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Zentral- & Hochschulbibliothek Luzern

ILU M 03 479 153


OEUVRES COMPLÈTES DE VICTOR HUGO
ROMAN

LES MISÉRABLES
12
INI
DROI RÉSERVÉS
VICTOR HUGO
1

LES

MISÉRABLES
III

DEUXIÈME PARTJE

COSETTE

NE

T
o

Kuzern

J. HETZEL
LIBRA IR E · É DIT EUR
18 , RUE JACOB , 18
PARIS
DEUXIÈME PARTIL

COSETTE

III . – 1748 1
LIVRE PREMIER

WATERLOO
I

CB QU ON RENCONTRE & N VBNANT DE NIVELLER

L'an dernier (1861), par une belle matinée de mai, un


passant, celui qui raconte cclle histoire, arrivait de Nivelles
et se dirigeait vers la llulpe. Il allait à pied . Il suivait,
entre deux rangées d'arbres, une large chaussée pavée
ondulant sur des collines qui viennent l'une après l'autre,
soulèvent la route et la laissent retomber, et font là comme
des vagues énormos. Il avait dépassé Lillois et Bois -Seigneur
Isaac . Il apercorait, à l'ouest, le clocher d'ardoise de Braine
l'Alleud qui a la forme d'un vase renversé. Il venait de
laisser derrière lui un bois sär une hauteur, et, à l'angle
d'un chemin de traverse, à côté d'une espèce de potence
vermoulue portant l'inscription : Ancienne barriere n ° 4 , un
cabaret ayant sur sa façade cet écriteau : Au qualre vents.
Échabeau, caſe de particulier.
Un demi- quart de lieue plus loin que ce cabaret, il arriva
au fond d'un petit vallon où il y a de l'eau qui passe sous
une arche pratiquée dans le remblai de la route. Le bou
quet d'arbres, clair-semé mais très vert, qui emplit le
vallon d'un côté de la chaussée, s'éparpille de l'autre dans
les prairies et s'en va avec grâce et comme en désordre
vers Braine - l'Alleud .
6 LES MISÉRABLES . COSETTE .

Il y avait là, à droite, au bord de la route , une auberge,


une charrette à quatre roues devant la porte, un grand
faisceau de perches à houblon, une charrue, un tas de brous
sailles sèches près d'une haie vive, de la chaux qui fumait
dans un trou carré, une échelle le long d'un vieux hangar
à cloisons de paille. Une jeune fille sarciait dans un champ
où une grande affiche jaune , probablement du spectacle
forain de quelque kermesse, volait au vent. A l'angle de
l'auberge, à coté d'une mare où naviguait une flottille de
canards, un sentier mal pavé s'enfonçait dans les brous
sailles. Ce passant y entra.
Au bout d'une centaine de pas, après avoir longé un
mur du quinzième siècle surmonté d'un pignon aigu á bri
ques contrariées, il se trouva en présence d'une grande
porte de pierre cintrée, avec imposte rectiligne, dans le
grave style de Louis XIV, accostée de deux médaillons
plans. Une façade sévère dominait cette porte ; un mur per
pendiculaire à la façade venait presque toucher la porte
et la flanquait d'un brusque angle droit. Sur le pré devant
la porte gisaient trois herses à travers lesquelles poussaient
pêle-mêle toutes les fleurs de mai. La porte était fermée.
Elle avait pour clôture deux battants décrépits ornés d'un
vieux marteau rouillé.
Le soleil était charmant ; les branches avaient ce doux
frémissement demai qui semble venir des nids plus encore
que du vent.Un brave petit oiseau,probablement amou
reux, vocalisait éperdument dans un grand arbre.
Le passant se courba et considéra dans la pierre à gau
che, au bas du pied-droit de la porte, une assez large
excavation circulaire ressemblant à l'alvéole d'une sphère.
En ce moment les battants s'écartèrent et une paysanne
sortit.
Elle vit le passant et aperçut ce qu'il regardait .
-

C'est un boulet français qui a fait ça, lui dit-elle.


Et elle ajouta :
Ce que vous voyez là, plus haut, dans la porte, près
d'un clou, c'est le trou d'un gros biscaïen . Le biscaïen n'a
pas traversé le bois .
- Comment s'appelle cet endroit- ci? demanda le passant.
Hougomont, dit la paysanne.
WATERLOO 7

Le passant se redressa . 'i ſit quelques pas et s'en alla


regarder au-dessus des haies. ji aperçut à l'horizon à tra
vers les arbres une espèce de monticule et sur ce monti
cule quelque chose qui, de loin, ressemblait à un lion.
Il était dans le champ de bataille de Waterloo.
LES MISÉRABLES. COSETTB.

II

HOUGOMONT

Hougomont, ce fut là un lieu funèbre, le commencement


de l'obstacle, la première résistance que rencontra à Wa
terloo ce grand bûcheron de l'Europe qu'on appelait
Napoléon ; le premier næud sous le coup de hache.
C'était un château , ce n'est plus qu'une ferme. Hougo
mont, pour l'antiquaire , c'est Ilugomons. Ce manoir fut
bâti par Hugo, sire de Somerel, le même qui dota la sixième
chapellenie de l'abbaye de Villiers.
Le passant poussa la porte, coudoya sous un porche une
vieille calèche, et entra dans la cour.
La première chose qui le frappa dans ce préau , ce fut
une porte du seizième siècle qui y simule une arcade, tout
étant tombé autour d'elle. L'aspect monumental naſt sou
vent de la ruine. Auprès de l'arcade s'ouvre dans un mur
une autre porte aux claveaux du temps de Henri IV, lais
sant voir les arbres d'un verger . A côté de cette porte un
trou à fumier, des pioches et des pelles, quelques char
rettes, un vieux puits avec sa dalle et son tourniquet de
fer, un poulain qui saute, un dindon qui fait la roue, une
chapelle que surmonte un petit clocher, un poirier en
fleur en espalier sur le mur de la chapelle, voilà cette cour
dont la conquête fut un rêve de Napoléon. Ce coin de terre,
s'il eût pu le prendre, lui eût peut- être donné le monde.
WATERLOO . 9

Des poules y éparpillent du bec la poussière. On entend un


grondement, c'est un gros chien qui montre les dents et qui
remplace les anglais.
Les anglais įlà ont été admirables . Les quatre compa
gnies des gardes de Cooke y ont tenu tête pendant sept
heures à l'acharnement d'une armée.
Hougomont, vu sur la carte, en plan géométral, båtl
ments et enclos compris, présente une espèce de rectangle
irrégulier dont un angle aurait été entaillé. C'est à cet
angle qu'est la porte méridionale, gardée par ce mur qui
la fusille à bout portant. Hougomont a deux portes, la
porte méridionale, celle du château, et la porte septen
trionale, celle de la ferme. Napoléon envoya contre Hougo
mont son frère Jérôme ; les divisions Guilleminot, Foy et
Bachelu s'y heurtèrent, presque tout le corps de Reille y
fut employé et y échoua, les boulets de Kellermann s'épui
sèrent sur cet héroïque pan de mur. Ce ne fut pas trop de
la brigade Bauduin pour forcer Hougomont au nord, et
la brigade Soye ne put que l'entamer au sud, sans le
prendre.
Les bâtiments de la ferme bordent la cour au sud . Un
morceau de la porte nord, brisée par les français, pend
accroché au mur. Ce sont quatre planches clouées sur
deux traverses, et où l'on distingue les balafres de l'at
taque.
La porte septentrionale, enfoncée par les français, et à
laquelle on a mis une pièce pour remplacer le panneau
suspendu à la muraille, s'entre bâille au fond du préau ;
elle est coupée carrément dans un mur, de pierre en bas,
de brique en haut, qui ferme la cour au nord . C'est une
simple porte charretière comme il y en a dans toutes les
métairies, deux larges battants faits de planches rustiques ;
au delà, des prairies. La dispute de cette entrée a été
furieuse. On a longtemps vu sur le montant de la porte
toutes sortes d'empreintes de mains sanglantes. C'est là que
Bauduin fut tué.
L'orage du combat est encore dans cette cour ; (l'hor
reur y est visible ; le bouleversement de la mêlée s'y est
pétrifié; cela vit, cela meurt ; c'était hier. Les murs ago
nisent, les pierres tombent, les brèches crient ; les trous
10 LES MISÉRABLES . COSETTE .

des plaies ; les arbres penchés et frissonnants semblent


sont des
faire effor t s'enfuir .
ED
Cette cour, en 1815, était plus bâtie, qu'elle ne l'est
aujoull faisaient
aujourd'hui. Desdesconstructions
redans, des qu'on
anglesa etdepuis jetées
des coudes
1.
bas y
d'équerre.
Les anglais s'y étaient barricadés ; les français y pénétre
rent , mais
une ne purent s'y maintenir. A côté de la chapelle,
du château, le seul débris qui reste du manoir
d'Hougomont, se dresse écroulée, on pourrait dire éven
trée. Le château servit de donjon, la chapelle servit de
blockhaus. On s'y extermina. Les français, arquebusés de
toutes parts, de derrière les murailles, du haut des gre
niers, du fond des caves, par toutes les croisées, par' tous
lessoupiraux, par toutes les fentes des pierres, apportèrent
des fascines et mirent le feu aux murs et aux hommes ; la
mitraille eut pour réplique l'incendie.
On'entrevoit dans l'aile ruinée, à travers des fenêtres
garnies de barreaux de fer, les chambres démantelées d'un
corps de logis en brique; les gardes anglaises étaient embus
quées dans ces chambres; la spirale de l'escalier, crevasse
du rez-de- chaussée jusqu'au toit, apparaît comme l'inté
rieur d'un coquillage brisé. L'escalier à deux'étages ; les
anglais, assiégés dans l'escalier, et massés sur les marches
supérieures, avaient coupé les marches inférieures. Ce sont
de larges dalles de pierre bleue qui font un monceau dans
les orties. Une dizaine de marches tiennent encore au mur ;
sur laa première
pi estentailléel'image d'un trident. Ces degrés
inaccessibles sont solides dans leurs alvéoles . Tout le reste
ressemble à une mâchoire édentée. Deux vieux arbres
sont là ; l'un est mort, l'autre est blessé au pied, et rever
dit en avril. Depuis 1815, il s'est mis à pousser à travers
l'escalier .
On s'est massacré dans la chapelle. Le dedans, redevenu
calme, est étrange. On n'y a plus dit lamesse depuis le car
nage. Pourtant l'autel y est resté, un autel de bois gros
sier adossé à un fond de pierre brute. Quatre murs lavés
au lait de chaux, une porte vis-à - vis l'autel, deux petites
fenêtres cintrées, sur la porte un grand crucifix de bois,
au-dessus du crucifix un soupirail carré bouchéd'une botte
WATERLOO . 11

de foin , dans un coin , à terre, un vieux châssis vitré tout


cassé,
‫ ܕ‬telle est cette chapelle. Près de l'autel est clouée une
statue en bois de sainte Anne, du quinzième siècle ; la tête
de l'enfant Jésus a été emportée par un biscaïen. Les fran
çais, maîtres un moment de la chapelle, puis délogés, l'ont
incendiée. Les flammes ont rempli cette masure; elle a été
fournaise; la porte a brûlé, le plancher a brûlé, le christ
en bois n'a pas brûlé. Le feu lui a rongé les pieds dont on
ne voit plus que les moignons noircis, puis s'est arrêté.
Miracle, au dire des gens du pays. L'enfant Jésus, décapité,
FO3

n'a pas té aussi heureux que le christ.


Les murs sont couverts d'inscriptions. Près des pieds du
christ on lit ce nom : llenquinez. Puis ces autres : Conde
de Rio Maior. Marques y Marquesa de Almagro ( tlabana ).
Il y a des noms français avec des points d'exclamation,
signes de colère. On a reblanchi le mur en 1849. Les nations
s'y insultaient.
C'est à porte de cette chapelle qu'a été ramassé un
cadavre qui tenait une hache à la main . Ce cadavre était
le sous-lieutenant Legros.
On sort de la chapelle , et à gauche on voit un puits. Il y
en a deux dans cette cour. On demande : pourquoi n'y a
t-il pas de seau et de poulie à celui-ci ? C'est qu'on n'y puise
plus d'eau. Pourquoi n'y puise -t-on plus d'eau ? Parce qu'il
est plein de squelettes.
Le dernier qui ait tiré de l'eau de ce puits, se nommait
Guillaume van Kylsom . C'était un paysan qui habitait llou
gomont et y 'était jardinier. Le 18 juin 1815 , sa famille prit
la fuite et s'alla cacher dans les bois .
La forêt autour de l'abbaye de Villiers abrita pendant
plusieurs jours et plusieurs nuits toutes ces malheureuses
populations dispersées. Aujourd'hui encore de certains
vestiges reconnaissables, tels que de vieux troncs d'arbres
brûlés, marquent la place de ces pauvres bivouacs trem
blants au fond des halliers .
Guillaume van Kylsom demeura à Hougomont « pour
garder le château » et se blottit dans une cave. Les anglais
l'y découvrirent. On l'arracha de sa cachette, et, à coups
de plat de sabre, les combattants se firent servir par cet
homme effrayé. Ils avaient soif; ce Guillaume leur portait
12 LES MISERABLES . -
COSETTE.

à boire. C'est à ce puits qu'il puisait l'eau . Beaucoup


burent là leur dernière gorgée. Ce puits, où burent tant
de morts, devait mourir lui aussi.
Après l'action, on eut une hâte, enterrer les cadavres.
La mort a une façon à elle de harceler la victoire, et elle
fait suivre la gloire par la peste. Le typhus est une annexe
du triomphe. Ce puits était profond, on en fit un sépulcre .
On y jeta trois cents morts. Peut-être avec trop d'empres
sement. Tous étaient-ils morts? la légende dit non. Il parait
que, la nuit qui suivit l'ensevelissement, on entendit sortir
du puits des voix faibles qui appelaient.
Ce puits est isolé au milieu de la cour. Trois murs mi
partis pierre et brique, repliés comme les feuilles d'un
paravent et simulant une tourelle carrée, l'entourent de
trois côtés. Le quatrième côté est ouvert. C'est par là qu'on
puisait l'eau. Le mur du fond a une façon d'ail -de -beuf
informe, peut-être un trou d'obus. Cette tourelle avait
un plafond dont il ne reste que les poutres. La ferrure
de soutènement du mur de droite dessine une croix.
On se penche, et l'ail se perd dans un profond cylindre
de brique qu'emplit un entassement de ténèbres . Tout
autour du puits, le 1 & s des murs disparaît dans les
orties .
Ce puits n'a point pour devanture la large dalle bleue
qui sert de tablier à tous les puits de la Belgique . La dalle
bleue y est remplacée par une traverse à laquelle s'appuient
cinq ou six difformes tronçons de bois, noueux et ankylo
sés, qui ressemblent à de grands ossements. Il n'a plus ni
seau, ni chaîne, ni poulie ; mais il a encore la cuvette de
pierre qui servait de déversoir. L'eau des pluies s'y amasse,
et de temps en temps un oiseau des forêts voisines vient y
boire et s'envole.
Une maison dans cette ruine, la maison de la ferme, est
encore habitée. La porte de cette maison donne sur la cour.
A côté d'une jolie plaque de serrure gothique il y a sur
cette porte une poignée de fer à trèfles, posée de biais. Au
moment où le lieutenant hanovrien Wilda saisissait cette
poignée pour se réfugier dans la ferme, un sapeur français
lui abattit la main d'un coup de hache.
La famille qui occupe la maison a pour grand -père l'an
WATERLOO 13

cien jardinier Van Kylsom, mort depuis longtemps. Une


femme en cheveux gris nous dit : J'étais là. J'avais trois
ans. Ma seur, plus grande, avait peur et pleurait. On nous
a emportées dans les bois. J'étais dans les bras de ma mère.
On se collait l'oreille à terre pour écouter. Moi, j'imitais
le canon et je faisais boum, boum .
Une porte de la cour, à gauche, nous l'avons dit, donne
dans le verger.
Le verger est terrible .
Il est en trois parties, on pourrait presque dire en trois
actes. La première partie est un jardin, la deuxième est le
verger, la troisième est un bois. Ces trois parties ont une
enceinte commune, du côté de l'entrée les bâtiments du
château et de la ferme, à gauche une haie, à droite un
mur, au fond un mur. Le mur de droite est en brique, le
mur du fond est en pierre. On entre dans le jardin d'abord.
Il est en contre -bas, planté de groseilliers, encombré de
végétations sauvages, fermé d'un terrassement monumen
tal en pierre de taille avec balustres à double renflement.
C'était un jardin seigneurial dans ce premier style français
qui a précédé Lenôtre ; ruine et ronce aujourd'hui. Les
pilastres sont surmontés de globes qui semblent des
boulets de pierre. On compte encore quarante-trois balus
tres sur leurs dés ; les autres sont couchés dans l'herbe.
Presque tous ont des éraflures de mousqueterie. Un balus
tre brisé est posé sur l'étrave comme une jambe
cassée.
C'est dans ce jardin, plus bas que le verger, que six vol
tigeurs du 1er léger, ayant pénétré là et n'en pouvant plus
sortir, pris et traqués comme des ours dans leur fosse,
acceptèrent le combat avec deux compagnies hanovriennes,
dont une était armée de carabines. Les hanovriens bordaient
Ges balustres et tiraient d'en haut. Ces voltigeurs, ripos
tant d'en bas, six contre deux cents, intrépides, n'ayant
pour abri que les groseilliers, mirent un quart d'heure à
mourir.
On monte quelques marches, et du jardin on passe dans
le verger proprement dit. Là, dans quelques toises
carrées, quinze cents hommes tombèrent en moins d'une
heure . Le mur semble prêt à recommencer le combat. Les
14 LES MISÉRABLES . COSETTE .

trente-huit meurtrières, percées par les anglais à des hau


teurs irrégulières, y sont encore. Devant la seizième sont
couchées deux tombes anglaises en, granit. Il n'y a de
meurtrières qu'au mur sud , l'attaque principale venait de là.
Ce mur est caché au dehors par une grande haie vive ; les
français arrivèrent, croyant n'avoir affaire qu'à la haie, la
franchirent, et trouvèrent le 'mur, obstacle et embus
cade , les gardes anglaises derrière, les trente-huit meur
trières faisant feu à la fois, un orage de mitraille et de
balles ; et la brigade Soye s'y brisa. Waterloo commença
ainsi .
Le verger pourtant fut pris. On n'avait pas d'échelles, les
français grimpèrent avec les ongles. On se battit corps à
corps sous les arbres . Toute cette herbe a été mouillée de
sang. Un bataillon de Nassau , sept cents hommes, fut fou
droyé là. Au dehors le mur, contre lequel furent bra
quées les deux batteries de Kellermann, est rongé par la
mitraille .
Ce verger est sensible comme un autre au mois de mai .
Il a ses boutons d'or et ses pâquerettes, l'herbe y est haute,
des chevaux de charrue y paissent, des cordes de crin où
sèche du linge traversent les intervalles des arbres et font
baisser la tête aux passants, on marche dans cette friche
et le pied enfonce dans les trous de taupes. Au milieu de
l'herbe on remarque un tronc déraciné, gisant , verdissant.
Le major Blackmann s'y est adossé pour expirer . Sous un
grand arbre voisin est tombé le général allemand Duplat,
d'une famille française réfugiée à la révocation de l'édit
de Nantes. Tout à côté se penche un vieux pommier malade
pansé avec un bandage de paille et de terre glaise. Presque
tous les pommiers tombent de vieillesse . Il n'y en a pas
un qui n'ait sa balle ou son biscaïen . Les squelettes d'arbres
morts abondent dans ce verger. Les corbeaux volent dans
les branches, au fond il y a un bois plein de violettes .
Bauduin tué, Foy blessé, l'incendie, le massacre, le car
nage, un ruisseau fait de sang anglais, de sang allemand et
de sang français, furieusement mêlés, un puits comblé de
cadavres , le régiment de Nass i et le régiment de Brunswick
détruits , Duplat tué, Blackmann lué , les gardes anglaises
mutilées, vingt bataillons français, sur les quarante du
WATERLOO. 15

corps de Reille, décimés, trois mille hommes, dans cette


seule masure de Hougomont, sabrés, écharpés, égorgés,
fusillés, brûlés ; et tout cela pour qu'aujourd'hui un paysan
dise à un voyageur : Monsieur, donnez -moi Trois francs;
si vous aimez, je vous expliquerai la chose de Waterloo !
16 LES MISÉRABLES. COSETTE.

III

LB 18 JUIN 1813

Retournons en arrière, c'est un des droits du narrateur,


et replaçons-nous en l'année 1815, et même un peu avant
l'époque où commence l'action racontée dans la première
partie de ce livre.
S'il n'avait pas plu dans la nuit du 17 au 18 juin 1815,
l'avenir de l'Europe était changé. Quelques gouttes d'eau
de plus ou de moins ont fait pencher Napoléon . Pour que
Waterloo fût la fin d'Austerlitz, la providence n'a eu besoin
que d'un peu de pluie, et un nuage traversant le ciel à
contre-sens de la saison a suffi pour l'écroulement d'un
monde.
La bataille de Waterloo, et ceci a donné à Blücher le
temps d'arriver, n'a pu commencer qu'à onze heures et
demie. Pourquoi ? Parce que la terre était mouillée. Il a
fallu attendre un peu de raffermissement pour que l'artil
lerie pût manæuvrer.
Napoléon était officier d'artillerie et il s'en ressentait.
Le fond de ce prodigieux capitaine , c'était l'homme qui,
dans le rapport au Directoire sur Aboukir, disait : Tel de
nos boulets a lué six hommes. Tous ses plans de bataille
sont faits pour le projectile. Faire converger l'artillerie
sur un point donné, c'était là sa clef de victoire. Il trai
la stratégie du général ennemi comme une citadelle, et il
la battait en brèche. Il accablait le point faible de mitraille ;
WATERLOO . 17

il nouait et dénouait les batailles avec le canon . Il y avait


du tir dans son génie. Enfoncer les carrés, pulvériser les
régiments, rompre les lignes, broyer et disperser les masses,
tout pour lui était là, frapper, frapper, frapper sans cesse,
et il confiait cette besogne au boulet. Méthode redoutable,
et qui , jointe au génie, a fait invincible pendant quinze
ans ce sombre athlète du pugilat de la guerre .
Le 18 juin 1815, il comptait d'autant plus sur l'artillerie
qu'il avait pour lui le nombre. Wellington n'avait que cent
cinquante-neuf bouches à feu ; Napoléon en avait deux
cent quarante .
Supposez la terre sèche, l'artillerie pouvant rouler, l'ac
tion commençait à six heures du matin . La bataille était
gagnée et finie à deux heures, trois heures avant la péri
pétie prussienne.
Quelle quantité de faute y a -t -il de la part de Napoléon
dans la perte de cette bataille ? le naufrage est-il imputable
au pilote ?
Le déclin physique évident de Napoléon se compliquait
il à cette époque d'une certaine diminution intérieure ? les
vingt ans de guerre avaient-ils usé la lame comme le four
reau, l'âme comme le corps ? le vétéran se faisait -il fåcheu
sement sentir dans le capitaine ? en un mot, ce génie,
comme beaucoup d'historiens considérables l'ont cru ,
s'éclipsait-il ? entrait-il en frénésie pour se déguiser à lui
même son affaiblissement? commençait-il à osciller sous
l'égarement d'un souffle d'aventure ? devenait-il, chose grave
dans un général, inconscient du péril ? dans cette classe de
grands hommes matériels qu'on peut appeler les géants de
l'action, y a - t -il un âge pour la myopie du génie ? La vieil
lesse n'a pas de prise sur les génies de l'idéal ; pour les
Dantes et les Michel-Anges, vieillir, c'est croître ; pour les
Annibals et les Bonapartes, est-ce décroître? Napoléon avait
il perdu le sens direct de la victoire? en était -il à ne plus
reconnaître l'écueil, à ne pius deviner le piège, à ne plus
discerner le bord croulant des abîmes ? manquait-il du flair
des catastrophes ? lui qui jadis savait toutes les routes du
triomphe et qui, du haut de son char d'éclairs, les indiquait
d'un doigt souverain, avait-il maintenant cet ahurissement
sinistre de mener aux précipices son tumultueux attelage
18 LES MISÉRABLES. COSETTE .

de légions ? était- il pris, à quarante -six ans, d'une folie


suprême ! ce cocher titanique du destin n'était-il plus qu'un
immense casse-cou ?
Nous ne le pensons point .
Son plan de bataille était, de l'aveu de tous, un chef
d'æuvre. Aller droit au centre de la ligne alliée, faire un
trou dans l'ennemi , le couper en deux , pousser la moitié
britannique sur Hal et la moitié prussienne sur Tongres,
faire de Wellington et de Blücher deux tronçons, enlever
Mont-Saint- Jean, saisir Bruxelles, jeter l'allemand dans le
Rhin et l'anglais dans la mer, Tout cela, pour Napoléon,
était dans cette bataille . Ensuite on verrait .
Il va sans dire que nous ne prétendons pas faire ici l'his
toire de Waterloo ; une des scènes génératrices du drame
que nous racontons se rattache à cette bataille, mais cette
histoire n'est pas notre sujet ; cette histoire d'ailleurs est
faite, et faite magistralement, à un point de vue par Napo
léon , à l'autre point de vue par toute une pléiade d'histo
riens *. Quant à nous, nous laissons les historiens aux
prises ; nous ne sommes qu'un témoin à distance, un pas
sant dans la plaine, un chercheur penché sur cette terre
pétrie de chair humaine , prenant peut- être des apparences
pour des réalités ; nous n'avons pas le droit de tenir tête,
au nom de la science, à un ensemble de faits où il y a sans
doute du mirage, nous n'avons ni la pratique militaire ni
la compétence stratégique qui autorisent un système; selon
nous, un enchaînement de hasards domine à Waterloo les
deux capitaines ; et quand il s'agit du destin, ce mys
térieux accusé, nous jugeons comme le peuple, ce juge
paif.

Walter Soott, Lamariine, Vaulabelle, Charras, Quinet, Thiers.


WATERLOO.

IV

Ceux qui veulent se mgurer nettement la bataille de


Waterloo n'ont qu'à coucher sur le sol par la pensée un A
majuscule. Le jambage gauche de l'A est la route de Ni
velles, le jambage droit est la route de Genappe, la corde
de l'A est le chemin creux d'Ohain à Braine -l'Alleud. Lo som
met de l'A estMont-Saint-Jean , là est Wellington ; la pointe
gauche inférieure est llougomont, là est Reille avec Jérôme
Bonaparte ; la pointe droite inférieure est la Belle- Alliance,
là est Napoléon . Un peu au-dessous du point où la corde de
l'A rencontre et coupe le jambage droit est la llaie -Sainte.
du milieu de cette corde est le point précis où s'est dit
le mot final de la bataille . C'est là qu'on a placé le lion ,
symbole involontaire du suprême héroïsme de la garde
impériale.
Le triangle compris au sommei de l'A , entre les deux
jambages et la corde, est le plateau de Mont- Saint- Jean . La
dispute de ce plateau fut toute la bataille.
Les ailes des deux armées s'étendent à droite et à gauche
des deux routes de Genappe et de Nivelles ; d'Erlon faisant
face à Picton, Reille faisant face à Hill.
Derrière la pointe de l'A, derrière le plateau de Mont
Saint- Jean , est la forêt de Soignes.
Quant à la plaine en elle -même, qu'on se représente un
Vaste terrain ondulant ; chaque pli domine le pli suivant,
20 LES MISÉRABLES. -
COSETTE .

et toutes les ondulations montent vers Mont -Saint-Jean , et


y aboutissent à la forêt.
Deux troupes ennemies sur un champ de bataille sont
deux lutteurs. C'est un bras-le-corps . L'une cherche à faire
glisser l'autre. On se cramponne à tout ; un buisson est un
point d'appui ; un angle de mur est un épaulement ; faute
d'une bicoque où s'adosser, un régiment låche pied ; un
ravalement de la plaine, un mouvement de terrain , un
sentier transversal à propos, un bois, un ravin, peuvent
arrêter le talon de ce colosse qu'on appelle une armée et
l'empêcher de reculer. Qui sort du champ est battu. De
là, pour le chef responsable , la nécessité d'examiner la
moindre touffe d'arbres et d'approfondir le moindre relief.
Les deux généraux avaient attentivement étudié la plaine
de Mont-Saint-Jean, dite aujourd'hui plaine de Waterloo.
Dès l'année précédente, Wellington, avec une sagacité
prévoyante, l'avait examinée comme un en-cas de grande
bataille . Sur ce terrain et pour ce duel , le 18 juin , Welling
ton avait le bon côté, Napoléon le mauvais. L'armée an
glaise était en haut, l'armée française en bas.
Esquisser ici l'aspect de Napoléon à cheval, sa lunette à
la main, sur la hauteur de Rossomme, à l'aube du 18 juin
1815, cela est presque de trop . Avant qu'on le montre,
tout le monde l'a vu . Ce profil calme sous le petit cha
peau de l'école de Brienne , cet uniforme vert, le revers
blanc cachant la plaque, la redingote cachant les épaulettes,
l'angle du cordon rouge sous le gilet, la culotte de peau,
le cheval blanc avec sa housse de velours pourpre ayant
aux coins des N couronnés et des aigles, les bottes à
l'écuyère sur des bas de soie , les éperons d'argent, l'épée
de Marengo , toute cette figure du dernier césar est debout
dans les imaginations, acclamée des uns, sévèrement regar
dée par les autres.
Cette figurr a été longtemps toute dans la lumière ; cela
tenait à un certain obscurcissement légendaire que la plu
part des héros dégagent et qui voile plus ou moins long
temps la vérité ; mais aujourd'hui l'histoire et le jour se
font.
Cette clarté, l'histoire, est impitoyable ; elle a cela d'é
trange et de divin que, toute lumière qu'elle est et préci
WATERLOO . 21

sément parce qu'elle est lumière, elle met souvent de


l'ombre là où l'on voyait des rayons ; du même homme elle
fait deux fantômes différents, et l'un attaque l'autre, et
en fait justice, et les ténèbres du despote luttent avec
l'éblouissement du capitaine. De . là une mesure plus vraie
dans l'appréciation définitive des peuples. Babylone violée
diminue Alexandre ; Rome enchaînée diminue César ; Jéru
salem tuée diminue Titus. La tyrannie suit le tyran . C'est
un malheur pour un homme de laisser derrière lui de la
nuit qui a sa forme.
29 LES MISÉRABLES. COSETTE.

LB QUID OBSCURUM DES BATAILLES

Tout le monde connaît la première phase de cette ba


taille ; début trouble, incertain, hésitant, menaçant pour
les deux armées, mais pour les anglais plus encore que
pour les français.
Il avait plu toute la nuit ; la terre était défoncée par
l'averse ; l'eau s'était çà et là amassée dans les creux de la
plaine, comme dans des cuvettes ; sur de certains points
les équipages du train en avaient jusqu'à l'essieu ; les
sous-ventrières des attelages dégouttaient de boue liquide ;
si les blés et les seigles couchés par cette cohue de char
rois en arche n'eussent comblé les ornières et fait litière
sous les roues, tout mouvement, particulièrement dans les
vallons du côté de Papelotte, eût été impossible.
L'affaire commença tard ; Napoléon, nous l'avons expliqué,
avait l'habitude de tenir toute l'artillerie dans sa main
comme un pistolet, visant tantôt tel point, tantôt tel autre
de la bataille, et il avait voulu attendre que les batteries
attelées pussent rouler et galoper librement; il fallait pour
cela que le soleil parût et séchât le sol. Mais le soleil ne
parut pas. Ce n'était plus le rendez-vous d'Austerlitz. Quand
le premier coup de canon fut tiré, le général anglais Col
ville regarda à sa montre et constata qu'il était onze heures
trente-cinq minutes.
L'action s'engagea avec furie, plus de furie peut- être
WATERLOO. 23

que l'empereur n'eut voulu, par l'aile gauche française sur


Hougomont. En même temps Napoléon attaqua le centre
en précipitant la brigade Quiot sur la llaie-Sainte, et Ney
poussa l'aile droite française contre l'aile gauche anglaise
qui s'appuyait sur Papelotte.
L'attaque sur llougomont avait quelque simulation ; at
tirer là Wellington, le faire pencher à gauche, tel était le
plan . Ce plan eût réussi, si les quatre compagnies des
gardes anglaises et les braves belges de la division Perpon
cher n'eussent solidement gardé la position, et Wellington,
au lieu de s'y masser, put se borner à y envoyer pour tout
renfort quatre autres compagnies de gardes et un bataillon
de Brunswick.
L'attaque de l'aile droite française sur Papelotte était à
fond; culbuter la gauche anglaise, couper la route de
Bruxelles, barrer le passage aux prussiens possibles, forcer
Mont-Saint-Jean, refouler Wellington sur llougomont, de la
sur Braine-l'Alleud, de là sur Hal, rien de plus net. A part
quelques incidents, cette attaque réussit. Papelotte fut
pris ; la Haie-Sainte fut enlevée.
Détail à noter. Il y avait dans l'infanterie anglaise, parti
culièrement dans la brigade de Kempt, force recrues. Ces
jeunes soldats, devant nos redoutables fantassins, furent
vaillants ; leur inexpérience se tira intrépidement d'af
faire; ils firent surtout un excellent service de tirailleurs ;
le soldat en tirailleur, un peu livré à lui-même, devient
pour ainsi dire son propre général; ces recrues montre
rent quelque chose de l'invention et de la furie françaises.
Cette infanterie novice eut de la verve. Ceci déplut à Wel
lington .
Après la prise de la Haie - Sainte, la bataille vacilla.
Il y a dans cette journée, de midi à quatre heures, un
intervalle obscur ; le milieu de cette bataille est presque
indistinct et participe du sombre de la mêlée. Le crépus
cule s'y fait. On aperçoit de vastes fluctuations dans cette
brume, un mirage vertigineux, l'attirail de guerre d'alors
presque inconnu aujourd'hui, les colbacks à flamme, les
sabretaches flottantes, les buffleteries croisées, les gibernes
à grenade, les dolmans des hussards, les bottes rouges à
mille plis, les lourds shakos enguirlandés de torsades,l'in
24 LES MISÉRABLES. - COSETTE .

fanterie presque noire de Brunswick mêlée à l'infanterie


écarlate d'Angleterre, les soldats anglais ayant aux entour
nures pour épaulettes de gros bourrelets blancs circulaires,
les chevau-légers hanovriens avec leur casque de cuir
oblong à bandes de cuivre et à crinières de crins rouges, les
écossais aux genoux nus et aux plaids quadrillés, les grandes
guêtres blanches de nos grenadiers, des tableaux , non des
lignes stratégiques, ce qu'il faut à Salvator Rosa, non ce
qu'il faut à Gribeauval .
Une certaine quantité de tempête se mêle toujours à une
bataille. Quid obscurum , quid divinum . Chaque historien
trace un peu le linéament qui lui plaît dans ces pêle-mêle.
Quelle que soit la combinaison des généraux , le choc des
masses armées à d'incalculables reflux ; dans l'action ,
les deux plans des deux chefs entrent l'un dans l'autre et
se déforment l'un par l'autre . Tel point du champ de ba
taillé dévore plus de combattants que tel autre , comme
ces sols plus ou moins spongieux qui boivent plus ou moins
vite l'eau qu'on y jette . On est obligé de reverser là plus
de soldats qu'on ne voudrait. Dépenses qui sont l'imprévu .
La ligne de bataille flotte et serpente comme un fil, les
traînées de sang ruissellent illogiquement, les fronts des
armées ondoient, les régiments entrant ou sortant font
des caps ou des golfes, tous ces écueils remuent continuel
lement les uns devant les autres ; où était l'infanterie,
l'artillerie arrive ; où était l'artillerie, accourt la cavalerie ;
les bataillons sont des fumées. Il y avait là quelque chose ,
cherchez, c'est disparu ; les éclaircies se déplacent ; les plis
sombres avancent et reculent ; une sorte de vent du sé
pulcre pousse, refoule , enfle et disperse ces multitudes
tragiques. Qu'est-ce qu'une mêlée ? une oscillation . L'im
mobilité d'un plan mathématique exprime une minute et
non une journée . Pour peindre une bataille, il faut de ces
puissants peintres qui aient du chaos dans le pinceau ;
Rembrandt vaut mieux que Vandermeulen . Vandermeulen ,
exact à midi, ment à trois heures. La géométrie trompe ;
l'ouragan seul est vrai . C'est ce qui donne à Folard le droit
de contredire Polybe. Ajoutons qu'il y a toujours un cer
tain instant où la bataille dégénère en combat, se particu
larise, et s'éparpille en d'innombrables faits de détails qui,
WATERLOO. 25

pour emprunter l'expression de Napoléon lui-même, « ap


partiennent plutôt à la biographie des régiments qu'à
l'histoire de l'armée » . L'historien, en ce cas, a le droit
évident de résumé. Il ne peut que saisir les contours prin
cipaux de la lutte, et il n'est donné à aucun narrateur, si
consciencieux qu'il soit, de fixer absolument la forme de
ce nuage horrible qu'on appelle une bataille.
Ceci, qui est vrai de tous les grands chocs armés, est
particulièrement applicable à Waterloo.
Toutefois, dans l'après-midi, à un certain moment, la
bataille se précisa.
26 LES MISÉRABLES. COSETTE .

VI

QUATRE HEURES DE L'APRÈS - MIDI

Vers quatre heures, la situation de l'armée anglaise était


grave. Le prince d'Orange commandait le centre, Hill, l'aile
droite, Picton l'aile gauche. Le prince d'Orange , éperdu et
intrépide, criait aux hollando -belges: Nasseau ! Brunswick !
jamais en arrière ! IIill, affaibli, venait s'adosser à Welling
ton, Picton était mort. Dans la même minute où les anglais
avaient enlevé aux français le drapeau du 105º de ligne,
lesfrançais avaient tué aux anglais le général Picton d'une
balle à travers la tête . La bataille, pour Wellington , avait
deux points d'appui, llougomont et la llaie -Sainte ; Hougo
mont tenait encore, mais brûlait ; la Haie-Sainte était prise.
Du bataillon allemand qui la défendait, quarante-deux
hommes seulement survivaient ; tous les officiers, moins
cinq, étaient morts ou pris. Trois mille combattants s'é
taient massacrés dans cette grange. Un sergent des gardes
anglaises, le premier boxeur de l'Angleterre, réputé par
ses compagnons invulnérable, y avait été tué par un petit
tambour français. Baring était délogé, Alten était sabré.
Plusieurs drapeaux étaient perdus, dont un de la division
Alten , et un du bataillon de Lunebourg porté par un prince
de la famille de Deux-Ponts. Les écossais gris n'existaient
plus ; les gros dragons de Ponsomby étaient hachés. Cette
vaillante cavalerie avait plié sous les lanciers de Bro et
sous les cuirassiers de Trayers ; de douze cents chevaux
WATERLOO . 27

il en restait six cents ; des trois lieutenants-colonels, deux


étaient à terre, Hamilton blessé, Mater tué. Ponsomby
était tombé, troué de sept coups de lance . Gordon était
mort, Marsh était mort. Deux divisions, la cinquième et la
sixième, étaient détruites.
Hougomont entamé, la Haie -Sainte prise , il n'y avait plus
qu'un næud, le centre. Ce neud-là tenait toujours. Wellin
gton le renforça. Il y appela Hill qui était à Merbe-Braine,
il y appela Chassé qui était à Braine-l'Alleud .
Le centre de l'armée anglaise, un peu concave, très
dense et très compacte, était fortement situé. Il occupait
le plateau de Mont- Saint-Jean , ayant derrière lui le village
et devant lui la pente, assez âpre alors. Il s'adossait à cette
forte maison de pierre , qui était à cette époque un bien
domanial de Nivelles et qui marque l'intersection des
routes, masse du seizième siècle si robuste que les boulets
y ricochaient sans l'entamer. Tout autour du plateau ,
les anglais avaient taillé çà et là les haies, fait des em
brasures dans les aubépines, mis une gueule de canon
entre deux branches, crénelé les buissons . Leur artillerie
était en embuscade sous les broussailles. Ce travail puni
que, incontestablement autorisé par la guerre qui admet
le piège, était si bien fait que llaxo, envoyé par l'empereur
à neuf heures du matin pour reconnaître les batteries en
nemies, n'en avait rien vu, et était revenu dire à Napoléon
qu'il n'y avait pas d'obstacle, hors les deux barricades
barrant les routes de Nivelles et de Genappe. C'était le
moment où la moisson est haute ; sur la lisière du plateau,
un bataillon de la brigade Kempt, le 95°, armé de cara
bines , était couché dans les grands blés.
Ainsi assuré et contre-buté, le centre de l'armée anglo
hollandaise était en bonne posture .
Le péril de cette position était la forêt de Soignes, alors
contiguë au champ de bataille et coupée par les étangs de
Groenendael et de Boitsfort. Une armée n'eût pu y reculer
sans se dissoudre ; les régiments s'y fussent tout de suite
désagrégés. L'artillerie s'y fût perdue dans les marais. La
retraite, selon l'opinion de plusieurs hommes du métier,
contestée par d'autres, il est vrai, eût été là un sauve-qui
peut.
28 LES MISÉRABLES . COSETTE .

Wellington ajouta à ce centre une brigade de Chassé,


ôtée à l'aile droite, et une brigade de Wincke, ôtée à l'aile
gauche, plus la division Clinton . A ses anglais, aux régi
ments de Halkett, à la brigade de Mitchell, aux gardes de
Maitland , il donna comme épaulements et contre-forts
l'infanterie de Brunswick, le contingent de Nassau , les ha
novriens de Kielmansegge et les allemands d'Omptedi . Cela
lui mit sous la main vingt-six bataillons. L'aile droile !
comme dit Charras, fut rabattue derrière le centre. Une
batterie énorme était masquée par des sacs à terre à l'en
droit où est aujourd'hui ce qu'on appelle « le musée de
Waterloo » . Wellington avait en outre dans un pli de ter
rain les dragons -gardes de Somerset, quatorze cents che
vaux. C'était l'autre moitié de cette cavalerie anglaise,
si justement célèbre. Ponsomby détruit, restait Somerset.
La batterie, qui , achevée, eût été presque une redoute,
était disposée derrière un mur de jardin très bas, revêtu
à la hâte d'une chemise de sacs de sable et d'un large
talus de terre. Cet ouvrage n'était pas fini; on n'avait pas
eu le temps de le palissader.
Wellington, inquiet, mais impassible, était à cheval, et
y demeura toute la journée dans la même attitude, un peu
en avant du vieux moulin de Mont-Saint- Jean, qui existe
encore, sous un orme qu’un anglais, depuis, vandale en
thousiaste , a acheté deux cents francs, scié et emporté.
Wellington fut là froidement héroïque . Les boulets pleu
vaient. L'aide de camp Gordon venait de tomber à côté de
lui. Lord Hill , lui montrant un obus qui éclatait, lui dit :
Milord, quelles sont vos instructions, et quels ordres
nous laissez-vous, si vous vous faites tuer ? De faire
comme moi, répondit Wellington . A Clinton, il dit laconi
quement : Tenir ici jusqu au dernier homme. La
journée visiblement tournait mal. Wellington criait à ses
anciens compagnons de Talavera, de Vittoria et de Sala
manque :
-

Boys (garçons) ! est-ce qu'on peut songer à


lâcher pied ? pensez à la vieille Angleterre !
Vers atre heures, la ligne anglaise s'ébranla en ar
rière. Tout à coup on ne vit plus sur la crête du plateau
que l'artillerie et les tirailleurs, le reste disparut ; les régi
ments, chassés par les obus et les boulets français, se re
WATERLOO . 29

plièrent dans le fond que coupe encore aujourd'hui le


sentier de service de la ferme de Mont-Saint-Jean , un
mouvement rétrograde se fit, le front de bataille anglais
se déroba, Wellington recula. Commencement de re
traite ! cria Napoléon.
30 LES MISÉRABLES COSETTE .

VII

NAPOLÉON DE BELLE HUMEUR

L'empereur, quoique malade et gêné à cheval par une


souffrance locale, n'avait jamais été de si bonne humeur
que ce jour-là. Depuis le matin , son impénétrabilité sou
riait. Le 18 juin 1815 , cette âme profonde, masquée de
marbre, rayonnait aveuglément. L'homme qui avait été
sombre à Austerlitz fut gai à Waterloo. Les plus grands pré
destinés ſont de ces contre -sens. Nos joies sont de l'ombre.
Le suprême sourire est à Dieu .
Ridet Cæsar, l'ompeius flebil, disaient les légionnaires
de la légion Fulminatrix. Pompée cette fois ne devait pas
pleurer, mais il est certain que César riait.
Dès la veille, la nuit, à une heure, explorant à cheval ,
sous l'orage et sous la pluie, avec Bertrand , les collines
qui avoisinent Rossomme, satisfait de voir la longue ligne
des feux anglais illuminant tout l'horizon de Frischemont
à Braine-l'Alleud , il lui avait semblé que le destin , assigné
par lui à jour fixe sur le champ de Waterloo, était exact ;
il avait arrêté son cheval, et était demeuré quelque temps
immobile, regardant les éclairs, écoutant le tonnerre, et
on avait entendu ce fataliste jeter dans l'ombre cette
parole mystérieuse : « Nous sommes d'accord. » Napoléon
se trompait. Ils n'étaient plus d'accord .
Il n'avait pas pris une minute de sommeil , tous les ins
tants de cette nuit -là avaient été marqués pour lui par
WATERLOO . 31

une joie. Il avait parcouru toute la ligne des grand'gardes,


en s'arrêtant çà et là pour parler aux vedettes. A deux
heures et demie, près du bois d'Hougomont, il avait entendy
le pas d'une colonne en marche ; il avait cru un moment à
la reculade de Wellington . Il avait dit : C'est l'arrière- jarde
anglaise qui s'ébranle pour décamper. Je ferai prisonniers
les six mille anglais qui viennent d'arriver à Ostende. Il
causait avec expansion ; il avait retrouvé cette verve du
débarquement du 1er mars, quand il montrait au grand
maréchal le paysan enthousiaste du golfe Juan ,en s'écriant :
– Eh bien , Bertrand, voilà déjà du renfort ! La nuit du 17
au 18 juin, il raillait Wellington. Ce petit anglais a
besoin d'une leçon, disait Napoléon. La pluie redoublait ; il
tonnait pendant que l'empereur parlait.
A trois heures et demie du matin , il avait perdu une
illusion ; des officiers envoyés en reconnaissance lui avaient
annoncé que l'ennemi ne faisait aucun mouvement. Rien
ne bougeait ; pas un feu de bivouac n'était étcint . L'armée
anglaise dormait. Le silence était profond sur la terre : il
n'y avait de bruit que dans le ciel. A quatre heures, un
paysan lui avait été amené par les coureurs ; ce paysan
avait servi de guide à une brigade de cavalerie anglaise,
probablement la brigade Vivian, qui allait prendre position
au village d'Ohain , à l'extrême gauche. A cinq heures, deux
déserteurs belges lui avaient rapporté qu'ils venaient de
quitter leur régiment, et que l'armée anglaise attendait la
bataille. Tant mieux ! s'était écrié Napoléon. J'aime
encore mieux les culbuler que les refouler.
Le matin , sur la berge qui fait l'angle du chemin de Plan
cenoit, il avait mis pied à terre dans la bouc, s'était fait
apporter de la ferme de Rossomme une table de cuisine et
une chaise de paysan, s'était assis, avec une botte de paille
pour tapis, et avait déployé sur la table la carte du champ
de bataille, en disant à Soult : Joli échiquier !
Par suite des pluies de la nuit, les convois de vivres,
empêtrés dans des routes défoncées, n'avaient pu arriver
le matin , le soldat n'avait pas dormi , était mouillé, et était
à jeun ; cela n'avait pas empêché Napoléon de crier allègre
ment à Ney : Nous avons quatrevingt-dix chances sur cent
A huit heures, on avait apporté le déjeuner de l'empereur.
32 LES MISERABLES. COSETTE .

Il y avait invité plusieurs généraux. Tout en déjeunant, on


avait raconté que Wellington était l'avant-veille au bal à
Bruxelles, chez la duchesse de Richmond, et Soult , rude
homme de guerre avec sa figure d'archevêque, avait dit :
Le bal, c'est aujourd'hui. L'empereur avait plaisanté Ney
qui disait : Wellington ne sera pas assez simple pour allen
dre votre majesté. C'était là d'ailleurs sa manière. Il badi
nail volontiers, dit Fleury de Chaboulon. Le fond de son
caractère était une humeur enjouée, dit Gourgaud . Il abon
daii en plaisanteries, plutôt bizarres que spiriluelles, dit
Benjamin Constant. Ces gaités de géant valent la peine
qu'on y insiste. C'est lui qui avait appelé ses grenadiers
« les grognards » ; il leur pinçait l'oreille, il leur tirait la
moustache. L'empereur ne faisait que nous faire des ne
ches ; ceci est un mot de l'un deux . Pendant le mystérieux
trajet de l'ile d'Elbe en France, le 27 février, en pleine mer,
le brick de guerre français le Zéphir ayant rencontré le
brick l'Inconstant où Napoléon était caché et ayant demandé
à l'inconstant des nouvelles de Napoléon , l'empereur, qui
avait encore en ce moment-là à son chapeau la cocarde
blanche et amarante semée d'abeilles, adoptée par lui à
l'île d'Elbe, avait pris en riant le porte-voix et avait ré
pondu lui-même : L'empereur se porte bien. Qui rit de la
sorte est en familiarité avec les événements. Napoléon
avait eu plusieurs accès de rire pendant le déjeuner de
Waterloo . Après le déjeuner il s'était recuelli un quart
d'heure , puis deux généraux s'étaient assis sur la botte de
paille, une plume à la main , une feuille de papier sur le
genou , et l'empereur leur avait dicté l'ordre de la bataille.
A neuf heures, à l'instant où l'armée française, échelon
née et mise en mouvement sur cinq colonnes, s'était dé
ployée, les divisions sur deux lignes, l'artillerie entre les
brigades , musique en tête, battant aux champs, avec les
roulements des tambours et les sonneries des trompettes,
puissante, vaste, joyeuse, mer de casques, de sabres et de
bayonnettes sur l'horizon, l'empereur, ému, s'était écrié à
deux reprises : Magnifique ! magnifique!
De neuf heures à dix heures et demie, toute l'armée, ce
qui semble incroyable , avait pris position et s'était rangée
sur six lignes, formant, pour répéter l'expression de l'em
WATERLOO. 33

pereur, « la figure de six V » . Quelques instants après la


formation du front en bataille, au milieu de ce profond
silence de commencement d'orage qui précède les mêlées,
voyant défiler les trois batteries de douze, détachées sur
son ordre des trois corps de d'Erlon , de Reille et de Lobay
et destinées à commencer l'action en battant Mont- Saints
Jean où est l'intersection des routes de Nivelles et de
Genappe, l'empereur avait frappé sur l'épaule de Haxo en
lui disant : Voilà vingl- quatre belles filles, général.
Sûr de l'issue, il avait encouragé d'un sourire, à son pas
sage devant lui, la compagnie de sapeurs du premier
corps, désignée par lui pour se barricader dans Mont-Saint
Jean , sitot le village enlevé. Toute cette sérénité n'avait
été traversée que par un mot de pitié hautaine; en voyant
à sa gauche, à un endroit où il y a aujourd'hui une grande
tombe, se masser avec leurs chevaux superbes ces admira
bles écossais gris, il avait dit : C'est dommage.
Puis il était monté à cheval , s'était porté en avant de
Rossomme, et avait choisi pour observatoire une étroite
croupe de gazon à droite de la route de Genappe à Bruxelles,
qui fut sa seconde station pendant la bataille. La troisième
station, celle de sept heures du soir, entre la Belle-Alliance
et la Haie -Sainte, est redoutable ; c'est un tertre assez
élevé qui existe encore et derrière lequel la garde était
massée dans une déclivité de la plainc. Autour de ce ter
tre, les boulets ricochaient sur le pavé de la chaussée
jusqu'à Napoléon. Comme à Brienne, il avait sur sa tête le
si Mement des balles et des biscaiens. On a ramassé, pres
que à l'endroit où étaient les pieds de son cheval, des bou
lets vermoulus, de vieilles lames de sabre et des projectiles
informes, mangés de rouille. Scabra rubigine. Il y a quel
ques années, on y a déterré un obus de soixante, encore
chargé, dont la fusée s'était brisée au ras de la bombe.
C'est à cette dernière station que l'empereur disait à son
guide Lacoste, paysan hostile, effaré, attaché à la selle
d'un hussard, se retournant à chaque paquet de mitraille,
et tâchant de se cacher derrière lui : -
Imbécile ! c'est
honleu , tu vas le faire luer dans le dos. Celui qui écrit
lignes a trouvé lui-même dans le talus friable de ce
tertre, en creusant le sable, les restes du col d'une bombe
34 LES MISÉRABLES. COSETTE .

désagrégés par l'oxyde de quarante-six années, et de vieux


tronçons de ſer qui caşsaient comme des bâtons de sureau
entre ses doigts.
Les ondulations des plaines diversement inclinées où eut
lieu la rencontre de Napoléon et de Wellington ne sont
plus, personne ne l'ignore, ce qu'elles étaient le 18 juin
1815. En prenant à ce champ funèbre de quoi lui faire un
monument, on lui a ôté son relief réel , et l'histoire décon
certée ne s'y reconnaît plus. Pour le glorifier, on l'a défi
guré. Wellington, deux ans après, revoyant Waterloo,
s'est écrié : On m'a changé mon champ de balaille. Là où
est aujourd'hui la grosse pyramide de terre surmontée du
lion , il y avait une crête qui , vers la route de Nivellcs,
s'abaissait en rampe praticable , mais qui , du côté de la
chaussée de Genappe, était presque un escarpement . L'élé
vation de cet escarpement peutencore être mesurée aujour
d'hui par la hauteur des deux tertres des deux grandes
sépultures qui encaissent la route de Genappe à Bruxelles ;
l'une, le tombeau anglais, à gauche ; l'autre, le tombeau
allemand, à droite. Il n'y a point de tombeau français.
Pour la France, toute cette plaine est sépulcre. Grâce aux
mille et mille charretées de terre employées à la butte de
cent cinquante pieds de haut et d'un demi-mille de cir
cuit, le plateau de Mont-Saint-Jean est aujourd'hui acces
sible en pente douce ; le jour de la bataille, surtout du
côté de la Haie-Sainte , il était d'un abord âpre et abrupt .
Le versant là était si incliné que les canons anglais ne
voyaient pas au-dessous d'eux la ferme située au fond du
vallon , centre du combat. Le 18 juin 1815, les pluies avaient
encore raviné cette roideur, la fange compliquait la
montée, et non seulement on gravissait, mais on s'em
bourbait. Le long de la crête du plateau courait une
sorte de fossé impossible à deviner pour un observateur
lointain .
Qu'était-ce que ce fossé ? Disons-le. Braine-l'Alleud est
un village de Belgique, Ohain en est un autre. Ces villages,
cachés tous les deux dans des courbes de terrain , sont
joints par un chemin d'une lieue et demie environ qui
traverse une plaine à niveau ondulant , et souvent entre et
s'enfonce dans des collines comme un sillon, ce qui fait que
WATERLOO . 35
sur divers points cette route est un ravin . En 1815 , comme
aujourd'hui , cette route coupait la crête du plateau de
Mont-Saint-Jean entreles deux chaussées de Genappe et de
Nivelles ; seulement, elle est aujourd'hui de plain-pied avec
la plaine ; elle était alors chemin creux. On lui a pris ses
deux talus pour la butte -monument. Cette route était et
est encore une tranchée dans la plus grande partie de son
parcours ; tranchée creuse quelquefois d'une douzaine de
pieds et dont les talus trop escarpés s'écroulaient çà et là,
surtout en hiver, sous les averses. Des accidents y arri
vaient . La route était si étroite à l'entrée de Braine-l'Alleud
qu'un passant y avait été broyé par un chariot, comme le
constate une croix de pierre debout près du cimetière qui
donne le nom du mort, Monsieur Bernard Debrye, mar
chand à Bruxelles, et la date de l'accident, ſévrier 1637 *.
Elle était si profonde sur le plateau du Mont-Saint-Jean,
qu’un paysan , Mathieu Nicaise , y avait été écrasé en 1783 par
un éboulement du lalus, comme le constatait une autre
croix de pierre dont le faîte a disparu dans les défriche
ments, mais dont le piédestal renversé est encore visible
aujourd'hui sur la pente du gazon à gauche de la chaus
sée entre la Vaic -Sainte et la ferme de Mont-Saint-Jean .
Un jour de bataille, ce chemin creux dont rien n'aver
tissait, bordant la crête de Mont- Saint-Jean, fossé au
sommet de l'escarpement, ornière cachée dans les terres,
était invisible, c'est-à-dire terrible .

• Voici l'inscription :
DOM
CY A ETE ECRASE
PAR MALHEUR
SOUS UN CIARIOT
MONSIEUR BERNARD
DE BRYE MARCHAND
A BRUXELLE LE ( illisible)
FEB VRIER 1637
36 LES MISÉRABLES. COSETTE.

VIII

L'EMPEREUR FAIT UNE QUESTION AU GUIDE LACOSTR

Donc, le matin de Waterloo, Napoléon était content.


Il avait raison ; le plan de bataille, conçu par lui , nous
l'avons constaté, était en effet admirable .
Une fois la bataille engagée, ses péripéties très diverses,
la résistance d'llougomont, la ténacité de la Ilaie-Sainte,
Bauduin tué , Foy mis hors de combat, la muraille inatten
due où s'était brisée la brigade. Soye, l'étourderie fatale
de Guilleminot n'ayant ni pétards ni sacs à poudre, l'em
bourbement des batteries, les quinze pièces sans escorte
culbutées par Uxbridge dans un chemin creux , le peu
d'effct des bombes tombant dans les lignes anglaises , s'y
enfouissant ans le sol détrempé par les pluics et ne réus
sissant qu'à y faire des volcans de boue, de sorte que la
mitraille se changeait en éclaboussure , l'inutilité de la
démonstration de Piré sur Braine-l'Alleud , toute cette
cavalcrie, quinze escadrons, à peu près annulée, l'aile
droite anglaise mal inquiétée, l'aile gauche mal entamée,
l'étrange malentendu de Ney massant, au licu de les éche
lonner, les quatre divisions du premier corps , des épais
seurs de vingt-sept rangs, et des frontz de deux cents
hommes livrés de la sorte à la mitraille, l'effrayante trouée
des boulets dans ces masses, les colonnes d'attaque
désunies, la batterie d'écharpe brusquement démasquée
sur leur flanc, Bourgeois, Donzelot et Durutte compromis,
WATERLOO . 37

Quiot repoussé, le lieutenant Vieux, cet hercule sorti


de l'école polytechnique, blessé au moment où il enfonçait
à coups de hache la porte de la laie -Sainte sous le feu
plongeant de la barricade anglaise barrant le coude de la
route de Genappe à Bruxelles, la division Marcognet,
prise entre l'infanterie et la cavalerie, fusillée à bout por
tant dans les blés par Best et Pack, sabrée par Ponsomby,
sa batterie de sept pièces enclouée, le prince de Saxe
Weymar tenant et gardant, malgré le comte d'Erlon,
Frischemont et Smohain, le drapeau du 105º pris, le
drapeau du 450 pris, ce hussard noir prussien arrêté par
les coureurs de la colonne volante de trois cents chasseurs
battant l'estrade entre Wavre et Plancenoit , les choses
inquiétantes que ce prisonnier avait dites, le retard de
Grouchy, les quinze cents hommes tués en moins d'une
heure dans le verger d'llougomont, les dix-huit cents
hommes couchés en moins de temps encore autour de la
Haie-Sainte, tous ces incidents orageux, passant comme
les nuées de la bataille devant Napoléon , avaient à peine
troublé son regard et n'avaient point assombri cette face
impériale de la certitude. Napoléon était habitué à regar
der la guerre fixement; il re faisait jamais chiffre à chiffre
l'addition poignante du détail ; les chiffres lui importaient
peu , pourvu qu'ils donnassent ce total : victoire; que les
commencements s'égarassent, il ne s'en alarmait point, lui
qui se croyait maître et possesseur de la fin ; il savait
attendre, se supposant hors de question, et il traitait le
destin d'égal à égal. Il paraissait dire au sort : tu n'oserais
pas .
Mi-parti lumière et ombre, Napoléon se sentait protégé
dans le bien et toléré dans le mal. Il avait, ou croyait
avoir pour lui, une connivence, on pourrait presque dire
une complicité des événements, équivalente à l'antique
invulnérabilité.
Pourtant, quand on a derrière soi la Bérésina, Leipsick
et Fontainebleau, il semble qu'on pourrait se défier de
Waterloo. Un mystérieux froncement de sourcil devient
visible au fond du ciel.
Au moment où Wellington rétrograda, Napoléon tres
saillit . Il vit subitement le plateau de Mont-Saint- Jean se
38 LES MISÉRABLES . COSETTE .

dégarnir et le front de l'armée anglaise disparaître. Elle se


ralliait, mais se dérobait . L'empereur se souleva à demi
sur ses étriers. L'éclair de la victoire passa dans ses yeux .
Wellington acculé à la forêt de Soignes et détruit, c'était
le terrassement définitif de l'Angleterre par la France ;
c'était Crécy, Poitiers, Malplaquet et Ramillies vengés.
L'homme de Marengo raturait Azincourt .
L'empereur alors, méditant la péripétie terrible , pro
mena une dernière fois sa lunette sur tous les points du
champ de bataille. Sa garde, l'arme au pied derrière lui ,
l'observait d'en bas avec une sorte de religion . Il songeait ;
il examinait les versants, notait les pentes, scrutait le
bouquet d'arbres, le carré de seigles, le sentier ; il sem
blait compter chaque buisson . Il regarda avec quelque
fixité les barricades anglaises des deux chaussées, deux
larges abatis d'arbres, celle de la chaussée de Genappe
au-dessus de la laie -Sainte , armée de deux canons, les
seuls de toute l'artillerie anglaise qui vissent le fond du
champ de bataille , et celle de la chaussée de Nivelles ou
étincelaient les bayonnettes hollandaises de la brigade
Chassé. Il remarqua près de cette barricade la vieille
chapelle de Saint-Nicolas peinte en blanc qui est à l'angle
de la traverse vers Braine-l'Alleud. Il se pencha et parla à
demi-voix au guide Lacoste . Le guide fit un signe de tête
négatif, probablement perfide .
L'empereur se redressa et se recueillit .
Wellington avait reculé. Il ne restait plus qu'à achever
ce recul par un écrasement.
Napoléon, se retournant brusquement , expédia une esta
fette à franc étrier à Paris pour y annoncer que la bataille
était gagnée
Napoléon était un de ces génies d'où sort le tonnerre .
Il venait de trouver son coup de foudre .
Il donna l'ordre aux cuirassiers de Milhaud d'enlever le
plateau de Mont- Saint- Jean .
WATERLOO. 39

IX

L'IN ATTENDO

Ils étaient trois mille cinq cents. Ils faisaient un front


d'un quart de lieué. C'étaient des hommes géants sur des
chevaux colosses. Ils étaient vingt-six escadrons ; et ils
avaient derrière eux, pour les appuyer, la division de
Lefebvre-Desnouettes, les cent six gendarmes d'élite, les
chasseurs de la garde, onze cent quatrevingt-dix-sept
hommes, et les lanciers de la garde, huit cent quatrevingts
lances. Ils portaient le casque sans crins et la cuirasse de
fer battu, avec les pistolets d'arçon dans les fontes et le
long sabre - épée. Le matin toute l'armée les avait admirés,
quand, à neuf heures, les clairons sonnant , toutes les
musiques chantant veillons au salut de l'empire, ils étaient
venus, colonne épaisse, une de leurs batteries à leur
flanc, l'autre à leur centre, se déployer sur deux rangs
entre la chaussée de Genappe et Frischemont, et prendre
leur place de bataille dans cette puissante deuxième ligne,
si savamment composée par Napoléon, laquelle, ayant à
son extrémité de gauche les cuirassiers de Kellermann et
à son extrémité de droite les cuirassiers de Milhaud, avait,
pour ainsi dire, deux ailes de fer .
L'aide de camp Bernard leur porta l'ordre de l'empe
40 LES MISÉRABLES. COSETTE.

reur. Ney tira son épée et prit la tête. Les escadrons


énormes s'ébranlèrent .
Alors on vit un spectacle formidable.
Toute cette cavalerie, sabres levés, étendards et trom
pettes au vent, formée en colonne par division, descendit
d'un même mouvement et comme un seul homme, avec la
précision d'un bélier de bronze qui ouvre une brèche, la
colline de la Belle-Alliance, s'enfonça dans le fond redou
table où tant d'hommes déjà étaient tambés, y disparut
dans la fumée , puis, sortant de cette ombre, reparut de
l'autre côté du vallon, toujours compacte et serrée, mon
tant au grand trot, à travers un nuage de mitraille
crevant sur elle, l'épouvantable pente de boue du plateau
de Mont-Saint-Jean. Ils montaient , graves, menaçants,
imperturbables ; dans les intervalles de la mousqueterie et
de l'artillerie, on entendait ce piétinement colossal. Étant
deux divisions, ils étaient deux colonnes ; la division
Wathier avait la droite, la division Delord avait la gauche.
On croyait voir de loin s'allonger vers la crète du
plateau deux immenses couleuvres d'acier. Cela traversa
la bataille comme un prodige .
Rien de semblable ne s'était vu depuis la prise de la
grande redoute de la Moskowa par la grosse cavalerie ;
Murat y manquait, mais Ney s'y retrouvait . Il semblait que
cette masse était devenue monstre et n'eût qu'une âme.
Chaque escadron ondulait et se gonflait comme un anneau
du polype. On les apercevait à travers une raste fumée
déchirée çà et là. Pêle-mêle de casques, de cris, de sabres,
bondissement orageux des croupes des chevaux dans le
canon et la fanfare, tumulte discipliné et terrible ; là -des
sus les cuirasses, comme les écailles sur l'hydre.
Ces récits semblent d'un autre âge. Quelque chose de
pareil à cette vision apparaissait sans doute dans les
vieilles épopées orphiques racontant les hommes-chevaux,
les antiques hippanthropes, ces titans à face humaine es
à poitrail équestre dont le galop escalada l'Olympe, hor
ribles, invulnérables, sublimes ; dieux et bêtes.
Bizarre coïncidence numérique , vingt-six bataillons
allaient recevoir ces vingt-six escadrons. Derrière la crête
du plateau, à l'ombre de la batterie masquée , l'infanterie
WATERLOO . 41

anglaise, formée en treize carrés, deux bataillons par


carré, et sur deux lignes, sept sur la première, six sur la
seconde, la crosse à l'épaule, couchant en joue ce qui
allait venir, calme, muette, immobile, attendait. Elle
ne voyait pas les cuirassiers et les cuirassiers ne la
voyaient pas. Elle écoutait monter cette marée d'hommes.
Elle entendait le grossissement du bruit des trois mille
chevaux, le frappement alternatif et symétrique des sabots
au grand trot, le froissement des cuirasses, le cliquetis
des sabres, et une sorte de grand soume farouche. Il y eut
un silence redoutable, puis, subitement , une longue file de
bras levés brandissant des sabres apparut au-dessus de la
crête, et les casques, et les trompettes, et les étendards,
et trois mille têtes à moustaches grises criant : vive
l'empereur ! Toute cette cavalerie déboucha sur le pla
icau , et ce fut comme l'entrée d'un tremblement de terre.
Tout à coup, chose tragique, à la gauche des anglais, à
notre droite, la tête de colonne des cuirassiers se cabra
avec une clameur effroyable. Parvenus au point culminant
de la crète, effrénés, tout à leur furie et à leur course
d'extermination sur les carrés et les canons, les cuirassiers
venaient d'apercevoir entre eux et les anglais un fossé,
une fosse . C'était le chemin creux d'Ohain .
L'instant fut épouvantable. Le ravin était là, inattendu,
béant, à pic sous les pieds des chevaux , profond de deux
toises entre son double talus ; le second rang y poussa le
premier, et le troisièine y poussa le second ; les chevaux
se dressaient, se rejetaient en arrière, tombaient sur la
croupe, glissaient les quatre pieds en l'air, pilant et bou
leversant les cavaliers, aucun moyen de reculer, toute la
colonne n'était plus qu'un projectile, la force acquise pour
craser les anglais écrasa les français, le ravin inexorable
ne pouvait se rendre que comblé, cavaliers et chevaux y
roulèrent pêle-mêle se broyant les uns les autres, ne
faisant qu'une chair dans ce gouffre, et, quand cette fosse
fut pleine d'hommes vivants, on marcha dessus et le reste
passa. Presque un tiers de la brigade Dubois croula dans
cet abime.
Ceci commença la perte de la bataille.
Une tradition locale, qui exagère évidemment, dit que
42 LES MISÉRABLES. COSETTE.

deux mille chevaux et quinze cents hommes furent ense


velis dans le chemin creux d'Ohain . Ce chiffre vraisem
blablement comprend tous les autres cadavres qu'on jeta
dans ce ravin le lendemain du combat .
Notons en passant que c'était cette brigade Dubois, si ſunes
tement éprouvée, qui , une heure auparavant, chargeant à
part, avait enlevé le drapeau du bataillon de Lunebourg.
Napoléon , avant d'ordonner cette charge des cuirassiers
de Milhaud, avait scruté le terrain , mais n'avait pu voir ce
chemin creux qui ne faisait pas même une ride à la sur
face du plateau . Averti pourtant et mis en éveil par la
petite chapelle blanche qui en marque l'angle sur la
chaussée de Nivelles, il avait fait, probablement sur l'éven
tualité d'un obstacle, une question au guide Lacoste . Le
guide avait répondu non. On pourrait presque dire que
de ce signe de tête d'un paysan est sortie la catastrophe
de Napoléon .
D'autres fatalités encore devaient surgir.
Était-il possible que Napoléon gagnât cette bataille ? nous
répondons non . Pourquoi ? A cause de Wellington ? à cause
de Blücher ? Non . A cause de Dieu .
Bonaparte vainqueur à Waterloo, ceci n'était plus dans
la loi du dix -neuvième siècle . Une autre série de faits se
préparait, où Napoléon n'avait plus de place . La mauvaise
volonté des événements s'était annoncée de longue date. '
Il était temps que cet homme vaste tombât.
L'excessive pesanteur de cet homme dans la destinée
humaine troublait l'équilibre. Cet individu comptait à lui
seul plus que le groupe universel . Ces pléthores de toute
la vitalité humaine concentrée dans une seule tête, le
monde montant au cerveau d'un homme, cela serait
mortel à la civilisation , si cela durait. Le moment était
venu pour l'incorruptible équité suprême d'aviser. Proba
blement les principes et les éléments, d'où dépendent les
gravitations régulières dans l'ordre moral comme dans
l'ordre matériel, se plaignaient. Le sang qui fume, le
>
trop-plein des cimetières, les mères en larmes, ce sont des
plaidoyers redoutables. Il y a, quand la terre souffre d'une
surcharge , de mystérieux gémissements de l'ombre, que
l'abîme entend .
WATERLOO. 43

Napoléon avait été dénoncé dans l'infini, et sa chute


était décidée ..
Il gênait Dieu .
Waterloo n'est point une bataille : c'est le changement
de front de l'univers.
LES MISÉRABLES. COSETTE .

LB PLATEAU DE MONT - SAINT - JEAN

En même temps que le ravin, la batterie s'était démas


quée.
Soixante canons et les treize carrés foudroyèrent les
cuirassiers à bout portant. L'intrépide général Delord fit
le salut militaire à la batterie anglaise.
Toute l'artillerie volante anglaise était rentrée au galop
dans les carrés . Les cuirassiers n'eurent pas même un
temps d'arrêt . Le désastre du chemin creux les avait
décimés, mais non découragés. C'étaient de ces hommes qui ,
diminués de nombre, grandissent de cæur.
La colonne Wathier seule avait souffert du désastre ; la
colonne Delord, que Ney avait fait obliquer à gauche,
comme s'il pressentait l'embûche, était arrivée entière.
Les cuirassiers se ruèrent sur les carrés anglais.
Ventre à terre , brides lâchées, sabre aux dents, pistolets
au poing, telle fut l'attaque.
Il y a des moments dans les batailles où l'âme durcit
l'homme jusqu'à changer le soldat en statue, et où toute
cette chair se fait granit. Les bataillons anglais, éper
dument assaillis, ne bougèrent pas.
Alors ce fut effrayant.
Toutes les face des carrés anglais furent attaquées à la
fois. Un tournoiement frénétique les enveloppa. Cette
froide infanterie demeura impassible. Le premier rang,
WATERLOO . 45

genou en terre , recevait les cuirassiers sur les bayonnettes,


le second rang les fusillait ; derrière le second rang les
canonniers chargeaient les pièces, le front du carré s'ou
vrait, laissait passer une éruption de mitraille et se
refermait. Les cuirassiers répondaient par l'écrasement.
Leurs grands chevaux se cabraient, enjambaient les rangs,
sautaient par-dessus les bayonnettes et tombaient , gigan
tesques, au milieu de ces quatre murs vivants . Les boulets
faisaient des trouées dans les cuirassiers, les cuirassiers
faisaient des brèches dans les carrés. Des files d'hommes
disparaissaient broyées sous les chevaux. Les bayonnettes
s'enfonçaient dans les ventres de ces centaures. De lå
une difformité de blessures qu'on n'a pas vue peut-être
ailleurs. Les carrés, rongés par cette cavalerie forcenée,
se rétrécissaient sans broncher. Inépuisables en mitraille,
ils faisaient explosion au milieu des assaillants. La figure
de ce combat était monstrucuse. Ces carrés n'étaient plus
des bataillons, c'étaient des cratères ; ces cuirassiers
n'étaient plus une cavalerie, c'était une tempête. Chaque
carré était un volcan attaqué par un nuage ; la lave com
battait la foudre .
Le carré cxtrême de droite , le plus exposé de tous,
étant en l'air, lut presque anéanti dès les premiers chocs.
Il était foriné du 75e régiment de highlanders. Le joueur
de cornemuse au centre, pendant qu'on s'exterminait
autour de lui , baissailt dans une inattention profonde son
wil mélancolique plein du reflet des forêts et des lacs,
assis sur un tambour, son pibroch sous le bras, jouait les
airs de la montagne. Ces écossais mouraient en pensant au
Ben Lothian , comme les grecs en se souvenant d'Argos.
Le sabre d'un cuirassier, abattant le pibroch et le bras
qui le portait, ſit cesser le chant en tuant le chanteur.
Les cuirassiers, relativement peu nombreux, amoindris
par la catastrophe du ravin, avaient là contre eux presque
toute l'armée anglaise, mais ils se multipliaient, chaque
homme valant dix. Cependant quelques bataillons hano
vriens plièrent . Wellington le vit, et songea à sa cavalerie.
Si Napoléon, en ce moment-là même, eût songé à son
infanterie , il eût gagné la bataille. Cet oubli fut sa grande
faute fatale .
46 LES MISÉRABLES. COSETTE .

Tout à coup les cuirassiers assaillants se eurent


assaillis. La cavalerie anglaise était sur leur Devant
eux les carrés, derrière eux Somerset ; Somerset, c'étaient
les quatorze cents dragons-gardes. Somerset avait à sa
droite Dornberg avec les chevau -légers allemands, et à sa
gauche Trip avec les carabiniers belges ; les cuirassiers,
attaqués en flanc et en tête, en avant et en arrière, par
l'infanterie et par la cavalerie, durent faire face de tous
les côtés. Que leur importait ? ils étaient tourbillon . La
bravoure devint inexprimable.
En outre , ils avaient derrière eux la batterie toujours
tonnante. Il fallait cela pour que ces hommes fussent blessés
dans le dos. Une de leurs cuirasses, trouée à l'omoplate
gauche d'un biscaïen , est dans la collection du musée de 1
Waterloo .
Pour de tels français, il ne fallait pas moins que de tels
anglais.
Ce ne fut plus une mêlée , ce fuť une ombre, une furie,
un vertigineux emportement d'âmes et de courages, un
ouragan d'épées éclairs. En un instantles quatorze cents .
dragons-gardes ne furent plus que huit cents ; Fuller, leur
lieutenant-colonel, tomba mort. Ney accourut avec les
lanciers et les chasseurs de Lefebvre -Desnouettes. Le pla
teau de Mont-Saint- Jean fut pris, répris, pris encore . Les
cuirassiers quittaient la cavalúrie pour retourner à l'in
fanterie, ou , pour mieux dire, toute cette cohue formi
dable se colletait sans que l'un lâchât l'autre. Les carrés
tenaient toujours. Il y eut douze assauts. Ney eut quatre
chevaux tués sous lui. La moitié des cuirassiers resta sur
le plateau. Cette lutte dura deux heures.
L'armée anglaise en fut profondément ébranlée. Nul
doute que ,s'ils n'eussent été affaiblis dans leur premier
choc par le désastre du chemin creux, les cuirassiers
n'eussent culbuté le centre et décidé la victoire. Cette
cavalerie extraordinaire pétrifia Clinton qui avait vu
Talavera et Badajoz. Wellington, aux trois quarts vaincu,
admirait héroïquement. Il disait à demi-voix : sublime* !
Les cuirassiers anéantirent sept carrés sur treize, pri
Splendid / mot textuel.
WATERLOO.

rent ou enclouèrent soixantepièces decanon, etenlevé


rent aux régiments anglais six drapeaux, que trois cui
rassiers et trois chasseurs de la garde allèrent porter à
l'empereur devant la ferme de la Belle -Alliance.
La situation de Wellington avait empiré. Cette étrange
bataille était comme un duel entre deux blessés acharnés
qui, chacun de leur côté, tout en combattant et en se résis
tant toujours, perdent tout leur sang. Lequel des deux
tombera le premier ?
La lutte du plateau continuait .
Jusqu'où sont allés les cuirassiers ? personne ne saurait
le dire. Ce qui est certain, c'est que, le lendemain de la
bataille , un cuirassier et son cheval furent trouvés morts
dans la charpente de la bascule du pesage des voitures à
Mont-Saint-Jean , au point même où s'entrecoupent et se
rencontrent les quatre routes de Nivelles, de Genappe, de
la Hulpe et de Bruxelles. Ce cavalier avait percé les lignes
an zlaises. Un des hommes qui ont relevé ce cadavre vit
encore à Mont -Saint -Jean. Il se nomme Dehaze. Il avait
alors dix -huit ans .
Wellington se sentait pencher. La crise était proche.
Les cuirassiers n'ayaient point réussi , en ce sens que le
centre n'était pas enfoncé. Tout le monde ayant le plateau,
personne ne l'avait, et en somme il restait pour la grande
part aux anglais. Wellington avait le village et la plaine
culminante ; Ney n'avait que la crête et la pente. Des
deux côtés on semblait enraciné dans ce sol funèbre .
Mais l'affaiblissement des anglais paraissait irrémé
diable. L'hémorrhagie de cette armée était horrible.
Kempt, à l'aile gauche, réclamait du renfort. Il n'y en a
pas, répondaii Wellington, qu'il se fasse luer ! -- Presque
à la même minute, rapprochement singulier qui peint
l'épuisement des deux armées, Ney demandait de l'infan
terie à Napoléon, et Napoléon s'écriait : De l'infanterie!
où veul-il que j'en prenne? Veul-il quej'en fasse ?
Pourtant l'armée anglaise était la plus malade. Les pous
sées furieuses de ces grands escadrons à cuirasses de fer
et à poitrine d'acier avaient broyé l'infanterie. Quelques
hommes autour d'un drapeau marquaient la place d'un
régiment, tel bataillon n'était plus commandé que par un
48 LES MISÉRABLES. COSETTE .

capitaine ou par un lieutenant ; la division Alten , déjà sf


maltraitée à la Haie-Sainte, était presque détruite ; les in
trépides belges de la brigade Van Kluze jonchaient les sei
a les le long de la route de Nivelles ; il ne restait presque
rien de ces grenadiers hollandais qui en 1811 , mêlés en
Espagne à nos rangs , combattaient Wellington , et qui , en
1815 , ralliés aux anglais, combattaient Napoléon . La perte
en officiers était considérable. Lord Uxbridge, qui le len
demain fit enterrer sa jambe, avait le genou fracassé. Si ,
du côté des français, dans cette lutte des cuirassiers,
Delord, Lhéritier, Colbert, Dnop , Travers et Blancard
étaient hors de combat, du côté des anglais, Alten était
blessé, Barne était blessé, Delancey était tué, Van Meeren
était tué, Ompteda était tué, tout l'état-major de Wellington
était décimé, et l'Angleterre avait le pire partage dans ce
sanglant équilibre. Le 2e régiment des gårdes à pied avait
perdu cinq licutenants-colonels, quatre capitaines et trois
enseignes ; le premier bataillon du 30 d'infanterie avait
perdu vingt-quatre officiers et cent douze soldats ; le 79.
montagnards avait vingt-quatre officiers blessés, dix- huit
officiers morts, quatre cent cinquante soldats tués. Les
hussards hanovriens de Cumberland, un régiment tout
entier, ayant à sa tête son colonel Hacke qui devait plus
tard être jugé et cassé , avaient tourné bride devant la mêlée
et étaient en fuite dans la forêt de Soignes, semant la dé
route jusqu'à Bruxelles. Les charrois, les prolonges, les
bagages, les fourgons plcins de blessés, voyant les français
gagner du terrain et s'approcher de la forêt, s'y précipi
taient ; les hollandais, sabrés par la cavalerie française,
criaient : alarme ! De Vert-Coucou jusqu'à Groenendael, sur
une longueur de près de deux lieues dans la direction de
Bruxelles, il y avait, au dire des témoins qui existent en
core, un encombrement de fuyards. Cette panique fut telle
qu'elle gagna le prince de Condé à Malines et Louis XVIII
à Gand . A l'exception de la faible réserve échelonnée der
rière l'ambulance établie dans la ferme de Mont- Saint- Jean
et des brigades Vivian et Vandeleur qui flanquaient l'aile
gauche, Wellington n'avait plus de cavalerie. Nombre de
batteries gisaient démontées. Ces faits sont avoués par
Siborne ; et Pringle , exagérant le désastre, va jusqu'à dire
WATERLOO . 49

que l'armée anglo-hollandaise était réduite à trente-quatre


mille hommes. Le duc-de- fer demeurait calme, mais ses
lèvres avaient blêmi. Le commissaire autrichien Vincent,
le commissaire espagnol Alava, présents à la bataille dans
l'état-major anglais, croyaient le duc perdu. A cinq heures,
Wellington tira sa montre, et on l'entendit murmurer ce
mot sombre : Blücher, ou la nuit !
Ce fut vers ce moment-là qu'une ligne lointaine de
bayonnettes étincela sur les hauteurs du côté de Frische
mont.
Ici est la péripétie de ce drame géant.

4
50 LES MISÉRABLES. COSETTE .

X1

MAUVAIS GUIDB A NAPOLÉON, BON GUIDE A BULOW

On connait la poignante méprise de Napoléon ; Grouchy


espéré , Blücher survenant ; la mort au lieu de la vie.
La destinée a de ces tournants ; on s'attendait au trône
du monde ; on aperçoit Sainte -Hélène.
Si le petit pâtre, qui servait de guide à Bülow, lieute
nant de Blücher, lui eùt conseillé de déboucher de la forêt
au -dessus de Frischemont plutôt qu'au -dessous de Plance
noit, la forme du dix-neuvième siècle eût peut-être été
différente. Napoléon eût gagné la bataille de Waterloo.
Par tout autre chemin qu'au-dessous de Plancenoit, l'armée
prussienne aboutissait à un ravin infranchissable à l'artil
lerie, et Bülow n'arrivait pas .
Or, une heure de retard, c'est le général prussien Muf
fling qui le déclare, et Blücher n'aurait plus trouvé Wel
lington debout ; « la bataille était perdue » .
Il était temps, on le voit, que Bülow arrivât . Il avait du
reste été fort retardé. Il avait bivouaqué à Dion -le -Mont
et était parti dès l'aube . Mais les chemins étaient impra
ticables et ses divisions s'étaient embourbées . Les ornières
venaient au moyeu des canons. En outre, il avait fallu pas
ser la Dyle sur l'étroit pont de Wavre ; la rue menant au
pont avait été incendiée par les français; les caissons et les
fourgons de l'artillerie, ne pouvant passer entre deux rangs
de maisons en feu , avaient dû attendre que l'incendie fut
WATERLOO. 51

éteint. Il était midi que l'avant-garde de Bülow n'avait pu


encore atteindre Chapelle - Saint-Lambert.
L'action, commencée deux heures plus tôt, eût été finie
à quatre heures, et Blücher serait tombé sur la bataille
gagnée par Napoléon. Tels sont ces immenses hasards, pro
portionnés à un infini qui nous échappe.
Dès midi, l'empereur, le premier, avec sa longue -vue,
avait aperçu à l'extrême horizon quelque chose qui avait
fixé son attention. Il avait dit : Je vois là -bas un nuage
qui me parait être des troupes. Puis il avait demandé au
duc de Dalmatie : Soult, que voyez -vous vers Chapelle
Saint-Lambert ? Le maréchal braquant sa lunette avait
répondu : Quatre ou cinq mille hommes, sire. Évidem
ment Grouchy. — Cependant cela restait immobile dans la
brume. Toutes les lunettes de l'état-major avaient étudié
« le nuage » signalé par l'empereur . Quelques-uns avaient
dit : Ce sont des colonnes qui font halte. La plupart avaient
dit : Ce sont des arbres. La vérité est que le nuage ne remuait
pas. L'empereur avait détaché en reconnaissance vers ce
point obscur la division de cavalerie légère de Domon.
Bülow en effet n'avait pas bougé. Son avant-garde était
très faible, et ne pouvait rien. Il devait attendre le gros du
corps d'armée et il avait l'ordre de se concentrer avant
d'entrer en ligne ; mais à cinq heures, voyant le péril de
Wellington, Blücher ordonna à Bülow d'attaquer et dit
ce mot remarquable : « Il faut donner de l'air à l'armée
anglaise. »
Peu après, les divisions Losthin , Hiller, Hacke et Ryssel
se déployaient devant le corps de Lobau, la cavalerie du
prince Guillaume de Prusse débouchait du bois de Paris,
Plancenoit était en flammes, et les boulets prussiens com
mençaient à pleuvoir jusque dans les rangs de la garde en
réserve derrière Napoléon .
52 LES MISÉRABLES. - COSETTE.

XII

LA GARDL

On sait le reste, l'irruption d'une troisième armée, la ba


taille disloquée, quatrevingt-six bouches à feu tonnant
tout à coup , Pirch Ier survenant avec Bülow, la cavalerie
de Zieten menée par Blücher en personne , les français re
foulés, Marcognet balayé du plateau d'Ohain, Durutte dé
logé de Papelotte, Donzelot et Quiot reculant, Lobaú pris
en écharpe, une nouvelle bataille se précipitant à la nuit
tombante sur nos régiments démantelés, toute la ligne
anglaise reprenant l'offensive et poussée en avant, la gigan
tesque trouée faite dans l'armée française, la mitraille
anglaise et la mitraille prussienne s'entraidant, l'extermi
nation, le désastre de front, le désastre en flanc, la garde
entrant en ligne sous cet épouvantable écroulement.
Comme elle sentait qu'elle allait mourir, elle cria : vive
l'empereur ! L'histoire n'a rien de plus émouvant que cette
agonie éclatant en acclamations.
Le ciel avait été couvert toute la journée. Tout à coup ,
en ce moment-là même, il était huit heures du soir, les
nuages de l'horizon s'écartèrent et laissèrent passer, à tra
vers les ormes de la route de Nivelles, la grande rougeur
sinistre du soleil qui se couchait. On l'avait vu se lever à
Austerlitz .
Chaque bataillon de la garde, pour ce dénouement, était
commandé par un général. Friant, Michel, Roguet, Harlet,
WATERLOO . 53

Mallet, Poret de Morvan , étaient là. Quand les hauts bon


nets des grenadiers de la garde avec la large plaque à l'ai
gle apparurent , symétriques, alignés, tranquilles, superbes,
dans la brume de cette mêlée, l'ennemi sentit le respect de
la France ; on crut voir vingt victoires entrer sur le champ
de bataille, ailes déployées, et ceux qui étaient vainqueurs,
s'estimant vaincus , reculèrent ; mais Wellington cria :
Debout, gardes, el visez juste ! le régiment rouge des gar
des anglaises, couché derrière les haies, se leva, une nuće
de mitraille cribla le drapeau tricolore frissonnant autour
de nos aigles, tous se ruèrent, et le suprême carnage com
mença. La garde impériale sentit dans l'ombre l'armée
lâchant pied autour d'elle, et le vaste ébranlement de la
déroute, elle entendit le sauve -qui-peut! qui avait rem
placé le vive l'empereur ! et, avec la ſuite derrière elle,
elle continua d'avancer, de plus en plus foudroyée et mou
rant davantage à chaque pas qu'elle faisait. Il n'y eut
point d'hésitants ni de timides. Le soldat dans cette troupe
était aussi héros que le général. Pas un homme ne man
qua au suicide.
Ney, éperdu, grand de toute la hauteur de la mort
acceptée, s'offrait à tous les coups dans cette tourmente.
Il eut là son cinquième cheval tué sous lui . En sueur, la
flamme aux yeux, l'écume aux lèvres, l'uniforme débou
tonné, une de ses épaulettes à demi coupée par le coup de
sabre d'un horse-guard, sa plaque de grand - aigle bosselée
par une balle, sanglant, fangeux, magnifique, une épée cas
sée à la main, il disait : Venez voir comment meurt un ma
réchal de France sur le champ de bataille ! Mais en vain ;
il ne mourut pas. Il était hagard et indigné. Il jetait à Drouet
d'Erlon cette question : Est-ce que tu ne te fais pas tuer,
toi ? Il criait au milieu de toute cette artillerie écrasant
une poignée d'hommes : - Il n'y a donc rien pour moi !
Oh ! je voudrais que tous ces boulets anglais m'entrassent
dans le ventre ! Tu étais réservé à des balles françaises,
infortuné !
54 LES MISÉRABLES. COSETTE .

LA CATASTROTIB

La déroute derrière la garde fut lugubre.


L'armée plia br icment de tous les côtés à la fois, de
llougomont , de la llaie-Sainte , de Papelotte, de Plancenoit.
Le cri trahison ! fut suivi du cri sauve-qui-pcut ! l'ncarmée
qui se débande, c'est un dégel. Tout fléchit, su fèle, craque,
llotte , roule, tombe, se heurte , se hâte, se précipite. Dé
sagrégation inouïe. Ney emprunte un cheval, saute dessus,
et, sans chapeau , sans cravate, sans épée , se met en travers
de la chaussée de Bruxelles, arrêtant à la fois les anglais
et les français. Il tâche de retenir l'armée, il la rappelle, il
l'insulte, il se cramponne à la déroute. Il est débordé. Les
soldats le fuient, en criant : l’ive le maréchal Ney ! Deux
régiments de Durutte vont et viennent effarés et comme
ballottés entre le sabre des uhlans et la fusillade des bri
gados de Kempt, de Best, de Pack ct de Rylandt; la pire
des mêlécs, c'est la déroute : les amis s'entre-tuent pour
fuir ; les escadrons et les bataillons se brisent et se disper
sent les uns contre les autres, énorme écume de la bataille.
Lobau à une extrémité comme Reille à l'autre sont roulés
dans le fot . En vain Napoléon fait des murailles avec ce
qui lui reste de la garde ; en vain il dépense à un dernier
effort ses escadrons de service. Quiot recule devant Vivian ,
Kellermann devant Vandeleur, Lobau devant Bülow, Morand
devant Pirch, Domon et Subervic devant le prince Guillaume
WATERLOO . 55

de Prusse. Guyot, qui a mené à la charge les escadrons de


l'empereur, tombe sous les pieds des dragons anglais.
Napoléon court au galop le long des fuyards, les harangue,
presse, menace, supplie. Toutes les bouches qui criaient
le matin vive l'empereur, restent béantes ; c'est à peine si
on le connaît. La cavalerie ' prussienne, fraiche venue,
s'élance, vole, sabre, taille, hache, tue et extermine . Les
attelages se ruent, les canons se sauvent ; les soldats du
train détellent les caissons et en prennent les chevaux pour
s'échapper, des fourgons culbutés les quatre roues en l'air
entravent la route et sont des occasions de massacre . On
s'écrase, on se foule, on marche sur les morts et sur les
vivants. Les bras sont éperdus. Une multitude vertigineuse
emplit les routes, les sentiers, les ponts, les plaines, les
collines, les vallées, les bois, encombrés par cette évasion
de quarante mille hommes. Cris, désespoir, sacs et fusils
jetés dans les seigles, passages frayés à coups d'épée, plus
de camarades, plus d'officiers, plus de généraux, une
inexprimable épouvante. Zieten sabrant la France à so
aise . Les lions devenus chevreuils. Telle fut cette fuite.
A Genappe, on essaya de se retourner, de faire front,
d'enrayer. Lobau rallia trois cents hommes. On barricada
l'entrée du village ; mais, à la première volée de la mi
traille prussienne, tout se remit à fuir, et Lobau fut. pris.
On voit encore aujourd'hui cette volée de mitraille em
preinte sur le vieux pignon d'une masure en brique à
droite de la route, quelques minutes avant d'entrer à
Genappe. Les prussiens s'élancèrent dans Genappe, furieux
sans doute d'être si peu vainqueurs. La poursuite fut mons
trueuse. Blücher ordonna l'extermination . Roguet avait
donné ce lugubre exemple de menacer de mort tout grena
dier français qui lui amènerait un prisonnier prussien. Blü
cher dépassa Roguet. Le général de la jeune garde,
Duhesme, acculé sur la porte d'une auberge de Genappe,
rendit son épée à un hussard de la mort qui prit l'épée et
tua le prisonnier. La victoire s'acheva par l'assassinat des
vaincus. Punissons, puisque nous sommes l'histoire : le
jieux Blücher se déshonora. Cette férocité mit le comblo
au désastre. La déroute désespérée traversa Genappe,
traversa les Quatre-Bras, traversa Gosselies, traversa
56 LES MISÉRABLES. -
COSETTE .

Frasnes, traversa Charleroi , traversa Thuin, et ne s'arrêta


qu'à la frontière. Hélas ! et qui donc fuyait de la sorte ? la
grande armée.
Ce vertige, cette terreur, cette chute en ruine de la plus
haute bravoure qui ait jamais étonné l'histoire, est-ce que
cela est sans cause ? Non . L'ombre d'une droite énorme se
projette sur Waterloo. C'est la journée du destin . La force
au-dessus de l'homme a donné ce jour-là . De là le pli
épouvanté des têtes ; de là toutes ces grandes âmes
rendant leur épée. Ceux qui avaient vaincu l'Europe sont
tombés terrassés, n'ayant plus rien à dire ni à faire, sen
tant dans l'ombre une présence terrible. Hoc erat in fatis
Ce jour-là, la perspective du genre humain a changé. Wa
terloo , c'est le gond du dix-neuvième siècle . La disparition
du grand homme était nécessaire à l'avénement du grand
siècle . Quelqu'un à qui on ne réplique pas s'en est chargé.
La panique des héros s'explique . Dans la bataille de Water
loo , il y a plus que du nuage, il y a du météore. Dieu a
passé .
A la nuit tombante , dans un champ près de Genappe,
Bernard et Bertrand saisirent par un pan de sa redingote
et arrêtèrent un homme hagard, pensiſ, sinistre , qui , en
trainé jusque-là par le courant de la déroute , venait de
mettre pied à terre, avait passé sous son bras la bride de
son cheval, et, l'æil égaré, s'en retournait seul vers Wa
terloo . C'était Napoléon essayant encore d'aller en avant,
immense somnambule de ce rêve écroulé.
WATERLOO . 57

XIV

LS DERNIER CARRE

Quelques carrés de la garde, immobiles dans le ruissel


lement de la déroute comme des rochers dans de l'eau qui
coule, tinrent jusqu'à la nuit. La nuit venant, la mort
aussi , ils attendirent cette ombre double, et, inébranlables,
s'en laissèrent envelopper. Chaque régiment, isolé des
autres et n'ayant plus de lien avec l'armée rompue de
toutes parts, mourait pour son compte . Ils avaient pris
position , pour faire cette dernière action , les uns sur les
hauteurs de Rossomme , les autres dans la plaine de Mont
Saint-Jean. Là, abandonnés, vaincus, terribles, ces carrés
sombres agonisaient formidablement . Ulm , Wagram , Iéna,
Friedland mouraient en eux .
Au crépuscule, vers neuf heures du soir, au bas du pla
teau de Mont-Saint-Jean , il en restait un . Dans ce vallon
funeste, au pied de cette pente gravie par les cuirassiers,
inondée maintenant par les masses anglaises, sous les feux
convergents de l'artillerie ennemie victorieuse, sous une
eiroyable densité de projectiles, ce carré luttait. Il était
commandé par un officier obscur nommé Cambronne. A
chaque décharge, le carré diminuait, et ripostait. Il répli
quait à la mitraille par la fusillade, rétrécissant continuel
lement ses quatre murs. De loin les fuyards, s'arrêtant par
moment essoufflés, écoutaient dans les ténèbres ce sombre
tonnerre décroissant .
Quand cette légion ne fut plus qu'une poignée, quand
58 LES MISÉRABL . COSETTE .
ES
leur drapeau ne fut plus qu'une loque, quand leurs fusils
épuisés de balles ne furent plus que des bâtons, quand le
tas de cadavres fut plus grand que le groupe vivant, il y
eut parmi les vainqueurs une sorte de terreur sacrée autour
de ces mourants sublimes, et l'artillerie anglaise, repre
nant haleine, fit silence . Co fut une espèce de répit. Ce
combattants avaient autour d'eux comme un fourmille
ment de spectres, des silhouettes d'hommes à cheval, le
profil noir des canons, le ciel blanc aperçu à travers les
roues et les affùts ; la colossale tête de mort que les héros
entrevoient toujours dans la fumée au fond de la bataille ,
s'avançait sur eux ct les regardait. Ils purent entendre dans
l'ombre crépusculaire qu'on chargeait les pièces , les mè
ches allumées pareilles à des yeux de tigre dans la nuit
firent un cercle autour de leurs têtes, tous les boute - feu
des batteries anglaises s'approchèrent des canons, et alors,
ému , tenant la minute suprême suspendue au-dessus de
ces hommes, un général anglais, Colville selon les uns,
Maitland selon les autres, leur cria : Braves français, ren
dez-vous ! Cambronne répondit : Merde ! .....
WATERLOO. 59

XV

CAMBRONNB

Le lecteur français voulant être respecté, le plus beau


mot peut- être qu'un français ait jamais dit ne peut lui être
répété. Défense de déposer du sublime dans l'histoire .
A nos risques et périls, nous enfreignons cette défense.
Donc, parmi ces géants, il y eut un titan , Cambronne.
Dire ce mot , et mourir ensuite, quoi de plus grand ? car
c'est mourir que de le vouloir, et ce n'est pas la faute de
cet homme, si , mitraillé, il a survécu .
L'homme qui gagné la bataille de Waterloo, ce n'est
pas Napoléon en déroute, ce n'est pas Wellington pliant à
quatre heures , désespéré à cinq, ce n'est pas Blücher qui
ne s'est point battu ; l'homme qui a gagné la bataille de
Waterloo , c'est Cambronne.
Foudroyer d'un tel mot le tonnerre qui vous tue, c'est
vaincre .
Faire cette réponse à la catastrophe , dire cela au destin ,
donner cette base au lion futur, jeter cette réplique à la
pluie de la nuit, au mur traître de llougomont, au chemin
creux d'Ohain, au retard de Grouchy, à l'arrivée de Blü
cher, être l'ironie dans le sépulcre, faire en sorte de rester
debout après qu'on sera tombé, noyer dans deux syllabes
la coalition européenne, offrir aux rois ces latrines déjà
connues des césars, faire du dernier des mots le premier
en y mêlant l'éclair de la France, clore insolemment Wa
60 LES MISÉRABLES . COSETTE .

terloo par le mardi gras, compléter Léonidas par Rabelais,


résumer cette victoire dans une parole suprême impos
sible à prononcer, perdre le terrain et garder l'histoire,
après ce carnage avoir pour soi les rieurs, c'est immense .
C'est l'insulte à la foudre. Cela atteint la grandeur es
chylienne .
Le mot de Cambronne fait l'effet d'une fracture . C'est la
fracture d'une poitrine par le dédain ; c'est le trop-plein
de l'agonie qui fait explosion. Qui a vaincu ? Est-ce Welling
ton ? Non. Sans Blücher il était perdu. Est-ce Blücher ?
Non . Si Wellington n'eût pas commencé, Blücher n'aurait
pu finir. Ce Cambronne, ce passant de la dernière heure,
ce soldat ignoré, cet infiniment petit de la guerre, sent
qu'il y a là un mensonge, un mensonge dans une cata
strophe, redoublement poignant, et, au moment où il en
éclate de rage, on lui offre cette dérision , la vie ! Comment
ne pas bondir ? Ils sont là, tous les rois de l'Europe, les
généraux heureux, les Jupiters tonnants, ils ont cent mille
soldats victorieux, et derrière les cent mille, un million,
leurs canons, mèche allumée, sont béants, ils ont sous leurs
talons la garde impériale et la grande armée, ils viennent
d'écraser Napoléon, et il ne reste plus que Cambronne ; il
n'y a plus pour protester que ce ver de terre. Il protestera .
Alors il cherche un mot comme on cherche une épée. Il
lui vient de l'écume, et cette écume, c'est le mot. Devant
cette victoire prodigieuse et médiocre, devant cette vic
toire sans victorieux, ce désespéré se redresse ; il en subit
l'énormité, mais il en constate le néant ; et il fait plus que
cracher sur elle ; et, sous l'accablement du nombre, de la
force et de la matière , il trouve à l'âme une expression,
l'excrément . Nous le répétons, dire cela, faire cela, trou
yer cela, c'est être le vainqueur.
L'esprit des grands jours entra dans cet homme inconnu
à cette minute fatale . Cambronne trouve le mot de Water
loo comme Rouget de l'Isle trouve la Marseillaise, par vi
sitation du souffle d'en haut. Une effluve de l'ouragan divin
se détache et vient passer à travers ces hommes, et ils
tressaillent, et l'un chante le chant suprême et l'autre
pousse le cri terrible. Cette parole du dédain titanique,
Cambronne ne la jette pas seulement à l'Europe au nom
WATERLOO. 61

de l'empire, ce serait peu ; il la jette au passé au nom de


la révolution . On l'entend, et l'on reconnaît dans Cam
bronne la vieille âme des géants. Il semble que c'est Danton
qui parle ou Kléber qui rugit.
Au mot de Cambronne, la voix anglaise répondit : feu !
les batteries flamboyèrent, la colline trembla, de toutes
ces bouches d'ai sortit un dernier vomissement de
mitraille, épouvantable ; une vaste fumée, vaguement blan
chie du lever de la lune, roula, et quand la fumée se dis
sipa, il n'y avait plus rien. Ce reste formidable était anéanti,
la garde était morte. Les quatre murs de la redoute
vivante gisaient, à peine distinguait-on çà et là un tressail
lement parmi les cadavres ; et c'est ainsi que les légions
françaises, plus grandes que les légions romaines, expi
rèrent à Mont-Saint-Jean sur la terre mouillée de pluie et
de sang, dans les blés sombres, à l'endroit où passe main
tenant à quatre heures du matin, en sifflant et en fouettant
gaîment son cheval, Joseph, qui fait le service de la malle
poste de Nivelles.
62 LES MISÉRABLES. COSETTE.

XVI

QUOT LIBRAS IN DUCBI

La bataille de Watcrloo est une énigme. Elle est aussi


obscure pour ceux qui l'ont gagnée que pour celui qui l'a
perdue. Pour Napoléon, c'est une panique* ; Blücher n'y
voit que du feu ; Wellington n'y comprend rien . Voyez les
rapports. Les bulletins sont confus , les commentaires sont
embrouillés. Ceux-ci balbutient, ceux-là bégayent. Jomini
partage la bataille de Waterloo en quatre moments ; Muf
fling la coupe en trois péripéties ; Charras, quoique sur
quelques points nous ayons une autre appréciation que
lui, a seul saisi de son fier coup d'ail les linéaments carac
téristiques de cette catastrophe du génie humain aux
prises avec lc hasard divin. Tous les autres historiens ont un
certain éblouissement, et dans cet éblouissement ils tâton
nent. Journée fulgurante, en effet, écroulement de la
monarchie militaire qui, à la grande stupeur des rois, a
entraîné tous les royaumes, chute de la force, déroute de
la guerre .
Dans cet événement, empreint de nécessité surhumaine,
la part des hommes n'est rien.
1

« Une bataille terminée, une journée finie, de fausses mesures


« réparécs, de plus grands succès assurés pour le lendemain, tout
• fut perdu par un moment de terreur panique. »
( NAPOLÉON, Dictées de Sainte-Hélène .
WATERLOO . 63

Retirer Waterloo à Wellington et à Blücher, est-ce ôter


quelque chose à l'Angleterre et à l'Allemagne ? Non. Ni
cette illustre Angleterre ni cette auguste Allemagne ne
sont en question dans le problème de Waterloo. Grâce au
ciel, les peuples sont grands en dehors des lugubres aven
tures de l'épée. Ni l'Allemagne, ni l'Angleterre, ni la
France, ne tiennent dans un fourreau . Dans cette époque
où Waterloo n'est qu'un cliquetis de sabres, au-dessus de
Blücher l'Allemagne a Geethe et au-dessus de Wellington
l'Angleterre a Byron. Un vaste lever d'idées est propre à
notre siècle , et dans cette aurore l'Angleterre et l'Alle
magne ont une lueur magnifique. Elles sont majestueuses
parce qu'elles pensent. L'élévation de niveau qu'elles
apportent à la civilisation leur est intrinsèque ; il vient
d'elles -mêmes, ct non d'un accident. Ce qu'elles ont d'agran
dissement au dix-neuvième siècle n'a point Waterloo pour
source. Il n'y a que les peuples barbares qui aient des
crues ubites après une ire. C'est la nité passagère
des torrents enflés d'un orage. Les peuples civilisés,
surtout au temps où nous sommes, ne se haussent ni ne
s'abaissent par la bonne ou mauvaise fortune d'un capi
taine. Leur poids spécifique dans le genre humain résulte
de quelque chose de plus qu'un combat. Leur honneur,
Dieu merci , leur dignité, leur lumière, leur génie, ne sont
pas des numéros que les héros et les conquérants, ces
joueurs, peuvent mettre à la loterie des batailles. Souvent
bataille perdue, progrès conquis. Moins de gloire, plus de
liberté . Le tambour se tait, la raison prend la parole. C'est
le jeu à qui perd gagne. Parlons donc de Waterloo froide
ment des deux côtés. Rendons au hasard ce qui est au
hasard et à Dieu ce qui est à Dieu. Qu'est-ce que Waterloo ?
Une victoire ? Non . Un quine.
Quine gagné par l'Europe, payé par la France.
Ce n'était pas beaucoup la peine de mettre là un lion.
Waterloo du reste est la plus étrange rencontre qui soit
dans l'histoire. Napoléon et Wellington . Ce ne sont pas des
ennemis, ce sont des contraires. Jamais Dieu , qui se plaît
aux antithèses, n'a fait un plus saisissant contraste et une
confrontation plus extraordinaire. D'un côté la précision,
la prévision, la géométrie, la prudence, la retraite assurée,
64 LES MISÉRABLES. COSETTE .

les réserves ménagées, un sang -froid opiniâtre, une mé


thode imperturbable; la stratégie qui profite du terrain,
la tactique qui équilibre les bataillons, le carnage tiré au
cordeau , la guerre réglée montre en main, rien laissé
volontairement au hasard, le vieux courage classique, la
correction absolue ; de l'autre l'intuition, la divination,
l'étrangeté militaire, l'instinct surhumain, le coup d'æil
flamboyant, on ne sait quoi qui regarde comme l'aigle et
qui frappe comme la foudre, un art prodigieux dans une
impétuosité dédaigneuse, tous les mystères d'une âme
profonde, l'association avec le destin , le fleuve, la plaine,
la forêt, la colline, sommés et en quelque sorte forcés
d'obéir, le despote allant jusqu'à tyranniser le champ de
bataille, la foi à l'étoile mêlée à la science stratégique, la
grandissant, mais la troublant. Wellington était le Barême
de la guerre, Napoléon en était le Michel-Ange, et cette
fois le génie fut vaincu par le calcul.
Des deux côtés on attendait quelqu'un. Ce fut le calcula
teur exact qui réussit. Napoléon attendait Grouchy ; il ne
vint pas. Wellington attendait Blücher ; il vint.
Wellington , c'est la guerre classique qui prend sa re
vanche. Bonaparte, à son aurore, l'avait rencontrée en
Italie, et superbement battue. La vieille chouette avait
fui devant le jeune vautour. L'ancienne tactique avait été
non seulement foudroyée, mais scandalisée. Qu'était- ce
que ce corse de vingt-six ans ? que signifiait cet ignorant
splendide qui, ayant tout contre lui , rien pour lui, sans
vivres, sans munitions, sans canons, sans souliers, presque
sans armée, avec une poignée d'hommes contre des masses,
se ruait sur l'Europe coalisée, et gagnait absurdement des
victoires dans l'impossible ? D'où sortait ce forcené fou
droyant qui , presque sans reprendre haleine, et avec le
même jeu de combattants dans la main, pulvérisait l'une
après l'autre les cinq armées de l'empereur d'Allemagne,
culbutant Beaulieu sur Alvinzi, Wurmser sur Beaulieu ,
Mélas sur Wurmser, Mack sur Mélas ? Qu'était-ce que ce
nouveau venu de la guerre ayant l'effronterie d'un astre ?
L'école académique militaire l'excommuniait én lâchant
pied. De là une implacable rancune du vieux césarisme
contre le nouveau, du sabre correct contre l'épée flam
WATERLOO. 65

boyante, et de l'échiquier contre le génie. Le 18 juin 1815,


cette rancune eut le dernier mot, et au-dessous de Lodi,
de Montebello, de Montenotte, de Mantoue, de Marengo,
d'Arcole, elle écrivit : Waterloo. Triomphe des médiocres,
doux aux majorités. Le destin consentit à cette ironie. A
son déclin, Napoléon retrouva devant lui Wurmser jeune.
Pour avoir Wurmser en effet, il suffit de blanchir les
cheveux de Wellington.
Waterloo est une bataille du premier ordre gagnée par
un capitaine du second.
Ce qu'il faut admirer dans la bataille de Waterloo, c'est
l'Angleterre, c'est la fermeté anglaise, c'est la résolution
anglaise, c'est le sang anglais ; ce que l'Angleterre a eu là
de superbe, ne lui en déplaise, c'est elle -même. Ce n'est
pas son capitaine, c'est son armée.
Wellington, bizarrement ingrat, déclare dans une lettre
à lord Bathurst que son armée, l'armée qui a combattu
le 18 juin 1815, était une « détestable armée » . Qu'en
pense cette sombre mêlée d'ossements enfouis sous les
sillons de Waterloo ?
L'Angleterre a été trop modeste vis- à -vis de Wellington.
Faire Wellington si grand, c'est faire l’Angleterre petite.
Wellington n'est qu'un héros comme un autre. Ces écossais
gris, ces horse -guards, ces régiments de Maitland et de
Mitchell, cette infanterie de Pack et de Kempt, cette
cavalerie de Ponsomby et de Somerset, ces highlanders
jouant du pibroch sous la mitraille, ces bataillons de
Rylandt, ces recrues toutes fraiches qui savaient à peine
manier le mousquet tenant tête aux vieilles bandes
d'Essling et de Rivoli , voilà ce qui est grand. Wellington a
été tenace, ce fut là son mérite, et nous ne le lui marchan
dons pas, mais le moindre de ses fantassins et de ses cava
2
liers a été tout aussi solide que lui. L'iron-soldier vaut
l'iron -duke. Quant à nous, toute notre glorification va au
soldat anglais, à l'armée anglaise, au peuple anglais. Si
.
e
trophée il y a, c'est à l'Angleterre que le trophée est dû.
La colonne de Waterloo serait plus juste si, au lieu de la
?
figure d'un homme, elle élevait dans la nue la statue d'un
e
peuple.
Mais cette grande Angleterre s'irritera de ce que nous
]
LES MISÉRABLES . COSETTE.

disons ici. Elle à encore, après son 1688 et notre 1789,


l'illusion féodale. Elle croit à l'hérédité et à la hiérarchie .
Ce peuple, qu'aucun ne dépasse en puissance et en gloire,
s'estime comme nation, non comme peuple. En tant que
peuple, il se subordonne volontierset prend un lord pour
une tête . Workmann, il se laisse dédaigner ; soldat, il se
laissé bâtonner. On se souvient qu'à la bataille d'Inkermann
un sergent qui , à ce qu'il paraît, avait sauvé l'armée, ne
put être mentionné par lord Raglan, la hiérarchie militaire
anglaise ne permettant de citer dans un rapport aucun
héros au-dessous du grade d'officier.
Ce que nous admirons par-dessus tout, dans une ren
contre du genre de celle de Waterloo , c'est la prodigieuse
habileté du hasard. Pluie nocturne, mur de Hougomont,
chemin creux d'Ohain , Grouchy sourd au canon, guide de
Napoléon qui le trompe, guide de Bülow qui l'éclaire ;
tout ce cataclysme est merveilleusement conduit.
Au total , disons -le , il y eut à Waterloo plus de massacre
que de bataille.
Waterloo est de toutes les batailles rangées celle qui a
le plus petit front sur un tel nombre de combattants.
Napoléon, trois quarts de lieue, Wellington , une demi
lieue ; soixante -douze mille combattants de chaque côté.
De cette épaisseur vint le carnage.
On a fait ce calcul et établi cette proportion : Perte
d'hommes : - A Austerlitz, français, quatorze pour cent ;
russes, trente pour cent ; autrichiens , quarante- quatre
pour cent. A Wagram, français, treize pour cent ; autri
chiens, quatorze. A la Moskowa, français, trente - sept pour
cent; russes, quarante-quatre. A Bautzen , français, treizé
pour cent, russes et prussiens, quatorze. A Waterloô,
français, cinquante-six pour cent ; alliés, trente et üñ .
Total pour Waterloo , quarante et un pour ceñt. Cent
quarante - quatre mille combattants ; soixante mille morts.
Le champ de Waterloo aujourd'hui à le calme qui appar
tient à la terre, support impassible de l'homme, et il res
semble à toutes les plaines.
La nuit pourtant une espèce de brume visionnaire s'en
dégage , et si quelque voyageur s'y promène, s'il regarde,
all écoute, s'il rêve comme Virgile dans les funeštos plaines
WATERLOO . 61

de Philippes, l'hallucination de la catastrophe le saisit.


L'effrayant 18 juin revit ; la fausse colline monument
s'efface, ce lion quelconque se dissipe, le champ de bataille
reprend sa réalité ; des lignes d'infanterie ondulent dans
la plaine, des galops furieux traversent l'horizon ; le son
geur effaré voit l'éclair des sabres, l'étincelle des bayon
ettes, le flamboiement des bombes, l'entre - croisement
monstrueux des tonnerres ; il entend , comme un râle au
fond d'une tombe, la clameur vague de la bataille fantôme;
ces ombres, ce sont les grenadiers ; ces lueurs, ce sont les
cuirassiers ; ce squelette, c'est Napoléon ; ce squelette,
c'est Wellington ; tout cela n'est plus et se heurte et com
bat encore ; et les ravins s'empourprent, et les arbres
frissonnent, et il y a de la furie jusque dans les nuées,
et, dans les ténèbres, toutes ces hauteurs farouches,
Mont- Saint- Jean , Hougomont , Frischemont , Papelotte ,
Plancenoit, apparaissent confusément couronnées de tour
billons de spectres s'exterminant.
68 LES MISÉRABLES. COSETTR.

YVII

PAUT - IL TROUVER BON WATERLOO :

n existe une école libérale très respectable qui ne


hait point Waterloo. Nous n'en sommes pas. Pour nous,
Waterloo n'est que la date stupéfaite de la liberté. Qu'un
tel aigle sorte d'un tel auf, c'est à coup sûr l'inat
tendu .
Waterloo, si l'on se place au point de vue culminant de
la question , est intentionnellement une victoire contre
révolutionnaire. C'est l'Europe contre la France, c'est
Pétersbourg, Berlin et Vienne contre Paris, c'est le statu
quo contre l'initiative, c'est le 14 juillet 1789 attaqué à
travers le 20 mars 1815, c'est le branle-bas des monarchies
contre l'indomptable émeute française. Éteindre enfin ce
vaste peuple en éruption depuis vingt-six ans, tel était le
rêve. Solidarité des Brunswick , des Nassau , des Romanoff,
des Hohenzollern , des Habsburg , avec les Bourbons .
Waterloo porte en croupe le droit divin. Il est vrai que
l'empire ayant été despotique, la royauté, par la réaction
1 naturelle des choses, devait forcément être libérale, et
qu'un ordre constitutionnel à contre - coeur est sorti de
Waterloo, au grand regret des vainqueurs. C'est que la
révolution ne peut être vraiment vaincue, et qu'étant
movidentielle et absolument fatale, elle reparaît toujours,
WATERLOO . 09

avant Waterloo , dans Bonaparte jetant bas les vieux


trônes, après . Waterloo, dans Louis XVIII octroyant et
subissant la charte. Bonaparte met un postillon sur le
trône de Naples et un sergent sur le trône de Suède,
employant l'inégalité à démontrer l'égalité ; Louis XVIII à
Saint-Ouen contresigne la déclaration des droits de
l'homme. Voulez - vous vous rendre compte de ce que c'est
que la révolution , appelez -la Progrès ; et voulez-vous vous
rendre compte de ce que c'est que le progrès, appelez-le
Demain. Demain fait irrésistiblement son ouvre, et il la fait
dès aujourd'hui. Il arrive toujours à son but, étrangement.
Il emploie Wellington à faire de Foy, qui n'était qu'un
soldat, un orateur. Foy tombe à Hougomont et se relève à
la tribune. Ainsi procède le progrès. Pas de mauvais outil
pour cet ouvrier -là. Il ajuste à son travail divin, sans se
déconcerter, l'homme qui a enjambé les Alpes , et le
bon vieux malade chancelant du père Élysée. Il se sert du
podagre comme du conquérant ; du conquérant au dehors,
du podagre au dedans. Waterloo, en coupant court à la
démolition des trônes européens par l'épée, n'a eu d'autre
effet que de faire continuer le travail révolutionnaire d'un
autre côté. Les sabreurs ont fini, c'est le tour des penseurs.
Le siècle que Waterloo voulait arrêter a marché dessus et
a poursuivi sa route. Cette victoire sinistre a été vaincue
par la liberté.
En somme, et incontestablement, ce qui triomphait à
Waterloo, ce qui souriait derrière Wellington, ce qui lui
apportait tous les bâtons de maréchal de l'Europe, y com
pris, dit-on, le bâton de maréchal de France, ce qui rou
lait joyeusement les brouettées de terre pleine d'osse
ments pour élever la butte du lion, ce qui a triomphalement
écrit sur ce piédestal cette date : 18 juin 1815 , ce qui en
courageait Blücher sabrant la déroute, ce qui du haut du
plateau de Mont - Saint- Jean se penchait sur la France
comme sur une proie, c'était la contre-révolution. C'est la
contre-révolution qui murmurait ce mot infâme : démem
brement. Arrivée à Paris, elle a vu le cratère de prés, elle
a senti ne cette cendre lui brûlait les pieds, et elle s'est
ravisée. Elle est revenue au bégayement d'une charte.
Ne voyons dans Waterloo que ce qui est dans Waterloo.
70 LES MISÉRABLES. COSETTE.

De liberté intentionnelle, point. La contre -révolution était


involontairement libérale , de même que, par un phénomène
correspondant, Napoléon était involontairement révolu
tionnaire . Le 18 juin 1815, Robespierre à cheval fut désar
çonné.
WATERLOQ, 71

XVIII

RECRUDESCENCE DU DROIT DIVIN

Fin de la dictature. Tout un système d'Europe croula.


L'empire s'affaissa dans une ombre qui ressembla à celle
du monde romain expirant. On revitde l'abime commeau
temps des barbares. Seulement la barbarie de 1815 , qu'il
faut nommer, de son petit nom , la contre-révoluțion , avait
peu d'haleine, s'essouffla vite, et resta court. L'empire,
avoyons-le, fut pleuré, et pleuré par des yeux héroïques .
Si la gloire est dans le glaiye fait sceptre, l'empire avait
été la gloire même. Il avait répandu sur la terre toute la
lumière que la tyrannie peut donner ; lumière sombre .
Disons plus : lumière obscure. Comparée au jour yrai , c'est
de la guit. Cette disparition de la nuit fit l'effet d'une
éclipse .
Louis XVIII rentra dans Paris. Les danses en rond du 8 juil
let effacèrent les enthousiasmes du 20 mars . Le corse
devint l'antithèse du béarnais. Le drapeau du dôme des
Tuileries fut blanc. L'exil trồna. Lą table de sapin de Hart
well prit place devant le fauteuil fleurdelysé de Louis XIV.
On parla de Bouvines et de Fontenoy comme d'hier, Aus
terlitz ayant vieilli, L'autel et le trône fraternisèrent majes
tueusemeğt. Une des formes les plus incontestées du salut
de la société au dix-neuvième siècle s'établit sur la France
et sur le continent. L'Europe prit la cocarde blanche . Trest
72 LES MISÉRABLES. COSETTE .

taillon fut célèbre. La devise non pluribus impar reparut


dans des rayons de pierre figurant un soleil sur la façade
de la caserne du quai d'Orsay. Où il y avait eu une garde
impériale, il y eut une maison rouge. L'arc du carrousel,
' tout chargé de victoires mal portées, dépaysé dans ces
nouveautés, un peu honteux peut- être de Marengo et d'Ar
cole, se tira d'affaire avec la statue du duc d'Angoulême.
Le cimetière de la Madeleine, redoutable ' fosse commune
de 93, se couvrit de marbre et de jaspe, les os de Louis XVI
et de Marie-Antoinette étant dans cette poussière. Dans le
fossé de Vincennes, un cippe sépulcral sortit de terre, rap
pelant que le duc d'Enghien était mort dans le mois même
où Napoléon avait été couronné. Le pape Pie VII, qui avait
fait ce sacre très près de cette mort, bénit tranquillement
la chute comme il avait béni l'élévation . Il y eut à Schen
brunn une petite ombre âgée de quatre ans qu'il fut sédi
tieux d'appeler le roi de Rome. Et ces choses se sont faites,
et ces rois ont repris leurs trônes, et le maître de l'Europe
a été mis dans une cage, et l'ancien régime est devenu le
nouveau , et toute l'ombre et toute la lumière de la terre
ont changé de place, parce que, dans l'après-midi d'un
jour d'été, un pâtre a dit à un prussien dans un bois : pas
sez par ici et non par là !
Ce 1815 fut une sorte d'avril lugubre. Les vieilles réalités
malsaines et vénéneuses se couvrirent d'apparences neuves.
Le mensonge épousa 1789, le droit divin se masqua d'une
charte, les fictions se firent constitutionnelles, les préjugés,
les superstitions et les arrière -pensées, avec l'article 14 au
caur, se vernirent de libéralisme. Changement de peau
des serpents .
L'homme avait été à la fois agrandi et amoindri par
Napoléon. L'idéal, sous ce règne de la matière splendide,
avait reçu le nom étrange d'idéologie. Grave imprudence
d'un grand homme, tourner en dérision l'avenir. Les peu
ples cependant, cette chair à canon si amoureuse du canon
nier, le cherchaient des yeux. Où est -il ? Que fait -il ? Napo
léon est mort, disait un passant à un invalide de Marengo
et de Waterloo. Lui mort ! s'écria ce soldat, vous le con
naissez bien ! Les imaginations déifiaient cet homme ter
rassé. Le fond de l'Europe, après Waterloo, fut ténébreux.
WATERLOO. 73

Quelque chose d'énorme resta longtemps vide par l'éva


nouissement de Napoléon.
Les rois se mirent dans ce vide. La vieille Europe en pro
fita pour se reformer . Il y eut une Sainte -Alliance . Belle
Alliance, avait dit d'avance le champ fatal de Waterloo.
En présence et en face de cette antique Europe refaite,
les linéaments d'une France nouvelle s'ébauchèrent. L'ave
nir, raillé par l'empereur, fit son entrée. Il avait sur le
front cette étoile, Liberté. Les yeux ardents des jeunes
générations se tournèrent vers lui . Chose singulière, on
s'éprit en même temps de cet avenir, Liberté, et de ce
passé, Napoléon. La défaite avait grandi le vaincu. Bona
parte tombé semblait plus haut que Napoléon debout. Ceux
qui avaient triomphé eurent peur. L'Angleterre le fit
garder par Hudson Lowe et la France le fit guetter par
Montchenu. Ses bras croisés devinrent l'inquiétude des
trônes. Alexandre le nommait : mon insomnie. Cet effroi
venait de la quantité de révolution qu'il avait en lui. C'est
ce qui explique et excuse le libéralisme bonapartiste. Ce
fantôme donnait le tremblement au vieux monde. Les rois
régnèrent mal à leur aise, avec le rocher de Sainte-Hélène
à l'horizon .
Pendant queNapoléon agonissait à Longwood, les soixante
mille hommes tombés dans le champ de Waterloo pourri
rent tranquillement, et quelque chose de leur paix se
répandit dans le monde. Le congrès de Vienne en fit les
traités de 1815, et l'Europe nomma cela la restauration.
Voilà ce que c'est que Waterloo .
Mais qu'importe à l'infini ? toute cette tempête, tout ce
nuage, cette guerre, puis cette paix, toute cette ombre, ne
troubla pas un moment la lueur de l'eil immense devant
lequel un puceron sautant d'un brin d'herbe à l'autre égale
l'aigle volant de clocher en clocher aux tours de Notre
Dame.
14 LES MISÉRABLES. COSETTE .

XIX

LE CHAMP DR BATAILLR LA NUIT

Revenons, c'est une nécessité de ce livre, sur ce fatal


champ de bataille .
Le 18 juin 1815, c'était pleine lune . Cette clarté favorisa
la poursuite féroce de Blücher, dénonça les traces des
fuyards, livra cette masse désastreuse à la cavalerie prys
sienne acharnée et aida au massacre . Il y a parfois dans
les catastrophes de ces tragiques complaisances de la
nuit .
Après le dernier coup de canon tiré, la plaine de Mont
Saint-Jean resta déserte .
Les anglais occupèrent le campement des français ; c'est
la constatation habituelle de la victoire ; coucher dan le
lit du vaincu . Ils établirent leur bivouac au delà de Ros
somme. Les prussiens, lâchés sur la déroute, poussèrent en
avant. Wellington alla au village de Waterloo rédiger son
rapport à ! ord Bathurst .
Si jamais le șiç vos non vobis a été applicable, c'est à
coup sûr à ce village de Waterloo . Waterloo n'a rien fait,
et est resté à une demi-lieue de l'action . Mont- Saint - Jean
a été canonné, Hougomont a été brûlé, Papelotte a été
brûlé, Plancenoit a été brûlé, la Haie -Sainte a été prise
d'assaut , la Belle-Alliance a vu l'embrassement des deux
vainqueurs; on sait à peine ces noms, et Waterloo qui n'a
point travaillé dans la bataille en a tout l'honneur.
WATERLOO .

Nous ne sommes pas de ceux qui flattent la guerre ; quand


l'occasion s'en présente, nous lui disons ses vérités. La
guerre a d'affreuses beautés que nous n'avons point cachées;
elle a aussi , convenons-en, quelques laideurs . Une des plus
surprenantes, c'est le prompt dépouillement des morts
après la victoire. L'aube qui suit une bataille se lève tou
jours sur des cadavres nus .
Qui fait cela ? Qui souille ainsi le triomphe ? Quelle est
cette hideuse main furtive qui se glisse dans la poche de
la victoire ? Quels sont ces filous faisant leur coup derrière
la gloire ? Quelques philosophes, Voltaire entre autres, affir
ment que ce sont précisément ceux-là qui ont fait la gloire.
Ce sont les mêmes, disent-ils, il n'y a pas de rechange,
ceux qui sont debout pillent ceux qui sont à terre. Le
héros du jour est le vampire de la nuit. On a bien le droit,
après tout, de détrousser un peu un cadavre dont on est
l'auteur. Quant à nous, nous ne le croyons pas. Cueillir
des lauriers et voler les souliers d'un mort, cela nous sem
ble impossible à la même main ,
Ce qui est certain , c'est que, d'ordinaire, après les vain
queurs viennent les voleurs. Mais mettons le soldat, surtout
le soldat contemporain , hors de cause .
Toute armée a une queue, et c'est là ce qu'il faut accu
ser. Des êtres chauves -souris, mi-partis brigands et valets ,
toutes les espèces de vespertilio qu'engendre ce crépuscule
qu'on appelle la guerre , des porteurs d'uniformes qui ne
combattent pas, de faux malades, des écloppés redoutables,
des cantiniers interlopes trottant , quelquefois avec leurs
femmes, sur de petites charrettes et volant ce qu'ils
revendent, des mendiants s'offrant pour guides aux offi
ciers, des goujats, des maraudeurs, les armées en marche
autrefois, nous ne parlons pas du temps présent,
trainaient tout cela, si bien que, dans la langue spéciale,
cela s'appelait « les traînards » . Aucune armée ni aucune
nation n'étaient responsables de ces êtres ; ils parlaient
italien et suivaient les allemands ; ils parlaient français et
suivaient les anglais. C'est par un de ces misérables, traf
nard espagnol qui parlait français, que le marquis de Fer
vacques , trompé par son baragouin picard , et le prenant
pour un des nôtres, fut tué en traître et volé sur le champ
76 LES MISÉRABLES. COSETTE .

de bataille même , dans la nuit qui suivit la victoire de


Cerisoles. De la maraude naissait le maraud . La détestable
maxime : vivre sur l'ennemi, produisait cette lépre qu'une
forte discipline pouvait seule guérir. Il y a des renommées
qui trompent ; on ne sait pas toujours pourquoi de certains
généraux, grands d'ailleurs, ont été si populaires. Turenne
était adoré de ses soldats parce qu'il tolérait le pillage: le
mal permis fait partie de la bonté : Turenne était si bon
qu'il a laissé mettre à feu et à sang le Palatinat. On voyait
à la suite des armées moins ou plus de maraudeurs selon
que le chef était plus ou moins sévère. Hoche et Marceau
n'avaient point de traînards ; Wellington, nous- lui rendons
volontiers cette justice , en avait peu .
Pourtant, dans la nuit du 18 au 19 juin, on dépouilla les
morts. Wellington fut rigide : ordre de passer par les
armes quiconque serait pris en flagrant délit ; mais la rapine
est tenace. Les maraudeurs volaient dans un coin du champ
de bataille pendant qu'on les fusillait dans l'autre.
La lune était sinistre sur cette plaine.
Vers minuit, un homme rôdait, ou plutôt rampait du
côté du chemin creux d'Ohain . C'était , selon toute appa
rence, un de ceux que nous venons de caractériser, ni
anglais, ni français, ni paysan, ni soldat, moins homme que
goule , attiré par le flair des morts, ayant pour victoire le
vol, venant dévaliser Waterloo . Il était vêtu d'une blouse
qui était un peu une capote, il était inquiet et audacieux,
il allait devant lui et regardait derrière lui. Qu'était-ce que
cet homme ? La nuit probablement en savait plus sur son
compte que le jour. Il n'avait point de sac, mais évidem
ment de larges poches sous sa capote. De temps en temps,
il s'arrêtait, examinait la plaine autour de lui comme pour
voir s'il n'était pas observé, se penchait brusquement, dé
rangeait à terre quelque chose de silencieux et d'immobile,
puis se redressait et s'esquivait. Son glissement, ses atti
tudes, son geste rapide et mystérieux le faisaient ressem
bler à ces larves crépusculaires qui hantent les ruines
et que les anciennes légendes normandes appellent les
Alleurs.
De certains échassiers nocturnes font de ces silhouettes
dans les marécages .
WATERLOO. 17

Un regard qui eût sondé attentivement toute cette brume


eût pu remarquer, à quelque distance, arrêté et comme
caché derrière la masure qui borde sur la chaussée de
Nivelles l'angle de la route de Mont-Saint- Jean à Braine
l'Alleud, une façon de petit fourgon de vivandier à coiffe
d'osier goudronnée, attelé d'une haridelle affamée brou
tant l'ortie à travers son mors, et dans le fourgon une
espèce de femme assise sur des coffres et des paquets.
Peut - être y avait-il un lien entre ce fourgon et ce rôdeur.
L'obscurité était sereine. Pas un nuage au zénith.
Qu'importe que la terre soit rouge, la lune reste blanche .
Ce sont là les indifférences du ciel. Dans les prairies, des
branches d'arbre cassées par la mitraille, mais non tombées
et retenues par l'écorce se balançaient doucement au vent
de la nuit. Une haleine, presque une respiration, remuait
les broussailles. Il y avait dans l'herbe des frissons qui res
semblaient à des départs d'âmes.
On entendait vaguement au loin aller et venir les pa
trouilles et les rondes -major du campement anglais.
Hougomont et la Haie-Sainte continuaient de brûler,
faisant, l'une à l'ouest , l'autre à l'est, deux grosses flammes
auxquelles venait se rattacher, comme un collier de rubis
dénoué ayant à ses extrémités deux escarboucles, le cordon
de feux du bivouac anglais étalé en demi-cercle immense
sur les collines de l'horizon.
Nous avons dit la catastrophe du chemin d'Ohain . Ce
qu'avait été cette mort pour tant de braves, le cæur s'é
pouvante d'y songer.
Si quelque chose est effroyable, s'il existe une réalité
qui dépasse le rêve, c'est ceci : vivre, voir le soleil , être en
pleine possession de la force virile, avoir la santé et la
joie, rire vaillamment, courir vers une gloire qu'on a
devant soi, éblouissante, se sentir dans la poitrine un pou
mon qui respire, un cour qui bat, une volonté qui rai
sonne, parler, penser, espérer, aimer, avoir une mère,
avoir une femme, avoir des enfants, avoir la lumière, et
tout à coup, le temps d'un cri, en moins d'une minute,
s'effondrer dans un abîme, tomber, rouler, écraser, être
écrasé, voir des épis de blé, des fleurs, des feuilles, des
branches, ne pouvoir se retenir à rien, sentir son sabre
78 LES MISÉRABLES . COSETTE .

inutile, des hommes sous soi , des chevaux sur soi, se dé


battre en vain, les os brisés par quelque ruade dans les
ténèbres, sentir un talon qui vous fait jaillir les yeux, mor
dre avec rage des fers de chevaux, étouffer, hurler, se
tordre, être là-dessous, et se dire : tout à l'heure j'étais
un vivant !
Là où avait rålé ce lamentable désastre, tout faisait
silence maintenant. L'encaissement du chemin creux était
comble de chevaux et de cavaliers inextricablement
amoncelés. Enchevêtrement terrible. Il n'y avait plus de
talus, les cadavres nivelaient la route avec la plaine et
venaient au ras du bord comme un boisseau d'orge bien
mesuré. Un tas de morts dans la partie haute, une rivière
de sang dans la partie basse ; telle était cette route, le soir
du 18 juin 1815. Le sang coulait jusque sur la chaussée de
Nivelles et s'y extravasait en une large mare devant l'abatis
d'arbres qui barrait la chaussée, à un endroit qu'on montre
encore. C'est, on s'en souvient, au point opposé, vers la
chaussée de Genappe, qu'avait eu lieu l'effondrement des
cuirassiers. L'épaisseur des cadavres se proportionnait à là
profondeur du chemin creux. Vers le milieu , à l'endroit où
il devenait plane, là où avait passé la division Delord , la
couche des morts s'amincissait .
Le rôdeur nocturne que nous venons de faire entrevoir
au lecteur allait de ce côté. Il furetait cette immense
tombe . Il regardait. Il passait on ne sait quelle hidèuse
revue des morts . Il marchait les pieds dans le sang.
Tout à coup il s'arrêta.
A quelques pas devant lui, dans le chemin creux, aù
point où finissait le monceau des morts, de dessous cet
amas d'hommes et de chevaux, sortait une main ouverte ,
éclairée par la lune .
Cette main avait au doigt quelque chose qui brillait, et
qui était un anneau d'or.
L'homme se courba, demeura un moment accroupi , et
quand il se releva, il n'y avait plus d'anneau à cette
main .
Il ne se releva pas précisément ; il resta dans une atti
tude fausse et effarouchée, tournant le dos au tas de
morts, scrutant l'horizon , à genoux, tout l'avant du corps
WATERLOO . 79

portant sur les deux index appuyés à terre, la tête


guettant par -dessus le bord du chemin creux. Les quatre
pattes du chacal conviennent à de certaines actions.
Puis, prenant son parti, il se dressa.
En ce moment il eut un soubresaut . Il sentit que par
derrièré on le tenait.
Il se retourna ; c'était la main ouverte qui s'était
née et qui avait saisi le pan de sà capote .
Un honnête homme eût eu peur. Celui-ci se mit à
rire .
Tiens, dit-il, ce n'est que le mort. J'aime mieux un
revenant qu'un gendarme .
Cependant la main défaillit et le lâcha. L'effort s'épuise
vite dans la tombe.
Ah çà ! reprit le rôdeur, est-il vivant, ce mort ?
Voyons donc .
Il se pencha de nouveau , fouilla le tas, écarta ce qui
faisait obstacle, saisit la main, empoigna le bras, dégagea
la tête , tira le corps , et quelques instants après il traînait
dans l'ombre du chemin creux un homme inanimé, au
moins évanoui. C'était un cuirassier, un ofiicier, un om
cier même d'un certain rang ; une grosse épaulette d'or
sortait de dessous la cuirasse ; cet officier n'avait plus de
casque. Un furieux coup de sabre balafrait son visage où
l'on ne voyait que du sang. Du reste, il ne semblait pas
qu'il eût de membre cassé, et par quelque hasard heureux,
si ce mot est possible ici , les morts s'étaient arc-boutés
au-dessus de lui de façon à le garantir de l'écrasement. Ses
yeux étaient fermés .
Il avait sur sa cuirasse la croix d'argent de la légion
d'honneur.
Le rôdeur arraeha eette croix qui disparut dans un des
gouffres qu'il avait sous sa capote.
Après quoi il tâta le gousset de l'officier, y sentit une
montre et la prit. Puis, il fouilla le gilet, y trouva une
bourse et l'empocha.
Comme il en était à cette phase des secours qu'il portait
à ce mourant, l'officier ouvrit les yeux .
Merci , dit-il faiblement.
La brusquerie des mouvements de l'homme qui le
80 LES MISÉRABLES. COSETTE .

maniait, la fraîcheur de la nuit, l'air respiré librement,


l'avaient tiré de sa léthargie.
Le rôdeur ne répondit point. Il leva la tête. On entendait
un bruit de pas dans la plaine ; probablement quelque
patrouille qui approchait.
L'officier murmura, car il y avait encore de l'agonie
dans sa voix :
Qui a gagné la bataille ?
- Les anglais, répondit le rodeur.
L'officier reprit :
Cherchez dans mes poches. Vous y trouverez une
bourse et une montre. Prenez -les.
C'était déjà fait .
Le rôdeur exécuta le semblant demandé, et dit :
-
Il n'y a rien .
-

On m'a volé, reprit l'officier, j'en suis fâché. C'eût


été pour vous.
Les pas de la patrouille devenaient de plus en plus
distincts .
Voici qu'on vient, dit le rodeur, faisant le mouve
ment d'un homme qui s'en va .
L'officier, soulevant péniblement le bras, le retint :
-
Vous m'avez sauvé la vie . Qui êtes -vous ?
Le rôdeur répondit vite et bas :
J'étais comme vous de l'armée française. Il faut que
-

je vous quitte . Si l'on me prenait, on me fusillerait. Je


vous ai sauvé la vie . Tirez -vous d'affaire maintenant.
-

Quel est votre grade ?


Sergent .
Comment vous appelez-vous ?
Thénardier .
Je n'oublierai pas ce nom , dit l'officier. Et vous,
retenez le mien . Je me nomme Pontmercy.
LIVRE DEUXIÈME

LE VAISSEAU L'ORION

III , 6
1

LB NOMÉRO 24601 DEVIENT LE NUMÉRO 9490

Jean Valjean avait été repris.


