Bruno Mottin Centre de Récherche et de Restauration des Musées de France, Musée du Louvre
La question de l’influence de la peinture flamande dans l’œuvre de Leonardo 1. La Joconde, vue
da Vinci a été abordée à plusieurs reprises. Dès 1964, Sir Ernst Gombrich1 a d’ensemble (cliché Elsa Lambert, démontré que l’art de Leonardo aurait été inconcevable sans sa connaissance C2RMF). color, de la peinture à l’huile, notamment pour les possibilités qu’elle offrait dans le rendu des textures grâce aux variations des effets de lumière en fonction des surfaces rencontrées. Le sujet a été repris par Liana Castlefranchi Vegas dans son fondamental ouvrage Flandres et Italie2, puis par Paula Nuttall, dans son récent From Flanders to Florence3. Cet auteur s’est intéressé spécialement à La Joconde et écrit : « Monna Lisa serait inconcevable sans le précédent des modèles néerlandais. Cette image est si fameuse et si souvent reproduite que l’on est presque surpris de s’apercevoir qu’il s’agit, en fait, d’un portrait dans le style de Memling habillé à la mode du Cinquecento »! Elle décèle l’influence de Memling dans la vue panoramique de l’arrière-plan, dans la structure du paysage avec ses routes sinueuses, l’eau, le pont et les montagnes brumeuses, dans la loggia à colonnettes, dans la pose du modèle et la tête se silhouettant sur le ciel ainsi que, bien sûr, dans l’usage de la peinture à l’huile. Ces observations pertinentes, bien qu’un peu radicales, sont d’autant plus surprenantes que La Joconde (fig. 1 color) est un tableau tardif dans l’œuvre de Leonardo da Vinci. Lorsqu’il commence le portrait de Lisa Gherardini, épouse du marchand de soie Francesco del Giocondo, en 1503, l’artiste a déjà 51 ans ; il a derrière lui la plus grande partie de sa carrière et a peint les portraits de Ginevra Benci (1474-1476), Cecila Gallerani (vers 1490) et de La Belle Ferronnière (vers 1490-1495) dont aucun ne réunit autant de traits flamands. Au-delà de l’usage déterminant de la peinture à l’huile, les études signalant les aspects flamands de La Joconde sont cependant limitées à l’image. Il nous IN B/N donc a paru intéressant de tenter de prolonger cette enquête en étudiant l’œuvre sous ses aspects techniques. La chance a en effet voulu que le Centre de Recherche et de Restauration des Musées de France (C2RMF) ait pu réaliser une étude exhaustive de La Joconde au cours de l’automne 2004. Cette étude a été entreprise à la demande des conservateurs du département des peintures du musée du Louvre, qui souhaitaient que le C2RMF réalise une sorte de bilan de santé complet de l’œuvre avant que celle-ci ne soit placée dans un nouveau caisson climatisé, au centre de la Salle des Etats. L’occasion était d’autant plus exceptionnelle que, si La Joconde fait l’objet d’un suivi rigoureux et régulier de son état de conservation, elle n’avait jamais été soumise à une série complète d’examens de laboratoire depuis près de 40 ans. Par conséquent, de nombreuses techniques désormais réalisées en routine, telles que la réflectographie infrarouge ou l’analyse par micro-fluorescence X, n’avaient jamais pu être mises en œuvre sur le tableau. Les responsables des collections souhaitèrent que nous nous intéressions particulièrement au comportement d’une fente, déjà ancienne, qui s’étend 53 du bord supérieur du panneau jusqu’au front du modèle et dont ils dimensions sont comparables, jusqu’à 114 cm de hauteur, mais qui relèvent craignaient qu’elle ne soit en train d’évoluer. Ils nous autorisèrent l’emploi du genre spécifique du portrait rétrospectif. La taille du panneau de La de toutes nos méthodes d’imagerie et d’analyse, à condition que celles-ci ne Joconde nous éloigne donc de la peinture flamande, où les portraits présentent aucun risque pour l’œuvre et ne nécessitent pas de prélèvement n’excèdent guère 35 cm de hauteur, en particulier chez Hans Memling. de matière. Remarquons cependant que les portraits de la famille Portinari figurant dans Les équipes du C2RMF et les laboratoires extérieurs qui ont été associés à le grand triptyque de l’Adoration des Mages d’Hugo van der Goes (vers 1476- cette