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Montserrat Emperador
Université Lumiere Lyon 2
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DOI : 10.4000/books.pul.32492
Éditeur : Presses universitaires de Lyon
Lieu d'édition : Lyon
Année d'édition : 2020
Date de mise en ligne : 28 septembre 2020
Collection : Actions collectives
ISBN électronique : 9782729712112
http://books.openedition.org
Édition imprimée
Date de publication : 27 février 2020
ISBN : 9782729712105
Nombre de pages : 232
Référence électronique
EMPERADOR BADIMON, Montserrat. Lutter pour ne pas chômer : Le mouvement des diplômés chômeurs
au Maroc. Nouvelle édition [en ligne]. Lyon : Presses universitaires de Lyon, 2020 (généré le 14 avril
2021). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pul/32492>. ISBN : 9782729712112.
DOI : https://doi.org/10.4000/books.pul.32492.
6. Entretiens avec Driss El Guerraoui et Mohamed Brahimi, anciens conseillers aux Affaires
sociales des Premiers ministres Abderrahmane Youssoufi (1998-2002), Driss Jettou (2002-
2007) et Abbas El Fassi (2007-2011). Ces entretiens ont eu lieu à Rabat en mai 2005, mars
2007 et octobre 2007 pour le premier, et à Rabat en avril 2005 pour le second.
7. Dans cette même logique de mise en récit de la « transition » que le pays serait en train
de vivre depuis la fin des années 1990, l’ancien Premier ministre Driss Jettou affirmait
que le Maroc vivait dans un « mai 68 permanent » frôlant les limites de la gouvernabi-
lité (Vairel, 2007).
8. La liste des sigles utilisés dans cette étude se trouve en fin d’ouvrage (p. 209).
9. Selon Bougroum et Ibourk, la création de postes d’emploi dans la fonction publique
passe de presque 50 000 en 1982 à 10 000 en 1983 et pour les années qui suivent (2002).
Introduction 9
Les personnes qui font vivre la mobilisation étudiée dans cet ouvrage
s’identifient comme « chômeuses », ou plutôt comme « enchômagées ».
La nuance implique qu’elles se perçoivent comme victimes d’un système
17. Avec en toile de fond le début des révoltes populaires en Tunisie et en Égypte, un appel
à manifester est lancé sur Facebook par un groupe d’internautes marocain.e.s. Cet appel
invite à marcher le 20 février 2011 contre la corruption et la dégradation des conditions
sociales dans le royaume. La réponse à cet appel prend la forme de plus d’une cinquan-
taine de marches à travers le pays et celle de la cristallisation d’un mouvement (le M20F),
qui appellera à manifester encore plusieurs fois dans les mois suivants.
18. Selon Driss Maghraoui, les changements constitutionnels de 2011, adoptés dans le
contexte des protestations du M20F, n’ont pas supposé une perte d’emprise du roi sur la
vie politique et économique du pays (2011).
12 Lutter pour ne pas chômer
19. En 2004, le taux d’analphabétisme était de 43 % de la population adulte (31 % chez les
hommes et 55 % chez les femmes). En 2014, le taux d’analphabétisme était de 32 % de la
population adulte (22,1 % chez les hommes et 41,9 % chez les femmes), selon le Haut-
Commissariat au plan (HCP). Selon l’Unesco, le taux de participation à l’enseignement
supérieur était de 31 % en 2016.
20. Ni le chômage ni les chômeur·se·s ne constituent des réalités objectives dont le sens
s’imposerait une fois pour toutes (Salais, Baverez & Reynaud, 1986).
Introduction 13
21. Les « mobilisations improbables » sont celles des « populations à faibles ressources », dont
le passage à l’action dépendrait de l’apport de ressources d’origine externe. Lilian Mathieu
met en garde contre l’imputation de l’idée d’improbabilité à certaines mobilisations, car
cela suggérerait que d’autres sont effectivement probables (2007 b). Or la sociologie des
mouvements sociaux a longuement démontré qu’aucune cause protestataire ne va de soi.
22. Dans le même temps, l’intervention de militant.e.s plus expérimenté.e.s, mieux intégré.e.s
socialement et avec leur propre programme risquerait de provoquer une dépossession des
chômeur.se.s de leur lutte et une déradicalisation de leurs objectifs (Cloward & Piven, 1977).
14 Lutter pour ne pas chômer
directement liées aux difficultés d’employabilité des jeunes. Une autre spé-
cificité frappante par rapport aux cas européens touche au caractère des
revendications des chômeur.se.s. Le caractère souvent intercatégoriel, non
nominatif et palliatif de celles-ci dans le contexte européen contraste avec
le cas marocain, où les revendications portent très explicitement sur des
postes nominatifs dans la fonction publique. La fréquence et les caracté-
ristiques des protestations des chômeur.se.s constituent une autre spécifi-
cité marocaine 23.Trente ans après le début du mouvement, leur caractère
apparemment inépuisable nous invite à nous interroger sur les ressorts de
la pérennisation de ce mouvement, et cela, d’autant plus qu’il se déploie
dans un contexte coercitif.
Malheureusement, les rares travaux existants sur le mouvement maro-
cain ne sont pas entrés en discussion avec la littérature susmentionnée.
Qu’en est-il des diplômé.e.s chômeur.se.s marocain.e.s dans la littérature ?
Le thème a d’abord été abordé par des économistes, avant de susciter l’in-
térêt des sociologues. Les premières protestations, apparues à la charnière
des années 1980 et 1990, ont mis sous les projecteurs un phénomène
jugé paradoxal par la théorie économique conventionnelle (El Aoufi &
Bensaïd, 2005) : le fait que les plus éduqué.e.s soient les plus touché.e.s
par le chômage. Depuis, les recherches en économie se focalisent sur les
raisons de la faible employabilité des diplômé.e.s (Ibourk, 2005), sur la
place des diplômé.e.s dans la structure d’emploi (Akesbi, 2003 ; El Aoufi
& Bensaïd, 2008 ; Calmand, Kocoglu & Sgarzi, 2016) et sur l’analyse éco-
nométrique des trajectoires professionnelles (Bougroum & Ibourk, 2002).
Les premiers travaux de sociologie sur les diplômé.e.s chômeur.se.s
marocain.e.s ont relevé le caractère inédit de leur mobilisation. Elle a été
qualifiée de prémonitoire eu égard à sa dénonciation des effets nocifs de
l’ajustement structurel, et d’innovante en regard de sa volonté apparente
de transcender les étiquettes politiques (Belghazi & Madani, 2001). Ainsi,
des chômeur.se.s diplômé.e.s sont repéré.e.s parmi les protagonistes des
explosions de mécontentement pendant et à la sortie du plan d’ajus-
tement structurel en 1984, 1990 et 1991 (Santucci & Benhlal, 1991 ;
Santucci, 1992). Parallèlement au développement des protestations, le
rôle de l’école comme vecteur de promotion sociale est interrogé. Dans
un ouvrage coordonné par Vincent Geisser sur la mobilité internatio-
nale des diplômé.e.s maghrébin.e.s, plusieurs contributeurs (Mellakh,
2000 ; Ibaaquil, 2000) concluent à la permanence de la représentation
du diplôme comme ticket d’accès à un emploi valorisant et, par consé-
quent, à une mobilité sociale ascendante. Or l’école en tant qu’ascen-
seur social est « en panne » (Bouderbala, 2003) depuis les années 1980,
23. Le cas napolitain, actif depuis les années 1970, est le seul à faire écho au cas nord-africain,
en matière de continuité de la mobilisation. À ce niveau, la ressemblance entre la mobilisa-
tion marocaine et le mouvement napolitain des chômeur.se.s est frappante (Baglioni, 2012).
Le mouvement piquetero (de chômeur.se.s) argentin présente aussi quelques similitudes
avec le mouvement marocain, notamment en ce qui concerne l’organisation et la distri-
bution des postes d’emploi entre les membres des groupes de chômeur.se.s (Quirós, 2016).
16 Lutter pour ne pas chômer
et cela est vécu comme une injustice infligée à des diplômé.e.s « ayant
droit ». En revanche, d’autres auteurs considèrent que la représentation
bienveillante du diplôme est loin d’être dominante : au contraire, l’image
négative projetée par les diplômé.e.s en mal d’intégration profession-
nelle contribuerait à discréditer les institutions d’enseignement auprès
des futurs étudiant.e.s (Gérard, 2002).
L’activité revendicative des diplômé.e.s chômeur.se.s est abordée pour
la première fois par Mounia Bennani-Chraïbi en 1995. Dans sa thèse
portant sur les valeurs et les représentations des jeunes marocain.e.s au
début des années 1990, l’auteure s’intéresse à un événement inédit : l’oc-
cupation d’un complexe artisanal par un groupe de chômeur.se.s pen-
dant l’été 1991, à Salé, ville contiguë à Rabat. Selon l’auteure, cette action
illustrerait le tiraillement éprouvé par les jeunes en quête d’individuali-
sation. La « jeunesse » représente un moment charnière de la transition
vers la pleine intégration sociale, ce qui implique un processus de distan-
ciation du groupe de référence (Bennani-Chraïbi & Farag, 2007). Or la
sécurité matérielle à l’issue de cette transition se trouve fragilisée par les
évolutions économiques et sociales, ce qui est source de frustration. On
retrouve cette idée dans l’ouvrage de Shana Cohen sur la transformation
de la classe moyenne traditionnelle marocaine en une nouvelle classe
moyenne « globale », c’est-à-dire connectée à l’économie internationale
mondialisée (2004). Ce passage engendre des gagnant.e.s et des perdant.e.s,
ces dernier.ère.s étant les diplômé.e.s chômeur.se.s incapables de s’adap-
ter à un nouveau système moral et économique qui privilégie l’audace,
l’individualisme et l’esprit entrepreneurial.
Les révolutions égyptienne et tunisienne de 2011 ont stimulé une nou-
velle série de travaux qui interroge la difficile transition vers l’âge adulte,
ainsi que les tensions et frustrations qui en découlent. La difficulté à trou-
ver un emploi suffisamment stable pour s’émanciper du foyer familial et
construire sa vie (se marier, avoir sa propre famille, etc.) représente du
combustible pour les explosions de colère populaire de ces derniers temps
au Maghreb et au Machrek 24 (Blavier, 2016 ; Honwana, 2013). Or rares
sont les travaux qui vont au-delà de l’évocation de l’épreuve du chômage
comme bombe sociale et qui explorent les contraintes qui pèsent concrè-
tement sur l’éventuelle action collective de chômeur.se.s. Cet ouvrage se
propose de contribuer à combler ce vide.
En occupant la rue avec une intensité sans égale, les diplômé.e.s chô-
meur.se.s s’exposent à la répression. La perception du risque encouru
varie selon les personnes, mais l’historique répressif contre cette catégo-
rie protestataire, avec son bilan de mort.e.s, de centaines de blessé.e.s et
de dizaines d’arrestations, poursuites judiciaires et peines de prison, rend
l’éventualité de la violence très certaine aux yeux des militant.e.s.
La mobilisation des chômeur.se.s se déploie sur une scène où le
régime a, pendant des années, fait prévaloir des « stratégies d’exclusion »
(Koopmans & Kriesi, 1995) vis-à-vis des opposant.e.s 25. Une des implica-
tions de ces stratégies est l’hostilité avec laquelle toute remise en question
du pouvoir, voire des politiques publiques, est reçue. L’hostilité à l’égard
des protestations se concrétise, de façon très tangible, à travers l’important
(quoique variable) déploiement sécuritaire accompagnant chaque mani-
festation de diplômé.e.s chômeur.se.s, qui restent néanmoins relative-
ment tolérées (par rapport aux actions, par exemple, de certains collectifs
islamistes). D’ailleurs, le régime continue à faire valoir les lignes rouges
de l’expression politique (Dieu, la patrie et le roi) à des fins de neutra-
lisation de la contestation 26. On peut donc affirmer que la mobilisation
des diplômé.e.s chômeur.se.s évolue dans un environnement autoritaire
et sécuritaire.
L’intérêt que les sociologues des mobilisations ont porté à l’action
protestataire en situation autoritaire et, de surcroît, dans la région arabo-
musulmane, est plus récent que celui soulevé par les mobilisations sur-
venues dans des contextes démocratiques. D’ailleurs, le vocabulaire de
la sociologie des mobilisations (structure des opportunités politiques, oppor-
tunités, ressources, etc.) a été proposé à partir de, et pour rendre compte
de, contextes libéraux (Almeida, 2003). Or une littérature prolifique sur
l’action protestataire en milieu autoritaire s’est développée à partir des
années 1990, aiguillonnée par les processus de transition vers la démocratie
en Amérique latine, en Europe de l’Est et en Afrique subsaharienne. Même
la région arabo-musulmane rattrape depuis des années sa marginalité en
tant que terrain d’étude (Bennani-Chraïbi & Fillieule, 2003 ; Pommerolle
& Vairel, 2009 ; Bayat, 2010 ; Beinin & Vairel, 2011 ; Allal & Pierret, 2013).
Le recours à la sociologie des mouvements sociaux pour analyser l’islam
politique (Wiktorowitz, 2001 ;Wickham, 2002 ; Clark, 2004) a permis de
dévoiler quelques biais normatifs de cette littérature, à l’instar de ceux qui
amenaient Sidney Tarrow à considérer les mouvements islamistes comme
des « ugly movements » (1994). Le(s) Sud(s), ou si l’on préfère les États post-
coloniaux, sont désormais habilités comme lieux de mise à l’épreuve, de
renouveau et de production de grilles d’analyse théorique.
27. Linz définit les systèmes autoritaires comme « des systèmes politiques au pluralisme
limité, politiquement non responsables, sans idéologie élaborée et directrice mais pourvus
de mentalités spécifiques, sans mobilisation politique extensive ou intensive – excepté à
certaines étapes de leur développement – et dans lesquels un leader ou, occasionnellement,
un petit groupe, exerce le pouvoir à l’intérieur de limites formellement mal définies mais,
en fait, plutôt prévisibles. » (1970, p. 255)
28. Voir le travail de Lisa Wedeen sur les pratiques de résistance dans la Syrie de Hafez
El Assad (2004) ou encore celui d’Asef Bayat sur les « subalternes » (2010).
20 Lutter pour ne pas chômer
29. Dans son étude sur la révolution iranienne de 1979, Kurzman montre que le régime
ne présentait pas une structure « ouverte » (il n’était ni affaibli ni prêt à montrer une sen-
sibilité particulière vis-à-vis des demandes de démocratisation) lorsque la révolte s’est
enclenchée (1996). En revanche, c’est la confiance des militant.e.s en la force de l’oppo-
sition et en l’affaiblissement du régime qui a poussé beaucoup de personnes à participer
aux révoltes. La réponse répressive de l’État a renforcé celles-ci au lieu de les faire taire,
car la violence a été perçue comme un aveu de faiblesse du régime.
Introduction 21
mode de fonctionnement (Zald & Ash, 1966 ; McCarthy & Zald, 1977).
Verta Taylor propose la notion de « structure dormante » pour expliquer
pourquoi le mouvement féministe états-unien a survécu dans un contexte
politique et culturel hostile (1989). Elle conteste le diagnostic postulant
la fin du mouvement féministe après les luttes pour le suffrage féminin
des années 1920 et sa résurgence dans les années 1960. Selon l’auteure,
le mouvement n’aurait jamais disparu, mais il se serait poursuivi à travers
un ensemble de structures dormantes faisant fonction de « ponts organi-
sationnels et idéologiques entre différentes reprises d’un même collectif
protestataire » (p. 762). Les structures dormantes accomplissent cette mis-
sion en assurant la survie des réseaux activistes, en prolongeant les buts
et les tactiques et en faisant perdurer une identité collective qui propor-
tionne aux participantes une raison d’être.
À partir de la comparaison de deux organisations locales féministes
aux États-Unis pendant les années 1970, Staggenborg propose une autre
réponse organisationnelle à l’énigme de la continuité, en signalant que les
structures souples et décentralisées favorisent la permanence du mouve-
ment et sa capacité d’innovation (1989). Elle propose aussi de répondre
à l’énigme avec la notion de « communauté de mouvement social ».
Proposée par Buechler, cette notion permet de penser aux mobilisations
au-delà de l’événement protestataire : la communauté de mouvement
social inclut les personnes, les organisations et les réseaux qui partagent
une cause, ainsi que des référents culturels communs et des espaces de
sociabilité (1990). L’insertion dans une communauté de mouvement social
permet donc aux militant.e.s de rester soudé.e.s et en contact au-delà des
actions protestataires. À travers les pages de ce livre, les lecteurs et les lec-
trices découvriront comment les engagements politiques préalables des
diplômé.e.s chômeur.se.s et le réseau d’alliés qui les entoure permettent
de penser à l’espace protestataire chômeur (ou, du moins, à une partie
de celui-ci) comme étant relié à une communauté militante de gauche.
La continuité des mobilisations a parfois été analysée à partir des chan-
gements qui leur permettent de s’adapter à l’environnement et de durer.
