Vous êtes sur la page 1sur 320

UNIVERSITE MONTPELLIER III – PAUL VALERY – UFR1 LETTRES, ARTS, PHILOSOPHIE,

PSYCHANALYSE

PLATON
UN REGARD SUR L’ÉGYPTE

ÉTUDE
VOL. I

FREDERIC MATHIEU

Mémoire présenté pour l'obtention du Master II de philosophie par Frédéric Mathieu sous la direction
de M. Jean-Luc Périllié

2014

1
Que ton cœur ne soit pas vaniteux à cause de ce que tu connais ; prends
conseil auprès de l’ignorant comme auprès du savant, car on n’atteint pas les
limites de l’art, et il n’existe pas d’artisan qui ait acquis la perfection. Une parole
parfaite est plus cachée que la pierre verte ; on la trouve pourtant auprès des
servantes qui travaillent sur la meule.

Enseignement de Ptahhotep, Avertissement liminaire :


« De l'humilité et de la découverte de la parole parfaite », ≈ 2000 avant J.-C.
XIIe dynastie.

Ce que l’on voit de loin donne à tous le vertige.

Platon (Aristoclès), Lois, II, 663b.


IVe siècle avant J.-C.

2
3
Sigles et abréviations

Nous nous en référons, pour ce qui concerne les abréviations courantes, aux conventions
typographiques recensée par le Nouveau Code typographique de la Confédération française de
l’encadrement-CGC (éd. 1997). Ci-joint, les acronymes des périodiques, des collections, des différents
corpus et dictionnaires utilisés pour cette étude

Typographie spécialisée

Inv. : Inventaire
O. : Ostracon
P. : Papyrus
pi. / pl. : Planche
r° & v° : Recto Et Verso
T. : Tablette

Corpus et périodiques

AIBL : Académie des inscriptions et des belles-lettres (Paris)


ÄA : Ägyptologische abhandlungen (Wiesbaden)
AÄA : Archiv für Ägyptische Archaeologie (Vienne)
ADPF : Association pour la diffusion de la pensée Française, Auj. Culturesfrance (Paris)
AEB Annual Egyptological Bibliography (Leyde)
AFAA : Association Française d'Action Artistique, Auj. Culturesfrance (Paris)
AIUH : Ägyptologisches Institut Universität Heidelberg (Heidelberg)
AJA : American Journal of Archaeology (New York)
AMGRA : Annuaire du Musée gréco-romain (Alexandrie)
ANRT : Atelier National de Reproduction des Thèses (Lille)
ASAE : (ou SAE) Annales du Service des Antiquités de l'Égypte (Le Caire)
ASE : Archaeological Survey of Egypt (Londres)

4
Ashm : Ashmolean Muséum
AUCP : American University in Cairo Press (Le Caire)
BACE : Bulletin of the Australian Centre for Egyptology (North Ryde)
BASOR : Bulletin of the American Schools of Oriental Research (Baltimore)
BCE : Bulletin de la céramique Égyptienne, IFAO (Le Caire)
Bde : Bibliothèque d'étude de l'IFAO, BiEtud (Le Caire)
BEC : Bibliothèque d'études Coptes, IFAO (Le Caire)
BES : Bulletin of the Egyptological Seminar (New York)
BM : British Muséum
BIE : Bulletin de l'institut d'Égypte (Le Caire)
BIEF : Bureau international de l'édition Française (Paris)
BIFAO : Bulletin de l'Institut Français d'Archéologie Orientale (Le Caire)
BiGen : Bibliothèque Générale, IFAO, (Le Caire)
BiOr : Bibliotheca Orientalis (Leiden)
BMMA : Buletin of the metropolitan museum of art (New York)
BPU : Bibliothèque Publique Universitaire de Genève
BSEG : Bulletin de la Société d'Égyptologie de Genève
BSFE : Bulletin de la Société Française d'Égyptologie (Paris)
CCE : Cahiers de la céramique Égyptienne (Le Caire)
CEDARC : Le Centre d'Etudes et de Documentation Archéologiques (Treignes)
CdE : Chronique d'Égypte (Bruxelles)
CDEAE : (ou CEDAE) Centre de Documentation et d'Études sur l'Ancienne Égypte (Paris)
CFEETK : Centre Franco-Égyptien d'Étude des Temple de Karnak (Le Caire)
CEDEJ : Centre d’études et de documentation économiques et juridiques (Le Caire)
CG / Catalogue Général / Catalogue Général Du Caire
CGC : Cahier d'histoire Égyptienne (Le Caire)
CHE : Collection de l'Institut d'archéologie et d'histoire de l'Antiquité, Université Lumière-Lyon
CIAIA : 2
CLUEB : Coffin Texts : Textes des Sarcophages
CNRS : Cooperativa Libraria Universitaria Editrice (Bologne)
CRAIBL : Centre national de la recherche scientifique (Paris)
CRIPEL Comptes rendus de l'Académie des Inscriptions et Belles-lettres (Paris)
CSEG : Cahier de Recherches de l'Institut de Papyrologie et d'Égyptologie de Lille
CT : Cahiers de la Société d'Égyptologie (Genève)
DAIK : Deutsches archäologisches institut, Kairo (Le Caire)
DE : Discussions in Egyptology (Oxford)

5
DFIFAO : Documents de fouilles de l'IFAO (Le Caire)
ENPC : Presses de l'École Nationale des Ponts et Chaussées (Paris)
EPRO : (ou ÉPRO) Études préliminaires aux religions orientales dans l'Empire Romain (Leiden)
EVO : Egitto e Vicino Oriente (Pise)
FAO : Food and Agriculture Organization (Le Caire)
FÉRÉ : Fondation Égyptologique Reine Élisabeth (Bruxelles)
FIFAO : Fouilles de l'IFAO (Le Caire)
FUNDP : Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix (Namur)
GM : Göttinger Miszellen (Göttingen)
HÄS : Hamburger ägyptologische studien (Hambourg)
IFAO : Institut Français d'archéologie orientale (Le Caire, Paris)
IFPO : Institut Français d'archéologie du Proche Orient
IUO : Istituto universitario orientale (Naples)
JAOS Journal of the American Oriental Society (New Haven)
JARCE Journal of the American Research Center in Egypt (New York)
JEA : Journal of Egyptian Archaeology (London)
JNES : Journal of Near Eastern Studies - Journal des études proche-orientales (Chicago)
JSSEA : The Journal of the society of the study of egyptian antiquities (Toronto)
LÄ : Lexicon der Ägyptologie (Otto Harrassowitz, Wiesbaden)
LACMA : Los Angeles County Muséum Of Art (Los Angeles)
MÄS : Münchner ägyptologische studien (Munich)
MDAIK : Mitteilungen des Deutschen Archäologischen Instituts Abteilung Kairo (Le Caire, Mainz)
MGEM : Mélanges Gamal Eddin Mokhtar
MIE : Mémoires de l'Institut Égyptien (Le Caire)
MIFAO : Mémoires publiés par les membres de l'IFAO (Le Caire)
MMAF : Mémoires publiés par les membres de la Mission archéologique française au Caire IFAO
MMJ : Metropolitan Museum Journal (New York)
OLA : Orientalia Lovaniensia Analecta (Louvain)
OLZ : Orientalistische Literaturzeitung (Berlin)
OMRO : Oudheidkundige Mededelingen uit het Rijksmuseum van Oudheden (Leiden)
PIFAO : Publications du service des antiquités de l'Égypte, IFAO (Le Caire)
PSBA : Proceedings of the Society of Biblical Archaeology (Londres)
PUF : Presses Universitaires de France (Paris)
RAPH : Recherche d'archéologie de philologie et d'histoire, IFAO (Le Caire)
RdE : Revue d'Égyptologie (Paris)
RMN : Réunion des musées nationaux

6
REE : Revista de Estudios de Egiptología (Buenos Aires)
SAK : Studien zur altägyptischen Kultur (Hamburg)
SAS : Schriften aus der Ägyptischen Sammlung (Berlin)
SEAP : Studi di Egittologia e di Antichità Puniche (Pise)
TMD'E : Theodore M. Davis'excavations
TP : Textes des Pyramides
Urk. : K. Sethe, Urkunden Des Alten Reichs, Leipzig, 1906.
VA : Varia Aegyptiaca (San-Antonio)
VDI : Vestnik Drevnij Istorii (Moscou)
Wb. : A. Erman, H. Grapow, Wörterbuch der ägyptischen Sprache. Akademie-Verlag, Berlin
1926-1961. (Dictionnaire de la langue égyptienne).
WZKM : Wiener Zeitschrift für die Kunde des Morgenlandes (Vienne)
ZÄS : Zeitschrift für ägyptische Sprache und Altertumskunde (Berlin)
ZDDR : Zentralantiquariat der Deutschen Demokratischen Republik (Leipzig)

7
8
Sommaire t. I

INTRODUCTION .................................................................................................................................. 11

1. L’analyse du regard .................................................................................................................... 14

2. De la perspective ........................................................................................................................ 15

3. De la focalisation........................................................................................................................ 22

4. De l’accommodation .................................................................................................................. 24

I. L’ECRITURE EN PROCES ............................................................................................................. 39

1. Le mythe de Theuth grammatologue.......................................................................................... 39

2. La présomption de paternité ....................................................................................................... 51

3. Le pédantisme des faiseurs de discours...................................................................................... 61

4. La manipulation par le discours ................................................................................................. 80

5. L’opinion droite et la vraie science ............................................................................................ 90

II. LES SOURCES EGYPTIENNES DE L’ECRITURE ........................................................................... 119

1. Le mythe des origines de l’écriture .......................................................................................... 119

2. L’histoire des origines de l’écriture ......................................................................................... 128

3. Alias de Theuth et de Thamous ................................................................................................ 135

4. Le cas étrange du dieu ibis ....................................................................................................... 151

5. Contes et légendes sur les berges du Nil .................................................................................. 160

III. L’ECRITURE EN RENFORT ........................................................................................................ 179

1. Critias et le problème des sources ............................................................................................ 180

2. Disponibilité de la documentation............................................................................................ 187

3. Mythe et épopée : la théorie des cycles .................................................................................... 196

4. Fonctions des écritures selon Platon ........................................................................................ 234

5. Fonction des écritures selon les Égyptiens ............................................................................... 241

6. L’évolution du regard sur l’écrit .............................................................................................. 259


9
IV. DU HIEROGLYPHE AUX FORMES INTELLIGIBLES ...................................................................... 269

1. Les grammata et les idéogrammes ........................................................................................... 270

2. Ontologie des hiéroglyphes égyptiens...................................................................................... 276

3. Ontologie des formes platoniciennes ....................................................................................... 280

4. L’être réel au-delà du devenir .................................................................................................. 297

5. Métaphysique de l’art ............................................................................................................... 308

TABLE DES MATIERES T. I ................................................................................................................ 317

10
I. Introduction

Le commencement est la moitié du tout, disait le Stagirite. Ce qui ne doit pas nous faire perdre
de vue l’autre moitié. Sachons ainsi prendre les choses par le bon bout, à savoir par leur origine, qui
nous conduit par cette introduction à rendre compte de l’intitulé de ce mémoire : « Platon. Un regard
sur l’Égypte ». L’Égypte n’a pas de regard sur Platon, les biographies, doxographies grecques, coptes
ou arabes s’étant perdues dans les déblais de la Grande Bibliothèque ou dans ceux d’Oxyrhynchos.
Nous disposons en revanche de multiples témoignages sur l’Égypte saïte dont l’un, nous semble-t-il,
n’a pas retenu autant qu’il l’aurait dû l’attention des archéologues. Non plus, et nous verrons en quoi,
que celle des philosophes aspirants de tout temps à une meilleure intelligence de la pensée
platonicienne. Nous disposons, nous le disions, d’un témoignage mésestimé sur l’Égypte de la XXIXe
dynastie1 que Platon lui-même distille tout au long de son œuvre, sous les auspices de ce que les
commentateurs ont eu coutume d’appeler les « passages égyptiens », aiguptiaka ou loci aegypti. Un
regard singulier. Et ce regard lui seul constitue un objet d’étude qui nous aura semblé suffisamment
fécond pour justifier la mise sur pied de notre expédition.

Premier constat qu’il conviendra à cette enseigne de garder à l’esprit : l’Égypte de Platon s’offre
d’abord comme un regard. Elle est en conséquence, comme tout regard, lestée de valeur, de préjugés,
d’idées qui cherchent à s’illustrer et aboutissent parfois, par voie de projection, à se mirer elles-mêmes
dans le miroir de l’altérité. Elle est l’écho d’une pensée réfugiée dans une perception. Mais si l’Égypte
platonicienne est un reflet partiel et peut-être inconscient de l’artiste qui la sculpte, elle ne saurait tenir
exclusivement de la composition. Le regard philosophe a cela de singulier qu’il s’autorise à voir et à
penser ce que d’autres avant lui n’ont pas su voir et n’ont pas su penser. Par une manière d’octroi divin
dont la théia moïra illustre chez Socrate la vertu singularisante, le regard philosophe s’autorise d’un
recul, d’une distanciation, d’un décrochage d’avec le megiston zoon de la doxa, qui lui permet dans
une certaine mesure de concevoir différemment ce qui semble aller de soi. C’est ce en quoi le regard
explorateur, regard curieux du philosophe qui « sait qu’[il] ne sait rien »2 peut, sage de ce constat,

1
Entamée l'année même de la mort de Socrate, consacrant l'avènement du pharaon Néfertitès Ier.
2 Hén oȋda hóti oudèn oȋda (ἕν οἶδα ὅτι οὐδὲν οἶδα »), « je ne sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien ». Cf.

Apologie de Socrate, 21d ; Ménon, 80d 1-3. Profession de foi du philosophe qui le démarque en cela de
manière définitive de ses rivaux sophistes.
11
s’ouvrir à une meilleure saisie de la vérité en deçà ou au-delà des apparences. Mais ayons soin, pour
l’heure, de ne pas brûler d’étapes.

Le commencement est la moitié du tout, disait le Stagirite. Au commencement était le désir. Or


ce désir, désir de connaître l’Égypte, il fallut bien que Platon l’eût en quelque manière « contracté »
par autrui. Qu’un autre que Socrate – le sédentaire invétéré, casanier devant l’Éternel que nous décrit
l’allégorie des lois dans le Criton 3 – le lui eût « inoculé ». Platon avait dans ses contacts, notamment
en Grande Grèce, nombre de voyageurs qui auraient pu jouer ce rôle. Il se disait aussi que bien des «
philosophes » avant ou après l’heure étaient revenus de la terre des pharaons forts d’intuitions fertiles
qui n’auraient pas manqué d’aiguiser sa curiosité. La tradition contemporaine et ultérieure aux
dialogues de Platon retient une véritable liste à la Prévert de noms illustres de sommités de la pensée
grecque, marquées par ce séjour : Anaximène, Anaximandre, Thalès, Pythagore, Solon, Eudoxe,
Démocrite, Héraclite, Archytas de Tarente, Oenopide4 ; Aristote également serait de la partie. Fait
véridique ou affabulation ? Les avis restent partagés chez les commentateurs. Mais la critique penche
pour notre source, et non des moindres. Aussi ne saurions-nous traiter de l’intérêt de l’auteur pour un
espace si éloigné de son Athènes natale sans évoquer la figure d’Hérodote5. Au commencement était le
désir et le désir, si l’on en croit la popularité de son œuvre, était par Hérodote.

Nous savons d’Hérodote qu’il fut bien plus qu’un inlassable voyageur 6, un chroniqueur hors
pair et un ethnologue-né. Peut-être le premier du monde occidental. Ou le premier à l’avoir fait savoir.

3 « Ce qui te distingue, Socrate, [du citoyen ordinaire] c’est l’affection particulière que tu me portes, à moi, la
Loi athénienne, et à la cité que je gouverne. Comment expliquer autrement le fait que tu sois resté sous ma
gouverne pratiquement tous les jours de ta longue vie ? Tu n’as jamais franchi nos murs, que je sache, sauf
pour une fête dans l’Isthme et pour quelques expéditions militaires. Il ne t’est jamais venu la curiosité de
visiter un pays étranger, d’en observer les habitants et les coutumes. C’est à Athènes que tu as fondé ta
famille, conçu et élevé tes fils, marquant ainsi ta préférence pour qu’ils s’y établissent. Bien plus, au cours de
ton procès, tu n’as pas voulu proposer l’exil comme peine de substitution. Tu l’aurais pourtant obtenu avec
mon accord, alors que je réprouve l’exil de l’évadé » (Criton, 52b-c).
4 Un recensement plus détaillé des putatifs voyageurs grecs ayant marqué escale en terre des pharaons peut

être consulté dans l'article de S. Wackenier « Les Grecs à la conquête de l’Égypte. De la fascination pour le
lointain à l’appréhension du quotidien », dans Hypothèses n°1, 2007, article en ligne, p. 27-35.
5 Cf. L. Coulon, P. Giovannelli-Jouanna, F. Kimmel‑Clauzet et alii, Hérodote et l’Égypte. Regards croisés sur

le Livre II de l’Enquête d’Hérodote, Actes de la journée d’étude du 10 mai 2010, Lyon, Jean Pouilloux, 2013.
Voir également J. Lacarrière, L’Égypte. Au pays d’Hérodote, Paris, Ramsay, 1997. Sur la question plus
générale des étrangers faisant escale en terre des pharaons, cf. Dominique Valbelle, Les neuf arcs. L’Égyptien
et les étrangers de la préhistoire à la conquête d’Alexandre , Paris, Armand Colin, 1990.
6 La question de l'historicité du voyage d’Hérodote en terre des pharaons a fait l’objet de nombreux travaux.

Citons, inter alia, ceux de R.P. Lister, The Travels of Herodotus, Londres, Gordon and Cremonesi, 1979.
Signalons encore la contribution de J.A.S. Evans, Herodotus, Twayne Publishers, Boston, 1982, où l’on
trouve un chapitre consacré à l’Égypte ; celle de J. Hart, Herodotus and Greek History, Londres, Croom
Helm, 1982 ; enfin, celle d’A.B. Lloyd, qui s’empare de la question dans sa propre édition de L’Enquête, L. II,
Leyde, Brill, 1975.
12
Son œuvre, l’Histoire, dont le second opus met l’Égypte à l’honneur7, inspira des générations de
Grecs8, galvanisés par l’exotisme d’un pays « béni des dieux », décrit non sans lyrisme comme une
frêle oasis baignant dans la tranquillité des dunes – à perte d’imagination. La « mère de toutes les
civilisations » ne laissait pas de fasciner pour son mystère plusieurs fois millénaires. Mystère exalté
par Homère9 dans l’Iliade comme dans l’Odyssée, témoignant l’une et l’autre de reprise saisissante de
motifs, contes et légendes égyptiens. Mystère magnifié par Eschyle, exposant de l’Égypte une
cartographie étonnamment complète, accentuant l’importance déterminante du Nil (thème récurrent
dans les loci aegypti), mais également son extranéité, son étrangeté, les contrastes culturels aux
sources de son exotisme10. Nombre d’auteurs, bien avant Hérodote, ont ainsi fait l’éloge ou le procès
de l’Égypte. Sans doute lui enviaient-ils une stabilité qui n’était qu’apparente, propres aux institutions
– tout en brimant leur nature tyrannique. Mélange paradoxal de dispositions qui n’empêcha jamais la
séduction de l’emporter sur l’hostilité. Ce d’autant moins que l’ennemi perse n’avait pas dit son
dernier mot.

C’est bien d’abord ce magnétisme, cette subjugation paradoxale que nous retrouvons sous la
plume d’Hérodote. Lisons plutôt les quelques lignes par lesquels notre auteur introduit son propos : «
Je vais parler longuement de l’Égypte ; car, comparer avec tout autre pays, c’est elle qui renferme le
plus de merveilles et qui offre le plus d’ouvrages dépassant ce que l’on peut dire ; aussi parlerai-je
d’avec plus de détails »11. De par sa large diffusion, l’Histoire n’a sans doute pas peu contribué à
l’émergence du mouvement d’« égyptomanie » qui allait gagner la Grèce, notamment à l’issue de la

7 Hérodote, Histoire (Enquête), Livre II. Nous emprunterons nos citations à la version élaborée dans l’édition
de L’Enquête d’Hérodote par Larcher, appuyée par les notes de Bochard, Wesseling, Scaliger et al.,
Charpentier, 1850.
8 De Grecs, entre autres : « Le livre II de l’Enquête d’Hérodote, qui dépeint le territoire et la civilisation des

Égyptiens, a connu une fortune exceptionnelle, devenant pour les Grecs de l’Antiquité d’abord, pour les
égyptologues de l’époque moderne ensuite, le fondement de toute approche de l’Égypte pharaonique » (L.
Coulon, P. Giovannelli-Jouanna, F. Kimmel‑Clauzet et al., op. cit., p. 2.
9 D’Homère (VIIIe siècle avant notre ère), nous apprenons de l’Égypte qu’elle est le lieu où « les médecins

sont les plus savants du monde » (Homère, Odyssée, IV, 231). Le témoignage nécessairement controversé de
Diodore de Sicile entend corroborer la réalité d’un voyage de l’aède en terre des pharaons : « On apporte
divers témoignages du séjour d’Homère en Égypte, et particulièrement le breuvage donné par Hélène à
Télémaque visitant Ménélas, et qui devait lui procurer l’oubli des maux passés. Ce breuvage est le népenthès
dont Hélène avait, selon le poète, appris le secret à Thèbes par Polydamna, femme de Thonis. En effet, les
femmes de Thèbes connaissent encore aujourd’hui la puissance de ce remède, et les Diospolitaines sont les
seules qui s’en servent depuis un temps immémorial pour dissiper la colère et la tristesse. Or, Diospolis est la
même ville que Thèbes » (Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, L. I, 97. Les citations de Diodore de
Sicile sont empruntées à l’édition de la Bibliothèque traduite et annotée par F. Hoefer (1851), Paris, Adolphe
Delahays, 1851). La question de la vision « homérique » de l'Égypte a été étudiée par F. J. Lauth, dans Homer
und Aegypten, Münich, Nabu Press, 2012.
10 Probablement composées dans les années 466 à 463 avant J.-C., les Suppliantes ont pour décor l’Égypte. Cf.

Eschyle, Suppliantes, trad. P. Mazon, Paris, Belles Lettres, 2003.


11 Hérodote, op. cit., 35.

13
guerre du Péloponnèse12. Combien furent ceux qui prirent la mer, déterminés à admirer d’eux-mêmes
les miranda rapportés par l’auteur ? Combien de théoroi, avides de sagesses inconnues, ou de jeunes
Athéniens en mal de périple initiatique ont embarqué pour la terre noire des pharaons, « sur les traces
d’Hérodote » ? Assez pour nous décommander de minorer l’impact exhortatif que ne laissa pas d’avoir
le surnommé « père de l’histoire » sur les Hellènes du siècle d’or. Et sur Platon. Car l’enthousiasme
avait assurément fait souche.

1. L’analyse du regard

Platon, pour sûr, avait lu Hérodote. Et ses dialogues reprennent bien des motifs présents chez
Hérodote. Nous aurons l’occasion d’en relever quelques-uns. Mais il y a loin de là à conclure sans
réserve que tout ce que Platon dépeint de l’Égypte ait déjà figuré chez Hérodote. Et, plus
généralement, qu’il partageait de l’Égypte la même vision que son prédécesseur, lui-même fortement
inspiré des écrits d’Hécatée de Milet. Les recoupements, nombreux, ne doivent pas oblitérer les
divergences, révélatrices. Une hypothèse controversée mais néanmoins résolutive de bien des énigmes,
dont celle de la source originale des apports inédits de Platon voudrait que l’auteur ait également fait
une escale, si ce n’est même habité l’Égypte. Qu’il y ait séjourné. Qu’il s’y soit renseigné. Qu’il en
soit revenu fort de nouvelles informations moissonnées in situ, in vivo, in personam. Une chose est,
certes, de le suggérer ; une autre d’en rendre raison. Trop de faits d’armes ont étés imputés au maître
de l’Académie pour que nous puissions nous satisfaire d’affirmations immotivées. Nous produirons
quelques motivations. Toujours avec doigté, mesure et sens critique. Peut-être ne saurons-nous jamais
de quoi il retourne vraiment.

Platon, disciple en déshérence (la mort du maître est encore fraîche à la mémoire du
philosophe), excursionniste en mal de modèle politique alternatif à la démocratie d’Athènes, aurait-il
pu aller jusqu’à franchir la Méditerranée pour y chercher ce qui manque à la Grèce ? « Peut-être » ou
ne pas être, telle est notre question. Et quand bien même cela ne serait pas, à tout le moins disposait-il
de relais fiables à même de l’en instruire. Platon, témoin privilégié de l’Égypte ? De première ou de
seconde main ? Nous y viendrons en temps voulu. Relevons que cette question ne peut en toute
rigueur être dételée de celle de savoir en quelle estime Platon tenait l’Égypte. Tenter de répondre à
cette question ne se peut faire en revanche qu’à partir de Platon. Des textes de Platon. Et du contexte,
et du sous-texte des textes de Platon. S’achève alors l’errance spéculative, l’« itinerrance » (Derrida)

12Wackenier S. « Les Grecs à la conquête de l'Égypte. De la fascination pour le lointain à l’appréhension du


quotidien », dans Hypothèses 1/2007, article en ligne, p. 27-35.
14
pour advenir la quête philosophique. L’enquête philosophique, qui est d’abord enquête d’indices – à
charge ou à décharge. Laquelle enquête se présentant à nous comme une mise en abyme : comme un
regard, notre regard qui se voudrait critique (du grec kritikos, « apte au discernement ») sur le regard
déjà critique que Platon porte sur l’Égypte. Or tout regard, le nôtre a fortiori, est contraint par une «
focalisation », et ne se donne jamais que dans une « perspective ».

Filons l’analogie : la focalisation désignerait pour nous le « vu » ; la perspective l’« angle de


vue ». La focalisation serait le « quoi » ; la perspective exprimerait le « comment ». L’enjeu n’est pas
ici de faire la part entre nos propres dispositions et préjugés à l’égard de la mentalité grecque (encore
qu’il nous importe de bien connaître ce que nous en avons tiré et nous n’éviterons pas d’en exciper les
principaux), mais de relever ceux que Platon entretenait éventuellement à l’égard de l’Égypte. Puis de
ces préjugés, tenter de faire l’étiologie : d’en rechercher les causes, les agents de coagulation. De «
quoi » Platon fut-il témoin et « comment » l’a-t-il « vu », s’il se faisait qu’il avait effectivement « vu »
l’Égypte de ses propres yeux ? Et quand bien même n’y aurait-il pas été, Platon, qui fait du « don du
Nil »13 le deuxième pays « barbare » le plus cité dans les dialogues (après la Perse – contingences
historiques obligent –)14, aurait-il pu se dispenser d’en avoir une « vision » ? Une vision reconstruite,
bien certainement, mais toute vision ne l’est-elle pas ? Aussi notre entreprise devra-t-elle consister à
faire la part entre le supposé réel et l’élément imaginaire. Et à cette fin, liminairement, de prendre en
considération les deux volets – la perspective, la focalisation – de cette reconstitution.

2. De la perspective

Traitons en premier lieu de la perspective. Par perspective, nous entendons, sur le plan
méthodologique, une stratégie d’approche, un biais, un horizon à l’aune duquel traiter les diverses
allusions faites à l’Égypte dans l’œuvre de Platon.

Se pourraient départir à tout le moins trois de ces stratégies. Trois voies propices à
l’investigation des « extraits égyptiens » – rebaptisés aiguptiaka ou loci aegyptii par les
commentateurs, en fonction des tropismes grecs ou latins – : il s’agirait ou bien de penser l’Égypte à
partir de Platon, ou bien de penser Platon à partir de l’Égypte, ou bien encore de penser l’écart entre
l’Égypte de Platon – l’Égypte selon Platon – et l’Égypte connue par l’archéologie – l’Égypte selon

13 Hérodote, op. cit., 5.


14 C. Froidefond, Le mirage égyptien, Montpellier, Ophrys, Puf Provence, 1971.
15
l’archéologie15. Les deux premières options peuvent être reconduites à une alternative entre (a) usage
rhétorique de l’Égypte comme « panorama », décor indifférent à la pièce qui s’y joue, et (b) passation,
ou transmission, de sagesses réinterprétées puisées à la sagesse des temples égyptiens. La vérité
probable, qui aime les moyen terme (la précieuse médiété du Stagirite), gravite probablement entre les
deux parties.

(a) Une première option, nous le disions, consisterait à ausculter comment Platon dissémine les
aiguptiaka dans l’intention de conférer un supplément de chair à ses propres idées. Comment Platon
fait de l’Égypte un élément pédagogique et heuristique au service de son argumentation. Comment,
tout en reconnaissant au « modèle égyptien » un certain nombre de défauts, il fait en sorte de
l’employer pour monnayer ses propres thèses. En d’autres termes, comment il fait de l’Égypte un
auxiliaire du verbe (discours). Il s’agirait, dans cette optique, de mettre au jour la fonction rhétorique
et le ressort critique des passages égyptiens tels que l’auteur les envisage dans le propos global de ses
dialogues. Une telle démarche impliquerait d’évaluer la part que prennent respectivement le muthos
égyptien et le logos qu’il véhicule à la sourdine dans cette économie. Ainsi le palaïos logos de
l’officiant de Saïs16 présage-t-il d’une incarnation possible de la Kallipolis sur le plan historique ;
réalité précédemment considérée sous l’angle dialectique à la faveur de la République. Ainsi le mythe
de Theuth17, mis en regard avec ce précédent récit, rend-il raison de l’ambivalence de l’écriture selon
Platon : à la fois remède et poison (pharmakon)18. L’Égypte peut également faire office de modèle ou
de contre-modèle dans les domaines pédagogique19, législatif ou artistique20. Les possibilités sont
vastes.

Mais la méditation du philosophe ne craint pas d’embrasser large. Rien n’est besoin que de
prendre de la hauteur, les hauts-plateaux ne sont guère encombrés. Une telle approche aurait pour
intérêt majeur de mieux nous faire comprendre la littératie de Platon en rapport avec son contenu. En
initiant le recensement des différents dispositifs par lesquels le compositeur – bien qu’en délicatesse

15 L’Égypte de Platon se verra donc passée au crible de l’Égypte archéologique – non pas de l'Égypte
« authentique » dont nous ne saurons jamais effectivement ce qu’elle était. L’histoire n’est pas une science
exacte. Sa légitimité consiste moins en une question de fidélité aux faits (inaccessibles) ou de jugement
(toujours situé) que de démarche (épistémologie).
16 « Si, en effet, je puis me rappeler suffisamment et vous rapporter les discours tenus autrefois par les prêtres

et apportés ici par Solon, je suis à peu près sûr que cette assemblée sera d’avis que j’ai bien rempli ma tâche »
(Critias, 108b).
17 Cf. Phèdre, 274c-275b.

18 Sur l'amphibologie du pharmakon, se reporter à l'analyse de, J. Derrida, « La pharmacie de Platon » (1968),

en apostilles à l'édition du Phèdre de Platon par L. Brisson, Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 255-403 (en part.
p. 391, n. 8).
19 Lois, L. VII, 819b-c.

20 Lois L. II, 656d-657b.

16
avec la rhétorique de manipulation21 – fait fonctionner son verbe, nous aurions vue sur une Égypte
ainsi reconvertie en une boîte à outils, en chambre d’expérimentation. Et pourrions aviser par quel
ensemble de procédés Platon retranscrit une pensée qui n’est pas tout entière vouée à la divulgation, et
n’est pas tout entière, quoi qu’on en ait, dicible22. Sans rien ôter de son intérêt, une telle approche n’en
conviendrait pas moins de ses limites en ce qu’elle échoue à nous apprendre ce que Platon aurait pu
réellement transmettre des sagesses égyptiennes. Car c’est bien là à quoi conduit notre problématique :
savoir en quoi Platon s’abuse, c’est également se donner les moyens de savoir en quoi il peut avoir
raison. « Les Égyptiens pensent que… », écrit-il en substance. La substance a-t-elle eu lieu ? Autre
carence de la perspective formelle dont nous nous entretenons : elle ne permettrait pas de faire
véritablement la part entre l’élément fictionnel et authentique de la fresque pittoresque qu’il restitue de
l’Égypte.

(b) Une deuxième option consisterait à entreprendre une « remontée aux sources ». Sources du
Nil, s’entend (ignorées même des Égyptiens jusqu’à une date récente) ; source des lieux communs
autant que les lieux sans précédents qui sculptent l’Égypte de Platon. Bien trop nombreuses et
incertaines sont les inspirations de l’auteur pour que nous nous risquions à les envisager en intégralité.
Il s’agirait de s’appuyer sur des indices épars, figurant aussi bien dans les dialogues que dans des
témoignages contemporains de l’auteur, afin de reconstituer ce qu’aurait pu être l’itinéraire d’un
possible voyage de Platon en Égypte. Ou bien, pour peu, encore une fois, que ce séjour n’ait pas eu
lieu, de nous demander qui parmi les contacts de Platon aurait pu fréquenter les « maisons de vie » –
ces appendices des temples égyptiens, dont la réputation s’étendait à tout l’œkoumène – ; qui, dans les
cercles platoniciens, aurait pu fréquenter ces édifices dédiés à la culture au sens le plus large possible,
et renseigner Platon sur les réalités de l’Égypte de la Basse Époque23. Cette médiation instruite, nous
pourrions colliger les « passages égyptiens » avec les documents alors en circulation libre pour repérer
des recoupements. Et prenant acte de ces recoupements, pour formuler des hypothèses concernant

21 La précision n’est pas gratuite. La rhétorique n’est pas nécessairement perverse. Elle est un art, et comme
tout art, ne vaut que par ses effets. Bien employée, elle peut aussi faire office d'adjuvant à la parole
philosophique. Ainsi, comme le suggère Protagoras, en persuadant le malade de suivre son traitement.
L'exemple est d'autant mieux choisi que le philosophe a été présenté tantôt comme le médecin de l'âme et de
la cité. Voir par exemple Sophiste, 251b ; Lysis, 211c ou bien encore Phédon, 84b.
22 L’écrit n'a vocation ni aptitude à rendre compte de la science véritable, saisie par intuition : « Cette science

ne s’enseigne pas comme les autres avec des mots ; mais, après un long commerce, une vie passée ensemble
dans la méditation de ces mêmes choses, elle jaillit tout-à-coup comme une étincelle, et devient pour l’âme
un aliment qui la soutient à lui seul, sans autre secours […] Je crois que de tels enseignements ne
conviennent qu’au petit nombre d’hommes qui, sur de premières indications, savent eux-mêmes découvrir la
vérité » (Lettre VII, 341d sq). C'est dire que, pour revisiter Boileau, ce qui se conçoit bien ne peut ni ne doit
s'énoncer : « Concluons que tout homme sérieusement occupé de choses aussi sérieuses doit se garder de les
traiter dans des écrits destinés au public, pour exciter l’envie et se jeter dans l’embarras » (ibid.).
23 Une frise chronologique faisant droit au contingentement conventionnel de l'histoire égyptienne en

Empires et Périodes, eux-mêmes subdivisés en dynasties, est disponible dans les annexes.
17
l’éventualité d’une forme d’emprunt, d’imprégnation, et de reconduction de thèmes et motifs
égyptiens dans les dialogues du maître de l’Académie.

Cette deuxième approche aurait à tout le moins le mérite de porter à faux une opinion par trop
courante, voire galopante et qui n’en démord pas, voulant – depuis Renan et son « miracle grec »24 –
que la « pensée logique »25, que la « rationalité » et la métaphysique26 auraient écloses ex nihilo sur les
bords de l’Attique. Idée qu’avec l’« inexplicable » apparition du logos grec aurait été conduite en
contexte païen la transition entre le « presque rien » de la pensée paléologique (Arieti) et le «
complètement tout » de la philosophie. « Mirage »27 plutôt que « miracle » tout juste utile à soustraire
au regard de penseurs ethnocentristes des siècles de contacts, d’échanges, d’emprunts ayant eu cours
entre deux civilisations28 ; tout juste à même de taire leurs influences mutuelles entre deux puissances
maritimes. Et donc à creuser le fossé, aussi récent qu’artificiel, qui nous sépare de la mentalité d’un
Autre radicalement Autre (il n’y aurait pas de Même sans Autre, non plus que d’Être, ferait valoir
Platon29). Tenter de retrouver quelle aurait pu être la somme de ces rapports ne rendrait que mieux
justice à la part prise par le Proche-Orient dans la constitution de notre Occident philosophique30.
L’argument civilisateur n’a trop souvent servi à s’appliquer qu’en sens inverse.

S’agissant de Platon, il nous serait député la charge d’envisager quelle aurait pu être son fait au
regard de cette « dialectique »31 fructueuse entre la pensée grecque et égyptienne. Ne doutons pas de
son fait. Ni de ses progénitures dans la pensée. L’objet de cette approche consisterait, partant, à relever
des faisceaux d’indices, à recueillir autant que faire se peut des éléments de preuve en mesure d’étayer

24 Première mention de l'expression dans ses Souvenirs d'enfance et de jeunesse, Paris, Nelson, 1883.
25 S’il ne fallait prendre qu’un exemple, songeons au syllogisme thématisé par Aristote. Ce mode de
raisonnement concaténant majeure, mineure et conclusion, se trouve déjà mis en valeur dans les Textes des
pyramides de manière peu ou prou explicite. Les égyptiens avaient identifié les différents paralogismes et les
sophismes que classifie le Stagirite dans l’Organon.
26 Notons, pour l'anecdote, que c'est à Alexandrie, donc en Égypte qu'apparaît la métaphysique. Sinon la

chose, à tout le moins le terme, né sous la plume du compilateur alexandrin des œuvres d'Aristote.
27 Cf. Y. Bakiya, Le miracle grec : mythe et réalité, Paris, Éditions Menaibuc, 2005.

28 Cf. C. Paparrigopoulos, « Grèce et Égypte aux temps pré-homériques », article en ligne dans Bulletin de

correspondance hellénique, vol. 5, 1881. pp. 241-250 et Y. Garlan, Guerre et économie en Grèce ancienne,
Paris, La Découverte, 1999 ; A.M. Badi, Les Grecs et les Barbares. L’autre face de l’Histoire, 2 vol., Paris,
Payot, 1963 ; J. Vercoutter, Essai sur les relations entre Égyptiens et pré-hellènes, Paris, L'Orient ancien
illustré, A. Maisonneuve, 1954 ; idem., L'Égypte et le monde égéen pré-hellénique, étude critique des
sources Égyptiennes du début de la XVIIIe à la fin de la XIXe dynastie, Le Caire, Bulletin d’Egyptologie
(BdE), IFAO, 1956 ; D. Valbelle, Les neuf arcs, L'Égyptien et les étrangers de la préhistoire à la conquête
d'Alexandre, Paris, Armand Colin, 1990 ; P. Salmon, La politique égyptienne d’Athènes (VIe et Ve siècles
avant J.-C.), Bruxelles, Palais des Académies, 1981.
29
Cf. Timée, 52c.
30 Cf. J. Bidez, Eos, ou Platon et l'Orient, Bruxelles, AMS Press, 1945.

31 Sur les différents stades, emplois et vocations de la dialectique dans les Dialogues platoniciens, se référer à

l'étude proposée par P. Janet, Essai sur la Dialectique de Platon, Paris, Joubert éditeur, 2009.
18
l’hypothèse d’une reprise par l’auteur des dialogues de schèmes, thèmes, doctrines égyptiennes. Les «
passages égyptiens » nous serviraient alors pour l’instruction d’une analyse comparative, collationnant
d’une part le corpus de Platon et d’autre part d’authentiques textes égyptiens. Au regard des échanges
ayant à cette époque lié Athènes à l’Égypte, puis de l’apparition en Grèce de cultes égyptiens
consécutive à la politique d’ouverture commencée avec Psammétique Ier, et poursuivie par Achôris32,
l’option diffusionniste nous semble davantage adaptée qu’une pure lecture « structuraliste »
déconnectant, au nom d’une typologie d’« universaux », l’émergence de ces thématiques de leur
possible transmission. Une telle approche rendrait envisageable une réinterprétation de Platon à partir
de l’Égypte. Encore que fascinante, nous ne ferons pas droit outre mesure à cette problématique. Ou
seulement à la marge, en tant que de besoin. Non que nous n’ayons quelques raisons de penser qu’elle
s’avérerait fort édifiante ; le fait étant plutôt que nous avons déjà entrebâillé et parcouru ce dossier
délicat dans une précédente étude33. Le temps nous manque34 et les redites sont à bannir.

(c) Reste à examiner une troisième voie. Une ultime perspective qui combinerait astucieusement
les précédentes. Une ambition que nous cultivons pour cette présente étude, que nous voudrions aussi
complète que possible, consisterait ainsi à confronter le savoir que les protagonistes des dialogues de
Platon prétendent avoir appris ou savoir de l’Égypte, sa vision personnelle de la terre des pharaons, et
ce que l’Égypte était effectivement (c’est-à-dire factuellement) à cette époque. – Ou, pour maintenir
une certaine marge de prudence, avec ce qu’il nous est aujourd’hui permis d’en dire. L’histoire n’est
pas une science exacte (est-il d’ailleurs d’autre science véritable que celle de la dialectique ?35). Il
s’agirait dans cette optique d’évaluer l’à-propos et le hors-de-propos des loci aegyptii dans l’œuvre de
Platon. La forme se mêlant au fond offrirait en définitive un aperçu de l’Égypte de Platon : soit de
l’Égypte telle que la concevait l’auteur.

32 B. Mathieu, « Le voyage de Platon en Égypte », ASAE 71, 1987, p. 153-167.


33 Cf. Fr. Mathieu, Platon, l’Égypte et la question de l’âme, The Book Edition, 2013.
34 Manque bien connu des universitaires, théorisé sous la formule autoréférentielle de D. Hofstadter à

l’occasion de la parution en 1979 de son maître-livre, Gödel, Escher, Bach : Les Brins d'une Guirlande
Éternelle, prix Pulitzer 1980. Variante éphéméride de la loi de Murphy, cette règle universelle édicte qu’« il
faut toujours plus de temps que prévu [à quelque chose que l’on entreprend], même en tenant compte de la
Loi de Hofstadter ».
35 « La méthode dialectique est donc la seule qui, rejetant les hypothèses, s'élève jusqu'au principe même

pour établir solidement ses conclusions, et qui, vraiment, tire peu à peu l'œil de l'âme de la fange grossière
où il est plongé et l'élève vers la région supérieure, en prenant comme auxiliaires et comme aides pour cette
conversion les arts que nous avons énumérés. Nous leur avons donné à plusieurs reprises le nom de sciences
pour nous conformer à l'usage ; mais ils devraient porter un autre nom, qui impliquerait plus de clarté que
celui d'opinion, et plus d'obscurité que celui de science – nous nous sommes servis quelque part, plus haut,
de celui de connaissance discursive » (République VII, 533c-d). Se reporter à ce sujet aux analyses de M.
Dixsaut, dans Métamorphoses de la dialectique dans les dialogues de Platon , Paris, Vrin, 2001 ; en part. p.
91-92.
19
Où cesse la vérité, où commence l’invention ? Sommes-nous seulement fondés à parler de «
vérité » et d’« invention » lorsque Platon pouvait très bien ne s’être fait que le continuateur des
préjugés de son temps ? Que Platon, du reste, soit investi de préjugés n’interdit pas que certaines
allégations de son cru visent juste tout en dépariant d’avec celles de ses contemporains. Une telle prise
de distance vis-à-vis de l’opinion commune (doxa) ne serait pas pour contredire la vision idéale que ce
dernier gardait du philosophe son maître, capable de se dissocier du megiston zoon, de la foule
monophonique informe, pour advenir à une pensée originale. Constat qui ouvre donc à la question de
savoir si l’auteur des dialogues ne cultivait pas une vision idiosyncratique de cette Égypte, irréductible
à celle de ses concitoyens. Quelle pourrait être cette vision ? En quoi se singularise-t-elle ? Quel
fondement historique peut-on lui conférer ? Autant de fils qui tissent la trame d’une seule et même
problématique : l’Égypte reconstituée au prisme de l’archéologie coïncide-t-elle avec « l’Égypte de
Platon »36 ?

On entrevoit, à divers titres, tout l’intérêt qu’une telle démarche pourrait représenter. Notons
ceci, en premier lieu, qu’elle s’inscrit à l’intersection des deux premières approches susmentionnées :
(a) celle, rhétorique, qui cantonnait l’Égypte à son rôle surérogatoire d’instrument heuristique, de «
paradigme artificiel » en mesure d’incarner certaines idées platoniciennes ou bien de contre-modèle
visant à dénigrer certaines pratiques ; (b) celle, génétique, étiologique ou généalogique, se réclamant
d’un postulat diffusionniste pour expliquer l’apparition de certains thèmes d’extraction égyptienne –
paraissant l’être – dans les dialogues. La perspective médiane que nous adopterons se voudrait à la fois
plus ambitieuse et plus modeste que les précédentes. Plus ambitieuse en tant qu’elle les combine, les
articule ; et plus modeste en tant qu’elle n’entend pas faire de Platon le porte-voix de l’Égypte
« historique »37, ni de l’Égypte « mythique » une projection à vocation moralisante et protreptique, à la
manière des finistères des cosmographes du Moyen Âge soucieux de reléguer l’étrange, le fantastique
et l’irréel à la périphérie. Il sera bien plutôt question de mettre en regard deux imaginaires. De
constater jusqu’à quel point ceux-ci se peuvent superposer. C’est dire aussi : jusqu’à quel point ils ne
se superposent pas.

Les divergences, si nous en avisons – et nous en aviserons –, seront pour ce qui nous concerne,
plus significatives que les recoupements. Les divergences autant que les silences. Certains de ces

36 Pour restituer ici l'intitulé de l'article de L. Brisson, « l’Égypte de Platon » dans Lectures de Platon, Paris,
Vrin, Bibliothèque d’Histoire de la Philosophie, 2000. L'auteur y défend notamment l'idée que « Platon ne
perçoit pas l’Égypte en elle-même, mais à travers l’image, plus ou moins inversée […] qu’elle lui renvoie ».
37 Voire à l'inverse – prenant l'exact contre-pied de Renan – le réhabilitateur d'une Afrique origine de

l'ensemble de la pensée grecque, ainsi que le soutient un « kémétisme » radical ne manque pas de de relais ni
de bonnes volontés. Voir, par exemple, T. Obenga, L’Égypte, la Grèce et l’école d’Alexandrie, Paris,
l’Harmattan, 2005. Autre représentant de l'école « africaniste », M. Bernal, avec Black Athena. Les racines
afro-asiatiques de la civilisation classique, 3 vol., Paris, Presses Universitaires de France, 1987.
20
silences sont en eux-mêmes des mondes. L’absence de référence au pharaon qui a pourtant tant en
commun avec la figure du philosophe-roi ne laissera pas de nous interpeller (cf. chap. VIII). Quoique
Platon ne répugne pas à l’implicite et aux non-dits, ce qui n’est pas dit n’est pas nécessairement
sciemment dissimulé. Il peut encore être jugé in-écéssaire, non-essentiel ; il peut aussi ne pas être
perçu. Parce qu’écarté, filtré ; parce qu’éludé par un regard lesté de sa propre théorie qui ne juge de ce
qu’il voit qu’à l’aune de ses présupposés, renvoyant à la marge tout ce qui n’en relève pas. Voir est un
acte intentionnel, jamais passif. Toute description engage une sélection dans le réel ; toute sélection
une valorisation de certains aspects de ce réel perçu ; toute valorisation une hiérarchie de valeur. Une
grille. Osons le mot dans l’acception que Nietzsche lui aurait volontiers prêté : une authentique
« axiologique ». Aussi nous faudra-t-il tenter de déterminer à quel régime et par quelles intentions – si
intention il y a –, s’expliquent les points aveugles dans la vision de Platon. Sont-ils délibérés ? fortuits
? Que peuvent-ils nous apprendre en ne nous apprenant rien ?

Sauf à convenir avec Berkeley que n’existe que ce qui est perçu (et l’esprit percevant)38,
l’Égypte qui se donne à voir n’est pas l’Égypte telle qu’elle est reçue. L’Égypte véritable ne saurait
coïncider avec sa description ; pas plus que la carte avec le territoire. Relever les dissemblances entre
ces deux Égypte qui ne feraient qu’une dans l’idéal peut être un moyen d’éclairer ce qui s’est altéré
dans la transposition. Ce qui s’est perdu, ce qui s’est conservé ou amendé dans le passage de
l’émetteur (l’Égypte) au récepteur (Platon). Sinon du récepteur à l’émetteur, tant il est vrai que l’on ne
perçoit essentiellement de ce qui n’est pas soi que ce que l’on y met. Analyser « ce que l’on y met »,
c’est donc un peu s’analyser soi-même39. C’est donc aussi analyser Platon. La distorsion du projeté (en
l’occurrence, celui de l’Égypte platonicienne) révèle en creux le filtre de la projection. Il n’est de
vision qui n’incorpore le reflet d’une pensée. Pas de « réflexion » qui ne se « réfléchisse » elle-même.

Le « miroir de Platon »40 n’est pas sans tain ni sans déformation. Encore parler de « miroir »
serait-il déjà faire un pas de trop. Si le miroir reflète, serait-ce imparfaitement, le mouvement spontané
de la rencontre consiste effectivement plus dans la domestication de l’inconnu par réduction à du
connu que dans l’acceptation originaire, vertigineuse, de l’inquiétante étrangeté (Unheimlichkeit)41. Le

38 « Esse est percipi aut percipere », « être, c'est être perçu ou percevoir ». Cf. G. Berkeley, Principes de la
connaissance humaine, trad. C. Renouvier, éd. A. Lalande, G. Beaulavon, Paris, Armand Collin, 1920.
39 Exercice quotidien de la psychanalyse.

40 Par référence au « Miroir d’Hérodote », classique de l'anthropologie contemporaine. Cf. Fr. Hartog, Le

miroir d’Hérodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, Gallimard, 1980 ; et idem, Hérodote. Histoire,
Paris, La Découverte, 1980 ; voir en part. p. 5-21.
41
Unheimlichkeit. Le terme – que Martineau traduit par « étrang(èr)eté », Vezin par « étrangeté », Boehm et
Waehlens par « dépaysement » – faisait déjà en 1919 l’objet des analyses de Freud. Il signifie ici l’inverse de
l’atmosphère de « domesticité » qui innervait jusqu’à présent le monde de l’individu pris dans la déchéance.
De là sa construction, ayant recours au préfixe privatif un- pour Un-zuhause : « ne pas être chez soi », (Un-
21
fait est que chacun ne conçoit l’autre ou l’étranger qu’à travers une culture qui, elle, est indigène.
Quine évoquait la traduction comme mise en relation de deux ontologies, schèmes paroissiaux et
systèmes de pensée irréductibles42. C’est-à-dire incommensurables. Nous ne voyons pas l’autre à
travers l’autre, mais tel qu’il est pour nous. La vérité de l’autre est un cheminement sans fin, une ligne
de fuite que l’on chevauche comme on suivrait une asymptote. Nombreuses les occasions de se perdre
en cours de route. Dans quelle mesure Platon se serait-il égaré ? Une telle question, nous l’avons dit,
n’est pas sans lien avec celle de savoir ce que représentait l’Égypte dans l’économie de son œuvre.
Qu’est-ce que l’Égypte pour Platon ? Une source d’inspiration ? Peut-être. Un mythe ? À voir. Un
idéal ? Rien n’est moins sûr. Un cadre ? Éventuellement. En fait, bien davantage.

3. De la focalisation

Car le contenu déteint sur le contenant. Et le message compose dans le médium, y réside
partiellement. Il y a toujours, a fortiori chez notre auteur, consubstantialité de la forme et du fond. Le
choix de rédiger les dialogues socratiques (sokratikoï logoï) précisément sous forme de dialogue (ou
mimétiques, ou diégétiques, ou composites), exprime déjà une prise de position en faveur de l’oralité,
de l’interlocution, de la dialectique ; ainsi qu’une mise à mal de la sophistique et du discours
inauthentique, écrit, de l’hypomnèse. L’Égypte peut être de la même manière considérée comme le
médium de conceptions philosophiques. Le site d’une valorisation : qu’il s’agisse d’art, de
transmission, de conservatisme, etc. Autant de thèmes chers à Platon et que Platon reverse au passif de
l’Égypte. Au « mérite » de l’Égypte. Ceci lorsque l’Égypte « véritable » – Égypte que nous
qualifierions à meilleur escient d’ « archéologique » (l’histoire est une science révisable par définition)
– se prête en vérité bien mal à ces assignations. Nous verrons à quels titres.

D’où une première remarque, déjà un résultat de notre enquête cursive et liminaire : une part
considérable des « erreurs de Platon » consiste dans l’attribution par celui-ci de valeurs à l’Égypte qui,
certes, assiste son propos en tant qu’elle les incarne historiquement, mais justement, à contre-emploi
de ce qu’était historiquement l’Égypte. Nous tenterons également de cerner les raisons qui ont pu
amener Platon à croire la terre des pharaons dépositaire de telles valeurs. Tenterons de dégager les
causes de cette « invincible tendance à se laisser tromper » que dénonçait Bachelard. Nous
comprendrons, entre autres, que l’Égypte a une histoire : histoire troublée, faite d’invasions,

heimlichkeit). Cf. M. Heidegger, Être et Temps (Sein und Zeit) (1927), § 40, trad. Martineau, Paris,
Gallimard, Bibliothèque de Philosophie - Œuvres de Martin Heidegger, 1986.
42 Cf. W.V. Quine, Relativité de l'ontologie et autres essais , trad. Jean Largeault, Paris, Editions Aubier, coll.

« Philosophie », 2008.
22
d’usurpations, de guerres, de crises (même hors périodes intermédiaires), et de réformes politico-
religieuses (osirienne, amonienne, amarnienne, etc.) – dont l’une beaucoup plus traumatique que les
guerres en actes et en question. Nous comprendrons que l’art n’est pas fixé de toute éternité dans ses
canons divins. Nous comprendrons, au-delà de tout ce qui précède, que l’Égypte pharaonique se
concevait entière sous le rapport d’une règle indéfectible qui est peut-être la seule chose qui n’ait
jamais variée, un principe dynamique (et non statique) exigeant de repousser toujours plus loin ses
propres performances43. Que parce que menacé sans cesse par l’entropie et par l’ensablement, il lui
fallait incessamment repousser ses limites – tous domaines confondus44.

Platon place dans l’Égypte des dialogues l’immutabilité dont l’Égypte authentique était une
ennemie résolue. Nombre d’aiguptiaka témoignent ainsi d’un contresens que nous ne laisserons pas
d’analyser. Les préjugés ont aussi leurs raisons. Nous faisions cas quelques lignes en amont de la
perspective à adopter ; à savoir de l’abord par lequel nous souhaitions nous emparer de la thématique
de l’Égypte de Platon. Il nous restait encore à définir la focalisation. Par focalisation, nous entendions
cerner le champ de recherche considérée. Les différentes rubriques qui seraient autant de déclinaisons
de la question de la part d’authenticité et de facticité, de réception et de projection de l’Égypte de
Platon. Nous y sommes donc. Oralité et écriture (chap. I & II) ; année parfaite et théorie des cycles
(chap. III) ; rapport des hiéroglyphes aux « formes intelligibles » (chap. IV) ; conception fixe ou
malléable des canons artistiques (chap. V) ; systèmes théologiques, cosmogonies, mythes et doctrines
en diffusion (chap. VI) ; rôles dévolus au politique et à l’homme politique (chap. VIII) selon Platon,
selon les Égyptiens de Platon et ce que l’archéologie et la philologie suggèrent qu’il en était en vérité,
sont autant de dossiers qui mériteront de retenir toute notre attention. Tant pour les contresens qui sont
faits que pour le sens de ces contresens, et pour la pertinence révélatrice de certaines attributions.

L’Égypte de Platon apparaît en tout état de cause comme davantage qu’un décorum, un pur
théâtre d’ombres où s’agitent les idées, où viennent se substantialiser les hypothèses ; comme
davantage qu’un « réservoir ethnologique » où puiser des exemples qui feraient pendant aux
découvertes de la dialectique. Comme davantage, à tout le moins, que l’extrapolation d’une pensée qui
ricoche, chemine et se déguise en drame. Plus qu’une surface de projection. L’Égypte est moins un
arrière-plan qu’un acteur au premier. En comprenant l’Égypte selon Platon, en rapportant celle-ci à
l’Égypte « archéologique » ; en comprenant, surtout, ce que Platon avait compris de l’Égypte et ce
qu’il n’a pas su apprendre, ou n’a pas voulu prendre, c’est avant tout Platon que nous nous offrons de
mieux comprendre.

43 P. Vernus, Essai sur la conscience de l’histoire dans l’Égypte pharaonique, Paris, H. Champion, 1995.
44 J. Assmann, Maât, l’Egypte pharaonique et l’idée de justice sociale, Paris, Julliard, 1989.
23
On voit dès lors comment l’Égypte peut-être rampe d’accès pour la pensée de Platon autant que
Platon le véhicule d’une pensée de l’Égypte. On voit dès lors comment les vacances d’une pensée
peuvent être aussi de précieux points d’entrée, des ouvertures sur cette pensée. Sous condition que
nous-mêmes ne tombions pas dans le travers que nous stigmatisons : celui de lire Platon et donc
l’Égypte de Platon à la lumière des préjugés qui sont les nôtres. Nos préjugés : et sur Platon, et sur
l’Égypte. Bachelard parlait d’« obstacles épistémologiques »45 comme de ces freins à l’émergence de
l’esprit scientifique qui nous empêchent, au nom de ce que nous croyons, de voir ce que nous voyons.
L’esprit n’est jamais jeune. On ne vient pas à la philosophie sans idée préconçue46. On ne comprend
pas l’altérité sans s’amender soi-même : « accéder à la science, écrit le philosophe, c'est rajeunir
spirituellement, c'est accepter une mutation brusque qui doit contredire un passé »47. La construction
de la plus sommaire des connaissances implique souvent la destruction corrélative d’un monde de
faux-semblants. Platon ne pensait guère différemment, pour qui la vérité se joue au-delà des
apparences. Aussi nous importera-t-il de conserver toujours présent à notre esprit que les concepts,
notions, plus largement, que les réalités du monde antique ne sont pas solubles dans la circonscription
des termes que nous employons pour nous y référer.

4. De l’accommodation

Exigence déontologique autant que méthodologique, qui nous enjoint de faire un pas de côté.
Autant, du moins, que nos jugements peuvent être suspendus le temps d’une épochè sceptique.
Neutralisés le temps d’une analyse. C’est l’avantage d’être prévenu que chaque lecture ou regard
projeté projette un peu de soi sur l’autre cependant même qu’il en reçoit l’empreinte. La notion de «
cercle herméneutique » rend compte de cette expérience de l’autre qui renouvelle chaque fois, par
occasion et par retouches, les conditions a priori de ces expériences. Avancée par W. Dilthey (1833-
1911), reprise par F. Schleiermacher (1768-1834) puis développée par Heidegger, elle fait valoir le fait
que tout discours fonctionne en regard d’un tissu originaire de concepts et de significations. D’un un
horizon de précompréhension appelé à se redéfinir à l’issue de chaque rencontre un tissage de

45 « La science dans son besoin d’achèvement comme dans son principe s’oppose absolument à l’opinion. S’il
lui arrive, sur un pont particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour d’autres raisons que celles qui fondent
l’opinion ; de sorte que l’opinion a en droit, toujours tort. L’opinion pense mal ; elle ne pense pas : elle
traduit des besoins en connaissances […] On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la détruire.
Elle est le premier obstacle à surmonter » (cf. G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin,
1980, p. 14).
46 G. Canguilhem, Le Normal et le Pathologique (1943 ; rev. 1966), Paris, Presses Universitaires de France,

2005.
47 G. Bachelard, ibid.

24
déterminismes qui plongent leur noble tige dans une réalité historiquement et géographiquement
située, comptable de contingences socio-économiques et politiques. La pensée de Platon, non plus que
l’Égypte de Platon, ne peut à ce titre être explorée abstraction faite de son contexte. De son écrin
historique, sociologique, religieux même (le philosophe doit faire flèche de tout bois). Lequel écrin,
afin d’être réactivé, suppose que nous ne nous en tenions pas aux seuls dialogues platoniciens ou à la
documentation égyptologique, mais prenions acte de l’historiographie, croisions les sources et les
archives. Nous ne pouvons faire non plus l’économie des travaux éclaireurs de ceux qui nous ont
précédé.

C’est là pourquoi la mise en parallèle de l’Égypte égyptologique et de l’Égypte de Platon


nécessitera la mobilisation des sources épigraphiques et papyrologiques autant que des études et
analyses philologiques qui en ont été faites, indispensables à la remise en perspective des faits
interrogés. Elle nous enjoint d’entreprendre une reconstitution simultanée de l’Égypte considérée
comme authentique par les archéologues et de l’Égypte de Platon. Tout en sachant que l’Égypte de
Platon, toutes proportions gardées, n’est pas sans prendre également part à la vision que les
archéologues se font de l’Égypte authentique. Elle est aussi un témoignage, un document d’époque ;
un fragment du corpus dont la totalité trace les contours de l’Égypte authentique. Égypte de Platon
qu’il conviendra de replacer dans son ambiance et dans son cadre pré-hellénistique pour mieux rendre
sensible le hors-champ culturel qui aurait pu influencer sa description. Ensuite de quoi il nous sera
possible de confronter ces reconstitutions – qui ne sont jamais, rappelons-le, que des reconstitutions –,
et d’en tirer les conséquences.

Nous ne sortons jamais de nous-mêmes. Nous basculons d’un monde à l’autre, sans transition. Il
n’y a pas de position de surplomb qui offrirait de juger objectivement de la vérité48 – toute vérité est en
partie construite. L’esprit est transcendé par son langage, par son époque et par sa langue ; surtout par
elle – sa langue49. L’œil ne se voit pas voir. Mais il peut s’efforcer de réduire son aveuglement. Ceci
s’applique autant à nous, observateurs modernes qui pensons dans et d’après notre langue (si ce n’est
la langue qui pense à travers nous)50, pensons ainsi Platon à travers nous, qu’à l’auteur des dialogues,
forcé de penser l’Égypte à travers lui. Ce qui ne signifie rien moins que nous pensons depuis nous-
mêmes Platon qui pense depuis lui-même une Égypte qu’il se pourrait que Platon n’ait pas même vue

48 Cf. W.V. Quine, « Le Mythe de la Signification », dans La poursuite de la vérité, trad. M. Clavelin, Paris,
Seuil, 1993.
49 Qu’elle soit dite « de culture », « connotative » et « réflexive » ou bien « de service », « dénotative » et

« ustensile » pour recourir ici aux catégories-mères de H. Weismann. Cf. H. Weismann, Penser entre les
langues, Paris, Albin-Michel, coll. « Bibliothèque Idées », 2012.
50 Cf. S. Laugier, « Relativité linguistique, relativité anthropologique », dans Histoire Épistémologie Langage,

tome 18, fascicule 2, 1996, pp. 45-73.


25
de ses yeux vue51, mais pense par le regard d’autrui (de ses informateurs). Aussi ne sera-t-il pas
seulement pour nous question de réfléchir mais, plus encore, de nous instruire auprès de notre
réflexion. Qu’il se constate des divergences, impasses et contresens entre l’Égypte platonicienne et
l’Égypte archéologique est, à cette aune, chose attendue, inexorable. D’autant plus remarquables
apparaissent en retour certaines des convergences étonnamment précises liant ces deux Égypte.

S’il se rencontre effectivement des dissimilitudes entre l’Égypte platonicienne et l’Égypte


historique, le paysage intellectuel, religieux, culturel, doctrinaire, géographique (à défaut d’historique)
; ajoutons, scientifique, pédagogique et politique – quoique non sans restriction, comme il nous sera
donné de nous en rendre compte –, que l’auteur dissémine par pointillé au fil de ses aiguptiaka laisse
entrevoir une connaissance étonnamment poussée du pays de Kemet. Platon vise juste. Parfois plus
juste que ses contemporains. Plus juste que ses prédécesseurs : Hécatée, Hérodote, c’est acquis,
chronographes, « enquêteurs » ; mais également Homère, compilateur(s) de mythes ; Euripide,
Isocrate, dramaturges ; chacun ayant décrit – écrit – à sa manière la terre des pharaons, et dont l’«
imaginaire platonicien » aurait pu s’inspirer. L’auteur des « passages égyptiens » disposait bien à
l’évidence d’une matrice iconographique précieuse et de notoriété publique.

Or, cette matrice, Platon fait plus que la réinvestir, la remanier : il la surclasse. Il la dépasse. Il
introduit dans son Égypte des éléments radicalement nouveaux, ne figurant dans aucun témoignage de
facture grecque qui nous soit parvenu. Des éléments ressortissant – entre autres – au domaine de
l’ethnologie, mettant en scène des « tranches de vie » de manière détaillée – bien plus précise que l’on
pourrait s’y attendre ; mais plus encore, des éléments de doctrine, des mythes, des tournures littéraires
frappantes par leur parfaite correspondance avec ceux en usage dans l’Égypte de la Basse Epoque. Des
éléments que seul parmi les Grecs Platon, à notre connaissance, mentionne dans ses écrits. Nos
investigations nous conduiront à nous interroger autant sur ces coïncidences proprement ectopiques,
que sur ce qui sépare l’Égypte de Platon de l’Égypte authentique.

51 Sur l'aussi épineux que passionnant dossier du séjour de Platon en Égypte, cf. R. Eisler, « Platon und das
ägyptische Alphabet », Archiv für Geschichte der Philosophie, 34, 1922, p. 3-13 ; P. Frutiger, Les Mythes de
Platon, Paris, 1930, p. 233, n. 2 ; K. Svoboda, « Platon et l’Égypte », Archiv Orientální XX, 1952, p. 28-38 ;
Fr. Daumas, « L’origine égyptienne du jugement de l’âme dans le Gorgias de Platon », dans Mélanges R.
Godel, Paris, 1963, p. 187-191 ; C. Froidefond, Le mirage égyptien dans la littérature grecque d’Homère à
Aristote, Paris, 1971, p. 267-342 ; H. Joly, « Platon égyptologue », Revue philosophique 172, 1982, p. 255-266
; Fr. Daumas, « L’origine égyptienne de la tripartition de l’âme chez Platon », dans Mélanges A. Gutbub,
OrMonsp II, Montpellier, 1984, p. 41-54 ; J.G. Griffiths, « Atlantis and Egypt », Historia: Zeitschrift für Alte
Geschichte 34, 1985, p. 3-28 ; Fr. Hartog, « Les Grecs égyptologues », Annales ESC, sept.-oct. 1986, p. 953-
967 ; L. Brisson, « L’Égypte de Platon », Les Études philosophiques 2/3, 1987, p. 153-168 ; E. Hornung, G.
Roullin, « L’Égypte, la philosophie avant les Grecs », Les Études philosophiques 2/3, 1987, p. 113-125 ; J.
Derrida, « La pharmacie de Platon » (1968), dans Platon, Phèdre, GF-Flammarion, 2e éd., Paris, 1992, p. 255-
403 (en part. p. 391, n. 8) ; B. Mathieu, « Le voyage de Platon en Égypte », ASAE 71, 1987, p. 153-167. En
dernier lieu : Fr. Mathieu, Platon, l’Égypte et la question de l’âme, The Book Edition, 2013.
26
En dernière analyse, l’appréciation globale des œuvres de Platon permet au lecteur attentif de
consigner une liste de quelque vingt-et-une références explicites à l’Égypte pharaonique52. Pour ce qui
concerne leur répartition, un recensement plus attentif de ces allusions fait ressortir le fait de leur
prolifération dans les écrits de maturité et de vieillesse. Succinctes et incidentes chez le Platon de la
première plume, leur importance grandit au cours de la « période de transition » pour culminer en
qualité autant qu’en quantité dans ses écrits tardifs. La saynète égyptienne du Phèdre en produit un
exemple paradigmatique, ou les figures de Theuth (= Djehouty/Thot, alias d’Hermès) et de Thamous
(Platon ?) prennent une part décisive à l’argumentation. La peinture égyptienne mise à l’actif du
hiérophante du temple de Saïs dans le Timée et le début du Critias offre à la Belle Cité qui n’était
jusqu’alors qu’un projet suspendu à la seule conviction de sa faisabilité53 une assise historique : le
Timée prolonge la République tout comme un simulacre sensible articulée à son idée, modèle ou
archétype intelligible54. À première vue moins structurés, les développements des Lois prêtent enfin à
l’Égypte une valeur d’exemplarité que l’on ne saurait considérer pour marginale. Quelque inexacte en
soit la description.

Nous nous trouvons ainsi aux prises avec le paradoxe de « passages égyptiens » (loci aegypti),
se présentant tantôt comme des muthos, tantôt comme des « histoires véritables » ; et à chaque fois, ou
peu s’en faut, « transmis » par voie orale à un Socrate qui fonde en tradition la vérité latente (à défaut
d’objective) de ces palaioï logoï 55. Ainsi Socrate insiste-t-il sur l’importance de recevoir le récit de
l’officiant de Saïs « comme une histoire vraie, non comme un conte fabriqué de toutes pièces » (μή
πλασθέντα μΰθον άλλ' άληθινόν λόγον)56. Sans doute n’est-il ni l’un ni l’autre, c’est-à-dire l’un et
l’autre ensemble. De l’authentique, assurément, se mêle à de l’imaginaire. Platon opère des choix dans
sa reconstruction de la vallée du Nil, plaçant cette reconstitution sous l’hypothèque d’un discours
argumentatif. Le choix originaire de retenir l’Égypte en tant que lieu de révélation (qu’on songe au
récit archaïque de l’officiant de Saïs), redisons-le, n’a rien d’épilotique. Il fait écho et, par là même,
célèbre à nouveau frais, certaines valeurs (stabilité, primat de l’ancienneté apparaissant comme «
pierre de touche » de vérités plus profonde que les extrapolations logiques, constance des lois,

52 Lesdites mentions se distribuent dans les dialogues de la manière suivante : Gorgias, 482b, 511d ;
Ménéxène, 239e, 241e, 245d ; Euthydème, 288b ; Phédon, 80c, République, 436a ; Phèdre, 257d, 274c sq ;
Politique, 264b, 290de ; Timée, 21c sq ; Critias, 108d sq ; Philèbe, 18b ; Lois, 656d sq, 747c, 799a sq, 819a sq,
953e ; Epinomis, 987a.
53 Cf. République, VI, 502 et VII, 540d.

54 « Supposons que les citoyens et la république que tu nous as montrés hier comme imaginaires soient réels,
que cette république soit la tienne et que tes citoyens soient nos ancêtres dont parle le prêtre égyptien »
(Timée, 26a-e). Cf. P. Vidal-Naquet, « Athènes et l'Atlantide. Structure et signification d'un mythe
platonicien », dans Revue des Études Grecques, tome 77, fascicule 366-368, 1964. p. 420-444.
55 Phèdre, 274c ; Théétète, 181b ; Philèbe, 16c.

56 Timée, 26e.

27
permanence esthétique) en lesquels l’auteur des dialogues, sans doute, se reconnaît. Il y aurait là
l’espace pour une « philosophie de la philosophie ». À la « logique de la connaissance » il nous
faudrait encore lier une « psychologie de la connaissance » qui borne les prétentions de l’intellect pour
retrouver l’affect, le moteur é-motion-nel. L’un déguise l’autre, aurait écrit l’auteur de la Généalogie
de la morale 57. Mais ce discours, l’intentionnalité de ce discours et sa teneur évaluative ne retirent
rien aux éléments factuels disséminés dans les aiguptiaka.

Si l’on peut donc parler d’arrangement littéraire, d’échafaudage à visée rhétorique au sujet de
l’Égypte « racontée » par Platon, cet arrangement ne se tient pas dans le vide. Tant s’en faudrait. Il
s’enracine dans une réalité, certes, incomplète et sélective, mais non moins avérée. Le commentaire
savant de l’œuvre de Platon a pu avoir tendance par le passé à relativiser, sinon à reléguer à la
périphérie cette difficulté. À délaisser la dimension concrète, charnelle – usons du mot – « existentielle
» de ses dialogues. Le contenu intellectuel fut préféré au contenant littéraire. Or le contenant n’est pas
moins signifiant que le contenu. Il est, lui-même, « discours » : tout « fait discours ». Et c’est en tant
que tel, en tant que discours qu’il se doit être analysé. Cette analyse à laquelle nous nous destinons, il
nous faut l’entreprendre avec l’humilité de qui s’engage sur un terrain en grande partie inexploré. Il
faut prendre au sérieux la captatio benevolentiæ, cette figure imposée qui doit inaugurer toute
prospection intellectuelle. Nombreuses sont nos lacunes. Pour ce qui concerne l’Égypte et pour ce qui
concerne Platon. Peut-être trop encore pour mériter à notre étude l’appellation d’enquête
philosophique. Il n’est pas dit toutefois que notre orpaillage ne nous conduise pas à quelques résultats,
aussi modestes soient-ils. À quelques pistes qui non seulement renouvelleraient notre lecture de
l’œuvre de Platon, mais également la vision que nous pouvons avoir de l’Égypte archéologique. Platon
est-il un témoin fiable ?

Là est toute la question, toute la problématique. Tout l’intérêt de notre enquête. L’article de la
sphinge de Thèbes en quoi consiste la saveur de l’énigme à laquelle nous nous apprêtons à nous
colleter. L’Égypte de Platon prend place dans un estran. Elle se déploie dans une zone de marnage. Se
donne comme un objet complexe, à la fois objectif et subjectif. C’est à faire le départ entre le subjectif
et l’objectif que nous consacrerons les différentes rubriques de notre examen. À démêler la projection
de la réception (jamais exempte de projection) qui peut nous informer, mais aussi déformer le « regard
de Platon ».

57F. Nietzsche, Généalogie de la morale, trad. I. Hildenbrand et J. Gratien, dans Œuvres complètes VII,
Paris, Gallimard, 1971.
28
29
L’écriture en procès

Les Égyptiens ont découvert très tôt l’intérêt de l’écriture. Plus tôt qu’on ne le croyait encore il
y a quelques décennies. Si bien que de récentes découvertes épigraphiques ont conduit les
archéologues à déplacer le premier berceau des lettres de la Mésopotamie à la vallée du Nil58. Au-delà
de cette primauté intuitivement – mais non moins remarquablement – admise par notre auteur, il reste
à souligner que les Égyptiens ont constitué au fil de leur histoire une somme prodigieuse de papyri,
d’archives, de rouleaux profanes ou de textes sacrés. Nous sommes loin aujourd’hui d’en avoir fait le
tour ; le musée du Caire, le British Museum, le Metropolitan aussi bien que le Louvre, pour ne citer
que les plus fournis en matière d’égyptologie, regorgent de trésors encore inexploités. Les réserves
sont aussi des lieux de fouilles. De même surtout que la Vallée des Rois et des diverses tombes
immémorées des hommes que cette dernière abrite. Et ce n’est rien dire des pyramides à textes, qui
réservent à coup sûr leur content de trouvailles.

Les Grecs avaient eu vent de ce « miracle égyptien ». Ils connaissaient – exagéraient –


l’ancienneté de l’Égypte, sa sagesse trois fois millénaire, le raffinement de son art et son prestige. Ils
connaissaient l’Égypte par le commerce et par la guerre. Activités qui lui valaient le respect des aînés
et des initiateurs. Ils connaissaient l’Égypte comme une alliée sincère. Ou peu s’en faut,
lorsqu’Hérodote y fait escale pour s’entretenir avec les officiants des temples égyptiens. Ainsi ne sont-
ce pas d’abord les écritures qui fascinent l’historien ; et l’on a pu tantôt faire remarquer que ce ne sont
pas aux écritures non plus qu’à l’art pharaonique que l’historien consacre ses pages les plus ardentes :
« Dans ses rapports avec les prêtres, ne se murmure nulle "leçon d'écriture": il n'est ni le sauvage ni
même le demi-sauvage de ces savants. Parce qu'eux-mêmes sont des barbares » précise Fr. Hartog,
dans un article malignement intitulé, « Les Grecs égyptologues »59. Le recours à l’écriture n’est pas le
poinçon du raffinement. Elle n’est pas gage de l’excellence et n’implique pas, prise à elle seule, de
supériorité de la civilisation pharaonique. Ce n’est pas à l’écriture que l’Égypte doit ses principaux
attraits. Sans doute faut-il rappeler, à cette enseigne, que le voyageur grec qu’est Hérodote, globe-

58
P. Vernus, « La naissance de l’écriture dans l’Égypte ancienne », Archéo-Nil 3, 1993, p. 75-108 ; en part p.
87.
59 Fr. Hartog, « Les Grecs égyptologues », publication en ligne d’après les Annales ESC (sept.-oct. 1986), p.

953-967
30
trotter graphomane devant l’éternel, écrit lui-même dans le monde du Ve siècle avant J.-C, monde
dominé par le médium de l’oralité60. Plus pour longtemps61.

Qu’en est-il chez Platon ? Quelle place Platon réserve-t-il à l’écriture au sein de la
représentation qu’il se fait de l’Égypte ? En quelle estime tient-il ce qui consiste en Grèce en une
révolution en passe de s’achever – le passage de l’oralité à l’écriture62 –, tout en étant acquis depuis
des temps immémoriaux en terre des pharaons ? Car tel est bien l’enjeu : la pertinence de l’écriture. La
pertinence de l’écriture pour autant que l’écriture s’impose en ébranlant radicalement les structures de
la transmission, en bouleversant les rapports de l’individu aux autres individus, à son savoir et à la
politique. « Platon, estime effectivement E.A. Havelock, faisait pratiquement encore partie d’un
monde sans écriture »63. Et de citer pléthore de ses prédécesseurs dont les fragments présentent les
signes caractéristiques d’une culture encore frappée du sceau de l’oralité : Xénophane, Héraclite,

60 E. Havelock, Preface to Plato, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1973.


61 J. Bottero, « De l'aide-mémoire à l'écriture », dans Ecritures. Systèmes idéographiques et pratiques
expressives. Actes du colloque international de l'Université de Paris VII, 22, 23 et 24 avril 1980, Paris,
1982, p. 13-37.
62 L’écrit et la parole sont-ils complémentaires ou exclusifs l'un de l'autre, complices ou adversaires ? Que

peut-on dire que l'on ne saurait écrire ? Inversement, si tout ne peut être dit à tous, comme en témoigne le
secret des mystères ; comme en atteste encore l'ineffabilité de l’être (science des idées), que ne saurait-on
écrire ? C'est soulever la question tant de l'opportunité que celle, plus radicale, de l'aptitude de l'écriture à
rendre compte de la parole transmise. Est-ce bien la même parole que l'on transmet, une fois privée de son
incarnation ? Mais une parole transmise par la seule voie de l'oralité serait-elle plus fidèle ? Ne risque-t-elle
pas de s'altérer plus rapidement encore, ne disposant d'aucun ancrage – d'aucun encrage ? Ne disposant
d'aucun support tangible en mesure de la préserver, de garantir son authenticité ? À supposer que cette
authenticité dût être garantie, ce qui ne va pas de soi : si la pensée chemine, si la pensée doit se mouvoir
perpétuellement, « surunitaire », imitant le mouvement circulaire qu'elle a reçu du Dieu, serait-il expédient
de la vouloir figer ? Question qui retrouve celle de la crédibilité de la tradition attribuant à Platon une
doctrine non écrite. Voir au-delà, en marge de cette hypothétique doctrine, celle de l'essaimage dans les
dialogues d'indices et d'allusions que seuls « comprennent les initiés » ; celle du « double langage », de la «
double écriture » ; celle du non-dit, de l'implicite ; celle de la rétention et de la divulgation. Aussi celle de la
« discipline » – au sens initiatique du terme –, de l'enfant qui apprend (puer : « enfant », discere : « apprendre
») et ne peut tout apprendre (tout se rappeler) sans maître, de discours « orphelins de père ». Cf. à ce sujet H.
von den Steinen, « The symbolism of the initial hint in Plato’s dialogues », dans Bulletin of Faculty of Arts
(BFAC), vol. XI, Le Caire, Fouad I University, 1949 ; S.J.E. Strycker, « L'enseignement oral et l'œuvre écrite
de Platon », article en ligne dans Revue belge de philologie et d'histoire, t. 45 fasc. 1, 1967, Antiquité –
Oudheid, 2009, p. 116-123 ; M.D. Richard, L'Enseignement oral de Platon, pref. P. Hadot, Paris, Le Cerf,
1986 ; J.-L. Périllié, « Dialogue socratique et divulgation de l’incommensurable », dans J.-L. Périllié (dir.),
Oralite et Ecriture chez Platon, Cahiers de philosophie Ancienne n°22, Bruxelles, Editions Ousia, 2012 ; M.
Vegetti, « Dans l’ombre de Thoth. Dynamiques de l’écriture chez Platon », dans M. Detienne (dir.) Les
savoirs de l’écriture en Grèce ancienne, Paris, Presses universitaires de Lille, 1988, p. 387-419 ; P. Loraux, «
L’art platonicien d’avoir l’air d’écrire », dans op. cit., p. 420-455 et O. Renaut, « La parole dans les dialogues
de Platon » (dossier), dans Platon, Phèdre, Paris, Garnier-Flammarion, 2012.
63 E.A. Havelock, Aux origines de la civilisation écrite en Occident , Toronto, 1974, trad. E.E. Moreno, Paris,

La Découverte, Petite bibliothèque Maspero, 1981.


31
Parménide, Empédocle, pour n’évoquer que des noms qui nous soient familiers64. L’écrit, selon
Havelock, se confondrait encore avec les origines de la philosophie65. S’il est un fait que la
supputation d’une fonction originaire exclusivement hypomnématique de l’écriture – idée qui avait
déjà l’agrément des anciens Grecs – a quelque peu perdu de son évidence66, on ne peut manquer de
relever que les premières manifestations de la philosophie furent indéniablement contemporaines de la
rédaction d’écrits, et plus exactement, d’écrits en prose rompant d’avec la poétique traditionnelle67. «
The miracle of early Greek philosophy is unthinkable without the circulation and use of books »,
écrivait également J. Mansfeld, reprenant à son compte la thèse d’une corrélation entre émergence de
la pensée conceptuelle et naissance de ce nouveau genre de littérature68.

Thèse audacieuse ; peut-être trop. Parce qu’univoque, et ne faisant pas droit à de nombreux
autres leviers. Qu’il s’agisse d’ouverture critique ou d’élaboration d’une critériologie de la preuve, la
philosophie grecque doit tout autant à la pratique de la discussion publique dans le cadre de la cité, au
débat judiciaire et au principe d’isonomie qui valait jusque dans l’urbanisme, lisible dans l’espace
réservé à l’agora au cœur d’Athènes, lieu de rencontre, d’échange, de délibération. C’est en ceci que

64 E.A. Havelock, « Pre-Literacy and the Pre-Socratics », dans BICS 13, 1982, p. 234 sq pour les premiers
cités ; p. 221 pour Empédocle.
65 Y a-t-il lieu de croire que le doublon « philosophie et sciences » serait émané de l’« esprit de l’écriture » de

la même manière que selon Nietzsche, la tragédie serait née de l’« esprit de la musique » ? Assurément, si l’on
en croit la thèse élaborée dans les années 1960 par notre auteur ; une thèse concurrençant celle de J.-P.
Vernant, tenant pour lui que la démocratie aurait été le giron ultime de ce nouveau « régime » de la pensée.
Cf. E.A. Havelock, The Literate Revolution in Greece and its Cultural Consequences , Princeton, 1982. La
question décisive, selon A. Laks, serait alors « de savoir comment la philosophie elle-même conçoit son
rapport à la nouvelle technologie. Les deux questions sont évidemment distinctes ; la distance apparaît
mieux encore si l’on se rappelle que, à suivre le Phèdre, l’écriture, loin d’être le facteur de dynamisation
hypoleptique qu’il fut incontestablement en Grèce, ne fixe les contenus que pour les immobiliser. Il faut
d’ailleurs souligner que, dans un contexte politique, ceci est un aspect valorisé : Platon en témoigne lui-
même dans les Lois, où l’écriture est louée précisément pour les raisons qui la font condamner dans le
Phèdre (Lois, X, 890e-891a) ; au reste, la fixation écrite des lois fut aussi une revendication éminemment
démocratique, tout comme, inversement, la capacité à lire et à écrire semble bien être une des
présuppositions fondamentales du fonctionnement de la démocratie » (A. Laks, « Écriture, prose et les débuts
de la philosophie grecque », dans Methodos 1, 2001, article mis en ligne le 02 avril 2001, consulté le 10 mai
2014., p. 4). Sur cette dernière proposition, cf. E.G. Turner, Athenian Books in the Fifth and Fourth
centuries B.C, Londres, 1954, p. 9 ; contra R. Thomas, « Written in stone ? Liberty, Equality, Orality and the
codification of law », dans A.D.E. L.-Lewis (éds.), Greek Law in its Political Settings, Oxford, 1996, p. 9-31.
66 Voir S. Humphreys « ‘Transcendance’ and Intellectual Roles : The Ancient Greek Case », dans
Daedalus
104 (Wisdom, Revelation and Doubt : Perspectives on the First Millenium B.C.), 1975, p. 91-116. Une
édifiante comparaison entre ce phénomène et le contexte social qui a vu l'émergence de la prose dans la
France médiévale est proposée par W. Godzich et J. Kittay dans The Emergence of Prose. An Essay in
Prosaics, Minneapolis, 1987 ; en part. p. 194 sq.
67 Pour un traitement particulier des cas d’Anaximandre et d’Anaximène, se reporter à G. Wöhrle,

Anaximenes aus Milet. Die Fragmente zu seiner Lehre, Stuttgart, 1993, p. 10.
68 J. Mansfeld, « Fiddling the books : Heraclitus on Pythagoras (DK22129) », dans K.J. Boudouris (éd.), Ionian

Philosophy, Athènes, 1989, p. 234 et n. 14. Voir aussi G.E.R. Lloyd « The Social Background of Early Greek
Philosophy and Science » (1972), dans Methods and Problems in Greek Science, Cambridge, 1991, p. 123.
32
J.-P. Vernant pouvait écrire que la pensée rationnelle avait été, en Grèce, « la fille de la cité »69.
L’hypothèse de Vernant, pour être séduisante, n’est pourtant pas assez d’elle seule – pas plus que celle
d’Havelock – pour expliquer ce se séisme culturel que fut l’essor de la philosophie. Peut-être faudrait-
il, avec prudence, nous en tenir à une vision intermédiaire : il se pourrait que la démocratie n’eût pas
été possible sans l’écriture ni la philosophie sans la démocratie. Sans exclure par ailleurs qu’une telle
révolution, loin d’être bicausale, ait pu bénéficier de nombreux autres ferments moins explicites ou
moins avouables70. Que l’écriture fût nécessaire – bien que non suffisante71 – à l’éclosion de la
philosophie, serait pour nous une idée d’autant plus problématique que nous verrons Platon, parfois
considéré comme l’inventeur de la philosophie, s’en prendre vertement à l’écriture et à sa diffusion.
Comment un philosophe qui, par sa discipline, serait débiteur de l’écriture, concevrait-il de
déconsidérer l’écrin qui l’a vu naître ?

Autre question : Platon était-il seul de sa catégorie ? Seul à avoir « thématisé » cette révolution
en cours ? Tant s’en faudrait. Et il est peu de dire qu’en cette période charnière où se joue le passage
d’un médium à un autre, d’une « civilisation de l’oral » à une « civilisation de l’écrit », le consensus
était loin d’être acquis. Euripide, dans son Palamède, considère l’écriture comme un « remède contre
l’oubli »72. À ce qu’il appelle son suggraphè, l’historien Thucydide entend prêter le statut d’une «
possession pour la suite des temps, plutôt que d’une joute pour l’audition immédiate »73. C’est dire que
l’écriture déborde largement pour ces « auteurs » la fonction hypomnématique que nous verrons
Platon lui concéder à l’occasion du Phèdre. D’accord avec Socrate, le rhéteur Alcidamas défend
inversement les vertus de l’improvisation orale. Elle seule rend le kairos possible, la parole pertinente
et opportune. Il renoue ce faisant avec les accents authentiques du Socrate de l’Apologie, se défiant de
la recrudescence du recours judiciaire à la logographie. Revendiqué ou dénigré, le discours écrit fait
véritablement, en cette fin de IVe siècle, l’objet d’une réflexion de fond, dont les dialogues
platoniciens découvrent les enjeux. « De manière générale, résume A. Laks, la thématisation de
l’écriture dans le Phèdre doit être comprise comme la forme réfléchie, au moment où elle s’achève,
d’une mutation culturelle de grande ampleur, dont l’importance est par là même enregistrée (comme
Aristote écrit sa Politique au moment où le paradigme de la cité cesse d‘être historiquement décisif)

69 J.-P. Vernant, Les Origines de la pensée grecque, Paris, PUF, Mythes et Religions, 1962, p. 133.
70 Cf. J.-L. Périllié, « Les premiers philosophes et l’enthousiasme des origines », dans Revue électronique
Klèsis, n°2 : De la philosophie grecque, 2006.
71 L’écriture peut avoir favorisé, au mieux, conditionné cette dynamique sans pour autant que son essor

puisse lui en être imputé unilatéralement. Cf. à ce sujet G.E.R. Lloyd, « The Social Background of Early
Greek Philosophy and Science » (1972), dans Methods and Problems in Greek Science, Cambridge, 1991, p.
123 et J. Goody, « Literacy and achievement in the Ancient World », dans The Interface between the
Written and the Oral, Cambridge, 1987, p. 76.
72 Cf. J.A. Nauck, Euripides, Tragedies and Fragments , 1851, frg. 578.

73 Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, I, 22.

33
»74. En suite de quoi nous ferons nôtre ce postulat fondamental selon lequel une interprétation ne peut
être envisagée abstraction faite de la situation qui voit naître le texte objet de cette interprétation.
Principe qui traduit la nécessité, pour ce qui concerne notre objet d’étude, d’avoir en considération le
moment d’écriture des dialogues de Platon pour aborder les dialogues de Platon, pour concevoir et
l’écriture et la non-écriture platonicienne75.

C’est donc un monde en mutation, tendu entre ces deux modalités de la communication, directe
et indirecte, qui sert de toile de fond à ces dialogues écrits (les deux mots pèsent, et nous pesons les
nôtres) en quoi consistent le Phèdre et le Timée. Dialogues sur le communicable et l’incommunicable,
sur la divulgation par le truchement de l’écrit et ses limitations ; dialogues et réflexions qui n’auraient
certainement pas lieu si cette transition de l’oralité à l’écriture avait déjà été achevée. La thématique de
l’écriture et de l’oralité pose en effet chez notre auteur une moisson d’interrogations éminemment
complexes. Nous ne pouvons passer sur l’attitude souvent critique que manifeste Platon au fil de ses
dialogues envers ses pratiquants, sur son appréciation modérément affable de l’art de l’éristique et de
ses autres rhéteurs faisant un usage détourné, impropre et malheureux de ce médium nouveau, qui n’a
cessé, au moins depuis le VIe siècle avant J.-C., de gagner du terrain sur la parole, la transmission
directe et authentique76. Le Phèdre et le Timée sont en ceci des « considérations actuelles », greffées à
leur époque, le témoignage immédiat d’une révolution en cours. Platon avise en revanche l’Égypte
comme un modèle où s’est déjà, et depuis bien longtemps, parachevé cette transition. Transition dont
Platon et le contemporain, pour ne pas dire l’acteur. La Grèce est dans la chrysalide. L’Égypte en est
sortie, où l’écriture est installée. Mais à quel prix ? En aura-t-elle bénéficié ? Comment ? Dans quelle
mesure ? Faut-il suivre ses traces ? Quels en seraient les risques si risques il devait y avoir ? N’y a-t-il

74 A. Laks, A. Laks, art. cit., p. 7.


75 Cette remise en contexte des dialogues de Platon abordant l’écriture ( Phèdre, Timée essentiellement) a
servi de fil conducteur aux travaux de M. Erler, « Platons Schriftkritik in historischen Kontext », dans Der
altsprachliche Unterricht 28, 1985, p. 27-41 et de G.F. Nieddu, « Testo, scrittura, libro nella Grecia arcaica e
classica : Note e osservazioni sulla prosa scientifico-filosofica », dans Scrittura e civiltà 8, 1984, p. 213-261.
76 Mais la parole n'est pas en reste, elle également en butte aux perversions des orateurs. Sa pollution par les

sophistes suit tout naturellement de l'instauration d'institutions démocratiques. Si donc les citoyens
contrôlent l'État, la sophistique promet à qui s'en revendique les instruments pour contrôler les citoyens.
Socrate, dans le Gorgias, l'assimile à l'art culinaire, qui est un art de plaire et de complaire, de satisfaire les
sens et de flatter les préjugés de la foule quand l'art du philosophe serait au contraire l'art du médecin dont
les remèdes sont astringents, mais aussi rudes que cathartiques : « La flatterie en fait de ragoûts s'est donc
cachée sous la médecine, comme j'ai dit. Sous la gymnastique s'est glissée de la même manière la toilette,
pratique coupable, trompeuse, indigne d'une âme libre et généreuse, qui pour séduire, emploie les formes,
les couleurs, le poli de la peau, les vêtements, de manière à nous attirer vers une beauté d'emprunt et à nous
faire négliger la beauté naturelle que donne la gymnastique. Et pour ne pas m'étendre, je te dirai, comme les
géomètres (peut-être me comprendras-tu mieux), que ce que la toilette est à la gymnastique, la cuisine l'est à
la médecine ; ou plutôt de cette manière : ce que la toilette est à la gymnastique, la sophistique l'est à la
partie législative ; et ce que la cuisine est à la médecine, la rhétorique l'est à la partie judiciaire » (Gorgias,
465a-b).
34
rien à perdre ? La réponse n’est pas simple. Surtout, elle n’est pas univoque. Platon à son idée, qui
n’est pas aussi arrêtée qu’on pourrait le penser. Un bref détour en terre des pharaons n’en sera que
d’autant plus nécessaire pour mieux comprendre de quoi il retourne. Sans doute est-ce là pourquoi les
deux dialogues majeurs se trouvant aborder le plus frontalement ces interrogations nous mettent aux
prises avec l’Égypte : encore une fois, le Phèdre et le Timée ; accessoirement les Lois.

Voici qui pourrait bien ne pas être anodin, attendu l’importance jouée par la scénographie dans
les compositions platoniciennes. Le théâtre signifie autant que les temporalités, autant que la littérracie
– la forme mimétique ou diégétique de la « représentation » –, autant que le choix des personnages.
Tout, chez Platon, peut-être symptomatique. Tout prend une épaisseur, les dits comme les silences ; et
combien plus encore les paroles consacrées – entendons là les mythes. Le mythe, en habits de
symbole, soulève un coin du voile sur certaines vérités qui transcendent les temps historiques. Raison
pourquoi le mythe a lieu dans le non-temps. Le fait demeure que les mythes du Phèdre et du Timée ont
beau s’inscrire dans les temps archaïques77, ceci à la faveur d’une rhétorique habile de récession
renvoyant l’un aux origines divines du monde, et l’autre aux origines humaines de la civilisation, ils
restent communément localisés en un même lieu – l’Égypte. Les sources de l’écriture, semble nous
dire Platon, se confondent avec les sources du Nil. Qui veut apprendre la vérité de la Grèce devra par
conséquent quitter la Grèce pour mieux la retrouver. Solon l’avait compris, lequel n’était pas « sage »
que de réputation.

La chose ne devrait pas surprendre quiconque est habitué à ces récits de voyages mêlant
fantasmes et charge polémique, à ces fables au double langage invoquées pour communiquer à mots
couverts un message qui ne peut l’être ouvertement. L’étranger sert alors de succédané, ayant fonction
de remplacer la société mise en accusation. Il peut aussi servir de cadre à des formes d’expériences de
pensée, ou bien encore de revêtement mystique à même de conférer une certaine gravité à un savoir
qui perdrait l’essentiel de ce qu’il enveloppe dans sa divulgation expresse. Cette vocation des
finistères pourrait sans aucun doute répondre aux intentions de Platon. L’Égypte serait un procédé.
Dont acte. À ceci près qu’il y a longtemps que l’Égypte, à l’heure où Platon envisage ses mythes,
n’était plus guère un pays étranger78. Son ancienneté aux yeux des Grecs n’en faisait pas un pays hors

77M. Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, Idées, 1963.


78 J. Vercoutter, Essai sur les relations entre Égyptiens et pré-hellènes, Paris, L'Orient ancien illustré, A.
Maisonneuve, 1954 ; idem., L'Égypte et le monde égéen pré-hellénique, étude critique des sources
Égyptiennes du début de la XVIIIe à la fin de la XIXe dynastie, Le Caire, Bulletin d’Egyptologie (BdE), IFAO,
1956 ; D. Valbelle, Les neuf arcs, L'Égyptien et les étrangers de la préhistoire à la conquête d'Alexandre ,
Paris, Armand Colin, 1990 ; P. Salmon, La politique égyptienne d’Athènes (VIe et V e siècles avant J.-C.),
Bruxelles, Palais des Académies, 1981 ; A.M. Badi, Les Grecs et les Barbares. L’autre face de l’Histoire, 2 vol.,
Paris, Payot, 1963 ; D. Mallet, « Les premiers établissements Grecs en Égypte », dans Mémoires publiés par
les membres de l'institut français d'archéologie orientale du Caire (MIFAO), n°12, Le Caire, 1893 ; idem,
35
d’atteinte. Bien loin. Les auteurs rompus à la fable ont toujours eu grand soin de situer cette dernière
dans les confins, dans le jardin des Hespérides, par-delà les colonnes d’Hercule, aux frontières du
monde connu ; c’est-à-dire là où nul ne pouvait se rendre et vérifier leurs dires. Platon lui-même
reconnaissait cette exigence. Sauf à songer que l’Atlantide fut réellement victime de l’éruption du
volcan de Santorin, les chances sont faibles qui permettraient de remonter sa trace. L’allégorie est à ce
prix. Auquel déroge visiblement l’Égypte.

Le second paradoxe est encore plus criant. Le mythe de Theuth grammatologue exposé dans le
79
Phèdre avait conclu à l’écrasante suprématie de la dialectique sur l’éristique ; par transitivité, sur
l’excellence de la philosophie au regard de la sophistique. La description de l’Athènes archaïque – la
80
gloire passée d’Athènes et future République – que présentent ensemble le Timée et le Critias
semble répondre à une finalité inverse, en fait complémentaire : non plus stigmatiser une pratique
démocratique trop prompte à relativiser les valeurs de la tradition, mais exalter cette tradition sous un
masque égyptien – ce qui, de l’ancienne Athènes, s’est conservée dans les institutions de Saïs – et
fournir des modèles (légaux, religieux, artistiques, etc.) qu’une cité en déshérence serait avisée de faire
siens. Là où les choses prennent un tour plus embarrassant, c’est arrivé au récit du Timée et du début
du Critias. C’est lorsque le lecteur se surprend à relever ce qui a tout d’un changement radical de
disposition de la part de l’auteur à l’endroit de l’écriture : vilipendée dans Phèdre, elle tient dans le
Timée un rôle de première importance. Et cela pour les mêmes raisons, en première approximation, qui
l’avait faite rejeter dans le premier dialogue.

Le Phèdre fait rimer écriture et hypomnèse, fausse science et pédantisme, oubli ; le Timée la
raccroche à la mémoire, au souvenir, à sa fonction de contrôle de la tradition orale. Comment marier le
feu et l’eau ? Comment tenir ensemble le plaidoyer et la relégation ? L’éloge et la dépréciation ? Autre
question ; plutôt, autre point de vue sur la question : quelle place pour l’écriture dans la philosophie ?
Aux yeux de Platon ? Aux yeux des Égyptiens ? « Hypomnèse », « anamnèse », l’Égypte disposait-
elle d’un approchant de ces concepts, ou bien sont-ils propres à Platon ? Est-il, du reste, une
conciliation envisageable avec l’ésotérisme revendiqué de la Lettre VII, qui permettrait de rendre

« Les rapports des Grecs avec l'Égypte de la conquête de Cambyse (525) à celle d'Alexandre (331) », dans
Mémoires publiés par les membres de l’Institut français d’archéologie orientale du Caire (MIFAO) , n°48,
1922, p. 125-134 ; N. Grimal, B. Menu, « Le commerce en Égypte ancienne », dans Bulletin d’Egyptologie
(BdE), n°121, Le Caire, IFAO, 1998 ; J.-L. Fournet, « Les emprunts grecs à l'égyptien », dans Bulletin de la
Société de linguistique de Paris, vol. LXXXIV 1, Paris, 1989 ; J.A. Faure, L'Egypte et les Présocratiques, Paris,
Librairie Stock, 1923 ; Ph. Derchain, Les impondérables de l’hellénisation. Littérature d'hiérogrammates ,
Paris, Brepols, Monographies Reine Elisabeth, 2003.
79 Phèdre, 274c-275b.

80 Timée, 21e-23c ; Critias, 113b sq. (fin du dialogue).

36
cohérente cette apparente antilogie81 ? En somme (si ladite « somme » n’est pas contradictoire), en
quelle faveur Platon tenait-il l’écriture ? De quoi est-elle le nom ; en quoi est-elle utile, nuisible ;
quelles en sont les limites ? Et plus encore – à supposer que la question soit soluble – retrouve-t-on en
Égypte l’indice d’une attitude semblable témoignée à l’écrit ? Si, d’autre part, l’on tient à maintenir la
distinction entre les langues sémites et les langues indo-européennes, Platon a-t-il raison de faire de
l’Égypte – plutôt que de la Phénicie – le berceau de l’écriture ? Mettons déjà que la réponse n’est pas
dans la question. Aucune réponse ne s’y trouve a priori. Il nous revient alors de faire parler les textes,
les loci aegypti. Sans les brutaliser. Et pour ce faire, de commencer par en dresser la liste.

Avouons sans louvoyer que la tâche est conséquente. Un programme ambitieux pour un premier
chapitre (rassurons-nous : les autres ne sont pas en reste), mais dont l’exploration, faute d’aboutir à
une réponse ferme et définitive (une telle réponse serait plus obtuse et téméraire, plus aseptique que
véritablement féconde), aura au moins eu ce mérite de soulever des interrogations qui ne l’ont que trop
rarement été. S’interroger ; rouvrir d’anciens problèmes, en produire de nouveaux, n’est-ce pas en
dernier ressort la vocation première de la philosophie ?

81 Lettre VII, 341c-342a.


37
38
I. L’écriture en procès

1. Le mythe de Theuth grammatologue

a) Dans les dialogues de Platon

Un mot, comme de raison, sur l’élément de mise en scène, lequel n’est jamais anodin. Le décor
est un personnage qu’il faut considérer comme tel. Le Phèdre, pour ce qui nous concerne, est l’un des
rares dialogues qui voit Socrate s’éloigner quelque peu de la cité athénienne. Socrate prend ses
distances. D’aucuns commentateurs et historiens méticuleux se seront essayés à proposer une
localisation précise du lieu de l’entretien

Les fortifications d’Athènes.82

82 Source : E. Will, Le monde grec et l’Orient, t. 1 : le Ve siècle (510-403), Paris, Puf, 1972, p. 157.
39
Topographie de l’Athènes classique.83

Sans doute le lieu est-il pourtant moins important que ce qu’il signifie. Nous battons la
campagne, explorons la chôra : nous ne sommes plus tout à fait dans la civilisation grecque, et pas
encore dans la nature sauvage. Nous sommes dans un estran, une aire intermédiaire, une aire propice
au voyage en pensée et en intensité. Nos deux protagonistes, Socrate et le jeune Phèdre, sont étendus à
l’ombre d’un platane. Une source consacrée aux muses murmure dans l'Ilisos. Platon ménage par
touche une atmosphère de songe et d’onirisme. Le lexique participe à susciter le mythe : chaleur,
fleuve, origine, inspiration, divinité, étrangeté, tout nous suggère la surrection du « passage égyptien ».
Le meilleur sait se faire attendre.

Les deux protagonistes abordent l’écriture, pointant tantôt ses charmes, tantôt ses paradoxes, les
uns ne s’opposant pas nécessairement aux autres. L’entretien va son cours, semblable aux eaux du
fleuve. Et le soleil décline. Nous voici parvenus à l’appendice du Phèdre. Les dernières lignes
éclairent les précédentes. Socrate n’a eu de cesse d’avoir purgé son interlocuteur de son enthousiasme
naïf pour les discours ensorcelant de Lysias. En aucun cas pour le désabuser : il n’est nulle
malveillance à l’œuvre au cours de l’entretien. Socrate pratique une dialectique qu’il veut ouverte, et
non pas l’éristique. Socrate réfute pour disposer son répondant – et son lecteur – à un désir d’une tout
autre nature. Voici donc Phèdre et le lecteur vides de leurs préjugés, prêts à s’ouvrir à une
connaissance dont le contenu transcende la véridicité de l’énonciation. Prêts à entendre un mythe. Le

83 Source : J. Travlos, Bildlexicon zur Topographie des Antiken Athen, Tübingen (E. Wasmuth), 1971, p 291.
40
mythe répond sans y répondre à une question que le logos ne peut investir immédiatement, attendu
qu’aucune vérité de raison ne peut être signifiée dans le langage de la raison.

Qu’importe alors qui est à l’origine du mythe. La vérité du mythe n’est pas comptable de la
réputation de celui qui l’énonce. La vérité elle seule importe ; elle n’est pas rhétorique. À Phèdre qui
s’enquiert de l’identité de la personne dont Socrate tient le récit qu’il s’apprête à lui faire, le
philosophe répond que « les prêtres du temple de Zeus de Dodone disent que les premières prophéties
venaient d'un chêne : ces hommes antiques n'étaient pas si savants que vous autres modernes, et ils
consentaient bien, dans leur simplicité, à n'écouter qu'un chêne ou une pierre, pourvu que le chêne ou
la pierre dît vrai. Toi, tout au contraire, tu demandes quel est celui qui parle et d'où il est ; tu
n'examines pas seulement si ce qu'il dit est véritable ou faux »84. Qu’importe le flacon, pourvu qu’il y
ait l’ivresse. Le mythe suppose de l’auditeur qu’il sacrifie à ce que la narratologie moderne appelle la
« trêve de l’incrédulité »85. Qui veut saisir le sens latent d’un mythe doit accepter d’élever sa
conscience à d’autres formes de compréhension. Son noyau significatif ne se donne pas à tous,
seulement aux esprits disposés à recevoir sa vérité. Ici celle des péripéties de Theuth.

À quelle question répond le mythe de Theuth ? Par quoi se justifie ici le recours aux « histoires
égyptiennes »86 que le Silène87 Socrate est si « habile à composer » ?

Sans grande surprise, par le problème de l’écriture. Par l’écriture qui peut être un problème –
qui était un problème de l’avis de Platon, et de Socrate a fortiori qui n’a jamais écrit. Par les
insuffisances et le détournement de l’écriture, un motif récurrent dans l’œuvre du philosophe
d’Athènes. Parce que si l’écriture peut être pervertie, c’est que la faute était présente dès l’origine,
dans sa conception même – maculée conception. Et c’est pourquoi c’est à ses origines – c’est donc aux
sources du Nil – qu’il nous faut remonter ; c’est en Égypte que nous transporte le mythe pour
découvrir le fin mot de ce travers natif. Non que l’écriture par laquelle même nous prenons
connaissance des tares de l’écriture (le Phèdre en tant que sokraticos logos) soit mauvaise par essence.

84 Phèdre, 275b-275c.
85 « Il fut convenu que je concentrerais mes efforts sur des personnages surnaturels, ou au moins
romantiques, afin de faire naître en chacun de nous un intérêt humain et un semblant de vérité suffisants
pour accorder, pour un moment, à ces fruits de l'imagination cette "suspension consentie de l'incrédulité"
["willing suspension of disbelief "], qui constitue la foi poétique » (S.T. Coleridge, Biographia Literaria, 1817).
C’est par ces mots que le poète britannique S.T. Coleridge expose ce qui allait devenir l’équivalent dans le
domaine de la fiction de ce qu’était, depuis Rousseau, le pacte autobiographique dans celui de la confession
(profane). La « trêve » ou de « suspension de l’incrédulité » consiste en une opération mentale à rapprocher
de l’épochè de l’école du portique, impliquant du lecteur qu’il accepte de tenir temporairement pour
vraisemblable un récit d’invention, pourvu que ce récit ne contienne pas de contradiction interne ou de
faute de logique. Ce sont ces mêmes a priori qui définissent les conditions de recevabilité du mythe.
86 Phèdre, 275b.

87 Banquet, 215a-217a.

41
Elle le peut devenir, elle le peut être. Il est en elle d’être mauvaise, en tout cas limitée, comme elle
peut être utile – en certaines occasions. Du moins sommes-nous amenés à le penser : comment sinon
une œuvre aussi magistralement écrite pourrait-elle en même temps tancer sans ménagement les
procédés qui l’ont rendu possible ? Il faudra donc que, telle la rhétorique, l’écrit puisse être un
auxiliaire de la parole. Dans quelle mesure ; sous quelle réserve ? Au mythe de le déterminer.

Il s’agira à cette enseigne de s’interroger sur la convenance ou l'inconvenance qu'il peut y avoir
à figer une parole vivante, quitte à la tuer, au risque de la transmettre morte et orpheline à des lecteurs
absents : « dans quelles conditions, demande Socrate, est-il séant de le faire et dans quelles autres cela
ne l’est-il pas ? Voilà une question qui reste posée. N’est-ce pas ? »88.

Plus que jamais. Et rien de plus approprié, pour en traiter, comme pour traiter de toute
innovation, que la caution des anciens : « les anciens savent la vérité »89. Socrate, nous le disions, a
justement eu vent d’une ancienne tradition « aux alentours de Naucratis, en Égypte ». Une tradition
qui, elle, lui fut transmise par akoué. C’est un « on-dit ». Mais un « on-dit » qui en dit plus qu’il n’y
paraît. « On dit » qui fait état « un dieu, l'un des plus anciennement adorés dans le pays, et celui-là
même auquel est consacré l'oiseau que l'on nomme ibis ». Ce dieu, poursuit Socrate, ce dieu a pour
nom Theuth »90 :

On dit qu'il a inventé le premier les nombres, le calcul, la géométrie et l'astronomie 91 ; les
jeux d'échecs, de dés92, et l'écriture. L'Égypte toute entière était alors, sous la domination de
Thamous, qui habitait dans la grande ville capitale de la haute Égypte ; les Grecs appellent la
ville de Thèbes l'Égyptienne, la citadelle du dieu Ammon. Theuth vint donc trouver le roi, lui

88 Ibid.
89
Phèdre, 274c.
90 Ibid.

91 Hérodote également accorde aux Égyptiens d’avoir été les inventeurs et les passeurs de la géométrie : « Les
prêtres me dirent encore que ce même roi [Sésostris] fit le partage des terres, assignant à chaque Égyptien
une portion égale de terre, et carrée, qu'on tirait au sort ; à la charge néanmoins de lui payer tous les ans une
certaine redevance, qui composait son revenu. Si le fleuve enlevait à quelqu'un une partie de sa portion, il
allait trouver le roi, et lui exposait ce qui était arrivé. Ce prince envoyait sur les lieux des arpenteurs pour
voir de combien l'héritage était diminué, afin de ne faire payer la redevance qu'à proportion du fonds qui
restait. Voilà, je crois, l'origine de la géométrie, qui a passé de ce pays en Grèce » (Hérodote, Histoire, II,
109). Nous soulignons. En fait de paternité, il ne va pas toutefois jusqu'à leur attribuer celle des principaux
outils et des grandes découvertes de l'astronomie : « A l'égard du gnomon du pôle, ou cadran solaire, et de la
division du jour en douze parties, les Grecs les tiennent des Babyloniens ». (Hérodote, ibid.). Rendre à Sumer
ce qui lui appartient…
92
Voir chez Plutarque le mythe de Thot joueur de dés (alea) extorquant à la Lune les jours épagomènes. Cf.
Plutarque, Œuvres Morales, Tome V, Traité d’Isis et d'Osiris (Περι Ισιδοσ Και Οσιριδοσ), trad. V. Bétolaud,
1870, §12. Voir aussi Chr. Froidefond, Plutarque. Œuvres morales, vol. 2, éd. Paris, Les Belles Lettres, 1988.
Reproduit ci-dessous.
42
montra les arts qu'il avait inventés, et lui dit qu'il fallait en faire part à tous les Égyptiens. Celui-
ci lui demanda de quelle utilité serait chacun de ces arts, et se mit à disserter sur tout ce que
Theuth disait au sujet de ses inventions, blâmant ceci, approuvant cela. Ainsi Thamous allégua,
dit-on, au dieu Theuth beaucoup de raisons pour et contre chaque art en particulier. Il serait trop
long de les parcourir ; mais lorsqu'ils en furent à l'écriture : Cette science, ô roi ! lui dit Theuth,
rendra les Égyptiens plus savants et soulagera leur mémoire. C'est un remède que j'ai trouvé
contre la difficulté d'apprendre et de savoir. Le roi répondit : Industrieux Theuth, tel homme est
capable d'enfanter les arts, tel autre d'apprécier les avantages ou les désavantages qui peuvent
résulter de leur emploi93 ; et toi, père de l'écriture, par une bienveillance naturelle pour ton
ouvrage, tu l'as vu tout autre qu'il n'est : il ne produira que l'oubli dans l'esprit de ceux qui
apprennent, en leur faisant négliger la mémoire. En effet, ils laisseront à ces caractères étrangers
le soin de leur rappeler ce qu'ils auront confié à l'écriture, et n'en garderont eux-mêmes aucun
souvenir. Tu n'as donc point trouvé un moyen pour la mémoire, mais pour la simple
réminiscence, et tu n'offres à tes disciples que le nom de la science sans la réalité ; car, lorsqu'ils
auront lu beaucoup de choses sans maîtres, ils se croiront de nombreuses connaissances, tout
ignorants qu'ils seront pour la plupart, et la fausse opinion qu'ils auront d’eux, leur science les
rendra insupportables dans le commerce de la vie.94

Repris ici in extenso, l’aiguptiaka qui fait l’admiration de Phèdre revêt pour nous une
importance majeure, indispensable à la compréhension de la disposition de Platon/Socrate à l’endroit
de l’écriture, et plus encore pour ce qui concerne notre intelligence de la reprise par Platon/Socrate des
griefs suggérés par les textes égyptiens eux-mêmes touchant à ce médium.

Platon dresse le portrait d’une divinité égyptienne à l’origine de l’invention de l’écriture. Une
invention qu’il soumet au jugement du roi divin Thamous. Lequel émet à son encontre des réserves
qu’on pourrait facilement assimiler à celle que Platon témoignait alors à ce médium. Tout se passe
comme si l’enthousiasme de Theuth hiérogrammate reproduisait celui de Phèdre venu faire part à un
Socrate transfiguré en dieu Thamous (n’est-il pas « homme divin » et, en puissance, « philosophe-roi
» ?) des prodiges d’un discours rédigé préalablement, puis lu sur l’agora : le discours de Lysias,
prononcé près du temple de Zeus olympien. Le mythe de Theuth serait-il une transposition ? Est-il
envisageable que l’histoire égyptienne « composée » par Socrate soit répétition dissimulée de
l’entretien qui vient de s’achever ? Une piste intéressante, peu étudiée à notre connaissance, mais qui
ne doit pas encore une fois nous détourner de notre problématique : celle des reprises des méprises qui
furent celles de Platon au regard de l’Égypte.

93 Euthydème, 288d-293a, passim.


94 Phèdre, 274c-275b.
43
En l’occurrence, Platon réfère à Theuth. Qui était Theuth aux yeux des Grecs ? Nul autre que
leur propre dieu Hermès, alloué d’un autre nom. Hermès, dieu du langage ; accessoirement des
commerçants et des voleurs. Identification que vient entériner à la suite de Platon un passage éloquent
de Diodore de Sicile :

C'est par lui [Osiris/Dionysos] qu'Hermès fut honoré plus que tous pour avoir été doué
d'un exceptionnel talent propre à concevoir ce qui pourrait enrichir la vie de tout le monde. C'est
en effet par Hermès tout d'abord que le langage commun à tous fut articulé et que beaucoup
d'objets non dénommés furent désignés ; on lui doit l'invention des lettres et les dispositions qui
règlent les honneurs et les sacrifices dus aux dieux. Il fut aussi le premier à observer la
disposition des astres ainsi que l'accord et la nature des sons, il fut l'inventeur de la palestre et
s'occupa de la danse et de la plastique du corps. II fabriqua en outre la lyre à trois cordes, par
analogie avec le nombre des saisons de l'année. Il définit en effet trois sons, l'aigu, le grave et le
médian : l'aigu d'après l'été, le grave d'après l'hiver, le médian d'après le printemps. Il a aussi
appris aux Grecs l'interprétation (herméneutique), d'où le nom d'Hermès qui lui a été donné. En
somme, Osiris le tenait pour scribe sacré, lui communiquait tout et avait particulièrement
recours à ses conseils. C'est lui aussi qui aurait trouvé l'olivier et non Athéna comme disent les
Grecs95.

Il se pourrait que Diodore le sicilien reproduise en partie les écrits d’Hécatée d'Abdère96.
Hérodote n’en dit pas moins97. Platon s’inspire ainsi d’une tradition culturelle grecque toute disposée à
98
l’appropriation des dieux d’autrui par le truchement de l’interpretatio . Ne va-t-il pas d’ailleurs
jusqu’à faire dériver le nom d’Hermès de celui de herméneus, « interprète »99 ? Mais une telle

95 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, éd. et trad. Goukowsky P., Paris, Les Belles Lettres, Collection
des universités de France : Série grecque, 2012 ; trad. et éd. de Hoefer F. et Delahays A., 1851, I : Naissance
des dieux et des hommes, 15-16.
96 Historien grec et philosophe natif d'Abdère. Disciple du sceptique Pyrrhon, l’abdéritain, à ne pas

confondre avec son homonyme Hécatée de Milet, aurait vécu vers 300 avant J.-C., ce qui en ferait un
contemporain d'Alexandre le Grand. Son héritage est colligé dans la somme de F. Jacoby, Die Fragmente der
griechischen Historiker, Berlin, Weidmann, 1923.
97 Hérodote, op.cit., 152.

98 G. Fowden, Hermès l’Égyptien, Paris, Belles-Lettres, 2000.

99 « – Je [Hermogène] le veux bien, pourvu que tu me répondes encore à une question sur Hermès, puisque

Cratyle s'avise de me contester que je sois bien Hermogène [fils d'Hermès]. Examinons donc le sens de ce
mot Hermès, pour voir s'il [Cratyle] a raison. – Sûrement ce nom doit avoir trait à la parole et au discours ;
car les divers attributs d'Hermès, interprète, hermehneus, messager, rasé voleur, séduisant discoureur,
protecteur des marchés publics, tout cela se rapporte à la puissance de la parole. Or, comme nous l'avons déjà
observé précédemment, le mot eirein désigne l'exercice de la parole. De plus, le mot emehsato, qu'emploie
souvent Homère, signifie inventer. Ainsi, en considération de ces deux choses, la parole et l'invention de la
44
projection de l’heurématologie d’Hermès en Theuth est-elle viable ou par trop abusive pour être
sérieusement envisagée ? Qu’aurait pensé un Égyptien lecteur du Phèdre des audaces de Platon ? Y
reconnaîtrait-il son dieu ? De Thot hiérogrammate, scribe d’Osiris à Theuth figure d’Hermès, la
conséquence est-elle honnête ?

b) Dans l’Égypte pharaonique

Déterminer quelle pertinence revêt cette assimilation ne se peut faire sans un détour par la
mythologie de l’Égypte pharaonique. Mettons, celle en vogue à l’époque tardive. Qui était Thot ? Et
qui n’était-il pas ?

Le panthéon local nous représente le dieu lunaire de Khémenou (Hermopolis Magna, ancienne
métropole religieuse de la Moyenne-Égypte) comme l’inventeur de l’écriture et du langage. C’est-à-
dire l’inventeur du hiéroglyphe, modalité sacrale de l’écriture qui fixe l’oralité. Thot – Djéhouty –
personnalise la « langue d'Atoum (Rê) » – tout dieu est une émanation d’Atoum. Il est celui qui « crée
» par la parole, celui qui verbalise les intentions d’Atoum100. Thot, en ce sens, fait advenir à l’acte ce
qui est en puissance. Il donne « corps » aux idées en les liant à la matière puisée au Noun101. La
tradition étiologique de l’Égypte ancienne assigne ainsi à Thot un rôle de fasconneur-organisateur du
monde qui n’est pas sans rappeler celui attribué au dieu démiurge dans le Timée de Platon – lequel
dialogue fait très une large place aux passages égyptiens.

parole, et attendu que eirein, c'est parler, le législateur semble nous dire au sujet de ce dieu : "Celui qui a
inventé la parole, to eirein emehsato, il serait juste, ô hommes, qu'il fût appelé par vous Eirémès." Mais nous
croyant sans doute donner à ce mot un tour plus élégant, nous disons Hermès. C’est aussi à ce mot eirein,
qu'Iris semble devoir son nom, en sa qualité de messagère. – Par Jupiter, je crois maintenant que Cratyle
avait raison de ne pas vouloir que je sois Hermogène : car je ne suis pas un très habile artisan, de paroles. –
Mais il est tout simple, mon cher ami, que Pan soit le fils d'Hermès et réunisse deux natures » (Cratyle, 407e-
408c).
100 Y. Volokhine, « Le dieu Thot et la parole », dans Revue de l'histoire des religions, tome 221 n°2, Genève,

2004. p. 131-156. Une étude édifiante pour ce qui concerne l'interprétation qu'il conviendrait de donner du
« Traité de théologie memphite », pièce essentielle de la cosmogonie égyptienne.
101 Le Noun, plus anciennement Nouou (Nwn) désigne dans la cosmogonie de l'Égypte ancienne la substance

indéterminée, sans forme, au sein de laquelle le Créateur s'éveille à la conscience. « Avant moi ne préexistait
que le Noun. C'est là, au cœur de cette étendue liquide aux limites inatteignables et aux profondeurs
insondables, que je suis venu à l'existence... » : tels sont les mots par lesquels s'ouvre le Livre de la Vache du
Ciel (cf. infra pour références), texte cosmogonique à rapprocher d'autres récits retrouvés dans les tombes
royales tels que le Livre de l'Amdouat et le Livre des Portes. De même que le monde est né du Noun, le
monde retournera au Noun. Le Nil en est symboliquement le résidu. Plus qu'au chaos d'Hésiode ou à l'océan
des orphiques, le Noun serait par bien des traits assimilable à la khôra du Timée de Platon. Voir notamment
M.-A. Calmettes, « La dernière scène du Livre des Portes », dans Égypte, Afrique et Orient, n°39, Avignon,
2005, p. 47-58.
45
Récit cosmogonique de référence du Nouvel-Empire102 puisant probablement ses sources dans
les Textes des Pyramides103, figurant notamment dans les tombes de Toutânkhamon, Séthy Ier,
Ramsès II, Ramsès III et Ramsès VI, un passage éloquent du Livre de la Vache du ciel relate le choix
par Rê de faire de Thot son porte-voix et son premier vizir tandis qu’il se prépare à se retirer du monde
des hommes. Le mythe s’ouvre sur la peinture d’un âge d’or idyllique durant lequel les hommes vivent
en bonne harmonie avec les dieux. Rê, dieu solaire et tutélaire, décline, relâche sa vigilance et donne
aux hommes le goût de la sédition. Sekhmet, la déesse lionne buveuse de sang, est alors envoyée sur
terre pour mater la révolte. Rê, quant à lui, s’élève dans Nout pour rejoindre sa place dans le royaume
des cieux. En prévision de son départ, il a fait appeler Thot pour procéder à son investiture :

La Majesté de ce dieu s'adressa à Thot : Partons du ciel, de ma place, pour aller à l'endroit où je
pourrai faire que la lumière éclaire l'Au-delà et le pays des grottes.
Tu en seras le scribe, et tu puniras ceux qui s'y trouvent et qui ont commis des actes de
rébellion.
C'est grâce à toi que je me débarrasserai des serviteurs qui ont enragé mon cœur.
Tu seras à ma place, mon représentant, et on t'appellera Thot-séti-Rê (Thot représentant de Rê).
Alors, il te sera accordé d'envoyer des plus nobles que toi en mission, et l'ibis de Thot viendra à
l'existence.
Et il te sera accordé d'étendre la main (prendre la parole) devant les deux assemblées des dieux
plus grands que toi.
Tu agiras encore mieux que Khên, et l'ibis Khény de Thot viendra à l'existence.
Alors je t'accorderai d'illuminer les cieux de ta beauté avec tes rayons, et la lune de Thot viendra
à l'existence.
Je t'accorderai aussi de pouvoir repousser les Haou-Nebou, et le babouin de Thot viendra à
l'existence.
Tu deviendras mon vizir104.

