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Interview : Emmanuel Faber, CEO de Danone : « Sans les grandes marques, le monde aura beaucoup

plus de mal à se transformer »


MÉLANIE ROOSEN

Il faut des patrons qui ont envie de changer la donne. Emmanuel Faber, CEO de Danone,
fait partie de ceux-là. Pour lui, c'est sûr : le monde ne pourra changer que si les entreprises
deviennent activistes. Et il entend bien montrer la voie.

En 2017, à l’occasion du Consumer Goods forum, vous demandiez aux acteurs de l’agro-
alimentaire d’adopter de nouveaux modèles (afin de limiter l’exploitation des ressources,
les inégalités, mais aussi les maladies liées à une mauvaise alimentation). Avez-vous senti
une réponse favorable à votre appel ?
Emmanuel Faber : Les réactions ont été extrêmement positives. Je pense que mon appel
répondait à des préoccupations que beaucoup ne voulaient pas voir. Ou que d'autres voyaient
sans savoir les exprimer. Les choses mettent du temps à changer... Les grandes marques ont
du mal à parler de ce qui ne va pas. C’est vrai pour plusieurs raisons : il y a 40 ans, personne
ne se préoccupait de connaître son impact sur la planète ou la santé. Ce n’était pas de la
mauvaise volonté : c’est juste que les champs de conscience n’étaient pas ouverts à ce
moment-là. Par exemple, tout le monde jugeait encore que le plastique était très pratique
jusqu’à l’année dernière ! Alors que le débat existe en sous-marin depuis 10 ans, il est
vraiment devenu mondial – et urgent – en 12 mois. Résultat, en face, on a des marques qui ne
sont pas réellement préparées, qui ne connaissent qu’une façon de faire et qui ne savent pas
comment changer. La révolution du marketing est selon moi la plus difficile. Les gens n’ont
pas été formés à ça. Pendant longtemps, on a cherché à définir des éléments de façon très
cadrée : la brand equity, le langage de marque… On s’est caché derrière les marques plutôt
que de monter au front et prouver ses engagements. 
Est-il possible de vraiment changer les choses dans un secteur contrôlé par les marchés
financiers et où la concurrence est très forte ?
E. F. : Le changement demande du temps, bien sûr. Les grandes entreprises et marques
s’inscrivent dans des contraintes financières particulières. Et surtout, pour changer, il faut une
prise de conscience individuelle. Ce ne sont pas les institutions qui se convertissent à de
nouvelles réalités, ce sont des personnes. Il faut respecter ça. Chez Danone, Antoine Riboud a
été profondément marqué par Mai 68 et par une marée noire qui avait eu lieu auparavant au
large des côtes bretonnes. Ces éléments l’ont poussé à militer pour la création d’un ministère
de l’écologie. Il faut des patrons qui, à un moment donné, veulent changer les choses. C’est le
seul moyen pour que les marques deviennent activistes. Et à terme, elles n’auront pas d’autre
choix que de l’être.
Vous expliquez qu’une entreprise ne peut pas changer le monde à elle seule, et que l’union
fait la force. Quelle position adopter lorsqu’on est encore en mode « lanceur d’alerte » ?
Qu’on est peu suivi ou soutenu ?
E. F. : Je ne pense pas qu’une prise de parole isolée risque de mourir. La question est toujours
la même : celle de l’échelle et de la vitesse du changement. Une entreprise qui porte une
marque incarnée par des gens concernés par une cause peut – et doit ! – lancer l’alerte sur
cette cause et agir de façon cohérente, adopter un comportement engagé. Ça, ça peut changer
le monde. Certains pensent qu’on change le monde à Davos – j’en doute. Je pense qu’on
change le monde au ras du sol, au plus près de la vie des gens. Ça passe par les entraides de
quartier, les circuits courts, les économies informelles. C’est tout aussi important qu’une
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déclaration pompeuse prononcée à l’issue d’un grand sommet. Il y a une place pour tout.