Nancy Whittier explique la continuité du mouvement féministe états-
unien à travers le renouvellement de ses recrues. Celles-ci rejoignent
le collectif protestataire par cohortes, avec une certaine périodicité. Les
membres de la cohorte se ressemblent (et se différencient des militantes
ayant rejoint le groupe avec une cohorte différente) du fait d’« être façon-
nées par des expériences transformatives qui se distinguent à cause des
changements subtils du contexte politique » (Whittier, 1997, p. 762). Si le
mouvement féministe se transforme à travers ses vagues de recrues, c’est
parce que chaque cohorte est porteuse d’une identité particulière et d’une
conception singulière du féminisme. Bien entendu, l’effet des cohortes
s’articule avec les caractéristiques organisationnelles : les groupes qui dis-
posent de techniques de transmission de connaissances peuvent estom-
per l’effet de l’arrivée de nouvelles cohortes et les rallier à l’identité du
groupe, alors que les groupes moins armés de ces dispositifs de formation
Introduction 23
mer Méditerranée
océan Atlantique
ALGÉRIE
30. Je remercie chaleureusement toutes et tous les activistes chômeuses et chômeurs qui
m’ont accordé de leur temps. Ce travail n’existerait pas sans leur générosité.
Introduction 25
2008), n’a pas été sans conséquence sur l’accès aux représentants des pou-
voirs publics. La réalisation d’une enquête est normalement soumise à la
délivrance d’une autorisation du ministère de l’Intérieur, mais celle-ci
m’a toujours été refusée. La plupart du temps, les responsables de l’admi-
nistration se sont montrés hermétiques à mes demandes d’interview et,
parfois, des responsables de la sécurité m’ont sommée d’arrêter l’enquête
ou de quitter la ville.
Les entretiens avec les militant.e.s chômeur.se.s ont été complétés par
l’observation directe, parfois participante, de l’activité revendicative. Une
cinquantaine de manifestations ont été observées, ainsi que de nombreuses
situations quotidiennes et de travail militant non public (des assemblées
générales et des réunions des bureaux des groupes). Lors des marches, des
sit-in et d’autres activités de rue, je suis restée avec les militant.e.s dans les
cortèges. Suivre la manifestation à distance risquait de provoquer des sus-
picions au sein des protestataires, qui auraient pu associer ma discrétion à
une forme de surveillance. D’autres initiatives auxquelles des diplômé.e.s
chômeur.se.s participaient ont également attiré mon attention, à l’instar
de forums sociaux, de dynamiques protestataires locales et de la campagne
pour les élections législatives de 2007. Une analyse régulière de la presse
depuis septembre 2006 m’a permis de suivre les débouchés de la mobi-
lisation. À partir des journaux francophones disposant d’archives consul-
tables sur Internet, j’ai pu travailler sur l’évolution des politiques publiques
d’emploi pour la période 1991-2017. Enfin, la recherche documentaire
s’est appuyée sur l’analyse de la production écrite militante (communi-
qués et lettres envoyés aux journaux) et des sources écrites parlementaires
et ministérielles 31.
Les réflexions menées en science politique sur l’utilisation de la
méthode ethnographique ont fait émerger la question des terrains difficiles
ou à risque. Comme le rappellent Boumaza et Campana, la difficulté d’un
terrain se tisse dans l’interaction entre enquêté.e.s et enquêteurs.trices et
dans le décalage entre l’habitus des dernier.e.s et l’espace pénétré (2007).
Le travail sur le terrain s’est heurté à la concurrence entre les groupes
de chômeur.se.s. Je suis arrivée sur le terrain en tant que chercheuse, pas
en tant que militante : cela implique des difficultés dans la construction
des relations d’enquête 32. L’observation simultanée de plusieurs groupes
me semblait importante pour appréhender des nuances dans les formes
d’action. La visibilité est une ressource précieuse pour les diplômé.e.s
chômeur.se.s, et la chercheuse venue d’ailleurs est vite perçue comme
un canal potentiel de publicité pour la cause et pour chaque groupe en
31. Il s’agit de textes juridiques statuant sur la fonction publique, de la loi de finances, des
questions adressées par les député.e.s aux ministres lors des sessions parlementaires, des
discours royaux et des notes d’organismes chargés de l’intervention publique en matière
d’emploi.
32. Car, selon Daniel Bizeul, tout terrain est problématique parce qu’il implique l’éta-
blissement de relations interpersonnelles non fortuites, construites pour l’intérêt de la
recherche (2007).
26 Lutter pour ne pas chômer
Au lendemain de l’indépendance :
l’émancipation par l’école ?
7. Un exemple du profil sociologique des élèves est fourni à propos du collège Moulay-
Idriss à Fès : la proportion d’enfants issus des couches supérieures inscrits au collège est
de 61,7 % entre 1936 et 1940, puis de 52,4 %, entre 1946 et 1950, puis de 46,4 % entre
1951 et 1955 (Vermeren, 2002).
Enseignement et emploi public au Maroc 33
13. À la fin des années 1990, les msids (écoles coraniques) scolarisent encore plus de 76 %
des enfants de 5 à 7 ans, ce qui fait des écoles religieuses la base même du système scolaire.
36 Lutter pour ne pas chômer
En effet, les écoles privées, qui ne sont pas obligées d’arabiser leurs conte-
nus, sont de plus en plus prisées par les enfants de l’élite 16.
Ce fossé entre filières se répercute sur l’avenir professionnel des
diplômé.e.s. À partir des années 1980, les difficultés dans la maîtrise de la
langue (française) sont déjà considérées comme un sérieux obstacle à l’in-
sertion professionnelle. Les discours faisant le constat de l’échec du système
scolaire foisonnent et inaugurent une période de réformes successives 17.
14. En 2008, 75 % des étudiant.e.s universitaires sont inscrit.e.s dans des cursus de lettres, de
sciences humaines, religieuses et juridiques... enseignées en arabe. À l’inverse, les inscrit.e.s
dans les filières sélectives, socialement valorisées, ne représentent que 4 % des étudiant.e.s
de l’enseignement supérieur (Ghouati, 2016).
15. Les instituts publics de formation en management, comme l’Institut supérieur de com-
merce et d’administration des entreprises (ISCAE), sont des exemples de filières publiques
à sélectivité croissante qui échappent au stigmate des facultés massifiées.
16. Selon le think tank Global Initiative for Economic, Social and Cultural Rights, 9 %
des élèves étaient inscrit.e.s dans l’enseignement privé en 2009 ; en 2015, le taux a atteint
15 % : rapport sans titre, en ligne : https://tbinternet.ohchr.org/Treaties/CESCR/Shared%
20Documents/MAR/INT_CESCR_IFL_MAR_19416_F.pdf (janvier 2020).
17. En février 2017, la nouvelle apparaissait dans plusieurs médias marocains et français : après
trente ans d’arabisation complète de l’enseignement, le ministère de l’Enseignement a pro-
posé au roi, sans l’accord du Premier ministre, un projet de refrancisation de l’école obligatoire.
Enseignement et emploi public au Maroc 37
Un système d’enseignement
soumis à des réformes régulières
Ces propos ont été formulés par des membres de groupes de diplômé.e.s
chômeur.se.s alors que je les invitais à exposer les raisons de leur adhésion
à un groupe protestataire. Dans leurs récits, l’État demeure responsable
du devenir professionnel des personnes diplômées par le système public.
Le « devoir à accomplir » que ces militant.e.s exigent de l’État se com-
bine avec la proclamation d’une sorte de don de soi à l’État. Autrement
dit, selon le discours de certains groupes protestataires, l’embauche dans
l’administration publique n’implique pas seulement la satisfaction du droit
à l’emploi du ou de la diplômé.e, mais elle crée aussi l’occasion pour que
la personne diplômée puisse retourner à l’État, sous forme de travail, les
deniers publics investis dans sa formation.
Si ces considérations relèvent certes d’une démarche de construction
de l’acceptabilité sociale de la protestation (Collovald & Gaïti, 1992), elles
ne s’appuient pas moins sur des faits concrets. En effet, la progression
de la scolarisation durant les premières années de la postindépendance
avait stimulé la formation d’une classe moyenne (Bouderbala, 2003). La
politique économique adoptée après l’indépendance comportait certains
éléments développementalistes et une certaine protection sociale : santé,
éducation, salaire minimum pour les emplois formels, droits syndicaux
et emploi dans le secteur public (Ben Ali, 1991) 23. Le besoin d’assurer la
loyauté des couches moyennes était encore plus pressant dans le contexte
crispé des années 1970, pendant lesquelles les rapports entre le régime et
les opposants politiques étaient extrêmement violents 24 (Catusse, 2013).
L’insertion dans l’administration constituait un instrument de fidélisation
de la classe moyenne : les personnes diplômées, formatées par les dispo-
sitifs éducatifs publics intégraient un appareil bureaucratique inféodé au
ministère de l’Intérieur, qui contrôlait les recrutements (Longuenesse,
Catusse & Destremeau, 2005).
Au moment de l’indépendance, quelques centaines de personnes diplô-
mées se sont retrouvées à la tête de postes à responsabilité technique,
économique et académique (entreprises publiques, secteur banquier, ensei-
gnement, etc. 25). De plus, le statut de la fonction publique, adopté en 1958
et soumis depuis à quelques petites révisions seulement, prévoit l’em-
bauche sur titre ou à travers le service civil (un substitut au service mili-
taire) des diplômé.e.s de l’enseignement secondaire et universitaire. De tels
La marocanisation de l’administration :
du mépris à l’engouement pour un emploi stable
26. Selon une étude réalisée sur le collège musulman de Fès, 25 % des élèves voulaient
entrer dans l’administration en 1925. En 1935, la proportion était montée à 56,56 %. En
ce qui concerne l’aspiration aux professions libérales, elles passent de 18,85 % en 1925 au
double en 1935 (Vermeren, 2003).
27. La Résidence est le nom donné aux autorités représentant la puissance coloniale (la
France) dans le protectorat du Maroc.
Enseignement et emploi public au Maroc 43
& Ibourk, 2002). Cette tendance affecte d’abord les titulaires de diplômes
peu valorisés sur le marché du travail (certificat d’études primaires, secon-
daires ou diplômes techniques). Mais à partir des années 1990 le chô-
mage des diplômé.e.s est, surtout, celui des licencié.e.s universitaires et
des bachelier.ère.s 38.
Envisagée précédemment comme porteuse d’épanouissement indivi-
duel et national, la personne diplômée (et au chômage) en vient à être
perçue comme un fardeau pour l’État. En réalité, la figure du « diplômé
chômeur » se fait une place dans les discours royaux qui, à partir du
début des années 1990, semblent donner la réplique à ceux et celles qui
dénoncent, dans la rue, les manquements aux droits sociaux des diplômé.e.s.
L’économiste Driss Ben Ali identifie trois périodes distinctes dans la poli-
tique économique marocaine. La période s’étendant de 1956 à 1972 se
caractérise par l’abandon d’un « nationalisme progressiste » et l’évolution
vers un « libéralisme autoritaire » (1991, p. 52). Les choix en matière de
politique économique opérés par le régime pendant cette période tra-
duisent le « jeu de bascule » (Waterbury, 1975) sur lequel la monarchie
assoit sa centralité. Cherchant à consolider son alliance avec la notabilité
rurale, le régime privilégie le secteur agricole et les intérêts des proprié-
taires terriens, alors que l’industrie est reléguée au second plan (Leveau,
1976 ; Zartman, 1987). La décennie 1970 s’achève par une montée de
la conflictualité sociale, alimentée par la croissance non contrôlée des
villes, le déclin d’une campagne vidée par l’exode rural et l’opposition
croissante au pouvoir, pilotée par les classes moyennes urbaines. Pendant
la deuxième période, dans les années 1970, l’accent est mis sur l’appro-
visionnement de services et d’emplois, ainsi que sur la dynamisation de
l’industrie favorisée par le boom des revenus tirés de l’exportation des
phosphates 39. Le gouvernement met en œuvre un programme d’inves-
tissements massifs dans plusieurs secteurs de production et de services 40.
Les secteurs les plus actifs de la période 1973-1977 sont les BTP, les ser-
vices administratifs et les industries intensives en capital (comme le secteur
du sucre, des fertilisants, le raffinement du pétrole) 41. La « marocanisation »
38. Néanmoins, le chômage semble affecter moins les bachelier.ère.s en comparaison avec
les diplômé.e.s universitaires. Pour ces dernier.ère.s, le taux de chômage était de 14,6 %
en 1984, 38,8 % en 1991, 35 % en 1997, et 34 % en 2002, 23 % en 2008 et 23 % en 2017
(Haut-Commissariat au plan, rapports « Activité, emploi et chômage » de plusieurs années).
Le taux général de chômage était de 18,36 % en 1984, 16 % en 1992, 16,9 % en 1996,
11,9 % en 2002, 9,7 % en 2006 et 10,6 % en 2017.
39. Le prix d’exportation des phosphates est multiplié par quatre au cours de l’année 1974-
1975.
40. Les dépenses du gouvernement augmentent de 100 % entre 1974 et 1976.
41. Des taux de chômage d’environ 10 % et de sous-emploi d’environ 40 % restent assez
stables au long de la période.
48 Lutter pour ne pas chômer
46. La privatisation est conçue comme un moyen d’élargir la base sociale du régime poli-
tique grâce à la promotion de nouvelles couches sociales et comme une occasion de créer
et de renforcer de nouvelles structures d’encadrement de la société civile. Il s’agit de redis-
tribuer la puissance économique en faveur de la classe moyenne au sein de laquelle sont
recrutés les technocrates et les managers (Catusse, 2008).
47. En 1987, le Maroc adhère à l’accord général sur les tarifs douaniers et le commerce
(GATT), ce qui constitue le corollaire de son intégration au système économique glo-
balisé. En 1995, la table ronde de l’Organisation mondiale du commerce est organisée à
Marrakech.
48. Les observateurs étrangers évaluent à environ 170 le nombre de mort.e.s à Fès et Tanger.
49. Pourtant, l’enquête nationale sur la population active de 1993 révèle que les diplômé.e.s
de l’enseignement supérieur représentent à peine plus de 8 % des actif.ve.s occupé.e.s
urbain.e.s, alors que les non diplômé.e.s en constituent 59 %.
50 Lutter pour ne pas chômer
Les personnes diplômées au chômage se forgent une place dans les dis-
cours royaux tout au long des années 1990. À la manière dont la jeunesse
est évoquée, les diplômé.e.s sont tantôt perçu.e.s comme une source de
déstabilisation nuisible, tantôt comme un potentiel que le pays gagnerait à
50. La baisse d’emploi dans l’industrie et le commerce est de 7 %, ce qui est très bas en
comparaison avec la baisse de 26 % dans les BTP et les transports. En tout cas, pour ce
qui concerne les chiffres globaux du chômage urbain, ce dernier touchait 322 000 per-
sonnes en 1982 contre 519 000 en 1984, les groupes les plus touchés étant les jeunes et
les femmes. Le pourcentage de jeunes chômeur.se.s de 25-34 ans s’accroît de 82 % entre
1982 et 1984 (Morrison, 1991).
51. Ainsi, entre 1982 et 1983, les embauches dans le secteur public seraient tombées de
50 000 à 5 000 (Akesbi, 2003). Selon Driss Ben Ali, le chiffre d’embauches dans la fonc-
tion publique oscillait entre 40 000 et 50 000 nouveaux postes annuels avant 1983 (1991).
Enseignement et emploi public au Maroc 51
52. En 2001, par exemple, le taux de chômage en milieu urbain des titulaires de diplômes
universitaires est de 26,3 %, contre 11,8 % pour les non-diplômés (Haut-Commissariat
au plan, « Activité, emploi, chômage : rapport de synthèse 2001 », 2001).
53. « N’est-il pas possible de trouver à ces jeunes sans emploi, par la réflexion et la recherche
judicieuse, une issue à même de sauvegarder leur dignité afin que leur espoir soit réalisé ? »,
Hassan II, discours de la Fête du trône, juillet 1990.
54. Mohamed VI, discours de la Fête du trône, juillet 2000.
55. Hassan II, discours de la Fête de la jeunesse, juillet 1997.
52 Lutter pour ne pas chômer
60. Le caïdat est une unité administrative regroupant une ou plusieurs communes rurales à
la tête de laquelle se trouve un agent d’autorité relevant du ministère de l’Intérieur, le caïd.
54 Lutter pour ne pas chômer
61. Dans une note du Haut-Commissariat au plan publiée en mai 2017, il est signalé que
les titulaires des grandes écoles souffrent aujourd’hui du chômage au même titre que les
autres diplômé.e.s du supérieur, en ligne : www.lereporter.ma/a-la-une/marocchomage-
les-jeunes-bombe-a-retardement (janvier 2020).
62. L’ancienneté dans la recherche d’emploi est un des indicateurs utilisés pour apprécier
les difficultés d’insertion des demandeur.se.s d’emploi dans la vie active. La durée de la
recherche est mesurée par le temps écoulé depuis le jour où la personne commence à
chercher un emploi jusqu’à la date d’observation.
63. Ainsi, les acteurs publics ont continué à se référer au chiffre des 100 000 diplômé.e.s
chômeur.se.s pendant des années. Quinze ans après, le chapitre du rapport « 50 ans de
développement humain » dédié à l’emploi chiffre les diplômé.e.s chômeur.se.s à 200 000
(Rachik, 2006).
Enseignement et emploi public au Maroc 55
7. Le Parti du progrès et du socialisme (PPS) tire son origine du Parti communiste maro-
cain (PCM) et du Parti de la libération et du socialisme (PLS). Il fut légalisé en 1974.
8. Les dissidents de l’USFP et du PLS s’organisent aussi dans des structures étudiantes
parallèles autres que l’UNEM : le Syndicat national des lycéens et la Jibha (le Front), pour
les étudiants universitaires. Dans les groupes de diplômé.e.s chômeur.se.s, les militant.e.s
qui viennent du courant marxiste de l’UNEM se présentent comme des « frontistes » ou
des « qaidiyine » (« basistes »).
