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Lutter pour ne pas chômer: Le mouvement des diplômés chômeurs au Maroc

Book · January 2020


DOI: 10.4000/books.pul.32492

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Montserrat Emperador
Université Lumiere Lyon 2
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Lutter pour ne pas chômer
Le mouvement des diplômés chômeurs au Maroc

Montserrat Emperador Badimon

DOI : 10.4000/books.pul.32492
Éditeur : Presses universitaires de Lyon
Lieu d'édition : Lyon
Année d'édition : 2020
Date de mise en ligne : 28 septembre 2020
Collection : Actions collectives
ISBN électronique : 9782729712112

http://books.openedition.org

Édition imprimée
Date de publication : 27 février 2020
ISBN : 9782729712105
Nombre de pages : 232

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Référence électronique
EMPERADOR BADIMON, Montserrat. Lutter pour ne pas chômer : Le mouvement des diplômés chômeurs
au Maroc. Nouvelle édition [en ligne]. Lyon : Presses universitaires de Lyon, 2020 (généré le 14 avril
2021). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pul/32492>. ISBN : 9782729712112.
DOI : https://doi.org/10.4000/books.pul.32492.

© Presses universitaires de Lyon, 2020


Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540
LUTTER POUR NE PAS CHÔMER
Collection dirigée par Sophie Béroud,
Camille Hamidi et Lilian Mathieu

Actions collectives : le pluriel du titre de cette collection atteste que les


formes collectives de la participation politique sont diverses et ne se laissent
pas ranger dans des catégories fermées – mouvements sociaux, politique
contestataire, conflits du travail, etc. – mais aussi qu’elles entretiennent des
proximités qui interdisent tout cloisonnement disciplinaire. Qu’il s’agisse
de mobilisation protestataire, d’action syndicale, d’engagement ­associatif
ou humanitaire, que leurs expressions soient perturbatrices ou pacifiques,
qu’elles se déploient ici ou ailleurs, qu’elles se conjuguent au passé ou
s’inscrivent dans le présent, les actions collectives seront abordées en
restituant leur ancrage dans des contextes historiques précis et dans des
rapports sociaux plus larges. La collection entend également privilégier la
diversité des éclairages propres aux sciences sociales tout en combinant
rigueur analytique et souci d’ancrage empirique des recherches.

Conception graphique (couverture & intérieur) :


Presses universitaires de Lyon

© Presses universitaires de Lyon, 2020


86, rue Pasteur
69365 Lyon cedex 07
ISBN : 978-2-7297-1210-5
ISSN : 2556-6067
Montserrat Emperador Badimon

LUTTER POUR NE PAS CHÔMER


Le mouvement des diplômés chômeurs au Maroc

Presses universitaires de Lyon


INTRODUCTION

Une image récurrente et une énigme sont à l’origine de cet ouvrage.


L’image se répète plusieurs fois par semaine depuis le début des
années 1990. Quelques centaines de personnes, hommes et femmes, dont
les âges oscillent entre la vingtaine et la quarantaine, se rassemblent devant
le siège du Parlement marocain, à Rabat. On les repère facilement par
leurs vêtements (des vestes de couleurs exhibant le nom du groupe dans
lequel elles militent), par la façon dont elles se tiennent regroupées entre
elles et séparées des piétons qui se promènent sur l’avenue Mohammed V
et, surtout, par leurs chants et leur attitude combative. Elles sont connues
comme des hamil shahadat mouattaline, c’est-à-dire des « diplômés chô-
meurs 1 ». Les personnes rassemblées sont titulaires de diplômes universi-
taires, parfois de formations techniques. Elles manifestent pour réclamer
un emploi dans la fonction publique. Si des diplômé.e.s de l’enseigne-
ment secondaire et universitaire (licence) furent les premier.ère.s à mani-
fester dans les principales villes du royaume, ils et elles furent suivi.e.s, à
la fin des années 1990, par des diplômé.e.s de troisième cycle (titulaires
de masters et de doctorats). L’extension régionale suivit aussi rapidement,
mais ce ne fut pas le cas de l’expansion catégorielle : les protestations de
chômeur.se.s au Maroc sont, surtout, celles des diplômé.e.s.
L’énigme se rapporte aux acquis de la sociologie des mouvements
sociaux, ou plutôt à un lieu commun de la littérature sur la « politique du
conflit » en contexte autoritaire (McAdam, Tarrow & Tilly, 2001 ; Tarrow
& Tilly, 2006). Ce lieu commun affirme la difficulté à faire perdurer des
protestations déployées en milieu coercitif. Or des groupes de diplômé.e.s
chômeur.se.s réclamant leur embauche dans la fonction publique se font
et se défont depuis 1991 au Maroc. Cette mobilisation fait preuve d’une
longévité surprenante, malgré un environnement relativement hostile. Si
le Maroc a connu des changements politiques au long des trente dernières
années, il peut toujours être considéré comme une « zone grise » (Carothers,

1. Dans la mesure où les groupes protestataires étudiés sont composés d’hommes et de


femmes, cet ouvrage emploie l’écriture inclusive chaque fois que c’est nécessaire (par
exemple, nous écrivons systématiquement « diplômé.e.s chômeur.se.s ») afin que les lec-
teurs et lectrices gardent à l’esprit cette diversité. Le titre de l’ouvrage constitue une excep-
tion à cette règle puisque c’est la façon dont les militant.e.s se désignent eux.elles-mêmes
qui a été retenue : en français comme en arabe, le masculin l’emporte et l’expression uti-
lisée est « diplômés chômeurs ».
6 Lutter pour ne pas chômer

2002) : bien qu’il présente quelques traits ­démocratiques, le jeu politique y


demeure biaisé d’une part par la présence d’un acteur central, intouchable
et politiquement irresponsable (le roi), d’autre part par la récurrence des
pratiques coercitives 2 et par une désaffection importante de la population
à l’égard des gouvernants. Les protestations s’y déploient dans une situa-
tion d’incertitude sécuritaire, où la probabilité de subir la répression rend
le militantisme coûteux.Aucun groupe de chômeur.se.s, dont les membres
risquent la violence des forces de sécurité et l’emprisonnement, n’est for-
mellement autorisé. Depuis 1991, au moins quatre militant.e.s chômeur.se.s
sont mort.e.s des suites de blessures subies pendant des manifestations ou à
la suite de leur arrestation 3. Des dizaines de militant.e.s ont été incarcéré.e.s
pendant des périodes allant de plusieurs mois à deux ans pour atteinte à
l’autorité ou aux « valeurs sacrées du royaume » ou pour appartenance
à une organisation illégale. Or cette répression coexiste avec la satisfac-
tion périodique des revendications, ce qui encourage la reproduction des
groupes militants. Pourquoi le mouvement des chômeur.se.s a-t-il réussi
à s’installer dans la durée ?
Le but de cet ouvrage 4 est de rendre compte du processus de pérennisa-
tion d’une mobilisation protestataire dans un contexte coercitif. Pourquoi
un mouvement social arrive-t-il à durer dans un milieu qui, a priori, est
hostile à l’expression collective des mécontentements ? Ce questionne-
ment traverse implicitement la plupart des travaux qui s’intéressent à la
politique du conflit en contexte autoritaire. Néanmoins, il a rarement été
posé de façon frontale. L’enquête ethnographique réalisée dans plusieurs
villes marocaines de 2005 à 2015 (enquête doctorale et post­doctorale),
centrée sur l’observation et souvent sur l’accompagnement des mobi-
lisations des chômeur.se.s, apporte de riches données empiriques. Son
exploitation et son analyse, à l’aide des outils conceptuels et théoriques de
la sociologie des mouvements sociaux, permettent de mettre en exergue
une dynamique de disciplinarisation progressive des acteurs défenseurs
de la cause du droit à l’emploi au Maroc – qui va bien au-delà du laps de
temps passé effectivement sur le terrain. L’ouvrage a pour but de montrer
que le mouvement des diplômé.e.s chômeur.se.s a réussi à se maintenir
d’une part en se déployant de façon autolimitée (ce qui bride sa portée
subversive), et d’autre part parce qu’il constitue une source de contrôle
et de légitimation pour les pouvoirs publics.
2. En témoignent les lourdes peines de prison (de deux à vingt ans) prononcées en
juin 2018 contre une vingtaine d’activistes de mouvements protestataires locaux qui se
sont développés dans différentes régions du royaume en 2017 et 2018.
3. Par exemple, Mustapha Hamzaoui, membre de la section de Khénifra, décède en 1993
pendant son arrestation après une manifestation de l’Association nationale des diplômés
chômeurs du Maroc (ANDCM). L’association revendique toujours l’ouverture d’une
enquête sur cette affaire. En 1996, une adhérente de la section d’Ifrane, Najiya Adaya, s’est
noyée quand elle est tombée à la mer depuis un rocher où quelques militant.e.s se proté-
geaient de l’intervention policière lors d’une manifestation à Rabat.
4. Cet ouvrage est tiré d’une thèse de doctorat en science politique (Emperador B­adimon,
2011 a). Je tiens à remercier Isabelle Dorland pour la minutie de son travail d’édition.
Introduction 7

LES CONDITIONS SOCIALES DE L’ÉMERGENCE DU MOUVEMENT


DES DIPLÔMÉ.E.S CHÔMEUR.SE.S AU MAROC

Le chômage des personnes diplômées de l’enseignement supérieur est


reconnu comme un problème structurel de l’économie marocaine depuis
les années 1990. Les raisons sont multiples : elles vont de la faible corres-
pondance entre les formations et les besoins des employeurs à la réduc-
tion du rôle employeur de l’État, en passant par les caractéristiques des
entreprises marocaines. En effet, celles-ci correspondent surtout au format
de la microentreprise, demandeuse de main-d’œuvre faiblement qualifiée
(Palméro & Roux, 2010).
Mais les avatars du chômage sont pluriels au Maroc, comme l’ont mis
en évidence les différentes vagues de protestations à l’échelle de villes et
de régions, à l’instar de celles qui ont secoué le Rif et Zagora en 2017,
Jerada en 2018 ou encore Séfrou et Sidi Ifni dix ans plus tôt. Les difficultés
d’insertion professionnelle touchent de larges pans de la population, sur-
tout dans les régions où l’économie est en berne et qui sont marginalisées
par les projets de développement régional. Des millions de Marocaines et
de Marocains sont obligé.e.s d’alimenter les chiffres de l’économie infor-
melle pour subsister. Dans le langage populaire, le « diplômé chômeur »
correspond à cette personne jeune (ou moins jeune) qui peine à trou-
ver un emploi formel lui permettant de subvenir à ses besoins. Toujours
dans l’imaginaire populaire, le « diplômé chômeur » constitue l’armée de
réserve des explosions de colère qui, de temps en temps, catapultent la
question sociale sur le devant de la scène et semblent menacer (seulement
en apparence) la stabilité du régime. Or les diplômé.e.s chômeur.se.s aux-
quel.le.s s’intéresse cet ouvrage ne coïncident pas exactement avec cette
catégorie de sens commun. Mes protagonistes participent à des groupes
de mobilisation qui exigent des emplois dans la fonction publique pour
leurs membres. Ces groupes essaient de faire avancer cette revendication
à travers l’occupation récurrente de l’espace public et l’établissement d’un
rapport de force avec les pouvoirs publics. Lorsque je parle du « mouve-
ment des diplômé.e.s chômeur.se.s », je fais référence à ce type d’indivi-
dus et aux groupes qui les organisent.
Il existe une corrélation entre l’émergence du mouvement des
diplômé.e.s chômeur.se.s et les adaptations économiques et politiques
entreprises au Maroc depuis les années 1980, à savoir le plan d’ajustement
structurel à partir de 1983 et la libéralisation politique des années 1990.
Le mouvement ne découle pas automatiquement de ces deux éléments,
mais ceux-ci n’en demeurent pas moins des facteurs contextuels impor-
tants (Heydemann, 2008). D’ailleurs, les acteurs gouvernementaux ont
tendance à présenter ce mouvement comme une métaphore « transito-
logique 5 » d’exception : « les diplômés chômeurs sont un résultat de la
5. Philippe Schmitter appelle « transitologique » la littérature qui, à partir des années 1980
et en partant des cas de l’Europe méridionale et de l’Amérique du Sud, envisage la sortie
de l’autoritarisme comme un processus séquentiel et pacté entre des élites (1999).
8 Lutter pour ne pas chômer

démocratisation » ; « tu peux crier tout ce que tu veux, rien ne va t’ar-


river » ; ou encore « maintenant tout le monde sort dans la rue, c’est la
démocratie, ça 6 ». Autrement dit, les protestations des diplômé.e.s seraient
la démonstration irréfutable d’une évolution vers la démocratie au Maroc 7.
En tout état de cause, le mouvement des diplômé.e.s chômeur.se.s
apparaît à une période de changements économiques et politiques impor-
tants. Dès sa naissance en 1991, l’ANDCM 8 dénonce l’abandon de l’étalon
de mobilité sociale promu par le secteur public à partir des années 1960 et
qui consistait à assurer l’intégration professionnelle de la jeunesse scolarisée.
Durant les années 1960 et 1970, la fonction publique constituait le pre-
mier débouché professionnel des diplômé.e.s de l’enseignement supérieur.
Mais cette situation connaît un bouleversement avec le plan d’ajustement
structurel (PAS) appliqué de 1983 à 1994. Les mesures d’austérité adoptées
dans le cadre du PAS se répercutent sur le rythme des recrutements dans
la fonction publique, sérieusement réduit 9. Si l’emploi public ne disparaît
pas pour autant, il devient un bien rare. Selon la représentation populaire,
pour y avoir accès il faut passer désormais par des ressources autres que la
possession d’un diplôme : des connexions personnelles (du « piston » ou
« wasta »), du capital économique ou le capital symbolique dégagé de la
réalisation d’études élitistes ou sélectives. Le rôle employeur de l’État n’est
pas remplacé par le secteur privé de manière efficace, et cela, malgré un
discours plaidant pour l’implication de tous les partenaires économiques
dans l’activation du marché de l’emploi. L’absence de relève, conjuguée
à l’arrivée sur le marché de l’emploi des lauréat.e.s issu.e.s de l’explo-
sion démographique et de la massification universitaire des années 1980
et 1990, débouche sur un important chômage de diplômé.e.s (El Aoufi
& Bensaïd, 2008).
Mais l’ajustement structurel, avec ses effets en matière de diminution de
la dépense publique, n’explique pas à lui seul l’augmentation du chômage
des diplômé.e.s. L’insertion du Maroc dans le circuit économique interna-
tional se fait surtout à travers les secteurs manufacturier et agricole, deman-
dant essentiellement une main-d’œuvre peu qualifiée. De surcroît, dans le
cadre de la signature des accords de libre-échange avec l’Union européenne
et les États-Unis (respectivement en 1996 et 2004), le patronat et le gou-
vernement œuvrent pour le développement des s­ecteurs ­touristique et de

6. Entretiens avec Driss El Guerraoui et Mohamed Brahimi, anciens conseillers aux Affaires
sociales des Premiers ministres Abderrahmane Youssoufi (1998-2002), Driss Jettou (2002-
2007) et Abbas El Fassi (2007-2011). Ces entretiens ont eu lieu à Rabat en mai 2005, mars
2007 et octobre 2007 pour le premier, et à Rabat en avril 2005 pour le second.
7. Dans cette même logique de mise en récit de la « transition » que le pays serait en train
de vivre depuis la fin des années 1990, l’ancien Premier ministre Driss Jettou affirmait
que le Maroc vivait dans un « mai 68 permanent » frôlant les limites de la gouvernabi-
lité (Vairel, 2007).
8. La liste des sigles utilisés dans cette étude se trouve en fin d’ouvrage (p. 209).
9. Selon Bougroum et Ibourk, la création de postes d’emploi dans la fonction publique
passe de presque 50 000 en 1982 à 10 000 en 1983 et pour les années qui suivent (2002).
Introduction 9

l’offshoring 10, considérés comme des vecteurs de croissance, toutefois sans


réel effet sur l’embauche des diplômé.e.s. En effet, les lauréat.e.s des univer-
sités sont autant confronté.e.s au manque de débouchés dans le domaine de
leurs formations qu’à la réticence des employeurs 11 à les embaucher dans
d’autres secteurs, quitte à leur offrir la possibilité de suivre des formations
de reconversion. La rareté des emplois publics et le manque de personnes
formées dans des filières considérées comme des vecteurs de croissance
alimentent une attitude de dénigrement réciproque : les diplômé.e.s cri-
tiquent l’absence de perspectives professionnelles en adéquation avec leur
niveau de diplôme, alors que les employeurs déplorent le manque d’adap-
tabilité des premier.ère.s aux besoins du marché.
Si le mouvement des diplômé.e.s chômeur.se.s est en lien avec les ajus-
tements économiques, son émergence s’inscrit aussi dans une période de
libéralisation politique. Celle-ci ne préjuge en rien de la démocratisation
effective du régime (Camau, 2002 ; 2005), mais elle a des effets impor-
tants sur les conditions de possibilité des mobilisations. La région nord-­
africaine et moyen-orientale a longtemps été considérée comme figée par
des structures autoritaires (Bellin, 2004 ; Brownlee, 2002 ; Salamé, 1994 ;
Huntington, 1991). Pour comprendre le système politique marocain, des
auteurs ont étudié la concentration des ressources et des moyens de coerci-
tion entre les mains du Palais – celles du roi et de son entourage immédiat
(Tozy, 1999 b ; Richards & Waterbury, 1990 ; Leveau, 1976) –, ainsi que
le jeu de bascule opéré par la monarchie entre des partenaires mutuelle-
ment hostiles (Waterbury, 1970). Après l’indépendance du pays en 1956,
la rivalité entre le Palais et les partis issus de la résistance anticoloniale (le
Mouvement national) s’est soldée par le renforcement de la monarchie. La
première Constitution, promulguée en 1962, statue que le « Maroc est une
monarchie constitutionnelle, démocratique et sociale » dans laquelle le roi
concentre la majeure partie des pouvoirs. La sacralisation de la figure du
roi devient une puissante ligne rouge qui limite la marge de manœuvre
des acteurs politiques. Le jeu parlementaire est muselé et contribue au
contrôle des acteurs d’opposition. Un puissant appareil sécuritaire et de
renseignement contrôle, désarticule ou élimine physiquement toute forme
de subversion. Les « années de plomb » sont l’expression paradigmatique
de ce projet d’unanimisme politique contraint, déployé sous les habits
d’une monarchie parlementaire 12 (Vairel, 2014).
10. On comprend par offshoring l’accueil d’unités de sous-traitance d’entreprises du Nord
pour la réalisation d’activités de service ou de production.
11.  Cet ouvrage déroge à la norme de l’écriture inclusive lorsqu’il fait référence à des
groupes dominants, qui restent fortement masculinisés. Ainsi, on dit les « représentants des
pouvoirs publics », les « employeurs » ou les « conseillers du roi ».
12. Les « années de plomb », caractérisées par la violence des rapports entre le régime et ses
contestataires, sont habituellement définies par les bornes chronologiques suivantes : 1965
avec la déclaration de l’état d’exception et 1999 avec la mort d’Hassan II et le limogeage du
ministre de l’Intérieur Driss Basri. D’ailleurs, 1965-1999 est la période couverte par l’action
de l’Instance Équité et Réconciliation, dispositif chargé en 2004-2005 de faire le point sur
les excès commis durant ces années, notamment par le biais d’indemnisations des victimes.
10 Lutter pour ne pas chômer

À partir de la fin des années 1990, l’hypothèse de l’immobilisme est


partiellement remplacée par celle du changement (Saaf, 1999, 2001 ; López
García, 2001 ; Vermeren, 2004). Quelques événements expliquent cela :
l’amnistie des prisonniers politiques des années de plomb, les négociations
entre le Palais et l’opposition en vue de la préparation du gouvernement
de « l’Alternance 13 », l’alignement international du régime en matière de
droits humains et la succession de Mohammed VI à Hassan II. Le thème
de la transition devient alors le leitmotiv de nombreuses recherches sur
le régime politique marocain. Des analyses enthousiastes qui affirment
l’existence effective de la transition vers la démocratie en côtoient d’autres,
beaucoup plus nuancées. Ces dernières signalent plutôt l’avènement d’une
« décompression autoritaire 14 » qui, loin de représenter une remise en
question de la structure du pouvoir, contribue plutôt à la consolidation
de l’autoritarisme (Camau, 2006 b ; Heydemann & Leenders, 2011).
Le foisonnement associatif est un autre trait des années 1990 qui ins-
pire de nombreux travaux. De nouveau, les recherches se partagent entre,
d’un côté, l’enthousiasme pour le réveil de la société civile et, d’un autre
côté, le dévoilement des rapports ambivalents entre l’essor associatif et la
consolidation de l’autoritarisme 15. Le premier type de travaux voit dans
l’« essor associatif » (Denoeux & Gateau, 1995) un indicateur du déve-
loppement de la société civile, qui est à son tour envisagée aussi bien
comme le produit d’une configuration démocratique que comme un
facteur de démocratisation (Norton, 1995 ; Hegasy, 1998). Des travaux
plus critiques signalent le danger de penser à « une démocratisation par
la société civile » (Ferrié, 2004) 16. Selon Myriam Catusse, la société civile
qui se développe dans les années 1990 se montre « en perpétuelle discus-
sion avec le politique, qu’il s’agisse d’instruire une subversion, de se poser
en opposition ou de participer à l’agenda public » (2002, p. 310). Ainsi,
les associations sont parfois amenées à légitimer la libéralisation politique
sans démocratisation. Leur implication dans des dispositifs étatiques – à
l’instar des conseils consultatifs créés à l’initiative royale pour gérer des
problèmes publics – cautionne des espaces balisés qui excluent des inter-
locuteurs moins dociles.

13. Le gouvernement présidé par Abderrahman Youssoufi (1998-2002) à partir de


mars 1998 reçoit ce nom parce qu’il représente l’arrivée au gouvernement d’un parti
d’opposition historique, l’Union socialiste des forces populaires (USFP), et de son secré-
taire général, exilé pendant plusieurs années (Ferrié, 1998 ; Roussillon, 2001).
14. Jean-François Bayart propose l’expression « décompression autoritaire » pour une tout
autre situation : l’introduction du multipartisme en Afrique subsaharienne après la confé-
rence de La Baule, une procédure qui n’implique pas « l’instauration d’un marché poli-
tique véritablement concurrentiel » (1991, p. 12).
15. Au sein de ce premier groupe de travaux, on trouve parfois des inventaires associatifs
qui reconnaissent néanmoins que le nombre d’associations ne préjuge pas de leur fonc-
tionnement effectif (Ghazali, 1991).
16. D’autres auteurs ont souligné, depuis l’anthropologie de l’État, la difficulté à considé-
rer la « société civile » en opposition à l’« État » et à l’envisager comme la clé de la démo-
cratisation (Gupta & Sharma, 2006).
Introduction 11

En réalité, le recours à la forme associative peut être analysé à travers


le prisme de la contrainte, de la reconversion obligée de ceux et celles
qui voudraient garantir la viabilité de leurs formes d’intervention poli-
tique. Si l’on suit Assia Boutaleb, Jean-Noël Ferrié et Benjamin Rey, la
reconversion à l’action civile des opposant.e.s est « la conséquence d’une
victoire de la répression politique » (2005, p. 6) menée durant les décen-
nies précédentes.Vu ainsi, le développement associatif ne témoignerait pas
« d’une fragilisation, mais d’une évidente consolidation des régimes qui,
après avoir réussi à éliminer leurs opposants résolus, peuvent envisager
d’accepter une libéralisation dans laquelle les moins mutins d’entre eux
occuperaient une place reconnue » (ibid.). Ce raisonnement fait écho à des
travaux plus récents sur la résilience de l’autoritarisme selon lesquels, au
lendemain des révoltes de 2010-2011 dans la région arabo-musulmane, y
compris au Maroc avec le Mouvement du 20-Février (M20F) 17, les mobi-
lisations ont été désamorcées par quelques gestes de réforme politique
et dans un mouvement général de préservation du statu quo (Maghraoui,
2011 ; Fernández Molina, 2011 ; Desrues, 2012) 18.
L’échec des tentatives de renversement du régime est un puissant fac-
teur de reconversion des opposant.e.s, dont certain.e.s ont purgé de lon-
gues peines de prison ou des périodes de détention dans des centres secrets.
L’apparente pacification de la sphère politique à partir des années 1990
laisse penser à une réaffectation des compétences militantes, déployées
désormais au service des « droits » (droits humains et lutte contre l’impu-
nité, féminisme, droit à une vie digne, etc.) (Vairel, 2005 b). C’est dans ce
contexte que les premières protestations pour le droit à l’emploi ont été
organisées par des diplômé.e.s actif.ve.s dans le syndicalisme universitaire
d’extrême gauche. Au moment de la création des premières structures
protestataires, ces militant.e.s ont senti qu’ils et elles pouvaient se saisir
d’opportunités d’expression inédites, mais soumises au respect des lignes
rouges du royaume : le roi, la patrie et la religion.

L’ACTION COLLECTIVE DES CHÔMEUR.SE.S :


AUTOUR DU MYTHE DE LA MOBILISATION IMPROBABLE

Les personnes qui font vivre la mobilisation étudiée dans cet ouvrage
s’identifient comme « chômeuses », ou plutôt comme « enchômagées ».
La nuance implique qu’elles se perçoivent comme victimes d’un système

17. Avec en toile de fond le début des révoltes populaires en Tunisie et en Égypte, un appel
à manifester est lancé sur Facebook par un groupe d’internautes marocain.e.s. Cet appel
invite à marcher le 20 février 2011 contre la corruption et la dégradation des conditions
sociales dans le royaume. La réponse à cet appel prend la forme de plus d’une cinquan-
taine de marches à travers le pays et celle de la cristallisation d’un mouvement (le M20F),
qui appellera à manifester encore plusieurs fois dans les mois suivants.
18. Selon Driss Maghraoui, les changements constitutionnels de 2011, adoptés dans le
contexte des protestations du M20F, n’ont pas supposé une perte d’emprise du roi sur la
vie politique et économique du pays (2011).
12 Lutter pour ne pas chômer

les ayant conduites au chômage contre leur gré. Ce statut correspond, en


réalité, à des situations matériellement disparates en ce qui concerne les
conditions matérielles de vie. Cependant, l’affichage d’un statut habituel-
lement considéré comme dévalorisant (être au chômage) mérite qu’on
s’y attarde.
Les chômeur.se.s qui se mobilisent au Maroc depuis le début des
années 1990 sont loin de constituer une catégorie démunie. Ces per-
sonnes détiennent un capital scolaire qui les distingue de la majorité de
la population marocaine 19. S’il est impossible de nier les multiples formes
de contraintes plus ou moins souples (Marx Ferree, 2005) dont la mobi-
lisation des diplômé.e.s fait l’objet, force est de constater que celle-ci
présente des différences frappantes par rapport aux mouvements de chô-
meur.se.s européens (Giugni, 2009 ; Chabanet & Faniel, 2007), comme
nous le verrons plus tard. L’exemple marocain est donc une opportunité
formidable pour mettre à l’épreuve les analyses dominantes sur l’action
collective de cette catégorie. Dans les pages qui suivent, j’explore les rai-
sons pour lesquelles la sociologie des mobilisations a eu tendance à voir
l’action collective des chômeur.se.s comme un phénomène peu probable
(Demazière, 1995 ; Faniel, 2003 ; Chabanet & Faniel, 2007 ; Giugni, 2009).
Les travaux sur l’action collective des chômeur.se.s ont souvent comme
point de départ une question de ce type : comment peut-on rassembler
durablement des personnes et construire un sujet politique autour d’une
identité dévalorisée ? Depuis le travail fondateur sur les chômeur.se.s
de Marienthal, en Autriche, dans les années 1930 (Jahoda, Lazarsfeld &
Zeisel, 1981), qui soulignait les effets désintégrateurs du chômage, celui-
ci a été longuement abordé comme un stigmate, vu comme le résultat
d’un processus de qualification auquel participent des instances politiques,
sociales et économiques (Demazière, 1995 ;Topalov, 1994) 20. Certains tra-
vaux soulignent l’hétéronomie des chômeur.se.s : les contours de cette
catégorie seraient tracés par des institutions d’assistanat, administratives
ou syndicales, ce qui saperait la capacité des chômeur.se.s à élaborer elles
et eux-mêmes un discours endogène sur leur propre condition (Fillieule,
1996 b). Selon Schnapper, l’hétérogénéité est un autre trait saillant de la
catégorie, qui entraînerait une difficulté à identifier des objectifs à par-
tager avec ses pairs (1994). Cette hétérogénéité se traduit, selon la socio-
logue, en trois « épreuves du chômage » : le chômage total, le chômage
inversé et le chômage différé.
C’est le « chômage total » qui renvoie le plus clairement au stigmate, à
l’image honteuse que l’on voudrait cacher (Goffman, 1963). Il implique la

19. En 2004, le taux d’analphabétisme était de 43 % de la population adulte (31 % chez les
hommes et 55 % chez les femmes). En 2014, le taux d’analphabétisme était de 32 % de la
population adulte (22,1 % chez les hommes et 41,9 % chez les femmes), selon le Haut-
Commissariat au plan (HCP). Selon l’Unesco, le taux de participation à l’enseignement
supérieur était de 31 % en 2016.
20. Ni le chômage ni les chômeur·se·s ne constituent des réalités objectives dont le sens
s’imposerait une fois pour toutes (Salais, Baverez & Reynaud, 1986).
Introduction 13

perte du statut social associé à l’activité antérieure, un repli sur soi-même


et la rupture de liens de solidarité préalables. Il en résulte un sentiment
d’humiliation et, très souvent, un processus de désocialisation. Selon cette
vision, le chômage apparaît comme le revers du travail salarié, envisagé
comme la voie par excellence de l’intégration sociale :
Domaine privilégié des relations sociales interpersonnelles, repère pour
l’expérience de l’espace et du temps quotidien, moyen de participa-
tion civique, soutien à l’intégration sociopolitique et culturelle, source
de bien-être subjectif, base pour l’assignation de rôles, statut et identité
sociaux, contexte de socialisation secondaire [...] et point d’articulation
entre la vie publique et la vie privée, entre projets individuels et ­collectifs
(Blanch i Rivas, 2001, p. 34).

Outre la perte de repères provoquée par la sortie du monde profession-


nel, la précarité matérielle constitue un autre dénominateur commun de
la plupart des chômeur.se.s. Obligé.e.s de vivre au jour le jour, ils et elles
éprouvent des difficultés pour se projeter dans l’avenir et encore plus pour
concevoir des initiatives collectives dont l’issue est incertaine.
Cette conception pessimiste des chômeur.se.s a logiquement influencé
les travaux portant sur leur activité politique. Il est communément admis
que l’absence d’emploi conduit à la précarité matérielle, relationnelle,
voire cognitive et affective. Cette précarité serait un obstacle à l’organi-
sation collective, notamment selon les travaux inscrits dans le paradigme
de la mobilisation des ressources qui voient l’action collective des chô-
meur.se.s comme improbable 21. Selon cette approche théorique, l’action
collective dépend de la disponibilité et du déploiement de ressources des
organisations (McCarthy & Zald, 1977). Or les chômeur.se.s tel.le.s que
dépeint.e.s dans les paragraphes précédents semblent manquer des res-
sources et des compétences nécessaires au passage à l’action (Faniel, 2003,
2009). De plus, la difficulté à mettre en avant une identité honteuse décou-
ragerait la formation de groupes capables de rassembler les chômeur.se.s.
D’autres obstacles sapant la probabilité du passage à l’action auraient trait
à la difficulté de nouer des alliances avec d’autres groupes (par exemple, les
syndicats) et à la difficile identification d’une cible contre laquelle orienter
la protestation (Bagguley, 1991). De fait, les chômeur.se.s dépendraient de
l’intervention d’alliés externes, d’entrepreneurs de cause capables d’appor-
ter des savoir-faire, un appui logistique et d’autres ressources nécessaires
pour l’organisation de l’action collective (Lipsky, 1970) 22.

21. Les « mobilisations improbables » sont celles des « populations à faibles ressources », dont
le passage à l’action dépendrait de l’apport de ressources d’origine externe. Lilian Mathieu
met en garde contre l’imputation de l’idée d’improbabilité à certaines mobilisations, car
cela suggérerait que d’autres sont effectivement probables (2007 b). Or la sociologie des
mouvements sociaux a longuement démontré qu’aucune cause protestataire ne va de soi.
22. Dans le même temps, l’intervention de militant.e.s plus expérimenté.e.s, mieux intégré.e.s
socialement et avec leur propre programme risquerait de provoquer une dépossession des
chômeur.se.s de leur lutte et une déradicalisation de leurs objectifs (Cloward & Piven, 1977).
14 Lutter pour ne pas chômer

Certains travaux remettent en cause cette supposée improbabilité,


d’autant plus qu’elle entretient l’illusion de l’existence de mobilisations
qui seraient « probables » et iraient de soi. Emmanuel Pierru et Sophie
Maurer réinterprètent en tant que stimuli des éléments qui, considérés
sous une approche classique du binôme coût-profits, sont censés entra-
ver l’organisation collective (2001). À propos du mouvement français
des chômeur.se.s de 1997-1998, et sans négliger le rôle joué par des
promoteurs de cause externes (syndicalistes et intellectuel.le.s), les deux
auteur.e.s attribuent l’organisation de la protestation aux compétences
détenues par les chômeur.se.s. Ainsi, le temps libéré par le chômage peut
être consacré à l’action collective et la disponibilité des chômeur.se.s leur
permet de réactiver des liens de sociabilité forgés pendant les périodes
d’activité. L’action politique permet d’ailleurs aux chômeur.se.s d’agir sur
leur sort individuel et collectif. Certain.e.s auteur.e.s reconnaissent cela
comme une forme d’empowerment, ce qui constitue d’ailleurs une rétri-
bution importante de l’engagement dans un mouvement social (Hirsch,
1990 ; Bacqué & Biewener, 2015).
L’abondance de travaux historiques sur les mouvements de chômeur.
se.s montre que, malgré les difficultés, ils et elles se mobilisent bel et bien
(Bagguley, 1991 ; Flanagan, 1991 ; Cloward & Piven, 1977 ; Pierru, 2007 ;
Svampa & Pereyra, 2004). Les recherches soulignent une concentration des
mobilisations en Europe à partir des années 1970 dans un contexte mar-
qué par la mondialisation et la désindustrialisation (Chabanet, 2000 ; 2005).
Ces travaux pointent quelques traits communs de l’action protestataire
des chômeur.se.s, tels que l’enjeu de l’autonomie, le caractère sporadique
des actions par rapport à d’autres collectifs protestataires et la tendance à
la subversion. Les approches comparées transeuropéennes montrent qu’un
taux élevé de chômage n’entraîne pas automatiquement le déclenchement
de la mobilisation. Au contraire, une configuration propice au passage à
l’action collective des chômeur.se.s est celle qui présente, d’un côté, un
haut niveau de protection sociale et, de l’autre, des réformes visant à la
restreindre (Chabanet & Faniel, 2012 ; Della Porta, 2005).
Par contraste avec les mobilisations en Europe depuis les années 1970,
le mouvement des diplômé.e.s chômeur.se.s marocain.e.s présente des
spécificités surprenantes, à la fois en ce qui concerne les ressorts de la
mobilisation, le répertoire d’action et la fréquence des protestations. Il est
très difficile de faire un portrait homogène de cette catégorie protesta-
taire au Maroc, car les implications matérielles concrètes du chômage sont
très variées : certain.e.s chômeur.se.s protestataires vivent dans l’indigence
alors que la plupart subsistent grâce à de petits boulots mal rémunérés
ou au soutien familial. À propos des ressorts de la mobilisation, ce n’est
pas la fragilisation des dispositifs d’aide qui aurait favorisé l’éclosion de
la mobilisation, comme dans le contexte des États-providence européens
(Giugni, 2009). Au Maroc, la mobilisation émerge au creuset de plusieurs
dynamiques politiques (austérité, libéralisation politique, marginalisation
du syndicalisme universitaire d’extrême gauche) qui ne sont pas toutes
Introduction 15

directement liées aux difficultés d’employabilité des jeunes. Une autre spé-
cificité frappante par rapport aux cas européens touche au caractère des
revendications des chômeur.se.s. Le caractère souvent intercatégoriel, non
nominatif et palliatif de celles-ci dans le contexte européen contraste avec
le cas marocain, où les revendications portent très explicitement sur des
postes nominatifs dans la fonction publique. La fréquence et les caracté-
ristiques des protestations des chômeur.se.s constituent une autre spécifi-
cité marocaine 23.Trente ans après le début du mouvement, leur caractère
apparemment inépuisable nous invite à nous interroger sur les ressorts de
la pérennisation de ce mouvement, et cela, d’autant plus qu’il se déploie
dans un contexte coercitif.
Malheureusement, les rares travaux existants sur le mouvement maro-
cain ne sont pas entrés en discussion avec la littérature susmentionnée.
Qu’en est-il des diplômé.e.s chômeur.se.s marocain.e.s dans la littérature ?
Le thème a d’abord été abordé par des économistes, avant de susciter l’in-
térêt des sociologues. Les premières protestations, apparues à la charnière
des années 1980 et 1990, ont mis sous les projecteurs un phénomène
jugé paradoxal par la théorie économique conventionnelle (El Aoufi &
Bensaïd, 2005) : le fait que les plus éduqué.e.s soient les plus touché.e.s
par le chômage. Depuis, les recherches en économie se focalisent sur les
raisons de la faible employabilité des diplômé.e.s (Ibourk, 2005), sur la
place des diplômé.e.s dans la structure d’emploi (Akesbi, 2003 ; El Aoufi
& Bensaïd, 2008 ; Calmand, Kocoglu & Sgarzi, 2016) et sur l’analyse éco-
nométrique des trajectoires professionnelles (Bougroum & Ibourk, 2002).
Les premiers travaux de sociologie sur les diplômé.e.s chômeur.se.s
marocain.e.s ont relevé le caractère inédit de leur mobilisation. Elle a été
qualifiée de prémonitoire eu égard à sa dénonciation des effets nocifs de
l’ajustement structurel, et d’innovante en regard de sa volonté apparente
de transcender les étiquettes politiques (Belghazi & Madani, 2001). Ainsi,
des chômeur.se.s diplômé.e.s sont repéré.e.s parmi les protagonistes des
explosions de mécontentement pendant et à la sortie du plan d’ajus-
tement structurel en 1984, 1990 et 1991 (Santucci & Benhlal, 1991 ;
Santucci, 1992). Parallèlement au développement des protestations, le
rôle de l’école comme vecteur de promotion sociale est interrogé. Dans
un ouvrage coordonné par Vincent Geisser sur la mobilité internatio-
nale des diplômé.e.s maghrébin.e.s, plusieurs contributeurs (Mellakh,
2000 ; Ibaaquil, 2000) concluent à la permanence de la représentation
du diplôme comme ticket d’accès à un emploi valorisant et, par consé-
quent, à une mobilité sociale ascendante. Or l’école en tant qu’ascen-
seur social est « en panne » (Bouderbala, 2003) depuis les années 1980,

23. Le cas napolitain, actif depuis les années 1970, est le seul à faire écho au cas nord-africain,
en matière de continuité de la mobilisation. À ce niveau, la ressemblance entre la mobilisa-
tion marocaine et le mouvement napolitain des chômeur.se.s est frappante (Baglioni, 2012).
Le mouvement piquetero (de chômeur.se.s) argentin présente aussi quelques similitudes
avec le mouvement marocain, notamment en ce qui concerne l’organisation et la distri-
bution des postes d’emploi entre les membres des groupes de chômeur.se.s (Quirós, 2016).
16 Lutter pour ne pas chômer

et cela est vécu comme une injustice infligée à des diplômé.e.s « ayant
droit ». En revanche, d’autres auteurs considèrent que la représentation
bienveillante du diplôme est loin d’être dominante : au contraire, l’image
négative ­projetée par les diplômé.e.s en mal d’intégration profession-
nelle contribuerait à discréditer les institutions d’enseignement auprès
des futurs étudiant.e.s (Gérard, 2002).
L’activité revendicative des diplômé.e.s chômeur.se.s est abordée pour
la première fois par Mounia Bennani-Chraïbi en 1995. Dans sa thèse
portant sur les valeurs et les représentations des jeunes marocain.e.s au
début des années 1990, l’auteure s’intéresse à un événement inédit : l’oc-
cupation d’un complexe artisanal par un groupe de chômeur.se.s pen-
dant l’été 1991, à Salé, ville contiguë à Rabat. Selon l’auteure, cette action
illustrerait le tiraillement éprouvé par les jeunes en quête d’individuali-
sation. La « jeunesse » représente un moment charnière de la transition
vers la pleine intégration sociale, ce qui implique un processus de distan-
ciation du groupe de référence (Bennani-Chraïbi & Farag, 2007). Or la
sécurité matérielle à l’issue de cette transition se trouve fragilisée par les
évolutions économiques et sociales, ce qui est source de frustration. On
retrouve cette idée dans l’ouvrage de Shana Cohen sur la transformation
de la classe moyenne traditionnelle marocaine en une nouvelle classe
moyenne « globale », c’est-à-dire connectée à l’économie internationale
mondialisée (2004). Ce passage engendre des gagnant.e.s et des perdant.e.s,
ces dernier.ère.s étant les diplômé.e.s chômeur.se.s incapables de s’adap-
ter à un nouveau système moral et économique qui privilégie l’audace,
l’individualisme et l’esprit entrepreneurial.
Les révolutions égyptienne et tunisienne de 2011 ont stimulé une nou-
velle série de travaux qui interroge la difficile transition vers l’âge adulte,
ainsi que les tensions et frustrations qui en découlent. La difficulté à trou-
ver un emploi suffisamment stable pour s’émanciper du foyer familial et
construire sa vie (se marier, avoir sa propre famille, etc.) représente du
combustible pour les explosions de colère populaire de ces derniers temps
au Maghreb et au Machrek 24 (Blavier, 2016 ; Honwana, 2013). Or rares
sont les travaux qui vont au-delà de l’évocation de l’épreuve du chômage
comme bombe sociale et qui explorent les contraintes qui pèsent concrè-
tement sur l’éventuelle action collective de chômeur.se.s. Cet ouvrage se
propose de contribuer à combler ce vide.

PROTESTER DANS UN CONTEXTE COERCITIF

En occupant la rue avec une intensité sans égale, les diplômé.e.s chô-
meur.se.s s’exposent à la répression. La perception du risque encouru

24. Défini par rapport au Maghreb, le Machrek désigne le Moyen-Orient. Ses limites


géographiques varient selon les sources : parfois elles correspondent à la région couvrant
la Syrie, le Liban, l’Irak, la Jordanie et la Palestine ; d’autres fois, elles correspondent à la
partie du monde arabe non soumise aux influences berbères.
Introduction 17

varie selon les personnes, mais l’historique répressif contre cette catégo-
rie p­rotestataire, avec son bilan de mort.e.s, de centaines de blessé.e.s et
de dizaines d’arrestations, poursuites judiciaires et peines de prison, rend
l’éventualité de la violence très certaine aux yeux des militant.e.s.
La mobilisation des chômeur.se.s se déploie sur une scène où le
régime a, pendant des années, fait prévaloir des « stratégies d’exclusion »
(Koopmans & Kriesi, 1995) vis-à-vis des opposant.e.s 25. Une des implica-
tions de ces stratégies est l’hostilité avec laquelle toute remise en question
du pouvoir, voire des politiques publiques, est reçue. L’hostilité à l’égard
des protestations se concrétise, de façon très tangible, à travers l’important
(quoique variable) déploiement sécuritaire accompagnant chaque mani-
festation de diplômé.e.s chômeur.se.s, qui restent néanmoins relative-
ment tolérées (par rapport aux actions, par exemple, de certains collectifs
islamistes). D’ailleurs, le régime continue à faire valoir les lignes rouges
de l’expression politique (Dieu, la patrie et le roi) à des fins de neutra-
lisation de la contestation 26. On peut donc affirmer que la mobilisation
des diplômé.e.s chômeur.se.s évolue dans un environnement autoritaire
et sécuritaire.
L’intérêt que les sociologues des mobilisations ont porté à l’action
protestataire en situation autoritaire et, de surcroît, dans la région arabo-
musulmane, est plus récent que celui soulevé par les mobilisations sur-
venues dans des contextes démocratiques. D’ailleurs, le vocabulaire de
la sociologie des mobilisations (structure des opportunités politiques, oppor-
tunités, ressources, etc.) a été proposé à partir de, et pour rendre compte
de, contextes libéraux (Almeida, 2003). Or une littérature prolifique sur
l’action protestataire en milieu autoritaire s’est développée à partir des
années 1990, aiguillonnée par les processus de transition vers la démocratie
en Amérique latine, en Europe de l’Est et en Afrique subsaharienne. Même
la région arabo-musulmane rattrape depuis des années sa marginalité en
tant que terrain d’étude (Bennani-Chraïbi & Fillieule, 2003 ; Pommerolle
& Vairel, 2009 ; Bayat, 2010 ; Beinin & Vairel, 2011 ; Allal & Pierret, 2013).
Le recours à la sociologie des mouvements sociaux pour analyser l’islam
politique (Wiktorowitz, 2001 ;Wickham, 2002 ; Clark, 2004) a permis de
dévoiler quelques biais normatifs de cette littérature, à l’instar de ceux qui
amenaient Sidney Tarrow à considérer les mouvements islamistes comme
des « ugly movements » (1994). Le(s) Sud(s), ou si l’on préfère les États post-
coloniaux, sont désormais habilités comme lieux de mise à l’épreuve, de
renouveau et de production de grilles d’analyse théorique.

25. Selon Koopmans et Kriesi, la stratégie d’exclusion est un type de « stratégie prédomi-


nante », comprise comme « les procédures typiquement employées par les membres du
système politique dans leurs interactions avec des challengers » (1995, p. 34).
26. L’exemple le plus récent est la vaste répression qui s’est déchaînée au Rif autour du
mouvement Hirak. Moins d’un an après le début des protestations (octobre 2016), plus
d’une centaine de condamnations à la prison contre des militant.e.s ont déjà été pro-
noncées.
18 Lutter pour ne pas chômer

Pourtant, la façon dont les dynamiques protestataires ont été pen-


sées dans des contextes coercitifs ne fait pas forcement écho aux dyna-
miques observables au sein du mouvement des chômeur.se.s du Maroc.
Concrètement, deux aspects de cette littérature présentent des limites
lorsqu’on les confronte à ce cas d’étude : en premier lieu, le type de phé-
nomènes protestataires privilégié ; en second lieu, la façon dont la littéra-
ture rend compte de la dynamique des mobilisations en milieu coercitif.
Probablement enthousiasmé.e.s par les processus de transition vers la
démocratie (Alvarez & Escobar, 1992 ; Oxhorn, 1995 ; Hipsher, 1998 ;
Pickvance, 1999), une bonne partie des auteur.e.s intéressé.e.s par les pro-
testations en contexte autoritaire se sont focalisé.e.s sur des mouvements
populaires prodémocratiques ou des formes de dissidence ayant comme
horizon le renversement de l’ordre autoritaire. Ces travaux mettent en
scène des entreprises collectives de contestation des ambitions hégémo-
niques de l’État qui sont logiquement vues par les autorités comme des
menaces à l’ordre établi. En général, la littérature présente la répression et
l’usage de la force comme la forme de gestion par excellence des protes-
tataires en contexte autoritaire.
Or la mobilisation des diplômé.e.s chômeur.se.s ne correspond pas
aux formes de la contestation érigée en paradigme par la littérature. Une
photographie générale de la mobilisation, prise à distance, donne à voir
un phénomène apparemment corporatiste, restreint à une catégorie très
particulière (le ou la diplômé.e de l’enseignement supérieur) et dont
l’horizon d’attente semble être satisfait par une rétribution matérielle
(l’embauche dans la fonction publique). Pourtant, si nous échangeons le
grand-angle avec le microscope, nous pouvons apercevoir la plasticité de
cet espace de mobilisation et la diversité des sens politiques attribués par
les protestataires à la revendication d’un emploi.
La configuration observée au Maroc fait plutôt écho aux travaux qui,
sensibles à la question des effets de la coercition sur les conditions de pos-
sibilité des mobilisations, donnent à voir des mouvements autolimités, avec
des ambitions restreintes, qui jonglent avec les limites sécuritaires impo-
sées par le régime. Dans ce sens, de nombreux.ses auteur.e.s ont signalé
le besoin d’inclure dans l’analyse du politique en contexte autoritaire les
mouvements pour les droits (rightful movements, O’Brien, 2003), des mobi-
lisations sectorielles centrées sur un domaine d’intervention de l’État et
oscillant entre la transgression et l’« appel au prince ». Ce sont souvent
des mouvements qui tirent profit des fenêtres d’opportunité ouvertes par
l’État, qui empruntent le référentiel des autorités pour se rendre légitimes
ou qui exigent l’application des normes établies par l’État lui-même (Liu,
2006). D’autres auteur.e.s soulignent le besoin de décentrer l’axe du conflit,
de le placer au-delà de la confrontation directe avec l’État. Les contextes
autoritaires sont spécialement appropriés pour étudier la politisation de
secteurs sociaux qui ne touchent pas directement aux enjeux du pou-
voir, tels que les mondes professionnels ou artistiques (Gobe, 2011 ; Kréfa,
2013 ; Romani, 2016).
Introduction 19

Un autre thème qui structure la littérature sur l’action collective en


contexte autoritaire concerne la dynamique de la protestation. Avant de
s’y pencher, il est peut-être pertinent de rappeler une leçon classique
de la sociologie des régimes autoritaires. Le travail de Juan Linz compte
parmi ceux qui ont le plus inspiré l’analyse du phénomène autoritaire
(1970) 27. Selon lui, un trait caractéristique des situations autoritaires est
l’absence de mobilisations populaires, sauf à des moments particuliers,
comme un contexte de libération coloniale ou des moments de construc-
tion de la légitimité d’un nouveau régime au lendemain d’un coup d’État.
L’autoritarisme entraînerait une « dépolitisation autoritaire », une désaf-
fection collective à l’égard des questions relatives au politique. Eu égard
à cette hypothèse, l’émergence de mobilisations autonomes serait assez
extraordinaire : non seulement parce qu’en protestant on encourt un
risque important (supérieur à celui que l’on encourt dans un contexte
libéral), mais aussi parce que la construction de la protestation implique
la réactivation de ce qui est supposément neutralisé par la « dépolitisation
autoritaire », à l’instar de l’intérêt pour la politique, la formulation d’idéaux
de justice, etc. Bien évidemment, l’existence de formes de résistance dans
ces contextes fortement coercitifs 28 révèle les limites de l’hypothèse de la
« dépolitisation autoritaire ».
Néanmoins, la sociologie des mouvements sociaux n’est pas complè-
tement étrangère à l’hypothèse linzienne de la « dépolitisation autori-
taire » lorsqu’elle interroge les conditions de possibilité des protestations
en contexte coercitif. Les auteurs qui, dans la lignée de Tilly (1978 ; 2006),
explorent le lien entre régimes et types de mobilisation considèrent les
régimes autoritaires comme un environnement moins propice au déve-
loppement de mouvements sociaux (Almeida, 2003 ; Zhao, 2007). Cette
affirmation correspond à des analyses contextuelles (Kriesi, 2004) qui qua-
lifient les régimes autoritaires de « fermés » parce qu’ils rendent difficile
l’accès aux institutions. Cette qualification tient aussi à la tendance à la
centralisation et à une séparation des pouvoirs défaillante, qui se traduit
par la prédominance de l’exécutif, une sphère parlementaire muselée et
un espace partisan contrôlé et dépendant. Koopmans et Kriesi ajoutent à
la caractérisation des structures politiques la variable des « stratégies pré-
dominantes », comprises comme « les procédures typiquement employées
par les membres du système politique dans leurs interactions avec des
challengers » (1995, p. 34). Celles-ci peuvent être d’intégration – impli-
quant des pratiques de facilitation, de coopération et d’assimilation – ou

27. Linz définit les systèmes autoritaires comme « des systèmes politiques au pluralisme
limité, politiquement non responsables, sans idéologie élaborée et directrice mais pourvus
de mentalités spécifiques, sans mobilisation politique extensive ou intensive – excepté à
certaines étapes de leur développement – et dans lesquels un leader ou, occasionnellement,
un petit groupe, exerce le pouvoir à l’intérieur de limites formellement mal définies mais,
en fait, plutôt prévisibles. » (1970, p. 255)
28. Voir le travail de Lisa Wedeen sur les pratiques de résistance dans la Syrie de Hafez
El Assad (2004) ou encore celui d’Asef Bayat sur les « subalternes » (2010).
20 Lutter pour ne pas chômer

d’exclusion – impliquant des pratiques de répression, de confrontation


et de polarisation. Le dernier type correspondrait à la caractérisation des
contextes autoritaires.
L’analyse contextuelle des mobilisations a donné naissance à la notion
de « structure des opportunités politiques » (Tarrow, 1994). Malgré son
succès, cette notion fait l’objet de nombreuses critiques. En premier lieu,
il lui a été reproché un biais structuraliste et objectiviste, ainsi qu’une
tendance à considérer que les structures favorables à la mobilisation lui
préexistent, plutôt que de penser qu’elles sont « fabriquées » et adaptées
au fil de la dynamique protestataire. Un autre élément de critique porte
sur la rigidité des éléments de la structure censés être les plus enclins à
influencer, favorablement ou défavorablement, l’émergence des mobili-
sations (Goodwin & Jasper, 1999). Ces critiques signalent le besoin d’in-
troduire des éléments subjectifs dans la réflexion sur les opportunités et
les contraintes : elles n’ont pas d’existence objective, mais sont perçues
par les acteurs selon leurs caractéristiques, la conjoncture dans laquelle
ils évoluent, les réseaux dans lesquels ils s’insèrent, etc. 29 Pour y remédier,
des propositions de complexification de la notion ont été formulées, telles
que la distinction entre des dimensions volatiles et fixes de la structure
d’opportunités politiques (Meyer, 2004) ou encore la distinction entre des
« opportunités (et des contraintes) policy-specific » – c’est-à-dire spécifiques
à un domaine de politique publique en particulier – et des opportunités
(et contraintes) plus globales (Giugni, 2009).
La façon de penser le binôme opportunité-contrainte sur le mode
de l’opposition plutôt que de la complémentarité a fait couler beau-
coup d’encre parmi les auteur.e.s qui essaient de comprendre l’émer-
gence de mobilisations dans des situations de « fermeture ». Goldstone
et Tilly proposent de penser la menace ou la contrainte non pas comme
l’inverse de l’opportunité, mais comme une dimension éventuelle de
celle-ci (2001). Almeida rappelle combien l’opportunité et la menace
peuvent être envisagées comme des stimuli aussi bien positifs que néga-
tifs des mobilisations, les premiers incitant les potentiels protestataires
à se mobiliser pour élargir des acquis, les deuxièmes les incitant à se
mobiliser pour les défendre ou pour limiter des pertes (2003). L’auteur
montre comment l’éclosion des mouvements populaires salvadorien et
guatémaltèque des années 1970 et 1980 s’inscrit dans un moment de
fermeture et d’hostilité croissante à l’égard de pratiques qualifiées de
« subversives ». Mais ce moment difficile aurait, selon l’auteur, favorisé
la mobilisation et la progressive radicalisation d’organisations populaires

29. Dans son étude sur la révolution iranienne de 1979, Kurzman montre que le régime
ne présentait pas une structure « ouverte » (il n’était ni affaibli ni prêt à montrer une sen-
sibilité particulière vis-à-vis des demandes de démocratisation) lorsque la révolte s’est
enclenchée (1996). En revanche, c’est la confiance des militant.e.s en la force de l’oppo-
sition et en l’affaiblissement du régime qui a poussé beaucoup de personnes à participer
aux révoltes. La réponse répressive de l’État a renforcé celles-ci au lieu de les faire taire,
car la violence a été perçue comme un aveu de faiblesse du régime.
Introduction 21

qui s’étaient constituées dans l’enthousiasme du moment d’ouverture


immédiatement antérieur.
Il est difficile de qualifier le contexte dans lequel émerge et se péren-
nise la mobilisation des diplômé.e.s chômeur.se.s marocain.e.s. Est-ce un
contexte d’ouverture ou de fermeture ? La difficulté à le caractériser tient
aux limites analytiques de la « structure des opportunités politiques » sus-
mentionnées, mais aussi à la coexistence de situations contradictoires
durant les trente années de vie de la mobilisation. Le premier groupe de
chômeur.se.s apparaît à une époque de libéralisation politique. Pourtant,
c’est aussi pendant ces premières années que se comptent quatre mort.e.s
parmi les rangs des chômeur.se.s. En outre, le mouvement des chômeur.se.s
profite à ses débuts de la fenêtre ouverte par les autorités qui reconnaissent
l’existence d’un problème public de chômage des jeunes et mettent en
place des dispositifs pour l’enrayer, tels que le Conseil national de la jeu-
nesse et de l’avenir (CNJA). Mais la chronicisation du problème semble
avoir refermé la fenêtre d’opportunité qui s’était ouverte au début des
années 1990, sans que cela conduise au tarissement de la mobilisation.
Les diplômé.e.s chômeur.ses.s font l’objet d’un traitement labile de
la part de l’État. On constate que ce qu’ils et elles obtiennent comme
réponse étatique est une combinaison de facilitation et de contrainte et
une tolérance relative plus importante que d’autres mouvements protes-
tataires. Cette combinaison est clairement favorable, en matière de récom-
penses matérielles (emplois), pour certains groupes de chômeur.se.s au
détriment d’autres. Le différentiel de tolérance est aussi visible au sein
de l’espace des diplômé.e.s chômeur.se.s, car l’intensité de la coercition
à laquelle les différents groupes font face n’est pas la même. Or, en dépit
des variations de traitement des différents acteurs diplômé.e.s chômeur.se.s,
l’espace des protestations contre le chômage s’est bien installé dans la durée.

L’ÉNIGME D’UNE PROTESTATION QUI DURE

Certains mouvements sociaux durent des années, voire des décennies et


des siècles, tel le mouvement ouvrier. D’autres ont une vie plus courte,
liée à une conjoncture passagère. Pourquoi de tels écarts ? Quelles condi-
tions et quels facteurs permettent à certains mouvements de s’installer
dans la durée ? La question de la continuité est un thème classique de la
sociologie des mouvements sociaux. En s’intéressant aux cycles de pro-
testation, aux phénomènes de diffusion, aux processus d’engagement et
de désengagement, parmi d’autres questions, on peut toucher au thème
de la continuité des mouvements sociaux. Pourtant peu fréquents sont les
travaux qui se saisissent frontalement de cette question, et encore moins
si l’on a affaire à des contextes autoritaires.
Trois types de réponses ont été proposés pour résoudre l’énigme de la
continuité des mobilisations : une réponse organisationnelle, une réponse
rétributionnelle et une réponse autour du changement. La première s’in-
téresse aux organisations, à leur capacité à mobiliser des ressources ou à leur
22 Lutter pour ne pas chômer

mode de fonctionnement (Zald & Ash, 1966 ; McCarthy & Zald, 1977).
Verta Taylor propose la notion de « structure dormante » pour expliquer
pourquoi le mouvement féministe états-unien a survécu dans un contexte
politique et culturel hostile (1989). Elle conteste le diagnostic postulant
la fin du mouvement féministe après les luttes pour le suffrage féminin
des années 1920 et sa résurgence dans les années 1960. Selon l’auteure,
le mouvement n’aurait jamais disparu, mais il se serait poursuivi à travers
un ensemble de structures dormantes faisant fonction de « ponts organi-
sationnels et idéologiques entre différentes reprises d’un même collectif
protestataire » (p. 762). Les structures dormantes accomplissent cette mis-
sion en assurant la survie des réseaux activistes, en prolongeant les buts
et les tactiques et en faisant perdurer une identité collective qui propor-
tionne aux participantes une raison d’être.
À partir de la comparaison de deux organisations locales féministes
aux États-Unis pendant les années 1970, Staggenborg propose une autre
réponse organisationnelle à l’énigme de la continuité, en signalant que les
structures souples et décentralisées favorisent la permanence du mouve-
ment et sa capacité d’innovation (1989). Elle propose aussi de répondre
à l’énigme avec la notion de « communauté de mouvement social ».
Proposée par Buechler, cette notion permet de penser aux mobilisations
au-delà de l’événement protestataire : la communauté de mouvement
social inclut les personnes, les organisations et les réseaux qui partagent
une cause, ainsi que des référents culturels communs et des espaces de
sociabilité (1990). L’insertion dans une communauté de mouvement social
permet donc aux militant.e.s de rester soudé.e.s et en contact au-delà des
actions protestataires. À travers les pages de ce livre, les lecteurs et les lec-
trices découvriront comment les engagements politiques préalables des
diplômé.e.s chômeur.se.s et le réseau d’alliés qui les entoure permettent
de penser à l’espace protestataire chômeur (ou, du moins, à une partie
de celui-ci) comme étant relié à une communauté militante de gauche.
La continuité des mobilisations a parfois été analysée à partir des chan-
gements qui leur permettent de s’adapter à l’environnement et de durer.
Nancy Whittier explique la continuité du mouvement féministe états-
unien à travers le renouvellement de ses recrues. Celles-ci rejoignent
le collectif protestataire par cohortes, avec une certaine périodicité. Les
membres de la cohorte se ressemblent (et se différencient des militantes
ayant rejoint le groupe avec une cohorte différente) du fait d’« être façon-
nées par des expériences transformatives qui se distinguent à cause des
changements subtils du contexte politique » (Whittier, 1997, p. 762). Si le
mouvement féministe se transforme à travers ses vagues de recrues, c’est
parce que chaque cohorte est porteuse d’une identité particulière et d’une
conception singulière du féminisme. Bien entendu, l’effet des cohortes
s’articule avec les caractéristiques organisationnelles : les groupes qui dis-
posent de techniques de transmission de connaissances peuvent estom-
per l’effet de l’arrivée de nouvelles cohortes et les rallier à l’identité du
groupe, alors que les groupes moins armés de ces dispositifs de formation
Introduction 23

seront plus influençables par les nouvelles recrues. En ce qui concerne


le mouvement des chômeur.se.s, l’arrivée de cohortes moins liées aux
organisations d’extrême gauche a eu des effets sur le style de protestation
et sur le rapport aux autorités. Mais expliquer ces effets par les traits des
nouvelles cohortes est réducteur, puisqu’il faut également considérer ce
qui découle de l’intervention de l’État dans la régulation de l’espace des
diplômé.e.s chômeur.se.s.
Enfin, la réponse rétributionnelle à l’énigme de la continuité des
mobilisations attribue la durée du mouvement aux récompenses que les
militant.e.s tirent de leur participation (Gaxie, 1977 ; 2005). Dans le cas
qui nous occupe, les membres des groupes de chômeur.se.s voient leurs
demandes satisfaites avec une certaine périodicité. Cela entretient la per-
tinence de la voie protestataire aux yeux de ceux et celles qui aspirent à
un emploi formel et stable. Et, en plus de la rétribution matérielle, d’autres
rétributions de nature symbolique découlent de l’engagement, à l’instar
de la possibilité de s’émanciper du foyer familial. Ainsi, on pourrait tenter
d’expliquer la durée de la mobilisation par son efficacité matérielle. Or
celle-ci n’est qu’apparente : dans tous les cas, l’attribution de postes d’em-
ploi ne relève jamais de la persévérance des protestataires, mais de l’inter-
vention des pouvoirs publics. Et les critères guidant ces interventions ne
dépendent pas exclusivement de la pression protestataire des chômeur.se.s.
Je combinerai ces différentes réponses pour résoudre l’énigme qui
anime cet ouvrage : la mobilisation des diplômé.e.s chômeur.se.s dure
depuis maintenant presque trente ans parce qu’elle est tolérée par l’État
et parce qu’elle apporte des rétributions matérielles (des emplois) et sym-
boliques à ses participant.e.s. Puisque cela relève un peu de l’évidence, il
faut dévoiler les raisons de cette tolérance, d’autant plus que la littérature
nous pousse à penser que les régimes autoritaires ont tendance à privi-
légier la répression. La mobilisation des chômeur.se.s est tolérée parce
qu’elle est soumise à des contraintes organisationnelles qui incitent les
structures militantes (ou certaines d’entre elles) à adopter des tactiques
modérées. Les contraintes organisationnelles et les tactiques modérées
font de la mobilisation des chômeur.se.s une ressource de contrôle et de
légitimation pour les acteurs du pouvoir.

MÉTHODOLOGIE ET ORGANISATION DE L’OUVRAGE

On trouve à l’origine de cet ouvrage une enquête de terrain réalisée entre


2005 et 2009 au Maroc, dans le cadre d’une thèse doctorale en science
politique. Ce premier séjour d’enquête s’est nourri d’autres, réalisés en
décembre 2010, en mai 2011, en janvier 2013 et en mai 2015. Les deux
principales techniques de récolte de données ont été l’observation parti-
cipante et les entretiens semi-directifs. L’enquête doctorale s’est déroulée
sur quatre sites : Rabat, Outat El Haj, au centre du pays, Sidi Ifni, au sud
atlantique et Bouarfa, au sud oriental (voir la carte). La capitale a été le
lieu le plus investi car elle concentre la plupart des groupes de diplômé.e.s
24 Lutter pour ne pas chômer

mer Méditerranée

océan Atlantique

ALGÉRIE

Conception : M. Emperador – Réalisation : K. Bennafla


frontière internationale
frontière internationale non fixée
frontière controversée du
« Sahara occidental » (ONU)
limite de région
capitale
chef-lieu de région
MAURITANIE
lieu d’enquête

Lieux d’enquêtes et d’entretiens au Maroc.


N.B. Cette carte ne représente pas les nouvelles circonscriptions administratives
décidées après 2009.

chômeur.se.s protestataires. Le choix des trois autres lieux répond au hasard


des rencontres et aux configurations particulières des mobilisations locales.
Les autres courtes périodes de recherche postdoctorale se sont déroulées
à Rabat entre 2011 et 2015.
À cause des contraintes sécuritaires qui pèsent sur la protestation des
diplômé.e.s chômeur.se.s, j’ai pris la décision de ne pas enregistrer les
entretiens. Au total, cent quarante-trois entretiens ont été réalisés (en
darija – arabe dialectal marocain –, en français et en espagnol), d’une
durée moyenne de deux heures et demie. La plupart des entretiens ont été
menés avec des militant.e.s (ou ex-militant.e.s) provenant d’une dizaine
de groupes 30. Ma visibilité dans les lieux de manifestation et d’activité
protestataire, à Rabat et dans des zones préjugées politiquement agitées
(Bouarfa et Sidi Ifni ont connu des révoltes importantes entre 2006 et

30. Je remercie chaleureusement toutes et tous les activistes chômeuses et chômeurs qui
m’ont accordé de leur temps. Ce travail n’existerait pas sans leur générosité.
Introduction 25

2008), n’a pas été sans conséquence sur l’accès aux représentants des pou-
voirs publics. La réalisation d’une enquête est normalement soumise à la
délivrance d’une autorisation du ministère de l’Intérieur, mais celle-ci
m’a toujours été refusée. La plupart du temps, les responsables de l’admi-
nistration se sont montrés hermétiques à mes demandes d’interview et,
parfois, des responsables de la sécurité m’ont sommée d’arrêter l’enquête
ou de quitter la ville.
Les entretiens avec les militant.e.s chômeur.se.s ont été complétés par
l’observation directe, parfois participante, de l’activité revendicative. Une
cinquantaine de manifestations ont été observées, ainsi que de nombreuses
situations quotidiennes et de travail militant non public (des assemblées
générales et des réunions des bureaux des groupes). Lors des marches, des
sit-in et d’autres activités de rue, je suis restée avec les militant.e.s dans les
cortèges. Suivre la manifestation à distance risquait de provoquer des sus-
picions au sein des protestataires, qui auraient pu associer ma discrétion à
une forme de surveillance. D’autres initiatives auxquelles des diplômé.e.s
chômeur.se.s participaient ont également attiré mon attention, à l’instar
de forums sociaux, de dynamiques protestataires locales et de la campagne
pour les élections législatives de 2007. Une analyse régulière de la presse
depuis septembre 2006 m’a permis de suivre les débouchés de la mobi-
lisation. À partir des journaux francophones disposant d’archives consul-
tables sur Internet, j’ai pu travailler sur l’évolution des politiques publiques
d’emploi pour la période 1991-2017. Enfin, la recherche documentaire
s’est appuyée sur l’analyse de la production écrite militante (communi-
qués et lettres envoyés aux journaux) et des sources écrites parlementaires
et ministérielles 31.
Les réflexions menées en science politique sur l’utilisation de la
méthode ethnographique ont fait émerger la question des terrains difficiles
ou à risque. Comme le rappellent Boumaza et Campana, la difficulté d’un
terrain se tisse dans l’interaction entre enquêté.e.s et enquêteurs.trices et
dans le décalage entre l’habitus des dernier.e.s et l’espace pénétré (2007).
Le travail sur le terrain s’est heurté à la concurrence entre les groupes
de chômeur.se.s. Je suis arrivée sur le terrain en tant que chercheuse, pas
en tant que militante : cela implique des difficultés dans la construction
des relations d’enquête 32. L’observation simultanée de plusieurs groupes
me semblait importante pour appréhender des nuances dans les formes
d’action. La visibilité est une ressource précieuse pour les diplômé.e.s
chômeur.se.s, et la chercheuse venue d’ailleurs est vite perçue comme
un canal potentiel de publicité pour la cause et pour chaque groupe en

31. Il s’agit de textes juridiques statuant sur la fonction publique, de la loi de finances, des
questions adressées par les député.e.s aux ministres lors des sessions parlementaires, des
discours royaux et des notes d’organismes chargés de l’intervention publique en matière
d’emploi.
32. Car, selon Daniel Bizeul, tout terrain est problématique parce qu’il implique l’éta-
blissement de relations interpersonnelles non fortuites, construites pour l’intérêt de la
recherche (2007).
26 Lutter pour ne pas chômer

particulier. Ceci peut poser un problème de neutralité et d’équilibre des


r­ apports établis avec chacun des groupes. De plus, mon intérêt affiché pour
la mobilisation des diplômé.e.s a pu parfois provoquer de la méfiance. La
question de recherche que j’explore dans cet ouvrage impliquait l’obser-
vation des lieux du travail militant qui sont souvent préservés du regard
extérieur. La violence policière et les rumeurs à propos des infiltrations
inspirent des craintes. Pour pouvoir rester sur le terrain militant non public
(assemblées, réunions du bureau, intérieur de la manifestation, conversa-
tions privées) en tant qu’observatrice, il fallait se justifier en permanence
et être toujours crédible sur la bonne foi de la démarche.
Mes propriétés sociales n’ont pas été sans effet sur la négociation de
l’entrée et la permanence sur le terrain militant. Mon statut de femme
trentenaire d’origine espagnole, fortement dotée de capital scolaire et sym-
bolique en raison de ma position dans le champ universitaire (doctorante
allocataire d’abord, puis docteure et enfin maîtresse de conférences) a eu
des répercussions sur mes relations avec les enquêté.e.s. Cela se combine
avec une situation de division genrée du travail militant très forte dans les
groupes de diplômé.e.s chômeur.se.s. Les tâches de direction des groupes
sont presque monopolisées par des hommes ; ce sont aussi les hommes
qui ont la plus grande propension à la prise de parole (Fillieule & Roux,
2009 ; Dunezat, 2004). Cette division sexuée du travail militant a influé
sur le matériau recueilli. Lorsque je cherchais à engager des discussions
informelles avec les chômeur.se.s, j’approchais de petits rassemblements de
diplômé.e.s, de préférence mixtes, en attendant le début d’une assemblée
ou d’une action protestataire. La plupart du temps, ce sont les hommes
qui répondaient en premier, monopolisant parfois la parole au détriment
des femmes. Il en a résulté un biais de genre dans mes données : la plupart
des contacts obtenus de cette manière l’ont été avec des hommes, avec
lesquels j’ai réalisé des entretiens ultérieurement.
Cet ouvrage se compose de sept chapitres. Les trois premiers apportent
des éléments pour rendre compte de l’émergence du mouvement des
diplômé.e.s chômeur.se.s en prenant appui sur l’approche du processus
politique (McAdam, 1986) et dispositionnelle de l’engagement militant
(Fillieule, 2001 ; Mathieu, 2002). Je reviendrai donc sur les ressources indi-
gènes de la catégorie mobilisable, les opportunités politiques et les justifi-
cations du passage à l’action. Concrètement, le premier chapitre analyse les
fondements historiques d’une représentation populaire solidement ancrée,
celle qui associe la possession d’un diplôme scolaire (notamment de l’en-
seignement supérieur) à un ensemble de droits sociaux, parmi lesquels
se trouve l’emploi. Cette représentation constitue le principal argument
brandi par les chômeur.se.s pour justifier leur passage à l’action protesta-
taire à partir du début des années 1990. Le deuxième chapitre porte sur la
naissance de la cause des diplômé.e.s chômeur.se.s et montre comment les
premières dénonciations du chômage au Maroc sont l’œuvre d’une caté-
gorie particulière de militant.e.s, très expérimenté.e.s et issu.e.s des rangs
du syndicalisme étudiant. Le but du troisième chapitre est de caractériser
Introduction 27

les membres des groupes de chômeur.se.s. Pour ce faire, je m’appuie sur


une description des propriétés sociales des militant.e.s de la période 2005-
2009, et cela, à partir de plusieurs techniques : un questionnaire proposé à
deux reprises, entretiens, observations et discussions informelles.
Dans le quatrième chapitre, je m’attarde sur l’organisation interne
des groupes, puis sur les ressorts de leur formation et, enfin, sur la diver-
sité des rhétoriques argumentatives du « droit à l’emploi ». Le cinquième
chapitre s’intéresse au répertoire tactique des chômeur.se.s, aux modalités
concrètes de leur protestation. Le déploiement de tactiques suppose une
négociation permanente des frontières du politiquement tolérable, telles
qu’elles sont perçues par les chômeur.se.s et imposées par les autorités.
Le sixième chapitre analyse les ripostes publiques à la pression revendica-
tive des chômeur.se.s qui dépendent, en grande partie, du statut du mou-
vement en tant que source d’opportunités d’action et de légitimation
pour les élites politiques. Enfin, le dernier chapitre aborde la place que
les diplômé.e.s occupent dans l’espace marocain des mouvements sociaux.
Les modalités de cette insertion ont des effets sur leur position dans le
rapport de force vis-à-vis de l’État. Celle-ci, ainsi que la participation
(ou pas) des groupes de chômeur.se.s à une communauté de mouvement
social de gauche, constituent les deux raisons principales de l’installation
de la mobilisation dans la durée.
Chapitre 1
ENSEIGNEMENT ET EMPLOI PUBLIC AU MAROC :
DE L’ÉPOQUE COLONIALE À L’AJUSTEMENT STRUCTUREL

Le mouvement des diplômé.e.s chômeur.se.s repose sur une repré-


sentation solidement ancrée, surtout en milieu populaire : celle qui voit
l’enseignement comme une voie de promotion sociale et qui, par consé-
quent, conçoit la personne diplômée comme porteuse d’un ensemble
de droits, dont le droit à l’emploi. L’objectif de ce chapitre est d’éclairer
les fondements historiques de cette représentation et d’analyser les fac-
teurs qui l’écornent à partir des années 1980. Car la période qui s’écoule
entre l’indépendance du Maroc, en 1956, et le début des années 1980 fait
figure de paradis perdu aux yeux des diplômé.e.s chômeur.se.s protesta-
taires. Elle apparaît dans l’imaginaire collectif, de façon certes mythifiée,
comme l’époque où presque tou.te.s les diplômé.e.s pouvaient convertir
le mérite académique en un emploi valorisant, à travers un recrutement
dans la fonction publique (Ibaaquil, 1987 ; El Maslout, 1999).
Les politiques publiques contribuent à la construction des cadres d’in-
terprétation du monde et à la production d’identités et d’intérêts (Muller,
2000 ; Pierson, 2004 ; Giugni, 2009). Ainsi, l’irruption des diplômé.e.s
chômeur.se.s en tant que sujet politique, ainsi que leur horizon d’attente
(l’emploi dans la fonction publique) ne sont pas indépendants de l’action
publique. Au fil des décennies, la correspondance entre diplôme et emploi
(public) – le premier donnant lieu au second – s’est établie dans les esprits
comme une règle coutumière. En effet, la création de postes dans la fonc-
tion publique connaît une accélération après l’indépendance. Cette accé-
lération répond à la nécessité de pourvoir aux fonctions administratives
laissées vacantes par le départ des cadres coloniaux. Les recrutements
publics qui se réalisent pendant les années 1960 et 1970 permettent de
surcroît au régime de dissiper les crispations d’une jeunesse urbaine édu-
quée, parfois proche des organisations politiques de gauche et opposées
au régime d’Hassan II. De plus, certaines dispositions juridiques régulant
les conditions de recrutement des diplômé.e.s dans la fonction publique
renforcent l’impression de « naturalité » de l’intégration professionnelle
de la jeunesse scolarisée.
Or la croissance postcoloniale des postes dans l’administration n’était
que temporaire. À partir de 1983, la mise en œuvre d’un plan d’ajustement
structurel commandité par les organisations financières internationales
entraîne une réduction sévère de la dépense publique et, logiquement, la
diminution de l’État-employeur. À la fin des années 1980, l’époque où le
30 Lutter pour ne pas chômer

diplôme apparaissait comme un « ascenseur social » (Bouderbala, 2003)


semble révolue. Désormais, certaines filières de l’enseignement supérieur
sont même considérées comme des « usines à chômeur.se.s ».
Ce chapitre retrace les modalités d’intervention publique dans les
domaines de l’enseignement et de l’emploi depuis l’indépendance et
jusqu’au début des années 1990. Sans viser l’exhaustivité historique, je
reviendrai sur les éléments alimentant l’imaginaire des diplômé.e.s qui
commencent à se mobiliser dans les années 1990 : la pratique de recru-
tement dans la période postcoloniale, l’ajustement structurel à partir de
1983 et l’énonciation d’un problème public de chômage des jeunes au
début de la décennie 1990.

L’ENSEIGNEMENT DANS UNE PERSPECTIVE HISTORIQUE :


DE L’ACCÈS COLONIAL RESTRICTIF AUX PROMESSES
POSTCOLONIALES DE GÉNÉRALISATION SCOLAIRE

L’accès des Marocain.e.s à l’enseignement a connu de fortes variations


au fil du temps. Sous les protectorats français et espagnol (1904-1956), le
but du système scolaire était de produire une élite indigène destinée à
occuper les positions subalternes dans l’administration coloniale, tandis
que la majorité de la population était maintenue à l’écart de l’éducation
moderne 1. La gestion des menaces à l’encontre de l’ordre colonial condi-
tionnait le volume et les modalités d’accès des Marocain.e.s au système
scolaire, les pratiques de l’État indépendant s’éloignant a priori de cette
orientation. Si, au temps du protectorat, l’enseignement proposé et le type
d’emploi auquel il donnait accès s’inscrivaient dans une logique de relé-
gation des Marocain.e.s, il en a été différemment après l’indépendance.
Après 1956, les acteurs politiques se sont saisis de l’enjeu de l’enseigne-
ment comme une opportunité d’émancipation populaire et de fidélisa-
tion au projet national postcolonial.

