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DOSSIER

APPRENDS-MOI À COMPRENDRE TOUT SEUL


Sylvie CÈBE*

On a donc aujourd’hui les moyens de principaux obstacles qu’ils rencontrent


E N dépit d’une scolarisation précoce et
bien suivie et de la création des ZEP,
la sélection scolaire continue de se faire
défendre l’idée que l’école a bien les
moyens de refuser le fatalisme social et
pour aider chacun à la mesure de ses
besoins, les réponses qui émanent de la
globalement sur la base de l’apparte- de remplir la mission égalitaire qui lui plupart des écoles de France sont quasi
nance sociale, au détriment des enfants est assignée. Mais nous soutenons qu’il unanimes : effectifs trop lourds, manque
de milieux populaires. L’expérience faut pour cela qu’elle adapte ses pra- de moyens et de personnel qualifié
montre (et les évaluations des ZEP le tiques aux caractéristiques des élèves de (RASED et orthophonistes), décalage
démontrent) qu’il ne suffit pas d’offrir milieux populaires. Or, il nous semble culturel, démission des parents, absence
les mêmes pratiques d’enseignement ni que jusqu’ici, on n’a jamais vraiment de sollicitations, manque d’expériences,
d’uniformiser les tâches et les expé- pris la peine de savoir ce qui fait la diffé- de rigueur, de cadres, de limites, distor-
riences scolaires pour offrir à tous les rence. C’est le cas des projets qui, fondés sion entre langue parlée à l’école et à la
élèves les mêmes possibilités de réussite exclusivement sur la théorie du « handi- maison et des élèves trop hétérogènes,
scolaire. Pour expliquer cet état de fait, cap socio-culturel », transforment de agités, à l’attention fugitive, qui présen-
certains auteurs recourent aux travaux façon hâtive et globalisante toutes les tent des troubles importants du compor-
établissant qu’un déficit éducatif précoce différences culturelles en autant de han- tement (voire une hyper-activité), qui
peut provoquer des déficits intellectuels dicaps, de manques ou de déficits. Cette n’écoutent plus, ne savent pas se concen-
difficilement réversibles. D’autres, façon de voir, à cause de son caractère trer, des enfants « zappeurs », qui man-
comme Zigler par exemple, allèguent ethnocentrique et trop général, ne permet quent de motivation, qui ne sont pas
que l’école « ne peut pas vacciner les pas d’identifier les causes des difficultés autonomes.
enfants contre les ravages d’une vie de ni de définir vers quels buts précis doi-
déprivation », ou que l’intelligence est vent tendre les pratiques d’enseigne- Cette description recoupe celle qu’on
principalement héréditaire et qu’il est ment. Et, parce qu’elle autorise à penser trouve dans les travaux traitant du « bon
inutile de chercher à développer les que tout (ou n’importe quoi) sera tou- apprenant » habituellement défini par les
capacités intellectuelles des enfants défa- jours mieux que ce que font les parents enseignants comme un élève réfléchi, qui
vorisés puisque, de toute évidence, elles chez eux, elle ouvre la porte à toutes les prend le temps de traiter les consignes,
sont limitées. Toutefois certaines études expériences. Il en va de même quand on sait organiser son travail et le mener à
récentes nous permettent d’infirmer ces se borne à déclarer qu’il faut donner bien, qui a confiance en lui et persévère
affirmations en démontrant que tout ne « plus » aux élèves qui ont « moins » face à la difficulté, bref qui est auto-
se trouve pas dans les gènes et que tout sans fournir d’indications sur le nome.
ne se joue pas non plus avant six ans. Les « moins » en question.