9. Le nom du groupe fait référence aux protestations survenues à Casablanca le
23 mars 1965, à la suite de la décision ministérielle de restreindre l’accès à l’enseigne-
ment secondaire et qui se sont soldées par un bilan de plusieurs centaines de morts provo-
quées par les forces de sécurité. 23 Mars est devenu par la suite l’OADP. Il s’agit de l’une
des composantes de l’actuel Parti socialiste unifié (PSU).
10. Alqaida signifie « la base », raison pour laquelle les appellations « basistes » et « al-
qaidiyine » sont utilisées de façon indistincte. Ainsi, ils s’opposent symboliquement à la
« bureaucratie » qui avait dirigé le syndicat et qui est expulsée du bureau lors du xve congrès.
62 Lutter pour ne pas chômer
11. C’est le cas de l’ingénieur Amin Tahani et de Saida Menebhi, militant et militante
de l’UNEM et d’Ila al-amâm, mort.e en 1983 respectivement à cause de la torture et à
la suite d’une grève de la faim.
12. L’appellation est ironiquement empruntée au système de radars de détection d’avions
militaires Airbone Warning and Control System. Les AWACS universitaires sont des étu-
diants-agents infiltrés dans les cours, les assemblées et les manifestations.
La naissance d’une cause 63
16. Abdessalam Yassine fut assigné à domicile en 1987. Il venait de passer trois ans en hôpi-
tal psychiatrique, où il avait été enfermé à cause de la publication d’une lettre adressée à
Hassan II dans laquelle il dénonçait les pratiques anti-islamiques du régime.
17. Houda Filali-Ansary, « Extrémistes, séparatistes : l’Université prise en otage », La Vie
éco, 19 décembre 2008, en ligne : www.lavieeco.com/politique/extremistes-separatistes-
luniversite-prise-en-otage-12495/ (janvier 2020).
18. L’OADP naît en 1983, fondée par Mohamed Bensaïd Aït Idder, résistant et oppo-
sant politique depuis les années 1960. Elle puise dans un référentiel marxiste-léniniste et
récupère des membres de l’UNFP, du 23 mars et d’autres formations. Son organisation
universitaire est Al mounthama al toulab almoutaqqadim (« organisation des étudiants
progressistes »). Ses membres se proclament « basistes moustaqilin » (indépendants) au sein
de l’UNEM.
La naissance d’une cause 65
Syndicalistes et chômeurs :
glisser entre des espaces de mobilisation
19. Depuis 1999, le secrétaire général de l’UNEM, issu des élections organisées dans les
bureaux d’université, est un membre du cercle politique d’Al Adl wal Ihsâne.
20. En mai 2003, une dizaine de jeunes ont commis des attaques-suicides dans cinq
endroits de la ville de Casablanca, provoquant quarante et un morts et une centaine de
blessés.
21. En référence à l’ancien Ila al-amâm, dont ils critiquent la trahison du projet révolution
naire qui aurait été la création, en 1995, du parti Annahj addimocrati, censé remplacer
l’organisation clandestine.
22. À l’instar du comité constitué en juin 2008 pour soutenir dix-huit étudiants empri-
sonnés à Marrakech. En mars de la même année, les étudiant.e.s qaidiyine avaient organisé
une manifestation pour dénoncer la mauvaise qualité de la nourriture dispensée dans la
cafétéria universitaire. Plus d’une dizaine de manifestant.e.s sont arrêté.e.s. Les tortures
et les traitements vexatoires infligés aux jeunes ayant entre 19 et 22 ans sont vivement
dénoncés dans la presse. En août 2009, les sentences définitives sont prononcées, allant de
deux à quatre ans de prison.
66 Lutter pour ne pas chômer
23. Entretien avec Saïd, membre fondateur de l’ANDCM à Bouarfa, Bouarfa, mars 2008.
Afin de préserver l’anonymat des interlocutrices et interlocuteurs rencontré.e.s dans le
cadre militant, j’opte pour un prénom quelconque, seulement révélateur de leur sexe, pour
les identifier. Les quelques vrais noms qui apparaissent dans cet ouvrage sont ceux de per-
sonnages publics ou d’auteur.e.s.
24. Entretien avec Adil, ancien vice-président de l’ANDCM, Guercif, novembre 2007.
La naissance d’une cause 67
25. L’AMDH a été créée en 1979, dans le contexte des années de plomb, par des familles
de prisonniers politiques.
26. Par exemple, le mouvement du 23 mars reconverti en PADS en 1983, ou la fonda-
tion d’Annahj addimocrati, héritière d’Ila al-amâm.
68 Lutter pour ne pas chômer
nous avons essayé d’organiser les luttes des jeunes diplômés. On voyait
que les concours n’étaient pas transparents, il y avait de la corruption et
du clientélisme 27.
LES ANNÉES 1990 :
UNE OUVERTURE DES POSSIBLES ?
27. Entretien avec Mohamed, président de l’ANDCM entre 1993 et 1995, Ouazzane,
février 2008.
La naissance d’une cause 69
soit tolérée par les autorités. Or, depuis la déclaration de l’état d’excep-
tion en 1965 et pendant les années 1970 et 1980 (les « années de plomb »),
une sorte d’unanimisme politique coercitif prévaut (voir l’introduction).
Celui-ci s’appuie sur plusieurs piliers : le caractère sacré du roi, des arran-
gements institutionnels qui désactivent toute concurrence 28 et, surtout,
un répertoire répressif implacable (enlèvements, disparitions forcées, tor-
ture, exécutions extrajudiciaires) qui s’abat sur les oppositions politiques
(gauche, militaires putschistes, islamistes) et rend extrêmement coûteuse
toute forme d’expression du désaccord politique et des griefs.
Mais les années 1990 voient ce dispositif coercitif s’affaiblir. Sur fond
de mobilisations contre la guerre en Irak et de mécontentement syndical
(en 1990 et 1991), le roi procède à la mise en place de quelques mesures
de libéralisation qui aboutissent, en 1998, à la participation de l’USFP au
gouvernement. Loin de mettre la monarchie en danger, le gouvernement
de l’Alternance suppose l’abandon par de nombreuses organisations par-
tisanes et syndicales de la culture oppositionnelle et, par conséquent, une
forme de renforcement de la structure de pouvoir bâtie autour du roi. En
tout état de cause, les militant.e.s de l’UNEM en mal d’intégration pro-
fessionnelle perçoivent, au début des années 1990, la possibilité d’inves-
tir la forme associative pour énoncer et revendiquer leur droit à l’emploi.
Le thème des droits humains est introduit dans la sphère publique maro-
caine par des organisations qui se mobilisent depuis les années 1970 au
sujet des prisonnier.ère.s politiques et des disparu.e.s 29. En 1979, l’AMDH
s’enquiert de l’existence de centres de détention secrets. En même temps,
des Marocain.e.s exilé.e.s en Europe alertent l’opinion publique sur la
situation des droits humains dans le pays. Cela est fait par divers moyens,
comme la création de l’Association de défense des droits humains au
Maroc (ASDHOM) en 1984 et des rencontres avec des responsables
28. Frédéric Vairel explique les procédures utilisées par le régime pour « administrer » les
élections, entre 1965 et le début des années 1990, afin de désamorcer les oppositions à
la monarchie et de permettre que les partis du roi soient systématiquement élus (2014).
29. Pour quelques analyses du mouvement de défense des droits humains, voir Marguerite
Rollinde (2002) et Laura Feliu (2004). Les clivages idéologiques et les stratégies partisanes
d’occupation de l’espace politique conditionnent la structuration du mouvement. La Ligue
marocaine de défense des droits humains (LMDDH), créée en 1972 par des militants du
Parti de l’Istiqlal (PI), est la première association agissant dans ce thème. L’AMDH naît
en 1979 à l’initiative des familles de prisonniers politiques ; elle rassemble des personnes
proches du mouvement socialiste et marxiste-léniniste. À la suite de la scission qui se pro-
duit au sein de l’USFP et qui donne naissance au PADS en 1983, l’AMDH se range du côté
de ceux qui partent. Les activités de l’association sont interdites en 1983. Le mouvement
de défense des droits humains est réactivé en 1987 avec la constitution de la commission
de coordination entre la LMDDH et l’AMDH et la création, en 1989, de l’Organisation
marocaine des droits humains (OMDH). Malgré le positionnement initial apartisan de
l’OMDH, un bureau national dominé par les membres de l’USFP a fini par s’imposer.
70 Lutter pour ne pas chômer
30. Les festivités à l’occasion de l’Année du Maroc en France furent annulées, de crainte
que l’année 1990 ne devienne « une année des droits de l’homme au Maroc » (Vairel,
2014, p. 74).
31. Royaume du Maroc, « Discours de Sa Majesté Hassan II », Rabat, 1993.
32. Le CCDH est concrètement accusé de propager une vision réductrice des viola-
tions des droits, favorable au maintien de l’impunité des responsables proches du pouvoir.
33. Les années de plomb s’abattent également sur des militant.e.s Sahraoui.e.s qui s’op-
posent aux prétentions monarchiques de contrôle de l’ancienne colonie espagnole du
Sahara occidental.
34. En 1994, une amnistie presque générale est décrétée. Cela n’implique pas la fin des
prisonnier.ère.s politiques au Maroc : les attentats de 1994 à Marrakech ou de 2004
à Casablanca donnent lieu à une vague d’emprisonnements de militant.e.s islamistes.
La naissance d’une cause 71
Les condamnations politiques ou pour délit d’opinion continuent à peser sur des journa-
listes, des syndicalistes, des étudiant.e.s...
35. En 1994, une pension mensuelle de 5 000 dirhams (l’équivalent de 450 euros, ce qui
représente deux mois de SMIG marocain) est accordée aux survivants de Tazmamart, mais
la mesure est suspendue en 2002.
36. Le Forum vérité et justice est créé en novembre 1999, à partir des commissions de
victimes créées par les familles et des victimes de la répression politique des années de
plomb (Vairel, 2004).
37. L’Instance a des effets ambivalents : d’un côté, la monarchie reprend les revendications
du mouvement de lutte contre l’impunité ; de l’autre, la portée contestataire de ces reven-
dications est neutralisée et aucune incrimination juridique des responsables n’est envisagée.
38. D’anciens opposants de l’extrême gauche victimes de la répression intègrent des postes
dans les dispositifs de cette nouvelle « bureaucratie des droits humains ». C’est le cas des
anciens prisonniers politiques qui ont assumé la présidence du CCDH.
39. Entretien avec Mohamed, Ouazzane, février 2008.
72 Lutter pour ne pas chômer
40. La Marche verte désigne la marche lancée par Hassan II le 6 novembre 1975 dans le
but d’annexer le territoire du Sahara anciennement espagnol.
41. Le sit-in de Salé procède selon des logiques et des modalités d’action dont certaines
seront adoptées pour la suite et d’autres seront écartées (comme le port de symboles
patriotiques).
42. La Koutla ad-dimocratiyya est une coalition électorale formée en mai 1992 par les
partis d’opposition issus du Mouvement national : le PI, l’USFP, le PPS et l’OADP.
La naissance d’une cause 73
43. La Confédération démocratique du travail est fondée en 1978 à partir d’une scission
de la branche proche de l’USFP au sein de l’Union marocaine du travail (UMT).
44. Entretien avec Mustapha, président de l’ANDCM en 1991-1993, Rabat, novembre 2008.
45. L’UMT, fondée en 1955, est la centrale syndicale la plus ancienne du Maroc et la pre-
mière en nombre d’affilié.e.s.
46. Entretien avec Hassan Tarik, Rabat, avril 2007.
74 Lutter pour ne pas chômer
48. Des partis issus du mouvement national, des formations de la nouvelle gauche, des
syndicats et des associations de défense des droits humains sont présents lors de la consti-
tution de l’ANDCM.
49. Selon Khalid Jamai, ancien rédacteur en chef de L’Opinion, journal francophone de
l’Istiqlal, le quotidien s’était montré très favorable à la diffusion des communiqués relayés
par l’ANDCM et d’autres groupes de diplômés de troisième cycle, jusqu’en 1997 (entre-
tien, Rabat, septembre 2008).
76 Lutter pour ne pas chômer
DE L’ANDCM À UN ESPACE
PROTESTATAIRE FRAGMENTÉ
50. Le congrès se termine avec la constitution de l’association, implantée dans une tren-
taine de villes via les branches locales. Selon Mohamed, le nombre de sections a doublé
entre 1991 et 1994 (entretien, Ouazzane, février 2008).
51. Entretien avec Chérif, fondateur de la section locale de l’ANDCM à Outat El Haj,
Outat El Haj, novembre 2007.
52. L’ANDCM compte aujourd’hui une centaine de sections locales et environ trois
mille adhérent.e.s.
La naissance d’une cause 77
Au lendemain de l’Alternance,
le fardeau ANDCM
53. Ceci aboutit à la signature d’un code de bonne conduite dans lequel le gouvernement
s’engage à s’interdire toute ingérence électorale et tout abus de pouvoir, et les partis à ne
pas contester, sans raison, le résultat des élections (Daoud, 1997). Nonobstant, le Palais
réactualise sa centralité avec une campagne de lutte contre la corruption dans le monde
de l’entreprise, qui se révèle traumatisante pour les acteurs économiques (Hibou, 1996).
54. Ces ministères réunissent les bases de l’autorité du roi : religion, justice, affaires étran-
gères et intérieur, de manière qu’ils permettent au monarque de garder un pied dans les
affaires gouvernementales.
78 Lutter pour ne pas chômer
55. Les élections de novembre 1997 ne semblent pas offrir des conditions propices pour
l’alternance. Les scores des partis de l’opposition connaissent un recul par rapport à ceux
de 1993. La dispersion des votes ne permet pas d’envisager une coalition stable. En outre,
des cas de fraude affectant la distribution des sièges à la Chambre des représentants sont
dénoncés. Mohamed Darif, secrétaire général des jeunesses de l’USFP (la Chabiba Ittiha-
dia) et candidat de l’USFP à Casablanca, s’estimant faussement élu au détriment du can-
didat islamiste du Mouvement populaire démocratique et constitutionnel (MPDC), rend
ses soupçons publics et renonce à son poste de parlementaire.
56. Driss Basri fut ministre de l’Intérieur entre 1979 et 1999. Une des premières actions
politiques de Mohamed VI fut le limogeage de ce ministre, resté dans l’imaginaire col-
lectif comme l’un des principaux opérateurs de l’appareil répressif.
57. L’interruption en 2001 des négociations entre le bureau national de l’ANDCM et
le gouvernement social-démocrate coïncide avec un grave épisode de répression : l’éva-
cuation et la destruction partielle du siège de l’UMT à Rabat (avec des grues) lors d’un
sit-in de l’ANDCM qui durait depuis des mois.
La naissance d’une cause 79
58. D’après les entretiens réalisés à Rabat avec Rachida en juin 2008 et avec Saïd en
novembre 2008.
59. Les décrets 865/99 (Bulletin officiel, nº 4693, 8 safr 1420 / 24 mai 1999, p. 1158-
1159) et 888/99 (Bulletin officiel, nº 4705, 21 rbi’ 1420, 5 juillet 1999, p. 1789-1790) du
ministère de la Fonction publique établissent la liste de diplômes de troisième cycle qui
donnent « accès direct aux degrés disponibles de l’administration centrale ».
80 Lutter pour ne pas chômer
60. Selon les réponses obtenues par questionnaire, seulement 33 % des diplômé.e.s de
troisième cycle disent avoir participé à des actions menées par l’UNEM quand ils et elles
étaient étudiant.e.s, taux qui monte à 68 % dans le cas de l’ANDCM.
61. Depuis 2000, seuls deux groupes de diplômé.e.s aveugles restent actifs : l’Association
nationale des diplômés chômeurs aveugles, ainsi qu’une scission de cette dernière, l’Asso-
ciation nationale indépendante des diplômés chômeurs aveugles.
82 Lutter pour ne pas chômer
62. Cette agence publique d’intermédiation entre les demandeur.se.s d’emploi et les
employeur.se.s potentiel.le.s, créée en 2005, sera présentée dans le chapitre 6.
63. L’inventaire n’est pas exhaustif. Plusieurs autres groupes de courte durée ou à très
faible impact ont vu le jour. On trouve par exemple le Majmouat hamiline risalat al-
malikiya (Groupe de porteurs des lettres royales), constitué en 2009 par une trentaine de
personnes qui, en 1999, avaient reçu une lettre de celui qui était alors le prince héritier
Sidi Mohamed dans laquelle il s’engageait à embaucher les destinataires du courrier dans
des départements ministériels.
64. En 1999, l’association comptait 150 sections locales et 45 000 membres ; en 2003,
130 sections locales et en 2005, 103 sections locales et environ 3 000 militant.e.s. À la fin
des années 2000, le bureau exécutif de l’ANDCM ne dépasse pas le millier d’adhérent.e.s
vraiment actif.ve.s.
Chapitre 3
QUI SONT LES DIPLÔMÉ.E.S CHÔMEUR.SE.S ?
PROFILS ET MODALITÉS DU PASSAGE À L’ACTION
2. Une partie importante du matériau empirique présenté dans ce chapitre a été obtenu
grâce à un questionnaire auquel ont répondu 155 adhérent.e.s de trois groupes de
diplômé.e.s de troisième cycle (avril 2007 et juillet 2008) et 54 membres de l’ANDCM
(septembre 2006). La transmission du questionnaire s’est effectuée pendant un congrès
extraordinaire de l’ANDCM et deux assemblées générales de groupes de troisième cycle.
Le taux de non-réponse a approché les 50 %, de manière que seulement la moitié des
questionnaires a pu être récupérée et exploitée.