On nous saura gré de passer rapidement sur des détails
douloureux. Nous nous bornons à transcrire deux entre
filets publiés par les journaux du temps, quelques mois
après les événements surprenants accomplis à Montreuil
sur -Mer .
Ces articles sont un peu sommaires. On se souvient qu'il
n'existait pas encore à cette époque de Gazette des Tri
bunaux .
Nous empruntons le premier au Drapeau blanc. Il est
daté du 25 juillet 1823 :
(C Un arrondissement du Pas-de- Calais vient d'être lo
théâtre d'un événement peu ordinaire. Un homme étranger
au département, et nommé M. Madeleine avait relevé
depuis quelques années, grâce à des procédés nouveaux,
une ancienne industrie locale, la fabrication des jais et
des verroteries noires. Il y avait fait sa fortune, et disons
le, celle de l'arrondissement. En reconnaissance de ses
services on l'avait nommé maire. La police a découvert que
M. Madeleine n'était autre qu'un ancien forçat en rupture
de ban, condamné en 1796 pour vol, et nommé Jean Val
jean. Jean Valjean a été réintégré au bagne. Il paraft
qu'avant son arrestation il avait réussi à retirer de chez
M. Laffitte une somme de plus d'un demi-million qu'il y
84 LES MISÉRABLES ." COSETTE .

avait placée, et qu'il avait, du reste, très légitimement, dit


on , gagnée dans son commerce . On n'a pu savoir où Jean
Valjean avait caché cette somme depuis sa rentrée au
bagne de Toulon . »

Le deuxième article, un peu plus détaillé, est extrait du


Journal de Paris, même date .

· Un ancien forçat libéré, nommé Jean Valjean, vient


de comparaître devant la cour d'assises du Var dans des
circonstances faites pour appeler l'attention. Ce scélérat
était parvenu à tromper la vigilance de la police ; il avait
changé de rom et avait réussi à se faire nommer maire
d'une de nos petites villes du nord. Il avait établi dans
cette ville un commerce assez considérable . Il a été enfin
démasqué et arrêté, grâce au zèlè infatigable du ministère
public. Il avait pour concubine une fille publique qui est
morte de saisissement au moment de son arrestation . Ce
misérable, qui est doué d'une force herculéenne, avait
trouvé moyen de s'évader ; mais, trois ou quatrê jours
après son évasion, la police mit de nouveau la main sur lui ,
à Paris même, au moment où il montait dans une de ces
petites voitures qui font le trajet de la capitale au village
de Montfermeil (Seine-et-Oise) . On dit qu'il avait profité
de l'intervalle de ces trois ou quatre jours de liberté pour
retirer une somme considérable placée par lui chez un de
nos principaux banquiers. On évalue cette somme à six ou
sepl cent mille francs. A en croirel'acte d'accusation , il l'au
rait enfouie en un lieu connu de lui seul et l'on n'a pas pu la
saisir. Quoi qu'il en soit, lè nommé Jean Valjean vient
d'être traduit aux assises du département du Var comme
accusé d'un vol de grand chemin commis à main aimée,
il y à huit ans environ , sur la personne d'un de ces hon
nêtes enfants qui , comme l'a dit lé patriarche de Fernèý
en vers immortels,
« ...De Savoie arrivent tous les ans
« Et dont la main légèrement essuie
w Ces longs canaux engorgés par la suie.

« Ce bândit à renoncé à se défendre. Il a été établi, par


LE VAISSEAU L'ORION. 85

l'habile et éloquent organe du ministère public, que le


vol avait été commis de complicité, et que Jean Valjean ,
faisait partie d'une bande de voleurs dans le midi . En
conséquence, Jean Valjean , déclaré coupable, a été con
damné à la peine de mort. Ce criminel avait refusé de se
pourvoir en cassation. Le roi, dans son inépuisable clé
mence, a daigné commuer sa peine en celle des travaux
forcés à perpétuité. Jean Valjean a été immédiatement
dirigé sur le bagne de Toulon. ;)

On n'a pas oublié que Jean Valjean avait à Montreuil-sur


Mer des habitudes religieuses. Quelques journaux , entre
autres le Constitutionnel, présentèrent cette commutation
comme un triomphe du parti prêtre.
Jean Valjean changea de chiffre au bagne. Il s'appela
9430 .
Du reste, diso pour n'y plus revenir, avec M. de
leine la prospérité de Montreuil-sur-Mer disparut ; tout ce
qu'il avait prévu dans sa nuit de fièvre et d'hésitation se
réalisa ; lui de moins, ce fut en effet l'âme de moins.
Après sa chute, il se fit à Montreuil-sur-Mer ce partage
égoïste des grandes existences tombées, ce fatal dépèce
ment des choses florissantes qui s'accomplit tous les jours
obscurément dans la communauté humaine et que l'his
toire n'a remarqué qu'une fois, parce qu'il s'est fait après
la mort d'Alexandre . Les lieutenants se couronnent rois ;
les contre-maîtres s'improvisèrent fabricants. Les rivalités
envieuses surgirent. Les vastes ateliers de M. Madeleine
furent fermés, les bâtiments tombèrent en ruine, les
ouvriers se dispersèrent. Les uns quittèrent le pays, les
autres quittèrent le métier. Tout se fit désormais en petit,
au lieu de se faire en grand ; pour le lucre, au lieu de se
faire pour le bien. Plus de centre ; la concurrence partout ,
et l'acharnement . M. Madeleine dominait tout , et dirigeait.
Lui tombé, chacun tira à soi ; l'esprit de lutte succéda à
l'esprit d'organisation , l'âpreté à la cordialité, la haine
de l'un contre l'autre à la bienveillance du fondateur pour
tous ; les fils noués par M. Madeleine se brouillèrent et se
rompirent ; on falsifia les procédés, on avilit les produits,
on tua la confiance; les débouchés diminuèrent, moins
go LE MI . CO .
S SÉ SE
R T
AB baissa, les ateliersTchômèrent,
de commandes ; le salaire L E la
faillite vint. Et puis plus Erien
S pour les pauvres. Tout
s'évanouit.
L'état lui-même s'aperçut que quelqu'un avait été écrasé
quelque part. Moins de quatre ans après l'arrêt de la cour
d'assises constatant au profit du bagne l'identité de M. Ma
deleine et de Jean Valjean , les frais de perception de l'im
pôt étaient doublés dans l'arrondissement de Montreuil
sur-Mer, et M. de Villèle en faisait l'observation à la tribune
au mois de février 1827.
LE VAISSEAU L'ORION.

OU ON LIRA DEUX VERS QUI SONT PEUT - ÊTRB


DU DIABLB

Avant d'aller plus loin, il est à propos de raconter avec


quelque détail un fait singulier qui se passa vers la même
époque à Montfermeil et qui n'est peut-être pas sans coïnci
dence avec certaines conjectures du ministère public.
Il y a dans le pays de Montfermeil une superstition très
ancienne, d'autant plus curieuseet d'autant plus précieuse
qu'une superstition populaire dans le voisinage de Paris
est comme un aloès en Sibérie. Nous sommes de ceux qui
respectent tout ce qui est à l'état de plante rare. Voici
donc la superstition de Monfermeil. On croit que le diable
a, de temps immémorial, choisi la forêt pour y cacher ses
trésors. Les bonnes femmes affirment qu'il n'est pas rare de
rencontrer, à la chute du jour, dans les endroits écartés
du bois, un homme noir, ayant la mine d'un charretier ou
d'un bûcheron, chaussé de sabots, vêtu d'un pantalon et
d'un sarrau de toile, et reconnaissable en ce qu'au lieu de
bonnet ou de chapeau il a deux immenses cornes sur la
tête. Ceci doit le rendre reconnaissable en effet. Cet homme
est habituellement occupé à creuser un trou. il y a trois
manières de tirer parti de cette rencontre. La première,
c'est d'aborder l'homme et de lui parler. Alors on s'aper
çoit que cet homme est tout bonnement un paysan, qu'il
paraît noir parce qu'on est au crépuscule, qu'il ne creuse
pas le moindre trou, mais qu'il coupe de l'herbe pour ses
vaches, et que ce qu'on avait pris pour des cornes n'est autre
LES MISÉRABLES. COSETTE .

chose qu'une fourche à fumier qu'il porte sur son dos et


dont les dents, grâce à la perspective du soir, semblaient
lui sortir de la tête . On rentre chez soi , et l'on meurt dans
la semaine. La seconde manière , c'est de l'observer, d'at
tendre qu'il ait creusé son trou , qu'il l'ait refermé et qu'il
s'en soit allé ; puis de courir bien vite à la fosse, de la
rouvrir et d'y prendre le « trésor » que l'homme noir y a
nécessairement déposé. En ce cas, on meurt dans le mois.
Enfin la troisième manière, c'est de ne point parler à
l'homme noir, de ne point le regarder, et de s'enfuir à
toutes jambes. On meurt dans l'année.
Comme les trois manières ont leurs inconvénients, la
seconde, qui offre du moins quelques avantages, entre autres
celui de posséder un trésor, ne fût-ce qu'un mois, est la
plus généralement adoptée. Les hommes hardis, que toutes
les chances tentent, ont donc, assez souvent, à ce qu'on
assure, rouvert les trous creusés par l'homme noir et
essayé de voler le diable. Il paraît que l'opération est mé
diocre. Du moins, s'il faut en croire la tradition et en par
ticulier les deux vers énigmatiques en latin barbare qu'a
laissés sur ce sujet un mauvais moine normand, un peu
sorcier, appelé Tryphon . Ce Tryphon est enterré à l'abbaye
Saint-Georges de Bocherville près Rouen , et il naît des cra
pauds sur sa tombe .
On fait donc des efforts énormes, ces fosses-là sont ordi
nairement très creuses, on sue, on fouille, on travaille
toute une nuit, car c'est la nuit que cela se fait, on mouille
sa chemise, on brûle sa chandelle, on ébrèche sa pioche,
et lorsqu'on est arrivé enfin au fond du trou, lorsqu'on met
la main sur le « trésor » , que trouve- t-on ? qu'est -ce que
c'est que le trésor du diable ? Un sou , parfois un écu , une
pierre, un squelette, un cadavre saignant, quelquefois un
spectre plié en quatre comme une feuille de papier dans
un portefeuille, quelquefois rien. C'est ce que semblent
annoncer aux curieux indiscrets les vers de Tryphon :
Fodit , et in fossa thesauros condit opaca,
As, nummos , lapides, cadaver, simulacra, nihilque.

Il paraît que de nos jours on y trouve aussi , tantôt une


LE VAISSEAU L ORION . 89

poire à poudre avec des balles, tantôt un vieux jeu de


cartes gras et roussi qui a évidemment servi au diable.
Tryphon n'enregistre point ces deux trouvailles, attendu
que Tryphon viyait au douzième siècle et qu'il ne semble
point que le diable ait eu l'esprit d'inventer la poudre avant
Roger Bacon et les cartes avant Charles VI .
Du ton joue avec ces cartes, on est sûr de per
reste, sisurl'on
dre tout ce qu'on possède; et quant à la poudre qui est
dans la poire, elle a la propriété de vous faire éclater votre
fusil à la figure.
Or, forţ peu de temps après l'époque où il sembla au
ministère public que le forçat libéré Jean Valjean , pendant
son évasion de quelques jours, avait rôdé autour de Mont
fermeil, on remarqua dans ce même village qu'un certain
vieux cantonnier appelé Boulatruelle avait « des allures »
dans le bois. On croyait savoir dans le pays que ce Boula
truelle avait été au bagne ; il était soumis à de certaines
surveillances de police , et, comme il ne trouvait d'ouvrage
nulle part, l'administration l'employait au rabais comme
cantonnier sur le chemin de traverse de Gagny à Lagny .
Ce Boulatruelle était un homme vu de travers par les
gens de l'endroit, trop respectueux, trop humble, prompt
à ôter son bonnet à tout le monde, tremblant et souriant
devant les gendarmes, probablement affilié à des bandes,
disait -on , suspect d'embuscade au coin des taillis à la
nuit tombante. Il n'avait que cela pour lui qu'il était iyro
gne .
Voici ce qu'on croyait avoir remarqué :
Depuis quelque temps, Boulatruelle quittait de fort
bonne heure sa besogne d'empierrement et d'entretien de
la route et s'en allait dans la forêt avec sa pioche. On le
rencontrait vers le soir dans les clairières les plus désertes,
dans les fourrés les plus sauvages , ayant l'air de chercher
quelque chose, quelquefois creusant des trous. Les bonnes
femmes qui passaient le prenaient d'abord pour Belzébuth ,
puis elles reconnaissaient Boulatruelle, et n'étaient guère
plus rassurées. Ces rencontres paraissaient contrarier vive
ment Boulatruelle. ll sib qu'il cherchait à se
cacher, et qu'il y avait un mystère dans ce qu'il faisait.
On disait dans le village : C'est clair que le diable a
90 LES MISERABLES. COSETTE .

fait quelque apparition. Boulatruelle l'a vu, et cherche. Au


fait, il est fichu pour empoigner le magot de Lucifer .
Les voltairiens ajoutaient : Sera - ce Boulatruelle qui attra
pera le diable, ou le diable qui attrapera Boulatruelle ?
Les vieilles femmes faisaient beaucoup de signes de croix.
Cependant les manéges de Boulatruelle dans le bois ces
sèrent , et il reprit régulièrement son travail de cantonnier.
On parla d'autre chose.
Quelques personnes toutefois étaient restées curieuses,
pensant qu'il y avait probablement dans ceci, non point
les fabuleux trésors de la légende, mais quelque bonne
aubaine plus sérieuse et plus palpable que les billets de
banque du diable, et dont le cantonnier avait sans doute
surpris à moitié le secret. Les plus « intrigués » étaient le
maître d'école et le gargotier Thénardier, lequel était l'ami
de tout le monde et n'avait point dédaigné de se lier avec
Boulatruelle.
Il a élé aux galères, disait Thénardier. Ehi mon Dieu !
on ne sait ni qui y est , ni qui y sera.
Un soir le maître d'école affirmait qu'autrefois la justice
se serait enquis de ce que Boulatruelle allait faire dans le
bois, et qu'il aurait bien fallu qu'il parlåt, et qu'on l'aurait
mis à la torture au besoin, et que Boulatruelle n'aurait point
résisté, par exemple, à la question de l'eau. Donnons-lui
la question du vin, dit Thénardier.
On se mit à quatre et l'on fit boire le vieux cantonnier.
Boulatruelle but énormément et parla peu. Il combina,
avec un art admirable et dans une proportion magistrale,
la soif d'un goinfre avec la discrétion d'un juge . Cependant
à force de revenir à la charge, et de rapprocher et de
presser les quelques paroles obscures qui lui échapperent,
voici ce que Thénardier et le maître d'école crurent com
prendre .
Boulatruelle , un matin, en se rendant au point du jour,
à son ouvrage, aurait été surpris de voir dans un coin du
bois, sous une broussaille, une pelle et une pioché, comme
qui dirait cachées. Cependant il aurait pensé que c'était
probablement la pelle et la pioche du père Six -Fours, le
porteur d'eau, et 'il n'y aurait plus songé. Mais le soir du
même jour, il aurait vu, sans pouvoir être vu lui-même,
LE VAISSEAU L'ORION. 91

étant masqué par un gros arbre, se diriger de la route vers


le plus épais du bois « un particulier qui n'était pas du
tout du pays, et que lui, Boulatruelle , connaissait très
bien ». Traduction par Thénardier : un camarade du bagne.
Boulatruelle s'était obstinément refusé à dire le nom . Ce
particulier portait un paquet, quelque chose de carré comme
une grande boîte ou un petit coffre. Surprise de Boula
truelle. Ce ne serait pourtant qu'au bout de sept ou huit
minutes que l'idée de suivre « le particulier » lui serait
venue. Mais il était trop tard, le particulier était déjà dans
le fourré, la nuit s'était faite, et Boulatruelle n'avait pu le
rejoindre. Alors il avait pris le parti d'observer la lisière
du bois, « Il faisait lune » . Deux ou trois heures après,
Boulatruelle avait vu ressortir du taillis son particulier
portant maintenant, non plus le petit coffre-malle, mais
une pioche et une pelle. Boulatruelle avait laissé passer
le particulier et n'avait pas eu l'idée de l'aborder, parce
qu'il s'était dit que l'autre était trois fois plus fort que lui,
et armé d'une pioche, et l'assommerait probablement en
le reconnaissant et en se voyant reconnu. Touchante effu
sion de deux vieux camarades qui se retrouvent. Mais la
pelle et la pioche avaient été un trait de lumière pour
Boulatruelle; il avait couru à la broussaille du matin , et n'y
avait plus trouvé ni pelle ni pioche. Il en avait conclu que
son particulier, entré dans le bois, y avait creusé un trou
avec la pioche, avait enfoui le coffre, et avait refermé le
trou avec la pelle . Or, le coffre était trop petit pour con
tenir un cadavre, donc il contenait de l'argent. De là ses
recherches . Boulatruelle avait exploré, sondé et fureté
toute la forêt, et fouillé partout où la terre lui avait paru
fraîchement remuée. En vain.
Il n'avait rien « déniché » . Personne n'y pensa plus dans
Montfermeil. Il y eut seulement quelques braves commères
qui dirent : Tenez pour certain que le cantonnier de Gagny
n'a pas fait tout ce triquemaque pour rien ; il est sûr que
le diable est venu.


92 LES MISÉRABLES. GOSETTE .

III

QU'IL FALLAIT QUE LA CHAINE DE LA MANILLB


EUT SUBI UN CERTAIN TRAVAIL PRÉPARATOIRB
POUR ÊTRE AINSI
BRISÉE D'UN COUP DE MARTEAU

Vers la fin d'octobre de cette même année 1823 , les


habitants de Toulon virent rentrer dans leur port , à la
suite d'un gros temps et pour réparer quelques avaries,
le vaisseau l'Orion qui a été plus tard employé à Brest
comme vaisseau-école et qui faisait alors partie de l'es
cadre de la Méditerranée .
Ce bâtiment, tout écloppé qu'il était, car la mer l'avait
malmené, fit de l'effet en entrant dans la rade. Il portait je
ne sais plus quel pavillon qui lui valut un salut réglemen
taire de onze coups de canon , rendus par lui coup pour
coup ; total : vingt-deux. On a calculé qu'en salves, poli
tesses royales et militaires , échanges de tapages courtois,
signaux d'étiquette, formalités de rades et de citadelles,
levers et couchers de soleil salués tous les jours par toutes
les forteresses et tous les navires de guerre, ouvertures et
fermetures des portes, etc. , etc. , le monde civilisé tirait à
poudre par toute la terre, toutes les vingt-quatre heures ,
cent cinquante mille coups de canon inutiles. A six francs
le coup de canon, cela fait neuf cent mille francs par jour,
trois cents millions par an , qui s'en vont en fumée . Ceci
LE VAISSEAU L'ORION . 93

n'est qu'un détail. Pendant ce temps-là les pauvres meurent


de faim .
L'année 1823 était ce que la restauration à appelé l'ém
« poque de la guerre d'Espagne » .
Cette guerre contenait beaucoup d'événements dans un
seul , et force singularités. Une grosse affaire de famille
pour la maison de Bourbon ; la branche de France secou
ránt et protégeant la branche de Madrid, c'est-à-dire
faisant acte d'aînesse ; un retour apparent à nos traditions
nationales compliqué de servitude et de sujétion aux cabi
nets du nord ; M. le duc d'Angoulême, surnommé par les
feuilles libérales le héros d'Andujar, comprimant, dans une
attitude triomphale un peu contrariée par son air paisible,
le vieux terrorisme fort réel du saint- office aux prises avec
le terrorisme chimérique des libéraux ; les sans-culottes
ressuscités au grand effroi des douairières sous le nom de
descamisados ; le monarchisme faisant obstacle au progrès
qualifié anarchie ; les théories de 89 brusquement inter
rompues dans la sape ; un holà européen intimé à l'idée
française faisant son tour du monde ; à côté du fils de
France généralissime, le prince de Carignan , depuis
Charles-Albert, s'enrôlant dans cette croisade des rois
contre les peuples comme volontaire avec des épaulettes
de grenadier en laine rouge ; les soldats de l'empire se
remettant en campagne, mais après huit années de repos,
vieillis, tristes, et sous la cocarde blanche ; le drapeau
tricolore agité à l'étranger par une héroïque poignée de
français comme le drapeau blanc l'avait été à Coblentz
trente ans auparavant ; les moines mêlés à nos troupiers ;
l'esprit de liberté et de nouveauté mis à la raison par les
bayonnettes ; les principes matés à coups de canon ‫ ;ܪ‬la
France défaisant par ses armes ce qu'elle avait fait par son
esprit ; du reste, les chefs ennemis vendus, les soldats
hésitant, les villes assiégées par des millions ; point de
périls militaires et pourtant des explosions possibles,
comme dans toute mine surprise et envahie ; peu de sang
versé, peu d'honneur conquis; de la honte pour quelques
uns, de la gloire pour personne ; telle fut cette guerre,
faite par des princes qui descendaient de Louis XIV et con
duite par des généraux qui sortaient de Napoléon. Elle eut
94 LES MISÉRABLES. COSETTE .

ce triste sort de ne rappeler ni la grande guerre ni la


grande politique.
Quelques faits d'armes furent sérieux ; la prise du Tro
cadéro , entre autres, fut une belle action militaire ; mais
en somme, nous le répétons, les trompettes de cette guerre
rendent un son fêlé, l'ensemble fut suspect, l'histoire ap
prouve la France dans sa difficulté d'acceptation de ce faux
triomphe. Il parut évident que certains officiers espagnols
chargés de la résistance cédaient trop aisément, l'idée de
corruption se dégagea de la victoire ; il sembla qu'on avait
plutôt gagné les généraux que les batailles, et le soldat
vainqueur rentra humilié. Guerre diminuante en effet ou
l'on put lire Banque de France dans les plis du drapeau .
Des soldats de la guerre de 1808, sur lesquels s'était
formidablement écroulée Saragosse, fronçaient le sourcil
en 1823 devant l'ouverture facile des citadelles, et se
prenaient à regretter Palafox. C'est l'humeur de la France
d'aimer encore mieux avoir devant elle Rostopchine que
Ballesteros.
A un point de vue plus grave encore, et sur lequel il
convient d'insister aussi, cette guerre, qui froissait en
France l'esprit militaire, indignait l'esprit démocratique.
C'était une entreprise d'asservissement. Dans cette campa
gne, le but du soldat français, fils de la démocratie, était
la conquête d'un joug pour autrui. Contre- sens hideux.
La France est faite pour réveiller l'âme des peuples, non
pour l'étouffer. Depuis 1792, toutes les révolutions de
l'Europe sont la révolution française ; la liberté rayonne
de France. C'est là un fait solaire. Aveugle qui ne le voit
pas ! c'est Bonaparte qui l'a dit.
La guerre de 1823, attentat à la généreuse nation espa
gnole, était donc en même temps un attentat à la révolu
tion française. Cette voie de fait monstrueuse, c'était la
France qui la commettait ; de force ; car, en dehors des
guerres libératrices, tout ce que font les armées, elles le
font de force. Le mot obéissance passive l'indique. Une
armée est un étrange chef-d'œuvre de combinaison ou la
force résulte d'une somme énorme d'impuissance. Ainsi
s'explique la guerre, faite par l'humanité contre l'humanité
malgré l'humanité.
LE VAISSEAU L'ORION . 95

Quant aux Bourbons, la guerre de 1823 leur fut fatale.


Ils la prirent pour un succès. Ils ne virent point quel dan
ger il y a à faire tuer une idée par une consigne. Ils se
méprirent dans leur naïveté au point d'introduire dans leur
établissement comme élément de force l'immense affaiblis
sement d'un crime. L'esprit de guet-apens entra dans
leur politique. 1830 germa dans 1823. La campagne d'Es
pagne devint dans leurs conseils un argument pour les
coups de force et pour les aventures de droit divin. La
France, ayant rétabli el rey neto en Espagne, pouvait bien
rétablir le roi absolu chez elle. Ils tombèrent dans cette
redoutable erreur de prendre l'obéissance du soldat pour
le consentement de la nation. Cette confiance-là perd les
trônes. Il ne faut s'endormir, ni à l'ombre d'un mancenil
lier, ni à l'ombre d'une armée.
Revenons au navire l'Orion.
Pendant les opérations de l'armée commandée par le
prince -généralissime, une escadre croisait dans la Méditer
ranée . Nous venons de dire que l'Orion était de cette es
cadre et qu'il fut ramené par des événements de mer dans
le port de Toulon.
La présence d'un vaisseau de guerre dans un port a je
ne sais quoi qui appelle et qui occupe la foule. C'est que
cela est grand, et que la foule aime ce qui est grand.
Un vaisseau de ligne est une des plus magnifiques ren
contres qu'ait le génie de l'homme avec la puissance de la
nature .
Un vaisseau de ligne est composé à la fois de ce qu'il y
a de plus lourd et de ce qu'il y a de plus léger, parce qu'il
a affaire en même temps aux trois formes de la substance,
au solide, au liquide, au fluide, et qu'il doit lutter contre
toutes les trois. Il a onze griffes de fer pour saisir le granit
au fond de la mer, et plus d'ailes et plus d'antennes que la
bigaille pour prendre le vent dans les nuées. Son haleine
sort par ses cent vingt canons comme par des clairons
énormes, et répond fièrement à la foudre. L'océan cherche
à l'égarer dans l'effrayante similitude de ses vagues, mais
le vaisseau a son âme, sa boussole, qui le conseille et lui
montre toujours le nord . Dans les nuits noires ses fanaux
suppléent aux étoiles . Ainsi , contre le vent il a la corde et
YA LES MISÉRABLES. COSETTE .

la toile, contre l'eau le bois, contre le rocher le fer, le


cuivre et le plomb , contre l'ombre la lumière, contre l'im
mensité une aiguille .
Si l'on veut se faire une idée de toutes ces proportions
gigantesques dont l'ensemble constitue le vaisseau de ligne,
on n'a qu'à entrer sous une des cales couvertes, à six
étages, des ports de Brest ou de Toulon . Les vaisseaux en
construction sont là sous cloche, pour ainsi dire . Cette
poutre colossale , c'est une vergue ; cette grosse colonne
le bois couchée à terre à perte de vue, c'est le grand mât.
i le prendre de sa racine dans la cale à sa cime dans la
nuée , il est long de soixante toises , et il a trois pieds de
diamètre à så base. Le grand mât anglais s'élève à deux
cent dix-sept . pieds au-dessus de la ligne de flottaison . La
marine de nos pères employait des câbles, la nôtre emploie
des chaînes. Le simple tas de chaînes d'un vaisseau de
cent canons a quatre pieds de haut, vingt pieds de larĝe,
huit pieds de profondeur. Et pour faire ce vaisseau , com
bien faut- il de bois ? Trois mille stères . C'est une forêt
qui llotte.
Et encore, qu'on le remarque bien, il ne s'agit ici que
du bâtiment militaire d'il y a quarante ans, du simple
navire à voiles ; la vapeur, alors dans l'enfance, a depuis
ajouté de nouveaux miracles à ce prodige qu'on appelle le
vaisseau de guerre . A l'heure qu'il est, par exemple, le
navii'e mixte à hélice est une machine surprenante traînée
par une voilure de trois mille mètres carrés de surface
et par une chaudière de la force de deux mille cinq cents
chevaux .
Sans parler de ces merveilles nouvelles, l'ancien navire
de Christophe Colomb et de Ruyter est un des grands chefs
d'euvre de l'homme. Il est inépuisable en force comme
l'infini en souftles, il emmagasine le vent dans sa voile, il
est précis dans l'immense diffusion des vagues, il flotte et
il règne .
Il vient une heure pourtant où là rafale brise - comme
une paille cette vergue de soixante pieds de long, où le
vent ploie comme un jonc ce mât de quatre cents pieds de
haut, où cette ancre qui pèse dix milliers se tord dans la
gueule de la vague comme l'hameçon d'un pêcheur dans
LE VAISSEAU L'ORION. 97
la mâchoire d'un brochet , où ces canons monstrueux
poussent des rugissements plaintifs et inutiles que l'oura
gan emporte dans le vide et dans la nuit, où toute cette
puissance et toute cette majesté s'abîment dans une puis
sance et dans une majesté supérieures.
Toutes les fois qu'une force immense se déploie pour
aboutir à une immense faiblesse, cela fait rêver les hommes .
De là, dans les ports , les curieux qui abondent, sans qu'ils
s'expliquent eux-mêmes parfaitement pourquoi , autour de
ces merveilleuses machines de guerre et de navigation .
Tous les jours donc, du matin au soir, les quais, les mu
soirs et les jetées du port de Toulon étaient couverts
d'une quantité d'oisifs et de badauds, comme on dit à Paris,
ayant pour affaire de regarder l'Orion .
L'Orion était un navire malade depuis longtemps. Dans
ses navigations antérieures, des couches épaisses de
coquillages s'étaient amoncelées sur sa carène au point de
lui faire perdre la moitié de sa marche ; on l'avait mis à
sec l'année précédente pour gratter ces coquillages, puis
il avait repris la mer. Mais ce grattage avait altéré les bou
lonnages de la carène. A la hauteur des Baléares, le bordé
s'était fatigué et ouvert, et, comme le vaigrage ne se fai
sait pas alors en tôle, le navire avait fait de l'eau. Un
violent coup d'équinoxe était survenu, qui avait défoncé à
bâbord la poulaine et un sabord et endommagé le porte
haubans de misaine. A la suite de ces avaries, l'Orion avait
regagné Toulon.
Il était mouillé près de l'Arsenal. Il était en armement
et on le réparait. La coque n'avait pas été endommagée à
tribord , mais quelques bordages étaient décloués çà et là,
selon l'usage, pour laisser pénétrer de l'air dans la car
casse .

Un matin la foule qui le contemplait fut témoin d'un


accident .
L'équipage était occupé à enverguer les voiles. Le gabier
chargé de prendre l'empointure du grand humier tribord
perdit l'équilibre. On le vit chanceler, la multitude amassée
sur le quai de l'Arsenaljeta un cri, la tête emporta le corps,
l'homme tourna autour de la vergue, les mains étendues
vers l'abîme ; il saisit, au passage, le faux marchepied d'une
7
98 LES MISÉRABLES. COSETTE.

main d'abord , puis de l'autre, et il y resta suspendu. La


mer était au-dessous de lui à une profondeur vertigineuse:
La secousse de sa chute avait impriméau faux marchepied
un violent mouvement d'escarpolette . L'homme allait et
venait au bout de cette corde comme l'a pierre d'une fronde.
Aller à son secours, c'était courir un risque effrayant.
Aucun des matelots, tous pêcheurs de la côte nouvellement
fevés pour le service, n'osait s'y aventurer. Cependant le
malheureux gabier se fatiguait ; on ne pouvait voir son
angoisse sur son visage, mais on distinguait dans tous ses
membres son épuisement. Ses bras se tordaient dans un
tiraillement horrible . Chaque effort qu'il faisait pour re
monter ne servait qu'à augmenter les oscillations du faux
marchepied. Il ne criait pas de peur de perdre de la force.
On n'attendait plus que la minute où il fåcherait la corde,
et pår instants toutes les têtes se détournaient afin de ne
pas le voir passer. Il y a des moments où un bout de corde,
une perche, une branche d'arbre, c'est la vie même, et
c'est une chose affreuse de voir un être vivant s'en détacher
et tomber comme un fruit mûr.
Tout à coup, on aperçut un homme qui grimpait dans le
gréement avec l'agilité d'un chat-tigre. Cet homme était
vêtu de rouge, c'était un forçat ; il avait un bonnet vert,
c'était un forçat å vie. Arrivé à la hauteur de la hune, un
coup de vent emporta son bonnet et laissa voir uné téte
toute blanche ; ce n'était pas un jeune homme.
Un forçat en effet, employé à bord avec une corvée du
bagne, avait dès le premier moment couru d. l'officier de
quart, et au milieu du trouble et de l'hésitation de l'équi
page , pendant que tous les matelots tremblaient et recu
laient , il avait demandé à l'officier la permission de risquer
sa vie pour sauver le gabier. Sur un signe affirmatif de l'of
ficier, il avait rompu d'un coup de marteau la chaine rivée
à la manille de son pied, puis il avait pris une corde, et il
s'était élancé dans les haubans. Personne ne remarquà en
cet instant-là avec quelle facilité cette chaîne fut brisée .
Ce ne fut que plus tard qu'on s'en souvint.
En un clin d'œil il fut sur la vergué . Il s'arrêta quelques
secondes et parut la mesurer du régard. Ces secondes, pen
dant lesquelles le vent balançait le gabier à l'extrémité d'un
LE VAISSEAU L'ORION. 09

fil, semblèrent des siècles à ceux qui regardaient. Enfin le


forçat leva les yeụx au ciel, et fit un pas en avant. La foule
respira. On le vit parcourir la vergue en courant. Parvenu
à la pointe, il y attacha un bout de la corde qu'il avait
apportée et laissa pendre l'autre bout, puis il se mit à des
cendre avec les mains le long de cette corde, et alors ce fut
une inexprimable angoisse, au lieu d'un homme suspendu.
sur le goyilre on en vit deux.
On eût dit une araignée venant saisir une mouche; seu
lement ici l'araignée apportait la vie et non la mort. Dix
mille regards étaient fixés sur ce groupe . Pas un cri , pas
une parole, le même frémissement fronçait tous les sourcils.
Toutes les bouches retenaient leur haleine, comme si elles
eussent craint d'ajouter le moindre souffle au vent qui
secouait les deux misérables .
Cependant le forçat était parvenu à s'affaler près du
matelot. Il était temps ; une minute de plus, l'homme,
épuisé et désespéré, se laissait tomber dans l'abîme; le
forçat l'avait amarré solidement avec la corde à laquelle il
se tenait d'une main pendant qu'il travaillait de l'autre.
Enfin on le vit remonter sur la vergue et y haler le matelot ;
il le soutint là un instant pour lui laisser reprendre ses for
ces, puis il le saisit dans ses bras et le porta en marchant
sur la vergue jusqu'au chouquet, et de là dans la hune où
il le laissa dans les mains de ses camarades.
A cet instant la foule applaudit ; il y eut de vieux argou
sins de chiourme qui pleurèrent, les femmes s'embras
saient sur le quai, et l'on entendit toutes les voix crier avec
une sorte de fureur attendrie : La grâce de cet homme !
Lui , cependant, s'était mis en devoir de redescendre
immédiatement pour rejoindre sa corvée. Pour être plus
promptement arrivé , il se laissa glisser dans le gréement et
se mit à courir sur une basse vergue. Tous les yeux le
suivaient. A un certain moment , on eut peur ; soit qu'il fût
fatigué, soit que la tête lui tournât, on crut le voir hésiter
et chanceler. Tout à coup la foule poussa un grand cri , le
forçat venait de tomber à la mer .
La chute était périlleuse. La frégate l'Algésiras était
mouillée près de l'Orion, et le pauvre galérien était tombé
aptre les deux navires. Il était à craindre qu'il ne glissat
100 LES MISÉRABLBS. C
COSETTE.

sous l'un ou sous l'autre. Quatre hommes se jetèrent en hate


ourageait, l'anxiété
dans une embarcation . La foule les encou
était de nouveau dans toutes les âmes . L'homme n'était pas
remonté à la surface. Il avait disparu dans la mer sans y
faire un pli , comme s'il eût tombé dans une tonne d'huile .
On sonda, on plongea. Ce fut en vain . On chercha jusqu'au
soir ; on ne retrouva pas même le corps.
Le lendemain, le journal de Toulon imprimait ces quel
ques lignes : « 17 novembre 1823. — Hier, un forçat, de
« corvée à bord de l'Orion, en revenant de porter secours
« à un matelot, est tombé à la mer et s'est noyé. On n'a
« pu retrouver son cadavre. On présume qu'il se sera en
i gagé sous les pilotis de la pointe de l'Arsenal. Cet homme
« était écroué sous le n° 9430 et se nommait Jean Valjean . O
LIVRE TROISIÈME

ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE

FAITE A LA MORTE

F
LA QUESTION DE L'EAU À MONTPEŘMĚik

Montfermeil est situé entre Livry et Chelles, sur la lisière


méridionale de ce haut plateau qui sépare l'Ourcq de la
Marne. Aujourd'hui c'est un åssez gros bouig, orné, toute
l'année, de villas en plâtre, et, le dimanche , dê bourgeois
épanouis. En 1823, il n'y avait à Montfermeil ni tant de
maisons blanches ni tant de bourgeois satisfaits. Ce n'était
qu'un village dans les bois. On y rencontrait bien çà et là
quelques maisons de plaisance du dernier siècle, réconnais
sables à leur grand air, à leurs balcons en fer tordu et à
ces longues fenêtres dont les petits carreaux font sur le
blanc des volets fermés toutes sortes de verts différents.
Mais Montfermeil n'en était pas moins un village. Les mar
chands de drap retirés et les agréés en villégiature ne
l'avaient pas encore découvert. C'était un endroit paisible
et charmant, qui n'était sur la route de rien ; on y vivait à
bon marché de cette vie paysanne si abondante et si facilë .
Seulement l'eau y était rare à cause de l'élévation du pla
teau .
Il fallait aller la chercher assez loin. Le bộut du village
qui est du côté de Gagny puisait son eau aux magnifiques
étangs qu'il y a là dans les bois ; l'autre bout, qui entoure
l'église et qui est du coté de Chelles, ne trouvait d'eau
potable qu'à une petite source à mi-côte, près de la route
de Chelles, à environ un quart d'heure de Montfermeil.
104 LES MISERABLBS . COSETTE .

C'etait donc une assez rude besogne pour chaque ménage


que cet approvisionnement de l'eau . Les grosses maisons,
l'aristocratie, la gargote Thénardier en faisait partie,
payaient un liard par seau d'eau à un bonhomme dont
c'était l'état et qui gagnait à cette entreprise des eaux de
Montfermeil environ huit sous par jour ; mais ce bonhomme
ne travaillait que jusqu'à sept heures du soir l'été et jusqu'à
cinq heures l'hiver, et une fois la nuit venue, une fois les
volets des rez-de-chaussée clos, qui n'avait pas d'eau à
boire en allait chercher ou s'en passait.
C'était là la terreur de ce pauvre être que le lecteur n'a
peut-être pas oublié, de la petite Cosette. On se souvient
que Cosette était utile aux Thénardier de deux manières,
ils se faisaient payer par la mère et ils se faisaient servir
par l'enfant. Aussi quand la mère cessa tout à fait de payer,
on vient de lire pourquoi dans les chapitres précédents,
les Thénardier gardèrent Cosette. Elle leur remplaçait une
servante. En cette qualité, c'était elle qui courait chercher
de l'eau quand il en fallait. Aussi l'enfant, fort épouvantée
de l'idée d'aller à la source la nuit, avait -elle grand soin
que l'eau ne manquât jamais à la maison .
La Noël de l'année 1823 fut particulièrement brillante à
Montfermeil. Le commencement de l'hiver avait été doux ;
il n'avait encore ni gelé ni neigé. Des bateleurs venus de
Paris avaient obtenu de M. le maire la permission de dres
ser leurs baraques dans la grande rue du village, et une
bande de marchands ambulants avait, sous la même
tolérance, construit ses échoppes sur la place de l'église
et jusque dans la ruelle du Boulanger, où était située, on s'en
souvient peut- être, la gargote des Thénardier. Cela emplis
sait les auberges et les cabarets, et donnait à ce petit pays
tranquille une vie bruyante et joyeuse. Nous devons même
dire , pour être fidèle historien , que, parmi les curiosités
étalées sur la place, il y avait une ménagerie dans laquelle
d'affreux paillasses, vêtus de loques et venus on ne sait
d'où , niontraient en 1823 aux paysans de Montfermeil un
de ces effrayants vautours du Brésil que notre muséum
royal ne possède que depuis 1845, et qui ont pour cil une
cocarde tricolore. Les naturalistes appellent, je crois, cet
oiseau Caracara Polyborus ; il est de l'ordre des apicides et
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE . 105

de la famille des vautouriens. Quelques bons vieux soldats


bonapartistes retirés dans le village allaient voir cette bête
avec dévotion . Les bateleurs donnaient la cocarde tricolore
comme un phénomène unique et fait exprès par le bon
Dieu pour leur ménagerie.
Dans la soirée même de Noël plusieurs hommes, rouliers
et colporteurs, étaient attablés et buvaient autour de quatre
ou cinq chandelles dans la salle basse de l'auberge Thénar
dier. Cette salle ressemblait à toutes les salles de cabaret ;
des tables, des brocs d'étain, des bouteilles, des buveurs,
des fumeurs; peu de lumière, beaucoup de bruit . La date
de l'année 1823 était pourtant indiquée par les deux objets
à la mode alors dans la classe bourgeoise qui étaient sur
une table, savoir un kaleidoscope et une lampe de fer-blanc.
moiré . La Thénardier surveillait le souper qui rôtissait
devant un bon feu clair ; le mari Thénardier buvait avec ses
hôtes et parlait politique.
Outre les causeries politiques, qui avaient pour objets
principaux la guerre d'Espagne et M. le duc d'Angoulême,
on entendait dans le brouhaha des parenthèses toutes
locales comme celles-ci :
Du côté de Nanterre et de Suresnes le vin a beaucoup
donné. Où l'on comptait sur dix pièces on en a eu douze.
Cela a beaucoup juté sous le pressoir. — Mais le raisin ne
devait pas être mûr ? — Dans ces pays-là il ne faut pas qu'on
vendange mûr. Si l'on vendange mûr, le vin tourne au gras
sitôt le printemps. C'est donc tout petit vin ? C'est
des vins encore plus petits que par ici . Il faut qu'on ven
dange vert.
Etc.
Ou bien, c'était un meunier qui s'écriait :
Est -ce que nous sommes responsables de ce qu'il y a
dans les sacs ? Nous y trouvons un tas de petites graines
que nous ne pouvons pas nous amuser à éplucher et qu'il
faut bien laisser passer sous lesmeules ; c'est l'ivraie , c'est
la luzette, la nielle , la vesce, la gaverolle, le chènevis, la
queue-de-renard, et une foule d'autres drogues, sans
compter les cailloux qui abondent dans de certains blés,
surtout dans les blés bretons . Je n'ai pas l'amour de moudre
du blé breton, pas plus que les scieurs de long de scier des
3
106 LES MISÉRABLES. COSETTE .

poutres où il y a des clous. Jugez de la mauvaise poussière


que tout cela fait dans le rendement. Après quoi on se
plaint de la farine. On a tort. La farine n'est pas notre
faute .
Dans un entre-deux de fenêtres, un faucheur, attablé
avec un propriétaire qui faisait prix pour un travail de
prairie à faire au printemps, disait :
Il n'y a point de mal que l'herbe soit mouillée. Elle
se coupe mieux . La rousée est bonne, monsieur. C'est
égal , cette herbe-là, votre herbe, est jeune et bien diffi
cile encore. Que voilà qui est si tendre; que voilà qui plie
devant la planche de fer.
Etc.
Cosette était à sa place ordinaire, assise sur la tra
verse de la table de cuisine près de la cheminée. Elle
était en haillons, elle avait ses pieds nus dans des sabots,
et elle tricotait à la lueur du feu des bas de laine destinés
aux petites Thénardier. Un tout jeune chat jouait sous les
chaises. On entendait rire et jaser dans une pièce voisine
deux fraiches voix d'enfants ; c'était Éponine et Azelma.
Au coin de la cheminée, un martinet était suspendu à
un clou ,
Par intervalles, le cri d'un très jeune enfant, qui était
quelque part dans la maison , perçait au milieu du bruit
du cabaret . C'était un petit garçon que la Thénardier avait
eu un des hivers précédents, « sans savoir pourquoi,
disait-elle; effet du froid, » et qui était âgé d'un peu
plus de trois ans. La mère l'avait nourri, mais ne l'aimait
pas. Quand la clameur acharnée du mioche devenait trop
importune : Ton fils piaille, disait Thénardier, va donc
voir ce qu'il veut. Bah ! répondait la mère, il m'ennuie.
Et le petit abandonné continuait de crier dans les ténè
brés.
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE 107

II

DEUX PORTRAITS COMPLÉTES

On n'a encore aperçu dans ce livre les Thénardier que


de profil; le moment est venu de tourner autour de ce
couple et de le regarder sous toutes ses faces.
Thénardier venait de dépasser ses cinquante ans ;
madamê Thénardier touchait à la quarantaine, qui est la
cinquantaine de la femme ; de façon qu'il y avait équilibre
d'âge entre la femme et le mari .
Les lecteurs ont peut-être, dès sa première apparition ,
conservé quelque souvenir de cette Thénardier grande,
blonde; rouge, grasse, charnue, carrée, énorme et agile ;
elle tenait, nous l'avons dit , de la race de ces sauvagesses
colosses qui se cambrent dans les foires avec des pavés
pendus à leur chevelure . Elle faisait tout dans le logis, les
lits, les chambres, la lessive, la cuisine, la pluie, le beau
temps, le diablé. Elle avait pour tout domestique Cosette ;
une souris au service d'un éléphant. Tout tremblait àu son
de sa voix; les vitres, les meubles et les gens. Son large
visage, criblé de tachés de rousseur, avait l'aspect d'une
écumoire. Elle avait de la barbe . C'était l'idéal d'un fort
de la halle habillé en fille. Elle jurait splendidement ; elle
sè vantait de casser une noix d'un coup de poing. Sans les
romans qu'elle avait lus, et qui , par inoments , faisaient
bizarrement réparaître la mijaurée sous l'ogressë; jamais
l'idée ne fût venue à personne de dire d'elle : c'est une
108 LES MISÉRABLES. COSETTE.
femme. Cette Thénardier était comme le produit de la
greffe d'une donzelle sur une poissarde. Quand on l'enten
dait parler, on disait : C'est un gendarme; quand on la
regardait boire , on disait : C'est un charretier ; quand on
la voyait manier Cosette, on disait : C'est le bourreau. Au
repos, il lui sortait de la bouche une dent.
Le Thénardier était un homme petit , maigre, blême,
anguleux, osseux, chétif, qui avait l'air malade et qui se
portait à merveille, sa fourberie commençait là. Il souriait
habituellement par précaution, et était poli à peu près
avec tout le monde, même avec le mendiant auquel il
refusait un liard. Il avait le regard d'une fouine et la mine
d'un homme de lettres. Il ressemblait beaucoup aux por
traits de l'abbé Delille. Sa coquetterie consistait à boire
avec les rouliers. Personne n'avait jamais pu le griser. Il
fumait dans une grosse pipe. Il portait une blouse et sous
sa blouse un vieil habit noir. Il avait des prétentions à la
littérature et au matérialisme. Il y avait des noms qu'il
prononçait souvent, pour appuyer les choses quelconques
qu'il disait, Voltaire, Raynal, Parny, et, chose bizarre,
saint Augustin . Il affirmait avoir « un système » . Du reste
fort escroc. Un filousophe. Cette nuance existe . On se
souvient qu'il prétendait avoir servi ; il contait avec
quelque luxe qu'à Waterloo, étant sergent dans un 6e ou
ge léger quelconque, il avait, seul contre un escadron de
hussards de la mort, couvert de son corps et sauvé à tra
vers la mitraille « un général dangereusement blessé » .
De là, venait, pour son mur, sa flamboyante enseigne, et,
pour son auberge, dans le pays, le nom de « cabaret du
sergent de Waterloo » . Il était libéral, classique et bona
partiste. Il avait souscrit pour le champ d'Asile. On disait
dans le village qu'il avait étudié pour être prêtre.
Nous croyons qu'il avait simplement étudié en Hollande
pour être aubergiste. Ce gredin de l'ordre composite était,
selon les probabilités, quelque flamand de Lille en Flandre,
français à Paris, belge à Bruxelles, commodément à
cheval sur deux frontières, Sa prouesse à Waterloo, on la
connaît. Comme on voit, il l'exagérait un peu . Le flux et
le reflux, le méandre, l'aventure, était l'élément de son
existence ; conscience déchirée entraine vie décousue ; et
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE. 109

vraisemblablement, à l'orageuse époque du 18 juin 1814,


Thénardier appartenait à cette variété de cantiniers
maraudeurs dont nous avons parlé, battant l'estrade , ven
dant à ceux -ci, volant ceux-là, et roulant en famille,
homme, femme et enfants, dans quelque carriole boiteuse,
à la suite des troupes en marche, avec l'instinct de se rat
tacher toujours à l'armée victorieuse. Cette campagne
faite, ayant, comme il disait, « du quibus » , il était venu
ouvrir gargote à Montfermeil.
Ce quibus composé des bourses et des montres, des
bagues d'or et des croix d'argent, récoltées au temps de
la moisson dans les sillons ensemencés de cadavres, ne
faisait pas un gros total et n'avait pas mené bien loin ce
vivandier passé gargotier.
Thénardier avait ce je ne sais quoi de rectiligne dans le
geste qui, avec un juron, rappelle la caserne et , avec un
signe de croix, le séminaire. Il était beau parleur. Il se
laissait croire savant . Néanmoins, le maître d'école avait
remarqué qu'il faisait « des cuirs » . Il composait la
carte à payer des voyageurs avec supériorité , mais des
yeux exercés y trouvaient parfois des fautes d'ortho
graphe. Thénardier était sournois, gourmand, flâneur et
habile . Il ne dédaignait pas ses servantes, ce qui faisait
que sa femme n'en avait plus. Cette géante était jalouse.
Il lui semblait que ce petit homme maigre et jaune
devait être l'objet de la convoitise universelle.
Thénardier, par -dessus tout homme d'astuce et d'équi
libre, était un coquin du genre tempéré. Cette espèce est
la pire; l'hypocrisie s'y mêle.
Ce n'est pas que Thénardier ne fût dans l'occasion
capable de colère au moins autant que sa femme; mais
cela était très rare , et dans ces moments -là , comme il en
voulait au genre humain tout entier, comme il avait en
lui une profonde fournaise de haine, comme il était de
ces gens qui se vengent perpétuellement, qui accusent
tout ce qui passe devant eux de ce qui est tombé sur
eux, et qui sont toujours prêts à jeter sur le premier venu,
comme légitime grief, le total des déceptions, des banque
routes et des calamités de leur vie, comme tout ce levain
AO soulevait en lui et lui bouillonnait dans la bouche et
110 LES MISÉRABLES. COSETTE .

dans les yeux, il était épouvantable. Malheur à qui passait


sous sa fureur alors !
Outre toutes ses autres qualités, Thénardier était atten
tif et pénétrant, silencieux ou bavard à l'occasion , et tou
jours avec une haute intelligence. Il avait quelque chose
du regard des marins accoutumés à cligner des yeux dans
les lunettes d'approche. Thénardier était un homme d'état.
Tout nouveau venu qui entrait dans la gargote disait en
voyant la Thénardier : Voilà le maître de la maison .
Erreur. Elle n'était même pas la maîtresse. Le maître et la
maîtresse, c'était le mari. Elle faisait, il créait. Il dirigeait
tout par une sorte d'action magnétique invisible et con
tinuelle. Un mot lui suffisait, quelquefois un signe ; le
mastodonte obéissait. Le Thénardier était pour la Thénar
dier, sans qu'elle s'en rendît trop compte, une espèce
d'être particulier et souverain. Elle avait les vertus de sa
façon d'être ; jamais, eût-elle été en dissentimer : sur un
détail avec « monsieur Thénardier » , hypothèse du reste
inadmissible, elle n'eût donné publiquement tort à son
mari, sur quoi que ce soit. Jamais elle n'eût commis
« devant des étrangers » cette faute que font si souvent
les femmes, et qu'on appelle, en langage parlementaire,
découyrir la couronne. Quoique leur accord n'eût pour
résyltat que le mal , il y avait de la contemplation dans la
soumission de la Thénardier à son mari. Cette montagne
de bruit et de chair se mouvait sous le petit doigt de ce
despote frèle . C'était, yu par son côté nain et grotesque,
cette grande chose unive selle : l'adoration de la matière
pour l'esprit ; car de certaines laideurs ont leur raison
d'être dans les profondeurs mêmes de la beauté éternelle.
Il y avait de l'inconnu dans Thénardier ; de là l'empire
absolu de cet homme sur cette femme. A de certains
moments, elle le voyait comme une chandelle allumée ;
dans d'autres, elle le sentait comme une griffe .
Cette femme était une créature formidable qui n'aimait
que ses enfants et ne craignait que son mari . Elle était
mère parce qu'elle était mammifère. Du reste, sa mater
nité s'arrêtait à ses filles, et , comme on le verra, ne
s'étendait pas jusqu'aux garcons. Lui , l'homme, n'avait
qu'une pensée : s'enrichir.
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE 111

Il n'y réussissait point. Un digne théâtre manquait à ce


grand talent. Thénardier à Monfermeil se ruinait, si la
ruine est possible à zéro ; en Suisse ou dans les Pyrénées,
ce sans - le -sou serait devenu millionnaire. Mais ou le sort
attache l'aubergiste, il faut qu'il broute ,
On comprend que le mot aubergiste est employé ici dans
un sens restreint, et qui ne s'étend pas à une classe entière .
En cette même année 1823 , Thénardier était endetté
Q'environ quinze cents francs, de dettes criardes, ce qui le
rendait soucieux .
Quelle que fût envers lui l'injustice opiniâtre de la des
tipée, le Thénardier était un des hommes qui comprenaient
le mieux, avec le plus de profondeur et de la façon la plus
moderne, cette chose qui est une vertu chez les peuples
barbares et une marchandise, chez les peuples civilisés,
l'hospitalité. Du reste braconnier admirable et cité pour
son coup de fusil. Il avait un certain rire froid et paisible
qui était particulièrement dangereux.
Ses théories d'aubergiste jaillissaient quelquefois de lui
par éclairs. Il avait des aphorismes professionnels qu'il
insérait dans l'esprit de sa femme, « Le devoir de l'au
bergiste, lui disait-il un jour violemment et à voix basse,
c'est de vendre au premier venu du fricot, du repos, de la
lumière, du feu, des draps sales, de la bonne, des puces,
du sourire ; d'arrêter les passants, de vider les petites
bourses et d'alléger honnêtement les grosses, d'abriter
avec respect les familles en route, de ràper l'homme, de
plumer la femme, d'éplucher l'enfant; de coter la fenêtre 1

ouverte, la fenêtre fermée, le coin de la cheminée , le fau


teuil , la chaise, le tabouret, l'escabeau, le lit de plume, le
matelas et la botte de paille ; de savoir de combien l'ombre
use le miroir et de tarifer cela, et, par les cinq cent mille
diables, de faire tout payer au voyageur , jusqu'aux
mouches que son chien mange ! »
: Cet homme et cette femme, c'était ruse et rage mariées
ensemble, attelage hideux et terrible .
Pendant que le mari ruminait et combinait , la Thénar
dier, elle, ne pensait pas aux créanciers absents, n'avait
souci d'hier ni de demain , et vivait avec emportement ,
toute dans la minute.
112 LES MISÉRABLES. COSETTE.

Tels étaient ces deux êtres . Cosette était entre eux ,


subissant leur double pression, comme une créature qui
serait à la fois broyée par une meule et déchiquetée par
une tenaille . L'homme et la femme avaient chacun une
manière différente ; Cosette était rouée de coups , cela
venait de la femme; elle allait pieds nus l'hiver, cela venait
du mari .
Cosette montait, descendait, lavait, brossait, frottait,
balayait , courait, trimait, haletait, remuait des choses
lourdes, et, toute chétive, faisait les grosses besognes.
Nulle pitié! une maîtresse farouche , un maître venimeux.
La gargote Thénardier était comme une toile où Cosette
était prise et tremblait. L'idéal de l'oppression était réalisé
par cette domesticité sinistre. C'était quelque chose comme
la mouche servante des araignées.
La pauvre enfant, passive, se taisait .
Quand elles se trouvent ainsi, dès l'aube, toutes petites,
toutes nues, parmi les hommes, que se passe-t-il dans les
âmes qui viennent de quitter Dieu ?
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE
igua

IL BAUT DU VIN AUX HOMMEs BT DE L'BAU


AUX CHRVAUX

Il était arrivé quatre nouveaux voyageurs.


Cosette songeait tristement: car, quoiqu'elle n'eût que
huit ans, elle avait déjà tant souffert qu'elle rêvait avec
l'air lugubre d'une vieille femme.
Elle avait la paupière noire d'un coup de poing que la
Thénardier lui avait donné, ce qui faisait de temps en
temps dire à la Thénardier : Est-elle laide avec son
pochon sur l'ail !
Cosette pensait donc qu'il était nuit, très nuit , qu'il
avait fallu remplir à l'improviste les pots et les carafes
dans les chambres des voyageurs survenus , et qu'il n'y
avait plus d'eau dans la fontaine.
Ce qui la rassurait un peu, c'est qu'on ne buvait pas
beaucoup d'eau dans la maison Thénardier. Il ne manquait
pas là de gens qui avaient soif ; mais c'était dé cette soif
qui s'adresse plus volontiers au broc qu'à là cřüche. Qui
eût demandé un verre d'eau parmi ces verres de vin eût
semblé un sauvage à tous ces hommes. Il y eut pourtant
un moment où l'enfant trembla , la Thénardier soulevă le
couvercle d'une casserole qui bouillait sur le fourneau ,
puis saisit un verre, et s'approcha vivement de la fontaine.
Elle tourna le robinet, l'enfant avait levé la tête et suivait
tous ses mouvements. Un maigre filet d'eau coula du robi
net et remplit le verre à moitie. Tiens , dit-elle, il n'y a
+ .
8
114 LES MISÉRABLES. COSETTE.

plus d'eau ! puis elle eut un moment de silence. L'enfant


ne respirait pas.
Bah ! reprit la Thénardier en examinant le verre à
demi plein, il y en aura assez comme cela.
Cosette se remit à son travail, mais pendant plus d'un
quart d'heure elle sentit son coeur sauter comme un gros
flocon dans sa poitrine .
Elle comptait les minutes qui s'écoulaient ainsi, et eût
bien voulu être au lendemain matin .
De temps en temps, un des buveurs regardait dans la
rue et s'exclamait : Il fait noir comme dans un four !
-
ou : Il faut être chat pour aller dans la rue sans lan
terne à cette heure-ci ! - Et Cosette tressaillait.
Tout à coup, un des marchands colporteurs logés dans
l'auberge entra, et dit d'une voix dure :
On n'a pas donné à boire à mon cheval.
Si fait vraiment, dit la Thénardier.
Je vous dis que non, la mère, reprit le marchand.
Cosette était sortie de dessous la table .
Oh ! si ! monsieur ! dit-elle, le cheval a bu, il a bu
dans le seau , plein le seau , et même que c'est moi qui lui
ai porté à boire, et je lui ai parlé.
Cela n'était pas vrai . Cosette mentait.
En voilà une qui est grosse comme le poing et qui
ment gros comme la maison , s'écria le marchand. Je te dis
qu'il n'a pas bu , petite drôlesse ! Il a une manière de
souffler quand il n'a pas bu , que je connais bien .
Cosette ista et ajouta d'une voix enrouée par l'an
goisse et qu'on entendait à peine :
Et même qu'il a bien bu !
Allons, reprit le marchand avec colère, ce n'est pas
tout ça, qu'on donne à boire à mon cheval et que cela
finisse !
Cosette rentra sous la table.
Au fait, c'est juste, dit la Thénardier , si cette bête
n'a pas bu , il faut qu'elle boive.
Puis, regardant autour d'elle.
Eh bien , où est donc cette autre ?
Elle se pencha et découvrit Cosette blottie à l'autre bout
de la table, presque sous les pieds des buveurs.
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE 115

Vas - tu venir ! cria la Thénardier.


Cosette sortit de l'espèce de trou où elle s'était cachée.
La Thénardier reprit :
Mademoiselle Chien -faute -de-nom , va porter à boire
à ce cheval.
Mais, madame, dit Cosette faiblement, c'est qu'il n'y
a pas d'eau.
La Thénardier ouvrit toute grande la porte de la rue.
Eh bien , va en chercher !
Cosette baissa la tête, et alla prendre un seau vide qui
était au coin de la cheminée .
Ce seau était plus grand qu'elle, et l'enfant aurait pu
s'asseoir dedans et y tenir à l'aise.
La Thénardier se remit à son fourneau, et goûta avec
une cuillère de bois ce qui était dans la casserole, tout en
grommelant :
Il y en a encore à la source. Ce n'est pas plus malin
que ça. Je crois que j'aurais mieux fait de passer mes
oignons.
Puis elle fouilla dans un tiroir où il y avait des sous, du
poivre et des échalotes.
Tiens, mamselle Crapaud, ajouta -t-elle, en revenant
tu prendras un gros pain chez le boulanger. Voilà une
pièce de quinze sous.
Cosette avait une petite poche de côté à son tablier ; elle
prit la pièce sans dire un mot, et la mit dans cette poche.
Puis elle resta immobile le seau à la main, la porte ou
verte devant elle. Elle semblait attendre qu'on vînt à son
secours .
Va donc ! cria la Thénardier.
Cosette sortit. La porte se referma.
116 LES MISERABLES . COSETTE .

IV

ENTRÉB EN SCÈNE D'UNE POUPÉB

La file de boutiques en plein vent qui paltait de l'église


se développait, on s'en souvient, jusqu'à l'auberge Thénar
dier . Ces boutiques, à cause du passage prochain des
bourgeois allant à la messe de minuit, étaient toutes
illuminées de chandelles brûlant dans des entonnoirs de
papier, ce qui , comme le disait le maître d'école de
Montfermeil attablé en ce moment chez Thénardier, faisait
« un effet magique » . En revanche, on ne voyait pas une
étoile au ciel .
La dernière de ces baraques , établie précisément en
face de la porte des Thénardier , était une boutique de
bimbeloterie, toute reluisante de clinquants, de verro
teries et de choses magnifiques en fer-blanc. Au premier
rang, et en avant, le marchand avait place, sur un fond de
serviettes blanches, une immense poupée hautee de près
de deux pieds qui était vêtue d'une robe de crèpe rose
avec des épis d'or sur la tête et qui avait de vrais cheveux
et des yeux en émail . Tout le jour, cette merveille avait
été étalée à l'ébahissement des passants de moins de dix
ans, sans qu'il se fût trouvé à Montfermeil une mère assez
riche ou assez prodigue pour la donner à son enfant.
Éponine et Azelma avaient passé des heures à la contem
pler, et Cosette elle-même, furtivement, il est vrai , avait
osé la regarder.
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE 117

Au moment où Cosette sortit, son seau à la main , si


morne et si accablée qu'elle fût, elle ne put s'empêcher
de lever les yeux sur cette prodigieuse poupée , vers la
dame, comme elle l'appelait. La pauvre enfant s'arrêta
pétrifiée. Elle n'avait pas encore vu cette poupée de près ..
Toute cette boutique lui semblait un palais ; cette poupée
n'était pas une poupée, c'était une vision. C'était la joie,
la splendeur, la richesse, le bonheur, qui apparaissaient
dans une sorte de rayonnement chimérique à ce malheu
reux petit être englouti si profondément dans une misère
funèbre et froide. Cosette mesurait avec cette sagacité naïve
et triste de l'enfance l'abîme qui la séparait de cette pou
pée. Elle se disait qu'il fallait être reine ou au moins
princesse pour avoir une « chose » comme cela . Elle con
sidérait cette belle robe rose, ces beaux cheveux lisses, et
elle pensait : Comme elle doit être heureuse, cette poupée
là ! Ses yeux ne pouvajent se détacher de cette boutique
fantastique. Plus elle regardait, plus elle s'éblouissait. Elle
croyait voir le paradis. Il y avait d'autres poupées derrière
la grande qui lui paraissaient des fées et des génies. Le
marchand qui allait et venait au fond de sa baraque lui
faisait un pey l'effet d'être le Père éternel .
Dans cette adoration , elle oubliait tout, même la commis
sjon dont elle était chargée. Tout à coup, la voix sude de
la Thénardier la rappelą à la réalité : --- Comment , péron
nelle, tu n'es pas partie ! Attends ! je vais à toi ! Je vous
demande un peụ ce qu'elle fait là ! Petit monstre , va !
La Thénardier avait jeté un coup d'æil dans la rue et
aperçu Cosette en extase.
Cosette s'enfuit emportant son seau et faisant les plus
grands pas qu'elle pouvait
118 LES MISÉRABLES. COSETTE.

LA PETITE TOUTE SEULI

Comme l'auberge Thénardier était dans cette partie du


village qui est près de l'église, c'était à la source du bois
du côté de Chelles que Cosette devait aller puiser de l'eau.
Elle ne regarda plus un seul étalage de marchand. Tant
qu'elle fut dans la ruelle du Boulanger et dans les environs
de l'église, les boutiques illuminées éclairaient le chemin,
mais bientôt la dernière lueur de la dernière baraque dis
parut. La pauvre enfant se trouva dans l'obscurité.Elle s'y
enfonça. Seulement, comme une certaine émotion la
gagnait, tout en marchant elle agitait le plus qu'elle pou
vait l'anse du seau. Cela faisait un bruit qui lui tenait
compagnie .
Plus elle cheminait, plus les ténèbres devenaient épaisses.
Il n'y avait plus personne dans les rues. Pourtant, elle
rencontra une femme qui se retourna en la voyant passer,
et qui resta immobile, marmottant entre ses lèvres : Mais
où peut donc aller cet enfant ? Est- ce que c'est un enfant
garou ? Puis la femme reconnut Cosette. Tiens, dit- elle,
c'est l'Alouette !
Cosette traversa ainsi le labyrinthe de rues tortueuses
et désertes qui terminė du côté de Chelles le village de
Montfermeil. Tant qu'elle eut des maisons et même seule
ment des murs des deux côtés de son chemin, elle alla assez
hardiment. De temps en temps, elle voyait le rayonnement
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE 119

d'une chandelle à travers la fente d'un volet, c'était de la


lumière et de la vie, il y avait là des gens, cela la rassurait.
Cependant, à mesure qu'elle avançait, sa marche se ralen
tissait comme machinalement. Quand elle eut passé l'angle
de la dernière maison, Cosette s'arrêta. Aller au delà de la
dernière boutique avait été difficile; aller plus loin que la
dernière maison , cela devenait impossible. Elle posa le seau
à terre, plongea sa main dans ses cheveux et se mit à se
gratter lentement la tête, geste propre aux enfants terrifiés
et indécis. Ce n'était plus Montfermeil, c'étaient les champs.
L'espace noir et désert était devant elle. Elle regarda avec
désespoir cette obscurité où il n'y avait plus personne, où
il y avait des bêtes, où il y avait peut -être des revenants.
Elle regarda bien, et elle entendit les bêtes qui marchaient
dans l'herbe, et elle vit distinctement les revenants qui
remuaient dans les arbres. Alors elle ressaisit le seau, la
peur lui donnait de l'audace : - Bah ! dit-elle, je lui dirai
qu'il n'y avait plus d'eau ! – Et elle rentra résolûment dans
Molitfermeil.
A peine eut-elle fait cent pas qu'elle s'arrêta encore, et
se remit à se gratter la tête. Maintenant, c'était la Thénar
dier qui lui apparaissait ; la Thénardier hideuse avec sa
bouche d'hyène et la colère flamboyante dans les yeux.
L'enfant jeta un regard lamentable en avant et en arrière.
Que faire ? que devenir? où aller? Devant elle le spectre de
la Thénardier ; derrière elle tous les fantômes de la nuit et
des bois. Ce fut devant la Thénardier qu'elle recula. Elle
reprit le chemin de la source et se mit à courir. Elle sor
tit du village en courant, elle entra dans le bois en courant,
ne regardant plus rien, n'écoutant plus rien. Elle n'arrêta
sa course que lorsque la respiration lui manqua, mais elle
n'interrompit point sa marche. Elle allait devant elle,
éperdue.
Tout en courant elle avait envie de pleurer.
Le frémissement nocturne de la forêt l'enveloppait tout
entière. Elle ne pensait plus, elle ne voyait plus. L'immense
nuit faisait face à ce petit être D'un côté, toute l'ombre ;
de l'autre, un atome.
Il n'y avait que sept ou huit minutes de la lisière du bois
.
à la source. Cosette connaissait le chemin pour l'avoir fait
120 LES MISÉRABLES . COSETTE .
plusieurs fois le jour. Chose étrange, elle ne se perdit pas.
Un reste d'instinct la conduisait vaguement . Elle ne jetait
cependant les yeux ni à droite ni à gauche, de crainte de
voir des choses dans les branches et dans les broussailles.
Elle arriva ainsi à la source,
C'était une étroite cuve naturelle creusée par l'eau dans
un sol glaiseux, profonde d'environ deux pieds, entourée
de mousse et de ces grandes herbes gaufrées qu'on appelle
collerettes de Henri IV, et pavée de quelques grosses
pierres. Un ſuisseau s'en échappait avec un petit bruit
tranquille.
Cosette ne prit pas le temps de respirer. Įl faisait très
nois, mais elle avait l'habitude de venir à cette fontaine.
Elle chercha de ļa main gauche dans l'obscurité un jeune
chêne incliné sur la source qui lui servait ordinairement
de point d'appui, rencontra une branche, s'y suspendit ,
se pencha et plongea le seau dans l'eau . Elļe était dans un
moment si violent que ses forces étaient triplées. Pendant
qu'elle était ainsi penchée , elle ne fit pas attention que
la poche de son tạblier se vidait dans la source. La pièce
de quinze sous tomba dans l'eau. Cosette ne la vit ni ne
l'entendit tomber. Elle retirą le seau presque plein et le posa
sur l'herbe .
Cela fait, elle s'aperçut qu'elle était épuisée de lassitude.
Elle eût bien youlų repartir tout de suite ; mais l'effort de
remplir le seau avait été tel qu'il lui fut impossible de faire
un pas. Eļle fut bien forcée de s'asseoir. Elle se laissa tomber
sur l'herbe et y demeura accroupie.
Elle ferma les yeux, puis elle les rouyrit, sans savoir
pourquoi, mais ne pouvant faire autrement.
A coté d'elle l'eau agitée dans le seau faisait des cercles
qui ressembļaient à des serpents de feu blanc,
Au-dessus de sa tête, le ciel était couvert de vastes nuages
noirs qui étaient comme des pans de fumée. Le tragique
masque de l'ombre semblait se pencher vaguement sur cet
enfant.
Jupiter se couchait dans les profondeurs. L'enfant re
gardait d'un mil égaré cette grosse étoile qu'elle ne con
naissait pas et qui lui faisait peur. La planète, en effet, était
en ce moment très près de l'horizon et traversait une épaisse
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE 121

couche de brume qui lui donnait une rougeur horrible . La


brume, lugubremept empourprée, élargissait l'astre. On eût
dit une plaie lumineuse.
Un vent frojd soufflait de la plaine. Le bois était téné
breux, sans aucun froissement de feuilles, sans aucune de
ces vagues et fraîches lueurs de l'été. De grands branchages
s'y dressaient affreusement. Des buissons chétifs et diffor
mes sifflaient dans les clairières. Les hautes herbes four
millaient sous la bise comme des anguilles. Les ronces se
tordaient comme de longs bras armés de griffes cherchant
à prendre des projes . Quelques bruyères sèches, chassées
par le vent, passaient rapidement et avaient l'air de s'en
fuir avec épouvante deyant quelque chose qui arşiyait. De
tous les côtés il y avait des étendues lugubres.
L'obscurité est vertigineuse . Il faut à l'homme de la clarté.
Quiconque s'enfonce dans le contraire du jour se sent le
caur serré. Quand l'eil voit noir, l'esprit voit trouble,
Dans l'éclipse, dans la nuit, dans l'opacité fuligineuse, il y
de l'anxiété, même pour les plus forts. Nul ne marche
seul la nuit dans la forêt sans tremblement . Ombres et
arbres, deux épaisseurs redoutables. Une réalité chimérique
apparaît dans la profondeur indistincte. L'inconcevable
s'ébauche à quelques pas de vous avec une nettetés
spectrale.
On voit flotter, dans l'espace ou dans son propre cerveau ,
on ne sait quoi de vague et d'iņsaisissable comme les rêves
des fleurs endormies. Il y a des attitudes farouches sur
l'horizon. On aspire les effluves du grand vide noir. On a
peur et envie de regarder derrière soi . Les cavités de la
nuit, les choses devenues hagardes, des profils taciturnes
qui se dissipent quand on ayance, des échevellements
obscurs, des touffes irritées, des flaques liyides, le lugubre
reflété dans le funèbre, l'immensité sépulcrale du silence,
les êtres inconnus possibles, des penchements de branches
mystérieux, d'effrayants torses d'arbres, de longues poi
gnées d'herbes frémissantes, on est sans défense contre
out cela. Pas de hardjesse qui ne tressaille et qui ne sente
le voisinage de l'angoisse. On éprouve quelque chose de
hideux comme si l'âme s'amalgamait à l'ombre. Cette péné
tration des ténèbres est ipexprimablement sinistre dans un
enfant.
122 LES MISERABLES. COSETTE.

Les forêts sont des apocalypses; et le battement d'ailes


d'une petite âme fait un bruit d'agonie sous leur voûte
monstrueuse .
Sans se rendre compte de ce qu'elle éprouvait, Cosette
se sentait saisir par cette énormité noire de la nature. Ce
n'était plus seulement de la terreur qui la gagnait, c'était
quelque chose de plus terrible même que la terreur. Elle
frissonnait. Les expressions manquent pour dire ce qu'avait
d'étrange ce frisson qui la glaçait jusqu'au fond du coeur .
Son vil était devenu farouche. Elle croyait sentir qu'elle
ne pourrait peut-être pas s'empêcher de revenir là à la
même heure le lendemain.
Alors, par une sorte d'instinct, pour sortir de cet état
singulier qu'elle ne comprenait pas , mais qui l'effrayait, elle
se mit à compter à haute voix un, deux, trois, quatre,jusqu'à
dix, et, quand elle eut fini, elle recommença. Cela lui ren
dit la perception vraie des choses qui l'entouraient. Elle
sentit le froid à ses mains qu'elle avait mouillées en puisant
de l'eau . Elle se leva. La peur lui était revenue, une peur
naturelle et insurmontable . Elle n'eut plus qu'une pensée,
s'enfuir ; s'enfuir à toutes jambes, à travers bois, à
travers champs, jusqu'aux maisons, jusqu'aux fenêtres,
jusqu'aux chandelles allumées. Son regard tomba sur le
seau qui était devant elle. Tel était l'effroi que lui inspirait
la Thénardier qu'elle n'osa pas s'enfuir sans le seau d'eau.
Elle saisit l'anse à deux mains. Elle eut de la peine à soule
ver le seau .
Elle fit ainsi une douzaine de pas, mais le seau était plein ,
il était lourd, elle fut forcée de le reposer à terre. Elle
respira un instant, puis elle enleva l'anse de nouveau, et
se remit à marcher, cette fois un peu plus longtemps. Mais
il fallut s'arrêter encore. Après quelques secondes de repos,
elle repartit. Elle marchait penchée en avant, la tête baissée,
comme une vieille ; le poids du seau tendait et roidissait
ses bras maigres ; l'anse de fer achevait d'engourdir et de
geler ses petites mains mouillées ; de temps en temps elle
était forcée de s'arrêter, et chaque fois qu'elle s'arrêtait
l'eau froide qui débordait du seau tombait sur ses jambes
nues. Cela se passait au fond d'un bois, la nuit, en hiver,
loin de tout regard humain ; c'était un enfant de huit ans.
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE 123

Il n'y avait que Dieu en ce moment qui voyait cette choso


triste.
Et sans doute sa mère, hélas !
Car il est des choses qui font ouvrir les yeux aux mortes
dans leur tombeau .
Elle soufflait avec une sorte de râlement douloureux ;
des sanglots lui serraient la gorge, mais elle n'osait pas
pleurer, tant elle avait peur de la Thénardier, même loin.
C'était son habitude de se figurer toujours que la Thénar
dier était là.
Cependant elle ne pouvait pas faire beaucoup de chemin
de la sorte, et elle allait bien lentement. Elle avait beau
diminuer la durée des stations et marcher entre chaque le
plus longtemps possible. Elle pensait avec angoisse qu'il lui
faudrait plus d'une heure pour retourner ainsi à Montfer
meil et que la Thénardier la battrait. Cette angoisse se
mêlait à son épouvante d'être seule dans le bois la nuit.
Elle était harassée de fatigue et n'était pas encore sortie
de la forêt. Parvenue près d'un vieux châtaignier qu'elle
connaissait, elle fit une dernière halte plus longue que les
autres pour se bien reposer , puis elle rassembla toutes ses
forces,reprit le seau et se remit à marcher courageusement.
Cependant le pauvre petit être désespéré ne put s'empêcher
de s'écrier : 0 mon Dieu ! mon Dieu !
En ce moment, elle sentit tout à coup que le seau ne
pesait plus rien. Une main , qui lui parut énorme, venait
de saisir l'anse et la soulevait vigoureusement. Elle leva la
tête. Une grande forme noire, droite et debout, marchait
auprès d'elle dans l'obscurité. C'était un homme qui était
arrivé derrière ' elle et qu'elle n'avait pas entendu venir.
Cet homme, sans dire un mot, avait empoigné l'anse du
seau qu'elle portait .
Il ya des instincts pour toutes les rencontres de la vio .
L'enfant n'eut pas peur.
124 LES MISÉRABLES. COSETTE .

VI

QUI PEUT - BTRE PROUVE L'INTELLIGENCE


DE BOULATRUELLE

Dans l'après-midi de cette même journée de Noël 1823,


un homme se promena assez longtemps dans la partie la
plus déserte du boulevard de l'Hòpital à Paris. Cet homme
avait l'air de quelqu'un qui cherche un logement, et semblait
s'arrêter de préférence aux plus modestes maisons de cette
lisière délabrée du faubourg Saint -Marceau .
On verra plus loin que cet homme avait en effet loué une
chambre dans ce quartier isolé.
Cet homme, dans son vêtement comme dans toute sa
personne, réalisait le type de ce qu'on pourrait nommer le
mendiant de bonne compagnie, l'extrême misère combinée
avec l'extrême propreté. C'est là un mélange assez rare qui
inspire aux cours intelligents ce double respect qu'on
éprouve pour celui qui est très pauyre et pour celui qui
est très digne. Il avait un chapeau rond fort vieux et fort
brossé, une redingote råpée jusqu'à la corde en gros drap
jaune d'ocre, couleur qui n'avait rien de trop bizarre à
cette époque, un grand gilet à poches de forme séculaire,
des culottes noires devenues grises aux genoux, des bas de
laine noire et d'épais souliers à boucles de cuivre. On eût
dit un ancien précepteur de bonne maison revenu de l'émi
gration. A ses cheveux tout blancs, à son front ridé, à ses
lèvres livides, à son visage où tout respirait l'accablement
et la lassitude de la vie, on lui eût supposé beaucoup plus
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE 125

de soixante ans. Á så démarche ferme, quoique lente, à la


vigueur singulière empreinte dans tous ses mouvements, on
lui en eût donné à peine cinquante . Les rides de son front
étaient bien placées, et eussent prévenu en sa faveur
quelqu'un qui l'eût observé avec attention . Sa lèvre se
contractait avec un pli étrange, qui semblait sévère et qui
était humble. Il y avait au fond de son regard on ne sait
quelle sérénité lugubre. Il portait de là main gauche un
petit paquet noué dans un mouchoir ; de la droite il s’ap
puyait sur une espèce de bâton coupé dans une haie . Ce
bâton avait été travaillé avec quelque soin, et n'avait pas
trop méchant air ; on avait tiréparti des noeuds, et on lui
avait figuré un pommeau de corail avec de la cire rouge ;
c'était un gourdin , et cela semblait une canne.
Il y a peu de passants sur ce boulevard, surtout l'hiver.
Cet homme, såns affectation pourtant, paraissait les éviter
plutôt que les chercher.
À cette époquè le roi Louis XVIII allait presque tous les
jours à Choisy-le-Roi . C'était une de ses promenades favo
rites. Vers deux heures, presque invariablement , on voyait
la voiture et la cảvalcade royale passer ventre à terre sur
le boulevard de l'Hôpital.
Celà tenait lieu de montre et d'horloge aux pauvresses
du quartier qui disaient : - Il est deux heures, le voilà
qui s'en retourne aux Tuileries.
Et les uns åččourâient, et les autres se rangeaient; car
un roi qui passe, c'est toujours un tumulte. Du reste l'ap
parition et la disparition de Louis XVIII faisaient un certain
effet dans les rues de Paris. Cela était rapide , mais majes
tueux. Ce roi impotent avait le goût du grand galop ; ne
pouvant märcher, il voulait courir ; ce cul- de -jatte se fut
fait volontiers traîner par l'éclair. Il passait, pacifique et
sévère , äú milieu des såbres nus. Så berline massive, toute
dorée, avec de grosses branches de lys peintes sur les pan
ñeaux, roulait bruyamment. A peine avait -on le temps d'y
jeter un coup d'æil. On voyait dans l'angle du fond à droite,
sur des coussins capitonnés de satin blanc, une face large,
ferme et vermeille, un front frais poudré à l'oiseau royal,
ün vil fier, dur et fin , un sourire de lettré, deux grosses
épaulettes à torsades flottantes sur un habit bourgeois, la
126 IES MISERABLES . COSETTE .

toison d'or, la croix de Saint- Louis , la croix de la légion


d'honneur, la plaque d'argent du saint-esprit, un gros
ventre et un large cordon bleu ; c'était le roi. Hors de Paris,
il tenait son chapeau à plumes blanches sur ses genoux
emmaillottés de hautes guêtres anglaises; quand il rentrait
dans la ville, il mettait son chapeau sur sa tête, saluant
peu. Il regardait froidement le peuple, qui le lui rendait .
Quand il parut pour la première fois dans le quartier
Saint-Marceau, tout son succès fut ce mot d'un faubourien
à son camarade : « C'est ce gros-là qui est le gouverne
ment . »
Cet infaillible passage du roi à la même heure était
donc l'événement quotidien du boulevard de l'Hôpital.
Le promeneur à la redingote jaune n'était évidemment
pas du quartier, et probablement pas de Paris, caril igno
rait ce détail. Lorsqu'à deux heures la voiture, royale,
entourée d'un escadron de gardes du corps galonnés
d'argent, déboucha sur le boulevard, après avoir tourné
la Salpêtrière, il parut surpris et presque effrayé. Il n'y
avait que lui dans la contre-allée, il se rangea vivement
derrière un angle du mur d'enceinte, ce qui n'empêcha
pas M. le duc d'Havré de l'apercevoir. M. le duc d'Havré,
comme capitaine des gardes de service ce jour -là, était
assis dans la voiture vis-à-vis du roi . Il dit à sa majesté :
Voilà un homme d'assez mauvaise mine. Des gens de
police, qui éclairaient le passage du roi, le remarquèrent
également, et l'un d'eux reçut l'ordre de le suivre. Mais
l'homme s'enfonça dans les petites rues solitaires du fau
bourg, et, comme le jour commençait à baisser, l'agent
perdit sa trace , ainsi que cela est constaté par un rapport
adressé le soir même à M. le comte Anglès, ministre d'état,
préfet de police .
Quand l'homme à la redingote jaune eut dépisté l'agent,
i doubla le pas , non sans s'être retourné bien des fois
pour s'assurer qu'il n'était pas suivi. A quatre heures un
quart, c'est -à -dire à la nuit close, il passait devant le
théâtre de la porte Saint-Martin où l'on donnait ce jour -là
les deux Forçals. Cette affiche, éclairée par les réverbères
du théâtre, le frappa, car, quoiqu'il marchât vite, il s'ar
rêta pour la lire. Un instant après , il était dans le cul-de
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE 127

sac de la Planchette, et il entrait au Plat d'étain , où était


alors le bureau de la voiture de Lagny. Cette voiture par
tait à quatre heures et demie. Les chevaux étaient attelés,
et les voyageurs, appelés par le cocher, escaladaient en
hâte le haut escalier de fer du coucou.
L'homme demanda :
Avez-vous une place ?
Une seule, à côté de moi , sur le siège, dit le cocher
Je la prends.
Montez.
Cependant, avant de partir, le cocher jeta un coup
d'ail sur le costume médiocre du voyageur, sur la peti
tesse de son paquet, et se fit payer.
Allez-vous jusqu'à Lagny ? demanda le cocher.
Oui , dit l'homme .
Le voyageur paya jusqu'à Lagny.
On partit. Quand on eut passé la barrière, le cocher
essaya de nouer la conversation, mais le voyageur ne
répondait que par monosyllabes. Le cocher prit le parti
de siffler et de jurer après ses chevaux.
Le cocher s'enveloppa de son manteau. Il faisait froid .
L'homme ne paraissait pas y songer. On traversa ainsi
Gournay et Neuilly -sur -Marne.
Vers six heures du soir on était à Chelles. Le cocher
s'arrêta pour laisser souffler ses chevaux, devant l'au
berge à rouliers installée dans les vieux bâtiments de
l'abbaye royale.
Je descends ici, dit l'homme.
Il prit son paquet et son bâton, et sauta à bas de la voi
ture .
Un instant après, il avait disparu .
Il n'était pas entré dans l'auberge.
Quand, au bout de quelques minutes, la voiture repartit
pour Lagny, elle ne le rencontra pas dans la grande rue
de Chelles.
Le cocher se tourna vers les voyageurs de l'intérieur.
-

Voilà, dit-il, un homme qui n'est pas d'ici, car je ne


le connais pas. Il a l'air de n'avoir pas le sou, cependant il
ne tient pas à l'argent ; il paye ur Lagny, et il ne va
jusqu'à Chelles. Il est nuit, toutes lesmaisons sont fermées,
128 LES MISERABLES. COSETTE .
il n'entre pås à l'auberge, et on ne le retrouve plus. Il s'est
donc enfoncé dans la terre .
L'homme ne s'était pas enfoncé dans la terre, mais il
avait arpenté en hâte dans l'obscurité la grande rue de
Chelles; puis il avait pris à gauche avant d'arriver à l'église
le chemin vicinal qui mène à Montfermeil, comme quel
qu'un qui eût connu le pays et qui y fût déjà venu.
Il suivit ce chemin rapidement . À l'endroit où il est
coupé par l'ancienne route bordée d'arbres qui va de
Gagny à Lagny, il entendit venir des passants. Il se cacha
précipitamment dans un fossé, et y attendit que les gens
qui passaient se fussent éloignés. La précaution était d'ail
leurs presque superfluè, car, comme nous l'avons déjà dit,
c'était une nuit de décembre très noire. On voyait à peine
deux ou trois étoiles au ciel .
C'est à ce point-là que commence la montée de la colline.
L'homme ne rentra pas dans le chemin de Montfermeil; il
prit à droite, à travers champs, et gagna à grands pas le
bois .
Quand il fut dans le bois, il ralentit sa märche, et se mit
à regarder soigneusement tous les arbres, avançant pas à
pás, comme s'il cherchait et suivait une route mystérieuse
connue de lui seul. Il y eut un moment où il parut se
perdre et où il s'arrêtā indécis. Enfin il arriva, de tâton
nements en tâtonnements, à une clairière où il y avait un
monceau de grosses pierres blanchâtres. se dirigea vive
ment vers ces pierres et les examina avec attention à tra
vers la brume de la nuit , comme s'il les passait en revue .
Un gros arbre, couvert de ces excroissances qui sont les
verrues de la végétation, était à quelques pas du tas de
pierres. Il alla à cet arbre, et promena să main sur l'écorce
du tronc, comme s'il cherchait à reconnaître et à compter
toutes les verrues .
Vis-à-vis de cet arbre, qui était un frène, il y avait un
châtaignier malade d'une décortication, auquel on avait
mis pour pansement une bande de zinc clouée . Il se haussa
sur la pointe des pieds et toucha cette bande de zinc.
Puis il piétina pendant quelque temps sur le sol dans l'es
pace compris entre l'arbre et les pierres, comme quelqu'un
qui s'assure que la terre n'a pas été fraîchement remuée.
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE 129

Cela fait, il s'orienta et reprit sa marche à travers le


bois .
C'était cet homme qui venait de rencontrer Cosette.
En cheminant par le tailiis dans la direction de Monts
fermeil , il avait aperçu cette petite ombre qui se mouvait
avec un gémissement, qui déposait un fardeau à terre,
puis le reprenait , et se remettait à marcher . Il s'était
approché et avait reconnu que c'était un tout jeune enfant
chargé d'un énorme seau (l'eau. Alors il était allé à l'en
fant, et avait pris silencieusement l'anse du scau.

II ) ,
130 LES MISÉRABLES , COSETTE .

VII

COSETTE COTE A COTE DANS L'OMBRE


AVEC L'INCONNU

Cosette, nous l'avons dit, n'avait pas eu peur.


L'homme lui adressa la parole. Il parlait d'une voix
grave et presque basse.
Mon enfant, c'est bien lourd pour vous ce que vous
portez là.
:
Cosette leva la tête et répondit :
Qui , monsieur .
Donnez , reprit l'homme , je vais vous le porter.
-

Cosette lâcha le seau . L'hommé se mit à cheminer près


d'elle .
C'est très lourd, en effet, dit-il entre ses dents. Puis
il ajouta :
Petite, quel âge as-tu ?
Huit ans, monsieur .
Et viens-tu de loin comme cela ?
De la source qui est dans le bois.
Et est-ce loin où tu vas ?
A un bon quart d'heure d'ici .
L'homme resta un moment sans parler, juis il dit brus
Quement :
Tu n'as donc pas de mère ?
Je ne sais pas, répondit l'enfant.
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE 131

Avant que l'homme eût eu le temps de reprendre la


parole, elle ajouta :
-

Je ne crois pas. Les autres en ont. Moi, je n'en ai


pas .
Et après un silence , elle reprit :
-
Je crois que je n'en ai jamais eu .
L'homme s'arrêta, il posa le seau à terre, se pencha et
mit ses deux mains sur les deux épaules de l'enfant, faisant
effort pour la regarder et voir son visage dans l'obscurité.
La figure maigre et chétive de Cosette se dessinait
vaguement à la lueur livide du ciel .
Comment t'appelles-tu ? dit l'homme.
Cosette.
L'homme eut comme une secousse électrique. Il la
regarda encore, puis il ôta ses mains de dessus les épaules
de Cosette , saisit le seau , et se remit à marcher.
Au bout d'un instant , il demanda :
Petite, où demeures-tu ?
A Montfermeil, si vous connaissez.
C'est là que nous allons ?
Oui , monsieur .
Il fit encore une pause , puis il recommença :
Qui est-ce donc qui t'a envoyée à cette heure cher
cher de l'eau dans le bois ?
C'est madame Thénardier.
L'homme repartit d'un son de voix qu'il voulait s'efforcer
de rendre indifférent, mais où il y avait pourtant un trem
blement singulier :
Qu'est- ce qu'elle fait , ta madame Thénardier ?
C'est ma bourgeoise, dit l'enfant . Elle tient l'au
berge.
L'auberge ? dit l'homme. Eh bien, je vais aller y loger
cette nuit. Conduis-moi.
Nous y allons, dit l'enfant .
L'homme marchait assez vite . Cosette le suivait sans
peine. Elle ne sentait plus la fatigue . De temps en temps ,
elle levait les yeux vers cet homme avec une sorte de
tranquillité et d'abandon inexprimable. Jamais on ne lui
avait appris à se tourner vers la providence et à prier.
Cependait elle sentait en elle quelque chose qui ressem
132 LES MISÉRABLES . COSETTE.

blait à de l'espérance et à de la joie et qui s'en allait vers


le ciel .
Quelques minutes s'écoulèrent . L'homme rcprit :
Est-ce qu'il n'y a pas de servante chez madame Thé
pardier ?
Non , monsieur .
Est-ce que tu es seule ?
Oui , monsieur.
Il y eut encore une interruption Cosette éleva la voix :
C'est-à-dire il y a deux petites filles.
Quelles petites filles ?
Ponine et Zelina.
L'enfant simplifiait de la sorte les noms romanesques
chers à la Thénardier .
Qu'est-ce que c'est que Ponine et Zelma ?
Ce sont les demoiselles de madame Thénardier. Comme
qui dirait ses filles.
Et que font -elles, celles-là ?
Ohi dit l'enfant, elles ont de belles poupées, des
-

choses où il y a de l'or, tout plein d'affaires. Elles jouent,


elles s'amusent .
Toute la journée ?
Oui , monsieur.
Et toi ?
Moi , je travaille .
Toute la journée ?
L'enfant leva ses grands yeux où il y avait une larme
qu'on ne voyait pas à cause de la nuit, et répondit douce
ment :
Oui , monsieur.
Elle poursuivit après un intervalle de silence :
Des fois, quand j'ai fini l'ouvrage et qu'on veut bien ,
je m'amuse aussi .
Comment t'amuses - tu ?
Comme je peux . On me laisse. Mais je n'ai pas beau
coup de joujoux. Ponine el Zelma ne veulent pas que je
joue avec leurs poupées. Je n'ai qu'un petit sabre en plomb,
pas plus long que ça.
L'enfant montrait son petit doigt.
Et qui ne coupe pas ?
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE 133

Si , monsieur, dit l'enfant, ça coupe la salade et les


têtes de mouches .
Ils atteignirent le village ; Cosette guida l'étranger dans
les rues. Ils passèrent devant la boulangerie , mais Cosette
ne songea pas au pain qu'elle devait rapporter. L'homme
avait cessé de lui faire des questions et gardait maintenant
un silence morne . Quand ils eurent laissé l'église derrière
eux, l'homme, voyant toutes ces boutiques en plein vent,
demanda à Cosette :
C'est donc la foire ici ?
Non , monsieur , c'est Noël .
Comme ils approchaient de l'auberge. Cosette lui toucha
le bras timidement .
Monsieur ?
Quoi , mon enfant ?
-
Nous voilà tout près da ls Luison .
Eh bien ?
Voulez-vous me laisser reprendre le seau à présent ?
-
Pourquoi ?
C'est que, si madame voit qu'on me l'a porté, elle me
battra.
L'homme lui remit le seau. Un instant après, ils étaient
à la porte de la gargota .
134 LES MISÉRABLES. COSETTE.

VIII

DÉSAGRÉMENT DE RECEVOIR CHEZ SOI UN PAUVRB


QUI EST PEUT - ÊTRE UN RICHE

Cosette ne put s'empêcher de jeter un regard de côté à


la grande poupée toujcurs étalée chez le bimbelotier, puis
elle frappa. La porte s'ouvrit. La Thénardier parut une
chandelle à la main .
Ah ! c'est toi , petite gueuse ! Dieu merci, tu y a mis le
temps ! elle se sera amusée , la drôlesse !
Madame , dit Cosette toute tremblante, voilà un mon
sieur qui vient loger.
La Thénardier remplaça bien vite sa mine bourrue par
sa grimace aimable, changement à vue propre aux aube
tes , et chercha avidement des yeux le nouveau venu .
C'est monsieur ? dit-elle .
Oui, madame, répondit l'homme en portant la main à
son chapeau.
Les voyageurs riches ne sont pas si polis. Ce geste et
l'inspection du costume et du bagage de l'étranger que la
Thénardier passa en revue d'un coup d'œil firent évanouir
la grimace aimable et reparaître la mine bourrue. Elle
reprit sèchement :
Entrez , bonhomme.
Le « bonhomme » entra . La Thénardier lui jeta un second
coup d'ail, examina particulièrement sa redingote qui était
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE 135

absolument rápée et son chapeau qui était un peu défoncé,


et consulta d'un hochement de tête , d'un froncement de
nez et d'un clignement d'yeux, son mari , lequel buvait
toujours avec les rouliers. Le mari répondit par cette im
perceptible agitation de l'index qui, appuyée du gonflement
des lèvres, signifie en pareil cas ; débine complète. Sur ce,
la Thénardier s'écria :
Ah ! ça, brave homme, je suis bien fâchée, mais c'est
que je n'ai plus de place.
Mettez-moi où vous voudrez , dit l'homme, au gre
nier, à l'écurie. Je payerai comme si j'avais une chambre.
Quarante sous.
Quarante sous. Soit .
A la bonne heure.
Quarante sous ! dit un roulier bas à la Thénardier,
mais ce n'est que vingt sous.
C’est quaranté sous pour lui , répliqua la Thénardier
du même ton. Je ne loge pas des pauvres à moins.
C'est vrai, ajouta le mari avec douceur, ça gâte une
maison d'y avoir de ce monde-là.
Cependant l'homme, après avoir laissé sur un banc son
paquet et son bâton, s'était assis à une table où Cosette
s'était empressée de poser une bouteille de vin et un verre.
Le marchand qui avait demandé le seau d'eau était allé lui
même le porter à son cheval. Cosette avait repris sa place
sous la table de cuisine et son tricot.
L'homme, qui avait à peine trempé ses lèvres dans le
verre de vin qu'il s'était versé, considérait l'enfant avec
une attention étrange.
Cosette était laide. Heureuse, elle eût peut-être été jolie.
Nous avons déjà esquissé cette petite figure sombre. Cosette
était maigre et blême ; elle avait près de huit ans, on lui
en eût donné à peine six. Ses grands yeux enfoncés dans
une sorte d'ombre étaient presque éteints à force d'avoir
pleuré. Les coins de sa bouche avaient cette courbe de
l'angoisse habituelle, qu'on observe chez les condamnés
et chez les malades désespérés. Ses mains étaient, comme
sa mère l'avait deviné, « perdues d'engelures » . Le feu qui
l'éclairait en ce moment faisait saillir les angles de ses os
et rendait sa maigreur affreusement visible. Comme elle
136 LES MISÉRABLES. COSETTE .

grelottait toujours, elle avait pris l'habitude de serrer ses


deux genoux l'un contre l'autre. Tout son vêtement n'était
qu'un haillon qui eût fait pitié l'été et qui faisait horreur
l'hiver. Elle n'avait sur elle que de la toile trouée ; pas un
chiffon de laine . On voyait sa peau çà et là, et l'on y dis
tinguait partout des taches bleues ou noires qui indiquaient
les endroits où la Thénardier l'avait touchée. Ses jambes
nues étaient rouges et grêles. Le creux de ses clavicules
était à faire pleurer. Toute la personne de cette enfant, son
allure, son altitude, le son de sa voix, ses intervalles entre
un mot et l'autre, son regard, son silence , son moindre
geste , exprimaient et traduisaient une seule idée, la
crainte .
Lacrainte était répandue sur elle ; elle en était pour ainsi
dire couverte ; la crainte ramenait ses coudes contre ses
hanches, retirait ses talons sous ses jupes, lui faisait tenir
le moins de place possible, ne lui laissait de souffle que le
nécessaire, et était devenue ce qu'on pourrait appeler son
habilude de corps sans variation possible que d'augmenter.
il y avait au fond de sa prunelle un coin étonné où était
la terreur .
Cette crainte était telle qu'en arrivant , toute mouillée
comme elle était, Cosette n'avait pas osé s'aller sécher au
feu el s'était remise silencieusement à son travail .
L'expression du regard de cette enfant de huit ans était
habituellement si morne et parfois si tragique qu'il sem
blait, à de certains moments, qu'elle fût en train de devenir
une idiote ou un démon .
Jamais, nous l'avons dit, elle n'avait su ce que c'est que
prier, jamais elle n'avait mis le pied dans une église.
Est-ce que j'ai le temps ? disait la ?'hénardier.
L'homme à la redingote jaune ne quittait pas Cosette
des yeux .
Tout à coup la Thénardier s'écria :
A propos ! et ce pain ?
Cosette, selon sa coutume toutes les fois que la Thénar
dier élevait la voix, sortit bien vite de dessous la table.
Elle avait complètement oublié ce pain. Elle eut recours
À l'expédient des enfants toujours effrayés. Elle mentit.
- Madame, le boulanger était fermé.
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE 137

Il fallait cogner
J'ai cogné , madame .
Eh bien ?
Il n'a pas ouvert .
-
Je saurai demain si c'est vrai, dit la Thénardier, et
si tu mens tu auras une fière danse . En attendant , rendse
moi la pièce -quinze -sous.
Cosette plongea sa main dans la poche de son tablier, et
devint verte. La pièce de quinze sous n'y était plus.
Ah çà ! dit la Thénardier, m'as-tu entendue ?
Cosette retourna la poche . Il n'y avait rien . Qu'est-ce
que cet argent pouvait être devenu ? La malheureuse petite
ne trouva pas une parole. Elle était pétrifiée .
Est-ce que tu l'as perdue, la pièce-quinze-sous ? råla
la Thénardier, ou bien est-ce que tu veux me la voler ?
En même temps elle allongea le bras vers le martinet sus
pendu à l'angle de la cheminée.
Ce geste redoutable rendit à Cosette la force de crier :
Grâce ! madame ! madame ! je ne le ferai plus.
La Thénardier détacha le martinet .
Cependant l'homme à la redingote jauneavait fouillé dans
le gousset de son gilet, sans qu'on eût remarqué ce mou
vement. D'ailleurs les autres voyageurs buvaient oujouaient
Rux cartes et ne faisaient attention à rien .
Cosette se pelotonnait avec angoisse dans l'angle 'de la
cheminée, tâchant de ramasser et de dérober ses pauvres
membres demi-nus . La Thénardier leva le bras.
Pardon, madame, dit l'homme, mais tout à l'heure j'ai
vu quelque chose qui est tombé de la poche du tablier de
cette petite et qui a roulé. C'est peut- être cela.
En même temps il se baissa et parut chercher à terre un
instant.
Justement, voici , reprit-il en se relevant.
Et il tendit une pièce d'argent à la Thénardier.
Oui, c'est cela, dit-elle.
Ce n'était pas cela, car c'était une pièce de vingt sous,
mais la Thénardier y trouvait du bénéfice. Elle mit la pièce
dans sa poche, et se borna à jeter un regard farouche à
l'enfant en disant : Que cela ne t'arrive plus, toujours !
Cosette rentra dans ce que la Thénardier appelait « sa
138 LES MISÉRABLES. COSETTE .
niche » , et son grand wil , fixé sur le voyageur inconnu,
commença à prendre une expression qu'il n'avait jamais
eue. Ce n'était encore qu'un naïf étonnement, mais une
sorte de confiance stupéfaite s'y mêlait.
A propos, voulez-vous souper ? demanda la Thénardier
au voyageur.
Il ne répondit pas. Il semblait songer profondément.
Qu'est-ce que c'est que cet homme-là ? dit-elle entre
ses dents. C'est quelque affreux pauvre. Cela n'a pas le sou
pour souper. Me payera-t-il mon logement seulement ? Il
est bien heureux tout de même qu'il n'ait pas eu l'idée de
voler l'argent qui était à terre.
Cependant une porte s'était ouverte et Éponine et Azelma
étaient entrées .
C'étaient vraiment deux jolies petites filles, plutôt bour
geoises que paysannes , très charmantes , l'une avec ses
tresses châtaines bien lustrées, l'autre avec ses longues
nattes noires tombant derrière le dos, toutes deux vives,
propres, grasses, fraîches et saines à réjouir le regard.
Elles étaient chaudement vêtues, mais avec un tel art ma
ternel , que l'épaisseur des étoffes n'ôtait rien à la coquet
terie de l'ajustement. L'hiver était prévu sans que le prin
temps fût effacé.Ces deux petites dégageaient de la lumière.
En outre, elles étaient régnantes. Dans leur toilette, dans
leur gaîté, dans le bruit qu'elles faisaient, il y avait de la
souveraineté . Quand elles entrèrent, la Thénardier leur dit
d'un ton grondeur, qui était plein d'adoration : - Ah ! vous
voilà donc , vous autres !
Puis, les attirant dans ses genoux l'une après l'autre,
lissant leurs cheveux , renouant leurs rubans, et les lâchant
ensuite avec cette douce façon de secouer qui est propre
aux mères, elle s'écria : Sont-elles fagotées !
Elles vinrent s'asseoir au coin du feu . Elles avaient une
poupée qu'elles tournaient et retournaient sur leurs genoux
avec toutes sortes de gazouillements joyeux. De temps en
temps, Cosette levait les yeux de son tricot , et les regar
dait jouer d'un air lugubre.
Éponine et Azelma ne regardaient pas Cosette. C'était
pour elles comme le chien . Ces trois petites filles n'avaient
pas vingt-quatre ans à elles trois, et elles représentaient
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE 139

déjà toute la société des hommes ; d'un côté l'envie , de


l'autre le dédain .
La poupée des sœurs Thénardier était très fanée et très
vieille et toute cassée, mais elle n'en paraissait pas moins
admirable à Cosette, qui de sa vie n'avait eu une poupée,
une vraie poupée, pour nous servir d'une expression que
tous les enfants comprendront .
Tout à coup, la Thénardier, qui continuait d'aller et de
venir dans la salle, s'aperçut que Cosette avait des distrac
tions et qu'au lieu de travailler elle s'occupait des petites
qui jouaient.
Ah ! je t'y prends ! cria-t-elle. C'est comme cela que
tu travailles ! Je yais te faire travailler à coups de martinet,
moi .
L'étranger, sans quitter sa chaise, se tourna vers la
Thénardier.
Madame, dit-il en souriant d'un air presque craintif,
bah ! laissez -la jouer !
De la part de tout voyageur qui eût mangé une tranche
de gigot et bu deux bouteilles de vin à son souper et qui
n'eût pas eu l'air d'un affreux pauvre, un pareil souhait
eût été un ordre. Mais qu'un homme qui avait ce chapeau
se permit d'avoir un désir et qu'un homme qui avait cette
redingote se permît d'avoir une volonté, c'est ce que la
Thénardier ne crut pas devoir tolérer. Elle repartit aigre
ment :
Il faut qu'elle travaille, puisqu'elle mange. Je ne la
nourris pas à rien faire.
Qu'est-ce qu'elle fait donc ? reprit l'étranger de cette
voix douce qui contrastait si étrangement avec ses habits
de mendiant et ses épaules de portefaix.
La Thénardier daigna répondre :
-

Des bas, s'il vous plaît. Des bas pour mes petites
filles qui n'en ont pas, autant dire , et qui vont tout à
l'heure pieds nus .
L'homme regarda les pauvres pieds rouges de Cosette, et
continua :
-
Quand aura - t -elle fini cette paire de bas ?
Elle en a encore au moins pour trois ou quaire
grands jours, la paresseuse.
140 LES MISÉRABLES. COSETTE .

Et combien peut valoir cette paire de bas, quand elle


sera faite ?
La Thénardier lui jeta un coup d'ail méprisant.
Au moins trente sous .
La donneriez-vous pour cinq francs ? reprit l'homme.
Pardieu ! s'écria avec gros rire un roulier
qui écoutait , cinq francs ? Je crois fichtre bien ! cinq
balles !
Le Thénardier crut devoir prendre la parole .
Oui , monsieur, si c'est votre fantaisie, on vous
donnera cette paire de bas pour cinq francs. Nous ne
savons rien refuser aux voyageurs.
Il faudrait payer tout de suite, dit la Thénardier avec
sa façon brève et péremptoire.
J'achète cette paire de bas, répondit l'homme, et,
ajouta -t-il en tirant de sa poche une pièce de cinq francs
qu'il posa sur la table, – je la paye.
Puis il se tourna vers Cosette.
Maintenant ton travail est à moi . Joue, mon enfant.
Le roulier fut si ému de la pièce de cinq francs, qu'il
laissa là son verre et accourut.
C'est pourtant vrai ! cria-t-il en l'examinant. Une vraie
roue de derrière ! et pas fausse !
Le Thénardier approcha et mit silencieusement la pièce
dans son gousset .
La Thénardier n'avait rien à répliquer. Elle se mor
dit les lèvres, et son visage prit une expression de
haine.
Cependant Cosette tremblait. Elle se risqua à demander :
Madame, est-ce que c'est vrai ? est-ce que je peux
jouer ?
Joue ! dit la Thénardier d'une voix terrible.
Merci , madame , dit Cosette.
Et, pendant que sa bouche remerciait la Thénardier,
toute sa petite âme remerciait le voyageur.
Le Thénardier s'était remis à boire. Sa femme lui dit à
l'oreille :
Qu'est-ce que ça peut être que cet homme jaune ?
J'ai vu , répondit souverainement Thénardier, des
millionnaires qui avaient des redingotes comme cela.
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE 141

Coscule avait laissé là son tricot, mais elle n'était pas


sortie de sa place. Cosette bougeait toujours le moins pos
sible. Elle avait pris dans une boîte derrière elle que ques
vieux chiffons et son petit sabre de plomb.
Éponine et Azelma ne faisaient aucune attention à ce qui
se passait. Elles venaient d'exécuter une opération fort
importante ; elles s'étaient emparées du chat. Elles avaient
jeté la poupée à terre, et Éponine, qui étai . l'ainee,
emmaillottait le petit chai, malgré ses miaulements et ses
contorsions, avec une foule de nippes et de guenilles rouges
et bleues. Tout en faisant ce grave et difficile travail, elle
disait à sa seur dans ce doux et adorable langage des
enfants dont la grâce, pareille à la splendeur de l'aile des
papillons, s'en va quand on veut la fixer :
Vois-tu , ma seur, cette poupée-là est plus amusante
que l'autre. Elle remue, elle crie, elle est chaude . Vois-tu,
ma saur, jouons avec. Ce serait ma petite fille. Je serais
une dame . Je viendrais te voir et tu la regarderais. Peu à
peu tu verrais ses moustaches, et cela t'étonnerait . Et puis
tu verrais ses oreilles, et puis tu verrais sa queue, et cela
t'étonnerait. Et tu me dirais : Ah ! mon Dieu ! et je te
dirais : Oui , madame, c'est une petite fille que j'ai comme
ça. Les petites filles sont comme ça à présent.
Azelma écoutait Éponine avec admiration.
Cependant, les buveurs s'étaient mis à chanter une
chanson obscène dont ils riaient à faire trembler le pla
fond. Le Thénardier les encourageait et les accompagnait.
Comme les oiseaux font un nid avec tout , les enfants
font une poupée avec n'importe quoi . Pendant qu'Eponine
et Azelma emmaillottaient le chat , Cosette de son côté avait
emmaillotté le sabre. Cela fait, elle l'avait couché sur ses
bras, et elle chantait doucement pour l'endormir.
La poupée est un des plus impérieux besoins et en même
temps un des plus charmants instincts de l'enfance fémi
uine. Soigner, vêtir, parer, habiller, déshabiller, rhabiller,
enseigner, un peu gronder, bercer, dorioter, endormir ,
se figurer que quelque chose est quelqu'un, tout l'avenir
de la femme est là . Tout en vant et tout en jasant , tout
en faisant de petits trousseaux et de petites layettes, tout
en cousant de petites robes, de petits corsages et de
142 LES MISÉRABLES. COSETTE .

petites brassières, l'enfant devient jeune fille, la jeune fille


devient grande fille, la grande fille devient femme. Le
premier enfant continue la dernière poupée,
Une petite fille sans poupée est à peu près aussi malheu
reuse et tout à fait aussi impossible qu'une femme sans
enfants .
Cosette s'était donc fait une poupée avec le sabre.
La Thénardier, elle, s'était rapprochée de l'homme jaune .
Mon mari a raison , pensait-elle, c'est peut-être mon
sieur Laffitte. Il y a des riches și farces !
Elle vint s'accouder à sa table .
Monsieur... dit-elle .
A ce mot monsieur, l'homme se retourna. La Thénardier
ne l'avait encore appelé que brave homme ou bonhomme.
Voyez-vous, monsieur, poursuivit-elle en prenant son
air douceâtre qui était encore plus fâcheux à voir que son
air féroce, je veux bien que l'enfant joue, je ne m'y oppose
pas, mais c'est bon pour une fois, parce que vous êtes
généreux. Voyez-vous, cela n'a rien. Il faut que cela tra
vaille .
-

Elle n'est donc pas à vous, cette enfant ? demanda


l'homme .
Oh, mon Dieu , non , monsieur ! C'est une petite
pauvre que nous avons recueillie comme cela, par charité.
Une espèce d'enfant imbécile. Elle doit avoir de l'eau dans
la tête. Elle a la tête grosse, comme vous voyez. Nous
faisons pour elle ce que nous pouvons, car nous ne sommes
pas riches. Nous avons beau écrire à son pays, voilà six
mois qu'on ne nous répond plus. Il faut croire que sa mère
est morte .
Ah ! dit l'homme, et il retomba dans sa rêverie.
-

C'était une pas grand'chose que cette mère, ajouta


la Thénardier. Elle abandonnait son enfant,
Pendant toute cette conversation , Cosette, comme si
un instinct l'eût avertie qu'on parlait d'elle, n'avait pas
quitté des yeux la Thénardier. Elle écoutait vaguement.
Elle entendait çà et là quelques mots.
Cependant les buveurs, tous ivres aux trois quarts répé
taient leur refrain immonde avec un redoublement de
gaîté. C'était une gaillardise de haut goût où étaient mêlés
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE 143
la Vierge et l'enfant Jésus. La Thénardier était allée
prendre sa part des éclats de rire. Cosette, sous la table,
regardait le feu qui se réverbérait dans son eil fixe ; elle
s'était remise à bercer l'espèce de maillot qu'elle avait fait,
et, tout en le berçant, elle chantait à voix basse : Ma mère
est morte ! ma mère est morte ! ma mère est morte !
Sur de nouvelles instances de l'hôtesse, l'homme jaune,
« le millionnaire » consentit enfin à souper.
Que veut monsieur ?
Du pain et du fromage, dit l'homme.
Décidément , c'est un gueux, pensa la Thénardier.
Les ivrognes chantaient toujours leur chanson , et l'en
fant, sous la table, chantait aussi la sienne .
Tout à coup Cosette s'interrompit . Elle venait de se
retourner et d'apercevoir la poupée des petites Thénardier
qu'elles avaient quittée pour le chat et laissée à terre à
quelques pas de la table de cuisine.
Alors elle laissa tomber le sabre emmaillotté qui ne lui
suffisait qu'à demi, puis elle promena lentement ses yeux
autour de la salle. La Thénardier parlait bas à son mari,
et comptait de la monnaie, Ponine et Zelma jouaient avec
le chat, les voyageurs mangeaient, ou buvaient, ou chàn
taient, aucun regard n'était fixé sur elle. Elle n'avait pas
un moment à perdre. Elle sortit de dessous la table en
rampant sur les genoux et sur les mains, s'assura encore
une fois qu'on ne la guettait pas, puis se glissa vivement
jusqu'à la poupée, et la saisit. Un instant après elle était
à sa place, assise, immobile, tournée seulement de manière
à faire de l'ombre sur la poupée qu'elle tenait dans ses
bras. Ce bonheur de jouer avec une poupée était tellement
rare pour elle qu'il avait toute la violence d'une volupté.
Personne ne l'avait vue, excepté le voyageur , qui man
geait lentement son maigre souper .
Cette joie dura près d'un quart d'heure.
Mais quelque précaution que prit Cosette, elle ne s'aper
cevait pas qu'un des pieds de la poupée passait, et
que le feu de la cheminée l'éclairait très vivement. Ce pied
rose et lumineux qui sortait de l'ombre frappa subitement
le regard d'Azelma qui dit à Éponine : Tiens ! ma
sceur !
144 LES MISÉRABLES . COSETTE .

Les deux petites filles s'arrêtèrent, stupéfaites. Cosette


avait osé prendre la poupée !
Éponine se leva, et, sans lâcher le chat, alla vers sa mère
et se mit à la tirer par sa jupe.
Mais laisse- moi donc ! dit la mère . Qu'est-ce que tu
me veux ?
-
Mère, dit l'enfant, regarde donc !
Et elle désignait du doigt Cosette.
Cosette, elle , tout entière aux extases de la possession,
ne voyait et n'entendait plus rien .
Le visage de la Thénardier prit cette expression par
ticulière qui se compose du terrible mêlé aux riens de
la vie et qui a fait nommer ces sortes de femmes : mégères.
Cette fois, l'orgueil blessé exaspérait encore sa colère.
Cosette avait franchi tous les intervalles, Cosette avait at
tenté à la poupée de « ces demoiselles » .
Une czarine qui verrait un mougick essayer le grand
cordon bleu de son impérial fils n'aurait pas une autre
figure.
Elle cria d'une voix que l'indignat in enrouait :
Cosette !
Cosette tressaillit comme si la terre eût tremblé sous
elle . Elle se retourna .
Cosette ! répéta la Thénardier.
.
Cosette prit la poupée et la posa doucement à terre avec
une sorte de vénération mêlée de désespoir. Alors, sans
7
la quitter des yeux , elle joignit les mains, et, ce qui est
effrayant à dire dans un enfant de cet âge, elle se lestordit ;
puis , ce que n'avait pu lui arracher aucune des émotions de
la journée, ni la course dans le bois, ni la pesanteur du
seau d'eau , ni la perte de l'argent, ni la vue du martinet,
ni même la sombre parole qu'elle avait entendu dire à la
Thénardier , -
elle pleura. Elle éclata en sanglols.
Cependant le voyageur s'était levé.
Qu'est-ce donc ? dit-il à la Thénardier .
Vous ne voyez pas ? dit la Thénardier en montrant du
doigt le corps du délit qui gisait aux pieds de Cosette.
Eh bien , quoi ? reprit i'homme.
Cette gueuse, répondit la Thénardier, s'est permis
de toucher à la poupée des enfants!,
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE
145
-

Tout ce bruit pour cela ! dit l'homme. Eh bien , quand


elle jouerait avec cette poupée ?
Elle y a touché avec ses mains sales ! poursuivit la
Thénardier, avec ses affreuses mains !
Ici Cosette redoubla ses sanglots.
Te tairas - tu ! cria la Thénardier .
L'homme alla droit à la porte de la rue , l'ouvrit et
sortit .
Dès qu'il fut sorti , la Thénardier profita de son absence
pour allonger sous la table à Gosette in grand coup de pied
qui fit jeter à l'enfant les hauts cris .
La porte se rouvrit, l'honime reparut, il portait dans ses
deux mains la poupée fabuleuse dont nous avons parlé et
que tous les marmots du village contemplaient depuis le
matin , et il la posa debout devant Cosette en disant :
Tiens, c'est pour toi.
Il faut croire que , depuis plus d'une heure qu'il était là,
au milieu de sa rêverie, il avait confusément remarqué
cette boutique de bimbeloterie éclairée de lampions et de
chandelles si splendidement qu'on l'apercevait à travers la
vitre du cabaret comme une illumination .
Cosette leva les yeux, elle avait vu venir l'homme à elle
avec cette poupée comme elle eùt vu venir le soleil, elle
entendit ces paroles inouïes : c'est pour loi, elle le regarda ,
elle regarda la poupée, puis elle recula lentement, et
s'alla cacher tout au fond sous la table dans le coin du
mur .
Elle ne pleurait plus, elle ne criait plus, elle avait l'air
de ne plus oser respirer .
La Thénardier, Épunine, Azelma étaient autant de statues .
Les buveurs eux - inêmes s'étaient arrêtés . Il s'était fait un
silence solennel dans tout le.cabarct.
La Thénardier, pétrifiée et muette, recommençait ses
conjectures : – Qu'est-ce que c'est que ce vieux ? est-ce
un pauvre ? est-ce un millionnaire ? C'est peut- être les deux ,
c'est - à -dire un voleur.
La face du mari Thénardier offrit cette ride expressive
qui accentue la figure humaine chaque fois que l'insunct
dominant y apparaît avec toute sa puissance bestiale . Le
gargotier considérait- tourà tour la poupée et le voyageur ;
III .
10
146 LES MISÉRABLES. COSETTE .

il semblait fairer cet homme comme il eût flairé un sac


d'argent. Cela ne dura que le temps d'un éclair. Il s'appro
cha de sa femme et lui dit bas :
Cette machine coûte au moins trente francs. Pas de
bêtises.Ariat ventre devant l'hommel
Les natures grossières ont cela de commun avec les
natures naïves qu'elles n'ont pas de transitions.
En bien , Corette, dit la Thénardier d'une voix qui
voulait être douce et qui était toute composée de ce miel
aigre des méchantes femmes, est-ce que tu ne prends pas
ta poupée ?
Cosette se hasarda à sortir de son trou .
Ma petite Cosette, reprit le Thénardiér d'un air ca
ressant , monsieur te donne une poupée. Prends-là. Elle
est à toi .
Cosette considérait la poupée merveilleuse avec une sorte
de terreur. Son visage était encore inondé de larmes , mais
ses yeux commençaient à s'emplir, comme le ciel au cré
puscule du matin , des rayonnements étranges de la joie .
Ce qu'elle éprouvait en ce moment-là était un peu pareil
à ce qu'elle eût ressenti si on lui eût dit brusquement :
Petite , vous êtes la reine de France.
Il lui semblait que si elle touchait à cette poupée, le
tonnerre en sortirait .
Ce qui était vrai jusqu'à un certain point, car elle se
disait que la Thénardier gronderait et la battrait.
Pourtant, l'attraction l'emporta. Elle finit par s'approcher,
et murmura timidement en se tournant vers la Thénar
dier :
Est -ce que je peux, madame ?
Aucune expression ne saurait rendre cet air à la fois
désespéré, épouvanté et ravi.
Pardil fit la Thénardier, c'est à toi . Puisque monsieur
te la donne .
-

Vrai , monsieur ? reprit Cosette, est-ce que c'est vrai ?


c'est à moi , la dame ?
L'étranger paraissait avoir les yeux pleins de larmes. Il
semblait être à ce point d'émotion où l'on ne parle pas
pour ne pas pleurer. Il fit un signe de tête à Cosette et mit
la main de la dame » dans sa petite main.
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE 147

Cosette retira vivement sa main , comme si celle de la


dame la brûlait , et se mit à regarder le pavé. Nous sommes
forcé d'ajouter qu'en cet instant-là elle tirait la langue
d'une façon démesurée. Tout à coup, elle se retourna et
saisit la poupée avec emportement.
- Je l'appellerai Catherine, dit-elle.
Ce fut un moment bizarre que celui où les haillons de
Cosette rencontrèrent et étreignirent les rubans et les frai
ches mousselines roses de la poupée .
Madame, reprit -elle, est-ce que je peux la mettre sur
une chaise ?
Oui, mon enfant, répondit la Thénardier.
Maintenant c'était Éponine et Azelma qui regardaient
Cosette avec envie.
Cosette posa Catherine sur une chaise, puis s'assit à terre
devant elle, et demeura immobile , sans dire un mot , dans
l'attitude de la contemplation .
- Joue donc, Cosette, dit l'étranger.
- Oh ! je joue, répondit l'en
Cet étranger, cet inconnu qui avait l'air d'une visite que
la providence faisait à Cosette, était en ce moment-là ce
que la Thénardier haïssait le plus au monde . Pourtant, il
fallait se contraindre. C'était plus d'émotions qu'elle n'en
pouvait supporter, si habituée qu'elle fût à la dissimulation
par la copie qu'elle tâchait de faire de son mari dans toutes
ses actions. Elle se hâta d'envoyer ses filles coucher, puis
elle demanda à l'homme jaune la permission d'y envoyer
Cosette, -qui a bien fatigué aujourd'hui, ajouta-t- elle d'un
air maternel. Cosette s'alla coucher emportant Catherine
entre ses bras .
La Thénardier allait de temps en temps à l'autre bout
de la salle où était son homme, pour se soulager l'aime,
disait-elle. Elle échangeait avec son mari quelques paroles
d'autant plus furieuses qu'elle n'osait les dire tout
haut :
Vieille bétel qu'est-ce qu'il a donc dans le ventre ?
Venir nous déranger icil vouloir que ce petit monstre joue !
lui donner des poupées ! donner des poupées de quarante
francs à une chienne que je donnerais moi pour quarante
sous ! Encore un peu il lui dirait votre majesté comme à
148 LÉS MISÉRABLES. = CÓSETTÉ.
la duchesse de Berry ! Y a-t- il du bon sens ? il est donc
enragé, ce vieux mystérieux-là ?
Pourquoi ? C'est tout simple , répliquait le Thénardier.
Si ça l'amuse ! Toi , ça t'amuse que la petite travaille , lui,
ça l'amuse qu'elle joue . Il est dans son droit. Un voyageur
ça fait ce que ça veut quand ça paye. Si ce vieux est un
philanthrope, qu'est-ce que ça te fait? Si c'est un imbécile,
ça ne te regarde pas. De quoi le mêles-tu , puisqu'il a de
l'argent ?
Langage de maître et raisonnement d'aubergiste qui
n'admettaient ni l'un ni l'autre la réplique .
L'homme s'était accoudé sur la table et avait repris son
attitude de rêverie . Tous les autres voyageurs, marchands
et rouliers, s'étaient un peu éloignés et ne chantaient plus .
Ils le considéraient à distance avec une sorte de crainte
respectueuse. Ce particulier si pauvrement vêtu , qui tirait
de sa poche les roues de derrière avec tant d'aisance et
qui prodiguait des poupées gigantesques à de petites souil
lonsen sabots, était certainement un bonhomme magnifique
et redoutable .
Plusieurs heures s'écoulèrent . La messe de minuit était
dite , le réveillon était fini, les buveurs s'en étaient allés ,
le cabaret était ſermé, la salle basse était déserte , le feu
s'était éteint , l'étranger était toujours à la même place et
dans la même posture . De temps en temps il changeait le
coude sur lequel il s'appuyait . Voilà tout . Mais il n'avait
pas dit un mot depuis que Cosette n'était plus là.
Les Thénardier seuls, par convenance et par curiosité,
Est- ce qu'il va passer la nuit
étaient restés dans la salle .
comme ça ? grommelait la Thénardier. Comme deux heures
du matin sonnaient, elle se déclara vaincue et dit à son
mari : Je vais me coucher . Fais- en ce que tu voudras.
- Le mari s'assit à une table dans un coin , alluma une
chandelle et se mit à lire le Courrier français.
Une bonne heure passa ainsi . Le digne aubergiste avait
lu au moins trois fois le Courrier français, depuis la date
du numéro jusqu'au nom de l'imprimeur. L'étranger ne
bougeait pas.
Le Thénardier remua, toussa, cracha , se moucha, fit
craquer sa chaise . Aucun mouvement de l'homine. Est
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE 149

ce qu'il dort ? pensa le Thénardier. - L'homme ne dormait


pas, mais rien ne pouvait l'éveiller .
Enfin Thénardier óta son bonnet, s'approchá doucement
et s'aventura à dire :
Est-ce que monsieur ne va pas reposer?
Ne va pas se coucher lui eût semblé excessif et familier.
Reposer sentait le luxe et était du respect . Ces mots-là ont
la propriété mystérieuse et admirable de gonfler le lende
main matin le chiffre de la carte à payer. Une chambre où
l'on couche coûte vingt sous ; une chambre où l'on repose
coûte vingt francs .
Tiens ! dit l'étranger, vous avez raison. Où est votre
écurie ?
Monsieur, fit le Thénardier avec un sourire, je vais
conduire monsieur.
Il prit la chandelle, l'homme prit son paquet et son
bâton , et Thénardier le mena dans une chambre au pre
mier qui était d'une rare splendeur, toute meublée en
acajou avec un lit-bateau et des rideaux en calicot
rouge .
Qu'est-ce que c'est que cela ? dit le voyageur.
C'est notre propre chambre de noce, dit l'aubergiste.
Nous en habitons une autre , mon épouse et moi . On
n'entre ici que trois ou quatre fois dans l'année .
J'aurais autant aimé l'écurie, dit l'homme brusque
ment .
Le Thénardier n'eut pas l'air d'entendre cette réflexion
peu obligeante.
Il alluma deux bougies de cire toutes neuves qui figu
raient sur la cheminée. Un assez bon feu flambait dans
l'âtre.
Il y avait sur cette cheminée, sous un bocal , une coil.
fure de femme en fils d'argent et en fleurs d'oranger.
Et ceci , qu'est-ce que c'est ? reprit l'étranger.
Monsieur, dit le Thénardier, c'est le chapeau de
mariée de ma femme.
Le voyageur regarda l'objet d'un regard qui semblait
dire : il y a donc eu un moment où ce monstre a été une
vierge ?
Du reste le Thénardier montait. Quand il avait pris
. 150 LES MISÉRABLES. COSETTE .

bail cette bicoque pour en faire une gargote, il avail


trouvé cette chambre ainsi garnie, et avait acheté ces
meubles et brocanté ces fleurs d'oranger, jugeant que
cela ſerait une ombre gracieuse sur « son épouse » , et
qu'il en résulterait pour sa maison ce que les anglais
appellent de la respectabilité.
Quand le voyageur se retourna , l'hôte avait disparu .
Le Thénardier s'était éclipse discrètement, sans oser dire
bonsoir, ne voulant pas traiter avec une cordialité irres
pectueuse un homme qu'il se proposait d'écorcher roya
lement le lendemain matin .
L'aubergiste se retira dans sa chambre. Sa femme était
couchée, mais elle ne dormait pas. Quand elle entendit le
pas de son mari , elle se retourna et lui dit :
Tu sais que je flanque demain Cosette à la porte.
Le Thénardier répondit froidement :
Comme tu y vas !
Ils n'échangèrent pas d'autres paroles, et quelques
moments après leur chandelle était éteinte.
De son côté le voyageur avait déposé dans un coin son
båton et son paquet . L'hôte parti , il s'assit sur un fauteuil
et resta quelque temps pensif. Puis il óta ses souliers, prit
une des deux bougies, souffla l'autre, poussa la porte et
sortit de la chambre, regardant autour de lui comme
quelqu'un qui cherche. Il traversa un corridor et parvint
à l'escalier. Là il entendit un petit bruit très doux qui
ressemblait à une respiration d'enfant. Il se laissa con
duire par ce bruit et arriva à une espèce d'enfoncement
triangulaire pratiqué sous l'escalier ou pour mieux dire
formé par l'escalier même. Cet enfoncement n'était autre
chose que le dessous des marches. Là, parmi toutes sortes
de vieux paniers et de vieux tessons, dans la poussière et
dans les toiles d'araignée , il y avait un lit ; si l'on peut
appeler lit une paillasse trouée jusqu'à montrer la paille
et une couverture trouée jusqu'à laisser voir la paillasse.
Point de draps. Cela était posé à terre sur le carreau. Dans
ce lit Cosette dormait.
L'homme s'approcha, la considéra.
Cosette dormait profondément, elle était tout habillée.
L'hiver elle ne se déshabillait pas pour avoir moins froid .
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE 151

Elle tenait serrée contre elle la pompće dont les grands


yeux ouverts brillaient dans l'obscurité. De temps en
temps elle poussait un grand soupir comme si elle allait
se réveiller , et elle étreignait la poupée dans ses bras
presque convulsivement. Il n'y avait à côté de son lit
qu'un de ses sabots.
Une porte ouverte près du galetas de Cosette laissait
voir une assez grande chambre sombre . L'étranger y péné
tra. Au fond, à travers une porte vitrée, on apercevait
deux petits lits jumeaux très blancs. C'étaient ceux
d'Azelma et d'Éponine . Derrière ces lits disparaissait à
demi un berceau d'osier sans rideaux où dormait le petit
garçon qui avait crié toute la soirée.
L'étranger conjectura que cette chambre communiquait.
avec celle des époux Thénardier. Il allait se retirer quand
son regard rencontra la cheminée ; une de ces vastes che
minées d'auberge où il y a toujours un si petit ſeu , quand
il y a du feu, et qui sont si froides à voir. Dans celle-là il
n'y avait pas de feu, il n'y avait pas même de cerdre ; co
qui y était attira pourtant l'attention du voyageur.
C'étaient deux petits souliers d'enfant de forme coquette
et de grandeur inégale ; le voyageur se rappela la gracieuse
et immémoriale coutume des enfants qui déposent leur
chaussure dans la cheminée le jour de Noël pour y
attendre dans les ténèbres quelque étincelant cadeau de
leur bonne fée. Éponine et Azelma n'avaient eu garde d'y
manquer, et elles avaient mis chacune un de leurs sou
liers dans la cheminée .
Le voyageur se pencha.
La fée, c'est- à -dire la mère, avait déjà fait sa visite, et
l'on voyait reluire dans chaque soulier une belle pièce de
dix sous toute neuve.
L'homme se relevait et allait s'en aller lorsqu'il aperçut
au fond, à l'écart, dans le coin le plus obscur de l'âtre, un
autre objet. Il regarda, et reconnut un sabot, un affreux
sabot du bois le plus grossier, à demi brisé et tout cou
vert de cendre et de boue desséchée . C'était le sabot de
Cosette. Cosette, avec cette touchante confiance des enfants
qui peut être trompée toujours sans se décourager jamais,
avait mis, elle aussi , son sabot dans la cheminée.
1
152 LES MISÉRABLES . COSETTE .

C'est une chose sublime et douce que l'espéral e dans


un enfant qui n'a jamais connu que le désespoir.
Il n'y avait rien dans ce sabot .
L'étranger touilla dans son gilet, se courba el mit dans
le sabor de Cosette un louis d'or .
Puis il regagna sa chambre à pas de loup.
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE 153

IX

TUÉNARDIER A LA MANEUVRB

Le lendemain matin , deux heures au moins avant le


jour, le mari Thénardier, attabló près d'une chandelle
dans la salle basse du cabarel, une pluie à la main , com
posait la carte du voyageur à la redingote jaune.
La femme debout , à demi courbée sur lui , le suivait des
yeux . Ils n'échangeaient pas une parole. C'était , d'un côté ,
une inéditation profonde, de l'autre, cette admiration
religieuse avec laquelle on regarde naitre et s'épanouir
une merveille de l'esprit humain . On entendait un bruit
dans la maison; c'était l'Alouetté qui balayait l'escalier
Après un bon quart d'heure et quelques ratures, le
Thénardier produisit ce chef -d'auvre :
NOTE DU MONSIEUR DÚ N ° 1.
Souper . fr . 3
Chambre 10
Bougie . >> 5
Feu . >> 4
Service .

Total . fr. 23

Service était écrit servisse .


Vingt-trois francs ! s'écria la femme avec un enthode
siasme mêlé de quelque hésitation,
134 LES MISÉRABLES . COSETTE .

Comme tous les grands artistes, le Thénardier n'était


pas content.
Pouli ! fil- il.
C'était l'accent de Castlereagh rédigeant au congrès de
Vienne la carte à payer de la France .
Monsicur Thénardier, tu as raison , il doit bien cela,
murmura la femme qui songeait à la poupée donnée à
Cosette en présence de ses filles, c'est juste, mais c'est
trop. Il ne voudra pas payer.
Le Thénardier fit son rire froid , et dit :
7
Il payera.
Ce rire était la signification suprême de la certitude et
de l'autorité . Ce qui était dit ainsi devait être. La femme
n'insista point. Elle se mit à ranger les tables ; le mari
marchait de long en large dans la salle. Un moment après
il ajouta :
Je dois bien quinze cents francs, moi !
Il alla s'asseoir au coin de la cheminée, méditant, les
pieds sur les cendres chaudes.
Ah çà ! reprit la femme, tu n'oublies pas que je
flanque Cosette à la porte aujourd'hui? Ce monstre ! elle
me mange le cæur avec sa poupée ! J'aimerais mieux
épouser Louis XVIII que de la garder un jour de plus à la
maison !
Le Thénardier alluma sa pipe et répondit entre deux
bouffées :
Tu remettras la carte à l'homme .
Puis il sortit .
Il était à peine hors de la salle que le voyageur y entra .
Le Thénardier reparut sur-le-champ derrière lui et
demeura immobile dans la porte entre- bâillée, visible
seulement pour sa femme.
L'homme jaune portait à la main son bâton et son
paquet .
-

Levé sitôt!. dit la Thénardier, est-ce que monsieur


nous quitte déjà ?
Tout en parlant ainsi , elle tournait d'un air embarrassé
la carte dans ses mains y faisait des plis avec ses ongles.
Son visage dur offrait une nuance qui ne lui était pas
habituelle, la timidité et le scrupule.
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE 155

Présenter une pareille note à un homme qui avait si


parfaitement l'air d ' « un pauvre » , cela lui paraissait
inalaisé .
Le voyageur semblait préoccupé el distrait. Il ré
pondit :
Qui , madame, je m'en vais.
Monsieur, reprit-elle , n'avait donc pas d'affaires à
Montfermeil ?
Non . Je passe par ici . Voilà tout . Madame , ajouta
t - il, qu'est-ce que je dois ?
La Thénardier, sans répondre, lui tendit la carte
pliée .
L'homme déplia le papier, et le regarda, mais son atten
tion était visiblement ailleurs.
Madame , reprit-il, faites- vous de bonnes affaires dans
ce Montfermeil ?
Comme cela, monsieur, répondit la Thénardier stupé
faite de ne point voir d'autre explosion .
Elle poursuivit d'un accent élégiaque et lamentable :
Oh ! monsieur, les temps sont bien durs ! et puis nous
-

avons si peu de bourgeois dans nos endroits ! C'est tout


petit monde, voyez-vous. Si nous n'avions pas par-ci par
là des voyageurs généreux et riches comme monsieur !
Nous avons tant de charges. Tenez, cette petite nous
coûte les yeux de la tête .
- Quelle petite ?
-

Eh bien, la petite, vous savez ! Cosettel l'Alouette,


comme on dit dans le pays !
Ah ! dit l'homme.
Elle continna :
Sont-ils bêtes , ces paysans, avec leurs sobriquets !
elle a plutôt l'air d'une chauve-souris que d'une alouette.
Voyez-vous, monsieur, nous ne demandons pas la charité,
mais nous ne pouvons pas la faire . Nous ne gagnons rien
et nous avons gros à payer. La patente, les impositions,
les portes et fenêtres, les centimes ! Monsieur sait que le
gouvernement demande un argent terrible. Et puis j'ai
mes filles, moi. Je n'ai pas besoin de no l'enfant de
autres .
L'homme repril, de cette voir c'r'il s'efforçait de rendre
156 LES MISÉRABLES. COSETTE .

indifférente et dans laquelle il y avait un tremblement :


Et si l'on vous en débarrassait ?
De qui ? de la Cosette ?
-
Oui .
La face rouge et violente de la gargotière s'illumina d'un
épanouissement hideux.
Ah, monsieur ! mon bon monsieur ! prenez-la, gardez
la, emmenez-la, emportez-la, sucrez -la, truffez-la, buvez-la,
mangez- la, et soyez béni de la bonne sainte Vierge et de
tous les saints du paradis !
C'est dit .
Vrai ! vous l'emmenez ?
Je l'emmène.
Tout de suite ?
· 'fout de suite. Appelez l'enfant.
Cosette ? cria la Thénardier.
En attendant , poursuivit l'homme, je vais toujours
vous payer ma dépense. Combien est-ce ?
ll jeta un coup d'eil sur la carte et ne put réprimer un
mouvement de surprise :
Vingt -trois francs !
Il regarda la gargotière et répéta :
Vingt-trois francs ?
Il y avait dans la prononciation de ces deux mots ainsi
répétés l'accent qui sépare le point d'exclamation du point
d'interrogation.
La Thénardier avait eu le temps de se préparer au choc .
Elle répondit avec assurance :
Dame oui , monsieur ! c'est vingt- trois francs.
L'étranger posa cinq pièces de cinq francs sur la table.
Allez chercher la petite , dit-il .
En ce moment le Thénardier s'avança au milieu de la
salle , et dit :
Monsieur doit vingt-six sous.
Vingt-six sous ! s'écria la femme .
Vingt sous pour la chambre, reprit le Thénardier
froidement, et six pour le souper. Quant à la petite, j'ai
besoin d'en causer un peu avec monsieur . Laisse-nous, ma
femme.
La Thénardier eut un de ces éblouissements que donnent
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE 151
les éclairs imprévus du talent. Elle sentit que le grand
acteur entrait en scène , ne répliqua pas un mot et
sortit .
Dès qu'ils furent seuls , le Thénardier offrit une chaise
au voyageur . Le voyageur s'assit ; le Thénardier resta
debout, et son visage prit une singulière expression de bon
homie et de simplicité.
Monsieur, dit-il , tenez, je vais vous dire, c'est que
je l'adore, moi , cette enfant .
L'étranger le regarda fixement.
Quelle enfant ?
Thénardier continua :
Comme c'est drôle ! on s'attache , Qu'est-ce que c'est
que tout cet argent-là ? reprenez donc vos pièces de
cent sous. C'est une enfant que j'adore,
Qui ça ? demanda l'étranger.
Eh, notre petite Cosette ! ne voulez-vous pas nous
l'emmener ? Eh bien , je parle franchement, vrai comme
vous ètes un honnête homme , je ne peux pas y consentir.
Elle me ferait faute, cette enfant. J'ai vu ça tout petit.
C'est vrai qu'elle nous coûte de l'argent , c'est vrai qu'elle
à des défauts, c'est vrai que nous ne sommes pas riches,
c'est vrai que j'ai payé plus de quatre cents francs en
drogues rien que pour une de ses maladies ! Mais il faut
bien faire quelque chose pour le bon Dieu . Ça n'a ni père
ni mère, je l'ai élevée. J'ai du pain pour elle et pour moi.
Au fait j'y tiens , à cette enſant. Vous comprenez, on se
prend d'affection ; je suis une bonne bête , moi; je ne
raisonne pas ; je l'aime, cette petite ; ma femme est vive ,
mais elle l'aime aussi . Voyez-vous, c'est comme notre
enfant. J'ai besoin que ça babille dans la maison .
L'étranger le regardait toujours fixement . Il continua.
Pardon , excuse, monsieur, mais on ne donne point
son enfant comme ça à un passant . Pas vrai que
j'ai raison ? Après cela , je ne dis pas, vous êtes riche, vous
avez l'air d'un bien brave homme, si c'était pour son bon
heur ? mais il fauçlrait savoir. Vous comprenez ? une
supposition que je la laisserais aller et que je me sacri
fierais, je voudrais savoir ou elle va , je ne voudrais pas la
perdre de vue, je youdrais savoir chez qui elle est , pour
158 LES MISÉRABLES . · COSETTE .

l'aller voir de temps en temps, qu'elle sache que son


bon père nourricier est là , qu'il veille sur elle. Enfin il
y a des choses qui ne sont pas possibles. Je ne sais seule.
ment pas votre nom. Vous l'emmèneriez. je dirais : eb
bien , l'Alouette ? ou donc a - t - elle passé ? Il faudrait au
moins voir quelque méchant chiffon de papier; un petit
bout de passe -port, quoi !
L'étranger, sans cesser de le regarder de ce regard qui
va, pour ainsi dire, jusqu'au fond de la conscience, lui
répondit d'un accent grave et ferme :
Monsieur Thénardier, on n'a pas un passe-port pour
venir à cinq lieues de Paris . Si j'emmène Cosette , jel'emmè
nerai , voilà tout. Vous ne saurez pas mon nom , vous ne
saurez pas ma demeure , vous ne saurez pas où elle sera,
et mon intention est qu'elle ne vous revoie de sa vie. Je
Casse le fil qu'elle a au pied, et elle s'en va. Cela vous con
vient- il ? oui ou non ?
De même que les démons et les génies reconnaissaient à
de certains signes la présence d'un dieu supérieur, le
Thénardier comprit qu'il avait affaire à quelqu'un de très
fort. Ce fut comme une intuition ; il coinprit cela avec sa
promptitude nette et , sagace. La veille , tout en buvant
avec les rouliers, iout en fumant, tout en chantant des
gaudrioles, il avait passé la soirée à observer l'étranger,
le guettant comme un chat et l'étudiant comme un mathé
maticien . Il l'avait à la fois épié pour son propre compte,
pour le plaisir, et par instinct, et espionné comme s'il eût
été payé pour cela. Pas un geste, pas un mouvement de
l'homme à la capote jaune ne lui était échappé. Avant
même que l'inconnu manifestât si clairement son intérêt
pour Cosette, le Thénardier l'avait deviné. Il avait surpris
les regards profonds de ce vieux qui revenaient toujours à
l'enfant. Pourquoi cet intérêt ? qu'était-ce que cet homme ?
pourquoi , avec tant d'argent dans sa bourse, ce costume
si misérable ? Questions qu'il se posait sans pouvoir les
résoudre et qui l'irritaient. Il y avait songé toute la nuit.
Ce ne pouvait être le père de Cosette. Était-ce quelque
grand-père ? Alors pourquoi ne pas se faire connaître tout
de suite ? Quand on a un droit, on le montre . Cet homme
évidemment n'avait pas de droit sur Cosette. Alors qu'était
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE 159

ce ? le Thénardier se perdait en suppositions. Il entre


voyait tout, et ne voyait rien. Quoi qu'il en fût, en entamant
la conversation avec l'homme , sûr qu'il y avait un secret
dans tout cela, sûr que l'homme était intéressé à rester
dans l'ombre, il se sentait fort; à la réponse nette et
ferme de l'étranger , quand il vit que ce personnage
mystérieux était mystérieux si simplement, il se sentit
faible. Il ne s'attendait à rien de pareil. Ce fut la déroute
de ses conjectures. Il rallia ses idées. Il pesa tout cela en
une seconde. Le Thénardier était un de ces hommes qui
jugent d'un coup d'oeil une situation . Il estima que c'était
le moment de marcher droit et vite . Il fit comme les grands
capitaines à cet instant décisif qu'ils savent seuls recon
naître, il démasqua brusquement sa batterie.
-

Monsieur, dit-il, il ine faut quinze cents francs.


