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Le péché dans la prédication

du Jésus historique et dans l’évangile selon Jean


par Jean ZUMSTEIN (Zurich)

Introduction
L’étude de la conception du péché dans la prédication et la pratique du Jésus historique — sur
la base de la tradition synoptique —, puis l’examen de cette même conception dans l’évangile selon
Jean nous confrontent à un processus herméneutique d’un grand intérêt. L’articulation entre la
position du Jésus de l’histoire et sa réception johannique ne constitue en effet pas d’abord et pas
seulement un problème exégétique particulier et de portée limitée. Au contraire, cette articulation
introduit à un questionnement permettant de saisir à la fois l’enracinement vétérotestamentaire-juif
de la conception chrétienne du péché et son caractère novateur par rapport à cette même tradition.
Qu’est-ce à dire ?
Jésus de Nazareth est partie prenante du judaïsme de son temps. C’est inscrit dans cette
tradition et agissant dans ce contexte qu’il se confronte à la question du péché. Cependant, le
prophète eschatologique qu’il est pose une série de gestes et d’affirmations qui déclenchent une
tension avec l’héritage religieux qu’il a reçu et la communauté historique à laquelle il appartient. En
d’autres termes, le juif Jésus — en parlant du péché comme il en parle — va donner naissance à une
tradition qui se séparera du judaïsme. La littérature johannique apparaît comme un exemple
particulièrement significatif de ce processus. Nous nous trouvons donc devant le paradoxe suivant 1.
D’une part, on ne comprend bien Jésus de Nazareth qu’en prenant acte de son identité juive. Mais,
d’autre part, on ne le comprend bien qu’en saisissant que toute son action aboutit en définitive à la
constitution d’une identité distincte — la foi chrétienne primitive. L’articulation entre le Jésus
historique et le quatrième évangile nous permet précisément de saisir ce processus capital.
Encore faut-il préciser pourquoi le concept de péché est au centre de ce processus. Le péché
n’est pas une question parmi d’autres, un concept théologique que l’on pourrait examiner pour lui-
même. Avec le péché est posée la question de l’existence humaine comme telle dans sa vérité. À
titre d’hypothèse de travail, nous définissons le péché de la manière suivante. Le péché est un
concept relationnel. Il définit la relation de l’homme à Dieu comme une relation en échec. Cet échec
a une portée anthropologique capitale : il condamne l’homme à une fausse compréhension de son
existence — ou comme on voudra à un faux rapport à lui-même, aux autres, au monde.
Notre exposé comprendra trois parties. Dans une première partie, nous tenterons d’esquisser
la position du Jésus historique sur la question du péché. Dans une seconde partie, nous essaierons
d’observer comment le quatrième évangile a recueilli et réinterprété la tradition du Jésus terrestre en
cette matière. Enfin, dans une troisième partie, nous nous interrogerons sur la pertinence de la
réception johannique du message de Jésus sur ce point particulier.

Le péché dans la prédication et l’action du Jésus historique


L’héritage vétérotestamentaire-juif2
Jésus de Nazareth partage les convictions fondamentales de ses coreligionnaires juifs palesti-
niens du Ier siècle. Le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob a fait alliance avec son peuple d’Israël.
Il lui a fait un don décisif qui lui permet de vivre dans l’alliance. Il lui a communiqué sa volonté
dans la Torah. De ce fait, le croyant est appelé à vivre sa relation avec Dieu en observant la Torah.

1
Cf. Gerd THEISSEN et Annette MERZ qui sont particulièrement attentifs à cet aspect dans leur recherche sur le Jésus
historique, écrivent : « Was im jüdischen Kontext plausibel ist und die Entstehung des Urchristentums verständlich macht,
dürfte historisch sein » (Der historische Jesus, Güttingen, 1996, p. 29).
2
Voir Eduard LOHSE, « Sünde », in RGG 3, t. 6, col. 482-484, qui présente un synthèse fiable et équilibrée de la
conception du péché dans le judaïsme au temps de Jésus.

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La Torah devient ainsi l’instance face à laquelle le Juif se constitue juste ou pécheur. Celui qui
respecte la Torah hérite de la vie tandis que le transgresseur s’expose à la mort.
À ce premier postulat s’en ajoute un second. Quand bien même quasiment tous les hommes
succombent au péché — aussi bien les membres du peuple de Dieu qui violent l’alliance que les
païens qui s’adonnent à l’idolâtrie —, le péché n’est ni une fatalité tragique, ni une malédiction
héritée des Pères. Le péché est l’expression de la culpabilité de l’homme : il est l’acte parfaitement
responsable par lequel l’homme entre en conflit avec Dieu. Le péché n’est pas l’expression d’un
déficit ontologique, mais un acte délibéré de la volonté — la volonté de vivre sans Dieu ou contre
Dieu.
Ce rappel élémentaire attire notre attention sur des éléments fondamentaux et déterminants
pour la suite de l’analyse. La problématique du péché est fondamentalement une problématique
théologique. C’est face à un Dieu qui se communique et qui se révèle, c’est face à sa venue, c’est
face à sa parole qui assigne un lieu de vie à l’homme que naît la problématique du péché. Dans la
mesure où l’homme accepte le lieu de vie qui lui est imparti, il vit en paix avec Dieu et, de ce fait
même, en paix avec lui-même. Il réalise son être. Il accède à la vie. En revanche, la rupture de la
relation avec Dieu, la révolte ou la transgression conduisent à une perte d’être, à la séparation
d’avec Dieu, à la mort. L’appel à l’existence que Dieu adresse à son peuple en faisant alliance avec
lui, en lui donnant la parole de vie qu’est la Torah, met chaque Israélite en situation de
responsabilité et de décision.
Cet arrière-fond va de soi pour Jésus. Il est constamment présupposé dans sa prédication sans
être le plus souvent explicité. Mais il lui manque encore un contour décisif. C’est que Jésus — et ici
survient l’héritage qui marque profondément le Nazaréen — a été le disciple de Jean-Baptiste.
Parmi toutes les filiations que l’on peut invoquer pour situer Jésus, celle-ci s’avère de première
importance3. Plus précisément : si Jésus se tient dans la tradition vétérotestamentaire-juive, sa
perception de la situation d’Israël et plus particulièrement du péché fait écho à la prédication du
Baptiste. Qu’est-ce à dire ?
Jean-Baptiste et Jésus
Jésus a été l’auditeur du Baptiste ; il a reçu le baptême de repentance de ses mains. Que
voulait ce prophète dont Jésus, dans ses jeunes années, s’est senti particulièrement proche ? Le cœur
de la prédication du Baptiste tient — et en ceci nous rejoignons la problématique du péché — dans
l’annonce du jugement (cf. Mt 3,7-10). Ce jugement menace tout Israël sans la moindre exception.
Il est imminent et consistera dans l’anéantissement du peuple élu qui s’est rendu infidèle à son
Dieu. Le baptême de feu accompli par la figure énigmatique de « celui qui est plus fort » (ô
iskhuroteros 1,7) mettra un terme à l’histoire de Dieu avec son peuple 4. La seule issue possible pour
échapper au jugement qui vient est d’accepter le baptême de repentance administré par le Baptiste.
Trois traits, au moins, distinguent le Baptiste du culte officiel en matière de péché. D’une part, le
Baptiste rompt avec la conception deutéronomiste de l’histoire. Israël est à ce point plongé dans la
perdition que son élection est devenue sans signification. Dieu n’est plus lié par la promesse faite à
Abraham ; il peut rester fidèle à lui-même en ignorant son propre peuple. La prédication du Baptiste
au désert pourrait bien signifier qu’Israël se trouve désormais en deçà de la terre promise. L’histoire
du salut qui enchaîne les périodes de désobéissance, puis de repentance est arrivée à son terme. La
situation vécue par cette génération est entièrement nouvelle ; elle est la dernière avant la fin, elle
est déterminée eschatologiquement. En second lieu, la conversion réclamée pour échapper à la
colère qui vient, emprunte elle aussi des voies inédites. Ce n’est plus le Temple qui est proposé
comme espace d’expiation et de réconciliation. Ce ne sont pas davantage les ablutions rituelles
prescrites par la Torah qui délivrent de la colère à venir. C’est le sacrement eschatologique du
baptême de repentance administré au Jourdain. Enfin, le trait dominant de la figure du Dieu
3
C'est le mérite de Jürgen BECKER d'avoir, dans son livre sur Jésus (Jesus von Nazareth, Berlin-New York, 1996, p.
39-99), rappelé et interprété de façon conséquente le lien qui unissait le Jésus historique à Jean le Baptiste.
4
Il s'agit ici de distinguer le sens que revêtait cette parole dans la prédication du Baptiste (c'est le sens retenu ici), de
celui qui lui a été attribué dans sa réception chrétienne primitive.