J’encourage donc chacun et chacune à trouver en soi cette source d'indignation qui fait que
l’on devient activiste. Être activiste, c’est comprendre que la fécondité et la puissance de
démarches engagées ne se mesurent pas forcément dans les chiffres.
En parlant de chiffres… en entreprise, certains départements ont toujours eu pour mission
de baisser les coûts – on peut notamment penser au service achats. Comment réagissent-ils
lorsque vous leur proposez des initiatives qui ne vont pas dans le sens de la rentabilité  ?
Avez-vous travaillé de nouvelles grilles de priorité pour leurs missions ?
E. F. : Absolument. Dès 2009, nous avons créé le Fonds Danone pour l’Écosystème. Nous en
avions confié la responsabilité au Directeur des achats de Danone. En parallèle, nous avons
supprimé le département RSE. Ça évite de se dire que la RSE, c’est le problème des autres. Le
principal bénéfice, c’est que les gens ne se sentent pas seulement concernés, ils se sentent
autorisés. C’est aussi l’année où nous avons décidé qu’un tiers des bonus des managers serait
lié à l’impact sociétal – et notamment à notre empreinte carbone. Si les 15 000 managers de
Danone ont le CO2 en ligne de mire pour leur bonus, ils sont obligés de l’intégrer – ce n’est
plus qu’une idée saugrenue qui appartient aux patrons.
Plutôt que de poser une feuille de route « top down » pour atteindre nos objectifs à l’horizon
2030 – inciter les gens à adopter des comportements alimentaires plus sains pour eux et plus
durables pour la planète –, nous avons créé le programme « une personne, une voix, une
action ». Nous avons interrogé les 100 000 salariés de Danone via une application digitale et
des sessions de discussion. Au total, près de 80 000 personnes ont répondu. Nous avons
cherché des volontaires pour analyser les résultats, et 33 000 collaborateurs se sont proposés.
Résultat : nous allons modifier la gouvernance du conseil d’administration afin que les
représentants de nos business dans toutes les régions du monde puissent venir discuter avec
ses membres sur une base régulière. Changer la gouvernance des entreprises, c’est la seule
manière de changer le monde.
Pensez-vous qu’il soit possible pour une entreprise de communiquer sur ses « bonnes
actions » sans se faire attaquer ?
E. F. : Non, c’est impossible. Donc autant y être préparé… et préempter. Il faut assumer nos
actions, être capable de comprendre pourquoi on ne va pas plus vite sur le sujet du plastique,
par exemple. Il faut en parler, le partager. L’entreprise n’est plus fermée. Il faut accepter de
reconnaître ce qui n’est pas parfait, d’être critiqué et de créer le débat. En septembre
2018, nous avons instauré le green Friday en France, une journée au cours de laquelle nous
avons reversé l’intégralité de notre chiffre d’affaires au service d’initiatives qui favorisent le
déploiement de nouveaux modèles agricoles. Il y a encore des gens qui crient
au greenwashing… Mais on ne peut plus essayer de construire des murs monstrueux : ces
modèles appartiennent au passé. Nous, on choisit d’ouvrir. Et d’accepter les risques. Oui, ça
veut dire qu’on pourra se faire critiquer par les ONG ou les consommateurs sur certains
sujets. On va les écouter, apprendre, rectifier. Ou dans certains cas, expliquer qu’on n’est pas
d’accord. Il faut comprendre que les utilisateurs doivent aussi assumer leur responsabilité.
Je n’accepte pas qu’on pointe du doigt une entreprise si on continue d’en acheter les produits.
Une ONG ne peut pas montrer une bouteille en plastique au leader du marché des boissons
rafraîchissantes et lui dire : « regardez, ça, c’est à vous. » C’est juridiquement faux. C’est le
consommateur qui l’a achetée, et qui l’a jetée au mauvais endroit. La responsabilité est
collective.