3. Slogan de l’ANDCM.
Qui sont les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 85
4. La section de l’ANDCM de Beni Bouayach, dans la région d’Al Hoceima, était exclu-
sivement masculine en novembre 2006. Les militants expliquent cela par la stricte division
sexuelle de l’espace, la participation féminine dans l’espace public y étant fortement inhibée.
5. Avec un écart important entre l’âge moyen des hommes (29 ans) et celui des femmes
(35,6 ans) au moment de la réalisation de l’enquête par questionnaire, en 2006. L’échantil-
lon analysé par questionnaire est trop réduit pour assurer la représentativité de ces résultats.
Il existe aussi un biais lié aux caractéristiques de l’échantillon enquêté : les participant.e.s
au congrès de l’ANDCM. Celui-ci a lieu à Rabat pendant plusieurs jours, ce qui limite
les possibilités de participation des personnes qui ont des responsabilités familiales et une
moindre disponibilité de temps et d’argent.
6. L’une des raisons pour lesquelles la presse présente les chômeur.se.s comme des « raté.e.s »
(Gérard, 2002) est celle de leur supposé difficulté à consommer les rituels de passage
que la société associe à l’âge adulte : mariage et naissance du premier enfant. 90 % des
106 diplômé.e.s de troisième cycle enquêté.e.s sont célibataires, alors que le taux de céli-
bat national à l’âge moyen des diplômé.e.s enquêté.e.s (30,3 ans), concrètement chez les
25-29 ans, est de 54,1 %. Le taux de mariage est plus élevé chez les militantes que chez
les militants : 16 % pour les militantes contre 10 % au total (source : Haut-Commissariat
au plan, « Maroc en chiffres », Rabat, 2004).
7. Pierre Vermeren oppose les « filières d’élite » aux « facultés-caserne », qui sont source
de relégation et condamnent leurs lauréat.e.s au chômage.
86 Lutter pour ne pas chômer
8. Le taux de chômage des lauréat.e.s des grandes écoles en 1993 était de 1,5 %, alors que
celui des facultés était de 30,3 %.
9. Ces trois groupes sont : l’Union des cadres supérieurs au chômage (UCSC), un grou-
pement actif entre 2003 et 2006, Mouwahada, actif entre 2008 et mars 2009, et Tansikiya-
Dakatira, actif entre 2007 et mars 2009. L’enquête par questionnaire auprès de ces groupes
a été menée en 2007 et 2008.
Qui sont les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 87
10. 36 % des enquêté.e.s ont étudié dans les centres universitaires de l’axe Casablanca-
Mohammedia-Rabat-Kénitra, alors que 61,5 % proviennent des facultés du reste du pays :
notamment d’Agadir (13,6 %), de Marrakech (9,7 %), de Fès (13,6 %) et d’El Jadida (8,7 %).
Les 3 % restants ont obtenu leur dernier diplôme dans des établissements d’enseignement
supérieur à l’étranger.
11. En 2011, le président du HCP reconnaissait que la plupart de l’emploi existant et en
création au Maroc est un emploi non qualifié, fourni principalement par le secteur agri-
cole, du BTP et des services, et dans des entreprises petites ou très petites, souvent rele-
vant de l’économie informelle.
12. Interrogé.e.s sur ce qu’ils et elles croient être la raison de leur chômage, 83,65 % des
militant.e.s enquêté.e.s par questionnaire signalent la corruption et le fait de ne pas avoir
de wasta (piston).
13. Selon la chambre française de commerce et d’industrie du Maroc, le secteur infor-
mel réunit environ 41 % des emplois au Maroc et plus de 14 % du PIB ; voir Ferdinand
Demba, « L’informel : un poids inquiétant pour l’économie marocaine », novembre 2013,
en ligne : www.cfcim.org/magazine/21595 (janvier 2020).
88 Lutter pour ne pas chômer
de petits boulots, alors que les groupes de troisième cycle exigent de leurs
membres une disponibilité presque totale.
Logiquement, l’autonomie financière des militant.e.s chômeur.se.s
est faible, particulièrement dans le cas des diplômé.e.s de troisième cycle.
Presque deux tiers des militant.e.s questionné.e.s dépendent entière-
ment de leur famille pour subvenir à leurs besoins matériels (logement
à Rabat, nourriture, transport et autres dépenses associées aux études et
au militantisme) 15. La dépendance économique vis-à-vis de la famille est
encore plus exacerbée dans le cas des femmes : plus de 83,3 % disent en
dépendre, alors que seulement 11 % des enquêtées disaient être écono-
miquement autonomes. La moindre autonomie financière des femmes
peut s’expliquer par la distribution genrée des opportunités d’insertion
professionnelle. De plus, les femmes sont souvent détournées du marché
du travail par leurs familles et incitées à s’occuper du travail domestique
dans leur foyer.
Dans tous les cas, le rapport des mobilisé.e.s au travail remet en cause
le discours médiatique quant au supposé isolement économique des
diplômé.e.s chômeur.se.s. Les militant.e.s sont bel et bien des personnes
actives dans le secteur informel de l’économie. En se définissant néan-
moins comme « enchômagées », elles signalent le caractère insatisfaisant
de leurs activités économiques et le décalage entre leur situation objec-
tive et leurs attentes professionnelles et sociales.
15. Selon les résultats de l’enquête menée par questionnaire, 64,7 % des militant.e.s
dépendent financièrement de la famille, alors que seulement 27 % se déclarent financiè-
rement autonomes (échantillon : 106 diplômé.e.s de troisième cycle interrogé.e.s entre
avril 2007 et juillet 2008).
90 Lutter pour ne pas chômer
16. Les données concernant cette question sont d’une représentativité limitée, à cause du
faible pourcentage de réponses.
Qui sont les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 91
Pourquoi l’État ne respecte pas lui-même les lois qu’il a créées ? S’il ne se
respecte pas lui-même, comment va-t-il respecter mon droit ? Comment
vais-je le respecter ? Les responsables ont créé eux-mêmes le problème :
s’ils avaient bien utilisé la base des données, s’ils avaient recruté par ordre
chronologique d’obtention du diplôme..., alors tout le monde attendrait
son tour ! S’ils respectaient les procédures des concours, on ne remettrait
pas en question les embauches 18 !
17. D’ailleurs, aucun responsable du ministère n’a pu me dire si la base est toujours opé-
rationnelle ou si elle l’a jamais été.
18. Entretien avec Abdellatif, membre de Mouwahida, Rabat, février 2008.
19. Questionnaire, mai-juin 2008.
20. Entretien avec un adhérent d’un groupe de troisième cycle, Rabat, février 2009. Les
négociateurs mandatés par le Premier ministre reconnaissent d’ailleurs que les embauches
cycliques « ne font qu’insuffler de l’énergie aux manifestations » (entretien avec Driss
Khrouz, professeur d’économie et ancien directeur scientifique du CNJA, Rabat, mai 2005).
Qui sont les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 93
Faire des études de haut niveau est donc présenté par les diplômé.e.s
chômeur.se.s comme une double héroïcité : celle de la personne diplô-
mée, qui a fait preuve d’une énorme persévérance, et celle de la famille,
qui a dû engager des efforts matériels importants pour permettre l’ac-
cès des enfants aux études. Ainsi, le chômage dont la personne diplômée
d’origine populaire serait victime n’est pas seulement une attaque contre
elle, mais aussi une attaque contre l’ensemble familial qui fait reposer des
espoirs de promotion sociale sur l’enfant diplômé.
Toujours aux yeux des militant.e.s, l’obtention de bourses confirmant
des performances académiques solides rend la personne diplômée issue
d’un milieu populaire encore plus digne d’un emploi sécurisé. Selon
cet argumentaire, l’étudiant.e qui s’aventure dans une faculté publique
massifiée doit faire face à un chemin semé d’embûches : classes surpeu-
plées, mauvaises conditions d’hébergement, risques d’intoxication ali-
mentaire dans les cantines, etc. Obtenir de bons résultats académiques
dans ces conditions en dit beaucoup sur la capacité de travail et le brio de
l’étudiant.e par rapport aux étudiant.e.s issu.e.s de milieux plus aisés qui
peuvent fréquenter des établissements privés. Dans l’imaginaire militant,
ces établissements sont des havres de paix qui ne testent pas en perma-
nence la résilience des étudiant.e.s. Néanmoins, malgré la vision dépré-
ciative de l’étudiant.e issu.e d’un milieu aisé, les mobilisé.e.s déplorent
de ne pas avoir pu faire des études dans des établissements privés, censés
améliorer leur employabilité, car offrant des formations plus valorisées
par le marché du travail.
Les plans gouvernementaux pour augmenter la contribution indi-
viduelle au financement des études supérieures et réduire les bourses
sont interprétés par les militant.e.s comme une attaque frontale contre le
21. Entretien avec Bouchra, membre d’un groupe de troisième cycle, Rabat, septembre 2008.
94 Lutter pour ne pas chômer
Moi, je dirais aux gens qui nous critiquent parce qu’on réclame un emploi
en correspondance avec notre formation qu’ils n’aiment pas leurs études,
et que c’est pour cela qu’ils n’ont pas de mal à oublier tout le temps
qu’ils ont passé dans leurs études, et que c’est pour cela qu’ils renoncent
à leurs droits 23.
Ali est originaire de Tétouan, issu d’une famille de classe moyenne hispa-
nophone, proche de l’administration espagnole à l’époque du protectorat.
Entre 1997 et 2002, il préparait son doctorat en physique à l’Université
de Barcelone. Après la soutenance de sa thèse, qui reçoit la meilleure men-
tion, il décide de rentrer avec sa femme, elle-même docteure en biologie
d’une autre université barcelonaise. Au moment où je l’ai rencontré, il tra-
vaillait comme professeur dans une école préparatoire à l’enseignement
supérieur espagnol. Ali considérait que son salaire était acceptable, mais la
précarité l’angoissait. Il avait présenté sa candidature à plusieurs postes et
obtenu plusieurs entretiens, mais il n’avait jamais réussi à en décrocher un.
Il avait souvent été refusé par des comités de recrutement qui n’accordaient
aucune crédibilité à son diplôme espagnol et qui classaient dans de meil-
leures positions des docteur.e.s d’universités françaises ou canadiennes. Ali
a aussi vécu des situations où il était évident que le ou la candidat.e avait
déjà été choisi.e en amont. Selon lui, le recrutement à l’université n’est
pas transparent : « Il y en a qui bénéficient du marchandage de faveurs 24. »
Les diplômé.e.s ayant fait des études à l’étranger sont minoritaires dans
les groupes. Néanmoins, leur présence est surdimensionnée dans les dis-
cours des groupes, dont l’un des buts est de contrer la vision dominante
sur la médiocrité et la passivité des diplômé.e.s chômeur.se.s.Tout se passe
comme si la présence de diplômé.e.s « européen.ne.s » apportait un gage
de légitimité à la catégorie protestataire et une preuve de mérite.
Ce faisant, le cliché sur la faible qualité des universitaires locaux n’est
pas remis en cause, mais semble validé. En réalité, les lauréat.e.s de cer-
taines filières admettent ouvertement la déconnexion entre leur profil et
les besoins du marché de l’emploi, et voient l’emploi public comme la
seule façon de sortir de l’impasse. C’est le cas d’Hussein, docteur de la
faculté de Fès qui s’exclame : « J’ai un doctorat en philosophie islamique :
qui voudra de moi 26 ? » Sa faible maîtrise du français l’amène à toujours
s’exprimer en arabe classique. Il reconnaît que son profil académique le
rend faiblement employable. Ce qui n’était pas le cas auparavant, poursuit-
il, quand les licencié.e.s en littérature arabe étaient intégré.e.s dans l’admi-
nistration ou comme enseignant.e.s, quand ils et elles apprenaient sur le
tas et, toujours selon ses dires, faisaient preuve d’une intégrité morale irré-
prochable. Hussein a une perception duale de sa formation. D’un côté, il
met en avant le caractère savant de son parcours, la maîtrise d’une langue
héritière d’une glorieuse tradition littéraire et philosophique et l’érudition
qu’il a acquise à travers sa formation théologique. D’un autre côté, cepen-
dant, il reconnaît l’inutilité de son profil d’un point de vue productiviste.
Pour Hussein, militer dans un groupe de chômeur.se.s a un coût élevé,
celui de la mise en avant de son désavantage, de la reconnaissance de son
inemployabilité, encore plus grave que dans le cas d’autres camarades qui
ont suivi des formations a priori « mieux adaptées au marché ». Néanmoins,
l’image dévalorisante qu’Hussein a de son parcours demeure dissimulée
derrière un diagnostic général au sein des groupes sur les dérives du sec-
teur privé et le manque de transparence dans les procédures d’embauche 27.
PASSER À L’ACTE :
DEVENIR DIPLÔMÉ.E CHÔMEUR.SE PROTESTATAIRE
29. Il s’agit d’un groupe de diplômé.e.s de troisième cycle mobilisé entre 2004 et 2006.
Au moment où les membres d’Amal bénéficiaient d’un accord d’embauche, Ismaïl avait
interrompu sa participation. Il a participé à la création du Groupe national des docteurs
au chômage (GNDC).
30. Entretien, Rabat, octobre 2008.
31. Le nombre de diplômé.e.s universitaires s’est multiplié par sept pendant les trente der-
nières années. En 1989, 12 596 étudiant.e.s ont obtenu une licence et 1 250, un diplôme
de troisième cycle. En 2004, 24 846 étudiant.e.s ont obtenu une licence et 2 407, un
98 Lutter pour ne pas chômer
diplôme de troisième cycle. Les chiffres pour 2016 sont de 84 571 pour la licence et de
10 418 pour le diplôme de troisième cycle : 8 695 diplômé.e.s de master et 1 723 de doc-
torat (source : Haut-Commissariat au plan, « Maroc en chiffres », différentes années). Ces
chiffres restent bien évidemment beaucoup plus importants que le nombre de personnes
qui participent aux groupes de chômeur.se.s.
32. L’approche dispositionnaliste « impose de rapporter le présent de l’action (le fait d’ac-
cepter ou de décliner une invitation à se mobiliser, par exemple) au passé de l’histoire
individuelle de l’agent, au cours duquel il a intériorisé des dispositions plus ou moins
fermes et durables à la contestation de – ou, à l’inverse, à la soumission à – l’ordre des
choses » (Mathieu, 2012, p. 186).
Qui sont les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 99
33. À propos du mouvement pour les droits civiques aux État-Unis, Doug McAdam a
montré comment l’influence des réseaux est encore plus importante dans le cas des mobi-
lisations à haut risque (1986).
100 Lutter pour ne pas chômer
J’ai grandi à Sidi Kacem et j’ai fait mes études en histoire à Fès. Je prépare
une thèse sur l’activité économique de Meknès à l’époque du protectorat.
Je me bats avec le consulat français pour obtenir un visa qui me permette
de poursuivre mes recherches documentaires dans la bibliothèque du pro-
tectorat, à Nantes. Si je reste au Maroc, je suis forcée d’être à Rabat, parce
que c’est là qu’il y a des bibliothèques. Ainsi, je peux rendre compatibles
la thèse et mon militantisme pour gagner du temps. Et, finalement, c’est
beaucoup plus facile et agréable à vivre à Rabat avec des copines, qu’en
cité U, où les intoxications sont fréquentes 36.
34. Entretien avec Omar, président de l’ANDCM entre 2001 et 2003 puis secrétaire géné-
ral de la section jeunesse de la Voie démocratique, Rabat, octobre 2007.
35. Entretien avec Kamal, membre de l’ANDCM, Rabat, avril 2005.
36. Entretien avec Fatima, membre de l’UCSC, Rabat, septembre 2006.
Qui sont les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 101
J’ai fait un DESS en sécurité et prévention des risques au travail. J’ai fini
le master il y a deux ans et j’ai travaillé pour une multinationale française
à Bouznika pendant un an. Je devais faire la navette tous les jours et je
ne pouvais pas le supporter. Je suis mariée et enceinte. Ça fait huit mois
que je suis dans le groupe. Mon mari n’aime pas du tout l’idée des mani-
festations, mais je crois que ça vaut la peine d’essayer, surtout parce que
j’habite à Rabat et que les élections sont proches... C’est maintenant que
quelque chose peut se passer 38.
féminine est inhibée, surtout dans les actions qui impliquent l’exposition
de soi sur la voie publique et aux côtés d’hommes. Les militantes poten-
tielles anticipent l’image qu’elles risquent de donner et les attitudes de
leurs collègues hommes, ce qui réfrène les éventuels passages à l’action :
Moi, je n’ai plus envie de participer aux actions. Les gens parlent de toi :
« On l’a vue avec tous ces hommes... » Entrer dans le parti, non plus... Et il
y a plein de collègues qui me demandent d’y entrer... Mais il s’avère qu’ils
me demandent à moi d’y entrer, mais qu’ils interdisent à leurs femmes et
sœurs d’y aller... Qu’est-ce que tu veux que je comprenne à ça 42 ?
Cette situation pèse surtout sur les femmes issues de milieux ruraux
ou très conservateurs. Dans la même veine, l’engagement dans un groupe
de chômeur.se.s peut impliquer un éloignement physique de la maison
familiale, notamment lorsqu’il est question de militer dans un groupe
de troisième cycle à Rabat. Si cette promesse d’émancipation constitue
une rétribution évidente pour beaucoup de militant.e.s, elle peut égale-
ment s’avérer un obstacle à l’engagement de femmes célibataires. Ici, les
réseaux sociaux jouent à nouveau un rôle facilitateur de l’engagement :
car l’éloignement de la jeune fille peut être vu comme plus acceptable
pour la famille s’il se produit en compagnie d’une personne de confiance.