unes prouvent que les développements Ainsi, pour les enseignants, ce n’est
d’enfants vivant dans un même environ- C’est pourquoi nous pensons que si pas tant la quantité de connaissances qui
nement ne sont jamais identiques et l’on veut éviter que l’école ne transforme fait la différence mais la qualité du fonc-
d’autres, que le milieu, si pauvre qu’il les différences sociales et culturelles en tionnement cognitif mis en œuvre par
soit, ne provoque pas toujours des dégâts inégalités scolaires, il faut connaître les l’enfant, autrement dit la manière dont il
irréparables : le cas des enfants « rési- mécanismes par lesquels l’environne- s’y prend pour traiter les différentes
lients » en est une excellente illustra- ment social (aussi bien familial que sco- tâches scolaires. Or, bon nombre de tra-
tion1. L’étude de Duyme et al.2 contredit laire) influence la cognition en dévelop- vaux actuels montre que le type de fonc-
également les thèses plus haut résumées. pement ; autrement dit déterminer où se tionnement préférentiellement choisi par
Elle a trait au développement d’enfants situent réellement les divergences de l’enfant lorsqu’il est laissé à ses seules
éduqués dans des milieux très défici- pratiques et les effets différentiels ressources, dépend en grande partie des
taires et adoptés tardivement (entre 4 et 6 qu’elles produisent sur les apprentis- environnements éducatifs dans lesquels
ans) par des familles de milieu culturel sages. il évolue.
élevé. Alors qu’au moment de leur adop-
tion, à quatre ans, ils présentaient des QI Caractéristiques des élèves les moins Effets des pratiques éducatives
très faibles qui laissaient présager des performants parentales
difficultés scolaires, ils ont, à l’adoles- Quand en 1999, le ministère de l’Édu- On s’accorde pour reconnaître que les
cence, un QI normal et suivent une scola- cation nationale3 demande aux ensei- pratiques éducatives familiales influent
rité également normale. gnants de maternelle de faire la liste des sur l’adaptation à l’école et que l’origine

* Sylvie Cèbe, IUFM d’Aix-Marseille, Centre de recherche en Psychologie de la connaissance, du langage et de l’émotion (PSYCLÉ), Université
de Provence, Aix-en-Provence.
1. Pour une revue, cf. Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Paris, Odile Jacob, 1999.
2. Duyme M., Dumaret A.C. et Tomkiewicz S., « How can we booster IQ of “dust children”? A late adoption study », Proceedings of National
Academy of Sciences, 1999.
3. « Consultation-Action », BO, HS, n° 8, 1999.

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sociale exerce un effet différenciateur : retenir « le développement des compé- facile d’amener des élèves en difficulté
moins elle est élevée, plus les parents tences intellectuelles »6. La socialisation déjà âgés à adopter un fonctionnement
tendent à valoriser l’obéissance. Consi- (définie comme la capacité à respecter plus efficace. De là vient notre convic-
dérant qu’un enfant ne « pousse pas tout les règles du jeu scolaire et à réguler ses tion que si la prévention de l’échec sco-
seul » et « qu’il faut sans arrêt être der- comportements) semble donc être, aux laire peut et doit user de moyens variés
rière lui », ils encouragent peu leur yeux des enseignants, un préalable aux pour répondre à la multiplicité des
enfant à l’exploration autonome Leur apprentissages. causes dont il résulte, elle doit, en bout
mode d’action reposant principalement de course, contribuer à améliorer la qua-
sur un principe de surveillance, ce sont Après avoir cherché à expliquer les lité du fonctionnement cognitif et per-
eux qui contrôlent et régulent les com- raisons qui les amènent à adopter une mettre l’acquisition des capacités qui
portements4. Lorsque le niveau social telle conception du développement et de sous-tendent son auto-régulation (ou son
s’élève, les parents ont au contraire ten- l’apprentissage, nous dirons en quoi elle contrôle). C’est aussi le parti pris par le
dance à privilégier la curiosité, l’esprit nous paraît contre-productive pour les ministère de l’Éducation nationale fran-
critique et l’autonomie laissant le soin à élèves de milieux populaires. çais lorsqu’il demande aux enseignants
l’enfant de réguler lui-même ses com- de travailler à la construction de compé-
portements et ses activités. Effets des pratiques d’enseignement tences dites « transversales » en même
Il est clair que les élèves qui ne sont temps qu’ils dispensent les connais-
L’étude de Cuisinier5 permet de voir pas « autonomes » (ou auto-régulés) sont sances disciplinaires, et ce dès l’école
en quoi le style éducatif adopté par les toujours moins attentifs que les autres. maternelle afin d’aider les élèves à
mères influe sur la manière dont elles Pour centrer leur attention sur une tâche construire : 1° des concepts fondamen-
guident et contrôlent l’activité de l’en- ou une activité, pour se mettre au travail taux (comparaison, catégorisation, séria-
fant. Observant 27 couples mère/enfant et pour le mener à bien, ils ont besoin tion, dénombrement…) impliqués dans
qui exécutent successivement trois d’une assistance permanente. Si l’ensei- un grand nombre de tâches scolaires, 2°
tâches (de type puzzle), elle constate que gnant ne répond pas à leurs incessantes des stratégies relativement générales qui
les mères de milieux populaires ont ten- sollicitations, ils passent d’une activité à assurent une efficacité minimale au
dance à se montrer très directives, à peu l’autre, en commencent dix et n’en finis- traitement (centrer son attention sur l’ac-
stimuler la recherche de l’enfant, à indi- sent aucune, renoncent à la première dif- tivité, prendre l’information, trier,
quer elles-mêmes la marche à suivre, à ficulté, s’agitent, se déconcentrent, s’oc- émettre des suppositions, faire des choix,
faire à sa place, à contrôler de l’extérieur cupent de tout (sauf de la tâche), planifier, organiser, contrôler, évaluer,
et autoritairement l’activité. Leur gui- dérangent les autres, bref ils agacent. Or corriger…).