L'étranger prit dans sa poche de côté un vieux porte
feuille en cuir noir, l'ouvrit et en tira trois billets de ban
que qu'il posa sur la table. Puis il appuya son large pouce
sur ces billets, et dit au gargotier :
Faites venir Cosette .
Pendant que ceci se passait, que faisait Cosette ?
Cosette, en s'éveillant, avait couru à son sabot. Elle y
avait trouvé la pièce d'or. Ce n'était pas un napoléon ,
c'était une de ces pièces de vingt francs toute neuves de
la restauration sur l'effigie desquelles la petite queue
prussienne avait remplacé la couronne de laurier. Cosette
fut éblouie. Sa destinée commençait à l'enivrer. Elle ne
savait pas ce que c'était qu'une pièce d'or, elle n'en avait
jamais vu , elle la cacha bien vite dans sa poche comme si
elle l'avait volée. Cependant elle sentait que cela était
bien à elle, elle devinait d'où ce don lui venait, mais
elle éprouvait une sorte de joie pleine de peur. Elle était
contente ; elle était surtout stupéfaite. Ces choses si magni
fiques et si jolies ne lui paraissaient pas réelles. La poupée
lui faisait peur, la pièce d'or lui faisait peur. Elle trem
blait vaguement devant ces magnificences. L'étranger seul
nelui faisait pas peur. Au contraire, il la rassurait.Depuis la
veille , à travers ses étonnements, à travers son sommeil ,
elle songeait dans son petit esprit d'enfant à cet hoinme
qui avait l'air vieux et pauvre et si triste, et qui était si
160 LES MISÉRABLES . COSETTE .

riche et si bon . Depuis qu'elle avait rencontré ce bon


homme dans le bois , tout était comme changé pour elle.
Cosette, moins heureuse que la moindre hirondelle du ciel,
n'avait jamais su ce que c'est que de se réfugier à l'ombre
de sa mère et sous une aile. Depuis cinq ans, c'est-à-dire
aussi loin que pouvaient remonter ses souvenirs, la
pauvre enfant frissonnait et grelottait . Elle avait tou
jours été toute nue sous la bise aigre du malheur, main
tenant il lui semblait qu'elle était vêtue. Autrefois son
âme avait froid , maintenant elle avait chaud . Elle n'avait
plus autant de crainte de la Thénardier. Elle n'était plus
seule ; il y avait quelqu'un lå.
Elle s'était mise bien vite à sa besogne de tous les
matins. Ce louis , qu'elle avait sur elle, dans ce même
gousset de son tablier d'où la pièce de quinze sous était
tombée la veille , lui donnait des distractions. Elle n'osait
pas y toucher, mais elle passait des cinq minutes à le
contempler, il faut le dire, en tirant la langue. Tout en
balayant l'escalier, elle s'arrêtait, et restait là, immobile,
oubliant son balai et l'univers entier, occupée à regarder
cette étoile briller au fond de sa poche.
Ce fut dans une de ces contemplations que la Thénar
dier la rejoignit .
Sur l'ordre de son mari, elle l'était allée chercher . Chose
inouïe, elle ne lui donna pas une tape et ne lui dit pas une
injure .
Cosette , dit-elle presque doucement, viens tout de
suite .
Un instant après, Cosette entrait dans la salle basse.
L'étranger prit le paquet qu'il avait apporté et le dénoua.
Ce paquet contenait une petite robe de laine, un tablier,
une brassière de futaine, un jupon, un fichu, des
bas de laine , des souliers, un vêtement complet pour une
fille de scpt ans . Tout cela était noir.
Mon enfant, dit l'homme, prends ceci et va l'habiller
bien vite .
Le jour paraissait lorsque ceux des habitants de Mont
fermeil qui commençaient à ouvrir leurs portes virent
passer dans la rue de Paris un bonhomme pauvrement
vềtu donnant la main à une petite fille tout en deuil qui
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE 161

portait une poupée rose dans ses bras. Ils se dirigeaient


du côté de Livry.
C'était notre homme et Cosette .
Personne ne connaissait l'homme ; comme Cosette n'était
plus en guenilles, beaucoup ne la reconnurent pas.
Cosette s'en allait. Avec qui ? elle l'ignorait . Ou ? elle ne
savait. Tout ce qu'elle comprenait , c'est qu'elle laissait
derrière elle la gargote Thénardier . Personne n'avait
songé à lui dire adieu, ni elle à dire adieu à personne.
Elle sortait de cette maison haïe et haïssant .
Pauvre doux être dont le ceur n'avait été jusqu'à cette
heure que comprimé !
Cosette marchait gravement, ouvrant ses grands yeux et
considérant le ciel . Elle avait mis son louis dans la poche
de son tablier neuf. De temps en temps elle se penchait et
lui jetait in coup d'œil , puis elle regardait le bonhomme.
Elle sentait quelque chose comme si elle était près du bon
Dieu.

III . 11
162 LES MISÉRABLES. COSETTE .

QUI CHERCHE LE MIEUX PEUT TROUVER LE PIRP

La Thénardier, selon son habitude, avait laissé faire son


mari. Elle s'attendait à de grands événements. Quand
l'homme et Cosette furent partis, le Thénardier laissa
écouler un grand quart d'heure, puis il la prit à part et
lui montra les quinze cents francs.
Que ça ! dit-elle.
C'était la première fois , depuis le commencement de
leur ménage, qu'elle osait critiquer un acte du maître.
Le coup porta.
Au fait , tu as raison , dit-il , je suis un imbécile. Donne
moi mon chapeau.
Il plia les trois billets de banque, les enfonça dans sa
poche et sortit en toute hâte, mais il se trompa et prit
d'abord à droite . Quelques voisins auxquels il s'informa le
remirent sur la trace , l'Alouette et l'homme avaient été
vus allant dans la direction de Livry . Il suivit cette indi
cation , marchant à grands pas et monologuant .
Cet homme est évidemment un million habillé en
jaune , et moi je suis un animal . Il a d'abord donné vingt
sous, puis cinq francs, puis cinquante francs, puis quinze
cents francs, toujours aussi facilement. Il aurait donné
quinze mille francs. Mais je vais le rattraper.
Et puis ce paquet d'habits préparés d'avance pour la petite,
tout cela était singulier; il y avait bien des mystères là
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE
163
dessous. On ne lâche pas des mystères quand on les tient .
Les secrets des riches sont des éponges pleines d'or , il
faut savoir les presser. Toutes ces pensées lui tourbillon
naient dans le cerveau . Je suis un animal, disait-il.
Quand on est sorti de Montfermeil et qu'on a atteint le
coude que fait la route qui va à Livry, on la voit se déve
lopper devant soi très loin sur le plateau . Parvenu là, il
calcula qu'il devait apercevoir l'homme et la petite. Il re
garda aussi loin que sa vue put s'étendre, et ne vit rien . Il
s'informa encore . Cependant il.perdait du temps. Des pas
sants lui dirent que l'homme et l'enfant qu'il cherchait
s'étaient acheminés vers les bois du côté de Gagny. Il se
hâta dans cette direction.
Ils avaient de l'avance sur lui, mais un enfant marche
lentement, et lui il allait vite. Et puis le pays lui était bien
connu .
Tout à coup il s'arrêta et se frappa le front comme un
homme qui a oublié l'essentiel, et qui est prêt à revenir
sur ses pas .
J'aurais dû prendre mon fusil ! se dit-il.
Thénardier était une de ces natures doubles qui passent
quelquefois au milieu de nous à notre insu et qui disparais
sent sans qu'on les ait connues parce que la destinée n'en
a montré qu'un côté. Le sort de beaucoup d'hommes est
de vivre ainsi à demi submergés. Dans une situation calme
et plate, Thénardier avait tout ce qu'il fallait pour faire
nous ne disons pas pour être – ce qu'on est convenu
d'appeler un honnête commerçant , un bon bourgeois. En
même temps, certaines circonstances étant données, cer
taines secousses venant à soulever sa nature de dessous, il
avait tout ce qu'il fallait pour être un scélérat. C'était un
boutiquier dans lequel il y avait du monstre. Satan devait
par moment s'accroupir dans quelque coin du bouge où
vivait Thénardier et rêver devant ce chef- d'auvre hideux.
Après une hésitation d'un instant :
Bah ! pensa-t-il, ils auraient le temps d'échapper !
Et il continua son chemin , allant devant lui rapidement,
et presque d'un air de certitude , avec la sagacité du renard
flairant une compagnie de perdrix .
En effet, quand il eut dépassé les étangs et traversé
164 LES MISÉRABLES. COSETTE .
obliquement la grande clairière qui est à droite de l'avenue
de Bellevue, comme il arrivait à cette allée de gazon qui
fait presque le tour de la colline et qui recouvre la voûte
de l'ancien canal des eaux de l'abbaye de Chelles, il aper
I
çut au-dessus d'une broussaille un chapeau sur lequel il
avait déjà échafaudé bien des conjectures. C'était le cha
peau de l'homme. La broussaille était basse. Le Thénardier
reconnut que l'homme et Cosette étaient assis là. On ne
voyait pas l'enfant à cause de sa petitesse, mais on aperce
vait la tête de la poupée .
Le Thénardier ne se trompait pas. L'homme s'était assis
là pour laisser un peu reposer Cosette. Le gargotier tourna
la broussaille et apparut brusquement aux regards de ceux
qu'il cherchait.
-
Pardon , excuse, monsieur, dit-il tout essoufflé, mais
voici vos quinze cents francs .
En parlant ainsi , il tendait à l'étranger les trois billets
de banque .
L'homme leva les yeux.
Qu'est-ce que cela signifie ?
Le Thénardier répondit respectueusement :
Monsieur, cela signifie que je reprends Cosette.
Cosette frissonna et se serra contre le bonhomme.
Lui , il répondit en regardant le Thénardier dans le fond
des yeux et en espaçant toutes ses syllabes :
Vous -re -pre -nez Cosette ?
Oui, monsieur, je la reprends. Je vais vous dire. J'ai
réléchi. Au fait, je n'ai pas le droit de vous la donner. Je
suis un honnête homme , voyez-vous. Cette petite n'est pas
à moi , elle est à sa mère. C'est sa mère qui me l'a confiée,
je ne puis la remettre qu'à sa mère. Vous me direz : Mais
la mère est morte. Bon . En ce cas je ne puis rendre l'enfant
qu'à une personne qui m'apporterait un écrit signé de la
mère comme quoi je dois remettre l'enfant à cette personne
là. Cela est clair.
L'homme, sans répondre, fouilla dans sa poche et le
Thénardier vit reparaître le portefeuille aux billets de
banque .
Le gargotier eut un frémissement de joie.
Bon ! pensa-t-il , tenons -nous. Il va me corrompre !
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE 103

Avant d'ouvrir le portefeuille, le voyageur jeta un coup


d'eil autour de lui. Le lieu était absolument désert. Il n'y
avait pas une âme dans le bois ni dans la vallée. L'homme
ouvrit le portefeuille et en tira, non la poignée de billets
de banque qu'attendait Thénardier, mais un simple petit
papier qu'il développa et présenta tout ouvert à l'aubergiste
en disant :
Vous avez raison . Lisez .
Le Thénardier prit le papier et lut :
Montreuil -sur-Mer, le 25 mars 1823 .

« Monsieur Thénardier,
« Vous remettrez Cosette à la personne . On vous
« payera toutes les petites choses.
« J'ai l'honneur de vous saluer avec considération .
« FANTIN E. »

Vous connaissez cette signature ? reprit l'homme.


C'était bien la signature de Fantine, Le Thénardier la
reconnut .
Il n'y avait rien à répliquer. Il sentit deux violents dépits,
le dépit de renoncer à la corruption qu'il espérait, et le
dépit d'être battu. L'homme ajouta :
Vous pouvez garder ce papier pour votre décharge,
Le Thénardier se replia en bon ordre.
Cette signature est assez bien imitée, grommela -t-il
entre ses dents. Enfin , soit !
Puis il essaya un effort désespéré.
Monsieur, dit-il, c'est bon. Puisque vous êtes la per
sonne. Mais il faut me payer « toutes les petites choses » .
On me doit gros.
L'homme se dressa debout, et dit en époussetant avec
des chiquenaudes sa manche râpée où il y avait de la pous
sière :
Monsieur Thénardier, en janvier la mère comptait
qu'elle vous devait cent vingt francs; vous lui avez envoyé
en février un mémoire de cinq cents francs ; vous avez reçu
trois cents francs fin février et trois cents francs au coin
166 LES MISÉRABLES. COSETTE .

mencement de mars. Il s'est écoulé depuis lors neuf mois


à quinze francs, prix convenu, cela fait cent trente-cing
francs . Vous aviez reçu cent francs de trop. Reste trente
cinq francs qu'on vous doit. Je viens de vous donner quinze
cents francs.
Le Thénardier éprouva ce qu'éprouve le loup au moment
où il se sent mordu et saisi par la mâchoire d'acier du
piége.
Quel est ce diable d'homme ? pensa-t-il .
Il fit ce que fait le loup , il donna une secousse. L'audace
lui avait déjà réussi une fois .
Monsieur-dont-je-ne-sais-pas-le-nom , dit - il résolû
ment et mettant cette fois les façons respectueuses de
côté, je reprendrai Cosette ou vous me donnerez mille
écus .
L'étranger dit tranquillement :
Viens, Cosette.
Il prit Cosette de la main gauche, et de la droite il
ramassa son bâton qui était à terre.
Le Thénardier remarqua l'énormité de la trique et la
solitude du lieu .
L'homme s'enfonça dans le bois avec l'enfant , laissant le
gargotier immobile et interdit.
Pendant qu'ils s'éloignaient, le Thénardier considérait
ses larges épaules un peu voûtées et ses gros poings.
Puis ses yeux, revenant à lui-même, retombaient sur ses
bras chétifs et sur ses mains maigres . il faut que je sois
vraiment bien bète, pensait-il, de n'avoir pas pris mon
fusil , puisque j'allais à la chasse !
Cependant l'aubergiste ne lâcha pas prise.
-
Je veux savoir où il ira, dit- il . Et il se mit à les
suivre à distance. Il lui restait deux choses dans les mains,
une ironie , le chiffon de papier signé Funline, et une con
solation, les quinze cents francs .
L'homme emmenait Cosette dans la direction de Livry et
de Bondy. Il marchait lentement, la tête baissée, dans une
attitude de réflexion et de tristesse . L'hiver avait fait le
bois à claire-voie, si bien que le Thénardier ne les perdait
pas de vue , tout en restant assez loin . De temps en temps
l'homme se retournait et regardait si on ne le suivait pas,
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE 167

Tout à coup il aperçut Thénardier. Il entra brusquement


avec Cosette dans un taillis où ils pouvaient tous deux
disparaître. Diantre ! dit le Thénardier. Et il doubla
le pas.
L'épaisseur du fourré l'avait forcé de se rapprocher d'eux.
Quand l'homme fut au plus épais, il se retourna . Thénar
dier eut beau se cacher dans les branches, il ne put faire
que l'homme ue le vit pas. L'homme lui jeta un coup d'oeil
inquiet, puis hochà la tête et reprit sa route . L'aubergiste
se remit à le suivre . Ils firent ainsi deux ou trois cents pas .
Tout à coup l'homme se retourna encore. Il aperçut l'au
bergiste. Cette iois il le regarda d'un air si sombre que le
Thénardier jugea « inutile » d'aller plus loin. Thénardier
rebroussa chemia .
.
168 LES MISÉRABLES . COSETTE .

Xi

LB NUMERO 9430 REPARAIT , ET COSETTE LB GAGNR

A LA LOTERIE

Jean Valjean n'était pas mort.


En tombant à la mer, ou plutôt en s'y jetant, il était,
comme on l'a vu, sans fers. Il nagea entre deux eaux
jusque sous un navire au mouillage, auquel était amarrée
une embarcation . Il trouva moyen de se cacher dans cette
embarcation jusqu'au soir. A la nuit, il se jeta de nouveau
à la naye, et atteignit la côte à peu de distance du cap Brun .
Là, com.ne ce n'était pas l'argent qui lui manquait, il put
se procurer des vêtements. Une guinguette aux environs
de Balaguier était alors le vestiaire des forçats évadés,
cialité lucrative. Puls, Jean Valjean , comme tous ces
tristes fugitifs qui tâchent de dépister le guet de la loi et
la fatalité sociale, suivit un itinéraire obscur et ondulant.
Il trouva un premier asile aux Pradeaux, près Beausset.
Ensuite il se dirigea vers le Grand-Villard, près Briançon,
dans les Hautes-Alpes. Fuite tâtonnante et inquiète, che
min de taupe dont les embranchements sont inconnus. On
a pu, plus tard, retrouver quelque trace de son passage
dans l'Ain sur le territoire de Civrieux, dans les Pyrénées
à Accons au lieu dit la Grange-de-Doumecq, près du ha
meau de Chavailles, et dans les environs de Périgueux, à
Brunies, canton de la Chapelle -Gonaguet. Il gagna Paris.
Oo vient de le voir à Montfermeil.
ACCOMPLISSEMENT DE LA PROMESSE 169

Son premier soin , en arrivant à Paris, avait été d'acheter


des habits de deuil pour une petite fille de sept à huit ans,
puis de se procurer un logement. Cela fait, il s'était rendu
à Montfermeil.
On se souvient que déjà, lors de sa précédente évasion,
il y avait fait, ou dans les environs, un voyage mystérieux
dont la justice avait eu quelque lucur.
Du reste on le croyait mort , et cela épaississait l'obscu
rité qui s'était faite sur lui. A Paris, il lui tomba sous la
main un des journaux qui enregistraient le fait. Il se sentit
rassuré et presque en paix comme s'il était réellement
mort .
Le soir même du jour où Jean Valjean avait tiré Cosette
des griffes des Thénardier, il rentrait dans Paris. Il y ren
trait à la nuit tombante, avec l'enfant , par la barrière de
Monceaux. Là il monta dans un cabriolet qui le conduisit à
l'esplanade de l'Observatoire. Il y descendit, paya le cocher,
prit Cosette par la main , et tous deux , dans la nuit noire,
par les rues désertes qui avoisinent l'Ourcine et la Glacière,
se dirigerent vers le boulevard de l’Ilôpital.
La journée avait été étrange et remplie d'émotions pour
Cosette ; on avait mangé derrière des haies du pain et du
fromage achetés dans des gargotes isolées, on avait souvent
changé de voiture, on avait fait des bouts de chemin à
pied , elle ne se plaignait pas , mais elle était fatiguée, et
Jean Valjean s'en aperçut à sa main qu'elle tirait davantage
en marchant. Il la prit sur son dos ; Cosette, sans lâcher
Catherine, posa sa tête sur l'épaule de Jean Valjean et s'y
endormit .
/
LIVRE QUATRIÈME

5 LA MASURE GORBEAU
>
1

MAITRE GORBBAU

ny a quarante ans, le promeneur solitaire qui s'aventu


5
rait dans les pays perdus de la Salpêtrière et qui montait
par le boulevard jusque vers la barrière d'Italie, arrivait à
des endroits où l'on eût pu dire que Paris disparaissait . Ce
n'était pas la solitude, il y avait des passants, ce n'était
pas la campagne il y avait des maisons et des rues ; ce
n'était pas une ville, les rues avaient des ornières comme
les grandes routes et l'herbe y poussait ; ce n'était pas un
village, les maisons étaient trop hautes. Qu'était-ce donc ?
C'était un lieu habité où il n'y avait personne , c'était un
lieu désert où il y avait quelqu'un ; c'était un boulevard de
la grande ville, une rue de Paris, plus farouche la nuit
qu'une forêt, plus morne le jour qu'un cimetière.
C'était le vieux quartier du Marché-aux-Chevaux.
Ce promeneur, s'il se risquait au delà des quatre murs
caducs de ce Marché-aux-Chevaux, s'il consentait même à
dépasser la rue du Petit-Banquier, après avoir laissé à sa
droite un courtil gardé par de hautes murailles, puis un
pré où se dressaient des meules de tan pareilles à des huttes
de castors gigantesques, puis un enclos encombré de bois
de charpente avec des tas de souches, de sciures et de
copeaux au haut desquels, aboyait un gros chien, puis un
long mur bas tout en ruine, avec une petite porte noire et
en deuil , chargé de mousses qui s'omplissaient de fleurs
174 LES MISÉRABLES. COSETTĖ.
au printemps, puis, au plus désert, une affreuse bâtisse, de
crépite sur laquelle on lisait en grosses lettres : DÉFENCE
D'AFFICHER , ce promeneur hasardeux atteignait l'angle
de la rue des Vignes-Saint-Marcel , latitudes peu connues.
Là, près d'une usine et entre deux murs de jardins, on
voyait en ce temps-là une masure qui, au premier coup
d'æil, semblait petite comme une chaumière et qui en
réalité était grande comme une cathédrale. Elle se pré
sentait sur la voie publique d ; côté, par le pignon ; de là
son exiguïté apparente. Presque toute la maison était
cachée . On n'en apercevait que la porte et une fenêtre.
Cette masure n'avait qu'un étage.
En l'examinant, le détail qui frappait d'abord, c'est que
cette porte n'avait jamais pu être que la porte d'un bouge,
tandis que cette croisée, si elle eût été coupée dans la
pierre de taille au lieu de l'être dans le moellon, aurait pu
être la croisée d'un hôtel .
La porte n'était autre chose qu'un assemblage de planches
vermoulues grossièrement liées par des traverses pareilles
à des bûches mal équarries. Elle s'ouvrait immédiatement
sur un roide escalier à hautes marches, boueux, plâtreux,
poudreux, de la même largeur qu'elle, qu'on voyait de la
rue monter droit comme une échelle et disparaître dans
l'ombre entre deux murs. Le haut de la baie informe que
battait cette porte était masqué d'une volige étroite au
milieu de laquelle on avait scié un jour triangulaire, tout
ensemble lucarne et vasistas quand la porte était fermée.
Sur le dedans de la porte un pinceau trempé dans de
l'encre avait tracé en deux coups de poing le chiffre 52, et
au - dessus de la volige le même pinceau avait barbouillé le
numéro 50 ; de sorte qu'on hésitait. Où est -on ? Le dessus
de la porte dit : au numéro 50 ; le dedans réplique : non ,
au numéro 52. On ne sait quels chiffons couleur de pous
şière pendaient comme des draperies au vasistas triangu
laire.
La fenêtre était large , suffisamment élevée , garnie de
persiennes et de châssis à grands carreaux ; seulement ces
nds car ux avaient des blessures variées , à la fois ca
chées et trahies par un ingénieux bandage en papier, et les
persiennes, disloquées et descellées, menaçaient plutôt les
LA MASURE GORBEAU . 175

passants qu'elles ne gardaient les habitants. Les abat-jour


horizontaux y manquaient çà et là et étaient naïvement
remplacés par des planches clouées perpendiculairement;
si bien que la chose commençait en persienne et finissait
en volet.
Cette porte qui avait l'air immonde et cette fenêtre qui
avait l'air hor te, quoique déla ainsi vues sur la
même maison, faisaient l'effet de deux mendiants dépa
reillés qui iraient ensemble et marcheraient côte à côte,
avec deux mines différentes sous les mêmes haillons, l'un
ayant toujours été un gueux, l'autre ayant été un gentil
homme .
L'escalier menait à un corps de bâtiment très vaste qui
ressemblait à un hangar dont on aurait fait une maison . Ce
bâtiment avait pour tube intestinal un long corridor sur
lequel s'ouvraient, à droite et à gauche, des cspèces de
compartiments de dimensions variées, à la rigueur lo
geables et plutôt semblables à des échoppes qu'à des cel
lules. Ces chambres prenaient jour sur des terrains vagues
des environs. Tout cela était obscur, fâcheux, blafard, mé
lancolique, sépulcral; traversé, selon que les fentes étaient
dans le toit ou dans la porte, par des rayons froids ou par
des bises glacées. Une particularité intéressante et pitto
resque de ce genre d'habitation, c'est l'énormité des arai
gnées.
A gauche de la porte d'entrée, sur le boulevard, à hau
teur d'homme, une lucarne qu'on avait murée faisait une
niche carrée pleine de pierres que les enfants y jetaient en
passant.
Une partie de ce bâtiment a été dernièrement démolie.
Ce qui en reste aujourd'hui peut encore faire juger de ce
qu'il a été . Le tout, dans son ensemble, n'a guère plus d'une
centaine d'années . Cent ans, c'est la jeunesse d'une église
et la vieillesse d'une maison . Il semble que le logis de
l'homme participe de sa brièveté et le logis de Dieu de son
éternité.
Les facteurs de la poste appelaient cette masure le nu
méro 50-52 ; mais elle était connue dans le quartier sous le
nom de maison Gorbeau .
Disons d'où lui venait cette appellation .
176 LES MISÉRABLES . COSETTE .

Les collecteurs de petits faits, qui se font des herbiers


d'anecdotes et qui piquent dans leur mémoire les dates
fugaces avec une épingle, savent qu'il y avait à Paris, au
siècle dernier, vers 1770 , deux procureurs au Châtelet,
appelés, l'un Corbeau , l'autre Renard . Deux noms prévus
par La Fontaine . L'occasion était trop belle pour que la
basoche n'en fît point gorge chaude. Tout de suite la pa
rodie courut, en vers quelque peu boiteux, les galeries du
palais :
Mattre Corbeau , sur un dossier perché,
Tenait dans son bec une saisie exécutoire ;
Maitre Renard , par l'odeur alléché,
Lui fit à peu près cette histoire :
Hé bonjour ! etc.

Les deux honnêtes praticiens, gênés par les quolibets et


contrariés dans leur port de tête par les éclats de rire qui
les suivaient, résolurent de se débarrasser de leurs noms et
prirent le parti de s'adresser au roi . La requête fut présen
tée à Louis XV le jour même où le nonce du pape, d'un
côté, et le cardinal de La Roche-Aymon , de l'autre, dévo
tement agenouillés tous les deux , chaussèrent, en présence
de sa majesté, chacun d'une pantoufle les deux pieds nus
de madame Du Barry sortant du lit. Le roi , qui riait, conti
nua de rire, passa gaîment des deux évêques aux deux pro
cureurs, et fit à ces robins grâce de leurs noms, ou à peu
près. Il fut permis, de par le roi , à maître Corbeau d'ajou
ter une queue à son initiale et de se nommer Gorbeau ;
maître Renard fut moins heureux, il ne put obtenir que de
mettre un P devant son R et de s'appeler Prenard ; si bien
que le deuxième nom n'était guère moins ressemblant que
le premier .
Or, selon la tradition locale , ce maitre Gorbeau avait
été propriétaire de la bâtisse numérotée 50-52 boulevard
de l'Hôpital. Il était même l'auteur de la fenêtre monumen
tale .
De là à cette masure le nom de maison Gorbeau .
Vis-à-vis le numéro 50-52 se dresse, parmi les plantations
du boulevard , un grand orme aux trois quarts mort ;
LA MASURE GORBEAU . 177

presque en face s'ouvre la rue de la barrière des Gobelins,


rue alors sans maisons, non pavée, plantée d'arbres mal
venus, verte ou fangeuse selon la saison , qui allait aboutir
carrément au mur d'enceinte de Paris . Une odeur de cou
perose sort par bouffées des toits d'une fabrique voisine .
La barrière était tout près. En 1823, le mur d'enceinte
existait encore .
Cette barrière elle -même jetait dans l'esprit des figures
funestes. C'était le chemin de Bicêtre . C'est par là que , sous
l'empire et la restauration , rentraient à Paris les condam
nés à mort le jour de leur exécution . C'est là que fut com
mis vers 1829 ce mystérieux assassinat dit « de la barrière
de Fontainebleau » dont la justice n'a pu découvrir les aur
teurs, problème funèbre qui n'a pas été éclairci, énigme
effroyable qui n'a pas été ouverte. Faites quelques pas, vous
trouvez cette fatale rue Croulebarbe où Ulbach poignarda
la chevrière d'Ivry au bruit du tonnerre, comme dans un
mélodrame. Quelques pas encore, et vous arrivez aux abo
minables ormes étêtés de la barrière Saint-Jacques, cet
expedient des philanthropes cachant l'échafaud , cette mes
quine et honteuse place de Grève d'une société boutiquière
et bourgeoise, qui a reculé devant la peine de mort, n'osant
ni l'abolir avec grandeur, ni la maintenir avec autorité.
Il y a trente-sept ans, en laissant à part cette place
Saint- Jacques qui était comme prédestinée et qui a toujours
été horrible, le point le plus morne peut-être de tout ce
morne boulevard était l'endroit , si peu attrayant encore
aujourd'hui, où l'on rencontrait la masure 50-52 .
Les maisons bourgeoises n'ont commencé à poindre là
que vingt-cinq ans plus tard. Le lieu était morose. Aux
idées funèbres qui vous y saisissaient, on se sentait entre
la Salpêtrière dont on entrevoyait le dôme et Bicêtre dont
on touchait la barrière ; c'est -à -dire entre la folie de la
femme et la folie de l'homme. Si loin que la vue pût
s'étendre, on n'apercevait que les abattoirs, le mur d'en
ceinte et quelques rares façades d'usines, pareilles à des ca
gernes ou à des monastères ; partout des baraques et des
plâtras, de vieux murs noirs comme des linceuls, des murs
neufs blancs comme des suaires ; partout des rangées d'ar
bres parallèles, des bâtisses tirées au cordeau, des construc
LII . 12
178 LES MISERABLES . COSETTE .

tions plates, de longues lignes froides, et la tristesse lu


gubre des angles droits. Pas un accident de terrain , pas
un caprice d'architecture, pas un pli . C'était un ensemble
glacial, régulier, hideux. Rien ne serre le coeur comme la
symétrie. C'est que la symétrie, c'est l'ennui , et l'ennui est
le fond même du deuil . Le désespoir bâille . On peut rêver
quelque chose de plus terrible qu'un enfer où l'on souffre,
c'est un enfer où l'on s'ennuierait. Si cet enfer existait,
ce morceau du boulevard de l'Hôpital en eût pu êlre
l'avenue.
Cependant, à la nuit tombante, au moment où la clarté
s'en va, l'hiver surtout, à l'heure où la bise crépusculaire
arrache aux ormes leurs dernières feuilles rousses, quand
l'ombre est profonde et sans étoiles, ou quand la lune et
le vent font des trous dans les nuages, ce boulevard deve
nait tout à coup effrayant. Les lignes noires s'enfonçaient
et se perdaient dans les ténèbres comme des tronçons de
l'infini. Le passant ne pouvait s'empêcher de songer aux
innombrables traditions patibulaires du lieu . La solitude
de cet endroit où il s'était commis tant de crimes avait
quelque chose d'affreux. On croyait pressentir des piéges
dans cette obscurité, toutes les formes confuses de l'ombre
paraissaient suspectes, et les longs creux carrés qu'on
apercevait entre chaque arbre semblaient des fosses. Le
jour, c'était laid ; le soir, c'était lugubre ; la nuit, c'était
sinistre.
L'été, au crépuscule, on voyait çà et là quelques vieilles
femmes, assises au pied des ormes sur des bancs moisis
par les pluies. Ces bonnes vieilles mendiaient volontiers .
Du reste ce quartier, qui avait plutôt l'air suranné qu'an
tique, tendait dès lors à se transforiner. Dès cette époque,
qui voulait le voir devait se hâter. Chaque jour quelque
détail de cet ensemble s'en allait. Aujourd'hui, et depuis
vingt ans, l'embarcadère du chemin de fer d'Orléans est
là à côté du vieux faubourg, et le travaille . Partout où
l'on place, sur la lisière d'une capitale, l'embarcadère d'un
chemin de fer, c'est la mort d'un faubourg et la nais
sance d'une ville. Il semble qu'autour de ces grands cen
tres du mouvement des peuples, au roulement de ces
puissantes machines, au soufle de ces monstrueux che
LA MASURE GORBEA U. 179

vaux de la civilisation qui mangent du charbon et vomis


sent du feu , la terre pleine de germes tremble et s'ouvre
pour engloutir les anciennes demeures des hommes et lais
ser sortir les nouvelles. Les vieilles maisons croulent, les
maisons neuves montent.
Depuis que la gare du railway d'Orléans a envahi les
terrains de la Salpêtrière, les antiques rues étroiles qui
avoisinent les fossés Saint- Victor et le Jardin des Plantes
s'ébranlent, violemment traversées trois ou quatre fois
par jour par ces courants de diligences, de fiacres et d'om
nibus qui , dans un teinps donné, refoulent les maisons à
droite et à gauche ; car il y a des choses bizarres à énon
cer qui sont rigoureusement exactes, et de même qu'il est
vrai de dire que dans les grandes villes le soleil fait végéter
et croître les façades des maisons au midi , il est certain
que le passage fréquent des voitures élargit les rues. Les
symptômes d'une vie nouvelle sont évidents. Dans ce vieux
quartier provincial , aux recoins les plus sauvages , le pavé
se montre, les trottoirs commencent à ramper et à s'allon
ger, même là où il n'y a pas encore de passants. Un inatin ,
matin mémorable, en juillet 1845 , on y vit tout à coup
fumer les marmites noires du bitume ; ce jour-là on put
dire que la civilisation était arrivée rue de l'Ourcine et que
Paris était entré dans le faubourg Saint-Marceau.
180 LES MISÉRABLES . COSETTE .

NID FOUR HIBOU ET FAUVETTR

Ce fut devant cette masure Gorbeau que Jean Valjean


s'arrêta. Comme les oiseaux fauves, il avait choisi ce lieu
désert pour y faire son nid.
Il fouilla dans son giiet, y prit une sorte de passe-partout,
ouvrit la porte , entra, puis la referma avec soin , et monta
l'escalier, portant toujours Cosette.
Au haut de l'escalier, il tira de sa poche une autre clef
avec iaquelle il ouvrit une autre porte. La chambre où il
entra et qu'il referma sur-le-champ était une espèce de
galetas assez spacieux meublé d'un matelas posé à terre,
d'une table et de quelques chaises. Un poêle allume et
dont on voyait la braise était dans un coin . Le réverbère
du boulevard éclairait vaguement cet intérieur pauvre. Au
fond il y avait un cabinet avec un lit de sangle. Jean Val
jcan porta l'enfant sur ce lit et l'y déposa sans qu'elle s'é
veillat.
Il battit le briquet , et alluma une chandelle ; tout cela
était préparé d'avance sur la table ; et, comme il l'avait
fait la veille, il se mit à considérer Cosette d'un regard
plein d'extase où l'expression de la bonté et de l'attendris
sement allait presque jusqu'à arement . La petite
avec cette confiance tranquille qui n'appartient qu'à l'ex
crème force et qu'à l'extrême faiblesse, s'était endormie
7
LA MASURE GORBEAU . 181

sans savoir avec qui elle était, et continuait de dormir saps


savoir où elle était.
Jean Valjean se courba et baisa la main de cette enfant,
Neuf mois auparavant il baisait la main de la mère qui ,
elle aussi , venait de s'endormir.
Le même sentiment douloureux, religieux , poignant , lui
remplissait le cœur.
Il s'agenouilla près du lit de Cosette.
Il faisait grand jour que l'enfant dormait encore. Un
rayon pâle du soleil de décembre traversait la croisée du
galetas et traînait sur le plafond de longs filandres d'ombre
et de lumière. Tout à coup une charrette de carrier, lour
dement chargée, qui passait sur la chaussée du boulevard,
ébranla la baraque comme un roulement d'orage et la fit
trembler du haut en bas .
Oui, madame ! cria Cosette réveillée en sursaut, voilà !
voilà !
Et elle se jeta à bas du lit, les paupières encore à demi
fermées par la pesanteur du sommeil , étendant le bras vers
l'angle du mur.
-
Ah ! mon Dieu ! mon balai ! dit-elle.
Elle ouvrit tout à fait les yeux, et vit le visage souriant
de Jean Valjean .
-
Ah ! tiens , c'est vrai ! dit l'enfant. Bonjour, monsieur.
Les enfants acceptent tout de suite et familièrement la
joie et le bonheur, étant eux-mêmes naturellement bon
heur et joie.
Cosette aperçut Catherine au pied de son lit, et s'en
empara, et, tout en jouant , elle faisait cent questions à
Jean Valjean. Où elle était ? Si c'était grand, Paris ? Si
madame Thénardier était bien loin ? Si elle ne reviendrait
pas ? etc. , etc. Tout à coup elle s'écria : Comme c'est
joli ici !
C'était un affreux taudis ; mais elle se sentait libre.
Faut-il que je balaye ? reprit-elle enſin .
Joue , dit Jean Valjean .
La journée se passa ainsi . Cosette, sans s'inquiéter de
rien comprendre, était inexprimablement heureuse entre
cette poupée et ce bonhomme.
189 LES MISÉRABLES. COSETTE .

III

DBUX MALHEURS MÊLÉS PONT DU BONHEUR

Le lendemain au point du jour, Jean Valjcan était encore


près du lit de Cosette. Il alleudit là, immobile, et il la re
garda se réveiller.
Quelque chose de nouveau lui entrait dans l'âme.
Jean Valjean n'avait jamais rien aimé. Depuis vingt- cing
ans il était seul au monde . Il n'avait jamais été père, amant,
mari , ami . Au bagne il était mauvais, sombre, chaste,
ignorant et farouche. Le ceur de ce vieux forçat était plein
de virginités. Sa seur et les enfants de sa sœur ne lui
avaient laissé qu'un souvenir vague et lointain qui avait
fini par s'évanouir presque entièrement. Il avait fait tous
ses efforts pour les retrouver, et, n'ayant pu les retrouver,
il les avait oubliés. La nature humaine est ainsi faite. Les
autres émotions tendres de sa jeunesse, s'il en avait eu,
étaient tombées dans un abîme.
Quand il vit Cosette, quand il l'eut prise, emportée et
délivrée, il sentit se remuer ses entrailles. Tout ce qu'il y
avait de passionnéet d'affectueux en lui s'éveilla et se pré
cipita vers cet enfant. Il allait près du lit où elle dormait,
et il y tremblait de joie ; il éprouvait des épreintes comme
une mère et il ne savait ce que c'était ; car c'est une chose
bien obscure et bien douce que ce grand et étrange mou
vement d'un cour qui se met à aimer .
LA MASURE GORBEA O. 183

Pauvre vieux cour tout neuf !


Seulement , comme il avait cinquante-cinq ans et que
Cosette en avait huit, tout ce qu'il aurait pu avoir d'amour
dans toute sa vie se fondit en une sorte de lueur inef
ſable .
C'était la deuxième apparition blanche qu'il rencontrait.
L'évêque avait fait lever à son horizon l'aube de la vertu ;
Cosette y faisait lever l'aube de l'amour.
Les premiers jours s'écoulèrent dans cet éblouissement.
De son côté, Cosette, elle aussi , devenait autre , à son
insu, pauvre petit êtrel Elle était si petite quand sa mère
l'avait quittée qu'elle ne s'en souvenait plus. Comme tous
les enfants, pareils aux jeunes pousses de la vigne qui
s'accrochent à tout, elle avait essayé d'aimer. Elle n'y avait
pu réussir. Tous l'avaient repoussée, les Thénardier, leurs
enfants, d'autres enfants . Elle avait aimé le chien, qui
était mort . Après quoi, rien n'avait voulu d'elle, ni per
sonne. Chose lugubre à dire, et que nous avons déjà indi
quée, à huit ans elle avait le cœur froid . Ce n'était pas &
faute , ce n'était point la faculté d'aimer qui lui manquait;
bélas ! c'était la possibilité. Aussi , dès le premier jour, tout
ce qui sentait et songeait en elle se mit à aimer ce bon
homme. Elle éprouvait ce qu'elle n'avait jamais ressenti,
une sensation d'épanouissement.
Le bonhomme ne lui faisait même plus l'effet d'êtrevings,
ai d'être pauvre. Elle trouvait Jean Valjean beau , de nemo
qu'elle trouvait le taudis joli.
Ce sont là des effets d'aurore, d'enfance, de jeunesse', de
joie. La nouveauté de la terre et de la vie y est pour quicquid
chose . Rien n'est charmant comme le reflet colorant du
bonheur sur le grenier. Nous avons tous ainsi dans notre
passé un galetas bleu .
La nature, cinquante ans d'intervalle, avaient mis une
séparation profonde entre Jean Valjean et Cosette ; cette
séparation , la destinée la combla. La destinée unit brus
quement et fiança avec son irrésistible puissance ces deux
existences déracinées, différentes par l'âge , semblables par
le deuil. L'une en effet complétait l'autre. L'instinct de
Cosette cherchait un père comme l'instinct de Jean Val
jean cherchait un enfant. Se rencontrer, ce fut se trouver.
184 LES MISÉRABLES . COSETTÉ .

Au moment mystérieux où leurs deux mains se touchè


rent , elles se soudèrent. Quand ces deux âmes s'aperçu
rent , elles se reconnurent comme étant le besoin l'une de
l'autre et s'embrassèrent étroitement.
En prenant les mots dans leur sens le plus compréhensif
et le plus absolu, on pourrait dire que, séparés de tous
par des murs tombe, Jean Valjean était le Veuf comme
Cosette était l'Orpheline . Cette situation fit que Jean Val
jean devint d'une façon céleste le père de Cosette.
Et, en vérité, l'impression mystérieuse produite à Co
sette, au fond du bois de Chelles, par la main de Jean
Valjean saisissant la sienne dans l'obscurité, n'était pas une
illusion , mais une réalité . L'entrée de cet homme dans la
destinée de cet enfant avait été l'arrivée de Dieu .
Du reste, Jean Valjean avait bien choisi son asile. Il était
là dans une sécurité qui pouvait sembler entière.
La chambre à cabinet qu'il occupait avec Cosette était
celle dont la fenêtre donnait sur le boulevard . Cette fenêtre
étant unique dans la maison, aucun regard de voisin n'était
à craindre , pas plus de côté qu'en face .
Le rez-de-chaussée du numére 50-52, espèce d'appentis
délabré, servait de remise à des maraîchers, et n'avait
aucune communication avec le premier. Il en était séparé
par le plancher qui n'avait ni trappe ni escalier et qui était ,
comme le diaphragme de la masure. Le premier étage con
tenait, comme nous l'avons dit, plusieurs chambres et
quelques greniers, dont un seulement était occupé par une
vieille femme qui faisait le ménage de Jean Valjean. Tout le
reste était inhabité.
C'était cette vieille femme, ornée du nom de principale
localaire et en réalité chargée des fonctions de portière,
qui lui avait loué ce logis dans la journée de Noël . Il s'était
donné à elle pour un rentier ruiné par les bons d'Espagne,
qui allait venir demeurer là avec sa petite -fille. Il avait payé
six mois d'avance et chargé la vieille de meubler la chambre
et le cabinet comme on a vu . C'était cette bonne femme qui
avait allumé le poèle et tout préparé le soir de leur arri
vée.
Les semaines se succédèrent. Ces deux êtres menaient
dans ce taudis misérable une existence heureuse.
LA MASURÉ GORBEAU . 185

Dès l'aube Cosette riait, jasait, chantait. Les enfants ont


leur chant du matin comme les oiseaux .
Il arrivait quelquefois que Jean Valjean lui prenait sa
petite main rouge et crevassée d'engelures et la baisait. La
pauvre enfant, accoutumée à être battue, ne savait ce que
cela voulait dire , et s'en allait toute honteuse .
Par moments elle devenait sérieuse et elle considérait sa
petite robe noire. Cosette n'était plus en guenilles, elle était
en deuil . Elle sortait de la misère et elle entrait dans la
vie .
Jean Valjean s'était mis à lui enseigner à lire. Parfois,
tout en faisant épeler l'enfant, il songeait que c'était avec
l'idée de faire le mal qu'il avait appris à lire au bagne. Cette
idée avait tourné à montrer à lire à un enfant. Alors le vieux
galérien souriait du sourire pensif des anges.
Il sentait là une préméditation d'en haut , une volonté de
quelqu'un qui n'est pas l'homme, et il se perdait dans la
rêverie. Les bonnes pensées ont leurs abîmes comme les
mauvaises.
Apprendre à lire à Cosette, et la laisser jouer, c'était à
peu près là toute la vie de Jean Valjean . Et puis il lui parlait
de sa mère et il la faisait prier.
Elle l'appelait : père, et ne lui savait pas d'autre nom.
Il passait des heures à la contempler habillant et désha
billant sa poupée , et à l'écouter gazouiller. La vie lui pa
raissait désormais pleine d'intérêt, les hommes lui sem
blaient bons et justes , il ne reprochait dans sa pensée plus
rien à personne, il n'apercevait aucune raison de ne pas
vieillir très vieux maintenant que cette enfant l'aimait . Il
se voyait tout un avenir éclairé par Cosette comme par
une charmante lumière. Les meilleurs ne sont pas exempts
d'une pensée égoïste. Par moments il songeait avec une
sorte de joie qu'elle serait laide .
Ceci n'est qu'une opinion personnelle ; mais pour dire
notre pensée tout entière, au point où en était Jean Valjeal.
quand il se mit à aimer Cosette , il ne nous est pas prouvé
qu'il n'ait pas eu besoin de ce ravitaillement pour persé
vérer dans le bien . Il venait de voir sous de nouveaux as
pects la méchanceté des hommes et la misère de la société,
aspects incomplets et qui ne montraient fatalement qu'un
186 LES MISERABLES . COSETTE .

côté du vrai , le sort de la femme résumé dans Fantine,


l'autorité publique personnifiée dans Javert ; il était re
tourné au bagne, cette fois pour avoir bien fait ; de nou .
velles amertumes l'avaient abreuvé ; le dégoût et la lassi
tude le reprenaient ; le souvenir même de l'évêque touchait
peut-être à quelque moment d'éclipse, sauf à reparaître
plus tard lumineux et triomphant ; mais enfin ce souvenir
sacré s'allaiblissait . Qui sait si Jean Valjean n'était pas à la
veille de se décourager et de retomber ? Il aima, et il rede
vint fort. Hélas ! il n'était guère moins chancelant que
Cosette. Il la protégea et elle l'affermit. Grâce à lui , elle
put marcher dans la vie ; grâce à elle, il put continuer
dans la vertu . Il fut le soutien de cet enfant et cet enfant
fut son point d'appui . O mystère insondable et divin des
bquilibres de la destinée !
LA MASURE GURBEAU , 187

IV

LBS REMARQUES DB LA PRINCIPALE LOCATAIRB

Jean Valjean avait la prudence de ne sortir jamais le jour.


Cous les soirs, au crépuscule, il se promenait une heure
ou deux, quelquefois seul , souvent avec Cosette, cherchant
les contre-allées des boulevards les plus solitaires, et en
trant dans les églises à la tombée de la nuit. Il allait volon
tiers à Saint-Médard qui est l'église la plus proche. Quand
il n'emmenait pas Cosette, elle restait avec la vieille femme,
mais c'était la joie de l'enfant de sortir avec le bonhomme.
Elle préférait une heure avec lui même aux tête-à-tête ra
vissants de Catherine. Il marchait en la tenant par la main
et en lui disant des choses douces.
Il se trouva que Cosette était très gaie .
La vieille faisait le ménage et la cuisine et allait aux pro
visions.
Ils vivaient sobrement, ayant toujours un peu de feu,
mais comme des gens très gênés. Jean Valjean n'avait rien
changé au mobilier du premier jour ; seulement il avait
fait remplacer par une porte pleine la porte vitrée du cabi
net de Cosette.
Il avait toujours sa redingote jaune, sa culotte noire et
son vieux chapeau . Dans la rue on le prenait pour un
pauvre . Il arrivait quelquefois que des bonnes femmes se
retournaient et lui donnaient un sou . Jean Valjean rece
188 LES MISÉRABLES . COSETTE .

vait le sou et saluait profondément. Il arrivait aussi parfois


qu'il rencontrait quelque misérable demandant la charité,
alors il regardait derrière lui si personne ne le voyait, s'ap
prochait furtivement du malheureux , lui mettait dans la
main une pièce de monnaie, souvent une pièce d'argent,
et s'éloignait rapidement . Cela avait ses inconvénients . On
commençait à le connaître dans le quartier sous le nom du
mendiani qui fait l'aumône.
La vieille principale locataire, créature rechignée, toute
pétrie vis - à -vis du prochain de l'attention des envieux ,
examinait beaucoup Jean Valjean , sans qu'il s'en doutât.
Elle était un peu sourde, ce qui la rendait bavarde. Il lui
restait de son passé deux dents, l'une en haut, l'autre en
bas, qu'elle cognait toujours l'une contre l'autre. Elle avait
fait des questions à Cosette qui , ne sachant rien, n'avait pu
rien dire, sinon qu'elle venait de Montfermeil. Un matin ,
cette guetteuse aperçut Jean Valjean qui entrait, d'un air
qui sembla à la commère particulier, dans un des compar
timents inhabités de la masure . Elle le suivit du pas d'une
vieille chatte, et put l'observer, sans en être vue, par la
porte qui était tout contre. Jean Valjean , pour plus de
précaution sans doute, tournait le dos à cette porte. La
vieille le vit fouiller dans sa poche et y prendre un étui ,
des ciseaux et du fil, puis il se mit à découdre la doublure
d'un pan de sa redingote et il tira de l'ouverture un mor
ceau de papier jaunâtre qu'il déplia. La vieille reconnut
avec épouvante que c'était un billet de mille francs. C'était
le second ou le troisième qu'elle voyait depuis qu'elle
était au monde. Elle s'enfuit très effrayée.
Un moment après, Jean Valjean l'aborda et la pria d'aller
lui changer ce billet de mille francs , ajoutant que c'était
le semestre de sa rente qu'il avait touché la veille. Ou ?
pensa la vieille. Il n'est sorti qu'à six heures du soir, et la
caisse du gouvernement n'est certainement pas ouverte à
cette heure-là. La vieille alla changer le billet et fit ses
conjectures. Ce billet de mille francs, commenté et multi
plié, produisit une foule de conversations effarées parmi
les commères de la rue des Vignes-Saint-Marcel .
Les jours suivants, il arriva que Jean Valjean , en manches
de veste, scia du bois dans le corridor. La vieille était dans
LA MASURE GORBEAU . 189

la chambre et faisait le ménage, Elle était seule, Cosette


était occupée à admirer le bois qu'on sciait , la vieille vit
la redingote accrochée à un clou , et la scruta . La doublure
avait été recousue. La bonne femme la palpa attentive
ment, et crut sentir dans les pans et dans les entournures
des épaisseurs de papier. D'autres billets de mille francs,
sans doute !
Elle remarqua en outre qu'il y avait toutes sortes de
choses dans les poches. Non seulement les aiguilles, les
ciscaux et le fil qu'elle avait vus, mais un gros porte
feuille, un très grand couteau , et, détail suspect, plusieurs
perruques de couleurs variées. Chaque poche de cette
redingote avait l'air d'être une façon d'en-cas pour des évé
nements imprévus.
Les habitants de la masure atteignirent ainsi les derniers
jours de l'hiver.
190 LES MISERABLES . COSETTE .

ONE PICB DE CINQ FRANCS QUI TOMBE A TERRE

RAIT DU BRUIT

Il y avait près de Saint-Médard un pauvre qui s'accrou


pissait sur la margele d'un puits banal condamné, et au
quel Jean Valjean faisait volontiers la charité . Il ne passait
guère devant cet homme sans lui donner quelques sous.
Parfois il lui parlait. Les envieux de ce mendiant disaient
qu'il était de la police . C'était un vieux bedeau de soixante
quinze ans qui marmottait continuellement des oraisons.
Un soir que Jean Valjean passait par là, il n'avait pas
Cosette avec lui, il aperçutle mendiant à sa place ordinaire
sous le réverbère qu'on venait d'allumer. Cet homme,
selon son habitude, semblait prier et était tout courbé.
Jean Valjean alla à lui et lui mit dans la main son aumone .
accoutumée . Le mendiant leva brusquement les yeux, re
garda fixement Jean Valjean, puis baissa rapidement la
tête. Ce mouvement fut comme un éclair, Jean Valjean eut
un tressaillement . Il lui sembla qu'il venait d'entrevoir , à
la lueur du réverbère, non le visage placide et béat du
vieux bedeau , mais une figure effrayante et connue . Il eut
l'impression qu'on aurait en se trouvant tout à coup dans
l'ombre face à face avec un tigre. Il recula terrifié et pé
trifié, n'osant ni respirer , ni parler, ni rester, ni fuir, con
sidérant le mendiant qui avait baissé sa tête couverte d'une
loque el paraissait ne plus savoir qu'il était là. Dans ce
moment étrange, un instinct, peut-être l'instinct mysté .
LA MASURE GORBEA U. 191

rieux de la conservation, fit que Jean Valjean ne prononça


pas une parole. Le mendiant avait la même taille , les
mèmes guenilles, la même apparence que tous les jours.
Bah ! ... dit Jean Valjean, je suis foul je rêve ! impos
sible !
Et il rentra profondément troublé .
C'est à peine s'il osait s'avouer à lui-même que cette
figure qu'il avait cru voir était la figure de Javert .
La nuit , en y réfléchissani, il regretta de n'avoir pas
questionné l'homme pour le forcer à lever la tête une se
conde fois.
Le lendemain à la nuit tombante il y retourna . Le men
diant était à sa place . -
Bonjour, bonhomme, dit réso
lûment Jean Valjean en lui donnant un sou. Le mendiant
leva la tête, et répondit d'une voix dolente : — Merci, mon
bon monsieur. - C'était bien le vieux bedeau .
Jean Valjean se sentit pleinement l'assuré . Il se mit à
rire. — Où diable ai-je été voir là Javert ? pensa-t-il . Ah
çà, est-ce que je vais avoir la berlue à présent ? - Il n'y
songea plus.
Quelques jours après, il pouvait être huit heures du soir,
il était dans sa chambre et il faisait épeler Cosette à haute
voix, il entendit ouvrir, puis referiner la porte de la masure .
Cela lui parut singulier. La vieille , qui seule habitait avec
lui la maison, se couchait toujours à la nuit pour ne point
user de chandelle . Jean Valjean fit signe à Cosette de se
taire. Il entendit qu'on montait l'escalier. A la rigueur, ce
pouvait être la vieille qui avait pu se trouver malade et
aller chez l'apothicaire . Jean Valjean écouta. Le pas était
lourd et sonnait comme le pas d'un honime; inais la vieille
portait de gros souliers et rien ne ressemble au pas d'un
homme comme le pas d'une vieille femme. Cependant Jean
Valjean souffla sa chandelle .
Il avait envoyé Cosette au lit en lui disant tout bas :
Couche-toi bien doucenient ; et, pendant qu'il la baisait
au front, les pas s'étaient arrêtés. Jean Valjean demeura en
silence, immobile, le dos tourné à la porte, assis sur sa
chaise dont il n'avait pas bougé, retenant son souffle dans
8 l'obscurité. Au bout d'un temps assez long, n'entendant
plus rien , il se retournà sans faire de bruit, et, comine il
192 LES MISÉRABLES . COSETTE .

levait les yeux vers la porte de sa chambre, il vit une lu


mière par le trou de la serrure . Cette lumière faisait une
sorte d'étoile sinistre dans le noir de la porte et du mur. II
y avait évidemment là quelqu'un qui tenait une chandelle
à la main , et qui écoutait .
Quelques minutes s'écoulèrent, et la lumière s'en alla.
Seulement il n'entendit aucun bruit de pas, ce qui semblait
indiquer que celui qui était venu écouter à la porte avait
ôté ses souliers .
Jean Valjean se jeta tout habillé sur son lit et ne put
fermer l'eil de la nuit .
Au point du jour, corome il s'assoupissait de fatigue, il
fut réveillé par le grincement d'une porte qui s'ouvrait à
quelque mansarde du fond du corridor, puis il entendit le
même pas d'homme qui avait monté l'escalier la veille. Le
pas s'approchait. Il se jeta à bas du lit et appliqua son wil
au trou de la serrure , lequel était assez grand, espérant
voir au passage l'ètre quelconque qui s'était introduit la
nuit dans la masure et qui avait écouté à sa porte. C'était
un homme en effet, qui passa, cette fois sans s'arrêter, de
vant la chambre de Jean Valjean . Le corridor était encore
trop obscur pour qu'on pût distinguer son visage ; mais,
quand l'homme arriva à l'escalier, un rayon de la lumière
du dehors le fit saillir comme une silhouette , et Jean Val
jean le vit de dos complètement. L'homme était de haute
taille, vêtu d'une redingote longue , avec un gourdin sous
son bras . C'était l'encolure formidable de Javert .
Jean Valjean aurait pu essayer de le revoir par sa fenêtre
sur le boulevard. Mais il eût fallu ouvrir cette fenêtre, il
n'osa pas .
Il était évident que cet homme était entré avec une clef,
et comme chez lui . Qui lui avait donné cette clef? qu'est -ce
que cela voulait dire ?
A sept heures du matin , quand la vieille vint faire le mé
nage, Jean Valjean lui jeta un coup d'oeil pénétrant, mais il
ne l'interrogea pas. La bonne femme était comme à l'ordi
naire .
Tout en balayant, elle lui dit :
Monsieur a peut-être entendu quelqu'un qui entrait
cette nuit ?
LA MASURE GORBEAU. 193

A cet âge et sur ce boulevard, huit heures du soir, c'est


la nuit la plus noire.
- A propos, c'est vrai , répondit-il de l'accent le plus
naturel . Qui était-ce donc ?.
C'est un nouveau locataire, dit la vieille, qu'il y a dans
la maison .
Et qui s'appelle ?
Je ne sais plus trop. Dumont ou Daumont. Un nom
comme cela.
Et qu'est-ce qu'il est, ce monsieur Dumont ?
La vieille le considera avec ses petits yeux de fouine, et
répondit :
Un rentier comme vous .
Elle n'avait peut-être aucune intention . Jean Valjean crut
lui en démêler une .
Quand la vieille fut partie, il fit un rouleau d'une cen
taine de francs qu'il avait dans une armoire et le mit dans
sa poche. Quelque précaution qu'il prit dans cette opéra.
tion pour qu'on ne l'entendit pas remuer de l'argent, une
pièce de cent sous lui échappa des mains et roula bruyam
ment sur le carreau .
A la brune, il descendit et regarda avec attention de tous
les cotés sur le boulevard. Il n'y vit personne . Le boule
vard semblait absolument désert. Il est vrai qu'on peut s'y
cacher derrière les arbres.
n remonta,
1
Viens, dit-il à Cosette .
Il la prit par la main, et ils sortirent tous deux.

1
Ill . 13
A

LIVRE CINQUIÈME

A CHASSE NOIR E MEUTE MUETTE


I

LES ZIGZAGS DE LA STRATBGIE

Ici , pour les pages qu'on va lire et pour d'autres encore


qu'on rencontrera plus tard, une observation est néces
saire .
Voilà bien des années déjà que l'auteur de ce livre, forcé,
à regret, de parler de lui , est absent de Paris. Depuis qu'il
l'a quitté, Paris s'est transformé. Une ville nouvelle a surgi
qui lui est en quelque sorte inconnue. Il n'a pas besoin de
dire qu'il aime Paris ; Paris est la ville natale de son esprit.
Par suite des démolitions et des reconstructions, le Paris
de sa jeunesse, ce Paris qu'il a religieusement emporté
dans sa mémoire, est à cette heure un Paris d'autrefois.
Qu'on lui permette de parler de ce Paris-là comme s'il exis
tait encore. Il est possible que là où l'auteur va conduire
les lecteurs en disant: « Dans telle rue il y a telle maison » ,
il n'y ait plus aujourd'hui ni maison ni rue. Les lecteurs
vérifieront, s'ils veulent en prendre la peine. Quant à lui ,
il ignore le Paris nouveau, et il écrit avec le Paris ancien
devant les yeux dans une illusion qui lui est précieuse.
C'est une douceur pour lui de rêver qu'il reste derrière lui
quelque chose de ce qu'il voyait quand il était dans son
pays, et que tout ne s'est pas évanoui . Tant qu'on va et
vient dans le pays natal, on s'imagine que ces rues vous
sont indifférentes, que ces fenêtres, ces toits et ces portes
ne vous sont de rien, que ces murs vous sont étrangers,
198 LES MISÉRABLES. COSETTE . 1

que ces arbres sont les premiers venus, que ces maisons
où l'on n'entre pas vous sont inutiles, que ces pavés où l'on
marche sont des pierres. Plus tard , quand on n'y est plus,
on s'aperçoit que ces rues vous sont chères, que ces toits,
ces fenêtres et ces portes vous manquent, que ces mu
railles vous sont nécessaires, que ces arbres sont vos bien
aimés, que ces maisons où l'on n'entrait pas on y entrait
tous les jours, et qu'on a laissé de ses entrailles, de son
sang et de son cæur dans ces pavés. Tous ces lieux qu'on
ne voit plus, qu'on ne reverra jamais peut-être, et dont on
a gardé l'image, prennent un charme douloureux, vous
reviennent avec la mélancolie d'une apparition , vous ſont
la terre sainte visible, et sont , pour ainsi dire, la forme
même de la France ; et on les aime et on les évoque tels
qu'ils sont , tels qu'ils étaient , et l'on s'y obstine, et l'on
n'y veut rien changer, car on tient à la figure de la patrie
comme au visage de sa mère.
Qu'il nous soit donc permis de parler du passé au pré
sent . Cela dit, nous prions le lecteur d'en tenir note, et
nous continuons .
Jean Valjean avait tout de suite quitté le boulevard et
s'était engagé dans les rues , faisant le plus de lignes bri
sées qu'il pouvait , revenant quclquefois sur ses pas pour
s'assurer qu'il n'était point suivi .
Cette mancuvre est propre au cerf traqué. Sur les ter
rains où la trace peut s'imprimer, çette manæuvre a,
entre autres avantages, celui de tromper les chasseurs et
les chiens par le contre -pied. C'est ce qu'en vénerie on
appelle faux rembuchemeni.
C'était une nuit de pleine lune. Jean Valjean n'en fut
pas fâché. La lune, encore très près de l'horizon , coupait
dans les rues de grands pans d'ombre et de lumière. Jean
Valjean pouvait se glisser le long des maisons et des murs
dans le côté sombre et observer le côté clair . Il ne réflé
chissait peut-être pas assez que le côté obscur lui échap
pait. Pourtant, dans toutes les ruelles désertes qui avoi
sinent la rue de Poliveau, il crut être certain que personne,
ne venait derrière lui .
Cosette marchait sans faire de questions. Les souffrances
des six premières années de sa vie avaient introduit
A CLASSE NOIRE MEUTE MUETTE . 199

quelque chose de passif dans sa nature. D'ailleurs, et c'est


là une remarque sur laquelle nous aurons plus d'une occa
sion de revenir, elle était habituée , sans trop s'en rendre
compte, aux singularités du bonhomme et aux bizarreries
de la destinée. Et puis elle se sentait en sûreté, étant avec
lui .
Jean Valjean , pas plus que Cosette, ne savait où il allait.
Il se confiait à Dieu comme elle se confiait à lui . Il lui sem
blait qu'il tenait, lui aussi, quelqu'un de plus grand que lui
par la main ; il croyait sentir un être qui le menait, invi
sible. Du reste il n'avait aucune idée arrêtée, aucun plan ,
aucun projet. Il n'était même pas absolument sûr que ce
fût Javert, et puis ce pouvait être Javert sans que Javert
sớt que c'était lui Jean Valjean . N'était-il pas déguisé ? ne
le croyait-on pas mort ? Cependant depuis quelques jours
il se passait des choses qui devenaient singulières. Il ne
lui en fallait pas davantage. Il était déterminé à ne plus
rentrer dans la maison Gorbeau . Comme l'animal chassé
dų gîte, il cherchait un trou où se cacher, en attendant
qu'il en trouvât un où se loger.
Jean Valjean décrivit plusieurs labyrinthes variés dans
le quartier Mouffetard , déjà endormi comme s'il avait en
core la discipline du moyen âge et le joug du couvre-feu ;
il combina de diverses façons, dans des stratégies savantes,
la rue Censier et la rue Copeau ,la rue du Battoir-Saint
Victor et la rue dų Puits-l'Ermite . Il y a par là des logeurs,
mais il n'y entrait même
même pas, ne trouvant point ce qui
lui convenait. Par exemple, il ne doutait pas que, si , par
hasard, on avait cherché sa piste, on ne l'eût perdue.
Comme onze heures sonnaient à Saint-Étienne du Mont,
il traversait la rue de Pontoise devant le bureau du commis
saire de police qui est au nº 14. Quelques instants après,
l'instinct dont nous parlions plus haut fit qu'il se retourna.
En ce moment, il vit distinctement, grâce à la lanterne du
commissaire qui les trahissait, trois hommes qui le sui
vaient d'assez près passer successivement sous cette lan
terne dans le côté ténébreux de la rue . L'un de ces trois
hommes entra dans l'allée de la maison du commis
saire. Celui qui marchait en tête lui parut décidément
suspect.
200 LES MISÉRABLES . COSETTE.
G
Viens, enfant, dit-il à Cosette, et il se hâta de quitter
la rue de Pontoise .
Il fit un circuit, tourna le passage des Patriarches qui
était fermé à cause de l'heure, arpenta la rue de l'Épée-de
Bois et la rue de l'Arbalète et s'enfonça dans la rue des
Postes.
Il y a là un carrefour, où est aujourd'hui le collège Rollin
et où vient s'embrancher la rue Neuve-Sainte-Geneviève .
(Il va sans dire que la rue Neuve-Sainte-Geneviève est
une vieille rue, et qu'il ne passe pas une chaise de poste
tous les dix ans rue des Postes . Cette rue des Postes était
au treizième siècle habitée par des potiers et son vrai nom
est rue des Pots . )
La lune jétait une vive lumière dans ce carrefour. Jean
Valjean s'embusqua sous une porte, calculant que si ces
hommes le suivaient encore, il ne pourrait manquer de les
très bien voir lorsqu'ils traverseraient cette clarté .
En effet, il ne s'était pas écoulé trois minutes que les
hommes parurent. Ils étaient maintenant quatre ; tous de
haute taille, vêtus de longues redingotes brunes, avec des
chapeaux ronds, et de gros bâtons à la main. Ils n'étaient
pas moins inquiétants par leur grande stature et leurs
vastes poings que par leur marche sinistre dans les ténèbres.
On eût dit quatre spectres déguisés en bourgeois.
Ils s'arrêtèrent au milieu du carrefour et firent groupe
comme des gens qui se consultent . Ils avaient l'air indécis .
Celui qui paraissait les conduire se tourna et désigna vive
ment de la main droite la direction où s'était engagé
Jean Valjean ; un autre semblait indiquer avec une certaine
obstination la direction contraire . A l'instant où le premier
se retourna, la lune éclaira en plein son visage. Jean Val
jean reconnut parfaitement Javert.
A CIASSE NOIRE MEUTE MUETTE . 201

IL

IL EST HEUREUX QUE LE PONT D'AUSTERLITZ


PORTE VOITURES

L'incertitude cessait pour. Jean Valjean ; heureusement


elle durait encore pour ces hommes . Il profita de leur
hésitation ; c'était du temps perdu pour eux , gagné pour
lui . Il sortit de dessous la porte où il s'était tapi , et poussa
dans la rue des Postes vers la région du Jardin des Plantes .
Cosette commençait à se fatiguer, il la prit dans ses bras,
et la porta. Il n'y avait point un passant , et l'on n'avait pas
allumé les réverbères à cause de la lune .
Il doubla le pas .
En quelques enjambées, il atteignit la poterie Goblet
sur la façade de laquelle le clair de lune faisait très dis
tinctement lisible la vieille inscription :
De Goblet fils c'est ici la fabrique ;
Venez choisir des cruches et des brucs,
Des potsàNeurs, des tuyaux ,de la brique.
A tout venant le Cour vend des Carreaux .

Il laissa derrière lui la rue de la Clef, puis la fontaine


Saint-Victor, longea le Jardin des Plantes par les rues
basses et arriva au quai. Là il se retourna. Le quai était
désert. Les rues étaient désertes. Personne derrière lui. Il
respira.
Il gagna le pont d'Austerlitz.
Le péage y existait encore à cette époque.
7
Il se présenta au bureau du péager et donna un sou.
202 LES MISÉRABLES. COSETTE .
C'est deux sous, dit l'invalide du pont . Vous portez
là un enfant qui peut marcher. Payez pour deux.
Il paya , contrarié que son passage eût donné lieu à une
observation . Toute fuite doit être un glisscment.
Une grosse charrette passait la Seine en même temps que
lui et allait comme lui sur la rive droite . Cela lui fit utile.
Il put traverser tout le pont dans l'ombre de cette char
rette .
Vers le milieu du pont, Cosette, ayant les pieds engour
dis, désira marcher . Il la posa à terre et la reprit par la
main .
Le pont franchi, il aperçut un peu à droite des chantiers
devant lui , il y marcha. Pour y arriver, il fallait s'aven
turer dans un assez large espace découvert et éclairé. Il
n'hésita pas. Ceux qui le traquaient étaient évidemment
dépistés ct Jean Valjean se croyait hors de danger. Cher
ché, oui ; suivi , non .
Une petite rue, la rue du Chemin -Vert-Saint-Antoine,
s'ouvrait entre deux chantiers enclos de murs. Cette rue
était étroite , obscure, et comme faite exprès pour lui .
Avant d'y entrer, il regarda en arrière.
Du point où il était, il voyait dans toute sa longueur le
pont d'Austerlitz.
Quatre ombres venaient d'entrer sur le pont .
Ces ombres tournaient le dos au Jardin des Plantes et se
dirigeaient vers la rive droite.
Ces quatre ombres , c'étaient les quatre hommes.
Jean Valjean eut le frémissement de la bête reprise.
Il lui restait une espérance ; c'est que ces hommes peut
être n'étaient pas encore entrés sur le pont et ne l'avaient
pas aperçu au moment où il avait traversé, tenant Cosette
par la main , la grande place éclairée.
En ce cas-là, en s'enfonçant dans la petite rue qui était
devant lui, s'il parvenait à atteindre les chantiers, les
marais, les cultures, les terrains non bâtis, il pouvait
échapper.
Il lui sembla qu'on pouvait se confier à cette petite rue,
silencieuse. Il y entra.
A CILASSE NOIRE MEUTE MUETTE . 203

UI

VOIR LE PLAN DE PARIS DE 1727

Au bout de trois cents pas, il arriva à un point où la rue


se bifurquait . Elle se partageait en deux rucs, obliquant
l'une à gauche, l'autre à droite . Jean Valjean avait devant
lui comme les deux branches d'un Y. Laquelle choisir ?
Il ne balança point, et prit la droite .
Pourquoi ?
C'est que la branche gauche allait vers le faubourg,
c'est-à-dire vers les lieux liabités, et la branche droite vers
la campagne, c'est-à-dire vers les lieux déserts .
Cependant ils ne marchaient plus très rapidement. Le
pas de Cosette ralentissait le pas de Jean Valjean .
Il se remit à la porter. Cosette appuyait sa tête sur l'é
paule du bonhomme et ne disait pas un mot .
Il se retournait de temps en temps et regardait. Il avait
soin de se tenir toujours du côté obscur de la rụe. La rue
était droite derrière lui . Les deux ou trois premières fois
qu'il se retourna, il ne vit rien, le silence était profond, il
continua sa marche un peu rassuré . Tout à coup, à un
certain instant, s'étant retourné, il lui sembla voir dans la
partie de la rue où il venait de passer , loin dans l'obscu
rité, quelque chose qui bougeait.
Il se précipita en avant , plutôt qu'il ne marcha, cspérant
trouver quelque ruelle latérale, s'évader par là, et rompre
encore une fois sa piste,
201 LES MISÉRABLES . COSETTE .

Il arriva à un mur .
Ce mur pourtant n'était point une impossibilité d'aller
plus loin ; c'était une muraille bordant une ruelle transver
salc à laquelle aboutissait la rue où s'était engagé Jean
Valjean .
Ici encore il fallait se décider ; prendre à droite ou à
gauche.
Il regarda à droite. La ruelle se prolongcait en tronçon
entre des constructions qui étaient des hangars ou des
granges, puis se terminait en impasse. On voyait distinc
tement le fond du cul-de-sac ; un grand mur blanc.
Il regarda à gauche. La ruelle de ce côté était ouverte,
et, au bout de deux cents pas environ, tombait dans une
rue dont elle était l'aMuent. C'était de ce côté-là qu'était
le salut.
Au moment où Jean Valjean songeait à tourner à gauche,
pour tâcher de gagner la rue qu'il entrevoyait au bout de
la ruelle, il aperçut, à l'angle de la ruelle et de cette rue
vers laquelle il allait se diriger, une espèce de statue noire,
immobile .
C'était quelqu'un , un homme , qui venait d'être posté là
évidemment , et qui , barrant le passage, attendait.
Jean Valjean recula.
Le point de Paris où se trouvait Jean Valjcan , situé entre
le faubourg Saint-Antoine et la Râpée, est un de ceux
qu'ont transformés de fond en comble les travaux récents,
enlaidissement selon les uns, transfiguration selon les autres.
Les cultures, les chantiers et les vicilles bâtissses se sont
effacés. Il y a aujourd'hui de grandes rues toutes neuves ,
des arènes, des cirques, des hippodromes, des embarca
dères de chemins de ſer, une prison Mazas ; le progrès,
comme on voit , avec son correctif.
Il y a un demi-siècle, dans cette langue usuelle popu
laire, toute faite de traditions, qui s'obstine à appeler
l'Institut lcs Quatre-Nations et l'Opéra -Comique Feydeau,
l'endroit précis où était parvenu Jean Valjean se nommait
le Petit-Picpus. La porte Saint-Jacques, la porte Paris, la
barrière des Sergents, les Porcherons, la Galiote, les Céles
tins, les Capucins, le Mail, la Bourbe, l'Arbre-de-Cracovie,
la Petite -Pologne, le Petit-Picpus, ce sont les noms du vieux
A CHASSE NOIRE MEUTE MUETTE . 205

Paris surnageant dans le nouveau . La mémoire du peuple


flotte sur ces épaves du passé.
Le Petit-Picpus, qui du reste a existé à peine et n'a
jamais été qu'une ébauche de quartier, avait presque l'as
pect monacal d'une ville espagnole. Les chemins étaient
peu pavés, les rues étaient peu bâties. Excepté les deux ou
trois rues dont nous allons parler, tout y était muraille et
solitude. Pas une boutique, pas une voiture, à peine çà et
là une chandelle allumée aux fenêtres ; toute lumière
éteinte après dix heures. Des jardins, des couvents, des
chantiers, des marais ;de rares maisons basses, et de grands
murs aussi hauts que les maisons .
Tel était ce quartier au dernier siècle. La révolution
l'avait déjà ſort rabroué. L'édilité républicaine l'avait dé
moli , percé, troué . Des dépôts de gravats y avaient été
établis. Il y a trente ans, ce quartier disparaissait sous la
rature des constructions nouvelles. Aujourd'hui il est biffé
tout à fait . Le Petit-Picpus, dont aucun plan actuel n'a
gardé trace, est assez clairement indiqué dans le plan
de 1727, publié à Paris chez Denis Thierry, rue Saint
Jacques, vis-à-vis la rue du Plâtre, et à Lyon chez Jean
Girin , ruc Mercière, à la Prudence. Le Petit-Picpus avait
ce que nous venons d'appeler un Y de rues, formé par la
rue du Cliemin-Vert-Saint-Antoine s'écartant en deux
branches et prenant à gauche le nom de petite rue Picpus
et à droite le nom de rue Polonceau Les deux branches
de l'Y étaient réunies à leur sommet comme par une barre.
Cette barre se nommait rue Droit -Mur. La rue Polonceau
y aboutissait ; la petite rue Picpus passait outre, et montait
vers le marché Lenoir. Celui qui , venant de la Seine, arri
vait à l'extrémité de la rue Polonceau , avait à sa gauche la
rue Droit -Mur tournant brusquement à angle droit, devant
lui la muraille de cette rue, et à sa droite un prolongement
tronqué de la rue Droit-Mur, sans issue, appelé le cul-de
sac Genrot .
C'est là qu'était Jean Valjean .
Comme nous venons de le dire, en apercevant la sil
houette noire, en vedette à l'angle de la rue Droit-Mur et
de la petite rue Picpus, il recula. Nul doute. Il était guetté
par ce fantôme.
206 LĖS MISÉRABLES. COSETTÉ .
Que faire ?
Il n'était plus temps de rétrograder. Ce qu'il avait vu
remuer dans l'ombre à quelque distance derrière lui le
moment d'auparavant, c'était sans doute Javert et son
escouade. Javert était probablement déjà au commence
ment de la rue à la fin de laquelle était Jean Valjean .
Javert, selon toute apparence, connaissait ce petit dé
dale et avait pris ses précautions en envoyant un de ses
hommes garder l'issue . Ces conjectures, si ressemblantes à
des évidences, tourbillonnèrent tout de suite, comme une
poignée de poussière qui s'envole à un vent subit, dans le
cerveau douloureux de Jean Valjean. Il examina le cul-de
sac Genrot; 'là, barrage. Il examina la petite rue Picpus ;
là, une sentinelle. Il voyait cette figure sombre se détacher
en noir sur le pavé blanc inondé de lunc. Avancer, c'était
tomber sur cet homme. Reculer, c'était se jeter dans Javert.
Jean Valjean se sentait pris comme dans un filet qui se
resserrait lentement. Il regarda le ciel avec désespoir .
A CHASSE NOIRE ME'U TE MUETTE. 207 1

IV

LES TATONNEMENTS DE L'ÉVASION

Pour comprendre ce qui va suivre, il faut se figurer


d'une manière exacte la ruelle Droit-Mur et en particulier
l'angle qu'on laissait à gauche quand on sortait de la rue
Polonceau pour entrer dans cette ruelle. La ruelle Droit
Mur était à peu près entièrement bordée à droite jusqu'à
la petite rue Picpus par des maisons de pauvre apparence ;
à gauche par un seul bâtiment d'une ligne sévère, com
posé de plusieurs corps de logis qui allaient se haussant
graduellement d'un étage ou deux à mesure qu'ils appro
chaient de la petite rue Picpus, de sorte que ce bâtiment,
très élevé du côté de la petite rue Picpus, était assez bas du
côté de la rue Polonceau . Là, à l'angle dont nous avons
parlé, il s'abaissait au pointde n'avoir plus qu'unemuraille.
Cette muraille n'allait pas aboutir carrément à la rue; elle
dessinait un pan coupé fort en retraite , dérobé par ses
deux angles à deux observateurs qui eussent été l'un rue
Polonceau, l'autre rue Droit-Mur.
A partir des deux angles du pan coupé, la muraille se
prolongeait sur la rue Polonceau jusqu'à une maison qui
portait le n° 49, et sur la rue Droit-Mur, où son tronçon
était beaucoup plus court, jusqu'au bâtiment sombre dont
nous avons parlé et dont elle coupait le pignon , faisant ainsi
dans la rue un nouvel angle rentrant. Ce pignon était d'un
aspect morne;'on n'y voyait qu'une seule fenêtre, ou, pour
208 LES MISÉRABLES. COSETTE.
mieux dire, deux volets revêtus d'une feuille de zing , et
toujours fermés.
L'état de lieux que nous dressons ici est d'une rigou
reuse exactitude et éveillera certainement un souvenir
très précis dans l'esprit des anciens habitants du quar
tier .
Le pan coupé était entièrement rempli par une chose
qui ressemblait à une porte colossale et misérable. C'était
un vaste assemblage informe de planches perpendiculaires,
celles d'en haut plus larges que celles d'en bas, reliées par
de longucs lanières de fer transversales. A coté il y avait
une porte cochère de dimension ordinaire et dont le
percement ne remontait évidemment pas à plus d'une
cinquantaine d'années.
Un tilleul montrait son branchage au -dessus du pan
coupé, et le mur était couvert de lierre du côté de la
ruc Polonceau .
Dans l'imminent péril où se trouvait Jean Valjean, ce
bâtiment sombre avait quelque chose d'inhabité et de soli
taire qui le tentait. Il le parcourut rapidement des yeux . Il
se disait que s'il parvenait à y pénétrer, il était peut -être
sauvé. Il eut d'abord une idée et une espérance.
Dans la partie moyenne de la devanture de ce bâtiment
sur la rue Droit -Mur, il y avait à toutes les fenêtres des
divers étages de vieilles cuvettes- entonnoirs en plomb . Les
embranchements variés des conduits qui allaient d'un con
duit central aboutir à toutes ses cuvettes dessinaient sur
la façade une espèce d'arbre. Ces ramifications de tuyaux
avec leurs cent coudes imitaient ces vieux ceps de vigne
dépouillés qui se tordent sur les devantures des anciennes
fermes.
Ce bizarre espalier aux branches de tôle et de fer fut le
premier objet qui frappa Jean Valjean . Il assit Cosette le
dos contre une borne en lui recommandant le silence et
courut à l'endroit où le conduit venait toucher le pavé.
Peut-être y avait-il moyen d'escalader par là et d'entrer
dans la maison . Mais le conduit était délabré et hors de ser
vice et tenait à peine à son scellement . D'ailleurs toutes les
tenêtres de ce logis silencieux étaient grillées d'épaisses
barres de fer, même les mansardes du toit. Et puis la lune
A CIASSE NOIRE MEUTE MUETTE . 209

éclairait pleinement cette façade, et l'homme qui l'obser


vait du bout de la rue aurait vu Jean Valjean faire l'escalade .
Enfin que faire de Cosette ? comment la hisser au haut
d'une maison à trois étages ?
Il renonça à grimper par le conduit et rampa le long du
mur pour rentrer dans la rue Polonceau .
Quand il fut au pan coupé où il avait laissé Cosette, il
remarqua que, là, personne ne pouvait le voir. Il échappait,
comme nous venons de l'expliquer, à tous les regards, de
quelque côté qu'ils vinssent. En outre il était dans l'ombre.
Enfin il y avait deux portes. Peut-être pourrait-on les
forcer. Le mur au-dessus duquel il voyait le tilleul et le
lierre donnait évidemment dans un jardin où il pourrait au
moins se cacher, quoiqu'il n'y eût pas encore de feuilles
aux arbres, et passer le reste de la nuit .
Le temps s'écoulait . Il fallait faire vite .
Il tâta la porte cochère et reconnut tout de suite qu'elle
était condamnée au dedans et au dehors.
Il s'approcha de l'autreeragrande porte avec plus d'espoir,
rendait ! affreusement décrépite , son immensité même la
Elle
rendait moins solide, les planches étaient pourries, les
ligatures de fer, il n'y en avait que trois, étaient rouillées.
Il semblait possible de percer cette clôture vermoulue.
En l'examinant, il vit que cette porte n'était pas une
porte. Elle n'avait ni gonds, ni pentures , ni serrure , ni
fente au milieu . Les bandes de fer la traversaient de part
en part sans solution de continuité. Par les crevasses des
planches il entrevit des moellons et des pierres gros
sièrement cimentés que les passants pouvaient y voir encore
il y a dix ans. Il fut forcé de s'avouer avec consternation
que cette apparence de porte était simplement le parement
en bois d'une bâtisse à laquelle elle était adossée. Il était
facile d'arracher une planche, mais on se trouvait face à
face avec un mur.

1.
210 LES MISÉRABLES . COSETTE.

QUI SERALE IN POSSIBLE AVEC L'ÉCLAIRAGE


AU GAZ

En ce moment un bruit sourd et cadencé commenca à se


faire entendre à quelque distance. Jean Valjean risqua un
peu son regard en dchors du coin de la rue . Scpt ou huit
soldats disposés en peloton venaient de déboucher dans la
rue Polonceau. Il voyait briller les bayonnettes. Cela venait
vers lui .
Ces soldats, en tête desquels il distinguait la haute
stature de Javert, s'avançaient lentement et avec précau
tion . Ils s'arrêtaient fréquemment. Il était visible qu'ils
exploraient tous les recoins des murs et toutes les embra
sures de portes et d'allées.
C'était , et ici la conjecture ne pouvait se tromper, quel
que patrouille que Javert avait rencontrée et qu'il avčit
requise.
Les deux acolytes de Javert marchaient dans leurs rangs .
Du pas dont ils marchaient et avec les stations qu'ils fai
saicnt, il leur fallait environ un quart d'heure pour arriver
à l'endroit où se trouvait Jean Valjean . Ce fut un instant
affreux . Quelques minutes séparaicnt Jean Valjean de cet
épouvantable précipice qui s'ouvrait devant lui pour la
troisième fois . Et le bagne maintenant n'était plus seule
ment le bagne , c'était Cosette perdue à jamais; c'est- à - dire
une vie qui ressemblait au dedans d'une tombe.
Il n'y avait plus qu'une chose possible.
A CIIASSE NOIRE MEUTE MUETTE . 211

Jean Valjean avait cela de particulier qu'on pouvait dire


qu'il portait deux besaces ; dans l'une il avait les pensées
d'un saint , dans l'autre les redoutables talents d'un forçat.
Il fouillait dans l'une ou dans l'autre , selon l'occasion .
Entre autres ressources, grâce à ses nombreuses évasions
du bagne de Toulon , il était, on s'en souvient, passé maître
dans cet art incroyable de s'élever, sans échelles, sans
crampons, par la seule force musculaire, on s'appuyant de
la nuque, des épaules, des anches et des genoux , en s'ai
dant à peine des rares reliefs de la pierre, dans l'angle droit
d'un mur, au besoin jusqu'à la hauteur d'un sixième étage ;
art qui a rendu si effrayant et si célèbre le coin de la cour
de la Conciergerie de Paris par où s'échappa, il y a une
vingtaine d'années , le condamné Battemolle .
Jean Valjean mesura des yeux la muraille au -dessus de
laquelle il voyait le tilleul. Elle avait environ dix-huit pieds
de haut. L'angle qu'elle faisait avec le pignon du grand
båtiment était rempli, dans sa partie inférieure, d'un
massif de maçonnerie de forme triangulaire, probablement
destiné à préserver ce trop commode recoin des stations
de ces stercoraires qu'on appelle les passants. Ce remplis
sage préventif des coins de mur est fort usité à Paris.
Ce massii avait environ cinq pieds de haut. Du sommet
de ce massif, l'espace à franchir pour arriver sur le mur
n'était guère que de quatorze pieds .
Le mur était surmonté d'une pierre plate sans chevron .
La difficulté était Cosette. Cosette, elle, ne savait pas
escalader un mur. L'abandonner ? Jean Valjean n'y songeait
pas. L'emporter était impossible. Toutes les forces d'un
homme lui sont nécessaires pour mener à bien ces
étranges ascensions. Le moindre fardeau dérangerait son
centre de gravité et le précipiterait.
Il aurait fallu une corde. Jean Valjcan n'en avait pas. Où
trouver une corde à minuit, rue Polonceau ? Certes en cet
instant- là , si Jean Valjean avait eu un royaume , il l'eû
donné pour une corde.
Toutes les situations extrêmes ont leurs éclairs quit
tantôt nous aveuglent, tantôt nous illuminent.
Le regard désespéré de Jean Valjean rencontra la potence
du réverbère du cul- de-sac Genrot.
212 LES MISÉRABLES. COSETTE .

A cette époque il n'y avait point de becs de gaz dans


les rues de Paris. A la nuit tombante on y allumait des
réverbères placés de distance en distance, lesquels mon
taient et descendaient au moyen d'une corde qui traver
sait la rue de part en part et qui s'ajustait dans la rainure
d'une potence. Le tourniquet où se dévidait cette corde
était scellé au-dessous de la lanterne dans une petite
armoire de fer dont l'allumeur avait la clef, et la corde
elle-même était protégée par un étui de métal .
Jean Valjean, avec l'énergie d'une lutte suprême, franchit
la rue d'un bond , entra dans le cul-de-sac , fit sauter le
pêne de la petite armoire, avec la pointe de son couteau ,
et un instant après il était revenu près de Cosette . Il avait
une corde . Ils vont vite en besogne, ces sombres trou
veurs d'expédients , aux prises avec la fatalité .
Nous avons expliqué que les réverbères n'avaient pas été
allumés cette nuit-là . La lanterne du cul -de-sac Genrot se
trouvait donc naturellement éteinte comme les autres, et
l'on pouvait passer à côté sans même remarquer qu'elle
n'était plus à sa place.
Cependant l'heure, le lieu , l'obscurité, la préoccupation
de Jean Valjean , ses gestes singuliers, ses allées et venues,
tout cela commençait à inquiéter Cosette . Tout autre
enfant qu'elle aurait depuis longtemps jeté les hauts cris.
Elle se borna à tirer Jean Valjean par le pan de sa redingote.
On entendait toujours de plus en plus distinctement le bruit
de la patrouille qui approchait.
Père , dit-elle tout bas, j'ai peur. Qu'est-ce qui vient
donc là ?
Chut ! répondit le malheureux homme , c'est la Thé
nardier .
Cosette tressaillit . Il ajouta :
Ne dis rien . Laisse-moi faire. Si tu cries, si tu pleures,
la Thénardier te guette . Elle vient pour te ravoir.
Alors, sans se hâter, mais sans s'y reprendre à deux fois
pour rien , avec une précision ferme et brève, d'autant plus
remarquable en un pareil moment que la patrouille et
Javert pouvaient survenir d'un instant à l'autre, il défit sa
cravate, la passa autour du corps de Cosette sous les ais
selles en ayant soin qu'elle ne pût blesser l'enfant, rattacha
A CHASSE NOIRE MEUTE NÍUETTE . 213

cette cravate à un bout de la corde au moyen de ce noud


que les gens de mer appellent næud d'hirondelle, prit
l'autre bout de cette corde dans ses dents, ôta ses souliers
et ses bas qu'il jeta par-dessus la muraille, monta sur le
massif de maçonnerie, et commença à s'élever dans l'angle
du mur et du pignon avec autant de solidité et de certi
tude que s'il eût eu des échelons sous les talons et sous
les coudes. Une demi-minute ne s'était pas écoulée qu'il
était à genoux sur le mur .
Cosette le considérait avec stupeur, sans dire une parole.
La recommandation de Jean Valjean et le nom de la Thé
nardier l'avaient glacée.
Tout à coup elle entendit la voix de Jean Valjean qui lui
criait, tout en restant très basse :
Adosse-toi au mur .
-

Elle obéit.
-

Ne dis pas un mot et n'aie pas peur, reprit Jean Val


jean .
Et elle se sentit enlever de terre .
Avant qu'elle eût le temps de se reconnaître, elle était
au haut de la muraille .
Jean Valjean la saisit, la mit sur son dos, lui prit ses deux
petites mains dans sa main gauche, se coucha à plat ventre
et rampa sur le haut du mur jusqu'au pan coupé. Comme
il l'avait deviné , il y avait là une bâtisse dont le toit par
tait du haut de la clôture en bois et descendait fort près
de terre, selon un plan assez doucement incliné, en effleu
rant le tilleul .
Circonstance heureuse, car la milaille était beaucoup
plus haute de ce côté que du côté de la rue. Jean Valjean
n'apercevait le sol au-dessous de lui que très profondé
ment .
Il venait d'arriver au plan incliné du toit et n'avait pas
encore lâché la crête de la muraille lorsqu'un hourvari vio
lent annonça l'arrivée de la patrouille. On entendit la voix
tonnante de Javert :
-
Fouillez le cul-de-sac ! La rue Droit-Mur est gardée,
la petite rue Picpus aussi . Je réponds qu'il est dans le cul
de-sac !
Les soldats se précipitèrent dans le cul-de-sac Genrot.
214 LES MISÉRABLES. COSETTE .
Jean Valjean se laissa glisser le long du toit, tout en
soutenant Cosette, atteignit le tilleul et sauta à terre . Soit
terreur, soit courage, Cosette n'avait pas soufflé. Elle avait
les mains un peu écorchées.
A CHASSE NOIRE MEUTE MUETTE , 215

VI .

COMMENCEMENT D'UNB ENIGNI

Jean Valjcan se trouvait dans une espèce de jardin fort


vaste et d'un aspect singulier ; un de ces jardins tristes qui
semblent faits pour être regardés l'hiver et la nuit. Cejar
din était d'une forme oblongue , avec une allée de grands
peupliers au fond , des futaics assez hautes dans les coins,
et un espace sans ombre au milieu , où l'on distinguait un
très grand arbre isolé, puis quelques arbres fruitiers tordus
et hérissés comme de grosses broussailles, des carrés de
légumes, une melonnière dont les cloches brillaient à la
lune, et un vieux puisard. Il y avait çà et là des bancs de
pierre qui semblaient noirs de mousse. Les allées étaient
bordées de petits arbustes sombres et toutes droites.
L'herbe en envahissait la moitié et une moisissure verte
couvrait le reste .
Jean Valjean avait à coté de lui la bâtisse dont le toit
lui avait servi pour descendre , un tas de fagots, et derrière
les fagots, tout contre le mur, une statue de pierre dont
la face mutilée n'était plus qu'un masque informe qui ap- .
paraissait vaguement dans l'obscurité.
La bâtisse était une sorte de ruinc où l'on distingait des
chambres démantelées dont une, tout encombrée, semblait
servir de hangar.
Le grand bâtiment de la rue Droit-Mur qui faisait retour
sur la petite rue Picpus développait sur ce jardin deux
216 Lts MISÉRABLES. COSETTE .
façades en équerre. Ces façades du dedans étaient plus
tragiques encore que celle du dehors. Toutes les fenêtres
étaient grillées. On n'y entrevoyait aucune lumière. Aux
étages supérieurs il y avait des hottes comme aux prisons.
L'une de ces façades projetait sur l'autre son ombre qui
retombait sur le jardin comme un immense drap noir.
On n'apercevait pas d'autre maison. Le fond du jardin
se perdait dans la brume et dans la nuit. Cependant on y
distinguait confusément des murailles qui s'entrecoupaient
comme s'il y avait d'autres cultures au delà, et les toits
bas de la rue Polonceau .
On ne pouvait rien se figurer de plus farouche et de plus
solitaire que ce jardin. Il n'y avait personne , ce qui était
tout simple à cause de l'heure ; mais il ne semblait pas
que cet endroit fût fait pour que quelqu'un y marchất,
même en plein midi .
Le premier soin de Jean Valjean avait été de retrouver
ses souliers et de se rechausser, puis d'entrer dans le han
gar avec Cosette. Celui qui s'évade ne se croit jamais assez
caché. L'enfant, songeant toujours à la Thénardier , parta
geait son instinct de se blottir le plus possible.
Cosette tremblait et se serrait contre lui . On entendait
le bruit tumultueux de la patrouille qui fouillait le cul
de-sac et la rue, les coups de crosse contre les pierres,
les appels de Javert aux mouchards qu'il avait postés, et
ses imprécations mêlées de paroles qu'on ne distinguait
point .
Au bout d'un quart d'heure, il sembla que cette espèce
de grondement orageux commençait à s'éloigner. Jean
Valjean ne respirait pas.
Il avait posé doucement sa main sur la bouche de Co
sette.
Au reste la solitude où il se trouvait était si étrangement
calme que cet effroyable tapage, si furieux et si proche,
n'y jetait même pas l'ombre d'un trouble. Il semblait que
ces murs fussent bâtis avec ces pierres sourdes dont parle
l'Écriture.
Tout à coup, au milieu de ce calme profond, un nou
veau bruit s'éleva ; un bruit céleste, ineffable, aussi ravis
sant que l'autre était horrible.C'était un hymne qui sortait
A CIASSE NOIRE MEUTE MUETTE. 217

des ténèbres, un éblouissement de prière et d'harmonie


dans l'obscur et effrayant silence de la nuit ; des voix de
femmes, mais des voix composées à la fois de l'accent pur
des vierges et de l'accent naïf des enfants, de ces voix qui
ne sont pas de la terre et qui ressemblent à celles que les
nouveau-nés entendent encore et que les moribonds enten
dent déjà. Ce chant venait du sombre édifice qui dominait
le jardin. Au moment où le vacarme des démons s'éloi
gnait, on eût dit un cheur d'anges qui s'approchait dans
l'ombre ,
Cosette et Jean Valjean tombèrent à genoux .
Ils ne savaient pas ce que c'était , ils ne savaient pas où
ils étaient , mais ils sentaient tous deux , l'homme et l'en
fant, le pénitent et l'innocent , qu'il fallait qu'ils fussent à
genoux .
Ces voix avaient cela d'étrange qu'elles n'empêchaient
pas que le bâtiment ne parût désert. C'était comme un
chant surnaturel dans une demeure inhabitée .
Pendant que ces voix chantaient, Jean Valjean ne son
geait plus à rien . Il ne voyait plus la nuit, il voyait un ciel
bleu . Il Tui semblait sentir s'ouvrir ces ailes que nous
avons tous au dedans de nous.
Le chant s'éteignit. Il avait peut-être duré longtemps.
Jean Valjean n'aurait pu le dire. Les heures de l'extase ne
sont jamais qu'une minute .
Tout était retombé dans le silence . Plus rien dans la rue ,
plus rien dans le jardin. Ce qui menaçait, ce qui rassurait,
tout s'était évanoui. Le vent froissait dans la crête du mur
quelques herbes sèches qui faisaient un petit bruit doux
et lugubre.
218 LES MISÉRABLES. COSETTE.

VII

SUITE DE L'ÉNIGMB

La bise de nuit s'était levée, ce qui indiquait qu'il devait


ĉtre entre une et deux heures du matin . La pauvre Cosette
ne disait rien . Comme elle s'était assise à son côté et
qu'elle avait penché sa tête sur lui , Jean Valjean pensa
qu'elle s'était endormie. Il se baissa et la regarda. Cosette
avait les yeux tout grands ouverts et un air pensif qui fit
mal à Jean Valjean .
Elle tremblait toujours .
As-tu envie de dormir ? dit Jean Valjean .
-- J'ai bien froid, répondit-elle .
Un moment après elle reprit :
Est-ce qu'elle est toujours là ?
Qui ? dit Jean Valjean .
Madame Thénardier .
Jean Valjcan avait déjà oublié le moyen dont il s'était
servi pour faire garder le silence à Cosette.
Ahi dit-il, elle est partie. Ne crains plus rien.
L'enfant soupira comme si un poids se soulevait de dez
sus sa poitrine .
La terre était humide, le hangar ouvert de toute part, la
bise plus fraiche à chaque instant. Le bonhomme ota sa
redingote et en enveloppa Coscite.
As-tu moins froid ainsi ? dit-il .
Oh oui, père !
A CHASSE NOIRE MEUTE MUETTE . 219

Eh bien , attends-moi un instant. Je vais revenir .


Il sortit de la ruine , et se mit à longer le grand bâtiment,
cherchant quelque abri meilleur. Il rencontra des portes,
mais elles étaient fermées. Il y avait des barreaux à toutes
les croisées du rez -de -chaussée .
Comme il venait de dépasser l'angle intérieur de l'édifice,
il remarqua qu'il arrivait à des fenêtres cintrées, et il y
aperçut quelque clarté. Il se haussa sur la pointe du pied
et regarda par l'une de ces fenêtres. Elles donnaient toutes
dans une salle assez vaste, pavée de larges dalles, coupée
d'arcades et de piliers, où l'on ne distinguait rien qu'une
petite lueur et degrapdes ombres. La lueur venait d'une veil
leuse allumée dans un coin . Cette salle était déserte et rien
n'y bougeait. Cependant, à force de regarder, il crut voir à
terre, sur le pavé, quelque chose qui paraissait couvert
d'un linceul et qui ressemblait à une forme humaine. Cela
était étendu à plat ventre, la face contre la pierre , les bras
en croix , dans l'immobilité de la mort. On eût dit, à une
sorte de serpent qui traînait sur le pavé, que cette forme
sinistre avait la corde au cou .
Toute la salle baignait dans cette brume des lieux à peine
éclairés qui ajoute à l'horreur.
Jean Valjcan a souvent dit depuis que, quoique bien des
spectacles funèbres eussent traversé sa vie , jamais il n'avait
rien vu de plus glaçant et de plus terrible que cette figure
énigmatique accomplissant on ne sait quel mystère inconnu
dans ce lieu sombre et ainsi entrevue dans la nuit . Il était
effrayant de supposer que cela était peut-être mort, et
plus effrayant encore de songer que cela était peut-être
vivant .
ll eut le courage de coller son front à la vitre et d'épier
si cette chose remucrait. Il eut beau rester un temps qui
lui parut très long, la forine étendue ne faisait aucun mou
vement. Tout à coup il se sentit pris d'une épouvante inex
primable, el il s'enfuit . Il se mit à courir vers le hangar
sans oser regarder en arrière . Il lui semblait que s'il tour
nait la tête il verrait la figure marcher derrière lui à grands
pas en agitant les bras.
Il arriva à la ruine haletant. Ses genoux pliaient ; la sueur
lui coulait dans les reins.
220 LES MISÉRABLES . COSETTE .

Où était-il? qui aurait jamais pu s'imaginer quelque chose


de pareil à cette espèce de sépulcre au milieu de Paris ?
qu'était-ce que cette étrange maison ? Édifice plein de mys
tère nocturne, appelant les âmes dans l'ombre avec la voix
des anges et , lorsqu'elles viennent, leur offrant brusque
ment ceile vision épouvantable , promettant d'ouvrir la
porte radieuse du ciel et ouvrant la porte horrible du iem
beau ! Et cela était bien en effet un édifice, une maison qui
avait son numéro dans une rue ! Ce n'était pas un rêve ! 11.
avait besoin d'en toucher les pierres pour y croire.
Le froid , l'anxiété, l'inquiétude , les émotions de la soirée,
lui donnaient une véritable fièvre, et toutes ces idées
s'entre -heurtaient dans son cerveau .
Il s'approcha de Cosette. Elle dormait.
A CHASSE NOIRE MEUTE MUETTE . 221

VIII

I.' ÉNIGME REDOUBLE

L'enfant avait posé sa tête sur une pierre et s'était en


dormie .
Il s'assit auprès d'elle et se mit à la considérer. Peu à peu,
à mesure qu'il la regardait , il se calmait, et il reprenait pos
session de sa liberté d'esprit.
Il apercevait clairement cette vérité, le fond de sa vie
désormais, que tant qu'elle serait là, tant qu'il l'aurait près
de lui , il n'aurait besoin de rien que pour elle , ni peur de
rien qu'à cause d'elle . Il ne sentait même pas qu'il avait
très froid , ayant quitté sa redingote pour l'en couvrir .
Cependant, à travers la rêverie où il était tombé, il enten
dait depuis quelque temps un bruit singulier. C'était comme
un grelot qu’on agitait . Ce bruit était dans le jardin . On
l'entendait distinctement, quoique ſaiblement. Cela ressem
blait à la petite musique vague que font les clarines des
bestiaux la nuit dans les pâturages.
Ce bruit fit retourner Jean Valjcan.
Il regarda , et vit qu'il y avait quelqu'un dans le jardin .
Un être qui ressemblait à un homme marchait au milieu
des cloches de la melonnière, se levant, se baissant, s'ar
retant, avec des mouvements réguliers, comme s'il trai
nait ou étendait quelque chose à terre. Cet être paraissait
boiter .
Jean Valjean tressaillit avec ce tremblement continuel
222 LES MISÉRABLES. COSETTE .

des malheureux . Tout leur est hostile et suspect. Ils se


défient du jour parce qu'il aide à les voir et de la nuit parce
qu'elle aide à les surprendre. Tout à l'heure il frissonnait
de ce que le jardin était désert, maintenant il frissonnait de
ce qu'il y avait quelqu'un .
Il retomba des terreurs chimériqués aux terreurs réelles.
Il se dit que Javert et les mouchards n'étaient peut-être pas
partis, que sans doute ils avaient laissé dans la rue des gens
en observation , que , si cet homme le découvrait dans ce
jardin, il crierait au voleur, et le livrerait . Il prit douce
ment Cosette endormie dans ses bras et la porta derrière un
tas de vieux meubles hors d'usage , dans le coin le plus re
culé du hangar. Cosette ne remua pas.
De là il observa les allures de l'être qui était dans la mc
lonnière. Ce qui était bizarre, c'est que le bruit du grelot
suivait tous les mouvements de cet homme. Quand l'homine
s'approchait, le bruit s'approchait, quand il s'éloignait, le
bruit s'éloignait ; s'il faisait quelquegeste précipité , un tré
molo accompagnait ce geste ; quand il s'arrêtait, le bruit
cessait. Il paraissait évident que le grelot était attaché à
cet homme ; mais alors qu'est-ce que cela pouvait signifier ?
qu'était-ce que cet homme auquel une clochette était sus
pendue comme à un bélier ou à un bæuf?
Tout en se faisant ces questions, il toucha les mains do
Cosette . Elles étaient glacées .
Ah mon Dieu ! dit-il.
Il appela à voix basse :
Cosette !
Elle n'ouvrit pas les yeux.
Il la secoua vivement .
4
Elle ne s'éveilla pas.
Serait-elle morte ! dit-il, et il se dressa debout, frémis
sant de la tête aux pieds.
Les idées les plus affreuses lui traversèrent l'esprit pêlc
mêle. Il y a des moments ou les suppositions hideuses nous
assiégent comme une cohue de furies et forcent violem
ment les cloisons de notre cerveau . Quand il s'agit de ceux
que nous aimons, notre prudence invente toutes les folies.
Il se souvint que le sommeil peut être mortel en plein air
dans une nuit froide.
A CHASSE NOIRE MEUTE MUETTE . 223

Cosette, påle, était retombée étendue à terre à ses pieds


sans faire un mouvement .
Il écouta son souffle ; elle respirait ; mais d'une respira
tion qui lui paraissait faible et prête à s'éteindre .
Comment la réchauffer ? comment la réveiller ? Tout ce
qui n'était pas ceci s'effaça de sa pensée. Il s'élança éperdu
nors de la ruine.
Il fallait absolument qu'avant un quart d'heure Cose te
fût devant un feu et dans un lit.
224 LES MISÉRABLES. COSETTE .

L'HOMME AU GRELOT

Il marcha droit à l'homme qu'il apercevait dans le jardin.


Il avait pris à sa main le rouleau d'argent qui était dans la
poche de son gilet .
Cet homme baissait la tête et ne le voyait pas venir. En
quelques enjambées, Jean Valjcan fut à lui .
Jean Valjean l'aborda en criant :
Cent francs !
L'homme fit un soubresaut et leva les yeux .
Cent francs à gagner, reprit Jean Valjean, si vous me
donnez asile pour cet nuit !
La lune éclairait en plein le visage effaré de Jean Val
jcan .
Tiens , c'est vous , père Madeleine ! dit l'homme.
Ce nom , ainsi prononcé , à cette heure obscure , dans ce
lieu inconnu, par cet homme inconnu , fit reculer Jean
Valjean .
Il s'attendait à tout , excepté à cela. Celui qui lui parlait
était un vieillard courbé et boiteux , vêtu à peu près comme
un paysan , qui avait au genou gauche une genouillère de
cuir où pendait une assez grosse clochette. On ne distinguait
pas son visage qui était dans l'ombre.
Cependant le bonhomme avait ôté son bonnet, et s'écriait
tout tremblant :
Ah mon Dieu ! comment êtes-vous ici, père Made
A CHASSE NOIRE MEUTE MUETTE . 225

leine ? Par où êtes-vous entré , Dieu Jésus ! vous tombez


donc du ciel ! Ce n'est pas l'embarras, si vous tombez jamais,
c'est de là que vous tomberez . Et comme vous voilà fait!
Vous n'avez pas de cravate, vous n'avez pas de chapeau ,
vous n'avez pas d'habit ! Savez- vous que vous auricz fait
peur à quelqu'un qui ne vous aurait pas connu ? Pas d'habit !
Mon Dicu Seigneur, est-ce que les saints deviennent fous å
présent ? Mais cominent donc êtes - vous entré ici ?
Un mot n'aticndait pas l'antre. Le vieux homme parlait
avec une volubilité campagnarde où il n'y avait rien d'in
quiétant . Tout cela était dit avec un mélange de stupéfac
tion et de bonhomic naïve .
Qui êtes -vous? ct qu'est-ce que c'est que cette maison
ci ? demanda Jean Valjcan .
Ah , pardieu , voilà qui est fort ! s'écria le vieillard, je
suis celui que vous avez fait placer ici , et cette maison est
celle où vous m'avez fait placer. Commenti vous ne me
reconnaissez pas ?
Non , dit Jean Valjean. Et comment se fait-il que vous
me connaissiez, vous ?
-
Vous m'avez sauvé la vie , dit l'homme.
Il se tourna , un rayon de lune lui dessina le profil, et
Jean Valjean reconnut le vicux Fauchelevent.
Ah ! dit Jean Valjean , c'est vous ? oui , je vous recon
nais .
C'est bien heureux ! fit le vieux d'un ton de re
proche .
Et que faites- vous ici ? reprit Jean Valjean .
-
Tiens ! je couvre mes melons , donc !
Le vieux Fauchelevent tenait en effet à la main , au mo
ment où Jean Valjean l'avait accosté, le bout d'un paillasson
qu'il était occupé à étendre sur la melonnière. Il en avait
déjà ainsi posé un certain nombre depuis une heure envi
ron qu'il était dans le jardin . C'était cette opération qui lui
faisait faire les mouvements particuliers observés du hangar
par Jean Valjean.
Il continua :
Je me suis dit : la lune est claire , il va geler. Si je
mettais à mes melons leurs carricks ? - Et , ajouta -t -il, en
regardant Jean Valjean avec un gros rire, vous auriez par
III . 16
226 LES MISÉRABLES . COSETTE .

dieu bien dû en faire autant ! Mais comment donc êtes


vous ici ?
Jean Valjean, se sentant connu par cet homme, du moins
sous son nom de Madeleine , n'avançait plus qu'avec précau
tion . Il multipliait les questions. Chose bizarre, les rôles
semblaient intervertis. C'était lui , intrus, qui interrogeait.
Et qu'est-ce que c'est que cette sonnette que vous
avez au genou ?
Ça ? répondit Fauchelevent , c'est pour qu'on m'évite.
Comment ! pour qu'on vous évite ?
Le vieux Fauchelevent cligna de l'æil d'un air inexpri
mable .
Ah dame ! il n'y a que des femmes dans cette maison
ci ; beaucoup de jeunes filles. Il parait que je serais dange
reux à rencontrer . La sonnette les avertit . Quand je viens,
elles s'en vont .
Qu'est-ce que c'est que cette maison-ci ?
Tiens, vous savez bien .
Mais non , je ne sais pas .
Puisque vous m'y avez fait placer jardinier!
Répondez-moi comme si je ne savais rien .
Eh bien, c'est le couvent du Petit-Picpus, donc !
Les souvenirs revenaient à Jean Valjean . Le liasard, c'est..
à-dire la providence, l'avait jeté précisément dans ce cou
vent du quartier Saint-Antoine où le vieux Fauchelevent,
estropié par la chute de sa charrette, avait été admis sur sa
recommandation, il y avait deux ans de cela. Il répéta
jomme se parlant à lui-même :
Le couvent du Petit-Picpus !
Ah çà, mais au fait, reprit Fauchelevent, comment
diable avez-vous fait pour y entrer, vous, père Madeleine ?
Vous avez beau être un saint, vous êtes un homme, et il
l'entre pas d'hommes ici .
Vous y êtes bien .
Il n'y a que moi .
Cependant, reprit Jean Valjean, il faut que j'y reste .
Ah mon Dieu ! s'écria Fauchelevent.
Jean Valjean s'approcha du vieillard et lui dit d'une voix
grave ;
Père Fauchelevent, je vous ai sauvé la vie.
A CHASSE NOIRE MEUTE MUETTE . 227

C'est moi qui m'en suis souvenu le premier, répondit


Fauchelevent .
Eh bien , vous pouvez faire aujourd'hui pour moi ce
que j'ai fait autrefois pour vous.
Fauchelevent prit dans ses vieilles mains ridées et trem
blantes les deux robustes mains de Jean Valjean, et fut
quelques secondes comme s'il ne pouvait parler. Enfin il
s'écria :
Oh ! ce serait une bénédiction du bon Dieu si je pou
vais vous rendre un peu cela ! Moi! vous sauver la vie !
Monsieur le maire, disposez du vieux bonhomme !
Une joie admirable avait comme transfiguré ce vieillard.
Un rayon semblait lui sortir du visage .
Que voulez-vous que je fasse ? reprit-il .
Je vous expliquerai cela . Vous avez une chambre ?
J'ai une baraque isolée , là, derrière la ruine du vieux
couvent, dans un recoin que personne ne voit . Il y a trois
chambres.
La baraque était en effet si bien cachée derrière la ruine,
et si bien disposée pour que personne ne la vît, que Jean
Valjean ne l'avait pas vue.
Bien , dit Jean Valjean . Maintenant je vous demande
deux choses .
Lesquelles, monsieur le maire ?
· Premièrement , vous ne direz à personne ce que vous
savez de moi . Deuxièmement, vous ne chercherez pas à en
savoir davantage .
Comme vous voudrez . Je sais que vous ne pouvez rien
faire que d'honnête et que vous avez toujours été un
homme du bon Dieu . Et puis d'ailleurs, c'est vous qui m'a
vez mis ici . Ça vous regarde. Je suis à vous.
C'est dit. A présent, venez avec moi. Nous allons cher
cher l'enfant.
Ah ! dit Fauchelevent . Il y a un enfant ?
Il n'ajouta pas une parole et suivit Jean Valjean comme
un chien suit son maître .
Moins d'une demi-heure après, Cosette, redevenue rose
à la flamme d'un bon feu , dormait dans le lit du vieux jar
dinicr. Jean Valjean avait reinis sa cravate et sa redingote;
le chapeau lancé par-dessus le mur avait été retrouvé et
228 LES MISÉRABLES . COSETTE .

ramassé ; pendant que Jean Valjcan endossait sa redingote,


Fauchelevent avait ôté sa genouillère à clochette, qui
maintenant, accrochée à un clou près d'une hotte, ornait
le mur . Les deux hommes se chauffaient accoudés sur une
table où Fauchelevent avait posé un morccau de fromagc,
du pain bis, une bouteille de vin ct deux verres, et le
vieux disait à Jean Valjcan en lui posant la main sur le
genou :
Ah ! père Madelcinc ! vous ne m'avez pas reconnu tout
de suite ! Vous sauvez la vie aux gens, et après vous les ou
bliez ! Oh ! c'est mal ! eux ils se souviennent de vous vous
stes un ingrat !
A CHASSE NOIRE MEUTE MUETTE . 229

QU IL EST EXPLIQUÉ COMMENT JAVERT


A FAIT BUISSON CREUX

Les événements dont nous venons de voir, pour ainsi dire,


l'envers, s'étaient accomplis dans les conditions les plus
simples.
Lorsque Jean Valjean, dans la nuit même du jour ou
Javert l'arrêta près du lit de mort de Fantine, s'échappa de
la prison municipale de Montreuil -sur-Mer, la police sup
posa que le forçat évadé avait dû se diriger vers Paris.
Paris est un malstroëm où tout se perd , et tout disparaît
dans ce nombril du monde comme dans le nombril de la
mer . Aucune forêt ne cache un homine comme cette foule .
Les fugitifs de toute espèce le savent. Ils vont à Paris comme
à un engloutissement; il y a des engloutissements qui sau
vent. La police le sail aussi , et c'est à Paris qu'elle cher
che ce qu'elle a perdu ailleurs. Elle y chercha l'ex-maire de
Montreuil-sur -Mer. Javert fut appelé à Paris afin d'éclairer
les perquisitions. Javert en effet aida puissamment à re
prendre Jean Valjcan . Le zèle et l'intelligence de Javert en
cette occasion furent remarqués de M. Chabouillet, secré
laire de la préfecture sous le comte Anglès. M. Chabouillet,
qui du reste avait déjà protégé Javert, fit attacher l'inspec
teur de Montreuil-sur-Mer à la police de Paris. Là Javert se
rendit diversement et , disons-le, quoique le mot semble inat
tendu pour de pareils services, honorablement utile.
Il ne songeait plus à Jean Valjean, - à ces chiens tou
230 LES MISÉRABLES . COSETTÉ .

jours en chasse le loup d'aujourd'hui fait oublier le loup


d'hier, - lorsqu'en décembre 1823 il lut un journal , lui qui
né lisait jamais de journaux ; mais Javert , homme monar
chique, avait tenu à savoir les détails de l'entrée triomphale
du « prince généralissime » à Bayonne . Comme il achevait
l'article qui l'intéressait, un nom , le nom de Jean Valjean ,
au bas d'une page, appela son attention . Le journal annon
çait que le forçat Jean Valjean était mort, et publiait le
fait en termes si formels que Javert n'en douta pas. Il se
borna à dire : c'est là le bon écrou . Puis il jeta le journal , et
n'y pensa plus .
Quelque temps après il arriva qu'une note de police fut
transmise par la préfecture de Seine- et-Oise à la préfecture
de police de Paris sur l'enlèvement d'un enfant, qui avait
eu lieu, disait-on, avec des circonstances particulières, dans
la commune de Montfermeil. Une petite fille de sept à huit
ans, disait la note , qui avait été confiée par sa mère à un
aubergiste du pays, avait été volée par un inconnu ; cette
petite répondait au nom de Cosette et était l'enfant d'une
fille nommée Fantine, morte à l'hôpital, on ne savait quand
ni ou . Cette notte passa sous les yeux de Javert, et le rendit
rêveur.
Le nom de Fantine lui était bien connu . Il se souvenait
que Jean Valjean l'avait fait éclater de rire, lui Javert, en
lui demandant un répit de trois jours pour aller chercher
l'enfant de cette créature . Il se rappela que Jean Valjean
avait été arrêté à Paris au moment où il montait dans la
voiture de Montfermeil. Quelques indications avaient même
fait songer à cette époque que c'était la seconde fois qu'il
montait dans cette voiture , et qu'il avait déjà , la veille ,
fait une première excursion aux environs de ce village ,
car on ne l'avait point vu dans le village même. Qu'allait-il
faire dans ce pays de Montfermeil ? on ne l'avait pu deviner .
Javert le comprenait maintenant . La fille de Fantine s'y
trouvait. Jean Valjean l'allait chercher . Or cette enfant
venait d'être volée par un inconnu . Quel pouvait être cet
inconnu ? Serait-ce Jean Valjean ? mais Jean Valjean était
mort. -- Javert, sans rien dire à personne , prit le coucou
du Plat d'étain , cul-de-sac de la Planchette, et fit le voyage
de Montfermeil.
1

A CHASSE NOIRE MEUTE MUETTE. 231

Il s'attendait à trouver là un grand éclaircissement ; il y


trouva une grande obscurité.
Dans les premiers jours, les Thénardier, dépités, avaient
jasé . La disparition de l'Alouette avait fait bruit dans le vil
lage. Il y avait eu tout de suite plusieurs versions de l'his
toire qui avait fini par être un vol d'enfant. De là , la note de
police . Cependant, la première humeur passée, le Thénar
dier, avec son admirable instinct, avait très vite compri
qu'il n'est jamais utile d'émouvoir monsieur le procureur
du roi , et que ses plaintes à propos de l'enlèvement de
Cosette auraient pour premier résultat de fixer sur lui,
Thénardier, et sur beaucoup d'aſſaires troubles qu'il avait,
l'étincelante prunelle de la justice. La première chose que
les hiboux ne veulent pas, c'est qu'on leur apporte une
chandelle . Et d'abord, comment se tirerait - il des quinze
cents francs qu'il avait reçus ? Il tourna court, mit un bâil
lon à sa femme, et fit l'étonné quand on lui parlait de l'en
fant volé. Il n'y comprenait rien ; sans doute il s'était plaint
dans le moment de ce qu'on lui « enlevait » si vite cette chère
petite ; il eût voulu par tendresse la garder encore deux ou
trois jours ; mais c'était son « grand-père » qui était venu la
chercher le plus naturellement du monde. Il avait ajouté le
grand-père, qui faisait bien . Ce fut sur cette histoire que
Javert tomba en arrivant à Montfermeil. Le grand-père fai
sait évanouir Jean Valjean.
Javert pourtant enfonça quelques questions, comme des
sondes, dans l'histoire de Thénardier. — Qu'était-ce que ce
grand-père, et comment s'appelait - il? — Thénardier répon
dit avec simplicité : C'est un riche cultivateur . J'ai vu
son passe-port. Je crois qu'il s'appelle M. Guillaume Lam
bert.
Lambert est un nom bonhomme et très rassurant . Javert
s'en revint à Paris .
Le Jean Valjean est bien mort, se dit-il, et je suis un
jobard.
Il recommençait à oublier toute cette histoire , lorsque,
dans le courant de mars 1824, il entendit parler d'un per
sonnage bizarre qui habitait sur la paroisse de Saint-Médard
et qu'on surnommait « le mendiant qui fait l'aumône » . Се
personnage était, disait-on, un rentier dont personne ne
232 LES MISÉRABLES . COSETTE .

savait au juste le nom et qui vivait seul avec une petite fille
de huit ans, laquelle ne savait rien elle-même, sinon qu'elle
venait de Montfermeil . Montfermeil! ce nom revenait tou
jours, et fit dresser l'oreille à Javcrt. Un vicux mendiant
mouchard , ancien bedeau , auquel ce personnage faisait la
charité, ajoutait quelques autres détails. — Ce rentier était
un être très farouche , ne sortant jamais que le soir,
ne parlant à personne, - qu'aux pauvres quelquefois, –
et ne se laissant pas approcher. Il portait une horrible
vieille redingote jaune qui valait plusieurs millions, étant
toute cousue de billets de banque. Ceci piqua décidé
ment la curiosité de Javert . Alin de voir ce rentier fantas
tique de très près sans l'effaroucher, il emprunta un jour
au bedeau sa défroque et la place où le vicux mouchard
s'accroupissait tous les soirs en nasillant des oraisons et en
espionnant à travers la prière .
« L'individu suspect » vint effet à Javert ainsi travesti ,
et lui fit l'aumône. En ce moment Javert leva la tête , et la
secousse que reçut Jean Valjean en croyant reconnaître
Javert, Javert la reçut en croyant reconnaître Jean Valjean .
Cependant l'obscurité avait pu le tromper ; la mort de
Jean Valjean était officielle ; il restait à Javert des doutes
graves ; et dans le doute Javert , l'homme du scrupule, ne
mettait la main au collet de personne .
Il suivit son homme jusqu'à la masure Gorbeau, et fit
parler « la vieille » , ce qui n'était pas malaisé. La vieille lui
confirma le fait de la redingote doublée de millions et lui
.conta l'épisode du billet de mille francs. Elle avait vu ! elle
avait touché ! Javert loua une chambre. Le soir même il s'y
installa. Il vint écouter à la porte du locataire mystéricux,
espérant entendre le son de sa voix, mais Jean Valjean aper
çut sa chandelle à travers la serrure et déjoua l'espion en
gardant le silence.
Le lendemain Jean Valjean décampait. Mais le bruit de la
pièce de cinq francs qu'il laissa tomber fut remarqué de la
vieille qui, entendant remuer de l'argent, songea qu'on allait
déménager et se hâta de prévenir Javert. A la nuit, lorsque
Jean Valjean sortit, Javert l'attendait derrière les arbres du
boulevard avec deux hommes.
Javert avait réclamé main - forte à la préfecture, mais il
A CIASSE NOIRE MEUTE MUETTE . 233

n'avait pas dit le nom de l'individu qu'il espérait saisir.


C'était son secret, et il l'avait gardé pour trois raisons :
d'abord parce que la moindre indiscrétion pouvait donner
l'éveil à Jean Valjean ; ensuite, parce que mettre la main sur
un vieux forçat évadé et réputé mort, sur un condamné
que les notes de justice avaient jadis classé à jamais parmi
les malfaiteurs de l'espèce le plus dangereuse, c'était un
magnifique succès que les anciens de la police parisienne
ne laisseraient certainement pas à un nouveau venu comme
Javert, et qu'il craignait qu'on nelui prit son galérien ; enfin ,
parce que Javert, étant un artiste , avait le goût de l'imprévu.
Il haïssait ces succès annoncés qu'on déſore en en parlant
longtemps d'avance . Il tenait à élaborer ses chefs - d'æuvre
dans l'ombre et à les dévoiler ensuite brusquement.
Javert avait suivi Jean Valjean d'arbre en arbre, puis de
coin de rue en coin de rue, et ne l'avait pas perdu de vue
un seul instant . Même dans les moments où Jean Valjean
se croyait le plus en sûreté , l'œil de Javert était sur lui .
Pourquoi Javert n'arrêtait-il pas Jean Valjean ? c'est qu'il
doutait encore .
Il faut se souvenir qu'à cette époque la police n'était pas
précisément à son aise ; la presse libre la gênait. Quelques
arrestations arbitaires, dénoncées par les journaux, avaient
retenti jusqu'aux chambres, et rendu la préfecture timide .
Attenter à la liberté individuelle était un fait grave . Les
agents craignaient de se tromper ; le préfet s'en prenait à
eux ; une erreur, c'était la destitution . Se figure-t-on l'effet
qu'eût fait dans Paris ce bref entrefilet reproduit par vingt
journaux : – Hier, un vieux grand-père en cheveux blancs,
rentier respectable, qui se promenait avec sa petite - fille
âgée de huit ans, a été arrêté et conduit au Dépôt de la
-

Préfecture comme forçat évadé !


Répétons en outre que Javert avait ses scrupules à lui ;
les recommandations de sa conscience s'ajoutaient aux ren
commandations du préfet. Il doutait réellement.
Jean Valjean tournait le dos et marchait dans l'obscurité .
La tristesse, l'inquiétude, l'anxiété, l'accablement, ce
nouveau nal ur d'être obligé de s'enfuir la nuit et de
chercher un asile au hasard dans Paris pour Cosette et pour
lui, la nécessité de régler son pas sur le pas d'un enfant,
234 LES MISÉRABLES . COSETTE .
tout cela, à son insu même , avait changé la démarche de
Jean Valjean et imprimé à son habitude de corps une telle
sénilité que la police elle -même, incarnée dans Javert, pou
vait s'y tromper, et s'y trompa. L'impossibilité d'approcher
de trop près, son costume de vieux précepteur émigré , la
déclaration de Thénardier qui le faisait grand-père, enfin la
croyance de sa mort au bagne , ajoutaient encore aux incer
titudes qui s'épaississaient dans l'esprit de Javert.
Il eut un moment l'idée de lui demander brusquement
ses papiers. Mais si cet homme n'était pas Jean Valjean, et
si cet homme n'était pas un bon vieux rentier honnête,
c'était probablement quelque gaillard profondément et
savamment mèlé à la trame obscure des méſaits parisiens,
quelque chef de bande dangereux, faisant l'aumône pour
cacher ses autres talents, vicille rubrique . Il avait des affidés,
des complices, des logis en-cas où il allait se réfugier sans
doute. Tous ces détours qu'il faisait dans les rues semblaient
indiquer que ce n'était pas un simple bonhomme. L'arrêter
trop vite, c'était « tuer la poule aux aufs d'or » . Où était
l'inconvénient d'attendre ? Javert était bien sûr qu'il
n'échapperait pas.
Il cheminait donc assez perplexe, en se posant cent ques
tions sur ce personnage énigmatique.
Ce ne fut qu’assez tard , rue de Pontoise, que, grâce à la
vive clarté que jetait un cabaret, il reconnut décidément
Jean Valjean .
Il y a dans ce monde deux êtres qui tressaillent profon
dément : la mère qui retrouve son enfant, et le tigre qui
retrouve sa proie. Javert eut ce tressaillement profond.
Dès qu'il eut positivement reconnu Jean Valjean, le forçat
redoutable , il s'aperçut qu'ils n'étaient que trois, et il fit
demander du renfort au commissaire de police de la rue
de Pontoise . Avant d'empoigner un bâton d'épine, on met
des gants .
Ce retard et la station au carrefour Rollin pour se con
certer avec ses agents faillirent lui faire perdre la piste.
Cependant il eut bien vite deviné que Jean Valjean voudrait
placer la rivière entre ses chasseurs et lui. Il pencha
tête et réfléchit, comme un limier qui met le nez à terre
pour être juste à la voie. Javert, avec sa puissante recti
A CHASSE NOIRE MEUTE MUETTÉ . 235

tude d'instinct, alla droit au pont d'Austerlitz. Un mot au


péager le mit au fait : Avez-vous vu un homme avec
une petite fille ? — Je lui ai fait payer deux sous, répondit
le péager. Javert arriva sur le pont à temps pour voir de
l'autre côté de l'eau Jean Valjean traverser avec Cosette à
la main l'espace éclairé par la lune . Il le vit s'engager dans
la rue du Chemin -Vert- Saint- Antoine, il songea au cul-de
sac Genrot disposé là comme une trappe et à l'issue unique
de la rue Droit-Mur sur la petite rue Picpus . Il assura les
grands devants, comme parlent les chasseurs: il envoya
en hâte par un détour un de ses agents garder cette issue.
Une patrouille, qui rentrait au poste de l'Arsenal, ayant
passé, il la requit et s'en fit accompagner. Dans ces parties
là les soldats sont des atouts . D'ailleurs , c'est le principe
que, pour venir à bout d'un sanglier, il faut faire science
de veneur et force de chiens. Ces dispositions combinées,
sentant Jean Valjean saisi entre l'impasse Genrot à droite,
son agent à gauche, et lui Javert derrière, il prit une prise
de tabac .
Puis il se mit à jouer. Il eut un moment ravissant et infer
nal; il laissa aller son homme devant lui , sachant qu'il le
tenait, mais désirant reculer le plus possible le moment de
l'arrêter, heureux de le sentir pris et de le voir libre , le
couvant du regard avec cette volupté de l'araignée qui
laisse voleter la mouche et du chat qui laisse courir la sou
ris. La griffe et la serre ont une sensualité monstrueuse,
c'est le mouvement obscur de la bête emprisonnée dans
leur tenaille. Quel délice que cet étouffement !
Javert jouissait. Les mailles de son filet étaient solidement
attachées. Il était sûr du succès ; il n'avait plus maintenant
qu'à fermer la main .
Accompagné comme il l'était, l'idée même de la résis
tance était impossible, si énergique, si vigoureux et si déses
péré que fût Jean Valjean .
Javert avança lentement, sondant et fouillant sur son
passage tous les recoins de la rue comme les poches d'un
voleur.
Quand il arriva au centre de la toile, il n'y trouva plus
la mouche .
On imagine son exaspération.
236 LES MISÉRABLES . COSETTE .

Il interrogea sa vedette des rues Droit-Mur et Picpus ;


cet agent, resté imperturbable à son poste, n'avait point vu
passer l'homme.
Il arrive quelquefois qu'un cerf est brisé la tête couverte,
c'est-à-dire s'échappe quoique ayant la meute sur le corps,
et alors les plus vieux chasseurs ne savent que dire. Duvi
vier, Ligniville et Desprez restent court. Dans une décon
venue de ce genre, Artonge s'écria : Ce n'est pas un cerf,
c'est un sorcier.
Javert eût volontiers jeté le même cri.
Son désappointement tint un moment du désespoir et de
la fureur .
Il est certain que Napoléon fit des fautes dans la guerre
de Russie, qu'Alexandre fit des fautes dans la guerre de
l'Inde, que César fit des fautes dans la guerre d'Afrique,
que Cyrus fit des fautes dans la guerre de Scythie, et que
Javert fit des fautes dans cette campagne contre Jean
Valjean . Il eut tort peut-être d'hésiter à reconnaître l'an
cien galérien . Le premier coup d'ail aurait dû lui suſfire.
Il cut tort de ne pas l'appréhender purement et simplement
dans la masure. Il eut tort de ne pas l'arrêter quand il le
reconnut positivement rue de Pontoise. Il eut tort de se
concerter avec ses auxiliaires en plein clair de lune dans
le carrefour Rollin . Certes les avis sont utiles, et il est bon
de connaître et d'interroger ceux des chiens qui méritent
créance ; mais le chasseur ne saurait prendre trop de pré
cautions quand il chasse des animaux inquiets, comme le
loup et le forçat. Javert, en se préoccupant trop de mettre
les limiers de meute sur la voie , alarma la bête en lui don
nant vent du trait et la fit partir. Il eut tort surtout, dès
qu'il eut retrouvé la piste au pont d'Austerlitz, de jouer ce
jeu formidable et puéril de tenir un pareil homme au bout
d'un fil. Il s'estima plus fort qu'il n'était, et crut pouvoir
jouer à la souris avec un lion . En même temps, il s'estima
trop faible quand il jugea nécessaire de s'adjoindre du ren
fort. Précaution fatale, perte d'un temps précieux. Javert
commit toutes ces fautes, et n'en était pas moins un des
espions les plus savants et les plus corrects qui aient existé.
Il était, dans toute la force du terme, ce qu'en vénerie on
appelle un chien sage. Mais qui est-ce qui est parfait ?
A CHASSE NOIRE MEUTE MUETTE. 237

Les grands stratégistes ont leurs éclipses.


Les fortes sottises sont souvent faites, comme les grosses
cordes, d'une multitude de brins. Prencz le câble fil à fil,
prenez séparément tous les petits motifs déterminants ,
vous les cassez l'un après l'autre, et vous dites : Ce n'est
que cela ! Tréssez-les et tordez-les ensemble , c'est une
énormité ; c'est Attila qui hésite entre Marcien à l'Orient et
Valentinien à l'Occident ; c'est Annibal qui s'attarde à
Capoue ; c'est Danton qui s'endort à Arcis-sur-Aube .
Quoi qu'il en soit, au moment même où il s'aperçut que
Jean Valjean lui échappait, Javert ne perdit pas la tête . Sûr
que le forçat en rupture de ban ne pouvait être bien loin ,
il établit des guets, il organisa des souricières et des embus
cades et battit le quartier toute la nuit . La première chose
qu'il vit , ce fut le désordre du réverbère dont la corde
était coupée . Indice précieux qui l'égara pourtant en ce
qu'il fit dévier toutes les recherches vers le cul-de-sac
Genrot. Il y a dans ce cul-de-sac des murs assez bas qui
donnent sur des jardins dont les enceintes touchent à
d'immenses terrains en friche. Jean Valjean avait dû évi
demment s'enfuir par là. Le fait est que, s'il eût pénétré
un peu plus avant dans le cul-de-sac Genrot, il l'eût fait
probablement, et il était perdu. Javert explora ces jardins
et ces terrains comme s'il y eût cherché une aiguille.
Au point du jour, il laissa deux hommes intelligents en
observation , et il regagna la préfecture de police, honteux
comme un mouchard qu'un voleur aurait pris.
1


1

LIVRE SIXIÈME

LL PETIT - PICPUS
1

>
I

PETITE RUE PICPUS , NUMÉRO 03

Rien ne ressemblait plus, il y a un demi-siècle, à la pre


mière porie cochère venue que la porte cochère du nu
méro 62 de la petite rue Picpus . Cette porte, habituellement
entr'ouverte de la façon la plus engageante, laissait voir
deux choses qui n'ont rien de très funèbre , une cour en
tourée de murs tapissés de vigne et la face d'un portier
qui flåne. Au-dessus du mur du fond on apercevait de grands
arbres. Quand un rayon de soleil égayait la cour, quand un
verre de vin égayait le portier, il était difficile de passer
devant le numéro 62 de la petite rue Picpus sans en empor
ter une idée riante. C'était pourtant un lieu sombre qu'on
avait entrevu .
Le seuil souriait; la maison priait et pleurait.
Si l'on parvenait, ce qui n'était point facile, à franchir
le portier , ce qui même pour presque tous était impos
sible, car il y avait un sésame, ouvre-toi ! qu'il fallait
savoir ; si , le portier franchi, on entrait à droite dans
un petit vestibule où donnait un escalier resserré entre
deux murs et si étroit qu'il n'y pouvait passer qu'une per
sonne à la fois, si l'on ne se laissait pas effrayer par le
badigeonnage jaune serin avec soubassement chocolat qui
enduisait cet escalier, si l'on s'aventurait à monter, on
dépassait un premier palier, puis un deuxième, et l'on arri
5 vait au premier étage dans un corridor où la détrempe
16
242 LES MISÉRABLES. COSETTE.