102 Voir la chronologie en annexes du chap. I.


103 Les conventions typographiques que nous utiliserons dans notre étude pour citer les TP sont celles fixées
par la Mission archéologique française de Saqqâra (MAFS) : voir notamment J. Leclant, « À la pyramide de
Pépi I, la paroi Nord du passage A-F (Antichambre - Chambre funéraire », RdE 27, 1975, p. 137, n. 3 ; A.
Labrousse, L’Architecture des pyramides à textes, I. Saqqara Nord, BdE 114/1, 1996, p. 229-231 ; C. Berger-El
Naggar, J. Leclant, B. Mathieu, I. Pierre-Croisiau, Les textes de la pyramide de Pépy Ier. Édition. Description
et analyse, MIFAO 118/1, Le Caire, 2001, p. 6-9. Ainsi, P/A/N 12-14 signifie « Pépy Ier, antichambre, paroi
nord, col. 12-14 », ce qui permet de localiser aussitôt le texte concerné.
104 Extrait de B. Lurson, A. Roueche (trad.), Le Livre de la Vache du Ciel, Paris Varia, 2004. L'original

hiéroglyphique est disponible dans l'article de C. Maystre, « Le livre de la Vache du Ciel dans les tombeaux
de la Vallée des Rois », dans BIFAO 40 (1941), p. 53-115.
46
Le dieu scribe est ainsi officialisé garant de toutes les compétences du greffier officiel de
l’administration pharaonique. Il devient à ce titre le patron des scribes et des lettrés, le graphologue, le
secrétaire par excellence. Est mise à son actif la rédaction de décrets, le transport de missives ainsi que
l’écriture d’ouvrages rituels et sapientiaux105. C’est au dieu Thot qu’échoit la tâche de consigner les
lois divines arrêtées par les rois seigneurs de la Maât qui se succèdent ou se confondent à la tête du
cortège des dieux en fonction des époques et des théologies locales (Rê, Osiris, Rê, Amon, etc.). Il est
à cette enseigne souvent représenté dans l’iconographie une palette à la main, posté auprès du roi,
enregistrant les décrets destinés au gouvernement de l’Égypte unifiée106. Le souverain « dicte » ; Thot
« entérine » la loi. La volonté du roi rencontre avec l’écrit l’écho qui la diffuse au-delà du temps et de
l’espace.

Parmi les autres attributions de Thot, lui revient également la charge de veiller en son nom à
l’enregistrement des minutes du procès eschatologique organisé pour le défunt. défunt, une fois ceux-
ci parvenus au-devant de leurs juges, dans la chambre des deux Maât. Puis de consigner pour le reste
des temps la sentence d’Osiris. Une fonction d’assesseur illustrée notamment par les célèbres vignettes

105 Cf. S. Schott, « Die Opferliste als Schrift des Thoth », dans Zeitschrift fur àgyptischen Sprache und
Altertumskunde (ZÀS), 90, 1963, p. 103-110 ; idem, « Thoth aïs Verfasser heiliger Schriften », Zeitschrift fur
àgyptischen Sprache und Altertumskunde (ZÀS), 99, 1972, p. 20-25 ; idem, Comptes rendus de l'Académie
des Inscriptions et Belles-Lettres, juillet-octobre 1970 (1971), p. 552-553 ; J. Quaegebeur, « Lettres de Thot et
décrets pour Osiris », dans Funerary Symbols and Religion (Essays dedicated to M. S. H. G. Heerma Van
Voss), 1988, p. 105-126, et idem, « Books of Thoth belonging to owners of portraits», dans Portraits and
Masks. Burial Customs in Roman Egypt, M. L. Bierbrier (éd.), 1997, p. 72-77.
106 G. Posener, Annuaire du Collège de France, Paris, 1965, p. 340 ; J.-C. Goyon, Rituels funéraires de

l'ancienne Egypte, Paris, Cerf, « Littérature Ancienne du Proche-Orient », 1972, p. 219.


47
du Livre des Morts (ou Livre de la Sortie au Jour), représentant la scène de la psychostasie 107 ; une
scène inspirée des Textes des Pyramides (TP), faisant de Thot une instance judiciaire aux côtés
d’Anubis, le psychopompe « huissier divin ». Livre des Morts – équivalent des lamelles d’or
orphiques – qui est dit également signé de la plume du dieu ibiocéphale. – In personem, insistent les
chapitres 30b, 64, 137a, et 148 de l’œuvre. Œuvre pseudépigraphe qui relate notamment la découverte
fortuite par les humains des textes funéraires108 rédigés « de ses propres doigts ».

Livre des Morts à ne pas confondre donc avec les « Livres des Respirations » attribué à Isis (de
son titre égyptien) bien que sa rédaction soit à nouveau le fait de Thot. Le dieu greffier s’avère en cela
aussi un dieu mystique et magicien (et nul n’est sans savoir le « charme » ambivalent que provoquent
les discours écrits dont se méfie Platon). Parole divine, les hiéroglyphes ont une puissance
performative que Thot maîtrise plus qu’aucun autre dieu. Il est fait détenteur de la science nécessaire à
l’ouverture des portes qui se dressent sur le chemin aqueux de la barque divine parcourant l’au-delà. Il
connaît les formules exactes qui dispersent le mal et donnent accès à la divinité des morts « au cœur
léger » – c’est-à-dire dont la conscience (ib) se sera avérée moins lourde que la plume de Maât.

On dit encore de Thot dès le Nouvel Empire qu'il « a fait parler l'écrit » (rdj mdw drf). Une
expression que l’on retrouve dans un locus dédié au dieu du papyrus médical Ebers, où il est affirmé
que « [Thot] est son [= le malade] guide, il est celui qui "fait parler l'écrit (jw.f rd.f mdw drf), il fait
"les compilations écrites"109 ». Avec une prolificité qui n’allait pas tarder à devenir proverbiale. En
témoignent Jamblique et plus encore Clément d’Alexandrie : ce serait bientôt, au terme de la
civilisation pharaonique, l’ensemble de la production littéraire sacerdotale qui se verrait placée sous le
contrôle direct du dieu auteur et rédacteur de ces fameux livres de Thot110. Ouvrages, sinon
bibliothèque, qui servira très largement, de pair avec la Gnose, Platon et l’Ancien Testament, de
source d’inspiration au non moins important Corpus Hermeticum. Vaste composition ressortissant à la
littérature populaire sous l’ancienne Égypte, le cycle de Satni-Khamois nous en dit un peu plus sur le

107 À comparer avec Gorgias, 523a-524a.


108 Pour tout ce qui concerne les « notices d'invention », se référer à M. Weber, Beitrùge zur Kenntnis des
Schrift und Buchwesens der alten Àegypter, Oiss., Kôln, 1969, p. 146-153 ; G. Posener, Annuaire du Collège
de France, n°65, 1965, p. 339-341 ; L. Morenz, « Beitràge zur Schrif-lichkeitskultur », dans ÀAT, n°28, 1996,
p. 14-16 ; F. KammerzeU, Lingua Aegypta, IX, 2001, p. 153-164 et P. Vernus, Essai sur la conscience de
l'histoire dans l'Egypte pharaonique, Paris, 1995, p. 112-114.
109 D. Meeks, Année lexicographique, t. 2 (1978), Paris, 1981.

110 Cf. Clément d'Alexandrie, Stromates, IV, 35 et VI, 466. Loci commentés par P. Derchain, « Un sens

curieux de ekpempsis chez Clément d'Alexandrie », Chronique d'Egypte (CdE), XXVI, 1951, p. 269-279. Un
« livre de Thot » est attesté depuis peu dans les sources démotiques : voir D. Frankfurter, Religion in Roman
Egypt, Princeton Up, 1998, p. 240 et R. Jasnow, K.-T. Zauzich, « A book of Thoth ? », Sevenlh International
Congress of Egyptologists, C.J. Eyre (éd.), Orientalia lovaniensia analecta (OLA), 82, 1998, p. 607-618. Voir
aussi J. Vandier, La Religion égyptienne, Paris, P.U.F., 1949, p. 230.
48
compte de ces « écrits efficaces ». L’extrait le plus à même de nous renseigner ressortit au premier
volet du conte, retraçant « L’aventure de Satni-Khâmoîs avec les momies » :

Il y avait une fois un roi, nommé Ousimarès, et ce roi avait un fils nommé Satni-Khâmoîs
et le frère de lait de Satni-Khâmoîs s’appelait Inarôs de son nom. Et Satni-Khâmoîs était fort
instruit en toutes choses. Il passait son temps à courir la nécropole de Memphis pour y lire les
livres en écriture sacrée, et les livres de la Double maison de vie, et les ouvrages qui sont gravés
sur les stèles et sur les murs des temples ; il connaissait les vertus des amulettes et des talismans,
il s’entendait à les composer et à rédiger des écrits puissants, car c’était un magicien qui n’avait
point son pareil en la terre d’Égypte.

Or, un jour qu’il se promenait sur le parvis du temple de Phtah lisant les inscriptions,
voici, un homme de noble allure qui se trouvait là se prit à rire. Satni lui dit « Pourquoi te ris-tu
de moi ? » Le noble dit : « Je ne ris point de toi ; mais puis-je m’empêcher de rire quand tu
déchiffres ici des écrits qui n’ont aucune puissance ? Si vraiment tu désires lire un écrit efficace,
viens avec moi ; je te ferai aller au lieu où est ce livre que Thot a écrit de sa main lui-même, et
qui te mettra immédiatement au-dessous des dieux.

Les deux formules qui y sont écrites, si tu en récites la première, tu charmeras le ciel, la
terre, le monde de la nuit, les montagnes, les eaux ; tu comprendras ce que les oiseaux du ciel et
les reptiles disent tous quand ils sont ; tu verras les poissons, car une force divine les fera
monter à la surface de l’eau. Si tu lis la seconde formule, encore que tu sois dans la tombe, tu
reprendras la forme que tu avais sur la terre ; même tu verras le soleil se levant au ciel, et son
cycle de dieux, la lune en la forme qu’elle a lorsqu’elle paraît ». Satni dit : « Par la vie ! qu’on
me dise ce que tu souhaites et je te le ferai donner ; mais mène-moi au lieu où est le livre ! » Le
noble dit à Satni : « Le livre en question n’est pas mien. Il est au milieu de la nécropole, dans la
tombe de Nénoferképhtah, fils du roi Mérénephthis. Garde-toi bien de lui enlever ce livre, car il
te le ferait rapporter, une fourche et un bâton à la main, un brasier allumé sur la tête ».

Sur l’heure que le noble parla à Satni, celui-ci ne sut plus en quel endroit du monde il se
trouvait ; il alla devant le roi, et il dit devant le roi toutes les paroles que le noble lui avait dites.
Le roi lui dit : « Que désires-tu ? » Il lui dit : « Permets que je descende dans le tombeau de
Nénoferképhtah, fils du roi Mérénéphthis v. s. f. Je prendrai Inarôs, mon frère de lait, avec moi,
et je rapporterai ce livre ». Il se rendit à la nécropole de Memphis, avec Inarôs, son frère de lait.
Ils passèrent trois jours et trois nuits à chercher parmi les tombes qui sont dans la nécropole de
Memphis, lisant les stèles de la Double maison de vie, récitant les inscriptions qu’elles
portaient ; le troisième jour ; ils connurent l’endroit où reposait Nénoferképhtah. Lorsqu’ils
49
eurent reconnu l’endroit où reposait Nénoferképhtah ; Satni récita sur lui un écrit et, un vide se
fit dans la terre, et Satni descendit vers le lieu où était le livre.111

Et Maspéro de préciser que « c'est ainsi que certains des livres hermétiques passaient pour avoir
été retirés de la tombe du savant qui les avait écrits. Déjà aux temps gréco-romains, cette donnée avait
passé en Occident. Le célèbre roman d'Antonius Diogène avait été recueilli de la sorte. Au témoignage
de Pline (Histoire naturelle, XXX, 2), le philosophe Démocrite d'Abdère avait emprunté ses
connaissances en magie à Apollobéchis de Coptos et à Dardanus le Phénicien, voluminibus Dardani in
sepulchrum ejus petitis ; il devait sa science chimique aux ouvrages d'Ostanès, qu'il avait découverts
dans une des colonnes du temple de Memphis »112. Il en ressort avec d’autant plus de clarté qu’Hermès
et Theuth/Thot ont bien des compétences en partage, encore que Thot soit investi d’une fonction
judiciaire que n’avait pas Hermès et qu’Hermès, en retour, le soit d’une dimension oraculaire tardive
qui ne se retrouve pas chez Thot. Ce n’est pourtant pas faute d’y être habilité. Thot est dit à la fois « le
perspicace », celui qui (prés)sent par intuition (Sia) et celui qui connaît par expérience (Rekh) 113. Le
savoir rationnel et empirique, la science des causes et la science des effets, la connaissance par
déduction (analytique) et induction (synthétique) – ce qui correspondrait respectivement chez Spinoza
au troisième et au second genre de connaissance – se trouvent réconciliées en Thot.

Ce qui le rend fort d’une compréhension intime de la création : Thot est celui, dit-on, qui a
appris, littéralement « avalé » le Double-Pays (l’Égypte)114. À lui d’enregistrer et d’entretenir, de
diffuser cette science par le truchement de l’écriture autant parmi les dieux qu’auprès des hommes ses
protégés115. Thot sait. Et sait mieux que quiconque l’art de le faire savoir. Mais ne donne pas d’oracle.
Y. Volokhine souligne pertinemment ce paradoxe consistant à ce que « les prérogatives de Thot en
tant que dieu maître du temps et de la connaissance lui assurent sagesse et omniscience ; il est
l'inspirateur du scribe, de l'intellectuel, et par la voix de l'oracle. Il sait aussi répondre aux questions de
chacun. [Mais qu’il faut se garder toutefois] d’attendre de lui qu'il délivre un réel message porteur
d'espérance eschatologique ou de révélation mystique : c'est à l'hermétisme gréco-égyptien qu'il
revient de doter Hermès de ces facultés »116. Constat qui nous oblige à relativiser la pertinence de

111 Transcrit par G. Maspéro, dans Les Contes populaires de l'Egypte ancienne, Paris, Maisonneuve et Cie, Les
Littératures populaires, 1882, p. 232-234. Pour autre traduction, cf. la recension de l'auteur dans op. cit., p.
230-232.
112 G. Maspéro, op. cit., p. 234.

113 Pour ce qui concerne l'association de Thot et de l'intuition personnifiée « Sia », cf. G. Posener, Annuaire

du Collège de France 1963-64 p. 302. Sur l'épithète de Thot « qui connaît tout » ( rekh terri), voir K. Sethe,
dans Zeitschrift für ägyptische Sprache und Altertumskunde (ZÀS), n°57, Berlin, 1922, p. 36 et p. 13 (IVa,
18). Sur l'expression « lui qui connaît » (rekh sou), cf. M.-T. Derchain-Urtel, Thot, Bruxelles, 1981, p. 64-68.
114 M.-Th. Derchain-Urtel, op. cit., p. 51-63.

115 Ancient Egyptian Magical Texts, trad. J.F. Borghouts, Leiden, Brill, p. 45, § 71.

116 Y. Volokhine, art. cit., p. 150.

50
l’identification affirmée par Platon et ses prédécesseurs ; la même qui serait plus tard reprise par les
tenants de l’école d’Alexandrie à travers la figure syncrétique d’Hermès Trismégiste.

2. La présomption de paternité

Le mythe de Theuth et de Thamous se voit immédiatement suivi d’un commentaire affirmant


l’incapacité des textes à se défendre par eux-mêmes. Est ici abordé le problème de la transmission,
avec toutes ses ambivalences. On ne sait que trop l’importance décisive qu’elle revêt chez Platon. On
sait aussi quelles limites il reconnaissait à ce médium, proprement incapable d’atteindre aux vérités de
la science (Phèdre, Lettre VII). Platon aurait lui-même soutenu une philosophie ésotérique dont il n’a
rien laissé paraître par écrit, sinon par de brèves allusions117. Certains parmi ses proches se feront plus
loquaces : ainsi de Théophraste, d’Hermodore, de Speusippe et de Xénocrate. Et, bien évidemment, du
Stagirite qui emploie l’expression de « doctrine non-écrite » (ágrapha dógmata), attirant l’attention
sur le caractère ininscriptible de cet enseignement118. Les mystères grecs se passaient également de
livres ; bien différents sont aujourd’hui les offices religieux des religions abrahamiques – précisément
appelées les « religions du Livre », fondée sur l’Écriture. Qu’en est-il en Égypte ? La transmission y
relevait assurément d’un devoir impérieux. Morale, parénétique, elle comprenait aussi une
signification métaphysique, cosmique. Quant aux écrits, il n’était pas tous destinés à être lus par des
yeux d’homme ou par des yeux profanes. S’observe néanmoins une divergence qui apparaît comme
insoluble entre les conceptions platoniciennes et égyptiennes de l’écriture. Une divergence qui a
rapport à la paternité des écritures. Somme toute, ce qui fait problème pour l’un fait solution pour
l’autre.

a) Dans les dialogues de Platon

On peut, pour toute cette analyse, s’en référer au commentaire de Derrida déjà cité, « La
pharmacie de Platon »119. Précisément, c’est la paternité manquante des discours en question que
Platon met en exergue : « Méprisé ou attaqué injustement, il [le discours écrit] a toujours besoin que

117 Voir notamment République, 504c et Timée, 48c.


118 Quelques détails plus substantiels concernant cet enseignement sont avancés en Physique, IV, 2, 209b15.
Voir également Aristoxène dans ses Éléments d’harmonie, livre II, 10.
119 J. Derrida, « La pharmacie de Platon » (1968), dans Platon, Phèdre, Paris, GF-Flammarion, 2e éd., 1992, p.

255-403 (en part. p. 391, n. 8). Études à lire en parallèle avec D. Meeks, Ch. Favard-Meeks, La vie
quotidienne des dieux égyptiens, Paris, Hachette, 1995 ; en part. chap. V, §4: « De la parole à l’écrit », p. 154.
51
son père vienne à son secours ; car il ne peut ni résister ni se secourir lui-même »120. Qui est le père ?
L’auteur, sans doute. Platon conçoit en bon poète la création comme une manière de prolongement de
sa personne. Elle est une « conception ». Nous ne sommes pas loin de la maïeutique. Mais ce «
prolongement » est-il jamais conforme à l’esprit qui lui donne naissance ? La lettre unilatéralement
fidèle au sens ? Rien n’est moins sûr. Car aux impondérables de la compréhension s’ajoute leur
impossible redressement. In abstentia, le père n’est plus en lice pour rectifier les égarements de
l’interprétation. L’auteur – le père du texte – se perd avec le fils, est abrogé par lui. L’absence du père
permet toutes les méprises, les plus candides et les plus malintentionnées.

Un texte est à soi seul impuissant à transmettre le vrai dès lors que déformé par l’interprétation
que le lecteur en fait. La réception de l’œuvre ne coïncide pas nécessairement avec son intention. La
création fait attribuer au père de la création des vues qui n’étaient pas les siennes. Elle attribue mal à
propos un écheveau de proposition qui ne sont pas de son fait. Le même discours écrit peut être ainsi
diversement compris, interprété de mille manières – il n’y en a qu’une qui corresponde au dessin
authentique de l’auteur. Savoir laquelle est impossible, puisque le texte ne peut être interrogé. Le
problème de la paternité que souligne Platon, c’est le silence des textes, à qui l’on peut faire dire tout
ce qu’ils ne disent pas.

Le fils, le texte, s’en trouve comme « né sous X ». Un fils bâtard, illégitime. Il n’est plus rien du
père qui ne subsiste dans le fils ; en tout cas rien que l’on puisse affirmer comme étant réellement de
son fait, et non du fait de ce que l’on projette sur lui. Écrire est donc une action transitive, une praxis
au sens aristotélicien du terme, qui aboutit à ce que tout l’art de l’écrivain s’aliène dans l’œuvre qu’il
compose, et qui ne lui appartient plus. Ce que l’écrit rend possible, à savoir la dissociation du message
et de son émetteur, la diffusion par-delà l’espace et le temps d’un discours toujours identique à soi, est
également ce qui rend possible le contresens. Écrit, le texte est équivoque : ce qu’il gagne en portée, il
le perd en intelligibilité.

b) Dans l’Égypte pharaonique

« J'ai achevé un monument plus durable que l'airain, plus haut que les royales pyramides, que ni
la pluie qui ronge, ni l'Aquilon ne pourront détruire, ni l'innombrable suite des années, ni la fuite des
temps. Je ne mourrai pas tout entier, et une grande part de moi-même évitera la Déesse funèbre (…)
»121. Les vers sont de la main d’Horace ; une pensée les habite qui cependant, est égyptienne. Platon,

120 Phèdre, 275d.


121« … Je grandirai dans la postérité, rajeuni par la louange, tant que le Pontife gravira le Capitolium avec la
vierge silencieuse. On dira de moi que là où retentit le violent Aufidus, où Danus, en un pays aride, régna
52
nous l’avons constaté, conçoit l’absence du père (dont l’écriture s’exempte effectivement) comme le
vecteur de sa disparition. On peut à cette lumière, en tenant compte de la défiance platonicienne quant
à la distorsion consubstantielle à l’écriture, se demander ce qui a pu – ou non – être retenu du Socrate
historique dans le Socrate de ses dialogues. D’autant plus épineuse est la difficulté que Platon ne
divulgue pas tout du Socrate historique, personnage plein d’aspérités dont transparaissent parfois des
traits peu compatibles avec l’image brassée émolliente que s’en est fait la postérité. Toujours est-il
qu’en la matière Platon, le philosophe de la dialectique, aux scribes de l’Égypte pharaonique, le
gouffre semble s’être bel et bien creusé.

Le fils infidèle, le fils aliéné et sans défense en quoi consiste chez Platon le discours écrit est au
contraire authentiquement le reliquat du père aux yeux des Égyptiens. La survivance des devanciers
dans la mémoire de la postérité est assurée par un médium concret ; de la même manière que le
sarcophage, le nom, l’autel, la tombe, la dépouille purifiée, l’offrande, le culte où la statue sont pour
les égyptiens ce qui préserve intacte l’identité du défunt fusionné dans la divinité (Osiris-N) ou la
divinité elle-même (la statue du naos) ou la divinité elle-même (la statue du naos). Loin d’altérer, de
travestir ou de trahir l’auteur, l’écrit, plus particulièrement les « autobiographies » partout présentes
dans les lieux funéraires, veillent à l’intégrité de l’ancêtre disparu. Il est le support physique de la
mémoire. Le support métaphysique de l’existence. Mémoire et existence, subsistance et identité sont
redevables de ces mêmes « discours écrits » que les égyptiens considéraient – à même enseigne
qu’Horace et que Platon – comme leurs propres enfants.

Citons sans plus de cérémonies un extrait éloquent de L'Enseignement du Papyrus Chester


Beatty IV 122, daté de la XXe dynastie, parfois rebaptisé « éloge des écrivains ». Peut-être l’un des plus
beaux que nous ait légués l’Égypte pharaonique :

V°2, 5-13.

sur des peuples agrestes, j'ai, le premier, triomphant de mon humble origine, transporté le chant Æolien
dans les mètres Italiques. Prends un orgueil légitime, et viens, Melpoméné, ceindre ma chevelure du laurier
Delphique » (Horace, Odes (Carmina), III, 33, trad. Leconte de Lisle, Paris, Alphonse Lemerre éditeur, 1873).
122 L'éloge des écrivains du Papyrus Chester Beatty IV. Ref. British Museum : BM EA 10684. Bibliographie :

J. Assmann, « Kulturelle und literarische Texte », dans A. Loprieno (éd.), Ancient Egyptian Literature.
History & Forms, ProbÂg 10, Leiden, 1996, p. 75-76 ; H.-W. Fischer-Elfert, « Représentations of the Past in
New Kingdom Literature », dans J. Tait (éd.), Never Had the Like Occurred : Egypt's View ofits Past,
London, UCLPress, 2003, p. 119-137, en part. p. 125-129 ; A.H. Gardiner, Hieratic Papyri in the British
Muséum, 3. Séries : Chester Beatty Gift, London, 1935, p. 38-41 et II, pi. 18-19 ; M. Lichtheim, Ancient
Egyptian Literature in The New Kingdom, Berkeley, Los Angeles, London, University of California Press,
1976, p. 175-178 ; St. Quirke, Egyptian Literature 1800 B.C. : Questions and Readings, Egyptology 2,
London, Golden House Publications, 2004, p. 33-34 ; P. Vernus, Sagesses de l'Egypte pharaonique, Paris, La
Salamandre, Imprimerie nationale, 2001, p. 267-284 ; D. Wildung, Imhotep und Amenhotep, MAS 36, 1977,
p. 25-27.
53
Quant aux scribes érudits, depuis l'époque de ceux qui sont nés après (le temps) des dieux,
ceux qui ont prédit l'avenir et ce qui s'est produit, leur nom est établi pour toujours.
Certes ils s'en sont allés, ayant achevé leur existence,
et tous leurs proches ont été oubliés. Ils ne se sont pas fait de tombeau de cuivre,
avec leurs stèles en fer, ils n'ont pas pu laisser pour héritiers
des enfants [...] prononçant leur nom. Mais ils se sont faits comme héritiers
des œuvres écrites, des enseignements qu'ils ont composés.
Ils se sont donné un livre comme prêtre ritualiste,
une tablette comme « fils-aimé », des enseignements comme tombeaux,
le calame comme fils,
la surface de la pierre comme épouse. Du grand au petit, ils passent pour ses enfants,
car le scribe, c'est lui leur supérieur.
On a bâti portes et demeures (funéraires), qui sont en ruine,
leurs prêtres funéraires s'en sont allés, leurs stèles sont recouvertes de terre
et leurs tombes sont oubliées. Mais on prononce leur nom grâce aux livres
qu'ils ont composés de leur vivant. Il est bon de se rappeler ceci, qu'ils ont créé pour la fin des temps !

V°2,13-3,11.

Sois scribe, garde cela à l'esprit


pour que ton nom connaisse le même sort ! ' Un livre est plus utile qu'une stèle peinte,
qu'un mur de tombe érigé. Créer cela, c'est créer des demeures et des tombeaux
dans l'esprit de ceux qui prononcent leur nom. Assurément, c'est utile dans la nécropole,
un nom dans la bouche des hommes !
L'homme a péri, son corps est poussière,
tous ses proches ont disparu. Mais ce sont les écrits qui conservent son souvenir
par le bouche à oreille ! Un livre est plus utile qu'une maison construite,
qu'une demeure à l'Occident, il vaut mieux qu'une résidence fondée,
qu'une stèle dans une demeure divine !
Y a-t-il quelqu'un comme Hordjédef, y en a-t-il un autre comme Imhotep ?
Nous n'avons pas de contemporain comme Néferty, ou comme Khéty, le premier d'entre eux !
Dois-je t'apprendre le nom de Ptah-em-Djéhouty ou de Khâkhéperrê-séneb ?
Y a-t-il un autre comme Ptahhotep, et de même pour Kaïrsou ?
Les érudits qui ont prédit l'avenir, ce qui est sorti de leur bouche s'est produit ;
on peut le retrouver dans les vers qu'ils ont écrits et dans leurs livres.
Ils ont faits des enfants des autres leurs héritiers, comme leurs (propres) enfants.
54
Ils ont enfoui leur talent (hékaou) pour la terre entière123, lisible dans leur enseignement.
Ils s'en sont allés, et leurs noms seraient oubliés, si l'écrit ne maintenait leur souvenir.

« Les scribes savants […] ont laissé, en guise d'héritiers, les livres d'enseignement qu'ils avaient
composés [...] Leurs tablettes à écrire sont devenues leur « fils chéri » [...] Mieux vaut un livre, qu'une
solide maison ou bien qu'un temple dans l'Occident ». Voici qui nous éclaire sur la disposition en
laquelle les hauts fonctionnaires auliques tenaient les écritures. Cette manière de panégyrique était
assez courante à l’époque de Platon pour constituer un genre de littérature à part entière, nous dirions «
protreptique », œuvrant à exalter les vertus de la profession (souvent d’ailleurs au détriment des
autres). Une profession qui offrait à travers ses œuvres une voie d’accès privilégiée à l’immortalité. On
conçoit bien d’autres corpus tissant d’infinies variations autour de ce même thème. Il en ressort qu’à
l’exact opposé de ce qu’en pensait Platon, les Égyptiens tenaient les textes non pas pour orphelins,
mais pour une garantie de leur intégrité. Les pères survivent à travers leurs enfants. Ils se survivent
dans leurs ouvrages, leur patrimoine étant transmis par leurs ouvrages par-delà les générations. Les
morts vivront, et demeureront ce qu’ils ont toujours été, aussi longtemps que leur nom restera attaché à
la mémoire de la postérité.

Nous sommes ici très loin de Platon qui, néanmoins, si l’on en croit Froidefond, se référait bel et
bien à cette tradition de l’éloge des scribes en développant sa parabole de la « déshérence » : « Et,
comme si un dialogue s'était institué d'une civilisation à l'autre, on dirait que c'est aux hiéroglyphes –
œuvres à la fois de peintres et de scribes – que songe l'auteur du Phèdre lorsqu'il blâme cette
affiliation, cette privation d’affiliation »124. On peut admettre que des écrits ayant force et valeur de
plaidoyer ne se risquent pas à critiquer les fourvoiements de la réception. Que les éloges des scribes ne
soient pas le genre littéraire le plus approprié pour esquisser une détraction du médium exalté. Platon
n’avait pas ces scrupules, bien qu’écrivain lui-même. Il semblerait que son souci ait davantage été de
restituer la vérité dans sa pureté originaire que de transmettre un nom. S’expliquerait par là même son
effacement en tant qu’auteur de ses dialogues au profit de son maître (Platon est au service d’une
parole qui le dépasse), ainsi que la prise à partie de Phèdre, préoccupé comme pouvait l’être les
Égyptiens de l’identité du locuteur plutôt que du message véhiculé. Relisons pour mémoire : « ces
hommes antiques n'étaient pas si savants que vous autres modernes, et ils consentaient bien, dans leur
simplicité, à n'écouter qu'un chêne ou une pierre, pourvu que le chêne ou la pierre dît vrai. Toi, tout au

123
Var. : « Ils ont enfoui leur savoir-faire, assimilé à la magie hékaou, dans leurs écrits comme on ensevelit
un corps dans un tombeau, mais, à la différence du corps dans un caveau, ce savoir est accessible à tous. Le
passage n'a pas été compris jusqu'ici ».
124 C. Froidefond, Le mirage égyptien, Montpellier, Ophrys, 1971.

55
contraire, tu demandes quel est celui qui parle et d'où il est ; tu n'examines pas seulement si ce qu'il dit
est véritable ou faux »125.

c) Précellence des idées

Tout se passe comme si les préventions de Thamous manifestées à l’encontre des discours écrits
offraient le pendant négatif systématique à ces « éloges du scribe » qui devinrent en Égypte un
véritable genre littéraire126. Le même enjeu de la paternité des textes se voit par conséquent
appréhendé dans une perspective toute différente selon qu’il s’agit pour les Égyptiens de conserver un
nom, et donc un être, ou pour Platon de préserver une vérité, et donc une science. L’absence du
locuteur n’attente en rien à la fonction du texte pour les premiers, tandis qu’elle lui est préjudice pour
le second. Cette divergence d’approche mérite toutefois quelques nuances. Un point précis sur lequel
la pensée de Platon rejoint sans aucun doute celle des hauts fonctionnaires, « théologiens » et scribes
de l’Égypte ancienne concerne le privilège ontologique et ontogénétique de l’idée sur sa mise en forme
(textuelle ou matérielle). Les Égyptiens tenaient autant que Platon à la primeur et à la primauté de la
parole sur l’écriture. Une précellence quasi « cosmogonique » en somme, et sur laquelle, pour ce qui
concerne la partie égyptienne, le fameux Traité de théologie memphite, gravé à même la Pierre de
Chabaka127, copie probable d’un original de l’Ancien Empire, ne laisse plus aucun doute128 :

125 Phèdre, 275b-275c.


126 Voir, par exemple, le Papyrus Anastasi VII (ref. British Museum EA 10222, 4) et le Papyrus Sallier II (ref.
British Museum EA 10182, 13).
127 Ref. British Museum EA 498. La « Pierre de Chabaka », aussi appelé le « Traité de théologie memphite »

fut découverte dans le ouâdi Hammâmât où s'était déroulée, vers 703 avant J.-C., l'une des expéditions
organisées par le roi éponyme au cours de la 12ème année de son règne. Il semblerait que le pharaon
kouchite, en ordonnant la gravure de cette stèle remarquable à bien des titres, ait eu pour intention de
remettre en circulation une ancienne tradition découverte sur un papyrus très dégradé : « Le présent écrit,
pouvons-nous lire en épigraphe de la Pierre de Chabaka, fut reproduit à neuf par Sa Majesté dans le domaine
de son père Ptah qui est au Sud de son mur [désignation du Ptah memphite], car Sa Majesté l’avait trouvé
comme œuvre des ancêtres, mangé par les vers, incompréhensible du début à la fin. Sa Majesté le reproduisit
alors à neuf, si bien qu’il fut plus parfait encore qu’auparavant, afin que son nom dure et que son monument
demeure dans le domaine de son père Ptah qui est au Sud de son mur, pour la durée de l’éternité, comme
réalisation du fils de Rê Chabaka pour son père Ptah-Taténen ». Les spécialistes tendent à faire remonter la
rédaction du document princeps aux pharaons de la Ve dynastie, bien qu'une date ultérieure ait également
été envisagée.
128 Indications bibliographiques : J.P. Allen, Genesis in Egypt : The Philosophy of Ancient Egyptian Creation

Accounts, YES, 1988, p. 43-47 ; H. Altenmüller, LÄ I, 1975, col. 1065-1069, s. v. « Denkmal memphitischer
Theologie » ; J. Assmann, « Das “Denkmal memphitischer Theologie” als Auslegung der heliopolitanischen
Kosmogonie », dans R.G. Kratz, T. Krüger (éd.), Rezeption und Auslegung im Alten Testament und in
seinem Umwelt, OBO 153, 1997 ; J.H. Breasted, « The Philosophy of a Memphite Priest », ZÄS 39, 1901, p.
39-54 ; idem, J.H. Breasted, « The mythological text from Memphis again », PSBA 24, 1902, p. 300 ; A.
Erman, « Ein Denkmal memphitischer Theologie », SPAW, 1891, p. 916-950 ; K. Garven, « Causal Origins of
Egyptian Conceptual Thinking », BACE 4, 1993, p. 7-16 ; B. Grdseloff, « Sur un passage de l’instruction de
Shabaka », Archiv Orientalni XX/3-4, 1952, p. 484-486 ; J.G. Griffiths, « The Phrase Ìr mw.f in the
56
Traité de théologie memphite 129

(53) Cela s’est manifesté comme une conscience (haty)130, cela s’est manifesté comme
un langage (nès), image (tit) d’Atoum. Il est vénérable et grand, Ptah, lui qui a
assigné [la vie à tous les dieux] et à leurs formes (kaou) grâce à cette conscience au
moyen de laquelle Horus s’est manifesté en Ptah, grâce à ce langage au moyen
duquel Thot s’est manifesté en Ptah131.

(54) Il se trouve que conscience et langage disposent de tous les éléments [selon la
doctrine]132 qui veut que l’une préexiste à tout corps et que l’autre préexiste à toute
bouche de tout dieu, de tout homme, de tout animal marchant, de tout animal rampant
et de tout ce qui est susceptible de vivre, l’une pensant et l’autre ordonnant tout ce que désire la
première.

(55) L’Ennéade est devant lui133, dents et lèvres, (correspondant respectivement aux)

Memphite Theology », ZÄS 123, 1996, p. 111-115 ; A. El-Hawari, « New Findings about the Memphite
Theology », dans J.-Cl. Goyon, Chr. Cardin (éd.), Actes du IXe Congrès International des Égyptologues I,
OLA 150, 2007, p. 567-574 ; idem, Wortschöpfung. Die Memphitische Theologie und die Siegesstele des Pije
– zwei Zeugen kultureller Repräsentation in der 25. Dynastie, OBO 243, 2010 ; E. Iversen, « The cosmogony
of the Shabaka Text », dans Studies in Egyptology presented to M. Lichtheim, Winona Lake, 1990, p. 485-
493 ; Fr. Junge, « Zur Fehldatierung des sog. Denkmals memphitischer Theologie oder Der Beitrag der
ägyptischen Theologie zur Geistesgeschichte der Spätzeit », MDAIK 29, 1973, p. 195-204 ; H. Junker, Die
Götterlehre von Memphis (Shabaka-Inschrift), APAW 23, Berlin, 1939 ; M. Lichtheim, Ancient Egyptian
Literature I, 1975, p. 51-57 ; O. Pavlova, « Praedestinatio and Liberum Arbitrium in the Memphite Theology
(Shabaka Stone, British Museum No. 498, 1.57), dans E.E. Kormysheva (éd.), Ancient Egypt and Kush. In
Memoriam M. A. Korostovtsev, Moscow, 1993, p. 306-334 ; S. Sauneron, J. Yoyotte, dans La naissance du
monde, Sources Orientales I, Paris, 1959, p. 62-64 ; H. Schlögl, Der Gott Tatenen, OBO 29, 1980, p. 110-
117 ; K. Sethe, « Das “Denkmal memphitischer Theologie”: Der Schabakostein des Britischen Museums »,
dans Dramatische Texte zu altaegyptischen Mysterienspielen, UGÄA 10/1, Leipzig, 1928 ; Cl. Traunecker, «
L’anticipation dans la pensée de l’Égypte antique. À propos du texte de la Théologie memphite », dans
L’anticipation. À l’horizon du Présent, Sprimont, 2004, p. 253-269 ; Bilolo M., Le Créateur et la Création
dans la pensée memphite et amarnienne. Approche synoptique du Document Philosophique de Memphis et
du Grand Hymne Théologique d'Echnaton, Kinshasa-Munich, 1988.
129 Version fr. et notes philologiques par B. Mathieu.

130 Le texte original a sans doute été « rajeuni », le terme égyptien haty ayant été substitué à l’ancien ib.

131 Horus et Thot, divinités intégrées dans la théologie héliopolitaine, équivalents à Sia, l’Intellect, et Hou, le

Verbe, qui viennent d’être évoqués par les mots « conscience » et « langue ». On rapprochera ce que dit le
défunt s’assimilant à Ptah dans les Textes des Sarcophages : n wnt ed(w) n=j jm=sn wp(w)-r Jr(w) rn=j pw wc
Ìr-nt(y).t jnk js Îw tp(y) ræ=f Sjæ jm(y) È.t=f, « Nul, parmi eux, ne peut me parler, excepté Celui qui a créé ce
nom unique qui est le mien, parce que je suis le Verbe (Hou) sur sa bouche et l’Intellect (Sia) qui est en son
sein » (CT VI, 268m-o [TS 647]).
132 Restituer m c[.t nb.t Ìr sbæ].

133 L’ensemble des dieux (« l’Ennéade ») se tient devant Ptah, dans une attitude de soumission.

57
semence et mains d’Atoum. En effet, à l’origine134 l’Ennéade d’Atoum naquit de sa
semence et de ses doigts ; c’est donc l’Ennéade, dents et lèvres de cette bouche-ci135
qui a formulé le nom de toute chose et dont sont issus Chou et Tefnout (56) que l’Ennéade a mis au
monde136.

La vue des yeux, l’ouïe des oreilles et la respiration par le nez de l’air font remonter
(l’information) à la conscience, c’est cette dernière qui fait émerger toute
compréhension (ârqet) et c’est le langage qui traduit ce que pense la conscience.
Lors furent mis au monde137 tous les dieux, Atoum et son Ennéade, tandis que tous les
hiéroglyphes (médou-nétjer) naquirent de la pensée de la conscience et de l’ordre de la langue.

(57) Lors furent créés les kaou et instaurées les hémousout 138, qui créent tout aliment
et toute offrande à partir de cette parole-ci139 qui crée ce qui est aimable et ce qui est
détestable. Lors furent accordées la vie au pacifique et la mort au criminel140.
Lors furent créés tous les métiers (kaout) et tous les arts (hémouout)141, l’activité des

134 La correction de j.pæ en j.pw n’est pas nécessaire si l’on reconnaît ici un emploi du verbe pæw : j.pæ
Ïpr[~n
js] Pse.t.
135 Celle de Ptah.
136 L’Ennéade, comme le couple Chou et Tefnout, est une expansion du créateur héliopolitain qui a engendré
de sa main : Tmw pw Íprj m jwsæw jr=f m Jwnw. wd~n=f Ìnn=f m Ïfc=f jr=f nemm.t jm=f ms Sæ.tj sn.tj Zw
Ìnc Tfn.t, « C’est Atoum, Khépri, sous la forme du masturbateur d’Héliopolis. Il a placé son phallus dans son
poing pour en créer la jouissance, et les Deux Jumeaux ont été enfantés, Chou et Tefnout » (§ 1248a-d [TP
527]. On voit bien ici à l’œuvre le travail de transposition effectué par le rédacteur. Les « Deux Ennéades »
(la totalité des collèges divins) étaient déjà associées aux lèvres du défunt dans les Textes des Pyramides (§
1100a [TP 506]). On notera aussi que dents et lèvres sont les deux éléments physiques postérieurs (les plus
en avant de la bouche) de l’articulation du langage : « dentales » égyptiennes : [t], [d] ; « labiales »
égyptiennes : [b], [p], [f], [m].
137 Sur la construction
sw sem=f, voir J.A. Roberson, « Observations on the so-called sw sem=f or Middle
Egyptian Proclitic Pronoun Construction », dans Z. Hawass, J. Wegner (éd.), Millions of Jubilees. Studies in
Honor of D.P. Silverman 2, Le Caire, 2010, p. 185-205.
138 Lire mtn=w Ìmws.wt. Les instances associées kaou (masculin) et les hémousout (féminin) sont les forces

dynamiques, expressions de la maât, principes fécondants et fécondés, à l’origine de la naissance et de la


croissance des êtres vivants ; sur l’épiclèse de Ptah « celui qui a enfanté les kaou et créé les hémousout », cf.
Edfou III, 34, 14. Les hémousout interviennent en alternance avec les kaou pour nourrir l’enfant royal des
scènes de « théogamie ». Sur les hémousout, voir notamment D. Meeks, dans Annuaire EPHE V, LXXVI,
1968-1969, p. 116-117 ; P. Kaplony, LÄ II, 1977, col. 1117-1119, s. v. « Hemuset » ; R. Elsayed, La déesse
Neith de Saïs, 1982, p. 145-150 ; Chr. Leitz et alii, Lexikon der ägyptischen Götter und Götterbezeichnungen
V, OLA 114, 2002, p. 149.
139
Celle de Ptah.
140 Litt. « au porteur de paix » et « au porteur de crime ».

141 Sur kæ.t, « œuvre, ouvrage, travail créatif », opposé à bæk, « service, travail assujetti », cf. K.A. Kothay, «

La notion de travail au Moyen Empire. Implications sociales », dans B. Menu (éd.), L’organisation du travail
58
bras, la marche des jambes, (58) le mouvement de toutes les parties du corps
dépendant du commandement de la pensée142, qui s’exprime au moyen du langage et
procure assistance en toute occasion143.

Advint la désignation « Celui qui a créé toute chose et fait naître les dieux » à propos
de Ptah, car il est Ta-ténen144, celui qui a mis au monde les dieux et celui dont toute
chose est issue145, offrandes et aliments, à savoir (59) offrandes divines et toute bonne chose.

Lors fut constaté et reconnu que sa vigueur (pehty)146 était plus grande que celle des (autres) dieux.
Lors Ptah se reposa après avoir créé toute chose et tous les hiéroglyphes147,
lui qui avait mis au monde les dieux, lui qui avait créé les cités, lui qui avait fondé les nomes,
lui qui avait assigné les dieux à des chapelles148, lui qui avait (60) assuré leurs pains d’offrande,
lui qui avait fondé leurs chapelles, lui qui avait conformé leur corps (djet) à leur gré.

Lors les dieux pénétrèrent dans leur corps, qu’il soit fait de bois quelconque, de pierre
quelconque, de matériau149 quelconque, ou de quoi que ce soit qui pousse à sa
surface150, (61) (corps) dans lequel ils se manifestèrent.
Lors tous les dieux se joignirent à lui ainsi que leurs formes (kaou), satisfaits et unis
au seigneur du Double-Pays151.

en Égypte ancienne et en Mésopotamie, BiEtud 151, 2010, p. 155-170. Les « arts » (Ìmw.wt) sont bien
évidemment les techniques artisanales.
142 Lire
Ïft we-md.t kææ(w).t-jb.
143 Lire jrr.t smw n Ï.t nb.t ; cf. B. Grdseloff, Archiv Orientalni XX/3-4, 1952, p. 484-486 ; J.P. Allen, Genesis

in Egypt, 1988, p. 44 et 93, n. 33.


144 Lire Tæ-tnn (j)s pw.

145 Noter le chiasme.

146 Le terme
pÌty possède en égyptien une connotation séthienne ; cf. F. Parent, « Seth dans l’Horus d’or des
titres royaux », dans Amosiadès, Mélanges Cl. Vandersleyen, Louvain-la-Neuve, 1992, p. 347-354.
147 Ou : « Lors Ptah fut satisfait d’avoir créé… » ; on rapprochera bien sûr de Gn 2, 2 : « Dieu acheva au

septième jour son œuvre, qu’il avait faite, et il se reposa au septième jour de toute son œuvre, qu’il avait faite
». Le palindrome PtÌ / Ìtp était consciemment perçu par les Égyptiens : cf. Fr. Junge, Elephantine XI, Funde
und Bauteile, ArchVer 49, 1987, p. 76-77 et pl. 47, g.
148 On notera que l’organisation territoriale précède la religieuse.

149 Sur le terme jm(w), voir J.R. Harris, Lexicographical Studies on Ancient Egyptian Materials and Minerals ,

VerOr 54, Berlin, 1961, p. 200 ; S. Aufrere, L’Univers minéral dans la pensée égyptienne, BiEtud 105/2, 1991,
p. 682 (« argile »).
150
À la surface de Ptah, dont le monde sensible est une émanation.
151 Rapprocher, dans les Textes des Pyramides : hæ n† r.w nb(.w) mr jwn mr j.cb mr nw jwn~n=† n j.cb~n=†

n n Tmw m Jwnw, « Ô, tous les dieux, venez réunis, venez joints, comme lorsque vous vous êtes réunis et
que vous vous êtes joints à Atoum à Héliopolis ! » (§ 1647a-b [TP 599]).
59
La thématique de la « création par la parole » n’a pas laissé d’être portée en vis-à-vis avec celle
dénotée par les écrits chrétiens. On sait combien les documents bibliques – Ancien et Nouveau
Testament compris – sont imprégnés de motifs égyptiens. Ainsi Y. Volokhine reconnaît-il que « la
théorie de la création memphite est fondamentalement intellectuelle […] à Héliopolis, la conscience
ou l’intellect (ib) est aussi au cœur de la création, mais le thème est ici longuement explicité, et son
traitement fait immanquablement songer, comme cela a déjà été reconnu, à l’ouverture de l’Évangile
de Jean sur le logos créateur : "Au principe était la parole, la parole était chez Dieu et la parole était
Dieu. Elle était au principe chez Dieu. Tout a existé par elle et rien de ce qui existe n’a existé sans elle.
En elle était la vie et la vie était la lumière des hommes"152 » 153. En quoi s’affirme explicitement la
volonté du pouvoir en faction, usant à son profit de « l’étonnante puissance de réflexion »154 de la
caste sacerdotale, d’affirmer « l’antériorité de la pensée sur la matière ». On se reportera, à titre
comparatif, au scénario aux accents pythagorisants de la démiurgie du Timée 155.

Quelles qu’aient été les préventions de Platon à l’encontre des scribes et de leur « enfants
chéris », il semblerait en dernier ressort que ce scepticisme n’empêchait pas les scribes et l’auteur des
dialogues de s’accorder sur l’essentiel. On peut difficilement, à la lecture du Phèdre comme à celle du
fragment de Diodore de Sicile (cf. supra), récuser ce constat que la tradition grecque honore
religieusement, pour ce qui concerne l’interprétatio qu’elle fait de Theuth/Hermès, l’une des données
métaphysiques les plus cruciales postulées par les Égyptiens dans le rapport hiérarchisé entre la langue
et l’écriture156. Le Traité de théologie memphite ne nous apprend rien moins que ce fait culturel que la
parole est en Égypte, « naturellement première – et fondatrice dans les textes cosmogoniques –, alors
que l'écriture est seconde : elle en est un substitut »157. L’écriture substitut, voilà qui nous rapproche
encore de l’auteur des dialogues. Substitut de la mémoire, succédané, l’écriture est seconde et la parole
première. Le Phèdre, à cet égard, n’est pas si éloigné de rendre trait pour trait une conception plus
égyptienne que grecque (la science ionienne privilégiait, à quelques exceptions notables, les archè
matériels, élémentaires) ; peut-être pas si éloignée non plus de ce dont il retourne dans le Timée.

Une divergence cachait ainsi un recoupement ; mais il se peut que ce recoupement cache
également une divergence. Une divergence au sein de la divergence, une restriction au sein de la

152 Jn, 1-3, éd. et trad. Louis Segond (1873).


153 Y. Volokhine, « Le dieu Thot et la parole », dans Revue de l'histoire des religions, tome 221 n°2, Genève,
2004. p. 131-156.
154 Cl. Traunecker, « L’anticipation dans la pensée de l’Égypte antique. À propos du texte de la Théologie

memphite », dans L’anticipation. À l’horizon du Présent, Sprimont, 2004, p. 253 et 264.


155
Timée, 30a seq.
156 Voir à ce sujet C. Zivie-Coche, Annuaire de l'École pratique des hautes études , Ve section, 101, Paris,

1992-1993, p. 111.
157 Y. Volokhine, art. cit.

60
restriction. Poursuivons l’interprétation que Volokhine propose de l’épigraphie de Chabaka :
« l'écriture, en Égypte, donne à voir tout ce que la parole ne formule pas : par la vertu du système
idéographique, l'image révèle un monde de sens inépuisable. Une écriture qui parle d'elle-même, donc,
et qui sait même parler toute seule, puisque finalement elle peut se passer de l’oralité et de la
récitation »158. Une écriture qui peut se passer de l’oralité et de la récitation, donc de la verbalisation,
ergo d’un locuteur peut également, à plus forte raison, se passer de son auteur. Chose à laquelle Platon
n’aurait pas acquiescé. Sauf à compliquer davantage – et sans doute le faut-il – l’herméneutique du
présent texte. Volokhine se réfère au « système idéographique » et à « l’image qui donne à voir » ; à
savoir très exactement à l’écriture hiéroglyphique, à l’écriture sacrée qui, plus qu’une écriture, est une
« parole divine ». Or ce n’est pas à l’écriture hiéroglyphique que renvoient, pour leur part, les
grammata de Theuth évoqué dans le Phèdre. Le distinguo n’est pas épilotique. Nous ne manquerons
pas de le retrouver plus en aval de notre commentaire, et de préciser à l’occasion en quoi il rend
possible la conciliation de certains points délicats du Phèdre et du Timée 159.

3. Le pédantisme des faiseurs de discours

a) Dans les dialogues de Platon

Thamous, dans la réponse qu’il adresse à son vizir Theuth, ne dissimule pas son scepticisme
quant à la possibilité d’instruire (dimension gnoséologique/théorique) et d’édifier (dimension
axiologique/pratique) par le truchement de l’écriture : « Tu n'offres à tes disciples que le nom de la
science sans la réalité ; car, lorsqu'ils auront lu beaucoup de choses sans maîtres, ils se croiront de
nombreuses connaissances, tout ignorants qu'ils seront pour la plupart, et la fausse opinion qu'ils
auront d’eux, leur science les rendra insupportables dans le commerce de la vie »160. On serait
facilement tenté de penser que Platon se borne à décrire une réalité qu’il déplorait au jour le jour sur
l’Agora, qu’il s’agisse du comportement des orateurs sophistes – ses concurrents directs – ou de leurs
disciples dévoyés – leurs prises infortunées. La vantardise de ces démagogues publics est par ailleurs
clairement mise en contradiction avec la vertu naturelle des philosophes, toujours en quête de vérité, et
dont la pierre de touche consiste en une humilité propitiatoire161, indispensable à la curiosité. Si
Socrate peut apprendre ou faire apprendre aux autres, se laisser investir par la divinité, c’est en effet
parce qu’il se connaît vide, c’est-à-dire « pur » (de science autant que de préjugé) et sait qu’il ne sait

158
Y. Volokhine, ibid.
159 Cf. infra : chap. II.
160 Phèdre, 275b.

161 Cf. Apologie de Socrate, 21d ; Ménon, 80d.

61
rien. Il se connaît en tant que ne connaissant rien ; il ne se connaît pas lui-même : « Or je n'en ai pas du
tout, moi, [du temps] pour des occupations de cette sorte, et en voici, mon cher, la raison : je ne suis
pas capable encore, ainsi que le demande l'inscription delphique, de me connaître moi-même ! »162. Ce
n’est pas tant l’ignorance que sa reconnaissance, l’aveu d’humilité de Socrate qui fait de lui le plus
sage parmi les hommes. Que dire a contrario des faux savants qui n’ont de cesse d’avoir clamé leur
science sur tous les toits ?

Ce qui ressort ici de l’objection de Thamous, c’est bien le pédantisme de ceux qui ne jurent que
par les discours écrits. Prothèses de la mémoire, ces discours, non seulement peuvent être
mésinterprétés, mais plus encore ne sont pas assimilés par ceux qui les colportent. Lire n’est pas
acquérir, ou conquérir. Et réciter n’est pas apprendre, et moins encore comprendre. Seul est assimilé ce
qui s’engramme dans l’âme en caractères intelligibles. Ou bien, si l’on tient compte de la
réminiscence, ce qui procède de l’intuition. Laquelle peut être suscitée par le truchement de l’échange
qui fait apercevoir les figures du divin dans la pupille d’autrui, « les fenêtres de l’âme ». Il s’agit d’un
savoir acquis par l’expérience, qui procède de l’initiation. – Et nous transforme pour le meilleur. La
lecture, au contraire, transforme pour le pire. On peut à cette enseigne se demander, sans prétendre
apporter de réponse, ce que Platon aurait pensé de son (dissident) élève surnommé « le liseur », à
savoir Aristote. Liseur devant l’éternel et la postérité, mais également « fautif » d’une œuvre
prolifique. Encore le Stagirite n’aurait-il pu qu’avec force difficulté rivaliser de cuistrerie avec nombre
de ses commentateurs, scoliastes fanfarons dont la réputation sectaire portait à la clôture davantage
qu’à la « pensée élargie » (Kant).

Le fait à retenir est que Platon, par la voix de Socrate, par la voix de Thamous, reproche aux
orateurs une morgue de mauvais aloi. Un caractère qui leur serait suggéré par leurs mauvaises
fréquentations d’une littérature qui reste lettre morte, ayant pour seul effet de donner une illusion de
maîtriser ce que l’on ne fait qu’imiter. L’imitation – la mimésis –, nous rejette un degré plus loin de la
réalité, donc à chaque fois plus à distance de la sagesse véritable qui, elle, ne peut être apprivoisées
qu’entre les lignes. D’où toute une procédure de rétention/divulgation, d’indices et d’allusions dans les
dialogues platoniciens ; d’où également la réserve exclusive de la doctrine centrale du platonisme à
des privilégiés, la recevant par transmission orale163 et en présence du maître. Ce que Theuth, patron
des scribes, risque en retour de provoquer chez ses disciples et protégés n’est rien de plus qu’un
surcroît de superbe. Une fatuité liée à un faux savoir. L’infatuation des outres gorgées d’air, enflées

162 Phèdre, 229e.


163
La doctrine des « premiers principes », des « fondements de toute chose » ( archai) ou bien encore des «
choses de plus grande valeur » (timiôtera) qu'invoque Platon dans sa lettre aux parents et aux amis de Dion.
Sur tout ceci, cf. T.A. Szlezak, Le Plaisir de lire Platon, trad. M.-D. Richard, Paris, la Nuit surveillée, Paru,
1997.
62
d’elles-mêmes que le « poisson torpille », le « taon » Socrate sait si bien dégonfler. Theuth serait-il un
sophiste ?

b) Dans l’Égypte pharaonique

Theuth serait-il sophiste ? Platon/Thamous a-t-il raison de soupçonner l’« industrieux » ibis de
ne pas jouer franc-jeu, ou pire, de réellement se croire né de la cuisse d’Amon ? Interrogeons les
Égyptiens. Interrogeons les mythes. Interrogeons le panthéon. Thot, à l’instar de l’Hermès grec ou du
Mercure romain, est messager des dieux. Il est aussi, comme l’arc-en-ciel Iris, l’intermédiaire entre le
monde des hommes et l’empyrée. Mais Thot est également ce que ne sont pas ces déités : le gardien de
la sagesse. Sa connaissance (Sia) universelle légitime sa fonction d’intercesseur dans les querelles qui
ne manquent pas d’éclater dans le monde des dieux. Elles font de lui le diplomate, le médiateur,
l’intermédiaire indispensable à la paix du royaume. S’identifiant au dieu, le défunt locuteur du chapitre
183 du Livre des Morts déclame ainsi ses qualités : « Je suis Thot, le scribe excellent, pur de mains,
maître de pureté, qui chasse le mal, le scribe de la Maât, dont l'abomination est le mal, dont le jonc (=
le calame164) protège le maître de l'Univers, maître des lois, "qui fait parler l'écrit", dont les paroles ont
fondé les deux rives »165. C’est assez dire l’importance peu ou prou cosmique que manifestent
ensemble l’écriture et la parole sacrée, s’il y a lieu de les distinguer, aux yeux des Égyptiens.

Tout n’est pas sans aspérités. Les dieux, grecs autant qu’égyptiens, ont les défauts de leurs
vertus. Une règle observée de tout temps, chaque fois qu’il s’est agi de « personnaliser » un dieu pour
le différencier de la masse de ses consorts. Et Thot n’y déroge pas. Thot est l’agent actif de la Maât, il
maintient l’équilibre ; office qui lui vaut d’être fréquemment assimilé au peson d’une balance. Mais ce
savoir polyvalent comme la lucidité qui est la sienne, sa supériorité intellectuelle le rend aussi pénible
que fat : « Sans doute est-il un sage parmi les dieux, mais la conscience qu'il en a le rend pédant et
prétentieux. Son penchant pour les discours apprêtés et une solennité un peu factice peuvent finir par
agacer lorsqu'il y a urgence », résument D. Meeks et Chr. Favard-Meeks. Et d’ajouter que « la
connaissance qu'il a de sa supériorité intellectuelle le rend ennuyeux, présomptueux et pompeux »166.
La compagnie de Thot n’est pas des plus plaisante, ni des plus recherchée : « Il aime les discours

164 Cf. P. Koemolh, « Osiris et les arbres », dans Aegyptiaca Leodiensia, n°3, 1994, p. 179 et M.-T. Derchain-
Urtel, Thot, Bruxelles, 1981, p. 117.
165
Cf. E. Naville, Der aegyptische Totenbuch des XVIII. Bis XX. Dynastie aus verschiedenen Urkunden
zusammengestellt, Berlin, 1886, pi. CCIX, chap. 183, A.G., 41 sq et Livre des Morts des Anciens Égyptiens,
trad. P. Barguet, Paris, Éditions du Cerf, 1967, p. 271-272.
166 D. Meeks, Ch. Favard-Meeks, op. cit.

63
soignés, les formules alambiquées et affecte les tons empruntés. Souvent il agace les autres divinités
qui ne manquent pas de le lui faire remarquer »167.

Assez de libations et d’hommages vipérins. N’en jetons plus, le calice a débordé. Voilà qui dit
assez quel genre de personnage était aux yeux des Égyptiens ce prototype du fonctionnaire. Car c’est
bien là ce qu’était Thot, n’en doutons pas, en tant que figure tutrice et tutélaire des scribes : une
extrapolation des qualités et des défauts considérés comme caractéristiques de la caste des
logographes. La crainte et le respect dus aux divinités n’exclut pas la satire sociale. Le service divin
n’a jamais dissuadé les serviteurs en charge de l’élaboration des mythes (une élaboration consciente
pour ce qui concerne la doctrine égyptienne) d’extrapoler des traits typiques de leurs contemporains
pour « personnaliser » leurs dieux. Le même phénomène se produit au regard des divinités grecques –
divinités d’Homère, divinités traditionnelles et non divinités parfaites et sans défaut que voulait leur
substituer Platon dans le cadre éventuel la religion civile de la Kallipolis. Ainsi que le suggérait Paul
168
Veyne dans son essai au titre suggestif, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? , une « « vérité » »
(notion précisément mise en question par Veyne) telle que l’incontinence de Zeus devait sans doute
très largement à celle des élites dirigeantes (certains tropismes ont la carapace dure et peuvent
effectivement briguer leur part d’éternité). Il y aurait donc tout lieu de penser que l’outrecuidance de
Theuth avait partie liée avec celle des scribes. L’« éloge des scribes » en qualité de genre littéraire,
avait tout pour y disposer.

Probablement daté du début de la XIIe dynastie, composé sous le règne du pharaon Amenemhat
169
Ier, l’Enseignement de Khéty nous livre un aperçu de ce à quoi pouvait prêter l’autocélébration du

167 Ibid.
168P. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?, Paris, Seuil, Points Essais, 1983.
169Indications bibliographiques : H. Altenmüller, Mohamed el-Bialy, « Eine spätzeitliche Topfcherbe aus
Saqqara mit dem Anfang der “Lehre des Dua-Cheti », dans G. Moers (éd.), Texte – Theben — Tonfragmente,
Festschrift für G. Burkard, ÄAT 76, 2009, p. 21-26 ; J. von Beckerath, « Ostrakon München ÄS 396 », SAK
10, 1983, p. 63-69 ; St. Bojowald, « Eine semitische Analogie zu Gattungszugehörigkeit und
Rollenverständnis des cb(w)-Vogels im ägyptischen Cheti XIIIa? », SAK 33, 2005, p. 57-63 ; H. Brunner, Die
Lehre des Cheti, Sohnes des Duauf, ÄgForsch 13, 1944 ; idem, LÄ III, 1980, col. 977-978, s. v. « Lehre des
Cheti » ; idem, Die Weisheitbücher der Ägypter. Leheren für das Leben , Düsseldorf, 1998, p. 156-168 ;
G. Burkard, Textkritische Untersuchungen zu Ägyptischen Weisheitslehren des Alten und Mittleren
Reiches, ÄgAbh 34, 1977, p. 266-282 ; idem & H.J. Thissen, Einführung in die altägyptische
Literaturgeschichte I. Altes und Mittleres Reich, LIT Verlag, Berlin, 2008, p. 169-177 ; A. Erman, Die
Literatur der Aegypter, Leipzig, 1923, p. 100-105 ; trad. anglaise A.M. Blackman, The Literature of the
Ancient Egyptian (1927), 1966, p. 67-72 ; J.L. Foster, « Some Comments on Khety’s Instruction for Little
Pepi on his Way to School (Satire on the Trades) », dans E. Teeter, J.A. Larson (éd.), Gold of Praise. Studies
on Ancient Egypt in Honor of E.F. Wente, SAOC 58, 1999, p. 121-129 ; idem, Ancient Egyptian Literature.
An Anthology, Austin, 2001, p. 33-43 ; W. Guglielmi, « Berufsatiren in der Tradition des Cheti », dans
M. Bietak et al. (éd.), Zwischen den beiden Ewigkeiten. Festschrift G. Thausing, Wien, 1994, p. 44-72 ;
W. Helck, Die Lehre des Dwa-Htii, KÄT, 2 fasc., Wiesbaden, 1970 ; J.E. Hoch, « The Teaching of Dua-Kheti.
64
scribe. Non plus qu’aucun des papyrus écrits en hiératiques sous la dictée des fondés de pouvoir et
destinés à une large diffusion, ce genre de document n’était pas sans arrière-pensées. Il s’agissait avant
toute chose de mettre en valeur les avantages de la corporation pour susciter des vocations ; par suite,
de motiver les apprentis à s’engager dans des études qui pouvaient être longues et difficiles170. Le texte
ici produit comptait au nombre des plus lus ; ainsi St. Jäger recense-t-il neuf copies sur papyrus, trois
sur tablette et 263 sur ostraca. La grande majorité des sources dont nous disposons remontent à
l’époque ramesside et ont été trouvées grâce aux fouilles effectuées sur le site de Deir al-Médîna, à
Thèbes-Ouest. Cette profusion ne donne qu’une vague idée de la notoriété de ce classique de la

A New Look at the Satire of the Trades », JSSEA XXI-XXII, 1991-1992, p. 88-100 ; St. Jäger, Altägyptische
Berufstypologien, LingAeg, Studia monographica 4, Göttingen, 2004 ; J. Kahl, « Ein Zeugnis altägyptischer
Schulausflüge », GöttMisz 211, 2006, p. 25-29 ; P. Kaplony, « Geistige Kinder. Zur einem Zitat aus der Lehre
des Cheti in der römischen Kaiserzeit », GöttMisz 204, 2005, p. 57-77 ; L.H. Lesko, « Some Comments on
Ancient Egyptian Literacy and Literati », dans S.I. Groll (éd.), Studies in Egyptology II, Jerusalem, 1990,
p. 653-655 et 1118-1119 ; M. Lichtheim, Ancient Egyptian Literature. A Book of Readings, vol. 1, Berkeley,
Los Angeles, London, 1975, p. 184-192 ; B. Mathieu, « La “Satire des Métiers”. Dossier bibliographique »,
GRAFMA Newsletter 2, Paris, 1998, p. 37-40 ; idem, « La “Satire des Métiers” (2) », GRAFMA Newsletter 3-
4 (1999-2000), Paris, 2001, p. 65-73 ; Ch. Maystre, « Un exercice d’écolier égyptien sur un ostracon du
Musée d’Art et d’histoire », Genava 16, 1938, p. 66-71 et fig. 1-2 ; R.B. Parkinson, « Teachings, Discourses
and Tales from the Middle Kingdom », dans St. Quirke (éd.), Middle Kingdom Studies, New Malden, 1991,
p. 108 (vi) ; idem, Voices from Ancient Egypt. An Anthology of Middle Kingdom Writings , London, 1991,
p. 72-76 ; idem, The Tale of Sinuhe and other Ancient Egyptian Poems, Oxford, 1998, p. 273-283 ; idem,
« Two or Three Literary Artefacts: British Museum EA 41650/47896, and 22878-9 », dans W.D. Davies (éd.),
Studies in Egyptian Antiquities. A Tribute to T.G.H. James, BMOP 123, 1999, p. 49-57 et pl. 13 et VIII ;
idem, Poetry and Culture in Middle Kingdom Egypt. A Dark Side to Perfection , London, New York, 2002,
p. 273-277, 317-318 ; A. Piankoff, « Quelques passages des “Instructions de Douaf” sur une tablette du Musée
du Louvre », RdE 1, 1933, p. 51-74 et pl. VI ; G. Posener, « L’auteur de la Satire des Métiers », dans
J. Vercoutter (éd.), Livre du Centaire, MIFAO 104, 1980, p. 55-59 ; J.-Fr. Quack, « Zwei Ostraka-
Identifizierungen », GöttMisz 115, 1990, p. 83-84 ; idem, « Auseiner spätzeitlichen literarischen
Sammelhandschriften (Papyrus Berlin 23045) », ZÄS 130, 2003, p. 182-185 ; St. Quirke, Egyptian Literature
1800 B.C.: Questions and Readings, GHP Egyptology 2, 2004, p. 121-126. ; A. Roccati, Sapienza egizia. La
letteratura educativa in Egitto durante il II millennio a.C., Testi del Vicino Oriente antico 4, Brescia, 1994,
p. 79-87 ; idem, « Réflexions sur la Satire des métiers », BSFE 148, 2000, p. 5-17 ; S. Sauneron, « Le titre de
l’Enseignement de Kheti sur une tablette du Louvre », RdE 7, 1950, p. 186-188 ; P. Seibert, Die
Charakteristik: Untersuchungen zu einer altägyptischen Sprechsitte und ihren Aussprägungen in Folklore
und Literatur, ÄgAbh 17, 1967, p. 99-192 ; W.K. Simpson, dans W.K. Simpson (éd.), The Literature of
Ancient Egypt. An Anthology of Stories, Instructions, Stelae, Autobiographies, and Poetry , 3e éd., New
Haven & London, 2003, p. 431-437 ; A. Spalinger, « The Paradise of Scribes and the Tartarus of Soldiers »,
dans Five Views on Egypt, LingAeg, StudMon 6, Göttingen, 2006, p. 5-49 ; A. Théodoridès, « La “Satire des
Métiers” et les marchands », AIPHO 15, 1958-1960, p. 39-69 ; B. van de Walle, « La division matérielle des
textes classiques égyptiens et son importance pour l’étude des ostraca scolaires », Museon LIX, 1946, p. 223-
232. ibid, « Le thème de la satire des métiers dans la littérature égyptienne », ChronEg XXII/43, 1947, p. 50-
72 ; idem, ChronEg XXIV/48, 1949, p. 244-256 (recension de H. Brunner, Die Lehre des Cheti, suivi d’une
traduction française du texte) ; P. Vernus, Sagesses de l’Égypte pharaonique, 2e éd., « Thesaurus » Actes Sud,
2010, p. 239-264 ; W. Westendorf, « Eine Formel des Totenbuches als Schreibfehler in der Lehre des
(Dua)Cheti », GöttMisz 5, 1973, p. 43-45 ; K. Widmaier, « Die Lehre des Cheti und ihre Kontexte. Zu
Berufen und Berufsbildern im Neuen Reich », dans G. Moers et al. (éd.), Dating Egyptian Literary Texts 1,
LingAeg, StudMon 11, 2013, p. 483-557.
170 Cf. B. Mathieu, dans GRAFMA Newsletter 3-4 (1999-2000), 2001, p. 65-73.

65
littérature pharaonique, dont le succès allait bénéficier aux scribes jusqu’à la Basse Époque. Et très
probablement au-delà, jusqu’à l’instauration de la dynastie lagide, si l’on en juge aux allusions qui y
sont encore faites sur une stèle élevée sous la période ptolémaïque.

Le document se compose de deux sections, conformément au canon adopté pour la composition


des œuvres sapientiales171. Les 18 stances de la première section, seule qui nous intéresse ici,
constituent la moelle épinière de ce qui répond à la désignation usuelle de Satire des Métiers.
L’humour et l’ironie ne sont pas absents de cette charge peu conciliante envers les professions
manuelles. Citons, dans l’ordre d’apparition, les stances du sculpteur, du fondeur de métal ou de
l’orfèvre, du forgeron, de l’artisan-menuisier, du tailleur de pierres, du barbier, du vannier, du potier,
du maçon, du charpentier, du jardinier, du cultivateur, du tisserand, du fabricant de flèches, du
courrier, du charbonnier, du cordonnier, du blanchisseur, de l’oiseleur, et du pêcheur. Il y a tout lieu de
croire que cet ordre de succession, loin d’être rhapsodique, est indexé sur une logique d’exposition
axiologique ou normative des métiers présentés. C’est-à-dire d’un classement allant du plus ou moins
valorisé, du plus sophistiqué au moins « civilisé ». Si bien que les professions d’oiseleur et de pêcheur
clôturant l’inventaire renvoient implicitement aux temps originaires, à l’époque des « chasseurs-
cueilleurs », aux emplois les plus « primitifs » des peuples « sans écriture ». Et donc aux antipodes de
la culture scribale dont Khéty se fait l’éloquent thuriféraire.

La Satire des métiers (Enseignement de Khéty) 172

(Intitulé)173

(III, 9) Début de l’enseignement que fit un passager de cabine 174 nommé Khéty, fils de Douaouf, à son
fils nommé Pépy, tandis qu’il remontait le fleuve (IV, 1) vers la Résidence 175 pour le mettre à l’école
des écritures, parmi les enfants des grands et de l’élite de la Résidence.

171 Enseignement loyaliste, Enseignement d’un homme à son fils, etc.


172 Version fr. et notes philologiques par B. Mathieu.
173 La numérotation se réfère au Papyrus Sallier II (ref. British Museum EA 10182,11).

174 C’est-à-dire un personnage important.

175 Sans doute El-Licht, à une trentaine de kilomètres au sud de Memphis, capitale administrative du Moyen

Empire à partir de la XIIe dynastie ; on peut donc supposer que Khéty et son fils remontent le Nil depuis
Memphis. Ce trajet du Nord au Sud n’est sans doute pas indifférent : il pourrait évoquer une sorte de
pélerinage aux sources, un voyage vers les fondements de la culture pharaonique, en même temps qu’une
promesse de promotion sociale (« parmi les enfants des grands et de l’élite de la Résidence »).
66
(Exorde)

Il lui dit alors :

(IV, 2) « Moi qui ai vu ceux que l’on bat, tu ne dois te préoccuper que des écrits :
observe donc, et épargne-toi les labeurs !
Car il n’est rien au-dessus des écrits,
c’est une embarcation sur l’eau176 !

Lis (IV, 3) donc la fin de Kémyt


et tu y trouveras ce distique :
« Le scribe, quelle que soit sa fonction à la Résidence,
il ne peut y être malheureux. »

(IV, 4) Il exerce son talent pour autrui,


sans que nul ne le surpasse en satisfaction
Je n’ai pas vu de profession comparable
à laquelle puisse s’appliquer ce distique177.

(IV, 5) Je veux te faire aimer l’écriture plus que ta propre mère,


et que sa perfection pénètre en toi178.
C’est vraiment le plus grand de tous les métiers,
il n’a pas son pareil au monde !

(IV, 6) À peine aura-t-il commencé à prospérer, encore enfant,


qu’on le salue ;
on l’envoie accomplir des missions
avant même qu’il revienne se vêtir du pagne !

(Stance du sculpteur, fondeur et forgeron)

Je ne vois (IV, 7) pas de sculpteur en mission,

176 Le métier de scribe apporte autant de bienfaits qu’un bateau d’approvisionnement. Évocation discrète et
subtile des circonstances servant de cadre à la délivrance de l’enseignement.
177 Le distique de Kémyt cité plus haut.

178 « Aimer plus que sa (propre) mère » peut être considéré comme une expression consacrée, avec le sens

logique de « plus que tout ».


67
le fondeur, on ne l’envoie pas.
Mais j’ai vu le forgeron à son labeur,
à la gueule de sa fournaise :
(IV, 8) ses doigts sont crevassés comme la peau des crocodiles »,
et il sent plus mauvais que l’œuf ou le poisson !

(Stance du menuisier)

L’artisan quel qu’il soit maniant l’herminette,


(IV, 9) il est plus las encore que n’est le laboureur :
car sa terre est de bois, car sa houe est de cuivre,
et la nuit seulement viendra l’en délivrer !
Il aura travaillé au-delà (V, 1) de ses forces,
et la nuit seulement viendra l’en retirer !

(Stance du tailleur de pierres)

Le tailleur de pierres grave avec le ciseau


toute sorte de pierres dures.
Lorsqu’il a terminé (V, 2) d’accomplir sa tâche,
ses bras sont anéantis de lassitude,
et lorsqu’il s’assied, au coucher du soleil,
ses genoux et son échine (V, 3) sont ployés !

(Stance du barbier)

Le barbier rase encore au bout de la soirée,


il donne de son affûteur (?), il donne (V, 4) de son bras,
il se porte de ruelle en ruelle
pour chercher qui raser.
Il agite ses bras pour se remplir le ventre
(V, 5) comme l’abeille qui ne mange qu’à proportion de son travail.

(Stance du vannier)

Le vannie descend le fleuve vers les marécages


pour s’y procurer (de quoi faire) des flèches.
68
(V, 6) Il a travaillé au-delà de ses forces,
et les moustiques l’ont massacrés ;
les mouches des sables l’ont charcuté de même,
et le sort veut qu’il reste balafré.

(Stance du potier)

(V, 7) Le potier est tout couvert de terre


bien que son existence soit parmi les vivants179 ;
les déchets le souillent plus qu’un porc
jusqu’à ce qu’il soit cuit (V, 8) sous ses poteries.
Sa vêture est raide à cause de la boue,
et son ceinturon est en lambeaux ;
l’air ne pénètre dans son nez,
qu’une fois qu’il est sorti de son four (V, 9) sain et sauf.
C’est de ses pieds qu’il pilonne,
et il est son propre mortier ;
triturées sont les cours de chaque maison,
battues, celles des places.

(Stance du maçon)

(VI, 1) Et je vais te parler tout autant du maçon :


car douloureuse est l’épreuve qui l’affecte.
Il doit rester dehors, en plein vent,
à maçonner (VI, 2) sans même un pagne.
Son ceinturon n’est qu’un tissu pour l’échine,
avec une corde pour son postérieur.
Ses bras sont couverts de terre à manier l’outil (?),
et tous ses calculs sont emmêlés.
(VI, 3) Quand il mange le pain avec ses doigts,
il les lave en même temps !

(Stance du charpentier)

179 Il est une sorte d’enterré vivant.


69
Quelle misère pour le charpentier qui menuise un plafond
pour couvrir le bâti d’une pièce
— une pièce (VI, 4) de dix coudées sur six coudées !
Un mois est passé après l’installation des poutres
et le nouage des liens
quand tout son ouvrage est accompli.
(VI, 5) Mais les provisions qui devraient être dispensées chez lui,
nul ne les dispense à ses enfants.

(Stance du jardinier)

Le jardinier porte l’eau avec la palanche


et chacune de ses épaules (VI, 6) est usée ;
un gros lipome est sur sa nuque,
qui fait (un bourrelet) de graisse.
Il passe l’aube à arroser (VI, 7) les légumes,
il passe le soir à s’occuper des plantes.
À peine a-t-il passé la mi-journée
que son corps est au plus mal ;
le moment du repos : il se nomme la mort,
c’est le plus usant (VI, 8) de tous les métiers !

(Stance du cultivateur)

Le cultivateur crie plus fort qu’une pintade,


sa voix est plus forte que celle d’une corneille (?).
Ses doigts ne sont que boursouflures
(VI, 9) sous l’effet de toutes sortes d’enflures.
Il est plus las encore que (s’il était) dans la zone des marécages,
car il se retrouvera (VII, 1) en lambeaux.
Son bien-être (oudja), c’est le bien-être de qui est la proie du fauve,
la douleur de l’hippopotame lui est infligée.
Les haout sont là, comme troisième (menace),
quand il sort, parvenant à l’orée (?) ;
(VII, 2) et quand il parvient chez lui, diminué et grillé,
la marche l’a rompu.

70
(Stance du tisserand)

Le tisserand, à l’intérieur de l’atelier,


il est plus mal (VII, 3) qu’une femme (en travail) :
les genoux remontés jusques à la poitrine,
il ne peut plus respirer d’air.
S’il gaspille un jour sans tisser,
on le bat de cinquante lanières ;
(VII, 4) et il doit donner un pourboire aux portiers
pour pouvoir sortir à la clarté du jour.

(Stance du fabricant de flèches)

Le fabricant de flèches, il est totalement épuisé


en montant (VII, 5) vers le désert.
Beaucoup est ce qu’il doit donner à son ânesse
en contre-partie du travail qu’elle fournit pour cette affaire.
Beaucoup est ce qu’il doit donner aux campagnards
qui le mettent sur la (bonne) route.
(VII, 6) Et quand il parvient chez lui, le soir,
la marche l’a rompu.

(Stance du courrier)

Le courrier ne part pour une contrée étrangère


qu’après avoir légué ses biens (VII, 7) à ses enfants.
Par crainte des fauves comme des Asiatiques,
il ne reprend ses esprits qu’à son retour en Égypte.
Mais quand il revient (VII, 8) chez lui, diminué,
la marche l’a rompu ;
que sa maison soit de toile ou de brique,
il ne rentrera pas heureux.

(Stance du charbonnier)

(VII, 9) Le charbonnier, ses doigts sont décomposés,


leur odeur est celle des cadavres.
71
Ses yeux brûlent sous l’effet de l’épaisse fumée,
(VIII, 1) et il ne peut se débarrasser de sa puanteur.
Il passe la journée à couper du roseaux
et il a ses vêtements en horreur.

(Stance du cordonnier)

Le cordonnier, il est au plus mal,


chargé de son nécessaire (VIII, 2) à huile.
Son bien-être (oudja), c’est le bien-être des cadavres180,
et ce qu’il se met sous la dent, ce sont ses cuirs.

(Stance du blanchisseur)

Le blanchisseur lave sur la berge


(VIII, 3) avec pour voisin le Crocodile.
« Sors des eaux furieuses, père ! »,
disent son fils et sa fille.
Est-ce un métier dont on est (VIII, 4) satisfait,
quand il est plus usant que tout autre métier ?
Il frotte ce qui est maculé de crasse,
et il n’est pas une partie de lui qui soit propre ;
il se plonge (VIII, 5) dans le linge des femmes,
pour se retrouver dans leurs menstrues181.
Ce qui le fait pleurer, c’est de passer le jour à porter le battoir,
tandis que sa pierre va chercher la souillure (?).
Il lui est dit : « De la lessive ! (VIII, 6) Présente-toi à moi !
Que les rives soient aplaties grâce à toi ! »

(Stance de l’oiseleur)

L’oiseleur, il est totalement épuisé

180Les cadavres des animaux dont il doit utiliser la peau.


181
L’auteur joue sur le mot, qui peut signifier les « menstrues » ou le « natron » (carbonate de sodium et
bicarbonate de sodium), à la fois détergent des blanchisseurs et produit utilisé pour la momification ; le
contact avec Ìsmn fait donc du foulon un marginal (« sur la berge »), situé entre le pur et l’impur, entre la
nature et la culture, entre la vie et la mort.
72
à guetter les habitants du ciel.
(VIII, 7) Si passe un vol de gibier devant lui,
il ne sait dire que : « Ah si j’avais un filet ! »
Mais le dieu ne permet pas que cela lui échoit
en se montrant dédaigneux de son sort.

(Stance du pêcheur)

(VIII, 8) Je vais te parler tout autant du pêcheur :


il est plus épuisant que tous les autres métiers :
n’est-ce pas dans le fleuve que se situe son labeur,
mêlé (VIII, 9) à la compagnie des crocodiles ?
Quand lui échoit la somme de ce qu’on lui compte,
il n’a plus qu’à se lamenter.
Il est même incapable de dire : « Les crocodiles (IX, 1) sont là »,
car la crainte qu’il éprouve l’a aveuglé182.
Et s’il sort des eaux furieuses,
alors il tombe comme (frappé) par le pouvoir (baou) du dieu.

(Transition)

Vois, il n’est pas de métier où l’on n’ait pas de contrôleur


(IX, 2) excepté celui de scribe ; c’est lui le contrôleur !

Eh bien si tu apprends le métier de scribe, ce te sera meilleur


que les métiers que j’ai cités devant toi :
vois, l’un (IX, 3) est plus misérable que l’autre !
Un cultivateur ne peut dire à personne :
« Protège-moi donc ! »
Vois, je le dis en remontant le fleuve vers (IX, 4) la Résidence,
vois, je le fais à ton attention !
Une journée d’école t’est plus utile
que l’éternité venant de l’extraction des carrières183.

L’auteur fait malicieusement allusion au thème du crocodile qui frappe aveuglément lors du passage du
182

gué.
73
Je t’y conduis (IX, 5) pour te faire apprendre,
et que tu préfères expulser la rébellion.

(Seconde section) […]

Une telle présentation du métier de scribe comme étant le seul gratifiant au contraire des autres
occupations, physiquement harassante et noétiquement pauvres184 rejoue l’opposition plus générale
que l’on trouvait déjà dans l’Athènes de Platon entre les emplois libéraux, enrichissants, et les travaux
de tâcherons laissés pour l’essentiel aux serviteurs et aux esclaves. Si les premières ont une fonction
d’accomplissement de soi, et presque d’exercice moral, les secondes sont ingrates et relèvent du
service. Le même schème est à l’œuvre dans les « éloges des scribes » qui établit en Grèce la
subordination de la « production » physique (bæk : « le travail assujetti »,) à l’œuvre de « création »

183 L’instruction est plus utile, pour le souvenir qu’on laissera à la postérité, que les monuments funéraires
construits en pierre, « en travail d’éternité ».
184 Relevons que ce schéma-type de la confrontation du travailleur manuel et du professionnel de l’écriture

est encore bien présent dans les écrits bibliques, et notamment avec le texte de l’Ecclésiastique (ou Siracide),
représentant du genre littéraire des Sagesses. Un texte dont on sait qu’il fut mis par écrit en terre des
pharaons, ce à l’instigation d’un (in)certain Jésus fils de Sirach au IIe siècle avant notre ère. Le postulat d’une
filiation est aujourd’hui bien étayé. Le cas serait loin d’être isolé. Analogies de thème, analogies de structures
nous mettent ici aux prises avec une authentique « réécriture ». Si bien que les quatre professions
mentionnées par l’Ecclésiastique se suivent presque dans l’ordre déterminé par la Satire : cultivateur,
sculpteur, forgeron, potier. Est dénoncée la pénibilité du travail vespéral. Des expressions-refrains achèvent
de consacrer le parallèle : « Il mettra son cœur à… », « Ses veilles serviront à… », « Il en est ainsi de… »). Des
ritournelles, aurait écrit Deleuze. De lancinantes manières de faire de la paraphrase : « La sagesse du scribe
s’acquiert aux heures de loisir et celui qui est libre d’affaires devient sage. Comment deviendrait-il sage, celui
qui tient la charrue, dont toute la gloire est de brandir l’aiguillon, qui mène des bœufs et ne les quitte pas au
travail, et qui ne parle que de bétail ? Son cœur est occupé des sillons qu’il trace et ses veilles se passent à
engraisser des génisses. Pareillement tous les ouvriers et gens de métier qui travaillent jour et nuit, ceux qui
font profession de graver des sceaux et qui s’efforcent d’en varier le dessin ; ils ont à cœur de bien reproduire
le modèle et veillent pour achever leur ouvrage. Pareillement le forgeron assis près de l’enclume il considère
le fer brut ; la vapeur du feu lui ronge la chair, dans la chaleur du four il se démène ; le bruit du marteau
l’assourdit, il a les yeux rivés sur son modèle ; il met tout son cœur à bien faire son travail et il passe ses
veilles à le parfaire. Pareillement le potier, assis à son travail, de ses pieds faisant aller son tour, sans cesse
préoccupé de son ouvrage, tous ses gestes sont comptés ; de son bras il pétrit l’argile, de ses pieds il la
contraint ; il met son cœur à bien appliquer le vernis et pendant ses veilles il nettoie le foyer. Tous ces gens
ont mis leur confiance en leurs mains et chacun est habile dans son métier. Sans eux nulle cité ne pourrait se
construire, on ne pourrait ni s’installer ni voyager. Mais on ne les rencontre pas au conseil du peuple et à
l’assemblée ils n’ont pas un rang élevé. Ils n’occupent pas le siège du juge et ne méditent pas sur la loi. Ils ne
brillent ni par leur culture ni par leur jugement, on ne les rencontre pas parmi les faiseurs de maximes. Mais
ils assurent une création éternelle, et leur prière a pour objet les affaires de leur métier » (Ecc 38, 24-34).
Pour tous ces rapprochements, cf. P. Humbert, Recherches sur les sources égyptiennes de la littérature
sapientiale d’Israël, Mémoires de l’université de Neuchâtel VII, Neuchâtel, 1929, p. 125 sq. et St. Jäger,
Altägyptische Berufstypologien, 2004, p. 305-317.
74
intellectuelle (kæ.t : le « travail créatif »)185. Socrate lui-même prévient contre la prétention de
quiconque entreprendra aide s’adonner à la philosophie, tout en ne disposant pas des aptitudes ni de la
nature requise au sacerdoce :

Car, d'autres homoncules, voyant cette place devenir vide, mais pleine de beaux noms et
de belles apparences, comme ceux qui s'enfuient des prisons vers les temples, sont contents eux
aussi de se précipiter des activités artisanales vers la philosophie, tous ceux qui, comme par
hasard, sont les plus raffinés dans leur petite activité. Car pourtant, à l'évidence, par rapport en
tout cas aux autres activités artisanales, la réputation dont jouit la philosophie, bien qu'elle se
comporte ainsi, reste plus prestigieuse, et c'est donc vers elle que se dirigent un grand nombre
de personnes incapables à coup sûr par nature d'accomplissements [dans ce domaine], car tout
comme, du fait de leurs activités artisanales et de leurs métiers, leurs corps ont été mutilés, de
même aussi leurs âmes se trouvent brisées et disloquées par le travail manuel (banausia) ; n'est-
ce pas nécessaire ?186

L’activité intellectuelle surclasse à tout point de vue le travail du sensible. Ce n’est pas tout que
l’une élève et que l’autre avilisse, que l’une seulement soit vraiment digne des hommes libres187 ; c’est
encore qu’en l’absence d’une frange de la population dévouée à la corvée, l’intéressement des citoyens
à la chose politique eût été compromis. Comme l’émergence de la philosophie ; de l’écriture elle-
même, faudrait-il ajouter, qui demande du loisir (ce qui deviendra l’otius des patriciens romains,
contraire du neg-otius, « négoce »)188.

Encore une telle opposition, par trop rudimentaire, gagnerait-elle à être tempérée pour ce qui
touche au cas-limite du Socrate de Platon. Cela pour au moins trois raisons. Le philosophe, d’abord,
fréquente l’élite autant que les artisans. Il emprunte maints de ses exemples à des artisanats plus ou
moins prestigieux. Il ne dénie pas que l’esclave soit tout autant capable que le citoyen bien né de
réactiver l’empreinte qu’ont en lui déposée les vérités de la science, pourvu qu’on l’entretienne des
questions nécessaires189. Socrate, du reste, ne perd jamais une occasion de promouvoir la culture

185 Pour un panorama des manifestations de cet antagonisme bæk/kæ.t dans la culture de l’Égypte ancienne,
se reporter à K.A. Kóthay, « La notion de travail au Moyen Empire. Implications sociales », dans B. Menu
(éd.), L’organisation du travail en Égypte ancienne et en Mésopotamie, BiEtud 151, 2010, p. 155-170.
186 République, VI, 495d-e.

187 J.-P. Vernant, « Le travail et la pensée technique », dans Mythes et pensée chez les Grecs , Paris, Maspero,

1971, p. 16-43.
188 Aristote, Politique, I, V, 1252a30, 1254a17. Voir également Platon, Lois, VI, 776b-777 ou Xénophon,

Économique, V, 16 et XIII, 9
189 Ménon, 80d-86c.

75
physique, les exercices sportifs. Les femmes y doivent aussi avoir accès190 – entrer dans le gymnase,
sortir du gynécée – comme elles auront aussi accès aux études sélectives de la future élite. La classe
des gardiens dirigeants de la République émane en outre de celle des combattants. De l'une à l'autre, il
n'y a de différence que celle qui sépare les « gardiens parfaits » des « gardiens auxiliaires ». La
gymnastique occupe ainsi une place irréductible au sein d’une pédagogie qui sélectionne aussi la
performance physique. Il importe au législateur qu’un équilibre aussi parfait que possible existe entre
le développement du corps et celui de l’esprit191. Une dynamique de la psychomotricité qui trouvera
chez Alain son meilleur défenseur192. Rappelons-nous enfin le parti-pris pro-spartiate du maître de
Platon193. Rappelons-nous surtout la crainte de son disciple de voir se reproduire une défaite militaire,
morale et politique comme celle qui avait terrassé Athènes. Autant de composantes qui ne pouvaient
que renforcer l’inclination timocratique des philosophes. Socrate lui-même est célébré comme un
marathonien du champ de bataille. L’Alcibiade du Banquet ne tarit pas d’éloges pour le soldat émérite
qu’il avait vu combattre à Potidée194. Le philosophe ne néglige pas son corps, dût-il être une prison,
dût-il être un tombeau. Il doit seulement veiller à ne pas tromper les hiérarchies.

Toujours est-il que les scribes, quant à parler de hiérarchie, ne se classaient pas en queue de
peloton. La valeur protreptique typique du genre classique de l’éloge des métiers n’ôte rien de la

190 République, V, 449a-457b.


191 Ibid., III, 411c sq.
192 Voir notamment Alain (Émile-Auguste Chartier), Propos sur l’éducation suivis de Pédagogie enfantine,
Paris, PUF, 1986 ; idem, Les arts et les dieux, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1958 ; idem,
Propos I et II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1956-1970 ; idem, Propos sur le bonheur, Paris :
Gallimard, 1928.
193 Bien que Socrate n'ait, en dernier ressort, « préféré ni Lacédémone, ni la Crète, dont toujours [il] vante le

gouvernement, ni aucune autre ville grecque ou étrangère » (Criton, 53a).


194 Un aperçu de ses exploits guerriers rappelant opportunément que le philosophe n'est pas que cet être

suspendu au-dessus des réalités que dépeignait Aristophane dans les Nuées : « Voulez-vous maintenant le
voir dans les combats ? C'est encore une justice qu'il faut lui rendre. Dans cette affaire dont les généraux
m'attribuèrent tout l'honneur, je ne dus mon salut qu'à lui, qui, me voyant blessé, ne voulut jamais
m'abandonner, et parvint à sauver et mes armes et moi des mains de l'ennemi. J'insistai bien alors auprès des
généraux, Socrate, pour qu'on te décernât les récompenses militaires destinées au plus brave : c'est encore un
fait que tu ne pourras pas me contester ni traiter de mensonge ; mais les généraux, par égard pour mon rang,
voulant me donner le prix, tu te montras toi-même plus empressé qu'eux à me le faire accordera ton
préjudice. Une autre circonstance où la conduite de Socrate mérite d'être observée, c'est la retraite de notre
armée quand elle fut mise en déroute devant Delium. Je m'y trouvais à cheval, lui en hoplite. La troupe
s'était déjà fort éclaircie, et il se retirait avec Lachès. Je les rencontre, et leur crie d'avoir bon courage, que je
ne les abandonnerai pas. Ce fut là pour moi une plus belle occasion encore d'observer Socrate que la journée
de Potidée ; car ici j'étais le moins exposé, me trouvant à cheval. Je remarquai d'abord combien il surpassait
Lâches en présence d'esprit : de plus, je trouvai qu'il marchait, pour parler comme toi, Aristophane, là tout
comme dans nos rues d'Athènes, l'allure superbe et le regard dédaigneux. Il considérait tranquillement et les
nôtres et l'ennemi, et montrait au loin à la ronde par sa contenance un homme qu'on n'aborderait pas sans
être vigoureusement reçu. Aussi se retira-t-il sans accident, lui et son compagnon : car celui qui montre de
telles dispositions dans un combat n'est pas d'ordinaire celui qu'on attaque ; on poursuit plutôt ceux qui
fuient à toutes jambes » (Banquet, 220d-221c).
76
conviction de ceux qui les adressent. Thamous n’a donc pas nécessairement tort de relever
l’outrecuidance des « hommes de lettres » qui ne sont pas des « hommes de l’être », mais bien de l’«
appar-être » ; et si peu des « hommes de parole » qu’ils s’estiment au-delà de ce qu’ils valent – et
savent – qui est peu de choses. Peinture à l’encaustique qui correspond assez aux portraits satiriques
que les Égyptiens aimaient à faire des scribes, que les scribes égyptiens aimaient à faire d’eux-mêmes
dès lors qu’il fallait être scribe (tout du moins alphabétisé) pour maîtriser le calame, et fréquenter assez
la caste pour en connaître les défauts. Il faut, pour mieux nous rendre à même de ressaisir tous les
tenants et les aboutissants de cette critique, nous rappeler quel pouvait être le statut du scribe du temps
des pharaons.

Le scribe, appelé sech en égyptien, cultivait des entrées dans l’ensemble des secteurs d’activité
économique du territoire. Présent aussi bien dans les ateliers que dans les tribunaux, l’armée, les
administrations, les temples, la cour et les chantiers, il se revendiquait appartenir à une corporation
financièrement aisée, proche du pouvoir, dépositaire de ses propres rites initiatiques, plutôt fermée, et
pratiquant plus ou moins assidûment l’endogamie. Les spécialistes estiment de 1 à 4 le pourcentage de
la population de l’ancienne Égypte assez lettrée pour savoir déchiffrer les écritures profanes
(hiératique, puis démotique). Ce qui réduit à une fraction minime celle en mesure de manier l’écriture
sacrée (hiéroglyphique et hiératique).

77
Le matériel du scribe.195
La palette disposée sur la partie inférieure de l’image est istoriée par un cartouche de Toutânkhamon,
pharaon de la XVIIIe dynastie. Un étui à plumier contenant des calames repose à droite sur une
planchette en bois perforée de deux trous de section circulaire prévus pour caler les godets à encre de
couleur rouge et noire. Un papyrus écrit en hiératique figure en arrière-plan.

Ainsi le sech, privilégié par sa maîtrise des arcanes de l’écrit, se démarquait de l’illettrisme
environnant, étant très certainement de ceux bénéficiant de la paideia ludique et pragmatique « à
196
l’égyptienne » que l’Étranger d’Athènes décrivait dans les Lois ; encore qu’une telle pédagogie
apparaisse davantage – en ce qui concerne le programme de Platon dans le contexte de l’entretien des
Lois – relever du faux-fuyant, de l’invention dilatoire composée sur mesure, que de la réalité de
l’enseignement dispensé dans les « maisons de vie »197. Loin d’être le « tacheron » servile198 que l’on
peut s’imaginer, sorte de « peintre en bâtiment » antique ou d’ouvrier de services, l’artisan-scribe
tenait par son talent un rôle central dans tout ce qui avait trait aux affaires religieuses, royales et plus
encore divines199. Ce qui est rare est cher. Aussi le scribe, dont la rareté n’avait d’égal que le prestige

195 Ref. Louvre N 8424-3280.


196Lois, VII, 819b-c.
197 Ch. Leblanc, « L’éducation, la formation des scribes et les institutions d’enseignement dans l’Égypte

ancienne », dans Senouy. Bulletin de l’Association dauphinoise d’égyptologie, n° 6, Grenoble, 2007, p. 28-30.
Se reporter également au chap. VIII de notre présente étude.
198 Il n'est pas inutile de rappeler ici que l’Égypte ne fit jamais usage d’esclaves – contrairement à la Grèce

(voir République, IX, 578d-e, sur la « nécessité » de l'esclavage). Ou qu'elle n'en fit jamais avant l'époque
hellénistique : aucun esclave avant l'installation des « pharaons Lagides », c'est-à-dire grecs, intronisés par
Alexandre. L’égyptologue et spécialiste du droit égyptien B. Menu propose à cette enseigne de revoir de fond
en comble le préjugé de l’esclavage au vu des sources qui nous sont accessibles : « d'une part, l'analyse du
discours et de l'iconographie royaux officiels nous permet de mieux appréhender le sort des captifs de guerre
; d'autre part, la réinsertion, dans leur contexte d'archives, de documents juridiques présentés jusqu'à
maintenant comme des ventes d'esclaves ou des ventes de soi-même comme esclave, nous autorise à
interpréter ces conventions comme des transactions sur le travail salarié. Il résulte de cet examen que les
dépendants (hemou, bakou) sont des hommes libres, intégrés dans les rouages politico-économiques de
l'État, jouissant d'une mobilité à la fois géographique et statutaire, et disposant des mêmes droits et des
mêmes devoirs que l'ensemble de la population » (B. Menu, « La question de l'esclavage dans l'Égypte
pharaonique», dans Droit et cultures, 2000, n°39, p. 59-79). Cf. aussi l’article « Servitude et esclavage,
organisation du travail » de M. Damiano-Appia, publié dans le Dictionnaire encyclopédique de l'Ancienne
Égypte, Paris, Gründ, 1999, p. 230-231. Sur l'esclavage en Grèce, voir Y. Garlan, Les Esclaves en Grèce
ancienne, Paris, La Découverte, 1982. Il est probable que le prisme culturel des Grecs par le truchement
duquel l'Égypte ancienne fut d'abord présentée à l'Occident ait contribué à forger cette légende. Sans oublier
le livre de l'Exode, requalifiant l'Égypte ancienne de « maison de servitude » en vue de donner sens à
l'errance du peuple hébreu et de générer une solidarité ethnique autour d'un fédérateur négatif. Et puis vint
l'archéologie.
199 Le sesh n’avait en cette noble matière rien à envier au brahmane indien (du sansk. Brāhmaṇa, « lié au

sacré »).
78
symbolique, se voyait-il effectivement peu concerné par le mal socratique de la feinte ironeia, de
l’atrophie de l’ego.

Encore Thot l’Égyptien était-il véritablement savant ; ce qui n’est en rien le cas des sophistes de
Platon qui, de savoir, n’ont que celui de le faire croire ; ce qui n’était pas nécessairement non plus le
cas des scribes auxquels Platon reproche un regrettable aveuglement pour tout ce qui touche à la
débilité (faiblesse) de leur « enfants chéris ». Aussi le père des lettres n’est-il pas tant sophiste lui-
même que son engeance : il rend sophiste. Par l’écriture. Et c’est bien là ce que lui reproche Thamous :
la nocuité du pharmakon. Le mésusage du médium de l’écrit qui, devenant exclusif, devenu une fin en
soi, rend finalement bas-bleu. Car c’est bien là l’ambiguïté constitutive du pharmakon que nous
retrouvons dans l’écriture. Terme ambigu, polysémique, à l’étymologie éminemment complexe que
celui de pharmakon. E. Boisacq recense d’aucunes de ses acceptions, parfois contradictoires, dans sa
notice dédiée au « pharmakon » du Dictionnaire étymologique de la langue grecque : il est un «
charme », un « philtre », une « drogue », un « remède », un « poison ». Le « pharmakos » est, quant à
lui, un « magicien », un « sorcier » ou un « empoisonneur »200. Il est celui que l’on immole en
expiation des fautes d’une ville. Platon use fréquemment du mot pour stigmatiser la sophistique, à part
de la vraie philosophie. Lorsqu’il est employé pour dénoncer cette fausse médecine qu’est l’éloquence
trompeuse, il s’assimile à une toxine ; appliqué à Socrate, il devient un remède. Le pharmakon est ce
cas apparenté à son discours autant qu’à sa personne : Socrate lui-même est un remède, relève R.
Girard, une victime émissaire201.

L’écriture en revanche n’est pharmakon, selon Thamous, qu’au sens péjoratif du terme. Elle est
poison dans la mesure où elle donne l’illusion de savoir, premier obstacle à la vertu d’humilité requise
par la philosophie. Comment celui qui sait – ou croit savoir – pourrait-il désirer ce qui ne lui manque
pas ? Que ne deviendrait-il pédant et orgueilleux ? Bouffi et suffisant, « insupportable dans le
commerce de la vie » 202 ? Que Socrate fît profession d’inscience et se gardât d’écrire – probablement
aussi de lire – ne l’empêchait pas d’être, pour la Pythie, le plus sage parmi les hommes. Les écrivains,

200 E. Boisacq, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, 1938.


201 Cf. René Girard, La violence et le sacré, Grasset, Coll. Pluriel, 1972, p. 143 et 379. H.N. Frye, dans son
Anatomy of Criticism, décèle dans ce motif de l’expulsion de la victime émissaire un mécanisme
archétypique et permanent des sociétés en butte à leur propre violence. Motif de la « grande purge » ou
catharsis qui se traduit dans la littérature, les mythes et de l’historiographie. Ni vraiment innocent, ni tout à
fait coupable, cette scène rituelle « se répète chez Aristophane ou Shakespeare, elle opère aussi bien sur
Shylock que sur Falstaff, sur Tartuffe non moins que sur Chariot. « Nous rencontrons une figure de
pharmakos dans la Hester Prynne de Hawthorne, le Billy Budd de Melville, la Tess de Hardy, le Septimus de
Mrs. Dalloway, dans les histoires de juifs et de Noirs persécutés, dans les histoires d'artistes dont le génie les
transforme en Ishmaels de la société bourgeoise » (H.N. Frye, Frye's Anatomy of Criticism : Four Essays,
Princeton University Press, 1957, p. 41 ; voir aussi p. 45-48 et p. 148-149).
202 Phèdre, 275b.

79
auteurs des écrits-vains, ne pouvaient en dire autant. Les scribes non plus que les logographes. Ainsi
sans doute les remontrances sans concession qu’adresse Platon-Thamous à Theuth convergent-elles
avec celles enveloppées par la théologie pharaonique, que la mythologie locale distille à dose (et
fonction ?) homéopathique.

4. La manipulation par le discours

Encore ce pédantisme inconséquent ne serait-il pas préjudiciable, n’était l’effet de fascination


qu’il produit sur son auditoire. Le discours écrit ou récité abuse quant à sa signification. Il peut le faire
à ses dépens, ou de manière délibérée. C’est l’amphibologie de l’abus, pouvant être une erreur autant
que l’induction en erreur d’un lecteur/auditeur par autrui. Le Ménéxène y revient largement 203,
l’Euthydème s’y appeusantit : il est au pouvoir de la rhétorique que de soumettre la raison en
s’adressant à la partie la plus irrationnelle de l’âme204. Elle est à l’âme ce que la gastronomie (mot
d’origine platonicienne) est à nos appétits sensibles205. Elle manipule ; elle hypnotise ; fait prendre des
vessies pour des lanternes. « Abus » elle est toujours – littéralement – hybris. Quoi qu’elle ne soit pas
nécessairement abus et puisse se faire un auxiliaire du Bien, œuvrant alors sous la tutelle de la
philosophie206. Encore ne lui serait-elle qu’accidentelle et non pas névralgique. La rhétorique par le
discours adire bien plus souvent qu’elle ne sublime l’esprit.

De quelle manière cette mise en garde nous est-elle délayée dans l’œuvre de Platon ? En quoi se
soucie-t-elle du cas des scribes et de Thamous ? La retrouve-t-on en terre des pharaons et, le cas
échéant, dans quelle mesure et sous quelle forme la retrouve-t-on au sein de la tradition égyptienne ?

a) Dans les dialogues de Platon

Quittons provisoirement le Phèdre pour l’Euthydème. Un précieux excursus offrant à son


lecteur un trousseau de clés à même de faire sauter quelques serrures relativement au dossier délicat de
la disposition de Platon à l’endroit de l’art des discours.

203 Voir R. Clavaud, Éd. des Places, « Le Ménexène de Platon et la rhétorique de son temps », publication en
ligne dans Revue belge de philologie et d'histoire, vol. 59, n° 1, 1981, Bruxelles, p. 198-199.
204 Euthydème, 289a-292a.

205 Analogie reprise dans Le Sophiste, 251b, dans le Lysis, 211c et dans le Phédon, 84b.

206
C’est en cela que l’écriture est la plus comparable au pharmakon : à la fois remède et poison. Cf. le «
mythe de Theuth » exposées dans le Phèdre (274e-275a). À lire en parallèle avec le commentaire de J.
Derrida, « La pharmacie de Platon » (1968), dans Platon, Phèdre, Paris, GF-Flammarion, 2e éd., 1992, p. 255-
403 (en part. p. 391).
80
Notons en premier lieu que le savoir-dire n’implique en rien le savoir-faire, encore qu’il soit en
lui de le faire croire. La rhétorique permet à qui en fait usage de subvertir la subordination de
l’apparence à l’essence, de travestir la vérité. Elle valorise les simagrées de la compétence au
détriment de la compétence réelle. Mise au service de l’ambition, elle porte les tyrans à la tête des
cités. Au service de l’orgueil, elle aguerrit les aspirants sophistes et les rend maîtres en éristique.
Autant de coups portés à la philosophie. L’art oratoire peut également n’être sollicité que pour sa
valeur hédoniste. Tout peut alors être affirmé, le vrai à parité avec le faux, le bon et le mauvais, pourvu
que cette chimère agrée à l’auditeur. Un autre risque, et non des moindres, qu’elle fait courir à ses
victimes, est de les disposer à des actions que la raison de sens rassis n’eût jamais cautionnée. Quel
crime ne peut-elle inspirer ? On songe bien sûr à la condamnation de Socrate. Platon – n’en doutons
pas – y songe : « c'est aussi l'art qui exerce son charme (kélein) sur les juges, sur les citoyens à
l'Assemblée, sur toutes sortes de foules »207. La rhétorique consubstantielle à la démocratie peut aussi
être son poison et signifier sa perte.

Premier danger. Qui ne dit rien encore de l’aspect ensorceleur d’une forme de discours codifié
par des tropes, et que Platon rapproche, par les effets qu’il produit sur autrui, à la musique ;
précisément, à l’art de la flûte et de la lyre. L’auteur insiste sur les transes que les orateurs, poète et
musicien peuvent provoquer communément sur ceux qui les écoutent : « chaque fois que je me trouve
auprès d'eux, [les faiseurs de discours] me font l'effet, Clinias, d'être extraordinairement savants ».
Leur art, pris en lui-même, poursuit le philosophe, « paraît être aussi quelque chose de divin et de
sublime ». Ailleurs et même dialogue : « Ce qui, du reste, n'a rien de surprenant : car cet art est une
partie de l'art des incantations » ; un art « qui sait charmer serpents, tarentules, scorpions, toutes les
autres bêtes sauvages, et aussi les maladies »208. Efficience de la langue, puissance de la formule dont
l’efficace soumet les volontés, plie la nature pour le meilleur et pour le pire. Rarement pour le
meilleur. Le magnétisme de ces sorciers du verbe a quelque chose à voir, suggère Platon, avec une
authentique théia moïra dévolue aux poètes et aux déclamateurs. Un don mal employé qui les rend
d’autant plus dangereux, et légitime leur mise au pas (respectueuse, s’entend) tant par le nomothète de
la colonie des Lois que par les gardiens dirigeants de la Kallipolis.

La rhétorique perfectionnée par les rhéteurs naît à la confluence de la recherche d’adhésion qui
pouvait être celle des sophistes mercenaires, les lobbyistes antiques de la démocratie, et du médium de
l’écriture laquelle rendait possible la logographie des tribunaux et les effets de manche des apprentis
législateurs en charge de l’élaboration des lois. Sa principale menace restant peut-être l’état de

Euthydème, 289e, sq.


207

Ibid., 288d-290a Voir aussi Sophiste, 216a, 232a, 268d ; Gorgias, 454b-459a ; Protagoras, 315a, 328d ;
208

Phèdre, 261a.
81
passivité parfaite auquel elle pouvait reconduire les hommes, se découvrant dans l’incapacité d’user de
leur discernement, de préserver autrui de leurs ardeurs titaniques. L’art oratoire double les chaînes de
la caverne ; il envoûte, influence, aliène et revendique ce qui ne lui appartient pas. Il est des livres,
ajoute Thamous, qui non seulement abusent, mais aussi, des opinions dangereuses qui ne peuvent que
différer quand ce n’est pas s’opposer directement à l’avènement de la vérité. Un faux savoir hostile au
vrai diffusé par les livres ? Dont acte ; et certains plus que d’autres, qui soutiennent des doctrines aux
antipodes de celles promues par l’auteur derrière le pharaon. De là peut-être la vindicte savonarolienne
qui fut celle de Platon, si l’on en croit Diogène Laërce, ramené de justesse à la raison avant qu’il n’ait
conçu de mettre à exécution son projet d’embraser le bûcher des vanités :

« Aristoxène209 dit que Platon voulut brûler tous les ouvrages de Démocrite qu’il pouvait
trouver, mais qu’il en fut empêché par Amyclas et Clinias, disciples de Pythagore, qui lui dirent que ce
serait un acte inutile, puisque quantité de gens possédaient déjà ces livres. Cette tradition est exacte,
car Platon, qui a cité tous les philosophes anciens, n’a parlé nulle part de Démocrite, même là où il
aurait eu occasion de le contredire, car il savait bien qu’il s’attaquerait alors au meilleur de tous les
philosophes »210. Anecdote apocryphe ? Qui peut savoir ? Notons seulement que Diogène n’est pas ici
prosateur tout ce qu’il y a de plus neutre. Son argument faisant état de la figuration de « tous les
philosophes anciens » dans le corpus platonicien à l’exception de Démocrite est loin d’être probant. Et
ce n’est rien dire du procès d’intention fait à l’auteur déficitaire, mâtiné d’une accusation à peine
dissimulée de pleutrerie intellectuelle (« il savait bien qu’il s’attaquerait alors au meilleur de tous les
philosophes »).

b) Dans l’Égypte pharaonique

Ruser, manipuler, bercer de mots et d’illusions, charmer, séduire, dompter les âmes, plier les
volontés : les rhéteurs grecs en ont acquis le pouvoir. Or, là encore, Thot l’Égyptien n’est pas en reste.
Non plus, par déduction, que les élites littéraires qu’il représente en qualité de « fonction » aulique
dans l’administration divine. C’est bien précisément sa connaissance des écritures, sa mainmise sur les
hiéroglyphes qui fait de Thot – la langue d’Atoum – le dieu de la parole efficace.

La « parole efficace », c’est avant tout, au sens le plus ordinaire du terme, la parole perlocutoire
(Austin). Moins en ce sens la parole qui « agit » (performative) que la parole qui « fait agir », celle qui
exerce une puissance d’action sur son interlocuteur. Celle qui dispose à l’adhésion. La parole qui
séduit, c’est-à-dire qui « détourne » pour faire retour sur l’étymologie du terme (du lat. seducere, «

209 Sous-entendu par le compilateur : dans ses Souvenirs historiques.


210 D. Laërce, Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres, L. IX : « Démocrite ».
82
faire dévier du droit chemin »). Un synonyme pour nous mettre en accord avec Platon : c’est une
parole de rhétorique. Dont il peut advenir le meilleur comme le pire : l’élévation, l’anagogie autant
que la perversion, la sollicitation des bas instincts – de l’épitumétikon. Cette parole efficace renvoie à
l’éloquence dont Thot est le dispensateur à la faveur de ses protégés, de même qu’Aphrodite – née de
l’écume aphros – déversait sa charis sur les épaules nubiles des parténoï. Patron des scribes et des
hauts fonctionnaires, Thot est la source de leur force oratoire et le foyer de leur intelligence des
choses. Est dit de Thot qu’il « éclaire les savants et les médecins qui sont à sa suite »211.

Surtout, il enrichit leur verbe, inspire les beaux discours capables de faire plier même les plus
réticents et de désamorcer toutes sortes de conflits. Ou d’abuser. Bon ou mauvais, quelque usage
qu’on en fasse, c’est à Thot qu’on le doit. Il a pour lui l’empire de la parole qui est aussi emprise de la
parole : Thot maîtrise le discours (mdwt) bien proféré212, ce qui lui vaut son statut de « calame » (faute
d’un statut synecdochique de « plume », dont l’usage ne s’instaure véritablement qu’à compter du
Vème siècle après J.-C.) des dieux dont il rédige les volontés213. Une prière adressée à Thot figure
ainsi gravée sur une stèle du Nouvel Empire. Requête est formulée au « maître des hiéroglyphes » («
paroles divines »), afin que ce dernier « accorde de l’éloquence (litt. "l'acuité de langue") et l'habileté
des doigts » au ka du scribe Iâhmès214.

211 Papyrus Ebers 1,8 ; cf. H. von Deines, W. Westendorf, Grundriss der Medizin der alien Àgypter, Berlin,
1958, IV. 1, p. 308 et V, p. 532.
212 L. Coulon, Le discours en Egypte ancienne. Éloquence et rhétorique à travers les textes de l'Ancien

Empire au Nouvel Empire, Paris, 1998 ; D. O'Connor, D.P. Silverman, Ancient Egyptian Kingship,
Economic, and Political Studies of the Middle East, 1995, p. 53. Voir aussi Tombe de Kenamon, pi. VIII l.13-
14.
213 Voir K. Sethe, Urkunden Des Alten Reichs, Leipzig, 1906, IV, 2091 : 14 et op. cit, IV, 2091 : 7 à 2094 : 5.

Entre autres informations, nous apprenons de Thot qu'il est « celui dont les paroles durent pour toujours »
(IV, 2094 : 3).
214 Ref. Londres UC 14568, l. 1-2. Cf. R. A. Caminos, dans Journal of Egyptian Archaeology (JEA), n°64,

London, 1978, p. 155 et L. Coulon, op. cit., chap. VII, § 2.


83
Le « Scribe accroupi », Louvre E 3023215

Pour aimer l’éloquent216, né de sa sève, Thot ne prise pas pour autant le prolixe, le volubile qui
fait tomber sur lui l’opprobre, entache la dignité de son art. C’est tout du moins ce que rappelle une
autre adjuration datée de la XIXe dynastie : « Ô toi qui amène l'eau dans un lieu éloigné, viens et
sauve-moi, qui suis un silencieux. Ô Thot, source douce à l'homme assoiffé dans le désert ! Elle est
scellée pour le bavard, mais ouverte pour le silencieux »217.

215 Ref. Louvre E 3023. Calcaire peint, yeux incrustés de cristal de roche dans du cuivre. Œuvre originale
datée de la IVème ou de la Vème dynastie, 2600-2350 avant J.-C.
216
Ou « connaître un homme selon ses propos », traduit W. Helck, dans Urkunden der XVIII Dynastie (Urk),
Berlin, 1984, 209, l. 1 9.
217 A. Baracq, F. Daumas, Hymnes et prières de l'Egypte ancienne, Paris, 1980, p. 360 (P. Sallier, I, 8,5-8,6) ou

A. Gardiner, Late-Egyptian Miscellanies, Bruxelles, Fondation Egyptologique Reine Elisabeth, 1937 p. 86.
84
La « parole efficace », c’est également, au sens ésotérique du terme, l’expression consacrée,
définitoire de la parole magique218. Terrain sur lequel Thot ne le cède en rien à l’Isis magicienne de
l’Ennéade d’Héliopolis – celle des mystères, celle que convoque Platon, plaçant les « belles figures »
de l’art égyptien sous son autorité219. Thot est l’auteur, nous l’avons dit, de l’ouvrage éponyme à
l’origine de l’hermétisme alexandrin. La légende prétendait de qui se montrait en mesure de déchiffrer
les formules du livre de Thot qu’il pouvait espérer surpasser même les dieux. La connaissance du «
nom caché » – le véritable nom – de chacun d’entre eux offrait une réelle emprise sur les infortunés,
une force d’autorité propice à toutes les manipulations220. Savoir le nom, c’est avoir capturé l’essence.

Qu’est-il à craindre de ce savoir de la part d’un dieu réputé sage ? Rien, dirions-nous ; à
supposer qu’il soit bien employé. Il ne l’est pas. On sait effectivement de Thot que la mauvaise foi et
la duplicité ne figurent pas au nombre de ses moindres qualités. Bien des faits d’armes lui seront
imputés par les contes égyptiens. L’écrit, surtout, faute de toujours servir entre ses mains à la
concorde, à l’équilibre, à l’harmonie du monde, lui sert à l’occasion – qui n’est pas rare – d’expédient
pour duper ses congénères. La falsification lui est une arme de service, et à laquelle le dieu patron des
scribes a peu de scrupules à recourir. Cet ascendant qu’il obtient sur ses pairs par son astuce est
redoublé par l’importance de son service : ritualiste des dieux, officiant à part d’eux, à l’abri de la
lumière et de la vue des siens (comme font à sa suite ses condisciples humains221), Thot jouit du
privilège de l’inventaire.

Un texte découvert dans le tombeau thébain de Néfersékhérou revient sur la présentation de ce


service divin : « Je suis Thot, le scribe de la Maât, qui donne à chaque dieu sa portion de viande, le
scribe royal, excellent en paroles divines, dont les joncs [= calames] protègent le Maître de tout

218 Sur les pratiques de la magie (heka) égyptienne du temps des pharaons, voir prioritairement le triptyque
de F. Lexa : La Magie dans l’Egypte antique de V Ancien Empire jusqu'à l’époque copte , t. 1 : « Exposé » ; t. II
: « Les textes magiques » ; t. III : « Atlas » (LXXI planches hors texte), Paris, Librairie orientaliste Paul
Geuthner, 1925.
219
Lois, II, 657b.
220 Nulle tradition ne saurait l’exprimer mieux que le mythe d’Isis la cauteleuse et du nom secret de Rê. Le

nom secret d’un dieu est le réceptacle de sa puissance et de son identité. Il est, en quelque sorte, son âme, sa
volonté, le nœud de son identité. Isis veut donc accaparer le nom du créateur au bénéfice d’Horus qui
succède à son père. Le dieu hélianthe est alors sénescent et a perdu beaucoup de sa vigilance d’antan. Isis
profite de la situation pour le faire mordre par un serpent de sa fabrication, conçu à partir de limon et de
salive. Tandis que le venin se répand dans les veines du créateur, Isis le fait prêter serment de lui révéler son
nom. Le dieu, aux affres, n’a d’autre choix que d’y consentir. Isis devient ainsi la seule à partager le pouvoir
du démiurge. Celui de plier la nature à sa volonté. Celui de « faire » par la parole, d’agir sur la réalité. Ainsi
Isis, dépositaire de la parole magique, devient-elle magicienne. Comme Rê le Créateur d'Héliopolis. Comme
Thot d’Hermopolis, gardien des hiéroglyphes.
221 P. Derchain, Le Papyrus Sait 825 (BM 10051). Rituel pour la conservation de la vie en Égypte I & II,

Bruxelles, 1965, p. 140 (VII, 4).


85
l'univers, le législateur, "qui fait parler l'écrit" »222. Un passage similaire daté de la XVIIIe dynastie,
extrait d’un hymne gravé sur une statue provenant de la tombe du thébain Khérouef, confirme Thot
dans son rôle d’administrateur des biens, et d’organisateur (démiurge) cosmique : « Salut à toi, Maître
des paroles divines, qui préside aux secrets qui sont dans le ciel et la terre, grand dieu des temps
primordiaux, dieu primordial "qui fait parler l'écrit", qui fait prospérer les maisons et fonde les
domaines, qui fait connaître aux dieux ce qui est leur prérogative, et à chaque profession son statut,
[qui assigne] aux pays leurs limites, et aux champs également »223. À lui l’office du départage et de la
répartition parmi les dieux des offrandes votives224. Soit de ce qu’il peut y avoir de plus vital pour
eux225. Si la richesse peut être dite nerf de la guerre, l’offrande est en effet celui de l’immortalité. Les
tentations sont fortes. Même d’or (imputrescible par métaphore), la chair des dieux peut être faible.

Thot magicien, par ses attributions, par sa maîtrise du hiéroglyphe ou de la « parole divine »,
peut donc influencer le cours de la nature, le destin des hommes et contraindre les dieux. Il peut bien
davantage. Le dieu lunaire peut aussi bouleverser le cours des astres. On attribue à Thot tantôt d’avoir
« volé » les jours épagomènes de l’année égyptienne, tantôt d’en avoir introduit d’autres
surnuméraires226. Relayant d’anciennes traditions puisées à meilleure source, Plutarque nous en dit
davantage sur la ruse proverbiale de Thot, maître du temps. Le dieu-soleil, rapporte-t-il dans sa
compilation Sur Isis et Osiris, enviait l’éternité de Nout (la voûte céleste), peut-être le bras visible de
la voie lactée227) et craignait qu’elle ne tente de s’emparer de son trône. Il la maudit alors, de sorte à ce
qu’elle ne puisse avoir de descendants durant les 360 jours que comptait l’année égyptienne :

Voici donc le récit que l'on fait, écrit Plutarque, et je le reproduirai le plus brièvement
possible, en supprimant avec soin tout ce qui est inutile et superflu. Rhéa, dit-on, ayant eu avec

222 E. Feucht, Das Grab des Nefersecheru, TT 296, Theben 2, Wiesbaden, 1985, pi. XVI et p. 44.
223 Statue Berlin n°2293. Cf. Aegyptische Inschriften aus den staatlischen Museen zu Berlin , II, Leipzig, 1924,
p. 41 et A. Barucq, F. Daumas, Hymnes et prières de l'Egypte ancienne, Paris, 1980, p. 353-354.
224 CT, VII, 193. Cf. P. Barguet, Textes des Sarcophages égyptiens du Moyen Empire, Paris, Éditions du Cerf,

1986, p. 554 (chap. 985) et S. Sauneron, dans Esna, V, Le Caire, 1962, p. 39-40.
225 Y. Volokhine, « Le dieu Thot et la parole », dans Revue de l'histoire des religions , tome 221, n°2, Genève,

2004. p. 145.
226 Cinq jours surnuméraires que les Grecs anciens disaient « épagomènes ». Une année égyptienne ne

comptait en effet que 12 mois de 30 jours. C'est à la lune que Thot va extorquer le quintet des absents, et
c'est au cours de ces cinq jours exceptionnels, échappés du temps ordinaire que les autres dieux seront
engendrés.
227
Le chapitre 176 du livre des morts égyptiens met en association la déesse Nout avec la Voie lactée dont il
y a lieu de croire qu'elle est l'allégorie. La Nout de la période ramesside est souvent figurée non pas
seulement constellée d'astres, mais aussi entourée d'étoiles : la voûte céleste pourrait avoir été, dans
l'intervalle, réduite à l'une seulement de ses circonscriptions. Le tout aurait migré dans la partie.
86
Saturne un commerce secret, le Soleil, qui le sut, prononça contre elle cette imprécation :
« Puisse-t-elle n'accoucher ni dans le cours d'un mois, ni dans le cours d'une année ! » 228

Alors intervient Thot sous les traits de Mercure.