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N’est-il pas délicat de dire que les consommateurs sont responsables des dérives ? Il
n’existe pas toujours d’alternatives…
E. F. : Bien sûr que les consommateurs ne peuvent pas trouver de solutions tous seuls. Sans
les grandes marques, le monde aura beaucoup plus de mal à se transformer. Dans l’imaginaire
collectif, il va de soi que les start-up sont meilleures que les grandes boîtes. Dans les faits, on
rencontre tous les jours des start-up qui ne sont pas exemplaires… et c'est presque normal, car
elles ne peuvent pas tout mener de front. La capacité de recherche, d’innovation et de
déploiement des grandes entreprises est précieuse pour faire avancer les choses. J’ai
récemment réuni Nestlé, Coca-Cola et Pepsi autour de la table pour partager nos savoir-
faire sur les bioplastiques, les questions du recyclage ou des emballages de demain. Nous ne
voulons pas entrer dans une guerre stérile. Nous voulons avancer ensemble et résoudre
l’équation du futur.
La France ne fait pas figure de mauvaise élève, mais le gouvernement rechigne à instaurer
des lois plus fermes pour contraindre les industriels à changer leurs modèles de production.
Que pensez-vous de cette posture ?
E. F. : Je suis persuadé que les incitations, négatives ou positives, ont un impact sur le
comportement des entreprises. La difficulté, c’est lorsque les incitations ne sont pas alignées
avec ce que peuvent faire les sociétés d’un point de vue pragmatique. C’est un débat sans fin,
mais il faut l’avoir ! Le triptyque ONG – État – entreprises est, en ce sens, fondamental pour
avancer. En ce qui nous concerne, nous collaborons beaucoup avec le ministère de la
Transition écologique et solidaire. On se rend bien compte que le sujet ne peut pas être la
prérogative de l’État. Mais pour autant, le gouvernement a complètement sa part à jouer.
L’Europe a par exemple voté une directive radicale au niveau des plastiques à usage unique.
C’est ensuite aux États membres de retranscrire cette directive dans leur législation, avec plus
ou moins d’options et de marges de manœuvre. Les collectivités locales ont aussi un rôle. À
Paris, seulement 10 à 15% des bouteilles en PET (un plastique qui se recycle à 100%,
ndlr) sont recyclées. Sur l’ensemble du territoire, on grimpe à 56%. Et dans certaines villes de
Bretagne, à 90%. Ça pose la question de la façon dont les citoyens s’organisent à l’échelle la
plus locale. Je suis persuadé que l’alimentation est, de toute façon, un sujet local. Il est urgent
de relocaliser. Et les institutions qui disposent d’une légitimité élective doivent absolument en
parler, prendre position et soutenir les solutions. En 2005, nous avons été les premiers à
utiliser des emballages en PLA (un polymère d’amidon, ndlr). Compostable et biodégradable,
il est facile de faire revenir ce polymère à l’état d’amidon. Nous avons développé cette
solution au Bangladesh, avec Grameen Bank (une banque spécialisée dans le micro-crédit,
ndlr). Pour moi, c’est sûr : ça fait partie des solutions du futur. Sauf qu’il n’existera jamais en
Europe… Les institutions ont décidé que les conditions n’étaient pas réunies pour pousser les
filières de biodégradabilité dans ce secteur. C’est très dommage.
À titre individuel, quelles actions concrètes menez-vous au quotidien ?
E. F. : Dans ma vie professionnelle, j’essaye toujours d’être là où les choses se créent, là où ça
transforme. Je considère qu’en tant que CEO, j’ai un devoir d’utopie et un droit au
pragmatisme. On ne changera pas le monde si les dirigeants d’aujourd’hui ne remplissent pas
ce devoir d’utopie. Mais il ne faut pas oublier qu’on dirige des entreprises, et qu’il est
indispensable d’être pragmatique. J’essaye d’en faire de même dans ma vie personnelle. Je
suis assez engagé sur les projets de nouveaux modèles agricoles, de coopératives paysannes
locales, d’alimentation différente. Je suis très marqué par la fragmentation du monde. À ce
titre, je soutiens plusieurs associations et projets qui cherchent à rassembler les gens, assurer
un dialogue qui a tendance à se perdre.

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