opération se concentrèrent sur trois objectifs : parvenir à une bonne 1478 ; Firenze, Galleria degli Uffizi) sont de grandeur naturelle, mais connaissance du support de bois et de son comportement ; réaliser un intégrés dans une composition religieuse et non pas traités en figures isolées. dossier d’imagerie scientifique complet ainsi qu’une batterie d’examens et L’usage du peuplier nous éloigne également de la peinture flamande, où d’analyses non-invasifs ; mettre en œuvre deux nouvelles techniques l’on emploie systématiquement des planches de chêne dont le débit, sur d’imagerie visant à obtenir une série d’images multispectrales en haute maille, interdit les planches de grande largeur susceptibles de se voiler et de définition, grâce à la caméra Crisatel, et une numérisation en trois contenir de l’aubier. Les planches des panneaux flamands n’excèdent guère dimensions de la face et du revers, grâce au scanner laser mis au point par le 30 cm de large et les seuls panneaux peints sur de larges planches de chêne NRC-CNRC d’Ottawa4. Les résultats ont été publiés dans l’ouvrage Au Cœur sont issus de la péninsule ibérique, notamment du Portugal, ce qui nous de la Joconde, traduit en allemand et en anglais5. éloigne de la zone géographique considérée7. La planche unique Nous nous intéresserons plus spécifiquement, dans cet article, aux résultats constituant le support de La Joconde a, par contre, des équivalents dans la concernant le mode de confection du panneau, l’organisation de la couche peinture italienne : l’Assomption de la Vierge de Ludovico Brea (Avignon, peinte ainsi qu’à certains détails de l’exécution. musée du Petit Palais) est peinte sur une planche de peuplier de 72 cm de La Joconde se prête en effet à une étude technique, tant l’œuvre est atypique large, la Nativité de Giovanni Mazone (Avignon, musée du Petit-Palais) sur dans la peinture italienne. Ce portrait de femme de grandeur naturelle est une planche de 73 cm de large, et les exemples pourraient être multipliés. peint sur un panneau de bois de grandes dimensions, mesurant 79 cm de Ces larges planches ont toutefois une épaisseur qui varie de 3 à 4 cm, ce qui hauteur par 53 cm de largeur. Le bois utilisé est du peuplier, ce qui est courant correspond à deux fois et demi à trois fois l’épaisseur de La Joconde. En à l’époque, à l’inverse du bois de noyer employé par Leonardo pour peindre effet, les larges planches de peuplier, débitées sur dosse, doivent être Cecilia Gallerani et la Belle Ferronnière lorsqu’il était à Milan. De retour à épaisses pour limiter leur sensibilité aux variations du climat car les Florence, le maître est donc revenu à une essence commune, mais en planches trop fines risquent de se voiler ou bien de se fendre. Notre employant une planche unique, de grande taille, qui présente la particularité recherche de tableaux peints sur de fines planches de peuplier s’est donc d’être d’une grande finesse puisque son épaisseur n’excède pas 14 mm. révélée particulièrement peu productive, ceci d’autant plus que les On a parfois écrit que les bords du tableau avaient été coupés et que le ouvrages ou articles mentionnant les épaisseurs des panneaux sont assez support avait été aminci. Côté face, la présence d’une épaisse barbe de rares, le travail de Jacqueline Marette, Connaissance des primitifs par l’étude préparation fortement chargée en blanc de plomb prouve que la du bois, mis à part, et parce que les supports originaux ont été souvent composition a été peinte alors que l’œuvre était encadrée et que la surface amincis et renforcés par des parquets. Au cours de nos recherches, nous peinte a conservé ses dimensions d’origine. Les colonnettes situées de part et avons pensé que la Madone du Grand Duc, de Raffaello (1505 ; Firenze, d’autre de la loggia n’ont donc pas été coupées et étaient, dès le départ, peu Galleria degli Uffizi) pouvait être peinte sur une fine planche de peuplier. visibles. Le revers est méticuleusement poncé, sans traces d’outils ni restes de Mais si l’œuvre est bien peinte sur une unique planche de grandes peinture. La présence de galeries de ver