Mais Mercure [Thot/Djéhouty], qui était amoureux de la Déesse [Nout] et qui avait
obtenu également ses faveurs, joua aux dés avec la Lune, et lui gagna un soixante-douzième de
chacune de ses clartés. De la somme de tous ces soixante-douzièmes il forma cinq jours qu'il
ajouta aux trois cent soixante ; ce sont ces cinq jours que les Égyptiens nomment
épagomènes229, et qu'ils célèbrent comme anniversaires de la naissance des Dieux. Dans le
premier jour, disent-ils, naquit Osiris ; et au moment de sa naissance une voix fit entendre ces
mots : « C'est le maître de toutes choses qui paraît à la lumière. » Quelques-uns racontent qu'un
certain Pamylès, à Thèbes, étant allé puiser de l'eau dans le temple de Jupiter, entendit une voix
qui lui ordonnait de crier de toutes ses forces : « Le grand roi, le bienfaisant Osiris vient de
naître » ; que pour cette raison Saturne lui remit l'enfant entre les bras et le chargea de l'élever ;
et qu'en souvenir de cet événement on célèbre la fête des Pamylies, qui ressemble à nos
Phalléphories. Le deuxième jour naquit Aruéris, le même qu'on appelle généralement Apollon,
et que quelques-uns nomment Horus le vieux. Le troisième jour vint au monde Typhon [Seth],
non pas à terme ni par la voie ordinaire, mais en s'élançant à travers le flanc maternel, qu'en le
frappant il avait déchiré. Le quatrième jour ce fut Isis, qui naquit au milieu des marais. Le
cinquième, ce fut Nephthys, appelée aussi Teleuté et Aphrodite, et par quelques-uns Victoire.
On ajoute qu'Osiris et Aruéris avaient été conçus du Soleil, qu'Isis l'avait été d'Hermès, Typhon
et Nephthys, de Saturne. Le troisième des jours Epagomènes était regardé par les rois comme
néfaste, à cause de la naissance de Typhon. En ce jour ils ne traitaient aucune affaire, et ne
prenaient aucun repas jusqu'à l'entrée de la nuit. On dit encore que Typhon fit de Nephthys sa
femme ; qu'Isis et Osiris, amoureux l'un de l'autre, s'étaient unis ensemble avant de naître et
quand ils étaient encore cachés à la lumière dans le sein maternel. Même, au dire de quelques-

228 Plutarque, Œuvres Morales, tome V, Traité d’Isis et d'Osiris (Περι Ισιδοσ Και Οσιριδοσ), trad. V.
Bétolaud, Paris, Collection des universités de France Série grecque, 1870, § 12. Voir également la version
plus récente proposée par C. Froidefond : Plutarque, Œuvres morales, tome II, Isis et Osiris, Paris, « Les
Belles Lettres », 1988.
229
De ἐπαγόμενα ἡμέρα, epagόmena hêméra, signifiant jour « supplémentaire ». Il s'agit des cinq jours
interpolés au terme de l'année civile pour résilier le décalage pris au regard de l'année astronomique, dites
également l'année tropique. On peut douter de ce que les Égyptiens aient réellement utilisé un terme grec
pour conceptualiser ce qu’ils connaissaient longtemps avant les Grecs.
87
uns, de cette union naquit Aruéris, que les Égyptiens appellent Horus l’Ancien, et les Grecs,
Apollon.230

Le dieu calculateur défie la lune231 au jeu de dés (Platon précise qu’il en fut l’inventeur232) ; à
raison d’elle et remporte la mise : « la soixante-dixième partie de chacune de ses périodes
d’éclairement ». L’année se voit désormais périodiquement augmentée de cinq jours. Cinq jours
durant lesquels Nout met au monde, par ordre de succession (c’est-à-dire hiérarchique) Osiris, Aruéris
(Horus l’Ancien), Seth (« il ne naquit ni au bon moment, ni au bon endroit, mais bondit hors du flanc
de sa mère en le déchirant d’une poussée »), Isis et Nephthys.

Thot rend fertile. Ce qui est bien le moins que l’on pouvait attendre d’une divinité lunaire.
L’intelligence qui le caractérise peut ainsi lui servir à débrouiller jusqu’aux situations les plus
désespérées. Elle pouvait aussi bien lui servir à d’autres desseins, moins moralement recommandables.
Son eulogie n’allait pas sans lui suggérer une disposition à la « rapacité » qui écornait – toujours
respectueusement – la majesté de l’ibis. Thot kleptomane n’aura pas fait que défier la lune ; il aurait
également « gobé » ses quartiers assombris au firmament de Nout. Autant de récits étiologiques
permettant d’expliquer le cycle des années autant que celui des mois – en l’occurrence, celui des
phases lunaires (« mois » provient du lat. mensis, dér. de l'indo-européen commun *mḗh₁ns signifiant
indifféremment « lune » et « mois » ; en angl. moon et month)233. Le choix de représenter Thot sous les
traits d’un ibis s’explique ainsi par les couleurs qu’arbore la lune, rappelant le noir et blanc qui
tonalisent en proportions variables l’astre de Séléné.

Il arrive même que Thot profite de sa position privilégiée pour confisquer certaines offrandes,
pour dérober aux autres dieux une part de ce qui leur revient234. Le thème de « Thot voleur » est bien
connu des Anciens Égyptiens (notons qu’Hermès, auquel Thot est assimilé, est également dieu de la
communication et des voleurs – quoiqu’aussi des marchands, association que nous laissons à d’autres
le soin d’expliciter…). À l’opposé de Seth, allégorie de la menace permanente de l’entropie, modèle

230 Ibid. Diodore ferait de cette théogonie un récit similaire : « Du mariage de ces deux derniers [Geb et
Nout] naquirent cinq dieux dont la naissance tomba dans chacun des cinq jours intercalaires de l'année des
Égyptiens. Ces dieux font Osiris, Isis, Typhon, Apollon et Vénus. Osiris a été appelé Dionysos et Isis
Déméter » (Diodore, Bibliothèque historique, I, 8).
231 Thot « joue avec la lune » ; mais Thot est également le dieu lunaire, l'œil nocturne d'Horus. Cf. à ce propos

Ph. Derchain, dans La lune. Mythes et rites. Sources orientales, 5, Paris, 1962, p. 36-40 ; M. Weber,
Beitrûgezur Kenntnis des Schriftund Buchwesens der alten Âgypter, Kôln, 1969, p. 84-90 et Manu Tassier, «
Thot, le dieu multiple », dans Scriba, 4, 1995, p. 195-205.
232 Phèdre, 274 b-c.

233
S. Schott, « Thot, le dieu qui vole des offrandes et qui trouble le cours du temps », dans CRAIBL, 1970,
p. 547-556 ; Ph. Derchain, « L’auteur du papyrus Jumilhac », Revue d'Égyptologie n°41, 1990, p. 23-25 ; D.
Meeks, Ch. Favard-Meeks, op. cit., p. 63-64.
234 D. Meeks, Chr. Favard-Meeks, op. cit., p. 70-71.

88
de l’opposant politique sans légitimité (et dès lors qu’opposant, dénué d’intelligence) Thot est un dieu
foncièrement ambigu. Perturber la marche du temps, la course des étoiles, influencer, leurrer, berner,
tromper, accaparer, « jouer des tours » ; on reconnaît en lui les traits typiques de la figure du trickster
présente dans la plupart des panthéons235.

Communément ibiocéphale, Thot est parfois représenté cynocéphale, le corps anthropomorphe


surmonté d’une tête de babouin. Sont ainsi figurés les caractéristiques simiesques qui lui valaient
d’être passé expert dans l’art de l’imitation, de la feinte et de la ruse. Ibis, Thot manie l’écriture ;
cynocéphale, il « embabouine ». Thot est un singe savant et dissimulateur. Appert alors une difficulté
qu’il serait maladroit – et malhonnête – de vouloir minorer. Difficulté qui ressortit à la cohérence
globale de la doctrine théologique égyptienne. Celle-ci, nous le savons, n’est pas figée, et de multiples
traditions peuvent se superposer, sinon coexister en fonction des régions. Ceci explique cela ; cela
n’explique pas tout. Le fait, mis en valeur par D. Meeks et Chr. Favard-Meeks, est que les dieux sont
présentés comme incapables d’affabulation : « Le monde des dieux est un réel d'où la fiction est
exclue. Le mensonge, que d'ailleurs seul Seth pratique, ne peut passer pour une véritable création de
l'esprit. Thoth, qui maîtrise l'écriture236, s'il est aisément comptable de la mesure du monde ou greffier
des péripéties divines, n'est jamais romancier ou poète. Demeure le domaine du rêve ». Et les auteurs
de préciser plus bas que « pour cette raison, il ne peut y avoir, dans le monde des dieux, d’œuvres de
fiction »237. Dont acte, Thot ne « poétise » pas ; mais ce faisant, quid de notre trickster en qualité de
faussaire ? À l’exclusion de Seth, les dieux sont-ils capables ou non de produire des faux, de dire ce
qui n’est pas ?

235 Rendue célèbre par les travaux de l'anthropologue américain P. Radin, la figure du trickster (parfois
traduit « fripon », « farceur » ou « décepteur », à la manière de Lévi-Strauss) désigne une divinité à part de
toutes les autres, dont le comportement échappe à toute affectation morale. Il n'est ni bon ni malveillant.
L'ambiguïté qui la caractérise la prédispose au jeu, au faux-semblant et à la manipulation. Le trickster passe
pour être maître dans l'art de l'illusion ; art qu'il ne laisse jamais de mettre à profit pour « jouer des tours »
(trick) aux dieux comme aux humains. Aussi se distingue-t-il du reste de ses pairs par son intelligence, par sa
rouerie qui lui permet de retourner toutes les situations en sa faveur. Il s'agirait d'un personnage au-delà de
récurrent, universel, se connaissant au moins un avatar dans chaque système polythéiste (ou d'apparence
polythéiste). Raison pourquoi il a pu tant intéresser C. Lévi-Strauss, précédemment cité. C. Lévi-Strauss ;
mais aussi C.G. Jung, théoricien de l'« inconscient collectif » (après Al Farabi et autres scolastiques penseurs
de l'« intellect agent »), cosignataire du maître-livre de Radin. Les deux auteurs exposent ainsi l'enjeu de leur
problématique : « Il n'est guère de mythe aussi répandu dans le monde entier que celui que l'on connaît sous
le nom de "mythe du Fripon [trickster]" dont nous nous occuperons ici. Il y a peu de mythes dont nous
puissions affirmer avec autant d'assurance qu'ils appartiennent aux plus anciens modes d'expression de
l'humanité ; peu d'autres mythes ont conservé leur contenu originel de façon aussi inchangée [...] Il est
manifeste que nous nous trouvons ici en présence d'une figure et d'un thème, ou de divers thèmes, doués
d'un charme particulier et durable et qui exercent une force d'attraction peu ordinaire sur l'humanité depuis
les débuts de la civilisation » (P. Radin, C. Kerényi, C.G. Jung, Le Fripon divin. Un mythe indien (The
Trickster : a Study in American Indian mythology), Genève, Georg, 1958).
236 S. Schott, Zeitschrift für Äegyptische Sprache und Altertumskunde ( ZÂS), n°99, 1973, p. 20-25.

237 D. Meeks, Chr. Favard-Meeks, op. cit.

89
Une solution serait d’admettre que le mensonge est d’« omission » plutôt que de « fabulation ».
Une autre issue, plus fine – à notre avis plus pertinente –, consisterait à faire valoir qu’une fois la
création achevée, les dieux ne sont plus capables d’invention authentique ; seulement de
recombinaison de réalités existantes – la création étant déjà achevée (mais pas encore entièrement «
découverte »). Les dieux, à l’instar des mortels, auraient ainsi toute latitude pour « composer » du faux
à partir d’éléments de réalité, de même que les chimères, ces êtres composites, sont des hybridations
d’éléments existants, mais agencés de manière libre. L’invention pure ne leur serait certes pas permise
; cette restriction n’empêcherait pas les duperies d’avoir lieu, ni donc Thot de sévir. Cette
interprétation aurait en sus le mérite de s’accorder avec la conception intellectualiste de la doctrine
égyptienne – mais également platonicienne !, une convergence plus que frappante – des archétypes
hiéroglyphiques aperceptibles dans les choses sensibles. Aucune chose simple ou composée qui n’ait
pour référence une ou plusieurs « idées » (platoniciennes) ; ici les « hiéroglyphes ». En sorte que « les
écrits divins, quels qu’ils soient, demeurent des "émanations de Rê", des répliques de la volonté du
démiurge »238. Dresser le catalogue des signes, c’est en ce sens dresser l’inventaire exhaustif de la
création239 ; user des hiéroglyphes, quelle que soit la manière dont on en use, c’est ainsi retrouver les
mots à la racine des choses. Le faux n’est pas dérogatoire au vrai.

Thot n’est pas qu’un greffier, un transcripteur fidèle, un pâle dactylographe dénué d’aspérités. Il
est aussi, en tant que père(vers) de l’écriture et expert du langage, un magicien ensorceleur qui sait
l’art de convaincre et de persuader par le truchement de la parole et n’hésite pas, autant que de besoin,
à mettre son savoir-faire au service de desseins répréhensibles. Les charges de manipulation, de
tromperie et de prévarication que Platon reprochait aux logographes d’Athènes n’avait pas échappé
aux Égyptiens qui reversaient dûment l’ensemble de ces forfaitures à l’actif du dieu tutélaire des
scribes. La convocation de Theuth au tribunal polytechnique du roi Thamous se justifie alors
pleinement dans le contexte du mythe platonicien, pour renvoyer à des traits authentiques de son
analogue tel que représenté dans la littérature sacrée de l’Égypte pharaonique240.

5. L’opinion droite et la vraie science

238 J. Assman, « Liturgische Lieder an den Sonnengott », dans MÄS 19, Munich, 1969, p. 222 et note.
239 Il nous faudra nous en souvenir lorsqu'il sera question d'interpréter le statut ontologique du hiéroglyphe :
du hiéroglyphe en tant que réalité intelligible dont procède le sensible comme une image de son modèle, et
non image dont le modèle serait à trouver dans la réalité sensible. Cf. infra : chap. IV.
240 Fr. Hartog, « Les Grecs égyptologues », publication en ligne d’après les Annales ESC (sept.-oct. 1986), p.

953-967.
90
Mettre en regard les conceptions platoniciennes et égyptiennes de l’écriture dans l’intention de
déterminer le bien-fondé de la conception que se faisait Platon de la place de ce médium en terre des
pharaons ne se peut évidemment faire sans revenir sur le dossier de l’épistémologie platonicienne et
sur la place que l’écriture occupe au sein de cette épistémologie. Il faut nous demander si et comment
l’écrit peut, chez Platon, participer à la recherche de la vérité ; accuser ses limites en tant que «
discours privé de père » et nous instruire de leur dépassement. Quels sont, en d’autres termes, les
différentes modalités de la connaissance au regard du « transmettre » et du « transcrire », et y a-t-il en
Égypte des notions analogues à celles auxquelles recourt Platon pour traiter de ces modalités ?

a) Dans les dialogues de Platon

Que mettons-nous, exactement, derrière cette expression de « modalités de connaissance » ? La


réponse est contenue dans le récit du Phèdre. Le roi Thamous dévalorise l’écrit au nom d’une théorie
platonicienne en laquelle le lecteur aura tôt fait de reconnaître le motif de la réminiscence. L’écriture
241
est un pharmakon . Ce qui signifie qu’elle présente deux aspects selon qu’elle peut être un poison
aussi bien qu’un remède. Ces deux aspects se trouvent respectivement représentés par Theuth et par
Thamous. Theuth conçoit l’écriture sous son premier rapport, comme une prothèse, une extension de
l’âme qui doit suppléer aux carences de la mémoire et donc, à terme, accroître le savoir humain.
Thamous prend acte de l’argument, mais ne s’en montre guère moins réservé quant aux bienfaits de
l’écriture. Il craint, il sait que les choses ne sont jamais si simples qu’elles y paraissent. L’enfer est
pavé de bonnes intentions, et Theuth pourrait sans le savoir en être le premier architecte. Il se pourrait
que, loin de favoriser la connaissance, le médium de l’écriture rende les âmes oublieuses, oisives et
paresseuses ; désormais incapables de retenir quoi que ce fût faute d’y être exercé.

Il faut nous souvenir, pour mieux comprendre de quoi il est question, de l’atticisme de la
paideia des citoyens d’Athènes, capables pour nombre d’entre eux, à l’issue de l’éphébie, de réciter
Homère dans le texte (Socrate est coutumier du fait). Se souvenir des prouesses des aèdes et des
rhapsodes capables de réciter des œuvres entières en s’appuyant sur une base limitée de moyens
mnémotechniques tels que les vers, les pieds, les épiclèses et la métrique en général. Nous transporter
dans l’hémicycle où se jouaient à flux tendu les tragédies données au cours des dionysies, s’enchaînant
par cycle de trois, trois jours durant et dans le cadre d’une « religion civique » déguisée en
divertissement (sacrifice – tragos odè = « chant du bouc » (émissaire) – : catharsis collective puis
réconciliation autour du coupable d’hybris, cause du désordre cosmique et politique, châtiée par

241Sur l'amphibologie constitutive du terme pharmakon que la traduction rend par « remède » autant que par
« poison », cf. Derrida, La dissémination, Paris, Seuil, Points Essais, 1972, p. 108-120.
91
Némésis). Nous resituer, en somme, dans le contexte de la culture grecque, encore essentiellement
polarisée par le médium de l’oralité.

Que serait-il resté de l’initiation des cultes à mystères si les nouvelles recrues devaient se
montrer incapables de reproduire le cérémonial et la doctrine, et les histoires anciennes (palaïos
logos), et les akousmata, et les symboles que leur ont divulgué les hiérophantes ? Qu’en serait-il des
thiases ? Que serait-il resté de l’enseignement « ésotérique » de l’auteur des dialogues, lui qui se
refusait obstinément à coucher par écrit le noyau dur de sa pensée242 ? Moins qu’aujourd’hui ; à savoir
presque rien. Ce qui n’est rien dire encore du rôle que la mémoire pouvait jouer chez Platon. Mais déjà
chez ses précurseurs. Pythagore le premier. Le prototype du « philosophe » ne devait-il pas en grande
partie sa sagesse rémanente à sa capacité à se rappeler ses vies antérieures ? N’était-ce pas elle, la
remembrance, placée sous les auspices de Mnémosyne, qui permettait au disciple d’Orphée de ne pas
s’égarer dans l’au-delà, de se rappeler les bonnes formules et de puiser à la bonne source ? N’était-ce
pas elle, mise à l’ouvrage par le truchement de la dialectique243, qui rendait l’âme à nouveau éligible
au souvenir des idées ; qui la retient au moment décisif de se ruer sur les « sorts » infertiles ou sur les
« destinées » ingrates exposées devant elle à l’occasion de sa réincarnation244 ? Triple importance de la
mémoire, sous un rapport à la fois sotériologique eschatologique et gnoséologique, dont l’écriture
pourrait être la fossoyeuse.

Une perte sèche, inestimable pour Platon récipiendaire de la parole des anciens qui, semble-t-il,
exprime ses propres craintes par la voix de Thamous. Des risques que n’entrevoit pas Theuth, tout
zélateur qu’il est, possiblement la transfiguration mythologique d’un Phèdre encore galvanisé par
l’oraison du fin rhéteur Lysias, aussi faiseur de livres. La nouveauté de l’écriture est incarnée par la
jeunesse de Phèdre face à une expérience blanchie sous le harnais incarné par Socrate, avocat de la
cause des « maîtres de sagesse »245 qui, eux, « connaissent la vérité ». La « vérité », Socrate l’expose
sans l’exposer à nu à l’occasion d’un « passage égyptien » qu’il revient au lecteur de savoir décoder. À
travers la confrontation de Theuth et de Thamous, c’est en effet ce que nous avons appelé les deux «
modalités » de l’apprentissage que nous croyons être mises en opposition. L’une fallacieuse, l’autre
authentique ; l’une procédant « de l’extérieur » et l’autre « de l’intérieur » : à savoir l’hypomnèse
d’une part, et l’anamnèse de l’autre. « Socrate reprend ainsi l'opposition majeure et décisive qui
sillonnait [entre] mnèmè [et] hypomnesis. Opposition subtile entre un savoir comme mémoire et un
non-savoir comme remémoration, entre deux formes et deux moments de la répétition. Une répétition

242 Lettre VII, 341c-342a.


243
Un exposé salutairement limpide et didactique de la méthode dialectique peut être consulté dans M.
Dixsaut, Métamorphoses de la dialectique dans les dialogues de Platon, Paris, Vrin, 2001.
244 République, X, 617d.

245 Cf. M. Détienne, Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque , Paris, La découverte, 1990, éd. 2006.

92
de vérité (aletheia) qui donne à voir et présente l'eidos ; et une répétition de mort et d'oubli (lèthè) qui
voile et détourne parce qu'elle ne présente pas l'eidos mais re-présente la présentation, répète la
répétition »246. Un simulacre de mémoire qui donc serait à la mémoire réelle ce que les choses sont aux
idées. Si l’anamnèse est ressouvenir, elle n’a que faire du livre qui peut – à la rigueur – lui servir
d’expédient. Rien davantage, sous peine d’être empêchée par lui.

De l’hypomnèse, Platon entend montrer qu’elle est une « sous-mémoire » (hypo-mnèsis), une
mémoire exhérente à l’être. Or rien ne peut être su – et n’est su véritablement – qui ne transforme
l’être. Rien ne peut être su qui ne métamorphose l’âme, conformément au processus de subjectivation
que Pierre Hadot et que Foucault ont appelé « technique de soi ». La possession d’écrits elle seule ne
nous édifie pas. Le livre est alors moins le réceptacle d’une science dormante qu’un objet de prestige.
La transmission du livre n’est pas celle de la vérité mais bien seulement la transmission du livre : il est
« avoir » et non « savoir ». Le fait de l’hypomnèse est banalement épidermique ; il n’est pas « digéré
», « assimilé ». Le fait de l’hypomnèse n’est pas « vécu » et n’« habite » pas intérieurement celui qui
s’en réclame. Raison pourquoi ceux qui écrivent ou lisent et croient tirer des livres les avantages de la
sagesse n’en tirent souvent que l’apparence ou que la prétention. Il en va d’eux comme des discours
qui les font devenir tels : ils se figurent savants, « mais questionnez-les sur quelqu'une des choses
qu'ils contiennent, ils vous feront toujours la même réponse »247. Répétition, stérilité. Parfois mutisme
: « Car voici l'inconvénient de l'écriture, mon cher Phèdre, comme de la peinture. Les productions de
ce dernier art semblent vivantes ; mais interrogez-les, elles vous répondront par un grave silence »248.

Grave éloquent silence de qui, interrogé, ne peut rendre raison de ses affirmations. Et donc
n’affirme rien qui ne puisse être approprié – « fait sien » – en connaissance de cause. « Une fois écrit,
écrit Platon, un discours roule de tous côtés, dans les mains de ceux qui le comprennent comme de
ceux pour qui il n'est pas fait, et il ne sait pas même à qui il doit parler, et avec qui il doit se taire » 249.
Il prête le flanc à tous les contresens. À telle enseigne qu’à défaut de pouvoir jamais instruire
convenablement, le livre sera toujours passible et soupçonnable d’induire en erreur. Précisément,
comme le rappelle Socrate à Hippocrate dans le Protagoras, « quand il s'agit de connaissances, il n'est
pas possible de les emporter dans un récipient à part ; mais forcément, une fois les honoraires versés,
cette connaissance, on s'en va avec elle dans l'âme, imbu par elle, que ce soit pour notre dommage ou
notre intérêt ! »250. Que la connaissance livresque soit pour notre dommage est une réalité sociologique

246 J. Derrida, art. cit., p. 342.


247
Phèdre, 275d.
248 Ibid.

249 Phèdre, 275e.

250 Protagoras, 314 a-b.

93
que n’ignorait pas Platon, leur rédaction étant essentiellement à cette époque le fait des logographes et
des sophistes.

Le savoir véritable est d’une autre facture, qui bouleverse son hôte en tant qu’il l’investit. Non
pas, cette fois, pour le rendre bas-bleu, cuistre, arrogant, imbu de ses opinions. Mais pour le rendre
sage, c’est-à-dire connaissant et donc voulant le bien, œuvrant dans l’existence à l’aune de ce qu’il sait
être le bien. Car il est nécessaire que la véritable science prête à l’élévation morale. Le gnoséologique
fait corps avec l’axiologique, le noétique avec l’éthique. La théoria platonicienne imprègne la praxis,
tant et si bien que l’agir moral dépend de la connaissance251. Notons qu’il en sera à l’inverse pour
Aristote – bien que retranscripteur de la parole du maître – tenant d’une morale « arêtiste », chez qui
c’est d’abord la praxis, même mimétique à ses débuts, de l’action juste calquée sur le type attendu qui
induit la vertu, disposition au « bien agir »252. Reste ceci que la conversion, l’épistrophè platonicienne
ne se satisfait pas de la seule disposition d’une bibliothèque externe. Les livres ne sont pas faits pour
consigner les germes de la sagesse : « Celui donc qui prétend laisser l'art consigné dans les pages d'un
livre, et celui qui croit l'y puiser, comme s'il pouvait sortir d'un écrit quelque chose de clair et de
solide, me paraît d'une grande simplicité »253. « Clair et solide » : « claires et distinctes » aurait écrit
Descartes à propos des idées innées aperçues dans notre âme, éléments simples de la science véritable,
à distinguer de nos idées « factices » (de notre composition) et adventices (venant de l'extérieur) mises
en nous par la tradition, et donc de l’opinion que colportent les livres254. Les idées vraies sont à
chercher dans l’âme stimulée par la dialectique, non dans les livres.

Il est connu que « tout singe paraît une gazelle aux yeux de sa mère ». Ainsi du singe, ainsi du
livre aux yeux de Theuth. L’affection rend aveugle, Thamous le sait : « Toi, père de l'écriture,
interpelle-t-il son éloquent vizir, par une bienveillance naturelle pour ton ouvrage, tu l'as vu tout autre
qu'il n'est : il ne produira que l'oubli dans l'esprit de ceux qui apprennent, en leur faisant négliger la

251 Retranscription de l'enseignement dispensé par Platon à l'Académie, le traité Sur le Bien du Stagirite
atteste cette double dimension gnosique et normative de la science des principes.
252 « Les vertus ne sont pas en nous par l’action seule de la nature, et elles n’y sont pas d’avantage contre le

vœu de la nature ; mais la nature nous en a rendus susceptibles, et c’est l’habitude qui les développe et les
achève en nous » (Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. J. Barthélémy Saint-Hilaire, revue par A. Gomez-
Muller, Paris, éd. Le Livre de poche, 1992, partie 2 : « Théorie de la vertu », chap. 1, § 3, p. 78).
253 Phèdre, 275c.

254 Descartes les énumère au cours de la troisième de ses Méditations Métaphysiques. Typologie reprise et

résumée dans une lettre de sa correspondance avec le père Mersenne : « Par le mot idea, j’entends tout ce qui
peut être en notre pensée, et que j’en ai distingué de trois sortes : à savoir que certaines sont adventices,
comme l’idée qu’on a vulgairement du soleil ; d’autres sont faites (par moi), au rang desquelles on peut
mettre celle que les astronomes font du soleil par leur raisonnement ; d’autres sont innées, comme l’idée de
dieu, de l’esprit, du corps, du triangle, et en général toutes celles qui représentent des essences vraies,
immuables et éternelles » (R. Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, Garnier-Flammarion, Philosophie
1993, p. 541.
94
mémoire. En effet, ils laisseront à ces caractères étrangers le soin de leur rappeler ce qu'ils auront
confié à l'écriture, et n'en garderont eux-mêmes aucun souvenir »255. Aucun souvenir : aucun savoir,
aucune science véritable, aucune réminiscence. L’hypomnèse sacrifie sa « sœur » (Platon file droit la
métaphore de la famille) à l’image de Jacob spoliant son frère Ésaü256, en se faisant passer pour elle.

Qui est cette sœur lésée par l’hypomnèse ? « Considérons, poursuit Socrate revenu de sa
prosopopée, une autre espèce de discours, sœur germaine de celle-là : voyons comment elle naît et
combien elle l'emporte sur l'autre […] C'est le discours que la science écrit dans l'âme de celui qui
étudie. Celui-là du moins peut se défendre, parler et se taire quand il le faut ». Et Phèdre d’apporter les
précisions qui pourraient faire défaut au lecteur intrigué : « Tu parles du discours vivant et animé qui
réside dans l'intelligence, et dont le discours écrit n'est que le simulacre ? » « – C'est tout-à-fait cela »,
répond le philosophe. Tout à fait l’anamnèse qui, à la différence de l’hypomnèse, décrit un processus
de remémoration nécessitant l’effectuation de la dialectique. L’accès à ce souvenir latent des idées
éternelles requiert effectivement la mise en place d’un protocole rituel – initiatique – faisant œuvrer
une double maïeutique de purge et d’enfantement. De purge de la doxa ; puis d’enfantement de la
vérité. Il est conditionné par le dialogue sans lequel rien ne peut advenir. En quoi les livres sont
stériles : les livres ne répondent pas lorsqu’on les interroge. Si l’on peut lire en l’âme d’autrui «
comme dans un livre », on ne peut lire un livre comme on lirait dans l’âme d’autrui : les livres n’ont
pas d’âme. Ni la leur ni l’image de la nôtre. Ils ne reflètent en rien les « figurines divines » qu’aperçoit
Alcibiade dans la pupille du Silène enchanteur Marsyas – ou Socrate démasqué sous l’« ori-peau » de
sa laideur le temps du symposium (thiase ?) du Banquet 257.

255 Phèdre, 274c.


256Gn 27,1-40, éd. et trad. Louis Segond (1873).
257 Nous reviendrons plus en détail sur cette comparaison. Contentons-nous pour l’heure d'en restituer les
termes : « Or, mes chers amis, afin de louer Socrate, j'aurai besoin de comparaisons : lui croira peut-être que
je veux plaisanter ; mais rien n'est plus sérieux, je vous assure. Je dis d'abord qu'il ressemble tout-à-fait à ces
Silènes qu'on voit exposés dans les ateliers des sculpteurs .et que les artistes représentent avec une flûte ou
des pipeaux à la main, et dans l'intérieur desquels, quand on les ouvre, en séparant les deux pièces dont ils se
composent, on trouve renfermées des statues de divinités […] Tels sont les prestiges qu'exerce, et sur moi et
sur bien d'autres, la flûte de ce satyre. Sachez maintenant combien ma comparaison est juste et de quelles
merveilleuses qualités il est doué. Je puis vous assurer que personne ici ne sait ce qu'est Socrate; mais,
puisque j'ai commencé, je veux vous le faire connaître. Vous voyez combien Socrate montre d'ardeur pour
les beaux jeunes gens, comme il est constamment auprès d'eux, et à quel point il en est épris; vous voyez
aussi que c'est un homme qui ignore toutes choses, et n'entend rien à quoi que ce soit; il en a l'air au moins.
Tout cela n'est-il pas d'un Silène ? Mais ce n'est là que l'enveloppe, c'est le Silène qui couvre le dieu. Ouvrez-
le : quels trésors de sagesse, mes chers convives, n'y trouverez-vous pas renfermés ! Il faut que vous sachiez
qu'il lui importe fort peu que l'on soit beau : il méprise cela à un point qu'on ne saurait croire : il ne se soucie
pas plus qu'on soit riche, ou qu'on possède aucun des avantages enviés du vulgaire. Il regarde tous ces biens
comme de nulle valeur, et nous-mêmes comme rien; il passe sa vie à se moquer de tout le monde et dans une
ironie perpétuelle. J'ignore si d'autres ont vu, quand il parle sérieusement et qu'il s'ouvre enfin, les trésors
sacrés de son intérieur ; mais je les ai vus moi, et je les ai trouvés si précieux, si divins, si ravissants, qu'il m'a
paru impossible de résister à Socrate. M'imaginant qu'il en voulait à ma beauté, je crus m'aviser d'une
95
Stérilité des livres, semblables aux « jardins d’Adonis ». Ces jardins d’Adonis évoqués par
Socrate – ainsi que par Théocrite en sa quinzième idylle (référence) – font référence à de petites
corbeilles hydroponiques disposées à fleur d’eau ou à des lopins de terre où l’on plantait des germes
d’orchidées de sorte à hâter leur maturation pour décorer de leur verdure le temple d’Adonis lors des
fêtes consacrées au héros des Métamorphoses. Relevons cela d’un trident que la mention des jardins
d’Adonis suit presque immédiatement les paroles de Thamous, précisément identifié à Adonis sous le
sien nom de « Thammouz » en Syrie et en Phénicie258. En quoi l’allégorie des jardins d’Adonis peut-
elle nous éclairer sur la question de la transmission ? En cela qu’ils ont pour caractéristique d’être
éphémères, fugaces, sans consistance ; ils sont eux-mêmes stériles et ne transmettent rien. Trop leur
confier serait faire preuve d’inconséquence. Le philosophe, « s'il sème jamais dans les jardins de
l'écriture, ne le fera que pour s'amuser »259. De là s’ensuit que « celui qui connaît ce qui est juste, beau
et bon […] n'ira donc pas sérieusement les [ce qu’il y a d’important] déposer dans de l'eau noire, les
semant à l'aide d'une plume, avec des mots incapables de s'expliquer et de se défendre eux-mêmes,
incapables d'enseigner suffisamment la vérité »260.

Que signifie « être incapable d’enseigner suffisamment la vérité » ? Que signifie, pour un
discours, « être incapable de se défendre seul » ? Et Socrate, sans discours, a-t-il été capable de se
défendre seul devant ses juges ? Le résultat parle de lui-même. Que vaut l’accusation de Thamous ?
Comment faut-il entendre ? Entendons-la au crible des analyses de T.A. Szlezak, partisan déclaré de
l’école de Tübingen, qui s’appuie sur le Phèdre pour soutenir l’authenticité de l’ésotérisme de Platon.
Au commencement et une situation. Cette situation est celle de la mise à mal d’une valeur, ou d’une
idée, ou d’un principe, ou d’un « discours ancien » malmené par les interlocuteurs tantôt sophistes,
tantôt cyniques ou tantôt nihilistes de Socrate. Situation que Szlezak caractérise comme étant celle de
la « boêtheia » ; c’est-à-dire la « situation où un logos est attaqué et où son auteur est mis en demeure

heureuse pensée et d'un admirable projet : je me flattai qu'avec de la complaisance pour ses désirs, il ne
manquerait pas de me communiquer toute sa science. Aussi bien étais-je excessivement prévenu en faveur
des agréments de ma personne. Dans cette idée, renonçant à l'usage où j'étais de ne me trouver avec lui
qu'en présence de l'homme chargé de m'accompagner, je renvoyai ce dernier, et nous nous trouvâmes seuls
ensemble. Il faut ici que je vous dise la vérité tout entière : prêtez-moi donc toute votre attention, et toi,
Socrate, reprends-moi si je mens » (Banquet, 216d-217b). Et le Silène de se murer dans un silence n’en dit
que trop long.
258 On connaît également un certain dieu du Proche-Orient ancien appelé Dumuzi (« Fils légitime » en

sumérien), ou Tammuz en babylonien. Tammuz était, de manière significative pour ce que nous avons dit du
culte d'Adonis, le dieu principal de la Fertilité en Mésopotamie. Mieux même, pour ce qui concerne les
élégies bruyantes des amantes d'Adonis en Grèce, le Livre d'Ézéchiel (Ez, 8,14) nous apprend également que
ce rite païen se voyait pratiquer selon la coutume en l'honneur de Tammuz (et le prophète de se désoler de
ce que les femmes d'Israël y prissent également part). Une nouvelle piste qui reste à explorer. Cf. J. Bottéro,
L'Epopée de Gilgamesh : Le grand homme qui ne voulait pas mourir, Gallimard, 1992.
259 Phèdre, 276d.

260 Ibid., 276c.

96
de lui porter secours »261. Loin d’être une péripétie, la boêtheia se présenterait comme le point
névralgique des dialogues de Platon. Elle en serait un principe structurel, ou plutôt structurant, la
moelle osseuse. Il est ainsi question dans le Phédon 262 de savoir si oui ou non Socrate est parvenu à «
sauver le logos » (« boèthein tôi logôi ») – le palaios logos – ; de la même manière qu’il s’agit dans la
République 263 de se porter au secours de la justice (« boèthein dikaiosunèi ») ou bien encore, dans le
Banquet, de mandater Diotime pour venir au renfort de la première prise de parole du philosophe.
Socrate, dans l’Euthyphron, vient encore soutenir son interlocuteur qui peine à produire un discours
capable de convaincre du bien-fondé de la thèse des idées : « Voilà assez raillé : puisque tu crains si
fort la peine, je veux aller à ton secours, et te montrer comment tu pourras me conduire à la
connaissance de ce qui est saint, et ne pas me laisser en route »264.

Ainsi de l’essentiel ; ainsi du reste. La question, pour Szlezak, « est toujours identique ; il s'agit
de savoir si l'auteur du logos est en mesure de porter secours grâce à la mise en œuvre de procédés et
d'arguments à la fois nouveaux et de plus grand points, par des timiôtera en un mot ; s'il y arrive, il
mérite la qualification de philosophos. Le meneur de la discussion, qui représente la figure du
dialecticien, mène constamment cette tâche à bien ; tous les autres échouent, car seul le philosophe des
Idées est philosophos »265.

La pierre de touche du philosophe, suggère Szlezak, consisterait par conséquent en sa capacité à


voler au secours de son logos. Nous y voilà. Les critiques émises par Thamous au sujet de l’écriture «
privée de père » et « incapable de se défendre seule » doive être prises au pied de la lettre et au
sérieux. Le discours écrit ne saurait être philosophe ni la philosophie écrite, dès lors que les écrits ne «
dialectiquent » pas (si l’on autorise à forger le néologisme), dès lors que les discours écrits ne sont pas
capables de s’autojustifier. S’il y a des « contenus philosophiques » correspondant à l’essence-même
des choses, le dialecticien devra pour les appréhender échelonner son raisonnement en plusieurs strates
de conjonctures, faire droit à différents niveaux de compréhension, passant souvent d’un thème à
l’autre afin de subsumer le divers apparents sous l’unité de l’idée, s’élevant progressivement dans
l’abstraction « d'une hypothèse pour accéder à l'hypothèse supérieure et atteindre l'anhypothétique »266.
Il suit alors une procédure qui ne peut être reproduite par l’écriture. Aussi le fait de « posséder des
choses de plus grande valeur » signifierait « que le dialecticien est, pour sa part, capable de prouver le
bien-fondé d'une explication donnée, de telle sorte que "l'enchaînement" au moyen d'arguments prenne

261 T.A. Szlezak, Le Plaisir de lire Platon, trad. M.-D. Richard, Paris, la Nuit surveillée, Paru, 1997, p. 89.
262 Phédon, 88e.
263
République, II, 362d.
264 Euthyphron, 11e.

265 T.A. Szlezak, op. cit., p. 89.

266 T.A. Szlezak, op. cit., p. 84.

97
un point d'appui supérieur dans la série d'hypothèses ». De là ressort « que le logos "plus précieux" ou
"supérieur" est forcément plus scientifique, plus rigoureux »267. Ce discours supérieur, Platon le
réserve pour la partie orale de son enseignement. Que ne l’aurait-il fait ? Seule en effet, une
dialectique vivante est en mesure de mener à bien – et jusqu’au bout – la procédure du boèthein.
D’user des « choses de plus grande valeur » dont il dispose pour rendre compte de son logos. Telle
serait, pour Szlezak, l’ultime raison des différents « passages de rétention » que l’on a pu tantôt
identifier dans les dialogues. Tel également serait en substance le nœud de l’argumentation de
Thamous. Le « plaisir de lire Platon », de lire son œuvre écrite, gagne en intensité pourvu que l’on
tienne par devers soi que tout Platon n’y figure pas.

Platon, en tout ceci, serait resté fidèle aux propensions ésotéristes de Pythagore, lequel se serait
toujours gardé de dévoiler en pleine lumière les « vérités divines », le fond de sa doctrine. Ces vérités,
le premier philosophe ne les divulguait pas au premier venu : « tout ne peut pas être dit à tout le
monde », devisait-il selon Diogène Laërce268. Il incombait aux membres de la fraternité de retenir par
cœur – sans les écrire ! – les « acousmates » (άκούσματα), préceptes oraux, et les « symboles »
(σύμβολα) constitutifs de ses « mémoires »269. « Il y avait chez eux, écrit Jamblique, la règle absolue
du silence »270. Et tout le monde sait que « le silence est d’or » – tout comme les vers de Pythagore271.
Acroatique ou acroamatique était par conséquent (ou devait être, à supposer qu’il fût) l’enseignement
de ces premiers principes.

Cela ne suffit pas à démontrer que l’écriture soit impuissante à disposer à la philosophie. Ni
qu’elle n’ait aussi son utilité. Utile, l’écriture peut le devenir. Utile, elle ne le sera toutefois qu’autant
qu’elle discrimine le bon grain de l’ivraie. À tout seigneur, tout honneur, c’est dans les âmes de noble
caractère, chez les plus méritants que ces semences, il faut les disperser. Des discours cutanés sur la
justice et la vertu, « oui, mon cher Phèdre, concède Socrate, il est noble de s'en divertir, mais plus
noble de s'en occuper sérieusement, de semer et de planter dans une âme convenable, avec la science,
à l'aide de la dialectique, des discours capables de se défendre eux-mêmes et celui qui les a semés,
discours féconds qui, germant dans d'autres cœurs, y produisent d'autres discours semblables, lesquels,
se reproduisant sans cesse, immortalisent la semence précieuse et font jouir ceux qui la possèdent du

267 Ibid.
268 Cf. Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, VIII.
269 Les références sur la complémentarité des « acousmates » et des « symboles » sont chez Diogène Laërce,
op. cit., VIII, et chez Porphyre, Vie de Pythagore, § 41-42 ; Protreptique, § 21.
270
Cf. Jamblique, Vie de Pythagore.
271 Vers apocryphes, s’entend. Il serait peu cohérent que le philosophe mît par écrit ce qu’il considérait

comme devant demeurer dans le circuit de l’oralité. Cf. E. Zeller, La philosophie des Grecs considérée dans
son développement historique, trad. É. Boutroux, 1877-1884, vol. I, Paris, p. 361-617.
98
plus grand bonheur qu'on puisse goûter sur la terre »272. La transmission ne peut être assurée, et
contrôlée, que par l’échange direct. Échange seul en mesure de rectifier les bévues interprétatives que
le médium écrit ne peut que laisser s’accumuler ; échange seul en mesure d’ouvrir la voie à une extase
(ek-stase) de l’âme se retrouvant elle-même en se rappelant la vérité. En remontant le temps.
Réminiscence : tel est le titre de la « sœur » lésée, desservie par le livre. Celle autrement connue sous
le nom d’anamnèse.

Peut-être ainsi démêlerons-nous plus aisément les étonnants passages de la Lettre VII, du
Phèdre et de la République 273, qui semblent comporter de la thèse réactivée par l’école de Tübingen.
La thèse précédemment réexposée selon laquelle Platon aurait été en possession d’une doctrine
ésotérique des Idées et des Nombres. Doctrine dont la divulgation, attestée à plusieurs reprises par
Aristote et Hermodore, aurait été exclusivement orale, et réservée à quelques familiers du fondateur de
l’Académie274. Un choix qui s’inscrirait alors dans le sillage de l’enseignement initiatique prodigué par
les sectes orphiques et pythagoriciennes qu’il prolonge en partie275 :

Pour ceux qui ont écrit ou écriront ce qu'ils croient être mes véritables principes, qu'ils
prétendent les avoir appris de moi-même ou d'autres, ou même les avoir découverts par leurs
propres efforts, je déclare qu'à mon avis ils n'en peuvent savoir un mot. Je n'ai jamais rien écrit
et je n'écrirai jamais rien sur ces matières. Cette science ne s'enseigne pas comme les autres avec
des mots ; mais, après un long commerce, une vie passée ensemble dans la méditation de ces
mêmes choses, elle jaillit tout-à-coup comme une étincelle, et devient pour l'âme un aliment qui
la soutient à lui seul, sans autre secours. Je sais bien que mes écrits ou mes paroles ne seraient
pas sans mérite ; s'ils étaient mauvais, j'en aurais un grand chagrin. Si j'avais cru qu'il était bon
de livrer cette science au peuple par mes écrits ou par mes paroles, qu'aurais-je pu faire de
mieux dans ma vie que d'écrire une chose si utile aux hommes, et de faire connaître à tous les

272 Ibid., 276d-277a.


273
Lettre VII, 340a-345a ; Phèdre, 276e et République, 501e.
274 Une précieuse somme sur la doctrine orale, « ésotérique » attribuée à Platon peut être consultée dans le
recueil de M.-D. Richard (dir.), L’Enseignement oral de Platon. Une nouvelle interprétation du platonisme
(1986), pref. de P. Hadot, Paris, Cerf, 2006. L'ouvrage propose une synthèse critique actualisée de
l'entreprise d'herméneutique des dialogues de Platon inaugurée avec l’École de Tübingen. État des lieux ou
compendium qui se laissera compléter avec l’article de S.J.E. Strycker, « L’enseignement oral et l’œuvre
écrite de Platon », article en ligne dans Revue belge de philologie et d’histoire, t. 45 fasc. 1, Antiquité,
Oudheid, 1967, p. 116-123, ainsi qu'avec la tentative par L. Robin de reconstituer les éléments de cette
doctrine en se fondant sur les informations livrées par Aristote relativement à la question du Même, de
l'Autre, de la Monade, de la Dyade, des Nombres et des Idées : cf. L. Robin, La théorie platonicienne des
Idées et des nombres d’après Aristote. Etude historique et critique (1908), Paris, F. Alcan, Georg Olms, 1998.
275
Cf. C. Mallan, Ch. Noë, O. Lahbib, « La parabole de la panégyrie : Platonisme ou pythagorisme ancien ? »,
article en ligne dans L’Enseignement philosophique, 2002, vol. 52, n° 4, p. 20-34 ; P. Boyancé, « Platon et les
cathartes orphiques », article en ligne dans Revue des Études Grecques, t. 55, fasc. 261-263, juillet-décembre,
1942, p. 217-235.
99
merveilles de la nature ? Mais je crois que de tels enseignements ne conviennent qu'au petit
nombre d'hommes qui, sur de premières indications, savent eux-mêmes découvrir la vérité.
Quant aux autres, on ne ferait que leur inspirer un fâcheux mépris, ou les remplir de la vaine et
superbe confiance qu'ils ont acquis-les plus sublimes connaissances.276

On croit relire les préventions du jardin d’Adonis. Il est une science, écrit Platon qui ne peut être
connue que par l’expérience seule, par l’exercice, dont l’intuition exige plus qu’un apprentissage, un
véritable mode de vie. Un mode de vie, et une certaine disposition qu’il n’est pas donné à chacun de
cultiver en soi : « Mais ceux qui ont naturellement de mauvaises dispositions pour les sciences et la
vertu, et l'âme de bien des hommes est dans ce triste état, ceux-là ne sauraient voir même avec les
yeux de Lyncée. En un mot, quand un homme n'a aucune affinité avec la chose dont il s'agit, ni la
pénétration ni la mémoire n'y feront rien ; car rien ne vient sur un sol étranger »277. Le maître, le
mystagogue, devra faire œuvre de discernement. Être en mesure de sonder les âmes pour ne recruter
que les plus méritantes. Et quand bien même il s’obstinerait à initier ceux qui ne méritent pas d’avoir
commerce avec la véritable science, il ne ferait que causer davantage de tort à la philosophie.
Philosophie qui n’en demandait pas tant, si l’on en juge à l’agacement que manifeste Socrate à
l’endroit de la mauvaise réputation qui pouvait être celle des philosophes au sein de la cité : « La faute
que l'on commet aujourd'hui et qui est cause du mépris qui retombe sur la philosophie, tient, comme
nous l'avons dit précédemment, à ce que l'on s'adonne à cette étude sans en être digne ; en effet, il ne
faudrait point que l'abordent des talents bâtards, mais seulement des talents authentiques »278.

Choisir ses auditeurs, discriminer, rectifier son discours, c’est chose dont l’écriture ne sera
jamais capable. Le livre parle pour tous quand seuls les « mûrs » disciples doivent avoir des oreilles.
Ensuite de quoi toute transmission de valeur doit être faite en présenciel, en comité restreint ; et ne
doit jamais filtrer hors de ce comité restreint. Tout au moins pas sans précaution. Platon, nous le
disions, reconduit partiellement l’omerta pythagoricienne. Si néanmoins nous prenons soins de
préciser qu’il ne le fait que « partiellement », c’est que la ressemblance est loin de permettre
l’assimilation. Il n’y a pas lieu d’identifier l’ésotérisme platonicien à cette règle commune aux cercles
pythagoriciens et aux mystères orphiques, à cette « loi supérieure » qui astreint l’initié à faire silence
sur les enseignements de la secte. Comparaison n’est pas raison. Le résultat peut être similaire ; sur les
motifs, Platon fait sécession.

276
Lettre VII, 341c-342a.
277 Lettre VII, 344a.
278 République, VII, 535c.

100
L’« ésotérisme », explique T. Szlezak dans la partie finale de son ouvrage279, doit à ce titre être
différencié de l’« observance du secret ». Quand cette dernière, à l’œuvre chez les pythagoriciens,
reposerait en effet sur une « conception du savoir comme privilège » ; qu’elle conférerait aux mystes
un « statut d’exception » et l’or contribuerait de manière paradoxale à la « notoriété » du thiase, lieu de
pouvoir (ce qu’il allait devenir politiquement en se faisant hétaïrie)280, l’ésotérisme platonicien joue
dans une autre cour. Il ressortit à d’autres préoccupations. L'« observance du secret, écrit Szlezak,
repose sur une contrainte. Celui qui l'enfreint rompt son serment et il s'expose aux sanctions du groupe
auquel il appartenait jusque-là. L'observance du secret vise à préserver le privilège de la détention du
savoir par un groupe en vue d'assurer le maintien de sa puissance ». Tout à l’inverse, « l'ésotérisme
[platonicien] serait un ordre dicté par la raison, non le résultat d'une contrainte collective. Celui qui
enfreint la rétention ésotérique ne s'expose à aucune sorte de sanction […] la théorie des principes ne
peut exercer aucune influence positive si, faute d'une préparation adéquate, elle est accueillie de
manière erronée. Le savoir philosophique n'est donc pas un moyen en vue d'une fin, mais une fin en
soi. En bref, l’ésotérisme a trait à l'objet, l'observance du secret a trait à la puissance »281. Cette
distinction est-elle fondée ? Le serait-elle dans l’absolu, s’appliquera-t-elle au cas particulier de Platon
?

Quittons provisoirement le Phèdre pour regarder à la correspondance du compagnon de Dion. Il


n’est nullement question, à lire la Lettre VII, de sanctionner Denys pour avoir transgressé l’obligation
de conserver pour lui les éléments de la doctrine non écrite. On ne voit pas trace d’objurgations pour
avoir violé un serment, ni d’anathèmes, ni de menaces d’exclusion de la « secte platonicienne ».
Platon, du reste, n’a cure de voir abîmer une part de son autorité intellectuelle en sa fonction de doyen
de l’Académie. Denys ne risque pas l’excommunication. Il n’y aura pas de rétorsion. Son crime, en
vérité, n’est pas d’avoir rendu publique le contenu d’un enseignement privé. Son crime consiste en ce
en agissant ainsi, il l’aura déformé. Il aura travesti la vérité, et n’aurait pu faire autrement, même
animé des meilleures intentions du monde. Platon, en d’autres termes, reproche à son disciple d’avoir
« manqué de respect » aux objets dont il traite – aux objets qu’il mal-traite. Platon s’inquiète de ce que
les principes ultimes de sa philosophie, les idées les plus hautes auxquels pourraient prétendre le
dialecticien, soient mécomprise en étant dispensées ainsi à tort et à travers. C’est l’éternel débat de la
« vulgarisation », toujours d’actualité (plus que jamais à l’heure de Wikipédia) : doit-on transmettre au
risque de corrompre, ou ne rien dire pour préserver intègre la connaissance, même réservée à une élite
? Les universitaires contemporains optent communément pour la première option ; ce qui peut
expliquer – toutes proportions gardées – la réticence que manifestent les hellénistes hypercritiques à
accepter qu’un philosophe ait conçu de « privatiser » le « plus important » de sa pensée. Il n’est pas

279 T.A. Szlezak, op. cit., chap. 26.


280 T.A. Szlezak, op. cit., p. 177.
281 Ibid., p. 178-179.

101
sûr, cela étant, que les considérations de l’époque s’appliquent avec une pertinence égale au contexte
de la Grèce antique. Il n’est pas sûr que L. Brisson, entre autres interprètes, ait raison de condamner
aussi loisiblement la thèse de l’enseignement oral.

À nous en référer aux travaux d’exégèse inaugurés avec l’école de Tübingen et repris par
Szlezak dans son ouvrage de vulgarisation, Platon semble avoir bien plutôt tranché pour la seconde
option. C’est là pourquoi, selon l’auteur, il ne pouvait que disputer Denys pour s’être fait le prophète
inexpérimenté « des choses que l'on ne peut parvenir à comprendre qu'au terme d'une longue prépara-
tion philosophique et dont la formulation est livrée à l'extrême danger de la mésinterprétation et de
l'altération à cause de l'incompétence philosophique »282. Or, il n’existe, à notre connaissance, aucune
raison qui puisse laisser penser que ce qui vaut contre Denys ne vaille pas également contre Lysias.
Aucune raison de croire que ce que condamne la Lettre VII, le Phèdre ne le condamne pas aussi.
Socrate ne fait rien d’autre dans le Phèdre que de reconduire de manière indirecte les remontrances
qu’il adressait ouvertement au tyran de Syracuse. Denys a cru trouver dans l’écriture le moyen de
diffuser une science qu’il ne maîtrisait pas et que l’écriture, au demeurant, ne pouvait diffuser. Peut-
être par orgueil, par enthousiasme, par vanité ; qu’importe. Lysias, dont Phèdre conserve sous la toge
un verbatim du discours sur l’amour, n’a pas agi différemment. Si bien que toute la démarche de
Socrate va consister à démontrer par le logos et le muthos successivement que « la voie prise par
Lysias […] n’est pas […] celle qu’il faut suivre »283. Sa voie n’est pas celle qu’il faut suivre ; elle n’est
pas celle de l’homme qui communique ou communie avec son interlocuteur, mais celle de l’homme
qui lit sans se soucier d’être entendu ou d’être répondu. La perversion majeure de l’écriture est peut-
être celle-ci qui fait que la forme finit par étouffer le fond. Plus rien ne compte, lorsqu’il s’agit de lire,
que le « bien dire » et la prestance de l’orateur. Ainsi comprenons-nous cette remontrance qu’adresse
Socrate à Phèdre : Toi, tout au contraire [des anciens – qui se gardaient des livres et des discours
écrits], tu demandes quel est celui qui parle et d'où il est ; tu n'examines pas seulement si ce qu'il dit
est véritable ou faux »284.

On ne peut surtout, pas plus qu’aux livres inanimés lesquels « se bornent à signifier une seule
chose, toujours la même »285, prier un orateur public répétiteur de son discours écrit de rendre compte
de sa pensée (pour peu que son discours soit en effet de sa composition). Socrate le signalait déjà dans
le Protagoras : « pareil à un livre, il n'est capable, ni de répondre, ni de questionner à son tour »286. Il
parle comme un livre : sans âme. Sans âme, il est sans aide et sans effet ; sans intérêt, ajouterons-nous,

282 Ibid., p. 178.


283
Phèdre, 269d.
284 Ibid., 275b-275c.

285 Ibid., 275d.

286 Protagoras, 329a-c.

102
lorsqu’il n’est pas dangereux, lorsqu’il ne laisse pas entendre tout autre chose que ce qu’il dit. Il n’est
que la dialectique, qui présuppose l’échange et la reconnaissance mutuelle des parties en présence, qui
puisse conduire les âmes jusqu’à la vérité287. Tout ce qui n’est pas la dialectique doit savoir conserver
sa place, et ne pas s’approcher de ce qu’il ne peut saisir. Ensuite de quoi l’écrit ne doit être considéré
que comme un aide-mémoire, un auxiliaire au ressouvenir de l’enseignement du maître reçu en
présentiel : « Le logos écrit n'est qu'un moyen pour celui qui sait déjà (ton eidota) de se remémorer
(hupomnésai) les choses au sujet desquelles il y a écriture (ta gegrammena)288. L'écriture n'intervient
donc qu'au moment où le sujet d'un savoir dispose déjà des signifiés que l'écriture ne fait alors que
consigner »289.

Ou bien encore – deuxième proposition –, l’écrit doit-il être considéré comme un produit
d’appel qui n’instruise pas directement, mais communique à son lecteur le désir d’être instruit. Le
désir de savoir, de « s’abreuver aux sources » de ce savoir. Qu’importe alors que les spermata, les «
germes » de Socrate, en passent par un disciple bègue ou par un livre « privé de père », pourvu qu’ils
soient exhortatifs et ne prétendent pas se substituer à la seule véritable didactique : celle qui se règle
« d’âme à l’âme ». Une ultime possibilité serait que les dialogues platoniciens aient vocation à être lus
de manière proleptique, ainsi que le suggérait F.D.E. Schleiermacher290. Il s’ensuivrait alors que ces
dialogues ne se livreraient dans toute leur densité qu’à des lecteurs déjà instruits, soit de
l’enseignement oral platonicien, soit de l’enseignement des sectes au sein desquelles Platon a pu se
retrouver. Toujours est-il que l’écriture, dans les trois cas, est confirmée en son insuffisance au regard
de l’oralité.

b) Dans l’Égypte pharaonique

Analysant les indices théoriques que pouvait apporter le Phèdre à la question de la connaissance
et de ses modalités, nous nous sommes demandé s’il était en Égypte un couple de notions équivalentes
à ce qui se découvre comme étant l’anamnèse et l’hypomnèse dans le contexte de l’entretien de Theuth
de Thamous. Le fait est qu’il se trouve effectivement, thématisé dans les textes égyptiens, un binôme
susceptible de correspondre à ces critères. De tels concepts ne se connaissant pas de traduction, nous
emploierons leur dénomination originale translitérée phonétiquement en Sia et Rekh 291.

287 « Le propre du discours est d’être une psychagogie », lit-on en Phèdre, 271c.
288 Phèdre, 275d.
289 J. Derrida, art. cit., p. 342.

290 Cf. T.A. Szlezák, « Friedrich Schleiermacher und das Platonbild des 19. und 20. Jahrhunderts » , dans
F.D.E. Schleiermacher, Introductions aux dialogues de Platon (1804-1828), Leçons d’histoire de la
philosophie (1819-1823), suivies des textes de Friedrich Schlegel relatifs à Platon, Paris, Cerf, 2004, p. 142.
291 D. Meeks, Chr. Favard-Meeks, op. cit., chap. V, §1: « Omniscience et connaissance », p. 144 et §3 : « Le

savoir de Toth », p. 152.


103
– Sia se réfère à une connaissance intelligible et immédiate des vérités, des événements et de
leur raison d’être. Sia se donne en l’espèce tel un sixième organe de perception. Elle porte sur
l’ensemble de la création, c’est-à-dire de l’ « information » brassée par le démiurge aux origines des
temps292. Sia est une faculté d’aperception dont tous les dieux possèdent chacun au moins une part.
Elle est une « vue de l’esprit » au sens où ne procédant pas de l’expérience, une vue sur l’essence-
même des choses. Notons que l’objet du Sia est indicible, inexprimable. Il se conçoit sans s’énoncer,
procède de l’intuition comme chez Platon la connaissance des idées éternelles : « une illumination qui
jaillit dans l’âme telle une étincelle »293. Le parallèle entre la connaissance du Sia et celle permise par
l’anamnèse selon Platon va encore au-delà de la commune nature de la science véritable qu’elles
permettent d’investir. Le Sia – l’œil éclatant qui illumine le monde et perce le mystère des choses294 –
nous est décrit comme un savoir dormant qui s'active en présence d'un événement ayant valeur de
facteur déclencheur295. Un événement catalysant la réaction – l’épiphanie – que nous serions tenté
d’assimiler aux effets fécondants de la dialectique, laquelle, lorsqu’il lui est donné de surmonter le
moment de l’embarras (de l’aporia) produit par la réfutation (par l’élenkos) débouche sur le mystère
de la maïeutique : ce qui était latent, enfoui dans les replis de l’âme, est alors métabolisé, est «
accouché » par l’âme.

Le cas le plus célèbre de cette manière de « révélation divine » à l’aune du ressouvenir est relaté
dans le Ménon, dialogue portant sur la question de la connaissance et de l’enseignement de la vertu.
Bien que s’étant eux-mêmes reconnus éconduits dans « un état de torpeur »296 a priori insurmontable,
les deux protagonistes ne jettent pas les armes ; bien au contraire. Socrate sorcier – lequel vient d’être
comparé par son ami à une « raie torpille » – se déclare disposé à entamer une authentique quête de la
vérité : « je veux bien commencer cet examen avec toi, pour que nous recherchions ensemble ce que
peut bien être la vertu »297. S’ensuit ce qui a toutes les apparences d’une ouverture à la divulgation ; de
celles dont l’équivocité permet souvent plusieurs niveaux de lecture. Socrate fait état à Ménon d’un
discours consacré que tiennent communément les poètes de la tradition et les gardiens des temples mis
dans la confidence des dieux298 :

292 D. Kurth, Religion und Philosophie îmahen Âegypten. Fest-gabe fur Philippe Derchain, Louvain, 1991, p.
195-196.
293 Lettre VII, 341c-d.

294 CT, VII, 222a.

295 Un fait intéressant mis en valeur par R.A. Caminos ( A Taie of Woe, Oxford, 1977, p. 50 et n. 3-4) consiste

en ce qu'un certain nombre de papyri écrit en hiératique cursif déforment délibérément le symbole
hiéroglyphique « Sia » – sorte d'écharpe – pour lui donner une apparence de main.
296 Ménon, 80a.

297 Ibid., 80d.

298 Ibid., 81b-e.

104
Ceux qui le tenaient sont tous ceux, parmi les prêtres aussi bien que les prêtresses, pour
lesquels c'était un objet de préoccupation, à propos de ce à quoi ils mettent la main, que d'en
rendre autant qu'il est possible raison. Ainsi parle aussi Pindare et nombre d'autres parmi les
poètes, tout autant qu'ils sont divins. Ce qu'ils disent, c'est ceci ; allons, examine s'ils t'ont l'air
de dire vrai. Ils disent donc que l'âme de l'homme est immortelle et que tantôt elle arrive à un
accomplissement299, ce qu'en vérité ils appellent mourir, tantôt elle naît à nouveau, mais qu'elle
n'est jamais détruite. Il faut donc, pour ces raisons, vivre toute sa vie le plus pieusement
possible300, car de ceux dont

« Perséphone accueillera favorablement l'expiation d'un deuil ancien301,


vers le soleil d'en haut, de ceux-là, à la neuvième année,
elle lance les âmes à nouveau,
desquelles des rois dignes d'admiration

299 Que l’âme « arrive à un accomplissement » peut être interprété de diverses manières. Probablement non
exclusives. Ce mot d’« accomplissement » semble ici suggérer une double idée de « terme », pris au sens de «
limite », de « fin » (peras), et, d’autre part, de « parachèvement », synonyme de « finalité » (telos). Le verbe
teleutan est dérivé de teleutè qui manifeste une polysémie dont l’usage par Platon s’avère plus qu’opportun
au vu des théories qui sont les siennes (la « remontée de l’âme » en son lieu d’origine, laquelle sanctionne la
fin d’un cycle). L’auteur se sert avec brio de l’amphibologie de la langue pour engager ses auditeurs sur la
voie d’une réflexion sur le sens véritable de la mort. Donc aussi de la vie.
300 Il serait tentant de lire en cette déclaration de foi eschatologique une reprise de thèmes orphiques.

« Pieusement » traduit le grec hosiôtata : nous sommes au cœur de la matière religieuse. Dans les essarts de la
sotériologie. Socrate, prophète de l’eudémonisme, est un homme pieux (hosios) jusqu’à la mort qu’il dira
préférer à une apostasie qui le mettrait en porte-à-faux au regard de sa mission que lui a confiée le dieu. On
se rappellera au demeurant que tout l’entretien de l' Euthyphron portait sur la définition du « pieux (to
hosion) » et l'« impie (to anosion) ». C’était pourtant bien d’impiété que les sycophantes Anytos, et Mélétos
ont accusé Socrate : « Voici quels furent les chefs d’accusation, écrit Diogène Laërce, confirmés par serment ;
Phavorinus dit qu’on les conserve encore dans le temple de la mère des dieux : "Mélétos de Lampsaque, fils
de Mélétos, accuse, sous la foi du serment, Socrate d’Alopèce, fils de Sophronisque, des crimes suivants :
Socrate est coupable de ne pas croire aux dieux reconnus par la ville et d’en introduire de nouveaux ; il est
également coupable de corrompre la jeunesse. Pour ces crimes, la mort" » (Diogène Laërce, Vies et doctrines
de philosophes illustres, II, 5, 40). Ou bien la religion de Socrate – privée et recueillie – n’était pas
conciliable avec les valeurs collectives de la cité, ou bien la politique de la plus mesquine espèce a su comme
de raison grimer un procès politique en procès religieux. Rien n’interdit que les deux thèses s’ajustent. Reste
ceci que, pour suspicieux qu’il soit envers les caractères humains, par trop humains prêtés aux dieux par les
poètes, le Socrate de Platon n’avait rien d’un penseur athée. Non plus que Platon : Plotin, Ficin, Augustin et
Pascal ne s’y sont pas trompés. Cf. M.L. Morgan, Platonic Piety, Philosohpy and Ritual in Fourh Century
Athens, Yale, Yale University Press, 1990 ; R. Hackforth, « Plato's Theism », dans Classical Quarterly, vol.
30, 1936, p. 439-447 ; H.E. Ronald, « Katharsis and the platonic reconstruction on mystical terminology »,
dans Philosophia, vol. 4, 1974, p. 168-179 ; L.-B. Mcminn, « Plato as a philosophical theologiam », dans
Phronesis, vol. 5, 1960, p. 23-31.
301
On note la référence à Perséphone, déesse investie reine de l’au-delà, surpassant même, selon les hymnes
orphiques, l’autorité nominalement souveraine de son époux. La référence à l'« expiation », au « deuil
ancien », pourrait faire allusion au mythe étiologique orphique de la naissance des hommes. Cf. infra : chap.
VI.
105
et des hommes impétueux par la force et grands par la sagesse
croissent ; et pour le reste du temps,
ils sont appelés héros sans tache chez les humains. »302

Le thrène pourrait avoir été extrait d’une composition perdue de Pindare. Ravie par son futur
époux Hadès à sa mère Déméter (Dé-méter : Terre-Mère = terre nourricière), Korè (« jeune fille » ;
alias Perséphone) devient effectivement la déesse tutélaire des au-delà orphiques. Le culte de ces deux
dernières était placé au centre des mystères d’Eleusis, eux-mêmes au centre de la vie religieuse
303
d’Athènes. L’allusion faite à ces mystères dans le Ménon , laisse à penser que notre échange entre
304
Socrate et le fameux aristocrate d’origine pharsalienne , que ce dialogue introduisant le thème de la
palingénésie psychique de pair celui de la réminiscence, serait concomitant des grandes célébrations
éleusiniennes de la cité305.

Attendu donc, reprend Socrate, que l'âme est immortelle et que, bien des fois, elle est née,
et a vu et les [choses] d'ici-bas et les [choses] de l'Hadès et toutes choses, il n'est pas possible
qu'il y ait quoi que ce soit qu'elle n'ait appris ; en sorte qu'il n'est en rien étonnant qu'aussi bien à
propos d'aretès qu'à propos du reste, il lui soit possible de se remémorer ce que justement elle
savait auparavant. Car attendu que la nature tout entière est d'une même famille306, et que l'âme

302 Pindare, Œuvres complètes, tome IV: « Isthmiques et Fragments », trad. A. Puech, Paris, Budé, Collection
des universités de France, Série grecque, 1923, frg. n°21. Cf. aussi M.L. West, The Orphie Poems, Oxford,
Clarendon Press, 1983 et M. Detienne, L'écriture d'Orphée, Paris, Gallimard, 1989.
303 « – Le ton majestueux qu'a effectivement cette réponse, Ménon, fait qu'elle te plaît mieux que celle qui

concernait la figure ! – Je ne dis pas non. – Elle n'est pas cependant la meilleure, si je m'en crois, fils
d'Alexidèmos, mais c'est l'autre ! Toi non plus, je pense, tu ne la jugerais pas meilleure, si, comme tu le disais
hier, tu n'étais pas obligé de partir avant les Mystères, au lieu de demeurer et de recevoir l'initiation »
(Ménon, 76e ; nous soulignons).
304 Selon Diogène Laërce : Diogène Laërce, op. cit., II, 50. Pharsale était connue pour être l'un des principaux

viviers de l’orphisme. Nombre de lamelles d’or qui nous sont parvenues proviennent des fouilles conduites
dans les sous-sols de cette cité du sud de la Thessalie. Cf. G.P. Carratelli, Les lamelles d’or orphiques.
Instructions pour le voyage d’outre-tombe des initiés grecs, Paris, Les Belles Lettres, Vérité des mythes,
2003 ; M.L. West, « Graeco-oriental orphism in the third century RC », dans Assimilation et résistance à la
culture gréco-romaine dans le monde ancien, Paris, Les Belles Lettres, 1976 ; E. Rohde, Psychè. Le culte de
l'âme chez les Grecs et leur croyance à l'immortalité, trad. A. Reymond, Paris, Payot, 1952 ; W.K.C. Guthrie,
Orphée et la religion grecque : étude sur la pensée orphique , trad. S.M. Guillemin, Paris, Payot, 1956 ; W.
Burkert, Les cultes à mystères dans l'Antiquité, trad. B. Deforge, L. Bardollet, Paris, Les Belles lettres, 2003 ;
P. Borgeaud, Orphisme et Orphée en l'honneur de Jean Rudhardt, Genève, Librairie Droz, 1991 ; W.
Burkert, Greek Religion. Archaic and Classical, Oxford, Basil Blackwell, 1985.
305 Cf. R.S. Bluck, « Nos sujets de perplexité devant le Ménon » (1961), trad. A. Soulez, dans Les Paradoxes de

la connaissance, 1991, pp. 153-161.


306 « Suggenous », anastomose de sun-, l’« ensemble », et de genos, qui renvoie à l’idée de naissance, par

extension, de parenté. L’idée s’exprime ici que toute chose dans la nature (phusis) est liée aux autres choses
par une manière de jeu de renvoi qui nous permet de les comprendre et de les expliquer les unes en fonction
106
a tout appris, rien n'empêche qu'en se remémorant une seule chose, ce que précisément les
hommes appellent « apprendre »307, celle-ci ne mette à jour tout le reste, pourvu qu'on soit
quelqu'un de viril et qu'on ne se lasse pas de chercher ; car en effet, le fait de chercher et
d'apprendre, c'est en somme une remémoration308.

Mais la « preuve expérimentale » doit encore être faite de la réalité de cette remémoration, de
l’efficace de la réminiscence, ne serait-ce que pour combattre les objections d’une sophistique toujours
aux aguets. « Appelle-moi ici, propose Socrate, un de ces nombreux suivants qui sont tiens, celui que
tu veux, afin qu'en lui, je te [le] démontre »309. On fait venir un jeune esclave. L’esclave – il est bien
Grec – franchit, guidé par Socrate pédagogue, toutes les étapes du rite traditionnel : soumis à la
réfutation, il tombe dans l’embarras (« le voilà qui considère désormais qu'il est dans l’embarras, et
tandis qu'il ne sait pas, au moins ne croit-il pas non plus qu'il sait »310), vit la mort dans la vie, mort
symbolique311, est purifié de la frange des opinions (doxa) qui faisait pièce à l’exercice du ressouvenir

des autres. La notion de « génération commune » peut être une allusion au principe idéel (l’ arché intelligible)
dont est issue la multiplicité sensible.
307 « Apprendre » veut donc dire « se remémorer ». On relèvera le basculement, acté par cette réplique, de la

problématique du didakton, de l’« enseignement » proprement dit, à celle du mathèton, de l’« apprentissage
». Glissement de perspective qui nous fait adopter le point de vue de l’élève, du mathètès, là où était à
l’origine celui du précepteur, didaskalos. Socrate impose ainsi un ordre de traitement logique de la question
de Ménon, portant à l’origine sur la praticabilité de l’enseignement de la vertu ( aretè). Il serait vain de se
demander si la vertu ou quoi que ce fût d’autre peut s’enseigner avant de s’être enquis de la simple
possibilité, ne serait-ce que dans certains domaines, d’apprendre. Ainsi Socrate fait-il appeler l’esclave. Un
constat in vivo vaut mieux qu’un long discours.
308 Exposition de la théorie de la réminiscence.

309 Ménon, 82b.

310 Ibid., 84a-b

311 Du jeune Clinias, oralement « mis à mort » dans l' Euthydème pour renaître initié à la philosophie (faute

de l'avoir été à la « science du bonheur »). Mort symbolique, épreuve et purgation, résurrection ou
renaissance ont en effet été identifiés dès le début du XXe siècle comme constituant les phases critiques des
rites d'initiation. Il n'en va pas différemment pour les cultes à mystères, dont ceux de Dionysos – le « deux
fois né ». Si bien que l'on pourrait éventuellement faire l'hypothèse que l' aporia à laquelle le Socrate tantôt «
sorcier », tantôt Silène, tantôt daïmon et tantôt mystagogue des dialogues de Platon, que ce silence de l'âme
terrassée auquel Socrate réduit ses interlocuteurs en recourant à la réfutation (la procédure de l’ elengkos)
reproduirait symboliquement ce moment transitionnel qui sépare la déprise du noviciat et la révélation par
le maître de vérité, ou la disposition à la révélation. C'est le sophiste Dionysodore qui, sous couvert
d'imputations scabreuses, dévoile le pot aux roses dans le dialogue précédemment cité : « – À présent, reprit-
il, est-ce que Clinias est sage, ou est-ce qu’il ne l’est pas ? – Au moins, déclare-t-il, oui, qu’il ne l’est pas
encore : ce n’est point un hâbleur ! – Et à vous, reprit-il, votre intention est qu’il devienne sage et qu’il ne
soit point un sot ? » Comme nous en convenions : « Alors, ce qu’il n’est pas, votre intention est donc qu’il le
devienne, et ce qu’il est à présent, qu’il ne le soit plus […] Eh bien ! dit-il, puisque votre intention est qu’il
ne soit plus l’homme qu’il est à présent, votre intention n’est-elle pas, à ce qu’il semble, tout simplement
qu’il périsse ? » (Euthydème, 283c-d). Dionysodore ne croit pas si bien dire… Cf. W. Burkert, Les Cultes à
mystères dans l’Antiquité, Paris, Vérité des mythes, Les Belles Lettres, 2003 ; A.S. Rusjaeva, « Orphisme et
culte de Dionysos à Olbia », dans Vestnik Drevnej Istorii (Revue d'histoire ancienne), Moscou, 1978, p. 87-
107
(« ...tandis qu'il ne sait pas, au moins ne croit-il pas non plus qu'il sait312), et résout finalement, à
l’issue d’un jeu de questions-réponses, l’énigme mathématique qui lui était soumise. Ce qu’il sait
désormais, il l’ignorait quelques instants plus tôt. Et Socrate d’en conclure, pour formuler les choses
avec les formes, que lui ne savait plus ce qu’il savait en fait. Il avait oublié.

La connaissance de l’âme, avance Socrate, est en effet acquise hors de la vie (qui est peut-être
une mort se prenant pour la vie) ; la connaissance de l’âme précède l’incarnation. Il faudra donc en
toute logique, l’âme également313. La connaissance réelle n’est pas de ce monde. La vie terrestre dans
l’immersion du sensible héraclitéen ne permet pas d’atteindre à l’intuition des idées éternelles. La
science du vrai ne peut être empiriquement induite : elle est déduite de l’âme qui se rappelle314 grâce à

104 ; T.G. d'Allondans, Rites de Passage, rites d'initiation : Lecture d'Arnold Van Gennep, Paris, éd. Presses
universitaires de Laval, 2002.
312 Ibid., loc. cit.

313 De même que dans le Timée, les formes, les nombres et les idées précèdent les pragmata que le démiurge

découpe dans la chôra, de même la science connue par l'âme précède sa déchéance dans la matière. La
théorie de la réminiscence permet ainsi de postuler ensemble l'immortalité de l'âme et sa divinité, sa
précession et donc son primat sur le corps ainsi que l'existence d'un savoir véritable immunisé contre le
devenir : « Le point fondamental de cette discussion, rappelle Socrate, était que l'âme a préexisté au corps
[…] Car il est selon la raison que ce qui est d'une nature plus excellente, soit aussi plus ancien et plus divin
que ce qui tient d'une nature inférieure, et doit être par conséquent plus jeune et moins honoré, comme ce
qui gouverne existe avant ce qui est gouverné, et ce qui imprime le mouvement avant ce qui le reçoit »
(Épinomis, 980d-e). Ce qui précède prévaut et prédomine. Le plus ancien, déclare Socrate, est également plus
près de ses racines divines. Ce qui signifie aussi que le plus récent (la nouveauté, condamne l'Athénien des
Lois) en est ce qui est le plus éloigné. Le plus éloigné de l'âge d'or de la contemplation. L’anacyclose de la
république n'en est que la figure politique. Si bien qu'avant la multiplicité sensible qui est une diffraction de
l'idée dans la matière, avant la vie qui est dégradation de l'être dans le devenir, il y avait l'âme. Si l'âme
existe avant la vie et la matière, que n'existera-t-elle aussi après la mort ? « – Ne faut-il pas nécessairement
que mourir ait son contraire ? – Nécessairement. – Et quel est-il ? – Revivre. – Revivre, dit Socrate, est donc,
s’il y a lieu, l’opération qui ramène de l’état de mort à l’état de vie. Nous convenons donc que la vie ne naît
pas moins de la mort, que la mort de la vie, preuve satisfaisante que l’âme, après la mort, existe » (Phédon,
71d-72b). L’âme, en déduit Platon, avait donc lieu avant la vie, avant la mort et elle sera après la vie, après la
mort, quoi qu'il advienne. Sur terre – on peut le déplorer – l'âme est liée au corps et le corps seul ne peut se
forger de la réalité que des opinions (droites, dans le meilleur des cas). C'est dire qu'il n'accède pas à la réalité
; les sens n’y accèdent pas. Par l'intuition et la réminiscence, l'âme en revanche, accède au savoir véritable.
Or, que la connaissance par l'âme des êtres intelligibles précède l'incarnation, c'est bien la preuve
apodictique, d'une part que les idées existent, de l'autre que « l'essence précède l'existence » : « – Cela n’est-il
pas constant, et n’est-ce pas une égale nécessité que ces choses existent, et que nos âmes soient avant notre
naissance, ou qu’elles ne soient pas et nos âmes non plus ? – Assurément, c’est une égale nécessité, Socrate, et
grâce à Dieu, la conséquence de tout ceci est que l’âme existe avant notre apparition dans ce monde, ainsi
que les essences dont tu viens de parler ; car, pour moi, je ne trouve rien de si évident que l’existence du
beau et du bien ; et cela m’est suffisamment démontré. » (ibid., 76d-77a).
314 Déduite de l'âme qui la contient, qui a la science infuse mais ne sait pas encore qu'elle sait. Ne sait pas ce

qu'elle sait avant de s'en être ressouvenue. Recollection bouclant la boucle en prouvant à son tour que l'âme
est immortelle. Deux sûretés valent mieux qu'une : « – Oui, sans doute, dit Cébès, en l’interrompant ; c’est
encore une suite nécessaire de cet autre principe que je t’ai entendu souvent établir, qu’apprendre n’est que
se ressouvenir. Si ce principe est vrai, il faut, de toute nécessité, que nous ayons appris dans un autre temps
les choses dont nous nous ressouvenons dans celui-ci ; et cela est impossible si notre âme n’existe pas avant
108
la dialectique. Ce qui ne signifie rien d’autre que la dialectique agit comme un signal, comme un
stimulateur qui permet l’émergence un niveau conscient d’un savoir antérieur, préexistant à la
conscience que nous avons de ce savoir. Savoir qui est aperception intelligible de la pureté des formes
dégradées ou délayées dans le sensible. Or « "signe de reconnaissance", tel est encore le sens de base
de "Sia" en égyptien »315. Le sens de base qui s’associe d’un sens dérivé : avoir le Sia, c’est « être sage
», c’est accéder au « savoir intuitif » de la vérité des êtres en leur totalité non dissolue. Inversement, «
ne pas avoir le Sia de quelque chose ou de quelqu'un, ce n'est donc pas ignorer, mais ne pas pouvoir,
ou ne plus pouvoir, reconnaître ou identifier »316. Ne pas avoir le Sia d’un être ou d’une réalité, c’est
être oukha, « ignorant », « insensé », privée de la vision synoptique de l’essence de cette chose.

Nous retrouvons alors les deux régimes de la connaissance que nous identifions plus tôt dans la
scène égyptienne du Phèdre : l’anamnèse pour une part, l’hypomnèse pour une autre. À l’hypomnèse
est substituée dans le Ménon une opinion qui peut éventuellement être une « opinion droite », sans être
pour autant la science correspondante, à défaut de ressortir au savoir intuitif des idées reconnues par
l’âme : « Chez l'homme qui ne sait pas, il y a donc des opinions vraies au sujet de choses qu'il ignore,
opinions qui portent sur les choses que cet homme en fait ignore »317. L’opinion droite, pour devenir
une connaissance, doit encore être reconnue par l’âme qui seule est en mesure de faire accéder
l’homme à une vérité qui ne soit pas d’opinion. Cette vérité consiste très exactement en ce contenu
intelligible, archétypique et synoptique, que l’Égypte ancienne attribuait au Sia de pouvoir découvrir.
Aussi n’y a-t-il pas loin entre l’usage qu’un dieu, éventuellement un homme – qui ne serait alors plus
tout à fait un homme –, peut faire du Sia selon les Égyptiens et la réminiscence des idées éternelles
que rend possible la dialectique selon Platon. Toutes deux procèdent d’une même révélation ou
dévoilement (sens religieux de apokálupsis) de la réalité au-delà des apparences, dans un mouvement
d’aperception de ce qui est déjà en puissance, mais nécessite des circonstances précises pour advenir à
l’acte. S’ajoute à cela qu’une caractéristique des connaissances réactivées par le truchement de la
dialectique est de ne pas avoir été « produites » sur terre : « des opinions vraies doivent se trouver en
lui, dit Socrate de l’homme éclairé, opinions qui, une fois réveillées par une interrogation, deviennent
des connaissances, [et] son âme [les a] apprises de tout temps » ; si bien que ces ferments de la science
pure, il faut que l’homme les ait reçus « du temps où il n’était pas un être humain »318. Reprécisons, si
besoin est, que Sia est également une faculté d’appréhension supra-humaine, dont la disposition échoit
d’abord et en principe aux dieux ; parfois aux bénis d’entre les humains.

que de venir sous cette forme humaine. C’est une nouvelle preuve que notre âme est immortelle » ( ibid.,
72d).
315
D. Meeks, Chr. Favard-Meeks, op. cit.
316 Ibid.

317 Ménon, 85c.

318 Ibid., 86a.

109
Nous avons tenté d’apporter quelques indications sur la nature du Sia ; mais qu’en est-il du
Rekh ? Le Rekh, seconde polarité de la connaissance, se définit selon les textes égyptiens comme un
savoir fondé sur l’expérience. De même que le Sia peut être rapproché de la réminiscence
platonicienne qui donne accès à l’intuition des formes intelligibles, le Rekh pourrait assez
pertinemment se rapporter à ce qui consiste dans l’opinion vraie. Voire au-delà de la véridicité des
opinions, dans l’opinion toute simple (doxa), que cette dernière soit véridique ou dépourvue de
fondement. Une opinion qui peut alors émaner de l’expérience comme de l’enseignement livresque (en
égyptien : sebayt) ; à savoir des « discours privés de père » contre-indiqués par le divin Thamous dans
le récit du Phèdre.

Si l’hypomnèse platonicienne fait pièce à l’anamnèse, comment interpréter le rapport dialogique


qui s’établit entre le Sia et le Rekh ? L’erreur serait de déporter trop hâtivement les animadversions de
Socrate dans le contexte de la pensée égyptienne – dans les limites de notre connaissance de ce que
pouvait être une telle pensée. Thamous reproche au livre d’être facteur d’oubli. Rien de tel chez les
Égyptiens. Le livre, ressortissant au Rekh (le livre consigne une « expérience » qu’il est question de
transmettre, une connaissance technique, pratique, morale ; témoin le genre littéraire des « Sagesses »,
souvent pseudépigraphes, notoirement répandues au Nouvel Empire), peut au contraire favoriser le
Sia. Favoriser une faculté qui chez Platon-Socrate-Thamous s’érode sous son acide. Rappelons à cette
enseigne que le Sia rend compte d’une connaissance divine et synthétique, il est appréhension d’un
tout. En cela pourrait-on dire, en systématisant, que le Sia est en un certain sens la faculté
d’intellection du hiéroglyphe-idée. Le hiéroglyphe est une idée, entendons-nous ; idée « (re)présentée
» à mi-chemin entre l’oralité et l’écriture, le scriptural et le phonologique. Ici la ligne de partage est
mince, et il n’est peut-être ni souhaitable ni nécessaire de la tracer de façon définitive. Nous
reviendrons sur ce statut particulier du hiéroglyphe qui rend visible l’invisible au regard de l’esprit. Le
fait est que l’écrit – a fortiori hiéroglyphique – ne peut alors être conçu aussi explicitement comme
une entrave au Sia.

Et non seulement le Rekh ne peut-il être dit porter atteinte au Sia, mais il peut également
traduire certains des aspects de la vérité, bien que dénaturant celle-ci, faisant passer dans le registre du
savoir logique ce qui ne se donne intégralement que dans celui de l’intuition pure : « C'est à travers le
filtre de la parole et de l'écrit que le Sia peut devenir accessible dans le domaine du Rekh »319. L’écrit,
même non hiéroglyphique, peut constituer une porte d’entrée vers ce qui permane au-delà de lui, au-
delà du simulacre qu’est l’univers sensible lui aussi dérivé des formes (la pensée du concept) du
Créateur. Porte d’entrée, il est aussi cet adjuvant à valeur heuristique qu’il manque à être chez Platon :

319 D. Meeks, Chr. Favard-Meeks, op. cit.


110
une courroie de transmission des germes du savoir véritable : « les livres tombés du ciel, ceux que l'on
découvre abandonnés par Thoth lui-même en des chambres mystérieuses320, donneront à la
progression de leur savoir sa part de hasard. Les hommes n'ont donc rien à inventer. Ils ne peuvent que
s'approprier une part de ce qui est déjà connu des dieux, à la condition que les dieux y consentent et
leur en donnent les moyens321 », précisent encore D. Meeks et Chr. Favard-Meeks322. Il n’est pas
jusqu’à notre propre terme d’« enseigner » qui ne laisse entrevoir une part de cette réalité : insignare,
c’est « faire connaître par signe ». Le dieu ibis offrant aux hommes le hiéroglyphe ne fait rien autre
chose.

320 Voir S. Sauneron, Ville et légendes d'Égypte, Le Caire, 1983, p. 84-85 ; E. Hornung, « Die Kammern des
Thot-heilgitumes », dans ZAS, 100, 1974, p. 33-35. Pour ce qui concerne les écrits légués par Thot, cf. G.
Posener, Annuaire du Collège de France, 1963-64, p. 304-305 et idem, Annuaire du Collège de France 1964-
65 p. 339-341.
321 On peut par la prière obtenir des ancêtres devenus nedjer qu'ils interviennent auprès des dieux pour

acquérir semblables documents. Cf. G Posener, Annuaire du Collège de France, 1964-65, p. 339. Sur les
modalités de transmission du savoir hiératique, on pourra consulter l'ouvrage de J. Assmann, Der Konig aïs
Sonnen-pnester, Glûckstadt, 1970, p. 56-57.
322 D. Meeks, Chr. Favard-Meeks, op. cit.

111
La dialectique est le critère différenciant qui, chez Platon, implique la médiation d’autrui, tandis
que cette médiation peut chez les Égyptiens être assurée par l’écriture qui est toujours plus qu’une
simple écriture. La connaissance du Rekh ne peut cependant restituer qu’un aspect des vérités
intuitionnées à la faveur du Sia. Se creuse entre les deux modalités de la connaissance un gouffre
irraisorbable, un espace libre pour un savoir qui se construit et s’interroge, progresse en asymptote.
C’est cet abîme créant son appel d’air qui motive la recherche d’une sagesse véritable aux yeux des
hommes respectueux de la Maât, lancés dans une quête sans fin.

Que ressort-il de nos disquisitions ? Anamnèse et hypomnèse platoniciennes ; Sia et Rekh des
Égyptiens : le parallèle est-il soutenable ? Relativement. Et cependant pas tout à fait. Relativement en
tant que l’anamnèse est un ressouvenir de la contemplation tandis que Sia est une faculté
d’intellection, mais permettant elle également de comprendre ce qui est par référence à ce qui fut : le
Sia témoigne de l’appartenance des dieux, membres du Créateur, au corps du Créateur qui, ayant tout
produit, à l’omniscience de tout ce qu’il a produit. Sia est aussi, en quelque sorte, une réminiscence.
Le Sia donne bien accès à la science véritable qui pour Platon était celle des idées. La restriction que
112
nous voudrions poser concerne bien plutôt le Rekh, dont la compréhension dépasse le seul semblant de
savoir psittacin que l’auteur des dialogues étrille comme étant celui dispensé par les discours écrits.
S’il fallait trouver un équivalent platonicien du Rekh, il s’agirait de l’ensemble bien plus vaste de
l’opinion. Une opinion recouvrant tous les contenus gnoséologiques que l’homme sera jamais capable
d’appréhender à l’exclusion de la dialectique. Rekh est une connaissance dont l’énoncé ne peut porter
que sur le monde sensible ; Sia une science des êtres intelligibles. Au binôme dialectique de
l’anamnèse et de l’hypomnèse, il conviendrait de substituer celui de l’anamnèse et de l’opinion
(droite). Ainsi seulement l’analogie de ces deux modalités de la connaissance avec celles esquissées
par le couple égyptien Sia/Rekh pourra-t-il décemment prétendre à être opératoire et pleinement
conséquent.

Est-ce condamner la pertinence du mythe de Theuth et de Thamous ? Faire parler grec deux
figures égyptiennes ? En aucun cas. Ou pas nécessairement. Qui peut contenir le plus peut contenir le
moins. Car l’hypomnèse est bien incluse dans Rekh. Le savoir livresque est une région du Rekh. Le
savoir livresque renvoie à l’opinion, laquelle renvoie à Rekh. Par transitivité, le savoir livresque
renvoie à Rekh. De sorte que le recoupement, s’il ne se fait par catégorie, se fait – pour ce qui
concerne l’hypomnèse et Rekh – par voie métonymique : l’élément signifie le tout. Que Platon ait
intentionnellement ou bien innocemment, à son insu, reproduit la confrontation des deux
épistémologies de la pensée égyptienne est une question à laquelle nul ne peut répondre. Plus
consistantes sont les raisons que nous avons d’homologuer ce rapprochement, ce qui suffit largement à
notre enquête. Si projection il y a, la projection reste fidèle à l’objet qu’elle recouvre, dont elle épouse
les formes. La conception que Platon pouvait se faire d’un dialogue égyptien mettant aux prises un
scribe avec un roi touche juste. Placer ces mots dans la bouche d’Égyptiens n’apparaît plus en dernier
ressort comme un ethnocentrisme ou comme un idéocentrisme. Ce que cette attribution peut être
éventuellement – ou ne pas être ; et c’est là l’essentiel, comme l’aurait volontiers admis Hamlet.

Un Égyptien lettré aurait pu s’y méprendre, et reconnaître derrière le mythe de Theuth la


signature d’un de ses congénères. Peut-être aurait-il eu raison, et Platon véritablement « entendu » ce
récit de la bouche d’un autochtone. Lui ou l’une de ses connaissances qui l’aurait recueillie pour lui «
aux alentours de Naucratis d’Égypte » (les candidats ne manquent pas). Ce qui expliquerait, par-delà
323
l’incipit traditionnel égyptien que restitue le Phèdre , outre l’usage d’une terminologie locale ou
l’essaimage d’indications géographiques précises de villes toutes essaimées le long de l’axe allant de
la bouche canopique à la cité de Memphis, la relative « facilité [de Socrate] à composer des histoires
égyptiennes ». Mais n’allons pas ici nous rendre coupable à notre tour des égarements de Phèdre, en
regardant exclusivement au doigt qui pointe plutôt qu’à ce qu’il pointe. Savoir qui parle n’est pas la

323 Cf. infra : chap. II.


113
bonne question, s’agace Socrate (peut-être est-ce donc la vraie question) ; seule compte notre aptitude
à déceler ce qu’une parole contient de vérité.

Le fait est indéniable que l’aiguptiakon du Phèdre présente pour intérêt majeur de nous
renseigner sur la vision qui pouvait être celle des Grecs au regard d’une civilisation « barbare »,
assurément très différente de la leur. Sur les réalités et les croyances qui leur étaient prêtées. Il en
ressort que les idées populaires sont bien représentées, « puisqu'ils [les Grecs] voyaient en celle-ci
[l’Égypte] un pays d'une vénérable antiquité, où les symboles écrits revêtaient un caractère
ouvertement sacré et étaient d'un usage très ancien, et où aussi fleurissaient la magie et les potions
magiques »324. Ces images d’Épinal sont demeurées en grande partie les nôtres. Platon a néanmoins
cette habileté de les mettre au service de son plaidoyer en faveur de l’oralité. À Phèdre qui se fend
d’une remarque extasiée (« Quelle aisance tu as […] à composer des histoires égyptiennes, ou de
n'importe quel pays, selon ton bon plaisir »325), Socrate répond par une improbation paterne : le nœud
du problème n’est pas sans doute « de savoir qui parle, et quel est son pays d'origine » – un arbre ferait
aussi bien l’affaire326 (pourvu qu’il soit ancien…) –, le véritable enjeu « est de savoir s'il dit, ou non,
les choses comme elles sont »327. Le ton espiègle du passage pourrait ici dissimuler sa nature ironique.
La culture égyptienne manifeste en effet le parangon de ce que peut-être une civilisation de l’écriture.
Les Égyptiens pratiquent la discipline depuis leurs origines les plus lointaines, « immémoriales » : ils
n’en sont pas plus philosophes.

Voilà que le renversement s’opère et que le don précieux de Theuth s’inverse en une
malédiction. Le mythe du Phèdre conduit naturellement sous ses auspices à la confrontation de deux
formes de discours, associées à deux formes de savoir : d’une part, « celui qui, accompagné de savoir,
s'inscrit dans l'âme de celui qui s'instruit, du discours qui est capable de se défendre lui-même et qui,
d'autre part, a connaissance de ceux auxquels il doit s'adresser ou devant qui il doit se taire »328,
discours vivant et animé, soutenu par une présence, celui des philosophes ; de l’autre, celui, inerte et
sans réponse, qui « s'en va rouler de tous côtés, pareillement auprès des gens qui s'y connaissent,
comme, aussi bien, près de ceux auxquels il ne convient nullement ; il ignore à quelles gens il doit ou

324 J. Mcenvoy, « Platon et la sagesse de l'Égypte », publication en ligne d’après Kernos n°6, Varia, 1993.
325 Phèdre, 275b.
326 « Les prêtres du temple de Zeus à Dodone ont bien assuré que c'est d'un chêne que sont sorties les
premières prophéties ! Ainsi, les gens de ce temps-là, parce qu'ils n'étaient pas des savants comme vous
autres, les modernes, se contentaient, dans leur naïveté, d'écouter la voix d'un chêne ou d'une pierre, pourvu
seulement que cette voix fût véridique » (Phèdre, 275c). On aura bien noté le ton ironique du philosophe,
qualifiant de « savants » les auditeurs « modernes » préoccupés exclusivement de savoir qui parle plutôt que
d'écouter ce qui est dit, et de « naïfs » les grands anciens qui « savent la vérité » : « Les anciens [oi prostèn],
qui valaient mieux que nous, et qui étaient plus près des dieux, etc., etc. » ( Philèbe, 16c).
327 Ibid., loc. cit.

328 Ibid., 276a.

114
ne doit pas s'adresser »329, celui des logographes. On voit ainsi que la prééminence de ce premier
discours – oralisant – sur le second – écrit – recoupe, prolonge, détaille et accomplit la première
subordination que suggérait le Phèdre. Une hiérarchie qui viendrait donc soutenir la primauté de la
dialectique sur l’art de la rhétorique. Avec en toile de fond la supériorité coextensive de l’anamnèse
sur l’hypomnèse.

Non que l’écriture soit nulle et sans avenir. Elle peut éventuellement, à condition de la dépasser,
servir d’interrupteur à la récollection ; en tout cas pas s’y substituer : « Celui donc qui prétend laisser
l'art consigné dans les pages d'un livre, et celui qui croit l'y puiser, comme s'il pouvait sortir d'un écrit
quelque chose de clair et de solide, me paraît d'une grande simplicité ; et vraiment il ignore l'oracle
d’Amon, s'il croit que des discours écrits soient quelque chose de plus qu'un moyen de réminiscence
pour celui qui connaît déjà le sujet qu'ils traitent »330. Le rôle de l’écriture peut être positif, attendu
qu’elle n’outrepasse pas ce rôle, celui de susciter et de rectifier, de servir la mémoire. Rôle
« hypomnématique ». Elle ne doit pas, du reste, être considérée comme étant science elle-même. Une
chose est le support, une autre le message, une autre encore sa réception. « Ce n’est pas, renchérit L.
Brisson, parce qu'elle est reçue sous telle ou telle forme qu'une information est comprise »331.

Ce qui, au premier regard, pouvait nous apparaître comme une condamnation sans concession
de l’écriture s’avère en dernière analyse plus raffiné, plus mesuré que nous aurions pu le penser.
Quelques lignes plus bas, le Phèdre réhabilite effectivement certains de ces « faiseurs de discours »
(logopoiôs)332. Discours écrits certes inférieurs aux précédents, mais profitables à qui saura les lire,
pourvu que leur auteur considérât l’écrit non comme une fin en soi, mais comme un pis-aller, comme
une béquille pour l’intellect, un expédient invitant le lecteur à se tourner vers une pratique beaucoup
plus exigeante, à s’adonner à la recherche des intelligibles :

SOCRATE : Les meilleurs des discours sont ceux qui constituent réellement, à l'usage de gens
qui savent, un moyen de se ressouvenir ; celui qui, dans les discours où se donne un
enseignement et dont le but est l'instruction, discours qui réellement s'inscrivent dans l'âme au
sujet du juste, du beau et du bien, voit les seuls discours auxquels il appartienne d'être clairs,
complets, dignes qu'il s'y applique ; c'est de tels discours qu'il doit parler comme de ses fils
légitimes : celui, d'abord, qui lui est intérieur, quand cette présence en lui est la trouvaille de son
génie ; ceux, ensuite, qui peuvent être la progéniture de celui-là, et ses frères à la fois, qui, selon
qu'elles l'auront mérité, auront poussé en d'autres âmes d'autres hommes, tandis qu'aux autres

329
Ibid., 275e.
330 Ibid., 275d.
331 L. Brisson, « L’Égypte de Platon », dans Lectures de Platon, Paris, Vrin, 2000 ; en part. annexe 1, p. 74-76.
332 Euthydème, 289a.
115
discours il donne leur congé..., voilà, dis-je, l'homme qui, étant ainsi fait, a chance d'être celui-là
même, Phèdre, que mes vœux comme les tiens seraient que, toi comme moi, nous fussions
devenus !
PHÈDRE : Hé ! oui, parfaitement ! pour moi aussi, l'objet de mon désir et de mes vœux est ce
que tu viens de dire.
SOCRATE : Tenons-nous donc désormais, veux-tu ? Pour satisfaits de nous être ainsi divertis
avec les problèmes relatifs aux discours. Toi, en tout cas, va-t-en raconter à Lysias que, étant
tous deux descendus au ruisseau des Muses, à leur sanctuaire, nous avons entendu des paroles
nous donnant mission de dire à Lysias et à tout autre qui compose des discours ; à Homère, et à
tout autre encore qui aura composé de la poésie, ou sans, ou avec accompagnement de chant ; à
Solon, et à quiconque, en des discours politiques auxquels il donne le nom de lois, a écrit un
ouvrage ; mission de leur dire : « Si l'on a fait ces compositions sachant en quoi consiste la
vérité, étant en outre en mesure de leur porter secours quand on devra en venir à justifier ce
qu'on a écrit sur le sujet dont on traite ; capable enfin, par la façon dont on use de la parole, de
mettre en évidence l'infériorité des écrits : de l'homme qui est tel, on doit dire que les objets
d'ici-bas ne fondent en quoi que ce soit la dénomination qu'il possède, mais bien les objets
supérieurs auxquels s'est attaché son zèle ! »
PHÈDRE : Quelles sont alors les dénominations que tu lui attribues ?
SOCRATE : L'appeler « sage », c'est, selon moi du moins, employer une expression ambitieuse
et qui ne convient qu'à la Divinité. Mais l'appeler ami de la sagesse, « philosophe », ou d'un
nom analogue, à la fois lui irait davantage et serait mieux dans la note.
PHÈDRE : Oui, il n'y aurait aucune impropriété à l'appeler ainsi.333

Se voit dès lors requalifié de « philosophe » (philosophas) tout éventuel « poète » (poietés), «
rédacteur de discours judiciaire » (logogrâphos) ou « rédacteur de lois » (nomogrâphos) ayant admis
pour sa gouverne et tiré les leçons des limites intrinsèques à l’art de la composition ; tout homme de
lettres – accessoirement, d’esprit – usant de l’écriture non pas comme d’une mémoire substitutive,
mais comme d’un auxiliaire de ressouvenir ; non pas comme d’un manuel de vérité, mais comme d’un
protreptique ou d’un enseignement propédeutique à la science véritable, science du bonheur, science
des idées. À la manière, sans doute, d’un certain écrivain qui en aura conduit beaucoup à la
philosophie, et n’était pas auteur à se « tirer une balle dans le pied ».

333 Phèdre, 278a-e.


116
117
118
II. Les sources égyptiennes de
l’écriture

1. Le mythe des origines de l’écriture

Décelons donc. Quelle autre « vérité » révèle le mythe de Theuth ? La plus obvie peut-être, qui
est aussi souvent la moins investiguée (le camouflage de l’évidence a fait ses preuves) : derrière
l’attribution au dieu ibis de la paternité des écritures, celle des origines égyptiennes de l’écriture.
Égyptiennes, c’est-à-dire « barbares ». Voilà qui ne pourrait guère manquer de faire éternuer
quiconque, de condition moderne, voudrait encore interpréter le « miracle grec » en ayant chaussé les
lunettes herméneutiques d’un Heidegger, ou bien phénoménologique du jeune Hegel ou de Husserl.
Comprendre les enjeux de cette cession volontaire suppose d’avoir mis de côté les préjugés du « choc
des civilisations ». La « barbarie » des peuples antiques n’excluait pas que les traditions de sagesse
puissent provenir de contrées étrangères – et non pas uniquement, unilatéralement, les lumières de
l’Occident éclairer la nescience environnante. Le Logos grec était bien grec en tant que langue,
discours (le « barbare », étymologiquement, bredouille) ; non pas en tant que rationalité. Nul esprit
prélogique (Lévy-Brühl) ne hantait l’ékoumène. Les Grecs du temps de Platon, férus de voyages
d’études, attribuaient volontiers les découvertes les plus notables aux contrées exotiques : Inde,
Mésopotamie, Égypte, berceaux des civilisations. Les théoros manifestaient assurément moins de
réticences à rendre à qui de droit que nous à restituer leur blanc-seing d’antériorité aux véritables
artisans de l’imprimerie. – Entre autres.

Que les mathématiques, les lettres, le fameux jeu de la Polis (si mystérieux, que mentionne
encore Platon en Republique, 422e et dont la recherche confirme enfin la facture égyptienne334) et tant
d’autres matières, tant d’autres sciences aient été attribuées à Theuth335, et offertes en première
instance aux Égyptiens ne doit pas nous étonner. Pas même celle de l’astronomie « car c’est une

334 W. Ridgeway, « The Game of Polis and Plato’s Republic, 422e », dans Journal of Hellenic Studies n°16,
1896, p. 288-290.
335 Phèdre, 274c.

119
ancienne contrée qui produisit les premiers qui s’adonnèrent à cette étude, favorisés par la beauté de la
saison d’été, telle qu’elle est en Égypte et en Syrie, et contemplant toujours, pour ainsi dire, tous les
astres à découvert, parce qu’ils habitaient toujours une région du monde bien loin des pluies et des
nuages. Leurs observations, vérifiées pendant une suite presque infinie d’années, ont été répandues en
tous lieux et en particulier dans la Grèce. C’est pourquoi nous pouvons les prendre avec confiance
pour autant de lois »336. Au contraire d’aujourd’hui, plus ancienne l’origine, plus vénérable la science
qui y plonge ses racines. Rien ne résiste au temps qui ne porte en soi quelque fragment perdu de vérité
divine. Rien de l’âge d’or ne parvient à la Grèce qui n’ait été l’objet d’une catena aurea. D’une chaîne
de transmission dont les « prophètes » barbares étaient un maillon fort.

État d’esprit qui ne ferait que s’exacerber après la conquête d’Alexandre pour resurgir au cours
de la Renaissance avec le retour en Europe des corpus de la Grèce classique. D’où le trope, récurrent
chez l’auteur des dialogues, de la sagesse des Anciens : « Or le vrai, annonce Socrate à Phèdre, ce sont
les anciens qui le savent : si c’était quelque chose que nous fussions capables de trouver par nous-
mêmes, aurions-nous encore, en vérité, quelque souci des croyances passées de l’humanité ? »337 ; «
Les anciens [oi prostèn], qui valaient mieux que nous, et qui étaient plus près des dieux, nous ont
transmis cette tradition… »338 ; « Les systèmes que les anciens ont découverts, et qu’ils nous ont
laissés, à nous qui marchons sur leurs traces… »339, et caetera desunt. Aussi, peut-il conclure dans le
Théétète, à l’attention de Théodore, que « c’est nous qui serions ridicules qui nous croyons, nous gens
de rien, dire quelque chose qui compte, après avoir refusé la dokimasie340 à des personnages on ne
peut plus anciens et on ne peut plus savants »341. La raison de ce privilège est, comme le confie le
philosophe dans le Philèbe, que « les Anciens qui nous étaient supérieurs […] habitaient plus près que
nous des dieux »342. Si les anciens en qualité d’anciens, connaissent la vérité, les Égyptiens, en qualité
de plus ancien peuple de la terre (mais le sont-ils vraiment ?), savent depuis l’aube des temps. Et leur
savoir ne peut être tenu pour fallacieux, dès lors qu’il leur fut confié par un dieu.

Et non des moindres : Theuth, figure locale d’Hermès. Un dieu de la médiation. De


l’intermédiation. Un dieu de la transmission et du voyage, un dieu de ce qui migre. Bien qu’un dieu

336 Épinomis, 987a.


337 Phèdre, ibid.
338 Philèbe, 16c.

339 Ibid., 17d.

340 Avant de devenir l'équivalent usuel de l'autopsie que la médecine légiste pratique pour mettre à jour les
raisons d'un décès moyennant une auscultation systématique des principaux organes, la dokimasie (ou
docimasie) désignait l'examen qu’était censé subir tout citoyen voué à exercer des fonctions politiques. Cf.
Aldo Brancacci, Dimitri El Murr et Daniela Patrizia Taormina, Aglaïa, autour de Platon. Mélanges offerts à
Monique Dixsaut, Paris, Librairie Philosophique Vrin, Bibliothèque d'Histoire de la Philosophie, 2010.
341 Théétète, 181b.

342 Philèbe, 16c.

120
ambigu pour ce qui concerne son avatar du Nil puisqu’artisan de l’écriture, il ne voit qu’un aspect de
ses conséquences pratiques. Figurons-nous du reste qu’appeler les Égyptiens « le plus ancien peuple
de la terre » ne serait pas respecter scrupuleusement la « parole des anciens », ici plus particulièrement
celle du « prêtre » interlocuteur de Solon à l’ombre de Saïs : « Notre cité a été organisée il y a huit
mille années : c’est le chiffre que portent nos livres sacrés. C’est donc de tes concitoyens d’il y a neuf
mille ans que je vais t’exposer brièvement les institutions et le plus glorieux de leurs exploits »343.
L’Égypte de Saïs est cadette de l’Ancienne Athènes. L’Égypte est fille et reliquaire des lois de
l’Athènes archaïque dont les institutions furent forgées non par Thot – ou Theuth – mais par la déité
poliade d’Athènes et de Saïs, connue des Égyptiens sous le nom déclaré de Neith (tout dieu hérite d’un
nom occulte qui saisit son essence) : « Solon, répliqua le vieux prêtre ; je satisferai ta curiosité, par
égard pour toi et pour ta patrie, et surtout pour honorer la déesse, notre commune protectrice, qui a
élevé et institué votre ville ainsi que la nôtre, Athènes issue de la Terre et de Vulcain et Saïs mille ans
après »344. Posées ces restrictions, qu’il nous faudra reprendre plus à fond, l’Égypte doit bel et bien
être conçue comme la matrice de l’écriture.

L’écriture vient de Theuth qui, par les Égyptiens, la communique aux Grecs. Rien de
révolutionnaire dans cet octroi de Platon. L’audace, nous le verrons, réside ailleurs – souvent où on ne
l’attend pas. Reste à savoir si ce que les Égyptiens diffusent ne sont pas les miasmes d’un mal pire que
le remède. Toujours est-il que c’est à l’étranger qu’est dû le séisme révolutionnaire que subit
actuellement la transmission dans sa formule traditionnelle. Voyons d’abord comment l’imputation de
l’écriture à Theuth se présente chez Platon. Voyons comment elle se traduit d’après les textes
égyptiens, à supposer qu’une convergence puisse en effet être établie, ici encore, entre les vues
platoniciennes et les mythes homologues. Une telle mise en regard de récits étiologiques se devra
d’être complétée par un détour par l’archéologie, laquelle nous permettra de poser un fondement à
cette assignation ou de la récuser en doute. Que nous apprennent au sujet de l’écriture, de l’origine de
l’écriture, les sommes épigraphiques de la dernière couvée ? L’intuition de Platon – et celle d’une
ronde de Grecs avant et à la suite du maître de l’Académie – peuvent-elles trouver un écho historique ?

a) Dans les dialogues de Platon

345 346
Le croisement des informations du Phèdre avec celle du Philèbe nous autorise donc à
penser que c’est aux Égyptiens, notamment par l’intercession de Theuth, que Platon attribue la
découverte de l’écriture. Nous avons signalé combien peu exclusifs étaient les Grecs de la période

343
Timée, 21e-22a.
344 Ibid., 23e.
345 Phèdre, 275b-275c.

346 Philèbe, 18b.

121
classique, octroyant volontiers la primeur des grandes inventions de la civilisation aux peuples des
confins. Cette antériorité n’impliquait pas nécessairement une supériorité des barbares sur les Grecs,
attendu cela que « tout ce que les Grecs reçoivent des barbares, ils l’embellissent et le portent à sa
perfection »347. Aussi aurait-on pu s’attendre à ce que l’écriture s’inscrive naturellement au nombre de
ces heurémata légués par l’empire égyptien. Il n’en est rien. Appert, à l’examen, que la plupart des
congénères du maître de l’Académie considéraient leur alphabet comme dérivé de celui des
Phéniciens. Platon différait sur ce point de son parent Critias348 autant que de la pensée jusqu’alors
dominante chez ses contemporains. Tout au plus se disputait-on sur la question de savoir lequel de
Danaos ou de Cadmos, à supposer que l’écriture ait quelque chose à voir avec l’Égypte, avait pu
contribuer à diffuser les stoïchéia en Grèce349.

Platon force le trait. À l’hypothèse des Phéniciens, à celle des rois déchus venus planter en
Grèce les germes de l’écriture, il substitue celle de la civilisation pharaonique. À tort, répliquera
l’helléniste. Platon eût été avisé d’en demeurer aux Phéniciens. Et sans doute l’helléniste sera-t-il dans
son droit : l’alphabet grec dérive effectivement, en tout cas partiellement, du phénicien. Mais ceci
n’exclut pas, comme nous aurons tout le loisir de nous en rendre compte, que le phénicien dérive pour
sa gouverne, en tout cas partiellement, de l’écriture hiéroglyphique. Hiéroglyphique dans son corps
archaïque et dont les pétroglyphes protosinaïtiques récemment mis au jour pourraient avoir été la
forme de transition, celle employée par les marchands caravaniers sillonnant le désert de ports en
capitales et d’oasis en comptoirs commerciaux. À savoir le chaînon manquant entre ces hiéroglyphes
et nombre de caractères du phénicien ancien qui transmit à la Grèce ces mêmes précieux et dangereux
caractères que tracent Platon, précisément, tandis qu’il attribue leur origine à Theuth. Retour à
l’envoyeur.

Leur origine à Theuth. Cette origine est affirmée à deux reprises, comme nous l’avons plus tôt
fait voir ; implicitement dans le Philèbe, ouvertement avec le Phèdre, dans le récit que fait Socrate de
la conversation mettant aux prises le souverain (basileus) et l'inventeur (heurétès). Souvenons-nous de

347 Épinomis, 987d.


348 Die Fragmente der Vorsokratiker, 1°, H, 377, Fr. 2, 1. 6, Diels H. (éd), Berlin, BiblioLife, 1903.
349 D'après la tradition mythologique rapportée par le Pseudo-Apollodore en Bibliothèque, II, 1.4, c'est en

partant à la recherche de sa sœur Europe enlevée par Zeus que le prince Cadmos, héritier d’Agénor de Tyr
(en Phénicie), aurait introduit l'alphabet en Grèce. Hérodote fait de cet épisode un récit similaire : « En
s’installant dans le pays, les Phéniciens venu avec Cadmos apportèrent aux Grecs bien des connaissances
nouvelles, entre autres l’alphabet, inconnu jusqu’alors en Grèce ; à mon avis : ce fut d’abord l’alphabet dont
usent encore tous les Phéniciens, puis avec le temps les sons évoluèrent ainsi que les formes des lettres. Leurs
voisins étaient pour la plupart, à cette époque, des Grecs ioniens ; ils apprirent des Phéniciens les lettres de
l’alphabet et les employèrent avec quelques changements ; en les adoptant ils leur donnèrent – et c’était
justice puisque la Grèce les tenaient des Phéniciens – le nom des caractères phéniciens » (Hérodote, Histoire,
V, 58). L'auteur fait remonter cet événement à quelque 1600 années dans le passé, ce qui fixerait l'acte de
naissance de l'écriture dans les cités de l'Égée à 2000 ans avant notre ère.
122
ce qu’alors, Socrate disait de Theuth : « C'est donc lui qui, le premier, découvrit le nombre et le calcul
et la géométrie et l'astronomie, et encore le trictrac (petteias) et les dés, et enfin et surtout les lettres de
l'écriture (grammata) »350. Lui « le premier » place en effet tout autre candidat en position de relais. La
primauté de la Phénicie est évacuée sans autre forme de procès à la faveur d’un parti-pris clairement
égyptogène.

Le Theuth platonicien, ancêtre malheureux de la « grammatologie », est également fait


inventeur de la phonologie. Ce don atteste le Philèbe 351:

Selon ce qu'on raconte en Egypte, en effet, Theuth fut le premier à percevoir dans cet
infini que les voyelles sont non pas une, mais multiples, et qu'il y a, en outre, d'autres émissions
qui, sans avoir un son, ont pourtant un bruit, et qu'elles aussi ont un certain nombre ; il mit à
part, comme troisième espèce, ce que nous appelons maintenant les muettes ; après quoi, il
divisa, une à une, ces muettes qui n'ont ni bruit ni son, puis, de la même façon, les voyelles et
les intermédiaires, enfin détermina leur nombre et donna, à chacune d'elles et à toutes ensemble,
le nom d'éléments. Constatant donc qu'aucun de nous n'était capable d'apprendre l'une
quelconque d'entre elles détachées de l'ensemble, il considéra cette interdépendance comme un
lien unique qui fait d'elles toutes une unité et leur assigna une science unique qu'il nomma l'art
grammatical.352

Y. Volokhine, dans « Le dieu Thot et la parole », suggère que Platon pourrait s’être ici fait le
colporteur d’un autre aspect de Theuth, cette fois-ci créateur de sons, et dont les Grecs auraient pu
avoir pris connaissance353. Ainsi l’auteur place-t-il l’Égypte autant à l’origine de l’écriture que du
langage, et donc de l’hétéronomie de l’écriture par rapport au langage. Fardeau lourd à porter.

b) Dans l’Égypte pharaonique

350 Phèdre, 274 b-c. Pour une analyse « égyptologique » de ce passage, se reporter à C. Froidefond, Le mirage
égyptien dans la littérature grecque d’Homère à Aristote , Gap, 1971, p. 279-284 ; A. Lefka, « Pourquoi des
dieux égyptiens chez Platon ? », dans Kernos 7, publication en ligne, 1994, p. 161-164 ; L. Morenz, Beitrdge
zur Schriftlichkeitskultur im Miltleren Reich und in der 2. Zwischenzeit, Agypten und Allés Testament
(dorénavant : À AT), 29, Wiesbaden, 1996, p. 20-21 et B. Mathieu, Annuaire du Service des Antiquités de
l’Egypte (dorénavant : ASAE), 71, 1987, p. 153-167.
351 Philèbe, 18b-d. Cf. T. Hopfner, Fontes historiae religionis Aegyptiacae, Pars IV, Paris, Librairie Le Trait

d'Union sarl., 1920, p. 41.


352 Ou « science des caractères de l'écriture » : grammatikèn technèn.
353 Y. Volokhine, « Le dieu Thot et la parole », dans Revue de l'histoire des religions, tome 221 n°2, Genève,

2004, p. 131-156.
123
Cette double attribution se retrouve-t-elle chez le Thot égyptien ? Le créateur a-t-il l’usage de ce
qu’il crée ? Et l’usager est-il vraiment l’auteur de ce dont il use ? Thot dieu des scribes, pour être dieu
des scribes, pourrait être investi d’une charge qu’il n’aurait pas lui-même élaborée, mais seulement
occupée. Chargé d’administrer un bien dont il ne serait pas le producteur, de la même manière qu’«
aucun d'entre [les calculateurs et géomètres] ne produit lui-même ses figures, mais découvre celles qui
existent » et confie dans un second temps le fruit de ses recherches à des dialecticiens ». Ce que
feraient sans plus attendre, de l’avis de Clinias, « tous les savants qui ne sont pas complètement
dénués d'intelligence (noûs) »354. Le problème consisterait alors, non à déterminer si le Thot égyptien
est « complètement dénué d’intelligence » (encore qu’ibiocéphale, beaucoup s’en faut que le dieu ait
une cervelle d’oiseau), mais à déterminer s’il est effectivement l’auteur des hiéroglyphes – et non
seulement des livres usant des hiéroglyphes. Or, nous venons de voir que Platon prêtait aussi à Theuth
d’avoir réalisé la codification des sons (phonèmes), le séquençage de la gamme acoustique, et par là
même rendu possible la communication orale. Le télescopage Theuth/Thot ne saurait donc être
complet s’il ne se retrouvait au nombre des inventions que les Égyptiens attribuaient à leur dieu celle
de la « langue parlée », et même des langues, aussi nombreuses fussent-elles.

Il nous faut donc, une fois encore, en revenir aux textes. Seront-ils nos alliés ? Jugeons sur
pièces. Un certain nombre d’entre les papyri qui nous sont parvenus attestent effectivement de
l’existence d’une réflexion égyptienne sur le plurilinguisme. La première documentation relative au
sujet remonte à la XVIIIe dynastie, au début du Nouvel Empire. Cette réflexion voit donc le jour dans
le contexte éminemment troublé de la réforme amarnienne. La réforme amarnienne fut, pour mémoire,
imposée par Akhénaton (dit aussi Amenhotep IV ou encore Aménophis IV d’après le nom prêté par
Manéthon à son prédécesseur) entre -1355 et -1337355, date supposée d’un règne riche en
bouleversements, afin de promouvoir le culte exclusif de Rê-Horakhty « qui est dans Aton »356. Les
autres hypostases ou aspects du divin n’ayant plus droit de cité, c’est tout naturellement que la création
des langues est attribuée à l’unique forme du Créateur encore de mise : Aton. Le « grand hymne » à
Aton, mis sous le patronage de son prophète et hypostase Akhénaton lui-même, rend ainsi compte du
processus de différenciation des langues. Déploiement qui peut être tantôt originaire et tantôt par

354 Euthydème, 280a. Est-ce à comprendre que certains « savants » le sont ?


355 La date précise de son avènement reste des plus controversées. Le point délicat, à l'origine de la
controverse, réside dans l'absence d'indices suffisamment fiables qui permettraient de déterminer s'il y a eu
ou non état de corégence du pharaon avec son père. Ce qui ne serait pas sans conséquence sur
l'interprétation qu'il conviendrait de donner de la promulgation du dogme d'Amarna. Cf. infra : chapitre V.
356 « Itn », nom du disque solaire, déjà attesté dans les textes des pyramides datés de la Ve dynastie. Il ne

présente pas encore l'épaisseur hiératique qu'il sera appelé à prendre par la suite. On le retrouve au Moyen
Empire figurant dans le Conte de Sinouhé, lié au déterminatif de la divinité. Il ne désigne alors rien d'autre,
ou personne d'autre que le dieu Aton, seule hypostase (ou manifestation de la divinité) ayant encore droit de
cité (et droit d'être cité) – à l'exclusion du pharaon lui-même, sorte de ka vivant du dieu parmi les hommes.
124
arborescence, consécutif à celui de la dissociation des peuples357 ; à raison de ce dernier cas, à partir
d’une langue mère, d’une protolangue mythique ayant eu cours en des temps archaïques précédants
l’intronisation du premier roi d’Égypte : « Leurs langues dans leurs bouches en langage diffèrent ; leur
couleur de peau est distincte », pouvons-nous lire dans un passage des hymnes de la religion d’Aton,
car tu différencies les peuples étrangers »358.