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proclamé par le Baptiste est la colère. À la perdition radicale de son peuple, Dieu réagit par un
jugement dont la portée purificatrice est à la mesure de la destruction qu’il entraîne. Le mal est
anéanti dans l’exacte mesure où les coupables sont livrés au néant.
En recevant le baptême de Jean, Jésus montre son accord de fond avec le Baptiste dans son
appréciation de la situation d’Israël. Israël s’est séparé de son Dieu si bien que la seule appartenance
au peuple élu ne confère plus aucune sécurité. Les paroles de jugement sur « cette génération »
(Lc 11,29-32) ou sur les élites religieuses (Mt 23) en sont la meilleure preuve. Plus encore,
l’élection est menacée, voire perdue (Mt 8,11s). Pour Jésus comme pour le Baptiste, l’histoire de
Dieu avec son peuple est plongée dans une crise d’une gravité sans précédent.
Cette condamnation d’Israël ne doit pas être comprise comme la condamnation d’une seule
nation — le peuple de Dieu — alors que les autres nations échapperaient au jugement. Elle n’est
que l’indice de l’universalité du péché. Tous les hommes sans distinction sont mauvais. (Mt 7,11 :
« Si donc vous, qui êtes mauvais [ponèroi], savez donner de bonnes choses à vos enfants5...). Les
deux logia fort anciens6 qui évoquent l’exécution de Galiléens par Pilate ou l’écroulement de la tour
de Siloé (Lc 13,1-5) stipulent que ces victimes n’étaient pas plus coupables que les autres Galiléens
ou les autres habitants de Jérusalem. Tous sont pécheurs, tous sont exposés à périr, tous sont
appelés à la conversion7.
La perdition générale est dénoncée, mais à l’instar du Baptiste, Jésus se refuse à l’expliquer. Il
n’y pas d’archéologie du péché dans la prédication du Nazaréen. Au contraire, les explications qui
tendent à établir un rapport de cause à effet entre le malheur qui frappe une personne ou la maladie
qui en affecte une autre sont récusées.
Si Jésus s’accorde avec le Baptiste pour dénoncer la crise qui affecte la relation entre Dieu et
les hommes, et plus particulièrement la faillite d’Israël, il s’en distingue sur trois points. Et les trois
déplacements que nous voudrions signaler nous permettent de nous approcher de la révélation
spécifique du Nazaréen.
Tout d’abord, Jésus est porteur d’une autre conception de Dieu que celle du Baptiste. Aux
yeux de Jean-Baptiste, le Dieu qui s’adresse par sa prédication de repentance aux Israélites est un
Dieu de colère dont le jugement est le dernier mot. En revanche, pour Jésus, le dernier mot de Dieu
à son peuple n’est pas placé sous le signe de la colère. Certes, la perdition d’Israël est dénoncée,
mais c’est en vue de la dépasser. L’essence de la personne de Dieu est l’amour créateur — et c’est
précisément par cet amour créateur que le Dieu de Jésus intervient dans la situation de perdition qui
est dénoncée8.
En deuxième lieu, Jésus se distingue par une autre perception du temps. Alors que pour le
Baptiste, l’instant présent est le dernier moment de l’histoire avant la venue du jugement, pour
Jésus, ce même instant présent est le premier moment d’une nouvelle histoire marquée par la venue
du Règne. L’instant présent n’est plus qualifié par un passé catastrophique, fait de désobéissance et
de reniement, mais transformé par un avenir habité par l’amour créateur de Dieu9.
En troisième lieu, enfin, Jésus appelle lui aussi à la conversion, mais à une autre conversion
que celle du Baptiste. Ce n’est plus le baptême de repentance qui scelle la conversion, ce n’est plus
non plus la menace du jugement d’anéantissement qui la motive. C’est la proximité du Règne de

5
Le présupposé de l'argumentation de cette parole du Sermon sur la Montagne qui ne fait l'objet d'aucune justification
— tant son évidence semble être établie — est que l'homme est mauvais. La surprise n'est pas que l'homme soit
mauvais, mais que l'homme naturellement mauvais soit capable de gestes d'humanité.
6
L'historicité de ces deux logia ne fait quasiment l'objet d'aucune réserve dans la critique (discussion détaillée de
l'historicité dans : Jürgen BECKER, Johannes der Taufer und Jesus von Nazareth [BSt 63], Neukirchen-Vluyn, 1972,
p. 87-88).
7
L'appel à la conversion est constitutif de la prédication de Jésus. Le résumé programmatique qu'en donne Mc 1,15 est,
à cet égard, hautement significatif.
8
Voir, p. ex., les trois paraboles de Lc 15.
9
Voir sur ce point, Hans WEBER, Gegenwart und Gottesherrschaft. Oberlegungen zum Zeitverstandnis bei jesus und
im frühen Christentum, (BThSt 20), Neukirchen-Vluyn, 1993, p. 54-64.

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Dieu qui fonde l’appel à la conversion — laquelle s’effectue face à la parole de Jésus,
indépendamment des relais institutionnels et sacramentels traditionnels.
La conception du péché propre à Jésus
La comparaison entre Jésus de Nazareth et Jean-Baptiste montre à la fois l’enracinement de
Jésus dans le judaïsme de son temps et l’originalité de son propos. Il convient maintenant
d’examiner comment Jésus s’exprime à propos du péché et, en particulier, quels sont les accents
nouveaux qu’il propose.
L’enquête terminologique est à la fois décevante et pleine d’enseignement. Elle montre, en
effet, que dans les plus anciennes couches de la tradition, la terminologie du péché est relativement
rarement utilisée10. Le péché pris en lui-même ne constitue pas un thème de la prédication de Jésus.
Plus intéressant est le fait qu’à chaque fois que le terme survient (je pense à la triade amartanô –
amartia – amartôlos), il est associé à la thématique du pardon. Ce constat nous fait entrevoir une
décision théologique de première importance. Dans la prédication et l’œuvre de Jésus, l’évocation du
péché n’advient que dans le cadre de la proclamation de la venue libératrice du Règne de Dieu. Le
péché est révélé par la proclamation de l’Évangile, c’est-à-dire en vue d’être contesté et dépassé par
l’amour qui s’exprime dans la proximité du Règne de Dieu. Le langage dont Jésus use pour parler du
péché n’est pas un langage explicatif, mais un langage performatif ou si l’on préfère un langage de
changement.
La deuxième observation qui mérite attention est que la terminologie du péché n’intervient
pas d’abord et pas seulement dans des contextes où l’attention porterait en premier lieu sur la
transgression de la Torah. Cela signifie que le phénomène du péché ne se réduit pas, pour Jésus, à
une transgression de type éthique. Le péché est conçu de façon beaucoup plus fondamentale : il est
la mise en échec de la relation entre l’homme et Dieu.
La troisième observation est que le péché, dans la plus ancienne tradition, n’est pas d’abord
lié au rejet de la personne de Jésus, au refus de croire en lui. Certes, Jésus fut objet d’hostilité. Il fut
rejeté par ses contemporains, mais le refus auquel il se heurta résulta en premier lieu de sa
prédication du Règne de Dieu. L’opposition se focalisa sur sa conception de la figure de Dieu et sur
la nouvelle interprétation de la Loi qu’elle entraînait.
Il convient maintenant de donner contenu à ces remarques générales en examinant quelques
textes représentatifs de la thématique du péché. Comme nous l’avons déjà fait remarquer — et cela
doit nous donner à penser —, la thématique du péché n’est pas l’apanage des traditions liées au
problème de la Loi et de sa transgression, mais elle survient dans une grande variété de genres
littéraires. Cette diversité des langages utilisés dans la tradition synoptique pour parler du péché doit
nous permettre de mieux découvrir les différentes facettes de la conception du péché dans la
tradition de Jésus.
Différents langages pour parler du péché
1. La terminologie du péché apparaît tout d’abord dans un récit de miracle situé au début de
l’évangile selon Marc — la guérison d’un paralysé à Capernaüm (Mc 2,1-12 ; Mt 9,1-9 ; Lc 5,17-
26). Le trait fascinant de ce récit de miracle qui culmine dans un affrontement polémique entre
Jésus et les scribes consiste dans le lien qui est établi entre pardon des péchés et guérison. Jésus ne
s’interroge pas sur les causes de la maladie du paralytique. Sans édicter une exigence préalable, il
prononce la parole : « Tes péchés sont pardonnés » (Mc 2,5). Là où le lecteur attendrait une parole
de guérison, c’est une parole de pardon qui est prononcée. Et cette parole — de nature
performative11 — aboutit à la guérison du paralytique !
10
Voir les éléments du dossier rassemblés par Walter GRUNDMANN, art. « amartanô », ThWNT I, p. 331-336, et Peter
FIEDLER, art. « amartia ktl », EWNT I, col. 157-165.
11
Le fait que la controverse entre Jésus et les scribes à propos du pardon soit intégrée dans un récit de miracle est haute-
ment significatif. Il souligne que la parole de Jésus réalise ce qu'elle annonce, elle est une parole de changement. Sur
l'histoire de la tradition et de la composition de ce récit de miracle, voir Joachim GNILKA, Das Evangelium nach
Markus (EKIC II/1), Zürich–Einsiedeln–Kôln, 1978, p. 95-98, et Gerd THEISSEN, Urchristliche Wundergeschichten,

