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Introduction
L’étude de la conception du péché dans la prédication et la pratique du Jésus historique — sur
la base de la tradition synoptique —, puis l’examen de cette même conception dans l’évangile selon
Jean nous confrontent à un processus herméneutique d’un grand intérêt. L’articulation entre la
position du Jésus de l’histoire et sa réception johannique ne constitue en effet pas d’abord et pas
seulement un problème exégétique particulier et de portée limitée. Au contraire, cette articulation
introduit à un questionnement permettant de saisir à la fois l’enracinement vétérotestamentaire-juif
de la conception chrétienne du péché et son caractère novateur par rapport à cette même tradition.
Qu’est-ce à dire ?
Jésus de Nazareth est partie prenante du judaïsme de son temps. C’est inscrit dans cette
tradition et agissant dans ce contexte qu’il se confronte à la question du péché. Cependant, le
prophète eschatologique qu’il est pose une série de gestes et d’affirmations qui déclenchent une
tension avec l’héritage religieux qu’il a reçu et la communauté historique à laquelle il appartient. En
d’autres termes, le juif Jésus — en parlant du péché comme il en parle — va donner naissance à une
tradition qui se séparera du judaïsme. La littérature johannique apparaît comme un exemple
particulièrement significatif de ce processus. Nous nous trouvons donc devant le paradoxe suivant 1.
D’une part, on ne comprend bien Jésus de Nazareth qu’en prenant acte de son identité juive. Mais,
d’autre part, on ne le comprend bien qu’en saisissant que toute son action aboutit en définitive à la
constitution d’une identité distincte — la foi chrétienne primitive. L’articulation entre le Jésus
historique et le quatrième évangile nous permet précisément de saisir ce processus capital.
Encore faut-il préciser pourquoi le concept de péché est au centre de ce processus. Le péché
n’est pas une question parmi d’autres, un concept théologique que l’on pourrait examiner pour lui-
même. Avec le péché est posée la question de l’existence humaine comme telle dans sa vérité. À
titre d’hypothèse de travail, nous définissons le péché de la manière suivante. Le péché est un
concept relationnel. Il définit la relation de l’homme à Dieu comme une relation en échec. Cet échec
a une portée anthropologique capitale : il condamne l’homme à une fausse compréhension de son
existence — ou comme on voudra à un faux rapport à lui-même, aux autres, au monde.
Notre exposé comprendra trois parties. Dans une première partie, nous tenterons d’esquisser
la position du Jésus historique sur la question du péché. Dans une seconde partie, nous essaierons
d’observer comment le quatrième évangile a recueilli et réinterprété la tradition du Jésus terrestre en
cette matière. Enfin, dans une troisième partie, nous nous interrogerons sur la pertinence de la
réception johannique du message de Jésus sur ce point particulier.
1
Cf. Gerd THEISSEN et Annette MERZ qui sont particulièrement attentifs à cet aspect dans leur recherche sur le Jésus
historique, écrivent : « Was im jüdischen Kontext plausibel ist und die Entstehung des Urchristentums verständlich macht,
dürfte historisch sein » (Der historische Jesus, Güttingen, 1996, p. 29).
2
Voir Eduard LOHSE, « Sünde », in RGG 3, t. 6, col. 482-484, qui présente un synthèse fiable et équilibrée de la
conception du péché dans le judaïsme au temps de Jésus.
5
Le présupposé de l'argumentation de cette parole du Sermon sur la Montagne qui ne fait l'objet d'aucune justification
— tant son évidence semble être établie — est que l'homme est mauvais. La surprise n'est pas que l'homme soit
mauvais, mais que l'homme naturellement mauvais soit capable de gestes d'humanité.
6
L'historicité de ces deux logia ne fait quasiment l'objet d'aucune réserve dans la critique (discussion détaillée de
l'historicité dans : Jürgen BECKER, Johannes der Taufer und Jesus von Nazareth [BSt 63], Neukirchen-Vluyn, 1972,
p. 87-88).
7
L'appel à la conversion est constitutif de la prédication de Jésus. Le résumé programmatique qu'en donne Mc 1,15 est,
à cet égard, hautement significatif.
8
Voir, p. ex., les trois paraboles de Lc 15.
9
Voir sur ce point, Hans WEBER, Gegenwart und Gottesherrschaft. Oberlegungen zum Zeitverstandnis bei jesus und
im frühen Christentum, (BThSt 20), Neukirchen-Vluyn, 1993, p. 54-64.