ouvertes pourrait laisser penser que dimensions, 84 par 56 cm, son épaisseur est de 3 cm8. Le seul exemple le support a été aminci, mais ces altérations sont situées sur la périphérie du comparable que nous ayons trouvé est le panneau du Portrait présumé de panneau et peuvent être expliquées autrement, comme nous le verrons. Caterina Sforza, peint par Lorenzo di Credi vers 1490 (fig. 3), dont les Aucune trace d’amincissement ne peut donc être relevée. dimensions sont presque identiques à celles de La Joconde, 75 cm par 54, et Le portrait est l’un des plus grands de la Renaissance italienne. Cécile dont l’épaisseur est de deux centimètres9. Or, ce tableau est l’un des Scailliérez, auteur d’une belle monographie sur l’œuvre6, ne peut citer que exemples les plus importants de l’influence de la peinture flamande dans le trois portraits italiens de taille équivalente, le Julien de Médicis de Botticelli portrait italien. Il est dû à un artiste formé dans l’atelier d’Andrea del (75.5 x 52.5 cm; Washington, National Gallery of Art), le Portrait dit de Verrocchio en même temps que Leonardo da Vinci. En outre, les panneaux Caterina Sforza par Lorenzo di Credi (75 x 54 cm; Forlì, Pinacoteca) et le possèdent tous deux une barbe de matière, et ont donc été peints encadrés, Portrait de Francesco Sassetti et de son fils par Domenico Ghirlandaio (75 x 52 ainsi qu’un revers très lisse et soigné, bien différent du revers grossièrement cm ; New York, Metropolitan Museum of Art). Les exemples comparables raboté de la plupart des tableaux italiens. Cette finesse de support, ce soin sont également rares au nord des Alpes et si l’on peut citer certains portraits apporté au fini traduiraient-ils une volonté commune aux deux artistes d’Albrecht Dürer et de Jean Fouquet, on ne peut guère trouver, dans la d’imiter la minceur et le fini des panneaux nordiques ? peinture flamande, que l’exemple des Portraits des Hommes illustres peints Comme cela était prévisible, la finesse de la planche de La Joconde a généré par Juste de Gand et Pedro Berruguete pour le Studiolo de Federico da d’importantes déformations du panneau. Celles-ci ont été mises en évidence Montefeltro à Urbino (Paris, Louvre et Urbino, Palazzo Ducale), dont les par la numérisation en trois dimensions de la surface qui a été faite par les 54 55 3. Lorenzo di Credi, présence d’une sous-couche trop grasse. Allant au-delà de ces observations, Portrait présumé Elisabeth Ravaud a remarqué que les craquelures des bords du tableau de Caterina Sforza. n’adoptaient pas la forme quadrangulaire typique des réseaux se formant sur Forlì, Pinacoteca. panneaux peints et qu’elles convergeaient systématiquement vers les angles. En mettant en relation le réseau de craquelures avec les mouvements du panneau, elle a pu montrer que ce réseau ne pouvait avoir été provoqué que par la présence d’un cadre rainuré ayant trop fortement contraint le mouvement naturel du bois. La plus grande contrainte s’exerçait dans l’angle supérieur gauche, à l’emplacement précis de la fente : trop fortement maintenu dans son cadre rainuré, le panneau s’est donc fendu faute de pouvoir bouger. L’étude du réseau de craquelures a montré que celui-ci ne s’est formé qu’après l’apparition de la fente. Or, on sait que les craquelures d’age se forment dans une période située entre cinquante et cent ans après l’achèvement d’un tableau. La fente est donc survenue, très tôt, dans le courant du XVIe siècle et peut-être même du vivant de Leonardo da Vinci. Le cadre rainuré n’a pas été enlevé immédiatement après l’apparition de la fente puisque le réseau de craquelures en accuse l’existence et car la présence de galeries de vers ouvertes, situées à la périphérie du revers, tend à indiquer que le bord arrière a longtemps été couvert par une languette de cadre. L’emploi d’un cadre rainuré enserrant un fin panneau est parfaitement adapté au maintien de planches de chêne fines et étroites, débitées sur maille IN B/N et peu sensibles aux variations de climat. Il est beaucoup moins adapté aux planches de peuplier débités sur dosse. Les quelques exemples italiens que nous