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La mise en relation de la guérison et du pardon des péchés est riche de sens. Elle signifie, en
premier lieu, que le péché se manifeste par une perte de la pleine identité créaturale, ici par une
atteinte à l’intégrité corporelle de la personne. La métaphore de la paralysie est suggestive : elle
signifie que la personne a perdu son indépendance, sa capacité de se déplacer, de se mettre en
chemin. Le péché n’est pas d’abord identifié à une erreur de comportement, à une faute morale ; le
texte est parfaitement muet sur ce point. Il se concrétise dans une perte d’être, dans un déficit de
vie. En second lieu, Jésus s’annonce comme celui qui conteste cette atteinte à l’identité de la
personne telle que la veut Dieu. Le pardon des péchés n’est pas simplement l’absolution donnée à
des fautes commises dans le passé, mais la pleine restauration de l’intégrité de la personne en vue
de mener une vie faite de plénitude. Le Dieu de Jésus se donne à découvrir dans ce geste — il se
révèle comme un Dieu qui s’approche de l’homme pour l’arracher à sa souffrance et pour lui
redonner vie et mouvement. L’erreur fatale des scribes qui accusent Jésus de blasphème consiste à
enfermer Dieu dans leur savoir, à l’empêcher d’être Dieu comme il le veut à travers la personne de
Jésus.
2. L’épisode qui suit dans l’évangile de Marc — l’appel de Lévi et le repas partagé avec les
pécheurs (Mc 2,13-17 ; Mt 9,9-13 ; Lc 5,27-32) — utilise lui aussi la terminologie du péché. Il
évoque la rencontre entre Jésus et une catégorie d’hommes réputés être pécheurs et au nombre
desquels appartiennent les collecteurs d’impôts (telônai kai amartôloi). Le point décisif consiste ici
dans la rencontre entre Jésus et des hommes qui n’appartiennent plus à la communauté religieuse
juive. Ils en sont exclus de par leur compromission avec l’occupant romain, du fait encore de la
légendaire malhonnêteté attachée à leur charge ou encore parce que l’inspection des marchandises à
la douane est incompatible avec le respect des règles de pureté rituelle 12. Ils cumulent dans leur
personne tous les aspects de l’opposition à la Torah. Pécheurs par excellence, ils sont exclus de la
communauté croyante, ils ont perdu tout accès à Dieu.
Dans cette situation d’exclusion, aussi bien l’appel de Lévi, un collecteur d’impôts, que le
repas partagé avec ses congénères — et nous n’avons aucune raison de mettre en doute l’historicité
de ce double geste de Jésus — sont des actes profondément significatifs. A nouveau, le statut de ces
personnes n’est ni nié, ni idéalisé. Le verset final dit en toute clarté : « Ce ne sont pas les bien-
portants qui ont besoin de médecin, mais les malades ; je suis venu appeler non pas les justes, mais
les pécheurs (amartôlous) » (Mc 2,17). Mais précisément, la condition pécheresse de ces hommes
n’est ni stigmatisée, ni analysée en détail, ni l’objet d’un enseignement moral. Par l’appel de Lévi à
la suivance, par le repas partagé avec les pécheurs, Jésus — à nouveau sans émettre la moindre
condition préalable — conteste l’exclusion dont ces hommes sont l’objet. Le péché revêt ici la
figure de l’exclusion et de la séparation et c’est à la restauration de la communion, à la
reconstitution de la communauté de ces hommes avec Dieu et leurs semblables que Jésus travaille.
Le Dieu dont il est le témoin est le Dieu qui en proposant de façon inconditionnée sa proximité et
son amour, instaure un nouveau réseau de relation et rend à la vie sa plénitude.
3. Dans la prédication de Jésus — pour autant que nous puissions la reconstituer, la
thématique du péché vient au langage dans différents genres littéraires. Cette variété de genres
littéraires signifie que la thématique du péché n’est pas tributaire d’un seul champ sémantique — la
problématique de la Loi et de sa transgression, par exemple — mais qu’elle recouvre un phénomène
à la fois plus profond et plus complexe.
— La parabole du riche insensé (Lc 12,16-2013) fournit un premier exemple. La folie de
l’homme riche consiste à penser que ses biens matériels sont en mesure de lui assurer un avenir
placé sous le sceau de la sécurité. En d’autres termes, il pense pouvoir disposer de sa vie, de son
avenir et en faire l’espace de son bon plaisir. La mort qui le frappe révèle crûment son illusion : ce

Gütersloh, 1974, p. 165-166.


12
Voir Otto MICHEL, « telônè », ThWNT, p. 88-106. Sur l'histoire de la tradition et de la composition de la péricope et,
en particulier, sur l'origine du v.17, voir GNILKA [voir note 11], p. 103-105.
13
L'attribution de cette parabole au Jésus historique est généralement admise (voir Josef ERNST, Das Evangelium nach
Lukas, RNT, Regensburg, 1977, p. 397). La présence d'une version parallèle, mais différente de cette parabole dans
l'Évangile de Thomas (63) vient à l'appui de cette thèse.

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n’est pas lui qui est maître de sa vie, mais Dieu et face à Dieu, les biens matériels deviennent
dérisoires. Le péché apparaît ici comme volonté d’autonomie, comme prétention à diriger sa vie
indépendamment de Dieu. Mais cet oubli de Dieu mène à la mort.
— Le texte sur les soucis (Mt 6,25-34 ; Lc 12,26-3314) qui dans l’évangile de Luc suit immédia-
tement la parabole du riche insensé, approfondit la réflexion. Formulé dans le langage de la sagesse,
il montre que le souci15, c’est-à-dire la volonté de l’homme de prendre dans le présent des mesures
afin d’aménager l’avenir de façon à se prémunir de tout danger potentiel, est vain. Ériger en règle
de vie pour le présent l’angoisse ressentie à l’encontre d’un futur jugé menaçant trahit une fatale
absence de confiance en Dieu. Celui qui croit pouvoir assurer son avenir par ses propres œuvres se
méprend sur sa condition de créature, laquelle attend dans la confiance son avenir de Dieu. Le but
de toute existence, tel qu’il est formulé par Jésus — la recherche du Royaume de Dieu (Mt 6,33 ; Lc
12,31) — recadre la problématique. S’attacher à comprendre et à mener sa vie à la lumière du Dieu
qui vient, recevoir sa vie de la grâce de Dieu jour après jour, est la seule façon d’assurer l’avenir, de
se soucier de son avenir en vérité.
— La demande de pardon dans le Notre Père (Mt 6,1216) nous confronte à un genre littéraire, la
prière, dans lequel l’orant reformule son identité fondamentale face à Dieu. Ce texte, que l’on doit
vraisemblablement au Jésus historique, est du plus haut intérêt, car il cadre la problématique du
péché dans un ensemble plus large et théologiquement signifiant. Les trois premières demandes de
l’oraison dominicale — telle qu’elle est formulée dans le Sermon sur la Montagne (Mt 6,9-13) —
appellent à la manifestation de la pleine réalité de Dieu. Et c’est sur le fond de cette triple
invocation de la venue de Dieu qu’apparaissent les trois demandes formulées en faveur de l’orant.
Le point commun de ces trois dernières demandes est de rendre la vie possible 17. C’est de Dieu
seulement que l’orant peut attendre le pain qui lui permettra de vivre le jour qui vient. De lui encore
qu’il peut espérer la possibilité de ne pas être livré à la tentation et au mal qui l’anéantiraient. La
demande du pardon des offenses se situe dans ce contexte. L’orant se sait insolvable devant Dieu,
incapable de réparer sa faute et de ce fait entièrement dépendant de celui qu’il invoque. Sa demande
de pardon fait écho à celle du pain. Le pardon — autant que le pain — est un besoin vital pour tout
homme. Dans les deux cas, il y va de la vie et de son origine.
— La parabole du pharisien et du collecteur d’impôts (Lc 18,9-1418) clarifie à sa manière un
aspect important, à savoir la relation entre le péché et la Torah. À n’en pas douter, le pharisien
évoqué dans la parabole accomplit fidèlement les commandements prescrits par la Loi. Son intégrité
éthique ne saurait être mise en cause. Sa dénonciation des autres hommes qui, eux, violent la Torah
correspond elle aussi aux faits. Son erreur — et l’on peut dire son péché — consiste dans le fait
qu’il instrumentalise la Loi pour établir sa justice devant Dieu. Il n’a plus besoin de Dieu pour être