Le temps du protectorat : l’enseignement


pour former des administrateurs subalternes

Sous-tendue par un certain malthusianisme 2, l’implantation scolaire colo-


niale avait pour objet de satisfaire les besoins des colons européens et de
former une élite marocaine restreinte et loyale (González, 2008). Daniel
Rivet écrit à ce propos :

1. L’expression « éducation moderne » est utilisée pour la distinguer de l’enseignement


dispensé dans les écoles coraniques. Dans celles-ci, tolérées par les autorités protectorales,
les élèves apprenaient à lire et à écrire à partir des versets du Coran. L’enseignement « ori-
ginel » dans les écoles coraniques débouchait sur un enseignement supérieur dans les uni-
versités islamiques, al-Qarawiyyin à Fès et al-Youssoufia à Marrakech.
2. Ce malthusianisme visait à limiter la progression de la population scolaire indigène,
notamment musulmane.
Enseignement et emploi public au Maroc 31

Pour ceux-ci [les Marocains], l’école du Roumi 3 a pour raison de former


des fonctionnaires, de manière à pourvoir leur progéniture d’une place au
sein du Makhzen 4. Pour ceux-là, l’école moderne a pour finalité de fournir
à la colonisation une élite de chefs de culture dans le bled, de contremaîtres
sur les chantiers, d’ouvriers professionnels en usine, d’employés dans les
établissements de commerce et de secrétaires dans l’administration : bref
une cascade d’intermédiaires depuis le haut Makhzen jusqu’à la ferme du
colon. (1999, p. 279)
Jusqu’en 1945, le taux de scolarisation en primaire et secondaire dans
les rares écoles payantes destinées aux notables indigènes se maintient à
un niveau très bas 5. À partir de cette date, un vaste programme de scola-
risation est mis en place afin de pallier le rejet des Marocain.e.s à l’égard
de l’emprise coloniale dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale.
Dans la mesure où les collèges marocains ne permettaient pas l’accès au
baccalauréat et n’ouvraient la voie qu’à des emplois assez peu qualifiés
(comme le commerce ou des postes subalternes dans l’administration
locale), le passage par les établissements étrangers était incontournable
pour les jeunes personnes désireuses de poursuivre des études supérieures.
Ceci, au grand dam des autorités coloniales qui devaient valider, via l’octroi
d’autorisations, le départ très redouté de jeunes Marocain.e.s en métropole.
L’arrivée des bacheliers 6 aux portes des études universitaires pose avec
acuité la question du développement des établissements d’enseignement
supérieur au Maroc. Si les autorités coloniales se montrent plus généreuses
quant à l’octroi de visas, la pression de la demande et le risque d’exode les
incitent aussi à poser les bases d’un enseignement universitaire local. Les
premiers diplômés universitaires marocains ont été les lauréats en ingé-
nierie agronome, arrivés sur le marché du travail dans les années 1930.
L’université Mohamed V à Rabat est créée en 1959, alors que la vieille
institution médiévale al-Qarawiyyin demeure spécialisée dans l’enseigne-
ment islamique. Malgré ces développements, la population universitaire
reste cantonnée aux classes supérieures et ne s’ouvre que très lentement
aux classes moyennes pendant la période 1945-1956.
L’ouverture de l’enseignement par les autorités coloniales à partir de
la Seconde Guerre mondiale a des effets visibles sur les niveaux éducatifs
inférieurs. De 1944 à 1956, le taux de scolarisation des enfants marocains
passe de 2 % à 13 % (Chafiqi & Alagui, 2011). L’effort touche surtout
3. Roumi est utilisé dans le sens de « chrétien » et, par conséquent, de colon européen.
4. L’expression Makhzen signifie littéralement « magasin où l’on garde l’impôt en nature
et, par extension, le trésor » (Laroui, 1993, p. 67). La formule est employée pour « dési-
gner l’appareil de domination marocain [tout en en] soulignant le caractère traditionnel
et spécifique » (Catusse & Vairel, 2010, p. 7).
5. Le nombre d’élèves musulmans inscrits dans le cycle primaire est presque multiplié
par huit entre 1918 et 1938, passant de 3 189 élèves à 24 855. En 1938, ils ne sont que
1 345 élèves musulmans inscrits dans le secondaire, dont 366 en établissements européens
(Vermeren, 2002, p. 25).
6. L’usage de la forme masculine de bachelier se justifie ici, car à l’époque l’accès aux
études secondaires était une question fondamentalement masculine.
32 Lutter pour ne pas chômer

l’étape primaire, alors que le développement du secondaire est ralenti par


le déficit de personnel enseignant qualifié. Cette progression donne nais-
sance à une génération d’étudiant.e.s complètement francophone qui
rejoint l’enseignement secondaire dans les années 1950 et l’université
dans les années 1960. Il s’agit de la génération désormais mythique de la
promotion sociale, celle qui occupe les postes laissés vacants par le départ
des membres de l’administration coloniale et qui nourrit l’horizon d’at-
tente des diplômé.e.s chômeur.se.s protestataires à partir des années 1990,
dans un contexte de raréfaction des emplois dans la fonction publique.
Pourtant, on ne saurait généraliser l’ouverture sociale résultant de l’élar-
gissement des effectifs de lycéen.ne.s : la sélection sociale et géographique,
ainsi que genrée, au niveau du secondaire demeurait forte, privilégiant
d’abord les enfants (hommes) des notables et, en second lieu, les petites
classes moyennes urbaines 7.

Au lendemain de l’indépendance :
l’émancipation par l’école ?

Le paysage éducatif hérité de la période coloniale révèle des déficits très


importants  : en 1953, on estime à seulement 8  % le taux de scolari-
sation des enfants dans l’ensemble des établissements scolaires existants
(Dalle, 2001). Le système scolaire fait alors preuve d’un éclatement impor-
tant : écoles françaises (pour l’élite), franco-marocaines, franco-berbères,
israélites, coraniques, etc. La politique éducative est désignée rapidement
comme un lieu charnière de réalisation de la souveraineté nationale. Le
ministère de l’Éducation nationale du Maroc indépendant met en œuvre,
dès la rentrée scolaire d’octobre 1957, une « politique volontariste d’in-
vestissement dans le champ éducatif, qui avait comme objectif la maroca-
nisation de l’encadrement des secteurs clés du développement » (Mellakh,
2000, p. 98) et le remplacement de l’école coloniale par l’école nationale
marocaine.
Désormais, toute réflexion en matière d’enseignement s’articule autour
de quatre principes directeurs : la généralisation (le but du plan quin-
quennal 1960-1964 étant de scolariser tous les enfants de 7 à 13 ans et
de réduire le déséquilibre entre les villes et la campagne), l’unification
(à la disparité institutionnelle léguée par le protectorat devait se substi-
tuer une école nationale unique), la marocanisation (formation de cadres
marocains pour remplacer les coopérants étrangers et adaptation des pro-
grammes scolaires aux réalités nationales) et l’arabisation (la réhabilitation
de la langue arabe comme une langue moderne et un véhicule de conte-
nus pédagogiques).

7. Un exemple du profil sociologique des élèves est fourni à propos du collège Moulay-
Idriss à Fès : la proportion d’enfants issus des couches supérieures inscrits au collège est
de 61,7 % entre 1936 et 1940, puis de 52,4 %, entre 1946 et 1950, puis de 46,4 % entre
1951 et 1955 (Vermeren, 2002).
Enseignement et emploi public au Maroc 33

Une telle déclaration de principes ne supplante pour autant pas la


priorité accordée pendant les premières années de la postindépendance
à la formation des cadres, ce qui va à l’encontre de l’objectif de générali-
sation de l’enseignement 8. De plus, l’accès au cycle secondaire demeure
fortement élitiste, en dépit de la progression du nombre d’élèves de pri-
maire et de collège. Le taux de scolarisation pour les enfants de 7 à 14 ans
passe de 12 % en 1955 à 38 % en 1959, mais la priorité du ministère de
l’Éducation nationale entre 1962 et 1965 est plutôt d’endiguer le flux
de lycéen.ne.s, de manière que seul 1 % des élèves inscrit.e.s en primaire
puisse atteindre le niveau universitaire (Vermeren, 2002). Cela est à l’ori-
gine, comme nous le verrons plus loin, d’un conflit social et politique
dont les effets sont durables.
Malgré la faiblesse numérique des cohortes scolarisées, l’origine socio-
économique des étudiant.e.s universitaires inscrit.e.s dans les années 1960
et 1970 témoigne d’un rapprochement effectif de l’idéal de démocra-
tisation. La proportion d’élèves issus des classes moyennes et popu-
laires augmente parmi les inscrit.e.s. Il s’agit d’une cohorte, née dans les
années 1940-1950, qui a bénéficié des politiques de développement de
la scolarisation après la Seconde Guerre mondiale. La promotion sociale
effective de cette cohorte est favorisée par le besoin de cadres, ainsi que
par la pénurie d’enseignant.e.s dans les universités.
Mais le développement des effectifs dans l’enseignement universitaire 9
s’accompagne aussi d’une différenciation progressive entre les filières dites
« d’élite » – scientifiques et francophones – et des filières de plus en plus
décrédibilisées, arabisées et littéraires. Les disciplines juridiques et littéraires,
de plus en plus ouvertes du point de vue de leur recrutement social, sont
délaissées par les héritier.ère.s au profit des filières scientifiques et tech-
niques, ainsi que des filières sélectives dans les grandes écoles 10. L’accès à
ces dernières est marqué par une restriction croissante, alors que le discré-
dit des filières arabisées s’explique par la massification et par les problèmes
d’insertion professionnelle rencontrés par leurs diplômé.e.s à partir des
années 1980. En effet, pour ces dernier.ère.s, le principal débouché est le
métier d’enseignant.e, qui souffre par répercussion d’une dévalorisation
sociale en raison de la disqualification progressive des cycles primaire
et secondaire. L’insertion dans la fonction publique via le service civil
(voir infra) ou dans les équipes d’enseignant.e.s des universités en plein
8. Les ministères créent leurs centres de formation : l’École nationale d’agriculture de
Meknès, rattachée au ministère de l’Agriculture  ; l’École nationale d’administration
publique, rattachée au ministère de l’Administration publique ; des écoles régionales de
formation et l’École normale supérieure, destinées à former des professeur.e.s du secon-
daire et rattachées au ministère de l’Éducation nationale. En raison du rythme accéléré
de croissance des structures ministérielles, des « cadres » étaient prérecrutés avant l’obten-
tion du baccalauréat.
9. Mille étudiants en 1956, 8 100 en 1964-1965, 10 553 en 1969-1970 (Vermeren, 2002,
p. 331).
10. L’enseignement supérieur marocain a hérité de la dualité du système français, avec
des filières sélectives (grandes écoles et instituts) et des filières non sélectives (université).
34 Lutter pour ne pas chômer

d­ éveloppement sont les deux voies d’insertion professionnelle privilégiées


par les diplômé.e.s de l’université publique entre les années 1960 et 1980.
Celles et ceux qui, à partir du début des années 1990, dénoncent les
difficultés d’insertion professionnelle à travers la protestation sont, pour
une large partie, des diplômé.e.s des facultés publiques arabisées. Ils et elles
se conçoivent comme les victimes des travers d’une arabisation qui, appli-
quée de manière partiale, les dévalorise face aux enfants de l’élite, scola-
risés dans des établissements francophones ou dans les filières sélectives.

L’arabisation : d’un symbole de souveraineté nationale


à un instrument de sélection sociale

L’arabisation de l’enseignement était une revendication de longue date, déjà


présentée par le Mouvement national 11 comme un enjeu de souveraineté
à l’époque du protectorat. Après 1956, des acteurs concurrents portent
l’arabisation comme revendication applicable à l’enseignement, mais ils
divergent quant aux objectifs de celle-ci : pour les forces de gauche et d’op-
position à la monarchie, la défense de l’arabisation découle de la défense
du droit à l’éducation des classes populaires à travers l’établissement d’une
École nationale marocaine ; pour les conservateurs nationalistes (Istiqlal),
l’arabisation doit permettre d’effacer le legs de la colonisation et de réha-
biliter l’identité musulmane du pays ; pour le régime, il est surtout ques-
tion d’uniformiser linguistiquement le royaume et d’asseoir la légitimité
religieuse du roi (en tant que descendant du Prophète et « commandeur
des croyants »). À cause de la partialité et de l’incohérence avec lesquelles
l’arabisation est conduite, celle-ci aboutit rapidement à une ségrégation
des classes populaires.
La première tentative d’arabisation, au cours préparatoire 12 de la ren-
trée scolaire de 1957, est un désastre en raison du manque de cadres for-
més en langue arabe. L’arabisation devient néanmoins l’objectif principal
du premier plan quinquennal (1960-1964) pour l’éducation. Or, en 1965,
le ministère de l’Éducation fait le constat de l’échec de sa politique, tou-
jours par manque de moyens humains. Afin de sortir de l’impasse dans
laquelle l’éducation primaire en voie d’arabisation s’est engouffrée, le
ministre Mohamed Benhima propose l’arabisation progressive du cycle
secondaire (sauf pour les matières scientifiques), mais aussi l’établissement
d’une sélection à l’entrée du secondaire. En février 1965, une circulaire
est publiée stipulant que les élèves nés avant 1948 (c’est-à-dire ayant
18 ans ou plus au cours de l’année) ne peuvent pas entrer dans le second
cycle du secondaire. La mesure provoque les protestations de jeunes et
d’organisations syndicales, parce qu’elle implique une limitation de facto à
11. Le Mouvement national marocain fait référence à la mouvance nationaliste, notamment
urbaine, qui a milité contre les protectorats français et espagnol depuis les années 1930 et
qui avait comme but l’indépendance du pays.
12. Le « cours préparatoire » correspond à la première année du cycle primaire dans le
système scolaire hérité du protectorat et en vigueur de 1956 à 1990.
Enseignement et emploi public au Maroc 35

l’obtention du baccalauréat, diplôme alors déjà perçu comme une condi-


tion sine qua non de promotion sociale. Afin d’endiguer les protestations,
le régime déclare l’état de siège dans des dizaines de villes durant quatre
jours : l’armée est déployée, le couvre-feu instauré et plus de trois mille
lycéen.ne.s sont arrêté.e.s. Le nombre de mort.e.s demeure incertain, la
presse étrangère en recensant plus de mille (alors que les autorités maro-
caines n’en reconnaissent que quelques dizaines).
Les événements de 1965 ont des effets marquants et durables sur la vie
politique marocaine. La Constitution est suspendue et l’état d’exception
instauré pour cinq ans. Selon Mohamed El Ayadi, ces événements « ont
été un moment de cristallisation du conflit entre deux conceptions poli-
tiques du pouvoir. Celle qui revendiquait l’instauration d’une monarchie
constitutionnelle et celle qui ne voulait pas aller au-delà d’un Makhzen
rénové » (1999, p. 197). La tension générée par une question relative à
l’enseignement révèle, pour le régime, le potentiel perturbateur du champ
éducatif. Ces événements renforcent également le statut de l’arabisation
comme cheval de bataille de l’opposition. Celle-ci considère que l’ensei-
gnement en français viserait in fine à exclure le plus grand nombre du sys-
tème éducatif et à réserver les filières garantes de promotion sociale aux
élites. La défense de l’arabisation à des fins d’égalitarisme social rallie les
courants politiques de gauche, ainsi que l’Union nationale des étudiants
du Maroc (UNEM).
Le rapport du régime avec l’arabisation est plutôt ambigu. Si, en 1966,
la politique gouvernementale semble résolument orientée vers le bilin-
guisme (Nissabouri, 2005), Hassan II lance en 1968 un projet d’appui aux
écoles coraniques. Officiellement, l’initiative vise à renforcer l’insertion
scolaire dans les régions rurales et dans les milieux très populaires. Elle
est aussi présentée comme une manière de consolider l’enracinement
dans la tradition musulmane, d’affaiblir le statut du français en faveur de
l’arabe comme langue véhiculaire d’enseignement et d’amplifier l’ac-
cès des enfants aux institutions scolaires 13. Pourtant, de nombreuses voix
émanant de cercles militants et intellectuels signalent l’effet « domestica-
teur » que la pédagogie des msids, fondée sur l’enseignement à travers le
Coran de la grammaire, du calcul et des valeurs, a sur les élèves (Felk, 1999,
p. 63). Au début des années 1970, l’arabisation sélective de l’enseignement
­secondaire (seulement pour les lettres et l’histoire) s’accompagne de l’in-
troduction de cours d’instruction islamique en lieu et place de ceux de
philosophie. La didactique de l’histoire se fait dans une version mythifiée,
très accommodante à l’égard d’un nationalisme consensuel et acritique
envers le pouvoir. Les méthodes d’apprentissage en sont ainsi affectées,
en raison de la faible préparation des enseignant.e.s recruté.e.s à la hâte.
En 1989, l’arabisation du secondaire est achevée, y compris pour les
enseignements scientifiques. Afin d’encadrer les lycéen.ne.s ­arabophones

13. À la fin des années 1990, les msids (écoles coraniques) scolarisent encore plus de 76 %
des enfants de 5 à 7 ans, ce qui fait des écoles religieuses la base même du système scolaire.
36 Lutter pour ne pas chômer

arrivant dans les universités, des enseignant.e.s arabophones – doctorant.e.s


ou jeunes docteur.e.s – sont recruté.e.s dans les établissements de cycle
supérieur. Néanmoins, l’arabisation du secondaire ayant été plus rapide
que celle du supérieur, en 1990 des milliers de bachelier.ère.s issu.e.s
de sections scientifiques et techniques (disciplines toujours enseignées
en français à l’université) doivent renoncer à suivre ces études à l’uni-
versité et se réorienter vers les filières arabophones que ces jeunes sont
aptes à suivre.
Le processus d’arabisation finit par toucher l’enseignement supérieur,
mais de façon partielle, car une bonne partie des études scientifiques
demeure enseignée en français. Le déséquilibre entre l’arabisation de
l’école publique et la demi-francisation de l’université accroît à la fois la
sélectivité et la relégation d’un grand nombre de filières universitaires : il
s’opère une fracture entre, d’une part, celles qui connaissent la massifica-
tion (d’abord les études littéraires, en arabe) 14 et, d’autre part, les filières
élitistes et sélectives, lieux d’une forte reproduction sociale à partir de la
décennie 1980 15. Le mouvement est donc double, de massification et de
sélection : s’il y a certes de plus en plus d’étudiant.e.s, en revanche les pro-
grammes d’études garants d’une certaine promotion sociale sont de plus
en plus restrictifs. La dichotomie linguistique est à ce stade indéniable :
L’arabe sera assigné à l’enseignement de programmes littéraires, historiques
ou idéologiques, et le français à celui de disciplines scientifiques. L’instau-
ration de cette dichotomie [...] va transformer dans les consciences l’École
nationale marocaine en une institution de « classe » et la politique d’ara-
bisation, en un instrument de sélection sociale. (Nissabouri, 2005, p. 22)

En effet, les écoles privées, qui ne sont pas obligées d’arabiser leurs conte-
nus, sont de plus en plus prisées par les enfants de l’élite 16.
Ce fossé entre filières se répercute sur l’avenir professionnel des
diplômé.e.s. À partir des années 1980, les difficultés dans la maîtrise de la
langue (française) sont déjà considérées comme un sérieux obstacle à l’in-
sertion professionnelle. Les discours faisant le constat de l’échec du système
scolaire foisonnent et inaugurent une période de réformes successives 17.

14. En 2008, 75 % des étudiant.e.s universitaires sont inscrit.e.s dans des cursus de lettres, de
sciences humaines, religieuses et juridiques... enseignées en arabe. À l’inverse, les inscrit.e.s
dans les filières sélectives, socialement valorisées, ne représentent que 4 % des étudiant.e.s
de l’enseignement supérieur (Ghouati, 2016).
15. Les instituts publics de formation en management, comme l’Institut supérieur de com-
merce et d’administration des entreprises (ISCAE), sont des exemples de filières publiques
à sélectivité croissante qui échappent au stigmate des facultés massifiées.
16. Selon le think tank Global Initiative for Economic, Social and Cultural Rights, 9 %
des élèves étaient inscrit.e.s dans l’enseignement privé en 2009 ; en 2015, le taux a atteint
15 % : rapport sans titre, en ligne : https://tbinternet.ohchr.org/Treaties/CESCR/Shared%
20Documents/MAR/INT_CESCR_IFL_MAR_19416_F.pdf (janvier 2020).
17. En février 2017, la nouvelle apparaissait dans plusieurs médias marocains et français : après
trente ans d’arabisation complète de l’enseignement, le ministère de l’Enseignement a pro-
posé au roi, sans l’accord du Premier ministre, un projet de refrancisation de l’école obligatoire.
Enseignement et emploi public au Maroc 37

Un système d’enseignement
soumis à des réformes régulières

Au début des années 1980, longtemps après l’euphorie de l’indépendance,


de nombreux acteurs (experts universitaires, médias, partis, gouvernement,
etc.) participent à l’élaboration d’un discours public sur la crise du système
scolaire. Celui-ci serait touché par un ensemble de problèmes :
saturation de la fonction publique, chômage des diplômés de l’enseigne-
ment supérieur, incapacité des tissus économiques à absorber tous les
lauréats des instituts de formation, faibles niveaux de maîtrise des capaci-
tés langagières et communicationnelles des lauréats et des compétences
transversales, etc. (Chafiqi & Alagui, 2011, p. 4).

Des ministres, des professeur.e.s d’université et d’autres expert.e.s nour-


rissent le discours de la crise en produisant des ouvrages à mi-chemin entre
l’expertise et l’essai politique (Maslout, 1999 ; Berdouzi, 2000 ; Ameziane,
2003 ; Bencheikh, 2004). Ce genre côtoie d’autres travaux qui répondent
davantage aux règles de la recherche universitaire (Ibaaquil, 1996 ; Farfah,
2001 ; Souali, 2004). Malgré la différence des registres employés, tous ces
récits s’accordent à signaler un « besoin » de réformer l’enseignement.
La massification, la perte de qualité, le manque d’orientation, l’utilisa-
tion négligente des ressources, le choix erratique des langues d’enseigne-
ment ou encore la démotivation des enseignant.e.s (Bencheikh, 2004 ;
Akesbi, 2002) sont évoqués comme d’autres indicateurs de la crise de
l’école et de l’université marocaines. Répercutés sur tous les cycles, ces
problèmes contribueraient à éloigner le système éducatif du prétendu
objectif d’équité sociale. De plus, les établissements étrangers et privés
se développent, investis par les enfants des classes supérieures. La langue
d’enseignement canalise la ségrégation, l’arabe s’installant comme l’ou-
til d’apprentissage dans le système public et le français comme celui des
écoles privées. Dans un contexte d’ouverture internationale et de rareté
croissante de l’emploi, où la maîtrise des langues étrangères est un atout,
la ségrégation linguistique dans le milieu scolaire se révèle lourde de
conséquences en matière d’insertion professionnelle sur le moyen terme.
Les réflexions les plus critiques sur la crise de l’enseignement sou-
lignent que le système aurait atteint les objectifs implicites de ségrégation
sociale qui découlaient logiquement des politiques mises en œuvre depuis
l’indépendance, notamment l’arabisation incohérente et partielle. Pour ces
auteur.e.s qui déplorent le biais classiste de l’école marocaine, le slogan
« généralisation, unification, marocanisation et arabisation » ne serait donc
qu’un appât pour rallier la société à une politique qui, en réalité, génère
plus d’exclusion que d’intégration (Salmi, 1985).
À partir de la fin des années 1980, plusieurs programmes de réforme
de l’enseignement se succèdent (Kohstall, 2002). Leurs mises en place
correspondent souvent à une relève gouvernementale et sont tantôt jus-
tifiées comme des opérations de sauvetage, tantôt accusées d’aggraver les
38 Lutter pour ne pas chômer

défaillances du système scolaire. Chacune de ces réformes s’explique offi-


ciellement par la « nouveauté » qu’elle apporterait à l’organisation du sys-
tème d’enseignement par rapport à la réforme qui la précède (El Maslout,
1999). Si le contenu des réformes change, leurs buts demeurent sem-
blables : rationalité budgétaire, garantie de l’ouverture à l’économie pro-
ductive, développement de la qualité des contenus et de la performance
des élèves, etc. (Souali, 2006) 18. En juillet 1980, le ministère de l’Ensei-
gnement ­supérieur annonce que les universités vont restreindre l’accès
aux prochain.e.s bachelier.ère.s, le but étant de freiner les effets de la mas-
sification sur la qualité de l’enseignement. En 1986, la Banque mondiale
publie un rapport sur l’enseignement au Maroc, dont les conclusions sont
fort pessimistes. Cela constitue la toile de fond d’une première grande
réforme du secteur, pleinement inscrite dans l’esprit qui accompagne
l’application de l’ajustement structurel. Elle compte aussi avec la super-
vision des organismes internationaux, qui recommandent la suppression
de la gratuité, une « irrationalité budgétaire » considérée comme négative
pour l’équité sur le long terme.
Une réforme adoptée en 1990 porte sur la réorganisation des études.
L’enseignement fondamental s’étale désormais sur neuf ans et est scindé
en deux cycles de six ans (premier cycle, de 7 à 13 ans) et trois ans (second
cycle, de 13 à 16 ans) ; l’enseignement secondaire, d’une durée de trois
ans pour les 16 à 18 ans, intègre désormais une section générale et une
section technique. La réforme prévoit aussi un renforcement de la for-
mation professionnelle, à partir du second cycle de l’enseignement fon-
damental. Les impacts de cette réforme sur l’objectif proclamé d’équité
restent limités. Quant à l’objectif de scolarisation généralisée, reporté
depuis le plan quinquennal de 1960-1964 et fixé pour l’année 2000, il est
loin d’être atteint : près du tiers des enfants en âge d’être scolarisés dans
l’enseignement fondamental ne le sont pas. La situation est encore plus
grave en milieu rural, où la moitié des garçons et les deux tiers des filles
ne sont pas scolarisé.e.s.
La restructuration des cycles primaire et secondaire ne fait pas taire
les propos alarmistes sur la progression de la crise, qui se répètent tout
au long des années 1990. Désormais, la saillance accrue du chômage et
des protestations vient renforcer les arguments justifiant les réformes. Le
Conseil national de la jeunesse et de l’avenir (CNJA), mis en place par
Hassan II en 1991 pour s’attaquer au chômage des diplômé.e.s, cible trois
problèmes : le manque de correspondance entre les besoins du marché
de l’emploi et l’enseignement ; l’abandon scolaire et la non-scolarisation
d’une partie non négligeable d’enfants ; la faible qualité des contenus
et la mauvaise performance des élèves. En 1995, un autre rapport de la
18. Florian Kohstall estime que la réforme relative à l’élection des présidents d’université
dans le cadre de la Charte est un bon exemple de traduction autoritaire de la norme inter-
nationale. Bien que la procédure ressemble à un appel d’offres, le président est nommé
par le roi, de manière que la tutelle ministérielle (ou royale) sur les universités est main-
tenue (Kohstall, 2009).
Enseignement et emploi public au Maroc 39

Banque mondiale conseille à nouveau l’introduction de frais de scolarité


et la libéralisation du secteur éducatif.
En 1999, Mohamed VI présente devant le Parlement la Charte natio-
nale pour l’éducation et la formation. Celle-ci s’inscrit dans un pro-
gramme de réforme lancé par son père peu avant de décéder, avec la
mise en place de la Commission spéciale pour l’éducation et la formation
(COSEF). Hassan II avait chargé son conseiller Abdelaziz Mziane Benfkih
d’associer à cette commission les principaux partis politiques (aussi bien
ceux de l’opposition que les formations proches du Palais), les organisa-
tions professionnelles du monde de l’enseignement, ainsi que des person-
nalités de la société civile (organisations non gouvernementales, secteur
religieux, etc.). Le but de cette composition plurielle était de fabriquer
un récit consensuel sur les problèmes de l’éducation et les solutions à y
apporter, à travers « une représentation appropriée du paysage politique »
(Kohstall, 2009, p. 202). Il s’agit de la première expérience de ce qui
pourrait être considéré comme une sorte de gouvernance par commis-
sion, promue par le Palais dans un contexte politique particulier, celui de
l’Alternance gouvernementale de 1998 qui voit arriver l’Union socialiste
des forces populaires (USFP) à la tête du gouvernement.
Largement favorisée par Mohamed VI, la « gouvernance par commis-
sion » permet au Palais de préserver sa position d’arbitre sur des ques-
tions désignées d’importance stratégique, les « chantiers du règne » (Bono,
2010), dont la gravité exigerait une approche au-delà des « particularismes
partisans 19 ». Tout en associant les principaux acteurs concernés dans un
espace de discussion balisé par le Palais, la pratique de la commission per-
met de satisfaire à la fois l’injonction internationale de gouvernance mul-
tiniveau et le maintien du leadership du Palais (Roussillon & Ferrié, 2006).
Comme dit Akesbi :
La réforme éducative et de formation a fait l’objet d’une mise sous tutelle
jamais vue par le passé. Malgré l’existence du gouvernement déclaré « d’al-
ternance » [...], le Maroc a assisté à un détournement du projet de la
réforme de l’éducation dans le cadre de la création d’une Commission
royale. [...] [La Charte] va mélanger des référentiels (citoyens, droits de
l’homme, rationalisation, participation) sans se poser la moindre ques-
tion sur leur incompatibilité et les contradictions qu’ils soulèvent avec la
non-implication des concernés, la référence au sacré et les lignes rouges
imposées à la pensée. (2003, p. 53)

Les conclusions de la COSEF sont présentées au Parlement à partir de


2000 et transformées en lois approuvées à l’unanimité. Cela peut refléter
la faible marge de manœuvre des député.e.s, contraint.e.s d’assumer les
principes que des membres de leur parti avaient adoptés à huis clos devant
les conseillers du roi. Ces lois ont touché à l’élection des président.e.s
d’université et ont permis l’adoption du système licence-maîtrise-­doctorat

19. Discours de la fête du Trône, 1997.


40 Lutter pour ne pas chômer

(LMD) pour les études supérieures, ainsi qu’une nouvelle organisation


des cycles éducatifs 20.
Mais une des images de marque de la réforme de l’enseignement de
2000-2002 est l’extension de l’offre de programmes éducatifs dans le sec-
teur privé. En effet, la décennie 2000 voit la floraison d’établissements pri-
vés proposant pléthore de certificats techniques : infirmerie, hôtesses de
l’air, informatique, gestion des ressources humaines, etc. Les nouveaux pro-
duits éducatifs sont supposés réparer l’ascenseur social et faire enfin le lien
entre la formation et les besoins du marché. Le management en ressources
humaines et offshoring, des formations adressées aux opérateurs de centres
d’appels ou encore des ingénieries en génie civil et télécommunications
sont communément présentées comme des formations d’avenir, les seules
à pouvoir préserver les diplômé.e.s du risque du chômage. Les opérateurs
publics ont d’ailleurs suivi la tendance. À titre d’exemple, l’offre des ins-
tituts supérieurs de technologie appliquée, relevant de l’Office de la for-
mation professionnelle et de la promotion du travail (OFPPT), opérateur
public de formation professionnelle rattaché au ministère de l’Emploi et
des Affaires sociales, s’élargit dans les années 2000 avec des formations telles
que développeur multimédia, expert en commerce international, en ges-
tion hôtelière ou en micro-ordinateurs et télécommunications d’entreprise.
Les débouchés professionnels dans le secteur privé que ces nouvelles
formations techniques promettent sont constamment discrédités dans le
discours des groupes de chômeur.se.s. En dépit de la rhétorique sur la crise
de l’enseignement et sa réforme nécessaire, les chômeur.se.s constatent
que l’administration publique ne cesse de recruter, mais seulement des
personnes qui peuvent se prévaloir de réseaux personnels (wasta). Ce fai-
sant, les modalités d’entrée dans la fonction publique s’éloigneraient des
procédures réglementées dans le statut de la fonction publique. Celles-ci,
comme nous le verrons dans la section qui suit, renforcent la naturalité
d’un lien entre diplôme et emploi envisagé comme un « droit ».

L’EMPLOI PUBLIC JUSQU’AUX ANNÉES 1990 :


LES FONDEMENTS D’UNE COUTUME DEVENUE UN DROIT

La mission de mon père s’achève à mes 18 ans. Après, c’est à l’État de


veiller à mon avenir 21.

20. Encore en octobre 2009, un nouveau « plan d’urgence » était proposé pour l’enseigne-


ment universitaire, afin de pallier le taux élevé de redoublement et d’abandon de l’univer-
sité. Celui-ci devait surtout viser l’ouverture de nouveaux établissements universitaires et le
renouvellement de ceux déjà existants, ainsi que le renforcement des activités de recherche.
En 2005, la durée moyenne d’une licence était de 9,33 ans et le taux de déperdition en
première année de licence était de 50 % (Ghouati, 2016).
21. Entretien avec un membre d’un groupe de troisième cycle, Rabat, décembre 2008.
Enseignement et emploi public au Maroc 41

J’ai une licence en études islamiques... Qui voudra de moi, si ce n’est


l’administration 22 ?

Ces propos ont été formulés par des membres de groupes de diplômé.e.s
chômeur.se.s alors que je les invitais à exposer les raisons de leur adhésion
à un groupe protestataire. Dans leurs récits, l’État demeure responsable
du devenir professionnel des personnes diplômées par le système public.
Le « devoir à accomplir » que ces militant.e.s exigent de l’État se com-
bine avec la proclamation d’une sorte de don de soi à l’État. Autrement
dit, selon le discours de certains groupes protestataires, l’embauche dans
l’administration publique n’implique pas seulement la satisfaction du droit
à l’emploi du ou de la diplômé.e, mais elle crée aussi l’occasion pour que
la personne diplômée puisse retourner à l’État, sous forme de travail, les
deniers publics investis dans sa formation.
Si ces considérations relèvent certes d’une démarche de construction
de l’acceptabilité sociale de la protestation (Collovald & Gaïti, 1992), elles
ne s’appuient pas moins sur des faits concrets. En effet, la progression
de la scolarisation durant les premières années de la postindépendance
avait stimulé la formation d’une classe moyenne (Bouderbala, 2003). La
politique économique adoptée après l’indépendance comportait certains
éléments développementalistes et une certaine protection sociale : santé,
éducation, salaire minimum pour les emplois formels, droits syndicaux
et emploi dans le secteur public (Ben Ali, 1991) 23. Le besoin d’assurer la
loyauté des couches moyennes était encore plus pressant dans le contexte
crispé des années 1970, pendant lesquelles les rapports entre le régime et
les opposants politiques étaient extrêmement violents 24 (Catusse, 2013).
L’insertion dans l’administration constituait un instrument de fidélisation
de la classe moyenne : les personnes diplômées, formatées par les dispo-
sitifs éducatifs publics intégraient un appareil bureaucratique inféodé au
ministère de l’Intérieur, qui contrôlait les recrutements (Longuenesse,
Catusse & Destremeau, 2005).
Au moment de l’indépendance, quelques centaines de personnes diplô-
mées se sont retrouvées à la tête de postes à responsabilité technique,
­économique et académique (entreprises publiques, secteur banquier, ensei-
gnement, etc. 25). De plus, le statut de la fonction publique, adopté en 1958
et soumis depuis à quelques petites révisions seulement, prévoit l’em-
bauche sur titre ou à travers le service civil (un substitut au service mili-
taire) des diplômé.e.s de l’enseignement secondaire et universitaire. De tels

22. Entretien avec un membre d’un groupe de troisième cycle, Rabat, décembre 2008.


23. Néanmoins, le développement des services sociaux n’arrivera jamais à satisfaire les
besoins fondamentaux de la plus grande part de la population, même dans les périodes
les plus volontaristes du développementalisme (Catusse, 2009).
24. Deux tentatives de coup d’État contre Hassan II ont lieu en 1971 et 1972.
25. L’effort public mis dans le développement d’infrastructures scolaires se traduit parfois
même par l’embauche de diplômé.e.s n’ayant atteint que le seuil du baccalauréat, selon
Vermeren (2002).
42 Lutter pour ne pas chômer

procédés de recrutement presque immédiat ont consolidé la perception


de l’emploi public comme un acquis pour une certaine catégorie sociale.
Dans les pages qui suivent, je passe en revue les éléments réglementaires
qui ponctuent les attentes des diplômé.e.s chômeur.se.s protestataires.

La marocanisation de l’administration :
du mépris à l’engouement pour un emploi stable

Au temps du protectorat, la fonction publique était le lieu par excellence


de l’assimilation de l’élite indigène au projet colonial. L’appareil bureau-
cratique était divisé entre une administration traditionnelle réservée aux
« indigènes » et une administration moderne, dite « néo-chérifienne »
ou de « cadres mixtes ». Pendant longtemps, les Marocains ne pouvaient
aspirer à entrer dans l’administration néo-chérifienne qu’en occupant
des positions subalternes. D’ailleurs, jusqu’aux années 1940, la fonction
publique était la seconde option professionnelle envisageable pour l’infime
minorité des Marocains qui accédait aux établissements d’enseignement
étrangers. Cette élite s’orientait davantage vers les professions libérales,
socialement valorisantes et financièrement lucratives. Il en était autrement
pour les élèves des collèges musulmans qui se destinaient à l’administra-
tion afin de surmonter les limitations posées par un diplôme les écartant
d’office de certaines professions 26. Le résultat est que, entre 1913 et 1938,
la grande majorité des candidats marocains attirés par la fonction publique
ne possédaient pas les diplômes requis selon les règlements des concours
(une licence de droit notamment).
Malgré l’apparente indifférence des classes supérieures marocaines à
l’égard des débouchés dans l’administration, la fonction publique s’ouvre
aux locaux afin d’endiguer la contestation nationaliste. La Résidence 27
accélère, à partir de 1939, l’entrée des Marocains dans des administrations
mixtes – c’est-à-dire dans l’administration néo-chérifienne par opposition
aux « cadres Makhzen » réservés exclusivement aux indigènes. Pour ce faire,
l’équivalence entre le baccalauréat français et le diplôme de fin d’études
secondaires du régime d’enseignement marocain est reconnue. Mais le
déclenchement de la Seconde Guerre mondiale brise cette dynamique
et enterre ces dispositions : en 1944, la présence des Marocains dans les
postes publics non subalternes ne dépasse pas 25 %.
Un décret royal (dahir) publié le 8 mai 1948 supprime les concours
et autorise les recrutements sur titre, au niveau du baccalauréat ou de la
licence, « afin d’éviter aux Marocains de concourir avec des candidats fran-
çais souvent plus diplômés » (Vermeren, 2002, p. 221). Malgré l’objectif

26. Selon une étude réalisée sur le collège musulman de Fès, 25 % des élèves voulaient
entrer dans l’administration en 1925. En 1935, la proportion était montée à 56,56 %. En
ce qui concerne l’aspiration aux professions libérales, elles passent de 18,85 % en 1925 au
double en 1935 (Vermeren, 2003).
27. La Résidence est le nom donné aux autorités représentant la puissance coloniale (la
France) dans le protectorat du Maroc.
Enseignement et emploi public au Maroc 43

affiché d’augmenter la présence de nationaux dans les administrations, le


nombre limité de diplômés disposant d’un niveau suffisant pour y pos-
tuler limite les effets du dahir. Cette même année, l’École marocaine de
l’administration (EMA) est créée pour surmonter cet écueil. Son but est
de former les étudiants aux tâches de la fonction publique, mais aussi de
freiner les départs vers la France.
La réputation de l’école se voit rapidement écornée à cause de sa poli-
tique d’admission très bienveillante : elle accueille aussi bien des personnes
diplômées que des personnes sans aucune préparation académique. Des
étudiant.e.s possédant des niveaux d’études disparates (bacheliers, licenciés
ou titulaires de certificats d’études supérieurs délivrés par d’autres établis-
sements) peuvent suivre une formation d’un an aboutissant à l’obtention
d’un brevet qui leur permet de candidater à un poste de cadre princi-
pal. À partir de 1953, l’EMA élargit son offre de formation en créant un
cycle d’études supérieures destiné aux licenciés universitaires. Le titre ainsi
obtenu permet de candidater à des postes de magistrats et de cadres supé-
rieurs. Mais l’hospitalité de l’institution a pour conséquence la dévalori-
sation de la formation dispensée, perçue comme de moindre qualité que
les études universitaires. Ainsi, l’école n’atteindra pas son but de dissuader
les bacheliers de partir en France et devra se contenter d’accueillir des
étudiants issus de l’enseignement secondaire qui s’y orientent par défaut,
n’ayant pas d’autres perspectives professionnelles.
En 1954, sur les 48 069 agents de service que compte l’administration
du protectorat, presque 25 000 sont des Français. Sur les 23 000 fonc-
tionnaires marocains, 2 635 sont des cadres mixtes (soit 10 % de l’admi-
nistration néo-chérifienne). La fraction des fonctionnaires supérieurs ne
compte que 2,73 % de Marocains. Les élites marocaines continuent à être
plus attirées par les activités commerciales et les professions libérales que
par les postes de fonctionnaires subalternes que les autorités françaises sont
disposées à leur accorder. Ce n’est qu’à partir de 1956 que nombre de
titulaires de diplômes universitaires remplacent les Français aux plus hauts
postes de la hiérarchie administrative. En réalité, « l’indépendance pro-
voque un appel d’air sans précédent en direction de toutes les ­diplômées
et tous les diplômés de l’enseignement, jusqu’aux lycéens et collégiens
en cours de formation » (Vermeren, 2002, p. 224) vers l’administration
en cours de nationalisation.

Le statut général de la fonction publique


de 1958 et le service civil

En 1958 est adopté le statut général de la fonction publique 28. Le


texte établit les conditions d’accès à un emploi dans l’administration :
elles concernent la nationalité, l’exercice des droits civiques, l’aptitude

28. Dahir nº 1-58-008 du 4 chaabane 1377 (24 février 1958) portant statut général de la


fonction publique.
44 Lutter pour ne pas chômer

­physique 29 et l’accomplissement des obligations militaires ou, le cas


échéant, du service civil. Ainsi, « nul ne peut être nommé à un emploi
public s’il ne possède la nationalité marocaine », « s’il ne jouit pas de ses
droits civiques et s’il n’est pas en bonne moralité 30 ». Une condamnation
pénale barre l’accès à un emploi public. Dans la pratique, cependant, cette
condition connaît des exceptions : c’est le cas des prisonniers politiques
des années de plomb qui ont réintégré leur poste après leur libération 31.
L’accès à la fonction publique repose sur le principe d’égale admissibi-
lité aux emplois publics. Ainsi, l’article premier du statut de 1958 déclare
que « tout Marocain a droit d’accéder dans des conditions d’égalité aux
emplois publics ». Ce principe est inscrit dans la Constitution de 1996 :
« tous les citoyens peuvent accéder, dans les mêmes conditions, aux fonc-
tions et emplois publics » (article 12). Il est légèrement reformulé dans la
Constitution de 2011 : « l’accès aux fonctions publiques [est garanti à tous
les citoyens] selon le mérite » (article 31). Ce principe d’universalité et
d’équité connaît néanmoins des exceptions, au bénéfice des ex-­résistants
de la libération nationale et des ex-combattants du Sahara occidental :
emplois réservés, dispenses d’âge et, éventuellement, octroi d’avantages
matériels supplémentaires. Selon Rachid Boujemaa, les obstacles et les
favoritismes fondés sur des considérations ethniques, religieuses et poli-
tiques sont déclarés illégaux (1983). Pourtant, l’existence d’irrégularités
dans le recrutement de fonctionnaires semble un phénomène courant 32
(Hibou & Tozy, 2000).
La procédure de recrutement prévalant dans la fonction publique est le
concours, organisé par le département concerné. L’annonce du concours
doit être publiée dans le Bulletin officiel, mais ce prérequis suscite une
double critique de la part des diplômé.e.s chômeur.se.s. D’un côté, la pra-
tique est dénoncée comme provoquant une forme de discrimination liée à
l’accès inégal à l’information car « les chômeurs ne peuvent pas acheter le
Bulletin officiel tous les jours 33 ». À sa place, certain.e.s diplômé.e.s plaident
pour la mise en place de systèmes d’appel à c­andidatures n ­ ominatifs d­ iffusés
29. Le texte de 1958 établit que les candidats « doivent posséder l’aptitude physique néces-
saire à l’occupation de l’emploi qu’ils briguent ». Les exigences concernant les aptitudes
physiques ont été modifiées avec l’adoption de textes concernant les personnes handi-
capées. L’arrêté du Premier ministre nº 3.130.00 (10 juillet 2000) fixant le quota d’obli-
gation à l’emploi dans la fonction publique rend prioritaire l’attribution à des personnes
handicapées de 7 % des postes budgétaires inscrits au budget de l’État, des collectivités
locales et des établissements publics.
30. Article 21 du dahir nº 1-58-008 du 4 chaabane 1377 (24 février 1958).
31. Néanmoins, selon des adhérent.e.s de groupes de chômeur.se.s démobilisé.e.s entre
mars et juillet 2009, plusieurs candidat.e.s affecté.e.s au ministère de l’Intérieur auraient
été rejeté.e.s à cause de leur appartenance à l’organisation islamiste Al Adl wal Ihsâne.
32. Dans un rapport daté de 2009, Transparency Maroc révèle que la corruption est le
quatrième problème socio-économique en degré d’importance selon les familles, le pre-
mier étant le chômage : « La corruption au Maroc : synthèse des résultats des enquêtes
d’intégrité ». Les données du dernier rapport, datant de 2016, montrent une stagnation
des tendances de perception de la corruption.
33. Entretien avec un membre d’un groupe de licencié.e.s chômeur.se.s, Bouarfa, mars 2008.
Enseignement et emploi public au Maroc 45

à partir d’une base de données de personnes diplômées ouverte par le secré-


tariat d’État chargé de la Formation professionnelle dans les années 1990 34.
De l’autre côté, on reproche le caractère très partiel de la publication des
offres d’emploi dans le Bulletin officiel : certaines offres ne sont pas publiées
et, souvent, l’annonce des concours n’est pas diffusée au-delà de la zone
géographique où des postes sont à fournir. Le ministère de l’Intérieur joue
un rôle de veille sur toutes les administrations, notamment celle des col-
lectivités locales. Pour cette raison, certains conçoivent « le système maro-
cain de recrutement [dans la fonction publique] [...] comme un élément
d’un ensemble caractérisé idéologiquement par le dirigisme et la volonté
de planification » (Boujemaa, 1983, p. 64) ou tout simplement comme une
des dimensions d’un vaste dispositif de contrôle politique.
D’autres procédures exceptionnelles d’embauche sont prévues, comme
la nomination directe 35, le recrutement sur titre ou l’embauche à la suite
de l’accomplissement d’un stage ou du service civil, parmi d’autres. Le ser-
vice civil, institué par un dahir du 13 août 1973 et abrogé le 1er mai 1997
par la loi nº 38-96, permettait la dispense du service militaire. De plus, il
constituait un mécanisme d’accès à l’administration dont bénéficiaient
jusqu’en 1996 les titulaires de diplômes universitaires. Son instauration
peut être interprétée comme une solution pour faire face à des difficul-
tés d’insertion professionnelle qui commencent à se manifester parmi
les diplômés littéraires et en études islamiques au cours des années 1970.
D’une durée de deux ans, il était accessible à « toutes les personnes de
nationalité marocaine titulaires d’un diplôme de niveau au moins égal à
celui d’une licence de faculté ou de l’un des diplômes équivalents requis
pour le recrutement dans les cadres des administrations de l’État classés
sur les échelles de rémunération 10 et 11 » (article 1). Cela équivalait, à
partir de 1999, aux titulaires de diplômes de licence, d’études approfon-
dies, d’études supérieures spécialisées, de doctorat et doctorat d’État et
d’ingénieur. Lesdits « civiliens » « accomplissent un service à plein temps
dans les administrations de l’État et des collectivités locales ou dans les
établissements publics placés sous leur tutelle » (article 6). La permanence
dans l’administration avec un statut de fonctionnaire était assurée par l’ar-
ticle 8 : « Les assujettis qui le sollicitent peuvent, avant ou au cours de
l’accomplissement du service civil, être recrutés dans les cadres des admi-
nistrations et établissements publics visés à l’article 6 dans les conditions
statutairement exigées. »
Plusieurs dispositions, parfois relativement récentes, ont organisé l’em-
bauche directe dans l’administration, sans concours. Les décrets 865 et
888 du ministère de la Fonction publique, publiés en 1999, autorisent
l’embauche directe des titulaires de diplômes de troisième cycle (au-delà
34. Cette base de données fut inaugurée au début des années 1990 dans le cadre des actions
promues par le CNJA. Aucun interlocuteur, officiel ou protestataire, n’a pu nous dire si la
base de données continue à être actualisée et si elle est opérationnelle.
35. Le pouvoir de nomination directe concerne le roi, le Premier ministre, les ministres
et les chefs de l’administration.
46 Lutter pour ne pas chômer

du bac + 4) en cas de besoin de l’administration. Ce faisant, ces décrets


accablent l’État de nouvelles « obligations » en matière de recrutement de
personnes diplômées. Ces décrets seront repris comme l’argument cen-
tral par les groupes protestataires de diplômé.e.s de troisième cycle, qui
justifient leur action en évoquant les engagements contractés par l’État.
Comment comprendre alors la promulgation de ces décrets ? Il s’agit peut-
être d’une manière d’officialiser a posteriori le recrutement, irrégulier du
point de vue du statut de la fonction publique, de quelques centaines de
diplômé.e.s dans le cadre d’un accord signé par le Premier ministre. Cet
accord, signé en 1998, mettait fin à la mobilisation d’une des premières
cohortes de groupes de troisième cycle 36 mais insufflait de l’énergie aux
mobilisations à venir.
Le maintien de ce cadre statutaire favorable aux embauches sur titre
est une énigme 37. Malgré les annonces fréquentes de réforme et de ratio-
nalisation des processus de sélection, les groupes de chômeur.se.s conti-
nuent à brandir les décrets de 1999 comme l’argument qui prouve la
légitimité de leur demande. Le maintien de ce cadre réglementaire est
d’autant plus surprenant que les contraintes budgétaires imposées depuis
le début des années 1980 entraînent la réduction des embauches dans la
fonction publique.

LES RETOMBÉES DE L’AJUSTEMENT STRUCTUREL : L’ÉNONCIATION


D’UN PROBLÈME PUBLIC DE CHÔMAGE DES JEUNES DIPLÔMÉ.E.S

La réalisation effective du principe de l’embauche sur titre rencontre de


sérieuses limitations dès le début des années 1980. Sous le prétexte de
freiner le déficit et l’endettement, un plan d’ajustement structurel est mis
en œuvre sous le parrainage de la Banque mondiale et du Fonds moné-
taire international entre 1983 et 1992. Les mots d’ordre de ce plan sont la
libéralisation et la diminution de l’intervention publique dans le domaine
social. Le rétrécissement du rôle employeur de l’État entraîne l’exacerba-
tion d’un phénomène jugé paradoxal par les économistes : une relation
atypique entre le niveau d’études et l’employabilité (El Aoufi & Bensaid,
2008), un chômage touchant davantage les personnes détentrices d’un
diplôme d’études supérieures, alors même que la structure de la population
active est dominée par la main-d’œuvre faiblement qualifiée (Bougroum

36. Les personnes embauchées dans le cadre de ce type d’opérations exceptionnelles n’ac-


cèdent pas directement à l’administration avec le statut de fonctionnaire, mais sont titu-
larisées après la réalisation d’un stage d’un an (Snoussi, 2000). Cette période de stage se
trouve à l’origine des protestations menées en février et mars 2008 par des diplômé.e.s
recruté.e.s en septembre 2006 : la période de stage terminée, la lenteur des titularisations
fut perçue par les concerné.e.s comme l’antichambre d’un licenciement collectif. En
juin 2016 a été adopté un décret envisageant le contrat à durée déterminée dans la fonc-
tion publique et supprimant le principe de la titularisation automatique.
37. 57,7 % des diplômé.e.s de troisième cycle travaillaient dans l’administration publique
en 2002.
Enseignement et emploi public au Maroc 47

& Ibourk, 2002). Cette tendance affecte d’abord les titulaires de diplômes
peu valorisés sur le marché du travail (certificat d’études primaires, secon-
daires ou diplômes techniques). Mais à partir des années 1990 le chô-
mage des diplômé.e.s est, surtout, celui des licencié.e.s universitaires et
des bachelier.ère.s 38.
Envisagée précédemment comme porteuse d’épanouissement indivi-
duel et national, la personne diplômée (et au chômage) en vient à être
­perçue comme un fardeau pour l’État. En réalité, la figure du « diplômé
chômeur » se fait une place dans les discours royaux qui, à partir du
début des années 1990, semblent donner la réplique à ceux et celles qui
dénoncent, dans la rue, les manquements aux droits sociaux des diplômé.e.s.

Les effets de l’ajustement structurel


sur les perspectives d’emploi public

L’économiste Driss Ben Ali identifie trois périodes distinctes dans la poli-
tique économique marocaine. La période s’étendant de 1956 à 1972 se
caractérise par l’abandon d’un « nationalisme progressiste » et l’évolution
vers un « libéralisme autoritaire » (1991, p. 52). Les choix en matière de
politique économique opérés par le régime pendant cette période tra-
duisent le « jeu de bascule » (Waterbury, 1975) sur lequel la monarchie
assoit sa centralité. Cherchant à consolider son alliance avec la notabilité
rurale, le régime privilégie le secteur agricole et les intérêts des proprié-
taires terriens, alors que l’industrie est reléguée au second plan (Leveau,
1976 ; Zartman, 1987). La décennie 1970 s’achève par une montée de
la conflictualité sociale, alimentée par la croissance non contrôlée des
villes, le déclin d’une campagne vidée par l’exode rural et l’opposition
croissante au pouvoir, pilotée par les classes moyennes urbaines. Pendant
la deuxième période, dans les années 1970, l’accent est mis sur l’appro-
visionnement de services et d’emplois, ainsi que sur la dynamisation de
l’industrie favorisée par le boom des revenus tirés de l’exportation des
phosphates 39. Le gouvernement met en œuvre un programme d’inves-
tissements massifs dans plusieurs secteurs de production et de services 40.
Les secteurs les plus actifs de la période 1973-1977 sont les BTP, les ser-
vices administratifs et les industries intensives en capital (comme le secteur
du sucre, des fertilisants, le raffinement du pétrole) 41. La « ­marocanisation »
38. Néanmoins, le chômage semble affecter moins les bachelier.ère.s en comparaison avec
les diplômé.e.s universitaires. Pour ces dernier.ère.s, le taux de chômage était de 14,6 %
en 1984, 38,8 % en 1991, 35 % en 1997, et 34 % en 2002, 23 % en 2008 et 23 % en 2017
(Haut-Commissariat au plan, rapports « Activité, emploi et chômage » de plusieurs années).
Le taux général de chômage était de 18,36 % en 1984, 16 % en 1992, 16,9 % en 1996,
11,9 % en 2002, 9,7 % en 2006 et 10,6 % en 2017.
39. Le prix d’exportation des phosphates est multiplié par quatre au cours de l’année 1974-
1975.
40. Les dépenses du gouvernement augmentent de 100 % entre 1974 et 1976.
41. Des taux de chômage d’environ 10 % et de sous-emploi d’environ 40 % restent assez
stables au long de la période.
48 Lutter pour ne pas chômer

en 1973 42, lancée comme une mesure de séduction des élites dans un


contexte de lourdes menaces contre la monarchie, provoque une concen-
tration financière au profit de la grande bourgeoisie et d’une partie des
hauts fonctionnaires et des responsables de l’État.
Lors de la décennie  1980, les déséquilibres macro-économiques
s’exacerbent. La combinaison d’une balance commerciale déficitaire, de
la hausse des dépenses générée par la poursuite de la guerre au Sahara,
du blocage de la manne phosphatière 43 et d’une sécheresse qui oblige
à importer des céréales, le tout dans un contexte de récession écono-
mique mondiale, contribue à générer un surendettement sévère (Rhazaoui,
1987). Celui-ci s’aggrave d’autant plus que le Maroc a recours à l’emprunt
pour le financer 44. L’épuisement des réserves de change au cours de l’an-
née 1983 conduit le pays à négocier « un programme de stabilisation »
(Morrisson, 1991) avec les organisations financières internationales. Par
ce biais, l’orientation que le régime donne à l’économie entre dans une
troisième période selon Ben Ali (1991), celle de l’insertion dans le cir-
cuit global et de l’adoption de politiques d’austérité. Le Maroc n’est pas
le seul pays à s’engager dans cette voie. En effet, depuis les années 1980,
des processus similaires ont concerné l’Algérie, l’Égypte, la Jordanie, le
Koweït, le Liban, la Syrie et le Yémen (Seddon & Walton, 1994). Depuis
le début de la décennie, « la plupart des voies de développement national
autonome adoptées par les régimes africains ont été remises en question,
la crise économique globale s’est approfondie et l’endettement croissant
a lancé les gouvernements à la recherche de flux externes de capital »
(Seddon & Zeilig, 2005, p. 16).
Le plan d’ajustement structurel comprenait des mesures pour réduire
la demande et l’offre globales. Il misait sur une réduction du déficit bud-
gétaire à 8,8 % pour l’année 1983 (au lieu de 12 % l’année précédente),
sur la dévaluation de la monnaie pour compenser les écarts d’inflation
entre le Maroc et la moyenne internationale et sur la limitation de l’em-
bauche de fonctionnaires à 10 000, contre plus de 40 000 en 1982 (Boutata,
1993). D’autres mesures pour atteindre l’objectif budgétaire prirent la
forme du gel du salaire des fonctionnaires, de la réduction des dépenses
dans l’enseignement et de la suspension des subventions aux produits de
consommation 45. Les licences d’exportation et les barrières à l’importa-
tion, introduites pour assurer l’approvisionnement du marché intérieur,
42. En 1973, un décret royal oblige les sociétés étrangères opérant sur le territoire maro-
cain à céder à des Marocains 50 % de leur capital et le poste de président-directeur géné-
ral (Catusse, 2002).
43. Le prix des phosphates chute de 21 % entre 1981 et 1983.
44. La dette publique extérieure est passée de 7 600 millions de dollars en 1980 à 12 000
en 1982. Ce dernier chiffre équivaut à 80 % du PIB (Boussetta, 2000). À cause du change-
ment de nature des emprunts – la part des crédits privés, qui sont plus coûteux, augmen-
tent –, le service de la dette s’accroît : 49,5 % des recettes d’exportation en 1983 contre
33 % en 1981 (Morrisson, 1991).
45. Comme conséquence de cette dernière mesure, le prix du sucre augmente de 30 %,
celui de l’huile de 52 % et celui de la farine de 87 % entre 1982 et 1985 (Pfeiffer, 1999).
Enseignement et emploi public au Maroc 49

furent supprimées sous le prétexte d’augmenter la compétitivité inter-


nationale des entreprises marocaines. En 1989, le Parlement adopta une
loi sur la privatisation des entreprises publiques 46 et 60 % des prix des
produits et des services furent libéralisés. Des mesures furent prises pour
encourager l’investissement direct étranger : en dépit des dispositions de
la marocanisation, les entreprises à capital étranger pouvaient désormais
bénéficier des mêmes avantages que les entreprises nationales et rapatrier
les capitaux investis sans être sanctionnées.
La rigueur de la politique d’austérité engagée, grâce à laquelle le Maroc
a fait figure d’élève exemplaire 47, a un visage moins heureux : celui de ses
impacts sociaux. Les programmes d’ajustement envisagent de « suppri-
mer des subventions à des produits tels que denrées, combustible et trans-
port » (Pfeifer, 1999, p. 26), disposition dont les conséquences « tombent
de manière disproportionnée sur les classes populaires » (Seddon & Zeilig,
2005, p. 16). Les révoltes urbaines se succèdent en 1981, en 1983-1984
et en 1990, répondant alors à l’appel à la grève de la branche d’éducation
de la Confédération démocratique du travail (CDT) (Vairel, 2014) 48. Les
chroniqueurs qui témoignent de ces événements signalent la présence de
diplômé.e.s chômeur.se.s parmi les catégories manifestant leur mécon-
tentement (Santucci & Benhlal, 1991).
Quelle a été l’influence de l’ajustement structurel sur la progression
du chômage ? Étant donné la diversité des conclusions auxquelles abou-
tissent les travaux sur la question, l’influence est ambiguë. Selon Morrisson,
« le problème de l’emploi au Maroc tient moins à une croissance insuffi-
sante de la demande de main-d’œuvre qu’à une croissance excessive de
l’offre » (1991, p. 48). En effet, la population active aurait doublé en onze
ans, stimulée par une situation démographique particulière : la hausse du
taux de natalité se traduirait au fil des années par une augmentation de
la population urbaine et éduquée 49. L’inertie entraînée par le maintien
des dépenses étatiques en matière d’éducation tout au long de la période
1976-1980 implique une progression non négligeable du taux de sco-
larisation des enfants en quatre ans : de 56 % en 1976 à 60 % en 1980.
Pendant la période 1976-1980, la proportion d’enfants inscrits dans le
cycle primaire a augmenté de 6,5 %, celle des lycéen.ne.s, de 8 % et celle

46. La privatisation est conçue comme un moyen d’élargir la base sociale du régime poli-
tique grâce à la promotion de nouvelles couches sociales et comme une occasion de créer
et de renforcer de nouvelles structures d’encadrement de la société civile. Il s’agit de redis-
tribuer la puissance économique en faveur de la classe moyenne au sein de laquelle sont
recrutés les technocrates et les managers (Catusse, 2008).
47. En 1987, le Maroc adhère à l’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce
(GATT), ce qui constitue le corollaire de son intégration au système économique glo-
balisé. En 1995, la table ronde de l’Organisation mondiale du commerce est organisée à
Marrakech.
48. Les observateurs étrangers évaluent à environ 170 le nombre de mort.e.s à Fès et Tanger.
49. Pourtant, l’enquête nationale sur la population active de 1993 révèle que les diplômé.e.s
de l’enseignement supérieur représentent à peine plus de 8 % des actif.ve.s occupé.e.s
urbain.e.s, alors que les non diplômé.e.s en constituent 59 %.
50 Lutter pour ne pas chômer

des u­niversitaires, de 13 %. Dans ce contexte, le taux de chômage des


diplômé.e.s rejoignant le marché de l’emploi ne pouvait qu’augmenter.
C’est précisément ce qui est arrivé : en ce qui concerne les diplômé.e.s
universitaires, les chiffres du chômage sont de 6,5 % en 1982, 26 % en
1991 et 43 % en 1997. En réalité, la variabilité des effets en matière de
chômage a fluctué selon les secteurs d’emploi 50.
D’autres travaux signalent des réductions de l’emploi public de l’ordre
de 90 % 51, notamment dans les BTP et l’administration, les deux secteurs
les plus dynamiques pendant la période « développementaliste ». Dans les
années suivantes, le nombre d’emplois créés dans la fonction publique
augmente légèrement et se stabilise autour de 10 000, sans plus jamais
atteindre le niveau des années 1970. Les embauches dans l’administra-
tion se placent désormais au centre d’une configuration traversée par des
logiques disparates : d’abord, le maintien d’un cadre statutaire qui garan-
tit la continuité des recrutements dans la fonction publique, voire l’adop-
tion de nouvelles dispositions juridiques (à l’instar des décrets ministériels
865/99 et 888/99, cités précédemment) ; puis l’austérité budgétaire qui
oblige à freiner le rythme des embauches ; enfin, la permanence effec-
tive des recrutements dans la fonction publique, certes raréfiés et guidés,
aux dires des protestataires, par des critères autres que celui de la posses-
sion d’un diplôme.
L’État déchargé (Hibou, 1998) est supposé assumer des responsabili-
tés managériales, tout en attribuant au secteur privé le rôle de principal
pourvoyeur d’emploi. Mais le secteur privé n’arrive pas à remplir ce rôle
et le nombre de chômeur.se.s, surtout diplômé.e.s, ne cesse d’augmenter.
L’évocation récurrente de ce profil (chômeur.se et diplômé.e) dans les
discours royaux tout au long des années 1990 – en parallèle avec l’inten-
sification des protestations – en fait une cible de l’intervention publique
et représente le prétexte d’un renouveau des modes de gouvernance en
pleine période de libéralisation politique et économique.

Énoncer un diagnostic officiel du chômage des diplômé.e.s

Les personnes diplômées au chômage se forgent une place dans les dis-
cours royaux tout au long des années 1990. À la manière dont la jeunesse
est évoquée, les diplômé.e.s sont tantôt perçu.e.s comme une source de
déstabilisation nuisible, tantôt comme un potentiel que le pays gagnerait à

50. La baisse d’emploi dans l’industrie et le commerce est de 7 %, ce qui est très bas en
comparaison avec la baisse de 26 % dans les BTP et les transports. En tout cas, pour ce
qui concerne les chiffres globaux du chômage urbain, ce dernier touchait 322 000 per-
sonnes en 1982 contre 519 000 en 1984, les groupes les plus touchés étant les jeunes et
les femmes. Le pourcentage de jeunes chômeur.se.s de 25-34 ans s’accroît de 82 % entre
1982 et 1984 (Morrison, 1991).
51. Ainsi, entre 1982 et 1983, les embauches dans le secteur public seraient tombées de
50 000 à 5 000 (Akesbi, 2003). Selon Driss Ben Ali, le chiffre d’embauches dans la fonc-
tion publique oscillait entre 40 000 et 50 000 nouveaux postes annuels avant 1983 (1991).
Enseignement et emploi public au Maroc 51

stimuler (Tessler, 2000 ; Boutaleb, 2005 ; Bennani-Chraïbi & Farag, 2007).


« [C]ette question [qui] nous préoccupe au plus haut point », Hassan II
l’aborde pour la première fois à l’occasion de la Fête de la jeunesse de
1995 : « Le Maroc fait face à une problématique que l’on peut résumer
ainsi : le jeune Marocain analphabète est au chômage comme peut l’être
celui qui n’a pas le certificat d’études primaires, le bachelier, les jeunes
titulaires d’un doctorat. » (Hamimaz, 2003) Le problème du chômage « des
jeunes » est énoncé de façon paternaliste : elle uniformise les multiples
expériences du chômage et occulte la spécificité du chômage touchant
les diplômé.e.s par rapport aux difficultés d’insertion des personnes sans
formation, moins élevées selon les statistiques 52.
La façon dont les discours royaux traitent la question dépolitise le pro-
blème, le chômage des jeunes étant presque présenté comme une fatalité 53.
Non seulement les raisons structurelles du chômage sont négligées, mais
les chômeur.se.s sont accusé.e.s de provoquer leur situation, du fait de ne
pas disposer des « bonnes » attitudes : esprit entrepreneurial et compétitif,
audace et goût du risque, responsabilité et autonomie, etc. Logiquement,
les interventions publiques en matière éducative s’attachent à renvoyer
systématiquement à ces attitudes : « Ces textes [en référence à la Charte
de l’enseignement] visent à former des générations entreprenantes, utiles,
aptes à créer, ayant le sens de l’initiative et capables de relever les défis de
la société du savoir, de la communication et de la technologie en perma-
nente évolution 54. » En toute logique, l’éventuelle gestion du chômage
par l’État, c’est-à-dire à travers l’embauche massive de fonctionnaires, est
écartée avec un discours méprisant à l’égard de l’emploi public :

Certes, le gouvernement a un rôle dans l’emploi des jeunes et leur for-


mation, mais le gouvernement doit avant tout avoir à l’esprit une chose
essentielle, à savoir que le recrutement pléthorique de fonctionnaires n’est
pas la solution adéquate pour lutter contre le chômage. Il constitue, au
contraire, une catastrophe et ne peut conduire qu’à l’échec certain aux
niveaux social et étatique [...]. Dans la fonction publique, il n’y a de place
ni pour l’aventure ni pour l’imagination, comme il n’y a point de liberté.
La fonction publique n’ouvre pas non plus de perspectives aux jeunes
en quête d’aventure qui souhaitent mettre à l’épreuve leurs capacités et
réaliser leurs ambitions 55.

La mise en discours de cette approche royale procède d’un choix pru-


dent des mots. Myriam Hamimaz souligne à juste titre la prolifération des

52. En 2001, par exemple, le taux de chômage en milieu urbain des titulaires de diplômes
universitaires est de 26,3 %, contre 11,8 % pour les non-diplômés (Haut-Commissariat
au plan, « Activité, emploi, chômage : rapport de synthèse 2001 », 2001).
53. « N’est-il pas possible de trouver à ces jeunes sans emploi, par la réflexion et la recherche
judicieuse, une issue à même de sauvegarder leur dignité afin que leur espoir soit réalisé ? »,
Hassan II, discours de la Fête du trône, juillet 1990.
54. Mohamed VI, discours de la Fête du trône, juillet 2000.
55. Hassan II, discours de la Fête de la jeunesse, juillet 1997.
52 Lutter pour ne pas chômer

euphémismes dans les allocutions royales du début de la décennie 1990.


Celles-ci regorgent de locutions alternatives au mot « chômage » afin de
minimiser le phénomène : « Pour notre peuple, le mot “chômage” n’est
pas le terme approprié, car qui dit chômage dit absence de dignité. Il
serait plus indiqué, en ce qui concerne notre peuple, de parler d’absence
d’emploi 56. » La succession monarchique en 1999 ne remet pas en cause la
rhétorique présentant la lutte contre le chômage des diplômé.e.s comme
une priorité nationale, mais les anciennes évocations fatalistes du phé-
nomène cèdent la place à des interprétations d’ordre technique. Le chô-
mage des jeunes s’explique alors par un système éducatif faiblement per-
formant et par le manque de communication entre l’offre et la demande
d’emploi 57. C’est désormais le besoin d’une intervention publique arti-
culant une concertation multiniveau qui est mentionné : banques, entre-
preneurs, syndicats et acteurs de la société sont appelés à réfléchir au
­problème, en partenariat avec l’État 58. Un des buts de l’approche multi-
niveau est la diminution de l’engagement financier de l’État. Dans les dis-
cours de Mohamed VI, le secteur privé doit assumer le rôle d’employeur
anciennement détenu par l’État :

Nous souhaiterions nous adresser aux petites et moyennes entreprises


elles-mêmes pour leur dire que nous attendons d’elles qu’elles consentent,
elles aussi, aux efforts nécessaires pour s’organiser et s’intégrer dans des
réseaux d’alliances diversifiées tant au niveau des objectifs que des parte-
naires, afin qu’elles jouent pleinement le rôle que nous attendons d’elles
en matière de création de richesses, de multiplication des opportunités
d’emploi, de diffusion de l’esprit d’innovation et d’initiative 59.

La COSEF a été mentionnée plus haut comme l’un des premiers


exemples de la « gouvernance par commission », qui permet d’associer de
multiples partenaires à un chantier d’action publique qui demeure maî-
trisé par le Palais. Mais le CNJA, annoncé dans le discours de la Fête de
la jeunesse de 1990 et mis en place par un dahir le 20 février 1991, en est
peut-être l’exemple le plus précoce. Dans le contexte de la pré-Alternance,
les partis qui ont affiché une proximité avec le mouvement naissant des
chômeur.se.s vont être associés au Conseil et vont devoir se pencher sur
la délicate question du chômage.
56. Hassan II, discours du Trône, juillet 1994.
57. Dans le discours du Trône de juillet 2003, Mohamed VI s’exclame : « Assez d’un sys-
tème d’enseignement générateur de chômage et d’ostracisme ! »
58. Hassan II déclare en 1997 : « J’ai la conviction qu’aussi bien la capitale, Rabat, que les
collectivités locales, les régions, les détenteurs de capitaux ainsi que l’ensemble des opé-
rateurs économiques prendront avec nous ce problème à bras le corps, pour combattre le
désespoir des jeunes et leur ouvrir de nouveaux horizons pour un avenir meilleur », dis-
cours de la Fête de la jeunesse, 1997.
59. Message adressé par Mohamed VI aux participants au séminaire « Développement
de la petite et moyenne entreprise  : moteur de la croissance économique », Rabat,
30 novembre 1999.
Enseignement et emploi public au Maroc 53

ORGANIGRAMME ET FONCTIONNEMENT DU CNJA


Le CNJA se composait d’une assemblée générale, d’un secrétariat général, de groupes
de travail permanents et de sections régionales. Le secrétariat dirigeait les recherches
développées par ses commissions sur des sujets proposés par le roi. Il était composé
de vingt-quatre membres permanents (des personnels administratifs et des universi-
taires, principalement économistes, juristes et ingénieurs) et de membres non per-
manents, répartis dans plusieurs commissions : éducation et formation profession-
nelle, éducation et développement rural, concertation et dialogue social, centre de
documentation et d’information, accueil de jeunes et relations avec les associations,
relations internationales, sections régionales, et logistique et organisation. L’assem-
blée générale se composait de 221 membres issus de différents milieux et nommés
par dahir : membres du gouvernement, présidents des commissions parlementaires,
présidents d’assemblées provinciales et préfectorales, représentants syndicaux, d’as-
sociations professionnelles, d’entreprises publiques et privées, membres du secteur
éducatif et des « personnalités prestigieuses » (sans que ne soit spécifié ce qu’il
convient d’entendre par « personnalités prestigieuses »).
La présidence du Conseil était occupée par Abdellatif Laraki, président de la Banque
populairea, et la direction du secrétariat général était dévolue à Habib El Malki, éco-
nomiste et membre du bureau national de l’USFP puis à Driss Khrouz, également
universitaire et membre de l’USFP. D’après les discours officiels, ces nominations
répondaient à une volonté d’élargissement de la fabrique de la décision publique
aux opposants politiques et à la société en général. Mais une autre interprétation
est aussi possible : attribuer la direction à un membre de l’USFP, qui pouvait encore
se prévaloir d’une certaine virginité politique, était une manière de confronter l’op-
position à l’usure de la gestion publique. Le Conseil nourrira de grandes attentes
auprès des chômeur.se.s ; par conséquent, y occuper des responsabilités pouvait
être politiquement coûteux pour ceux qui aspiraient à l’exercice de responsabilités
gouvernementales.
 a. Depuis 1996, Abdellatif Laraki est au centre d’une enquête judiciaire à propos d’un délit de détournement et
de dilapidation de deniers publics. En 2002, après avoir quitté son poste au CNJA, il a été emprisonné pendant
deux mois au Maroc puis a été de nouveau arrêté par la justice espagnole en mars 2005.

Le CNJA fut créé pour fournir un diagnostic légitime de la question


du chômage des diplômé.e.s, concurrent de celui que les premiers pro-
testataires commençaient à articuler à l’époque. Les huit sessions de travail
qui se sont déroulées entre 1991 et 2000 ont produit une abondante lit-
térature à vocation prescriptive. Le Conseil a tâché de préciser l’ampleur
du problème et d’identifier précisément les contours de la population
affectée. Pour cette raison, la première action d’envergure du Conseil a
été la réalisation d’un recensement.
Pour ce faire, des milliers de formulaires ont été déposés dans les sièges
des provinces, préfectures, caïdats 60 et cercles. Ils étaient à la disposition des
titulaires du baccalauréat et de diplômes du supérieur à la recherche d’un
emploi et désirant faire état de leur situation. Le recensement dénom-
bra 100 374 diplômé.e.s à la recherche d’un emploi, dont 61 % de sexe
masculin. L’âge moyen des diplômé.e.s en quête d’un emploi était de

60. Le caïdat est une unité administrative regroupant une ou plusieurs communes rurales à
la tête de laquelle se trouve un agent d’autorité relevant du ministère de l’Intérieur, le caïd.
54 Lutter pour ne pas chômer

28,3  ans. Parmi les recensé.e.s, trois catégories de diplôme.e.s domi-


naient : 49,6 % de bachelier.ère.s, 20,8 % de technicien.ne.s et 21,6 % de
licencié.e.s. Une des premières conclusions du recensement a été que les
diplômé.e.s de troisième cycle universitaire et des grandes écoles avaient
moins de difficultés à trouver un travail 61. Mais le chômage est de longue
durée 62 : plus de 75 % des diplômé.e.s recherchent du travail depuis plus
d’un an, 55 % depuis plus de deux ans, et près de 38 % depuis trois ans.
Quant au secteur d’activité souhaité, 87 % des jeunes déclarent vouloir
travailler dans le secteur public, contre près de 12 % dans le secteur privé.
Les chiffres émanant de l’étude de 1991 deviennent la mesure de réfé-
rence mobilisée par les différents énonciateurs du problème 63. Depuis la
publication du recensement de 1991, des recueils statistiques autres que
ceux du CNJA s’occupent de la mise à jour des données. L’édition de
1993 des « Indicateurs sociaux », publiée par le ministère des Affaires éco-
nomiques et sociales, est l’un des premiers recueils statistiques qui présente
un indicateur croisant le taux de chômage et le niveau de diplôme. La
rubrique « diplôme de niveau supérieur » regroupe les diplômes de l’ensei-
gnement secondaire, technique et universitaire. Cet amalgame catégoriel
empêche de saisir l’impact du chômage pour chaque niveau d’études. Il
obscurcit aussi l’incidence du chômage des universitaires, alors que la faible
employabilité de cette catégorie est fortement responsable de la hausse
du taux de chômage pour la catégorie des 25-34 ans. L’indicateur « taux
de chômage des licenciés » n’apparaît que dans l’édition des « Indicateurs
sociaux » de 1999. Il devient une entrée permanente des rapports « Activité,
emploi et chômage » publiés par le Haut-Commissariat au plan (HCP)
à partir de 2001.
Les indicateurs ne s’accordent pas systématiquement sur ce qu’est un
« chômeur ». Selon les statistiques élaborées par le HCP, qui remplace le
CNJA comme producteur de diagnostics chiffrés, est « chômeur » celui
qui n’a pas exercé d’activité économique rémunérée, quelle que soit sa
durée, depuis la date de la dernière enquête. L’ensemble des activités éco-
nomiques considérées comprend tant les emplois formels avec contrat
que les activités informelles. Le développement très rapide de l’économie
informelle, un secteur employeur de premier ordre, pourrait e­ xpliquer la
réduction des taux de chômage officiels, qui passent de 13,4 % en 2001

61. Dans une note du Haut-Commissariat au plan publiée en mai 2017, il est signalé que
les titulaires des grandes écoles souffrent aujourd’hui du chômage au même titre que les
autres diplômé.e.s du supérieur, en ligne : www.lereporter.ma/a-la-une/marocchomage-
les-jeunes-bombe-a-retardement (janvier 2020).
62. L’ancienneté dans la recherche d’emploi est un des indicateurs utilisés pour apprécier
les difficultés d’insertion des demandeur.se.s d’emploi dans la vie active. La durée de la
recherche est mesurée par le temps écoulé depuis le jour où la personne commence à
chercher un emploi jusqu’à la date d’observation.
63. Ainsi, les acteurs publics ont continué à se référer au chiffre des 100 000 diplômé.e.s
chômeur.se.s pendant des années. Quinze ans après, le chapitre du rapport « 50 ans de
développement humain » dédié à l’emploi chiffre les diplômé.e.s chômeur.se.s à 200 000
(Rachik, 2006).
Enseignement et emploi public au Maroc 55

à 9,1 % en 2004. Dissimulé par le phénomène du sous-emploi, le chô-


mage se concentre sur la catégorie des 25-34 ans, et spécialement sur les
diplômé.e.s.