Jaune et la plinthe chocolat vous suivaient avec un achar


nement paisible. Escalier et corridor étaient éclairés par
deux belles fenêtres. Le corridor faisait un coude et deve
nait obscur . Si l'on doublait ce car , on -parvenait après
quelques pas devant une porte d'autant plus mystérieuse
qu'elle n'était pas fermée. On la pous'sait, et l'on se trouvait
dans une petite chambre d'environ six pieds carrés, carre
lée, lavée, propre, froide, tendue de papier nankin à fleu
rettes vertes, à quinze sous le rouleau . Un jour blanc et
mat venait d'une grande fenêtre à petits carreaux qui était
à gauche et qui tenait toute la largeur de la chambre. On
regardait, on ne voyait personne ; on écoutait, on n'enten
dait ni un pas ni un murmure humain . La muraille était
nue ; la chambre n'était point meublée ; pas une chaise.
On regardait encore, et l'on voyait au mur en face de la
porte un trou quadrangulaire d'environ un pied carré,
grillé d'une grille en fer à barreaux entre- croisés, noirs,
noueux , solides , lesquels formaient des carreaux , j'ai
presque dit des mailles, de moins d'un pouce et demi de
diagonale. Les petites fleurettes vertes du papier nankin
arrivaient avec calme et en rdre jusqu'à ces barreaux de
fer, sans que ce contact funèbre les effarouchât et les fit
tourbillonner. En supposant qu'un être vivant eût été assez
admirablement maigre pour essayer d'entrer ou de sortir
par le trou carré, cette grille l'en eût empêché. Elle ne
laissait point passer le corps, inais elle laissait passer les
yeux, c'est-à- dire l'esprit. Il semblait qu'on cût songé à
cela, car on l'avait doublée d'une lame de fer -blanc sertie
Jans la muraille un peu en arrière et piquée de mille trous
plus microscopiques que les trous d'une écumoire . Au bas
de cette plaque était percée une ouverture tout à fait pa
reille à la bouche d'une boîte aux lettres . Un ruban de fil
attaché à un mouvement de sonnette pendait à droite du
irou grillé .
Si l'on agitait ce ruban , une clochette tintait et l'on en
tendait une voix, tout près de soi , ce qui faisait tressaillir.
Qui est là ? demandait la voix .
C'était une voix de femme, une voix douce, si douce
qu'elle en était lugubre.
Ici encore il y avait un mot magique qu'il fallait savoir.
LE PETIT -PICPUS. 213

Si on ne le savait pas, la voix se taisait, et le mur redeve


nait silencieux comme si l'obscurité effarée du sépulcre
eût été de l'autre côté .
Si l'on savait le mot, la voix reprenait :
Entrez à droite.
On remarquait alors à sa droite, en face de la fenêtre,
ane porte vitrée surmontée d'un châssis vitré et peinte en
gris. On soulevait le loquet, on franchissait la porte, et l'on
éprouvait absolument la même impression que lorsqu'on
entre au spectacle dans une baignoire grillée avant que la
grille soit baissée et que le lustre soit allumé. On était en
effet dans une cspèce de loge de théâtre, à peine éclairée
par le jour vague de la porte vitrée, étroite, meublée de
deux vicilles chaises et d'un paillasson tout démaillé, véri
table logc avec sa devanture à hautcur d'appui qui portait
une tablette en bois noir. Cette loge était grillée, seule
ment ce n'était pas une grille de bois doré comme à l'Opéra,
c'était un monstrucux trcillis de barres de ſer aſſreusement
enchevétrécs et scellées au mur par des scellements
énormes qui ressemblaient à des poings fermés.
Les premières minutes passées, quand le regard commen
çait à se faire à ce demi-jour de cave, il cssayait de franchir
la grille, mais il n'allait pas plus loin que six pouces au
delà. Là il rencontrait une barrière de volets noirs, assu
rés et fortifiés de traverses de bois peintes en jaune pain
d'épice. Ces volets étaient à jointures, divisés en longues
lames minces, et masquaient toute la longueur de la grille.
Ils étaient toujours clos.
Au bout de quelques instants, on entendait une voix qui
vous appelait de derrière ces volets et qui vous disait :
-
Je suis là. Que me voulez-vous ?
C'était une voix aimée, quelquefois une voix adorée. On
ne voyait personne. On entendait à peine le bruit d'un
souille. Il semblait que ce fût une évocation qui vous par
lait à travers la cloison de la tombe. e .
Si l'on était dans de certaines conditions voulues, bien
rares, l'étroite lame d'un des volets s'ouvrait en face de
vous, et l'évocation devenait une apparition . Derrière la
grille , derrière le volet, on apercevait, autant que la
grille permettait d'apercevoir, une tête dont on ne voyait
244 LES MISERABLES . COSÊTÍÈ
que la bouche et le menton ; le reste était couvert d'un
voile noir. On entrevoyait une guimpe noire et une forme
à peine distincte couverte d'un suaire noir. Cette tête vous
parlait, mais ne vous regardait pas et ne vous souriait
jamais.
Le jour qui venait de derrière vous était disposé de telle
façon que vous la voyiez blanche et qu'elle vous voyait
noir. Ce jour était un symbole .
Cependant les yeux plongeaient avidement par cette
ouverture qui s'était faite dans ce lieu clos à tous les re
gards. Un vague profond enveloppait cette forme vêtue de
deuil. Les yeux fouillaient ce vague et cherchaient à
démêler ce qui était autour de l'apparition. Au bout de
très peu de temps on s'apercevait qu'on ne voyait rien . Ce
qu'on voyait , c'était la nuit, le vide , les ténèbres, une
brume de l'hiver mêlée à une vapeur du tombeau , une
sorte de paix effrayante, un silence où l'on ne receuillait
rien , pas même des soupirs, une ombre où l'on ne distin
guait rien , pas même des fantômes.
Ce qu'on voyait , c'était l'intérieur d'un cloître .
C'était l'intérieur de cette maison morne et sévère qu'on
appelait le couvent des bernardines de l'adoration perpé
tuelle. Cette loge où l'on était, c'était le parloir. Cette
voix, la première qui vous avait parlé, c'était la voix de la
tourière qui était toujours assise , immobile et silencieuse ,
de l'autre côté du mur , près de l'ouverture carrée , défen
due par la grille de fer et par la plaque à mille trous
comme par une double visière.
L'obscurité où plongeait la loge grillée venait de ce que
le parloir qui avait une fenêtre du côté du monde n'en
avait aucune du côté du couvent. Les yeux profanes ne de
vaient rien voir de ce lieu sacré.
Pourtant il y avait quelque chose au delà de cette
ombre, il y avait une lumière ; il y avait une vie dans cette
mort. Quoique ce couvent fût le plus muré de tous, nous
allons essayer d'y pénétrer et d'y faire pénétrer le lecteur,
et de dire , sans oublier la mesure , des clioses que les
raconteurs n'ont jamais vues et par conséquent jamais
dites.
LE PETIT - PICPUS. 245

II

L'OBÉDIENCE DE MARTIN VERGA

Ce couvent, qui en 1824 existait depuis longues années


déjà, petite rue Picpus, était une communauté de bernar
dines de l'obédience de Martin Verga.
Ces bernardines, par conséquent , se rattachaient non à
Clairvaux, comme les bernardins, mais à Cîteaux , comme
les bénédictins. En d'autres termes , elles étaient sujettes,
non de saint Bernard , mais de saint Benoît .
Quiconque a un peu remué des in -folio sait que Martin
Verga fonda en 1425 une congrégation de bernardines
bénédictines, ayant pour chef d'ordre Salamanque et pour
succursale Alcala.
Cette congrégation avait poussé des rameaux dans tous
les pays catholiques de l'Europe.
Ces greffes d'un ordre sur l'autre n'ont rien d'inusité dans
l'église latine. Pour ne parler que du seul ordre de Saint
Benoit dont il est ici question, à cet ordre se rattachent,
sans compter l'obédience de Martin Verga, quatre congré
gations : deux en Italie, le Mont-Cassin et Sainte -Justine
de Padoue, deux en France, Cluny et Saint-Maur; et neuf
ordres, Valombrosa, Grammont, les célestins, les camaldules
les chartreux, les humiliés, les olivateurs, et les silvestrins,
enfin Cîteaux ; car Cîteaux lui-même, tronc pour d'autres
246 LES MISÉRABLES . COSETTE .

ordres, n'est qu'un rejeton pour saint Benoit. Citeaux date


de saint Robert, abbé de Molesme dans le diocèse de Lan
gres en 1098. Or c'est en 52: que le diable , retiré au désert
de Subiaco ( il était vicux ; s'était-il fait ermitc ?) , ſut chassé
de l'ancien temple d'Apollon où il demeurait par saint
Benoit, âgé de dix -sept ans .
Après la règle des carmélites, lesquelles vont pieds nus,
portent une pièce d'osier sur la gorge et ne s'asscyent
jamais, la règle la plus dure est celle des bernardincs béné
dictines de Martin Verga. Elles sont vêtucs de noir avec
unc guimpe qui , selon la prescription expresse de saint
Benoit, monte jusqu'au menton . Une robe de scrge à man
ches larges, un grand voile de laine, la guimpe qui monte
jusqu'au mcnton coupée carrément sur la poitrine, le ban
dcau qui descend jusqu'aux ycux, voilà leur habit. Tout est
noir, excepté le bandeau qui est blanc. Les noviccs portent
le mêmc habit, tout blanc. Les professes ont en outre un
rosaire au côté .
Les bernardincs-bénédictines de Martin Verga pratiquent
l'adoration perpétuelle, comme les bénédictines dites
dames du saint -sacrement, lesquelles, au commencement
de ce siècle, avaient à Paris deux maisons, l'une au Tem
ple, l'autre ruc Neuvc -Sainte -Geneviève. Du reste les ber
nardines-bénédictines du Petit-Picpus, dont nous parlons,
étaient un ordre absolument autre que les dames du saint.
sacrement cloîtrées rue Neuve-Sainte-Genevièveciau Tem
ple. Il y avait de nombreuses différences dans la règle ; il y
en avait dans le costume . Les bernardines-bénédictines du
Petit-Picpus portaient la guimpe noire, et les bénédictines
du saint -sacrement et de la rue Neuve-Sainte-Geneviève la
portaient blanche, et avaient de plussur la poitrine un saint
sacrement d'environ trois pouces de haut en verıneil ou en
cuivre doré. Les religieuses du Petit-Picpus ne portaicnt
point ce saint sacrement. L'adoration perpétuelle, com
mune à la maison du Petit-Picpus età la maison du Temple,
laisse les deux ordres parfaitement distincts. Il y a seule
ment ressemblance pour cette pratique entre les dames du
saint-sacrement et les bernardines de Martin Verga, de
même qu'il y avait similitude, pour l'étude et la glorifica
tion de tous les mystères relatifs à l'enfance, à la vic et à la
LE PETIT - PICPUS. 247

mort de Jésus-Christ, et à la Vierge, entre deux ordres


pourtant fort séparés et dans l'occasion ennemis, l'oratoire
d'Italie, établi à Florence par Philippe de Néri , ct l'oratoire
de France, établi à Paris par Pierre de Bérulle. L'oratoire
de Paris prétendait le pas, Philippe de Néri n'étant que
saint, et Bérulle étant cardinal .
Revenons à la dure règle espagnole de Martin Verga.
Les bernardines -bénédictines de cettte obedience font
maigre toute l'année, jeûnent le carême et beaucoup d'au
tres jours qui leur sont speciaux , se relèvent dans leur pre
mier sommeil depuis une heure du matin jusqu'à trois pour
lire le bréviaire et chantcr matines, couchent dans des
draps de sergc en toute saison et sur la paille, n'usent point
de bains, n'allument jamais de ſcu, se donnent la disci
pline tous les vendredis, observent la règle du silence, ne
se parlent qu'aux récréations, lesquelles sont très courtes,
et portent des chemises de bure pendant six mois, du
14 septembre, qui est l'exaltation de la sainte -croix, jusqu'à
Pâques. Ces six mois sont une modération, la règle dit
toute l'année ; mais cette chemise de bure, insupportable
dans les chaleurs de l'été, produisait des fièvres et des
spasmes nerveux . Il a fallu en restreindre l'usage. Même
avec cet adoucissement , le 14 septembre, quand les reli
gieuses mettent cette chemise, elles ont trois ou quatre
jours de fièvre. Obéissance, pauvreté, chasteté, stabilité
sous clôture ; voilà leurs veux , fort aggravés par la
règle.
La prieure est élue pour trois ans par les mères, qu'on
appelle mères vocales parce qu'elles ont voix au chapitre.
Une prieure ne peut être réélue que deux fois, ce qui fixe
à neuf ans le plus long règne possible d'une pricure.
Elles ne voient jamais le prêtre oficiant, qui leur est tou
jours caché par une serge tendue à neuf pieds de haut. Au
sermon, quand le prédicateur est dans la chapelle, elles
baissent lcur voite sur leur visage. Elles doivent toujours
parler bas, marcher les yeux à terre et la tête inclinée . Un
seul homme peut entrer dans le couvent, l'archevêque dio
césain .
Il y en a bien un autre, qui est le jardinier ; mais c'est
toujours un vieillard, et afin qu'il soitperpétuellement seul
248 LES MISÉRABLES . COSETTE .

dans le jardin et que les religieuses soient averties de l'évi.


ter, on lui attache une clochette au genou.
Elles sont soumises à la prieure d'une soumission abso
lae et passive. C'est la sujétion canonique dans toute son
abnégation . Comme à la voix du Christ, ut voci Christi, au
geste, au premier signe, ad nutum , ad primun signum ,
tout de suite, avec bonheur, avec persévérance, avec une
certaine obéissance aveugle, promple, hilariter, perseve
ranter et cæca quadam obedientia, comme la lime dans la
main de l'ouvrier, quasi limam in manibus fabri, ne pou
vant ni lire ni écrire quoi que ce soit sans permission ex
presse, legere vel scribere non addiscerit sine expressa
superioris licentia .
A tour de rôle chacune d'elles fait ce qu'elles appellent
la réparation . La réparation , c'est la prière pour tous les
péchés, pour toutes les fautes, pour tous les désordres,
pour toutes les violations , pour toutes les iniquités, pour
tous les crimes qui se commettent sur la terre. Pen
dant douze heures consécutives, de quatre heures du soir à
quatre heures du matin , ou de quatre heures du matin à
quatre heures du soir, la seur qui fait la réparation reste
à genoux sur la pierre devant le saint sacrement, les
mains jointes, la corde au cou . Quand la fatigue devient
insupportable, elle se prosterne à plat ventre, la face
contre terre, les bras en croix ; c'est là tout son soula
gement. Dans cette attitude, elle prie pour tous les coupa
bles de l'univers. Ceci est grand jusqu'au sublime.
Comme cet acte s'accomplit devant un poteau au haut
duquel brûle un cierge , on dit indistinctement faire la ré
paration ou élre au poteau. Les religieuses préfèrent même,
par humilité, cette dernière expression qui contient une
idée de supplice et d'abaissement.
Faire la réparation est une fonction où toute l'âme s'ab
sorbe. La seur au poteau ne se retournerait pas pour le
tonnerre tombant derrière elle .
En outre, il y a toujours une religieuse à genoux devant
le saint sacrement . Cette station dure une heure . Elles se
relèvent comme les soldats en faction . C'est là l'adoration
perpétuelle.
Les prieures et les mères portent presque toujours des
LE PETIT - PICPUS . 249

noms empreints d'une gravité particulière, rappelant, non


des saintes et des martyres, mais des moments de la vie de
Jésus -Christ, comme la mère Nativité, la mère Conception,
la mère Présentation, la mère Passion . Cependant les noms
de saintes ne sont pas interdits.
Quand on les voit, on ne voit jamais que leur bouche.
Toutes ont les dents jaunes . Jamais une brosse à dents
n'est entrée dans le couvent. Se brosser les dents, est au
haut d'une échelle au bas de laquelle il y : perdre son
âme .
Elles ne disent de rien ma nimon. Elles n'ont rien à elles
et ne doivent tenir à rien . Elles disent de toute chose notre;
ainsi : notre voile , notre chapelet; si elles parlaient de leur
chemise, elles diraient notre chemise. Quelquefois elles
s'attachent à quelque petit objet , à un livre d'heures, à une
relique, à une médaille bénite. Dès qu'elles s'aperçoivent
qu'elles commencent à tenir à cet objet, elles doivent
le donner. Elles se rappellent le mot de sainte Thérèse à
laquelle une grande dame , au moment d'entrer dans son
ordre, disait : Permettez, ma mère , que j'envoie chercher
une sainte bible à laquelle je tiens beaucoup . Ah ! vous
tenez à quelque chose ! En ce cas, n’entrez pas chez
nous .
Défense à qui que ce soit de s'enfermer, et d'avoir un
chez - soi, une chambre. Elles vivent cellules ouvertes.
Quand elles s'abordent, l'une dit: Loué soit et adoré le
très saint sacrement de l'autel ! L'autre répond : A jamais.
Même cérémonie quand l'une frappe à la porte de l'autre.
A peine la porte a -t-elle été touchée qu'on entend de l'autre
côté une voix douce dire précipitamment : A jamais !
Comme toutes les pratiques, cela devient machinal par
l'habitude; et l'une dit quelquefois à jamais avant que
l'autre ait eu le temps de dire, ce qui est assez long
d'ailleurs : Loué soit et adoré le très saint sacrement de
l'autel ! Chez les visitandines, celle qui entre dit : Ave Ma
ria, et celle chez laquelle on entre dit : Gralià plena . C'est
leur bonjour, qui est « plein de grâce » en effet.
A chaque heure du jour, trois coups supplémentaires
sonnent à la cloche de l'église du couvent. A ce signal,
prieure, mères vocales, professes, converses, novices, pos
250 LES MISÉRABLES . COSETTE.

tulantes, interrompent ce qu'elles disent, ce qu'elles font


ou ce qu'elles pensent, et toutes disent à la fois, s'il est
cinq heures, par exemple : A cinq heures et à toute
heure, loué soit el adoré le très saint sacrement de l'aulel !
S'il est huit heures : A huit heures cl à loule heure , etc. ,
et ainsi de suite , selon l'heure qu'il est .
Cette coutume, qui a pour but de rompre la pensée et de
la ramener toujours à Dieu, existe dans beaucoup de com
munautés ; seulement la formule varie. Ainsi, à l'Enfant
Jésus, on dit : A l'heure qu'il est el à loule heure que
l'amour de Jésus enſamme mon caur !
Les bénédictines-bernardines de Martin Verga, cloîtrées
il y a cinquante ans au Petit-Picpus, chantent les offices
sur une psalmodie grave, plain-chant pur, et toujours à
pleine voix toute la durée de l'office. Partout où il y a
un astérisque dans le missel, elles font une pause et disent à
voix basse : Jésus-Marie - Joseph. Pour l'office des morts,
elles prennent le ton si bas, que c'est à peine si do voix
de femmes peuvent descendre jusque-là. Il en résulte un
effet saisissant et tragique .
Celles du Petit-Picpus avaient fait faire un caveau sous
leur maître-autel pour la sépulture de leur communauté.
Le gouvernement, comme elles disent , no permit pas que ce
caveau reçût les cercueils. Elles sortaient donc du couvent
quand elles étaient mortes. Ceci les afligeait et les conster
nait comme une infraction .
Elles avaient obtenu , consolation médiocre, d'ètre en
terrées à une heure spéciale et en un coin spécial dans
l'ancien cimetière Vaugirard, qui était fait d'une terre
appartenant jadis à la communauté.
Le jeudi ces religieuses entendent la grand'messe, vėpres
et tous les ofices comme le dimanche. Elles observent en
outre scrupuleusement toutes les petites fêtes, inconnucs
aux gens du monde, que l'église prodiguait autrefois en
France et prodigue encore en Espagne et en Italie. Leurs
stations à la chapelle sont interminables. Quant au nombre
et à la durée de leurs prières, nous ne pouvons en donner
une meilleure idée qu'en citant le mot naïf de l'une d'elles :
Les prières des postulantes sont effrayantes, les prières des
novices encore pires, elles prières des professes encore pires.
LE PETIT - PICPUS . 251

Une fois par semaine, on assemble le chapitre ; la prieure


préside, les mères vocales assistent. Chaque seur vient à
son tour s'agenouiller sur la pierre, et confesser à haute
voix, devant toutes, les fautes et les péchés qu'elle a
commis dans la semaine. Les mères vocales se consultent
. après chaque confession , et infligent tout haut les péni
tences .
Outre la confession à haute voix , pour laquelle on ré
serve toutes les fautes un peu graves, elles ont pour les
fautes vénielles ce qu'elles appellent la coulpe. Faire sa
coulpe, c'est se prosterner à plat ventre durant l'office
devant la prieure jusqu'à ce que celle-ci , qu'on ne nomme
jamais que notre mère, avertisse la paticnte par un petit
coup frappé sur le bois de sa stalle qu'elle peut se rele
ver. On fait sa coulpe pour très peu de chose, un verre
cassé, un voile déchiré, un retard involontaire de quelques
secondes à un office, une fausse note à l'église , etc. , cela
sulfit, on fait sa coulpe . La coulpe est toute spontanéc ;
c'est la coupable elle-même ( ce mot est ici étymologique
ment à sa place) qui sc juge et qui se l'inſige. Les jours
de fêtes et les dimanches il y a quatre mères chantres qui
psalmodient les offices devant un grand lutrin à quatre pu
pitres. Un jour une mère chantre entonna un psaume qui
commençait par Ecce, et au lieu de Ecce dit à haute voix
ces trois notcs : ut, si, sol ; elle subit pour cette distraction
une coulpe qui dura tout l'ollice. Ce qui rendait la faute
énorme, c'est que le chapitre avait ri .
Lorsqu'unc religicuse est appelée au parloir, fût-ce la
prieure, elle baisse son voile de façon, l'on s'en souvient, à
ne laisser voir que sa bouche.
La prieure scule peut communiquer avec des étrangers.
Les autres ne peuvent voir que leur famille étroite, et très
rarement. Si par hasard une personne du dehors se pré
sente pour voir une religieuse qu'elle a connue ou aimée
dans le monde, il faut toute une négociation . Si c'est une
femme, l'autorisation peut etre quelquefois accordée, la
religicuse vicnt et on lui parle à travers les volets , lesquels
ne s'ouvrent que pour une mère ou une seur. Il va
sans dire que la permission est toujours refusée aux
hommes.
252 LES MISÉRABLES. COSETTE .

Telle est la règle de saint Benoît, aggravée par Martin


Verga.
Ces religieuses ne sont point gaies, roses et fraîches
comme le sont souvent les filles des autres ordres. Elles
sont påles et graves. De 1825 à 1830 trois sont devenues
folles ,
LE PETIT - PICPUS . 253

II )

8 ÉVÉRITÉS

On est au moins deux ans postulante , souvent quatre ;


quatre ans novice. Il est rare que les veux définitifs
puissent être prononcés avant vingt-trois ou vingt-quatre
ans. Les bernardines-bénédictines de Martin Verga n'ad
mettent point de veuves dans leur ordre.
Elles se livrent dans leurs cellules à beaucoup de macé
rations inconnues dont elles ne doivent jamais parler .
Le jour où une novice fait profession, on l'habille de ses
plus beaux atours, on la coiffe de roses blanches , on lustre
et on boucle ses cheveux, puis elle se prosterne ; on étend
sur elle un grand voile noir et l'on chante l'office des morts.
Alors les religieuses se divisent en deux files, une file passe
près d'elle en disant d'un accent plaintif : notre sæur est
morte, et l'autre file répond d'une voix éclatante : vivante
en Jésus -Christ !
A l'époque où se passe cette histoire, un pensionnat était
joint au couvent. Pensionnat de jeunes filles nobles, la
plupart riches, parmi lesquelles on remarquait mesdemoi
selles de Sainte-Aulaire et de Bélissen et une anglaise por
tant l'illustre nom catholique de Talbot . Ces jeunes filles,
élevées par ces religieuses entre quatre murs, grandissaient
lans l'horreur du monde et du siècle . Une d'elles nous
disait un jour : Voir le pavé de la rue me faisail frisson
ner de la lète aux pieds. Elles étaient vêtues de bleu avec
254 LES MISÉRABLES. COSETTE .

un bonnet blanc et un saint-csprit de vermeil ou de cuivre


fixé sur la poitrine. A de certains jours de grande fête, par
ticulièrement à la Sainte-Marthe, on leur accordait, comme
haute faveur et bonheur suprême, de s'habiller en reli
gicuses et de faire les offices et les pratiques ac saint
Benoit pendant toute une journéc. Dans lcs premiers
temps, les religicuscs leur prêtaient leurs vêtements noirs.
Cela parut profane, et la pricure le défendit. Cc pret ne
fut permis qu'aux novices. Il est remarquabic que ces
représentations, tolérées sans doute ct encourages dans
le couvent par un secret esprit de prosélytisme, et pour
donner à ces enfants quelque avant-goal du sa: nt habit,
étaient un bonheur réel et une vraie récréation p:inir les
pensionnaires. Elles s'en amusaient tout simplement. venit
nouveau , celu les changeuil. Candides raisons de 120822ce
qui ne réussissent pas d'ailleurs à faire comprendre à nous
mondains cette félicité de tenir en main un goupillon et de
rester debout des heures entières chantant à quatre devant
un lutrin .
Les élèves, aux austérités près, se conformaient à toutes
les pratiques du couvent. Il est telle jeune femme qui,
entrée dans le monde et après plusieurs annécs de mariage,
n'était pas encore parvenue à se déshabituer de dire en
toute hâte chaque fois qu'on frappait à sa porte : à jamais !
Comme les religieuses, les pensionnaires ne yoyaient leurs
parents qu'au parloir. Leurs mères elles-mêmes n'obte
naient pas de les embrasser. Voici jusqu'où allait la sévé
rité sur ce point. Un jour une jcune fille fut visitée par sa
mère accompagnée d'une petite sæur de trois ans. La
jeune fille pleurait, car elle cât bien voulu embrasser sa
sæur. Impossible. Elle supplia du moins qu'il fût permis à
l'enfant de passer à travers les barreaux sa petite main
pour qu'elle pût la baiser. Ceci fut refusé presque avec
scandale.
LE PETIT - PICPUS . 255

IV

GAITÉS

Ces jeunes filles n'en ont pas moins rempli cette grave
maison de souvenirs charmants.
A de certaines heures, l'enfancc étincelait dans ce cloître.
La récréation sonnait. Une porte tournait sur ses gonds.
Les oiseaux disaient : Bon , voilà les enfants! Une irruption
de jeunesse inondait ce jardin coupé d'une croix comme
un linceul. Des visages radieux, des fronts blancs, des yeux
ingénus plcins de gaie lumière, toutes sortes d'aurores,
s'éparpillaicnt dans ces ténèbres. Après les psalmodies, les
cloches, les sonneries, les glas, les offices, tout à coup
éclatait ce bruit des petites filles, plus doux qu'un bruit
d'abeilles. La ruche de la joie s'ouvrait, et chacune
apportait son micl . On jouait, on s'appelait, on se groupait,
on courait; de jolies petites dents blanches jasaient dans
des coins ; les voiles, de loin , surveillaicnt les rires, les
ombres guettaient les rayons, mais qu'importe ! on rayon
nail et on riait. Ces quatre murs lugubres avaient leur
minute d'éblouissement . Ils assistaient, vaguement blanchis
du reflet de tant de joies, à ce doux tourbillonnement
d'essaims. C'était comme une pluie de roses traversant ce
deuil. Les jeunes filles folâtraient sous l'æil des religieuses ,
le regard de l'impeccabilité ne gêne pas l'innocence. Grâce
à ces enfants, parmi ťant d'heures austères, il y avait
l'heure naive. Les petites sautaient, les grandes dansaient.
256 LES MISERABLES . COSETTE .

Dans ce cloître, le jeu était mêlé de ciel. Rien n'était ravis


sant et auguste comme toutes ces fraiches âmes épanouies,
Homère fût venu rire là avec Perrault , et il y avait, dans
ce jardin noir, de la jeunesse , de la santé, du bruit, des
cris, de l'étourdissement, du plaisir, du bonheur, à dérider
toutes les aïeules, celles de l'épopée comme celles du
conte, celles du trône comme celles du chaume, depuis
Hécube jusqu'à la Mère-Grand.
Il s'est dit dans cette maison , plus que partout ailleurs
peut-être , de ces mols enfants qui ont tant de grâce et qui
font rire d'un rire plein de rêverie . C'est entre ces quatre
murs funèbres qu'une enfant de cinq ans s'écria un jour :
-

Ma mère ! une grande vient de me dire que je n'ai plus


que neuf ans et dix mois à rester ici. Quel bonheur !
C'est encore là qu'eut lieu ce dialogue mémorable :
UNE MÈRE VOCALE . Pourquoi pleurez -vous, mon enfant ?
L'ENFANT (six ans) , sanglotant : J'ai dit à Alix que je
savais mon histoire de France. Elle me dit que je ne la sais
pas , et je la sais .
ALIX ( la grande, neuf ans). Non. Elle ne la sait pas.
LA MÈRE . Comment cela , mon enfant ?
ALIX . Elle m'a dit d'ouvrir le livre au hasard et de lui
faire une question qu'il y a dans le livre, et qu'elle répon
drait .
-
Eh bien ?
Elle n'a pas répondu.
Voyons . Que lui avez - vous demandé ?
J'ai ouvert le livre au hasard comme elle disait , et je
lui ai demandé la première demande que j'ai trouvée.
-

Et qu'est-ce que c'était que cette demande ?


C'était : Qu'arriva -t-il ensuite ?
C'est là qu'a été faite cette observation profonde sur une
perruche un peu gourmande qui appartenait à une dame
pensionnaire :
1
Est-elle gentille ! elle mange le dessus de sa tartine,
comme une personne !
C'est sur une des dalles de ce cloître qu'a été ramassée
cette confession , écrite d'avance, pour ne pas l'oublier,
par une pécheresse de sept ans :
Mon père, je m'accuse d'avoir été avarice.
LE PETIT - PICPUS . 257

Mon père, je m'accuse d'avoir été adultère .


(
Mon père, je m'accuse d'avoir élevé mes regards
vers les monsieurs. »
C'est sur un des bancs de gazon de ce jardin qu'a été
improvisé par une bouche rose de six ans ce conte écouté
par des yeux bleus de quatre à cinq ans :
(
– Il y avait trois petits coqs qui avaient un pays où il
y avait beaucoup de fleurs. Ils ont cueilli les fleurs, et ils
les ont mises dans leur poche. Après ça, ils ont cueilli les
feuilles, et ils les ont mises dans leurs joujoux. Il y avait
un loup dans le pays, et il y avait beaucoup de bois ; et le
loup était dans le bois ; et il a mangé les petits coqs. »
Et encore cet autre poëme :
(
Il est arrivé un coup de bâton.
« C'est Polichinelle qui l'a donné au chat.
Ça ne lui a pas fait de bien , ça lui a fait du mal.
« Alors une dame a mis Polichinelle en prison . »
C'est là qu'a été dit, par une petite abandonnée, enfant
trouvé que le couvent élevait par charité, ce mot doux et
navrant. Elle entendait les autres parler de leurs mères,
et elle murmura dans son coin :
Moi, ma mère n'était pas là quand je suis née !
Il y avait une grosse tourière qu'on voyait toujours se
hâter dans les corridors avec son trousseau de clefs et
qui se nommait seur Agathe. Les grandes grandes, au
dessus de dix ans, l'appelaient Agathoclès.
Le réfectoire, grande pièce oblongue et carrée qui ne
recevait de jour que par un cloître à archivoltes de plain
pied avec le jardin, était obscur et humide, et, comme
disent les enfants, - plein de bêtes. Tous les lieux circon
voisins y fournissaient leur contingent d'insectes. Chacun
des quatre coins en avait reçu , dans le langage des pen
sionnaires; un nom particulier et expressif. Il y avait le
coin des Araignées, le coin des Chenilles, le coin des Clo
portes et le coin des Cricris. Le coin des Cricris était voisin
de la cuisine et fort estimé . On y avait moins froid qu'ail
leurs. Du réfectoire les noms avaient passé au pensionnat et
servaient à y distinguer comme à l'ancien collége Mazarin
quatre nations. Toute élève était de l'une de ces quatre
nations selon le coin du réfectoire où elle s'asseyait aux
III. 17
258 LES MISÉRABLES . COSETTE .

heures des repas. Un jour, M. l'archevêque, faisant la


visite pastorale, vit entrer dans la classe où il passait une
jolie petite fille toute vermeille avec d'admirables che
veux blonds, il demanda à une autre pensionnaire, char
mante brune aux joues fraîches qui était près de lui :
-

Qu'est-ce que c'est que celle-ci ?


C'est une araignée, monseigneur.
Bah ! et cette autre ?
C'est un cricri.
Et celle -là ?
C'est une chenille .
En véritél et vous-même ?
Je suis un cloporte, monseigneur.
Chaque maison de ce genre a ses particularités. Au com
mencement de ce siècle, Écouen était un de ces lieux gra
cieux et sévère où grandit, dans une ombre presque
auguste, l'enfance des jeunes filles. A Écouen , pour pren
dre rang dans la procession du saint sacrement, on distin
guait entre les vierges et les fleuristes. Il y avait aussi « les
dais » et « les encensoirs » , les unes portant les cordons
du dais, les autres encensant le saint sacrement. Les fleurs
revenaient de droit aux fleuristes. Quatre « vierges » mar
chaient en avant. Le matin de ce grand jour, il n'était pas
rare d'entendre demander dans le dortoir :
-
Qui est-ce qui est vierge ?
Madame Campan citait ce mot d'une « petite » de sept
ans à une « grande » de seize , qui prenait la tête de la
procession pendant qu'elle, la petite, restait à la queue :
· Tu es vierge, toi ; moi, je ne le suis pas.
LE PETIT - PICPUS, 259

DISTRACTIONS

Au-dessus de la porte du réfectoire était écrite en grosses


lettres noires cette prière qu'on appelait la Palenôtre
blanche, et qui avait pour vertu de mener les gens droit
en paradis :
« Petite patenôtre blanche, que Dieu fit, que Dieu dit,
que Dieu mit en paradis. Au soir, m’allant coucher, je trou
vis (sic) trois anges à mon lit couchés, un aux pieds, deux
au chevet, la bonne vierge Marie au milieu , qui me dit que
je m'y couchis, que rien ne doutis. Le bon Dieu est mon
père, la bonne Vierge est ma mère, les trois apôtres
sont mes frères, les trois vierges sont mes saurs. La che
mise où Dieu fut né, mon corps en est enveloppé ; la croix
Sainte-Marguerite à ma poitrine est écrite ; madame la
Vierge s'en va sur les champs, Dieu pleurant, rencontrit
M. saint Jean. M. saint Jean , d'où venez - vous ? Je viens
d'Ave Salus. Vous n'avez pas vu le bon Dieu , si est ? Il est
dans l'arbre de la croix, les pieds pendants, les mains
clouants, un petit chapeau d'épine blanche sur la tête.
Qui la dira trois fois au soir, trois fois au matin, gagnera
le paradis à la fin, »
-En 1827, cette oraison caractéristique avait disparu du
mur sous une triple couche de badigeon. Elle achève à cette
heure de s'effacer dans la mémoire de quelques jeunes
filles d'alors , vieilles femmes aujourd'hui.
260 LES MISÉRABLES . COSETTE .

Un grand crucifix accroché au mur complétait la décora


tion de ce réfectoire, dont la porte unique, nous croyons
l'avoir dit, s'ouvrait sur le jardin . Deux tables étroites, CÔ
toyées chacune de deux bancs de bois, faisaient deux lon
gues lignes parallèles d'un bout à l'autre du réfectoire. Les
murs étaient blancs, les tables étaient noires ; ces deux cou
leurs du deuil sont le seul rechange des couvents. Les repas
étaient revêches et la nourriture des enfants eux-mêmes
sévère. Un seul plat, viande et légumes mêlés, ou poisson
salé, tel était le luxe. Ce bref ordinaire, réservé aux pen
sionnaires seules, était pourtant une exception. Les enfants
mangeaient et se taisaient sous le guet de la mère semai
nière qui, de temps en temps, si une mouche s'avisait de
voler ou de bourdonner contre la règle, ouvrait et fermait
bruyamment un livre de bois. Ce silence était assaisonné
de la vie des saints, lue à haute voix dans une petite chaire
avec pupitre située au pied d'un crucifix. La lectrice était
une grande élève, de semaine. Il y avait de distance en dis
tance sur la table nue des terrines vernies où les élèves
lavaient elles-mêmes leur timbale et leur couvert , et quel
quefois jetaient quelques morceaux de rebut, viande dure
ou poisson gâté ; ceci était puni. On appelait ces terrines
ronds d'eau .
L'enfant qui rompait le silence faisait une « croix de
langue » . Où ? à terre. Elle léchait le pavé . La poussière,
cette fin de toutes les joies, était chargée de châtier ces
pauvres petites feuilles de rose, coupables de gazouille
ment .
Il y avait dans le couvent un livre qui n'a jamais été im
primé qu'à exemplaire unique, et qu'il est défendu de lire .
C'est la règle de saint Benoît. Arcane où nul wil profane ne
doit pénétrer. Nemo regulas, seu constilutiones nostras, ex
ternis communicabil.
Les pensionnaires parvinrent un jour à dérober ce livre,
et se mirent à le lire avidement , lecture souvent interrom
pue par des terreurs d'être surprises qui leur faisaient
refermer le volume précipitamment. Elles ne tirèrent de ce
grand danger couru qu'un plaisir médiocre. Quelques pages
inintelligibles sur les péchés des jeunes garçons, voilà ce
qu'elles eurent de « plus intéressant w.
LE PETIT - PICPUS . 261

Elles jouaient dans une allée du jardin, bordée de quel


ques maigres arbres fruitiers. Malgré l'extrême surveil
lance et la sévérité des punitions, quand le vent avait se
coué les arbres, elles réussissaient quelquefois à ramasser
furtivement une pomme verte, ou un abricot gâté, ou une
poire habitée. Maintenant je laisse parler une lettre que
j'ai sous les yeux, lettre écrite il y a vingt-cinq ans par une
ancienne pensionnaire, aujourd'hui madame la duchesse
de – , une des plus élégantes femmes de Paris. Je cite tex
tuellement : « On cache sa poire ou sa pomme, comme on
« peut. Lorsqu'on monte mettre le voile sur le lit en atten
« dant le souper, on les fourre sous son oreiller et le soir
« on les mange dans son lit, et lorsqu'on ne peut pas, on
« les mange dans les commodités . » C'était là une de leurs
voluptés les plus vives.
Une fois, c'était encore à l'époque d'une visite de M. l'ar
chevêque au couvent, une des jeunes filles, mademoiselle
Bouchard, qui était un peu Montmorency, gagea qu'elle lui
demanderait un jour de congé, énormité dans une commu
nauté si austère. La gageure fut acceptée , mais aucune de
celles qui tenaient le pari n'y croyait. Au moment venu,
comme l'archevêque passait devant les pensionnaires, ma
demoiselle Bouchard, à l'indescriptible épouvante de ses
compagnes, sortit des rangs, et dit : Monseigneur, un jour
de congé. Mademoiselle Bouchard était fraîche et grande ,
avec la plus jolie petite mine rose du monde. M. de Quélen
sourit et dit : Comment donc, ma chère enfant, un jour de
congé ! Trois jours, s'il vous plaît. l'accorde trois jours.
La prieure n'y pouvait rien, l'archevêque avait parlé. Scan
dale pour le couvent, mais joie pour le pensionnat . Qu'on
juge de l'effet.
Ce cloître bourru n'était pourtant pas si bien muré que
la vie des passions du dehors, que le drame, que le roman
même, n'y pénétrassent. Pour le prouver, nous nous bor
nerons à constater ici et à indiquer brièvement un fait
réel et incontestable, qui d'ailleurs n'a en lui- inême aucun
rapport et ne tient par aucun fil à l'histoire que nous racon
tons. Nous mentionnons ce fait pour compléter dans l'esprit
du lecteur la physionomie du couvent.
Vers cette époque donc, il y avait dans le couvent une
262 LES MISÉRABLES. COSETTE.

personne mystérieuse qui n'était pas religieuse, qu'on trai


tait avec un grand respect, et qu'on nommait madame
Albertine. On ne savait rien d'elle sinon qu'elle était folle,
et que dans le monde elle passait pour morte. Il y avait sous
cette histoire, disait-on , des arrangements de fortunenéces
saires pour un grand mariage.
Cette femme, de trente ans à peine, brune, assez belle ,
regardait vaguement avec de grands yeux noirs. Voyait
elle ? On en doutait. Elle glissait plutôt qu'elle ne marchait ;
elle ne parlait jamais ; on n'était pas bien sûr qu'elle res
pirât. Ses narines étaient pincées et livides comme après
le dernier soupir. Toucher sa main , c'était toucher de la
neige. Elle avait une étrange grâce spectrale. Là où elle
entrait, on avait froid . Un jour une seur, la voyant passer,
dit à une autre : Elle passe pour morte . Elle l'est peut
être, répondit l'autre .
On faisait sur madame Albertine cent récits . C'était l'é
ternelle curiosité des pensionnaires. Il y avait dans la cha
pelle une tribune qu'on appelait l'Oil -de -Bauf. C'est dans
cette tribune qui n'avait qu'une baie circulaire, un ail-de
bæuf, que madame Albertine assistait aux offices. Elle y
était habituellement seule, parce que de cette tribune, placée
au premier étage, on pouvait voir le prédicateur ou l'offi
iant; ce qui était interdit aux religieuses. Un jour la
chaire était occupée par un jeune prêtre de haut rang,
M. le duc de Rohan , pair de France, officier des mousque
taires rouges en 1815 lorsqu'il était prince de Léon , mort
après 1830 cardinal et archevêque de Besançon . C'était la
première fois que M. de Rohan prêchait au couvent du
Petit-Picpus. Madame Albertine assistait ordinairement aux
sermons et aux offices dans un calme parfait et dans une
immobilité complète. Ce jour-là, dès qu'elle aperçut M. de
Rohan , elle se dressa à demi , et dit à haute voix dans le
silence de la chapelle : Tiens ! Auguste ! Toute la commu
nauté stupéfaite tourna la tête, le prédicateur leya les
yeux, mais madame Albertine était retombée dans son im
mobilité. Un souffle du monde extérieur, une lueur de vie
avait passé un moment sur cette figure éteinte et glacée,
puis tout s'était évanoui , et folle était ue ca
davre .
LE PETIT - PICPUS . 263

Ces deux mots cependant firent jaser tout ce qui pouvait


parler dans le couvent. Que de choses dans ce tiens ! Au
goste! que de révélations ! M. de Rohan s'appelait en effet
Auguste . Il était évident que madame Albertine sortait du
plus grand monde, puisqu'elle connaissait M. de Rohan ,
qu'elle y était elle-même haut placée, puisqu'elle parlait
d'un si grand seigneur si familièrement, et qu'elle avait
avec lui une relation , de parenté peut-être, mais à coup
sûr bien étroite , puisqu'elle savait son « petit nom » .
Deux duchesses très sévères, mesdames de Choiseul et
de Sérent, visitaient souvent la communauté, où elles
pénétraient sans doute en vertu du privilége Magnales
mulieres, et faisaient grand'peur au pensionnat . Quand les
deux vieilles dames passaient, toutes les pauvres jeunes
filles tremblaient et baissaient les yeux.
M. de Rohan était du reste, à son insu, l'objet de l'at
tention des pensionnaires . Il venait à cette époque d'être
fait, en attendant l'épiscopat, grand vicaire de l'archevêque
de Paris . C'était une de ses habitudes de venir assez sou
vent chanter aux offices de la chapelle des religieuses du
Petit-Picpus . Aucune des jeunes recluses ne pouvait l'aper
cevoir, à cause du rideau de serge, mais il avait une voix
douce et un peu grêle, qu'elles étaient parvenues à recon
naître et à distinguer. Il avait été mousquetaire ; et puis
on le disait fort coquet , fort bien coiffé avec de beaux
cheveux châtains arrangés en rouleau autour de la tête,
et qu'il avait une large ceinture de moire magnifique, et
que sa soutane noire était coupée le plus élégamment du
monde. Il occupait fort toutes ces imaginations de seize
ans.

Aucun bruit du dehors ne pénétrait dans le couvent.


Cependant il y eut une année où le son d'une flûte y par
vint. Ce fut un événement, et les pensionnaires d'alors s'en
souviennent encore .
C'était une flûte dont quelqu'un jouait dans le voisinage.
Cette flûte jouait toujours le même air, un air aujourd'hui
bien lointain : Ma Zétulbė, viens régner sur mon âme, et on
l'entendait deux ou trois fois dans la journée. Les jeunes
filles passaient des heures à écouter, les mères vocales
étaient bouleversées, les cervelles travaillaient, les puni
264 LES MISÉRABLES. COSETTE .

tions pleuvaient. Cela dura plusieurs mois. Les pension


naires étaient toutes plus ou moins amoureuses du musi
cien inconnu . Chacune se rêvait Zétulbé . Le bruit de la
flûte venait du côté de la rue Droit -Mur ; elles auraient
tout donné, tout compromis, tout tenté pour voir, ne fût
ce qu'une seconde, pour entrevoir, pour apercevoir, le
« jeune homme » qui jouait si délicieusement de cette
flûte et qui, sans s'en douter, jouait en même temps de
toutes ces âmes. Il y en eut qui s'échappèrent par une
porte de service et qui montèrent au troisième sur la rue
Droit-Mur, afin d'essayer de voir par les jours de souffrance.
Impossible. Une alla jusqu'à passer son bras au -dessus de
sa tête par la grille et agita son mouchoir blanc. Deux
furent plus hardies encore. Elles trouvèrent moyen de
grimper jusque sur un toit et s'y risquèrent et réussirent
enfin à voir « le jeune homme n . C'était un vieux gentil
homme émigré, aveugle et ruiné, qui jouait de la flûte dans
son grenier pour se désennuyer .
LE PETIT - PICPUS. 265

VI

LE PETIT COUVENT

Il y avait dans cette enceinte du Petit-Picpus trois båti


ments parfaitement distincts, le grand couvent qu'habi
taient les religieuses, le pensionnat où logeaient les élèves,
et enfin ce qu'on appelait le petit couvent. C'était un corps
de logis avec jardin où demeuraient en commun toutes
sortes de vieilles religieuses de divers ordres, restes des
cloîtres détruits par la révolution ; une réunion de toutes
les bigarrures noires, grises et blanches, de toutes les com
munautés et de toutes les variétés possibles ; ce qu'on
pourrait appeler, si un pareil accouplement de mots était
permis, une sorte de couvent-arlequin .
Dès l'empire, il avait été accordé à toutes ces pauvres
filles dispersées et dépaysées de venir s'abriter là sous les
ailes des bénédictines-bernardines . Le gouvernement leur
payait une petite pension ; les dames du Petit-Picpus les
avaient reçues avec empressement. C'était un pêle-même
bizarre. Chacune suivait sa règle. On permettait quelquefois
aux élèves pensionnaires, comme grande récréation , de
leur rendre visite ; ce qui fait que ces jeunes mémoires ont
gardé entre autres le souvenir de la mère Sainte -Basile, de
la mère Sainte-Scolastique et de la mère Jacob.
206 LES MISÉRABLES . COSETTE .

Une de ces réfugiées se retrouvait presque chez elle.


C'était une religieuse de Sainte-Aure, la seule de son ordre
qui eût survécu . L'ancien couvent des dames de Sainte
Aure occupait dès le commencement du dix -huitième
siècle précisément cette même maison du Petit- Picpus qui
appartint plus tard aux bénédictines de Martin Verga. Cette
sainte fille, trop pauvre pour porter le magnifique habit
de son ordre, qui était une robe blanche avec le scapu
laire écarlate, en avait revêtu pieusement un petit man
nequin qu'elle montrait avec complaisance et qu'à sa
mort elle a légué à la maison. En 1824, il ne restait de cet
ordre qu'une religieuse ; aujourd'hui il n'en reste qu'une
poupée .
Outre ces dignes mères, quelques vieilles femmes du
monde avaient obtenu de la prieure, comme madame
Albertine, la permission de se retirer dans le petit couvent.
De ce nombre étaient madame de Beaufort d’Hautpoul et
madame la marquise Dufresne. Une autre n'a jamais été
connue dans le couvent que par le bruit formidable qu'elle
faisait en se mouchant. Les élèves l'appelaient madame
Vacarmini .
Vers 1820 ou 1821, madame de Genlis, qui rédigeait à
cette époque un petit recueil périodique intitulé l'Intrépide,
demanda à entrer dame en chambre au couvent du Petit
Picpus. M. le duc d'Orléans la recommandait. Rumeur
dans la ruche; les mères vocales étaient toutes trem
blantes . Madame de Genlis avait fait des romans . Mais elle
déclara qu'elle était la première à les détester, et puis
elle était arrivée à sa phase de dévotion farouche. Dieu
aidant, et le prince aussi, elle entra. Elle s'en alla au
bout de six ou huit mois, donnant pour raison que le jardin
n'avait pas d'ombre. Les religieuses en furent ravies.
Quoique très vieille, elle jouait encore de la harpe , et fort
bien .
En s'en allant, elle laissa sa marque à sa cellule. Madame
de Genlis était superstitieuse et latiniste. Ces deux mots
donnent d'elle un assez bon profil. On voyait encore, il y a
quelques années, collés dans l'intérieur d'une petite ar
moire de sa cellule où elle serrait son argent et ses bijoux,
ces cinq vers latins écrits de sa main à l'encre rouge sur
LE PETIT - PICPUS. 267

papier jaune , et qui , dans son opinion , avaient la vertu


d'effaroucher les voleurs :

Imparibus meritis pendent tria corpora ramis :


Dismas et Gesmas, media est divina potestas ;
Alta petit Dismas, infelix, infima, Gesmas .
Nos et res nostras conservet summa potestas.
Hos versus dicas, ne tu furto tua perdas.

Ces vers, en latin du sixième siècle, soulèvent la question


de savoir si les deux larrons du calvaire s'appelaient, comme
on le croit communément, Dimas et Gestas ou Dismas et
Gesmas. Cette orthographe eût pu contrarier les préten
tions qu'avait, au siècle dernier, le vicomte de Gestas à
descendre du mauvais larron . Du reste , la vertu utile atta
chée à ces vers fait article de foi dans l'ordre des hospita
lières .
L'église de la maison, construite de manière à séparer ,
comme une véritable coupure, le grand couvent dii pen
sionnat, était, bien entendu, commune au pensionnat,
au grand couvent et au petit couvent. On y admet
tait même le public par une sorte d'entrée de lazaret
ménagée sur la rue. Mais tout était disposé de façon qu'au
cune des habitantes du cloître ne pût voir un visage du
dehors. Supposez une église dont le chœur serait saisi
par une main gigantesque, et plié de manière à former, non
plus comme dans les églises ordinaires un prolongement
derrière l'autel, mais une sorte de salle ou de caverne obs
cure à la droite de l’officiant; supposez cette salle fermée
par le rideau de sept pieds de haut dont nous avons déjà
parlé ; entassez dans l'ombre de ce rideau , sur des stalles
de bois, les religieuses de chæur à gauche, les pension
naires à droite , les converses et les novices au fond, et vous
aurez quelque idée des religieuses du Petit-Picpus, assis
tant au service divin. Cette caverne, qu'on appelait le
cheur, communiquait avec le cloître par un couloir. L'é
glise prenait jour sur le jardin . Quand les religieuses assis
taient à des offices où leur règle leur commandait le silence,
le public n'était averti de leur présence que par le choc des
miséricordes des stalles se levant ou s'abaissant avec bruit.
268 LES MISÉRABLES . COSETTE .

VII

QUELQUES SILHOUETTES DE CETTE OMBRB

Pendant les six années qui séparent 1819 de 1825, la


prieure du Petit-Picpus était mademoiselle de Blemeur qui
en religion s'appelait mère Innocente. Elle était de la
famille de la Marguerite de Blemeur, auteur de la Vie des
saints de l'ordre de Saint- Benoil. Elle avait été réélue .
C'était une femme d'une soixantaine d'années, courte ,
grosse, « chantant comme un pot fêlé » , dit la lettre que
nous avons déjà citée ; du reste excellente, la seule gaie
dans tout le couvent, et pour cela adorée.
Mère Innocente tenait de son ascendante Marguerite, la
Dacier de l'Ordre. Elle était lettrée, érudite, savante, com
pétente, curieusement historienne, farcie de latin, bourrée
de grec, pleine d'hébreu, et plutôt bénédictin que bénédic
tine.
La sous-prieure était une vieille religieuse espagnole
presque aveugle, la mère Cineres.
Les plus comptées parmi les vocales étaient la mère
Sainte-Honorine, trésorière, la mère Sainte-Gertrude, pre
mière maîtresse des novices, la mère Saint-Ange, deuxième
maîtresse, la mère Annonciation, sacristaine, la mère Saint
Augustin, infirmière, la seule dans tout le couvent qui
fût méchante ; puis mère Sainte -Mechtilde (Mlle Gauvain),
toute jeune, ayant une admirable voix ; mère des Anges
(Mlle Drouet), qui avait été au couvent des Filles-Dieu et au
LE PETIT - PICPUS . 269

couvent du Trésor entre Gisors et Magny ; mère Saint


Joseph (Mlo de Cogolludo) ; mère Sainte -Adélaïde (Mllo d'Au
verney) ; mère Miséricorde (Mllo de Cifuentes, qui ne put
résister aux austérités) ; mère Compassion (Mllo de la Mil
tière, reçue à soixante ans, malgré la règle, très riche) ;
mère Providence (M. de Laudinière) ; mère Présentation
(Mllo de Siguenza) qui fut prieure en 1847 ; enfin , mère
Sainte-Céligne (la sœur du sculpteur Ceracchi), devenue
folle ; mère Sainte -Chantal (Mlle de Suzon ) , devenue folle.
Il y avait encore parmi les plus jolies une charmante
fille de vingt-trois ans , qui était de l'île Bourbon et des
cendante du chevalier Roze, qui se fût appelée dans le
monde mademoiselle Roze et qui s'appelait mère Assomp
tion .
La mère Sainte-Mechtilde, chargée du chant et du cheur ,
y employait volontiers les pensionnaires. Elle en prenait
ordinairement une gamme complète, c'est-à-dire sept, de
dix ansà seize inclusivement, voix et tailles assorties, qu'elle
faisait chanter debout, alignées côte à côte par rang d'âge
de la plus petite à la plus grande. Cela offrait aux regards
quelque chose comme un pipeau de jeunes filles, une sorte
de flûte de Pan vivante faite avec des anges.
Celles des seurs converses que les pensionnaires aimaient
le mieux, c'étaient la seur Sainte -Euphrasie, la seur
Sainte -Marguerite, la seur Sainte-Marthe, qui était en
enfance, et la seur Saint-Michel, dont le long nez les faisait
rire .
Toutes ces femmes étaient douces pour tous ces enfants.
Les religieuses n'étaient sévères que pour elles-mêmes. On
ne faisait de feu qu'au pensionnat, et la nourriture, com
parée à celle du couvent, y était recherchée. Avec cela
mille soins. Seulement, quand un enfant passait près
d'une religieuse et lui parlait, la religieuse ne répondait
jamais.
Cette règle du silence avait engendré ceci que, dans tout
le couvent, la parole était retirée aux créatures humaines
et donnée aux objets inanimés. Tantôt c'était la cloche de
l'église qui parlait, tantôt le grelot du jardinier. Un timbre
très sonore, placé à côté de la tourière et qu'on entendait
de toute la maison, indiquait par des sonneries variées, qui
270 LES MISÉRABLES. COSETTE .

étaient une façon de télégraphe acoustique, toute les ac


tions de la vie matérielle à accomplir, et appelait au parloir,
si besoin était, telle ou telle habitante de la maison . Chaque
personne et chaque chose avait sa sonnerie. La prieure
avait un et un ; la sous-prieure un et deux. Six-cinq annon
çait la classe, de telle sorte que les élèves ne disaient jamais
rentrer en classe , mais aller à six-cinq. Quatre-quatre était
le timbre de madame de Genlis. On l'entendait très souvent .
C'est le diable à quatre, disaient celles qui n'étaient point
charitables. Dix-neuf coups annonçaient un grand événe
ment. C'était l'ouverture de la porte de clôture, effroyable
planche de fer hérissée de verrous qui ne tournait sur ses
gonds que devant l'archevêque .
Lui et le jardinier 'exceptés, nous l'avons dit, aucun
homme n'entrait dans le couvent. Les pensionnaires en
voyaient deux autres ; l'un , l'aumônier, l'abbé Banès, vieux
et laid, qu'il leur était donné de contempler au cheur à
travers une grille ; l'autre, le maître de dessin , M. Ansiaux ,
que la lettre dont on a déjà lu quelques lignes appelle
M. Anciol, et qualifie vieux affreux bossu .
On voit que tous les hommes étaient choisis ,
Telle était cette curieuse maison .
LE PETIT PICIUS. 271

VIII

POST CORDA LAPIDES

Après en avoir esquissé la figure morale, il n'est pas inu


tile d'en indiquer en quelques mots la configuration maté
rielle. Le lecteur en a déjà quelque idée .
Le couvent du Petit-Picpus - Saint - Antoine emplissait
presque entièrement le vaste trapèze qui résultait des in
tersections de la rue Polonceau , de la rue Droit-Mur, de la
petite rue Picpus et de la ruelle condamnée nommée dans
les vieux plans rue Aumarais. Ces quatre rues entouraient
ce trapèze comme ferait un fossé. Le couvent se composait
de plusieurs bâtiments et d'un jardin . Le bâtiment prin
cipal, pris dans son entier, était une juxtaposition de con
structions hybrides qui , vues à vol d'oiseau, dessinaient
assez exactement une potence posée sur le sol . Le grand
bras de la potence occupait tout le tronçon de la rue Droit
Mur compris entre la petite rue Picpus et la rue Polonceau ;
le petit bras était une haute, grise et sévère façade grillée
qui regardait la petite rue Picpus ; la porte cochère n° 62
en marquait l'extrémité. Vers le milieu de cette façade, la
poussière et la cendre blanchissaient une vieille porte basse
cintrée où les araignées faisaient leur toile et qui ne s'ou
vrait qu'une heure ou deux le dimanche et aux rares occa
sions où le cercueil d'une religieuse sortait du couvent.
C'était l'entrée publique de l'église. Le coude de la potence
était une salle carrée qui servait d'olice et que les reli
272 LES MISÉRABLES . COSETTE .

gieuses nommaient la dépense. Dans le grand bras étaient


les cellules des mères et des seurs et le noviciat . Dans le
petit bras les cuisines, le réfectoire, doublé du cloître, et
l'église. Entre la porte n ° 62 et le coin de la ruelle fermée
Aumarais était le pensionnat, qu'on ne voyait pas du dehors.
Le reste du trapèze formait le jardin qui était beaucoup
plus bas que le niveau de la rue Polonceau, ce qui faisait
les murailles bien plus élevées encore au dedans qu'à l'ex
térieur. Le jardin, légèrement bombé, avait à son milieu,
au sommet d'une butte, un beau sapin aigu et conique, du
quel partaient, comme du rond-point à pique d'un bouclier,
quatre grandes allées, et, disposées deux par deux dans
les embranchements des grandes , huit petites, de façon que,
si l'enclos eût été circulaire, le plan géométral des allées
eût ressemblé à une croix posée sur une roue. Les allées,
venant toutes aboutir aux murs très irréguliers du jardin,
étaient de longueurs inégales. Elles étaient bordées de gro
seilliers. Au fond une allée de grands peupliers allait des
ruines du vieux couvent, qui était à l'angle de la rue Droit
Mur, à la maison du petit couvent, qui était à l'angle de la
ruelle Aumarais. En avant du petit couvent, il y avait ce
qu'on intitulait le petit jardin. Qu'on ajoute à cet ensemble
une cour, toutes sortes d'angles variés que faisaient les
corps de logis intérieurs, des murailles de prison, pour
toute perspective et pour tout voisinage la longue ligne
noire de toits qui bordait l'autre côté de la rue Polonceau ,
et l'on pourra se faire une image complète de ce qu'était,
il y a quarante-cinq ans, la maison des bernardines du Petit
Picpus. Cette sainte maison avait été bâtie précisément sur
l'emplacement d'un jeu de paume fameux du quatorzième
au seizième siècle qu'on appelait le tripot des onze mille
diables.
Toutes ces rues du reste étaient des plus anciennes de
Paris. Ces noms, la rue Droit-Mur et Aumarais, sont bien
vieux ; les rues qui les portent sont beaucoup plus vieilles
encore. La ruelle Aumarais s'est appelée la ruelleMaugout;
la rue Droit -Mur s'est appelée la rue des Églantiers,
car Dieu ouvrait les fleurs avant que l'homme taillât les
pierres.
LE PETIT PICPU 973

IX

UN SICLE SOUS UNE GUIMPR

Puisque nous sommes en train de détails sur ce qu'était


autrefois le couvent du Petit-Picpus et que nous avons osé
ouvrir une fenêtre sur ce discret asile, que le lecteur nous
permette encore une petite digression, étrangère au fond
de ce livre, mais caractéristique et utile en ce qu'elle fait
comprendre que le cloître lui-même a ses figures origi
nales.
Il y avait dans le petit couvent une centenaire qui venait
de l'abbaye de Fontevrault. Avant la révolution elle
avait même été du monde. Elle parlait beaucoup de M. de
Miromesnil , garde des sceaux sous Louis XVI , et d'une pre
sidente Duplat qu'elle avait beaucoup connue. C'était son
plaisir et sa vanité de ramener ces deux noms à tout pro
pos. Elle disait merveilles de l'abbaye de Fontevrault, que
c'était comme une ville, et qu'il y avait des rues dans le
monastère .
Elle parlait avec un parler picard qui égayait les pension
naires. Tous les ans, elle renouvelait solennellement ses
veux, et, au moment de faire serment, elle disait au prêtre :
Monseigneur saint François l'a baillé à monseigneur saint
Julien, monseigneur saint Julien la baillé à monseigneur
saint Eusébe, monseigneur saint Eusébe l'a baillé à monsei
gneur saint Procope , etc. , etc.; ainsi je vous le baille, mon
père. Et les pensionnaires de rire, non sous cape, mais
IU . 18
274 LES MISÉRABLES . -
COSETTE ,

sous voile ; charmants petits rires étouffés qui faisaient fron


cer le sourcil aux mères vocales .
Une autre fois, la centenaire racontait des histoires .
Elle disait que dans sa jeunesse les bernardins ne le cé
daient pas aux mousquetaires. C'était un siècle qui parlait,
mais c'était le dix-huitième siècle. Elle contait la coutume
champenoise et bourguignonne des quatre vins avant la
révolution. Quand un grand personnage, un maréchal de
France, un prince, un duc et pair, traversait une ville de
Bourgogne ou de Champagne, le corps de ville venait le
haranguer et lui présentait quatre gondoles d'argent dans
lesquelles on avait versé de quatre vins différents. Sur le
premier gobelet on lisait cette inscription : vin de singe,
sur le deuxième : vin delion, sur le troisième : vin de mou
tón, sur le quatrièrne : vin de cochon. Ces quatre légendes
exprimaient les quatre degrés que descend l'ivrogne ; la
première ivresse, celle qui égaye ; la deuxième, celle qui
irrite ; la troisième, celle qui hébète; la dernière enfin,
celle qui abrutit .
Elle avait dans une arnioire, sous clef, un objet mysté
rieux auquel elle tenait fort. La règle de Fontevrault ne le
lui défendait pas. Elle ne voulait montrer cet objet à per
sonne. Elle s'enfermait, ce que la règle lui permettait, et se
cachait chaque fois qu'elle voulait le contempler. Si elle en
tendait marcher dans le corridor, elle refermait l'armoire
aussi précipitamment qu'elle le pouvait avec ses vieilles
mains. Dès qu'on lui parlait de cela, elle se taisait, elle qui
parlait si volontiers. Les plus curieuses échouèrent devant
son silence et les plus tenaces devant son obstination .
C'était aussi là un sujet de commentaires pour tout ce qui
était désoeuvré ou ennuyé dans le couvent. Que pouvait
donc être cette chose si précieuse et si secrète qui était le
trésor de la centenaire ? Sans doute quelque saint livre ?
quelque chapelet unique ? quelque relique prouvée ? On se
perdait en conjectures. A la mort de la pauvre vieille, on
courut à l'armoire plus vite peut-être qu'il n'eût convenu,
et on l'ouvrit. On trouva l'objet sous un triple linge comme
une patène bénite. C'était un plat de Faërza représentant
des amours qui s'envolent poursuivis par des garçons ap
thicaires armés d'énormes seringues. La poursuite abonde
LE PETIT -PICPUS. 275

en grimaces et en postures comiques. Un des charmants


petits amours est déjà tout embroché . Il se débat, agite
ses petites ailes'et essaye encore de voler, mais le matassin
rit d'un rire satanique. Moralité : l'amour vaincu par la
colique. Ce plat, fort curieux d'ailleurs, et qui a peut-être
eu l'honneur de donner une idée à Molière, existait encore
en septembre 1845 ; il était à vendre chez un marchand de
bric - à -brac du boulevard Beaumarchais.
Cette bonne vieille ne voulait recevoir aucune visite du
dehors, à cause , disait-elle, que le parloir élait trop triste.
276 LES MISÉRABLES . COSETTE .

ORIGINE DE L'ADORATION PERPÉTUELLE

Du reste, ce parloir presque sépulcral dont nous avons


essayé de donner une idée est un fait tout local qui ne se
reproduit pas avec la même sévérité dans d'autres couvents.
Au couvent de la rue du Temple en particulier qui, à la
vérité, était d'un autre ordre, les volets noirs étaient rem
placés par des rideaux bruns, et le parloir lui-même était
un salon parqueté dont les fenêtres s'encadraient de
bonnes- grâces en mousseline blanche et dont les murailles
admettaient toutes sortes de cadres, un portrait d'une béné
dictine à visage découvert, des bouquets en peinture, et
jusqu'à une tête de turc.
C'est dans le jardin du couvent de la rue du Temple que
se trouvait ce marronnier d'Inde qui passait pour le plus
beau et le plus grand de France et qui avait parmi le bon
peuple du dix -huitième siècle la renommée d'être le père
de tous les marronniers du royaume .
Nous l'avons dit, ce couvent du Temple était occupé par
les bénédictines de l'adoration perpétuelle, bénédictines
tout autres que celles qui relevaient de Citeaux . Cet ordre
de l'adoration perpétuelle n'est pas très ancien et ne re
monte pas à plus de deux cents ans . En 1649 , le saint
sacrement fut profané deux fois, à quelques jours de dis
tance, dans deux églises de Paris, à Saint-Sulpice et à
Saint- Jean en Grève, sacrilége effrayant et rare qui émut
LE PETIT - PICPUS . 277

toute la ville. M. le prieur grand vicaire de Saint-Germain


des Prés ordonna une procession solennelle de tout son
clergé où officia le nonce du pape. Mais l'expiation ne
suffit pas à deux dignes femmes, madame Courtin , mar
quise de Boucs, et la comtesse de Châteauvieux. Cet ou
trage, fait au « très auguste sacrement de l'autel » , quoique
passager, ne sortait pas de ces deux saintes âmes, et leur
parut ne pouvoir être réparéque par une « adoration per
pétuelle » dans quelque monastère de filles. Toutes deux,
l'une en 1652, l'autre en 1653, firent donation de sommes
notables à la mère Catherine de Bar , dite du saint -sacre
ment, religieuse bénédictine, pour fonder, dans ce but
picux, un monastère de l'ordre de Saint-Benoît ; la pre
mière permission pour cette fondation fut donnée à la
mère Catherine de Bar par M. de Metz, abbé de Saint-Ger
main, « à la charge qu'aucune fille ne pourrait être reçue,
a qu'elle n'apportât trois cents livres de pension, qui font
« six mille livres au principal » . Après l'abbé de Saint
Germain, le roi accorda des lettres patentes, et le tout,
charte abbatiale et lettres royales, fut homologué en 1654 à
la chambre des comptes et au parlement,
Telle est l'origine et la consécration légale de l'établis
sement des bénédictines de l'adoration perpétuelle du saint
sacrement à Paris. Leur premier couvent fut « bâti à neuf » ,
rue Cassette, des deniers de mesdames de Boucs et de
Châteauvieux .
Get ordre , comme on voit , ne se confondait point avec
les bénédictines dites de Cîteaux . Il relevait de l'abbé de
Saint -Germain des Prés, de la même manière que les dames
du sacré -cceur rélèvent du général des jésuites et les seurs
de charité du général des lazaristes.
Il était également tout à fait différent des bernardines
du Petit-Picpus, dont nous venons de montrer l'intérieur.
En 1657, le pape Alexandre VII avait autorisé , par bref
spécial, les bernardines du Petit-Picpus à pratiquer l'ado
ration perpétuelle comme les bénédictines du saint-sacre
ment. Mais les deux ordres n'en étaient pas moins restés
distincts,
278 LES MISERABLES. COSETTK .

XI

FIN DU PETIT - PICPUB

Dès le commencement de la restauration, le couvent du


Petit-Picpus dépérissait; ce qui fait partie de la mort géné
rale de l'ordre, lequel, après le dix-huitième siècle, s'en
va comme tous les ordres religieux. La contemplation est,
ainsi que la prière, un besoin de l'humanité ; mais, comme
tout ce que la révolution a touché, elle se transformera,
et, d'hostile au progrès social, lui deviendra favorable .
La maison du Petit-Picpus se dépeuplait rapidement. En
1840, le petit couvent avait disparu , le pensionnat avait
disparu. Il n'y avait plus ni les vieilles femmes, ni les
jeunes filles; les unes étaient mortes, les autres s'en
étaient allées. Volaverunt.
La règle de l'adoration perpétuelle est d'une telle rigidité
qu'elle épouvante ; les vocations reculent, l'ordre ne se
recrute pas. En 1845, il se faisait encore çà et là quelques
soeurs converses ; mais de religieuses de cheur, point. Il
y a quarante ans, les religieuses étaient près de cent; il y
à quinze ans, elles n'étaient plus que vingt-huit. Combien
sont- elles aujourd'hui ? En 1847, la prieure étaitjeune, signe
que le cercle du se restreint. Elle n'avait pas quarante
ans. A mesure que le nombre diminue, la fatigue augmente ;
le service de chacune devient plus pénible ; on voyait dès
LE PETIT - PICPUS . 279

lors approcher le moment où elles ne seraient plus qu'une


douzaine d'épaules douloureuses et courbées pour porter
la lourde règle de saint Benoit . Le fardeau est implacable
et reste le même à peu comme à beaucoup. Il pesait, il
écrase. Aussi elles meurent. Du temps que l'auteur de ce
livre habitait encore Paris, deux sont mortes. L'une avait
vingt- cinq ans ; l'autre vingt -trois. Celle - ci peut dire comme
Julia Alpinula : Hic jaceo. Vixi annos viginti et tres. C'est
à cause de cette décadence que le couvent a renoncé à
l'éducation des filles.
Nous n'avons pu passer devant cette maison extraordi
naire, inconnue,obscure, sans y entrer et sans y faire entrer
les esprits qui nous accompagnent et qui nous écoutent
raconter, pour l'utilité de quelques-uns peut-être, l'histoire
mélancolique de Jean Valjean . Nous avons pénétré dans
cette communauté toute pleine de ces vieilles pratiques
qui semblent si nouvelles aujourd'hui. C'est le jardin fermé.
Hortus conclusus . Nous avons parlé de ce lieu singulier avec
détail, mais avec respect, autant du moins que le respect
et le détail sont conciliables. Nous ne comprenons pas tout,
mais nous n'insultons rien . Nous sommes à égale distance
de l'hosanna de Joseph de Maistre qui aboutit à sacrer le
bourreau et du ricanement de Voltaire qui va jusqu'à railler
le crucifix .
Illogisme de Voltaire, soit dit en passant ; car Voltaire
eùt défendu Jésus comme il défendait Calas ; et, pour ceux
là mêmes qui nient les incarnations surhumaines, que repré
sente le crucifix ? Le sage assassiné.
Au dix -neuvième siècle, l'idée religieuse subit une crise .
On désapprend de certaines choses, et l'on fait bien, pourvu
qu'en désapprenant ceci , on apprenne cela. Pas de vide dans
le cæur humain. De certaines démolitions se font, il est
bon qu'elles se fassent, mais à la condition d'être suivies de
reconstructions.
En attendant, étudions les choses qui ne sont plus. Il est
nécessaire de les connaître, ne fût- ce que pour les éviter.
Les contrefaçons du passé prennent de faux noms et s'ap
pellent volontiers l'avenir. Ce revenant, le passé, est sujet
à falsifier son passe - port. Mettons-nous au fait du piége.
Défions -nous. Le passé a un visage, la superstition, et un
280 LES MISÉRABLES . COSETTE .

masque, l'hypocrisie. Dénonçons le visage et arrachons le


masque.
Quant aux couvents, ils offrent une question complexe.
Question de civilisation, qui les condamnę ; question de
liberté, qui les protége.
LIVRE SEPTIÈME

PARENTHESE
2

LB COUVENI , IDÉE ABSTRAITB

Ce livre est un drame dont le premier personnage est


l'infini.
L'homme est le second.
Cela étant, comme un couvent s'est trouvé sur notre
chemin , nous avons dû y pénétrer. Pourquoi ? C'est que le
couvent, qui est propre à l'orient comme à l'occident, à
l'antiquité comme aux temps modernes, au paganisme, au
bouddhisme, au mahométisme, comme au christianisme,
est un des appareils d'optique appliqués par l'homme sur
l'infini.
Ce n'est point ici le lieu de développer hors de mesure
de certaines idées ; cependant, tout en maintenant absolu
ment nos réserves, nos restrictions et même nos indigna
tions, nous devons le dire, toutes les fois que nous rencon
trons dans l'homme l'infini, bien ou mal compris, nous nous
sentons pris de respect. Il y a dans la synagogue, dans la
mosquée, dans la pagode, dans le wigwam, un coté hideux
que nous exécrons et un côté sublime que nous adorons.
Quelle contemplation pour l'esprit et quelle rêverie sans
fond I la réverbération de Dieu sur le mur humain.
284 LES MISÉRABLES . COSETTE .

II

LE COUVENT , PAIT HISTORIQUB

Au point de vue de l'histoire, de la raison et de la vérité,


le monachisme est condamné.
Les monastères, quand ils abondent chez une nation,
sont des næuds à la circulation , des établissements encom
brants, des centres de paresse là où il faut des centres de
travail . Les communautés monastiques sont à la grande
communauté sociale ce que le gui est au chêne, ce que la
verrue est au corps humain. Leur prospérité et leur
embonpoint sont l'appauvrissement du pays. Le régime
monacal , bon au début des civilisations, utile à produire
la réduction de la brutalité par le spirituel, est mauvais à
la virilité des peuples. En outre, lorsqu'il se relèche, et
qu'il entre dans sa période de déréglement, comme il con
tinue à donner l'exemple, il devient mauvais par toutes les
raisons qui le faisaient salutaire dans sa période de pureté.
Les claustrations ont fait leur temps. Les cloitres, utiles
à la première éducation de la civilisation moderne, ont été
gênants pour sa croissance et sont nuisibles à son dévelop
pement. En tant qu'institution et que mode de formation
pour l'homme, les monastères, bons au dixième siècle,
discutables au quinzième, sont détestables au dix-neuvième.
La lèpre monacale a presque rongé jusqu'au squelette deux
admirables nations, l'Italie et l'Espagne, l'une la lumière,
l'autre la splendeur de l'Europe pendant des siècles, et, à
PARENTHÈSE . 283

l'époque où nous sommes, ces deux illustres peuples ne


commencent à guérir que grâce à la saine et vigoureuse
hygiène de 1789.
Le couvent, l'antique couvent de femmes particulière
ment, tel qu'il apparaît encore au seuil de ce siècle en
Italie, en Autriche, en Espagne, est une des plus sombres
concrétions du moyen âge. Le cloître, ce cloître -là, est le
point d'intersection des terreurs. Le cloître catholique
proprement dit est tout rempli du rayonnement noir de la
mort.
Le couvent espagnol surtout est funèbre. Là montent
dans l'obscurité, sous des voûtes pleines de brume, sous
des dômes vagues à force d'ombre, de massifs autels ba
béliques, hauts comme des cathédrales ; là pendent à des
chaines dans les ténèbres d'immenses crucifix blancs ; là
s'étalent, nus sur l'ébène, de grands christs d'ivoire ; plus
que sanglants, saignants ; hideux et magnifiques, les coudes
montrant les os, les rotules montrant les téguments, les
plaies montrant les chairs, couronnés d'épines d'argent,
cloués de clous d'or, avec des gouttes de sang en rubis sur
le front et des larmes en diamants dans les yeux. Les dia
mants et les rubis semblent mouillés, et font pleurer en bas
dans l'ombre des êtres voilés qui ont les flancs meurtris par
le cilice et par le fouet aux pointes de fer, les seins écrasés
par des claies d'osier, les genoux écorchés par la prière ;
des femmes qui se croient des épouses ; des spectres qui se
croient des séraphins. Ces femmes pensent-elles ? non .
Veulent-elles ? non. Aiment-elles ? non . Vivent-elles ? non .
Leurs nerfs sont devenus des os ; leurs os sont devenus
des pierres. Leur voile est de la nuit tissue . Leur souffle
sous le voile ressemble à on ne sait quelle tragique respi
ration de la mort. L'abbesse, une larve, les sanctifie et les
terrifie. L'immaculé est là, farouche. Tels sont les vieux
monastères d'Espagne. Repaires de la dévotion terrible ;
antres de vierges ; lieux féroces.
L'Espagne catholique était plus romaine que Rome même.
Le couvent espagnol était par excellence le couvent ca
tholique. On ý sentait l'orient . L'archevêque, kislar-aga
du ciel, verrouillait et espionnait ce serail d'âmes réservé
à Dieu. La nonne était l'odalisque, le prêtre était l'eunuque.
286 LES MISÉRABLES. COSETTE.
Les ferventes étaient choisies en songe et possédaient
Christ. La nuit, le beau jeune homme nu descendait de la
croix et devenait l'extase de la cellule . De hautes murailles
gardaient de toute distraction vivante la sultane mystique
qui avait le crucifié pour sultan . Un regard dehors était
une infidélité. L'in-pace remplaçait le sac de cuir. Ce qu'on
jetait à la mer en orient, on le jetait à la terre en occident.
Des deux côtés, des femmes se tordaient les bras ; la vague
aux unes, la fosse aux autres ; ici les noyées, là les enter
rées. Parallélisme monstrueux.
Aujourd'hui les souteneurs du passé, ne pouvant nier
ces choses, ont pris le parti d'en sourire. On a mis à la
mode une façon commode et étrange de supprimer les
révélations de l'histoire, d'infirmer les commentaires de la
philosophie, et d'élider tous les faits gênants et toutes les
questions sombres. Matière à déclamations, disent les ha
biles. Déclamations, répètent les niais. Jean -Jacques, décla
mateur; Diderot, déclamateur ; Voltaire sur Calas, Labarre
et Sirven, déclamateur. Je ne sais qui a trouvé dernière
ment que Tacite était un déclamateur, que Néron était une
victime, et que décidément il fallait s'apitoyer « sur ce
pauvre Holopherne » .
Les faits pourtant sont malaisés à déconcerter, et s'obs
tinent. L'auteur de ce livre a vu, de ses yeux, à huit lieues
de Bruxelles, c'est là du moyen âge que tout le monde a
sous la main, à l'abbaye de Villers, le trou des oubliettes au
milieu du pré qui a été la cour du cloître , et , au bord de
la Dyle, quatre cachots de pierre, moitié sous terre, moitié
sous l'eau. C'étaient des in -pace. Chacun de ces cachots a
un reste de porte de fer, une latrine, et une lucarne grillée
qui, dehors, est à deux pieds au-dessus de la rivière, et,
dedans, à six pieds au-dessus du sol. Quatre pieds de ri
vière coulent extérieurement le long du mur. Le sol est
toujours mouillé. L'habitant de l'in - pace avait pour lit cette
terre mouillée. Dans l'un des cachots, il y a un tronçon
de carcan scellé au mur ; dans un autre on voit une espèce
de boîte carrée faite de quatre lames de granit, trop courte
pour qu'on s'y couche, trop basse pour qu'on s'y dresse.
On mettait là -dedans un être avec un couvercle de pierre
par -dessus. Cela est. On le voit. On le touche. Ces in -pace ,
PARENTAĖSE. 287

ces cachots, ces gonds de fer, ces carcans, cette haute lu


carne au ras de laquelle coule la rivière, cette boîte de
pierre fermée d'un couvercle de granit comme une tombe,
avec cette différence qu'ici le mort était un vivant, ce sol
qui est de la boue, ce trou de latrines, ces murs qui suin
tent, quels déclamateurs i
288 LES MISERABLES. COSETTE .

III

WELLE CONDITION ON PEUT RESPECTER LE PASSÉ

Le monachisme, tel qu'il existait en Espagne et tel qu'il


existe au Thibet, est pour la civilisation une sorte de
phthisie. Il arrête net la vie. Il dépeuple, tout simplement.
Claustration , castration . Il a été fléau en Europe. Ajoutez à
cela la violence si souvent faite à la conscience , les voca
tions forcées, la féodalité s'appuyant au cloître, l'aînesse
versant dans le monachisme le trop-plein de la famille,
les férocités dont nous venons de parler, les in -pace, les
bouches closes, les cerveaux murés, tant d'intelligences
infortunées mises au cachot des væux éternels, la prise
d'habit , enterrement des âmes toutes vives. Ajoutez les
supplices individuels aux dégradations nationales, et, qui
que vous soyez , vous vous sentirez tressaillir devant le froc
et le voile, ces deux suaires d'invention humaine.
Pourtant, sur certains points et en certains lieux, en
dépit de la philosophie, en dépit du progrès, l'esprit claus
tral persiste en plein dix-neuvième siècle , et une bizarre
recrudescence ascétique étonne en ce moment le monde
civilisé. L'entêtement des institutions vieillies à se perpé
tuer ressemble à l'obstination du parfum ranci qui récla
merait notre chevelure , à la prétention du poisson gâté
qui voudrait être mangé, à la persécution du vêtement
d'enfant qui voudrait habiller l'homme, et à la tendresse
des cadavres qui reviendraient embrasser les vivants.
PARENTHÈSE . 289

Ingrats ! dit le vêtement, je vous ai protégés dans le


mauvais temps, pourquoi ne voulez-vous plus de moi ? Je
viens de la pleine mer, dit le poisson . J'ai été la rose, dit
le parfum . Je vous ai aimés , dit le cadavre . Je vous ai civi
lisés, dit le couvent.
A cela une seule réponse : Jadis.
Rêver la prolongation indéfinie des choses défuntes et le
gouvernement des hommes par embaumement, restaurer
les dogmes en mauvais état, redorer les chàsses, recrépir
les cloîtres, rebénir les reliquaires, remeubler les super
stitions, ravitailler les fanastismes, remmancher les goupil
lons et les sabres , reconstituer le monachisme et le milita
risme, croire au salut de la société par la multiplication
des parasites, imposer le passé au présent, cela semble
étrange. Il y a cependant des théoriciens pour ces théo
ries-là. Ces théoriciens, gens d'esprit d'ailleurs, ont un pro
cédé bien simple, ils appliquent sur le passé un enduit
qu'ils appellent ordre social, droit divin, morale, famille,
respect des aïeux, autorité antique, tradition sainte, légi
timité, religion ; et ils vont criant : -
Voyez ! prenez
ceci , honnêtes gens. Cette logique était connue des an
ciens. Les aruspices la pratiquaient. Ils frottaient de craie
une génisse noire, et disaient : Elle est blanche. Bos cre
tatus .
Quant à nous, nous respectons çà et là et nous épargnons
partout le passé, pourvu qu'il consente à être mort. S'il
veut être vivant, nous l'attaquons, et nous tâchons de le
tuer .
Superstitions, bigotismes , cagotismes , préjugés, ces
larves, toutes larves qu'elles sont, sont tenaces à la vie,
elles ont des dents et des ongles dans leur fumée, et il faut
les étreindre corps à corps, et leur faire la guerre, et la
leur faire sans trêve, car c'est une des fatalités de l'huma
nité d'être condamnée à l'éternel combat des fantômes.
L'ombre est difficile à prendre à la gorge et à terrasser.
Un couvent en France, en plein midi du dix-neuvième
siècle, c'est un collége de hiboux faisant face au jour. Un
cloître , en flagrant délit d'ascétisme au beau milieu de la
cité de 89, de 1830 et de 1848, Rome s'épanouissant dans
Paris, c'est un anachronisme. En temps ordinaire, pour
290 LES MISÉRABLES. COSETTE .

dissoudre un anachronisme et le faire évanouir, on n'a qu'à


lui faire épeler le millésime. Mais nous ne sommes point
en temps ordinaire.
Combattons.
Combattons, mais distinguons. Le propre de la véritt ,
c'est de n'être jamais excessive. Quel besoin a-t-elle d'exa
gérer ? Il y a ce qu'il faut détruire, et il y a ce qu'il faut
simplement éclairer et regarder. L'examen bienveillant et
grave, quelle force' N'apportons point flamme là où la
lumière suffit.
Donc, le dix-neuvième siècle étant donné, nous sommes
contraire, en thèse générale, et chez tous les peuples, en
Asie comme en Europe, dans l'Inde comme en Turquie, aux
claustrations ascétiques. Qui dit couvent dit marais. Leur
putrescibilité est évidente, leur stagnation est malsaine,
leur fermentation enfièvre les peuples et les étiole ; leur
multiplication devient plaie d'Égypte. Nous ne pouvons
penser sans 'effroi à ces pays où les fakirs, les bonzes, les
santons, les caloyers, les marabouts, les talapoins et les
derviches pullulent jusqu'au fourmillement vermineux.
Cela dit, la question religieuse subsiste. Cette question a
de certains côtés mystérieux , presque redoutables; qu'il
nous soit permis de la regarder fixement.

4

PARENTHESE . 291

IV

LE COUVENT AU POINT DB VUR DES PRINCIPES

Des hommes se réunissent et habitent en commun . En


vertu de quel droit ? en vertu du droit d'association .
Ils s'enferment chez eux . En vertu de quel droit ? en vertu
du droit qu'a tout homme d'ouvrir ou de fermer sa porte.
Ils ne sortent pas, En vertu de quel droit ? en vertu du
droit d'aller et de venir, qui implique le droit de rester
chez soi .
Là, chez eux, que font- ils ?
Ils parlent bas ; ils baissent les yeux ; ils travaillent. Ils
renoncent au monde , aux villes, aux sensualités, aux plai
sirs, aux vanités, aux orgueils, aux intérêts. Ils sont vêtus
de grosse laine ou de grosse toile. Pas un d'eux ne possède
en propriété quoi que ce soit. En entrant là, celui qui était
riche se fait pauvre. Ce qu'il a, il le donne à tous. Celui qui
était ce qu'on appelle noble , gentilhomme et seigneur, est
l'égal de celui qui était paysan. La cellule est identique
pour tous. Tous subissent la même tonsure, portent le
même froc, mangent le même pain noir, dorment sur la
même paille, meurent sur la même cendre. Le même sac
sur le dos, la même corde autour des reins. Si le parti
pris est d'aller pieds nus, tous vont pieds nus. Il peut y
avoir là un prince, ce prince est la même ombre que les
autres. Plus de titres. Les noms de famille même ont dis
paru, Ils ne portent que des prénoms, Tous sont courbés
292 LES MISERABLES . COSETTE .

sous l'égalité des noms de baptême. Ils ont dissous la


famille charnelle et constitué dans leur communauté la
famille spirituelle. Ils n'ont plus d'autres parents que tous
les hommes . Ils secourent les pauvres, ils soignent les ma
lades. Ils élisent ceux auxquels ils obéissent. Ils se disent
l'un à l'autre : mon frère.
Vous m'arrêtez, et vous vous écriez : Mais c'est là le
couvent idéal !
Il suffit que ce soit le couvent possible, pour que j'en
doive tenir compte.
De là vient que, dans le livre précédent, j'ai parlé d'un
couvent avec un accent respectueux. Le moyen âge écarté,
l'Asie écartée, la question historique et politique réservée,
au point de vue philosophique pur, en dehors des nécessités
de la politique militante, à la condition que le monastère
soit absolument volontaire et ne renferme que des consen
tements, je considérerai toujours la communauté claus
trale avec une certaine gravité attentive et, à quelques
égards, déférente . Là où il y a la communauté, il y a la
commune , là où il y a la commune, il y a le droit. Le mo
nastère est le produit de la formule : Égalité, Fraternité.
Oh ! que la liberté est grande! et quelle transfiguration splen
didel la liberté suffit à transformer le monastère en répu
blique .
Continuons.
Mais ces hommes, ou ces femmes, qui sont derrière ces
quatre murs, ils s'habillent de bure, ils sont égaux, ils
s'appellent frères ; c'est bien ; mais ils font encore autre
chose ?
Oui .
Quoi ?
Ils regardent l'ombre, ils se mettent à genoux , et ils joi
gnent les mains.
Qu'est -ce que cela signifie ?
PARENTHESE. 293

LA PRIBRB

Ils prient ,
Qui ?
Dieu .
Prier Dieu , que veut dire ce mot ?
Y a - t - il un infini hors de nous ? Cet infini est-il un , imma
nent, permanent, nécessairement substantiel, puisqu'il est
infini, et que, si la matière lui manquait, il serait borné là,
nécessairement intelligent, puisqu'il est infini, et que, si
l'intelligence lui manquait, il serait fini là ? Cet infini
éveille-t-il en nous l'idée d'essence, tandis que nous ne
pouvons nous attribuer à nous-mêmes que l'idée d'exis
tence ? En d'autres termes, n'est -il pas l'absolu dont nous
sommes le relatif ?
En même temps qu'il y a un infini hors de nous, n'y a -t
il pas un infini en nous ? Ces deux infinis (quel pluriel
effrayant !) ne se superposent-ils pas l'un à l'autre ? Le
second infini n'est-il pas pour ainsi dire sous- jacent au pre
mier ? n'en est-il pas le miroir, le reflet, l'écho, abîme con
centrique à un autre abime ? Ce second infini est-il intelli- ,
gent lui aussi ? Pense -t -il ? aime-t-il ? veut-il ? Si les deux
infinis sont intelligents, chacun d'eux a un principe vou
lant, et il y a un moi dans l'infini d'en haut comme il y a
un moi dans l'infini d'en bas. Le moi d'en bas, c'est l'âme ;
le moi d'en haut, c'est Dieu .
294 LES MISÉRABLES. COSETTE .

Mettre par la pensée l'infini d'en bas en contact avec


l'infini d'en haut , cela s'appelle prier.
Ne retirons rien à l'esprit humain ; supprimer est mau
vais. Il faut réformer et transformer. Certaines facultés de
l'homme sont dirigées vers l'Inconnu ; la pensée,la rêverie,
la prière. L'Inconnu est un océan. Qu'est-ce que la con
science ? C'est la boussole de l'Inconnu. Pensée, rêverie
prière, ce sont là de grands rayonnements mystériey
Respectons-les. Où vont ces irradiations majestueuses de
l'âme ? à l'ombre ; c'est- à - dire à la lumière.
La grandeur de la démocratie, c'est de ne rien nier et
de ne rien renier de l'humanité. Près du droit de l'Homme,
au moins à côté, il y a le droit de l'Ame.
Écraser les fanatismes, et vénérer l'infini, telle est la
loi . Ne nous bornons pas à nous prosterner sous l'arbre
Création , et à contempler ses immenses branchages pleins
d'astres. Nous avons un devoir : travailler à l'âme humaine,
défendre le mystère contre le miracle, adorer l'incompré
hensible et rejeter l'absurde, n'admettre, en fait d'inexpli
cable , que le nécessaire, assainir la croyance, ôter les
superstitions de dessus la religion ; écheniller Dieu
PARENTHESE .

VI

BONTÉ ABSOLUB DE LA PRIÈRB

Quant au mode de prier, tous sont bons, pourvu qu'ils


soient sincères. Tournez votre livre à l'envers, et soyez
dans l'infini.
Il y a, nous le savons, une philosophie qui nie l'infini. Il
y a aussi une philosophie, classée pathologiquement, qui
nie le soleil ; cette philosophie s'appelle cécité.
Ériger un sens qui nous manque en source de vérité,
c'est un bel aplomb d'aveugle .
Le curieux, ce sont les airs hautains, supérieurs et
compatissants que prend, vis-à-vis de la philosophie qui
voit Dieu , cette philosophie à tâtons. On croit entendre
une taupe s'écrier : Ils me font pitié avec leur soleil !
Il y a, nous le savons, d'illustres et puissants athées.
Ceux-là, au fond , ramenés au vrai par leur puissance
même, ne sont pas bien sûrs d'être athées, ce n'est guère
avec eux qu'une affaire de définition, et, dans tous les cas,
s'ils ne croient pas Dieu, étant de grands esprits, ils prou
vent Dieu .
Nous saluons en eux les philosophes, tout en qualifiant
inexorablement leur philosophie.
Continuons.
L'admirable aussi , c'est la facilité à se payer de mots.
Une école métaphysique du nord, un peu imprégnée de
298 LES MISÉRABLĘS . COSETTE .

brouillard, a cru faire une révolution dans l'entendement


humain en remplaçant le mot Force par le mot Volonté .
Dire : la plante veut ; au lieu de : la plante croît; cela
serait fécond, en effet, si l'on ajoutait : l'univers veut.
Pourquoi ? C'est qu'il en sortirait ceci : la plante veut,
donc elle a un moi ; l'univers veut , donc il a un Dieu .
Quant à nous, qui pourtant, au rebours de cette école,
de rejetons rien à priori, une volonté dans la plante,
acceptée par cette école, nous paraît plus difficile à
Admettre qu'une volonté dans l'univers, niée par elle .
Nier la volonté de l'infini , c'est-à-dire Dieu, cela ne se
peut qu'à la condition de nier l'infini. Nous l'avons démon
tré .
La négation de l'infini mene droit au nihilisme . Tout
devient « une conception de l'esprit » .
Avec le nihilisme pas de discussion possible. Car le
nihiliste logique doute que son interlocuteur existe, et
i n'est pas bien sûr d'exister lui-même .
A son point de vue, il est possible qu'il ne soit lui-même
pour lui-même qu'une « conception de son esprit » .
Seulement, il ne s'aperçoit point que tout ce qu'il a nie,
il l'admet en bloc, rien qu'en prononçant ce mot : esprit.
En somme, aucune voie n'est ouverte pour la pensée
par une philosophie qui fait tout aboutir au monosyllabe
Non .
A : Non , il n'y a qu'une réponse : Oui.
Le nihilisme est sans portée .
Il n'y a pas de néant. Zéro n'existe pas. Tout est quelque
chose . Rien n'est rien .
L'homme vit d'affirmation plus encore que de pain.
Voir et montrer, cela même ne suffit pas. La philosophie
doit être une énergie; elle doit avoir pour effort et pour
effet d'améliorer l'homme. Socrate doit entrer dans Adam
et produire Marc-Aurèle ; en d'autres termes, faire sortir
de l'homme de la félicité l'homme de la sagesse. Changer
l'Éden en Lycée. La science doit être un cordial. Jouir,
quel triste but et quelle ambition chétive ! La brute jouit.
Penser, voilà le triomphe vrai de l'âine. Tendre la pensée
à la soif des hommes, leur donner à tous en élixir la
potion de Dieu, faire fraterniser en eux la conscience et
PARENTHÈSE . 297

la science, les rendre justes par cette confrontation mys


térieuse, telle est la fonction de la philosophie réelle. La
morale est un épanouissement de vérités. Contempler
mène à agir. L'absolu doit être pratique. Il faut que l'idéal
soit respirable, potable et mangeable à l'esprit humain .
C'est l'idéal qui a le droit de dire : Prenez, ceci esl ma
chair, ceci est mon sang . La sagesse est une communion
sacrée. C'est à cette condition qu'elle cesse d'être un sté
rile amour de la science pour devenir le mode un et sou
verain du ralliement humain , et que de philosophie clle
est promue religion .
La philosophie ne doit pas être un encorbellement bâti
sur le mystère pour le regarder à son aise, sans autre
résultat que d'être commode à la curiosité.
Pour nous, en ajournant le développement de notre
pensée à une autre occasion, nous nous bornons à dire
que nous ne comprenons ni l'homme comme point de
départ, ni le progrès comme but, sans ces deux forces
qui sont les deux moteurs : croire et aimer.
Le progrès est le but, l'idéal et le type .
Qu'est-ce que l'idéal ? C'est Dieu .
déal, absolu, perfection , infini; mots identiques .
298 LES MISÉRABLES COSETTE .

VII

PRÉCAUTIONS A PRENDRE DANS LE BLAMB

L'histoire et la philosophie ont d'éternels devoirs qui


sont en même temps des devoirs simples ; combattre
Caïphe évêque, Dracon juge , Trimalcion législateur, Tibère
empereur , cela est clair, direct et limpide , et n'offre
aucune obscurité . Mais le droit de vivre à part, même
avec ses inconvénients et ses abus , veut être constaté et
ménagé. Le cénobitisme est un problème humain.
Lorsqu'on parle des couvents, ces lieux d'erreur, mais
d'innocence, d'égarement, mais de bonne volonté, d'igno
rance, mais de dévouement, de supplice, mais de martyre,
il faut presque toujours dire oui et non .
Un couvent , c'est une contradiction . Pour but, le
salut ; pour moyen , le sacrifice. Le couvent, c'est le su
prême égoïsme ayant pour résultante la suprême abné
gation .
Abdiquer pour régner, semble être la devise du mona
chisme.
Au cloître , on souffre pour jouir. On tire une lettre de
change sur la mort. On escompte en nuit terrestre la
lumière céleste . Au cloître , l'enfer est accepté en avance
d'hoirie sur le paradis .
La prise de voile ou de froc est un suicide payé d'éter
nité.
PARENTHESE . 299

Il ne nous parait pas qu'en un pareil sujet la moque


rie soit de mise. Tout y est sérieux , le bien comme le
mal.
L'homme juste fronce le sourcil , mais ne sourit jamais
du mauvais sourire. Nous comprenons la colère, non la
malignité.
300 LES MISÉRABLES. COSETTE .

VIII

FOI , LOI

Encore quelques mots.


Nous blâmous l'église quand elle est saturée d'intrigues,
nous méprisons le spirituel âpre au temporel ; mais nous
honorons partout l'homme pensif.
Nous saluons qui s'agenouille .
Une foi; c'est là pour l'homme le nécessaire. Malheur à
qui ne croit rien !
On n'est pas inoccupé parce qu'on est absorbé. Il y a le
labeur visible et le labeur invisible .
Contempler, c'est labourer ; penser, c'est agir. Les bras
croisés travaillent, les mains jointes font. Le regard au ciel
est une cuvre .
Thales resta quatre ans immobile. Il fonda la philosophie.
Pour nous les cénobites ne sont pas des oisifs, et les soli.
taires ne sont pas des fainéants .
Songer à l'Ombre est une chose sérieuse.
Sans rien infirmer de ce que nous venons de dire, nous
croyons qu'un perpétuel souvenir du tombeau convient aux
vivants . Sur ce point le prêtre et le philosophe sont d'ac
cord. Il faut mourir. L'abbé de La Trappe donne la réo
plique à Horace.
Mêler à sa vie une certaine présence du sépulcre c'est
la loi du sage ; et c'est la loi de l'ascète. Sous ce rapport
l'ascète et le sage convergent.
PARENTAÈSB .. 301

Il y a la croissance matérielle ; nous la voulons . Il y a


aussi la grandeur morale ; nous y tenons.
Les esprits irréfléchis et rapides disent :
- A quoi bon ces figures immobiles du côté du mys
tère ? à quoi servent-elles ? qu'est-ce qu'elles font ?
Hélas ! en présence de l'obscurité qui nous environne et
1
qu: nous attend , ne sachant pas ce que la dispersion
immense fera de nous, nous répondons : Il n'y a pas
d'œuvre plus sublime peut-être que celle que font ces
âmes. Et nous ajoutons : Il n'y a peut-être pas de travail
plus utile .
Il faut bien ceux qui prient toujours pour ceux qui ne
prient jamais.
Pour nous, toute la question est dans la quantité de pen
sée qui se mêle à la prière.
Leibniz priant, cela est grand ; Voltaire adorant, cela est
beau. Deo erexit Voltaire.
Nous sommes pour la religion contre les religions.
Nous sommes de ceux qui croient à la misère des orai
sons et à la sublimité de la prière.
Du reste, dans cette minute que nous traversons, minute
qui heureusement ne laissera point au dix - neuvième siècle
sa figure, à cette heure où tant d'hommes ont le front bas
et l'âme peu haute , parmi tant de vivants ayant pour mo
rale de jouir, et occupés des choses courtes et difformes
de la matière, quiconque s'exile nous semble vénérabje. Le
monastère est un renoncement. Le sacrifice qui porte à
faux est encore le sacrifice. Prendre pour devoir une
erreur sévère , cela a sa grandeur.
Pris en soi , et idéalement, et pour tourner autour de la
vérité jusqu'à épuisement impartial de tous les aspects, le
monastère, le couvent de femmes surtout, car dans notre
société c'est la femme qui souffre le plus, et dans cet exil
du cloître il y a de la protestation, le couvent de femmes
a incontestablement une certaine majesté.
Cette existence claustrale si austère et si morne, dont
nous venons d'indiquer quelques linéaments, ce n'est pas
la vie, car ce n'est pas la liberté ; ce n'est pas la tombe,
car ce n'est pas la plénitude ; c'est le lieu étrange d'où l'on
aperçoit, comme de la crète d'une haute montagne, d'un
302 LES MISÉRABLES, COSETTE .

côté l'abîme où nous sommes, de l'autre l'abîme od nous


serons ; c'est une frontière étroite et brumeuse séparant
deux mondes, éclairée et obscurcie par les deux à la fois,
où le rayon affaibli de la vie se mêle au rayon vague de la
mort ; c'est la pénombre du tombeau .
Quant à nous, qui ne croyons pas ce que ces femmes
croient, mais qui vivons comme elles par la foi, nous
n'avons jamais pu considérer sans une espèce de terreur
religieuse et tendre, sans une sorte de pitié pleine d'envie,
ces créatures dévouées, tremblantes et confiantes, ces âmes
humbles et augustes qui osent vivre au bord même du
mystère, attendant, entre le monde qui est fermé et le ciel
qui n'est pas ouvert, tournées vers la clarté qu'on ne voit
pas, ayant seulement le bonheur de penser qu'elles savent
où elle est, aspirant au gouffre et à l'inconnu , l'oeil fixé sur
l'obscurité immobile, agenouillées, éperdues, stupéfaites,
frissonnantes, à demi soulevées à de certaines heures par
les souffles profonds de l'éternité.
LIVRE HUITIÈME

LES CIMETIÈRES PRENNENT


CE QU'ON LEUR DONNE
I

OU IL EST TRAITB DB LA MANIĚRB D'ENTRBA


AU COUVENT

C'est dans cette maison que Jean Valjean était, comme


avait dit Fauchelevent, « tombé du ciel » .
Il avait franchi le mur du jardin qui faisait l'angle de la
rue Polonceau . Cet hymne des anges qu'il avait entendu au
milieu de la nuit, c'était les religieuses chantant matines ;
cette salle qu'il avait entrevue dans l'obscurité, c'était la
chapelle ; ce fantôme qu'il avait vu étendu à terre, c'était
la seur faisant la réparation ; ce grelot dont le bruit
l'avait si étrangement surpris, c'était le grelot du jardinier
attaché au genou du père Fauchelevent.
Une fois Cosette couchée, Jean Valjean et Fauchelevent
avaient, comme on l'a vu , soupé d'un verre de vin et d'un
morceau de fromage devant un bon fagot flambant; puis,
le seul lit qu'il y eût dans la baraque étant occupé par
Cosette, ils s'étaient jetés chacun sur une botte de paille.
Avant de fermer les yeux , Jean Valjean avait dit : Il faut
désormais que je reste ici. Cette parole avait trotté
toute la nuit dans la tête de Fauchelevent.
A vrai dire, ni l'un ni l'autre n'avaient dormi.
Jean Valjean, se sentant découvert et Javert sur sa piste,
comprenait que lui et Cosette étaient perdus s'ils rentraient
dans Paris. Puisque le nouveau coup de vent qui venait de
souffler sur lui l'avait échoué dans ce cloître , Jean Valjean
n'avait plus qu'une pensée, y rester. Or, pour un malheu
20
306 LES MISÉRABLES. COSETTE .

reux dans sa position, ce couvent était à la fois le lieu le


plus dangereux et le plus sûr; le plus dangereux, car, au
cun homme ne pouvant y pénétrer, si on l'y découvrait,
c'était un flagrant délit, et Jean Valjean ne faisait qu'un
pas du couvent à la prison ; le plus sûr, car si l'on parve
nait à s'y faire accepter et à y demeurer, qui viendrait vous
chercher là ? Habiter un lieu impossible, c'était le salut.
De son côté, Fauchelevent se creusait la cervelle . Il
commençait par se déclarer qu'il n'y comprenait rien.
Comment M. Madeleine se trouvait-il là, avec les murs qu'il
y avait ? Des murs de cloître ne s'enjambent pas. Comment
s'y trouvait-il avec un enfant ? On n'escalade pas une mu
raille à pic avec un enfant dans ses bras. Qu'était-ce que
cet enfant ? D'où venaient -ils tous les deux ? Depuis que
Fauchelevent était dans le couvent, il n'avait plus entendu
parler de Montreuil-sur -Mer, et ne savait rien de ce qui
s'était passé. Le père Madeleine avait cet air qui décou
rage les questions ; et d'ailleurs Fauchelevent se disait : On
ne questionne pas un saint. M. Madeleine avait conservé
pour lui tout son prestige. Seulement, de quelques mots
échappés à Jean Valjean, le jardinier crut pouvoir conclure
que M. Madeleine avait probablement fait faillite par la
dureté des temps, et qu'il était poursuivi par ses créanciers;
ou bien qu'il était compromis dans une affaire politique et
qu'il se cachait ; ce qui ne déplut point à Fauchelevent,
lequel, comme beaucoup de nos paysans du nord , avait un
vieux fond bonapartiste. Se cachant, M. Madeleine avait
pris le couvent pour asilc , et il était simple qu'il voulût y
rester. Mais l'inexplicable , où Fauchelevent revenait tou
jours et où il se cassait la tête, c'était que M. Madeleine
fût là, et qu'il y fût avec cette petite. Fauchelevent les
voyait, les touchait, leur parlait, et n'y croyait pas. L'in
compréhensible venait de faire son entrée dans la cahute
de Fauchelevent . Fauchelevent était à tâtons dans les
conjectures, et ne voyait plus rien de clair sinon ceci :
M. Madeleine m'a sauvé la vie . Cette certitude unique suf
fisait, et le détermina. Il se dit à part lui : C'est mon tour.
Il ajouta dans sa conscience : M. Madeleine n'a pas tant
délibéré quand il s'est agi de se fourrer sous la voiture
pour m'en tirer. Il décida qu'il sauverait M , Madeleine.
LES CIMETIERES PRENNENT... 307

Il se fit pourtact diverses questions et diverses réponses :


Après ce qu'il a été pour moi, si c'était un voleur, le
sauverais-je ? Tout de même. Si c'était un assassin , le
sauverais -je ? Tout de même. Puisque c'est un saint, le
sauverai- je ? Tout de même.
Mais le faire rester dans le couvent, quel problème ! De
vant cette tentative presque chimérique , Fauchelevent ne
recula point ; ce pauvre paysan picard, sans autre échelle
que son dévouement, sa bonne volonté, et un peu de cette
vieille finesse campagnarde mise cette fois au service d'une
intention généreuse, entreprit d'escalader les impossibi
lités du cloître et les rudes escarpements de la règle de
Saint-Benoît. Le père Fauchelevent était un vieux qui
toute sa vie avait été égoïste, et qui, à la fin de ses jours,
boîteux , infirme, n'ayant plus aucun intérêt au monde ,
trouva doux d'être reconnaissant, et, voyant une vertueuse
action à faire, se jeta dessus comme un homme qui, au
moment de mourir, rencontrerait sous sa main un verre
d'un bon vin dont il n'aurait jamais goûté et le boirait
avidement. On peut ajouter que l'air qu'il respirait depuis
plusieurs années déjà dans ce couvent avait détruit la
personnalité en lui, et avait fini par lui rendre nécessaire
une bonne action quelconque.
Il prit donc sa résolution : se dévoucr à M. Madeleine.
Nous venons de le qualifier pauvre paysan picard. La
qualification est juste, mais incomplète. Au point de cette
histoire où nous sommes, un peu de physiologie du père
Fauchelevent devient utile. Il était paysan , mais il avait été
tabellion, ce qui ajoutait de la chicane à sa finesse, et de
la pénétration à sa naïveté . Ayant, pour des causes diverses,
échoué dans ses affaires, de tabellion il était tombé char
retier et manæuvre. Mais , en dépit des jurons et des coups
de fouet, nécessaires aux chevaux, à ce qu'il paraît, il était
resté du tabellion en lui. Il avait quelque esprit naturel ;
il ne disait ni j'ons ni j'avons ; il causait, chose rare au vil
lage; et les autres paysans disaient de lui : Il parle quasi
ment comme un monsieur à chapeau. Fauchelevent était
en effet de cette espèce que le vocabulaire impertinent et
léger du dernier siècle qualifiait : demi-bourgeois, demi
manant ; et que les métaphores tombant du château sur la
308 LES MISÉRABLES . COSETTE.

chaumière étiquetaient dans le casier de la roture : un peu


rustre, un peu citadin : poivre et sel . Fauchelevent, quoique
fort éprouvé et fort usé par le sort, espèce de pauvre
vieille âme montrant la corde , était pourtant homme de
premier mouvement, et très spontané ; qualité précieuse
qui empêche qu'on soit jamais mauvais. Ses défauts et ses
vices, car il en avait eu, étaient de surface; en somme , sa
physionomie était de celles qui réussissent près de l'obser
vateur. Ce vieux visage n'avait aucune de ces fâcheuses
rides du haut du front qui signifient méchanceté ou bê
tise.
Au point du jour, ayant énormément songé, le père Fau
chelevent ouvrit les yeux et vit M. Madeleine qui , assis sur
sa botte de paille , regardait Cosette dormir. Fauchelevent
se dressa sur son séant et dit :
-

Maintenant que vous êtes ici, comment allez-vous


faire pour y entrer ?
Ce mot résumait la situation, et réveilla Jean Valjean de
sa rêverie .
Les deux bonshommes tinrent conseil .
D'abord , dit Fauchelevent, vous allez commencer par
ne pas mettre les pieds hors de cette chambre, la petite
ni vous. Un pas dans le jardin , nous sommes flambés .
C'est juste .
Monsieur Madeleine, reprit Fauchelevent, vous êtes
arrivé dans un moment très bon, je veux dire très mauvais ,
il y a une de ces dames fort malade. Cela fait qu'on ne
regardera pas beaucoup de notre côté. Il paraît qu'elle
meurt. On dit les prières de quarante heures. Toute la
communauté est en l'air. Ça les occupe. Celle qui est en
train de s'en aller est une sainte. Au fait, nous sommes
tous des saints ici . Toute la différence entre elles et moi,
c'est qu'elles disent : notre cellule, et que je dis : ma piolle.
Il va y avoir l'oraison pour les agonisants, et puis l'oraison
pour les morts. Pour aujourd'hui nous serons tranquilles
ici ; mais je ne répcuds pas de demain.
Pourtant, observa Jean Valjean, cette baraqué est
dans le rentrant du mur, elle est cachée par une espèce
de ruine, il y a des arbres, on ne la voit pas du couvent.
Et j'ajoute que les religieuses n'en approchent jamais.
LES CIMETIÈRES PRENNENT.. 309

Eh bien ? fit Jean Valjean .


Le point d'interrogation qui accentuait cet : eh bien,
signifiait : il me semble qu'on peut y demeurer caché.
C'est à ce point d'interrogation que Fauchelevent répon
dit :
Il y a les petites.
-
Quelles petites ? demanda Jean Valjean.
Comme Fauchelevent ouvrait la bouche pour expliquer
le mot qu'il venait de prononcer, une cloche sonna un
coup .
La religieuse est morte, dit- il. Voici le glas .
Et il fit signe à Jean Valjean d'écouter.
La cloche sonna un second coup .
C'est le glas, monsieur Madeleine . La cloche va con
tinuer de minute en minute pendant vingt-quatre heures
jusqu'à la sortie du corps de l'église . Voyez -vous, ça joue.
Aux récréations il suffit qu'une balle roule pour qu'elles
s'en viennent, malgré les défenses, chercher et fourbanser
partout par ici . C'est des diables, ces chérubins-là.
Qui ? demanda Jean Valjean .
-

Les petites. Vous seriez bien vite découvert, allez .


Elles crieraient : Tiens ! un homme ! Mais il n'y a pas de
danger aujourd'hui. Il n'y aura pas de récréation . La jour
née va être tout prières. Vous entendez la cloche . Comme
je vous disais, un coup par minute. C'est le glas .
Je comprends, père Fauchelevent. Il y a des pension
naires .
Et Jean Valjean pensa à part lui :
- Ce serait l'éducation de Cosette toute trouvée .
Fauchelevent s'exclama :
Pardine ! s'il y a des petites filles! Et qui piailleraient
autour de vous ! et qui se sauveraient ! Ici , être homme,
c'est avoir la peste. Vous voyez bien qu'on m'attache un
grelot à la patte comme à une bête féroce .
Jean Valjean songeait de plus en plus profondément.
Ce couvent nous sauverait, murmurait-il. Puis il éleva la
voix :
Oui , le difficile, c'est de rester .
-

Non , dit Fauchelevent, c'est de sortir.


Jean Valjean sentit le sang lui refluer au cour.
310 LES MISÉRABLES. COSETTE .

Sortir !
Oui, monsieur Madeleine, pour rentrer, il faut que
vous sortiez.
Et, après avoir laissé passer un coup de cloche du glas,
Fauchelevent poursuivit :
On ne peut pas vous trouver ici comme ça. D'où
venez - vous ? Pour moi vous tombez du ciel, parce que je
vous connais ; mais des religieuses, ça a besoin qu'on entre
par la porte.
Tout à coup on entendit une sonnerie assez compliquée
d'une autre cloche .
-
Ah ! dit Fauchelevent, on sonne les mères vocales.
Elles vont au chapitre. On tient toujours chapitre quand
quelqu'un est mort. Elle est morte au point du jour. C'est
ordinairement au point du jour qu'on meurt. Mais est- ce
que vous ne pourriez pas sortir par où vous êtes entré ?
Voyons, ce n'est pas pour vous faire une question, par où
etes - vous entré ?
6
Jean Valjean devint påle. La seule idée de redescendre
dans cette rue formidable le faisait frissonner. Sortez d'une
forêt pleine de tigres, et, une fois dehors, imaginez -vous
un conseil d'ami qui vous engage à y rentrer. Jean Valjean
se figurait toute la police encore grouillante dans le quar
tier, des agents en observation, des vedettes partout,
d'affreux poings tendus vers son collet, Javert peut- être au
coin du carrefour.
-

- Impossible ! dit-il. Père Fauchelevent, mettez que je


suis tombé de là -haut.
Mais je le crois, je le crois, repartit Fauchelevent.
Vous n'avez pas besoin de me le dire. Le bon Dieu vous
aura pris dans sa main pour vous regarder de près, et puis
vous aura lâché. Seulement il voulait vous mettre dans un
couvent d'hommes ; il s'est trompé. Allons, encore une
sonnerie. Celle - ci est pour avertir le portier d'aller
prévenir la municipalité pour qu'elle aille prévenir le
médecin des morts pour qu'il vienne voir qu'il y a
uve morte. Tout ça, c'est la cérémonie de mourir. Elles
n'aiment pas beaucoup cette visite-là, ces bonnes dames.
Un médecin, ça ne croit à rien. Il lève le voile . Il lève
même quelquefois autre chose. Comme elles ont vite fait
LES CIMETIÈRES PRENNENT... 311

avertir le médecin, cette fois -ci! Qu'est-ce qu'il y a donc ?


Votre petite dort toujours. Comment se nomme-t-elle ?
Cosette .
C'est votre fille ? comme qui dirait : vous seriez 80n
grand-père ?
Oui .
- Pour elle, sortir d'ici, ce sera facile. J'ai ma porte de
service qui donne sur la cour . Je cogne . Le portier ouvre . J'ai
ma hotte sur le dos, la petite est dedans. Je sors. Le père
Fauchelevent sort avec sa hotte, c'est tout simple. Vous
direz à la petite de se tenir bien tranquille . Elle sera sous
la bâche. Je la déposerai le temps qu'il faudra chez une
vieille bonne amie de fruitière que j'ai rue du Chemin -Vert,
qui est sourde et où il y a un petit lit. Je crierai dans
l'oreille de la fruitière que c'est une nièce à moi, et de me
la garder jusqu'à demain . Puis la petite rentrera avec vous.
Car je vous ferai rentrer. Il le faudra bien. Mais vous, com
ment ferez -vous pour sortir ?
Jean Valjean hocha la tête.
-
- Que personne ne me voie, tout est là, père Fauchele
vent. Trouvez moyen de me faire sortir comme Cosette
dans une hotte et sous une bâche.
Fauchelevent se grattait le bas de l'oreille avec le
médium de la main gauche, signe de sérieux embarras.
Une troisième sonnerie fit diversion .
Voici le médecin des morts qui s'en va, dit Fauchele
vent. Il a regardé, et dit : elle est morte, c'est bon . Quand
le médecin a visé le passe -port pour le paradis, les pompes
funèbres envoient une bière. Si c'est une mère , les mères
l'ensevelissent ; si c'est une sour, les seurs l'ensevelissent .
Après quoi, je cloue . Cela fait partie de mon jardinage. Un
jardinier est un peu fossoyeur. On la met dans une salle
basse de l'église qui communique à la rue et où pas un
homme ne peut entrer que le médecin des morts. Je ne
.
compte pas pour des hommes les croque-morts et moi.
C'est dans cette salle que je cloue la bière. Les croque
morts viennent la prendre , et fouette cocher ! c'est comme
cela qu'on s'en va au ciel. On apporte une boîte où il n'y
a rien, on la remporte avec quelque chose dedans. Voilà
ce que c'est qu'un enterrement. De profundis.
312 LES MISÉRABLES. COSETTE .

Un rayon de soleil horizontal effleurait le visage de Co


sette endormie qui entr'ouvrait vaguement la bouche, et
avait l'air d'un ange buvant de la lumière. Jean Valjean
s'était mis à la regarder. Il n'écoutait plus Fauchelevent.
N'être pas écouté, ce n'est pas une raison pour se
taire. Le brave vieux jardinier continuait paisiblement
son rabảchage.
On fait la fosse au cimetière Vaugirard . On prétend
qu'on va le supprimer, ce cimetière Vaugirard . C'est un
ancien cimetière qui est en dehors des règlements, qui
n'a pas l'uniforme, et qui va prendre sa retraite. C'est dom
mage, car il est commode. J'ai là un ami , le père Mestienne,
le fossoyeur. Les religieuses d'ici ont un privilège, c'est
d'être portées à ce cimetière-là à la tombée de la nuit. Il
y a un arrêté de la préfecture exprès pour elles. Mais que
d'événements depuis hier ! la mère Crucifixion est morte,
et le père Madeleine ...
Est enterré, dit Jean Valjean souriant tristement.
Fauchelevent fit ricocher le mot .
Dame ! si vous étiez ici tout à fait, ce serait un véri
table enterrement.
Une quatrième sonnerie éclata. Fauchelevent détacha
vivement du clou la genouillère à grelot et la reboucla à
son genou .
-

Cette fois, c'est moi . La mère prieure me demande.


Bon , je me pique à l'ardillon de ma boucle. Monsieur Made
leine, ne bougez pas, et attendez-moi . Il y a du nouveau .
Si vous avez faim , il y a là le vin, le pain et le fromage.
Et il sortit de la cahute en disant : On y val on y va !
Jean Valjean le vit se hâter à travers le jardin , aussi vite
que sa jambe torse le lui permettait, tout en regardant de
côté ses melonnières.
Moins de dix minutes après , le père Fauchelevent , dont
le grelot mettait sur son passage les religieuses en déroute,
frippait un petit coup à une porte , et une voix douce ré
pondait : A jamais. A jamais, c'est - à - dire : Entrez .
Cette porte était celle du parloir réservé au jardinier
pour les besoins du service . Ce parloir était contigu à la,
salle du chapitre. La prieure, assise sur l’unique chaise du
parloir, attendait Fauchelevent.
LES CIMETIÈRES PRENNENT ... 313

II

PAUCHELEVENT EN PRÉSENCE DE LA DIPFICULTÉ

Avoir l'air agité et grave, cela est particulier, dans les


occasions critiques, à de certains caractères et à de cer
taines professions, notamment aux prêtres et aux religieux.
Au moment où Fauchelevent entra, cette double forme
de la préoccupation était empreinte sur la physionomie de
la prieure, qui était cette charmante et savante Mlle de
Blemeur, mère Innocente, ordinairement gaie .
Le jardinier fit un salut craintif, et resta sur le seuil de
la cellule. La prieure, qui égrenait son rosaire, leva les
yeux et dit :
Ah ! c'est vous, père Fauvent.
Cette abréviation avait été adoptée dans le couvent .
Fauchelevent recommença son salut .
Père Fauvent, je vous ai fait appeler.
Me voici , révérende mère .
J'ai à vous parler.
Et moi, de mon côté, dit Fauchelevent avec une har
diesse dont il avait peur intérieurement, j'ai quelque chose
à dire à la très révérende mère .
La prieure le regarda.
-
Ah ! vous avez une communication à me faire .
Une prière.
Eh bien , parlez .
Le bonhomme Fauchelevent, ex -tabellion , appartenait à
314 LES MISÉRABLES. COSETTE.
la catégorie des paysans qui ont de l'aplomb. Une certaine
ignorance habile est une force ; on ne s'en défie pas et
cela vous prend. Depuis un peu plus de deux ans qu'il habi
tait le couvent, Fauchelevent avait réussi dans la commu
nauté. Toujours solitaire, et tout en vaquant à son jardi
nage, il n'avait guère autre chose a faire que d'être curieux.
A distance comme il était de toutes ces femmes voilées
allant et venant, il ne voyait guère devant lui qu'une agi
tation d'ombres. A force d'attention et de pénétration, il
était parvenu à remettre de la chair dans tous ces fantômes,
et ces mortes vivaient pour lui . Il était comme un sourd
dont la vue s'allonge et comme un aveugle dont l'ouïe s'ai
guise. Il s'était appliqué à démêler le sens des diverses
sonneries, et il y était arrivé, de sorte que ce cloître énig
matique et taciturne n'avait rien de caché pour lui ; ce
sphinx lui bavardait tous ses secrets à l’oreille. Fauche
levent, sachant tout, cachait tout. C'était là son art. Tout
le couvent le croyait stupide. Grand mérite en religion.
Les mères vocales faisaient cas de Fauchelevent . C'était un
curieux muet. Il inspirait la confiance. En outre, il était
régulier, et ne sortait que pour les nécessités démontrées
du verger et du potager. Cette discrétion d'allures lui était
comptée. Il n'en avait pas moins fait jaser deux hommes ;
au couvent, le portier, et il savait les particularités du par
loir ; et, au cimetière, le fossoyeur, et il savait les singula
rités de la sépulture ; de la sorte, il avait, à l'endroit de
ces religieuses, une double lumière, l'une sur la vie, l'autre
sur la mort. Mais il n'abusait de rien . La congrégation
tenait à lui. Vieux, boiteux, n'y voyant goutte, probable
ment un peu sourd, que de qualités ! On l'eût difficilement
remplacé .
Le bonhomme, avec l'assurance de celui qui se sent
apprécié, entama, vis -à -vis de la révérende prieure, une
harangue campagnarde assez diffuse et très profonde. Il
parla longuement de son âge, de ses infirmités, de la sur
charge des années comptant double désormais pour lui,
des exigences croissantes du travail, de la grandeur du
jardin, des nuits à passer, comme la dernière, par exemple,
où il avait fallu mettre des paillassons sur les melonnières
à cause de la lune, et il finit par aboutir à ceci : qu'il avait
LES CIMETIÈRES PRENNENT.. 315

un frère, (la prieure fit un mouvement) - un frère point


jeune , ( second mouvement de la prieure, mais mouve
ment rassuré) que, si on le voulait bien, ce frère pour
rait venir loger avec lui et l'aider, qu'il était excellent jar
dinier, que la communauté en tirerait de bons services,
meilleurs que les siens à lui ; que, autrement, si l'on
n'admettait point son frère, comme, lui, l'aîné, il se sentait
cassé, et insuffisant à la besogne, il serait, avec bien du
regret, obligé de s'en aller ; et que son frère avait une
petite fille qu'il amènerait avec lui, qui s'élèverait en Dieu
dans la maison , et qui peut-être, qui sait ? ferait une reli
gicuse un jour.
Quand il eut fini de parler, la prieure interrompit le glis
sement de son rosaire entre ses doigts, et lui dit :
Pourriez- vous, d'ici à ce soir, vous procurer une forte
barre de fer ?
-
Pourquoi fai e?
Pour servir de levier.
Oui, révérende mère, répondit Fauchelevent.
La prieure, sans ajouter une parole, se leva, et entra
dans la chambre voisine, qui était la salle du chapitre et
où les mères vocales étaient probablement assemblées.
Fauchelevent demeura seul.
216 LES MISÉRABLES. COSETTE .

III

MÈRE INNOCENTB

Un quart d'heure environ s'écoula. La prieure rentra et


revint s'asseoir sur la chaise .
Les deux interlocuteurs semblaient préoccupés . Nous
sténographions de notre mieux le dialogue qui s'engagea.
Père Fauvent ?
Révérende mère ?
Vous connaissez la chapelle ?
J'y ai une petite cage pour entendre la messe et les
offices.
Et vous êtes entré dans le choeur pour votre ou
vrage ?
Deux ou trois fois.
-
Il s'agit de soulever une pierre.
Lourde ?
La dalle du pavé qui est à côté de l'autel.
La pierre qui ferme le caveau ?
Oui .
C'est là une occasion où il serait bon d'être deux
hommes.
-
La mère Ascension, qui est forte comme un homme,
vous aidera.
Une femme n'est jamais un homme.
Nous n'avons qu'une femme pour vous aider. Chacun
-

fait ce qu'il peut. Parce que dom Mabillon donne quatre


LES CIMETIÈRES PRENNENT... 317

cent dix-sept épîtres de saint Bernard et que Merlonus


llorstius n'en donne que trois cent soixante-sept, je ne mé
prise point Merlonus Horstius,
Ni moi non plus.
Le mérite est de travailler selon ses forces. Un cloître
n'est pas un chantier.
Et une femme n'est pas un homme . C'est mon frère
qui est fort!
Et puis vous aurez un levier.
-.C'est la seule espèce de clef qui aille à ces espèces de
portes .
Il y a un anneau à la pierre.
J'y passerai le levier.
Et la pierre est arrangée de façon à pivoter.
C'est bien , révérende mère. J'ouvrirai le caveau .
Et les quatre mères chantres vous assisteront.
Et quand le caveau sera ouvert ?
Il faudra le refermer .
Sera -ce tout ?
S
Non .
-
Donnez-moi vos ordres, très révérende mère .
- Fauvent , nous avons confiance en vous.
Je suis ici pour tout faire.
Et pour tout taire.
Oui , révérende mère .
Quand le caveau sera ouvert...
Je le refermerai.
-
Mais auparavant...
Quoi, révérende mère ?
Il faudra y descendre quelque chose.
Il y eut un silence. La prieure, après une moue de la
lèvre inférieure qui ressemblait à de l'hésitation, le rompit.
Père Fauvent ?
- Révérende mère ?
Vous savez qu'une mère est morte ce matin.
Non .
Vous n'avez donc pas entendu la cloche ?
On n'entend rien au fond du jardin.
En vérité ?
- C'est à peine si je distingue ma sonnerie .

318 LES MISÉRABLES . COSETTE .

Elle est morte à la pointe du jour.


Et puis, ce matin , le vent ne portait pas de mon côté.
C'est lamère Crucifixion. Une bienheureuse.
La prieure se tut, remua un moment les lèvres, comme
pour une oraison mentale, et reprit :
Il y a trois ans, rien que pour avoir vu prier la mère
Crucifixion , une janseniste, madame de Béthune, s'est faite
orthodoxe.
Ah oui, j'entends le glas maintenant, révérende
mère.
Les mères l'ont portée dans la chambre des mortes
qui donne dans l'église.
Je sais.
Aucun autre homme que vous ne peut et ne doit en
trer dans cette chambre-là. Veillez - y bien. Il ferait beau
voir qu'un homme entrât dans la chambre des mortes !
Plus souvent !
Hein ?
Plus souvent !
Qu'est-ce que vous dites?
Je dis plus souvent.
Plus souvent que quoi ?
Révérende mère , je ne dis pas plus souvent que quoi,
je dis plus souvent .
Je ne vous comprends pas. Pourquoi dites -vous plus
souvent ?
Pour dire comme vous, révérende mère .
Mais je n'ai pas dit plus souvent.
Vous ne l'avez pas dit , mais je l'ai dit pour dire
comme vous .
En ce moment neuf heures sonnèrent.
A neuf heures du matin et à toute heure loué soit et
adoré le très saint sacrement de l'autel, dit la prieure.
Amen , dit Fauchelevent.
L'heure sonna à propos. Elle coupa court à Plus Souvent.
Il est probable que sans elle la prieure et Fauchelevent ne
se fussent jamais tirés de cet écheveau.
Fauchelevent s'essuya le front.
La prieure fit un nouveau petit murmure intérieur, pro
bablement sacré, puis haussa la voix.
LES CIMETIÈRES PRENNENT... 319

De son vivant, mère Crucifixion faisait des conversions ;


C

après sa mort, elle fera des miracles.


Elle en fera ! répondit Fauchelevent emboîtant le pas,
et faisant effort pour ne plus broncher désormais.
Père Fauvent, la communauté a été bénie en la mère
Crucifixion . Sans doute il n'est point donné à tout le monde
de mourir comme le cardinal de Bérulle en disant la sainte
messe, et d'exhaler son âme vers Dieu en prononçant ces
paroles : Hanc igitur oblationem. Mais, sans atteindre à tant
de bonheur, la mère Crucifixion a eu une mort très pré
cieuse. Elle a eu sa connaissance jusqu'au dernier instant.
Elle nous parlait , puis elle parlait aux anges. Elle nous a
fait ses derniers commandements. Si vous aviez un peu
plus de foi, et si vous aviez pu être dans sa cellule, elle
vous aurait guéri votre jambe en y touchant. Elle souriait.
On sentait qu'elle ressuscitait en Dieu. Il y a eu du paradis
dans cette mort-là.
Fauchelevent crut que c'était une oraison qui finissait.
Amen , dit-il .
Père Fauvent, il faut faire ce que veulent les morts.
-

La prieure dévida quelques grains de son chapelet. Fau


chelevent se taisait. Elle poursuivit .
J'ai consulté sur cette question plusieurs ecclésias
tiques travaillant en Notre-Seigneur qui s'occupent dans
l'exercice de la vie cléricale et qui font un fruit admirable .
Révérende mère, on entend bien mieux le glas d'ici
que dans le jardin .
.

D'ailleurs, c'est plus qu'une morte, c'est une sainte.


Comme vous, révérende mère .
Elle couchait dans son cercueil depuis vingt ans , par
permission expresse de notre saint-père Pie VII.
-
Celui qui a couronné l'emp ... Buonaparte.
Pour un habile homme comme Fauchelevent, le souve
nir était malencontreux. Heurcusement la prieure, toute à
sa pensée, ne l'entendit pas . Elle continua :
Père Fauvent ?
-
Révérende mere ?
Saint Diodore, archevêque de Cappadoce, voulut qu'on
écrivît sur sa sépulture ce seul mot : Acarus, qui signifie
ver de terre ; cela fut fait. Est-ce vrai ?
320 LES MISÉRABLES. COSETTE
Oui , révérende mère.
Le bienheureux Mezzocane, abbé d'Aquila, voulut ètre ·
inhumé sous la potence ; cela fut fait.
C'est vrai .
Saint Térence, évêque de Port sur l'embouchure du
Tibre dans la mer, demanda qu'on gravât sur sa pierre le
signe qu'on mettait sur la fosse des parricides, dans l'espoir
que les passants cracheraient sur son tombeau . Cela fut
fait. Il faut obéir aux morts.
-
Ainsi soit-il.
Le corps de Bernard Guidonis, né en France près de
Roche-Abeille, fut, comme il l'avait ordonné et malgré le
roi de Castille, porté en l'église des Dominicains de Limoges,
quoique Bernard Guidonis fût évêque de Tuy en Espagne.
Peut-on dire le contraire ?
Pour ça non, révérende mère.
Le fait est attesté par Plantavit de la Fosse .
Quelques grains du chapelet s'égrenèrent encore silen
cieusement . La prieure reprit :
Père Fauvent , la mère Crucifixion sera ensevelie dans
le cercueil où elle à couché depuis vingt ans.
C'est juste.
C'est une continuation de sommeil .
J'aurai donc à la clouer dans ce cercueil -là ?
Oui .
Et nous laisserons de côté la bière des pompes ?
Précisément .
Je suis aux ordres de la très révérende communauté .
Les quatre mères chantres vous aideront .
A clouer le cercueil ? Je n'ai pas besoin d'elles.
Non . A le descendre.
· Où ?
Dans le cayeau.
· Quel caveau ?
Sous l'autel .
Fauchelevent fit un soubresaut.
Le caveau sous l'autel !
Sous l'autel .
Mais ...
Vous aurez une barre de fer .
LES CIMETIÈRES PRENNENT... 321

Oui , mais...
Vous lèverez la pierre avec la barre au moyen de
l'anneau .
Mais ...
Il faut obéir aux morts. Être enterrée dans le caveau
sous l'autel de la chapelle, ne point aller en sol profane,
rester morte là où elle a prié vivante ; ç'a été le veu
suprême de la mère Crucifixion . Elle nous l'a demandé,
c'est- à -dire commandé.
Mais c'est défendu .
Défendu par les hommes, ordonné par Dieu.
-
Si cela venait à se savoir ?
Nous avons confiance en vous.
Oh , moi , je suis une pierre de votre mur.
Le chapitre s'est assemblé. Les mères vocales, que je
-

viens de consulter encore et qui sont en délibération, ont


décidé que la mère Crucifixion serait, selon son veu, en
terrée dans son cercueil sous notre autel. Jugez, père
Fauvent, s'il allait se faire des miracles ici ! quelle gloire
en Dieu pour la communauté ! Les miracles sortent des
tombeaux.
Mais, révérende mère, si l'agent de la commission de
salubrité ...
Saint Benoît II, en matière de sépulture, a résisté :
Constantin Pogonat .
Pourtant le commissaire de police...
-
Chonodemaire, un des sept rois allemands qui entré
rent dans les Gaules sous l'empire de Constance, a reconnu
expressément le droit des religieux d'être inhumés en reli
gion, c'est-à - dire sous l'autel.
- Mais l'inspecteur de la préfecture...
Le monde n'est rien devant la croix. Martin, onzième
général des chartreux, a donné cette devise à son ordre :
Stat crux dum volvitur orbis.
Amen , dit Fauchelevent, imperturbable dans cette
façon de se tirer d'affaire toutes les fois qu'il entendait du
latin .
Un auditoire quelconque suffit à qui s'est tu trop long
temps. Le jour où le rhéteur Gymnastoras sortit de prison,
ayant dans le corps beaucoup de dilemmes et de syllogis
gia 22
322 LES MISÉRABLES . COSETTE .

mes rentrés, il s'arrêta devant le premier arbre qu'il


rencontra, le harangua, et fit de très grands efforts
pour le convaincre. La prieure, habituellement sujette
au barrage du silence , et ayant du trop-plein dans son
réservoir, se ieva et s'écria avec une loquacité d'écluse
lâchée :
J'ai àma droite Benoît et à ma gauche Bernard . Qu'est
ce que Bernard ? c'est le premier abbé de Clairvaux . Fon
taines en Bourgogne est un pays béni pour l'avoir vu naître.
Son père s'appelait Técelin et sa mère Alèthe. Il a com
mencé parCîteaux pour aboutir à Clairvaux ; il a été ordonné
abbé par l'évêque de Châlon - sur-Saône, Guillaume de
Champeaux ; il a eu sept cents novices et fondé cent soixante
monastères ; il a terrassé Abeilard au concile de Sens
en 1140, et Pierre de Bruys et Henry son disciple, et une
autre sorte de dévoyés qu'on nommait les Apostoliques ;
il a confondu Arnauld de Bresce, foudroyé le moine Raoul,
le tueur de juifs, dominé en 1148 le concile de Reims, ſait
condamner Gilbert de la Porée, évêque de Poitiers, fait con-
damner Éon de l'Étoile, arrangé les différends des princes,
éclairé le roi Louis le jeune, conseillé le pape Eugène III,
réglé le Temple, prêché la croisade, fait deux cent cin
quante miracles dans sa vie et jusqu'à trente -neuf en un
jour. Qu'est-ce que Benoît ? c'est le patriarche de Mont
Cassin ; c'est le deuxième fondateur de la sainteté claus
trale, c'est le Basile de l'occident. Son ordre a produit qua
rante papes, deux cents cardinaux, cinquante patriarches,
seize cents archevêques, quatre mille six cents évêques,
quatre empereurs, douze impératrices, quarante-six rois,
quarante et une reines, trois mille six cents saints canonisés,
et subsiste depuis quatorze cents ans . D'un côté saint Ber
nard ; de l'autre l'agent de la salubrité ! D'un côté saint
Benoit ; de l'autre l'inspecteur de la voirie ! L'état, la voirie ,
les pompes funèbres, les règlements, l'administration , est
ce que nous connaissons cela ? Aucuns passants seraient
indignés de voir comme on nous traite. Nous n'avons même
pas le droit de donner notre poussière à Jésus -Christi
Votre salubrité est une invention révolutionnaire . Dieu
subordonné au commissaire de police ; tel est le siècle.
Silence, Fauyent !
LES CIMETIÈRES PRENNENT... 323

Fauchelevent, sous cette douche, n'était pas fort à son


aise . La prieure continua .
Le droit du monastère à la sépulture ne fait doute pour
personne. Il n'y a pour le nier que les fanatiques et les
errants. Nous vivons dans des temps de confusion terrible.
On ignore ce qu'il faut savoir, et l'on sait ce qu'il faut
ignorer. On est crasse et impie. Il y a dans cette époque
des gens qui ne distinguent pas entre le grandissime saint
Bernard et le Bernard dit des Pauvres Catholiques, certain
bon ecclésiastique qui vivait dans le treizième siècle.
D'autres blasphèment jusqu'à rapprocher l'échafaud de
Louis XVI de la croix de Jésus- Christ. Louis XVI n'était
qu'un roi . Prenonsdonc garde à Dieu ! Il n'y a plus ni juste
ni injuste. On sait le nom de Voltaire et l'on ne sait pas le
nom de César de Bus. Pourtant César de Bus est un bien
heureux et Voltaire est un malheureux . Le dernier arche
vêque, le cardinal de Périgord , ne savait même pas que
Charles de Gondren a succédé à Bérulle, et François Bour
goin à Gondren, et Jean François Senault à Bourgoin , et
le père de Sainte-Marthe à Jean François Senault. On connaît
le nom du père Coton , non parce qu'il a été un des trois qui
ont poussé à la fondation de l'oratoire, mais parce qu'il a
été matière à juron pour le roi huguenot Henri IV. Ce qui fait
saint François de Sales aimable aux gens du monde , c'est
qu'il trichait au jeu . Et puis on attaque la religion . Pour
quoi ? Parce qu'il y a eu de mauvais prêtres, parce que
Sagittaire, évêque de Gap, était frère de Salone, évêque
d'Embrun , et que tous les deux ont suivi Mommol. Qu'est
ce que cela fait ? Cela empêche -t-il Martin de Tours d'être
un saint et d'avoir donné la moitié de son manteau à un
pauvre ? On persécute les saints . On ferme les yeux aux
vérités. Les ténèbres sont l'habitude. Les plus féroces
bêtes sont les bêtes aveugles. Personne ne pensé à l'enfer
pour de bon . Oh ! le méchant peuple ! De par le roi signifie
aujourd'hui de par la révolution . On ne sait plus ce qu'on
doit, ni aux vivants, ni aux morts. Il est défendu de mourir
saintement . Le sépulcre est une affaire civile. Ceci fait
horreur. Saint Léon II a écrit deux lettres exprès, l'une à
Pierre Notaire, l'autre au roi des Visigoths, pour combattre
et rejeter, dans les questions qui touchent aux morts, l'au
.
324 LES MISÉRABLES. COSETTE .

torité de l'exarque et la suprématie de l'empereur. Gautier,


évêque de Châlons, tenait tête en cette matière à Othon,
duc de Bourgogne. L'ancienne magistrature en tombait
d'accord. Autrefois nous avions voix au chapitre même
dans les choses du siècle. L'abbé de Câteaux, général de
l'ordre, était conseiller-né au parlement de Bourgogne. Nous
faisons de nos morts ce que nous voulons. Est-ce que le
corps de saint Benoît lui-même n'est pas en France dans
l'abbaye de Fleury, dite Saint -Benoît -sur-Loire, quoiqu'il
soit mort en Italie au Mont-Cassin, un samedi 21 du mois
de mars de l'an 543 ? Tout ceci est incontestable. J'abhorre
les psallants, je hais les prieurs, j'exècre les hérétiques,
mais je détesterais plus encore quiconque me soutiendrait
le contraire. On n'a qu'à lire Arnoul Wion , Gabriel Bucelin ,
Trithème, Maurolicus et dom Luc d'Achery.
La prieure respira, puis se tourna vers Fauchelevent :
Père Fauvent, est -ce dit?
C'est dit, révérende mère .
Peut- on compter sur vous ?
J'obéirai.
-
C'est bien .
Je suis tout dévoué au couvent.
C'est entendu . Vous fermerez le cercueil . Les saurs le
porteront dans la chapelle . On dira l'office des morts . Puis
on rentrera dans le cloitre. Entre onze heures et minuit,
vous viendrez avec votre barre de fer . Tout se passera dans
le plus grand secret. Il n'y aura dans la chapelle que les
quatre mères chantres, la mère Ascension, et vous.
Et la seur qui sera au poteau ?
C
Elle ne se retournera pas.
-
Mais elle entendra.
Elle n'écoutera pas. D'ailleurs, ce que le cloître sait,
le monde l'ignore.
Il y eut encore une pause . La prieure poursuivit :
Vous ôterez votre grelot. Il est inutile que la scur au
-

poteau s'aperçoive que vous êtes là.