La même idée se trouve répercutée dans un hymne à Amon gravé dans le temple d'Hibis
(XXVIIe dynastie) : « Il [= Amon] a détourné leur langue [= celle des peuples étrangers] pour qu'elle
s'exprime inversement »359. On note de même l’évocation simultanée de la multiplicité des peuples et
de la différenciation des langues dans le corpus plus tardif du temple d'Esna, dédié au culte de
Khnoum, Heqat et… Neith : « Ainsi tous autant qu'ils sont, ont-ils été formés sur son tour [= le tour de
potier du dieu Khnoum] ; mais ils inversèrent l'organe vocal de chaque contrée, de manière à obtenir
un langage autre, comparé à celui de l'Égypte »360. Relevons au passage que ce qui se lit ici entre les
lignes, reconstituable à travers tous ces documents, est une véritable théorie de la divarication des
langues. L’intercession de la divinité Amon ou Khnoum n’a de fonction que celle qui consiste à «
modeler » différemment l’organe de la parole. Si bien que la disparité des langues et au-delà, des
peuples, tiendrait au premier chef aux dissimilitudes anatomiques qui se constatent entre ces peuples.
À la disposition physique de l’organe dans la bouche, variant d’un peuple à l’autre. De fait, observe S.
Sauneron, le vocable « langue », en égyptien ancien comme en français, désigne communément la
faculté de langage et ce qui la rend possible. Il peut être opportun de rappeler du reste que Thot est une
personnification de la langue du Créateur. Nulle considération morale n’entache l’étiologie de cette
prolifération, ainsi qu’il en sera plus tard dans la légende de l’orgueilleuse Babel (la ziggourat de
Baâl). La science naïve rejoint ici la religion. Et la surclasse. Le discours rationnalisé l’emporte sur le
mythe. Peut-être parce que la distinction n’avait pas cours, ou bien se concevait différemment de ce
qu’elle est à nos yeux.

Aton, Amon, Khnoum … Quid de l’ibis ? Qu’aurions-nous égaré le babouin hamadryas dans
notre documentation ? Thot manquerait à l’appel ? Gageons qu’il n’en est rien. Le « seigneur du temps
» a su prendre le sien. L’absence du divin scribe, figure lunaire, est une éclipse momentanée qui ne
durera que le temps de la réforme amarnienne, « grand traumatisme » (crise artistique, théologique,

357 S. Sauneron, « La différenciation des langages d'après la tradition égyptienne », dans BIFAO, 60, I960, p.
31-41 ; P. Borgeaud, « Variations grecques sur l'origine (mythique) du langage », dans Origines du langage.
Une encyclopédie poétique, Paris, Seuil, 2007, p. 73 sq.
358 P. Grandet, Hymnes de la religion d'Aion, Paris, 1995, p. 111.

359
N. de Garis Davies, The Temple of Hibis in el Khargeh Oasis. Part IV : The Decoration, New York, 1953,
1. 32, col. 18 ; A. Barucq, F. Daumas, Hymnes et prières de l'Egypte ancienne, Paris, 1980, p. 324, et S.
Sauneron, art. cit., p. 33.
360 S. Sauneron, Les fêtes religieuses d'Esna, Le Caire, 1962, p. 103.

125
économique et religieuse comptable de la réforme amarnienne, réelle encore qu’exagérée : la crise fut
plus intellectuelle que concrètement déprédatrice – au moins, en ce qui concerne le sac des monuments
d’Égypte) qui anticipe la fin de la dynastie. Et donc de la doctrine de son imprudent réformateur,
ensuite honni, taxé de criminel d’État et refoulé par la postérité (son portrait inspirera directement
celui de « Pharaon », tyran archétypique et fédérateur négatif du livre de l’Exode). C’est donc dès le
Nouvel Empire, immédiatement après le règne d’Akhénaton, que nous retrouvons associée à la
naissance de l’écriture et du langage, la personnalité ressuscitée de Thot361.

La XVIIIe dynastie touche à sa fin. L’éphémère titulature d’Aÿ s’est achevée par la prise du
pouvoir d’un général de Toutânkhamon. Son nom est Horemheb. Il lui revient d’avoir fermé la
parenthèse – prospère bien qu’enfiévrée – du règne de ses précurseurs, frayant ainsi la voie aux
pharaons célèbres de la XIXe dynastie, les Ramsès, Séthy et Mérenptah. C’est de sa tombe privée, à
Saqqâra, que sont extraites les formules du panégyrique faisant de Djehouti le créateur des langues : «
Louanges à toi, maître d'Hermopolis, qui vint à l'existence par lui-même, sans avoir été enfanté, dieu
unique, qui dirige la Douat, qui donne des instructions aux dieux de l'Occident qui sont à la suite de
Rê, qui distingue la langue de tous les pays étrangers »362. Deux autres documents viennent à l’appui
de cette paternité. Le premier est un ostracon conservé à Leipzig : « Salut à toi Iâh-Thot, est-il inscrit,
qui distingue la langue (wp ns) d'un pays de l'autre » ; le second un fragment de papyrus conservé à
Turin. Thot y est désigné comme celui « qui distingue la langue d'un pays [de celle] d'un [autre] pays).
Thot, à l’échelle cosmique, répartit les offrandes, à l’échelle humaine, c’est le départ entre les peuples.
Son administration n’est pas restreinte aux frontières de l’Égypte.

La parole et l’écrit sont intimement mêlés dans le contexte culturel et religieux de l’Égypte
pharaonique. Les deux marchent de pair. L’un ne peut aller sans l’autre. Parce que l’un est déjà dans
l’autre. Parce qu’ils ne sont l’un et l’autre que l’envers l’avère d’une même réalité ontologique.
Combien plus vrai sera-ce de la « ligne d’écriture » hiéroglyphique ? Aussi Thot, fondamentalement,
ne fait pas que présider à l’ensemble des textes. Il n’en est pas que le conservateur. Ayant fait
l’écriture, il en est l’inventeur ; comme chez Platon, Theuth se voulait à l’initiative de ces discours
écrits poliment fustigés par son prête-nom Thamous. Ce que vient rendre sans ambages son épithète
traditionnelle de « maître des hiéroglyphes » – littéralement, pour reconduire leur dénomination
originelle : nb mdw ntr, de la « parole divine ». « Parole divine » plutôt qu’« écrit », parole

361 Jaroslav Cerny, « Thot as Creator of languages », dans Journal of Egyptian Archaeology (JEA), 34, 1948, p.
121-122.
362
Ref. British Muséum : BM n° 551. Version fr. par I. Eiddon, S. Edwards publié dans Hieroglyphic Texts
from Egyptian Stelae, VIII, 33, London, 1939, p. 28. Voir également les traductions de A. Barucq et F.
Daumas, dans Hymnes et prières, Paris, 1980, p. 352 et de G. T. Martin, dans The Memphite Tomb of
Horemheb, I, Londres, 1989, p. 31 et p. 22.
126
performative ; « écrit » accessoirement en seconde intention, sans l’être essentiellement.
Essentiellement, nous le verrons, les hiéroglyphes sont des « idées ». Il est donc au pouvoir de Thot de
basculer entre les deux registres, étant peu ou prou comparables à ce que seraient deux attributs de la
substance chez Spinoza, deux expressions modales de la même réalité.

Cette habileté échoit à Thot dès le Moyen Empire. Antérieurement, par conséquent, à sa
désignation de « créateur de langue ». Déjà une inscription figurant à Beni Hasan, engrammée dans la
tombe du nomarque Aménemhat, dit Amény ; déjà donc sous la XIIe dynastie, est rapporté le fait que
le défunt, suite à l’intervention de Thot, est « ouvert-de-visage (instruit, intelligent), faisant parler
l'écrit (rdj mdw drf) »363. La traduction de rdj mdw drf est certes délicate, et peut être rendue de deux
manières, distinctes par la forme autant que par le sens. Y. Volokhine propose qu’il s’agit soit « faire
parler l'écrit », soit de « créer les paroles et l'écrit »364… avant de relativiser l’impact « métaphysique »
de cette équivocité. Les deux propositions conviennent au dieu des hiéroglyphes : « En fait, il est
probable que les Égyptiens ont pu comprendre les deux sens, plausibles l'un et l'autre ». Une
interprétation plus radicale et peut-être plus proche de la réalité des croyances de l’époque pourrait
encore être considérée : « "Transformer l'écriture en parole", comme le suggère D. Meeks, au-delà de
la simple idée de récitation de la formule liturgique, évoquerait le retour des hiéroglyphes à leur force
originelle, celle de l'oralité primordiale »365.

On admettra qu’il est pour nous, attendues nos dispositions à la dichotomie et aux schémas
réductionnistes fondés sur le principe de non-contradiction, ardu d’envisager le hiéroglyphe au-delà de
l’écriture et de l’oralité. Il n’est pas interdit de penser que Platon y ait été mieux disposé. On songe à la
khôra de la démiurgie décrite dans le Timée, espace médian (chôra désigne également la campagne,
frontière entre le monde civilisé et le sauvage), ni matière ni idée, être indéterminé, comme suspendu
aux lois de la mécanique quantique et de ses propriétés de superposition, de non-localité366. On songe

363 Version fr. par I. Eiddon. Cf. Kurt Sethe, Historisch-biographische Urkunden des Mittleren Reiches
(Urk.,VII) 1930-1935, p. 53.
364 Y. Volokhine, op. cit., p. 131-156.

365 D. Meeks, Chr. Favard-Meeks, La vie quotidienne des dieux égyptiens , Paris, Hachette, 1995, p. 158.

366 « Le thème de la chôra dans le Timée de Platon aboutit à une aporie : ce troisième genre d’être, à la fois

empreinte et matrice du devenir, et qui n’est ni l’être absolu ni l’être relatif, reste finalement impensable. Il
est ici interprété comme le milieu concret où existe l’être relatif. Ce milieu est inintelligible parce qu’il ne
relève pas de la raison dont l’idéalisme platonicien est en train d’instaurer le règne, évinçant celui du mythe,
autrement dit celui de la symbolicité, comme l’illustrera le bannissement des poètes hors de la République.
Dans le symbole en effet, A est toujours aussi non-A, ce que n’admet pas le principe du tiers exclu, qui va
gouverner la raison occidentale jusqu’à la découverte de l’intrication quantique » (A. Berque, « La chôra chez
Platon » dans T. Paquot, C. Younès, (dir.), Espace et lieu dans la pensée occidentale de Platon à Nietzsche ,
Paris, La Découverte, 2012, p. 13-27). Voir également idem, Médiance, de milieux en paysages, Paris, Belin,
2000 ; Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2009 ; Milieu et identité
humaine. Notes pour un dépassement de la modernité, Paris, Donner lieu, 2010 ; V.A. Chtcheglov, Polis et
127
aux nombres de Pythagore, réalités génératives et structurantes367. On songe surtout aux « figures » de
la République, modèle des harmonies divines368. Comment les perçoit-on ? Que sont-elles «
ontologiquement » ? Du « hiéroglyphe » aux « formes », la distance n’est peut-être pas si grande. Ou
loin d’être aussi grande que nous pourrions le penser. L’« art égyptien » que célèbre Platon pour son
immutabilité, les « belles figures » engendrées par Isis369 qui servent de canons artistiques, de diapason
aux lois, aux harmonies de la musique, aux postures de la danse ; les « modèles égyptiens » préservés
dans les temples pourraient se révéler avoir plus en commun avec nos idées-formes. Il conviendrait de
s’en aviser. Nous nous en aviserons.

2. L’histoire des origines de l’écriture

Incessamment. Après avoir dûment examiné quels éléments de réalité peuvent receler le mythe
platonicien de Theuth et l’octroi égyptien de l’écriture-parole hiéroglyphique à Thot. Nous avons
constaté que Platon, à rebours de ses contemporains, attribue à l’Égypte – au passif du dieu Theuth –
370
l’institution des grammata . La recension systématique des pétroglyphes disséminés dans le Sinaï,
recension effectuée au cours des dernières décennies, apporte de nouvelles données concernant
l’origine de l’alphabet grec. L’idée selon laquelle nombre de caractères grecs reçus du phénicien
s’avéreraient en réalité des emprunts faits à l’écriture hiéroglyphique apparaît aujourd’hui bien plus
qu’une hypothèse.

a) L’hypothèse du protosinaïtique

On a longtemps admis de notre système numérique qu’il était composé de chiffres arabes ; ce
qu’il était effectivement. À ceci près que les chiffres arabes étaient des chiffres indiens (à l’exclusion
peut-être du zéro arabe). Il est devenu probable que, de la même manière, l’alphabet phénicien soit en

chôra, Annales littéraires de l’Université de Besançon, Paris, Les Belles Lettres, 1992 ; J.-F. Pradeau, « Être
quelque part, occuper une place. Topos et chôra dans le Timée », dans Les Études philosophiques, 1995, 3,
375-400, en part. p. 396.
367 Voir Speusippe, Sur les nombres pythagoriciens, trad. Tannery, Paris, Pour l'histoire de la science hellène,
1887 ; A.E. Chaignet, Pythagore et la philosophie pythagoricienne, 2 tomes, Paris, Didier, 1874 ; P.
Brémaud, Le dossier Pythagore. Du chamanisme à la mécanique quantique, Paris Ellipses, « Biographies et
mythes historiques », 2010.
368 République, VII, 533b-c et 536d. Voir également Ménon, 82b-c, Cratyle, 436d et Théétète, 169a.

369 Lois, L. II, 656e-657b

370 Phèdre, 274c.

128
partie une reprise simplifiée des hiéroglyphes égyptiens371. Par transitivité, si donc les Grecs héritent
de cet alphabet, et les Latins de l’alphabet grec, et nous de l’alphabet latin, nous retrouvons dans notre
abécédaire des traces du hiéroglyphe372. Nous écrivons sans le savoir en composant sur les vestiges
d’une écriture ancienne de 5200 ans. Les modifications, altérations et métissages subis par les
graphèmes au cours des siècles ont achevé de rendre imperceptible cette réalité. Il en va néanmoins de
l’écriture issue du sémitique comme des langues dites issues de l’indo-européen. À cette différence
près que l’indo-européen a cessé d’être considéré comme un fait historique pour ne plus servir au
linguiste (sérieux) que d’« hypothèse de travail », de construction théorique rétrospective permettant
d’éclairer la progressive divergence des idiomes. On ne peut en dire autant du hiéroglyphe, qui semble
réellement s’être mêlé au système d’écriture de la main d’œuvre « asiatique » (le monde ne se refait
pas…) travaillant dans le Sinaï, ainsi que des commerçants nomades qui sillonnaient l’Égypte,
convoyant marchandises, ressources et pièces d’artisanat des ports du littoral méditerranéen aux cités
de l'astu.

Arrêtons-nous quelques instants sur le dossier de la source protosinaïtique, donc égyptienne de


l’alphabet phénicien, donc grec373. Nous ne saurions nous dispenser de relever ce qui pourrait avoir été

371Cf. à ce sujet A. Mallon, « L’origine égyptienne de l’alphabet phénicien », dans Bulletin de l’Institut
français d’archéologie orientale (BIFAO), n°30, Le Caire, 1931, p. 131-151 ; J. Leibovitch, « Formation
probable de quelques signes alphabétiques », dans Bulletin de l’Institut français d’archéologie orientale
(BIFAO), n°32, Le Caire, 1932, p. 83-96 ; J. Darnell, C. Dobbs et alii, « Two Early Alphabetic Inscriptions
from the Wadi el-Hol : New Evidence for the Origin of the Alphabet from the Western Desert of Egypt »,
dans Annual of the American Schools of Oriental Research, Londre, 2005 et J. F. Healey, Les débuts de
l’alphabet, Paris, Seuil, 2005 ; dernier état des lieux sur la question : P. Vernus, « La naissance de l’écriture
dans l’Égypte ancienne », Archéo-Nil 3, 1993, p. 75-108.
372 Le détail des transformations apportées par la médiation étrusque à l'alphabet des Grecs ainsi que sa

reprise par les Latins faisait encore il y a peu l'objet d'une conférence de D. Briquel, retranscrite dans P.
Vernus et alii, Les premières cités et la naissance de l'écriture (Actes du colloque du 26 septembre 2009),
Nice, Musée archéologique de Nice-Cemenelum, Actes Sud, Essais Sciences, 2011.
373 Une telle proposition avait déjà été soutenue à titre d'hypothèse vers la fin du XIXe siècle par le célèbre

égyptologue É. de Rougé, dans son Mémoire sur l’origine de l’alphabet phénicien, Paris, 1874 ; puis par
M.G. Kyle, auteur de l'article « The Egyptian Origin of the Alphabet », dans RecTrav 23, 1901, p. 151-156 ;
par A.H. Gardiner, sous le même titre, « The Egyptian Origin of the Semitic Alphabet », dans JEA 3, 1916,
p. 1-16, P. Montet, dans Byblos et l’Égypte. Quatre campagnes de fouilles, 1921-1924, rééd. Terre du Liban,
1998, p. 294-305 et enfin A. Mallon, « L’origine égyptienne de l’alphabet phénicien », BIFAO 30, 1931,
p. 131-151. Elle fut reprise et étayée par M.J. Leibovitch, « Formation probable de quelques signes
alphabétiques », dans BIFAO 32, 1932, p. 83-96 ; W.M.Fl. Petrie, The Formation of the Alphabet, London,
1912 ; A. Meillet et J. Vendryes, Traité de grammaire comparée, H. Champion, Paris, 1953, p. 26-35 ;
B.E. Colless, « Recent Discoveries illuminating the origin of the Alphabet », dans Abr-Nahrain XXVI, 1988,
p. 30-67 ; B. Sass, The Genesis of the Alphabet and its Development in the Second Millenium B.C., ÄAT 13,
1988, XI + 221 p. + 294 fig. La flamme éteinte s’est rallumée plus récemment avec H. Satzinger, « Who
invented the alphabet : the Phoenicians or the Egyptians ? », une conférence donnée au Musée égyptien du
Caire, le 26 févr. 2003. S'en est suivi l'ouvrage de J.C. Darnell et alii, « Two Early Alphabetic Inscriptions
from Wadi El-hol : New Evidence for the Origin of the Alphabet from the Western Desert of Egypt », The
Annual of the American Schools of Oriental Research 59, 2005, p. 63-124. Référence capitale soutenant,
129
l’une des plus prodigieuses intuitions de Platon, encore que formulée sous les atours du mythe :
l’origine égyptienne des grammata.

L'alphabet protosinaïtique374 est tenu pour l’un des plus anciens alphabets connus. Peut-être est-
il le plus ancien. Nous disposons de peu de renseignements quant à son lieu de naissance et à sa
datation précise. Le peu que nous avons suffit à notre enquête. Bien que le consensus ne puisse être
obtenu, l’on estime globalement l’apparition de l’écriture protosinaïtique à la fin du Moyen Empire
(c. 2000-1800 av. J.-C.), période correspondant au début de l'Âge du bronze (entre -2000 et -1500).
Certains archéologues avancent une date légèrement postérieure, la situant aux prémices de la
Deuxième Période intermédiaire (c. 1800-1550 av. J.-C.) qui succède au Moyen Empire
immédiatement après le règne de Néfrousobek (XIIe dynastie). Les inscriptions les plus connues,
datées de -1700 environ, ont été retrouvées à Serābiṭ al-Khādim, dans le Sinaï. L’idée chemine quant à
son origine que cette dernière consisterait en une acculturation de l’écriture hiéroglyphique, plus
particulièrement des signes unilitères égyptiens. Une acculturation des hiéroglyphes, attendu que sur la
déclinaison des 23 signes distincts qui constituent cet alphabet de type linéaire (vs cunéiforme ; à ne
pas confondre avec le linéaire A et B), non syllabaire, plus de la moitié peuvent être facilement mis en
rapport avec un prototype égyptien.

Mais les similitudes graphologiques/graphiques qui se constatent évidemment entre le


hiéroglyphique et le protosinaïtique ne sont pas les seuls indices à même de venir appuyer la thèse de
l’origine égyptienne du système graphique phénicien ancien. La vérification du principe «
acrophonique » mis au jour par A.H. Gardiner pour une majorité des signes issus de l’alphabet
protosinaïtique renforce notamment l’idée que les artisans de cet alphabet avaient eu connaissance de
la signification des hiéroglyphes. Un tel principe rend compte en linguistique du procédé d’attribution
de la valeur phonétique du phonème initial à un idéogramme qu’il sert à figurer : ainsi, d’après M. Pei,
« le caractère sémitique Beth, idéogramme de la maison à l'origine – –, a servi à désigner
375
ultérieurement le son B qui était la consonne initiale de ce terme » .

Si l’on en croit J. Février, auteur en 1948 d’une monumentale Histoire de l'écriture, « Les
Sémites auraient donc usé de la méthode dite « acrophonique » […] [Ils] auraient emprunté, comme

preuves à l'appui, que des lettrés égyptiens auraient été à l’origine de ce système alphabétique élaboré aux
marges de l’Empire pour mettre par écrit les idiomes sémitiques contemporains. Nous savons par ailleurs que
le système alphabétique a déjà cours sous le Moyen Empire (-2000/-1700) pour rendre compte des termes
cananéens : cf. J.E. Hoch, Semitic Words in Egyptian Texts of the New Kingdom and Third Intermediate
Period, Princeton, 1994.
374 Se reporter aux annexes du chapitre II pour les tableaux comparatifs des alphabets, les inscriptions, les

planches lithographiques et les photographies d'artefacts historiés.


375 M.A. Pei, Glossary of linguistic terminology, Dublin, Columba Press, First Printing edition, 1966, p. 5.

130
modèles de leurs lettres, des hiéroglyphes égyptiens […] mais en leur attribuant la valeur de la lettre
initiale du mot en sémitique et non en égyptien : c'est donc, si l'on veut de l'acrophonie transposée
[suspension] ce serait une acrophonie voulue, toute différente donc de cette acrophonie automatique,
involontaire, que quelques-uns ont supposé jadis être à l'origine des signes alphabétiques dans
l'écriture égyptienne »376.

Supputation n’est pas raison, et la prudence reste de mise. On admet néanmoins qu’une telle
adaptation pourrait être le fait des ouvriers (rappelons que l’Égypte n’usa ni n’abusa jamais
d’esclaves… avant l’installation des Grecs) travaillant dans le Sinaï alors égyptien, soucieux de se
doter d’un système d’écriture en mesure de transcrire leur propre idiome. On conçoit qu’il aurait été, à
raison de modifications et de dérivations incrémentales, au fondement de la plupart des alphabets
encore utilisés de nos jours, mais également des abjads, et des alphasyllabaires. Autrement dit, de la
plupart des systèmes d’écriture segmentaux tels que l’hébreu, l’arabe, l’éthiopien (alphasyllabaire), le
latin via l’étrusque, le hongrois, le devanāgarī (indien), l’indonésien ou le philippin. Des systèmes tels
que le hangeul, le santâlî, le bopomofo n’ont n’ont en revanche pas d’ascendance protocananéenne
reconnue. Il est aussi certain qu’en marge du protosinaïtique a émergé un alphabet indépendant
également adapté des hiéroglyphes : à savoir le méroïtique.

Toujours est-il que du protosinaïtique est très probablement issu le protocananéen, apparu vers
la fin de l'Âge de bronze (entre -1525 et -1200), mêlant aux hiéroglyphes des structures propres aux
langues dites sémitiques. L’alphabet phénicien a toutes les chances d’être une dérivation de l’alphabet
linéaire protocananéen. L’usage de cet alphabet est attesté depuis -1000 chez différents peuples du
Proche-Orient tels que les Hébreux, les Moabites ou les Cananéens. Sa diffusion (du système
phénicien) auprès des Grecs, ainsi plus largement qu’au Nord de la Méditerranée, aurait ensuite été
favorisée par les liens commerciaux qui unissaient la patrie du commerce aux différentes populations
du monde méditerranéen. Tant et si bien que l’influence latente des hiéroglyphes sur les caractères
grecs se laisse résumer au profil généalogique suivant :

– Hiéroglyphique : vers 3200 ans avant J.-C. (Égypte)


– Wadi el-Ħôl, protosinaïtique : vers 2000 avant J.-C. (Égypte)
– Ougaritique : vers 1200 ans avant J.-C. (Syrie)
– Protocananéen : vers 1200 ans avant J.-C. (Israël)
– Phénicien : vers 1000 ans avant J.-C. (Liban, Israël)
– Grec : vers 800 ans avant J.-C. (Grèce)

376 J. Février, Histoire de l'écriture, 1948, Paris, Payot, Grande bibliothèque Payot, p. 180-181.
131
Les Grecs adaptent l’alphabet phénicien aux alentours du VIIIe siècle avant J.-C. Au système
sémitique parachevé par T (tav, tau), ils surajoutent cinq signes – upsilon, khi, psi, phi et oméga – pour
aboutir à la déclinaison de l’abécédaire classique, celui que nous connaissons. Celui, précisément,
auquel recours Platon. Celui dont Socrate mythologue (mais non pas mythomane !) suggère qu’il
proviendrait d’Égypte.

Cette relictualité du hiéroglyphe, innervant les grammata grecs, sera rendu plus perceptible une
fois revisité l’exemple incontournable du Aleph 377.

Hiéroglyphe égyptien Protosinaïtique Aleph phénicien Alpha grec A étrusque A romain

b) Au commencement était l’Égypte

Il y a peut-être plus encore à retirer du mythe platonicien (?) de Theuth hiérogrammate. Non
content d’attribuer aux Égyptiens l’institution des grammata transmis au grec par la voix des
prophètes, Platon leur attribue l’invention de l’écriture elle-même. L’Égypte est désignée comme le
berceau de l’écrit. Les historiens et les archéologues tiennent pour acquis le fait que l’écriture est
apparue de manière indépendante dans différentes régions du monde ; et sans doute est-ce
effectivement le cas. Le développement consécutif à la sédentarisation accomplie à l’aube du
néolithique, de l’agriculture, de l’élevage et du commerce, de l’émergence de l’État ou d’un pouvoir
centralisé, de l’invention de la propriété privée, aurait rendu cette émergence possible en même temps
que nécessaire.

Il y aurait donc eu plusieurs sources autonomes à l’émergence de l’écriture. Une écriture


multiple qui ne peut plus être conçue selon une approche diffusionniste, mais bien plutôt structuraliste
: les conditions font que… Fort épineuse est la question de savoir quel peuple pourrait avoir été le plus
prompt en la matière. La prééminence de la Mésopotamie en qualité de défricheur était pourtant,
jusqu’il y a peu, tenue pour la plus vraisemblable. Les choses ont pris, depuis ce « peu », un tour plus

377Pour d’autres exemples de la transition du hiéroglyphe au protosinaïtique, et du protosinaïtique au grec


ancien, se reporter aux annexes du chapitre II.
132
favorable à l’écrin égyptien. Nous disposons dès à présent d’inscriptions plus anciennes que celles
découvertes dans le Croissant fertile, d’épigraphies préexistantes aux plus anciennes tablettes
d’argiles378.

Plusieurs générations d’autorités académiques peu susceptibles de falsification nous ont appris
que l’écriture hiéroglyphique avait trouvé ses lettres de noblesse vers 3000 avant notre ère. Une date
correspondant à l’unification de la Haute et de la Basse-Égypte sous l’époque archaïque, aussi appelée
Thinite (de -3150 à -2700 approximativement). Le mythe aurait pu perdurer longtemps s’il n’y avait
eu pour l’éventer la découverte par une équipe d’archéologues allemands, au début des années 1990,
d’une tombe dissimulée sous les sables d'Abydos. Le monument a pu être daté aux environs de 3250-
3200 avant notre ère. L’Égypte n’était alors organisée qu’en une mosaïque de territoires plus ou moins
indépendants les uns des autres. Des régions investies sous l’administration de potentats locaux,
semblables à ce que pouvait représenter chez nous le système féodal qui précéda l’avènement de la
royauté – de la centralisation. Notons que le mythe osirien du dépècement rapporté par Plutarque379 en
traduit métaphoriquement la dispersion, et légitime par suite la réintégration de ces différentes
enclaves sous un « corps » politique commun. Conjoncture historique qui rend raison de l’élaboration
simultanée de cette tradition et de la mise en œuvre de l’unité territoriale égyptienne sous les auspices
des premiers pharaons. L’édifice d’Abydos, ville consacrée plus au culte d’Osiris, à quelques
encablures de Thèbes, abritait justement la dépouille d’un de ces potentats.

C’est dans cette tombe qu’eut lieu la découverte la plus intéressante pour ce qui nous concerne.
Les fouilles conduites sous la direction de l’égyptologue Günther Dreyer ont permis d’exhumer une
centaine d’étiquettes (des aplats d’os ou d’ivoire perforés), à l’origine fixées à des items de mobilier
funéraire. Ces étiquettes sont « istoriées » à raison d’inscriptions ne laissant aucun doute quant à leur
valeur scripturaire. Il s’agissait de hiéroglyphes. Les plus anciens connus jusqu’à présent.

378 P. Vernus, « La naissance de l’écriture dans l’Égypte ancienne », Archéo-Nil 3, 1993, p. 75-108.
379 Plutarque, Isis et Osiris, op. cit., 18.
133
Premières attestations de l'écriture hiéroglyphique, Abydos, vers 3200 av. J.C.380

Le coup de théâtre fut peu goûté par les sumérologues ; il n’en restait pas moins que l’écriture
égyptienne était dorénavant attestée par l’épigraphie – au moins sous une mouture embryonnaire, mais
déjà systématisée – à l’époque dite (à tort) prédynastique. La primeur à l’Égypte, résume P. Vernus :

De récentes découvertes archéologiques viennent d'apporter une importante contribution


au problème de l'origine de l'écriture. En effet, les fouilles allemandes à Oum el-Qaab, qui se
sont révélées extrêmement fructueuses, et particulièrement quand elles portaient sur les secteurs
jadis fouillés par Amélineau, ont mis au jour un riche matériel épigraphique qui atteste de
l'existence d'une écriture au sens propre du terme déjà sous les prédécesseurs de Aha. Au
moment où cet article était rédigé, la publication intégrale de ce matériel était bien loin d'être
achevée, et les découvertes les plus récentes ne sont connues que par des rapports préliminaires,
mais il apparaît d'ores et déjà que d'indiscutables exemples d'écriture hiéroglyphique ont été
trouvés dans une tombe désignée sous le sigle U-j qui, d'après le contexte archéologique,
appartient à la couche Nagada III a 2, ce qui signifie, en clair, que l'écriture est attestée au moins
150 ans avant Aha, c'est-à-dire, grosso modo autour de 3150 avant J.C. Voilà qui remet en cause
l'antériorité supposée des écritures mésopotamiennes, et qui est bien évidemment à méditer,

Photographie extraites de Ankh. Revue d'égyptologie et des civilisations africaines, n°8/9, Paris, Khepera,
380

1999-2000 ; voir également d'autres images dans l'article de G. Dreyer, « Recent Discoveries at Abydos
Cemetery », dans The Nile Delta in Transition : 4th-3rd millenium B.C., Tel Aviv, E.C.M. van den Brink
Editor, 1992.
134
puisqu'il n'y a donc plus coïncidence entre l'invention de l'écriture et le début de l'époque
historique. Au demeurant, l'attribution à Menés de cette invention par la tradition classique
procède avant tout d'une tendance bien connue à concentrer sur le héros fondateur toutes les
découvertes et reflète donc, non la réalité documentaire, mais la manière dont les anciens
repensaient et systématisaient l'histoire.381

L’émergence du hiéroglyphique antidaté de deux siècles avant l’essor de la « civilisation


pharaonique » proprement dite conteste désormais la primauté du sumérien cunéiforme, et nous
conduit à relocaliser le tout premier foyer de l’écriture de l’humanité, auparavant au cœur Proche-
Orient, dans la vallée du Nil. Le hiéroglyphe serait donc attesté avant le cunéiforme. Ce qui ne signifie
pas que le hiéroglyphe soit antérieur à l’écriture cunéiforme, seulement que les Sumériens ne sont plus
mais les candidats de prédilection au titre de « premiers inventeurs ». L’Égypte reprend le point. Il
n’est qu’à regretter que les manuels d’histoire n’aient pas encore pris acte de cet ajournement. Une
question de temps, pour sûr. Résignons-nous, dans l’intervalle, à voir encore véhiculée quelques
années l’orthodoxie de Sumer.

3. Alias de Theuth et de Thamous

L’origine égyptienne des « signes de l’écriture », la possible émergence de l’écriture en terre des
pharaons sont loin d’être les seules hypothèses remarquables avancées dans le Phèdre. Questionner la
valeur des intuitions de Platon au regard de l’Égypte ne peut aller toutefois sans ausculter les sources
égyptiennes du dialogue qui les véhicule. En dispose-t-il ? Qu’y a-t-il d’authentiquement platonicien –
d’exclusivement platonicien – dans le récit de Theuth et qu’y a-t-il qui aurait pu, éventuellement, être
emprunté à une tradition éventuellement connue de notre auteur ?

Nous avons jusqu’alors envisagé ce que nous considérions comme constituant des « projections
» de Platon, que ces projections se révèlent pertinentes ou déplacées, opportunes ou grevée de
contresens. Nous entendons, à l’occasion des trois prochains dossiers qui verront clore le présent
chapitre, imprimer à nos analyses une inflexion dans le sens inverse de l’emprunt. Trois éléments,
principalement, nous semblent mériter une attention plus expédiente.

– Le premier porte sur l’onomastique. Il serait délicat de soutenir que Platon ait « inventé » le
nom de « Theuth », étant une translittération alternative de « Thot », plus proche probablement de la

381 P. Vernus, op. cit., p. 87.


135
vocalisation originaire de l’onoma « Djéhouty ». Celui de « Thamous » intrigue de par sa consonance
censément égyptienne. Aucun Thamous pourtant ne fraie dans la faune égyptienne des formes-aspects
du Créateur. Thamous est inconnu au bataillon des dieux. Étrange. Pour quelles raisons Platon aurait-il
pris la peine de camper fidèlement un dieu scribe égyptien pour aussitôt lui opposer un personnage
factice ? Et non des moindres. Thamous n’est pas la cinquième roue du char. Le dramaturge n’en fait
ni plus ni moins que le roi en personne : « L'Égypte tout entière était alors, sous la domination de
Thamous, qui habitait dans la grande ville capitale de la Haute-Égypte »382.

– Un deuxième élément susceptible de nous intéresser concerne le phénomène de migration des


panthéons antiques. Un phénomène qu’autorisaient les religions polythéistes, a fortiori celle de la
Grèce (le cas de l’Égypte n’étant que superficiellement polythéiste nécessiterait une analyse à part)
ouverte aux autres dieux – aussi longtemps, s’entend, que le culte importé de ces autres dieux ne porte
pas atteinte aux manifestations publiques de la cité, ciment de la cohésion sociale383. Les Grecs avaient
visiblement souci de n’en « oublier » aucun ; ce dont témoigne assez suggestivement l’existence à
Athènes d’un temple dédié à l’« Agnostos Theos »384. Les témoignages croisés d'Apollodore, de
Pausanias et de Philostrate nous en disent plus sur cette manière de « soldat inconnu » du hiératisme
grec. N'étant aucune figure particulière, il arborait tous les visages et n'ayant aucun nom, il avait tous
les noms ; tous les aspects qu'on lui volait donner. Par l’Agnostos Theos se pouvait honorer toutes
entités divines existant en puissance à l'exclusion de la connaissance des hommes ; à savoir tout génie,
parèdre, toute créature divine dont la nature ne s'était pas fait connaître ou pire, avait achevé de
s’effacer des mémoires. C’est assez dire la préoccupation constante des Athéniens de n’en offenser
aucun par un silence qui risquerait d'être interprété comme un signe de morgue, quelle qu’en soit
l’origine. Disposition assurément très éloignée des monopoles prescrits par les trois grands
monothéismes, et qui explique la prolifération des sanctuaires « orientaux » dans le bassin
méditerranéen entre le Ve et le IVe siècle avant J.-C.

382 Phèdre, 274d.


383 Ainsi pourrait se résumer la thèse soutenue par C. Bonnet, synthétisée dans son article « Repenser les
religions orientales : un chantier interdisciplinaire et international », dans C. Bonnet, J. Rüpke, P. Scarpi,
Religions Orientales. Culti misterici. Stuttgart, Nouvelles perspectives, 2006, p. 7-10. Un constat partagé par
A. Lefka, qui saura en tirer les conséquences pour ce qui concerne la mythologie de Platon : A. Lefka «
Pourquoi des dieux égyptiens chez Platon ? », dans Kernos 7, publication en ligne, 1994.
384 (Pseudo-)Lucien, Philopatris , IX, 14.

136
Carte des sanctuaires « orientaux » en Attique du Ve s. au IVe s. apr. J.-C.385

Le culte hellénisé d’Isis, sur le modèle des mystères d’Éleusis, prend une ampleur suffisamment
considérable pour inciter Platon à lui confier la garde et la sauvegarde des harmonies géométriques,
des figures de la danse, des canons artistiques – et de la musique386 avant toute chose, opérant la
synthèse des trois.

385 Cartographie extraite de E. M. Thomas, Recherches sur les cultes orientaux à Athènes, du Ve siècle avant
J.-C. au IVe siècle après J.-C. Religions en contact dans la cité athénienne, vol. 2, en annexe de la thèse
soutenue à l’Université Jean Monnet, sous la direction de Y. Perrin et M.-Fr. Baslez, tel-00697121, Saint-
Étienne, 2003.
386 Lois, II, 657b.

137
– Le troisième point qui nous concerne investit l’éventualité d’un réemploi platonicien de tropes
littéraires caractéristiques de la littérature égyptienne. Nous entendons examiner plus en profondeur la
possibilité que Platon ait pu véhiculer tantôt l’esprit, tantôt jusqu’à la lettre de traditions qui lui
seraient parvenues. L’égyptologue sera frappé de retrouver, ouvrant le mythe de Theuth, une variante
explicite de la formule canonique introduisant proverbialement les contes et « Königsnovelle » (ou «
narrations royales ») à partir du Moyen Empire. Un incipit qui, s’associant à la remarque de Phèdre
concernant la virtuosité de Socrate à « composer des discours égyptiens »387, pourrait laisser penser
que cette virtuosité de Socrate consiste moins dans l’invention (stérilité de Socrate, sauf habité par la
divinité) que dans la répercussion de palaioï logoï. Socrate reçoit, Socrate transmet – Socrate est-il
dans les dialogues un « passeur de l’Égypte » ?388 Qui peut savoir… Savoir est un grand mot. Tout au
moins pouvons-nous conjecturer que Platon, pour en manier les codes, a pu avoir affaire à
d’authentiques contes égyptiens.

a) Qui est Theuth l’Hermopolitain?

« L’un des plus anciens dieux adorés du pays »389. C’est par ces mots révérencieux que Socrate
convoque, à la faveur du mythe, le personnage de Theuth. Convocation qui vient répondre au
problème de la vérité, de la valeur du logos, de l’opportunité et des limites de l’écriture. Problème qui
tiraille actuellement Socrate et Phèdre, mais trouvant déjà une résolution possible, puisque pensé bien
en amont390. Aux deux protagonistes se substituent Thamous et Theuth, l’expert et l’artisan, le sage et
l’inconscient.

387 Phèdre, 275b.


388 Faute d'y être lui-même « passé ». Socrate, effectivement, à rebours de Platon, n'a jamais pris la mer. Et ce
n'est jamais que contraint par le devoir ou la nécessité qu'il s'est engagé hors de la cité (l'Alcibiade du
Banquet fait ainsi cas de la campagne de Potidée). La parénèse de l'allégorie des Lois dans le Criton l'indique
explicitement : « Et que fais-tu donc, continueraient-elles, que de violer le traité qui te lie à nous, et de
fouler aux pieds tes engagements ? et pourtant tu ne les as contractés ni par force, ni par surprise, ni sans
avoir eu le temps d'y penser ; mais voilà bien soixante-dix années pendant lesquelles il t'était permis de te
retirer, si tu n'étais pas satisfait de nous, et si les conditions du traité ne te paraissaient pas justes. Tu n'as
préféré ni Lacédémone, ni la Crète, dont toujours tu vantes le gouvernement, ni aucune autre ville grecque
ou étrangère ; tu es même beaucoup moins sorti d'Athènes que les boiteux, les aveugles, et les autres
estropiés ; tant il est vrai que tu as plus aimé que tout autre Athénien, et cette ville, et nous aussi
apparemment, car qui pourrait aimer une ville sans lois ? Et aujourd'hui, tu serais infidèle à tes engagements
! Non, si du moins tu nous en crois, et tu ne t'exposeras pas à la dérision en abandonnant ta patrie » (Criton,
52d-53a ; nous soulignons). Athènes, on l'aime, on ne la quitte pas. Socrate exprime son attachement
indéfectible aux lois d'Athènes en s'abstenant de lui faire jamais quelque infidélité coupable. Jamais ou
presque. Ainsi avons-nous pu noter que les entretiens du Phèdre ont lieu non pas dans la cité ou au Pirée qui
est son appendice, mais dans ses environ, près du sanctuaire de Pan. Sanctuaire de Pan, divinité protéiforme
à l'image des discours qui peuvent dire tout et leur contraire. De ce « grand Pan » de Thamous, peut-être
aussi de Plutarque (cf. infra), être mythique, hybride, comme le discours – l’aiguptiakon – qui nous occupe.
389 Phèdre, 274c.

390 Ibid., 274c-275b.

138
Le Theuth du Phèdre et du Philèbe renvoie sans aucun doute à Thot, dieu célébré dans la cité
d’Hermopolis Parva où il avait son temple, précisément « aux environs de Naucratis d’Égypte »391.
Theuth est un avatar hellénisé de Thot. Le nom de « Theuth » en est un dérivé, une translittération
onomastique plus adhérente que notre « Thot » à ce que pouvait être sa prononciation « à l’égyptienne
» 392. Il est un moyen terme entre le théonyme hiéroglyphique original Dhwty, « Djéhouty », et ce qui
donnera en copte (en égyptien tardif vocalisé), « Thoout », « Thōt ».

391 Voir L. Brisson, « L’Égypte de Platon », dans Lectures de Platon, Paris, Vrin, 2000. Pour un état des lieux
des possibles inspirations mutuelles des religions grecques et égyptiennes ; plus particulièrement sur les
contacts culturels entretenus dans la cité d'Hermopolis antérieurement à la seconde moitié du IV e siècle
platonicien, se référer à
S. Morenz, Aegypten und die altorphische Kosmogonie : Aus Antïke tind Orient, Leipzig, Festschrift W.
Schubart, 1950, p. 64-111, et à Roeder, « Vorläufiger Bericht über die deutsche Hermopolis-Expedition 1931
und 1932 », dans Verb. mit den Mitarbeitern erstattet, M.D.A.I.K., 9 (1940), p. 78 sq. et 7 (1937), p. 5sq.
392 De même que le Tétragrammaton « YHWH » – (yōḏ (‫)י‬, hē (‫)ה‬, wāw (‫)ו‬, hē (‫ – )ה‬figurant à plus de 6500

reprises dans l'Ancien Testament, peut être lu (bien qu'il ne doive pas l'être : ‫נ פסחים‬, ‫ ; א"ע‬et c'est là la raison
du « qeré perpétuel » indiquant au lecteur qu'il lui faut substituer le titre « Adonaï », forme plurielle (!) de
« Mon Seigneur ») tantôt Yahvé et tantôt Jéhovah, les vocables égyptiens peuvent être phonétisés de
différentes manières. L’une des difficultés majeures que présente la restitution orale de l'Égyptien ancien
tient à l'absence de notation des voyelles. Il s'agit au surplus d'une langue éteinte, sans plus de locuteurs ;
encore que le copte, qui dérive partiellement de l'égyptien ancien, fournisse une base indicative précieuse.
Précieuse mais limitée. Il est toujours dangereux d'induire l'état passé de quelque chose de son état présent.
De l'Égypte, par exemple, qui ne fut pas de toute éternité celle connue par les Grecs de la Basse Époque, celle
racontée par Hérodote et reprise par Platon. Voir J.S.-F. Garnot, « Remarques sur le vocalisme de l'ancien
égyptien et du copte » dans Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres,
101e année, n°2, Paris, 1957, p. 140-145.
139
C’est un fait remarquable, et trop peu remarqué, que nulle part ailleurs dans toute la production
littéraire grecque relative à l’Égypte nous ne trouverons employé ce vocable atypique. Pas plus qu’il
ne le fait pour Neith (Athéna), Platon ne recourt à l’orthographe conventionnelle attique pour traduire
en sa langue le nom barbare du divin scribe. Chr. Froidefond 393 relève effectivement à la suite de F.
Zucker394 que l’orthographe utilisée est étrangère à la phonétique grecque. Elle serait incohérente,
inattendue, « typiquement égyptienne » sinon, renchérissent-ils, peut-être délibérément égyptianisante.
Faut-il comprendre, pour éclairer les raisons de cet hapax, que Platon en personne aurait pu « entendre

393C. Froidefond, Le mirage égyptien, Montpellier, Ophrys, 1971, p. 268, n. 18.


F. Zucker, Athen und Aegypten bis auf den Beginn der hellenistischer Zeit, Festschrift Schubart, 1950, p.
394

146-165.
140
» prononcer ce nom, et proposer lui-même sa propre translittération ? « J'ai entendu », prétend Socrate,
« entendu dire que près de Naucratis, en Égypte, il y eut un dieu… »395. Un dieu dont nous avons pu
voir combien pervers étaient ses dons, et combien proches les remontrances que lui adresse Thamous
de celles qui transparaissent à travers le portrait tout en subtilité de la personnalité complexe du dieu
lunaire du Panthéon de l’Égypte pharaonique

L’identification de Theuth à Thot ne laissant que peu d’ambiguïté (bien que problématique pour
ce qui regarde les attributs en propre de chacune de ces divinités), passons directement au cas
beaucoup plus filandreux du second personnage en scène : Thamous de Thèbes.

b) Qui est Thamous de Thèbes ?

Thamous, dit le Thébain, « habite dans la grande ville et capitale de la Haute-Égypte »396. Le roi
« domine l’Égypte toute entière »397. Or, si nous connaissons effectivement un Thot/Theuth créateur
du langage, inventeur du calcul et artisan des lettres, aucun « Thamous » ne figure au ménologe des
pharaons que nous livre Manéthon, historiographe des premiers Ptolémée. Non plus que dans la liste
de ceux omis par l’officiant d’Héliopolis. Pas davantage parmi les innombrables figures locales de la
divinité qui complètent l’Ennéade. Platon, grand lecteur d’Hérodote, n’ignorait rien pourtant des
dynasties qui se sont succédé, au moins depuis les dominations perses. Le mystère s’épaissit. Qui est
Thamous ? D’où vient ce nom ? De nombreuses hypothèses ont été formulées sur les provenances et
les inspirations possibles du Thébain. Il continue d’en être ; preuve, s’il en fallait, que la question de
l’identité de Thamous est loin d’être résolue398. Dressons l’état des lieux.

(1) Thamous est Touthmôsis.

Ou quelque pharaon régnant à l’époque de Platon, ou connu de Platon. Une piste suggérée entre
autres auteurs par J. McEvoy à l’occasion de son article sur « Platon et la sagesse de l'Égypte » 399,
ainsi que par T. Obenga dans un ouvrage qu’il consacre aux rapports entre L’Égypte, la Grèce et

395 Phèdre, 274c.


396 Ibid., 274d.
397 Ibid.

398 Voir, par exemple, W.H. Roscher, Lexikon der griechischen und römischen Mythologie, V, Leipzig,
1916-1924, col. 464, s. v. « Thamous » ; W. Spiegelberg, « Die Namen Samauı und Qamouı, Tamwı », ZÄS 64,
1929, p. 84-85 ; H.J. Thissen, « Ägyptologische Randbemerkungen », Rheinisches Museum für Philologie
145, 2002, p. 46-61, en part. p. 57-61 ; idem, « "Der große Pan ist gestorben". Anmerkungen zu Plutarch, De
def. or. c. 17 », dans Fr. Labrique (éd.), Religions méditerranéennes et orientales de l’Antiquité, BiEtud 135,
2002, p. 177-183, en part. p. 180.
399 J. McEvoy, « Platon et la sagesse de l’Égypte », article en ligne extrait de Kernos n°6, Varia, 1993.

141
l’école d’Alexandrie400. Le nom « Thamous », se risquent nos commentateurs, pourrait être une
déformation de l’anthroponyme Thoutmès ou Thoutmosis ; en égyptien ancien « Dhwty-ms »,
littéralement « Thot est né ». « Theuth vint voir Thamous, affirme McEvoy, qui est, à mon avis, une
forme hellénisée de Touthmôsis » Il s’agirait alors d’une transcription phonétique d’un nom que
portèrent notamment quatre rois de la XVIIIe dynastie. Ces rois sont à considérer parmi les pharaons
d’Égypte qui contribuèrent avec le plus d’assiduité à rendre leur munificence aux édifices cultuels de
Thèbes et de Karnak. Un autre pharaon cité comme prétendant possible au titre de modèle historique
du roi thébain nous est encore plus familier, Ramsès. Ramsès, selon J.G. Griffiths401, moyennant
rectification de « Thamous » en « Ramous », constituerait l’inspiration cachée du pharaon de Platon.

D’autres auteurs tels que S. Dusanic402 ont proposé de faire du roi Thamous un avatar possible
de « Téôs », dit également « Tachos », un pharaon de la XXXe et dernière dynastie égyptienne, et dont
le règne s’étend de 362 à 360 avant J.-C. Une souveraineté qui donc était bien postérieure à la date
estimée de l’éventuel voyage de Platon en Égypte : entre -395 et -392403. La vraisemblance, à tout le
moins, voudrait qu’il n’y débarquât pas avant au moins -394404. Nous voyons par ailleurs que les
différents anthroponymes de rois en exercice sous la XXIXe dynastie405, c’est-à-dire des monarques
contemporains du putatif et très controversé séjour de Platon à Memphis, ne s’adaptent pas sans
contorsions de mauvaise foi à la sonorité chantée de Qamouı. Si Theuth peut-être un dérivé de
Djéhouty, les noms de Néphéritès Ier (399-393 avant J.-C.), ouvrant le banc à Psammoutis (393-? avant
J.-C.) suivi par Achôris (393-380 avant J.-C.) ont peu à voir avec le patronyme du roi de Thèbes.
L’idée, à première vue avenante, selon laquelle Platon aurait voulu faire correspondre le nom de son
personnage avec un pharaon régnant à son époque apparaît, par ailleurs, peu vraisemblable en dernière

400 T. Obenga, L’Égypte, la Grèce et l’école d’Alexandrie, Paris, L’Harmattan, 2005.


401 J.G. Griffiths, « Atlantis and Egypt », dans Historia : Zeitschrift für Alte Geschichte (34), 1985, p. 19, n. 68.
402 S. Dusanic, « Athenians politics in Plato's Phaedrus. Principles and topical thèmes », dans
Undersianding
the Phaedrus. Symposium Platonicus II (congrès), 1992, p. 229-232.
403 B. Mathieu, « Le voyage de Platon en Égypte », dans
Annales du Service des Antiquités de l’Égypte
(ASAE) 71, t. LXXI, Le Caire, 1987, p. 153-167. Voir aussi Fr. Daumas, « L’origine égyptienne de la
tripartition de l’âme chez Platon », dans Mélanges A. Gutbub, publications de la recherche, Montpellier,
OrMonsp II, 1984, p. 41-54 ; T. Gomperz, Les penseurs de la Grèce : histoire de la philosophie antique, t. II,
trad. A. Reymond, Paris, Payot, 1908-1910, p. 266-267 et K. Svoboda, « Platon et l’Egypte », dans Archiv
Orientalni n°20, Prague, 1952, p. 29.
404 Seuil liminaire fixé par H.A. von de Gutschmid (« Les premiers établissements des Grecs en Égypte », dans

Mémoires publiés par les membres de la mission archéologique française au Caire , Le Caire, 1924, p. 687 sq.).
Fr. Daumas augmente cette date plancher d’un an supplémentaire, ce qui reporterait l'arrivée de Platon à -
395.
405 Voir la synthèse de Cl. Traunecker. Détail chronologique : l'année de naissance de cette XXIX e dynastie

issue de Mèndes coïncide avec celle la mort de Socrate (399). Cf. aussi idem, « Essai sur l’histoire de la XXIXe
dynastie », dans BIFAO 79, 1979, p. 395-436 ; J.D. RAY, « Psammuthis and Hakoris », dans JEA 72, 1986, p.
149-158 et A. Brian, « The Late Period (664-332 BC) », dans The Oxford History of Ancient Egypt, I. Shaw
(éd.), Oxford, New York, 2000, p. 369-394.
142
analyse. Cela pour deux raisons. Elle supposerait en premier lieu que l’auteur ait mis en scène la figure
historique d’un pharaon toujours en exercice, tout en situant son conte dans les temps archaïques du
mythe qui sont ceux de l’étiologie, de la justification par les racines ; tout en situant, autrement dit, les
entretiens de Theuth et de Thamous dans le non-temps des vérités (les Égyptiens l’appelaient djet,
usant du même vocable que pour celui du rêve) en tant que telles abstraites de tout ancrage dans le
sensible qui croît et se corrompt, naissant, précaire, évanescent. Elle supposerait par suite que Platon
soit indolemment en train de tresser les louanges d’un roi barbare, d’un tyran étranger. Ce qui, en sus
de ne pas coller exactement avec l’image que les biographies nous livrent de Platon, de sa psychologie
ou de sa disposition envers les régimes despotiques – lui aurait attiré sans aucun doute des ennuis
autrement sérieux, et fait du Phèdre un manifeste évhémériste constitutionnel en franche contradiction
avec les modèles politiques dégagés à l’occasion des Lois et de la République. Moins, il est vrai, avec
celui de la Lettre VII intronisant le philosophe-roi ou le roi-philosophe au gouvernail de la cité406.
Nous y viendrons.

Peut-être sont-ce là quelques raisons susceptibles d’expliquer que ces interprétations soient loin
de faire l’unanimité. Les arguments fondés sur les fourchements de langue ou sur la synchronie des
règnes ne sont pas aussi solides qu’on pourrait y compter. Trop simples, insuffisants, sinon
inconséquents. D’autres propositions concourent, plus économes – aussi plus substantielles.

(2) Thamous est Ammon.

Dont une, assez courante parmi les hellénistes, qui voudraient faire d’Ammon le vrai visage du
souverain-dieu Thamous. J. de Vries soutient ainsi, dans le mouvement de son commentaire du Phèdre
de Platon407, que l’onoma « Thamous » serait une dérivation du nom de l’ancien dieu évoqué par
Platon immédiatement après la relation du mythe : « et vraiment il ignore l'oracle d'Ammon [V.
Cousin traduit « Arumon »], s'il croit que des discours écrits soient quelque chose de plus qu'un moyen
de réminiscence pour celui qui connaît déjà le sujet qu'ils traitent »408. Une assimilation corroborée
respectivement par les notices « Ammon » de Realencyclopädie de Pauly-Wissova et l’article «
Thamus » du Lexique mythologique de W.W. Fowler409.

406 Lettre VII, 326b.


407 J. de Vries, A Commentary on the Phaedrus of Plato, Amsterdam, 1969, p. 24,
408
Phèdre, 275c-d.
409 R.U.E Pauly, G. Wissowa, s. v. « Ammon » dans Paulys Realencyclopädie der classischen

ltertumswissenschaft : neue Bearbeitung, Stuttgart, J.B. Metzler, 1894-1980 et W.H Roscher, s. v. « Thamus »
dans Ausführliches Lexicon der griechischen und römischen Mythologie, B.G. Teubner, 1884.
143
Pour ce qui concerne les traducteurs, Léon Robin admet successivement les deux constructions
possibles dans ses éditions de la Pléiade et des Belles-Lettres, mais il n’y a guère que R. Eislek pour
faire de de Thamous et d’Ammon deux personnages distincts410. Si peu que l’on a vu plus récemment
entériner cette assimilation par l’un des plus illustres spécialistes français de Platon, nommément L.
Brisson : « Thamous c'est Amoûs, le dieu Ammon, roi solaire et père des dieux »411. Et le
commentateur de citer à l’appui la caution d’Hérodote412. Le Livre II de l’Histoire se fait
effectivement fort d’assimiler Ammon à Zeus. Le dieu égyptien y est dit représenté surmonté d’une
tête de bélier, peut-être en référence à la statuaire de part et d’autre du dromos, l’allée menant jusqu’à
l’entrée des édifices cultuels413. Il est encore question d’un « vaste sanctuaire » entre les murs de
Thèbes – probablement le temple de Karnak – renfermant en son sein « un grand nombre de figurines
du dieu »414. Des hétaïres dévouées à son service divin entretiennent le naos. L’une d’elles, ajoute le
voyageur d’Halicarnasse, ne quitte jamais le temple415 ; et il y a là tout lieu de croire qu’il s’agit de
l’Oracle, intermédiaire, parfois intercesseur auprès de la divinité poliade. Oracle dont la réputation
n’enviait rien à celle de la pythie de Delphes, la même qui confia à Socrate son mandat d’interrogateur
publics416.

Certains chercheurs, au premier rang desquels Chr. Froidefond, auteur d’un ouvrage entièrement
dédié à la reprise dans l’historiographie de la Grèce classique des événements et des réalités de
l’Égypte pharaonique, partagent sans grande réserve l’avis des hellénistes précédemment cités417.
Thamous, si l’on en croit F. Scheto-Weiler, serait une variante « vaguement égyptianisée » du
théonyme d’Ammon418. « Ce petit subterfuge, précise Froidefond, s'opère par un glissement que seule
permet la souplesse de la syntaxe platonicienne ; mais il ne fait pas de doute que Thamous et Ammon

410 R. Eislek, « Platon iind das âgyptische Alphabet », dans Archiv fur Geschichte der Philosophie, I Abt.,
XXXIV Band, 1-2 Heft, p. 3-13.
411 L. Brisson, « L’Égypte de Platon », dans Lectures de Platon, Paris, Vrin, 2000.

412 …mais aurait pu tout aussi bien citer celle de Plutarque « On croit assez généralement qu'Amon, dont les

Grecs ont fait Ammon, était, chez les Egyptiens, le nom propre de Zeus. Manéthon le Sébennite croit que ce
mot désigne ce qui est caché, ou l'action même de cacher. Hécatée d'Abdère dit que les Egyptiens s'en
servent pour s'appeler les uns les autres ; que ce nom est de sa nature appellatif ; que ce peuple, qui croit que
le premier des dieux, qu'il confond avec l'univers, est un dieu caché et inconnu, l'invoque et le prie de se
découvrir à eux, en lui disant Amoun » (Plutarque, Traité d’Isis et d’Osiris, 9).
413 Hérodote, Histoire, II, 42, 81.

414 Hérodote, op. cit., 143.

415 Hérodote, op. cit., 182.

416 Hérodote, op. cit., 54, 57.

417
C. Froidefond, op. cit.
418 F. Scheto-Weiler, Zum platorùschen Plaidros, dans Hermès, n°83 (1955), p. 120-122. W.H Roscher, s. v.

« Thamus » dans op. cit. et G. Parthey, « Aegyptische Personennamen Bei Den Klassikern », dans
Papyrusrollen, Auf Inschriften, Berlin, Buch, 2010, p. 118;
144
ne soient un seul et même personnage, de quelque façon qu'on construise la phrase « Hèn oi
Hellenes… »419.

Il est un fait que Platon pouvait connaître Ammon par Hérodote aussi bien qu’indépendamment
de la lecture d’Hérodote. Il est un fait, en tout état de cause, que Platon connaissait Ammon. Ce qui
paraît attesté positivement par l’occurrence dans les dialogues de deux autres références au divin
protecteur de Thèbes, « capitale de l’Égypte ».

La première figure dans les Lois où ce dernier se trouve, comme attendu, assimilé à Zeus 420.
Une assimilation conforme au procédé d’acculturation par amalgame des divinités grecques à leurs
pendants « barbares » (ludisme de la susception dont Hérodote fut lui-même l’un des promoteurs les
plus intéressés), en quoi consiste l’interpretatio. Le personnage de l’Étranger, reprenant le rôle-titre
habituellement réservé à Socrate (les Lois, dernier dialogue, font disparaître la figure du maître :
Platon aurait-il « tué le père » ?), mentionne ainsi l’oracle de Cyrène (Siwa) que venaient consulter les
pèlerins grecs ressortissant de l’ensemble des colonies (Grèce et Grande Grèce, Cyclades, Italie, Crète,
Sicile, etc.)421. Une seconde évocation d’Ammon peut être relevée dans le dialogue du Politique : «
Par notre dieu Ammon, voilà qui est bien parler, Socrate », s’exclame, admiratif, Théodore de
Cyrène422. Et Théodore de préciser qu’il s’agit là de son dieu – l’un de ses dieux. Le dieu d’un
Théodore qui, comme l’indique son épiclèse, est un ressortissant de l’actuelle Cyrénaïque. Ce qu’il
faut mettre en regard avec le fait que le dieu Ammon(-Zeus) avait effectivement un oracle en Libye.
Nous retrouvons plus tard ce même Ammon au centre d’une péripétie que rapporte Plutarque ; en fait
une légende sur mesure composée pour servir la propagande d’Alexandre le Grand au cours de sa
campagne d’Égypte423. Légende dorée qui campe pour la postérité cette image d’Épinal d’un héros
solennel recevant de l’oracle d’Ammon-Zeus – précisément – l’onction qui manquait à sa légitimation
auprès des Égyptiens : le voilà consacré rejeton de la divinité424 ; voilà le conquérant inscrit – par
l’agnation non moins mythique de Nectanébo II425 – au sein de la divine filiation de la famille royale.

419 Phèdre, 274 d.


420 Lois, V, 738 b.
421 Sur l’Oracle d’Amon assimilé à Zeus, cf. H.W. Parke, The Oracles of Zeus, Oxford, Oxford University
Press, 1967, p. 195-241 : chap. IX : « Amon ».
422 Politique, 257b.

423 Voir notamment le Roman d’Alexandre du Pseudo-Callisthène, trad. G. Bounoure, B. Serret, Paris, Les

Belles lettres, 1992.


424 Plutarque, dans ses Vies parallèles, revient sur cette légende dont la genèse aurait été le fait d'une méprise

dextrement exploitée par les propagandistes d'Alexandre : « Quelques-uns, écrit-il, affirment que le prophète
[d'Amon] voulant le saluer en grec d’un terme d’affection, l’avait appelé "mon fils" (παιδίον, païdion), mais
que, dans sa prononciation barbare, il achoppa sur la dernière lettre et dit, en substituant au nu (ν) un sigma
(ς) : "fils de Zeus" (παις Διός, païs dios) ; ils ajoutent qu’Alexandre goûta fort ce lapsus et que le bruit se
répandit qu’il avait été appelé "fils de Zeus" par le dieu » (Plutarque, Vies parallèles, 46-120). Et le bruit
s'amplifia ; le bruit fut amplifié jusqu'à prendre les proportions qu’on sait. Le Conquérant macédonien qui se
145
Deux mots à propos de la réception d’Ammon dans l’imaginaire grec ne seront pas de trop pour
expliquer ses incursions tant dans les textes d’Hérodote que dans ceux de Platon. Ammon était connu
et célébré en Grèce depuis la fin du Ve siècle avant J.-C. Son culte et son Oracle y ont été intronisés
dans un contexte politique marqué par la défiance d’Athènes à l’encontre de Delphes – et donc de la
Pythie, la religion étant, pour Dumézil, l’augment sacré de la fonction régalienne. Ammon aurait donc
pu servir de substitut temporaire à Apollon dans son œuvre de prophétie.

Or, de ce que Platon ait bien eu connaissance de la figure égyptienne d’Ammon, il ne s’ensuit
pas qu’Ammon soit réellement Thamous. D’un personnage à l’autre, la conséquence est bien légère.
L’induction mal bâtie. Peu convaincante, somme toute ; à l’image de l’argumentaire servi pour la
soutenir. Argumentaire qui semble davantage valider a posteriori un préjugé a priori, tablant sur le
seul fait qu’Ammon a pu effectivement incarner – momentanément dans l’histoire mouvementée de la
théologie égyptienne – le statut vénérable de dieu parmi les dieux (« roi solaire et père des dieux »,
précisait L. Brisson). Éviterons-nous jamais l’écueil des pétitions de principe ?

(3) D’autres propositions…

Les hypothèses envisagées précédemment pourraient bien être des fausses pistes, et les indices
accumulables chez Platon insuffisant pour nous permettre d’identifier Thamous. Sans doute cette
déficience doit-elle nous inviter à élargir notre champ d’investigation. Il ne s’agirait plus dans cette
optique de nous borner au corpus des dialogues, mais à pousser notre recherche au-delà des dialogues,
à investir les textes des auteurs classiques. Vaste moisson, conviendra-t-on. Et pourtant nécessaire. Y
a-t-il alors des références au roi de Thèbes ailleurs que chez Platon ? Y a-t-il d’autres mentions de
Thamous roi qui pourraient faire écho à celle de la narration du Phèdre ? Des filons exploitables ?
Quelques veines tout au plus. Voyons s’il en ressort quelque chose de concret.

Un incertain « Tamôs » (Thamos) est mentionné par Thucydide426, par Xénophon427 et Diodore
de Sicile428. Rappelons que ces deux derniers auteurs comptaient parmi les familiers de Platon, quand

rêvait Hercule devenait, avec l'onction de l'officiant de Zeus-Amon, un authentique « héros ». Soit un enfant
du dieu, c'est-à-dire pharaon. Pour le détail de cette péripétie, cf. les analyses que consacre N. Grimal à la
légende alexandrine dans son article sur « Les termes de la propagande royale égyptienne de la XIXème
dynastie à la conquête d’Alexandre », publié dans Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres,
n°6, Paris, Imprimerie nationale, 1986.
425
Ph. Matthey, Pharaon, magicien et filou : Nectanebo II. Entre l’histoire et la légende , Thèse de doctorat
n°759 (document en ligne), Genève, Université de Genève, 2012.
426 Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, VIII, 31, 2 ; 87, 1 et 3.

427 Xénophon, Anabase, I, 2, 2-3.

146
Thucydide partageait avec lui un certain nombre de positions – peut-être de révélations orphiques –
portant sur l’existence d’un salut pour les justes, d’une justice post-mortem, ainsi qu’un attachement
particulier pour les valeurs traditionnelles rongées par le relativisme démocratique (un attachement
qui, chez Platon, se manifeste par la procédure récurrente du « sauvetage »429). À l’exception de son
origine memphite clairement indiquée430, Tamôs ne semble pas partager quoi que ce soit avec
Thamous qui puissent laisser penser qu’il s’agit bien de la même personne. Le fait qu’il soit
contemporain de Platon ne plaide pas en sa faveur. L’ensemble des événements rapportés par Socrate
se déroule au passé. L’écriture vient d’être inventée ; or, Platon sait qu’elle est ancienne. Le mythe de
Theuth fait cas d’un temps (peut-être même d’un « hors du temps » mythique) qui n’est pas celui de
l’énonciation : «L'Égypte tout entière était alors sous la domination de Thamous, qui habitait dans la
grande ville capitale de la Haute-Égypte »431.

Tamôs, fausse piste. Autre éventualité, celle suggérée par B. Mathieu432, qui propose de faire
dériver « Thamous » de l’arabe « Tâma ». Tâma était le nom donné depuis l’époque intermédiaire au
colosse nord du « temple de millions d’années », aussi appelé Aménophium, construit par Amenhotep
III (litt. « Amon est en paix », « Amon est satisfait » ; en grec : Aménophis), à Thèbes. Tâma pourrait
effectivement provenir de l’égyptien ancien Ta-Mhw indiquant la direction du « Nord », celle de la «
Basse-Égypte ». Rappelons que les localisations géographiques de la Haute et de la Basse-Égypte sont
indexées sur le sens d’écoulement du Nil, et ne doivent donc pas être appréciées en fonction de
l’orientation (qui n’est déjà plus une « orient-ation » puisque tournées depuis la fin du Moyen Âge
vers le septentrion) de nos planisphères actuels. L’hypothèse du colosse de l’Aménophium à
l’avantage de maintenir la référence à Thèbes. Et plus encore, de suggérer un caractère divin à ce
Thamous gardien du temple, hypostasié par la statuaire. Mais on ne voit pas en quoi et à quel titre
Platon aurait conçu d’en faire le pharaon protagoniste du Phèdre. Nonobstant la fragilité de l’argument
phonétique.

428 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, XIV, 19, 5-6 ; 35, 3-4.
429 Cf. T.A. Szlezak, Le Plaisir de lire Platon, trad. M.-D. Richard, Paris, la Nuit surveillée, Paru, 1997.
430 M. Chauveau (cf. « Nouvelles découvertes près de Douch : les archives d’un temple des oasis au temps des

Perses », BSFE 137, 1996, p. 45-47), tient ce Tamôs pour avoir été un temps le gouverneur d’Ionie et l’amiral
de Cyrus, alors en guerre contre Artaxerxès II. Un temps, nous le disions : Tamôs aurait effectivement
dérogé à son poste afin de fuir l’armée ennemie de Tissapherne. C’est en Égypte que le déserteur aurait
trouvé refuge. En fait de protection et d’amitié, il y fut accueilli par un ordre formel d’assassinat portant sur
sa personne et sa famille entière. Le pharaon à l’origine de cet ultime revers n’aurait pas été autre que le «
descendant de l’ancien Psammétique » – dixit Diodore – ; à savoir Psammétique cinquième du titre et unique
pharaon de la XXVIIIème dynastie (404-399).
431 Phèdre, 274d. Nous soulignons.

432 B. Mathieu, « En ce temps-là… Voyage d’un incipit narratif égyptien des bords du Nil à l’Agora ( Phèdre,

274d) », publié dans N. Castellano, M. Mascort, C. Piedrafita, J. Vivó (éd.), Hommage à Josep Padró,
Barcelona, 2014. Sur Tâma et Châma, se référer au commentaire de L. Gabolde, « Tâma et Châma. Éléments
d’une enquête sur le nom des colosses de Memnon », dans A. Gasse et alii (éd.), Recueil d’études dédiées à J.-
Cl. Grenier, CENiM 5, 2012, p. 283-293.
147
Le traité de Plutarque Sur le déclin des Oracles (De defectu oraculorum)433 ravive la
controverse en faisant lui aussi mention d’un pilote égyptien répondant au nom de Thamous. Le
Thamous de Plutarque (Plutarque, aussi connu pour son œuvre de vulgarisation de la mythologie
égyptienne, que nous savons avoir un pied dans l’Académie de Platon, et l’autre dans les archives des
Maisons de Vie des temples égyptiens) est un navigateur du temps du règne de Tibère qui cabotait en
mer d’Ionie au large de l’île de Paxos, au sud de Corfou, lorsqu’il se vit apostropher par une voix
mystérieuse lui assignant pour tâche d’informer la population de Palodès d’une funeste nouvelle : «
Thamous, Thamous, Thamous, le très-grand Pan (Panmegas) est mort ». S. Reinach, archéologue
français et spécialiste de l’histoire des religions, propose de cette légende un commentaire rapprochant
significativement ledit Thamous de la figure d’Adonis, dont le nom du pilote ne serait rien d’autre
qu’un hétéronyme434. Partout où était célébré le culte saisonnier de « Thammouz » (Thammouz étant
le nom syrien donné à Adonis) ou encore de « Tammuz » (Tammuz ou Dumuzi étant ses
dénominations proche-orientales – phénicienne ou sémite) retentissaient ainsi des clameurs élégiaques
semblables à celles que le pilote homonyme était appelé à relayer : « Il est mort, le bel Adonis »435.

Notons pour notre part ceci qui pourrait abonder dans le sens de Reinach, que le Socrate du
Phèdre convoque immédiatement après les entretiens de Theuth et de Thamous le trope des jardins
d’Adonis436. Il s’agit du même Adonis que célébré dès le Ve siècle avant J.-C. dans la cité d’Athéna ;
de l’amant perdu de la belle Aphrodite, symbolisant la vanité de la beauté, de la jeunesse et de
l’épanouissement précaire. Jeune Adonis mort dans la « fleur de l’âge » dont la vibrante déploration –
dixit Aristophane437 – arrachait de hauts cris « perçants et hystériques » aux femmes compatissantes de
la Grèce jusqu’à la Syrie, de Byblos dans l’actuel Liban jusqu’à ce qui est aujourd’hui Alexandrie
d’Égypte. Thamous serait donc Adonis, une figure du bouc émissaire, du don tragique 438 et de la mise

433 Plutarque, De defectu oraculorum, 17.


434 Sur le motif de la « Mort du grand Pan », cf. S. Reinach, Cultes, mythes et religions, Paris, Robert Laffont,
1996, p. 325-333.
435 L. Séchan, P. Lévêque, Les grandes divinités de la Grèce, Paris, E. de Boccard, 1966, p. 381.

436 Phèdre, 276 b.

437 « La licence des femmes a-t-elle assez éclaté, avec leurs orgies, le bruit de leurs tambours, leurs

continuelles Bacchanales, et ces lamentations des fêtes d'Adonis, que j'entendis un jour du lieu même de
l'assemblée ? Démostratos, cet orateur que le ciel confonde, proposait de faire voile vers la Sicile ; et sa
femme criait en dansant : « Hélas ! hélas ! Adonis ! » Démostratos proposait de lever des hoplites à Zacynthe ;
et sa femme, déjà ivre, criait sur le toit : « Pleurez Adonis ! » Pendant ce temps, l'infâme Cholozygès
redoublait d'efforts pour se faire entendre. Voilà les dérèglements auxquels elles se livrent » (Aristophane,
Lysistrata, vers 389 à 398).
438
Sur l’Adonis-Thamuz, des Phéniciens, dieu de la musique de l'agriculture, ainsi que sur son assimilation à
Osiris, voy. Respectivement M. Detienne, Les Jardins d’Adonis, La Mythologie des Aromates en Grèce
Ancienne, Paris, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1989 et T. Hopfner, Plutarch uber Isa und Osiris, t. I,
Berlin, Olms, Georg, p. 73.
148
à mort qui le précède. Autre coïncidence : c’est en dernière instance par une prière au « très-grand Pan
» évoqué par Plutarque, celui-là dont Thamous doit annoncer la mort, que se conclut le Phèdre 439.

Ceci ne nous dit pas encore d’où vient ce nom de Thamous, ni comment il s’est retrouvé à
figurer dans un dialogue de Platon. Les remarques incidentes concernant Adonis ne dissipe pas notre
perplexité. Elles compliquent le problème en fait de nous offrir une visibilité sur les raisons du choix
de notre auteur. Mémorisons cette piste pour les recherches ultérieures et retournons à la donnée de
base : à l’interpellation de Thamous racontée par Plutarque. Le macrobiome égyptologique fait droit à
plusieurs hypothèses selon que l’on rapproche les formes grecques Samaus et Thamous de différents
anthroponymes d’extraction égyptienne.

W. Spiegelberg faisait dériver ces formes de l’expression N)-t3j-n-jm=w, litt. « (C’est le dieu N)
qui les a saisis »440, ayant ici fonction de patronyme. Une expression à rapprocher de la titulature de
Nectanébo II : T3j-hpy-n-jm=w 441. Nectanébo deuxième du nom, dont le règne s’étend de -360 à -343,
était effectivement le troisième et dernier pharaon de la XXXe dynastie, et ainsi le dernier roi égyptien
indépendant. Le Roman d’Alexandre en fait le père du Conquérant. De cette présomption de paternité
favorable au macédonien ne dépendait rien moins, dans le contexte théologique local, que sa légitimité
au titre de pharaon. Platon, mort en -347/8, n’aurait en tout état de cause pas vu s’achever le règne de
Nectanébo « T3j-hpy-n-jm=w », qui régnait alors sur l’Égypte. Si le Thamous de Platon est bien celui
de Plutarque, et le Thamous de Plutarque le dernier pharaon, alors le Thamous de Platon serait, en
toute logique, le dernier pharaon.

Rien n’est moins sûr. H.J. Thissen avance que l’usage par Plutarque du nom de Thamous serait
motivé, à l’origine, par une manière de calembour. Thamous serait à rapprocher de la formule
égyptienne T3æj-mwt(=w) : « le Mâle (= Osiris) est mort ». « Le Mâle », aussi figure de la végétation
disparaissante et renaissante, prend le relais d’Adonis dans la déploration. Du point de vue
sémantique, la thèse est astucieuse : elle rend raison du choix par la voix blanche du pilote égyptien,
prédestiné de par son nom à cet emploi d’annonciateur funeste. Du point de vue phonétique, elle

439 « – N'est-il pas bienséant de ne pas se mettre en route sans avoir fait une prière aux divinités que voici ? –
Sans contredit ! – O mon cher Pan et vous toutes, autres divinités de ces lieux ! Accordez-moi d'acquérir la
beauté intérieure, et, dans les choses du dehors qui sont à moi, de trouver de l'amitié pour celles du dedans !
Puissé-je tenir pour riche l'homme sage ! Puisse l'abondance de mes biens être de la mesure voulue pour que
nul autre homme, sinon le tempérant, ne soit capable ni de les emporter ni de les emmener ! Avons-nous,
Phèdre, autre chose encore à demander ? Pour moi, en effet, j'ai exprimé les souhaits qu'il fallait » (Phèdre,
279a).
440
D’autres attestations de la formule dans E. Lüdeeckens et alii, Demotisches Namenbuch, Wiesbaden,
1980, p. 1348.
441 Cf. K. Ryholt, « A Demotic Version of Nectanebos’ Dream (P. Carslberg 562) », dans ZPE, n°122, 1998, p.

199.
149
s’exonère de justifications quant à l’élision du -t radical de l’égyptien mwt : « on aurait attendu plutôt
une forme comme Thamous, le qualitatif du verbe copte étant précisément moout (S) »442. S’il est en
revanche une chose qui semble dorénavant acquise, ou suréminemment probable, c’est que le
Thamous de Platon tire bien ses racines étymologiques d’un authentique nom égyptien443.

Ce qui peut élaguer (un peu) le buissonnement des possibilités. Assez pour recentrer notre
regard sur une Égypte source d’inspiration, et plus seulement de projection. Et nous enjoindre à
relancer notre recherche d’un putatif anthroponyme royal peu ou prou compatible avec celui du
thébain de Platon. De qui Qamouı est-il le nom ? À cette question, H.J. Thissen444 croit pouvoir
avancer une réponse étayée par la similitude entre ce nom est le syntagme Hc-m-W3s.t, « Khâ-em-
ouaset », litt. « apparu à Thèbes ». « Khâ-em-ouaset » était un épithète comprise dans la titulature de
plusieurs souverains du Nouvel Empire. On citera Thoutmosis III, Séthy Ier, Ramsès IX, etc., ainsi que
le fils de Ramsès II lui-même, ordonné à la tête du clergé de Memphis445. Khâemouaset était issu de
l’union446 de Ramsès II avec Iset-nofret, deuxième de ses sept « grandes épouses royales », à
l’exclusion de son gynécée de concubines proverbialement achalandé447. Ce personnage était
effectivement appelé à devenir l’un des protagonistes récurrents de la fiction égyptienne ultérieure,
comme en attestent les cycles démotiques Setne-Khâemouas I et II. Il faudrait alors concéder
l’occurrence d’une permutation accidentelle entre les phonèmes q et c, ou bien une déformation due à
la prononciation dialectale bohaïrique [th] du [kh] sahidique, ce qu’autorisent les remarques de J.
Quaegebeur448.

Envisager Thamous comme un prête-nom où une dérivation du légendaire prince Khâemouaset,


« apparu à Thèbes » aurait cet avantage de rattacher ces deux figures, déjà proches par le patronyme, à
la même origine géographique. Le gentilé de Thamous, souverain d’Égypte, se trouve plusieurs fois
caractérisé dans le récit du Phèdre, au point de lui servir de substitut dénominatif : « Tu as raison de

442 B. Mathieu, art. cit.


443 La forme Qamw~uı figure effectivement au nombre des patronymes enregistrés dans les textes égyptiens.
Voir ici D. Foraboschi, Onomasticon alterum papyrologicum – Supplementuo al Namenbuch di F. Preisigke,
Milano, Varese, 1971, p. 131 et C.C. Edgar, Zenon Papyri Nos 59298-59531, P. Cairo Zenon III, Le Caire,
1928, CGC 59443 [IIIa].
444 H.J. Thissen, « Bemerkungen zum koptischen Kambyses-Roman », dans Enchoria 23, 1996, p. 147-148.

445 Voir les travaux d'autorité de F. Gomaa, Chaemwese, Sohn Ramses II und Hohenpriester von Memphis,

dans ÄgAbh 27, 1973.


446 Hiérogamique : le pharaon-père est Osiris personnification de la fertilité ; son épouse est Isis, ancêtres des

madones ; l’enfant à naître n’est alors autre qu’Horus le jeune, figure du pouvoir légitime.
447
On prête à Ramsès II d'avoir été 90 fois père. Le pharaon, de qui dépendait la crue du Nil et la fécondité
de l'Égypte, se connaissait 50 fils et 40 filles. Il n'y a pas loin de la création à la procréation.
448 Permutation ou métathèse courante, notamment validée par J. Quaegebeur, dans ses « Considérations sur

le nom propre égyptien Teëphthaphônukhos », OLP 4, 1973, p. 97-98.


150
me reprendre, agrée Phèdre, et il me semble qu'au sujet de l'écriture le Thébain a raison »449. Thamous,
que nous retrouvons donc autant chez Platon que chez Plutarque, serait alors une transposition
mythologique d’un personnage historique appelé à régner. Pour être séduisant, ce lignage
étymologique demeure à l’état d’hypothèse. Mais c’est là tout ce que les documents qui nous sont
parvenus nous permettent d’avancer. Toute assertion définitive irait au-delà des données objectives, et
relèverait de la spéculation. « La bêtise, écrivait Flaubert – qui ne s’y connaissait pas peu –,
consisterait à vouloir conclure ». Faute de conclure, nous en resterons à suggérer en marge de son
modèle historique possible, qu’une fonction rhétorique du mystérieux Thamous aurait pu être de servir
de projection, de transfiguration, de « déguisement » au Socrate des dialogues, lui-même allonyme de
Platon. Le muthos serait alors véritablement la continuation du logos par d’autres moyens.

4. Le cas étrange du dieu ibis

Prenons congé du métatexte. Laissons ici l’onomastique et les aspects formels du mythe pour
nous atteler à la question de la continuité entre les allures grecques et égyptiennes du dieu des
écritures. Dans quelle mesure le Theuth du Phèdre 450 et du Philèbe 451 est-il assimilable au Djéhouty
des Anciens Égyptiens ? Comment Platon a-t-il construit son personnage ? Qu’a-t-il repris de
Djéhouty ; qu’a-t-il rejeté ; qu’a-t-il projeté ? Y a-t-il eu sélection et, le cas échéant, sur quels critères ?
Est-il enfin possible d’induire de la représentation de Theuth une véritable intelligence platonicienne
du panthéon de l’Égypte pharaonique ?

On pourrait aussi bien penser que le Socrate conservateur mis en scène par Platon ait voulu
conférer à son propos une plus large portée. Une aura religieuse, un parfum de sacralité, pour ainsi
dire, qui place la vérité aux origines des temps. Il ne serait guère inconséquent que l’éraste initiateur
face à l’éroménos, celui-là même qui vient de se déclarer le scrupuleux hérault des anciennes
traditions452, ait désiré faire valoir l’ancienneté ; par suite, la consistance de ce qui se transmet. Ce qui
résiste au temps doit avoir quelque chose de vrai. Il est à la mesure de la vérité de ne pas céder ou
succomber au temps. La garantie de « l’un des plus anciens dieux » du plus ancien peuple du monde
sert habilement la rhétorique du philosophe. Chr. Froidefond relève à ce propos que « le mot palaios
[…] sert à introduire Theuth aussi bien dans le Phèdre que dans le Philèbe. D'autre part, dès lors qu'il
s’agit de la condamnation sévère d'un euréma considéré en général comme utile à l'homme, Socrate

449
Phèdre, 275c.
450 Ibid., 274c sq.
451 Philèbe, 16c.

452 Phèdre, 229c sq.

151
fait preuve d'habileté en la plaçant dans la bouche d’Ammon, dieu égyptien, mais aussi grand dieu
hellénique : la scène prend ainsi la forme d'une consultation oraculaire dont un étranger – Theuth – fait
les frais, sans que Socrate ait eu à ajouter à la mythologie traditionnelle un épisode choquant et
déconcertant »453. Les Égyptiens étaient historiquement friands de ce procédé, usant ad libitum de la
pseudépigraphie pour consacrer leurs livres de Sagesses et leurs Enseignements 454.

Reste ceci que d’autres dialogues, dont le Cratyle, citent nommément Hermès. S’il s’agissait de
conférer à ses mythèmes un vernis d’ancienneté de la meilleure origine, pourquoi Platon ne se prévaut-
il pas toujours de la caution de Theuth ? Si l’un et l’autre ne sont en effet qu’une seule et même
divinité – affirmation dont il nous reste à établir le degré de pertinence – que faut-il donc penser de
l’usage que fait l’auteur tantôt de l’une, tantôt de l’autre de ses hypostases ?

a) Le Theuth du Phèdre et du Philèbe

Si la genèse des caractères de l’écriture (profane : les grammata) est révélée à travers l’entretien
du Phèdre, la conception des langues – logiquement antérieures à l’écriture (mais pas, nous le verrons,
aux hiéroglyphes, qui est « parole sacrée », « intelligible ») – est mise en scène dans le Cratyle 455. La
grammaire aussi bien que la phonologie semblent, en définitive, pouvoir être attribuées à Theuth.
C’est Theuth qui, le premier, au temps mythique du roi Thamous, aurait intronisé le système
numérique, l’art du calcul et de la géométrie, l’astronomie, le trictrac, les dés et l’écriture. C’est encore
lui qui, sous les traits d’Hermès, aurait doté l’homme de parole :

Ainsi, en considération de ces deux choses, la parole et l'invention de la parole, et attendu


que εἴρειν, c'est parler, le législateur semble nous dire au sujet de ce dieu : « Celui qui a inventé

453 C. Froidefond, op. cit.


454 Relativement récentes et très ethnocentrées, les notions juridiques d'« auteur » et de « propriété
intellectuelle » ne se peuvent employer qu'au prix de criants anachronismes. De tels concepts ont d'autant
moins leur place en ce contexte qu'il s'agit de traités à valeur sapientiale, dont le genre même prescrit qu'ils
soient placés sous la tutelle d'une figure légendaire. Il en va des Sagesses et des Enseignements pharaoniques
comme il en va, pour les Hébreux, du Pentateuque attribué à Moïse, du Cantique des Cantiques dont on
tient Salomon pour être le rédacteur, des Vers dorés de Pythagore ou même de la bibliothèque des
alchimistes, de la prisca théologia, du corpus Hermeticum et des Tables d'émeraude mis au passif d'Hermès
le « trois fois Grand ». Ceci pour dire qu'il n'était pas un Égyptien pour croire que les Sagesses de Ptahhotep
aient été réellement de la main de Ptahhotep. Pas plus que les Enseignements d'Ani, ou d'Aménémopé, ou
de Khéty ou de quelque autre pharaon, vizir, etc., des œuvres rédigées par ceux que l'on désigne en qualité
de « caution morale » pour les recommander. L'esprit est leur ; la lettre ne l'est pas. Se reporter à ce sujet aux
travaux de M. Rice, Who’s Who in Ancient Egypt, London, New York, 1999.
455
« Dès longtemps toutes ces combinaisons, ont été formées par les anciens ; et tout et que nous avons à
faire, si nous voulons les étudier en connaisseurs, c'est de les diviser comme nous avons fait jusqu'ici, et
d'examiner de la même manière si les noms, soit primitifs, soit dérivés, sont convenables ou s'ils ne le sont
pas » (Cratyle, 425a-c).
152
la parole, τὸ εἴρειν ἐμήσατο, il serait juste, ô hommes, qu'il fût appelé par vous Hermès. » Mais
nous croyant sans doute donner à ce mot un tour plus élégant, nous disons Hermès. C’est aussi à
ce mot εἴρειν, qu'Iris semble devoir son nom, en sa qualité de messagère.456

Nous comprenons qu’Hermès n’est autre en vérité que Theuth à la faveur d’une précision
qu’apporte le Philèbe à cette heurématique de l’expression :

On remarqua d’abord que la voix était infinie, soit que cette découverte vienne d’un dieu,
ou de quelque homme divin, comme on le raconte en Égypte d’un certain Theuth, qui le premier
aperçut dans cet infini les voyelles, comme étant, non pas un, mais plusieurs.457

S’il faut tenir, d’une part, le dieu grec Hermès pour l’artisan des langues et d’autre part
l’Égyptien Theuth pour l’inventeur de la phonologie, la cohérence que nous supposons entre le Cratyle
et le Philèbe nous contraint à conclure l’identité de ces deux divinités, au-delà de leurs avatars locaux.
Qu’Hermès et Theuth ne forment au demeurant qu’une seule et même divinité était déjà l’une des
nombreuses propositions risquées par Hérodote ; proposition reprise par Hécatée d’Abdère dont Chr.
Froidefond avance qu’il l’aurait pu reprendre de Platon458. À Theuth/Hermès revient ainsi d’avoir
rendu les hommes bénéficiaires des facultés orales et scripturaires leur permettant, littéralement, d’«
ex-primer » (exprimere : « faire sortir au-dehors ») leurs pensées. Sans quoi il n’y aurait eu de discours
(logos) ni de raison (logos) possible. Sans quoi la dialectique eût été impensable, l’entretien
compromis, la science indisponible – mais le mensonge, l’hypocrisie, l’erreur qui est dans le jugement,
la manipulation pas plus envisageable. Theuth est un dieu duplice ou bien trop optimiste pour
concevoir que ces inventions sont à double tranchant.

b) Thot/Djehouti des anciens Égyptiens

C’est cette ambiguïté consubstantielle aux arts de l’expression que nous retrouvons associée de
manière assumée au véritable Thot, ou Djéhouty, des Anciens Égyptiens. Association qui se pose en
surcroît de la paternité qui est la sienne des écritures459, également imputée par les plus anciennes
traditions de l’Égypte pharaonique au dieu des scribes, gardien de la Maât. En tant que langue
d’Atoum, Thot est encore celui par qui sont formulées les paroles créatrices qui déterminent l’essence

456 Cratyle, 407c sq.


457 Philèbe, 18b.
458 Fragmenta philosophorum graecorum. Collegit, recensuit, vertit annotationibus et prolegomenis

illustravit indicibus (1875), Hist., 1, éd. et trad. Mullach F.W.A., Paris, Didot, 1879. Voir aussi R.A
Reitzenstein, Zwei religiongeschichtlighe Fragen, Strasbourg, 1901, p. 97 sq.
459 J. Cerny, « Thot as Creator of Languages », dans Journal of Egyptian Archaeology (J.E.A), n°34, 1948, p.

121-122.
153
des choses : « C'est ainsi que le dieu de l'écriture peut devenir le dieu de la parole créatrice. C'est une
possibilité structurelle qui tient à son statut supplémentaire et à la logique du supplément. On peut
aussi le constater comme une évolution dans l'histoire de la mythologie »460. Greffier, démiurge, il ne
fait pas toutefois que prononcer, organiser, le monde ; il enregistre les discours, consigne les ordres du
créateur et transmet le savoir aux hommes461 : « Les prérogatives de Thot en tant que dieu maître du
temps et de la connaissance lui assurent sagesse et omniscience ; il est l'inspirateur du scribe, de
l'intellectuel, et par la voix de l'oracle il sait aussi répondre aux questions de chacun »462. Le respect
qu’il suscite est l’étiage de sa connaissance et de sa maîtrise de toutes les sciences 463. Sciences dont il
est le protecteur, comme il l’est chez Platon, quoiqu’invoqué par notre auteur sous la prononciation
alternative de Theuth. Si bien qu’en première approximation, le Theuth du Phèdre et du Philèbe
semble avoir toutes les chances d’être égyptien. Ou s’il n’est égyptien, de s’inspirer très largement de
son homologue. Il reprend à son compte une grande partie de ses attributions, des traits de caractères
qui font de Thot l’une des figures les plus étranges, les plus évolutives du panthéon de l’Égypte
pharaonique. Thot est à l’origine des langues, des lettres, des écritures ; Theuth est leur père à tous, un
père démissionnaire en ce qui concerne les discours écrits. Pourtant…

Pourtant rien n’est acquis. Rien en première lecture. À bien y regarder, le Thot égyptien paraît
bénéficier d’un statut bien particulier et de prérogatives qui le font détonner d’avec ses jumeaux
hélléniques, Hermès et Theuth. « Seigneur du temps », Thot sait l’avenir comme le passé ; il sait ce
qui est advenu comme il pressent ce qui adviendra. Il est mémoire et anticipation des événements de
l’ici-bas ; il possède l’absolue prescience, ou l’intuition, par Sia, de toutes les circonstances, toutes les
situations, de toutes les vérités, de toutes les réalités que celles-ci soient manifestes (en acte) ou
demeurées latentes (en puissance) de la création. Ce qu’il saisit par l’intellect de manière synoptique,
simultanée et non pas successive, l’au-delà des dieux méconnaissant effectivement les dimensions du
temps. L’éternité du djet, non-temps du mythe ou bien encore du rêve au sein duquel évolue Thot se
distingue en ce sens du temps humain, neheh, qui n’en est une image mobile. De la même manière que
nous verrons l’objet – n’importe quel objet – se révéler être une dérivation friable, locale et périssable
de l’idée-hiéroglyphe suprasensible qui en est l’archétype464. Considérons que Theuth, s’il est un
avatar d’Hermès, n’est pas lui investi comme Thot de cette faculté que ne possède pas
traditionnellement Hermès.

460 J. Derrida, « La pharmacie de Platon » (1968), dans Platon, Phèdre, Paris, GF-Flammarion, 2e éd., 1992, p.
391, n. 26.
461 D. Meeks, Chr. Favard-Meeks, op. cit.

462
Y. Volokhine, op. cit., p. 131-156.
463 Cf. A. Gros de Beler, Les anciens Égyptiens. Scribes, pharaons et dieux, t. 1, Paris, Éditions errances, 2003,

p. 68 à 70.
464 Cf. infra : chap. IV.

154
Avec cette omniscience divine appert une caractéristique de Thot qui, cette fois-ci, ne semble
pas se rattacher au Theuth platonicien, non plus qu’à l’Hermès grec. Si au premier regard, l’analogie
entre ces trois figures peut donc nous sembler convaincante, il y a loin à ce que le Theuth platonicien
prenne en compte toutes les dimensions du Thot des Égyptiens. La réciproque est aussi vraie. De
nombreux recoupements peuvent être constatés qui autorisent à traiter de ces deux instances en termes
de similarité, mais pas encore de similitude. Et moins encore d’identité. Pas sans faire abstraction de
nombreuses autres fonctions, ou attributs, ou caractères, ou déterminations, ou charges qui sont à
l’exclusivité des uns, pour être totalement absents de la sphère d’influence des autres. Il suffira, pour
nous en aviser, de recueillir du dieu ibis in personam l’ensemble des indications susceptibles d’éroder
la pertinence de l’amalgame Theuth-Hermès/Thot. Ces éléments, Thot les expose à l’occasion d’un
hymne consacré à Osiris, ayant pour vocation de lui prêter assistance dans ses transformations. C’est
en fait moins le dieu lunaire qui décline son identité que le défunt devenu dieu, et ayant ainsi revêtu
l’aspect de Thot (Thot n’étant en effet qu’un des aspects du créateur, comme tous les autres dieux –
hormis le créateur, étant tous les aspects des dieux). Ainsi débute le chapitre 182 du Livre des Morts
(ou Livre de la sortie au Jour) des Anciens Égyptiens465 :

CHAPITRE 182466

Livre de la durée d'Osiris ; donner le souffle à Celui dont le cœur ne bat plus, par le fait de Thot
; repousser l'ennemi d'Osiris, qui vient dans ses transformations467 ; protection, préservation et
sauvegarde dans l'empire des morts, qu'exerce Thot lui-même, afin que la lumière solaire descende
sur lui chaque jour. 468

« Je suis Thot, le scribe excellent, aux mains pures, maître de pureté469, qui chasse le mal,
qui écrit ce qui est exact470, dont l'abomination est la fausseté, dont le calame protège le Maître
de l'univers, maître des lois, qui fait parler les écrits, dont les paroles ont réorganisé les Deux-
Rives471.

465 Les traductions et notes philologiques ici reprises proviennent de l'édition par P. Barguet du Livre des
morts des anciens égyptiens, parue en 1967 aux Éditions du Cerf, premier tirage de la collection « Littérature
Ancienne du Proche-Orient ».
466 Chapitre 182 : Budge I, p. 480-484. Version fr. et notes philologiques par P. Barguet.

467 Il ne s'agit sans doute pas des transformations d'Osiris, mais plutôt de celles de son ennemi Seth qui

cherche à attaquer le corps du dieu ; cf. sur ce point CT 50.


468 Sur ce chapitre, cf. Speleers, dans Rec. Tr. 40, p. 86-104; G. Thausing, Der Auferstehungsgedanke..., p.

186-188.
469 Corriger d'après la fin du chap. 183.

470 Ou « scribe de vérité » d'après la fin du chap. 183.

471 L'Egypte.

155
Je suis le maître de l'exactitude, témoin impartial des dieux, qui met à part la parole afin
qu'elle reste, qui fait proclamer juste celui dont la voix est étouffée. J'ai écarté les ténèbres, j'ai
dissipé l'ouragan, j'ai donné la douce brise du vent du Nord à Osiris Ounnéfer, comme quand il
sortit du sein de celle qui l'a mis au monde. Je fais que Rê repose en Osiris, et qu'Osiris repose
en Rê ; je fais qu'il pénètre472 dans la caverne mystérieuse pour faire revivre le cœur de Celui
dont le cœur ne bat plus, l'âme sainte dans l'Occident.

Salut et acclamations à Celui dont le cœur ne bat plus, Ounnéfer, fils de Nout ! Je suis
Thot, le favori de Rê, maître de puissance, qui fait du bien à celui qui l'a créé, riche en magie
dans la « barque des millions », maître des lois, qui pacifia le Double-Pays, dont les incantations
magiques ont protégé celui qui l'a créé, qui chasse le tapage, qui réprime le tumulte, qui fait ce
que loue Rê dans sa chapelle.

Je suis Thot, celui qui a rendu victorieux Osiris de (ses) ennemis.


Je suis Thot, celui qui annonce l'aube, qui a la vision de l'avenir, sans se tromper, qui
dirige le ciel, la terre et la Douat, qui a créé la vie pour l'humanité473. Je donne le souffle (à)
celui qui est dans le monde mystérieux, au moyen des incantations magiques qui sortent de ma
bouche, de sorte qu'Osiris est victorieux de ses ennemis.

Je suis venu à toi, ô maître du Pays sacré, Osiris, taureau de l'Occident, qu'on a assigné à
l'éternité ; je donne à tes membres une protection éternelle. Je suis venu portant les amulettes
dans ma main, ma sauvegarde pour le cours de chaque jour. La protection de vie est derrière
lui474, la protection de vie est derrière lui, (derrière) ce dieu que protège son ka, le roi de la
Douat, le régent de l'Occident, celui qui a pris possession du ciel en victorieux, dont la
couronne-atef est fermement établie, qui apparaît avec la couronne blanche, et qui a saisi le
sceptre et le flagellum475 ; le grand de puissance, à la grande couronne blanche, celui à qui se
réunissent tous les dieux, car l'amour (de lui) est passé dans leur corps, Ounnéfer, qui existera à
toujours et à jamais.

Salut à toi, chef des Occidentaux, qui mets au monde les humains476 à nouveau, qui
reviens en rajeuni qui est dans son moment ! – Il est plus beau (alors) que dans son état
antérieur. Ton fils Horus est ton protecteur, chargé des fonctions d'Atoum ; ton visage est

472 Il s'agit de Rê.


473
Développement sur Thot comme régulateur du temps.
474 Formule consacrée, inscrite derrière les rois et les dieux sur les bas-reliefs des temples

475 C'est la représentation traditionnelle d'Osiris, muni de tous ses attributs.

476 Au lieu de ms tmw, certaines variantes donnent ms ‘ Itmw : « qu'a créé Atoum ».

156
superbe, Ounnéfer ; redresse-toi, taureau de l'Occident ! Tu es durable, toi qui fus durable dès le
sein de Nout : elle t'embrasse, toi de qui elle est issue477 ; ton cœur est ferme à sa place, le
viscère de ton cœur est comme (dans) son premier état ; ton nez est durable de vie et force, car
tu es vivant, renouvelé, rajeuni, comme Rê chaque jour, tout à fait, en tant que justifié, ô Osiris.
– Il est durable de vie.

Je suis Thot. J'ai apaisé Horus, j'ai apaisé les deux Combattants478 dans leur moment de
fureur : je suis venu, j'ai lavé le sang, j'ai apaisé la querelle ; (je suis) celui qui a englouti 479 tout
mal.
Je suis Thot ; j'ai préparé le repas du soir à Létopolis.
Je suis Thot ; je suis revenu aujourd'hui de Pé et Dep, j'ai accompagné les offrandes, j'ai
donné les pains d'offrandes comme dons des deux lumineux (?), j'ai protégé l'épaule d'Osiris480,
que j'ai embaumée, et j'ai rendu agréable son odeur, comme le parfum de Celui qui est parfait.

Je suis Thot ; je suis revenu aujourd'hui de Kher-âha ; j'ai rattaché les cordages et j'ai doté
richement la barque; j'ai atteint l'Orient et l'Occident ; je suis haut sur mon pavois, plus qu'aucun
dieu, en ce mien nom de Celui qui est haut sur son (pavois) ; j'ai ouvert les bons (chemins), en

477
Il semble qu'il y ait une erreur d'emploi des pronoms ; on attendrait « toi qui es issu d'elle ».
478 Horus et Seth.
479 Sens douteux ; on peut hésiter entre le verbe s'm : « engloutir » et le verbe sm,’ : « rendre juste ».

480 Relique du dieu.

157
ce mien nom d'Oup-ouaout481 ; j'ai rendu hommage et j'ai flairé le sol482 devant Osiris Ounnéfer,
qui existera à toujours et à jamais. »

Hermès-Theuth, Thot, idem et alias ? Pas tout à fait. En cause, l’unité bien platonicienne de la
figure de Theuth dont les attributions, pour recouper très partiellement celles du Thot égyptien, ne
recoupent pas encore toutes celles du dieu lunaire de Khéménou (Hermopolis Magna). F. Hartog
admet que « sans doute Theuth, l'inventeur, démarque-t-il le Thoth égyptien », pour nuancer tout
aussitôt : « la configuration de ce dernier excède les seuls traits de héros civilisateur retenus par Platon
»483. C’est également l’avis de H. Joly qui précise les tenants de ces réticences : « Sans doute certains
traits du Theuth platonicien recoupent-ils les attributions principales du dieu égyptien, tout à la fois
scribe et magicien, ainsi que sa fonction générale de héros culturel et civilisateur. Mais rien ne nous est
dit de sa riche mythologie, de sa place dans la théomachie d’Osiris, aux côtés de Seth puis d'Horus.
Rien non plus sur son rôle de hiérogrammate et de psychopompe commis, dans le jugement des âmes,
à l'enregistrement sacré des mérites et démérites et à la conduite funèbre »484.

Mettons plus simplement que la forme du dieu grec/platonicien ne s’imbrique pas dans
l’empreinte de son homologue. Si l’on peut « après coup, tenter d'unifier la personnalité de Thot,
aucun document, comme l’observe Froidefond, ne permet d’attester que cette unité ait été dégagée par
les Égyptiens »485. Thot se prévaut d’une arétalogie486 bien spécifique qui n’est pas celle Hermès ;
subséquemment, d’attributions que ne possède pas Theuth si l’on accorde avec Platon qu’Hermès et
Theuth sont les onoumata d’une seule et même divinité. Hermès, et subséquemment Theuth,
présentent inversement des caractères qui n’agréent pas au Thot du folklore égyptien. Aussi, et en
dépit de la pertinence ponctuelle des projections qui sont celles de Platon concernant la nature et les
investitures du dieu scribe égyptien, ne doit-on pas faire déborder le parallèle au-delà d’une certaine
marge d’approximation. Nous ne parlons pas de fioritures ; nous faisons cas d’attributions
fondamentales qui participent de l’identité du dieu. Thot ne serait pas Thot s’il n’était pas « celui qui
donne le souffle », le « maître de l’exactitude », le « témoin impartial », le protecteur, le magicien,
l’huissier divin, etc. Theuth, s’il est bien Hermès, n’est rien de tout cela.

481 Le dieu chien Oupouaout est généralement figuré au haut d'un pavois.
482 I.e. je me suis prosterné.
483 Fr. Hartog, « Les Grecs égyptologues », publication en ligne d’après les Annales ESC (sept.-oct. 1986), p.
953-967.
484 H. Joly, « Platon égyptologue », dans Etudes platoniciennes : La question des étrangers , Librairie

philosophique, Paris, Vrin, 2000.


485 C. Froidefond, op. cit.

486 Nous entendons ce terme d’arétalogie au sens de récit légendaire ou d’hymne de célébration vantant les

mérites et vertus (aretai) de la divinité, ses prouesses, ses miracles, son œuvre en général.
158
Il nous revient de signaler en outre que la figure d’Hermès dont nous parlons et dont parle
Platon se réfère bien à l’Hermès olympien de la Grèce antique et non à l’Hermès Trismégiste (« trois
fois grand ») de la période hellénistique et de la mystique néoclassique. Hermès romanisé, latinisé et
égyptianisé plus éloigné de sa première mouture. D’où l’importance de ne pas assimiler
unilatéralement le Thot égyptien à l’Hermès grec ; ni Theuth à Thot ; ni Thot à Hermès Trismégiste,
qui est déjà issu d’un syncrétisme entre l’Hermès de la Grèce ancienne et le Thot de l’Égypte
pharaonique. De ne donc pas attendre du Theuth/Hermès platonicien ni du Thot égyptien que, fût-ce
par leurs oracles, ils délivrent un message porteur d’une quelconque révélation mystique ou d’une
promesse eschatologique : « c'est à l'hermétisme gréco-égyptien, insiste Y. Volokhine, qu'il revient de
doter Hermès de ces facultés »487.

Si les rapports de Thot à la magie sont bien connus des Anciens Égyptiens, c’est d’abord par ce
fait que le hiéroglyphe dont il est l’artisan constitue une « parole divine » – littéralement : mdw nṯr –,
une parole efficace qui produit ce qu’elle énonce, convoque ce qu’elle prononce, parole
performative488, et non un simple système de signes. C’est donc en tant que maître des hiéroglyphes
qui font « venir à l’existence » que Thot se dissocie le plus nettement d’Hermès. Dimension
démiurgique qui n’a pas échappé à A.-J. Festugière :

Au temps où les prêtres d'Egypte forgèrent des cosmogonies en lesquelles chaque clergé
local voulut donner le premier rôle au dieu qu'il honorait, les théologiens d'Hermopolis, émules
de ceux du Delta et d'Héliopolis, élaborèrent une cosmogonie où la part principale était dévolue
à Thot. Comme Thot était magicien, comme il connaissait la puissance des sons qui, si on les
émet sur le ton juste, produisent immanquablement leur effet, c'est par la voix, la parole ou,
mieux, l'incantation que Thot devait créer le monde. La voix de Thot est ainsi créatrice : elle
forme et crée ; et, se condensant elle-même, se figeant en matière, elle devient un être. Thot
s'identifie à son souffle, dont la seule émission fait naître toutes choses. Il n'est pas impossible
que ces spéculations hermopolitaines aient offert quelque ressemblance avec le logos des Grecs
– ensemble Parole, Raison et Démiurge – et la sophia des Juifs alexandrins ; peut-être même,
dès avant l'ère chrétienne, les prêtres de Thot subirent-ils sur ce point l'influence de la pensée
grecque, mais on ne saurait l'affirmer.489

487 Y. Volokhine, « « Le dieu Thot et la parole », dans Revue de l'histoire des religions, tome 221 n°2, Genève,
2004. p. 131-156.
488 F. Servajean, Les Formules des Transformations du Livre Des Morts. XVIIIe-XXe dynasties, Le Caire,

IFAO, 2003.
489 A.-J. Festugière, La révélation d'Hermès Trismégiste, t. I, Paris, Les Belles Lettres, 1944, p. 68.

159
Le hiéroglyphe, en tant que sacré, est doté d’une puissance d’action qui invite l’homme à
communier avec les dieux en agissant sur la nature. Il y a donc bien, malgré l’absence de cet aspect
démiurgique dans l’arétalogie d’Hermès, un recoupement d’attribution entre les figures grecques et
égyptienne du dieu. Un recoupement ayant pour point focal la notion de « communication » et ses
déclinaisons dans la magie, qu’elle soit dite « naturelle », pour les premiers (à distinguer de la goétie),
héka pour les seconds490. Tant et si bien qu’« à travers l'identification à Hermès Trismégiste, Thot
survit ainsi à la disparition de l'Égypte ancienne pour peupler l'imaginaire des alchimistes, qui voient
en lui l'inspirateur de la Table d'émeraude, ouvrage à l'origine de leur discipline » 491. Nul mysticisme
pourtant chez les hiérogrammates de l’Égypte pharaonique. Le pharaon lui seul, couronné dieu, peut
entretenir une relation avec ses pairs. En quoi non plus que l’Hermès-Theuth platonicien n’est
entièrement soluble dans le Thot égyptien, le Thot égyptien ne saurait se fondre intégralement dans
l’ombre de l’Hermès Trismégiste. Il ne saurait par conséquent y avoir équivalence complète entre les
panthéons hellène, hellénistique et égyptien.

5. Contes et légendes sur les berges du Nil

Il se pourrait au reste, comme le suggère R. Mugnier, que la référence au « Theios anthropos »


que convoque le Philèbe modère plus sérieusement encore certaines de nos propositions relativement
aux sources égyptiennes du mythe. Des mythes. Mythe du Philèbe, cela va de soi, mais également du
Phèdre, dès lors que le Phèdre et le Philèbe proclament et entonnent en canon l’heurématologie de
Theuth. Reprenons le passage de la discorde. L’aiguptiakon du doute. Celui à l’occasion duquel est
relatée la création de la phonologie. Rouvrons notre Philèbe. Du caractère discrétisable « des

490 J. Vandier, La Religion égyptienne, Paris, P.U.F., 1949 ; en particulier p. 64-65 ; F. Lexa, La Magie dans
l’Egypte antique de V Ancien Empire jusqu'à l’époque copte, t. 1 : « Exposé » ; t. II : « Les textes magiques » ;
t. III : « Atlas » (LXXI planches hors texte), Paris, Librairie orientaliste Paul Geuthner, 1925 ; J.F. Borghouts,
Ancient Egyptian Magical Texts, Leiden, Brill, 1995 et D. Agut, M. Chauveau (éd. et trad.), Héros,
magiciens et sages oubliés de l'Égypte ancienne, Paris, Les Belles Lettres, La roue à livres, 2011.
491 Les principales contributions antérieures à 1922 consacrées à la thématique du syncrétisme Thot-Hermès

ainsi qu'à la figure du Trismégiste ont été recensées par P. Boylan dans sa monographie sur Thot, the Hermes
of Egypt, Oxford, 1922. Les prémices d'une étude monographique moderne sur Thot ont été proposées par
G. Posener lors de ses cours et conférences donnés au Collège de France, retranscrits sous le titre « Un dieu
écrivain : le Thot égyptien », publié dans l’Annuaire du Collège de France (ACDF), 1962-1966. Retenons
pour notre part les ouvrages de C.J. Bleeker, Hathor and Thot, Leiden, 1973 ; M.-T. Derchain-Urtel, Thot à
travers ses êpithètes dans les scènes d'offrandes des temples d'époque gréco-romaine. Rites égyptiens, III,
Bruxelles, 1981 ; D. Kurth, s. v. « Thot », Lexikon der Âgyptologie (LÀ), VI, Wiesbaden, 1986, col. 497-523 ;
G. Roeder, dans W.-H. Roscher, Ausfttrliches Lexikon der griechischen und rômischen Mythologie, V, s.v.
«Thoth », p. 826-863 ; H. Bonnet, Reallexikon der ûgyptische Reli-gionsgeschichte, Berlin, 1953, s.v. «Thot»,
p. 805-812 ; A. Rusch, Real-Encyclopàdie der klassischen Altertumswissenschaft, s. v. « Thot » et G. Nagel, «
Le dieu Thot d'après les textes égyptiens », dans Eranos-Jahrbuch, 1942, p. 109-140.
160
modulations de la voix », il nous est affirmé « que cette découverte [viendrait] d’un dieu, ou de
quelque homme divin ou, comme on le raconte en Égypte, d’un certain Theuth, qui le premier aperçut
dans cet infini les voyelles, comme étant, non pas un, mais plusieurs »492. Nous lisons bien « d’un
dieu, ou de quelque homme divin ». Voilà qui pourrait abonder dans le sens d’une facture
pythagoricienne du mythe. Tenant de la médiété, Mugnier choisit de faire montre de prudence en
faisant de théios (« divin ») un synonyme de taumastos (« faiseur de miracles ». Mais le ver est dans le
fruit. D’autant qu’il n’est pas seul. D’autres indications relativisent l’imprégnation égyptisante de ces
« discours anciens ». Il faut nous y frotter. Limer notre cervelle, comme le préconisait Montaigne, au
carreau de la contradiction. Ne pas faire droit aux éléments éventuellement incohérents avec la thèse
de l’origine pharaonique des « histoires égyptiennes » serait en effet faire preuve d’un biais de
sélection coupable. Et même du pire qui soit : d’un biais de confirmation.

a) Éléments grecs du mythe

Revenons où tout a commencé. À savoir au conte égyptien du Phèdre. À la saynète mythique


peignant les entretiens de Thamous et de Theuth. Prenons les choses par le bon bout et la situation
d’énonciation, en concentrant notre attention sur les indications de la mise en scène et en abyme.
Platon fait dire à son maître et principal protagoniste qu’il – Socrate – aurait lui-même « entendu
raconter qu’il y avait aux environs de Naucratis d’Égypte un ancien dieu de là-bas dont précisément
l’oiseau sacré est celui qu’on appelle l’ibis ; le nom de la divinité elle-même est Theuth »493. Cette
localisation des sources aux environs de Naucratis, port de commerce et comptoir grec en terre des
pharaons, n’est pas sans suggérer une élaboration plus hellénique que vraiment indigène de la légende.
Encore que le temple de Djéhouty d’Hermopolis Parva n’en soit guère éloigné. Qu’il était donc
loisible de s’y rendre, ou de côtoyer quiconque s’y serait rendu en empruntant la voie fluviale. Aussi
ne peut-on faire reposer l’ensemble de l’argumentaire sur une indication topologique qui pourrait aussi
bien servir de munition au camp adverse. À cette indication s’ajoute toutefois ce fait que nous
retrouvons dans le récit étiologique du Phèdre un certain nombre de constantes de la philosophie
platonicienne qui sont platoniciennes en propre. La vérité du « discours égyptien » ne consiste pas
dans la part égyptienne du mythe qui serait une marque d’authenticité – parce qu’égyptien, c’est-à-dire
blanchi par le temps. La vérité – qui s’émancipe de tout contexte, de toute présentation sensible –
réside ailleurs, précisément nulle part puisqu’elle tient de l’intelligible. Tout ce qui peut en être dit est
dit dans le récit du Phèdre, et ces ferments de vérité ne sont pas égyptiens.

492 Philèbe 18b.


493 Phèdre, 274c.
161
– Relevons d’abord l’antagonisme du pharaon et du vizir. Il faudrait dire du roi et de
l’inventeur, de celui qui juge et de celui qui produit, ainsi que Socrate et Clinias les avait distingués à
l’occasion des discussions de l’Euthydème (référence) portant sur une science inappréhendable qui,
justement, ne les distinguerait pas. Ici l’usage de l’écriture se trouve déliée de son utilisation. Savoir
écrire n’est pas encore savoir quand il est opportun d’écrire, comment, à qui et quoi. Voir s’il est
opportun d’écrire (Platon a néanmoins tranché). Cette déficience de l’écriture – inapte à se défendre,
potentiellement attentatoire à la réminiscence et tendanciellement manipulatrice – réinvestit et
dramatise, selon J. Derrida494 le dénivelé platonicien du « discerner » (krinein), et du « produire »
(tekein), de l’évaluation axiologique d’un bien et de son emploi à bon ou à mauvais escient. La valeur,
pour Platon, n’est pas dans l’invention ou dans la découverte d’un bien, mais d’abord dans l’usage qui
peut en être fait. Polarité platonicienne départissant quant aux « technai » deux ordres de
considérations. Une caractéristique, précise J.-P. Vernant, de la pensée grecque classique : «
L'utilisateur, le consommateur l'emporte sur l'inventeur, le producteur »495. Donc celui qui propose sur
celui qui dispose.

Ce qui explique pourquoi le Theuth platonicien spécifiquement a souci de soumettre de manière


aussi systématique l’ensemble de ces technai à l’appréciation de son roi, quoique lui-même convaincu
de leur bien-fondé : « Theuth vint donc trouver le roi, lui montra les arts qu'il avait inventés, et lui dit
qu'il fallait en faire part à tous les Égyptiens. Celui-ci lui demanda de quelle utilité serait chacun de ces
arts, et se mit à disserter sur tout ce que Theuth disait au sujet de ses inventions, blâmant ceci,
approuvant cela. Ainsi Thamous allégua, dit-on, au dieu Theuth beaucoup de raisons pour et contre
chaque art en particulier »496. Le roi arbitre. À lui le dernier mot. Il n’invente pas, il juge. Theuth ne
juge pas mais en revanche invente. Découvreur des écrits, des figures et des langues, le Thot égyptien
concilie à l’inverse autant le producteur que l’utilisateur : il est un sage parmi les dieux, le plus savant
des dieux. Il en ressort pour ce qui nous concerne que sitôt que Theuth, fort de ses inventions, s’en va
trouver Thamous et s’en remet à une sagacité dont il ne dispose pas, nous avons déserté la tradition
pharaonique et nous trouvons de plain-pied dans le monde grec.

Fonction judicative du roi : gouverner, c’est prévoir. C’est voir au-delà, avant. Rôle prédictif et
prescriptif légitimé par une sagesse qui perce dessous la peau. La nitescence solaire, royale et
paternelle émanant de Thamous confirme le souverain dans son statut de philosophe éclairé, apte au
discernement. Thamous est un philosophe-roi (ou un roi-philosophe) qui ne se laisse pas tromper par
les blandices de la nouveauté. Un archétype platonicien bien plutôt qu’égyptien. Un personnage dont

494
J. Derrida, .art. cit., p. 255-403.
495 J.-P. Vernant, « Le travail et la pensée technique », dans Mythes et pensée chez les Grecs, Paris, Maspero,
1971, p. 16-43.
496 Phèdre, 274d.

162
les propos renvoient non pas à des positions égyptiennes authentifiées, mais à des convictions qui sont
d’abord celle de l’auteur. Son verdict peu amène, peu favorable à l’écriture traduit la préséance que
donne Platon à l’expérience et à l’oralité sur l’hypomnèse et la logographie. Platon confirme à travers
Phèdre le verdict de Thamous : « Tu as raison de me reprendre, et il me semble qu'au sujet de l'écriture
le Thébain a raison »497. Flaubert pouvait arguer que « Madame Bovary, c’est [lui] »498. Le Thébain
justifié n’est autre que Platon.

– Relevons ensuite que les critères mobilisés par le Thébain pour asseoir son jugement sont
ceux auxquels disposent la théorie platonicienne de la connaissance et de la conversion (épistrophè) de
l’âme, nécessaire à toute connaissance. Ces critères nous renvoient directement à une épistémologie
valorisant le rôle de la mémoire dans le processus d’intellection des vérités. Raison pourquoi le verdict
et de Thamous ne pouvait être que défavorable à l’écriture, support de l’hypomnèse, obstacle à la
réminiscence. Car c’est bien là ce qui motive en dernier ressort les préventions du roi : « il ne produira
que l'oubli dans l'esprit de ceux qui apprennent, en leur faisant négliger la mémoire »499. C’est tout au
plus s’il peut servir d’adjuvant potentiel à la réminiscence – et c’est déjà se risquer loin.
Démonstration est ainsi faite de l’inanité, sinon de la nocuité de l’écriture. Le discours écrit n’est pas
déprédateur en soi ; il le devient en fait. Ou bien plutôt, le deviendra. Nous ne sommes effectivement
qu’à la croisée des chemins : les hommes ne disposent pas encore du pharmakon, remède-poison de
Theuth. Mais Thamous sait sans aucun doute, ayant à sa disposition le savoir prospectif que lui
concède Platon500. C’est là tout l’avantage des prédictions rétrospectives.

Mais le discours écrit, nous l’avons dit, n’est pas dangereux pour cette unique raison qu’il
rendrait oublieux. Il faut encore appeler le parti-pris de Platon, censément anti-sophistique, qui avait à
subir au quotidien la concurrence déloyale de ses tordeurs de vérité. Ces mercenaires de la démocratie
s’attardaient peu au même endroit, circambulant de cité en cité, comme s’ils avaient compris que tôt

497 Phèdre, 275c.


498 Il l'aurait pu. Il ne l'a pas fait ; à tout le moins, pas en ces termes. Il peut être ironique de s'apercevoir que
beaucoup ne connaissent de l'écrivain si prolifique qu’était Flaubert qu'une sentence apocryphe, une phrase
qu'il n'a probablement jamais écrite ni prononcée. Cf. P.-M. de Biasi, Gustave Flaubert. Une manière
spéciale de vivre, Paris, Grasset & Fasquelle, 2009 ; chap. VII : « Madame Bovary, c'est qui ? ». Le cas de
Flaubert rejoint en cela celui de Voltaire et de son fameux « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites,
mais je me battrai pour que vous ayez le droit de le dire », celui de Galilée et de son « Et pourtant elle tourne
» (Eppur si muove), celui de Malraux et de son XXIe siècle spirituel, etc., etc. Platon, s'il était bien fondé à
croire que les discours écrits ont peine à se défendre seuls, devait aussi apprendre que les citations orales
s'altèrent plus rapidement encore. De là, sans doute, le rectificatif qu'apporte le Timée à la critique du
Phèdre : oralité et écriture doivent composer de pair, la transmission orale non-contrôlée ne peut constituer
une stratégie de long terme.
499 Ibid., 275a.

500 Ici n’est pas le lieu de nous demander pourquoi, ayant ainsi débouté Theuth, les hommes disposent tout

de même de l’écriture.
163
ou tard ils seraient démasqués. Ils recrutaient parmi l’élite de la jeunesse qu’ils flattaient sans
vergogne, la disposant à la superbe, à l’arrogance l’orgueil ; ils la trompaient par des enseignements
qui n’enseignaient rien d’autre que l’art de mieux celer son ignorance. Celui de la simulation. De la
dissimulation. Celui de faire effet sans cause. Tous ces griefs sont placés dans la bouche de Thamous
souverain d’Égypte : « tu n'offres à tes disciples que le nom de la science sans la réalité; car, lorsqu'ils
auront lu beaucoup de choses sans maîtres, ils se croiront de nombreuses connaissances, tout ignorants
qu'ils seront pour la plupart, et la fausse opinion qu'ils auront de, leur science les rendra insupportables
dans le commerce de la vie »501. Or si la science de Thot pouvait le rendre présomptueux, et parfois
difficile à vivre, il ne semble pas qu’aucun conte égyptien en ait jamais rendu le livre (ou l’écrit)
responsable. La connaissance rend le scribe infatué, elle rend Thot suffisant ; mais c’est une
connaissance, et la plus authentique qui soit, non une « fausse opinion ». Et ce n’est pas le livre, le
papyrus ou quelque autre support épigraphique qui doit être blâmé, non plus que l’absence de maître.
L’objurgation visera plutôt, dans une optique sociale, la connivence de caste. Et certainement le
décalage entre lettrés privilégiés par leur accès aux temples, par leur maîtrise du hiéroglyphe et reste
de la population.

Changeons de braquet. Qui écrivait ? Les scribes. Ils en vivaient. Et n’étaient pas les seuls, étant
ceci que les défunts n’accédaient à leur seconde vie divine qu’à la faveur des formules funéraires
(confère les Textes des Pyramides, les Textes des Sarcophages ou les Livres des Morts). En quoi eût-il
été leur intérêt de noircir l’écriture ? La question, pour être légitime dans le cas de Platon (Platon
n’était pas logographe), ne saurait l’être au même degré dans le cas de l’Égypte. L’Égypte n’est pas la
Grèce. Elle connaît l’écriture depuis bien plus longtemps, et peu savent la manier suffisamment pour
en pâtir de la façon que prophétise Thamous. Ici encore, c’est une préoccupation platonicienne et non
pas égyptienne qui fait craindre au Thébain qu’elle nuise à la « vraie science ».