dage est centré sur le résultat, l’objectif quand on y regarde mieux, on se rend
étant de réussir, d’en finir au plus vite. À compte que ce manque de contrôle (ou Si cette orientation pédagogique
l’inverse, quand le niveau social s’élève, d’attention) est bien souvent l’effet d’une semble a priori raisonnable, l’évaluation
c’est la compréhension que les mères difficulté cognitive. Placés dans des des programmes d’éducation cognitive
tendent à valoriser : surtout occupées par situations « hors de portée de leur prise qui poursuivent le même objectif a
l’amélioration du fonctionnement cogni- de conscience »7, ces élèves n’arrivent conduit à la mettre en cause. Les résul-
tif, elles incitent leur enfant à être actif, pas à se concentrer sur l’activité propo- tats obtenus jusqu’ici avec des élèves
lui demandent systématiquement d’anti- sée. Ils se tournent alors vers d’autres plus âgés signalent de manière récurrente
ciper le résultat de ses actions, lui lais- données, extérieures à la tâche et incitent qu’il est difficile d’obtenir des transferts
sent le temps de se tromper, et lui font en permanence l’adulte à les contrôler capables d’influencer les apprentissages
expliquer ses réussites et ses échecs. Les (arrête, écoute, regarde, continue, sois scolaires. En cherchant à faire acquérir
enfants qui bénéficient de ce type d’in- sage…), ce que l’enseignant fait pour de telles compétences à l’école mater-
teractions sont donc, plus souvent que les que le travail de la classe avance ou pour nelle, on s’expose à découvrir que leur
autres, placés dans des situations où ils pouvoir s’occuper des autres. généralisation aux tâches scolaires est
ont à contrôler eux-mêmes leur activité. problématique. Toutefois, les résultats
Une fois ces capacités acquises, on peut Pour ces élèves, les difficultés de com- des expériences menées auprès de jeunes
faire l’hypothèse qu’ils pourront faire préhension se payent donc par une exa- enfants nous permettent de penser qu’il
face tout seuls aux demandes scolaires, cerbation de la dépendance à l’égard de est possible de créer des conditions d’ap-
l’aide reçue devenant peu à peu « invisi- l’adulte. Autrement dit, en répondant prentissage qui favorisent la construction
blement présente et impliquée dans la positivement à leurs sollicitations (même de compétences relativement générales
résolution apparemment autonome du en adoptant un registre négatif), en et leurs transferts. Ce sont ces conditions
problème », selon les termes de acceptant de contrôler de l’extérieur que nous avons cherché à rassembler
Vygotski. leurs comportements et leur attention, on dans une intervention destinées aux
renforce un type de fonctionnement peu élèves de grande section de maternelle.