14
Au terme d'une analyse fouillée à laquelle nous renvoyons, Ulrich Luz (Das Evangelium nach Matthiius [EKK I/1,
Zürich – Einsiedeln – Köln, 1985, p. 366) écrit : « Die traditionsgeschichtliche Analyse zeigt, dass es keine entschei-
denden Gründe gibt, den Grundtext V.25f.28-33 (...) nicht als jesuanisch anzusehen. »
15
La thématique du souci a été intensivement analysée dans l'exégèse récente. Rudolf BULTMANN (« jiepip.vrio cr? »,
Th WNT IV, p. 596-597) écrit : « Das eptuvav ist das Sich-Sorgen im Blick auf die Zukunft (...), um die Lebensmittel
(...), für das eigene Leben (...). DaE die Sorge àngstlich ist, malen die Fragen Ti cperycktav; Ti nitteev; Ti
itepacilkieEea (...). Was das sachgemee Sorgen zu einem tiirichten macht, ist eben die Angst und der in Verblendung
dieser Angst entstehende Wahn, durch die Lebensmittel, um die man sich sorgt, das Leben selbst sichern zu keinnen.
(...) Solche Sorge ist vergeblich ; denn die Zukunft steht nicht in des Sorgenden Verfügung. (...) Die Sorge ist aber auch
unneitig ; denn Gott hat sie dem Menschen abgenommen. ». Georg STRECKER (Die Bergpredigt, Geittingen, 1984, p.
146) va dans la même direction : « Wer sorgt, beweist damit, dass er sein Leben in die eigenen Hande zu nehmen sucht.
Indem er die Zukunft planend vorwegnimmt, versucht er sich selbst abzusichern (...). Solche Haltung ist durch Angst
und Furcht gekennzeichnet ». Hans WEDER (Die « Rede der Reden », Zürich, 1985, p. 211-212) précise : « Das Sorgen
ist eine angstgetriebene Sicherungsbewegung, welche die beiseste Zukunft zum Mag für das Gegenwârtige macht. (..)
Die Sorge ist jene Bewegung auf mich selbst zu, in welcher ich mir die Last der Sel bstversorgung zumute ».
16
La critique quasi-unanime partage le jugement de Luz [voir note 14], p. 336: « Das Unservater stammt von Jesus ».
17
Ce trait a été particulièrement mis en évidence par Ulrich LUCK, Das Evangelium nach Matthâus (ZBK NT 1),
Zurich, 1993, p. 88-89.
18
L'attribution de cette parabole au Jésus de l'histoire est généralement admise, voir Eduard SCHWEIZER, Das
Evangelium nach Lukas (NTD 3), Güttingen, 1982, p. 186

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juste devant Lui. Ce faisant, il ne vit plus dans une relation où il attend tout de Dieu et de sa grâce.
Malgré sa perfection éthique, sa relation à Dieu est pervertie.
— Deux derniers logia tirés de la prédication de Jésus nous permettent de donner une dernière
touche à la façon dont Jésus a abordé la question du péché. Il s’agit tout d’abord de la malédiction
sur les villes galiléennes (Lc 10,13-15 ; Mt 11,21-2419). Le jugement sans appel qui s’abat sur ces
villes n’est pas d’abord dû à leur corruption morale, mais au fait qu’elles ne se sont pas repenties
alors même que Jésus événementiait la proximité du Dieu miséricordieux en leur sein. C’est le refus
du Règne de Dieu qui vient dans la personne de Jésus qui signe la perdition de ces villes lors du
jugement à venir. La parole sur la reine du Midi et les Ninivites (Mt 12,41 ; Lc 11,31-32) va dans la
même direction. C’est le refus de la prédication de Jésus et de son appel à la conversion qui attire un
jugement sans appel. En d’autres termes : c’est le refus du Dieu proche et de son amour qui
constitue le péché par excellence.
Concluons. Si l’on entend comprendre comment Jésus concevait la notion de péché, il
convient tout d’abord de remarquer que Jésus n’a jamais parlé du péché pour lui-même, qu’il n’en
jamais fait l’objet d’un enseignement particulier. Jésus n’a jamais parlé du péché, mais il s’est
adressé à des pécheurs20. En second lieu, le péché, dans la prédication de Jésus, n’est évoqué que
dans le cadre de sa proclamation du Dieu qui vient ou, si l’on préfère, dans le cadre de son annonce
du Règne de Dieu. Le péché consiste à empêcher Dieu d’être Dieu ; il consiste à empêcher Dieu
d’établir son Règne. Et ceci à un double niveau. Le Dieu de Jésus est le Créateur et le Seigneur.
C’est lui qui dispense la vie à tout homme, c’est lui qui décrète comment la relation du créateur à la
créature doit être vécue, c’est sa sainteté qui s’impose comme le critère et la mesure de tout
comportement humain. Mais — et c’est le second niveau — le Dieu créateur et seigneur est celui
qui fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les
injustes (Mt 5,45). Le Dieu de Jésus n’est vraiment lui-même qu’en tant que celui qui s’engage
totalement pour sa créature perdue, qui crée la vie là où règne la mort, la communion là où règne
l’exclusion. Dieu n’est Dieu que comme Dieu qui se veut proche pour, par son amour, offrir à
l’homme une vie en plénitude. Le péché qui mène au jugement consiste dans le refus de cette offre,
il tient dans le refus de la créativité de l’amour divin.

Le péché dans l’évangile selon Jean


En passant de la prédication et de la pratique du Jésus historique à l’évangile selon Jean, nous
opérons un déplacement significatif dont il convient de rappeler quelques aspects essentiels.
Du Jésus historique à l’évangile selon Jean
Si, en reconstituant sur la base de la tradition synoptique la façon dont le Jésus historique a
abordé la question du péché, nous avons tenté de montrer à la fois ce qui liait Jésus au judaïsme et
ce qui l’en distinguait, en posant la même question — celle du péché — à propos de l’évangile
selon Jean, nous nous trouvons dans une tout autre situation : Il y va cette fois de la réception de la
tradition de Jésus.
Cette réception est de nature dialectique. Elle est marquée à la fois du sceau de la continuité et
de celui de la discontinuité. La continuité apparaît dans le fait que l’évangile selon Jean porte la foi
chrétienne au langage en faisant mémoire de l’histoire de Jésus de Nazareth. Concrètement, il
présente sa conception du péché en rapportant les déclarations du Jésus johannique sur ce point.
Nous nous trouvons donc face à un processus d’anamnèse 21. Cette anamnèse cependant — et en
ceci apparaît la discontinuité — n’est pas simplement documentaire ; son but n’est pas d’abord
19
L'attribution de ces logia au Jésus historique est discutée. Si la malédiction sur Chorazin et Bethsaïda semble bien être
le fait de Jésus, il se pourrait que celle sur Capernaum soit un logion postpascal (cf. Ulrich Luz, Das Evangelium nach
Matthäus [EKK lin Zürich — Braunschweig —Neukirchen Vluyn, 1990, p. 192). Pour l'attribution de Lc 11,31-32 au
Jésus historique, voir l'analyse de BECKER [voir note 5], p. 81-82.
20
Avec Rudolf BULTMANN, Jésus, Paris, 1968, p. 166.
21
Voir notre analyse détaillée de ce problème dans : Jean ZUMSTEIN, « Mémoire et relecture pascale dans l'évangile
selon Jean », in Miettes exégétiques (MoBi 25), Genève, 1991, p. 299-316.