– Relevons enfin que l’arrière-plan théorique de la critique qui met en scène la désapprobation
de Thamous laisse entrevoir tout un ensemble de hiérarchisations. Elle suggère la figure d’un
philosophe qui classe et discrimine entre le réservé et le divulgué, le privé et le public, l'ésotérique et
l'exotérique, l’intérieur et l’extérieur, le sacré et le profane, pourrions-nous dire ; dualité recouvrant en
dernier ressort celle de l’oralité et de l’écriture. De la première relève le silence opportun de celui qui
connaît et sait comment se taire devant celui qui ne sait pas. La mutité du sage. Ce dont on ne peut
parler, écrivait Wittgenstein, il faut le taire. De la seconde relève le babillage de l’écriture qui ne dit
rien du vrai ou trompe comme la peinture des ombres (skiagraphie). Volubilisme des liseurs. Nous
sommes bien chez Platon. Si bien que la controverse ne semble pas porter tant sur l’« interdiction »
que sur la « non-divulgation » œcuménique, la « rétention » de l’essentiel d’un savoir spécifique qui

501 Phèdre, 275b.


164
ne doit pas être crié sur tous les toits. Or si les murs ont des oreilles, les tablettes ont des langues.
Bifides, elles trompent et pervertissent le néophyte. Il n’est de chemin sans guide, d’anagogie sans
maître – de dialectique sans interlocuteur. L’indésirable « grammatologie » de Theuth révèle ainsi que
sous les atours et la dramaturgie égyptisés du mythe, Platon parle sa langue. L’Égypte vient en renfort
de l’argumentation de Platon en mettant à distance un débat spécifiquement grec.

b) Éléments égyptiens du mythe

Que la légende de Theuth ressortisse au genre littéraire prisé des « discours égyptiens »
(aiguptiaka), très en faveur auprès des Grecs de la période pré-alexandrine, c’est chose qui apparaît
assez explicitement pour qu’il ne soit pas besoin d’y revenir plus avant502. Platon n’est pas le premier
auteur à s’être attelé à l’exercice503. Le seul, peut-être, parmi les « philosophes », si l’on entend ce
terme au sens le plus restreint que définit Platon504. Les « discours égyptiens » étaient déjà légion du
temps de Platon. Au point que si l’on en croit la tradition doxographique (faut-il l’en croire ?), une part
considérable des intuitions les plus fécondes des penseurs grecs, devenues par suite le noyau dur de
leur doctrine, ont auraient trouvé leurs origine en terre des pharaons505. D’aucuns ont avancé que

502 P. Marestaing, Les Écritures égyptiennes et l'Antiquité classique, Paris, 1913, p. 35-37; C. Froidefond, op.
cit., p. 285 et p. 338-339.
503 Homère, Isocrate, Euripide, Hécatée, Hérodote, pour ne citer que les principaux de ses devanciers.
504 Les philosophes sont « ceux qui contemplent les choses en elles-mêmes, dans leur essence immuable ;
[qui] ont des connaissances et non des opinions ; [qui] ont de l'attachement et de l'amour pour les choses qui
sont l'objet de la science ; […] ceux qui en tout s'attachent à la réalité », indique Platon, les opposants aux «
philodoxes » captés par les images (République, V, 479e-480b). Si l'on sait gré à l'auteur des dialogues d'avoir
tenté de cerner au mieux les qualités définitoires de cette étrange figure de la biocénose locale – le «
philosophe », φιλόσοφος, philosophos : « amant de la sagesse » – c'est néanmoins à Pythagore que nous
devrions la création du terme et le premier essai de caractérisation de l'activité philosophique. L'attribution
du terme à Pythagore reste controversée (cf. W. Burkert, « Platon oder Pythagoras ? Zum Ursprung des
Wortes ‘Philosophie’ », Hermes 88, 1960, p. 159-177). Comme il en va, au demeurant, de tout ce que l'on
attribue à Pythagore. Si l’on choisit toutefois de s'en remettre au témoignage de Cicéron, « tous ceux qui se
sont attachés depuis aux sciences contemplatives, ont été tenus pour Sages, et ont été nommés tels, jusques
au temps de Pythagore, qui mit le premier en vogue le nom de philosophes. Héraclide de Pont, disciple de
Platon, et très habile homme lui-même, en raconte ainsi l'histoire. Un jour, dit-il, Léon, roi des Phliasiens,
entendit Pythagore discourir sur certains points avec tant de savoir et d'éloquence, que ce prince, saisi
d'admiration, lui demanda quel était donc l'art dont il faisait profession. À quoi Pythagore répondit, qu'il
n'en savait aucun ; mais qu'il était philosophe. Et sur ce, le roi, surpris de la nouveauté de ce nom, le pria de
lui dire qui étaient donc les philosophes, et en quoi ils différaient des autres hommes » (Cicéron, Tusculanes,
V, 3, § 8 ; trad. M. Nisard).
505 Anaximène, Anaximandre, Thalès, Pythagore, Orphée, Anaxagore, Solon, Eudoxe, Démocrite, Héraclite,

Archytas et Oenopide, pour ne citer que les plus importants. Sans oublier – cela tombe sous le sens – Platon.
Le détail de ces traditions a été consigné par S. Wackenier dans « Les Grecs à la conquête de l’Égypte. De la
fascination pour le lointain à l’appréhension du quotidien », dans Hypothèses, n°1, 2007, article en ligne, p.
27-35. Voir également J. Faure, L’Égypte et les présocratiques, Delamain, Paris, Boutelleau et cie, 1923 ; Fr.
Hartog, « Les Grecs égyptologues », publication en ligne d’après les Annales ESC (sept.-oct. 1986), p. 953-
967 ; J. McEvoy, « Platon et la sagesse de l'Égypte », publication en ligne d’après Kernos n°6, Varia, 1993 ; Fr.
165
l’éventuel séjour de Platon en Égypte aurait eu pour motif de remonter les traces de Pythagore, dont
nous savons le théorème éponyme déjà connu des Égyptiens. L’Égypte : combien de « présocratiques
» y ont-ils fait leurs armes ? Les témoignages répondent « beaucoup ». Leur origine souvent tardive
invite à la prudence.

Ensuite de quoi Platon, s’il constitue un cas particulier, ne constitue pas nécessairement un cas à
part de tous les autres. Il y a loin, très loin de la coupe aux lèvres, si l'on en croit Diodore : « Les
prêtres égyptiens affirment, sur la foi des livres sacrés, qu’on a vu chez eux Orphée, Musée, Mélampe,
Dédale ; ensuite le poète Homère, Lycurgue le Spartiate, Solon d’Athènes, Platon le philosophe ; enfin
Pythagore de Samos, Eudoxe le mathématicien, Démocrite d’Abdère et Oenopide de Chios »506.
Plutarque surenchérit, allant jusqu’à donner les noms des précepteurs des philosophes : la « retenue et
la réserve » que manifestent les Égyptiens relativement aux choses de la religion serait « attestées
unanimement [par] les plus sages d'entre les Grecs, Solon, Thalès, Platon, Eudoxe, Pythagore, et,
suivant quelques-uns, Lycurgue lui-même, qui tous voyagèrent en Egypte, et y conférèrent avec les
prêtres du pays. On dit qu'Eudoxe fut instruit par Conuphis de Memphis, Solon par Sonchis de Sais, et
Pythagore par Enuphis l'Héliopolitain »507. On aurait plus vite fait de se demander qui aurait pu ne pas
être du voyage…

Platon se détache néanmoins de ses prédécesseurs et pairs – de ceux ayant fait rayonner
l’Égypte par leurs écrits, par leurs paroles, par leur pensée – dans la mesure où ses évocations du
folklore égyptien s’enrichissent de détails d’une précision troublante508 – que ces détails concernent les
frais de transport retour de l’Égypte au Pirée (deux drachmes)509, la « matoiserie » et la « panourgia »

Daumas, préface à R. Godel, Platon à Héliopolis d'Egypte, Paris, Les Belles Lettres, 1956 ; K.I. Vourvéris,
Platon und die Barbaren, O. Verlag, Athènes, 1938 ; F. Zucker, Athen und Aegypten bis auf den Beginn der
hellenistischer Zeit, Festschrift Schubart, 1950 ; J. Vercoutter, L'Égypte et le monde égéen pré-hellénique,
étude critique des sources Égyptiennes du début de la XVIIIe à la fin de la XIXe dynastie, Le Caire, Bulletin
d’Egyptologie (BdE), IFAO, 1956 et R. Godel, Platon à Héliopolis d'Egypte, Paris, Les Belles Lettres, 1956.
506 Diodore, Bibliothèque Historique, II, 96, 2.

507 Plutarque, Traité d’Isis et d’Osiris, 10.

508 K. Svoboda, « Platon et l’Egypte », dans Archiv Orientalni n°20, Prague, 1952, p. 28-38 et H. von den

Steinen, « Plato in Egypt », dans Bulletin of the Faculty of Arts (BFAC), Fouad I University, vol. XIII, Le
Caire, 1951.
509 Un adversaire de la trempe de Calliclès n'est pas pour effrayer Socrate. Le philosophe sait néanmoins qu'il

devra faire appel à toutes les ressources de son art pour le convaincre de préférer à l'apparence de l'expertise
le savoir véritable, dût-il être sans gloire. Arrive à point nommé l'allégorie du nautonier en son navire,
figure du dirigeant, seul par son expertise habilité à conduire à bon port ses passagers : « Et cet art est d’allure
et de tenue modeste ; il ne fait pas d’embarras, il n’affecte pas de grands airs comme s’il accomplissait des
choses merveilleuses, bien qu’il nous rende les mêmes services que l’éloquence judiciaire. Quand la science
du gouvernail nous ramène sans détour d’Égine, sains et saufs, elle se fait payer deux oboles, je crois ; si c’est
de l’Égypte ou du Pont, si c’est de très loin – et alors qu’elle nous rend un immense service puisque, comme
je l’ai dit tout à l’heure, elle nous sauve la vie, à nous-mêmes, à nos enfants, à nos richesses et à nos femmes –
166
symptomatique des Égyptiens durs en affaires510, les blasphèmes régionaux511, l’organisation du
territoire512, les allusions au règne d’Achoris, aux pratiques d’embaumement513, aux élevages de
poissons sur les rives nilotiques514 ou bien encore l’usage d’une terminologie locale pour nommer les
divinités poliades (Neith, Theuth, entre autres, au lieu d’Athéna et d’Hermès) et les cités qui leur sont
attachées515. Des éléments géographiques516, culturels517, artistiques518, mythologiques519, politiques520,
didactiques521 complètent ce paysage fouillé de l’Égypte pharaonique.

Le mythe du Phèdre n’est pas en reste. La grammatologie de Theuth ressuscite une Égypte
réinvestie de ses idiotismes, de ses toponymes, de ses onomata ; tout un index translittéré qui devait

, elle demande au plus un paiement de deux drachmes au moment de débarquer sur le rivage » (Gorgias,
511d ; nous soulignons).
510 C’est tout au moins ce que laissent entendre certains jugements peu complaisants exprimés par Socrate.

Voir, pour un florilège, Lois, V, 747c-d, XII, 953d-e ; République, II, 381d sq., IV, 435d-436b ; Ion, 521e,
Euthydème, 288b, etc. Platon avait peut-être essuyé quelque déconvenue encore présente à son esprit au
cours des transactions qu'il aurait pu avoir (comme acquéreur ou comme grossiste : Platon, selon Plutarque,
aurait vendu son huile pour payer ses voyages) avec certains de ces commerçants bien trop habiles pour être
honnêtes.
511 En deux loci dans les dialogues (deux fois ne sont pas coutume). Une première fois dans l’entretien du

Politique, mis au passif du pythagoricien Théodore de Cyrène : « Par notre dieu Ammon, voilà qui est bien
parler, Socrate, et justement, et tu as vraiment de la présence d’esprit de me reprocher cette faute de calcul.
Je te revaudrai cela une autre fois. Pour toi, étranger, ne te lasse pas de nous obliger, continue et choisis
d’abord entre le politique et le philosophe, et, ton choix fait, développe ton idée » (Politique, 257b ; nous
soulignons). Une seconde fois dans le Gorgias : « Ou bien si tu laisses ce point sans réfutation, par le dieu
chien, dieu des Égyptiens, Calliclès ne sera pas d’accord avec soi-même, ô Calliclès, mais sera en dissonance
durant toute sa vie » (Gorgias, 482b ; nous soulignons). Passage à mettre en relation avec ce commentaire
d’Olympiodore « Il faut aussi savoir qu’il [Platon] est allé en Égypte trouver les prêtres et qu’il y a appris
auprès d’eux la science sacrée. C’est pourquoi aussi dans le Gorgias il dit : "non, par le chien qui est dieu chez
les Égyptiens" » (Olympiodore le Jeune, Vie de Platon, I, 5). Sur les tenants et les aboutissants du blasphème
exotique dans l’œuvre de Platon, cf. A. Lefka, « Par Zeus ! Les jurons de Platon », dans Revue de Philosophie
Ancienne, n°21, Bruxelles, 2003, p. 36 (« par Ammon ») et p. 44-45 (« par le chien »). Sans oublier
l’incontournable J. Lallemand, Le mécanisme des jurons dans la Grèce antique, t. I, mémoire de l’université
de Liège, Liège, 1968.
512 Phèdre, 274d.

513 « Et je ne parle pas du corps émacié et décharné à la façon de momies d’Égypte, car lui se conserve quasi

entièrement pendant un temps inimaginable » (Phédon, 80c).


514 « Ceci, dont tu as, je pense, entendu parler maintes fois. Car je sais bien qu’évidemment tu n’as pas pu voir

de tes yeux les poissons qu’on élève au bord du Nil ou dans les étangs du grand roi [le roi de Perse]. Mais
peut-être en auras-tu vu dans des fontaines ? » (Politique, 264b-c).
515 Dans son article « Atlantis and Egypt », paru dans la revue Historia, n°24, 1985, p. 3-28, J. Gwyn-Griffiths

s'attelle ainsi à démontrer que l'Égypte platonicienne telle que décrite dans le Timée, dans le Critias et dans
le Phèdre recourt tant à des étymologies qu'à des tropismes linguistiques locaux – des schibboleth.
516 Phèdre, 257d ; Timée, 21e.

517 Lois, VII, 799a-b.

518
Timée ; Lois ; Epinomis, passim.
519 Phèdre, 274 c sq. ; Timée, 21d-22d ; Philèbe, 18b ; Lois, II, 657b.

520 Timée, 26b sq. ; Politique, 290 d-e.

521 Lois, VII, 819 b-c.

167
apparaître du plus bel exotisme aux yeux d’un Grec égyptophile. Citons le port de Naucratis, et
Thèbes, et Theuth, et Thamous, et Ammon, et l’ibis ; d’autres, sans doute, nous aurons échappé.
Encore ces références peuvent-elles être mises au passif de la curiosité dûment alimentée des élites
athéniennes, du legs de ses armées parties combattre par deux fois l’adversaire perse aux côtés des
armées du pharaon ou bien encore des commerçants, en sorte que l’éventualité d’un « voyage de
Platon » n’ait pas besoin d’être invoquée522. Le mythe de Theuth fait cependant bien plus que laisser
transparaître une connaissance globale de l’Égypte pharaonique. Il fait bien davantage que d’employer
l’Égypte comme un pur décorum à usage rhétorique ; bien plus que de mettre en scène ses déités
réelles ou supposées – quoiqu’il le fasse aussi, subsidiairement. Les « discours égyptiens » (Aiguptíous
lógous poieîsis) qui font l’admiration de Phèdre523, protagoniste du dialogue éponyme réinvestissent
surtout de véritables tropismes littéraires typiquement égyptiens.

Platon compose à l’aide de constructions très spécifiques qui sont sans équivalent grec. Quelles
constructions, demanderons-nous ? Celles relatives au genre traditionnel du conte, les mêmes qui
maillent une littérature de facture égyptienne depuis le Moyen Empire (ce qui n’est pas daté de la
veille). Platon fait en effet usage de formules standardisées, dont la plus décisive, le marqueur-même
524
du genre, consiste en la reprise d’un certain incipit . Une telle reprise, si elle est avérée, nous
fournirait un argument de poids à verser au crédit de la thèse d’une inspiration directe du mythe du
Phèdre par des tropes égyptiens. Jusqu’à quel point l’Égypte est-elle inspiratrice, muse, égérie ? Si le
muthos tient du daïmon, demi-dieu grec, de qui tient la composition, la mise écrite, la structure
narrative ? Kemet nous fait de l’œil. Mais ne proclamons rien que nous ne pourrions prouver.
Prouvons sur textes.

Une incise préalable nous fournit l’occasion d’avancer quelques éléments concernant la place du
genre narratif au sein de la production littéraire de l’Égypte pharaonique. Sa prolificité, pour l’époque
remarquable, n’est plus à démontrer525. Ce genre prend forme dès l’Ancien Empire. Il se développe
progressivement pour culminer dans la période s’étendant du Moyen Empire jusqu’au Nouvel Empire,

522 « Que notre philosophe ait ou non personnellement visité l’Égypte, ces allusions témoignent d’une vaste
connaissance […], mais pour moi une telle connaissance était le propre de tout Athénien cultivé », relativise
J. McEvoy. Cf. J. McEvoy, « Platon et la sagesse de l’Égypte », article en ligne extrait de Kernos n°6, Varia,
1993.
523 « Quelle facilité tu as, Socrate, pour composer des discours égyptiens… » ( Phèdre, 275b).

524 B. Mathieu, art. cit.

525 Elle ne l'est plus ; elle l'a été. Pour ne relayer que les études les plus récentes, cf. St. Quirke, « Narrative

Literature », dans, Ancient Egyptian Literature. History & Forms, ProbÄg 10, A. Loprieno (éd.), Leiden,
1996, p. 263-276 ; P. Grandet, Contes de l’Égypte ancienne, Paris, 1998, p. 65-82 ; B. Mathieu, « La
littérature narrative de l’Égypte ancienne. Un bilan », dans Egyptology at the Dawn of the Twenty-first
Century. Proceedings of the Eighth International Congress of Egyptologists, Cairo, 2000 , vol. 3, 2003, p.
297-306 ; A. Wieder, Altägyptische Erzählungen. Form und Funktion einer literarischen Gattung , Berlin,
2007.
168
prodigues en documents. En dépit de cette vaste bibliothèque préservée des ravages du temps et des
impondérables de l’histoire (incendie de la bibliothèque d’Alexandrie), l’égyptologie moderne estime
la perte considérable. Nous ne disposons que d’un échantillon modeste d’une littérature plus
foisonnante que nous ne pourrions imaginer. L’écume laisse augurer de la vague. Du reste, la tradition
des contes et des récits pharaoniques ne s’est pas égarée sans marquer son empreinte. Elle ne s’est pas
perdue pour les grands cycles démotiques qui s’en inspirent abondamment 526, et dont nous constatons
chaque jour la profusion. Platon aurait-il pu avoir eu connaissance ou réellement « entendu raconter »
une de ses « histoires égyptiennes » si répandues « aux alentours de Naucratis d’Égypte » ? 527 L’un de
ces discours antiques issus d’une « ancienne tradition » dont il aurait réinvestit les marqueurs narratifs
? En décider supposerait d’avoir auparavant appris à reconnaître ces marqueurs narratifs.

Posons très simplement, pour ne pas nous égarer dans les méandres de la théorie littéraire, que
le conte en général se reconnaît en tant que tel par la présence de certains critères, de certains tropes
différenciants qui fonctionnent dans l’économie de la narration comme autant de balises de
signalisation du genre. Phrase liminaire de l’œuvre, l’incipit participe de ces balises, attestant de la
volonté de l’auteur de classifier explicitement son œuvre auprès de son audience. Il peut en cela être
conçu comme l’indice objectif d’une école littéraire ; raison pourquoi sans doute il fit précocement
l’objet d’une codification formelle. La formule « Once upon a time » ou « Il était une fois »528,
indicatifs modernes du conte populaire et traditionnel, fournissent l’illustration de cette valeur
dénotative de l’énoncé d’ouverture. Si donc l’Égypte ancienne maniait la fable avec l’aisance qu’on lui
connaît, nul doute qu’elle s’était également dotée d’un incipit équivalent.

526 Sur la question de l'influence qu'ont pu avoir les codes traditionnels de la narratologie, les motifs
littéraires et les thèmes caractéristiques du conte égyptien sur la production démotique ultérieure, voir en
particulier : J. Quaegebeur, Le roman démotique et gréco-égyptien, Liège, 1987 ; J. Mertens, « Bibliography
and description of Demotic literary texts: a progress report », dans J.H. Johnson (éd.), Life in a multi-cultural
society: Egypt from Cambyses to Constantine and Beyond, SAOC 51, 1992, p. 233-235 ; W.J. Tait, « Egyptian
Fiction in Demotic and Greek », dans J.R. Morgan, R. Stoneman (éd.), Greek Fiction : the Greek Novel in
Context, London, 1994, p. 203-222 ; id., « Demotic Literature: Forms and Genres », dans A. Loprieno (éd.),
Ancient Egyptian Literature. History & Forms, ProbÄg 10, Leiden, 1996, p. 175-187 ; Fr. Hoffmann, J.Fr.
Quack, Anthologie der demotischer Literatur, Einführung und Quellentexte zur Ägyptologie 4, Berlin, 2007
; J.Fr. Quack, Einführung in die altägyptische Literaturgeschichte III. Die demotische und gräko-ägyptische
Literatur, Berlin, 2009 ; D. Agut-Labordere, M. Chauveau, Héros, magiciens et sages oubliés de l’Égypte
ancienne, Paris, 2011.
527
Phèdre, 274c.
528 Formulation française que Ch. Perrault fut le premier auteur-compilateur à coucher par écrit. Sa première

utilisation est attestée dans Les Souhaits ridicules (vers 21), parus en 1694. Elle y figure tournée dans le style
spécifique de la langue de la fin du siècle de Louis XIV : « Il estoit une fois ».
169
Revenons au Phèdre. Interrogé sur l’écriture, Socrate prend la parole : « En ce temps-là régnait
sur l’Égypte entière Thamous »529. Changement de registre : nous entrons de plain-pied dans le monde
merveilleux, anhistorique du conte – égyptien, qui plus est. Platon dispose ici de son incipit. Or, le fait
significatif – et pour nous probatoire – consiste en ce que ce tour de phrase s’avère être la traduction
quasiment mot à mot de la formule d’ouverture inaugurant presque ne varietur nombre de
représentants de la littérature narrative égyptienne (contes, sagesses, autobiographies, etc.). Ne soyons
pas avares de nos exemples530. Les disposer par ordre chronologique offrira l’avantage de mieux
retranscrire cette odyssée.

– Deux millénaires. Si l’incipit platonicien se réfère bien à la formule « hpr sw.t », « en ce


temps-là… », force est d’admettre qu’elle aura traversé deux millénaires de temps avant d’entrer telle
quelle en connaissance de l’auteur des dialogues. Jusqu’à plus ample informé, la première occurrence
que nous pouvons relever de cette amorce narrative figure dans l’autobiographie de Kaemtjénénet531.
Cette autobiographie serait contemporaine du roi Djedkarê-Isési, un pharaon de la la Ve dynastie
(Ancien Empire) qui régna sur l’Égypte vers 2405-2475 avant J.-C. (!)532 « hpr sw.t » aurait alors déjà
eu fonction d’incipit, s’apprivoisant dans le contexte d’un récit conté à la première personne. Le
narrateur – Kaemtjénénet, marin – relate comment, par temps d’orage, il parvint à faire traverser le
fleuve à son souverain, et comment son succès eut pour effet de lui gagner les faveurs de son roi :

En ce temps-là (hpr sw.t), comme étaient survenues [nuées et ténèbres de] l’obscurité, je
ne trouvai personne pour prendre la route à cause de l’orage. [Cependant, Sa Majesté ordonna
de traverser] le fleuve ce jour-là, où Seth était en furie, d’une extrême violence. [Sa Majesté dit :
« Je souhaite que tu agisses] selon la volonté de Ma Majesté à ce sujet, car tu es, assurément, un
vrai marin, [et tu ne saurais redouter] un violent orage sur le fleuve ! »

529 Phèdre, 274a-275a.


530 D’autres traits culturels typiques de la culture et de la littérature pharaonique ont été excipés par J.
Derrida à l'occasion de son commentaire du Phèdre : cf. J. Derrida, art. cit. ; voir en particulier p. 390 sq, les
notes 8 et 12 à 39.
531 Cf. les versions de S. Schott, « Die Biographie des Ka-em-tenenet », dans J. Assmann, E. Feucht, R.

Grieshammer (éd.), Fragen an die altägyptische Literatur, Fs. E. Otto, Wiesbaden, 1977, p. 443-461 ; A.
Roccati, La littérature historique sous l’Ancien Empire égyptien , LAPO 11, Paris, 1982, p. 118-121 ; N.
Kloth, Die (auto-)biographischen Inschriften des ägyptischen Alten Reiches : Untersuchungen zu
Phraseologie und Entwicklung, SAK Beiheft 8, 2002, p. 35 (76), 187-189, 194-195, 210-211 ; J.M.S Delgado, «
Two Notes on the Biography of Ka-em-chenenet (Vth Dynasty) », dans GöttMisz 204, 2005, p. 37-45 et N.C.
Strudwick, Texts from the Pyramid Age, Leiden, 2005, p. 282-285.
532 Selon J.P. Allen. Cf. The Ancient Egyptian Pyramid Texts , Writings from the Ancient World Series, Peter

Der Manuelian & Theodore, J. Lewis, 2005.


170
« [Sa Majesté effectua la traversée du fleuve, du début à] la fin, et ce lui fut un plaisir
extrême, car il n’en souffrit aucunement. [Sa Majesté me félicita] très vivement, et Sa Majesté
ajouta : « C’était comme la navigation de Rê sur le grand lac [du ciel] ! »533

– L’Ancien Empire s’achève avec le règne de Nitocris (VIe dynastie). S’ensuit une séquence
historique partiellement instable, aujourd’hui désignée sous le nom de « Première Période
intermédiaire » (de -2200 à -2060). Manéthon fait savoir que la VIIe dynastie aurait vu 70 pharaons se
relayer en 70 soleils – ; ce qui ne doit pas être compris en un sens littéral, le chiffre 70 signifiant
traditionnellement l’innumérable, la profusion, voire la totalité (on songe à Septante par référence aux
70 qui établirent le texte grec534). S’ouvre ensuite le Moyen Empire (de -2060 à -1800), lui constitué
par le second volet de la XIe dynastie et par la XIIe dynastie. L’incipit narratif hpr~n sw.t se fixe sous
sa forme définitive pour ne plus varier essentiellement jusqu’à Platon. C’est alors qu’apparaît l’incipit
développé que nous mettons à l’examen :

Version hiéroglyphique

Translittération

hpr~n sw.t wn hm n(y) n(y)-sw.t-bjty N m n(y)-sw.t mnh m t3 pn r-dr=f

« En ce temps-là, la majesté du roi de Haute et Basse-Égypte était roi bienfaisant dans ce pays entier. »

Ce passage introductif est caractéristique d’une sous-famille de la fiction littéraire qualifiée de «


Königsnovelle », de « conte » ou « narration royale »535. Un genre qui se développe de manière
coextensive à culture palatiale, en relation étroite avec les préoccupations auliques. Les « narrations
royales » fournissent ainsi l’exemple d’une pratique culturelle politiquement déterminée. Si bien que

533 180, 11-186, 8, trad. K. Sethe, Urkunden des Alten Reichs I, 2e éd., Leipzig, 1932.
534 La tradition nous est connue par une lettre d'Aristée datée du IIe siècle avant J.-C. Elle affirmait que la
version grecque de la Torah (réalisée vers 270 avant J.-C. à la demande de Ptolémée deuxième du nom)
aurait été le fait de 72 (septante-deux) érudits de la ville d'Alexandrie, qui tous auraient rendu une mouture
identique : preuve éclatante de leur inspiration divine – et donc de la fiabilité du texte. Quoiqu'en dise
l'adage italien.
535 Cf. A. Spalinger, « Königsnovelle and Performance », dans V.G. Callender et alii (éd.), Times, Signs and

Pyramids. Studies in Honour of M. Verner, Prague, 2011, p. 351-374 et D. Farout, « Les déclarations du roi
Sahourê », dans Revue d'Égyptologie (RdE), n°63, 2012, p. 103-113.
171
blocs historiées de la chaussée montante du complexe funéraire de Sahourê permettent les faire
remonter au début de la Ve dynastie, alors que les structures du pouvoir étatique sont déjà bien
établies.

– Une « Deuxième Période intermédiaire » non moins troublée que la première assure la
transition du Moyen au Nouvel-Empire (de -1550 à -1070). Une nouvelle ère de l’histoire égyptienne
s’inaugure sous le règne d’Âhmosis, le premier pharaon de la XVIIIe dynastie. Lui est attribuée une
Königsnovelle figurant sur sa stèle d’Abydos 536 :

Translittération

hpr sw.t sndm hm=f m d3dw n(y)-sw.t-bjty Nb-phty-Rc s3 Rc Jch-ms (d cnh)…

« En ce temps-là, Sa Majesté siégeait dans la salle d’audience, le roi de Haute et Basse-Égypte


Nebpehtyrê, le fils de Rê Âhmosis (doué de vie)… »

D’autres incipit de Königsnovelle datées de la même époque laissent apparaître de menues


variations. Ainsi de l’inscription figurant sur le VIIe pylône du temple de Karnak, qui prophétise
l’initiation prochaine à la fonction royale de Thoutmosis III537 :

Translittération

hpr sw.t hc.t s3 n(y)-sw(.t)…

« En ce temps-là, le fils royal […] apparut… »

Nous avons déjà évoqué le Livre de la Vache du ciel qui relatait l’investiture de Thot à son
office de médiateur et de greffier royal (cf. référence). La plus ancienne version de l’œuvre qui nous
soit parvenue remonte au règne de Toutânkhamon, onzième pharaon de la XVIIIe dynastie et

536 Stèle du Caire CG 34002 ; Urk. IV, 26, 12. Cf. R. Gundlach, « Der Denkstein des Königs Ahmose. Zur
Inhaltstruktur der Königsnovelle », dans J. Assmann, E. Feucht, R. Grieshammer (éd.), Fragen an die
altägyptische Literatur, Fs. E. Otto, Wiesbaden, 1977, p. 217-239 ; P. Beylage, « Aufbau der königlichen
Stelentexte vom Beginn der XVIIIe Dynastie bis zur Amarnazeit », dans ÄAT 54, 2002, p. 1-9, 559-562 et
Chr. Barbotin, Âhmosis et le début de la XVIIIe dynastie, Paris, 2008, pl. entre p. 144 et 145, et p. 226-229.
537 Urk. IV, 180, 16.

172
souverain d’Égypte entre 1335 et 1325 avant notre ère538. Nous pouvons désormais revenir sur
l’ouverture, encore que lacunaire, du conte539, qui semble présenter une version dérivée de « Ïpr~n sw.t
» 540 :

Translittération

hpr [s]w[.t s]bn (?) Rc ntr hpr ds=f m-ht wnn=f m n(y)-sw.t rmt ntr.w m h.t wc(.t)

« En ce temps-là, Rê, le dieu qui est né de lui-même [s’était retiré (?)] après avoir été roi des hommes
et des dieux tout ensemble. »

– Beaucoup s’en faut que la tradition se soit éteinte avec l’avènement des Lagides. Les sept
siècles et demi d’élaboration littéraire qui séparent le Nouvel Empire de la période hellénistique qui
succéda de peu à la date de composition des dialogues de Platon n’ont pas su interrompre la
transmission de la formule consacrée. Platon lui-même en use ; mais de la même manière que ses
prédécesseurs et successeurs. Depuis les textes démotiques jusqu’à ceux de la période impériale
(romaine) en passant par la production de la Basse Époque (-664 à -332) ptolémaïque (-332 à 30 après
J.-C.), nous retrouvons cet incipit régulièrement réemployé, identique à lui-même. Ce qui implique
une continuité certaine, consciente et rare pour un fait culturel dans la cession de ce code narratif par-
delà les générations, en dépit notamment des bouleversements occasionnés au cours de la Troisième
Période intermédiaire (-1080 à -730) et par les Dominations perses. Parmi la multitude d’exemples
disponibles541, citons en première intention la Geste de Sésostris542 :

Translittération

538 Selon le British Museum, I. Shaw ou encore N. Grimal.


539 Cf. la traduction la plus récente par E.F. Wente, dans, The Literature of Ancient Egypt, W.K. Simpson
(éd.), 2003, p. 289-298 ou encore B. Lurson, A. Roueche, Le Livre de la Vache du Ciel, Paris, 2004. Les
aspects rhétoriques et littéraires de cette composition ont été abordés par A. Spalinger, dans « The
destruction of mankind : A transitional literary text », SAK 28, 2000, p. 257-282.
540 Avec la translittération Ïpr [s]w[.t w]bn, conformément à l'hypothèse de E. Hornung (cf. « Der ägyptische

Mythos von der Himmelskuh. Eine Ätiologie des Unvollkommenen », dans OBO 46, 1982, p. 1 et p. 51),
reprise par N. Guilhou, dans La Vieillesse des dieux, OrMonsp V, Montpellier, 1989, p. 26, n. 1.
541 Notamment recensés par K. Ryholt dans son article « A Demotic Version of Nectanebos’ Dream (P.

Carslberg 562) », ZPE n°122, 1998, p. 198-199.


542
Ref. O. (Ostrakon) Leipzig UB 2217, l. 1-2. Cf. K. Ryholt, « A Sesostris Story in Demotic Egyptian and
Demotic Literary Exercises (O. Leipzig UB 2217) », dans H. Knuf, Chr. Leitz, D. von Recklinghausen (éd.),
Honi soit qui mal y pense : Studien zum pharaonischen, griechisch-römischen und spätantiken Ägypten zu
Ehren von H.J. Thissen, OLA n°194, 2010, p. 430-431.
173
m-s3 n3y hpr wc ssw n p3 h3(w) n p3 pr-c3 S-wsr jw=f n n(y)-sw.t mnh n t3 r-dr=f r Kmy sbn (n) nfr <
nb > n p3y=f h3(w)…

« Ensuite, en ce temps-là, un jour du règne du pharaon Sésostris, qui était roi bienfaisant dans le pays
entier, tandis que l’Égypte regorgeait de < tous > biens sous son règne543… »

Non moins illustre, le conte de Setne-Khâemouas ne démérite pas en la matière 544 :

Translittération

hpr wc ssw n p3 h3(w) n p3 pr-c3 Mnh-p3-Rc S3-Jmn jw=f n n(y)-sw.t mnh n t3 r-dr=f…

« En ce temps-là, un jour du règne du pharaon Menekhprê Siamon, qui était roi bienfaisant dans le
pays entier… »

Voyons encore les phrases d’exposition du Songe de Nectanébo, original en démotique du texte
grec appelé à intégrer le Roman d’Alexandre545 :

Translittération

hpr rnp.t-sp 18 n p3 h3(w) n p3 pr-c3 Nht-n3y.w-hr-hb jw=f n n(y)-sw.t mnh n t3 r-dr=f…

« En ce temps-là, en l’an 18 du règne du pharaon Nectanébo, qui était roi bienfaisant dans le pays
entier,… »

543On ne manquera pas de relever ici quelque éventuel air de similitude avec Diodore, Bibliothèque
Historique, I, 55, 12. Du pharaon qu'il appelle « Sésoôsis » (sic), l'auteur rapporte la munificence : « il se
trouva aussi que l’Égypte tout entière en fut remplie d’avantages de toutes sortes ». Pour ce qui concerne les
sources de Diodore et la reprise possible de récits égyptiens, cf. M. Casevitz, Diodore de Sicile. Naissance des
dieux et des hommes, Paris, La roue à livres, Les Belles Lettres, Paris, 2000, p. 70.
544 Cf. le Cycle de Setne-Khâemouas II, 3, 32 - 4,1, conservé sur le papyrus ref. British Museum P. BM 604 v°.

Voir pour les traductions F.Ll. Griffiths, Stories of the High Priests of Memphis. The Sethon of Herodotus
and The Demotic Tale of Khamuas, Oxford, 1900, p. 172-173 ou M. Lichtheim, Ancient Egyptian Literature
III, Berkeley, Los Angeles, London, 1980, p. 144.
545 Reprises de la version démotique du Papyrus Carlsberg, 562, l. 1. Plusieurs reproductions scolaires de ce

même incipit apparaissent dans le Papyrus Carlsberg 424, 1-2, 499, 1 et 559, 1-2. Le même incipit apparaît
dans le Papyrus indexé CtYBR 422 v°, 1. Voir K. Ryholt, op. cit., p. 198 et idem, « Nectanebo’s Dream or the
Prophecy of Petesis », dans A. Blasius, B.U. Schipper (éd.), Apokalyptik und Ägypten, OLA 107, 2002, p.
223-224, 228-229. Les premières lignes du conte classique intitulé Amasis et le Marin qui nous est parvenu
avec le papyrus de ref. BN P. 215 le restituent probablement sous une forme abrégée. À ce sujet, cf. D. Agut-
Labordere, M. Chauveau, Héros, magiciens et sages oubliés de l’Égypte ancienne, Paris, 2011, p. 13 et 325.
174
Nectanébo (Khéperkarê) était, rappelons-le, ce pharaon de la XXXe dynastie qui régna de -380 à
-362, et dont nous avons dit plus en amont qu’il figurait en bonne place parmi les prétendants au titre
de modèle inspirateur du roi Thamous, protagoniste du Phèdre. Il suffira, à la lumière de tout ce qui
précède, de s’en reporter une dernière fois au texte de Platon pour aviser combien frappant peut être le
parallélisme :

Version originale grecque

Βασιλέως δ᾽ αὖ τότε ὄντος Αἰγύπτου ὅλης Θαμοῦ περὶ τὴν μεγάλην πόλιν τοῦ ἄνω τόπου ἣν οἱ
Ἕλληνες Αἰγυπτίας Θήβας καλοῦσι, καὶ τὸν θεὸν Ἄμμωνα

« En ce temps-là régnait sur l’Égypte entière Thamous, dans cette grande cité du haut pays que les
Grecs nomment Thèbes d’Égypte comme ils nomment le dieu Ammon. »546

La précision alléguant que l’Égypte est entièrement sous la domination du pharaon ne peut être
comprise que par référence à l’histoire égyptienne. Elle ressouvient à qui lui prête égard qu’il n’en est
pas toujours allé ainsi. Nous avons vu que l’apparition de l’incipit « hpr~n sw.t » était contemporaine
de l’émergence de la culture palatiale. Ce qui n’est pas dire autre chose qu’elle est corrélative à
l’étatisation de l’Égypte. Cette étatisation, cette centralisation, cette unification de l’Égypte était
effectivement loin d’être chose acquise. Si peu acquise qu’elle se devrait de trouver une légitimation
sur le plan religieux ; d’où le mythe osirien. D’où également, le mythe de la rivalité d’Horus (le jeune)
et de son oncle Seth. Seth frère et meurtrier d’Osiris, lequel, en bonne allégorie de l’opposant à bannir,
conserve toujours l’initiative de la violence, de sorte à ce que la réponse armée du pouvoir s’inscrive
dans l’ordre de Maât (le séditieux récolte ce qu’il a semé).

Le pharaon Méni (Ménès en grec547), probablement Nârmer est rendu responsable par Manéthon
de l’unification des deux royaumes, c’est-à-dire de la Haute et de la Basse-Égypte. Nous nous situons
alors aux alentours de 3200 ans avant J.-C., au cœur de la période Thinite. Commence la transition de
l’Égypte morcelée – défaite telle le corps d’Osiris – vers l’État unifié – restaurée par Isis – qui voit
l’apparition du souverain monarque, « régnant sur l’Égypte entière » – Horus le jeune est né –, mais
également celle de la caste des scribes, de la Königsnovelle (la « narration royale ») et donc de l’incipit
précisant l’étendue fraîchement conquise de la judicature du roi. L’« Égypte entière » indique que
l’Égypte n’est plus divisée ; par conséquent qu’elle l’a été, et qu’il reste possible qu’elle soit de
nouveau. Elle ne l’était plus depuis longtemps lorsque Platon compose le Phèdre. Et néanmoins Platon

546 Phèdre, 274d.


547 P.A. Clayton, Chronicle of the Pharaohs, Londres, Thames and Hudson, Chronicles, 1994, p. 6.
175
de répercuter l’information, lui qui ignorait tout de ces lointains événements. Il serait délicat d’avoir à
expliquer pourquoi sans recourir à l’hypothèse – la plus économique – d’une reprise par Platon d’une
formule stéréotypée, transmise indemne depuis le Moyen Empire à la postérité qui en a simplement
perdu le sens.

Trois interprétations tout à fait conciliables peuvent être faites de l’évocation de « la grande cité
du haut pays ». Il s’agissait en premier lieu d’une désignation courante de Thèbes, dite par autonomase
Njw.t, « la Cité ». Le syntagme njw.t wr.t, « la grande cité », « la cité principale », renvoie dans la
plupart des textes égyptiens à une métropole548. Il se réfère ici, c’est-à-dire chez Platon, à « la grande
ville capitale de la Haute-Égypte », nommément Thèbes549. Pour ce qui concerne la localisation de la
grande ville en « Haute-Égypte », elle trouve à l’évidence pour approchant le toponyme égyptien (T3-
)Smcw. Si bien qu’il n’apparaîtrait plus illégitime de proposer comme prototype plausible de l’incipit
du Phèdre l’énoncé subséquent :

Translittération

hpr n p3 h3(w) n p3 pr-c3 [Thamous] jw=f n n(y)-sw.t bjty mnh m p3 t3 (r-)dr=f m t3 njw.t wr.t n(y).t
(T3-)Smcw

Au vu de l’extrême profusion de la littérature pharaonique, rien n’interdit d’envisager que nous


trouvions dans un avenir prochain un texte original exposant mot-à-mot cet incipit. N’était le nom de
Thamous, peut-être une mauvaise translittération d’un patronyme plus familier, nous y serions déjà.
Mais une supputation, aussi corroborée soit-elle550, ne demeure jamais qu’une supputation. De vagues
notions d’épistémologie nous remémorent que les propositions portant sur des faits empiriques (par
distinction d’avec les énoncés logiques, analytiques) ne sont jamais entérinés par des observations, et
jamais à l’abri d’être un jour contredites. Le cygne noir de Nassim Nicholas Taleb maraude551. Nous

548 Exemple avec l’Enseignement pour Mérykarê, §85 : mk tæ Ìe(w)~n=sn jr=w m spæ.wt njw.t nb.t wr.t
[jm=s] : « Vois, le pays qu’ils avaient détruit est organisé en nomes, [avec] chacun sa cité principale ». Cf. J.
Quack, Studien zur Lehre für Merikare, GOF IV/23, 1992.
549 Phèdre, 274d.

550 Un recensement plus exhaustif de ces reprises peut être consulté dans B. Mathieu,
art. cit.
551Élaborée par le philosophe mathématicien N.N. Taleb, la théorie du « cygne noir » met en valeur les
principales propriétés à même de majorer l'impact d'une anomalie sur une théorie longtemps admise. Le «
cygne noir » – que l'on a longtemps cru une créature qui n'avait site que dans l'imagination – est ainsi défini
par le théoricien comme constituant « un événement qui présente les trois caractéristiques suivantes :
premièrement, il s’agit d’une aberration ; de fait, il se situe en dehors du cadre de nos attentes ordinaires, car
rien dans le passé n’indique de façon convaincante qu’il ait des chances de se produire. Deuxièmement, son
impact est extrêmement fort. Troisièmement, en dépit de son statut d’aberration, notre nature humaine nous
pousse à élaborer après coup des explications concernant sa survenue, le rendant ainsi explicable et
prévisible » (N.N. Taleb, Le Cygne noir. La puissance de l'imprévisible, trad. C. Rimoldy, Paris, Les Belles
176
feindrons donc nous demander, au vu de la pléthore d’indices amassés jusqu’ici, laquelle de
l’hypothèse de la coïncidence ou de la réception consciente de ce trope stylistique serait la moins
déraisonnable.

À notre avis, qui ne se prétend pas davantage et ne vaut pas plus qu’un autre, Platon a
réellement réinvesti les structures narratives du conte traditionnel égyptien. Ce qui suppose qu’il ait
pris connaissance, d’une manière ou d’une autre, de l’un au moins de ces contes – soit qu’il l’ait «
entendu », appris de auditu, directement de la bouche d’un Égyptien (le bilinguisme était monnaie
courante au bas des temples ou sur les places de commerce égyptienne. Nous savons par ailleurs, par
les registres et par les témoignages d’Athéniens excédés, un petit nombre d’Égyptiens résidants au
Pirée552), soit indirectement, par le truchement d’un Grec de ses amis, voire d’un Grec anonyme qui
l’aurait diffusé auprès de ses congénères. Ces contes, ces « histoires égyptiennes », étaient toujours
d’une vive actualité à l’époque de Platon. Copié à l’époque éthiopienne ou saïte, mais de composition
bien antérieure, le papyrus Chassinat I atteste entre autres de la circulation en Égypte du conte du Roi
Néferkarê et du général Siséné au VIIe siècle avant notre ère. Notons surtout que les contes
démotiques antérieurs, postérieurs ou contemporains de Platon ventilaient aussi bien cette signature de
genre. La prolifération septicémique de l’incipit «hpr~n sw.t » à travers la littérature égyptienne
classique accroît par trop les chances qu’il ait été véhiculé jusqu’à Platon pour nous laisser nous
étonner encore de le retrouver intact dans un aiguptiakon.

S’il apparaît que le passage égyptien du Phèdre trahit des préoccupations teintées d’une
actualité grecque et plus spécifiquement, platonicienne, la structure du récit semble, en revanche,

Lettres, Essais littéraires, 2012). Où l'on retrouve reformulées les intuitions de Popper : une série
d'observations ne valide jamais une hypothèse sur sub specie aeternatis ; elle ne fait que la « corroborer ».
Jusqu'à ce qu'éventuellement, un fait contradictoire ne la remette en cause – tout ou partie (cf. la thèse de
Duhem-Quine, dite également « holisme épistémologique »).
552 Une harangue d’Hypéride témoigne de cette présence… qui n'était pas du goût de l'intéressé. Le disciple

de Platon fait un sort peu enviable à un certain Athénogène dont on apprend que la famille sévit dans le
commerce d'effluves depuis au moins trois générations : « Elle arrivait à de pareils résultats […] avec le
concours d’un homme comme Athénogène, un logographe, un pilier d’Agora, et, pour comble, un Egyptien
[…]cet homme, qui est parfumeur comme son père et son grand-père, qu’on voit à demeure sur l’Agora tous
les jours de l’année, qui possède trois magasins de parfumerie, et qui s’en fait présenter les comptes mois par
mois, etc. » (Hypéride, Contre Athénogène, III, trad. G. Colin, Paris, CUF, 1946). On pourrait
raisonnablement penser que le patronyme « Athénogène » témoigne d'une véritable volonté d'assimilation
de la part de l'expatrié. Volonté affichée de se fondre parmi les Athéniens qu’Athénogène, effectivement
athénogène en qualité de fils d'Athénien lui-même athénogène (« son père ») était effectivement devenu.
Helléniser son nom pourrait avoir été une pratique courante si l'on en croit cet autre témoignage
involontaire de Démosthène. L'homme politique contemporain de Platon – et même disciple de ce dernier,
aux dires de Cicéron (De Officiis, I, 4) et d’Aulu-Gelle (Les Nuits Attiques, III, 13) – rapporte, au sujet de
Midias, qu’ « au lieu de s’embarquer sur le vaisseau qu’il avait donné, il envoya à sa place un étranger,
l’Égyptien Pamphile : pour lui, il resta, et commit dans les fêtes de Dionysos les violences pour lesquelles il
est maintenant accusé » (Démosthène, Contre Midias, 163).
177
adaptée du conte égyptien traditionnel. Il en ressort pour nous une plus grande probabilité que le
Phèdre dut être reversé au nombre des exemples, déjà nombreux, d’inspiration d’œuvres littéraires
grecques par des textes égyptiens. On citera en exemple les contes de Rampsinitos ou du souverain
Phéros répercutés dans l’Histoire d’Hérodote553, ainsi que celui rapporté par Hellanicos de Lesbos, dit
également de Mytilène554, toujours au Ve siècle avant notre ère. Platon injecte de l’Égypte dans sa
composition autant qu’il l’investit de ses propres hantises. Encore cette part exclusivement
platonicienne du mythe, nonobstant l’argumentation que nous avons développée, ne fait-elle pas
l’unanimité chez les commentateurs. L’égyptologue allemand Fr. W. von Bissing supputait la facture
égyptienne originelle de l’entrevue de Theuth et de Thamous555. Nous ne le suivons pas sur cette pente
doucement monopolistique. Il n’en demeure pas moins que l’Égypte authentique est bel et bien
présente dans l’organe du discours. Ce que Platon dit de l’Égypte dépasse la sémantique, excède le
texte, transpire à travers lui, entre les lignes, derrière les mots. L’Égypte véritable, au-delà de son
fantasme, ne perce pas que dans les caractères de l’écriture, mais également dans la manière d’écrire.

553 Voy. respectivement Hérodote, Histoire, II, 122 et op. cit., II, 111. Passages analysés par H. dE
Meulenaere, dans « La Légende de Phéros d’après Hérodote (II, 111) », ChronEg XXVIII/56, 1953, p. 248-260
ainsi que par K. Ryholt dans sa communication intitulée « An Elusive Narrative belonging to the Cycle of
Stories about the Priesthood at Heliopolis », et publiée dans, Acts of the 7th International Conference of
Demotic Studies, Copenhagen, 23-27 August 1999, K. Ryholt (éd.), CNI Publications 27, 2002, p. 361, n. 3.
554 Ph. Derchain, « Un conte égyptien chez Hellanicos de Lesbos », dans AntClass, n°25, 1956, p. 408-411.

555 F.W. von Bissing, Aegyptische Weisheit und griechische Wissenschaft, n°29 (1912), p. 96, note 2. Voir

également, concernant Thot et Amon-Rê, G. Nagel, « Le dieu Thoth d'après les textes égyptiens », dans
Eranos-Jahrbuch, 1942, Zurich, 1943, p. 109-140 ; H.H. Nelson, « The identity of Amon-Re of United-with-
Eternity », dans Journal of Near Eastern Studies, 1942 (vol. I), p. 127-15 et H. Joly, « Platon égyptologue »,
dans Etudes platoniciennes : La question des étrangers, Librairie philosophique, Paris, Vrin, 2000.
178
III. L’écriture en renfort

Conforté par la Lettre VII, le Phèdre avait prêté à notre auteur la matière d’un réquisitoire sans
concession de l’écriture. Nuisible à l’attention, au ressouvenir, à la mémoire, à la vertu (d’humilité), à
la recherche de la vérité, à la compréhension et à la transmission, elle n’avait pas de quoi réjouir le
cœur d’un philosophe. Le mythe de Theuth s’était offert comme le point d’orgue de ce dispositif.
Caustique sans aucun doute. L’Égypte avait donc fait office de cadre à l’argumentation très explicite
du roi Thamous. Nous reposons le Phèdre, puis ouvrons le Timée. Pour découvrir avec stupeur que le
Timée use à nouveau de la même Égypte, à la faveur encore une fois d’un palaios logos, pour prendre
à contre-pied la logorrhée des tares découvertes à l’écrit. Pour contrebalancer la somme des vices
congénitaux dûment énumérés au cours du précédent dialogue. Ce qu’il fait en reversant au casier
judiciaire des « fils chéris » des scribes un argument qui ne figurait pas dans ses précédentes œuvres :
l’écrit conserve. L’écrit préserve de la destruction. L’écrit contrôle la tradition orale lorsque celle-ci
s’écarte des canons anciens.

Les Grecs, sans lui, ne sauraient rien du passé glorieux d’Athènes première du nom, de ses
victoires face à l’hubris de l’Atlantide engloutie par la mer. Socrate, Critias et nous lecteurs, ne
sauraient pas que la République est plus qu’une fiction. Qu’elle a eu lieu et aura lieu, parce que le
temps est fait de cycles et qu’il faudra que tôt ou tard, il boucle sur lui-même. Sans lui, l’écrit, pas de «
figures d’Isis » conservées dans les temples ; pas de canon des arts en mesure d’arrimer dans le creux
de la pierre l’orthorexie des lois556. Sans lui, l’écrit, et sans l’Égypte qui garde ses secrets, tout cela et
plus encore peut-être, aurait été perdu. Perdu ou bien trop altéré, dénaturé, érodé par le temps pour que
la tradition témoigne encore de la vérité qui résidait en elle. Les anciens la connaissent, affirmait,
hiératique, Socrate557. Qu’en sauraient les modernes, la chaîne de l’oralité ayant été rompue par les
grands cataclysmes ou gangrénée au gré des passations ?

Nous voilà donc aux prises avec une diaphonie étrange : l’écriture nuit à la mémoire
(d’apprentissage) et au ressouvenir (réminiscence) ; mais elle supplée concurremment à la mémoire
(historique) et au ressouvenir (de la parole des anciens). On ne peut rien lui confier, elle est traîtresse,

556 Lois, II, 657b.


557 Phèdre, 274d.
179
elle est aphone et orpheline et cependant si nécessaire qu’on ne saurait s’en passer. Les deux média –
l’oralité et l’écriture – doivent composer de pair. C’est tout juste si la marche du Timée ne nous
conduit pas à nous demander si le premier, l’oralité, ne serait pas dispensable à moyen terme : si après
tout l’écrit conserve, consigne et enregistre ne varietur, pourquoi s’embarrasser d’une encombrante
mémoire ? La fonction extériorisée libère. Nous qui vivons une même manière de révolution de la
pratique et du support de l’écriture (49 des 50 États américains ont rendu optionnel l’enseignement de
l’écriture cursive ; ordinateurs, tablettes, remplacent livres et crayons), ainsi que du savoir
(l’information universelle tient au creux de nos mains ; le téléphone « intelligent » relaye le noûs),
saurons sans aucun doute retrouver bien de nos vacillations dans les atermoiements de Platon.

Ce qui rend, selon nous, le Phèdre et le Critias éminemment actuels. Ces deux dialogues – de
plus en plus présents comme matériaux de réflexion au sein de la production contemporaine attenante
à la « révolution du numérique »558 – attestent de ce que Platon n’était en rien cet archéo-luddite que sa
catilinaire dardée contre les logographes laisserait envisager. Ils montrent que l’auteur reconnaissait,
au moins implicitement, les limites de la transmission orale. Tout en maintenant la primauté de la
transmission orale. Et c’est bien tout le paradoxe que nous entendons dès à présent, sinon résoudre,
investiguer.

1. Critias et le problème des sources

a) La transmission orale

L’aiguptiakon, d’abord, celui filé par le Timée et poursuivi par le Critias : sources écrites,
sources orales ? Comment est-il conditionné, livré à notre écoute ? La question de l’entremise humaine
ou matérielle de la perpétuation de « l’histoire véritable » de l’officiant de Saïs ne peut en effet être
considérée comme accessoire, anecdotique. Elle ne le saurait être, attendu que le récit du « prêtre »
s’attache précisément à relever l’importance de l’écriture face aux impondérables de l’oralité. Notons
toutefois que nous ne recevons pas ce palaios logos directement du ritualiste, mais de Platon (donc de
l’écrit) qui nous le livre par Critias le jeune (oralité), qui le tenait de son ancêtre (oralité) Critias
l’ancien, lequel l’aurait appris de Solon (oralité) lors des Apaturies qui présidaient à l’intronisation (le

558 On ne sait ce que Pythagore aurait pensé de cette conversion du monde en valeurs numériques. Qu'il
s'agisse de technologie ou de physique fondamentale (notion d'information).
180
contexte est donc initiatique) des jeunes à leur tribu559. Solon lui-même, apprenons-nous, s’était rendu
en terre des pharaons pour l’obtenir du doyen du temple de Neith. Pour qu’il lui daigne transmettre un
peu de son savoir, qu’il l’autorise d’un aperçu modeste de sa connaissance inaltérée des traditions
anciennes – en l’occurrence, des événements vieux de neuf millénaires. Quant à percer l’identité du
prêtre duquel Solon aurait reçu enseignement, c’est là une chose qui pourrait être envisagée, pourvu
que l’on s’écarte momentanément du récit de Platon. Pour mettre un pied dans les biographies de
Plutarque ; plus particulièrement dans celle qu’il consacre à Solon. La Vie de Solon comporte un
passage décisif qui mériterait de retenir toute notre attention. Passage qui rétablit la vérité
apparemment tue par Platon sur la genèse de cette « histoire très véritable » : « Il y eut de fréquents
entretiens sur des matières philosophiques avec Psénopis l’Héliopolitain [d’Héliopolis], et Sonkhis le
Saïte [de Saïs]. Ce fut d’eux, au rapport de Platon, qu’il apprit ce que l’on raconte de l’île Atlantide,
dont il se proposa de mettre le récit en vers, pour le faire connaître aux Grecs »560.

Il y a tout lieu d’être déconcerté au regard de l’expression employée par Plutarque : « au rapport
de Platon ». Nulle part dans le Timée, non plus que dans le Critias, l’auteur ne fait-il la moindre
référence à « Psénopis l’Héliopolitain ou à son coreligionnaire Saïte. De quel « rapport » est-il
question ? D’où proviennent ces renseignements dont nous fait part le Béotien? On se doute bien que
Plutarque ne les a pas recueillis de auditu du philosophe. L’historien et compilateur de Chéronée, nous
apprend la Souda, vécut entre 46 et 125 après J.-C., quatre siècles après Platon. Il faudrait donc, à
supposer que Plutarque n’ait pas inventé délibérément ces noms pour conférer à l’Atlantide et à
l’ancienne Athènes, ainsi peut-être – surtout – qu’au voyage de Solon un vernis d’authenticité, faire
l’hypothèse que Platon aurait lui-même confié à ses intimes l’identité du prêtre informateur ; que cette
identité se soit ensuite transmise et, de fil en aiguille, soit parvenue jusqu’à Plutarque sans que jamais
personne, en quatre siècles ne conçoive l’idée, de la mettre par écrit561. Saurons-nous pour autant sorti
d’affaire ? N’en croyons rien. Car si l’énigme se résout pour ce qui concerne les informations de

559 Timée, 20e. Sur l'épineuse question de l’identité de Critias et ses implications, voir J. Labarbe, « Quel
Critias dans le Timée et le Critias de Platon ? », dans Sacris Erudiri, n°31, 1989-1990, p. 239-255. Sur les
différentes strates (Platon, Critias le Jeune, Critias l’Ancien, Solon, le prêtre de Saïs, la tradition orale, des
documents écrits) participant à la mise en abyme du récit de l’Atlantide ; sur le parallélisme entre les
Apatouries se déroulant – ou se télescopant – aux différentes époques d’Athènes ; sur l’éventuelle
identification de l’Athènes archaïque à la Kallipolis ; enfin, sur les similitudes entre les institutions de Saïs et
celles de la République, cf. T.H. Martin, Études sur le Timée de Platon, t. l, Paris, Ladrange, 1841 ; en part.
Dote n°13, p. 257-333. Quant à la thématique brûlante de l’Atlantide, contentons-nous d’extraire d’une
bibliographie censément foisonnante les éclairantes contributions de J.-Fr. Mattéi, « Le mythe de l’Atlantide
», dans Platon et le miroir du mythe. De l’âge d’or à l’Atlantide, Paris, PUF Quadrige, 2002 et de P. Vidal-
Naquet, « L’Atlantide et les Nations », dans La Démocratie grecque vue d’ailleurs, Paris, Champs-
Flammarion, 1990, p. 140 sq.
560
Plutarque, Vie de Solon, 26. Les versions de Plutarque utilisées dans cette étude sont reprises de
Plutarque, Œuvres complètes, trad. Babut D., éd. Casevitz M., Paris, Les Belles Lettres, Collection des
universités de France : Série grecque, 2004.
561 Quoiqu’il soit vrai que nous ne disposons pas de l’ensemble de la littérature grecque. Tant s’en faudrait.

181
Plutarque, nous n’en sommes guère plus avancé sur la question de savoir comment Platon, dont le «
rapport » instruit Plutarque, a pu apprendre de qui précisément Solon tenait ce palaïos logos.

Hérodote, certes, fait aussi référence au voyage de Solon. Mais d’une manière extrêmement
allusive ; et cette mention du Sage parmi les Sept n’est qu’un hapax d’Euterpe destinée à rappeler que
certaines des lois en usage chez les Grecs sont débitrices d’institutions pharaonique : « Ce fut aussi
Amasis qui fit cette loi par laquelle il était ordonné à chaque Égyptien de déclarer tous les ans au
nomarque quels étaient les fonds dont il tirait sa subsistance. Celui qui ne satisfaisait pas à la loi, ou
qui ne pouvait prouver qu'il vivait par des moyens honnêtes, était puni de mort. Solon, l'Athénien,
emprunta cette loi de l'Égypte, et l'établit à Athènes, où elle est toujours en vigueur, parce qu'elle est
sage, et qu'on n'y peut rien trouver à reprendre »562. Hérodote donc, fausse piste. Nous avons confessé
notre surprise ; avouons notre ignorance. Les prêtres auront donc une identité dévoilée par Platon dont
nul ne sait d’où la tenait Platon, ni d’où Plutarque tenait que Platon connaissait cette identité. Le
mystère de la transmission reste pour nous inentamé. Au moins n’avons-nous pas tenté de l’évacuer.

Mises en abyme dans des mises en abyme : ainsi se profile la catena aurea. Nous remontons la
chaîne d’un maillon l’autre, toujours plus près des origines. Parfois avant les origines, où le temps n’a
plus prise ; dans l’idéalité, là où consiste la vérité du mythe. Récession dans l’espace (l’Orient
lointain) et dans le temps concourent ainsi à faire sortir le palaios logos de l’espace et du temps.
Voyons plutôt comment Critias le jeune installe l’atmosphère hiératique de son récit de récit de récit
d’une « histoire très étrange, et pourtant véritable » :

Écoute donc, Socrate, une histoire très étrange, et pourtant véritable, que racontait jadis
Solon, le plus sage des sept sages. Il était grand ami de mon bisaïeul Dropide, comme il le dit
lui-même en plusieurs endroits de ses poésies563. Il raconta à Critias mon aïeul, comme ce
vieillard me le redit à son tour, que cette ville d'Athènes avait fait autrefois de grandes et
admirables choses, aujourd'hui tombées dans l'oubli par la longueur du temps et la destruction
des générations, mais une surtout dont le récit doit servir à la fois à satisfaire ton désir et à louer

562 Hérodote, Histoire, II, 177.


563 Ces « poésies » pourraient faire référence aux Élégies de Critias que le Stagirite mentionne en Rhétorique
I, 15. Un certain Critias était effectivement connu pour ses compositions dont les quelques fragments qui
nous sont parvenus ont fait l'objet de publications en 1827 et en 1839 dans le corpus des Poetae elegiaci de J.
Schneidewein (Gœttingue). De la phraséologie de l'auteur, Cicéron ( De Oratore, II, 22) nous apprend qu'elle
était plus prolixe, plus gongoriste que celle de Périclès. Ce qui sous-entend qu'il y avait eu accès. Pirithoos et
Sisyphe, deux des drames satiriques considérés comme étant d’Euripide lui sont parfois attribués. De même,
si l'on se fie à ce qu'en dit Athénée, que la pièce connue sous le nom d’Atalante (cf. Les Deipnosophistes I, p.
28b, X, p. 432e, XI p. 496b ; Fabric. Bibl. Graec. II, p. 252, 254, 294).
182
la déesse en cette réunion d'une manière juste et convenable et comme si nous lui chantions un
hymne.564

Critias fait des appels de manches. Il sollicite son auditoire : « écoute », enjoint-il à Socrate. Ce
qu’il s’apprête à dire est trop sérieux pour être pris à la légère. Critias divulgue un souvenir ancien que
lui ont rappelé les entretiens de la veille, ceux de la République. Il se souvient de son aïeul. Il se
souvient d’une histoire « entendue » de la bouche même de son ancêtre : « comme ce vieillard [Critias
l’ancien] me le redit à son tour ». C’est désormais à lui, dès lors qu’il en est à nouveau capable, de
reprendre le flambeau, et de dire à son tour « cette vieille histoire comme [il l’a] entendu raconter par
un homme qui lui-même n'était pas jeune »565. Transmise par akoué, la mémoire des anciens, enfouie
au plus profond de son âme, a donc refait surface à la faveur de la dialectique. Encore une fois, par
l’entremise de l’entretien oral, la vérité s’est révélée. Vérité historique. Critias a retrouvé la trace de la
Kallipolis. Ce qui n’était alors, encore à cet instant, qu’une hypothèse, une intuition, un modèle de cité
dont rien ne pouvait être affirmé sinon que s’il venait à être, il serait le meilleur qui soit, s’avère ainsi
avoir déjà été.

Nous voyons donc se recouper, respectivement, les découvertes anagogiques et les


redécouvertes mnésiques de deux modalités de la connaissance orale : la dialectique d’une part
(République), la tradition de l’autre (Timée). Il faut effectivement tenir à la démarcation entre ce que
Critias présente comme une histoire « étrange » et pourtant « véritable » et le discours sur les
institutions de la politeia qui s’est tenu la veille. La première se confine à ressasser religieusement une
sagesse archaïque dont l’origine se veut la plus distante possible – et dans l’espace, et dans le temps.
La seconde décrit une recherche contemporaine de son objet qui, au contraire, exhibe ce qu’il y a de
plus proche, de plus intime en l’homme, la vérité a jamais engrammée dans les replis de l’âme. La
tradition convoque ce qu’il y a de plus éloigné ; la maïeutique fait advenir ce qui est déjà là. Or ce
qu’il y a de plus éloigné, la tradition, répète et corrobore ce qui est déjà là. Les deux modalités de la
révélation orale convergent de telle sorte que l’intelligible trouve une assise dans le sensible et le
sensible un prototype intelligible.

Nous reviendrons sur la valeur et la portée de ce télescopage entre la description de l’Ancienne


Athènes et de la Belle Cité platonicienne, entre le paradigme et son incarnation. Mettons déjà en
surbrillance le fait que le récit socratique, le « passage égyptien », entend s’inscrire dans la continuité
d’une succession d’initiation intuitu personae. Il reproduit – Platon insiste – un héritage acousmatique,
une tradition orale qui ne fait que dire ce qu’elle a entendu. Le rôle de la parole est manifestement

564 Timée, 20e-21a.


565 Ibid.
183
prééminent. L’écrit n’intervient pas entre les différents acteurs de cette passation. Notons en outre que
les « dévoilements » se font chaque fois – ou peu s’en faut – dans un contexte religieux : célébrations,
rites de passage, échange avec un ministre (litt. « maître » ou « serviteur ») du culte, etc. Tout se passe
comme si la parole immédiate se réservait le privilège de véhiculer les vérités les plus sacrées. Comme
s’il fallait autant que faire se peut se préserver de coucher par écrit ce dont la parole seule est
susceptible de contrôler la diffusion ainsi que la réception. À s’en tenir à ce premier moment de
l’analyse, les conclusions à tirer du Timée ne semblent pas le moins du monde en désaccord avec les
préventions du Phèdre ou de la Lettre VII. Le Timée, comme le Phèdre et à l’instar de la Lettre VII,
sembleraient jusqu’ici tomber d’accord pour exalter la médiation orale – la voie de la voix au
détriment des périls de l’écrit.

b) La transmission écrite

Mais ne concluons pas trop vite. Lisons plutôt la suite. Poursuivons l’exégèse du « passage
égyptien » qui se prolonge maintenant au début du Critias, tout en gardant pour horizon de recherche
celle qui a trait aux sources de l’épopée de l’Athènes archaïque et désormais, de l’Atlantide, sa
spartoïde rivale que nous dépeint avec force détails l’officiant de Saïs. Premier retournement : les
566
sources orales auxquelles se référait Solon dans le Timée deviennent des sources écrites dans le
567
Critias ! À la caution du prêtre ritualiste se substitue en dernier ressort le fonds archivistique des
temples ou des « maisons de vie » qui leur sont associées. L’informateur de Solon fait effectivement
cas de supports scripturaires sur lesquels sont enregistrés depuis la plus haute antiquité l’histoire des
civilisations. Non pas seulement celle de l’Égypte : celle de l’ensemble des civilisations connues des
Égyptiens.

L’Égypte serait donc à la fois mémoire, médium et reliquaire : « Tout ce que nous connaissons,
chez vous ou ici ou ailleurs, d'événements glorieux, importants ou remarquables sous d'autres rapports,
confesse le hiérophante, tout cela existe chez nous, consigné par écrit et conservé dans nos temples
depuis un temps immémorial »568. De tels registres établis dès les origines, devaient par conséquent
être contemporains de la fondation de la cité de Neith-Athéna, Saïs. Ils remonteraient ainsi à quelque
huit mille ans : « Je satisferai ta [Solon] curiosité, par égard pour toi et pour ta patrie, et surtout pour
honorer la déesse, notre commune protectrice, qui a élevé et institué votre ville ainsi que la nôtre,
Athènes issue de la Terre et de Vulcain et Saïs mille ans après. Depuis l'établissement de notre ville,

566 Ibid., 24a, 26b-c.


567 Critias, 113a-b.
568 Timée, 23a.

184
nos livres sacrés parlent d'un espace de huit mille années »569. Huit mille années, auxquelles nous ne
manquons pas de reverser les mille surnuméraires qui ont vu circuler ce récit, de bouche-à-oreille
exclusivement, entre les prêtres Égyptiens gardiens de ce savoir antique. Et tant qu’à faire, les deux-
cent cinquante ans qui se sont écoulés depuis le retour de Solon jusqu’à la prestation de Critias le
jeune. La passation fut là encore, orale. Mais les écrits existent bel et bien.

Le fallait-il ? Qu'est-ce à penser ? Pourquoi l’écrit – fût-il « sacré » – lorsque l’oralité suffit,
répond d’elle-même et élit ceux qui la méritent ? Pourquoi prendre le risque de divulguer ce qui a tant
d’importance ? Que sont nos mystères devenus ? Où sont les hiérophantes et leurs secrets arcanes
jalousement préservés ? Les desservants se serait-il perdus jusqu’à confier leurs plus précieux spores
de sagesse à des ouvrages « privés de père » ? Ou bien leur témoignage seraient-il défaillants au point
qu’il ait fallu que Platon invoquât d’autres documents ? Mais ce serait saboter son plaidoyer de
l’oralité. Quel intérêt l’auteur aurait-il eu à redoubler les sources de son aiguptiakon ? Une solution de
fortune, qui permettrait d’en sortir par le haut, consisterait à colmater nous-mêmes les blancs, et
d’ainsi transformer en élision, en ellipse narrative, ce qui avait tout l’apparence – mais seulement
l’apparence – d’être une contradiction. Combler les blancs signifierait ici, comme le suggère
Froidefond, de « supposer que Solon, après sa première entrevue avec les prêtres, est allé se
documenter dans les archives des temples »570.

Sources orales, sources écrites ; pourquoi choisir lorsque l’on peut tenir les deux bouts à la fois,
le fromage et le dessert ? Deux précautions ne valent-elles pas mieux qu’une ? Le récit égyptien y
gagnerait en fiabilité. Sans oublier que cette hypothèse ne serait pas non plus dénuée de tout
fondement. L’officiant de Saïs qui relate à Solon, sage au nombre des Sept571, le destin de l’Ancienne
Athènes, fait allusion à deux reprises à des sources écrites qu’il connaissait de première main :

569 Ibid., 23d-e.


570 Chr. Froidefond, Le mirage égyptien, Montpellier, Ophrys, 1971.
571 Oἱ ἑπτά σοφοί, « les Sept sages de la Grèce » étaient un titre honorifique accordé par la tradition à sept
illustres personnalités philodoriennes issues des sphères de la politique ou de la philosophie (présocratique).
Ceux-ci étaient principalement connus, comme leur appellation l'indique, pour leurs maximes, sentences et
aphorismes ; pour leur sagesse pratique et les légendes dont ils faisaient l'objet. À Apollon de Delphes, ils
auraient dédié leurs sentences. Leur nombre – porté à sept – est arrêté de manière symbolique, tout comme
l'on comptait Sept merveilles du monde, Sept contre Thèbes, etc. La première liste qui en aurait été dressée
daterait, selon certaines estimations, de 586 avant J.-C. Encore que l'orateur athénien et disciple d'Aristote
Démétrios de Phalère la veuille faire remonter au siècle précédent. Nous devons à Platon de s'en être fait le
véhicule, passant ainsi leur nom à la postérité. Certaines variantes existent qui se disputent les nominés.
Dans sa Vie de Thalès (Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres , Diogène Laërce (IIIe siècle après
J.-C.) fait cas de cette errance : « Léandre, au lieu de Cléobule et de Myson de Chénée, met Léophante, fils de
Gorsias, ou Lébédios d’Éphèse et Épiménide de Crète. Platon, dans le Protagoras, met Myson à la place de
Périandre. L'historien Éphoros de Cymé met Anacharsis à la place de Myson, et d’autres ajoutent Pythagore.
Selon Dicéarque, il y en a quatre sur qui tout le monde est d’accord : Thalès, Bias de Priène, Pittacos de
185
Depuis l'établissement de notre ville, nos livres sacrés parlent d'un espace de huit mille
années. Je vais donc t'entretenir sommairement des lois et des plus beaux exploits des Athéniens
pendant ces neuf mille ans. Une autre fois, quand nous en aurons le loisir, nous suivrons dans
les livres mêmes les détails de cette histoire.572

« Une autre fois » pourrait s’être produite dans l’intervalle de temps qui sépare le Timée de la
reprise du Critias. Solon aurait été instruit directement de la chronique de l’Ancienne Athènes par le
prêtre égyptien, puis introduit aux textes dont il avait la garde afin de préciser les lignes d’une
synthèse compendieuse. Oralité et écriture. Platon serait hors de cause. Sôzein ta phainomena : si tel
est le mot d’ordre, alors l’honneur est sauf.

Or, parmi tant de grandes actions de votre ville, dont la mémoire se conserve dans nos
livres, il y en a une surtout qu'il faut placer au-dessus de toutes les autres. Ces livres nous
apprennent quelle puissante armée Athènes a détruite, armée qui, venue à travers la mer
Atlantique, envahissait insolemment l'Europe et l'Asie…573

Ainsi le prêtre de Saïs s’autorise-il lui-même de ses ouvrages sacrés pour pallier la vacance de
sa mémoire, et contrôler autant que de besoin la justesse de ses dires. Rien n’interdit de songer que
Solon, à sa suite et même sur son invitation, ait aussi consulté ces livres. Voire qu’il ait rapporté
d’Égypte une copie de l’un au moins de ces ouvrages sacrés que Critias aurait lui-même pu consulter
dans l’intérim, afin de mieux se replonger dans les souvenirs de son enfance. Car le mythique
législateur d’Athènes et poète à ses heures ne saurait être rentré les mains vides :

Un de ceux de notre tribu dit alors, soit que véritablement ce fût son opinion, soit qu'il
voulût faire plaisir à Critias, que Solon ne lui paraissait pas seulement le plus sage des hommes,
mais aussi le plus noble de tous les poètes. Le vieux Critias, je m'en souviens, fut charmé de ce
discours, et dit en souriant : Amynandros, si Solon n'eût pas fait de la poésie en passant, mais
qu'il s'y fût livré sérieusement, comme d'autres l'ont fait, s'il eût achevé l'ouvrage qu'il avait
rapporté d'Égypte, et si les factions et les autres maux qu'il trouva ici ne l'eussent contraint

Mytilène et Solon. Le même auteur en nomme six autres, parmi lesquels il en choisit trois : Aristodème,
Pamphile, le Lacédémonien Chilon, Cléobule, Anacharsis et Périandre. D’autres ajoutent Acousilaos, Caba
ou Scala, un Argien. Hermippe, dans son livre sur les sages, dit qu’ils furent dix-sept et que chacun en choisit
sept selon ses préférences. Ce sont Solon, Thalès, Pittacos, Bias, Chilon, Cléobule, Périandre, Anacharsis,
Acousilaos, Épiménide, Léophante, Phérécyde, Aristodème, Pythagore, Lasos, fils de Charmantidas ou de
Sisambrinos ou, selon Aristoxène, de Chabrinos, Hermonée, Anaxagore ».
572 Timée, 24a.

573 Ibid., 24e.

186
d'interrompre ses travaux574, selon moi, ni Hésiode, ni Homère, ni aucun autre poète n'eût
surpassé sa gloire.575

Ce dernier énoncé peut se voir proposer trois interprétations : (a) soit que Solon ait entamé la
rédaction d’une œuvre poétique au cours de son séjour égyptien et que ce soit ce livre de sa
composition qu’il ait rapporté d’Égypte ; (b) soit qu’il ait consigné ses entretiens avec le prêtre de
Saïs, ce qui expliquerait la richesse des détails qui y sont rapportés ; (c) soit qu’il ait fait l’acquisition
d’un ouvrage égyptien qui pourrait être l’un des précieux registres dont parle l’officiant. Les deux
dernières options n’excluent pas que Critias ait pu en hériter. La dernière particulièrement, qui
prêterait à bon nombre de spéculations. Mais – quid juris – de tels ouvrages existaient-ils seulement ?
Même indépendamment de la question de savoir si Solon et Critias ont eu accès à de telles œuvres, les
Égyptiens disposaient-ils en vérité de tels registres ou relèvent-ils d’une invention de Platon ? Peut-on
admettre que les Égyptiens enregistraient régulièrement la chronique de leur civilisation comme celle
des autres civilisations ? La civilisation de l’écrit était-elle véritablement engouée d’histoire,
accommodée à la consignation, ou bien ne s’agit-il que d’un levier rhétorique – voire d’une projection
indue – à verser au casier légendaire de l’auteur des dialogues ?

2. Disponibilité de la documentation

574 Une allusion possible aux troubles politiques qui précédèrent l'investiture et l'archontat de Solon vers
594/593 avant J.-C. Ce qui aurait pour conséquence de marquer la première étape de la transmission orale et,
corrélativement, le voyage de Solon en Égypte aux alentours de 600 avant notre ère. Plutarque souligne à cet
égard que Platon, non plus que Solon, n'a pu mettre la dernière main à ce récit frappé au coin de la vérité.
Comme s'il y avait une sorte de malédiction poursuivant ses divulgateurs ; comme si l'écrire était un
sacrilège. La dernière œuvre achève avant d'être achevée. Quant aux raisons qui auraient empêché Solon de
mener à bien son projet d'édition, le compilateur en invoque d'autres que celles – trop policées – suggérées
par Platon : il n'était pas « trop pris par ses affaires » ; il était simplement sénile. Ce qui se traduit ainsi dans
la prose éduquée de l'auteur des Vies Parallèles : « Solon avait entrepris de mettre en vers l’histoire ou la
fable des Atlantides, qu’il tenait des sages de Saïs, et qui intéressait les Athéniens. Mais il y renonça bientôt,
non, comme Platon l’a dit, qu’il en fût détourné par d’autres occupations, mais plutôt à cause de sa vieillesse,
et parce qu’il était effrayé de la longueur du travail : car il vivait alors dans un très grand loisir, comme il le
dit lui-même dans ses vers : "Oui, je vieillis en apprenant toujours" ; et ailleurs, "Mes soins sont pour
Bacchus, les Muses et Cypris : Des plaisirs des mortels ces dieux font tout le prix". Platon, s’emparant de ce
sujet comme d’une belle terre abandonnée, et qui lui revenait par droit de parenté, se fit un point d’honneur
de l’achever et de l’embellir. Il y mit un vestibule superbe, l’entoura d’une magnifique enceinte et de vastes
cours, et y ajouta de si beaux ornements, qu’aucune histoire, aucune fable, aucun poème, n’en eurent jamais
de semblables. Mais il l’avait commencé trop tard. Prévenu par la mort, il n’eut pas le temps de l’achever ; et
ce qui manque de cet ouvrage laisse aux lecteurs autant de regrets que ce qui en reste leur cause de plaisir.
De tous les temples d’Athènes, celui de Zeus Olympien est le seul qui ne soit pas fini ; de même, entre tant
de beaux ouvrages que la sagesse de Platon a enfantés, son Atlantide est le seul qu’il ait laissé imparfait »
(Plutarque, op. cit., 32).
575 Timée, 21b-d. Nous soulignons.

187
a) Les archives égyptiennes

Bien rares, pour ce que nous en savons, sont les recueils de genre « historique » ou «
historiographique » figurant à l’index des bibliothèques égyptiennes. L’on en trouvait, assurément 576.
Et néanmoins si peu, rapporté à l’ensemble du fonds papyrologique. Ce n’est pas dire que les érudits
Égyptiens se soit exonérés de tenir des registres. Sinon la variété des événements, il existait des listes
recensant au moins l’ordre de succession des rois et leurs titulature. Ces listes, composées sur papyrus
ont pu trouver en la personne des prêtres ritualistes gardiens des temples de consciencieux
conservateurs. Il est de noter pourtant que cet « enregistrement » des lignées pharaoniques, de même
que la coutume consistant à distribuer les règnes en « dynasties » et en « empires » (cf. Manéthon) ne
fait jamais que proposer un cadre politique d’intelligibilité. Ces documents prennent place dans une
économie de légitimation du souverain fils du précédent, chargé, en qualité d’Horus, de venger le père
assassiné. Pourquoi « assassiné » ? Parce que le pharaon est dieu de son statut, et que les dieux ne
meurent pas de leur mort naturelle. Parce que le pharaon est Osiris en tant qu’il meurt et donc passe le
flambeau. Le roi, assassiné comme Osiris son analogue divin, délègue ainsi au successeur sa fonction
régalienne et, corrélativement, la tâche, le droit de châtier l’adversaire – qui a frappé le premier – :
Seth ou la sédition, ou la conspiration de ceux qui convoitent iniquement le trône. Le successeur
assimilé au jeune Horus a donc toute latitude pour restaurer la Maât, en sus de s’inscrire dans le
lignage direct du pharaon défunt. Il faut que le roi meure afin qu’il se survive. Pour que son successeur
le venge ainsi qu’Horus venge Osiris. Pour que le successeur poursuive l’œuvre du père en repoussant
l’assassin de son père – allégorie de l’isfet (la stasis grecque).

Ainsi le mythe s’incarne dans l’histoire, supervisant chaque règne, chaque passation de pouvoir.
D’où une certaine difficulté et une difficulté certaine à notifier les événements dans une logique de
scission radicale d’avec ce qui précède : toute l’histoire égyptienne est lissée par le mythe. Tout se
passe comme si le mythe se chargeait d’aplanir toutes les aspérités, tous les bouleversements qui
pourraient survenir et nuire au postulat de l’inerrance du roi. Ce n’est pas tant, et contrairement aux
premières apparences, que l’Égypte soit prisonnière de modèle stéréotypé dont le passé mythologique
serait la référence. Ou bien que le passé soit la pierre de touche du devenir, comme cela pourrait être le
cas dans la pensée de Platon. C’est au contraire, et de manière contrintuitive, que le présent est tout
entier hanté par le devoir d’accomplissement, l’avenir et le long terme (par quoi s’expliquent les

576Cf. D.B. Redford, Pharaonic King-lists, Annals and Day-Books. A Contribution to the Study of the
Egyptian Sense of History, 1986, p. 87-90 ; T.A.H. Wilkinson, Royal Annals of Ancient Egypt. The Palermo
Stone and its associated fragments, Londres, New York, 2000 ; M. Baud, « Les frontières des quatre premières
dynasties. Annales royales et historiographie égyptienne », BSFE 149, oct. 2000, p. 32-46 ; idem, CdE
LXXVIII/155-156, 2003, p. 145-148.
188
grands travaux et l’attention toute spécifique accordée aux préparatifs funéraires). À telle enseigne que
l’Égypte, de crainte de s’égarer, doit sans cesse affirmer son rattachement à l’œuvre des ancêtres.
Renouveler par un acte de foi son serment de fidélité. C’est bien parce qu’elle avance, qu’elle évolue,
contrainte par la menace de l’enlisement, de l’entropie, que l’Égypte se dote d’un point d’ancrage qui
transcende ses évolutions. Il n’y a dès lors rien de surprenant à ce qu’aucun corps constitué ne soit
préposé à dire l’histoire, qui briserait l’illusion, et qu’il ne soit pas de terme pour en rendre compte.

Tant et si bien que les inventaires qui nous sont parvenus peuvent avoir officié au service d’une
propagande d’État, sans qu’il soit véritablement possible de déterminer (sauf de manière rétrospective)
des « tournants historiques » majeurs. Entendons par « tournants majeurs » des éventuelles «
interruptions » dans l’apparente perpétuation du « modèle égyptien » (quoiqu’il y en eut, n’en doutons
pas). Il serait étonnant qu’aucun de ces documents ne fasse droit à des marqueurs chronologiques. Ce
n’est pas le cas. À preuve les datations relevées sur la Pierre de Palerme, le Canon de Turin et bien
plus tard, avec l’installation des Grecs, l’apparition d’une tradition manéthonienne577. Mais les
indications et les annotations chronologiques antérieures à la Basse Époque restent imprécises pour
l’essentiel, quand elles ne relèvent pas tout simplement du fantasme ou de la sémantique du nombre
(similairement, toutes choses égales par ailleurs, à la longévité prêtée aux premiers hommes dans
l’Ancien Testament). C’est dire leur fiabilité très relative. Tant et si bien que les premières tentatives
pour agencer les événements au sein d’une trame en pointillé (et pointilleuse, autant que faire se peut)
serait à reverser au compte des historiographes Grecs. À compter d’Hérodote ; à compter donc du V e
siècle avant notre ère, apparaissent les premières frises organisées selon une perspective moins
apologétique, « mythologique » et plus conforme à la réalité. Un paradoxe qui n’est pas moindre
attendu que l’on considère l’apparition de l’écriture comme l’événement inaugural de l’Histoire avec
un grand H, étant ceci que l’Égypte qui, la première, en fit la découverte, se dispensa loisiblement de
consigner la sienne.

577Il revient au prêtre égyptien d'Héliopolis Manéthon de Sebennytos, auteur d’une Histoire de l'Égypte
(Ægyptiaca), d'avoir le premier établi une chronologie et proposé une classification des dynasties
pharaoniques. Ouvrage qui lui fut commandé par le souverain Lagide Ptolémée II e au IIIe siècle avant J.-C. Le
document original n'a pas passé l'épreuve du temps. Des reconstitutions à partir d’abrégés utilisés par les
chronographes romains et byzantins ont cependant permis de redécouvrir ce catalogue plus ou moins fiable
de pharaons dont les règnes s'étendent sur 3000 ans d'histoire depuis l’époque thinite (-3150) jusqu’à la Basse
Époque (-332 : conquête d'Égypte par Alexandre).
Des divergences existent néanmoins entre les sources ; des règnes se chevauchent ; certains ont dû être
ajoutés de telle manière que les égyptologues parlent aujourd'hui d'une « dynastie 0 ». La difficulté d'établir
une chronologie fiable tient également aux points aveugles de la documentation, victime des périodes
sombres et bouleversées de l'Égypte ancienne ainsi que des martelages et des dégradations délibérées ou
naturelles essuyées par les monuments d'Égypte. Cf. à ce sujet P.A. Clayton dans son ouvrage Chronique des
Pharaons, Paris, Casterman, 1995.
189
Il n’y a rien là qui puisse nous faire songer qu’elle ignorât l’archivistique. Elle ne l’ignorait pas.
Les lettrés égyptiens la pratiquaient seulement d’une manière différente de celle qui pouvait avoir lieu
au sein d’autres cultures. Il n’est pas à exclure que la variabilité institutionnelle (aussi bien dans
l’espace que dans le temps) qui affectait les cités grecques ait contribué de manière significative à
l’émergence d’une « conscience historique », d’une sensibilité peut-être plus aiguë aux contingences
événementielles. On comprendrait ainsi la volonté constante manifestée par les législateurs des
dialogues de Platon de « stabiliser » le devenir permanent de ces régimes politiques. De la même
manière que cette même diversité concomitante des régimes politiques a pu servir de paradigme à la
démocratie, en tant qu’adaptation de cette coexistence à la cité et pacification par la délibération
organisée de la conflictualité corrélative. L’Égypte « unie » et monarchique ne bénéficiait pas de ces
conditions, ni donc de l’état d’esprit qu’elles peuvent induire. Elle verra défiler des crises, celles qui
auront raison de l’Ancien Empire, les divisions, les marasmes économiques, sociaux et politiques qui
s’instaurèrent au cours des trois Périodes intermédiaires sans concevoir leur inscription au sein d’une
narration : histoire dotée d’un sens, d’un commencement, de péripéties et d’une intelligence
rétrospective. Elle ne perdait rien en revanche des grandes respirations de l’univers, du passage des
saisons, des variations cycliques dans la carte du ciel ou des rythmes du Nil. Le goût de l’invariant
prend le pas sur l’événementiel, peut-être pour gommer les traumatismes. Les mêmes lois rassurantes
s’appliquent aux événements qui se retrouvent au sein des régularités du monde.

Imaginaire naturaliste auquel s’ajoute un volet politique prégnant, déterminant quant à cette
« achronologie ». Celui que nous mentionnions plus haut à propos de la prise de pouvoir par l’héritier
du pharaon. De même que le pharaon en son auguste titre, la légitimation des réformes accomplies au
nom du pharaon suppose leur inscription au sein d’un projet mis en branle avec les devanciers. Le
pharaon innove – doit innover : soumis à la Maât, il l’est aussi à un « impératif de surpassement »
prescrit par la Maât (voir infra : chap. VII). Or, ces innovations, pour acquérir le blanc-seing
nécessaire à leur pérennité pérennité et à leur assimilation par la population, doivent aussi recevoir la
caution des anciens. Une telle contrainte explique la position de l’Égypte à l’endroit de son propre
devenir. L’Égypte doit à la fois lutter contre l’isfet, la désagrégation, la menace du retour au magma
primordial et, pour ce faire, mettre en avant son dynamisme, mais également le faire de telle manière
qu’elle ne trahisse pas ce qui fait son identité, son apparente stabilité. L’ancien est normatif en cela
qu’il sert de garde-fou, bien qu’il ne suffise pas de le réitérer seulement pour entretenir la vitalité de
l’Égypte. Produire en sus de reproduire doit également se faire comme l’ont fait les prédécesseurs.

D’où l’impression que l’on peut avoir à la lecture des textes égyptiens, d’une prévalence du
temps répétitif sur le temps continu. Les mêmes mythèmes et les mêmes thèmes sont réactualisés d’un
règne à l’autre, d’un avènement à l’autre – donc à chaque « aube du monde », à chaque « recréation »
que signifient ces avènements : « dans cette perspective, le "galop statique" des scènes de guerre, la
190
représentation itérative (cinq exemples) de la même "famille libyenne" dans des scènes de victoire sur
les ennemis de l'Égypte, l'impassibilité royale devant les lions chassés, la solarisation des
couronnements, la description hyperbolique d'une crue du Nil sans précédent sous Osorkon III,
ressentie comme un retour aux premiers temps, ou encore la description de l'extraction minière par des
connotations religieuses faisant des dieux chthoniens les maîtres de la richesse des sous-sols sont
autant d'exemples attestant l'existence d'une masse documentaire non historique, en dépit des repères
temporels dont nous disposons »578. Le temps synoptique ou le non-temps (djet) du mythe, le temps du
rêve (resout) imprègne le temps chronologique (neheh) ou décompté de l’histoire, bien qu’inscrit dans
un flux d’éternité579 :

On peut souligner, également, la fréquente mise en opposition, dans les textes égyptiens,
des termes neheh et djet avec, quelquefois, une permutation des deux, qui a fait écrire qu’ils
sont synonymes. C’est d’ailleurs ainsi qu’ils sont le plus souvent classés dans les différents
index, sous l’étiquette « éternité », comme s’ils étaient systématiquement interchangeables, ce
qui, bien évidemment, n’est pas le cas.580

Nous aurions donc affaire à une temporalité conçue sous deux modalités distinctes ; ou plus
exactement, à deux temporalités distinctes que l’appariement typiquement égyptien du politique et du
sacré conduit parfois à se rejoindre. Ainsi chaque fois que le pharaon pratique la Maât. Chaque fois
que l’action du pharaon épouse les modèles de la Maât anhistorique, qu’il réactive dans le temps
historique :

Si Rensi pratique la Maât, le temps neheh dont il est investi pourra déboucher dans
l’éternité et l’immuabilité djet. L’« approche de neheh » signifie que le temps, dans son
écoulement, se situe, à la fin du cycle, non loin de djet, conçue comme éternité et immuabilité
[…] Le terme neheh semble donc devoir être mis en relation avec la Maât, non pour la
caractériser temporellement puisqu’elle est djet, « éternelle », « immuable », mais parce que
neheh ne regagnera djet que si celui qui en est doté pratique la Maât.581

De la même manière que Platon use opportunément de la mémoire de Saïs pour incarner le
modèle de la République au sein de l’Ancienne Athènes, les Égyptiens « recrutent » les événements
dans une optique de l’éternel retour. Rien de nouveau sous le soleil d’Égypte. Les « faits » ont pour

578 M.-A. Bonhème, A. Forgeau, Pharaon. Les secrets du pouvoir, Paris, Armand Colin, 1988.
579
Sur la nécessité de marquer la distinction entre ces deux concepts et leurs interactions, cf. F. Servajean,
Djet et Neheh. Une histoire du temps égyptien, OrMonsp 18, Montpellier, 2007.
580 F. Servajean, « À propos du temps (neheh) dans quelques textes du Moyen Empire », ENIM 1, 2008, p. 15.

581 Ibid., p. 25-26.

191
fonction de « réaliser » le mythe qui transcende les contextes et traverse les temps. L’équilibre initial
est maintenu – en apparence (« sauver les apparences ») – au prix de la réduction quasi systématique
de l’événementiel à l’actualisation particulière de schèmes connus de toute éternité. « Particulière »
tout de même ; car le connu revient en mieux. Chaque pharaon doit renchérir sur ses prédécesseurs.
Chaque victoire remportée, chaque monument élevé, chaque édifice, chaque découverte, si elle répète
l’œuvre des devanciers, va toujours au-delà de l’œuvre des devanciers. Aussi cyclique que puisse
paraître la pensée égyptienne de l’histoire, une telle pensée ne peut donc l’être absolument. Ce qui
revient progresse. Ce qui recommence surenchérit.

Aussi l’histoire ne saurait être figurée à la manière d’une ligne droite comme on prétend qu’il en
irait dans la mentalité sémite depuis l’irruption du Dieu historique de l’Ancien Testament582. Elle ne se
résout pas non plus au cercle, mais se situe dans un espace intermittent qui combine à la fois la
récursivité du cercle et l’amélioration incrémentale, croissante que définit la ligne : spirale, vortex,
hélice, usons du terme qui nous convient le mieux. De là peut-être bien la difficulté à laquelle nous
confrontent les archives égyptiennes. La conception du temps qu’elles manifestent et qu’elles viennent
étayer échappent à nos catégories prédéfinies. Elle s’émancipe de la départition binaire que nous
faisons entre d’une part, le temps cyclique fréquemment associé aux « sociétés traditionnelles » dont
l’esprit religieux serait investi de préoccupations afférentes aux révolutions de la nature : jours,
lunaisons, saisons, etc. ; et d’autre part le temps linéaire introduisant le caractère irréversible des
événements, le devenir, lequel peut être à l’aune d’une téléologie inaugurée par la pensée millénariste
(chiliaque), messianiste ou, plus tard, progressiste, décadentiste, etc. « Temps linéaire » n’étant que
l’autre nom que nous donnons à l’« histoire » proprement dite, désignée comme « l'affectation d'une
dimension chronologique aux faits humains »583. Cyclique et linéaire tout à la fois, c’est-à-dire hors

582 Cf. E. Belaïa, Variations sur le Temps : d’une langue à l’autre, quelle temporalité ?, Nantes, CRINI, 2005 et
M. Eliade, Le mythe de l’éternel retour. Archétypes et répétition, trad. J. Gouillard, J. Soucasse, Paris,
Gallimard, « Idées », 1969. Concernant les fondements de l'allégorie de la ligne comme figuration du temps
dans l'espace, voir également la démonstration proposée par Kant dans la Critique de la Raison Pure.
L'intuition interne ne fournissant aucune figure, il nous faut suppléer à ce défaut par des analogies. De telles
analogies devront être empruntées aux représentations du sens externe, la sérialité du temps ne se pouvant
représenter que par le tracé d'une ligne. Représenter, autrement dit, connaître : aussi inférons-nous des
propriétés de cette ligne l’ensemble des caractéristiques du temps, au premier rang desquelles se trouve
l’unidimensionnalité. Ce caractère unidimensionnel procède de ce qu'il n'y a, rigoureusement parlant, qu'un
temps ; temps continu, cohérant des périodes dans un rapport de successivité comme une ligne est constituée
de points (deux temps simultanés ne sont en effet pas numériquement distincts, inversement à deux parties
de l’espace qui ne sauraient coexister en un même lieu sans se confondre). Parmi ses autres caractéristiques :
l’infinitude, la non-limitation, que seule peut exprimer une figure « ouverte », sans périmètre, sans
commencement ni fin ; seule donc une ligne prolongée dynamiquement à l'infini. Aussi, « nous ne pouvons
nous représenter le temps […] que par l'image d'une ligne que nous traçons » (E. Kant, Critique de la raison
pure, Déduction transcendantale, § 24, traduction A. Renault, Paris, ed. Flammarion, coll. G-F, 2006).
583 H. Moniot, Faire de l'histoire, Paris, éditions Gallimard, NRF, 1974, p. 113.

192
typologie, le temps de l’archivistique de l’Égypte pharaonique en décrirait ainsi une modalité sui
generis.

À la question de savoir si les temples égyptiens recelaient bien des documents de la nature de
ceux consultés par Solon, nous croyons donc pouvoir répondre par l’affirmative. Plausible est donc le
cadre de l’aiguptiakon. En doutant néanmoins que les 9000 ans invoqués par le prêtre de Saïs auraient
pu être consignés avec la précision revendiquée. D’abord pour cette raison très évidente est très
compréhensible que les écritures n’existaient pas il y a 9000 ans ; par conséquent, que le récit de la
lutte entre l’Ancienne Athènes et l’Atlantide aurait dû être relayé quelque 6000 années par voie orale
exclusivement – donc sans contrôle – avant de pouvoir être mis sur papyrus. Plus fondamentalement,
parce qu’il n’appartenait aux Égyptiens alphabétisés de l’époque de Platon de manifester ce genre de
zèle à dater les registres avec la précision de rigueur.

b) Le souci du détail

La précision et la rigueur, c’est néanmoins ce qui, étrangement, caractérise le plus disertement


le discours de Critias. Que les souvenirs précoces marquent l’esprit avec une verdeur toute
particulière, c’est chose admise par les protagonistes du Timée et confirmée par l’expérience, « tant il
est vrai que nous avons une mémoire étonnante pour tout ce que nous avons appris dans notre jeunesse
»584. Mais cette scolie de bon aloi reste un peu courte en termes d’explication pour rendre compte de la
minutie avec laquelle Critias décrit, entre autres exemples, les structures architecturales de l’Atlantide.
Une conjecture de plus, et les prouesses mnémotechniques du personnage cesseraient de déconcerter.
Il se pourrait par conséquent que quelque chose soit arrivé entre la clôture hésitante de la République
et les récits circonstanciés du Timée et du Critias qui pourrait ne pas être imputable qu’aux exercices
de pur ressouvenir pratiqués dans la nuit. La nuit porte conseil ; plus volubiles les livres.

Je n'ai pas voulu vous en parler sur-le-champ, parce que le temps ne m'en avait laissé
qu'une idée confuse. Je pensais qu'il fallait auparavant me recueillir et mettre en ordre tous mes
souvenirs, et je consentis sans peine à faire ce que tu m'avais commandé hier, croyant pouvoir
vous fournir, ce qui est de la plus haute importance, un sujet convenable et qui se rattache à
votre plan.585

Le plus court chemin entre une mémoire évanescente et des souvenirs inaccessibles restent les
livres. La mémoire passe ; les écrits restent. Critias, après Solon, aurait donné suite à l’invitation du

584 Timée, 26b.


585 Ibid., 26a-b.
193
prêtre d’Athéna : il aurait consulté la documentation princeps. Critias aurait connu les textes égyptiens
par l’œuvre de Solon, à travers son poème. Car il est bien certain que Solon a consigné le récit du
prêtre de Saïs. Mieux : il l’a « acculturé », de la même manière que les Grecs auraient, selon Platon, «
hellénisé » la déesse Neith et les dieux Theuth, Amon et Osiris. En commençant par s’enquérir de la
sémantique de leur onouma ; puis en les transcrivant dans la langue de Sophocle. Le propos liminaire
de Critias, ressortissant au procédé classique de l’excusatio propter infirmitatem – artifice du
panégyriste censé le dédouaner d’avance de ses insuffisances586 – ne laisse aucun doute en cette espèce
:

Mais, avant d’entrer en matière, j’ai encore un détail à vous expliquer, pour que vous ne
soyez pas surpris d’entendre des noms grecs appliqués à des barbares. Vous allez en savoir la
cause. Comme Solon songeait à utiliser ce récit pour ses poèmes, il s’enquit du sens des noms,
et il trouva que ces Égyptiens, qui les avaient écrits les premiers, les avaient traduits dans leur
propre langue. Lui-même, reprenant à son tour le sens de chaque nom, le transporta et transcrivit
dans notre langue. Ces manuscrits de Solon étaient chez mon grand-père et sont encore chez
moi à l’heure qu’il est, et je les ai appris par cœur étant enfant. Si donc vous entendez des noms
pareils à ceux de chez nous, que cela ne vous cause aucun étonnement : vous en savez la
cause.587

Le narrateur, apprenons-nous, n’a donc pas fait qu’entendre le récit de son aïeul ; il disposait de
sources manuscrites. L’Ancienne Athènes, Critias la connaissait aussi par l’écriture. Il conservait par
devers lui une documentation de contrôle, manière de fac-similé ou de reproduction des textes scellés
dans les temples de Neith-Athéna. C’est de cette documentation héritée de Solon, de ces « mémoires »
qu’il aura compulsé jusqu’à la maîtriser « par cœur », que s’autorise sa narration. Critias, après Solon
et à l’instar de l’officiant de Saïs, a su tirer profit d’une source orale (Critias l’ancien), mais également
d’une source écrite (le livre de Solon) au récit de l’Ancienne Athènes et de la cité d’Atlas ; à savoir
d’une double caution : celle de la tradition et celle des écritures, celle de l’oralité bordée par le procès-
verbal. Il n’en fallait pas moins pour dissiper les incrédulités quant à la prodigieuse mémoire d’un
narrateur qui, rappelons-le, n’avait encore la veille que de très vagues souvenirs de cette étrange
histoire. Le diable est dans l’excès de détails :

Ils [les habitants de l’Atlantide] creusèrent depuis la mer jusqu’à l’enceinte extérieure un
canal de trois plèthres de large, de cent pieds de profondeur et de cinquante stades de longueur,
et ils ouvrirent aux vaisseaux venant de la mer une entrée dans ce canal, comme dans un port, en

586 Qui refuse les louanges, écrit La Rochefoucauld, veut être loué deux fois.
587 Critias, 113a-b.
194
y ménageant une embouchure suffisante pour que les plus grands vaisseaux y pussent pénétrer.
En outre, à travers les enceintes de terre qui séparaient celles d’eau de mer, vis-à-vis des ponts,
ils ouvrirent des tranchées assez larges pour permettre à une trière de passer d’une enceinte à
l’autre, et par-dessus ces tranchées ils mirent des toits pour qu’on pût naviguer dessous ; car les
parapets des enceintes de terre étaient assez élevés au-dessus de la mer. Le plus grand des fossés
circulaires, celui qui communiquait avec la mer, avait trois stades de largeur, et l’enceinte de
terre qui lui faisait suite en avait autant. Des deux enceintes suivantes, celle d’eau avait une
largeur de deux stades et celle de terre était encore égale à celle d’eau qui la précédait ; celle qui
entourait l’île centrale n’avait qu’un stade. Quant à l’île où se trouvait le palais des rois, elle
avait un diamètre de cinq stades. Ils revêtirent d’un mur de pierre le pourtour de cette île, les
enceintes et les deux côtés du pont, qui avait une largeur d’un plèthre. Ils mirent des tours et des
portes sur les ponts et à tous les endroits où passait la mer. Ils tirèrent leurs pierres du pourtour
de l’île centrale et de dessous les enceintes, à l’extérieur et à l’intérieur ; il y en avait des
blanches, des noires et des rouges. Et tout en extrayant les pierres, ils construisirent des bassins
doubles creusés dans l’intérieur du sol, et couverts d’un toit par le roc même. Parmi ces
constructions les unes étaient d’une seule couleur ; dans les autres, ils entremêlèrent les pierres
de manière à faire un tissu varié de couleurs pour le plaisir des yeux, et leur donnèrent ainsi un
charme naturel. Ils revêtirent d’airain, en guise d’enduit, tout le pourtour du mur qui entourait
l’enceinte la plus extérieure ; d’étain fondu celui de l’enceinte intérieure, et celle qui entourait
l’acropole elle-même d’orichalque aux reflets de feu.588

On pourrait lors, de proche en proche, gommer l’ensemble des aspérités relatives aux modalités
de la transmission du pallaios logos moyennant l’admission d’une donnée implicite : Critias a lu de
ses yeux lus, à la faveur de l’aube, le livre de Solon. Une nouvelle fois. Ou mieux : Critias a lu les
textes égyptiens rapportés par Solon. Sans doute nous le pourrions ; toutefois pouvoir n’est pas devoir.
Et l’hypothèse ne serait pas suggérée sans un iota de mauvaise foi – et d’imagination. On peut tout
démontrer avec des hypothèses ad hoc. Ou bien ne pas tenter de forcer le texte en jouant
inconditionnellement la carte de la cohérence. Il faut parfois se résigner à ce que Platon ne soit pas
toujours si lisse ni aussi transparent que nous voudrions qu’il fût. Pas plus à nous qu’envers lui-même.

Que Critias ni Solon n’aient eu le privilège de consulter in personam les sources écrites
évoquées par le prêtre de Saïs ne retire rien au fait que ces sources écrites existent, et que le prêtre lui,
les aura consultées. Tout comme Critias a consulté les écrits de Solon, encore qu’ils ne soient rien
d’autre, peut-être, que la transposition des dires du prêtre de Saïs. La tradition orale ne peut donc se
satisfaire de la seule tradition orale. La transmission de pair à pair nécessite des retours chroniques sur

588 Ibid., 115e-116e.


195
les archives, instances régulatrices de la parole transmise. Mais faire ainsi dépendre la rectitude de la
parole transmise de l’assistance des textes, même de leur assistance ponctuelle, n’est-ce pas dans le
même temps ôter à l’efficacité de l’apologie de l’oralité ? Ce que l’aiguptiakon contracte en
crédibilité, il le perd d’un autre côté en portée argumentative. Encore n’avons-nous fait pour l’heure
qu’apprécier les modalités de la transmission du récit égyptien de l’ancienne gloire d’Athènes. C’est
dire que nous ne nous sommes pas encore préoccupés de la teneur de ce récit. Nous nous sommes
renseignés sur la manière dont ce récit était livré et délivré aux lecteurs que nous sommes ; non pas
encore de son contenu. Or, si la seule auscultation de ces vecteurs de diffusion du palaios logos –
hypothéquée en dernière analyse par l’existence de textes de contrôle : les mystérieux « livres sacrés »
– esquissait ultimement une forme de réhabilitation de l’écriture, une telle réhabilitation ne fera que
s’accentuer au regard de la fonction que l’écriture sera appelée à occuper au regard de l’histoire
épisodique et censément catastrophiste de la civilisation grecque. Penchons-nous plus avant sur ce
fameux récit.

3. Mythe et épopée : la théorie des cycles

a) Des fondements historiques ?

D’abord sur sa nature. Est-il un mythe ? Est-il un témoignage ? Si l’on en croit Critias, il serait
une « histoire étrange […] et véritable » : « Écoute donc, Socrate, une histoire très étrange, et pourtant
véritable, que racontait jadis Solon, le plus sage des sept sages »589. Histoire qui, cela s’entend, ne
serait pas « étrange » si elle n’était tout aussi « véritable » : elle serait un conte. Il ne serait pas étrange
qu’un conte s’avère étrange. Il serait même attendu, conforme aux exigences du genre, qu’un conte
s’avère étrange. Ce que le récit de Solon n’est pas. De ce récit qu’il donne pour historique, le narrateur
craint qu’il le fasse passer pour fabuliste. Critias est manifestement conscient du caractère inouï,
déconcertant et de la prestation qu’il s’apprête à produire. Pointant lui-même ce caractère, il anticipe
les incrédulités de ses interlocuteurs ; ce qui revient à les désamorcer jusqu’à un certain point. Le
philosophe connaît ces affres et vient à son secours. Et Socrate d’insister sur l’authenticité du récit à
venir : « Mais qu'est-ce donc que cette chose que ton aïeul racontait, d'après Solon, non pas comme un
conte fait à plaisir, mais comme un événement véritable ? »590. Voilà qui reproduit quasiment terme à
terme la sollicitation faite à Critias l’ancien de rapporter ce même récit : « Raconte-moi dès le

589 Timée, 20e.


590 Ibid., 21a.
196
commencement, reprit [Amynandros], ce qu'en disait Solon, et comment et de qui il l'avait ouïe
comme une histoire véritable »591. « Insister » est un faible mot pour qualifier ce qui touche à
l’obsession : « Et quel discours, Critias, pourrions-nous lui préférer ? Celui-ci est approprié au
sacrifice offert en ce jour à la déesse et s'y accorderait tout à fait ; de plus, le fait que ce n'est pas une
fiction mythique, mais un discours vrai, présente sûrement une très grande importance ». Quelle
importance ? L. Brisson, dans son ouvrage sur Platon, les mots et les mythes, répond à cette question
que les mythes symbolisent – raconter un mythe, écrit Platon, « c’est dire quelque chose de faux,
même s’il y a aussi du vrai »592 – et surtout que les contes se destinent aux enfants593. Or, nous sommes
là entre adultes initiés. Et consentants.

Le caractère mythologique ou historique du récit de Timée ne ferait pas problème, ou ne


s’énoncerait pas dans les mêmes termes, n’était la présence insistante de tous les indicateurs du mythe.
N’était aussi le fait que Solon lui-même, puisant aux vérités les plus anciennes dont il ait
connaissance, dit l’histoire de la Grèce sous les atours du mythe : « Un jour, voulant engager les
prêtres à parler de l'antiquité, il se mit à leur raconter ce que nous savons de plus ancien, Phoronée dit
le Premier, Niobé, le déluge de Deucalion et de Pyrrha, leur histoire et leur postérité, supputant le
nombre des années et essayant ainsi de fixer l'époque des événements594. Un mythe désamorcé comme
tel, c’est-à-dire expliqué par le doyen du temple de Saïs – il en révèle le sens « laïque ». À bien y
regarder, tout dans le palaïos logos mis en scène par Critias semble faire signe en direction du mythe.
Le décor égyptien, d’abord, qui participe à installer une ambiance onirique propice aux échappées de
l’imagination ; l’énonciation, ensuite, qui ménage une « divulgation » préparée en amont par diverses
précautions et manœuvres rhétoriques ; la dédicace à la déesse, typique des œuvres poétiques ;

591Ibid., 21d.
592République, II, 377a. Et Socrate d'ajouter : « En matière de mythes, faute de savoir comment se sont
réellement passés les événements antiques, nous faisons en sorte que la fausseté ait le plus possible l’aspect de
la vérité » (ibid., 382d). Notons que le mythe apparaît à la fois comme vérité et comme mensonge. Il
participe des deux : il n'est ni l'un ni l'autre. Il est, entre la vérité et le mensonge, un « jeu » au sens
mécanique du terme : un entre-deux, un espace tiers, une non-coïncidence, une aire de « transition » au sein
de laquelle se déploie ce que D. Winnicott pouvait appeler l’« expérience culturelle ». Ainsi le « jeu » acquiert
son sens ludique en basculant dans le « comme si » : « faisons comme si » (cf. D.W. Winnicott, chap. VIII :
« Le lieu où nous vivons », dans Jeu et réalité (1971), trad. C. Monod, J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, coll.
« Folio essais », 2002, 275 p.). De là ces autres mots de Platon : « Nous verserons dans ce débat quelque chose
qui tient du jeu, car il faudra y mêler de larges portions d’une vaste légende...» (Politique, 268d). Plus
largement, c'est la philosophie elle-même qui peut et doit être considérée à la manière d'un jeu – fut-il
sérieux : un jeu auquel on se laisse facilement prendre et parfois emporter. Ainsi du Socrate de la République
se reprenant après s'être élevé de colère contre le sort fait par ses congénères à la philosophie.
593 « Tendue entre le mythe et la raison, le récit et l’argumentation, la persuasion et la certitude, la

philosophie platonicienne naît ainsi comme "mythologie", entrelaçant de manière indissociable les deux
voies par lesquelles le monde accède à la parole », écrit feu J.-F. Mattéi dans son essai de référence sur Platon
et le Miroir du mythe, Paris, Quadrige, Presses Universitaires de France, 2002. Voir aussi L. Brisson, Platon,
les mots et les mythes, Paris, La Découverte, Textes à l'appui/Histoire classique, 1982, p. 76-80.
594 Critias, 22a-b.

197
l’emboîtement du récit qui se voudrait transmis depuis les profondeurs du temps au terme d’une
succession d'akoai ; les noms illustres, à l’évidence, celui de Solon, artisan présumé des lois
démocratiques d’Athènes (de pair avec Clisthène et Périclès), et référence au nombre des Sept sages ;
les marges de temps : 9000 années ; les lieux : l’Égypte, un temple ; l’insistance mise sur la véracité
du récit annoncé qui peut éventuellement mettre la puce à l’oreille ; enfin, surtout, le pastiche
d’Hérodote concernant le voyage d’Hécatée en Égypte, se rendant au même temple de la déesse
Neith-Athéna :

L'historien Hécatée, se trouvant autrefois à Thèbes, parlait aux prêtres de Zeus de sa


généalogie, et faisait remonter sa famille à un dieu qu'il comptait pour le seizième de ses
ancêtres. Ces prêtres en agirent avec lui comme ils firent depuis à mon égard, quoique je ne leur
eusse rien dit de ma famille. Ils me conduisirent dans l'intérieur d'un grand bâtiment du temple,
où ils me montrèrent autant de colosses de bois qu'il y avait eu de grands prêtres ; car chaque
grand prêtre ne manque point, pendant sa vie, d'y placer sa statue. Ils les comptèrent devant moi,
et me prouvèrent, par la statue du dernier mort, et en les parcourant ainsi de suite, jusqu'à ce
qu'ils me les eussent toutes montrées, que chacun était le fils de son prédécesseur. Hécatée 595
parlait, dis-je, à ces prêtres de sa généalogie, et se faisait remonter à un dieu qu'il regardait
comme le seizième de ses ancêtres. Ils lui opposèrent la généalogie de leurs pontifes, dont ils lui
firent l'énumération, sans cependant admettre qu'un homme eût été engendré d'un dieu, comme
il l'avait avancé ; ils lui dirent que chaque colosse représentait un piromis engendré d'un piromis
; et, parcourant ainsi les trois cent quarante-cinq colosses, depuis le dernier jusqu'au premier, ils
lui prouvèrent que tous ces piromis étaient nés l'un de l'autre, et qu'ils ne devaient point leur
origine à un dieu ou à un héros. Piromis est un mot égyptien qui signifie bon et vertueux.596

Peut-on, cela étant, subodorer une authenticité quelconque, une historicité possible au récit de
Critias ? Accorder à Platon, ne serait-ce qu’un élément de vérité factuelle à ce récit – ce germe de
vérité fut-il enchevêtré dans l’affabulation ? La question s’est posée. Elle s’est posée pour le Timée

595 L'Hécatée en question se distinguait de son homonyme l’Abdéritain par le surnom de Milésien. Il est
également dit « le Logographe » en raison de ses ouvrages en prose qui tentaient de démystifier les fables de
la Grèce : « J’écris ces notes comme elles me paraissent vraies car les récits des Grecs sont, à mon avis, aussi
nombreux que ridicules ». Vaste entreprise à demi concluante. Ainsi attribue-t-il à Égyptos, d'avoir conçu,
non pas 50 comme le croyait Eschyle (Les Suppliantes), mais plutôt 20 enfants… Pour ce qui a trait à la
question chronologique, notre Hécatée fils d'Hégésandre, géographe-historien de son état, était
probablement contemporain du règne de Cyrus, comme en atteste sa participation aux délibérations
consécutives à la révolte ionienne contre Darius. Il aurait voyagé dans différents pays dont, en effet, celui
des pharaons. Si l’on en croit Porphyre de Tyr, Hérodote aurait puisé dans la Périégèse une somme non
négligeable de renseignements. Sur l'Égypte en particulier. Cf. M. Bales, Les Explorateurs Célèbres, Paris, Ed.
Christophe Colomb, 1980, p. 13.
596 Hérodote, Histoire, II, 158.

198
autant que pour le Critias. Surtout pour le Critias. Il en est ressorti, à peu de choses près, autant de
réponses que de commentateurs597. Certaines condamnent ; d’autres réhabilitent.

La zététique démystificatrice reverse couramment à l’appui de l’historicité de la tragédie de


l’Atlantide le raz-de-marée soulevé par l’éruption du volcan de Santorin au cours de l’époque
minoenne. Un événement souvent mis en regard avec les propos de Critias afférents au destin de la
cité d’Atlas, engloutie par les eaux :

C’est notre ville, dit-on, qui eut le commandement et soutint toute la guerre ; au-delà, ce
furent les rois de l’île Atlantide, île qui, nous l’avons dit, était autrefois plus grande que la Libye
et l’Asie, mais qui, aujourd’hui, engloutie par des tremblements de terre, n’a laissé qu’un limon
infranchissable, qui barre le passage à ceux qui cinglent d’ici vers la grande mer.598

Le point intéressant serait en l’occurrence qu’à supposer que le récit de Critias contienne
effectivement des indices de cet événement, il faudrait en conclure que Platon serait bel et bien entré
en connaissance d’un récit transmit par-delà les âges, et s’en serait inspiré pour composer ses passages
égyptiens. Mais ce serait oublier par trop loisiblement que toutes les civilisations du littoral, que toutes
les civilisations de la mer comme l’était celle des Grecs et celle des Anciens Égyptiens 599, ont cultivé
leurs mythes de la destruction par l’eau. L’eau qui donne vie (Okéanos chez les orphiques, Noun chez
les Égyptiens) est aussi l’eau qui engloutit. L’esprit de Dieu, dans l’Ancien Testament, plane au-

597 Crantor, disciple de Xénocrate et précoce exégète du Timée de Platon, aurait, selon Proclus, fait allusion
aux railleries que subissait le philosophe, suspecté de n'avoir fait que reprendre à son compte et paraphé de
son nom des écrits égyptiens : « Selon Crantor, les contemporains de Platon disaient de lui par raillerie qu'il
n'était pas l'inventeur de sa république, mais l'avait copiée sur les institutions des Egyptiens, et qu'il avait
attaché tant d'importance au propos des railleurs qu'il avait rapporté aux Egyptiens cette histoire sur les
Athéniens et les Atlantins, pour leur faire dire que les Athéniens avaient réellement vécu sous ce régime à
un certain moment du passé » (Proclus, Commentaire sur le Timée de Platon, éd. et trad. C. Luna, A.-Ph
Segonds., Paris, Les Belles Lettres, Collection des universités de France : Série grecque, 2004, 24 a-b).
Certains auteurs avancent que Platon aurait effectivement pu recourir à des sources historiques égyptiennes ;
moins pour s'en inspirer que pour faire foi de la véridicité de son récit. Cf. ici le commentaire que propose A.
Cameron du passage de Proclus dans son article « Crantor and Posidonius on Atlantis », publié dans The
Classical Quarterly, n.s. XXXIII n° 1, 1983, p. 81 sq. Pour ce qui a trait à la démarche d' « historien » que l'on
dit, à tort ou à raison, avoir été celle de Platon, cf. R. Weil, L'« archéologie » de Platon, Paris, Klincksieck,
Études et Commentaires, 1959, p. 18 sq.
598 Critias, 108b.

599 Cf. D. Fabre, Le destin maritime de l'Égypte ancienne , Londres, Periplus Publishing London Ltd,

Egyptologie et Histoire, 2004 ; M. Sordi, Le monde grec : de la période archaïque à Alexandre. Aix-en-
Provence, Edisud, coll. Encyclopédie de la Méditerranée, Série Histoire, 2005 ; J.-N. Corvisier, Les Grecs et
la mer, Paris, Belles Lettres, coll. « Realia », 2008 ; C. Pébarthe, Monnaie et marché à Athènes à l'époque
classique, Paris, Belin, 2008 ; C.M. Reed, Maritime traders in the ancient Greek world, Cambridge,
Cambridge University Press, 2003 ; J. Vélissaropoulos, Les Nauclères grecs. Recherches sur les institutions
maritimes en Grèce et dans l'Orient hellénisé, Genève, Droz.
199
dessus des eaux. C’est avec l’eau que tout commence et c’est par l’eau que s’achèvent les cycles de
création. Le comparatisme à assez démontré que certains schèmes mythologiques n’ont pas besoin de
se communiquer pour exister de manière similaire au sein de différentes civilisations600. En d’autres
termes, il n’était aucunement besoin, pour que Platon envisage l’Atlantide, qu’il en ait eu puisé
l’inspiration dans un quelconque mythe étranger ou dans un événement réel. La question de savoir si
le topos de la destruction par l’eau qui se retrouve dans le discours du prêtre de Saïs relève d’une
projection que fait Platon sur le fondement de mythes propres à la Grèce, ou bien trouvait
effectivement écho dans bien d’autres mythologies, dont celle de l’Égypte pharaonique, pourrait être
tranché dans le sens de la seconde option. La crainte de la submersion par le Noun contre laquelle les
hommes autant que les dieux luttent au moyen de la Maât pourrait en être qu’une expression locale.

Une autre indication, plus substantielle, qui pourrait éreinter la thèse de l’historicité des
événements relatés par l’entremise du jeune Critias concerne la période estimée de ces événements.
Platon fait remonter cette catastrophe à 9000 ans. Or, si la datation précise de l’éruption du volcan de
Santorin reste sujette à controverse, les expertises des styles de la céramique, le recours aux techniques
plus récentes de datation grâce au carbone 14 et la dendrochronologie situe celle-ci dans l’intervalle
entre 1628 et 1600 avant J.-C601. C’est dire que nous sommes assez loin des computs de Platon. Si bien
que les 9000 ans invoqués par l’auteur sembleraient davantage, à l’analyse, revendiquer une
signification à valeur symbolique qu’un indice historique plausible. Disons, pour préciser notre
pensée, qu’ils pourraient correspondre aux scansions régulières de la Grande Année cosmique

600 On ne fait pas d'anthropologie sans interprétation. Les représentations du monde structurent aussi les
sociétés, qui ressortissent à la pensée. C'est en analysant ces représentations à la faveur d'outils empruntés à
la linguistique moderne que C. Lévi-Strauss parvient à mettre au jour une « grammaire du mythe ». Les
mythes seraient semblables aux langues dans la mesure où ils sont tributaires d'une syntaxe et d'un
vocabulaire, d'une sémantique élémentaire composée de « mythèmes » qui sont autant d'« unités
structurales », de schémas stéréotypés se répondant les uns aux autres de manière différentielle. De même
qu'un mot ne se comprend que dans son contexte d'énonciation et ne se définit que par rapport aux autres
mots, un mythe est le produit de réalités géographiques et historiques situées, et ne peut s'interpréter qu'en
référence aux autres mythes, ces autres mythes étant eux-mêmes les éléments d'un système sémantique
global, d'une totalité indissoluble et dynamique – une mythologie – : « les mythes se pensent entre eux ».
On pourrait suggérer que l'anthropologue structuraliste ravive ainsi, toutes proportions gardées, la querelle
des universaux qui avait mis naguère aux prises les scolastiques et les nominalistes. Il s'agira pour le
chercheur d'identifier des invariants fondamentaux et de penser leur émergence à l'exclusion de tout effet de
contamination entre les différentes cultures. Nés en différents lieux à différentes époques, les mythes
présentent toujours, au-delà de leur caractère hétéroclite, une architectonique tissée de règles nécessaires et
d'articulations que permettent d'éclairer leurs variations. Inaugurales, en ce domaine, furent les
Mythologiques (Paris, Plon, 1964). Cf. à ce sujet l'article de R. Philippe, « Analyse des mythologiques de
Claude Lévi-Strauss », dans L’Homme et la société, n°4, 1967. De Lévi-Strauss, voir également son autre
œuvre majeure : L’Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958.
601 R. Treuil et alii, Les civilisations égéennes du néolithique et de l'Age du Bronze , Paris, Presses

Universitaires de France, Nouvelle Clio, 2008, p. 296.