Toutes les pratiques éducatives ne se efficace caractéristique des mauvais
valent pas et si certains élèves appren- apprenants qui, s’il devient chronique, Introduire la théorie dans la pratique :
nent à apprendre « par héritage », les prive de transformer leurs connais- « apprends-moi à comprendre tout seul »
d’autres ont besoin que l’école les y aide sances et prend une part non négligeable Nous voudrions essayer de donner une
et les enseignants de grande section de dans la formation des difficultés d’ap- idée de la manière dont, dans la pratique,
maternelle le savent bien. En effet, prentissage tout au long du développe- nous appliquons notre conception du
quand on les interroge sur l’objectif ment. développement et de l’apprentissage
qu’ils s’assignent en priorité, 75 % en utilisant l’un des outils que nous
d’entre eux retiennent la « socialisa- Cela dit, on a régulièrement montré avons conçus avec Jean-Louis Paour
tion » ou le « développement de l’auto- qu’il est possible et même relativement (professeur à l’Université de Provence)
nomie » tandis qu’ils ne sont que 11 % à

4. Cf. D. Thin, Quartiers populaires : l’école et les familles, Lyon, PUL, 1998.
5. F. Cuisinier, « Pratiques éducatives, comportements éducatifs : quelles différences, quelles similitudes ? », Enfance, n° 3, 1996, pp. 361-381.
6. Cf. L. Thouroude, « La tolérance pédagogique à l’école maternelle », Revue française de pédagogie, n° 119, 1997, pp. 39-46.
7. J. Bruner, Le développement de l’enfant. Savoir faire, savoir dire, Paris, PUF, 1983.

4
et Roland Goigoux (professeur à l’IUFM ries pour déduire le contenu des boîtes par une règle (si la règle choisie est
d’Auvergne) : « catégoriser des catégo- en fonction des items sortis successive- ferme alors le tracteur va bien avec le
ries ». Pour construire les quinze séances ment : si l’item est un chien, que peut-il y cheval mais pas le requin).
qui le composent, nous sommes partis du avoir d’autre avec lui ? Il y a bien des
point de vue selon lequel les jeunes chances pour qu’ils ne donnent pas la Une fois que les élèves sont familiers
enfants disposent déjà de nombreuses même réponse : l’un peut dire des ani- du dispositif, nous introduisons des acti-
connaissances sur les catégories, effi- maux, un autre des chiens, un troisième vités explicitement conçues pour induire
caces dans certaines circonstances. Mais une niche… À ce stade, tout est quasi- la conceptualisation des procédures lan-
ces connaissances sont de nature procé- ment possible, sauf, ce qui de l’avis du gagières. En effet, chez les élèves de
durales et non conceptuelles : l’enfant groupe (supervisé par l’enseignant), ne grande section, la plupart des connais-
n’a pas encore pris conscience des pro- pourrait vraiment pas se trouver associé sances relatives à la langue sont elles
priétés des conduites de tri. Autrement à un chien ! Le chien retourne dans la aussi des connaissances-en-actes, large-
dit, quand il trie correctement en activant boîte dont on sort… une vache. Sachant ment implicites. Or, pour que les jeunes
les procédures qu’il connaît, il n’a pas maintenant qu’il y a un chien et une élèves puissent aborder la lecture dans de
encore compris. vache, que peuvent dire les élèves du bonnes conditions, il ne suffit pas qu’ils
contenu de la boîte ? Toujours des ani- sachent à quoi sert la langue écrite, il faut
La difficulté ou l’art de la pédagogie maux, peut-être la ferme ou les animaux aussi qu’ils aient commencé à com-
va donc consister à déplacer l’attention de la ferme mais pas seulement des prendre comment elle fonctionne et les
de l’élève de la réalisation de sa procé- chiens… liens qu’elle entretient avec la langue
dure (en l’occurrence le résultat du tri) à orale notamment. Il faut en particulier
la compréhension de sa procédure elle- On voit comment d’un tirage à l’autre, qu’ils aient découvert le principe alpha-
même. Sur ce point, nous nous démar- les élèves sont amenés à utiliser leurs bétique (relation entre graphèmes et pho-
quons des applications pédagogiques connaissances catégorielles pour trouver nèmes) qui rendra possible l’étude du
naïves du modèle piagétien puisque pour une règle de tri compatible avec chacun code alphabétique proprement dit. Le
nous ce n’est pas l’action qui est le des éléments déjà tirés. On l’aura com- dispositif utilisé est le même pour les
moteur du développement mais la prise pris, l’important n’est pas la découverte deux instruments (des boîtes à chaus-
de conscience de ses propriétés. C’est de la règle elle-même mais la mobilisa- sures) et ils sont utilisés en alternance.