Révérende mère ?
C
Quoi, père Fauvent ?
C
Le médecin des morts a - t- il fait sa visite ?
C
Il va la faire aujourd'hui à quatre heures. On a sonné
LES CIMETIÈRES PRENNENT... 326

la sonnerie qui fait venir le médecin des morts. Mais vous


7 n'entendez donc aucune sonnerie ?
Je ne fais attention qu'à la mienne.
Cela est bien , père Fauvent.
Révérende mère, il faudra un levier d'au moins six
pieds.
Où le prendrez-vous ?
Où il ne manque pas de grilles, il ne manque pas de
barres de fer . J'ai mon tas de ferrailles au fond du jar
din .
Trois quarts d'heure environ avant minuit ; n'oubliez
pas.
-
Révérende mere ?
Quoi ?
-

Si jamais vous avicz d'autres ouvrages comme ça,


c'est mon frère qui est fort. Un turc !
Vous ferez le plus vite possible.
Je ne vais pas hardi vite. Je suis infirme; c'est pour
cela qu'il me faudrait un aide. Je boite.
Boiter n'est pas un tort, et peut être une bénédiction.
L'empereur Henri II, qui combattit l'antipape Grégoire et
rétablit Benoît VIII, a deux surnoms : le Saint et le Boi
teux .
C'est bien bon deux surtouts, murmura Fauchelevent,
qui, en réalité, avait l'oreille un peu dure.
Père Fauvent, j'y pense, prenons une heure entière.
Ce n'est pas trop. Soyez près du maître-autel avec votre
barre de fer à onze heures. L'office commence à minuit.
Il faut que tout soit fini un bon quart d'heure aupa
ravant.
Je ferai tout pour prouver mon zèle à la communauté.
Voilà qui est dit. Je clouerai le cercueil. A onze heures pré
cises je serai dans la chapelle. Les mères chantres y seront,
la mère Ascension y sera. Deux hommes, cela vaudrait
micux. Enfin, n'importe ! J'aurai mon levier. Nous ouvri
rons le caveau, nous descendrons le cercueil , et nous
refermerons le caveau . Après quoi , plus trace de rien.
Le gouvernement ne s'en doutera pas. Révérende mère,
tout est arrangé ainsi ?
Non.
326 LES MISÉRABLES . COSETTE ,

Qu'y a-t-il donc encore ?


Il reste la bière vide .
Ceci fit un temps d'arrêt. Fauchelevent songeait. La
prieure songeait.
Père Fauvent, que fera - t -on de la bière ?
On la portera en terre .
Vide ?
Autre silence. Fauchelevent fit de la main gauche cette
espèce de geste qui donne congé à une question inquié
tante .
-
Révérende mère, c'est moi qui cloue la bière dans la
chambre basse de l'église, et personne n'y peut entrer que
moi, et je couvrirai la bière du drap mortuaire .
Oui , mais les porteurs, en la mettant dans le corbil
lard et en la descendant dans la fosse, sentiront bien qu'il
1

n'y a rien dedans.


Ah ! di ... ! s'écria Fauchelevent .
La prieure commença un signe de croix, et regarda fixe
ment le jardinier. Able lui resta dans le gosier.
Il se hâta d'improviser un expédient pour faire oublier
le juron.
Révérende mère, je mettrai de la terre dans la bière.
Cela fera l'effet de quelqu'un .
Vous avez raison. La terre, c'est la même chose que
l'homme. Ainsi vous arrangerez la bière vide ?
J'en fais mon affaire.
Le visage de la prieure, jusqu'alors trouble ct obscur ,
se rasséréna. Elle lui fit le signe du supérieur congédiant
l'inférieur. Fauchelevent se dirigea vers la porte . Comme
il allait sortir, la prieure éleva doucement la voix .
Père Fauvent, je suis contente de vous ; demain, après
l'enterrement, amenez-moi votre frère, et dites-lui qu'il
m'amène sa fille.
LES CIMETIÈRES PRENNENT... 327

IV

OU JEAN VALJBAN A TOUT A FAIT L'AIR D'AVOIR LU


AUSTIN CASTILLEJO

Des enjambées de boiteux sont comme des millades de


borgne ; elles n'arrivent pas vite au but. En outre, Fauche
l'event était perplexe. Il mit près d'un quart d'heure à reve
nir dans la baraque du jardin . Cosette était éveillée. Jean
Valjean l'avait assise près du feu . Au moment où Fauchele
vent entra, Jean Valjean lui montrait la hotte du jardinier
accrochée au mur et lui disait :
Écoute-moi bien, ma petite Cosette. Il faudra nous en
aller de cette maison, mais nous y reviendrons et nous y
serons très bien. Le bonhomme d'ici t'emportera sur son
dos là -dedans. Tu m'attendrás chez une dame . J'irai te re
trouver. Surtout, si tu ne veux pas que la Thénardier te
reprenne, obéis et ne dis rien !
Cosette fit un signe de tête d'un air grave .
Au bruit de Fauchelevent poussant la porte, Jean Valjean
se retourna.
Eh bien ?
Tout est arrangé, et rien ne l'est, dit Fauchelevent.
Jai permission de vous faire entrer ; mais avant de vous
faire entrer, il faut vous faire sortir . C'est là qu'est l'embar
ras de charrettes. Pour la petite, c'est aisé.
Vous l'emporterez?
Et elle se taira ?
J'en réponds .
323 LES MISÉRABLES . COSETTE .
-
Mais vous, père Madeleine ?
Et, après un silence où il y avait de l'anxiété, Fauchelo
vent s'écria :
Mais sortez donc par où vous êtes entré !
Jean Valjean , comme la première fois, se borna à répon
dre : - Impossible.
Fauchelevent, se parlant plus à lui-même qu'à Jean Val
jean, grommela :
- Il y a une autre chose qui me tourmente. J'ai dit que
j'y mettrais de la terre. C'est que je pense que de la terre
là -dedans, au lieu d'un corps, ça ne sera pas ressemblant,
ça n'ira pas, ça se déplacera, ça remuera. Les hommes le
sentiront. Vous comprenez, père Madeleine, le gouverne
ment s'en apercevra .
Jean Valjean le considéra entre les deux yeux, et crut
qu'il délirait .
Fauchelevent reprit :
Comment di - antre allez-vous sortir ? C'est qu'il faut
que tout cela soit fait demain ! C'est demain que je vous
amène. La prieure vous attend.
Alors il expliqua à Jean Valjean que c'était une récom
pense pour un service que lui, Fauchelevent, rendait à la
šommunauté. Qu'il entrait dans ses attributions de parti
ciper aux sépultures, qu'il clouait les bières et assistait le
fossoyeur au cimetière. Que la religieuse inorte le matin
avait demandé d'être ensevelie dans le cercueil qui lui ser
vait de lit et enterrée dans le caveau sous l'autel de la cha
pelle. Que cela était défendu par les règlements de police,
mais que c'était une de ces mortes à qui l'on ne refuse
rien . Que la prieure et les mères vocales entendaient exé
cuter le veu de la défunte. Que tant pis pour le gouverne
ment. Que lui Fauchelevent clouerait le cercueil dans la
cellule, lèverait la pierre dans la chapelle, et descendrait
la morte dans le caveau. Et que, pour le remercier , la
prieure admettait dans la maison son frère comme jardinier
et sa nièce comme pensionnaire. Que son frère, c'était
M. Madeleine, et que sa nièce c'était Cosette. Que la prieure
lui avait dit d'amener son frère le lendemain soir, après
l'enterrement postiche au cimetière. Mais qu'il ne pouvait
pas amener du dehors M. Madeleine, si M. Madeleine n'était
LES CIMETIÈRES PRENNENT ... 329

pas dehors. Que c'était là le premier embarras. Et puis


qu'il avait encore un embarras, la bière vide.
Qu'est-ce que c'est que la bière vide ? demanda Jean
Valjean .
Fauchelevent répondit :
La bière de l'administration.
Quelle bière ? et quelle administration ?
Une religieuse meurt. Le médecin de la municipalité
vient et dit : il y a une religieuse morte. Le gouvernement
envoie une bière. Le lendemain il envoie un corbillard et
des croque-morts pour reprendre la bière et la porter au
cimetière. Les croque-morts viendront et soulèveront la
bière ; il n'y aura rien dedans.
Mettez-y quelque chose.
Un mort ? je n'en ai pas .
Non .
Quoi donc ?
Un vivant.
Quel vivant ?
Moi, dit Jean Valjean.
Fauchelevent, qui s'était assis, se leva comme si un
pétard fût parti sous sa chaise.
Vous !
-
Pourquoi pas ?
Jean Valjean eut un de ces rares sourires qui lui venaient
comme une lueur dans un ciel d'hiver.
Vous savez, Fauchelevent, que vous avez dit : La mère
Crucifixion est morte, et que j'ai ajouté : Et le père Made
leine est enterré . Ce sera cela.
-

Ah, bon , vous riez, vous ne parlez pas sérieusement.


Très sérieusement . Il faut sortir d'ici ?
Sans doute .
Je vous ai dit de me trouver pour moi aussi une hotte
et une bâche .
Eh bien ?
La hotte sera en sapin, et la bâche sera un drap
noir.
D'abord, un drap blanc. On enterre les religieuses en
blanc .
;
Va pour le drap blanc.
330 LES MISERABLES . COSETTE .

Vous n'êtes pas un homme comme les autres, père


Madeleine.
Voir de telles imaginations, qui ne sont pas autre chose
que les sauvages et téméraires inventions du bagne, sortir
des choses paisibles qui l'entouraient et se mêler à ce
qu'il appelait le « petit-train-train du couvent » , c'était
pour Fauchelevent une stupeur comparable à celle d'un
passant qui verrait un goëland pêcher dans le ruisseau de
la rue Saint-Denis .
Jean Valjean poursuivit :
Il s'agit de sortir d'ici sans être vu . C'est un moyen.
Mais d'abord, renseignez -moi. Comment cela se passe- t-il?
Où est cette bière ?
Celle qui est vide ?
Oui .
En bas, dans ce qu'on appelle la salle des mortes.
Elle est sur deux tréteaux et sous le drap mortuaire .
Quelle est la longeur de la bière ?
Six pieds.
Qu'est-ce que c'est que la salle des mortes ?
C'est une chambre du rez-de- chaussée qui a une
fenêtre grillée sur le jardin qu'on ferme du dehors avec
un volet , et deux portes ; l'une qui va au couvent, l'autre
qui va à l'église .
Quelle église ?
-
L'église de la rue, l'église de tout le monde.
Avez- vous les clefs de ces deux portes ?
Non . J'ai la clef de la porte qui communique au cou
vent ; le concierge a la clef de la porte qui communique
à l'église .
Quand le concierge ouvre -t -il cette porte -là ?
-
Uniquement pour laisser entrer les croque-morts qui
viennent chercher la bière. La bière sortie, la porte se
referme.
Qui est- ce qui cloue la bière ?
C'est moi .
Qui est-ce qui met le drap dessus ?
-
C'est mo
Êtes-vous seul ?
Pas un autre homme, excepté le médecin de la police,
LES CIMETIÈRES PRENNENT ... 331

ne peut entrer dans la salle des mortes. C'est même écrit


sur le mur .
Pourriez -vous, cette nuit, quand tout dormira dans
le couvent , me cacher dans cette salle ?
Non, mais je puis vous cacher dans un petit réduit
noir qui lonne dans la salle des mortes, où je mets mes
outils d'enterrement, et dont j'ai la garde et la clef.
A quelle heure le corbillard viendra- t- il chercher
la bière demain ?
Vers trois heures du soir. L'enterrement se fait au
cimetière Vaugirard , un peu avant la nuit . Ce n'est pas
tout près .
Je resterai caché dans votre réduit à outils toute la
nuit et toute la matinée. Et à manger ? J'aurai faim .
Je vous porterai de quoi .
Vous pourriez venir me clouer dans la bière à deux
heures.
Fauchelevent recula et se fit craquer les os des doigts .
Mais c'est impossible !
Bah ! prendre un marteau et clouer des clous dans
une planche !
Ce qui semblait inouï à Fauchelevent était, nous le répé
tons, simple pour Jean Valjean. Jean Valjean avait traversé
de pires détroits. Quiconque a été prisonnier sait l'art de
se rapetisser selon le diamètre des évasions. Le prisonnier
est sujet à la fuite comme le malade à la crise qui le sauve
ou qui le perd. Une évasion, c'est une guérison . Que n’ac
cepte- t-on pas pour guérir ? Se faire clouer et emporter
dans une caisse comme un colis, vivre longtemps dans
une boite, trouver de l'air où il n'y en a pas, économiser
sa respiration des heures entières, savoir étouffer sans
mourir, c'était là un des sombres talents de Jean Valjean .
Du reste, une bière dans laquelle il y a un être vivant,
cet expédient de forçat, est aussi un expédient d'empereur.
S'il faut en croire le moine Austin Castillejo , ce fut le
moyen que Charles-Quint, voulant après son abdication
revoir une dernière fois la Plombes, employa pour la faire
entrer dans le monastère de Saint-Just et pour l'en faire
sortir .
Fauchelevent, un peu revenu à lui , s'écria :
332 LES MISÉRABLES. COSETTE .

Mais comment ferez- vous pour respirer ?


- Je respirerai.
Dans cette boîte ! Moi, seulement d'y penser, je suf
foque.
Vous avez bien une vrille, vous ferez quelques petits
trous autour de la bouche çà et là, et vous clouerez sans
serrer la planche de dessus.
Bon ! et s'il vous arrive de tousser ou d'éternuer ?
Celui qui s'évade ne tousse pas et n'éternuc pas.
Et Jean Valjean ajouta :
Père Fauchelevent, il faut se décider : ou être pris
ici , ou accepler la sortie par le corbillard .
Tout le monde a remarqué le goût qu'ont les chats de
s'arrêter et de flâner entre les deux battants d'une porte
entre-bâillée. Qui n'a dit à un chat : Mais entre donc ! Il y
a des hommes qui , dans un incident entr'ouvert devant
eux , ont ainsi une tendance à rester indécis entre deux
résolutions, au risque de se faire écraser par le destin fer
mant brusquement l'aventure. Les trop prudents, tout
chats qu'ils sont, et parce qu'ils sont chats, courent quel
quefois plus de danger que les audacieux . Fauchelevent
était de cette nature hésitante. Pourtant le sang-froid de
Jean Valjean le gagnait malgré lui. Il grommela :
Au fait, c'est qu'il n'y a pas d'autre moyen.
Jean Valjean reprit :
La seule chose qui m'inquiète, c'est ce qui se passera
au cimetière .
-
C'est justement cela qui ne m'embarrasse pas, s'écria
Fauchelevent. Si vous êtes sûr de vous tirer de la bière,
moi je suis sûr de vous tirer de la fosse. Le fossoyeur est
un ivrogne de mes amis. C'est le père Mestienne. Un vieux
de la vieille vigne. Le fossoyeur met les morts dans la
fosse, et moi je mets le fossoyeur dans ma poche. Ce qui
se passera je vais vous le dire. On arrivera un peu avant
la brune, trois quarts d'heure avant la fermeture des
grilles du cimetière. Le corbillard roulera jusqu'à la fosse.
Je suivrai ; c'est ma besogne. J'aurai un marteau , un ciseau
et des tenailles dans ma poche. Le corbillard s'arrête, les
croque-morts vous nouent une corde autour de votre
bière et vous descendent . Le prêtre dit les prières, fait le
LES CIMETIÈRES PRENNENT ... 335

signe de croix, jette l'eau bénite, et file. Je reste seul avec


le père Mestienne. C'est mon ami, je vous dis. De deux
choses l'une, ou il sera soul, ou il ne sera pas solll . S'il
n'est pas soul, je lui dis : Viens boire un coup pendant que
le Bon Coing est encore ouvert. Je l'emmène , je le grise,
le père Mestienne n'est pas long å griser, il est toujours
commencé, je te le couche sous la table, je lui prends sa
carte pour rentrer au cimetière, et je reviens sans lui .
Vous n'avez plus affaire qu'à moi. S'il est soûl, je lui dis :
Va -t'en , je vais faire ta besogne. Il s'en va, et je vous tire
du trou .
Jean Valjean luitendit sa main sur laquelle Fauchelevent
se précipita avec une touchante effusion paysanne.
C'est convenu, père Fauchelevent . Tout ira bien.
Pourvu que rien ne se dérange, pensa Fauchelevent.
Si cela allait devenir terrible !
334 LES MISÉRABLES . COSETTE.

IL NE SUFFIT PAS D'ÊTRE IVROGNE POUR ÊTRE


IMMORTEL

Le lendemain, comme le soleil déclinait , les allants et


venants fort clairsemés du boulevard du Maine Otaient
leur chapeau au passage d'un corbillard vieux modèle,
orné de têtes de mort, de tibias et de larmes . Dans ce cor
billard il y avait un cercueil couvert d'un drap blanc sur
lequel s'étalait une vaste croix noire , parcille à une grande
morte dont les bras pendent. Un carrosse drapé, où l'on
apercevait un prêtre en surplis et un enfant de chaur en
calotte rouge, suivait . Deux croque -morts en uniforme
gris à parements noirs marchaient à droite et à gauche
du corbillard . Derrière venait un vieux homme en habits
d'ouvrier, qui boitait. Le cortège se dirigeait vers le cime
tière Vaugirard.
On voyait passer de la poche de l'homme le manche d'un
marteau , la lame d'un ciscau à froid et la double antenne
d'une paire de tenailles.
Le cimetière Vaugirard faisait exception parmi les cime
tières de Paris. Il avait ses usages particuliers, de même
qu'il avait sa porte cochère et sa porte bâtarde que, dans
le quartier, les vieilles gens, tenaces aux vieux mots,
appelaient la porte cavalière et la porte piétonne. Les ber
nardines-bénédictines du Petit- Picpus avaient obtenu,
nous l'avons dit , d'y être enterrées dans un coin à part et
le soir, ce terrain ayant jadis appartenu à leur commu
LES CIMETIÈRES PRENNENT... 335

nauté. Les fossoyeurs, ayant de cette façon dans le cime


tière un service du soir l'été et de nuit l'hiver, y étaient
astreints à une discipline particulière. Les portes des cimca
tières de Paris se fermaient à cette époque au coucher du
soleil , et , ceci étant une mesure d'ordre municipal, le
cimetière Vaugirard y était soumis comme les autres. La
porte cavalière et la porte piétonne étaient deux grilles
contiguës, accostées d'un pavillon bâti par l'architecte
Perronnet et habité par le portier du cimetière. Ces grilles
tournaient donc inexorablement sur leurs gonds à l'ins
tant où le soleil disparaissait derrière le dôme des Inva
lides. Si quelque fossoyeur, à ce moment-là, était attardé
dans le cimetière, il n'avait qu'une ressource pour sortir,
sa carte de fossoyeur délivrée par l'administration des
pompes funèbres. Une espèce de boite aux lettres était pra
tiquée dans le volet de la fenêtre du concierge. Le fossoyeur
jetait sa carte dans cette boîte, le concierge l'entendait
tomber, tirait le cordon, et la porte piétonne s'ouvrait. Si
le fossoyeur n'avait passa carte, ilse nommait, le concierge,
parfois couché et endormi, se levait, allait reconnaître le
fossoyeur, et ouvrait la porte avec la clef ; le fossoyeur
sortait, mais payait quinze francs d'amende.
Ce cimetière, avec ses originalités en dehors de la règle,
gênait la symétrie administrative . On l'a supprimé peu
après 1830. Le cimetière Mont- Parnasse lui a succédé, et a
hérité de ce fameux cabaret mitoyen au cimetière Vaugi
rard qui était surmonté d'un coing peint sur une planche,
et qui faisait angle, d'un côté sur les tables des buveurs,
de l'autre sur les tombeaux, avec cette enseigne : Au Bon
Coing,
Le cimetière Vaugirard était ce qu'on pourrait appeler
un cimetière fané. Il tombait en désuétude. La moisissure
l'envahissait, les fleurs le quittaient . Les bourgeois se sou
ciaient peu d'être enterrés à Vaugirard ; cela sentait le
pauvre . Le Père -Lachaise, à la bonne heure ! Être enterré
au Père -Lachaise, c'est comme avoir des meubles en acajou.
L'élégance se reconnaît là. Le cimetière Vaugirard était
un enclos vénérable, planté en ancien jardin français. Des
alléex droites, des buis, des thuias, des houx, de vieilles
tombes sous de vieux ifs, l'herbe très haute. Le soir y
336 LES MISÉRABLES . COSETTE .

était tragique. Il y avait là des lignes très lugubres.


Le soleil n'était pas encore couché quand le corbillard
au drap blanc et à la croix noire entra dans l'avenue du
cimetière Vaugirard. L'homme boiteux qui le suivait
n'était autre que Fauchelevent .
L'enterrement de la mère Crucifixion dans le caveau
sous l'autel, la sortie de Cosette, l'introduction de Jean
Valjean dans la salle des mortes, tout s'était exécuté sans
encombre, et rien n'avait accroché .
Disons-le en passant, l'inhumation de la mère Cruci
fixion sous l'autel du couvent est pour nous chose parfai
tement vénielle. C'est une de ces fautes qui ressemblent à
un devoir. Les religieuses l'avaient accomplie, non -seule
ment sans trouble, mais avec l'applaudissement de leur
conscience. Au cloître, ce qu'on appelle le « gouver
nement » n'est qu'une immixtion dans l'autorité, immix
tion toujours discutable . D'abord la règle ; quant au code,
on verra. Hommes, faites des lois tant qu'il vous plaira,
mais gardez-les pour vous. Le péage à César n'est jamais
que le reste du péage à Dieu. Un prince n'est rien près
d'un principe.
Fauchelevent boitait derrière le corbillard, très content,
Ses deux complots jumeaux, l'un avec les religieuses, l'au
tre avec M. Madeleine, l'un pour le couvent, l'autre contre,
avaient réussi de front. Le calme de Jean Valjean était de
ces tranquillités puissantes qui se communiquent. Fauche
levent no doutait plus du succès . Ce qui restait à faire
n'était rien. Depuis deux ans, il avait grisé dix fois le fos
soyeur, le brave père Mestienne, un bonhomme joufllu . Il
en jouait, du père Mestienne. Il en faisait ce qu'il voulait.
Il le coiffait de sa volonté et de sa fantaisie . La tête de Mes
tienne s'ajustait au bonnet de Fauchelevent. La sécurité de
Fauchelevent était complète .
Au moment où le convoi entra dans l'avenue menant au
cimetière, Fauchelevent, heureux, regarda le corbillard
et se frotta ses grosses mains en disant à demi- voix :
En voilà une farce !
Tout à couple corbillard s'arrêta ; on était à la grille . Il
fallait exhiber le permis d'inhumer. L'homme des pompes
funèbres s'aboucha avec le portier du cimetière. Pendant
LES CIMETIÈRES PRENNENT... 337

ce colloque, qui produit toujours un temps d'arrêt d'une


ou deux minutes, quelqu'un, un inconnu , vint se placer
derrière le corbillard à côté de Fauchelevent . C'était une
espèce d'ouvrier qui avait une veste aux larges poches, et
une pioche sous le bras.
Fauchelevent regarda cet inconnu .
Qui êtes-vous ? demanda - t- il.
L'homme répondit :
- Le fossoyeur.
Si l'on survivait à un boulet de canon en pleine poitrine,
on ferait la figure que fit Fauchelevent.
- Le fossoyeur !
Oui .
Vous !
Moi .
Le fossoyeur, c'est le père Mestienne.
C'était .
-
Comment ! c'était ?
C
Il est mort.
Fauchelevent s'était attendu à tout, excepté à ceci , qu'un
fossoyeur put mourir. C'est pourtant vrai ; les fossoyeurs
eux -mêmes meurent . A force de creuser la fosse des au
tres, on ouvre la sienne.
Fauchelevent demeura béant . Il eut à peine la force de
bégayer :
Mais ce n'est pas possible !
-
Cela est .
Mais, reprit-il faiblement, le fossoyeur, c'est le père
Mestienne.
Après Napoléon, Louis XVIII. Après Mestienne, Gri
bier. Paysan, je m'appelle Gribier.
Fauchelevent, tout pâle, considéra ce Gribier.
C'était un homme long, maigre , livide, parfaitemeni
funèbre . Il avait l'air d'un médecin manqué tourné fosc
soyeur.
Fauchelevent éclata de rire.
- Ah ! comme il arrive de drôles de choses ! le père
Mestienne est mort . Le petit père Mestienne est mort ,
mais vive le petit père Lenoir ! Vous savez ce que c'est que
le petit père Lenoir ? C'est le cruchon du rouge à six
IU , 22
338 LES MISÉRABLES. COSETTE

sur le plomb. C'est le cruchon du Suresne, morbigou !


du vrai Suresne de Paris ! Ah ! il est mort, le vieux
Mestienne ! J'en suis fâché ; c'était un bon vivant. Mais
vous aussi , vous êtes un bon vivant. Pas vrai , camarade ?
Nous allons aller boire ensemble un coup, tout à l'heure.
L'homme répondit : - J'ai étudié. J'ai fait ma quatrième.
Je ne bois jamais.
Le corbillard s'était remis en marche et roulait dans la
grande allée du cimetière .
Fauchelevent avait ralenti son pas. Il boitait plus encore
d'anxiété que d'infirmité.
Le fossoyeur marchait devant lui .
Fauchelevent passa encore une fois l'examen du Gribier
inattendu .
C'était un de ces hommes qui, jeunes, ont l'air vieux, et
qui , maigres, sont très forts.
Camaradel cria Fauchelevent .
L'homme se retourna.
Je suis le fossoyeur du couvent.
C

Mon collègue, dit l'homme.


Fauchelevent, illettré, mais très fin , comprit qu'il avait
affaire à une espèce redoutable, à un beau parleur.
Il grommela :
Comme ça, le père Mestienne est mort.
L'homme répondit :
Complètement. Le bon Dieu a consulté son carnet
d'échéances. C'était le tour du père Mestienne. Le père
Mestienne est mort.
Fauchelevent répéta machinalement :
Le bon Dieu ...
- Le bon Dieu, fit l'homme avec autorité. Pour les
philosophes, le père éternel ; pour les jacobins, l'Être
suprême.
- Est-ce que nous ne ferons pas connaissance? balbutia
Fauchelevent.
Elle est faite. Vous êtes paysan , je suis parisien.
- On ne se connaît pas tant qu'on n'a pas - bu en
-

semble . Qui vide son verre vide son cour. Vous allez venir
boire avec moi . Ça ne se refuse pas .
-- D'abord la besogne.
LES CIMETIÈRES PRENNENT... 339

Fauchelevent pensa : je suis perdu .


On n'était plus qu'à quelques tours de roue de la petite
allée qui menait au coin des religieuses.
Le fossoyeur reprit :
Paysan, j'ai sept mioches qu'il faut nourrir. Comme
il faut qu'ils mangent, il ne faut pas que je boive.
Et il ajouta avec la satisfaction d'un être sérieux qui fait
une phrase :
Leur faim est ennemie de ma soif.
Le corbillard tourna un massif de cyprès, quitta la
grande allée, en prit une petite, entra dans les terres et
s'enfonça dans un fourré. Ceci indiquait la proximité immé
diate de la sépulture. Fauchelevent ralentissait son pas,
mais ne pouvait ralentir le corbillard . Heureusement la
terre meuble, et mouillée par les pluies d'hiver, engluait
les roues et alourdissait la marche.
Il se rapprocha du fossoyeur.
- Il y a un si bon petit vin d'Argenteuil, murmura
Fauchelevent.
-

Villageois, reprit l'homme, cela ne devrait pas être


que je sois fossoyeur. Mon père était portier au Prytanée.
Il me destinait à la littérature. Mais il a eu des malheurs.
Il a fait des pertes à la Bourse . J'ai dû renoncer à l'état
d'auteur. Pourtant je suis encore écrivain public.
· Mais vous n'êtes donc pas fossoyeur ? repartit Fau
chelevent, se raccrochant à cette branche, bien faible.
L'un n'empêche pas l'autre . Je cumule.
Fauchelevent ne comprit pas ce dernier mot.
Venons boire, dit-il.
Ici une observation est nécessaire. Fauchelevent, quello
que fût son angoisse, offrait à boire, mais ne s'expliquait
pas sur un point : qui payera ? D'ordinaire Fauchelevent
offrait, et le père Mestienne payait. Une offre à boire résul
tait évidemment de la situation nouvelle créée par le fos
soyeur nouveau, et cette offre il fallait la faire, mais le vieux
jardinier laissait, non sans intention, le proverbial quart
d'heure dit de Rabelais dans l'ombre. Quant à lui, Fauche
levent, si ému qu'il fût, il ne se souciait point de payer.
Le fossoyeur poursuivit avec un sourire supérieur :
Il faut manger. J'ai accepté la survivance du père
340 LES MISÉRABLES . COSETTE .

Mestienne. Quand on a fait presque ses classes, on est phi


losophe. Au travail de la main, j'ai ajouté le travail du
bras. J'ai mon échoppe d'écrivain au marché de la rue de
Sèvres. Vous savez ? le marché aux Parapluies. Toutes les
cuisinières de la Croix -Rouge s'adressent à moi . Je leur
båcle leurs déclarations aux tourlourous. Le matin j'écris
des billets doux , le soir je creuse des fosses. Telle est la
vie, campagnard.
Le corbillard avançait. Fauchelevent, au comble de l'in
quiétude, regardait de tous les côtés autour de lui. De
grosses larmes de sueur lui tombaient du front.
Pourtant, continua le fossoyeur, on ne peut pas ser
vir deux maîtresses. Il faudra que je choisisse de la plume
ou de la pioche. La pioche me gåte la main.
Le corbillard s'arrêta.
L'enfant de cheur descendit de la voiture drapée, puis
le prêtre.
Une des petites roues de devant du corbillard montait
un peu sur un tas de terre au delà duquel on voyait une
fosse ouverte.
En voilà une farcel répéta Fauchelevent consterné.
LES CIMETIÈRES PRENNENT ... 341

ENTRE QUATRE PLANCHES

Qui était dans la bière ? on le sait. Jean Valjean.


Jean Valjean s'était arrangé pour vivre là-dedans, et il
respirait à peu près.
C'est une chose étrange à quel point la sécurité de la
conscience donne la sécurité du reste . Toute la combinai
son préméditée par Jean Valjean marchait, et marchait bien,
depuis la veille. Il comptait , comme Fauchelevent, sur le
père Mestienne . Il ne doutait pas de la fin . Jamais situation
plus critique, jamais calme plus compiet.
Les quatre planches du cercueil dégagent une sorte de
paix terrible. Il semblait que quelque chose du repos des
morts entrầt dans la tranquillité de Jean Valjean .
Du fond de cette bière, il avait pu suivre et il suivait
toutes les phases du drame redoutable qu'il jouait avec la
mort .
Peu après que Fauchelevent eut achevé de clouer la
planche de dessus, Jean Valjean s'était senti emporter,
puis rouler. A moins de secousses, il avait senti qu'on pas
sait du pavé à la terre battue, c'est-à-dire qu'on quittait
les rues et qu'on arrivait aux boulevards . A un bruit
sourd, il avait deviné qu'on traversait le pont d'Austerlitz.
Au premier temps d'arrêt, il avait compris qu'on entrait
dans le cimetière ; au second temps d'arrêt, il s'était dit :
voici la fosse.
312 LES MISÉRABLES. Cosette.
Brusquement il sentit que des mains saisissaient la bière,
fuis un frottement rauque sur les planches ; il se rendit
compte que c'était une corde qu'on nouait autour du cer
cueil pour le descendre dans l'excavation .
Puis il eut un espèce d'étourdissement.
Probablement le croque -mort et le fossoyeur avaient
laissé basculer le cercueil et descendu la tête avant les
pieds. Il revint complètement à lui en se sentant horizon
tal et immobile. Il venait de toucher le fond .
Il sentit un certain froid .
Une voix s'éleva au -dessus de lui, glaciale et solennelle.
Il entendit passer, si lentement qu'il pouvait les saisir l'un
après l'autre, des mots latins qu'il ne comprenait pas :
Qui dormiunt in terræ pulvere, evigilabunl; alii in vi
tam æternam , el alii in opprobrium, ut videant semper.
Une voix d'enfant dit :
- De profundis.
La voix grave recommença :
Requiem æternam dona ei, Domine.
-

La voix d'enfant répondit :


-

El lux perpetua luceat ei.


Il entendit sur la planche qui le recouvrait quelque
chose comme le frappement doux de quelques gouttes de
pluie. C'était probablement l'eau bénite.
Il songea : Cela va être fini. Encore un peu de patience.
Le prêtre va s'en aller. Fauchelevent emmènera Mestienne
boire . On me laissera. Puis Fauchelevent reviendra seul et
je sortirai. Ce sera l'affaire d'une bonne heure.
La voix grave reprit :
Requiescat in pace.
Et la voix d'enfant dit :
Amen .
Jean Valjean, l'oreille tendue, perçut quelque chose
comme des pas qui s'éloignaient.
Les voilà qui s'en vont, pensa -t-il. Je suis seul.
Tout à coup il entendit sur sa tête un bruit qui lui sem
bla la chute du tonnerre .
C'était une pelletée de terre qui tombait sur le cer
cueil .
Une seconde pelletée de terre tomba.
LES CIMETIÈRÈS PRENNENT... 343

Un des trous par où il respirait venait de se boucher.


→ Une troisième pelletée de terre tomba.
Puis une quatrième.
Il est des choses plus fortes que l'homme le plus fort.
Jean Valjean perdit connaissance.
344 LES ALISÉRABLES COSETTE.

VII

OU L'ON TROUVERA L'ORIGINE DU MOT


NB PAS PERDRE LA CARTE

Voici ce qui se passait au-dessus de la bière où était Jean


Valjean.
Quand le corbillard se fut éloigné, quand le prêtre et
l'enfant de chœur furent remontés en voiture et partis ,
Fauchelevent, qui ne quittait pas des yeux le fossoyeur, le
vit se pencher et empoigner sa pelle, qui était enfoncée
droit dans le tas de terre .
Alors Fauchelevent prit une résolution suprême.
Il se plaça entre la fosse et le fossoyeur, croisa les bras,
et dit :
C'est moi qui paye !
Le fossoyeur le regarda avec étonnement, et répondit :
Quoi , paysan ?
Fauchelevent répéta :
C'est moi qui payel
Quoi ?
Le vin.
Quel vin ?
L'Argenteuil .
Où ça l'Argenteuil?
Au Bon Coing.
Va-t'en au diablel dit le fossoyeur.
Et il jeta une pelletée de terre sur le cercueil.
La bière rendit un son creux. Fauchelevent se sentit
LES CIMETIÈRES PRENNENT... 345

chanceler et prêt à tomber lui-même dans la fosse. Il cria,


d'une voix où coinmençait à se mêler l'étranglement du
rále :
-

Camarade, avant que le Bon Coing soit fermé !


Le fossoyeur reprit de la terre dans la pelle . Fauchele
vent continua :
Je paye !
Et il saisit le bras du fossoyeur.
Écoutez-moi, camarade. Je suis le fossoyeur du cou
vent, je viens pour vous aider. C'est une besogne qui peut
se faire la nuit. Commençons donc par aller boire un coup .
Et tout en parlant, tout en se cramponnant à cette insis
tance désespérée, il faisait cette réflexion lugubre : Et
quand il boirait ! se griserait-il ?
Provincial , dit le fossoyeur, si vous le voulez absolu
ment, j'y consens. Nous boirons. Après l'ouvrage, jamais
avant .
Et il donna le branle à sa pelle . Fauchelevent le retint.
C'est de l'Argenteuil à six !
Ah çà, dit le fossoyeur, vous êtes sonneur de cloches .
Din don, din don ; vous ne savez dire que ça. Allez vous
faire lanlaire .
Et il lança la seconde pelletée.
Fauchelevent arrivait à ce moment où l'on ne sait plus
ce qu'on dit .
Mais venez donc boire, cria-t-il, puisque c'est moi
qui paye !
Quand nous aurons couché l'enfant, dit le fossoyeur.
Il jeta la troisième pelletée.
Puis il enfonça la pelle dans la terre et ajouta :
Voyez-vous, il va faire froid cette nuit, et la morte
crierait derrière nous si nous la plantions là sans couver
ture.
En ce moment, tout en chargeant sa pelle , le fossoyeur
se courbait , et la poche de sa veste bâillait .
Le regard égaré de Fauchelevent tomba machinalement
dans cette poche, et s'y arrêta.
Le soleil n'était pas encore caché par l'horizon ; il fai
sait assez de jour pour qu'on pût distinguer quelque chose
de blanc au fond de cette poche béante .
346 LES MISÉRABLES COSETTE .
Toute la quantité d'éclair que peut avoir l'ail d'un
paysan picard traversa la prunelle de Fauchelevent. Il
venait de lui venir une idée.
Sans que le fossoyeur, tout à sa pelletée de terre, s'en
aperçût, il lui plongea par derrière la main dans la poche ,
et retira de cette poche la chose blanche qui était au fond .
Le fossoyeur envoya dans la fosse la quatrième pelletée.
Au moment où il se retournait pour prendre la cin
quième, Fauchelevent le regarda avec un profond calme et
lui dit :
A propos, nouveau, avez -vous votre carte ?
Le fossoyeur s'interrompit.
Quelle carte ?
Le soleil va se coucher.
C'est bon, qu'il mette son bonnet de nuit.
La grille du cimetière va se fermer.
Eh bien, après?
Avez-vous votre carte ?
Ah , ma cartel dit le fossoyeur.
Et il fouilla dans sa poche.
Une poche fouillée, il fouilla l'autre. Il passa aux gous
sets, explora le premier, retourna le second.
Mais non, dit-il, je n'ai pas ma carte. Je l'aurai ou
bliée .
Quinze francs d'amende, dit Fauchelevent.
Le fossoyeur devint vert. Le vert est la pâleur des gens
livides .
Ah Jésus -mon -Dieu -bancroche -d -bas -la -lunel s'écris .
t -il. Quinze francs d'amende !
Trois pièces-cent-sous, dit Fauchelevent.
Le fossoyeur laissa tomber sa pelle .
Le tour de Fauchelevent était venu .
Ah çà, dit Fauchelevent, conscrit, pas de désespoir.
Il ne s'agit pas de se suicider, et de profiter de la fosse.
Quinze francs, c'est quinze francs, et d'ailleurs vous pou
vez ne pas les payer. Je suis vieux, vous êtes nouveau. Je
connais les trucs, les trocs, les trics et les tracs. Je vas
vous donner un conseil d'ami . Une chose est claire , c'est
que le soleil se couche, il touche au dome, le cimetière
va ſermer dans cinq minutes.
LES CIMETIÈRES PRENNENT... 34"

- C'est vrai, répondit le fossoycur.


D'ici à cinq minutes, vous n'avez pas le temps de
remplir la fosse , elle est creuse comme le diable , cette
fosse, et d'arriver à temps pour sortir avant que la grille
soit fermée .
- C'est juste.
-
En ce cas, quinze francs d'amende .
Quinze francs.
C
Mais vous avez le temps ... Où demeurez-vous?
A deux pas de la barrière. A un quart d'heure d'ici .
Rue de Vaugirard, numéro 87 .
-

Vous avez le temps, en pendant vos guiboles à votre


cou, de sortir tout de suite.
C'est exact.
Une fois hors de la grille, vous galopez chez vous,
vous prenez votre carte , vous revenez, le portier du cime
tière vous ouvre . Ayant votre carte , rien à payer. Et vous
enterrez votre mort. Moi , je vas vous le garder en atten
dant pour qu'il ne se sauve pas .
Je vous dois la vie , paysan .
Fichez-moi le camp, dit Fauchelevent.
Le fossoyeur, éperdu de reconnaissance, lui secoua la
main , et partit en courant .
Quand le fossoyeur eut disparu dans le fourré, Fauche
levent écouta jusqu'à ce qu'il eût entendu le pas se perdre,
puis il se pencha vers la fossse et dit à demi-voix :
Père Madeleine !
Rien ne répondit.
Tauchelevent eut un frémissement. Il se laissa rouler
dans la fosse plutôt qu'il n'y descendit, se jeta sur la tête
du cercueil et cria :
-
Êtes - vous là ?
Silence dans la bière .
Fauchelevent, ne respirant plus à force de tremblement,
prit son ciseau à froid et son marteau, et fit sauter la
planche de dessus. La face de Jean Valjean apparut dans
le crépuscule, les yeux fermés, pâle.
Les cheveux de Fauchelevent se hérissèrent, il se leva
debout, puis tomba adossé à la paroi de la fosse, prêt à
s'affaisser sur la bière. Il regarda Jean Valjean.
348 LES MISÉRABLES COSETTE .

Jean Valjean gisait, blême et immobile.


Fauchelevent murmura d'une voix basse comme un
souffle :
Il est mort !
Et se redressant, croisa les bras si violemment que ses
deux poings fermés vinrent frapper ses deux épaules, il cria :
Voilà comme je le sauve , moi !
Alors le pauvre homme se mit à sangloter. Monologuant,
car c'est une erreur de croire que le monologue n'est pas
dans la nature. Les fortes agitations parlent souvent à
haute voix .
C'est la faute au père Mestienne. Pourquoi est-il
mort, cet imbécile-là ? qu'est-ce qu'il avait besoin de
crever au moment où on ne s'y attend pas ? c'est lui qui
fait mourir monsieur Madeleine. Père Madeleine ! Il est
dans la bière . Il est tout porté . C'est fini. Aussi, ces
choses-là, est-ce que ça a du bons sens ? Ah ! mon Dieu ! il
est mort ! Eh bien , et sa petite, qu'est-ce que je vas en
faire ? qu'est-ce que la fruitière va dire ? Qu'un homme
comme ça meure comme ça, si c'est Dieu possible ! Quand
je pense qu'il s'était mis sous ma charrette ! Père Made
leine ! père Madeleine ! Pardine, il a étouffé, je disais bien .
Il n'a pas voulu me croire. Eh bien , voilà une jolie polis
sonnerie de faite ! Il est mort, ce brave homme, le plus
bon homme qu'il y eût dans les bonnes gens du bon Dieu !
Et sa petite ! Ah ! d'abord je ne rentre pas là-bas, moi . Je
reste ici . Avoir fait un coup comme ça ! C'est bien la peine
d'être deux vieux pour être deux vieux fous. Mais d'abord
comment avait-il fait pour entrer dans le couvent? c'était
déjà. le commencement. On ne doit pas faire de ces choses
là, Père Madeleine ! père Madeleine ! père Madeleine ! Ma
deleine ! monsieur Madeleine ! monsieur le mairel Il ne
m'entend pas. Tirez-vous donc de là à présent !
Et il s'arracha les cheveux.
On entendit au loin dans les arbres un grincement aigu.
C'était la grille du cimetière qui se fermait .
Fauchelevent se pencha sur Jean Valjean et tout à coup
eut une sorte de rebondissement et tout le recul qu'on
peut avoir dans une fosse. Jean Valjean avait les yeux ou
verts, et le regardait.
LES CIMETIÈRES PRENNENT... 349

Voir une mort est effrayant, voir une résurrection l'est


presque autant . Fauchelevent devint comme de pierre ,
Dâle, hagard, bouleversé par tous ces excès d'émotions, ne
sachant s'il avait affaire à un vivant ou à un mort, regar
dant Jean Valjean qui le regardait.
Je m'endormais, dit Jean Valjean .
Et il se mit sur son séant .
Fauchelevent tomba à genoux .
Juste bonne Vierge ! m'avez-vous fait peuri
Puis il se releva et cria :
Merci , père Madeleine !
Jean Valjean n'était qu'évanoui . Le grand air l'avait
réveillé .
La joie est le reflux de la terreur, Fauchelevent avait
presque autant à faire que Jean Valjean pour revenir à lui .
Vous n'êtes donc pas mort ! Oh ! comme vous avez de
l'esprit , vous ! Je vous ai tant appelé que vous êtes revenu.
Quand j'ai vu vos yeux fermés , j'ai dit : bon ! le voilà
étouffé. Je serais devenu fou furieux , vrai fou à camisole.
On m'aurait mis à Bicêtre. Qu'est-ce que vous voulez que
je fasse si vous étiez mort ? Et votre petite ! c'est la fruitière
qui n'y aurait rien compris ! On lui campe l'enfant sur les
bras, et le grand-père est mort ! Quelle histoire ! mes bons
saints du paradis, quelle histoire ! Ah ! vous êtes vivant,
voilà le bouquet .
-

J'ai froid , dit Jean Valjean .


Ce mot rappela complétement Fauchelevent à la réalité,
qui était urgente . Ces deux hommes, même revenus à eux ,
avaient, sans s'en rendre compte, l'âme trouble, et en eux
quelque chose d'étrange qui était l'égarement sinistre du
lieu .
Sortons vite d'ici , cria Fauchelevent.
Il fouilla dans sa poche, et en tira une gourde dont il
s'était pourvu .
-

Mais d'abord la goutte i dit-il.


La gourde acheva ce que le grand air avait commencé.
Jean Valjean but une gorgée d'eau-de-vie et reprit pleine
possession de lui-même.
Il sortit de la bière, et aida Fauchelevent à en reclouer
le couvercle.
350 LES MISÉRABLES COSETTE .
Trois minutes après, ils étaient hors de la fosse.
Du reste Fauchelevent était tranquille . Il prit son temps.
Le cimetière était fermé. La survenue du fossoyeur Gribier
n'était pas à craindre. Ce « conscrit » était chez lui, occupé
à chercher sa carte , et bien empêché de la trouver dans
son logis puisqu'elle était dans la poche de Fauchelevent.
Sans cart il ne pouvait rentrer au cimetière.
Fauchelevent prit la pelle et Jean Valjean la pioche, et
tous deux firent l'enterrement de la bière vide .
Quand la fosse fut comblée, Fauchelevent dit à Jean
Valjean :
Venons -nous-en . Je garde la pelle ; emportez la pioche.
La nuit tombait .
Jean Valjean eut quelque peine à se remuer et à marcher .,
Dans cette bière il s'était roidi et était devenu un peu
cadavre . L'ankylose de la mort l'avait saisi entre ces quatre
planches. Il fallut, en quelque sorte, qu'il se dégelât du
sépulcre .
Vous êtes gourd , dit Fauchelevent. C'est dommage que
je sois bancal , nous battrions la semelle .
Bah ! répondit Jean Valjean , quatre pas me mettront
la marche dans les jambes.
Ils s'en allèrent par les allées où le corbillard avait passé.
Arrivés devant la grille fermée et le pavillon du portier,
Fauchelevent, qui tenait à sa main la carte du fossoyeur,
la jeta dans la boîte, le portier tira le cordon , la porte
s'ouvrit, ils sortirent.
-
Comme tout cela va bien ! dit Fauchelevent ; quelle
bonne idée vous avez eue, père Madeleine !
Ils franchirent la barrière Vaugirard de la façon la plus
simple du monde. Aux alentours d'un cimetière, une pelle
et une pioche sont deux passe-ports.
La rue de Vaugirard était déserte.
Père Madeleine, dit Fauchelevent tout en cheminant
et en levant les yeux vers les maisons, vous avez de meil
leurs yeux que moi . Indiquez-moi donc le numéro 87.
Le voici justement, dit Jean Valjean .
Il n'y a personne dans la rue, reprit Fauchelevent.
Donnez-moi la pioche, et attendez-moi deux minutes.
Fauchelevent entra au numéro 87 , monta tout en haut,
LES CIMETIÈRES PRENNENT... 351

guidé par l'instinctqui mène toujours le pauvre au grenier,


et frappa dans l'ombre à la porte d'une mansarde. Une voix
répondit :
C
Entrez.
C'était la voix de Gribier.
Fauchelevent poussa la porte. Le logis du fossoyeur était,
comme toutes ces infortunées demeures, un galetas démeu
blé et encombré. Une caisse d'emballage, une bière
peut-être, y tenait lieu de commode , un pot à beurre y
tenait lieu de fontaine, une paillasse y tenait lieu de lit, le
carreau y tenait lieu de chaises et de table . Il y avait dans
un coin, sur une loque qui était un vieux lambeau de tapis ,
une femme maigre et force enfants , faisant un tas . Tout ce
pauvre intérieur portait les traces d'un bouleversement .
On eût dit qu'il y avait eu là un tremblement de terre
« pour un » . Les couvercles étaient déplacés , les haillons
étaient épars , la cruche était cassée , la mère avait pleuré , les
enfants probablement avaient été battus ; traces d'une per
quisition acharnée et bourrue . Il était visible que le fos
soyeur avait éperdument cherché sa carte , et fait tout
responsable de cette perte dans le galetas , depuis sa cruche
jusqu'à sa femme. Il avait l'air désespéré .
Mais Fauchelevent se hâtait trop vers le dénouement de
l'aventure pour remarquer ce côté triste de son succès.
Il entra et dit :
Je vous rapporte votre pioche et votre pelle.
Gribier le regarda stupéfait.
C'est vous, paysan ?
-
Et demain matin chez le concierge du cimetière vous
trouverez votre carte.
Et il posa la pelle et la pioche sur le carreau.
Quest-ce que cela veut dire ? demanda Gribier.
Cela veut dire que vous aviez laissé tomber votre carte
de votre poche, que je l'ai trouvée à terre quand vous avez
été parti, que j'ai enterré le mort, que j'ai rempli la fosse,
que j'ai fait votre besogne, que le portier vous rendra votre
carte, et que vous ne payerez pas quinze francs. Voilà.
conscrit.
Merci, villageois ! s'écria Gribier ébloui. La prochaine
fois, c'est moi qui paye à boire.
352 LES MISÉRABLES COSETTE ,

VIII

INTERROGATOIRE RÉUSSI

Une heure après, par la nuit noire, deux hommes et un


enfant se présentaient au numéro 62 de la petite rue Picpus.
Le plus vieux de ces hommes levait le marteau et frappait.
C'étaient Fauchelevent , Jean Valjean et Cosette .
Les deux bonshommes étaient allés chercher Cosette chez
la fruitière de la rue du Chemin-Vert ou Fauchelevent
l'avait déposée la veille. Cosette avait passé ces vingt-quatre
heures à ne rien comprendre et à trembler silencieuse
ment . Elle tremblait tant qu'elle n'avait pas pleuré. Elle
n'avait pas mangé non plus, ni dormi . La digne fruitière
lui avait fait cent questions, sans obtenir d'autre réponse
qu'un regard morne, toujours le même. Cosette n'avait rien
laissé transpirer de tout ce qu'elle avait entendu et vu
depuis deux jours. Elle devinait qu'on traversait une crise.
Elle sentait profondément qu'il fallait « être sage » . Qui n'a
éprouvé la souveraine puissance de ces trois mots prononcés
avec un certain accent dans l'oreille d'un petit être effrayé:
Ne dis rien ! La peur est une muette . D'ailleurs , personne
ne garde un secret comme un enfant.
Seulement , quand , après ces lugubres vingt - quatre
heures, elle avait revu Jean Valjean, elle avait poussé un
tel cri de joie, que quelqu'un de pensif qui l'eût entendu
eût deviné dans ce cri la sortie d'un abîme.
LES CIMETIÈRES PRENNENT ... 353
Fauchelevent était du couvent et savait les mots de passe .
Toutes les portes s'ouvrirent .
Ainsi fut résolu le double et effrayant problème : sortir
et entrer.
Le portier, qui avait ses instructions, ouvrit la petite
porte de service qui communiquait de la cour au jardin,
et qu'il y a vingt ans on voyait encore de la rue, dans le
mur du fond de la cour, faisant face à la porte cochère.
Le portier les introduisit tous les trois par cette porte, et,
de là, ils gagnèrent ce parloir intérieur réservé où Fauche
levent, la veille, avait pris les ordres de la pricure.
La prieure, son rosaire à la main, les attendait. Une mère
vocale, le voile bas, était debout près d'elle . Une chandelle
discrète éclairait, on pourrait presque dire faisait semblant
d'éclairer le parloir.
La prieure passa en revue Jean Valjean. Rien n'examine
comme un vil baissé.
Puis elle le questionna :
C'est vous le frère ?
Oui , révérende mère, répondit Fauchelevent.
Comment vous appelez - vous ?
-

Fauchelevent répondit :
Ultime Fauchelevent.
Il avait eu en effet un frère nommé Ultime qui était mort.
De quel pays êtes- vous ?
Fauchelevent répondit :
De Picquigny, près Amiens.
-
Quel âge avez - vous ?
Fauchelevent répondit :
-

Cinquante ans.
Quel est votre état ?
Fauchelevent répondit :
Jardinier.
Êtes -vous bon chrétien ?
Fauchelevent répondit :
Tout le monde l'est dans la famille .
Cette petite est à vous ?
Fauchelevent répondit :
Oui , révérende mère.
-
Vous êtes son père ?
354 LES MISERABLES COSETTE .

Fauchelevent répondit :
Son grand-père.
La mère vocale dit à la prieure à demi-voix :
Il répond bien.
Jean Valjean n'avait pas prononcé un mot .
La prieure regarda Cosette avec attention, et dit à demi
voix à la m vocale :
Elle sera laide .
Les deux mères causèrent quelques minutes très bas dans
l'angle du parloir, puis la prieure se retourna et dit :
Père Fauvent, vous aurez une autre genouillère avec
grelot . Il en faut deux maintenant .
Le lendemain en effet on entendait deux grelots dans le
jardin, et les religieuses ne résistaient pas à soulever un
coin de leur voile . On voyait au fond sous les arbres deux
hommes bêcher côte à côte, Fauvent et un autre. Événe
nement énorme . Le silence fut rompu jusqu'à s'entre -dire :
C'est un aide-jardinier.
Les mères vocales ajoutaient : C'est un frère au père
Fauvent .
Jean Valjean en effet était régulièrement installé; il
avait la genouillère de cuir, et le grelot ; il était désormais
officiel. Il s'appelait Ultime Fauchelevent.
La plus forte cause déterminante de l'admission avait été
l'observation de la prieure sur Cosette : Elle sera laide.
La prieure, ce pronostic prononcé, prit immédiatement
Cosette en amitié, et lui donna place au pensionnat comme
élève de charité.
Ceci n'a rien que de très logique. On a beau n'avoir
point de miroir au couvent, les femmes ont une conscience
pour leur figure ; or, les filles qui se sentent jolies se
laissent malaisément faire religieuses ; la vocation étant
assez volontiers en proportion inverse de la beauté, on
espère plus des laides que des belles. De là un goût viſ
pour les laiderons.
Toute cette aventure grandit le bon vieux Fauchelevent ;
il eut un triple succès ; auprès de Jean Valjean qu'il
sauya et abrita ; auprès du fossoyern Gribier qui se disait :
il m'a épargné l'amende ; auprès au couvent qui, grâce à
lui, en gardant le cercueil de la mère Crucifixion sous
LES CIMETIÈREŚ PRENNENT... 355

l'autel, éluda César et satisfit Dieu . Il y eut une bière avec


cadavre au Petit-Picpus et une bière sans cadavre au cime
tière Vaugirard ; l'ordre public en fut sans doute profon
dément troublé, mais on ne s'en aperçut pas. Quant au
couvent, sa reconnaissance pour Fäuchelevent fut grande.
Fauchelevent devint le meilleur des serviteurs et le plus
précieux des jardiniers. A la plus prochaine visite de l'ar
chevêque, la prieure conta la chose à sa grandeur, en s'en
confessant un peu et en s'en vantant aussi . L'archevêque,
au sortir du ºcouvent, en parla, avec applaudissement et
tout bas, à M. de Latil, confesseur de Monsieur, plus tard
archevêque de Reims et cardinal. L'admiration pour Fau
chelevent fit du chemin, car elle alla à Rome. Nous avons
eu sous les yeux un billet adressé par le pape régnant
alors, Léon XII, à un de ses parents, monsignor dans la
nonciature de Paris, et nommé comme lui Della Genga ; on
y lit ces lignes : « Il paraît qu'il y a dans un couvent de
« Paris un jardinier excellent, qui est un saint homme,
« appelé Fauvent. » Rien de tout ce triomphe ne parvint
jusqu'à Fauchelevent dans sa baraque ; il continua de gref
fer, de sarcler, et de couvrir ses melonnières, sans être
au fait de son excellence et de sa sainteté . Il ne se douta
pas plus de sa gloire que ne s'en doute un beuf de Durham
ou de Surrey dont le portrait est publié dans l'illustraled
London News avec cette inscription : Beuf qui a remporté
le prix au concours des béles à cornes .
LES MISERABLES COSETTE .
356

IX

CLOTURB

Cosette au couvent continua de se taire.


Cosctte se croyait tout naturellement la fille de Jean
Valjcan . Du reste, ne sachant rien, elle ne pouvait rien
dire , et puis , dans tous les cas, elle n'aurait rien dit. Nous
venons de le faire remarquer , rien ne dresse les enfants
au silence comme le malheur . Cosette avait tant souffert
qu'elle craignait tout , même de parler , même de respirer .
Une parole avait si souvent fait crouler sur elle une ava
lanche ! A peine commençait -elle à se rassurer depuis
qu'elle était à Jean Valjean . Elle s'habitua assez vite au
couvent. Seulement elle regrettait Catherine, mais clle
n'osait pas le dire. Une fois pourtant elle dit à Jean Val
jean : Père , si j'avais su, je l'aurais emmenée .
Cosette, en devenant pensionnaire du couvent , dut
prendre l'habit des élèves de la maison . Jean Valjcan
obtint qu'on lui remit les vêtements qu'elle dépouillait .
C'était ce même habillement de deuil qu'il lui avait fait
revêtir lorsqu'elle avait quitté la gargote Thénardicr . Il
n'était pas encore très usé. Jean Valjean enferma ces
nippes , plus les bas de laine et les souliers, avec force
camphre et tous les aromates dont abondent les couvents,
LES CIMETIÈRES PRENNENT... 357

dans une petite valise qu'il trouva moyen de se procurer.


Il mit cette valise sur une chaise près de son lit, et il en
avait toujours la clef sur lui. Père , lui demanda un
jour Cosette, qu'est-ce que c'est donc que cette boîte-là
qui sent si bon ?
Le père Fauchelevent, outre cette gloire que nous
venons de raconter et qu'il ignora, fut récompensé de sa
bonne action ; d'abord il en fut heureux ; puis il eut beau
coup moins de besogne, la partageant. Enfin , comme il
aimait beaucoup le tabac, il trouvait à la présence de
M Madeleine cet avantage qu'il prenait trois fois plus de
tabac que par le passé , et d'une manière infiniment plus
voluptueuse, attendu que M. Madeleine le lui payait.
Les religieuses n'adoptèrent point le nom d'Ultime ; elles
appelérent Jean Valjean ''autre Fauvent.
Si ces saintes filles avaient eu quelque chose du regard
de Javert, elles auraient pu finir par remarquer que, lors
qu'il y avait quelque course à faire au dehors pour
l'entretien du jardin, c'était toujours l'aîné Fauchelevent,
le vieux, l'infirme, le bancal , qui sortait, et jamais l'autre ;
mais, soit que les yeux toujours fixés sur Dieu ne sachent
pas espionner, soit qu'elles fussent, de préférence, occupées
à se guetter entre elles, elles n'y firent point attention.
Du reste bien en prit à Jean Valjean de se tenir coi et
de ne pas bouger. Javert observa le quartier plus d'un
grand mois.
Ce couvent était pour Jean Valjean comme une île entou
rée de gouffres. Ces quatre murs étaient désormais le
monde pour lui. Il y voyait le ciel assez pour être serein
et Cosette assez pour être heureux.
Une vie très douce recommença pour lui.
Il habitait avec le vieux Fauchelevent la baraque du fond
du jardin . Cette bicoque, bâtie en plâtras, qui existait
encore en 1845, était composée, comme on sait, de trois
chambres, lesquelles étaient toutes nues et n'avaient que
les murailles. La principale avait été cédée, de force, car
Jean Valjean avait résisté en vain, par le père Fauchelevent
à M. Madeleine. Le mur de cette chambre, outre les deux
clous destinés à l'accrochement de la genouillère et de la
notte, avait pour ornement un papier-monnaie royaliste
358 LES MISÉRABLES COSETTE .

de 93 appliqué à la muraille au-dessus de la cheminée et


dont voici le fac -simile exact :

armée Calbolique

erçable deRoddiptiveS.
Do par
M Bonscomm
pour objets poumisalarmee
remboursable àlapaix
Série 3 .
,
Stollett
ret loyalē

Cet assignat vendéen avait été cloué au mur par le précé


dent jardinier, ancien chouan qui était mort dans le cou
vent et que Fauchelevent avait remplacé.
Jean Valjean travaillait tous les jours dans le jardin et y
était très utile . Il avait été jadis émondeur et se retrouvait
volontiers jardinier. On se rappelle qu'il avait toutes sortes
de recettes et de secrets de culture. Il en tira parti.
Presque tous les arbres du verger étaient des sauvageons ;
il les écussonna et leur lit donner d'excellents fruits .
Cosette avait permission de venir tous les jours passer
une heure près de lui . Comme les seurs étaient tristes et
qu'il était bon , l'enfant le comparait et l'adorait. A l'heure
fixée elle accourait vers la baraque . Quand elle entrait dans
la masure, elle l'emplissait de paradis. Jean Valjean s'épa
nouissait, et sentait son bonheur s'accroître du bonheur
qu'il donnait à Cosette . La joie que nous inspirons a cela
de charmant que, loin de s'affaiblir comme tout reflet,
elle nous revient plus rayonnante . Aux heures des récréa
tions, Jean Valjean regardait de loin Cosette jouer et courir,
et il distinguait son rire du rire des autres.
Car maintenant Cosette riait .
La figure de Cosette en était même jusqu'à un certain
LES CIMETIÈRES PRENNENT ... 359

point changée. Le sombre en avait disparu . Le rire, c'est le


soleil ; il chasse l'hiver du visage humain .
La récréation finie, quand Cosette rentrait, Jean Valjean
regardait les fenêtres de sa classe , et la nuit il se relevait
pour regarder les fenêtres de son dortoir .
Du reste Dieu a ses voies ; le couvent contribua, comme
osette, à maintenir et à compléter dans Jean Valjean
l'euvre de l'évêque. Il est certain qu'un des côtés de la
vertu aboutit à l'orgueil. Il y a là un pont bâti par le
diable. Jean Valjean était peut-être à son insu assez près
de ce côté-là et de ce pont-là, lorsque la providence le jeta
dans le couvent du Petit-Picpus. Tant qu'il ne s'était com
paré qu'à l'évêque, il s'était trouvé indigne et il avait été
humble; mais depuis quelque temps il commençait à se
comparer aux hommes, et l'orgueil naissait. Qui sait ? il
aurait peut-être fini par revenir tout doucement à la haine.
Le couvent l'arrêta sur cette pente .
C'était le deuxième lieu de captivité qu'il voyait. Dans sa
jeunesse, dans ce qui avait été pour lui le commencement
de la vie, et plus tard, tout récemment encore, il en avait
vu un autre, lieu affreux, lieu terrible, et dont les sévé
rités lui avaient toujours paru être l'iniquité de la justice
et le crime de la loi. Aujourd'hui après le bagne il voyait
le cloître ; et songeant qu'il avait fait partie du bagne et
qu'il était maintenant, pour ainsi dire, spectateur du cloître,
il les confrontait dans sa pensée avec anxiété.
Quelquefois il s'accoudait sur sa bêche et descendait
lentement dans les spirales sans fond de la rêverie.
Il se rappelait ses anciens compagnons ; comme ils étaient
misérables ; ils se levaient dès l'aube et travaillaient
jusqu'à la nuit ; à peine leur laissait-on le sommeil ; ils
couchaient sur des lits de camp, où l'on ne leur tolérait
que des matelas de deux pouces d'épaisseur, dans des salles
qui n'étaient chauffées qu'aux mois les plus rudes de
l'année; ils étaient vêtus d'affreuses casaques rouges ; on
leur permettait, par grâce, un pantalon de toile dans les
grandes chaleurs et une roulière de laine sur le dos dans
les grands froids; ils ne buvaient de vin et ne mangeaient
de viande que lorsqu'ils allaient à la fatigue » . Ilsvivaient,
n'ayant plus de noms, désignés seulement par des numéros
360 LES MISÉRABLES COSETTE .

et en quelque sorte faits chiffres, baissant les yeux,


baissant la voix, les cheveux coupés, sous le bâton, dans
la honte.
Puis son esprit retombait sur les êtres qu'il avait devant
les yeux .
Ces êtres vivaient, eux aussi, les cheveux coupés, les
yeux baissés, la voix basse, non dans la hont , mais au
milieu des railleries du monde, non le dos meurtri par le
båton, mais les épaules déchirées par la discipline. A eux
aussi, leur nom parmi les hommes s'était évanoui; ils n'exis
taient plus que sous des appellations austères. Ils ne man
geaient jamais de viande et ne buvaient jamais de vin ; ils
restaient souvent jusqu'au soir sans nourriture ; ils étaient
vêtus, non d'une veste rouge, mais d'un suaire noir, en
laine, pesant l'été, léger l'hiver, sans pouvoir y rien retran
cher ni y rien ajouter; sans même avoir, selon la saison,
la ressource du vêtement de toile ou du surtout de laine ;
et ils portaient six mois de l'année des chemises de serge
qui leur donnaient la fièvre. Ils habitaient, non des salles
chauffées seulement dans les froids rigoureux, mais des
cellules où l'on n'allumait jamais de feu ; ils couchaient,
non sur des matelas épais de deux pouces, mais sur la
paille. Enfin on ne leur laissait pas même le sommeil ; toutes
les nuits, après une journée de labeur, il fallait dans l'acca
blement du premier repos, au moment où l'on s'endormait
et où l'on se réchauffait à peine, se réveiller, se lever et
s'en aller prier dans une chapelle glacée et sombre , les
deux genoux sur la pierre .
A de certains jours, il fallait que chacun de ces êtres, à
tour de rôle, restât douze heures de suite agenouillé sur la
dalle ou prosterné la face contre terre et les bras en
croix .
Les autres étaient des hommes ; ceux-ci étaient des
femmes.
Qu'avaient fait ces hommes ? Ils avaient volé, violé,
pillé, tué , assassiné. C'étaient des bandits, des faussaires,
des empoisonneurs, des incendiaires, des meurtriers, des
parricides. Qu'avaient fait ces femmes ? Elles n'avaient rien
fait.
D'un côté le brigandage, la fraude, le dol, la violence, la
LES CIMETIÈRES PRENNENT... 361

lubricité, l'homicide, toutes les espèces du sacrilège, toutes


les variétés de l'attentat ; de l'autre une seule chose, l'inno
cence .
L'innocence parfaite, presque enlevée dans une mysté
rieuse assomption , tenant encore à la terre par la vertu,
tenant déjà au ciel par la sainteté.
D'un côté des confidences de crimes qu'on se fait à voixi
basse . De l'autre la confession des fautes qui se fait à voix
haute. Et quels crimes ! et quelles fautes !
D'un côté des miasmes, de l'autre un ineffable parfum .
D'un côté une peste morale, gardée à vue, parquée sous le
canon, et dévorant lentement ses pestiférés ; de l'autre un
chaste embrascment de toutes les åmes dans le même foyer.
Là les ténèbres ; ici l'ombre ; mais une ombre pleine de
clartés, et des clartés pleines de rayonnements.
Deux lieux d'esclavage ; mais dans le premier la déli
vrance possible, une limite légale toujours entrevue, et
puis l'évasion . Dans le second, la perpétuité ; pour toute
espérance, à l'extrémité lointaine de l'avenir, cette lueur
de liberté que les hommes appellent la mort.
Dans le premier, on n'était enchainé que par des chaines ;
dans l'autre, on était enchaîné par sa foi.
Que se dégageait-il du premier ? Une immense malé
diction, le g, incement de dents, la haine, la méchanceté
désespérée, un cri de rage contre l'association humaine,
un sarcasme au ciel.
Que sortait-il du second ? La bénédiction et l'amour.
Et dans ces deux endroits si semblables et si divers, ces
deux espèces d'ètres si différents accomplissaient la même
cuvre , l'expiation .
Jean Valjean comprenait bien l'expiation des premiers ;
l'expiation perso:inelle, l'expiation pour soi-même. Mais il
ne comprenait pas celle des autres, celle de ces créatures
sans reproche et sans souillure, et il se demandait avec un
tremblement : Expiation de quoi ? Quelle expiation ?
Une voix répondait dans sa conscience : La plus divine
des générosités humaines, l'expiation pour autrui.
Ici toute théorie personnelle est réservée, nous ne
sommes que narrateur ; c'est au point de vue de Jean Valjean
que nous nous plaçons, et nous traduisons ses impressions.
362 LES MISÉRABLES . COSETTE .

Il avait sous les yeux le sommet sublime de l'abnégation,


la plus haute cime de la vertu possible ; l'innocence qui
pardonne aux hommes leurs fautes et qui les expie à leur
place ; la servitude subie, la torture acceptée, le supplice
réclamé par les âmes qui n'ont pas péché pour en dispen
ser les âmes qui ont failli; l'amour de l'humanité s'abîmant
dans l'amour de Dieu, mais y demeurant distinct, et sup
pliant ; de doux êtres faibles ayant la misère de ceux qui
sont punis et le sourire de ceux qui sont récompensés.
Et il se rappelait qu'il avait osé se plaindre !
Souvent, au milieu de la nuit, il se relevait pour écou
ter le chant reconnaissant de ces créatures innocentes et
accablées de sévérités, et il se sentait froid dans les veines
en songeant que ceux qui étaient châtiés justement n'éle
vaient la voix vers le ciel que pour blasphémer, et que lui,
misérable, il avait montré le poing à Dieu .
Chose frappante et qui le faisait rêver profondément
comme un avertissement à voix basse de la providence
même, l'escalade, les clôtures franchies, l'aventure acceptée
jusqu'à la mort, l'ascension difficile et dure, tous ces
mêmes efforts qu'il avait faits pour sortir de l'autre lieu
d'expiation, il les avait faits pour entrer dans celui- ci.
Était-ce un symbole de sa destinée ?
Cette maison était une prison aussi , et ressemblait lugu
brement à l'autre demeure dont il s'était enfui, et pourtant
il n'avait jamais eu l'idée de rien de pareil.
Il revoyait des grilles, des verrous, des barreaux de fer,
pour garder qui ? Des anges.
Ces hautes murailles qu'il avait vues autour des tigres
il les revoyait autour des brebis.
C'était un lieu d'expiation, et non de châtiment ; et pour
tant il était plus austère encore, plus morne et plus impi
toyable que l'autre . Ces vierges étaient plus durement
courbées que les forçats. Un vent froid et rude, ce vent
qui avait glacé sa jeunesse, traversait la fosse grillée et
cadenassée des vautours ; une bise plus âpre et plus dou
loureuse encore soufflait dans la cage des colombes. Pour
quoi ?
Quand il pensait à ces choses, tout ce qui était en lui
s'abîmait devant ce mystère de sublimité.
LES CIMETIÈRES PRENNENT... 303

Dans ces méditations l'orgueil s'évanouit. Il fit toutes


sortes de retours sur lui-même ; il se sentit chétif et pleura
bien des fois. Tout ce qui était entré dans sa vie depuis
six mois le ramenait vers les saintes injonctions de l'évêque ;
Cosette par l'amour, le couvent par l'humilité .
Quelquefois, le soir, au crépuscule, à l'heure où le jardin
était désert, on le voyait à genoux au milieu de l'allée qui
côtoyait la chapelle , devant la fenêtre où il avait regardé
la nuit de son arrivée, tourné vers l'endroit où il savait
que la scur qui faisait la réparation était prosternée en
prière. Il priait, ainsi agenouillé devant cette sæur.
Il semblait qu'il n'osât s'agenouiller directement devant
Dieu.
Tout ce qui l'entourait, ce jardin paisible, ces fleurs
embaumées, ces enfants poussant des cris joyeux , ces
femmes graves et simples, ce cloître silencieux , le péné
traient lentement, et peu à peu son âme se composait de
silence comme ce cloître , de parfum comme ces fleurs,
de paix comme ce jardin , de simplicité comme ces femmes,
de joie comme ces enfants. Et puis il songeait que c'étaient
deux maisons de Dieu qui l'avaient successivement recueilli
aux deux instants critiques de sa vie, la première lorsque
toutes les portes se fermaient et que la société humaine
le repoussait, la deuxième au moment où la société humaine
se remettait à sa poursuite et où le bagne se rouvrait ; et
que sans la première il serait retombé dans le crime et
sans la seconde dans le supplice.
Tout son caur se fondait en reconnaissance et il aimait
de plus en plus .
Plusieurs années s'écoulérent ainsi ; Cosette grandis
sait.
TABLE

1
TABLE

DEUXIÈME PARTIE

COSETTE

LIVRE PREMIER

WATERLOO

Pagos .
I. Ce qu'on rencontre en venant de Nivelles 5
8
II . Hougomont .
III . Le 18 juin 1815 . 16
IV. A .
19
V Le quid obscurum des batailles . 22
VI. Quatre heures de l'après-midi 26
VII. Napoléon de belte humeur . 30
VIII. L'empereur fait une question augue Lacoste . 36
368 TABLE .

Pages.
IX . L'inattendu . 39
X. Le plateau de Mont-Saint -Jean . 44
XI. Mauvais guide à Napoléon , bon guide à Bülow . 50
XII . La garde.. 52
XIII . La catastrophe 54
XIV Le dernier carré. 57
XV. Cambronne . 59
XVI Quol libras in duce ? . 62
XVII . Faut- il trouver bon Waterloo ?. 68
XVIII . Rccrudescence du droit divin . 71
XIX. Le champ de bataille la nuit . 74

LIVRE DEUXIÈMB

LE VAISSEAU L'ORION

1. Le numéro 24601 devient le numéro 9430. . 83


II . Où on lira deux vers qui sont peut-être du diable . . 87
III . Qu'il fallait que la chaîne de la manille eût subi un
certain travail préparatoire pour être ainsi brisée d'un
coup de marteau 92

LIVRE TROISIÈME

ACCOMPI SSEMENT DE LA PROMESSB


i ! ITE A LA MORTE

I. La question de l'eau à Montfermeil. 103


II . Deux portraits inplétés. 107
III . Il faut du vin aiis lommes et de l'eau aux chevaux . 113
IV . Entrée en scènc d'une poupée . 116
TABLE . 369

Pages.
V. La petite toute seule . 118
VI. Qui peut-être prouve l'intelligence de Boulatruelle . 126
VII. Cosette côte à côte dans l'ombre avec l'inconnu . 130
VIII . Désagrément de recevoir chez soi un pauvre qui est
pout-etre un richo. 134
IX. Thénardier à la mancuvre . 153
X. Qui cherche le mieux peut trouver le pire . 162
XI. LO n° 9430 roparait, et Cosette lo gagne à la loterie. 108

LIVRB QUATRIÈM E ,

LA MASURE GORBEAU.

1. Maitre Gorbeau . ' . 173


II. Nid pour bibou et fauvette . 180
III. Deux malheurs melés font du bonheur. 182
IV. Les remarques de la principale locataire . 187
V. Une pièce de cinq franes qui tombe à terre fait du
bruit . 190

LIVRE CINQUIŚMB

A CHASSE NOIRE MEUTE MUETTE

1. Los zigzags de la stratégie. 197


11 .Il est heureux que le pont d'Austerlitz porte voitures. 201
HI. Voir le plan de Paris de 1727. 203
IV . Les tâtonnements de l'évasion . 207
V. Qui serait impossible avec l'éclairage au gaz. 210
VI. Commencement d'une énigme . . 215
VII. Suite de l'énigme. . 218
VIII. L'énigme redouble. 221
A
370 TABLE.
Pages
IX. L'homme au grelot. 224
X. Où il est expliqué comment Javert a fait buisson
creux . .
229

LIVRE SIXIÈS B

LE PETIT - PICPUS

1. Petite rue Picpus, numéro 62 . 241


JI . L'obédience de Martin Verga. 245
III. Sévérités . 253
IV. Gaités . 255
259
V. Distractions .
265
VI. Le petit couvent.
VII . Quelques silhouettes de cette ombrc . 268
271
VIJI. Post corda lapides.
273
IX. Un siècle sous une guimpe .
276
X. Origine de l'Adoration perpétuelle. .

278
XI. Fin du Petit- Picpus.

LIVRB SBPTIMB

PARENTHÈSE

1. Le couvent, idéo abstraite . . 283


II . Le couvent, fait historique. 284
III . A quelle condition on peut respecter le passé . 288
IV. Le couvent au point de vue des principes . 291
V. La prière . 293
VI. Bonté absolue de la prière . 295
VII. Précautions à prendre dans le blame . 298
VIII. Foi, loi . .. 300
TABLE. 371

LIVRE AUITIEMB

LES CIMETIÈRES PRENNENT CE QU'ON


LEUR DONNE

Pages.
C
1. Où il est traité de la manière d'entrer au couvent. 305
II . Fauchelovent en présence de la difficulté . 313
III . Méro Innocente . 316
IV. Où Jean Valjean a tout à fait l'air d'avoir lu Austin
Castillejo . 327
V. Il ne suffit pas d'être ivrogne pour être iminortel 334
VI . Entre quatre planches . . 341
VII . Où l'on trouvera l'origine du mot : ne pas perdre la
carte . 344
VIII. Interrogatoire réussi. 352
IX. Clôture . 356

Lib.-Imp. réunies, 7, rue Saint- Benoît, Paris.


OEUVRES COMPLÈTES DE VICTOR HUGO
ROMAN

LES MISÉRABLES
IV
TOUS DROITS RÉSERVÉS
VICTOR HUGO

LES

MISÉRABLES
IV

TROISIÈME PARTIE

MARIUS

NE
RI

P.H.
T
a E
ER
WH AN

J. HETZEL
L I BRA IR E. É DIT EUR
18 , RUE JACOB , 18
PARIS
1
TROISIÈME PARTIE

MARTUS

IV . - 1658 1
LIVRE PREMIER

PARIS ÉTUDIÉ DANS SON ATOME


1

PARVULUS

Paris a un enfant et la forêt a un oiscau ; l'oiscau s'ap


pelle le moineau ; l'enfant s'appelle le gamin.
Accouplez ces deux idées qui contiennent, l'une toute la
fournaise, l'autre toute l'aurore,choquez ces étincelles,
Paris, l'enfance ; il en jaillit un petit être, Homuncio, dirait
Plaute .
Ce petit ètre est joyeux. Il ne mange pas tous les jours
et il va au spectacle, si bon lui semble, tous les soirs. Il
n'a pas de chemise sur le corps, pas de souliers aux pieds,
pas de toit sur la tête ; il est comme les mouches du ciel
qui n'ont rien de tout cela. Il a de sept à treize ans, vit par
bandes, bat le pavé, loge en plein air, porte un vieux pan
talon de son père qui lui descend plus bas que les talons,
un vieux chapeau de quelque autre père qui lui descend
plus bas que les oreilles, une seule bretelle en lisière jaune,
court, guette, quête, perd le temps, culoite des pipes, jure
comme un damné, hante le cabaret, connaît des voleurs,
tutoie des filles, parle argot, chante des chansons obscènes,
et n'a rien de mauvais dans le coeur . C'est qu'il a dans
l'âme une perle, l'innocence, et les perles ne se dissolvent
pas dans la boue . Tant que l'homme est enfant, Dieu veut
qu'il soit innocent.
Si l'on demandait à l'énorme ville : Qu'est-ce que c'est
que cela? elle répondrait : C'est mon petit.
LES MISÉRABLES. MARIUS .

II

QUELQUES - UNS DE SES SIGNES PARTICULIERS

Le gamin de Paris, c'est le nain de la géante.


N'exagérons point, ce chérubin du ruisseau à quelque
fois une chemise, mais alors il n'en a qu'une; il a quel
quefois des souliers, mais alors ils n'ont point de semelles ;
il a quelquefois un logis, et il l'aime, car il y trouve sa
mère ; mais il préfère la rue, parce qu'il y trouve la liberté.
Il a ses jeux à lui, ses malices à lui dont la haine des bour
geois fait le fond; ses métaphores à lui ; être mort, cela
s'appelle manger des pissenlits par la racine ; ses métiers à
lui, amener des fiacres, baisser les marchepieds des voi
tures, établir des péages d'un côté de la rue à l'autre dans
les grosses pluies, ce qu'il appelle faire des ponts des arts,
crier les discours prononcés par l'autorité en faveur du
peuple français, gratter l'entre-deux des pavés ; il a sa
monnaie à lui, qui se compose de tous les petits morceaux
de cuivre façonné qu'on peut trouver sur la voie publique.
Cette curieuse monnaie, qui prend le nom de loques, à un
cours invariable et fort bien réglé dans cette petite bohème
d'enfants.
Enfin il a sa faune à lui, qu'il observe studieusement
dans des coins ; la bête à bon Dieu, le puceron tête-de-mort,
le faucheux, « le diable » , insecte noir qui menace en tor
dant sa queue armée de deux cornes. Il a son monstre
fabuleux qui a des écailles sous le ventre et qui n'est pas
PARIS ÉTUDIE DANS SON ATOME . 7

un lézard, qui a des pustules sur le dos et qui n'est pas un


crapaud , qui habite les trous des vieux fours à chaux et
des puisards desséchés, noir, velu, visqueux, rampant,
tantôt lent, tantôt rapide, qui ne crie pas, mais qui regarde,
et qui est si terrible que personne ne l'a jamais vu ; il
nomme ce monstre « le sourd » . Chercher des sourds dans
les pierres, c'est un plaisir du genre redoutable. Autre plai
sir, lever brusquement un pavé, et voir des cloportes.
Chaque région de Paris est célèbre par les trouvailles
intéressantes qu'on peut y faire. Il y a des perce-oreilles
dans les chantiers des Ursulines, il y a des mille-pieds au
Panthéon, il y a des têtards dans les fossés du Champ de
Mars.
Quant à des mots, cet enfant en a comme Talleyrand . Il
n'est pas moins cynique, mais il est plus honnête. Il est
doué d'on ne sait quelle jovialité imprévue ; il ahurit le
boutiquier de son fou rire. Sa gamme va gaillardement de
la haute comédie à la farce.
Un enterrement passe . Parmi ceux qui accompagnent le
mort, il y a un médecin. — Tiens, s'écrie un gamin, depuis
quand les médecins reportent-il leur ouvrage ?
Un autre est dans une foule . Un homme grave, orné de
lunettes et de breloques, se retourne indigné : Vaurien ,
-
tu viens de prendre « la taille » à ma femme. - Moi, mon
sieur ! fouillez -moi.
LES MISÉRABLES. MARIUS.

III

IL EST AGRÉABLR

Le soir, grâce à quelques sous qu'il trouve toujours


moyen de se procurer, l'homuncio entre à un théâtre. En
franchissant ce seuil magique, il se transfigure ; il était le
gamin, il devient le titi . Les théâtres sont des espèces de
vaisseaux retournés qui ont la cale en haut. C'est dans
cette cale que le titi s'entasse . Le titi est aux gamins ce
que le phalène est à la larve; le même être envolé et planant.
Il suffit qu'il soit là , avec son rayonnement de bonheur,
avec sa puissance d'enthousiasme et de joie, avec son bat
tement de mains qui ressemble à un battement d'ailes, pour
que cette cale étroite, fétide, obscure, sordide, malsaine,
hideuse , abominable , se nomme le Paradis .
Donnez à un être l'inutile et ôtez-lui le nécessaire, vous
aurez le gamin .
Le gamin n'est pas sans quelque intuition littéraire. Sa
tendance , nous le disons avec la quantité de regret qui con
vient, ne serait point le goût classique. Il est, de sa nature ,
peu académique. Ainsi , pour donner un exemple, la popu
larité de mademoiselle Mars dans ce petit public d'enfants
orageux était assaisonnée d'une pointe d'ironie. Le gamin
l'appelait mademoiselle Muche .
Cet ètre braille, raille, gouaille, bataille, a des chiffons
comme un bambin et des guenilles comme un philosophe,
pêche dans l'égout, chasse dans le cloaque, extrait la gaîté
PARIS ETUDIÉ DANS SON ATOME .
de l'immondice, fouaille de sa verve les carrefours, ricane
et mord, siffle et chante, acclame et engueule, tempère
Alleluia par Matanturlurette, psalmodie tous les rhythmes
depuis le De Profundis jusqu'à la Chienlit, trouve sans
chercher, sait ce qu'il ignore, est spartiate jusqu'à la filou
terie, est fou jusqu'à la sagesse, est lyrique jusqu'à l'ordure ,
s'accroupirait sur l'olympe, se vautre dans le fumier et
en sort couvert d'étoiles. Le gamin de Paris, c'est Rabelais
petit.
Il n'est pas content de sa culotte, s'il n'y a point de gous
set de montre.
Il s'étonne peu , s'effraye encore moins, chansonne les
superstitions, dégonfle les exagérations, blague les mys
tères, tire la langue aux revenants, dépoétise les échasses,
introduit la caricature dans les grossissements épiques.
Ce n'est pas qu'il soit prosaïque ; loin de là ; mais il rem
place la vision solennelle par la fantasmagorie farce. Si
Adamastor lui apparaissait, le gamin dirait : Tiens ! Cro
quemitaine !
10 LÉS MISÉRABLES. MARIUS.

IV

IL PEUT - ÊTRE UTILE

Paris commence au badaud et finit au gamin, deux êtres


dont aucune autre ville n'est capable ; l'acceptation passive
qui se satisfait de regarder, et l'initiative inépuisable ;
Prudhomme et Fouillou . Paris seul a cela dans son his
toire naturelle . Toute la monarchie est dans le badaud.
Toute l'anarchie est dans le gamin .
Ce pâle enfant des faubourgs de Paris vit et se développe,
se noue et « se dénoue » dans la souffrance, en présence des
réalités sociales et des choses humaines, témoin pensif. Il
se croit lui-même insouciant ; il ne l'est pas. Il regarde,
prêt à rire ; prêt à autre chose aussi . Qui que vous soyez
qui vous nommez Préjugé, Abus, Ignominie, Oppression,
Iniquité, Despotisme, Injustice, Fanatisme, Tyrannie, pre
nez garde au gamin béant ?
Ce petit grandira.
De quelle argile est-il fait ? de la première fange venue .
Une poignée de boue, un souffle, et voilà Adam . Il suffit
qu’un dieu passe. Un dieu a toujours passé sur le gamin .
La fortune travaille à ce petit étre. Par ce mot la fortune,
nous entendons un peu l'aventure. Ce pygmée pétri à même
dans la grosse terre commune, ignorant, illettré, ahuri ,
vulgaire, populacier, sera - ce un ionien ou un béotien ?
Attendez, currit rota, l'esprit de Paris, ce démon qui crée
les enfants du hasard et les hommes du destin, au rebours
du potier latin , fait de la cruche une amphore.
PARÍS ÉTUDIÉ DANS SON ATOME. 11

SES PRONTIÈRES

Le gamin aime la ville , il aime aussi la solitude, ayant


du sage en iui . Urbis amator, comme Fuscus ; ruris amator ,
comme Flaccus .
Errer songeant, c'est-à-dire flâner, est un bon emploi du
temps pour le philosophe ; particulièrement dans cette
espèce de campagne un peu bâtarde, assez laide, mais
bizarre et composée de deux natures, qui entoure cer
taines grandes villes, notamment Paris. Observer la ban
lieue, c'est observer l'amphibie. Fin des arbres, commen
cement des toits , fin de l'herbe, commencement du pavé,
fin des sillons, commencement des boutiques, fin des
ornières, commencement des passions, fin du murmure
divin , commencement de la rumeur humaine ; de la un
intérêt extraordinaire.
De là, dans ces lieux peu attrayants, et marqués à jamais
par le passant de l'épithète : triste , les promenades, en
apparence sans but , du songeur .
Celui qui écrit ces lignes a été longtemps rôdeur de
barrières à Paris , et c'est pour lui une source de souve
nirs profonds. Ce gazon ras, ces sentiers pierreux, cette
craie, ces marnes, ces plâtres, ces âpres monotonies des
friches et des jachères, les plants de primeurs des marai
chers aperçus tout à coup dans un fond, ce mélange du
sauvage et du bourgeois, ces vastes recoins déserts où les
12 LES MISERABLES. .
MARIUS.

tambours de la garnison tiennent bruyamment école et font


une sorte de bégaiement de la bataille, ces thébaides le
jour, coupe-gorge la nuit, le moulin dégingandé qui tourne
au vent, les roues d'extraction des carrières, les guinguettes
au coin des cimetières, le charme mystérieux des grands
murs sombres coupant carrément d'immenses terrains
vagues inondés de soleil et pleins de papillons, tout cela
l'attirait .
Presque personne sur la terre ne connait ces lieux sin
guliers, la Glacière, la Cunette, le hideux mur de Grenelle
tigré de balles , le Mont-Parnasse, la Fosse -aux -Loups, les
Aubiers sur la berge de la Marne. Mont-Souris, la Tombe
Issoire, la Pierre-Plate de Châtillon où il y a une vieille
carrière épuisée qui ne sert plus qu'à faire pousser des
champignons, et que ferme à fleur de terre une trappe
en planches pourries . La campagne de Rome est une idée,
la banlieue de Paris en est une autre ; ne voir dans ce que
nous offre un horizon rien que des champs, les maisons
ou des arbres, c'est rester à la surface ; tous les aspects
des choses sont des pensées de Dieu. Le lieu où une plaine
fait sa jonction avec une ville est toujours empreint d'on
ne sait quelle mélancolie pénétrante . La nature et l'huma
nité vous y parlent à la fois. Les originalités locales y
apparaissent.
Quiconque a erré comme nous dans ces solitudes conti
guës à nos faubourgs qu'on pourrait nommer les limbes
de Paris, y a entrevu çà et là, à l'endroit le plus aban
donné, au moment le plus inattendı, derrière une haie
maigre ou dans l'angle d'un mur lugubre, des enfants,
groupés tumultueusement, fétides, boueux, poudreux,
dépenaillés, hérissés, qui jouent à la pigoche couronnés
de bleuets. Ce sont tous les petits échappés des familles
pauvres. Le boulevard extérieur est leur milieu respirable ;
la banlieue leur appartient. Ils y font'une éternelle école
buissonnière. Ils y chantent ingénument leur répertoire
de chansons malpropres. Ils sont là, ou pour mieux dire,
ils existent là, loin de tout regard, dans la douce clarté
de mai ou de juin, agenouillés autour d'un trou dans la
terre , chassant des billes avec le pouce, se disputant des
liards, irresponsables, envolés, lâchés, heureux; et, dès
PARIS ETUDIE DANS SON ATOME. 13

qu'ils vous aperçoivent, ils se souviennent qu'ils ont une


industrie, et qu'il leur faut gagner leur vie , et ils vous
offrent à vendre un vieux bas de laine plein de hannetons
ou une touffe de lilas . Cçs rencontres d'enfants étranges
sont une des grâces charmantes, et en même temps poi
gnantes, des environs de Paris .
Quelquefois, dans ces tas de garçons, il y a des petites
filles, sont-ce leurs saurs ? presque jeunes filles,
maigres, fiévreuses, gantées de hâle, marquées de taches
de rousseur, coiffées d'épis de seigle et de coquelicots,
gaies, hagardes, pieds nus. On en voit qui mangent des
cerises dans les blés . Le soir on les entend rire . Ces
groupes , chaudement éclairés de la pleine lumière de midi
ou entrevus dans le crépuscule, occupent longtemps le
songeur, et ces visions se mêlent à son rêve .
Paris, centre, la banlieue, circonférence ; voilà pour ces
enfants toute la terre . Jamais ils ne se hasardent au
delà. Ils ne peuvent pas plus sortir de l'atmosphère pari
sienne que les poissons ne peuvent sortir de l'eau . Pour
eux, à deux lieues des barrières, il n'y a plus rien . Ivry ,
Gentilly, Arcueil, Belleville , Aubervilliers, Ménilmontant,
Choisy-le-Roy, Billancourt, Meudon , Issy, Vanvre, Sèvres ,
Puteaux , Neuilly, Gennevilliers, Colombes, Romainville ,
Chatou , Asnières, Bougival, Nanterre, Enghien , Noisy -le
Sec, Nogent, Gournay, Drancy, Gonesse, c'est là que finit
l'univers.
LES MISERABLES. MARIUS

VI

UN PEU D'HISTOIRE

A l'époque, d'ailleurs presque contemporaine, où se


passe l'action de ce livre, il n'y avait pas, comme aujour
d'hui, un sergent de ville à chaque coin de rue (bienfait
qu'il n'est pas temps de discuter) ; les enfants errants abon
daient dans Paris. Les statistiques donnent une moyenne
de deux cent soixante enfants sans asile ramassés alors
annuellement par les rondes de police dans les terrains
non clos, dans les maisons en construction et sous les
arches des ponts. Un de ces nids, resté fameux, à produit
« les hirondelles du pont d'Arcole » . C'est là, du reste, le
plus désastreux des symptômes sociaux. Tous les crimes
de l'homme commencent au vagabondage de l'enfant.
Exceptons Paris pourtant . Dans une mesure relative, et
nonobstant le souvenir que nous venons de rappeler, l'ex
ception est juste. Tandis que dans toute autre grande
ville, un enfant vagabond est un homme perdu, tandis que,
presque partout, l'enfant livré à lui-même est en quelque
sorte dévoué et abandonné à une sorte d'immersion fatale
dans les vices publics qui dévore en lui l'honnêteté et la
conscience, le gamin de Paris, insistons - y, si fruste et si
entamé à la surface, est intérieurement à peu près intact.
Chose magnifique à constater et qui éclate dans la splen
dide probité de nos révolutions populaires, une certaine
incorruptibilité résulte de l'idée qui est dans l'air de Paris
PARIS ÉTUDIÉ DANS SON ATOME. 15

comme du sel qui est dans l'eau de l'océan. Respirer Paris,


cela conserve l'âme .
Ce que nous disons là n'ôte rien au serrement de ceur
dont on se sent pris chaque fois qu'on rencontre un de
ces enfants autour desquels il semble qu'on voit flotter les
fils de la famille brisée . Dans la civilisation actuelle , si
incomplète encore, ce n'est point une chose très anormale
que ces fractures de familles se vidant dans l'ombre, ne
sachant plus trop ce que leurs enfants sont devenus, et
laissant tomber leurs entrailles sur la voie publique . De
là des destinées obscures . Cela s'appelle , car cette chose
triste a fait locution, « être jeté sur le pavé de Paris » .
Soit dit en passant, ces abandons d'enfants n'étaient
point découragés par l'ancienne monarchie. Un peu
d'Égypte et de Bohême dans les basses régions accommo
dait les hautes sphères, et faisait l'affaire des puissants. La
haine de l'enseignement des enfants du peuple était un
ogme . A quoi bon les « demi-lumières » ? Tel était le mot
d'ordre. Or l'enfant errant est le corollaire de l'enfant
ignorant.
D'ailleurs, la monarchie avait quelquefois besoin d'en
fants, et alors elle écumait la rue.
Sous Louis XIV, pour ne pas remonter plus haut, le roi
voulait, avec raison, créer une flotte. L'idée était bonne.
Mais voyons le moyen . Pas de flotte si, à côté du navire à
voiles, jouet du vent, et pour le remorquer au besoin , on
n'a pas le navire qui va où il veut , soit par la rame , soit par
la vapeur ; les galères étaient alors à la marine ce que sont
aujourd'hui les steamers. Il fallait donc des galères ; mais
la galère ne se meut que par le galérien ; il fallait donc
des galériens . Colbert faisait faire par les intendants de
province et par les parlements le plus de forçats qu'il pou
vait. La magistrature y mettait beaucoup de complaisance.
Un homme gardait son chapeau sur sa tête devant une
procession, attitude huguenote; on l'envoyait aux galères.
On rencontrait un enfant dans la rue ; pourvu qu'il eût
quinze ans et qu'il ne sût où coucher, on l'envoyait aux
galères. Grand règne ; grand siècle.
Sous Louis XV, les enfants disparaissaient dans Paris ; la
police les enlevait, on ne sait pour quel mystérieux emploi.
16 LES MISERABLES . MARIUS.

On chuchotait avec épouvante de monstrueuses conjec


tures sur les bains de pourpre du roi . Barbier parle naïve
ment de ces choses. Il arrivait parfois que les exempts, à
court d'enfants, en prenaient qui avaient des pères. Les
pères, désespérés, couraient sus aux exempts. En ce cas- là ,
le parlement intervenait, et faisait pendre, qui ? Les
exempts ? Non , les pères .
PARIS ETUDIE DANS SON ATOME . 17

VUI

LE GAMIN AURAIT SA PLACE DANS

LES CLASSIFICATIONS DE L'INDB

La gaminerie parisienne est presque une caste. On pour


rait dire : n'en est pas qui veut .
Ce mot, gamin, fut imprimé pour la première fois et
arriva de la langue populaire dans la langue littéraire en
1834. C'est dans un opuscule intitulé Claude Gueus que
ce mot fit son apparition. Le scandale fut vif. Le mot a
passé .
Les éléments qui constituent la considération des
gamins entre eux sont très variés . Nous en avons connu
et pratiqué un qui était fort respecté et fort admiré pour
avoir vu tomber un homme du haut des tours de Notre
Dame ; un autre, pour avoir réussi à pénétrer dans l'arrière
cour où étaient momentanément déposées les statues du
dôme des Invalides et leur avoir « chipé » du plomb; un
troisième, pour avoir vu verser une diligence; un autre
encore, parce qu'il « connaissait » un soldat qui avait
manqué crever un vil à un bourgeois .
C'est ce qui explique cette exclamation d'un gamin pari
sien , épiphonème profond dont le vulgaire rit sans le
comprendre . Dieu de Dieu ! ai- je du malheur ! dire que
je n'ai pas encore vu quelqu'un tomber d'un cinquième ! (Ai
je se prononce j'ai-t- y ; cinquième se prononce cintieme. )
Certes, c'est un beau mot de paysan que celui-ci :
Père un tel, votre femme est morte de sa maladie ; pour
IV 2
18 LES MISÉ RADuco. - MARIUS .

quoi n'avez-vous pas envoyé chercher de médecin ? -Que


voulez-vous, monsieur, nous autres pauvres gens, j'nous
mourons nous -mêmes. Mais si toute la passivité du paysan
est dans ce mot , toute l'anarchie libre-penseuse du mioche
faubourien est, à coup sûr, dans cet autre. Un condamné
à mort dans la charrette écoute son confesseur. L'en
fant de Paris se récrie : Il parle à son calotin . Oh ! le
capon !
Une certaine audace en matière religieuse rehausse le
gamin. Être esprit fort est important.
Assister aux exécutions constitue un devoir. On se mon
tre la guillotine et l'on rit. On l'appelle de toutes sortes de
petits noms : - Fin de la soupe , Grognon , La mère
au Bleu ( au ciel) , La dernière bouchée, etc. , etc. ,
Pour ne rien perdre de la chose, on escalade les murs, on
se hisse aux balcons, on monte aux arbres, on se suspend
aux grilles, on s'accroche aux cheminées. Le gamin naît
couvreur comme il naſt marin . Un toit ne lui fait pas plus
peur qu'un måt . Pas de fête qui vaille la Grève . Samson
et l'abbé Montès sont les vrais noms populaires. On hue le
patient pour l'encourager. On l'admire quelquefois. Lace
naire, gamin, voyant l'affreux Dautun mourir bravement,
& dit ce mot où il y a un avenir : J'en élais jaloux.
Dans la gaminerie, on ne connait pas Voltaire, mais on
connaît Papavoine. On mêle dans la même légende « les
politiques » aux assassins. On a les traditions du dernier
vêtement de tous. On sait que Tolleron avait un bonnet
de chauffeur, Avril une casquette de loutre, Louvel un
chapeau rond , que le vieux Delaporte était chauve et nu
tête, que Castaing était tout rose et très joli, que Bories
avait une barbiche romantique, que Jean Martin avait gardé
ses bretelles, que Lecouffé et sa mère se querellaient.
-
Ne vous reprochez donc pas votre panier, leur cria un
gamin. Un autre , pour voir passer Debacker, trop petit
dans la foule, avise la lanterne du quai et y grimpe. Un
gendarme, de station là, fronce le sourcil. Laissez -moi
monter, m'sieur le gendarme, dit le gamin . Et pour atten
drir l'autorité, il ajoute : Je ne tomberai pas. Je m'im
porte peu que tu tombes, répond le gendar...
Dans la gaminerie , un accident mémorable est fort
PARIS ÉTUDIÉ DANS SON ATOME. 19
compté. On parvient au sommet de la considération s'il
arrive qu'on se coupe très profondément, « jusqu'à l'os. »
Le poing n'est pas un médiocre élément de respect. Une
des choses que le gamin dit le plus volontiers, c'est : Je
suis joliment fort, va ! Être gaucher vous rend fort
enviable . Loucher est une chose estimée .
20 LES MISÉRABLES. MARIUS .

VIII

OU ON LIRA UN MOT CHARMANT DU DERNIER ROI

L'été, il se métamorphose en grenouille, et le soir, à la


nuit tombante , devant les ponts d'Austerlitz et d'Iéna, du
haut des trains à charbon et des bateaux de blanchisseuses,
il se précipite tête baissée dans la Seine et dans toutes les
infractions possibles aux lois de la pudeur et de la police .
Cependant les sergents de ville veillent, et il en résulte
une situation hautement dramatique qui a donné lieu une
fois à un cri fraternel et mémorable ; ce cri, qui fut
célèbre vers 1830, est un avertissement stratégique de
gamin à gamin ; il se scande comme un vers d'Homère ,
avec une notation presque aussi inexprimable que la mé
lopée éleusiaque des Panathénées, et l'on y retrouve l'an
tique Évohé. Le voici : Ohé, Titi, ohéée ! y a de la
grippe, y a de la cogne, prends tes zardes et va -ten ,
passe par l'égout !
Quelquefois ce moucheron c'est ainsi qu'il se qualifie
lui-même sait lire ; quelquefois il sait écrire, toujours il
sait barbouiller . Il n'hésite pas à se donner, par on ne sait
quel mystérieux enseignement mutuel, tous les talents qui
peuvent être utiles à la chose publique ; de 1815 à 1830 ,
il imitait le cri du dindon ; de 1830 à 1848, il griffonnait
une poire sur les murailles. Un soir d'été, Louis -Philippe,
rentrant à pied , en vit un , tout petit , haut comme cela,
qui suait et se haussait pour charbonner une poire gigan
tesque sur un des piliers de la grille de Neuilly ; le roi ,
PARIS ÉTUDIÉ DANS SON ATOME . 24

avec cette bonhomie qui lui venait de llenri IV, aida le


gamin , acheva la poire, et donna un louis à l'enfant en lui
disant : La poire est aussi là- dessus . Le gamin aime le hour
vari. Un certain état violent lui plaît. Il exécre « les curés » .
Un jour, rue de l'Université, un de ces jeunes drôles fai
sait un pied de nez à la porte cochère du numéro 69.
Pourquoi fais -tu cela à cette porte ? lui demanda un passant.
L'enfant répondit : Il y a là un curé . C'est là , en effet, que
demeure le nonce du pape . Cependant , quel que soit le
voltairianisme du gamin , si l'occasion se présente d'être
enfant de chour, il se peut qu'il accepte, et dans ce cas
il sert la messe poliment . Il y a deux choses dont il est
le Tantale et qu'il désire toujours sans y atteindre jamais :
renverser le gouvernement et faire recoudre son pantalon.
Le gamin à l'état parfait possède tous les sergents de
ville de Paris, et sait toujours, lorsqu'il en rencontre un ,
mettre le nom sous la figure. Il les dénombre sur le bout
du doigt. Il étudie leurs mæurs, et il a sur chacun des
notes spéciales , I lit à livre ouvert dans les âmes de la
police. Il vous dira couramment et sans broncher :
« Un tel est traitre ; un tel est très méchant; un tel est
grand ; un tel est ridicule ; » (tous ces mots, traître , mé
chant, grand, ridicule, ont dans sa bouche une accep
tion particulière) « celui-ci s'imagine que le Pont-Neuf
« est à lui et empêche le monde de se promener sur la
« corniche en dehors des parapets ; celui-là a la manie de
« tirer les oreilles aux personnes ; etc. , etc. )
22 LES MISÉRABLES. MARIUS.

IX

LA VIEILLE AME DE LA GAULB

Il у avait de cet enfant -là dans Poquelin, fils des halles ;


il y en avait dans Beaumarchais. La gaminerie est une
nuance de l'esprit gaulois. Mêlée au bon sens, elle lui
ajoute parfois de la force, comme l'alcool au vin. Quelque
fois elle est défaut. Homère rabåche , soit ; on pourrait
dire que Voltaire gamine . Camille Desmoulins était faubou
rien . Championnet, qui brutalisait les miracles, était sorti
du pavé de Paris ; il avait tout petit, inondé les portiques
de Saint- Jean de Beauvais et de Saint-Étienne du Mont ; il
avait tutoyé la châsse de sainte Geneviève pour donner des
ordres à la fiole de saint Janvier.
Le gamin de Paris est respectueux, ironique et insolent
Il a de vilaines dents parce qu'il est mal nourri et que son
estomac souffre, et de beaux yeux parce qu'il a de l'esprit.
Jéhovah présent, il sauterait à cloche - pied les marches du
paradis. Il est fort à la savate . Toutes les croissances lui
sont possibles. Il joue dans le ruisseau et se redresse par
l'émeute ; son effronterie persiste devant la mitraille ;
c'était un polisson, c'est un héros ; ainsi que le petit thé
bain , il secoue la peau du lion ; le tambour Bara était un
gamin de Paris ; il crie : En avant ! comme le cheval de
l'Écriture dit : Vahl,et en une minute il passe du marmot
au géant .
Cet enfant du bourbier est aussi l'enfant de l'idéal .
Musurez cette envergure qui va de Molière à Eara.
Somme toute , et pour tout résumer d'un mot , le gamin
est un être qui s'amuse, parce qu'il est malheureux.
PARIS ÉTUDIÉ DANS SON ATOME. 23

ECCE PARIS, ECCE HOMO

Pour tout résumer encore , le gamin de Paris aujourd'hui ,


comme autrefois le græculus de Rome, c'est le peuple
enfant ayant au front la ride du monde vieux .
Le gamin est une grâce pour la nation, et en même temps
une maladie . Maladie qu'il faut guérir. Comment ? Par la
lumière .
La lumière assainit .
La lumière allume .
Toutes les généreuses irradiations sociales sortent de la
science, des lettres, des arts, de l'enseignement. Faites des
hommes, faites des hommes. Éclairez-les pour qu'ils vous
échauffent. Tôt ou tard la splendide question de l'instruc
tion universelle se posera avec l'irrésistible autorité du
vrai absolu ; et alors ceux qui gouverneront sous la surveil
lance de l'idée française auront à faire ce choix : les
enfants de la France, ou les gamins de Paris ; des flammes
dans la lumière, ou des feux follets dans les ténèbres.
Le gamin exprime Paris, et Paris exprime le monde.
Car Paris est un total . Paris est le plafond du genre
humain. Toute cette prodigieuse ville est un raccourci des
meurs mortes et des mœurs vivantes . Qui voit Paris croit
voir le dessous de toute l'histoire avec du ciel et des con
stellations dans les intervalles. Paris a un Capitole, l'hôtel
de ville, un Parthénon, Notre -Dame, un mont Aventin, le
24 LES MISÉRABLES. MARIUS.

faubourg Saint-Antoine, un Asinarium , la Sorbonne, un


Panthéon, le Panthéon, une voie Sacrée, le boulevard des
Italiens, une tour des Vents, l'opinion ; et il remplace les
gémonies par le ridicule. Son majo s'appelle le faraud,
son transtévérin s'appelle le faubourien, son hammal s'ap
pelle le fort de la halle, son lazzarone s'appelle le pègre,
son cockney s'appelle le gandin. Tout ce qui est ailleurs
est à Paris. La poissarde de Dumarsais peut donner la
réplique à la vendeuse d'herbes d'Euripide, le discobole
Vejanus revit dans le danseur de corde Forioso, Therapon
tigonus Miles prendrait bras dessus bras dessous le grena
dier Vadeboncour, Damasippe le brocanteur serait heureux
chez les marchands de bric -à -brac, Vincennes empoigne
rait Socrate tout comme l'Agora coffrerait Diderot, Grimod
de la Reynière a découvert le roastbeef au suif comme
Curtillus avait inventé le hérisson rôti, nous voyons
reparaître sous le ballon de l'arc de l'Étoile le trapèze qui
est dans Plaute, le mangeur d'épées du Pæcile rencontré
par Apulée est avaleur de sabres sur le Pont-Neuf, le neveu
de Rameau et Curculion le parasite font la paire , Ergasile
se ferait présenter chez Cambacérés par d'Aigrefeuille ; les
quatre muscadins de kome, Alcesimarchus, Phædromus,
Diabolus et Argirippe descendent de la Courtille dans la
chaise de poste de Labatut ; Aulu-Gelle ne s'arrêtait pas
plus longtemps devant Congrio que Charles Nodier devant
Polichinelle ; Marton n'est pas une tigresse , mais Parda
lisca n'était point un dragon ; Pantolabus le loustic blague
au café apglais Nomentanus le viveur, Hermogène est ténor
aux Champs-Elysées, et, autour de lui, Thrasius le gueux,
vêtu en Bobèche, fait la quête ; l'importun qui vous arrête
aux Tuileries par le bouton de votre habit vous fait répéter
après deux mille ans l'apostrophe de Thesprion ; quis prope
rantem me prehendit pallio ? le vin de Suresnes parodie le
vin d'Albe , le rouge bord de Désaugiers fait équilibre à la
grande coupe de Balatron ; le Père-Lachaise exhale sous les
pluies nocturnes les mêmes lueurs que les Esquilies, et la
fosse du pauvre achetée pour cinq ans vaut la bière de
louage de l'esclave,
Cherchez quelque chose que Paris n'ait pas. La cuve de
Trophonius ne contient rien qui ne soit dans le baquet de
PARIS ÉTUDIÉ DANS SON ATOME . 25

Mesmer ; Ergaphilas ressuscite dans Cagliostro ; le brahmine


Våsaphantâ s'incarne dans le comte de Saint-Germain ; le
cimetière de Saint-Médard fait de tout aussi bons miracles
que la mosquée Oumoumié de Damas.
Paris a un Esope qui est Mayeux, et une Canidie qui est
mademoiselle Lenormand. Il s'effare comme Delphes aux
réalités fulgurantes de la vision ; il fait tourner les tables
comme Dodone les trépieds. Il met la grisette sur le trône
comme Rome y met la courtisane ; et , somme toute , si
Louis XV est pire que Claude, madame Cubarry vaut mieux
que Messaline. Paris combine dans un type inouï, qui a
vécu et que nous avons coudoyé, la nudité grecque, l'ulcère
hébraïque et le quolibet gascon . Il mêle Diogène, Job et
Paillasse, habille un spectre de vieux numéros du Constitu
tionnel, et fait Chodruc Duclos .
Bien que Plutarque dise : le tyran n'envieillit guère,
Rome, sous Sylla comme sous Domitien , se résignait et
mettait volontiers de l'eau dans son vin . Le Tibre était un
Léthé, s'il faut en croire l'éloge un peu doctrinaire qu'en
faisait Varus Vibiscus : Contra Gracchos Tiberim habemus .
Bibere Tiberim , id est seditionem oblivisci. Paris boit un
million de litres d'eau par jour, mais cela ne l'empêche
pas dans l'occasion de battre la générale et de sonner le
tocsin .
A cela près , Paris est bon enfant. Il accepte royalement
tout ; il n'est pas difficile en fait de Vénus ; sa callipyge est
hottentote ; pourvu qu'il rie, il amnistie ; la laideur l'égaye,
la difformité le désopile , le vice le distrait ; soyez drôle et
vous pourrez être un drôle ; l'hypocrisie même , ce cynisme
suprême, né le révolte pas ; il est si littéraire qu'il ne se
bouche pas le nez devant Basile, et il ne se scandalise pas
plus de la prière de Tartuffe qu'Horace ne s'effarouche du
a hoquet » de Priape. Aucun trait de la face universelle ne
manque au profil de Paris. Le bal Mabile n'est pas la danse
polymnienne du Janicule, mais la revendeuse à la toilette
y couve des yeux la lorette exactement comme l'entremet
teuse Staphyla guettait la vierge Planesium. La barrière du
Combat n'est pas un Colisée , mais on y est féroce comme
si César regardait. L'hotesse syrienne a plus de grâce que
la mère Saguet, mais, si Virgile hantait le cabaret romain,
26 LES MISERABLES. MARIUS.
David d'Angers, Balzac et Charlet se sont attablés à la gar
gote parisienne. Paris règne. Les génies y flamboient, les
queues rouges y prospèrent. Adonaſ y passe sur son char
à douze roues de tonnerre et d'éclairs ; Silène y fait son
entrée sur sa bourrique. Silène, lisez Ramponneau.
Paris est synonyme de Cosmos . Paris est Athènes, Rome,
Sybaris, Jérusalem , Pantin. Toutes les civilisations y sont
en abrégé, toutes les barbaries aussi . Paris serait bien
fâché de n'avoir pas une guillotine .
Un peu de place de Grève est bon. Que serait toute cette
fête éternelle sans cet assaisonnement ? Nos lois y ont
sagement pourvu, et, grâce à elles, ce couperet s'égoutte
sur ce mardi gras.
PARIS ETUDIÉ DANS SON ATOME. 27

XI

RAILLER , RÉGNER

De limite à Paris, point . Aucune ville n'a eu cette domi


nation qui bafoue parfois ceux qu'elle subjugue . Vous
plaire, ô athéniens ! s'écriait Alexandre . Paris fait plus que
la loi, il fait la mode; Paris fait plus que la mode, il fait la
routine . Paris peut être bête si bon lui semble ; il se donne
quelquefois ce luxe ; alors l'univers est bête avec lui ; puis
Paris se réveille , se frotte les yeux , dit : Suis- je stupide ! et
éclate de rire à la face du genre humain . Quelle merveille
qu'une telle ville ! Chose étrange que ce grandiose et ce
burlesque fassent bon voisinage, que toute cette majesté
ne soit pas dérangée par toute cette parodie , et que la
même bouche puisse souffler aujourd'hui dans le clairon
du jugement dernier et demain dans la flûte à l'oignon !
Paris a une jovialité souveraine. Sa gaîté est de la foudre
et sa farce tient un sceptre. Son ouragan sort parfois d'une
grimace. Ses explosions, ses journées, ses chefs-d'auvre,
ses prodiges, ses épopées, vont au bout de l'univers, et ses
coq-à-l'âne aussi . Son rire est une bouche de volcan qui
éclabousse toute la terre . Ses lazzis sont des flammèches.
Il impose aux peuples ses caricatures aussi bien que son
idéal ; les plus hauts monuments de la civilisation humaine
acceptent ses ironies et prètent leur éternité à ses polis
sonneries. Il est superbe ; il a un prodigieux 14 juillet qui
délivre le globe ; il fait faire le serment du jeu de paume
28 LES MISERABLES . -

MARIUS .

à toutes les nations ; sa nuit du 4 août dissout en trois


heures mille ans de féodalité; il fait de sa logique le muscle
de la volonté unanime ; il se multiplie sous toutes les formes
du sublime ; il emplit de sa lueur Washington , Kosciusko ,
Bolivar , Botzaris, Riego , Bem , Manin , Lopez , John Brown ,
Garibaldi ; il est partout où l'avenir s'allume, à Boston
en 1779; à l'île de Léon en 1820, à Pesth en 1848, à Palerme
en 1860 ; il chuchote le puissant mot d'ordre : Liberté, à
l'oreille des abolitionistes américains groupés au bac de
Harper's Ferry, et à l'oreille des patriotes d'Ancône assem
blés dans l'ombre aux Archi, devant l'auberge Gozzi, au
bord de la mer ; il crée Canaris ; il crée Quiroga ; il crée
Pisacane ; il rayonne le grand sur la terre ; c'est en allant
où son souffle les pousse , que Byron meurt à Missolonghi
et que Mazet meurt à Barcelone ; il est tribune sous les
pieds de Mirabeau et cratère sous les pieds de Robespierre ;
ses livres, son théâtre, son art, sa science, sa littérature,
sa philosophie, sont les manuels du genre humain ; il a
Pascal, Régnier, Corneille, Descartes, Jean - Jacques, Voltaire
pour toutes les minutes, Molière pour tous les siècles ; il
fait parler sa langue à la bouche universelle, et cette ļan
gue devient verbe ; il construit dans tous les esprits l'idée
de progrès ; les dogmes libérateurs qu'il forge sont pour
les générations des épées de chevet, et c'est avec l'âme de
ses penseurs et de ses poëtes que sont faits depuis 1789
tous les héros de tous les peuples ; cela ne l'empêche pas
de gaminer ; et ce génie énorme qu'on appelle Paris, tout
en transfigurant le monde par sa lumière, charbonne le nez
de Bouginier au mur du temple de Thésée et écrit Créde
ville voleur sur les pyramides.
Paris montre toujours les dents ; quand il ne gronde pas ,
il rit .
Tel est ce Paris. Les fumées de ses toits sont les idées
de l'univers. Tas de boue et de pierre si l'on veut, mais,
pardessus tout, être moral. Il est plus que grand, il est
immense. Pourquoi ? parce qu'il ose.
Oser ; le progrès est à ce prix .
Toutes les conquêtes sublimes sont plus ou moins des
prix de hardiesse. Pour que la révolution soit, il ne suffit
pas que Montesquieu la pressente, que Diderot la prèche,
PARIS ÉTUDIÉ DANS SON ATOME. 29
1

que Beaumarchais l'annonce, que Condorcet la calcule,


qu'Arouet la prépare, que Rousseau la prémédite ; il faut .
que Danton l'ose .
Le cri : Audace! est un Fiat lux . Il faut, pour la marche
en avant du genre humain, qu'il y ait sur les sommets, en
permanence, de fières leçons de courage. Les témérités
éblouissent l'histoire et sont une des grandes clartés de
l'homme . L'aurore ose quand elle se lève. Tenter, braver ,
persister, persévérer, s'être fidèle à soi-même, prendre
corps àcorps le destin , étonner la catastrophe par le peu
de peur qu'elle nous fait, tantôt affronter la puissance
injuste, tantôt insulter la victoire ivre, tenir bon, tenir
tête ; voilà l'exemple dont les peuples ont besoin, et la
lumière qui les électrise . Le même éclair formidable va de la
torche de Prométhée au brûle-gueule de Cambronne .
30 LES MISÉRABLES. MARIUS.

XII

L'AVENIR LATENT DANS LE PEUPLE

Quant au peuple parisien , même homme fait, il est tou


jours le gamin ; peindre l'enfant , c'est peindre la ville ; et
c'est pour cela que nous avons étudié cet aigle dans ce
moineau franc .
C'est surtout dans les faubourgs, insistons-y, que ia race
parisienne apparaît ; là est le pur sang ; là est la vraie
physionomie; là ce peuple travaille et souffre, et la souſ
france et le travail sont les deux figures de l'homme . Il y
a là des quantités profondes d'êtres inconnus où fourmil
lent les types les plus étranges depuis le déchargeur de la
Râpée jusqu'à l'équarrisseur de Montfaucon . Fex urbis,
s'écrie Cicéron ; mob , ajoute Burke indigné ; tourbe, mul
titude, ' populace. Ces mots -là sont vite dits. Mais soit .
Qu'importe ? qu'est -ce que cela me fait qu'ils aillent pieds
nus ? Ils ne savent pas lire ; tant pis. Les abandonnerez-vous
pour cela ? leur ferez - vous de leur détresse une malédic
tion ? la lumière ne peut- elle pénétrer ces masses ? Revenons
à ce cri : Lumière ! et obstinons -nous -y ! Lumière ! lumière !
- Qui sait si ces opacités ne deviendront pas transpa
rentes ? les révolutions ne sont-elles pas des transfigura
tions ? Allez , philosophes, enseignez, éclairez, allumez, pensez
haut, parlez haut, courez joyeux au grand soleil, frater
nisez avec les places publiques, annoncez les bonnes nou
velles, prodiguez les alphabets, proclamez les droits, chan
PARIS ÉTUDIÉ DANS SON ATOME . 3;

lez les Marseillaises, semez les enthousiasmes, arrachez des


branches vertes aux chênes. Faites de l'idée un tourbillon .
Cette foule peut être sublimée . Sachons nous servir de ce
vaste embrasement des principes et des vertus qui pétille,
éclate et frissonne à de certaines heures . Ces pieds nus, ces
bras nus, ces haillons, ces ignorances, ces abjections, ces
ténèbres, peuvent être employés à la conquête de l'idéal.
Regardez à travers le peuple et vous apercevrez la vérité.
Ce vil sable que vous foulez aux pieds, qu'on le jette dans la
fournaise, qu'il y fonde et qu'il y bouillonne, il deviendra
cristal splendide, et c'est grâce à lui que Galilée et Newton
découvriront les astres.
32 LES MISÉRABLES . MARIUS .

XIII

LE PETIT GAVROCHB

Huit ou neuf ans environ après les événements racontés


dans la deuxième partie de cette histoire, on remarquait
sur le boulevard du Temple et dans les régions du Château
d'Eau un petit garçon de onze à douze ans qui eût assez
correctement réalisé cet idéal du gamin ébauché plus haut,
si, avec le rire de son âge sur les lèvres, il n'eût pas eu le
caur absolument sombre et vide . Cet enfant était bien
affublé d'un pantalon d'homme, mais il ne le tenait pas de
son père, et d'une camisole de femme, mais il ne la tenait
pas de sa mère. Des gens quelconques l'avaient habillé de
chiffons par charité. Pourtant il avait un père et une mère.
Mais son père ne songeait pas à lui et sa mère ne l'aimait
point. C'était un de ces enfants dignes de pitié entre tous
qui ont père et mère et qui sont orphelins.
Cet enfant ne se sentait jamais si bien que dans la rue.
Le pavé lui était moins dur que le cour de sa mère.
Ses parents l'avaient jeté dans la vie d'un coup de pied.
Il avait tout bonnement pris sa volée.
C'était un garçon bruyant, blême, leste, éveillé, gogue
nard, à l'air vivace et maladif. Il allait, venait, chantait,
jouait à la fayousse, grattait les ruisseaux, volait un peu,
mais comme les chats et les passereaux, gaiment, riait
quand on l'appelait galopin, se fachait quand on l'appelait
PARIS ÉTUDIÉ DANS SON ATOME. 33

voyou. Il n'avait pas de gîte, pas de pain, pas de feu , pas


d'amour ; mais il était joyeux parce qu'il était libre.
Quand ces pauvres êtres sont des hommes, presque tou
jours la meule de l'ordre social les rencontre et les broie,
mais tant qu'ils sont enfants, ils échappent, étant petits. Le
moindre trou les sauve .
Pourtant, si abandonné que fût cet enfant, il arrivait
parfois, tous les deux ou trois mois, qu'il disait : Tiens, je
vais voir maman ! Alors il quittait le boulevard, le Cirque,
la porte Saint-Martin , descendait aux quais, passait les
ponts, gagnait les faubourgs, atteignait la Salpêtrière, et
arrivait où ? Précisément à ce double numéro 50-52 que
le lecteur connait , à la masure Gorbeau .
A cette époque , la masure 50-52, habituellement déserte
et éternellement décorée de l'écriteau : « Chambres à
louer » , se trouvait, chose rare, habitée par plusieurs indi
vidus qui, du reste, comme cela est toujours à Paris,
n'avaient aucun lien ni aucun rapport entre eux. Tous
appartenaient à cette classe indigente qui commence à
partir du dernier petit bourgeois gêné et qui se prolonge
de misère en misère dans les bas - fonds de la société
jusqu'à ces des deux êtres auxquels toutes les choses
matérielles de la civilisation viennent aboutir, l'égoutier
qui balaye la boue et le chiffonnier qui ramasse les gue
nilles .
La « principale locataire » du temps de Jean Valjean était
morte et avait été remplacée par une toute pareille . Je ne
sais quel philosophe a dit : On ne manque jamais de vieilles
femmes.
Cette nouvelle vieille s'appelait madame Burgon , et
n'avait rien de remarquable dans sa vie qu'une dynastie
de trois perroquets, lesquels avaient successivement régné
sur son âme .
Les plus misérables entre ceux qui habitaient la masure
étaient une famille de quatre personnes, le père, la mère
et deux filles déjà assez grandes, tous les quatre logés dans
le même galetas, une de ces cellules dont nous avons déjà
parlé.
Cette famille n'offrait au premier abord rien de très par
ticulier que son extrême dénûment. Le père en louant la
34 LES MISERABLES . -
MARIUS.

chambre avait dit s'appeler Jondrette. Quelque temps après


son emménagement qui avait singulièrement ressemblé,
pour emprunter l'expression mémorable de la principale
locataire, à l'entrée de rien du tout, ce Jondrette avait dit
à cette femme qui, comme sa devancière, était en même
temps portière et balayait l'escalier : - Mère une telle, si
quelqu'un venait par hasard demander un polonais ou un
italien, ou peut-être un espagnol, ce serait moi.
Cette famille était la famille du joyeux va -nu -pieds. Il y
arrivait et il y trouvait la pauvreté, la détresse, et, če qui
est plus triste, aucun sourire ; le froid dans l'âtre et le
froid dans les caurs. Quand il entrait, on lui demandait :
D'où viens -tu ? Il répondait : - De la rue. Quand il s'en
allait, on lui demandait : Où vas -tu ? Il répondait :
Dans la rue. Sa mère lui disait : Qu'est-ce que tu viens
faire ici ?
Cet enfant vivait dans cette absence d'affection comme
ces herbes pâles qui viennent dans les caves. Il ne souffrait
pas d'être ainsi et n'en voulait à personne. Il ne savait pas
au juste comment devaient être un père et une mère.
Du reste sa mère aimait ses sœurs .
Nous avons oublié de dire que sur le boulevard du Temple
on nommait cet enfant le petit Gavroche. Pourquoi s'appe
lait-il-Gavroche ? Probablement parce que son père s'appe
lait Jondrette.
Casser le fil semble être l'instinct de certaines familles
misérables .
La chambre que les Jondrette habitaient dans la masure
Gorbeau était la dernière au bout du corridor . La cellule
d'à côté était occupée par un jeune homme très pauvre
qu'on nommait monsieur Marius.
Disons ce que c'était que monsieur Marius.
..
LIVRE DEUXIÈME

LE GRAND BOURGEOIS
.
1

QUATREVINGT - DIX ANS ET TRBNTE - DEUX DENTS

Rue Boucherat, rue de Normandie et rue de Saintonge,


il existe encore quelques anciens habitants qui ont gardé
le souvenir d'un bonhomme appelé M. Gillenormand, et qui
en parlent avec complaisance. Ce bonhomme était vieux
quand ils étaient jeunes. Cette silhouette, pour ceux qui
regardent mélancoliquement ce vague fourmillement
d'ombres qu'on nomme le passé, n'a pas encore tout à fait
disparu du labyrinthe des rues voisines du Temple aux
quelles, sous Louis XIV, on a attaché les noms de toutes les
provinces de France , absolument comme on a donné de
nos jours aux rues du nouveau quartier Tivoli les noms
de toutes les capitales d'Europe ; progression, soit dit en
passant, où est visible le progrès.
M. Gillenormand, lequel était on ne peut plus vivant
en 1831, était un de ces hommes devenus curieux à voir
uniquement à cause qu'ils ont longtemps vécu, et qui sont
étranges parce qu'ils ont jadis ressemblé à tout le monde
et que maintenant ils ne ressemblent plus à personne.
C'était un vieillard particulier , et bien véritablement
l'homme d'un autre âge, le vrai bourgeois complet et un
peu hautain du dix -huitième siècle , portant sa bonne
vieille bourgeoisie de l'air dont les marquis portaient leur
marquisat. Il avait dépassé quatrevingt-dix ans, marchait
38 LES MISÉRABLES. MARIUS .

droit, parlait haut, voyait clair, buvait sec, mangeait, dor


mait et ronflait . Il avait ses trente-deux dents. Il ne mettait
de lunettes que pour lire. Il était d'humeur amoureuse,
mais disait que depuis une dizaine d'années il avait déci
dément et tout à fait renoncé aux femmes. Il ne pouvait
plus plaire, disait-il ; il n'ajoutait pas : Je suis trop vieux,
mais : Je suis trop pauvre. Il disait : Si je n'étais pas ruiné ...
héée ! Il ne lui restait en effet qu'un revenu d'environ
quinze mille livres. Son rêve était de faire un héritage et
d'avoir cent mille francs de rente pour avoir des maîtresses.
Il n'appartenait point, comme on voit, à cette variété ma
lingre d’octogénaires qui , comme M. de Voltaire, ont été
mourants toute leur vie ; ce n'était pas une longévité de
pot fêlé; ce vieillard gaillard s'était toujours bien porté .
Il était superficiel, rapide, aisément courroucé. Il entrait
en tempête à tout propos, le plus souvent à contre-sens
du vrai . Quand on le contredisait , il levait la canne ; il
battait les gens comme au grand siècle. Il avait une fille
de cinquante ans passés, non mariée, qu'il rossait très fort
quand il se mettait en colère, et qu'il eût volontiers
fouettée . Elle lui faisait l'effet d'avoir huit ans . Il souffle
tait énergiquement ses domestiques et disait : Ah! carogne!
Un de ses jurons était : Par la pantoufloche de la pan
touflochade ! Il avait des tranquillités singulières ; il se
faisait raser tous les jours par un barbier qui avait été fou ,
et qui le détestait, étant jaloux de M. Gillenormand à cause
de sa femme, jolie barbière coquette. M. Gillenormand
admirait son propre discernement en toute chose, et se
déclarait très sagace ; voici un de ses mots : « J'ai, en
vérité, quelque pénétration ; je suis de force à dire, quand
une puce me pique, de quelle femme elle me vient. » Les
mots qu'il prononçait le plus souvent, c'était l'homme sen
sible, et la nature . Il ne donnait pas à ce dernier mot la
grande acception que notre époque lui a rendue. Mais il
le faisait entrer à sa façon dans ses petites satires du coin
du feu : La nature , disait -il, pour que la civilisation ait
un peu de tout, lui donne jusqu'à des spécimens de bar
barie amusante. L'Europe à des échantillons de l'Asie et
de l’Afr ne, en petit format. Le chat est un tigre de salon,
le lézard est un crocodile de poche. Les danseuses de
LE GRAND BOURGEOIS . 39

l'Opéra sont des sauvagesses roses. Elles ne mangent pas


les hommes, elles les grugent. Ou bien, les magiciennes ! elles
les changent en huîtres, et les avalent. Les caraïbes ne
laissent que les os, elles ne laissent que l'écaille. Telles
sont nos meurs. Nous ne dévorons pas, nous rongeons :
nous n'exterminons pas nous griffons.
40 LES MISERABLES . MARIUS .

IL

TEL MAITRE, TEL LOGIS

Il demeurait au Marais, rue des Filles-du -Calvaire, nº 6.


La maison était à lui . Cette maison a été démolie et rebâtie
depuis , et le chiffre en a probablement été changé dans
ces révolutions de numérotage que subissent les rues de
Paris. Il occupait un vieil et vaste appartement au premier,
entre la rue et des jardins, meublé jusqu'aux plafonds de
grandes tapisseries des Gobelins et de Beauvais représentant
des bergerades ; les sujets des plafonds et des panneaux
étaient répétés en petit sur les fauteuils. Il enveloppait son
lit d'un vaste paravent à neuf feuilles en laque de Coro
mandel . De longs rideaux diffus pendaient aux croisées et
y faisaient de grands plis cassés très magnifiques. Le jar
din, immédiatement situé sous ses fenêtres, se rattachait à
celle d'entre elles qui faisait l'angle au moyen d'un esca
lier de douze ou quinze marches fort allègrement monté et
descendu par ce bonhomme. Outre une bibliothèque con
tiguë à sa chambre, il avait un boudoir auquel il tenait
fort, réduit galant tapissé d'une magnifique tenture de
paille fleurdelysée et fleurie faite sur les galères de Louis XIV
et commandée par M. de Vivonne à ses forçats pour sa
maitresse. M. Gillenormand avait hérité cela d'une farouche
grand'tante maternelle, morte centenaire. Il avait eu deux
femmes. Ses manières tenaient le milieu entre l'homme de
cour qu'il n'avait jamais été et l'homme de robe qu'il
LE GRAND BOURGEOIS. 41

aurait pu être. Il était gai , et caressant quand il voulait.


Dans sa jeunesse, il avait été de ces hommes qui sont
toujours trompés par leur femme et jamais par leur mai
tresse, parce qu'ils sont à la fois les plus maussades maris
et les plus charmants amants qu'il y ait. Il était connais
seur en peinture. Il avait dans sa chambre un merveilleux
portrait d'on ne sait qui, peint par Jordaens, fait à grands
coups de brosse, avec des millions de détails, à la façon
fouillis et comme au hasard. Le vêtement de M. Gillenor
mand n'était pas l'habit Louis XV, ni même l'habit Louis XVI ;
c'était le costume des incroyables du directoire. Il s'était
cru tout jeune jusque - là et avait suivi les modes. Son
habit était en drap léger, avec de spacieux revers , une
longue queue de morue et de larges boutons d'acier . Avec
cela la culotte courte et les souliers à boucles. Il mettait
toujours les mains dans ses goussets. Il disait avec auto
torité : La révolution française est un tas de chenapans.
42 LES MISÉRABLES. MARIUS .

III

LUC - ESPRIT

A l'âge de seize ans, un soir, à l'Opéra, il avait eu l'hon


neur d'être lorgné à la fois par deux beautés alors mûres et
célèbres et chantées par Voltaire, la Camargo et la Sallé.
Pris entre deux feux, il avait fait une retraite héroïque
vers une petite danseuse, fillette appelée Nahenry, qui
avait seize ans comme lui, obscure comme un chat, et dont
il était amoureux . Il abondait en souvenirs. Il s'écriait :
Qu'elle était jolie, cette Guimard -Guimardini-Guimar
dinette, la dernière fois que je l'ai vue à Longchamps,
frisée en sentiments soutenus, avec ses venez -y -voir en
turquoises, sa robe couleur de gens nouvellement arrivés,
et son manchon d'agitation ! Il avait porté dans son
adolescence une veste de Nain - Londrin dont il parlait
volontiers et avec effusion . J'étais vêtu comme un

turc du Levant levantin, disait-il. Mme de Boufflers, l'ayant


vu par hasard quand il avait vingt ans, l'avait qualifié « un
fol charmant » . Il se scandalisait de tous les noms qu'il .
voyait dans la politique et au pouvoir, les trouvant bas et
bourgeois. Il lisait les journaux, les papiers nouvelles, les
gazeites, comme il disait, en étouffant des éclats de rire.
Oh ! disait-il, quelles sont ces gens-là ! Corbière, Humann !
Casimir Périer ! cela vous est ministre. Je me figure ceci
dans un journal : M. Gillenormand, ministre ! ce serait
farce . Eh bien ! ils sont si bêtes que ça irait ! Il appelait
LE GRAND BOURGEOIS. 43

allégrement toutes choses par le mot propre ou malpropre


et ne se gênait pas devant les femmes. Il disait des gros
sièretés, des obscénités et des ordures avec je ne sais quoi
de tranquille et de peu étonné qui était élégant. C'était le
sans- façon de son siècle. Il est à remarquer que le temps
des périphrases en vers a été le temps des crudités en
prose. Son parrain avait prédit qu'il serait un homme de
génie, et lui avait donné ces deux prénoms significatifs ·
Luc-Esprit.
LES MISÉRABLES . MARIUS.

IV

ASPIRANT CENTENAIRB

Il avait eu des prix en son enfance au collége de Moulins


où il était né, et il avait été couronné de la main du duc
de Nivernais qu'il appelait le duc de Nevers. Ni la Con
vention, ni la mort de Louis XVI, ni Napoléon, ni le retour
des Bourbons, rien n'avait pu effacer le souvenir de ce
couronnement. Le duc de Nevers était pour lui la grande
figure du siècle. Quel charmant grand seigneur, disait-il,
et qu'il avait bon air avec son cordon bleu ! Aux yeux de
M. Gillenormand, Catherine II avait réparé le crime du
partage de la Pologne en achetant pour trois mille roubles
le secret de l'élixir d'or à Bestuchef. Là-dessus, il s'ani
mait : -
L'élixir d'or, s'écriait-il, la teinture jaune de
Bestuchef, les gouttes du général Lamotte, c'était au dix
huitième siècle, à un louis le flacon d'une demi-once, le
grand remède aux catastrophes de l'amour , la panacée
contre Vénus. Louis XV en envoyait deux cents flacons au
pape. On l'eût fort exaspéré et mis hors des gonds si on
lui eût dit que l'élixir d'or n'est autre chose que le per
chlorure de fer . M. Gillenormand adorait les Bourbons et
avait en horreur 1789 ; il racontait sans cesse de quelle
façon il s'était sauvé dans la Terreur, et comment il lui
avait fallu bien de la gaîté et bien de l'esprit pour ne pas
avoir la tête coupée. Si quelque jeune homme s'avisait de
LE GRAND BOURGEOIS. 45

faire devant lui l'éloge de la république , il devenait bleu et


s'irritait à s'évanouir. Quelquefois il faisait allusion à son
åge de quatrevingt-dix ans, et disait : J'espère bien que je
ne verrai pas deux fois quatrevingt-treize. D'autres fois, il
signifiait aux gens qu'il entendait vivre cent ans.

‫܀‬
LES MISERABLES. MARIUS.

BASQUE ET NICOLETTB

Il avait des théories. En voici une : « Quand un homme


« aime passionnément les femmes, et qu'il a lui-même
« une femme à lui dont il se soucie peu, laide, revêche,
« légitime, pleine de droits, juchée sur le code et jalouse
« au besoin, il n'a qu'une façon de s'en tirer et d'avoir
« la paix, c'est de laisser à sa femme les cordons de la
« bourse. Cette abdication le fait libre. La femme s'occupe
« alors, se passionne au maniement des espèces, s'y vert
« de- grise les doigts, entreprend l'élève des métayers et
« le dressage des fermiers, convoque les avoués, préside
« les notaires, harangue les tabellions, visite les robins,
« suit les procès, rédige les baux, dicte les contrats, se
« sent souveraine, vend, achète, règle, jordonne, promet
« et compromet, lie et résilie, cède, concède et rétrocède,
« arrange, dérange, thésaurise, prodigue ; elle fait des
a sottises, bonheur magistral et personnel, et cela console.
« Pendant que son mari la dédaigne, elle a la satisfaction
« de ruiner son mari. » Cette théorie, M. Gillenormand
se l'était appliquée, et elle était devenue son histoire. Sa
femme, la deuxième, avait administré sa fortune de telle
façon qu'il restait à M. Gillenormand, quand un beau
jour il se trouva veuf, juste de quoi vivre, en plaçant
presque tout en viager, une quinzaine de mille francs de
rente dont les trois quarts devaient s'éteindre avec lui. U
LE GRAND BOURGEOIS. 47

n'avait pas hésité, peu préoccupé du souci de laisser un


héritage. D'ailleurs il avait vu que les patrimoines avaient
des aventures, et, par exemple, devenaient des biens
nationaux, il avait assisté aux avatars du tiers consolidé, et
il croyait peu au grand-livre. Rue Quincampoix que tout
-

cela ! disait-il. Sa maison de la rue des Filles -du -Calvaire,


nous l'avons dit, lui appartenait. Il avait deux domestiques,
« un mâle et une femelle » . Quand un dumestique catrait
chez lui, M. Gillenormand le rebaptisait. Il donnait
aux hommes le nom de leur province : Nîmois, Comtois,
Poitevin, Picard. Son dernier valet était un gros homme
fourbu et poussif de cinquante-cinq ans, incapable de
courir vingt pas, mais, comme il était né à Bayonne,
M. Gillenormand l’appelait Basque . Quant aux servantes,
toutes s'appelaient chez lui Nicolette (même la Magnon dont
il sera question plus loin) . Un jour une fière cuisinière,
cordon bleu, de haute race de concierges, se présenta.
Combien voulez-vous gagner de gages par mois ? lui de
manda M. Gillenormand . --
Trente francs. Comment
vous nommez-vous ? Olympie. Tu auras cin
quante francs, et tu t'appelleras Nicolette.
48 LES MISERABLES . MARIUS .