14
Au terme d'une analyse fouillée à laquelle nous renvoyons, Ulrich Luz (Das Evangelium nach Matthiius [EKK I/1,
Zürich – Einsiedeln – Köln, 1985, p. 366) écrit : « Die traditionsgeschichtliche Analyse zeigt, dass es keine entschei-
denden Gründe gibt, den Grundtext V.25f.28-33 (...) nicht als jesuanisch anzusehen. »
15
La thématique du souci a été intensivement analysée dans l'exégèse récente. Rudolf BULTMANN (« jiepip.vrio cr? »,
Th WNT IV, p. 596-597) écrit : « Das eptuvav ist das Sich-Sorgen im Blick auf die Zukunft (...), um die Lebensmittel
(...), für das eigene Leben (...). DaE die Sorge àngstlich ist, malen die Fragen Ti cperycktav; Ti nitteev; Ti
itepacilkieEea (...). Was das sachgemee Sorgen zu einem tiirichten macht, ist eben die Angst und der in Verblendung
dieser Angst entstehende Wahn, durch die Lebensmittel, um die man sich sorgt, das Leben selbst sichern zu keinnen.
(...) Solche Sorge ist vergeblich ; denn die Zukunft steht nicht in des Sorgenden Verfügung. (...) Die Sorge ist aber auch
unneitig ; denn Gott hat sie dem Menschen abgenommen. ». Georg STRECKER (Die Bergpredigt, Geittingen, 1984, p.
146) va dans la même direction : « Wer sorgt, beweist damit, dass er sein Leben in die eigenen Hande zu nehmen sucht.
Indem er die Zukunft planend vorwegnimmt, versucht er sich selbst abzusichern (...). Solche Haltung ist durch Angst
und Furcht gekennzeichnet ». Hans WEDER (Die « Rede der Reden », Zürich, 1985, p. 211-212) précise : « Das Sorgen
ist eine angstgetriebene Sicherungsbewegung, welche die beiseste Zukunft zum Mag für das Gegenwârtige macht. (..)
Die Sorge ist jene Bewegung auf mich selbst zu, in welcher ich mir die Last der Sel bstversorgung zumute ».
16
La critique quasi-unanime partage le jugement de Luz [voir note 14], p. 336: « Das Unservater stammt von Jesus ».
17
Ce trait a été particulièrement mis en évidence par Ulrich LUCK, Das Evangelium nach Matthâus (ZBK NT 1),
Zurich, 1993, p. 88-89.
18
L'attribution de cette parabole au Jésus de l'histoire est généralement admise, voir Eduard SCHWEIZER, Das
Evangelium nach Lukas (NTD 3), Güttingen, 1982, p. 186
22
Jn 5,9 et 9,14 font certes état de la violation du sabbat par le Christ johannique et y voient la cause de l'opposition des
« Juifs ». La pointe de l'argumentation consiste pourtant à montrer que cette violation du commandement sabbatique
n'est précisément pas une transgression de la volonté de Dieu ; au contraire, elle discrédite ceux qui s'en réclament pour
attaquer le Christ johannique.
23
Dans l'évangile selon Jn, la notion de basileia tou theou n'apparaît en tout et pour tout que deux fois, soit au début de
l'entretien avec Nicodème (3,3.5).
24
Cf. Jn 1,5.9, voir Jean ZUMSTEIN, « Le Prologue, seuil du quatrième évangile », RSR 83/2, 1995, p. 217-239.
25
À cela, il faut ajouter deux notions complémentaires. Le concept de « pécheur » (amartôlos) n'apparaît qu'au chap. 9
et il est exclusivement utilisé de manière polémique contre Jésus. Cum grano salis, le Christ est la seule personne qui
soit nommée pécheur dans l'évangile selon Jean. Par ailleurs, le verbe « pécher » (amartanô) désigne d'une part le passé
pécheur du paralysé à la piscine de Bethesda et d'autre part la cause supposée de la maladie de l'aveugle de naissance
(9,2.3). Nous laissons de côté 7,53 à 8,11, car — comme le montre la critique textuelle — il s'agit d'une adjonction
ultérieure dans le texte de l'évangile.
27
Cf., p. ex., Jn 3,19.
28
Cf. à ce propos, les paroles en « Je suis » et l'invitation qui les suit (cf. Jn 6,35.5 ; 8,12 ; 10,7.9 ; 10,11.14 ; 11,25-26 ;
14,6 ; 15,1.5).
29
La grande scène entre le Christ johannique et Pilate (Jn 18,28–19,16) instruit et mène à chef au sens immédiat le
procès de Jésus. Mais c'est, en réalité, le péché du monde qui est ainsi dévoilé et jugé de façon ultime.
30
C'est la raison pour laquelle l'accès à la foi du point de vue johannique est lié à une crise de la connaissance.
31
Sur le travail et l'histoire de l'école johannique, voir notre contribution : « Visages de la communauté johannique »
[cf. note 211, p. 281-297].
Échos de la discussion
Question de J. Scheuer
Vous soulignez le fait que ni la prédication et l’action du Jésus historique ni leur réception
johannique ne se proposent d’expliquer le phénomène du péché. Cependant, les allusions aux
démons, au Mauvais, à Satan, au Prince de ce monde... ne représentent-elles pas un élément
d’explication ?