pourquoi nous considérons que donner tion des connaissances catégorielles pour
un matériel à trier (faire faire des tris) est découvrir la règle et le contenu de la Là, les objets sont remplacés par des
de peu d’intérêt : on ne voit pas le béné- boîte (et non pour trier) : pour rejeter les mots (prononcés par l’enseignant). Dans
fice que l’élève retirerait à activer une réponses antérieures à la découverte d’un un premier temps, les mots sont triés
procédure qu’il maîtrise déjà bien. nouvel item, il faut en effet mobiliser la selon leurs propriétés phonologiques.
D’autre part, les enseignants connaissent compréhension qu’une catégorie est Les élèves doivent donc inhiber un trai-
les difficultés qu’on rencontre quand on organisée par une règle. D’autre part, tement sémantique pour abstraire la règle
cherche à faire expliquer aux élèves cette activité aide à prendre conscience qui permet de grouper, dans une même
comment ils ont procédé une fois que la de la diversité des propriétés portées par catégorie « un bonbon, un coton, un
procédure a été mise en œuvre. Aussi un objet, propriétés sur la base des- champignon » (mots qui riment) ou bien
avons-nous cherché à imaginer des situa- quelles on peut imaginer une grande « un pot, un sac, un rat » (monosylla-
tions où la procédure à traiter est le variété de tris possibles. Précisons que ce biques) ou encore « un chat, un chou, un
moyen pour résoudre la tâche et non le sont les élèves qui décident quand il faut chapeau » (attaque identique). Une fois
but. arrêter de sortir les objets de la boîte, la règle abstraite, les élèves, comme pré-
c’est-à-dire quand ils pensent que tout cédemment, doivent poursuivre le tri :
Cet outil poursuit deux objectifs : faire nouveau tirage ne modifiera plus leur ranger les mots que l’enseignant « sort »
construire un concept de catégorie et compréhension du contenu de la boîte. de NT. Dans un second temps, on
d’appartenance catégorielle flexible et Dans nos activités c’est toujours à mélange les deux dispositifs pour intro-
relativement détaché des extensions des l’élève : 1° de dire quand il pense avoir duire des éléments de complexité qui
catégories particulières que l’enfant fini et 2° de faire connaître son critère obligent les élèves à distinguer les cri-
connaît, induire le développement de d’arrêt. tères phonologiques des critères séman-
prises de conscience métacognitives tiques. Une réelle flexibilité est requise
relatives aux conduites de catégorisation Cela fait, ils s’occupent de la boîte NT pour comprendre que la série « chien,
et à l’auto-régulation. qui contient les items que l’enseignant chameau, cheval, chat » peut répondre à
n’a pas fini de trier. Les élèves doivent deux règles de tri également correctes.
Le prétexte de l’activité consiste à poursuivre le tri : si l’objet pioché cor-
demander aux élèves (en petit groupe de respond à la règle de tri, ils le placent Nous faisons l’hypothèse que la stabi-
6) d’aider l’enseignant à terminer un ran- dans BT ; dans le cas contraire, ils le jet- lité, la cohérence du type de tâches au
gement. Pour cela ils sont mis face à des tent dans la boîte Fourre Tout en justi- regard des objectifs conceptuels visés, la
boîtes dont ils ne voient pas les contenus. fiant leurs choix. Au fil des séances, progressivité de la difficulté des exer-
Une boîte (BT) contient les rangements nous cherchons à amener les élèves à cices et le nombre élevé de séances de
commencés (mais non finis) par l’ensei- comprendre : 1° que tout item est porteur travail devraient favoriser les prises de
gnant, la deuxième (NT) contient les d’une multitude de propriétés en fonc- conscience touchant la conceptualisation
items qu’il leur reste à ranger et la troi- tion desquelles il peut être apparié à une des procédures catégorielles et langa-
sième (FT pour Fourre Tout) recevra multitude d’autres items (pomme va bien gières et accroître les capacités d’auto-
ceux qui ne correspondent pas à la règle dans la catégorie fruits, dessert, repas, régulation.