L’institutionnalisation d’un savoir officiel sur le chômage des diplômé.e.s


et l’adoption de mesures d’intervention n’empêchent pas pour autant
l’éclosion des premières dénonciations. Au contraire, les actions du CNJA
stimulent l’émergence des protestations et leur reproduction. Le discours
sur l’« injustice du chômage » s’articule autour de la dénonciation de
l’abandon des procédures de recrutement qui étaient en vigueur par le
passé et de la célébration de la figure du « diplômé », perçue comme un
vecteur de modernisation et d’émancipation populaire. Pourtant, le déca-
lage entre les acquis du passé et les déceptions du présent ne conduit pas
inéluctablement à la dénonciation publique du chômage. C’est seulement
dans le cadre spécifique de la libéralisation politique des années 1980 et des
transformations des espaces militants qui se produisent dans ce contexte
que les difficultés d’insertion professionnelle des diplômé.e.s commencent
à être dénoncées par une catégorie de militant.e.s qui réinvestit l’espace
public, désormais en tant que « diplômé.e.s chômeur.se.s ».
Chapitre 2
LA NAISSANCE D’UNE CAUSE : DU SYNDICALISME
UNIVERSITAIRE À LA LUTTE POUR LE DROIT À L’EMPLOI

Les premières protestations du mouvement des diplômé.e.s chômeur.se.s


datent de la fin des années 1980. Elles adoptent la forme de rassemble-
ments dans les lieux où se déroulent les concours de recrutement dans la
fonction publique : sièges de province, bachaouiya, caïdat 1 et autres agences
déconcentrées du ministère de l’Intérieur. L’objectif de ces rassemble-
ments est d’empêcher la tenue des concours et d’obtenir le recrutement
des protestataires. Leur déroulement s’accompagne d’un discours (diffusé
à travers des tracts ou la lecture de communiqués) affirmant l’existence
d’un « droit à l’emploi » qui serait bafoué.
Comment en arrive-t-on à boycotter les concours de recrutement
en brandissant la cause 2 du « droit à l’emploi » ? La promotion au sein
de l’espace public d’une telle cause n’est pas la simple conséquence de
la diminution des postes dans la fonction publique dans les années 1980.
Elle est le résultat d’un travail d’argumentation politique entrepris par
des acteurs sociaux particuliers, à savoir des syndicalistes étudiants 3, férus
d’expérience militante et insérés dans des réseaux d’extrême gauche. Le
contexte politique aussi est particulier. S’il ne s’agit pas d’un moment (fin
des années 1980-début des années 1990) de neutralisation nette des coûts
de l’activisme politique, celui-ci présente une combinaison d’opportunités
et de contraintes qui facilite l’investissement de ces militants dans la nou-
velle cause. Le but de ce chapitre est donc d’éclairer la configuration qui
donne naissance au mouvement des diplômé.e.s chômeur.se.s. La période
soumise à analyse, des années 1970 au début des années 1990, couvre la
naissance du mouvement et l’avènement des premières fragmentations au
sein de cet espace protestataire.
1.  La bachaouiya et le caïdat sont des échelons de l’administration déconcentrée qui corres-
pondent à des unités territoriales. Rattachés au ministère de l’Intérieur, ils occupent une
position hiérarchique supérieure par rapport au moqaddem et inférieure au gouverneur
(‘amil). Celui-ci est le supérieur immédiat du bacha, lui-même supérieur au caïd.
2.  Le terme «  cause  » désigne un domaine de la réalité perçu comme probléma-
tique et qui appelle à un engagement pour le changer (Mathieu, 2012 ; Della Porta
& Diani, 1998). La promotion d’une cause implique « la conviction qu’une action est
nécessaire afin de réduire l’écart intolérable perçu entre ce qui est et ce qui devrait être »
(Traïni, 2016).
3.  La première partie de ce chapitre s’intéresse tout particulièrement à quelques mili-
tants ayant participé à la création de l’ANDCM. Dans la mesure où il s’agit uniquement
d’hommes, j’emploie le masculin pour faire référence à ces personnes.
58 Lutter pour ne pas chômer

La stratégie de démonstration choisie pour rendre compte de l’émer-


gence de la cause des chômeur.se.s combine l’approche du processus poli-
tique (McAdam, 1982, 1986 ; McAdam, McCarthy & Zald, 1996) avec
l’analyse processuelle de l’engagement (Fillieule, 2001 ; Mathieu, 2004).
L’approche du processus politique propose de porter l’attention sur les
ressources indigènes des acteurs protestataires, les opportunités politiques
rendant possible la protestation et les éléments de cadrage justifiant le
passage à l’action (Snow et al, 1986). L’approche processuelle de l’enga-
gement articule les trajectoires des acteurs protestataires, les propositions
concrètes d’engagement et les facteurs contextuels.
L’approche processuelle propose donc d’aller au-delà de l’analyse des
caractéristiques individuelles des pionniers de la mobilisation et de tenir
compte des représentations et des attentes qui se dégagent des positions
objectivement occupées au long d’un parcours de vie. Ainsi, examiner
les ressources dont disposent ces militants (des hommes, dans le cas qui
nous occupe), ainsi que leurs compétences et leurs dispositions critiques
et contestataires n’est pas suffisant. Il faut également comprendre quelle
position ils occupent dans leurs différentes sphères de vie (universitaire,
militante, professionnelle, familiale, etc.) et comment cela affecte leurs aspi-
rations. Il est nécessaire de mettre à plat ces éléments pour comprendre
pourquoi les individus saisissent (ou pas) des occasions vues comme des
« opportunités » de mobilisation ou comment les dispositions critiques
et contestataires sont actualisées (Lahire, 1998). Comme nous le verrons,
les pionniers du mouvement des chômeur.se.s sont confrontés, à la fin
de leurs études, à un déclassement politique (dans leur espace de militan-
tisme) et économique (par rapport au marché de l’emploi). Cela facilite
leur disponibilité pour investir une nouvelle cause qui vise à remédier au
déclassement, tout au moins matériel.
Les facteurs contextuels qui favorisent ou découragent la mobilisation,
et qui intéressent l’approche du processus politique, renvoient à la notion
de structure des opportunités politiques (Tarrow, 1994 ; Einsinger, 1973).
Comme indiqué dans l’introduction, cette notion appelle à la prudence
en raison de son biais objectiviste. Néanmoins, pour cette étude, il est
nécessaire d’examiner comment la libéralisation politique entamée dans
les années 1990 a influencé les perceptions des militants sur ce qui était
faisable (Gamson & Meyer, 1996). Ceux-ci ont considéré que des oppor-
tunités se présentaient sous la forme d’une relative tolérance à l’égard du
développement associatif, de la reconnaissance explicite par les pouvoirs
publics d’un problème de chômage de diplômé.e.s – à travers la mise en
place du Conseil national de la jeunesse et de l’avenir (CNJA) – et de la
disponibilité d’alliés parmi les élites politiques et les forces d’opposition.
Ce chapitre se structure en trois parties. La première représente un sur-
vol historique du milieu militant dont sont issues les premières personnes
ayant revendiqué le droit à l’emploi. Le passage par l’Union nationale des
étudiants du Maroc (UNEM) revêt une importance majeure, tant en ce
qui concerne la socialisation à l’action collective qu’en ce qui concerne
La naissance d’une cause 59

le (dé)classement dans un univers militant en transformation à la fin des


années 1980. Pour ces pionniers, l’UNEM constitue autant un précieux
précédent riche d’expérience qu’un modèle à éviter eu égard aux conflits
idéologiques qui la traversent. La deuxième partie aborde la « décom-
pression autoritaire » (Bayart, 1991) du début des années 1990, qui rend
envisageable la protestation contre le chômage. Enfin, la troisième par-
tie présente le processus de popularisation de la cause des chômeur.se.s à
partir de la fin des années 1990. Si, pour la génération des entrepreneurs
du droit à l’emploi, le chômage vécu est conçu comme une injustice
contre les classes populaires, l’arrivée de cohortes militantes étrangères à
la culture politique d’extrême gauche ne sera pas sans effets sur la façon
de défendre la cause du droit à l’emploi.

LE SYNDICALISME UNIVERSITAIRE D’EXTRÊME GAUCHE : UN ESPACE


DE SOCIALISATION POLITIQUE VALORISÉ ET UN MODÈLE À DÉPASSER

Les pionniers de la mobilisation des diplômé.e.s chômeur.se.s évoquent


leur passage à l’UNEM comme un tournant dans leur trajectoire. Ce
passage a plusieurs implications importantes. La première touche à
l’image que les militants se font du chômage et au sens accordé à la
figure du « diplômé ». La personne diplômée issue d’un milieu populaire
est vue comme porteuse de modernité, d’autant plus que le Maroc des
années 1980 demeure fortement rural et analphabète. À cet égard, le chô-
mage touchant la personne diplômée apparaît comme une attaque contre
le potentiel d’émancipation des classes populaires. Pour les militants des
organisations d’extrême gauche, il n’y aurait de chômage plus injuste que
celui des personnes diplômées, censées incarner les espoirs d’amélioration
des conditions matérielles du peuple marocain. Une deuxième implication
de l’appartenance à l’UNEM touche au sens politique que les pionniers
attribuent à la dénonciation du chômage. À partir de la deuxième moi-
tié des années 1960, l’UNEM devient un bastion de l’opposition d’une
gauche radicale à l’autoritarisme d’Hassan II. Elle se conçoit ainsi tout
au long des années 1970 et 1980. Par extension, les défenseurs de la nou-
velle cause entendent la dénonciation du chômage comme une conti-
nuation du combat contre l’autoritarisme hors de l’enceinte universitaire.
Enfin, on peut encore signaler une dernière implication du passage par
l’UNEM des fondateurs de la première organisation de diplômé.e.s chô-
meur.se.s : pour eux, l’engagement dans l’Association nationale des diplô-
més chômeurs du Maroc (ANDCM) constitue une continuation logique
du militantisme étudiant et une manière de prolonger les réseaux affini-
taires construits à l’université.
Bien évidemment, il est nécessaire de déconstruire cette supposée
naturalité de l’engagement dans la nouvelle cause et de mettre en lumière
l’ensemble des facteurs contextuels qui ont favorisé l’investissement de
ces militants étudiants dans un mouvement de chômeur.se.s. D’ailleurs,
les implications idéologiques du label UNEM ne sont pas univoques. Le
60 Lutter pour ne pas chômer

syndicat connaît un tournant majeur depuis les années 1990, lorsque la


traditionnelle prépondérance de l’extrême gauche s’affaiblit devant l’in-
fluence croissante de l’islamisme. Tous les pionniers et une bonne par-
tie des membres de l’ANDCM se réclament d’un UNEM proche de
la « nouvelle gauche 4 », tout en regrettant la prépondérance acquise par
Al Adl wal Ihsâne 5 au sein du syndicat à partir des années 1990. Ceux et
celles qui se réclament de l’UNEM actuelle, dont les appareils dirigeants
sont plus proches de la mouvance islamiste que de l’extrême gauche,
sont beaucoup plus rares et sont surtout présent.e.s dans les groupes de
troisième cycle.

L’UNEM : un héritage militant valorisé

Le projet de création d’un syndicat national d’étudiant.e.s universitaires


remonte à l’époque du protectorat, mais ce n’est qu’en 1956 que l’UNEM
est fondée. Elle hérite des tensions et des ambitions du Mouvement
national : sous l’influence des idéologies hégémoniques des années 1960
(l’arabisme, le socialisme ou le marxisme), les syndicalistes universitaires
entendent défendre un projet qui va au-delà de la condition estudiantine
et qui envisage la démocratisation du régime. En réalité, l’opposition à
l’autoritarisme hassanien est explicitement exprimée lors du vie congrès
de l’Union, qui s’est tenu en 1961 : « L’UNEM est convaincue que le
seul et unique responsable des échecs répétés [d’instauration d’une voie
constitutionnelle et démocratique fondée sur la souveraineté populaire]
est le pouvoir personnel. » (El Ayadi, 1999, p. 206)
En 1962, l’UNEM relaie la consigne de l’Union nationale des forces
populaires (UNFP 6) de boycotter le référendum constitutionnel visant
à approuver une Constitution qui assure la centralité du Palais. Le
viiie congrès du syndicat, en 1963, déclare que « l’abolition du régime
est la condition préalable pour sortir le pays de la crise » (El Ayadi, 1999,
p. 207). L’année universitaire 1963-1964 est parsemée de grèves, de mani-
festations et d’occupations d’ambassades étrangères en soutien aux diri-
geants de gauche persécutés par le régime. En réalité, les revendications
proprement étudiantes sont soumises à des enjeux politiques plus géné-
raux : « libération de tous les détenus politiques, fin de l’état d’excep-
tion (de fait), instauration d’un gouvernement populaire, élection d’une
assemblée nationale constituante, réalisation de réformes radicales par les

4.  La « nouvelle gauche » est un label désignant un ensemble de formations politiques


situées à la gauche des forces de gauche issues du Mouvement national : Union socialiste
des forces populaires (USFP), Parti du progrès et du socialisme (PPS), Organisation de
l’action démocratique populaire (OADP).
5. Al Adl wal Ihsâne (Justice et Bienfaisance) est un mouvement religieux créé en 1973.
Toléré par le régime mais pas autorisé, ce mouvement est très critique avec le régime.
6.  L’UNFP est un parti social-démocrate créé en 1959 à partir d’une scission avec le parti
de l’Istiqlal, conservateur et acteur central du Mouvement national. Une scission au sein
de l’UNFP donne naissance, en 1975, à l’USFP.
La naissance d’une cause 61

représentants authentiques des masses populaires » (Le Saout & Rollinde,


1999, p. 121).
Espace de cristallisation de l’opposition au régime, le syndicalisme uni-
versitaire est aussi le berceau d’alternatives à la gauche dite « tradition-
nelle » (Madani, 2006). Des dissidents de l’UNFP-USFP et du Parti de la
libération et du socialisme (PLS) 7 s’imposent à la tête du syndicat lors du
xiiie congrès, en 1969. Ils contestent le « réformisme » et « l’attentisme »
de la gauche classique à l’égard du pouvoir. Si on en croit Rollinde, ce
congrès représente l’acte de naissance du mouvement marxiste-léniniste
qui se propose de mener « une révolution totale qui mettra fin à l’hégé-
monie réactionnaire et à l’hésitation des partis réformistes » (2002, p. 146).
Pourtant, le panorama est encore plus éclaté, car des orientations léni-
nistes, guévaristes et maoïstes se retrouvent à l’intérieur du syndicat et leur
cohabitation est loin d’être facile. Les différents noyaux locaux de dissi-
dents de l’UNFP aboutissent à une fusion le 23 mars 1970. En août de la
même année, le PLS connaît une scission. Le résultat de ce morcellement
est une kyrielle de groupuscules clandestins 8. La principale ligne de frac-
ture entre les courants révolutionnaires issus de l’UNFP et ceux issus du
PLS concerne l’éventuel usage de la violence en vue d’un changement
de régime : pour les uns, il est nécessaire de sensibiliser les masses avant de
les appeler à la révolution ; pour les autres, la violence du régime incitera
les masses à s’armer. Les deux courants dissidents s’unissent sous un seul
organe appelé « Ila al-amâm » (En avant, fondé en 1972) qui deviendra
Annahj addimocrati (La Voie démocratique) en 1995. En 1973, le cou-
rant issu de l’UNFP fonde son propre organe : 23 mars 9. Une troisième
formation, inspirée de la Révolution culturelle chinoise, émerge d’une
scission du 23 mars : Li nakhdoum ash-shabab (Au service du peuple).
Le xve congrès de l’UNEM, en 1972, entérine cette évolution du syn-
dicat vers la gauche radicale. Les militants de la « nouvelle gauche », inté-
grés dans Ila al-amâm, 23 mars ou Li nakhdoum ash-shabab, connus aussi
sous le nom d’« al-qaidiyine 10 », accèdent au bureau exécutif de l’organisa-
tion étudiante. Cela déchaîne une vague répressive contre les g­ roupuscules

7.  Le Parti du progrès et du socialisme (PPS) tire son origine du Parti communiste maro-
cain (PCM) et du Parti de la libération et du socialisme (PLS). Il fut légalisé en 1974.
8.  Les dissidents de l’USFP et du PLS s’organisent aussi dans des structures étudiantes
parallèles autres que l’UNEM : le Syndicat national des lycéens et la Jibha (le Front), pour
les étudiants universitaires. Dans les groupes de diplômé.e.s chômeur.se.s, les militant.e.s
qui viennent du courant marxiste de l’UNEM se présentent comme des « frontistes » ou
des « qaidiyine » (« basistes »).
9.  Le nom du groupe fait référence aux protestations survenues à Casablanca le
23 mars 1965, à la suite de la décision ministérielle de restreindre l’accès à l’enseigne-
ment secondaire et qui se sont soldées par un bilan de plusieurs centaines de morts provo-
quées par les forces de sécurité. 23 Mars est devenu par la suite l’OADP. Il s’agit de l’une
des composantes de l’actuel Parti socialiste unifié (PSU).
10.  Alqaida signifie « la base », raison pour laquelle les appellations « basistes » et « al-
qaidiyine » sont utilisées de façon indistincte. Ainsi, ils s’opposent symboliquement à la
« bureaucratie » qui avait dirigé le syndicat et qui est expulsée du bureau lors du xve congrès.
62 Lutter pour ne pas chômer

clandestins. Le président et d’autres membres du bureau de l’UNEM dis-


paraissent pendant plusieurs mois, retenus dans un centre de détention
secret. Les manifestations organisées par le syndicat pour exiger la libéra-
tion de ses leaders aboutissent à son interdiction en janvier 1973. Durant
cette période, juste après la tentative de coup d’État de 1972, toute voix
discordante est considérée comme une menace pour la sûreté nationale
et est vouée à l’élimination (Vairel, 2014). Le 30 août 1973, un t­ribunal
militaire prononce seize condamnations à mort contre des opposants, cer-
taines dirigées contre des membres de l’UNFP et de l’UNEM (El Ayadi,
1999). Ils purgeront leurs condamnations dans des centres de détention
secrets aux côtés des militaires accusés d’être impliqués dans les tentatives
de coup d’État de 1971 et 1972.
En 1977, le régime organise à Casablanca un procès pour démanteler
le marxisme-léninisme : cent soixante-dix-huit militant.e.s sont jugé.e.s,
y compris de nombreux.ses activistes de l’UNEM. En 1981, à la suite des
manifestations organisées dans plusieurs universités à l’occasion d’un appel
syndical à la grève générale, tous les membres du bureau de l’UNEM sont
arrêtés. Des décès de militant.e.s pendant leur détention surviendront au
long des années 1980 11. De surcroît, la pratique contestataire dans les cam-
pus se trouve entravée par les « AWACS 12 », des vigiles qui accomplissent
incognito des missions de renseignement.
Aujourd’hui, les « martyrs » de l’UNEM des années 1970 et 1980 font
l’objet d’hommages périodiques dans le milieu militant de gauche investi
par ces ex-étudiant.e.s et membres de l’UNEM. Il s’agit de moments de
célébration et de (re)construction d’une origine politique commune, celle
des luttes universitaires contre l’autoritarisme et de l’engagement dans
l’UNEM. Dans une logique similaire, les diplômé.e.s chômeur.se.s se remé-
morent encore dans les années 2000 les AWACS avec un mélange d’ironie
et de nostalgie artificielle, car les plus jeunes n’ont pas eu affaire à cette
sombre figure de la répression à l’université. L’évocation des AWACS et
le récit récurrent d’incidents réels ou imaginaires survenus autour d’eux
représentent d’autres exemples de reconstruction d’un passé mythifié
(Dechézelles, 2011) qui participe d’un travail d’édification des frontières
du groupe (Jasper & Polletta, 2001). Dans ce milieu de célébration du
patrimoine de l’UNEM, le phénomène de multi-appartenance est intense
et les militant.e.s circulent entre différentes organisations de mobilisa-
tion : des partis, des organisations de défense des droits humains et des
droits économiques (telles que l’ANDCM et ATTAC Maroc). Ce milieu
peut être assimilé à la notion de « communauté de mouvement social »
(Buechler, 1990  ; Staggenborg, 1998) dans le sens où il constitue un

11.  C’est le cas de l’ingénieur Amin Tahani et de Saida Menebhi, militant et militante
de l’UNEM et d’Ila al-amâm, mort.e en 1983 respectivement à cause de la torture et à
la suite d’une grève de la faim.
12.  L’appellation est ironiquement empruntée au système de radars de détection d’avions
militaires Airbone Warning and Control System. Les AWACS universitaires sont des étu-
diants-agents infiltrés dans les cours, les assemblées et les manifestations.
La naissance d’une cause 63

­périmètre large d’engagement et de sociabilité militants, qui déborde, pré-


existe et surpasse les moments protestataires ponctuels, tout en contribuant
à garantir les conditions de leur reproduction.

L’UNEM comme expérience à dépasser

Malgré la mise en valeur de l’ascendant que représente l’UNEM pour


beaucoup de militant.e.s de l’actuel espace marocain des mouvements
sociaux (notamment du milieu de gauche), les tensions qui ont existé entre
les différents courants présents dans le syndicat (au sein de la gauche, ainsi
qu’entre islamistes et laïc.que.s), surtout à partir de la fin des années 1980,
font également de l’UNEM un exemple à dépasser.
La gauche de la « gauche du Mouvement national » (donc les groupes
Ila al-amâm et 23 mars) est majoritaire lors du xviie congrès, en 1981 13.
À cette occasion, les représentant.e.s de l’USFP et du PPS abandonnent
le congrès, ce qui empêche sa tenue effective. Cela n’est qu’un exemple
des tensions politiques qui rongent la vie de l’UNEM. Mais celles-ci ne
se limitent pas aux familles de gauche. Les rapports de forces au sein du
syndicat se transforment progressivement sous l’effet d’un basculement
de l’organisation vers l’orbite des organisations islamistes. Cette mutation
est confirmée, dans les années 1990, par l’entrée d’Al Adl wal Ihsâne et
du Mouvement pour l’unité et la réforme (MUR) dans les organes de
direction du syndicat 14.
La progression de l’islamisme à l’université a souvent été interprétée
comme l’un des instruments de l’offensive étatique contre la nouvelle
gauche (Chaarani, 2004), en cohérence avec la logique classique du « divi-
ser pour mieux régner ». L’expression de la rivalité entre gauchistes et isla-
mistes ne se réduit pas aux joutes idéologiques : plusieurs affrontements
armés ont lieu. Ceux-ci sortent de l’enceinte des campus et vont jusqu’à
provoquer la mort de militants des deux bords, comme à Fès en 1991
et à Oujda en 1993 15. Avec la victoire électorale du Front islamique du
salut (FIS) en Algérie en 1991, l’islamisme apparaît soudainement comme
une menace potentielle pour le régime qui avait pourtant encouragé son
éclosion à l’université. Il devient dorénavant la nouvelle cible de l’appa-
reil sécuritaire de l’État.

13.  Certain.e.s participant.e.s sont de futurs membres du Parti de l’avant-garde démo-


cratique et sociale (PADS). Le PADS est issu d’une scission de l’USFP consommée en
1983. Les étudiant.e.s sympathisant.e.s du PADS se faisaient appeler, à l’époque, « rifaq ash-
shouhada » (les « camarades des martyrs »).
14.  Le MUR est une organisation de prédication fondée en 1996. Il est souvent consi-
déré comme la pépinière du Parti de la justice et du développement (PJD) parce qu’une
bonne partie de ses cadres y sont passé.e.s.
15.  Deux étudiants basistes, Maâti Boumlil et El Aït Aljid Benaissa, sont assassinés pendant
les affrontements entre des étudiants. Encore en 2014, Abderrahim Al-Hasnaoui, membre
d’une organisation étudiante proche du PJD (Attajdid attolabi), est assassiné lors d’affron-
tements entre des courants opposés à Fès.
64 Lutter pour ne pas chômer

En juillet 1998, le secrétariat général de l’UNEM, dont les membres


sont proches d’Al Adl wal Ihsâne, organise un congrès extraordinaire qui
exige, entre autres points, la levée de l’assignation à domicile du leader de
l’organisation, Abdessalam Yassine 16. Les étudiant.e.s islamistes envoient
aussi des lettres au Premier ministre et au ministre de l’Intérieur pour
demander l’arrêt de la persécution dont ils et elles font l’objet sur les
campus. Les activités de la nouvelle UNEM, proche de l’espace mili-
tant islamiste en raison des appartenances des membres des comités de
faculté, continuent à subir des interdictions fermes. La persécution pousse
l’UNEM à concentrer ses revendications dans le domaine social, à savoir
l’amélioration des conditions d’hébergement, d’étude, d’alimentation et de
transport des étudiant.e.s. En effet, ces causes semblent plus consensuelles
et moins susceptibles de provoquer des représailles de la part de l’État.
Cette réorientation contribue aussi à reconfigurer la culture poli-
tique d’une bonne partie des diplômé.e.s qui rejoignent les groupes
de chômeur.se.s à partir des années 2000. Ils et elles ont baigné dans
une ambiance universitaire moins idéologisée et évoquent la période des
années 1990 et son lot de violences entre « islamistes et gauchistes » avec
un mélange de mépris et de peur et comme un épisode à ne pas répéter.
L’évolution de la configuration des rapports de forces a pour consé-
quence l’émergence de tensions à caractère mémoriel. Les disputes pour
l’appropriation de la tradition militante de l’UNEM sont fréquentes entre
celles et ceux qui se revendiquent proches de l’islam politique et une
minorité active d’extrême gauche. Selon le politologue Mohamed Darif,
« les étudiants de la gauche refusaient catégoriquement de reconnaître
aux islamistes, et notamment aux membres d’Al Adl wal Ihsâne, le droit
de parler au nom de l’UNEM, qu’ils considèrent comme une organisa-
tion progressiste, de gauche 17 ». Par exemple, en 2002, la proposition du
secrétariat d’organiser un congrès extraordinaire est rejetée par les sections
dites « historiques » de l’UNEM (réunissant des militant.e.s de l’USFP,
de l’OADP 18, du PPS et al-qaidiyine, ainsi que les militant.e.s du PADS
et d’Annahj addimocrati). La raison est que ces groupes voient cette ini-
tiative comme « une décision isolée et un vol qualifié de l’héritage, de la
tradition et de la lutte de l’UNEM » (Chaarani, 2004, p. 154). Les affron-
tements idéologiques constants et l’ombre de la menace répressive rendent

16.  Abdessalam Yassine fut assigné à domicile en 1987. Il venait de passer trois ans en hôpi-
tal psychiatrique, où il avait été enfermé à cause de la publication d’une lettre adressée à
Hassan II dans laquelle il dénonçait les pratiques anti-islamiques du régime.
17.  Houda Filali-Ansary, « Extrémistes, séparatistes : l’Université prise en otage », La Vie
éco, 19 décembre 2008, en ligne : www.lavieeco.com/politique/extremistes-separatistes-
luniversite-prise-en-otage-12495/ (janvier 2020).
18.  L’OADP naît en 1983, fondée par Mohamed Bensaïd Aït Idder, résistant et oppo-
sant politique depuis les années 1960. Elle puise dans un référentiel marxiste-léniniste et
récupère des membres de l’UNFP, du 23 mars et d’autres formations. Son organisation
universitaire est Al mounthama al toulab almoutaqqadim (« organisation des étudiants
progressistes »). Ses membres se proclament « basistes moustaqilin » (indépendants) au sein
de l’UNEM.
La naissance d’une cause 65

une génération d’étudiant.e.s réticente à l’idée de l’engagement syndical :


celui-ci est désormais associé à des rivalités stériles.
L’hégémonie islamiste dans l’UNEM coexiste avec quelques poches
de gauche radicale, qui s’organisent à partir de 1986 autour du courant
Barnamij al-marhali (Programme d’étape). Au début des années 2000, ce
courant gagne en visibilité, profitant du profil bas adopté par Al Adl wal
Ihsâne 19 depuis les événements du 11 septembre 2001 aux États-Unis et
du 16 mai 2003 à Casablanca 20. Barnamij al-marhali s’articule autour de
groupuscules d’une dizaine de membres. Sans direction nationale unifiée,
leur présence est limitée à quelques villes universitaires : Tanger, Kenitra,
Fès, Marrakech, Er-Rachidia et Oujda. La référence commune entre ces
cellules éclatées est l’approche insurrectionnelle ainsi que le refus de toute
forme d’institutionnalisation. La violence est souvent défendue comme
une voie de subversion et de neutralisation des adversaires. En réalité, les
sources idéologiques de ce courant de la gauche radicale sont variées (le
maoïsme étant dominant au début des années 2000) et changent au gré
de la formation politique des membres des groupuscules dans les diffé-
rentes villes. Hors de l’enceinte universitaire, les membres de Barnamij
al-marhali se font appeler « Ila al-amâm al-qaidy », c’est-à-dire « basiste
ou authentique 21 ». La lutte contre la précarité matérielle est une urgence
qui les oriente davantage, à la fin de leurs études, vers les groupes de
diplômé.e.s chômeur.se.s. Les comités de soutien à des prisonnier.ère.s
politiques attirent également l’engagement de ces militant.e.s, que leurs
positionnements discursifs placent aux limites des lignes rouges de l’ex-
pression politique 22.

Syndicalistes et chômeurs :
glisser entre des espaces de mobilisation

L’aura mythique de l’UNEM, acquise au fil de son histoire d’opposi-


tion au régime et de la répression qui s’est abattue sur ses militant.e.s, ne
masque pas pour autant les faiblesses du syndicat. Comme nous l’avons

19.  Depuis 1999, le secrétaire général de l’UNEM, issu des élections organisées dans les
bureaux d’université, est un membre du cercle politique d’Al Adl wal Ihsâne.
20.  En mai 2003, une dizaine de jeunes ont commis des attaques-suicides dans cinq
endroits de la ville de Casablanca, provoquant quarante et un morts et une centaine de
blessés.
21.  En référence à l’ancien Ila al-amâm, dont ils critiquent la trahison du projet révolution­
naire qui aurait été la création, en 1995, du parti Annahj addimocrati, censé remplacer
l’organisation clandestine.
22.  À l’instar du comité constitué en juin 2008 pour soutenir dix-huit étudiants empri-
sonnés à Marrakech. En mars de la même année, les étudiant.e.s qaidiyine avaient organisé
une manifestation pour dénoncer la mauvaise qualité de la nourriture dispensée dans la
cafétéria universitaire. Plus d’une dizaine de manifestant.e.s sont arrêté.e.s. Les tortures
et les traitements vexatoires infligés aux jeunes ayant entre 19 et 22 ans sont vivement
dénoncés dans la presse. En août 2009, les sentences définitives sont prononcées, allant de
deux à quatre ans de prison.
66 Lutter pour ne pas chômer

vu ­précédemment, une faiblesse évidente se révèle dans les luttes entre


courants politiques au sein du syndicat, parfois très violentes. Une autre
faiblesse, touchant notamment les membres de gauche du syndicat, était
(et est toujours) la tendance à subordonner les enjeux spécifiquement
estudiantins à d’autres, d’ordre partisan ou relatifs à la politique institu-
tionnelle. Au début des années 1990, les pionniers de la mobilisation des
chômeur.se.s cherchent à surmonter ces deux faiblesses en bâtissant l’iden-
tité du nouveau sujet politique autour de l’expérience de « l’épreuve du
chômage » (Schnapper, 1994) et en faisant abstraction, au moins théori-
quement, des sensibilités politiques et idéologiques individuelles (Belghazi
& Madani, 2001).
Enfin, l’arrivée des militant.e.s islamistes dans les instances de direction
de l’UNEM pousse beaucoup de qaidiyine (militant.e.s d’extrême gauche)
à sortir du syndicat. Cela, combiné avec une situation de précarité pro-
fessionnelle, favorise une réorganisation des réseaux militants de gauche
autour de la dénonciation du chômage : « Déjà en 1984 on discutait à
l’UNEM de la possibilité de créer des coordinations de chômeurs. Parce
que les différents courants de gauche – qaidiyine, democratiyine, rifaq ashs-
huhada, iitihadiyne, ceux du PPS, etc. – se questionnaient sur leur avenir
matériel à la sortie de la fac 23. » Ou encore, comme dit Adil : « À la fin
des années 1980, la corruption dans l’administration se fait encore plus
évidente, parce que les postes à fournir diminuaient. Les concours étaient
seulement formels, mais les candidats étaient sélectionnés à l’avance. La
conviction que l’on a droit à l’égalité mobilise les gens de l’UNEM 24. »
Lorsqu’ils sont amenés à réfléchir sur les raisons de leur investissement
dans la cause du « droit à l’emploi », les pionniers du mouvement des
diplômé.e.s chômeur.se.s évoquent l’expérience combinée de la préca-
rité matérielle et du déclin de l’influence de la gauche dans l’université. Il
est important de remarquer que ce groupe de pionniers est assez homo-
gène socialement : il s’agit pour la plupart d’hommes originaires de villes
grandes et moyennes, issus de la petite classe moyenne (parents fonction-
naires, enseignants, petits propriétaires agricoles), pour qui les mécanismes
au principe de l’ascension sociale rendue possible dans l’après-guerre ne
semblent plus opérationnels. Ces pionniers sont aussi des militants multi­
positionnés qui cumulent les engagements et possèdent un savoir-faire
politique important. Néanmoins, ils ne disposent pas de relais dans le
milieu économique leur permettant d’établir des passerelles entre la sphère
militante et celle de l’activité économique, à l’instar d’autres syndicalistes
universitaires qui, une fois placés professionnellement, ont pu se concen-
trer sur des causes telles que la défense des droits humains, le féminisme

23.  Entretien avec Saïd, membre fondateur de l’ANDCM à Bouarfa, Bouarfa, mars 2008.
Afin de préserver l’anonymat des interlocutrices et interlocuteurs rencontré.e.s dans le
cadre militant, j’opte pour un prénom quelconque, seulement révélateur de leur sexe, pour
les identifier. Les quelques vrais noms qui apparaissent dans cet ouvrage sont ceux de per-
sonnages publics ou d’auteur.e.s.
24.  Entretien avec Adil, ancien vice-président de l’ANDCM, Guercif, novembre 2007.
La naissance d’une cause 67

ou encore le développement local (Cheynis, 2005 ; 2013). Ces militants ne


font pas non plus partie de la génération des prisonniers politiques et des
exilés qui, après les amnisties d’août 1991, de juillet 1993 et de mai 1994,
ont pu récupérer leur poste (souvent dans la fonction publique) ou inves-
tir des espaces associatifs liés à des causes variées, forts du capital symbo-
lique dégagé de l’épreuve de la répression.
Quelques exemples peuvent éclairer cette argumentation. Hassan est
l’un des fondateurs de la première association de diplômé.e.s chômeur.se.s,
l’ANDCM. Étudiant à la faculté des lettres de Casablanca où il suit des
études de littérature arabe au début des années 1980, Hassan y vit sa pre-
mière expérience répressive. Il est emprisonné pendant trois mois à cause
de ses activités militantes à l’Association marocaine des droits humains
(AMDH) 25, à Ila al-amâm et à l’UNEM. Peu de temps après, il est empri-
sonné pour une période de deux ans pendant laquelle il réussit à obtenir sa
licence. À sa sortie de prison et une fois ses études finies, il ne trouve pas
d’emploi. Le cas de Mohamed est assez semblable : originaire de Ouezzane,
licencié en littérature arabe à l’université de Fès à la fin des années 1980,
deuxième président de l’ANDCM (1993-1995), il est enfermé pendant
quatre mois dans un centre de détention secret. Mustapha, originaire de
Rabat et également licencié en littérature arabe à Rabat, subit quatre
ans d’emprisonnement et témoigne, comme d’autres, d’une distanciation
entre les enjeux de sa formation politique d’appartenance (l’OADP) et sa
situation personnelle, marquée par la précarité matérielle et la sensation
d’urgence qu’impose le manque de perspectives professionnelles.
Ces pionniers de l’ANDCM appartiennent à une génération spécifique,
dont les caractéristiques et la place dans le processus historique, ainsi que
la situation économique, expliquent les modalités pratiques de l’engage-
ment. Ils sont nés dans les années 1960 et, bien qu’ils aient vécu la fin des
années de plomb, ils n’entrent pas dans la catégorie des prisonniers poli-
tiques historiques qui bénéficieront d’indemnisations et d’autres formes
de dédommagement (Vairel, 2014). Trop jeunes ou occupant une posi-
tion périphérique dans leurs organisations, ils ne participent pas non plus
à la reconversion de ces dernières 26. Ils se sentent quelque peu orphelins
de leurs formations politiques, dont ils n’ont pas vécu les changements
intervenus à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Dans
cette situation, ces militants ne peuvent se prévaloir que d’une toile rela-
tionnelle tissée avec d’autres étudiants de l’UNEM :
Même si on venait d’autres villes et si on avait étudié dans des facultés
différentes, on se connaissait très bien dans le cadre des luttes universi-
taires nationales. On était tous des militants de l’UNEM, et en plus d’Ila
al-amâm, de 23 mars et de Li nakhdoum ash-shabab. À partir de 1990,

25.  L’AMDH a été créée en 1979, dans le contexte des années de plomb, par des familles
de prisonniers politiques.
26.  Par exemple, le mouvement du 23 mars reconverti en PADS en 1983, ou la fonda-
tion d’Annahj addimocrati, héritière d’Ila al-amâm.
68 Lutter pour ne pas chômer

nous avons essayé d’organiser les luttes des jeunes diplômés. On voyait
que les concours n’étaient pas transparents, il y avait de la corruption et
du clientélisme 27.

L’expérience dans l’UNEM et dans d’autres organisations de gauche


radicale structure la lecture que ces militants font de leur situation profes-
sionnelle et matérielle. Le chômage auquel ces militants font face est au
centre d’un travail discursif qui le présente comme une injustice à l’égard
des diplômé.e.s. Si la restriction de la mobilisation à cette catégorie diplô-
mée peut sembler un choix élitiste (dans le contexte marocain où l’écra-
sante majorité de la population active n’a pas de diplôme), celle-ci est
d’abord justifiée comme une solution de nécessité et transitoire : il s’agi-
rait, aux dires des fondateurs de l’ANDCM, de garantir la tolérance du
régime, en tirant profit de la fenêtre d’opportunité créée par des années de
recrutements publics généreux de diplômé.e.s du supérieur. Restreindre
la cause du « droit à l’emploi » à ces diplômé.e.s du supérieur (voire du
secondaire dans les zones rurales ou les petites villes) permettrait aussi de
légitimer la nouvelle cause à moindres frais, en exploitant l’aura mythique
du ou de la diplômé.e en tant qu’agent de modernisation.
Les pionniers de la mobilisation entendent donc formuler leur cause
dans des termes rendus audibles par la pratique de la puissance publique
dans un contexte où, en outre, l’État a reconnu l’existence d’un problème
de chômage des jeunes en instaurant le CNJA. Au-delà de ces oppor-
tunités spécifiques (Giugni, 2009) liées à la gouvernance de l’emploi au
Maroc, le contexte dans lequel des ancien.ne.s de l’UNEM commencent
à protester en tant que chômeur.se.s est aussi celui d’une relative libéra-
lisation politique.

LES ANNÉES 1990 :
UNE OUVERTURE DES POSSIBLES ?

Ni l’expérience militante accumulée par les fondateurs de l’ANDCM


ni leurs frustrations ou aspirations en tant que chômeurs ne suffisent à
comprendre l’émergence de la mobilisation. Comme il a été expliqué
dans le chapitre précédent, en 1991 le roi Hassan II souligne l’existence
d’un problème public de chômage à travers la création du Conseil natio-
nal de la jeunesse et de l’avenir. De surcroît, le recrutement intensif de
diplômé.e.s dans la fonction publique entre l’indépendance et le début du
plan d’ajustement structurel contribue à forger une représentation du ou
de la diplômé.e comme porteur.se d’un droit à l’emploi. Si ces éléments
font que la promotion d’une cause du droit à l’emploi (des diplômé.e.s)
peut être relativement audible dans le contexte marocain du début des
années 1990, encore faut-il que l’expression publique de la revendication

27.  Entretien avec Mohamed, président de l’ANDCM entre 1993 et 1995, Ouazzane,
février 2008.
La naissance d’une cause 69

soit tolérée par les autorités. Or, depuis la déclaration de l’état d’excep-
tion en 1965 et pendant les années 1970 et 1980 (les « années de plomb »),
une sorte d’unanimisme politique coercitif prévaut (voir l’introduction).
Celui-ci s’appuie sur plusieurs piliers : le caractère sacré du roi, des arran-
gements institutionnels qui désactivent toute concurrence 28 et, surtout,
un répertoire répressif implacable (enlèvements, disparitions forcées, tor-
ture, exécutions extrajudiciaires) qui s’abat sur les oppositions politiques
(gauche, militaires putschistes, islamistes) et rend extrêmement coûteuse
toute forme d’expression du désaccord politique et des griefs.
Mais les années 1990 voient ce dispositif coercitif s’affaiblir. Sur fond
de mobilisations contre la guerre en Irak et de mécontentement syndical
(en 1990 et 1991), le roi procède à la mise en place de quelques mesures
de libéralisation qui aboutissent, en 1998, à la participation de l’USFP au
gouvernement. Loin de mettre la monarchie en danger, le gouvernement
de l’Alternance suppose l’abandon par de nombreuses organisations par-
tisanes et syndicales de la culture oppositionnelle et, par conséquent, une
forme de renforcement de la structure de pouvoir bâtie autour du roi. En
tout état de cause, les militant.e.s de l’UNEM en mal d’intégration pro-
fessionnelle perçoivent, au début des années 1990, la possibilité d’inves-
tir la forme associative pour énoncer et revendiquer leur droit à l’emploi.

La fin de la violence d’État ?

Le thème des droits humains est introduit dans la sphère publique maro-
caine par des organisations qui se mobilisent depuis les années 1970 au
sujet des prisonnier.ère.s politiques et des disparu.e.s 29. En 1979, l’AMDH
s’enquiert de l’existence de centres de détention secrets. En même temps,
des Marocain.e.s exilé.e.s en Europe alertent l’opinion publique sur la
situation des droits humains dans le pays. Cela est fait par divers moyens,
comme la création de l’Association de défense des droits humains au
Maroc (ASDHOM) en 1984 et des rencontres avec des responsables

28.  Frédéric Vairel explique les procédures utilisées par le régime pour « administrer » les
élections, entre 1965 et le début des années 1990, afin de désamorcer les oppositions à
la monarchie et de permettre que les partis du roi soient systématiquement élus (2014).
29.  Pour quelques analyses du mouvement de défense des droits humains, voir Marguerite
Rollinde (2002) et Laura Feliu (2004). Les clivages idéologiques et les stratégies partisanes
d’occupation de l’espace politique conditionnent la structuration du mouvement. La Ligue
marocaine de défense des droits humains (LMDDH), créée en 1972 par des militants du
Parti de l’Istiqlal (PI), est la première association agissant dans ce thème. L’AMDH naît
en 1979 à l’initiative des familles de prisonniers politiques ; elle rassemble des personnes
proches du mouvement socialiste et marxiste-léniniste. À la suite de la scission qui se pro-
duit au sein de l’USFP et qui donne naissance au PADS en 1983, l’AMDH se range du côté
de ceux qui partent. Les activités de l’association sont interdites en 1983. Le mouvement
de défense des droits humains est réactivé en 1987 avec la constitution de la commission
de coordination entre la LMDDH et l’AMDH et la création, en 1989, de l’Organisation
marocaine des droits humains (OMDH). Malgré le positionnement initial apartisan de
l’OMDH, un bureau national dominé par les membres de l’USFP a fini par s’imposer.
70 Lutter pour ne pas chômer

publics. En 1990, Amnesty International lance une campagne de dénon-


ciation de la situation des droits de la personne dans le royaume.Toujours
en 1990, la publication de l’ouvrage de Gilles Perrault Notre ami le roi, qui
dénonce l’existence du « jardin secret » d’Hassan II, de cette zone d’ombre
de l’exercice du pouvoir monarchique où se pratique une répression atroce
et en toute impunité contre les opposant.e.s, a l’effet d’un coup de ton-
nerre dans l’opinion publique 30.
Pour faire face au discrédit international, le régime s’empare progres-
sivement de la rhétorique des droits humains. Cela permet, entre autres,
de briser le monopole d’énonciation de ce thème, détenu jusque-là par
les opposant.e.s. À titre d’exemple, dans son discours du Trône de 1992, le
roi signale que « les principes démocratiques et les concepts moraux que
nous avons évoqués ainsi que notre foi dans la supériorité de l’État de
droit nous mènent à accorder aux droits de l’homme une place de préfé-
rence parmi nos préoccupations 31 ». Le préambule de la Constitution de
1992, réformée en 2011, fait référence à l’attachement du pays aux « droits
de l’Homme tels qu’ils sont universellement reconnus ». Le Maroc signe
les accords des Nations unies relatifs au sujet : le Pacte international des
droits civiques et politiques, le Pacte international des droits économiques,
sociaux et culturels et la Convention contre la torture et autres traite-
ments cruels, inhumains et dégradants. Enfin, en avril 1990, un Comité
consultatif des droits humains (CCDH) est créé. Les trente-sept membres
qui le composent sont nommés par le roi parmi des personnalités proches
du régime et des candidats proposés par les partis, les syndicats, les orga-
nisations de défense des droits humains et d’autres collectifs. La mission
du Comité est de conseiller le monarque sur des questions relatives aux
droits fondamentaux. Malgré l’enthousiasme soulevé par la création de
cet organisme, qui a eu comme présidents quelques prisonniers politiques
historiques, le conservatisme de ses prises de position soulève les critiques
de la presse indépendante et d’une partie du secteur associatif 32.
L’alignement législatif du régime s’accompagne de mesures plus tan-
gibles comme la libération des prisonnier.ère.s politiques des années de
plomb. Des militaires inculpés pour les tentatives de coup d’État de 1971
et 1972, des opposant.e.s marxistes-léninistes et des militant.e.s du Sahara
occidental 33 sont libéré.e.s en mai 1989, en août 1991 et en juillet 1994 34.

30.  Les festivités à l’occasion de l’Année du Maroc en France furent annulées, de crainte
que l’année 1990 ne devienne « une année des droits de l’homme au Maroc » (Vairel,
2014, p. 74).
31.  Royaume du Maroc, « Discours de Sa Majesté Hassan II », Rabat, 1993.
32.  Le CCDH est concrètement accusé de propager une vision réductrice des viola-
tions des droits, favorable au maintien de l’impunité des responsables proches du pouvoir.
33.  Les années de plomb s’abattent également sur des militant.e.s Sahraoui.e.s qui s’op-
posent aux prétentions monarchiques de contrôle de l’ancienne colonie espagnole du
Sahara occidental.
34.  En 1994, une amnistie presque générale est décrétée. Cela n’implique pas la fin des
prisonnier.ère.s politiques au Maroc : les attentats de 1994 à Marrakech ou de 2004
à Casablanca donnent lieu à une vague d’emprisonnements de militant.e.s islamistes.
La naissance d’une cause 71

En octobre 1991, le bagne de Tazmamart est détruit. L’ensemble de ces


initiatives engage le débat sur la reconnaissance de la responsabilité du
régime dans la répression qui s’est abattue sur l’opposition des décennies
durant. Au temps d’Hassan II, les seules mesures réparatrices ou compen-
satoires furent des indemnisations allouées aux ex-détenus 35. Mais le débat
s’intensifie pendant les premières années de règne de Mohamed VI, animé
par l’action du Forum vérité et justice (FVJ) 36 et l’existence, d’avril 2004
à décembre 2005, de l’Instance équité et réconciliation (IER) 37.
La position inédite du gouvernement à l’égard des droits humains
constitue une ressource mobilisée par le régime pour se rapprocher de l’an-
cienne opposition, voire pour la neutraliser 38. Il n’est pas moins vrai pour
autant que la normalisation des droits humains impose certaines limites
aux autorités. En tout cas, c’est la perception qu’en ont les pionniers de
la mobilisation des diplômé.e.s chômeur.se.s, qui perçoivent une double
opportunité : d’un côté, les « obligations » contractées par l’État peuvent
être brandies comme des garanties de sécurité ou, ce qui revient au même,
comme une réduction du coût de la protestation ; de l’autre, la banalisa-
tion de la rhétorique des droits humains offre un cadre discursif sur lequel
greffer la revendication sous l’angle du « droit (des diplômé.e.s) à l’emploi ».
Prédomine donc, parmi les pionniers de la mobilisation contre le chô-
mage, l’idée que la marge de manœuvre de l’appareil répressif étatique
se voit limitée par les engagements contractés sur la scène internationale.
Néanmoins, le sentiment de sécurité des chômeur.se.s protestataires est
encore fragile au moment des premières actions :
Nombre de fondateurs [de l’ANDCM] ont vécu des expériences de
détention politique. Moi, en 1989, j’ai vécu un enlèvement. On m’a retenu
quatre mois à Derb Moulay Chérif, les yeux bandés. Je ne savais pas où
j’étais. J’ai passé les quatre mois à subir des interrogatoires et des coups. Des
décharges électriques aux pieds, aux mains, au thorax, aux organes géni-
taux. Et je cite : « Mustapha, quatre ans de prison ; Hassan, deux ans… »
Tu me demandes si ce n’était pas dangereux ? On avait déjà vécu le dan-
ger et la peur ! C’est l’une des différences avec les jeunes d’aujourd’hui 39.

Les condamnations politiques ou pour délit d’opinion continuent à peser sur des journa-
listes, des syndicalistes, des étudiant.e.s...
35.  En 1994, une pension mensuelle de 5 000 dirhams (l’équivalent de 450 euros, ce qui
représente deux mois de SMIG marocain) est accordée aux survivants de Tazmamart, mais
la mesure est suspendue en 2002.
36.  Le Forum vérité et justice est créé en novembre 1999, à partir des commissions de
victimes créées par les familles et des victimes de la répression politique des années de
plomb (Vairel, 2004).
37.  L’Instance a des effets ambivalents : d’un côté, la monarchie reprend les revendications
du mouvement de lutte contre l’impunité ; de l’autre, la portée contestataire de ces reven-
dications est neutralisée et aucune incrimination juridique des responsables n’est envisagée.
38.  D’anciens opposants de l’extrême gauche victimes de la répression intègrent des postes
dans les dispositifs de cette nouvelle « bureaucratie des droits humains ». C’est le cas des
anciens prisonniers politiques qui ont assumé la présidence du CCDH.
39.  Entretien avec Mohamed, Ouazzane, février 2008.
72 Lutter pour ne pas chômer

À la fin des années 1980, il fallait toujours composer avec l’impossibilité


de prévoir la réaction des forces de sécurité.
Les tâtonnements dans la quête d’un équilibre acceptable entre l’exer-
cice d’une certaine pression sur les pouvoirs publics et la prudence pour
ne pas s’attirer les foudres du régime sont illustrés par l’une des pre-
mières actions de diplômé.e.s chômeur.se.s mises en lumière : le retran-
chement d’une centaine de personnes dans un complexe artisanal à Salé,
pendant presque trois mois à l’été 1991, pour réclamer leur insertion
dans la fonction publique (Bennani-Chraïbi, 1994). Le discours reven-
dicatif des retranché.e.s – les slogans, les prises de position publiques des
porte-parole – visait à confronter les responsables publics à la panne de
l’ascenseur social. Les protestataires portaient des drapeaux marocains et
des photographies du roi, ils et elles chantaient des slogans empruntant
les mélodies d’hymnes nationalistes composés à l’occasion de la Marche
verte 40. Ces symboles patriotiques étaient ostensiblement mobilisés pour
souligner, symboliquement, l’union indissoluble entre les devoirs et les
droits (sociaux) découlant de l’allégeance à la patrie. En réalité, le recours
à des marqueurs de patriotisme peut également être compris comme une
stratégie défensive du collectif protestataire pour tenter de réduire une
éventuelle répression 41.
Cet épisode fait l’objet d’interprétations controversées par les pion-
niers de l’ANDCM. Certains attribuent la paternité de cette action aux
services de renseignement, alors que d’autres y voient la main d’oppor-
tunistes cherchant à tirer profit de l’émergence publique du problème du
chômage opérée par la création récente du CNJA. D’ailleurs, une par-
tie des retranché.e.s sera intégrée ensuite au ministère de l’Intérieur. En
tout état de cause, cet épisode aura comme effet d’accélérer les réflexions
autour de la création d’une association nationale de diplômé.e.s chô-
meur.se.s, l’ANDCM.

Un champ politique riche en allié.e.s


pour les chômeur.se.s ?

Les années 1990 ouvrent l’horizon de participation électorale pour les


partis historiques de l’opposition, qui forment une coalition (la Koutla
ad-dimocratiyya 42) en vue du scrutin de 1992. Cette ouverture incite
certains de ces partis à soutenir les revendications de différents collectifs
sociaux, y compris celles des diplômé.e.s chômeur.se.s. On pourrait voir
ici une opportunité pour les chômeur.se.s, dans le sens de la notion de

40.  La Marche verte désigne la marche lancée par Hassan II le 6 novembre 1975 dans le
but d’annexer le territoire du Sahara anciennement espagnol.
41.  Le sit-in de Salé procède selon des logiques et des modalités d’action dont certaines
seront adoptées pour la suite et d’autres seront écartées (comme le port de symboles
patriotiques).
42.  La Koutla ad-dimocratiyya est une coalition électorale formée en mai 1992 par les
partis d’opposition issus du Mouvement national : le PI, l’USFP, le PPS et l’OADP.
La naissance d’une cause 73

« structure des opportunités politiques », liée à l’apparente disponibilité


d’alliés au sein des élites politiques (Tarrow, 1994 ; Tarrow & Tilly, 2006).
En outre, en 1990 et 1991, les rues de nombreuses villes marocaines
sont en ébullition : des manifestations contre le déploiement militaire en
Irak et la contribution marocaine à une campagne qui « déploie des forces
impériales sur des terres arabes » (Vairel, 2014, p. 74), plusieurs appels à
la grève, lancés notamment par la Confédération démocratique du tra-
vail (CDT) 43, des émeutes à Fès, Kénitra, Meknès et dans des quartiers
populaires de Rabat… Les partis de l’opposition profitent de la force
que la rue leur insuffle pour s’opposer à la loi de finances et à la réforme
constitutionnelle de 1992. Les fondateurs de l’ANDCM se remémorent
les bonnes dispositions des partis envers leurs revendications :
La conjoncture politique était importante.Tout le monde se préparait pour
les élections de 1993, pour la réforme constitutionnelle de 1992. L’envi-
ronnement politique était favorable, c’était l’opportunité pour nous de
mobiliser tous les soutiens. La CDT voulait aussi en profiter. On savait
que la CDT était un bon appui, avec tout le soutien politique de l’USFP,
qui trouvait certainement que l’initiative était importante dans ce temps
politiquement chaud. Ils savaient que s’ils nous appuyaient, cela allait être
important pour eux. C’est pour cela que la CDT a envoyé une circulaire
à toutes les sections en les informant qu’il fallait soutenir le mouvement
des diplômés chômeurs 44.

Selon Hassan Tarik, membre du bureau de la Chabiba Ittihadia (l’orga-


nisation de jeunesse de l’USFP), au moment de la fondation de l’ANDCM,
l’association
avait des propositions à faire. La Koutla ad-dimocratiyya était de son côté ;
il le fallait, parce que c’est la politique de l’opposition : soutenir tout ce qui
est social. Et la Koutla a fait que sa presse parle des diplômés chômeurs…
On donnait de l’argent. Quand j’étais le responsable de la section estu-
diantine de la Chabiba Ittihadia et qu’il y avait un sit-in à l’UMT [Union
marocaine du travail] 45, on appelait [Mohamed] Sassi [alors président de la
Chabiba] qui appelait le parti [l’USFP] pour qu’il fournisse des ressources 46.

L’époque n’étant plus celle des années de plomb, le Palais n’affronte


pas le défi des partis d’opposition par la répression, mais avec une straté-
gie de rapprochement. Au lendemain des élections de 1993, le roi invite
l’USFP à participer au gouvernement. Cette proposition ne se matériali-
sera qu’après les élections d’octobre 1997. En cohérence avec la stratégie
de rapprochement des partis d’opposition et du Palais, le régime favorise

43.  La Confédération démocratique du travail est fondée en 1978 à partir d’une scission
de la branche proche de l’USFP au sein de l’Union marocaine du travail (UMT).
44.  Entretien avec Mustapha, président de l’ANDCM en 1991-1993, Rabat, novembre 2008.
45.  L’UMT, fondée en 1955, est la centrale syndicale la plus ancienne du Maroc et la pre-
mière en nombre d’affilié.e.s.
46.  Entretien avec Hassan Tarik, Rabat, avril 2007.
74 Lutter pour ne pas chômer

également le développement du paysage associatif (Denoeux & Gateau,


1995 ; Ghazali, 1994). Cette nouvelle approche des autorités en matière
de droits se traduit aussi par une tolérance majeure à l’égard des associa-
tions qui, tant par leurs modes de fonctionnement que par leurs ambi-
tions, s’éloignent des enjeux les plus problématiques, ceux qui touchent
à l’autorité du monarque et aux fondements religieux et territoriaux de
l’État. Selon Mohamed Mouaqit, le passage de nombreux anciens mili-
tants des groupes d’opposition au mouvement associatif (concrètement,
celui visant la promotion des droits humains) constitue une transforma-
tion de la contestation de l’État vers des formes d’action collective plus
tolérables. Pour lui, la nouvelle forme de contestation

invoque la loi, la justice, la morale, la dignité humaine […]. [Ce faisant], la


contestation en termes de droits de l’homme semble déplacer la probléma-
tique du changement politique du lieu de la radicalité des moyens, reflétée
par un discours de type révolutionnaire ou procédant d’une logique de
la confrontation, vers le lieu de la radicalité des fins, sous une forme de
discours juridico-éthique promoteur d’un projet d’État de droit. (­Mouaqit,
1995, p. 271-272)

L’encouragement des associations s’inscrit dans la logique qui avait


guidé l’alignement législatif en matière des droits humains : une société
civile autolimitée, mais relativement active, rend crédible le parti pris offi-
ciel en faveur de la « transition » (Vairel, 2004). Plutôt que d’être inter-
prété en termes d’ouverture, le développement associatif peut être analysé
en termes de contrainte, de reconversion obligée de ceux qui voudraient
garantir la viabilité de leur intervention politique. Loin de témoigner
d’un affaiblissement de la structure de pouvoir, le développement asso-
ciatif répond à une logique d’inclusion d’oppositions tolérables, à la suite
de la neutralisation ou à la reconversion des anciens ennemis du régime.
Les pionniers du mouvement des chômeur.se.s se sentent concernés
par cet essor associatif. Plus concrètement, les fondateurs de l’ANDCM
estiment avoir opéré le même raisonnement que les militant.e.s des orga-
nisations de défense des droits humains ou des femmes, les menant à pri-
vilégier une reconversion militante à l’intérieur du système :

La situation était alors très spécifique au pays et certaines initiatives étaient


prises par l’État : le discours de la réforme constitutionnelle, la création
du CCDH, la libération des détenus politiques… Et nous, on avait l’idée
que les jeunes se prennent en charge, qu’ils se prennent en charge politi-
quement, mais sans instrumentalisation. Pourquoi ne pas créer les méca-
nismes objectifs permettant aux personnes de défendre leurs droits ? Et le
mouvement des chômeurs n’était pas le seul : dès 1993, mouvement des
femmes, reprise de l’AMDH, constitution de l’OMDH 47...

47.  Entretien avec Mustapha, Rabat, novembre 2008.


La naissance d’une cause 75

Pour les fondateurs de l’ANDCM, le choix de la forme associative


devait leur permettre de profiter du nouveau cadre de liberté (apparente).
Une réunion de coordination réunissant quelques dizaines de militant.e.s
se tient à Rabat le 1er septembre 1991. Les participant.e.s à cette réunion
décident d’organiser l’assemblée fondatrice de l’ANDCM le 25 octobre.
Afin d’éviter une intervention policière empêchant la tenue de l’assem-
blée, deux lieux sont prévus à Casablanca : le siège de la CDT, dans le
quartier des Palmiers, où les groupes politiques et syndicaux sont convo-
qués à 10 heures 48, et le centre culturel du quartier Maarif, où les délé-
gués des sections locales sont convoqués à 11 heures. Le centre cultu-
rel de Maarif offre l’avantage d’être un local neutre et populaire. L’autre
lieu, le siège de la centrale syndicale proche de l’USFP, est celui du bap-
tême public de l’association : bien que l’ANDCM revendique son auto-
nomie par rapport aux organisations politiques et syndicales, le lieu de
sa naissance (le siège de la CDT) la lie symboliquement à la gauche du
Mouvement national. Outre sa dimension symbolique, le double lieu de
l’événement répond à des inquiétudes sécuritaires : si l’un des sites est
attaqué par les forces de l’ordre, l’association peut toujours être fondée
dans le second lieu. C’est d’ailleurs ce qui se passe : le centre culturel de
Maarif est bloqué par la police et les délégués sont forcés de se diriger
vers le siège de la CDT, où le congrès constitutif de l’ANDCM a fina-
lement lieu.
L’ANDCM n’est pas une association à proprement parler, car elle n’a
jamais (ni, d’ailleurs, aucun groupe de chômeur.se.s à venir) reçu le récé-
pissé d’autorisation du ministère de l’Intérieur confirmant la légalité du
groupe. L’ANDCM a voulu formaliser son statut associatif, mais le silence
administratif qui a toujours suivi le dépôt maintes fois renouvelé du dossier
de demande d’autorisation a été interprété par les militant.e.s comme une
autorisation tacite. Cette perception a été confortée par les rencontres et
les discussions effectives qui ont eu lieu entre des représentants ministé-
riels et l’ANDCM, au moins jusqu’au début des années 2000. En réalité,
la non-reconnaissance formelle est vécue par le groupe comme une vic-
toire symbolique, comme l’évidence que l’association dérange.
La création de l’association nationale en 1991 suppose la mise en place
d’un cadre stable pour les protestations. Elles deviennent de plus en plus
fréquentes, encouragées par la disponibilité des ressources : des espaces de
réunion prêtés par des syndicats et par des partis, voire un soutien finan-
cier et l’accès aux organes de presse partisans 49. Une vingtaine de sec-
tions locales voient le jour à l’issue du congrès constitutif de l’ANDCM,

48.  Des partis issus du mouvement national, des formations de la nouvelle gauche, des
syndicats et des associations de défense des droits humains sont présents lors de la consti-
tution de l’ANDCM.
49.  Selon Khalid Jamai, ancien rédacteur en chef de L’Opinion, journal francophone de
l’Istiqlal, le quotidien s’était montré très favorable à la diffusion des communiqués relayés
par l’ANDCM et d’autres groupes de diplômés de troisième cycle, jusqu’en 1997 (entre-
tien, Rabat, septembre 2008).
76 Lutter pour ne pas chômer

en octobre 1991 50. D’autres ne tardent pas à être créées. L’idée de consti-


tuer des branches locales se diffuse via les réseaux amicaux, militants et de
proximité. L’un des fondateurs de la section locale de l’ANDCM à Outat
El Haj parle en ces termes :
J’ai appris que l’ANDCM avait été fondée à Casablanca. Je ne connais-
sais pas les personnes qui l’ont créée, mais on était proches dans les idées,
et comme l’ANDCM coïncidait avec les besoins rencontrés par les chô-
meurs ici, on a décidé avec trois amis de faire une consultation auprès des
chômeurs d’Outat pour créer une section. On était trente-cinq partici-
pants à la réunion, dix licenciés et vingt-cinq diplômés inférieurs. À cette
époque, l’USFP venait d’établir son siège à Outat, où s’installait aussi la
branche locale de la CDT. Notre section ANDCM a été immédiatement
accueillie au sein de l’USFP 51.

La période pendant laquelle l’ANDCM représente de façon mono-


polistique les chômeur.se.s diplômé.e.s ne sera pas longue. Dans la deu-
xième moitié des années 1990, la cause du droit à l’emploi se popularise
et de nouveaux groupes sont créés 52.

DE L’ANDCM À UN ESPACE
PROTESTATAIRE FRAGMENTÉ

Pendant ses premières années de vie, l’ANDCM connaît quelques vic-


toires, sous la forme de dizaines d’accords d’embauche. Cela coïncide en
plus avec la campagne de recrutement lancée par le CNJA après l’établis-
sement du recensement des diplômé.e.s chômeur.se.s. Ces recrutements
favorisent sans doute l’expansion du mouvement, d’abord en matière
d’expansion géographique de l’ANDCM et ensuite de façon catégorielle.
À partir de la deuxième moitié des années 1990, l’éclatement du profil
des militant.e.s est déjà très visible. La manifestation la plus parlante de la
popularisation de la cause du droit à l’emploi est l’apparition de dizaines
de groupes de diplômé.e.s de troisième cycle, composés de titulaires de
diplômes de master et de doctorat (ou d’étudiant.e.s en cours d’obten-
tion de ces diplômes).
Comment les « diplômé.e.s de troisième cycle » se constituent-ils et
elles comme un sujet politique distinct de la catégorie large qui avait lancé
le mouvement protestataire quelques années auparavant ? Pour ce faire,
un travail d’auto-identification et de définition des contours du groupe
est nécessaire. Celui-ci souligne des spécificités par rapport aux membres

50.  Le congrès se termine avec la constitution de l’association, implantée dans une tren-
taine de villes via les branches locales. Selon Mohamed, le nombre de sections a doublé
entre 1991 et 1994 (entretien, Ouazzane, février 2008).
51.  Entretien avec Chérif, fondateur de la section locale de l’ANDCM à Outat El Haj,
Outat El Haj, novembre 2007.
52.  L’ANDCM compte aujourd’hui une centaine de sections locales et environ trois
mille adhérent.e.s.
La naissance d’une cause 77

de l’ANDCM, notamment en ce qui concerne le niveau académique et


le type de postes « mérités ». De plus, deux autres facteurs contribuent à
l’éclatement du mouvement des chômeur.se.s : le premier facteur a trait
à la progressive marginalisation de l’ANDCM au lendemain de l’Alter-
nance, et le deuxième est lié aux effets générationnels des changements
politiques au sein de l’université.  

Au lendemain de l’Alternance,
le fardeau ANDCM

En mai 1992, les partis d’opposition issus du Mouvement national créent


la coalition électorale Koutla ad-dimocratiyya. Le régime entame le dia-
logue avec l’opposition le lendemain des élections de 1993, à la suite des-
quelles le secrétaire général de l’USFP, Abderrahmane Youssoufi, part en
exil en France. Rentré en 1995,Youssoufi reprend la direction du parti. La
monarchie est défiée par l’attitude des partis de l’opposition, qui refusent
les dispositions royales sur l’alternance contrôlée et qui exigent une clari-
fication des règles électorales 53. En 1995, les partis de la Koutla proposent
une nouvelle révision constitutionnelle visant des changements dans les
articles relatifs aux prérogatives des pouvoirs exécutif et législatif.
Mais la réforme constitutionnelle de 1996 aboutit à d’autres résultats
qui ne vont pas dans le sens d’une démocratisation. Elle porte création
d’une nouvelle chambre, une Chambre des conseillers où est transféré le
tiers des député.e.s du Parlement élu.e.s indirectement. La Constitution
réformée de 1996 attribue à la Chambre des conseillers (élu.e.s indi-
rectement et nommé.e.s par le roi) la même capacité législative qu’à la
Chambre des représentants, élu.e.s par suffrage direct. Cet arrangement
institutionnel contribue à ralentir le processus législatif et à augmenter
le contrôle exercé par le roi, qui instaure également des « ministères de
souveraineté », dépendant directement de lui 54. De plus, la Constitution
établit toujours que le monarque nomme le Premier ministre et qu’il peut
proposer le poste à un candidat indépendamment du résultat des élec-
tions. Ces dispositions constituent des verrous qui limiteront la marge de
manœuvre des Premiers ministres après l’Alternance. Si ouverture poli-
tique il y a, elle demeure contrôlée, voire « octroyée » (Tozy, 1999 a). Ce
ne sont pas des changements qui visent l’établissement d’une « monarchie
constitutionnelle parlementaire fondée sur une séparation des pouvoirs,
avec un gouvernement issu de la majorité parlementaire et responsable

53.  Ceci aboutit à la signature d’un code de bonne conduite dans lequel le gouvernement
s’engage à s’interdire toute ingérence électorale et tout abus de pouvoir, et les partis à ne
pas contester, sans raison, le résultat des élections (Daoud, 1997). Nonobstant, le Palais
réactualise sa centralité avec une campagne de lutte contre la corruption dans le monde
de l’entreprise, qui se révèle traumatisante pour les acteurs économiques (Hibou, 1996).
54.  Ces ministères réunissent les bases de l’autorité du roi : religion, justice, affaires étran-
gères et intérieur, de manière qu’ils permettent au monarque de garder un pied dans les
affaires gouvernementales.
78 Lutter pour ne pas chômer

devant la Chambre des ­représentants » (El Mossadeq, 2001). Ce n’est pas la


démocratie qui est visée, mais la consolidation de la structure du
pouvoir en place.
L’unité de la Koutla se brise lorsque la révision constitutionnelle de
1996 est mise aux voix.Tous les partis approuvent la réforme, sauf l’OADP.
L’opposition valide ainsi le principe de centralité de la monarchie dans
le jeu politique, sanctionné par l’article 19 de la Constitution. L’USFP
gagne les élections législatives de 1997, mais les partis d’opposition issus
du Mouvement national n’ont pas la majorité au sein de la Chambre des
représentants. Après des mois de tractations 55, Abderrahmane Youssoufi
est nommé Premier ministre par le roi, le 4 février 1998. Mais plusieurs
éléments limitent pourtant la marge de manœuvre du nouveau gouver-
nement : la présence de Driss Basri 56 est imposée, ainsi que celle de trois
autres ministères de souveraineté.
Cependant, ce sont d’anciens militants, parfois très investis dans le
domaine de la défense des droits humains ou des organisations de jeu-
nesse, qui arrivent aux ministères. D’anciens présidents ou membres de
l’UNEM (Fatallah Oualalou, Habib El Malki, Khalid Alioua) s’occupent
de portefeuilles ministériels liés à l’économie et aux questions sociales. Ces
noms représentent précisément les secteurs partisans qui avaient soutenu
l’ANDCM au moment de sa fondation. L’entrée de l’USFP dans le gou-
vernement fait du parti une « manne » d’emplois aux yeux des diplômé.e.s
chômeur.se.s. Pourtant, aux dires d’anciens militants de l’ANDCM, l’accès
privilégié du parti aux ressources publiques ne semble bénéficier qu’aux
adhérents « usfpéistes » de l’association. Leur départ de l’association, à la
suite de leur recrutement dans la fonction publique, accentuera la surre-
présentation des partis d’extrême gauche extraparlementaire au sein de
l’ANDCM. Ce processus provoque un refroidissement des négociations
entre le comité exécutif de l’ANDCM et les représentants ministériels.
Celles-ci sont complètement interrompues en 2001 57. L’ostracisation de
l’association qui en résulte empêchera les « nouveaux » chômeur.se.s titu-
laires d’un diplôme élevé de l’investir.

55.  Les élections de novembre 1997 ne semblent pas offrir des conditions propices pour
l’alternance. Les scores des partis de l’opposition connaissent un recul par rapport à ceux
de 1993. La dispersion des votes ne permet pas d’envisager une coalition stable. En outre,
des cas de fraude affectant la distribution des sièges à la Chambre des représentants sont
dénoncés. Mohamed Darif, secrétaire général des jeunesses de l’USFP (la Chabiba Ittiha-
dia) et candidat de l’USFP à Casablanca, s’estimant faussement élu au détriment du can-
didat islamiste du Mouvement populaire démocratique et constitutionnel (MPDC), rend
ses soupçons publics et renonce à son poste de parlementaire.
56.  Driss Basri fut ministre de l’Intérieur entre 1979 et 1999. Une des premières actions
politiques de Mohamed VI fut le limogeage de ce ministre, resté dans l’imaginaire col-
lectif comme l’un des principaux opérateurs de l’appareil répressif.
57.  L’interruption en 2001 des négociations entre le bureau national de l’ANDCM et
le gouvernement social-démocrate coïncide avec un grave épisode de répression : l’éva-
cuation et la destruction partielle du siège de l’UMT à Rabat (avec des grues) lors d’un
sit-in de l’ANDCM qui durait depuis des mois.
La naissance d’une cause 79

L’éclatement de l’identité collective des chômeur.se.s

Le premier groupe de diplômé.e.s de troisième cycle remonte à 1996. En


1995, le ministère de l’Intérieur avait réalisé un recensement de ce type
de diplômé.e.s au chômage, avant d’en embaucher quelques centaines 58.
Cette fenêtre d’opportunité incite des personnes qui ont connaissance de
l’expérience de l’ANDCM à former un groupe de « cadres supérieurs »
pour revendiquer le droit au recrutement aux niveaux les plus élevés de
l’administration. À compter de ce moment, les membres des groupes de
troisième cycle signaleront leur spécificité à partir de critères externes
(Voegtli, 2010), notamment ceux établis par l’État.
En 1999, deux décrets du ministère de la Fonction publique (865/99
et 888/99) 59 sont promulgués et soulignent le droit des diplômé.e.s de
troisième cycle à l’intégration au plus haut niveau de la fonction publique
sans concours et selon les besoins de l’administration. De tels décrets
semblent inexplicables dans le contexte du post-ajustement structurel et
du développement du mouvement des chômeur.se.s. Leur sens semble
politique : s’agit-il de formaliser l’embauche irrégulière (du point de vue
du critère du concours) de dizaines de diplômé.e.s en 1998 et celles qui
pourraient éventuellement suivre ? Force est de constater qu’à partir de
la promulgation de ces décrets, les diplômé.e.s de troisième cycle s’accro-
cheront à ces dispositifs et les brandiront comme la justification majeure
de leur protestation.
Les groupes de troisième cycle, intégrant des titulaires de diplômes
de master et de doctorat et qui s’attribuent l’appellation de « otor ‘uliya »
(cadres supérieurs), concentrent leurs actions sur Rabat où ils peuvent cap-
ter l’attention médiatique. Rabat concentre, en outre, une bonne partie
des postes d’emploi public qui correspondent au niveau d’éducation de ce
profil de chômeur.se.s. Généralement, ils manifestent sur l’espace public
de façon très intensive mais pour une durée relativement courte (par rap-
port à l’ANDCM) et se dissolvent lorsque leurs membres obtiennent un
accord d’embauche.

CARTOGRAPHIE DES GROUPES DE DIPLÔMÉ.E.S


CHÔMEUR.SE.S DE TROISIÈME CYCLE (2001-2009)
En 2001, les rues de Rabat sont fréquemment occupées par trois groupes for-
més de docteur.e.s, de diplômé.e.s de master et d’ingénieur.e.s : le Groupe natio-
nal indépendant des cadres supérieurs, le Groupe 2003 des docteurs et titulaires
de DESA a et DESS et le Groupe national unifié des cadres supérieurs. Les trois
groupes fusionnent à la fin de l’année 2004, ce qui aboutit à la création de l’Union

58.  D’après les entretiens réalisés à Rabat avec Rachida en juin 2008 et avec Saïd en
novembre 2008.
59. Les décrets 865/99 (Bulletin officiel, nº 4693, 8 safr 1420 / 24 mai 1999, p. 1158-
1159) et 888/99 (Bulletin officiel, nº 4705, 21 rbi’ 1420, 5 juillet 1999, p. 1789-1790) du
ministère de la Fonction publique établissent la liste de diplômes de troisième cycle qui
donnent « accès direct aux degrés disponibles de l’administration centrale ».
80 Lutter pour ne pas chômer

des cadres supérieurs au chômage (UCSC)b. La fermeture du groupe conduit à la


constitution de deux autres groupes : Khams (Cinq) et Amal (Espoir). Le premier
est le fruit de la fusion de cinq groupes plus anciens : Mouwahida (Unité), Marrakech,
Anoual, Majmoua Dakatira 2001 (Groupe 2001 des docteurs) et Karama (Dignité).
Le second est le résultat d’une scission au sein de Khamsc. En septembre 2006,
l’UCSC, Khams et Amal obtiennent un accord d’embauche de la part du Premier
ministre, qui s’engage à recruter huit cent soixante-cinq membres des groupes
mobilisés. Une partie d’Annasr (Victoire), groupe constitué en février 2006, béné-
ficie aussi de cet accord.
À partir de mars 2007, et en l’espace de quelques mois, la vague de protestations
connaît une intensité croissante. Certaines manifestations arrivent à rassembler
deux milliers d’adhérent.e.s des groupes. Les manifestations sont presque quoti-
diennes pendant les mois de juin et de juillet et la profusion de groupes bat son
plein. Annasr est le vétéran de la nouvelle fournée de groupements. Hiwar (Dia-
logue) et Moubadarah (Initiative) font leur apparition à partir de novembre 2006d.
En février 2007, Istihqaq (Mérite) naît d’une scission au sein de Hiwar. En avril, les
docteur.e.s de Hiwar et de Moubadarah créent le Groupe national des docteurs
au chômage (GNDC), et quelques militant.e.s d’Istihqaq fondent Ghad (Demain).
Dix autres groupes apparaissent entre mai et juillet 2007 pendant les semaines
précédant le début de la campagne pour les élections législativese. Enfin, en août,
le Premier ministre signe un accord d’insertion pour deux mille sept cent soixante
diplômé.e.s de troisième cycle.
Les manifestations reprennent un mois après, conduites par les exclu.e.s de l’accord et
de nouveaux groupes. En janvier 2009, cinq groupes de troisième cycle protestent et
mènent des négociations avec des représentants du Premier ministre et du ministre
de l’Intérieur. Le premier de ces groupes s’appelle Majmoua’t al arba’ alotor al’oliya al
mou’atine (Quatre groupes de cadres supérieurs chômeurs) et ses effectifs oscillent
entre six cents et sept cents membres. Les Quatre groupes sont issus de la fusion,
en mars 2007, des adhérent.e.s d’Annsr, de Moubadarah, d’Hiwar et d’Istihqaq qui
n’avaient pas bénéficié de l’accord d’embauche d’août 2007. Le deuxième groupe
est la Coordination des cadres supérieurs chômeurs docteurs, qui regroupe quatre
cents membres environ provenant de la réunification, en septembre 2007, de seize
groupes nationaux et régionaux qui s’étaient rencontrés lors de la réunion avec le
Premier ministre en août 2007. Le troisième acteur de cette fournée est le Tajammo-
Rassemblement marocain des cadres supérieurs chômeurs. Ses sept cent cinquante
membres proviennent de la fusion, en novembre 2007, de deux groupes formés
un an auparavant, Mouwahada et Federaliya. Le quatrième groupe de la vague est
Fatiya, intégrant cent quatre-vingts membres ; et, enfin, Cho’ala, qui réunit environ
cent cinquante diplômé.e.s de master.
a. Le DESA au Maroc est le diplôme d’études supérieures approfondies, équivalent du DEA en France.
b. En mai 2005, l’UCSC réunissait 552 membres, dont 217 sont des docteur.e.s en études islamiques ou en
littérature arabe. 152 adhérent.e.s sont titulaires d’autres disciplines de lettres et 183 sont des scientifiques.
c. En mai 2005, les trois groupes de diplômé.e.s du supérieurs rassemblaient 1 032 adhérent.e.s.
d. Les statistiques réalisées par les trois principaux groupes de diplômé.e.s de troisième cycle (Moubadarah,
Istihqaq et Hiwar) en juin 2007 sur leurs 821 adhérent.e.s offrent une image de la composition de cet espace de
mobilisation. La proportion est de 36 % de femmes et de 64 % d’hommes, dont 86 % sont titulaires d’un DEA
et 4,5 % d’un doctorat (le reste se distribue entre titulaires de DESS et diplômes d’ingénieur).
e. Le procès-verbal de la réunion entre le Premier ministre et les représentant.e.s des groupes de cadres supé-
rieurs le 2 août 2007 est signé par vingt groupes : Annasr, Iti’alaf, Hiwar, Moubadarah, Istihqaq, Majmou’a al-mous-
taqila, Majmou’at Marrakech, Gad, Wifaq, Otor al-mustazna, al-Badil, Majmou’at alwataniya lildakatira al-moutalin,
les derniers membres de Khams, d’Amal, de l’UCSC, le Groupe des lauréats de l’Institut royal de la jeunesse et
du sport, Janoub, Sharq, le Groupe des lauréats de Dar al Hadith al-Hassaniya et le Groupe d’ingénieurs agricoles.
La naissance d’une cause 81

Cette cartographie, partielle car limitée dans le temps, illustre le fort


éclatement organisationnel du mouvement des diplômé.e.s chômeur.se.s
dans le courant des années 2000. Compte tenu de la similitude des situa-
tions vécues par les membres des différents groupes, cet éclatement semble
surprenant. Je montrerai plus loin à quelles dynamiques celui-ci répond
et quels sont ses effets sur le mouvement.
À partir des années 2000, les groupes de troisième cycle recrutent des
diplômé.e.s issu.e.s d’universités qui ont vécu un basculement de leur
culture militante. Les années 1990 et 2000 connaissent un phénomène
de désintéressement politique des étudiant.e.s, qui est en partie le résul-
tat des batailles intestines qui ont rongé l’UNEM et des affrontements
très violents entre des étudiant.e.s politisé.e.s de différents bords (voir le
chapitre 1). En général, les membres des groupes de troisième cycle ont
moins d’expérience militante préalable que les membres de l’ANDCM 60.
Cette caractéristique est presque revendiquée avec fierté (le temps passé à
l’université aurait été consacré à étudier, pas à militer !) et en cela elle par-
ticipe du travail de distinction du sujet politique « diplômé.e de t­ roisième
cycle » vis-à-vis de l’ANDCM (et d’autres catégories de chômeur.se.s,
comme les personnes handicapées).
L’affaiblissement de l’extrême gauche dans les campus et la moindre
expérience politique des diplômé.e.s ne sont pas sans effet sur le style dis-
cursif des groupes de troisième cycle, sur la manière dont ils justifient le
droit à l’emploi ou la protestation. D’ailleurs, ces groupes s’attachent à atté-
nuer tout marqueur politique, les membres les plus politisé.e.s étant même
invité.e.s à rester modestes et discret.ète.s sur leurs inclinations politiques.
Les groupes justifient une telle exigence par le caractère matériel, « hobsi,
gayr siyasi » (« du pain, pas de politique »), de la revendication de l’emploi
(Emperador Badimon, 2011 b). Nous verrons plus loin à quel genre de
contrainte correspond ce choix de neutralisation des marqueurs politiques.
L’éclatement du mouvement des chômeur.se.s se produit également
sur le flanc le moins diplômé. Depuis la deuxième moitié des années 1990,
des diplômé.e.s présentant des handicaps physiques ont créé des groupes 61.
Les revendications des groupes de personnes handicapé.e.s s’appuient,
comme dans le cas des diplômé.e.s de troisième cycle, sur les règlements
du ministère de la Fonction publique qui garantissent un quota de postes
pour des personnes présentant un handicap et qui, selon les groupes, sont
systématiquement ignorées.
Une autre émanation de l’ANDCM est le Groupe de victimes
d’­Annajat, créé au début des années 2000 et caractérisé par l’affichage
du statut de victime d’un cas de corruption. En 2002, la société émiratie

60.  Selon les réponses obtenues par questionnaire, seulement 33 % des diplômé.e.s de
troisième cycle disent avoir participé à des actions menées par l’UNEM quand ils et elles
étaient étudiant.e.s, taux qui monte à 68 % dans le cas de l’ANDCM.
61.  Depuis 2000, seuls deux groupes de diplômé.e.s aveugles restent actifs : l’Association
nationale des diplômés chômeurs aveugles, ainsi qu’une scission de cette dernière, l’Asso-
ciation nationale indépendante des diplômés chômeurs aveugles.
82 Lutter pour ne pas chômer

Annajat Marine Shipping L.L.C. avait lancé une campagne d’embauche


de 30 000 personnes pour des croisières de luxe. Pour candidater, il fal-
lait déposer un dossier auprès d’un bureau de l’Agence nationale de pro-
motion de l’emploi et des compétences (ANAPEC) 62 et passer des tests
médicaux facturés 900 dirhams (environ 90 euros) dans une clinique de
Casablanca. À la fin de la réception des dossiers, la compagnie Annajat a
disparu. L’affaire Annajat fait scandale lorsque les médias dévoilent la rela-
tion personnelle entre le ministre de l’Emploi de l’époque, Abbas El Fassi,
et le directeur de la clinique de Casablanca où les candidat.e.s devaient réa-
liser les tests. L’affaire Annajat touche 90 000 personnes, parmi lesquelles
on trouve des diplômé.e.s chômeur.se.s déjà engagé.e.s dans l’ANDCM.
Le groupe fut dissous en novembre 2007, à la suite du recrutement de ses
membres ou de leur placement progressif dans différents pays européens 63.