YI

OU L'ON ENTREVOIT LA MAGNON BT SES DEUX PETITS

Chez M. Gillenormand la douleur se traduisait en colère ;


il était furieux d'être désespéré. Il avait tous les préjugés
et prenait toutes les licences. Une des choses dont il com
posait son relief extérieur et sa satisfaction intime, c'était,
nous venons de l'indiquer, d'être resté vert galant, et de
passer énergiquement pour tel. Il appelait cela avoir
« royale, renommée ». La royale renommée lui attirait
parfois de singulières aubaines . Un jour on apporta chez
lui dans une bourriche , comme une cloyère d'huîtres,
un gros garçon nouveau né, criant le diable et dûment
emmitouflé de langes, qu'une servante chassée six mois
auparavant lui attribuait . M. Gillenormand avait alors
ses parfaits quatrevingt-quatre ans. Indignation et cla
meur dans l'entourage. Et à qui cette effrontée drôlesse
espérait-elle faire accroire cela? Quelle audace ! quelle
abominable calomnie ! M. Gillenormand, lui, n'eut aucune
colère . Il regarda le maillot avec l'aimable sourire d'un
bonhomme flatté de la calomnie, et dit à la cantonade :
« – Eh bien, quoi ? qu'est -ce ? qu'y a - t - il? qu'est -ce qu'il
y a ? vous vous ébahissez bellement, et, en vérité, comme
aucunes personnes ignorantes. Monsieur le duc d'Angou
lême, bâtard de sa majesté Charles IX , se maria à quatre
vingt-cinq ans avec une péronnelle de quinze ans; mon
LE GRAND BOURGEOIS . 49

sieur Virginal, marquis d'Alluye, frère du cardinal de


Sourdis, archevêque de Bordeaux, eut à quatreyingt-trois
ans d'une fille de chambre de madame la présidente
Jacquin un fils, un vrai fils d'amour, qui fut cheyalier de
Malte et conseiller d'état d'épée ; un des grands hommes de
ce siècle-ci, l'abbé Tabaraud, est fils d'un homme de
quatrevingt- sept ans. Ces choses -là n'ont rien que d'or
dinaire. Et la Bible donc . Sur ce , je déclare que ce petit
monsieur n'est pas de moi. Qu'on en prenne soin. Ce n'est
pas sa faute . » Le procédé était débonnaire. La créa
ture, celle-là qui se nommait Magnon , lui fit un deuxième
envoi l'année d'après. C'était encore un garçon. Pour le
coup M. Gillenormand capitula. Il remit à la mère les
deux mioches, s'engageant à payer pour leur entretien
quatrevingts francs par mois, à la condition que ladite
mère ne recommencerait plus . Il ajouta : « J'entends que
la mère les traite bien . Je les irai voir de temps en temps . »
Ce qu'il fit. Il avait eu un frère prêtre, lequel avait été
trente-trois ans recteur de l'académie de Poitiers, et était
mort à soixante -dix -neuf ans. Je l'ai perdu jeune, disait-il.
Ce frère, dont il est resté peu de souvenir, était un pai
sible avare, qui, étant prêtre, se croyait obligé de faire
l'aumône aux pauvres qu'il rencontrait, mais il ne leur don
nait jamais que des monnerons ou des sous démonétisés ,
trouvant ainsi moyen d'aller en enfer par le chemin du
paradis. Quant à M. Gillenormand aîné, il ne marchandait
pas l'aumône et duanait volontiers, et noblement. Il était
bienveillant, brusque, charitable, et, s'il eût été riche, sa
pente eût été le magnifique. Il voulait que tout ce qui le
concernait fût fait grandement, même les friponneries. Un
jour, dans une succession, ayant été dévalisé par un homme
d'affaires d'une manière grossière et visible, il jeta cette
exclamation solennelle : « Fil c'est malproprement fait !
j'ai vraiment honte de ces grivelleries. Tout a dégénéré
dans ce siècle , même les coquins. Morbleu ! ce n'est pas
ainsi qu'on doit voler un homme de ma sorte. Je suis
voié comme dans un bois, mais mal volé. Sylvce sint
consule dignæ ! » – Il avait eu, nous l'avons dit, deux
-

femmes ; de la première une fille qui était restée fille, et de


la seconde une autre fille, morte vers l'âge de trente ans,
50 LES MISÉRABLES. MARIUS .

laquelle avait épousé par amour ou par hasard ou autre


ment un soldat de fortune qui avait servi dans les armées
de la république et de l'empire, avait eu la croix à Auster
litz et avait été fait colonel à Waterloo . C'est la honte de
ma famille, disait le vieux bourgeois. Il prenait force
tabac et avait une grâce particulière à chiffonner son
jabot de dentelle d'un revers de main. Il croyait fort peu
en Dieu.
ho LE GRAND BOURGEOIS . 51

VII

RÈGLE : NB RECEVOIR PERSONNE QUE LE SOIR

Tel était M. Luc -Esprit Gillenormand , lequel n'avait


point perdu ses cheveux, plutôt gris que blancs, et était
toujours coiffé en oreilles de chien . En somme, et avec
tout cela , vénérable .
Il tenait du dix-huitième siècle ; frivole et grand.
Dans les premières années de la restauration , M. Gille
normand, qui était encore jeune, --il n'avait que soixante
quatorze ans en 1814 , avait habité le faubourg Saint
Germain, rue Servandoni, près Saint-Sulpice. Il ne s'était
retiré au Marais qu'en sortant du monde, bien après ses
quatrevingts ans sonnés.
Et en sortant du monde , il s'était muré dans ses habi
tudes. La principale, et où il était invariable, c'était de
tenir sa porte absolument fermée le jour, et de ne jamais
recevoir qui que ce soit, pour quelque affaire que ce fût,
que le soir. Il dînait à cinq heures, puis sa porte était
ouverte. C'était la mode de son siècle, et il n'en voulait
point démordre. Le jour est canaille, disait-il, et ne
mérite qu'un volet fermé. Les gens comme il faut allument
leur esprit quand le zénith allume ses étoiles. Et il se
barricadait pour tout le monde , fût-ce pour le roi . Vieille
‫܀‬
élégance de son temps .
52 LES MISÉRABLES . MARIUS.

VIII

LES DEUX NE FONT PAS LA PAIRE

Quant aux deux filles de M. Gillenormand, nous venons


d'en parler. Elles étaient nées à dix ans d'intervalle. Dans
leur jeunesse elles s'étaient fort peu ressemblé, et, par le
caractère comme par le visage, avaient été aussi peu seurs
que possible. La cadette était une charmante âme tournée
vers tout ce qui est lumière, occupée de fleurs, de vers et
de musique, envolée dans des espaces glorieux, enthou
siaste, éthérée, fiancée dès l'enfance dans l'idéal à une
vague figure héroïque. L'aînée avait aussi sa chimère ; elle
voyait dans l'azur un fournisseur, quelque bon gros muni
tionnaire bien riche, un mari splendidement bête, un
million fait homme, ou bien un préfet; les réceptions de
la préfecture, un huissier d'antichambre chaîne au cou ,
les bals officiels, les harangues de la mairie ; être « ma
dame la préfète » , cela tourbillonnait dans son imagina
tion. Les deux sœurs s'égáraient ainsi, chacune dans son
rêve, à l'époque où elles étaient jeunes filles. Toutes deux
avaient des ailes, l'une comme un ange, l'autre comme
une oie .
Aucune ambition ne se réalise pleinement, ici-bas du
moins . Aucun paradis ne devient terrestre à l'époque où
nous sommes . La cadette avait épousé l'homme de ses
songes, mais elle était morte . L'aînée ne s'était pas mariée .
Au moment al elle fait son entrée dans l'histoire que
LE GRAND BOURGEOIS. 53

nous racontons, c'était une vieille vertu, une prude in


combustible, un des nez les plus pointus et un des esprits
les plus obtus qu'on pût voir. Détail caractéristique : en
dehors de la famille étroite, personne n'avait jamais su
son petit nom . On l'appelait mademoiselle Gillenormand
l'aînée.
En fait de cant, mademoiselle Gillenormand l'aînée eût
rendu des points à une miss. C'était la pudeur poussée au
noir. Elle avait un souvenir affreux dans sa vie ; un jour,
un homme avait vu sa jarretière .
L'âge n'avait fait qu'accroître cette pudeur impitoyable.
Sa guimpe d'était jamais assez opaque, et ne montait
jamais assez haut. Elle multipliait les agrafes et les épingles
là où personne ne songeait à regarder. Le propre de la pru
derie, c'est de mettre d'autant plus de factionnaires que la
forteresse est moins menacée,
Pourtant, explique qui pourra ces vieux mystères d'in
nocence, elle se laissait embrasser sans déplaisir par un
officier de lanciers qui était son petit-neveu et qui s'appe
lait Théodule.
En dépit de ce lancier favorisé, l'étiquette : Prude, sous
laquelle nous l'avons classée, lui convenait absolument.
Mademoiselle Gillenormand était une espèce d'âme cré
pusculaire . La pruderie est une demi-vertu et un demi-vice.
Elle ajoutait à la pruderie le bigotisme, doublure assor
tie . Elle était de la confrérie de la Vierge , portait un
voile blanc à de certaines fêtes, marmottait des oraisons
spéciales, révérait le « saint sang » , vénérait « le sacré
ceur » , restait des heures en contemplation devant un
autel rococo -jésuite dans une chapelle fermée au commun
des fidèles, et y laissait envoler son âme parmi de petites
nuées de marbre et à travers de grands rayons de bois doré.
Elle avait une amie de chapelle, vieille vierge comme
elle, appelée mademoiselle Vaubois, absolument hébétée,
et près de laquelle mademoiselle Gillenormand avait le
plaisir d'être un aigle. En dehors des agnus dei et des ave
maria, mademoiselle Vaubois n'avait de lumières que sur
les différentes façons de faire les confitures. Mademoi
selle Vaubois, parfaite en son genre, était l'hermine de la
stupidité sans une seule tache d'intelligence.
54 LES MISÉRABLES. MARIUS .

Disons-le, en vieillissant mademoiselle Gillenormand avait


plutôt gagné que perdu. C'est le fait des natures passives. Elle
n'avait jamais été méchante, ce qui est une bonté relative ;
et puis, les années usent les angles, et l'adoucissement de
la durée lui était venu. Elle était triste d'une tristesse obs
cure dont elle n'avait pas elle -même le secret. Il y avait
dans te sa personne la stupeur d'une vie finie qui n'a
pas commencé.
Elle tenait la maison de son père. M. Gillenormand avait
près de lui sa fille, comme on a vu que monseigneur Bien
venu avait près de lui sa seur. Ces ménages d'un vieillard
et d'une vieille fille ne sont point rares et ont l'aspect tou
jours touchant de deux faiblesses qui s'appuient l'une sur
l'autre .
Il y avait en outre dans la maison, entre cette vieille .
fille et ce vieillard, un enfant, un petit garçon toujours
tremblant et muet devant M. Gillenormand. M. Gillenor
mand ne parlait jamais à cet enfant que d'une voix sévère.
et quelquefois la canne levée : Ici ! monsieur ! -
Mu
roufle, polisson, approchez ! – Répondez , dróle ! - Que je
vous voie, vaurien ! etc. , etc. Il l'idolâtrait.
C'était son petit- fils. Nous retrouverons cet enfant.
LIVRE TROISIÈME

LE GRAND - PÈRE ET LE PETIT- FILS


1
I

UN ANCIEN SALON

Lorsque M. Gillenormand habitait la rue Servandoni, il


hantait plusieurs salons très bons et très nobles. Quoique
bourgeois, M. Gillenormand était reçu. Comme il avait
deux fois de l'esprit, d'abord l'esprit qu'il avait , ensuite
l'esprit qu'on lui prêtait , on le recherchait même , et on
le fêtait. Il n'allait nulle part qu'à la condition d'y domi
ner . Il est des gens qui veulent à tout prix l'influence et
qu'on s'occupe d'eux ; là où ils ne peuvent être oracles, ils
se font loustics. M. Gillenormand n'était pas de cette
nature ; sa domination dans les salons royalistes qu'il fré
quentait ne coûtait rien à son respect de lui-même. Il était
oracle partout. lui arrivait de tenir tête à M. de ld ,
et même à M. Bengy -Puy -Vallée.
Vers 1817, il passait invariablement deux après-midi par
semaine dans une maison de son voisinage, rue Férou ,
chez madame la baronne de T. , digne et respectable per
sonne dont le mari avait été, sous Louis XVI, ambassadeur
de France à Berlin . Le baron de T. , qui de son vivant
donnait passionnément dans les extases et les visions
magnétiques, était mort ruiné dans l'émigration, laissant,
pour toute fortune, en dix volumes manuscrits reliés en
maroquin rouge et dorés sur tranche, des mémoires fort
curieux sur Mesmer et son baquet. Madame de T. n'avait
point publié les mémoires par dignité, et se soutenait
58 LES MISERABLES . MARIUS .

d'une petite rente, qui avait surnagé on ne sait comment.


Madame de T. vivait loin de la cour, monde fort mélė,
disait-elle, dans un isolement noble , fier et pauvre.
Quelques amis se réunissaient deux fois par semaine
autour de son feu de veuve et cela constituait un salon roya
liste pur. On y prenait le thé, et l'on y poussait, selon que
le vent était à l'élégie ou au dithyrambe, des gémissements
ou des cris d'horreur sur le siècle, sur charte, sur les
buonapartistes, sur la prostitution du cordon bleu à des
bourgeois, sur le jacobinisme de Louis XVIII ; et l'on s'y
entretenait tout bas des espérances que donnait Monsieur,
depuis Charles X.
On y accueillait avec des transports de joie des chansons
poissardes où Napoléon était appelé Nicolas. Des duchesses,
les plus délicates et les plus charmantes femmes du monde,
s'y extasiaient sur des couplets comme celui-ci adressé
« aux fédérés » :

Renfoncez dans vos culottes


Le bout d' chemis' qui vous pend.
Qu'on n' dis' pas qu' les patriotes
Ont arboré l' drapeau blanc !

On s'y amusait à des calembours qu'on croyait terribles ,


à des jeux de mots innocents qu'on supposait venimeux ,
à des quatrains , même à des distiques ; ainsi sur le
ministère Dessolles, cabinet modéré dont faisaient partie
MM . Decazes et Deserre :

Pour raffermir le trône ébranlé sur sa base ,


Il faut changer de sol, et de serre et de case.

Ou bien on y façonnait la liste de la chambre des pairs,


« chambre abominablement jacobine » , et l'on combinait
sur cete liste des alliances de noms, de manière à faire,
par exemple, des phrases comme celle-ci : Damas, Sabran,
Gouvion Saint-Cyr, le tout gaîment.
Dans ce monde-là on parodiait la révolution . On avait
LE GRAND - PERE ET LE PETIT - FILS.

je ne sais quelles velléités d'aiguiser les mêmes colères en


sens inverse. On chantait son petit Ca ira :

Ah ! ça ira ! ça ira ! ça ira !


Les buonapartist à la lanterne !

Les chansons sont comme la guillotine ; elles coupent indif


féremment, aujourd'hui cette tête-ci, demain celle-là. Ce
n'est qu'une variante .
Dans l'affaire Fualdès, qui est de cette époque, 1816, on
prenait parti pour Bastide et Jausion , parce que Fualdès
était « buonapartiste » . On qualifiait les libéraux, les frères
et amis ; c'était le dernier degré de l'injure.
Comme certains clochers d'église , le salon de madame la
baronne de T. avait deux coqs. L'un était M. Gillenormand,
l'autre était le comte de Lamothe-Valois, duquel on se
disait à l'oreille avec une sorte de considération : Vous
savez ? C'est le Lamothe de l'affaire du collier. Les partis
ont de ces amnisties singulières.
Ajoutons ceci : dans la bourgeoisie, les situations hono
rées s'amoindrissent par des relations trop faciles ; il faut
prendre garde à qui l'on admet ; de même qu'il y a perte
de calorique dans le voisinage de ceux qui ont froid , il y
a diminution de considération dans l'approche des gens
méprisés. L'ancien monde d'en haut se tenait au -dessus de
cette loi-là comme de toutes les autres. Marigny, frère de
la Pompadour , ses entrées chez M. le prince de Soubise.
Quoique ? non, parce que. Du Barry, parrain de la Vauber
nier, est le très bien venu chez M. le maréchal de Riche
lieu. Ce monde-là, c'est l'olympe. Mercure et le prince de
Guémenée y sont chez eux. Un voleur y est admis, pourvu
qu'il soit dieu .
Le comte de Lamothe, qui, en 1815, était un vieillar
de soixante-quinze ans, n'avait de remarquable que so
air silencieux et sentencieux, sa figure anguleuse et froide,
ses manières parfaitement polies, son habit boutonné jus
qu'à la cravate, et ses grandes jambes toujours croisées
dans un long pantalon flasque couleur de terre de Sienne
brûlée. Son visage était de la couleur de son pantalon.
60 : LES MISÉRABLES. MARIUS

Ce M. de Lamothe était « compté » dans ce salon , a


cause de sa « célébrité » , et, chose étrange à dire, mais
exacte, à cause du nom de Valois.
Quant à M. Gillenormand, sa considération était absolu
ment de bon aloi. Il faisait autorité. Il avait, tout léger
qu'il était et sans que cela coutât rien à sa gaîté, une cer
taine façon d'être, imposante, digne, honnête et bour
geoisement altière; et son grand âge s'y ajoutait. On n'est
pas impunément un siècle. Les années finissent par faire
autour d'une tête un échevellement vénérable.
Il avait , en outre, de ces mots qui sont tout à fait l'étin
celle de la vieille roche. Ainsi, quand le roi de Prusse ,
après avoir restauré Louis XVIII, vint lui faire visite qus le
nom du comte de Ruppin, il fut reçu par le descendant de
Louis XIV un peu comme marquis de Brandebourg et
avec l'impertinence la plus délicate. M. Gillenormand ap
prouva. -
Tous les rois qui ne sont pas le roi de France,
dit-il, sont des rois de province. On fit un jour devant
lui cette demande et cette réponse : - A quoi donc a été
condamné le rédacteur du Courrier français ? -
A être
suspendu. Sus est de trop, observa M. Gillenormand.
Des paroles de ce genre fondent une situation.
A un te deum anniversaire du retour des Bourbons,
voyant passer M. de Talleyrand, il dit : Voilà son excel
lence le Mal.
M. Gillenormand venait habituellement accompagné de
sa fille, cette longue mademoiselle qui avait alors passé
quarante ans et en semblait cinquante, et d'un beau petit
garçon de sept ans, blanc, rose, frais, avec des yeux heu
reux et confiants, lequel n'apparaissait jamais dans ce
salon sans entendre toutes les voix bourdonner autour de
lui : Qu'il est joli ! quel dommage! pauvre enfant! Cet
enfant était celui dont nous avons dit un mot tout à l'heure.
On l'appelait pauvre enfant parce qu'il avait pour
père « un brigand de la Loire » .
Ce brigand de la Loire était ce gendre de M. Gillenor
mand dont il a déjà été fait mention, et que M. Gillenor
mand qualifiait la honte de sa famille.
LE GRAND - PÈRE ET LE PETIT - FILS . 61

II

UN DES SPECTRES ROUGES DE CE TEMPS - LA

Quelqu'un qui aurait passé à cette époque dans la petite


ville de Vernon et qui s'y serait promené sur ce beau pont
monumental auquel succédera bientôt, espérons-le, quel
que affreux pont en fil de fer, aurait pu remarquer en
laissant tomber ses yeux du haut du parapet, un homme
d'une cinquantaine d'années coiffé d'une casquette de
cuir, vêtu d'un pantalon et d'une veste de gros drap gris,
à laquelle était cousu quelque chose de jaune , qui avait
été un ruban rouge, chaussé de sabots, hålé par le soleil,
la face presque noire et les cheveux presque blancs, une
large cicatrice sur le front se continuant sur la joue,
courbé, voûté, vieilli avant l'âge, se promenant à peu près
tous les jours, une bêche et une serpe à la main, dans un
de ces compartiments entourés de murs qui avoisinent le
pont et bordent comme une chaîne de terrasses la rive
gauche de la Seine, charmants enclos pleins de fleurs
desquels on dirait, s'il étaient beaucoup plus grands : ce
sont des jardins, et, s'ils étaient un peu plus petits : ce
sont des bouquets. Tous ces enclos aboutissent par un
bout à la rivière et par l'autre à une maison. L'homme en
veste et en sabots dont nous venons de parler habitait
vers 1817 le plus étroit de ces enclos et la plus humble
de ces maisons. Il vivait là seul et solitaire, silencieu
sement et pauvrement, avec une femme, ni jeune, ni
6? LES MISÉRABLES . MARIUS .

vieille, ni belle, ni laide, ni paysanne, ni bourgeoise, qui


le servait. Le carré de terre qu'il appelait son jardin étai
célèbre dans la ville pour la beauté des fleurs qu'il y cul
tivait. Les fleurs étaient son occupation .
A force de travail, de persévérance, d'attention et de
seaux d'eau, il avait réussi à créer après le créateur, et i
avait inventé de certaines tulipes et de certains dahlias
qui semblaient avoir été oubliés par la nature . Il étai
ingénieux ; il avait devancé Soulange Bodin dans la forma.
tion des petits massifs de terre de bruyère pour la culture
des rares et précieux arbustes d'Amérique et de Chine .
Dès le point du jour, en été, il était dans ses allées, piquant,
taillant, sarclant, arrosant, marchant au milieu de ses
lleurs avec un air de bonté , de tristesse et de douceur,
quelquefois rêveur et immobile des heures entières,
écoutant le chant d'un oiseau dans un arbre , le gazouil
lement d'un enfant dans une maison, ou bien les yeux
fixés au bout d'un brin d'herbe sur quelque goutte de rosée
dont le soleil faisait une escarboucle . Il avait une table
fort maigre, et buvait plus de lait que de vin . Un marmot
le faisait céder, sa servante le grondait. Il était timide jus
qu'à sembler farouche, sortait rarement, et ne voyait per
sonne que les pauvres qui frappaient à sa vitre et son curé,
l'abbé Mabeuf, bon vieux homme. Pourtant si des habitants
de la ville ou des étrangers, les premiers venus, curieux
de voir ses tulipes et ses roses, venaient sonner à sa petite
maison, il ouvrait sa porte en souriant. C'était le brigand
de la Loire .
Quelqu'un qui , dans le même temps, aurait lu les
mémoires militaires, les biographies, le Monileur et les bul
letins de la grande armée, aurait pu être frappé d'un nom
qui y revient assez souvent, le nom de Georges Pontmercy.
Tout jeune, ce Georges Pontmercy était soldat au régi
ment de Saintonge. La révolution éclata . Le régiment de
Saintonge fit partie de l'armée du Rhin. Car les anciens régi
ments de la monarchie gardèrent leurs noms de province,
même après la chute de la monarchie, et ne furent embri
gadés qu'en 1794. Pontmercy se battit à Spire, à Worms, à
Neustadt, à Turkheim, à Alzey, à Mayence où il était des
deux cents qui formaient l'arrière-garde de Houchard. Il
LE GRAND.PÈRE ET LE PETIT - FILS. 63

tint , lui douzième, contre le corps du prince de Hesse,


derrière le vieux rempart d’Andernach, et ne se replia
5
sur le gros de l'armée que lorsque le canon ennemi eut
ouvert la brèche depuis le cordon du parapet jusqu'au talus
de plongée Il était sous Kléber à Marchiennes et au com
bat du Mont-Palissel où il eut le bras cassé d'un biscaïen .
Puis il passa à la frontière d'Italie, et il fut un des trente
grenadiers qui défendirent le col de Tende avec Joubert .
Joubert en fut nommé adjudant général et Pontmercy sous
lieutenant. Pontmercy était à côté de Berthier au milieu
de la mitraille dans cette journée de Lodi qui fit dire à
Bonaparte : Berthier a élé canonnier, cavalier et grenadier .
Il vit son ancien général Joubert tomber à Novi , au moment
où , le sabre levé, il criait : En avant ! Ayant été embarqué
avec sa compagnie pour les besoins de la campagne dans
une péniche qui allait de Gênes à je ne sais plus quel petit
port de la côte, il tomba dans un guêpier de sept ou huit
voiles anglaises. Le commandant génois voulait jeter les
canons à la mer, cacher les soldats dans l'entre-pont et se
glisser dans l'ombre comme navire marchand. Pontmercy
fit frapper les couleurs à la drisse du mât de pavillon, et
passa fièrement sous le canon des frégates britanniques. A
vingt lieues de là, son audace croissant, avec sa péniche
il attaqua et captura un gros transport anglais qui portait
des troupes en Sicile, si chargé d'hommes et de chevaux
que le bâtiment était bondé jusqu'aux hiloires . En 1805, il
était de cette division Malher qui enleva Günzbourg à l'ar
chiduc Ferdinand. A Weltingen, il reçut dans ses bras ,
sous une grèle de balles, le colonel Maupetit blessé mortel
lement à la tête du gº dragons. Il se distingua à Austerlitz
dans cette admirable marche en échelons faite sous le feu
de l'ennemi . Lorsque la cavalerie de la garde impériale
russe écrasa un bataillon du 4° de ligne, Pontmercy fut de
ceux qui prirent la revanche et qui culbutèrent cettegarde.
L'empereur lui donna la croix. Pontmercy vit successive
ment faire prisonniers Wurmser dans Mantoue, Mélas dans
Alexandrie, Mack dans Ulm . Il fit partie du huitième corps
de la grande armée que Mortier commandait et qui s'em
para de Hambourg. Puis il passa dans le 55° de ligne qui
était l'ancien régiment de Flandre . A Eylau, il était dans
64 LES MISÉRABLES. MARIUS.

le cimetière où l'héroïque capitaine Louis Hugo, oncle de


l'auteur de ce livre, soutint seul avec sa compagnie de
quatrevingt -trois hommes, pendant deux heures, tout
l'effort de l'armée ennemie . Pontmercy fut un des trois qui
sortirent de ce cimetière vivants . Il fut de Friedland. Puis
il vit Moscou,puis la Bérésina, puis Lutzen, Bautzen, Dresde,
Wachau, Leipsick, et les défilés de Gelenhausen ; puis
Montmirail, Château - Thierry, Craon, les bords de la Marne,
les bords de l'Aisne et la redoutable position de Laon. A
Arnay -le -Duc, étant capitaine, il sabra dix cosaques, et
sauva, non son général, mais son caporal. Il fut haché à
cette occasion et on lui tira vingt-sept esquilles rien que
du bras gauche. Huit jours avant la capitulation de Paris
il venait de permuter avec un camarade et d'entrer dans
la cavalerie. Il avait ce qu'on appelle dans l'ancien régime
la double-main , c'est- à - dire une aptitude égale à manier,
soldat, le sabre ou le fusil, officier, un escadron ou un
bataillon . C'est de cette aptitude, perfectionnée par l'édu
cation militaire, que sont nées certaines armes spéciales,
les dragons par exemple, qui sont tout ensemble cavaliers
et fantassins. Il accompagna Napoléon à l'île d'Elbe. A
Waterloo il était chef d'escadron de cuirassiers dans la bri
gade Dubois. Ce fut lui qui prit le drapeau du bataillon de
Lunebourg. Il vint jeter le drapeau aux pieds de l'empe
reur. Il était couvert de sang, Il avait reçu, en arrachant
le drapeau, un coup de sabre à travers le visage. L'empe
reur, content, lui cria : Tu es colonel, tu es baron, 1ų es
officier de la légion d'honneur ! Pontmercy répondit : Sire,
je vous remercie pour ma veuve. Une heure après, il tom
bait dans le rayin d'Ohain . Maintenant qu'était-ce que ce
Georges Pontmercy ? C'était ce même brigand de la Loire .
On a déjà vu quelque chose de son histoire. Après
Waterloo, Pontmercy, tiré, on s'en souvient, du chemin
creux d'Ohain, avait réussi à regagner l'armée, et s'était
traîné d'ambulance en ambulance jusqu'aux cantonnements
de la Loire.
La restauration l'avait mis à la demi- solde, puis l'avait
envoyé en résidence, c'est- à -dire en surveillance, à Vernon .
Le roi Louis XVIII, considérant comme non avenu toutce qui
s'était fait dans les Cent- Jours, ne lui reconnut ni sa qualité
LE GRAND - PÈRE ET LE PETIT - FILS. 65

d'ollicier de la légion d'honneur, ni son grade du colonel,


ni son titre de baron. Lui , de son côté, ne négligeait aucune
occasion de signer le colonel baron Pontmercy . Il n'avait
qu'un vieil habit bleu , et il ne sortait jamais sans y attacher
la rosette d'officier de la légion d'honneur. Le procureur du
roi le fit prévenir que le parquet le poursuivrait pour
« port illégal de cette décoration » . Quand cet avis lui fut
donné par un intermédiaire officieux, Pontmercy répondit
avec un amer sourire : Je ne sais point si c'est moi qui
n'entends plus le français, ou si c'est vous qui ne le parlez
plus ; mais le fait est que je ne comprends pas. Puis il
sortit huit jours de suite avec sa rosette. On n'osa point
l'inquiéter. Deux ou trois fois le ministre de la guerre et
le général commandant le département lui écrivirent avec
cette suscription : A monsieur le commandant Pontmercy.
Il renvoya les lettres non décachetées. En ce même
moment Napoléon à Sainte-Ilélène traitait de la même
façon les missives de sir Hudson Lowe adressées au général
Bonaparte. Pontmercy avait fini, qu'on nous passe le mot,
par avoir dans la bouche la mêrne salive que son empereur.
Il y avait ainsi à Rome des soldats carthaginois prisonniers
qui refusaient de saluer Flaminius et qui avaient un peu de
l'âme d'Annibal .
Un matin, il rencontra le procureur du roi dans une rue
de Vernon, alla à lui , et lui dit : Monsieur le procureur
du roi , m'est-il permis de porter ma balafre ?
Il n'avait rien , que sa très chétive demi-solde de chef
d'escadron. Il avait loué à Vernon la plus petite maison
qu'il avait pu trouver. Il y vivait seul, on vient de voir
comment. Sous l'empire, entre deux guerres, il avait trouvé
le temps d'épouser mademoiselle Gillenormand . Le vieux
bourgeois, indigné au fond, avait consenti en soupirant et
en disant : Lesplus grandes familles y sont forcées. Er 1815,
madame Pontmercy, femme du reste de tout point admi
rable, élevée et rare et digne de son mari, était morte,
laissant un enfant. Cet enfant eût été la joie du colonel
dans sa solitude ; mais l'aïeul avait impérieusemet réclamé
son petit-fils, déclarant que, si on ne le lui donnait pas, il
le déshériterait . Le père avait cédé dans l'intérêt du petit , et,
ne pouvant voir son enfant, il s'était mis à aimer les fleurs.
!
5
66 LES MISÉRABLES. MARIUS .

Il avait du reste renoncé à tout , ne remuant ni ne conspl


rant . Il partageait sa pensée entre les choses innocentes
qu'il faisait et les choses grandes qu'il avait faites. Il passait
son temps à espérer un willet ou à se souvenir d'Auster
litz.
M. Le
Gillenormand uaucune relation avec son gen
dre. colonel était pour n
« un bandit » , et il était
pour le colonel'« une ganache » . M. Gillenormand ne par
lait jamais du colonel, si ce n'est quelquefois pour faire
des allusions moqueuses à « sa baronnie » . Il était expres
sément convenu que Pontmercy n'essayerait jamais de voir
son fils ni de luiparler, sous peine qu'on le lui rendît chassé
et déshérité. Pour les Gillenormand , Pontmercy était un
pestiféré. Ils
Ils entendaient élever l'enfant à leur guise. Le
colonel eut tort peut-être d'accepter ces conditions, mais
il les subit, croyant bien faire et ne sacrifier que lui .
L'héritage du père Gillenormand était peu de chose , mais
l'héritage de mademoiselle Gillenormand aînée était con
sidérable . Cette tante , restée fille, était fort riche du côté
maternel , et le fils de sa seur était son héritier naturel .
L'enfant, qui s'appelait Marius, savait qu'il avait un père,
mais rien de plus. Personne ne lui en ouvrait la bouche.
Cependant, dans le monde où son grand -père le menait,
leschuchotements, les demi-mots, les clins d'yeux, s'étaient
fait jour à la longue jusque edans
cho l'esprit
, du petit, il avait
fini par comprendre se et comme il prenait
nature , par une sorte d'infil et de péné
traționllleemnetnet, les idées et les opiniontrqatuiion étaient , pour
ai di , so mi re , il en svi pe à pe à ne
sonnsgier àreson npèreliqeuu'avescpihroabnltee et le canut r suerré . u
Pendant qu'il grandissait ainsi, tous les deux ou trois
mois le colonel s'échappait, venait furtivement à Paris
comme un repris de justice qui rompt son ban et allait se
poster à Saint-Sulpice, à l'heure où la tante Gillenormand
menait Marius à la messe. Là, tremblant que la tante ne se
retournât, caché derrière un pilier , immobile, n'osant
respirer, il regardait son enfant. Ce balafré avait peur de
cette vieille fille .
De là même était venue sa liaison avec le curé de Vernon,
M. l'abbé Mabeuf.
LE GRAND - PÈRE ET LE PETIT - FILS. 67

Ce digne prêtre était frère d'un marguillier de Saint


Sulpice, lequel avait plusieurs fois remarqué cet homme
contemplant son enfant, et la cicatrice qu'il avait sur la
joue, et la grosse larme qu'il avait dans les yeux . Cet
homme qui avait si bien l'air d'un homme et qui pleurait
comme une femme avait frappé le marguillier . Cette figure
lui était restée dans l'esprit . Un jour, étant allé à Vernon
voir son frère, il rencontra sur le pont le colonel Pontmercy
et reconnut l'homme de Saint-Sulpice . Le marguillier en
parla au curé, et tous deux sous un prétexte quelconque
firent une visite au colonel . Cette visite en amena d'autres.
Le colonel d'abord très fermé finit par s'ouvrir, et le curé
et le marguillier arrivèrent à savoir toute l'histoire, et
comment Pontmercy sacrifiait son bonheur à l'avenir de
son enfant. Cela fit que le curé le prit en vénération et
en tendresse, et le colonel de son côté prit en affection le
curé. D'ailleurs, quand d'aventure ils sont sincères et bons
tous les deux, rien ne se pénètre et ne s'amalgame plus
aisément qu'un vieux prêtre et un vieux soldat . Au fond ,
c'est le même homme. L'un s'est dévoué pour la patrie
d'en bas, l'autre pour la patrie d'en haut ; pas d'autre dif
férencé.
Deux fois par an, au 1er janvier et à la Saint-Georges,
Marius écrivait à son père des lettres de devoir que sa
tante dictait, et qu'on eût dit copiées dans quelque for
mulaire ; c'était tout ce que tolérait M. Gillenormand ; et
le père répondait des lettres fort tendres que l'aïeul four
rait dans sa poche sans les lire.
68 LES MISÉRABLES. MARIUS.

III

REQUIESCANT

Le salon de madame de T. était tout ce que Marius Pont


mercy connaissait du monde. C'était la seule ouverture
par laquelle il put regarder dans la vie. Cette ouverture
était sombre et il lui venait par cette lucarne plus de froid
que de chaleur, plus de nuit que de jour. Cet enfant, qui
n'était que joie et lumière en entrant dans ce monde
étrange, y devint en peu de temps triste, et, ce qui est
plus contraire encore à cet âge, grave. Entouré de toutes
ces personnes imposantes et singulières, il regardait autour
de lui avec un étonnement sérieux. Tout se réunissait pour
accroître en lui cette stupeur. Il y avait dans le salon de
madame de T. de vieilles nobles dames très vénérables qui
s'appelaient Mathan , Noé, Lévis qu'on prononçait Lévi,
Cambis qu'on prononçait Cambyse. Ces antiques visages et
ces noms bibliques se mêlaient dans l'esprit de l'enfant à
son ancien testament qu'il apprenait par ceur, et quand
elles étaient là toutes, assises en cercle autour d'un feu
mourant, à peine éclairées par une lampe voilée de vert,
avec leurs profils sévères, leurs cheveux gris ou blancs,
leurs longues robes , d'un autre âge dont on ne distinguait
que les couleurs lugubres, laissant tomberà de rares inter
valles des paroles à la fois jestueuses et farouches, le
petit Marius les considérait avec des yeux effarés, croyant
LE GRAND - PÈRE ET LE PETIT - FILS. 69

voir, non des femmes, mais des patriarches et des mages,


non des êtres réels, mais des fantômes .
A ces fantômes se mêlaient plusieurs prêtres, habitués de
ce salon vieux, et quelques gentilshommes ; le marquis de
Sassenaye, secrétaire des commandements de madame de
Berry, le vicomte de Valery, qui publiait sous le pseudo
nyme de Charles -Antoine des odes monorimes, le prince
de Beauffremont, qui , assez jeune, avait un chef grisonnant
et une jolie et spirituelle femme dont les toilettes de velours
écarlate à torsades d'or, fort décolletées, effarouchaient ces
ténèbres, le marquis de Coriolis d'Espinouse, l'homme de
France qui savait le mieux « la politesse proportionnée » ,
le comte d'Amendre, le bonhommeau menton bienveillant,
et le chevalier de Port de Guy, pilier de la bibliothèque
du Louvre, dite le cabinet du roi . M. de Port de Guy,
chauve et plutôt vieilli que vieux, contait qu'en 1793, âgé
de seize ans, on l'avait mis au bagne comme réfractaire,
et ferré avec un octogénaire , l'évêque de Mirepoix, réfrac
taire aussi, mais comme prêtre, tandis que lui l'était comme
soldat . C'était à Toulon . Leur fonction était d'aller la nuit
ramasser sur l'échafaud les têtes et les corps des guilloti
nés du jour ; ils emportaient sur leur dos ces troncs ruis
selants, et leurs capes rouges de galériens avaient derrière
leur nuque une croûte de sang, sèche le matin , humide le
soir. Ces récits tragiques abondaient dans le salon de ma
dame de T.; et à force d'y maudire Marat, on y applaudis
sait Trestaillon. Quelques députés du genre introuvable y
faisaient leur whist , M. Thibord du Chalard , M. Lemarchant
de Gomicourt, et le célèbre railleur de la droite, M. Cor
net -Dincourt. Le bailli de Ferrette, avec ses culottes courtes
et ses jambes maigres, traversait quelquefois ce salon en
allant chez M. de Talleyrand. Il avait été le camarade de
plaisir de M. le comte d'Artois, et, à l'inverse d’Aristote
accroupi sous Campaspe, il avait fait marcher la Guimard
à quatre pattes, et de la sorte montré aux siècles un phi
losophe vengé par un bailli .
Quant aux prêtres, c'était l'abbé Halma, le même à qui
M. Larose, son collaborateur à la Foudre, disait : Bah ! qui
est-ce qui n'a pas cinquante ans ? quelques blancs -becs
peut- être l'abbé Letourneur, prédicateur du roi, l'abbé
70 LES MISERABLES. MARIUS

Frayssinous, qui n'était encore ni comte , ni évêque, ni


ministre, ni pair, et qui portait une vieille soutane où il
manquait des boutons,et l'abbé Keravenant, curé de Saint
Germain des Prés ; plus le nonce du pape, alors monsignor
Macchi, archevêque de Nisibi, plus tard cardinal, remar
quable par son long nez pensif, et un autre monsignor
ainsi intitulé : abbate Palmieri, prélat domestique, un des
sept protonotaires participants du saint-siége, chanoine de
l'insigne basilique libérienne, avocat des saints, postulalore
di santi, ce qui se rapporte aux affaires de canonisation et
signifie à peu près maître des requêtes de la section du
paradis ; enfin deux cardinaux, M. de la Luzerne et M. de
Clermont - Tonnerre. M. le cardinal de la Luzerne était un
écrivain et devait avoir, quelques années plus tard, l'hon
neur de signer dans le Conservateur des articles côte à
côte avec Chateaubriand ; M. de Clermont- Tonnerre était
archevêque de Toulouse et venait souvent en villégiature
à Paris chez son neveu le marquis de Tonnerre, qui a été
ministre de la marine et de la guerre . Le cardinal de Cler
mont- Tonnerre était un petit vieillard gai montrant ses
bas rouges sous sa soutane troussée ; il avait pour spécia
lité de haïr l'Encyclopédie et de jouer éperdument au bil
lard , et les gens qui, à cette époque, passaient dans les
soirs d'été rue Madame, où était alors l'hôtel de Clermont
Tonnerre, s'arrêtaient pour entendre le choc des billes, et
la voix aiguë du cardinal criant à son conclaviste, monsei
gneur Cottret, évêque in partibus de Caryste : Marque,
l'abbé, je carambole. Le cardinal de Clermont-Tonnerre avait
été amené chez madame de T. par son ami le plus intime,
M. de Roquelaure, ancien évêque de Senlis et l'un des qua
rante . M. de Roquelaure était considérable par sa haute
taille et par son assiduité à l'académie ; à travers la porte
vitrée de la salle voisine de la bibliothèque où l'académie
française tenait alors ses séances, les curieux pouvaient
tous les jeudis contempler l'ancien évêque de Senlis, habi
tuellement debout, poudré à frais, en bas violets, et tour
nant le dos à la porte, apparemment pour mieux faire
voir son petit collet . Tous ces ecclésiastiques, quoique la
plupart hommes de cour autant qu'hommes d'église, s'ajou
taient à la gravité du salon de T., dont cing pairs de
LE GRAND - PÈRE ET LE PETIT - FILS. 71

France, le marquis de Vibraye, le marquis de Talaru, le


marquis d'Herbouville, le vicomte Dambray et le duc de
Valentinois, accentuaient l'aspect seigneurial. Ce duc de
Valentinois, quoique prince de Monaco, c'est -à -dire prince
souverain étranger, avait une si haute idée de la France et
de la pairie qu'il voyait tout à travers elles. C'était lui qui
disait : Les cardinaux sont les pairs de France de Rome;
les lords sont les pairs de France d'Angleterre. Au reste,
car il faut en ce siècle que la révolution soit partout, ce
salon féodal était, comme nous l'avons dit, dominé par un
bourgeois. M. Gillenormand y régnait .
C'était là l'essence et la quintessence de la société pari
sienne blanche. On y tenait en quarantaine les renommées,
même royalistes. Il y a toujours de l'anarchie dans la
renommée. Chateaubriand, entrant là, eût fait l'effet du
Père Duchêne. Quelques ralliés pourtant pénétraient, par
tolérance, dans ce monde orthodoxe. Le comte Beugnot
y était reçu à correction .
Les salons « nobles » d'aujourd'hui ne ressemblent plus
à ces salons-là. Le faubourg Saint-Germain d'à présent sent
le fagot. Les royalistes de maintenant sont des démagogues,
disons -le à leur louange.
Chez madame de T. , le monde étant supérieur, le goût
était exquis et hautain , sous une grande fleur de politesse.
Les habitudes y comportaient toutes sortes de raffinements
involontaires qui étaient l'ancien régime même , enterré,
mais vivant. Quelques-unes de ces habitudes, dans le lan
gage surtou semblaient bizarres. Des connaisseurs super
ficiels eussent pris pour province ce qui n'était que vétusté.
On appelait une femme madame la générale. Madame la
colonelle n'était pas absolument inusité. La charmante
madame de Léon, en souvenir sans doute des duchesses de
Longueville et de Chevreuse, préférait cette appellation à
son titre de princesse . La marquise de Créquy, elle aussi,
s'était appelée madame la colonelle.
Ce fut ce petit haut monde qui inventa aux Tuileries le
raffinement de dire toujours en parlant au roi dans l'inti
mité le roi à la troisième personne et jamais voire majesté,
la qualification votre mujesté ayant été « souillée par l'usiir
pateur» ,
72 LES MISÉRABLES . MARIUS.

On jugeait là les faits et les hommes. On raillait le siècle,


ce qui dispensait de le comprendre. On s'entraidait dans
l'étonnement. On se communiquait la quantité de clarté
qu'on avait. Mathusalem renseignait Épiménide. Le sourd
mettait l'aveugle au courant. On déclarait non avenu le
temps écoulé depuis Coblentz. De même que Louis XVIII
était, par la grâce de Dieu , à la vingt-cinquième année de
son règne, les émigrés étaient, de droit, à la vingt-cin
quième année de leur adolescence.
Tout était harmonieux ; rien ne vivait trop ; la parole
était à peine un souffle ; le journal , d'accord avec le salon ,
semblait un papyrus . Il y avait des jeunes gens, mais ils
étaient un peu morts. Dans l'antichambre, les livrées étaient
vieillottes. Ces personnages, complétement passés, étaient
servis par des domestiques du même genre. Tout cela avait
l'air d'avoir vécu il y a longtemps, et de s'obstiner contre
le sépulcre. Conserver, Conservation, Conservateur, c'était
là à peu près tout le dictionnaire. Être en bonne odeur,
était la question . Il y avait en effet des aromates dans les
opinions de ces groupes vénérables, et leurs idées sentaient
le vétyver. C'était un monde momie . Les maîtres étaient
embaumés, les valets étaient empaillés.
Une digne vieille marquise émigrée et ruinée, n'ayant
plus qu'une bonne, continuait de dire : Mes gens .
Que faisait - on dans le salon de madame de T. ? On était
ultra.
Être ultra ; ce mot, quoique ce qu'il représente n'ait
peut- être pas disparu, ce mot n'a plus de sens aujourd'hui.
Expliquons -le.
Être ultra, c'est aller au delà. C'est attaquer le sceptre
au nom du trône et la mitre au nom de l'autel ; c'est mal
mener la chose qu'on traîne; c'est ruer dans l'attelage ;
c'est chicaner le bûcher surle degré de cuisson des héré
tiques ; c'est reprocher à l'idole son peu d'idolâtrie ; c'est
insulter par excés de respect ; c'est trouver dans le pape
pas assez de papisme, dans le roi pas assez de royauté,
et trop de lumière à la nuit ; c'est être mécontent de l'al
bâtre, de la neige, du cygne et du lys au nom de la blan
cheur; c'est être partisan des choses au point d'en
devenir l'ennemi; c'est être si fort pour, qu'on est contre.
LE GRAND -PÈRE ET LE PETIT - FILS . 73

L'esprit ultra caractérise spécialement la première phase


de la restauration .
Rien dans l'histoire n'a ressemblé à ce quart d'heure qui
commence à 1814 et qui se termine vers 1820 à l'avénement
de M. de Villèle, l'homme pratique de la droite. Ces six
années furent un moment extraordinaire ; à la fois brillant
et morne, riant et sombre, éclairé comme par le rayonne
ment de l'aube et tout couvert en même temps des ténè
bres des grandes catastrophes qui emplissaient encore
l'horizon et s'enfonçaient lentement dans le passé. Il y eut
là , dans cette lumière et dans cette ombre, tout un petit
monde nouveau et vieux, bouffon et triste, juvénile et
sénile, se frottant les yeux ; rien ne ressemble au réveil
comme le retour ; groupe qui regardait la France avec
humeur et que la France regardait avec ironie ; de bons
vieux hiboux marquis plein les rues, les revenus et les
revenants, des « ci-devant » stupéfaits de tout, de braves
et nobles gentilshommes souriant d'être en France et en
pleurant aussi, ravis de revoir leur patrie, désespérés de
ne plus retrouver leur monarchie ; la noblesse des croisades
conspuant la noblesse de l'empire, c'est-à-dire la noblesse
de l'épée ; les races historiques avant perdu le sens de l'his
toire ; les fils des compagnons de Charlemagne dédaignant
les compagnons de Napoléon. Les épées, comme nous
venons de le dire, se renvoyaient l'insulte ; l'épée de Fon
tenoy était risible et n'était qu'une rouillarde ; l'épée de
Marengo était odieuse et n'était qu'un sabre. Jadis mécon
naissait Hier. On n'avait plus le sentiment de ce qui était
grand, ni le sentiment de ce qui était ridicule. Il y eut
quelqu'un qui appela Bonaparte Scapin . Ce monde n'est
plus. Rien, répétons -le, n'en reste aujourd'hui. Quand nous
en tirons par hasard quelque figure et que nous essayons
de le faire revivre par la pensée, il nous semble étrange
comme un monde antédiluvien. C'est qu'en effet il a été
lui aussi englouti par un déluge. Il a disparu sous deux
révolutions. Quels flots que les idées ! Comme elles cou
vrent vite tout ce qu'elles ont mission de détruire et d'en
sevelir, et comme elles font promptement d'effrayantes
profondeurs!
Telle était la physionomie des salons de ces temps loin
7% LES MISÉRABLES. MARIUS.

tains et candides où M. Martinville avait plus d'esprit que


Voltaire .
Ces salons avaient une littérature et une politique à eux,
On y croyait en Fiévée. M. Agier y faisait la loi. On y
commentait M. Colnet, le publiciste bouquiniste du quai
Malaquais. Napoléon y était pleinement Ogre de Corse.
Plus tard, l'introduction dans l'histoire de M. le marquis
de Buonaparté, lieutenant général des armées du roi, fut
une concession à l'esprit du siècle.
Ces salons ne furent pas longtemps purs. Dès 1818 ,quel
ques doctrinaires commencèrent à y poindre, nuance
inquiétante. La manière de ceux -là était d'être royalistes
et de s'en excuser. Là où les ultras étaient très fiers, les
doctrinaires étaient un peu honteux. Ils avaient de l'esprit;
ils avaient du silence ; leur dogme politique était convena
blement empesé de morgue ; ils devaient réussir. Ils fai
saient, utilement d'ailleurs, des excès de cravate blanche
et d'habit boutonné. Le tort, ou le malheur, du parti doc
trinaire a été de créer la jeunesse vieille. Ils prenaient des
poses de sages. Ils rêvaient de greffer sur le principe
absolu et excessif un pouvoir tempéré. Ils opposaient, et
parfois avec une rare intelligence, au libéralisme démolis
seur un libéralisme conservateur. On les entendait dire :
« Grâce pour le royalisme ! il a rendu plus d'un service.
« Il à rapporté la tradition, le culte, la religion, le respect,
« Il est fidèle, brave, chevaleresque, aimant, dévoué. Il
« vient mêler , quoique à regret, aux grandeurs nouvelles
au de la nation les grandeurs séculaires de la monarchie. Il
a à le tort de ne pas comprendre la révolution, l'empire,
« la gloire, la liberté , les jeunes idées, les jeunes géné
rations, le siècle . Mais ce tort qu'il a envers nous, në
« l'avons-nous pas quelquefois envers lui ? La révolution,
« dont nous sommes les héritiers, doit avoir l'intelligence
« de tout. Attaquer le royalisme, c'est le contre-sens du
« libéralisme. Quelle faute ! et quel aveuglement ! La France
a révolutionnaire manque de respect , à la France histo
« rique, c'est -à -dire à sa mère, c'est-à - dire à elle-même.
« Après le 5 septembre , on traite la noblesse de la monar
a chie comme après le 8 juillet on traitait la noblesse de
a l'empire. Ils ont été injustes pour l'aigle, nous sommes
LE GRAND - PÈRE ET LE PETIT - FILS. 25

a injustes pour la fleur de lys. On veut donc toujours


« avoir quelque chose à proscrire ! Dédorer la couronne de
« Louis XIV, gratter l'écusson d'Henri IV, cela est-il bien
« utile ? Nous raillons M. de Vaublanc qui effaçait les N du
pont d'Iéna. Que faisait - il donc ? Ce que nous faisons.
« Bouvines nous appartient comme Marengo. Les fleurs de
« lys sont à nous comme les N. C'est notre patrimoine. A
« quoi bon l'amoindrir ? Il ne faut pas plus renier la patrie
a dans le passé que dans le présent. Pourquoi ne pas vou
« loir toute l'histoire ? Pourquoi ne pas aimer toute la
a France ? »
C'est ainsi que les doctrinaires critiquaient et protégeaient
le royalisme, mecontent d'être critiqué et furieux d'être
protégé.
Les ultras marquèrent la première époque du royalisme ;
la congrégation caractérisa la seconde. A la fougue succéda
l'habileté. Bornons ici cette esquisse .
Dans le cours de ce récit , l'auteur de ce livre a trouvé
sur son chemin ce moment curieux de l'histoire contem
poraine ; il a dû y jeter en passant un coup d'ail et retracer
quelques-uns des linéaments singuliers de cette société
aujourd'hui inconnue. Mais il le fait rapidement et sans
aucune idée amère ou dérisoire . Des souvenirs , affectueux
et respectueux , car ils touchent à sa mère, l'attachent à
ce passé. D'ailleurs, disons-le, ce même petit monde avait
sa grandeur. On en peut sourire, mais on ne peut ni le
mépriser ni le hair. C'était la France d'autrefois.
Marius Pontmercy fit comme tous les enfants des études
quelconques. Quand il sortit des mains de la tante Gille
normand, son grand -père le confia à un digne professeur
de la plus pure innocence classique. Cette jeune âme qui
s'ouvrait passa d'une prude à un cuistre. Marius eut ses
années de college , puis il entra à l'école de droit . Il était
royaliste, fanatique et austère. Il aimait peu son grand
père dont la gaîté et le cynisme le froissaient, et il était
sombre à l'endroit de son père .
C'était du reste un garçon ardent et froid, noble, géné
reux , fier, religieux , exalté ; digne jusqu'à la dureté, pur
jusqu'à la sauvagerie,
76 LES MISERABLES . MARIUS.

IV

FIN DU BRIGAND

L'achèvement des études classiques de Marius coincida


avec la sortie du monde de M. Gillenormand . Le vieillard dit
adieu au faubourg Saint-Germain et au salon de madame
de T. , et vint s'établir au Marais dans sa maison de la rue
des Filles-du-Calvaire. Il avait là pour domestiques, outre le
portier, cette femme de chambre Nicolette qui avait suc
cédé à la Magnon, et ce Basque essoufflé et poussif dont il
a été parlé plus haut.
En 1827 , Marius venait d'atteindre ses dix -sept ans.
Comme il rentrait un soir, il vit son grand-père qui tenait
une lettre à la main .
Marius, dit M. Gillenormand, tu partiras demain pour
Vernon .
Pourquoi ? dit Marius.
Pour voir ton père.
Marius eut un tremblement. Il avait songé à tout,
excepté à ceci, qu'il pourrait un jour se faire qu'il eût à
voir son père. Rien ne pouvait être pour lui plus inattendu,
plus surprenant, et, disons-le, plus désagréable . C'était
l'éloignement contraint au rapprochement . Ce n'était pas
un chagrin , non, c'était une corvée.
Marius, outre ses motifs d'antipathie politique, était
convaincu que son père, le sabreur, comme l'appelait
M. Gillenormand dans ses jours de douceur, ne l'aimait pas ;
LE GRAND - PÈRE ET LE PETIT - FÍLS. 77

cela était évident, puisqu'il l'avait abandonné ainsi et


aissé à d'autres. Ne se sentant point aimé, il n'aimait
point. Rien de plus simple , se disait-il .
Il fut si stupéfait qu'il ne questionna pas M. Gillenor
mand. Le grand-père reprit :
!
Il paraît qu'il est malade. Il te demande.
Et après un silence il ajouta :
Pars demain matin . Je crois qu'il y a cour des Fon
taines une voiture qui part à six heures et qui arrive le
soir . Prends -la. Il dit que c'est pressé.
Puis il froissa la lettre et la mit dans sa poche . Marius
aurait pu partir le soir même et être près de son père le
lendemain matin . Une diligence de la rue du Bouloi fai
sait à cette époque le voyage de Rouen la nuit et passait
par Vernon . Ni M. Gillenormand ni Marius ne songèrent à
s'informer.
Le lendemain, à la brune, Marius arrivait à Vernon . Les
chandelles commençaient à s'allumer. Il demanda au pre
mier passant venu la maison de monsieur Pontmercy. Car
dans sa pensée il était de l'avis de la restauration , et,
lui non plus, ne reconnaissait son père ni baron ni
colonel .
On lui indiqua le logis. Il sonna. Une femme vint lui
ouvrir, une petite lampe à la main .
Monsieur Pontmercy ? dit Marius.
La femme resta immobile .
Est-ce ici ? demanda Marius.
La femme fit de la tête un signe affirmatif.
Pourrais -je lui parler ?
-

La femme fit un signe négatif.


Mais je suis son fils, reprit Marius. Il m'attend.
.
Il ne vous attend plus, dit la femme.
Alors il s'aperçut qu'elle pleurait.
Elle lui désigna du doigt la porte d'une salle basse. îi
entra.
Dans cette salle qu'éclairait une chandelle de suif posée
sur la cheminée, il y avait trois hommes, un qui était
debout, un qui était à genoux, et un qui était à terre en
chemise couché tout de son long sur le carreau. Celui qui
était à terre était le colonel.
78 LES MISÉRABLES . MARIUS .

Les deux autres étaient un médecin et un prêtre qui


priait.
Le colonel était depuis trois jours atteint d'une fièvre
cérébrale . Au début de la maladie , ayant un mauvais :
pressentiment , il avait écrit à M. Gillenormand pour
demander son fils. La maladie avait empiré . Le soir même de
l'arrivée de Marius à Vernon, le colonel avait eu un accès
de délire ; il s'était levé de son lit malgré la servante, en
criant : Mon fils n'arrive pas ! je vais au-devant de lui !
Puis il était sorti de sa chambre et était tombé sur le
carreau de l'antichambre . Il venait d'expirer.
On avait appelé le médecin et le curé . Le médecin était
arrivé trop tard , le curé était arrivé trop tard . Le fils
aussi était arrivé trop tard .
A la clarté crépusculaire de la chandelle, on distinguait
sur la joue du colonel gisant et pâle une grosse larme qui
avait coulé de son cil mort . L'ail était éteint, mais la
larme n'était pas séchée . Cette larme, c'était le retard de
son fils.
Marius considéra cet homme qu'il voyait pour la pre
mière fois, et pour la dernière , ce visage vénérable et
mâle, ces yeux ouverts qui ne regardaient pas, ces cheveux
blancs , ces membres robustes sur lesquels on distinguait
çà et là des lignes brunes qui étaient des coups de sabre
et des espèces d'étoiles rouges qui étaient des trous de
balles. Il considéra cette gigantesque balafre qui impri
mait l'héroïsme sur cette face où Dieu avait empreint la
bonté. Il songea que cet homme était son père et que cet
homme était mort , et il resta froid .
La tristesse qu'il éprouvait fut la tristesse qu'il aurait
ressentie devant tout autre homme qu'il aurait pu étendu
mort .
Le deuil, un deuil poignant, était dans cette chambre.
La servante se lamentait dans un coin , le curé priait et on
l'entendait sangloter , le médecin s'essuyait les yeux ; le
cadavre lui-même pleurait.
Ce médecin, ce prêtre et cette femme regardaient Marius
à travers leur affliction sans dire une parole ; c'était lui
qui était l'étranger. Marius, trop peu ému, se sentit honteux
et embarrassé de son attitude ; il avait son chapeau à la
LE GRAND -PÈRE ET LE PETIT - FILS. 79

main, il le laissa tomber à terre, afin de faire croire que


la douleur lui ôtait la force de le tenir.
En même temps il éprouvait comme un remords et il se
méprisait d'agir ainsi . Mais était-ce sa faute ? Il n'aimait
pas son père, quoi !
Le colonel ne laissait rien . La vente du mobilier paya à
peine l'enterrement. La servante trouva un chiffon de
papier qu'elle remit à Marius. Il y avait ceci , écrit de la
main du colonel :
Pour mon fils. L'empereur m'a fait baron sur le
« champ de bataille de Waterloo. Puisque la restaura
« tions me conteste ce titre que j'ai payé de mon sang,
« mon fils le prendra et le portera. Il va sans dire qu'il
a en sera digne . »
Derrière, le colonel avait ajouté :
« A cette même bataille de Waterloo, un sergent m'a
a sauvé la vie. Cet homme s'appelle Thénardier . Dans ces
derniers temps, je crois qu'il tenait une petite auberge
a dans un village des environs de Paris , à Chelles ou à
« Montfermeil. Si mon fils le rencontre, il fera à Thénar
« dier tout le bien qu'il pourra. »
Non par religion pour son père, mais à cause de ce res
pect vague de la mort qui est toujours si impérieux au
coeur
Rien dea l'homme,
nne Marius prit ce papier et le serra.
resta du colonel. M. Gillenormand fit vendre au
fripier son épée et son uniforme. Les voisins dévalisèrent
le jardin et pillèrent les fleurs rares. Les autres plantes
devinrent ronces et broussailles, et moururent.
Marius n'était demeuré que quarante-huit heures à
Vernon . Après l'enterrement, il était revenu à Paris et
s'était remis à son droit, sans plus songer à son père que
s'il n'eût jamais vécu. En deux jours le colonel avait été
enterré, et en trois jours oublié.
Marius avait un crêpe à son chapeau. Voilà tout.
80 LES MISEHAbics . üanies .

L'UTILITE D'ALLER A LA MESSE POUR DEVENIR


RÉVOLUTIONNAIRE

Marius avait gardé les habitudes religieuses de son


enfance. Un dimanche qu'il était allé entendre la messe à
Saint-Sulpice, à cette même chapelle de la vierge où sa
tante le tenait quand il était petit, étant ce jour -là distrait
et rêveur plus qu'à l'ordinaire, il s'était placé derrière un
pilier et agenouillé, sans y faire attention, sur une chaise
en velours d'Utrecht, au dossier de laquelle était écrit ce
nom : Monsieur Mabeuf, marguillier. La messe commençait
à peine qu'un vieillard se présenta ct dit à Marius :
Monsieur, c'est ma place .
Marius s'écarta avec empressement , et le vieillard reprit
sa chaise.
La messe finie, Marius était resté pensif à quelques pas ;
le vieillard s'approcha de nouveau et lui dit :
Je vous demande pardon, monsieur, de vous avoir
dérangé tout à l'heure et de vous déranger encore en ce
moment ; mais vous avez dû me trouver fâcheux, il faut
que je vous explique.
Monsieur, dit Marius, c'est inutile .
Sil reprit le vieillard, je ne veux pas que vous ayez
mauvaise idée de moi . Voyez-vous, je tiens à cette place. Il
me semble que la messe y est meilleure. Pourquoi ? je vais
vous le dire. C'est à cette place-là que j'ai vu venir pen
dant dix années, tous les deux ou trois mois régulière
ment, repauyre brave père qui n'avait pas d'autre
LE GRAND - PERE ET LE PETIT - FILS . 81

occasion et pas d'autre manière de voir son enfant, parce


que, pour des arrangements de famille, on l'en empèch ait.
Il venait à l'heure où il savait qu'on menait son fils à la
messe . Le petit ne se doutait pas que son père était là. Il
ne savait même peut-être pas qu'il avait un père, l'innocent !
Le père, lui, se tenait derrière un pilier pour qu'on ne le
vît pas. Il regardait son enfant, et il pleurait . Il adorait ce
petit, ce pauvre homme ! J'ai vu cela. Cet endroit est
devenu comme sanctifié pour moi, et j'ai pris l'habitude
de venir y entendre la messe. Je le préfère au banc
d'auvre où j'aurais droit d'être comme marguillier. J'ai
même un peu connu ce malheureux monsieur. Il avait un
beau-père, une tante riche, des parents, je ne sais plus
trop, qui menaçaient de déshériter l'enfant si , lui le père,
il le voyait. Il s'était sacrifié pour que son fils fût riche un
jour et heureux . On l'en séparait pour opinion politique.
Certainement j'approuve les opinions politiques , mais il y
a des gens qui ne savent pas s'arrêter. Mon Dieu ! parce
qu'un homme a été à Waterloo, ce n'est pas un monstre ;
on ne sépare point pour cela un père de son enfant. C'était
un colonel de Bonaparte. Il est mort, je crois. Il demeu
rait à Vernon où j'ai mon frère curé, et il s'appelait quel
que chose comme Pontmarie ou Montpercy ... — Il avait, ma
foi, un beau coup de sabre .
Pontmercy ? dit Marius en pâlissant.
Précisément . Pontmercy . Est-ce que vous l'avez
connu ?
Monsieur, dit Marius, c'était mon père..
Le vieux marguillier joignit les mains, et s'écria :
-
Ah ! vous êtes l'enfant! Oui , c'est cela, ce doit être un
homme à présent. Eh bien !. pauvre enfant, vous pouvez
dire que vous avez eu un père qui vous a bien aimé !
Marius offrit son bras au vieillard et le ramena jusqu'à
son logis. Le lendemain , il dit à M. Gillenormand :
Nous avons arrangé une partie de chasse avec quel
ques amis. Voulez-vous me permettre de m'absenter trois
jours ?
Quatrel répondit le grand-père. Va, amuse-toi.
Et, clignant de l'ail , il dit bas à sa fille :
Quelque amourette !
W
82 LES MISÉRABLES . MARIUS .

VI

CEWUE C'EST QUE D'AVOIR.REN "


UN MARGUILLIER

Où alla Marius, on le vers plus loin .


Marius fut trois jours aissent, puis il revint à Paris, alla
droit à la bibliothèque de l'école de droit, et demanda la
collection du vloniteur.
Il lut le Moniteur, il lut toutes les histoires de la répu
blique et de l'empire, le Mémorial de Sainte-Ilélène, tous
les mémoires, les journaux, les bulletins, les proclama
tions ; il dévora tout. La première fois qu'il rencontra le
nom de son père dans les bulletins de la grande armée, il
en eut la fièvre toute une semaine. Il alla voir les généraux
sous lesquels Georges Pontmercy avait servi, entre autres
le comte H. Le marguillier Mabeuf, qu'il était allé revoir,
lui avait conté la vie de Vernon , la retraite du colonel, ses
fleurs, sa solitude. Marius arriva à connaître pleinement
cet homme rare, sublime et doux, cette espèce de lion
agneau qui avait été son père.
Cependant, occupé de cette étude qui lui prenait tous
ses instants comme toutes ses pensées, il ne voyait presque
plus les Gillenormand . Aux heures des repas, il paraissait ;
puis on le cherchait, il n'était plus là. La tante bougonnait.
Le père Gillenormand souriait. Bah ! bah ! c'est le temps
des fillettes ! Quelquefois le vieillard ajoutait :
Diable ! je croyais que c'était une galanterie, il paraît que
c'est une passion .
LE GRAND - PERE ET LE PETIT - FILS . 83

C'était une passion en effet. Marius était en train d'ado


rer son père .
En même temps un changement extraordinaire se faisait
dans ses idées. Les phases de ce changement furent nom
breuses et successives. Comme ceci est l'histoire de beau
coup d'esprits de notre temps, nous croyons utile de suivre
ces phases pas à pas et de les indiquer toutes.
Cette histoire où il venait de mettre les yeux l'effarait
Le premier effet fut l'éblouissement .
La république, l'empire, n'avaient été pour lui jusqu'alors
que des mots monstrueux. La république , une guillotine
dans un crépuscule ; l'empire, un sabre dans la nuit. Il
venait d'y regarder, et là où il s'attendait à ne trouver qu'un
chaos de ténèbres, il avait vu , avec une sorte de surprise
inouïe mêlée de crainte et de joie , étinceler des astres,
Mirabeau , Vergniaud, Saint-Just, Robespierre, Camille Des
moulins, Danton, et se lever un soleil, Napoléon . Il ne savait
où il en était. Il reculait aveuglé de clartés. Peu à peu , l'éton
nement passé, il s'accoutuma à ces rayonnements, il consi
déra les actions sans vertige , il examina les personnages sans
terreur ; la révolution et l'empire se mirent lumineusement
en perspective devant sa prunelle visionnaire ; il vit chacun
de ces deux groupes d'événements et d'hommes serésumer
dans deux faits énormes ; la république dans la souverai
neté du droit civique restituée aux masses, l'empire dans la
souveraineté de l'idée française imposée à l'Europe ; il vit
sortir de la révolution la grande figure du peuple et de
l'empire la grande figure de la France. Il se déclara dans
sa conscience que tout cela avait été bon.
Ce que son éblouissement négligeait dans cette première
appréciation beaucoup trop synthétique, nous ne croyons
pas nécessaire de l'indiquer ici . C'est l'état d'un esprit en
marche que nous constatons. Les progrès ne se font pas
tous en une étape . Cela dit, une fois pour toutes, pour ce
qui précède comme pour ce qui va suivre, nous continuons.
Il s'aperçut alors que jusqu'à ce moment il n'avait pas
plus compris son pays qu'il n'avait compris son père. Il
n'avait connu ni l'un ni l'autre , et il avait eu une sorte de
nuit volontaire sur les yeux. Il voyait maintenant ; et d'un
çôté il admirait, de l'autre il adorait.
84 LES MISÉRABLES. MARIUS.

Il était plein de regrets, et de remords, et il songeait


avec désespoir que tout ce qu'il avait dans l'âme, il ne
pouvait plus le dire maintenant qu'à un tombeau . Oh ! si
son père avait existé, s'il l'avait eu encore, si Dieu dans
sa compassion et dans sa bonté avait permis que ce père
fût encore vivant, comme il aurait couru, comme il se
serait précipité , comme il aurait crié à son père : Pére !
me voici ! c'est moi ! j'ai le même cour que toi ! je suis ton
fils! Comme il aurait embrassé sa tête blanche , inondé
ses cheveux de larmes, contemplé sa cicatrice, pressé
ses mains, adoré ses vêtements, baisé ses pieds ! Oh ! pour
quoi ce père était -il mort sitôt , avant l'âge, avant la jus
tice , avant l'amour de son fils ! Marius avait un continuel
sanglot dans le cœur qui disait à tout moment : hélas ! En
même temps il devenait plus vraiment sérieux ; plus vrai
ment grave, plus sûr de sa foi et de sa pensée. A chaque
instant des lueurs du vrai venaient compléter sa raison. Il
se faisait en lui comme une croissance intérieure . Il sen
tait une sorte d'agrandissement naturel que lui appor
taient ces deux choses nouvelles pour lui , son père et sa
patrie .
Comme lorsqu'on a une clef, tout s'ouvrait ; il s'expli
quait ce qu'il avait haſ, il pénétrait ce qu'il avait abhorré ;
il voyait désormais clairement le sens providentiel, divin
et humain, des grandes choses qu'on lui avait appris à
détester et des grands hommes qu'on lui avait enseigné à
maudire. Quand il songeait à ses précédentes opinions, qui
n'étaient que d'hier et qui pourtant lui semblaient déjà si
anciennes, il s'indignait et il souriait.
De la réhabilitation de son père il avait naturellement
passé à la réhabilitation de Napoléon.
Pourtant celle-ci , disons-le , ne s'était point faite sans
labeur.
Dès l'enfance on l'avait imbu des jugements du parti de
1814 sur Bonaparte. Or, tous les prejugés de la restaura
tion , tous ses intérêts , tous ses instincts tendaient à défi
gurer Napoléon. Elle l'exécrait plus encore que Robes
pierre. Elle avait exploité assez habilement la fatigue
de la nation et la haine des mères. Bonaparte était de
venu une sorte de monstre presque fabuleux, et, pour le
LE GRAND - PÈRE ET LE PETIT - FILS. 85

peindre à l'imagination du peuple qui , comme nous l'indi


quions tout à l'heure, ressemble à l'imagination des enfants
le parti de 1814 faisait apparaxaître successivement tous les
masques effrayants, depuis ce qui est terrible en restant
grandiose jusqu'à ce qui est terrible en devenant grotesque,
depuis Tibère jusqu'à Croquemitaine. Ainsi, en parlant de
Bonaparte, on était libre de sangloter ou de pouffer de rire,
pourvu que la haine fît la basse . Marius n'avait jamais eu
sur cet homme, comme on l'appelait, d'autres idées
dans l'esprit. Elles s'étaient combinées avec la ténacité
qui était dans sa nature. Il avait en lui tout un petit homme
têtu qui haïssait Napoléon.
En lisant l'histoire, en l'étudiant surtout dans les docu
ments et dans les matériaux, le voile qui couvrait Napo
léon aux yeux de Marius se déchira peu à peu. Il entrevit
quelque chose d'immense, et soupçonna qu'il s'était trompé
jusqu'à ce moment sur Bonaparte comme sur tout le
reste ; chaque jour il voyait mieux ; et il se mit à gravir
lentement , pas à pas , au commencement presque à regret ,
ensuite avec enivrement et comme attiré par une fasci
nation irrésistible, d'abord les degrés sombres , puis les
degrés vaguement éclairés, enfin les degrés lumineux et
splendides de l'enthousiasme.
Une nuit, il était seul dans sa petite chambre située
sous le toit. Sa bougie était allumée ; il lisait accoudé sur
sa table à côté de sa fenêtre ouverte . Toutes sortes de
rêveries lui arrivaient de l'espace et se mêlaient à sa pen
sée. Quel spectacle que la nuit ! on entend des bruits
sourds sans savoir d'où ils viennent, on voit rutiler comme
une braise Jupiter qui est douze cents fois plus gros que la
terre, l'azur est noir, les étoiles brillent, c'est formidable.
Il lisait les bulletins de la grande armée, ces strophes
héroïques écrites sur le champ de bataille ; il y voyait par
intervalles le nom de son père , toujours le nom de l'empe
reur ; tout le grand empire lui apparaissait ; il sentait
comme une marée qui se gonflait en lui et qui montait ; il
lui semblait par moments que son père passait près de lui
comme un souffle, et lui parlait à l’oreille ; il devenait peu
à peu étrange ; il croyait entendre les tambours, le canon,
les trompettes, le pas mesuré des bataillons, le galop soura
86 LES MISÉRABLES . MARIUS .

et lointiin des cavaleries ; de temps en temps ses yeux se


levaient vers le ciel et regardaient luire dans les profon
deurs sans fond les constellations colossales, puis ils re
tombaient sur le livre et ils y voyaient d'autres choses
colossales à remuer confusément . Il avait le cour serré .
Il était transporté, tremblant, haletant ; tout à coup, sans
savoir lui-même ce qui était en lui et à quoi il obéissait, il
se dressa, étendit ses deux bras hors de la fenêtre, regarda
fixement l'ombre, le silence, l'infini ténébreux , l'immensité
éternelle, et cria : Vive l'empereur ! -

A partir de ce moment, tout fut dit. L'ogre de Corse,


l'usurpateur, - le tyran ,
-
le monstre qui était l'amant
de ses seurs , l'histrion qui prenait des leçon de Talma,
- l'empoisonneur de Jaffa, – le tigre, — Buonapartė, -
tout cela s'évanouit, et fit place dans son esprit à un vague
et éclatant rayonnement où resplendissait à une hauteur
inaccessible le pâle fantôme de marbre de César. L'empe
reur n'avait été pour son père que le bien-aimé capitaine
qu’on admire et pour qui l'on se dévoue ; il fut pour
Marius quelque chose de plus. Il fut le constructeur prédes
tiné du groupe français succédant au groupe 'romain dans
la domination de l'univers. Il fut le prodigieux architecte
d'un écroulement, le continuateur de Charlemagne , de
Louis XI, de Henri IV, de Richelieu, de Louis XIV et du
comité de salut public, ayant sans doute ses taches, ses
fautes, et même son crime, c'est-à - dire étant homme ; mais
auguste dans ses fautes, brillant dans ses taches, puissant
dans son crime. Il fut l'homme prédestiné qui avait forcé
toutes les nations à dire : - la grande nation. Il fut mieux
encore ; il fut l'incarnation même de la France, conqué
rant l'Europe par l'épée qu'il tenait et le monde par la
clarté qu'il jetait. Marius vit en Bonaparte le spectre
éblouissant qui se dressera toujours sur la frontière et
qui gardera l'avenir. Despote, mais dictateur, despote
résultant d'une république et résumant une révolution.
Napoléon devint pour lui l'homnje- peuple comme Jésus
est l'homme - Dieu .
On le voit, à la façon de tous les nouveaux venus dans
une religion, sa conversion l'enivrait, il se précipitait dans
l'adhésion et il allait trop loin. Sa nature était ainsi ; une
LE GRAND - PÈRE ET LE PETIT - FILS. 87

fois sur une pente, il lui était presque impossible d'en


rayer. Le fanatisme pour l'épée le gagnait et compliquait
dans son esprit l'enthousiasme pour l'idée. Il ne s'aperce
vait point qu'avec le génie, et pêle -mêle, il admirait la
force, c'est-à-dire qu'il installait dans les deux comparti
ments de son idolâtrie, d'un côté ce qui est divin, de l'autre
ce qui est brutal. A plusieurs égards, il s'était mis à se
tromper autrement. Il admettait tout. Il y a une manière
de rencontrer l'erreur en allant à la vérité . Il avait une
sorte de bonne foi violente qui prenait tout en bloc. Dans
la voie nouvelle où il était entré, en jugeant les torts de
l'ancien régime comme en mesurant la gloire de Napo
léon , il négligeait les circonstances atténuantes .
Quoi qu'il en fût , un pas prodigieux était fait. Où il avait
vu autrefois la chute de la monarchie , il voyait maintenant
l'avénement de la France. Son orientation était changée.
Ce qui avait été le couchant était le levant. Il s'était
retourné.
Toutes ces révolutions s'accomplissaient en lui sans quo
sa famille s'en doutât .
Quand, dans ce mystérieux travail , il eut tout à fait perdu
son ancienne peau de bourbonien et d'ultra, quand il
eut dépouillé l'aristocrate, le jacobite et le royaliste , lors
qu'il fut pleinement révolutionnaire, profondément démo
crate et presque républicain , il alla chez un graveur du
quai des Orfévres et y commanda cent cartes portant ce
nom : le baron Marius Pontmercy.
Ce qui n'était qu'une conséquence très logique du chan
gement qui s'était opéré en lui, changement dans lequel
tout gravitait autour de son père . Seulement, comme il ne
connaissait personne et ne pouvait semer ses cartes chez
aucun portier, il les mit dans sa poche.
Par une autre conséquence naturelle, à mesure qu'il se
rapprochait de son père , de sa mémoire, et des choses
pour lesquelles le colonel avait combattu vingt-cinq ans, il
s'éloignait de son grand-père. Nous l'avons dit, dès long
temps l'humeur de M. Gillenormand ne lui agréait point.
Il y avait déjà entre eux toutes les dissonances de jeune
homme grave à vieillard frivole. La gaité de Géronte choque
et exaspére la mélancolie de Werther. Tant que les mêmes
88 LES MISÉRABLES. MARIUS.

opinions politiques et les mêmes idées leur avaient été com


munes, Marius s'était rencontré là avec M. Gillenormand
comme sur un pont. Quand ce pont tomba, l'abime se
fit. Et puis, par-dessus tout, Marius éprouvait des mou
vements de révolte inexprimables en songeant que c'était
M. Gillenormand qui , pour des motifs stupides, l'avait arra
ché sans pitié au colonel, privant ainsi le père de l'enfant
et l'enfant du père.
A force de piété pour son père, Marius en était presque
venu à l'aversion pour son aïeul.
Rien de cela, du reste, nous l'avons dit, ne se trahissait
au dehors. Seulement, il était froid de plus en plus ; laco
nique aux repas, et rare dans la maison. Quand sa tante l'en
grondait, il était très doux et donnait pour prétexte ses
études, les cours, les 'examens, des conférences, etc. Le
grand -père ne sortait pas de son aiagnostic infaillible :
Amoureux ! Je m'y connais.
Marius faisait de temps en temps quelques absences.
-
Ou va -t- il donc comme cela ? demandait la tante.
Dans un de ces voyages, toujours très courts, il était
allé à Montfermeil pour obéir à l'indication que son père
lui avait laissée , et il avait cherché l'ancien sergent de
Waterloo, l'aubergiste Thénardier. Thénardier avait fait
faillite, l'auberge était fermée , et l'on ne savait ce qu'il
était devenu . Pour ces recherches, Marius fut quatre jours
hors de la maison .
Décidément, dit le grand -pere, il se dérange.
On avait cru remar er qu'il portait sur sa poitrine et
sous sa chemise quelque chose qui était attaché à son cou
par un ruban noir,
LE GRAND - PÈRE ET LE PETIT -FILS. 89

VII

QUELQUE COTILLON

Nous avons parlé d'un lancier.


C'était un arrière-petit-neveu que M. Gillenormand avait
du côté paternel, et qui menait, en dehors de la famille et
loin de tous les foyers domestiques, la vie de garnison. Le
lieutenant Théodule Gillenormand remplissait toutes les
conditions voulues pour être ce qu'on appelle un joli offi
cier. Il avait « une taille de demoiselle » , une façon de
traîner le sabre victorieuse, et la moustache en croc. Il
venait fort rarement à Paris, si rarement que Marius ne
l'avait jamais vu . Les deux cousins ne se connaissaient que
de nom . Théodule était, nous croyons l'avoir dit, le favori
de la tante Gillenormand, qui le préférait parce qu'elle ne
le voyait pas. Ne pas voir les gens, cela permet de leur
supposer toutes les perfections.
Un matin, mademoiselle Gillenormand aînée était rentrée
chez elle aussi émue que sa placidité pouvait l'être. Marius
venait encore de demander à son grand-père la permission
de faire un petit voyage, ajoutant qu'il comptait partir le
soir même. — Va ! avait répondu le grand -père, et M. Gille
normand avait ajouté à part en poussant ses deux sourcils
vers le haut de son front : Il découche avec récidive . Made
moiselle Gillenormand était remontée dans sa chambre très
intriguée, et avait jeté dans l'escalier ce point d'exclama
tion : C'est fort ! et ce point d'interrogation : Mais où done
90 LFS MISÉRABLES . MARIUS.

est-ce qu ii va ? Elle entrevoyait quelque aventure de ceur


plus ou moins illicite, une femme dans la pénombre, un
rendez-vous, un mystère, et elle n'eût pas été fâchée d'y
fourrer ses lunettes. La dégustation d'un mystère, cela
ressemble à la primeur d'un esclandre, les saintes âmes ne
détestent point cela. Il y a dans les compartiments secrets
de la bigoterie quelque curiosité pour le scandale.
Elle était donc en proie au vague appétit de savoir une
histoire .
Pour se distraire de cette curiosité qui l'agitait un peu
au delà de ses habitudes, elle s'était réfugiée dans ses
talents , et elle s'était mise à festonner avec du coton sur
du coton une de ces broderies de l'empire et de la restau
ration où il y a beaucoup de roues de cabriolet. Ouvrage
maussade, ouvrière revêche . Elle était depuis plusieurs
heures sur sa chaise quand la porte s'ouvrit. Mademoiselle
Gillenormand leva le nez ; le lieutenant Théodule était
devant elle , et lui faisait le salut d'ordonnance. Elle poussa
un cri de bonheur. On est vieille, on est prude, on est
dévote, on est la tante, mais c'est toujours agréable de voir
entrer dans sa chambre un lancier.
Toi ici , Théodule ! s'écria-t-elle.
En passant , ma tante .
Mais embrasse-moi donc.
Voilà ! dit Théodule .
Et il l'embrassa. La tante Gillenormand alla à son secreo
taire, et l'ouvrit.
Tu nous restes au moins toute la semaine.
-
Ma tante , je repars ce soir.
-
Pas possible !
-
Mathématiquement .
Reste, mon petit Théodule, je t'en prie.
-

Le ceur dit oui, mais la consigne dit non. L'histoire


est simple. On nous change de garnison ; nous étions à
Melun , on nous met à Gaillon . Pour aller de l'ancienne
garnison à la nouvelle, il faut passer par Paris. J'ai dit :
je vais aller voir ma tante.
Et voici pour ta peine .
Alle mit dix louis dans la main .
Vous voulez dire pour mon plaisir, chère tante.
LE GRAND - PÈRE ET LE PETIT - FILS. 91

Théodule l'embrassa une seconde fois , et elle eut la


joie d'avoir le cou un peu écorché par les soutaches de
l'uniforme.
Est-ce que tu fais le voyage à cheval avec ton régi
ment ? lui demanda -t - elle .
Non, ma tante. J'ai tenu à vous voir. J'ai une permis
sion spéciale . Mon brosseur mène mon cheval . Je vais par
la diligence. Et à ce propos, il faut que je vous demande
une chose.
Quoi ?
Mon cousin Marius Pontmercy voyage donc aussi, lui ?
Comment sais-tu cela ? fit la tante , subitement cha
touillée au vif de la curiosité .
-

En arrivant, je suis allé à la diligence retenir ma


place dans le coupé .
Eh bien ?
Un voyageur était déjà venu retenir une place sur
l'impériale. J'ai vu sur la feuille son nom.
Quel nom ?
Marius Pontmercy .
Le mauvais sujet ! s'écria la tante . Ah ! ton cousin
n'est pas un garçon rangé comme toi. Dire qu'il va passer
la nuit en diligence !
Comme moi .
-

Mais toi, c'est par devoir ; lui , c'est par désordre.


Bigre ! fit Théodule .
Ici , il arriva un événement à mademoiselle Gillenormand
aînée ; elle eut une idée. Si elle eût été homme, elle se
fût frappé le front. Ellle apostropha Théodule
-
Sais -tu que tcn cousin ne te connaît pas ?
Non. Je l'ai vu, moi ; mais il n'a jamais daigné me
remarquer.
Vous allez donc voyager ensemble comme cela ?
Lui sur l'impériale, moi dans le coupé.
.
Où va cette diligence ?
Aux Andelys .
C'est donc là que va Marius ?
A moins que, comme moi, il ne s'arrête en route.
Moi , je descends à Vernon pour prendre la correspondaries
de Gaillon. Je ne sais rien de l'itinéraire de Marius.
92 LES MISÉRABLES. MARIUS.

Marius ! quel vilain nom ! Quelle idée a - t - on eue de


l'appeler Marius ! Tandis que toi, au moins, tu t'appelles
Théodule !
J'aimerais mieux m'appeler Alfred, dit l'officier.
Écoute, Théodule.
J'écoute , ma tante.
-
Fais attention .
Je fais attention .
Y es - tu ?
Oui .
Eh bien , Marius fait des absences.
Eh ! eh !
Il voyage .
Ah ! ah !
Il découche.
Oh ! oh !
Nous voudrions savoir ce qu'il y a là-dessous.
Théodule répondit avec le calme d'un homme bronze :
Quelque cotillon .
Et avec ce rire entre cuir et chair qui décèle la certi
tude , il ajouta :
Une fillette .
C'est évident, s'écria la tante qui crut entendre parler
M. Gillenormand, et qui sentit sa conviction sortir irrésis
tiblement de ce mot fillette, accentué presque de la même
façon par le grand-oncle et par le petit-neveu. Elle reprit :
Fais-nous un plaisir. Suis un peu Marius. Il ne te
connaît pas, cela te sera facile. Puisque fillette il y a,
tâche de voir la fillette . Tu nous écriras l'historiette. Cela
amusera le grand-père .
Théodule n'avait point un goût excessif pour ce genre
de guet ; mais il était fort touché des dix louis, et il croyait
leur voir une suite possible. Il accepta la commission et
dit : Comme il vous plaira, ma tante. Et il ajouta à part
lui : Me voilà duègne.
Mademoiselle Gillenormand l'embrassa.
Ce n'est pas toi, Théodule, qui ferais de ces frasques
là. Tu obéis à la discipline , tu es l'esclave de la consigne,
111 es un homme de scrupule et de devoir, et tu ne quitte
rais pas ta famille pour aller voir une créature.
LE GRAND -PÈRE ET LE PETIT - FILS . 93

ie lancier fit la grimace satisfaite de Cartouche loué


pour sa probité .
Marius, le soir qui suivit ce dialogue, monta en diligence
sans se douter qu'il eût un surveillant. Quant au sur
veillant, la première chose qu'il fit, ce fut de s'endormir.
Le sommeil fut complet et consciencieux . Argus ronfla
toute la nuit.
Au point du jour , le conducteur de la diligence cria :
Vernon ! relais de Vernon ! les voyageurs pour Vernon !
- Et le lieutenant Théodule se réveilla.
Bon, grommela -t- il, à demi endormi encore, c'est ici
que je descends.
Puis, sa mémoire se nettoyant par degrés, effet du
réveil, il songea à sa tante , aux dix louis , et au compte
qu'il s'était chargé de rendre des faits et gestes de Marius.
Cela le fit rire .
Il n'est peut-être plus dans la voiture, pensa -t-il, tout
en reboutonnant sa veste de petit uniforme. Il a pu s'arrê
ter à Poissy ; il a pu s'arrêter à Triel ; s'il n'est pas des
cendu à Meulan , il a pu descendre à Mantes, à moins qu'il
ne soit descendu à Rolleboise, ou qu'il n'ait poussé jusqu'à
Pacy, avec le choix de tourner à gauche sur Évreux ou à
droite sur Laroche-Guyon. Cours après, ma tante. Que
diable vais-je lui écrire , à la bonne vieille ?
En ce moment un pantalon noir qui descendait de l'im
périale apparut à la vitre du coupé.
Serait-ce Marius ? dit le lieutenant.
C'était Marius .
Une petite paysanne, au bas de la voiture, mêlée aux
chevaux et aux postillons, offrait des fleurs aux voyageurs.
Fleurissez vos dames, criait-elle.
Marius s'approcha d'elle et lui acheta les plus belles
fleurs de son éventaire .
Pour le coup , dit Théodule sautant à bas du coupé,
voilà qui me pique. A qui diantre va-t-il porter ces fleurs
là ? Il faut une fièrement jolie femme pour un si beau
bouquet. Je veux la voir.
Et, non plus par mandat maintenant, mais par curiosité
personnelle, comme ces chiens qui chassent pour leur
compte , il se mit à suivre Marius.
94 LES MISÉRABLES. MARIUS.

Marius ne faisait nulle attention à Théodule . Des


femmes élégantes descendaient de la diligence ; il ne les
regarda pas. Il semblait ne rien voir autour de lui.
Est-il amoureux ! pensa Théodule.
Marius se dirigea vers l'église.
A merveille, se dit Théodule. L'église ! c'est cela. Les
rendez- vous assaisonnés d'un peu de messe sont les meil
leurs. Rien n'est exquis comme une villade qui passe par
dessus le bon Dieu .
Parvenu à l'église, Marius n'y entra point, et tourna dere
rière le chevet. Il disparut à l'angle d'un des contre
forts de l'abside .
Le rendez-vous est dehors, dit Théodule. Voyons la
fillette .
Et il s'avança sur la pointe de ses bottes vers l'angle ou
Marius avait tourné.
Arrivé là, il s'arrêta stupéfait.
Marius, le front dans ses deux mains, était agenouillé
dans l'herbe sur une fosse. Il y avait effeuillé son bouquet.
A l'extrémité de la fosse, à un renſlement qui marquait la
tête , il y avait une croix de bois noir avec ce nom en lettres
blanches : COLONEL BARON PONTMERCY. On entendait
Marius sangloter.
La fillette était une tombe.
f
!

}
LE GRAND -PERE ET LE PETIT - FILS. 95

VITI

MARBRE CONTRE GRANIT

C'était là que Marius était venu la première fois qu'il


s'était absenté de Paris. C'était là qu'il revenait chaque
fois que M. Gillenormand disait : Il découche.
Le lieutenant Théodule fut absolument décontenance
par ce coudoiement inattendu d'un sépulcre ; il éprouva
une sensation désagréable et singulière qu'il était inca
pable d'analyser, et qui se composait du respect d'un tom
beau mêlé au respect d'un colonel. Il recula, laissant
Marius seul dans le cimetière, et il y eut de la discipline
dans cette reculade. La mort lui apparut avec de grosses
épaulettes, et il lui fit presque le salut militaire. Ne sachant
qu'écrire à la tante, il prit le parti de ne rien écrire du
tout ; et il ne serait probablement rien résulté de la décou
verte faite par Théodule sur les amours de Marius, si , par
un de ces arrangements mystérieux si fréquents dans le
hasard, la scène de Vernon n'eût eu presque immédiatement
une sorte de contre-coup à Paris.
Marius revint de Vernon le troisième jour de grand
matin, .descendit chez son grand-père , et, fatigué de deux
nuits passées en diligence, sentant le besoin de réparer
son insomnie par une heure d'école de natation , monta
rapidement à sa chambre, prit que le temps de quitte
sa redingote de voyage et le cordon noir qu'il avait au cou ,
et s'en alla au bain .
96 LES MISÉRABLES . MARIUS

M. Gillenormand, levé de bonne heure comme tous les


vieillards qui se portent bien, l'avait entendu rentrer, et
s'était hâté d'escalader, le plus vite qu'il avait pu avec ses
vieilles jambes, l'escalier des combles où habitait Marius ,
afin de l'embrasser, et de le questionner dans l'embrassade,
et de savoir un peu d'où il venait .
Mais l'adolescent avait mis moins de temps à descendre
que l’octogénaire à monter, et quand le père Gillenormand
entra dans la mansarde , Marius n'y était plus.
Le lit n'était pas défait, et sur le lit s'étalaient sans dé
fiance la redingote et le cordon noir.
-
J'aime mieux ça, dit M. Gillenormand.
Et un moment après il fit son entrée dans le salon où
était assise mademoiselle Gillenormand aînée, brodant
ses roues de cabriolet.
L'entrée fut triomphante.
M. Gillenormand tenait d'une main la redingote et de
l'autre le ruban de cou, et criait :
Victoire ! nous allons pénétrer le mystère ! nous allons
savoir le fin du fin, nous allons palper les libertinages de
notre sournois ! nous voicià même le roman. J'ai le portrait !
En effet, une boîte de chagrin noir, assez semblable à un
médaillon , était suspendue au cordon .
Le vieillard prit cette boîte et la considera quelque
temps sans l'ouvrir, avec cet air de volupté, de ravisse
ment et de colère d'un pauvre diable affamé regardant
passer sous son nez un admirable dîner qui ne serait pas
pour lui .
Car c'est évidemment là un portrait . Je m'y connais .
Cela se porte tendrement sur le cœur. Sont-ils bêtes !
Quelque abominable goton, qui fait frémir probablement !
Les jeunes gens ont si mauvais goût aujourd'hui!
Voyons , mon père , dit la vieille fille .
La boîte s'ouvrait en pressant un ressort. Ils n'y trou
vèrent rien qu'un papier soigneusement plié.
De la meme au même, dit M. Gillcnormand éclatant
de rire . Je sais ce que c'est . Un biliet doux
Ah ! lisons donc ! dit la tante.
Et elle mit ses lunettes. Ils déplièrent le papier et lurent
ceci :
LE GRAND -PÈRE ET LE PETIT - FILS. 97

Pour mon fils. L'empereur m'a fait baron sur le


« champ de bataille de Waterloo . Puisque la restauration
« me conteste ce titre que j'ai payé de mon sang , mon fils
« le prendra et le portera . Il va sans dire qu'il en sera
« digne . »
Ce que le père et la fille éprouvèrent ne saurait se dire .
Ils se sentirent glacés comme par le souffle d'une tête de
mort. Ils n'échangèrent pas un mot. Seulement M. Gille
normand dit à voix basse et comme se parlant à lui
même :
-
C'est l'écriture de ce sabreur.
La tante examina le papier, le retourna dans tous les
sens, puis le remit dans la boîte .
Au même moment, un petit paquet carré long enveloppé
de papier bleu tomba d'une poche de la redingote . Made
moiselle Gillenormand le ramassa et développa le papier
bleu . C'était le cent de cartes de Marius. Elle en passa une
à M. Gillenormand qui lut : Le baron Marius Pontmercy.
Le vieillard sonna. Nicolette vint. M. Gillenormand prit
le cordon , la boîte et la redingote, jeta le tout à terre au
milieu du salon , et dit :
.
Remportez ces nippes .
.
Une grande heure se passa dans le plus profond silence.
Le vieux homme et la vieille fille s'étaient assis se tournant
le dos l'un à l'autre, et pensaient, chacun de leur côté,
probablement les mêmes choses. Au bout de cette heure,
la tante Gillenormand dit :
Joli !
Quelques instants après, Marius parut. Il rentrait. Avant
même d'avoir franchi le seuil du salon , il aperçut son
grand-père qui tenait à la main une de ses cartes et qui,
en le voyant, s'écria avec son air de supériorité bourgeoise
et ricanante qui était quelque chose d'écrasant :
Tiens ! tiens ! tiens ! tiens ! tiens ! tu es baron à pré
sent. Je te fais mon compliment. Qu'est-ce que cela veut
dire ?
Marius rougit légèrement, et répondit :
Cela veut dire que je suis le fils de mon père .
M. Gillenormand cessa de rire et dit durement :
Ton père , c'est moi .
7
98 LES MISÉRABLES . MARIUS.
Mon père, reprit Marius les yeux baissés et l'air
sévère, c'était un homme humble et héroïque qui a glo
rieusement servi la république et la France, qui a été
grand dans la plus grande histoire que les hommes aient
amais faite, qui a vécu un quart de siècle au bivouac, le
jour sous la mitraille et sous les balles, la nuit dans la
neige, dans la boue, sous la pluie, qui à pris deux dra
peaux, qui a reçu vingt blessures, qui est mort dans l'ou
bli et dans l'abandon, et qui n'a jamais eu qu’un tort, c'est
de trop aimer deux ingrats , son pays et moi.
C'était plus que M. Gillenormand n'en pouvait entendre.
A ce mot, la république, il s'était levé, ou pour mieux dire
dressé debout. Chacune des paroles que Marius venait de
prononcer avait fait sur le visage du vieux royaliste l'effet
des bouffées d'un soufflet de forge sur un tison ardent. De
sombre il était devenu rouge , de rouge pourpre , et de
pourpre flamboyant.
Marius! s'écria - t-il. Abominable enfant! je ne sais pas
ce qu'était ton père ! je ne veux pas le savoir ! je n'en sais
rien et je ne le sais pas! mais ce que je sais, c'est qu'il n'y
a jamais eu que des misérables parmi tous ces gens-là !
c'est que c'étaient tous des gueux, des assassins, des bon
nets rouges, des voleurs ! je dis tous ! je dis tous ! je ne
connais personne ! je dis tous ! entends-tu, Marius ! Vois - tu
bien, tu es baron comme ma pantoufle ! C'étaient tous des
bandits qui ont servi Robespierre ! tous des brigands qui
ont servi Bu - o -na-parté! tous des traîtres qui ont trahi,
trahi, trahi ! leur roi légitime ! tous des lâches qui se sont
sauvés devant les prussiens et les anglais à Waterloo ! Voilà
ce que je sais. Si monsieur votre père est là-dessous, je
l'ignore, j'en suis fâché, tant pis, votre serviteur !
A son tour, c'était Marius qui était le tison, et M. Gille
normand qui était le soufflet. Marius frissonnait dans tous
ses membres, il ne savait que devenir, sà tête flambait. Il
était le prêtre qui regarde jeter au vent toutes ses hosties,
le fakir qui voit un passant cracher sur son idole. Il ne se
pouvait que de telles choses eussent été dites impunément
devant lui . Mais que faire ? Son père venait d'être foulé
aux picds et trépigné en sa présence, mais par qui ? par
son grand -père. Comment venger l'un sans outrager l'autre ?
LE GRAND - PÈRE ET LE PETIT - FILS . 99

Il était impossible qu'il insultât son grand-père, et il était


également impossible qu'il ne vengeat point son père. D'un
côté une tombe sacrée , de l'autre des cheveux blancs. Il
fut quelques instants ivre et chancelant, ayant tout ce
tourbillon dans la tête ; puis il leva les yeux , regarda fixe
ment son aïeul, et cria d'une voix tonnante :
A bas les Bourbons, et ce gros cochon de Louis XVIII !
Louis XVIII était mort depuis quatre ans, mais cela lui
était bien égal.
Le vieillard, d'écarlate qu'il était, devint subitement
plus blanc que ses cheveux. Il se tourna vers un buste de
M. le duc de Berry qui était sur la cheminée et le salua
profondément avec une sorte de majesté singulière. Puis
il alla deux fois, lentement et en silence, de la cheminée
à la fenêtre et de la fenêtre à la cheminée, traversant
toute la salle et faisant craquer le parquet comme une
figure de pierre qui marche. A la seconde fois, il se pen
cha vers sa fille, qui assistait à ce choc avec la stupeur
d'une vieille brebis, et lui dit en souriant d'un sourire
presque calme :
Un baron comme monsieur et un bourgeois comme
moi ne peuvent rester sous le même toit .
Et tout à coup se redressant, blème, tremblant, terrible,
le front agrandi par l'effrayant rayonnement de la colère,
il étendit le bras vers Marius et lui cria :
Va-t'en .
Marius quitta la maison.
Le lendo in , M. Gillenormand dit à sa fille :
Vous enverrez tous les six mois soixante pistoles à ce
buveur de sang , et vous ne m'en parlerez jamais.
Ayant un immense reste de fureur à dépenser, et ne
sachant qu'en faire, il continua de dire vous à sa fille pen
dant plus de trois mois.
Marius, de son côté, était sorti indigné. Une circonstance
qu'il faut dire avait aggravé encore son exaspération . Il y
a toujours de ces petites fatalités qui compliquent les
drames domestiques. Les griefs s'en augmentent , quoique
au fond les torts n'en soient pas accrus. En reportant pré
cipitamment, sur l'ordre du grand-père, « les nippes » de
Marius dans es chambre, Nicolette avait , sans s'en aper
100 LES MISÉRABLES . MARIUS .

cevoir, laissé tomber, probablement dans l'escalier des


combles, qui était obscur, le médaillon de chagrin noii où
était le papier écrit par le colonel. Ce papier ni ce
médaillon ne purent être retrouvés. Marius fut convaincu
que « monsieur Gillenormand » , à dater de ce jour il ne
l'appela plus autrement, avait jeté « le testament de son
père » au feu. Il savait par cœur les quelques lignes
écrites par le colonel, et, par conséquent, rien n'était
perdu . Mais le papier, l'écriture, cette relique sacrée,
tout cela était son coeur même. Qu'en avait -on fait ?
Marius s'en était allé, sans dire où il allait, et sans savoir
où il allait, avec trente francs, sa montre, et quelques
hardes dans un sac de nuit . Il était monté dans un cabrio
let de place , l'avait pris à l'heure et s'était dirigé à tout
hasard vers le pays latin.
Qu'allait devenir Marius
LIVRE QUATRIÈME

LES AMIS DE L'ABC


i

UN GROUPE QUI A FAILLI DEVENIR HISTORIQUB

A cette époque, indifférente en apparence, un certain


frisson révolutionnaire courait vaguement. Des souffles,
revenus des profondeurs de 89 et de 92 , étaient dans l'air.
La jeunesse était, qu'on nous passe le mot , en train de
muer. On se transformait presque sans s'en douter, par le
mouvement même du temps. L'aiguille qui marche sur le
cadran marche aussi dans les âmes . Chacun faisait en avant
le pas qu'il avait à faire. Les royalistes devenaient libéraux,
les libéraux devenaient démocrates.
C'était comme une marée montante compliquée de mille
reflux ; le propre des reflux, c'est de faire des mélanges ;
de là des combinaisons d'idées très singulières ; on adorait
à la fois Napoléon et la liberté. Nous faisons ici de l'his
toire. C'étaient les mirages de ce temps -là. Les opinions
traversent des phases. Le royalisme voltairien , variété
bizarre, a eu un pendant non moins étrange, le libéralisme
bonapartiste.
D'autres groupes d'esprits étaient plus sérieux. Là on
sondait le principe ; là on s'attachait au droit. On se pas
sionnait pour l'absolu, on entrevoyait les réalisations in
finies ; l'absolu , par sa rigidité même, pousse les esprits
vers l'azur et les fait flotter dans l'illimité . Rien n'est tel
que le dogme pour enfanter le rêve. Et rien n'est tel que
le rêve pour engendrer l'avenir. Utopie aujourd'hui, chair
et os demain.
104 LES MISÉRABLES. MARIUS.
Les opinions avancées avaient des doubles fonds. Un
commencement de mystère menaçait « l'ordre établi » ,
lequel était suspect et sournois. Signe au plus haut point
révolutionnaire. L'arrière-pensée du pouvoir rencontre
dans la sape l'arrière-pensée du peuple. L'incubation des
insurrections donne la réplique à la préméditation des
coups d'état .
Il n'y avait pas encore en France alors de ces vastes
organisations sous-jacentes comme le tugendbund alle
mand et le carbonarisme italien ; mais çà et là des creu
sements obscurs, se ramifiant. La Cougourde s'ébauchait à
Aix ; il y avait à Paris, entre autres affiliations de ce
genre , la société des Amis de l'A B C.
Qu'était-ce que les Amis de l'A B C ? une société ayant
pour but, en apparence, l'éducation des enfants, en réalité
le redressement des hommes.
On se déclarait les amis de l'A B C. L'Abaissé, c'était
le peuple. On voulait le relever. Calembour dont on aurait
tort de rire . Les calembours sont quelquefois graves en
politique ; témoin le Castratus ad castra qui fit de Narsès
un général d'armée ; témoin : Barbari et Barberini ; témoin :
Fueros y Fuegos ; témoin : Tu es Petrus et super hanc
petran, etc. , etc.
Les amis de l'A B C étaient peu nombreux. C'était une
société secrète l'état d'embryon ; nous dirions presque
une coterie, si les coteries aboutissaient à des héros. Ils
se réunissaient à Paris en deux endroits, près des halles,
dans un cabaret appelé Corinthe dont il sera question plus
tard, et près du Panthéon dans un petit café de la place
Saint-Michel appelé le café Musain , aujourd'hui démoli ; le
premier de ces lieux de rendez-vous était contigu aux
ouvriers, le deuxième, aux étudiants.
Les conciliabules habituels des Amis de l'A B C se
tenaient dans une arrière-salle du café Musain .
Cette salle, assez éloignée du café, auquel elle commu
niquait par un très long couloir, avait deux fenêtres et une
issue avec un escalier dérobé sur la petite rue des Grès.
On y fumait, on y buvait, on y jouait, on y riait. On y
causait très haut de tout, et à voix basse d'autre chose.
Au mur était clouée, indice suffisant pour éveiller le flair
LES AMIS DE L'ABC. 105

d'un agent de police, une vieille carte de la France sous


la république.
La plupart des amis de l'A B C étaient des étudiants,
en entente cordiale avec quelques ouvriers. Voici les
noms des principaux. Ils appartiennent dans une certaine
mesure à l'histoire : Enjolras, Combeferre, Jean Prouvaire,
Feuilly, Courfeyrac, Bahorel , Lesgle ou Laigle, Joly, Gran
taire .
Ces jeunes gens faisaient entre eux une sorte de famille,
à force d'amitié. Tous, Laigle excepté, étaient du midi.
Ce groupe était remarquable. Il s'est évanoui dans les
profondeurs invisibles qui sont derrière nous. Au point
de ce drame où nous sommes parvenus , il n'est pas inutile
peut-être de diriger un rayon de clarté sur ces jeunes
têtes avant que le lecteur les voie s'enfoncer dans l'ombre
d'une aventure tragique.
Enjolras, que nous avons nommé le premier, on verra
plus tard pourquoi , était fils unique et riche.
Enjolras était un jeune homme charmant , capable d'être
terrible. Il était angéliquement beau . C'était Antinous
farouche. On eût dit, à voir la réverbération pensive de son
regard, qu'il avait déjà , dans quelque existence précédente ,
traversé l'apocalypse révolutionnaire. Il en avait la tradi
tion comme un témoin. Il savait tous les petits détails de
la grande chose. Nature pontificale et guerrière, étrange
dans un adolescent. Il était officiant et militant ; au point
de vue immédiat, soldat de la démocratie ; au-dessus du
mouvement contemporain , prêtre de l'idéal . Il avait la
prunelle profonde, la paupière un peu rouge, la lèvre infé
rieure épaisse et facilement dédaigneuse, le front haut.
Beaucoup de front dans un visage, c'est comme beaucoup
de ciel dans un horizon. Ainsi que certains jeunes hommes
au commencement de ce siècle et de la fin du siècle der
nier qui ont été illustres de bonne heure, il avait une jeu
nesse excessive, fraîche comme chez les jeunes filles,
uoique avec des heures de pâleur. Déjà homme , il sem
blait encore enfant. Ses vingt-deux ans en paraissaient dix
sept. Il était grave, il ne semblait pas savoir qu'il y eût
sur la terre un être appelé la femme. Il n'avait qu'une pas
sion, le droit, qu'une pensée, renverser l'obstacle. Sur le
106 LES MISÉRABLÉS. MARÍUS .
mont Aventin, il eût été Gracchus ; dans la Convention , il
eût été Saint-Just. Il voyait à peine les roses, il ignorait
le printemps, il n'entendait pas chanter les oiseaux ; la
gorge nue d'Évadné ne l'eût pas plus ému qu'Aristogiton ;
pour lui, comme pour Harmodius, les fleurs n'étaient
bonnes qu'à cacher l'épée. Il était sévère dans les joies,
Devant tout ce qui n'était pas la république , il baissait
chastement les yeux. C'était l'amoureux de marbre de la
Liberté. Sa parole était åprement inspirée et avait un fré
missement d'hymne. Il avait des ouvertures d'ailes inat
tendues. Malheur à l'amourette qui se fût risquée de son
côté ! Si quelque grisette de la place Cambrai ou de la rue
Saint-Jean -de -Beauvais, voyant cette figure d'échappé de
collége, cette encolure de page, ces longs cils blonds, ces
yeux bleus, cette chevelure tumultueuse au vent, ces
joues roses, ces lèvres neuves, ces dents exquises, eût eu
appétit de toute cette aurore, et fût venue essayer sa
beauté sur Enjolras, un regard surprenant et redoutable
lui eût montré brusquement l'abîme, et lui eût appris à ne
pas confondre avec le chérubin galant de Beaumarchais le
formidable chérubin d'Ézéchiel.
A côté d'Enjolras qui représentait la logique de la révo
lution, Combeferre en représentait la philosophie. Entre
la logique de la révolution et sa philosophie il y a cette
différence que sa logique peut conclure à la guerre, tandis
que sa philosophie ne peut aboutir qu'à la paix . Combe
ferre complétait et rectifiait Enjolras. Il étais moins haut
et plus large. Il voulait qu'on versåt aux esprits les prin
cipes étendus d'idées générales; il disait : Révolution,
mais civilisation ; et autour de la montagne à pic il ouvrait
le vaste horizon bleu . De là, dans toutes les vues de Com
beferre, quelque chose d'accessible et de praticable. La
révolution avec Combeferre était plus respirable qu'avec
Enjolras. Enjolras en exprimait le droit divin , et Combe
ferre le droit naturel . Le premier se rattachait à Robes
pierre ; le second confinait à Condorcet. Combeferre vivait
plus qu'Enjolras de la vie de tout le monde . S'il eût été
donné à ces deux jeunes hommes d'arriver jusqu'à l'his
loire, l'un eût été le juste , l'autre eût été le sage. Enjolras
était plus viril. Combeferre était plus humain, Ilomo et
LES AMIS DE L'ABC . 107

Vir , c'était bien là en effet leur nuance. Combeferre était


doux comme Enjolras était sévère, par blancheur naturelle .
Il aimait le mot citoyen, mais il préférait le mot homme. Il
eût volontiers dit : Hombre, comme les espagnols. Il lisait
tout, allait aux théâtres, suivait les cours publics, apprenait
d'Arago la polarisation de la lumière, se passionnait pour
une leçon où Geoffroy Saint-Hilaire avait expliqué la double
fonction de l'artère carotide externe et de l'artère carotide
interne, l'une qui fait le visage, l'autre qui fait le cerveau ;
il était au courant, suivait la science pas à pas, confrontait
Saint-Simon avec Fourier, déchiffrait les hiéroglyphes, cas
sait les cailloux qu'il trouvait et raisonnait géologie, dessi
nait de mémoire un papillon bombyx, signalait les fautes de
français dans le Dictionnaire de l'Académie, étudiait Puy
ségur et Deleuze, n'affirmait rien, pas même les miracles,
ne niait rien, pas même les revenants, feuilletait la col
lection du Moniteur, songeait. Il déclarait que l'avenir est
dans la main du maître d'école, et se préoccupait des
questions d'éducation. Il voulait que la société travaillât
sans relâche à l'élévation du niveau intellectuel et moral,
au monnayage de la science, à la mise en circulation des
idées, à la croissance de l'esprit dans la jeunesse, et il
craignait que la pauvreté actuelle des méthodes, la misère
du point de vue littéraire borné à deux ou trois siècles
classiques, le dogmatisme tyrannique des pédants officiels,
les préjugés scolastiques et les routir os ne finissent par
faire de nos collèges des huîtrières artificielles. Il était
savant, puriste, précis, polytechnique, piocheur, et en
même temps pensif, « jusqu'à la chimère » , disaient ses
amis. Il croyait à tous les rêves : les chemins de fer, la
suppression de la souffrance dans les opérations chirurgi
cales, la fixation de l'image de la chambre noire , le télé
graphe électrique , la direction des ballons. Du reste peu
effrayé des citadelles bâties de toutes parts contre le genre
humain par les superstitions, les despotismes et les pré
jugés. Il était de ceux qui pensent que la science finira par
tourner la position. Enjolras était un chef, Combeſerre
était un guide. On eût voulu combattre avec l'un et mar
cher avec l'autre . Ce n'est pas que Combeferre ne fût
capable de combattre , il ne refusait pas de prendre corps
108 LES MISÉRABLES. MARIUS.

à corps l'obstacle et de l'attaquer de vive force et par


explosion ; mais mettre peu à peu , par l'enseignement des
axiomes et la promulgation des lois positives, le genre
humain d'accord avec ses destinées, cela lui plaisait mieux ;
et , entre deux clartés, sa pente était plutôt pour l'illumi
nation que pour l'embrasement. Un incendie peut faire
une aurore sans doute, mais pourquoi ne pas attendre le
lever du jour ? Un volcan éclaire , mais l'aube éclaire
encore mieux. Combeferre préférait peut-être la blan
cheur du beau au flamboiement du sublime . Une clarté
troublée par de la fumée, un progrès acheté par de la vio
lence, ne satisfaisaient qu'à demi ce tendre et sérieux
esprit. Une précipitation à pic d'un peuple dans la vérité,
un 93 , l'effarait ; cependant la stagnation lui répugnait
plus encore, il y sentait la putréfaction et la mort ; à tout
prendre, il aimait mieux l'écume que le miasme , et il pré
férait au cloaque le torrent, et la chute du Niagara au lac
de Montfaucon. En somme, il ne voulait ni halte ni hâte .
Tandis que ses tumultueux amis, chevaleresquement épris
de l'absolu, adoraient et appelaient les splendides aven
tures révolutionnaires , Combeferre inclinait à laisser faire
le progrès, le bon progrès, froid peut-être, mais pur,
méthodique , mais irréprochable, flegmatique, mais imper
turbable. Combeferre se fût agenouillé et eût joint les
mains pour que l'avenir arrivât avec toute sa candeur, et
pour que rien ne ti Jublât l'immense évolution vertueuse
des peuples. Il faut que le bien soit innocent, répétait-il
sans cesse . Et en effet, si la grandeur de la révolution c'est
de regarder fixement l'éblouissant idéal et d'y voler à tra
vers les foudres, avec du sang et du feu à ses serres, la
beauté du progrès, c'est d'être sans tache ; et il y a entre
Washington qui représente l'un et Danton qui incarne
l'autre, la différence qui sépare l'ange aux ailes de cygne
de l'ange aux ailes d'aigle .
Jean Prouvaire était une nuance plus adoucie encore
que Combeferre. Il s'appelait Jehan , par cette petite fan
taisie momentanée qui se mêlait au puissant et profond
mouvement d'où est sortie l'étude si nécesaire du moyen
âge. Jean Prouvaire était amoureux, cultivait un pot de
fleurs, jouait de la flûte, faisait des vers, aimait le peuple,
LES AMIS DE L'ABC . 109

plaignait la femme, pleurait sur l'enfant, confondait dans


la même confiance l'avenir et Dieu , et blâmait la révolu
tion d'avoir fait tomber une tête royale , celle d'André
Chénier. Il avait la voix habituellement délicate et tout à
coup virile. Il était lettré jusqu'à l'érudition , et presque
orientaliste . Il était bon par-dessus tout ; et , chose toute
simple pour qui sait combien la bonté confine à la gran
deur, en fait de poésie il préférait l'immense . Il savait
li’talien , le latin, le grec et l'hébreu ; et cela lui servait
à ne lire que quatre poëtes : Dante, Juvénal , Eschyle et
Isaïe. En français il préférait Corneille à Racine et Agrippa
d'Aubigné à Corneille. Il nânait volontiers dans les champs
de folle avoine et de bleuets, et s'occupait des nuages
presque autant que des événements. Son esprit avait deux
attitudes, l'une du côté de l'homme, l'autre du côté de
Dieu ; il étudiait, ou il contemplait. Toute la journée il
approfondissait les questions sociales, le salaire, le capital,
le crédit, le mariage , la religion, la liberté de penser , la
liberté d'aimer, l'éducation, la pénalité, la misère, l'as
sociation, la propriété, la production et la répartition ,
l'énigme d'en bas qui couvre d'ombre la fourmilière
humaine ; et le soir, il regardait les astres, ces êtres
énormes. Comme Enjolras, il était riche et fils unique . Il
parlait doucement, penchait la tête, baissait les yeux, sou
riait avec embarras, se mettait mal, avait l'air gauche,
rougissait de rien , était fort timide. Du reste, intrépide.
Feuilly était un ouvrier éventailliste, orphelin de père
et de mère, qui gagnait péniblement trois francs par jour,
et qui n'avait qu'une pensée, délivrer le monde . Il avait
une autre préoccupation encore : s'instruire ; ce qu'il
appelait aussi se délivrer. Il s'était enseigné à lui-même à
lire et à écrire ; tout ce qu'il savait, il l'avait appris seul.
Feuilly était un généreux cæur. Il avait l'embrassement
immense . Cet orphelin avait adopté les peuples. Sa mère
lui manquant, il avait médité sur la patrie. Il ne voulait
pas qu'il y eût sur la terre un homme qui fût sans patrie .
Il couvait en lui-même, avec la divination profonde de
l'homme du peuple, ce que nous ppelons aujourd'hui
l'idée des nationalités . Il avait appris l'histoire exprès pour
s'indigner en connaissance de cause. Dans ce jeune
110 LES MISÉRABLES . MARIUS .

cénacle d'utopistes, surtout occupés de la France, il repré


sentait le dehors. Il avait pour spécialité la Grèce, la
Pologne , la Hongrie, la Roumanie, l'Italie. Il prononçait
ces noms-là sans cesse, à propos et hors de propos, avec la
ténacité du droit. La Turquie sur la Grèce et la Thessalie, la
Russie sur Varsovie, l'Autriche sur Venise, ces viols l'exaspé
raient.Entre toutes, la grande voie de fait de 1772 le soule
vait. Le vrai dans l'indignation , il n'y a pas de plus souve
raine éloquence, il était éloquent de cette éloquence-là. Il
ne tarissait pas sur cette date infâme, 1772, sur ce noble et
vaillant peuple supprimé par trahison , sur ce crime à
trois , sur ce guet-apens monstre , prototype et patron dc
toutes ces effrayantes suppressions d'états qui , depuis, ont
frappé plusieurs nobles nations, et leur ont, pour ainsi
dire , raturé leur acte de naissance . Tous les attentats
sociaux contemporains dérivent du partage de la Pologne.
Le partage de la Pologne est un théorème dont tous les
forfaits politiques actuels sont des corollaires. Pas un des
pote, pas un traître, depuis tout à l'heure un siècle, qui
n'aitvisé,homologué, contre -signé, et paraphé, ne varietur,
le partage de la Pologne . Quand on compulse le dossier
des trahisons modernes, celle-là apparaît la première . Le
congrès de Vienne a consulté ce crime avant de consom
mer le sien . 1772 sonne l'hallali , 1815 est la curée. Telle était
le texte habituel de Feuilly . Ce pauvre ouvrier s'était
fait le tuteur de la justice , et elle le récompensait en le
faisant grand. C'est qu'en effet il y a de l'éternité dans le
droit. Varsovie ne peut pas plus être tartare que Venise
ne peut être tudesque . Les rois y perdent leur peine et
leur honneur. Tôt ou tard, la patrie submergée flotte à
la surface et reparaît. La Grèce redevient la Grèce, l'Italie
redevient l'Italie. La protestation du droit contre le fait
persiste à jamais. Le vol d'un peuple ne se prescrit pas.
Ces hautes escroqueries n'ont point d'avenir. On ne
démarque pas une nation comme un mouchoir.
Courfeyrac avait un père qu'on nommait M. de Cour
feyrac. Une des idées fausses de la bourgeoisie de la res
tauration en fait d'aristocratie et de noblesse , c'était de
croire à la particule . La particule , on le sait, n'a aucune
signification. Mais les bourgeois du temps de la Minerve
LES AMIS DE L'ABC.

estimaient si haut ce pauvre de qu’on se croyait obligé de


l'abdiquer. M. de Chauvelin se faisait appeler M. Chauvelin ,
M. de Caumartin, M. Caumartin, M. de Constant de Rebec
que, Benjamin Constant, M. de Lafayette, M. Lafayette.
Courfeyrac n'avait pas voulu rester en arrière, et s'appe
lait Courfeyrac tout court.
Nous pourrions presque, en ce qui concerne Courfeyrac,
nous en tenir là , et nous borner à dire quant au reste :
Courfeyrac, voyez Tholomyès.
Courfeyrac en effet avait cette verve de jeunesse qu'on
pourrait appeler la beauté du diable de l'esprit. Plus tard,
cela s'éteint comme la gentillesse du petit chat, et toute
cette grâce aboutit, sur deux pieds, au bourgeois, et, sur
quatre pattes, au matou .
Ce genre d'esprit, les générations qui traversent les
écoles, les levées successives de la jeunesse, se le trans
mettent , et se le passent de main en main , quasi cursores,
à peu près toujours le même ; de sorte que, ainsi que nous
venons de l'indiquer, le premier venu qui eût écouté
Courfeyråc en 1828 eût cru entendre Tholomyès en 1817.
Seulement Courfeyrac était un brave garçon. Sous les
apparentes similitudes de l'esprit extérieur, la différence
entre Tholomyès et lui était grande. L'homme latent qui
existait en eux était chez le premier tout autre que chez
le second . Il y avait dans Tholomyès un procureur et dans
Courfeyrac un paladin .
Enjolras était le chef, Combeferre était le guide, Cour
feyrac était le centre. Les autres donnaient plus de
lumière, lui il donnait plus de calorique ; le fait est qu'il
avait toutes les qualités d'un centre, la rondeur et le
rayonnement.
Bahorel avait figuré dans le tumulte sanglant de juin 1822,
à l'occasion de l'enterrrement du jeune Lallemand .
Bahorel était un être de bonne humeur et de mauvaise
compagnie, brave, panier percé, prodigue et rencontrant
la générosité, bavard et rencontránt l’éloquence, hardi et
rencontrant l'effronterie ; la meilleure pâte de diable
qui fût possible ; ayant des gilets téméraires et des opi
nions écarlartes ; tapageur en grand, c'est- à -dire n'aimant
rien tant qu'une querelle, si ce n'est une émeute, et rien
4-12 LES MISÉRABLES . MARIUS

tant qu'une émeute, si ce n'est une révolution ; toujours


prêt à casser un carreau, puis à dépaver une rue, puis à
démolir un gouvernement, pour voir l'effet ; étudiant de
onzième année. Il flairait le droit, mais il ne le faisait pas .
Il avait pris pour devise : avocat jamais, et pour armoi
ries une table de nuit dans laquelle on entrevoyait un
bonnet carré . Chaque fois qu'il passait devant l'école de
droit, ce qui lui arrivait rarement, il boutonnait sa
redingote , le paletot n'était pas encore inventé, et il pre
nait des précautions hygiéniques. Il disait du portail
de l'école : quel beau vieillard ! et du doyen, M. Delvin
court : quel monument ! Il voyait dans ses cours des sujets
de chansons et dans ses professeurs des occasions de cari
catures. Il mangeait à rien faire une asscz grosse pension ,
quelque chose comme trois mille francs. Il avait des
parents paysans auxquels il avait su inculquer le respect de
leur fils .
Il disait d'eux : Ce sont des paysans, et non des bour
geois ; c'est pour cela qu'ils ont de l'intelligence .
Bahorel, homme de caprice, était épars sur plusieurs
cafés; les autres avaient des habitudes, lui n'en avait pas.
Il flânait. Errer est humain , flâner est parisien. Au fond,
esprit pénétrant, et penseur plus qu'il ne semblait.
Il servait de lien entre les Amis de l'ABC et d'autres
groupes encore informes, mais qui devaient se dessiner
plus tard .
Il y avait dans ce conclave de jeunes têtes un membre
chauve .
Le marquis d'Avaray, que Louis XVIII fit duc pour l'avoir
aidé à monter dans un cabriolet de place le jour où il
émigra, racontait qu'en 1814, à son retour en France,
comme le roi débarquait à Calais, un homme lui présenta
un placet . Que demandez-vous ? dit le roi .
-
Sire , un
bureau de poste . Comment vous appelez -vous ? -

L'Aigle.
Le roi fronça le sourcil , regarda la signature du placet
et vit le nom écrit ainsi : LESGLE . Cette orthographe peu
bonapartiste toucha le roi et il commença à sourire.
Sire, reprit l'homme au placet, j'ai pour ancêtre un valet
de chiens, surnommé Lesgueules. Ce surnom a fait mon
LES AMIS DE L’ABC . 113

nom. je m'appelle Lesgueules, par contraction Lesgle , et


par corruption L'Aigle. Ceci fit que le roi acheva son
sourire . Plus tard il donna à l'homme le bureau de poste
de Meaux, exprès ou par mégarde .
Le membre chauve du groupe était fils de ce Lesgle , ou
Lègle, et signait Lègle ( de Meaux). Ses camarades , pour
abréger, l'appelaient Bossuet.
Bossuet était un garçon gai qui avait du malheur. Sa
spécialité était de ne réussir à rien . Par contre , il riait de
tout. A vingt-cinq ans, il était chauve. Son père avait fini
par avoir une maison et un champ; mais lui , le fils, n'avait
rien eu de plus pressé que de perdre dans une fausse
spéculation ce champ et cette maison . Il ne lui était rien
resté. Il avait de la science et de l'esprit, mais il avortait.
Tout lui manquait, tout le trompait ; ce qu'il échafaudait
croulait sur lui . S'il fendait du bois , il se coupait un doigt .
S'il avait une maîtresse, il découvrait bientôt qu'il avait
aussi un ami . A tout moment quelque misère lui advenait ;
de là sa jovialité. Il disait : J'habite sous le toit des tuiles
qui tombent. Peu étonné, car pour lui l'accident était le
prévu, il prenait la mauvaise chance en sérénité et souriait
des taquineries de la destinée comme quelqu'un qui entend
la plaisanterie. Il était pauvre, mais son gousset de bonne
humeur était inépuisable . Il arrivait vite à son dernier
sou, jamais à son dernier éclat de rire. Quand l'adversité
entrait chez lui , il saluait cordialement cette ancienne
connaissance, il tapait sur le ventre aux catastrophes: il
était familier avec la Fatalité au point de l'appeler par son
petit nom . – Bonjour Guignon, lui disait-il.
Ces persécutions du sort l'avaient fait inventiſ. Il était
plein de ressources. Il n'avait point d'argent, mais il
trouvait moyen de faire, quand bon lui semblait, « des
dépenses effrénées » . Une nuit, il alla jusqu'à manger
« cent francs » dans un souper avec une péronnelle, ce
qui lui inspira au milieu de l'orgie ce mot mémorable :
Fille de cinq louis, tire -moi mes voltes .
Bossuet se dirigeaitlentement vers la profession d'avocat;
il faisait son droit, à la manière de Bahorel. Bossuet avait
peu de domicile ; quelquefois pas du tout . Il logeait tantôt
chez l'un, tantôt chez l'autre, le plus souvent chez Joly.
IV
114 LÉS MISÉRABLES. MARIUS.
Joly étudiait la médecine. Il avait deux ans de moins que
Bossuet .
Joly était le malade imaginaire jeune . Ce qu'il avait
gagné à la médecine, c'était d'être plus malade que médecin.
A vingt-trois ans, il se croyait valétudinaire et passait sa
vie à regarder sa langue dans son miroir. Il affirmait que
l'homme s'aimante comme une aiguille, et dans sa chambre
il mettait son lit la tête au midi et les pieds au nord, afin
que, la nuit, la circulation de son sang ne fût pas contra
riée par le grand courant magnétique du globe. Dans les
orages, il se tâtait le pouls. Du reste, le plus gai de tous.
Toutes ces incohérences, jeune , maniaque, malingre,
joyeux, faisaient bon ménage ensemble, et il en résultait
un être excentrique et agréable que ses camarades, pro
digues de consonnes ailées, appelaient Jolllly. Tu peux
t'envoler sur quatre L, lui disait Jean Prouvaire.
Joly avait l'habitude de se toucher le nez avec le bout
de sa canne, ce qui est l'indice d'un esprit sagace.
Tous ces jeunes gens, si divers, et dont , en somme, il ne
faut parler que sérieusement, avaient une meme religion :
le Progrès.
Tous étaient les fils directs de la révolution française.
Les plus légers devenaient solennels en prononçant cette
date : 89. Leurs pères selon la chair étaient ou avaient été
feuillants, royalistes, doctrinaires ; peu importait ; ce
pêle-mêle antérieur à eux, qui étaient jeunes, ne les
regardait point ; le pur sang des principes coulait dans
leurs veines. Ils se rattachaient sans nuance intermédiaire
au droit incorruptible et au devoir absolu.
Affiliés et initiés, ils ébauchaient souterrainement
l'idéal .
Parmi tous ces cæurs passionnés et tous ces esprits con
vaincus, il y avait un sceptique. Comment se trouvait-il
la? Par juxtaposition. Ce sceptique s'appelait Grantaire, et
signait habituellement de ce rébus : R. Grantaire était un
homme qui se gardait bien de croire à quelque chose.
C'était du reste un des étudiants qui avaient le plus appris
pendant leurs cours à Paris ; il savait que le meilleur café
était au café Lemblin , et le meilleur billard au café Vol
taire , qu'on trouvait de bonnes galettes et de bonnes filles
LES AMIS DE L’ABC . 115

à l'Ermitage sur le boulevard du Maine, des poulets à la


crapaudine chez la mère Saguet, d'excellentes matelotes
barrière de la Cunette, et un certain petit vin blanc bar
rière du Combat. Pour tout, il savait les bons endroits ; en
outre la savate et le chausson, quelques danses, et il était
profond bâtonniste. Par -dessus le marché, grand buveur.
Il était laid démesurément ; la plus jolie piqueuse de bot
tines de ce temps-là, Irma Boissy, indignée de sa laideur,
avait rendu cette sentence : Grantaire est impossible ; mais
la fatuité de Grantaire ne se déconcertait pas. Il regardait
tendrement et fixement toutes les femmes, ayant l'air de
dire de toutes : si je voulais ! et cherchant à faire croire
aux camarades qu'il était généralement demandé.
Tous ces mots : droits du peuple , droits de l'homme,
contrat social, révolution française, république , démo
cratie, humanité, civilisation, religion, progrès, étaient ,
pour Grantaire, très voisins de ne rien signifier du tout . Il
en souriait. Le scepticisme, cette carie de l'intelligence ,
ne lui avait pas laissé une idée entière dans l'esprit . Il
vivait avec ironie . Ceci était son axiome : Il n'y a qu'une
certitude, mon verre plein . Il raillait tous les dévouements
dans tous les partis, aussi bien le frère que le père , aussi
bien Robespierre jeune que Loizerolles. Ils sont bien
avancés d'être morts, s'écriait - il. Il disait du crucifix :
Voilà une potence qui a réussi. Coureur, joueur, libertin,
souvent ivre, il faisait à ces jeunes songeurs le déplaisir de
chantonner sans cesse : j'aimons les filles et j'aimons le
bon vin . Air : Vive Henri IV.
Du reste, ce sceptique avait un fanatisme. Ce fanatisme
n'était ni une idée, ni un dogme, ni un art, ni une science ;
c'était un homme, Enjolras. Grantaire admirait, aimait et
vénérait Enjolras. A qui se ralliait ce douteur anarchique
dans cette phalange d'esprits absolus ? Au plus absolu . De
quelle façon Enjolras le subjuguait-il? Par les idées ? Non.
Par le caractère. Phénomène souvent observé. Un scep
tique qui adhère à un croyant, cela est simple comme la
loi des couleurs complémentaires. Ce qui nous manque
nous attire. Personne n'aime le jour comme l'aveugle . La
naine adore le tambour -major. Le crapaud a toujours les
yeux au ciel ; pourquoi ? pour voir voler l'oiseau. Grantaire,
116 LES MISÉRABLES. MARIUS.
en qui rampait le doute, aimait à voir dans Enjolras la foi
planer. Il avait besoin d'Enjolras. Sans qu'il s'en rendit
clairement compte et sans qu'il songeât à se l'expliquer à
lui-même, cette nature chaste, saine, ferme, droite, dure,
candide , le charmait. Il admirait, d'instinct, son contraire.
Ses idées molles, fléchissantes, disloquées, malades, dif
formes, se rattachaient à Enjolras omme à une épine
dorsale. Son rachis moral s'appuyait à cette fermeté.
Grantaire, près d'Enjolras , redevenait quelqu'un. Il était
lui-même d'ailleurs composé de deux éléments en appa
rence incompatibles. Il était ironique et cordial. Son
indifférence aimait. Son esprit se passait de croyance et
son cæur ne pouvait se passer d'amitié. Contradiction pro
fonde ; car une affection est une conviction . Sa nature
était ainsi. Il y a des hommes qui semblent nés pour être
le verso , l'envers, le revers. Ils sont Pollux, Patrocle, Nisus,
Eudamidas, Éphestion, Pechméja. Ils ne vivent qu'à la
condition d'être adossés à un autre ; leur nom est une suite,
et ne s'écrit que précédé de la conjonction et ; leur exis
tence ne leur est pas propre ; elle est l'autre côté d'une
destinée qui n'est pas la leur . Grantaire était un de ces
hommes . Il était l'envers d'Enjolras.
On pourrait presque dire que les affinités commencent
aux lettres de l'alphabet. Dans la série, 0 et P sont insé
parables. Vous pouvez, à votre gré, prononcer 0.et P, ou
Oreste et Pylade.
Grantaire, vrai satellite d'Enjolras, habitait ce cercle de
jeunes gens ; il y vivait ; il ne se plaisait que là ; il les sui
vait partout. Sa joie était de voir aller et venir ces
silhouettes dans les fumées du vin . On le tolérait pour sa
bonne humeur .
Enjolras, croyant, dédaignait ce sceptique , et, sobre ,
cet ivrogne . Il lui accordait un peu de pitié hautaine.
Grantaire était un Pylade point accepté. Toujours rudoyé
par Enjolras, repoussé durement, rejeté et revenant, il
disait d’Enjolras : Quel beau marbre !
LES AMIS DE L'ABC . ! 17

IL

ORAISON FUNÈBRE DE BLONDEAU, PAR BOSSUET

Une certaine après-midi, qui avait, comme on va le voir,


quelque coïncidence avec les événements racontés plus
haut, Laigle de Meaux était sensuellement adossé au cham
branle de la porte du café Musain . Il avait l'air d'une
cariatide en vacances ; il ne portait rien que sa rêverie . Il
regardait la place Saint-Michel. S'adosser, c'est une
manière d'être couché debout qui n'est point haïe des
songeurs. Laigle de Meaux pensait, sans mélancolie, à une
petite mésaventure qui lui était échue l'avant-veille à
l'école de droit, et qui modifiait ses plans personnels
d'avenir, plans d'ailleurs assez indistincts.
La rêverie n'empêche pas un cabriolet de passer, et le
songeur de remarquer le cabriolet. Laigle de Meaux, dont
les yeux erraient dans une sorte de flânerie diffuse, aperçut,
à travers ce somnambulisme, un véhicule à deux roues
cheminant dans la place , lequel allait au pas, et comme
indécis. A qui en voulait ce cabriolet ? pourquoi allait-il au
pas ? Laigle y regarda. Il y avait dedans, à côté du cocher,
un jeune homme, et devant ce jeune homme un assez gros
sac de nuit. Le sac montrait aux passants ce nom écrit en
grosses lettres noires sur une carte cousue à l'étoffe :
MARÍUS PONTMERCY.
Ce nom fit changer d'attitude à Laigle. Il se dressa et
jeta cette apostrophe au jeune homme du cabriolet :
118 LES MISÉRABLES. MARIUS.
Monsieur Marius Pontmercy !
Le cabriolet interpellé s'arrêta.
Le jeune homme qui, lui aussi , semblait songer profon
dément , leva les yeux.
-
Hein ? dit-il .
Vous êtes monsieur Marius Pontmercy ?
Sans doute .
Je vous cherchais, reprit Laigle de Meaux.
Comment cela ? demanda Marius ; car c'était lui , en
effet, qui sortait de chez son grand -père, et il avait devant
lui une figure qu'il voyait pour la première fois. Je ne vous
connais pas.
Moi non plus, je ne vous connais point, répondit
Laigle .
Marius crut à une rencontre de loustic, à un commen
cement de mystification en pleine rue. Il n'était pas
d'humeur facile en ce moment-là. Il fronça le sourcil.
Laigle de Meaux, imperturbable, poursuivit :
Vous n'étiez pas avant -hier à l'école.
-
Cela est possible.
Cela est certain .
-
Vous êtes étudiant ? demanda Marius.
Oui, monsieur. Comme vous. Avant-hier je suis entré
à l'école par hasard. Vous savez, on a quelquefois de ces
idées-là. Le professeur était en train de faire l'appel. Vous
n'ignorez pas qu'ils sont très ridicules dans ce moment-ci.
Au troisième appel manqué, on vous raye l'inscription.
Soixante francs dans le gouffre.
Marius commençait à écouter. Laigle continua :
C'était Blondeau qui faisait l'appel. Vous connaissez
Blondeau , il a le nez fort pointu et fort malicieux, et il
flaire avec délices les absents . Il a sournoisement commencé
par la lettre P. Je n'écoutais pas, n'étant point compromis
dans cette lettre-là. L'appel n'allait pas mal. Aucune
radiation, l'univers était présent. Blondeau était triste. Je
disais à part moi : Blondeau, mon amour, tu ne feras pas
la plus petite exécution aujourd'hui . Tout à coup Blondeau
appelle Marius Pontmercy. Personne ne répond. Blondeau,
plein d'espoir, répète plus fort : Marius Pontmercy. Et il
prend sa plume. Monsieur, j'ai des entrailles. Je me suis
LES AMIS DE L ABC. 119

dit rapidement : Voilà un brave garçon qu'on va rayer.


Attention . Ceci est un véritable vivant qui n'est pas exact.
Ceci n'est point un bon élève . Ce n'est point là un cul-de
plomb , un étudiant qui étudie, un blanc -bec pédant, fort
en science , lettres, théologie et sapience , un de ces esprits
bêtas tirés à quatre épingles ; une épingle par faculté. C'est
un honorable paresseux qui flâne, qui pratique la villégia
ture, qui cultive la grisette, qui fait la cour aux belles, qui
est peut-être en cet instant-ci chez ma maîtresse. Sauvons
le. Mort à Blondeau ! En ce moment, Blondeau a trempé
dans l'encre sa plume noire de raiures, a promené sa
prunelle fauve sur l'auditoire, et a répété pour la troisième
fois : Marius Pontmercy ? J'ai répondu : Présent ! Cela fait
que vous n'avez pas été rayé.
Monsieur ! ... dit Marius.
Et que, moi , je l'ai été, ajouta Laigle de Meaux.
Je ne vous comprends pas, fit Marius.
Laigle reprit :
Rien de plus simple . J'étais près de la chaire pour
répondre et près de la porte pour m'enfuir . Le professeur
me contemplait avec une certaine fixité. Brusquement
Blondeau, qui doit être le nez malin dont parle Boileau ,
saute à la lettre L. L, c'est ma lettre . Je suis de Meaux et
je m'appelle Lesgle.
L'Aigle ! interrompit Marius, quel beau nom !
Monsieur, le Blondeau arrive à ce beau nom, et crie :
Laigle ! Je réponds : Présent ! Alors Blondeau me regarde
avec la douceur du tigre , sourit et me dit : Si vous êtes
Pontmercy, vous n'êtes pas Laigle . Phrase qui a l'air déso
bligeante pour vous, mais qui n'était lugubre que pour
moi . Cela dit, il me raye .
Marius s'exclama.
Monsieur, je suis mortifié ...
-
Avant tout, interrompit Laigle, je demande à embau
mer Blondeau dans quelques phrases d'éloge senti . Je le
suppose mort. Il n'y aurait pas grand'chose à changer à
sa maigreur, à sa pâleur, à sa froideur, à sa roideur et à
son odeur. Et je dis : Erudimini qui judicalis terram . Ci-gît
Blondeau, Blondeau le Ncz, Blondeau Nasica, le bouf de la
discipline , bos disciplinæ , le molosse de la consigne, l'ange
120 LES MISÉRABLES. MARIUS.

de l'appel , qui fut droit, carré , exact , rigide, honnête et


hideux. Dieu le raya comme il m'a rayé.
Marius reprit :
Je suis désolé ...
Jeune homme , dit Laigle de Meaux, que ceci vous
serve de leçon. A l'avenir, soyez exact.
Je vous fais vraiment mille excuses .
Ne vous exposez plus à faire rayer votre prochain.
Je suis désespéré...
Laigle éclata de rire .
Et moi, ravi . J'étais sur la pente d'être avocat. Cette
‘ature me sauve . Je renonce aux triomphes du barreau .
Je ne défendrai point la veuve et je n'attaquerai point
l'orphelin . Plus de toge, plus de stage. Voilà mà radiation
obtenue. C'est à vous que je la dois, monsieur Pontmercy.
J'entends vous faire solennellement une visite de remercie
ments. Où demeurez -vous ?
Dans ce cabriolet , dit us .
– Signe d'opulence, repartit Laigle avec calme. Je
vous félicite. Vous avez là un loyer de neuf mille francs
par an .
En ce moment Courſeyrac sortait du café.
Marius sourit tristement .
Je suis dans ce loyer depuis deux heures et j'aspire à
en sortir ; mais, c'est une histoire commecela, je ne sais
où aller .
Monsieur, dit Courfeyrac, venez chez moi.
J'aurais la priorité, observa Laigle, mais je n'ai pas
de chez moi .
Tais-toi, Bossuet, reprit Courſeyrac.
Bossuet, fit Marius, mais il me semblait que vous vous
appeliez Laigle .
– De Meaux, répondit Laigle ; par métaphore, Bossuet.
Courfeyrac monta dans le cabriolet.
Cocher, dit-il, hôtel de la Porte-Saint-Jacques.
Et le soir même , Marius était installé dans une chambre
de l'hôtel de la Porte -Saint-Jacques côte à côte avec Cour
feyrac.
LES AMIS DE L'ABC 121

III

LES ÉTONNEMENTS DE MARIUS

En quelques jours, Marius fut l'ami de Courfeyrac. La


jeunesse est la saison des promptes soudures et des cica
trisations rapides. Marius près de Courfeyrac respirait
librement, chose assez nouvelle pour lui . Courfeyrac ne
lui fit pas de questions. Il n'y songea même pas. A cet âge,
les visages disent tout de suite tout . La parole est inutile.
Il y a tel jeune homme dont on pourrait dire que sa physio
nomie bavarde. On se regarde, on se connaît.
Un matin pourtant, Courfeyrac lui jeta brusquement cette
interrogation :
A propos, avez-vous une opinion politique ?
Tiens ! dit Marius, presque offensé de la question.
-

Qu'est-ce que vous êtes ?