200
(« téléos eniautos »)602. Plutôt qu’à l’Atlantide ou à l’Ancienne Athènes, c’est donc vers cette Année
parfaite qu’il nous semble opportun de tourner notre regard.

Que le récit du prêtre soit véridique et non mythique comme le soutiennent dans le corps de
dialogue ses différents passeurs ; qu’il s’agisse bel et bien d’histoire comme ont tenté de le prouver
tant de générations d'« atlantologues »603 ; qu’il travestisse un événement écologique réel, quoique
bien plus récent que ne le prétend le prêtre de Saïs ou que l’ensemble du récit doive être remisé sous
l’orbe de la fiction pure, il n’en demeure pas moins que dans les trois cas de figure, Platon assigne aux
Égyptiens de cultiver une conception cyclique du temps. Une conception qu’ils peuvent avoir eu
cultivée cultivés précisément parce qu’ils échappent à ces remises à plat. Qu’ils peuvent avoir eu
cultivée parce qu’ils sont spectateurs d’une « palingénésie cosmique » qui, miraculeusement, ne les
concerne pas. Eux savent, à rebours des Hellènes – qui, ignorant cela, « seront toujours enfants »604 –
que les déluges et les ekpyrosis qui marquent le passage entre les âges d’Hésiode, ces catastrophes
itératives que sont les équinoxes et les solstices d’une Grande Année, ne sont pas des événements
uniques, bien loin, et qu’à la fin du cycle naîtra un autre temps, une nouvelle Année, un autre cycle et
de nouveaux déluges, et de nouvelles ekpyrosis. Ainsi, bien sûr, qu’une « nouvelle ancienne » Athènes
hypostasiant la Belle Cité que Platon appelle de ses vœux.

C’est ainsi qu’apparaît notre nouvelle problématique. Tissée de la même question qui sert à
notre étude de colonne vertébrale. Une nouvelle déclinaison de la question de savoir ce que Platon

602 Timée, 23d-25a.


603 Le fonds bibliographique dédié à l'Atlantide est un abîme dont on ne ressort pas sans un certain vertige.
3000 ouvrages avaient déjà été collationnés dès la première moitié du XXe siècle (cf. S.-M. Léonard, « Aux
sources de l'Atlantide » dans Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°3, octobre 1953, p. 133-135). Il en
était 2000 de plus en 1989 (cf. A. Gonzales, « Mythe et néo-mythe. L'Atlantide au cinéma ou comment
montrer l'indicible », dans Dialogues d'histoire ancienne, vol. 15 n°2, 1989, p. 333-356). 5000 ouvrages qui
n'ont pas épuisé le problème. Tant s'en faudrait. Le mythe atlantéen vit désormais de sa vie propre ; sans
doute n'est-ce pas plus mal. On se reportera pour quelques références à J. Gossart, L'Atlantide : Dernières
découvertes, nouvelles hypothèses, Paris, Dervy, 2011 ; P. Vidal-Naquet, « Athènes et l'Atlantide. Structure
et signification d'un mythe platonicien. » dans Le chasseur noir, Paris, La découverte, 1983, p. 335-360 ;
idem, « L'Atlantide et les Nations », dans La Démocratie grecque vue d'ailleurs, Paris, Champs-Flammarion,
1990 ; J.-Fr. Mattéi, « Le mythe de l'Atlantide », dans Platon et le miroir du mythe. De l'âge d'or à
l'Atlantide, Paris, Presses Universitaires de France, Quadrige, 2002 ; J.-F. Pradeau, Le monde de la politique.
Sur le récit atlante de Platon, Timée et Critias, IPS Series 8, Sankt Augustin, Academia Verlag, 1997 ; E.
Voegelin, « Plato's Egyptian Myth », dans The Journal of Politics, Vol. 9, No. 3 (Août 1947), Londres,
Cambridge University Press, p. 307-324 ; A. Bessmertny, L'Atlantide. Exposé des hypothèses relatives à
l'énigme de l'Atlantide, Paris, 1949 ; G. Droz, Les Mythes platoniciens, Paris, Seuil, Collection Point, 1992 ;
H. Vignaud, « La question de l'Atlantide », dans Journal de la Société des Américanistes, t. X-2, 1913, p. 675-
679 et P. Georgiades, Platon a-t-il cru à l’Atlantide, Alexandrie, 1963. Pour un recensement des titres
antérieurs à 1926, se reporter à J. Gattefossé, C. Roux, Bibliographie de l'Atlantide et des questions connexes ,
Lyon, 1926.
604 Timée, 22b.

201
projette abusivement ou à bon droit pour ce qui concerne l’Égypte pharaonique. Il s’agit de nous
demander, après nous être instruit de ce qu’est la Grande Année, de sa fonction et de son contexte
d’éclosion dans les dialogues platoniciens, s’il existe en Égypte des textes témoignant de conceptions
semblables. La Grande Année Cosmique, les cycles de destruction et de génération, constituent-il un
schème typiquement Grec indûment attribué aux Égyptiens – à un prêtre égyptien – par l’auteur des
dialogues, ou bien existait-il déjà une « mythologie » équivalente ? Nous avons suggéré que les
mythes catastrophistes de « destruction par l’eau » étaient monnaies courantes, sans qu’il soit
nécessaire de postuler une contamination605. J. Campbell nomme ces « universaux » de la pensée
profane (!) et religieuse des « monomythes »606. C.G. Jung n’aurait pas fait de manières à les classer au
nombre des items de l’« inconscient collectif »607. Savoir si de tel termes sont ici pertinents revient à
nous demander si l’« éternel retour » dont parlait M. Eliade608, les cycles naturels, les saisonnalités
revisitées par l’esprit religieux sont aussi vus en Égypte alloués d’une dimension cosmique et
eschatologique.

b) Dans les dialogues de Platon

Voyons d’abord en quoi consiste la Grande Année. Voyons comment Platon en arrive à placer
ce thème sous le contrôle d’un officiant égyptien, de la même manière qu’il attribuait l’hypothèse des
idées à une prêtresse et prophétesse, Diotime de Mantinée. Le mythe dont nous parlons s’inscrit dans
les anneaux du temps. Le mythe, se situant hors du temps, explique ainsi le temps. Encore faut-il
savoir l’interpréter. Or, il est nécessaire pour cela de disposer de l’intégralité des pièces. Sans quoi le
motif général ne peut être reconstitué. Solon, lorsqu’il s’avise de consulter le ministre du culte au
temple de Neith-Athéna, ne connaît qu’une partie de l’affaire (nous en verrons la cause) : il sait
l’aurore de sa civilisation coïncider avec le cataclysme de Deucalion ; il sait aussi les imprudences
coupables de Phaéton, qui firent brûler la terre et assécher les sources estivales. Mais en ignore la
signification. Surtout, Solon ne sait pas que ces événements prennent sens à l’intérieur d’une
dramaturgie cosmique réglée comme une horloge, vouée à la répétition. Solon ne conçoit pas les «
cycles », dans la mesure où rien en Grèce – ni texte ni tradition – n’atteste de leur répétition. Il ne sait
pas qu’ayant déjà eu lieu, ils auront lieu encore. Le prêtre, lui, n’en ignore rien. Reprenons la lecture
du texte de Platon :

605 Lecture structuraliste en termes de « mythèmes » ou « unités structurales du mythe » inaugurée par Lévi-
Strauss. Cf. C. Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, chap. XI : « La structure des mythes » (1958), Paris,
Pocket, Evolution, 2003.
606
J. Campbell, Le Héros aux mille et un visages, Paris, Editions Oxus, 2010.
607 C.G. Jung, Métamorphoses de l’âme et ses symboles, Paris, Le Livre de Poche, Références, 1996.

608 M. Eliade, Le mythe de l’éternel retour. Archétypes et répétition , trad. J. Gouillard, J. Soucasse, Paris,

Gallimard, « Idées », 1969.


202
En Égypte, dit Critias, dans le Delta formé par le Nil qui, se divisant au sommet du
triangle, l'enveloppe de ses bras, on trouve le Nome Saïtique609 dont la plus grande ville, Sais610,
est la patrie du roi Amasis611. Les habitants ont pour protectrice de leur ville une déesse dont le

609 Nômos est également le terme qu'utilise Hérodote pour opérer la division du territoire égyptien : « Les
Égyptiens sont partagés en sept classes : les prêtres, les gens de guerre, les bouviers, les porchers, les
marchands, les interprètes, les pilotes ou gens de mer ; ils tirent leurs noms de leurs professions : ceux qui
suivent le métier des armes s'appellent calasiries et hermotybies. Voici les nomes ou provinces qu'ils
habitent, car toute l'Égypte est divisée en nomes. Les nomes des hermotybies sont : Busiris, Saïs, Chemmis,
Paprémis, l'île Prosopitis, et la moitié de Natho. Ces nomes fournissent au plus cent soixante mille
hermotybies ; ils sont tous consacrés à la profession des armes, et pas un n'exerce d'art mécanique. Les
calasiries occupent les nomes de Thèbes, de Bubastis, d'Aphthis, de Tanis, de Mendès, de Sébennys,
d'Athribis, de Pharbaethis, de Thmuis, d'Onuphis, d'Anysis, de Myecphoris, île située vis-à-vis de Bubastis.
Ces nomes fournissent, lorsqu'ils sont le plus peuplés, deux cent cinquante mille hommes. Il ne leur est pas
permis non plus d'exercer d'autre métier que celui de la guerre ; le fils y succède à son père » (Hérodote, op.
cit., 164-166). C'est à cette division calquée sur les circonscriptions des cités grecques qu'il a encore recours
lorsqu'il fait cas, au livre III de son Histoire, de la géographie politique de Perse (III, 90). Or il y a lieu de
rappeler que l’Hallicarnassien vécut de 484-482 à 420 avant notre ère. Il était donc le contemporain des «
dominations perses » qui virent se succéder des empereurs étrangers sur le trône de l'Égypte : Xerxès (-486 à
-465), Artaxerxès Ier (-465 à -424), Xerxès II (-424), Sogdianos (-424) et Darius II (-424 à -404), proclamés
pharaons de la XVIIe dynastie. Ceci explique sans doute cela. « Cela » nous apprendra aussi que « le nome
appelé Saïtique » (II, 165), fief des hermotybies (= guerriers), devait voir l'avènement de la royauté de
Psammétique (II, 152) qui en ferait sa capitale. De là la dénomination courante de l'Égypte ou de la période «
saïte ». Cette nouvelle ère inaugurée par des souverains d'origine libyenne, pharaons fondateurs de la XXVIe
dynastie, se caractérisera par un retour aux canons artistiques, littéraires et architecturaux qui avaient cours
sous le Moyen et sous l'Ancien Empire. L’imitation est parfois si fidèle que de nombreux textes dont
l'ancienneté se voulait estimer par des moyens stylométriques se voient régulièrement rétrodatés, bien plus
récents qu'ils ne le laissaient croire. On parlera, de -664 à -525, de véritable « Renaissance saïte »,
comparable en bien des aspects à ce que fut la Renaissance européenne au regard de l'Antiquité grecque.
C'est aussi à Saïs, au cours de la période éponyme, que sont élaborés les vastes corpus de textes religieux et
funéraires que sont les Livres des morts développés au Nouvel Empire, lesquels sont inspirés des Textes des
Sarcophages et ces derniers, des Textes des Pyramides. En Histoire, II, 172, Hérodote fait savoir que c'est de
ce nome – Saïs – encore qu'était originaire le plus philhellène des rois d'Égypte : Amasis (-568 / -525), le
fondateur de Naucratis, comptoir commercial grec. Saïs reste surtout le lieu des entretiens de Solon (d'après
Platon et d'après Hérodote) et d’Hécatée, mais aussi d'Hérodote lui-même. C'est en effet auprès de la
« maison de vie » adjacente au temple de Neith, assimilée à Athéna, que l'ethnologue ionien tente de percer
la connaissance des scribes. Voir : W.A. Heidel, Hecataeus and the Egyptian Priests in Herodotus, Book II,
Memoirs of the American Academy of Arts and Sciences, vol. XVIII, part. 2, Boston, 1935. P.A. Clayton,
Chronique des Pharaons, Paris, Casterman, 1995 ; A. Mekhitarian, La peinture égyptienne, Paris, Skira,
1954.
610 Il était attendu que cette ville en particulier, où Hérodote s'était lui-même rendu, revienne à bonne

fréquence sous la plume de l'historien (cf. Hérodote, op. cit., 11, 59, 62, 130-132, 163, 169, 170, 171, et III, 16
notamment). Platon n'en aura rien perdu, qui sait l'art d'exploiter ses sources. Voir note suivante.
611 « Platon qui sait l'art d'exploiter ses sources », écrivions-nous, mais également celui de les rectifier

lorsqu'elles sont corrompues. En Histoire, II, 29-30, Hérodote prétendait qu'« après avoir donné des lois aux
Athéniens, il [= Solon] s'était absenté pour dix années […] il alla en Egypte chez Amasis ». Si l'on admet que
l'archontat de Solon doive se situer aux alentours de 594/3 avant J.-C., l'anachronisme est on peut plus
flagrant : l'avènement d'Amasis est postérieur de deux décennies au voyage du législateur (entre -594/593 et
-584/583) Le pharaon ne prit ses fonctions qu'aux alentours de 570/569 avant notre ère. En aucun cas Solon
n’aurait pu s'inspirer de sa législation comme il est prétendu en Histoire, II, 177 : « On dit que l'Égypte ne fut
jamais plus heureuse ni plus florissante que sous le règne d'Amasis, soit par la fécondité que le fleuve lui
203
nom égyptien est Neïth, et qui, suivant eux, est la même que l'Athéna des Grecs612. Ils aiment
beaucoup les Athéniens, et ils se disent de la même origine. Arrivé à Sais, Solon, comme il nous
l'a raconté lui-même, fut fort bien reçu ; il interrogea les prêtres les plus instruits sur l'histoire
des temps anciens, et il reconnut qu'on pouvait presque dire qu'auprès de leur science, la sienne
et celle de tous ses compatriotes n'était rien. Un jour, voulant engager les prêtres à parler de
l'antiquité, il se mit à leur raconter ce que nous savons de plus ancien, Phoronée dit le
Premier613, Niobé614, le déluge de Deucalion et de Pyrrha615, leur histoire et leur postérité,

procura, soit par l'abondance des biens que la terre fournit à ses habitants, et qu'il y avait alors en ce pays
vingt mille villes, toutes bien peuplées. Ce fut aussi Amasis qui fit cette loi par laquelle il était ordonné à
chaque Égyptien de déclarer tous les ans au nomarque quels étaient les fonds dont il tirait sa subsistance.
Celui qui ne satisfaisait pas à la loi, ou qui ne pouvait prouver qu'il vivait par des moyens honnêtes, était
puni de mort. Solon, l'Athénien, emprunta cette loi de l'Égypte, et l'établit à Athènes, où elle est toujours en
vigueur, parce qu'elle est sage, et qu'on n'y peut rien trouver à reprendre ». Il se pourrait que Platon ait pris
conscience à temps de cet anachronisme. La formule du Timée : « dont justement est originaire le roi Amasis
» (21e) devrait alors être comprise comme une incise et le concessif « et si à cause des séditions et par suite
des autres maux qu'il trouva ici à son retour... » (21c) comme une manière de différer/prolonger le séjour
égyptien de Solon.
612 Nous lisons là encore chez Hérodote (auquel Platon semble avoir emprunté en masse) qu’il était à Saïs un

important sanctuaire dédié à Neith-Athéna. Lequel sanctuaire devenait chaque année le lieu de célébration
des grandes panégyries de l'Égypte pharaonique : « Les Égyptiens célèbrent tous les ans un grand nombre de
fêtes, et ne se contentent pas d'une seule. La principale, et celle qu'ils observent avec le plus de zèle, se
déroule dans la ville de Bubastis, en l'honneur d'Artémis ; la seconde, dans la ville de Busiris, en l'honneur
d'Isis. Il y a dans cette ville, qui est située au milieu du Delta, un très-grand temple consacré à cette déesse.
On la nomme en grec Déméter (Terre-Mère Cérès). La fête d'Athéna est la troisième ; elle se fait à Saïs. On
célèbre la quatrième à Héliopolis, en l'honneur du Soleil ; la cinquième, à Buto, en celui de Léto ; la sixième
enfin à Paprémis, en celui d’Arès » (Histoire, II, 59). Pour ce qui concerne les célébrations données en
l'honneur d'Athéna, celles-ci impressionnent particulièrement le prosateur qui leur ménage une attention
particulière : « Quand on s'est assemblé à Saïs pour y sacrifier pendant une certaine nuit, tout le monde
allume en plein air des lampes autour de sa maison : ce sont de petits vases pleins de sel et d'huile, avec une
mèche qui nage dessus, et qui brûle toute la nuit. Cette fête s'appelle la fête des lampes ardentes
(lukhnokaïa). Les Égyptiens qui ne peuvent s'y trouver, ayant observé la nuit du sacrifice, allument tous des
lampes ; ainsi ce n'est pas seulement à Saïs qu'on en allume, mais par toute l'Égypte. On apporte une raison
sainte des illuminations qui se font pendant cette nuit, et des honneurs qu'on lui rend » (Histoire, II, 62). Cf.
J. Vandier, H.-C. Puech et R. Dussaud, Les anciennes religions orientales, t. I : « La religion égyptienne »,
Paris, Presses Universitaires de France, 1949, p. 16, 19, 25, 164, ainsi que les notes n°4 et 5, de T. H. Martin,
op. cit., p. 248-251.
613 Fils d'Inachos et descendant direct d'Okéanos et de Téthys, Phoronée est effectivement considéré comme

le premier de sa race par des auteurs tels que Clément d'Alexandrie (cf. Stromates, 1102) et Pausanias (cf.
Description de la Grèce ou Périégèse, II, 15,5). Une primauté que lui conteste Deucalion ; mais l’idéal de
cohérence n'est pas toujours à l'ordre du jour dans les mythologies (ainsi l'Hercule d'Hésiode, avant que
l'humanité et les héros – enfant de dieux et de mortels – ne soient nés, aide Zeus à vaincre les titans). On
présente Phoronée comme l'artisan de la civilisation, l'importateur de la technique (et notamment du feu –
dont il dispute aussi l'offrande à Prométhée –, entretenu au sein du temple d'Apollon Lykios) et le fondateur
de la ville homonyme plus tard rebaptisée Argos (Pseudo-Apollodore, Bibliothèque, 2.1.1 ; Pausanias, op.
cit., 2.15.5). La tradition argienne ajoute à ses mérites celui de la piété qui lui valut une souveraineté
incontestée. Son fils Apis n'en est pas moins assassiné, le premier meurtre de l'histoire humaine se soldant
par le crépuscule de l'âge d'or et l'invention des tribunaux.
204
supputant le nombre des années et essayant ainsi de fixer l'époque des événements. Un des
prêtres les plus âgés lui dit : O Solon, Solon, vous autres Grecs vous serez toujours enfants ; il
n'y a pas de vieillards parmi vous. – Et pourquoi cela ? répondit Solon. – Vous êtes tous, dit le
prêtre, jeunes d'intelligence ; vous ne possédez aucune vieille tradition ni aucune science
vénérable par son antiquité.

En voici la raison. Le genre humain a subi et subira plusieurs destructions, les plus
grandes par le feu et l'eau, et les moindres par mille autres causes. Ce qu'on raconte chez vous
de Phaéton, fils du Soleil, qui, voulant conduire le char de son père et ne pouvant le maintenir
dans la route ordinaire, embrasa la terre et périt lui-même frappé de la foudre, a toute
l'apparence d'une fable ; ce qu'il y a de vrai, c'est que dans les mouvements des astres autour de
la terre, il peut, à de longs intervalles de temps, arriver des catastrophes où tout ce qui se trouve
sur la terre est détruit par le feu616. Alors les habitants des montagnes et des lieux secs et élevés
périssent plutôt que ceux qui habitent près des fleuves et sur les bords de la mer. Pour nous, le
Nil nous sauve de cette calamité comme de beaucoup d'autres, par le débordement de ses eaux.
Quand les dieux purifient la terre par un déluge, les bergers et les bouviers font à l'abri sur leurs

614 Première d'une longue série de mortelles séduites par Zeus, au plus grand dam de sa compagne légitime
(Pseudo-Apollodore, op. cit., III, 1).
615 Le Noë grec prit sa cousine pour femme (au royaume des aveugles…) : Pyrrha, la fille d'Epiméthée et de

Pandore. L’anacyclose ayant œuvré, l'humanité ayant enfin déchu au plus fort de l'âge de bronze, Zeus
prend la décision de faire éclater un nouveau déluge purificateur. Ce qu'il ne fera pas sans en avoir
auparavant prévenu le couple, qui survivra pour essaimer une nouvelle humanité. Deucalion et Pyrrha
seraient par conséquent les ancêtres communs de tous les hommes de l'âge de fer (Pseudo-Apollodore, op.
cit., I, 7,2). Précisions généalogiques et anthropogéniques sont disponibles dans l'ouvrage de P. Chuvin, La
Mythologie Grecque : du premier homme à l'apothéose d'Héraclès , Paris, Flammarion, 2002.
616 Ici le Grec Solon se fait le porte-parole des fables qui circulent en Grèce pour être mis au fait des cycles

astronomiques par un ministre du culte, porte-parole de la science et de la rationalité. Chose étonnante et


qu'il y a lieu de souligner, étant ceci que l'on eût bien plutôt attendu le contraire. Sur l'intérêt et les
modalités de ce basculement du muthos au logos, voir l'analyse de L. Brisson, dans Platon, les mots et les
mythes, Paris, La Découverte, Série histoire classique, 1982, p. 138 et de M. Détienne, dans L'invention de la
mythologie, Paris, Gallimard, 1981, p. 163-166. L’on se souvient que c'était également d'une prêtresse –
Diotime – que Socrate reçut la révélation des essences éternelles, conditions de possibilité d'une science
authentique : « J'ai bien pu, Socrate, t'initier jusque-là dans les mystères de l'amour : mais pour les derniers
degrés de ces mystères, et les révélations les plus secrètes auxquelles tout ce que je viens de te dire n'est
qu'une préparation, je ne sais trop si tu pourrais suivre même un bon guide. Toutefois je ne laisserai point de
continuer, et il ne manquera rien du moins à ma bonne volonté. Tâche de me suivre du mieux qu'il te sera
possible […] En effet, le vrai chemin de l'amour, qu'on l'ait trouvé soi-même ou qu'on y soit guidé par un
autre, c'est de commencer par les beautés d'ici-bas, et les yeux attachés sur la beauté suprême, de s'y élever
sans cesse en passant pour ainsi dire par tous les degrés de l'échelle, d'un seul beau corps à deux, de deux à
tous les autres, des beaux corps aux beaux sentiments, des beaux sentiments aux belles connaissances, jusqu'à
ce que, de connaissances en connaissances, on arrive à la connaissance par excellence, qui n'a d'autre objet
que le beau lui-même, et qu'on finisse par le connaître tel qu'il est en soi. Ô mon cher Socrate ! continua
l'étrangère de Mantinée, ce qui peut donner du prix à cette vie, c'est le spectacle de la beauté éternelle »
(Banquet, 210a-211d sq. Nous soulignons).
205
montagnes, tandis que les habitants de vos villes sont entraînés par les torrents dans la mer.
Chez nous, au contraire, jamais les eaux ne descendent d'en haut pour inonder nos campagnes :
elles nous jaillissent du sein de la terre. Voilà pourquoi nous avons conservé les monuments les
plus anciens. En tout pays, le genre humain subsiste toujours en nombre plus ou moins
considérable, à moins qu'un froid ou une chaleur extrême ne s'y oppose.

Tout ce que nous connaissons, chez vous ou ici ou ailleurs, d'événements glorieux,
importants ou remarquables sous d'autres rapports, tout cela existe chez nous, consigné par écrit
et conservé dans nos temples depuis un temps immémorial. Mais en Grèce à peine a-t-on
constaté vos actions et celles des autres peuples, soit par écrit, ou par tout autre moyen en usage
dans des états civilisés, que les eaux du ciel viennent périodiquement fondre sur vous comme un
fléau, ne laissant survivre que des, hommes sans lettres et sans instruction ; de sorte que vous
voilà de nouveau dans l'enfance, ignorant ce qui s'est passé dans l'antiquité chez vous aussi bien
que chez nous. Vraiment, Solon, les généalogies que tu viens d'énumérer diffèrent peu de fables
puériles. D'abord, vous ne parlez que d'un seul déluge, quoiqu'il y en ait en plusieurs auparavant
; puis, la plus belle et la plus vaillante race qui ait jamais existé dans votre pays, vous n'en faites
pas mention, bien que toi-même et tous tes compatriotes aujourd'hui vous tiriez votre origine
d'un des germes de cette race échappé au commun désastre. Vous ignorez tout cela, parce que
les survivants et leurs descendants demeurèrent longtemps sans avoir la connaissance des
lettres.617

Précisons sans attendre que ce découpage en paragraphes n’est pas acquis au texte d’origine,
mais bien de notre fait. Le précieux récit du prêtre de Saïs nous paraît en effet déployer une séquence
thématique mûrement préméditée. Le premier tronçon du texte dévoile l’inanité du savoir de Solon.
Solon se découvre ignorant de ses origines. Il ne sait pas. C’est un enfant. Le prêtre, doyen de son
temple, initiateur et hiérophante, lui fait savoir qu’il ne sait pas. Il le prépare à recevoir la vérité par le
truchement du mythe. Il serait séduisant de rapprocher cette première phase de l’entretien de ce qui se
donne comme étant l’élenkos – soit la réfutation – dans le cadre de la dialectique. Nous assistons à une
manière larvée de concentré d’initiation. Ce n’est qu’une fois vaincue et convaincue de sa nescience
que l’enfant Solon sera mis dans la disposition de rechercher la vérité. Derrière Solon, personnage
symbolique, métonymique, c’est en fait toute la Grèce qui est visée ; la Grèce entière et ses
ressortissants car, dit le prêtre « vous êtes tous, jeunes d'intelligence ; vous ne possédez aucune vieille
tradition ni aucune science vénérable par son antiquité »618. Le prêtre perce le quatrième mur et
s’adresse sans détour au lecteur de Platon.

617 Timée, 21e-23c.


618 Ibid., 22b.
206
La catharsis déstabilise en même temps qu’elle dépure le néophyte de la doxa qui l’encombre.
Le diagnostic est posé. Les Grecs sont ignorants, mais désormais, sont sages de le savoir. La cause
leur en peut être divulguée : « en voici la raison… »619. La cause en est que les Grecs sont exposés aux
cataclysmes réguliers de la Grande Année, lesquels anéantissent irrémissiblement tout ce qu’ils ont
construit. Nous avons là l’explication météorologique des mythes que rapportait Solon. Les Égyptiens,
moyennant le réseau hydrographique, sont préservés de ces catastrophes : « Pour nous, le Nil nous
sauve de cette calamité comme de beaucoup d'autres, par le débordement de ses eaux »620. Cette
substitution d’événements climatiques périodiques, donc mathématisables (intelligibles par l’esprit) et
prédictibles, à d’incertains « caprices des dieux » pathologiquement cyclothymiques, personnages
homériques hauts en couleur et volontiers risibles (« la pluie, arguait Strepsiade dans les Nuées
d’Aristophane, c’est Zeus qui pisse à travers un tamis »621) est tout à fait conforme à l’esprit de la
religion selon Platon. Approprié avec ce que devrait être une religion civile disposant à l’étude des
réalités par la propédeutique de l’astronomie et maintenant l’harmonie dans la cité en offrant des
modèles de perfection. Il est un fait, rappelle Critias en préambule à son récit, que « les dieux,
autrefois, se partagèrent entre eux la terre entière, contrée par contrée et sans dispute ; car il ne serait
pas raisonnable de croire que les dieux ignorent ce qui convient à chacun d’eux, ni que, sachant ce qui
convient mieux aux uns, les autres essayent de s’en emparer à la faveur de la discorde »622.

619 Ibid., 22c.


620
Ibid., 22d.
621 Allégation à recevoir comme elle se donne, c'est-à-dire au second degré. Les Athéniens étaient
accoutumés à voir tourner en ridicule les dieux d’Hésiode et de la mythologie d'Homère. Aristophane
participe à sa manière – burlesque – d'une tradition philosophique inaugurée dès le VI e siècle, portée par des
figures aussi emblématiques que Parménide, Empédocle, Héraclite et bien évidemment Platon. Que
l'Athènes classique fût familière de ce genre de farce ne met que davantage l'accent sur l'étrangeté qu'il
pouvait y avoir à faire de l'accusation de « ne pas reconnaître les dieux de la cité » le principal mobile du
procès intenté au philosophe Socrate. Le nerf de l’accusation pourrait ne pas être tant celui de ne pas
honorer les mêmes divinités que celles de la cité, que d’introduire d’autres divinités incompatibles avec le
culte collectif de celles de la cité. Le cas de Socrate serait en cela semblable à celui du sophiste Diagoras de
Mélos, chassés d’Athènes vers 415 av. J.-C. pour avoir persiflé les mystères d’Eleusis, ou bien encore
d’Anaxagore de Clazomènes, exécuté pour avoir soutenu, tout physicien qu’il est, que le soleil était une
masse incandescente. La Grèce du Ve siècle avant notre ère fut témoin d’une série de procès en hérésie
unique dans son histoire. On comprendra peut-être mieux ainsi, pour ce qui concerne le cas des agrapha
dogmata de Platon, que leur auteur ait préféré les réserver à ses disciples du premier cercle. Des personnes
de confiance ; du moins le croyait-il jusqu’à ce qu’il apprenne l’inconséquence du jeune Denys qui fut assez
mal avisé pour coucher par écrit ce qui devait rester dans le secret de l’oralité ( Lettre VII, 341b). Étant donné
que la plupart des « physiciens », auteurs de traités sur la nature ( péri physis), avaient été contraints de
s’exiler, on pouvait concevoir que la substitution de principes tels que l’Un et la Dyade indéfinie aux dieux
de la cité ne pouvait être chose anodine. Cf. : supra, chap. I ; ainsi que P. Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leurs
mythes ?, Paris, Seuil, Points Essais, 1983 et J. Voilquin, Les penseurs grecs avant Socrate, Paris, Garnier-
Flammarion, 1964.
622 Critias, 109b. Contra Ménexène, 237c-d. Cf. infra : chap. VI.

207
Exeunt Homère, Hésiode, les gigantomachies, les titanomachies et autres empoignades célestes ;
excommuniés, les dieux volages, voleurs, violeurs et leurs parèdres revanchardes. Les vaudevilles de
l’Olympe n’ont rien à faire avec la religion de Platon. La cataracte, ce n’est pas « Zeus qui pisse ». Les
astres expliquent mieux les dés-astres (de l’it. dis- et astro, « mauvaise étoile ») que les ouraniennes
anurésies.

Nous apprenons aussi le ressort tout aussi peu miraculeux de la pérennité de l’Égypte, soustraite
à ces calamités, qui lui permet de connaître la régularité des cycles climatiques et explique en dernière
instance qu’elle ensemence les sciences des civilisations chaque fois que la cataracte du ciel le cède à
un nouveau départ de pousse. Le Timée complète ici le Phèdre qui attribuait à Theuth d’avoir «
inventé le premier les nombres, le calcul, la géométrie et l'astronomie ; les jeux d'échecs, de dés, et
l'écriture »623 ; puis à ses liges, à ses « prophètes », de les avoir diffusés auprès des Grecs. Les
Égyptiens, si l’on ose dire, ne sont pas nés de la dernière pluie. N’y sont pas morts non plus. Leurs
monuments ont été préservés. C’est bien ce qui les distinguent des autres peuples. Ce qui leur confère
une longueur d’avance sur leurs apparentés Hellènes, un rôle de préservation de la mémoire et un
statut d’initiateurs. Mais le troisième moment de la révélation du prêtre nous apprend quelque chose de
plus. Une chose que ni les incriminations de Thamous dans le Phèdre, ni les humeurs de la Lettre VII,
ni les modalités de transmission de l’« histoire véritable » de Critias principalement axé sur le médium
de l’oralité ne laissaient envisager : la mémoire de l’Égypte est tributaire de l’écriture.

Voilà reconstitué le paradoxe que nous présentions dans notre introduction : celui du
pharmakon. L’écriture, aide-mémoire, attente à la mémoire. Et cependant l’on ne peut s’en dispenser.
Les écrits, hypomnèse, font pièce à l’anamnèse624. Et cependant ils sont, pour ce qui concerne les
registres égyptiens, la preuve tangible de l’avènement passé de la Kallipolis, le témoignage de
l’Ancienne Athènes, celle que la dialectique érigeait en modèle625 sans se douter encore que ce modèle
avait vécu et vivrait de nouveau. L’oralité répond d’elle-même et communique ce qui doit l’être – rien
davantage – à qui doit être instruit. Mais l’écriture a barre sur elle : elle vérifie, recadre ; elle rectifie
les dires. Elle est un diapason, un étalon de première nécessité sans quoi la tradition orale se dévoierait
jusqu’à mourir de son propre poison. L’oralité prévaut sur l’écriture, mais l’écriture « contrôle » à
terme l’oralité. Laquelle a l’ascendant sur l’autre ? Comment traduire cette dialectique ? Y aurait-il
plus de vérité dans les livres sacrés, murs à l’éternité, que dans les ondoyantes paroles privées

623 Phèdre, 274d.


624 « Et toi, père de l'écriture, par une bienveillance naturelle pour ton ouvrage, tu l'as vu tout autre qu'il
n'est : il ne produira que l'oubli dans l'esprit de ceux qui apprennent, en leur faisant négliger la mémoire »
(Phèdre, 275a).
625 « Supposons que les citoyens et la république que tu nous as montrés hier comme imaginaires soient réels,

que cette république soit la tienne et que tes citoyens soient nos ancêtres dont parle le prêtre égyptien »
(Timée, 26b-d).
208
d’enracinement ? Il semblerait ainsi que le récit de l’officiant de Saïs nous instruisît d’au moins deux
choses : d’une part, du mouvement périodique de respiration, de systole et de diastole des civilisations
– sauf égyptienne – qui meurent et renaissent de leurs cendres tel l’oiseau bénou ; de l’autre, du rôle
que sont appelés à jouer dans cette économie cyclique l’Égypte et ses registres. À l’analyse des échos
égyptiens possibles de la Grande Année platonicienne, il nous faudra alors adjoindre une revisitation
du sort fait par Platon à l’écriture à l’aune des nouveaux éléments apportés par le Timée et le début du
Critias. Nous conclurons en rapportant ce sort à la vision que les Égyptiens eux-mêmes avaient de
l’écriture. Ainsi la boucle sera-t-elle bouclée.

Retour sur l’éternel retour. Ce que Solon apprend du prêtre de Saïs, c’est en première instance
que les catastrophes qu’il tenait pour des événements imprévisibles et sporadiques (le déluge et
l’ekpyrosis) sont en réalité des phénomènes cycliques. L’Égypte le sait, qui en a vu passer plus d’un.
Ces événements se produisent, commentent les différents scoliastes de Platon (référence), au solstice
et à l’équinoxe de la Grande Année cosmique. La saisonnalité de l’année terrestre se voit ainsi
extrapolée dans le domaine de l’astronomie pour mettre en place une sorte de compte à rebours
cosmique.

Cette palingénésie n’affecte pas les Égyptiens. Répondre à la question « pourquoi ? » en


invoquant la fonction salvatrice du Nil ne ferait que repousser le problème – sans le résoudre en quoi
que ce soit. Pourquoi le Nil doit-il sauver l’Égypte ? Probablement, répondrons-nous, parce que la
Grande Année cosmique n’aurait jamais été connue s’il n’était demeuré d’archives pour attester de son
existence. Et de monuments – les temples – pour préserver les livres. Et de gardiens – les prêtres –
pour garantir leur transmission. Il se pourrait par conséquent que le motif de la pérennité de l’Égypte,
dont l’alibi serait le Nil, ait d’abord répondu à une nécessité de bon sens. À une réalité d’ordre
pratique. Platon, pour être philosophe, n’avance pas à l’aveugle le nez dans les étoiles. Il anticipe les
puits que Thalès manquait à voir. Une « histoire véritable » ne doit pas risquer de perdre sa crédibilité
pour cause d’incohérence. Cela étant, comment ces cataclysmes se traduisent-ils in concreto dans le
monde grec ? Quelle part prennent-ils à sa précocité ? Platon aligne son récit sur des réalités
topologiques. On ne peut donc comprendre ces effets sans rappeler que les reliefs de la Grèce ne sont
pas ceux de l’Égypte. Malheureusement pour la première.

Ce sont essentiellement, en Grèce, les plaines fluviales et littorales d’une part ; l’arrière-pays
des sommets escarpés de l’autre qui accueillent les populations. Les bouviers et les pâtres, habitants
les montagnes, ont trop à faire avec les impérieuses nécessités de l’existence pour se préoccuper de
développer un art des lettres : « Dans la disette des choses nécessaires, où ils restèrent, eux et leurs
enfants, pendant plusieurs générations, ils ne s’occupaient que de leurs besoins, ne s’entretenaient que

209
d’eux et ne s’inquiétaient pas de ce qui s’était passé avant eux et dans les temps anciens »626. Ils
ignorent les hauts-faits des héros du passé. Ils ignorent la graphia, qui ne leur servirait de rien. Ils
demeurent, toute leur vie, étrangers à l’appel des muses. Ce n’est qu’auprès des fleuves ou de la mer
que les cités enrichies grâce au commerce maritime dégagent aux citoyens suffisamment de temps de
loisirs (otius) pour que les lettres y trouvent un terrain de prédilection. Le développement de l’écriture
y rend alors possible « le fait de raconter des mythes (muthologia) et la recherche sur les choses du
passé (anazétesis ton palaiôn) »627. « Les récits légendaires et la recherche des antiquités, précise
encore Critias, apparaissent dans les cités en même temps que le loisir, lorsqu’ils [les citadins] voient
que certains hommes sont pourvus des choses nécessaires à la vie, mais pas auparavant »628. Platon
pose par là-même entre les habitants de l’arrière-pays en altitude et ceux qui s’établissent près des
rivages une dissymétrie qui s’avérera cruciale au regard des effets de la canicule et des inondations.

Si en effet les emballements de l’astre hélianthe, les incendies induits par un bouleversement de
la course du bolide céleste, accablent en première intention les habitants des lieux les plus élevés et les
plus secs, les habitants des plaines et des rivages passent à travers les mailles. La tradition orale se
perd à la périphérie ; mais les textes demeurent en leurs abris-côtiers. Lorsqu’en revanche se produit
un déluge tel que celui qui n’a laissé que comme ultime témoin le couple génésique formé par
Deucalion et son épouse Pyrrha, ce sont les citadins – ceux qui ont l’écriture – qui périssent engloutis
sous mille brassées d’eau morte. Livres, monuments, archives, savoir, rien n’y résiste, tout passe. Tout
est perdu ; et tout est à refaire. Ne reste plus pour témoigner de cet âge d’or que les murmures des
montagnes, que les légendes véhiculées par ceux des hauts plateaux. Fables, échos, bruits. Ne reste
plus de la splendeur d’Athènes que les histoires transmises par les aînés, des rumeurs sans contrôle qui
se dispersent, se dénaturent et finalement, plus que les noms illustres des ancêtres fondateurs :

Leurs noms ont été conservés, mais leurs œuvres ont péri par la destruction de leurs
successeurs et l’éloignement des temps. Car l’espèce qui chaque fois survivait, c’était, comme je
l’ai dit plus haut, celle des montagnards et des illettrés, qui ne connaissaient que les noms des
maîtres du pays et savaient peu de chose de leurs actions. Ces noms, ils les donnaient volontiers

Critias, 109c.
626

627
Ibid., 110a. La poésie est solidaire de l'écriture et l'écriture garante de l'immunité de la parole. Les
montagnards sont illettrés (cf. aussi Ibid., 109d). Analphabètes, ils ignorent tout de l'art des muses qui seul
peut assurer une transmission orale du palaïos logos préservé de la distorsion, ou qui ne se solde pas par une
trop conséquente perte d'information. Sans les archives des temples égyptiens, sans les livres sacrés dont
parle l'officiant de Saïs, le souvenir de l'ancienne Athènes et de l'Atlantide se fût éteint longtemps avant les
neuf mille ans qu'évoque Critias : « Avant tout, rappelons-nous qu’en somme il s’est écoulé neuf mille ans
depuis la guerre qui, d’après les révélations des prêtres égyptiens, éclata entre les peuples qui habitaient au-
dehors par-delà les colonnes d’Héraclès et tous ceux qui habitaient en deçà » (Critias, 108b). Voir ici L.
Brisson, Platon, les mots et les mythes, Paris, La Découverte, Série histoire classique, 1982, p. 50-59.
628 Ibid., 110b.

210
à leurs enfants ; mais des vertus et des lois de leurs devanciers ils ne connaissaient rien, à part
quelques vagues on-dit sur chacun d’eux. […] Et voilà comment les noms des anciens hommes
se sont conservés sans le souvenir de leurs hauts faits. Et la preuve de ce que j’avance, c’est que
les noms de Cécrops, d’Erechthée, d’Erichthonios, d’Erysichthon et la plupart de ceux des héros
antérieurs à Thésée dont on ait gardé la mémoire, sont précisément ceux dont se servaient, au
rapport de Solon, les prêtres égyptiens, lorsqu’ils lui racontèrent la guerre de ce temps-là. Et il
en est de même des noms des femmes.629

La destruction par l’eau élimine dans cette perspective à peu de choses près toute trace de
civilisation qui, après chaque itération, renaît sur son cadavre. À peine a-t-elle vécu (rose elle aura
vécu…) que la Grèce est en sursis, condamnée à court terme. Soumise au flux et au reflux sans fin
d’un cycle d’anéantissement et de recréation qui ne lui laisse aucun délai, aucun espace pour son
épanouissement. Éteinte et rallumée. Continuellement. Éternellement. En quoi les Grecs « rester[ont]
toujours des enfants »630.

L’Égypte est investie d’une autre éternité, d’une autre permanence. L’Égypte, à rebours de la
Grèce, a la mémoire des livres ; mémoire qui se conserve et se transmet par-delà les générations. À
quoi doit-elle ce privilège ? En quel honneur se dérobe-t-elle à la malédiction des Grecs ? Celui du Nil
(itérou : « le fleuve », en égyptien ancien), dont il est dit que la crue protège ses habitants et ses
archives des ravages incendiaires d’un soleil débridé. Semblables allusions aux crues et aux sources du
Nil, aux thèmes du « Nil sauveur » au cœur de la pensée égyptienne trouvaient déjà en Hérodote un
prestigieux relais. Et il n’est pas exclu que Platon lui en ait emprunté l’idée, tout comme il lui
emprunte cette circonlocution de « don du Nil » passée à la postérité631. Le prosateur ne manque pas
de consacrer un long passage de son Histoire au fleuve, à ses caprices et à ses régularités632. Après
avoir fait cas des opinions portant sur ses débords annuels633, il en excipe sa propre théorie634.

629 Critias, 109c-110b.


630 Timée, 22b.
631 « Tout homme judicieux qui n'en aura point entendu parler auparavant remarquera en le voyant que
l'Égypte, où les Grecs vont par mer, est une terre de nouvelle acquisition, et un présent du fleuve ; il portera
aussi le même jugeaient de tout le pays qui s'étend au-dessus de ce lac jusqu'à trois journées de navigation,
quoique les prêtres ne m'aient rien dit de semblable : c'est un autre présent du fleuve. La nature de l'Égypte
est telle, que, si vous y allez par eau, et que, étant encore à une journée des côtes, vous jetiez la sonde en
mer, vous en tirerez du limon à onze orgyies de profondeur : cela prouve manifestement que le fleuve a
porté de la terre jusqu'à cette distance » (Hérodote, op. cit., 5).
632 Hérodote, op. cit., 19-33.

633 « Cependant il s'est trouvé des gens chez les Grecs qui, pour se faire un nom par leur savoir, ont entrepris

d'expliquer le débordement de ce fleuve. Des trois opinions qui les ont partagés, il y en a deux que je ne juge
pas même dignes d'être rapportées ; aussi ne ferai-je que les indiquer » (Hérodote, op. cit., 20).
634 « Mais si, après avoir blâmé les opinions précédentes, il est nécessaire que je déclare moi-même ce que je

pense sur ces choses cachées, je dirai qu'il me paraît que le Nil grossit en été, parce qu'en hiver le soleil,
211
Explication peu ou prou compatible avec celle exposée par Platon via le récit du prêtre de Saïs pour
rendre compte de la longévité de l’Égypte. C’est également, pour Hérodote, les particularismes du
fleuve égyptien qui, joints à son climat, expliquent la coutume et le droit autant que le tempérament de
ses habitants : « Comme les Égyptiens sont nés sous un climat bien différent des autres climats, et que
le Nil est d'une nature bien différente du reste des fleuves, aussi leurs usages et leurs lois diffèrent-ils
pour la plupart de ceux des autres nations »635.

Nous ne saurions éviter, au regard des enjeux définis par notre objet d’étude, de poser la
question de savoir si cette attention toute particulière que nos deux auteurs accordent ainsi au Nil, les
Égyptiens anciens la nourrissaient aussi. De nous demander si Hérodote si Platon sont bien fidèles à la
mentalité qui pouvait être celle des anciens Égyptiens.

Il en est bien ainsi. Et plus encore. Les Anciens Égyptiens ne se sont jamais cachés de devoir
tout ou presque de leur puissance économique, de leur munificence et de leur production à leur réseau
hydrographique. Toutes les matières premières arrachées aux carrières du désert, tous les blocs
nécessaires à l’édification des monuments étaient charriées par le grand fleuve. Le Nil était encore une
voie de communication et de transport privilégiée ; ayant sur les voyages en caravane, toujours risqué,
les avantages combinés du confort, de la sécurité et de la rapidité. Il assurait ainsi un lien direct entre
les principales cités de l’Égypte pharaonique. Les grands sites religieux, temples et institutions en
émaillaient les rives, qui présidaient naturellement à la répartition démographique. Les métropoles se
distribuaient principalement sur l’axe allant d’Éléphantine Haute-Égypte à la Méditerranée. Le delta
était alors la porte d’entrée des navires commerçants de tout l’ékoumène. C’est assez dire le rôle
stratégique que le « don de l’Égypte » avait effectivement aux yeux des Égyptiens.

chassé de son ancienne route par la rigueur de la saison, parcourt alors la région du ciel qui répond à la partie
supérieure de la Libye. Voilà, en peu de mots, la raison de cette crue ; car il est probable que plus ce dieu
tend vers un pays et s'en approche, et plus il le dessèche et en tarit les fleuves » (Hérodote, op. cit., 24).
635 « … Chez eux, les femmes vont sur la place, et s'occupent du commerce, tandis que les hommes,

renfermés dans leurs maisons, travaillent à de la toile. Les autres nations font la toile en poussant la trame en
haut, les Égyptiens en la poussant en bas. En Égypte, les hommes portent les fardeaux sur la tête, et les
femmes sur les épaules. Les femmes urinent debout, les hommes accroupis ; quant aux autres besoins
naturels, ils se renferment dans leurs maisons ; mais ils mangent dans les rues. Ils apportent pour raison de
cette conduite que les choses indécentes, mais nécessaires, doivent se faire en secret, au lieu que celles qui ne
sont point indécentes doivent se faire en public. Chez les Égyptiens, les femmes ne peuvent être prêtresses
d'aucun dieu ni d'aucune déesse ; le sacerdoce est réservé aux hommes. Si les enfants mâles ne veulent point
nourrir leurs pères et leurs mères, on ne les y force pas ; mais si les filles le refusent, on les y contraint, etc. »
(Hérodote, op. cit., 35).
212
Carte des métropoles les principaux sites religieux de la Haute et de la Basse Égypte

Nom de la ville en égyptien


Nom de la ville en grec
Nom de la ville en arabe classique

213
Quant aux disceptations dont nous sommes entretenus par le « père de l’histoire », aux
hypothèses qu’émettait Hérodote au sujet de la crue estivale du Nil, on sait qu’elles ont aussi nourri de
nombreuses spéculations de la part des savants ionien ayant, eux également, pris part à l’aventure. Il
n’y aurait rien de surprenant à ce que d’aucuns de ses « physiciens » aient repris à leur compte les
gloses théologiques locales qui lui furent associées sous une forme « laïcisée », de la même manière
que l’astronomie grecque est tributaire pour une grande part de la religion astrale syrienne,
babylonienne et peut-être égyptienne636.

Le fleuve nourricier des terres arables du Double-Pays creusait une oasis à même le sable,
comme un îlot de verdure tranchant d’avec les sols arides environnants. Bénéficiaires de ses bienfaits
économiques et logistiques, les Égyptiens n’en auraient pas eu véritablement besoin pour être fascinés
par le flux régulier de sa crue et de sa décrue. Immanquablement, année après année et à la même
période, se répétait le même phénomène sans qu’aucune autre explication que la providence divine ne
puisse en rendre compte : plutôt que de s’assécher avec la canicule, le Nil s’épaississait jusqu’à quitter
son lit. « Le débordement du Nil, rapporte un Diodore confondu, a une particularité qui serait à peine
croyable sans le témoignage de tous ceux qui en sont témoins. C'est qu'au lieu que les autres fleuves
commencent à baisser à l'entrée de l'été et se trouvent toujours très bas dans le fort des chaleurs le Nil
au contraire commence à croître dans le solstice d'été, comme nous avons déjà dit, et augmente tous
les jours, jusqu'à ce qu'il couvre presque toute l'Égypte en l'équinoxe d'automne : après quoi diminuant
dans la même proportion qu'il avait crû, il se trouve le plus bas qu'il puisse être dans le solstice d'hiver
»637. Il y avait bien de quoi décontenancer un Grec. De quoi interpellé plus d’un esprit savant rompu
aux postulats de la physique la plus élémentaire. Une mystérieuse énigme qui demeura longtemps, de
pair avec celui de ses sources638, l’une des plus hermétiques de l’Égypte antique. D’autant que la

636 « La raison en est que le premier qui fit ces découvertes [= celles des planètes ou « astres errants »] était un
Barbare. Car c'est une ancienne contrée qui produisit les premiers qui s'adonnèrent à cette étude, favorisés
par la beauté de la saison d'été, telle qu'elle est en Égypte et en Syrie, et contemplant toujours, pour ainsi
dire, tous les astres à découvert, parce qu'ils habitaient toujours une région du monde bien loin des pluies et
des nuages. Leurs observations, vérifiées pendant une suite presque infinie d'années, ont été répandues en
tous lieux et en particulier dans la Grèce. C'est pourquoi nous pouvons les prendre avec confiance pour
autant de lois […] Les Grecs ont perfectionné tout ce qu'ils ont reçu des Barbares ; et quant au sujet que nous
traitons, nous devons nous persuader que, s'il a été difficile de découvrir tout cela avec certitude il y a tout
lieu d'espérer que les Grecs, vu leur éducation, le secours qu'ils peuvent tirer de l'oracle de Delphes, et leur
fidélité à observer les lois, rendront à tous ces dieux un culte réellement plus excellent et plus raisonnable
que le culte et les traditions venus des Barbares » (Épinomis, 987e-988a).
637 Diodore, Bibliothèque historique, trad. F. Hoefer, 1851, I, 22.

638
« De tous les Égyptiens, les Libyens et les Grecs avec qui je me suis entretenu, aucun ne se flattait de
connaître les sources du Nil, si ce n'est le hiérogrammate, ou interprète des hiéroglyphes de Minerve, à Saïs
en Égypte. Je crus néanmoins qu'il plaisantait, quand il m'assura qu'il en avait une connaissance certaine. Il
me dit qu'entre Syène, dans la Thébaïde, et Éléphantine, il y avait deux montagnes dont les sommets se
214
période en question coïncidait précisément avec un autre phénomène, en l’occurrence
astronomique, qui ne revêtait pas une valeur moindre pour les Égyptiens : soit le lever héliaque de
l’étoile de Sôthis (Sirius). La crue du Nil, du reste, favorisait l’agriculture par le précieux limon qu’il
déposait en regagnant son lit. Divinisé sous les traits de Hâpy et associé à Osiris (tel Perséphone, tout à
la fois souverain de l’outre-monde et dieu de la végétation), le Nil était conçu comme le premier
facteur de la luxuriance et de la prospérité de l’Égypte639.

Les vertus régénératrices du Nil et de ses sédiments fertiles furent par ailleurs ce qui valurent à
l’Égypte son ancien nom de baptême, « Kémet », signifiant « la terre noire ». Kémet se structurait
ainsi en référence au Nil et ce, au moins depuis le IV e millénaire avant notre ère, c’est-à-dire bien
avant la naissance de l’État centralisé. L’Égypte lui devait aussi bien son émergence que sa prospérité
et sa pérennité. Elle « tenait » par le Nil, sa colonne vertébrale, son attracteur et ciment politique. C’est
en effet le rassemblement et la sédentarisation des tribus du désert de part et d’autre du grand fleuve
qui fut à l’origine de la « nation égyptienne ». Ce n’est pas autre chose que la convergence des
Égyptiens jusqu’à cette heure nomades, s’installant sur ses rives, qui rassembla les conditions de
l’essor des premières cités. Dont les incontournables et fondatrices Hiéraconpolis (Nékhen) et Ombos
(Noubet, Nagada), ayant pour dieux poliades les fameux Horus (l’Ancien) et Seth (l’Ancien). Mais

terminaient en pointe ; que l'une de ces montagnes s'appelait Crophi, et l'autre Mophi. Les sources du Nil,
qui sont de profonds abîmes, sortaient, disait-il, du milieu de ces montagnes : la moitié de leurs eaux coulait
en Égypte, vers le nord; et l'autre moitié en Éthiopie, vers le sud. Pour montrer que ces sources étaient des
abîmes, il ajouta que Psammétique, ayant voulu en faire l'épreuve, y avait fait jeter un câble de plusieurs
milliers d'orgyies, mais que la sonde n'avait pas été jusqu'au fond. Si le récit de cet interprète est vrai, je
pense qu'en cet endroit les eaux, venant à se porter et à se briser avec violence contre les montagnes,
refluent avec rapidité, et excitent des tournants qui empêchent la sonde d'aller jusqu'au fond. Je n'ai trouvé
personne qui ait pu m'en apprendre davantage » (Hérodote, op. cit., 28-29).
639 Rien n’est besoin que de consulter les descriptions qu’en fait Diodore pour être persuadé de la réalité de

ses avantages : « Ce Fleuve, est sans contradiction possible celui de tous les fleuves de la terre dont le
voisinage est le plus avantageuse. Car commençant son débordement au solstice d'été il croît jusqu'à
l'équinoxe d'automne. Ses eaux se répandent d'abord sur toutes sortes de terres et de plans : mais comme leur
crue se fait avec beaucoup de douceur, les laboureurs les détournent, les reçoivent et les laissent séjourner
sur leurs champs autant qu'ils veulent, par le moyen de quelques élévations de terre qu'ils abattent ensuite
quand ils le jugent à propos. Ces avantages naturels abrègent tellement les travaux de la campagne que la
plupart des laboureurs ayant semé leur champ, quand il est suffisamment desséché, n'y font aucune autre
façon que d'y envoyer leurs troupeaux pour engraisser un peu la terre et au bout de quatre ou cinq mois ils y
viennent faire la moisson. D'autres se contentant de remuer la superficie de leur champ encore humide avec
une légère charrue, recueillent ensuite des monceaux de blés : de sorte que l'agriculture qui chez les autres
nations est un des plus grands travaux de la vie et dont les frais même ne sont pas toujours égalés par la
récolte, n'est chez les Égyptiens qu'un exercice ou une occupation sans fatigue et sans dépense. La vigne
ayant été arrosée de même par le Nil fournit du vin abondamment. Et lorsque sans ensemencer les terres, on
les abandonne aux troupeaux quand le Nil s'est retiré, les brebis portent deux fois et fournissent deux fois de
la laine dans une année à cause de l'excellence des pâturages » (Diodore, op. cit., I, 21).
215
c’est un autre mythe640. Celui du Nil sauveur641 et sang de l’Égypte n’était pas sans ancrage, aussi bien
dans l’histoire que dans l’imaginaire des Égyptiens de l’époque d’Hérodote et de Platon.

À ce rôle protecteur, propitiatoire, du Nil, Platon suspend la relative tranquillité de son cours. Il
serait peu dire, argumente-t-il, que les inondations n’y sont pas tant à redouter qu’elles pourraient
l’être en Grèce. L’eau en effet, leur vient du sol et non du ciel, écrit Platon : les pluies sont rares en
terre des pharaons. Et « l’eau du sol » serait à l’image de l’oasis qu’elle borde : sage, sans histoire. Il
semblerait ici que l’affirmation de Platon, mise au passif de l’officiant de Saïs, doive être nuancée. Les
précipitations sont en effet loin d’être diluviennes, et surtout loin d’être fréquentes en pays égyptien.
Mais les inondations que Platon rejette comme improbables se produisaient parfois. Elles avaient lieu
du fait de la proximité des édifices cultuels et des habitations qui en passementaient les rives. La
concentration de la population sur la bordure du Nil n’était pas sans désagrément, et pas sans réserver
quelques mauvaises surprises aux architectes imprévoyants642.

640 L'épisode légendaire (la « légende » mythifie le « fait historique ») de la réconciliation Nagada et
d’Hiérakonpolis ; autrement dit, de Seth l’Ancien et de son rival (et de son égal) Horus l’Ancien, aurait été le
fait de l'entregent de Thot. Sous l'égide diplomate de Thot serait ainsi rendu possible la première unification
des « deux Égypte ». Fusion territoriale symbolisée par la « double couronne » ou Pschent ( skhemty)
qu'arbore le souverain. L’institution pharaonique naissante puisa dans ce récit matière à renforcer son
pouvoir balbutiant en impulsant la réforme osirienne de la IV-Vème dynastie. Laquelle réforme allait
retravailler le mythe de sorte à transformer le dieu de Nagada, personnage neutre, en Seth le maléfique, le
fratricide, le conjurateur, l'usurpateur qui se doit d'être terrassé par un Horus identifié au roi, devenu Horus
l’enfant, fils vengeur d'Osiris (donc légitime au monopole de la violence, des lors que ne faisant que
riposter). Ainsi s’écrit le mythe. En ce réécrivant sur d'autres mythes, comme reprenant à palimpseste à
valeur politique sans cesse réentamé. Cf. B. Mathieu, « Seth polymorphe : le rival, le vaincu, l’auxiliaire »,
dans ENIM 4, 2011, p. 137-158.
641 Il est intéressant de noter que la tradition du « Nil sauveur » allait trouver plus tard un prolongement

onomastique dans l'Ancien Testament. Ceci rien moins qu'en la personne de Moïse (‫משה‬, MSH, Mosheh).
« Quand l’enfant eut grandi, apprenons-nous au début de l'Exode, [la mère du nourrisson] le ramena à la fille
de Pharaon qui le traita comme un fils et lui donna le nom de Moïse [‫משה‬, MSH, Mosheh ou Moshé], car,
disait-elle, des eaux je l’ai sauvé » [MSYTHW, Mechitihou] » (Ex. 2,10). Les travaux de l'égyptologue J.
Assmann viennent au renfort de l'étymologie traditionnelle, celle adoptée par la glose hébraïque (Moïse = «
sauvé des eaux »). La racine m-s-s signifie en effet « engendré par » et « le nom de Moïse, issu de Mosé ( mès =
enfant, mésy = mettre au monde, etc.), constitue également la déviation du nom très égyptien dont la
première partie est constituée d’un nom divin : Thotmès [= Thoutmosis = engendrée par Thot], Ramès [=
Ramsès = engendrée par Ra/Ré], etc. », explique T. Römer, dans « Moïse : un héros royal entre échec et
divinisation », dans P. Borgeaud, T. Römer et Y. Volokhine (éds), Interprétations de Moïse : Égypte, Judée,
Grèce et Rome, Leiden-Boston, Brill, 2010, p. 189. Cf. aussi J. Assmann, Moses the Egyptian. The Memory of
Egypt in Western Monotheism, Harvard University Press, 1977 et T. Römer, « La formation du Pentateuque
: Histoire de la recherche », dans T. Römer, J.-D. Macchi et C. Nihan (éds.), Introduction à l'Ancien
Testament, Labor et Fides, 2009, p. 141-142.
642 Une fois n’est pas coutume, et contrairement à une idée reçue, le cas particulier des temples de Nubie ne

relève pas de cette imprévoyance. Leur déplacement serait nécessité par l’édification du Grand Barrage
d’Assouan.
216
On pourra s’étonner – à notre avis légitimement – que Platon tienne pour acquise l’idée que le
Nil regagne calmement son lit à la décrue sans jamais déborder. « Légitimement » ; car Hérodote lui-
même fait cas de ces inondations. Lesquelles, apparemment, n’étaient pas si exceptionnelles qu’elles
prissent de court les Égyptiens : « Quand le Nil a inondé le pays, on n'aperçoit plus que les villes ;
elles paraissent au-dessus de l'eau, et ressemblent à peu près aux îles de la mer Égée. Toute l'Égypte en
effet n'est qu'une vaste mer, si vous en exceptez les villes. Tant que dure l'inondation, on ne navigue
plus sur les canaux du fleuve, mais par le milieu de la plaine. Ceux qui remontent de Naucratis à
Memphis prennent alors par les pyramides : ce n'est point là cependant la navigation ordinaire, mais
par la pointe du Delta et par la ville de Cercasore »643. Inondations qui avaient encore cours à l’époque
où Diodore rédige sa Bibliothèque Historique. Le phénomène était donc bien connu, et n’avait pas
même échappé à Hécatée de Milet. Diodore retrace ici l’origine du nom grec et du fleuve, qu’il
rattache à la figure égyptienne d’Hercule (car il est aussi sûr, et ce n’est pas Hérodote qui le contredira,
qu’Hercule est Égyptien644) :

Ce fut alors et au lever de la Canicule que le Nil, qui croît tous les ans dans cette saison,
rompit ses digues et se déborda d'une manière si furieuse qu'il submergea presque toute l'Égypte
et particulièrement cette partie dont Prométhée était gouverneur ; de sorte que peu d'hommes
échappèrent à ce déluge. L'impétuosité de ce fleuve lui fit donner alors le nom d'aigle.
Prométhée voulait se tuer de désespoir, lorsqu’Hercule se surpassant lui-même en cette occasion
entreprit par un effort plus qu'humain de réparer les brèches que le Nil avait faites à ses digues
et de le faire rentrer dans son lit. Voilà le fondement de la fable qui dit qu'Hercule tua l'aigle qui
rongeait le foie de Prométhée. Ce fleuve fut appelé dans le commencement Oceames, mot que
les Grecs ont traduit par celui d'Océan. On lui donna ensuite le nom d'aigle pour la raison que
nous venons de dire.645

Le Nil devrait jusqu’à son nom à l’impétuosité de ses origines. Le Nil nourrit l’Égypte autant
qu’il la menace (de là la crainte omniprésente d’une nouvelle submersion par le Noun ou Nouou dont

643 Hérodote, op. cit., 97. Nous soulignons.


644 « Entre autres preuves que je pourrais apporter que les Égyptiens n'ont point emprunté des Grecs le nom
d'Hercule, mais que ce sont les Grecs qui l'ont pris d'eux, et principalement ceux d'entre eux qui ont donné
ce nom au fils d'Amphitryon, je m'arrêterai à celles-ci : le père et la mère de cet Hercule, Amphitryon et
Alcmène, étaient originaires d'Égypte ; bien plus, les Égyptiens disent qu'ils ignorent jusqu'aux noms de
Neptune et des Dioscures, et ils n'ont jamais mis ces dieux au nombre de leurs divinités : or, s'ils eussent
emprunté des Grecs le nom de quelque dieu, ils auraient bien plutôt fait mention de ceux-ci. En effet,
puisqu'ils voyageaient déjà sur mer, et qu'il y avait aussi, comme je le pense, fondé sur de bonnes raisons, des
Grecs qui pratiquaient cet élément, ils auraient plutôt connu les noms de ces dieux que celui d'Hercule.
Hercule est un dieu très ancien chez les Égyptiens ; et, comme ils le disent eux-mêmes, il est du nombre de
ces douze dieux qui sont nés des huit dieux, dix-sept mille ans avant le règne d'Amasis » (Hérodote, op. cit.,
43).
645 Diodore, op. cit., I, 9.

217
un surgit le Créateur, métaphore de l’isfet, du retour au désordre). Mieux même : le Nil fut responsable
d’un « déluge ». Voilà qui prend l’exact contre-pied du récit de l’officiant de Saïs. Platon, concédons-
le, ne pouvait avoir lu pour Diodore d’évidentes raisons chronologiques. Il n’en demeure pas moins
que la tradition que rapporte Diodore concernant les débordements du Nil figure déjà chez Hérodote,
ainsi que nous l’avons vu. Rien n’y a fait. Platon, lecteur du précédent, n’en tient pas moins qu’en
grande majorité situées sur ces berges hydrophuges, les cités égyptiennes où fleurissent les écrits, les
arts et les « maisons de vie » ne sont jamais sinistrées. Il n’y aurait donc pas de raison – selon Platon –
que la transmission des connaissances y soit jamais interrompue. C’est tout du moins ce qu’extrapole
encore l’auteur, regardant peu aux autres facteurs potentiels d’interruption de la transmission, tels les
impondérables de la politique (crises de régime, périodes intermédiaires, dominations étrangères) ou
les bouleversements qui n’ont cessé de démentir cette mirifique et chimérique continuité de l’histoire
égyptienne646.

Les Grecs veulent-ils entendre leur passé ? C’est en Égypte qu’ils doivent se rendre : « La
vérité, ce sont les anciens qui la savent »647. Ironiquement, c’est au plus loin de leur patrie que sont
leurs origines et celles de toutes leurs sciences. Parce qu’en Égypte, berceau de l’écriture, s’écrit
littéralement l’histoire de l’humanité, de toute l’humanité, la Grèce qui veut apprendre à se connaître
(« gnothi seauton »), avoir souci d’elle-même (« epimeleia heautou ») ne peut faire l’économie de la
leçon des barbares. Solon, parti solliciter le conseil des prêtres de l’Égypte pharaonique s’en revient à
Athènes riche des institutions qui étaient en réalité déjà les lois d’Athènes. Et c’est avec ces lois qu’il
fertilise une nouvelle fois Athènes. Par un étrange renversement, l’exotisme égyptien rappelle la Grèce
à son identité. Les barbares civilisent les Grecs… avec les germes de leur propre civilisation. Platon
n’a rien, décidément, de l’auteur lisse et institutionnel que d’aucuns ont voulu déceler en lui.

c) Dans l’Égypte pharaonique

Mais ayons soin, pour notre part, de ne pas relâcher le fil d’Ariane. Une fois la théorie des
cycles explicitée dans le contexte du récit platonicien de l’officiant de Saïs, et rapportée de façon plus
générale au motif de la Grande Année cosmique, il nous revient encore de rechercher s’il n’est pas
également dans les textes égyptiens une conception semblable, un même schéma cosmologique qui
puisse autoriser Platon à faire tenir un tel discours à un prêtre égyptien. Y a-t-il, parmi les grands
schémas mythologiques l’Égypte pharaonique, quelque allusion à une périodicité des grandes
conflagrations ? Une palingénésie ?

646 Objet de notre chapitre VII.


647 Phèdre, 274d.
218
Sans doute il en est une. Et un texte en particulier, extrait du chapitre 175 du Livre des Morts,
nous en apporte la confirmation. Son interpolation au sein du recueil de formules de formules est
estimée dater de la XVIIIe dynastie (vers 1550-1300 avant J.-C.). Le passage en question met en scène
le défunt ayant triomphalement passé l’épreuve de la psychostasie, devenu « Osiris-N », c’est-à-dire
dieu (netjer), et s’apprêtant à faire l’expérience de l’éternité en sa nouvelle nature. Toutes ses
appréhensions ne sont pas dissipées pour autant. Aussi interpelle-t-il le Créateur, le priant de répondre
à son angoisse : quelle sera sa longévité dans le séjour des dieux ?

Livre des Morts, chapitre 175 648

Formule pour ne pas mourir à nouveau dans l’au-delà. […]

Dialogue entre le défunt et le créateur :

Prononcer les mots par l’Osiris N :

« Ô Atoum, que signifie que je doive rejoindre la colline silencieuse649, sans eau et sans
air, si profonde, si obscure et si désolée, où l’on doit vivre dans le repos du désir, sans même
éprouver de jouissance ?
– J’y ai mis la magie akhou à la place de l’eau, de l’air et de la jouissance, le repos du
désir à la place du pain et de la bière650, répond-il, Atoum.
– Verrai-je ton visage651 ?
– Je ne souffrirai pas que tu sois dans le besoin. Chaque dieu a délégué son trône dans le
domaine des millions 652. Ton trône est destiné à ton fils Horus653, répond Atoum.

648 Extrait du Papyrus d’Ani (ref. British Museum EA 10470), locus incontournable du Livre des Morts
égyptien. Version fr. et notes philologiques par B. Mathieu. Cf. également les traductions alternatives de
E.A.W. Budge, The Egyptian Book of the Dead, The Papyrus of Ani , pl. 29 ; S. Schott, « Totenbuchspruch
175 in einem Ritual zur Vernichtung von Feinden », dans MDAIK 14, 1956, p. 181-189 ; P. Barguet, Livre
des Morts des Anciens Égyptiens, Paris, Éditions du Cerf, 1967, p. 260-263. E. Otto, dans « Zwei Parallel zu
TB 175 », ChronEg XXXVII/74, 1962, p. 251-253, signale un hymne à Osiris retrouvé à Karnak, inscrit dans
le temple d’Opet (Ptolémée VIII, Évergète II), présentant des analogies troublantes avec ce document.
649 Désignation de l’au-delà.

650 On notera la fonction substitutive de la magie akhou et du repos du désir.

651
Comme le montre la suite, il s’agit là d’un profond désir du défunt que de voir le créateur ; la raison en est
que ce face à face constitue une preuve de son élévation effective au rang de dieu.
652 Il est fait allusion au monde des vivants, dans lequel chaque « dieu », c’est-à-dire chaque défunt délègue sa

fonction à son héritier.


219
– Il lui sera donc possible d’envoyer les grands654 ?
– Il gouverne sur ton trône ; il sera l’héritier du trône qui est dans l’Île de
l’Embrasement655.
– Ordonne donc que je voie son compagnon656, et mon visage va voir le visage du
Seigneur du Tout657 ! Mais qu’en est-il de ma durée de vie ?, demande-t-il.
– Tu es destiné à des millions de millions (d’années), à une durée de vie de millions
(d’années). Je lui ai fait envoyer les grands658.
Mais je vais détruire tout ce que j’ai fait. Ce pays va redevenir Noun et magma, comme
lors de son état premier. Car je suis Celui qui subsiste en compagnie d’Osiris après avoir pris la
forme d’autres vipères659 que les hommes ne connaîtront pas et que les dieux ne verront pas. »

Le Créateur Atoum annonce ici la fin d’un cycle. Il fait état d’une destruction (« Mais je vais
détruire tout ce que j’ai fait ») qui marquera un retour à l’état originel (« Ce pays va redevenir Noun et
magma, comme lors de son état premier »), suivi d’une renaissance, d’un nouveau cycle (« Car je suis
Celui qui subsiste en compagnie d’Osiris après avoir pris la forme d’autres vipères »). Cette
destruction n’est pas sans faire songer aux cataclysmes qui ravagent périodiquement le cosmos de
Platon. Revenons sur l’exégèse, modestement zététicienne, que propose l’officiant de Saïs des palaioï
logoï que lui relaie Solon. Le doyen du temple de Neith commence par résumer la teneur des légendes
qui circulent en Attique :

Le genre humain a subi et subira plusieurs destructions, les plus grandes par le feu et
l'eau, et les moindres par mille autres causes. Ce qu'on raconte chez vous de Phaéton, fils du
Soleil, qui, voulant conduire le char de son père et ne pouvant le maintenir dans la route
ordinaire, embrasa la terre et périt lui-même frappé de la foudre, a toute l'apparence d'une
fable.660

La même « histoire » est rapportée par l’Athénien des Lois :

653 Si tout défunt est un Osiris, tout héritier est alors un Horus, qui gouverne son domaine comme le fait un
roi.
654 Comme le fait tout pharaon.

655 L’Île de l’Embrasement peut désigner dans les Textes des Sarcophages le monde des vivants (TS 39, 75,

609, etc.) aussi bien que le lieu de naissance du créateur (TS 112). On pourrait suggérer qu’il s’agit du nom
donné à l’ici-bas, en « langage divin », par les défunts glorifiés.
656 C’est-à-dire Rê-Atoum, l’égal, au ciel, d’Horus sur terre.

657 Le créateur héliopolitain (nb tmw fait jeu de mots avec Tmw, « Atoum »).

658
P. Barguet a omis cette phrase ; il est vrai qu’elle a peut-être été mal située par le rédacteur, qui aurait dû
la placer à la fin de la précédente réplique d’Atoum.
659 Var.: « d’un autre reptile ».

660 Timée, 22b.

220
L'ATHÉNIEN : Eh bien ! croyez-vous que les anciennes traditions contiennent quelque part de
vérité ? CLINIAS : Que disent-elles ?
L'ATHÉNIEN : Que le genre humain a été plusieurs fois détruit par des inondations, des
maladies et beaucoup d'autres accidents, qui ne laissèrent subsister qu'un petit nombre
d'hommes.
CLINIAS : Il n'y a dans tout cela rien qui ne soit tout à fait vraisemblable.
L'ATHÉNIEN : Eh bien, maintenant représentons-nous une de ces nombreuses catastrophes, par
exemple, celle qui fut autrefois causée par le déluge.
CLINIAS : Quelle idée faut-il s'en faire ?
L'ATHÉNIEN : Que ceux qui échappèrent alors à la destruction furent sans doute des bergers,
habitants des montagnes, sur le sommet desquelles se conservèrent de faibles étincelles du genre
humain.
CLINIAS : C'est évident.
L'ATHÉNIEN : Ces gens-là étaient forcément ignorants de tous les arts et des intrigues où
l'avarice et l'ambition mettent aux prises les habitants des villes, et de tous les méfaits qu'ils
imaginent les uns contre les autres.
CLINIAS : C'est du moins vraisemblable.
L'ATHÉNIEN : Posons donc pour certain que les villes situées en rase campagne et sur les
bords de la mer furent en ce temps-là détruites de fond en comble.
CLINIAS : Posons-le.
L'ATHÉNIEN : Ne dirons-nous pas aussi que tous les instruments et toutes les découvertes
importantes touchant les arts, la politique ou toute autre science s'en allèrent à vau-l'eau en ce
temps-là ? Comment en effet, mon excellent ami, si ces connaissances s'étaient toujours
conservées dans l'état où elles sont à présent, comment aurait-on inventé quoi que ce soit de
nouveau ?
CLINIAS : Les gens de ce temps-là ne se doutaient pas que des milliers et des milliers d'années
s'étaient écoulées avant eux ; et, il n'y a pas plus de mille ou de deux mille ans que les
découvertes de Dédale, celles d'Orphée, celles de Palamède ont vu le jour, que Marsyas et
Olympos ont inventé la musique, Amphion la lyre, et d'autres, une foule infinie d'autres choses,
nées pour ainsi dire d'hier et d'avant-hier.661

Histoire qui, aurait donc, aux dires du prêtre de Saïs « toute l’apparence d’une fable ». Mais
sous les apparences réside une vérité latente. La révéler, la rétablir, c’est ce à quoi va s’appliquer
l’officiant égyptien :

661 Lois, III, 677a-c.


221
Ce qu'il y a de vrai, poursuit l’hôte de Solon, c'est que dans les mouvements des astres
autour de la terre, il peut, à de longs intervalles de temps, arriver des catastrophes où tout ce qui
se trouve sur la terre est détruit par le feu. Alors les habitants des montagnes et des lieux secs et
élevés périssent plutôt que ceux qui habitent près des fleuves et sur les bords de la mer. Pour
nous, le Nil nous sauve de cette calamité comme de beaucoup d'autres, par le débordement de
ses eaux. Quand les dieux purifient la terre par un déluge, les bergers et les bouviers font à l'abri
sur leurs montagnes, tandis que les habitants de vos villes sont entraînés par les torrents dans la
mer. Chez nous, au contraire, jamais les eaux ne descendent d'en haut pour inonder nos
campagnes : elles nous jaillissent du sein de la terre. Voilà pourquoi nous avons conservé les
monuments les plus anciens. En tout pays, le genre humain subsiste toujours en nombre plus ou
moins considérable, à moins qu'un froid ou une chaleur extrême ne s'y oppose.662

La fable, enfin, livre sa vérité. Voilà le mythe démystifié663, traduit dans le langage de
l’astronomie. Explication qui donc prend place dans le cadre général d’une théorie des cycles à plus
longue échéance : celle de l’« Année parfaite » (téléos eniautos). L’Année parfaite, pour en synthétiser
le fait, rend compte de l’intervalle de temps qui sépare deux périodes d’alignement parfait des « huit
planètes » (sic) reconnues par Platon664. Savoir combien d’années « terrestres » couvre cette Grande
Année est une gageure qui a mobilisé bien des commentateurs, et des plus érudits ; a fortiori, de bien
plus compétents que nous. Tacite, dans son De l'orateur, rapporte que Cicéron, en se fondant sur les
indications que le Stagirite aurait recueillies de Platon lui-même, estimait sa durée aux alentours de
treize millénaires : « S’il est vrai, comme Cicéron l’écrit dans son Hortensius, que la grande et
véritable année soit accomplie, lorsqu’une position donnée du ciel et des astres se reproduit
absolument la même, et si cette année en comprend douze mille neuf cent cinquante-quatre des nôtres,
il se trouve que votre Démosthène, si antique et si vieux selon vous, a commencé d’exister non

662 Timée, 22b-e.


663 Pour une analyse plus approfondie de ce mythe en particulier, cf. les commentaires de L. Brisson, dans
Platon, les mots et les mythes, Paris, Maspero, 1982, p. 138 et de M. Détienne, L'invention de la mythologie,
Paris, Gallimard, 1981, p. 163-166.
664Celles des sirènes – ou contre-muses – de la catabase d’Er (République, X, 617b) ; celles du Timée (38d) ou
de l’Épinomis (984b). Ces « dieux visibles », si mal nommés « planètes » (« astres errants »), que sont la Terre,
la Lune (en fait, un satellite), le Soleil (étoile), Vénus, Mercure, Mars, Jupiter, Saturne. Pas d’Antichton dans
le système platonicien, quoique Pythagore l’y ait voulu introduire pour compléter la tétraktis (la somme des
quatre premiers entiers). « C’est ainsi que n’ayant observé que 9 planètes dans le ciel, comme le nombre
parfait est le nombre 10, il [Pythagore] en avait conclu qu’il existe une dixième planète et lui avait donné un
nom : Antichton » (J. Bardy, H.Bergson, B. Ingrao, Bergson professeur au lycée Blaise Pascal de Clermont-
Ferrand (1883-1888), Essai sur la nature de l’enseignement philosophique initial , Paris, Éditions l’Harmattan,
1998, p. 134.
222
seulement la même année que nous, mais presque dans le même mois »665. Si l’on préfère s’en référer
directement aux sources plutôt que de prendre Cicéron au mot et Tacite pour argent comptant, il nous
faudra relire, au livre VIII de la République, ce locus mathematicus célèbre pour son hermétisme.
Nous songeons au passage consacré au chiffre nuptial. Après avoir tracé dans la pensée les formes
idéales de son gouvernement, Socrate doit encore expliquer que tout s’altère dans le sensible – même
son gouvernement aux formes idéales. Tout ce qui nait décline. Tout ce qui a cours dans la matière,
soumise au temps, s’étiole. Il n’en va pas différemment des régimes politiques incarnés dans l’histoire
: leur dégénérescence calquée sur celle des âges d’Hésiode prendra pour nom l’anacyclose,
complémentaire du point de vue de la structure concentrique de la République, de la poléogonie. Voici
comment Socrate, en s’inspirant de l’Iliade, rend compte de cette irrémédiable « involution » :

« Veux-tu, dit-il à Glaucon, qu’à l’exemple d’Homère, nous invoquions les Muses, que
nous les priions de nous dire la première origine du désordre ? Qu’à la façon des tragiques, nous
leur donnions la parole ? Qu’elles badinent et nous traitent comme des enfants avec lesquels on
joue ? Qu’elles tiennent plutôt un langage sérieux et élevé ? »
« Comment cela ? » demande Glaucon.
« Voici ce qu’elles pourraient dire. – Certes, il est difficile d’ébranler un État constitué de
la sorte ; mais tout ce qui naît doit mourir. Cette constitution ne peut donc durer éternellement ;
elle périra et comment périra-t-elle ? Pour tout ce qui naît sur la terre, plantes attachées au sol,
animaux se mouvant au-dessus, il y a fécondité et infécondité de l’âme et des corps, d’après des
révolutions de temps faisant concorder, pour les différents êtres, différentes périodes dont les
cycles sont plus ou moins rapidement parcourus, selon que la vie de ces êtres est de plus ou
moins courte durée. Quant à régler l’heur ou le malheur de vos naissances, si sages, si bien
instruits que soient les chefs de votre État, ils n’y parviendront ni par l’expérience ni par le
raisonnement ; cela est au-dessus d’eux ; ils feront donc naître des enfants quand il ne l’aurait
pas fallu… »666

Suit le passage proprement dit. Il est, déclare Socrate, un moment optimal pour la procréation :
« Pour les générations divines il y a une période qu'embrasse un nombre parfait ; pour celles des
hommes, au contraire, c'est le premier nombre dans lequel les produits des racines par les carrés –
comprenant trois distances et quatre limites – des éléments qui font le semblable et le dissemblable, le

665
Tacite, De l'orateur, 16, trad. J.-L. Burnouf, 1859. Sur la possible source aristotélicienne de Cicéron, cf. H.
Reiche, Aristotle's Great Year of 12,954 a. explained, Bulletin of the American Astronomical Society, Vol.
14, p. 896.
666 République, VIII, 546a-b.

223
croissant et le décroissant, établissent entre toutes choses des rapports rationnels »667. Il ne nous
revient pas de reprendre en détail le commentaire de ce passage ; seulement d’en retenir la principale
idée : celle de l’expiration des cycles, de la possibilité de les entraver ; surtout, celle d’une rationalité
cosmique impliquant non pas un, mais en dernier ressort de nombre. Il est un nombre parfait qui
définit le temps de gestation de l’univers et, à côté de ce nombre parfait, un autre nombre qui pourrait
correspondre à son image sensible, en tant qu’il définit une période liée aux destinées humaines. Le
nombre nuptial, autrement dit, serait aux hommes ce que le nombre parfait serait aux dieux. Et même
aux dieux visibles, qui ne sont rien d’autre que les astres. Rien d’autre que les planètes, pour être plus
précis668. Nous y voilà. Aussi ce nombre devrait-il correspondre, selon A. Diès à 60^4=12 960 000
jours qui font 36 000 ans (chacun ayant 360 jours)669. Nous sommes loin des computs de Cicéron et de
ses 12 000 ans.

Un autre indice sur la période de la Grande Année Cosmique nous est livré dans le Timée.
Platon fait référence au même nombre parfait qu’il évoque dans la République en l’associant
explicitement aux cycles de l’Année Parfaite : « Le nombre parfait du temps marque
l'accomplissement de l'année parfaite, chaque fois que les vitesses relatives associées à chacune des
huit révolutions connaissent leur couronnement, lorsqu'elles se retrouvent mesurées par le cercle du
Même »670. S’il est un fait que chaque planète a son temps de révolution propre, « il y a un temps
commun, la Grande Année, au bout de laquelle les corps célestes reviennent à leurs situations
initiales »671. Ce « temps commun », A.E. Taylor672 et A.-J. Festugière673 l’estime tantôt à 30 x 72 = 2

667 « … Le fond épitrite de ces éléments, accouplé au nombre cinq, et multiplié trois fois donne deux
harmonies : l'une exprimée par un carré dont le côté est multiple de cent, l'autre par un rectangle construit
d'une part sur cent carrés des diagonales rationnelles de cinq, diminués chacun d'une unité, ou des
diagonales irrationnelles, diminués de deux unités, et, d'autre part, sur cent cubes de trois. L’ensemble de ce
nombre géométrique, poursuit alors Socrate, est le « maître de la fortune et de l’infortune des naissances ;
lors donc que, dans leur ignorance, vos Gardiens uniront en temps inopportun les épouses aux époux, il
naîtra des enfants qui ne seront ni bien doués, ni d’un naturel heureux ; ils en choisiront bien les meilleurs
pour leur succéder, mais ceux-là même n’en seront pas vraiment dignes. Gardiens à leur tour, ils
commenceront par nous négliger ; ils n’estimeront plus à leur juste valeur, ni en premier lieu la musique, ni
à son tour la gymnastique ; dès lors votre jeunesse ne sera plus soumise à la discipline des Muses. Les
nouveaux chefs qui en sortiront, désormais tout à fait au-dessous du rôle des Gardiens, ne sauront plus
discerner exactement les races d’Hésiode, les vôtres aussi, ces races d’or, d’argent, d’airain et de fer. Dès que
le fer sera mêlé à l’argent, l’or à l’airain, voilà l’inégalité, la disproportion, le défaut d’harmonie qui, partout
où on les rencontre, engendrent la guerre et la haine. Telle est l’origine du désordre, quelque part qu’il
survienne » (ibid., 546b-d).
668 Lune, Soleil, Vénus, Mercure, Mars, Jupiter, Saturne, Terre. Cf. Timée, 41a. Voir également Épinomis et

le catéchisme de la religion astrale.


669 Pour le détail de la procédure ayant conduit le commentateur à postuler ce résultat, cf. A. Diès, Le

Nombre de Platon, Paris, Essai d'exégèse et d'Histoire, 1936.


670 Timée, 39d.

671 Ibid., 38d.

672 A.E. Taylor, A commentary on Plato's Timaeus, Oxford, Clarendon Press, 1928, p. 288-290.

224
160 ans, tantôt à 12 x 360 = 4 320 ans, tantôt à 2 160 x 12 = 25 920 ans, ou enfin un 4 320 x 6 = 25
920 ans. Les divergences ne sont pas moindres. Surtout, aucun des résultats ici produits ne semble
converger avec les 36 000 années qui marquaient dans la République le kaïros de l’engendrement
divin : le nombre parfait. Mais nous ne sommes pas encore au bout de nos surprises (ou de nos
674
peines). Ainsi apprendrons-nous, au dernier livre de la République , un nouvel élément à injecter
dans l’équation, une nouvelle information que réaffirme le Timée ; à savoir qu’il existe un troisième
nombre parfait. Celui des âmes675. Les âmes coupables, si l’on fait notre une eschatologie
platonicienne s’autorisant de la thèse pythagoricienne de la réincarnation, seront châtiées mille ans
dans l’au-delà avant de retomber dans la matière. Les âmes communes, pour elle, traversent leur
calvaire terrestre de cycle en cycle, s’étend chaque fois choisie un sort conforme à leurs dispositions.
Ce n’est qu’au terme de 10 000 ans qu’elles seront libérées. Les âmes des philosophes, purifiées par
l’ascèse et la prédication d’Orphée, écourtent leur séjour à 3 000 ans de peines676. Nouveau computs,
nouveaux problèmes.

La thématique de la Grande Année, au vrai, n’est pas nouvelle. Et il y a loin que Platon, bien
qu’il l’ait démocratisé, en ait été l’introducteur. On sait effectivement que les pythagoriciens et
Héraclite avaient déjà thématisée la renaissance et la restauration, la palingénésie et l’apocatastase, le
renouveau de la période cosmique parvenue à expiration. Censorinus, au IIIème siècle après J.-C.,
dresse une monographie des traditions antiques : « Il y a encore l'année nommée par Aristote suprême,
plutôt que grande, et que forment les révolutions du soleil, de la lune et des cinq étoiles errantes,
lorsque tous ces astres sont revenus au point d'où ils étaient partis. Cette année a un grand hiver,
appelé par les Grecs καταλυσμὸς, c'est-à-dire déluge ; puis, un grand été, nommé ἐκπύρωσις, ou
incendie du monde. Le monde, en effet, semble être tour à tour inondé ou embrasé à chacune de ces
époques. Cette année, d'après l'opinion d'Aristarque, se compose de 2 484 années solaires. Arétès de
Dyrrachium la fait de 5 552 années ; Héraclite et Linus, de 10 800 ; Dion, de 10 884 ; Orphée, de
120 000 (conformément à ce que rapporte Cicéron de sa période selon Platon) ; Cassandre, de 3
600 000 ans (chiffre égal à celui obtenu par A. Diès). D'autres enfin ont considéré cette année comme
infinie, et ne devant jamais recommencer »677. Ne celons pas notre perplexité quant à savoir comment
une circonscription de temps telle que l’année peut être dite d’une durée infinie…

673 A.-J. Festugière, La révélation d'Hermès Trismégiste, t. III : « Les doctrines de l'âme », Paris, Les Belles
Lettres, 1944-1954, p. 215, 244.
674
République, X, 611 a.
675 Ibid., X, 611 a ; Timée, 41 d.

676 Ibid., 614b.

677 Censorinus, De Die natali (Du jour natal), 18, 11, vers 238 après J.-C.

225
Nous ne faisons qu’évoquer d’anciens scoliastes, auxquels il faudrait ajouter, si l’on voulait être
complet, les innombrables computations soumises par les commentateurs contemporains. Est-ce
nécessaire ? Au vu de la disparité des solutions en lice, nous préférons nous contenter de signaler
quelques constantes. En faisant remarquer d’abord combien fréquente peut être l’association de ce
678
chiffrage avec les autres théories – distinctes en droit – de la parallaxis et ne l’anankuklèsis
679
développées par Platon , peut-être à la lumière des apports de l’astronomie chaldéenne revisitée par
les disciples de Pythagore. Sans rien exclure a priori de la possibilité que ces dernières puissent être
liées d’une manière ou d’une autre au kaïros du chiffre nuptial680 et au calcul de la précession des
équinoxes681. L’Année parfaite, ou Grande Année, ou Grande Révolution cosmique telle qu’elle
apparaissait aux yeux de Platon, conserve encore à l’heure actuelle une grande partie de son mystère.
S’il est une chose dont nul ne doute à son propos, c’est en revanche qu’au terme de l’Année parfaite
doit se produire une conflagration aboutissant à la réinitialisation du cosmos tout entier. Une
apocatastase, dite aussi « palingénésie » ; peut-être de l’ordre de celle décrite par l’Étranger d'Elée
dans le dialogue du Politique :

L’ÉTRANGER : En nous fondant sur ce qui vient d’être dit, essayons de nous rendre compte de
l’événement que nous avons dit être la cause de tous ces prodiges. Or c’est exactement ceci.
SOCRATE LE JEUNE : Quoi ?

678 Timée, 59a.


679 Respectivement, en Timée, 22d et Politique, 269b sq.
680 République, VIII, 546 b-c.
681 La précession des équinoxes (aussi appelée « cycles des équinoxes » ou « année de précession zodiacale »)

mesure le temps nécessaire à l’axe de rotation terrestre pour faire un tour complet autour de celui de
l’écliptique. Il serait question de 25 920 années terrestres, durant lesquelles l’un des deux pôles de la terre
décrit lentement un cercle sur la roue céleste tandis que l’autre pôle restera relativement fixe. Le
mouvement de rotation de la Terre autour d’elle-même et pose effectivement une trajectoire conique ; en
raison de quoi le point vernal se déplace peu à peu sur la bande du Zodiaque. L’on estime achevé le cycle des
équinoxes lorsque ce point vernal, après être passé par les maisons des 12 constellations, regagne sa
localisation première sur la bande zodiacale. L’année de précession subdivisée en 12 constellations pour les
12 mois de l’année donne un total de 25 920/12 = 2 160 années pour chaque « Grand Mois » (ou chaque
grande « ère astrologique »), période durant laquelle le point vernal fini de transiter d’une constellation à
l’autre. De ce que l’axe terrestre oscille au cours de sa rotation, s’ensuit que ce dernier n’a pas une position
constante est arrêtée de toute éternité au regard de la voûte céleste et aux catastérismes. Ce qui est dire que
les constellations que nous pouvons observer dans le ciel d’aujourd’hui occupent une position en décalage
par rapport à celle que pouvaient observer les Anciens Égyptiens. Les Égyptiens, mais également les
Chaldéens, de qui la précession était aussi connue. Bien que certains commentateurs aient invoqué la Grande
Année platonicienne comme une référence possible à cette période astronomique, le cycle des équinoxes
n’est pas une découverte de Platon. C’est là une autre de ces connaissances qui auraient pu lui parvenir
d’Orient, tant il est vrai que les pythagoriciens, entre autres, n’ont pas laissé de s’instruire de l’astronomie
« barbare ». Cf. F. Cumont, « Le mysticisme astral dans l’Antiquité », dans Bulletins de l’Académie royale de
Belgique, Bruxelles, 1909 et P. Boyancé, « La religion astrale de Platon à Cicéron, dans Revue des Études
Grecques, t. 65, fascicule 306-308, Paris, Juillet-décembre 1952, p. 312-350.
226
L’ÉTRANGER : Le mouvement de l’univers, qui tantôt le porte dans le sens où il tourne à
présent, et tantôt dans le sens contraire.
SOCRATE LE JEUNE : Comment cela ?
L’ÉTRANGER : On doit croire que ce changement est de toutes les révolutions célestes la plus
grande et la plus complète […] À mesure que le temps s’écoule et que l’oubli survient, l’ancien
désordre domine en lui [le monde] davantage et, à la fin, il se développe à tel point que, ne
mêlant plus que peu de bien à beaucoup de mal, il en arrive à se mettre en danger de périr lui-
même et tout ce qui est en lui. Dès lors le dieu qui l’a organisé, le voyant en détresse, et
craignant qu’assailli et dissous par le désordre, il ne sombre dans l’océan infini de la
dissemblance, reprend sa place au gouvernail, et relevant les parties chancelantes ou dissoutes
pendant la période antérieure où le monde était laissé à lui-même, il l’ordonne, et, en le
redressant, il le rend immortel et impérissable. Ici finit la légende.682

Rassemblons nos idées. L’Année parfaite selon Platon se subdivise en autant de saisons que
l’année calendaire. Chaque saison a pour référence un Âge d’Hésiode ; et chaque passage d’une saison
à l’autre est marqué par un cataclysme. Les jours avoisinant le solstice d’été correspondent aux
ekpyrosis, aux « embrasements » qui, au rapport du prêtre de Saïs, anéantissent les peuples des
montagnes. Ils sont l’explication astronomique du mythe de Phaéton (« le brillant ») 683. Les jours
avoisinant le solstice d’hiver correspondent aux « déluges » qui engloutissent les peuples de la plaine.
Les peuples et avec eux, les écritures, les sciences, les arts, le savoir des anciens que l’Égypte seule
préserve du fait de son immunité. Pour réensemencer autant que de besoin les autres civilisations
recommençantes. Ils sont l’explication astronomique des mythes de Deucalion et d'Ogygès. Il y a donc
bien des facteurs naturels explicatifs des palaioï logoï. Ici une rationalité astronomique qui rend raison
des cataclysmes, à l’exclusion de tout « miracle », hybris ou de toute fantaisie divine. D’aucuns
reconnaîtront derrière cette volonté platonicienne de rechercher les régularités et les lois intangibles
dissimulées par l’apparent désordre des événements la trace d’une démarche propre aux philosophes
ioniens, dégageant le logos enfoui dans le muthos.

682 Politique, 270a-273a. Voir en annexe le mythe en intégralité.


683On pourra consulter chez Œnopide une interprétation « rationaliste » alternative à celle de la périhélie,
point culminant de l’été cosmique de la Grande Année. Cf. Fr. 10, l.25 sq., Bd. I des Fragments et
témoignages d’Oinopides, 3 vol. trad. H. Diels et W. Kranz, Berlin, Weidmann, 1974, p. 394. Se reporter
notamment aux commentaires de J.-Y. Strasser, dans La fête des Daidala de Platées et la « Grande année »
d’Oinopidès, Paris, Hermès, p. 338-351.
227
Déluges et embrasements se succédant auraient encore conduit, explique le prêtre684, l’humanité
à l’Âge de fer ; or l’Âge de fer étant le dernier âge, son achèvement coïncidera avec l’expiration
l’Année cosmique. Les temps seront alors mûrs pour que s’amorce un nouveau cycle, une nouvelle
Année ; et c’est au cœur du premier Âge de cette nouvelle Année – Âge d’or, âge de Kronos – que
s’élèvera peut-être l’Athènes de la République. Nous voici désormais suffisamment au clair avec cette
thématique, promise à la postérité qu’on sait685, pour nous permettre de comparer la conception
platonicienne de la Grande Année avec celle que pouvaient éventuellement nourrir les Égyptiens :
celle révélée par le chapitre 175 du Livre des Morts précédemment cité.

« Je vais détruire tout ce que j’ai fait, prédit Atoum. Ce pays va redevenir Noun et magma,
comme lors de son état premier. Car je suis Celui qui subsiste en compagnie d’Osiris après avoir pris
la forme d’autres vipères686 que les hommes ne connaîtront pas et que les dieux ne verront pas ». Le
Créateur, nous l’avons vu, répond aux inquiétudes du « nouveau-mort » transfiguré (l’Osiris-N) en lui
faisant connaître son sort dans l’au-delà : « Tu es destiné à des millions de millions (d’années), à une
durée de vie de millions (d’années) ». Le nouveau dieu parmi les dieux est donc promis à une
longévité dont le flou numérique probablement délibéré suggère l’immensité. Promis à la durée, il ne
l’est pas à l’éternité. L’éternité n’est pas de l’autre monde. Rien n’est à perpétuelle demeure ; tout doit
avoir une fin, à l’exception du Créateur qui fait naître le temps. Le séjour des morts et des vivants sont
donc tous deux appelés à disparaître pour se régénérer, renaître de leurs cendres. Ils devront retourner
au Noun pour que du Noun, le Créateur surgisse une nouvelle fois tel le soleil s’y abîmant chaque soir
pour surgir à chaque aurore, ayant traversé Nout, le firmament (la Voie lactée ?), « la » ciel ; tel Rê
ayant été réenfanté au jour chaque jour qu’engendre Rê. Ce que donc redoutent les Égyptiens et contre
quoi les Égyptiens ont érigé la Maât ; à savoir le reflux du non-être indifférencié qui menace

684 Déluges et embrasements se succédant marquent les transitions entre les âges d'Hésiode. Cf. P. Boyancé,
La religion astrale de Platon à Cicéron, dans Revue des Études Grecques, tome 65, fascicule 306-308, Juillet-
décembre 1952, p. 312-350.
685 Cette conception cyclique, répétitive de la machine ou de l'horloge cosmique sera en grande partie reprise

par l'école stoïcienne. On ne s'étonnera pas dès lors de ce que des versions romanisées du mythe continuent
de circuler à l'époque de l'empereur Auguste. Et ce n'est rien dire des cercles ésotéristes les plus actifs de la
Renaissance qui remettront cette thématique au goût du jour sous le contrôle du Trismégiste, galvanisés par
les apports de l'astronomie arabe et la redécouverte des textes de l'Antiquité. Cette vision cyclique du monde
est également celle du stoïcisme. Il n'est donc pas étonnant de voir apparaître dans les versions romaines du
mythe à l'époque d'Auguste, d'une part l'idée d'un retour de l'âge d'or, lié à cette vision cyclique de
l'histoire, d'autre part des traits platoniciens, comme par exemple l'opposition entre loi écrite et loi non
écrite. Cf. P. Boyancé, art. cit. Voir aussi P. Tannery, La grande année d'Aristarque de Samos, Mémoires de
la Société des sciences physiques et naturelles de Bordeaux, 4e série, Paris, 1888, 79-96 ; idem, Psellus sur la
grande année, Mémoires Scientifiques, vol. IV : Sciences exactes chez les byzantins, Toulouse, éd. J. Heiberg,
Privat, 1920, p. 261-269 ; A.-J. Festugière, La révélation d'Hermès Trismégiste, t. III, Paris, Les Belles lettres,
Études anciennes Série grecque, p. 215, 244 et idem, « Trois rencontres entre la Grèce et l'Inde », dans Revue
de l’Histoire des religions (RHR), 1942-1945, p. 51-71.
686 Var. : « d’un autre reptile ».

228
d’engloutir à chaque instant la frêle Égypte, cette fin des temps qui vaut à la Maât d’être un impératif,
un ordre dynamique se produira quoi qu’il arrive. Et il est nécessaire qu’elle se produise, annonce le
Créateur. Lorsque les temps seront venus.

Quand viendront-ils ? Atoum interpellé par le nouvel Osiris-N se montre ici trop évasif pour
nous permettre de retirer de sa parole quelque indice exploitable. On pourrait cependant extraire des
éléments de réponse du récit qu’Hérodote fait de ses entretiens avec les « prêtres égyptiens ».
Précisément, des allusions que fait l’auteur à ces « computations savantes » auxquelles se livreraient
les prêtres, s’employant à la détermination des périodicités astronomiques : ainsi de la « période
sothiaque ».

Précisément, était appelée « période sothiaque » les 1461 années séparant deux levers héliaques
de l’astre de Sothis (Sirius)687. Un point d’astronomie nous semble s’imposer si nous voulons
comprendre de quoi il retourne. Nous savons aujourd’hui que la terre met quelque 365 jours 6 heures
et 9 minutes pour achever une révolution (ou « translation », à distinguer de la « rotation ») complète
autour de l’astre hélianthe. Les tout premiers calendriers solaires des Égyptiens ne dénombraient
pourtant que 360 jours, se répartissant en trois saisons de quatre mois. Chaque mois comptait 30 jours.
Nous avons vu comment le mythe étiologique de Thot voleur de temps rapporté par Plutarque rendait
raison de l’interpolation des cinq jours supplémentaires supposés restaurer l’équivalence de l’année
civile et de l’année tropique. C’était assurément réduire l’écart, mais non pas l’annuler. Restait un
décalage mineur qui ne pouvait que s’accumuler, que s’aggraver une année après l’autre. Une faible
variation dans les conditions initiales qui aboutit à grande échelle à une dérive majeure de l’année
civile au regard de l’année solaire (théorie du chaos). Année solaire dont le commencement coïncidait
précisément avec deux phénomènes sans doute apparentés : le retour de la crue du Nil et le lever
héliaque de l’étoile Sothis, l’étoile la plus brillante de la constellation du Chien. Thésaurisé sur le long
terme, le retard d’un quart de jour finissait par se résilier de lui-même. Il n’avait plus lieu d’être, une
fois la dérive calendaire équivalente à une année complète. On assistait alors à une concomitance

687Période sothiaque et Grande Année platonicienne se sont vues liées très tôt. Censorinus, aux dires de
Flavius Aetius, aurait fait allusion à une « année caniculaire » ou « héliaque » d'environ 1460 ans, liée au
décalage du calendrier égyptien dont chaque année dénombre 365 jours entiers. Information reprise par les
astronomes grecs (Censorinus, op. cit.). On sait enfin par l'auteur byzantin Michel Psellos que l'association
tenait encore au XIe siècle, malgré la rupture imposée par la lecture chrétienne de l'origine et de la fin des
temps (le monde est créé une fois pour toutes avec le temps ; l'apocalypse y met un terme définitif). L'auteur
suppute ainsi que « la période cosmique embrasse 1 753 200 ans après lesquels tous les astres errants se
rencontrent au 30e degré du Cancer ou au 1er du Lion : alors arrive le déluge universel » (M. Psellos,
Omnifaria doctrina, chap. 125). À quoi P. Tannery objecterait que cette conjonction n'aurait pas pour effet la
venue d'un déluge mais bien d'un embrasement ; surtout, que cette durée de 1 753 200 pourrait avoir été le
résultat erroné d'une multiplication par 12 de la période sothiaque : 1461x12=175(4)2. Cf. P. Tannery,
Psellus sur la grande année, Mémoires Scientifiques, vol. IV : Sciences exactes chez les byzantins, Toulouse,
éd. J. Heiberg, Privat, 1920, p. 265.
229
parfaite entre le commencement des deux années : l’année solaire – l’année astronomique réelle –, et
l’année calendaire civile, conventionnelle. Une convergence qui ne se réalisait qu’une fois tous les
1461 ans. Si en effet, le décalage était d’un quart de jour tous les quatre ans, 365 jours de décalage
nécessitaient 365 x 4 soit 1460 années juliennes et 1461 années égyptiennes. Ces 1461 ans définissent
la longévité de la période ou du cycle sothiaque. On note à cet égard que si Censorinus et Maternus688
affirment explicitement ce cycle correspondre à ce que Platon appelle la grande année, Tacite n’est pas
en reste, par qui nous apprenons que le phénix ; à savoir l’oiseau qui meurt en s’embrasant et renaît de
ses cendres, métaphore putative de la palingénésie, vit très exactement 1461 ans689.

Il y a tout lieu de penser que c’est effectivement de cette période sothiaque que les prêtres de
l’Égypte ancienne entretiennent Hérodote :

Jusqu'à cet endroit de mon histoire, les Egyptiens et leurs prêtres me firent voir que,
depuis leur premier roi, jusqu'au prêtre de Vulcain qui régna le dernier, il y avait eu trois cent
quarante et une générations, et, pendant cette longue suite de générations, autant de grands
prêtres et autant de rois. Or, trois cents générations font dix mille ans, car trois générations
valent cent ans ; et les quarante et une générations qui restent au-delà des trois cents font mille
trois cent quarante ans. Ils ajoutèrent que, durant ces onze mille trois cent quarante ans, aucun
dieu ne s'était manifesté sous une forme humaine, et qu'on n'avait rien vu de pareil ni dans les
temps antérieurs à cette époque, ni parmi les autres rois qui ont régné en Égypte dans les temps
postérieurs ; ils m'assurèrent aussi que, dans cette longue suite d'années, le soleil s'était levé
quatre fois hors de son lieu ordinaire, et entre autres deux fois où il se couche maintenant, et
qu'il s'était couché aussi deux fois à l'endroit où nous voyons qu'il se lève aujourd'hui ; que cela
n'avait apporté aucun changement en Égypte ; que les productions de la terre et les inondations
du Nil avaient été les mêmes, et qu'il n'y avait eu ni plus de maladies, ni une mortalité plus
considérable.690

… et donc par Hérodote que Platon aurait pu en avoir été instruit, si tant est que son Année
Parfaite recoupe l’Année Parfaite des anciens Égyptiens. Le seul fait qu’Hérodote prenne soin de
préciser qu’au cours de leurs onze mille trois cent quarante ans d’histoire au cours desquels « le soleil
s'était levé quatre fois hors de son lieu ordinaire », l’Égypte n’avait connu « aucun changement » est
un indice à reverser en faveur de cette thèse. Chez tous les autres peuples, la Grande Année cosmique
annonce des cataclysmes ; rien de tel en Égypte. Mais la prudence est ici plus que jamais de mise, tant
la frontière entre la conjecture et l’élucubration peut être fine et facile à franchir.

688 Julius Firmicus Maternus, Matheseos (Mathesis), VIII.


689 Tacite, Annales, VI, 28.
690 Hérodote, Histoire, II, 142.

230
Le cycle de Sothis ne semble pas avoir été aux yeux des Égyptiens un motif d’inquiétude.
Beaucoup plus inquiétante pouvait être en revanche – à juste titre – la décision du Créateur de
refaçonner le monde après l’avoir détruit. Cette décision n’appartenait qu’à lui, et n’était donc pas
prédictible dans l’absolu. Sauf à l’interpréter comme l’officiant de Saïs interprétait les fables de Solon
: comme la transposition mythologique de régularités. Ici de régularité par trop distantes et espacées
pour apparaître telles. Force nous serait alors de constater qu’au nombre des croyances de l’Égypte
ancienne figurait également une Grande Année. Que cette Grande Année puisse être liée comme chez
Platon à des périodes astronomiques seraient rien moins que vraisemblable. Il nous revient en
conséquence d’authentifier, malgré l’absence de risque lié à l’année sothiaque, le caractère historique
d’une projection cataclysmique des Anciens Égyptiens offrant un pendant négatif à la cosmogonie : la
mise en œuvre d’une « cosmotélie »691. Moins un discours sur la naissance que sur le crépuscule de
l’univers – aussi un « crépuscule des dieux » – ; mais sur un crépuscule dont surgira une aube
nouvelle, un nouveau monde, une nouvelle création. La fin rejoint le commencement ; elle est passage
vers un recommencement. Platon, l’Égypte, même conception, même eschatologie ? Rien n’est moins
sûr.

Nous allons au-devant des textes. N’allons pas au-delà. On ne peut tirer la couverture à soi que
jusqu’à un certain point. Le peu d’informations dont nous sommes renseignés par les textes égyptiens
suffit à constater que la Grande Année platonicienne n’est pas assimilable en toute rigueur à celle de la
théologie pharaonique. Si cette destruction/recréation cyclique que Platon met au crédit de l’officiant
de Saïs peut avoir quelque chose à voir avec notre « cosmotélie » à l’égyptienne, des différences
notables existent qui rendent problématique toute tentative d’identification. C’est à relever ces
différences que nous devons nous consacrer. Être attentif aux divergences comme nous l’avons été aux
similarités.

Le Créateur démiurge fait, en Égypte, renaître un monde. Il revient à l’état d’éclair de


conscience pure ; se redifférencie du Noun ; recrée l’espace et la butte primordiale, et Chou, Tefnout,
et l’Ennéade etc. Rien pour autant n’indique que la nouvelle humanité doive recevoir de la précédente

691L’emploi originaire et séminal de la notion de « cosmotélie », ici retenue pour qualifier le pendant
égyptien de la palingénésie platonicienne, est à verser au compte de l’égyptologue J. Assmann. Cf. J.
Assmann, D. Hellholm (éd.), Apocalypticism in the Mediterranean World and the Near East, Tübingen,
Uppsala, 1983, p. 353. Pour une exploration plus détaillée de cette thématique, cf. aussi S. Schott, «
Altägyptische Vorstellungen vom Weltende », dans Analecta Biblica n°12, Rome, Pontificio Istituto Biblico
1959, p. 319-330 ; G. Lanczkowski, « Eschatology in Ancient Egyptian Religion », dans Proceedings of the
IXth Intern. Congress for the History of Religions, Tokyo, Maruzen, 1960, p. 129-134 et L. Kakosy, «
Schöpfung und Weltuntergang in der ägyptischen Religion », dans Studia Aegyptiaca, n°7, Budapest, Acta
Antiqua Acad. Scient. Hung., 1981, p. 55-68.
231
ses différents principes d’animation. La surrection de la nouvelle ère n’implique en aucun cas que les
anciens ib (consciences) habitent les nouveaux hommes. C’est dire que les « âmes » ne sont pas
concernées comme elles peuvent l’être chez Platon par le mouvement de retour aux origines, de
palingénésie. C’est dire, plus simplement, qu’il n’y a pas en Égypte de « réincarnation ». Le Créateur
précise que sa nouvelle forme, « les hommes de la connaîtront pas ». Et non plus que les hommes, les
anciens dieux, qui s’étendront avec les hommes. Le Créateur, en retournant au Noun, supprime
l’ensemble de ses émanations. Rien de semblable chez Platon pour qui les dieux issus du Dieu ne
seront pas détruits, même s’ils sont composés et ont un commencement. Les dieux ne seront pas
détruits, parce qu’il est en la volonté du Dieu qui les a faites que ses créatures ne souffrent pas la mort
:

Voici donc, d'après leur récit, la généalogie de ces dieux : du Ciel et de la Terre naquirent
l'Océan et Thétis, qui engendrèrent Phorcys, Saturne, Rhéa et plusieurs autres. De Saturne et de
Rhéa sont descendus Jupiter, Junon et tous les dieux qu'on leur donne pour frères, et enfin toute
leur postérité […] Quand tous ces dieux, et ceux qui brillent dans le ciel et ceux qui ne nous
apparaissent qu'autant qu'il leur plaît, eurent reçu la naissance, l'auteur de cet univers leur parla
ainsi :

« Dieux issus d'un Dieu, vous dont je suis l'auteur et le père, mes ouvrages sont
indissolubles parce que je le veux. Tout ce qui est composé de parties liées ensemble, doit se
dissoudre ; mais il est d'un méchant de vouloir détruire ce qui est bien et forme une belle
harmonie. Ainsi, puisque vous êtes nés, vous n'êtes pas immortels, ni absolument indissolubles ;
mais vous ne serez point dissous et vous ne connaîtrez point la mort, parce que ma volonté est
pour vous un lien plus fort et plus puissant que ceux dont vous fûtes unis au moment de votre
naissance ».692

Meurent-ils si jeunes, « ceux-là que le Dieu aime » ? Ils n’auront pas cette peine693 – pas chez
Platon. Cette peine, les Anciens Égyptiens ne l’épargnent pas aux leurs. Ni à leur dieux, ni à leurs

692 Timée, 41a-b.


693Peine relative, pour peu que le trépas soit un remède plutôt qu'un mal, une médecine radicale aux bons
soins d’Asklépios. Phédon. Nous ouvrons le Phédon pour parcourir la tragédie. Nous assistons en fin de texte
au crépuscule du philosophe. Socrate, serein, boit la ciguë, ses amis pleurent. « Socrate dit, et ce fut sa
dernière parole : « Criton, nous devons un coq à Asklépios ; payez-le, ne l’oubliez pas » (Phédon, 67d).
Asklépios, Esculape, dieu des médecins, serait-il un marchand de mort ? Pourquoi ces honoraires ? Primum,
ni nocere, édicte le canon de l'art. Y déroge-il ? Bien au contraire, suggère le philosophe dans un autre
dialogue : « La voix divine de mon démon familier, qui m'avertissait si souvent, et qui dans les moindres
occasions ne manquait jamais de me détourner de tout ce que j'allais entreprendre de mal, aujourd'hui qu'il
m'arrive ce que vous voyez, et ce que la plupart des hommes prennent pour le plus grand de tous les maux,
cette voix ne m'a rien fait entendre, ni ce matin quand je suis sorti de ma maison, ni lorsque je suis venu
232
morts. Il peut y avoir, même dans la mort, une seconde mort – définitive. Une échéance pour les dieux
autant que pour les hommes qui, dans la mort, deviennent des dieux. Voilà qui rend sensible une
importante dissymétrie entre d’une part, la tradition que Platon tout à la fois fait sienne et veut faire
celle des Égyptiens et, d’autre part, la version égyptienne du mythe de la (re-)création du monde. Si
donc Platon pouvait avoir raison d’envisager que le prêtre de Saïs s’autorisât aussi d’une cosmologie
cyclique ; s’il lui pouvait valablement prêter un tel discours sur les « saisons » et cataclysmes (déluge
et embrasement) de la Grande Année cosmique, les détails relatifs à l’éternel retour, à la
métempsychose ou à l’éternité des « dieux issus de Dieu » ne nous daignent accorder qu’un
recoupement encore une fois partiel entre l’Égypte de Platon et l’Égypte authentique.

devant ce tribunal, ni lorsque j'ai commencé à vous parler. Cependant il m'est arrivé très souvent qu'elle m'a
interrompu au milieu de mes discours : et aujourd'hui, elle ne s'est opposée à quoi que ce soit que j'aie pu
dire ou faire. Qu'est-ce que cela peut signifier ? Je vais vous le dire. C'est qu'il y a de l'apparence que ce qui
m'arrive est un grand bien; et nous nous trompons tous, sans doute, si nous pensons que la mort soit un mal »
(Apologie de Socrate, 40a). Le coq, annonciateur du jour, célèbre une nouvelle aube. Cf. V. Bianchi,
Pourquoi Socrate fit-il sacrifier un coq à Esculape ?, dans Il Ticino, Pavie, 26 mars 1960, Revue d'histoire de
la pharmacie, 1960, vol. 48, n° 166, p. 399.
233
4. Fonctions des écritures selon Platon

a) Fonction testamentaire

Chose annoncée, chose due. Nous voilà éclairés, autant que faire se peut, sur les échos de la
palingénésie cosmique dans la mythologie de l’Égypte pharaonique. Nous ne le sommes pas encore
sur les raisons qui ont pu décider Platon à invoquer cette thèse dans le contexte précis des entretiens de
Solon avec le prêtre de Saïs. Le lecteur attentif les aura pressenties. Ce qui n’est pas tout à son mérite
– nous avons déjà plus ou moins vendu la mèche. Il aura deviné, comme nous, que si donc l’histoire
bégaie, alors le pire comme le meilleur sont susceptibles de se re-produire. Nous entrapercevons par là
que les mobiles de Platon ne sont pas de pure forme esthétique ou d’intention morale. Ils ont aussi une
portée probatoire, ils « donnent des raisons d’espérer », pour recourir à la formule associée par Kant
aux idéaux de la raison pratique694. Rappelons effectivement que le Timée et le Critias ont lieu au
lendemain du colloque de la République. Rappelons aussi que la République avait fini par convenir de
la praticabilité du projet discuté ; ceci à au moins deux reprises :

Et certes, nous avons suffisamment démontré, je pense, que notre projet est le meilleur,
s'il est réalisable. Suffisamment, en effet. Nous voilà donc amenés à conclure, ce semble,
touchant notre plan de législation, que d'une part il est excellent s'il peut être réalisé, et que
d'autre part la réalisation en est difficile, mais non pas, cependant, impossible.695

La Belle Cité, pensable, était donc également possible :

Eh bien ! repris-je, m'accordez-vous maintenant que nos projets concernant l'État et la


constitution ne sont pas de simples souhaits ; que la réalisation en est difficile, mais possible
d'une certaine manière, et non pas autrement qu'il a été dit…696

Tout se passe comme s’il s’était agi, à la faveur des descriptions de l’officiant de Saïs,
d’articuler pratique et la théorie, de concilier l’histoire et la mémoire. Comme si l’enjeu était de
garantir la viabilité du projet politique de la Kallipolis – en témoignant de ce qu’il avait déjà été. Et
pour ce faire, d’en exhumer un précédent, celui de l’Ancienne Athènes (peut-être même le seul

694 Ces « idéaux régulateurs » dont on doit faire « comme si » (als ob) ils étaient vrais. Voir notamment E.
Kant, Projet de paix perpétuelle (Zum ewigen Frieden) (1795), trad. J. Gibelin, Paris, Vrin, Bibliothèque des
textes philosophiques, 1999.
695 République, VI, 502c.

696 Ibid., VII, 540d.

234
précédent qui ai jamais été). Un cas de force majeure rapporté par le prêtre, dont le récit se veut lui-
même scellé dans des archives sacrées conservées dans les temples, placées sous la vigie de la déesse
fondatrice Neith-Athéna. Si, en effet, rien ne nous force à croire le prêtre sur parole, il en va autrement
si ces paroles sont cautionnées depuis des millénaires par une moisson de papyri contemporains de la
fondation de l’Ancienne Athènes. Une fois n’est pas coutume, les documents écrits servent ici
ostensiblement la cause de l’entreprise platonicienne. Celle qui donnera naissance à cet incubateur
d’élite qu’était l’Académie.

En adaptant le topos, récurrent dans les aiguptiaka, du Nil don de l’Égypte ou de l’Égypte don
du Nil, à ses propres desseins, Platon fait de la terre des pharaons la mère et la gardienne des
civilisations (« Umm al-dunya »). Les écritures qui y sont nées697 sauvegardent la mémoire de
l’humanité chroniquement effacée partout ailleurs par les déluges. E. Voegelin attire ici notre attention
sur le fait que la « remontée aux sources » de Critias a tout de la projection d’une anamnèse sur le plan
historique. L’anamnèse ordinaire met en valeur une démarche intime, psychologique, réalisée à la
faveur de la dialectique, de remémoration des vérités connues par l’âme de toute éternité. Critias, le
narrateur, a oublié le récit que son aïeul lui avait fait dans sa jeunesse. Et de la même manière que
l’homme vient au monde amnésique et doit tenter de reconquérir ce qu’il possède au plus profond de
lui-même (« se connaître soi-même »), lui également doit s’efforcer de retrouver les traces de cette
vérité perdue. La dialectique instruite la veille de la réunion du Timée autour du problème de la
république et de la définition de la justice sert là encore de déclencheur à cette anagogie de Critias.
Ainsi la tradition orale devra-t-elle remonter de façon généalogique jusqu’à Solon, et quitter
définitivement le monde hellénique pour le monde suspendu de l’Égypte pour déboucher enfin, « au-
delà de l'âge présent du cosmos, dans le cycle précédent »698. Tradition, anamnèse, archives, sont trois
manières de retrouver la même réalité.

En d’autres termes, ce que la Kallipolis et aux idées, l’ancienne Athènes l’est au sensible. Ce
que la République est à l’éternité, l’ancienne Athènes l’est à l’histoire. Telle est du moins la thèse que
nous soutiendrons à la suite d’E. Voegelin :

In the Republic the idea of the polis appeared in two forms : (1) as the paradigm that is set
up in heaven, and (2) as the politeia of the well ordered soul699. The status of the idea in its third
form, as the order of an actual polis, was never completely clarified. If we use a modern term,
one might perhaps say of the description of the well ordered polis that it is a "projection" of the

697
Phèdre, 274c.
698 E. Voegelin, « Plato's Egyptian Myth », dans The Journal of Politics, Vol. 9, No. 3 (Août 1947), Londres,
Cambridge University Press, p. 307-324. Nous traduisons.
699 République, IX, 591a-592a.

235
well ordered soul. The uneasiness about the status of the idea is the sentiment which leads from
the Republic to the Timaeus. In the Republic we find that one of the interlocutors refers to the
perfect polis as existing only en logois700 ; in the Timaeus we find, correspondingly, the
description of the polis in the Republic characterized as given en mytho701, as a story, or fable,
or fiction. This mythos is in need of transposition into a state which can be characterized as
alethes, as true, or genuine, or real702. How can this transposition of the story into truth be
achieved ? In the Republic this question could remain in suspense, for the Republic as a whole is
a moment of suspense between the evocation of the idea and its realization in political action ;
the appeal to the people might be successful ; it might flow over into the spiritual regeneration
of Hellas. But what should be the status of the evoked idea if it failed to be embodied in a
historically real order ? What is the meaning of the well ordered polis when its evocation is not
the first step to its embodiment in reality ? Is it, after all, an irrelevant velleity, the impractical
program of a philosopher dabbling in politics ? And, quite generally, what is an idea which
neither remains set up in heaven, nor becomes the form, the "measure" of some piece of reality
in the cosmos ? Is it an idea at all ; or perhaps no more than a subjective opinion ? Theoretically,
the Republic ends with a great question. And this question is now answered by the Timaeus (and
the following Critias) through the myth which transposes the well ordered polis of the Republic
from the status of a story to the status of an order in historical reality.703

Préservons-nous toutefois contre la tentation d’imaginer qu’il serait plus aisé de traiter de la
vérité de la Belle Cité dans le registre de l’histoire (« historical reality ») que dans celui de la
dialectique. L’histoire se donne dans le registre du sensible. Au regard du sensible, il n’est que des «
opinions »704. Le verbe « être » ne peut à ce titre être employé que par abus de langage705. Critias est
bien conscient de cette difficulté :

Quand il s’agit des choses célestes et divines, il nous suffit qu’on en parle avec quelque
vraisemblance ; mais pour les choses mortelles et humaines, nous les examinons avec rigueur.
Si donc, dans ce que je vais dire à l’impromptu, je ne réussis pas à rendre parfaitement ce qui
convient, vous devez me le pardonner ; car il faut songer que les choses mortelles ne sont pas
aisées, mais difficiles à représenter selon l’attente des spectateurs. C’est justement pour vous
rappeler cela et pour demander une indulgence, non pas inférieure, mais plus grande pour

700 Ibid., 592a.


701 Timée, 26c.
702
Ibid., 26d.
703 E. Voegelin, art. cit. p. 310-311.
704 « Ce que l'existence est à la génération, la vérité l'est à l'opinion » (Timée, 29c).
705 Théétète, 183a-b.

