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Kristeva Julia, Lévy Alexandre. Un exil Bulgare. Un entretien avec Julia Kristeva. In: Hommes et Migrations, n°1205, Janvier-
février 1997. Migrants, réfugiés, Tsiganes, d’Est en Ouest. pp. 110-114;
http://www.persee.fr/doc/homig_1142-852x_1997_num_1205_1_2899
,
Un entretien
Julia
avec KRISTEVA l'œuvre de Julia Kristeva. De même , cette femme
Illustration non autorisée à la diffusion
puyant évidem¬ il pas un poids terrible pour ces populations qui sont
ment sur le restées du «mauvais côté» ?
désastre commu-
niste, ne partent >■ Si ; d'autant que ces peuples croyaient que tout
j
pas de rien. Cette cela était dépassé, que l'on vivait dans la laïcité au
partie de mon moins depuis le XVIIIe siècle, alors qu'il y a des pesan¬
argumentation n'a teurs qui sont difficiles à traverser. Je crois qu'il faut
pas été très bien les prendre au sérieux.
I perçue en Bulga¬ C'est une question qui m'obsède. Je ne sais pas
rie... On n'ose pas encore ce que cela va donner, mais mon prochain roman
regarder dans la sera autour de l'exil - le dernier (Possessions) trai¬
structure interne tait de la souffrance féminine - et se déroulera au temps
de la religion sous peine de passer pour un laïc obtus des croisades... Je crois qu'on en est là. L'Europe pliée
ou un rationaliste débile. que les croisades avaient essayé d'une manière très
Pour ma part, je prends très au sérieux les construc¬ brutale d'agglomérer, évidemment sans succès.
tions religieuses qui structurent les individus à leur Aujourd'hui quelque chose se réveille qui concerne
insu, même quand ils ne sont pas croyants et qu'ils ce partage en deux blocs.
vivent dans la mentalité formée par leur religion. On
peut analyser les diverses structures psychiques 2-Venons-en précisément à l'exil, qui est un thème majeur
imprimées par les différentes religions ; et celles de dans votre œuvre. Vous en parlez comme d'une résur-
rection, une révélation et presque une invention de soi. l'autre. Mais, en même temps, on assiste à l'amorce
d'autre chose, à la naissance d'une individualité poly¬
»-L'exil, c'est une tragédie et c'est phonique ; il existe peut-être une
aussi un salut. Il faut essayer de ne culture issue de la migration, qui
pas oublier les deux versants ; si on Julia Kriste serait la culture de la polypho¬
en oublie un, je crois que l'on se trom¬ nie. On ne peut que laprévoir. . .
pe. C'est une douleur : la perte des mais il faut prendre au sérieux
racines, d'une certaine «naturalité» nous cette évolution.
- l'élément matricide et ce que cela
représente -, et en même temps c'est >-C'est sur un tout petit îlot que
une attitude de distance à l'égard vous vous situez pour observer l'hu¬
de tout, aussi bien de soi que de l'ac¬ manité ; un îlot qui peut être, de
cueillant. C'est un lieu de vigilan¬ surcroît, submergé à tout moment
ce. Depuis les sophistes, tous les par la souffrance née de l'éloi-
philosophes se sont demandés où gnement, du déracinement, des sou¬
on est quand on pense. Pour ma venirs du passé...
part, je crois qu'on est en exil.
>-Mais aussi par l'accueillant, qui
A travers la langue, l'évocation se trouve enraciné dans son iden¬
de la mémoire et de l'histoire, c'est la question de l'iden¬ tité et qui vous considère comme
tité qui est soulevée. Vous rêvez d'une nouvelle iden¬ un élément allogène dont il n'a pas forcément envie...
tité nomade et cosmopolite, à cheval sur plusieurs Donc, vous êtes rejeté de part et d'autre. Mais une
langues et cultures. Mais, entre enthousiasme et souf¬ fois l'amertume de cette situation marginale dépas¬
france, c'est aussi une identité qui produit ce que vous sée, elle représente un immense privilège, car elle
appelez des «monstres de carrefour », nés de l'impossible vous permet d'être constamment en éveil, de ne pas
réconciliation et de l'exaspération des autochtones. s'endormir. . . au risque de devenir insomniaque !