Zumstein, Le péché dans la prédication du Jésus historique… Page 7/15


historiographique. Cette anamnèse est entreprise à la lumière de l’événement pascal et effectuée par
le biais du Paraclet. C’est en effet l’Esprit seul qui est le témoin fidèle et l’herméneute qualifié de la
vie et de l’œuvre du Christ johannique. En ce sens, on peut dire de l’évangile selon Jean qu’il est un
témoignage postpascal, rendu au Christ incarné, dans la force de l’Esprit. Il conserve le souvenir du
Jésus terrestre tout en disant l’actualité pour l’aujourd’hui de la foi. C’est à partir d’un destin
achevé, désormais relu et compris à partir du tournant pascal, que l’école johannique reprend la
question du péché pour la reformuler.
À ce premier déplacement induit par la rétrospective pascale s’en ajoute un second qui tient
dans le changement de conceptualité. S’il semble acquis que la tradition synoptique a conservé de
façon relativement fiable certaines paroles de Jésus, force est de constater que la tradition
johannique se signale par un profond renouvellement des champs conceptuels utilisés. Cette
originalité apparaît de façon exemplaire dans la question du péché. Si la problématique de la Torah
joue un rôle déterminant dans le judaïsme pour situer la notion de péché et si le Jésus historique a
repris cet aspect sans pour autant le développer, tout autre est la situation dans le quatrième
évangile. La Torah n’est plus la référence obligée en cette matière 22. Semblablement, l’annonce de
la proximité du Règne de Dieu, l’élément-clef du message du Jésus historique dans lequel s’inscrit
la thématique du péché, s’efface dans le quatrième évangile23. C’est dans un autre cadre conceptuel
que se dit le péché chez Jean. Ce renouvellement du champ conceptuel est heuristiquement
intéressant, car il nous permet d’observer comment l’école johannique a compris et interprété la
conception du péché telle qu’elle avait cours dans les plus anciennes traditions relatives à Jésus.
Représentations et terminologie du péché dans l’évangile selon Jean
Où la thématique du péché vient-elle au langage dans l’évangile selon Jean ? Il convient tout
d’abord d’être attentif à l’organisation narrative de l’évangile. Le prologue qui fixe le cadre hermé-
neutique dans lequel l’évangile doit être lu, présente de façon programmatique le thème de la narra-
tion de la façon suivante : il y va de la venue du Logos dans un monde dominé par les ténèbres et du
refus de cet envoyé divin ; il y a va de la Révélation et de l’opposition qu’elle suscite 24. Dans ce
refus de la Révélation se cristallise la notion johannique du péché. Ce refus de la Révélation n’est
pas simplement postulé, il est — et c’est notre deuxième remarque explicité. Les nombreux
épisodes de la première partie de l’évangile (chap. 1–12), puis plus tard le récit de la Passion (chap.
18–19) montrent comment et pourquoi le Révélateur est rejeté par les siens, en d’autres termes
comment la Révélation conduit à la manifestation et au dévoilement du péché. En troisième lieu —
et ici nous touchons à une particularité du quatrième évangile —, l’évangile ne rend pas seulement
compte du péché en évoquant le rejet du Christ incarné, mais il s’interroge aussi sur la façon dont se
pose la question du péché après le retour du Fils vers le Père : c’est le sujet des discours d’adieu
(chap. 14–16) que d’évoquer la réduplication de la problématique du péché après Pâques. Ce rappel
de l’organisation narrative de l’évangile selon Jean nous fait pressentir que la thématique du péché
y joue un rôle essentiel. Qu’en est-il alors de la terminologie du péché ?
Comme dans la prédication du Jésus historique, la terminologie du péché (amartia) occupe
une place fort modeste dans l’évangile. Elle n’est utilisée que dans cinq contextes25 :

22
Jn 5,9 et 9,14 font certes état de la violation du sabbat par le Christ johannique et y voient la cause de l'opposition des
« Juifs ». La pointe de l'argumentation consiste pourtant à montrer que cette violation du commandement sabbatique
n'est précisément pas une transgression de la volonté de Dieu ; au contraire, elle discrédite ceux qui s'en réclament pour
attaquer le Christ johannique.
23
Dans l'évangile selon Jn, la notion de basileia tou theou n'apparaît en tout et pour tout que deux fois, soit au début de
l'entretien avec Nicodème (3,3.5).
24
Cf. Jn 1,5.9, voir Jean ZUMSTEIN, « Le Prologue, seuil du quatrième évangile », RSR 83/2, 1995, p. 217-239.
25
À cela, il faut ajouter deux notions complémentaires. Le concept de « pécheur » (amartôlos) n'apparaît qu'au chap. 9
et il est exclusivement utilisé de manière polémique contre Jésus. Cum grano salis, le Christ est la seule personne qui
soit nommée pécheur dans l'évangile selon Jean. Par ailleurs, le verbe « pécher » (amartanô) désigne d'une part le passé
pécheur du paralysé à la piscine de Bethesda et d'autre part la cause supposée de la maladie de l'aveugle de naissance
(9,2.3). Nous laissons de côté 7,53 à 8,11, car — comme le montre la critique textuelle — il s'agit d'une adjonction
ultérieure dans le texte de l'évangile.

Zumstein, Le péché dans la prédication du Jésus historique… Page 8/15


— Dans le chap. 1 où dans une déclaration programmatique, le Baptiste déclare (1,29) : « Voici
l’agneau de Dieu qui enlève le péché du monde ». Cette affirmation fait inclusion avec le récit de la
Passion et place d’emblée la problématique du péché en relation avec la croix.
— Dans le chap. 8, l’affrontement entre Jésus et ses contradicteurs juifs comporte une déclara-
tion argumentée du Christ johannique sur laquelle nous reviendrons, car sous une forme brève
s’y trouvent rassemblés les éléments essentiels de la conception johannique du péché.
— Le récit de miracle du chap. 9 et le long développement qui l’accompagne évoquent certes la
naissance de la foi dans la personne de l’aveugle miraculé, mais simultanément l’émergence de
l’incroyance chez les Pharisiens. L’opposition entre être-aveugle et voir culmine dans la célèbre
déclaration : « Si vous étiez des aveugles, vous n’auriez pas de péché. Mais, à présent, vous dites :
nous voyons : votre péché demeure » (9,41).
— L’occurrence de la notion de péché dans les discours d’adieu (15,22.24 ; 16,8.9) est particuliè-
rement intéressante, car elle se caractérise par une élucidation de la pertinence postpascale de cette
problématique. Dans le premier passage, il y va de la communauté des disciples confrontée à la
haine du monde (variation sur le motif : « Si je n’étais pas venu, ils n’auraient pas de péché »). Le
second passage contient le quatrième logion sur le Paraclet et annonce la réduplication du jugement
eschatologique par ce même Paraclet.
— Dans le récit de la Passion et de Pâques, enfin, il y va, d’une part, du péché de ceux qui ont
livré Jésus à Pilate (19,11) et, d’autre part, de l’habilitation à pardonner les péchés, conférée aux
disciples (20,23).
La théologie johannique du péché
Après ce bref rappel des éléments du dossier, il convient de tenter de donner contenu et
structure à l’interprétation johannique du péché. Comme nous l’avons déjà annoncé, nous allons
nous appuyer en priorité, mais non de façon exclusive sur Jn 8,21-29. À la lecture de ce passage —
mais la démonstration pourrait être étendue à l’ensemble de l’évangile —, cinq éléments s’imposent
à l’attention.
1. Le péché et la christologie. Le logion annonçant le départ du Christ johannique (« Je m’en
vais : vous me chercherez et néanmoins vous mourrez dans votre péché. Là où je vais, vous ne
pouvez aller ») indique que, pour Jean, la problématique du péché est indissociable de la
christologie. La relation de l’homme à Dieu est désormais inséparable de la relation au Christ si
bien que la qualité de la relation de l’homme à Dieu dépend de la qualité de sa relation au Christ 26.
Le péché se caractérise dès lors par l’absence d’une relation au Christ. On notera par ailleurs qu’il
n’est pas simplement parlé de l’absence d’une relation au Christ incarné, mais bien au Christ élevé.
C’est le temps postpascal que le Christ johannique évoque — temps durant lequel le péché se
définit par l’absence du Christ élevé et son caractère inaccessible.
L’homme pécheur n’est pas en mesure de remédier à cette situation d’absence du Christ, il ne
saurait la dépasser de son propre chef. Son éventuelle quête (Zètein) demeure condamnée à l’échec.
Il est enfermé dans son péché, totalement aliéné par lui. Cette absence de relation avec le Christ a
une portée incommensurable. Elle scelle la perdition et conduit à la mort. Péché et mort s’appellent
l’un l’autre. La théologie johannique conçoit donc le péché comme une existence sans lien avec la
transcendance, comme une existence destinée à la mort.
2. La révélation et le péché du monde. C’est l’événement de la Révélation, à savoir la venue
du Logos incarné qui dévoile le péché du monde. « Vous êtes d’en bas ; moi je suis d’en haut ; vous
êtes de ce monde, moi je ne suis pas de ce monde. C’est pourquoi je vous ai dit que vous mourrez
dans vos péchés. Si en effet, vous ne croyez pas que Je suis, vous mourrez dans vos péchés  » (8,23-
24). Les hommes appartiennent à ce monde (ô kosmos outos), à la sphère « d’en bas » (katô). Dans
la mesure où les hommes personnifiés par les Juifs dans la première partie de l’évangile, par les
26
La christologie johannique est fondamentalement une christologie de l'envoi : le Christ johannique en tant qu'envoyé
du Père est un avec lui et pourtant distinct de lui. Il est la figure de Dieu pour le monde.