En outre, l’éloignement en soi peut être un autre élément facilitateur de
l’engagement, parce qu’il permet de cacher ses actions à ceux qui pour-
raient s’y opposer. C’est également le cas des femmes dont la famille
est susceptible d’accepter l’engagement protestataire tant que celui-ci
demeure inconnu au village d’origine. Ainsi, le départ pour la capitale est
peut-être plus acceptable pour l’entourage familial de la militante que
son activisme dans sa ville d’origine. C’est le cas de Nadia, une femme
trentenaire et célibataire d’Outat El Haj, qui, confrontée à la réprobation
sociale quand elle s’exposait sur la voie publique en tant que militante
dans son village, a pris la décision de partir à Rabat où elle a rejoint un
groupe de chômeur.se.s :
J’ai toujours caché à mon grand frère ma participation à l’ANDCM.
C’était un problème quand on faisait des actions devant la bachaouiya 43. Je
priais pour qu’il ne passe pas par là au même moment. On s’est toujours
arrangé avec l’épouse de mon père pour qu’il ne le sache jamais 44.
Le profil pluriel des diplômé.e.s chômeur.se.s empêche l’identifica-
tion d’un modèle général de passage à l’acte. De plus, peu de choses dis-
tinguent ceux et celles qui adhèrent à un groupe protestataire de ceux et
celles qui ne le feront jamais. Mais le regard rétrospectif sur les parcours
de plusieurs dizaines de militant.e.s fait ressortir trois logiques de passage
42. Entretien avec Nadia, membre de l’ANDCM, section d’Outat El Haj, Rabat, jan-
vier 2009.
43. La bachaouiya est une unité déconcentrée du ministère de l’Intérieur en milieu rural,
à la tête de laquelle se trouve un bacha.
44. Entretien avec Nadia, Outat El Haj, novembre 2007.
Qui sont les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 105
Tenir ensemble
1. Dans le cas de l’ANDCM, les élections du bureau national donnent lieu à des tracta-
tions entre les groupes politiques qui veulent influencer l’association. La préparation de la
liste des candidat.e.s – qui essaie de satisfaire les groupes politiques influents dans l’associa-
tion – a généralement lieu pendant de longues heures de débat, souvent nocturne. Cette
démarche a comme effet d’exclure une partie très importante de femmes de l’association.
2. Entretien avec un membre du bureau d’un groupe de troisième cycle, Rabat, sep-
tembre 2008.
3. Dans le cas de l’ANDCM, les bureaux locaux sont soumis à l’autorité du bureau natio-
nal choisi tous les deux ans, lors du congrès national. Il existe une unité délibérative inter-
médiaire entre les assemblées locales, hebdomadaires, et le congrès national, bisannuel : le
secrétariat provincial et régional. Une unité exécutive intermédiaire est l’assemblée natio-
nale, qui se réunit tous les trois mois et dont la mission est la traduction en actions des
orientations approuvées pendant le congrès.
110 Lutter pour ne pas chômer
9. Dans certains groupes, les membres du comité d’organisation repèrent les militant.e.s à
chaque étape de la manifestation. Dans d’autres groupes, les militant.e.s disposent de jetons
de différentes couleurs, qu’ils remettent au chargé d’organisation à différents moments de
l’action. Chaque couleur correspond à une étape de la manifestation. Les délais de remise
des jetons varient et ils sont souvent en rapport avec les interventions policières, car il s’agit
de pénaliser les défections qui peuvent suivre une charge. Les jetons doivent être remis
dans un bref laps de temps, faute de quoi le ou la militant.e est considéré.e comme absent.e.
114 Lutter pour ne pas chômer
Ces scènes illustrent à nouveau que ce sont surtout les femmes qui
risquent de déroger à la norme du « bon militantisme », à cause de la diffi-
culté de s’acquitter des obligations militantes tout en menant une vie fami-
liale. La façon dont le procès collectif se déroule montre que les groupes
de chômeur.se.s ignorent les implications concrètes des rapports sociaux
de sexe et, ce faisant, contribuent à les renforcer (Kergoat, 2012 ; Dunezat,
2004). La dynamique de ces dispositifs renforce, en outre, les tendances à
l’autoexclusion de ceux et celles qui ont le plus de difficultés à manier la
parole en public et à désingulariser le vécu individuel. Comme l’encart le
décrit, lors de ces procès collectifs, les personnes jugées mobilisent dans leur
défense leur expérience privée, tout en cherchant la compassion d’autrui.
L’auditoire rejette le plus souvent ce type d’arguments, considérés comme
égoïstes. Or, de façon paradoxale, le rejet des arguments personnels se fait
avec des arguments de même nature, comme dans le cas de la militante
qui reproche à la mère d’avoir eu la « liberté » de faire des enfants alors
qu’elle « n’a pas pu se permettre cette décision ».
Les procès collectifs ne servent pas seulement à contrôler les corps et
les attitudes considérées comme dissidentes, mais aussi à ressouder le col-
lectif militant autour de ses normes. Au moment du jugement, l’examen
collectif auquel les accusé.e.s sont soumis.es ravive le consensus autour
des normes de participation. En rendant à tous les adhérent.e.s la pos-
sibilité de devenir juges des membres « fautifs », le consensus autour du
système de participation est refondé et d’éventuelles remises en question
des règles sont surmontées. Il s’agit en plus d’un dispositif ritualisé, tant
les séquences (succession de prises de parole devant l’assemblée générale
entrecoupées de signes sonores ostensibles d’approbation ou de réproba-
tion) répondent à un agencement de la parole et de la mise en scène qui
cherche à provoquer une certaine réaction émotionnelle et un sentiment
de cohésion. En ce sens, les procès collectifs ne correspondent pas seule-
ment à la notion de dispositif de sensibilisation (Traïni, 2009), mais pro-
voquent également un effet de discipline.
L’isomorphisme du mouvement des diplômé.e.s chômeur.se.s est le
résultat de la diffusion du mode de fonctionnement à partir de l’associa-
tion pionnière. Les groupes les plus récents empruntent à ceux qui les
ont précédés les règles et la structure interne. Mais le déploiement de ce
modèle général peut être modulé et adapté selon des enjeux de distinc-
tion et de concurrence entre des unités protestataires au sein de l’espace
de mobilisation. La production discursive est une des dimensions où les
enjeux de distinction deviennent les plus visibles, comme nous le verrons
dans la dernière partie de ce chapitre.
Le développement de l’ANDCM
par une logique de reproduction militante
14. Le congrès se solde par la constitution de l’association, implantée dans une trentaine
de villes via les branches locales. Selon Mohamed, président de l’ANDCM de 1993 à 1995,
le nombre de sections a doublé entre 1991 et 1994 à la suite de ses voyages à travers le
pays (entretien, Ouezzane, mars 2008).
L’organisation de la protestation contre le chômage 119
17. La proximité de l’ANDCM avec les partis de ladite « gauche radicale » s’intensifie à
partir de 1998. Cette année-là, l’USFP accède à la direction de plusieurs ministères. La
disponibilité de postes bénéficiera davantage aux adhérent.e.s diplômé.e.s chômeur.se.s
qui militent en même temps dans la formation sociale-démocrate. Le départ des usfpéistes
assure à des formations telles que le Parti de l’avant-garde démocratique et sociale (PADS)
et Annahj la prééminence au sein du comité exécutif de l’association.
18. Entretien avec Driss, membre de Tansikiya-Dakatira, Rabat, juin 2008.
19. Entretien avec un membre de Tansikiya-Dakatira, Rabat, octobre 2008.
20. Par exemple, les statuts des Quatre groupes de cadres supérieurs chômeurs parlent du
droit à l’emploi pour les diplômé.e.s de troisième cycle en conformité avec « l’article 23
de la Déclaration universelle des droits de l’homme, l’article 13 de la Constitution et l’em-
bauche directe en conformité » avec les deux arrêtés du ministère de la Fonction publique
et de la réforme administrative 695/99 du 13 mouharram 1420 (30 avril 1999) et 888/99
du 15 safar 1420 (30 mai 1999).
L’organisation de la protestation contre le chômage 121
27. Cela fait penser à la notion de « répertoire discursif » proposée par Marc W. Steinberg
et relative à l’« ensemble de significations par lesquelles les protestataires expriment leurs
revendications et qui accompagne l’action de caractère instrumental » (1995).
28. À la suite des manifestations du 1er mai 2007 à Ksar el Kebir (au nord du pays), plusieurs
membres de l’ANDCM furent arrêté.e.s, accusé.e.s d’avoir scandé des slogans « contre
les valeurs sacrées du royaume ». Les militant.e.s furent condamné.e.s à trois ans de prison.
Ils et elles furent gracié.e.s par le roi, après avoir passé dix mois en prison. Pendant l’Aïd
el Kebir de 2004, des militant.e.s de l’Union des cadres supérieurs chômeurs (UCSC)
furent arrêté.e.s pour avoir prononcé des slogans qui mettaient en cause la légitimité isla-
mique de la famille alaouite.
124 Lutter pour ne pas chômer
29. Si l’insertion dans le secteur privé avait été originellement envisagée, ce n’est plus le
cas actuellement : tous les groupes revendiquent des emplois dans le secteur public en
exclusivité. Ceci n’exclut pas l’acceptation d’offres dans le privé, surtout dans les villes
petites et moyennes où la disponibilité d’emploi public est moindre.
30. Selon des militant.e.s ayant participé au congrès constitutif, les représentant.e.s de la
Chabiba ittihadia envoyé.e.s au congrès par l’USFP ont réussi à supprimer toute mention
faite au Sahara occidental du mémorandum rendu public.
31. Entretien avec Omar, président de l’ANDCM entre 2001 et 2003 puis secrétaire géné-
ral de la section jeunesse de la Voie démocratique, Rabat, octobre 2007.
L’organisation de la protestation contre le chômage 125
1. Les réflexions stratégiques des groupes de chômeur.se.s doivent donc intégrer l’impré-
visibilité de la contrainte par le biais d’un déploiement « négocié » de l’action protesta-
taire, en ce qui concerne le choix du parcours de la manifestation, le moment auquel se
tient l’action, la rhétorique choisie pour l’accompagner, etc.
2. L’article 8 du dahir amendé du 15 novembre 1958 relatif aux rassemblements publics
prévoit des amendes et des peines de prison pour les personnes responsables d’actions
contrevenant aux formalités prévues à l’article 5. Selon celui-ci, seuls les partis politiques,
les formations syndicales, les organisations professionnelles et les associations régulièrement
130 Lutter pour ne pas chômer
déclarées ont le droit d’organiser des manifestations. Pour tenir une manifestation publique,
les organisateurs doivent déposer une déclaration préalable auprès de l’autorité adminis-
trative locale, qui leur remet un récépissé. L’organisation d’un sit-in est seulement soumise
au dépôt d’une annonce de la part des organisateurs.
3. Entretien avec un membre d’un groupe de diplômé.e.s de troisième cycle, Rabat,
mars 2009.
4. Pendant la période couverte par mon enquête doctorale (2005-2009), j’ai pu obser-
ver plus d’une centaine de protestations. Le suivi de la presse (quelques journaux franco-
phones et arabophones) pendant la même période m’a permis de constater que plusieurs
centaines de protestations ont eu lieu, à Rabat et ailleurs. Le suivi plus discontinu de la
presse pendant la période postérieure à l’enquête doctorale (presse francophone accessible
sur Internet) révèle le maintien de la mobilisation.
Les tactiques protestataires des chômeur.se.s 131
5. Hirak est le nom d’un mouvement protestataire qui a émergé dans le Rif après la mort
d’un vendeur de poissons en octobre 2016. Attrapé et broyé dans une benne à ordures,
l’homme essayait de récupérer sa marchandise jetée par la police. La mort du vendeur a
été présentée comme un symbole de la marginalisation du Rif. Plusieurs manifestations
massives se sont produites à la suite de cet événement, à Al Hoceima et à Rabat, pour exi-
ger un changement de politique à l’égard de cette région très pauvre du nord du Maroc,
qui inclut trois provinces (Tanger, Tétouan et Al Hoceima).
6. Ainsi, le Hirak rifain a fait face à une répression plus sévère. Quelques mois après le début
du mouvement protestataire rifain en automne 2016, plusieurs dizaines de militant.e.s ont
été arrêté.e.s, et certain.e.s d’entre eux et elles condamné.e.s à dix-huit mois de prison
pour « désobéissance ». En avril 2019, la justice a confirmé en appel des peines de prison
allant jusqu’à vingt ans pour quarante-deux militant.e.s.
7. Tolérance ne vaut pas permissivité absolue. Force est de constater que les actions pro-
testataires des groupes de chômeur.se.s peuvent donner lieu à des arrestations et à des
charges policières produisant des blessé.e.s.
132 Lutter pour ne pas chômer
Mais les « zones rouges » sont, en réalité, à géométrie très variable. Une
observation réalisée pendant un festival de musique à Rabat illustre cela.
Mawazine est un festival annuel qui réunit des stars internationales aux
cachets très élevés. Normalement, la venue de ces stars est financée par les
contribuables, ce qui fait tous les ans l’objet de polémiques dans la presse
et dans les milieux militants. Au moment de l’observation, le festival avait
installé une scène sur l’avenue Mohammed V. Un soir, un groupe de chô-
meur.se.s profite des préparatifs d’un concert pour se faire remarquer :
Les membres de Tajammo scandent des slogans critiques contre les choix
budgétaires de l’État, défiant les décibels des appareils de son en cours de
test. Ils se mélangent avec le public qui attend le début du concert. Les
militant.e.s se promènent avec des photos de blessé.e.s, ils et elles tiennent
leurs bras levés et font un zéro avec leurs doigts en direction de la scène.
Les diplômé.e.s chantent : « L’argent du peuple, où est-il parti ? En Suisse
et au Mawazine ! » Quelques-un.e.s chantent l’hymne du Maroc. Un
autre groupe de militant.e.s essaie de monter sur la scène, mais l’occupa-
tion est rapidement arrêtée par le bureau de Tajammo et les membres du
groupe se dispersent. Je demande la raison à un membre du bureau : « Le
caïd de la DAG [Direction des affaires générales, les renseignements du
ministère de l’Intérieur] vient de nous avertir : “Cette scène a été payée
par Sa Majesté, vous ne voudriez pas faire irruption dans la propriété de
Sa Majesté, n’est-ce pas ? 12” »
15. Le siège de l’Istiqlal à Rabat a fait l’objet de plusieurs occupations et a été la scène de
plusieurs tentatives de suicide à partir de 2007, tout comme le siège du Parti de la justice
et du développement (PJD) à partir de 2011.
Les tactiques protestataires des chômeur.se.s 137
Le scénario de la manifestation,
entre répétition et variation contrainte
les lieux dans le calme et retournent à l’UMT où ils et elles tiennent une
assemblée de bilan. En d’autres occasions, le sit-in peut céder le pas à
une phase d’apparent « désordre », caractérisée par la fluidité des repères
spatiaux, l’improvisation et la haute probabilité de violences policières 17.
Ce désordre n’est néanmoins qu’apparent, car il répond aussi à certaines
normes. La transition entre le sit-in et le désordre (contrôlé) est toujours
liée à une intervention policière qui délite le cortège manifestant.
À la suite de la charge, le cortège se fragmente et il est remplacé par
plusieurs unités réduites et plus mobiles. Ces cellules, d’une trentaine
de personnes, sont dirigées par un comité de terrain chargé de repro-
grammer les objectifs spatiaux de la khoroj. Dans la phase de désordre, le
rapport de force qui oppose les manifestant.e.s à l’État se met en scène :
persécutions réciproques, vols d’objets symbolisant l’autorité (casques et
matraques), barrages des rues et gestion du trafic routier assumée par des
manifestant.e.s. Ces dernier.ère.s aspirent à ce que cette reprogrammation
des usages sociaux de l’espace (Uitermark, 2005) soit un levier d’« inci-
tations négatives », au sens de McAdam (1986), poussant les responsables
publics à adopter des décisions dans l’intérêt des chômeur.se.s. La tactique
d’occupation spatiale dans la phase de désordre des manifestations joue
sur l’effet de surprise. L’objectif est de diviser les forces de police. Dans
cette phase, le comité de terrain est chargé d’orienter les militant.e.s dans
l’espace grâce à des coups de sifflet ou à des repères visuels (banderoles).
À un signe du chargé de terrain, les diplômé.e.s qui s’étaient fondu.e.s
dans la masse des passant.e.s apparaissent et rejoignent la cellule qui se ras-
semble à nouveau pour faire irruption, en attitude manifestante (chant de
slogans, barrage de la rue), à partir d’une rue non contrôlée par la police.
Un appel à la retraite lancé par les membres du comité de terrain sonne
la fin de la phase de désordre.
La tactique cumulative qu’explique la récurrence des manifestations
se fonde sur l’hypothèse qu’un enchaînement des perturbations et l’aga-
cement provoqué par les manifestations sur la voie publique feront réagir
les autorités, pour le meilleur ou pour le pire. L’escalade passe par l’exas-
pération des automobilistes, la subversion momentanée de l’autorité sur
la chaussée – illustrée par la concurrence entre chômeur.se.s et agents de
police pour gérer la circulation – et l’altération du rythme des ventes. En
effet, la subversion existe quand elle produit ou stimule une réaction des
autorités, générant une confrontation entre manifestant.e.s et représen-
tants ou symboles de l’autorité (agents de la circulation, policiers, discours
publics, etc.). Sans ce dialogue conflictuel, la portée subversive n’est pas
évidente pour les chômeur.se.s eux-mêmes : « Moi, j’en ai marre de faire
des sit-in sur le carreau [l’esplanade devant le Parlement]. Personne ne
17. Les manifestations des chômeur.se.s sont gérées par plusieurs corps des forces de
l’ordre : police, gendarmerie et forces auxiliaires. Ces dernières, qui relèvent de l’armée,
assurent fréquemment les tâches de dispersion. Plusieurs corps de renseignement, relevant
du ministère de l’Intérieur ou du Palais, surveillent aussi les actions.