Réponse de J. Zumstein
Aussi bien la prédication du Jésus historique que l’évangile de Jean attribuent l’existence du
péché à la fois à la révolte de l’homme contre Dieu et à l’activité de puissances cosmiques. Si l’on
prend au sérieux cette double affirmation, les allusions aux démons, au Mauvais, à Satan, au Prince
Réponse de J. Zumstein
Première question
Le Jésus historique a-t-il franchi les limites du judaïsme de son temps ? Ou est-ce le fait de
ses disciples après Pâques ?
D’un point de vue historique, deux observations sont d’importance. D’une part, le Jésus histo-
rique n’a jamais mis en cause son identité juive et a toujours prétendu agir dans le cadre du peuple
d’Israël et en sa faveur. Il s’est toujours situé dans la tradition vétérotestamentaire-juive et n’a
jamais envisagé la fondation d’une nouvelle religion. Semblablement, les premières communautés
chrétiennes ont pratiqué leur foi à l’intérieur de la communauté juive — que ce soit en Palestine ou
dans la Diaspora — en en respectant les institutions (l’Écriture, le Temple, la synagogue).
Mais, d’autre part, deux facteurs ont conduit à la rupture entre le judaïsme et les disciples de
Jésus. Premièrement, l’ouverture de la foi en Jésus le Messie aux païens (cf. le cercle d’Étienne, les
hellénistes, Paul) entraîna la constitution d’un réseau de communautés qui fit éclater les frontières
historiques du peuple de l’Alliance et qui mit en cause ses valeurs les plus fondamentales (circoncision
comme rite d’appartenance, autorité inconditionnelle de la Torah, service du Temple, histoire du salut
centrée sur Israël). Deuxièmement, la nouvelle définition de l’identité juive après la catastrophe de 70
(prise de Jérusalem et destruction du Temple) conduisit de facto à l’exclusion des disciples de Jésus
— et pas seulement d’eux — de la synagogue. En reconstruisant son identité ébranlée par la
première guerre juive et en consacrant la victoire de l’obédience rabbinique pharisienne, la
synagogue excluait toute forme de dissidence — dont celle représentée par les disciples de Jésus.
À l’échelon théologique, deux remarques s’imposent. D’une part, il est clair — du point de vue
du Nouveau Testament — que la foi chrétienne naît avec Pâques. C’est le crucifié-ressuscité qui est au
centre des plus anciennes confessions de foi chrétienne primitive. Ce n’est que dans la rétrospective
pascale que Jésus est confessé comme le Seigneur (Kyrios). Mais d’autre part, il faut bien admettre que
les ruptures déjà présentes dans la prédication et l’action du Jésus historique prirent leur pleine mesure
et acquirent leur entière signification après Pâques (exemple classique : l’autorité et la validité de la
Torah dans l’économie de la foi).
Jésus et les débats rabbiniques. Dire de Jésus qu’il est resté dans ce que le débat au sein des
écoles rabbiniques tenait pour possible et légitime est historiquement inexact. Deux observations
sont ici d’importance. D’une part, au temps de Jésus, les écoles rabbiniques n’avaient pas encore
l’importance qu’elles revêtiront après la crise de 70. Inscrire sans autre précaution le Jésus de
l’histoire dans le débat rabbinique est un anachronisme. Hillel et Schammai, contemporains de
Jésus, appartenaient à la première génération des Tannaïtes. Le judaïsme pharisien d’obédience
rabbinique ne prit son essor qu’avec l’académie de Jamnia à la fin du premier siècle après JC.
D’ailleurs aucune source ne permet de penser que Jésus a été l’élève d’un rabbi, ni que lui-
même ait été ordonné à cette fonction. Si l’on veut situer Jésus de Nazareth dans le judaïsme de son
temps, il convient de rappeler qu’il a été le disciple du Baptiste. C’est en tant que prophète
eschatologique itinérant — et non comme rabbi — qu’il a prêché et agi. D’autre part, il convient
d’être attentif au fait que la prédication de Jésus ne porte pas une empreinte rabbinique. Le
Nazaréen n’était pas, en premier lieu, un exégète de l’Écriture et de la halacha. Il n’a pas d’abord
inscrit son message dans la tradition des Pères, mais il s’est exprimé directement au nom de Dieu
pour en dire l’imminente venue (cf. paraboles) ou pour en reformuler la volonté indépendamment
ou même contre l’Écriture (cf. les antithèses du Sermon sur la Montagne).
Jésus et les pharisiens. Il est tout aussi problématique de voir dans Jésus le meilleur des
pharisiens. Sa distance par rapport à la synagogue et au Temple, sa liberté par rapport aux règles de
pureté rituelle, mais aussi par rapport à la Loi, sa mise en cause de l’élection d’Israël, son célibat,