Zumstein, Le péché dans la prédication du Jésus historique… Page 9/15


hommes comme tels dans les discours d’adieu, considèrent ce monde comme leur seule référence
pour comprendre leur existence, ils appartiennent à ce monde qui est dominé par la mort, le
mensonge et les ténèbres, ils sont pleinement déterminés par lui. En d’autres termes, quand le
monde n’est plus appréhendé comme création, il devient l’espace du péché.
L’événement de la Révélation fait apparaître que tous les hommes sont pécheurs, car, du point
de vue johannique, un seul appartient au monde d’en haut et non à ce monde, à savoir le Révélateur.
En ce sens le péché est universel. Il ne l’est pas parce qu’il serait héréditaire, mais bien parce que
chaque homme préfère les ténèbres à la lumière 27. Dès lors, seule la foi au Révélateur peut conduire
au salut, c’est-à-dire à la vie28. En ce sens, péché et incrédulité ne font qu’un. Ainsi du point de vue
johannique, le péché advient coram Christo. Il caractérise le monde tel qu’il se dévoile à la lumière
de la Révélation. Il le fait découvrir comme l’espace de l’absence de Dieu, comme l’espace qui
reste sourd à l’appel de son Envoyé.
3. La supériorité de la Révélation sur le péché. L’universalité du péché n’induit pourtant pas
une vision tragique du monde. Ce n’est pas le péché, mais la Révélation du Logos incarné qui cons-
titue le dernier mot de Dieu sur le monde (cf. 8,25-26). L’incrédulité des auditeurs du Christ
johannique n’aboutit pas à une condamnation eschatologique sans appel. Le dernier mot du Logos
rejeté par les siens est un cri de victoire (16,33 : « Soyez plein d’assurance, j’ai vaincu le monde »)
et avant que la Passion ne commence, le Christ johannique assure les siens que le Prince de ce
monde n’a aucune prise sur lui (14,30) et qu’il est déjà jugé (16,11). La croix, loin d’être l’espace
de la défaite, est celui de l’accomplissement de la Révélation (19,30). Le péché n’est donc pas une
fatalité. Il n’est pas davantage un destin tragique auquel l’homme serait condamné. La supériorité,
la victoire de la Révélation dédramatise le péché.
4. Le péché et la croix. Dans le quatrième évangile, la croix est le lieu décisif où la Révélation
atteint son plein accomplissement. « Lorsque vous aurez élevé le Fils de l’homme, vous connaîtrez
que Je suis et que je ne fais rien de moi-même : je dis ce que le Père m’a enseigné. Celui qui m’a
envoyé est avec moi : il ne m’a pas laissé seul, parce que je fais toujours ce qui lui plaît » (8,28-29).
Ces deux versets montrent en toute clarté que pour Jean, la croix est le lieu d’une connaissance
décisive (gnôsesthe !). Elle est le lieu où le péché de l’homme se manifeste sans ambages 29. Mais
simultanément — faut-il ajouter — elle est le lieu où la véritable identité du Christ apparaît en toute
clarté (upsôsète !). Le crucifié se révèle comme l’envoyé obéissant, celui que le Père aime. Ainsi du
point de vue johannique, la croix en donnant à la Révélation son expression ultime confère simulta-
nément au péché sa forme définitive.
5. Le malentendu et le péché. Le péché consiste dans le refus d’accorder foi au Logos incarné.
Ce refus a des répercussions au niveau de la connaissance. Le péché affecte la perception de la
réalité. À cette crise de la connaissance induite par le péché, Jean a donné une figure littéraire : le
malentendu (cf. 8,27). Le malentendu caractérise la relation entre le Christ johannique et ses
auditeurs pécheurs. La communication entre le Révélateur et les destinataires de son message est
mise en échec. Le péché se manifeste alors dans l’incapacité des auditeurs de percevoir l’identité de
Jésus. Ainsi — pour en rester à notre texte —, alors que la foi discerne dans le départ du Fils son
élévation auprès du Père, les Juifs identifient ce départ à un suicide. Ils interprètent, dans le seul
horizon du monde, ce qui précisément le transcende. De plus, l’expression la plus haute de la
Révélation christologique (egô eimi) est problématisée (su tis ei). L’incapacité à percevoir l’identité
du Révélateur — cette déficience de la connaissance — est lourde de conséquence. Elle aboutit à
l’ignorance de Dieu lui-même (8,27). Le péché est donc un phénomène qui touche l’ensemble de la
personne et qui affecte de façon fatale l’ensemble de ses possibilité30.

27
Cf., p. ex., Jn 3,19.
28
Cf. à ce propos, les paroles en « Je suis » et l'invitation qui les suit (cf. Jn 6,35.5 ; 8,12 ; 10,7.9 ; 10,11.14 ; 11,25-26 ;
14,6 ; 15,1.5).
29
La grande scène entre le Christ johannique et Pilate (Jn 18,28–19,16) instruit et mène à chef au sens immédiat le
procès de Jésus. Mais c'est, en réalité, le péché du monde qui est ainsi dévoilé et jugé de façon ultime.
30
C'est la raison pour laquelle l'accès à la foi du point de vue johannique est lié à une crise de la connaissance.

Zumstein, Le péché dans la prédication du Jésus historique… Page 10/15


Jésus de Nazareth et le quatrième Évangile
En conclusion, nous aimerions nous interroger sur l’articulation entre le discours de Jésus sur
le péché et sa réception johannique. Certes l’école johannique n’a pas eu un accès direct à la prédi-
cation et à l’œuvre du Jésus historique. Son travail interprétatif repose sur les différentes traditions
qu’elle a reçues et retravaillées31. Le quatrième évangile est l’exemple privilégié de cette reprise et
de ce travail interprétatif. La question critique qu’il convient de poser est alors la suivante :
comment l’école johannique a-t-elle compris ce que la critique moderne nomme le Jésus
historique ? A-t-elle été fidèle et conséquente dans son travail de réception ? A-t-elle introduit de
nouveaux accents ? A-t-elle opéré des déplacements ?
La question du langage
Les genres littéraires variés utilisés dans la tradition synoptique pour parler du péché — que
ce soit au niveau de la tradition narrative (récits de miracle) ou au niveau de la tradition des paroles
de Jésus (apophtegmes, paraboles, logia) — ne se retrouvent pas comme tels dans le quatrième
évangile. Pourtant un trait capital demeure. Que ce soit dans la plus ancienne tradition sur Jésus ou
que ce soit dans la tradition johannique, à chaque fois, le lecteur se trouve confronté à des langages
de changement. Le phénomène du péché n’est pas expliqué ; il ne fait pas davantage l’objet d’un
enseignement structuré. Aussi bien le but de Jésus que celui de l’école de johannique est de
témoigner de la venue salvatrice de Dieu dans la personne de Jésus et, ce faisant, de dévoiler la
radicalité du péché. Le péché ne surgit que sur le fond de l’annonce du salut. Jésus ne parle du
péché qu’en lien avec son pardon, le Christ johannique qu’en lien avec l’offre de vie éternelle. C’est
la manifestation historique de l’amour divin qui conduit à la révélation du péché, c’est la créativité
de ce même amour qui instaure son dépassement.
Du Royaume de Dieu à l’incarnation du Logos
Notre enquête sur le Jésus historique a fait apparaître que le concept de péché ne peut être
pensé en rigueur que théologiquement. Le péché consiste à empêcher Dieu d’être Dieu et Dieu est
Dieu notamment en appelant ce qui n’est pas, ce qui n’est plus à la vie. C’est le Dieu qui s’approche
de ce qui est perdu pour le sauver, c’est la venue du Règne libérateur de Dieu qui est au centre de la
prédication de Jésus.
L’école johannique choisit de s’exprimer dans un nouveau discours, car elle se trouve dans
une situation nouvelle, celle de la rétrospective pascale. La prédication et l’œuvre achevée du Christ
sont désormais objet d’anamnèse. Ce n’est plus le Royaume de Dieu qui vient, mais l’incarnation
advenue du Logos dans le monde qui structure le discours.
À ce point de l’analyse, la question décisive est alors de savoir si — au-delà du changement
de paradigme — nous avons à faire à la même interprétation de la figure de Dieu. À cette question,
il faut répondre par l’affirmative : c’est bien le même Dieu d’amour qui conteste la perdition de
l’homme et l’appelle gracieusement à la vie qui surgit dans les deux discours. Mais ce changement
de paradigme implique également un changement dans la définition du péché. Si le péché dans la
prédication du Jésus historique consiste en définitive dans le refus du Règne du Dieu qui vient, dans
le quatrième évangile, le processus de christologisation est mené à chef : le péché consiste dans le
refus de croire à l’Envoyé du Père qui précisément événementie l’amour divin.
L’universalité du péché
La prédication du Jésus historique concerne au premier chef Israël. Elle en dénonce la
perdition. Mais la dénonciation même de la perdition du peuple de l’Alliance s’accompagne d’un
abandon de la pensée liée au destin d’un peuple particulier. Le salut n’est plus réservé au seul Israël,
l’ouverture sur les païens est manifeste. En définitive, c’est chaque homme qui est pécheur et c’est
chaque homme qui est appelé à se déterminer face au Dieu qui vient.