Trente ans après la création de l’ANDCM, le «  mouvement des


diplômé.e.s chômeur.se.s » a largement débordé son premier cadre orga-
nisationnel. Aujourd’hui, il existe un décalage entre l’image publique du
mouvement et sa réalité démographique. L’image la plus visible, celle
que captent les médias concentrés dans la capitale, pose les diplômé.e.s
de troisième cycle en vedettes du mouvement. Mais la réalité démogra-
phique de celui-ci donne plutôt à voir une autre photographie : celle de
plus d’une centaine de branches locales de l’ANDCM éparpillées sur tout
le territoire marocain. Contrairement à ce que les groupes de troisième
cycle laissent penser compte tenu de leur intensité protestataire à Rabat,
la mobilisation des diplômé.e.s chômeur.se.s est plutôt un phénomène du
Maroc de « l’arrière-pays », des petites et moyennes villes. Les branches
locales de l’ANDCM rassemblent le plus grand nombre de militant.e.s
contre le chômage 64, et c’est aussi dans les petites et moyennes villes que
l’engagement a le plus tendance à s’éterniser.

62.  Cette agence publique d’intermédiation entre les demandeur.se.s d’emploi et les
employeur.se.s potentiel.le.s, créée en 2005, sera présentée dans le chapitre 6.
63.  L’inventaire n’est pas exhaustif. Plusieurs autres groupes de courte durée ou à très
faible impact ont vu le jour. On trouve par exemple le Majmouat hamiline risalat al-
malikiya (Groupe de porteurs des lettres royales), constitué en 2009 par une trentaine de
personnes qui, en 1999, avaient reçu une lettre de celui qui était alors le prince héritier
Sidi Mohamed dans laquelle il s’engageait à embaucher les destinataires du courrier dans
des départements ministériels.
64.  En 1999, l’association comptait 150 sections locales et 45 000 membres ; en 2003,
130 sections locales et en 2005, 103 sections locales et environ 3 000 militant.e.s. À la fin
des années 2000, le bureau exécutif de l’ANDCM ne dépasse pas le millier d’adhérent.e.s
vraiment actif.ve.s.
Chapitre 3
QUI SONT LES DIPLÔMÉ.E.S CHÔMEUR.SE.S ?
PROFILS ET MODALITÉS DU PASSAGE À L’ACTION

Qui prend la rue pour exiger le respect du « droit à l’emploi » ? Qui


revendique l’étiquette de « diplômé.e chômeur.se » et intègre un groupe
protestataire, et à quel moment le fait-il.elle ? Qu’est-ce que cela implique
de le faire au Maroc, où une grande partie des travailleur.se.s n’a pas de
contrat formel 1 ? D’ailleurs, il ne suffit pas d’être scolarisé.e et sans contrat
de travail pour protester pour cette raison, ce qui montre que le mouve-
ment des chômeur.se.s n’est pas une traduction mécanique de la précarité
matérielle ou des frustrations (Gurr, 1970). En réalité, la plupart des per-
sonnes diplômées développant une activité économique sans contrat ne
se revendiquent pas « diplômé.e chômeur.se ». Se reconnaître sous cette
étiquette implique une prise de position critique, une perception de sa
situation personnelle comme relevant du chômage caché et une aspira-
tion à atteindre la sécurité matérielle et une reconnaissance symbolique
à travers l’emploi public.
Les médias parlent souvent des diplômé.e.s chômeur.se.s comme
de personnes dilettantes et sans esprit d’initiative. Lorsque le syntagme
« diplômé chômeur » y est mentionné, il est purement descriptif et ne
fait pas de distinction entre les personnes engagées dans la protestation
et celles qui ne le sont pas. Or un enjeu de taille pour les protestataires
est d’être reconnu.e.s en tant que sujet politique. Leur autodésigna-
tion en tant qu’« enchômagé.e.s » va dans ce sens. Se désigner de cette
façon implique de se présenter publiquement comme des personnes
contraintes au chômage contre leur volonté et / ou forcées de dévelop-
per une activité économique en deçà de leur niveau de qualification
validé par un diplôme. En soulignant ainsi le caractère contraint du chô-
mage, ainsi que la conscience qu’ils et elles ont du caractère collectif et
systémique de leur situation, les protestataires aspirent à se distinguer de
l’image du « diplômé chômeur » telle qu’elle est évoquée par les médias,

1. Selon les déclarations du président du Haut-Commissariat au plan en 2011, près de deux


salarié.e.s sur trois travaillent sans contrat (dans les secteurs agricole et du BTP, 90 % des
travailleur.se.s sont sans contrat). Selon le site d’information économique « Usine nou-
velle », en 2015, seulement 3,1 millions sur 12 millions de Marocain.e.s actif.ve.s étaient
affilié.e.s à la sécurité sociale (CNSS). Julie Chaudier, « Maroc : l’économie informelle
prend du poids au désespoir des pouvoirs publics », 8 juin 2016, en ligne : www.usine-
nouvelle.com/article/maroc-l-economie-informelle-prend-du-poids-au-desespoir-des-
pouvoirs-publics.N395887 (janvier 2020).
84 Lutter pour ne pas chômer

c­ orrespondant tout simplement à l’absence d’emploi formel et dénuée


de considérations politiques.
À l’opposé du discours dépolitisant, et souvent misérabiliste, des médias,
l’observation menée pendant plus de quatre ans révèle l’hétérogénéité des
diplômé.e.s chômeur.se.s protestataires. Ils et elles sont pluriel.le.s à plu-
sieurs égards : l’origine socio-économique, le type de formation acadé-
mique, l’expérience professionnelle et leur rapport à l’activité économique.
De plus, les militant.e.s brandissent des arguments divers lorsqu’ils et elles
réfléchissent à leur passage à l’action. Autrement dit, les logiques condui-
sant à l’entrée effective dans les groupes de chômeur.se.s sont également
plurielles. Le but de ce chapitre est d’esquisser les modalités du passage
à l’action protestataire, après avoir brossé un portrait des militant.e.s 2. Le
chapitre se structure en trois parties. Dans la première partie sont pré-
sentées quelques propriétés sociales de militant.e.s rencontré.e.s pendant
l’enquête. La deuxième partie restitue des arguments brandis par les chô-
meur.se.s pour expliquer leur participation aux groupes protestataires.
Ces arguments insistent sur la déception ressentie devant la difficulté à
satisfaire leurs attentes d’épanouissement professionnel et de promotion
sociale. Enfin, la troisième partie rend compte des ressorts de l’entrée dans
l’activité protestataire.

LES CARACTÉRISTIQUES SOCIALES


D’UNE CATÉGORIE HÉTÉROGÈNE
« Mou’atal fil soujoune,
oulad cha’ab khalfouhoum 3 »
(« Des chômeurs dans la prison,
Les enfants du peuple derrière eux »)

Cette invocation des supposées racines populaires du diplômé chô-


meur, fréquemment scandée lors des actions de l’Association nationale
des diplômés chômeurs du Maroc (ANDCM), contribue à nourrir une
représentation mythifiée des chômeur.se.s. Or cette image des racines
populaires des chômeur.se.s mobilisé.e.s ne saurait s’appliquer systéma-
tiquement. Certes, les personnes issues des classes moyenne et populaire
dominent dans les groupes de chômeur.se.s ; mais le rapport à l’activité
professionnelle et les formations académiques des militant.e.s sont dispa-
rates. En outre, l’étendue géographique de la mobilisation est telle que l’on

2. Une partie importante du matériau empirique présenté dans ce chapitre a été obtenu
grâce à un questionnaire auquel ont répondu 155  adhérent.e.s de trois groupes de
diplômé.e.s de troisième cycle (avril 2007 et juillet 2008) et 54 membres de l’ANDCM
(septembre 2006). La transmission du questionnaire s’est effectuée pendant un congrès
extraordinaire de l’ANDCM et deux assemblées générales de groupes de troisième cycle.
Le taux de non-réponse a approché les 50 %, de manière que seulement la moitié des
questionnaires a pu être récupérée et exploitée.
3. Slogan de l’ANDCM.
Qui sont les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 85

y trouve des situations extrêmement diverses. Les caractéristiques sociales


des militant.e.s concentré.e.s à Rabat – des diplômé.e.s de troisième cycle
pour une bonne partie – ne sont pas les mêmes que celles des militant.e.s
des branches les plus reculées de l’ANDCM. En réalité, le mouvement
des chômeur.se.s évolue dans des contextes socio-économiques variés.
Le portrait-robot du « chômeur » qui se dégage des rapports « Activité,
emploi et chômage » du Haut-Commissariat au plan (HCP) présente
l’image d’un homme, jeune et urbain. Ce portrait réducteur est contesté
par l’hétérogénéité réelle des membres des groupes de chômeur.se.s. La
distribution globale par sexe confirme une légère prépondérance mas-
culine au sein des groupes : autour de 60 % des membres des groupes
sont des hommes et 40 % des femmes. Ces proportions occultent néan-
moins des variations du ratio homme-femme parfois très tranchées selon
les groupes et les contextes 4. L’âge moyen des diplômé.e.s de troisième
cycle enquêté.e.s est de 31,25 ans, alors que l’âge moyen est un peu plus
élevé parmi les membres de l’ANDCM (33,5 ans) 5. La « jeunesse » des
chômeur.se.s mobilisé.e.s relève donc plus du discours que de la réalité, ce
qui n’empêche pas pour autant les militant.e.s de reprendre à leur compte
le cumul d’attentes et de craintes associées à la jeunesse pour insister sur
la justesse de leur protestation 6.

Le catalogue des formations au complet...


ou presque

Les médias assimilent souvent les protestataires à des lauréat.e.s provenant


des « facultés-caserne » (Vermeren, 2003) 7, celles qui incarnent le cau-
chemar d’un employeur potentiel, idéalement en quête d’employé.e.s
polyvalent.e.s et adaptables. Selon le portrait catastrophiste dressé

4. La section de l’ANDCM de Beni Bouayach, dans la région d’Al Hoceima, était exclu-
sivement masculine en novembre 2006. Les militants expliquent cela par la stricte division
sexuelle de l’espace, la participation féminine dans l’espace public y étant fortement inhibée.
5. Avec un écart important entre l’âge moyen des hommes (29 ans) et celui des femmes
(35,6 ans) au moment de la réalisation de l’enquête par questionnaire, en 2006. L’échantil-
lon analysé par questionnaire est trop réduit pour assurer la représentativité de ces résultats.
Il existe aussi un biais lié aux caractéristiques de l’échantillon enquêté : les participant.e.s
au congrès de l’ANDCM. Celui-ci a lieu à Rabat pendant plusieurs jours, ce qui limite
les possibilités de participation des personnes qui ont des responsabilités familiales et une
moindre disponibilité de temps et d’argent.
6. L’une des raisons pour lesquelles la presse présente les chômeur.se.s comme des « raté.e.s »
(Gérard, 2002) est celle de leur supposé difficulté à consommer les rituels de passage
que la société associe à l’âge adulte : mariage et naissance du premier enfant. 90 % des
106 diplômé.e.s de troisième cycle enquêté.e.s sont célibataires, alors que le taux de céli-
bat national à l’âge moyen des diplômé.e.s enquêté.e.s (30,3 ans), concrètement chez les
25-29 ans, est de 54,1 %. Le taux de mariage est plus élevé chez les militantes que chez
les militants : 16 % pour les militantes contre 10 % au total (source : Haut-Commissariat
au plan, « Maroc en chiffres », Rabat, 2004).
7. Pierre Vermeren oppose les « filières d’élite » aux « facultés-caserne », qui sont source
de relégation et condamnent leurs lauréat.e.s au chômage.
86 Lutter pour ne pas chômer

par la presse, ces diplômé.e.s sont « oisifs, désespérés, en errance et en


d­ éclassement » (Gérard, 2002, p. 97) ; ils et elles incarnent autant les vic-
times que les reproducteur.rice.s des tares du système de l’enseignement
public. Pourtant, l’enquête à la base de ce livre révèle que rares sont les
filières d’études offertes dans les facultés publiques qui ne se trouvent
pas représentées dans les groupes de diplômé.e.s chômeur.e.s. Seules les
filières sélectives, à l’instar de la médecine et de l’infirmerie, n’alimentent
pas les rangs des groupes protestataires. Le taux de chômage relativement
réduit des diplômé.e.s des écoles supérieures explique aussi qu’ils et elles
ne soient pas non plus présent.e.s dans la mobilisation 8. Le sens commun
considère que les diplômes universitaires obtenus à l’étranger sont un
bouclier contre le chômage. Or on trouve aussi dans les groupes protes-
tataires des diplômé.e.s qui ont réalisé leurs études de troisième cycle en
Espagne, en France ou en Belgique.
Selon les données obtenues à travers les réponses à un questionnaire
adressé aux membres de trois groupes de diplômé.e.s de troisième cycle
actifs à Rabat à la fin des années 2000 9, la répartition des diplômes dans
les groupes correspond à la distribution générale de la population étu-
diante. Les statistiques du ministère de l’Enseignement supérieur, de la
Recherche scientifique et de la Formation des cadres, relatives à la répar-
tition des étudiant.e.s de troisième cycle pour l’année  2015-2016 en
témoignent ainsi :

Tableau 1. Répartition des étudiant.e.s en troisième cycle par filière (2015-2016)


Filière Proportion
Sciences juridiques, économiques et sociales,
32,8 %
études islamiques
Lettres et sciences humaines 14,7 %
Sciences, sciences et technologie 39,5 %
Sciences de l’ingénieur 1 %
Médecine 3,4 %
Source : Ministère de l’Enseignement, « Statistiques universitaires », Rabat, 2017.

Selon les données obtenues à partir de ce même questionnaire, 39 % des


militant.e.s étaient diplômé.e.s en études islamiques et en littérature arabe ;
40 % étaient des scientifiques (notamment chimistes et physicien.ne.s)
et des ingénieur.e.s (réparti.e.s entre plusieurs spécialités : génie électro-
nique, mécanique, pharmaceutique, informatique, génie forestier et de

8. Le taux de chômage des lauréat.e.s des grandes écoles en 1993 était de 1,5 %, alors que
celui des facultés était de 30,3 %.
9. Ces trois groupes sont : l’Union des cadres supérieurs au chômage (UCSC), un grou-
pement actif entre 2003 et 2006, Mouwahada, actif entre 2008 et mars 2009, et Tansikiya-
Dakatira, actif entre 2007 et mars 2009. L’enquête par questionnaire auprès de ces groupes
a été menée en 2007 et 2008.
Qui sont les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 87

télécommunications) ; les 21 % restant correspondaient à des diplômé.e.s


de sciences juridiques, sociales et économiques 10. Cette répartition bat
en brèche le stéréotype médiatique de la surreprésentation des « litté-
raires » dans les rangs des groupes de chômeur.se.s. Les similitudes entre la
répartition des diplômes dans les groupes protestataires et dans la société
en général sont tellement fortes qu’il est difficile de considérer que les
diplômé.e.s chômeur.se.s forment un monde à part, celui des perdant.e.s
du système scolaire marocain. Ils et elles reflètent, en réalité, la massifica-
tion des facultés et les problèmes d’employabilité posés par des formations
qui ne trouvent pas leur place sur le marché du travail 11. D’ailleurs, des
formations présentées comme porteuses et comme des remèdes antichô-
mage par les pouvoirs publics, les médias et le patronat sont également
présentes dans les groupes protestataires.
Si le profil académique des chômeur.se.s militant.e.s est éclaté, deux
dénominateurs communs traversent la catégorie : l’aspiration à l’obtention
d’un emploi public, le seul considéré comme étant satisfaisant, car stable et
garantissant des droits et de la protection sociale (car la déréglementation du
secteur privé ne garantit pas cela) ; et la perception de soi comme étant très
faiblement muni.e en ressources sociales et donc incapable d’avoir recours
au réseautage ou au piston (wasta) pour se placer professionnellement 12.

Quelles sont les relations des diplômé.e.s avec l’activité économique ?

Ce que le qualificatif « chômeur » implique concrètement pour les


diplômé.e.s chômeur.se.s protestataires ne se résume pas facilement. Les
expériences des membres des groupes de chômeur.se.s dans le domaine
de l’activité économique ne se distinguent guère de celles d’un travailleur
quelconque au Maroc. La précarité et l’informalité caractérisent les activi-
tés économiques aussi bien des personnes mobilisées que de celles qui sont
non mobilisées 13. La majorité des diplômé.e.s chômeur.se.s engagé.e.s sub-
siste grâce à des activités rémunérées dans le secteur informel et / ou privé.

10. 36 % des enquêté.e.s ont étudié dans les centres universitaires de l’axe Casablanca-
Mohammedia-Rabat-Kénitra, alors que 61,5 % proviennent des facultés du reste du pays :
notamment d’Agadir (13,6 %), de Marrakech (9,7 %), de Fès (13,6 %) et d’El Jadida (8,7 %).
Les 3 % restants ont obtenu leur dernier diplôme dans des établissements d’enseignement
supérieur à l’étranger.
11. En 2011, le président du HCP reconnaissait que la plupart de l’emploi existant et en
création au Maroc est un emploi non qualifié, fourni principalement par le secteur agri-
cole, du BTP et des services, et dans des entreprises petites ou très petites, souvent rele-
vant de l’économie informelle.
12. Interrogé.e.s sur ce qu’ils et elles croient être la raison de leur chômage, 83,65 % des
militant.e.s enquêté.e.s par questionnaire signalent la corruption et le fait de ne pas avoir
de wasta (piston).
13. Selon la chambre française de commerce et d’industrie du Maroc, le secteur infor-
mel réunit environ 41 % des emplois au Maroc et plus de 14 % du PIB ; voir Ferdinand
Demba, « L’informel : un poids inquiétant pour l’économie marocaine », novembre 2013,
en ligne : www.cfcim.org/magazine/21595 (janvier 2020).
88 Lutter pour ne pas chômer

Les activités rémunérées pratiquées par les diplômé.e.s chômeur.se.s


enquêté.e.s sont extrêmement diversifiées en ce qui concerne la quali-
fication requise, les caractéristiques de la tâche et la rétribution. Parmi
les activités les plus socialement valorisées, on trouve des vacations dans
l’enseignement supérieur et des missions au sein d’organisations interna-
tionales ou d’entreprises du secteur public ou semi-public. Des activités
plus fréquentes sont les cours de soutien, les vacations d’enseignement
dans des établissements privés ou publics et le commerce (parfois très
précaire, comme dans le cas des vendeurs à la sauvette). On trouve aussi
dans les groupes de chômeur.se.s des chauffeurs de taxi, des techniciens-
informaticiens, des employés de la construction, des agent.e.s comptables,
des maîtres-nageurs, des coiffeur.se.s, des ouvrier.ère.s d’usine...Toutes ces
activités sont présentées par les militant.e.s comme des « petits boulots »
ne pouvant pas être considérés comme des emplois à part entière, mais
qui représentent des activités par défaut, occasionnelles afin de pallier les
urgences matérielles.
C’est parce que ces petits boulots sont considérés comme du chômage
déguisé que les militant.e.s ont des repères temporels pour se prononcer
sur la durée de leur chômage. L’une des particularités les plus marquantes
de l’ANDCM par rapport aux diplômé.e.s de troisième cycle est la durée
du chômage : les membres de l’ANDCM interrogé.e.s déclarent avoir
passé une moyenne de 7,3 ans au chômage 14. Les diplômé.e.s de troisième
cycle déclarent des périodes de chômage plus courtes : entre deux et trois
ans et demi de chômage. Dans les deux cas, les durées reconnues par les
militant.e.s dépassent très largement ce que les économistes appellent le
« chômage de longue durée » (à partir de douze mois), qui a d’ailleurs un
effet dévalorisant aux yeux des employeurs (Schnapper, 1996).
L’âge des militant.e.s peut expliquer les différences de durée du chô-
mage. En moyenne, les membres de l’ANDCM sont sensiblement plus
âgé.e.s que ceux et celles des groupes de troisième cycle. Cela n’est pas
anodin et révèle que l’employabilité des diplômé.e.s de troisième cycle
est relativement plus facile que celle des licencié.e.s et bachelier.ère.s, en
raison du niveau de formation plus rare (dans le sens statistique) des pre-
mier.ère.s. La plus longue durée du chômage des membres de l’ANDCM
par rapport à celui des groupes de troisième cycle est aussi liée au lieu
où se déroule l’activité militante : les petites villes, territoire investi par
l’ANDCM, offrent moins de possibilités d’emploi public que Rabat, lieu
investi par les diplômé.e.s de troisième cycle et ville administrative par
excellence. Enfin, si le chômage des membres de l’ANDCM est plus
long, cela est lié aussi aux normes qui encadrent le militantisme dans le
groupe. Comme nous le verrons plus tard, la disponibilité personnelle
que l’ANDCM exige de ses membres est compatible avec la réalisation

14. Temps comptabilisé en septembre 2006 à travers un questionnaire distribué lors de la


tenue du congrès national de l’ANDCM. Le cas extrême est celui d’un militant bache-
lier de la section locale de Témara (région de Rabat) qui se déclare chômeur depuis 1985.
Qui sont les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 89

de petits boulots, alors que les groupes de troisième cycle exigent de leurs
membres une disponibilité presque totale.
Logiquement, l’autonomie financière des militant.e.s chômeur.se.s
est faible, particulièrement dans le cas des diplômé.e.s de troisième cycle.
Presque deux tiers des militant.e.s questionné.e.s dépendent entière-
ment de leur famille pour subvenir à leurs besoins matériels (logement
à Rabat, nourriture, transport et autres dépenses associées aux études et
au militantisme) 15. La dépendance économique vis-à-vis de la famille est
encore plus exacerbée dans le cas des femmes : plus de 83,3 % disent en
dépendre, alors que seulement 11 % des enquêtées disaient être écono-
miquement autonomes. La moindre autonomie financière des femmes
peut s’expliquer par la distribution genrée des opportunités d’insertion
professionnelle. De plus, les femmes sont souvent détournées du marché
du travail par leurs familles et incitées à s’occuper du travail domestique
dans leur foyer.
Dans tous les cas, le rapport des mobilisé.e.s au travail remet en cause
le discours médiatique quant au supposé isolement économique des
diplômé.e.s chômeur.se.s. Les militant.e.s sont bel et bien des personnes
actives dans le secteur informel de l’économie. En se définissant néan-
moins comme « enchômagées », elles signalent le caractère insatisfaisant
de leurs activités économiques et le décalage entre leur situation objec-
tive et leurs attentes professionnelles et sociales.

Des origines sociales relativement diversifiées

En matière d’origines sociales, la diversité est relativement limitée.


Globalement, les diplômé.e.s de troisième cycle proviennent de milieux
sociaux légèrement plus favorisés que les militant.e.s de l’ANDCM :

Tableau 2. Origine sociale des diplômé.e.s (2006-2008)


Diplômé.e.s Diplômé.e.s
Métier du père
de troisième cycle de l’ANDCM
Paysan 14 % 31,6 %
Ouvrier 15 % 18,4 %
Fonctionnaire ou gérant 15 % 5,3 %
Militaire 5 % 29 %
Commerçant 13 % 10,5 %
Enseignant 14 % 2,6 %
Profession religieuse 2,5 % –

15. Selon les résultats de l’enquête menée par questionnaire, 64,7  % des militant.e.s
dépendent financièrement de la famille, alors que seulement 27 % se déclarent financiè-
rement autonomes (échantillon : 106 diplômé.e.s de troisième cycle interrogé.e.s entre
avril 2007 et juillet 2008).
90 Lutter pour ne pas chômer

Chauffeur ou ouvrier mécanique 5 % –


Profession libérale ou qualifiée 5 % –
Sans profession 11,4 % 2,6 %
N. B. J’explore le milieu social d’origine à travers le métier du père, le niveau de scolarisation du père
et celui de la fratrie.Voici les données relatives au métier du père, pour les groupes de diplômé.e.s s
de troisième cycle et l’ANDCM. Étant donné le bas taux d’activité des femmes (femmes au foyer), je
n’ai pas sollicité de données relatives à leurs mères auprès des enquêté.e.s. Questionnaires distribués
en 2006 pour l’ANDCM et en 2007 et 2008 pour les groupes de troisième cycle.

La probabilité d’avoir un père fonctionnaire, enseignant ou exerçant


une profession qualifiée est nettement supérieure parmi les diplômé.e.s
de troisième cycle que parmi les adhérent.e.s de l’ANDCM. Les pre-
mier.ère.s peuvent donc être considéré.e.s comme les héritier.ère.s d’une
petite classe moyenne citadine qui a pu profiter des voies de promotion
sociale des années 1960 et 1970. On peut établir aussi facilement une
corrélation positive entre le statut professionnel relativement qualifié du
père et l’accès aux études de troisième cycle universitaire des enfants.
En revanche, l’origine populaire est plus marquée chez les membres de
l’ANDCM, dont les pères sont souvent paysans, ouvriers ou militaires.
En cohérence avec l’indicateur précédent, le taux de scolarisation des
pères des diplômé.e.s de troisième cycle est supérieur à celui des pères
des adhérent.e.s de l’ANDCM : si les pères de presque trois quarts des
membres des groupes de troisième cycle enquêté.e.s ont été scolarisés, ce
taux descend à un tiers pour les membres de l’ANDCM.
Le troisième indicateur retenu pour identifier les origines sociales des
militant.e.s est le niveau de scolarisation des frères et sœurs. Encore une
fois, le niveau d’études de la fratrie est globalement plus élevé pour les
diplômé.e.s de troisième cycle que pour l’ANDCM. Presque trois quarts
des membres des groupes de troisième cycle ont des frères et / ou des
sœurs dont le niveau d’études atteint le baccalauréat ou la licence univer-
sitaire ; 20 % déclarent que le niveau d’études le plus élevé dans la fratrie
est le baccalauréat, et seulement 11,6 % des diplômé.e.s de troisième cycle
proviennent de familles où le reste de la fratrie possède un niveau infé-
rieur au cycle secondaire. Pour la plupart des membres de l’ANDCM 16,
le niveau scolaire le plus élevé des frères et sœurs est le baccalauréat. Dans
de nombreux cas, ce sont seulement les hommes de la famille qui ont été
scolarisés. L’absence de scolarisation des sœurs coïncide souvent, chez les
militant.e.s enquêté.e.s, avec une majeure incidence de facteurs tels que
l’âge plus élevé des interviewé.e.s, un moindre niveau de scolarisation du
père et une origine géographique rurale. Dans le cas de l’ANDCM, le
ou la militant.e est parfois le ou la seul.e ou l’un.e des rares membres de
la fratrie à avoir eu accès aux études.

16. Les données concernant cette question sont d’une représentativité limitée, à cause du
faible pourcentage de réponses.
Qui sont les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 91

Outre les différences relatives au statut socio-économique et le niveau


éducatif de la famille, un trait commun se dégage aussi bien parmi les
militant.e.s de l’ANDCM que celles et ceux des groupes de troisième
cycle : en général, ils et elles ont fait l’expérience d’une amélioration signi-
ficative de leur niveau scolaire par rapport à celui de leurs parents. Les
diplômé.e.s chômeur.se.s engagé.e.s proviennent de familles qui aspirent
à la promotion sociale des enfants (ou à l’amélioration du statut atteint
par les parents) à travers le diplôme. L’insatisfaction de ces aspirations est
donc source de déception et de réflexions sur les causes de l’« injustice
du chômage ».

DÉCLINAISONS DE L’INJUSTICE DU CHÔMAGE

Une bonne partie de la littérature sur l’action collective des chômeur.se.s


insiste sur la difficulté à s’engager dans une action protestataire tout en
mobilisant cette étiquette stigmatisante (Fillieule, 1997). Justifier le pas-
sage à l’action, le présenter comme un comportement pertinent et rai-
sonnable est un exercice essentiel pour les militant.e.s, et d’autant plus
important dans un contexte coercitif et / ou de désapprobation familiale.
Les militant.e.s déploient donc un éventail d’arguments pour prouver la
justesse de la protestation, des justifications articulées autour de l’injustice
que représente le chômage des diplômé.e.s et la déception qui en découle.
Dans les pages qui suivent sont exposés les arguments développés par les
militant.e.s de l’ANDCM, mais surtout ceux des groupes de troisième
cycle, qui illustrent la façon dont les diplômé.e.s se représentent les causes
de leur situation personnelle.

« Le chômage est une injustice,


c’est donc l’État qui me pousse à protester »

Pour beaucoup de militant.e.s, l’État est l’instigateur principal de la pro-


testation. Cette entité aux contours flous (l’administration ? le gouverne-
ment ? le roi ?), mais qui devient tangible à travers les forces de sécurité
qui encadrent les protestations (Bogaert & Emperador, 2011), aiguillerait
la mobilisation en ayant fait du diplômé un porteur de droits. Ainsi, le
passage à l’action serait justifié par l’interruption d’une inertie vieille de
plusieurs décennies, celle du transfert des jeunes éduqué.e.s des bancs de
l’université vers les bureaux de l’administration pendant les années 1960,
1970 et jusqu’au début des années 1980. La fluidité du transfert, peut-être
plus idéalisée que réelle, alimente sans doute les attentes d’insertion pro-
fessionnelle des diplômé.e.s et pousse les protestataires à exiger de l’État
qu’elle soit rétablie.
À la fin des années 1990, pour répondre à l’apparition des groupes de
diplômé.e.s de troisième cycle, le secrétariat de la Formation profession-
nelle (relevant du ministère de l’Emploi et des Affaires sociales) crée une
base de données recensant les diplômé.e.s au chômage. Les t­itulaires de
92 Lutter pour ne pas chômer

diplômes de master et de doctorat peuvent s’y inscrire : elle est conçue


comme un instrument de repérage de profils attractifs pour les employeurs
du privé et également consultable par les ministères en quête de cadres.
Cette base de données est souvent évoquée comme une des expres-
sions des obligations de l’État à l’égard des diplômé.e.s et, par conséquent,
comme une fenêtre d’opportunité pour dénoncer l’inaction des pou-
voirs publics. Même si la base de données n’a pas fonctionné comme les
diplômé.e.s l’espéraient 17, ils et elles continuent à s’y inscrire avant de se
lancer sur le marché de l’emploi privé ou dans la protestation. Mais le
dysfonctionnement de la base de données affaiblit davantage la crédibi-
lité des règles fixées par l’État et fait apparaître la protestation comme la
seule option potentiellement efficace :

Pourquoi l’État ne respecte pas lui-même les lois qu’il a créées ? S’il ne se
respecte pas lui-même, comment va-t-il respecter mon droit ? Comment
vais-je le respecter ? Les responsables ont créé eux-mêmes le problème :
s’ils avaient bien utilisé la base des données, s’ils avaient recruté par ordre
chronologique d’obtention du diplôme..., alors tout le monde attendrait
son tour ! S’ils respectaient les procédures des concours, on ne remettrait
pas en question les embauches 18 !

Enfin, les embauches cycliques des manifestant.e.s renforcent l’image


de l’État comme déclencheur de la mobilisation. Les victoires obtenues
par les différentes cohortes du mouvement, notamment de diplômé.e.s de
troisième cycle, montreraient que la protestation peut aboutir et qu’elle est
une voie efficace d’insertion professionnelle. Comme disait un diplômé
de troisième cycle : « J’ai adhéré à l’UCSC [Union des cadres supérieurs
au chômage] car plusieurs groupes sont passés avant nous et qu’ils tra-
vaillent par ce moyen depuis 1997. Alors, pourquoi je ne devrais pas tra-
vailler moi aussi 19 ? » D’ailleurs, ces accords d’embauche nourrissent une
certaine représentation au sujet des manifestations qui seraient stimulées
par les autorités :

Que veux-tu que je comprenne à cette situation ? Je m’inscris à la base de


données [du secrétariat de la Formation professionnelle], mais personne
ne m’appelle, et je vois que ceux qui font des manifestations trouvent
un travail. Alors, c’est l’État qui m’oblige à sortir ! C’est comme si l’État
était en train de me dire : « Le travail est pour ceux qui manifestent ! » 20

17. D’ailleurs, aucun responsable du ministère n’a pu me dire si la base est toujours opé-
rationnelle ou si elle l’a jamais été.
18. Entretien avec Abdellatif, membre de Mouwahida, Rabat, février 2008.
19. Questionnaire, mai-juin 2008.
20. Entretien avec un adhérent d’un groupe de troisième cycle, Rabat, février 2009. Les
négociateurs mandatés par le Premier ministre reconnaissent d’ailleurs que les embauches
cycliques « ne font qu’insuffler de l’énergie aux manifestations » (entretien avec Driss
Khrouz, professeur d’économie et ancien directeur scientifique du CNJA, Rabat, mai 2005).
Qui sont les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 93

« C’est une héroïcité d’être un intellectuel d’origine populaire »

Selon les groupes de chômeur.se.s, si leurs membres méritent un emploi


dans la fonction publique, c’est à cause des efforts qui ont dû être accom-
plis pour atteindre un niveau scolaire élevé en venant d’un milieu socio-
économique défavorisé :
J’ai eu mon diplôme en 2001, une thèse en géographie rurale. Je suis de
Salé. Mon père a un métier très simple. Il gagnait 3 000 dirhams par mois,
et on est huit enfants : quatre filles et quatre garçons. Mais nous avons
tous fait des études supérieures : quatre ont une licence et les quatre autres
ont fait des troisièmes cycles. J’ai une sœur docteure, un frère qui soutient
bientôt une thèse en droit, une sœur qui avait commencé un troisième
cycle, mais qui s’est mariée..., elle a choisi la famille. Et j’ai un frère qui
avait commencé un troisième cycle, mais qu’il a laissé pour aller travailler
dans le secteur privé et maintenant il le regrette... Mes parents ont tout
fait pour que, au moins, on ait tous une maîtrise 21.

Faire des études de haut niveau est donc présenté par les diplômé.e.s
chômeur.se.s comme une double héroïcité : celle de la personne diplô-
mée, qui a fait preuve d’une énorme persévérance, et celle de la famille,
qui a dû engager des efforts matériels importants pour permettre l’ac-
cès des enfants aux études. Ainsi, le chômage dont la personne diplômée
d’origine populaire serait victime n’est pas seulement une attaque contre
elle, mais aussi une attaque contre l’ensemble familial qui fait reposer des
espoirs de promotion sociale sur l’enfant diplômé.
Toujours aux yeux des militant.e.s, l’obtention de bourses confirmant
des performances académiques solides rend la personne diplômée issue
d’un milieu populaire encore plus digne d’un emploi sécurisé. Selon
cet argumentaire, l’étudiant.e qui s’aventure dans une faculté publique
massifiée doit faire face à un chemin semé d’embûches : classes surpeu-
plées, mauvaises conditions d’hébergement, risques d’intoxication ali-
mentaire dans les cantines, etc. Obtenir de bons résultats académiques
dans ces conditions en dit beaucoup sur la capacité de travail et le brio de
l’étudiant.e par rapport aux étudiant.e.s issu.e.s de milieux plus aisés qui
peuvent fréquenter des établissements privés. Dans l’imaginaire militant,
ces établissements sont des havres de paix qui ne testent pas en perma-
nence la résilience des étudiant.e.s. Néanmoins, malgré la vision dépré-
ciative de l’étudiant.e issu.e d’un milieu aisé, les mobilisé.e.s déplorent
de ne pas avoir pu faire des études dans des établissements privés, censés
améliorer leur employabilité, car offrant des formations plus valorisées
par le marché du travail.
Les plans gouvernementaux pour augmenter la contribution indi-
viduelle au financement des études supérieures et réduire les bourses
sont interprétés par les militant.e.s comme une attaque frontale contre le

21. Entretien avec Bouchra, membre d’un groupe de troisième cycle, Rabat, septembre 2008.
94 Lutter pour ne pas chômer

p­ rincipe de démocratisation scolaire qu’ils et elles représentent 22. Ces pro-


positions sont vues comme un premier pas vers le démantèlement d’un
système qui a permis, malgré ses imperfections, à des personnes comme
Bouchra de devenir docteures. Avec l’appel à la contribution économique
des familles, la réduction des bourses et l’encouragement de l’enseigne-
ment privé, la reproduction sociale des « héritier.ère.s » et la marginalisa-
tion des jeunes d’origine populaire sont largement amorcées. À cet égard,
le lauréat d’un troisième cycle en faculté publique, d’abord boursier puis
sans soutien financier, justifie son militantisme comme une démonstra-
tion de respect à l’égard de l’école publique mise en danger :

Moi, je dirais aux gens qui nous critiquent parce qu’on réclame un emploi
en correspondance avec notre formation qu’ils n’aiment pas leurs études,
et que c’est pour cela qu’ils n’ont pas de mal à oublier tout le temps
qu’ils ont passé dans leurs études, et que c’est pour cela qu’ils renoncent
à leurs droits 23.

« Que faire si on ne reconnaît pas mon diplôme, sinon militer ? »

Ali est originaire de Tétouan, issu d’une famille de classe moyenne hispa-
nophone, proche de l’administration espagnole à l’époque du protectorat.
Entre 1997 et 2002, il préparait son doctorat en physique à l’Université
de Barcelone. Après la soutenance de sa thèse, qui reçoit la meilleure men-
tion, il décide de rentrer avec sa femme, elle-même docteure en biologie
d’une autre université barcelonaise. Au moment où je l’ai rencontré, il tra-
vaillait comme professeur dans une école préparatoire à l’enseignement
supérieur espagnol. Ali considérait que son salaire était acceptable, mais la
précarité l’angoissait. Il avait présenté sa candidature à plusieurs postes et
obtenu plusieurs entretiens, mais il n’avait jamais réussi à en décrocher un.
Il avait souvent été refusé par des comités de recrutement qui n’accordaient
aucune crédibilité à son diplôme espagnol et qui classaient dans de meil-
leures positions des docteur.e.s d’universités françaises ou canadiennes. Ali
a aussi vécu des situations où il était évident que le ou la candidat.e avait
déjà été choisi.e en amont. Selon lui, le recrutement à l’université n’est
pas transparent : « Il y en a qui bénéficient du marchandage de faveurs 24. »

22. Le rapport de la Banque mondiale sur l’état du système de l’enseignement, publié en


1995, recommandait la limitation du financement étatique de l’enseignement, l’intro-
duction des frais de scolarité et la limitation de l’accès à l’université (Kohstall, 2007). La
Charte nationale de l’éducation et de la formation, adoptée en 2002, plaide pour une
diversification des sources de financement de l’université et prévoit la mise en place d’un
système de crédits d’études, fondée sur un partenariat entre l’État et le système bancaire.
23. Entretien avec Nihal, membre de Tansikiya, Rabat, juillet 2007.
24. La force de la représentation sur l’importance du piston est alimentée par les propres
expériences et par les rumeurs sur l’embauche d’individus vraisemblablement piston-
nés dans les ministères et les universités. Ces rumeurs sont d’ailleurs confirmées par
les rapports de Transparency Maroc sur le champ universitaire et du recrutement des
fonctionnaires, voir article « La corruption au Maroc reste “endémique”, malgré une
Qui sont les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 95

Les militant.e.s dont le parcours universitaire s’est déroulé dans des


pays de l’Union européenne (notamment en France, en Espagne et en
Belgique) présentent l’engagement dans les groupes de chômeur.se.s
comme un passage obligé à cause du manque de postes. Or l’engage-
ment militant est aussi vécu comme une violence symbolique, non seu-
lement en raison des risques sécuritaires (risque d’intervention policière
et de détention), mais également à cause de l’humiliation que cela repré-
sente, selon eux et elles, de s’exposer publiquement en tant que deman-
deur.se d’emploi :
J’ai honte d’être là, dans la rue. Des policiers analphabètes m’insultent,
moi ! J’ai soutenu ma thèse à Barcelone ! J’ai honte que quelqu’un de
ma ville me voie à la télé ou dans les journaux... Et après, les assemblées
dans la rue, debout. Je ne te raconte même pas quand il pleut et qu’il y a
de la boue. On est comme des chiens 25...

Les diplômé.e.s ayant fait des études à l’étranger sont minoritaires dans
les groupes. Néanmoins, leur présence est surdimensionnée dans les dis-
cours des groupes, dont l’un des buts est de contrer la vision dominante
sur la médiocrité et la passivité des diplômé.e.s chômeur.se.s.Tout se passe
comme si la présence de diplômé.e.s « européen.ne.s » apportait un gage
de légitimité à la catégorie protestataire et une preuve de mérite.
Ce faisant, le cliché sur la faible qualité des universitaires locaux n’est
pas remis en cause, mais semble validé. En réalité, les lauréat.e.s de cer-
taines filières admettent ouvertement la déconnexion entre leur profil et
les besoins du marché de l’emploi, et voient l’emploi public comme la
seule façon de sortir de l’impasse. C’est le cas d’Hussein, docteur de la
faculté de Fès qui s’exclame : « J’ai un doctorat en philosophie islamique :
qui voudra de moi 26 ? » Sa faible maîtrise du français l’amène à toujours
s’exprimer en arabe classique. Il reconnaît que son profil académique le
rend faiblement employable. Ce qui n’était pas le cas auparavant, poursuit-
il, quand les licencié.e.s en littérature arabe étaient intégré.e.s dans l’admi-
nistration ou comme enseignant.e.s, quand ils et elles apprenaient sur le
tas et, toujours selon ses dires, faisaient preuve d’une intégrité morale irré-
prochable. Hussein a une perception duale de sa formation. D’un côté, il
met en avant le caractère savant de son parcours, la maîtrise d’une langue
héritière d’une glorieuse tradition littéraire et philosophique et l’érudition
qu’il a acquise à travers sa formation théologique. D’un autre côté, cepen-
dant, il reconnaît l’inutilité de son profil d’un point de vue productiviste.
Pour Hussein, militer dans un groupe de chômeur.se.s a un coût élevé,
celui de la mise en avant de son désavantage, de la reconnaissance de son

“légère amélioration” », Le Monde, 31 janvier 2019, en ligne : www.lemonde.fr/afrique/


article/2019/01/31/la-corruption-au-maroc-reste-endemique-malgre-une-legere-­
amelioration_5417082_3212.html (janvier 2020).
25. Propos tenus par un diplômé chômeur à Rabat et consignés dans mes notes de terrain
en septembre 2008.
26. Entretien, Rabat, mai 2007.
96 Lutter pour ne pas chômer

inemployabilité, encore plus grave que dans le cas d’autres camarades qui
ont suivi des formations a priori « mieux adaptées au marché ». Néanmoins,
l’image dévalorisante qu’Hussein a de son parcours demeure dissimulée
derrière un diagnostic général au sein des groupes sur les dérives du sec-
teur privé et le manque de transparence dans les procédures d’embauche 27.

« Le secteur privé, c’est la jungle... »

Comme je l’ai montré précédemment, la plupart des membres des groupes


combinent leur engagement avec des petits boulots. Les expériences accu-
mulées dans le secteur privé et informel sont presque systématiquement
qualifiées de décevantes, même dans le cas d’emplois relativement valo-
risants. Le secteur privé est affublé de qualificatifs négatifs : déstructuré,
exploiteur, corrompu, etc. On trouve un exemple de ce type de raison-
nement chez Bouchra, qui a une petite trentaine d’années et est docteure
en géographie rurale depuis 2001. Elle fait partie du bureau du Tajammo-
Regroupement des cadres supérieurs chômeurs depuis 2007, moment
auquel elle décide « d’arrêter de travailler et de [s]’inscrire dans un groupe
de chômeurs ». Elle lie sa participation au groupe à la colère et à l’indi-
gnation provoquées par son dernier emploi, au Programme des Nations
unies pour le développement (PNUD), où elle avait été recrutée avec un
contrat local. Sa mission consistait à participer à l’élaboration d’un dia-
gnostic local dans la région d’Al Hoceima. Sa première déception fut le
salaire, de 4 000 dirhams, considéré comme insuffisant pour subvenir à ses
besoins de logement, de nourriture, d’habillement et aux allers-retours à
Salé, sa ville d’origine. D’autres frustrations ont suivi :
J’ai eu des embrouilles avec mon chef de projet, qui a fait pression pour
que je parte. Il a refusé de me donner l’attestation de travail. Je suis partie
les mains vides, comme si je n’avais pas travaillé avec eux. Il n’y a aucune
assurance... J’ai fait des enquêtes, et il n’y a rien, tu ne figures nulle part
parce qu’il n’y a pas de papiers. Si t’as un problème, ils disent qu’ils ne
te connaissent pas. C’est le secteur privé, ça. Tu travailles et tu ne vis pas.
Le chef m’a dit : « Vas-y, va au juge si tu veux. » Parce qu’il sait que je ne
le ferai pas, que je n’ai pas les moyens pour payer un avocat, pour initier
un procès 28...

Des récits de désillusions liées aux expériences professionnelles inter-


viennent de façon assez spontanée lorsque les chômeur.se.s défendent la
légitimité et la « nécessité » de la protestation. C’est encore le cas de Driss.
Ce docteur en chimie, né en 1973 à Tineghir (région de Ouarzazate), est
un vétéran des protestations de chômeur.se.s, auxquelles il a participé
27. Les diplômé.e.s chômeur.se.s restreignent l’acception de « bon emploi » à la fonction
publique. Leur position à l’égard du secteur privé est ambiguë : certain.e.s le refusent
d’emblée, d’autres n’excluent pas d’y participer s’il « fonctionne comme le secteur privé
européen ».
28. Entretien, Rabat, août 2008.
Qui sont les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 97

p­ endant plus de trois ans. Avant de rejoindre le groupe Amal 29, il a vécu


une mauvaise expérience avec l’administration. Quelques mois aupara-
vant, lui et une amie avaient mûri l’idée d’un projet d’auberge touristique
dans une oasis proche de leur village. L’idée était de reconvertir en gîte
la maison que la famille de l’associée d’Ismaïl possédait dans les parages.
L’atout du projet résidait dans la beauté du site et la rareté des équipe-
ments touristiques. Ismaïl a présenté le projet à l’administration et a sol-
licité le soutien financier de la région et un encadrement Moukawalati
(un programme public d’appui à l’entreprise, voir infra). À la suite d’un
entretien avec un haut responsable provincial, Ismaïl a dû attendre plu-
sieurs semaines avant de recevoir des nouvelles. Lorsqu’il a été convoqué,
on lui a annoncé que le projet n’avait pas été considéré comme viable. En
revanche, on lui a proposé une aide économique pour créer une petite
unité d’élevage. Déçu par ce refus et humilié par la proposition (« Ils me
proposaient de devenir éleveur ! Je suis docteur en chimie 30 ! »), Ismaïl
a oublié l’affaire. Mais, à l’occasion d’un retour dans la maison familiale
quelque temps après, il a découvert un chantier dans la zone qu’il avait
signalée pour son projet. Selon son interprétation, les autorités locales lui
avaient volé l’idée.
Ce sont des exemples d’explicitation de la déception ressentie face
à l’impossibilité de satisfaire des attentes de promotion sociale et d’épa-
nouissement professionnel. Mais ces arguments, évoqués surtout par des
chômeur.se.s de troisième cycle, n’expliquent pas à eux seuls l’entrée dans
la protestation.

PASSER À L’ACTE :
DEVENIR DIPLÔMÉ.E CHÔMEUR.SE PROTESTATAIRE

L’entrée dans un groupe protestataire de chômeur.se.s ne se réduit pas


à une seule logique. Les ressorts du passage à l’action sont pluriels et
tiennent aux trajectoires et aux dispositions des chômeur.se.s, activées
dans des situations particulières. La motivation d’ordre utilitaire, qui prend
la forme de l’aspiration à obtenir un emploi, est indissociable de l’enga-
gement chômeur. Or une analyse olsonienne des ressorts de l’engage-
ment militant est largement insuffisante pour comprendre les passages à
l’action, car elle laisse sans réponse de nombreuses questions : pourquoi
ce n’est qu’une minorité des personnes diplômées sans emploi formel
qui milite dans les groupes de chômeur.se.s 31 ? Pourquoi des personnes

29. Il s’agit d’un groupe de diplômé.e.s de troisième cycle mobilisé entre 2004 et 2006.
Au moment où les membres d’Amal bénéficiaient d’un accord d’embauche, Ismaïl avait
interrompu sa participation. Il a participé à la création du Groupe national des docteurs
au chômage (GNDC).
30. Entretien, Rabat, octobre 2008.
31. Le nombre de diplômé.e.s universitaires s’est multiplié par sept pendant les trente der-
nières années. En 1989, 12 596 étudiant.e.s ont obtenu une licence et 1 250, un diplôme
de troisième cycle. En 2004, 24 846 étudiant.e.s ont obtenu une licence et 2 407, un
98 Lutter pour ne pas chômer

y adhèrent-elles ­malgré l’énorme incertitude qui pèse sur la possibilité


réelle de décrocher un emploi dans la fonction publique ? L’obtention
d’un emploi compense-t-elle le coût de l’engagement ?
Dans le chapitre précédent, un modèle processuel de l’engagement
qui articule les trajectoires des militant.e.s à des opportunités concrètes
pour protester a été présenté. Le passage à l’activité protestataire implique
un concours de circonstances, que l’on pourrait résumer à trois éléments
fondamentaux : le constat d’une opportunité concrète d’engagement, une
disposition à protester et un contexte facilitant. Pour passer à l’action, il
ne suffit pas que des structures militantes existent, mais il faut que celles-
ci soient connues par le ou la militant.e potentiel.le. C’est par rapport à
cette condition que les réseaux sociaux jouent un rôle important et faci-
litateur du passage à l’action : avoir des ami.e.s ou des connaissances qui
militent déjà dans un groupe de chômeur.se.s ou ont l’intention de le
faire facilite l’entrée dans la protestation.
Mais pour passer à l’action, il faut également que ce comportement
soit envisageable. Cette condition renvoie aux dispositions critiques et
protestataires des individus 32 mais, également, au moment dans lequel
ils se trouvent (les positions objectives occupées et les attentes subjec-
tives liées à ces positions) dans leur trajectoire militante et  / ou bio-
graphique. Ainsi, le passage à l’action est possible lorsque le fait d’être
disponible sur Rabat et l’accumulation de mauvaises expériences profes-
sionnelles font du militantisme un comportement opportun, y compris
pour des personnes qui sont moins dotées de dispositions contestataires
(Mathieu, 2012) mais qui disent « tenter leur chance » dans la mobili-
sation. D’ailleurs, considérer que l’engagement chômeur se produit au
sein d’une trajectoire permet de comprendre pourquoi les personnes
adhèrent à un moment et pas à un autre ou pourquoi elles combinent
l’engagement avec d’autres stratégies de survie (petits boulots, prépara-
tion d’un dossier de migration, poursuite des études, etc.). Comme nous
le verrons dans le chapitre suivant, les groupes se sont dotés de règles et
de méthodes de gestion de l’engagement qui facilitent la participation
de ces personnes sans expérience militante.
Cette partie montre que les personnes qui se retrouvent au sein des
groupes de chômeur.se.s sont aussi diverses en ce qui concerne leurs
dispositions critiques et contestataires. Elle est organisée autour de trois

diplôme de troisième cycle. Les chiffres pour 2016 sont de 84 571 pour la licence et de
10 418 pour le diplôme de troisième cycle : 8 695 diplômé.e.s de master et 1 723 de doc-
torat (source : Haut-Commissariat au plan, « Maroc en chiffres », différentes années). Ces
chiffres restent bien évidemment beaucoup plus importants que le nombre de personnes
qui participent aux groupes de chômeur.se.s.
32. L’approche dispositionnaliste « impose de rapporter le présent de l’action (le fait d’ac-
cepter ou de décliner une invitation à se mobiliser, par exemple) au passé de l’histoire
individuelle de l’agent, au cours duquel il a intériorisé des dispositions plus ou moins
fermes et durables à la contestation de – ou, à l’inverse, à la soumission à – l’ordre des
choses » (Mathieu, 2012, p. 186).
Qui sont les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 99

r­essorts du passage à l’action. Le premier renvoie à l’insertion dans des


réseaux et le deuxième à l’appréhension de l’engagement comme un com-
portement opportun à un moment donné d’un parcours biographique.
Ces deux ressorts ne sont pas exclusifs (l’engagement peut s’expliquer
par la combinaison des deux) et, de plus, ils peuvent être renforcés par la
quête de rétributions symboliques et affectives.

S’engager en suivant ses ami.e.s...

Il est rare que l’engagement dans un groupe de diplômé.e.s chômeur.se.s


se fasse sans être en lien avec des personnes déjà impliquées ou également
intéressées par le mouvement. Cela n’a rien de surprenant si l’on survole
la littérature qui aborde le lien entre les formes d’action collective, les
réseaux sociaux et les relations interpersonnelles. En effet, nombreux ont
été les auteur.e.s qui ont considéré que l’insertion dans des réseaux sociaux
favorise l’engagement (Granovetter, 1983 ; McAdam, 1986 ; Gould, 1991 ;
McAdam & Paulsen, 1993 ; Diani & McAdam, 2003 ; Giugni & Passy,
2001) 33. Et ce, parce que « les réseaux sont des ensembles relationnels qui
façonnent et contraignent le comportement des gens et les opportunités
d’action » (Campbell, 2006, p. 61), de manière que les interactions qui s’y
produisent réduisent l’incertitude de la mobilisation et interfèrent dans la
prise de décision (Passy, 2003). D’autres travaux ont conclu que l’influence
des réseaux (et du type de réseau) dépend des caractéristiques du mouve-
ment (Diani & Lodi, 1988). Dans le cas qui nous occupe, les réseaux d’où
proviennent les militant.e.s des groupes de chômeur.se.s ont changé au fur
et à mesure de la normalisation de la mobilisation aux yeux de l’opinion
publique. Chaque « strate d’adhésion a sa logique sociopolitique » (Péchu,
2001). Pour les premières cohortes de diplômé.e.s chômeur.se.s, l’inser-
tion dans des réseaux d’extrême gauche facilitait le passage à l’action en
lien avec leur statut. Quelques années plus tard, il n’est plus nécessaire d’y
être inséré.e pour connaître le mouvement des chômeur.e.s, et encore
moins pour y prendre part.
Comme l’affirme Passy, les réseaux sociaux dans lesquels sont insé-
rés des individus influencent aussi leur conception de la réalité. Pour les
anciens membres de l’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM),
la façon dont l’ANDCM analyse le chômage résonne parfaitement avec le
référentiel politique acquis dans le milieu syndical universitaire d’extrême
gauche. Ils et elles investissent la mobilisation des chômeur.se.s comme
un terrain de lutte politique alternatif aux campus : « Avant, j’étais un
militant UNEM, dans le courant des basistes. J’ai eu ma licence en géo-
logie en 1997, à Kénitra. Selon ma vision, la lutte contre le chômage
ne doit pas être isolée d’une action politique globale de lutte contre

33. À propos du mouvement pour les droits civiques aux État-Unis, Doug McAdam a
montré comment l’influence des réseaux est encore plus importante dans le cas des mobi-
lisations à haut risque (1986).
100 Lutter pour ne pas chômer

l’État. J’ai donc adhéré à la section de l’ANDCM de Kénitra 34. » Ce fai-


sant, ­l’entrée dans l’ANDCM permet aussi de retrouver d’ancien.ne.s
collègues de l’UNEM et de faire durer les rapports amicaux. Les cas de
transition entre militantisme UNEM et militantisme ANDCM sont donc
très nombreux : « Quand tu finis la fac, tu peux décider d’entrer dans
l’ANDCM, tu sais que tu as quelque chose à faire, tu as déjà une iden-­
tité, ton rôle est celui d’un diplômé chômeur dont la mission est de lutter 35. »
La probabilité de posséder une expérience politique préalable est moins
élevée parmi les membres des groupes de troisième cycle. Le mouvement
des chômeur.se.s existant depuis presque trente ans, il n’est pas néces-
saire d’être inséré.e dans des réseaux militants pour le connaître ou savoir
comment accéder à ses structures de mobilisation. Celles-ci imposent leur
­évidence aux personnes quelque peu attentives à la presse et à leur entou-
rage. Mais cela ne veut pas dire que les réseaux interpersonnels perdent
toute leur importance en tant que facilitateurs de l’engagement : ce sont
d’autres types de réseaux qui deviennent pertinents. Les groupes de troi-
sième cycle se créent souvent autour de personnes qui avaient été amenées
à se fréquenter ailleurs, par exemple dans le cadre de leurs études. Ainsi, on
trouve des groupes constitués de promotions entières ; l’engagement des
membres se produit donc « en bloc ». Les adhésions qui suivent la consti-
tution d’un groupe sont souvent microcollectives : en couple, en groupe
de copains et copines de faculté, avec des voisin.e.s, etc.
Accompagner des collègues de faculté dans l’engagement chômeur
devient d’autant plus opportun que d’autres projets (poursuite des études,
projet migratoire ou familial, etc.) menaient de toute façon le ou la
militant.e en puissance à Rabat :

J’ai grandi à Sidi Kacem et j’ai fait mes études en histoire à Fès. Je prépare
une thèse sur l’activité économique de Meknès à l’époque du protectorat.
Je me bats avec le consulat français pour obtenir un visa qui me permette
de poursuivre mes recherches documentaires dans la bibliothèque du pro-
tectorat, à Nantes. Si je reste au Maroc, je suis forcée d’être à Rabat, parce
que c’est là qu’il y a des bibliothèques. Ainsi, je peux rendre compatibles
la thèse et mon militantisme pour gagner du temps. Et, finalement, c’est
beaucoup plus facile et agréable à vivre à Rabat avec des copines, qu’en
cité U, où les intoxications sont fréquentes 36.

Ainsi, pour comprendre l’entrée dans un groupe de chômeur.se.s,


il est nécessaire d’ajouter à l’influence des réseaux celle d’un éven-
tuel ­raisonnement pragmatique. Car, pour entrer dans un groupe de
chômeur.se.s, il faut bien que l’engagement soit considéré comme un
comportement opportun.

34. Entretien avec Omar, président de l’ANDCM entre 2001 et 2003 puis secrétaire géné-
ral de la section jeunesse de la Voie démocratique, Rabat, octobre 2007.
35. Entretien avec Kamal, membre de l’ANDCM, Rabat, avril 2005.
36. Entretien avec Fatima, membre de l’UCSC, Rabat, septembre 2006.
Qui sont les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 101

S’engager pour saisir sa chance

Connaître l’existence des structures protestataires par le biais d’ami.e.s


engagé.e.s ou parce que le mouvement des chômeur.se.s s’est banalisé n’est
pas une condition suffisante pour adhérer à un groupe. Il faut bien que
l’entrée en protestation soit considérée comme un comportement envi-
sageable. Un individu doté de dispositions à la protestation peut s’orien-
ter vers un groupe lorsqu’il est en même temps insatisfait de son statut
professionnel et qu’il dispose d’une certaine disponibilité biographique.
Ceci est le cas pour de nombreux.ses ex-militant.e.s de l’UNEM. Chez
d’autres personnes, les dispositions critiques et à la contestation font défaut.
Pourtant, l’engagement dans un groupe de chômeur.se.s peut avoir lieu
s’il est perçu comme un comportement opportun permettant éventuel-
lement de briser un cumul d’expériences professionnelles négatives à un
moment de disponibilité biographique.
En réalité, nombre de militant.e.s admettent que leur attitude à l’égard
de la mobilisation a varié sous l’effet combiné de l’évolution de la mobi-
lisation et de leur situation personnelle. Ainsi, d’une attitude de départ
opposée aux manifestations des chômeur.se.s on peut passer à une attitude
favorable, voire à envisager de rejoindre les rangs de la protestation. Il ne
faudrait pas voir dans cette mutation une transformation des convictions
politiques, mais une modulation des dispositions motivée par la succes-
sion d’expériences personnelles. Ainsi, l’hostilité à la mobilisation peut
se transformer en bienveillance lorsqu’on se trouve dans une situation
d’insatisfaction professionnelle et que l’on observe en même temps l’ef-
ficacité manifeste de la protestation pour décrocher des postes d’emploi
pour ses militant.e.s :
Quand j’ai eu mon DESA en chimie en 2000, je me suis inscrit au registre
des diplômés au chômage de la direction de la Science et de la Formation
des cadres, parce qu’ils m’avaient dit qu’ils recrutaient périodiquement.
Mais je suis resté deux ans sans rien, et quand j’ai appris qu’il y avait des
gens qui avaient eu leur DESA en 2001 qui avaient été recrutés avant
parce qu’ils avaient milité dans des groupes, je suis passé au militantisme
[...]. Pour moi, c’était plus facile parce que je suis de Rabat. Je vis avec
mes parents, je rentre chez moi, j’ai une vie en dehors. J’ai un PC chez
moi et je pouvais travailler, c’est comme ça que j’ai réussi, mais tout le
monde me demandait comment je faisais 37...

L’aspiration à une amélioration de la situation personnelle et la dispo-


nibilité biographique requise pour être en mesure de percevoir l’enga-
gement chômeur comme une « opportunité à saisir » sont autant le fait
de diplômé.e.s qui viennent de finir leurs études que de personnes qui
accumulent des expériences professionnelles malheureuses :

37. Entretien avec Abadillah, membre de l’UCSC, Rabat, janvier 2007.


102 Lutter pour ne pas chômer

J’ai fait un DESS en sécurité et prévention des risques au travail. J’ai fini
le master il y a deux ans et j’ai travaillé pour une multinationale française
à Bouznika pendant un an. Je devais faire la navette tous les jours et je
ne pouvais pas le supporter. Je suis mariée et enceinte. Ça fait huit mois
que je suis dans le groupe. Mon mari n’aime pas du tout l’idée des mani-
festations, mais je crois que ça vaut la peine d’essayer, surtout parce que
j’habite à Rabat et que les élections sont proches... C’est maintenant que
quelque chose peut se passer 38.

Cette dimension plus opportuniste de l’engagement est parfois décla-


rée sans ambiguïté, notamment dans le cas de personnes sans expérience
militante. Pour celles-ci, l’engagement dans un groupe de chômeur.se.s
ne vient pas, a priori, satisfaire des inquiétudes liées à des dispositions cri-
tiques. Une adhérente de l’UCSC explique l’histoire de son engagement
en ces termes :

Je ne me sens pas militante... Après avoir obtenu mon diplôme de master


en ingénierie chimique, j’ai passé plusieurs entretiens de travail sans suc-
cès. Je cherchais un poste de chef de contrôle d’hygiène et santé dans les
constructions. C’est un monde d’hommes... On ne me prenait nulle part
parce que je suis une femme. Au moins, je n’ai pas subi de harcèlement
sexuel au travail comme ma sœur... Ça fait un an que je ne fais pas d’en-
tretiens, j’ai laissé tomber. J’essaie avec les manifs. Mais j’ai aussi déposé
un dossier d’émigration pour le Canada. Mon frère, informaticien, est aux
États-Unis depuis quelques années, marié à une Espagnole. Il est parti du
Maroc parce qu’il n’y trouvait pas de travail. J’ai peur de quitter le Maroc,
mais si je ne trouve pas de travail... Mon engagement dans l’UCSC a une
date de caducité : un an. S’il n’y a rien, soit je pars au Canada, soit j’essaie
de faire un stage à Paris 39...

Que la dimension opportuniste de l’engagement soit plus ou moins


affirmée, l’adhésion à un groupe de chômeur.se.s intervient au moment
où les conditions entourant le ou la militant.e potentiel.le font que l’en-
gagement fait sens. Encore faut-il reconnaître que les militant.e.s ne dis-
posent pas des informations nécessaires pour prévoir l’efficacité de leur
engagement (si celui-ci aboutira à un emploi ou pas). Si les expériences
des cohortes antérieures de chômeur.se.s de troisième cycle peuvent invi-
ter à l’optimisme, beaucoup plus que les résultats obtenus par l’ANDCM,
le fruit de la protestation est toujours incertain. Pour cette raison, il est
important d’envisager les rétributions alternatives du militantisme comme
constituant un autre ressort de l’engagement.

38. Entretien avec une militante d’Annasr, Rabat, mai 2007.


39. Entretien avec Latifa, membre de l’UCSC, Rabat, avril 2005, original en darija.
Qui sont les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 103

Les rétributions affectives


et émancipatrices du militantisme

À cause de la disponibilité élevée qu’ils exigent de leurs membres,


les groupes de chômeur.se.s rassemblés à Rabat sont des espaces où
se ­pratique une intense sociabilité. On y tisse des liens amicaux qui
contrastent avec le relatif isolement dans lequel peuvent se trouver d’autres
chômeur.se.s non mobilisé.e.s. D’ailleurs, les diplômé.e.s chômeur.e.s pro-
testataires aiment mettre en évidence ce qui les distingue du stéréotype de
l’individu qui passe la journée au café, coupé de la vie active et attendant
passivement une opportunité pour faire évoluer sa situation (Blavier, 2016).
Cette mise à distance par rapport au cliché fait partie de la construction
de l’identité politique et collective de la catégorie.
En plus de la perspective de trouver un emploi, la possibilité de nouer
des relations avec d’autres personnes d’âge proche (et du sexe opposé) est
un attrait important de l’engagement. Pour de nombreux.ses militant.e.s,
participer à un groupe de chômeur.se.s constitue une opportunité pour
quitter la maison familiale sans passer par le mariage. La sociabilité « chô-
meuse » tourne autour de la structure militante, d’autant plus que les exi-
gences de l’engagement réduisent les possibilités d’avoir une sociabilité
ailleurs. Ainsi, pendant leur temps libre, les chômeur.se.s tendent à repro-
duire les cercles militants, mais sur d’autres scènes : les cafés du centre-
ville, les colocations dans des maisons et appartements partagés, le bou-
levard Mohammed V à Rabat, etc. Dans la même logique, la dimension
ludique des activités revendicatives est investie comme une possibilité de
récréation 40. Il va sans dire que la mobilisation constitue également une
opportunité de rencontres amoureuses.
Les mobilisé.e.s proviennent souvent de contextes sociaux où la mixité
sexuelle est très limitée, où elle n’est relativement tolérée qu’après le
mariage. Bien que la mixité sexuelle soit le quotidien du militantisme
chômeur, elle n’arrive pas à mettre en cause les rôles sexués au sein des
groupes 41. La division genrée de l’espace, qui est plus accentuée dans les
petites villes, se répercute aussi dans les groupes et sur les opportunités
de participation des femmes. En principe, la mobilisation des chômeur.
se.s offre aux femmes l’occasion de pénétrer l’espace public. Mais dans les
situations où les groupes sont surtout masculins, l’éventuelle participation
40. Par exemple, la délégation de Tansikiya qui a assisté au Forum social maghrébin tenu
en juillet 2008 à El-Jadida était constituée de vingt personnes. Ce nombre était très impor-
tant, compte tenu de l’effort économique qu’impliquait le voyage, l’inscription au forum
et la nourriture. Depuis le départ du train de Rabat, il était évident que le Forum était
l’opportunité de passer un week-end de récréation avec des copains et des copines et la
possibilité de rompre avec le quotidien des manifestations.
41. Dans les bureaux et les comités d’organisation, les hommes sont majoritaires de manière
écrasante. Cela est encore plus flagrant dans le cas de l’ANDCM. Les membres du bureau
sont censés être mobiles, car ils doivent présider le renouvellement des bureaux des sec-
tions locales. Le voyage (son inconfort, les « risques encourus » quand on voyage seul.e,
etc.) sert de prétexte pour limiter de facto l’entrée des femmes dans les bureaux.
104 Lutter pour ne pas chômer

féminine est inhibée, surtout dans les actions qui impliquent l’exposition
de soi sur la voie publique et aux côtés d’hommes. Les militantes poten-
tielles anticipent l’image qu’elles risquent de donner et les attitudes de
leurs collègues hommes, ce qui réfrène les éventuels passages à l’action :
Moi, je n’ai plus envie de participer aux actions. Les gens parlent de toi :
« On l’a vue avec tous ces hommes... » Entrer dans le parti, non plus... Et il
y a plein de collègues qui me demandent d’y entrer... Mais il s’avère qu’ils
me demandent à moi d’y entrer, mais qu’ils interdisent à leurs femmes et
sœurs d’y aller... Qu’est-ce que tu veux que je comprenne à ça 42 ?

Cette situation pèse surtout sur les femmes issues de milieux ruraux
ou très conservateurs. Dans la même veine, l’engagement dans un groupe
de chômeur.se.s peut impliquer un éloignement physique de la maison
familiale, notamment lorsqu’il est question de militer dans un groupe
de troisième cycle à Rabat. Si cette promesse d’émancipation constitue
une rétribution évidente pour beaucoup de militant.e.s, elle peut égale-
ment s’avérer un obstacle à l’engagement de femmes célibataires. Ici, les
réseaux sociaux jouent à nouveau un rôle facilitateur de l’engagement :
car l’éloignement de la jeune fille peut être vu comme plus acceptable
pour la famille s’il se produit en compagnie d’une personne de confiance.
En outre, l’éloignement en soi peut être un autre élément facilitateur de
l’engagement, parce qu’il permet de cacher ses actions à ceux qui pour-
raient s’y opposer. C’est également le cas des femmes dont la famille
est susceptible d’accepter l’engagement protestataire tant que celui-ci
demeure inconnu au village d’origine. Ainsi, le départ pour la capitale est
peut-être plus acceptable pour l’entourage familial de la militante que
son activisme dans sa ville d’origine. C’est le cas de Nadia, une femme
trentenaire et célibataire d’Outat El Haj, qui, confrontée à la réprobation
sociale quand elle s’exposait sur la voie publique en tant que militante
dans son village, a pris la décision de partir à Rabat où elle a rejoint un
groupe de chômeur.se.s :
J’ai toujours caché à mon grand frère ma participation à l’ANDCM.
C’était un problème quand on faisait des actions devant la bachaouiya 43. Je
priais pour qu’il ne passe pas par là au même moment. On s’est toujours
arrangé avec l’épouse de mon père pour qu’il ne le sache jamais 44.
Le profil pluriel des diplômé.e.s chômeur.se.s empêche l’identifica-
tion d’un modèle général de passage à l’acte. De plus, peu de choses dis-
tinguent ceux et celles qui adhèrent à un groupe protestataire de ceux et
celles qui ne le feront jamais. Mais le regard rétrospectif sur les parcours
de plusieurs dizaines de militant.e.s fait ressortir trois logiques de passage
42. Entretien avec Nadia, membre de l’ANDCM, section d’Outat El Haj, Rabat, jan-
vier 2009.
43. La bachaouiya est une unité déconcentrée du ministère de l’Intérieur en milieu rural,
à la tête de laquelle se trouve un bacha.
44. Entretien avec Nadia, Outat El Haj, novembre 2007.
Qui sont les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 105

à l’action : l’insertion dans des réseaux sociaux, la conception de la protes-


tation en tant qu’opportunité à investir et l’attente de rétributions affec-
tives et symboliques. Le regard rétrospectif sur les parcours militants révèle
également la fluctuation des attitudes individuelles à l’égard de l’activité
protestataire. La justesse (perçue) de l’engagement oscille au gré des expé-
riences personnelles. En outre, pour que l’engagement soit perçu comme
un comportement envisageable, il faut qu’il puisse coexister avec d’autres
projets personnels (études, emplois, démarches administratives d’émigra-
tion, vie familiale, etc.).

Ce chapitre a montré que les personnes qui se retrouvent au sein des


groupes de chômeur.se.s sont également diverses en ce qui concerne leurs
dispositions critiques et contestataires. Pour celles que tout semblait éloi-
gner de l’action militante, c’est la croyance dans l’efficacité de la protesta-
tion et la saturation ressentie face aux échecs professionnels qui poussent
vers le militantisme. Or, compte tenu de la diversité des profils, des tra-
jectoires et des expériences politiques des diplômé.e.s chômeur.se.s, les
compétences nécessaires à la participation à l’action collective protestataire
ne sont pas distribuées de façon équitable. Les groupes de chômeur.se.s
ont dû se doter de règles permettant de neutraliser les écarts en matière
de compétences et de savoir-faire afin de faciliter la permanence dans les
groupes des personnes moins « disposées » au travail militant. Ces règles, et
par extension les modalités d’organisation du mouvement des diplômé.e.s
chômeur.se.s, constituent l’objet du chapitre suivant.
Chapitre 4
L’ORGANISATION DE LA PROTESTATION
CONTRE LE CHÔMAGE

L’expression « mouvement des diplômé.e.s chômeur.se.s » pourrait


laisser entendre une certaine homogénéité en son sein. Il n’en est rien.
Ce mouvement prend la forme de dizaines de structures regroupant un
nombre variable de militant.e.s, allant de plusieurs dizaines à plusieurs cen-
taines. Ces structures correspondent bien à la notion d’« organisation de
mouvement social », dans le sens où elles mobilisent des ressources et font
agir collectivement des adhérent.e.s dans un but politique (McCarthy &
Zald, 1977). Des groupes de diplômé.e.s chômeur.se.s existent dans tout
le royaume ; certains ont une étendue nationale alors que d’autres sont de
portée locale. Les groupes se distinguent également en ce qui concerne
leur durée : l’Association nationale des diplômés chômeurs du Maroc
(ANDCM) a environ trente ans, alors que les groupes de troisième cycle
ont une vie beaucoup plus courte. Au milieu de cette diversité, quelques
points communs apparaissent néanmoins : aucun groupe n’est formelle-
ment autorisé et, malgré les durées de vie variables, ils disposent tous de
normes (très similaires, d’ailleurs) pour réguler la participation de leurs
adhérent.e.s.
Ce chapitre analyse la façon dont le mouvement des chômeur.se.s s’or-
ganise, ce qui est lié à la mutation des profils militants, à l’interaction entre
les groupes défendant une même cause et à l’évolution du rapport avec les
autorités. Les solutions organisationnelles adoptées par les groupes de chô-
meur.se.s surprennent par rapport à quelques lieux communs de la socio-
logie des organisations. Ainsi, rares sont les groupes de chômeur.se.s qui
aspirent à durer, à survivre aux cohortes militantes les ayant créés. En réa-
lité, le but de la plupart des structures militantes de chômeur.se.s, au moins
en ce qui concerne celles qui se rassemblent à Rabat, est de mourir « de
succès », c’est-à-dire à la suite de l’embauche de ses membres. Une autre
particularité : la fragmentation de l’espace protestataire des chômeur.se.s
en plusieurs organisations avec les mêmes buts et des règles identiques ne
conduit pas pour autant à la coopération. Au contraire, les caractéristiques
du bien convoité par les groupes (un poste dans la fonction publique, ce
qui constitue une ressource rare) et le style de négociation imposé par
les autorités attisent les divisions et la méfiance entre les chômeur.se.s au
sein de cet espace protestataire.
Ce chapitre s’organise en trois parties. La première aborde l’organisa-
tion interne des groupes. La ressemblance entre la forme des structures
108 Lutter pour ne pas chômer

militantes et les solutions adoptées en interne pour gérer les adhérent.e.s


est frappante. Tous les groupes ont mis en place un système de points qui
vise à dépasser le problème classique du « passager clandestin » (Olson,
1978), mais qui n’arrive néanmoins pas à homogénéiser les investissements
individuels ni à résoudre les tensions dérivées des inégalités en matière de
compétences militantes. La deuxième partie propose quelques explications
de la fragmentation très accentuée dont témoigne l’espace protestataire
des chômeur.se.s. Enfin, la troisième partie montre comment les choix
organisationnels se recoupent avec les discours des groupes : malgré les
similitudes générales, des nuances existent à propos de la meilleure façon
de défendre la cause du droit à l’emploi. Les différentes prises de position
discursive permettent aux groupes de chômeur.se.s de se distinguer entre
eux, et cela a des effets sur la structuration de cet espace de protestation.

UN ESPACE MULTIORGANISATIONNEL CONCURRENTIEL

Les ressemblances frappantes entre les différents groupes de diplômé.e.s


chômeur.se.s en matière d’organisation invitent à penser à un espace
isomorphe ou « cristallisé » (Armstrong, 2005), doté de normes insti-
tutionnalisées et durables (self-reproducing). Les groupes de diplômé.e.s
présentent un degré élevé de structuration, à savoir des critères formels
d’appartenance au groupe, des statuts formalisés et des procédures éta-
blies (mais une très faible professionnalisation : aucun groupe n’emploie
de salariés). Ils présentent une division du travail semblable, un leader-
ship formel et un système de points pour classer les militant.e.s selon
l’intensité de leur engagement. Les groupes de diplômé.e.s partagent
donc un « répertoire organisationnel » (Clemens, 1996), ce qui implique
le caractère limité, historiquement construit des formes d’organisation,
ainsi que l’émulation intergroupe. Les groupes comptent également un
ensemble de dispositifs de contrôle servant à identifier les failles du sys-
tème des points et à sanctionner les comportements considérés comme
déviants. Pourtant, si les organisations semblent bien suivre le même
modèle, l’espace protestataire des chômeur.se.s s’avère profondément
fragmenté et concurrentiel.

Tenir ensemble

L’organisation interne des groupes de personnes diplômées chômeuses fait


preuve d’un isomorphisme accentué. Dans tous les groupes, l’assemblée
générale – appelée assemblée locale dans l’ANDCM – est officiellement
le lieu central des débats et des prises de décisions. L’assemblée choisit le
bureau exécutif et les commissions de travail. Tou.te.s les adhérent.e.s à
jour de leur cotisation participent de plein droit à l’assemblée et peuvent
être élu.e.s comme membres du bureau. Pour ce qui est des retardataires
et des recrues récentes, le statut d’observateur permet seulement de for-
muler des remarques, sans droit de vote.
L’organisation de la protestation contre le chômage 109

Le bureau exécutif signe les communiqués qui accompagnent les


actions de protestation, exécute les dispositions prévues par le règlement
interne et les décisions votées par l’assemblée. Il propose aussi l’ordre du
jour de l’assemblée générale. Sa composition reflète souvent la genèse des
groupes et les rapports de forces qui se déploient en leur sein. Ainsi, les
groupes issus de la fusion de structures préexistantes veillent à ce que les
différentes composantes soient représentées au sein du bureau. Une fois
les principales fonctions (secrétaire général, vice-secrétaire et trésorier)
pourvues, la distribution des autres postes se fait de façon à équilibrer les
éventuelles fractions présentes dans le groupe. Les bureaux des groupes de
chômeur.se.s peuvent devenir le théâtre de concurrences entre diverses
tendances 1. Il suffit de voir la manière dont un diplômé de troisième cycle
se représente la composition du comité exécutif de son groupe :
Qui arrive aux bureaux ? D’abord, ceux qui contrôlent la khataba [la rhé-
torique, l’aisance à l’oral]. Et ceux qui la maîtrisent sont les gens qui sont
passés par le mouvement étudiant... Il y a ensuite la question des appar-
tenances politiques. Chez nous, ceci se partage entre les rifaq [camarades]
du mouvement qaidite [extrême gauche] et les ikhouanine [frères] d’Adl
wal Ihsâne. Il y aussi un facteur géographique : les villes les plus représen-
tées font monter des gens au bureau. Et, enfin, une question de volonté
personnelle 2.