140 Lutter pour ne pas chômer
nous dit rien, la police nous laisse faire... On ne dérange pas, et alors on
nous oublie... On pourrait passer des années comme ça 18 ! »
Évaluer si la khoroj s’est soldée par un échec ou par une réussite n’est
pas chose facile. Les « résultats » des manifestations et des autres tactiques
protestataires ne sont pas évidents à estimer. Or les khoroj ont des impacts
indéniables en matière d’image publique de la mobilisation. Le but des
manifestations est, en plus d’exercer une pression sur les autorités, de
rendre visible l’ensemble des personnes qui aspirent à être embauchées
dans la fonction publique. C’est la raison pour laquelle la production d’une
image valorisante de soi est un enjeu important dans toutes les manifes-
tations (Barry, 1998).
L’occupation de ministères
et de sièges de partis politiques
autre membre du cabinet rétorque : « Des journalistes sont venus. Ils prennent des
photographies. Qu’ils voient au moins qu’on a une approche humanitaire, qu’on leur
donne à manger mais qu’on ne peut rien faire d’autre... »
Cette action est menée à un moment où les conversations entre les chômeur.e.s
handicapé.e.s et les responsables publics sont au point mort depuis le refus par le
groupe d’une proposition d’emploi dans des centres d’appel, formulée par Driss
El Guerraoui en octobre 2007. Finalement, les diplômé.e.s non voyant.e.s acceptent
de quitter le bâtiment dans l’après-midi du 19 juin, après presque vingt-quatre heures
d’occupation, sans aucune promesse d’embauche ferme.
22. De façon générale, leur niveau scolaire est inférieur à celui des groupes de diplômé.e.s
non handicapé.e.s (seulement une minorité a réalisé une partie des études supérieures).
D’ailleurs, la capacité à arriver à l’université malgré le handicap physique est brandie
comme une démonstration du mérite de ces chômeur.se.s.
Les tactiques protestataires des chômeur.se.s 147
23. En 1998, douze membres d’un groupe de cadres supérieurs ont observé une grève
de la faim pendant vingt-huit jours (entretiens avec Rachida, membre d’un groupe de
diplômé.e.s de troisième cycle à la fin des années 1990, Rabat, juin et juillet 2008).
148 Lutter pour ne pas chômer
illimitée. Les grévistes exigent des autorités locales l’embauche dans l’ad-
ministration locale de la quarantaine de membres de la section. ATTAC
a prêté son local aux grévistes, ainsi qu’aux autres membres de la section
qui investissent le lieu pour soutenir leurs camarades. Les non-grévistes
organisent des tours de présence pour accompagner en tout moment
les grévistes et afficher l’unité du groupe face aux visiteur.se.s, notam-
ment des journalistes et d’autres activistes. Pendant les vingt-cinq jours
de grève, la section reçoit la visite de plusieurs organisations de défense
des droits humains (l’AMDH par exemple), syndicales et partisanes, qui
font partie du milieu d’extrême gauche. La programmation des visites,
nombreuses grâce au large carnet d’adresses de l’ANDCM, permet d’ar-
ranger à l’avance des mises en scène valorisantes. La grève de la faim
s’achève quelques jours avant la célébration du congrès national bisan-
nuel de l’ANDCM, permettant à l’organisation d’inaugurer l’événement
avec la publicité et les attentes générées par l’action. Néanmoins, de cette
grève de la faim n’a découlé aucun profit matériel (en matière de postes
d’emploi pour les adhérent.e.s).
Quelques mois plus tard, en mars 2009, c’est au tour d’un groupe de
troisième cycle de faire une grève de la faim. En août 2008, le groupe
Cho’ala fait irruption dans l’espace public et se présente comme celui
de la « première promotion de titulaires de master 2 24 ». En mars 2009,
Cho’ala avait déjà organisé quelques khoroj, mais le groupe était toujours
en phase de croissance. À cause de sa petite taille et du manque d’expé-
rience, ses manifestations étaient souvent dispersées et les défections fré-
quentes. Malgré la faiblesse du groupe par rapport aux autres groupes
capables, à cette époque, de rassembler des milliers de membres, Cho’ala
décide d’entreprendre une grève de la faim de dimensions considérables :
une quinzaine de personnes, sur un peu plus d’une centaine de membres.
Le but de la grève est de dénoncer l’exclusion du groupe de la table de
négociations qui réunit périodiquement les représentants du Premier
ministre avec les membres des autres groupes de troisième cycle. À ce
moment-là, Cho’ala ne peut se prévaloir que d’une courte trajectoire
publique, en comparaison avec les groupes qui protestent depuis deux ans.
La jeunesse de Cho’ala, un groupe encore inconnu de beaucoup d’alliés
traditionnels de la mobilisation des chômeur.se.s, limite la publicité de
l’action. Faute d’antécédents de lutte du groupe, cette grève n’est pas prise
au sérieux et ni les journaux ni d’autres groupes militants ne s’en font
l’écho. La grève est abandonnée quelques jours plus tard.
Aucune de ces grèves n’a abouti à l’octroi de postes dans la fonction
publique. Néanmoins, elles ont eu des impacts différents pour chacun des
groupes. La grève de l’ANDCM lui a permis de renouveler ses liens avec
des alliés d’extrême gauche et de remettre l’association dans le paysage
des luttes progressistes et contre la dégradation des conditions de vie de
Le siège semble complètement envahi par les chômeur.se.s. Les toits des
bâtiments, de deux ou trois étages, sont remplis de monde, ainsi que
le mur de l’enceinte qui donne sur le rond-point de Bab El Had (un
nœud de communications congestionné en permanence à l’heure de
pointe). Une quinzaine de militants, presque tous des hommes, grimpent
sur la façade : certains s’assoient, jambes suspendues dans le vide, d’autres
restent debout. Ils déplient une pancarte : « Le Rassemblement maro-
cain des cadres supérieurs chômeurs exige son intégration immédiate
dans la fonction publique selon les arrêtés 888/99 et 695/99. » Un
militant placé au milieu tient un haut-parleur et lit un communiqué. À
sa gauche, une fille brandit un bidon de cinq litres. L’aspect du bidon
rappelle les récipients d’huile ou d’essence. À la droite du speaker, un
jeune tient de manière ostentatoire un briquet, qu’il allume et éteint
successivement. Le speaker mentionne les promesses non tenues du
gouvernement et il les signale comme étant responsables du désespoir
grandissant des chômeur.se.s. Les piéton.ne.s et les curieux.ses s’accu-
mulent le long de l’avenue Ibn Toumert. D’autres diplômé.e.s chômeur.se.s
150 Lutter pour ne pas chômer
« en congé », sûrement membres d’autres groupes et ayant croisé par hasard
l’événement lors de leur balade, ne semblent pas prendre au sérieux la
menace incarnée par la mise en avant du bidon et du briquet 25.
27. Les personnes malvoyantes se tiennent le bras par groupes de deux ou trois, elles
avancent en masse compacte jusqu’au contact physique avec les haies de policiers (obser-
vations de terrain).
28. Un exemple récent de répression lourde s’abattant sur des mobilisations populaires
est celui des peines de prison de plusieurs années dont ont écopé des activistes rifain.e.s
en juin 2018.
29. Accessoirement, l’épisode coïncide avec la célébration des discussions de Manhasset
(États-Unis) sur le Sahara occidental entre le Maroc et le Front Polisario, sous les auspices
des Nations unies. Dans ce contexte de pression médiatique sur le Maroc, la contrainte
sécuritaire sur les diplômé.e.s se relâche.
152 Lutter pour ne pas chômer
2. Selon des rapports produits par le think tank spécialisé en politiques d’emploi European
Training Foundation et du ministère de l’Emploi et des Affaires sociales, entre 2012 et 2014.
Insérer ou contrôler les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 155
l’employabilité des jeunes d’une façon qui laisse transparaître une vision
négative des diplômé.e.s chômeur.se.s et de leur mobilisation. Cette vision,
qui constitue sans doute une matière première en fonction de laquelle
les décisions publiques sont conçues (Champagne, 1991), est reprise dans
les analyses économiques réalisées par les différents gouvernements. Un
des arguments qui révèlent la perception négative soulevée par l’action
politique des diplômé.e.s chômeur.se.s est celui qui dénonce le déca-
lage entre la formation et les besoins du tissu entrepreneurial. Ainsi, les
connaissances et savoir-faire des diplômé.e.s du système d’enseignement
public sont remis en cause ou considérés comme n’étant pas en mesure
de satisfaire aux attentes des futurs employeurs :
5. Hassan Bouchachia, « “Les diplômés sont trop mous” : les patrons veulent des challen-
gers », L’Économiste, 8 septembre 1999.
6. Aniss Maghri, « Chômeurs diplômés : Asmâa, licenciée en gestion », L’Économiste,
25 juin 1998.
Insérer ou contrôler les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 157
7. Nadia Belkhayat, « À la recherche d’un job : comment les jeunes tentent de s’en sortir »,
L’Économiste, 20 septembre 2004.
8. Le ministère de la Fonction publique s’appelle désormais ministère de la Modernisa-
tion des secteurs publics. Ce changement est révélateur de la philosophie qui sous-tend les
réformes : « Le ministère doit cesser d’être un ministère de notables, de “carrière” – dans
le sens où c’est parce que j’ai un diplôme que j’ai le droit de travailler dans la fonction
publique. Non, ça doit devenir un ministère “d’emplois”. » (Entretien avec Abdelaziz
El Houari, chef de service du ministère de la Modernisation des services publics, Rabat,
février 2009)
9. Saloua Mansouri, « Hassan II capitule devant l’économie », Challenge, 7 mars 2009, en
ligne : www.maghress.com/fr/challenge/4236 (janvier 2020).
158 Lutter pour ne pas chômer
15. CNJA, « Enquête nationale auprès des jeunes : analyse des résultats », Rabat, 1993, p. 69.
Le rapport indique que la part de l’administration dans l’emploi total est de 9 %, alors que
dans les pays développés, cette proportion varie entre 12 et 18 %.
16. Le rapport fait le constat du degré relativement bas de qualification dans les collecti-
vités locales : une proportion relativement élevée d’employé.e.s subalternes ne dispose pas
de formation précise et 30 % des fonctionnaires ne dépassent pas l’enseignement primaire.
17. Les CIOPE développent d’autres missions qui seront plus tard assumées par l’ANAPEC,
telles que l’inscription des chercheur.se.s d’emploi, l’information sur les offres existantes,
les concours, les formations et la prestation d’aide à la recherche d’emploi. Les CIOPE
ont également la tâche d’informer les pouvoirs publics sur les données du marché de
l’emploi et de faire des propositions pour faciliter l’insertion des chercheur.se.s d’emploi.
18. Entretien avec un ex-diplômé chômeur de troisième cycle, Rabat, avril 2005.
Insérer ou contrôler les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 161
19. Driss El Guerraoui est chargé du dossier entre 1998 et 2008. Avec l’arrivée d’Abbas
el Fassi au gouvernement en 2007, il est officieusement remplacé par Abdessalam Bakkari,
personne de confiance issue de la jeunesse du Parti de l’Istiqlal (PI), également économiste.
20. Selon un ancien conseiller d’Abdallah Saaf au ministère de l’Éducation nationale (1998-
2000), « on a tous toujours négocié avec les chômeurs. Le Palais et l’Intérieur, ils ont des
réseaux de discussion directe avec les diplômés, soit à la marge du gouvernement, soit en
son nom. Le gouvernement a commencé à percevoir ces relations comme quelque chose
qui pouvait entacher son autorité » (entretien avec Omar Benbada, Rabat, février 2005).
162 Lutter pour ne pas chômer
26. C’est le cas de coordinations (tansikiyat) contre la vie chère, lancées par l’Association
marocaine des droits humains (AMDH) en 2005.
27. À l’origine des tansikiyat, on trouve la mobilisation à Rabat contre la privatisation de
l’eau au profit de la multinationale française Veolia. Dans certaines villes, comme Bouarfa,
le but principal des tansikiyat était la remunicipalisation des services, à travers des actions
collectives de boycott.
28. Les Hirak de 2017-2018 (Rif et Jerada) s’inscrivent dans ce cycle. Leur combus-
tible est la précarité matérielle et professionnelle des jeunes. Pour rappel, le Hirak au Rif
commence avec le meurtre d’un jeune poissonnier, broyé par un camion à ordures alors
qu’il essayait de récupérer sa marchandise. Le déclencheur des protestations à Jerada est la
mort de deux frères chômeurs qui s’étaient aventurés dans une mine abandonnée pour y
extraire du charbon. Dans les deux cas, la gestion par le gouvernement islamiste a com-
biné les promesses d’emploi pour les jeunes et la répression policière et judiciaire visant
à mater les mouvements.
Insérer ou contrôler les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 165
29. Néanmoins, deux ans après le lancement officiel de la SNE, aucune réalisation concrète
ne peut lui être attribuée, voir Noureddine El Aissi, « Emploi : enfin un plan national,
mais pas de concret ! », L’Économiste, 29 août 2017, en ligne : www.leconomiste.com/
article/1016742-emploi-enfin-un-plan-national-mais-pas-de-concret (janvier 2020).
30. Pour en avoir un aperçu, le ou la lecteur.rice peut consulter les rapports du think tank
spécialisé dans le domaine de l’emploi European Training Foundation, voir par exemple
Aomar Ibourk-ETF, « Les politiques d’emploi et les programmes actifs du marché du tra-
vail au Maroc », 2015, en ligne : www.etf.europa.eu/sites/default/files/m/84B798B18610
CEC4C12580AE004BC362_Employment%20policies_Morocco_FR.pdf. (janvier 2020).
166 Lutter pour ne pas chômer
À Sidi Ifni, les gens ne font rien. Soit ça, soit ils veulent émigrer aux îles
Canaries, soit ils attendent des emplois de l’État... C’est l’empreinte du
colonialisme. Dans les zones occupées par la France, les gens sont plus
dynamiques ; mais dans les zones espagnoles... À Sidi Ifni, les retraités de
l’armée reçoivent chaque mois leur pension et leurs enfants ont été édu-
qués dans cette attente 36...
Les trois villes étudiées – Sidi Ifni, Bouarfa et Outat El Haj – sont pré-
sentées aussi bien par les chômeur.se.s que par les administrateurs des dis-
positifs d’encouragement d’emploi comme des lieux emblématiques du
« Maroc inutile 37 ». Les dénonciations des militant.e.s à propos de l’ostra-
cisme auquel leurs régions sont condamnées (Naciri, 1999) sont reprises
par les acteurs de l’administration pour expliquer le fatalisme des jeunes
et leur manque d’intérêt pour les dispositifs. Mais, en dépit des propos
défaitistes, les petites villes peuvent être le berceau de quelques aventures
entrepreneuriales réussies. Or le soutien institutionnel dévolu à ces expé-
riences stimule les soupçons de népotisme fréquemment véhiculés par les
chômeur.se.s protestataires. Du côté des agents institutionnels, le discours
sur le manque d’engagement des chômeur.se.s protestataires qui « ont
Avec une certaine périodicité, une bonne partie des cohortes de diplômé.e.s
chômeur.se.s qui manifestent à Rabat obtient un accord d’embauche
dans la fonction publique. Ces accords profitent presque exclusivement
aux membres des groupes de troisième cycle. Voici, à titre d’exemple,
une synthèse des accords obtenus auprès du Premier ministre pendant la
période 2005-2012.
et des représentants des groupes) est mis en place. Les embauches ont finalement
lieu en février 2008, mais elles ne bénéficient qu’à la moitié des membres des groupes
(1 100 personnes). L’autre moitié, ainsi que les membres des nouveaux groupes
apparus durant les derniers mois, est intégrée entre octobre et décembre 2009.
En 2011, à la veille des élections et dans le contexte des protestations du M20F, la
primature s’engage à recruter quelques milliers de chômeur.se.s. Les protestataires
actifs à l’époque croient que les promesses d’embauche pour 2012 les concernent,
alors que ces promesses se limitaient aux diplômé.e.s lauréat.e.s de 2010. En 2012,
l’AMDH dénonce le fait qu’une grande partie des recrutements de 2012 n’a pas
profité aux membres des groupes protestataires, mais à des proches de partis poli-
tiques et du gouvernement.
Source : Différents entretiens menés entre 2005 et 2015
Quelle est la logique sous-jacente à la périodicité de ces recrute-
ments ? Dans les pages qui suivent, j’essaie de retracer le cheminement
des négociations entre les chômeur.se.s et les représentants des pouvoirs
publics, et je tente de faire apparaître un modèle d’interaction entre ces
acteurs. Comment les groupes de chômeur.se.s identifient-ils leurs inter-
locuteurs ? Est-ce que tous les groupes sont en mesure de rencontrer les
autorités pour négocier sur une base régulière ? Comment se déroulent
les négociations ? Qui est embauché.e ?