31
Sur le travail et l'histoire de l'école johannique, voir notre contribution : « Visages de la communauté johannique »
[cf. note 211, p. 281-297].

Zumstein, Le péché dans la prédication du Jésus historique… Page 11/15


Ce trait universaliste, esquissé chez Jésus, est pleinement développé chez Jean. Le péché n’est
plus d’abord pensé à l’échelon d’Israël dans une problématique historico-salutaire, mais à l’échelon
du kosmos. C’est le kosmos comme tel qui est voué aux ténèbres, au mensonge et à la mort, c’est le
péché du kosmos qui est dévoilé par la venue du Logos.
Le péché et la mort
Le Jésus historique a lié la venue du Règne de Dieu à la restauration de l’identité créaturale de
l’homme. Que ce soit par des actes de guérison, par la communion accordée aux pécheurs, par
l’annonce libératrice du pardon, Jésus arrache l’homme pécheur à son destin de mort et le rétablit
dans son identité authentique. Rétablissement de la relation avec Dieu et appel à une existence
accomplie vont de pair.
L’école johannique reprend cette perspective et la développe, mais elle le fait en opérant un
changement de langage significatif. Elle ne s’exprime plus en recourant à la thématique du pardon
des péchés, elle lui préfère celle de la vie, plus précisément de la vie éternelle. Tandis que le péché
mène à la mort et se cristallise dans une existence aliénée, livrée au mensonge, la foi à l’envoyé du
Père — qui est l’antithèse du péché —est inséparable du don de la vie en plénitude.
La mort de Jésus et l’avenir de la Révélation
La réflexion à laquelle l’école johannique s’est livrée en matière de péché ne s’épuise
cependant pas dans la seule reprise interprétative de la prédication et de la pratique de Jésus. Elle
s’effectue comme relecture postpascale du destin achevé du Révélateur. À ce titre, elle réfléchit sur
le lien entre le péché et la mort du Christ, mais aussi sur le statut du péché après la disparition de
l’envoyé du Père. Ainsi, l’école johannique a pensé, d’une part, la relation entre le péché et la croix.
La croix est le lieu où le péché du monde est révélé dans toute sa radicalité et où le jugement du
monde a lieu. D’autre part, si la révélation trouve son point d’accomplissement à la croix, son
avenir postpascal est également envisagé. La révélation se perpétue dans l’activité du Paraclet qui
reduplique l’activité judiciaire eschatologique du Christ incarné.
Dans la situation difficile et controversée dans laquelle se trouve plongée la théologie et plus
généralement la religion chrétienne, le devoir de l’exégète est de se faire l’avocat des textes. Ce
parti pris nous conduit à trois résultats. D’une part, la notion de péché est une notion centrale de la
prédication de Jésus et — à l’exemple de Jean — de la théologie chrétienne primitive. Il n’y a pas
de théologie chrétienne qui puisse faire l’économie du péché compris comme culpabilité. Mais — et
c’est ma deuxième remarque —, la notion de péché ne peut être pensée que sur le fond de
l’interprétation que Jésus d’abord et l’école johannique ensuite ont donné de la figure de Dieu — un
Dieu dont le trait majeur est l’amour et sa créativité. Troisièmement, la façon dont ces deux
éléments ont été pensés par Jésus, puis par l’école johannique, est lourde de conséquence : elle a
conduit à l’émergence d’une nouvelle identité religieuse — l’identité chrétienne — qui
progressivement allait se séparer du judaïsme.

Échos de la discussion
Question de J. Scheuer
Vous soulignez le fait que ni la prédication et l’action du Jésus historique ni leur réception
johannique ne se proposent d’expliquer le phénomène du péché. Cependant, les allusions aux
démons, au Mauvais, à Satan, au Prince de ce monde... ne représentent-elles pas un élément
d’explication ?
Réponse de J. Zumstein
Aussi bien la prédication du Jésus historique que l’évangile de Jean attribuent l’existence du
péché à la fois à la révolte de l’homme contre Dieu et à l’activité de puissances cosmiques. Si l’on
prend au sérieux cette double affirmation, les allusions aux démons, au Mauvais, à Satan, au Prince

Zumstein, Le péché dans la prédication du Jésus historique… Page 12/15


de ce monde ne constituent pas l’explication exclusive et univoque du péché, mais elles permettent
d’en découvrir un aspect. Comme toutes les représentations mythologiques, celles ayant trait aux
démons et à Satan doivent être interprétées. Leur but est de mettre en évidence le caractère
irréductible du mal. Elles le dépeignent comme une puissance qui échappe à l’homme tout en
l’asservissant. Elles font ressortir la face obscure de la création, la négativité à laquelle toute
existence est exposée. Bien loin de livrer une explication simple du mal, elles en soulignent le
caractère inexplicable, l’impossibilité de le réduire à une seule défaillance individuelle.
Par ailleurs, on ne saurait assimiler sans autre le mal et le péché. Alors que toute existence est
exposée au mal, le péché décrit plus spécifiquement la relation entre Dieu et l’homme comme une
relation en échec. Jésus, puis le quatrième évangile annonce le pardon des péchés, l’accès à la vie,
mais non la fin du mal qui reste une dimension indépassable de l’existence historique.
Questions de O.H. Pesch
Ich môchte zwei Bemerkungen machen und zwei Fragen stellen.
Ich stelle mit Freude fest, claS weder bei Jesus noch bei Johannes die Sünde ein Thema
eigenen Rechtes ist, sondern ausschliesslich im Kontext der Botschaft von der Erlôsung — vom
Reich Gottes, von der Offenbarung — zum Thema wird.
Ich bin beeindruckt von der Darstellung der Gemeinsamkeit und des Unterschiedes zwischen
Johannes dem Tâufer und Jesus, gerade im Hinblick auf das Thema Sünde. Seit langem habe ich —
auf der Basis des bisherigen Forschungsstandes — den Sachverhalt so gesehen. Als „armer
Systematiker", der die Arbeit der Exegeten nicht fachgerecht umfassend verfolgen kann, bin ich
zufrieden zu sehen, dass die àltere Beurteilung immer noch stimmt.
Meine erste Frage :
Sie haben sehr pràzis die jüdischen Selbstverstàndlichkeiten in Wort und Handeln Jesu und
die Überschreitungen jüdischer Überzeugungen herausgestellt.
Erster Aspekt meiner Frage : Wieweit ist die Bestimmung des Gegensatzes abhângig vom
Rückblick aus der Geschichte des christlichen Glaubens ? Kônnte es sein, dal? man ohne diese
Geschichte (und Wirkungsgeschichte), allein auf der Basis der erreichbaren historischen Informationen,
diese Unterschiede so nicht feststellen kann ?
Diese Frage stelle ich — und das ist der zweite Aspekt meiner Frage — unter dem Eindruck
der Urteile jüdischer Insidet,die sagen :
Jesus hat sich auch bei seinen Kontroversen im Rahmen dessen gehalten, was in der Pluralitât
jüdischer Rabbinenschulen môglich und legitim war (z.B. Sabbat-Heilungen, Gesetzesauslegung) ;
Jesus war sozusagen der beste Pharisàer, den es je gab. Wie beurteilen Sie diesen Einwand ?
Zur Klarstellung : Ich selbst bin von Ihren Ausführungen überzeugt. Aber ich habe gegen mich
selbst den Verdacht christlicher „Selbstverstândlichkeiten".
Zweite Frage :
Weder Jesus noch Johannes sind an der Frage interessiert, woher das Bôse, die Sünde kommt.
Besonders bei Johannes aber dràngt sich diese Frage deshalb auf, weil ja laut 1,5 die Welt/die
Menschen von Anfang an in der Finsternis lebten und Jesu Wirken ebendies offenbart. Bedeuten Ihre
Ausführungen, dass die alte These nicht mehr vertreten wird, wonach das Johannesevangelium sich
in der Deutung Jesu kritisch im Kontext des gnostischen Mythos bewegt ?
Auch wenn das Johannesevangelium antignostisch verstanden werden mii1 te, so wàre doch
die Frage der Herkunft des Bôsen als geklàrt vorausgesetzt : durch den ursprünglichen Fall der
Geschôpfe aus der Lichtwelt Gottes, in die der „Offenbarer" die Verlorenen wieder zurückführt.
„Ich würde mich nicht wundern, wenn das Johannesevangelium heute nicht antignostisch,
sondern a-gnostisch interpetiert würde. Dann bleibt aber erst recht die Frage offen, wie man sich eine
von Anfang an in der Finsternis lebende Menschheit zusammenreimen soli mit einem Gott, aus dem