avons pu repérer concernent surtout des œuvres de petit format, souvent peintes des deux côtés. Le Musée du Louvre possède ainsi un Portrait d’homme, longtemps attribué à Marco Marziale, enchâssé dans un cadre rainuré et orné, au revers, d’un Paysage avec armoiries10. Le Portrait de Ginevra Benci de Leonardo da Vinci, aujourd’hui fragmentaire, pourrait avoir été intégré dans un cadre rainuré car on remarque la présence de bords non peints sur la face et sur le revers ; il s’agit là d’un tableau de moyen format, dont la hauteur originale n’excédait pas 60 cm. Nous ne connaissons qu’un seul tableau de grand format inséré dans un cadre rainuré et au revers non peint. La célèbre Vierge à l’Enfant et saint Jean- équipes canadiennes du NRC-CNRC, ainsi que par les photographies en Baptiste de Sandro Botticelli, conservée au Musée du Louvre, est en effet moiré d’ombres réalisées par l’Université de Poitiers. Le bois est déformé selon peinte sur un panneau de 105 cm de haut par 75 cm de large constitué de un double bombement convexe, de part et d’autre d’une dépression qui deux planches collées verticalement. Côté face, la moulure de bois dorée dessine une ligne diagonale entre le bord inférieur droit et le bord supérieur semble remplacée ou refaite, mais la moulure du revers paraît originale ; gauche, tout près de la fente que nous avons signalée. Le bombement est l’épaisseur du cadre est de 5.5 cm d’épaisseur, ce qui nous permet d’évaluer particulièrement prononcé sur la droite, à hauteur de l’épaule. l’épaisseur du panneau à 2.5 ou 3 cm ; l’ensemble est parfaitement plan. Il semble que Leonardo da Vinci connaissait les risques induits par l’usage de S’agit-il d’une technique rencontrée fréquemment en Italie, ce dont nous cette fine planche. Elisabeth Ravaud, radiologue et spécialiste du bois au doutons, ou d’une spécificité florentine voire d’une technique plutôt C2MRF, a montré de façon convaincante que l’artiste avait pensé contourner réservée au cercle des collaborateurs et élèves d’Andrea del Verrocchio, dont cette difficulté en insérant le panneau dans un cadre rainuré. Cette Botticelli, Leonardo de Vinci ainsi que Lorenzo di Credi faisaient partie ? proposition totalement nouvelle se fonde sur l’étude du réseau de Dans l’hypothèse où cette technique serait plutôt florentine, on sera en droit craquelures de la couche picturale. Celles-ci sont célèbres : on a souvent de soupçonner que les immenses et fins panneaux enserrés dans des cadres comparé le large réseau de craquelures des parties claires, chargées en blanc de rainurés qui constituent les volets du Triptyque Portinari auront constitué, plomb, à l’imperceptible réseau des parties ombrées, plus chargées en liant ; pour ces artistes, un modèle à imiter. on a également remarqué que les craquelures prématurées situées dans la Le panneau est couvert d’une préparation blanche, vraisemblablement un partie droite du paysage étaient le signe d’une mauvaise mise en œuvre de la gesso. Une épaisse couche d’impression à base d’huile et de blanc de plomb peinture, due à un excès de siccativité de la couche peinte ou bien à la est étendue au-dessus. L’examen en réflectographie infrarouge n’a pas 56 57 FIG. 4 mi manca
4. La Joconde, permis de mettre en évidence de dessin sous-jacent mais certains tracés
radiographie sombres visibles à l’œil nu, notamment autour de l’œil gauche, peuvent (Elisabeth Ravaud, laisser supposer l’existence d’un dessin préparatoire posé avec un matériau C2RMF). non détectable sous infrarouge. L’exécution peinte frappe par son 5. La Joconde, extraordinaire finesse d’exécution et par la subtilité des transitions qui créent réflectographie un modelé au fond presque imperceptible. La comparaison des infrarouge, détail des broderies (Elsa radiographies de la Ginevra Benci, de la Belle Ferronnière, de La Joconde (fig. Lambert, C2RMF). 