236
l’exposition que j’ai à faire, que j’ai dit tout cela, Socrate. Si donc il vous paraît que j’ai droit à
cette faveur, accordez-la-moi de bonne grâce.706

Et tous de la lui accorder ; nous la lui accordons. Essayons néanmoins de revenir plus en détail
sur la manière dont nous est suggéré le télescopage entre l’Ancienne Athènes et la Kallipolis ;
autrement dit, entre les découvertes extrapolées de la dialectique et le ressouvenir relaté par Critias
d’une « histoire véritable ». Voyons comment l’oralité « compose » avec l’écrit, en tant qu’elle
« dispose » de l’écrit pour être sûre de ne pas « décomposer » le message. Voyons surtout comment ce
recoupement prend acte et tire profit de la théorie des cycles. Critias ne cèle rien de ses conjectures :

Hier, quand tu parlais de ta république et des citoyens qui doivent la composer, je


m'étonnais, en me rappelant ce que je viens de vous dire, du rapport merveilleux qui se trouvait
entre tes paroles et la plupart de celles de Solon, par hasard et à son insu. Je n'ai pas voulu vous
en parler sur-le-champ, parce que le temps ne m'en avait laissé qu'une idée confuse. Je pensais
qu'il fallait auparavant me recueillir et mettre en ordre tous mes souvenirs, et je consentis sans
peine à faire ce que tu m'avais commandé hier, croyant pouvoir vous fournir, ce qui est de la
plus haute importance, un sujet convenable et qui se rattache à votre plan. C'est ainsi qu'hier,
comme Hermocrate l'a déjà dit, je leur ai raconté, en m'en allant, ce dont je me souvenais. Après
m'être retiré, j'y ai encore pensé toute la nuit et j'ai retrouvé tout le fil de mon histoire ; tant il est
vrai que nous avons une mémoire étonnante pour tout ce que nous avons appris dans notre
jeunesse ! J'ignore si je me souviendrais de tout ce j'ai entendu hier, mais je m'étonnerais fort si
j'avais oublié ce que j'ai appris il y a si longtemps. J'apprenais alors avec plaisir, comme un
enfant, et le vieillard se prêtait de bon cœur à répondre à toutes les questions que je lui faisais ;
aussi, tout cela est-il gravé dans ma mémoire en caractères ineffaçables. Ce matin, j'ai déjà fait
ce récit à mes compagnons pour leur donner un sujet de conversation avec moi. Maintenant,
pour remplir le but de notre réunion, je suis prêt à exposer ici non seulement les points
généraux, mais encore tous les détails, tels que je les ai entendus.707

Nous n’aurions guère de mal à produire d’autres indices de la viabilité de cette assimilation. Le
lecteur de Critias ne sera pas étonné de retrouver, à travers l’organisation sociale et politique de
l’Ancienne Athènes dépeinte selon le narrateur, les propositions institutionnelles les plus
controversées que Socrate exposait la veille comme devant être celles attachées à la meilleure des
politeia. Citons la mise à parité des citoyens hommes et femmes quant aux occupations guerrières :

706 Critias, 107d.


707 Timée, 26a-e. Nous soulignons.
237
En outre, la tenue et l’image de la déesse, que les hommes de ce temps-là représentaient
en armes conformément à la coutume de leur temps, où les occupations guerrières étaient
communes aux femmes et aux enfants, signifient que, chez tous les êtres vivants, mâles et
femelles, qui vivent en société, la nature a voulu qu’ils fussent les uns et les autres capables
d’exercer en commun la vertu propre à chaque espèce.708

Ou bien encore la partition trifonctionnelle calquée sur la justice en l’âme et sur la hiérarchie de
ses parties. Le même constat de similitude peut alors être fait pour ce qui a trait au curieux
communisme réservé par Platon à la classe des gardiens, conforme à la maxime d’obédience
pythagoricienne selon laquelle « entre amis, tout est commun » (κοινά τά τϖν ϕιλϖν) :

Notre pays était alors habité par les différentes classes de citoyens qui exerçaient des
métiers et tiraient du sol leur subsistance. Mais celle des guerriers, séparée des autres dès le
commencement par des hommes divins, habitait à part. Ils avaient tout le nécessaire pour la
nourriture et l’éducation ; mais aucun d’eux ne possédait rien en propre ; ils pensaient que tout
était commun entre eux tous ; mais ils n’exigeaient des autres citoyens rien au-delà de ce qui
leur suffisait pour vivre, et ils exerçaient toutes les fonctions que nous avons décrites hier en
parlant des gardiens que nous avons imaginés.709

Nous pourrions aisément multiplier les convergences. Mais serait-ce bien utile ? Il n’est que
d’écouter Critias s’ouvrir de ses arrière-pensées : « Supposons que les citoyens et la république que tu
nous as montrés hier comme imaginaires soient réels, que cette république soit la tienne et que tes
citoyens soient nos ancêtres dont parle le prêtre égyptien »710. Ipse dixit. L’« imaginaire » devient «
réel » ; n’était besoin pour cela que d’un détour par l’Égypte. Et l’écriture ? Qu’a-t-elle à faire dans
cette histoire très véritable ? À peu près tout, pour en offrir la pierre de touche. N’allons pas croire que
l’insistance mise par Platon sur l’existence de documents écrits dont s’inspirerait le récit de Critias
(Chr. Froidefond dénombre au moins dix occurrences du seul terme grapho et de ses dérivés dans les
passages introductifs aux passages égyptiens711) réponde à des seules préoccupations de littérateur.
Que la licence poétique s’en autorise, ce qu’elle aurait pu tout aussi bien se dispenser de faire. La
dialectique abstrait ; l’écrit relocalise. La dialectique déterritorialise ; l’écrit réenracine. Désidéaliser le
paradigme de la parfaite politeia nécessitait de l’incarner, donc de la resituer et dans le temps et
l’espace. Une telle épiphanie ne se pouvait envisager à l’exclusion d’un procédé qui divergeât

708
Critias, 110c.
709 Ibid.
710 Timée, 26e. Nous soulignons.

711 Ibid., 23a (deux fois), 23c, 23e, 24a, 26c, 27b ; Critias, 113a (deux fois), 113b.

238
radicalement de la dialectique, tout en se proposant de dépasser le scepticisme de la légende ou le
bilan par trop décevant de l’histoire immédiate.

L’Égypte, en tout cas formellement, offrait une solution envisageable à cette double difficulté.
Elle permettait de surmonter les limites intrinsèques à la spéculation comme aux lacunes de la
chronique historiographique. Cela, sans que Platon dût rien abandonner de sa conviction profonde,
suivant laquelle la vérité est accessible par l’histoire comme les idées le sont par le sensible, à
condition de pouvoir se détacher de l’histoire et du sensible pour « retourner son âme » vers les
réalités auxquelles elles participent. Aussi, tempère Chr. Froidefond, « si l'on peut classer la geste de
l'ancienne Athènes parmi ces mythes dont la fonction est de prolonger l'Histoire et de "conformer... le
mensonge à la vérité"712 », il n’en demeure pas moins que « la fiction égyptienne a pour rôle essentiel
d'aider à cette authentification »713. Socrate, Critias, Solon, le prêtre de Saïs n’ont pas tort de prétendre
que la mémoire des gloires de l’Athènes archaïque ne relève pas du conte. Elle est, au-delà du conte,
située en un domaine qui n’est pas tout à fait celui de l’histoire sans être pour autant celui du mythe714.
Elle tient d’un entre-deux, d’un espace de marnage qui permet d’incarner ce qui n’est que pour l’esprit
: de coaguler dans le sensible la vérité qui le transcende.

Il en ressort qu’à la faveur d’archives constituées sur le long terme, en vertu de sa situation
topologique privilégiée qui la préserve des grandes catastrophes, l’Égypte elle seule pouvait rendre
possible ce passage nécessaire au projet exposé par Socrate, celui de donner corps, celui de donner vie
à l’idéal extramondain de la République :

Écoutez maintenant dans quelle disposition d'esprit je me trouve à l'égard de l'État que
nous avons décrit. Je suis dans le même sentiment qu'un homme qui, considérant de beaux
animaux, soit représentés par la peinture, soit réellement vivants mais en repos, se prendrait à
désirer de les voir entrer en mouvement et se livrer aux exercices auxquels ils sembleraient
propres ; c'est là précisément ce que j'éprouve pour l'État que nous venons de décrire.715

Celui de faire entrer dans l’histoire ce qui restait attaché au ciel, suspendu aux nuées telle une
Jérusalem céleste qui resterait à tout jamais soupir, aspiration sans lendemain. Que Platon fasse
ressortir le poème inachevé de Solon au genre de l'épopée716 n’est pas pour annuler le caractère
véridique de ces informations. Rappelons que les premiers historiens grecs n’étaient pas encore nés à

712 République, III, 382d.


713
Chr. Froidefond, op.cit.
714 Cf. Timée, 26e.
715 Ibid., 19b-c.
716 Ibid., 21b-d.

239
l’heure où le législateur est prié par son auditoire d’entamer son récit. Ce sont donc manifestement des
raisons de vraisemblance qui prédisposent l’auteur à cette identification. Genre poétique et invention
ne riment pas nécessairement. Si peu que c’est à une véritable précision scientifique717 qu’entend
prétendre le récit de Solon, et à l’établissement certain des faits historiques réellement avérés718 dès
lors que certifiés par les registres égyptiens. C’est encore l’existence de ces documents écrits qui rend
possible un recensement des différents passeurs de cette tradition719, tradition univoque et sans
variante, inaltérée depuis ses origines.

b) Fonction régulatrice

Inaltérée depuis ses origines. Grâce au contrôle ponctuel de l’oralité par l’écriture. Car la mise
en conformité de l’histoire et de la mémoire n’est pas la seule fonction que le Timée et le début du
Critias attribuent à la documentation écrite. Leur autre usage consiste à préserver l’intégrité de la
parole transmise. Préserver la mémoire des événements passés…

Tout ce que nous connaissons, chez vous ou ici ou ailleurs, d'événements glorieux,
importants ou remarquables sous d'autres rapports, tout cela existe chez nous, consigné par écrit
et conservé dans nos temples depuis un temps immémorial.720

… c’est se donner la possibilité de rectifier autant que de besoin les égarements du verbe : « La
tradition orale égyptienne peut donc être, à tout moment, contrôlée par des textes écrits, des registres
archivés », conclut Th. Obenga721. Voilà qui permet en dernière instance de modérer le paradoxe du
redoublement des sources du récit de Solon. L’officiant égyptien fait part au pèlerin grec venu le
consulter d’une version manuscrite de son récit, version dont il n’estime pas nécessaire de donner la
lecture : il la connaît par cœur. Les archives égyptiennes permettent dans ce contexte un « contrôle » –
au sens étymologique du terme (« contre-rôle » : registre tenu en double) – d’une tradition orale
qu’elle ne supplée jamais. L’oralité conserve sa primauté. L’écrit n’en est que l’instrument. L’écrit est
auxiliaire, son rôle est palliatif, sa fonction ancillaire. L’écrit n’est pas même l’origine de la tradition
orale rapportée par le prêtre, mais déjà la consignation d’une tradition orale qui précédait cet
enregistrement. Les faits sont historiques, nous dit Platon. Les événements authentifiés ne sont donc
pas nés avec leur relation, coextensifs à la composition de l’ouvrage qui les expose comme ce peut être

717 Critias, 113a-b.


718 Timée, 20 d, 21a, 26e.
719
Solon était le seul parmi les Grecs à avoir été mis dans le secret des prêtres. Il n'y a donc eu qu'un seul
itinéraire de transmission. Cf. R. Weil, op. cit., p. 20.
720 Timée, 23a.

721 T. Obenga, L’Égypte, la Grèce et l’école d’Alexandrie, Paris, L’Harmattan, 2005.

240
le cas dans l’écrit d’invention. Ils ont été, puis ont été transmis ; mais d’abord oralement – pendant
près de mille ans, dixit le prêtre – avant d’être archivés. Ce qui signifie que même pour l’officiant de
Saïs, le médium de l’écriture tient lieu de facilitateur mnémotechnique, non pas de « vraie mémoire ».
Est alors relativisée considérablement l’opposition qui semblait départir le Phèdre du Timée. Relisons
plus attentivement la conclusion de Thamous : « Tu n'as donc point trouvé un moyen pour la mémoire,
mais pour la simple réminiscence »722. La vraie mémoire se trouve dans l’âme, en tant que l’art ne
s’exprime directement par la parole.

5. Fonction des écritures selon les Égyptiens

De l’écriture selon Platon, nous avons exploré les principaux usages légitimés par le Timée et le
Critias : « testamentaire », elle atteste également de l’historicité de la Kallipolis ; « régulateur », il
vérifie périodiquement l’intégrité de la parole transmise. Entre ces deux fonctions nous a semblé se
dessiner une troisième praticité de l’écriture : cette fausse mémoire, cette mémoire palliative, se
donnerait comme la propédeutique de la mémoire réminiscente inscrite dans les replis de l’âme.
Voyons si ces emplois recoupent ceux que les Anciens Égyptiens lui attribuaient.

Une évidence, qu’il nous faut néanmoins garder en outre, est que l’Égypte n’est pas la Grèce.
Ainsi les Grecs ne sont pas les Égyptiens. Nous avons bien affaire à deux cultures très différentes. Pas
aussi différentes que d’aucuns font profession de le soutenir ; mais assez différentes pour prêter le
flanc à d’innombrables mésinterprétations. Relevons d’abord ceci, concernant l’écriture, qu’elle
constituait une technè incomparablement plus répandue parmi les Athéniens qu’en terre des
pharaons723. Ceci malgré son malgré son berceau égyptien ; plutôt, sa première occurrence connue
(sous réserve d’inventaire) en terre des pharaons ou bien encore son service logistique. Platon, s’il ne

722 Phèdre, 274c.


723 Certains auteurs ont supputé que l'adoption de ce nouveau moyen de communication en Grèce aurait été
à l'origine d'une rupture décisive dans les mentalités, rendant possibles de substantielles innovations telles
que la démocratie ou la philosophie. Telle est du moins la thèse soutenue communément par D. Musti,
« Democrazia e Scrittura », dans S&C 10, 1986, p. 21-48 ; C.W. Hedrick, « Democracy and the Athenian
Epigraphical Habit », dans Hesperia 68, 1999, p. 387-439 ; T.J. Morgan, « Literate Education in Classical
Athens », dans CQ 49, 1999, p. 46-61 ; E.A. Havelock, Aux origines de la civilisation écrite en Occident,
Paris, 1981 et idem, The Literate Revolution in Greece and Its Cultural Consequences , Princeton, 1982.
Thèse récemment reprises et nuançée par C. Pébarthe dans Cité, démocratie et écriture. Histoire de
l'alphabétisation d'Athènes à l'époque classique, Paris, De Boccard, 2006. Voir également, sur la diffusion des
savoirs de l'écrit, Collectif, Les savoirs de l’écriture en Grèce ancienne, M. Detienne. (dir.), Lille, p. 29-81 et
G. Glotz, « Le prix du papyrus dans l’Antiquité grecque », dans AESC 1, 1929, p. 3-12 ; R. Thomas, Literacy
and Orality in Ancient Greece, Cambridge, 1992 et K. Robb, Literacy and Paideia in Ancient Greece,
Oxford, 1994.
241
surestime pas l’intelligence ludique de l’éducation à l’égyptienne (toute autre est la question de savoir
s’il en savait quoi que ce fût724), ne se doute pas nécessairement que seul en bénéficiait le gratin d’une
élite, d’un gotha, d’une fine fleur d’enfants de scribes, de clercs ou de fonctionnaires des classes
aisées, proches du pouvoir royal. On ne peut comprendre un texte sans s’être préalablement interrogé
sur la sociologie qui l’a produit. Sur son « infrastructure », écrirait Marx. Répondre à la question du
quid – « qui tisse les hiéroglyphes ? » –, c’est en partie répondre à la question du quod – « que veut-on
faire passer ? ». L’usage de l’écriture est fonction d’intérêts qui ne peuvent être les mêmes selon qu’il
est le fait d’une congrégation de religieux et d’administratifs ou d’un citoyen grec quelconque engoué
de logographie, d’un philosophe à la critique acerbe ou d’un faiseur de mythes.

a) Fonction testamentaire

Ritualistes et administrateurs : tels étaient les deux « ordres » principalement admis à l’art des
écritures. Or le clergé avait un intérêt certain au maintien de la tradition (qui était également celui de
ses privilèges). Il s’agissait par suite de préserver intacte la doctrine, de relayer telle quelle une
mémoire millénaire. La vérité, celle des ancêtres. Aussi longtemps du moins que le pharaon n’en
faisait pas une tout autre interprétation qui supposât de revisiter certains passages ; alors aurait-on soin
de faire passer ces aggiornamentos pour cohérentes avec l’esprit originaire du texte. Voilà ce que les
anciens ont fait ; voilà ce que les anciens prescrivent. Nous retrouvons ici, liée à des considérations
tout aussi politiques que chez Platon (épiphanie de la Belle Cité), la fonction de témoignage, fonction
« testamentaire » que le Timée et le Critias attribuaient à l’écrit. À cette réserve près que la « fonction
» ne préjuge pas des fins – ici radicalement distinctes.

Promulguer les canons de la doctrine officielle, les fixer dans les temples pour les siècles des
siècles, telle était l’intention revendiquée des scribes au service de la cour. Les écritures sacrées étaient
gardiennes d’une mémoire ancestrale qui l’était tout autant. Elles constituaient aussi le support
d’enregistrement d’une connaissance à valeur sotériologique. En quelle détresse serait le défunt
ignorant des formules de conjuration et d’ouverture des portes de la nuit ? Thot, détenteur de ce savoir
universel, a vocation à diffuser ces vérités auprès des hommes ; et c’est pourquoi il inventa les
hiéroglyphes. Les Anciens Égyptiens tenaient ainsi que leur connaissance des choses de l’outre-monde
leur provenait essentiellement des livres que le dieu scribe leur avait délibérément cédés, abandonnés
dans les temples sacrés725. Les temples recelaient donc autant la mémoire du passé que les mystères de
l’au-delà ; ils dévoilaient aussi l’essence intime des choses, les hiéroglyphes. Platon, s’il ne l’avait
compris, en avait eu quelque intuition, qui prétendait les « modèles artistiques » imprimés dans la

724Cf. infra : chap. VIII.


725Cf. W. Helck, Urkunden der 18e dynastie, Berlin, 1958, p. 2091-2092. Il est écrit que Thot consigne les
formules d'Isis la magicienne. Voir ici S. Sauneron, dans Le Monde du sorcier, Paris, 1966, p. 38 sq.
242
pierre des édifices cultuels sous la dictée d’Isis. Isis plutôt que Thot (ou Theuth), Isis sans doute étant
mieux connue des lecteurs à qui s’adresse Platon. Le culte de la déesse est attesté en Grèce depuis le
Ve siècle avant J.-C, partie prenante de ces nombreux cultes à mystères qui fascinaient les Grecs726.

Si le dieu Thot assure par l’écriture la permanence, la durabilité ainsi – théoriquement – que
l’invariance (définitoire) de la « vérité », D. Meeks rappelle qu’il doit d’abord cette vocation à sa
fonction de « gardien du temps »727. Ce qui, pour peu que l’on s’appesantisse sur l’expression, a de
quoi rendre le philosophe perplexe. Que signifie « garder le temps » ? Et en quoi l’écriture a-t-elle part
à cette veille ?

L’erreur serait d’interpréter ce sacerdoce à l’aune de nos propres conceptions de


l’historiographie. Les Égyptiens ne sont pas chronographes. « Garder le temps » n’est pas, dans cette
optique, tenir la chronique rigoureuse des événements. Les événements ne s’inscrivent pas dans une
trame conscrite par un début et par une fin stable et déterminée. Les références chronologiques sont
aussi dynamiques que les souverainetés. Chaque nouveau règne est un nouveau recommencement.
Chaque nouveau règne est une re-création. Or, il n’est pas exclu que cette réinitialisation ponctuelle du
décompte des années soit tributaire de l’oralisme primitif qui vénifie la documentation. Il est un fait,
écrit H. Moniot, que « la tradition orale n'est pas ou n'est que très relativement datée »728. M.-A.
Bohème en conclut hardiment que « dans ces conditions, la chronologie égyptienne, où l'unité de
temps est l'année de règne d'un roi et où le comput recommence à chaque nouveau règne, reflète sans
doute des habitudes du récit "parlé" que l'écrit a conservées. Par ailleurs, l'écrit étant un "dit" dans
l'Egypte ancienne, lu et prononcé parfois ou encore improvisé, il ne paraît pas douteux que ces
remarques sur la tradition orale expliquent la fonction éponymique des souverains : tel fait s'est
729
produit "l'an X, sous la Majesté du roi X" » . Si les registres, si les livres sacrés et les écrits
hiéroglyphiques conservés dans les temples ont fonction d’avérer la tradition orale, la tradition orale
n’est à son tour pas sans effets sur la manière dont seront contextualisés les savoirs consignés.

726 Nous sommes instruits par un décret daté de -333 de la présence d'un sanctuaire déjà ancien dédié à la
déesse. L'émergence du culte d'Isis aurait suivi de la volonté des élites athéniennes de fixer au Pirée une
communauté d'origine égyptienne ; ceci en leur offrant de continuer à pratiquer leur culte à l'étranger. Ces
cultes, d'abord privés, se seraient ensuite ouverts aux Grecs qui les auraient acculturés, acclimatés ; au point
d'en saupoudrer leurs propres pratiques des mystères (voir F. Dunand, Le culte d’Isis dans le bassin oriental
de la Méditerranée, vol. II, p. 4-5, 23). Déjà au XIXe siècle, M.P. Foucart, relevait combien « cette
bienveillance hospitalière [à l’égard des dieux de l’Orient] était une nécessité pour une cité commerçante
comme Athènes […] : pour attirer et retenir au Pirée les marchands étrangers, il fallait bien leur permettre
d’y établir le culte de leur patrie » (M.P. Foucart, Des Associations religieuses chez les Grecs : Thiases,
éranes, orgéones, Paris, 1873, p. 131).
727 D. Meeks, Chr. Favard-Meeks, La vie quotidienne des dieux égyptiens , Paris, Hachette, 1995, p. 152-154.

728 H. Moniot, op. cit., p. 113

729 M.-A. Bonhème, A. Forgeau, Pharaon. Les secrets du pouvoir, Paris, Armand Colin, 1988.

243
D’où la nécessité d’associer à toute démarche d’information relative à la documentation et aux
archives de l’Égypte pharaonique, un examen des mécanismes et des outils de sa transmission. D’où
l’intérêt, aussi, de mieux circonscrire les périodes sur lesquelles s’est exercée tout particulièrement
cette mémoire collective ; de mettre à jour ce qui en a été retenu ou au contraire, évacué des registres,
et les raisons, ressorts, critères de cette sélection. Le refoulement de la réforme amarnienne témoigne
ainsi par le silence des textes (pour qui, lecteur par trop superficiel, en resterait à un premier niveau de
lecture) du tumulte enclenché. Comme si l’écrit avait, en quelque sorte, eu vocation à retisser une unité
et une continuité logique à une histoire convulsionnée, un vernis de cohérence qui offrirait à la
tradition un habillage de pérennité. Comme si la documentation se faisait le relai d’une idéologie de
légitimation de la nouveauté au regard du passé ; passé qui approuverait la nouveauté en l’inscrivant
dans sa continuation directe. Le « testament » témoigne, mais plus encore, il lègue. Il reconnaît et il
mandate. Les dithyrambes pharaoniques, les autobiographies (fictives) des rois insistent sur cela que
les souverains qui se succèdent sont à la fois les héritiers et les prorogateurs de leurs devanciers. Ils
font – en mieux – ce qui s’est toujours fait. Chaque règne répercutant la première démiurgie s’y
manifeste néanmoins comme une création plus achevée que la précédente. En fait de souligner le
caractère unique des événements, les ruptures politiques nombreuses qui ont marqué d’Égypte, les
écritures pharaoniques en viennent ainsi sciemment à confondre les temps.

La confusion des temps, c’est le propre du mythe. En quoi la référence, dans des archives se
voulant historiques, « au temps lointain et vague des origines, "le temps du dieu", en écrasant la
chronologie, situe les agents de l'histoire dans des contextes parfois mal assurés »730. Ce qui est dans
l’histoire se voit donc également posé hors de l’histoire. Transporté dans l’éternité de l’être. Voilà qui
n’est pas sans rappeler le statut fort controversé de l’« histoire véritable » (άληθινόν λόγον) de
Critias731. La vérité du mythe recroise la véridicité des faits. La vérité du mythe demeure constante
mais, en un sens, celle de l’histoire aussi, pour cela seul qu’elle est itérative. Qu’importe alors que
l’Ancienne Athènes soit pour hier ou pour demain : elle est « en vérité » ; et dans les faits, l’Ancienne
Athènes sera dès lors qu’elle fut. Le télescopage de la mémoire (chronologique) et de la vérité
(intemporelle) que laissaient entrevoir le Timée et le Critias paraît ainsi se retrouver à l’identique en la
manière toute spécifique qui voient s’élaborer les registres égyptiens. Temps historique et synoptique
dialoguent l’un avec l’autre. Et c’est de cet étrange dialogue que nous instruisent tout aussi bien le
palaios logos que les « archives sacrées » des temples égyptiens.

L’Ancienne Athènes, en situant dans l’histoire le modèle idéal de la Kallipolis, permettait chez
Platon l’authentification de ce qui n’était alors qu’un possible en puissance (mais un possible en

730 Ibid.
731 Timée, 26e.
244
vérité732). Elle laissait augurer, en vertu même de la théorie des cycles, son retour dans l’histoire. D.
Meeks et Chr. Favard-Meeks nous apprennent à ce titre qu’en Égypte également, l’écrit s’impartissait
de cette dimension de reviviscence. Revivre et se rappeler par l’écriture sont une seule et même chose.
Se souvenir par l’écriture, c’est reconduire dans le présent, « re-présenter » le révolu : « L'écrit
apparaît ici étroitement lié au culte d’Osiris et à sa résurrection, au renouveau de son règne. Osiris, cet
"hier"733, revit encore par les écrits qui ne sont eux-mêmes que la réactualisation d'une mémoire pas-
sée »734. Partant, selon M.-A. Bonhème, « la tradition dynastique d'apparence historiographique peut
être la transposition temporelle de la conception d'un modèle pharaonique éternel, celui de rois
"vivants à jamais "»735. L'écrit lié au renouveau du règne d’Osiris ferait donc pendant chez Platon à
l’écrit témoignage de la gloire passée d’Athènes, appelée à s’incarner une nouvelle fois dans la trame
de l’histoire. Les documents écrits, dans l’un et l’autre cas, ne font pas que nous renouer le contact
avec les choses et les réalités passées. Ils réinstallent dans le présent ce qui était révolu, ils instancient
la vérité du mythe.

b) Fonction régulatrice

Ancienne Athènes et règne d’Osiris intéressant directement la question politique, il ne serait pas
surprenant que les écritures assument parallèlement un aspect politique. Nous évoquions son
maniement par les prêtres égyptiens affectés au contrôle de la doctrine, à la préservation de la mémoire
« historique » et du savoir(-pouvoir) intemporel acquis par la faveur des dieux (Livre de Thot, Livre
des Morts, etc.). Il nous faut désormais faire droit à une autre cohorte : celle des représentants du roi
chargé d’en relayer la volonté. Avisons donc le cas des petites mains de la chancellerie.

Les administrateurs et administratifs usaient quotidiennement de l’écriture dans une perspective


de fixation du droit. Passée une certaine extension territoriale, l’écrit est l’outil nécessaire de la
gouvernance. Aussi son émergence fut-elle souvent coextensive au processus de sédentarisation des
peuples, celle-ci ayant inauguré le régime de la propriété privée (et de la guerre)736, cette propriété
elle-même impliquant une régulation, une législation à même de l’encadrer et d’arbitrer les conflits

732 République, VI, 502c ; 540d.


733 Cf. G. Vittmann, Zeitschrift für Äegyptische Sprache und Altertumskunde (ZÂS), n°111, 1984, p. 167, n. e
et f.
734 D. Meeks, Chr. Favard-Meeks, op. cit. Nous soulignons.
735 M.-A. Bonhème, A. Forgeau, Pharaon. Les secrets du pouvoir, Paris, Armand Colin, 1988.

736 M. Patou-Mathis, Préhistoire de la violence et de la guerre , Paris, Editions Odile Jacob, 2013. En

témoignant une attention particulière au chap. II : « Les causes de l'apparition de la violence et de la guerre –
La lutte pour les territoires et leurs ressources. Le changement d'économie et ses conséquences sociales. Le
rôle du sacré », et au chap. III : « De la construction de la violence. Le "Préhistorique violent" : une double
construction. – Réalités archéologiques. La violence, un symptôme social ? ». Œuvre édifiante à plus d'un
titre.
245
éventuels auxquels elles ne manquent pas de donner lieu737. Le pouvoir politique d’une part, les «
techniques de contrôle et de gestion des hommes » de l’autre, explique M. Foucault, sont
mutuellement coextensifs : il ne saurait y avoir d’autorité durable sans la « constitution concomitante
de champs d’un savoir écrit »738. Ainsi du « code » d’Hammourabi739, modèle de jurisprudence
babylonienne datée de 1750 avant J.-C.

Est-ce si certain ? Essorts conjoints de la société civile et des impondérables de l’administration,


de la vie communautaire et de la propriété, du partage des domaines et des affectations sont-ils
toujours à l’origine de l’écriture ? Le cas de l’Égypte est sans doute plus complexe. De fait, et comme
le relève P. Vernus, si la pratique de l'écriture ce confinait résolument à ses débuts à la seule
codification graphique d’énoncés-titres, les premiers textes consistants (récits, biographie ou narration)
qui nous sont parvenus semblent porter le témoignage d'une profonde rupture philosophique, sociale et
religieuse :

L'apparition des premiers textes continus, d'abord sporadiquement à la IIIème dynastie,


puis progressivement sous les IVème et Vème dynastie marque un saut qualitatif : de l'énoncé-
titre, dont l'élaboration en ensemble articulé se fait par l'exploitation d'artifices graphiques, à
l'énoncé continu, dominé par la prégnance d'un énonciateur et des marques déictiques par
lesquelles il situe son énoncé. Qu'est-ce qui a provoqué ce saut ? Apparemment, l'intérêt non
seulement du pharaon, mais aussi des particuliers pour leurs dispositifs funéraires, au sens le
plus large. D'une part, le développement des pratiques administratives et juridiques liées à ces
dispositifs requièrent des textes suivis : ainsi, les contrats passés entre individus disposant de ce
qu'on appellera, mutatis mutandis, d'une personnalité juridique740, et portant sur l'acquisition

737P. Amiet, « Comptabilité et écriture archaïque à S use et en Mésopotamie », dans Ecritures. Systèmes
idéographiques et pratiques expressives, Actes du colloque international de l'Université de Paris VII, 22, 23
et 24 avril 1980, Paris, 1982, p. 39-50 ; M. Cohen, La grande invention de l'écriture et son évolution, Paris,
Librairie nationale, 1958.
738 M. Foucault,
Dits et écrits I et II, 1954-1988, Paris, Gallimard, « Quarto », 2001, p. 32.
739 Où se découvre la première formulation de la « Loi du talion » : principe limitatif et non, comme on

l'évoque parfois, incitatif de la violence. « Œil pour œil, dent pour dent » engage l'auteur d'un crime à
s'acquitter d'un pretium doloris conforme aux attendus de la règle d'équivalence : « tu prendras œil pour œil
» a pour sous-entendu « tu ne prendras rien de plus ». Ainsi pouvait être endigué le cycle des représailles, des
blood feud, et prévenu l'emballement de la violence. Cf. R. Girard, La Violence et le sacré (1972), Paris,
Hachette Littérature, Pluriel, 1997.
740 Les archives de Gébélein recèlent des copies pour dossier de transactions entre particuliers datant à peu

près de la même époque que le fameux « acte de vente immobilière » (Urk L 157-8) de la IVème dynastie,.
Cf. J. Baines, « Literacy, social organization, and the archaeological record : the case of early Egypt », dans J.
Gledhill, B. Bender et M.T. Larsen (éd.), State and Society. The Emergence and Development of social
Hierarchy and political Centralization, Londres, 1988, p. 192-213 ; P. Posener-Krieger, « Le prix des
étoffes », dans Festschrift Elmar Edel, 12 Màrz 1979 (Àgypten und Alten Testament 1), 1979, p. 318-331 ; S.
Quirke, The Administration of Egypt in the Late Middle Kingdom, Whistable, 1990 ; A. Radwan, « Der
246
d'une tombe ou l'organisation d'un culte d'entretien741. D'autre part, le développement des rites et
techniques funéraires suscitent tout à la fois la rédaction de textes continus en faveur du roi, et la
naissance d'une littérature narrative et discursive à partir de la tombe comme expression de la
personnalité du particulier742. En un mot, le passage du stage de l'énoncé-titre, qui caractérise
l'aube de l'écriture égyptienne, au texte constitué de phrases complètes, qui apparaît à l'horizon
de l'Ancien Empire, pourrait bien correspondre à un stade nouveau du développement de la
notion d'individualité dans l'Egypte des pharaons.743

Il n’en ressort pas moins que l’« enregistrement » des lois lui seul pouvait être en mesure d’en
garantir leur caractère universel et stable. Il s’opposait de manière paradoxale à l’arbitraire royal :
l’écrit, comme instrument de la gouvernance et véhicule de la volonté du pharaon (ici, de la Maât),
était aussi ce qui engageait le pharaon au respect de sa « parole ». Nous retrouvons cette fois le rôle
régulateur des écritures, contraignant, chez Platon, l’oralité vivante d’être conforme à son message
originaire. Il y a donc bien aussi, en terre des pharaons, un « contrôle » vigilant de la parole orale.
Mais moins de la parole issue de la tradition que de la parole normante et organisatrice, de la parole
normative qui doit être suivie d’effet.

Administrer l’État, transmettre et publier les lois, promulguer des édits, dire la justice dans le
Double-Pays, informer les provinces de la volonté du pharaon et remonter au pharaon les doléances de
la périphérie744, empêcher l’élision de l’influence politique en dépit de l’éloignement de la capitale ;
autant d’usages de l’écriture qui la rendent solidaire d’une fonction de gouvernement. Fonction plus
essentielle à l’écriture qu’elle ne pouvait l’être dans la cité d’Athènes, où l’Agora bavarde, l’iségorie,
les fréquentes réunions des citoyens à l’occasion des fêtes ou des sessions de la Boulê facilitaient
d’autant la diffusion de l’information. Platon ne laisse pas d’insister, précisément dans le dialogue des

Kônigsname. Epigraphisches zum gottlichen Kônigtum im Alten Agypten », dans SAK 2, 1975, p. 213-234 ; J.
Ray, « The Emergence of Writing in Egypt », World Archaeology 17, 1986, p. 307-16.
741 La grande majorité des documents juridiques privés rassemblés par Goedicke se polarise ainsi sur la

question des dispositions liées aux croyances funéraires. Voir H. Goedicke, Die privaten Rechtsinschriften
aus dem Alten Reich (Beihefte zur Wiener Zeitschrift fur die Kunde des Morgenlandes 5), Vienne, 1970.
Voir notamment les rapports d'investigation philologique de C. Hodge, « Ritual and Writing : an inquiry
into the Origin of Egyptian Script », dans M. Dale Kinkade, K.L. Hale et O. Werner (éd.), Linguistic and
Anthropology. Honor of CF. Voegelin, Lisse, 1975, p. 331-50.
742 J. Assmann, « Schrift, Tod und Identitât. Das Grab als Vorschule der Literatur im alten Âgypten », dans A.

et J. Assmann (éd.), Schrift und Gedàchtnis. Beitràge zur Archà'ologie der literarischen Kommunikation,
Munich, 1983, p. 71-78.
743
P. Vernus, « La naissance de l’écriture dans l’Égypte ancienne », Archéo-Nil 3, 1993, p. 104.
744 « L'écriture, dont le degré élémentaire suppose de nommer, classer et dénombrer, est aux mains des agents

du pouvoir, prêtres, officiers de l'armée et administrateurs, qui fournissent en retour des indications à ce
pouvoir » (M.-A. Bonhème, A. Forgeau, op. cit.).
247
Lois, sur la nécessité d’une constitution écrite745. Il anticipe par là les recommandations judicatives de
Kant746. Bien plus : les normes de la cité doivent non seulement être mises par écrit, mais encore
précédées chacune d’un préambule explicatif qui en stipule la raison d’être. Par où l’on voit que la cité
des Lois n’est pas qu’une théocratie sommaire et verticale. Ces prescriptions sont néanmoins loin
d’être aussi vitales qu’en terre des pharaons. L’immensité du territoire et les irrédentismes, les
multiplicités ethniques appelaient à un contrôle beaucoup plus strict de la population. Ils requéraient la
possibilité de reproduire à l’identique les arrêtés royaux pour les transmettre à l’identique à la
province. Il n’est pas tout à fait égal de faire fonctionner la loi dans une cité démocratique et dans un
vaste empire.

Il faut s’imaginer combien abstraite aux Égyptiens « moyens » pouvait paraître la chose
politique. Eux ne prenaient pas part aux décisions, n’étaient pas impliqués au point où pouvaient l’être
les citoyens d’Athènes. La grande majorité des Égyptiens n’avaient affaire aux ordonnances royales
que par l’intermédiaire des ordres rédigés émanés de la cour. La tentation aurait dû être forte de faire
sécession d’avec l’autorité centrale. Et cependant, l’empire tint bon. Relativement. S’il y eut des
conjurés, ceux-ci appartenaient essentiellement à l’entourage du premier cercle du souverain.
Mentionnons notamment, vers 1150 avant J.-C., le « complot du Harem » dont le volet judiciaire est
relaté entre autres par les papyrus de Turin. Conspiration qui donna lieu à la mise à mort de vingt-trois
des intimes de Ramsès III, après trois décennies de règne. Non pas lors du complot, comme il se dit
souvent ; mais avant le complot, rendant possible ce dernier, pour suivre les analyses de P. Grandet747.
Beaucoup plus rares, sans être inexistantes, ont été les frondes populaires748. On peut légitimement se
demander pourquoi. Se demander comment il se faisait que les élites si éloignées à la fois
géographiquement et intellectuellement du peuple, n’aient pas été davantage contestées. La réponse
tient en grande partie à l’efficacité d’un appareil de propagande d’État qui avait su faire de l’écrit le
principal médium de l’idéologie pharaonique.

Le pharaon ne saurait se contenter d’exercer son autorité comme on tirerait les fils d’une chaîne
de commandement, influençant de son sommet les strates d’une hiérarchie à base pyramidale.
Administrer, ce n’est pas qu’imposer verticalement une justice coercitive – ou bien une telle justice
ferait long feu. C’est aussi gouverner dans l’immanence, intrinsèquement, susciter l’adhésion chez les

745 Cf. J.-M. Bertrand, De l'écriture à l'oralité. Lectures des Lois de Platon, Paris, Publications de la Sorbonne,
Histoire ancienne et médiévale, 2000.
746 Nous songeons à l'impératif formel de la « publicité ( Publizitàt) du droit » promu par Kant dans Vers la

paix perpétuelle. Cf. E. Kant, Vers la paix perpétuelle et autres textes, trad. F. Proust et J.-F. Poirier Paris, GF
Flammarion, 1991, p. 124.
747 P. Grandet, Ramsès III, histoire d'un règne, Paris, Pygmalion, Bibliothèque de l'Egypte ancienne, 1997.

748 P. Vernus, Affaires et scandales sous les Ramsès. La crise des valeurs dans l'Égypte du Nouvel empire ,

Paris, édition J'ai lu, 2001.


248
individus, « influencer ». Nous évoquions tantôt le genre de la Königsnovelle, de la « narration royale
»749 contemporaine au développement de la culture palatiale. Cette production, de pair avec les «
hymnes » ou même les « autobiographies », constituent en littérature le pendant fonctionnel de ce que
sont dans des domaines connexes, les somptueuses cérémonies exaltant le souverain, les rites de
légitimation, la codification de la statuaire et de l’iconographie royale. De même qu’en Grèce la
tragédie scénarisait la transgression (hybris) pour mieux mettre en lumière ce qu’il pouvait en coûter.
De même aussi que l’historiographie européenne dix-neuvièmiste tressait des louanges à la faction
présente au détriment des « âges obscurs » (songeons à la mythologie de Michelet) déjà cariées par les
Lumières (songeons à l’Encyclopédie). Toujours l’écrit sert le pouvoir750. Peut-être plus dans le
contexte de l’Égypte pharaonique que jamais dans l’histoire. L’écrit ne s’y borne pas à transmettre les
lois, il légitime les lois. En ayant soin de légitimer l’instigateur des lois.

Si toute loi vient du pharaon et que le pharaon est le prophète des dieux, alors toute loi est
émanée des dieux. Le pharaon lui-même est dieu parmi les hommes. Il est Horus en tant que pharaon,
dépositaire de la « fonction royale ». Horus en tant que légitime aux charges qu’il occupe. Horus en
tant que combattant l’iséfet, qui est désordre, qui est discorde ; agitation cosmique et politique
personnifiée en Seth depuis le réappariement de la Haute et de la Basse-Égypte sous la « Double
Couronne » (Sekhemty, « Les Deux Puissantes ») de l’Horus Nârmer (Ménès)751 au début de l’époque
Thinite. Le pharaon, Horus de sa nature (le terme s’emploie de manière générique pour désigner l’«
état divin » en général ou, en particulier, Horus l’enfant d’Isis – à distinguer d’Horus l’Ancien) est
aussi Osiris, dieu souverain chez les morts, juge en dernier recours de l’ensemble de l’humanité. Osiris
dieu de la végétation, assassiné, régénéré telle la nature cyclique, de qui dépend la crue du Nil et la
fertilité des sols, à qui est due la prospérité du pays. Le roi devient ainsi par les écrits sacrés le
réceptacle de la volonté des dieux qu’il retranscrit dans le langage des lois. Faire sienne la volonté du
roi, c’est donc faire sienne la volonté des dieux, s’attirer leur faveur, les remercier de justice et de
vérité ; c’est observer Maât et par la même participer personnellement de la pérennité et de la vitalité
de l’Égypte en lutte contre les fils de l’entropie. C’est également s’ouvrir les portes de l’au-delà, c’est

749 A. Spalinger, « Königsnovelle and Performance », dans V.G. Callender et al. (éd.), Times, Signs and
Pyramids. Studies in Honour of M. Verner, Prague, 2011, p. 351-374 ; D. Farout, « Les déclarations du roi
Sahourê », Revue d'Égyptologie (RdE) n°63, 2012, p. 103-113.
750 P.M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison , Paris, Gallimard, 1975, p. 7.

751
Le pharaon Narmer est tenu pour avoir été le deuxième pharaon de la première dynastie, ayant régné au
cours la période Thinite ou Archaïque, il y a de cela trente-et-un siècles (≈3150 à ≈2700 avant J.-C.).
L'identité de Narmer reste controversée. Un nombre croissant d'égyptologues tend désormais à l'identifier au
roi Ménès que l'on tenait jusqu'à présent pour son prédécesseur.
249
en fait respecter l’ensemble des commandements moraux stipulés par les textes dits de la « déclaration
d’innocence » dont s’inspire la stèle de Baky752 :

Registre supérieur

Traduction

« Que le roi donne l’offrande à Amon-Ré, maître du trône des Deux Terres ; illumination, puissance
de triomphe, pour le ka de l’intendant du double grenier, comptable du Saïd et du Delta, Béky
triomphant.
Tout ce qui paraît sur la table d’Osiris, dans toutes ses fêtes, pour l’intendant du double grenier, Béky
triomphant. »

La confession proprement dite est déployée sur les quinze lignes de texte composant le registre
inférieur. Le défunt Béky, tout en procédant en première personne à son examen de conscience, se
donne implicitement en parangon du juste à l’attention à sa postérité.

752Epigramme funéraire de la stèle de Béki/Baki, éd. et trad. A. Varille, dans son article « La stèle mystique
de Baki », dans Bulletin de l’Institut français d’archéologie orientale (BIFAO) n°54, Le Caire, 1954, p. 129-
135. Voir lithographie en annexes.
250
Registre inférieur

251
Traduction

« Je fus un homme droit et juste, exempt de déloyauté, ayant réalisé Dieu dans son cœur, un sage par
l’union de ses âmes. Je suis arrivé à cette Sphère en laquelle est l’Eternelle Activité, après avoir fait le
bien sur terre. Je n’ai pas provoqué d’affliction. On n’a pas eu à me faire de reproche. Mon nom n’a
été prononcé en aucune circonstance abaissante, à propos d’un défaut quel qu’il soit. Je me réjouissais
de réaliser le Verbe de Maat, car j’avais appris à connaître qu’elle est avantageuse à qui la pratique sur
terre de la naissance au trépas, et que c’est une défense solide pour qui parle en son nom, en ce jour où
il parvient devant les Membres du, Tribunal qui discernent les volontés accomplies, jugent les
dispositions prises, punissent l’homme déloyal et décapitent son âme. Puissé-je être considéré comme
un être irréprochable, sans un accusateur, et qu’aucun acte de déloyauté ne me soit imputé devant eux !
Puissé-je sortir de là triomphant, en tant qu’élu, parmi les retraités passés à leurs kaou ! »

« Je fus un noble qui se complut dans Maat et se prépara aux jugements de la Salle de la Double Maat.
J’ai pensé ainsi parvenir à la Nécropole sans qu’aucune petitesse ne s’attache à mon nom. Je n’ai pas

252
fait de mal contre les humains, ce que réprouveraient leurs Dieux. Mon cycle de vie fut orienté suivant
le bon vent afin que j’atteignisse ma retraite dans de parfaites conditions. »

« Ecoutez donc ces choses telles que je vous les ai dites, ô vous, tous les humains qui existerez :
Complaisez-vous journellement dans la voie de Maat. C’est un grain dont on ne saurait être rassasié.
Le Dieu, maître d’Abydos, s’en nourrit chaque jour. Faites cela, vous vous en trouverez bien. Vous
traverserez l’existence en douceur de cœur jusqu’au moment de rejoindre l’Occident parfait. Votre
âme aura le pouvoir d’entrer et de sortir librement comme les Maîtres de l’Éternité qui dureront dans
l’avenir aussi longtemps qu’ils ont duré dans le passé. » 753

La plaidoirie de Baky peut en ce sens être considérée comme une paraphrase et une explication des
formules stéréotypées que circonscrit pour le salut du juste le chapitre 125 du Livre des Morts :

Salut à toi, grand dieu, maître des deux Maât ! Je suis venu vers toi, (ô) mon maître, ayant été
amené, pour voir ta perfection. Je te connais, et je connais le nom des quarante-deux dieux qui
sont avec toi dans cette salle des deux Maât, qui vivent de la garde des péchés et s’abreuvent de
leur sang le jour de l’évaluation des qualités devant Ounnefer. Vois : Celui des deux filles, celui
des deux Meret, le maître des deux Maât est ton nom. Voici ce que je suis venu vers toi et que je
t’ai apporté ce qui est équitable, j’ai chassé pour toi l’iniquité.

« Je n’ai pas commis l’iniquité contre les hommes.


Je n’ai pas maltraité (les) gens.
Je n’ai pas commis de péchés dans la Place de Vérité.
Je n’ai pas (cherche à) connaître ce qui n’est pas (à connaître).
Je n’ai pas fait le mal.
Je n’ai pas commencé de journée ayant reçu une
commission de la part des gens qui devraient travailler

753 Cf. une analyse de ce passage par E. Drioton dans sa « Contribution à l'étude du chapitre CXXV du livre
des morts. Confessions négatives », dans Recueil d'études égyptologiques dédiées à Champollion, Paris, 1922,
p. 545-564. Voir également, pour ce qui concerne les thématiques plus vastes de la confession négative, du
jugement eschatologique, de la Maât et de son application dans la vie quotidienne, idem, « Le jugement des
âmes dans l'Ancienne Égypte », Le Caire, Éditions de la Revue du Caire, 1949, réimprimé dans Page
d'égyptologie, le Caire, 1957, p. 195-214 ; C. Maystre, « Les déclarations d’innocence », dans Publications de
l’Institut français d’archéologie orientale (IFAO), Recherches d’archéologie, de philologie et d’histoire, t.
VIII, Le Caire, 1937, p. 115-117 ; Fr. Daumas, Amour de la vie et sens du divin dans l’Égypte ancienne, Paris,
Fata Morgana, Collection Hermes, 1952, p. 106 ; idem, « La naissance de l’humanisme dans la littérature de
l’Égypte antique », dans De l’humanisme à l’humain, Mélanges R. Godel, Paris, Les Belles Lettres, 1963, p.
199 ; L. Pfirsch, « Sortir au jour : Le jugement des morts et l'accès à l'au-delà dans l'Égypte ancienne », La
mort et l'immortalité. Encyclopédie des savoirs et des croyances, Bayard, 2004, p. 373-384 ; F. Schwarz,
Initiation aux livres des morts égyptiens, Paris, Albin Michel, Spiritualités vivantes, 1988.
253
pour moi, et mon nom n’est pas parvenu aux fonctions
d’un chef d’esclaves.
Je n’ai pas blasphémé Dieu.
Je n’ai pas appauvri un pauvre dans ses biens, etc. »754

Le défunt plaide dans les deux cas devant un tribunal divin formé de 42 juges ou assesseurs. Il
assure l’assemblée des dieux de n’avoir enfreint aucun des interdits de la Maât755. Tirant ainsi les
conséquences de son comportement, le mort, explique J. Assmann « se débarrassait de toutes charges
et se purifiait de toutes les nuisances morales qui pouvait entraîner son anéantissement afin d’accéder à
l’autre monde dans un état de pureté inaltérable »756. La confession s’inscrit alors dans le
prolongement de la plaidoirie qui répercute le noyau dur de l’enseignement moral ; le répercute en le
sacralisant et en l’universalisant : 42 assesseurs, 42 nomes d’Égypte. Le caractère normatif de cette
déclaration s’adjoint une dimension cosmologique et politique en sus de religieuse, domaines que la
pensée égyptienne ne distinguait pas comme nous croyons le faire. Connaître les formules nécessaires
de la « justification », était une condition nécessaire – mais non pas suffisante – pour escompter
franchir avec succès l’épreuve de la psychostasie. Les consigner, fût-ce dans la pierre757, fût-ce dans
les livres, les rendait à la fois publiques, démonstratives et canoniques. Et exhaustives. Il s’agissait de
n’en omettre aucune. De faire entendre à tous que de leur observance dépendait le destin de chacun
dans l’éphémère et dans l’éternité.

Ainsi l’écrit permettait-il, au-delà de sa fonction de conservation, l’exercice polymorphe d’une


double forme d’autorité, efficiente à la fois sur le corps juridique et sur le corps social. L’écrit
gouverne le droit comme il gouverne les esprits. Nul n’est besoin de convoquer les mânes de La
Boétie pour savoir nécessaire ce second type d’emprise. On sait, depuis les travaux de Dumézil, que la
fonction royale – au moins dans l’aube du schéma triparti indo-européen (quoique l’Égypte fut
étrangère à ces essarts) – est toujours redoublée d’une manière ou d’une autre par la fonction sacrée.
La force sans l’esprit de sa justification serait bien en peine de se pérenniser. C’est bien pourquoi l’«
on a pu souligner – relève M.-A. Bonhème – que l'écrit à force de preuve, et son rôle dans la
constitution de la mémoire d’État n’est plus à dire. L'écriture est la technique quotidienne et
privilégiée de la continuité du pouvoir »758. Platon l’avait compris. Il connaissait cet état de fait pour

754 Livre des Morts des Anciens Égyptiens, chap. 125, trad. P. Barguet, Paris, Éditions du Cerf, 1967.
755 La liste des innocences décline sur le mode négatif les normes de la Maât. Le rapprochement avec le
décalogue ne tarderait pas à être fait.
756 J. Assmann, Mort et au-delà dans l’Égypte ancienne, Monaco, Éditions du Rocher, 2001, p. 132.

757 E.g. : Stèle de Béki/Baki, précisément, reproduisant le texte du Livre des morts, chap. 125.

758 M.-A. Bonhème, A. Forgeau, Pharaon. Les secrets du pouvoir, Paris, Armand Colin, 1988.

254
ce qui relevait de l’organisation du droit en terre des pharaons, encore qu’il ne laissa pas d’en
réprouver les formes et les modalités :

Il me semble que nous avons enfin atteint une trace que nous pouvons poursuivre. Car
l’ordre des prêtres et celui des devins ont une haute idée d’eux-mêmes et sont en grande
vénération, à cause de la nature auguste de leurs fonctions : à ce point que dans l’Egypte le trône
ne peut être occupé par un roi étranger à l’ordre sacerdotal ; et si par hasard c’est un homme
originairement sorti d’une autre classe et qui ait été élevé par la violence, il faut qu’il finisse par
se faire recevoir dans cet ordre.759

Tout prétendant au trône se doit de pouvoir compter sur la collaboration d’un clergé volontaire,
indéfectiblement attaché à son règne. C’est à cet ordre sacerdotal qu’il revient, le cas échéant,
d’assurer la ratification par les textes sacrés de la légitimité du roi. C’est-à-dire, au sens propre,
d’entériner son « sacre ». Telle est du moins la conception que Platon se fait de l’investiture en terre
des pharaons. Et il n’est pas exclu que cette conviction lui ait pu être suggérée par des faits politiques
récents de l’histoire égyptienne. Chr. Froidefond, analysant la citation du Politique, rappelle que
l’onction des prêtres égyptiens était effectivement prescrite depuis la fin de l’époque ramesside 760. Or,
la période au cours de laquelle Platon s’attelle à la composition de son œuvre coïncide très
précisément avec l’intronisation à la tête de l’Égypte d’un général dont le patronyme trahit les origines
« modestes »761. Achôris – c’est son nom –, devenu pharaon de la XXIXe dynastie, succédait, sans
légitimité, à Néphéritès. Achôris spoliateur ne descendait pas de la lignée royale. Pis, s’il se peut, il ne
ressortissait pas de la « caste sacerdotale ». Son parcours de reconnaissance correspond terme à terme
à celui spécifié par l’Étranger du Politique : « c’est un homme originairement sorti d’une autre classe
qui a été élevé par la violence ». En quoi il fallut bien, pour s’investir de la complicité des prêtres, «
qu’il finisse par se faire recevoir dans cet ordre »762. Il n’y a pas loin de ce constat à postuler avec une
raisonnable hardiesse que c’est à Achôris que songe Platon. Mais le cas d’Achôris n’est pas si
spécifique au modèle égyptien qu’on ne le retrouve parfois en des parages bien plus inattendus :

Parmi les Grecs eux-mêmes, on trouvera en plus d’un lieu que ce sont les magistrats les
plus considérables qui sont chargés d’accomplir les plus importants de ces sacrifices. Et ce n’est
pas chez vous qu’on trouve les exemples les moins remarquables de ce que j’avance. Car on dit

759 Politique, 290d-e.


760 Chr. Froidefond, op.cit., p. 303.
761
Cf. G. Posener, « Hakoris. An Egyptian noble man and his family », dans Revue d’Égyptologie (RDE)
n°21, Paris, Peeters, 1969, p. 148-150 et l’article « Hakoris » de H. de Meulenaere, dans H. W. Helck (éd.),
Lexikon der Ägyptologie (LdÄ), vol. II, 1997, p. 931 sq.
762 Politique, 290d-e.

255
que l’on remet ici à l’archonte, que le sort a désigné Roi, le soin d’offrir les plus solennels des
sacrifices antiques, et surtout ceux que vos pères ont fondés.763

Quand ressortit-il relativement à la question des usages pragmatiques du texte selon les «
passages égyptiens » des dialogues de Platon et au regard des Égyptiens eux-mêmes ? Il semblerait
que les deux principales fonctions invoquées par Platon – fonction de témoignage/authentification et
fonction de régulation – aient également étés prééminentes en terre des pharaons. Ce qu’elles n’ont pas
été toutefois au même degré ni tout à fait selon la même compréhension. La fonction de contrôle telle
qu’exposée dans le Critias et le Timée porte avant tout sur la fidélité de la transmission orale. La
rectitude est celle des faits originaux. La mémoire égyptienne est, pour sa part, une mémoire politique
qui se reconfigure en fonction des régimes. Surtout, l’écrit y sert à principalement à gouverner et à
légitimer le pharaon astreint à ce gouvernement. Si la divulgation du palaïos logos platonicien doit
rester limitée, relativement confidentielle, celle des Königsnovelle de propagande – manières de
contes baignés d’un cadre hiératique, semblable à l’épisode de Theuth et de Thamous dans le dialogue
du Phèdre qui, justement, reconduit l’incipit conventionnel du genre – doit au contraire viser la plus
grande extension possible. Tout comme le doit celle des édits royaux, dont la mise par écrit gage
l’univocité, l’intangibilité et la transrégionalité.

C’est au regard de ces spécificités d’usage que nous nous sommes autorisé à suggérer que la
même fonction de régulation du texte pouvait œuvrer à deux fins différentes. Ces fins dépendent
directement de l’objet de cette régulation. Il s’agira principalement des lois et des comportements dans
le cas particulier de l’Égypte pharaonique, tandis que le contrôle sera d’abord celui d’une tradition
transmise par akoué au dans le cas du récit de l’Atlantide et de l’Ancienne Athènes. Est-ce à dire que
l’écrit n’aurait pas, chez Platon, une fonction politique, une fonction normative au moins égale à celle
qu’elle remplit en Égypte ? Qu’on élargisse notre analyse à d’autres œuvres de Platon : nous aviserons
qu’il n’en est rien.

La République fait aussi droit à cet embrigadement de l’écrit au service de l’éducation à la


citoyenneté. Platon y définit des tropes que se doit d’observer toute forme de discours, de la même
manière que la musique, la danse, les arts en général doivent être remisés sous le contrôle des gardiens
dirigeants. La poésie y fait l’objet d’une attention particulière : « Et certes, repris-je, si j'ai bien
d'autres raisons de croire que notre cité a été fondée de la façon la plus correcte qui fût possible, c'est
surtout en songeant à notre règlement sur la poésie que je l'affirme »764. Le personnage de l’Athénien

763 Ibid.
764 République, X, 688a.
256
des Lois revient sur cette régulation, dont il démarque les contours. Il s’agira au premier chef que les
poètes autorisés en la Cité…

… n'aient pas moins de cinquante ans ; ensuite, ils auront beau posséder excellemment le
génie poétique et les dons des Muses, on ne les prendra pas s'ils n'ont jamais accompli une belle
action d'éclat... Le choix appartiendra au magistrat préposé à l'éducation de la jeunesse et aux
gardiens des lois ; ils accorderont aux auteurs ainsi désignés le privilège mérité de cultiver les
Muses, et à eux seuls... Personne n'osera faire entendre un chant des Muses sans examen
préalable, sans l'approbation des gardiens des lois, quand même il aurait plus de charme que les
hymnes de Thamyras et d'Orphée.765

Et d’ajouter qu’au nombre de ses lois doit être reversée

… [celle-là] qui astreint le poète à ne point s'écarter dans ses vers de ce qu'on tient dans
l'État pour légitime, juste, beau et honnête, et qui lui défend de montrer ses ouvrages à aucun
particulier avant qu'ils n'aient été vus et approuvés des gardiens des lois et des censeurs établis
pour les examiner. Ces censeurs sont déjà nommés et les mêmes à qui nous avons confié le soin
de régler ce qui appartient à la musique, conjointement avec celui qui préside à l'éducation de la
jeunesse.766

Ainsi sont condamnés les arts imitatifs ; car « toutes les œuvres de ce genre ruinent, ce [lui]
semble, l'esprit de ceux qui les écoutent, lorsqu'ils n'ont point l'antidote, c'est-à-dire la connaissance de
ce qu'elles sont réellement »767. Plût à Platon que l’art égyptien ne soit pas imitatif ou représentatif,
mais synoptique et « aspectif », c’est-à-dire « réaliste » en tant qu’il vise à déployer l’essence plutôt
que l’apparence, comme nous aurons tout le loisir de nous en rendre compte768. C’est par ailleurs
probablement ce caractère « métaphysique » de l’art égyptien qui dispose notre auteur à ériger
l’exemple des canons ratifiés par les autorités locales en modèle de législation pour la future – mais
769
fictive – colonie des Lois . Toujours est-il que les discours écrits, les poésies, les mythes, par le
message qu’ils véhiculent, par les valeurs qu’ils magnifient, ont chez Platon comme en Égypte un
véritable effet moral. Ne croyons pas que Platon aille congédier Homère et les poètes indépendants
hors de sa Belle Cité par morgue ou par désintérêt. Bien au contraire. C’est paradoxalement parce que

765 Lois, VIII, 829 c-d. Nous soulignons


766
Lois, VII, 801c-d.
767 République, X, 689a.

768 Cf. infra : chap. IV.

769 Lois, II, 656e-657b.

257
Platon n’ignore plus rien de la puissance de l’écriture (qui a vu condamner Socrate), et donc qu’il
reconnaît son importance pour le meilleur et pour le pire, qu’il s’en fait un censeur aussi intransigeant :

Ainsi donc, Glaucon, quand tu rencontreras des panégyristes d'Homère, disant que ce
poète a fait l'éducation de la Grèce, et que pour administrer les affaires humaines ou en
enseigner le maniement il est juste de le prendre en main, de l'étudier, et de vivre en réglant
d'après lui toute son existence, tu dois certes les saluer et les accueillir amicalement, comme des
hommes qui sont aussi vertueux que possible, et leur accorder qu'Homère est le prince de la
poésie et le premier des poètes tragiques, mais savoir aussi qu'en fait de poésie il ne faut
admettre dans la cité que les hymnes en l'honneur des dieux et les éloges des gens de bien770. Si,
au contraire, tu admets la Muse voluptueuse, le plaisir et la douleur seront les rois de ta cité, à la
place de la loi et de ce principe que, d'un commun accord, on a toujours regardé comme le
meilleur, la raison.771

Ayant ainsi examiné ce qu’il en était de la fonction « régulatrice » du texte chez Platon et en
Égypte, concluons sur la fonction de témoignage, de « preuve » dont il peut s’investir.

La fonction de « témoignage » associée à la documentation des temples égyptiens attestait chez


Platon de la viabilité de la politeia exposée dans République. La République avait été, et serait de
nouveau. Quid de Kemet ? Les papyri sacrés de l’Égypte pharaonique répondent encore positivement à
cette logique de la répétition. Eux également font foi d’un perpétuel renouvellement de l’Égypte, sur le
modèle des crues et des décrues du Nil. Chaque nouveau règne est, en Égypte, une création
cosmogonique à part entière ; est un lever de soleil ; une régénérescence. Une pulsation du Créateur.
Ce que l’oasis du désert ignore en vertu de ses reliefs, elle le recrée ainsi de façon discursive, à la
faveur des hymnes d’intronisation. Comme si la vérité des origines, située sur un plan extratemporel,
se renouvelait sur le plan historique chaque fois qu’un nouveau pharaon s’établissait à la tête de l’État.
Donc moyennant une périodicité sensiblement plus régulière que celle qui métronome les cataclysmes
de la Grande Année en Grèce. Encore nous faudrait-il, pour acter la viabilité du recoupement entre les
vertus probatoire et prophétique des textes selon Platon et dans l’Égypte pharaonique, que ces
divergences soient confinées au rythme des battements du temps.

Or, il existe une nuance de taille qui départit plus sérieusement ces deux visions de l’éternel
retour. Une restriction qui désinscrit l’Égypte du schème de la répétition stricte pour l’inscrire dans la
linéarité du progrès historique. Chaque nouveau règne « recycle » le précédent – à ceci près qu’il le

770 Encore que des dérogations puissent être consenties : cf. Lois, VII, 801 c, sq.
771 République, X, 606e.
258
surpasse. Chaque nouveau roi est fondé à faire davantage et mieux que son devancier. L’Égypte du
lendemain est appelée à des prodiges dont n’était pas capable l’Égypte de la veille. Il ne lui suffit pas,
pour demeurer fidèle à l’héritage des précédents monarques, de préserver ou de répéter leurs œuvres à
l’identique. Il faut encore qu’elle gravisse un échelon supplémentaire et ainsi de suite jusqu’à la fin des
temps : tel se profile l’« impératif de surpassement »772 prescrit par la Maât. Nous reviendrons sur cet
impératif lorsqu’il sera question d’examiner plus en détail le contresens de l’« Égypte sans histoire ».
Notons seulement, pour peu que l’on se réfère à la présentation que fait Socrate de la généalogie des
773
systèmes politiques au Livre VIII de la République , que la succession de ces différents régimes
s’accomplit au contraire dans le sens d’une dégradation irréversible : « Il est difficile qu'un État
constitué comme le vôtre s'altère ; mais, comme tout ce qui naît est sujet à la corruption, ce système de
gouvernement ne durera pas toujours, mais il se dissoudra, et voici comment… »774. Dégradation qui
ne prendra peut-être fin qu’au terme du prochain déluge, quand reviendra l’âge d’or, départ d’un
nouveau cycle775. Une thèse qui aurait l’avantage de mettre en cohérence le fait que Platon puisse se
faire en même temps annonciateur de la Kallipolis et prophète de l’Apocalypse.

6. L’évolution du regard sur l’écrit

C’est désormais armé de ces acquis, fort de nos découvertes que nous pouvons entreprendre une
conciliation entre, d’une part, les suggestions du Phèdre et, d’autre part, les éléments du Timée et du
Critias concernant la valeur des textes. Nous disposons dorénavant de toutes les pièces qui
permettraient d’envisager ce qui paraissait à première vue insoutenable : de surmonter l’opposition
entre un Thamous socratisant critique de l’écriture « facteur d’oubli » et un prêtre égyptien faisant état
de sacro-saintes archives « mémoire de l’humanité ». D’accorder les discours. Ce qui ne serait pas
faire autre chose que d’accorder l’auteur avec lui-même ; et d’ainsi mieux comprendre comment le
talentueux compositeur qu’était Platon pouvait être en même temps ce virulent censeur des écritures
que nous présente la République ; comment le philosophe en quête de vérité pouvait lui-même sans
manquer à ses convictions élaborer des mythes et les faire pour passer pour des « histoires très
véritables ».

a) Fonction testamentaire

772 P. Vernus, Essai sur la conscience de l'histoire dans l'Égypte pharaonique, Paris, H. Champion, 1995. Cf.
infra : chap. VII.
773 Ibid., VIII, 546d-547c.

774 Ibid., 546a.

775 Lettre VII, 326b.

259
Revenons sur la fonction que nous avons appelée « testamentaire » de la documentation écrite.
L’écrit atteste à divers titres du fait que « cela qui fut, sera », et en ce sens prend ouvertement part à
l’argumentation de Platon. Platon compose la République, puis la fait suivre du Timée. Le Timée
prouve la République. L’aspiration à la Kallipolis est ainsi justifiée par son ancrage dans une trame
historique faite de séquences itératives ou redondantes. Le détour par l’Égypte s’explique à cet égard
par les déluges qui annihilent périodiquement, en Grèce, toute trace de témoignage de ce qu’avait pu
être la séquence précédente. La Grèce n’a pas accès à l’histoire au long cours. Il en va autrement de
l’Égypte, dont la longévité – la même qui lui permit de développer l’astronomie – lui est acquise par
sa topographie. Si donc les sciences et les techniques proviennent d’Égypte, comme nous l’apprennent
776
le Phèdre et le Philèbe , c’est que l’Égypte féconde régulièrement de son savoir les autres
civilisations. Elle ensemence la Grèce, qui oubliera sitôt le prochain déluge. Tout semble ainsi se
passer comme si la Grèce devait être à l’Égypte ce que le médium de l’écriture est au Socrate du
Phèdre et de la Lettre VII : un jardin d’Adonis appelé à disparaître sans pouvoir à son tour transmettre.

Sciences et techniques ont en Égypte une pérennité qu’elles ne peuvent avoir en Grèce. Et plus
encore le souvenir des événements, des gestes, exploits et des institutions des civilisations passées : «
Soit chez vous, soit ici, soit en tout autre lieu dont nous avons entendu parler, s'il s'est accompli
quelque chose de beau, de grand [...], tout cela est ici inscrit (pânta gramména) depuis l'antiquité dans
les temples et la mémoire en a été gardée »777. Tant et si bien qu’il nous en faut conclure que c’est ici,
aux antipodes du Phèdre, l’écriture égyptienne qui en vertu de sa dimension paléographique, fait le
partage entre « la mémoire et l’oubli, [qui] sépare l'archéologie de la mythologie et, selon sa présence
ou son absence, marque dans l'histoire des hommes la division de la longue et de la courte durée »778.
On peut toutefois se demander, attendu les propos de l’officiant de Saïs, si les « livres sacrés »
conservés dans les temples ne font que recenser les événements glorieux (« s'il s'est accompli quelque
chose de beau, de grand, etc. »). L’histoire, alors, serait partiale et fragmentaire, donc peu propice à la
compréhension des erreurs du passé en vue de leur évitement futur. Ce qui mérite ou non d’être connu,
la sélection du significatif dans la pléthore des événements en dit beaucoup sur l’idée qu’une
population se fait de sa propre identité.

Ainsi l’Égypte conserve-t-elle le souvenir archivé de tout ce qui a été (ou presque). Une
connaissance qui rend possible le franchissement d’un seuil explicatif, démystifiant les fables
superstitieuses que se raconte la Grèce où les embrasements, les tremblements de terre, les

776
Philèbe, 18b ; Philèbe, 16c ; Épinomis, 987d.
777 Timée, 22d.
778 H. Joly, « Platon égyptologue », dans Etudes platoniciennes : La question des étrangers, Paris, Vrin,

Librairie philosophique, 2000.


260
catastrophes prennent des allures anthropomorphes et un parfum mythologique : Deucalion, Phaéton,
Erichthonios, etc. À défaut d’une histoire cumulative que permettrait la sauvegarde de l’écrit, la Grèce
se repaît de contes pour enfants. L’Égypte, de par son accès aux « autres-fois », sait qu’il y a d’«
autres fois ». Elle sait ces autres fois admises au sein d’une rationalité cyclique et régulière. Elle sait
qu’il est une vérité cachée, mathématique derrière le désordre apparent, et que la maladresse des dieux
n’a rien à voir avec cette rationalité de la palingénésie. Ce n’est qu’une fois ces dieux fantasques ôtés
de l’équation que la nature pourra devenir intelligible. Là est la condition de toute science ; et il n’est
pas sans incidence que ce soit le Timée – et même le pythagoricien Timée – qui porte ce message.

b) Fonction régulatrice

C’est cette fonction dévolue aux discours écrits qui, selon nous, permet de lever la contradiction
entre l’éloge de la transmission orale au détriment de l’écriture et d’autre part, l’existence nécessaire
d’une documentation écrite ayant force de preuve. L’écrit ne se substitue pas à la parole ; il en est
l’instrument. L’écrit ne vaut pas en lui-même, il vaut pour son utilité au regard de la transmission
orale. Il est son auxiliaire : l’écrit est l’auxiliaire du Verbe. Que ce soit dans le Phèdre et dans la Lettre
VII ou bien dans le Timée et dans le Critias, la primauté demeure au bénéfice de l’oralité. L’écrit, en sa
dénotation d’archive, sert d’assurance contre la perte inexorable d’un message originaire. Il le recadre,
l’accorde comme on accorderait un instrument de musique. Ce qui laisse songer que si l’écrit n’est
véritablement un « don » que par sa fonction régulatrice, l’oralité ne saurait être elle-même dénuée
d’imperfection. L’oralité ne se suffit pas dès lors qu’elle a recours à l’écriture pour s’assurer d’elle-
même. Il y a donc fort à nuancer dans la condamnation de Thamous.

Il faudrait au surplus considérer que l’écriture en qualité de discours, si elle échoue


généralement à réveiller les vérités recluses dans les tréfonds de l’âme, ne s’y brise pas
nécessairement. L’opposition ne serait plus alors à constituer entre l’oralité et l’écriture, mais à penser
entre le bon et le mauvais usage de la parole. Écrite, une telle parole n’a pas le discernement qui
permettrait le choix de ses interlocuteurs, la sélection de ce qu’elle peut révéler et de ce qu’elle doit
maintenir par devers soi, ni même la possibilité de s’expliquer, d’interroger ou de répondre. Le
discours écrit, en d’autres termes, exclut la dialectique qui seule avec le mythe et la révélation permet
une intuition de la vérité. Voilà peut-être ce que Platon reproche d’abord à l’écriture, lui qui écrit sans
tout écrire, lui qui divulgue sans divulguer. Mais qui pourtant écrit, divulgue et interpelle, peut-être
pour décanter le bon grain de l’ivraie, les élus des exclus. Platon qui dissémine des germes de vérité
divine en attendant que s’en emparent ceux qui les peuvent entendre. Car c’est bien là ce que

261
rapportent les doxographes antiques au sujet de ces disciples impromptus infectés par les germes des
discours de Socrate, même rapportés : des conversions aussi étranges que foudroyantes779.

On peut à cet égard comprendre les dialogues comme constituant autant de propédeutiques
essaimées à la discrétion du grand public, en vue de s’y faire des alliés. Des protreptiques disposant à
la conversion du soi à la pratique philosophique qui est aussi philosophie pratique780. Philosophie
pratique à dominante orale, quoi qu’il en soit, en tant que la recherche en passe nécessairement par
l’entretien. S’il y a jamais opposition, celle-ci ne serait par conséquent pas tant entre le texte et la
parole qu’entre l’usage néfaste ou opportun du texte et de la parole ; lors, il ne serait plus besoin
d’opposer le Platon écrivain au Platon philosophe781 : « le discours écrit n'est condamnable que s'il
échoue à produire dans l'âme de celui qui le lit le mouvement de la dialectique et le désir de com-
prendre »782. L’écrit peut être une ressource, tout comme la rhétorique si bien utilisée : « Voilà donc
qui est clair pour tout le monde : non, il n'y a, en soi, rien de laid à écrire des discours », conclut,
assertorique, le même Socrate qui, dans le même dialogue, fondait sans ménagement sur la lalomanie
futile et inconsidérée de Lysias783. Que l’initiation, la maïeutique, la dialectique relèvent éminemment
de l’oralité n’interdit pas au philosophe de recourir autant que de besoin aux expédients de l’écriture
pour soutenir sa cause.

c) Extension à la politique

L’écrit, en tant que document d’archive, peut servir la parole transmise ; l’écrit, en tant que
discours propédeutique et protreptique, peut servir la philosophie ; voyons maintenant comment l’écrit
peut servir le politicien. Il le peut, chez Platon comme il sert en Égypte selon Platon, en fixant pour
l’éternité les canons artistiques, donc les valeurs morales et citoyennes nécessaires au bon
fonctionnement de la cité juste (de l’harmonie artistique, mathématique et musical dépend l’harmonie
politique). Il le peut également en conférant une relative pérennité à la constitution de cette cité,
régulée en fonction des figures aperçues par le Collège de Veille (« Conseil Nocturne ») 784 ou les
éphoroïdes de la Kallipolis. Administrée surtout en fonction de l’intuition du Bien « au-delà de l’être

779 On songe plus particulièrement à celle d’Antisthène, rapporté par Diogène Laërce, ou à celle d’Aristippe,
relatée par Plutarque. Cf. infra : chap. VIII, où sont donnés les récits en question.
780 Euthydème, 290a, seq. Voir par exemple République, VI ; où Socrate s’attarde sur la nécessité pour la

philosophie de se soumettre à la critique et au jugement public.


781 M. Dixsaut, Le Naturel philosophe. Essai sur les dialogues de Platon, Paris, Vrin, Les Belles Lettres, 1985.

782 O. Renaut, « La parole dans les dialogues de Platon » (dossier), dans Phèdre, Platon, Paris, Garnier-

Flammarion, 2012.
783
Phèdre, 258c-d.
784 Cf. L. Brisson, « Le Collège de veille », dans F. Lisi (éd.), Plato’s Laws and its Historical Significance.

Selected Papers from the International Congress on Ancient Thought, Salamanca, Sankt Augustin, 2000, p.
161-177.
262
», irradiant les idées du plérôme des intelligibles, et que l’élite dirigeante traduit dans le sensible à la
faveur des lois. De la même manière, en somme, que le pharaon perçoit, traduit et diffuse la Maât. De
la même manière, peut-être, que le philosophe-roi ou le roi-philosophe. Une écriture qui peut enfin
servir le politique en rendant compte de la raison d’être de ces lois785.

Mais cette présence du texte qui pérennise et qui conserve, diffuse et justifie peut également se
retourner contre le politique. Contre celui des gouvernants qui confondrait son rôle avec celui de la
reproduction des recettes du passé. Il serait loisible, à la lecture de certains passages de ses dialogues,
de soutenir l’hypothèse d’un traditionalisme de Platon. Combien de fois Socrate n’est-il mis dans la
situation de prendre la défense des valeurs mises à mal par le relativisme et le cynisme ambiant 786 ? Il
serait séduisant d’attribuer à Platon, en sus de ce conservatisme, et nonobstant ses accointances avec la
tyrannie des Trente, une conséquente défiance au regard des errances de la démocratie qui fit mourir
son maître787. Et permit le triomphe public des vendeurs de chimère, les mercenaires sophistes qui
monnayaient leur ignorance788 et dévoyaient les élites politiques d’Athènes. Aux grands maux les
grands remèdes : la République aurait été la réponse institutionnelle donnée à ces dérives. Encore eût-
il fallu que la parfaite politeia, pour enrayer le processus de corruption des régimes politiques, se
perpétuât elle-même par-delà les générations. Le texte aurait alors eu tout son rôle à jouer en qualité de
correctif de cette constitution, reconquérant dans le domaine législatif la même valeur régulatrice qu’il
s’accordait relativement au palaios logos oralisé de l’officiant de Saïs. C’eût été faire de la
constitution originaire un modèle invariant, donc préservé de la stasis et de la corruption. De sorte
qu’il n’y eût été nulle âme parmi les Grecs pour concevoir d’en changer un iota, de même qu’aucun
artiste n’eût en Égypte eu la hardiesse ou l’imprudence d’introduire – sauf à l’instigation expresse de

785 « Et, tout en donnant ses lois, [et le législateur] ne joindra-t-il pas à ses discours de quoi persuader les
esprits et les adoucir autant que possible ? – Non, étranger, il ne se bornera pas aux menaces ; mais, s'il y a
quelque moyen, si faible qu'il soit, de persuader ces vérités aux citoyens, le législateur, pour peu qu'il mérite
ce nom, ne devra pas se rebuter. Il devra plutôt, comme on dit, n'épargner aucune parole pour appuyer la
vieille loi et démontrer l'existence des dieux et tout ce que tu viens d'exposer » (Lois, X, 890c–891a sq).
786 Il s'agit là de l'une des structures récurrentes dans l'œuvre de Platon, identifiée par Thomas Alexander

Szlezak (op. cit.), et qui consiste pour l'auteur à mettre en scène un Socrate justicier se précipitant au secours
de certaines valeurs ou de certains discours (justice, science, vérité, lois, utilité de la philosophie, éléments
de pythagorisme, oralité et transmission, idée de l'immortalité de l'âme, principes de la république, etc.)
Malmené par ses interlocuteurs ; plus largement, d'un héritage qu'il sauve du nihilisme et des assauts de la
sophistique afin de le transmettre à son tour, moyennant de nouveaux outils. Cf. J.-L. Périllié, « Les héritiers
de Socrate d'après Platon », dans Qu'est-ce qu'un Héritage ?, S. Camilleri et C. Chandelier (dir.), Zeta Books,
2009, p. 33-62. Voir aussi infra : chap. I.
787 « Par une nouvelle fatalité, des hommes alors puissants traînèrent Socrate, mon ami, devant un tribunal

sous le poids de l'accusation la plus odieuse et la plus étrangère à son caractère. Quelques-uns de ses ennemis
le dénoncèrent comme impie, et les autres après l'avoir condamné le livrèrent à la mort, lui qui, pour ne pas
commettre une impiété, avait refusé de prendre part à l'arrestation d'un de leurs amis, quand ils gémissaient
eux-mêmes dans les malheurs de l'exil » (Lettre VII, 325b-325c).
788 Voir, par exemple, Sophiste, 216a, 232a, 268d ; Gorgias, 454b-459a ; Protagoras, 315a, 328d ; Phèdre,

261a.
263
sa hiérarchie – de nouveaux canons dans le domaine des arts – et le ver dans le fruit – sans s’exposer à
la foudre des dieux. On aurait pu, à cet égard, penser que l’imprescriptibilité des normes de la Belle
Cité permise par le contrôle du texte aurait suffi à garantir celle-ci, tout comme l’Égypte, en la plaçant
hors de l’histoire.

À tort. L’Égypte, évidemment, n’est pas hors de l’histoire. Mais c’est surtout qu’une
constitution cristallisée serait, au sein d’une réalité sensible soumise au mouvement perpétuel, une
constitution fragilisée. Inadaptée dès lors qu’inamovible. Elle serait égale aux textes qui la figent :
inapte à répondre d’elle-même. C’est aussi paradoxalement ce que prouve le modèle égyptien. Il n’est
qu’à lire ce passage décisif du Politique à l’occasion duquel Platon souligne les insuffisances de
l'ordonnance médicale écrite, des hypomnemata graphein dont la rigidité ne permet pas l’adaptation à
l'évolution dynamique de la maladie, et dont la généralité s’aveugle sur la singularité du cas :
illustration du problème politique des lois écrites. Si bien qu’à l’instar du médecin retournant voir et
traiter son malade, le législateur doit être à même de modifier ses premières prescriptions. D’agir avec
discernement, au moment opportun (kairos), de manière opportune. On ne peut donc s’en remettre
corps et âme à l’héritage de loi écrite. Il faut plier les lois. Ou bien le remède serait pire que le mal.

Chr. Froidefond n’a pas laissé de mettre au jour cette impérieuse réserve : « Dans le Politique,
qui contient précisément une critique du formalisme politique égyptien, Platon insiste sur cette idée,
que le véritable homme royal ne doit, non plus que le bon médecin, demeurer prisonnier de la lettre
»789. Il ne faut donc pas surévaluer le poids de la tradition. Même chez Platon. Par suite, ne pas confier
aux écritures une fonction corrective systématique. Pas en tous les domaines. Il faut ici encore lire les
dialogues tout en subtilité. L’écrit peut réguler le politique, c’est-à-dire « policer » le social ;
notamment au moyen de la canonisation des arts lyrique, plastique et des discours écrits. L’écrit peut
avoir barre sur les comportements comme il peut vérifier la rectitude d’une tradition orale ; la politique
ne peut à si peu de frais se résumer à la reproduction de l’écrit. À la reproduction des lois. Ou bien la
cité juste n’aurait que faire d’avoir un philosophe – des philosophes ? – au gouvernail. À quoi bon
s’initier s’il suffit d’imiter ? Si la philosophie est nécessaire à la Kallipolis, c’est que la tradition n’y
suffit pas. Rien n’est acquis dans le devenir, rien ne saurait l’être.

Être toujours de la même manière, également, et le même être, c’est le privilège des dieux
par excellence. La nature du corps n’est pas de cet ordre. Or, l’être que nous nommons le ciel et
le monde a reçu de son principe une foule de qualités admirables, mais il participe en même
temps de la nature du corps. De là vient qu’il lui est absolument impossible d’échapper à toute
espèce de changement, mais qu’il se meut autant que possible dans le même lieu, dans la même

789 Chr. Froidefond, op.cit.


264
direction, et d’un seul mouvement. Voilà comment le mouvement circulaire se trouve être le
sien, étant celui qui s’éloigne le moins du mouvement de ce qui se meut soi-même. Se donner le
mouvement de toute éternité, c’est ce qui ne peut guère appartenir qu’à celui qui mène tout ce
qui se meut.790

Le roseau plie ; le chêne se brise. C’est ce pourquoi l’Égypte de Platon, confiant trop à sa
tradition écrite, n’a pas su conserver l’éclat de ses origines. L’appétence chrusophile de ses
ressortissants est à l’image de leur âme viciée, elle-même reflet holographique de ses institutions791. Si
donc les préventions dont fait état Thamous à l’égard des effets des prédateurs de l’écriture se
situaient, dans le Phèdre, unilatéralement sur le plan de la rhétorique et de la philosophie, Platon
n’oublie pas pour autant, notamment dans les Lois, de développer le pendant politique de cette critique
: « Stagnation et sclérose, commente Chr. Froidefond, sanctionnent nécessairement une législation
établie pour toujours ne varietur, parce qu'elle ne saurait ni rendre compte de toute la richesse du réel,
ni permettre l'évolution qu'accomplit toute morale civique pour se rapprocher toujours davantage de la
vérité morale éternelle »792. Il faut du jeu. Il faut une marge. Une latitude qui rende possible ce qui est
nécessaire au désirable. Si le sensible ne sera jamais conforme à son modèle, au moins qu’il puisse
s’en approcher. S’il ne peut y avoir coïncidence parfaite entre les formes éternelles et la matière
résistante à ces formes, qu’au moins l’homme politique puisse tendre à les réaliser793. En fait de quoi il
en serait de sa cité comme de toute civilisation captive de son passé : « Une chose... pesa (toujours)
comme une malédiction sur le peuple (égyptien) : (il) ne pouvait rien oublier complètement. Il s'était

790 Politique, 294b sq. Voir également 298d-e.


791 Laquelle relativise le bien-fondé de ces institutions. L'on ne peut, l'on ne doit pas en tout s'inspirer de
l'Égypte. De là cette restriction drastique qui fait dire a Chr. Froidefond que « l'Egypte représente aussi,
politiquement, l'anti-idéal en ce qu'elle admet comme principe dominant les appétits les plus funestes aux
cités, ceux contre lesquels est dirigée toute la législation platonicienne. L'amour des richesses, incompatible
avec la vertu comme avec le bonheur (Lois, 743e), entraîne la dégradation de l'ordre politique comme de
l'ordre intérieur. C'est lui qui a fait s'opérer le passage de la_ timocratie à l'oligarchie ( République, 550c), de
l'ancienne Sparte à la Sparte décadente. On ne s'étonnera pas que l'Egypte soit citée seule (avec la Phénicie)
comme l'exemple d'un échec politique dans un ouvrage où Platon, poussant à l'extrême sa ploutophobie,
exclut de la cité l'argent, et les commerçants du corps des citoyens. Car les sentiments farouches et
l'impétuosité excessive qui, selon la typologie de la République, caractérisent les peuples du Nord, peuvent
être mis par le législateur au service de la partie noble de l'âme ou de la cité. Bien mieux : c'est la classe des
combattants qui, selon le modèle des sociétés doriennes, fournit à la cité idéale ses gardiens-philosophes.
Mais l'appétit de jouissance doit être jugulé, ou extirpé de l'âme comme de la cité » (Chr. Froidefond, op.cit.).
792 Chr. Froidefond, op.cit.

793 A. Bill, La Morale et la Loi dans la philosophie antique , Strasbourg, Alcan, Études d'histoire de

philosophie religieuse, 1928, p. 77 sq.


265
assuré (par l’écriture) une position d’avant-garde sur les autres peuples, mais dut payer chèrement
cette possession »794.

La Grèce se renouvelle, et c’est son infortune. Mais peut-être également sa chance. Elle n’est
pas condamnée par le poids que le temps, synonyme de déclin, ferait peser sur elle. Elle reste
perfectible. Le Phèdre et le Critias ne sont pas antinomiques. Gardons-nous cependant du trop-plein
d’irénisme de l’interprétation. Le Phèdre et le Critias ne considèrent pas de la même manière le rôle
de l’écriture. Il semble qu’il y ait bel et bien eu des évolutions dans la pensée de Platon. Des inflexions
qui auront fait passer de l’écriture cause d’atrophie à l’écriture facteur de durabilité. C’est ainsi qu’à
mesure que semble relativisée, au moins en apparence, l’importance de la dialectique dans les
dialogues – au point que l’auteur ne fasse que l’effleurer dans le corpus des Lois 795 et ne la mentionne
796
que succinctement avec l'Épinomis – ; à mesure également que Platon, et ceci corrélativement,
semble se recentrer sur l’aspect politique de sa pensée, les textes acquièrent une manière de faveur
qu’ils n’avaient pas auparavant. L’oralité fugace le cède devant la vertu de l’écrit inaltérable. Devant
la possibilité qu’il offre de freiner l’entropie, même momentanément, de ralentir le déclin historique
que l’auteur sait pourtant inévitable797. Platon vieillit, prend de l’âge, de la distance. Il voudrait
immobiliser le temps, empêcher le déclin. Sa nostalgie peut-être le conduit à considérer les textes sous
un tout autre jour. Sauver ce qui peut l’être ; et « empêcher que le monde ne se défasse »798 : c’est le
soupir des crises qui voient s’achever un monde et commencer quelque chose d’autre, d’encore
indiscernable.

Aussi dans le Timée, en cette même Égypte qui vit le pharaon Thamous administrer à Theuth
une leçon de chose et rendre l’écriture à ses effets pervers, Platon fait-il de la constitution d’archives la
raison de la pérennité de la civilisation égyptienne. Sous ses auspices ont été conservés les savoirs du
passé qui vérifient l’oralité ainsi que la possibilité de la Kallipolis. Par elles ont été maintenus les
canons artistiques à vocation pédagogique dont font état les Lois. L’ouvrage des Lois lui-même paraît
consacrer la revanche de l’écriture sur la parole transmise. Elle est au cœur de l’entretien et, selon R.

794 A. Erman, La religion des Égyptiens, Paris, Payot, 1937, p. 29. Voir aussi J. Vandier, H.-C. Puech, R.
Dussaud, Les anciennes religions orientales, t. I : « La religion égyptienne », Paris, Presses Universitaires de
France, 1949.
795 Lois, XII, 963d sq.

796 Épinomis, 991c.

797 R. Monbolpo, Platone e il concetto unitario di cultura umana (Scritti di sociologia e politica in onore di

Luigi Sturzo, t. II, Bologne, 1953, p. 569-580.


798 « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le

refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse » (A.
Camus, au cours d'une conférence donnée le 10 décembre 1957, à Stockholm).
266
Weil, fournit un contrepoint – presque le « négatif » – de la critique du Phèdre 799. Les noma agrapha
eux-mêmes, ces règlements tacites hérités de la tradition – mos maïorum avant la lettre – doivent être
métabolisés et dûment consignés dans la constitution. Ce sont, au-delà des normes politiques,
l’ensemble des normes sociales qui se doivent d’être codifiées et intégrées aux lois de la république :

C'est que toutes les pratiques dont nous parlons maintenant ne sont autre chose que ce
qu'on appelle communément lois non écrites et que nous désignons sous le nom de lois des
ancêtres : et encore, que nous avons parlé juste, lorsque nous avons dit plus haut qu'il ne fallait
pas donner le nom de lois à ces pratiques ni les passer non plus sous silence, parce qu'elles sont
les liens de tout gouvernement, qu'elles tiennent le milieu entre les lois que nous avons déjà
portées, celles que nous portons et celles que nous devons porter dans la suite, qu'en un mot ce
sont des usages très anciens, dérivés du gouvernement paternel, qui étant établi avec sagesse et
observés avec exactitude, maintiennent les lois écrites sous leur sauvegarde, et qui au contraire
étant ou mal établis, ou mal observés, les ruinent : comme, dans le constructions de bâtiments,
les appuis venant à manquer, entraînent dans leur chute l'édifice, dont toutes les parties se
renversent les unes sous les autres, même les plus belles et qui avaient été construites les
dernières, l'édifice entier n'ayant plus de fondement.800

Or,

… les changements qui s'arrêtent à l'extérieur, ne sont pas d'une si dangereuse


conséquence ; mais pour ceux qui s'introduisent fréquemment dans les mœurs et qui tombent sur
le bien et sur le mal, ils sont de la dernière importance, et on ne saurait y apporter trop
d'attention.801

D’où ressort la nécessité de

799 R. Weil insiste tout particulièrement dans son ouvrage sur le rôle stratégique joué par l'écriture au cœur
de la législation de la cité des Magnètes. Le passage des Lois prenant le contre-pied du discours de Thamous
se situe en Lois, X, 891a-c : « – Ton zèle est admirable, Clinias ; mais c'est bien difficile à la foule de suivre
ces discours, qui d'ailleurs ont une étendue sans fin ! – Quoi donc, étranger ? Nous nous sommes patiemment
étendus sur l'ivresse et la musique, et nous n'aurons pas la patience de nous étendre sur les dieux et les objets
semblables ? Cela peut être aussi d'un très grand secours pour une législation sage, parce que, pouvant en
tout temps rendre raison de ses prescriptions, elle demeure inébranlable. Aussi ne faut-il pas s'alarmer si la
discussion est au commencement difficile à suivre, puisque, si lent d'esprit qu'on soit, on peut y revenir et y
réfléchir ; et, si longue qu'elle soit, si elle est utile, il n'est pas du tout raisonnable ni permis à qui que ce soit
de ne pas prêter main forte à ces discours dans la mesure où chacun le peut ». Cf. R. Weil, op. cit., p. 34-35.
800 Lois, VII, 793b sq.

801 Ibid., 798d.

267
… consacrer toutes les danses et tous les chants. Nous commencerions d'abord par régler
les fêtes, leurs époques, les dieux, les enfants des dieux, les génies qui doivent en être les objets;
ensuite on déterminerait les hymnes et les danses dont chaque sacrifice doit être accompagné ;
on ferait ce choix au préalable, et le tout une fois arrangé, on ferait aux Parques et à toutes les
autres divinités un sacrifice, où les citoyens en commun consacreraient par des libations chacun
des hymnes choisis au dieu ou au génie auquel il est destiné. Si dans la suite quelqu'un s'avisait
d'introduire en l'honneur de quelque dieu de nouveaux chants ou de nouvelles danses, les prêtres
et les prêtresses, de concert avec les gardiens des lois, s'armeraient de l'autorité de la religion et
des lois pour l'en empêcher ; et si, après cette défense, il ne se désistait pas de lui-même, tant
qu'il vivra, tout citoyen aura droit de le traduire devant les juges comme coupable d'impiété.802

Les permanences statiques de l’art en général, et en particulier de la peinture (qui chez les
Égyptiens, est aussi écriture) sont tout aussi indispensables à la paidia. Et l’Athénien des Lois ne fait
aucun mystère de son admiration pour cette éducation tout à la fois ludique et mimétique803 qu’y
reçoivent les enfants du Nil. Éducation dont on ne croit pas savoir qu’elle ait été ainsi
institutionnalisée. Sous réserve d’inventaire. Le fait est qu’en l’absence du scribe, les muses non plus
que la rectitude des lois ou que la justice dans la cité ne peuvent triompher du temps. Tout se passe
comme si à un premier Platon volontiers « oraliste »804, encore sous l’influence déterminante de son
maître disparu (ressuscité à chaque ligne des dialogues) ; à ce Platon encore profondément marqué par
la présence et la parole charismatique d’un Socrate « pathogène » (qui suscite la passion – pathos – et
dissémine les germes – spermata – des vérités divines), s’était vu succéder un Platon plus soucieux de
son héritage, de ce que le monde d’hier pourrait léguer à celui qui s’annonce. Des lois écrites qui
empêcheraient peut-être une certaine tragédie de se renouveler.

802 Ibid., 799b.


803 Lois, VII, 656cd, 819b-c.
804 Platon de la période dite « de jeunesse », essentiellement répétiteur de la « parole » socratique.
268
IV. Du hiéroglyphe aux formes
intelligibles

La tentation serait forte de nous reposer sur ce panorama, et d’estimer achevée la collation de
l’Égypte de Platon et de l’Égypte archéologique – au moins en ce qui concerne le dossier, si délicat, de
l’écriture. Rien n’est plus incertain. Rien ne serait plus néfaste qu’une commode acédie, ni plus
attentatoire à l’esprit de notre enquête que ce marquage au milieu du gué. Nous ne commençons peut-
être qu’à peine à entrevoir la richesse des analogies. Conclure serait prématuré. Nous nous sommes
jusqu’alors interrogé sur l’écriture dans une perspective « dialectique », mettant l’accent sur sa
fonction, sur son usage, sur son appréciation tant au regard de l’Égypte archéologique qu’à celui de
Platon, et à l’appréciation que Platon estime être celle de l’Égypte. Il conviendrait dès à présent, de
reconduire ces analyses dans une perspective que nous nommerons « ontologique ». « Ontologique »,
dans la mesure où le problème du « faire » de l’écriture (de son emploi) ne peut être appréhendé
abstraction faite de celui de son « être » (de son essence). Si peu que les discours écrits,
quoiqu’impuissants à transmettre le vrai805, ne vont pas sans disposer d’une certaine efficace où se
retrouvent les différents aspects du locutoire, de l’illocutoire et du perlocutoire806 ; de même que les
écritures sacrées valent en Égypte pour leur fonction performative807. La question essentielle
consisterait alors à nous demander ce que signifie « écrire ». Et plus exactement, écrire en hiéroglyphe.
Qu’est-ce que le hiéroglyphes ? En quoi se distingue-t-il du hiératique, du démotique, du grec ancien ?

805 Lettre VII, 341c-342a. Cf. T.A. Szlezak, Le Plaisir de lire Platon, trad. M.-D. Richard, Paris, la Nuit
surveillée, Paru, 1997, p. 81 sq.
806 La linguistique moderne a su se doter de nouveaux outils qui ne nous seront pas inutiles lorsqu'il sera

question pour nous de nous intéresser à la « performativité » de la « parole divine » – littéralement, du «


hiéroglyphe » –, du « Verbe créateur » de Thot, des formules de conjuration des textes funéraires ou des
envoûtements d'Isis la magicienne. Pour un « retour aux sources » concernant ces notions souvent mal
employées, cf. Austin, Quand dire c'est Faire, Paris, Seuil, coll. Points, 1979 ; J. Searle, Les actes de langage,
Paris, Hermann, coll. Savoir : lettres, 1972 ; Armengaud, La pragmatique, PUF, coll. Que sais-je ? 1985. En ce
qui concerne les emplois égyptiens du « discours efficient », de la « parole efficace », se référer entre autres à
F. Lexa : La Magie dans l’Egypte antique de V Ancien Empire jusqu'à l’époque copte, t. 1 : « Exposé » ; t. II : «
Les textes magiques » ; t. III : « Atlas » (LXXI planches hors texte), Paris, Librairie orientaliste Paul Geuthner,
1925.
807 Fr. Servajean, Les Formules des Transformations du Livre Des Morts. XVIIIe-XXe dynasties, Le Caire,

IFAO, 2003.
269
En quoi le hiéroglyphe est-il « sacré », et pourquoi circonscrit à un usage rituel ? Comment peut-il être
« écriture » tout en étant « parole » ? Comment peut-il être à la fois « image » et « vérité » ? « Chose »
et « idée » ? Signifiant et signifié ? C’est-à-dire, en dernier ressort, « concept » et « représentation » ?

En se donnant pour davantage qu’un alphabet. Penser les hiéroglyphiques à la manière d’une
banale combinatoire de graphèmes plus ou moins arbitraires serait manquer ce qui fait leur spécificité,
osons le terme, « ontologique ». Les hiéroglyphes ne sont pas d’abord des « mots » fonctionnant à la
place, c’est-à-dire en l’absence des « choses ». Ils sont eux-mêmes les choses en deçà de leur
représentation sensible. Ils sont les formes véridiques supposées stables et invariables sur le contour
desquelles sont modelés les objets. Les hiéroglyphes sont ouverture sur des essences, entités
mitoyennes entre l’objet et l’archétype, voire archétypes eux-mêmes des choses qui les imitent. Tout
cela pourrait paraître simultanément obscur et familier au lecteur de Platon. La cause en est que les
hiéroglyphes partagent le même statut métaphysique que les idées platoniciennes. C’est à mieux
discerner ce que recouvre un tel statut que nous consacrons la présente ramification de notre enquête.
À questionner le statut « éternel » et « immuable » du hiéroglyphe conçu comme vérité première,
comme « archétype », « modèle », « essence ». À mettre cette « essence » dont les récits
cosmogoniques de l’Égypte antique nous disent la verbalisation par le Démiurge correspondante à
l’acte créateur808, à mettre cette « essence » – le hiéroglyphe, écrivions-nous – en relation avec les
formes « formes intelligibles » ou/et les « idées » de Platon, elles également connues par l’intellect,
elles également modèles des choses sensibles, elles également « principes » immatériels des
matérialités, absentes aux dimensions de l’espace et du temps809.

1. Les grammata et les idéogrammes

Nous nous sommes jusqu’ici intéressé au « père des écritures » tel qu’il apparaissait dans le
dialogue du Phèdre et à son prototype mythologique. Nous avons remonté les origines de l’écriture et

808Y. Volokhine, « Le dieu Thot et la parole », dans Revue de l'histoire des religions, tome 221 n°2, Genève,
2004. p. 131-156. Voir également le Document de théologie Memphite, d’après la stèle de Chabakka, ref. BM
EA498 du British Museum.
809 Banquet, 211a ; Phédon, 75c-d, 78c-79d, 80a, 100a-b, 102b-103a, passim ; Parménide, 128e-

30a, République, VI, 508b, V, 476d-479e, L. VII, 522e-525c ; Timée, 27d-28a, 51a-52a ; Phèdre, 247d-250d,
etc. Pour plus de précisions sur les raisons, sur la teneur et les évolutions de l'hypothèse des idées avancées
par Platon, se référer prioritairement à J.-Fr. Pradeau (dir.), Platon : les formes intelligibles, Paris, Presses
Universitaires de France, 2001 et à idem, L. Brisson, Le Vocabulaire de Platon, Paris, Ellipses, 1998. Autre
contribution d'utilité philosophique, l’article de F. Fronterotta, « Qu’est-ce qu’une forme pour Platon ?
Raisons et fonctions de la théorie des intelligibles », dans L. Brisson, F. Fronterotta, Lire Platon, Paris,
Presses Universitaires de France, 2006.
270
des aiguptiaka platoniciens jusqu’aux sources du Nil. Nous nous sommes arrêté sur la question de
l’articulation entre l’oralité et l’écriture tant chez Platon qu’en terre des pharaons, ainsi que sur les
usages heuristique, argumentatif ou politique de cette dernière. Nous avons constaté les projections et
les reprises, les erreurs d’analyse et les coïncidences entre l’Égypte de Platon et l’Égypte
archéologique. Nous reste à prendre en considération le cas des écritures non plus sous le rapport de
leur utilisation, mais sous celui de leur signification, de leur nature – question platonicienne par
excellence que celle du ti esti.

Il aura pu sembler que le Platon auteur du Phèdre dénigrait l’écriture. Le roi Thamous ne
paraissait pas tenir en grande estime la principale des inventions de Theuth. Elle ferait perdre la
mémoire en prétendant y suppléer, rendrait les logographes bas-bleu et imbuvables aux leurs. Mais ce
810
n’est pas tant, en l’occurrence, des discours rhétoriques évoqués dans le Phèdre , de ceux des
811 812
rhéteurs tancés dans le Gorgias et dans l’Apologie de Socrate , ou de l’art oratoire que Platon
rapproche dans l’Euthydème de celui des « incantations », ou de celui de « charmer les bêtes »813 qu’il
est ici question. Car l’écriture, qui dissocie le message de son auteur814, ne nous intéresse pas dans le
contexte de son exploitation. Nous intéresse, tant chez Platon que chez les Égyptiens, une forme
d’écriture particulière qui n’est pas constituée de lettres. Pas faite de grammata ; mais de « figures
»815. Et ces « figures » doivent être mises à part des caractères cursifs, des caractères «
phonographiques » communs aux deux cultures : l’alphabet grec d’une part, le démotique de l’autre.
Une partition à trois entrées qu’Hérodote signalait déjà. « Les Grecs écrivent et disposent les jetons
qui servent à calculer en déplaçant la main de gauche à droite : les Egyptiens vont de droite à gauche,
et ce faisant ils assurent qu’ils écrivent à l’endroit, et les Grecs à l’envers. Ils ont deux sortes
d’écriture appelées l’une sacrée, l’autre populaire »816. Une écriture sacrée ; une langue véhiculaire. Le
hiéroglyphe d’une part, le hiératique de l’autre ou bien encore, peut-être plus certainement, le
démotique (litt. « plébéienne »), équivalent au grec conventionnel. Soit une langue littéraire, une autre
populaire : ce que nous pourrions considérer comme constituant un cas typique de « digraphie », en
adaptant au cas de l'écriture (graphia) le phénomène théorisé par les linguistes sous la notion de
« diglossie »817.

810 Phèdre, 261a.


811
Gorgias, 454b-459a et 462d, où la rhétorique sophistique comme art de la flatterie s'assimile à un
cosmétique ou à une fausse médecine.
812 Apologie de Socrate, 22c.

813 Euthydème, 289e, sq.

814 J. Derrida, « La pharmacie de Platon » (1968), dans Platon, Phèdre, Paris, GF-Flammarion, 2e éd., 1992, p.

255-403 (en part. p. 391, n. 8).


815
Lois, II, 656e-657b.
816 Hérodote, Histoire, II, 36.

817 La sociolinguistique entend par « diglossie » l'état de cohabitation de deux registres ou variantes

linguistiques sur un même territoire. Souvent hiérarchisées entre elles, l'une peut être l'indice de
271
Revenons sur l’étymologie de « hiéroglyphe ». Le terme grec rend compte de l’égyptien medou-
netjer (translittéré mdw nṯr) qui signifie « parole divine ». Ce qui était donc primitivement identifié par
son oralité foncière – paradoxale pour un graphème – et sa propriété d’être éternel le devient chez les
Grecs à raison de son aspect figuratif (glúphein, « graver ») et de sa dimension cultuelle (hierós, «
sacré »). Hérodote nous renseigne sur une distinction que ne pouvait ignorer Platon. À cette réserve
près que les hiéroglyphes ne s’écrivaient pas seulement de droite à gauche comme indiqué
précédemment, mais également de gauche à droite, de haut en bas, de bas en haut. La remarque
s’applique en retour sans difficulté au hiératique ainsi qu’au démotique, pour peu qu’on ne l’extrapole
pas à l’autre des deux (en fait des trois : hiéroglyphique, hiératique, démotique) systèmes de
notation818. Le fait est qu’Hérodote nous suggère autre chose qui n’est, pour nous, pas dénué
d’importance. S’il sait que les Égyptiens écrivent de droite à gauche, c’est en effet ou bien qu’il aura
vu des Égyptiens écrire, ou bien qu’il aura lu des écrits égyptiens. Sans préjuger de la maîtrise
linguistique qui pouvait être celle d’un parangon antique de l’anthropologie, et qui plus est tenant de l’
« observation participante », nous pencherions plus avantageusement pour la seconde option.

L’écriture égyptienne se subdivise en deux systèmes dont le premier, hiéroglyphique, n’est pas
visé par les imprécations de Thamous. Platon, de fait, ne décoche pas dans Phèdre contre les signes en
général. Comme en témoigne le Philèbe, le blâme du philosophe s’adresse exclusivement à cette
modalité de l’écrit que les Grecs ont en partage avec les Égyptiens, du fait que les Égyptiens leur
directement transmis :

On remarqua d’abord que la voix était infinie, soit que cette découverte vienne d’un dieu,
ou de quelque homme divin, comme on le raconte en Egypte d’un certain Theuth, qui le premier
aperçut dans cet infini les voyelles, comme étant, non pas un, mais plusieurs ; et puis d’autres
lettres qui, sans être des voyelles, ont pourtant un certain son ; et il reconnut qu’elles avaient
pareillement un nombre déterminé ; ensuite il distingua une troisième espèce de lettres, que
nous appelons aujourd’hui muettes : après ces observations, il sépara une à une les lettres
muettes et privées de son ; ensuite il en fit autant par rapport aux voyelles et par rapport aux

l'appartenance à une communauté ou à une classe sociale plus élevée que l'autre, considérée comme
inférieure au sein de la population. Sauf à imiter délibérément la « langue du peuple », les documents en
hiératique et en hiéroglyphique que nous a légués l'Égypte pharaonique reflètent communément le « parler
de l'élite », non le « parler courant ». L'intérêt du concept est de retenir l'égyptologue qui s'en serait armé
d'extrapoler à faux de ce que pouvait être l'« égyptien de conversation » (fréquence de certains termes,
tournures de phrases, etc.), n'ayant accès qu'à un idiome de caste ou d'usage littéraire. Cf. A. Tabouret-
Keller, « À propos de la notion de diglossie », dans Langage et société, 4/2006 (n° 118), Paris, p. 109-128.
818 Voir C. Chadefaud, L'Écrit dans l'Égypte Ancienne, Paris, Hachette, 1993 ; Champollion J.-Fr.,

Grammaire égyptienne ou principes généraux de l'écriture sacrée égyptienne, Paris, éd. Didot frères, 1836.
272
moyennes ; jusqu’à ce qu’en ayant saisi le nombre, il leur donna à toutes et à chacune le nom
d’élément. De plus, voyant qu’aucun de nous ne pourrait apprendre aucune de ces lettres toute
seule, et sans les apprendre toutes, il en imagina le lien, comme une unité ; et se représentant
tout cela comme ne faisant qu’un tout, il donna à ce tout le nom de grammaire, comme n’étant
aussi qu’un seul art.819

Plusieurs remarques dont nous ne saurions faire l’économie. D’abord – et l’on ne s’en étonnera
pas –, l’oral précède l’écrit ; l’écrit, second, ne fait qu’ex-pliquer l’oral. Il en résulte que la grammaire
découle de la phonologie : « La phonologie de Theuth, observe H. Joly, par la réduction de l'infini de
la parole aux éléments finis et aux traits pertinents de la phôné, consacre la suprématie hellénique du
phonétisme, dont la "grammatologie" semble n'être, après coup, que la transcription phono-(hiéro)-
graphique »820. L’écrit est à comprendre comme l’« analyse », au sens de « décomposition » de la
langue. Nous pourrions dire de « factorisation » de la langue, tant cette anatomie de l’oralité semble
emprunter à des méthodes mathématiques. Le lexique employé fait foi : « infini », « nombre », «
éléments », « tout », « unité », passim. Trope pythagoricien ? Rien n’est exclu. Mais qui nous cède une
nouvelle preuve de ce que Platon ne se réfère pas ici au hiéroglyphe, le hiéroglyphe étant aux yeux des
Égyptiens génétiquement premier. Premier en cela qu’il est le prototype des choses sensibles et non les
choses sensibles les modèles du hiéroglyphe. Premier en cela qu’il est déjà « parole », et parole
primitive, parole générative et efficace d’Atoum, émanation d’Atoum, la langue étant une création
seconde. Mais, comme toute chose, une création seconde en tant que rapportée au hiéroglyphe. Elle
prime en revanche sur l’écriture véhiculaire, le démotique, l’écriture populaire que Platon met au
pilori.

Deuxième remarque : Platon dresse une typologie des sons, divisés en trois classes dont la
première rassemble les voyelles. Or, les voyelles n’existent (quasiment) pas dans le système de
notation de l’Égypte antique. Dans aucun des systèmes de notation de l’Égypte antique, ni même dans
le phénicien ancien qui reprend partiellement le hiéroglyphique. D’où les difficultés qui se font jour
relativement à la vocalisation des écritures, dont seul le copte, en légataire d’une langue ancienne
(depuis l’hébreu moderne, le terme de « langue morte » a perdu ses faveurs) peut nous fournir
quelques indications. Manière de dire que les voyelles sont l’invention des Grecs et non pas de
l’Égypte. Attribuer à Theuth d’avoir conçu et codifié celles-ci relève par conséquent du non-sens
linguistique. Que Platon ait pu commettre une telle erreur est significatif à plus d’un titre. Nous en
pouvons déduire que l’auteur des dialogues ne maîtrisait pas l’écriture égyptienne ; que si donc il a eu
connaissance de mythes et d’histoires égyptiennes (ainsi du « conte royal » – de la Königsnovelle –

819 Philèbe, 18b-d.


820H. Joly, « Platon égyptologue », dans Etudes platoniciennes : La question des étrangers , Librairie
philosophique, Paris, Vrin, 2000.
273
821
dont il réinvestit les motifs narratifs à l’occasion du Phèdre ), ce ne pouvait être que par la
médiation d’un traducteur ou du bouche-à-oreille (« J'ai entendu dire que près de Naucratis, en
Égypte,…)822.

Ces restrictions n’empêchent pas Theuth d’être conforme à son modèle, au moins pour ce qui
concerne l’invention des sons et de l’écriture. Ainsi est-ce dans le Phèdre ès qualité de dieu concepteur
de la phonologie qu’il nous sera donné de juger Theuth. Non pas Theuth créateur des hiéroglyphes ;
Theuth créateur des lettres. Non pas Thot langue d’Atoum, instrument du démiurge ; Thot analyste du
langage, patron des scribes. S’il est certain que ce Theuth grammatologue que nous présente Platon
s’arroge ainsi nombre des attributs du Thot original, cette assimilation ne va pas jusqu’à impliquer
également la création des hiéroglyphes. Des hiéroglyphes, Platon n’en écrit mot. Peut-être en raison de
l’auditoire auquel ses œuvres se destinent : des Grecs et des hellénisants. Les Grecs employaient bien
des grammata. Ils usaient pour écrire des caractères graphiques dont Platon situait l’origine dans
l’Égypte lointaine. Avec, dorénavant, la caution des archéologues823. Ils n’usaient pas, en revanche, de
cette seconde espèce de signe au statut si particulier qu’était le hiéroglyphe. Ni d’aucune autre forme
de notation équivalente. Toutes allusion au hiéroglyphe eût donc été de trop dans le contexte du
Phèdre. Elle eût parasité l’argumentaire en le rendant confus ; en ajoutant à l’essentiel une couche de
superflu ; en passant sur le conte un vernis mal venu d’érudition qui eût pu égarer sur son sens
véritable. Theuth est un avatar partiel de Thot qui suffit aux propos de Platon.

Le détour par l’Égypte permet effectivement à notre auteur de s’en prendre indirectement à des
pratiques qui avaient cours en Grèce. À des excès que Platon déplore chez ses contemporains. C’est
donc à ses contemporains que s’adresse indirectement Thamous. L’indique encore l’opposition toute
endémique du souverain et de l’inventeur, que l’on ne songerait pas à retrouver en terre des pharaons –
où le souverain est l’inventeur en qualité d’image du Créateur. Ne perdons pas de vue qu’il s’agissait
de faire un sort à des discours écrits interprétés en place publique. Rien de commun avec les textes
hiéroglyphiques, contenus dans leurs usages rituels. Le hiéroglyphe n’est pas en cause. Ce qui n’a pas
échappé à nombre de commentateurs aussi bien hellénistes qu’égyptologues. Comme le fait remarquer
Fr. Hartog dans son article éloquemment intitulé « Les Grecs égyptologues », « les grammata de
Theuth, tels qu’ils sont décrits, ressemblent beaucoup plus aux caractères de l’alphabet grec : écriture

821 Cf. infra : chap. II.


822 Phèdre, 274c.
823
Nous ne faisons que rappeler ici ce dont nous avons déjà pu traiter au cours d'un précédent chapitre
(chap.II) ; à savoir que les premières traces de signes d'écriture ont été retrouvées à Abydos, et
remonteraient à vers 3150-3200 avant J.-C. Cf. P. Vernus, « La naissance de l’écriture dans l’Égypte ancienne
», Archéo-Nil 3, 1993, p. 75-108 ; voir en particulier p. 86.
274
"phonographique", bien plus que hiéroglyphique »824. Observation que confirme à la lettre Y.
Volokhine dans « Le dieu Thot et la parole » : « On remarque aussi que les grammata ressemblent
plus ici aux caractères de l’écriture grecque qu’aux hiéroglyphes »825. Il n’aura plus manqué que la
caution complémentaire des spécialistes de Platon.

Qui nous sera accordée par L. Brisson dans son article sur « L’Égypte de Platon »826. Brisson,
rejoint par H. Joly dans ses Études platoniciennes : « Les grammata de Theuth, dans cette version
platonicienne, ressemblent en tout cas, à s'y méprendre, aux caractères de l'alphabet grec »827. Coup
double. Aval complémentaire des hellénistes et des égyptologues. Garantie stéréophonique et
censément précieuse pour consacrer l’accord de circonstances de disciplines en général peu épris du
droit d’ingérence. Deux (pré)cautions valent mieux qu’une. Gardons ainsi présent à notre esprit que si
la stigmatisation des (arts des) lettres est bien un motif récurrent des dialogues de Platon, cette
stigmatisation semble laisser intacte la forme hiéroglyphique, typiquement égyptienne.

Ainsi Platon se fend-il d’étriller les grammata ; Platon ne dit rien des hiéroglyphes : « Sur
l’écriture proprement "hiéroglyphique" en effet Platon reste muet »828. Platon reproche aux grammata
de participer à l’atrophie de la mémoire. Ce qui est écrit, fait-il valoir, n’est plus senti ou ressenti de
l’intérieur, n’est plus in-corporé. Le livre devient un appendice de la mémoire, l’objet se substituant à
nos capacités de réflexion (« retour sur soi »). Les paroles restent, les écrits passent. Les paroles
marquent leur empreinte en se frayant une voix jusqu’à notre âme – qui, alors, se souvient ; ainsi
procède la dialectique. Les écrits passent dès lors qu’ils n’impriment pas. Aussitôt lus, ils cessent
d’être pour nous, comme s’il n’avait jamais été. Du moins est-ce la limite de l’écriture profane, que le
Platon de la Lettre VII ne laisse pas de souligner829. Toute autre était, aux yeux des Égyptiens, le cas-
limite des hiéroglyphes : « paroles divines » (« paroles », il faut y insister, et non pas « textes »), ceux-
ci étaient d’abord et avant tout « discours monumental ». Les hiéroglyphes, de fait, sont réservés aux
supports cultuels ; en quoi il faut encore une fois les dissocier de l’écriture cursive, du hiératique ainsi
que du démotique, premier objet de l’apprentissage du scribe lui-même placé sous le haut patronage de
Thot830.

824 Fr. Hartog, « Les Grecs égyptologues », publication en ligne d’après les Annales ESC (sept.-oct. 1986), p.
953-967.
825 Y. Volokhine, « Le dieu Thot et la parole », dans Revue de l'histoire des religions, tome 221 n°2, Genève,

2004. p. 131-156.
826 L. Brisson, « L’Égypte de Platon », dans Lectures de Platon, Paris, Vrin, 2000.

827
H. Joly, op. cit.
828 Ibid.

829 Lettre VII, 344c sq.

830 Y. Volokhine, op. cit.

275
Il en ressort que les discours écrits que stigmatise Platon ont peu à voir avec ceux consignés sur
la paroi des monuments ; a fortiori avec les Textes des Pyramides, des Sarcophages et autres corpus
sacrés. S’il appartient au premier genre – aux discours rhétoriques, « gastronomiques »831, notariaux,
juridiques, etc. – de s’adresser à tout individu lettré en toutes les circonstances qui se puissent être
envisagées (composition, éloges, commerce, recensement, édit législatif, etc.), les seconds se réservent
pour des espaces et des temps religieux, intimement associés à ce que J. Assmann nommait une «
performativité cultuelle » : « la parole divine est en Égypte une parole dépendant d’actions rituelles
»832. Une parole liturgique exclusivement. Rien qui ressemble, ni de près, ni de loin, à la combinatoire
des lettres mises au passif de Theuth, encore que son modèle, Thot l’Égyptien, soit bien, aux yeux des
Égyptiens, le créateur de toutes les écritures.

Cette précision typologique que nous souhaitions apporter ne laisse pas d’être nécessaire pour
aborder l’esprit rassis la suite de notre enquête. Soyons certains que Platon ne cultive pas de
prévention contre le hiéroglyphe – dont il ne nous dit rien. Ou bien rien dans le Phèdre. Ce qui ne
signifie pas que Platon, des hiéroglyphes, ne nous dise rien du tout. Quoi qu’il les nomme avec un
autre nom. A fortiori s’il ne les conçoit pas comme constituant une écriture au sens strict du terme. Ce
qu’ils ne constituent effectivement pas.

2. Ontologie des hiéroglyphes égyptiens

L’idée que nous voudrions défendre est que Platon, dans ses aiguptiaka des Lois, nous met aux
prises avec les hiéroglyphes, sans que les hiéroglyphes soient nommément cités. Le postulat qui
conditionne la pertinence de la mise en perspective des hiéroglyphes et des « idées » stipulent que les
« figures d’Isis » religieusement gardées dans les temples égyptiens ne sont rien d’autre que les
hiéroglyphes. D’abord parce que les temples en sont effectivement le lieu par excellence ; ensuite
parce que le hiéroglyphe est de nature iconique. Il se compose de phonogrammes (signes uniquement
phonétiques), d’idéogrammes (signes à la fois phonétiques et sémantiques) et de déterminatifs (signes
uniquement sémantiques). Mais toujours, visuellement, d’images. Il s’ensuivrait de là que nous ne
pourrions séparer l’art du dessin du hiéroglyphe sacré dans le discours de l’Athénien. Chr. Froidefond
relève que « Platon insiste beaucoup sur ce qui, du point de vue technique et sociologique, rapproche
la peinture de l'écriture : ce rapprochement est conforme à la fois à la sémantique grecque […] et à

831
Protagoras, 330e sq. Voir aussi Théétète, 165e, ou reparaît la métaphore du mercenaire de l'éristique.
Protagoras est qualifié de « salarié de la discussion ».
832 J. Assmann, Mort et au-delà dans l’Égypte ancienne, Paris, 2000, p. 107-127 ; voir appendice sur « la

théorie de la parole divine chez Jamblique et dans les sources égyptiennes ».


276
l'idée que Platon se fait de la mimésis picturale »833. La langue elle-même vient étayer ces conjectures :
graphein, en grec, se lit « écrire » et « peindre », comme le terme sech de l’égyptien ancien.

On voit ainsi, en infère N. Guilhou,

… que l'on ne peut dissocier écriture et l’iconographie : les images viennent prolonger,
détailler, éclairer tel ou tel passage, comme par des effets de loupe ; elles permettent de passer
du détail d'une figure schématisée dans un pictogramme à un gros plan reprenant cette figure et
l'insérant dans une scène : ainsi renvoient-elles, par connotations successives, à une culture
religieuse et à une pensée spéculative qu'elles contribuent à enrichir.834

Le hiéroglyphe pénètre le dessin sans rien abandonner de sa portée spéculative. Il participe alors
d’une réflexion dont le dessin n’est rien que le support sensible, de la même manière qu’une partition
renferme une musique en puissance, mais une musique qui ne se révèle qu’« interprétée » par le
pianiste. Les fresques funéraires incluent ainsi le hiéroglyphe comme l’un de ses composants figuratifs
et significatifs. Le hiéroglyphe est une image qui signifie ; à telle enseigne qu’une scène figurative
décomposable en d’autres images qui signifient sera elle-même une autre image qui signifie au
prorata de ses éléments constitutifs : un méta-hiéroglyphe. Il est courant, réciproquement, qu’un
hiéroglyphe complexe soit au centre d’un texte qui le commente en le décomposant en ses éléments
simples, comme si le texte avait fonction de gloser un concept. Les hiéroglyphes sont des concepts.
Loin d’égarer les yeux de chair, ils se destinent à l’intellect. Raison pourquoi c’est dans les temples et
les tombeaux qu’on les expose, lieux de l’envol et du repos charnel du ba, décorrélés du temps et de
l’espace. C’est à l’esprit, et non aux sens que s’adressent les concepts. Les hiéroglyphes parlent à
l’esprit le langage des idées. Medou-netjer : « paroles divines ».

833 C. Froidefond, Le mirage égyptien dans la littérature grecque d'Homère à Aristote, Montpellier, Ophrys,
Presses Universitaires de France, 1971.
834 N. Guilhou, J. Perré, Mythologie égyptienne, Paris, Nouvelles éditions Marabout, 2011.

277
Stèle d'Antef, chancelier et rapporteur auprès du roi.

Règnes d’Hatchepsout-Thoutmosis III (1479 - 1425 av. J.-C.).

Provient sans doute de sa tombe à Dra abou'l Naga. Louvre C 26.

C’est en ce sens que l’on peut affirmer que les hiéroglyphes renvoient à autre chose que le tracé
qui les délivrent aux yeux de chair. Cette autre chose n’est pas une autre chose en tant qu’elle serait
différente du hiéroglyphe. Elle est le hiéroglyphe en tant qu’intelligible, le hiéroglyphe saisi à
l’exclusion des conditions de son intuition sensible. Une entité qui peut à cette enseigne s’assimiler à
ce que Kant avait appelé la « chose en soi » ou le noumène : la chose abstraction faite des conditions
de l’expérience, espace et temps, donc au-delà du phénomène qui seul nous est donné – l’homme ne
disposant pas d’une intuition intelligible, suprasensible, infra-catégorielle835. Il n’était pas donné
d’avance que nous retrouvions la terminologie de la Raison Pure au sein d’un paragraphe dédié à la
nature ontologique du hiéroglyphe. L’aspect « problématique » du hiéroglyphe en tant que dérogeant à
toute représentation bien que présupposé par la chose apparente accuse toutefois les mêmes limites
épistémologiques que celles manifestées par le noumène kantien. Gardons-nous cependant d’assimiler
le hiéroglyphe ou même l’idée platonicienne et le noumène kantien. S’il y a effectivement autant de

835 E. Kant, Critique de la raison pure, trad. Renault A., Paris, Garnier-Flammarion, 2006.
278
noumènes – de « choses en soi » – que de phénomènes dans le « système du monde » élaboré par
Kant, il n’y a bien en retour qu’un unique hiéroglyphe-essence ou qu’une seule idée-archétype dans la
théologie pharaonique et chez Platon ; et ce pour l’infinie diversité des choses sensibles qui en
procèdent ou sont à leur imitation.