J'essaie surtout d'être réaliste. Je vois que l'humanité >-Bulgarie, ma souffrance est un texte qui participe
nomade et cosmopolite est numériquement de plus de cet éternel mouvement d'aller-retour entre déraci¬
en plus prépondérante. Je rentre des Etats-Unis, où nement et quête des origines.
j'ai été étonnée de voir combien New York est deve¬
nue une ville noire et métissée. Je crois que c'est un Je crois que l'on n'échappe pas à ses origines.
avant-goût du IIIe millénaire. Nous allons vers ce type C'est même l'essence du message freudien : ce que
d'humanité nomade et mélangée. Je ne l'invente pas, tu a reçu, hérite-le ! L'éternel retour, la rétrospective,
je ne l'appelle pas de mes vœux : c'est un constat. la recherche du temps perdu sans lesquels les ori¬
Est-ce un malheur ou un espoir ? J'essaie de me pla¬ gines vous rattrapent. Et en même temps je ne suis
cer dans l'optique de l'espoir. Je vois très bien les pertes pas de ceux qui sont complaisants avec les origines ;
que cela inflige : une certaine conception de l'humanité, j'essaie d'être nulle part, de vivre en utopie. Mais
qui a su s'abriter dans le maternel, dans le sol, et même on ne peut pas être dans le lancer diagonal si on
dans la langue nationale en se creusant une identi¬ oublie la pesanteur, et elle est là, liée à l'histoire
té, est en train d'être mise en cause. Un certain nombre du pays - l'histoire politique -, à l'histoire familia¬
de productions culturelles dues à la sérénité de cet le, et, en dernière instance, au rapport que nous
enracinement ne seront probablement plus possibles, avons avec le maternel.
ou, en tout cas, seront de plus en plus marginalisées.
La contrepartie de tout cela étant la violence et >-Ce voyage intérieur n'est-il pas indispensable ?
la brutalité, il y a de quoi être inquiet devant cette Sinon, ne risque-t-on pas de perdre pied dans
sorte de déshumanisation qui conduit au mépris de l'apesanteur de l'être déraciné et migrant ? Milan
Kundera a bien appelé son roman d'exil : L'Insou¬
tenable légèreté de l'être ?
sensoriels,
ment
de
du langage,
petits
sur ledétails
notamment,
par
faciès,
l'appréciation
qui
lesnous
intonations
de font
la rhétorique,
sommes
vestimentaire,
comprendre
de voix,les
des
toutes
intrus.
tropismes
que
lesortes
juge¬
nous
Un
>• Je bénéficie d'une sorte de privilège, en ce sens
que j'ai appris le fran¬
çais relativement tôt et ___ Nulle part __ consensus fixe la norme,
que je ne me sens pas on est plus étranger mais aussi l'écart. On
vraiment étrangère en ~™~ peut dire, par exemple,
qu'en France.
France, bien que les - ~~ que tout artiste est dans
Français me ressentent - Et pourtant nulle part — l'écart, et il est souvent
comme telle ; mais j'ai _ on est mieux étranger __toléré, pour peu qu'il ne
quand même une dis¬ quen France. » déroge pas au bon goût.
tance qui me permet Souvent l'artiste étran¬
aussi de faire ce voyage sur le français. Mon temps ger n'est d'ailleurs toléré que quand il a eu son pan-
perdu, mes origines sont françaises aussi. théon postmortem, bien qu'ilyait des étrangers à l'Aca¬
démie française comme il y eut des juifs de cour : il y
>-Vous écriviez dans Etrangers à nous-mêmes : aura toujours des alibis ! C'est un phénomène de rejet
«Nulle part, on est plus étranger qu'en France. Et subtil, mais de rejet quand même. Et pourtant, je main¬
pourtant, nulle part on est mieux étranger qu'en tiens la seconde partie de ma phrase : on est nulle part
France ». Le pensez-vous toujours aujourd'hui ? mieux étranger qu'en France ; la raison en est la clar¬
té du discours français. Cela va des clercs médiévaux,
>-L'identité française est une identité très forte, qui en passant par Descartes, jusqu'au rôle que le débat
a été consolidée aussi bien par l'administration roya¬ a obtenu sur la place publique au moment de la Révo¬
le que par celle de la République, par l'éducation, le lution : tout conflit, toute crise devient objet de dis¬
Collège de France, etc. ; ce qui fait que l'étranger n'a cussion et de clarification. On en parle à l'Assemblée
presque pas de place. Et ce n'est pas de Le Pen que nationale, dans les revues ou les journaux, d'une maniè¬
je parle. Il y a ce qu'on appelle le gouffre : une espè¬ re beaucoup plus violente qu'ailleurs mais aussi beau¬
ce de cohésion nationale qui fait que le Français rejet¬ coup plus clarifiante. Cela peut concerner le code de
te sournoisement et légalement l'intrus, par le biais la nationalité, SOS-Racisme et même le phénomène
Bulgarie, ma souffrance
Bulgarie, ma souffrance est un texte qui apporte un éclairage nouveau à l'œuvre autant romanesque que
théorique de Julia Kristeva, et qui répond à beaucoup de questions laissées en suspens. Etonnant, bouleversant,
personnel et dense, ce texte écrit à la croisée de l'autobiographie et de l'interrogation théorique est en passe de
devenir un complément essentiel à la compréhension du destin - de la ligne de vie - d'une personnalité qui, par
ses idées et ses travaux sur le féminisme, la linguistique, la littérature et la psychanalyse, a marqué toute une
génération d'intellectuels français et étrangers.