4) et du Saint Jean-Baptiste11 montre avec éloquence comment le peintre a radiographies du tableau ne s’étendant pas jusqu’aux bords du tableau, ne 6. La Joconde, progressivement aminci ses épaisseurs de matière. Le visage de la Ginevra possédant ni émissiographie, ni réflectographie infrarouge, nous avions la émissiographie (Elisabeth Ravaud, Benci est constitué d’une couche de blanc de plomb assez épaisse et possibilité exceptionnelle de constituer une documentation de première C2RMF). homogène qui forme une silhouette se détachant de l’arrière-plan bien que main offrant tout loisir à de nouvelles explorations ! ses contours aient été amincis au doigt pour tenter de les fondre dans Les résultats les plus inattendus concernant cette image célèbre ont été 7. La Joconde, l’environnement. Les portraits suivants sont peints de plus en plus finement, apportés par l’étude de l’habillement du modèle, sur lequel les textes réflectographie infrarouge (Elsa jusqu’au Saint Jean-Baptiste à peine discernable en radiographie. étaient très imprécis et souvent contradictoires. Le fait est ancien, car dès Lambert, C2RMF). Picturalement, le processus d’exécution de La Joconde semble pouvoir être 1625, Cassiano del Pozzo, de passage à Fontainebleau, se plaint de la comparé à celui de la Scapigliata de Parme, œuvre inachevée dont difficulté de lecture de la partie basse du tableau qu’il impute, déjà, à la l’attribution à Leonardo et la datation vers 1507-1508 semblent désormais présence d’un vernis jauni : « L’habit était soit noir, soit fauve sombre, mais faire consensus. Sur une préparation légèrement ivoire, Léonard a procédé à on lui a posé un vernis si triste qu’on ne distingue pas trop bien »12. une ébauche au pinceau, avec des pigments bruns dont l’emploi lui permet Nous avons tout d’abord été intrigués par les broderies du corsage du de poser d’emblée ses ombres principales. Il est possible que cette ébauche modèle, dont nous avons remarqué que le rythme n’était pas régulier. En s’appuie sur un dessin sous-jacent, mais celui-ci n’est pas clairement mis en effet, si le dessin alterne bien deux losanges et un motif en croix sur la plus évidence. L’ébauche fait partie intégrante de la composition peinte ; elle est grande partie du bord du corsage, ce rythme régulier s’interrompt simplement reprise dans les clairs par de fines couches de blanc de plomb curieusement à deux reprises, entre les seins (fig. 5). Or, cette interruption ne légèrement teinté. La Scapigliata s’arrête au stade de l’ébauche mise en peut guère être fortuite si l’on considère l’intérêt qu’a porté Leonardo aux lumière, alors que La Joconde va bien au delà avec un long travail de dessins d’entrelacs, qui sont toujours d’une parfaite régularité dans ses superpositions de glacis légèrement teintés visant à créer des transitions tableaux et qui ont fait l’objet de nombreux dessins dont l’un d’entre eux, imperceptibles que seule la technique à l’huile peut autoriser. gravé, est très proche de la broderie du corsage13. Or, la photographie Etudier une œuvre au laboratoire oblige à adopter un regard neuf, qui se infrarouge et la réflectographie infrarouge montrent que l’interruption du garde de toute image préexistante et de toute idée préconçue. Se placer rythme des broderies correspond précisément à l’emplacement de deux dans un état d’esprit aussi « objectif » aurait pu être difficile pour une épaisses lignes obliques qui descendent sur la poitrine. La combinaison de œuvre aussi ancrée dans l’inconscient collectif, mais cela a été grandement ces observations nous incite à proposer que Léonard a indiqué ainsi que le facilité par la faiblesse de la documentation scientifique préexistante. Ne corsage a été préalablement brodé puis plié à deux reprises pour former des possédant pas de bonne photographie sous fluorescence d’ultraviolets, les pinces de poitrine. Léonard aurait ainsi poussé sa quête de véracité jusqu’au 58 59 rendu des surépaisseurs de tissu. L’observation est confirmée par l’examen de 8. Sandro Botticelli, la partie du corsage située près de l’épaule gauche du modèle, qui est Portrait présumé de Smeralda Brandini. recouverte par un tissu de gaze mais où la réflectographie infrarouge montre que le dessin des entrelacs de broderie est également ébauché, bien qu’il soit IN B/N London, Victoria & Albert Museum) caché. L’usage combiné