de tri et qu’il faudra jeter. Les élèves logo…) ; 2° qu’un groupe d’items donné
savent que l’enseignant a fait un bon ran- peut faire l’objet d’un grand nombre de Réguler le fonctionnement cognitif
gement : la boîte (BT) ne contient que groupements selon les propriétés prises Mais même si la centration sur la pro-
des items qui vont bien ensemble. Puis- en compte (cheval, poule et mouton vont cédure est déjà une aide fondamentale, il
qu’ils ne peuvent voir qu’un seul item à aussi bien dans la catégorie « ferme » faut encore s’assurer que les élèves trai-
la fois, les élèves vont devoir utiliser ce que dans la catégorie « animal ») ; 3° que tent ces activités de manière efficace.
qu’ils savent des propriétés des catégo- l’étendue d’un groupement est définie C’est là que le guidage devient décisif !

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Un guidage effectif et serré. À première des tâches, conduire à des traitements 2. Tandis que nous optons pour des
vue, il peut paraître paradoxal de propo- erronés. C’est pourquoi, avant de les contenus et du matériel connus et épurés
ser (voire d’imposer) un cadre dans une laisser seuls, l’enseignant demande sys- pour éviter que les élèves ne s’égarent
intervention qui vise à donner à l’élève le tématiquement aux élèves de conduire dans le traitement de propriétés non per-
plus de contrôle possible sur le déroule- une activité de « transposition analo- tinentes par rapport à l’objectif, on choi-
ment de l’activité et à accroître les capa- gique » que nous définissons comme la sit à l’école maternelle d’habiller les
cités d’auto-régulation. Mais le paradoxe mise en relation exigeante et précise de situations, de donner des objets attractifs,
n’est qu’apparent. Nous pensons que ce deux tâches : les élèves doivent donc nouveaux, colorés, nombreux…
sont justement ces contraintes qui favori- indiquer en quoi la tâche proposée res- 3. Alors que dans notre intervention, les
sent – particulièrement chez le jeune semble à celle qu’ils ont traitée sous le tâches des différents domaines d’activité
enfant – l’autonomie qui confère à l’ac- contrôle de l’enseignant et en quoi elle s’organisent autour d’un même objectif
tion son caractère constructif. On fait en diffère du point de vue de la structure, conceptuel (comparer, catégoriser,
l’hypothèse que, par la suite, les élèves du matériel, des contenus, de la quantité ordonner), c’est un thème (le carnaval)
devraient se libérer de l’exigence des d’information, et indiquer en quoi ces ou un projet fédérateur (la fabrication
formats, la métacognition et le langage modifications vont influer sur leur mode d’un journal) qui relie habituellement les
intériorisé jouant le rôle de régulateur de fonctionnement (ou de traitement). activités de l’école maternelle.
interne. La manière dont nous nous y 4. Quand nous formatons le déroule-
prenons n’a rien d’original puisqu’elle Des résultats encourageants ment des séances et guidons étroitement
s’inspire très largement de l’apport des Après avoir mis en œuvre ce type d’in- le fonctionnement cognitif des élèves
travaux portant sur la résolution de pro- tervention dans différentes classes de pour les amener à traiter leurs procé-
blème. Nous avons choisi un déroule- grande section de maternelle8 de ZEP, dures, l’école maternelle a tendance
ment qui reproduit les principales phases nous avons cherché à évaluer ses effets à inciter à agir, à manipuler, à expéri-
d’une résolution réflexive : prise d’infor- sur les performances scolaires ultérieures menter.
mation individuelle, anticipation du but à (du CP à la fin du CE2). Les résultats 5. En conséquence : alors que nous cen-
atteindre, mise en commun des informa- recueillis montrent que les élèves entraî- trons l’attention de nos élèves sur la
tions recueillies, représentation collec- nés obtiennent en lecture des perfor- structure des tâches, l’abstraction du sys-
tive du problème à traiter, planification mances très supérieures à celles des tème relationnel contenu dans leurs pro-
des actions, réalisation, contrôle des stra- élèves-contrôles de même milieu qui ont cédures et leur fonctionnement, l’école
tégies en cours de résolution, vérifica- bénéficié d’un enseignement ordinaire. maternelle tend plutôt à les centrer sur
tion, évaluation et énonciation d’une D’autre part, leurs résultats en lecture ne les traits de surface des tâches, la perfor-
règle générale. les différencient pas jusqu’à la fin du mance et la réussite.