Dans ses propos, ce militant utilise exclusivement des formes mascu-


lines (« ceux », les « rifaq »). Ce n’est pas un hasard : les bureaux des groupes
de chômeur.se.s sont presque complètement masculinisés. Le renouvelle-
ment des bureaux a lieu tous les trois mois dans les groupes de diplômé.e.s
de troisième cycle et tous les ans dans les branches locales de l’ANDCM 3.
Si une telle fréquence devrait encourager la rotation aux postes de coor-
dination, elle entraîne, au contraire, la permanence de quelques-uns. Cela
est justifié par le manque de personnes candidates ou par l’argument de la
« nécessaire » optimisation de l’expérience acquise par ceux qui ont déjà
eu des rôles à responsabilité.
En plus de l’assemblée générale et du bureau, tous les groupes de chô-
meur.se.s disposent de commissions de travail. Les plus fréquentes sont :

1. Dans le cas de l’ANDCM, les élections du bureau national donnent lieu à des tracta-
tions entre les groupes politiques qui veulent influencer l’association. La préparation de la
liste des candidat.e.s – qui essaie de satisfaire les groupes politiques influents dans l’associa-
tion – a généralement lieu pendant de longues heures de débat, souvent nocturne. Cette
démarche a comme effet d’exclure une partie très importante de femmes de l’association.
2. Entretien avec un membre du bureau d’un groupe de troisième cycle, Rabat, sep-
tembre 2008.
3. Dans le cas de l’ANDCM, les bureaux locaux sont soumis à l’autorité du bureau natio-
nal choisi tous les deux ans, lors du congrès national. Il existe une unité délibérative inter-
médiaire entre les assemblées locales, hebdomadaires, et le congrès national, bisannuel : le
secrétariat provincial et régional. Une unité exécutive intermédiaire est l’assemblée natio-
nale, qui se réunit tous les trois mois et dont la mission est la traduction en actions des
orientations approuvées pendant le congrès.
110 Lutter pour ne pas chômer

–  la commission d’organisation qui s’occupe de la logistique des actions


de protestation ;
–  la commission de participation, qui s’occupe du contrôle des présences
et de l’attribution de points ;
–  la commisssion de finances, chargée de lever les cotisations et d’autres
fonds ;
–  la commission de communication, chargée de l’élaboration de la parole
publique du groupe (communiqués, discours, lettres, slogans, etc.) ;
–  la commission médicale, qui s’occupe de l’approvisionnement de médi-
caments, de l’organisation des premiers secours, de l’accompagnement des
personnes blessées aux centres d’assistance et de la vérification des cer-
tificats médicaux ;
–  la commission des infractions, chargée du repérage et de la sanction des
manquements aux règles du groupe.
Les assemblées générales des groupes de chômeur.ses.s ont lieu selon
une périodicité variable. Elles peuvent être quotidiennes, lors de périodes
intensives de protestation, ce qui est souvent le cas des groupes de troisième
cycle concentrés à Rabat. En dehors de ces périodes d’activité intensive, la
fréquence est hebdomadaire ou bimensuelle. Dans la mesure où l’assem-
blée apparaît officiellement comme l’instance centrale de prise de déci-
sions, y participer est une obligation pour tous les membres. Pourtant, les
formes différenciées de participation à l’assemblée montrent comment les
adhérent.e.s aux groupes de chômeur.se.s sont divers en matière de savoir-
faire et de maîtrise de compétences utiles à l’action collective.
L’exercice de la prise de parole en public est conditionné par l’aisance
linguistique et argumentative, la capacité à monter en généralité (c’est-à-
dire à connecter le vécu individuel à des principes généraux) et, surtout,
par le fait d’être disposé.e à se soumettre au regard critique d’un tiers
(le bureau et l’auditoire) 4. Les assemblées générales des groupes les plus
nombreux peuvent arriver à réunir plusieurs centaines de personnes ; par
conséquent, elles sont bruyantes et, parfois, gestuellement et verbalement
rudes. Ces traits de l’assemblée inhibent ceux et celles qui ne sont pas
habitué.e.s à l’exercice rhétorique. Durant les échanges crispés, la peur
des représailles et du ridicule en décourage certain.e.s et les détourne de
la prise de parole. C’est souvent le cas pour ceux et celles (très fréquem-
ment « celles ») qui ont moins d’expérience militante 5. À la fin, la parole

4. L’analyse interactionniste de l’énonciation de la parole publique indique qu’il est fon-


damental d’être capable de désindexer le vécu individuel pour l’adapter à l’enjeu de la
situation communicative (voir Cardon, Heurtin & Lemieux, 1995). Pour une analyse
des éventuelles « fautes de grammaire » des militant.e.s dépourvu.e.s de ce type de com-
pétences, voir le travail ethnographique du quotidien militant à Act-Up Paris de Janine
Barbot (1995).
5. Ces militant.e.s qui n’osent pas prendre la parole se retranchent derrière des arguments
sur le manque de légitimité à s’exprimer. Les femmes ressentent souvent une perception
subjective biaisée quant à leur compétence politique, ce qui les rend plus attentives au
contenu de leurs interventions.
L’organisation de la protestation contre le chômage 111

audible en assemblée est surtout celle d’un nombre restreint de militants,


des hommes pour la plupart. Cela a évidemment des conséquences sur les
prises de décisions, qui sont beaucoup moins collégiales et représentatives
que ce que les statuts prévoient. Concrètement, les membres des bureaux
s’abritent derrière le vacarme fréquent de l’assemblée pour pratiquer
in fine une sorte de « centralisme démocratique », où les décisions impor-
tantes sont prises dans le cercle d’affinité constitué autour des membres
du comité exécutif.
La tendance à la monopolisation de la parole par un nombre réduit
de militant.e.s et l’absence de techniques de partage de la parole font que
de nombreux.ses militant.e.s se sentent faiblement associé.e.s au travail
politique qui est réalisé pendant l’assemblée. Voici une observation qui
illustre ce phénomène :

Une demi-heure après le début de l’assemblée, qui se tient dans la rue,


entre les remparts de la ville et le siège de l’UMT [Union marocaine
du travail], il est évident que le nombre de personnes qui suit les débats
de près s’est réduit. Les gens se dispersent progressivement, au fur et à
mesure que les décibels augmentent et que la gestuelle devient agres-
sive. Certain.e.s lisent le journal. Un groupe de filles lit et commente un
numéro de Cosmopolitan. Les membres du bureau, uniquement des garçons,
se sont aussi écartés de ce qui semble être la scène centrale de l’assemblée.
Ils ont créé un petit cercle à côté de la muraille. L’un d’entre eux fait des
allers-retours entre la tribune officielle et ce centre d’opérations impro-
visé au pied de la muraille. On dirait que le lieu de la délibération s’est
déplacé de l’agora centrale et ouverte à une cellule affinitaire et discrète
qui échappe à l’attention de la plupart des militant.e.s, absorbé.e.s par les
joutes oratoires qui se déroulent dans la tribune officielle, la lecture privée
ou des discussions avec les copains et les copines 6.

Ainsi, les savoir-faire et les compétences relationnelles, politiques et


rhétoriques qui permettent aux militant.e.s de s’investir pleinement dans
le groupe de chômeur.se.s sont inégalement réparties. En même temps,
les assemblées ne prévoient pas de techniques pour favoriser la partici-
pation des membres en retrait. Cela entraîne un sentiment d’aliénation
et de dépossession, qui se traduit souvent par une attitude de désintéres-
sement à l’égard du travail collectif. Au vu de cette situation, on pour-
rait s’attendre à un turn-over militant important et à des engagements de
courte durée. Or le plus fréquent est que les membres des groupes de
chômeur.se.s y restent pendant des mois, voire des années. Comment
comprendre alors la continuité des engagements ? Le système des points
apporte une réponse à cette énigme.

6. Notes de terrain, réunion de Tansikiya-Dakatira, Rabat, septembre 2008.


112 Lutter pour ne pas chômer

Des points pour mesurer l’investissement

De tous les traits organisationnels des groupes de diplômé.e.s, le système


des points est peut-être le plus surprenant par rapport aux pratiques clas-
siques des mouvements de chômeur.se.s 7. Il consiste à allouer des points à
des gestes réalisés dans le cadre de la participation au groupe, tels que le fait
d’être présent.e à une assemblée, de participer à une action protestataire
(le nombre de points variant alors selon les caractéristiques de l’action),
de rester avec les autres militant.e.s après une intervention policière, etc.
Avec les points, les groupes mesurent l’investissement de chaque indi-
vidu et le récompensent ou le pénalisent en fonction de l’intensité de sa
participation et des dangers encourus. Il s’agit donc d’un système de ratio-
nalisation de l’engagement qui fait penser au closed-shop 8, ne serait-ce que
dans une acception peu orthodoxe de celui-ci. L’objectif des groupes de
diplômé.e.s chômeur.se.s est l’embauche de leurs membres dans la fonc-
tion publique. Or la prérogative d’embaucher des fonctionnaires ne relève
évidemment pas des groupes protestataires, mais du Premier ministre ou
des départements ministériels concernés. Cependant, autant le discours
des groupes de chômeur.se.s que celui des autorités (voir le chapitre 6)
lie la récompense (un emploi) à l’investissement dans l’action collective
et, par conséquent, à l’obtention d’un nombre élevé de points.
L’utilisation du système des points dans les groupes de chômeur.se.s
tient à plusieurs raisons, la plus immédiate étant d’inciter les adhérent.e.s à
participer effectivement aux activités et protestations organisées. Garantir
la participation active du plus grand nombre de membres est d’autant plus
important que les groupes de chômeur.se.s misent sur la force du nombre
pour faire pression sur les autorités publiques. Mais limiter l’incidence
du « passager clandestin » n’est pas le seul objectif du système des points :
il sert aussi à attacher les membres aux groupes et il contribue à effacer
les inégalités en matière de compétences politiques, en standardisant le
mode de participation.
L’application du closed-shop est également liée à l’évolution de l’espace
protestataire des chômeur.se.s. En réalité, son adoption par l’ANDCM
peu après sa création s’explique par le besoin de gérer les premières vic-
toires de l’association. Au début des années 1990, l’ANDCM obtient un
nombre important de postes dans la fonction publique, ce qui attire de
nouvelles recrues vers les sections locales de l’association. Celle-ci est
vite confrontée à une situation inattendue  : elle dispose d’un contin-
gent d’emplois, mais en nombre inférieur à celui des adhérent.e.s et elle
manque de critères pour les distribuer. Le « classement » des militant.e.s
est proposé comme une solution. Au départ, seuls les critères sociaux sont
7. À ma connaissance, cette pratique se retrouve aussi au sein du mouvement napoli-
tain des chômeur.se.s (Baglioni, 2012) et au sein du mouvement piquetero en Argentine
(Quirós, 2016).
8. Le closed-shop (littéralement « boutique fermée ») désigne, dans les pays anglo-saxons,
un système dans lequel un employeur ne peut embaucher que des salarié.e.s syndiqué.e.s.
L’organisation de la protestation contre le chômage 113

pris en compte : l’état civil du membre, le nombre d’enfants ou de per-


sonnes à charge, la durée du chômage et l’ancienneté du diplôme. Mais
avec l’explosion numérique des sections locales et l’arrivée de militant.e.s
dépourvu.e.s d’expérience politique, le critère de l’intensité de l’engage-
ment remplace les critères sociaux.
Quelle forme prend concrètement le système des points ? La partici-
pation à chaque activité – qu’il s’agisse d’assemblées, de manifestations, de
conférences de presse, etc. – est récompensée par un nombre variable de
points, souvent en fonction de la dangerosité ou du coût (en temps et en
moyens financiers) de la mobilisation. Chaque groupe dispose d’un comité
d’organisation chargé de contrôler la participation effective des membres
à travers diverses procédures de comptage 9. Les adhérent.e.s sont alors
classé.e.s en fonction de leur nombre de points sur des listes nominales
soumises aux négociations avec les autorités. Théoriquement, les postes
obtenus lors des processus de négociation sont attribués aux militant.e.s
selon l’ordre du classement.
Les récompenses en points se combinent avec la pénalisation des
absences ou d’autres attitudes jugées comme « non militantes ». En réa-
lité, les groupes de diplômé.e.s de troisième cycle conditionnent la per-
manence des adhérente.e.s dans le groupe à leur présence effective dans
les actions de protestation. Comme nous le verrons plus tard, les règles de
participation dans l’ANDCM sont plus souples, car elles s’adaptent aux
besoins économiques de leurs membres qui empiètent souvent sur leur
disponibilité pour le militantisme. Mais, dans le cas des premiers, seulement
quatre ou cinq absences par mois sont tolérées pendant les périodes de
protestation intensive (avec trois ou quatre manifestations hebdomadaires).
Une succession d’absences débouche sur des sortes de procès collectifs qui,
en plus de décider de l’exclusion ou non des membres « fautifs », ont un
grand pouvoir de cohésion et de discipline sur les adhérent.e.s.

Transgressions des normes militantes


et dispositifs de rappel à l’ordre

Malgré la théorie à la base de cet arrangement organisationnel, la


contrainte du pseudo-closed-shop n’arrive pas à produire un engagement
sans faille. Les transgressions de la norme sont nombreuses, pour deux
raisons principales : les urgences matérielles qui pèsent sur les chômeur.
se.s et la démotivation qui peut dériver de la standardisation de la par-
ticipation à travers le système des points. En effet, l’investissement dans

9. Dans certains groupes, les membres du comité d’organisation repèrent les militant.e.s à
chaque étape de la manifestation. Dans d’autres groupes, les militant.e.s disposent de jetons
de différentes couleurs, qu’ils remettent au chargé d’organisation à différents moments de
l’action. Chaque couleur correspond à une étape de la manifestation. Les délais de remise
des jetons varient et ils sont souvent en rapport avec les interventions policières, car il s’agit
de pénaliser les défections qui peuvent suivre une charge. Les jetons doivent être remis
dans un bref laps de temps, faute de quoi le ou la militant.e est considéré.e comme absent.e.
114 Lutter pour ne pas chômer

un groupe de chômeur.se.s entre fréquemment en concurrence avec la


résolution des urgences matérielles quotidiennes. Dans le cas des mères
de famille avec des personnes à charge, le respect des normes de partici-
pation n’est pas toujours compatible avec l’acquittement des obligations
familiales. Lorsque ces contradictions deviennent visibles, les militant.e.s
« défaillant.e.s » sont souvent réprimandé.e.s sur un ton moralisateur. Une
observation réalisée lors de l’assemblée hebdomadaire de la section de
Rabat de l’ANDCM illustre cela :
L’assemblée doit décider qui participe à la commémoration de la mort
d’Idaya Najiya [militante décédée en 1998 pendant une charge policière],
qui aura lieu à Fès. Le bruit dans la salle est monumental. Kenza [la secré-
taire générale de la section] est dans tous ses états, parce que seulement
quatorze hommes, sur une section d’une quarantaine de personnes, ont
confirmé leur participation. Nombre de femmes se taisent et regardent
le sol. « L’ANDCM est une organisation de base et démocratique, mais
de quelle démocratie s’agit-il si les bases ne participent pas ? » Kenza
hurle et frappe la table. Quelques militantes s’expriment timidement pour
dire que « cela suffit avec quatorze personnes », et une ajoute : « Mais ce
bureau pense quoi ? Qu’on est des fonctionnaires avec un salaire tous
les mois ? On ne peut pas se permettre un jour de voyage ! On est des
chômeurs, nous ! ». Kenza rétorque sarcastique : « Et quels chômeurs ! Et
quels militants ! » 10

La réprimande moralisatrice qui s’abat sur les personnes exprimant


des doutes sur leur capacité à combiner l’engagement militant avec leurs
autres obligations (familiales, notamment) révèle un paradoxe : les per-
sonnes diplômées adhèrent aux groupes en tant que chômeuses, mais
­évoquer ce statut matériel pour justifier une mise en retrait de la par-
ticipation est considéré comme un aveu de faiblesse, voire comme une
forme de dissipation.
Les moments de la protestation – pendant une manifestation, une grève
de la faim, un sit-in, etc. – sont l’occasion de transgressions diverses. La
plus fréquente est le relâchement de l’attitude militante valorisée par le
groupe : par exemple, lorsqu’on ne suit pas l’assemblée de façon attentive,
lorsqu’on ne participe pas aux chants ou lorsqu’on multiplie les allers-
retours à la buvette, lorsqu’on grignote en cachette pendant une grève
de la faim ou lorsqu’on fuit cinq minutes le sit-in pour prendre un café
rapide au bistrot du coin. Si la contrainte du système des points dissuade
de la pratique de l’absentéisme, elle ne peut rien contre la limitation de
l’engagement personnel au seuil minimal de la simple présence physique
sur les lieux et / ou dans l’action. Durant les manifestations, vitrine de
la moralité militante, les manquements sont nombreux. Les fuites font
figure de transgression spécialement réprimandée. Même lors d’actions
plus poussées comme des grèves de la faim, programmées pour infléchir

10. Notes de terrain, assemblée générale hebdomadaire de l’ANDCM, Rabat, mars 2007.


L’organisation de la protestation contre le chômage 115

des situations stagnantes, les contournements sont possibles. Ce sont des


stratégies de survie individuelle qui compromettent la cohésion et la
confiance au sein du groupe :
Pendant le jeûne qu’on a fait devant le Parlement, certains mangeaient !
D’autres emballaient des bouteilles d’eau avec du papier d’aluminium
pour les remplir de jus de fruits... Mais le pire, c’est que les gens ont perdu
cette énergie... Ils ne pensent qu’à leur objectif égoïste, l’emploi. Ce qui
serait normal serait de se distribuer dans l’espace en pensant aux autres,
non ? Voir comment on peut faire pour que tout le monde soit à l’aise
pendant le jeûne, non ? Bon, donc il y avait des filles qui couraient pour
prendre la meilleure place !! Alors que pendant cette action, t’es là pour
aider ton camarade, non ? Tu vois l’ambiance ? Maintenant, ce n’est plus
le chômage qui me donne des maux de tête, c’est cette ambiance qu’on
respire dans le groupe 11...

Pour mettre un terme aux manquements à la norme et discipliner les


membres à l’éthique du groupe, il existe différentes méthodes de sanction.
Deux exemples remarquables par leur niveau de formalisation sont la com-
mission des infractions et la procédure du « procès collectif 12 ». La première
a pour mission d’identifier les manquements des militant.e.s pendant le
déroulement des actions de protestation, comme durant une manifesta-
tion. Elle complète et surveille la tâche de la commission de participation 13.
Leurs membres veillent à ce que les chômeur.se.s aient une tenue conve-
nable, à ce qu’ils et elles répètent les slogans et chantent avec enthousiasme,
qu’ils et elles restent pacifiques, etc. En réalité, cette commission s’érige
souvent en gardienne du « bon » militantisme. Ainsi, à l’occasion d’une
réunion du bureau exécutif d’un groupe de diplômé.e.s de troisième cycle,
les représentants de la commission d’infractions se sont lancés dans une
digression sur la possibilité ou non de participer à la manifestation en jupe,
en chaussures à talon et avec du maquillage. Les personnes réunies étaient
exclusivement des hommes, ce qui a favorisé que cette réflexion sur les
« mœurs manifestantes » dérive progressivement vers une analyse sexiste
de l’engagement, avec une tendance à voir le phénomène de l’éthique
militante « défaillante » comme un problème fondamentalement féminin.
La tâche de la commission des infractions devient cruciale pendant les
interventions policières. Les cortèges se délitent et les désertions sont fré-
quentes. Le jeton qui témoigne de la participation de l’adhérent.e à l’action
et qui doit être rendu au membre de la commission n’est pas la seule mesure

11. Entretien avec une diplômée de troisième cycle, Rabat, juin 2008.


12. L’appellation est nôtre. Bien qu’ayant observé plusieurs jugements de cas spéciaux, nous
n’avons pas pu déceler d’appellation « indigène » de ces procédures.
13. Néanmoins, la rigueur de la commission de participation est parfois remise en ques-
tion par des soupçons de pot-de-vin. Cette commission est l’une des principales cibles des
récits suggérant la corruption dans les groupes. Les rumeurs parlent de la création d’un
« marché » autour du contrôle de la participation, l’argent ou les affinités personnelles per-
mettant de fermer les yeux sur les absences.
116 Lutter pour ne pas chômer

qui cherche à contraindre les militant.e.s à avoir le « bon » comportement


engagé. La contrainte du jeton s’accompagne d’une rhétorique exaltant le
courage et le dévouement au groupe. Les comportements apathiques sont
méprisés et souvent présentés comme une des causes de l’insensibilité des
autorités à l’égard des revendications des chômeur.se.s. Lorsque les absences,
les détournements ou les transgressions d’un.e militant.e dépassent la limite
considérée comme acceptable, la question de son maintien est discutée par
le bureau exécutif. La décision finale est prise par l’assemblée générale à
l’occasion de séances de débat singulières, lesdits « procès collectifs ».

SCÈNES DE PROCÈS COLLECTIF


Le 21 octobre 2008, l’assemblée de Tansikiya-Dakatira doit gérer plusieurs cas d’ab-
sences répétées aux actions et décider si les personnes concernées sont expulsées
du groupe ou rétrogradées dans le classement. Le premier cas sur lequel l’assem-
blée doit se prononcer est celui d’une adhérente qui a du mal à trouver les mots
pour se défendre devant un auditoire impatient de presque une centaine de per-
sonnes. Elle est accompagnée par une autre femme, qui prend sa défense publique-
ment : « Bonjour, je souhaite faire appel aux mères et femmes de Tansikiya. » Les
personnes présentes murmurent de façon ostensible et le modérateur interrompt
le discours : « Mounadila [militante], cela n’est pas la manière convenable de t’adres-
ser à l’assemblée, ici on est des “sœurs” ou des “étudiantes”, mais pas des “mères”. »
Mais la femme insiste : « Je fais appel aux mères du groupe pour vous présenter le
cas d’une mère. Il y a trois mois, elle a accouché d’une fille par césarienne. Elle est
anémique, elle se sent faible et elle ne peut laisser la petite à personne. Elle sollicite
l’autorisation de n’assister aux manifestations qu’une fois par mois. »
Dans le vacarme général, le modérateur demande aux deux femmes de laisser la place
à la personne qui va exposer un autre cas. Il s’agit d’une autre femme qui se place au
milieu de la scène avec deux enfants en bas âge. Les enfants ont l’air effrayé, ils sont
perturbés par l’auditoire bruyant. La femme commence ses propos en pointant du
doigt les enfants : « Regardez ! Ça, c’est mon cas ! » Vacarme général. Cette décla-
ration met une militante dans tous ses états : « Tu as des enfants ! Tu t’es mariée !
Bien, donc moi, je suis toute seule ! Je n’ai pas pu me marier ni avoir des enfants !
Et je dois être responsable de ta situation ? Toi, tu as pu te permettre de décider
si t’avais des enfants ou pas ! » La scène tourne au drame : la mère pleure tout en
racontant que son jeune fils tombe fréquemment malade, alors qu’une partie de
l’auditoire les regarde de façon assez impassible et que les enfants pleurent.
D’autres cas se succèdent : une fille qui a souffert de plusieurs fractures et qui montre
au public un certificat médical lui prescrivant du repos absolu ; la mère de deux
enfants qui dit être sortie du coma et souffrir de problèmes de motricité expliquant
sa participation limitée ; une fille enceinte de sept mois qui propose de retourner
aux actions après la fin du congé de maternité. Le dernier cas est celui d’un homme
d’une quarantaine d’années qui s’adresse à l’assemblée de façon presque inaudible. Il
parle plutôt en direction du modérateur, qui finit par l’interrompre : « Excuse-moi,
mais la loi du groupe dit que tu dois t’adresser à l’assemblée. » L’homme reprend
son discours sans changement apparent, la tête basse et le corps tourné vers le
modérateur. Certains interprètent l’attitude du militant comme du mépris à l’égard
de l’auditoire, d’autres comme de la faiblesse d’esprit. En tout cas, les commentaires
moralisateurs foisonnent.
Source : Notes de terrain, Rabat, octobre 2008.
L’organisation de la protestation contre le chômage 117

Ces scènes illustrent à nouveau que ce sont surtout les femmes qui
risquent de déroger à la norme du « bon militantisme », à cause de la diffi-
culté de s’acquitter des obligations militantes tout en menant une vie fami-
liale. La façon dont le procès collectif se déroule montre que les groupes
de chômeur.se.s ignorent les implications concrètes des rapports sociaux
de sexe et, ce faisant, contribuent à les renforcer (Kergoat, 2012 ; Dunezat,
2004). La dynamique de ces dispositifs renforce, en outre, les tendances à
l’autoexclusion de ceux et celles qui ont le plus de difficultés à manier la
parole en public et à désingulariser le vécu individuel. Comme l’encart le
décrit, lors de ces procès collectifs, les personnes jugées mobilisent dans leur
défense leur expérience privée, tout en cherchant la compassion d’autrui.
L’auditoire rejette le plus souvent ce type d’arguments, considérés comme
égoïstes. Or, de façon paradoxale, le rejet des arguments personnels se fait
avec des arguments de même nature, comme dans le cas de la militante
qui reproche à la mère d’avoir eu la « liberté » de faire des enfants alors
qu’elle « n’a pas pu se permettre cette décision ».
Les procès collectifs ne servent pas seulement à contrôler les corps et
les attitudes considérées comme dissidentes, mais aussi à ressouder le col-
lectif militant autour de ses normes. Au moment du jugement, l’examen
collectif auquel les accusé.e.s sont soumis.es ravive le consensus autour
des normes de participation. En rendant à tous les adhérent.e.s la pos-
sibilité de devenir juges des membres « fautifs », le consensus autour du
système de participation est refondé et d’éventuelles remises en question
des règles sont surmontées. Il s’agit en plus d’un dispositif ritualisé, tant
les séquences (succession de prises de parole devant l’assemblée générale
entrecoupées de signes sonores ostensibles d’approbation ou de réproba-
tion) répondent à un agencement de la parole et de la mise en scène qui
cherche à provoquer une certaine réaction émotionnelle et un sentiment
de cohésion. En ce sens, les procès collectifs ne correspondent pas seule-
ment à la notion de dispositif de sensibilisation (Traïni, 2009), mais pro-
voquent également un effet de discipline.
L’isomorphisme du mouvement des diplômé.e.s chômeur.se.s est le
résultat de la diffusion du mode de fonctionnement à partir de l’associa-
tion pionnière. Les groupes les plus récents empruntent à ceux qui les
ont précédés les règles et la structure interne. Mais le déploiement de ce
modèle général peut être modulé et adapté selon des enjeux de distinc-
tion et de concurrence entre des unités protestataires au sein de l’espace
de mobilisation. La production discursive est une des dimensions où les
enjeux de distinction deviennent les plus visibles, comme nous le verrons
dans la dernière partie de ce chapitre.

LES RESSORTS DE LA FORMATION DES GROUPES


DE DIPLÔMÉ.E.S CHÔMEUR.SE.S

Comme nous venons de le voir, les groupes de personnes diplômées au


chômage se ressemblent en ce qui concerne leur fonctionnement interne.
118 Lutter pour ne pas chômer

Alors pourquoi l’espace protestataire chômeur est-il tellement fragmenté ?


Pourquoi l’isomorphisme dont font preuve les groupes n’amène pas à une
fusion ou à une coordination ? Si les chômeur.se.s considèrent que leur
nombre est une force, pourquoi les groupes les plus réduits ne cherchent-
ils pas à fusionner avec ou à intégrer un groupe plus important ?
Le mouvement des diplômé.e.s chômeur.se.s est un espace protestataire
concurrentiel où une multitude de groupes poursuivent une ressource
relativement limitée (des postes dans la fonction publique). La fragmen-
tation du champ organisationnel des diplômé.e.s chômeur.se.s répond
partiellement à ce climat concurrentiel, mais tient aussi à deux autres
logiques : celle de la reproduction militante et celle de la réaction à l’en-
vironnement. La multiplication des branches locales de l’ANDCM peut
s’expliquer par la première logique, concrètement par la mobilisation par
les pionniers de l’association de leurs réseaux éparpillés dans tout le pays.
Au contraire, la formation de la plupart des groupes de troisième cycle
repose sur une logique plutôt réactive et conjoncturelle, que ce soit la sai-
sie d’une opportunité perçue (les dispositions du ministère de la Fonction
publique qui régulent l’insertion de personnes diplômées sans concours)
ou les contraintes imposées par les pouvoirs publics.

Le développement de l’ANDCM
par une logique de reproduction militante

Quelques mois après la création de l’ANDCM en 1991 à Casablanca, plu-


sieurs dizaines de sections locales voient le jour à travers tout le royaume.
Lorsque les pionniers de l’époque se remémorent la genèse des sections
locales, un phénomène de « tache d’huile » est fréquemment évoqué 14. Il
ne faut pas non plus négliger le rôle joué par des « militants voyageurs »,
qui tournent pendant des semaines dans le pays (Gerlach & Hine, 1970)
pour y retrouver les anciens camarades rencontrés dans le cadre de l’Union
nationale des étudiants du Maroc (UNEM).
Ces militants voyageurs, membres du bureau de l’ANDCM et ex-
militants actifs de l’UNEM, ont un fort capital politique et relationnel et
ils incitent leurs anciens camarades de lutte à s’organiser dans une nou-
velle cause :
Chafai [premier secrétaire général de l’ANDCM] est parti en laissant
derrière lui 14 sections. Quand je suis parti, l’ANDCM comptait déjà
132 sections ! Juste après avoir été nommé président, j’ai pris mon sac à
dos et j’ai commencé à faire des tournées dans le pays. J’avais beaucoup
de contacts à cause de mon expérience politique. En plus, je suis un bon
communicant, je convaincs les gens. Avant de partir en voyage, je me

14. Le congrès se solde par la constitution de l’association, implantée dans une trentaine
de villes via les branches locales. Selon Mohamed, président de l’ANDCM de 1993 à 1995,
le nombre de sections a doublé entre 1991 et 1994 à la suite de ses voyages à travers le
pays (entretien, Ouezzane, mars 2008).
L’organisation de la protestation contre le chômage 119

renseigne sur l’endroit où je vais. Je lis, je cherche. J’essaie d’identifier la


personne la plus importante, la logique de la vie politique, l’histoire de
la répression, de la colonisation, d’Hassan II là-bas... J’ai signé jusqu’à
1 700 cartes d’adhérent. J’ai réussi aussi à organiser les familles des chô-
meurs, sur le modèle des familles de détenus politiques. L’idée sous-
jacente était la suivante : tous les matins, un chômeur doit demander
de l’argent à son père pour passer la journée. Cela est un effort pour
le père. Eux aussi sont concernés... J’ai pu aussi créer des comités de
soutien de chômeurs, composés par les syndicats et les partis au niveau
local 15.

Cette forme de diffusion relationnelle (Givans, Kolins & Soule, 2010),


qui est à la base de l’expansion territoriale de l’ANDCM, touche plus
tard de nouvelles catégories de diplômé.e.s. Ainsi, la création de l’Asso-
ciation de victimes de l’affaire Annajat (voir le chapitre 2) repose sur la
même logique ; d’ailleurs, parmi les fondateurs de ce groupe, on retrouve
des anciens de l’ANDCM. Et cette logique de reproduction par diffu-
sion relationnelle ne touche pas seulement les membres de l’UNEM,
mais aussi des chômeur.se.s qui ont d’autres appartenances. En réalité, les
rumeurs concernant l’intervention de partis politiques dans la création de
groupes de personnes chômeuses sont récurrentes. L’intérêt pour le parti
en question serait de faire profiter sa base des éventuels postes offerts lors
des négociations avec les responsables publics :

On a commencé, avec le bureau de l’ANDCM, des séances pour étu-


dier la possibilité d’une fusion. Surtout pour ne pas tomber dans le
piège de créer un petit groupe et de ne défendre que les propres inté-
rêts de ce petit groupe. Mais bon, de la même manière qu’on avait des
cadres progressistes, on en avait aussi d’autres, des usfpéistes [de l’Union
socialiste des forces populaires – USFP] qui ont contacté leurs parle-
mentaires. Les parlementaires ont dit de créer un groupe indépendant,
une liste spécifique et après ils allaient prendre leur dossier et le faire
avancer. Nous, progressistes, avons refusé la création de cette liste indé-
pendante, parce que nous défendions que le travail est un droit pour
tous. Les usfpéistes ont refusé l’intégration dans l’ANDCM parce qu’ils
attendaient que les parlementaires de l’USFP travaillent leur dossier.
Comme on n’a pas pu faire avancer l’idée de l’intégration, on a fini
par faire la liste de diplômés de troisième cycle, comme le voulaient les
usfpéistes 16...

Pour bien comprendre la formation des structures autonomes de


l’ANDCM, il ne faut pas négliger le rôle joué par les appréciations
d’ordre tactique. La proximité de l’ANDCM avec l’univers de l’extrême
gauche (l’univers « progressiste », comme dit la citation susmentionnée, qui

15. Entretien avec Mohamed, Ouezzane, mars 2008.


16. Entretien avec Saïd, Rabat, novembre 2008.
120 Lutter pour ne pas chômer

c­orrespond aux partis de l’extrême gauche marxiste) 17 est constamment


­évoquée dans les récits de militant.e.s qui tentent de rendre compte de
l’intense fragmentation de l’espace militant : « Le problème de l’ANDCM
est qu’elle a pris une dimension politique un peu problématique. Elle s’ha-
bille avec les couleurs d’un parti... Si nous devions nous habiller avec les
couleurs d’un parti, on ne réunirait pas autant de monde 18 ! » Selon les
groupes de troisième cycle, les marqueurs politiques visibles de l’ANDCM
(son inscription dans l’extrême gauche) ne font que diviser les chômeur.
se.s de différentes sensibilités politiques et, par conséquent, saper la force
et l’efficacité potentielles de la protestation. Comme dit un autre chômeur
de troisième cycle : « Notre revendication est khobsi... (littéralement : “de
pain”, de subsistance) et ça doit rester comme ça... Mais il y aurait ceux
qui voudraient politiser le dossier... et alors on passerait à autre chose...
On retournerait aux années de la fac, à la confrontation entre clans. On
nous utiliserait pour des fins qui ne sont pas les nôtres 19. »
En effet, presque trente ans après l’émergence de la mobilisation des
chômeur.se.s, l’ANDCM a été progressivement marginalisée des espaces
de négociation avec les pouvoirs publics. La réaction des groupes de troi-
sième cycle a été la neutralisation des marqueurs politiques et l’adoption,
comme on le verra plus loin, d’un discours sur le chômage qui se refuse
à attribuer clairement les responsabilités politiques à ce phénomène.

Une logique de distinction et de réaction


à l’origine de la formation de groupes

La formation de groupes de chômeur.se.s répond aussi à une logique de


distinction par rapport à l’ANDCM, groupe qui accueille tout type de
diplômé.e à partir du niveau du collège. Comme nous l’avons vu pré-
cédemment (voir le chapitre 3), ce travail de distinction prend appui sur
des critères de différenciation proposés par l’État, tels que les décrets du
ministère de la Fonction publique de 1999 instaurant le droit à l’insertion
sans concours des diplômé.e.s de l’enseignement supérieur 20. Il en va de
même pour les groupes de personnes diplômées handicapées, qui j­ustifient

17. La proximité de l’ANDCM avec les partis de ladite « gauche radicale » s’intensifie à
partir de 1998. Cette année-là, l’USFP accède à la direction de plusieurs ministères. La
disponibilité de postes bénéficiera davantage aux adhérent.e.s diplômé.e.s chômeur.se.s
qui militent en même temps dans la formation sociale-démocrate. Le départ des usfpéistes
assure à des formations telles que le Parti de l’avant-garde démocratique et sociale (PADS)
et Annahj la prééminence au sein du comité exécutif de l’association.
18. Entretien avec Driss, membre de Tansikiya-Dakatira, Rabat, juin 2008.
19. Entretien avec un membre de Tansikiya-Dakatira, Rabat, octobre 2008.
20. Par exemple, les statuts des Quatre groupes de cadres supérieurs chômeurs parlent du
droit à l’emploi pour les diplômé.e.s de troisième cycle en conformité avec « l’article 23
de la Déclaration universelle des droits de l’homme, l’article 13 de la Constitution et l’em-
bauche directe en conformité » avec les deux arrêtés du ministère de la Fonction publique
et de la réforme administrative 695/99 du 13 mouharram 1420 (30 avril 1999) et 888/99
du 15 safar 1420 (30 mai 1999).
L’organisation de la protestation contre le chômage 121

leur organisation autonome par l’existence d’une législation sur le sta-


tut particulier des personnes non-voyantes et de quotas d’emplois dans la
fonction publique qui leur seraient spécifiquement réservés 21.
Mais la prolifération de groupes gagne à être analysée aussi à l’aune
des aspirations réveillées par les recrutements périodiques réalisés par le
ministère de l’Intérieur et le Premier ministre :
On a commencé à s’organiser à Marrakech entre des gens de la même
faculté. On venait presque tous des facultés de physique, chimie et biologie.
On a suivi le modèle des groupes régionaux, Janoub, Sharq, Wifaq. On
connaissait des gens d’un groupe nommé Marrakech, c’étaient des copains
de la faculté.Tu vois qu’ils montent à Rabat et qu’ils travaillent. Alors tu te
dis : mais qu’est-ce que je fais ici ? Les ministères organisent des concours,
mais dans les régions décentrées on n’en a jamais entendu parler ! Alors on
discute entre nous sur ce qu’on pourrait faire. On a commencé par faire
des sit-in devant la wilaya 22 à Marrakech. Le wali avait peur ! Marrakech
vit du tourisme et des manifestations de diplômés de troisième cycle à
Jamaa el Fnaa. En plus, en région, si tu demandes un poste d’échelle 11,
ils t’envoient à Rabat. C’est là où ça se passe 23.

Ainsi, chaque recrutement tend à prouver que la mobilisation est effi-


cace et rend envisageable la création d’un nouveau groupe en fédérant les
réseaux de connaissances interpersonnelles. Mais parfois la création d’un
groupe répond aussi à une injonction externe. Il s’avère que les autorités
ne reconnaissent les diplômé.e.s chômeur.se.s en tant qu’interlocuteurs
que lorsqu’ils et elles sont inséré.e.s dans un cadre organisationnel for-
malisé. Cela peut sembler paradoxal par rapport au statut des groupes de
chômeur.se.s, qui se voient constamment refuser l’autorisation. Cependant,
l’absence de cadre légal dans laquelle se trouvent ces groupes n’empêche
pas la conduite de négociations avec les responsables publics. En réalité,
disposer d’un cadre organisationnel est une condition sine qua non du
début des discussions. Les rumeurs concernant l’intervention des autori-
tés dans la configuration de la carte des groupes – des suggestions à pro-
pos de la création de groupes, de la fermeture de listes, de l’inclusion ou
de l’exclusion de personnes, etc. – sont fréquentes :
Le groupe Iti’alaf, tu sais comment il a été créé ? Les représentants de
neuf groupes, microgroupes, sont venus le jour de la signature du PV
[2 août 2007]. Guerraoui 24 a dit à ces gens : « Allez, vous êtes dans des

21. Quelques textes de loi abordent la question de l’intégration professionnelle des per-


sonnes handicapées, voir « Enquête nationale sur le handicap », secrétariat d’État chargé
de la Famille, de l’Enfance et des Personnes handicapées, Rabat, 2004.
22. La wilaya, ou gouvernorat, est une division administrative présente dans plusieurs pays
africains. Au Maroc, elle correspond à la région et est présidé par un wali, nommé par le roi.
23. Entretien avec Hadi, membre de Tansikiya-Dakatira, Rabat, septembre 2008.
24. Driss El Guerraoui était conseiller du Premier ministre entre 1998 et 2010 et chargé
de l’interlocution avec les groupes de diplomé.e.s chômeur.se.s.
122 Lutter pour ne pas chômer

groupes minuscules, rassemblez-vous en formant un groupe plus grand. »


Et c’est l’origine d’Iti’alaf, qui signifie « rassemblement ». Regarde les sta-
tuts, il y a des groupes dans Tansikiya qui ont été créés le 2 août même, ou
une semaine après... Oui, parce qu’une semaine après, il y a eu un autre
document signé encore avec d’autres groupes 25.

La profusion de microgroupes durcit la concurrence pour la visibilité


et pour l’attention des pouvoirs publics. La taille réduite des nouveaux
arrivants les place dans une position de faiblesse dans le va-et-vient avec
les autorités. Les petits groupes, de constitution récente, constituent des
négociateurs dociles, susceptibles d’accepter de manière acritique les pro-
positions des autorités. Les autorités profitent de cette situation pour ins-
taurer une sorte de « dumping » entre les groupes, l’objectif étant de les
pousser à revoir leurs revendications d’insertion professionnelle à la baisse.
Cette situation de manipulation est également reconnue par les groupes
et acceptée, tant qu’elle permet de participer à la table des négociations :
La relation entre Guerraoui et les groupes, les petits et les grands, a beau-
coup changé au fil des mois. Au départ, Guerraoui ignorait les petits,
comme Janoub, Gad, le Groupe national des docteurs chômeurs... Je
l’appelais et il me méprisait. Il ne contactait que les quatre [Annsr, Mou-
badarah, Hiwar et Istihqaq]. Mais ensuite, il s’est rendu compte qu’il avait
intérêt à nous introduire dans le jeu des négociations, afin de déstabiliser
les grands. Les grands groupes se prenaient pour des conducteurs de notre
destin. Ils peuvent se permettre d’adopter des positionnements plus radi-
caux parce qu’ils ont confiance en l’immensité de leurs bases... Ils auront
toujours des gens disposés à faire de grandes manifestations. Mais nous, les
petits, on ne peut pas supporter ces manifestations. On est plutôt enclin à
accepter les conditions du dialogue. Bon, le fait est que le gouvernement
n’est pas dupe. Les responsables savent que si on est tous assis autour de la
même table, les petits groupes signeront avec plus de facilité et, du coup,
ils obligeront les grands à le faire 26.
Ainsi, la fragmentation de l’espace de protestation des diplômé.e.s chô-
meur.se.s telle que cultivée par les pouvoirs publics favorise la concur-
rence entre les unités protestataires, ainsi que l’adoption de choix modérés.
Ces unités protestataires seront disposées à revoir à la baisse leur poten-
tiel subversif afin de s’assurer une présence dans les lieux de négociation.
Une des dimensions du travail militant où s’opère cette adoption de choix
modérés est la production discursive.

LES VARIATIONS DU DISCOURS AUTOUR D’UNE CAUSE COMMUNE

Le discours à travers lequel les diplômé.e.s chômeur.se.s expriment


leurs revendications se fabrique à l’intérieur d’un périmètre limité

25. Entretien avec Hadi, Rabat, septembre 2008.


26. Entretien avec Abdelali, secrétaire général de Gad, Rabat, août 2007.
L’organisation de la protestation contre le chômage 123

d’arguments 27. Ceux-ci sont conditionnés par la signification sociale de la


catégorie « diplômé chômeur ». Les arguments utilisables sont également
contraints par les caractéristiques du régime politique, notamment par
les lignes rouges de l’expression politique (le roi, la religion et l’intégrité
territoriale). Des arrestations de diplômé.e.s se sont produites à cause de
slogans contestant la légitimité islamique de l’institution royale 28. Ainsi,
la croyance en la capacité d’action supérieure du roi par rapport à celle
d’autres acteurs gouvernementaux étant forte parmi les chômeur.e.s, l’al-
lusion directe au monarque est exclue du répertoire discursif, à cause des
risques qu’elle entraînerait. En raison de ces précautions sécuritaires, les
allusions au ministère de l’Intérieur sont également rares. 
Il faut néanmoins constater que les solutions discursives proposées par
les différents groupes de chômeur.se.s varient et dépendent de leur parti-
cipation, ou de leur exclusion, aux espaces de discussion avec les pouvoirs
publics : si ceux qui y participent sont incités à modérer leur discours, la
seule contrainte pesant sur ceux qui en sont déjà exclus (l’ANDCM) est
la répression policière.
Plus fréquemment, les discours des chômeur.se.s s’adressent à des
acteurs politiques (ministres, Premier ministre, « le gouvernement ») aux-
quels les protestataires attribuent une capacité d’action plus faible mais
dont l’attaque semble moins lourde de conséquences. Cela dit, l’allusion
ad hominem (ou ad institutio) constitue un premier trait distinctif entre les
groupes de chômeur.se.s : ce recours est beaucoup moins utilisé par les
groupes de troisième cycle que par l’ANDCM. Les premiers tendent à dif-
fuser un portrait du chômage le présentant comme le résultat de la mau-
vaise application d’un cadre réglementaire et d’une orientation politique
qui, elle, n’est pas remise en cause. Ce faisant, ces groupes se démarquent
clairement de l’ANDCM, qui présente toujours le chômage comme le
résultat d’un choix politique conscient visant à porter atteinte aux inté-
rêts des classes populaires.

Dénoncer le chômage pour marquer


un positionnement antiautoritaire

Lors du congrès constitutif de l’ANDCM en 1991, les premiers argu-


ments militants sur le « droit à l’emploi » sont diffusés. Le chômage y est

27. Cela fait penser à la notion de « répertoire discursif » proposée par Marc W. Steinberg
et relative à l’« ensemble de significations par lesquelles les protestataires expriment leurs
revendications et qui accompagne l’action de caractère instrumental » (1995).
28. À la suite des manifestations du 1er mai 2007 à Ksar el Kebir (au nord du pays), plusieurs
membres de l’ANDCM furent arrêté.e.s, accusé.e.s d’avoir scandé des slogans « contre
les valeurs sacrées du royaume ». Les militant.e.s furent condamné.e.s à trois ans de prison.
Ils et elles furent gracié.e.s par le roi, après avoir passé dix mois en prison. Pendant l’Aïd
el Kebir de 2004, des militant.e.s de l’Union des cadres supérieurs chômeurs (UCSC)
furent arrêté.e.s pour avoir prononcé des slogans qui mettaient en cause la légitimité isla-
mique de la famille alaouite.
124 Lutter pour ne pas chômer

p­ résenté comme un « phénomène de classe » et son irruption est imputée


à la combinaison de quatre facteurs : la vulnérabilité de l’économie maro-
caine, le plan d’ajustement structurel, le détournement d’argent public
et l’inadéquation entre la formation universitaire et les besoins produc-
tifs du pays. Des documents de diagnostic présentés pendant ce congrès
exigent que la crise du chômage soit réglée par l’État (sous-entendu le
ministère de l’Intérieur et le Palais) et les collectivités locales et le secteur
privé sont appelés à prendre des mesures pertinentes pour faciliter l’accès
des diplômé.e.s à l’emploi 29.
Les antécédents politiques des pionniers de la mobilisation aident aussi
à comprendre pourquoi ces documents de diagnostic évoquent des sujets
apparemment étrangers au chômage, mais proches de l’imaginaire de
l’extrême gauche marocaine. Une controverse qui éclate lors du congrès
constitutif de l’ANDCM permet d’illustrer cela. Les congressistes appar-
tenant à Ila al-amâm voulaient intégrer dans le mémorandum constitu-
tif de l’association une mention relative au conflit du Sahara occidental,
ainsi qu’une explicitation de leur appui à l’organisation d’un référendum
d’autodétermination. Une telle référence, éloignée de la problématique
strictement professionnelle, avait plusieurs objectifs. Il s’agissait d’abord
de montrer que la mobilisation des chômeur.se.s ne se voulait pas décon-
nectée d’autres questions controversées et qu’elle n’oubliait pas le conti-
nuum des violences hassaniennes (allant donc de la répression au Sahara à
la violence économique contre les classes populaires). Il s’agissait ensuite
de rendre visible le positionnement politique des pionniers de la mobi-
lisation, certains appartenant à des formations d’extrême gauche ayant
fait de l’appui à la voie du référendum au Sahara l’un de leurs priorités
politiques et une source de distinction 30. La pression de l’Organisation
de l’action démocratique et populaire (OADP) et de l’USFP, qui s’op-
posaient frontalement à la mention du Sahara occidental (une des lignes
rouges de l’expression au royaume), a conduit finalement les qaidiyine à
abandonner leurs prétentions.
Le chômage est pointé dans les premiers textes de l’ANDCM comme
le thème de prédilection des militant.e.s de gauche sorti.e.s de l’enceinte
des universités : « Si le chômage s’associe à un système mondial capitaliste,
l’ANDCM socialiste doit mener une lutte démocratique 31 » visant à trans-
former le système.Ainsi, l’ANDCM se représente le chômage comme une
agression de la part du régime contre les catégories populaires, comme

29. Si l’insertion dans le secteur privé avait été originellement envisagée, ce n’est plus le
cas actuellement : tous les groupes revendiquent des emplois dans le secteur public en
exclusivité. Ceci n’exclut pas l’acceptation d’offres dans le privé, surtout dans les villes
petites et moyennes où la disponibilité d’emploi public est moindre.
30. Selon des militant.e.s ayant participé au congrès constitutif, les représentant.e.s de la
Chabiba ittihadia envoyé.e.s au congrès par l’USFP ont réussi à supprimer toute mention
faite au Sahara occidental du mémorandum rendu public.
31. Entretien avec Omar, président de l’ANDCM entre 2001 et 2003 puis secrétaire géné-
ral de la section jeunesse de la Voie démocratique, Rabat, octobre 2007.
L’organisation de la protestation contre le chômage 125

le résultat d’une politique volontariste de classe. D’ailleurs, l’association


reprend souvent des slogans utilisés dans d’autres mobilisations – comme
celles contre la hausse des prix – et qui font référence aux conditions de
vie générales de la population 32.
Les tracts et les communiqués de l’ANDCM font très souvent référence
au « régime en place », au « Makhzen », inséré dans les « cycles de l’impé-
rialisme » ou « du capitalisme international ». Le « régime » est explicite-
ment accusé d’« infliger des attaques brutales » à une « masse populaire »
incarnée par des « ouvriers, paysans, élèves et étudiants », ensemble auquel
s’ajoutent les chômeur.se.s pour former les « masses populaires 33 ». Cette
taxinomie des groupes sociaux s’inspire directement d’une conception
marxiste et dialectique des rapports sociaux. De même, de nombreux com-
muniqués de l’ANDCM présentent la répression contre les chômeur.se.s
comme une punition contre « les classes populaires » qui s’appuie sur un
appareil judiciaire politisé et manipulé par le « Makhzen » 34. D’ailleurs, la
répression qui s’abat sur les chômeur.se.s remet en question la sincérité
des quelques slogans promus par l’État, tels que ceux pointant la « tran-
sition démocratique », le « besoin de tourner la page du passé » ou « la
nouvelle ère ». Ces slogans, représentant une des images de marque de
Mohammed VI dans les années qui ont suivi son accession au trône, sont
tournés en dérision dans les communiqués de l’ANDCM.
Ce discours non seulement contraste profondément avec celui des
groupes de troisième cycle, mais sa vivacité au sein de l’ANDCM révèle
la force de l’attachement à un milieu militant de gauche et d’extrême
gauche. Pour cette raison, l’ANDCM attire des recrues socialisées dans les
groupuscules d’extrême gauche qui demeurent sur les campus (tels que
Barnamij el marhali). Mais les recrues de l’ANDCM sont aussi des chô-
meur.se.s sans expérience politique. Ceux et celles-ci intègrent plus ou
moins bien le discours grâce à des rituels (cérémonies, commémorations,
fêtes) qui permettent à l’ANDCM de se remémorer les militant.e.s des
années 1970 et 1980 réprimé.e.s par le régime. Ces rituels maintiennent
en vie l’imaginaire politique de ce milieu, qui fait surtout référence aux
luttes antiautoritaires des années 1970 et 1980 (voir le chapitre 2).

Le chômage, une question technique

Les groupes de troisième cycle attribuent la marginalité de l’ANDCM,


entre autres raisons, à son discours (ainsi qu’à son ancrage dans la com-
munauté d’engagement de l’extrême gauche). Eux-mêmes, en revanche,
optent pour la modération et la neutralité politique. Dans les tracts et
les communiqués des groupes de troisième cycle, les chômeur.se.s sont
32. La référence aux difficultés matérielles des Marocain.e.s est récurrente : « Hausse des
prix... / Ils sont où les droits humains ? »
33. Toutes les expressions entre guillemets sont tirées de tracts de l’ANDCM.
34. Un slogan récurrent de l’ANDCM est « Les arrestations gratuites / et les procès de
mascarades / montrent la nature du régime. »
126 Lutter pour ne pas chômer

présenté.e.s comme des exclu.e.s qui ne seraient pas en mesure de déployer


des ressources économiques et sociales dans une logique d’intégration
professionnelle et qui, pour cette raison, dépendraient de l’intercession
de l’État. Intégrer l’administration publique en tant que fonctionnaire
est souvent présenté comme un « don de soi » en signe de compensation
pour les deniers que l’État aurait investis dans la formation du ou de la
diplomé.e (voir l’introduction).
Les discours des groupes de troisième cycle interpellent l’État pour
qu’il exerce ses fonctions régaliennes et exécute les décrets ministériels
instaurant l’insertion sans concours dans la fonction publique des titulaires
de diplômes de troisième cycle. Les défaillances dans l’accomplissement
des dispositions prévues (décrets, loi de la fonction publique, dispositifs
du ministère de l’Emploi) apparaissent comme les déclencheurs de la
protestation. Ainsi, c’est la « politique de la sourde oreille », la « politique
de l’ajournement », l’« improvisation » ou le « manque de volonté 35 », des
expressions présentes dans les discours des groupes qui amènent les chô-
meur.se.s à manifester dans la rue.
Les groupes de troisième cycle, à la différence de l’ANDCM, n’en-
tendent pas incarner les conséquences de rapports sociaux antagoniques.
Ils ne se posent pas comme les représentants d’une classe populaire mal-
menée par le Makhzen.Tout au plus, les groupes de troisième cycle s’iden-
tifient-ils à des catégories larges et moins connotées politiquement, telles
que « les pauvres marocains » ou « la jeunesse ». Pour justifier leur pro-
testation, les groupes évoquent la corruption dans les concours d’accès à
la fonction publique et les dysfonctionnements des dispositifs d’encou-
ragement de l’emploi mis en place sous la houlette du Conseil national
de la jeunesse et de l’avenir (CNJA) 36. Le manque d’information et les
formalités administratives obtuses sont présentés comme des points noirs
faisant de l’emploi public la seule option envisageable 37.
Un autre pilier argumentatif est le rappel de la violence symbolique
contenue dans le chômage des docteur.e.s 38. À la différence de l’ANDCM,

35. Les expressions entre guillemets sont tirées de tracts de groupes de diplômé.e.s de


troisième cycle.
36. Une information parue dans L’Économiste dénonce que « le piston pour décrocher un
travail, que ce soit dans le public ou le privé, est pratique courante. Sur 100 jeunes recrues,
61 obtiennent un emploi grâce à leurs relations, selon l’enquête menée par un cabinet
casablancais (Interstratégic) et l’ANAPEC » : Hakima El Mariky, « Emploi : avez-vous un
piston ? », L’Économiste, 2 janvier 2003.
37. Selon une information publiée dans l’hebdomadaire Tel quel, plus de 1 500 jeunes pro-
moteurs ne pourraient pas rembourser leurs dettes et risqueraient l’emprisonnement. Le
journal constate le statut professionnel élevé des insolvables : « Une grande majorité de
cette population sont des médecins, des pharmaciens ou des spécialistes du paramédical »
(Tel quel, nº 151, 20-26 novembre 2006).
38. En juillet 2008, pendant la tenue du Forum social Maghreb à El Jadida, le porte-parole
des Quatre Groupes répondait dans ces termes à un journaliste espagnol : « Tu ne sais pas
ce que c’est de voir un docteur qui doit chercher dans la poubelle pour s’alimenter... »
(notes de terrain).
L’organisation de la protestation contre le chômage 127

les groupes de diplômé.e.s de troisième cycle soulignent la dimension phy-


sique et douloureuse des interventions des forces de l’ordre. Les commu-
niqués de ces groupes sont riches de détails sur des corps souffrants : « des
blessures, fractures et contusions qui visent des parties fragiles du corps,
dont la tête et le visage et l’appareil génital 39 ».
Les slogans utilisés par les groupes de troisième cycle lors des actions
de rue emploient un langage descriptif, appelant à l’émotion. La langue de
la manifestation est l’objet d’âpres discussions dans les comités de slogans.
Rien n’est laissé à l’improvisation, et les slogans scandés sont le résultat
d’une négociation entre des leaderships concurrents ou des conceptions
idéologiques diverses. Quelques références récurrentes dans les slogans
sont la détermination 40 et l’affirmation de la prédisposition au sacrifice 41
et, la plupart du temps, ils sont dépourvus d’accusations nominatives.
Lorsque des acteurs politiques sont pointés du doigt, les slogans sont
assez vagues et renvoient à des institutions que l’on peut attaquer parce
que, de toute façon, elles sont déjà sanctionnées par les élections. C’est le
cas, par exemple, d’un slogan chanté par Annasr en 2007 sur une mélodie
de Jil Jilala (groupe populaire dans les années 1970) composée à l’occa-
sion de la Marche verte : « Marginalisation et chômage, la situation va de
pire en pire / Elle est où, la justice de ce gouvernement ridicule ? / Ils
s’en fichent... ils s’en fichent... / Gouvernement de mascarade, de scan-
dale / Les cadres sont réprimés, ils laissent le sang couler / Pourquoi ?
Pourquoi ? » 42. Certains slogans employés par les chômeur.se.s proviennent
du répertoire étudiant, après avoir été partiellement vidés de leur sens poli-
tique original. D’autres calquent des chants religieux 43 ou des mélodies
populaires qui font partie du registre affectif des Marocain.e.s, comme
celles composées à l’occasion de la Marche verte 44. Des répertoires vir-
tuels, à la manière de patrimoines musicaux intangibles connus de tou.te.s
les citoyen.ne.s, sont exploités par les groupes successifs.
Faut-il voir là une stratégie de sensibilisation ou une mesure de pro-
tection ? L’usage du registre émotionnel sert à optimiser la sympathie

39. Lu dans un tract de diplômé.e.s chômeur.se.s.


40. Voici un slogan entendu maintes fois entre 2005 et 2009 dans les groupes de diplômé.e.s
de l’enseignement supérieur et les licencié.e.s à Bouarfa : « Malgré la fatigue, il ne s’éteindra
pas / Il s’allumera, il s’allumera / C’est le feu des chômeurs / Un feu fort qui s’allumera /
Les chômeurs, mains dans les mains / Notre unité doit résister / Malgré la répression /
C’est un droit auquel on ne renoncera pas / l’emploi, c’est un droit humain. »
41. Voici un slogan récupéré du répertoire d’Annasr en 2007 : « Ô cadre, ô élève / ou la
fonction publique ou le martyr. »
42. Ou encore ce slogan entendu lors d’une marche de l’ANDCM à Bouarfa en 2008 :
« Gouvernement d’Ali Baba / Ali Baba et les Quarante / c’est tous des voleurs ! »
43. Comme le slogan utilisé par un groupe de diplômé.e.s de troisième cycle en 2007 :
« Vers vous, notre voix / Vous êtes partis en nous laissant tomber / Cadre, cadre, cadre / La
voie de la lutte est la seule voie / La voie de la lutte est honorable / Il n’y a pas d’alter-
native / Si tu veux travailler / N’abandonne pas cette voie. »
44. La Marche verte désigne la marche lancée par Hassan II le 6 novembre 1975 dans le
but d’annexer le territoire du Sahara anciennement espagnol.
128 Lutter pour ne pas chômer

suscitée auprès de l’opinion publique et à rendre encore plus choquante


la violence de la répression policière. Mais les slogans qui sont scandés
pendant les actions des groupes de troisième cycle correspondent bien à
l’hypothèse tillyenne du « WUNC » (Tilly, 1993). Selon l’historien, l’évo-
lution du mouvement social en Europe à partir du début du xixe siècle
est allée de pair avec la cristallisation d’enjeux rassemblés sous l’acronyme
« WUNC  » : W pour worthiness (valeur de la cause défendue), U pour
unity (cohésion des personnes qui luttent pour la cause), N pour number
(taille du groupe qui se bat) et C pour commitment (l’engagement des indi-
vidus au service de la cause). Ainsi, les diplômé.e.s veillent à ce que leur
discours « démontre » (Barry, 1999) le caractère légitime et justifié de la
protestation, l’unité et la force du groupe ainsi que leur détermination. Si
la « langue » des groupes n’est pas seulement une émanation de ses carac-
téristiques et des contraintes organisationnelles qui pèsent sur lui, elle doit
servir à projeter une image valorisante des protestataires.

Après ce survol des formes d’organisation et du discours produit au


sein de la mobilisation pour le droit à l’emploi, on peut affirmer que l’éti-
quette de « mouvement des diplômé.e.s chômeur.se.s » recouvre un phé-
nomène hétérogène, un espace de mobilisation diversifié et concurrentiel.
Certes, tous les groupes ont mis en place des règles semblables de ges-
tion du militantisme. Or en tant qu’espace de protestation le mouvement
des chômeur.se.s intègre des personnalités qui ont des compréhensions
différentes du sens de la défense du droit à l’emploi. Les grandes lignes
des discours sont très liées au rapport de force qui oppose les différents
groupes aux pouvoirs publics, de manière que ceux qui attendent des
résultats des discussions avec l’État tendent à faire preuve de modération.
Le même type de négociation avec les frontières du tolérable (frontières
qui changent selon les groupes) est observable à propos des tactiques pro-
testataires déployées par les groupes de chômeur.se.s.
Chapitre 5
LES TACTIQUES PROTESTATAIRES DES CHÔMEUR.SE.S :
VARIATIONS AUTOUR DE L’AUTOLIMITATION

Comme pour n’importe quelle mobilisation protestataire, les


diplômé.e.s chômeur.se.s organisé.e.s ont recours à des tactiques pour
faire avancer leurs demandes. Par tactique protestataire, on entend un
type d’action intentionnelle, publique et qui conteste une situation jugée
condamnable. Ces tactiques sont des « épisodes interactifs qui lient les
acteurs des mouvements sociaux entre eux ainsi qu’à leurs opposants et
aux autorités » (Taylor & Van Dyke, 2004, p. 265). La panoplie de tac-
tiques utilisée par les diplômé.e.s chômeur.se.s est relativement diversifiée :
marches et manifestations, sit-in, occupations de bâtiments ministériels
et de sièges de partis politiques, grèves de la faim ou tentatives de suicide.
Ces tactiques forment un répertoire d’action au sens de Charles Tilly :
« Un ensemble limité de routines qui sont apprises, partagées et jouées
à travers un processus de sélection relativement délibéré. » (1978 ; 1993)
Elles présentent un caractère contraint, car historique et localement situé,
forgé dans l’interaction avec les pouvoirs publics.
La manifestation est la tactique protestataire la plus récurrente. Les
diplômé.e.s chômeur.se.s s’y réfèrent sous le nom de « mouthahara » ou,
tout simplement, de « khoroj » (sortie). Ce que les militant.e.s attendent
des manifestations est que leur accumulation pousse les pouvoirs publics à
réagir favorablement à leurs demandes. Mais, en même temps, le déploie-
ment de chaque mouthahara (ainsi que des autres actions) implique une
négociation constante avec les frontières du politiquement tolérable impo-
sées par les pouvoirs publics et perçues par les chômeur.se.s 1.
Faute d’autorisation des groupes de chômeur.se.s par les autorités,
toutes les occupations de rue qu’ils entreprennent se réalisent hors du
cadre légal. Le simple fait de manifester constitue déjà un acte de déso-
béissance au Code des libertés publiques de 1958 2. Mais comme le dit
cet adhérent d’un groupe de troisième cycle :

1. Les réflexions stratégiques des groupes de chômeur.se.s doivent donc intégrer l’impré-
visibilité de la contrainte par le biais d’un déploiement « négocié » de l’action protesta-
taire, en ce qui concerne le choix du parcours de la manifestation, le moment auquel se
tient l’action, la rhétorique choisie pour l’accompagner, etc.
2. L’article 8 du dahir amendé du 15 novembre 1958 relatif aux rassemblements publics
prévoit des amendes et des peines de prison pour les personnes responsables d’actions
contrevenant aux formalités prévues à l’article 5. Selon celui-ci, seuls les partis politiques,
les formations syndicales, les organisations professionnelles et les associations ré­gulièrement
130 Lutter pour ne pas chômer

Bien sûr qu’on ne demande pas d’autorisation. On ne l’aurait jamais. Et,


en plus, est-ce qu’on doit demander une autorisation à chaque fois qu’on
sort ? Non ! Est-ce que c’est légitime ce qu’on fait ? Si on ne gêne pas
les gens, tout le monde va nous oublier... Mais si on gêne les gens, si on
crée des troubles, alors l’État sait qu’on est là 3.

Comme je l’ai expliqué auparavant, l’absence d’autorisation n’empêche


pas la reconnaissance des groupes de chômeur.se.s en tant qu’interlocu-
teurs des autorités. En réalité, la précarité statutaire est une arme à double
tranchant : sans empêcher l’établissement de négociations avec les respon-
sables publics, elle sert aussi à justifier l’application des mesures répressives
envers ces groupes.
La récurrence des actions des chômeur.se.s n’a pas d’équivalent
dans d’autres collectifs protestataires du Maroc contemporain. En 2011,
le Mouvement du 20-Février (M20F) a renoué avec la tradition des
marches massives des années 1990 contre l’occupation israélienne de la
Palestine, contre la guerre du Golfe en 1991 ou encore avec celles ani-
mées par le mouvement islamiste, notamment par l’organisation tolérée
mais non légalisée Al Adl wal Ihsâne. Les manifestations des diplômé.e.s
chômeur.se.s n’ont jamais été aussi massives que les exemples mention-
nés ci-dessus. Néanmoins, elles ont comme particularité une fréquence
très élevée. L’ANDCM, les groupes de troisième cycle et de diplômé.e.s
handicapé.e.s peuvent arriver à manifester tous les jours à certaines
périodes, par exemple aux alentours des rendez-vous électoraux ou à des
moments où les négociations avec les pouvoirs publics stagnent 4.
Une telle intensité dans les manifestations pose plusieurs interro-
gations. Il pourrait être tentant de songer à une éventuelle levée de la
coercition à l’égard des expressions publiques de mécontentement dans
le royaume. Plusieurs auteurs ont signalé un élargissement de la marge
d’action et d’expression des collectifs protestataires entre les « préparatifs
de l’alternance gouvernementale en 1993 [...] [et le] début du règne de
Mohamed VI » (Vairel, 2005 b, p. 394). Dans sa thèse sur le mouvement
de défense des droits humains et contre l’impunité des années de plomb,
Frédéric Vairel signale quelques particularités de la période : la « routinisa-
tion de l’expression publique d’indignations collectives, [la] ­naturalisation

déclarées ont le droit d’organiser des manifestations. Pour tenir une manifestation publique,
les organisateurs doivent déposer une déclaration préalable auprès de l’autorité adminis-
trative locale, qui leur remet un récépissé. L’organisation d’un sit-in est seulement soumise
au dépôt d’une annonce de la part des organisateurs.
3. Entretien avec un membre d’un groupe de diplômé.e.s de troisième cycle, Rabat,
mars 2009.
4. Pendant la période couverte par mon enquête doctorale (2005-2009), j’ai pu obser-
ver plus d’une centaine de protestations. Le suivi de la presse (quelques journaux franco-
phones et arabophones) pendant la même période m’a permis de constater que plusieurs
centaines de protestations ont eu lieu, à Rabat et ailleurs. Le suivi plus discontinu de la
presse pendant la période postérieure à l’enquête doctorale (presse francophone accessible
sur Internet) révèle le maintien de la mobilisation.
Les tactiques protestataires des chômeur.se.s 131

du recours au s­ it-in, [la] centralisation dans le temps politique des grands


moments de participation politique par la manifestation de masse, [la]
­mondialisation des répertoires et [l’]usage du répertoire mondialisé » (ibid.,
p. 394-395). Néanmoins, les réactions des autorités à l’égard de la multi-
plication des arènes de contestation sont loin d’être restées toujours paci-
fiques, comme le montre bien la répression policière et judiciaire qui a
touché le M20F en 2011 ou le Hirak au Rif en 2016 et 2017 5. Ce que
l’on observe est plutôt une oscillation entre une approche répressive et
une approche tolérante à géométrie variable, dont l’équilibre dépend des
acteurs protestataires 6. Depuis la fin des années 1990, la mobilisation des
diplômé.e.s chômeur.se.s bénéficie en général d’une tolérance relative,
à la différence d’autres acteurs protestataires (militant.e.s islamistes, de
défense des droits humains, sahraoui.e.s, etc.) 7. Mais, au sein de cet espace
de mobilisation, la situation n’est pas la même pour tous les groupes de
chômeur.se.s. Autrement dit, les chômeur.se.s protestataires font face à
une réponse sécuritaire incertaine et variable, selon le degré de subver-
sion de ces différents groupes (Davenport, 2000 ; 1995). L’incertitude de
la réponse sécuritaire est d’ailleurs un instrument efficace de contrôle des
chômeur.se.s, dont la plupart (notamment les groupes de troisième cycle)
optent pour des actions qui combinent la perturbation de l’espace public
et un discours modéré d’« appel au prince ».
Le but de ce chapitre est de montrer comment les choix de tac-
tiques protestataires participent de la construction d’un rapport de force
entre les groupes de chômeur.se.s et les pouvoirs publics. La première
partie du chapitre examine la khoroj, la manifestation « routinière » des
diplômé.e.s chômeur.se.s organisé.e.s. Si celle-ci peut sembler routinière,
elle n’a pas pour autant un caractère redondant car, à chaque fois, les chô-
meur.se.s doivent gérer des incertitudes sécuritaires qui rendent chaque
action différente. Néanmoins, la répétition de certaines caractéristiques
donne à l’ensemble des manifestations un air de famille. La deuxième
partie porte sur des tactiques « extraordinaires », moins fréquentes, aux-
quelles les militant.e.s ont parfois recours dans une logique d­ ’escalade :

5. Hirak est le nom d’un mouvement protestataire qui a émergé dans le Rif après la mort
d’un vendeur de poissons en octobre 2016. Attrapé et broyé dans une benne à ordures,
l’homme essayait de récupérer sa marchandise jetée par la police. La mort du vendeur a
été présentée comme un symbole de la marginalisation du Rif. Plusieurs manifestations
massives se sont produites à la suite de cet événement, à Al Hoceima et à Rabat, pour exi-
ger un changement de politique à l’égard de cette région très pauvre du nord du Maroc,
qui inclut trois provinces (Tanger, Tétouan et Al Hoceima).
6. Ainsi, le Hirak rifain a fait face à une répression plus sévère. Quelques mois après le début
du mouvement protestataire rifain en automne 2016, plusieurs dizaines de militant.e.s ont
été arrêté.e.s, et certain.e.s d’entre eux et elles condamné.e.s à dix-huit mois de prison
pour « désobéissance ». En avril 2019, la justice a confirmé en appel des peines de prison
allant jusqu’à vingt ans pour quarante-deux militant.e.s.
7. Tolérance ne vaut pas permissivité absolue. Force est de constater que les actions pro-
testataires des groupes de chômeur.se.s peuvent donner lieu à des arrestations et à des
charges policières produisant des blessé.e.s.
132 Lutter pour ne pas chômer

les ­occupations de bâtiments publics et les tentatives de suicide. Le carac-


tère singulier de ces actions n’est pas une garantie d’impact positif sur la
capacité de pression des groupes, car cet impact dépend plutôt des condi-
tions de réalisation de ces actions.

LA MANIFESTATION DES DIPLÔMÉ.E.S CHÔMEUR.SE.S,


UNE PRATIQUE ROUTINIÈRE ?

La manifestation est la tactique la plus récurrente des groupes de chô-


meur.se.s. En effet, la fréquence des sorties est élevée : deux, trois, voire
quatre fois par semaine, et cela pendant plusieurs mois ou années. Réalisées
de façon simultanée par plusieurs groupes, mais sans coordination, ces
manifestations, et leur déroulement, finissent par apparaître routinières et
répétitives. Pourtant, à chaque manifestation, les groupes doivent calcu-
ler leurs gestes et composer avec les limites du tolérable imposées par les
pouvoirs publics (et perçues par les protestataires). Par conséquent, leur
issue est toujours incertaine.

MANIFESTATION DE DIPLÔMÉ.E.S CHÔMEUR.SE.S À RABAT


Centre-ville de Rabat, 19 heures 45. Trois groupes de troisième cycle (les Quatre
Groupes, Tansikiya et Fatiya) sont réunis devant le Parlement et le long de la partie
fleurie du boulevard Mohammed V. Chaque groupe se partage l’espace de manière
ordonnée : les Quatre Groupes, dont les militant.e.s sont habillé.e.s avec des gilets
bleus, sont à moins de deux mètres des grilles du Parlement. Une haie de forces
de sécurité les sépare du bâtiment. Sur la pancarte, on peut lire la revendication du
groupe : « Nous exigeons l’insertion immédiate des membres des Quatre Groupes
dans la fonction publique en accord avec les décrets ministériels. » En face, les
militant.e.s de Tansikiya, brandissant des banderoles de couleur bleu ciel, s’étendent
sur l’esplanade piétonnière du boulevard Mohammed V à hauteur du Parlement. La
plupart des militant.e.s adressent leurs slogans au Parlement, mais quelques-un.e.s
sont tourné.e.s vers les piéton.ne.s qui parcourent le boulevard. Ils et elles tiennent
des affiches qui montrent des photos de camarades blessé.e.s et le slogan du groupe
en plusieurs langues.
Le Rassemblement marocain des cadres supérieurs chômeurs, des bandanas de cou-
leur jaune fluorescent sur la tête, avance en cortège depuis le bas du boulevard. Le
cordon de sécurité demande aux automobilistes quelques minutes de patience. À
ce moment-là, un membre des Quatre Groupes essaie d’atteindre les grilles du Par-
lement. Les policiers chargent contre les manifestant.e.s, qui courent vers le bas du
boulevard. Un militant désemparé, la tête ensanglantée, est assisté par ses camarades.
D’autres blessé.e.s attendent, assis.es par terre, l’arrivée des ambulances. Une file de
policiers empêche le comité médical de Tansikiya, mobilisé pour secourir les collè-
gues des Quatre Groupes, d’accéder aux blessé.e.s. Les membres des « comités de
terrain » des différents groupes lèvent des banderoles pour rassembler les militant.e.s
dispersé.e.s, mais ils peinent à tenir les rangs. Cris et sifflets multiplient l’impression
de confusion. Les militant.e.s crient « Criminels ! Criminels ! » et « Regarde peuple,
les rues de Rabat se remplissent du sang des chômeurs ! »
Source : Notes de terrain, Rabat, février 2008.
Les tactiques protestataires des chômeur.se.s 133

Ces notes ont été prises durant l’observation d’une manifestation de


diplômé.e.s de troisième cycle à Rabat. Mais cette description est tout à
fait valable pour d’autres khoroj. Le « déplacement collectif organisé sur
la voie publique aux fins de produire un effet politique par l’expression
pacifique d’une opinion ou d’une revendication » (Favre, 1990, p. 15) est
devenu la principale voie d’existence publique des chômeur.se.s au Maroc.
Comme pour les autres éléments du répertoire protestataire, la khoroj s’ins-
crit dans une temporalité longue, notamment celle des marches de soutien
aux peuples palestinien et irakien des années 1990, ainsi que dans la tradi-
tion des sit-in au Maroc, rendus récurrents par le mouvement de défense
des droits humains et de lutte contre l’impunité 8. Quand elles n’ont pas
été associées à des émeutes (Le Saout & Rollinde, 1999), les protestations
universitaires et lycéennes ont parfois pris l’apparence de marches, souvent
limitées aux lieux d’étude. Ce référent issu du monde étudiant est celui
qui a le plus influencé la première cohorte de diplômé.e.s chômeur.se.s,
regroupé.e.s au sein de l’ANDCM. Ce choix tactique, qui ne répondait
pas forcément à l’efficacité attendue mais correspondait à la mobilisation
de repères familiers et aux contraintes perçues (Tilly, 1984 ; Contamin,
2005), continue à être le pilier tactique de tous les groupements de per-
sonnes chômeuses trente ans plus tard.
Pour que la manifestation soit tolérée, elle doit respecter quelques
normes d’autolimitation. De plus, la réponse sécuritaire n’est pas la même
pour tous les groupes de chômeur.se.s : la tolérance relative dont profitent
les manifestations des groupes de troisième cycle (plus prudents au niveau
de la rhétorique employée) contraste avec la répression qui s’abat de façon
presque systématique sur les actions (souvent un peu plus audacieuses dans
le discours et / ou dans la pratique) de l’ANDCM ou des groupements
de chômeur.se.s handicapé.e.s. L’autolimitation des manifestations se réa-
lise de plusieurs façons : choix du lieu ciblé, discours employé, attitude
adoptée par les chômeur.se.s pendant l’action, etc. Ces dimensions d’auto-
limitation sont abordées à travers l’examen des phases « modèle » de la
manifestation et grâce à l’analyse des opérations de contrôle de l’image
du groupe qui s’y déploient.

Qui est ciblé par les manifestations des chômeur.se.s ?

À Rabat, la plupart des khoroj mènent au Parlement, qui se trouve au cœur


du centre administratif, culturel et logistique de la ville. Dans les villes
de province, les khoroj ciblent le siège de la province ou la bachaouiya, des
lieux rattachés au ministère de l’Intérieur. Moins fréquentes, mais pas inso-
lites, sont les manifestations qui se déroulent devant des sites d­épendants
8. Frédéric Vairel retrace l’histoire du sit-in : « Selon certains militants, le sit-in trouve
son origine dans les occupations de locaux empêchant le déplacement de l’activité ou
l’embauche de recrues nouvelles pendant les grèves des ouvriers d’usines ou d’exploita-
tions agricoles dans les années 1960 et 1970. Dans les années 1970, les familles des déte-
nus politiques marxistes-léninistes se rassemblaient devant les prisons. » (2005 b, p. 404)
134 Lutter pour ne pas chômer

du ministère de l’Emploi et des Affaires sociales, comme les bureaux de


l’Agence nationale pour l’emploi et les compétences (ANAPEC) et de
l’Office de la formation professionnelle et de la promotion du travail
(OFPPT). Pourquoi dans certains cas est-ce un symbole du pouvoir légis-
latif qui est ciblé, alors que dans d’autres cas on s’attaque à des symboles
de l’exécutif ?
Le choix du Parlement comme cible spatiale à Rabat est un choix par
défaut. Lors des manifestations devant la Chambre législative, on peut
entendre fréquemment des exhortations du type « il faut que l’État se
tourne pour nous regarder 9 », lancées par les chômeur.se.s. L’« État » invo-
qué est un euphémisme qui renvoie au roi, au ministère de l’Intérieur et,
en dernière instance, au Premier ministre (concrètement, aux conseillers
du Premier ministre responsables des questions sociales). Selon la percep-
tion des protestataires, c’est au niveau de ces institutions que les décisions
favorables aux intérêts des personnes diplômées chômeuses sont prises 10.
En revanche, on ne crédite pas le Parlement d’une grande capacité d’ac-
tion. Si le Parlement est choisi à Rabat comme lieu cible, c’est parce qu’il
reste un haut lieu symbolique et, surtout, d’accès facile, à proximité des
agences de presse et de la vie sociale et culturelle de la ville. Le quar-
tier où se trouve le Parlement est un lieu scruté en permanence (par des
passant.e.s, des journalistes, des fonctionnaires, etc.), à la différence du
quartier où siègent les ministères.
En outre, les chômeur.se.s considèrent que le ciblage de ce lieu, le
Parlement, ne constitue pas une « ligne rouge » de l’expression politique :
issue de la concurrence électorale, il va de soi que la Chambre législative
peut faire l’objet de critiques. Il en est autrement pour le ministère de
l’Intérieur et, surtout, pour le Palais, dont l’interpellation directe reste un
tabou 11. Dans la mesure où le siège du cabinet du Premier ministre est
placé dans l’enceinte du Palais royal, il est rarement ciblé par les manifes-
tations. Lorsque c’est le cas, les affrontements entre les forces de sécurité
qui surveillent le Palais royal et les protestataires provoquent toujours un
nombre élevé de blessé.e.s dans les rangs des chômeur.se.s. C’est souvent
ce qui se passe avec les groupes de diplômé.e.s handicapé.e.s, qui font
preuve d’une plus grande audace en matière d’occupation de l’espace
public : le prétexte de la cécité est brandi pour s’approcher de l’enceinte
du Palais royal ou pour réaliser des actions extrêmes telles que l’occupa-
tion des rails du train.