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diese Menschheit nicht durch eine notwendige Emanation, sondern durch Schôpfung in Freiheit
hervorgegangen ist.

Réponse de J. Zumstein
Première question
Le Jésus historique a-t-il franchi les limites du judaïsme de son temps ? Ou est-ce le fait de
ses disciples après Pâques ?
D’un point de vue historique, deux observations sont d’importance. D’une part, le Jésus histo-
rique n’a jamais mis en cause son identité juive et a toujours prétendu agir dans le cadre du peuple
d’Israël et en sa faveur. Il s’est toujours situé dans la tradition vétérotestamentaire-juive et n’a
jamais envisagé la fondation d’une nouvelle religion. Semblablement, les premières communautés
chrétiennes ont pratiqué leur foi à l’intérieur de la communauté juive — que ce soit en Palestine ou
dans la Diaspora — en en respectant les institutions (l’Écriture, le Temple, la synagogue).
Mais, d’autre part, deux facteurs ont conduit à la rupture entre le judaïsme et les disciples de
Jésus. Premièrement, l’ouverture de la foi en Jésus le Messie aux païens (cf. le cercle d’Étienne, les
hellénistes, Paul) entraîna la constitution d’un réseau de communautés qui fit éclater les frontières
historiques du peuple de l’Alliance et qui mit en cause ses valeurs les plus fondamentales (circoncision
comme rite d’appartenance, autorité inconditionnelle de la Torah, service du Temple, histoire du salut
centrée sur Israël). Deuxièmement, la nouvelle définition de l’identité juive après la catastrophe de 70
(prise de Jérusalem et destruction du Temple) conduisit de facto à l’exclusion des disciples de Jésus
— et pas seulement d’eux — de la synagogue. En reconstruisant son identité ébranlée par la
première guerre juive et en consacrant la victoire de l’obédience rabbinique pharisienne, la
synagogue excluait toute forme de dissidence — dont celle représentée par les disciples de Jésus.
À l’échelon théologique, deux remarques s’imposent. D’une part, il est clair — du point de vue
du Nouveau Testament — que la foi chrétienne naît avec Pâques. C’est le crucifié-ressuscité qui est au
centre des plus anciennes confessions de foi chrétienne primitive. Ce n’est que dans la rétrospective
pascale que Jésus est confessé comme le Seigneur (Kyrios). Mais d’autre part, il faut bien admettre que
les ruptures déjà présentes dans la prédication et l’action du Jésus historique prirent leur pleine mesure
et acquirent leur entière signification après Pâques (exemple classique : l’autorité et la validité de la
Torah dans l’économie de la foi).
Jésus et les débats rabbiniques. Dire de Jésus qu’il est resté dans ce que le débat au sein des
écoles rabbiniques tenait pour possible et légitime est historiquement inexact. Deux observations
sont ici d’importance. D’une part, au temps de Jésus, les écoles rabbiniques n’avaient pas encore
l’importance qu’elles revêtiront après la crise de 70. Inscrire sans autre précaution le Jésus de
l’histoire dans le débat rabbinique est un anachronisme. Hillel et Schammai, contemporains de
Jésus, appartenaient à la première génération des Tannaïtes. Le judaïsme pharisien d’obédience
rabbinique ne prit son essor qu’avec l’académie de Jamnia à la fin du premier siècle après JC.
D’ailleurs aucune source ne permet de penser que Jésus a été l’élève d’un rabbi, ni que lui-
même ait été ordonné à cette fonction. Si l’on veut situer Jésus de Nazareth dans le judaïsme de son
temps, il convient de rappeler qu’il a été le disciple du Baptiste. C’est en tant que prophète
eschatologique itinérant — et non comme rabbi — qu’il a prêché et agi. D’autre part, il convient
d’être attentif au fait que la prédication de Jésus ne porte pas une empreinte rabbinique. Le
Nazaréen n’était pas, en premier lieu, un exégète de l’Écriture et de la halacha. Il n’a pas d’abord
inscrit son message dans la tradition des Pères, mais il s’est exprimé directement au nom de Dieu
pour en dire l’imminente venue (cf. paraboles) ou pour en reformuler la volonté indépendamment
ou même contre l’Écriture (cf. les antithèses du Sermon sur la Montagne).
Jésus et les pharisiens. Il est tout aussi problématique de voir dans Jésus le meilleur des
pharisiens. Sa distance par rapport à la synagogue et au Temple, sa liberté par rapport aux règles de
pureté rituelle, mais aussi par rapport à la Loi, sa mise en cause de l’élection d’Israël, son célibat,

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son ouverture aux exclus de la société s’accordent mal avec ce que nous savons de la piété
pharisienne au Ier siècle.
Deuxième question
1) Jean et la gnose. La recherche est devenue prudente en ce qui concerne le rapport de
l’évangile selon Jean avec le gnosticisme. D’une part, les premières attestations écrites de la
littérature gnostique datent du IIe siècle après Jésus Christ. Par ailleurs le mythe gnostique du
Rédempteur est une construction encore plus tardive qui ne saurait être prise en considération pour
l’interprétation de l’évangile de Jean. D’autre part, les éléments des grands systèmes gnostiques,
p.ex. les spéculations sur la création du monde et sur la chute, sont totalement absentes de
l’évangile selon Jean. En fait aussi bien les qualifications d’œuvre antignostique que celles d’écrit
succombant à un gnosticisme naïf ne rendent pas compte de la spécificité du quatrième évangile.
Écrit dans une langue qui pourra ensuite être interprétée dans un sens gnostique (cf. Héracléon),
participant à un milieu religieux complexe — le milieu syrien — où le gnosticisme est en voie de
constitution, le quatrième évangile doit d’abord être lu comme un document a-gnostique, mais dont
l’histoire de la réception sera fortement marquée par le débat sur la gnose.
2. Création et péché. Le quatrième évangile est solidement enraciné dans la tradition
vétérotestamentaire. Comme le montre de façon paradigmatique le prologue (Jn 1,1-18), il affirme
simultanément que le monde est création de Dieu et en révolte contre lui. Comment comprendre
cette double affirmation apparemment contradictoire ? Le prologue n’entend pas se livrer à une
description et à une explication du monde avant la venue du Logos incarné. Il vise au contraire à
ressaisir le monde et la condition humaine à partir de l’existence et de la venue du Logos.
L’incarnation du Logos est la clef herméneutique qui permet de découvrir à la fois le monde tel
qu’il est et la vocation à laquelle il est appelé.
Jean Zumstein, dans Le péché, sous la direction de Joseph Doré, Cerf 2001, p.173-202.

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