Une partie de l’espace de mobilisation des chômeur.se.s demeure,
depuis la fin des années 1990, assez marginalisée du point de vue de l’ac-
cès aux pouvoirs publics (c’est le cas de l’ANDCM). Cependant, une autre
partie (les groupes de troisième cycle) arrive à s’insérer dans des espaces
de négociation avec les autorités. Ce décalage, en plus de cultiver la frag-
mentation organisationnelle des chômeur.se.s, a des effets de disciplinari-
sation de l’espace protestataire. Dans les parties qui suivent, nous verrons
également les positions que les chômeur.se.s sont susceptibles d’occuper
dans les calculs des acteurs du pouvoir (ou avec des aspirations de pouvoir).
39. À en juger par les propos de Driss El Guerraoui : « Les diplômés chômeurs, il faut faire
quelque chose avec eux… Ce sont des gens qui souffrent. » (Entretien, Rabat, mars 2007)
40. Pourtant, son projet d’intervention sur le chômage n’a rien de novateur. Il se décline,
dans un premier temps, en une proposition de formation dans les « nouvelles niches por-
teuses de développement » (tourisme et offshoring) et, dans un deuxième temps, en une
proposition de « retour au bled » pour explorer les possibilités d’insertion professionnelle
à un niveau régional et provincial.
Insérer ou contrôler les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 171
cas échéant, seulement convoqué à l’étape finale des discussions, à des fins
d’entérinement. La présence de certains négociateurs publics et l’exclu-
sion d’autres a priori concernés par la question de l’emploi confirment la
bipolarité de la gestion des protestations, réalisée dans l’interstice entre la
politique publique d’emploi et l’approche sécuritaire d’un « débordement
du social » (Catusse, 2006).
La régularité des rencontres avec les responsables publics finit par créer,
aux yeux des protestataires, une sorte de proximité qui viendrait nuancer
l’impression d’inaccessibilité de l’autorité 49. Mais l’illusion d’une com-
munication fluide résiste mal à la présence d’une hiérarchie bien instau-
rée : l’établissement du calendrier, les critères d’inclusion et d’exclusion
d’interlocuteurs ou encore le contenu des rencontres sont toujours du
ressort des pouvoirs publics.Tous les groupes de chômeur.se.s ne reçoivent
pas l’invitation à participer à des négociations ; ceux qui sont effective-
ment inclus demeurent cependant dépendants de la bonne volonté des
responsables publics pour négocier. Cette inégalité fragilise la capacité de
planification et d’anticipation des manifestant.e.s. Confrontés à l’impos-
sibilité de contrôler l’ordre du jour et la sélection des participant.e.s, les
protestataires sont placés dans une position de domination.
Pour que la mobilisation des chômeur.se.s soit une source potentielle
de crédit politique, il faut que celle-ci contribue à temporiser la grogne
sociale. Aux yeux des responsables publics, les rencontres avec les repré-
sentants des diplômé.e.s chômeur.se.s doivent permettre de contrôler la
protestation, ou tout au moins d’anticiper ses possibles évolutions et ses
connexions éventuelles avec des projets politiques subversifs 50. Le contrôle
de la mobilisation peut être opéré, en réalité, au sein même des lieux où
la protestation se fabrique. Les assemblées hebdomadaires des groupes de
chômeur.se.s (qui se tiennent dans les sièges d’organisations syndicales ou
dans la rue) sont relativement ouvertes et publiques, et donc elles peuvent
être infiltrées facilement par les services de renseignement 51. S’assurer une
prise sur la forme concrète des expressions du mécontentement est un
enjeu important pour les pouvoirs publics, raison pour laquelle les dis-
cussions avec les chômeur.se.s portent souvent sur la gestion du fonction-
nement interne des groupes. Ainsi, les négociateurs publics peuvent-ils
imposer des conditions relatives à l’inclusion ou l’exclusion d’adhérent.e.s,
à la fermeture des listes, à la fusion ou à la scission dans les groupes, etc.
En outre, les réunions servent aux autorités pour exprimer des désaccords
quant au calendrier des actions ou interdire directement les khoroj cer-
tains jours. Les collectifs en lice se montrent dociles vis-à-vis des autorités,
plutôt enclins à accepter des accords a minima de crainte de se voir exclus
de ces lieux de décision les concernant.
50. Une crainte récurrente des autorités est de voir basculer la mobilisation dans le giron
d’Al Adl wal Ihsâne. Si nous en jugeons d’après plusieurs entretiens avec des diplômé.e.s
chômeur.se.s appartenant à ce mouvement et d’autres membres de la Jama’a, une telle réap-
propriation ne semble pas entrer dans la logique de l’organisation islamiste. Les membres
de la Jama’a qui adhèrent à un groupe de chômeur.se.s sont sommés de garder sous silence
leurs loyautés politiques.
51. Pour contrecarrer les effets de la présence de « mouchards », la discussion de certains
sujets est réservée exclusivement aux réunions des bureaux. Une autre technique de
contrôle de l’information concerne la manière dont les informations urgentes sont diffu-
sées. Le programme d’actions du jour est communiqué au moyen de textos : d’abord, le
bureau informe les chefs de cellule la veille des actions puis ceux-ci transmettent ensuite
les informations, de la même façon, aux membres de leur cellule.
Insérer ou contrôler les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 175
58. Ceci se fait parfois au moyen de la manipulation des résultats des entretiens et des exa-
mens que les autorités imposent aux diplômé.e.s de troisième cycle bénéficiant d’accords
d’embauche, pour donner un certain air de formalité à la procédure.
59. À Rabat, les diplômé.e.s de troisième cycle se font l’écho de soupçons sur le recrute-
ment de militant.e.s des partis de tel ou tel responsable public, de membres de sa famille
ou de connaissances.
60. L’embauche, après le recensement des diplômé.e.s chômeur.se.s par le CNJA, de
10 000 cadres municipaux en 1991 en est un exemple. Nulle évaluation des besoins des
communes bénéficiaires n’avait été faite préalablement à cette opération, qui a favorisé le
renforcement de rapports de loyauté, et ce, d’autant plus que le maintien de postes inutiles
assure la présence d’obligé.e.s auprès des autorités locales, d’après les entretiens réalisés avec
des fonctionnaires du ministère de l’Intérieur ayant participé à l’opération.
Insérer ou contrôler les diplômé.e.s chômeur.se.s ? 177
3. Les Hirak de 2017 et 2018 renouent avec le discours du M20F et des révoltes qui, dans
les années 2000, dénoncent la marginalité à laquelle sont soumises les régions du Maroc
dit « inutile ».
4. D’un point de vue scientifique, on ne peut pas dire que la relation entre les pouvoirs
publics et certains acteurs du mouvement des diplômé.e.s chômeur.se.s fasse de ce der-
nier un mouvement corporatiste. Le corporatisme implique d’occuper une position de
représentant d’un collectif, d’accès à la fabrique de la politique publique et d’interlocuteur
Symboles et repoussoirs de l’espace des mouvements sociaux 181
privilégié avec l’État (Cisar, 2013). L’« accès » des chômeur.se.s à l’État est toujours condi-
tionné et n’est jamais acquis une fois pour toutes, du fait que l’État leur nie le statut de
représentants de qui que ce soit.
182 Lutter pour ne pas chômer
des causes qui lui sont chères ou, tout au moins, comme une source d’ins-
piration et d’exemplarité. On pourrait parler de cet espace militant de
gauche comme d’une communauté (Buechler, 1990), dans le sens où il
intègre des organisations, des réseaux et des personnes qui partagent les
mêmes référents idéologiques (d’extrême gauche), qui ont des objectifs
politiques complémentaires, partagent des engagements – comme c’est
le cas de l’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM), de l’Asso-
ciation marocaine des droits humains (AMDH), de l’Association pour la
taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (ATTAC),
d’Annahj, etc. – et se retrouvent dans les mêmes espaces de sociabilité (par
exemple, les commémorations de militant.e.s réprimé.e.s, comme cela a
été évoqué dans le deuxième chapitre).
Mais pour que les diplômé.e.s chômeur.se.s réel.le.s puissent coller à
cette construction symbolique, il faut tolérer des « malentendus opéra-
tionnels ». Ceux-ci permettent de faire abstraction de dissonances pou-
vant rendre difficile, voire impossible, la coopération entre des groupes
de diplômé.e.s et d’autres collectifs. Les forums altermondialistes consti-
tuent de très bons lieux d’observation des malentendus opérationnels
sur lesquels reposent des alliances conjoncturelles : à cette occasion, les
militant.e.s altermondialistes font abstraction du discours des groupes
de troisième cycle (qu’ils et elles prétendent politiquement « aseptisé »)
pour les mettre en valeur en tant que force de résistance à la destruction
des indices d’État social marocain, si petits soient-ils, par la mondialisa-
tion néolibérale.
Les élections générales de 2007 ont permis d’observer une dynamique
très intéressante de rapprochement et d’utilisation mutuelle entre des
acteurs qui partagent des repères par leur coprésence dans l’espace mili-
tant de gauche : l’Association nationale des diplômés chômeurs du Maroc
(ANDCM) et une coalition de partis de gauche. La coalition de partis a
présenté une liste de diplômés chômeurs (des militants de l’ANDCM)
dans une circonscription très populaire, en espérant tirer profit de l’exem-
plarité de la lutte des chômeur.se.s. En retour, l’aventure électorale pour
les diplômés chômeurs était vue comme une possibilité pour eux d’élar-
gir leurs capitaux matériels, sociaux et politiques.
par rapport aux autres groupes de chômeur.se.s est l’objectif des groupes
de troisième cycle lorsqu’ils participent au Forum social. J’illustre deux
logiques différentes de participation à partir des exemples de deux Forums
sociaux méditerranéens, l’un organisé en 2005 à Barcelone (Espagne) et
l’autre en 2008 à El Jadida (Maroc).
En 2005, l’ANDCM participe au Forum social méditerranéen de
Barcelone. À cette occasion, elle anime un atelier sur les luttes pour le droit
à l’emploi dans le bassin méditerranéen avec ATTAC Maroc et la CGT
espagnole. Cette intervention a lieu à un moment où ce groupe est inséré
dans des espaces de coopération militante transnationale. La présence de
militant.e.s polyglottes dans l’ANDCM, fort.e.s d’expériences de séjours à
l’étranger, a favorisé la construction fructueuse de relations internationales
depuis la fin des années 1990. Des collaborations avec ATTAC Maroc et
France, AC !-Agir ensemble contre le chômage ou la branche andalouse
de la CGT ont été instaurées, facilitées par des situations de multiapparte-
nances militantes (notamment ANDCM-ATTAC). La rencontre entre la
CGT et l’ANDCM s’est produite lors de la préparation des Marches euro-
péennes contre le chômage, en 1997 5. D’ailleurs, un des points de départ
des marches a été Tanger, ce qui était le fruit du travail conjoint entre
l’anarcho-syndicalisme andalou et quelques collectifs du nord du Maroc.
Pendant la marche, l’ANDCM a rencontré d’autres syndicats européens et
des associations travaillant sur le sujet, telle qu’Action contre le chômage
(AC !). Le lien avec la CGT était néanmoins plus étroit et a débouché sur
la création du réseau Dos Orillas (Deux rives), mis en place en 1998 pour
favoriser l’échange entre des expériences associatives andalouses et d’autres
du nord du Maroc (CGT-ANDCM, 2003). Les relations de voisinage, les
liens historiques et culturels, l’importance des flux migratoires et le par-
tage de référents politiques justifiaient la mise en place de ce réseau, qui
a organisé plusieurs rencontres sur les deux côtés de la Méditerranée (en
1998 à Cadix, en 1999 à Al Hoceima et en 2001 à Tanger) 6.
Au fil des ans, la démobilisation des anciens entrepreneurs des relations
internationales de l’ANDCM, à la suite de leur embauche dans l’admi-
nistration ou de leur émigration en Europe, a provoqué l’effritement de
ces liens. En 2008, la présence a minima de groupes de troisième cycle
au Forum social mondial (FSM) d’El Jadida semble sonner le glas d’une
participation active et entrepreneuse des chômeur.se.s dans la dynamique
altermondialiste.
La présence des groupes de troisième cycle au FSM d’El Jadida s’ex-
plique par l’invitation formulée par l’Organisation démocratique du travail
(ODT), syndicat de création récente qui participe au comité de pilotage
5. Les « Marches européennes contre le chômage, la précarité et les exclusions » sont une
plateforme d’organisations créée en 1997, structurée notamment autour de l’opposition
au traité de Nice et à la directive Bolkestein.
6. Ces relations internationales de l’ANDCM ont d’ailleurs abouti à la production de deux
publications réalisées en partenariat avec ATTAC Maroc (2001) et la CGT (2003), ainsi
que de journées d’actions conjointes, d’invitations réciproques, etc.
184 Lutter pour ne pas chômer
lieu était aussi fréquenté par des groupes alliés ; alors qu’en 2007, diffé-
rents acteurs de l’espace de la gauche radicale ont remis en cause les choix
opérés par le comité de pilotage du Forum et ont fini par boycotter l’évé-
nement. Quant aux groupes de troisième cycle, une des implications du
choix de neutralisation de tout marqueur politique est précisément celle
d’une prise de distance par rapport à cet espace militant de gauche.
électoral par les partis politiques. Le boycott des élections de 2002 par
l’ANDCM peut donc être compris comme une « réaction de protes-
tation et de résistance devant la fermeture du champ politique par une
réaffirmation du rôle que le monde associatif entend exercer » (Mathieu,
2007 b, p. 157) dans la conduite d’un dossier dont il estime être le prin-
cipal intéressé.
Cependant, le bureau exécutif de l’ANDCM n’a pas lancé d’appel
officiel concernant les élections législatives de 2007. Les arguments pour
justifier cette absence de positionnement sont les mêmes que ceux utili-
sés pour prôner le boycott des élections en 2002 : le chômage touche les
diplômé.e.s de manière transversale, indépendamment des affiliations ou
des sympathies politiques et tous les partis instrumentalisent la question
pour s’imposer sur leurs adversaires. Si ce registre de justification perdure,
en 2007 la conjoncture n’est plus la même. À la suite des manifestations du
1er mai, des arrestations se sont produites dans plusieurs villes (Agadir, Ksar
El Kébir et Béni Mellal) qui ont touché des militant.e.s multipositionné.e.s
participant aux cortèges de l’ANDCM, de l’AMDH et d’Annahj addimo-
crati (La Voie démocratique). Des peines d’un à quatre ans de prison ont
été prononcées sous le chef d’accusation d’atteinte aux valeurs sacrées du
royaume. Les peines les plus dures ont été imposées aux quatre militants
de l’ANDCM de Ksar El Kébir, parmi lesquels le président de l’associa-
tion, aussi militant d’Annahj. La neutralisation d’un des éléments les plus
actifs de l’association l’a mise dans un état de paralysie relative. De plus,
en l’espace de quelques années, les groupes de diplômé.e.s de troisième
cycle ont occupé le devant (médiatique et politique) de la scène au détri-
ment de l’ANDCM.
L’absence de communiqué officiel sur la position à adopter lors du
scrutin a donc laissé une marge de manœuvre importante aux sections
locales. À Salé, S. R. (35 ans, tête de liste), M. H., 36 ans et M. B., 34 ans
(les deuxième et troisième sur la liste), membres de l’ANDCM, n’ont
pas vu d’incompatibilité entre leur engagement dans le groupe de chô-
meur.se.s et leur statut de candidats pour la coalition de partis Tahalouf,
qui réunissait le Parti socialiste unifié (PSU), le Parti de l’avant-garde
démocratique et sociale (PADS) et le Congrès national Ittihadi (CNI),
dans la circonscription de Salé El Jadida. Les observations sur lesquelles
nous nous basons ici ont été réalisées principalement à Karia Oulad
Moussa, quartier de résidence des candidats.
La configuration des rapports de forces partisans à Salé El Jadida en
fait à l’époque une circonscription perdue d’avance pour la coalition
de gauche. S’y affrontent des « poids lourds » politiques, notamment le
maire de la ville, un président d’arrondissement et un parlementaire sor-
tant. Seul le PSU, qui assume la gestion de la liste dans la circonscription,
dispose d’un siège dans la circonscription de Salé Médina. Il n’a d’ail-
leurs que deux militants encartés habitant Salé El Jadida : la tête de liste
(S. R.) et le directeur de la campagne (A. K.), qui s’avèrent être les plus
anciens membres de la section locale de l’ANDCM. Le deuxième sur la
Symboles et repoussoirs de l’espace des mouvements sociaux 187
liste (M. H.) est un des rares militants du PADS à Salé, il est également
le président de la section de l’ANDCM à Salé à l’époque. Le troisième
sur la liste (M. B.) n’a pas, quant à lui, d’engagement partisan préalable.
La campagne à Salé El Jadida offrait surtout l’occasion de tester les
possibilités d’une équipe électorale débutante, possédant peu de ressources
humaines et matérielles, dans l’objectif de la préparer aux élections com-
munales de septembre 2009. Le quartier de Karia (14 740 inscrit.e.s sur
les listes électorales, soit 11,2 % des électeur.rice.s de la circonscription) a
été spécialement ciblé par la coalition Tahalouf : elle y a réalisé un score
de 206 voix. Dans les bureaux de vote qui entourent le lieu de résidence
des candidats, la coalition a terminé en quatrième ou cinquième position.
Avec 375 voix obtenues sur toute la circonscription, les candidats diplômés
chômeurs sont arrivés loin derrière les trois candidats finalement élus, qui
appartenaient au Parti de la justice et du développement (7 345 voix), au
Mouvement populaire (6 106 voix) et au Front des forces démocratiques
(4 633 voix). Si Tahalouf a su mettre en place des règles alternatives de
séduction électorale qui se sont avérées efficaces à l’échelle de ce quartier,
ses candidats ont été beaucoup moins convaincants hors de ce périmètre.