de l’émissiographie (fig. 6) et de la réflectographie infrarouge (fig. 7) a apporté d’autres informations. L’émissiographie est une technique qui dérive de la radiographie, mais où le film est placé entre la source radiographique et le panneau, en contact direct avec ce dernier. Le film n’est pas imprimé par le passage du rayonnement X mais par les électrons rétrodiffusés par les éléments chimiques lourds présents à la surface de l’oeuvre. Le document obtenu précise certains détails de la pose et de la tenue. On remarque que le modèle a les épaules largement découvertes, ce que cachent les mèches de cheveux placées au devant ; elles sont probablement protégées par un simple tissu de gaze, comparable à celui qui couvre les épaules de la Maddalena Doni de Raffaello (1505-1506, Florence, Palazzo Pitti), qui dérive de La Joconde. Les documents permettent également de mieux comprendre la coiffure du modèle. Contrairement à ce qui a été souvent écrit, ses cheveux ne flottent pas librement, ce qui aurait été inconvenant pour l’époque. Ils sont regroupés en un chignon placé à l’arrière de la tête, chignon peut-être couvert par un bonnet si l’on en juge par la teinte plus claire visible sur les documents d’imagerie. Seules s’échappent du chignon quelques mèches destinées à encadrer le visage, selon une mode attestée par de portraits de l’époque. Le voile qui couvre la tête est attaché sur l’arrière et flotte librement sur le devant (fig. 2 color). Les documents mettent en évidence l’attitude de la jeune femme, dont les jambes sont placées de profil et dont le buste effectue une rotation pour se tourner vers un visiteur accueilli par un léger sourire. Le personnage est plus svelte que l’examen à l’œil nu pourrait le faire penser et l’on remarque que l’impression de lourdeur du corps est provoquée par un tissu de gaze qui flotte de part et d’autre des épaules. L’interprétation du tissu de gaze roulé sur l’épaule gauche a gêné les commentateurs qui l’ont identifié comme une sorte de châle ou d’écharpe alors que l’on ne porte pas de pièce de vêtement de ce type au début du XVIe siècle. A l’examen des documents, il semble que ce tissu roulé sur l’épaule constitue une partie de la robe de gaze qui enveloppe totalement le modèle. Cette robe est également visible sur le corsage, où elle est suggérée sous la forme d’une série de lignes de couleur ocre jaune qui passent par-dessus le bas des broderies et s’accrochent au galon médian. Lisa Gherardini serait donc vêtue d’un fond de robe sombre entièrement couvert par une gaze translucide. L’interprétation est totalement nouvelle. Elle se fonde sur une observation attentive du tableau et sur le fait que ce type de robe est porté à la Renaissance, où il est connu sous le nom de Marmion qui a su employer toutes les subtilités de l’huile pour rendre les guarnello. Sandro Botticelli a ainsi représenté la Présumée Smeralda Brandini effets d’opalescence du rochet couvrant la robe pourpre du Cardinal présenté (Londres, Victoria & Albert Museum) (fig. 8), vêtue d’un guarnello constitué par saint Jérôme (1475-1480, Philadelphie, Museum of Art). Ce détail d’une robe rose doublée d’un dessus de gaze s’attachant à un galon. d’habillement rend ainsi plus pertinente l’analyse de Gombrich voyant en Grâce à cette représentation de minces tissus flottant au vent, l’habillement Leonardo un peintre passionné par les effets de rendu de la lumière sur les du modèle se trouve haussé à un niveau de qualité et de subtilité digne du textures, même si le rendu lumineux de l’habillement de La Joconde est reste du tableau. Il exprime l’intérêt de Leonardo pour la représentation du actuellement obscurci par un épais vernis que nul n’ose envisager de retirer : fugace et de l’imperceptible. Il se fait ainsi l’écho florentin d’un thème qui nettoie-t-on une icône ? passionne depuis longtemps les peintres flamands, à l’instar d’un Simon Reste le dernier point de notre raisonnement. On remarque que la Présumée 60 61 Smeralda Brandini de Botticelli est représentée enceinte. Or, si l’on se réfère 1 E. Gombrich, Light, Form and Texture in Palatina