Démocrate-bonapartiste.
Nuance gris de souris rassurée, dit Courfeyrac.
Le lendemain, Courfeyrac introduisit Marius au café
Musain. Puis il lui chuchota à l'oreille avec un sourire : Il
faut que je vous donne vos entrées dans la révolution . Et
il le mena dans la salle des Amis de l’A B C. Il le présenta
aux autres camarades en disant à demi-voix ce simple mot
que Marius ne comprit pas : Un élève.
Marius était tombé dans un guêpier d'esprits. Du reste,
quoique silencieux et grave, il n'était ni le moins ailé ni
le moins armé.
122 LES MISÉRABLES. MARIUS .

Marius, jusque-là solitaire et inclinant au monologue et


à l'aparté par habitude et par goût, fut un peu effarouché
de cette volée de jeunes gens autour de lui . Toutes ces
initiatives diverses le sollicitaient à la fois, et le tiraillaient.
Le va - et- vient tumultueux de tous ces esprits en liberté et
en travail faisait tourbillonner ses idées. Quelquefois, dans
le trouble, elles s'en allaient si loin de lui qu'il avait de
la peine à les retrouver. Il entendait parler de philosophie ,
de littérature, d'art, d'histoire, de religion, d'une façon
inattendue. Il entrevoyait des aspects étranges; et, comme
il ne les mettait point en perspective, il n'était pas sûr de
ne pas voir le chaos. En quittant les opinions de son grand
père pour les opinions de son père, il s'était cru fixé ; il
soupçonnait maintenant avec inquiétude, et sans oser se
l'avouer, qu'il ne l'était pas. L'angle sous lequel il voyait
toute chose commençait de nouveau à se déplacer. Une
certainė oscillation mettait en branle tous les horizons de
son cerveau . Bizarre remue-ménage intérieur. Il en souf
frait presque .
Il semblait qu'il n'y eût pas pour ces jeunes gens de « choses
consacrées » . Marius entendait, sur toute matière, des lan
gages singuliers , gênants pour son esprit encore timide .
Une affiche de théâtre se présentait, ornée d'un titre de
tragédie du vieux répertoire, dit classique . A bas la
tragédie chère aux bourgeois ! criait Bahorel. Et Marius.
entendait Combeferre répliquer :
Tu as tort, Bahorel. La bourgeoisie aime la tragédie,
et il faut laisser sur ce point la bourgeoisie tranquille. La
tragédie à perruque a sa raison d'être, et je ne suis pas de
ceux qui , de par Eschyle , lui contestent le droit d'exister .
Il y a des ébauches dans la nature ; il y a, dans la création ,
des parodies toutes faites; un bec qui n'est pas un bec,
des ailes qui ne sont pas des ailes, des nageoires qui ne
sont pas des nageoires, des pattes qui ne sont pas des pattes,
un cri douloureux qui donne envie de rire , voilà le canard.
Or, puisque la volaille existe à côté de l'oiseau , je ne vois
pas pourquoi la tragédie classique n'existerait point en face
de la tragédie antique .
Ou bien le hasard faisait que Marius passait rue Jean
Jacques-Rousseau entre Enjolras et Courfeyrac.
LES AMIS DE L'ABC . 123
Courfeyrac lui prenait le bras.
Faites attention. Ceci est la rue Plâtrière, nommée
aujourd'hui rue Jean-Jacques-Rousseau, à cause d'un
ménage singulier qui l'habitait il y a une soixantaine d'an
nées. C'étaient Jean -Jacques et Thérèse. De temps, en temps,
i) naissait là de petits êtres. Thérèse les enfantait, Jean
Jacques les enfantrouvait.
Et Enjolras rudoyait Courfeyrac.
Silence devant Jean - Jacques ! Cet homme , je l'admire.
, Il a renié ses enfants, soit ; mais il a adopté le peuple .
Aucun de ces jeuns gens n'articulait cemot: l'empereur.
Jean Prouvaire scul disait quelquefois Napoléon ; tous les
autres disaient Bonaparte. Enjolras prononçait Buonaparle.
Marius s'étonnait vaguement. Initium sapientiæ .
124 LES MISÉRABLES. MARIUS,

IV

L'ARRIÈRE - SALLE DU CAFÉ MUSAIN

Une des conversations entre ces jeunes gens, auxquelles


Marius assistait et dans lesquelles il intervenait quelque
fois, fut une véritable secousse pour son esprit .
Cela se passait dans l'arrière-salle du café Musain . A peu
près tous les Amis de l'A B C étaient réunis ce soir-là. Le
quinquet était solennellement allumé. On parlait de choses
et d'autres, sans passion et avec bruit. Excepté Enjolras
et Marius, qui se taisaient, chacun haranguait un peu au
hasard. Les causeries entre camarades ont parfois de ces
tumultes paisibles. C'était un jeu et un pêle-mêle autant
qu'une conversation . On se jetait des mots qu'on rattra
pait. On causait aux quatre coins.
Aucune femme n'était admise dans cette arrière-salle,
excepté Louison, la laveuse de vaisselle du café, qui la
traversait de temps en temps pour aller de la laverie au
« laboratoire » .
Grantaire, parfaitement gris, assourdissait le coin dont
il s'était emparé, il raisonnait et déraisonnait à tue-tête,
il criait :
J'ai soif. Mortels, je fais un rêve : que la tonne de
Heidelberg ait une attaque d'apoplexie, et être de la dou
zaine de sangsués qu'on lui appliquera. Je voudrais boire.
Je désire oublier la vie . La vie est une invention hideuse
de je ne sais qui . Cela ne dure rien et cela ne vaut rien.
On se casse le cou à vivre . La vie est un décor où il y a
LES AMIS DE L'ABC . 125

peu de praticables. Le bonheur est un vieux châssis peint


d'un seul côté . L'Ecclésiaste dit : tout est vanité; je pense
comme ce bonhomme qui n'a peut-être jamais existé.
Zéro, ne voulant pas aller tout nu , s'est vêtu de vanité. O
vanité ! rhabillage de tout avec de grands mots ! une cui
sine est un laboratoire , un danseur est un professeur, un
saltimbanque est gymnaste , un boxeur est un pugiliste,
un apothicaire est un chimiste, un perruquier est un
artiste, un gâcheux est un architecte , un jockey est un
sportsman, un cloporte est un ptérygibranche. La vanité
a un envers et un endroit ; l'endroit est bête , c'est le nègre
avec ses verroteries ; l'envers est sot , c'est le philosophe
avec ses guenilles. Je pleure sur l'un et je ris de l'autre .
Ce qu'on appelle honneurs et dignités, et même honneur et
dignité, est généralement en chrysocale. Les rois font
joujou avec l'orgueil humain. Caligula faisait consul un
cheval ; Charles II faisait chevalier un aloyau . Drapez -vous
donc maintenant entre le consul Incitatus et le baronnet
Roastbeef. Quant à la valeur intrinsèque des gens , elle n'est
guère plus respectable . Écoutez le panegyrique que le
voisin fait du voisin . Blanc sur blanc est féroce; si le lys
parlait, comme il arrangerait la colombe ! une bigote qui
jase d'une dévote est plus venimeuse que l'aspic et le
bongare bleu. C'est dommage que je sois un ignorant , car
je vous citerais une foule de choses ; mais je ne sais rien .
Par exemple, j'ai toujours eu de l'esprit . Quand j'étais
élève chez Gros, au lieu de barbouiller des tableautins, je
passais mon temps à chipper des pommes , rapin est le
mâle de rapine. Voilà pour moi ; quant à vous autres, vous
me valez . Je me fiche de vos perfections, excellences et
qualités. Toute qualité verse dans un défaut ; l'économe
touche à l'avare , le généreux confine au prodigue, le brave
côtoie le bravache ; qui dit très pieux dit un peu cagot ; il
' y a juste autant de vices dans la vertu qu'il y a de trous au
manteau de Diogène . Qui admirez -vous, le tué ou le tueur,
César ou Brutus? Généralement on est pour le tueur. Vive
Brutus ! il a tué. C'est ça qui est la vertu . Vertu , soit , mais
folie Il y a des taches bizarres à ces grands hommes-là.
aussi . Le Brutus qui tua César était amoureux d'une
statue de petit garçon . Cette statue était du statuaire
126 LES MISÉRABLES . MARIUS.

grec Strongylion , lequel avait aussi sculpté cette figure


d'amazone appelée Belle -Jambe, Eucnemos, que Néron
emportait avec lui dans ses voyages. Ce Strongylion n'a
laissé que deux statues qui ont mis d'accord Brutus et
Néron ; Brutus fut amoureux de l'une et Néron de l'autre.
Toute l'histoire n'est qu'un long rabâchage. Un siècle est
le plagiaire de l'autre. La bataille de Marengo copie la
bataille de Pydna ; le Tolbiac de Clovis et l'Austerlitz de
Napoléon se ressemblent comme deux gouttes de sang. Je
fais peu de cas de la victoire. Rien n'est stupide comme
vaincre ; la vraie gloire est convaincre. Mais tâchez donc
de prouver quelque chose ! Vous vous contentez de réus
sir , quelle médiocrité ! et de conquérir, quelle misère !
Hélas, vanité et lâcheté partout. Tout obéit au succès,
même la grammaire. Si volet usus, dit Horace. Donc je
dédaigne le genre humain . Descendrons-nous du tout à la
partie ? Voulez-vous que je me mette à admirer les peuples ?
Quel peuple, s'il vous plaît ? Est-ce la Grèce ? Les athéniens,
ces parisiens de jadis, tuaient Phocion, comme qui dirait
Coligny, et flagornaient les tyrans au point qu'Anacéphore
disait de Pisistrate : Son urine attire les abeilles . L'homme
le plus considérable de la Grèce pendant cinquante ans a
été ce grammairien : Philetas, lequel était si petit et si
menu qu'il était obligé de plomber ses souliers pour n'être
pas emporté par le vent. Il y avait sur la grande place
de Corinthe une statue sculptée par Silanion et cata
loguée par Pline; cette statue représentait Épisthate.
Qu'a fait Épisthate ? il a inventé le croc-en - jambe. Ceci
résume la Grèce et la gloire. Passons à d'autres. Admire
rai- je l'Angleterre ? Admirerai-je la France ? La France ?
pourquoi ? A cause de Paris? je viens de vous dire mon
opinion sur Athènes. L'Angleterre? pourquoi? A cause de
Londres? je hais Carthage. Et puis, Londres, métropole du
luxe, est le chef-lieu de la misère. Sur la seule paroisse de
Charing -Cross, il y a par an cent morts de faim . Telle est
Albion. J'ajoute, pour comble, que j'ai vu une anglaise
danser avec une couronne de roses et des lunettes bleues.
Donc un groing pour l'Angleterre ! Si je n'admire pas
John Bull, j'admirerai donc frère Jonathan ? Je goûte peu
ce frère à esclaves. Otez time is money, que reste - t-il de
LES AMIS DE L'ABC. 127

l'Angleterre ? Otcz colton is king, que reste-t-il de l'Amé


rique ? L'Allemagne, c'est la lymphe ; l'Italie, c'est la bile.
Nous extaserions-nous sur la Russie ? Voltair , l'adrnirait. Il
admirait aussi la Chine. Je conviens que la Russie a ses
beautés, entre autres un fort despotisme; mais je plains
les despotes. Ils ontune santé délicate . Un Alexis décapité,
un Pierre poignardé, un Paul étranglé, un autre Paul
aplati à coups de talon de botte, divers Ivans égorgés,
plusieurs Nicolas et Basiles empoisonnés, tout cela indique
que le palais des empereurs de Russie est dans une condi
tion flagrante d'insalubrité. Tous les peuples civilisés offrent
à l'admiration du penseur ce détail, la guerre ; or la guerre ,
la guerre civilisée, épuise et totalise toutes les formes du
banditisme , depuis le brigandage des trabucaires aux
gorges du mont Jaxa jusqu'à la maraude des indiens
comanches dans la Passe - Douteuse . Bah ! me direz - vous,
l'Europe vaut pourtant mieux que l'Asie ? Je conviens que
l'Asie est farce ; mais je ne vois pas trop ce que vous avez
à rire du grand lama , vous peuples d'occident qui avez
mêlé à vos modes et à vos élégances toutes les ordures
compliquées de majesté, depuis la chemise sale de la reine
Isabelle jusqu'à la chaise percée du dauphin . Messieurs les
humains, je vous dis bernique! C'est à Bruxelles que l'on
consomme le plus de bière, à Stockholm le plus d'eau -de
vie, à Madrid le plus de chocolat, à Amsterdam le plus de
genièvre, à Londres le plus de vin, à Constantinople le plus
de café, à Paris le plus d'absinthe ; voilà toutes les notions
utiles. Paris l'emporte, en somme . A Paris, les chiffonniers
mêmes sont des sybarites ; Diogène eût autant aimé être
chiffonnier place Maubert que philosophe au Pirée. Appre
nez encore ceci : les cabarets des chiffonniers s'appellent
bibines ; les plus célèbres sont la Casserole et l’Aballoir.
Donc , ô guinguettes , goguettes , bouchons , caboulots ,
bouibouis , mastroquets , bastringues , manezingues , bibines
des chiffonniers, caravansérails des califes je vous atteste,
je suis un voluptueux, je mange chez Richard à quarante
30us par tête, il me faut des tapis de Perse à y rouler
Cléopâtre nue ! Où est Cléopâtre ? Ah ! c'est toi , Louison .
Bonjour.
Ainsi se répandait en paroles, accrochant la laveuse de
128 LES MISÉRABLES. MARIUS

vaisselle au passage, dans son coin de l'arrière-salle Musain ,


Grantaire plus qu'ivre .
Bossuet, étendant la main vers lui , essayait de lui impo
ser silence, et Grantaire icparait de plus belle :
Aigle de Meaux, à bas les pattes. Tu ne me fais aucun
effet avec ton geste d'Hippocrate refusant le bric-à-brac
d'Artaxerce . Je te ense de me calmer. D'ailleurs je suis
triste . Que voulez-vous que je vous dise ? L'homme est
mauvais, l'homme est difforme. Le papillon est réussi ,
l'homme est raté, Dieu a manqué cet animal-là. Une foule
est un choix de laideurs. Le premier venu est un misérable.
.Femme rime à infâme. Oui, j'ai le spleen, compliqué de la
mélancolie, avec la nostalgie, plus l'hypocondrie, et je
bisque, et je rage, et je bâille, et je m'ennuie, et je m'as
somme, et je m'embête ! Que Dieu aille au diable !
Silence donc, R majuscule ! reprit Bossuet qui discu
tait un point de droit avec la cantonade, et qui était
engagé plus qu'à mi-corps dans une phrase d'argot judi
ciaire dont voici la fin :
-

- ... Et quant à moi , quoique je sois à peine légiste et


tout au plus procureur amateur, je soutiens ceci : qu'aux
termes de la coutume de Normandie, à la Saint-Michel, et
pour chaque année , un Équivalent devait être payé au
profit du seigneur, sauf autrui droit, par tous et un chacun,
tant les propriétaires que les saisis d'héritage, et ce, pour
toutes emphytéoses, baux, alleux, contrats domániaires et
domaniaux, hypothécaires et hypothécaux...
Échos, nymphes plaintives, fredonna Grantaire.
Tout près de Grantaire, sur une table presque silencieuse,
une feuille de papier, un encrier et une plume entre deux
petits verres annonçaient qu'un vaudeville s'ébauchait.
Cette grosse affaire se traitait à voix basse, et les deux têtes
en travail se touchaient.
Commençons par trouver les noms . Quand on a les
noms, on trouve le sujet .
C'est juste . Dicte . J'écris.
Monsieur Dorimon .
Rentier ?
Sans doute .
Sa fille, Célestine.
LES AMIS DE L'ABC . 129

tine. Après ?
Le colonel Sainval.
Sainval est usé . Je dirais Valsin.
A côté des aspirants vaudevillistes, un autre groupe, qui,
lui aussi, profitait du brouhaha pour parler bas, discutait
un duel . Un vieux , trente ans , conseillait un jeune , dix
huit ans, et lui expliquait à quel adversaire il avait affaire :
Diable ! méfiez - vous. C'est une belle épée. Son jeu est
net. Il a de l'attaque, pas de feintes perdues, du poignet, du
pétillement, de l'éclair , la parade juste, et des ripostes
mathématiques, bigre ! et il est gaucher.
Dans l'angle opposé à Grantaire, Joly et Bahorel jouaient
aux dominos et parlaient d'amour.
-
Tu es heureux, toi, disait Joly. Tu as une maîtresse
qui rit toujours.
C'est une faute qu'elle fait, répondait Bahorel. La
maîtresse qu'on a a tort de rire . Ça encourage à la tromper.
La voir gaie, cela vous ôte le remords ; si on la voit triste,
on se fait conscience.
Ingrat ! c'est si bon une femme qui rit 1 Et jamais vous
ne vous querellez !
Cela tient au traité que nous avons fait. En faisant
notre petite sainte-alliance, nous nous sommes assigné à
chacun notre frontière que nous ne dépassons jamais. Ce
qui est situé du côté de bise appartient à Vaud, du coté
de vent à Gex . De là la paix.
La paix, c'est le bonheur digérant.
-

Et toi, Jolllly , où en es-tu de ta brouillerie avec


mamselle... tu sais qui je veux dire ?
Elle me boude avec une patience cruelle.
Tu es pourtant un amoureux attendrissant de mai
greur.
Hélas !
A ta place, je la planterais là.
C'est facile à dire.
-
Et à faire. N'est- ce pas Musichetta qu'elle s'appelle ?
Oui. Ahi mon pauvre Bahorel, c'est une fille superbe,
très littéraire, de petits pieds, de petites mains , se mettant
bien, blanche, potelée, avec des yeux de tireuse de cartes.
J'en suis fou .
IV 9
130 LFS MISÉRABLES. MARIUS

Mon cher, alors il faut lui plaire, être élégant, et faire


des effets de rotule. Achète-moi chez Staub un bon pan
talon de cuir de laine. Cela prête.
A combien ? cria Grantaire.
Le troisième coin était en proie à une discussion poé
tique. La mythologie païenne se gourmait avec la mytho
logie chrétienne. Il s'agissait de l'olympe dont Jean Prou
vaire, par romantisme même, prenait le parti.Jean Prouvaire
n'était timide qu'au repos. Une fois excité, il éclatait, une
sorte de gaîté accentuait son enthousiasme, et il était à la
fois riant et lyrique.
N'insultons pas les dieux, disait - il. Les dieux ne s'en
sont peut-être pas allés. Jupiter ne me fait point l'effet d'un
mort. Les dieux sont des songes, dites - vous. Eh bien, même
dans la nature, telle qu'elle est aujourd'hui, après la fuite
de ces songes, on retrouve tous les grands vieux mythes
païens. Telle montagne à profil de citadelle, comme le
Vignemale, par exemple, est encore pour moi la coiffure
de Cybèle ; il ne m'est pas prouvé que Pan ne vienne pas
la nuit souffler dans le tronc creux des saules, en bouchant
tour à tour les trous avec ses doigts ; et j'ai toujours cru
qu'Io était pour quelque chose dans la cascade de Pisse
vache .
Dans le dernier coin, on parlait politique. On malmenait
la charte octroyée. Combeferre la soutenait mollement,
Courfeyrac la battait en brèche énergiquement. Il y avait
sur la table un malencontreux exemplaire de la fameuse
charte- Touquet. Courfeyrac l'avait saisie et la secouait,
mêlant à ses arguments le frémissement de cette feuille de
papier.
Premièrement, je ne veux pas de rois. Ne fût-ce qu'au
point de vue économique, je n'en veux pas ; un roi est un
parasite. On n'a pas de roi gratis. Écoutez ceci : Cherté
des rois. A la mort de François Ier, la dette publique en
France était de trente mille livres de rente ; à la mort de
Louis XIV , elle était de deux milliards six cents millions à
vingt-huit livres le marc, ce qui équivalait en 1760, au dire de
Desmarets, à quatre milliards cinq cents millions, et ce qui
équivaudrait aujourd'hui à douze milliards. Deuxièmement,
n'en déplaise à Combeferre, une charte octroyée est un
LES AMIS DE L'ABC. 131

mauvais expedient de civilisation. Sauver la transition,


adoucir le passage , amortir la secousse , faire passer insen
siblement la nation de la monarchie à la démocratie par la
pratique des fictions constitutionnelles, détestables raisons
que tout cela ! Non ! non ! n'éclairons jamais le peuple à
faux jour. Les principes s'étiolent et pålissent dans votre
cave constitutionnelle . Pas d'abâtardissement . Pas de com
promis. Pas d'octroi du roi au peuple . Dans tous ces octrois
là, il y a un article 14. A côté de la main qui donne, il y a
la griffe qui reprend. Je refuse net votre charte . Une charte
est un masque ; le mensonge est dessous. Un peuple qui
accepte une charte abdique. Le droit n'est le droit qu'en
tier. Non ! pas de charte !
On était en hiver ; deux bûches pétillaient dans la che
minée. Cela était tentant , et Courfeyrac n'y résista pas. Il
froissa dans son poing la pauvre charte-Touquet, et la jeta
au feu . Le papier flamba. Combeferre regarda philosophi
quement brûler le chef-d'æuvre de Louis XVIII, et se con
tenta de dire :
La charte métamorphosée en flamme.
Et les sarcasmes, les saillies, les quolibets, cette chose
française qu'on appelle l'entrain, cette chose anglaise qu'on
appelle l'humour, le bon et le mauvais goût , les bonnes et
les mauvaises raisons, toutes les folles fusées du dialogue ,
montant à la fois et se croisant de tous les points de la salle,
faisaient au-dessus des têtes une sorte de bombardement
joyeux .
132 LES MISÉRABLES . MARIUS

ELARGISSEMENT DE L'HORIZON

Les chocs des jeunes esprits entre eux ont cela d'admi
rable qu'on ne peut jamais prévoir l'étincelle ni deviner
l'éclair. Que va-t-il jaillir tout à l'heure ? on l'ignore.
L'éclat de rire part de l'attendrissement. Au moment bouf
fon , le sérieux fait son entrée. Les impulsions dépendent
du premier mot venu . La verve de chacun est souveraine.
Un lazzi suffit pour ouvrir le champ à l'inattendu . Ce sont
des entretiens à brusques tournants où la perspective
change tout à coup. Le hasard est le machiniste de ces
conversations-là,
Une pensée sévère, bizarrement sortie d'un cliquetis de
mots, traversa tout à coup la mêlée de paroles où ferrail
laient confusément Grantaire, Bahorel, Prouvaire, Bossuet,
Combeferre et Courfeyrac.
Comment une phrase survient -elle dans le dialogue ? d'où
vient qu'elle se souligne tout à coup d'elle-même dans l'at
tention de ceux qui l'entendent ? Nous venons de le dire,
i nul n'en sait rien . Au milieu du brouhaha, Bossuet termina
tout à coup une apostrophe quelconque à Combeferre
par cette date :
-
18 juin 1815 , Waterloo .
A ce nom Waterloo, Marius, accoudé près d'un verre
d'eau sur une table, ôta son poignet de dessous son men
ton, et commença à regarder fixement l'auditoire.
LES AMIS DE L'ABC. 133

- Pardieu , s'écria Courfeyrac ( Parbleu, à cette époque,


tombait en désuétude), ce chiffre 18 est étrange , et me
frappe. C'est le nombre fatal de Bonaparte. Mettez Louis
devant et Brumaire derrière, vous avez toute la destinée
de l'homme, avec cette particularité expressive que le
commencement y est lalonné par la fin .
Enjolras, jusque-là muet, rompit le silence, et adressa à
Courfeyrac cette parole :
-

Tu veux dire le crime par l'expiation.


Ce mot, crime, dépassait la mesure de ce que pouvait
accepter Marius, déja très ému par la brusque évocation
de Waterloo .
Il se leva, il marcha lentement vers la carte de France
étalée sur le mur et au bas de laquelle on voyait une île
dans un compartiment séparé, il posa son doigt sur ce
compartiment, et dit :
-
La Corse. Une petite île qui a fait la France bien
grande.
Ce fut le souffle d'air glacé. Tous s'interrompirent. On
sentit que quelque chose allait commencer.
Bahorel, ripostant à Bossuet, était en train de prendre
une pose de torse à laquelle il tenait. Il y renonça pour
écouter .
Enjolras, dont l'æil bleu n'était attaché sur personne
et semblait considérer le vide, répondit sans regarder
Marius :
-

La France n'a besoin d'aucune Corse pour être grande.


La France est grande parce qu'elle est la France. Quia no
minor leo .
Marius n'éprouva nulle velléité de reculer ; il se tourna
vers Enjolras, et sa voix éclata avec une vibration qui
venait du tressaillement des entrailles :
1 A Dieu ne plaise que je diminue la France ! mais ce
n'est point la diminuer que de lui amalgamer Napoléon.
Ah çà, parlons donc. Je suis nouveau venu parmi vous,
mais je vous avoue que vous m'étonnez. Où en sommes
nous ? qui sommes-nous ? qui êtes - vous ? qui suis- je ?
Expliquons-nous sur l'empereur. Je vous entends dire Buo
naparte en accentuant l'u comme des royalistes. Je vous
préviens que mon grand - père fait mieux encore ; il dit
134 LES MISÉRABLES . -
MARIUS

Buonaparté. Je vous croyais des jeunes gens. Où mettez


vous donc votre enthousiasme ? et qu'est-ce que vous en
faites ? qui admirez- vous si vous n'admirez pas l'empereur?
et que vous faut -il de plus? Si vous ne voulez pas de ce grand
homme-là, de quels grands hommes voudrez-vous? Il avait
tout. Il était complet. Il avait dans son cerveau le cube
des facultés humaines. Il faisait des codes comme Justinien,
il dictait comme César, sa causerie mêlait l'éclair de Pascal
au coup de foudre de Tacite , il faisait l'histoire et il l'écri
vait, ses bulletins sont des iliades, il combinait le chiffre de
Newton avec la métaphore de Mahomet, il laissait derrière
lui dans l'orient des paroles grandes comme les pyramides;
à Tilsitt il enseignait la majesté aux empereurs, à l'acadé
mie des sciences il donnait la réplique à Laplace , au conseil
d'etat il tenait tête à Merlin , il donnait une âme à la géo
métrie des uns et à la chicane des autres, il était légiste
avec les procureurs et sidéral avec les astronomes ; comme
Cromwell soufflant une chandelle sur deux, il s'en allait au
Temple marchander un gland de rideau ; il voyait tout, il
savait tout ; ce qui ne l'empêchait pas de rire d'un rire
bonhomme au berceau de son petit enfant; et tout à coup,
l'Europe effarée écoutait, des armées se mettaient en mar
che, des parcs d'artillerie roulaient, des ponts de bateaux
s'allongeaient sur les fleuves, les nuées de la cavalerie galo
paient dans l'ouragan, cris, trompettes, tremblement de
trônes partout, les frontières des royaumes oscillaient sur
la carte, on entendait le bruit d'un glaive surhumain qui
sortait du fourreau , on le voyait, lui, se dresser debout sur
l'horizon avec un flamboiement dans la main et un resplen
dissement dans les yeux, déployant dans le tonnerre ses
deux ailes, la grande armée et la vieille garde, et c'était
l'archange de la guerre !
Tous se taisaient, et Enjolras baissait la tête. Le silence
fait toujours un peu l'effet de l'acquiescement ou d'une
sorte de mise au pied du mur. Marius, presque sans repren
dre haleine, continua avec un surcroît d'enthousiasme :
Soyons justes, mes amis ! être l'empire d'un tel empe
reur, quelle splendide destinée pour un peuple, lorsque
ce peuple est la France et qu'il ajoute son génie au génie
de cet hommel Apparaître et régner, marcher et triom
LES AMIS DE L'ABC . 135

pher, avoir pour étapes toutes les capitales, prendre


ses grenadiers et en faire des rois, décréter des chutes
de dynastie, transfigurer l'Europe au pas de charge, qu'on
sente, quand vous menacez, que vous mettez la main sur
le pommeau de l'épée de Dieu, suivre dans un seul homme
Annibal, César et Charlemagne, être le peuple de quelqu'un
qui mêle à toutes vos aubes l'annonce éclatante d'une
bataille gagnée, avoir pour réveille-matin le canon des
Invalides, jeter dans des abîmes de lumière des mots pro
digieux qui flamboient à jamais, Marengo, Arcole, Aus
terlitz, Iéna, Wagram ! faire à chaque instant éclore au
zénith des siècles des constellations de victoires, don
ner l'empire français pour pendant à l'empire romain,
être la grande nation et enfanter la grande armée, faire
envoler par toute la terre ses légions comme une mon
tagne envoie de tous côtés ses aigles, vaincre, dominer,
foudroyer, être en Europe une sorte de peuple doré à force
de gloire, sonner à travers l'histoire une fanfare de titans,
conquérir le monde deux fois, par la conquête et par
l'éblouissement, cela est sublime ; et qu'y a -t -il de plus
grand?
Être libre, dit Combeferre.
Marius à son tour baissa la tête. Ce mot simple et froid
avait traversé comme une lame d'acier son effusion épique ,
et il la sentait s'évanouir en lui . Lorsqu'il leva les yeux,
Combeferre n'était plus là. Satisfait probablement de sa
réplique à l'apothéose, il venait de partir, et tous, excepté
Enjolras, l'avaient suivi . La salle s'était vidée. Enjolras,
resté seul avec Marius, le regardait gravement. Marius,
cependant, ayant un peu rallié ses idées, ne se tenait pas
pour battu ; il y avait en lui un reste de bouillonnement
qui allait sans doute se traduire en syllogismes déployés
contre Enjolras, quand tout à coup on entendit quelqu'un
qui chantait dans l'escalier en s'en allant. C'était Combe
ferre, et voici ce qu'il chantait :
Si César m'avait donné
La gloire et la guerre ,
Et qu'il me fallût quitter
L'amour de ma mère,
136 LES MISERABLES . MARIUS.

Je dirais au grand César :


Reprends ton sceptre et ton char ,
J'aime mieux ma mère, o gué !
J'aime mieux ma mère.

L'accent tendre et faroucha dont Combeferre le chantait


donnait à ce couplet une sorte de grandeur étrange.
Marius, pensif et l'eil au plafond, répéta presque machi
nalement : Ma mère ?...
En ce moment, il sentit sur son épaule la main d'En
jolras.
Citoyen , lui dit Enjolras, ma mère, c'est la république.
LES AMIS DE L'ABC. 137

VI

RES ANGUSTA

Cette soirée laissa à Marius un ébranlement profond, et


une obscurité triste dans l'âme. Il éprouva ce qu'éprouve
peut-être la terre au moment où on lonvre avec le fer
pour y déposer le grain de blé ; elle ne sent que la bles
sure ; le tressaillement du germe et la joie du fruit n'arri
vent que plus tard .
Marius fut sombre . Il venait à peine de se faire une foi ;
fallait-il donc déjà la rejeter ? Il s'aſfirma à lui-même que
non. Il se déclara qu'il ne voulait pas douter, et il com
mença à douter malgré lui. Être entre deux religions, l'une
dont on n'est pas encore sorti, l'autre où l'on n'est pas
encore entré, cela est insupportable ; et ces crépuscules
ne plaisent qu'aux âmes chauves- souris. Marius était une
prunelle franche, et il lui fallait de la vraie lumière. Les
demi-jours du doute lui faisaient mal. Quel que fût son désir
de rester où il était et de s'en tenir là , il était invinciblement
contraint de continuer , d'avancer, d'examiner, de penser,
de marcher plus loin . Où cela allait-il le conduire ? il crai
gnait, après avoir fait tant de pas qui l'avaient rapproché
de son père,de faire maintenant des pas qui l'en éloigne
raient. Son malaise croissait de toutes les réflexions qui
lui venaient. L'escarpement se dessinait autour de lui . Il
n'était d'accord ni avec son grand -père, ni avec ses amis ;
téméraire pour l'un, arriéré pour les autres ; et il se
reconnut doublement isolé , du côté de la vieillesse , et du
côté de la jeunesse. Il cessa d'aller au café Musain.
Dans ce trouble où était sa conscience, il ne songeait
plus guère à de certains côtés sérieux de l'existence. Les
138 LES MISÉRABLES . MARIUS.

réalités de la vie ne se laissent pas oublier. Elles vinrent


brusquement lui donner leur coup de coude.
Un matin, le maître de l'hôtel entra dans la chambre de
Marius et lui dit :
-
M. Courfeyrac a répondu pour vous.
Oui .
-
Mais il me faudrait de l'argent.
Priez Courfeyrac de venir me parler, dit Marius.
Courfeyrac venu, l'hôte les quitta. Marius lui conta co
qu'il n'avait pas songé à lui dire encore, qu'il était comme
seul au monde et n'ayant pas de parents.
-
Qu'allez- vous devenir ? dit Courfeyrac.
Je n'en sais rien , répondit Marius.
Qu'allez-vous faire ?
Je n'en sais rien.
Avez vous de l'argent ?
Quinze francs.
Voulez-vous que je vous en prête?
Jamais .
Avez-vous des habits ?
Voilà.
Avez-vous des bijoux ?
· Une montre.
D'argent ?
— D'or . La voici.
Je sais un marchand d'habits qui vous prendra votro
redingote et un pantalon .
-
C'est bien .
Vous n'aurez plus qu'un pantalon, un gilet, un cha
peau et un habit .
Et mes bottes.
Quoi ! vous n'irez pas pieds nus ? quelle opulence !
Ce sera assez.
Je sais un horloger qui vous achètera votre montre.
C'est bon.
Non, ce n'est pas bon. Que ferez - vous après ?
Tout ce qu'il faudra . Tout l'honnête du moins.
Savez -vous l'anglais ?
Non .
Savez -vous l'allemand ?
LES AMIS DE L'ABC. 139
-
Non .
Tant pis.
Pourquoi ?
C'est qu'un de mes amis, libraire, fait une façon d'en
cyclopédie pour laquelle vous auriez pu traduire des arti
cles allemands ou anglais. C'est mal payé, mais on vit.
- J'apprendrai l'anglais et l'allemand,
-
Et en attendant ?
En attendant je mangerai mes habits et ma montre .
On fit venir le marchand d'habits. Il acheta la défroque
vingt francs. On alla chez l'horloger. Il acheta la montre
quarante -cinq francs.
Ce n'est pas mal, disait Marius à Courfeyrac en ren
trant à l'hôtel, avec mes quinze francs, cela fait quatre
vingts francs.
-
Et la note de l'hôtel ? observa Courfeyrac.
Tiens, j'oubliais , dit Marius .
L'hôte présenta sa note qu'il fallut payer sur le champ.
Elle se montait à soixante-dix francs .
-
Il me reste dix francs, dit Marius.
-

Diable , fit Courfeyrac, vous mangerez cinq francs


pendant que vous apprendrez l'anglais, et cinq francs pen
dant que vous apprendrez l'allemand . Ce sera avaler une
langue bien vite ou une pièce de cent sous bien lente
ment
Cependant la tante Gillenormand, assez bonne personne
au fond dans les occasions tristes , avait fini pas déterrer
le logis de Marius. Un matin , comme Marius revenait de
l'école , il trouva une lettre de sa tante et les soixante pis
toles, c'est - à - dire six cents francs en or dans une boite
cachetée.
Marius renvoya les trente louis à sa tante avec une let
tre respectueuse où il déclarait avoir des moyen d'exis
tence et pouvoir suffire désormais à tous ses besoins. En
ce moment-là il lui restait trois francs.
La tante n'informa point le grand-père de ce refus de
peur d'achever de l'exaspérer. D'ailleurs n'avait-il pas dit :
Qu'on ne me parle jamais de ce buveur de sang !
Marius sortit de l'hôtel de la porte Saint-Jacques, ne
voulant pas s'y endetter .
LIVRE CINQUIÈME

EXCELLENCE DU MALHEUR
1

MARIUS INDIGENT

La vie devint sévère pour Marius. Manger ses habits et sa


montre , ce n'étai ien . mangea de cette chose inexpri
mable qu'on appelle de la vache enragée. Chose horrible,
qui contient les jours sans pain, les nuits sans sommeil,
les soirs sans chandelle, l'âtre sans feu , les semaines sans
travail, l'avenir sans espérance, l'habit percé au coude, le
vieux chapeau qui fait rire les jeunes filles, la porte qu'on
trouve fermée le soir parce qu'on ne paye pas son loyer,
l'insolence du portier et du gargotier, les ricanements des
voisins, les humiliations, la dignité refoulée, les besognes
quelconques acceptées, les dégoûts, l'amertune , l'acca
blement. Marius apprit comment on dévore tout cela, et
comment ce sont souvent les seules choses qu'on ait à
dévorer. A ce moment de l'existence où l'homme a besoin
d'orgueil, parce qu'il a besoin d'amour, il se sentit moqué
parce qu'il était mal vêtu, et ridicule parce qu'il était
pauvre. A l'âge où la jeunesse vous gonfle le cour d'une
fierté impériale, il abaissa plus d'une fois ses yeux sur ses
bottes trouées, et il connut les hontes injustes et les rou
geurs poignantes de la misère . Admirable et terrible
épreuve dont les faibles sortent infâmes, dont les forts
sortent sublimes. Creuset où la destinée jette un homme,
toutes les fois qu'elle veut avoir un gredin ou un demi
dieu .
144 LES MISERABLES. MARIUS.

Car il se fait beaucoup de grandes actions dans les


petites luttes. Il y a des bravoures opiniâtres et ignorées
qui se défendent pied à pied dans l'ombre contre l'enva
hissement fatal des nécessités et des turpitudes. Nobles et
mystérieux triomphes qu'aucun regard ne voit, qu'aucune
renommée ne paye, qu'aucune fanfare ne salue. La vie, le
malheur, l'isolement, l'abandon , la pauvreté, sont des
champs de bataille qui ont leurs héros ; héros obscurs
plus grands parfois que les héros illustres.
De fermes et rares natures sont ainsi créées ; la misère,
presque toujours marâtre , est quelquefois mère ; le dénû
ment enfante la puissance d'âme et d'esprit ; la détresse est
nourrice de la fierté ; le malheur est un bon lait pour les
magnanimes.
Il y eut un moment dans la vie de Marius ou il balayait
son palier, où il achetait un sou de fromage de Brie chez
la fruitière, où il attendait que la brune tombât pour
s'introduire chez le boulanger, et y acheter un pain qu'il
emportait furtivement dans son grenier, comme s'il l'eût
volé. Quelquefois on voyait se glisser dans la boucherie du
coin, au milieu des cuisinières goguenardes qui le cou
doyaient, un jeune homme gauche portant des livres sous
son bras, qui avait l'air timide et furieux, qui en entrant
ötait son chapeau de son front où perlait la sueur, faisait
un profond salut à la bouchère étonnée, un autre salut au
garçon boucher, demandait une côtelette de mouton, la
payait six ou sept sous, l'enveloppait de papier, la mettait
sous son bras entre deux livres, et s'en allait. C'était
Marius. Avec cette côtelette, qu'il faisait cuire lui-même,
il vivait trois jours .
Le premier jour il mangeait la viande, le second jour il
mangeait la graisse, le troisième jour il rongeait l'os.
A plusieurs reprises la tante Gillenormand fit des tenta
tives, et lui adressa les soixante pistoles. Marius les ren
voya constamment , en disant qu'il n'avait besoin de rien .
Il était encore en deuil de son père quand la révolution
que nous avons racontée s'était faite en lui. Depuis lors,
il n'avait plus quitté les vêtements noirs. Cependant ses
vêtements le quittèrent. Un jour vint où il n'eut plus d'ha
bit. Le pantalon allait encore. Que faire ? Courfeyrac,
EXCELLENCE DU MALHEUR . 145

auquel il avait de son côté rendu quelques bons offices,


lui donna un vieil habit. Pour trente sous, Marius le fit
retourner par un portier quelconque , et ce fut un habit
neuf. Mais cet habit était vert. Alors Marius ne sortit plus
qu'après la chute du jour. Cela faisait que son habit était
noir. Voulant toujours être en deuil, il se vêtissait de la
nuit.
A travers tout cela, il se fit recevoir avocat. Il était
censé habiter la chambre de Courfeyrac, qui était décente
et où un certain nombre de bouquins de droit soutenus et
complétés par des volumes de romans dépareillés figuraient
la bibliothèque voulue par les règlements. Il se faisait
adresser ses lettres chez Courfeyrac.
Quand Marius fut avocat, il en informa son grand -père
par une lettre froide, mais pleine de soumission et de res
pect. M. Gillenormand prit la lettre, avec un tremblement,
la lut, et la jeta, déchirée en quatre, au panier. Deux ou
trois jours après, mademoiselle Gillenormand entendit son
père qui était seul dans sa chambre et qui parlait tout
haut. Cela lui arrivait chaque fois qu'il était très agité.
Elle prêta l’oreille ; le vieillard disait : Si tu n'étais pas
un imbécile, tu saurais qu'on ne peut pas être à la fois
baron et avocat.

10
146 LFS MISÉRABLES. MARIUS.

II

MARIUS PAUVRE

Il en est de la misère comme de tout. Elle arrive à deve


nir possible. Elle finit par prendre une forme et se com
poser. On végéte, c'est - à -dire on se développe d'une
certaine façon chétive , mais suffisante à la vie. Voici de
quelle manière l'existence de Marius Pontmercy s'était
arrangée :
Il était sorti du plus étroit ; le défilé s'élargissait un peu
devant lui . A force de labeur, de courage, de persévérance
et de volonté , il était parvenu à tirer de son travail envi
ron sept cents francs par an . Il avait appris l'allemand et
l'anglais. Grâce à Courfeyrac qui l'avait mis en rapport
avec son ami le libraire, Marius remplissait dans la littéra
ture-librairie le modeste rôle d'utilité. Il faisait des pros
pectus, traduisait des journaux, annotait des éditions,
compilait des biographies, etc. Produit net, bon an, mal
an, sept cents francs. Il en vivait. Pas mal. Comment ?
Nous l'allons dire.
Marius occupait dans la masure Gorbeau, moyennant le
prix annuel de trente francs, un taudis sans cheminée
qualifié cabinet où il n'y avait, en fait de meubles, que
l'indispensable. Ces meubles étaient à lui. Il donnait trois
francs par mois à la vieille principale locataire pour qu'elle
vint balayer le taudis et lui apporter chaque matin un
peu d'eau chaude, un euf frais et un pain d'un sou . De ce
EXCELLENCE DU MALHEUR. 147

pain et de cet euf, il déjeunait. Son déjeuner variait de


deux à quatre sous selon que les eufs étaient chers ou bon
marché. A six heures du soir, il descendait rue Saint
Jacques, dîner chez Rousseau , vis-à-vis Basset, le marchand
d'estampes du coin de la rue des Mathurins. Il ne mangeait
pas de soupe. Il prenait un plat de viande de six sous, un
demi-plat de légumes de trois sous, et un dessert de trois
sous. Pour trois sous, du pain à discrétion . Quant au vin,
il buvait de l'eau. En payant au comptoir, où siégeait
majestueusement madame Rousseau , à cette époque tou
jours grasse et encore fraîche, il donnait un sou au garçon,
et madame Rousseau lui donnait un sourire. Puis il s'en
allait . Pour seize sous, il avait un sourire et un dîner.
Ce restaurant Rousseau , où l'on vidait si peu de bou
teilles et tant de carafes, était un calmant plus encore
qu'un restaurant. Il n'existe plus aujourd'hui. Le maître
avait un beau surnom ; on l'appelait Rousseau l'aquatique.
Ainsi , déjeuner quatre sous, dîner seize sous ; sa nouri
ture lui coûtait vingt sous par jour ; ce qui faisait trois
cent soixante-cinq francs par an. Ajoutez les trente francs
de loyer et les trente -six francs à la vieille , plus quelques
menus frais ; pour quatre cent cinquante francs, Marius
était nourri, logé et servi. Son habillement lui coûtait
cent francs, son linge cinquante francs, son blanchissage
cinquante francs, le tout ne dépassait pas six cent cin
quante francs. Il lui restait cinquante francs. Il était riche.
Il prêtait dans l'occasion dix francs à un ami ; Courfeyrac
avait pu lui emprunter une fois soixante francs. Quant au
chauffage, n'ayant pas de cheminée, Marius l'avait « sim
plifié » .
Marius avait toujours deux habillements complets, l'un
vieux, « pour tous les jours » , l'autre tout neuf, pour les
occasions. Les deux étaient noirs. Il n'avait que trois che
mises, l'une sur lui , l'autre dans la commode, la troisième
chez la blanchisseuse. Il les renouvelait à mesure qu'elles
s'usaient . Elles étaient habituellement déchirées, ce qui
lui faisait boutonner son habit jusqu'au menton.
Pour que Marius en vînt à cette situation florissante, il
avait fallu des années. Années rudes ; difficiles, les unes
à traverser, les autres à gravir. Marius n'avait point failli
148 LES MISÉRABLES. MARIUS.

un seul jour. Il avait tout subi, en fait de dénûment ; il


avait tout fait, excepté des dettes. Il se rendait ce témoi
gnage que jamais il n'avait dû un sou à personne. Pour lui,
une dette, c'était le commencement de l'esclavage. Il se
disait même qu'un créancier est pire qu'un maître ; car un
maître ne possède que votre personne, un créancier pos
sède votre dignité et peut la souffleter. Plutôt que d'em
prunter il ne mangeait pas. Il avait eu beaucoup de jours
de jeûne. Sentant que toutes les extrémités se touchent et
que, si l'on n'y prend garde, l'abaissement de fortune peut
mener à la bassesse d'âme , il veillait jalousement sur sa
fierté. Telle formule ou telle démarche qui, dans toute
autre situation, lui eût paru déférence, lui semblait plati
tude, et il se redressait. Il ne hasardait rien, ne voulant
pas reculer. Il avait sur le visage une sorte de rougeur
sévère. Il était timide jusqu'à l'âpreté .
Dans toutes ses épreuves il se sentait encouragé et quel
quefois même porté par une force secrète qu'il avait en
lui. L'âme aide le corps, et à de certains moments le sou
lève . C'est le seul oiseau qui soutienne sa cage .
A côté du nom de son père, un autre nom était gravé
dans le cœur de Marius, le nom de Thénardier. Marius,
dans sa nature enthousiaste et grave, environnait d'une
sorte d'auréole l'homme auquel, dans sa pensée, il devait
la vie de son père, cet intrépide sergent qui avait sauvé le
colonel au milieu des boulets et des balles à Waterloo. Il
ne séparait jamais le souvenir de cet homme du souvenir
de son père, et il les associait dans sa vénération. C'était
une sorte de culte à deux degrés, le grand autel pour le
colonel , le petit pour Thénardier. Ce qui redoublait l'atten
drissement de sa reconnaissance, c'est l'idée de l'infortune
où il savait Thénardier tombé et englouti. Marius avait
appris à Montfermeil la ruine et la faillite du malheureux
aubergiste. Depuis il avait fait des efforts inouispour saisir
sa trace et tâcher d'arriver à lui dans ce ténébreux abîme de
a misère où Thénardier avait disparu. Marius avait battu
tout le pays; il était allé à Chelles, à Bondy, à Gournay,
à Nogent, à Lagny. Pendant trois années il s'y était acharné,
dépensant à ces explorations le peu d'argent qu'il épargnait.
Personne n'avait pu lui donner de nouvelles de Thénardier ;
EXCELLENCE DU MALHEUR. 149

on le croyait passé en pays étranger. Ses créanciers


l'avaient cherché aussi, avec moins d'amour que Marius,
mais avec autant d'acharnement, et n'avaient pu mettre la
main sur lui . Marius s'accusait et s'en voulait presque de
ne pas réussir dans ses recherches. C'était la seule dette
que lui eût laissé le colonel, et Marius tenait à honneur de
la er . Comment, pensait-il, quand mon père gisait
mourant sur le champ de bataille, Thénardier, lui , a bien
su le trouver à travers la fumée et la mitraille et l'empor
ter sur ses épaules, et il ne lui devait rien cependant, et
moi qui dois tant à Thénardier, je ne saurais pas le
rejoindre dans cette ombre où il agonise et le rapporter à
mon tour de la mort à la vie ! Oh ! je le retrouverai !
Pour retrouver Thénardier en effet, Marius eût donné un
de ses bras, et, pour le tirer de la misère, tout son sang.
Revoir Thénardier, rendre un service quelconque à Thé
nardier, lui dire : Vous ne me connaissez pas, eh bien,
moi, je vous connais ! je suis là ! disposez de moi ! -- c'était
le plus doux et le plus magnifique rêve de Marius.
.
150 LES MISÉRABLES. MARIUS.

III

MARIUS GRANDI

A cette époque , Marius avait vingt ans. Il y avait trois


ans qu'il avait quitté son grand-père. On était resté dans
les mêmes termes de part et d'autre, sans tenter de rappro
chement et sans chercher à se revoir. D'ailleurs, se revoir,
à quoi bon ? pour se heurter ? Lequel eût eu raison de
l'autre ? Marius était le vase d'airain, mais le père Gille
normand était le pot de fer.
Disons-le, Marius s'était mépris sur le cæur de son grand
père . Il s'était figuré que M. Gillenormand ne l'avait jamais
aimé, et que ce bonhomme bref, dur et riant, qui jurait,
criait , tempêtait et levait la canne, n'avait pour lui tout au
plus que cette affection à la fois légère et sévère des
Gérontes de comédie. Marius se trompait. Il y a des pères
qui n'aiment pas leurs enfants ; il n'existe point d'aïeul qui
n'adore son petit- fils. Au fond, nous l'avons dit, M. Gille
normand idolâtrait Marius. Il l'idolàtrait à sa façon, avec
accompagnement de bourrades et même de gifles ; mais,
cet enfant disparu , il se sentit un vide noir dans le coeur .
Il exigea qu'on ne lui en parlât plus, en regrettant tout
bas d'être si bien obéi . Dans les premiers temps il espéra
que ce buonapartiste, ce jacobin , ce terroriste, ce sep
tembriseur reviendrait. Mais les semaines se passèrent, les
mois se passèrent, les années se passèrent ; au grand déses
poir de M. Gillenormand, le buveur de sang ne reparut pas.
-

Je ne pouvais pourtant pas faire autrement que de le


chasser, se disait le grand-père, et il se demandait : si
c'était à refaire, le referais-je ? Son orgueil sur -le- champ
EXCELLENCE DU MALHEUR. 151

répondait oui, mais sa vieille tête qu'il hochait en silence


répondait tristement non. Il avait ses heures d'abatte
ment. Marius lui manquait . Les vieillards ont besoin
d'affections comme de soleil. C'est de la chaleur. Quelle
que fût sa forte nature, l'absence de Marius avait changé
quelque chose en lui. Pour rien au monde, il n'eût voulu
faire un pas vers ce « petit drôle » ; mais il souffrait. Il ne
s'informait jamais de lui, mais il y pensait toujours. Il
vivait, de plus en plus retiré, au Marais. Il était encore,
comme autrefois, gai et violent, mais sa gaité avait une
dureté convulsive comme si elle contenait de la douleur
et de la colère, et ses violences se terminaient toujours
par une sorte d'accablement doux et sombre. Il disait quel
quefois Oh ! s'il revenait, quel bon soufflet je lui don
nerais !
Quant à la tante, elle pensait trop peu pour aimer beau
coup ; Marius n'était plus pour elle qu'une espèce de
silhouette noire et vague ; et elle avait fini par s'en occuper
beaucoup moins que du chat ou du perroquet qu'il est
probable qu'elle avait .
Ce qui accroissait la souffrance secrète du père Gille
normand, c'est qu'il la renfermait tout entière et n'er
laissait rien deviner. Son chagrin était comme ses four
naises nouvellement inventées qui brûlent leur fumée.
Quelquefois, il arrivait que des officieux malencontreux
lui parlaient de Marius, et lui demandaient : Que fait
-

que devient monsieur votre petit- fils ? Le vieux bours


geois répondait, en soupirant, s'il était trop triste, ou
en donnant une chiquenaude à sa manchette, s'il voulait
paraître gai : Monsieur le baron Pontmercy plaidaille
dans quelque coin.
Pendant que le vieillard regrettait, Marius s'applaudissait.
Comme à tous les bons cœurs, le malheur lui avait öté
l'amertune. Il ne pensait à M. Gillenormand qu'avec dou
ceur, mais il avait tenu à ne plus rien recevoir de l'homme
qui avait été mal pour son père. -
C'était maintenant la
traduction mitigée de ses premières indignations. En
outre, il était heureux d'avoir souffert, et de souffrir
encore. C'était pour son père. La dureté de sa vie le satis
faisait et lui plaisait. Il se disait avec une sorte de joie que
152 LES MISÉRABLES . MARIUS .

- c'était bien le moins ; que c'était une expiation ;


que , sans cela, il eût été puni, autrement et plus tard,
de son indifférence impie pour son père et pour un tel
père ; qu'il n'aurait pas été juste que son père eût eu toute
la souffrance, et lui rien ; qu'était-ce d'ailleurs que ses
travaux et son dénûment comparés à la vie héroïque du
colonel ? qu'enfin sa seule manière de se rapprocher de
son père et de lui ressembler, c'était d'être vaillant contre
l'indigence comme lui avait été brave contre l'ennemi ; et
que c'était là sans doute ce que le colonel avait voulu dire
par ce mot : il en sera digne. Paroles que Marius con
tinuait de porter, non sur son poitrine, l'écrit du colonel
ayant disparu, mais dans son cour.
Et puis, le jour où son grand-père l'avait chassé, il n'était
encore qu'un enfant, maintenant il était un homme. Il le
sentait. La misère, insistons- y, lui avait été bonne. La
pauvreté dans la jeunesse, quand elle réussit, a cela de
magnifique qu'elle tourne toute la volonté vers l'effort et
toute l'àme vers l'aspiration. La pauvreté met tout de suite
la vie matérielle à nu et la fait hideuse ; de là d'inexpri
mables élans vers la vie idéale. Le jeune homme riche a
cent distractions brillantes et grossières, les courses de che
vaux, la chasse, les chiens, le tabac, le jeu, les bons repas,
et le reste ; occupations des bas côtés de l'âme aux dépens
des côtés 'hauts et délicats. Le jeune homme pauvre se
donne de la peine pour avoir son pain ; il mange ; quand il
a mangé, il n'a plus que la rêverie. Il va aux spectacles
gratis que Dieu donne ; il regarde le ciel, l'espace, les
astres, les fleurs, les enfants, l'humanité dans laquelle il
souffre, la création dans laquelle il rayonne. Il regarde tant
l'humanité qu'il voit l'âme, il regarde tant la création qu'il
voit Dieu. Il rêve, et il se sent grand ; il rêve encore, et il
se sent tendre. De l'égoïsme de l'homme qui souffre, il
passe à la compassion de l'homme qui médite. Un admirable
sentiment éclate en lui, l'oubli de soi et la pitié pour tous.
En songeant aux jouissances sans nombre que la nature
offre, donne et prodigue aux âmes ouvertes et refuse aux
âmes fermées, il en vient à plaindre, lui millionnaire de
l'intelligence, les millionnaires de l'argent. Toute haine
s'en va de son cæur à mesure que toute clarté entre dans
EXCELLENCE DU MALHEUR . 153

son esprit. D'ailleurs est-il malheureux ? Non. La misère


d'un jeune homme n'est jamais misérable. Le premier
jeune garçon venu, si pauvre qu'il soit, avec sa santé, sa
force, sa marche vive, ses yeux brillants, son sang qui cir
cule chaudement, ses cheveux noirs, ses joues fraîchés, ses
lèvres roses, ses dents blanches, son souffle pur, fera tou
jours envie à un vieil empereur. Et puis chaque matin il
se remetà gagner son pain ; et tandis que ses mains gagnent
du pain, son épine dorsale gagne de la fierté, son cerveau
gagne des idées. Sa besogne finie, il revient aux extases
ineffables, aux contemplations, aux joies ; il vit les pieds
dans les afflictions, dans les obstacles, sur le pavé , dans les
ronces, quelquefois dans la boue ; la tête dans la lumière.
Il est ferme, serein , doux, paisible, attentif, sérieux, con
tent de peu , bienveillant ; et il bénit Dieu de lui avoir
donné ces deux richesses qui manquent à bien des
riches, le travail qui le fait libre et la pensée qui le fait
digne.
C'était là ce qui s'était passé en Marius. Il avait même,
pour tout dire, un peu trop versé du côté de la contem
plation. Du jour où il était arrivé à gagner sa vie à peu
près sûrement, il s'était arrêté là, trouvant bon d'être
pauvre, et retranchant au travail pour donner à la pensée.
C'est- à -dire qu'il passait quelquefois des journées entières
à songer, plongé et englouti comme un visionnaire dans
les voluptés muettes de l'extase et du rayonnement inté
rieur. Il avait ainsi posé le problème de sa vie : travailler
le moins possible du travail matériel pour travailler le
plus possible du travail impalpable ; en d'autres termes,
donner quelques heures à la vie réelle, et jeter le reste
dans l'infini. Il ne s'apercevait pas, croyant ne manquer
de rien, que la contemplation ainsi comprise finit par être
une des formes de la paresse ; qu'il s'était contenté de domp
ter les premières nécessités de la vie, et qu'il se reposait
trop tôt.
Il était évident que, pour cette nature énergique et géné
reuse, ce ne pouvait être là qu'un ótât transitoire, et qu'au
premier choc contre les inévitables complications de la
destinée, Marius se réveillerait .
En attendant, bien qu'il fût avocat et quoi qu'en pensat
154 LES MISÉRABLES . MARIUS.

le père Gillenormand, il ne plaidait pas, il ne plaidaillait


même pas. La rêverie l'avait détourné de la plaidoirie.
Hanter les avoués, suivre le palais, chercher des causes,
ennui . Pourquoi faire ? Il ne voyait aucune raison pour
changer de gagne-pain . Cette librairie marchande et
obscure avait fini par lui faire un travail sûr, un travail
de peu de labeur, qui, comme nous venons de l'expliquer,
lui suffisait.
Un des libraires pour lesquels il travaillait, M. Magimel, je
crois, lui avait offert de le prendre chez lui, de le bien loger,
de lui fournir un travail régulier et de lui donner quinze
cents francs par an. Être bien logél quinze cents francs !
Sans doute . Mais renoncer à sa libertél être un gagiste !
une espèce d'homme de lettres commis ! Dans la pensée de
Marius, en acceptant, sa position devenait meilleure et pire
en même temps, il gagnait du bien-être et perdait de la
dignité ; c'était un malheur complet et beau qui se chan
geait en une gêne laide et ridicule ; quelque chose comme
un avc igle qui deviendrait borgne. Il refusa .
Marius vivait solitaire . Par ce goût qu'il avait de rester
en dehors de tout , et aussi pour avoir été par trop effarou
ché, il n'était décidément pas entré dans le groupe présidé
par Enjolras. On était resté bons camarades ; on était prêt
à s'entr'aider dans l'occasion de toutes les façons possibles ;
mais rien de plus. Marius avait deux amis, un jeune, Cour
feyrac, et un vieux, M. Mabeuf. Il penchait vers le vieux.
D'abord il lui devait la révolution qui s'était faite en lui ;
il lui devait d'avoir connu et aimé son père. Il m'a opéré
de la calaracle, disait- il .
Certes, ce marguillier avait été décisif.
Ce n'est pas pourtant que M. Mabeuf eût été dans cette
occasion autre chose que l'agent calme et impassible de
la providence . Il avait éclairé Marius par hasard et sans
le savoir, comme fait une chandelle que quelqu'un apporte ;
il avait été la chandelle et non le quelqu'un .
Quant à la révolution politique intérieure de Marius,
M. Mabeuf était tout à fait incapable de la comprendre, de
la vouloir et de la diriger.
Comme on retrouvera plus tard M. Mabeuf, quelques
mots ne sont pas inutiles ,
EXCELLENCE DU MALHEUR . 155

IV

M. MABEUP

Le jour où M. Mabeuf disait à Marius : Certainement,


j'approuve les opinions poliliques, il exprimait le véritable
état de son esprit. Toutes les opinions politiques lui étaient
indifférentes, et il les approuvait toutes sans distinguer,
pour qu'elles le laissassent tranquille, comme les grecs ap
pelaient les Furies « les belles, les bonnes, les charmantes » ,
les Eumenides. M. Mabeuf avait pour opinion politique
d'aimer passionnément les plantes, et surtout les livres. Il
possédait comme tout le monde sa terminaison en iste, sans
laquelle personne n'aurait pu vivre en ce temps -là, mais il
n'était ni royaliste, ni bonapartiste, ni chartiste, ni orléa
niste, ni anarchiste ; il était bouquiniste .
Il ne comprenait pas que les hommes s'occupassent à se
hair à propos de billevesées comme la charte, la démo
cratie, la légitimité, la monarchie, la république, etc. , lors
qu'il y avait dans ce monde toutes sortes de mousses,
d'herbes et d'arbustes qu'ils pouvaient regarder, et des tas
d'in -folio et même d'in-trente-deux qu'ils pouvaient feuil
leter. Il se gardait fort d'être inutile ; avoir des livres ne
l'empêchait pas de lire, être butaniste ne l'empêchait pas
i
d'être jardinier. Quand il avait connu Pontmercy, l y avait
eu cette sympathie entre le colonel et lui , que ce que le
colonel faisait pour les fleurs, il le faisait pour les fruits.
M. Mabeuf était parvenu à produire des poires de semis
156 LES MISERABLES . -
MARIUS.

aussi savoureuses que les poires de Saint-Germain ; c'est


d'une de ses combinaisons qu'est née, à ce qu'il paraît, la
mirabelle d'octobre, célèbre aujourd'hui, et non moins
parfumée que la mirabelle d'été. Il allait à la messe plutôt
par douceur que par dévotion, et puis parce qu'aimant le
visage des hommes, mais haissant leur bruit, il ne les trou
vait qu'à l'église réunis et silencieux. Sentant qu'il fallait
être quelque chose dans l'étát, il avait choisi la carrière
de marguillier. Du reste, il n'avait jamais réussi à aimer
aucune femme autant qu'un oignon de tulipe ou aucun
homme autant qu'un elzevir. Il avait depuis longtemps
passé soixante ans lorsqu'un jour quelqu'un lui demanda :
Est -ce que vous ne vous êtes jamais marié? — J'ai oublié,
dit-il. Quand il lui arrivait parfois - à qui cela n'arrive-t -il
pas ?
-
de dire : Oh ! si j'étais riche ! ce n'était pas
en lorgnant une jolie fille, comme le père Gillenormand,
c'était en contemplant un bouquin. Il vivait seul avec une
gouvernante. Il était un peu chiragre, et quand il
dormait ses vieux doigts ankilosés par le rhumatisme s'arc
boutaient dans les plis de ses draps. Il avait fait et publié
une Flore des environs de Cauterelz avec planches colo
riées, ouvrage assez estimé dont il possédait les cuivres et
qu'il vendait lui-même. On venait deux ou trois fois par
jour sonner chez lui, rue Mézières, pour cela. Il en tirait
bien deux mille francs par an ; c'était à peu près là toute
sa fortune. Quoique pauvre, il avait eu le talent de se faire,
à force de patience, de privations et de temps, une collec
tion précieuse d'exemplaires rares en tout genre. Il ne sor
tait jamais qu'avec un livre sous le bras et il revenait sou
vent avec deux. L'unique décoration des quatre chambres
au rez-de-chaussée qui, avec un petit jardin, composaient
son logis, c'étaient des herbiers encadrés et des gravures
de vieux maîtres. La vue d'un sabre ou d'un fusil le glaçait.
De sa vie , il n'avait approché d'un canon, même aux Inva
lides. Il avait un estomac passable, un frère curé, les che
veux tout blancs, plus de dents ni dans la bouche ni dans
l'esprit, un tremblement de tout le corps, l'accent picard,
un rire enfantin , l'effroi facile, et l'air d'un vieux mou
ton. Avec cela point d'autre amitié ou d'autre habitude
parmi les vivants qu'un vieux libraire de la porte Saint
EXCELLENCE DU MALHEUR . 157

Jacques appelé Royol , Il avait pour rêve de naturaliser


l'indigo en France.
Sa servante était, elle aussi , une variété de l'innocence .
La pauvre bonne vieille femme était vierge . Sultan, son
matou , qui eût pu miauler le miserere d’Allegri à la cha
pelle Sixtine, avait rempli son cœur et suffisait à la quan
tité de passion qui était en elle. Aucun de ses rêves n'était
allé jusqu'à l'homme. Elle n'avait jamais pu franchir son
chat . Elle avait, comme lui , des moustaches Sa gloire était
dans ses bonnets toujours blancs. Elle passait son temps le
dimanche après la messe à compter son linge dans sa
malle et à étaler sur son lit des robes en pièce qu'elle ache
tait et ne faisait jamais faire . Elle savait lire . M. Mabeuf
l'avait surnommée la mère Plutarque.
M. Mabeuf avait pris Marius en gré, parce que Marius,
étant jeune et doux, réchauffait sa vieillesse sans effarou
cher sa timidité. La jeunesse avec la douceur fait aux vieil
lards l'effet du soleil sans le vent. Quand Marius était
saturé de gloire militaire, de poudre à canon, de marches
et de contre-marches, et de toutes ces prodigieuses batailles
où son père avait donné et reçu de si grands coups de
sabre, il allait voir M. Mabeuf, et M. Mabeuf lui parlait du
héros au point de vue des fleurs.
Vers 1830, son frère le curé était mort, et presque tout
de suite, comme lorsque la nuit vient, tout l'horizon s'était
assombri pour M. Mabeuf. Une fa llite de notaire lui
enleva une somme de dix mille francs , qui était tout ce
qu'il possédait du chef de son frère et du sien . La révolu
tion de Juillet amena une crise dans la librairie . En temps
de gêne, la première chose qui ne se vend pas, c'est une
Flore . La Flore des environs de Cauteretz s'arrêta court .
Des semaines s'écoulaient sans un acheteur . Quelquefois
M. Mabeuf tressaillait à un coup de sonnette . Monsieur ,
lui disait tristement la mère Plutarque , c'est le porteur
d'eau . Bref, un jour M. Mabeuf quitta la rue Mézières,
abdiqua les fonctions de marguillier , renonça à Saint-Sul
pice, vendit une partie , non de ses livres , mais de ses
estampes , -

ce à quoi il tenait le moins, et s'alla instal


ler dans une petite maison du boulevard Montparnasse , où
du reste il ne demeura qu'un trimestre , pour deux raisons :
158 LES MISÉRABLES. MARIUS .

premièrement, le rez-dechaussée et le jardin coûtaient


trois cents francs et il n'osait pas mettre plus de deux cents
francs à son loyer ; deuxièmement , étant voisin du tir Fatou,
entendait des coups de pistolet ; ce qui lui était insupportable.
Il emporta sa Flore, ses cuivres, ses herbiers, ses por
tefeuilles et ses livres, et s'établit près de la Salpêtrière
dans une espèce de chaumière du village d'Austerlitz, où
il avait pour cinquante écus par an trois chambres et un
jardin clos d'une haie avec puits. Il profita de ce démé
nagement pour vendre presque tous ses meubles. Le jour
de son entrée dans ce nouveau logis, il fut très gai et
cloua lui-même les clous pour accrocher les gravures et
les herbiers, il piocha son jardin le reste de la journée, et,
le soir, voyant que la mère Plutarque avait l'air morne
et songeait, il lui frappa sur l'épaule et lui dit en sou
riant : Bah ! nous avons l'indigo !
-

Deux seuls visiteurs, le libraire de la porte Saint- Jacques


et Marius, étaient admis à le voir dans sa chaumière d'Aus
terlitz, nom tapageur qui lui était, pour tout dire, assez
désagréable.
Du reste, comme nous venons de l'indiquer, les cer
veaux absorbés dans une sagesse, ou dans une folie, ou,
ce qui arrive souvent, dans les deux à la fois, ne sont que
très lentement perméables aux choses de la vie. Leur
propre destin leur est lointain. Il résulte de ces concen
trations-là une passivité qui, si elle était raisonnée, res
semblerait à la philosophie. On décline, on descend, on
s'écoule, on s'écroule même, sans trop s'en apercevoir.
Cela finit toujours, il est vrai, par un réveil, mais tardif.
En attendant, il semble qu'on soit neutre dans le jeu qui
se joue entre notre bonheur et notre malheur. On est
l'enjeu, et l'on regarde la partie avec indifférence.
C'est ainsi qu'à travers cet obscurcissement qui se faisait
autour de lui, toutes ses espérances s'éteignant l'une après
l'autre, M. Mabeuf était resté serein, un peu puérilement,
mais très profondément. Ses habitudes d'esprit avaient le
va - et -vient d'un pendule . Une fois monté par une illusion,
il allait très longtemps, même quand l'illusion avait dis
paru . Une horloge ne s'arrête pas court au moment
précis où l'on en perd la clef.
EXCELLENCE DU MALHEUR. 150

M. Mabeuf avait des plaisirs innocents. Ces plaisirs


étaient peu coûteux et inattendus ; le moindre hasard les
lui fournissait. Un jour la mère Plutarque lisait un roman
dans un coin de la chambre. Elle lisait haut, trouvant
qu'elle comprenait mieux ainsi . Lire haut, c'est s'affirmer
à soi-même sa lecture . Il y a des gens qui lisent très haut
et qui ont l'air de se donner leur parole d'honneur de ce
qu'ils lisent .
La mère Plutarque lisait avec cette énergie-là le roman
qu'elle tenait à la main . M. Mabeuf entendait sans écouter.
Tout en lisant, la mère Plutarque arriva à cette phrase.
Il était question d'un officier de dragons et d'une belle :
La belle bouda, et le dragon ... »
Ici elle s'interrompit pour essuyer ses lunettes.
Bouddha et le Dragon , reprit à demi -voix M. Mabeuf.
Oui, c'est vrai , il y avait un dragon qui , du fond de sa
caverne, jetait des flammes par la gueule et brûlait le
ciel. Plusieurs étoiles avaient déjà été incendiées par ce
monstre qui, en outre, avait des griffes de tigre. Bouddha
alla dans son antre et réussit à convertir le dragon . C'est
un bon livre que vous lisez là, mère Plutarque. Il n'y a
pas de plus belle légende .
Et M. Mabeuf tomba dans une rêverie délicieuse .
160 LES MISÉRABLES. - MARIUS.

PAUVRETÉ, JONNB VOISINB DE MISÈRB

Marius avait du goût pour ce vieillard candide qui se


voyait lentement saisi par l'indigence, et qui arrivait à
s'étonner peu à peu, sans pourtant s'attrister encore.
Marius rencontrait Courfeyrac et cherchait M. Mabeuf.
Fort rarement pourtant, une ou deux fois par mois, tout
au plus.
Le plaisir de Marius était de faire de longues prome
nades seul sur les boulevards extérieurs, ou au Champ de
Mars, ou dans les allées les moins fréquentées du Luxem
bourg. Il passait quelquefois une demi-journée à regarder
le jardin d'un maraîcher, les carrés de salades, les poules
dans le fumier et le cheval tournant la roue de la noria.
Les passants le considéraient avec surprise, et quelques
uns lui trouvaient une mise suspecte et une mine sinistre.
Ce n'était qu'un jeune homme pauvre rêvant sans objet.
C'est dans une de ses promenades qu'il avait découvert
la masure Gorbeau, et , l'isolement et le bon marché le
tentant, il s'y était logé. On ne l'y connaissait que sous le
nom de monsieur Marius.
Quelques- uns des anciens généraux ou des anciens
camarades de son père l'avaient invité, quand ils le con
nurent, à les venir voir. Marius n'avait point refusé,
C'étaient des occasions de parler de son père. Il allait
ainsi de temps en temps chez le comte Pajol, chez lo
EXCELLENCE DU MALHEUR. 101

général Bellavesne, chez le général Fririon, aux Invalides.


On y faisait de la musique, on y dansait. Ces soirs- là
Marius mettait son habit neuf. Mais il n'allait jamais à ces
soirées ni à ces bals que les jours où il gelait à pierre fendre,
car il ne pouvait payer une voiture et il ne voulait arriver
qu'avec des bottes comme des miroirs.
Il disait quelquefois, mais sans amertume : Les
hommes sont ainsi faits que, dans un salon, vous pouvez
être crotté partout, excepté sur les souliers. On ne vous
demande là, pour vous bien accueillir, qu'une chose irré
prochable ; la conscience ? non, les bottes.
Toutes les passions, autres que celles du cæur, se dis
sipent dans la rêverie. Les fièvres politiques de Marius s'y
étaient évanouies. La révolution de 1830, en le satisfai
sant, et en le calmant, y avaient aidé. Il était resté le
même, aux colères près. Il avait toujours les mêmes opi
nions, seulement elles s'étaient attendries. A proprement
parler , il n'avait plus d'opinions, il avait des sympathies.
De quel parti était-il ? du parti de l'humanité. Dans l’hu
manité il choisissait la France ; dans la nation il choi
sissait le peuple ; dans le peuple il choisissait la femme.
C'était là surtout que sa pitié allait. Maintenant il préfé
rait une idée à un fait, un poëte à un héros, et il admirait
plus encore un livre comme Job qu'un événement comme
Marengo. Et puis quand, après une journée de méditation,
il s'en revenait le soir par les boulevards et qu'à travers
les branches des arbres il apercevait l'espace sans fond,
les lueurs sans nom , l'abîme, l'ombre, le mystère, tout ce
qui n'est qu'humain lui semblait bien petit.
Il croyait être et il était peut -être en effet arrivé au
vrai de la vie et de la philosophie humaine, et il avait fini
par ne plus guère regarder que le ciel, seule chose que la
vérité puisse voir du fond de son puits.
Cela ne l'empêchait pas de multiplier les plans, les
combinaisons, les échafaudages, les projets d'avenir . Dans
cet état de rêverie, un æil qui eût regardé au dedans de
Marius, eût été ébloui de la pureté de cette âme. En effet,
s'il était donné à nos yeux de chair de voir dans la con
science d'autrui, on jugerait bien plus sûrement un homme
d'après ce qu'il rêve que d'après ce qu'il pense. Il y a de
IV 11

$
162 LES MISÉRABLES. MARIUS.

la volonté dans la pensée, il n'y en a pas dans le rêve. Le


rêve, qui est tout spontané, prend et garde, même dans
le gigantesque et l'idéal , la figure de notre esprit. Rien ne
sort plus directement et plus sincèrement du fond même
de notre âme que nos aspirations irréfléchies et démesu
rées vers les splendeurs de la destinée. Dans ces aspira
tions, bien plus que dans les idées composées, raisonnées
et coordonnées, on peut retrouver le vrai caractère de
chaque homme. Nos chimères sont ce qui nous ressemble
le mieux. Chacun rêve l'inconnu et l'impossible selon sa
nature .
Vers le milieu de cette année 1831, la vieille qui servait
Marius lui conta qu'on allait mettre à la porte ses voisins,
le misérable ménage Jondrette. Marius, qui passait presque
toutes ses journées dehors, savait à peine qu'il eût des
voisins.
Pourquoi les renvoie-t-on ? dit-il .
Parce qu'ils ne payent pas leur loyer, ils doivent
deux termes.
Combien est-ce ?
Vingt francs, dit la vieille.
Marius avait trente francs en réserve dans un tiroir.
Tenez, dit-il à la vieille, voilà vingt-cinq francs.
Payez pour ces pauvres gens, donnez -leur cing francs, et
ne dites pas que c'est moi.
EXCELLENCE DU MALUEUR. 163

VI

LB REMPLACANT

Le hasard fit que le régiment dont était le lieutenant


Théodule vint tenir garnison à Paris. Ceci fut l'occasion
d'une deuxième idée pour la tante Gillenormand. Elle avait,
une première fois, imaginé de faire surveiller Marius par
Théodule ; elle complota de faire succéder Théodule à
Marius.
A toute aventure, et pour le cas où le grand -père aurait
le vague besoin d'un jeune visage dans la maison, ces
rayons d'aurore sont quelquefois doux aux ruines, il était
expédient de trouver un autre Marius. Soit, pensa -t- elle,
c'est un simple erratum comme j'en vois dans les livres ;
Marius, lisez Théodule .
Un petit neveu est l'à peu près d'un petit-fils ; à défaut
d'un avocat, on prend un lancier.
Un matin que M. Gillenormand était en train de lire
quelque chose comme la Quotidienne, sa fille entra, et lui
dit de sa voix la plus douce, car il s'agissait de son favori :
-

Mon père, Théodule va venir ce matin vous présenter


ses respects.
-
Qui ça, Théodule ?
Votre petit -neveu.
Ah ! fit le grand -père.
Puis il se remit à lire, ne songea plus au petit-neveu qui
n'était qu'un Théodule quelconque, et ne tarda pas à avoir
164
LES MISÉRABLES . MARIUS.
beaucoup d'humeur, ce qui lui arrivait presque toujours
quand il lisait. La « feuille » qu'il tenait, royaliste d'ailleurs,
cela va de soi . annonçait pour le lendemain , sans aménité
aucune, un des petits événements quotidiens du Paris
d'alors : Que les élèves des écoles de droit et de méde
cine devaient se réunir sur la place du Panthéon à midi ;
pour délibérer . Il s'agissait d'une des questions du
moment , de l'artillerie de la garde nationale , et d'un conflit
entre le ministre de la guerre et « la milice citoyenne » au
sujet des canons parqués dans la cour du Louvre . Les étu
diants devaient « délibérer » là -dessus. Il n'en fallait pas
beaucoup plus pour gonſler M. Gillenormand .
Il songea à Marius, qui était étudiant , et qui , probable
ment, irait, comme les autres , « délibérer , à midi , sur la
place du Panthéon » .
Comme il faisait ce songe pénible , le lieutenant Théodule
entra, vêtu en bourgeois, ce qui était habile , et discrète
ment introduit par mademoiselle Gillenormand . Le lancier
avait fait ce raisonnement : – Le vieux druide n'a pas tout
placé en viager . Cela vaut bien qu'on se déguise en pékin
de temp s en temps .
Mademoiselle Gillenormand dit, haut, à son père :
-
Théodule , votre petit-neveu.
Et, bas , au lieutenant :
Approuve tout.
Et se retira.
Le lieutenant , peu accoutumé à des rencontres si véné
rables, balbutia avec quelque timidité : Bonjour, mon
oncle, et fit un salut mixte composé de l'ébauche involon
taire et machinale du salut militaire achevée en salut bour
geois.Ah ! c'est vous ; c'est bien , asseyez-vous,dit l'aïeul.
Cela dit, il oublia parfaitement le lancier .
Théodule s'assit , et M. Gillenormand se leva.
M. Gillenormand se mit à marcher de long en large, les
mains dans ses poches , parlant tout haut et tourmentant
avec ses vieux doigts irrités les deux montres qu'il avait
dans ses deux goussets .
Ce tas de morveux ! ça se convoque sur la place du
Panthéon ! Vertu de ma mie ! Des galopins qui étaient hier
EXCELLENCE DU MALHEUR. 165

en nourrice ! Si on leur pressait le nez, il en sortirait du


lait ! Et ça délibère demain à midi ! Où va- t -on ? où va-t-on ?
Il est clair qu'on va à l'abîme. C'est là que nous ont con
duits les descamisados ! L'artillerie citoyenne ! Délibérer
sur l'artillerie citoyenne ! S'en aller jaboter en plein air
sur les pétarades de la garde nationale ! Et avec qui vont
ils se trouver là ? Voyez un peu où mène le jacobinisme.
Je parie tout ce qu'on voudra, un million contre un fichtre,
qu'il n'y aura là que des repris de justice et des forçats
libérés. Les républicains et les galériens, ça ne fait qu'un
nez et qu'un mouchoir. Carnot disait : Où veux-tu que
j'aille, traître ? Fouché répondait: Où tu voudras, imbécile !
Voilà ce que c'est que les républicains.
C'est juste , dit Théodule .
M. Gillenormand tourna la tête à demi , vit Théodule, et
continua :
Quand on pense que ce drôle a eu la scélératesse de
se faire carbonaro ! Pourquoi as-tu quitté ma maison ? Pour
t'aller faire républicain. Pssst ! d'abord le peuple n'en veut
pas de ta république, il n'en veut pas, il a du bon sens, il
sait bien qu'il y a toujours eu des rois et qu'il y en aura
toujours, il sait bien que le peuple, après tout, ce n'est
que le peuple, il s'en burle, de ta république, entends -tu ,
crétin ? Est-ce assez horrible , ce caprice-là ? S'amouracher
du père Duchêne, faire les yeux doux à la guillotine, chan
ter des romances et jouer de la guitare sous le balcon de 93,
c'est à cracher sur tous ces jeunes gens -là, tant ils sont
bêtes ! Ils en sont tous là. Pas un n'échappe. Il suffit de res
pirer l'air qui passe dans la rue pour être insensé. Le dix
neuvième siècle est du poison. Le premier polisson venu
laisse pousser sa barbe de bouc, se croit un drôle pour de
vrai, et vous plante là les vieux parents. C'est républicain,
c'est romantique. Qu'est-ce que c'est que ça, romantique ?
faites-moi l'amitié de me dire ce que c'est que ça ? Toutes
les folies possibles. Il y a un an ,ça vous allait à llernani.
Je vous demande un peu, Ilernani ! des antithèses ! des
abominations qui ne sont pas même écrites en français !
Et puis on a des canons dans la cour du Louvre. Tels sont
les brigandages de ce temps- ci.
Vous avez raison, mon oncle, dit Théodule.
166 LES MISÉRABLES. . MARIUS.

M. Gillenormand reprit :
Des canons dans la cour du Muséum ! pourquoi faire ?
Canon, que me veux -tu ? Vous voulez donc mitrailler
l'Apollon du Belvédère ? Qu'est-ce que les gargousses ont
à faire avec la Vénus de Médicis ? Oh ! ces jeunes gens d'à
présent, tous des chenapans ! Quel pas grand chose que
leur Benjamin Constant ! Et ceux qui ne sont pas des scélé
rats sont des dadais ! Ils font tout ce qu'ils peuvent pour
être laids, ils sont mal habillés, ils ont peur des femmes,
ils ont autour des cotillons un air de mendier qui fait
éclater de rire les jeannetons ; ma parole d'honneur, on
dirait les pauvres honteux de l'amour. Ils sont difformes,
et ils se complètent en étant stupides ; ils répètent les
calembours de Tiercelin et de Potier, ils ont des habits
sacs, des gilets de palefrenier, des chemises de grosse toile,
des pantalons de gros drap, des bottes de gros cuir, et le
ramage ressemble au plumage. On pourrait se servir de
leur jargon pour ressemeler leurs savates. Et toute cette
inepte marmaille vous a des opinions politiques. Il devrait
être sévèrement défendu d'avoir des opinions politiques.
Ils fabriquent des systèmes, ils refont la société, ils démo
lissent la monarchie, ils flanquent par terre toutes les lois,
ils mettent le grenier à la place de la cave et mon portier
à la place du roi, ils bousculent l'Europe de fond en comble,
ils rebâtissent le monde, et ils ont pour bonne fortune de
regarder sournoisement les jambes des blanchisseuses qui
remontent dans leurs charrettes ! Ah ! Marius ! ah ! gueu
sard ! aller vociférer en place publique ! discuter, débattre,
prendre des mesures ! ils appellent cela des mesures, justes
dieux ! le désordre se rapetisse et devient niais. J'ai vu le
chaos, je vois le gâchis. Des écoliers délibérer sur la garde
nationale, cela ne se verrait pas chez les ogibewas et chez
les cadodaches ! Les sauvages qui vont tout nus, la caboche
coiffée comme un volant de raquette, avec une massue à
la patte , sont moins brutes que ces bacheliers -là ! Des mar
mousets de quatre sous ! ça fait les entendus et les jordon
nes ! ça délibère et ratiocine ! C'est la fin du monde. C'est
évidemment la fin de ce misérable globe terraqué. Il fallait
un hoquet final, la Francele pousse . Délibérez, mes drôles !
Ces choses-là arriveront tant qu'ils iront lire les journaux
EXCELLENCE DU MALHEUR . 167

sous les arcades de l'Odéon . Cela leur coûte un sou , et


leur bon sens, et leur intelligence, et leur ceur, et leur
åme, et leur esprit. On sort de là, et l'on fiche le camp de
chez sa famille. Tous les journaux sont de la peste ; tous,
même le Drapeau blanc ! au fond Martainville était un
jacobin. Ah ! juste ciel ! tu pourras te vanter d'avoir déses
péré ton grand-père, toi !
-
C'est évident, dit Théodule.
Et, profitant de ce que M. Gillenormand reprenait haleine,
le lancier ajouta magistralement :
Il ne devrait pas y avoir d'autre journal que le Moniteur
et d'autre livre que l'Annuaire militaire.
M. Gillenormand poursuivit :
C'est comme leur Sieyès ! un régicide aboutissant à un
sénateur ! car c'est toujours par là qu'ils finissent. On se
balafre avec le tutoiement citoyen pour arriver à se fai e
dire monsieur le comte . Monsieur le comte gros comme
le bras, des assommeurs de septembre ! Le philosophe
Sieyès ! Je me rends cette justice que je n'ai jamais fait
plus de cas des philosophies de tous ces philosophes-là que
des lunettes du grimacier de Tivoli . J'ai vu un jour les
sénateurs passer sur le quai Malaquais en manteaux de
velours violet semés d'abeilles avec des chapeaux à la
Henri IV. Ils étaient hideux. On eût dit les singes de la
cour du tigre. Citoyens, je vous déclare que votre progrès
est une folie, que votre humanité est un rêve, que votre
révolution est un crime, que votre république est un
monstre, que votre jeune France pucelle sort du lupanar,
et je vous le soutiens à tous, qui que vous soyez, fussiez
vous publicistes, fussiez -vous économistes, fussiez- vous
légistes, fussiez - vous plus connaisseurs en liberté, en
égalité et en fraternité que le couperet de la guillotine !
Je vous signifie cela, mes bonshommes !
Parbleu, cria le lieutenant, voilà qui est admirable
ment vrai .
M. Gillenormand interrompit un geste qu'il avait com
mencé, se retourna, regarda fixement le lancier Théodule
entre les deux yeux, et lui dit :
Vous êtes un imbécile.
LIVRE SIXIÈME

LA CONJONCTION DE DEUX ÉTOILES


7

LE SOBRIQUET , MODE DE FORMATION DES NOMS


DE FAMILLE

Marius à cette époque était un beau jeune homme de


moyenne taille, avec d'épais cheveux très noirs, un front
haut et intelligent , les narines ouvertes et passionnées,
l'air sincère et calme, et sur tout son visage je ne sais
quoi qui était hautain, pensif et innocent. Son profil, dont
toutes les lignes étaient arrondies sans cesser d'être fermes,
avait cette douceur germanique qui a pénétré dans la
physionomie française par l'Alsace et la Lorraine, et cette
absence complète d'angles qui rendait les sicambres si
reconnaissables parmi les romains et qui distingue la race
léonine de la race aquiline. Il était à cette saison de la vie où
l'esprit des hommes qui pensent se compose, presque à pro
portions égales, de profondeur et de naïveté. Une situation
grave étant donnée, il avait tout ce qu'il fallait pour être
stupide ; un tour de clef de plus, il pouvait être sublime.
Ses façons étaient réservées, froides, polies, peu ouvertes.
Comme sa bouche était charmante, ses lèvres les plus ver
meilles et ses dents les plus blanches du monde, son sou
rire corrigeait ce que toute sa physionomie avait de sévère.
A de certains moments, c'était un singulier contraste que
ce front chaste et ce sourire voluptueux. Il avait l'eil
petit et le regard grand .
Au temps de sa pire misère, il remarquait que lesjeunes
172 LES MISÉRABLES. MARIUS.

filles se retournaient quand il passait, et il se sauvait ou se


cachait, la mort dans l'âme. Il pensait qu'elles le regar
daient pour ses vieux habits et qu'elles en riaient, le fait
est qu'elles le regardaient pour sa grâce et qu'elles en
rêvaient .
Ce muet malentendu entre lui et les jolies passantes
l'avait rendu farouche. Il n'en choisit aucune, par l'excel
lente raison qu'il s'enfuyait devant toutes. Il vécut ainsi
indéfiniment, bêtement , disait Courfeyrac.
Courfeyrac lui disait encore : N'aspire pas à être
vénérable (car ils se tutoyaient, glisser au tutoiement est
la pente des amitiés jeunes). Mon cher, un conseil. Ne lis
pas tant dans les livres et regarde un peu plus les margo
tons. Les coquines ont du bon, ô Marius ! A force de t'en
fuir et de rougir, tu t'abrutiras.
D'autres fois Courfeyrac le rencontrait et lui disait :
Bonjour, monsieur l'abbé.
Quand Courfeyrac lui avait tenu quelque propos de ce
genre , Marius était huit jours à éviter plus que jamais les
1
femmes, jeunes et vieilles, et il évitait par-dessus le marché
Courfeyrac .
Il y avait pourtant dans toute l'immense création deux
femmes que Marius ne fuyait pas et auxquelles il ne
prenait point garde . A la vérité on l'eût fort étonné si on
.

lui eût dit que c'étaient des femmes. L'une était la vieille
barbue qui balayait sa chambre et qui faisait dire à Cour
feyrac : Voyant que sa servante porte sa barbe , Marius ne
porte point la sienne. L'autre était une espèce de petite fille
qu'il voyait très souvent et qu'il ne regardait jamais.
Depuis plus d'un an, Marius remarquait dans une allée
déserte du Luxembourg, l'allée qui longe le parapet de la
Pépinière, un homme et une toute jeune fille presque
toujours assis côte à côte sur le même banc, à l'extrémité
la plus solitaire de l'allée, du côté de la rue de l'Ouest.
Chaque fois que ce hasard qui se mêle aux promenades des
gens dont l'æil est retourné en dedans, amenait Marius
dans cette allée, et c'était presque tous les jours, il y
retrouvait ce couple. L'homme pouvait avoir une soixan
taine d'années ; il paraissait triste et sérieux ; toute sa per
sonne offrait cet aspect robuste et fatigué des gens de
LA GONJONCTION DE DEUX ÉTOILES. 173

guerre retirés du service. S'il avait eu une décoration ,


Marius eût dit : c'est un ancien officier. Il avait l'air bon,
mais inabordable, et il n'arrêtait jamais son regard sur le
regard de personne. Il portait un pantalon bleu, une
redingote bleue et un chapeau à bords larges, qui parais
saient toujours neufs, une cravate noire et une chemise de
quaker, c'est-à-dire éclatante de blancheur, mais de grosse
toile. Une grisette passant un jour près de lui , dit : Voilà
un veuf fort propre . Il avait les cheveux très blancs.
La première fois que la jeune fille qui l'accompagnait
vint s'asseoir avec lui sur le banc qu'ils semblaient avoir
adopté, c'était une façon de fille de treize ou quatorze ans,
maigre , au point d'en être presque laide, gauche, insi
gnifiante, et qui promettait peut-être d'avoir d'assez beaux
yeux. Seulement ils étaient toujours levés avec une sorte
d'assurance déplaisante. Elle avait cette mise à la fois
vieille et enfantine des pensionnaires de couvent ; une
robe mal coupée de gros mérinos noir. Ils avaient l'air
du père et de la fille .
Marius examina pendant deux ou trois jours cet homme
vieux qui n'était pas encore un vieillard et cette petite
fille qui n'était pas encore une personne, puis il n'y fit.
plus aucune attention . Eux de leur côté semblaient ne pas
même le voir. Ils causaient entre eux d'un air paisible et
indifférent. La fille jasait sans cesse, et gaîment. Le vieux
homme parlait peu, et, par instants, il attachait sur elle
des yeux remplis d'une ineffable paternité.
Marius avait pris l'habitude machinale de se promener
dans cette allée . Il les y retrouvait invariablement .
Voici comment la chose se passait :
Marius arrivait le plus volontiers par le bout de l'allée
opposé à leur banc. Il marchait toute la longueur de l'allée,
passait devant eux, puis s'en retournait jusqu'à l'extré
mité par où il était venu, et recommençait. Il faisait ce
va - et-vient cinq ou six fois dans sa promenade, et cette
promenade cinq ou six fois par semaine sans qu'ils en
fussent arrivés , ces gens et lui , à échanger un salut . Ce
personnage et cette jeune fille, quoiqu'ils parussent et
peut- être parce qu'ils paraissaient éviter les regards,
avaient naturellement quelque peu éveillé l'attention des
174 LES MISÉRABLES. MARIUS.

cinq ou six étudiants qui se promenaient de temps en temps


le long de la Pépinière ; les studieux après leurs cours, les
autres après leur partie de billard. Courfeyrac, qui était
des derniers, les avait observés quelque temps, mais
trouvant la fille laide , il s'en était bien vite et soigneu
sement écarté. Il s'était enfui comme un parthe en leur
décochant un sobriquet. Frappé uniquement de la robe
de la petite et des cheveux du vieux, il avait appelé la fille
mademoiselle Lanoire et le père monsieur Leblanc, si bien
que, personne ne les connaissant d'ailleurs, en l'absence
du nom, le surnom avait fait loi . Les étudiants disaient :
Ah ! monsieur Leblanc est à son banc ! et Marius,
comme les autres, avait trouvé commode d'appeler ce
monsieur inconnu M. Leblanc.
Nous ferons comme eux, et nous dirons M. Leblanc pour
la facilité de ce récit .
Marius les vit ainsi presque tous les jours à la même
heure pendant la première année. Il trouvait l'homme à
son gré, mais la fille assez maussade.

1
LA CONJONCTION DE DEUX ÉTOILES. 175

II

LUX PACTA EST

La seconde année, précisément au point de cette his


toire où le lecteur est parvenu, il arriva que cette habi
tude du Luxembourg s'interrompit, sans que Marius sût
trop pourquoi lui-même, et qu'il fut près de six mois sans
mettre les pieds dans son allée. Un jour enfin il y retourna.
C'était par une sereine matinée d'été, Marius était joyeux
comme on l'est quand il fait beau . Il lui semblait qu'il
avait dans le cour tous les chants d'oiseaux qu'il enten
dait et tous les morceaux de ciel veu qu'il voyait à travers
les feuilles dus arbres .
Il alla droit à « son allée » , et, quand il fut au bout, il
aperçut, toujours sur le même banc, ce couple connu.
Seulement, quand il approcha, c'était bien le même
homme ; mais il lui parut que ce n'était plus la même fille .
La personne qu'il voyait maintenant était une grande et
Selle créature ayant toutes les formes les plus charmantes
de la femme à ce momeat précis où elles se combinent
uncore avec toutes les grâces les plus naïves de l'enfant ;
moment fugitif et pur que peuvent seuls traduire ces deux
mots : quinze ans. C'étaient d'admirables cheveux châtains
nuancés de veines dorées, un front qui semblait fait de
marbre, des joues qui semblaient faites d'une feuille de
rose, un incarnat pâle, une blancheur émue, une bouche
exquise d'où le sourire sortait comme une clartą et la
176 LES MISÉRABLES. MARIUS.

parole comme une musique, une tête que Raphaël eut


donnée à Marie posée sur un cou que Jean Goujon eût
donné à Vénus. Et , afin que rien ne manquât à cette ravis
sante figure, le nez n'était pas beau, il était joli ; ni droit
ni courbé, ni italien ni grec ; c'était le nez parisien ; c'est
à -dire quelque chose de spirituel, de fin, d'irrégulier et de
pur, qui désespère les peintres et qui charme les poëtes.
Quand Marius passa près d'elle, il ne put voir ses yeux
qui étaient constamment baissés. Il ne vit que ses longs
cils châtains pénétrés d'ombre et de pudeur.
Cela n'empêchait pas la belle enfant de sourire tout en
écoutant l'homme à cheveux blancs qui lui parlait, et rien
n'était ravissant comme ce frais sourire avec des yeux
baissés .
Dans le premier moment, Marius pensa que c'était une
autre fille du même homme , une seur sans doute de la
première . Mais, quand l'invariable habitude de la prome
nade le ramena pour la seconde fois près du banc, et qu'il
l'eût examinée avec attention , il reconnut que c'était la
même. En six mois, la petite fille était devenue jeune fille;
voilà tout. Rien n'est plus fréquent que ce phénomène. Il
y a un instant où les filles s'épanouissent en un clin d'œil
et deviennent des roses tout à coup. Hier on les a laissées
enfants, aujourd'hui on les retrouve inquiétantes.
Celle-ci n'avait pas seulement grandi, elle s'était idéalisée.
Comme trois jours en avril suffisent à de certains arbres
pour se couvrir de fleurs, six mois lui avaient suffi pour
se vêtir de beauté. Son avril à elle était venu.
On voit quelquefois des gens qui , pauvres et mesquins,
semblent se réveiller, passent subitement de l'indigence
au faste, font des dépenses de toutes sortes, et deviennent
tout à coup éclatants, prodigues et magnifiques. Cela tient
à une rente empochée ; il y a eu une échéance hier. La
jeune fille avait touché son semestre.
Et puis ce n'était plus la pensionnaire avec son chapeau
de peluche , sa robe de mérinos, ses souliers d'écolier et
ses mains rouges ; le goût lui était venu avec la beauté;
c'était une personne bien mise avec une sorte d'élégance
simple et riche et sans manière . Elle avait une robe de
damas noir, un camail de même étoffe et un chapeau de
LA CONJONCTION DE DEUX ÉTOILES . 177

crepe blanc. Ses gants blancs montraient la finesse de sa


main qui jouait avec le manche d'une ombrelle en ivoire
chinois, et son brodequin de soie dessinait la petitesse de
son pied. Quand on passait près d'elle, toute sa toilette
exhalait un parfum jeune et pénétrant.
Quant à l'homme, il était toujours le même .
La seconde fois que Marius arriva près d'elle, la jeune
fille leva les paupières. Ses yeux étaient d'un bleu céleste et
profond, mais dans cet azur voilé il n'y avait encore que le
regard d'un enfant. Elle regarda Marius avec indifférence,
comme elle eût regardé le marmot qui courait sous les
sycomores, ou le vase de marbre qui faisait de l'ombre sur
le banc ; et Marius de son côté continua sa promenade en
pensant à autre chose.
Il passa encore quatre ou cinq fois près du banc où était
la jeune fille, mais sans même tourner les yeux vers elle.
Les jours suivants, il revint comme à l'ordinaire au
Luxembourg ; commeà l'ordinaire, il y trouva « le père et
la fille » , mais il n'y fit plus attention. Il ne songea pas
plus à cette fille quand elle fut belle qu'il n'y songeait
lorsqu'elle était laide. Il passait fort près du banc où elle
était, parce que c'était son habitude.

19 12
178 LES MISÉRABLES. MARIUS.

III

EPPET DE PRINTEMPS

Un jour, l'air était tiède, le Luxembourg était inondé


d'ombre et de soleil, le ciel était pur comme si les anges
l'eussent lavé le matin, les passereaux poussaient de petits
cris dans les profondeurs des marronniers. Marius avait
ouvert toute son âme à la nature, il ne pensait à rien, il
vivait et il respirait , il passa près de ce banc, la jeune fille
leva les yeux sur lui, leurs deux regards se rencon
trèrent .
Qu'y avait-il cette fois dans le regard de la jeune fille ?
Marius n'eût pu le dire. Il n'y avait rien et il y avait tout.
Ce fut un étrange éclair.
Elle baissa les yeux, et il continua son chemin.
Ce qu'il venait de voir, ce n'était pas l'æil ingénu et
simple d'un enfant, c'était un gouffre mystérieux qui
s'était entr'ouvert, puis brusquement refermé.
Il y a un jour où toute jeune fille regarde ainsi. Malheur
à qui se trouve là !
Ce premier regard d'une âme qui ne se connait pas
encore est comme l'aube dans le ciel. C'est l'éveil de
quelque chose de rayonnant et d'inconnu. Rien ne saurait
rendre le charme dangereux de cette lueur inattendue qui
éclaire vaguement tout à coup d'adorables ténèbres et qui
se compose de toute l'innocence du présent et de toute la
passion de l'avenir. C'est une sorte de tendresse indécise
A CONJONCTION DE DEUX ÉTOILES. 179

qui se révèle au hasard et qui attend . C'est un piège que


l'innocence tend à son insu et où elle prend des caurs
sans le vouloir et sans le savoir. C'est une vierge qui
regarde comme une femme.
Il est rare qu'une rêverie profonde ne naisse pas de ce
regard là où il tombe . Toutes les puretés et toutes les can
deurs se rencontrent dans ce rayon céleste et fatal qui,
plus que les cillades les mieux travaillées des coquettes,
a le pouvoir magique de faire subitement éclore au fond
d'une âme cette fleur sombre, pleine de parfums et de
poisons, qu'on appelle l'amour.
Le soir, en rentrant dans son galetas, Marius jeta les
yeux sur son vêtement , et s'aperçut pour la première fois
qu'il avait la malpropreté, l'inconvenance et la stupidité
inouïe d'aller se promener au Luxembourg avec ses habits
« de tous les jours » , c'est- à - dire avec un chapeau cassé
près de la ganse, de grosses bottes de roulier, un pantalon
noir blanc aux genoux et un habit noir pâle aux coudes.
180 LES MISÉRABLES . MARIUS .

IV

COMMENCEMENT D'UNE GRANDE MALADIE

Le lendemain , à l'heure accoutumée , Marius tira de son


armoire son habit neuf, son pantalon neut, son chapeau
neuf et ses bottes neuves ; il se revêtit de cette panoplie
complète, mit des gants, luxe prodigieux, et s'en alla au
Luxembourg .
Chemin faisant, il rencontra Courfeyrac, et feignit de ne
pas le voir. Courfeyrac en rentrant chez lui dit à ses amis :
Je viens de rencontrer le chapeau neuf et l'habit neuf
de Marius, et Marius dedans . Il allait sans doute passer un
examen . Il avait l'air tout bête .
Arrivé au Luxembourg, Marius fit le tour du bassin et
considéra les cygnes, puis il demeura longtemps en con
templation devant une statue qui avait la tête toute noire
de moisissure et à laquelle une hanche manquait. Il y avait
près du bassin un bourgeois quadragénaire et ventru qui
tenait par la main un petit garçon de cinq ans et lui disait :
- Évite les excès. Mon fils, tiens-toi à égale distance du
despotisme et de l'anarchie .- Marius écouta ce bourgeois.
Puis il fit encore une fois le tour du bassin . Enfin il se
dirigea vers « son allée » , lentement et comme s'il y allait
à regret. On eût dit qu'il était à la fois forcé et empêché
d'y aller. Il ne se rendait aucun compte de tout cela, et
croyait faire comme tous les jours.
En débouchant dans l'allée , il aperçut à l'autre bout
« sur leur banc » M. Leblanc et la jeune fille . Il boutonna
son habit jusqu'en haut , le tendit sur son torse pour qu'il
ne fît pas de plis, examina avec une certaine complaisance
les reflets lustrés de son pantalon et marcha sur le banc.
LA CONJONCTION DE DEUX ÉTOILES . 181

Il y avait de l'attaque dans cette marche et certainement


une velléité de conquête. Je dis donc : il marcha sur le
banc, comme je dirais : Annibal marcha sur Rome .
Du reste il n'y avait rien que de machinal dans tous ses
mouvements, et il n'avait aucunement interrompu les pré
occupations habituelles de son esprit et de ses travaux. Il
pensait dans ce moment-là que le Manuel du Baccalauréat
était un livre stupide et qu'il fallait qu'il eût été rédigé
par de rares crétins pour qu'on y analysât comme chefs
d'œuvre de l'esprit humain trois tragédies de Racine et
seulement une comédie de Molière . Il avait un sifflement
aigu dans l'oreille. Tout en approchant du banc, il tendait
les plis de son habit, et ses yeux se fixaient sur la jeune
fille. Il lui semblait qu'elle emplissait toute l'extrémité de
l'allée d'une vague lueur bleue .
A mesure qu'il approchait, son pas se ralentissait de
plus en plus. Parvenu à une certaine distance du banc,
bien avant d'être à la fin de l'allée , il s'arrêta, et il ne put
savoir lui-même comment il se fit qu'il rebroussa chemin.
Il pe se dit même point qu'il n'allait pas jusqu'au bout. Ce
ſut à peine si la jeune fille put l'apercevoir de loin et voir
le bel'air qu'il avait dans ses habits neufs. Cependant il se
tenait très droit, pour avoir bonne mine dans le cas où
quelqu'un qui serait derrière lui le regarderait.
Il atteignit le bout opposé, puis revint, et cette fois il
s'approcha un peu plus près du banc. Il parvint même jus
qu'à une distance de trois intervalles d'arbres, mais là il
sentit je ne sais quelle impossibilité d'aller plus loin, et il
hésita. Il avait cru voir le visage de la jeune fille se pen
cher vers lui. Cependant, il fit un effort viril et violent,
dompta l'hésitation, et continua d'aller en avant. Quelques
secondes après, il passait devant le banc, droit et ferme,
rouge jusqu'aux oreilles, sans oser jeter un regard à droite,
ni à gauche, la main dans son habit comme un homme
d'état. Au moment où il passa - sous le canon de la place
-
il. éprouva un affreux battement de cæur. Elle avait
comme la veille sa robe de damas et son chapeau de crêpe.
Il entendit une voix ineffable qui devait être « sa voix » .
Elle causait tranquillement. Elle était bien jolie. Il le sen
tait, quoiqu'il n'essayât pas de la voir. — Elle ne pourrait
182 LES MISÉRABLES . MARIUS.
cependant, pensait- il, s'empêcher d'avoir de l'estime et de
la considération pour moi si elle savait que c'est moi qui
suis le véritable auteur de la dissertation sur Marcos Obre
gon de la Ronda, que monsieur François de Neufchâteau
a mise , comme étant de lui , en tête de son édition de
Gil Blas !
Il dépassa le banc, alla jusqu'à l'extrémité de l'allée qui
était tout proche, puis revint sur ses pas et passa encore
devant la belle fille. Cette fois il était très påle. Du reste
il n'éprouvait rien que de fort désagréable. Il s'éloigna du
banc et de la jeune fille, et, tout en lui tournant le dos, il
se figurait qu'elle le regardait, et cela le faisait trébucher.
Il n'essaya plus de s'approcher du banc, il s'arrêta vers
la moitié de l'allée , et là, chose qu'il ne faisait jamais, il
s'assit, jetant des regards de côté , et songeant , dans les
profondeurs les plus indistinctes de son esprit, qu'après
tout il était difficile que les personnes dont il admirait le
chapeau blanc et la robe noire fussent absolument insen
sibles à son pantalon lustré et à son habit neuf.
Au bout d'un quart d'heure il se leva, comme s'il allait
recommencer à marcher vers ce banc qu'une auréole en
tourait. Cependant il restait debout et immobile. Pour la
première fois depuis quinze mois il se dit que ce monsieur
qui s'asseyait là tous les jours avec sa fille l'avait sans
doute remarqué de son côté et trouvait probablement son
assiduité étrange .
Pour la première fois aussi il sentit quelque irrévérence
à désigner cet inconnu , même dans le secret de sa pensée,
par le sobriquet de M. Leblanc.
Il demeura ainsi quelques minutes la tête baissée et
faisant des dessins sur le sable avec une baguette qu'il
avait à la main .
Puis il se tourna brusquement du côté opposé au banc,
à M. Leblanc et à sa fille, et s'en revint chez lui.
Ce jour-là il oublia d'aller dîner. A huit heures du soir
il s'en aperçut, et comme il était trop tard pour descendre
rue Saint-Jacques, tiens , dit-il, et il mangea un morceau
de pain .
Il ne se coucha qu'après avoir brossé son habit et l'avoir
plié avec soin .
LA CONJONCTION DE DEUX ETOILES . 183

DIVERS COUPS DB FOUDRE TOMBENI


SUR MAME BOUGON

Le lendemain, mame Bougon , c'est ainsi que Cour


feyrac nommait la vieille portière-principale -locataire
femme-de- ménage de la masure Gorbeau, elle s'appelait
en réalité madame Burgon , nous l'avons constaté, mais ce
brise-fer de Courfeyrac ne respectait rien, mame Bou
gon , stupéfaite , remarqua que monsieur Marius sortait
encore avec son habit neuf.
Il retourna au Luxembourg , mais il ne dépassa point
son banc de la moitié de l'allée . Il s'y assit comme la
veille, considérant de loin et voyant distinctement le cha
peau blanc, la robe noire et surtout la lueur bleue. Il n'en
bougea pas, et ne rentra chez lui que lorsqu'on ferma les
portes du Luxembourg. Il ne vit pas M. Leblanc et sa fille
se retirer . Il en conclut qu'ils étaient sortis du jardin par
la grille de la rue de l'Ouest . Plus tard , quelques semaines
après, quand il y songea, il ne put jamais se rappeler où il
avait dîné ce soir-là.
Le lendemain , c'était le troisième jour , mame Bougon
fut refoudroyée. Marius sortit avec son habit neuf.
Trois jours de suite ! s'écria- t- elle.
Elle essaya de le suivre, mais Marius marchait lestement
et avec d'immenses enjambées ; c'était un hippopotame
entreprenant la poursuite d'un chamois . Elle le perdit de
vue en deux minutes et rentra essoufflée, aux trois quarts
184 LES MISÉRABLES . MARIUS.

étouffée par son asthme, furieuse . Si cela a du bon sens,


grommela-t-elle, de mettre ses beaux habits tous les jours
et de faire courir les personnes comme cela !
Marius s'était rendu au Luxembourg .
La jeune fille y était avec M. Leblanc. Marius approcha
le plus près qu'il put en faisant semblant de lire dans un
livre, mais il resta encore fort loin, puis revint s'asseoir
sur son banc où il passa quatre heures à regarder sauter
dans l'allée les moineaux francs qui lui faisaient l'effet de
se moquer de lui .
Une quinzaine s'écoula ainsi. Marius allait au Luxem
bourg non plus pour se promener, mais pour s'y asseoir
toujours à la même place et sans savoir pourquoi . Arrivé
là, il ne remuait plus. Il mettait chaque matin son habit
neuf pour ne pas se montrer, et il recommençait le lende
main .
Elle était décidément d'une beauté merveilleuse. La
seule remarque qu'on pût faire qui ressemblât à une cri .
tique, c'est que la contradiction entre son regard qui était
triste et son sourire qui était joyeux donnait à son visage
quelque chose d'un peu égaré, ce qui fait qu'à de certains
moments ce doux visage devenait étrange sans cesser d'être
charmant .
LA CONJONCTION DE DEUX ÉTOILES . 185

VI

FAIT PRISONNIER

Un des derniers jours de la seconde semaine, Marius


était comme à son ordinaire assis sur son banc, tenant à
la main un livre ouvert dont depuis deux heures il n'avait
pas tourné une page . Tout à coup il tressaillit . Un événe
ment se passait à l'extrémité de l'allée. M. Leblanc et sa
fille venaient de quitter leur banc, la fille avait pris le bras
du père, et tous deux se dirigeaient lentement vers le
milieu de l'allée où était Marius. Marius ferma son livre, puis
il le rouvrit, puis il s'efforça de lire. Il tremblait. L'auréole
venait droit à lui . - Ah ! mon Dieu ! pensait-il, je n'aurai
jamais le temps de prendre une attitude. Cependant ,
l'homme à cheveux blancs et la jeune fille s'avançaient. Il
lui paraissait que cela durait un siècle et que cela n'était
qu'une seconde. Qu'est-ce qu'ils viennent faire par ici ?
se demandait -il. Comment ! elle va passer là ? Ses pieds
vont marcher sur ce sable, dans cette allée, à deux pas de
moi ? — Il était bouleversé, il eût voulu être très beau, il
eût voulu avoir la croix. Il entendait s'approcher le bruit
doux et mesuré de leurs pas. Il s'imaginait que M. Leblanc
lui jetait des regards irrités. Est- ce que ce monsieur va me
parler ? pensait -il. Il baissa la tête ; quand il la releva, ils
étaient tout près de lui. La jeune fille passa, et en passant
elle le regarda. Elle le regarda fixement, avec une douceur
pensive qui fit frissonner Marius de la tête aux pieds. Il lui
186 LES MISÉRABLES. MARIUS .

sembla qu'elle lui reprochait d'avoir été si longtemps sans


venir jusqu'à elle et qu'elle lui disait : C'est moi qui viens .
Marius resta ébloui devant ces prunelles pleines de rayons
et d'abîmes.
Il se sentait un brasier dans le cerveau. Elle était venue
à lui , quelle joie ! Et puis, comme elle l'avait regardé ! Elle
lui parut plus belle qu'il ne l'avait encore vue . Belle d'une
beauté tout ensemble féminine et angélique, d'une beauté
complète qui eût fait chanter Pétrarque et agenouiller
Dante . Il lui semblait qu'il nageait en plein ciel bleu. En
même temps il était horriblement contrarié, parce qu'il
avait de la poussière sur ses bottes.
Il croyait être sûr qu'elle avait regardé aussi ses bottes.
Il la suivit des yeux jusqu'à ce qu'elle eût disparu. Puis
il se mit à marcher dans le Luxembourg comme un fou . Il
est probable que par moments il riait tout seul et parlait
haut . Il était si rêveur près des bonnes d'enfants que cha
cune le croyait amoureux d'elle .
Il sortit du Luxembourg, espérant la retrouver dans
une rue .
Il se croisa avec Courfeyrac sous les arcades de l'Odéon
et lui dit : Viens dîner avec moi . Ils s'en allerent chez
Rousseau et dépensèrent six francs. Marius mangea comme
un ogre. Il donna six sous au garçon. Au dessert il dit à
Courfeyrac : As-tu lu le journal ? Quel beau discours a fait
Audry de Puyraveau !
Il était éperdument amoureux.
Après le dîner, il dit à Courfeyrac : Je te paye le spec
tacle. Il allèrent à la Porte - Saint - Martin voir Frédérick
dans l'Auberge des Adrets . Marius s'amusa énormément.
En même temps il eut un redoublement de sauvagerie .
En sortant du théâtre, il refusa de regarder la jarretière
d'une modiste qui enjambait un ruisseau, et Courfeyrac
ayant dit : Je mettrais volontiers cette femme dans ma col
lection , lui fit presque horreur.
Courfeyrac l'avait invité à déjeuner au café Voltaire le
lendemain . Marius y alla, et mangea encore plus que la
veille. Il était tout pensif et très gai. On eût dit qu'il sai
sissait toutes les occasions de rire aux éclats . Il embrassa
tendrement un provincial quelconque qu'on lui présenta.
LA CONJONCTION DE DEUX ÉTOILES . 187

Un cercle d'étudiants s'était fait autour de la table et l'on


avait parlé des niaiseries payées par l'état qui se débitent
en chaire à la Sorbonne, puis la conversation était tombée
sur les fautes et les lacunes des dictionnaires et des pro
sodies-Quicherat. Marius interrompit la discussion pour
s'écrier :-
C'est cependant bien agréable d'avoir la croix !
-
Voilà qui est drôle ! dit Courfeyrac bas à Jean Prou
vaire.
Non, répondit Jean Prouvaire, voilà qui est sérieux.
Cela était sérieux en effet. Marius en était à cette pre
mière heure violente et charmante qui commence les
grandes passions.
Un regard avait fait tout cela.
Quand la mine est chargée, quand l'incendie est prêt,
rien n'est plus simple. Un regard est une étincelle.
C'en était fait . Marius aimait une femme. Sa destinée
entrait dans l'inconnu .
Le regard des femmes ressemble à de certains rouages
tranquilles en apparence et formidables. On passe à côté
tous les jours paisiblement et impunément et sans se douter
de rien . Il vient un moment où l'on oublie même que cette
chose est là. On va, on vient, on rêve, on parle , on rit .
Tout à coup on se sent saisi . C'est fini . Le rouage vous
tient, le regard vous a pris . Il vous a pris, n'importe par
où ni comment, par une partie quelconque de votre pensée
qui traînait, par une distraction que vous avez eue. Vous
êtes perdu . Vous y passerez tout entier. Un enchaînement
de forces mystérieuses s'empare de vous. Vous vous débat
tez en vain. Plus de secours humain possible. Vous allez
tomber d'engrenage en engrenage, d'angoisse en angoisse,
de torture en torture , vous, votre esprit , votre fortune,
votre avenir, votre âme ; et, selon que vous serez au pou
voir d'une créature méchante ou d'un noble cæur, vous
ne sortirez de cette effrayante machine que deſiguré par
la honte ou transfiguré par la passion.
188 LES MISÉRABLES . MARIUS .

VII

AVENTURES DE LA LETTRE O
1

LIVRÉE AUX CONJECTURES

L'isolement, le détachement de tout, la fierté, l'indépen


dance, le goût de la nature , l'absence d'activité quoti
dienne et matérielle, la vie en soi, les lutto , secrètes de la
chasteté, l'extase bienveillante devant toute la création,
avaient préparé Marius à cette possession qu'on nomme la
passion. Son culte pour son père était devenu peu à peu,
une religion, et, comme toute religion, s'était retiré au
fond de l'âme. Il fallait quelque chose sur le premier plan.
L'amour vint .
Tout un grand mois s'écoula, pendant lequel Marius alla
tous les jours au Luxembourg. L'heure venue, rien ne pou
vait le retenir. — Il est de service, disait Courfeyrac.
Marius vivait dans les ravissements . Il est certain que la
jeune fille le regardait.
Il avait fini par s'enhardir, et il s'approchait du banc.
Cependant il ne passait plus devant, obéissant à la fois à
l'instinct de timidité et à l'instinct de prudence des amou
reux. Il jugeait utile de ne point attirer « l'attention du
père » . Il combinait ses stations derrière les arbres et les
piédestaux des statues avec un machiavélisme profond, de
façon à se faire voir le plus possible à la jeune fille et à se
laisser voir le moins possible du vieux monsieur. Quelque
fois, pendant des demi-heures entières, il restait immo
LA CONJONCTION DE DEUX ÉTOILES. 189

bile à l'ombre d'un Léonidas ou d'un Spartacus quelconque,


tenant à la main un livre au-dessus duquel ses yeux , dou
cement levés , allaient chercher la belle fille , et elle , de son
côté, détournait avec un vague sourire son charmant pro
fil vers lui . Tout en causant le plus naturellement et le
plus tranquillement du monde avec l'homme à cheveux
blancs, elle appuyait sur Marius toutes les rêveries d'un
wil virginal et passionné. Antique et immémorial manège
qu'Ève savait dès le premier jour du monde et que toute
femme sait dès le premier jour de la vie ! Sa bouche don
nait la réplique à l'un et son regard donnait la réplique à
l'autre.
Il faut croire pourtant que M. Leblanc finissait par
s'apercevoir de quelque chose, car souvent, lorsque Marius
arrivait, il se levait et se mettait à marcher. Il avait quitté
leur place accoutumée et avait adopté, à l'autre extrémité
de l'allée, le banc voisin du Gladiateur, comme pour voir
si Marius les y suivrait. Marius ne comprit point , et fit
cette faute . Le « père » commença à devenir inexact , et
n'amena plus « sa fille » tous les jours . Quelquefois il venait
seul . Alors Marius ne restait pas . Autre ſaute .
Marius ne prenait point garde à ces symptômes. De la
phase de timidité il avait passé, progrès naturel et fatal, à
la phase d'aveuglement. Son amour croissait. Il en rêvait
outes les nuits. Et puis il lui était arrivé un bonheur ines
péré, huile sur le teu , redoublement de ténèbres sur ses
yeux. Un soir, à la brune, il avait trouvé sur le banc que
« M. Leblanc et sa fille » venaient de quitter, un mouchoir,
un mouchoir tout simple et sans broderie, mais blanc, fin ,
et qui lui parut exhaler des senteurs ineflables . Il s'en
empara avec transport. Ce mouchoir était marqué des lettres
U. F .; Marius ne savait rien de cette belle enfant, ni sa
famille, ni son nom , ni sa demeure ; ces deux lettres étaient
la première chose d'elle qu'il saisissait , adorables initiales
sur lesquelles il commença -tout de suite à construire son
échafaudage. U était évidemment le prénom. Ursule! pensa
t -il, quel délicieux nom ! Il baisa le mouchoir, l'aspira, le
mit sur son cour, sur sa chair, pendant le jour, et la nuit
sous ses lèvres pour s'endormir.
J'y sens toute son âme ! s'écriait -il.
190 LES MISÉRABLES . MARIUS.

Ce mouchoir était au vieux monsieur qui l'avait tout


bonnement laissé tomber de sa poche.
Les jours qui suivirent la trouvaille , il ne se montra plus
au Luxembourg que baisant le mouchoir et l'appuyant sur
son cæur. La belle enfant n'y comprenait rien et lo lui
marquait par des signes imperceptibles.
O pudeur ! disait Marius.
LA CONJONCTION DE DEUX ÉTOILES. 91

VIII

LB6 INVALIDES EUX - MÊMES PEUVENT ÊTRB ABUREUX

Puisque nous avons prononcé le mot pudeur, et puisque


nous ne cachons rien, nous devons dire qu'une fois pour
tant, à travers ses extases, « son Ursule » lui donna un
grief très sérieux. C'était un de ces jours où elle détermi
nait M. Leblanc à quitter le banc et à se promener dans
l'allée. Il faisait une vive brise de prairial qui remuait le
haut des platanes. Le père et la fille, se donnant le bras,
venaient de passer devant le banc de Marius. Marius s'était
levé derrière eux et les suivait du regard, comme il con
vient dans cette situation d'âme éperdue.
Tout à coup un souffle de vent, plus en gaité que les
autres, et probablement chargé de faire les affaires du
printemps, s'envola de la pépinière, s'abattit sur l'allée,
enveloppa la jeune fille dans un ravissant frisson digne des
nymphes de Virgile et des faunes de Théocrite, et souleva
sa robe, cette robe plus sacrée que celle d'Isis, presque
jusqu'à la hauteur de la jarretière. Une jambe d'une forme
exquise apparut. Marius la vit . Il fut exaspéré et furieux.
La jeune fille avait rapidement baissé sa robe d'un mou
vement divinement effarouché, mais il n'en fut pas moins
indigné. -
Il était seul dans l'allée, c'est vrai. Mais il pou
vait y avoir eu quelqu'un. Et s'il y avait eu quelqu'uni
Comprend -on une chose pareille ? C'est horrible ce qu'elle
vient de faire là ! Hélas , la pauvre enfant n'avait rien
192 LES MISÉRABLES . MARIUS .

fait; il n'y avait qu'un coupable, le vent ; mais Marius, en


qui frémissait confusément le Bartholo qu'il y a dans
Chérubin, était déterminé à être mécontent, et était jaloux
de son ombre . C'est ainsi en effet que s'éveille dans le
caur humain , et que s'impose, même sans droit, l'âcre et
bizarre jalousie de la chair . Du reste, en dehors même de
cette jalousie, la vue de cette jambe charmante n'avait eu
pour lui rien d'agréable ; le bas blanc de la première
femme venue lui eût fait plus de plaisir.
Quand « son Ursule » , après avoir atteint l'extrémité de
l'allée, revint sur ses pas avec M. Leblanc et passa devant
le banc où Marius s'était rassis, Marius lui jeta un regard
bourru et féroce. La jeune fille eut ce petit redressement
en arrière accompagné d'un haussement de paupières qui
signifie : Eh bien , qu'est-ce qu'il a donc ?
Ce fut là leur « première querelle » .
Marius achevait à peine de lui faire cette scène avec les
yeux que quelqu'un traversa l'allée. C'était un invalide
tout courbé, tout ridé et tout blanc, en uniforme Louis XV ,
ayant sur le torse la petite plaque ovale de drap rouge aux
épées croisées, croix de Saint-Louis du soldat, et orné en
outre d'une manche d'habit sans bras dedans, d'un menton
d'argent et d'une jambe de bois. Marius crut distinguer
que cet être avait l'air extrêmement satisfait. Il lui sembla
même que le vieux cynique, tout en clopinant près de lui,
lui avait adressé un clignement d'eil très fraternel et très
joyeux, comme si un hasard quelconque avait fait qu'ils
pussent être d'intelligence et qu'ils eussent savouré en
commun quelque bonne aubaine . Qu'avait-il donc à être
si content, ce débris de Mars? Que s'était-il donc passé
entre cette jambe de bois et l'autre ? Marius arriva au
paroxysme de la jalousie. — Il était peut-être là ! se dit-il ;
il a peut-être vu ! Et il eut envie d'exterminer l'invalide.
Le temps aidant, toute pointe s'émousse. Cette colère de
Marius contre « Ursule » , si juste et si légitime qu'elle fût,
passa. Il finit par pardonner ; mais ce fut un grand effort;
il la bouda trois jours.
Cependant, à travers tout cela et à cause de tout cela, la
passion grandissait et devenait folle.
LA CONJONCTION DE DEUX ÉTOILES. 193

ΧΙ

ECLIPSB

On vient de voir comment Marius avait découvert ou


cru découvrir qu'Elle s'appelait Ursule .
L'appétit vient en aimant . Savoir qu'elle se nommait
Ursule , c'était déjà beaucoup ; c'était peu. Marius en trois
ou quatre semaines eut dévoré ce bonheur. Il en voulut un
autre. Il voulut savoir où elle demeurait .
Il avait fait une première faute : tomber dans l'embûche
du banc du Gladiateur. Il en avait fait une seconde : ne pas
rester au Luxembourg quand M. Leblanc y venait seul. ll
en fit une troisième . Immense . Il suivit « Ursule » .
Elle demeurait rue de l'Ouest , à l'endroit le moins fré
quenté , dans une maison neuve à trois étages d'apparence
modeste.
A partir de ce moment, Marius ajouta à son bonheur de
la voir au Luxembourg le bonheur de la suivre jusque
chez elle .
Sa faim augmentait . Il savait comment elle s'appelait,
son petit nom du moins, le nom charmant, le vrai nom
d'une femme; il savait où elle demeurait ; il voulut savoir
qui elle était.
Un soir, après qu'il les eut suivis jusque chez eux et
qu'il les eut vus disparaître sous la porte cochère, il entra
à leur suite et dit vaillamment au portier :
C'est le monsieur du premier qui vient de rentrer ?
13
194 LES MISÉRABLES. MARIUS.

Non , répondit le portier. C'est le monsieur du troi


sièrne.
Encore un pas de fait. Ce succès enhardit Marius.
Sur le devant ? demanda -t- il.
Parbleu ! fit le portier , la maison n'est bâtie que sur
la rue .
Et quel est l'état de ce monsieur ? repartit Marius.
C'est un rentier, monsieur. Un homme bien bon , et
qui fait du bien aux malheureux, quoique pas riche.
-
Comment s'appelle -t-il ? reprit Marius.
Le portier leva la tête, et dit :
Est-ce que monsieur est mouchard ?
Marius s'en alla assez penaud, mais fort ravi . Il avançait.
Bon, pensa -t-il. Je sais qu'elle s'appelle Ursule, qu'elle
est fille d'un rentier, et qu'elle demeure là, au troisième,
rue de l'Ouest .
Le lendemain M. Leblanc et sa fille ne firent au Luxem
bourg qu'une courte apparition. Ils s'en allèrent qu'il fai
sait grand jour. Marius les suivit rue de l'Ouest comme il
en avait pris l'habitude. En arrivant à la porte cochère,
M. Leblanc fit passer sa fille devant, puis s'arrêta avant de
franchir le seuil, se retourna et regarda Marius fixement.
Le jour d'après, ils ne vinrent pas au Luxembourg.
Marius attendit en vain toute la journée.
A la nuit tombée, il alla rue de l'Ouest, et vit de la
lumière aux fenêtres du troisième. Il se promena sous
ces fenêtres jusqu'à ce que cette lumière fût éteinte.
Le jour suivant, personne au Luxembourg. Marius atten
dit tout le jour, puis alla faire sa faction de nuit sous les
croisées. Cela le conduisait jusqu'à dix heures du soir. Son
diner devenait ce qu'il pouvait . La fièvre nourrit le malade
et l'amour l'amoureux .
Il se passa huit jours de la sorte . M. Leblanc et sa fille
ne paraissaient plus au Luxembourg. Marius faisait des con
jectures tristes ; il n'osait guetter la porte cochère pendant
le jour. Il se contentait d'aller à la nuit contempler la
clarté rougeâtre des vitres. Il y voyait par moments passer
des ombres, et le cœur lui battait.
Le huitième jour, quand il arriva sous les fenêtres, il n'y
avait pas de lumière. Tiens ! dit- il, la lampe n'est pas
3
LA CONJONCTION DE DEUX ÉTOILES . 195

encore allumée. Il fait nuit pourtant. Est-ce qu'ils seraient


sortis ? Il attendit jusqu'à dix heures. Jusqu'à minuit . Jus
qu'à unc heure du matin . Aucune lumière ne s'alluma aux
fenêtres du troisième étage et personne ne rentra dans la
maison . Il s'en alla très sombre .
Le lendemain, car il ne vivait que de lendemains en
lendemains, il n'y avait, pour ainsi dire, plus d'aujourd'hui
pour lui, le lendemain ij ne trouva personne au Luxem
bourg, il s'y attendait ; à la brunc, il alla à la maison . Au
cune lueur aux fenêtres ; les persiennes étaient fermécs; le
troisième était tout noir.
Marius frappa à la porte cochère, entra et dit au por
tier :
-
Le monsieur du troisième ?
Déménagé, répondit le portier.
Marius chancela et dit faiblement :
-
Depuis quand donc ?
D'hier.
Où demeure - t- il maintenant ?
Je n'en sais rien.
Il n'a donc point laissé sa nouvelle adresse ?
Non .
Et le portier levant le nez reconnut Marius.
Tiens ! c'est vous ! dit- il, mais vous êtes donc décidé.
ment quart-d'oeil ?
LIVRE SEPTIÈME

PATRON - MINETTE
1

LES MINES ET LES MINEURS

Les sociétés humaines ont toutes ce qu'on appelle dans


les théâtres un troisième dessous. Le sol social est partout
miné, tantôt pour le bien, tantôt pour le mal. Ces travaux
se superposent. Il y a les mines supérieures et les mines
inférieures. Il y a un haut et un bas dans cet obscur sous
sol qui s'effondre parfois sous la civilisation , et que notre
indifférence et notre insouciance foulent aux pieds. L'En
cyclopédie, au siècle dernier, était une mine presque à
ciel ouvert. Les ténèbres, ces sombres couveuses du chris
tianisme primitif, n'attendaient qu'une occasion pour faire
explosion sous les Césars et pour inonder le genre humain
de lumière. Car dans les ténèbres sacrées il y a de la
lumière latente. Les volcans sont pleins d'une ombre capa
ble de flamboiement. Toute lave commence par être nuit .
Les catacombes, où s'est dite la première messe, n'étaient
pas seulement la cave de Rome, elles étaient le souterrain
du monde.
Il y a sous la construction sociale, cette merveille com
pliquée d'une masure, des excavations de toute sorte. Il y
a la mine religieuse, la mine philosophique, la mine poli
tique, la mine économique, la mine révolutionnaire. Tel
pioche avec l'idée, tel pioche avec le chiffre, tel pioche
avec la colère . On s'appelle et on se répond d'une cata
combe à l'autre. Les utopies cheminent sous terre dans les
200 LES MISÉRABLES. -
MARIUS.

conduits. Elles s'y ramifient en tous sens. Elles s'y rencon


trent parfois, et y fraternisent. Jean - Jacques prête son pic
à Diogène qui lui prête sa lanterne. Quelquefois elles s'y
combattent. Calvin prend Socin au cheveux. Mais rien n'ar
rête ni n'interrompt la tension de toutes ces énergies vers
le but et la vaste activité simultanée, qui va et vient, monte,
descend et remonte dans ces obscurités, et qui transforme
lentement le dessus par le dessous et le dehors par le
dedans ; immense fourmillement inconnu. La société se
doute à peine de ce creusement qui lui laisse sa surface et
lui change les entrailles. Autant d'étages souterrains,
autant de travaux différents, autant d'extractions diverses.
Que sort-il de toutes ces fouilles profondes? L'avenir .
Plus on s'enfonce, plus les travailleurs sont mystérieux.
Jusqu'à un degré que le philosophe social sait reconnaitre,
le travail est bon ; au delà de ce degré, il est douteux et
mixte ; plus bas, il devient terrible. A une certaine profon
deur, les excavations ne sont plus pénétrables à l'esprit de
civilisation, la limite respirable à l'homme est dépassée ;
un commencement de monstres est possible.
L'échelle descendante est étrange ; et chacun de ces éche
lons correspond à un étage où la philosophie peut prendre
pied, et où l'on rencontre un de ses ouvriers, quelquefois
divins, quelquefois difformes. Au-dessous de Jean Huss, il
y a Luther ; au-dessous de Luther, il y a Descartes ; au-des
sous de Descartes, il y a Voltaire ; au-dessous de Voltaire,
il y a Condorcet ; au-dessous de Condorcet, il y a Robes
pierre ; au-dessous de Robespierre, il y a Marat ; au -dessous
de Marat, il y a Babeuf. Et cela continue. Plus bas, confu
sément, à la limite qui sépare l'indistinct de l'invisible , on
aperçoit d'autres hommes sombres, qui peut-être n'exis
tent pas encore. Ceux d'hier sont des spectres ; ceux de
demain sont des larves. L'ail de l'esprit les distingue obscu
rément. Le travail embryonnaire de l'avenir est une des
visions du philosophe .
Un monde dans les limbes à l'état de fætus, quelle
silhouette inouïe !
Saint-Simon, Owen, Fourier, sont là aussi, dans des sapes
latérales.
Certes, quoiqu'une divine chaîne invisible lie entre eux
PATRON -MINETTE . 201

à leur insu tous ces pionniers souterrains qui , presque tou


jours, se croient isolés, et qui ne le sont pas, leurs travaux
sont bien divers et la lumière des uns contraste avec le
flamboiement des autres. Les uns sont paradisiaques, les
autres sont tragiques. Pourtant, quel que soit le contraste,
tous ces travailleurs, depuis le plus haut jusqu'au plus noc
turne, depuis le plus sage jusqu'au plus fou, ont une simi
litude, et la voici : le désintéressement. Marat s'oublie
comme Jésus. Ils se laissent de côté, ils s'omettent, ils ne
songent point à eux. Ils voient autre chose qu'eux-mêmes.
Ils ont un regard , et ce regard cherche l'absolu . Le pre
mier a tout le ciel dans les yeux ; le dernier, si énigma
tique qu'il soit, a encore sous le sourcil la pâle clarté de
l'infini. Vénérez, quoi qu'il fasse, quiconque a ce signe, la
prunelle étoile .
La prunelle ombre est l'autre signe.
A elle commence le mal. Devant qui n'a pas de regard,
songez et tremblez. L'ordre social a ses mineurs noirs.
Il y a un point où l'approfondissement est de l'ensevelis
sement, et où la lumière s'éteint .
Au-dessous de toutes ces mines que nous venons d'indi
quer, au-dessous de toutes ces galeries, au-dessous de
tout cet immense système veineux souterrain du progrès
et de l'utopie, bien plus avant dans la terre, plus bas que
Marat, plus bas que Babeuf, plus bas, beaucoup plus bas,
et sans relation aucune avec les étages supérieurs, il y a
la dernière sape . Lieu formidable. C'est ce que nous avons
nommé le troisième dessous . C'est la fosse des ténèbres.
C'est la cave des aveugles. Inferi.
Ceci communique aux abîmes.
202 LES MISÉRABLES. MARIUS

II

LR BAS - FOND

Là le désintéressement s'évanouit. Le démon s'ébauche


vaguement ; chacun pour soi. Le moi sans yeux hurle,
cherche, tâtonne et ronge. L'Ugolin social est dans ce
gouffre.
Les silhouettes farouches qui rôdent dans cette fosse,
presque bêtes, presque fantômes, ne s'occupent pas du
progrès universel, elles ignorent l'idée et le mot, elles
n'ont souci que de l'assouvissement individuel. Elles sont
presque inconscientes, et il y a au dedans d'elles une sorte
d'effacement effrayant. Elles ont deux mères, toutes deux
marâtres, l'ignorance et la misère. Elles ont un guide, le
besoin ; et , pour toutes les formes de la satisfaction , l'appé
tit. Elles sont brutalement voraces, c'est- à -dire féroces, non
à la façon du tyran, mais à la façon du tigre. De la souf
france ces larves passent au crime ; filiation fatale, engen
drement vertigineux, logique de l'ombre. Ce qui rampe
dans le troisième dessous social, ce n'est plus la réclama
tion étouffée de l'absolu ; c'est la protestation de la matière.
L'homme y devient dragon. Avoir faim , avoir soif, c'est le
point de départ ; être Satan, c'est le point d'arrivée . De
cette cave sort Lacenaire .
On vient de voir tout à l'heure, au livre qu ième, un
des compartiments de la mine supérieure, de la grande
sape politique, révolutionnaire et philosophique. Là, nous
PATRON - MINETTE . 203

venons de le dire, tout est noble, pur, digne, honnête. Là,


certes , on peut se tromper , et l'on se trompe ; mais
l'erreur y est vénérable tant elle implique d'héroïsme. L'en
semble du travail qui se fait là a un nom, le Progrès.
Le moment est venu d'entrevoir d'autres profondeurs,
les profondeurs hideuses.
Il y a sous la société, insistons-y, et, jusqu'au jour où
l'ignorance sera dissipée, il y aura la grande caverne du
mal.
Cette cave est au-dessous de toutes et est l'ennemie de
toutes . C'est la haine sans exception . Cette cave ne connaît
pas de philosophes . Son poignard n'a jamais taillé de
plume. Sa noirceur n'a aucun rapport avec la noirceur
sublime de l'écritoire. Jamais les doigts de la nuit qui se
crispent sous ce plafond asphyxiant n'ont feuilleté un livre
ni déplié un journal. Babeuf est un exploiteur pour Car
touche ; Marat est un aristocrate pour Schinderhannes.
Cette cave a pour but l'effondrement de tout .
De tout . Y compris les sapes supérieures, qu'elle exécre.
Elle ne mine pas seulement, dans son fourmillement hideux,
l'ordre social actuel ; elle mine la philosophie; elle mine la
science, elle mine le droit, elle mine la pensée humaine,
elle mine la civilisation , elle mine la révolution , elle mine
le progrès. Elle s'appelle tout simplement vol, prostitution,
meurtre et assassinat. Elle est ténèbres, et elle veut le
chaos. Sa voûte est faite d'ignorance .
Toutes les autres, celles d'en haut, n'ont qu'un but, la
supprimer. C'est là que tendent, par tous leurs organes à la
fois, par l'amélioration du réel comme par la contempla
tion de l'absolu, la philosophie et le progrès. Détruisez la
cave Ignorance, vous détruisez la taupe Crime.
Condensons en quelques mots une partie de ce que nous
venons d'écrire. L'unique péril social, c'est l'Ombre.
Humanité, c'est identité . Tous les hommes sont la même
argile. Nulle différence, ici-bas du moins, dans la prédes
tination. Même ombre avant, même chair pendant, même
cendre úprès. Mais l'ignorance mêlée à la pâte humaine, la
noircit. Cette incurable noirceur gagne le dedans de
l'homme et y devient le Mal.
204 LES MISÉRABLES. MARIUS .

he
III

BABET, GUEULEMER , CLAQUESOUS ET MONTPARNASSE

Un quatuor de bandits, Claquesous, Gueulemer, Babet et


Montparnasse, gouvernait de 1830 à 1835 le troisième des
sous de Paris.
Gueulemer était un Hercule déclassé. Il avait pour antre
l'égout de l'Arche-Marion. Il avait six pieds de haut, des
pectoraux de marbre, des biceps d'airain, une respiration
de caverne, le torse d'un colosse, un crâne d'oiseau . On
croyait voir l'Ilercule Farnèse vêtu d'un pantalon de cou
til et d'une veste de velours de coton . Gueulemer, bâti de
cette façon sculpturale, aurait pu dompter les monstres ;
il avait trouvé plus court d'en être un. Front bas, tempes
larges, moins de quarante ans et la patte d'oie, le poil rude
et court, la joue en brosse, une barbe sanglière ; on voit
d'ici l'homme. Ses muscles sollicitaient le travail, sa stupi .
dité n'en voulait pas. C'était une grosse force paresseuse.
Il était assassin par nonchalance. On le croyait créole. Il
avait probablement un peu touché au maréchal Brune,
ayant été portefaix à Avignon en 1815. Après ce stage, il
était passé bandit.
La diaphanéité de Babet contrastait avec la viande de
Gueulemer . Babet était maigre et savant. Il était transpa
rent, mais impénétrable. On voyait le jour à travers les os,
mais rien à travers la prunelle. Il se déclarait chimiste. Il
avait été pitre chez Bobèche et paillasse chez Bobino. Il
PATRON - MINETTE. 205

avait joué le vaudeville à Saint -Mihiel. C'était un homme à


intentions, beau parleur, qui soulignait ses sourires et guil
lemettait ses gestes. Son industrie était de vendre en plein
vent des bustes de plâtre et des portraits du « chef de
l'état » . De plus, il arrachait les dents. Il avait montré des
phénomènes dans les foires, et possédé une baraque avec
trompette et cette affiche : Babet , artiste dentiste ,
membre des académies, fait des expériences physiques sur
métaux et métalloïdes, extirpe les dents , entreprend les chi
cots abandonnés par ses confrères. Prix : une dent, un franc
cinquante centimes ; deux dents, deux francs ; trois dents,
deux francs cinquante. Profitez de l'occasion . — (Ce « pro
fitez de l'occasion '» signifiait : faites -vous -en arracher le
plus possible.) Il avait été marié et avait eu des enfants. Il
ne savait pas ce que sa femme et ses enfants étaient devenus .
Il les avait perdus comme on perd son mouchoir . Haute
exception dans le monde obscur dont il était, Babet lisait
les journaux. Un jour, du temps qu'il avait sa famille avec
lui dans sa baraque roulante, il avait lu dans le Messager
qu'une femme venait d'accoucher d'un enfant suffisamment
viable , ayant un mufle de veau , et il s'était écrié : Voilà
une fortune ! ce n'est pas ma femme qui aurait l'esprit de
me faire un enfant comme cela !
Depuis, il avait tout quitté pour « entreprendre Paris » .
Expression de lui .
Qu'était- ce que Claquésous? C'était la nuit. Il attendait
pour se montrer que le ciel se fût barbouillé de noir. Le
soir il sortait d'un trou où il rentrait avant le jour. Où
était ce trou ? Personne ne le savait . Dans la plus complète
obscurité, à ses complices, il ne parlait qu'en tournant le
dos. S'appelait-il Claquesous ? non. Il disait : Je m'appelle
Pas-du-tout. Si une chandelle survenait, il mettait un
masque. Il était ventriloque. Babet disait : Claquesous esi
in nocturne à deux voik . Claquesous était vague, errant,
terrible. On n'était pas sûr qu'il eût un nom , Claquesous
étant un sobriquet ; on n'était pas sûr qu'il eût une voix,
son ventre parlant plus souvent que sa bouche ; on n'était
pas sûr qu'il eût un visage, personne n'ayant jamais vu que
on masque. Il disparaissait comme un évanouissement ;
ses apparitions étaient des sorties de terre.
206 LES MISÉRABLES. MARIUS.