Un texte différent aussi, par son adresse, son ton et sa teneur : si Bulgarie, ma souffrance peut apparaître à
ceux qui ont lu avec attention Les Samouraïs, Etrangers à nous-mêmes et Le Vieil Homme et les loups , com¬
me un exercice prévisible, voire indispensable après la chute du mur de Berlin, il a surtout surpris par sa
beauté saisissante, sa force et son honnêteté intellectuelle. Avec ce texte, paru initialement en 1995 dans la
revue L'Infini, Julia Kristeva figure aux côtés de Seamus Heaney et Carlos Fuentes dans la prestigieuse revue
Artes (vol. III, Mercury House et Natur Och Kultur-Suède, 1996, 150 p.) A. L.
nomène Le Pen. Il existe des droites extrêmes dans Mallarmé , 1974 (coll. « Points », 1985).
tous les pays du monde ; si celle de France est viru¬ Polylogue, 1977.
Pouvoirs de l'horreur. Essai sur l'abjection , 1980
lente, la réaction de la République y est également plus
(coll. « Points », 1983).
violente. Je mise sur cette réaction de clarification.
Le Langage cet inconnu : une initiation à la
Propos recueillis par Alexandre Lévy linguistique, coll. « Points », 1981.
✓ chez d'autres éditeurs
Notice biographique et bibliographique Des chinoises, Paris, Des femmes, 1974.
Etudiante de nationalité' bulgare. Julia Kristeva arrive à Paris Histoires d'amour, Paris, Denoël, coll. «L'Infini» ;
en 1966 pour y poursuivre ses e'tudes. Très vite, sa présence rééd. Gallimard, coll. «Folio Essais», 1985.
se remarque dans les milieux intellectuels français d'avant- Au commencement était l'amour : psychanalyse
garde : elle participe, entre autres, aux cote's de Philippe Sol- etfoi , Paris, Hachette, coll. «Texte du XXe siècle»,
1985.
lers, à la rédaction de la revue Tel Quel puis à L'Infini. Doc¬
Soleil noir. Dépression et mélancolie, Paris,
teur ès lettres et psychanalyste, héritière de l'enseignement
Gallimard, coll. «NRF», 1987 ; rééd. coll «Folio
des Formalistes russes (notamment de Mikhaïl Bakhtine),
Essais», 1989.
de Roland Barthes et de Jacques Lacan, Julia Kristeva est aujour¬ Etrangers à nous-mêmes, Paris, Fayard, 1988 ;
d'hui l'auteur de nombreux ouvrages de référence en théo¬ rééd. Gallimard, coll. «Folio Essais», 1991.
rie littéraire, linguistique et psychanalytique. Elle partage son Les Nouvelles maladies de l'âme, Paris, Fayard,
temps entre l'université de Paris-VII et la prestigieuse Colum- 1993.
bia University de New York où elle est professeur associée. Sens et non-sens de la révolte : discours direct,
vol. I, Paris, Fayard, 1996.
Parmi ses principales publications : ✓ romans
✓ aux éditions du Seuil à Paris : Les Samouraïs, Paris, Fayard, 1990 ; rééd.
Semeiotike : recherches pour une sémanalyse, Gallimard, coll. «Folio», 1992.
1969 (coll. « Points », 1969). Le Vieil Homme et les loups, Paris, Fayard, 1991 ;
La Révolution du langage poétique : l'avant- rééd. LGF, 1996.
garde à la fin du XIXe siècle : Lautréamont et Possessions, Paris, Fayard, 1996.
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