9. Entretien avec Brahim, militant ANDCM, Bouarfa, mars 2008, original en darija.


10. En avril 2007, j’ai soumis un questionnaire à trente-six membres de cinq des princi-
paux groupes mobilisés. Pour 55 % d’entre eux, le seul acteur susceptible de débloquer la
situation est le Premier ministre ; pour 33 % d’entre eux, c’est le roi. Les enquêté.e.s se
divisent équitablement entre ceux et celles qui croient à l’« effet élections » sur leur dos-
sier et ceux et celles qui n’y croient pas.
11. Les officiers du ministère de l’Intérieur, dans la capitale ou en province, constituent
des agents visibles du Makhzen, des interfaces d’une structure de pouvoir qui échappe à
tout contrôle populaire et dont le roi détient l’autorité ultime.
Les tactiques protestataires des chômeur.se.s 135

Mais les « zones rouges » sont, en réalité, à géométrie très variable. Une
observation réalisée pendant un festival de musique à Rabat illustre cela.
Mawazine est un festival annuel qui réunit des stars internationales aux
cachets très élevés. Normalement, la venue de ces stars est financée par les
contribuables, ce qui fait tous les ans l’objet de polémiques dans la presse
et dans les milieux militants. Au moment de l’observation, le festival avait
installé une scène sur l’avenue Mohammed V. Un soir, un groupe de chô-
meur.se.s profite des préparatifs d’un concert pour se faire remarquer :

Les membres de Tajammo scandent des slogans critiques contre les choix
budgétaires de l’État, défiant les décibels des appareils de son en cours de
test. Ils se mélangent avec le public qui attend le début du concert. Les
militant.e.s se promènent avec des photos de blessé.e.s, ils et elles tiennent
leurs bras levés et font un zéro avec leurs doigts en direction de la scène.
Les diplômé.e.s chantent : « L’argent du peuple, où est-il parti ? En Suisse
et au Mawazine ! » Quelques-un.e.s chantent l’hymne du Maroc. Un
autre groupe de militant.e.s essaie de monter sur la scène, mais l’occupa-
tion est rapidement arrêtée par le bureau de Tajammo et les membres du
groupe se dispersent. Je demande la raison à un membre du bureau : « Le
caïd de la DAG [Direction des affaires générales, les renseignements du
ministère de l’Intérieur] vient de nous avertir : “Cette scène a été payée
par Sa Majesté, vous ne voudriez pas faire irruption dans la propriété de
Sa Majesté, n’est-ce pas ?  12” »

L’évocation par l’agent du ministère de l’Intérieur des limites de la


tolérance du régime, qui, comme par magie (ou plutôt par le biais de
l’invocation de l’autorité royale), se sont incarnées dans une scène prévue
pour accueillir un concert, fut le moyen le plus efficace pour dissuader le
groupe de poursuivre sa protestation.
Le ciblage des lieux où se déroule une protestation dépend aussi du
type de postes auxquels aspirent les chômeur.se.s. En vertu des disposi-
tions du ministère de la Fonction publique, les diplômé.e.s de troisième
cycle ont droit aux échelons supérieurs de l’administration. Or ces postes
sont concentrés dans les universités, les sièges ministériels, la primature 13 et,
surtout, à Rabat. Dans les villes petites et moyennes, il n’existe pas d’offre
d’emploi pour des fonctionnaires de haut rang. Ici, le tabou de l’intoucha-
bilité du ministère de l’Intérieur est neutralisé par l’absence d’autres possi-
bilités et ce sont ces lieux déconcentrés qui sont visés par les manifestations
des chômeur.se.s 14. Malgré la réforme communale de 2006, qui accorde
aux conseils municipaux une plus grande capacité de régulation des bud-
gets communaux, le ministère de l’Intérieur reste, selon les chômeur.se.s

12. Notes de terrain, Rabat, août 2008.


13. Au Maroc, le cabinet du Premier ministre (wazir al-ouwal) reçoit le nom de awaliyya,
que l’on traduit en français par « primature ».
14. Ainsi, les manifestations des chômeur.se.s à Bouarfa (ANDCM et groupe de licencié.e.s)
prennent le siège de la Province comme cible. Les manifestations de chômeur.se.s à Outat
El Haj s’adressent normalement à la bachaouiya.
136 Lutter pour ne pas chômer

de province, le lieu où les ressources financières sont effectivement dis-


tribuées et où des postes peuvent être éventuellement créés. Adresser les
demandes aux lieux de l’administration déconcentrée implique donc de
suggérer que la clé de l’employabilité des chômeur.se.s se trouve au minis-
tère de l’Intérieur. À Rabat, les rassemblements devant les préfectures, les
arrondissements, les bachaouiyat ou la province sont l’affaire exclusive de
l’ANDCM, dont les membres ont un niveau scolaire inférieur à celui des
membres des groupes de troisième cycle.
Depuis le milieu des années 1990, le Premier ministre nomme un ou
plusieurs « conseillers pour les Affaires sociales » qui s’occupent officiel-
lement de la négociation avec les diplômé.e.s chômeur.se.s de troisième
cycle concentré.e.s à Rabat. Pendant de nombreuses années, même au-
delà de la période du gouvernement de l’Union socialiste des forces
­populaires (USFP), de 1998 à 2002, le poste de conseiller et interlocu-
teur officiel avec les diplômé.e.s chômeur.se.s protestataires est occupé par
Driss El Guerraoui, économiste et militant de l’USFP. Après l’arrivée à la
primature de l’Istiqlal en 2007, le parti conservateur tente de reprendre
en main le dossier des diplômé.e.s. L’autorité du socialiste El Guerraoui
en sort relativement diminuée, et d’autres conseillers aux Affaires sociales,
liés au parti gouvernant, sont nommés. À partir de ce moment-là, le siège
du parti gouvernant devient une autre cible des actions des chômeur.se.s 15.
En plus des principales scènes des khoroj (Parlement, sièges du parti
au gouvernement, administration déconcentrée du ministère de l’Inté-
rieur en province ou dans les zones reculées), les diplômé.e.s chômeur.se.s
se réunissent parfois dans des lieux à haut risque, notamment lorsqu’un
groupe veut se distinguer de ses homologues pour les concurrencer.
D’autres fois, la diversification des lieux de la khoroj tient à la perception
d’une fenêtre d’opportunité soudainement ouverte : un siège de parti
sans surveillance, la présence d’un politicien dans un endroit public, etc.
Le déplacement de la manifestation vers des quartiers populaires à Rabat
représente une sortie de scénario relativement fréquente. Ce faisant, les
diplômé.e.s chômeur.se.s essaient de prendre de court les forces de l’ordre
et de les contraindre à se déployer dans des espaces d’intervention moins
habituels. La décentralisation des manifestations vers les quartiers popu-
laires leur permet aussi de se reconnecter avec la mémoire des grèves et
des émeutes des années 1980 et du début des années 1990, qui ont sou-
vent eu ces endroits comme points de départ.
Déplacer la manifestation de ces lieux habituels porte une charge sub-
versive importante, car l’équilibre précaire induit par la routine des mani-
festations autour du Parlement se brise. Ces choix inhabituels sont censés
placer les groupes qui en ont l’audace dans une position favorable lors
de la négociation des postes avec les responsables publics et les distinguer

15. Le siège de l’Istiqlal à Rabat a fait l’objet de plusieurs occupations et a été la scène de
plusieurs tentatives de suicide à partir de 2007, tout comme le siège du Parti de la justice
et du développement (PJD) à partir de 2011.
Les tactiques protestataires des chômeur.se.s 137

d’autres groupes de chômeur.se.s. Or, comme nous le verrons plus loin, il


n’y a pas de corrélation évidente entre les tactiques (leurs caractéristiques
formelles, leur intensité) et les gestes des pouvoirs publics en matière de
reconnaissance des revendications des chômeur.se.s.

Le scénario de la manifestation,
entre répétition et variation contrainte

Malgré la régularité formelle qui se dégage des innombrables manifes-


tations de chômeur.se.s, une observation fine des interactions entre les
manifestant.e.s et les forces de l’ordre révèle que la khoroj n’est pas figée
et qu’elle ne représente pas non plus un rituel entièrement formalisé
(Champagne, 1990 ; Mariot, 2001). En réalité, les éléments constitutifs de
la manifestation sont négociés à chaque khoroj, ce qui révèle le statut de ce
mode d’action comme « forme contrainte d’expression et forme nouvelle
d’expression de la contrainte » (Vairel, 2005). Les manifestant.e.s modifient
le degré de confrontation potentielle, le parcours ou encore la rhétorique
employée, parce que l’univers des contraintes est changeant (Dobry, 1990).
Toutefois, il existe des caractéristiques récurrentes qui font la spécifi-
cité de la manifestation des diplômé.e.s chômeur.se.s au Maroc. L’exercice
intellectuel de leur mise au jour peut entraîner la réification d’un phéno-
mène labile. Néanmoins, cet exercice permet de rendre compte des opé-
rations qui régissent la plasticité de cette forme d’action. Quelques traits
généraux se répètent à chaque manifestation : des étapes plus ou moins
stables et une certaine éthique indigène de la protestation. Mais le déploie-
ment effectif de la manifestation donne lieu à chaque fois à une réalisation
différente, selon le groupe protestataire et la conjoncture.
La khoroj des diplômé.e.s chômeur.se.s constitue une forme compo-
site d’occupation de l’espace public. La qualifier de marche, de sit-in, de
manifestation ou de désordre urbain est difficile. En réalité, ces quatre
modalités d’action s’y retrouvent. Le point de rencontre des militant.e.s à
Rabat est le siège de l’Union marocaine des travailleurs (UMT). L’UMT
est la centrale syndicale la plus ancienne du Maroc et la première en
nombre d’affilié.e.s. Jusqu’au début des années 2000, elle hébergeait la
section nationale de l’ANDCM 16. Le siège du syndicat a aussi l’avan-
tage de se trouver en plein centre-ville, à moins de dix minutes à pied
du siège du Parlement. À la suite d’une courte assemblée pour préciser
les détails de la sortie, les chômeur.se.s se dirigent en cortège vers le lieu
choisi. Plusieurs éléments interviennent dans la définition des objectifs
spatiaux de la manifestation et de l’attitude à tenir devant les forces de
l’ordre : l’état des négociations avec les autorités, le degré de violence de
16. Hors de Rabat, le point de rassemblement des sections locales de l’ANDCM est aussi
souvent le siège de l’UMT ou de la Confédération démocratique du travail (CDT). Dans
quelques cas, le local de l’Association marocaine des droits humains (AMDH) ou d’un parti
politique de gauche (USFP, Parti de l’avant-garde démocratique et sociale, Parti socialiste
unifié) accueille le groupe de chômeur.se.s.
138 Lutter pour ne pas chômer

la gestion policière de la manifestation précédente, la présence de journa-


listes ou encore le soutien éventuel d’autres acteurs sociaux et politiques
(syndicats ou autres collectifs militants). Ces éléments renvoient à diffé-
rents aspects de la « structure des opportunités politiques », telle qu’elle
est perçue par les protestataires (Tarrow, 1994).
Le déplacement sur les lieux de la protestation prend plusieurs formes,
l’objectif étant de limiter l’éventualité d’une intervention policière qui
mettrait fin à l’action. La première phase de la khoroj est assimilable à une
marche. À Rabat, le long du demi-kilomètre qui s’étend entre des tron-
çons très fréquentés des boulevards du centre-ville et le Parlement, les
diplômé.e.s avancent dans un cortège ordonné : rangées de huit à douze
membres, service d’ordre et service médical facilement identifiables. En
tête de la manifestation, une pancarte présente le groupe et sa revendi-
cation principale. Selon le degré de perturbation recherché par les chô-
meur.se.s, le cortège, composé de deux cents à six cents personnes selon
le groupe, avance de manière à encombrer le moins possible la circulation
des voitures ou, au contraire, barre la totalité de la voie.
Le déploiement des manifestant.e.s sur la voie publique est l’occa-
sion d’une reformulation des usages hégémoniques de la rue (Uitermark,
2005). L’une des pratiques les plus subversives des diplômé.e.s à Rabat
est la coupure du trafic. Le litige qui oppose les diplômé.e.s avec l’État se
traduit par une confrontation entre le manifestant et l’agent de circula-
tion, avec la remise en question d’un symbole de la puissance étatique : le
contrôle de la circulation, dans un endroit touristique et à un carrefour de
communications important de la capitale. Les chômeur.se.s s’approprient
des éléments du paysage urbain qui sont la marque de l’État aménageur
(fontaines, jardins, blocs de béton pour limiter les zones en travaux). Si
les militant.e.s sont refoulé.e.s par les interventions de la police, l’objectif
n’est plus de se retrouver devant le Parlement, mais de prendre le contrôle
des axes. Deux messages sont ainsi diffusés : la remise en question de l’au-
torité légitime en dévoyant l’usage des voies dédiées à la circulation ; un
rapport conflictuel entre les chômeur.se.s et le public (les piéton.ne.s et
les automobilistes) pour faire réagir les autorités.
Les chômeur.se.s entament, sur la zone fleurie devant le Parlement, la
deuxième étape routinière : le sit-in. Pendant ce rassemblement statique,
debout ou assis, les militant.e.s scandent des slogans à destination des
passant.e.s, des journalistes et des autorités publiques. Des communiqués
sont lus par les membres du bureau ou par des comités de communica-
tion. Dans le cas des groupes de troisième cycle, les discours respectent
certaines limites rhétoriques, comme l’exclusion de toute référence à la
famille royale. Pour l’ANDCM, la retenue rhétorique est beaucoup plus
relâchée, leurs slogans osant parfois faire référence, sur un ton accusateur,
aux ressorts du pouvoir, y compris au roi.
La durée de cette étape dépend du type de gestion sécuritaire déployée
à l’occasion par les forces de l’ordre. Parfois, la sortie finit ici : après la lec-
ture des communiqués et le chant de slogans, les protestataires quittent
Les tactiques protestataires des chômeur.se.s 139

les lieux dans le calme et retournent à l’UMT où ils et elles tiennent une
assemblée de bilan. En d’autres occasions, le sit-in peut céder le pas à
une phase d’apparent « désordre », caractérisée par la fluidité des repères
spatiaux, l’improvisation et la haute probabilité de violences policières 17.
Ce désordre n’est néanmoins qu’apparent, car il répond aussi à certaines
normes. La transition entre le sit-in et le désordre (contrôlé) est toujours
liée à une intervention policière qui délite le cortège manifestant.
À la suite de la charge, le cortège se fragmente et il est remplacé par
plusieurs unités réduites et plus mobiles. Ces cellules, d’une trentaine
de personnes, sont dirigées par un comité de terrain chargé de repro-
grammer les objectifs spatiaux de la khoroj. Dans la phase de désordre, le
rapport de force qui oppose les manifestant.e.s à l’État se met en scène :
persécutions réciproques, vols d’objets symbolisant l’autorité (casques et
matraques), barrages des rues et gestion du trafic routier assumée par des
manifestant.e.s. Ces dernier.ère.s aspirent à ce que cette reprogrammation
des usages sociaux de l’espace (Uitermark, 2005) soit un levier d’« inci-
tations négatives », au sens de McAdam (1986), poussant les responsables
publics à adopter des décisions dans l’intérêt des chômeur.se.s. La tactique
d’occupation spatiale dans la phase de désordre des manifestations joue
sur l’effet de surprise. L’objectif est de diviser les forces de police. Dans
cette phase, le comité de terrain est chargé d’orienter les militant.e.s dans
l’espace grâce à des coups de sifflet ou à des repères visuels (banderoles).
À un signe du chargé de terrain, les diplômé.e.s qui s’étaient fondu.e.s
dans la masse des passant.e.s apparaissent et rejoignent la cellule qui se ras-
semble à nouveau pour faire irruption, en attitude manifestante (chant de
slogans, barrage de la rue), à partir d’une rue non contrôlée par la police.
Un appel à la retraite lancé par les membres du comité de terrain sonne
la fin de la phase de désordre.
La tactique cumulative qu’explique la récurrence des manifestations
se fonde sur l’hypothèse qu’un enchaînement des perturbations et l’aga-
cement provoqué par les manifestations sur la voie publique feront réagir
les autorités, pour le meilleur ou pour le pire. L’escalade passe par l’exas-
pération des automobilistes, la subversion momentanée de l’autorité sur
la chaussée – illustrée par la concurrence entre chômeur.se.s et agents de
police pour gérer la circulation – et l’altération du rythme des ventes. En
effet, la subversion existe quand elle produit ou stimule une réaction des
autorités, générant une confrontation entre manifestant.e.s et représen-
tants ou symboles de l’autorité (agents de la circulation, policiers, discours
publics, etc.). Sans ce dialogue conflictuel, la portée subversive n’est pas
évidente pour les chômeur.se.s eux-mêmes : « Moi, j’en ai marre de faire
des sit-in sur le carreau [l’esplanade devant le Parlement]. Personne ne

17. Les manifestations des chômeur.se.s sont gérées par plusieurs corps des forces de
l’ordre : police, gendarmerie et forces auxiliaires. Ces dernières, qui relèvent de l’armée,
assurent fréquemment les tâches de dispersion. Plusieurs corps de renseignement, relevant
du ministère de l’Intérieur ou du Palais, surveillent aussi les actions.
140 Lutter pour ne pas chômer

nous dit rien, la police nous laisse faire... On ne dérange pas, et alors on
nous oublie... On pourrait passer des années comme ça 18 ! »
Évaluer si la khoroj s’est soldée par un échec ou par une réussite n’est
pas chose facile. Les « résultats » des manifestations et des autres tactiques
protestataires ne sont pas évidents à estimer. Or les khoroj ont des impacts
indéniables en matière d’image publique de la mobilisation. Le but des
manifestations est, en plus d’exercer une pression sur les autorités, de
rendre visible l’ensemble des personnes qui aspirent à être embauchées
dans la fonction publique. C’est la raison pour laquelle la production d’une
image valorisante de soi est un enjeu important dans toutes les manifes-
tations (Barry, 1998).

Image de soi et iconographie valorisante

La manifestation revêt clairement un enjeu d’image, car elle sert à mettre


en scène (devant les autorités, les journalistes et le public en général) le
collectif susceptible d’être embauché et la pertinence de sa revendica-
tion. Quelques semaines ou mois peuvent s’écouler entre la création d’un
groupe et sa première sortie. Le groupe qui est en formation débute les
manifestations quand il atteint un nombre de militant.e.s suffisant pour réa-
liser des actions d’une certaine visibilité. Ce seuil est incertain et il dépend
aussi de l’attitude de confrontation que le groupement souhaite et / ou est
capable d’assumer dans le face-à-face avec les pouvoirs publics 19. La mani-
festation est le moment par excellence d’exhibition du groupe et d’affi-
chage de son caractère « WUNC », si l’on emprunte l’acronyme proposé
par Charles Tilly (voir le chapitre 4). Cela veut dire que, concrètement,
les acteur.rice.s protestataires veillent à être perçu.e.s comme légitimes et
motivé.e.s par une cause juste, ainsi qu’à présenter leur action comme le
choix volontaire et conscient d’un grand nombre unifié et engagé dans un
projet de changement social. Bien évidemment, l’aspiration des diplômé.e.s
chômeur.se.s à ce que leur cause soit envisagée comme juste et méritante
contraste avec l’image d’attentisme véhiculée par les médias.
Les groupes de chômeur.se.s n’ont pas une ambition de représenta-
tion globale : il ne s’agit pas d’ouvrir le cortège à des recrues potentielles
ou aux passant.e.s solidaires avec la cause, mais d’offrir une photographie
fiable du groupe militant, du nombre de personnes candidates à profiter
d’un accord d’embauche avec les pouvoirs publics. Les manifestations de
chômeur.se.s au Maroc brisent moins le dramatis personae per se défini par
Favre (1990) 20 que le rôle dévolu à chacun. On y retrouve les personnages

18. Entretien avec un diplômé de troisième cycle, Rabat, septembre 2008.


19. Par exemple, les négociateurs publics qui rencontrent les représentants des chômeur.se.s
leur demandent souvent de fermer les groupes. Refuser de fermer sa liste à de nouvelles
recrues constitue un défi à l’égard des autorités.
20. Selon Pierre Favre, la manifestation est constituée par un ensemble récurrent de person-
nages : les manifestant.e.s, le cordon de sécurité, les forces de l’ordre et des responsables publics,
des journalistes, des observateur.rice.s (parfois professionnel.le.s), les passant.e.s... (1990)
Les tactiques protestataires des chômeur.se.s 141

classiques de ce mode d’action : les manifestant.e.s, le cordon de sécurité,


le public, les forces de l’ordre et les observateur.rice.s professionnel.le.s.
Le public a une dimension ambivalente. Les manifestant.e.s distinguent
trois catégories, chacune faisant l’objet de provocations différentes : les
piéton.ne.s sur les trottoirs, les automobilistes sur la chaussée et le binôme
commerçant.e.s / consommateur.rice.s. Les manifestant.e.s s’efforcent
de donner une image positive et légitime de leurs actions auprès des
piéton.ne.s, qui sont les témoins de scènes de violences, réelles (lors des
interventions policières) ou recréées (quand les manifestant.e.s montrent
des photographies de militant.e.s blessé.e.s). Les manifestant.e.s font appel
à la solidarité des piéton.ne.s, mais sans espérer leur participation active à
la manifestation. Quant aux automobilistes, commerçant.e.s et client.e.s,
on attend d’eux, non sans ironie, qu’ils et elles s’énervent. Une sépara-
tion stricte, entre l’intérieur et l’extérieur de la manifestation, s’établit en
fonction des rôles. L’intérieur est réservé aux manifestant.e.s et à la ges-
tion sécuritaire, alors que le public et d’autres observateurs.rices doivent
se maintenir à l’extérieur. La phase de désordre brise la division spatiale
des rôles, ce qui accentue les risques sécuritaires, mais aussi les potentia-
lités subversives des manifestant.e.s.
La mise en scène qu’implique la manifestation représente aussi l’occa-
sion de mettre en valeur les attributs positifs associés à la personne diplô-
mée. Le déploiement des cortèges est sophistiqué : les militant.e.s avancent
en rangs ordonnés, limités dans les extrêmes par des avant-gardes qui aver-
tissent les automobilistes ou dirigent la reprise de la circulation. À la tête
du cortège, il y a souvent une pancarte où le nom et la revendication du
groupe sont bien visibles. Les pancartes écrites en plusieurs langues – fran-
çais, espagnol, anglais et arabe – corroborent la légitimité intellectuelle
des manifestant.e.s, surtout dans le cas des universitaires de troisième cycle.
Hommes et femmes sont normalement mélangé.e.s, mais, dans la plupart
des cas, la queue du cortège – la section la moins exposée aux effets d’une
intervention policière – est plus féminisée. Les chômeur.se.s défilent avec
des éléments qui symbolisent leur statut académique (cartables, photocopies
de leurs diplômes) ou économique (pieds nus, brandissant des bouts de pain,
les poches retournées ou habillé.e.s en clochard.e.s). Quelques groupes,
beaucoup moins nombreux, accompagnent la mise en scène des actions
avec des symboles nationalistes : des drapeaux, des photographies du roi 21.
L’intensité de la confrontation éventuelle avec les forces de l’ordre
fait aussi l’objet d’un calcul de la part des chômeur.se.s. L’attitude phy-
sique à adopter devant le déploiement sécuritaire est décidée en fonc-
tion du caractère plus ou moins provocateur qu’on souhaite donner à
l’action, mais aussi en fonction des ressources dont disposent les groupes

21. Observations de terrain. À Rabat, entre septembre 2006 et janvier 2009, ceux et celles


qui manifestaient de cette manière étaient, essentiellement, le Groupe des porteurs des
lettres royales. Ces éléments n’ont jamais été utilisés par l’ANDCM, pour des raisons idéo-
logiques, et sont évités dans les rangs des diplômé.e.s de troisième cycle.
142 Lutter pour ne pas chômer

pour soigner les éventuel.le.s blessé.e.s. Lorsqu’une charge policière se


produit, les militant.e.s peuvent adopter deux comportements prévus par
le groupe : soumoud (résistance passive) et lkar wal far (attaque et retraite).
Le premier consiste à supporter stoïquement l’intervention policière. La
tactique est coûteuse en nombre de blessé.e.s, mais potentiellement ren-
table en matière d’écho médiatique, d’émoi suscité et de détérioration
de l’image des responsables publics. Les cas assez exceptionnels de sou-
moud sont des temps forts dans les histoires des groupes et on leur attri-
bue un infléchissement de la situation avec l’ouverture ou l’accéléra-
tion des négociations, la création d’un comité de soutien, etc. Le second
comportement est envisagé comme une manière efficace de provoquer
le désordre dans la rue avec moins de blessé.e.s. La tactique est utilisée
comme un exercice d’entraînement pour les militant.e.s : les adhérent.e.s
non expérimenté.e.s apprennent à s’approprier l’espace, à s’y mouvoir
rapidement, en même temps qu’ils et elles démythifient le danger associé
aux forces de l’ordre. Il faut néanmoins dire que l’issue de ce calcul est
incertaine : la réponse sécuritaire, plus ou moins violente, reste imprévi-
sible, même si les diplômé.e.s se sont tenu.e.s à une attitude non offensive
tout au long de la manifestation.
Le recours fréquent à la marche érode le potentiel de surprise que l’on
pouvait lui attribuer au tout début. À force de répétition, le contrôle poli-
cier des manifestations classiques est relativement simple. L’imprévisible
doit donc être introduit afin de « subvertir le fonctionnement normal
de la société par des situations contraires aux intérêts des opposants au
groupe » (McAdam, 1983, p. 735). Ceci est possible lorsque les groupes
brisent les règles de déploiement spatial que les policiers maîtrisent habi-
tuellement (par exemple, en se déplaçant vers un quartier populaire) ou
lorsqu’ils ont recours à des tactiques moins habituelles.

MONTER D’UN CRAN À LA RECHERCHE


DE L’EFFET DE SURPRISE

Dans le but de faire fléchir des situations considérées comme stagnantes ou


afin de tirer profit d’une conjoncture inattendue, la manifestation routi-
nière peut s’accompagner de tactiques « extraordinaires » par leur caractère
inhabituel et / ou par l’émoi qu’elles cherchent à provoquer. Les princi-
paux exemples sont les occupations de bâtiments, les grèves de la faim et
les tentatives de suicide. Le recours à ces tactiques moins fréquentes tient
parfois au hasard, lorsque les chômeur.se.s saisissent une occasion favorable,
telle qu’un ministère sans surveillance sur le parcours de la manifestation,
une festivité religieuse susceptible d’exacerber la sensibilité du public au
message des chômeur.se.s ou encore un événement international qui attire
les projecteurs sur le Maroc. En tout cas, on retrouve la logique signalée
par Doug McAdam à propos de la diversité des tactiques. Selon l’auteur, les
tactiques protestataires (contentious tactics) permettent de préserver un
avantage ou d’essayer de transformer le rapport de force à la faveur des
Les tactiques protestataires des chômeur.se.s 143

­protestataires (1986). L’innovation servirait à éviter que l’avantage soit


neutralisé par la capacité d’anticipation des autorités. Mais la marge de
manœuvre des protestataires est soumise aux limites qui relèvent aussi
bien de l’hypothèse sociologique contenue dans la notion de répertoire
d’action que de la perception militante des conditions de possibilité de
l’action. Les innovations sont donc contraintes par l’horizon des possibles,
matériels et cognitifs, historiquement et conjoncturellement constitués,
qui pèse aussi sur les actions de routine.
La littérature sur l’innovation tactique n’a pas l’habitude de considé-
rer le rapport entre les éventuels effets avantageux de l’innovation et les
caractéristiques du mouvement (ou la position qu’il occupe dans le champ
protestataire et le rapport de force avec l’État). Pourtant, l’expérience des
chômeur.se.s montre que ces éléments sont à prendre en considération,
aussi bien pour comprendre le recours à la tactique innovante que les
impacts de celle-ci. Les pages qui suivent montrent le résultat variable
d’actions s’écartant du scénario protestataire routinier.

L’occupation de ministères
et de sièges de partis politiques

Les occupations de bâtiments publics sont un mode d’action classique des


mouvements de chômeur.se.s. Par exemple, en France, le mouvement de
chômeur.se.s des années 1980 et 1990 eut recours à plusieurs reprises à
l’occupation des ASSEDIC, des agences de l’ANPE et des départements
du ministère de l’Emploi (Fillieule, 1996 a). La littérature a abordé les
occupations, passagères ou permanentes, comme des actions portées sou-
vent par « des groupes sociaux en situation de précarité, centrés sur des
revendications de droits, qui investissent des lieux pour donner une visi-
bilité à leur cause » (Deschezelles & Olive, 2017, p. 11). Au Maroc, hor-
mis les occupations de bâtiments administratifs dans les universités lors
des mobilisations estudiantines des années 1970 et 1980 (El Ayadi, 1999),
rares sont les cas d’occupation avant l’émergence du mouvement des
diplômé.e.s chômeur.se.s.
Les encadrés ethnographiques qui suivent présentent deux exemples
d’occupation. J’ai suivi le premier, correspondant à l’occupation du siège
d’un parti gouvernemental, depuis l’extérieur, en tant que piétonne. Quant
au second exemple, correspondant à l’occupation d’un ministère dans le
quartier administratif de Rabat, je l’ai suivi depuis l’intérieur du bâti-
ment occupé.

OBSERVER UNE OCCUPATION DEPUIS LA RUE


En janvier 2008, pendant une manifestation, les membres du comité de terrain de
quatre groupes de troisième cycle (Annasr, Hiwar, Moubadarah et Istihqaq) s’aper-
çoivent des faiblesses du système de surveillance du siège central du parti de l’I­stiqlal.
En effet, les portails sont ouverts et seulement surveillés par un concierge. Vers
16 heures, près d’un millier de diplômé.e.s se rassemblent devant l’entrée du b­âtiment.
144 Lutter pour ne pas chômer

Ils et elles y pénètrent rapidement et sans résistance de la part des employé.e.s du


parti, complètement dépassé.e.s en nombre. Le choix de cette cible ne manque pas
de sens. Avec la nomination d’Abbas El Fassi comme Premier ministre après les élec-
tions législatives de septembre 2007, ce local est devenu le siège du parti de la pri-
mature. Les groupes de diplômé.e.s de troisième cycle ont repris les manifestations
en octobre 2007, après avoir constaté que l’accord conclu deux semaines avant le
début de la campagne électorale avec le précédent Premier ministre, Driss Jettou,
ne s’est pas concrétisé. Dans les jours précédant l’occupation, la nouvelle de la célé-
bration prochaine du congrès de la Chabiba istiqlaliya (Jeunesse du parti de l’Isqlal)
a circulé dans les rangs des diplômé.e.s de troisième cycle. Des sources proches du
parti ont assuré que le congrès allait aborder la question de l’emploi des diplômé.e.s.
Pourtant, aucun engagement satisfaisant les attentes des protestataires n’a été pris.
De plus, des rumeurs sur des irrégularités commises lors des examens d’embauche
réalisés en décembre, dans le cadre d’un accord signé le 20 novembre 2007, circulent
depuis plusieurs jours. Dans ce contexte, l’occupation du siège est une réponse des
groupes pour pousser le parti à se prononcer sur ces questions.
Le jour de l’occupation, le représentant du Premier ministre responsable du dossier
des diplômé.e.s, l’usfpéiste Driss El Guerraoui, arrive au siège vers 23 heures. Il est
vite rejoint par le conseiller du Premier ministre pour les Affaires sociales, l’istiqlalien
Abdessalam Bakkari, et par d’autres responsables proches d’Abbas El Fassi. Quelques
instants après, les représentants des chômeur.se.s et des autorités s’accordent sur
la tenue d’une réunion le lendemain au siège de la wilaya. Les retranché.e.s aban-
donnent les lieux après minuit. La réunion du lendemain débouche sur un nou-
vel accord d’embauche. Rendu effectif un mois après, il a profité à la moitié des
adhérent.e.s des groupes.

SUIVRE UNE OCCUPATION DE CHÔMEUR.SE.S DEPUIS L’INTÉRIEUR


En juin 2008, le Groupe national indépendant des chômeurs non voyants surprend
la faible surveillance du ministère de l’Emploi et des Affaires sociales. Une quinzaine
de personnes s’introduisent dans le bâtiment, prétextant un rendez-vous avec un
fonctionnaire. Les occupant.e.s parviennent à atteindre le toit. Installé.e.s en haut du
bâtiment, ils et elles refusent de partir sans une proposition d’embauche signée par
le ministre. Pendant ce temps, je suis en train de mener un entretien avec un haut
fonctionnaire au ministère de l’Emploi, également militant de l’USFP (nous l’appelle-
rons X). Plusieurs membres de l’équipe du cabinet du secrétaire général du minis-
tère, eux aussi membres des jeunesses de l’USFP, entrent et sortent du bureau. Ils
ont l’air inquiet. Ils proposent de donner aux retranché.e.s de l’eau et un petit déjeu-
ner. X dit qu’il sera difficile de les faire partir sans leur donner une lettre signée par
le ministre. Mais le ministre n’est pas là. X ne veut pas non plus appeler la wilaya
pour faire intervenir les forces de sécurité. Il concède qu’on leur donne de l’eau
« par humanité. D’ailleurs, ils ne vont pas rester ici indéfiniment ! » Il appelle Amina
Bouayach, la secrétaire générale de l’Organisation marocaine des droits humains
(OMDH), afin qu’elle tente une médiation. Rien n’est fixé au terme de cette conver-
sation téléphonique. Un membre du cabinet s’exclame : « Il y a des diabétiques ! On
va devoir charger avec un mort ! » X sort 200 dirhams de son portefeuille et charge
un employé d’aller chercher du pain, des biscuits, des jus pour les retranché.e.s. Puis
il appelle la wilaya. Il justifie la distribution de nourriture auprès de son interlocuteur
– « On ne peut pas se permettre qu’ils meurent sur notre toit ! » – et explique que,
tant que le ministre est absent, il ne peut pas appeler les forces de sécurité. Un
Les tactiques protestataires des chômeur.se.s 145

autre membre du cabinet rétorque : « Des journalistes sont venus. Ils prennent des
photographies. Qu’ils voient au moins qu’on a une approche humanitaire, qu’on leur
donne à manger mais qu’on ne peut rien faire d’autre... »
Cette action est menée à un moment où les conversations entre les chômeur.e.s
handicapé.e.s et les responsables publics sont au point mort depuis le refus par le
groupe d’une proposition d’emploi dans des centres d’appel, formulée par Driss
El Guerraoui en octobre 2007. Finalement, les diplômé.e.s non voyant.e.s acceptent
de quitter le bâtiment dans l’après-midi du 19 juin, après presque vingt-quatre heures
d’occupation, sans aucune promesse d’embauche ferme.

Aux yeux des militant.e.s impliqué.e.s, la pertinence de ces deux occu-


pations tenait à des raisons différentes. L’occupation du siège de l’Istiqlal
est apparue comme faisable dans le cours d’une manifestation, lorsque
les diplômé.e.s se sont aperçu de la faible surveillance du bâtiment. Dans
un contexte de stagnation des négociations, l’occupation semblait avoir
un coût relativement faible en comparaison des importants avantages en
matière de pression sur le parti du Premier ministre qu’elle pouvait appor-
ter. Au contraire, l’occupation du ministère de l’Emploi par les diplômé.e.s
non voyant.e.s avait été préméditée, pensée comme une action choc qui
devait pousser les responsables publics à reprendre les négociations.
La première occupation a eu une issue positive : cette action a accé-
léré la conclusion d’un accord de recrutement des membres des quatre
groupes occupants. Au contraire, l’occupation menée par les diplômé.e.s
non voyant.e.s s’est terminée sans aucune promesse ferme d’embauche.
Le dénouement des deux exemples d’occupation nous invite à interroger
l’influence de la position occupée par le groupe militant dans le rapport
de force avec l’État sur l’impact de l’innovation.
Au moment de l’occupation du siège de l’Istiqlal, cela faisait presque
deux ans que les groupes de troisième cycle menaient des négociations
avec les conseillers du Premier ministre. Capables de mobiliser presque
deux milliers de personnes lors des manifestations, ces groupes disposaient
d’un potentiel de perturbation inégalé. En outre, le siège de l’­Istiqlal se
trouvant dans une zone très fréquentée du centre-ville, son occupation
allait inévitablement attirer l’attention de centaines de passant.e.s et de
journalistes.
En revanche, les rebondissements du deuxième cas d’occupation sont
assez différents. La « prise » du ministère de l’Emploi avait été pensée par
les chômeur.se.s non voyant.e.s comme une action choc, dont le poten-
tiel de frappe résidait dans l’épreuve physique qu’elle impliquait : les chô-
meur.se.s disaient être disposé.e.s à rester sur le toit pendant un temps
indéterminé, alors qu’ils et elles n’avaient pas prévu de provisions alimen-
taires et que certain.e.s souffraient de maladies susceptibles de s’aggraver
au cours de l’action. Les protestataires assumaient donc la possibilité de
se voir acculé.e.s à une situation périlleuse pour leur intégrité physique,
dont la responsabilité aurait été attribuée aux responsables du ministère
de l’Emploi. Ce pari tactique n’a pas été ignoré par les officiers de l’État
interpellés à l’occasion : ils ont mobilisé le principe éthique du devoir
146 Lutter pour ne pas chômer

d’aide aux personnes en détresse, tout en ayant conscience du profit qu’ils


pouvaient en tirer pour leur réputation. Finalement, l’action s’est avérée
peu porteuse pour les diplômé.e.s handicapé.e.s, qui occupent une position
marginale dans l’espace des protestations contre le chômage, en comparai-
son avec les groupes de troisième cycle. Beaucoup moins nombreux que les
premiers, leur mobilisation est aussi plus coûteuse, à cause des très grandes
difficultés matérielles dans lesquelles ils et elles se trouvent. De nombreux
membres de ces groupes vivent dans l’indigence et font la manche dans
le centre-ville de Rabat 22. Fortement touché.e.s par le stigmate de l’indi-
gence, il est beaucoup plus difficile pour les chômeur.se.s handicapé.e.s de
faire valoir une image valorisante de leur mérite en tant que diplômé.e.s.
D’ailleurs, ils et elles ne sont pas intégré.e.s dans des canaux de négocia-
tion stables avec les pouvoirs publics, à la différence des groupes de troi-
sième cycle. Enfin, leur action s’est déroulée dans le quartier administratif,
dans une zone reculée de la ville, sans logements, magasins ni passant.e.s et
fortement quadrillé par les forces de sécurité, raison pour laquelle l’impact
public et médiatique de l’action a été limité.

Violences contre soi : grèves de la faim et tentatives de suicide collectif

L’épreuve physique que les membres des groupes de personnes non


voyantes étaient disposés à subir lors de l’occupation du ministère de
l’Emploi ne constitue pas un cas isolé. Une bonne partie des groupes de
diplômé.e.s chômeur.se.s, notamment de troisième cycle et handicapé.e.s,
a eu recours à des pratiques de violence contre soi, soit « des actions
volontaires de dégradation physique, voire de destruction de son propre
corps afin de protester ou de défendre une revendication » (Grojean, 2009,
p. 565), telles que des tentatives de suicide et des grèves de la faim. Ces pra-
tiques apparaissent comme un « coup stratégique spectaculaire » (Schelling,
1986, p. 198) pour infléchir une situation jugée stagnante. Sans en avoir
le monopole, les groupes de diplômé.e.s handicapé.e.s sont ceux qui ont
le plus fréquemment recours à cette violence symbolique ou réelle infli-
gée sur leur propre corps. Depuis la deuxième moitié des années 1990,
plusieurs tentatives de suicide ont eu lieu sous une forme très médiati-
sée, s’accompagnant de la distribution de tracts ou de la tenue de confé-
rences de presse, où la responsabilité des séquelles éventuelles des actions
est imputée à l’État.
La grève de la faim a une longue histoire au Maroc, associée aux pro-
testations des prisonnier.ère.s politiques des années de plomb et de leurs
familles, qui poursuivaient le but de l’amélioration des conditions de réclu-
sion. En 1996, le premier groupe de troisième cycle eut recours à la grève

22. De façon générale, leur niveau scolaire est inférieur à celui des groupes de diplômé.e.s
non handicapé.e.s (seulement une minorité a réalisé une partie des études supérieures).
D’ailleurs, la capacité à arriver à l’université malgré le handicap physique est brandie
comme une démonstration du mérite de ces chômeur.se.s.
Les tactiques protestataires des chômeur.se.s 147

de la faim pour accélérer la conclusion des négociations avec le minis-


tère de l’Intérieur. Comme il a été écrit ailleurs (Siméant, 1993, 2009),
le but tactique des grévistes était de rendre évidente l’asymétrie entre les
diplômé.e.s et les négociateurs, les représentants de l’État :
Pour moi, faire une grève de la faim, ce n’est pas un suicide. C’est dire
basta ! Je ne veux plus d’une vie où il y a des atteintes au droit de vivre.
C’est un cri lancé à la société : notre État est un État de privilégiés, on n’est
pas considérés comme des citoyens ayant des droits. On est des sujets, alors
que personne ne nous a dit qu’on devait être des sujets, mais des citoyens.
On n’a même pas la possibilité de crier, de dire notre souffrance. C’est
dur de vivre la souffrance, mais c’est plus difficile encore de la vivre en
silence. Pour moi, la vie n’avait plus de sens. J’étais prête à mourir, j’étais
la têtue du groupe de grévistes. Peu m’importait de passer une semaine,
un mois, un an sans travail, d’être mal traitée, de vivre des nuits blanches
dans un commissariat alors que Khalid Alioua, porte-parole du gouver-
nement, disait qu’il n’y avait pas d’arrestations de chômeurs 23...

La grève dont parle cette militante eut lieu en 1996 et se termina


après vingt-huit jours et l’obtention d’un accord d’embauche. Pourtant,
les grèves de la faim de ce type sont peu fréquentes. Les chômeur.se.s font
plutôt des jeûnes de vingt-quatre heures, voire de quarante-huit heures,
qui sont d’une dureté physique et psychologique moindre. Souvent, les
groupes font coïncider les jeûnes avec des festivités religieuses, notam-
ment la période du ramadan. Le jeûne extrême que suppose une grève
de la faim menée pendant cette période est présenté comme un sacrifice
supplémentaire des chômeur.se.s, censé faire foi de leur intégrité morale
et de la justesse de leur revendication. Le jeûne quotidien du mois de
ramadan, socialement normalisé, renvoie à des valeurs de patience, de rési-
gnation, de tempérance et de dignité. Les jeûnes collectifs ou les ruptures
publiques du jeûne pendant le ramadan (ftour), réalisés devant le Parlement
à Rabat par des groupes de chômeur.se.s, aspirent à véhiculer une image
valorisante des chômeur.se.s, à les faire apparaître comme des personnes
adhérant à ces valeurs.
Comme c’est le cas pour les occupations, le bilan de la grève en tant
que « coup » dont on attend des effets remarquables n’est pas forcément
positif pour les chômeur.se.s. Comparons deux grèves de la faim à Rabat
– la première, menée par l’ANDCM, et la deuxième, menée par un groupe
de diplômé.e.s de troisième cycle peu après sa création – pour montrer
comment, à nouveau, l’impact éventuel de l’action dépend des caracté-
ristiques du groupe et de la position occupée dans le rapport de force.
En novembre 2008, quatre adhérent.e.s de la section de Rabat de
l’ANDCM (trois femmes et un homme) entament une grève de la faim

23. En 1998, douze membres d’un groupe de cadres supérieurs ont observé une grève
de la faim pendant vingt-huit jours (entretiens avec Rachida, membre d’un groupe de
diplômé.e.s de troisième cycle à la fin des années 1990, Rabat, juin et juillet 2008).
148 Lutter pour ne pas chômer

illimitée. Les grévistes exigent des autorités locales l’embauche dans l’ad-
ministration locale de la quarantaine de membres de la section. ATTAC
a prêté son local aux grévistes, ainsi qu’aux autres membres de la section
qui investissent le lieu pour soutenir leurs camarades. Les non-grévistes
organisent des tours de présence pour accompagner en tout moment
les grévistes et afficher l’unité du groupe face aux visiteur.se.s, notam-
ment des journalistes et d’autres activistes. Pendant les vingt-cinq jours
de grève, la section reçoit la visite de plusieurs organisations de défense
des droits humains (l’AMDH par exemple), syndicales et partisanes, qui
font partie du milieu d’extrême gauche. La programmation des visites,
nombreuses grâce au large carnet d’adresses de l’ANDCM, permet d’ar-
ranger à l’avance des mises en scène valorisantes. La grève de la faim
s’achève quelques jours avant la célébration du congrès national bisan-
nuel de l’ANDCM, permettant à l’organisation d’inaugurer l’événement
avec la publicité et les attentes générées par l’action. Néanmoins, de cette
grève de la faim n’a découlé aucun profit matériel (en matière de postes
d’emploi pour les adhérent.e.s).
Quelques mois plus tard, en mars 2009, c’est au tour d’un groupe de
troisième cycle de faire une grève de la faim. En août 2008, le groupe
Cho’ala fait irruption dans l’espace public et se présente comme celui
de la « première promotion de titulaires de master 2 24 ». En mars 2009,
Cho’ala avait déjà organisé quelques khoroj, mais le groupe était toujours
en phase de croissance. À cause de sa petite taille et du manque d’expé-
rience, ses manifestations étaient souvent dispersées et les défections fré-
quentes. Malgré la faiblesse du groupe par rapport aux autres groupes
capables, à cette époque, de rassembler des milliers de membres, Cho’ala
décide d’entreprendre une grève de la faim de dimensions considérables :
une quinzaine de personnes, sur un peu plus d’une centaine de membres.
Le but de la grève est de dénoncer l’exclusion du groupe de la table de
négociations qui réunit périodiquement les représentants du Premier
ministre avec les membres des autres groupes de troisième cycle. À ce
moment-là, Cho’ala ne peut se prévaloir que d’une courte trajectoire
publique, en comparaison avec les groupes qui protestent depuis deux ans.
La jeunesse de Cho’ala, un groupe encore inconnu de beaucoup d’alliés
traditionnels de la mobilisation des chômeur.se.s, limite la publicité de
l’action. Faute d’antécédents de lutte du groupe, cette grève n’est pas prise
au sérieux et ni les journaux ni d’autres groupes militants ne s’en font
l’écho. La grève est abandonnée quelques jours plus tard.
Aucune de ces grèves n’a abouti à l’octroi de postes dans la fonction
publique. Néanmoins, elles ont eu des impacts différents pour chacun des
groupes. La grève de l’ANDCM lui a permis de renouveler ses liens avec
des alliés d’extrême gauche et de remettre l’association dans le paysage
des luttes progressistes et contre la dégradation des conditions de vie de

24. Le Maroc a commencé à appliquer le système licence-master-doctorat (LMD) en


2007-2008.
Les tactiques protestataires des chômeur.se.s 149

la population. En revanche, la grève de la faim a sérieusement affaibli les


énergies de Cho’ala et sa réputation, car elle a été considérée par l’en-
tourage du groupe comme un signe d’immaturité. Si la grève de la faim,
comme n’importe quelle autre pratique impliquant une violence sur soi,
reste une action relativement exceptionnelle, Cho’ala n’a pas respecté ce
principe d’exceptionnalité : le groupe a usé de ce recours extrême alors
qu’il avait tout juste entamé son parcours revendicatif. En plus de ne tirer
aucune rétribution de l’action, ni symbolique ni matérielle, le groupe a
dévalué la grève car, l’ayant investie trop vite, il a nui à l’impact qu’une
éventuelle deuxième grève aurait pu avoir.
La grève de la faim n’est pas la seule tactique qui vise à confronter
l’État à l’éventualité d’un mal irréparable subi par les chômeur.se.s. Les
tentatives de suicide en sont un autre exemple, moins fréquent mais pas
pour autant exceptionnel. En octobre 2010, la couverture médiatique
impressionnante de l’immolation par le feu de Mohamed Bouazizi à
Sidi Bou Saïd, en Tunisie, a provoqué un profond émoi. Le caractère
extrême et apparemment extraordinaire de l’action aurait contribué à
déclencher une vague de protestations aboutissant, comme on sait, au
départ de l’autocrate Ben Ali. Pourtant, ce mode d’action n’est pas iné-
dit. Le geste de Bouazizi a été précédé et suivi par de nombreuses ten-
tatives de suicide à caractère protestataire dans les pays de la région. Les
diplômé.e.s chômeur.se.s ont aussi conduit des tentatives de suicide à
caractère public, collectif et avec une intention dénonciatrice. Ces ten-
tatives de suicide sont intensément dramatisées, afin de parvenir à pro-
voquer l’émoi des publics et la réactivité des autorités. Les tentatives de
suicide sont parfois mises en scène à la fin d’une khoroj, à la manière d’un
climax dramatique qui brise la routine. Ce fut le cas lors d’une autre
occupation du siège de l’Istiqlal par le groupe Tajammo de diplômé.e.s
de troisième cycle :

Le siège semble complètement envahi par les chômeur.se.s. Les toits des
bâtiments, de deux ou trois étages, sont remplis de monde, ainsi que
le mur de l’enceinte qui donne sur le rond-point de Bab El Had (un
nœud de communications congestionné en permanence à l’heure de
pointe). Une quinzaine de militants, presque tous des hommes, grimpent
sur la façade : certains s’assoient, jambes suspendues dans le vide, d’autres
restent debout. Ils déplient une pancarte : « Le Rassemblement maro-
cain des cadres supérieurs chômeurs exige son intégration immédiate
dans la fonction publique selon les arrêtés  888/99 et 695/99. » Un
militant placé au milieu tient un haut-parleur et lit un communiqué. À
sa gauche, une fille brandit un bidon de cinq litres. L’aspect du bidon
rappelle les récipients d’huile ou d’essence. À la droite du speaker, un
jeune tient de manière ostentatoire un briquet, qu’il allume et éteint
successivement. Le speaker mentionne les promesses non tenues du
gouvernement et il les signale comme étant responsables du désespoir­
grandissant des chômeur.se.s. Les piéton.ne.s et les curieux.ses s’accu-
mulent le long de l’avenue Ibn Toumert. D’autres diplômé.e.s chômeur.se.s
150 Lutter pour ne pas chômer

« en congé », sûrement membres d’autres groupes et ayant croisé par hasard
l’événement lors de leur balade, ne semblent pas prendre au sérieux la
menace incarnée par la mise en avant du bidon et du briquet 25.

Mais d’autres fois, les tentatives de suicide ne se limitent pas à ces


menaces théâtralisées. Lorsqu’un passage à l’acte suicidaire est effective-
ment envisagé, la discrétion des militant.e.s est cruciale pour éviter une
intervention policière qui empêcherait le déroulement de l’action. Les
groupes de diplômé.e.s aveugles ont pratiqué plusieurs tentatives de sui-
cide dans des conditions de moindre publicité afin d’en assurer la via-
bilité 26. Ces actions sont médiatisées pendant leur déroulement même à
l’aide de communiqués qui mettent l’emphase sur le « martyre » auquel
les protestataires seraient prêts à se livrer :

LE MARTYRE POUR LA DIGNITÉ


Après sept ans de lutte, le Groupe national indépendant des non-voyants chômeurs
a décidé d’effectuer un martyre collectif le 7 février 2007 pour défendre sa dignité
et pour dénoncer :
– la marginalité à laquelle le groupe est condamné, qui est source de frustration et
de souffrance ;
– la discrimination subie par les chômeurs non voyants, à qui on ne reconnaît pas la
priorité à l’emploi garantie par la loi ;
– la répression qui frappe ce mouvement revendicatif pacifique et qui ne fait qu’oc-
culter l’absence de solution politique.
Pour ces motifs, le Groupe accuse le gouvernement, et le Premier ministre en tête,
d’être le principal responsable de la protestation. Notre situation provoque l’émotion
de la société civile, des groupes de défense des droits humains et des organisations
syndicales et politiques. Nous appelons à la solidarité de tous avec les chômeurs
non voyants, dont la seule aspiration est un emploi digne.
Source : Communiqué de l’Association nationale indépendante des non-voyants
chômeurs.
(Traduction de l’arabe par l’auteure)

Le martyre, le sacrifice, est présenté comme l’évidence irréfutable de la


justesse de la revendication. Le communiqué de ce groupe de malvoyant.e.s
répond aussi à l’enjeu de « construire du collectif » (Siméant, 1998). Les
tracts qui sont distribués aux passant.e.s sur le lieu de l’événement ou
envoyés à la presse « constituent des “montées en généralité” visant à
démontrer publiquement le caractère politique de la souffrance endu-
rée » (Grojean, 2009, p. 566). L’exposition à la violence, policière ou auto-
infligée, de corps privés de la vue nécessaire pour éviter la répression

25. Notes de terrain, Rabat, février 2009.


26. Le Groupe national indépendant des chômeurs aveugles revendique onze tentatives
de suicide depuis 2000 et jusqu’à 2009 : des immolations par le feu dans la gare routière
de Rabat, un endroit très fréquenté et situé dans un quartier très populaire de la capi-
tale, des enchaînements collectifs sur la voie ferrée à la sortie de la gare du centre-ville
(avec exposition aux trains incluse) ou des pendaisons dans un parc central de la capitale.
Les tactiques protestataires des chômeur.se.s 151

r­ enforce le statut victimaire des groupes de diplômé.e.s handicapé.e.s. C’est


pour cette raison que des symboles de la dépendance et du handicap sont
mis en avant pendant les manifestations 27 afin de maximiser la violence
symbolique contenue dans les interventions des policiers contre ce collectif.
Encore une fois, il est impossible de déduire l’impact éventuel de la
tactique de son caractère « novateur » ou « subversif ». À ma connaissance,
aucune tentative ou pseudo-tentative de suicide n’a conduit à un accord
d’embauche. Dans les meilleurs des cas, les autorités tentent de neutra-
liser ces actions avec une proposition de rendez-vous avec le conseiller
du Premier ministre. Dans d’autres occasions, ces actions sont tout sim-
plement ignorées.
La question de l’efficacité des tactiques reste donc une énigme. Quel
est le lien entre l’intensité protestataire des chômeur.se.s et l’avancement
de leurs revendications ? Dans quelle mesure la récurrence des actions,
notamment de la khoroj routinière, se fait-elle au détriment de son poten-
tiel disruptif en entraînant l’adaptation des forces de sécurité ? L’apparente
tolérance montrée par les autorités à l’égard des chômeur.se.s (et seule-
ment apparente, car ils et elles risquent bien la répression) suggère un cer-
tain accommodement à leur activité protestataire. En revanche, il est plus
facile d’observer comment les pouvoirs publics tirent un profit politique
de la tolérance offerte aux diplômé.e.s.
Cette tolérance, évidente au regard du traitement plus sévère imposé à
d’autres mobilisations 28, sert à confirmer le discours officiel sur la « tran-
sition » au Maroc et est évoquée de façon récurrente comme une preuve
évidente de la libéralisation politique en cours (Catusse & Vairel, 2003).
Si l’existence des manifestations de chômeur.se.s donne une crédibilité
aux discours sur la transition politique, elle verrouille en même temps les
marges de manœuvre d’autres acteurs de l’espace des mouvements sociaux
et de la contestation.
Ce statut ambivalent des manifestations des chômeur.se.s en tant que
ressource de légitimation et d’action pour les autorités est illustré par la
scène suivante. En juin 2007, une immense manifestation de groupes
de troisième cycle, qui rassemble deux milliers de personnes, se déroule
dans le calme le plus absolu et sous le regard des forces de l’ordre com-
plètement en retrait 29. Seulement deux jours plus tard, un sit-in convo-
qué par l’AMDH pour soutenir des syndicalistes détenus depuis le 1er mai

27. Les personnes malvoyantes se tiennent le bras par groupes de deux ou trois, elles
avancent en masse compacte jusqu’au contact physique avec les haies de policiers (obser-
vations de terrain).
28. Un exemple récent de répression lourde s’abattant sur des mobilisations populaires
est celui des peines de prison de plusieurs années dont ont écopé des activistes rifain.e.s
en juin 2018.
29. Accessoirement, l’épisode coïncide avec la célébration des discussions de Manhasset
(États-Unis) sur le Sahara occidental entre le Maroc et le Front Polisario, sous les auspices
des Nations unies. Dans ce contexte de pression médiatique sur le Maroc, la contrainte
sécuritaire sur les diplômé.e.s se relâche.
152 Lutter pour ne pas chômer

­précédent donne lieu à une intervention particulièrement musclée dans


le centre-ville de Rabat. D’ailleurs, l’intensité de la répression est telle que,
le lendemain, l’AMDH porte plainte contre le chef des forces auxiliaires.
L’action de l’AMDH ne réunit que quelques dizaines de militant.e.s de
l’association et du milieu local de l’extrême gauche, mais elle est présentée
par les autorités comme une menace à la stabilité du régime. Pour renfor-
cer cette image, la « subversion » de l’action de l’AMDH est confrontée
à la « légitimité » de l’action des diplômé.e.s chômeur.se.s.

Cette perception par les autorités de la faible menace représentée par


les diplômé.e.s chômeur.se.s s’appuie sur l’autolimitation à laquelle se
prêtent certains groupes. En effet, les victoires périodiques des groupes
de diplômé.e.s de troisième cycle constituent une incitation puissante à
modérer les choix tactiques et discursifs. Dans la mesure où la priorité est
de se maintenir dans les espaces de négociation avec les pouvoirs publics,
la protestation se déploie tout en cherchant un équilibre instable et incer-
tain entre la perturbation nécessaire pour exister et la contention néces-
saire pour être tolérée. En tout cas, l’éventuelle prise en considération des
revendications des chômeur.se.s relève de dynamiques qui outrepassent le
théâtre de la protestation (la rue, l’interaction entre protestataires et forces
de l’ordre) et qui invitent à explorer les rouages de l’élaboration des poli-
tiques publiques d’emploi.
Chapitre 6
INSÉRER OU CONTRÔLER
LES DIPLÔMÉ.E.S CHÔMEUR.SE.S ?

Les membres les plus anciens de l’Association nationale des diplômés


chômeurs du Maroc (ANDCM) se souviennent encore du dénouement
d’une des premières actions protestataires de diplômé.e.s chômeur.se.s :
après des jours d’occupation d’un complexe artisanal à Salé, à la fin de
l’été 1991, des postes dans la fonction publique sont obtenus (Bennani-
Chraïbi, 1994). Aujourd’hui, le souvenir de cette action suscite des juge-
ments disparates parmi les anciens de l’ANDCM, créée précisément
quelques semaines après l’événement. Certains soupçonnent l’interven-
tion du ministère de l’Intérieur d’avoir été à l’origine de toute l’opéra-
tion, aussi bien de l’occupation que de son résultat final. D’autres y voient
plutôt la première victoire des chômeur.se.s organisé.e.s, rendue possible
par la nouveauté de la tactique employée. Quoi qu’il en soit, cette pre-
mière intervention des pouvoirs publics auprès des chômeur.se.s protes-
tataires donne le ton d’un style qui se poursuivra dans les années à venir,
caractérisé par une combinaison d’officialité institutionnelle et de poli-
tique « des coulisses ».
Des milliers d’adhérent.e.s à des groupes de diplômé.e.s chômeur.se.s
ont bénéficié d’accords d’embauche depuis le début des années 1990 1.
Doit-on voir en cela une conséquence de la pression revendicative de ces
groupes ? Loin de là. La protestation intense et répétitive entretient la visi-
bilité du problème public du chômage, mais elle n’est pas la cause unique
de l’embauche des protestataires. En réalité, l’impact que les protestations
peuvent éventuellement avoir dépend de la conjoncture dans laquelle
se produit l’interaction conflictuelle et des calculs des décideurs publics.
Depuis la création du Conseil national de la jeunesse et de l’avenir
(CNJA) en 1991, les dispositifs gouvernementaux d’encouragement de
l’emploi ont toujours été animés par l’épouvantail « du diplômé » en
mal d’insertion professionnelle (Sadik, 2017), qu’il soit contestataire ou
non. En 1998, après l’arrivée au gouvernement des partis de la Koutla ad-
dimocratiyya, la réflexion sur les problèmes d’employabilité des diplômé.e.s
s’ouvre à plusieurs partenaires sociaux : les syndicats, le patronat, les hauts
1. Lorsque les embauches ont lieu à Rabat, les accords sont signés par le Premier ministre.
Bien que le rythme des embauches soit beaucoup plus lent dans les villes petites et
moyennes, la protestation peut aussi déboucher sur l’attribution de quelques postes. Dans
ces endroits, ce sont les représentants de l’administration déconcentrée du ministère de
l’Intérieur qui accordent les postes.
154 Lutter pour ne pas chômer

responsables de l’administration, la banque, l’université, etc. Un consensus


se dégage autour du fait que l’emploi public n’est pas la solution : c’est
surtout au secteur privé de recruter et aux jeunes de se rendre attirant.e.s
vis-à-vis des potentiels recruteurs. Cette vision se concrétise dans des
mesures d’encouragement à l’emploi qui se déclinent autour de trois axes :
intermédiation, formation et autoemploi.
Au lendemain des révoltes dites du « printemps arabe » de 2011, et de
leur déclinaison marocaine sous la forme du Mouvement du 20-Février
(M20F), le jeune en mal d’intégration économique et sociale devient
l’épouvantail inspirant la politique publique de lutte contre le chômage.
Les faibles résultats obtenus par l’approche « intermédiation, formation et
autoemploi » pratiquée entre les années 1990 et le début des années 2010
cèdent la place à une « Stratégie nationale pour l’emploi » (SNE). Malgré
l’approche prétendument ambitieuse et transversale de la SNE, il s’agit,
grosso modo, de la reconduction des trois axes d’intervention des années
précédentes 2.
L’approche partenariale d’élaboration de la politique d’emploi défen-
due par le roi et le(s) gouvernement(s) va de pair avec le développement
de profondes asymétries entre les différents acteurs concernés. Ainsi, les
groupes de diplômé.e.s chômeur.se.s sont exclus des scènes officielles
de discussion de la politique publique d’emploi. Leur participation à la
fabrique de la décision publique se passe à un autre niveau, beaucoup
plus informel et soumis au bon vouloir des autorités. Les protestataires
négocient les conditions de leur (dé)mobilisation en échange de postes
d’emploi dans des cercles de discussion informels avec les représentants
du ministère de l’Intérieur et du Premier ministre.
Ce chapitre analyse les ripostes publiques à la pression revendicative
des diplômé.e.s chômeur.se.s et les contradictions dont font preuve les dis-
positifs publics de lutte contre le chômage. D’un côté, des mesures orien-
tées vers l’insertion dans le secteur privé de l’ensemble des diplômé.e.s à
la recherche d’emploi (et, à partir de 2011, des jeunes) sont promues par
le ministère de l’Emploi et des Affaires sociales, dans une approche par-
tenariale. D’un autre côté, les tractations entre chômeur.se.s protestataires
et pouvoirs publics constituent une politique de l’ombre pour le moins
opaque. En somme, l’élaboration des décisions publiques concernant les
diplômé.e.s chômeur.se.s se place dans une zone grise entre la politique
publique officielle d’emploi et la politique de gestion sécuritaire des mou-
vements sociaux et des oppositions. Cette zone grise favorise les pratiques
irrégulières et arbitraires de la part des pouvoirs publics, ce qui produit
un fort effet de disciplinarisation (ainsi que de concurrence) sur le mou-
vement des chômeur.se.s.

2. Selon des rapports produits par le think tank spécialisé en politiques d’emploi European
Training Foundation et du ministère de l’Emploi et des Affaires sociales, entre 2012 et 2014.
Insérer ou contrôler les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 155

LES DISPOSITIFS D’AIDE À L’EMPLOI


DEPUIS LES ANNÉES 1990

Depuis le temps du protectorat, le pouvoir central s’est réservé des attri-


butions dans l’organisation du marché de l’emploi. À travers les bureaux
de placement créés le 27 septembre 1921, les services publics monopoli-
saient légalement les embauches, dont celles des salarié.e.s du secteur privé
(El Aoufi & Bensaid, 2008). Mais la contribution réelle de ces bureaux en
matière d’emploi est toute relative. Dans les années 1970, les embauches
réalisées par ce biais ne dépassaient pas 5 %, alors que d’autres mécanismes
– tels que les relations familiales ou sociales ou encore le mokef  3 – consti-
tuaient les principaux moyens de rencontre entre l’offre et la demande de
travail. Dans le contexte du plan d’ajustement structurel (PAS), l’interven-
tion des autorités dans le domaine de l’emploi se concentre sur la faible
employabilité des diplômé.e.s du supérieur. À la demande des organisa-
tions financières internationales, qui prônent depuis les années 1980 la
rigueur budgétaire 4, la réflexion gouvernementale sur la question identi-
fie le besoin du désengagement de l’État en tant qu’employeur (Catusse,
Destremeau & Verdier, 2010).
L’intervention publique s’oriente désormais vers la fabrication de dis-
positifs visant à encourager l’autoemploi et à améliorer l’adéquation des
diplômé.e.s au monde de l’entreprise. D’abord promus par le CNJA et
après 1998 par le ministère de l’Emploi et des Affaires sociales du gou-
vernement de l’Alternance et ses partenaires, les dispositifs proposés sont
alimentés par un discours médiatique et entrepreneurial qui célèbre la
souplesse et l’adaptabilité des jeunes au marché de l’emploi et qui méprise
l’esprit fonctionnarial des chômeur.se.s protestataires. Si ces dispositifs sont
présentés et promus comme la véritable solution de rechange à l’embauche
dans la fonction publique, l’analyse de leur déploiement à l’échelle locale
révèle de nombreuses limites.

Le discours médiatique et entrepreneurial :


l’imaginaire sous-jacent aux dispositifs d’aide à l’emploi

Plusieurs titres de presse économique font irruption au Maroc dans les


années 1990. Défenseurs d’une économie libérale, ils traitent le thème de

3. Selon Noureddine El Aoufi et Mohamed Bensaïd, il s’agit de « “places” où se croisent


tous les jours des offres et des demandes de travail, organisées en petits modules auto-
nomes sur la base de spécialisations plus ou moins claires et formant ensemble un véri-
table réseau » (2008, p. 70).
4. Différents rapports d’institutions internationales conseillent de démanteler un sup-
posé modèle tenu pour révolu. Un exemple en est le rapport sur l’éducation de 2007
de la Banque mondiale, qui prône l’intervention du secteur privé dans la distribution de
services éducatifs, voir « Un parcours non encore achevé : la réforme de l’éducation au
Moyen-Orient et en Afrique du Nord », 2007, en ligne : http://siteresources.worldbank.
org/INTMENA/Resources/EDU_Summary_FRE.pdf (janvier 2020).
156 Lutter pour ne pas chômer

l’employabilité des jeunes d’une façon qui laisse transparaître une vision
négative des diplômé.e.s chômeur.se.s et de leur mobilisation. Cette vision,
qui constitue sans doute une matière première en fonction de laquelle
les décisions publiques sont conçues (Champagne, 1991), est reprise dans
les analyses économiques réalisées par les différents gouvernements. Un
des arguments qui révèlent la perception négative soulevée par l’action
politique des diplômé.e.s chômeur.se.s est celui qui dénonce le déca-
lage entre la formation et les besoins du tissu entrepreneurial. Ainsi, les
connaissances et savoir-faire des diplômé.e.s du système d’enseignement
public sont remis en cause ou considérés comme n’étant pas en mesure
de satisfaire aux attentes des futurs employeurs :

Manque d’agressivité, déficit de communication, faible aptitude à se


vendre... Ce sont notamment les principales caractéristiques que les patrons
d’entreprise interrogés par L’Économiste n’hésitent pas à présenter comme
principales faiblesses des diplômés marocains. [...] « Les facultés for-
ment des profils totalement déconnectés de la réalité, affirme M. Karim
Ayouche, directeur général de la société LGMC, opérant dans l’agro­
alimentaire. Les candidats qui se présentent chez nous sont tantôt arro-
gants, tantôt tête baissée. Or, ce qui nous intéresse chez un candidat, c’est
sa capacité d’assimiler une relation de gagnant-gagnant entre fournisseur
et client. » 5

La presse économique et, par son intermédiaire, le patronat exigent des


diplômé.e.s du secondaire et du supérieur qu’ils et elles fassent preuve de
valeurs « positives » : esprit d’initiative, goût du risque, audace et autono-
mie, ainsi que du sens des responsabilités et d’une forte capacité d’adapta-
tion. Les expériences de vie qui témoignent d’une incapacité à s’adapter à
l’éthos du « nouvel esprit du capitalisme » (Boltanski & Chiapello, 1999)
font l’objet de traitements journalistiques condescendants :
Asmaa D., une jeune licenciée en gestion d’entreprise de l’Université
Hassan II de Casablanca, endure depuis un an et demi le plus cruel des
fléaux : le chômage. La dynamique mais surtout intelligente étudiante
qu’elle était s’est soudain transformée en une véritable « jeune désespé-
rée », comme plusieurs millions de chômeurs diplômés d’ailleurs. Même
la brillance de ses yeux, secret de profonde intelligence, dit-on, a laissé
place à un regard plein d’amertume 6.

Les chômeur.se.s, et tout particulièrement ceux et celles qui peuplent


les rangs des groupes protestataires, sont soupçonné.e.s de passivité et
d’attentisme vis-à-vis de l’État. La mobilisation est présentée, sur un ton

5. Hassan Bouchachia, « “Les diplômés sont trop mous” : les patrons veulent des challen-
gers », L’Économiste, 8 septembre 1999.
6. Aniss Maghri, « Chômeurs diplômés  : Asmâa, licenciée en gestion », L’Économiste,
25 juin 1998.
Insérer ou contrôler les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 157

normatif, comme la solution de facilité de ceux et celles qui se savent


incapables de régler leur situation par le biais du marché. D’ailleurs, la
situation dans laquelle se trouvent les diplômé.e.s chômeur.se.s apparaît
comme l’aboutissement de parcours parsemés de mauvais choix, impu-
tables à l’ignorance ou à l’insouciance. Par opposition, la presse évoque
aussi des success-stories édulcorées qui, toujours sur le même ton normatif,
célèbrent les héroïcités des self-made (wo)men :

Les jeunes de l’association Initiative urbaine de Hay Mohammadi en


veulent. Les 384 adhérents font de leur mieux pour décrocher un job et
améliorer leur niveau social. Alors, pas question de chômer. Aussi, l’une
de leurs préoccupations est-elle de faire adhérer le maximum de jeunes,
même ceux qui sont entrés dans l’engrenage de la drogue, la violence
ou l’alcoolisme [...] Initiative urbaine n’a pas pour objet de trouver des
emplois à ses adhérents mais de leur donner les moyens d’y parvenir.
Leur formule : se former et en faire profiter les autres dans un esprit de
groupe et de solidarité. C’est grâce à l’aide de Jamal Belahrach, directeur
général de Manpower, Zineb Benabdeljalil, directeur général de Déo-
Compétences et Amine Jamai, DRH chez Maphar, qu’ils ont pu bénéfi-
cier de séminaires sur des thèmes qui les intéressent. Les jeunes font des
formations en informatique, ils font aussi du théâtre pour surmonter leur
timidité et apprendre à communiquer 7.

La confrontation de ces images antinomiques (passivité des diplômé.e.s


chômeur.se.s versus dynamisme des jeunes qui « se prennent en charge »)
écorne la représentation du diplômé méritant sur laquelle les protesta-
taires fondent la légitimité de leur mobilisation. Les discours prônant la
réforme de l’administration mettent l’accent sur l’hypertrophie de la fonc-
tion publique comme s’il s’agissait d’un mal réclamant une intervention
urgente 8. Le ton du rapport de la Banque mondiale de 1995 sur l’état du
secteur public était si pessimiste qu’Hassan II a annoncé la réforme de
plusieurs secteurs (administration, privatisation d’entreprises publiques,
réforme de l’éducation, révision de la politique monétaire), après avoir
déclaré que « le Maroc était au bord de la crise cardiaque 9 ». Le poids
de la masse salariale dans la fonction publique (équivalent alors à 14 %
du PIB) sur l’emploi total, jugé démesuré, est invoqué pour ­justifier les

7. Nadia Belkhayat, « À la recherche d’un job : comment les jeunes tentent de s’en sortir »,
L’Économiste, 20 septembre 2004.
8. Le ministère de la Fonction publique s’appelle désormais ministère de la Modernisa-
tion des secteurs publics. Ce changement est révélateur de la philosophie qui sous-tend les
réformes : « Le ministère doit cesser d’être un ministère de notables, de “carrière” – dans
le sens où c’est parce que j’ai un diplôme que j’ai le droit de travailler dans la fonction
publique. Non, ça doit devenir un ministère “d’emplois”. » (Entretien avec Abdelaziz
El Houari, chef de service du ministère de la Modernisation des services publics, Rabat,
février 2009)
9. Saloua Mansouri, « Hassan II capitule devant l’économie », Challenge, 7 mars 2009, en
ligne : www.maghress.com/fr/challenge/4236 (janvier 2020).
158 Lutter pour ne pas chômer

mesures ­restrictives 10. Pourtant, les diplômé.e.s chômeur.se.s qui rejoignent


la f­onction publique à la suite des manifestations représentent une toute
petite partie des recrutements prévus dans la loi de finances (moins de
10 % des nouveaux postes programmés) 11. La proportion de diplômé.e.s
chômeur.se.s protestataires qui réussit à décrocher des postes dans les
municipalités est encore plus réduite sur l’ensemble des fonctionnaires
municipaux.
Devant cet état de l’opinion, l’opération d’embauche massive lancée
par le CNJA peu après sa création et qui représentait le recrutement de
10 000 fonctionnaires parmi des diplômé.e.s sans emploi recensé.e.s par le
Conseil, a provoqué une certaine confusion. Les gestes gouvernementaux
qui ont suivi, néanmoins, sont allés dans la direction pointée par la presse
économique : mettre fin à l’idée d’emploi à vie dans la fonction publique
et céder progressivement la place d’employeur à un secteur privé auquel
l’État offre des incitations pour former et embaucher des lauréat.e.s. La
mise en place des dispositifs d’amélioration de l’employabilité de cette
catégorie s’inscrit, en outre, dans une conjoncture politique de renouveau
des élites gouvernementales.

L’invention d’une politique de l’emploi au temps de l’Alternance

Comme il a été indiqué à la fin du premier chapitre, une des premières


actions du CNJA en 1991 a été l’élaboration d’un recensement pour
mesurer l’ampleur du chômage des diplômé.e.s. À partir de ce recense-
ment, 10 000 personnes ont été embauchées dans les collectivités locales.
Les protagonistes de cette macro-opération reconnaissent la motivation
sécuritaire qui guidait cette solution :
La mission du CNJA était de trouver une embauche pour ces jeunes.
Pour le ministère de l’Intérieur, il s’agissait de gérer une crise, de devan-
cer une mobilisation... Parce qu’à ce moment-là, il n’y avait pas encore
beaucoup de mobilisation, parce que tu sais que les gens, je m’excuse de
le dire comme ça, étaient assez matraqués, ils n’avaient pas l’idée de faire
des manifestations. En parallèle avec l’enquête de l’Intérieur, à la DGCL
[Direction générale des collectivités locales] on a réalisé une autre enquête
au niveau des cadres moyens et supérieurs, pour voir quel était le déficit
au niveau des collectivités locales pour ce type de cadres. On a calculé
qu’on avait un besoin de 32 000 cadres moyens et supérieurs, et 32 000
ont été embauchés par la DGCL 12.
10. Selon le blog de la Ligue nationale des cadres supérieurs chômeurs, le taux d’encadre-
ment de l’administration publique sur la population active marocaine n’atteint pas les 2 %,
alors qu’il est de 20 % en France (source : http://al-rabita.blogspot.com).
11. Les prévisions de la loi de finances oscillent entre 8 000 et 16 000 nouveaux postes
par an. Une moyenne de 1 000 diplômé.e.s chômeur.se.s (protestataires) est embauchée
chaque année depuis 2003. Il est difficile de dire si ces embauches sont réalisées dans le
cadre des prévisions budgétaires de l’année. Pourtant, le seuil de postes prévu dans la loi
est l’un des enjeux des manifestations de chômeurs tous les ans.
12. Entretien avec Mostafa Ameur, ancien responsable de la DGCL, Rabat, janvier 2009.
Insérer ou contrôler les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 159

De nombreux.ses militant.e.s ont vu dans la « générosité » du CNJA


et des collectivités locales une confirmation de la force de frappe des
chômeur.se.s. Et la réactivité (apparente) du régime aux premières
actions des chômeur.se.s organisé.e.s a eu comme effet aussi bien de
stimuler les protestations que de donner au CNJA une image d’« agence
de l’emploi ». Avec le but d’atténuer cet effet encombrant, le CNJA
a misé sa communication institutionnelle à partir de fin 1991 sur le
besoin de stimuler les vocations entrepreneuriales, ainsi que sur le
secteur privé comme niche d’emploi. Désormais, les publications du
CNJA font de l’autoemploi la voie légitime d’insertion professionnelle
pour les jeunes diplômé.e.s, ainsi que la garantie de leur épanouisse-
ment social et moral.
À partir de l’automne 1991, le CNJA met en place deux programmes
d’aide à l’autoentrepreneuriat : le Programme d’information et d’assis-
tance à la création d’entreprises (PIACE) 13 et le Programme pour la pro-
motion des activités économiques en milieu rural (PROMAR). L’objectif
déclaré est de réduire progressivement les attentes des jeunes vis-à-vis de
l’administration et de les inciter « à ne pas trouver refuge dans l’assurance
du travail salarié, mais à promouvoir la création de leurs propres entre-
prises » (Ojeda, 2001, p. 21). Le supposé manque d’audace des diplômé.e.s
issu.e.s du système public d’enseignement est identifié comme une des
causes de la faiblesse du tissu entrepreneurial. De même, les difficul-
tés éprouvées par des employeurs à la recherche de profils intéressants
sont évoquées lors du lancement du Programme national de formation /
insertion (PNFI), qui visait à améliorer l’adéquation des formations aux
besoins du marché de l’emploi. Pourtant, paradoxalement, le rapport
qui donne naissance au PNFI ne plaide pas pour le ralentissement des
embauches dans la fonction publique 14. En effet, la fonction publique est
loin d’y être considérée comme hypertrophiée et il est indiqué que son
rétrécissement « risque de nuire à la capacité d’action de l’A­dministration

13. Le PIACE visait la promotion de l’auto-insertion à travers l’information, l’accompa-


gnement et l’assistance technique. Il s’accompagnait d’un Programme de crédit jeunes
promoteurs. Des diplômé.e.s de la formation professionnelle pouvaient disposer de
500  000  dirhams de crédit, dont la prise en charge était répartie entre l’État et les
banques. En 1995 a été mis en place un Fonds pour la promotion de l’emploi des jeunes,
un programme spécifique de soutien à la création d’entreprises. Ce fonds s’adressait aux
personnes entre 20 et 45 ans titulaires d’un diplôme d’enseignement supérieur, de for-
mation ou de qualification professionnelle. Le crédit représentait 90 % du montant du
projet, avec un plafond d’un million de dirhams. La durée du crédit oscillait entre douze
et quinze ans. Le taux d’intérêt était de 5 % pour les prêts accordés par l’État et de 9 %
pour ceux des banques.
14. Le but de PROMAR était l’identification de besoins économiques en milieu agricole,
ainsi que la conception de projets agricoles et non agricoles dans les communes locales
rurales. Le PNFI assurait des formations de courte durée permettant une première expé-
rience professionnelle. Le programme s’adressait spécialement aux chômeur.se.s de longue
durée (à la recherche d’un emploi depuis plus d’un an), titulaires au moins du baccalau-
réat et sans aucune qualification professionnelle.
160 Lutter pour ne pas chômer

en matière d’offre de service public 15 ». Ainsi, le rapport conseille la créa-


tion de 32 000 emplois par an entre 1992 et 1996, en particulier dans
l’enseignement, la santé et les collectivités locales 16.
Lors des premières sessions du CNJA est proposée la création d’une
agence de coordination pour l’emploi ; cette mesure aboutira quelques
années plus tard à la création de l’Agence nationale de promotion de
l’emploi et des compétences (ANAPEC). Avant cela, faute d’agence, le
CNJA développe un réseau de commissions provinciales et préfecto-
rales chargées de renseigner les diplômé.e.s universitaires sur les oppor-
tunités d’emploi. Cette fonction est assumée, en 1993, par les centres
d’information et d’orientation pour l’emploi (CIOPE). Ces derniers
s’adressent aux personnes à la recherche d’un emploi, titulaires du bac-
calauréat, d’une licence universitaire ou d’un diplôme de l’enseigne-
ment professionnel. Ils s’occupent de l’intermédiation en établissant des
contacts avec les entreprises afin de connaître les besoins et de fournir
un appui en matière de recrutement (diffusion des offres, recherche des
candidats, présélection de candidatures, etc.) 17. Les CIOPE ont été sup-
primés par le dahir du 5 juin 2000 promulguant la loi 51/99 portant
création de l’ANAPEC.
Malgré cette profusion de dispositifs, la gestion des diplômé.e.s chô-
meur.se.s protestataires tient, jusqu’en 1998 et l’arrivée de l’Union
­socialiste des forces populaires (USFP) à la tête du gouvernement, à un
équilibre précaire qui oscille entre la répression et les recrutements arbi-
traires décidés par le ministère de l’Intérieur. Selon un ex-chômeur recruté
en 1996 : « [Driss] Basri [alors ministre de l’Intérieur] nous visitait fré-
quemment. Il arrivait avec sa voiture. Il s’arrêtait devant notre sit-in. Il
embauchait des gens directement ou il convoquait une réunion le lende-
main avec les responsables des groupes 18. » Driss Basri fut durant vingt-
six ans une pièce maîtresse du système de sécurité et de renseignement
du pays. Homme fort d’Hassan II, il est une des figures les plus sombres
des années de plomb. Au moment de l’avènement du gouvernement de
l’Alternance, sa permanence au poste de ministre de l’Intérieur incarne
très symboliquement la concurrence entre deux sources d’autorité : celle
issue du Palais (ce que les spécialistes du Maroc connaissent sous le nom
de « Makhzen ») et celle issue des processus électoraux.