CE2 des élèves-contrôles de milieu favo-
Tâches parallèles scolaires risé. Pour apprécier la signification de Les résultats obtenus montrent qu’il
Enfin, tout ce qui précède ne doit pas ces résultats, il faut signaler qu’au pré- est possible d’aider les jeunes élèves de
faire perdre de vue la finalité de l’inter- test les épreuves différenciaient les milieux populaires à mieux apprendre les
vention : aider les élèves à mieux traiter élèves selon leur milieu d’appartenance. contenus scolaires de l’école élémentaire
(donc à mieux apprendre) les contenus Il nous paraît raisonnable d’attribuer ces en centrant les pratiques d’enseignement
scolaires. Même si nous cherchons à résultats à l’accroissement des capacités sur l’amélioration du fonctionnement et
atteindre cet objectif par l’induction de d’auto-régulation cognitive des élèves l’accroissement des capacités d’auto-
compétences cognitives générales, nous entraînés. Il faut en effet signaler que régulation. Ils nous paraissent enfin
pensons qu’il est nécessaire de donner c’est dans les épreuves de lecture qui pouvoir offrir matière à la réflexion
aux élèves des occasions de particulari- exigent un haut niveau de contrôle que pédagogique ordinaire. Sans chercher à
ser leur application dans des tâches plus ceux-ci distancent le plus nettement leurs introduire un nouveau programme ou à
complexes relevant de domaines d’ap- camarades de même milieu. modifier radicalement les pratiques d’en-
prentissage spécifiques. À cette fin, nous seignement existantes, il nous semble
proposons des tâches « parallèles » appe- Comparaison des pratiques possible d’infléchir ces dernières en atti-
lées ainsi pour deux raisons : 1° elles d’enseignement rant l’attention des enseignants sur l’in-
sont proposées au reste de la classe pen- fluence de la construction et de la régula-
Nous terminerons en essayant de déga- tion des tâches d’enseignement dans les
dant que l’enseignant conduit la leçon ger les principaux contrastes entre les
avec un petit groupe et visent ainsi à apprentissages des élèves.
pratiques d’enseignement les plus cou-
apprendre aux élèves à travailler seuls, rantes à l’école maternelle et nos propres
autrement dit à transférer leurs capacités options en nous centrant sur cinq dimen-
d’auto-régulation (induites au cours des Quelques références
sions : le choix des tâches, la liaison
leçons) dans une activité autonome ; Büchel F. et al. (1995). – L’éducation
entre les tâches, la nature du matériel, le
2° leur structure est proche de celle des cognitive. Le développement de la capa-
rôle du maître et la centration de l’atten-
tâches utilisées dans les leçons en petit cité d’apprentissage et son évaluation,
tion des élèves.
groupe mais leurs contenus sont diffé- Neuchâtel, Delachaux et Niestlé.
1. Nous retenons des tâches stables et
rents (riches, complexes et inscrits dans répétitives pour favoriser la prise de Loarer E. (1998). – « L’éducation cogni-
les différentes disciplines scolaires). Les conscience métacognitive et permettre à tive : modèles et méthodes pour
manuels scolaires offrent à cet égard un l’élève de prendre de plus en plus de apprendre à penser », Revue Française
réservoir de tâches tout à fait pertinent et, contrôle sur son activité et sur son fonc- de Pédagogie, n° 122, pp. 121-161.
concernant la catégorisation, celles-ci ne tionnement. À l’inverse, l’école mater- Voir aussi Les Cahiers Pédagogiques
manquent pas. nelle, plutôt centrée sur le « faire » ou le (avril 2000). – « L’intelligence, ça s’ap-
« faire faire », a tendance à privilégier la prend ? », n° 381.
Toutefois, on a régulièrement montré quantité et la variété des expériences.
que le transfert peut, s’il est commandé
par les traits de surface (les contenus)

8. Il faut signaler que les activités utilisées pour cette expérience ont été empruntées à « Bright Start », Programme d’Éducation cognitive pour
jeunes enfants (Haywood et al., 1986, 1992).

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