Mais ce qui est intéressant ici est de revenir sur la stratégie de légitima-
tion des chômeurs en campagne, qui s’est déclinée sur trois registres : la
proximité de condition avec les électeur.rice.s ; le sacrifice personnel et
l’indigence des moyens ; l’exemplarité tirée de l’action militante.
La proximité est un argument classique de séduction politique, mobi-
lisé par les candidat.e.s pour permettre aux électeur.rice.s de s’identifier
à eux et prouver leur capacité à les représenter. En général, le registre
sur lequel est mise en scène la proximité est « plutôt endossé que choisi,
car le style de campagne de chaque candidat dépend des ressources poli-
tiques initiales et des réseaux sociaux qu’il peut mobiliser » (Sawicki, 1994,
p. 132). En raison de leur manque de moyens matériels, les candidats chô-
meurs ne pouvaient pas mettre en actes une proximité de type clienté-
liste, basée sur la fourniture de services à la population. Ils ne pouvaient
offrir que la garantie de témoigner de la précarité des conditions de vie
qu’ils partageaient avec les électeurs de leur quartier : « Nous cohabi-
tons avec vous, on connaît les problèmes du quartier parce que ce sont
nos problèmes. » La proximité évoquée mettait surtout en valeur l’équi-
valence sociale, fondée sur le statut revendiqué de chômeur : « On vous
présente la liste des chômeurs, nous n’avons pas des villas ou des fermes,
nous vivons comme vous 11. »
Cette proximité sociale se déclinait également par le prisme de la jeu-
nesse (« Nous sommes la liste des jeunes chômeurs ! »). La figure d’en-
fant du quartier, relais privilégié entre les candidats et les électeur.rice.s
(Bennani-Chraïbi, Catusse & Santucci, 2005 ; Zaki, 2005), était ici égale-
ment revendiquée par les candidats chômeurs. L’évocation du partage de
condition était d’autant plus efficace qu’elle approfondissait l’écart entre
pour la journée par le parti. Les autres déplacements étaient faits en car-
rossa, une charrette tirée par un âne, ou en « grand taxi 14 ». Les chaises
et les tables ont été empruntées au café d’à côté. Le petit déjeuner était
parfois offert par le propriétaire d’une laiterie proche, qui participait à la
campagne en tant qu’ami des candidats ; en outre, quelques repas étaient
assurés par la femme d’un des militants bénévoles. L’équipe permanente
de campagne était composée de neuf à dix personnes : autour des trois
candidats et du directeur de campagne gravitait un noyau de cinq à six
collaborateurs, que des hommes. Parmi ces derniers, on trouve d’autres
militants de la section locale de l’ANDCM, de petits fonctionnaires et
des salariés. Il s’agissait d’amis, sans lien avec le parti, mais partageant dans
certains cas les engagements associatifs des candidats.
L’assistance variable et le nombre réduit de militants s’expliquent par
le caractère bénévole de l’appui. L’équipe était ainsi tributaire du « coût
d’opportunité » économique qu’implique l’engagement personnel dans
la propagande. Le fait qu’aucun participant ne soit payé était revendiqué
comme le « label » Tahalouf. Ce trait fut largement exploité, car il s’agis-
sait de mettre en valeur une certaine éthique de parti, de dramatiser l’écart
existant entre le véritable engagement des militant.e.s de la liste et l’enga-
gement intéressé des supporter.rice.s rémunéré.e.s pour chanter à la gloire
des patrons politiques. Au siège de campagne que le PSU a loué dans le
quartier Océan à Rabat, deux militants – membres aussi d’un groupe de
diplômé.e.s chômeur.se.s de troisième cycle – assuraient la coordination.
Lorsqu’un groupe d’enfants ayant entre 10 et 16 ans s’est présenté pour
savoir combien d’argent ils pouvaient percevoir en tant que supporters du
parti, les deux militants leur ont fait regarder une vidéo de la chaîne de
télévision Al-Jazira montrant une charge policière contre une manifestation
de diplômé.e.s chômeur.se.s sur l’avenue Mohammed V : « Vous voyez ?
Qu’est-ce que vous voulez ? Les 200 dirhams de quelqu’un qui va per-
mettre qu’on vous frappe comme ça quand vous serez sortis de la fac 15 ? »
L’engagement dans l’action protestataire constituait un troisième
registre de légitimation décliné par les candidats. Si la proximité de condi-
tion avec les électeur.rice.s était mise en avant par les candidats chômeurs,
leur crédit politique naissait de la combinaison de cette fragilité écono-
mique et d’une distance symbolique issue de l’engagement revendicatif.
Une candidature de ce type « entend[ait] rappeler la compétition démo-
cratique à son principe d’ouverture en marquant la prétention de simples
citoyens à participer, au nom de leur expérience concrète d’une multi-
plicité de problèmes, à un jeu électoral confisqué par les professionnels »
(Mathieu, 2007 b, p. 163). Les candidats de Tahalouf offraient deux pro-
fils d’engagement dans la société civile : celui du « chômeur militant » et
14. Les « grands taxis » sont un moyen de transport assez populaire, utilisé pour couvrir
des distances relativement longues au sein des villes ou entre des villes. Il s’agit de vieilles
Mercedes qui accueillent jusqu’à six passager.ère.s.
15. Observations de terrain, Rabat, août 2007.
190 Lutter pour ne pas chômer
Dans les deux villes où j’ai suivi des mouvements locaux de protes-
tation (Sidi Ifni et Bouarfa), les groupes de diplômé.e.s chômeur.se.s ont
intégré des réseaux locaux de coordination réunissant divers acteurs 22.
Les deux exemples ont eu lieu dans des villes moyennes situées dans des
zones excentrées : Sidi Ifni, 20 000 habitant.e.s, est située à l’orée des
provinces du Sud (le Sahara occidental) ; et Bouarfa, 26 000 habitant.e.s,
est située à soixante-dix kilomètres de la frontière algérienne. Malgré
leur position stratégique, à proximité de frontières, l’histoire politico-
administrative des deux villes met au jour deux trajectoires différentes,
mais convergentes en ce qui concerne la production d’attentes de déve-
loppement chez les habitant.e.s : promotion administrative de Bouarfa,
depuis les années 1970, et dégradation de Sidi Ifni, depuis la rétrocession
de cette ancienne possession espagnole au Maroc en 1969 (Kadiri, 2009).
Leurs conditions climatiques et géographiques inhospitalières n’en font
pas des cibles d’investissements attractives et elles restent en marge des
projets de développement national.
Dans ces deux villes, le mouvement des diplômé.e.s chômeur.se.s
est fragmenté en plusieurs groupes. Les sections locales de l’ANDCM y
ont été créées au début des années 1990. À Bouarfa, cela a été l’œuvre
de militant.e.s marxistes de l’UNEM rentré.e.s dans leurs familles à la
fin de leurs études universitaires. Dans le cas de Sidi Ifni, les fonda-
teurs de l’ANDCM revendiquent aussi bien la filiation à l’UNEM qu’au
Mouvement national, certain.e.s militant.e.s étant issu.e.s de familles de
résistant.e.s à la colonisation espagnole, militant surtout à l’Istiqlal. À partir
de la fin des années 1990 et au début des années 2000, d’autres groupes
de chômeur.se.s apparaissent : des groupes de titulaires de licences univer-
sitaires, des technicien.ne.s ou même, dans de très rares cas, des groupes
de non-diplômé.e.s. Bien qu’ils convoitent les rares opportunités d’em-
ploi public dans ces villes, les groupes de chômeur.se.s de Sidi Ifini et
de Bouarfa animent, aux côtés d’associations, de partis et de syndicats,
des coordinations qui abordent des thèmes tels que l’accès aux services
20. Le Front Polisario est un mouvement politique et armé du Sahara occidental créé en
1973 pour lutter contre l’occupation coloniale espagnole. Depuis 1975, il s’oppose à la
présence marocaine au Sahara occidental.
21. Entretien avec Laïdi, membre de l’Association de licenciés chômeurs, Bouarfa,
mars 2008.
22. Le parti pris des chômeur.se.s était celui de favoriser le déclenchement d’une dyna-
mique revendicative multisectorielle (Dobry, 1983) à même d’augmenter la pression sur
les autorités et de les rendre réceptives aux revendications des chômeur.se.s.
Symboles et repoussoirs de l’espace des mouvements sociaux 193
23. À Bouarfa, on trouve un des très rares exemples de groupe de chômeur.se.s non
diplômé.e.s : l’Association de lutte contre la pauvreté et de défense du droit au travail
(ALCPDDT).
24. À l’époque du protectorat espagnol, Sidi Ifni, capitale de l’Afrique occidentale espa-
gnole, disposait d’un port de pêche et de transport international. Malgré les conditions
inhospitalières de la côte atlantique, le port disposait d’infrastructures de pointe (un télé-
phérique pour les décharges de marchandises et l’embarquement de personnes). La rétro-
cession au Maroc a impliqué une perte dramatique du statut du port.
25. Un intérêt majeur, mais revendiqué moins clairement, était de profiter des avantages
fiscaux de la région Guelmim-Smara, inexistants dans le reste du pays.
26. Quatre tentatives d’émigrations collectives vers l’Algérie ont eu lieu à Bouarfa entre
mars 2005 et mars 2009. Dans un cas, les émigré.e.s réussirent à traverser la frontière, offi-
ciellement fermée depuis 1994, mais ils et elles furent rapidement refoulé.e.s par la police
algérienne. Ces actes sont symboliquement forts, compte tenu de la lourdeur du conten-
tieux algéro-marocain (Mohsen-Finan, 1997).
194 Lutter pour ne pas chômer
27. Voir les témoignages présentés dans Bennafla & Emperador Badimon, 2010.
Symboles et repoussoirs de l’espace des mouvements sociaux 195
Pourquoi on est sorti ? Parce qu’on n’a plus peur… On a appris qu’on
peut aller se plaindre chez le gouverneur et que c’est possible. Avant, un
gendarme pouvait gifler une vieille femme qui attendait pour voir le gou-
verneur et ça restait dans l’impunité. Aujourd’hui, je vois des analphabètes
qui exigent de voir le gouverneur parce qu’ils ne sont pas d’accord avec
le prix de la farine 28…
Entre 2006 et 2010, les coordinations locales contre la hausse des prix
et la dégradation des services publics ont dénoncé la dégradation des
conditions de vie de la population. Le mouvement s’est déployé sur plu-
sieurs dizaines de villes et a organisé quatre marches nationales.Toutefois,
le cahier des doléances est resté circonscrit aux questions matérielles et
sociales. La raison était qu’il s’agissait tant d’optimiser la capacité de mobi-
lisation auprès d’une population idéologiquement diversifiée que de mini-
miser le risque de répression, car la remise en cause des fondations struc-
turelles de la domination politique au Maroc constitue une « ligne rouge ».
En revanche, le paysage semble changer en 2011 dans le contexte
des révoltes régionales, ainsi que la marge des possibles. Les révoltes qui
conduisent au départ de Zine El Abidine Ben Ali en Tunisie et de Hosni
Moubarak en Égypte ont montré la vulnérabilité de systèmes d’autorité
personnifiés par des leaders dont la légitimité s’effondre (Camau, 2011).
Le caractère extraordinaire de ces rebondissements suscite un change-
ment d’état d’esprit chez des activistes marocain.e.s : désormais, ils et elles
semblent se sentir dispensé.e.s de faire des choix tactiques respectueux
des limites imposées par le régime. Peut-être est-ce la raison pour laquelle
le Mouvement du 20-Février explicite, enfin, le « discours caché » (Scott,
1990) des mobilisations sociales déployées quelques années auparavant, dis-
cours sous-entendu mais pas explicitement formulé. Selon ce « discours
caché », la précarité matérielle de la population et l’autoritarisme sont les
198 Lutter pour ne pas chômer
34. Saïd Mohamed Khaled, 28 ans, fut assassiné par deux policiers en civil à Alexandrie en
juin 2010. Mohamed Bouazizi, 26 ans, fut contraint de cesser de vendre des légumes sur
une charrette et dénonça sa situation en s’immolant par le feu dans la ville tunisienne de
Sidi Bousaid, en décembre 2010. Son acte et son décès (en janvier 2011) sont considérés
comme des déclencheurs de la révolution en Tunisie.
35. L’expression « crony capitalism » fut utilisée pour la première fois en 1980 par George M.
Taber, rédacteur de la section économique de la revue Times, pour caractériser l’économie
philippine sous Ferdinand Marcos. L’expression fait référence à des pratiques collusives
entre les pouvoirs publics et quelques acteurs économiques dominants, qui provoquent
une distorsion du « marché libre » et favorisent ces acteurs.
Symboles et repoussoirs de l’espace des mouvements sociaux 199
Les scènes décrites dans ce chapitre révèlent des rapports variés (de
coopération, de compétition, de distinction, de méfiance, etc.) entre les
diplômé.e.s chômeur.se.s et d’autres acteurs de l’espace des mouvements
sociaux. Au vu de la complexité de ces rapports, le mouvement des chô-
meur.se.s apparaît comme une nébuleuse hétérogène, peuplée d’acteurs
qui conçoivent différemment la façon de se battre pour le droit à l’emploi.
Afin de comprendre la logique sous-jacente aux types d’interactions
entre les différents groupes de chômeur.se.s et d’autres acteurs de l’espace
des mouvements sociaux, deux facteurs semblent se distinguer. Le pre-
mier est le type de socialisation politique des chômeur.se.s (ou le type de
référents politiques valorisés par le groupe de chômeur.se.s en question),
que j’ai traité sous la forme de la participation (ou non) à une commu-
nauté d’engagement militant de gauche. L’ANDCM apparaît clairement
comme le groupe de chômeur.se.s qui revendique une filiation avec la
de base, les membres bénéficiaires des groupes). Les deux auteurs, qui sont
eux-mêmes responsables dans des groupes militant pour les droits sociaux
de personnes en situation de pauvreté, avaient mis en garde devant l’affai-
blissement de l’élan subversif de la protestation, qui serait le résultat de l’or-
ganisation des groupes militants, de l’établissement d’une division du travail
ou encore des contraintes liées à l’institutionnalisation des groupes (survie
de l’organisation, satisfaction des besoins économiques de ses permanent.e.s
salarié.e.s, etc.). La dynamique observable au sein de l’espace de protes-
tation des chômeur.se.s au Maroc permet de rediscuter cette hypothèse.
Dans le cas qui nous occupe, les effets déradicalisants ne dérivent pas de
la formalisation des structures militantes, mais des attentes d’efficacité que
les chômeur.se.s attribuent à leur protestation, qui sont elles-mêmes tri-
butaires du rapport avec l’État. L’ANDCM est beaucoup plus institution
nalisée comme groupe que les dizaines de groupes de troisième cycle ayant
une durée de vie beaucoup plus courte. Mais le caractère plus subversif et
contestataire de sa protestation tient à l’absence des contraintes qui pèsent
sur les acteurs insérés dans des processus de négociation.
Quatrième conclusion, liée à la réflexion qui vient d’être énoncée :
ce ne sont pas non plus les caractéristiques du bien revendiqué par les
chômeur.se.s (notamment, le fait que les postes dans la fonction publique
constituent un bénéfice limité) qui expliquent la modération d’une par-
tie de l’espace protestataire, mais les attentes d’efficacité différenciées des
acteurs mobilisés. Cette évidence m’invite à revenir sur le débat rela-
tif à l’économie politique de la domination (Hibou, 2006 ; 2011), selon
lequel « les rapports de domination s’exercent à travers les pratiques éco-
nomiques : la consommation, l’endettement, les marchés publics, les pra-
tiques salariales et de recrutement » (Blavier, 2013, p. 214). La tendance à
l’autolimitation et à la modération d’une partie du mouvement des chô-
meur.se.s démontre comment l’emploi peut être utilisé par les pouvoirs
publics comme un instrument pour tempérer le conflit social et gou-
verner les oppositions, réelles ou potentielles. Néanmoins, encore une
fois, la force de cet instrument de gouvernement ne s’exerce pas sur tous
les acteurs protestataires de la même manière, mais elle est corrélée à la
croyance des acteurs protestataires en leurs chances de réussite. Le poten-
tiel disciplinateur de la récompense-emploi est plus important pour les
groupes de troisième cycle que pour l’ANDCM ou des groupes de per-
sonnes handicapées, que leur exclusion des cercles de négociation libère
de la contrainte de la modération.
Ainsi, il semblerait salutaire de recevoir avec un certain scepticisme les
récits présentant le chômage (des diplômé.e.s et des jeunes) comme une
« bombe à retardement 1 ». La région maghrébine et moyen-orientale a
1. Tel que l’AFP qualifiait le phénomène en février 2018 : « Le chômage des jeunes au Maroc,
une “bombe à retardement” », Le Point, 11 février 2018, en ligne : www.lepoint.fr/monde/
le-chomage-des-jeunes-au-maroc-une-bombe-a-retardement-11-02-2018-2194052_24.
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218 Lutter pour ne pas chômer
Introduction .................................................................................... 5
Les conditions sociales de l’émergence du mouvement
des diplômé.e.s chômeur.se.s au Maroc .......................................... 7
L’action collective des chômeur.se.s :
autour du mythe de la mobilisation improbable ............................ 11
Protester dans un contexte coercitif .............................................. 16
L’énigme d’une protestation qui dure ........................................... 21
Méthodologie et organisation de l’ouvrage ................................... 23