15. CNJA, « Enquête nationale auprès des jeunes : analyse des résultats », Rabat, 1993, p. 69.
Le rapport indique que la part de l’administration dans l’emploi total est de 9 %, alors que
dans les pays développés, cette proportion varie entre 12 et 18 %.
16. Le rapport fait le constat du degré relativement bas de qualification dans les collecti-
vités locales : une proportion relativement élevée d’employé.e.s subalternes ne dispose pas
de formation précise et 30 % des fonctionnaires ne dépassent pas l’enseignement primaire.
17. Les CIOPE développent d’autres missions qui seront plus tard assumées par l’ANAPEC,
telles que l’inscription des chercheur.se.s d’emploi, l’information sur les offres existantes,
les concours, les formations et la prestation d’aide à la recherche d’emploi. Les CIOPE
ont également la tâche d’informer les pouvoirs publics sur les données du marché de
l’emploi et de faire des propositions pour faciliter l’insertion des chercheur.se.s d’emploi.
18. Entretien avec un ex-diplômé chômeur de troisième cycle, Rabat, avril 2005.
Insérer ou contrôler les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 161

L’entrée de la Koutla dans le gouvernement en 1998 complique la


donne en faisant augmenter la concurrence pour le traitement du d­ ossier
des chômeur.se.s protestataires, qui jusqu’alors était quasi monopolisé
par le ministère de l’Intérieur. Cette concurrence entre le ministère de
l’Intérieur et la primature est renforcée par la désignation, après 1998, du
ministère de l’Intérieur en tant que « ministère de souveraineté », c’est-
à-dire dépendant directement du monarque. Après avoir été nommé
Premier ministre, Abderrahmane Youssoufi crée la figure de « conseiller
pour les Affaires sociales », chargé des négociations avec les diplômé.e.s
chômeur.se.s. La tâche sera attribuée pendant longtemps (sous les gou-
vernements de Youssoufi, de Jettou et d’El Fassi) à Driss El Guerraoui,
membre de l’USFP et enseignant d’économie à l’université 19. Cette nomi-
nation instaure une coexistence, parfois coopérative, parfois concurren-
tielle, entre les pouvoirs publics impliqués dans la gestion de l’affaire :
primature, ministère de l’Intérieur et conseillers du roi 20. Des récits, plus
ou moins fantaisistes, circulent sur des manœuvres du ministre de l’In-
térieur visant à écorner l’image du gouvernement de l’Alternance, sur-
tout pendant ses premiers mois. Selon une anecdote cocasse racontée
par un ancien ministre socialiste de l’Éducation nationale à propos d’un
sit-in mené par un groupe de troisième cycle devant ledit ministère, des
fonctionnaires du ministère de l’Intérieur (encore dirigé par Driss Basri)
auraient apporté des couvertures pour que les chômeur.se.s n’aient pas
froid la nuit. Ainsi, le sit-in pouvait durer plus longtemps et son impact
sur l’image de l’inexpérimenté gouvernement social-démocrate pouvait
être plus nuisible. Peu importe la véracité de ces anecdotes : elles circulent
entre des cohortes militantes et ont des effets performatifs. Concrètement,
elles renforcent l’idée selon laquelle la mobilisation des diplômé.e.s aurait
une valeur de monnaie d’échange pour des acteurs politiques en concur-
rence. Ces anecdotes aident les chômeur.se.s à effectuer des calculs sur
les meilleurs coups à jouer, en fonction de la façon dont ils et elles com-
prennent les rapports de forces changeants et le degré de division entre
les élites politiques (Meyer, 2004).
Ainsi, à partir du gouvernement de l’Alternance, deux fronts de ges-
tion du dossier des diplômé.e.s chômeur.se.s se dessinent, chacun avec des
scénarios et des acteurs différents : d’un côté, une dynamique officielle,
publique et partenariale, d’abord appelée « Assises pour l’emploi » et, à
partir de 2015, « Stratégie nationale pour l’emploi » (SNE), qui s’incarne
dans des rencontres réunissant des partenaires sociaux et institutionnels

19. Driss El Guerraoui est chargé du dossier entre 1998 et 2008. Avec l’arrivée d’Abbas
el Fassi au gouvernement en 2007, il est officieusement remplacé par Abdessalam Bakkari,
personne de confiance issue de la jeunesse du Parti de l’Istiqlal (PI), également économiste.
20. Selon un ancien conseiller d’Abdallah Saaf au ministère de l’Éducation nationale (1998-
2000), « on a tous toujours négocié avec les chômeurs. Le Palais et l’Intérieur, ils ont des
réseaux de discussion directe avec les diplômés, soit à la marge du gouvernement, soit en
son nom. Le gouvernement a commencé à percevoir ces relations comme quelque chose
qui pouvait entacher son autorité » (entretien avec Omar Benbada, Rabat, février 2005).
162 Lutter pour ne pas chômer

sous l’initiative formelle du ministère de l’Emploi et des Affaires sociales ;


de l’autre, des rencontres privées entre les protestataires et des responsables
publics, notamment du ministère de l’Intérieur et la primature.
Les Assises pour l’emploi ont été des rendez-vous extrêmement mis en
avant par le gouvernement. Les premières ont lieu à Marrakech en 1998
et les secondes à Rabat en 2005. Présentées comme des moments de for-
mulation participative de la politique publique d’emploi, ces rencontres
réunissent des syndicats, le patronat, des universitaires et les partenaires ins-
titutionnels du ministère de l’Emploi 21. La première édition des Assises est
présidée par l’usfpéiste Khalid Alioua, responsable du portefeuille de l’em-
ploi dans le cabinet Youssoufi. Bien qu’elle ait été le dépositaire des espoirs
de justice sociale, l’USFP, une fois installée au gouvernement, a repris à son
compte le consensus dominant dans le milieu journalistique et patronal en
faveur de l’insertion des diplômé.e.s dans le secteur privé. Les propositions
promues par le ministère de l’Emploi et des Affaires sociales lors de la ren-
contre de Marrakech ne sont pas inédites et elles s’inscrivent dans la voie
annoncée par le CNJA : rapprocher l’offre et la demande d’emploi à tra-
vers une agence d’intermédiation, proposer aux diplômé.e.s des formations
orientées vers les besoins du marché et favoriser la création d’entreprises.
L’argument selon lequel le chômage est la conséquence de l’inadéquation
entre la formation du demandeur d’emploi et les besoins de l’employeur est
à la base d’un programme de reconversion de diplômé.e.s (le Programme
Action Emploi) et de crédits souples visant la création de petites entre-
prises (le Programme jeunes créateurs d’entreprises). Un pari normatif sur
les bienfaits de la flexibilité inspire tous ces dispositifs : si celle-ci accroît
certes l’incertitude de l’employé.e, au moins elle incite les entrepreneurs à
recruter et à former des diplômé.e.s. Le rôle de la puissance publique est
de contribuer à l’offre de formation. Le Programme formation qualifiante
a été conçu pour répondre à cette logique, en formant 15 000 diplômé.e.s
dans les secteurs du tourisme et de l’offshore 22.
Les deuxièmes assises, appelées « Initiatives Emploi », ont lieu en
septembre  2005 et sont présidées par Mustapha Mansouri, membre
du Rassemblement national des indépendants (RNI) 23 et ministre de

21. Les principaux partenaires institutionnels du ministère de l’Emploi et des Affaires


sociales en matière d’encouragement de l’emploi sont la Promotion nationale, l’Entraide
nationale (qui dépend du ministère du Développement social), l’Agence de développe-
ment social (qui relève du ministère de l’Intérieur) et, à partir de 2005, l’Initiative natio-
nale pour le développement humain (INDH), mise en place par le roi Mohammed VI.
Ces différents organismes interviennent notamment dans des projets pensés par le prisme
de la lutte contre la pauvreté.
22. Une partie des bénéficiaires du programme a effectivement été intégrée dans ces sec-
teurs, tandis que d’autres milliers d’exclu.e.s ont grossi les rangs des groupes protestataires.
Et cela jusqu’à leur démobilisation après une promesse d’embauche annoncée avant les
élections législatives de 2002. (Entretien avec Hassan Benmoussa, secrétaire général du
secrétariat à la Formation professionnelle, Rabat, mars 2007)
23. Le RNI est créé en 1978 autour du Premier ministre de l’époque, Ahmed Osman. Ces
origines valent à la formation d’être qualifiée de « parti de l’administration ».
Insérer ou contrôler les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 163

l’­Emploi à l’époque. Durant les sept années écoulées depuis la première


expérience, la primature a connu le remplacement d’un Premier ministre
usfpéiste par un technocrate, Driss Jettou, en 2002. Les protestations des
chômeur.se.s sont devenues presque quotidiennes et les groupes de troi-
sième cycle constituent la majorité écrasante des chômeur.se.s organisé.e.s.
Dans les salles de négociation, l’ANDCM, beaucoup moins importante
en nombre que les diplômé.e.s de troisième cycle et plus radicale, a été
mise à l’écart 24. Les « Initiatives Emploi » se tiennent en l’absence du
CNJA, supprimé en 2003 25. Néanmoins, la continuité est assez évidente,
car d’anciens programmes ressortent sous de nouvelles appellations : un
programme d’appui à la création d’entreprises (Moukawalati : Mon entre-
prise), des mesures d’encouragement pour les employeurs visant l’em-
bauche de diplômé.e.s (Idmaj : Insertion) et des plans de reconversion
pour les profils « non adaptés » aux besoins du marché du travail (Ta’ahil :
Formation). Les personnes éligibles à ces programmes, opérationnels
depuis septembre 2006, sont toujours les diplômé.e.s de la formation
professionnelle, de l’enseignement supérieur ou des bachelier.ère.s, qui
ont entre 20 et 45 ans.
Les programmes présentés à l’occasion des « Initiatives Emploi » de
Rabat touchent, dans les années qui suivent 2005, des dizaines de milliers
de diplômé.e.s inscrit.e.s à l’ANAPEC. Cependant, ils n’arrivent pas à
réduire le nombre des protestations de chômeur.se.s ni, d’ailleurs, à apaiser
la négativité des discours sur la jeunesse et l’emploi au Maroc. En 2011,
le contexte des révoltes dudit « printemps arabe » expose au grand jour
la situation alarmante des diplômé.e.s chômeur.se.s. À ce moment-là, les
récits pointant la bombe à retardement du chômage des jeunes comme
cause des révoltes et principal danger à la stabilité institutionnelle des
pays de la région du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord battent leur
plein. Au Maroc, les manifestations du M20F coïncident avec le lance-
ment de deux autres programmes du ministère de l’Emploi et des Affaires
sociales, certainement conçus un peu avant l’éclatement de la révolte : le
programme Moubadara (Initiative) et le programme Taetir (Encadrement).
Le premier vise à favoriser l’embauche de diplômé.e.s chômeur.se.s dans
le secteur associatif et l’économie sociale par le biais de subventions de
l’État, alors que le deuxième vise à relancer les possibilités d’employabilité
de diplômé.e.s chômeur.se.s de longue durée par l’octroi d’une bourse
annuelle. Encore une fois, ces deux nouveautés, qui s’ajoutent à l’ensemble
des mesures publiques visant à améliorer l’intégration professionnelle des
diplômé.e.s, ne parviennent pas à infléchir les tendances de précarisation
et de marginalisation de la jeunesse dénoncées par le M20F.

24. La dernière rencontre du bureau de l’ANDCM avec le ministre de l’Emploi date de


2001.
25. La réforme constitutionnelle de 1996 prévoyait déjà le remplacement du CNJA par
un Conseil économique et social, dont la mise en place s’est longtemps fait attendre. Il a
finalement été mis en place en février 2011, sous la forme du Conseil économique, social
et environnemental.
164 Lutter pour ne pas chômer

Mais la critique prononcée par le M20F n’est pas inédite. À partir de


2005, une vague de mobilisations locales, parfois nationalement coordon-
nées, dénonce l’augmentation du coût de la vie 26, la dégradation des ser-
vices publics 27, la marginalisation à laquelle sont condamnées certaines
régions, oubliées par les plans de développement social ou encore le
mépris des autorités à l’égard des populations. Le M20F s’inscrit donc dans
un cycle de mobilisation lancé en 2005 dont le trait distinctif est l’arti-
culation de problématiques sociales et politiques 28. Le climat de critique
et de contestation n’est pas sans effet sur les positions des acteurs tradi-
tionnellement associés à l’élaboration de la politique publique d’emploi.
Un des premiers acteurs à prendre position est la principale organisation
patronale, la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM).
À partir de 2012, ses rapports énoncent des propositions concernant aussi
bien les politiques publiques globales que des mesures à mettre en place
dans chaque unité de production. Des appels sont lancés pour que le
monde de l’entreprise assume la lutte contre la précarité, s’engage réelle-
ment dans la formation des travailleur.se.s et prenne au sérieux son rôle
dans le développement d’un « civisme » économique (Sadik, 2017). Or
les bonnes intentions de la CGEM se heurtent aux propriétés du tissu
entrepreneurial marocain. La plupart des entreprises se caractérisent par
leur petite taille et celles qui disposent des capacités pour répondre aux
engagements proposés par la CGEM ne représentent qu’une infime por-
tion de l’emploi au Maroc.
Du côté du ministère de l’Emploi et des Affaires sociales et de ses parte-
naires institutionnels (ministère de l’Intérieur, ministère du Développement
social et Initiative nationale pour le développement humain – INDH),
l’ampleur des mobilisations oblige à recentrer l’analyse du chômage. À
l’évidence, la focalisation de l’intervention publique sur le chômage des
diplômé.e.s n’aurait fait que négliger les autres dimensions du problème
et, en réalité, aurait contribué à son aggravation. Le problème mérite
donc d’être posé sous l’angle du chômage des jeunes et de la précarisa-
tion rampante de larges pans de la population. Suivant cette logique, le
gouvernement, présidé par le Parti de la justice et du développement

26. C’est le cas de coordinations (tansikiyat) contre la vie chère, lancées par l’Association
marocaine des droits humains (AMDH) en 2005.
27. À l’origine des tansikiyat, on trouve la mobilisation à Rabat contre la privatisation de
l’eau au profit de la multinationale française Veolia. Dans certaines villes, comme Bouarfa,
le but principal des tansikiyat était la remunicipalisation des services, à travers des actions
collectives de boycott.
28. Les Hirak de 2017-2018 (Rif et Jerada) s’inscrivent dans ce cycle. Leur combus-
tible est la précarité matérielle et professionnelle des jeunes. Pour rappel, le Hirak au Rif
commence avec le meurtre d’un jeune poissonnier, broyé par un camion à ordures alors
qu’il essayait de récupérer sa marchandise. Le déclencheur des protestations à Jerada est la
mort de deux frères chômeurs qui s’étaient aventurés dans une mine abandonnée pour y
extraire du charbon. Dans les deux cas, la gestion par le gouvernement islamiste a com-
biné les promesses d’emploi pour les jeunes et la répression policière et judiciaire visant
à mater les mouvements.
Insérer ou contrôler les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 165

(PJD), présente en 2015 la Stratégie nationale pour l’emploi, un nouveau


plan d’encouragement de l’emploi pour la période 2015-2025. Le projet
reprend les axes classiques d’intervention (création d’emploi, formation
et intermédiation) et est présenté comme disposant d’une valeur ajoutée
dont auraient prétendument manqué les plans gouvernementaux pré-
cédents : une approche globale, qui ne se limite pas à l’encouragement
de l’activité économique, mais qui s’intéresse aussi à l’amélioration de la
sécurité sociale ; une ouverture de l’échantillon cible à toute la popula-
tion en mal d’insertion professionnelle 29.
Mais qu’en est-il des réalisations concrètes des différents programmes
lancés par le ministère de l’Emploi  ? Les chômeur.se.s protestataires
dénoncent l’inefficacité des dispositifs ainsi que l’arbitraire qui préside au
déploiement des programmes à l’échelle locale. Des faiblesses infrastruc-
turelles et des obstacles administratifs (inerties, lourdeurs bureaucratiques
et décentralisation incomplète) limitent aussi les réalisations des dispositifs.

Les dispositifs d’insertion professionnelle


à l’épreuve du local

Comment se traduisent localement, sur le terrain, les dispositifs du minis-


tère de l’Emploi et des Affaires sociales ? Il est moins question ici de
revenir sur les résultats quantifiables des dispositifs 30 que d’analyser qua-
litativement le déploiement des programmes dans quelques petites villes.
Concrètement, j’évoquerai les cas de Bouarfa, Sidi Ifni et Outat El Haj.
L’échelle de mise en place des décisions publiques n’est pas sans effets, et
l’observation des villes petites et moyennes apporte de la richesse à l’ana-
lyse de la mobilisation des chômeur.se.s.À Rabat, la présumée disponibilité
de postes dans la fonction publique incite les diplômé.e.s protestataires à
négliger les dispositifs de création d’emploi du ministère de l’Emploi. En
revanche, l’offre d’emplois dans la fonction publique étant beaucoup plus
limitée dans les petites villes, les diplômé.e.s chômeur.se.s n’ont d’autre
choix que d’envisager les options proposées par l’ANAPEC. De plus, c’est
précisément parce que l’emploi public y est moins disponible que les
éventuels effets positifs en matière de réduction du chômage des jeunes
des programmes du ministère s’y font sentir de façon plus saillante. Un
dernier intérêt analytique des villes petites est qu’elles ont été des scènes
importantes de la vague de mobilisation des années 2000. Dans les villes

29. Néanmoins, deux ans après le lancement officiel de la SNE, aucune réalisation concrète
ne peut lui être attribuée, voir Noureddine El Aissi, « Emploi : enfin un plan national,
mais pas de concret ! », L’Économiste, 29 août 2017, en ligne : www.leconomiste.com/
article/1016742-emploi-enfin-un-plan-national-mais-pas-de-concret (janvier 2020).
30. Pour en avoir un aperçu, le ou la lecteur.rice peut consulter les rapports du think tank
spécialisé dans le domaine de l’emploi European Training Foundation, voir par exemple
Aomar Ibourk-ETF, « Les politiques d’emploi et les programmes actifs du marché du tra-
vail au Maroc », 2015, en ligne : www.etf.europa.eu/sites/default/files/m/84B798B18610
CEC4C12580AE004BC362_Employment%20policies_Morocco_FR.pdf. (janvier 2020).
166 Lutter pour ne pas chômer

auxquelles je m’intéresse ici, les groupes de diplômé.e.s chômeur.se.s ont


participé à de larges mobilisations, sans en être les initiateurs.
Une ouverture plus importante des chômeur.se.s des villes de province
à l’égard des dispositifs d’encouragement de l’emploi dans le secteur privé
ne réduit pas pour autant les critiques qui leur sont adressées. Les chô-
meur.se.s attaquent surtout l’ambiguïté des critères d’évaluation utilisés
par les conseiller.ère.s qui étudient les dossiers des candidat.e.s, ainsi que
l’intromission du ministère de l’Intérieur dans le déploiement des dispo-
sitifs d’aide à l’emploi 31.
Selon le lieu, les guichets de réception des dossiers des demandeur.se.s
d’emploi sont assurés par l’Office de la formation professionnelle et de
la promotion du travail (OFPPT) 32, par des associations de microcrédit
(comme Al Amana ou Zakoura), par l’agence ANAPEC locale ou par le
guichet de l’INDH 33. En vertu des compétences en développement du
territoire attribuées à l’Agence de développement social, le ministère de
l’Intérieur est présent dans le processus d’évaluation et d’orientation des
dossiers des chômeur.se.s. Il intervient aussi dans la constitution de comi-
tés régionaux, présidés par les walis de la région et auxquels participent les
gouverneurs, les institutions financières, des élus régionaux, des experts
techniques, ainsi que les centres régionaux d’investissement et les comités
régionaux d’amélioration de l’employabilité (Bono, 2010). Ces comités
contrôlent la sélection des candidat.e.s proposé.e.s par les guichets, notam-
ment dans le cas des candidat.e.s du programme Moukawalati de création
de petites entreprises. La transparence et la traçabilité des décisions concer-
nant les dossiers de diplômé.e.s déposés dans les guichets ANAPEC (ou
OFPPT ou d’autres partenaires) est mise à mal par la complexité des comi-
tés régionaux, qui réunissent une multitude d’acteurs et dont les attribu-
tions respectives ne sont pas claires. Aux yeux des diplômé.e.s, il est très
difficile de comprendre les rouages administratifs des dispositifs censés les
aider et de faire la part entre les responsables officiels des programmes du
ministère de l’Emploi et les responsables réels de l’allocation de ressources.
Une autre caractéristique du déploiement local des dispositifs est l’inser-
tion problématique de nouvelles procédures au sein d’administrations qui

31. Malgré l’ambition d’attirer des catégories rétives à l’autoemploi (notamment des


docteur.e.s et des ingénieur.e.s), deux ans après le lancement du programme Moukawalati,
la répartition des nouveaux.lles entrepreneur.se.s par diplôme révèle la prééminence des
titulaires de bac + 4 (39 % des bénéficiaires) et des diplômé.e.s de la formation profes-
sionnelle (32 %). Les titulaires de diplômes de troisième cycle universitaire ne représentent
que 8 % des porteur.se.s de projets.
32. L’OFPPT est un opérateur public en matière de formation professionnelle, en fonc-
tionnement depuis 1974.
33. L’INDH a été lancée par Mohamed VI en 2005 comme projet phare de son règne.
Défini comme un projet « bâti sur les principes de démocratie politique, d’efficacité éco-
nomique, de cohésion sociale et de travail, mais aussi sur la possibilité donnée à tout un
chacun de s’épanouir en déployant pleinement ses potentialités et ses aptitudes » (discours
de Mohamed VI, 18 mai 2005), il constitue un cadre cognitif et logistique pour la mise
en œuvre des « projets de développement » (Bono, 2008).
Insérer ou contrôler les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 167

fonctionnent déjà avec leurs inerties bureaucratiques. En novembre 2008,


le panneau flambant neuf du guichet Moukawalati de Bouarfa resplendis-
sait sur les murs, guère plus vieux, du centre OFPPT. L’accompagnement
technique des candidat.e.s porteur.se.s de projets était venu s’ajouter aux
responsabilités que les cadres avaient déjà au sein de l’OFPPT, sans aucune
compensation salariale ou logistique. Ainsi, ces cadres manquent d’inci-
tations pour faire fonctionner des dispositifs tels que Moukawalati. Et si
les programmes n’aboutissent pas aux résultats escomptés, les conseillers
justifient cela par le « manque d’esprit entrepreneurial » des jeunes de la
ville : « Mais quel esprit d’initiative va-t-on développer ici ? Je le dis fran-
chement : on est là, on fera notre travail, on s’est fixé des objectifs, mais
on n’attend pas grand-chose. Là, les gens n’ont pas d’esprit d’initiative. Ça,
c’est le Maroc inutile 34 ! » La situation observée à Sidi Ifni ne contredit
pas cet état d’esprit, et ce, bien que la région Souss-Massa-Drâa soit l’une
des plus performantes quant à la création d’entreprises, selon les bilans
de l’ANAPEC 35. Le diagnostic du responsable du centre de formation
de l’OFPPT et du guichet Moukawalati à Agadir apparaissait en décalage
avec les bilans officiels :

À Sidi Ifni, les gens ne font rien. Soit ça, soit ils veulent émigrer aux îles
Canaries, soit ils attendent des emplois de l’État... C’est l’empreinte du
colonialisme. Dans les zones occupées par la France, les gens sont plus
dynamiques ; mais dans les zones espagnoles... À Sidi Ifni, les retraités de
l’armée reçoivent chaque mois leur pension et leurs enfants ont été édu-
qués dans cette attente 36...

Les trois villes étudiées – Sidi Ifni, Bouarfa et Outat El Haj – sont pré-
sentées aussi bien par les chômeur.se.s que par les administrateurs des dis-
positifs d’encouragement d’emploi comme des lieux emblématiques du
« Maroc inutile 37 ». Les dénonciations des militant.e.s à propos de l’ostra-
cisme auquel leurs régions sont condamnées (Naciri, 1999) sont reprises
par les acteurs de l’administration pour expliquer le fatalisme des jeunes
et leur manque d’intérêt pour les dispositifs. Mais, en dépit des propos
défaitistes, les petites villes peuvent être le berceau de quelques aventures
entrepreneuriales réussies. Or le soutien institutionnel dévolu à ces expé-
riences stimule les soupçons de népotisme fréquemment véhiculés par les
chômeur.se.s protestataires. Du côté des agents institutionnels, le discours
sur le manque d’engagement des chômeur.se.s protestataires qui « ont

34. Entretien avec le responsable du guichet Moukawalati de Bouarfa, Bouarfa,


novembre 2008.
35. ANAPEC, rapport d’évaluation 2008.
36. Entretien avec le directeur du guichet Moukawalati d’Agadir, Agadir, novembre 2008.
37. Expression d’origine coloniale utilisée par des géographes (Jean Célérier, Georges
Hardy) puis reprise par le général Lyautey, premier résident général de France au Maroc.
Elle désigne le Maroc marginal, celui qui présente un moindre intérêt économique et
stratégique pour les colonisateurs d’abord, et pour l’autorité souveraine ensuite.
168 Lutter pour ne pas chômer

laissé tomber à la dernière minute un projet d’entreprise 38 » foisonne. Du


côté des protestataires, les dossiers ANAPEC qui réussissent ne peuvent
être, de leur point de vue, que ceux de personnes qui auraient été « pis-
tonnées ». Ainsi, les dispositifs ministériels d’encouragement à l’emploi au
niveau local étant boudés tant par les protestataires que par ses adminis-
trateurs, leur impact est tout relatif.
Comme il a été dit auparavant, le discours public pointe le besoin de
réduire le poids de la masse salariale dans la fonction publique. Cependant,
le traitement du dossier des diplômé.e.s n’exclut pas des recrutements
extraordinaires dans l’administration. Les chômeur.se.s organisé.e.s ne sont
pas dupes : sourd.e.s à l’annonce du retrait de l’État-employeur, ils et elles
continuent à adresser leurs demandes à ceux qui, à leurs yeux, incarnent
l’autorité et la capacité de débloquer des emplois publics. Dans l’inter­
action entre protestataires et interlocuteurs publics, les dispositifs sont
négociés et assouplis, en même temps que les chômeur.se.s mobilisé.e.s
sont poussé.e.s à la modération. La pratique des négociations révèle une
continuité entre les dispositifs officiels et des solutions informelles pro-
posées aux protestataires.

LES AUTRES DISPOSITIFS D’INSERTION : NÉGOCIATIONS OFFICIEUSES


ET DISCIPLINARISATION DE LA PROTESTATION

Avec une certaine périodicité, une bonne partie des cohortes de diplômé.e.s
chômeur.se.s qui manifestent à Rabat obtient un accord d’embauche
dans la fonction publique. Ces accords profitent presque exclusivement
aux membres des groupes de troisième cycle. Voici, à titre d’exemple,
une synthèse des accords obtenus auprès du Premier ministre pendant la
période 2005-2012.

ACCORDS D’EMBAUCHES COLLECTIVES


DE DIPLÔMÉ.E.S DE TROISIÈME CYCLE
Depuis le début des années 2000, les groupes de troisième cycle sont (presque) les
seuls à bénéficier d’accords d’embauches collectives dans l’administration publique
à Rabat. Organisés depuis 1995, les premiers groupes sont assez petits (entre 50
et 300 membres) et protestent pendant quelques mois avant d’obtenir un accord
avec le ministère de l’Intérieur ou le Premier ministre : c’est le cas en 1996, 1998,
2000 et 2001. La taille des groupes explose en 2003, avec la fusion de trois struc-
tures regroupant environ 200 personnes chacun. En septembre 2006, l’Union des
cadres supérieurs au chômage, Khams et Amal signent un accord d’embauche avec
le Premier ministre Driss Jettou. 1 086 diplômé.e.s sont recruté.e.s, notamment au
sein du ministère de l’Éducation nationale.
En août 2007, deux semaines avant le début de la campagne pour les élections légis-
latives, Driss Jettou conclut un autre accord avec 25 groupes de diplômé.e.s chômeur.
se.s. 2 600 personnes doivent en bénéficier. Afin d’assurer le respect de l’accord, un
comité de suivi (composé par le ministère de l’Intérieur, celui de l’Emploi, la primature

38. Entretien avec le directeur du guichet Moukawalati d’Agadir, Agadir, novembre 2008.


Insérer ou contrôler les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 169

et des représentants des groupes) est mis en place. Les embauches ont finalement
lieu en février 2008, mais elles ne bénéficient qu’à la moitié des membres des groupes
(1 100 personnes). L’autre moitié, ainsi que les membres des nouveaux groupes
apparus durant les derniers mois, est intégrée entre octobre et décembre 2009.
En 2011, à la veille des élections et dans le contexte des protestations du M20F, la
primature s’engage à recruter quelques milliers de chômeur.se.s. Les protestataires
actifs à l’époque croient que les promesses d’embauche pour 2012 les concernent,
alors que ces promesses se limitaient aux diplômé.e.s lauréat.e.s de 2010. En 2012,
l’AMDH dénonce le fait qu’une grande partie des recrutements de 2012 n’a pas
profité aux membres des groupes protestataires, mais à des proches de partis poli-
tiques et du gouvernement.
Source : Différents entretiens menés entre 2005 et 2015
Quelle est la logique sous-jacente à la périodicité de ces recrute-
ments ? Dans les pages qui suivent, j’essaie de retracer le cheminement
des négociations entre les chômeur.se.s et les représentants des pouvoirs
publics, et je tente de faire apparaître un modèle d’interaction entre ces
acteurs. Comment les groupes de chômeur.se.s identifient-ils leurs inter-
locuteurs ? Est-ce que tous les groupes sont en mesure de rencontrer les
autorités pour négocier sur une base régulière ? Comment se déroulent
les négociations ? Qui est embauché.e ?
Une partie de l’espace de mobilisation des chômeur.se.s demeure,
depuis la fin des années 1990, assez marginalisée du point de vue de l’ac-
cès aux pouvoirs publics (c’est le cas de l’ANDCM). Cependant, une autre
partie (les groupes de troisième cycle) arrive à s’insérer dans des espaces
de négociation avec les autorités. Ce décalage, en plus de cultiver la frag-
mentation organisationnelle des chômeur.se.s, a des effets de disciplinari-
sation de l’espace protestataire. Dans les parties qui suivent, nous verrons
également les positions que les chômeur.se.s sont susceptibles d’occuper
dans les calculs des acteurs du pouvoir (ou avec des aspirations de pouvoir).

Qui sont les interlocuteurs des diplômé.e.s chômeur.se.s ?

Le désengagement de l’État de son rôle d’employeur s’accompagne para-


doxalement d’une prééminence indiscutable des pouvoirs publics dans
le traitement des protestations pour l’accès à l’emploi. En 1991, avec la
création de l’ANDCM, les diplômé.e.s protestataires sont vu.e.s comme
des agitateur.rice.s de l’espace public et, à ce titre, le ministère de l’Inté-
rieur s’attribue le traitement du dossier. Cette relation dyadique simpliste
(protestataires versus ministère de l’Intérieur) se complique avec l’avène-
ment du gouvernement de l’Alternance, en 1998, qui crée la figure d’un
conseiller des Affaires sociales chargé par le Premier ministre du dialogue
avec les chômeur.se.s. Comme indiqué plus haut, l’économiste et membre
de l’USFP Driss El Guerraoui est le premier désigné à ce poste ; il gardera
sa place jusqu’en 2008, et ce, malgré deux changements de gouvernement
(en 2002 et en 2007). À partir de 2008, ce sont des conseillers directement
liés au parti siégeant à la primature qui remplissent cette fonction d’inter-
locution avec les diplômé.e.s. Malgré la présence de la figure du conseiller
170 Lutter pour ne pas chômer

des Affaires sociales, le traitement sécuritaire occupe une place privilégiée


dans la gestion d’un dossier que les autorités présentent euphémiquement
comme relevant du domaine humanitaire 39.
Le chapitre précédent montrait comment les chômeur.se.s ciblent
tout acteur public qui pourrait éventuellement avoir une influence sur la
création d’emplois. Le ciblage d’un acteur ou d’un autre à un moment
donné répond à des critères d’opportunité, de facilité, de précaution et de
réduction des risques sécuritaires. Quand l’occasion se présente, les pro-
testataires essaient de tirer profit de l’émergence de « nouveaux » acteurs
politiques capables de perturber les équilibres institutionnels tradition-
nels (Tarrow, 1994 ; Koopmans & Kriesi, 1995 ; Meyer 2004). C’est la
raison pour laquelle, en avril 2008, les diplômé.e.s chômeurs placent de
grands espoirs dans les réunions convoquées par le parlementaire Fouad
Ali El Himma.
En 2008, Fouad Ali El Himma est un ex-ministre délégué à l’Intérieur
et un ami intime de Mohammed VI. Son entrée en politique électorale,
avec la liste « Tradition et Modernité », a été l’un des faits marquants de
la campagne pour les élections législatives de 2007. Beaucoup d’observa-
teurs de la vie politique marocaine y ont vu l’amorce d’une réorganisa-
tion de la carte politique aux conséquences imprévisibles. Cette analyse
a été renforcée par l’abondance de député.e.s transfuges qui ont aban-
donné leurs partis pour rejoindre « Tradition et Modernité ». Un des buts
de cette réorganisation de la carte politique aurait été la formation d’une
grande coalition pour freiner l’ascension du PJD (parti qui remportera
enfin les élections en 2011). Bien que, officiellement, El Himma ne pos-
sédât que le statut de parlementaire, son pouvoir informel dérivé de sa
relation privilégiée avec le roi a généré des attentes parmi les groupes de
chômeur.se.s. En outre, l’homme politique investit le champ de la pro-
testation comme une source de légitimation de ses aspirations politiques :
Fouad Ali El Himma s’est érigé en médiateur entre les protestataires et
le Premier ministre et le ministère de l’Intérieur, et il a invité les groupes
de diplômé.e.s de troisième cycle à plusieurs réunions 40.
Ces réunions étaient organisées à la marge du processus de négocia-
tion établi par le conseiller des Affaires sociales. Mais le rang des personnes
appelées à participer aux réunions d’El Himma témoigne du décalage
entre le statut objectif du promoteur de l’initiative (un « simple » député)
et les ressources symboliques et matérielles qu’il était en mesure de mobi-
liser grâce à sa proximité avec le cœur du Makhzen. Des responsables gou-
vernementaux de premier ordre et des figures du monde économique et

39. À en juger par les propos de Driss El Guerraoui : « Les diplômés chômeurs, il faut faire
quelque chose avec eux… Ce sont des gens qui souffrent. » (Entretien, Rabat, mars 2007)
40. Pourtant, son projet d’intervention sur le chômage n’a rien de novateur. Il se décline,
dans un premier temps, en une proposition de formation dans les « nouvelles niches por-
teuses de développement » (tourisme et offshoring) et, dans un deuxième temps, en une
proposition de « retour au bled » pour explorer les possibilités d’insertion professionnelle
à un niveau régional et provincial.
Insérer ou contrôler les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 171

social y étaient présents 41, ce qui, bien entendu, a suscité un attrait indis-


cutable aux yeux des diplômé.e.s chômeur.se.s. El Himma a proposé aux
diplômé.e.s de troisième cycle de quitter Rab at. Au lieu d’être reçue avec
consternation, cette proposition a été interprétée par les protestataires
comme une preuve de la capacité d’El Himma, en tant qu’ex-ministre
de l’Intérieur, à mobiliser les appareils administratifs et économiques des
provinces et des régions.
Finalement, aucune suite concrète n’a été donnée aux trois réunions ;
néanmoins, elles n’ont pas été sans effets sur l’entourage des chômeur.se.s.
En effet, deux commissions de soutien, l’une syndicale et l’autre associative,
ont été constituées en mai 2008. Le but affiché de ces commissions était
d’apporter du conseil et du soutien politique aux diplômé.e.s chômeur.se.s
afin d’empêcher l’instrumentalisation de leur cause par « El Himma, l’ami
du roi ». Cette histoire d’aventurisme d’El Himma ne reste qu’une anecdote
favorisée par le contexte électoral. Cependant, elle éclaire une logique qui
aide à comprendre les rapports entre les protestataires et les pouvoirs publics,
ainsi que les possibilités pour les premiers de voir avancer leurs revendica-
tions : la mobilisation des chômeur.se.s peut constituer une source poten-
tielle de crédit politique convoité par différents acteurs politiques et, par
conséquent, elle peut influencer les relations entre ces acteurs.
Au lendemain des élections législatives de 2007, la nomination de
l’istiqlalien Abbas El Fassi au poste de Premier ministre ne présumait en
rien la restructuration du mode d’interlocution avec les chômeur.se.s,
en place depuis 1998 et ayant survécu à plusieurs gouvernements. Or
El Fassi a recomposé son équipe de conseillers et a écarté le vétéran Driss
El Guerraoui. Avec cette opération, l’Istiqlal aurait cherché à faire table
rase du passage controversé d’Abbas El Fassi à la tête du ministère de l’Em-
ploi entre 2000 et 2002, au moment de l’explosion de l’affaire Annajat 42.
De plus, un modèle stable d’embauche de diplômé.e.s qui devait consti-
tuer la base de toutes les opérations futures a été annoncé par les nou-
veaux conseillers istiqlaliens : l’intégration de 1 000 diplômé.e.s tous les
ans, indépendamment des postes prévus dans la loi de finances. L’idée était
de vider la rue tout en rétablissant la croyance en un mécanisme stable et
crédible de gestion des flux 43.
Le ministère de l’Emploi et des Affaires sociales est alors singulière-
ment absent des négociations avec les chômeur.se.s protestataires ou, le

41. Les ministres de l’Emploi, de l’Éducation nationale et des Finances, des responsables


de l’ANAPEC et de la CGEM, ou encore des personnages médiatiques de la société
civile (comme Kamal Lahbib, promoteur du Forum social marocain) ont participé aux
réunions d’El Himma.
42. En mars 2001, l’affaire Annajat explose, éclaboussant le ministre istiqlalien. Celui-ci
abandonne le département à la suite de la nomination de Driss Jettou à la tête d’un nou-
veau gouvernement, en novembre 2002 (voir le chapitre 2).
43. À partir de 2012, le nouveau gouvernement du PJD doit faire face à des manifesta-
tions de chômeur.se.s qui réclament le renouvellement de cette pratique de recrutements
annuels réguliers.
172 Lutter pour ne pas chômer

cas échéant, seulement convoqué à l’étape finale des discussions, à des fins
d’entérinement. La présence de certains négociateurs publics et l’exclu-
sion d’autres a priori concernés par la question de l’emploi confirment la
bipolarité de la gestion des protestations, réalisée dans l’interstice entre la
politique publique d’emploi et l’approche sécuritaire d’un « débordement
du social » (Catusse, 2006).

La rhétorique et la dynamique des négociations

Les négociations entre les protestataires et les pouvoirs publics se pro-


duisent à l’occasion de rencontres au siège de la primature, à Rabat, ou
dans des instances déconcentrées du ministère de l’Intérieur. Le conseiller
du Premier ministre, et d’autres responsables publics associés aux réunions,
présentent ces rencontres comme une banalité découlant « tout simple-
ment » du devoir de communication des responsables gouvernementaux
vis-à-vis des citoyen.ne.s. Ainsi, ils insistent sur le fait que les diplômé.e.s
chômeur.se.s ne sont pas reçu.e.s en tant qu’acteur collectif porteur de
droits, mais en tant qu’individus touchés par le malheur du chômage 44.
L’argument de l’égalité de tou.te.s les citoyen.ne.s au regard de l’emploi
dans la fonction publique, énoncé dans l’article 12 de la Constitution de
1996 45, est d’ailleurs brandi pour désactiver toute association entre une
catégorie sociale (le ou la diplômé.e) et le droit à l’emploi. Ce faisant, c’est
aussi le statut de sujet politique revendiqué par les groupes protestataires
que les responsables publics persistent à nier.
La rhétorique officielle sur l’universalité du droit à l’emploi permet
aussi de dissimuler le nombre de personnes avec lesquelles les protesta-
taires sont en concurrence pour l’emploi. L’information sur le volume
total de candidat.e.s à l’emploi public est exclusivement détenue par les
responsables publics 46. Au-delà de ce qui demeure visible dans les pro-
testations (le nombre de personnes qui participent aux manifestations
de rue), les protestataires ne disposent d’aucune autre information pour
estimer de manière fiable le poids de la concurrence et pour agir en
conséquence.
La fragmentation de l’espace chômeur est déplorée, considérée comme
un obstacle pour la bonne gestion publique de l’affaire :

44. Il s’agit d’une approche condescendante qui sous-estime l’origine politique de la


situation dénoncée par les groupes : « Oh, ils vont finir par comprendre, et on va les
convaincre. Mais, vous savez, les gens qui souffrent ne comprennent pas. » (Entretien avec
Driss El Guerraoui, Rabat, mai 2005)
45. Ainsi que l’article 31 de la nouvelle Constitution (2011) qui proclame que l’État, les
établissements publics et les collectivités territoriales « œuvrent à la mobilisation de tous
les moyens à disposition pour faciliter l’égal accès des citoyennes et des citoyens aux condi-
tions leur permettant de jouir de droits » tels que l’emploi.
46. Pour cette raison, les diplômé.e.s de troisième cycle s’étaient opposé.e.s à la réalisa-
tion d’un examen écrit dans le cadre d’un accord d’embauche en août 2007. Ils et elles
considéraient que l’examen écrit impliquait de mettre en concurrence les membres des
groupes avec d’autres candidat.e.s non protestataires.
Insérer ou contrôler les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 173

Les négociations sont un problème. Maintenant, on travaille avec cinq


groupes ! L’un d’entre eux, Tansikiya, est formé de dix-sept groupes ! Et
dix-sept personnes viennent chaque fois défendre leurs intérêts ; puis il y a
un autre groupe formé de quatre personnes, puis un autre formé de deux,
et après il y a encore deux autres groupes...Vous voyez, ça rend difficiles
les conversations, parce que chaque groupe demande l’exclusivité ; l’un
dit qu’il a la priorité parce qu’il a fait plus de manifestations 47...
Or il est fréquent que les groupes soient rencontrés séparément : les
réunions bilatérales offrent l’opportunité de relayer des informations par-
tielles et contradictoires, alimentant l’incertitude et la méfiance entre les
chômeur.se.s. Cette démarche n’est pas sans rappeler la stratégie du « divi-
ser pour mieux régner » qui caractérise le rapport de la monarchie aux
partis politiques, analysé notamment dans les travaux de Rémy Leveau
ou John Waterbury. Le caractère fragmenté de l’information que les auto-
rités délivrent fait apparaître à tout moment les autres groupes comme
des concurrents :
Je ne refuse pas de mener des actions coordonnées sur le terrain avec les
autres groupes, mais après, au moment des négociations, il faut respecter
la priorité des Quatre Groupes. C’est normal, non ? Tu crois que c’est
juste que quelqu’un qui vient de s’inscrire puisse travailler, alors que moi
cela fait déjà trois ans que kanakoul l’assa 48 ? [au sens littéral : « je mange
des bâtons » ; je souffre des interventions répressives]

La régularité des rencontres avec les responsables publics finit par créer,
aux yeux des protestataires, une sorte de proximité qui viendrait nuancer
l’impression d’inaccessibilité de l’autorité 49. Mais l’illusion d’une com-
munication fluide résiste mal à la présence d’une hiérarchie bien instau-
rée : l’établissement du calendrier, les critères d’inclusion et d’exclusion
d’interlocuteurs ou encore le contenu des rencontres sont toujours du
ressort des pouvoirs publics.Tous les groupes de chômeur.se.s ne reçoivent
pas l’invitation à participer à des négociations ; ceux qui sont effective-
ment inclus demeurent cependant dépendants de la bonne volonté des
responsables publics pour négocier. Cette inégalité fragilise la capacité de
planification et d’anticipation des manifestant.e.s. Confrontés à l’impos-
sibilité de contrôler l’ordre du jour et la sélection des participant.e.s, les
protestataires sont placés dans une position de domination.
Pour que la mobilisation des chômeur.se.s soit une source potentielle
de crédit politique, il faut que celle-ci contribue à temporiser la grogne

47. Entretien avec Abdessalam Bakkari, conseiller du Premier ministre El Fassi, Rabat,


septembre 2009.
48. Entretien avec un militant des Quatre Groupes, Rabat, juin 2008.
49. Tant les conseillers du Premier ministre que les représentants des groupes de diplômé.e.s
chômeur.se.s soulignent la fréquence et le caractère non protocolaire, sans médiations ni
« coupe-feux » institutionnels (par exemple, sans secrétaires) de leurs communications télé-
phoniques. Selon Mohamed Regraga, secrétaire général de la wilaya de Rabat-Salé, vingt-
neuf rencontres ont eu lieu en trois mois, entre mai et août 2007.
174 Lutter pour ne pas chômer

sociale. Aux yeux des responsables publics, les rencontres avec les repré-
sentants des diplômé.e.s chômeur.se.s doivent permettre de contrôler la
protestation, ou tout au moins d’anticiper ses possibles évolutions et ses
connexions éventuelles avec des projets politiques subversifs 50. Le contrôle
de la mobilisation peut être opéré, en réalité, au sein même des lieux où
la protestation se fabrique. Les assemblées hebdomadaires des groupes de
chômeur.se.s (qui se tiennent dans les sièges d’organisations syndicales ou
dans la rue) sont relativement ouvertes et publiques, et donc elles peuvent
être infiltrées facilement par les services de renseignement 51. S’assurer une
prise sur la forme concrète des expressions du mécontentement est un
enjeu important pour les pouvoirs publics, raison pour laquelle les dis-
cussions avec les chômeur.se.s portent souvent sur la gestion du fonction-
nement interne des groupes. Ainsi, les négociateurs publics peuvent-ils
imposer des conditions relatives à l’inclusion ou l’exclusion d’adhérent.e.s,
à la fermeture des listes, à la fusion ou à la scission dans les groupes, etc.
En outre, les réunions servent aux autorités pour exprimer des désaccords
quant au calendrier des actions ou interdire directement les khoroj cer-
tains jours. Les collectifs en lice se montrent dociles vis-à-vis des autorités,
plutôt enclins à accepter des accords a minima de crainte de se voir exclus
de ces lieux de décision les concernant.

Qui est embauché.e ?

Le recrutement des protestataires est en décalage avec les prévisions de


la loi de finances annuelle. Une réserve budgétaire discrétionnaire du
Premier ministre est mobilisée à ces occasions, le recrutement des pro-
testataires impliquant l’entretien de pratiques non transparentes d’utili-
sation des ressources publiques. Dans les villes où des sections locales de
l’ANDCM (ou d’autres groupes de chômeur.se.s) sont actives, l’intégra-
tion professionnelle des adhérent.e.s implique parfois la modification des
budgets communaux par l’administration déconcentrée du ministère de
l’Intérieur (pachas et gouverneurs). La charte communale de 2002 (et sa
révision de 2009) a consolidé la relative autonomie financière des collec-
tivités locales à l’égard du ministère de l’Intérieur, de sorte que le conseil
communal profite d’une certaine marge de manœuvre dans la gestion des

50. Une crainte récurrente des autorités est de voir basculer la mobilisation dans le giron
d’Al Adl wal Ihsâne. Si nous en jugeons d’après plusieurs entretiens avec des diplômé.e.s
chômeur.se.s appartenant à ce mouvement et d’autres membres de la Jama’a, une telle réap-
propriation ne semble pas entrer dans la logique de l’organisation islamiste. Les membres
de la Jama’a qui adhèrent à un groupe de chômeur.se.s sont sommés de garder sous silence
leurs loyautés politiques.
51. Pour contrecarrer les effets de la présence de « mouchards », la discussion de certains
sujets est réservée exclusivement aux réunions des bureaux. Une autre technique de
contrôle de l’information concerne la manière dont les informations urgentes sont diffu-
sées. Le programme d’actions du jour est communiqué au moyen de textos : d’abord, le
bureau informe les chefs de cellule la veille des actions puis ceux-ci transmettent ensuite
les informations, de la même façon, aux membres de leur cellule.
Insérer ou contrôler les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 175

recrutements locaux. Pourtant, le réputé pouvoir de tutelle du ministère


de l’Intérieur demeure dans l’imaginaire collectif et les diplômé.e.s ciblent
leurs interlocuteurs en conséquence 52.
Dans les petites villes, comme à Outat El  Haj, une des modalités
d’emploi auxquelles aspirent les chômeur.se.s sont les bita’iq in’ach, des
contrats temporaires de la Promotion nationale 53 et originellement
conçus comme des mesures de lutte contre la pauvreté 54. Les postes de
fonctionnaires à une échelle correspondant à leur niveau de scolarité
sont beaucoup plus rares. Plus fréquemment, les chômeur.se.s diplômé.e.s
sont dirigé.e.s par le pacha et le directeur du Centre de travaux agricoles
vers la constitution de projets d’autoemploi. Des coopératives agricoles,
des crèches et des associations de lutte contre l’analphabétisme féminin
ont été créées, financées avec les crédits accordés dans le cadre du volet
« activités génératrices de revenus » de l’INDH 55. À Sidi Ifni et Bouarfa,
le nombre d’agréments de taxis et d’autres licences commerciales accor-
dées dépasse largement celui des postes offerts dans l’administration 56. À
Bouarfa, la mémoire militante locale retient 1996 comme une « année
extraordinaire 57 » au cours de laquelle six postes au conseil communal
et à la province ont été pourvus. En revanche, les recrutements ont été
faits au compte-gouttes les années suivantes. À la fin des années 2000
et au début des années 2010, des conversations entre, d’un côté, le gou-
verneur provincial et le caïd de la direction des Affaires générales, et de
l’autre, les adhérent.e.s de l’ANDCM et du groupe local de licencié.e.s
universitaires, avaient pour enjeu l’attribution de licences de magasins
sous franchise d’un important groupe de distribution alimentaire (Asswak
Assalam) dans le marché municipal. Quant à Sidi Ifni, les particularités
géographiques de la ville ont permis une diversification des incitations
visant à intégrer le secteur privé : des licences d’embarcations de pêche
et des terrains destinés à l’exploitation agricole ou touristique. En 2005,
la concertation entre le gouverneur de Tiznit et le wali d’Agadir s’est

52. Les revendications sont adressées, dans la mesure du possible, aux départements de


l’administration déconcentrée du ministère de l’Intérieur, en raison de sa supposée pré-
éminence décisionnelle.
53. Institution rattachée au ministère de l’Intérieur, la Promotion nationale fut créée en
juillet 1961. Selon le dahir qui l’a instituée, elle a comme objectif de « coordonner et de
mettre en œuvre la réalisation du plein emploi des populations rurales pour promouvoir
la mise en valeur du territoire national ».
54. L’expression bitaqat in’ach (littéralement « carte de la promotion ») fait référence au
contrat que le bénéficiaire passe avec la Promotion nationale pour occuper un emploi à
durée déterminée et peu qualifié dans l’administration.
55. À propos du volet « activités génératrice de revenus » de l’INDH et de ses implications
sur le champ associatif rural, voir Irene Bono (2010).
56. Le président du Centre agricole est un interlocuteur fréquent des diplômé.e.s chô-
meur.se.s d’Outat El Haj. Lui-même m’a dirigée vers des figures de « repentis » qui ont
créé de petites affaires. Avec ce terme très connoté, il faisait référence à des diplômé.e.s
chômeur.se.s anciennement mobilisé.e.s et ayant opté pour la défection avant d’obtenir
une amélioration de leur statut professionnel.
57. Aux dires de plusieurs interviewés.
176 Lutter pour ne pas chômer

traduite par l’octroi d’une dizaine de kiosques, des locaux commerciaux


à Agadir et des terrains dans les environs de Sidi Ifni. D’ailleurs, l’im-
portante valeur marchande de ces dons ont incité quelques bénéficiaires
à revendre leurs terrains et / ou licences. Certains ont investi l’argent
dans des projets immobiliers (achèvement de la construction de la mai-
son familiale) ou migratoires. C’est seulement après la vaste mobilisation
de 2008 que les chômeur.se.s protestataires ont obtenu quelques postes
dans la collectivité locale.
Dans tous les cas, la prise en compte des revendications des diplômé.e.s
favorise des pratiques népotistes. Il est fréquemment signalé par les
chômeur.se.s embauché.e.s à la suite de processus de négociation que
les accords d’insertion les concernant ont également bénéficié à des
inconnu.e.s, parfois au détriment d’autres adhérent.e.s des groupes, qui
sont mystérieusement effacé.e.s des listes ou recalé.e.s dans les classe-
ments 58. De fait, l’acceptation d’un quota de postes et d’agréments pour
des « anonymes » est une des conditions nécessaires à la conclusion des
accords imposées aux groupes de chômeur.se.s 59. De même, les embauches
massives en faveur des diplômé.e.s de troisième cycle manifestant à Rabat
dissimulent l’intégration professionnelle de personnes qui n’appartiennent
pas aux groupes protestataires. L’ouverture du robinet des embauches sert
également à amadouer les oppositions locales, voire à élargir le réseau de
soutiens locaux des pouvoirs publics 60.
Selon le volume et les caractéristiques des personnes embauchées, les
recrutements accordés par les pouvoirs publics peuvent avoir un effet
démobilisateur sur les groupes de diplômé.e.s chômeur.se.s. À moins que
les pouvoirs publics ne souhaitent les pénaliser pour leur militantisme, les
adhérent.e.s les plus actifs et actives (et, par conséquent, les mieux classé.e.s
sur les listes des groupes) sont susceptibles d’être embauché.e.s en premier.
Cela prive les groupes de ses membres les plus expérimenté.e.s. L’effet
démobilisateur de ces recrutements s’aggrave quand le groupe de chô-
meur.se.s ne s’est pas doté d’outils de transmission de compétences mili-
tantes et quand les modalités de division du travail ont fait peser sur les
militant.e.s les plus expérimenté.e.s les fonctions de coordination. En tout
état de cause, il faut constater qu’à chaque recrutement la rue est par-
tiellement vidée de protestataires et que les groupes en sortent fragilisés.

58. Ceci se fait parfois au moyen de la manipulation des résultats des entretiens et des exa-
mens que les autorités imposent aux diplômé.e.s de troisième cycle bénéficiant d’accords
d’embauche, pour donner un certain air de formalité à la procédure.
59. À Rabat, les diplômé.e.s de troisième cycle se font l’écho de soupçons sur le recrute-
ment de militant.e.s des partis de tel ou tel responsable public, de membres de sa famille
ou de connaissances.
60. L’embauche, après le recensement des diplômé.e.s chômeur.se.s par le CNJA, de
10 000 cadres municipaux en 1991 en est un exemple. Nulle évaluation des besoins des
communes bénéficiaires n’avait été faite préalablement à cette opération, qui a favorisé le
renforcement de rapports de loyauté, et ce, d’autant plus que le maintien de postes inutiles
assure la présence d’obligé.e.s auprès des autorités locales, d’après les entretiens réalisés avec
des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur ayant participé à l’opération.
Insérer ou contrôler les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 177

L’un des buts politiques de tout groupe de chômeur.se.s, préalable


à l’obtention d’un emploi dans la fonction publique, est l’ouverture de
négociations avec les responsables publics. Nous avons vu dans ce cha-
pitre que tous les groupes n’y parviennent pas : à Rabat, par exemple,
l’attention offerte par les autorités à l’égard des groupes de troisième
cycle contraste avec la marginalisation de l’ANDCM et des groupes de
diplômé.e.s handicapé.e.s. Les discussions aboutissent avec une certaine
régularité à des embauches. Celles-ci répondent à des calculs d’acteurs qui
sont en position de débloquer des postes d’emploi et qui peuvent per-
mettre d’atteindre des objectifs propres à ces acteurs.

Les caractéristiques des discussions avec les pouvoirs publics analysées


dans ce chapitre montrent que les groupes protestataires invités à négocier
se retrouvent placés dans une position de dépendance face au bon vou-
loir des autorités et de méfiance face aux autres groupes de chômeur.se.s.
Cette situation entraîne plusieurs conséquences, qui vont de la fragmen-
tation de l’espace protestataire à la tendance à la modération discursive
et tactique pour certains groupes. De plus, toute possibilité d’évolution
de la mobilisation, dans son ensemble, vers des postures contestataires ou
politiquement plus audacieuses se trouve désamorcée. Cela n’est pas sans
effet sur l’image que les chômeur.se.s inspirent aux autres acteurs de l’es-
pace des mouvements sociaux au Maroc.
Chapitre 7
DIPLÔMÉ.E.S CHÔMEUR.SE.S : SYMBOLES ET
REPOUSSOIRS DE L’ESPACE DES MOUVEMENTS SOCIAUX

Les diplômé.e.s chômeur.se.s ne constituent pas, bien évidemment, la


seule minorité active (Mann, 1991) dans le Maroc contemporain. La fin
des années 1990 a vu le développement d’un espace des mouvements
sociaux, conçu comme un « univers de pratiques et de sens relativement
autonome à l’intérieur du monde social, et au sein duquel les mobili-
sations sont unies par des relations d’interdépendance » (Mathieu, 2012,
p. 2). Les mouvements féministe, islamiste, de lutte contre l’impunité ou
altermondialiste ont reçu une attention assez soutenue (Vairel, 2014 ;
Cheynis, 2013 ; Berriane, 2013). Les chercheurs et chercheuses qui s’y
sont penché.e.s ont mis en lumière des processus de réinvestissement de
savoir-faire militants, mais également d’autolimitation des tactiques et des
ambitions de ces mouvements (Vairel, 2014). En effet, on retrouve au sein
de cet espace des mobilisations d’ancien.ne.s militant.e.s d’extrême gauche
ou révolutionnaires qui ont troqué leurs vieilles aspirations de renverse-
ment du régime contre des objectifs plus modestes (Beinin & Vairel, 2011).
Ce constat d’adaptation aux limites imposées par le régime a favorisé
le développement de la thèse de la dépolitisation (Maghraoui, 2002) ou
du désamorçage des mouvements sociaux. Comme il en a été question
plus haut avec le « désamorçage de l’espace politique » (Tozy, 1994), les
mouvements sociaux sont encadrés par des lignes rouges qu’ils veillent à
ne pas franchir. Ces lignes rouges pèsent également, nous l’avons vu, sur
le mouvement des chômeur.se.s. La thèse du désamorçage comprend
aussi l’existence de multiples mécanismes de désactivation du potentiel
contestataire des mouvements, notamment à travers leur arrimage à des
dynamiques institutionnelles 1. Enfin, elle a tendance à relativiser la capa-
cité offensive et de proposition des mouvements, tout en soulignant la
docilité auto-imposée pour se préserver de l’appareil sécuritaire du régime.
Pourtant, le rapport de force avec le régime que certains mouvements
ont réussi à instaurer depuis le début des années 2000 incite à nuancer
cette thèse 2. En effet, les années 2000 voient l’émergence d’une vague
1. Comme cela avait été le cas avec le M20F, invité à présenter ses propositions au comité
chargé de réfléchir à la réforme constitutionnelle pendant l’été 2011.
2. Dans le même sens, il ne faut pas oublier non plus la disposition de certains mouve-
ments, comme Al Adl wal Ihsân ou le collectif du Mouvement pour la laïcité (MALI) à
traverser les lignes rouges imposées par le régime, malgré la répression que cela implique
pour leurs militant.e.s.
180 Lutter pour ne pas chômer

de mobilisations d’un genre nouveau : elles articulent la dénonciation


de la situation socio-économique à la critique de la structure d’autorité
sur laquelle repose le système politique. Le Mouvement du 20-Février
(M20F), en 2011, tout comme les coordinations (tansikiyat) locales contre
la cherté de la vie quelques années plus tôt, a mis sur le devant de la
scène la question sociale et la corruption de la classe politique. Si les
deux mouvements ont été certes désactivés par différentes voies (réfé-
rendum constitutionnel en 2011, plans gouvernementaux de dévelop-
pement local dans les régions frondeuses, etc.), ils ont néanmoins exercé
une pression sur le régime poussant celui-ci à adopter des gestes qui ne
l’auraient sûrement pas été sans les « incitations négatives » des protesta-
taires (McAdam, 1986) 3.
Le mouvement des diplômé.e.s chômeur.se.s n’est pas complètement
étranger à l’éclosion de cette vague de mobilisations. Or l’influence qu’ont
éventuellement joué les diplômé.e.s chômeur.se.s sur d’autres dynamiques
protestataires mérite qu’on s’y attarde, tant elle est constituée d’éléments
contradictoires. Un facteur favorisant les épisodes protestataires locaux
des années 2000 est la « normalisation » de l’occupation de la rue pour y
réaliser des sit-in ou des marches. L’intensité protestataire des diplômé.e.s
chômeur.se.s, notamment dans les villes petites et moyennes, depuis le
début des années 1990, a sans doute eu un effet de désacralisation de l’es-
pace public, dont ont pu bénéficier d’autres collectifs militants. Néanmoins,
nous avons vu comment les enjeux de négociation dans lesquels sont
pris certains groupes de diplômé.e.s chômeur.se.s les incitent à réduire la
charge subversive de leur protestation, voire à refuser de soutenir d’autres
mobilisations si cela implique le risque de perdre les récompenses qui
pourraient découler de leur interaction avec les pouvoirs publics.
En réalité, la mobilisation des chômeur.se.s provoque, parmi d’autres
acteurs sociaux et politiques, des représentations très variées, souvent
contradictoires. Ceux-ci évaluent les possibilités de leur propre action à
la lumière des pratiques des diplômé.e.s chômeurs. En raison de l’ancien-
neté de la cause du droit à l’emploi, les acteurs intégrant la mobilisation
qui défend cette cause (avec toutes ses variations) constituent des repères
dans la « zone d’évaluation mutuelle » que constitue l’espace des mouve-
ments sociaux au Maroc (Mathieu, 2012). Pour certains acteurs du monde
du militantisme au Maroc, les diplômé.e.s chômeur.se.s représentent un
acteur d’avant-garde dans la dénonciation des politiques antipopulaires
menées par le régime. Pour d’autres, la perception d’une dimension cor-
poratiste 4 dans le discours de certains groupes de chômeur.se.s en fait un

3. Les Hirak de 2017 et 2018 renouent avec le discours du M20F et des révoltes qui, dans
les années 2000, dénoncent la marginalité à laquelle sont soumises les régions du Maroc
dit « inutile ».
4. D’un point de vue scientifique, on ne peut pas dire que la relation entre les pouvoirs
publics et certains acteurs du mouvement des diplômé.e.s chômeur.se.s fasse de ce der-
nier un mouvement corporatiste. Le corporatisme implique d’occuper une position de
représentant d’un collectif, d’accès à la fabrique de la politique publique et d’int­erlocuteur
Symboles et repoussoirs de l’espace des mouvements sociaux 181

cas exemplaire de mobilisation domestiquée par les pouvoirs publics. Il


est indéniable que les diplômé.e.s chômeur.se.s alimentent l’imaginaire
militant marocain, soit en tant que source d’inspiration, soit en tant que
repoussoir. En partant de ce constat, le but de ce chapitre est d’analyser
l’insertion des diplômé.e.s dans un espace des mouvements sociaux multi­
organisationnel (Curtis & Zurcher, 1973), à savoir composé par l’ensemble
des organisations avec lesquelles une structure est susceptible d’interagir.
Ce chapitre montre comment le type d’insertion des groupes de chô-
meur.se.s dans l’espace large des mobilisations a des effets sur leur posi-
tion, plus ou moins avantageuse, dans le rapport de force construit avec
l’État. Une insertion solide dans l’espace des mouvements sociaux peut
ne pas se traduire en un avantage (matériel) : elle peut contribuer à la
marginalisation d’un groupe par les agents de l’État mais aussi, paradoxa-
lement, à son maintien.
Le chapitre procède en trois temps. Il commence par l’analyse de
l’inscription de la mobilisation des diplômé.e.s dans un espace militant
de gauche, où les diplômé.s.s chômeur.se.s sont présenté.e.s comme des
exemples de lutte. Mais ce type d’inscription peut nécessiter l’euphé-
misation de certaines caractéristiques des chômeur.se.s (ou l’entretien
de « malentendus opérationnels »), comme nous le verrons à l’occasion
de la participation dans l’altermondialisme et dans le jeu électoral. Il se
concentre ensuite sur la question des impacts pédagogiques et performa-
tifs de la mobilisation des chômeur.se.s à partir de l’étude de la mobi-
lisation de quelques réseaux locaux contre la vie chère (à Bouarfa et à
Sidi Ifni) qui se sont développés entre 2006 et 2009. Enfin, l’examen des
relations entre les groupes de chômeur.se.s et le M20F, en 2011, montre
comment le mouvement des chômeur.se.s a pu également être érigé en
contre-exemple (un modèle à ne pas suivre) par des acteurs engagés dans
une dynamique de contestation du régime.

L’EXEMPLARITÉ DES DIPLÔMÉ.E.S CHÔMEUR.SE.S


AU SEIN DE L’ESPACE MILITANT DE GAUCHE

Le « diplômé chômeur » occupe une position centrale dans l’imaginaire


militant de la gauche au Maroc, qui le voit comme une sorte d’incarna-
tion des efforts des classes populaires pour combattre l’analphabétisme et
réussir socialement.Toujours à propos du symbole, l’existence de la figure
du « diplômé chômeur » est censée condenser les dégâts des politiques
économiques antipopulaires du régime et de la mondialisation néo­libérale.
Parce que le diplômé chômeur concentre toutes ces représentations, l’es-
pace militant de la gauche (notamment radicale ou héritière de la nou-
velle gauche des années 1970) le conçoit comme un allié « par nature »

privilégié avec l’État (Cisar, 2013). L’« accès » des chômeur.se.s à l’État est toujours condi-
tionné et n’est jamais acquis une fois pour toutes, du fait que l’État leur nie le statut de
représentants de qui que ce soit.
182 Lutter pour ne pas chômer

des causes qui lui sont chères ou, tout au moins, comme une source d’ins-
piration et d’exemplarité. On pourrait parler de cet espace militant de
gauche comme d’une communauté (Buechler, 1990), dans le sens où il
intègre des organisations, des réseaux et des personnes qui partagent les
mêmes référents idéologiques (d’extrême gauche), qui ont des objectifs
politiques complémentaires, partagent des engagements – comme c’est
le cas de l’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM), de l’Asso-
ciation marocaine des droits humains (AMDH), de l’Association pour la
taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (ATTAC),
d’Annahj, etc. – et se retrouvent dans les mêmes espaces de sociabilité (par
exemple, les commémorations de militant.e.s réprimé.e.s, comme cela a
été évoqué dans le deuxième chapitre).
Mais pour que les diplômé.e.s chômeur.se.s réel.le.s puissent coller à
cette construction symbolique, il faut tolérer des « malentendus opéra-
tionnels ». Ceux-ci permettent de faire abstraction de dissonances pou-
vant rendre difficile, voire impossible, la coopération entre des groupes
de diplômé.e.s et d’autres collectifs. Les forums altermondialistes consti-
tuent de très bons lieux d’observation des malentendus opérationnels
sur lesquels reposent des alliances conjoncturelles : à cette occasion, les
militant.e.s altermondialistes font abstraction du discours des groupes
de troisième cycle (qu’ils et elles prétendent politiquement « aseptisé »)
pour les mettre en valeur en tant que force de résistance à la destruction
des indices d’État social marocain, si petits soient-ils, par la mondialisa-
tion néolibérale.
Les élections générales de 2007 ont permis d’observer une dynamique
très intéressante de rapprochement et d’utilisation mutuelle entre des
acteurs qui partagent des repères par leur coprésence dans l’espace mili-
tant de gauche : l’Association nationale des diplômés chômeurs du Maroc
(ANDCM) et une coalition de partis de gauche. La coalition de partis a
présenté une liste de diplômés chômeurs (des militants de l’ANDCM)
dans une circonscription très populaire, en espérant tirer profit de l’exem-
plarité de la lutte des chômeur.se.s. En retour, l’aventure électorale pour
les diplômés chômeurs était vue comme une possibilité pour eux d’élar-
gir leurs capitaux matériels, sociaux et politiques.

Le diplômé chômeur altermondialiste

Des acteurs associatifs et militants marocains participent à des Forums


sociaux altermondialistes depuis 2002, année de la tenue du Forum social
maghrébin à Bouznika. Qu’il s’agisse de Forums méditerranéens ou maghré-
bins, depuis 2005 la présence de groupes de chômeur.se.s est une constante.
Leur implication est, néanmoins, à géométrie variable. L’ANDCM a tou-
jours envisagé sa participation aux Forums sociaux comme l’occasion de
connecter la cause du droit à l’emploi à une critique globale de la mondiali-
sation néolibérale ; il s’agit également de mettre en valeur ses réseaux inter-
nationaux et d’augmenter sa visibilité. En revanche, la quête de ­visibilité
Symboles et repoussoirs de l’espace des mouvements sociaux 183

par rapport aux autres groupes de chômeur.se.s est l’objectif des groupes
de troisième cycle lorsqu’ils participent au Forum social. J’illustre deux
logiques différentes de participation à partir des exemples de deux Forums
sociaux méditerranéens, l’un organisé en 2005 à Barcelone (Espagne) et
l’autre en 2008 à El Jadida (Maroc).
En 2005, l’ANDCM participe au Forum social méditerranéen de
Barcelone. À cette occasion, elle anime un atelier sur les luttes pour le droit
à l’emploi dans le bassin méditerranéen avec ATTAC Maroc et la CGT
espagnole. Cette intervention a lieu à un moment où ce groupe est inséré
dans des espaces de coopération militante transnationale. La présence de
militant.e.s polyglottes dans l’ANDCM, fort.e.s d’expériences de séjours à
l’étranger, a favorisé la construction fructueuse de relations internationales
depuis la fin des années 1990. Des collaborations avec ATTAC Maroc et
France, AC !-Agir ensemble contre le chômage ou la branche andalouse
de la CGT ont été instaurées, facilitées par des situations de multiapparte-
nances militantes (notamment ANDCM-ATTAC). La rencontre entre la
CGT et l’ANDCM s’est produite lors de la préparation des Marches euro-
péennes contre le chômage, en 1997 5. D’ailleurs, un des points de départ
des marches a été Tanger, ce qui était le fruit du travail conjoint entre
l’anarcho-syndicalisme andalou et quelques collectifs du nord du Maroc.
Pendant la marche, l’ANDCM a rencontré d’autres syndicats européens et
des associations travaillant sur le sujet, telle qu’Action contre le chômage
(AC !). Le lien avec la CGT était néanmoins plus étroit et a débouché sur
la création du réseau Dos Orillas (Deux rives), mis en place en 1998 pour
favoriser l’échange entre des expériences associatives andalouses et d’autres
du nord du Maroc (CGT-ANDCM, 2003). Les relations de voisinage, les
liens historiques et culturels, l’importance des flux migratoires et le par-
tage de référents politiques justifiaient la mise en place de ce réseau, qui
a organisé plusieurs rencontres sur les deux côtés de la Méditerranée (en
1998 à Cadix, en 1999 à Al Hoceima et en 2001 à Tanger) 6.
Au fil des ans, la démobilisation des anciens entrepreneurs des relations
internationales de l’ANDCM, à la suite de leur embauche dans l’admi-
nistration ou de leur émigration en Europe, a provoqué l’effritement de
ces liens. En 2008, la présence a minima de groupes de troisième cycle
au Forum social mondial (FSM) d’El Jadida semble sonner le glas d’une
participation active et entrepreneuse des chômeur.se.s dans la dynamique
altermondialiste.
La présence des groupes de troisième cycle au FSM d’El Jadida s’ex-
plique par l’invitation formulée par l’Organisation démocratique du travail
(ODT), syndicat de création récente qui participe au comité de pilotage

5. Les « Marches européennes contre le chômage, la précarité et les exclusions » sont une
plateforme d’organisations créée en 1997, structurée notamment autour de l’opposition
au traité de Nice et à la directive Bolkestein.
6. Ces relations internationales de l’ANDCM ont d’ailleurs abouti à la production de deux
publications réalisées en partenariat avec ATTAC Maroc (2001) et la CGT (2003), ainsi
que de journées d’actions conjointes, d’invitations réciproques, etc.
184 Lutter pour ne pas chômer

du Forum. Pour l’ODT, afficher son soutien à la cause du droit à l’emploi


des diplômé.e.s sur une scène internationale comme celle du Forum social
doit lui permettre d’élargir son capital symbolique et politique. Cependant,
l’ANDCM se trouve à l’époque dans une position défavorable du rapport
de force, fragilisée par l’emprisonnement de son secrétaire général et par
l’absence de négociations avec les autorités. L’association refuse alors de
participer au Forum, brandissant l’argument de la « dérive marchande du
Forum et du caractère peu pluriel du comité de pilotage 7 ». La margi-
nalisation de l’ANDCM en 2008 contraste avec l’extrême visibilité des
groupes de troisième cycle, capables de rassembler, à ce moment-là, plus
d’un millier de chômeur.se.s devant le Parlement à un rythme quotidien.
Les syndicalistes qui sont à l’origine de l’invitation ont demandé aux
groupes de troisième cycle de s’adapter à l’organisation du Forum, qui
fonctionne sur la base d’une succession d’ateliers thématiques. Les dif-
férents groupes sont tenus de se coordonner afin d’animer de manière
conjointe un atelier sur le chômage au Maroc, ce qui est vécu comme
une intrusion syndicale dans le mode de fonctionnement et les relations
entre les groupes. À la dernière minute, les groupes de troisième cycle
décident d’annuler les ateliers prévus. Finalement, l’espace du Forum est
plutôt utilisé par les diplômé.e.s comme une scène pour y exhiber, notam-
ment auprès de spectateurs internationaux, un discours victimiste qui
détonne avec le ton plus contestataire d’organisations comme ATTAC 8.
D’ailleurs, en considérant l’éventualité d’une collaboration entre ATTAC
et les groupes de troisième cycle, la présidente de la section de Rabat de
l’association altermondialiste s’exprime en ces termes :
Ils ne nous ont jamais proposé de faire des activités conjointes. Je crois
qu’on n’est pas sur la même longueur d’onde. Bon... en tout cas, c’est
une responsabilité partagée, parce qu’on ne les connaît pas, en fait... Ils ne
sont pas venus vers nous, mais nous non plus. Mais bon, je ne peux pas
être d’accord avec cette revendication totale d’intégration dans la fonc-
tion publique. Je crois que ces slogans sont un peu à côté de la plaque.
D’ailleurs, ils les écartent des bases de soutien qu’ils pourraient avoir. Ils
restent sur leur sujet et ils ne voient rien d’autre 9...

Les investissements différenciés de l’ANDCM à Barcelone en 2005


et des groupes de troisième cycle à El Jadida en 2007 s’expliquent sans
doute par leur intégration inégale dans l’espace militant de gauche. Pour
l’ANDCM, sa participation au Forum social de 2005 allait de soi, car le

7. Entretien avec Ali Lotfi, secrétaire général de l’ODT, Rabat, juin 2008.


8. Une équipe de tournage espagnole qui réalisait un documentaire sur les « dégâts de la
mondialisation » en Afrique a donné la parole à un diplômé chômeur de troisième cycle
qui s’est exprimé ainsi : « Nous vivons une injustice. Tu ne sais pas ce que c’est pour un
docteur d’aller chercher dans la poubelle quelque chose à manger… Nous avons droit à
la fonction publique… C’est écrit dans la Constitution et les décrets ministériels ! » (Pro-
pos tenus par le secrétaire général des Quatre groupes, El Jadida, juillet 2008).
9. Entretien avec Julie, Rabat, mai 2008.
Symboles et repoussoirs de l’espace des mouvements sociaux 185

lieu était aussi fréquenté par des groupes alliés ; alors qu’en 2007, diffé-
rents acteurs de l’espace de la gauche radicale ont remis en cause les choix
opérés par le comité de pilotage du Forum et ont fini par boycotter l’évé-
nement. Quant aux groupes de troisième cycle, une des implications du
choix de neutralisation de tout marqueur politique est précisément celle
d’une prise de distance par rapport à cet espace militant de gauche.