Le hiéroglyphe exprime le hiéroglyphe en sa modalité d’idée, inaccessible au sens. Concepts,


formes, archétype, principe, il est l’idée, et non ce qui redirigeait sur elle. Le hiéroglyphe est l’origine
et non le simulacre. Cette compréhension relativement récente que nous avons du hiéroglyphe
relativise d’autant le caractère « symbolique » qu’on a longtemps voulu faire sien. Sans doute, si l'on
se réfère au Phèdre et au Philèbe, aurait-on pu penser avec P. Marestaing que « [Platon] est un des très
rares Indo-Européens qui aient compris quelque chose aux hiéroglyphes, puisqu'il ne leur attribue pas
exclusivement le rôle de notation idéographique, mais symbolique »836. Plutarque lui-même, dans son
De Iside, n’émet-il pas explicitement la thèse que les hiéroglyphes constitueraient un langage
symbolique que Pythagore aurait tenté, bon an mal an, de transposer au moyen d’aphorismes dans un
monde grec dominé par l’oralité837 ?

Et ses émules de citer à l’appui les Hiéroglyphica d’Horapollon838, datées de la seconde moitié
du Ve siècle, veine de renseignements précieux dont l’intérêt consiste en ce que l’auteur, à la frontière
entre les cultures grecques et égyptiennes, est l’un des seuls à proposer une interprétation hellénisante
de notions égyptiennes. Horapollon (dont le patronyme résulte d’une contraction d’« Horus » et d’«
Apollon », comme pour valoriser cette double appartenance) qui s’offre d’expliquer de la raison de
l’emploi par les Égyptiens du symbole de la plume pour figurer dans le contexte judiciaire de la
psychostasie, l’équilibre de Maât : « Voulant signifier un homme qui rend la justice d’une manière
égale pour tous, ils tracent une plume d’autruche : car [l’autruche], contrairement aux autres [oiseaux],
a des plumes égales de toutes parts »839.

Mais ce serait là commettre un contresens lourd de séquelles en faisant du hiéroglyphe un pur


symbole, une interface entre le véhicule du sens, plus ou moins arbitraire840 et la chose connotée, de

836 P. Marestaing, Les écritures égyptiennes l'antiquité classique, Paris, Paul Geuthner, 1915, p. 39.
837 Plutarque, Œuvres Morales, tome V, Traité d’Isis et d'Osiris (Περι Ισιδοσ Και Οσιριδοσ), trad. V.
Bétolaud, Paris, Collection des universités de France Série grecque, 1870, §10.
838 Horapollon, Hieroglyphica, trad. B. Van de Walle, J. Vergote (1943), publication en ligne sur le site

officiel de la « Bibliothèque d’Asklépios », 2009. Voir notice 118, ref. 8.


839 Ibid.

840 La théorie de l'« arbitraire du signe » a été développée par F. de Saussure, et exposée dans ses Cours de

linguistique générale (1916), Paris, Payot, 1979. Elle fait valoir qu'il n'existe aucun lien a priori, aucun
rapport déterminé ou essentiel entre le signifié (le concept) et le signifiant (le terme, le geste, l'image ou le
phonème support du signifié). Saussure constate encore qu'à son époque « le principe de l’arbitraire du signe
n’est contesté par personne » (op. cit., p. 100). Il n'en serait pas toujours ainsi. L'introduction par E.
279
même que les mots sont pour la linguistique depuis Saussure des signifiants qui se réfèrent au signifié.
Or ce qui vaudrait du démotique ne vaut pas du hiéroglyphique. Le hiéroglyphe ne se réfère pas à autre
chose qu’au hiéroglyphe. La plume d’autruche est la justice, et non la suggestion analogique de
l’équilibre par référence à la chiralité de la plume d’autruche. Le signifié est inclus dans le signifiant.
L’idée émarge, présente dans le graphème. Se trop focaliser sur les images, même pour les lier à
d’autres images, serait occulter tout le reste qui se veut presque tout, de même que le soleil fait
disparaître les étoiles au ciel. Ce serait aussi verser dans un autre travers, celui de l’anachronisme et de
la projection, en voulant voir de l’hermétisme dans ce qui n’en contient pas. Nul « encryptage » ; nul «
symbolisme » ésotérique à rechercher dans le cadrat hiéroglyphique. Conditionné à croire que
l’homme progresse lorsqu’il ne fait qu’acquiescer à ses propres fictions, les traditions de l’École
d’Alexandrie et du Corpus Hermeticum n’ont pas su voir à cette enseigne ce que Platon pouvait peut-
être avoir compris : le hiéroglyphe préempte la matérialité des choses, il est la réalité nue. Le mobilier
royal disposé dans les pyramides en des points stratégiques prolonge le hiéroglyphe – qui est son
archétype, et non pas sa reproduction.

3. Ontologie des formes platoniciennes

Nous n’avons jamais prétendu qu’il était serait facile de pénétrer l’intelligence que les Anciens
Égyptiens avaient du hiéroglyphe ; seulement que cette compréhension – nonobstant d’être fascinante
– nous serait nécessaire pour aborder la suite de notre démonstration. Ce n’est qu’à condition de
conserver présente à notre esprit cette dimension suprasensible du hiéroglyphe que nous pourrons
saisir ce qu’il peut avoir de similaire aux « formes intelligibles » ou aux idées platoniciennes.
Ressaisissement qui présuppose d’avoir aussi explicité le second terme de la comparaison ; en
l’occurrence, d’avoir rappelé ce qu’était une forme chez Platon841.

Benveniste de la notion de « référence » rouvre la controverse : « Poser la relation comme arbitraire" est pour
le linguiste "une manière de se défendre contre cette question et aussi contre la solution que le sujet parlant
y apporte instinctivement » (E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, coll.
« Tel », 1976). Et le linguiste d'ajouter cette remarque à valeur de remise en perspective : « Pour le sujet
parlant, il y a entre la langue et la réalité adéquation complète : le signe recouvre et commande la réalité ;
mieux, il est cette réalité, tabous de parole, pouvoir magique du verbe, etc. Le point de vue du sujet et celui
du linguiste sont si différents à cet égard que l'affirmation du linguiste quant à l'arbitraire des désignations
ne réfute pas le sentiment contraire du sujet parlant » (ibid.). Le point de vue du sujet diffère de celui du
linguiste comme celui de l'acteur de celui du spectateur, comme celui de la pratique de celui de la théorie. Le
fait est, semble-t-il, qu'avec le hiéroglyphe (mais pas avec le hiératique), la théorie a achevé de faire sien le
point de vue de l'acteur, celui de la pratique. Le hiéroglyphe est la réalité.
841 Thème assurément riche, intemporel et… délicat que celui de la « théorie » (ou conjecture) platonicienne

des « formes intelligibles ». La controverse, présente depuis l’Antiquité, n'a rien perdu de son actualité. Nous
280
Avertissons notre lecteur que nous ne ferons pas ici de distinction entre les formes intelligibles,
les modèles, les archétypes ou les idées842. Ces précisions nous feraient courir le risque de nous égarer
dans les méandres de la pensée platonicienne, plutôt que de nous éclairer quant au dossier qui nous
concerne. Notons seulement qu’elles ont été soutenues ; partant, que la question des idées sera
toujours plus complexe que ce que nous pourrons en dire. D’autant plus épineuse que Platon lui-même
semble avoir entamé une critique sur le tard de sa propre « doctrine » (singulièrement fluctuante)
concernant les idées. Qu’on songe au Parménide autocritique843 ou au Sophiste réformateur844, ou bien
encore au Théétète furieusement oublieux de l’hypothèse des idées, nous ne mettrons pas longtemps à
nous apercevoir combien il serait aventureux de prendre d’un seul bloc – bien trop poli pour être
honnête – les assertions de Platon. De vouloir faire système. Si bien que d’aucuns parmi les
spécialistes845 n’auront pas hésité à rejeter ce qui avait longtemps passé pour aller de soi : l’existence
même d’une « théorie » des idées chez Platon, qui pourrait n’être en dernière analyse qu’une
projection de ses exégètes. Nous marchons sur des œufs.

Aussi nous ferons-nous modeste, la question des idées étant assurément trop vaste et trop
complexe pour être ici traitée avec toute la rigueur que son importance le mériterait. Nous resterons à
la surface, de crainte d’être englouti, et sauront largement nous satisfaire des remarques utiles à notre

la savons trop vaste pour croire pouvoir faire davantage que de proposer un aperçu de la production récente,
à laquelle un lecteur soucieux de parfaire son intelligence de cette cheville ouvrière de la métaphysique
platonicienne pourra se référer. Genèse, nature, fonctions, implications, tout ce que l'on pouvait dire des
idées chez Platon l'aura été dans J.-F. Pradeau (dir.), Platon : Usformes wtihpbks, Paris, Presses
Universitaires de France, 2001, ainsi que dans J.-F. Pradeau (dir.), Platon : les formes intelligibles, Paris,
Presses Universitaires de France, Débats philosophiques, 2001. Concernant l'origine et les phases
d'élaboration de la théorie des formes, elle-même mise en regard avec le souci socratique de la définition
(question du « ti esti ») dont témoignent en particulier les dialogues de jeunesse, on se reportera aux travaux
de R.E. Allen, Plato's Euthyphro and the Earlier Theory of Forms. A Re-Interpretation of the Republic,
London, Routledge & Kegan Paul, 1970 et à l'article de M. Baltes, « Zum Status der Ideen in Platons
Friihdialogen Charmides, Euthydcmos, Lysis », dans Plato. Euthydemus, Lysis, Charmides (Proceedings of
the V Symposium Platoicum), éd. Th. Robinson, L. Brisson, Sankt Augustin, Academia Verlag, 2000, p. 317-
323. Sur la « métaphysique platonicienne » en général, cf. R.W. Jordan, « Plato's argument for forms », dans
Proceedings of the Cambridge Philological Society, Supplementary, vol. 9, Cambridge, The Cambridge
Philological Society, 1983 ; M.M. McCabe, Plato's individuals, Princeton, Princeton University Press, 1994,
et V. Harte, Plato on Parts and Wholes. The Metaphysics of Structure, Oxford, University Press, 2002.
842 Ce concept d' « idée » venu, avec Platon, se substituer aux archétypes des « physiciens » présocratiques,

serait vraisemblablement une élaboration authentiquement platonicienne, d'inspiration parménidienne. Son


émergence en tant que telle serait ainsi contemporaine de la prédication du Maître de l’Académie. Même si,
comme l'observait judicieusement E. Gilson, « la chose elle-même existait avant lui, puisqu'elle est éternelle
» (E. Gilson, Introduction à l'étude de Saint-Augustin, Paris, Vrin, Études de philosophie médiévale, 1929, p.
259).
843
Parménide, 130c.
844 Sophiste, 256a-257a.

845 Citons, pour échantillonner, E. Voegelin, L. Strauss, M. de Ménonville, H. Hutter, M. Hellman ou W.

Wieland.
281
propos. Nous sommes peu ou prou instruits de l’ontologie des hiéroglyphes ; il faut nous enquérir de la
nature des idées. Qu’est-ce qu’une idée, au sens platonicien du terme ? Nous pourrions résumer en
proposant qu’elle est une hypothèse produite par induction à partir de la diversité morphologique de la
réalité sensible d’une unité intelligible à même de subsumer cette multiplicité. Et nous pourrions
difficilement faire mieux.

Mais nous pourrions faire autrement. En sacrifiant la brièveté à la clarté. En nous rendant plus
explicite. En reprenant les unes après les autres les différentes propriétés que doit présenter l’idée pour
remplir sa fonction de notion résolutive et heuristique. L’idée, la forme, l’essence doit être
immatérielle et immuable, universelle et intangible, identique à elle-même ; elle doit être éternelle, ne
demeurer en aucun temps, en aucun lieu – pas même en l’âme qui l’aperçoit. En cela l’idée
platonicienne, indépendante de la pensée, se distingue-t-elle de l’idée cartésienne qui ou bien préexiste
en nous (idée innée), ou bien se constitue (idée factice et adventice)846 tout en ayant jamais, les unes
autant que les autres, foyer qu’en notre esprit sans qu’on soit assuré de l’adéquation de cette idée à un
contenu extérieur à l’esprit847. Nous précisions aussi, relativement à l’idée de Platon, que cette idée
revêtait une valeur « résolutive et heuristique ». En quoi consiste-t-elle ? Résolutive de quoi ? Et
heuristique comment ?

Résolutive du problème de la dispersion du monde perçu, chaos mobile et débraillé livré à la


contradiction (ce qui paraît un jour n’est plus le lendemain, etc.). Et heuristique en cela qu’elle
surimpose un ordre stable, statique, au sein même de la confusion. L’énigme originaire dont les idées,
les formes ou les essences seraient le dépassement, consiste ainsi dans la multiplicité (la variété) et
dans l’impermanence (la variabilité) des choses sensibles. L’hypothèse des idées a vocation à réguler
cette dispersion en dégageant un dénominateur commun à même de préciser les différentes catégories
d’objets liés par des ressemblances. Elle a fonction de rabattre la complexité sur l’unité d’un principe
générique fixe et déterminé qui seul, en tant que principe fixe et déterminé, peut être objet de science.

846 Innées, les premières « semblent être nées avec [nous] » : elles sont nos intuitions claires et distinctes. Les
deuxièmes, adventices, « semblent étrangères et venir du dehors » ; elles retranscrivent nos perceptions.
Quant aux idées factices, les idées « faites et inventées par [nous] », elles procèdent de la capacité de
l'imagination à composer des êtres chimériques par recombinaison d'éléments existants dans la nature. Cf.
R. Descartes, Méditations métaphysiques, Paris, GF Flammarion, 1992, p. 101.
847 Descartes pose l'existence de ce substrat qu'il va tenter de prouver sans que sa démonstration ne soit, en

dernier ressort, plus concluante que celle visant à rendre compte de l'interaction âme/corps. Berkeley dénie
cette existence. Tout ce qui est, est soit « esprit », soit « dans l'esprit » : « Considérons les qualités sensibles
que sont la couleur, la forme, le mouvement, l'odeur, le goût, etc., c'est-à-dire les idées perçues par les sens.
Il est manifestement contradictoire qu'une idée puisse exister dans une chose non-percevante; car c'est tout
un que d'avoir une idée ou de la percevoir. Par conséquent, pour exister, une couleur, une forme, etc. doit
être perçue. Il suit de là clairement qu'il ne peut y avoir de substance ou de substrat non pensant de ces idées
» (G. Berkeley, Principes de la connaissance humaine, Garnier Flammarion, Philosophie, 1998, §7). Cf. D.
Berlioz, Berkeley. Un nominalisme realiste, Paris, Vrin, 2002.
282
Elle induit l’unité de la multiplicité – hen épi pollois – pour concevoir que la multiplicité, en vérité,
dérive de l’unité848. La quête du ti esti, objet de la démarche initiale du philosophe, se confond en ce
sens avec la recherche des « réalités » qui rendent le monde intelligible à part le devenir permanent qui
le caractérise. Ce même devenir dont parlait Héraclite849, qu’il hissait au sommet de toute sa réflexion,
qui ne laisse pas de rendre vain tout énoncé prédicatif recourant aux verbes d’état – a fortiori au verbe
« être »850. Pour cela de très évident qu’il aurait plus d’« état », seulement du « devenir ». On ne peut
pas « être » et « devenir ». Car si rien n’« est », si tout « devient » dans le sensible, les choses ne
sauraient avoir d’identité, donc de définition. Ce qui n’a pas de définition n’est pas ; par conséquent,
ce qui devient n’est pas. L’on ne pourrait pas même parler d’ « état des choses » ; il n’y aurait plus de
« substance », de substrat essentiel de la réalité. Tout serait « événement » et de la réalité nous ne
pourrions rien dire ou rien penser.

D’où la critique du « mobilisme universel » expédiée par Socrate dans le courant du Théétète :

SOCRATE : Mais ceci, à ce qu'il semble, a été mis en lumière : si tout se meut, toute réponse, à
propos de quoi que ce soit qu'on réponde, est également correcte, dire que c'est ainsi ou pas
ainsi, ou si tu veux, que ça devient [ainsi ou pas ainsi], afin que nous ne les figions pas par la
parole.
THEODORE : Tu parles correctement.
SOCRATE : A ceci près que j'ai dit « ainsi » et « pas ainsi » ! Car il ne faut ni dire ce « ainsi » –
car le « ainsi » ne se mouvrait plus – ni non plus « pas ainsi » – car cela non plus n'est pas
mouvement – mais il faut, pour ceux qui profèrent cette doctrine, poser un autre son, dans la
mesure où en effet, actuellement, dans le cadre de leur propre hypothèse, ils n'ont pas de mots, à
moins que par hasard le « pas même ainsi » ne leur convienne tout à fait, exprimant l'illimité.851

Le peu que nous connaissons de Platon n’est pas sans susciter en nous quelque réserve
concernant l’innocence qu’il pouvait y avoir pour un virtuose de la composition à employer le terme
apeiron, signifiant à la fois « illimité », « infini », et « ignorant ». Toujours est-il que « si l'on ne veut
pas admettre qu'il y a des idées des êtres […], idées stables, permanentes, toujours les mêmes, il n'y a
plus rien que nous puissions connaître par l'esprit, car tout ce que nous voyons est dans un changement

848 La démarche cartésienne apparaît similaire. L'image du morceau de cire (d'abeille) modifiable à loisir, tout
en restant le même morceau de cire, lui permettra d'induire, à l'instar de Platon, qu'il existe au-delà de la
métamorphose de la chose visible une idée nécessaire qui, elle, n'est pas soumise au devenir et donc ne se
transforme pas. Cf. R. Descartes, op. cit., p. 83, 111.
849
« Ce qui existe, ce n'est pas l'être mais le devenir : il n'y a de réel que le changement » aurait dit
l’Éphésien. Cité dans F.-J. Thonnard, Extraits des Grands Philosophes, Paris, Desclee & Cie, 1953, p. 12.
850 Sophiste, 249a.

851 Théétète, 183a-b.

283
perpétuel »852. Nous retrouvons ici un argument apagogique (ad absurdum) dont L. Brisson signale
qu’il constitue l’une des principales preuves avancées par Platon de l’existence réelle des formes
intelligibles : « Comme le monde sensible est soumis à un perpétuel changement, alors que la
connaissance et le langage qui l'exprime exigent une certaine stabilité, aucune connaissance du monde
sensible ne serait possible si les choses sensibles ne participaient pas à des formes intelligibles
immuables »853. Et invisibles donc.

Si tout ce que nous voyons est sujet au changement, tant s’en faudrait que tout ce qui existe soit
résumable à tout ce que nous voyons. Il convient pour Platon, ici en désaccord avec Protagoras 854, que
quelque chose d’universel existe au-delà de « ce que nous voyons » qui puisse servir de référence à
nos propositions : « II faut absolument accorder l'être à ces objets en soi. Réalités que nous ne pouvons
percevoir, mais concevoir seulement »855. Une entité qui ne condamne pas les hommes au solipsisme
épistémologique856, à un constructivisme forcené trouvant son prolongement dans le domaine moral
avec le nihilisme le plus radical (et son incarnation sociologique avec la sophistique). Seul ce qui est
absolument peut être véritablement connu, et connu également, identiquement par tous857. Il en ressort
que pour toutes les choses – et plus exactement pour tous les « genres » de choses disposées dans le
monde sensible –, existe un corrélat intelligible qui détermine leur réalité propre ou spécifique858.
C’est une telle entité que Platon appelle tantôt une « forme » et tantôt une « idée » (εἶδος, ἰδέα) :

852 Parménide, 135b. Cf. M. Corvez, « Le Dieu de Platon », dans Revue Philosophique de Louvain, Troisième
série, t. 65, n°85, 1967, p. 5-35.
853 L. Brisson, F. Fronterotta, Lire Platon, Paris, Presses Universitaires de France, 2006.

854 Protagoras, apôtre du subjectivisme/relativisme épistémologique, dont la maxime la plus célèbre est

reproduite in extenso dans le dialogue du Théétète : « « L'homme est la mesure de toutes choses : de celles
qui sont, du fait qu’elles sont ; de celles qui ne sont pas, du fait qu’elles ne sont pas » (Théétète, 151e-152c ;
voir également Sextus Empiricus dans Contre les savants, selon lequel Protagoras affirme que « l'homme est
le critère (kriterion) de tous les objets »). Pour d'autres références à celui que Platon présente dans ses
dialogues comme un sophiste parmi les plus industrieux, cf. le dialogue éponyme, en part. 316c-317c,
Cratyle et le Ménon.
855 Socrate évoque « l’Essence qui possède l’existence réelle, celle qui est sans couleur, sans forme et

impalpable ; celle qui ne peut être contemplée que par le seul guide de l’âme, l’intelligence » ( Phèdre, 247b).
C'est qu'au contraire des simulacres, manifestés au sens, les choses « qui sont toujours les mêmes, on ne peut
les saisir par aucun autre moyen que par un raisonnement de l’esprit » ( Phédon, 79 a).
856
République, V, 476d-479e ; Timée, 27d-28a, 51d.
857 Ibid., 476d-480a.

858 Pour les détails de cette « correspondance », se reporter à l’article de F. Fronterotta, « Qu’est-ce qu’une

forme pour Platon ? Raisons et fonctions de la théorie des intelligibles », dans L. Brisson, F. Fronterotta, op.
cit. Du même auteur, signalons Methexis. La teoria platonica delle idee e la partecipazione delle cose
empiriche. Dai dialoghi giovanili al Parmenide, Pisa, Scuola Normale Superiore, Pubblicazioni della classe di
lett. fil., 2001, avec les références et la monographie. « Correspondance » qui, certes, ne vaut pas uniquement
entre les choses et les idées, mais implique également une coprésence de multiples idées au sein des choses :
ainsi le kalos k’agathos (καλὸς κἀγαθός), ancêtre Grec du gentilhomme, peut être à la fois « bel et bon ». Au
sujet de cette autre forme de communication chevillant les intelligibles entre eux, voir D. O'Brien, Le non-
284
Il faut convenir qu'il existe premièrement ce qui reste identique à soi-même en tant
qu'idée, qui ne naît ni ne meurt, ni ne reçoit rien venu d'ailleurs, ni non plus ne se rend nulle
part, qui n'est accessible ni à la vue ni à un autre sens et que donc l'intellection a pour rôle
d'examiner ; qu'il y a deuxièmement ce qui a même nom et qui est semblable, mais qui est
sensible, qui naît, qui est toujours en mouvement, qui surgit en quelque lieu pour en disparaître
ensuite et qui est accessible à l'opinion accompagnée de sensation.859

Si donc la fixité de l’idée860 que l’intellection seule est apte à ressaisir ne se donne pas dans le
sensible (seul le changement s’y montre permanent), il faudra la poser au-delà de lui861. Au-delà de lui,
mais en partant de lui. En procédant par conséquent de manière ascendante, par induction. C’est ainsi
uniquement en s’abstrayant de la multiplicité sensible (donc en prenant appui sur elle) que le
philosophe peut entreprendre de remonter à l’unité. Qu’importe que ce sensible consiste en objets
fabriqués, en entités physiques, mathématiques, en qualités morales ou naturelles. Il ne s’agit pas, dans
la démarche qui est celle de Platon, de définir les simulacres, mais les essences qui les produisent. M.
Corvez entend ainsi que cette démarche permet théoriquement de penser aussi bien « le lit en soi,
[que] le cercle en soi, l'homme en soi, la justice, le mouvement et le repos, le même et l'autre, la
mesure, le vrai, le beau, etc., élevés au rang de types »862. Ce sont donc paradoxalement ces essences
exclusives des choses sensibles que l’on doit découvrir afin de parvenir à une science véritable. Encore
faut-il pour cela pouvoir quitter le portrait pour le modèle, tourner son âme vers les réalités. S’élever
du monde liquide impermanent vers le ciel des idées. Intuitionner pour définir. Ce qui n’est pas une
mince affaire, et requiert davantage que de la bonne volonté. Toute science a sa méthode. Là intervient
la dialectique.

La dialectique répond d’une tentative de dévoilement de l’être au-delà du devenir. Ce que


Platon présente comme la science des idées, la science par excellence, se donne pour ambition

être, Deux études sur le Sophiste de Platon, Sankt Augustin, Academia Verlag, 1995 et le recueil d’Études sur
le Sophiste de Platon, P. Aubenque (dir.), Napoli, Bibliopolis, 1991.
859 Timée, 51-52. Socrate distingue ainsi

860 « – L’essence elle-même, que dans nos demandes et nos réponses nous définissons par l’être véritable, est-
elle toujours la même et de la même façon, ou tantôt d’une façon, tantôt de l’autre ? L’égal en soi, le beau en
soi, chaque chose en soi, autrement dit l’être réel, admet-il jamais un changement, quel qu’il soit, ou
chacune de ces réalités, étant uniforme et existant pour elle-même, est-elle toujours la même et de la même
façon et n’admet-elle jamais nulle part en aucune façon aucune altération ? – Elle reste nécessairement,
Socrate, répondit Cébès, dans le même état et de la même façon » (Phédon, 79a).
861
« Vous dites donc […] que c'est au moyen de la sensation que nous communiquons par le corps avec la
génération, et que c'est au moyen de la raison que nous communiquons par l'âme avec la véritable essence »
(Sophiste, 248a).
862 M. Corvez, art. cit.

285
d’atteindre à la « certitude, à l'exactitude, à la vérité la plus haute »863. Elle procède pour ce faire par
voie de division, par élimination et précision de la définition pour permettre la réduction de la diversité
de l’expérience à l’unité de l’idée. Des hommes nous sont donnés dans l’expérience ; la dialectique
aura fonction d’abstraire une essence générique de l’homme. Ce qu’elle ne fera qu’en dépouillant les
hommes de leurs singularités accidentelles pour découvrir « le même » présent au sein de cette
multiplicité. « Le même », l’identité, c’est le noyau de l’être. C’est l’élément qui ne varie pas, ni dans
l’espace, ni dans le temps ; soit le plus petit commun dénominateur se retrouvant dans chaque individu
de la classe « homme ». Si donc les sens ne perçoivent originellement que des objets individuels, si
l’on n’observe jamais avec nos yeux de chair que des matérialités uniques en leur espèce, irréductibles
les unes aux autres, l’esprit ou l’âme, grâce à la dialectique, fera en sorte de s’élever de cette pluralité
de sensations et de choses singulières à l’unité qui les rassemble : « La condition la plus favorable
pour que l’âme raisonne bien, c’est, je pense, quand rien ne la trouble, ne ce qu’elle entend ni ce
qu’elle voit, ni une souffrance et pas davantage un plaisir, mais que, au plus haut degré possible, elle
en est venue à être isolée en elle-même, envoyant promener le corps, et que, sans commerce avec
celui-ci, sans contact avec lui, elle aspire au réel autant qu’elle en est capable ! »864. La dialectique
permet ce détachement. Elle permet l’ « ab-straction », elle permet l’ « ex-traction » de soi qui
prédispose à la « traction » vers les hauteurs intelligibles – à l’expérience de l’epánodos. En dégageant
le caractère commun fondu dans la diversité, la dialectique permet ainsi le passage du singulier au
général. Elle subsume sous l’idée l’ensemble des existences déterminées par elle.

Ainsi comprise, la science suprême du philosophe use opportunément de la dianoia qui cerne
son objet par paliers successifs. Elle n’est plus tant la dialectique de l’entretien que la dialectique de la
caractérisation : la dialectique dianoétique. Celle qui permet, au terme d’une anabase qui peut être
éprouvante865, au terme d’une ascension des différents gradients ou strates d’intelligibilité, de sortir

863 Philèbe, 58c.


864 Phédon, 65c.
865 De même que la naissance est une douleur pour l'être confronté au jour. C'est en cela également que
Socrate est un maïeuticien. Cette métaphore de l'accouchement pourrait ainsi servir de clé de lecture au
mythe (ou à l'allégorie) de la caverne. Tirer l'homme « hors de la caverne », c'est bien, d'une certaine
manière, faire naître un philosophe : « Qu’on détache un de ces captifs ; qu’on le force sur-le-champ de se
lever, de tourner la tête, de marcher et de regarder du côté de la lumière : il ne pourra faire tout cela sans
souffrir, et l’éblouissement l’empêchera de discerner les objets dont il voyait auparavant les ombres. Je te
demande ce qu’il pourra dire, si quelqu’un vient lui déclarer que jusqu’alors il n’a vu que des fantômes ; qu’à
présent plus près de la réalité, et tourné vers des objets plus réels, Il voit plus juste ; si enfin, lui montrant
chaque objet à mesure qu’il passe, on l’oblige, à force de questions, à dire ce que c’est ; ne penses-tu pas qu’il
sera fort embarrassé, et que ce qu’il voyait auparavant lui paraîtra plus vrai que ce qu’on lui montre ? […] Et
si on le contraint de regarder le feu, sa vue n’en sera-t-elle pas blessée ? N’en détournera-t-il pas les regards
pour les porter sur ces ombres qu’il considère sans effort ? Ne jugera-t-il pas que ces ombres sont réellement
plus visibles que les objets qu’on lui montre ? […] Si maintenant on l’arrache de sa caverne malgré lui, et
qu’on le traîne, par le sentier rude et escarpé, jusqu’à la clarté du soleil, cette violence n’excitera-t-elle pas
286
hors de la caverne, d’aboutir au palier suprême de cette élévation qui offre une vision synthétique et
synoptique de la réalité : « l'esprit synoptique est dialecticien, les autres ne le sont pas », tranche le
866
Socrate de la République . Mais une vision de l’esprit, une vision intuitive qui ne se laisse pas
décrire dans le langage des hommes et moins encore… écrire867. Une vision de l’intellect au point
d’évanouissement de tout langage, dont le discours (logos) ne peut rendre raison parce qu’elle
embrasse sans représentation.

Une telle vision est ce que Platon nomme la « theôria », « contemplation » (déverbal grec de
theôrô, « je regarde », « je contemple »). L’esprit, à travers elle, aperçoit simultanément l’ordre des
choses et les rapports qui s’établissent entre les choses. La hiérarchie des formes se dénivelle depuis
l’Un-Bien du plus ou moins abstrait. Le sensible complexe est alors démêlé et ramené aux simples
intelligibles qui le composent, l’inférieur expliqué d’après le supérieur, la cohérence d’ensemble des
idées manifestée à l’âme qui se repose dans cette vision béatifique : « L'extension et la compréhension,
l'universalité et la synthèse marchent de concert. Au terme de l’ascension, tout le spectacle intelligible
est saisi d'un seul coup d’œil »868. Tous les principes sont aperçus, exhaustivement, intensivement dans
leur pureté originaire.

Alors l’esprit, le char ailé du Phèdre, fait l’expérience d’une brève étreinte avec les êtres
éternels qui président à toute chose869. Peut-être ceux-là mêmes qu’avait en vue le démiurge du Timée
870
tandis qu’il s’efforçait d’informer la chôra : ces formes intelligibles d’après lesquelles le Dieu en
vient à façonner le monde – dont le « Vivant-en-soi », modèle de l’univers871. Une découverte qui
pourrait n’être alors, toute chose considérée, qu’une retrouvaille après un temps d’exil dans le tombeau

ses plaintes et sa colère ? Et lorsqu’il sera parvenu au grand jour, accablé de sa splendeur, pourra-t-il
distinguer aucun des objets que nous appelons des êtres réels ? […] Ce n’est que peu à peu que ses yeux
pourront s’accoutumer à cette région supérieure. Ce qu’il discernera plus facilement, ce sera d’abord les
ombres, puis les images des hommes et des autres objets qui se peignent sur la surface des eaux, ensuite les
objets eux-mêmes. De là il portera ses regards vers le ciel, dont il soutiendra plus facilement la vue, quand il
contemplera pendant la nuit la lune et les étoiles, qu’il ne pourrait le faire, pendant que le soleil éclaire
l’horizon […] A la fin il pourra, je pense, non-seulement voir le soleil dans les eaux et partout où son image
se réfléchit, mais le contempler en lui-même à sa véritable place » (République, VII, 515d-516b).
866 Ibid., VII, 537c.

867 Cf. T.A. Szlezak, op. cit., p. 91 sq.

868 M. Corvez,
art. cit.
869 Phèdre, 246 sq. Voir J. Dumortier, « L'attelage ailé du Phèdre », dans Revue des Études Grecques , tome

82, fascicule 391-393, 1969, p. 346-348.


870 « Si le monde est beau et si celui qui l'a fait est excellent, il l'a fait évidemment d'après un modèle éternel;

sinon (ce qu'il n'est pas même permis de dire) il s'est servi du modèle périssable. Il est parfaitement clair qu'il
s'est servi du modèle éternel; car le monde est la plus belle des choses qui ont un commencement, et son
auteur la meilleure de toutes les causes. Le monde a donc été formé d'après un modèle intelligible,
raisonnable et toujours le même ; d'où il suit, par une conséquence nécessaire, que le monde est une copie »
(Timée, 29b).
871 Ibid., 28a, 29a.

287
(sèma) du corps (sôma). Une épopée de l’âme prodigue, un « périple » eschatologique au sens propre
du terme, une palingénésie. En d’autres termes, la réintégration momentanée de l’âme en son lieu
d’origine872, qu’elle quittera de nouveau, perdant ses ailes pour s’incarner au cours du prochain
cycle873. C’est tout au moins ce que laisse penser la théorie de la réminiscence874. Il faut que l’âme
déchue pour se souvenir ait préalablement connu :

Maintenant, dit Cébès, reprenant la parole, s’il est vrai, comme tu le dis souvent, que,
pour nous, apprendre n’est pas autre chose que se ressouvenir, c’est une nouvelle preuve que
nous devons forcément avoir appris dans un temps antérieur ce que nous nous rappelons à
présent. Et cela serait impossible si notre âme n’avait pas existé quelque part avant de s’unir à
notre forme humaine.875

C’est parce qu’elle a connu que l’âme pourra connaître de nouveau. Par intuition, révélation, par
retour sur elle-même : « Quand elle examine en elle-même et pour elle-même, [l'âme] se dirige vers ce
qui est pur, éternel, immortel, toujours identique à soi... Le contact avec cette réalité fait qu'elle
demeure toujours identique à elle-même : c'est cet état de l'âme qui se nomme : pensée »876. En
s’aidant de la dialectique. Elle connaîtra par les idées, qui peuvent elles seules être objets de la science
véritable et non, comme le sensible, d’une opinion « in-quiète », à savoir d’une pléthore d’affirmations
éventuellement contradictoires et qui, dès lors, ne peuvent être assurées dans l’absolu. Et moins encore
valoir en guise de connaissance. Le « réalisme » de Platon n’est que la conséquence de son « idéalisme
». C’est cet idéalisme qui fonde et conditionne la science dans sa recherche rationnelle de l’être en soi,
des rapports entre les essences, des principes et des lois de la réalité sensible qui en est dérivée877.

Les idées sont, de droit, des êtres « vrais par soi » (kat’auto). Leur existence est ce qui rend
possible la connaissance l'être en soi, to auto o estin. De leur fixité dépend notre capacité à les
appréhender par la pensée et à les définir. Par la pensée ; et plus précisément par la part rationnelle,
divine de l’âme, le nous, cette faculté d’intuitionner l’intelligible, nomton. Le nous, en saisissant le
concept dans son essence. Il met ainsi de la distinction au sein des choses, retrouve le simple dans le
complexe en exhibant le rapport entre le prédicat et le sujet, le lien entre le simulacre et la réalité dont

872 Phédon, 72a-77b ; Phèdre, 247c.


873 « Quand elle a perdu ses ailes, elle est emportée jusqu’à ce qu’elle s’attache à quelque chose de solide ; là,
elle établit sa demeure, prend un corps terrestre et paraît, par la force qu’elle lui communique, faire que ce
corps se meuve de lui-même. L’âme s’étant ainsi approprié un corps terrestre, et ce corps paraissant se
mouvoir lui-même à cause de la force qu’elle lui communique, on appelle être vivant cet assemblage d’un
corps et d’une âme, et on y ajoute le nom de mortel » ( Phèdre, 246a).
874
Phédon, 72e-77a.
875 Ibid., 72e.

876 Phédon, 79d.

877 M. Corvez, art. cit.

288
il procède. Ainsi conçoit-il la réalité du simulacre au-delà du simulacre. Ce n’est que par et dans
l’idée, c’est-à-dire hors des choses immédiatement présentes aux sens, que l’on atteint par l’âme la
vérité des choses.

a) De quelle manière sont les idées ?

Les idées sont ; les matérialités deviennent. De quelle manière sont les idées ? Elles sont «
absolument », suggère Platon, c’est-à-dire indépendamment de l’esprit, mais aussi indépendamment
des matérialités : « Car je ne vois rien de plus clair que ceci, c’est que le beau, le bien et toutes les
autres choses de même nature dont tu parlais tout à l’heure existent d’une existence aussi réelle que
possible »878. Elles sont ce qui est ontos hen, c’est-à-dire « réellement réel » dans la mesure où rien ne
saurait être plus véritablement que ce qui est « essence », ousia. Une divergence s’installe entre le
mode de réalité de l’idée appréhendée par l’âme, et la façon dans le sensible est perçu de nos sens. Les
impressions (litt. « ce qui s’imprime ») de nos sens procèdent d’un simulacre, de quelque chose qui
nous affecte de l’extérieur. Elles naissent et meurent par affection, par « occasion » dirait
Malebranche879. Elles ont une cause, existent en nous par autre chose. Peut-être même n’existent-elles
qu’en nous de la manière dont elles existent880. Tout autre est le cas des essences, existant par elles-
mêmes. Les êtres intelligibles existent pour chacun, et de la même manière dans la pensée de chacun.
Ils sont universels, immatériels, mais surtout non causés puisqu’ils sont éternels. S’ils ne sont pas
causés, ils n’en restent pas moins redevables du Bien qui les éclaire et les fait croître comme le soleil
nourrit les créatures terrestres sans pour autant les « générer ».

878 Phédon, 76e. Ainsi l'ontologie prolonge épistémologie ; l'une ne va pas sans l'autre. Ce qui n'est pas dire
autre chose que l'on ne peut connaître que ce qui est – en précisant que ce qui est n'est pas ce qui devient.
Sur les rapports entre ces deux moments de la réflexion platonicienne (l’être et le devenir, l'idée et le
sensible) ; sur la conciliation de Parménide et d'Héraclite, voir Y. Lafrance, La théorie platonicienne de la
doxa, Montréal-Paris, Bellarmin, Les Belles Lettres, 1981 ; M. Narcy (dir.), Platon. L'amour du savoir,
coordonné, Paris, PUF, 2001 et J. Szaif, Platons Begriff der Wahrheit, Freiburg-Munchen, Alber Verlag,
1998.
879 Nous nous sentons en nous-mêmes, mais nous pensons en Dieu. Tout ce que nous connaissons vraiment,

écrit Malebranche, nous le voyons en Dieu. Dieu seul est éternel, les idées sont en lui ; donc les idées sont
éternelles. En quoi la chose pensée n'a pas l'évanescence de l'émotion sentie ou de l'affection communiquée
de l'extérieur par les objets.
880 Thèse du relativisme radical : le monde serait une interprétation de chaque esprit individuel, sans substrat

extérieur (ni matériel ni idéel) constant capable d'assigner objectivité ou extériorité aux choses ; ce que
réfute immédiatement Platon : « si tout n'est pas de même à la fois et toujours pour tout le monde, et si
chaque être n'est pas non plus différent pour chaque individu, il est clair que les choses ont en elles-mêmes
une réalité constante, qu'elles ne sont ni relatives à nous, ni dépendantes de nous, et qu'elles ne varient pas
au gré de notre manière de voir, mais qu'elles subsistent en elles-mêmes, selon leur essence et leur
constitution naturelle » (Cratyle, 386d-e).
289
Que l’idée soit elle seule à proprement parler ne signifie pas, bien sûr, qu’elle soit l’idée de rien.
Rien ne saurait être sans l’idée ; mais une idée sans référence ne saurait être aperçue. Même un rapport
peut être une référence. Même une qualité morale, même un concept ; pourvu seulement qu’on
l’extrapole de quelque chose auquel cette idée participe. Reste certain que ce « quelque chose »
n’existe pas à la manière dont est l’idée. Fr. Fronterotta indique ainsi dans un essai de définition des
formes intelligibles, « auquel on parvient justement par une sorte d’abstraction à partir de la réalité
sensible », que ces formes auront beaux être « [d]es réalités individuelles comme les choses, elles sont
cependant selon un mode d'être complètement étranger à la réalité sensible »881. Être « étranger à la
réalité sensible », est-ce contenir moins de réalité ? Est-ce déroger à l’existence stricto sensu ?
Nullement. On peut se figurer avec le Stagirite que l’existence réelle sera d’abord celle des existants
fugaces et ondoyants du monde sensible ; alors l’ontologie platonicienne serait reléguée hors de la
sphère de l’existence véritable. Mais ce ne serait pas là rendre justice à la pensée du maître ; car les
idées ne sont pas réelles et existantes au même titre que les simulacres. Elles sont réelles à un niveau
plus radical qu’aucun des existants sensibles. Elles sont réelles au sens où immuables, objets de
science certaine, elles ne sauraient être illusoires ou passagères comme l’est le beau cheval ou la belle
femme. La femme et le cheval sont passagers, et ils sont beaux aussi passagèrement en tant qu’ils
s’investissent passagèrement d’une qualité qui, elle, est éternelle :

– L’égal en soi, le beau en soi, chaque chose en soi, autrement dit l’être réel, admet-il
jamais un changement, quel qu’il soit, ou chacune de ces réalités, étant uniforme et existant pour
elle-même, est-elle toujours la même et de la même façon et n’admet-elle jamais nulle part en
aucune façon aucune altération ?
– Elle reste nécessairement, Socrate, répondit Cébès, dans le même état et de la même
façon.882

L’être réel n’est pas en marge de l’existence, quoi qu’en pense Aristote. Il est d’une manière
différente, existant suréminemment, à un autre niveau de réalité que celui des matérialités. Préservons-
nous de verser dans cette inconséquence qui reviendrait à concevoir les formes intelligibles ou les
idées comme des réalités génétiquement secondes par rapport au sensible. Ce serait octroyer à ces
réalités le statut de constructions induites de matérialités premières, et faire ainsi le lit d’un empirisme
aux antipodes de l’épistémologie platonicienne. Redisons bien que les idées ne sont pas une
reproduction mentale des choses sensibles, mais bien les choses sensibles une image matérielle
détériorée de ces idées, mêlées à d’autres images d’autres idées. Et même, surtout, que les idées ne
sont pas toutes sujettes à participation sensible. Certaines parmi les formes intelligibles ne sont les

881 F. Fronterotta, « Qu’est-ce qu’une forme pour Platon ? Raisons et fonctions de la théorie des intelligibles
», dans L. Brisson, F. Fronterotta, Lire Platon, Paris, PUF, 2006.
882 Phédon, 79 a.

290
formes d’aucune chose particulière, tels que le Même et l’Autre883 qui ne se trouvent pas
intrinsèquement au sein des choses qui participeraient d’elles, mais notifient des relations entre
substances sensibles – en l’occurrence, respectivement, logiques d’identité et d’altérité. L’idée est
donc tout à la fois ce qui rend compréhensibles les rapports entre les choses et les choses-mêmes en
tant que composés, en tant qu’elles « participent » de ces idées. Ce qui nous conduit sans transition à
aborder le problème de la formulation du rapport entre eidos et eidolon, idée et matérialité.

b) L’idée produit, ressemble et participe

Reprenons donc l’exemple du Phédon précédemment cité. La qualité d’une chose telle que la
beauté d’une femme ou d’un cheval ne tient en rien à ses propriétés physiques immédiatement perçues
; elle est le fait de sa participation à l’être véritable, suprasensible qui constitue l’idée de cette qualité,
la qualité en soi. Nous aimons moins par conséquent la femme ou le cheval en tant que beaux, que la
beauté en soi par le truchement sensible de la femme et du cheval884. Le Socrate de la République nous
décommande ainsi de prendre l’idée pour la chose et la chose pour l’idée. Ce serait confondre le
simulacre et la réalité. Une confusion qui aurait tout à voir avec le songe :

– Celui donc qui connaît les belles choses, mais ne connaît pas la beauté elle-même et ne
pourrait pas suivre le guide qui le voudrait mener à cette connaissance, te semble-t-il vivre en
rêve ou éveillé? Examine : rêver n'est-ce pas, qu'on dorme ou qu'on veille, prendre la
ressemblance d'une chose non pour une ressemblance, mais pour la chose elle-même ?
– Assurément, c'est là rêver.
– Mais celui qui croit, au contraire, que le beau existe en soi, qui peut le contempler dans
son essence et dans les objets qui y participent, qui ne prend jamais les choses belles pour le
beau, ni le beau pour les choses belles, celui-là te semble-t-il vivre éveillé ou en rêve ?
– Éveillé, certes.885

Rares sont les éveillés886. Trop rares, quand la majorité des hommes vivent prisonnier d’un
mirage onirique887, captifs de leurs propres opinions. Ils ne savent pas. Ils ne savent pas qu’ils ne

883 Timée, 49a sq. Cf. L. Brisson, Le Même et l'Autre dans la structure ontologique du Timée de Platon, Paris,
Éditions Klicksieck, 1974. Voir également, pour d'autres exemples d'idées sans simulacre, l'anagogie du
Phèdre : « Durant cette révolution, elle [l'âme] contemple la justice en soi, elle contemple la sagesse, elle
contemple la science, non cette science sujette au devenir, ni celle qui diffère selon les différents objets que
maintenant nous appelons des êtres, mais la science qui a pour objet l’Être réellement être » ( Phèdre, 247d.
Nous soulignons). L'idée de table diffère en cela de l'idée de vertu, et ces idées du bien suprême, lequel est «
au-delà de l'être ».
884 Philèbe, 51b-d.

885 République, V, 476b-d.

291
savent pas. Ils ne savent pas que ce qu’ils aiment n’est pas la chose pourvue par la beauté, mais la
beauté. Ce qui pourvoit, ce qui génère, ce qui est véritablement au-delà de ce qui passe. Ils ne savent
pas que les apparences ne font que manifester l’essence et prennent, en quelque sorte, l’icône pour la
divinité.

Nous aimons la beauté ; ensuite seulement la femme et le cheval qui participent transitivement
de cette beauté (Pascal parlait de « qualités d’emprunts »). Car, du cheval ou de la femme, c’est bien la
même idée ou forme de la beauté qui transparaît, qui s’instancie diversement : « L'idée du Beau par
exemple est, en elle-même, une, mais s'associant à un acte d'héroïsme, à un coucher de soleil, à une
rivière, etc., elle apparaît multiple. Pareillement l'idée du Beau apparaît multiple quand elle est
associée à d'autres idées, comme dans les expressions : "le bon est beau", "l'utile est beau", etc...
Toutes ces affirmations sont vraies ou fausses suivant que la κοινωνία est réelle ou imaginaire. Mais,
qu'elles soient vraies ou fausses, l'apparence de pluralité qu'elles donnent à l'idée reste toujours
trompeuse »888. Une même idée peut s’exprimer de multiples manières. Et L. Brisson, en reprenant le
raisonnement en sens inverse, d’ériger cette diversité morphologique en seconde preuve platonicienne
de l’existence des idées : « si les formes intelligibles n'existaient pas, on ne pourrait pas expliquer
pourquoi plusieurs réalités particulières présentent les mêmes propriétés »889. C’est donc l’idée
présente en l’hypostase qui fait signe à nos âmes, et que le philosophe dialecticien doit être à même de
dégager. Mettons, si l’on ose dire, que les « belles formes » n’attirent qu’autant qu’elles expriment la
forme du beau :

Mais si l’on vient me dire que ce qui fait qu’une chose est belle, c’est ou sa brillante
couleur, ou sa forme ou quelque autre chose de ce genre, je laisse là toutes ces raisons, qui ne
font toutes que me troubler, et je m’en tiens simplement, bonnement et peut-être naïvement à
ceci, que rien ne la rend belle que la présence ou la communication de cette beauté en soi ou
toute autre voie ou moyen par lequel cette beauté s’y ajoute.890

886 « Mais ceux qui sont capables de s'élever jusqu'au beau lui-même, et de le voir dans son essence, ne sont-
ils pas rares ? Très rares » (ibid., 476c).
887 « Pour les hommes éveillés il n'y a, selon Héraclite, qu'un seul et même monde ; mais endormi, chacun est

détourné vers un monde particulier » : « ὁ Ἡράκλειτός φησι τοῖς ἐγρηγορόσιν ἕνα καὶ κοινὸν κόσμον εἶναι,
τῶν δὲ κοιμωμένων ἕκαστον εἰς ἴδιον ἀναστρέφεσθαι » (H. Diels, W. Kranz, Die Fragmente der
Vorsokratiker, Bd. XII, Héraclite, Berlin, BiblioLife, 1965, frg. 89, p. 75, trad. J. Brun). Les éveillés sont rares,
déplore Socrate, et la plupart des hommes confondent leurs songes et la réalité : ils tiennent les simulacres
pour les choses véritables (idées), et les choses véritables (idées) pour des chimères de l'imagination. Ils
tiennent les ombres de la caverne pour être plus réelles que leurs propriétaires. Voir également Plutarque,
Œuvres Morales, t. 1 : « De la superstition », III, 106 c.
888
J. Adam, The Republic of Plato, Cambridge, Cambridge, University Press, 1897, p. 336 n.
889 L. Brisson, Le Vocabulaire de Platon, Paris, Ellipses, 1998. Se reporter au raisonnement produit dans le

Phédon, en 95e-102b.
890 Phédon, 49b-c.

292
Si les idées ne sont pas causées par autre chose qu’elles-mêmes, si les idées ne sont pas
déterminées par le sensible, elles déterminent en revanche les matérialités en étant causes de toutes les
perfections qui se découvrent en elles. Quoi que l’on entende par la beauté d’une femme ou d’un
cheval, ou par quelque autre caractéristique physique (texture, poids, dimension), éthique (bonté,
justice, prudence) ou esthétique (harmonie, symétrie, cohérence) perçue, cette caractéristique sera
toujours le fait de la présence, composition ou participation des formes intelligibles aux matérialités. Il
faudra donc admettre que les idées sont d’une certaine manière liées aux choses sensibles. Qu’elles
entretiennent avec les choses sensibles une relation de cause à effet. Une relation qui pourra
notamment être dite « ascendante » dans la mesure où la recherche dialectique de la définition – du ti
esti – s’opère dans un mouvement de « remontée aux sources » depuis les matérialités jusqu’aux
modèles ou formes qui leur correspondent891. Mouvement anagogique, donc, s’accomplissant dans une
optique de connaissance. Mais une relation qui pourra également se qualifier de « descendante », en
cela que les formes intelligibles ou les modèles sont les influx des choses sensibles : ils leur confient
leurs caractéristiques, leurs perfections et leur nature. Disciple d’Aristote et successeurs de Platon à
l’académie, Xénocrate propose en ce sens de concevoir l’idée comme constituant « la cause qui sert de
modèle aux objets dont la constitution est inscrite de toute éternité dans la nature »892.

Ainsi les choses sensibles sont-elles diversement déterminées par les réalités intelligibles. Leurs
qualités et leurs propriétés procèdent des formes qui les informent. De quelle manière ces formes
pénètrent-elles la matérialité des choses ? D’une part, en y participant (1) ; de l’autre, en se donnant
pour leur modèle (2).

(1) La participation.

La détermination des simulacres par les idées se réalise de façon générale sous le rapport de la «
participation » (métexis, métalepsis) ou de la « communication » (koinomia)893. Cette participation des
choses sensibles aux formes intelligibles peut être interprétée en termes de « présence » ou d’«
adjonction »894 : présence ou adjonction d’une forme qui est donc « présente » (parestin, enestin) en la
matière, « reçue » (dékontai) en la matière qui, ainsi in-formée, acquiert une détermination d’objet :
« La matière est le réceptacle de l’idée, la mère et la nourrice de l’être sensible ; c’est elle qui, recevant

891 Ce qui n'est pas sans renvoyer au problème de l'éponymie (éponumia) : voir notamment Phédon, 78d-e,
102 a-d, 103b-e et Paménide, 130e-131a.
892 Cité par Proclus dans son Commentaire sur le Parménide, éd. et trad. Luna C., Segonds A.-Ph., Paris, Les

Belles Lettres, Collection des universités de France : Série grecque, 2003, V, 136. Voir également J. Brun,
Platon et l'Académie, Paris, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 1960, p. 48.
893 Voir, par exemple, Phédon, 100d.

894 Cf. Hippias majeur, 289d, 292c-d, 300a-b ; Euthyphron, 5d ; Phédon, 104b-c, 104e-105a ; Banquet, 211a.

293
en elle l’empreinte de l’idée, et façonnée sur ce modèle, produit les êtres qui ont un commencement
[…] La raison veut que l’idée, la matière et Dieu, auteur du perfectionnement de toutes choses, soient
antérieurs à la naissance du ciel »895. Dire que les choses sensibles « possèdent » (ekousin) les formes
intelligibles, n’est pas alors dire autre chose que les matérialités sont possédées par elles.

Le paradoxe consiste ici à relever que s’il est acquis que les formes sont des réalités
individuelles d’ontologie et de nature hétérogène par rapport objets sensibles, nécessairement
distinctes du sensible, elles en sont simultanément les causes universelles896. Il en résulte que les
formes sont d’une certaine manière astreintes à exercer sur quelque chose, et même dans quelque
chose qui diffère radicalement d’elles. Exercer « dans » ou « à travers » implique un rapport
d’inhérence ou d’immanence des formes par rapport au sensible ; et c’est alors que nous voyons surgir
l’antinomie célèbre du chorismos (« séparation ») qui constitue le point névralgique de la première
discussion du Parménide. Les formes sont-elles ou non déliées des choses sensibles, séparées d’elles
ou bien, s’il faut qu’elles soient participées par elles, comprises au sein des choses – mais sans avoir
de lieu distinct de celui des choses ?

Car c’est sans doute un élément de doctrine – assez mal signifié, si l’on en juge aux idées reçues
897
qui courent relativement au « monde intelligible » depuis le De opificio mundi de Philon
d’Alexandrie – que Platon ne conçoit pas de redoublement de l’univers. Il n’y a qu’un tout, qu’un
monde ; il n’y a qu’un cosmos s’échelonnant à deux niveaux : le niveau des idées gouverné par le
Bien, et celui du sensible qui procède des idées mêlées à la matière. Platon n’emploie nulle part la
conception ni l’expression de κόσμος νοητός, « monde intelligible » : il parle de « lieu intelligible »
(topos noétos) ; lieu en rapport d’analogie, de ressemblance ou de participation avec le « lieu visible
» : « Ce que le bien est dans le lieu/domaine de l'intelligible à l'égard de la pensée et de ses objets, le
soleil l'est dans le lieu/domaine du visible à l'égard de la vue et de ses objets »898. Mais comment lors
les formes peuvent-elles être à la fois participées et séparées des matérialités ? Comment deux plans de
réalités distincts, deux plans que tout oppose mais composant dans le même monde, peuvent-ils
interagir ? Tout se passe comme si le statut des formes ou des idées entrait en conflictualité avec la
dimension opératoire, déterminante du lieu sensible que leur assigne Platon.

(2) La ressemblance.

895 Timée, 51a-b.


896
Hipppias majeur, 287c-d, 289d ; Euthyphron, 6d-e, et Phédon, 100c-d, 102c-d.
897 Philon d'Alexandrie, De opificio mundi (De l'exécution du monde), trad. R. Arnaldez, Cerf, 1961, p. 151-

153.
898 République, VI, 508b.
294
À cette première modalité du rapport eidos/eidolon s’ajoute dans les dialogues une seconde
acception de la relation de l’archétype au simulacre, présentée dans les mêmes contextes sous les
atours d’une « ressemblance » (eikazdein) ou d’une « imitation » (mimésis) des formes intelligibles par
les choses sensibles. Les matérialités se donnent sous ces auspices comme des « imitations », « copies
», « reflets » ou « images » (omoïomata, mimémata, eikonès) des formes intelligibles, comme des
reproductions de ces idées semblables à ce que seraient les ombres de la caverne de la République 899.
Les formes intelligibles se voient réciproquement, et cela seulement par voie de conséquence logique,
assimilées à des modèles ou à des « paradigmes » (paradeigmatas) intangibles servant de référence
aux choses sensibles900. Elles sont ces entités universelles et permanentes, distinctes de la multiplicité
sensible modélisée sur elles, tant il est vrai que, s'ajoutant aux matérialités (panti… prosgèmtai), elles
soient (f)actrices de cette multiplicité. L’éparpillement et la mouvance des matérialités pourra ainsi
trouver un élément de résolution dans la désignation des archétypes dont elles sont dérivées. Ces
archétypes sont dits « produire » (poïein) la gamme infiniment diverse et bariolée des choses sensibles
comme une cause (aition, aitia) produit ses effets901. Ainsi l’idée de beau rend belles les choses qui
participent de la forme du beau, sont imprégnées par lui ou sont à son image, ses manifestations.

On attribue à Parménide d’avoir posé l’alternative suivante : « Eh bien donc ! Je vais parler ; toi
écoute et retiens mes paroles qui t’apprendront quelles sont les deux seules voies d'investigation que
l'on puisse concevoir. La première dit que l’Être est et qu'il n'est pas possible qu'il ne soit pas. C'est le
chemin de la Certitude, car elle accompagne la Vérité. L'autre, c'est : l’Être n'est pas et nécessairement
le Non-être est. Cette voie est un étroit sentier où l'on ne peut rien apprendre. Car on ne peut saisir par
l'esprit le Non-être, puisqu'il est hors de notre portée ; on ne peut pas non plus l'exprimer par des
paroles ; en effet, c'est la même chose que penser et être »902. On aura reconnu, sous les auspices de l’«
étroit sentier où l'on ne peut rien apprendre », la doctrine d’Héraclite rudement prise à partie. Il n’y
aurait donc pour Parménide que deux options pour la pensée, dont l’une seulement est praticable903.
L’hypothèse des idées avancée par Platon défait ce faux dilemme, ouvrant le banc à une troisième

899 Ibid., VII, 514a-515a.


900 Voir, par exemple, Euthyphron, 6e ; Phédon, 76d-e ; République, X, 597a ; Phèdre, 250a-b, 250c-251a
passim.
901 Cette distinction entre les choses infiniment multiples et leurs idées, modèles ou archétypes uniques se
donne pour explicite dans l’Eutyphron : « Souviens-toi donc, je te prie, que ce que je t'ai demandé, ce n'est
pas que tu m'enseignasses une ou deux choses saintes parmi un grand nombre d'autres qui le sont aussi : je
t'ai prié de m'exposer l'idée de la sainteté en elle-même […] Enseigne-moi donc quelle est cette idée, quel
est ce caractère, afin que l'ayant toujours devant les yeux, et m'en servant comme du vrai modèle, je sois en
état d'assurer, sur tout ce que je te verrai faire, à toi ou aux autres, que ce qui lui ressemble est saint, et que
ce qui ne lui ressemble pas est impie » (Eutyphron, 6e). Voir aussi ibid., 11a-b et Hippias majeur, 289c-d,
292d-293c.
902 Cité dans J. Voilquin (éd.), Les Penseurs grecs avant Socrate. De Thalès de Milet à Prodicos , Paris,

Garnier-Flammarion, 1993, p. 94 : Parménide d'Élée, frg. 4-5.


903 On se doute bien laquelle.

295
voie. Une voie conciliatrice qui articule la pensée de l’Éléate à celle de l’Éphésien. Cette voie suppose
une dénivellation le monde en deux niveaux de réalité (plutôt qu’en deux réalités). Platon concède que
rien ne dure dans le sensible ; mais le sensible n’est pas tout. Au-delà ou en deçà de la « mouvance »
d’Héraclite existe un autre plan de réalité, celui de l’être et de la science possible, celui de la «
certitude » qui « accompagne la vérité » : le plan des idées904. Il peut être édifiant de noter que d’un
point de vue épistémologique, Platon soit ainsi parvenu à surmonter l’antinomie de l’être et du devenir
dont il tient compte tout en les dépassant.

L’ambiguïté persiste néanmoins quant à savoir si l’auteur parvient véritablement à mettre son
lecteur au clair avec ces différentes modalités de la relation unissant l’être au devenir, la forme à son
image, l’idée aux matérialités905. Mais l’était-il lui-même ? Qui peut le dire ? Il est autant de Platon
que de lecteurs ; et autant de lectures qui se construisent en se superposant, parfois jusqu’à en oublier
le texte. Ce sont précisément ces aspects délicats de l’hypothèse (ou de la théorie ?) des formes qui
nourriront les plus âpres attaques d’Aristote et de ses épigones906. La marge d’interprétation se devait
d’être suffisamment vaste, en tout état de cause, pour attiser encore des siècles de controverses et
maintenir vivante la discussion jusqu’en nos parutions actuelles. Il faut en excuser Platon. Son manque
de dogmatisme était peut-être la condition intellectuelle de sa fécondité ; de la même manière que
l’ignorance admise celle de Socrate, homme habité par la divinité.

904 Une telle démarche n’est pas sans rappeler celle entreprise par Kant sans afin de conserver à l’homme sa
liberté de détermination (l’autonomie, relevant de la « liberté transcendantale »), ce en dépit de la causalité
physique à l’œuvre dans le monde des phénomènes. L’homme est déterminé dans l’ordre des causes et des
effets (ès qualité de sujet empirique), mais à la possibilité de se retirer en son for intérieur, de s’abstraire de
ses déterminations sensibles afin de conformer sa volonté au critérium d’universalité. Cf. E. Kant,
Fondements de la métaphysique des moeurs, prés. J. Costilhes, trad. H. Hatier, Paris, 1963 et idem, Critique
de la Raison pratique, pref. F. Alquié, trad. F. Picavet, Paris, 1960.
905 « Cela est évident, renchérit F. Fronterotta, si l'on considère que, même dans le Timée, donc vers la fin de

sa vie, Platon tend à glisser sur l'explication du développement concret du rapport de participation, en se
bornant à affirmer qu'il est "difficile à dire et surprenant... très compliqué et difficile à concevoir" ( Timée,
50c et 52 c) » (F. Fronterotta, art. cit.).
906 Les principales critiques adressées par le Stagirite à l'hypothèse des formes intelligibles se situent en

Métaphysique, livre I, 6, 987 a 30-988 a 15, et 9, 990 b1-993 a 10 ; puis livre XIII, 4-5, 1078 b 5-1080 a 10.
Renvoyons également aux citations du traité Sur les Idées (ΠΕΡΙ ΙΔΕΩΝ) qui nous sont parvenues par
Alexandre d'Aphrodise, reproduites dans son Commentaire sur la Métaphysique d'Aristote. Sur
l'authenticité de ce traité perdu, écrit dans l'intention formelle de réfuter la théorie de Platon, cf. V. Rose,
Aristotelis qui ferebanlur librorum fragmenta, Leipzig, Teubner, 1886, frg. 185, 186, 187. Pour l'analyse de
ce traité, voir S. Mansion, « La critique de la théorie des Idées dans le ΠΕΡΙ ΙΔΕΩΝ d'Aristote », dans Revue
Philosophique de Louvain, troisième série, t. 47, n°14, 1949, p. 169-202.
296
4. L’être réel au-delà du devenir

Éternité, complétude, dimension générative, etc., autant de caractéristiques qui recroisent très
exactement la liste des attributs métaphysiques du hiéroglyphe tel qu’il pouvait être conçu par les
docteurs ès lettres de l’Égypte pharaonique. On peut encore y reverser la dimension intelligible et
transcendante que l’auteur assigne aux formes intelligibles, celle-là que les Égyptiens assignaient pour
leur part aux hiéroglyphes et que les Grecs enfin, semble avoir également confiée à ce système de
notation. L’atteste l’étymologie : les « hiéro-glyphes » sont pour les Grecs des « écritures sacrées »
lorsque les Égyptiens les évoquaient comme des « paroles divines ». Qu’importe ici que les « paroles
» deviennent « écritures » en franchissant la frontière de la langue ; leur caractère divin est au moins
préservé. Un caractère divin qui se retrouve au passif des idées platoniciennes. Parce qu’il est éternel,
ne varie pas (aei hausautos on), est à jamais (aei on) et pour jamais, le nomton immortel est conçu à
l’égal (voire à la place) des dieux. Plus significatif ceci que Platon ne fasse pas cas des hiéroglyphes,
mais parle de « figures » gravées dans les temples d’Isis907. « Figures » ; le lecteur de Platon est
coutumier du terme. Il s’assimile dans le Timée avec les modèles du Démiurge. Il sert dans
l’Euthydème à désigner l’objet la production des mathématiciens, et qu’ont à charge de manier les
dialecticiens au bénéfice de la cité bien gouvernée908. Il est l’objet par excellence de la connaissance
des gardiens dirigeants ordonnateurs de la Kallipolis. « Figures » (schèmata) : le terme est donc le
même, dans les dialogues platoniciens, qui sert à caractériser les paradigmes contemplés par les fondés
de pouvoir et les canons de l’art égyptien. Le rapprochement est-il si hasardeux qu’il pourrait y
sembler ? Suspect ? Artificiel ? Seulement à première vue. Platon lui-même n’a pas laissé de nous
mettre en garde contre les « premières vues ».

Partons de nos prémisses plutôt que de nos conclusions. Que savons-nous ? Que sans aucun
doute, et malgré son silence, Platon avait eu vent des hiéroglyphes. L’évocation qu’il fait des images
engrammées dans la pierre égyptienne, sa description des canons artistiques de l’Égypte pharaonique
dont il loue la constance, l’immutabilité, la valeur édifiante, la fonction normative909 ; tout cela laisse à
penser que de n’avoir pas perçu la signification de ces lithographies ne l’empêchait pas d’en savoir
l’existence. Rappelons en outre, en dépit d’une croyance parfois répercutée par l’égyptologie naïve, ce
que nous avons admis précédemment : que les hiéroglyphes ne désignaient pas tant aux yeux des élites
égyptiennes des représentations de la réalité que la réalité elle-même. Que les hiéroglyphes, en

907
Lois, II, 657b.
908 Euthydème, 290a sq. Voir également, pour d'autres emplois du terme de « figures » ( schèmata), Lois, II,
656e-657b ; République, VII, 533b-c et 536d ; Ménon, 82b-c ; Cratyle, 436d et Théétète, 169a.
909 Lois, II, 656e-657b.

297
d’autres termes, n’étaient pas tant envisagés à la semblance des choses sensibles, que les choses
sensibles sur le modèle des hiéroglyphes, en qualité d’émanations. Et ce de la même manière que les
choses sensibles sont chez Platon à la semblance des formes intelligibles, qu’elles en procèdent ou leur
sont liées par un rapport de participation. En quoi nous retrouvons une perfection des hiéroglyphes
assimilable à celle des formes intelligibles, ainsi que – par contraposition – une moindre « densité
ontologique » des matérialités, dans la mesure où le sensible qui en est dérivé n’est qu’une imitation,
c’est-à-dire une limitation de cette absoluité des archétypes.

Nonobstant même ces remarquables confluences, il pourrait être judicieux d’insister plus à fond
sur trois propriétés spécifiquement, trois attributs communs aux « figures » de Platon et aux « figures »
de l’art égyptien – aux formes intelligibles d’une part ; aux hiéroglyphes de l’autre. Ces convergences
auraient partie liée avec leur dimension suprasensible et néanmoins intimement liée à la présence
sensible. (a) Le hiéroglyphe et les idées se caractérisent d’abord comme des essences. Universels,
fixes, immuables, ils peuvent eux seuls ambitionner d’être l’objet d’une connaissance fondée. (b) Il en
découle qu’ils doivent tous deux revendiquer l’immutabilité, la permanence. Ils doivent être posés à
l’exclusion de l’espace et du temps, dans le domaine de l’intelligible. (c) C’est pourtant d’eux que
procèdent l’espace et le temps (– « image de l’éternité »910), ainsi que toutes les matérialités, tous les
objets, tous les rapports entre tous les objets, tout ce qui s’observe de par le monde. Ils sont les formes
originaires de la création, les archétypes, les entités génératrices des caractères et des propriétés des
choses. Ils sont aussi les modèles normatifs des qualités morales ; et l’on ne peut pas ne pas penser que
Platon n’y songeait pas ne serait-ce qu’un peu en faisant des canons de l’art égyptien – du hiéroglyphe
– la matrice d’une éducation procédant par la mimésis. Le vis-à-vis des hiéroglyphes et des idées
pourrait à cette enseigne nous en apprendre autant sur les idées que sur les hiéroglyphes, ainsi que sur
la conception que Platon et que les Égyptiens pouvaient respectivement nourrir des hiéroglyphes.

a) La science et les essences

« Graver un nom, pour un Égyptien, c'est en fixer l'essence et la réalité pour l'éternité », écrit P.
Vernus911. Ce qui vaut pour les titulatures pharaoniques vaut tout autant des noms communs. Une

910 « La nature du modèle était éternelle, et le caractère d'éternité ne pouvait s'adapter entièrement à ce qui a
commencé ; Dieu résolut donc de faire une image mobile de l'éternité ; et par la disposition qu'il mit entre
toutes les parties de l'univers, il fit de l'éternité qui repose dans l'unité cette image éternelle, mais divisible,
que nous appelons le temps. Avec le monde naquirent les jours, les nuits, les mois et les années, qui
n'existaient point auparavant. Ce ne sont là que des parties du temps ; le passé, le futur en sont des formes
passagères que, dans notre ignorance, nous transportons mal à propos à la substance éternelle; car nous avons
l'habitude de dire : elle fut, elle est et sera ; elle est, voilà ce qu'il faut dire en vérité » (Timée, 37d-38a).
911 P. Vernus et alii, Les premières cités et la naissance de l'écriture (Actes du colloque du 26 septembre

2009), Nice, Musée archéologique de Nice-Cemenelum, Actes Sud, Essais Sciences, 2011.
298
première impulsion nous porterait à concevoir que l’éternité du nom serait celle du support, à savoir de
la pierre qui le soutient. Ce serait perdre de vue que ce qui est « fixé » avec le nom, c’est avant tout «
l’essence et la réalité ». Comment « l’essence et la réalité » peuvent-elles se retrouver encastrée dans
la pierre ; comment ce qui est invisible, suprasensible, peut acquérir une visibilité, une double
dimension intellectuelle et empirique, c’est la gageure métaphysique que vient relever le hiéroglyphe.
C’est également ce qui fait que le hiéroglyphe est plus qu’une écriture, et ce qui le distingue
radicalement du démotique ou des grammata grecques. Plotin – lui-même originaire de Lycopolis
d’Égypte – y voyait l’expression d’une « espèce de science et de sagesse, laquelle mettrait la chose
sous les yeux d’une manière synthétique, sans conception discursive ni analyse »912. Le hiéroglyphe
« atteint » autant qu’il est l’essence des choses manifestée. Il est la transcendance des archétypes
interprétés dans l’immanence. Il est l’être réel au-delà des matérialités et de sa diversité in-quiète, tout
à la fois ce qui produit cette multiplicité et ce qui permet de rapporter cette multiplicité à l’unité d’une
même essence diversement hypostasiée. Si bien que loin d’être une reproduction des choses sensibles,
ce sont les choses sensibles qui sont une reproduction du hiéroglyphe en qualité de « parole divine »
venue à l’existence.

Les hiéroglyphes ne sont pas différents sous ce rapport des formes intelligibles. La vérité du
hiéroglyphe n’est accessible qu’à l’esprit, au-delà de son contour visible. De même l’idée
platonicienne ne peut faire l’objet que d’une intuition intellectuelle. Elle nécessite de s’élever en
surplomb des apparences vers ce qui produit ces apparences sans en avoir elle-même. La fin visée –
l’essence au-delà des sens – reste la même dans l’un et l’autre cas. Diffère seulement le médium
d’accès à cette connaissance. Ce que la dialectique ou la réminiscence est pour Platon, le Sia l’est pour
les Égyptiens. La science platonicienne vise la définition qui appréhende l’idée et au-delà, l’intuition
de l’idée qui ne se communique pas. Le Sia égyptien embrasse de manière synoptique l’ensemble des
rapports de composition qui définissent une chose ou permettent de comprendre une situation,
abstraction faite de l’expérience sensible, mondaine, hétérogène (induite de l’extérieur) que l’on peut
en avoir. Il embrasse indépendamment du Rekh, équivalent de l’opinion droite platonicienne.
Qu’importe la méthode, pourvu qu’on ait l’essence.

Méta-hodós. Tous les chemins mènent à l’essence. Mais capturer l’essence, la forme intelligible,
l’idée ou le contenu du hiéroglyphe suppose que cette essence, forme, idée ou contenu reste identique
à soi. La chose en soi ne saurait varier, ou bien la connaissance ne serait plus fondée. Le fleuve
d’Héraclite engloutirait ses berges. Le monde redeviendrait semblable à cette « branloire pérenne »
qu’y concevait Montaigne (référence). L’hypothèse des intelligibles n’aurait alors plus aucun sens si
ces intelligibles devaient fluctuer autant que leurs corrélats sensibles. Le simulacre avalerait tout. Plus

912 Plotin Ennéade, V, VIII, 6.


299
de « factorisation » possible de la multiplicité (le terme est à dessein). Or s’il est bien une
connaissance possible qui se veuille plus qu’une opinion, ce qui est vrai pour l’un doit l’être aussi pour
l’autre. Ce qui est vrai la veille doit l’être aussi le lendemain. Ce qui est vrai ici doit l’être aussi là-bas.
S’il y a donc des essences, des formes intelligibles à postuler, celles-ci doivent être par définition
immunisées contre la corruption. Raison pourquoi les hiéroglyphes comme les idées sont investies par
notre auteur d’une permanence maintes fois revendiquée.

b) La permanence de l’être

Nous commencerons par observer que « la permanence de l’être » n’est pas loin pour Platon de
relever de l’énoncé analytique. Du truisme, plus simplement, à parité avec ce que pourrait être «
l’extension des corps » du physicien ou la « chevalinité » du cheval des penseurs scolastiques. L’être «
est » en tant que permanent. Ce qui devient n’est pas puisqu’il devient, rigoureusement parlant. C’est
en ce sens que les intelligibles eux seuls « sont » véritablement. En ce sens également que la science
des idées (autre proposition tautologique) et une connaissance de l’être en soi. Si donc les formes
intelligibles ont en elles d’être permanentes, postuler une analogie possible entre ces formes
intelligibles et les figures hiéroglyphiques nécessitera de vérifier que les figures hiéroglyphiques ont
bien la permanence que Platon accorde aux formes intelligibles. Le versant historique ou
archéologique de cette question de la mutabilité des hiéroglyphes sera laissé pour un prochain chapitre.
Concentrons-nous pour l’heure sur ce que l’auteur croyait savoir des canons égyptiens :

– Quelle est donc sur ce point la loi que suivent les Égyptiens ?

– C'est une loi étonnante, à l'entendre. On a depuis longtemps, ce me semble, reconnu


chez eux ce que nous disions tout à l'heure, qu'il faut dans chaque État habituer les jeunes gens à
former de belles figures et à chanter de beaux airs. Aussi, après en avoir défini la nature et les
espèces, ils en ont exposé les modèles dans les temples, et ils ont défendu aux peintres et à tous
ceux qui font des figures ou d'autres ouvrages semblables de rien innover en dehors de ces
modèles et d'imaginer quoi que ce soit de contraire aux usages de leurs pères ; cela n'est permis
ni pour les figures ni pour tout ce qui regarde la musique. En visitant ces temples, tu y trouveras
des peintures et des sculptures qui datent de dix mille ans (et ce n'est point là un chiffre
approximatif, mais très exact), qui ne sont ni plus belles ni plus laides que celles que les artistes
font aujourd'hui, mais qui procèdent du même art.913

913 Lois, II, 656d-657b.


300
Platon n’était pas insensible à ce qu’il admettait pour être l’immutabilité de l’art égyptien. Son
éloge balaie aussi bien le domaine de la peinture que celui de la sculpture, de la musique et de la danse
; domaines « qui procèdent du même art », dont les canons sont arrêtés en liaison avec l’écriture
hiéroglyphique. De tels modèles figuratifs et mélodiques nous sont dits « ordonnés », et « exposés »
dans les temples égyptiens. Platon les investit d’une valeur éducative et religieuse. La religion sert
donc à la pédagogie. La religion est au service du bon gouvernement – de soi et de la cité. Nous
voyons là se mettre en place les premiers éléments d’une « religion civile », déjà présente au sein de la
Kallipolis de la République, et qui ne cessera de se radicaliser jusqu’à l’Epinomis. On ne peut, en
conséquence, penser les arts, l’éthique, la politique et le sacré séparément. Si les arts norment les
comportements, ils sont eux-mêmes effectivement normés par des règles officielles et des règles
officieuses. Les schèmata, sur lesquels porte l’interdiction de ne rien innover ni révolutionner
(kainotomeîn) doivent être placé hors d’atteinte des ardeurs novatrices des spécialistes des figures :
« Cette interdiction, qui dure encore et suppose un pouvoir de la société et de l'état sur les créations de
l'art, a pour résultat la reproduction millénaire des mêmes formes, selon les mêmes canons »914.

Loi religieuse et loi civile se télescopent alors pour dissuader les scribes, antérieurement appelés
« scribes des contours », de battre en brèche les canons ancestraux (ta pâtria) pour œuvrer à leur
fantaisie, avec les conséquences que l’on peut attendre d’un art qui prête à l’illusion et flatte les bas
instincts. Le hiératisme et la clôture des édifices sacrés – des « temples », mais peut-être également des
« maisons de vie » et des bibliothèques attenantes – intensifient le tabou, aggravent le poids du
sacrilège. Ils minimisent d’autant le risque de la transgression. Ils rendent les arts – peinture, sculpture
et écriture – proprement intouchables (nefas). Le contrôle par l’État des canons artistiques rejoints en
ce domaine celui de la tradition orale par les écrits, eux également conservés dans les temples, eux
également à la disposition des « prêtres » et laissés libres à la consultation. Tout ce dispositif vise en
dernier ressort à assurer la transmission des mêmes valeurs et schémas structurants par-delà les
générations. « La même téchnè » donne corps aux mêmes conduites, puisqu’indexées par mimesis sur
des figures demeurées identiques. La réglementation des arts permet dans cette optique la mise en
branle d’une boucle de renforcement mutuel entre les bonnes institutions et la disposition morale de
ceux qui en bénéficient. On voit que l’apprentissage de la citoyenneté s’opère autant de manière
verticale et magistrale que par « imprégnation » dans un bain culturel propice. Méthode par «
immersion » qui présente l’avantage insigne de s’auto-entretenir. La cité juste aurait ainsi tout à
gagner à tirer les leçons de ce « fait social total » à l’égyptienne, disposant au bonheur et à la vérité.

Dans son article sur « L’Égypte de Platon », L. Brisson attire notre attention sur la coïncidence
entre la conception platonicienne de l’invariance de l’art égyptien telle qu’elle se donne dans

914 L. Brisson, « L’Égypte de Platon », dans Lectures de Platon, Paris, Vrin, 2000.
301
l'analyticité du texte et la réalité de ses principaux traits : « schématisme et graphisme, hiératisme et
conservatisme, immobilisme et millénarisme »915. Si telles peuvent être les idées générales qui courent
au sujet de l’Égypte, l’archéologue intéressé à la chose artistique aura de quoi cligner de l’œil. Vrai
que l’identification par l’un des spécialistes de Platon de ces spécificités de l’art égyptien n’est pas
sans précédent. Nous ne laisserons pas de dissiper cette confusion. Notons déjà qu’indépendamment
de la véracité ou de l’incorrection de cette affectation, Platon n’était pas sans nourrir un intérêt certain
à ce que ses lecteurs adhèrent à cette vision. Il lui fallait un contrepoint. Quitte à forcer le cliché. Il lui
fallait le témoignage, même rhétorique, d’une rigueur à opposer à la licence dépravée matrice de ses
contemporains et congénères, s’autorisant de toutes les perversions (litt. « détournements ») en matière
artistique. Et l’on peut aisément imaginer que la sévérité d’une telle orthodoxie que l’Athénien attribue
à l’Égypte soit davantage la traduction de l’aspiration platonicienne à s’opposer aux novations de l'art
grec en matière de peinture, d'architecture ou de statuaire qu’une authentique psychorigidité de l’art
égyptien. La « skiagraphie », entre autres productions en vogue de l’esprit « décadent » de l’époque, se
constitue, avec Zeuxis, en chef de file de ces nouveautés préjudiciables à l’âme :

Et les mêmes objets paraissent brisés ou droits selon qu'on les regarde dans l'eau ou hors
de l'eau, ou concaves et convexes du fait de l'illusion visuelle produite par les couleurs ; et il est
évident que tout cela jette le trouble dans notre âme. Or, s'adressant à cette disposition de notre
nature, la peinture ombrée ne laisse inemployé aucun procédé de magie, comme c'est aussi le
cas de l'art du charlatan et de maintes autres inventions de ce genre.916

Que donc l’apologie de l’art égyptien ait eu pour vocation de donner le change à la flambée de
l’art grec en pleine effervescence, qui promouvait avant tout l'illusion, avait souci de plaire plutôt que
d'exprimer la vérité des choses.

L’art grec, trompeur ? En quoi ? Comment ? En égarant l’esprit, en faussant le jugement ; grâce
aux arcanes de la perspective. La skiagraphie, elle qui est tout entière art de tromper les sens, consiste
à travailler le dessin de sorte à faire surgir une troisième dimension qui n’a pas d’existence. Les
formes stylisées de l’art graphique égyptien rejettent cette possibilité. En éconduisent immédiatement
le risque. Ses figures bidimensionnelles font pièce à tout mirage des sens, tout en excluant pour jamais
le style « vériste » de la Grèce de son temps, ce « photo réalisme » où les figures revêtaient
l’apparence de l’apparence, qui n’est pas la réalité (– laquelle, précisément, et au-delà de l’apparence).
On sait aussi le goût de Platon pour l’harmonie des proportions, pour la géométrie (« Que nul n’entre
ici s’il n’est géomètre ») et pour la symbolique des rapports numériques. Tropisme pythagoricien qui

915 Ibid.
916 République, X, 602b-d. Voir également ibid., X, 598a-b et Sophiste, 235e-236 c.
302
ne fut peut-être pas pour peu dans son choix d’ériger l’art égyptien en modèle artistique. Y était-il
fondé ? En ce qui concerne la symétrie, s’entend. La question se pose de fait. Quoiqu’elles puissent le
sembler au premier regard, les « figures égyptiennes » ne sont jamais tout à fait régulières. Même les
gravures de face, même la statuaire n’est jamais réversible – « énantiomorphe » pour être plus précis.
On trouve toujours, ou bien presque toujours, un élément de latéralisation délibérée qui brise les
harmonies parfaites qu’on s’attendrait à y trouver. Le diable est dans les détails.

L’art égyptien n’en reste pas moins, aux yeux de notre auteur, dépositaire d’une permanence
formelle qui tient à celle de la technique ; d’où ressort la pérennité d’un style et des valeurs qu’il
véhicule, donc des comportements produits « à leur image ». Derrière cette fixité des figures
égyptiennes s’établit celle du hiéroglyphe. Perpétuité du hiéroglyphe qui donc est assurée par sa
perpétuation, et rejoint par là même l’intangibilité des formes intelligibles. Sacralité des uns, divinité
des autres, sont la caution de leur commune intemporalité, de leur universalité et même, comme nous
allons le voir, de leur participation à l’organisation du monde.

c) L’imposition des formes

À part leur qualité d’essence et leur intangibilité, une troisième parenté qui se constate entre les
hiéroglyphes et les formes intelligibles platoniciennes consiste en leur statut d’archétype. Les
hiéroglyphes fonctionnent dans le contexte de la cosmogonie de l’Égypte pharaonique de la même
manière que les modèles dans le contexte de la démiurgie du Timée de Platon. Ce recoupement
apparaîtra d’autant plus remarquable que rares sont les récits de création ou d’organisation du monde à
faire appel à des figures préexistantes pour « informer » la substance indéterminée des origines – soit
qu’il s’agisse, en pour ce qui nous concerne, de la khôra platonicienne ou du noun égyptien. Mettons
en vis-à-vis les extraits concernés.

(1) Dans le Timée de Platon.

Timée, immédiatement après la conclusion du récit égyptien de Critias (notons), annonce son
intention de répondre favorablement à la demande que lui fait ce dernier de relater les origines de
l’univers. C’est donc – dixit Critias – au « plus savant de nous en astronomie et le plus versé dans la
science de la nature » qu’il revient l’honneur et la charge d’expliquer comment ce qui est a commencé
à être. À supposer seulement que ce qui est n’ait pas toujours été :

Selon moi, il faut commencer par déterminer les deux choses suivantes : qu'est-ce que ce
qui existe de tout temps sans avoir pris naissance, et qu'est-ce que ce qui naît et renaît sans cesse
sans exister jamais ? L'un, qui est toujours le même, est compris par la pensée et produit une
303
connaissance raisonnable ; l'autre, qui naît et périt sans exister jamais réellement, tombe sous la
prise des sens et non de l'intelligence, et ne produit qu'une opinion. Or, tout ce qui naît, procède
nécessairement d'une cause ; car rien de ce qui est né ne peut être né sans cause. L'artiste, qui,
l'œil toujours fixé sur l'être immuable et se servant d'un pareil modèle, en reproduit l'idée et la
vertu, ne peut manquer d'enfanter un tout d'une beauté achevée, tandis que celui qui a l’œil fixé
sur ce qui passe, avec ce modèle périssable, ne fera rien de beau.917

Venu à l’être, donc n’étant pas de toute éternité, le monde sensible reconnaîtra sa cause dans
l’acte de reproduction d’un modèle qui lui préexiste. Cet acte est à la discrétion du Dieu que Platon
rapproche par sa fonction de l’artisan, et plus exactement du peintre imitatif qui tente de conformer sa
production à son modèle. En cela l’appellation de « démiurge » convient-elle mieux à la divinité que
celle de « créateur ». Le « démiurge » du Timée, s’il met en forme le monde sensible, ne semble pas
effectivement avoir créé le modèle dont les réalités visibles sont à l’imitation. Ce qui n’est pas sans
poser la question de savoir d’où peut provenir un tel modèle, qui l’a créé si ce n’est le démiurge, et
même d’où vient le démiurge. Platon n’y répond pas. Et loin de nous l’idée de l’en blâmer. « Ce dont
on ne peut parler, il faut le taire », écrirait Witgenstein. La « cause de soi » (causa sui) de Spinoza
manque encore à l’appel. Il reste néanmoins possible d’avancer une réponse à la question connexe de
savoir si le sensible fut informé à l’aune d’un modèle périssable, c’est-à-dire d’un premier sensible, ou
d’un modèle impérissable

Si le monde est beau et si celui qui l'a fait est excellent, il l'a fait évidemment d'après un
modèle éternel ; sinon (ce qu'il n'est pas même permis de dire) il s'est servi du modèle
périssable. Il est parfaitement clair qu'il s'est servi du modèle éternel ; car le monde est la plus
belle des choses qui ont un commencement, et son auteur la meilleure de toutes les causes.918

Il pourrait apparaître surprenant de lire dans un dialogue platonicien une telle affirmation selon
laquelle « le monde est la plus belle des choses qui ont un commencement ». Comme si le mal ne s’y
manifestait qu’à proportion de l’absence de bien, et donc n’existait pas (en soi). Pensée augustinienne
avant la lettre, Augustin s’inspirant de Platon. Comme si l’animal-monde était sans déchirure et sans
révolte. Rappelons à ce propos qu’il vient d’être fait cas des déluges successifs et des ekpyrosis qui
frappent périodiquement les civilisations, à l’exclusion de celle de l’Égypte. Force serait donc
d’admettre que la fréquence des génocides qui s’y produisent ne retire rien à la « beauté du monde ».
Ce thème de la « beauté du monde » se retrouve par ailleurs dans les deux sens du terme κόσμος,
kósmos désignant à la fois le monde clos, parfait et autosuffisant des Grecs et l’esthétique ou

917 Timée, 27d-28b.


918 Ibid., 28c-29a.
304
l’ornementation de la parure ; soit chez les pythagoriciens, l’ordre de l’univers qui s’oppose au chaos.
Ce monde organisé ne serait donc pas premier dans l’ordre génétique, mais à l’imitation d’un
archétype installé dans un autre plan de réalité, celui de l’intelligible : « Le monde a donc été formé
d'après un modèle intelligible, raisonnable et toujours le même ; d'où il suit, par une conséquence
nécessaire, que le monde est une copie » 919.

Nous avons là, d’une part le modèle éternel ; de l’autre la copie. Nous traduisons : l’intelligible
et le sensible. L’intelligible est le modèle. Le sensible est le produit, la production ou l’image du
modèle. L’intelligible est mis hors de l’espace est hors du temps quand le sensible, bien qu’émané de
l’intelligible, lui ressemblant ou en étant participé, est livré à la corruption. Il s’agit donc de préciser
que le modèle est éternel non pas en tant que durable dans le temps, mais en tant qu’au-delà du temps :

Le passé et le futur ne conviennent qu'à la génération qui se succède dans le temps, car ce
sont là des mouvements. Mais la substance éternelle, toujours la même et immuable, ne peut
devenir ni plus vieille ni plus jeune, de même qu’elle n'est, ni ne fut, ni ne sera jamais dans le
temps. Elle n'est sujette à aucun des accidents que la génération impose aux choses sensibles, à
ces formes du temps qui imite l'éternité et se meut dans un cercle mesure par le nombre.920

Au-delà du temps, il y a l’intelligible. Il y a les formes intelligibles, le domaine des idées. Il y a


le modèle de la réalité sensible – ou de la strate sensible de la réalité –, mais aussi les figures dont
procèdent toutes les choses, les qualités et les propriétés, et les vertus, et les rapports qui se rencontrent
au sein du monde visible. Il en ressort que le monde sensible ou plus exactement, le niveau sensible du
monde est une phénoménologie de l’intelligible. Et cette phénoménologie se donne comme dérivée
des formes intelligibles que le démiurge devait avoir en vue (plutôt, en intuition, puisqu’invisibles)
tandis qu’il modelait la chôra.

(2) Dans les textes égyptiens.

Ce rôle d’« information du monde » est également celui dévolu aux « paroles divines » dans les
récits cosmogoniques de l’Égypte ancienne. Les hiéroglyphes sont émanés du dieu démiurge qui
concrétise les matérialités dans l’acte même de leur énonciation (ou émission, tant il serait erroné de
réduire les hiéroglyphes à des phonèmes). Ils sont son Verbe créateur. Son « Verbe silencieux » si l’on
en croit une tradition rapportée par Plutarque. Plutarque qui prétendait dans son Isis et Osiris : « qu'il
[le crocodile] est fait à la ressemblance de dieu, tout d'abord parce que c'est la seule créature qui n'ait

919 Ibid.
920 Ibid., 38a-d.
305
pas de langue. Le verbe divin, en effet, n'a pas besoin de voix »921. Le Verbe divin n’a pas besoin de
voix ; or, métaphoriquement, il a besoin de Thot, il a besoin de langue. Il a besoin des hiéroglyphes,
encore que la diction des hiéroglyphes ne témoigne pas d’un rythme prosodique conventionnel : « Le
rythme parfait serait donc un rythme cérébral, postule Fr. Servajean ; et l'harmonie du discours
scandé compenserait l’absence de silence »922. Et d’ajouter, en s’appuyant sur J. Assmann, que cette
conception gagnerait vraisemblablement à être mise en perspective avec celle que les Égyptiens se
faisaient du silence923. Non pas comme absence d’être, mais au contraire comme présence d’ordre ;
comme antithèse de la parole rapsodique, gratuite et débridée. Ce qui s’oppose au chaos. Idée que l’on
retrouve dans les Hermetica.

Les hiéroglyphes produits par le démiurge, formalisés par Thot, représentent donc l’essence
venant à l’existence, expliquant l’existence. Nous pourrions proposer qu’ils sont l’équivalent des
formes ou archétypes intelligibles répercutés dans la matière par le démiurge du Timée ; mais plus
encore – à supposer qu’il s’agisse bien des mêmes « réalités » –, ceux recherchés par les gardiens de la
République, par les dialecticiens ; ceux engrammés en l’âme et retrouvés par la réminiscence. Ils sont
les causes intransitives de toutes les qualités, propriétés, objets et relations qui se rencontrent dans le
monde sensible. Ce caractère performatif de la « parole divine » en quoi consiste littéralement le
hiéroglyphe est stipulé de manière explicite par un texte du temple ptolémaïque d'Edfou (en grec
Apollinopolis Magna), centre cultuel de Haute-Égypte :

Au sein de l'océan primordial apparut la terre émergée. Sur celle-ci, les Huit vinrent à
l'existence. Ils firent apparaître un lotus d'où sortit Rê, assimilé à Chou. Puis il vint un bouton de
lotus d'où émergea une naine, auxiliaire féminin nécessaire, que Rê vit et désira. De leur union
naquit Thot qui créa le monde par le Verbe.924

Le Verbe est une parole orientée vers l’action. Ici génératrice. Le fait que Thot soit invoqué en
lieu et place d’Atoum, savoir en lieu et place du Dieu unique (quel que puisse être le nom qu’il sera
amené à prendre au gré de la longue et anfractueuse évolution de la doctrine égyptienne) ne doit pas
nous troubler. Le dieu gardien des hiéroglyphes « [crée] le monde par le Verbe », mais ce dieu n’est
jamais qu’un des aspects de l’Unique. Thot est la langue d’Atoum (aussi parfois de Ptah, chaque fois
que Ptah remplace Atoum en son sien nom de Créateur ; ou bien encore « Gorge de Celui dont le nom

921 Plutarque, Œuvres Morales, tome V, Traité d’Isis et d'Osiris (Περι Ισιδοσ Και Οσιριδοσ), trad. V.
Bétolaud, Paris, Collection des universités de France Série grecque, 1870, § 75.
922 Fr. Servajean, Les Formules des Transformations du Livre Des Morts. XVIIIe-XXe dynasties, Le Caire,

Ifao, 2003, p 77.


923 J. Assmann, Maât, l'Egypte pharaonique et l'idée de justice sociale, Paris, 1989, p. 42-51.

924 Cosmogonie d'Hermopolis, relatant la naissance de l'ogdoade. Le texte est un extrait d'une inscription

d’Edfou, anciennement Béhédet ou Djébaou, aussi connue sous le toponyme grec d’Apollinopolis Magna.
306
est caché » : Amon quand vient son tour). Thot créateur, c’est donc Atoum(/Ptah/Amon) qui organise
le monde en recourant à son organe : la langue qui « articule » l’idée à la matière. La langue ; parce
qu’elle est concrètement l’instance de traduction de la pensée en parole, l’instance de métabolisation
du concept. La langue formule ainsi le hiéroglyphe, entité primordiale intelligible à laquelle se rattache
toute la diversité de ses images sensibles. Et c’est ce hiéroglyphe-idée que Thot a porté à la
connaissance des scribes, qui l’ont ensuite serti dans la paroi des temples. Celui-là même qu’évoque
probablement le personnage conceptuel de l’Athénien en exaltant les schèmata de l’art égyptien.

Nous avions reproduit in extenso dans le premier chapitre le Traité de théologie memphite, aussi
appelé « Pierre de Chabaka », dont l’original remonte au IIIe millénaire avant J.-C925. Il s’agissait alors
d’exciper l’antériorité logique, chronologique et généalogique de l’idée sur la chose. Manière de dire
que la « métaphysique pharaonique »926 relevait davantage, pour ce que nous en présentent les textes
religieux, d’une conception idéaliste qu’empiriste de la connaissance. C’est-à-dire davantage d’une
conception de la réalité perçue en tant que dérivée de l’idée que d’une conception du monde sensible
où le concept serait une reproduction intellectuelle seconde de la chose perçue, laquelle serait alors
première. Le même extrait peut être réutilisé pour confirmer le primat de l’intelligible sur le sensible
dans le scénario de la cosmogonie. Qu’il nous suffise d’en retranscrire les passages les plus
significatifs :

Col. 54 927

Il se trouve que conscience et langage disposent de tous les éléments [selon la


doctrine] qui veut que l’une préexiste à tout corps et que l’autre préexiste à toute
bouche de tout dieu, de tout homme, de tout animal marchant, de tout animal rampant
et de tout ce qui est susceptible de vivre, l’une pensant et l’autre ordonnant tout ce que désire la
première.

Col. 56 à 58

La vue des yeux, l’ouïe des oreilles et la respiration par le nez de l’air font remonter
(l’information) à la conscience, c’est cette dernière qui fait émerger toute
compréhension (ârqet) et c’est le langage qui traduit ce que pense la conscience.
Lors furent mis au monde tous les dieux, Atoum et son Ennéade, tandis que tous les

925
Cf. supra : chap. I
926 M. Bilolo, Métaphysique Pharaonique du IIIe millénaire av. J.-C. Prolégomènes et Postulats majeurs,
Kinshasa-Munich, Publications Universitaires Africaines & Menaibuc, 2003.
927 Pierre de Chabaka. Version fr. et notes philologiques par B. Mathieu.

307
hiéroglyphes (médou-nétjer) naquirent de la pensée de la conscience et de l’ordre de la langue.

(57) Lors furent créés les kaou et instaurées les hémousout, qui créent tout aliment
et toute offrande à partir de cette parole-ci qui crée ce qui est aimable et ce qui est
détestable. Lors furent accordées la vie au pacifique et la mort au criminel.
Lors furent créés tous les métiers (kaout) et tous les arts (hémouout), l’activité des
bras, la marche des jambes, (58) le mouvement de toutes les parties du corps
dépendant du commandement de la pensée, qui s’exprime au moyen du langage et
procure assistance en toute occasion.

Relevons au passage, à l’appui du parallélisme entre Platon, l’Égypte de Platon et l’Égypte


archéologique, la valorisation de l’oralité qu’implique cette conception intellectualiste de la démiurgie.
C’est ici la parole en son pouvoir de façonner le monde qui se voit magnifiée, littéralement portée aux
nues. C’est la parole première et primordiale en tant qu’elle crée qui se voit consacrée, divinisée – et
non l’écrit que le hiéroglyphique n’est que subsidiairement. Le hiéroglyphe, point culminant du
hiératisme de l’art égyptien, avait ainsi tout pour séduire un penseur de la trempe de l’auteur des
dialogues. De quoi aussi lui rappeler bon nombre de ses propres thèses, au risque de l’inciter à reverser
au compte de l’Égypte pharaonique davantage de ses positions philosophiques qu’elle n’en tenait
authentiquement.

5. Métaphysique de l’art

Se pourrait-il qu’il soit encore, indépendamment des traits communs aux hiéroglyphes et aux
idées, d’autres raisons qui pourraient expliquer l’intérêt que Platon porte à l’art égyptien ?
Assurément. Il n’est que de s’éloigner du hiéroglyphe stricto sensu pour élargir la perspective à
l’ensemble des arts de la représentation. À l’ensemble des arts graphiques. L’art égyptien en général
présente sous ses auspices deux caractéristiques qui le rendent censément unique à cette époque. (a) Il
est un art « aspectiviste ». Ce qui signifie, ainsi que nous l’avons signalé, qu’il méconnaît la
perspective. Non par impéritie, inscience des lois de la perspective. L’architecture nous prouve que
l’habileté en la matière des Égyptiens anciens n’avait pas son pareil (Thalès et Pythagore avaient été
devancés en bien de leurs intuitions mathématiques). Mais plutôt délibérément, précisément parce
qu’imprégné de sa vocation – la même qui pouvait être celle du hiéroglyphe – à viser l’être de la chose
plutôt que son paraître. Or, l’être de la chose, l’essence, n’est pas spatialisée ni temporalisée. Il n’y
avait aucun avantage à charger son exposition d’une dimension supplémentaire et superfétatoire. (b) Il

308
est ensuite un art de la synthèse et de la synopsis. De la synopsis ; puisqu’il procède par multiplication
de points de vues. L’absence de perspective est rachetée par la totalisation de la représentation. Tous
les aspects d’une chose peuvent être rabattus sur un même plan, comme si l’artiste tentait de mettre à
plat le patron d’un volume, exposant toutes ses faces simultanément. De la synthèse, puisqu’il fait
converger ces différents aspects et les condense en une image retravaillée pour ne contenir que
l’essentiel. L’image se taille ainsi en deux moments : à une phase d’accumulation succède un moment
d’élagage. En résulte un art stylisé et stéréotypé, aux linéations claires, d’un esthétisme sans fioritures,
à la fois compassé et d’une grande densité de signification.

a) Aspectivisme et réalisme

« Aspectiviste », l’art égyptien semble accorder aussi peu d’importance tant au génie personnel
de l’artiste – souvent contraint par des canons rigides – qu’à la correspondance visuelle, et donc
superficielle, entre le modèle et la copie (– qu’importe ici de savoir lequel est le modèle, lequel est la
copie). C’est ce par quoi peut-être il diffère le plus ostensiblement de l’art grec. Il est un art aux
antipodes des audaces mimétiques que Platon dénonçait chez ses compatriotes928. À l’illusion, il
substitue la représentation de l’essence – ce qui n’est pas une mince affaire, attendu que l’essence est
justement sans représentation. Au « vérisme » hallucinatoire ou au « naturalisme » de l’art grec ; au
phénomène, au leurre ou au trompe-l’œil qui fascinait ses congénères, il préfère la sobriété d’un
réalisme quasi-ascétique. Il est en lui d’être « aspectif » par son refus de la « perspective » qui
fausserait le jugement. L’art égyptien n’est pas autotélique, il n’envisage rien de tel qu’un « art pour
l’art ». Il ne s’envisage pas même d’ailleurs sous le rapport de l’art tel que nous le théorisons. L’art
égyptien n’est pas sa propre fin, c’est un art « protreptique » qui dispose à la vérité.

L’art égyptien, suggère Platon, prépare la remontée de l’âme. Il peut conduire du sensible à
l’essence ; et cela précisément parce qu’il renvoie à autre chose qu’à lui. C’est également pour cette
unique raison, n’étant pas hédoniste, qu’il peut donner accès à la Beauté réelle. Une telle Beauté
élevée à son concept ne se trouve pas dans l’art commun, puisqu’elle n’est ni une chose ni une qualité
des choses. Elle est un être intelligible que seule l’intelligence éprouve. L’art égyptien a cela de
particulier qu’indifférent aux sens, il galvanise le noûs et porte à l’ascension vers les idées. Il apparaît
en cela aux antipodes de la skiagraphie grecque. L’art égyptien selon Platon est un art de l’idée ; l’art
grec un art consolatoire qui cautérise les plaies d’un monde livré au devenir. Tandis que l’art égyptien
prête au Salut par la Beauté qui s’intuitionne non pas en lui, mais au-delà de lui, l’art grec réduit l’être
à son ombre ; il fétichise ; il idolâtre le sensible pour s’en accommoder. L’art grec inverse en son

928 Cf. P. M. Schuhl, Platon et l’art de son temps, Paris, Alcan, 1933, p. 12 et 16 et M. Guicheteau, « L’art et
l’illusion chez Platon », article en ligne dans Revue Philosophique de Louvain, troisième série, t. 54, N°42,
1956, p. 219-227.
309
contraire le manque réel et les imperfections du monde, en proposant un simulacre de beauté. Opium
du peuple, il rendrait l’injustice plus supportable, à défaut de lutter contre elle en transformant les
hommes. En façonnant les âmes comme le ferait l’art édifiant de la Kallipolis. Et comme le fait l’art
égyptien. Encore une fois, l’art égyptien selon Platon.

Un art qui, en ce sens, ne s’adresse plus aux sens, ou plus seulement aux sens, mais d’abord à
l’esprit. Si bien que certains commentateurs dans la lignée de J. Spiegel, étudiant l’art égyptien sous
l’angle de la typification, n’auront pas hésité à désigner cet « hyperréalisme » comme étant l’un des
principaux ressorts de l’admiration que lui porte Platon929. Chr. Froidefond se veut encore plus
explicite : « Un art qui, apparemment, se souciait aussi peu du point de vue de l'auteur que de celui du
spectateur, qui, négligeant l'apparence de l'objet, cherchait à en fixer l'essence même, n'était-il point
platonicien avant la lettre ? »930. C’est en effet ce même art anagogique et réaliste plutôt que vériste et
mystificateur ; cet art du « schématisme pictural » que nous retrouvons magnifié par l’Athénien des
Lois faisant part à ses interlocuteurs des « belles figures » de la danse, dérivées des postures des
hiéroglyphes anthropomorphes.

Il suffit d’ajouter à cet idéalisme la codification qui en découle pour que de telles fonctions
révélatrices ou heuristiques des schemata apparaissent solidaires d’une fonction pédagogique
éminemment précieuse. Les figures de la danse, les harmonies qui s’inspirent des figures pour l’une,
des rapports numériques et des proportions pour les autres, présentent cet avantage insigne de
transformer, par l’exercice et par l’écoute, les corps et les mentalités. Ainsi le beau va-t-il de pair avec
le bien. L’art égyptien fait converger praxis et theoria et les éclaire dans la justice. Loin d’être ce qui
porte à faux et berce d’illusions (« nous avons l’art, écrivait Nietzsche, pour ne pas mourir de la vérité
»), il devient l’adjuvant de la vérité. Au point que tout laisse à penser qu’ainsi que le formulait
judicieusement J. McEvoy, « peut-être ce qui attirait Platon dans l'art de l'Égypte était la même chose
que ce qu'il admirait dans la dimension sacrée de la culture supérieure de ce pays, à savoir une
échappée – dans l'ordre de la vie sociale et dans l'expérience artistique – du monde des phénomènes
vers la réalité d'un univers moral transcendant et stable »931.

929 « Der idéal Typus verschmilzt mit der reinen Wesenheit des Dinges, er wird recht eigentlich identisch
mit seinem metaphysisehen Sein in einer Form, welche sich mit der platonischen Idée berûhrt », écrit J.
Spiegel, dans « Typus und Gestalt in der agyptischen Kunst », M.D.A.I.K., 9, 1940, p. 156.
930 C. Froidefond, op. cit.

931 J. McEvoy, « Platon et la sagesse de l'Égypte », publication en ligne d’après Kernos n°6, Varia, 1993. Pour

d'autres réflexions concernant l'attraction que pouvait exercer la production pharaonique sur l'auteur des
dialogues, nous renvoyons notre lecteur à l'étude de H. Schabfer, Principles of Egyptian Art, trad. et éd. par
J. Baines, Oxford, 1974, p. 270-271. Pour un état des lieux plus synthétique et plus récent de la question, cf.
l'article de W.M. « Davies, Plato on Egyptien Art », publié dans le Journal of Egyptien Archaeology, 66,
1979, p. 121-127.
310
b) Synopsis et synthèse

R. Schraerer, caractérise ainsi l’art pictural tel que l’aurait envisagé Platon : « Nous pouvons
supposer que cette peinture sera plate et que cependant elle représentera son modèle aussi
synthétiquement que possible, un peu comme ces fresques égyptiennes figurant un homme "complet"
vu de profil et de face […] L’art égyptien, conclut l’auteur, a tout d’un art "platonicien" »932. Ou l’art
platonicien tout d’un art égyptien933 – question de point de vue. L’une des pierres angulaires de cette
assimilation réside, comme nous venons de le suggérer, dans cet approche plurielle qui multiplie les
points de vue et rend possible une projection « molaire » de la chose figurée. Nous avons dit que la
gravure « aspective » – et non plus « perspective » – qui départit aussi radicalement l’art égyptien de la
skiagraphie (de la « peinture d’ombre ») grecque avait sa raison d’être dans l’intention de synthétiser
l’ensemble des éclairages pouvant être portés sur une même réalité. Platoniciens ou égyptiens, les
canons artistiques doivent être tels qu’ils n’adirent pas l’esprit dans les tumeurs de la représentation,
mais élèvent l’âme vers le représenté, au-delà de la représentation. C’est-à-dire vers l’essence ; de
même que le spectateur du beau contemplant la beauté d’un beau cheval ou d’une belle femme devra
pouvoir s’abstraire du beau cheval ou de la belle femme pour rencontrer la vraie beauté, la beauté
pure, l’idée en soi de la beauté qui s’intuitionne, s’éprouve mais ne se représente pas.

La dialectique peut, dans sa quête de l’idée du beau, examiner de manière systématique autant
d’individus que possible participants de la beauté et en induire un dénominateur commun ; en exérer
ainsi le principe et archétype de la beauté. Elle procéderait alors à une recherche en extension
(quantitative) qui déboucherait, par recoupement de l’identique et élimination de la différence, à une
meilleure compréhension ou intension de l’essence recherchée. La qualité se donnerait dépouillée de
ses oripeaux sensibles, mais à partir d’une analyse des choses sensibles qui manifestent ou instancient
diversement cette qualité, mêlée à d’autres qualités. Une telle méthode implique subséquemment le
préalable d’un recensement dans le sensible de tout ce qui peut contribuer à préciser une définition.
Inclus, pour ce qui nous concerne, le beau cheval et la belle femme. À quoi il faudrait ajouter la belle
musique et les beaux corps, les beaux discours, les belles actions, etc., etc. Et puis ôter, soustraire le
contingent pour trouver l’essentiel. Démarche de discrimination et de discernement qui pourrait être –
en cette optique – plus proche qu’on ne l’a dit de la « dialectique » aristotélicienne, thésorisant les
endoxa afin de discriminer ce qu’elles ont de juste de ce qu’elles ont d’erroné. N’était ceci que l’un
dresse l’inventaire des matérialités, et l’autre des opinions.

932
R. Schraerer, dans La question platonicienne. Etude sur les rapports de la pensée et de l’expression dans
les Dialogues, Paris, Neuchâtel, 1969, p. 167.
933Des éléments de comparaison susceptible de soutenir ce rapprochement sont exposés en p. 22 de l'ouvrage
d’A. Mekhitarian, La peinture égyptienne, Paris, Skira, 1954.
311
Or, une telle procédure n’est pas non plus sans rappeler celle par laquelle les graphologues et les
sculpteurs de l’Égypte pharaonique manifestaient le concept à travers le dessin. Il s’agissait, par
accumulation, d’obtenir une vision globale de l’ensemble des aspects que pouvait prendre ce concept,
de ses instanciations : « Lors de l’étude de la pensée égyptienne ancienne, renchérit J. Yoyotte, on
remarque rapidement une règle fondamentale : plus un phénomène est complexe, plus il laisse de
possibilités d’énonciation, de constatation à son sujet, sans qu’elles s’excluent mutuellement »934.
C’est une constante censément remarquable « que dans les divers systèmes théologiques égyptiens, les
interprétations s'accumulaient, se combinaient plutôt que de s'exclure »935. Constat qui réduit à peu de
choses la pertinence d’une interprétation binaire, en termes de « valeur de vérité », en termes de vrai et
de faux, de la religion pharaonique. Et n’en accuse qu’avec plus d’éloquence l’inconvenance de nos
catégories et de nos schémas d’interprétation chaque fois qu’il est question d’appréhender d’autres
pensées que les nôtres.

Relevons aussi que ce même procédé qui rend possible une meilleure pénétration de l’idée en
mire, cette accumulation qui œuvre à la « compréhension par l’extension » du concept visé «
fonctionne » dans le cadre des invocations et des transformations pour désigner le dieu936. Comme le
fait remarquer Fr. Servajean, « La personnalité de la divinité ne se laisse pas cerner facilement. Selon
l’"approche" privilégiée par le hiérogrammate ou le défunt, elle sera invoquée différemment,
appellation recouvrant un pan de sa personnalité. Cette infinité de noms exprime l’universalité même
de son être937. Au-delà de son rapport au cosmos, le démiurge – en l’occurrence Atoum – est aussi :
"Celui-qui-a-créé-lui-même-son-nom" (Jr(w)-rn=f-ds=f) ou "Celui-qui-a-créé-ses-noms" (Qm3(w)-
rn.w=f) »938. Les formules du Livre des Morts sont l’occasion de multiplier les épithètes. Le défunt

934 J. Yoyotte, dans La naissance du monde. Sources orientales, vol. I, Paris, 1959, p. 17-91. Le thème de la «
complémentarité » dans la pensée des anciens Égyptiens a fait l'objet d'un commentaire de E. Hornung,
Conceptions on God in Ancient Egypt, Ithaca, London, 1983, p. 237-243.
935 B. Mathieu, « Le voyage de Platon en Égypte », dans
Annales du Service des Antiquités de l’Égypte
(ASAE) 71, t. LXXI, Le Caire, 1987, p. 153-167. Les dieux (émanations du créateur) disposent chacun, à
l'exclusion de leur nom caché, d'un nombre d'épithètes en droit illimité. De là « certaines prières dans
lesquelles le dieu est invoqué "en tous ses noms" : celui qui prie veut être sûr de l’atteindre » (N. Guilhou, J.
Perré, op. cit.). Multiplier les noms, c'est ajuster sa flèche, optimiser ses chances ; c'est préciser l’aspect du
dieu interpellé par la prière ou, plus exactement, interpeller l'un des aspects du Dieu.
936 Un éclairage sur cette multiplicité complémentaire des formes du netjer nous est offert par les travaux

d’E. Hornung, op. cit., p. 112-115. Voir également l'article de G. Posener, « Sur le monothéisme dans
l'ancienne Égypte », dans A. Caquot (éd.), Mélanges bibliques et orientaux en l'honneur de M. Henri
Cazelles, AOAT 212, Kevelaer, 1981, p. 347-351.
937 Les listes d'épithètes accompagnant les théonyme constituent l'une des expressions privilégiées de cette

universalité d'aspects ; à ce sujet, voir S. Sauneron, « L'écriture figurative dans les textes », dans Esna 8, Le
Caire, 1982, p. 3-4 et p. 11-14.
938 Fr. Servajean, op. cit., p. 66. Se reporter, pour ces attestations éponymiques, à K. Mysliwiec, « Studien :

Atum », dans HÀB, n°8, Hildesheim, 1979, p. 176.


312
transfiguré du chapitre 79 avance ainsi une litanie de déterminations s’enrichissant les unes des autres
comme pour œuvrer à l’épuisement – jamais atteint – de la matière divine :

313
CHAPITRE 79939

Jnk Tm(w), Jr(w)-p.t, Je suis un Atoum, Celui-qui-a-fait-le-ciel,


Qm3(w)-wnn(w).t, Pr(w)-m- Celui-qui-a-créé-ce-qui-existe,
t3, Celui-qui-est-issu-de-la-terre.
Shpr(w)-sty.t, Nb-nt(y).t, Celui-qui-fait-se-transformer-ce-qui-a-été-ensemencé,
Maître-de-ce-qui-est,
Ms(w)-ntr.w, Celui-qui-a-mis-au-monde-les-dieux, le Grand-Dieu,

NtrJj, Hpr(w)-ds=f, Celui-qui-est-venu-à-l'existence-de-lui-même, Maître-de-la-vie,


Nb-cnh, Sw3d(w)-Psd.t... Celui-qui-fait-prospérer-l'Ennéade...

L’agrégation ici vise paradoxalement la singularité, l’individualité du dieu. Le nom réel de la


divinité ne pouvant être connu, c’est par ses attributs qu’il faudra en passer. Dire plus, c’est dire plus
vrai. Or, ce qui a cours en religion se traduit à plus forte raison dans les codes de la représentation.
Dans l’idéographie. Les images stéréotypées de l’art égyptien, et en particulier du hiéroglyphe,
résultent de la combinaison de différents abords d’une même réalité. Ce que ces abords ont de
commun sert de fil rouge à la « lecture » de l’image-texte épigraphique. Il n’est pas rare, entre autres
exemples, qu’un hiéroglyphe soit disposé au centre d’un passage écrit qui constitue sa décomposition,
son commentaire, son analyse ; comme si le hiéroglyphe condensait un ensemble de significations
qu’il s’agissait de déployer. Si donc l’icône s’emploie à rassembler les différents aspects d’une même
réalité, c’est ensuite pour quintessencier cette multiplicité, et retrouver – ou suggérer – la vérité de la
chose. Tout se passe, en somme, comme si ce que Socrate effectuait par la parole – par l’entretien –,
l’Égypte l’opérait par l’image ou par l’écrit hiéroglyphique. Comme si ce que Socrate frayait sur le
mode dialogique, en recourant aux ressources de la dialectique (ascendante), l’Égypte le produisait sur
le mode esthétique, en dégageant une unité fondamentale au sein de la diversité. Deux manières
analogues d’atteindre à une définition. À ceci près que la parole est séquentielle – elle se déploie dans
le temps, une étape après l’autre –, tandis que l’image n’a d’autre choix que de signifier en bloc
l’ensemble des opérations.

Que retenir de cette mise en vis-à-vis de l’idéalisme de Platon et de l’idéalisme aperceptible


dans la constellation de la production sacramentaire de l’Égypte pharaonique ? Qu’il n’y a guère loin
des « figures » de la République, des « formes » du Théétète, des « figures de la danse » sculptées
selon les Lois dans les temples d’Isis, des « idées » avisées par le ressouvenir du Ménon ou la
contemplation du Phèdre (dont est extraite la grammatologie de Theuth), des « modèles » du Timée, et

939 Fr. Servajean, op. cit., p. 19-20.


314
même des « nombres » des pythagoriciens si l’on en croit le Stagirite940, dont la fonction générative,
archétypique et structurante pourrait avoir substantiellement inspirée les « intelligibles » de Platon941 ;
qu’il n’y a guère loin, présumons-nous, de ces entités métaphysiques aux « figures » permanentes des
temples égyptiens942, témoignant toutes d’un caractère suprasensible, divin, générateur, universel,
943
incorruptible et normatif . Tout se passe comme si Platon avait cru retrouver, associé à l’art
égyptien, et plus nettement encore aux hiéroglyphes, l’ensemble des qualités qu’il attribuait aux
formes intelligibles.

940 Aristote, dans sa Métaphysique (K, 6,987B), nous entretient des « pythagoriciens pour qui les êtres
existent par imitation (sic) des nombres ».
941 Et c'est ainsi qu'à Pythagore l'on attribue la devise « tout est nombre ». Par « nombre », il faut entendre un

nombre entier ou une fraction. Et s'efforcer de composer avec l'énigme des irrationnelles. Un nombre tel
que celui obtenu en calculant la diagonale d'un carré de côté 1 (à savoir donc √2, d'après le théorème de…
Pythagore) est en effet inexprimable. Ce qui n'était pas sans conséquence sur les principes fondamentaux de
la secte. Il faudrait taire cette découverte. Aussi longtemps que possible, préserver le secret. Platon prêterait
la main à ce recel. Ainsi dans le dialogue des Lois, ou il ne laisse pas d'humilier rudement ses congénères et
interlocuteurs pour détourner leur attention sur des problèmes périphériques. Hippase de Métaponte fut
moins discret qui ne put se retenir longtemps. Il fit ce qu'il ne devait pas faire… avant de périr
accidentellement noyé dans un naufrage. Sur Pythagore et sa doctrine, cf. A.E. Chaignet, Pythagore et la
philosophie pythagoricienne, 2 tomes, Paris, Didier, 1874
942 Lois, II, 656e-657b

943 Cf. Sophiste, 265e ; République, X, 605c-605e ; Lois, VII, 799c, etc.

315
316
Table des matières t. I

INTRODUCTION .................................................................................................................................. 11

1. L’analyse du regard .................................................................................................................... 14

2. De la perspective ........................................................................................................................ 15

3. De la focalisation........................................................................................................................ 22

4. De l’accommodation .................................................................................................................. 24

I. L’ECRITURE EN PROCES ............................................................................................................. 39

1. Le mythe de Theuth grammatologue.......................................................................................... 39

a) Dans les dialogues de Platon ................................................................................................. 39

b) Dans l’Égypte pharaonique ................................................................................................... 45

2. La présomption de paternité ....................................................................................................... 51

a) Dans les dialogues de Platon ................................................................................................. 51

b) Dans l’Égypte pharaonique ................................................................................................... 52

c) Précellence des idées ............................................................................................................. 56

3. Le pédantisme des faiseurs de discours...................................................................................... 61

a) Dans les dialogues de Platon ................................................................................................. 61

b) Dans l’Égypte pharaonique ................................................................................................... 63

4. La manipulation par le discours ................................................................................................. 80

a) Dans les dialogues de Platon ................................................................................................. 80

b) Dans l’Égypte pharaonique ................................................................................................... 82

5. L’opinion droite et la vraie science ............................................................................................ 90

a) Dans les dialogues de Platon ................................................................................................. 91

b) Dans l’Égypte pharaonique ................................................................................................. 103

II. LES SOURCES EGYPTIENNES DE L’ECRITURE ........................................................................... 119

1. Le mythe des origines de l’écriture .......................................................................................... 119

a) Dans les dialogues de Platon ............................................................................................... 121


317
b) Dans l’Égypte pharaonique ................................................................................................. 123

2. L’histoire des origines de l’écriture ......................................................................................... 128

a) L’hypothèse du protosinaïtique ........................................................................................... 128

b) Au commencement était l’Égypte ....................................................................................... 132

3. Alias de Theuth et de Thamous ................................................................................................ 135

a) Qui est Theuth l’Hermopolitain? ......................................................................................... 138

b) Qui est Thamous de Thèbes ? ............................................................................................. 141

4. Le cas étrange du dieu ibis ....................................................................................................... 151

a) Le Theuth du Phèdre et du Philèbe ..................................................................................... 152

b) Thot/Djehouti des anciens Égyptiens .................................................................................. 153

5. Contes et légendes sur les berges du Nil .................................................................................. 160

a) Éléments grecs du mythe ..................................................................................................... 161

b) Éléments égyptiens du mythe.............................................................................................. 165

III. L’ECRITURE EN RENFORT ........................................................................................................ 179

1. Critias et le problème des sources ............................................................................................ 180

a) La transmission orale........................................................................................................... 180

b) La transmission écrite ......................................................................................................... 184

2. Disponibilité de la documentation............................................................................................ 187

a) Les archives égyptiennes ..................................................................................................... 188

b) Le souci du détail ................................................................................................................ 193

3. Mythe et épopée : la théorie des cycles .................................................................................... 196

a) Des fondements historiques ? .............................................................................................. 196

b) Dans les dialogues de Platon ............................................................................................... 202

c) Dans l’Égypte pharaonique ................................................................................................. 218

4. Fonctions des écritures selon Platon ........................................................................................ 234

a) Fonction testamentaire ........................................................................................................ 234

b) Fonction régulatrice ............................................................................................................ 240

5. Fonction des écritures selon les Égyptiens ............................................................................... 241

a) Fonction testamentaire ........................................................................................................ 242

318
b) Fonction régulatrice ............................................................................................................ 245

6. L’évolution du regard sur l’écrit .............................................................................................. 259

a) Fonction testamentaire ........................................................................................................ 259

b) Fonction régulatrice ............................................................................................................ 261

c) Extension à la politique ....................................................................................................... 262

IV. DU HIEROGLYPHE AUX FORMES INTELLIGIBLES ...................................................................... 269

1. Les grammata et les idéogrammes ........................................................................................... 270

2. Ontologie des hiéroglyphes égyptiens...................................................................................... 276

3. Ontologie des formes platoniciennes ....................................................................................... 280

a) De quelle manière sont les idées ?....................................................................................... 289

b) L’idée produit, ressemble et participe ................................................................................. 291

4. L’être réel au-delà du devenir .................................................................................................. 297

a) La science et les essences .................................................................................................... 298

b) La permanence de l’être ...................................................................................................... 300

c) L’imposition des formes ...................................................................................................... 303

5. Métaphysique de l’art ............................................................................................................... 308

a) Aspectivisme et réalisme ..................................................................................................... 309

b) Synopsis et synthèse............................................................................................................ 311

TABLE DES MATIERES T. I ................................................................................................................ 317

319
320

Vous aimerez peut-être aussi