au Palazzo Pitti. à l’ouvrage fondamental de Jaqueline Herald, Renaissance Dress in Italy14, on Fifteenth-Century Painting, dans “Journal 9 Informations communiquées par la of the Royal Institute of Art”, 112, 1964, Dott. Luciana Prati, directrice de la Pina- lit que le « guarnello… est le vêtement traditionnellement attribué aux pp. 826-849. cothèque et des musées de Forli. anges. Il est porté par les enfants, comme vêtement simple et lavable, et peut 2 L. Castelfranchi Vegas, Italia e Fiandre 10 Il est aujourd’hui donné à l’école véni- être porté par les femmes enceintes ». Le vêtement porté par Monna Lisa, nella pittura del’400, Milano 1983. tienne du XVIe siècle (Paris, musée du simple robe d’intérieur dénuée de tout ornement, célèbrerait-il discrètement 3 P. Nuttall, From Flanders to Florence. The Louvre, RF 1345, bois, 36 x 25 cm). Impact of Netherlandish Painting, 1400- 11 Ces radiographies sont reproduites dans une maternité ? C’est une hypothèse que nous avons souhaité faire. La 1500, New Haven 2004, pp. 227-228. Mohen, Menu, Mottin 2006, pp. 88-89. proposition va dans le sens d’une proposition de Frank Zöllner15, qui pense 4 L’étude a été menée par le personnel du 12 E. Muntz, Le château de Fontainebleau en que le tableau a été commandé soit pour commémorer l’acquisition d’une C2RMF, UMR du CNRS augmenté d’é- 1625 d’après le Diarium du Commandeur quipes des Universités de Montpellier, Cassiano del Pozzo, dans « Mémoires de la nouvelle maison par Francesco del Giocondo, en avril 1503, soit pour Florence, Poitiers, Nancy, du NRC-CNRC Société de l’histoire de Paris et de l’Ile-de- célébrer la naissance de leur second fils, Andrea, né le 1er décembre 1502. Mais d’Ottawa et de la société Lumière Techno- France », 1896, pp. 267-269. le port du guarnello est-il systématiquement lié à une naissance, ou est-ce une logy dans le cadre du programme euro- 13 Notamment une gravure de nœuds due robe d’intérieur qui peut être portée en d’autres moments ? La question est péen Crisatel. à un artiste milanais d’après Leonardo 5 J.-P. Mohen, M. Menu, B. Mottin (éds.), (une épreuvre à Milan, Biblioteca Ambro- actuellement débattue. Nos observations ont en tout cas l’intérêt de pointer Au cœur de la Joconde, Léonard de Vinci dé- siana, Inc. 9596c). en direction de questions qui préoccupent Leonardo da Vinci et qu’il a pu codé, Paris 2006. 14 J. Herald, Renaissance Dress in Italy, souhaiter dépeindre dans une œuvre dont il ne s’est séparé qu’à la veille de sa 6 C. Scailliérez, Léonard de Vinci, La Jocon- 1400-1500, London 1981, p.220 : « The mort : l’origine de la vie, la formation du monde, la place de l’être humain de, Réunion des Musées Nationaux, mu- guarnello, rascia or saia is the standard sée du Louvre, collection Solo, 24, 2003. form of dress for angels. It is worn by chil- au sein des éléments – autant de traits qui ajoutent encore à la fascination 7 J. Marette, Connaissance des primitifs par dren as a simple, washable garment, and qu’exerce ce portrait. l’étude du bois, Paris 1961. possibly also by pregnant women ». L’usage de l’huile, le rendu des effets lumineux évoqués par Gombrich, les 8 Informations communiquées par M. Ste- 15 F. Zöllner, Leonardo’s portrait of Mona aspects iconographiques signalés par Nuttall ne sont donc pas les seuls fano Casciu, vice-directeur de la Galleria Lisa del Giocondo aspects flamands de La Joconde. La minceur de la planche, son montage dans un cadre rainuré, l’exécution picturale fondée sur une superposition de fines couches, les effets de translucidité et d’opalescences observables dans l’image pointent à nouveau en direction de modèles nordiques. Cet intérêt n’est toutefois pas spécifique à l’artiste et trouve d’autres échos chez les peintres italiens, tout particulièrement parmi les artistes que Leonardo a côtoyés dans l’atelier d’Andrea del Verrocchio : Lorenzo di Credi et Sandro Botticelli. S’agit-il d’un intérêt que ces artistes ont partagé ?
Claire Barbillon - La Sculpture Dans La Peinture, Des Romains de La Décadence de Couture À La Danse de Carpeaux: Réflexions Sur Une Traduction Plastique Du Paragone