L’investissement électoral de l’expérience militante


de diplômé.e.s chômeur.se.s

La question de l’emploi et du chômage est un thème récurrent du réper-


toire électoral de l’ensemble des partis politiques depuis le début des
années 1990 au Maroc. Lorsqu’un rendez-vous électoral approche, les
promesses de créations de postes et de réduction du taux de chômage
font l’objet d’une surenchère particulièrement marquée entre les partis 10.
En 2007, la coalition de gauche radicale Tahalouf a franchi un pas en ce
qui concerne le recours au sujet du chômage en présentant carrément
une liste de chômeurs (des membres de l’ANDCM, concrètement) dans
la circonscription de Salé El Jadida. Ces militants ont justifié leur parti-
cipation à la campagne par leur capacité à incarner le mieux le principe
de représentation, forts de leur expérience militante et de leur proximité
sociale avec les électeur.rice.s d’une circonscription très populaire. Du
côté de la coalition Tahalouf, il était surtout question de tirer un profit
électoral en exploitant l’exemplarité de la figure du ou de la diplômé.e
chômeur.se en tant que symbole de la lutte des classes populaires contre
les politiques antisociales.
La position du bureau exécutif national de l’ANDCM par rapport aux
différentes élections législatives a oscillé, selon la conjoncture politique et
les rapports de forces au sein de l’association. Lors des législatives de 2002,
l’association a profité du scrutin pour occuper davantage l’espace public.
Deux jours de sit-in ont été organisés par des sections locales pendant la
campagne sous le slogan : « N’exploitez pas notre chômage ! » Le bureau
exécutif a alors recommandé l’abstention des adhérent.e.s aux élections
pour affirmer l’opposition à la manipulation électorale de la question. Il
s’agissait de lutter contre la dépossession qui, pour les groupes de chô-
meur.se.s, pouvait provoquer la consécration du chômage comme enjeu
10. D’après les derniers chiffres du Haut-Commissariat marocain au plan publiés avant le
début de la campagne électorale de 2007 (rapport « Activité, emploi, chômage », 2007),
le taux de chômage est de 15,8 % en milieu urbain (31,2 % pour les diplômé.e.s de
25 ans à 34 ans). Le Parti de la justice et du développement (PJD) promet la création de
300 000 postes par an. Le Parti de l’Istiqlal (PI) s’est engagé à créer 1,3 million d’em-
plois d’ici 2012 ; l’Union socialiste des forces populaires (USFP) et le Parti du progrès et
du socialisme (PPS), 2 millions. Le Mouvement populaire (MP) table sur la création de
300 000 emplois par an, pour atteindre 1,5 million de nouveaux emplois à l’horizon 2012.
Le Parti socialiste unifié (PSU) propose 350 000 postes et un renforcement de l’embauche
publique. Les propositions de chaque parti sont détaillées dans le dossier spécial sur les
élections de 2007, « Chômage », paru dans Al-Ahdath al-magribiya le 23 août 2007.
186 Lutter pour ne pas chômer

électoral par les partis politiques. Le boycott des élections de 2002 par
l’ANDCM peut donc être compris comme une « réaction de protes-
tation et de résistance devant la fermeture du champ politique par une
réaffirmation du rôle que le monde associatif entend exercer » (Mathieu,
2007 b, p. 157) dans la conduite d’un dossier dont il estime être le prin-
cipal intéressé.
Cependant, le bureau exécutif de l’ANDCM n’a pas lancé d’appel
officiel concernant les élections législatives de 2007. Les arguments pour
justifier cette absence de positionnement sont les mêmes que ceux utili-
sés pour prôner le boycott des élections en 2002 : le chômage touche les
diplômé.e.s de manière transversale, indépendamment des affiliations ou
des sympathies politiques et tous les partis instrumentalisent la question
pour s’imposer sur leurs adversaires. Si ce registre de justification perdure,
en 2007 la conjoncture n’est plus la même. À la suite des manifestations du
1er mai, des arrestations se sont produites dans plusieurs villes (Agadir, Ksar
El Kébir et Béni Mellal) qui ont touché des militant.e.s multipositionné.e.s
participant aux cortèges de l’ANDCM, de l’AMDH et d’Annahj addimo-
crati (La Voie démocratique). Des peines d’un à quatre ans de prison ont
été prononcées sous le chef d’accusation d’atteinte aux valeurs sacrées du
royaume. Les peines les plus dures ont été imposées aux quatre militants
de l’ANDCM de Ksar El Kébir, parmi lesquels le président de l’associa-
tion, aussi militant d’Annahj. La neutralisation d’un des éléments les plus
actifs de l’association l’a mise dans un état de paralysie relative. De plus,
en l’espace de quelques années, les groupes de diplômé.e.s de troisième
cycle ont occupé le devant (médiatique et politique) de la scène au détri-
ment de l’ANDCM.
L’absence de communiqué officiel sur la position à adopter lors du
scrutin a donc laissé une marge de manœuvre importante aux sections
locales. À Salé, S. R. (35 ans, tête de liste), M. H., 36 ans et M. B., 34 ans
(les deuxième et troisième sur la liste), membres de l’ANDCM, n’ont
pas vu d’incompatibilité entre leur engagement dans le groupe de chô-
meur.se.s et leur statut de candidats pour la coalition de partis Tahalouf,
qui réunissait le Parti socialiste unifié (PSU), le Parti de l’avant-garde
démocratique et sociale (PADS) et le Congrès national Ittihadi (CNI),
dans la circonscription de Salé El Jadida. Les observations sur lesquelles
nous nous basons ici ont été réalisées principalement à Karia Oulad
Moussa, quartier de résidence des candidats.
La configuration des rapports de forces partisans à Salé El Jadida en
fait à l’époque une circonscription perdue d’avance pour la coalition
de gauche. S’y affrontent des « poids lourds » politiques, notamment le
maire de la ville, un président d’arrondissement et un parlementaire sor-
tant. Seul le PSU, qui assume la gestion de la liste dans la circonscription,
dispose d’un siège dans la circonscription de Salé Médina. Il n’a d’ail-
leurs que deux militants encartés habitant Salé El Jadida : la tête de liste
(S. R.) et le directeur de la campagne (A. K.), qui s’avèrent être les plus
anciens membres de la section locale de l’ANDCM. Le deuxième sur la
Symboles et repoussoirs de l’espace des mouvements sociaux 187

liste (M. H.) est un des rares militants du PADS à Salé, il est également
le président de la section de l’ANDCM à Salé à l’époque. Le troisième
sur la liste (M. B.) n’a pas, quant à lui, d’engagement partisan préalable.
La campagne à Salé El Jadida offrait surtout l’occasion de tester les
possibilités d’une équipe électorale débutante, possédant peu de ressources
humaines et matérielles, dans l’objectif de la préparer aux élections com-
munales de septembre 2009. Le quartier de Karia (14 740 inscrit.e.s sur
les listes électorales, soit 11,2 % des électeur.rice.s de la circonscription) a
été spécialement ciblé par la coalition Tahalouf : elle y a réalisé un score
de 206 voix. Dans les bureaux de vote qui entourent le lieu de résidence
des candidats, la coalition a terminé en quatrième ou cinquième position.
Avec 375 voix obtenues sur toute la circonscription, les candidats diplômés
chômeurs sont arrivés loin derrière les trois candidats finalement élus, qui
appartenaient au Parti de la justice et du développement (7 345 voix), au
Mouvement populaire (6 106 voix) et au Front des forces démocratiques
(4 633 voix). Si Tahalouf a su mettre en place des règles alternatives de
séduction électorale qui se sont avérées efficaces à l’échelle de ce quartier,
ses candidats ont été beaucoup moins convaincants hors de ce périmètre.
Mais ce qui est intéressant ici est de revenir sur la stratégie de légitima-
tion des chômeurs en campagne, qui s’est déclinée sur trois registres : la
proximité de condition avec les électeur.rice.s ; le sacrifice personnel et
l’indigence des moyens ; l’exemplarité tirée de l’action militante.
La proximité est un argument classique de séduction politique, mobi-
lisé par les candidat.e.s pour permettre aux électeur.rice.s de s’identifier
à eux et prouver leur capacité à les représenter. En général, le registre
sur lequel est mise en scène la proximité est « plutôt endossé que choisi,
car le style de campagne de chaque candidat dépend des ressources poli-
tiques initiales et des réseaux sociaux qu’il peut mobiliser » (Sawicki, 1994,
p. 132). En raison de leur manque de moyens matériels, les candidats chô-
meurs ne pouvaient pas mettre en actes une proximité de type clienté-
liste, basée sur la fourniture de services à la population. Ils ne pouvaient
offrir que la garantie de témoigner de la précarité des conditions de vie
qu’ils partageaient avec les électeurs de leur quartier : « Nous cohabi-
tons avec vous, on connaît les problèmes du quartier parce que ce sont
nos problèmes. » La proximité évoquée mettait surtout en valeur l’équi-
valence sociale, fondée sur le statut revendiqué de chômeur : « On vous
présente la liste des chômeurs, nous n’avons pas des villas ou des fermes,
nous vivons comme vous 11. »
Cette proximité sociale se déclinait également par le prisme de la jeu-
nesse (« Nous sommes la liste des jeunes chômeurs ! »). La figure d’en-
fant du quartier, relais privilégié entre les candidats et les électeur.rice.s
(Bennani-Chraïbi, Catusse & Santucci, 2005 ; Zaki, 2005), était ici égale-
ment revendiquée par les candidats chômeurs. L’évocation du partage de
condition était d’autant plus efficace qu’elle approfondissait l’écart entre

11. Sortie de campagne, Salé, août 2007.


188 Lutter pour ne pas chômer

le candidat légitime, parce que proche, partageant les valeurs du quartier,


et l’« intrus » qui n’y habite pas et ne peut donc pas sincèrement ni dura-
blement s’engager auprès des électeur.rice.s du voisinage à représenter
leurs intérêts de riverain.e.s.
En revanche, le statut de chômeur comme argument de persuasion
politique montre ses limites dans la confrontation dialectique avec des
électeur.rice.s ne partageant pas les mêmes conditions sociales. Mounia
Bennani-Chraïbi (2005) a montré que ce ne sont pas les mêmes capitaux
qui sont mis en relief d’un type d’interaction à l’autre et que les straté-
gies choisies sont en permanence accommodées en fonction de l’inter-
locuteur. Lors d’une sortie de campagne, un débat improvisé s’est engagé
entre les candidats et un groupe de fonctionnaires, des professeurs du
secondaire en particulier. Ceux-ci reprochaient aux colistiers d’utiliser
leur expérience personnelle comme ressource d’appel au vote : « Tu veux
me convaincre en disant que tu es chômeur ? Ce n’est pas sérieux, ça [...].
Et le programme du parti 12 ? » Si la souffrance morale liée à l’expérience
du chômage peut fonctionner comme un argument électoral lorsqu’elle
fait écho au malaise social et au sentiment d’injustice ressenti par des
personnes peu politisées, elle est inefficace (ou moins efficace) à l’égard
d’électeur.rice.s habitué.e.s à un autre registre de légitimation politique,
plus conceptuel et analytique.
Loin de voir dans leur candidature l’expression d’une quelconque
ambition personnelle, les membres de la liste Tahalouf présentaient leur
accréditation comme une forme de sacrifice et une preuve de dévoue-
ment envers les électeur.rice.s. Les difficultés logistiques du parti dans la
circonscription de Salé El Jadida seraient un gage de la sincérité et de
l’authenticité de l’engagement des candidats. Par ailleurs, leur investisse-
ment électoral mettrait en relief la force de la cause des chômeur.se.s. De
fait, le tiers de la section de l’ANDCM de Salé, elle-même constituée
d’une quinzaine de personnes, a soutenu activement la candidature élec-
torale du président et du vice-président de l’association.
La campagne de la liste Tahalouf a visiblement souffert d’un manque
de moyens financiers comparé aux principales listes en compétition.
Son budget était chiffré à 25 000 dirhams (environ 2 250 euros), dont
10 000 dirhams ont été versés par le parti – qui, par ailleurs, a financé les
tracts et les affiches. Cette somme était complétée par des cotisations per-
sonnelles des membres du bureau national 13. Un seul local de campagne
(un parking en pleine artère commerçante du quartier, dont la location a
coûté 1 000 dirhams) a été installé sur toute la circonscription. La seule
voiture dont les candidats disposaient occasionnellement appartenait à un
membre du bureau local, venu chaque matin distribuer l’argent alloué

12. Propos recueillis lors d’une sortie de campagne, Salé, septembre 2007.


13. À titre de comparaison, le maximum qu’une liste était habilitée à dépenser légalement
dans sa circonscription lors de ces élections s’élevait à 250 000 dirhams, ce qui avait été
dénoncé par les candidats comme une somme insuffisante.
Symboles et repoussoirs de l’espace des mouvements sociaux 189

pour la journée par le parti. Les autres déplacements étaient faits en car-
rossa, une charrette tirée par un âne, ou en « grand taxi 14 ». Les chaises
et les tables ont été empruntées au café d’à côté. Le petit déjeuner était
parfois offert par le propriétaire d’une laiterie proche, qui participait à la
campagne en tant qu’ami des candidats ; en outre, quelques repas étaient
assurés par la femme d’un des militants bénévoles. L’équipe permanente
de campagne était composée de neuf à dix personnes : autour des trois
candidats et du directeur de campagne gravitait un noyau de cinq à six
collaborateurs, que des hommes. Parmi ces derniers, on trouve d’autres
militants de la section locale de l’ANDCM, de petits fonctionnaires et
des salariés. Il s’agissait d’amis, sans lien avec le parti, mais partageant dans
certains cas les engagements associatifs des candidats.
L’assistance variable et le nombre réduit de militants s’expliquent par
le caractère bénévole de l’appui. L’équipe était ainsi tributaire du « coût
d’opportunité » économique qu’implique l’engagement personnel dans
la propagande. Le fait qu’aucun participant ne soit payé était revendiqué
comme le « label » Tahalouf. Ce trait fut largement exploité, car il s’agis-
sait de mettre en valeur une certaine éthique de parti, de dramatiser l’écart
existant entre le véritable engagement des militant.e.s de la liste et l’enga-
gement intéressé des supporter.rice.s rémunéré.e.s pour chanter à la gloire
des patrons politiques. Au siège de campagne que le PSU a loué dans le
quartier Océan à Rabat, deux militants – membres aussi d’un groupe de
diplômé.e.s chômeur.se.s de troisième cycle – assuraient la coordination.
Lorsqu’un groupe d’enfants ayant entre 10 et 16 ans s’est présenté pour
savoir combien d’argent ils pouvaient percevoir en tant que supporters du
parti, les deux militants leur ont fait regarder une vidéo de la chaîne de
télévision Al-Jazira montrant une charge policière contre une manifestation
de diplômé.e.s chômeur.se.s sur l’avenue Mohammed V : « Vous voyez ?
Qu’est-ce que vous voulez ? Les 200 dirhams de quelqu’un qui va per-
mettre qu’on vous frappe comme ça quand vous serez sortis de la fac 15 ? »
L’engagement dans l’action protestataire constituait un troisième
registre de légitimation décliné par les candidats. Si la proximité de condi-
tion avec les électeur.rice.s était mise en avant par les candidats chômeurs,
leur crédit politique naissait de la combinaison de cette fragilité écono-
mique et d’une distance symbolique issue de l’engagement revendicatif.
Une candidature de ce type « entend[ait] rappeler la compétition démo-
cratique à son principe d’ouverture en marquant la prétention de simples
citoyens à participer, au nom de leur expérience concrète d’une multi-
plicité de problèmes, à un jeu électoral confisqué par les professionnels »
(Mathieu, 2007 b, p. 163). Les candidats de Tahalouf offraient deux pro-
fils d’engagement dans la société civile : celui du « chômeur militant » et

14. Les « grands taxis » sont un moyen de transport assez populaire, utilisé pour couvrir
des distances relativement longues au sein des villes ou entre des villes. Il s’agit de vieilles
Mercedes qui accueillent jusqu’à six passager.ère.s.
15. Observations de terrain, Rabat, août 2007.
190 Lutter pour ne pas chômer

celui du « jeune associatif ». S. R. a adhéré à l’ANDCM en 2000. Entre


2001 et 2006, il a occupé différents postes à responsabilité dans l’asso-
ciation, dont celui de secrétaire général de la section entre 2004 et 2006.
M. H. comptait parmi les fondateurs de l’ANDCM à Salé en 2000, et il
a remplacé S. R. comme secrétaire général. Il s’est investi, avant d’adhé-
rer à l’ANDCM, dans plusieurs associations de jeunes, à l’échelle natio-
nale (comme l’Association marocaine pour l’éducation de la jeunesse ou
les Chantiers sociaux marocains), ainsi qu’à l’échelle locale (à travers la
maison des jeunes de Salé). Quant à M. B., il a milité pendant deux ans à
la section ANDCM de sa ville d’origine. Ces trois candidats ne revendi-
quaient pas une simple appartenance associative, mais bien leur action pro-
testataire qui passait par l’expérience de l’occupation de la voie publique
et de la répression. Ainsi, ils n’hésitaient pas à rappeler leur participation
aux manifestations contre la hausse de la facture d’eau, devant le siège de
la REDAL, société privée chargée de la distribution d’eau et d’électricité
à Rabat et Salé. Ils rappelaient aussi leurs actions devant les sièges de la
wilaya à Rabat ou de la commune à Salé, dans le cadre des protestations
de l’ANDCM.
L’utilisation du nom de l’ANDCM a été un des éléments les plus
problématiques de la campagne de Tahalouf. La transgression partielle
des registres de l’activité (de l’associatif à l’électoral) a été faite au prix
d’acrobaties diverses : si le sigle de l’association apparaissait sur les tracts
du parti présentant les candidats, il n’était pas évoqué lors des sorties où
la liste faisait campagne avec des haut-parleurs. Ainsi, lors des défilés, la
question du chômage était davantage abordée dans sa dimension person-
nelle – les candidats faisant état de leur vécu, de leur expérience – ou col-
lective au niveau du quartier. Les pancartes, élaborées par un sociologue
au chômage qui avait milité pendant deux ans à l’ANDCM, reprenaient
cependant des slogans très utilisés par les diplômé.e.s chômeur.se.s dans
le cadre de leurs propres actions : « Non au mépris, oui à la citoyenneté
complète ! Non à la corruption, oui au changement ! Non à la margi-
nalisation, oui à la responsabilité 16 ! ». D’autres slogans étaient emprun-
tés au syndicalisme universitaire d’inspiration marxiste, notamment au
répertoire des étudiant.e.s d’Annahj ou d’al-Barnamaj al-marhali : « Il
faut lutter ! L’élève à l’école, l’étudiant à l’université, le paysan à la cam-
pagne, l’ouvrier dans l’usine 17 ! »
Ainsi, la multipositionnalité a permis le transfert de ressources et l’éta-
blissement de passerelles entre plusieurs types d’engagements. Si l’expé-
rience militante des candidats a constitué un atout électoral, l’investisse-
ment des chômeurs dans les élections a produit également des ressources

16. Observations de terrain, Salé, septembre  2007. Les diplômé.e.s utilisent la forme


passive mu‘atil, qu’ils traduisent par « enchômagés », et qui participe à la construction
politique de la revendication. Il suffit de changer deux lettres au mot mu‘atil pour le
transformer en muwatin (citoyen) et rendre électoralement valables des slogans très uti-
lisés par l’ANDCM.
17. Observations de terrain, Salé, septembre 2007.
Symboles et repoussoirs de l’espace des mouvements sociaux 191

convertibles en capital associatif. De ce fait, les diplômé.e.s chômeur.se.s


impliqué.e.s dans la campagne de la liste Tahalouf ont saisi cette oppor-
tunité pour mettre en avant leur cause. Lors de rencontres avec d’autres
chômeur.se.s non mobilisé.e.s, les militants invitaient ces dernier.ère.s à
rejoindre la section locale de l’ANDCM. De même, les candidats espé-
raient que le surplus de visibilité et le gain de légitimité obtenus sous l’éti-
quette Tahalouf protégeraient les futures manifestations (de l’ANDCM)
d’une répression trop brutale des forces de l’ordre et renforceraient leur
influence lors d’éventuelles négociations avec les autorités : « Je me suis
porté candidat aux élections [...]. Je crois qu’on me respectera plus quand
j’irai manifester à la commune 18. »
L’instrumentalisation de la figure du diplômé chômeur par la coalition
Tahalouf a donc opéré dans les deux sens car elle a bénéficié non seule-
ment à la coalition de partis, mais également aux membres de la liste qui
espéraient profiter des effets de la reconnaissance officielle de leur statut
d’éligible, ainsi que de l’élargissement de leurs réseaux sociaux et poli-
tiques grâce aux effets de la propagande électorale.
Ces transferts attendus entre espace partisan et espace « mouvemen-
tiste » ont été d’autant plus possibles qu’aussi bien la coalition de partis
que l’association de chômeur.se.s se reconnaissent comme faisant partie
de la même famille d’engagement militant de gauche. C’est aussi l’appar-
tenance ou la proximité des groupes de chômeur.se.s à cette communauté
de mouvement social dans certaines petites villes de province qui a favo-
risé la participation des chômeur.se.s, entre autres raisons, à des mouve-
ments locaux élargis dans les années 2000-2010.

LES DIPLÔMÉ.E.S CHÔMEUR.SE.S DANS LES MOUVEMENTS


LOCAUX CONTRE LA VIE CHÈRE (2005-2010)

À partir de la deuxième moitié des années 2000, les mouvements locaux


de protestation qui éclatent dans des territoires situés à la périphérie géo-
graphique, politique et économique du royaume marocain 19 constituent
une autre occasion d’observer l’insertion des groupes de diplômé.e.s chô-
meur.se.s dans l’espace des mouvements sociaux. Les endroits où ces pro-
testations locales font irruption dessinent ce qui a été appelé le « Maroc
inutile » durant le protectorat. Il s’agit d’une étiquette qui, nous l’avons
vu, alimente toujours l’imaginaire collectif. Comme le disait un chômeur
de Bouarfa :

18. Entretien avec S. R., Salé, août 2007.


19. Parmi les exemples de protestations en périphérie depuis les années 2000 : en 2001,
Béni Tadjit (province de Figuig) ; en 2004, Tamassint (Rif) ; dès 2005, Al Hoceima, Khe-
nifra ; en 2007, Sefrou ; en 2008, Boumalne Dadès et Zagora ; en 2009, Khnichet et Beni
Mellal. L’inventaire de ces actions collectives est difficile à établir car les médias ou les
sites internet associatifs ne s’en font pas toujours l’écho. Les exemples les plus récents sont
ceux du Rif et de Jerada en 2017-2018.
192 Lutter pour ne pas chômer

La politique discrimine. Au Sahara, il n’y a pas de diplômés chômeurs ! Il


y a des privilèges... Car il y a le risque du support au Polisario 20, on leur
donne des postes pour faire taire les gens. Ici, on est dans le Maroc que
Lyautey nommait « inutile ». Ici, on nous donne les « restes ». Le Haut-
Commissariat au plan l’a dit clairement : cette région est un désastre social,
économique et humain 21.

Dans les deux villes où j’ai suivi des mouvements locaux de protes-
tation (Sidi Ifni et Bouarfa), les groupes de diplômé.e.s chômeur.se.s ont
intégré des réseaux locaux de coordination réunissant divers acteurs 22.
Les deux exemples ont eu lieu dans des villes moyennes situées dans des
zones excentrées : Sidi Ifni, 20 000 habitant.e.s, est située à l’orée des
provinces du Sud (le Sahara occidental) ; et Bouarfa, 26 000 habitant.e.s,
est située à soixante-dix kilomètres de la frontière algérienne. Malgré
leur position stratégique, à proximité de frontières, l’histoire politico-
administrative des deux villes met au jour deux trajectoires différentes,
mais convergentes en ce qui concerne la production d’attentes de déve-
loppement chez les habitant.e.s : promotion administrative de Bouarfa,
depuis les années 1970, et dégradation de Sidi Ifni, depuis la rétrocession
de cette ancienne possession espagnole au Maroc en 1969 (Kadiri, 2009).
Leurs conditions climatiques et géographiques inhospitalières n’en font
pas des cibles d’investissements attractives et elles restent en marge des
projets de développement national.
Dans ces deux villes, le mouvement des diplômé.e.s chômeur.se.s
est fragmenté en plusieurs groupes. Les sections locales de l’ANDCM y
ont été créées au début des années 1990. À Bouarfa, cela a été l’œuvre
de militant.e.s marxistes de l’UNEM rentré.e.s dans leurs familles à la
fin de leurs études universitaires. Dans le cas de Sidi Ifni, les fonda-
teurs de l’ANDCM revendiquent aussi bien la filiation à l’UNEM qu’au
Mouvement national, certain.e.s militant.e.s étant issu.e.s de familles de
résistant.e.s à la colonisation espagnole, militant surtout à l’Istiqlal. À partir
de la fin des années 1990 et au début des années 2000, d’autres groupes
de chômeur.se.s apparaissent : des groupes de titulaires de licences univer-
sitaires, des technicien.ne.s ou même, dans de très rares cas, des groupes
de non-diplômé.e.s. Bien qu’ils convoitent les rares opportunités d’em-
ploi public dans ces villes, les groupes de chômeur.se.s de Sidi Ifini et
de Bouarfa animent, aux côtés d’associations, de partis et de syndicats,
des coordinations qui abordent des thèmes tels que l’accès aux services

20. Le Front Polisario est un mouvement politique et armé du Sahara occidental créé en
1973 pour lutter contre l’occupation coloniale espagnole. Depuis 1975, il s’oppose à la
présence marocaine au Sahara occidental.
21. Entretien avec Laïdi, membre de l’Association de licenciés chômeurs, Bouarfa,
mars 2008.
22. Le parti pris des chômeur.se.s était celui de favoriser le déclenchement d’une dyna-
mique revendicative multisectorielle (Dobry, 1983) à même d’augmenter la pression sur
les autorités et de les rendre réceptives aux revendications des chômeur.se.s.
Symboles et repoussoirs de l’espace des mouvements sociaux 193

publics, l’amélioration des infrastructures et du statut administratif des


deux villes.
À Bouarfa, la tansikiya locale fut créée en 2006. Elle s’inscrivait dans le
mouvement national des tansikiyat contre la hausse des prix et la dégrada-
tion des services publics, promues nationalement par l’AMDH et réunissait
cinq collectifs : l’AMDH, la Confédération démocratique du travail (CDT)
et les trois groupes de chômeur.se.s (bachelier.ère.s, licencié.e.s et non-
diplômé.e.s). Ces acteurs se rencontraient régulièrement dans une commis-
sion technique et une commission de slogans. Les revendications portaient
sur le droit à l’emploi des diplômé.e.s et des non-diplômé.e.s 23, sur l’amélio-
ration de l’accès de la population aux services et aux produits de première
consommation et sur le respect des droits syndicaux et du Code du travail.
La coordination locale de Sidi Ifni, appelée « Secrétariat local Sidi Ifni-
Aït Baamrane », n’était pas liée à la dynamique nationale des tansikiyat
contre la hausse des prix et la dégradation des services publics. Son fonc-
tionnement s’inscrivait dans une logique fortement localiste, intimement
liée à la dégradation subie par la ville depuis 1969 (année de la rétrocession
de la ville par l’Espagne au Maroc). Entre 2005 et 2010, le cahier reven-
dicatif mettait en avant cinq points : promotion de l’emploi, amélioration
des infrastructures de base (santé et éducation notamment), achèvement
des travaux du port 24, désenclavement routier avec le goudronnage de la
route jusqu’à Tan-Tan et création d’une province Sidi Ifni-Aït Baamrane,
éventuellement rattachée à la région de Guelmim-Smara. À l’époque où
la mobilisation s’est déclenchée, Sidi Ifni était rattachée à la province de
Tiznit. Certain.e.s militant.e.s mobilisaient le référentiel ethnico-tribal Aït
Baamrane pour mettre en avant un lien supposé entre la tribu originaire
de Sidi Ifni et celle d’Oued Noun (dans le Sahara occidental), qui aurait
justifié le rattachement de la ville aux provinces du Sud, selon un prin-
cipe de cohérence ethnique 25.
Les vagues de protestation dans les deux villes se sont égrenées entre
des marches et d’autres actions (sit-in, grèves de la faim ou tentatives
d’émigration collective vers l’Algérie 26), qui « libèrent de la peur et

23. À Bouarfa, on trouve un des très rares exemples de groupe de chômeur.se.s non
diplômé.e.s : l’Association de lutte contre la pauvreté et de défense du droit au travail
(ALCPDDT).
24. À l’époque du protectorat espagnol, Sidi Ifni, capitale de l’Afrique occidentale espa-
gnole, disposait d’un port de pêche et de transport international. Malgré les conditions
inhospitalières de la côte atlantique, le port disposait d’infrastructures de pointe (un télé-
phérique pour les décharges de marchandises et l’embarquement de personnes). La rétro-
cession au Maroc a impliqué une perte dramatique du statut du port.
25. Un intérêt majeur, mais revendiqué moins clairement, était de profiter des avantages
fiscaux de la région Guelmim-Smara, inexistants dans le reste du pays.
26. Quatre tentatives d’émigrations collectives vers l’Algérie ont eu lieu à Bouarfa entre
mars 2005 et mars 2009. Dans un cas, les émigré.e.s réussirent à traverser la frontière, offi-
ciellement fermée depuis 1994, mais ils et elles furent rapidement refoulé.e.s par la police
algérienne. Ces actes sont symboliquement forts, compte tenu de la lourdeur du conten-
tieux algéro-marocain (Mohsen-Finan, 1997).
194 Lutter pour ne pas chômer

brisent les murs du silence 27 ». Après la mise en place de la tansikiya de


Bouarfa, les habitant.e.s de la ville se sont mis.es à refuser de payer leurs
factures d’eau et d’électricité. En mai 2007, l’Office national de l’eau
potable (ONEP) a envoyé des employés, protégés par des contingents
policiers, pour arracher des compteurs. La coordination qui structurait
le mouvement revendicatif a alors appelé les habitant.e.s à marcher vers
le siège de la société publique de distribution d’eau. Le nombre élevé
de manifestant.e.s (10 000 personnes) peut s’expliquer par la peur d’une
suppression des installations d’eau. Les actions de rue récurrentes des
groupes de diplômé.e.s chômeur.se.s depuis des années ont sûrement
fait apparaître l’investissement protestataire de l’espace public comme
quelque chose de « faisable ».
À Sidi Ifni, les marches nocturnes se sont accompagnées d’émeutes,
notamment après que le blocus du port réalisé par un groupe de jeunes
en mai 2008 a déchaîné une répression très forte. En outre, le répertoire
tactique de Sidi Ifni présentait une spécificité par rapport à celui de
Bouarfa : l’exploitation de la ressource tribale, en tant que source de jus-
tification et de légitimité de la protestation. Celle-ci constituait d’ailleurs
la principale ligne de fracture au sein du Secrétariat local. L’observation
des trajectoires biographiques, des attentes associées à la mobilisation
et des formes d’action différenciées selon les collectifs montre que la
division était profonde : l’évocation de l’identité Aït Baamrane (ou son
contraire, l’ignorance de celle-ci) renvoyait davantage à la séparation entre
deux champs d’affinité organisationnelle et idéologique. D’un côté, un
champ occupé par des notables locaux, déployant un discours ethnici-
sant conforme à la représentation du Maroc comme assemblage de tribus
autour du sultan (Dakhlia, 1988). Les revendications de ce mouvement
indiquaient comme prioritaire la promotion d’Ifni au rang de province.
Sa démarche combinait des protestations et des formes de conciliation
avec le régime  : reconnaissance de l’autorité monarchique, demande
de grâce royale pour les prisonnier.ère.s, tractations auprès des institu-
tions de pouvoir, etc. De l’autre côté, un champ « gauchisant » intégré
par les branches locales de collectifs à implantation nationale (ATTAC,
ANDCM, le syndicat CDT et le parti PSU, dont les militant.e.s por-
taient souvent toutes les casquettes). Ce mouvement refusait d’emblée
les pratiques conciliatrices avec les institutions de pouvoir et, malgré le
­caractère local des revendications, ne rejetait pas l’éventualité d’une géné-
ralisation nationale de celles-ci.
Dans le cas des deux villes, les militant.e.s disaient avoir profité de
la banalisation des marches, sit-in et occupations des diplômé.e.s chô-
meur.se.s qui avaient eu lieu soit localement soit à Rabat. La tolérance
des autorités à leur égard a contribué à la redéfinition du risque associé à
l’expression des mécontentements et à la réévaluation du pouvoir coer-
citif attribué à l’État :

27. Voir les témoignages présentés dans Bennafla & Emperador Badimon, 2010.
Symboles et repoussoirs de l’espace des mouvements sociaux 195

Pourquoi on est sorti ? Parce qu’on n’a plus peur… On a appris qu’on
peut aller se plaindre chez le gouverneur et que c’est possible. Avant, un
gendarme pouvait gifler une vieille femme qui attendait pour voir le gou-
verneur et ça restait dans l’impunité. Aujourd’hui, je vois des analphabètes
qui exigent de voir le gouverneur parce qu’ils ne sont pas d’accord avec
le prix de la farine 28…

Cet impact de la mobilisation des chômeur.se.s quant à l’élargisse-


ment des protestations envisageables est d’autant plus important dans
les villes de taille réduite. Ici, la densité des rapports interpersonnels et
la proximité physique entre les militant.e.s et les représentants de l’au-
torité (qui sont, parfois, des voisins) ont fait peser un lourd tabou sur
l’expression ouverte des désaccords politiques. Les peurs des « années
de plomb » étant bien ancrées, les diplômé.e.s chômeur.se.s ont été les
seul.e.s à sortir dans la rue depuis les années 1990 dans ces contextes,
à la différence des grandes villes (Rabat et Casablanca) où existaient
d’autres types de mouvements capables d’investir l’espace public (fémi-
niste, islamiste, étudiant, etc.) 29.
Malgré les tensions et la répression, les deux mobilisations locales se
sont avérées porteuses. Le découpage administratif de 2009 a octroyé à
Sidi Ifni le statut de capitale de la province éponyme, rattachée à la région
de Guelmim-Smara. La partie la plus « identitaire » de la mobilisation (les
militant.e.s qui mobilisaient le registre tribal Aït-Baamrane) est entrée
dans les affaires publiques à la suite des élections communales de 2009 30.
À Bouarfa, le réseau protestataire a obtenu, après les manifestations de
masse rassemblant jusqu’à 10 000 personnes (la moitié de la population
de la ville), la gratuité de l’eau depuis mai 2007. De plus, elle monopo-
lise le rôle d’interlocuteur direct auprès du ministère de l’Intérieur et de
l’ONEP, tout en contournant le conseil municipal et en préservant la gra-
tuité de l’eau. Néanmoins, les mois qui ont suivi l’émergence du M20F
en février 2011 se sont soldés par des actions répressives et de harcèlement
contre les figures les plus visibles de la coordination locale 31.

28. Entretien avec un ancien membre de l’ANDCM, fonctionnaire à la Province, Bouarfa,


avril 2008.
29. Cependant, l’absence de suivi journalistique dans les petites villes a réduit la contrainte
pesant sur l’impunité des forces de l’ordre. Le 30 mai 2008, le blocus du port de Sidi Ifni
par un groupe de jeunes a déchaîné une action répressive inouïe. Il s’agissait en effet d’une
action inédite, menaçant un intérêt très sensible : la pêche. Ce « samedi noir », appelé ainsi
par les militant.e.s, a également provoqué une guerre de l’information, dont la chaîne
qatarie Aljazeera et des journalistes arrivés en ville pour couvrir les événements ont aussi
fortement pâti : interdictions, rétentions, menaces d’agression, etc.
30. Les militant.e.s se situant à gauche ont pourtant lu l’entrée dans les institutions comme
une défaite et comme une nouvelle victoire de la sempiternelle logique de cooptation
du Makhzen.
31. À Bouarfa, en juin 2011, dix militants associatifs et syndicaux ont été condamnés à
des peines de prison de deux ans et demi à trois ans, accusés de manifestation illégale et
d’incitation à l’usage de la violence contre les forces de l’ordre.
196 Lutter pour ne pas chômer

La cohabitation des groupes de diplômé.e.s chômeur.se.s avec d’autres


acteurs politiques au sein des coordinations a nécessité de combiner des
aspirations potentiellement incompatibles. Comment les groupes qui aspi-
raient à des postes dans la fonction publique, en nombre forcément limité,
en sont-ils arrivés à dépasser leur traditionnelle logique compétitive ?
Sans doute, la prégnance des liens interpersonnels dans les deux villes
et la croyance en l’importance de l’effet du nombre pour l’avancement
des revendications ont incité les groupes de chômeur.se.s à adopter une
attitude coopérative. Aussi bien à Sidi Ifni qu’à Bouarfa, le parti pris des
chômeur.se.s était de favoriser le déclenchement d’une mobilisation mul-
tisectorielle (Dobry, 1983) à même d’augmenter la pression sur les auto-
rités et de les rendre plus réceptives aux revendications des chômeur.se.s :
Notre groupe a traversé une période faible en 2003. En 2004, Bouarfa
se trouvait dans une nouvelle étape. Avant 2004, on ne pouvait pas arri-
ver à la porte de la province, la police nous interceptait sur le chemin !
Mais l’association a vu que, pour avoir du succès, il fallait se rapprocher et
adopter les revendications du peuple. On avait conclu qu’on ne pouvait
pas limiter notre lutte à nos cas personnels, que pour gagner la solidarité
des gens, il fallait parler d’eux. Avant, les gens se solidarisaient quand on
faisait un sit-in, mais ils se tenaient à l’écart, ils avaient peur. Mais après,
ils ont vu que c’est possible de parler avec la police, avec les autorités, et
alors, la peur les a quittés 32.

De plus, la supériorité numérique des diplômé.e.s chômeur.se.s


organisé.e.s, par rapport à la masse militante dans les deux villes, leur
octroyait un poids remarquable dans les deux coordinations. Les chômeur.
se.s comptaient sur le fait que leur nombre allait attirer de nombreux
habitant.e.s des villes vers les actions de protestation... et cela d’autant
plus que, aux dires des villageois.es, « presque toutes les familles ont un
membre dans un groupe de chômeurs 33 ! » Aux yeux de ceux et celles-
ci, le potentiel perturbateur d’une protestation, sa capacité à exercer de
la pression sur des responsables publics devait augmenter avec le nombre
de participant.e.s aux sit-in et aux marches.
Enfin, l’intégration des chômeur.se.s au sein de ces coordinations plu-
rielles locales s’explique par la perspective de pouvoir profiter d’une sorte
d’économie d’échelle protestataire. Les fondements de cette économie
tiendraient à la diversité des compétences, des capitaux et des position-
nements détenus par les différentes composantes : la proximité relative
avec les pouvoirs locaux (dans le cas, notamment, des syndicalistes de
longue date), la notabilité sociale (dans le cas de figures publiques popu-
laires, telles que les enseignant.e.s) ou une base militante nombreuse (les
groupes de diplômé.e.s chômeur.se.s et les associations culturelles, spor-
tives, etc.). La conjugaison de ces attributs permettait de réduire le coût

32. Entretien avec un diplômé chômeur organisé, Bouarfa, novembre 2007.


33. Entretien avec un diplômé chômeur organisé, Bouarfa, novembre 2007.
Symboles et repoussoirs de l’espace des mouvements sociaux 197

de chaque nouvelle action et d’attirer des individus a priori liés à aucun de


ces collectifs. À Bouarfa particulièrement, le capital symbolique du porte-
parole de la coordination a été un atout qui a facilité la cohésion. Il s’agis-
sait d’un enseignant de collège qui, malgré ses attaches organisationnelles
(syndicaliste de la CDT, membre du PSU et de l’AMDH), ou peut-être
grâce à celles-ci, était considéré comme capable de transcender les dif-
férents intérêts catégoriels. Le caractère consensuel et l’ascendant social
de ce coordinateur (le « moins pire de tous les coordinateurs potentiels »,
selon les militant.e.s interviewé.e.s) était apprécié par toutes les compo-
santes, car aucune n’a ressenti le risque de voir ses intérêts subordonnés
aux priorités d’autrui.
La prédisposition des chômeur.se.s à participer à une dynamique pro-
testataire large à Bouarfa et à Sidi Ifni qui ne se restreignait pas aux ques-
tions d’emploi était d’autant plus probable que le discours revendicatif
restait d’ordre social. La prédominance du registre social a en fait distin-
gué les mobilisations locales du type tansikiya de la période 2006-2010
du mouvement national déclenché le 20 février 2011, dans le contexte
des révoltes régionales. En effet, la portée contestataire des protestations
organisées dans le cadre du M20F était clairement affirmée, ce qui a éloi-
gné une partie des chômeur.se.s organisé.e.s.

DES COMPAGNONS DE ROUTE PEU FIABLES ?


LES DIPLÔMÉ.E.S CHÔMEUR.SE.S ET LE M20F DE 2011

Entre 2006 et 2010, les coordinations locales contre la hausse des prix
et la dégradation des services publics ont dénoncé la dégradation des
conditions de vie de la population. Le mouvement s’est déployé sur plu-
sieurs dizaines de villes et a organisé quatre marches nationales.Toutefois,
le cahier des doléances est resté circonscrit aux questions matérielles et
sociales. La raison était qu’il s’agissait tant d’optimiser la capacité de mobi-
lisation auprès d’une population idéologiquement diversifiée que de mini-
miser le risque de répression, car la remise en cause des fondations struc-
turelles de la domination politique au Maroc constitue une « ligne rouge ».
En revanche, le paysage semble changer en 2011 dans le contexte
des révoltes régionales, ainsi que la marge des possibles. Les révoltes qui
conduisent au départ de Zine El Abidine Ben Ali en Tunisie et de Hosni
Moubarak en Égypte ont montré la vulnérabilité de systèmes d’autorité
personnifiés par des leaders dont la légitimité s’effondre (Camau, 2011).
Le caractère extraordinaire de ces rebondissements suscite un change-
ment d’état d’esprit chez des activistes marocain.e.s : désormais, ils et elles
semblent se sentir dispensé.e.s de faire des choix tactiques respectueux
des limites imposées par le régime. Peut-être est-ce la raison pour laquelle
le Mouvement du 20-Février explicite, enfin, le « discours caché » (Scott,
1990) des mobilisations sociales déployées quelques années auparavant, dis-
cours sous-entendu mais pas explicitement formulé. Selon ce « discours
caché », la précarité matérielle de la population et l’autoritarisme sont les
198 Lutter pour ne pas chômer

deux faces de la même monnaie, comme le montrent les morts de Said


Khaled en Égypte et de Mohamed Bouazizi en Tunisie 34.
Avec en toile de fond les révoltes populaires se déroulant en Tunisie, en
Égypte, au Bahreïn, en Libye et en Syrie, un appel à manifester est lancé
sur Facebook par un groupe d’internautes marocain.e.s. Cet appel, pour
le 20 février 2011, invite à marcher contre la corruption et la dégrada-
tion des conditions sociales dans le royaume. La réponse à l’appel prend la
forme de plus d’une cinquantaine de marches à travers le pays et permet
la cristallisation du M20F, qui appellera à manifester encore plusieurs fois
dans les mois qui suivent. Le M20F constitue un autre exemple intéressant
pour explorer les relations entre les groupes de chômeur.se.s et d’autres
acteurs de l’espace des mouvements sociaux. Encore une fois, les positions
des groupes de chômeur.se.s n’ont pas été univoques : l’ANDCM s’est
présentée comme alliée de la nouvelle mobilisation, alors que l’attitude
des groupes de troisième cycle s’est caractérisée par le retrait. Les facteurs
explicatifs ont toujours trait aux rapports établis avec l’État et à l’inser-
tion (différenciée) dans la communauté de mouvement social de gauche.
La particularité du discours du M20F réside dans l’explicitation du
nœud entre des questions telles que le chômage ou le manque de moyens
des services publics et la manière dont l’autorité politique est exercée. La
corruption, la faible autonomie de la justice ou l’opacité d’un « capita-
lisme de copains 35 » bâti autour du roi (Oubenal & Zeroual, 2017) sont
dénoncées comme des maux subis quotidiennement par la population
sous la forme d’une répartition inégale des ressources et d’exclusion sociale.
Parmi les revendications du M20F on trouve l’exigence de la limitation
du pouvoir exécutif du roi, l’autonomisation de la justice par rapport au
champ du pouvoir et l’élimination des pratiques oligarchiques dans l’éco-
nomie. Ces revendications ayant trait au domaine de la gouvernance se
combinent avec des demandes en rapport avec la lutte contre le chômage
et la pauvreté, avec l’accès aux services de base et avec un traitement digne
des populations par les pouvoirs publics.
Dans ce climat, on aurait pu espérer une convergence entre les
diplômé.e.s chômeur.se.s organisé.e.s et le M20F. Or l’ensemble des
groupes de chômeur.se.s n’a pas répondu au rendez-vous. Seule l’ANDCM
a rejoint le Comité national d’appui au Mouvement du 20-Février
(CNAM). L’association s’en est distanciée quelque temps plus tard au

34. Saïd Mohamed Khaled, 28 ans, fut assassiné par deux policiers en civil à Alexandrie en
juin 2010. Mohamed Bouazizi, 26 ans, fut contraint de cesser de vendre des légumes sur
une charrette et dénonça sa situation en s’immolant par le feu dans la ville tunisienne de
Sidi Bousaid, en décembre 2010. Son acte et son décès (en janvier 2011) sont considérés
comme des déclencheurs de la révolution en Tunisie.
35. L’expression « crony capitalism » fut utilisée pour la première fois en 1980 par George M.
Taber, rédacteur de la section économique de la revue Times, pour caractériser l’économie
philippine sous Ferdinand Marcos. L’expression fait référence à des pratiques collusives
entre les pouvoirs publics et quelques acteurs économiques dominants, qui provoquent
une distorsion du « marché libre » et favorisent ces acteurs.
Symboles et repoussoirs de l’espace des mouvements sociaux 199

niveau national, tout en continuant à prendre part à l’organisation des


actions du mouvement dans les provinces. Pour ce qui est des autres
groupes concentrés à Rabat, c’est-à-dire les diplômé.e.s de troisième cycle,
non seulement ils et elles n’ont pas rejoint le mouvement, mais ils et elles
ont interrompu leur propre activité protestataire au plus fort de la crise
politique déclenchée par l’irruption du mouvement, lors du processus de
révision constitutionnelle de la fin du printemps 2011.
Les militant.e.s de l’ANDCM et ceux et celles à la base du M20F
partagent des espaces de multi-appartenance militante : ATTAC, AMDH,
UNEM, Annahj, etc 36. D’ailleurs, la composition sociologique des coor-
dinations locales du M20F recoupe presque complètement celle des tan-
sikiyat contre la vie chère existant quelques années avant. Ces différents
collectifs partagent aussi des référents culturels : la socialisation politique
à gauche de la plupart des membres de l’ANDCM les prédisposait à par-
tager l’analyse de la situation proposée par le M20F 37, qui relie la ques-
tion sociale et la question politique, comme le font tant d’acteurs de
l’extrême gauche marocaine, ainsi que l’islamisme contestataire (Bennani-
Chraïbi, 2011). Cette socialisation politique n’est pas majoritaire parmi
les militant.e.s des groupes de troisième cycle. Lorsqu’elle est présente
(exemple des permanent.e.s du siège du PSU), elle est euphémisée au
profit d’un discours technique sur le chômage et d’une image se voulant
apolitique des groupes.
Un autre facteur conditionnant la convergence (ou son absence) des
chômeur.se.s avec le M20F est l’efficacité espérée des protestations des pre-
mier.ère.s, elle-même dépendante de l’état des négociations avec les pou-
voirs publics. Comme il a été mentionné à plusieurs reprises, l’ANDCM
accumule des années d’ostracisation par les pouvoirs publics et est exclue
des cercles de négociation. Au contraire, les diplômé.e.s de troisième cycle
rencontrent fréquemment des responsables publics. Bien que leur présence
dans ces espaces de discussion soit toujours dominée et conditionnée
au bon vouloir des autorités, les diplômé.e.s y font reposer leurs espoirs
de recrutement. Selon les groupes, ces circuits risqueraient d’exploser si
les diplômé.e.s de troisième cycle abandonnaient leur style revendicatif
autolimité en s’engageant dans un projet plus subversif et contestataire,
comme l’est celui du M20F. Plus concrètement, la suspension de l’activité
protestataire des diplômé.e.s de troisième cycle pendant la période
36. Il est pourtant nécessaire de noter que le M20F n’est pas un mouvement d’extrême
gauche. Le M20F a fait preuve, pendant les premiers mois, d’un fort caractère transversal
qui s’est traduit par la convergence de militant.e.s islamistes et laïc.que.s. Dans le cas de
Casablanca, une composante fondamentale du M20F a été le tissu associatif de dévelop-
pement local et d’animation socioculturelle. Pour une sociologie du M20F à Casablanca,
voir Bennani-Chraïbi et Jeghlally (2012). Smaoui et Wazif ont travaillé sur le mouvement
à Rabat (2013).
37. Ce rapprochement de thèmes n’est pas inédit. Lors de la campagne pour les élections
législatives de 2007, le Parti socialiste unifié (PSU) a pris comme un des axes de son pro-
gramme la réforme constitutionnelle et notamment la révision de l’article 19 consacrant
l’inviolabilité du roi.
200 Lutter pour ne pas chômer

de février-juin 2011 répondait à la promesse du Premier ministre de


l’époque d’embaucher les diplômé.e.s de troisième cycle si ceux et celles-
ci se tenaient en marge de la nouvelle mobilisation.
La prise en compte des revendications des diplômé.e.s chômeur.se.s
favorise le maintien de pratiques informelles de gestion des ressources
publiques (voir le chapitre 6) : l’embauche de personnes proches des élus
et autorités publiques, la mobilisation discrétionnaire de budgets, etc. Ces
formes de népotisme et de corruption sont dénoncées avec virulence par
le M20F. Chez les groupes de troisième cycle, l’adaptation aux conditions
imposées par les interlocuteurs officiels provoque une dissonance cogni-
tive entre les revendications – transparence et accès juste et méritocra-
tique à l’emploi – et les compromis auxquels les chômeur.se.s se prêtent
– autolimitation des formes d’action, discours mettant l’accent sur le chô-
meur-victime, négociation autour des postes et des quotas d’insertion. Le
discours militant sur le droit au travail et la critique d’un État qui recrute
sur des bases élitistes et népotistes coexiste avec l’acceptation d’accords
d’embauche fondés sur des critères obscurs. Ces accommodements ne sont
évidemment pas sans effets sur l’image que les groupes donnent d’eux-
mêmes aux autres acteurs de l’espace des mouvements sociaux. En effet,
ils contribuent à transmettre une image homogène des diplômé.e.s chô-
meur.se.s comme une catégorie corporatiste et non solidaire et, dans le
meilleur des cas, comme un allié instable et opportuniste :
Aux diplômés chômeurs [les groupes de troisième cycle], on leur dit : « Si
vous faites ces manifestations pour le peuple marocain, alors vous serez
des héros. » Et ils me répondent : « Non ! Non ! On ne veut pas être des
héros, on ne veut que travailler. » [...] Le piège des diplômés chômeurs,
c’est qu’ils n’ont pas fait attention à revendiquer pour le chômage des
autres. On leur dit que le comité  38 est pour eux, pour les aider à faire
avancer les manifestations, et qu’il est pour nous un moyen de stopper la
répression. Mais il faut aussi que vous aidiez les autres, c’est normal non 39 ?

Autant le but de la revendication des diplômé.e.s chômeur.se.s (un


emploi nominatif, qui répondrait au classement par points fait dans les
groupes) que la manière dont celle-ci est exprimée laissent transparaître
les limites que la relation construite avec les pouvoirs publics impose à
l’action collective. La frontière à ne pas franchir est la remise en ques-
tion de la structure d’autorité articulée autour du roi. Les groupes de
troisième cycle se tiennent éloignés de cette frontière en délivrant un
discours technique sur le chômage, sans imputation de responsabilité
politique. La raison est de ne pas perdre l’avantage qui, éventuellement,
pourrait être tiré des négociations. Dans le cas de l’ANDCM, sa margina-
lisation par rapport à l’espace de négociation rend nulle cette contrainte
discursive et tactique.

38. Il s’agit du Comité de défense des droits publics et contre la répression.


39. Entretien avec Adil, activiste de l’AMDH, Rabat, juin 2012.
Symboles et repoussoirs de l’espace des mouvements sociaux 201

À l’inverse des chômeur.se.s présenté.e.s en Tunisie comme des cata-


lyseurs du mécontentement et comme le fer de lance des protestations
contre Ben Ali et son système politique, au Maroc une partie de la nébu-
leuse chômeuse a veillé à signaler que sa lutte n’avait rien à voir avec les
ambitions contestataires du M20F. De leur côté, les activistes du M20F
ont accordé un très faible crédit aux chômeur.se.s en tant qu’allié.e.s
potentiel.le.s :
Lors d’une assemblée générale du M20F, la question de la simultanéité des
revendications de collectifs professionnels (enseignant.e.s du secondaire,
médecins, professionnel.le.s de la justice, ingénieur.e.s de Maroc Télécom)
et de la possibilité d’explorer des formes de coordination avec ces diffé-
rentes voix anime la discussion. Un participant ajoute que, précisément en
ce moment, un groupe de diplômé.e.s de troisième cycle vient d’occuper
le ministère de l’Éducation nationale. Il finit son intervention avec une
proposition : que la coordination de Rabat du M20F exprime publique-
ment sa solidarité avec les chômeur.se.s. La réaction est une explosion
de rires dans la salle qui, accompagnée de quelques expressions isolées
– « Pff !! Et eux, alors, ils ne roulent que pour eux ! » – met rapidement
un terme à la discussion 40.

Alors que le non-respect des engagements pris par le Premier ministre


El Fassi envers les diplômé.e.s de troisième cycle a poussé ces dernier.ère.s
à descendre à nouveau dans la rue durant l’été 2011, la distance a en réa-
lité été renforcée entre les diplômé.e.s chômeur.se.s et le M20F. En effet,
les militant.e.s de ce dernier voyaient dans les attitudes erratiques des pre-
mier.ère.s une volonté d’instrumentaliser le climat d’opportunité protes-
tataire généré par les manifestations à répétition depuis le mois de février.

Les scènes décrites dans ce chapitre révèlent des rapports variés (de
coopération, de compétition, de distinction, de méfiance, etc.) entre les
diplômé.e.s chômeur.se.s et d’autres acteurs de l’espace des mouvements
sociaux. Au vu de la complexité de ces rapports, le mouvement des chô-
meur.se.s apparaît comme une nébuleuse hétérogène, peuplée d’acteurs
qui conçoivent différemment la façon de se battre pour le droit à l’emploi.
Afin de comprendre la logique sous-jacente aux types d’interactions
entre les différents groupes de chômeur.se.s et d’autres acteurs de l’espace
des mouvements sociaux, deux facteurs semblent se distinguer. Le pre-
mier est le type de socialisation politique des chômeur.se.s (ou le type de
référents politiques valorisés par le groupe de chômeur.se.s en question),
que j’ai traité sous la forme de la participation (ou non) à une commu-
nauté d’engagement militant de gauche. L’ANDCM apparaît clairement
comme le groupe de chômeur.se.s qui revendique une filiation avec la

40. Observations de terrain, Rabat, mai 2011.


202 Lutter pour ne pas chômer

gauche et qui partage de nombreux lieux (de sociabilité, de commémo-


ration, de lutte) avec d’autres unités militantes se réclamant de la gauche.
Cette proximité permet de comprendre les collaborations fréquentes de
l’ANDCM avec des dynamiques protestataires plus larges. Le deuxième
facteur, lié en fait au premier, est le type de rapport construit avec l’État
(plus spécifiquement avec le conseiller du Premier ministre) au fil de l’inte-
raction protestataire avec les pouvoirs publics. La proximité de l’ANDCM
avec des acteurs contestataires a conduit l’association à une situation de
marginalité qui contraste fortement avec l’accès aux pouvoirs publics que
les groupes de troisième cycle semblent avoir établi. Nous avons vu com-
ment le soin apporté à cet accès induit les groupes de chômeur.se.s à se
distinguer des acteurs perçus comme contestataires.
Ces deux facteurs ont bien entendu des effets sur les modalités de
déploiement de la protestation chômeuse et sur les attentes d’effica-
cité attribuées par les chômeur.se.s à leur propre protestation. Ils nous
­permettent également de comprendre pourquoi le mouvement des chô-
meur.se.s dure depuis environ trente ans.
CONCLUSION

Cet ouvrage s’est ouvert avec une question : pourquoi le mouvement


des diplômé.e.s chômeur.se.s marocain, qui revendique des emplois dans
la fonction publique, dure-t-il depuis presque trente ans ? La question
peut être posée autrement : pourquoi des diplômé.e.s chômeur.se.s des-
cendent-ils et elles dans la rue pour défendre le « droit à l’emploi » depuis
1991 ? En essayant de trouver une réponse à cette question, je me suis
penchée sur différentes dimensions du mouvement : son émergence, les
modes d’organisation des groupes, les caractéristiques de leurs adhérent.e.s,
les pratiques protestataires et, enfin, les rapports entre les groupes de chô-
meur.se.s eux-mêmes, avec les pouvoirs publics et avec d’autres acteurs
protestataires.
Une première conclusion que l’on peut tirer est qu’il n’y a pas une
seule forme de pérennisation du mouvement des diplômé.e.s chômeur.se.s,
mais plusieurs. Le « mouvement des diplômé.e.s chômeur.se.s » renvoie,
concrètement, à une nébuleuse de groupes indépendants les uns des autres
qui ne partagent pas la même conception des causes du chômage ni des
implications de la défense du droit à l’emploi. Une partie du mouvement
des chômeur.se.s participe d’un large espace militant de gauche, que l’on
peut appréhender comme une communauté de mouvement social par
l’homogénéité des lieux de partage (et de multiappartenance militante)
qu’il propose. Une autre partie de l’espace protestataire des chômeur.se.s
pratique depuis des années l’euphémisation de tout marqueur politique
et se présente comme un mouvement apolitique. La pluralité des posi-
tions défendues au sein du mouvement des chômeur.se.s correspond à des
formes différentes d’installation dans la durée, et les raisons qui expliquent
la pérennisation du mouvement sont également diverses.
Presque trente ans après sa création en 1991, l’Association nationale
des diplômés chômeurs du Maroc (ANDCM) est toujours active. Elle
est parvenue à construire (et à conserver) une structure nationale dotée
de plus d’une centaine de sections locales et compte plusieurs milliers
d’adhérent.e.s. Cependant, l’efficacité de l’ANDCM quant à l’obtention
d’emplois dans la fonction publique est très basse. Le faible rythme d’ob-
tention de récompenses ne démobilise pas pour autant ses militant.e.s. Il
pousse néanmoins l’association à fonctionner avec un mode de gestion de
la participation compatible avec les contraintes matérielles des militant.e.s,
leur permettant de combiner leur engagement avec des petits boulots et
204 Lutter pour ne pas chômer

des responsabilités familiales. En revanche, le mode de pérennisation de la


mobilisation des diplômé.e.s chômeur.se.s de troisième cycle est distinct
à bien des égards. Si des titulaires de master et de doctorat se mobilisent
en permanence depuis la deuxième moitié des années 1990, le turn-over
organisationnel est très élevé : les groupes qui encadrent ces personnes et
qui organisent leur protestation naissent et disparaissent par dizaines tous
les deux ou trois ans. Cela s’explique par l’efficacité de ces groupes : avec
une certaine périodicité, les diplômé.e.s de troisième cycle bénéficient
d’accords d’embauche dans la fonction publique qui touchent presque
l’intégralité des membres des groupes. Ceux-ci se dissolvent ensuite et se
reforment autour de nouveaux membres.
Deuxième conclusion de l’ouvrage : les rebondissements de la pro-
testation des diplômé.e.s de troisième cycle m’invitent à formuler une
réponse assez simple à la question de départ. Le mouvement des chô-
meur.se.s dure parce qu’il « paie ». En effet, l’attribution périodique de
postes d’emploi (massive et relativement régulière pour les groupes de
troisième cycle, au compte-gouttes et très irrégulière pour l’ANDCM et
les groupes de diplômé.e.s handicapé.e.s) entretient la pertinence de la
mobilisation. Mais encore faut-il que le mouvement soit toléré pour que
le passage à l’action en tant que diplômé.e chômeur.se soit envisageable.
On en arrive donc à une deuxième réponse à la question de départ : le
mouvement des chômeur.se.s dure parce qu’il est (relativement) toléré et
(relativement) efficace.
Ces deux réponses relèvent de l’évidence. Or il faut les expliciter pour
poursuivre le processus de dévoilement des causes de la pérennisation des
mouvements protestataires en contexte autoritaire. L’analyse réalisée ici
des raisons pour lesquelles les chômeur.se.s sont recruté.e.s (de temps en
temps ; certain.e.s oui et d’autres non) et pour lesquelles leur protestation
est tolérée (celle de certains groupes plus que celle d’autres) m’amène à
souligner deux facteurs jouant un rôle fondamental dans la pérennisation
du mouvement des chômeur.se.s. Le premier facteur renvoie au statut
de la mobilisation en tant que ressource d’action, de légitimation et de
contrôle pour des acteurs du pouvoir (ou ayant des enjeux de pouvoir).
Le second facteur renvoie à l’insertion de la mobilisation (ou plutôt d’un
secteur de la mobilisation, l’ANDCM et sa centaine de sections locales)
dans une communauté de mouvement social.
Si les recrutements entretiennent la pertinence de l’action collec-
tive et de la protestation auprès des militant.e.s potentiel.le.s, alors pour-
quoi les pouvoirs publics continuent-ils à distribuer des postes aux chô-
meur.se.s protestataires ? La réponse est que le mouvement des diplômé.e.s
chômeur.se.s accomplit un rôle non négligeable dans la gestion des
mécontentements et dans le contrôle des oppositions politiques au Maroc.
Tout au long de l’ouvrage, il a été question de démontrer l’adoption,
par les groupes de troisième cycle, d’un style autolimité de protestation.
Cette autolimitation est encouragée par les récompenses obtenues par
les cohortes antérieures de chômeur.se.s protestataires ; en même temps,
Conclusion 205

elle se donne pour objectif de faciliter l’ouverture de négociations entre


les groupes de chômeur.se.s et les responsables publics. La modération
auto-imposée pourrait être apparentée à une forme de disciplinarisa-
tion. Les rencontres avec les pouvoirs publics pour négocier d’éventuels
postes s’accompagnent d’un lot d’impositions et de contraintes sur les
chômeur.se.s, relatives à l’organisation des groupes et des protestations.
De plus, les assemblées de chômeur.se.s ayant lieu dans des sièges syndi-
caux faciles d’accès, les groupes n’opposent que de très faibles barrières
aux infiltrations et surveillances policières.
La modération est tout autant le résultat des attentes de postes que
les pouvoirs publics font miroiter aux groupes de chômeur.se.s qu’une
posture auto-imposée pour préserver les négociations avec les pouvoirs
publics. Cette modération rend impossible l’évolution du discours des
groupes de troisième cycle vers des propositions plus contestataires, ainsi
que leur rapprochement avec des acteurs plus critiques à l’égard des pou-
voirs publics, comme cela a été évident à l’occasion du Mouvement du
20-Février (M20F). On peut donc affirmer que, par le biais des groupes de
troisième cycle, le mouvement des chômeur.se.s tempère le conflit social et
permet de garder sous des limites relativement prévisibles et contrôlables
la grogne d’une jeunesse scolarisée en situation de précarité matérielle.
L’existence du mouvement des chômeur.se.s permet également aux
pouvoirs publics de se légitimer en tant que partie prenante d’un processus
de transition vers la démocratie. En tolérant les protestations, les respon-
sables publics peuvent se présenter comme des promoteurs de l’expression
publique de désaccords politiques. Cet effet légitimateur de la tolérance
à l’égard des chômeur.se.s s’accompagne d’autres effets, comme la justifi-
cation de la répression contre d’autres mouvements sociaux et politiques.
Dans la mesure où le registre autolimité (d’une partie) des chômeur.se.s
contestataires est accueilli comme une expression acceptable du mécon-
tentement collectif, la répression de modes de protestation moins dociles,
moins acceptables, se présente comme légitime.
Toutefois, si la mobilisation des chômeur.se.s en tant que ressource de
légitimation et de contrôle, rendue possible par le caractère modéré des
groupes de troisième cycle, permet de comprendre la poursuite des recru-
tements et, par conséquent, la pérennisation de la mobilisation, comment
expliquer la continuité d’autres groupes qui n’obtiennent pas de postes
d’emploi ? La pérennisation de l’ANDCM tient à une autre logique, qui
peut s’expliquer grâce à la mobilisation de la notion de « communauté
de mouvement social ».
L’ANDCM, ainsi que d’autres groupes de chômeur.se.s présents à
l’échelle locale, font partie d’un large espace militant de la gauche, aux
côtés de groupe comme Annahj, UNEM, ATTAC, AMDH, les syndi-
cats, les tansikiyat contre la cherté de la vie ou encore le M20F dans
­certaines villes. J’ai proposé ici d’appréhender ce large ensemble de mili-
tantisme de gauche comme une communauté de mouvement social
(Staggenborg, 1998 ; Taylor, 1989 ; Buechler, 1990), dans le sens où il
206 Lutter pour ne pas chômer

intègre une c­onstellation d’organisations, de personnes et de réseaux, reliés


par des liens de sociabilité intenses, par le partage de référents culturels
et par des aspirations politiques proches, voire interchangeables. Cette
communauté existe au-delà des seuls événements protestataires et, par
des espaces et des activités communes, elle permet d’entretenir des liens
entre ses participant.e.s.
La circularité, voire la succession, des engagements dans plusieurs struc-
tures militantes (UNEM, ANDCM, Annhj, AMDH, CDT, etc.), ainsi que
le partage de référents idéologiques et d’ambitions politiques entre les
militant.e.s aident à la survie de l’ANDCM, et cela malgré ses maigres
résultats en matière de postes d’emploi. Pour une partie des adhérent.e.s de
l’association, l’engagement dans l’ANDCM répond à l’adéquation entre
leur situation personnelle de chômage et leur fidélité aux référents cultu-
rels valorisés dans la communauté de mouvement social de gauche. Pour
ceux et celles qui ont des attaches plus faibles avec cette culture militante,
l’encastrement de l’ANDCM dans la communauté de mouvement social
assure, au moins, un tissu social dense (qui reste, néanmoins, très masculin
dans les villes de province).
La troisième conclusion à laquelle arrive cet ouvrage est celle de la
complexité du mouvement des chômeur.se.s. Compte tenu des logiques
plurielles de pérennisation et des différents facteurs causaux mis en avant,
ne faudrait-il pas dire qu’on a plutôt affaire à plusieurs mouvements de
chômeur.se.s au Maroc ? J’ai préféré parler d’un mouvement, d’un seul
espace de protestation chômeur, qui est (et a été) peuplé par une mul-
titude d’acteurs se proclamant défenseurs du droit à l’emploi. Malgré
les nuances dans les discours et dans l’attitude à l’égard des pouvoirs
publics, le très fort isomorphisme (organisationnel et tactique), ainsi que
les logiques de concurrence et de distinction entre les groupes font de
cet espace une zone d’évaluation mutuelle avec des contours clairement
identifiables. Dans le même temps, des jeux de différenciation sont bien
présents. Le rapport des protestataires aux pouvoirs publics apparaît sans
doute comme un ressort majeur de différenciation entre les acteurs qui
intègrent l’espace protestataire des chômeur.se.s. D’abord, il a été montré
comment la fragmentation de l’espace chômeur tient à la mobilisation,
par les militant.e.s, des critères de distinction de diplômé.e.s inventés par
l’État. Ensuite, le rapport avec l’État a des impacts en matière d’organisa-
tion de la protestation, incitant certains groupes de chômeur.se.s à rester
modérés ou à combiner la construction d’un rapport de force avec l’éta-
blissement de rapports conciliateurs, voire de soumission assumée.
Cet impact du rapport à l’État en matière de modération de la protes-
tation me permet de revenir sur l’hypothèse classique de Cloward et Piven
postulant un effet déradicalisant de l’organisation dans le cadre des mou-
vements de personnes pauvres aux États-Unis (1977). En plein boom de
l’approche de la mobilisation des ressources, les deux auteurs avaient signalé
les effets pernicieux de l’action politique des entrepreneur.se.s de cause et
des militant.e.s par conscience auprès des publics démunis (les militant.e.s
Conclusion 207

de base, les membres bénéficiaires des groupes). Les deux auteurs, qui sont
eux-mêmes responsables dans des groupes militant pour les droits sociaux
de personnes en situation de pauvreté, avaient mis en garde devant l’affai-
blissement de l’élan subversif de la protestation, qui serait le résultat de l’or-
ganisation des groupes militants, de l’établissement d’une division du travail
ou encore des contraintes liées à l’institutionnalisation des groupes (survie
de l’organisation, satisfaction des besoins économiques de ses permanent.e.s
salarié.e.s, etc.). La dynamique observable au sein de l’espace de protes-
tation des chômeur.se.s au Maroc permet de rediscuter cette hypothèse.
Dans le cas qui nous occupe, les effets déradicalisants ne dérivent pas de
la formalisation des structures militantes, mais des attentes d’efficacité que
les chômeur.se.s attribuent à leur protestation, qui sont elles-mêmes tri-
butaires du rapport avec l’État. L’ANDCM est beaucoup plus institution­
nalisée comme groupe que les dizaines de groupes de troisième cycle ayant
une durée de vie beaucoup plus courte. Mais le caractère plus subversif et
contestataire de sa protestation tient à l’absence des contraintes qui pèsent
sur les acteurs insérés dans des processus de négociation.
Quatrième conclusion, liée à la réflexion qui vient d’être énoncée :
ce ne sont pas non plus les caractéristiques du bien revendiqué par les
chômeur.se.s (notamment, le fait que les postes dans la fonction publique
constituent un bénéfice limité) qui expliquent la modération d’une par-
tie de l’espace protestataire, mais les attentes d’efficacité différenciées des
acteurs mobilisés. Cette évidence m’invite à revenir sur le débat rela-
tif à l’économie politique de la domination (Hibou, 2006 ; 2011), selon
lequel « les rapports de domination s’exercent à travers les pratiques éco-
nomiques : la consommation, l’endettement, les marchés publics, les pra-
tiques salariales et de recrutement » (Blavier, 2013, p. 214). La tendance à
l’autolimitation et à la modération d’une partie du mouvement des chô-
meur.se.s démontre comment l’emploi peut être utilisé par les pouvoirs
publics comme un instrument pour tempérer le conflit social et gou-
verner les oppositions, réelles ou potentielles. Néanmoins, encore une
fois, la force de cet instrument de gouvernement ne s’exerce pas sur tous
les acteurs protestataires de la même manière, mais elle est corrélée à la
croyance des acteurs protestataires en leurs chances de réussite. Le poten-
tiel disciplinateur de la récompense-emploi est plus important pour les
groupes de troisième cycle que pour l’ANDCM ou des groupes de per-
sonnes handicapées, que leur exclusion des cercles de négociation libère
de la contrainte de la modération.
Ainsi, il semblerait salutaire de recevoir avec un certain scepticisme les
récits présentant le chômage (des diplômé.e.s et des jeunes) comme une
« bombe à retardement 1 ». La région maghrébine et moyen-orientale a

1.  Tel que l’AFP qualifiait le phénomène en février 2018 : « Le chômage des jeunes au Maroc,
une “bombe à retardement” », Le Point, 11 février 2018, en ligne : www.lepoint.fr/monde/
le-chomage-des-jeunes-au-maroc-une-bombe-a-retardement-11-02-2018-2194052_24.
php (janvier 2020).
208 Lutter pour ne pas chômer

­produit une quantité importante de récits de ce type (souvent journa-


listiques), qui attribuent au chômage et à la précarité juvénile un pou-
voir presque magique de déclenchement de mobilisations contestataires.
Cependant, la littérature sur les mouvements sociaux a abondamment
montré que les motivations, les griefs et les frustrations ne produisent pas
mécaniquement les protestations. En effet, celles-ci nécessitent le concours
de différents processus : un travail politique de qualification de la réalité,
la mobilisation et l’organisation de ressources, l’activation de dispositions
et l’investissement d’un certain type de compétences, une interaction
stratégique d’une durée plus ou moins longue avec ceux qui sont définis
comme adversaires, etc. Au Maroc, ce que l’on apprend de l’analyse de
presque trente ans d’action collective de chômeur.se.s diplômé.e.s est que
la précarité et la pauvreté n’incitent pas forcément à se révolter contre
des structures de pouvoir considérées comme injustes. Les contraintes
organisationnelles qui pèsent sur ceux et celles qui ont fait le pari de sor-
tir du chômage à travers l’occupation protestataire de l’espace public et
les négociations avec les pouvoirs publics ont de grandes chances de les
détourner des causes les plus contestataires.
SIGLES UTILISÉS

AC ! : Action contre le chômage


ALCPDDT : Association de lutte contre la pauvreté et de défense du
droit au travail
AMDH : Association marocaine des droits humains
ANAPEC : Agence nationale de promotion de l’emploi et des
compétences
ANDCM : Association nationale des diplômés chômeurs du Maroc
ASDHOM : Association de défense des droits humains au Maroc
ATTAC : Association pour la taxation des transactions financières
et pour l’action citoyenne
CCDH : Comité consultatif des droits humains
CDT : Confédération démocratique du travail
CGEM : Confédération générale des entreprises du Maroc
CGT : Confédération générale du travail
CIOPE : Centre d’information et d’orientation pour l’emploi
CNAM : Comité national d’appui au Mouvement du 20-Février
CNJA : Conseil national de la jeunesse et de l’avenir
COSEF : Commission spéciale pour l’éducation et la formation
DAG : Direction des affaires générales
DESA : Diplôme d’études supérieures approfondies
DGCL : Direction générale des collectivités locales
EMA : École marocaine de l’administration
FSM : Forum social mondial
FVJ : Forum vérité et justice
GNDC : Groupe national des docteurs au chômage
HCP : Haut-Commissariat au plan
IER : Instance équité et réconciliation
INDH : Initiative nationale pour le développement humain
LMDDH : Ligue marocaine de défense des droits humains
M20F : Mouvement du 20-Février
MP : Mouvement populaire
MPDC : Mouvement populaire démocratique et constitutionnel
MUR : Mouvement unité et réforme
OADP : Organisation de l’action démocratique populaire
ODT : Organisation démocratique du travail
210 Lutter pour ne pas chômer

OFPPT :  ffice de la formation professionnelle et de la promotion


O
du travail
OMDH : Organisation marocaine des droits humains
ONEP : Office national de l’eau potable
PADS : Parti de l’avant-garde démocratique et sociale
PAS : Plan d’ajustement structurel
PCM : Parti communiste du Maroc
PI : Parti de l’Istiqlal
PIACE : Programme d’information et d’assistance à la création
d’entreprises
PJD : Parti de la justice et du développement
PLS : Parti de la libération et du socialisme
PNFI : Programme national de formation-insertion
PNUD : Programme des Nations unies pour le développement
PPS : Parti du progrès et du socialisme
PROMAR : Programme pour la promotion des activités économiques
en milieu rural
PSU : Parti socialiste unifié
RNI : Rassemblement national des indépendants
SNE : Stratégie nationale pour l’emploi
UCSC : Union des cadres supérieurs au chômage
UMT : Union marocaine du travail
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UNFP : Union nationale des forces populaires
USFP : Union socialiste des forces populaires
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TABLE DES MATIÈRES

Introduction .................................................................................... 5
Les conditions sociales de l’émergence du mouvement
des diplômé.e.s chômeur.se.s au Maroc .......................................... 7
L’action collective des chômeur.se.s :
autour du mythe de la mobilisation improbable ............................ 11
Protester dans un contexte coercitif .............................................. 16
L’énigme d’une protestation qui dure ........................................... 21
Méthodologie et organisation de l’ouvrage ................................... 23

CHAPITRE 1. ENSEIGNEMENT ET EMPLOI PUBLIC AU MAROC :


DE L’ÉPOQUE COLONIALE À L’AJUSTEMENT STRUCTUREL ........................... 29
L’enseignement dans une perspective historique :
de l’accès colonial restrictif aux promesses postcoloniales
de généralisation scolaire ............................................................... 30
Le temps du protectorat : l’enseignement
pour former des administrateurs subalternes ................................. 30
Au lendemain de l’indépendance :
l’émancipation par l’école ? .......................................................... 32
L’arabisation : d’un symbole de souveraineté
nationale à un instrument de sélection sociale .............................. 34
Un système d’enseignement
soumis à des réformes régulières ................................................... 37
L’emploi public jusqu’aux années 1990 :
les fondements d’une coutume devenue un droit ................................. 40
La marocanisation de l’administration :
du mépris à l’engouement pour un emploi stable ......................... 42
Le statut général de la fonction publique
de 1958 et le service civil ............................................................. 43
Les retombées de l’ajustement structurel : l’énonciation
d’un problème public de chômage des jeunes diplômé.e.s ..................... 46
Les effets de l’ajustement structurel
sur les perspectives d’emploi public .............................................. 47
Énoncer un diagnostic officiel du chômage des diplômé.e.s .......... 50
CHAPITRE 2. LA NAISSANCE D’UNE CAUSE : DU SYNDICALISME
UNIVERSITAIRE À LA LUTTE POUR LE DROIT À L’EMPLOI ........................... 57
Le syndicalisme universitaire d’extrême gauche : un espace
de socialisation politique valorisé et un modèle à dépasser .................. 59
L’UNEM : un héritage militant valorisé ....................................... 60
L’UNEM comme expérience à dépasser ....................................... 63
Syndicalistes et chômeurs :
glisser entre des espaces de mobilisation ....................................... 65
Les années 1990 : une ouverture des possibles ? ................................ 68
La fin de la violence d’État ? ........................................................ 69
Un champ politique riche en allié.e.s
pour les chômeur.se.s ? ................................................................ 72
De l’ANDCM à un espace protestataire fragmenté ................................ 76
Au lendemain de l’Alternance, le fardeau ANDCM ...................... 77
L’éclatement de l’identité collective des chômeur.se.s ................... 79

CHAPITRE 3. QUI SONT LES DIPLÔMÉ.E.S CHÔMEUR.SE.S ?


PROFILS ET MODALITÉS DU PASSAGE À L’ACTION .................................... 83
Les caractéristiques sociales d’une catégorie hétérogène ..................... 84
Le catalogue des formations au complet... ou presque ................... 85
Quelles sont les relations des diplômé.e.s
avec l’activité économique ? ......................................................... 87
Des origines sociales relativement diversifiées ............................... 89
Déclinaisons de l’injustice du chômage .............................................. 91
« Le chômage est une injustice, c’est donc l’État
qui me pousse à protester » .......................................................... 91
« C’est une héroïcité d’être un intellectuel
d’origine populaire » .................................................................... 93
« Que faire si on ne reconnaît pas mon diplôme,
sinon militer ? » ........................................................................... 94
« Le secteur privé, c’est la jungle... » .............................................. 96
Passer à l’acte : devenir diplômé.e chômeur.se protestataire ................. 97
S’engager en suivant ses ami.e.s... ................................................. 99
S’engager pour saisir sa chance ................................................... 101
Les rétributions affectives et émancipatrices du militantisme ....... 103

CHAPITRE 4. L’ORGANISATION DE LA PROTESTATION


CONTRE LE CHÔMAGE ........................................................................ 107
Un espace multiorganisationnel concurrentiel ................................... 108
Tenir ensemble ........................................................................... 108
Des points pour mesurer l’investissement .................................... 112
Transgressions des normes militantes
et dispositifs de rappel à l’ordre .................................................. 113
Les ressorts de la formation des groupes
de diplômé.e.s chômeur.se.s ........................................................... 117
Le développement de l’ANDCM
par une logique de reproduction militante ................................. 118
Une logique de distinction et de réaction
à l’origine de la formation de groupes ........................................ 120
Les variations du discours autour d’une cause commune .................... 122
Dénoncer le chômage pour marquer
un positionnement antiautoritaire .............................................. 123
Le chômage, une question technique .......................................... 125

CHAPITRE 5. LES TACTIQUES PROTESTATAIRES DES CHÔMEUR.SE.S :


VARIATIONS AUTOUR DE L’AUTOLIMITATION .......................................... 129
La manifestation des diplômé.e.s chômeur.se.s,
une pratique routinière ? .............................................................. 132
Qui est ciblé par les manifestations des chômeur.se.s ? ................ 133
Le scénario de la manifestation,
entre répétition et variation contrainte ....................................... 137
Image de soi et iconographie valorisante .................................... 140
Monter d’un cran à la recherche de l’effet de surprise ........................ 142
L’occupation de ministères et de sièges de partis politiques ......... 143
Violences contre soi : grèves de la faim
et tentatives de suicide collectif .................................................. 146

CHAPITRE 6. INSÉRER OU CONTRÔLER LES DIPLÔMÉ.E.S CHÔMEUR.SE.S ?....153


Les dispositifs d’aide à l’emploi depuis les années 1990 ..................... 155
Le discours médiatique et entrepreneurial :
l’imaginaire sous-jacent aux dispositifs d’aide à l’emploi ............. 155
L’invention d’une politique de l’emploi
au temps de l’Alternance ........................................................... 158
Les dispositifs d’insertion professionnelle
à l’épreuve du local .................................................................... 165
Les autres dispositifs d’insertion : négociations officieuses
et disciplinarisation de la protestation ............................................ 168
Qui sont les interlocuteurs des diplômé.e.s chômeur.se.s ? .......... 169
La rhétorique et la dynamique des négociations ......................... 172
Qui est embauché.e ? ................................................................. 174
CHAPITRE 7. DIPLÔMÉ.E.S CHÔMEUR.SE.S : SYMBOLES
ET REPOUSSOIRS DE L’ESPACE DES MOUVEMENTS SOCIAUX ..................... 179
L’exemplarité des diplômé.e.s chômeur.se.s
au sein de l’espace militant de gauche ............................................. 181
Le diplômé chômeur altermondialiste ........................................ 182
L’investissement électoral de l’expérience militante
de diplômé.e.s chômeur.se.s ....................................................... 185
Les diplômé.e.s chômeur.se.s dans les mouvements locaux
contre la vie chère (2005-2010) ...................................................... 191
Des compagnons de route peu fiables ?
Les diplômé.e.s chômeur.se.s et le M20F de 2011 ............................. 197

CONCLUSION ................................................................................... 203

SIGLES UTILISÉS ............................................................................. 209

BIBLIOGRAPHIE ................................................................................ 211

Achevé d’imprimer en février 2020


par l’Imprimerie Chirat
744, rue de Sainte-Colombe – 42540 Saint-Just-la-Pendue
Dépôt légal : février 2020

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