Un être lugubre , c'était Montparnasse. Montparnasse


était un enfant; moins de vingt ans, un joli visage, des
lèvres qui ressemblaient à des cerises, de charmants che
veux noirs, la clarté du printemps dans les yeux ; il avait
tous les vices et aspirait à tous les crimes . La digestion
du mal le mettait en appétit du pire. C'était le gamin tourné
voyou , et le voyou devenu escarpe. Il était gentil , efféminé,
gracieux , robuste, mou , féroce. Il avait le bord du chapeau
relevé à gauche pour faire place à la touffe de cheveux ,
selon le style de 1829. Il vivait de voler violemment. Sa
redingote était de la meilleure coupe, mais râpée. Montpar
nasse, c'était une gravure de modes ayant de la misère et
commettant des meurtres . La cause de tous les attentats de
cet adolescent était l'envie d'être bien mis. La première
grisette qui lui avait dit : Tu esbeau , lui avait jeté la tache
de ténèbres dans le coeur, et avait fait un Caïn de cet Abel.
Se trouvant joli, il avait voulu être élégant ; or, la première
élégance, c'est l'oisiveté ; l'oisiveté d'un pauvre, c'est le
crime. Peu de rodeurs étaient aussi redoutés que Montpar
nasse. A dix-huit ans, il avait déjà plusieurs cadavres der
rière lui. Plus d'un passant les bras étendus gisait dans
l'ombre de ce misérable, la face dans une mare de sang.
Frisé, pommadé, pincé à la taille, des hanches de femme,
un buste d'officier prussien, le murmure d'admiration des
filles du boulevard autour de lui , la cravate savamment
nouée, un casse-tête dans sa poche, une fleur à sa bouton
nière ; tel était ce mirliflore du sépulcre .
PATRON -MINETTE . 207

IV

COMPOSITION DE LA TROUPE

A eux quatre, ces bandits formaient une sorte de Protée,


serpentant à travers la police et s'efforçant d'échapper aux
regards indiscrets de Vidocq « sous diverse figure, arbre,
flamme, fontaine » , s'entre - prêtant leurs noms et leurs
trucs, se dérobant dans leur propre ombre, boîtes à secrets
et asiles les uns pour les autres, défaisant leur personna
lités comme on ote son faux nez au bal masqué, parfois se
simplifiant au point de ne plus être qu'un , parfois se multi
pliant au point que Coco-Lacour lui-même les prenait pour
une foule .
Ces quatre hommes n'étaient point quatre hommes ; c'était
une sorte de mystérieux voleur à quatre têtes travaillant
en grand sur Paris ; c'était le polype monstrueux du mal
habitant la crypte de la société .
Grâce à leurs ramifications, et au réseau sous -jacent de
leurs relations, Babet, Gueulemer, Claquesous et Montpar
nasse avaient l'entreprise générale des guets-apens du
département de la Seine. Ils faisaient sur le passant le coup
d'état d'en bas . Les trouveurs d'idées en ce genre , les
hommes à imagination nocturne, s'adressaient à eux pour
l'exécution . On fournissait aux quatre coquins le canevas,
ils se chargeaient de la mise en scène. Ils travaillaient sur
scenario. Ils étaient toujours en situation de prêter un per
sonnel proportionné et convenable à tous les attentats ayant
208 LES MISÉRABLES: MARIUS .

besoin d'un coup d'épaule et suffisamment lucratifs. Un


crime étant en quête de bras, ils lui sous-louaient des com
plices. Ils avaient une troupe d'acteurs de ténèbres à la
disposition de toute les tragédies de cavernes.
Ils se réunissaient habituellement à la nuit tombante,
heure de leur réveil, dans les steppes qui avoisinent la Sal
pêtrière . Là, ils conféraient. Ils avaient les douze heures
noires devant eux ; ils en réglaient l'emploi.
Patron -Minelte , tel était le nom qu'on donnait dans la cir
culation souterraine à l'association de ces quatre hommes.
Dans la vieille langue populaire fantasque qui va s'effaçant
tous les jours, Patron -Minelle signifie le matin , de même que
Entre chien et loup signifie le soir. Cette appellation,
Patron-Minette , .venait probablement de l'heure à laquelle
leur besogne finissait, l'aube étant l'instant de l'évanouis
sement des fantômes et de la séparation des bandits. Ces
quatre hommes étaient connus sous cette rubrique . Quand
le président des assises visita Lacenaire dans sa prison, il
le questionna sur un méfait que Lacenaire niait. Qui a
fait cela ? demanda le président. Lacenaire fit cette réponse,
énigmatique pour le magistrat, mais claire pour la police :
C'est peut-être Patron -Minette.
On devine parfois une pièce sur l'énoncé des person
nages ; on peut de même presque apprécier une bande sur
la liste des bandits. Voici , car ces noms-lå surnagent dans
les mémoires spéciales, à quelles appellations répondaient
les principaux aſiliés de Patron-Minette :
Panchaud , dit Printanier, dit Bigrenaille.
Brujon. (Il y avait une dynastie de Brujon ; nous ne
renonçons pas à en dire un mot.)
Boulatruelle, le cantonnier déjà entrevu.
Laveuve .
Finistère.
Homère Hogu, 'nègre.
Mardisoir.
Dépêche .
Fauntleroy, dit Bouquetière.
Glorieux, forçat libéré.
Barrecarrosse, dit monsieur Dupont.
Lesplanade -du -Sud .
PATRON - MINETTE. 209

Poussagrive.
Carmagnolet .
Kruideniers , dit Bizarro.
Mangedentelle .
Les -pieds -en -l'air.
Demi-liard, dit Deux-milliards.
Etc. , etc.
Nous en passons , et non des pires . Ces noms ont des
figures. Ils n'expriment pas seulement des êtres, mais
des espèces. Chacun de ces noms répond à une variété
de ces difformes champignons du dessous de la civilisa
tion .
Ces ètres, peu prodigues de leurs visages, n'étaient pas de
ceux qu'on voit passer dans les rues. Le jour, fatigués des
nuits farouches qu'ils avaient, ils s'en allaient dormir,
tantôt dans les fours à plâtre, tantôt dans les carrières
abandonnées de Montmartre ou de Montrouge, parfois dans
les égouts. Ils se terraient.
Que sont devenus ces hommes ? Ils existent toujours. Ils
ont toujours existé. Horace en parle. Ambubaiarum collegia,
pharmacopolie, mendici, mimæ ; et, tant que la société
sera ce qu'elle est, ils seront ce qu'ils sont. Sous l'obscur
plafond de leur cave, ils renaissent à jamais du suintement
social. Ils reviennent, spectres, toujours identiques ; seule
ment ils ne portent plus les mêmes noms et ils ne sont plus
dans les mêmes peaux.
Les individus extirpés, la tribu subsiste.
Ils ont toujours les mêmes facultés. Du truand au rôdeur,
la race se maintient pure. Ils devinent les bourses dans les
poches, ils flairent les montres dans les goussets. L'or et
l'argent ont pour eux une odeur. Il y a des bourgeois naïfs
dont on pourrait dire qu'ils ont l'air volables. Ces hommes
suivent patiemment ces bourgeois. Au passage d'un étran
ger ou d'un provincial, ils ont des tressaillements d'arai
gnée.
Ces hommes-là, quand, vers minuit, sur un boulevard
désert, on les rencontre ou on les entrevoit, sont effrayants.
Ils ne semblent pas des hommes, mais des formes faites de
brume vivante ; on dirait qu'ils font habituellement bloc
avec les ténèbres, qu'ils n'en sont pas distincts, qu'ils n'ont
IV
210 LES MISÉRABLES. MARIUS.
pas d'autre âme que l'ombre, et que c'est momentanément,
et pour vivre pendant quelques minutes d'une vie mons
trueuse, qu'ils se sont désagrégés de la puit.
Que faut-il pour faire évanouir ces larves ? De la lumière.
De la lumière à flots. Pas une chauve - souris ne résiste à
l'aube. Éclairez la société en dessous.

1
LIVRE HUITIÈME

LE MAUVAIS PAUVRE
I

NARIUS CHERCHANT UNE FILLE EN CHAPEAU


RENCONTRE UN HOMME EN CASQUETTB

L'été passa, puis l'automne ; l'hive : viro Ni M. Leblanc ni


la jeune fille n'avaient remis les pieds au Luxembourg.
Marius n'avait plus qu'une pensée, revoir ce doux et ado
rable visage. Il cherchait toujours, il cherchait partout; il
ne trouvait rien. Ce n'était plus Marius le rêveur enthou
siaste, l'homme résolu, ardent et ferme, le hardi provo
cateur de la destinée, le cerveau qui échafaudait avenir
sur avenir, le jeune esprit encombré de plans, de projets,
de fiertés, d'idées et de volontés ; c'était un chien perdu.
Il tomba dans une tristesse noire. C'était fini; le travail le
rebutait, la promenade le fatiguait, la solitude l'ennuyait;
la vaste nature, si remplie autrefois de formes, de clartés,
de voix, de conseils, de perspectives, d'horizons, d'ensei
gnements, était maintenant vide devant lui. Il lui semblait
que tout avait disparu .
Il pensait toujours, car il ne pouvait faire autrement ;
mais il ne se plaisait plus dans ses pensées. A tout ce
qu'elles lui proposaient tout bas sans cesse, il répondait
dans l'ombre : A quoi bon?
Il se faisait cent reproches. Pourquoi l'ai-je suivie ?
J'étais si heureux rien que de la voir ! Elle me regardait;
est - ce que ce n'était pas immense ? Elle avait l'air de
m'aimer. Est -ce que ce n'était pas tout ? J'ai voulu avoir
quoi ? Il n'y a rien après cela. J'ai été absurde. C'est ma
214 LES MISÉRABLES. MARIUS .

faute, etc. , etc. Courfeyrac, auquel il ne confiait rien ,


c'était sa nature, mais qui devinait un peu tout, c'était sa
nature aussi, avait commencé par le féliciter d'être amou
reux, en s'en ébahissant d'ailleurs; puis, voyant Marius
tombé dans cette mélancolie, il avait fini par lui dire : - Je
vois que tu as été simplement un animal. Tiens, viens à la
Chaumière.
Une fois, ayant confiance dans un beau soleil de sep
tembre , Marius s'était laissé mener au bal de Sceaux par
Courfeyrac, Bossuet et Grantaire, espérant, quel rêve !
qu'il la retrouverait peut- être là. Bien entendu, il n'y vit
pas celle qu'il cherchait. - C'est pourtant ici qu'on trouve
toutes les femmes perdues, grommelait Grantaire en aparté.
Marius laissa ses amis au bal, et s'en retourna à pied, seul,
las, fiévreux, les yeux troubles et tristes dans la nuit, ahuri
de bruit et de poussière par les joyeux coucous pleins
d'êtres chantants qui revenaient de la fête et passaient à
côté de lui, découragé, aspirant pour se rafraîchir la tête
l'acre senteur des noyers de la route.
Il se remit à vivre de plus en plus seul, égaré, accablé,
tout à son angoisse intérieure, allant et venant dans sa
douleur comme le loup dans le piége, quêtant partout
l'absente, abruti d'amour.
Une autre fois, il avait fait une rencontre qui lui avait
produit un effet singulier. Il avait croisé dans les petites
rues qui avoisinent le boulevard des Invalides un homme
vêtu comme un ouvrier et coiffé d'une casquette à longue
visière qui laissait passer des mèchesde cheveux très blancs.
Marius fut frappé de la beauté de ces cheveux blancs et
considéra cet homme qui marchait à pas lents et comme
absorbé dans une méditation douloureuse. Chose étrange,
il lui parut reconnaitre M. Leblanc. C'étaient les mêmes
cheveux, le même profil, autant que la casquette le laissait
voir, la même allure, seulement plus triste. Mais pourquoi
es habits d'ouvrier? qu'est -ce que cela voulait dire? que
signifiait ce déguisement? Marius füt très étonné. Quand il
revint à lui, son premier mouvement fut de se mettre à
suivre cet homme ; qui sait sil ne tenait point enfin la
trace qu'il cherchait ? En tout cas, il fallait revoir l'homme
de près et éclaircir l'énigme. Mais il s'avisa de cette idéo
LE MAUVAIS PAUVRE , 215

trop tard , l'homme n'était déjà plus là. Il avait pris quelque
petite rue latérale, et Marius ne put le retrouver. Cette
rencontre le préoccupa quelques jours, puis s'effaça.
Après tout, se dit-il, ce n'est probablement qu'une ressem
blance .
316 LES MISÉRABLES . MARIUS .

II

TROUVAILLE

Marius n'avait pas cessé d'habiter la masure Gorbeau . Il


n'y faisait attention à personne.
A cette époque, à la vérité, il n'y avait plus dans cette
masure d'autres habitants que lui et ces Jondrette dont il
avait une fois acquitté le loyer, sans avoir du reste jamais
parlé ni au père, ni à la mère, ni aux filles. Les autres
locataires étaient déménagés ou morts, ou avaient été
expulsés faute de payement.
Un jour de cet hiver -là, le soleil s'était un peu montré
dans l'après -midi, mais c'était le 2 février , cet antique
jour de la Chandeleur dont le soleil traître, précurseur
d'un froid de six semaines, a inspiré à Mathieu Laensberg
ces deux vers restés justement classiques :
Qu'il luise ou qu'il luiserne,
L'ours rentre en sa caverne .

Marius venait de sortir de la sienne . La nuit tombait.


C'était l'heure d'aller dîner ; car il avait bien fallu se
remettre à dîner, hélas ! 0 infirmités des passions idéales !
Il venait de franchir le seuil de sa porte que mame Bou
gon balayait en ce moment-là même tout en prononçant
ce mémorable monologue :
LE MAUVAIS PAUVRE. 217
-
Qu'est- ce qui est bon marché à présent ? tout est
cher. Il n'y a que la peine du monde qui est bon marché ;
elle est pour rien, la peine du monde !
Marius montait à pas lents le boulevard vers la barrière
afin de gagner la rue Saint-Jacques. Il marchait pensif, la
tête baissée.
Tout à coup il se sentit coudoyé dans la brume ; il se
retourna, et vit deux jeunes filles en haillons, l'une longue
et mince, l'autre un peu moins grande, qui passaient rapi
dement, essoufflées, effarouchées, et comme ayant l'air de
s'enfuir ; elles venaient à sa rencontre, ne l'avaient pas vu ,
et l'avaient heurté en passant. Marius distinguait dans le
crépuscule leurs figures livides, leurs têtes décoiffées,
leurs cheveux épars, leurs affreux bonnets, leurs jupes
en guenilles et leurs pieds nus. Tout en courant, elles
se parlaient. La plus grande disait d'une voix très basse :
Les cognes sont venus. Ils ont manqué me pincer au
demi-cercle .
L'autre répondait : Je les ai vus. J'ai cavalé, cavalé,
cavalé !
Marius comprit, à travers cet argot sinistre, que les gen
darmes ou les sergents de ville avaient failli saisir ces deux
enfants, et que ces enfants s'étaient échappés.
Elles s'enfoncèrent sous les arbres du boulevard der
rière lui, et y firent pendant quelques instants dans
l'obscurité une espèce de blancheur vague qui s'effaça.
Marius s'était arrêté un moment.
Il allait continuer son chemin lorsqu'il aperçut un petit
paquet grisâtre à terre à ses pieds. Il se baissa et le ramassa.
C'était une façon d'enveloppe qui paraissait contenir des
papiers.
Bon, dit-il, ces malheureuses auront laissé tomber
cela !
Il revint sur ses pas, il appela, il ne les retrouva plus ; il
pensa qu'elles étaient déjà loin, mit le paquet dans sa poche,
et s'en alla dîner.
Chemin faisant, il vit dans une allée de la rue Mouffetard
une bière d'enfant couverte d'un drap noir, posée sur trois
chaises et éclairée par une chandelle. Les deux filles du
crépuscule lui revinrent à l'esprit.
218 LES MISÉRABLES . MARIUS.

Pauvres mères ! pensa -t- il. Il y a une chose plus triste


que de voir ses enfants mourir, c'est de les voir mal
vivre .
Puis ces ombres qui variaient sa tristesse lui sortirent
de la pensée, et il retomba dans ses préoccupations habi
tuelles. Il se remit à songer à ses six mois d'amour et de
bonheur en plein air et en pleine lumière sous les beaux
arbres du Luxembourg .
Comme ma vie est devenue sombrel se disait- il. Les
jeunes filles m'apparaissent toujours. Seulement autrefois
c'étaient les anges ; maintenant ce sont les goules.
LE MAUVAIS PAUVRE . 219

III

QUADRIFRONS

Le soir, comme il se déshabillait pour se coucher, sa


main rencontra dans la poche de son habit le paquet qu'il
avait ramassé sur le boulevard. Il l'avait oublié. Il songea
qu'il serait utile de l'ouvrir, et que ce paquet contenait
peut- être l'adresse de ces jeunes filles, si, en réalité, il
leur appartenait, et dans tous les cas les renseignements
nécessaires pour le restituer à la personne qui l'avait
perdu .
Il défit l'enveloppe.
Elle n'était pas cachetée et contenait quatre lettres, non
cachetées également .
Les adresses y étaient mises.
Toutes quatre exhalaient une odeur d'affreux tabac.
La première lettre était adressée : à Madame, madame
la marquise de Grucheray , place vis-à-vis la chambre des
députés, nº...
Marius se dit qu'il trouverait probablement là les indi
cations qu'il cherchait, et que d'ailleurs la lettre n'étant
pas fermée, il était vraisemblable qu'elle pouvait être lue
sans inconvénient.
Elle était ainsi conçue :

« Madame la marquiza,
a La vertu de la clémence et piété est celle qui unit plus
étroitement la sotiété . Promenez votre sentiment
220 LES MISERABLES . MARIUS .

« chrétien, et faites un regard de compassion sur cette


« infortuné español victime de la loyauté et d'attachement
« à la cause sacrée de la légitimité, qu'il a payé de son
« sang, consacrée sa fortune, toutte, pour défendre cette
« cause, et aujourd'hui se trouve dans la plus grande
« misère. Il ne doute point que votre honorable personne
« l'accordera un secours pour conserver une existence
« éxtremement penible pour un militaire d'éducation et
« d'honneur plein de blessures. Compte d'avance sur l'hu
« manité qui vous animé et sur l'intérêt que Madame la
« marquise porte à une nation aussi malheureuse . Leur
« priere ne sera pas en vaine, et leur reconnaissance con
a servera sont charmant souvenir.
« De mes sentiments respectueux avec lesquelles j'ai
« l'honneur d'être,
« Madame,
« Don ALVARÈS, capitaine español de cabal
« lerie, royaliste refugié en France que se
« trouve en voyagé pour sa patrie et le
« manquent les réssources pour continuer
« son voyagé. »

Aucune adresse n'était jointe à la signature. Marius


espéra trouver l'adresse dans la deuxième lettre dont la
suscription portait : à Madame, madame la comtesse de
Montvernet, rue Cassette, no 9.
Voici ce que Marius y lut :

« Madame la comtesse,
« C'est une malheureuse meré de famille de six enfants
« dont le dernier n'a que huit mois. Moi malade depuis
« ma dernière couche, abandonnée de mon mari depuis
« cinq mois n'aiyant aucune réssource au monde dans la
« plus affreuse indigance.
« Dans l'espoir de Madame la comtesse, elle a l'honneur.
« d'être, madame, avec un profond respect,
« Femme BALIZARD . »
LE MAUVAIS PAUVRE. 221

Marius passa à la troisième lettre, qui était comme les


précédentes une supplique ; on y lisait :

« Monsieur Pabourgeot, électeur, négociant


« bonnetier en gros , rue Saint-Denis 'au
« coin de la rue aux Fers .

« Je me permets de vous adresser cette lettre pour vous


« prier de m'accorder la faveur prétieuse de vos simpaties
« et de vous intéresser à un homme de lettres qui vient
« d'envoyer un drame au théâtre-français. Le sujet en est
« historique, et l'action se passe en Auvergne du temps de
« l'empire . Le style, je crois, en est naturel, laconique, et
« peut avoir quelque mérite . Il y a des couplets a chanter
« a quatre endroits. Le comique, le sérieux , l'imprévu, s'y
« mêlent à la variété des caractères et a une teinte de
« romantisme répandue légèrement dans toute l'intrigue
« qui marche mistérieusement, et va, par des péripessies
« frappantes, se denouer au milieu de plusieurs coups
å de scènes éclatants .
« Mon but principal est de satisfère le desir qui anime
« progressivement l'homme de notre siècle, c'est à dire, la
( mode, cette caprisieuse et bizarre girouette qui change
« presque à chaque nouveau vent.
« Malgré ces qualités j'ai lieu de craindre que la jalou
« sie, l'égoïsme des auteurs privilégiiés, obtienne mon
« exclusion du théâtre, car je n'ignore pas les déboires
« dont on abreuve les nouveaux venus .
« Monsieur Pabourgeot, votre juste réputation de pro
« tecteur éclairé des gants de lettres m'enhardit à vous
« envoyer ma fille qui vous exposera notre situation indi
« gante , manquant de pain et de feu dans cette saison
« d'hyver. Vous dire que je vous prie d'agreer l'hommage
« que je désire vous faire de mon drame et de tous ceux
a que je ferai, c'est vous prouver combien j'ambicionne
« l'honneur de m'abriter sous votre égide, et de parer mes
a écrits de votre nom. Si vous daignez m'honorer de la
« plus modeste oftrande, je m'occuperai aussitôt à faire
« une pièsse de vers pour vous payer mon tribu de recon
« naissance. Cette piès.. '; que je tacherai de rendre aussi
22 % LES MISERABLES. MARIUS .

« parfaite que possible, vous sera envoyée avant d'être


« insérée au commencement du drame et débitée sur la
« scène.
« A Monsieur,
« Et Madame Pabourgeot,
« Mes hommages les plus respectueux.
« GenFlot , homme de lettres.
« P.S. Ne serait-ce que quarante sous.
« Excusez-moi d'envoyer ma fille et de ne pas me pré
« senter moi - même , inais de tristes motifs de toilette ne
« me permettent pas, hélas ! de sortir... »

Marius ouvrit enfin la quatrième lettre. Il y avait sur


l'adresse : Au monsieur bienfaisant de l'église Saint- Jac
ques-du -Haut-Pas. Elle contenait ces quelques lignes :
« Homme bienfaisant,
« Si vous daignez accompagner ma fille, vous verrez une
« calamité missérable, et je vous montrerai mes certifi
( cats .
« A l'aspect de ces écrits votre âme généreuse sera mue
a d'un sentiment de sensible bienveillance, car les vrais
« philosophes éprouvent toujours de vives émotions.
« Convenez, homme compatissant, qu'il faut éprouver le
« plus cruel besoin , et qu'il est bien douloureux, pour
« obtenir quelque soulagement, de le faire attester par
« l'autorité comme si l'on n'était pas libre de souffrir et de
« mourir d'inanition en attendant que l'on soulage notre
« misère. Les destins sont bien fatals pour d'aucuns et
« trop prodigue ou trop protecteur pour d'autres.
« J'attends votre présence ou votre offrande, si vous
« daignez la faire, et je vous prie de vouloir bien agréer
a les sentiments respectueux avec lesquels je m'honora
i d'ètre,
« homme vraiment magnanime,
« votre très humble
« et très obéissant serviteur,
« P. FABANTOU, arste dramatique. »
LE MAUVAIS PAUVRE. 223

Après avoir lu ces quatre lettres, Marius ne se trouva


pas beaucoup plus avancé qu'auparavant.
D'abord aucun des signataires ne donnait son adresse.
Ensuite elles semblaient venir de quatre individus diffé
ients, don Alvarès, la femme Balizard, le poëte Genflot et
l'artiste dramatique Fabantou ; mais ces lettres offraient
ceci d'étrange qu'elles étaient écrites toutes quatre de la
même écriture .
Que conclure de là, sinon qu'elles venaient de la même 4

personne ?
En outre, et cela rendait la conjecture encore plus vrai
semblable, le papier, grossier et jauni , était le même pour
les quatre, l'odeur de tabac était la même, et, quoiqu'on
eût évidemment cherché à varier le style, les mêmes fautes
d'orthographe s'y reproduisaient avec une tranquillité pro
fonde, et l'homme de lettres Genflot n'en était pas plus
exempt que le capitaine español.
S'évertuer à deviner ce petit mystère était peine inutile.
Si ce n'eût pas été une trouvaille, cela eût eu l'air d'une
mystification. Marius était trop triste pour bien prendre
même une plaisanterie du hasard et pour se prêter au jeu
que paraissait vouloir jouer avec lui le pavé de la rue. Il
lui semblait qu'il était à colin-maillard entre ces quatre
lettres qui se moquaient de lui.
Rien n'indiquait d'ailleurs que ces lettres appartinssent
aux jeunes filles que Marius avait rencontrées sur le bou
levard. Après tout, c'étaient des paperasses évidemment
sans aucune valeur.
Marius les remit dans l'enveloppe , jeta le tout dans un
coin , et se coucha.
Vers sept heures du matin, il venait de se lever et de
déjeuner, et il essayait de se mettre au travail lorsqu'on
frappa doucement à sa porte.
Comme il ne possédait rien, il n'ôtait jamais sa clef, si
ce n'est quelquefois, fort rarement, lorsqu'il travaillait à
quelque travail pressé. Du reste, même absent, il laissait
sa clef à sa serrure . On vous volera, disait mame Bou
gon. Quoi ? disait Marius. Le fait est pourtant qu'un
jour on lui avait volé une vieille aire de bottes, au grand
triomphe de mame Bougon.
224 LES MISÉRABLES. MARIUS.

On frappa un second coup, très doux comme le pre


mier.
-
Entrez, dit Marius.
La porte s'ouvrit.
Qu'est-ce que vous voulez, mame Bougon ? reprit
Marius sans quitter des yeux les livres et les manuscrits
qu'il avait sur sa table .
Une voix, qui n'était pas celle de mame Bougon, ré
pondit :
Pardon, monsieur...
C'était une voix sourde, cassée, etranglée, éraillée, une
voix de vieux homme enroué d'eau-de-vie et de rogome.
Marius se tourna vivement, et vit une jeune fille.
LE MAUVAIS PAUVRE. 225

IV

UNE ROSE DANS LA MISÈRR

Une toute jeune fille était debout dans la porte entre


bâillée. La lucarne du galetas où le jour paraissait était
précisément en face de la porte et éclairait cette figure
d'une lumière blafarde. C'était une créature hâve, chétive,
décharnée ; rien qu'une chemise et une jupe sur une nudité
frissonnante et glacée. Pour ceinture une ficelle, pour coif
fure uneficelle, des épaules pointues sortant de la chemise,
une påleur blonde et lymphatique, des clavicules terreuses,
des mains rouges, la bouche entr'ouverte et dégradée, des
dents de moins, l'ail terne, hardi et bas, les formes d'une
jeune fille avortée et le regard d'une vieille femme cor
rompue ; cinquante ans mêlés à quinze ans ; un de ces êtres
qui sont tout ensemble faibles et horribles et qui font
frémir ceux qu'ils ne font pas pleurer.
Marius s'était levé et considérait avec une sorte de stu
peur cet être, presque pareil aux formes de l'ombre qui
traversent les rêves.
Ce qui était poignant surtout, c'est que cette jeune fille
n'était pas venue au monde pour être laide. Dans sa pre
mière enfance, elle avait dû même être jolie. La grâce de
l'âge luttait encore contre la hideuse vieillesse anticipée
de la débauche et de la pauvreté. Un reste de beauté se
mourait sur ce visage de seize ans, comme ce pâle soleil
qui s'éteint sous d'affreuses nuées à l'aube d'une journée
d'hiver.
15
LES MISÉRABLES. MARIUS .
226
Ce visage n'était pas absolument inconnu à Marius. Il
croyait se rappeler l'avoir vu quelque part.
Que voulez -vous, mademoiselle ? demanda -t-il.
La jeune fille répondit avec sa voix de galérien ivre :
C'est une lettre pour vous , monsieur Marius .
Elle appelait Marius par son nom ; il ne pouvait douter
que ce ne fût à lui qu'elle eût affaire ; mais qu'était-ce que
cette fille ? comment savait-elle son nom ?
Sans attendre qu'il lui dît d'avancer, elle entra. Elle entra
résolûment , regardant avec une sorte d'assurance qui ser
rait le cour toute la chambre et le lit défait. Elle avait les
pieds nus . De larges trous à son jupon laissaient voir ses
longues jambes et ses genoux maigres . Elle grelottait .
Elle tenait en effet une lettre à la main qu'elle présenta
à Marius.
Marius en ouvrant cette lettre remarqua que le pain à
cacheter large et énorme était encore mouillé. Le message
ne pouvait venir de bien loin. Il lut :

« Mon aimable voisin, jeune homme !


« J'ai apris vos bontés pour moi, que vous avez payé
« mon terme il y a six mois. Je vous bénis, jeune homme.
« Ma fille aînée vous dira que nous sommes sans un mor
« ceau de pain depuis deux jours, quatre personnes, et
« mon épouse malade. Si je ne suis point dessu dans ma
« pensée, je crois devoir espérer que votre cœur géné
« reux s'humanisera à cet exposé et vous subjuguera le
« désir de m'être propice en daignant me prodiguer un
« léger bienfait.
« Je suis avec la considération distinguée qu'on doit aux
« bienfaiteurs de l'humanité,
« JONDRETTE .

Q P. S. Ma fille attendra vos ordres, cher monsieur


« Marius . »

Cette lettre, au milieu de l'aventure obscure qui occupait


Marius depuis la veille au soir, c'était une chandelle dans
une cave . Tout fut brusquement éclairé.
LE MAUVAIS PAUVRE . 227

Cette lettre venait d'où venaient les quatre autres. C'était


la même écriture, le même style, la même orthographe,
le même papier, la même odeur de tabac .
Il y avait cinq missives, cinq his oires, cinq noms, cinq
signatures, et un seul signataire. Le capitaine español don
Alvarès, la malheureuse mère Balizard, le poëte drama
tique Genflot, le vieux comédien Fabantou se nommaient
tous les atre Jondrette , si toutefois Jondrette lui-même
s'appelait Jondrette.
Depuis assez longtemps déjà que Marius habitait la
masure, il n'avait eu, nous l'avons dit, que de bien rares
occasions de voir, d'entrevoir même son très infime voisi
nage. Il avait l'esprit ailleurs, et où est l'esprit est le
regard. Il avait dû plus d'une fois croiser les Jondrette dans
le corridor et dans l'escalier ; mais ce n'étaient pour lui
que des silhouettes ; il y avait pris si peu garde que la veille
au soir il avait heurté sur le boulevard sans les reconnaître
les filles Jondrette, car c'était évidemment elles, et que
c'était à grand'peine que celle-ci , qui venait d'entrer dans
sa chambre , avait éveillé en lui, à travers le dégoût et la
pitié, un vague souvenir de l'avoir rencontrée ailleurs.
Maintenant il voyait clairement tout. Il comprenait que
son voisin Jondrette avait pour industrie dans sa détresse
d'exploiter la charité des personnes bienfaisantes, qu'il se
procurait des adresses, et qu'il écrivait sous des noms sup
posés à des gens qu'il jugeait riches et pitoyables des lettres
que ses filles portaient, à leurs risques et périls, car ce
père en était là qu'il risquait ses filles; il jouait une partie
avec la destinée et il les mettait au jeu . Marius compre
nait que probablement, à en juger par leur fuite de la
veille, par leur essoufflement, par leur terreur, et par ces
mots d'argot qu'il avait entendus, ces infortunées faisaient
encore on ne sait quels métiers sombres, et que de tout
cela il en était résulté, au milieu de la société humaine
telle qu'elle est faite, deux misérables êtres qui n'étaient
ni des enfants, ni des filles, ni des femmes, espèces de
monstres impurs et innocents produits par la misère .
Tristes créatures sans nom, sans âge, sans sexe, aux
quelles ni le bien, ni le mal se sont plus possibles, et qui,
en sortant de l'enfance, n'ont déjà plus rien dans ce monde,
228 LES SERABLES. MARIUS .

ni la liberté, ni la vertu, ni la responsabilité. Ames écloses


hier, fanées aujourd'hui, pareilles à ces fleurs tombées dans
la rue que toutes les boues flétrissent en attendant qu'une
roue les écrase.
Cependant, tandis que Marius attachait sur elle un regard
étonné et douloureux, la jeune fille allait et venait dans la
mansarde avec une audace de spectre. Elle se démenait
sans se préoccuper de sa nudité. Par instants, sa chemise
défaite et déchirée lui tombait presque à la ceinture. Elle
remuait les chaises, elle dérangeait les objets de toilette
posés sur la commode, elle touchait aux vêtements de
Marius, elle furetait ce qu'il y avait dans les coins.
-
Tiens, dit - elle, vous avez un miroir !
Et elle fredonnait, comme si elle eût été seule, des bribes
de vaudeville, des refrains folâtres que sa voix gutturale et
rauque faisait lugubres. Sous cette hardiesse perçait je ne
sais quoi de contraint, d'inquiet et d'humilié. L'effronterie
est une honte .
Rien n'était plus morne que de la voir s'ébattre et pour
ainsi dire voleter dans la chambre avec des mouvements
d'oiseau que le jour effare, ou qui a l'aile cassée. On sentait
qu'avec d'autres conditions d'éducation et de destinée,
l'allure gaie et libre de cette jeune fille eût pu être quelque
chose de doux et de charmant. Jamais parmi les animaux
la créature née pour être une colombe ne se change en
une orfraie . Cela ne se voit que parmi les hommes.
Marius songeait, et la laissait faire.
Elle s'approcha de la table.
Ah ! dit-elle, des livres !
Une lueur traversa son vil vitreux . Elle reprit, et son
accent exprimait le bonheur de se vanter de quelque chose,
auquel nulle créature humaine n'est insensible :
Je sais lire, moi.
Elle saisit vivement le livre ouvert sur la table, et lut
assez couramment :
. Le général Bauduin reçut l'ordre d'enlever avec les
a cinq bataillons de sa brigade le château de Hougomont.
u qui est au milieu de la plaine de Waterloo ... »
Elle s'interrompit :
Ah ! Waterloo ! Je connais ça . C'est une bataille dans
LE MAUVAIS PAUVRE. 229

les temps. Mon père y était. Mon père a servi dans les
armées. Nous sommes joliment bonapartistes chez nous,
allez ! C'est contre les anglais Waterloo.
Elle posa le livre, prit une plume, et s'écria :
Et je sais écrire aussi !
Elle trempa la plume dans l'encre, et se tournant vers
Marius :
Voulez-vous voir ? Tenez, je vais écrire un mot pour
voir.
Et avant qu'il eût eu le temps de répondre, elle écrivit
sur une feuille de papier blanc qui était au milieu de la
table : Les cognes sont là .
Puis jetant la plume :
.

Il n'y a pas de fautes d'orthographe. Vous pouvez


regarder. Nous avons reçu de l'éducation, ma seur et moi.
Nous n'avons pas tojours été comme nous sommes. Nous
n'étions pas faites ...
Ici elle s'arrêta, fixa sa prunelle éteinte sur Marius, et
éclata de rire en disant avec une intonation qui contenait
toutes les angoisses étouffées par tous les cynismes :
-
Bah !
Et elle se mit à fredonner ces paroles sur un air gai :

J'ai faim , mon père,


Pas de fricot.
J'ai froid, ma mère.
Pas de tricot .
Grelotte,
Lolotte !
Sanglote,
Jacquot !
o
A peine eut-elle achevé ce couplet qu'elle s'écria :
Allez - vous quelquefois au spectacle, monsieur Marius ?
Moi, j'y vais. J'ai un petit frère qui est ami avec des artistes
et qui me donne des fois des billets. Par exemple, je n'aime
pas les banquettes de galeries. On y est gêné, on y est mal.
Il y a quelquefois du gros monde ; il y a aussi du monde
qui sent mauvais.
230 LES MISERABLES . - MARIUS.

Puis elle considéra Marius, prit un air étrange, et lui


dit :
Savez - vous, monsieur Marius, que vous êtes très joli
garçon ?
Et en même temps il leur vint à tous les deux la même
pensée, qui la fit sourire et qui le fit rougir.
Elle s'approcha de lui, et lui posa une main sur l'épaule.
Vous ne faites pas attention à moi, mais je vous con
nais, monsieur Marius. Je vous rencontre ici dans l'escalier,
et puis je vous vois entrer chez un appelé le père Mabeuf
qui demeure du côté d'Austerlitz, des fois, quand je me
promène par là. Cela vous va très bien, vos cheveux ébou
riffés.
Sa voix cherchait à être très douce et ne parvenait qu'à
être très basse. Une partie des mots se perdait dans le
trajet du larynx aux lèvres comme sur un clavier où il
manque des notes.
Marius s'était reculé doucement.
Mademoiselle, dit-il avec sa gravité froide, j'ai lå un
paquet qui est, je crois, à vous. Permettez -moi de vous le
remettre .
Et il lui tendit l'enveloppe qui renfermait les quatre let
tres .
Elle frappa dans ses deux mains, et s'écria :
Nous avons cherché partout !
Puis elle saisit vivement le paquet, et défit l'enveloppe,
tout en disant :
-

Dieu de Dieu ! avons -nous cherché, ma sœur et moi !


Et c'est vous qui l'aviez trouvé ! Sur le boulevard, n'est- ce
pas ? ce doit être sur le boulevard ? Voyez -vous, ça a tombé
quand nous avons couru. C'est ma mioche de seur qui a
fait la bêtise . En rentrant nous ne l'avons plus trouvé.
Comme nous ne voulions pas être battues, que cela est
inutile, que cela est entièrement inutile, que cela est
absolument inutile, nous avons dit chez nous que nous
avions porté les lettres chez les personnes et qu'on nous
avait dit nix ! Les voilà, ces pauvres lettres ! Et à quoi avez
vous vu qu'elles étaient à moi ? Ah ! oui, à l'écriture ! C'est
donc vous que nous avons cogné en passant hier au soir.
On n'y voyait pas, quoi! J'ai dit à ma seur : Est -ce que
LE MAUVAIS PAUVRE . 231
. c'est un monsieur ? Ma seur m'a dit : Je crois que c'est un
monsieur.
Cependant, elle avait déplié la supplique adressée « au
« monsicur bienfaisant de l'église Saint- Jacques -du -Haut
«« Pas » .
Tiens! dit-elle, c'est celle pour ce vieux qui va à la
messe. Au fait, c'est l'heure. Je vas lui porter. Il nous
donnera peut-être de quoi déjeuner.
Puis elle se remit à rire , et ajouta :
Savez- vous ce que cela fera si nous déjeunons aujour
d'hui ? Cela fera que nous aurons eu notre déjeuner d'avant
hier, notre dîner d'avant-hier, notre déjeuner d'hier, notre
dîner d'hier, tout ça en une fois, ce matin . Tiens ! parbleu !
si vous n'êtes pas contents , crevez , chiens .
Ceci fit souvenir Marius de ce que la malheureuse venait
chercher chez lui .
Il fouilla dans son gilet, il n'y trouva rien.
La jeune fille continuait, et semblait parler comme si
elle n'avait plus conscience que Marius fût là.
-
Des fois je m'en vais le soir . Des fois je ne rentre pas.
Avant d'être ici, l'autre hiver, nous demeurions sous les
arches des ponts. On se serrait pour ne pas geler. Ma petite
sour pleurait. L'eau , comme c'est triste ! Quand je pensais
à me noyer, je disais : Non, c'est trop froid . Je vais toute
seule quand je veux, je dors des fois dans les fossés. Savez
vous, la nuit, quand je marche sur le boulevard, je vois les
arbres comme des fourches, je vois des maisons toutes
res grosses comme les tours de Notre-Dame, je me figure
que les murs blancs sont la rivière, je me dis : Tiens, il y
a de l'eau là ! Les étoiles sont comme des lampions d'illumi
nations, on dirait qu'elles fument et que le vent les éteint,
je suis ahurie, comme si j'avais des chevaux qui me soufflent
dans l'oreille ; quoique ce soit la nuit, j'entends des orgues
de Barbarie et les mécaniques des filatures, est-ce que je
sais, moi ? Je crois qu'on me jette des pierres, je me sauve
sans savoir, tout tourne, tout tourne. Quand on n'a pas
mangé, c'est très drôle.
Et elle le regarda d'un air égaré.
A force de creuser et d'approfondir ses poches, Marius
avait fini par réunir cinq francs seize sous. C'était en ce
232 LES MISÉRABLES. MARIUS .

moment tout ce qu'il possédait au monde, -Voilà toujours


mon dîner d'aujourd'hui, pensa -t- il, demain nous verrons.
S
Il prit les seize sous et donna les cinq francs à la fille.
Elle saisit la pièce.
Bon, dit-elle, il y a du soleil !
Et comme si ce soleil eût eu la propriété de faire fondre
dans son cerveau des avalanches d'argot, elle poursuivit :
Cinque francs ! du luisant, un monarquer dans cette
pioller c'est chenåtre ! Vous êtes un bon mion. Je vous fonce
mon palpitant. Bravo les fanandels ! deux jours de pivois !
et de la viandemuche ! et du fricotmar! on pitapcera che
nument ) et de la bonne mouise !
Elle ramena sa chemise sur ses épaules, fit un profond
salut à Marius, puis un signe familier de la main , et se diri
gea vers la porte en disant ;
Bonjour , monsieur. C'est égal. Je yas trouver mon
vieux.
En passant, elle aperçut sur la commode une croûte de
pain desséchée qui y moisissait dans la poussière, elle se jeta ·
dessus et y mordit en grommelant :
C'est bon ! c'est dur ! ça me casse les dents !
Puis elle sorţit.
LE MAUVAIS PAUVRE . 233

LE JUDAS DE LA PROVIDENCE

Marius depuis cinq ans avait vécu dans la pauvreté, dans


le dénûment, dans la détresse même, mais il s'aperçut qu'il
n'avait point connu la vraie misère. La vraie misère, il
venait de la voir. C'était cette larve qui venait de passer
sous ses yeux. C'est qu'en effet qui n'a vu que la misère de
l'homme n'a rien vu, il faut voir la misère de la femme;
qui n'a yu que la misère de la femme n'a rien vu, il faut
voir la misère de l'enfant.
Quand l'homme est arrivé aux dernières extrémités, il
arrive en même temps aux dernières ressources. Malheur
aux êtres sans défense qui l'entourent ! Le travail, le
salaire, le pain, le feu , le courage, la bonne volonté, tout
lui manque à la fois. La clarté du jour semble s'éteindre
au dehors, la lumière morale s'éteint au dedans ; dans ces
ombres, l'homme rencontre la faiblesse de la femme et de
l'enfant, et les ploie violemment aux ignominies,
Alors toutes les horreurs sont possibles . Le désespoir est
entouré de cloisons fragiles qui donnent toutes sur le vice
ou sur le crime.
La santé, la jeunesse, l'honneur, les saintes et farouches
délicatesses de la chair encore neuve, le cour, la virgi
nité, la pudeur, cet épiderme de l'âme, sont sinistrement
maniés par ce tâtonnement qui cherche des ressources,
qui rencontre l'opprobre, et qui s'en accommode. Pères,
234 LES MISERABLES. MARIUS .

mères, enfants, frères, seurs, hommes, femmes, filles,


adhérent, et s'agrégent presque comme une formation
minérale, dans cette brumeuse promiscuité de sexes, de
parentés, d'âges, d'infamies, d'innocences. Ils s'accrou
pissent, adossés les uns aux autres, dans une espèce de
destin taudis. Ils s'entre-regardent lamentablement. O les
infortunés ! comme ils sont pâles ! comme ils ont froid !
Il semble qu'ils soient dans une planète bien plus loin du
soleil que nous.
Cette jeune fille fut pour Marius une sorte d'envoyée des
ténèbres.
Elle lui révéla tout un côté hideux de la nuit.
Marius se reprocha presque les préoccupations de rêve
rie et de passion qui l'avaient empêché jusqu'à ce jour de
jeter un coup d'ail sur ses voisins. Avoir payé leur loyer,
c'était un mouvement machinal , tout le monde eût eu ce
mouvement ; mais lui Marius eût dû faire mieux. Quoi ! un
mur seulement le séparait de ces êtres abandonnés, qui
vivaient à tâtons dans la nuit, en dehors du reste des
vivants, il les coudoyait, il était en quelque sorte, lui, le
dernier chaînon du genre humain qu'ils touchassent, il les
entendait vivre ou plutôt râler à côté de lui, et il n'y pre
nait point garder tous les jours à chaque instant, à travers
la muraille, il les entendait marcher, aller, venir , parler,
et il ne prêtait pas l'oreille ! et dans ces paroles il y avait
des gémissements, et il ne les écoutait même pas ! sa pen
sée était ailleurs, à des songes, à des rayonnements impos
sibles, à des amours en l'air, à des folies; et cependant des
créatures humaines, ses frères en Jésus- Christ, ses frères
dans le peuple, agonisaient à côté de lui ! agonisaient inu
tilement ! Il faisait même partie de leur malheur, et i
l'aggravait. Car s'ils avaient eu un autre voisin, un voisin
moins chimérique et plus attentif, un homme ordinaire et
charitable, évidemment leur indigence eût été remarquée,
leurs signaux de détresse eussent été aperçus,et depuis
longtemps déjà peut-être ils eussent été recueillis et sau
vés ! Sans doute ils paraissaient bien dépravés, bien cor
rompus, bien avilis, bien odieux même, mais ils sont rares,
ceux qui sont tombés sans être dégradés ; d'ailleurs il y a
un point où les infortunés et les infâmes se mêlent et se
1
LE MAUVAIS PAUVRE . 235

confondent dans un seul mot, mot fatal, les misérables ; de


qui est-ce la fautc ? Et puis, est-ce que ce n'est pas quand
la chute est plus profonde que la charité doit être plus
grande ?
Tout en se faisant cette morale, car il y avait des occa
sions où Marius, comme tous les cours vraiment honnêtes,
était à lui-même son propre pédagogue et se grondait plus
qu'il ne le méritait, il considérait le mur qui le séparait
des Jondrette, comme s'il eût pu faire passer à travers cette
cloison son regard plein de pitié et en aller réchauffer ces
malheureux. Le mur était une mince lame de plâtre sou
tenue par des lattes et des solives, et qui , comme on vient
de le lire, laissait parfaitement distinguer le bruit des
paroles et des voix. Il fallait être le songeur Marius pour ne
pas s'en être encore aperçu. Aucun papier n'était collé sur
ce mur ni du côté des Jondrette, ni du côté de Marius ; on
en voyait à nu la grossière construction. Sans presque en
avoir conscience, Marius examinait cette cloison ; quel
quefois la rêverie examine, observe et scrute comme ferait
la pensée. Tout à coup, il se leva, il venait de remarquer
vers le haut, près du plafond, un trou triangulaire résul
tant de trois lattes qui laissaient un vide entre elles. Le
plâtras qui avait dû boucher ce vide était absent, et en
montant sur la commode on pouvait voir par cette ouver
ture dans le galetas des Jondrette . La commisération a et
doit avoir sa curiosité. Ce trou faisait une espèce de judas.
Il est permis de regarder l'infortune en traître pour la
secourir. - Voyons un peu ce que c'est que ces gens-là,
pensa Marius, et où ils en sont.
Il escalada la commode, approcha sa prunelle de la cre
Vasse et regarda.
236 LES MISÉRABLES , MARIUS .

VI

L'HOMME FAUVE AU GITL

Les villes, comme les forêts, ont leurs antres où se cachent


tout ce qu'elles ont de plus méchant et de plus redoutable.
Seulement, dans les villes, ce qui se cache ainsi est féroce,
immonde et petit, c'est - à - dire laid ; dans les forêts, ce qui
se cache est féroce, sauvage et grand, c'est- à -dire beau.
Repaires pour repaires, ceux des bêtes sont préférables à
ceux des hommes. Les cavernes valent mieux que les
bouges.
Ce que Marius voyait était un bouge.
Marius était pauvre et sa chambre était indigente ; mais,
de même que sa pauvreté était noble , son grenier était
propre. Le taudis où son regard plongeait en ce moment
était abject, sale, fétide, infect, ténébreux, sordide . Pour
tous meubles, une chaise de paille, une table infirme,
quelques vieux tessons, et dans deux coins deux grabats
indescriptibles ; pour toute clarté, une fenêtre -mansarde à
quatre carreaux, drapée de toiles d'araignée. Il venait par
cette lucarne juste assez de jour pour qu'une face d'homme
parût une face de fantôme. Les murs avaient un aspect
lépreux, et étaient couverts de coutures et de cicatrices
comme un visage défiguré par quelque horrible maladie .
Une humidité chassieuse y suintait. On y distinguait des
dessins obscènes grossièrement charbonnés.
La chambre que Marius occupait avait un pavage de
LE MAUVAIS PAUVRE . 237

briques délabré ; celle -ci n'était ni carrelée, ni planchéiée ;


on y marchait à cru sur l'antique plâtre de la masure devenu
noir sous les pieds. Sur ce sol inégal, où la poussière était
comme incrustée et qui n'avait qu'une virginité, celle du
balai, se groupaient capricieusement des constellations de
vieux chaussons, de savates et de chiffons affreux; du reste
cette chambre avait une cheminée ; aussi la louait-on qua
rante francs par an. Il y avait de tout dans cette cheminée,
un réchaud, une marmite, des planches cassées, des loques
pendues à des clous, une cage d'oiseau, de la cendre, et
même un peu de feu. Deux tisons y fumaient tristement.
Une chose qui ajoutait encore à l'horreur de ce galetas ,
c'est que c'était grand . Cela avait des saillies, des angles,
des trous noirs, des dessous de toits, des baies et des pro
montoires. De là d'affreux coins insondables où il semblait
que devaient se blottir des araignées grosses comme le
poing, des cloportes larges comme le pied, et peut-être
même on ne sait quels êtres humains monstrueux .
L'un des grabats était près de la porte, l'autre près de la
fenêtre. Tous deux touchaient par une extrémité à la che
minée et faisaient face à Marius .
Dans un angle voisin de l'ouverture par où Marius regar
dait, était accrochée au mur dans un cadre de bois noir
une gravure coloriée au bas de laquelle était écrit en grosses
lettres : LE SONGE. Cela représentait une femme endor
mie et un enfant endormi , l'enfant sur les genoux de la
femme, un aigle dans un nuage avec une couronne dans le
bas, et la femme écartant la couronne de la tête de l'en
fant, sans se réveiller d'ailleurs ; au fond Napoléon dans une
gloire s'appuyant sur une colonne gros bleu à chapiteau
jaune ornée de cette inscription :
MARINGO
AUSTERLITS
IENA

WAGRAMMB
ELOT

Au-dessus de ce cadre, une espèce de panneau de bois


plus long que large était posé à terre et appuyé en plan
incliné contre le mur. Cela avait l'air d'un tableau retourné,
238 LES MISÉRABLES . -
MARIUS .

d'un châssis probablement barbouillé de l'autre côté, de


quelque trumeau détaché d'une muraille et oublié là en
attendant qu'on le raccroche.
Près de la table, sur laquelle Marius apercevait une
plume, de l'encre et du papier, était assis un homme d'en
viron soixante ans, petit, maigre, livide, hagard, l'air fin ,
cruel et inquiet ; un gredin hideux.
Lavater, s'il eût considéré ce visage, y eût trouvé le vau
tour mêlé au procureur ; l'oiseau de proie et l'homme de
chicane s'enlaidissant et se complétant l'un par l'autre,
l'homme de chicane faisant l'oiseau de proie ignoble, l'oi
seau de proie faisant l'homme de chicane horrible.
Cet homme avait une longue barbe grise. Il était vetu
d'une chemise de femme qui laissait voir sa poitrine velue
et ses bras nus hérissés de poils gris. Sous cette chemise,
on voyait passer un pantalon boueux et des bottes dont
sortaient les doigts de ses pieds.
Il avait une pipe à la bouche et il fumait. Il n'y avait
plus de pain dans le taudis, mais il y avait encore du tabac.
Il écrivait, probablement quelque lettre comme celles
que Marius avait lues.
Sur un coin de la table on apercevait un vieux volume
rougeâtre dépareillé, et le format, qui était l'ancien in -12
des cabinets de lecture, révélait un roman. Sur la couver
ture, s'étalait ce titre imprimé en grosses majuscules :
DIEU , LE ROI , L'HONNEUR ET LES DAMES , PAR
DUCRAY - DUMINIL. 1814.
Tout en écrivant, l'homme parlait haut, et Marius enten
dait ses paroles :
Dire qu'il n'y a pas d'égalité, même quand on est
mort ! Voyez un peu le Père -Lachaise ! Les grands, ceux
qui sont riches, sont en haut, dans l'allée des acacias, qui
est pavée. Ils peuvent y arriver en voiture. Les petits, les
pauvres gens, les malheureux, quoil on les met dans le bas,
1 où il y a de la boue jusqu'aux genoux, dans les trous, dans
l'humidité. On les met là pour qu'ils soient plus vite gâtés !
On ne peut pas aller les voir sans enfoncer dans la terre .
Ici il s'arrêta, frappa du poing sur la table, et ajouta en
grinçant des dents :
Oh ! je mangerais le monde !
LE MAUVAIS PAUVRE . 239

Une grosse femme qui pouvait avoir quarante ans ou cent


ans était accroupie près de la cheminée sur ses talons
nus .
Elle n'était vêtue, elle aussi, que d'une chemise, et d'un
jupon de tricot rapiécé avec des morceaux de vieux drap.
Un tablier de grosse toile cachait la moitié du jupon.
Quoique cette femme fût pliée et ramassée sur elle-même,
on voyait qu'elle était de très haute taille . C'était une
espèce de géante à côté de son mari . Elle avait d'affreux
cheveux d'un blond roux grisonnants qu'elle remuait de
temps en temps avec ses énormes mains luisantes à ongles
plats.
A côté d'elle était posé à terre, tout grand ouvert, un
volume du même format que l'autre, et probablement du
même roman .
Sur un des grabats, Marius entrevoyait une espèce de
longue petite fille blême assise, presque nue et les pieds
pendants, n'ayant l'air ni d'écouter, ni de voir, ni de vivre.
La seur cadette sans doute de celle qui était venue chez
lui.
Elle paraissait onze ou douze ans. En l'examinant avec
attention, on reconnaissait qu'elle en avait bien quatorze.
C'était l'enfant qui disait la veille au soir sur le boulevard :
J'ai cavalé ! cuvalé ! cavalé !
Elle était de cette espèce malingre qui reste longtemps
en retard, puis pousse vite et tout à coup. C'est l'indigence
qui fait ces tristes plantes humaines. Ces créatures n'ont ni
enfance ni adolescence . A quinze ans, elles en paraissent
douze, à seize ans, elles en paraissent vingt. Aujourd'hui
petites filles, demain femmes. On dirait qu'elles enjambent
la vie, pour avoir fini plus vite.
En ce moment, cet étre avait l'air d'un enfant.
Du reste, il ne se révélait dans ce logis la présence d'au
cun travail ; pas un métier, pas un rouet, pas un outil.
Dans un coin quelques ferrailles d'un aspect douteux. C'était
cette morne paresse qui suit le désespoir et qui précède
l'agonie.
Marius considera quelque temps cet intérieur funèbre
plus effrayant que l'intérieur d'une tombe, car on y sentait
remuer l'âme humaine et palpiter la vie.
240 LES MISÉRABLES. MARIUS
Le galetas, la care, la basse fosse où de certains indigents
rampent au plus bas de l'édifice social, n'est pas tout à fait
le sépulcre, c'en est l'antichambre ; mais, comme ces riches
qui étalent leurs plus grandes magnificences à l'entrée de
leurpalais, il semble que la mort, qui est tout à côté, mette
ses plus grandes misères dans ce vestibule.
L'homme s'était tu , la femme ne parlait pas, la jeune fille
ne semblait pas respirer. On entendait crier la plume sur
le papier .
L'homme grommela, sans cesser d'écrire :
Canaille : canaille ! tout est canaille !
Cette variante à l'épiphonème de Salomon arracha un
soupir à la femme.
Petit ami, calme-toi, dit-elle. Ne te fais pas de mal,
chéri. Tu es trop bon d'écrire à tous ces gens-là, mon
homme.
Dans la misère, les corps se serrent les uns contre les
autres, comme dans le froid , mais les cours s'éloignent.
Cette femme, selon toute apparence, avait dû aimer cet
homme de la quantité d'amour qui était en elle ; mais pro
bablement, dans les reproches quotidiens et réciproques
d'une affreuse détresse pesant sur tout le groupe, cela
s'était éteint. Il n'y avait plus en elle pour son mari que de
la cendre d'affection . Pourtant les appellations caressantes,
comme cela arrive souvent, avaient survécu . Elle lui disait :
Chéri, petit ami, mon homme, etc., de bouche, le cœur se
taisant.
L'homme s'était remis à écrire.
LE MAUVAIS PAUVRE . 21

VII

STRATÉGIE ET TACTIQUB

Marius, la poitrine oppressée, allait redescendre de l'es


pèce d'observatoire qu'il s'était improvisé, quand un bruit
attira son attention et le fit rester à sa place .
La porte du galetas venait de s'ouvrir brusquement.
La fille aînée parut sur le seuil.
Elle avait aux pieds de gros souliers d'homme tachés de
boue qui avait jailli jusque sur ses chevilles rouges, et elle
était couverte d'une vieille mante en lambeaux que Marius
ne lui avait pas vue une heure auparavant, mais qu'elle
avait probablement déposée à sa porte afin d'inspirer plus
de pitié, et qu'elle avait dû reprendre en sortant . Elle
entra, repoussa la porte derrière elle, s'arrêta pour repren
dre haleine, car elle était tout essoufflée, puis cria avec
une expressi o de triomphe et de joie :
Il vient !
Le père tourna les yeux, la femme tourna la lèle, la petite
sour ne bougea pas.
-
Qui ? demanda le père.
-
Le monsieur !
Le philanthrope?
Oui .
De l'église Saint -Jacques ?
-
Oui .
Ce vieux ?
Oui .
Et il va venir ?
Il me suit.
Tu es sûre ?
IV 16
242 LES MISÉRABLES . MARIUS.

Je suis sûre .
Là, vrai , il vient?
Il vient en fiacre.
En fiacre. C'est Rothschild !
Le père se leva.
Comment es-tu sûre ? s'il vient en fiacre, comment se
fait -il que tu arrives avant lui ? Lui as -tu bien donné
l'adresse au moins ? lui as- tu bien dit la dernière porte au
lond du corridor à droite ? Pourvu qu'il ne se trompe pas !
Tu l'as donc trouvé à l'église? a - t - il lu ma lettre ? qu'est-ce
qu'il t'a dit ?
-
Ta, ta, tal dit la fille, comme tu galopes, bonhomme !
Voici : je suis entrée dans l'église, il était à sa place d'ha
bitude,je lui ai fait la révérence, et je lui ai remis la lettre,
il a lu, et il m'a dit : Où demeurez- vous, mon enfant ? J'ai
dit : Monsieur, je vas vous mener. Il m'a dit : Non, donnez
moi votre adresse, ma fille a des emplettes à faire, je vais
prendre une voiture et j'arriverai chez vous en même temps
que vous. Je lui ai donné l'adresse. Quand je lui ai dit la
maison, il a paru surpris et qu'il hésitait un instant, puis
il a dit : C'est égal, j'irai. La messe finie, je l'ai vu sortir
de l'église avec sa fille, je les ai vus monter en facre. Et
je lui ai bien dit la dernière porte au fond du corridor à
droite.
Et qu'est-ce qui te dit qu'il viendra ?
Je viens de voir le fiacre qui arrivait rie du Petit
Banquier. C'est ce qui fait que j'ai couru.
Comment sais-tu que c'est le même fiacre ?
Parce que j'en avais remarqué le numéro donc !
-

-
Quel est ce numéro ?
440 .
Bien, tu es une fille d'esprit.
La fille regarda hardiment son père, et, montrant les
chaussures qu'elle avait aux pieds :
Une fille d'esprit, c'est possible, mais je dis que je ne
mettrai plus ces souliers-là, et que je n'en veux plus, pour
la santé d'abord, et pour la propreté ensuite. Je ne connais
rien de plus agaçant que des semelles qui jutent et qui
font ghi , ghi , ghi, tout le long du chemin . J'aime mieux
aller nu-pieds .
LE MAUVAIS PAUVRE . 213

Tu as raison , répondit le père d'un ton de douceur


qui contrastait avec la rudesse de la jeune fille, mais c'est
qu'on ne te laisserait pas entrer dans les églises. Il faut que
les pauvres aient des souliers. On ne va pas pieds nus chez
le bon Dieu, ajouta -t- il amèrement. Puis revenant à l'objet
qui le préoccupait :- - Et tu es sûre, là , sûre qu'il vient ?
Il est derrière mes talons , dit-elle.
L'homme se dressa. Il y avait une sorte d'illumination
sur son visage.
Ma femme ? cria -t-il, tu entends. Voilà le philanthrope.
Éteins le feu .
La mère stupéfaite ne bougea pas.
Le père, avec l'agilité d'un saltimbanque, saisit un pot
égueulé qui était sur la cheminée et jeta de l'eau sur les
tisons .
Puis s'adressant à sa fille aînée :
Toi ! dépaille la chaise !
Sa fille ne comprenait point.
Il empoigna la chaise et d'un coup de talon il en fit une
chaise dépaillée. Sa jambe passa au travers.
Tout en retirant la jambe , il demanda à sa fille :
Fait -il froid ?
-
Très froid. Il neige .
Le père se tourna vers la cadette qui était sur le grabat
près de la fenêtre et lui cria d'une voix tonnante :
Vite ! à bas du lit, fainéante ! tu ne feras donc jamais
rien ! Casse un carreau !
La petite se jeta à bas du lit en frissonnant.
Casse un carreaul reprit-il.
L'enfant demeura interdite.
-

M'entends-tu ? répéta le père, je te dis de casser un


carreau !
L'enfant, avec une sorte d'obéissance terrifiée, se dressa
sur la pointe du pied, et donna un coup de poing dans un
carreau . La vitre se brisa et tomba à grand bruit.
Bien, dit le père.
Il était grave et brusque . Son regard parcourait rapide
ment tous les recoins du galetas.
On eût dit un général qui fait les derniers préparatifs au
moment où la bataille va commencer.
214 LES MISÉRABLES. MARIUS .

La mère , qui n'avait pas encore dit un mot, se souleva et


demanda d'une voix lente et sourde et dont les paroles sem-:
blaient sortir comme figées :
Chéri, qu'est-ce que tu veux faire ? 1
Mets-toi au lit, répondit l'homme.
L'intonation n'admettait pas de délibération. La mère
obéit et se jeta lourdement sur un des grabats.
Cependant on entendait un sanglot dans un coin.
Qu'cst-ce que c'est ? cria le père .
La fille cadette , sans sortir de l'ombre où elle s'était
blottie, montra son poing ensanglanté. En brisant la vitre
elle s'était blessée ; elle s'en était allée près du grabat de
sa mère, et elle pleurait silencieusement.
Ce fut le tour de la mère de se dresser et de crier :
Tu vois bien ! les bêtises que tu fais ! en cassant ton
carreau, elle s'est coupée !
Tant mieux ! dit l'homme, c'était prévu.
Comment ? tant mieux ? reprit la femme.
Paix ! répliqua le père, je supprime la liberté de la
| resse .
Puis, déchirant la chemise de femme qu'il avait sur le
corps, il fit un lambeau de toile dont il enveloppa vivement
le poignet sanglant de la petite .
Cela fait, son eil s'abaissa sur la chemise déchirée avec
satisfaction .
Et la chemise aussi , dit-il . Tout cela a bon air.
Unc bise glacée sifflait à la vitre et entrait dans la chambre.
La brume du dehors y pénétrait et s'y dilatait comme une
ouate blanchâtre vaguement démêlée par des doigts invi
sibles. A travers le carreau cassé, on voyait tomber la neige.
Le froid promis la veille par le soleil de la Chandeleur était
en effet venu .
Le père promena un coup d'ail autour de lui comme
pour s'assurer qu'il n'avait rien oublié. Il prit une vieille
pelle et répandit de la cendre sur les tisons mouillés de
façon à les cacher complétement.
Puis se relevant et s'adossant à la cheminée :
Maintenant, dit-il, nous pouvons recevoir le philan
thrope .
LE A1AUVAIS PAUVRE. 345

VIII

LB RAYON DANS LB BOUGB

La grande fille s'approcha et posa sa main sur celle de


son père .
-
Tâte comme j'ai froid, dit-elle.
Bah ! répondit le père, j'ai bien plus froid que
cela .
La mère cria impétueusement :
-
Tu as toujours tout mieux que les autres, toi ! même
le mal.
-
A bas ! dit l'homme .
La mère, regardée d'une certaine façon , se tut.
Il y eut dans le bouge un moment de silence . La fille
aînée décrottait d'un air insouciant le bas de sa mante , la
jeune seur continuait de sangloter ; la mère lui avait pris
la tête dans ses deux mains et la couvrait de baisers en lui
disant tout bas :
Mon trésor, je t'en prie, ce ne sera rien , ne pleure
pas, tu vas fâcher ton père .
Non ! cria le père, au contraire ! sanglote ! sanglote !
cela fait bien .
Puis revenant à l'aînée :
Ah çà, mais ! il n'arrive pas ! S'il allait ne pas venir !
j'aurais éteint mon feu, défoncé ma chaise, déchiré ma
chemise et cassé mon carreau pour rien !
Et blassé la petitel murmura la mère.
246 LES MISÉRABLES. MARIUS.

Savez-vous, reprit le père, qu'il fait un froid de chien


dans ce galetas du diable ? Si cet homme ne venait pas !
Oh ! voilà ! il se fait attendre ! il se dit : Eh bien ! ils m'at
tendront ! ils sont là pour cela ! Oh ! que je les hais, et
-

comme je les étranglerais avec jubilation, joie, enthou


siasme et satisfaction , ces riches ! tous ces riches ! ces
prétendus hommes charitables, qui font les confits, qui
vontà la messe, qui donnent dans la prétraille, prêchi,
prêcha, dans les calottes, et qui se croient au-dessus de
nous, et qui viennent nous humilier, et nous apporter des
vêtements ! comme ils disent ! des nippes qui ne valent pas
quatre sous, et du pain ! Ce n'est pas cela que je veux, tas
de canailles ! c'est de l'argent ! Ah ! de l'argent! jamais !
parce qu'ils disent que nous l'irions boire, et que nous
sommes des ivrognes et des fainéants ! Et eux ! qu'est-ce
qu'ils sont donc, et qu'est-ce qu'ils ont été dans leur temps?
des voleurs ! ils ne se seraient pas enrichis sans cela ! Oh !
l'on devrait prendre la société par les quatre coins de la
nappe et tout jeter en l'air ! tout se casserait, c'est possible,
mais au moins personne n'aurait rien, ce serait cela de
gagné! Mais qu'est-ce qu'il fait donc, ton muffle de
monsieur bienfaisant ? viendra -t-il ? L'animal a peut-être
oublié l'adresse ! Gageons que cette vieille bête ...
En ce moment on frappa un léger coup à la porte,
l'homme s'y précipita et l'ouvrit en s'écriant avec des
salutations profondes et des sourires d'adoration :
Entrez, monsieur ! daignez entrer, mon respectable
bienfaiteur, ainsi que votre charmante demoiselle.
Un homme d'un âge mûr et une jeune fille parurent sur
le seuil du galetas.
Marius n'avait pas quitté sa place. Ce qu'il éprouva en ce
moment échappe à la langue humaine.
C'était Elle .
Quiconque a aimé sait tous les sens rayonnants que con
tiennent les quatre lettres de ce mot : Elle.
C'était bien elle. C'est à peine si Marius la distinguait à
travers la vapeur lumineuse qui s'était subitement répan
due sur ses yeux. C'était ce doux être absent, cet astre qui
lui avait lui pendant six mois, c'était cette prunelle, ce
front, cette bouche, ce beau visage évanoui qui avait fait
LE MAUVAIS PAUVRE. 247

la nuit en s'en allant. La vision s'était éclipsée, elle repa


raissait !
Elle reparaissait dans cette ombre, dans ce galetas, dans
ce bouge difforme, dans cette horreur !
Marius frémissait éperdument. Quoi ! c'était eller les pal
pitations de son cour lui troublaient la yue. Il se sentait
prêt à fondre en larmes. Quoil il la revoyait enfin après
l'avoir cherchée si longtemps ! il lui semblait qu'il avait
perdu son âme et qu'il venait de la retrouver.
Elle était toujours la même, un peu pâle seulement ; sa
délicate figure s'encadrait dans un chapeau de velours
violet, sa taille se dérobait sous une.pelisse de satin noir.
On entrevoyait sous sa longue robe son petit pied serré
dans un brodequin de soie.
Elle était toujours accompagnée de M.Leblanc.
Elle avait fait quelques pas dans la chambre et avait
déposé un assez gros paquet sur la table.
La Jondrette aînée s'était retirée derrière la porte et
regardait d'un wil sombre ce chapeau de velours, cette
mante de soie, et ce charmant visage heureux
248 LES MISÉRABLES . MARIUS.

JONDRETTE PLEURE PRESQUE

Le taudis était tellement obscur que les gens qui venaient


du dehors éprouvaient en y pénétrant un effet d'entrée de
cave. Les deux nouveaux venus avancèrent donc avec une
certaine hésitation , distinguant à peine des formes vagues
autour d'eux , tandis qu'ils étaient parfaitement vus et
examinés par les yeux des habitants du galetas, accoutumés
à ce crépuscule .
M. Leblanc s'approcha avec son regard bon et triste, et
dit au père Jondrette :
Monsieur, vous trouverez dans ce paquet des hardes
neuves , des bas et des couvertures de laine .
Notre angélique bienfaiteur nous comble, dit Jon
drette en s'inclinant jusqu'à terre . -
Puis, se penchant à
l'oreille de sa fille aînée, pendant que les deux visiteurs
examinaient cet intérieur lamentable , il ajouta bas et
rapidement :
Hein ? qu'est-ce que je disais? des nippes ! pas d'argent.
-

Ils sont tous les mêmes ! A propos, comment la lettre à


cette vieille ganache était - elle signée ?
-
Fabantou , répondit la fille .
L'artiste dramatique , bon .
Bien en prit à Jondrette, car en ce moment-là même
M. Leblanc se retournait vers lui , et lui disait de cet air de
quelqu'un qui cherche le nom :
LE MAUVAIS PAUVRE . 249

Je vois que vous êtes bien à plaindre , monsieur...


Fabantou , répondit vivement Jondrette.
Monsieur Fabantou , oui , c'est cela, je me rappelle .
Artiste dramatique, monsieur, et qui a eu des
succès .
Ici Jondrette crut évidemment le moment venu de s'em
parer du « philanthrope » . Il s'écria avec un son de voix
qui tenait tout à la fois de la gloriole du bateleur dans les
foires et de l'humilité du mendiant sur les grandes routes :
Élève de Talma, monsieur ! je suis élève de Talma ! La
fortune m'a souri jadis. Hélas ! maintenant c'est le tour du
malheur. Voyez, mon bienfaiteur, pas de pain, pas de feu .
Mes pauvres mômes n'ont pas de feu ! Mon unique chaise
dépaillée ! Un carreau cassé ! par le temps qu'il fait ! Mon
épouse au lit ! malade !
Pauvre femme ! dit M. Leblanc.
-
Mon enfant blessé ! ajouta Jondrette .
L'enfant, distraite par l'arrivée des étrangers, s'était mise
à contempler « la demoiselle » , et avait cessé de san
gloter.
Pleure donc ! braille donc ! lui dit Jondrette bas.
En même temps il lui pinça sa main malade. Tout cela
avec un talent d'escamoteur.
La petite jeta les hauts cris.
L'adorable jeune fille que Marius nommait dans son cøur
« son Ursule » s'approcha vivement :
Pauvre chère enfant! dit-elle .
Voyez, ma belle demoiselle, poursuivit Jondrette, son
poignet ensanglanté ! C'est un accident qui est arrivé en
travaillant sous une mécanique pour gagner six sous par
jour. On sera peut-être obligé de lui couper le bras !
Vraiment ? dit le vieux monsieur alarmé .
La petite fille, prenant cette parole au sérieux, se remit
à sangloter de plus belle.
Hélas, oui, mon bienfaiteur ! répondit le père .
Depuis quelques instants, Jondrette considérait « le phi
lanthrope » d'une manière bizarre. Tout en parlant , il
semblait le scruter avec attention comme s'il cherchait à
recueillir des souvenirs. Tout à coup, profitant d'un moment
où les nouveaux venus questionnaient avec intérêt la petite
250 LES MISÉRARLES. -
MARIUS.

sur sa main blessée, il passa près de sa femme qui était


dans son lit avec un air accablé et stupide, et lui dit vive
ment et très bas :
Regarde donc cet homme- là !
Puis se retournant vers M. Leblanc, et continuant sa
lamentation :
Voyez, monsieur ! je n'ai, moi, pour tout vêtement
qu'une chemise de ma femme! et toute déchirée ! au cour
de l'hiver. Je ne puis sortir faute d'un habit. Si j'avais le
moindre habit, j'irais voir mademoiselle Mars qui me
connaît et qui m'aime beaucoup. Ne demeure-t-elle pas
toujours rue de la Tour -des-Dames ? Savez- vous, monsieur ?
nous avons joué ensemble en province. J'ai partagé ses
lauriers . Célimène viendrait à mon secours, monsieur !
Elmire ferait l'aumône à Bélisaire ! Mais non, rien ! Et pas
un sou dans la maison ! Ma femme malade, pas un soul Ma
fille dangereusement blessée, pas un sou ! Mon épouse a
des étouffements. C'est son âge, et puis le système nerveux
s'en est mêlé . Il lui faudrait des secours, et à ma fille aussi !
Mais le médecin ! mais le pharmacien ! comment payer ? pas
un liard ! Je m'agenouillerais devant un décime, monsieur !
Voilà où les arts en sont réduits ! Et savez -vous, ma
charmante demoiselle, et vous, mon généreux protecteur,
savez -vous, vous qui respirez la vertu et la bonté, et qui
parfumez cette église où ma pauvre fille en venant faire sa
prière vous aperçoit tous les jours?... Car j'élève mes filles
dans la religion , monsieur.Je n'ai pas voulu qu'elles prissent
le théâtre. Ah ! les drôlesses ! que je les voie broncher ! Je
ne badine pas, moi ! Je leur flanque des bouzins sur l'hon
neur, sur la morale, sur la vertu ! Demandez-leur. Il faut
que ça marche droit. Elles ont un père. Ce ne sont pas de
ces malheureuses qui commencent par n'avoir pas de
famille et qui finissent par épouser le public. On est
mamselle Personne, on devient madame Tout- le -monde.
Crebleur , pas de ça dans la famille Fabantou ! J'entends les
éduquer vertueusement, et que ça soit honnête, et que ça
soit gentil, et que ça croie en Dieu ! sacré nom ! Eh -

bien , monsieur , mon digne monsieur, savez-vous ce qui


va se passer demain ? Demain , c'est le 4 février, le jour
fatal, le dernier délai que m'a donné mon propriétaire ;
LE MAUVAIS PAUVRE . 251

si ce soir je ne l'ai pas payé, demain ma fille aînée, moi,


mon épouse avec sa fièvre, mon enfant avec sa blessure,
nous serons tous quatre chassés d'ici, et jetés dehors, dans
la rue, sur le boulevard, sans abri, sous la pluie, sur la
neige. Voilà, monsieur. Je dois quatre termes, une année !
c'est -à -dire une soixantaine de francs.
Jondrette mentait . Quatre termes n'eussent fait que
quarante francs, et il n'en pouvait devoir quatre, puisqu'il
n'y avait pas six mois que Marius en avait payé deux.
M. Leblanc tira cinq francs de sa poche et les jeta sur la
table .
Jondrette eut le temps de grommeler à l'oreille de sa
grande fille :
Gredin ! que veut-il que je fasse avec ses cinq francs ?
Cela ne me paye pas ma chaise et mon carreau ! Faites
donc des frais !
Cependant, M. Leblanc avait quitté une grande redin
gote brune qu'il portait par-dessus sa redingote bleue et
l'avait jetée sur le dos de la chaise.
Monsieur Fabantou, dit-il, je n'ai plus que ces
cinq francs sur moi, mais je vais reconduire ma fille à la
maison et je reviendrai ce soir ; n'est-ce pas ce soir que
vous devez payer ? ...
Le visage de Jondrette s'éclaira d'une expression étrange.
Il répondit vivement :
Oui, mon respectable monsieur. A huit heures je dois
être chez mon propriétaire .
- Je serai ici à six heures, et je vous apporterai les
soixante francs.
Mon bienfaiteur ! cria Jondrette éperdu .
Et il ajouta tout bas :
Regarde -le bien, ma femme!
M. Leblanc avait repris le bras de la belle jeune fille
et se tournait vers la porte.
A ce soir, mes amis, dit-il.
Six heures ? fit Jondrette.
Six heures précises.
En ce moment le pardessus resté sur la chaise frappa les
yeux de la Jondrette aînée.
Monsieur, dit-elle, vous oubliez votre redingote.
252 LES MISÉRABLES. MARIUS

Jondrette dirigea vers sa fille un regard foudroyant


accompagné d'un haussement d'épaules formidable.
M. Leblanc se retourna et répondit avec un sourire :
Je ne l'oublie pas, je la laisse.
O mon protecteur, dit Jondrette, mon auguste bien
faiteur, je fonds en larmes ! Souffrez que je vous recon
duise jusqu'à votre fiacre.
Si vous sortez , repartit M. Leblanc , mettez ce par
dessus . Il fait vraiment très froid .
Jondrette ne se le fit pas dire deux fois. Il endossa vive
ment la redingote brune .
Et ils sortirent tous les trois, Jondrette précédant les
deux étrangers.

.
LE MAUVAIS PAUVRE . 253

TARIF DES CABRIOLETS DE RÉGIB :


DEUX FRANCS L'HEURE

Marius n'avait rien perdu de toute cette scène, et pourtant


en réalité il n'en avait rien vu. Ses yeux étaient restés fixés
sur la jeune fille, son coeur l'avait pour ainsi dire saisie et
enveloppée tout entière dès son premier pas dans le gale
tas. Pendant tout le temps qu'elle avait été là, il avait vécu
de cette vie de l'extase qui suspend les perceptions maté
rielles et précipite toute l'âme sur un seul point. Il con
templait, non pas cette fille, mais cette lumière qui avait
une pelisse de satin et un chapeau de velours . L'étoile
Sirius fût entrée dans la chambre qu'il n'eût pas été plus
ébloui.
Tandis que la jeune fille ouvrait le paquet, dépliait les
hardes et les couvertures, questionnait la mère malade
avec bonté et la petite blessée avec attendrissement,
il épiait tous ses mouvements, il tâchait d'écouter ses
paroles. Il connaissait ses yeux, son front,sa beauté, sa taille ,
sa démarche, il ne connaissait pas le son de sa voix. Il avait
cru en saisir quelques mots une fois au Luxembourg, mais
il n'en était pas absolument sûr. Il eût donné dix ans de sa
vie pour l'entendre, pour pouvoir emporter dans son âme
un peu de cette musique. Mais tout se perdait dans les éta
lages lamentables et les éclats de trompette de Jondrette.
Cela mêlait une vraie colère au ravissement de Marius . Il
la couvait des yeux. Il ne pouvait s'imaginer que ce fut
254 LES MISERABLES. MARIUS .

vraiment cette créature divine qu'il apercevait au milieu


de ces êtres immondes dans ce taudis monstrueux. Il lui
semblait voir un colibri parmi des crapauds.
Quand elle sortit, il n'eut qu'une pensée, la suivre, s'atta
cher à sa trace, ne la quitter que sachant où elle demeu
rait, ne pas la reperdre au moins après l'avoir si miracu
leusement retrouvée ! Il sauta à bas de la commode et prit
son chapeau . Comme il mettait la main au pêne de la ser
rure, et allait sortir, une réflexion l'arrêta . Le corridor
était long, l'escalier roide, le Jondrette bavard, M. Leblanc
n'était sans doute pas encore remonté en voiture ; si, en
se retournant dans le corridor, ou dans l'escalier, ou sur le
seuil, il l'apercevait lui, Marius, dans cette maison, évi
demment, il s'alarmerait et trouverait moyen de lui échap
per de nouveau , et ce serait encore une fois fini. Que faire ?
Attendre un peu ? mais pendant cette attente, la voiture
pouvait partir. Marius était perplexe. Enfin il se risqua, et
sortit de sa chambre.
Il n'y avait plus personne dans le corridor. Il courut à
l'escalier. Il n'y avait personne dans l'escalier. Il descendit
en hâte, et il arriva sur le boulevard à temps pour voir un
fiacre tourner le coin de la rue du Petit-Banquier et ren
trer dans Paris .
Marius se précipita dans cette direction. Parvenu à
l'angle du boulevard, il revit le fiacre qui descendait rapi
dement la rue Mouffetard ; le fiacre était déjà très loin,
aucun moyen de le rejoindre ; quoi ? courir après ? impos
sible ; et d'ailleurs de la voiture on remarquerait certaine
ment un individu courant à toutes jambes à la poursuite
du fiacre, et le père le reconnaîtrait. En ce moment, hasard
inouï et merveilleux, Marius aperçut un cabriolet de régie
qui passait à vide sur le boulevard. Il n'y avait qu'un parti
à prendre, monter dans ce cabriolet et suivre le fiacre.
Cela était sûr, efficace et sans danger.
Marius fit signe au cocher d'arrêter, et lui cria :
A l'heure !
Marius était sans cravate, il avait son vieil habit de tra
vail auquel des boutons manquaient, sa chemise était
déchirée à l'un des plis de la poitrine.
Le cocher s'arrêta, cligna de l'eil et étendit vers Marius
LE MAUVAIS PAUVRE. 255

sa main gauche en frottant doucement son index avec son


pouce.
Quoi ? dit Marius .
-

Payez d'avance, dit le cocher.


Marius se souvint qu'il n'avait sur lui que seize sous.
Combien ? demanda - t- il.
-
Quarante sous .
C

Je payerai en revenant .
Le cocher, pour toute réponse , siffla l'air de La Palisse
et fouetta son cheval.
Marius regarda le cabriolet s'éloigner d'un air égaré.
Pour vingt-quatre sous qui lui manquaient, il perdait sa
joie, son bonheur, son amour ! il retombait dans la nuit !
il avait vu et il redevenait aveugle ! Il songea amèrement
et, il faut bien le dire, avec un regret profond, aux cinq
francs qu'il avait donnés le matin même à cette misérable
fille. S'il avait eu ces cinq francs, il était sauvé, il renais
sait, il sortait des limbes et des ténèbres, il sortait de l'iso
lement, du spleen, du veuvage; il renouait le fil noir de sa
destinée à ce beau fil d'or qui venait de flotter devant ses
yeux et de se casser encore une fois. Il rentra dans la ma
sure désespéré .
Il aurait pu se dire que M. Leblanc avait promis de re
venir le soir, et qu'il n'y aurait qu'à s'y mieux prendre
cette fois pour le suivre ; mais, dans sa contemplation,
c'est à peine s'il avait entendu .
Au moment de monter l'escalier, il aperçut de l'autre
côté du boulevard, le long du mur désert de la rue de la
Barrière des Gobelins, Jondrette enveloppé du pardessus
du « philanthrope » , qui parlait à un de ces hommes de
mine inquiétante qu'on est convenu d'appeler rôdeurs de
barrières ; gens à figures équivoques, à monologues sus
pects, qui ont un air de mauvaise pensée , et qui dorment
assez habituellement le jour, ce qui fait supposer qu'ils
travaillent la nuit.
Ces deux hommes, causant immobiles sous la neige qui
tombait par tourbillons, faisaient un groupe qu'un sergent
de ville eût à coup sûr observé, mais que Marius remarqua
à peine.
Cependant, quelle que fût sa préoccupation douloureuse,
256 LES MISÉRABLES . MARIUS .

il ne put s'empêclicr de se dire que ce rôdeur de barrières


à qui Jondrette parlait ressemblait à un certain Panchaud ,
dit Printanier , dit Bigrenaille, que Courfeyrac lui avait
montré une fois ct qui passait dans le quartier pour un
promeneur nocturne assez dangereux. On a vu, dans le
livre précédent , le nom de cet homme. Ce Panchaud , dit
Printanier, dit Bigrenaille, a figuré plus tard dans plu
sieurs procés criminels et est devenu depuis un coquin
célèbre. Il n'était encore alors qu'un fameux coquin .
Aujourd'hui il est à l'état de tradition parmi les bandits et
les escarpes. Il faisait école vers la fin du dernier règne. Et
le soir, à la nuit tombante , à l'heure où les groupes se for
ment et se parlent bas, on en causait à la Force dans la
fosse - aux -lions. On pouvait même, dans cette prison , pré
cisément à l'endroit où passait sous le chemin de ronde ce
canal des latrines qui servit à la fuite inouïe en plein jour
de trente détenus en 1843 , on pouvait , au-dessus de la
dalle de ces latrines , lire son PANCHAUD, audacieuse
ment gravé par lui sur le mur de ronde dans une de ses te
tentatives d'évasion. En 1832, la police le surveillait déjà,
mais il n'avait pas encore sérieusement débuté. lo
AF
fr
ca

ell
de
éta
pu
sie

rié
E
rete

jour
EN
plus
tenai
par 1
LE MAUVAIS PAUVRE.

OPPRES DE SERVICE DE LA MISØRB A LA DOULBOR

Marius monta l'escalier de la masure à pas lents ; à l'ins


tant où il allait rentrer dans sa cellule , il aperçut derrière
lui dans le corridor la Jondrette aînée qui le suivait. Cette
Alle lui fut odieuse à voir, c'était elle qui avait ses cinq
francs, il était trop tard pour les lui redemander, le
cabriolet n'était plus là, le fiacre était bien loin. D'ailleurs
elle ne les lui rendrait pas. Quant à la questionner sur la
demeure des gens qui étaient venus tout à l'heure, cela
était inutile, il était évident qu'elle ne la savait point,
puisque la lettre signée Fabantou était adressée au mon
sieur bienfaisant de l'église Saint-Jacques-du -Hant- Pas.
Marius entra dans sa chambre et poussa sa porte der
rière lui .
Elle ne se ferma pas ; il se retourna et vit une main qui
retenait la porte entr'ouverte .
.
Qu'est-ce que c'est ? demanda -t-il, qui est là ?
C'était la fille Jondrette.
C'est vous ? reprit Marius presque durement, tou
jours vous donc ! Que me voulez-vous ?
Elle semblait pensive et ne regardait pas. Elle n'avait
plus son assurance du matin. Elle n'était pas entrée et se
tenait dans l'ombre du corridor, où Marius l'apercevait
par la porte entrebâillée.
IV.
2:38 LES MISÉSABLES. MARIUS.

Ah çà, répondrez-vous ? fit Marius. Qu'est-ce qui


vous me voulez ?
Elle leva sur lui son oil morne où une espèce de clarté
semblait s'allumer vaguement, et lui dit :
Monsieur Marius, vous avez l'air triste. Qu'est- ce que
vous avez ?
Moi ! dit Marius.
Oui , vous.
Je n'ai rien.
-
Si !
C
Non .
Je vous dis que si .
-
Laissez-moi tranquille !
Marius poussa de nouveau la porte , elle continua de la
retenir .
Tenez, dit-elle, vous avez tort. Quoique vous ne soyez
pas riche, vous avez été bon ce matin. Soyez -le encore å
présent. Vous m'avez donné de quoi manger, dites-moi
maintenant ce que vous avez. Vous avez du chagrin, cela
se voit. Je ne voudrais pas que vous eussiez du chagrin. ad

Qu'est- ce qu'il faut faire pour cela ? Puis -je servir à


quelque chose ? Employez-moi . Je ne vous demande pas
vos secrets, vous n'aurez pas besoin de me dire, mais enfin
je peux être utile. Je peux bien vous aider, puisque j'aide
mon père. Quand il faut porter des lettres, aller dans les
maisons, demander de porte en porte, trouver une adresse,
suivre quelqu'un, moi je sers à ça. Eh bien, vous pouvez
bien me dire ce que vous avez, j'irai parler aux personnes. tir
Quelquefois quelqu'un qui parle aux personnes, ça suffit
pour qu'on sache les choses, et tout s'arrange. Servez II
vous de moi . cou
Une idée traversa l'esprit de Marius. Quelle branche lait
dédaigne -t -on quand on se sent tomber ? s'ét
Il s'approcha de la Jondrette. pari
Écoute... lui dit-il. lueu
Elle l'interrompit avec un éclair de joie dans les yeux voil
-
Oh ! oui, tutoyez-moi ! j'aime mieux cela. То
Eh bien, reprit- il, tu as amené ici ce vieux monsicur lle
avec sa fille... ces T
Oui,
De
LE MAUVAIS PAUVRE. 259

Sais-tu leur adresse ?


Non .
Trouve - la -moi.
L'eil de la Jondrette, de morne, était devenu joyeux, de
ioyeux il devint sombre .
C'est là ce que vous voulez ? demanda-t-elle .
Oui .
Est-ce que vous les connaissez ?
Non .
C'est- à -dire, reprit-elle vivement, vous ne la con
naissez pas, mais vous voulez la connaître.
Ce les qui était.devenu la avait je ne sais quoi de signi
ficatif et d'amer.
Enfin , peux-tu ? dit Marius.
-
Vous aurez l'adresse de la belle demoiselle .
Il y avait encore dans ces mots « la belle demoiselle »
une nuance qui importuna Marius. Il reprit :
Enfin n'importe ! l'adresse du père et de la fille . Leur
adresse , quoi !
Elle le regarda fixement.
Qu'est-ce que vous me donnerez ?
Tout ce que tu voudras !
· Tout ce que je voudrai ?
Oui .
Vous aurcz l'adresse.
Elle baissa la tête , puis d'un mouvement brusquc elle
tira la porte qui se referma.
Marius se retrouva seul .
Il se laissa tomber sur une chaise, la tête et les deux
coudes sur son lit , abîmé dans des pensées qu'il ne pou
vait saisir et comme en proie à un vertige. Tout ce qui
s'était passé depuis le matin, l'apparition de l'ange, sa dis
parition, ce que cette créature venait de lui dire, une
lueur d'espérance flottant dans un désespoir immense
voilà ce qui emplissait confusément son cerveau .
Tout à coup il fut violemment arraché à sa rêverie.
Il entendit la voix haute et dure de Jondrette prononcer
ces paroles pleines du plus étrange intérêt pour lui :
Je te dis que j'en suis sûr et que je l'ai reconnu .
De qui parlait Jondrette ? il avait reconnu qui ?
260 LES MISERABLES . MARIUS.

M. Leblanc ? le père de « son Ursule » ? quoi ! est-ce que Jon


drette le connaissait ? Marius allait-il avoir de cette façon
brusque et inattendue tous les renseignements sans les
quels sa vie était obscure pour lui-même ? allait-il savoir
enfin qui il aimait, qui était cette jeune fille ? qui était son
père ? l'ombre si épaisse qui les couvrait était-elle au
moment de s'éclaircir ? le voile allait-il se déchirer ?
Ah ! ciel !
Il bondit, plutôt qu'il ne monta, sur la commode, et
reprit sa place près de la petite lucarne de la cloison.
Il revoyait l'intérieur du bouge Jondrette.

d
d

de

re

pas

tail
ne
son
rieu
LE MAUVAIS PAUVRE. 201

BMPLOI DB LA PIÈCE DB CINQ PRANCS


DE M. LEBLANC

Rien n'était changé dans l'aspect de la famille, sinon que


la femme et les filles avaient puisé dans le paquet, et mis
des bas et des camisoles de laine . Deux couvertures neuves
étaient jetées sur les deux lits.
Le Jondrette venait évidemment de rentrer. Il avait
encore l'essoufflement du dehors. Ses filles étaient près de
la cheminée, assises à terre, l'aînée pansant la main de la
cadette. Sa femme était comme affaissée sur le grabat voisin
de la cheminée avec un visage étonné. Jondrette marchait
dans le galetas de long en large à grands pas. Il avait les
yeux extraordinaires.
La femme, qui semblait timide et frappée de stupeur
devant son mari, se hasarda à lui dire :
Quoi, vraiment ? tu es sûr ?
Sûr ! Il y a huit ans , mais je le reconnais ! Ah ! je le
reconnais ! je l'ai reconnu tout de suite! Quoi, cela ne t'a
pas sauté aux yeux ?
Non .
Mais je t'ai dit pourtant : fais attention ! mais c'est la
taille, c'est le visage, à peine plus vieux, il y a des gens qui
ne vieillissent pas, je ne sais pas comment ils font, c'est le
son de voix. Il est mieux mis, voilà tout! Ahl vieux mysté
rieux du diable, je te tiens, va !
262 LES MISÉRABLES . MARIUS.
Il s'arrêta et dit à ses filles :
Allcz-vous-en , vous autres ! C'est drôle que cela ne
t'ait pas sauté aux yeux .
Elles se levèrent pour obéir.
La mère balbutia :
Avec sa main malade ?
L'air lui fera du bien , dit Jondrette . Allez.
Il était visible que cet homme était de ceux auxquels on
ne réplique pas. Les deux filles sortirent.
Au moment où elles allaient passer la porte, le père
retint l'aînée par le bras et dit avec un accent particulier :
Vous serez ici à cinq heures précises. Toutes les deux.
J'aurai besoin de vous .
Marius redoubla d'attention .
Demeuré seul avec sa femme, Jondrette se remit à mar
cher dans la chambre et en fit deux ou trois fois le tour en
silence. Puis il passa quelques minutes à faire rentrer et à
enfoncer dans la ceinture de on pantalon le bas de la
chemise de femme qu'il portait.
Tout à coup il se tourna vers la Jondrette, croisa les bras,
et s'écria :
Et veux-tu que je te dise une chose ? La demoiselle ...
-

1 Eh bien quoi ? repartit la femme, la demoiselle ?


Marius n'en pouvait douter, c'était bien d'elle qu'on par
lait. Il écoutait avec une anxiété ardente. Toute sa vie était
dans ses oreilles.
Mais le Jondrette s'était penché, et avait parlé bas à sa
femme. Puis il se releva et termina tout haut :
C'est elle !
Ça ? dit la femme
Ça ! dit le mari .
Aucune expression ne saurait rendre ce qu'il y avait dans
le ça de la mère. C'était la surprise, la rage, la haine, la
colère, mêlées et combinées dans une intonation mons
trueuse. Il avait suffi de quelques mots prononcés, du nom
sans doute, que son mari lui avait dit à l'oreille, pour que
cette grosse femme assoupie se réveillât, et de repoussante
devînt effroyable.
Pas possible ! s'écria -t-elle . Quand je pense que mes
filles vont nu-pieds et n'ont pas une robe à mettre ! Com
LE MAUVAIS PAUVRE . 263

ment ! une pelisse de satin, un chapeau de velours, des


brodequins, et tout ! pour plus de deux cents francs d'ef
fets ! qu'on croirait que c'est une dame ! Non, tu te trompes !
Mais d'abord l'autre était affreuse, celle-ci n'est pas mal !
elle n'est vraiment pas mall ce ne peut pas être elle !
-
Je te dis que c'est elle . Tu verras.
A cette affirmation si absolue, la Jondrette leva sa large
face rouge et blonde et regarda le plafond avec une expres
sion difforme. En ce moment elle parut à Marius plus redou
table encore que son mari. C'était une truie avec le regard
d'une tigresse .
Quoi ! reprit-elle, cette horrible belle demoiselle qui
regardait mes filles d'un air de pitié, ce serait cette gueuse !
Oh ! je voudrais lui crever le ventre à coups de sabot !
Elle sauta à bas du lit, et resta un moment debout,
décoiffée, les narines gonflées, la bouche entr'ouverte, les
poings crispés et rejetés en arrière. Puis elle se laissa
retomber sur le grabat. L'homme allait et venait sans
attention à sa femelle .
Après quelques instants de silence, il s'approcha de la
Jondrette et s'arrêta devant elle, les bras croisés, comme
le moment d'auparavant .
Et veux -tu que je te dise encore une chose ?
-

Quoi ? demanda -t -elle .


Il répondit d'une voix brève et basse :
C'est que ma fortune est faite .
La Jondrette le considéra de ce regard qui veut dire : Est
ce que celui qui me parle deviendrait fou ?
Lui continua :
Tonnerrel voilà pas mal longtemps déjà que je suis
paroissien de la paroisse -meurs-de - faim - si -tu -as -du -feu ,
meurs -de -froid - si-tu - as-du - pain ! j'en ai assez eu de la
misère ! ma charge et la charge des autres ! Je ne plaisante
plus, je ne trouve plus ça comique, assez de calembours,
bon Dieu ! plus de ſarces, père éternel ! je veux mangerà ma
faim , je veux boire à ma soif Ibâfrer ! dormiri ne rien faire !
je veux avoir mon tour, moi, tiens ! avant de crever ! je
veux être un peu millionnaire !
Il fit le tour du bouge et ajouta :
Comme les autres .
264 LES MISÉRABLES. MARIUS.

Qu'est-ce que tu veux dire ? demanda la femme.


Il secoua la tête, cligna de l'ail et haussa la voix comme
un physicien de carrefour qui va faire une démonstration :
Ce que je veux dire ? écoute !
Chut ! grommela la Jondrette, pas si hautl si ce sont
des affaires qu'il ne faut pas qu'on entende.
-

Bali ! qui ça ? le voisin ? je l'ai vu sortir tout à l'heure.


D'ailleurs est-ce qu'il entend, ce grand beta ? Et puis je te
dis que je l'ai vu sortir.
Cependant, par une sorte d'instinct, Jondrette baissa la
voix , pas assez pourtant pour que ses paroles échappassent
à Marius. Une circonstance favorable, et qui avait permis
à Marius de ne rien perdre de cette conversation, c'est que
la neige tombée assourdissait le bruit des voitures sur le
boulevard.
Voici ce que Marius entendit :
Écoute bien . Il est pris, le crésus ! C'est tout comme.
C'est déjà fait. Tout est arrangé. J'ai vu des gens. Il vien
dra "ce soir à six heures. Apporter ses soixante francs,
canaille ! As -tu vu comme je vous ai débagoulé ça, mes
soixante francs, mon propriétaire, inon 4 févrieri ce n'est
seulement pas un terme ! était - ce bête ! Il viendra donc à six
heures ! c'est l'heure où le voisin est allé diner. La mère
Burgon lave la vaisselle en ville. Il n'y a personne dans la
maison . Le voisin ne rentre jamais avant onze heures.
Les petites feront le guet. Tu nous aideras. Il s'exécu
tera.
Et s'il ne s'exécute pas ? demanda la femme.
Jondrette fit un geste sinistre et dit :
Nous l'exécuterons.
Et il éclata de rire,
C'était la première fois que Marius le voyait rire. Ce rire
Stait froid et doux , et faisait frissonner.
Jondrette ouvrit un placard près de la cheminée et en
tira une vieille casquette qu'il mit sur sa tête après l'avoir
brossée avec sa manche.
-
Maintenant, fit-il, je sors. J'ai encore des gens à voir.
Des bons . Tu verras comme ça va marcher, Je serai dehors
le moins longtemps possible. C'est un beau coup à jouer.
Garde la maison .
LE MAUVAIS PAUVRE . 265

Et, les deux poings dans les deux goussets de son panta
lon, il resta un moment pensif, puis s'écria :
Sais -tu qu'il est tout de même bien heureux qu'il ne
m'ait pas reconnu, lui ! S'il m'avait reconnu de son côté, il
ne serait pas revenu. Il nous échappait ! C'est ma barbe qui
m'a sauvé ! ma barbiche romantiquel ma jolie petite bar
biche romantique !
Et il se remit à rire .
Il alla à la fenêtre. La neige tombait toujours et rayait
le gris du ciel .
-

Quel chien de temps ! dit-il.


Puis croisant la redingote :
La pelure est trop large .
-
C'est égal, ajouta - t-il, il
a diablement bien fait de me la laisser, le vieux coquin !
Sans cela je n'aurais pas pu sortir et tout aurait encore
manqué! A quoi les choses tiennent pourtant !
Et, enfonçant la casquette sur ses yeux, il sortit.
A peine avait-il eu le temps de faire quelques pas dehors
que la porte se rouvrit et que son profil fauve et intelli
gent reparut par l'ouverture.
-
J'oubliais, dit-il. Tu auras un réchaud de charbon.
Et il jeta dans le tablier de sa femme la pièce de cing
francs que lui avait laissée le « philanthrope » .
Un réchaud de charbon ? demanda la femme.
Oui .
Combien de boisseaux ?
-

Deux bons .
Cela fera trente sous. Avec le reste, j'achèterai de
quoi dîner.
-
Diable, non .
Pourquoi ?
-
Ne va pas dépenser la pièce -cent -sous.
-
Pourquoi ?
Parce que j'aurai quelque chose à acheter de mun
côté .
Quoi ?
Quelque chose.
Combien te faudra - t - il ?
Où y a - t -il un quincaillier par ici ?
Rue Mouffetard .
266 LES MISÉRABLES . MARIUS.
Ah ! oui , au coin d'une rue ; je vois la boutique.
Mais dis-moi donc combien il te faudra pour ce que
tu as à acheter ?
Cinquante sous -trois francs.
Il ne restera pas gras pour le dîner.
Aujourd'hui il ne s'agit pas de manger. Il y a mieux
à faire .
Ça suffit, mon bijou.
Sur ce mot de sa femme, Jondrette referma la porte, et
cette fois Marius entendit son pas s'éloigner dans le corri
dor de la masure et descendre rapidement l'escalier.
Une heure sonnait en cet instant à Saint-Médard .
LE MAUVAIS PAUVRE 267

XIII

SOLUS CUM SOLO , IN LOCO REMOTO , NON


COGITABUNTUR ORARE PATER NOSTER

Marius, tout songeur qu'il était, était, nous l'avons dit,


une nature ferme et énergique . Les habitudes de recueil
lement solitaire, en développant en lui la sympathie et la
compassion, avaient diminué peut-être la faculté de s'ir
riter, mais laissé intacte la faculté de s'indigner ; il avait la
bienveillance d'un brahme et la sévérité d'un juge ; il avait
pitié d'un crapaud, mais il écrasait une vipère. Or, c'était
dans un trou de vipères que son regard venait de plonger ;
c'était un nid de monstres qu'il avait sous les yeux.
Il faut mettre le pied sur ces misérables, dit-il.
Aucune des énigmes qu'il espérait voir dissiper ne s'était
éclaircie ; au contraire, toutes s'étaient épaissies peut-être ;
il ne savait rien de plus sur la belle enfant du Luxembourg
et sur l'homme qu'il appelait M. Leblanc, sinon que Jon
drette les connaissait. A travers les paroles ténébreuses
qui avaient été dites, il n'entrevoyait distinctement qu'une
chose, c'est qu'un guet - apens se préparait, un guet -apens
obscur, mais terrible ; c'est qu'ils couraient tous les deux
un grand danger, elle probablement, son père à coup sûr ;
c'est qu'il fallait les sauver ; c'est qu'il fallait déjouer les
combinaisons hideuses des Jondrette et rompre la toile de
ces araignées.
Il observa un moment la Jondrette . Elle avait tiré d'un
268 LES MISÉRABLES. MARIUS.

coin un vieux fourneau de tôle et elle fouillait dans des


ferrailles. Ces
Il descendit de la commode le plus doucement qu'il put homm
et en ayant soin de ne faire aucun bruit. guenile
Dans son effroi de ce qui s'apprêtait et dans l'horreur dont nue et
En a
les Jondrette l'avaient pénétré, il sentait une sorte de joie
à l'idée qu'il lui serait peut-être donné de rendre un te! entend
service à celle qu'il aimait. Lec
Mais comment faire ? Avertir les personnes menacées ? où -

les trouver ? Il ne savait pas leur adresse. Elles avaient


reparu un instant à ses yeux, puis elles s'étaient . replon
gées dans les immenses profondeurs de Paris. Attendre et, le
M. Leblanc à la porte le soir à six heures, au moment où il plus !
arriverait, et le prévenir du piége ? Mais Jondrette et ses L'au
gens le verraient guetter, le lieu était désert, ils seraient sous s

plus forts que lui , ils trouveraient moyen de le saisir ou


de l'éloigner, et celui que Marius voulait sauver serait contre
perdu. Une heure venait de sonner, le guet-apens devait
s'accomplir à six heures. Marius avait cinq heures cheve
devant lui . Puis
Il n'y avait qu'une chose à faire. vu la
Il mit son habit passable, se noua un foulard au cou , prit Маг
son chapeau , et sortit, sans faire plus de bruit que s'il eût Ill
marché sur de la mousse avec des pieds nus. si étr
D'ailleurs la Jondrette continuait de fourgonner dans ses la nei
ferrailles. les al
Une fois hors de la maison, il gagna la rue du Petit-Ban l'affa
quier. il
Il était vers le milieu de cette rue près d'un mur très à la
bas qu'on peut enjamberà de certains endroits et qui donne como
dans un terrain vague, il marchait lentement, préoccupé On
qu'il était, la neige assourdissait ses pas; tout à coup il Ma
entendit des voix qui parlaient tout près de lui. Il tourna En
la tête, la rue était déserte, il n'y avait personne, c'était deux
en plein jour, et cependant il entendait distinctement des Ch
voix .
que ,
Il eut l'idée de regarder par -dessus le mur qu'il Jond
côtoyait. cons
Il y avait là en effet deux hommes adossés à la muraille, guel
assis dans la neige et se parlant bas. sans
LE MAUVAIS PAUVRE . 269

Ces deux figures lui étaient inconnues . L'un était un


homme barbu en blouse et l'autre un homme chevelu en
guenilles. Le barbu avait une calotte grecque, l'autre la tête
nue et de la neige dans les cheveux.
En avançant la tête au-dessus d'eux, Marius pouvait
entendre .
Le chevelu poussait l'autre du coude et disait :
Avec Patron-Minette, ça ne peut pas manquer.
Crois-tu ? dit le barbu ; et le chevelu repartit :
Ce sera pour chacun un fafiot de cinq cents balles,
et, le pire qui puisse arriver, cinq ans, six ans, dix ans au
plus !
L'autre répondit avec quelque hésitation et en grelottant
sous son bonnet grec :
Ça, c'est une chose réelle. On ne peut pas aller à l'en
contre de ces choses-là .
Je te dis que l'affaire ne peut pas manquer, reprit le
chevelu. La maringotte du père Chose sera attelée.
Puis ils se mirent à parler d'un mélodrame qu'ils avaient
vu la veille à la Gaîté .
Marius continua son chemin .
Il lui semblait que les paroles obscures de ces hommes,
si étrangement cachés derrière ce mur et accroupis dans
la neige, n'étaient pas peut- être sans quelque rapport avec
les abominables projets de Jondrette. Ce devait être là
l'affaire.
Il se dirigea vers le faubourg Saint-Marceau et demanda
à la première boutique qu'il rencontra où il y avait un
commissaire de police.
On lui indiqua la rue de Pontoise et le numéro 14 .
Marius s'y rendit .
En passant devant un boulanger, il acheta un pain de
deux sous et le mangea, prévoyant qu'il ne dînerait pas.
Chemin faisant, il rendit justice à la providence. Il songea
que, s'il n'avait pas donné ses cinq francs le matin à la fille
Jondrette, il aurait suivi le fiacre de M. Leblanc, et par
conséquent tout ignoré, que rien n'aurait fait obstacle au
guet-apens des Jondrette, et que M. Leblanc était perdu, et
sans doute sa fille avec lui .
LES MISÉRABLES. MARIUS .
Et tr
Alor's
Cet ho
1
effrayante
Marius luf
connaissai
XIV dans un 8
repaire il
le complc
OU UN AGENT DE POLICE DONNE DEUX
imaginé 1
des com
COUPS DE POING A UN AVOCAT entre aut
naillc ;
qu'il n'ex
attendu
tout cela
Arrivé au numéro 14 de la rue de Pontoise, il monta au plus dése
premier et demanda le commissaire de police. numéro
Monsieur le commissaire de police n'y est pas, dit un А се
garçon de bureau quelconque ; mais il y a un inspecteur ment :
qui le remplace. Voulez -vous lui parler ? est-ce pressé ? C'e
Oui , dit Marius . Pr
Le garçon du bureau l'introduisit dans le cabinet du vous co
commissaire . Un homme de haute taille s'y tenait debout , L'inst
derrière une grille , appuyé à un poêle, et relevant de ses en chau
deux mains les pans d'un vaste carrick à trois collets. C'était Ar
une figure carrée , une bouche mince et ferme, d'épais Il co
favoris grisonnants très farouches, un regard à retourner sa crav
vos poches . On eût pu dire de ce regard , non qu'il péné Il
trait, mais qu'il fouillait.
Ce m
Cet homme n'avait pas l'air beaucoup moins féroce ni
· P
beaucoup moins redoutable que Jondrette ; le dogue quel ce mot
quefois n'est pas moins inquiétant à rencontrer que le Et il
loup . velu e
Que voulez-vous ? dit-il à Marius, sans ajouter mon la rue
sieur.
L’in
Monsieur le commissaire de police ?
Il est absent. Je le remplace . Demi
C'est pour une affaire très secrète.
Alors parlez. Il a

1
LE MAUVAIS PAUVRE. 271

Et très pressée .
S
Alors parlez vite.
Cet homme, calme et brusque, était tout à la fois
effrayant et rassurant. Il inspirait la crainte et la confiance .
Marius lui conta l'aventure . Qu'une personne qu'il ne
connaissait que de vue devait être attirée le soir même
dans un guet-apens; qu'habitant la chambre voisine du
repaire il avait , lui Marius Pontmercy, avocat, entendu tout
le complot à travers la cloison ; que le scélérat qui avait
imaginé le piége était un nommé Jondrette ; qu'il aurait
des complices, probablement des rôdeurs de barrières,
entre autres un certain Panchaud, dit Printanier, dit Bigre
naillc ; que les filles de Jondrette feraient le guet ;
qu'il n'existait aucun moyen de prévenir l'homme menacé,
attendu qu'on ne savait même pas son nom ; -
et qu'enfin
tout cela devait s'exécuter à six heures du soir au point le
plus désert du boulevard de l'Hôpital, dans la maison du
numéro 50-52 .
A ce numéro, l'inspecteur leva la tête, et dit froide
ment :
C'est donc dans la chambre du fond du corridor ?
Précisément, fit Marius, et il ajouta : Est - ce que
vous connaissez cette maison ?
L'inspecteur resta un moment silencieux, puis répondit
en chaulant le talon de sa botte à la bouche du poêle :
Apparemment.
Il continua dans ses dents, parlant moins à Marius qu'à
sa cravate :
Il doit y avoir un peu de Patron-Minette là-dedans.
Ce mot frappa Marius.
· Patron -Minette, dit-il. J'ai en effet entendu prononcer
ce mot-là .
Et il raconta à l'inspecteur le dialogue de l'homme che
velu et de l'homme barbu dans la neige derrière le mur de
la rue du Petit-Banguier.
L'inspecteur grommela :
Le chevelu doit être Brujon, et le barbu doit être
Demi-Liard, dit Deux-Milliards.
Il avait de nouveau baissé les paupières, et il méditait.
Quant au père Chose, je l'entrevois. Voilà que j'ai
272 LES MISÉRABLES. MARIUS .

brûlé mon carrick . Ils font toujours trop de feu dans ces
maudits poêles. Le numéro 50-52. Ancienne propriété Gor
beau .
Puis il regarda Marius.
Vous n'avez vu que ce barbu et ce chevelu ?
Et Panchaud.
Vous n'avez pas vu rodailler par là une espèce de petit
muscadin du diable ?
Non .
Ni un grand gros massif matériel qui ressemble à
l'éléphant du Jardin des Plantes ?
Non . €

Ni un malin qui a l'air d'une ancienne queue rouge ?


Non .
U
Quant au quatrième, personne ne le voit, pas même
ses adjudants, commis et employés. Il est peu surprenant il
que vous ne l'ayez pas aperçu . ét
Non. Qu'est-ce que c'est, demanda Marius, que tous ca
ces êtres- là ? toL
L'inspecteur répondit : Ma
D'ailleurs ce n'est pas leur heure.
Il retomba dans son silence, puis reprit : vot.
50-52 . Je connais la baraque. Impossible de nous Cha
cacher dans l'intérieur sans que les artistes s'en aper mur

çoivent. Alors ils en seraient quittes pour décommander le sez

vaudeville. Ils sont si modestes ! le public les gène. Pas de ça, et a


pas de ça. Je veux les entendre chanter et les faire danser. piste
Ce mo gue terminé, il se tourna vers Marius et lui tolet
demanda en le regardant fixement : tôt.
Aurez-vous peur ? êtes
De quoi? dit Marius. Мал
De ces hommes ? de so
Pas plus que de vous ! répliqua rudement Marius qui
commençait à remarquer que ce mouchard ne lui avait pas pecter
encore dit monsieur. Mari
L'inspecteur regarda Marius plus fixement encore et
reprit avec une sorte de solennité sentencieuse : minute
-

Vous parlez là comme un homme brave et comme un beures


homme honnête. Le courage ne craint pas le crime, et
- S
l'honnêteté ne craint pas l'autorité.
LE MAUVAIS PAUVRE. 273

Marius l'interrompit :
-

C'est bon ; mais que comptez - vous faire ?


L'inspecteur se borna à lui répondre :
Les locataires de cette maison-là ont des passe -par
tout pour rentrer la nuit chez eux. Vous devez en avoir
un ?
-
Oui, dit Marius .
-
L'avez -vous sur vous ?
Oui.
-
Donnez -le -moi, dit l'inspecteur.
Marius prit sa clef dans son gilet, la remit à l'inspecteur,
et ajouta :
Si vous m'en croyez, vous viendrez en force .
.

L'inspecteur jeta sur Marius le coup d'œil de Voltaire à


un académicien de province qui lui eût proposé une rime ;
il plongea d'un seul mouvement ses deux mains , qui
étaient énormes, dans les deux immenses poches de son
carrick, et en tira deux petits pistolets d'acier, de ces pis
tolets qu'on appelle coups de poing. Il les présenta à
Marius en disant vivement et d'un ton bref :
Prenez ceci . Rentrez chez vous. Cachez-vous dans
votre chambre. Qu'on vous croie sorti. Ils sont chargés.
Chacun de deux balles. Vous observerez, il y a un trou au
mur, comme vous me l'avez dit. Les gens viendront. Lais
sez -les aller un peu . Quand vous jugerez la chose à point,
et qu'il sera temps de l'arrêter, vous tirerez un coup de
pistolet. Pas trop tôt. Le reste me regarde. Un coup de pis
tolet en l'air, au plafond, n'importe où. Surtout pas trop
tôt. Attendez qu'il y ait commencement d'exécution ; vous
êtes avocat, vous savez ce que c'est.
Marius prit les pistolets et les mit dans la poche de côté
de son habit.
Cela fait une bosse comme cela, cela se voit, dit l'inse
pecteur. Mettez -les plutôt dans vos goussets.
Marius cacha les pistolets dans ses goussets.
Maintenant, poursuivit l'inspecteur, il n'y a plus une
minute à perdre pour personne. Quelle heure est- il ? Deux
heures et demie. C'est pour sept heures ?
Six heures, dit Marius .
J'ai le ternps, reprit l'inspecteur, mais je n'ai que le
IV 18
274 LES MISERABLES . MARIUS .

temps. N'oubliez rien de ce que je vous ai dit. Pan . Un


coup de pistolet.
Soyez tranquille, répondit Marius.
Et comme Marius mettait la main au loquet de la porte
pour sortir, l'inspecteur lui cria :
-
A propos, si vous aviez besoin de moi d'ici-là, venez
ou envoyez ici. Vous feriez demander l'inspecteur Javert.

mi
ра
LE MAUVAIS PAUVRE. 275

XV

JONDRETTE FAIT SON EMPLETTE

Quelques instants après, vers trois heures, Courfeyrac


passait par aventure rue Mouffetard en compagnie de
Bossuet. La neige redoublait et emplissait l'espace. Bossuet
était en train de dire à Courfeyrac :
A voir tomber tous ces flocons de neige, on dirait
qu'il y a au ciel une peste de papillons blancs. Tout à
S

coup, Bossuet aperçut Marius qui remontait la rue vers la


barrière et avait un air particulier.
Tiens ! s'exclama Bossuet, Marius !
Je l'ai vu, dit Courfeyrac. Ne lui parlons pas.
Pourquoi ?
- Il est occupé.
A quoi ?
Tu ne vois donc pas la mine qu'il a ?
Quelle mine ?
Il a l'air de quelqu'un qui suit quelqu'un .
C'est vrai, dit Bossuet.
Vois donc les yeux qu'il fait ! reprit Courfeyrac.
Mais qui diable suit - il ?
Quelque mimi-goton -bonnet -fleuril il est amoureux .
Mais, observa Bossuet, c'est que je ne vois pas de
mimi, ni de goton, ni de bonnet- fleuri dans la rue. Il n'y a
pas une femme.
Courſeyrac regarda, et s'écria :
Il suit un homme !
276 LES MISÉRABLES . MARIUS .
Un homme en effet, coiffé d'une casquette, et dont on
distinguait la barbe grise quoiqu'on ne le vît que de dos,
marchait à une vingtaine de pas en avant de Marius.
Cet homme était vêtu d'une redingote toute neuve trop
grande pour lui et d'un épouvantable pantalon en loques
tout noirci par la boue .
Bossuet éclata de rire .
Qu'est-ce que c'est que cet homme-là?
Ça ? reprit Courfeyrac, c'est un poëte. Les poëtes por
tent assez volontiers des pantalons de marchands de peaux
de lapin et des redingotes de pairs de France .
Voyons où va Marius, fit Bossuet, voyons où va cet E
homme, suivons-les, hein ?
Bossuet ! s'écria Courfeyrac, aigle de Meaux ! vous ,
ti
êtes une prodigieuse brute. Suivre un homme qui suit un
homme !
er
Ils rebroussèrent chemin.
po
Marius en effet avait vu passer Jondrette rue Mouffetard ,
et l'épiait. que
Jondrette allait devant lui sans se douter qu'il y eût déjà de
un regard qui le tenait. vid
OU
Il quitta la rue Mouffetard , et Marius le vit entrer dans ape
une des plus affreuses bicoques de la rue Gracieuse, il y imr
resta un quart d'heure environ, puis revint rue Mouffetard . ton
Il s'arrêta chez un quincaillierqu'il y avait à cette époque. ne
au coin de la rue Pierre-Lombard, et, quelques minutes cha
après, Marius le vit sortir de la boutique, tenant à la main mon
un grand ciseau à froid emmanché de bois blanc qu'il
cacha sous sa redingote. A la hauteur de la rue du Petit la .
p
Gentilly, il tourna à gauche et gagna rapidement la rue du
Petit-Banquier. Le jour tombait, la neige qui avait cessé
un moment venait de recommencer, Marius s'embusqua au
coin même de la rue du Petit-Banquier qui était déserte
comme toujours, et il n'y suivit pas Jondrette. Bien lui en
prit, car, parvenu près du mur bas où Marius avait entendu
parler l'homme chevelu et l'homme barbu, Jondrette se
retourna, s'assura que personne ne le suivait et ne le
voyait, puis enjamba le mur et disparut.
Le terrain vague que ce mur bordait communiquait avec
l'arrière-cour d'un ancien loueur de voitures mal famé,
LE MAUVAIS PAUVRE . 277

qui avait fait faillite et qui avait encore quelques vieux


berlingots sous des hangars.
Marius pensa qu'il était sage de profiter de l'absence de
Jondrette pour rentrer ; d'ailleurs l'heure avançait ; tous
les soirs mame Burgon, en partant pour aller laver la vais
selle en ville, avait coutume de fermer la porte de la mai
son qui était toujours close à la brune ; Marius avait donné
sa clef à l'inspecteur de police ; il était donc important
qu'il se hâtât.
Le soir était venu ; la nuit était à peu près fermée, il n'y
avait plus sur l'horizon et dans l'immensité qu'un point
éclairé par le soleil, c'était la lune.
Elle se levait rouge derrière le dôme bas de la Salpê
trière .
Marius regagna à grands pas le n° 50-52 . La porte était
encore ouverte quand il arriva. Il monta l'escalier sur la
pointe du pied et se glissa le long du mur du corridor jus
qu'à sa chambre. Ce corridor, on s'en souvient, était bordé
des deux côtés de galetas en ce moment tous à louer et
vides. Mame Burgon en laissait habituellement les portes
ouvertes. En passant devant une de ces portes , Marius crut
apercevoir dans la cellule inhabitée quatre têtes d'hommes
immobiles que blanchissait vaguement un reste de jour
tombant par une lucarne. Marius ne chercha pas à voir,
ne voulant pas être vu . Il parvint à rentrer dans sa
chambre sans être aperçu et sans bruit. Il était temps. Un
moment après, il entendit mame Burgon qui s'en allait et
la porte de la maison qui se fermait.
978 LES MISÉRABLES. MARIUS.
pas uns
cette lu :
Mariu
lit.
Quelo
d'en ba
monta
bouge
XVI Tout
famille
l'absen

OU L'ON RETROUVERA LA CHANSON SUR UN AIR loup.


ANGLAIS A LA MODE EN 1832
C
B
- ES
- T
froid d
Il faud
Marius s'assit sur son lit. Il pouvait être cinq heures et T
demie . Une demi-heure seulement le séparait de ce qui
T
allait arriver. Il entendait battre ses artères comme on
tout ?
entend le battement d'une montre dans l'obscurité . Il son
-S
geait à cette double marche qui se faisait en ce moment
dans les ténèbres, le crime s'avançant d'un côté, la justice Mari
venant de l'autre. Il n'avait pas peur, mais il ne pouvait
penser sans un certain tressaillement aux choses qui allaient table,
se passer . Comme à tous ceux que vient assaillir soudaine -
ment une aventure surprenante, cette journée entière lui
faisait l'effet d'un rêve , et, pour ne point se croire en proie et du
à un cauchemar, il avait besoin de sentir dans ses goussets avec
le froid des deux pistolets d'acier. dînere
Il ne neigeait plus ; la lune, de plus en plus claire, se Puis
dégageait des brumes, et sa lueur mêlée au reflet blanc de
la neige tombée donnait à la chambre un aspect crépuscu
laire. Il b
Il y avait de la lumière dans le taudis Jondrette. Marius
Mal
voyait le trou de la cloison briller d'une clarté rouge qui avec
lui paraissait sanglante. tinua
Il était réel que cette clarté ne pouvait guère être pro
duite par une chandelle . Du reste, aucun mouvement chez fasse
les Jondrette, personne n'y bougeait, personne n'y parlait,
LE MAUVAIS PAUVRE 279

pas un souffle, le silence y était glacial et profond, et sans


cette lumière on se fût cru à côté d'un sépulcre.
Marius Ota doucement ses bottes et les poussa sous son
lit.
Quelques minutes s'écoulèrent. Marius entendit la porte
d'en bas tourner sur ses gonds, un pas lourd et rapide
monta l'escalier et parcourut le corridor, le loquet du
bouge se souleva avec bruit ; c'était Jondrette qui rentrait.
Tout de suite plusieurs voix s'élevèrent. Toute la
famille était dans le galetas. Seulement elle se taisait en
l'absence du maître comme les louveteaux en l'absence du
loup .
-
C'est moi , dit-il .
Bonsoir , pèremuche! glapirent les filles.
-
Eh bien ? dit la mère .
-

Tout va à la papa, répondit Jondrette, mais j'ai un


froid de chien aux pieds. Bon, c'est cela, tu t'es habillée.
faudra que tu puisses inspirer de la confiance .
Toute prête à sortir.
-
Tu n'oublieras rien de ce que je t'ai dit ? tu feras bien
tout ?
Sois tranquille.
C'est que... dit Jondrette. Et il n'acheva pas sa phrase
Marius l'entendit poser quelque chose de lourd sur la
table, probablement le ciseau qu'il avait acheté.
Ah çà, reprit Jondrette, a - t -on mangé ici ?
Oui, dit la mère, j'ai eu trois grosses pommes de terre
et du sel. J'ai profité du feu pour les faire cuire .
Bon , repartit Jondrette. Demain je vous mène dîner
-

avec moi . Il y aura un canard et des accessoires. Vous


dînerez comme des Charles - Dix . Tout va bien !
Puis il ajouta en baissant la voix :
La souricière est ouverte . Les chats sont là.
Il baissa encore la voix et dit :
Mets ça dans le feu .
Marius entendit un cliquetis de charbon qu'on heurtait
avec une pincette ou un outil en fer, et Jondrette con
tinua :
As-tu suifé les gonds de la porte pour qu'ils ne
fassent pas de bruit ?
280 LES MISÉRABLES. MARIUS .

Oui, répondit la mère .


Quelle heure est-il ?
Six heures bientôt. La demie vient de sonner à
Saint-Médard.
Diable ! fit Jondrette. Il faut que les petites aillent
faire le guet. Venez, vous autres, écoutez ici.
Il y eut un chuchotement . Cepe
La voix de Jondrette s'éleva encore. qu'elle
Elle
La Burgon est-elle partie ? lant ha
Oui, dit la mère.
С
Es-tu sûre qu'il n'y a personne chez le voisin? blanch
Il n'est pas rentré de la journée, et tu sais bien que Elle
c'est l'heure de son dîner.
Tu es sûre ? conten
.
Sûre . - E
C'est égal, reprit Jondrette, il n'y a pas de mal à aller
C
- JO
elle en
voir chez lui s'il y est. Ma fille, prends la chandelle et
sonne .
vas - y .
Marius se laissa tomber sur ses mains et ses genoux et
dons p
rampa silencieusement sous son lit.
A peine y était-il blotti qu'il aperçut une lumière à tra J
vers les fentes de sa porte . leur ba
-
P'pa, cria une voix, il est sorti. Elle
Il reconnut la voix de la fille aînée.
Es-tu entrée ? demanda le père.
-

Non, répondit la fille, mais puisque a clef est à sa


porte , il est sorti .
Elle
Le père cria : refern
Entre tout de même . Unr
La porte s'ouvrit, et Marius vit entrer la grande Jon des de
drette, une chandelle à la main. Elle était comme le matin, drette
seulement plus effrayante encore à cette clarté. .
-F
Elle marcha droit au lit, Marius eut un inexprimable l'autre
moment d'anxiété, mais il y avait près du lit un miroir de vue
cloué au mur, c'était là qu'elle allait. Elle se haussa sur la VOUS V
pointe des pieds et s'y regarda. On entendait un bruit de quatre
ferrailles remuées dans la pièce voisine.
La f
Elle lissa ses cheveux avec la paume de sa main et fit
des sourires au miroir tout en chantonnant de sa voix - E
cassée et sépulcrale : O
rabée
LE MAUVAIS PAUVRE. 281

Nos amours ont duré toute une semaine.


Ah ! que du bonheur les instants sont courts !
S'adorer huit jours, c'était bien la peine !
Le temps des amours devrait durer toujours !
Devrait durer toujours ! devrait durer toujours !

Cependant Marius tremblait. Il lui semblait impossible


qu'elle n'entendit pas sa ration.
Elle se dirigea vers la fenêtre et regarda dehors en par
lant haut avec cet air à demi fou qu'elle avait.
Comme Paris est laid quand il a mis une chemise
blanche ! dit-elle .
Elle revint au miroir et se fit de nouveau des mines, se
contemplant successivement de face et de trois quarts.
Eh bien ! cria le père, qu'est-ce que tu fais donc ?
Je regarde sous le lit et sous les meubles, répondit
elle en continuant d'arranger ses cheveux, il n'y a per
sonne .
Cruche ! hurla le père . Ici tout de suite ! et ne per
dons pas le temps.
J'y vas ! j'y vas ! dit -elle . On n'a le temps de rien dans
leur baraque !
Elle fredonna :

Vous me quittez pour aller à la gloire,


Mon triste cour suivra partout vos pas.

Elle jeta un dernier coup d'oeil au miroir et sortit en


refermant la porte sur elle.
Un moment après, Marius entendit le bruit des pieds nus
des deux jeunes filles dans le corridor et la voix de Jon
drette qui leur criait :
C

Faites bien attention ! l'une du côté de la barrière,


l'autre au coin de la rue du Petit-Banquier. Ne perdez pas
de vue une minute la porte de la maison, et pour peu que
vous voyiez quelque chose, tout de suite icil quatre å
quatre! Vous avez une clef pour rentrer.
La fille aînée grommela :
Faire faction nu -pieds dans la neige !
Demain vous aurez des bottines de soie couleur sca
rabéel dit le père.
282 LES MISERABLES . MARIUS.
Elles descendirent l'escalier, et, quelques secondes après,
le choc de la porte d'en bas qui se refermait annonça
qu'elles étaient dehors.
Il n'y avait plus dans la maison que Marius et les Jon
drette, et probablement aussi les êtres mystérieux entre
vus par Marius dans le crépuscule derrière la porte du
galetas inhabité.

EMPLC

Marius
place à s
p !esse de
Il rega
L'intér
et Mariu
quée. Un
grisé, m
chambre
la réver
dans la
que la J
ardent
sait et à
Jondret
la brais
comme
saient
cordes.
qu s'
sii af
nistre
ressem
2
mais de
que d'u
LE MAUVAIS PAUVRE . 283

XVII

EMPLOI DE LA PIÈCE DE CINQ FRANCS DE MARIUS

Marius jugea que le moment était venu de reprendre sa


place à son observatoire. En un clin d'ail, et avec la sou
plesse de son âge, il fut près du trou de la cloison.
Il regarda.
L'intérieur du logis Jondrette offrait un aspect singulier,
et Marius s'expliqua la clarté étrange qu'il y avait remar
quée. Une chandelle y brûlait dans un chandelier vert-de
grisé, mais ce n'était pas elle qui éclairait réellement la
chambre. Le taudis tout entier était comme illuminé par
la réverbération d'un assez grand réchaud de tôle placé
dans la cheminée et rempli de charbon allumé . Le réchaud
que la Jondrette avait préparé le matin. Le charbon était
ardent et le réchaud était rouge, une flamme bleue y dan
sait et aidait à distinguer la forme du ciseau acheté par
Jondrette rue Pierre - Lombard, qui rougissait enfoncé dans
la braise. On voyait dans un coin près de la porte, et
comme disposés pour un usage prévu, deux tas qui parais
saient être l'un un tas de ferrailles, l'autre un tas de
cordes. Tout cela, pour quelqu'un qui n'eût rien su de ce
qui s'apprêtait, eût fait flotter l'esprit entre une idée très
sinistre et une idée très simple. Le bouge ainsi éclairé
ressemblait plutôt à une forge qu'à une bouche de l'enfer,
nais Jondrette, à cette lueur, it plutôt l'air d'un démon
que d'un forgeron .
284 LES MISERABLES. CA
MAKIUS.

1
La chaleur du brasier était telle que la chandelle sur la gote et du
table fondait du côté du réchaud et se consumait en biseau . l'idéal du
Une vieille lanterne sourde en cuivre, digne de Diogène Tout à
devenu Cartouche, était posée sur la cheminée. - Apr
Le réchaud, placé dans le foyer même, à côté des tisons en fiacre.
à peu près éteints, envoyait sa vapeur dans le tuyau de la te tiendra
cheminée et ne répandait pas d'odeur. entendras
La lune, entrant par les quatre carreaux de la fenêtre, il monter
jetait sa blancheur dans le galetas pourpre et flamboyant, ridor , et
et pour le poétique esprit de Marius, songeur même au vite , tu p
moment de l'action , c'était comme une pensée du ciel -

Etd
mêlée aux rêves difformes de la terre. Jondre
Un souffle d'air, pénétrant par le carreau cassé, con cinq fran
tribuait à dissiper l'odeur du charbon e à dissimuler le Qu '
réchaud . Jondre
Le repaire Jondrette était, si l'on se rappelle ce que nous . C'es
avons dit de la masure Gorbeau , admirablement choisi Et il a
pour servir de théâtre à un fait violent et sombre et d'en - Sais
veloppe à un crime . C'était la chambre la plus reculée de - Pou
la maison la plus isolée du boulevard le plus désert de -

- Por
Paris. Si le guet-apens n'existait pas, on l'y eût inventé . Marius
Toute l'épaisseur d'une maison et une foule de chambres entenda
inhabitées séparaient ce bouge du boulevard, et la seule •Par =

fenêtre qu'il y eût donnait sur des terrains vagues enclos Et d'u
de murailles et de palissades . et sortit
Jondrette avait allumé sa pipe, s'était assis sur la chaise Mariu
dépaillée, et fumait. Sa femme lui parlait bas. de la co
Si Marius eût été Courfeyrac, c'est-à - dire un de ces Pr
hommes qui rient dans toutes les occasions de la vie, il
eût éclaté de rire quand son regard tomba sur la Jondrette. - NC
chaises
Elle avait un chapeau noir avec des plumes assez semblable Mariu
aux chapeaux des hérauts d'armes du sacre de Charles X , cherch
un immense châle tartan sur son jupon de tricot, et les s'ouvri
souliers d'homme que sa fille avait dédaignés le matin . stupeu
C'était cette toilette qui avait arraché à Jondrette l'ex
La JC
clamation : Bon ! tu t'es habillée ! tu as bien fait. Il faut que
tu puisses inspirer de la confiance ! La lu
entre
Quant à Jondrette, il n'avait pas quitté le surtout neuf couvra
et trop large pour lui que M. Leblanc lui avait donné, et de sor
son costume continuait d'offrir ce contraste de la redin
La
LE MAUVAIS PAUVRE . 285

gote et du pantalon qui constituait aux yeux de Courfeyrac


l'idéal du poëte .
Tout à coup Jondrette haussa la voix.
A propos ! j'y songe. Par le temps qu'il fait il va venir
en fiacre. Allume la lanterne, prends-la, et descends. Tu
te tiendras derrière la porte en bas. Au moment où tu
entendras la voiture s'arrêter, tu ouvriras tout de suite ,
il montera, tu l'éclaireras dans l'escalier et dans le cor
ridor, et pendant qu'il entrera ici , tu redescendras bien
vite , tu payeras le cocher et tu renverras le fiacre.
-
Et de l'argent ? demanda la femme.
Jondrette fouilla dans son pantalon, et lui remit
cinq francs.
Qu'est-ce que c'est que ça ? s'écria-t-elle.
Jondrette répondit avec dignité :
-
C'est le monarque que le voisin a donné ce matin .
Et il ajouta :
Sais-tu ? il faudrait ici deux chaises .
- Pourquoi ?
Pour s'asseoir .
Marius sentit un frisson lui courir dans les reins en
entendant la Jondrette faire cette réponse paisible :
Pardieu ! je vais t'aller chercher celles du voisin.
Et d'un mouvement rapide elle ouvrit la porte du bouge
et sortit dans le corridor.
Marius n'avait pas matériellement le temps de descendre
de la commode, d'aller jusqu'à son lit et de s'y cacher.
-
Prends la chandelle , cria Jondrette .
-

Non, dit-elle, cela m'embarrasserait, j'ai les deux


chaises à porter. Il fait clair de lune .
Marius entendit la lourde main de la mère Jondrette
chercher en tâtonnant sa clef dans l'obscurité. La porte
s'ouvrit. Il resta cloué à sa place par le saisissement et la
stupeur.
La Jondrette entran
La lucarne mansardée laissait passer un rayon de lune
entre deux grands pans d'ombre. Un de ces pans d'ombre
couvrait entièrement le mur auquel était adossé Marius,
de sorte qu'il y disparaissait.
La mère Jondrette leva les yeux, ne vit pas Marius, prit
286 LES MISÉRABLES. MARIUS .
les deux chaises, les seules que Marius possédât, et s'en niers c
alla, en laissant la porte retomber bruyamment derrière de ces
elle . amena

Elle rentra dans le bouge . coutea


Voici les deux chaises. chants
Et voilà la lanterne, dit le mari. Descends bien vite. tiroir,
Elle obéit en hâte, et Jondrette resta seul. Mari
Il disposa les deux chaises des deux côtés de la table , gousse
retourna le ciseau dans le brasier, mit devant la cheminée Le p
un vieux paravent, qui masquait le réchaud, puis alla au Jond
coin où était le tas de cordes et se baissa comme pour y CС
examiner quelque chose. Marius reconnut alors que ce Mar
qu'il avait pris pour un tas informe était une échelle de instant
corde très bien faite avec des échelons de bois et deux S
crampons pour l'accrocher. Mar
Cette échelle et quelques gros outils, véritables masses
de fer, qui étaient mêlés au monceau de ferrailles entassé
derrière la porte, n'étaient point le matin dans le bouge
Jondrette et y avaient été évidemment apportés dans l'après
midi , pendant l'absence de Marius.
Ce sont des outils de taillandier, pensa Marius.
Si Marius eût été un peu plus lettré en ce genre, il eût
reconnu, dans ce qu'il prenait pour des engins de taillan
dier, de certains instruments pouvant forcer une serrure
ou crocheter une porte et d'autres pouvant couper ou tran
cher, les deux familles d'outils sinistres que les voleurs
appellent les cadets et les fauchants.
La cheminée et la table avec les deux chaises étaient
précisément en face de Marius. Le réchaud étant caché, la
chambre n'était plus éclairée que par la chandelle ; le
moindre tesson sur la table ou sur la cheminée faisait une
grande ombre. Un pot à l'eau égueulé masquait la moitié
d'un mur. Il y avait dans cette chambre je ne sais quel
calme hideux et menaçant. On y sentait l'attente de quelque
chose d'épouvantable.
Jondrette avait laissé sa pipe s'éteindre, grave signe de
préoccupation, et était venu se rasseoir. La chandelle fai
sait saillir les angles farouches et fins de son visage. Il
avait des froncements de sourcils et de brusques épanouis
sements de la main droite comme s'il répondait aux der
LE MAUVAIS PAUVRE. 287

niers conseils d'un sombre monologue intérieur. Dans une


de ces obscures répliques qu'il se faisait à lui-même, il
amena vivement à lui le tiroir de la table, y prit un long
couteau de cuisine qui y était caché et en essaya le tran
chant sur son ongle . Cela fait, il remit le couteau dans le
tiroir, qu'il repoussa.
Marius de son côté saisit le pistolet qui était dans son
gousset droit, l’en retira et l'arına .
Le pistolet en s'armant fit un petit bruit clair et sec.
Jondrette tressaillit et se souleva à demi sur sa chaise :
-
Qui est là ? cria - t -il.
Marius suspendit son haleine, Jondrette écouta up
instant , puis se mit à rire en disant :
Suis -je bête ! C'est la cloison qui craque.
Marius garda le pistolet à sa main.
288 LES MISÉRABLES. MARIUS .
Elle s'
et offrai
revinte
C'e
La ne
était te
arriver
Серен
XVIII Jondo
de M. L
Main

LES DEUX CHAISES DB MARIUS SB PONT VIS - A - VIS suivre ,


glacée ,
et blan
la clart
boulev
Tout à coup la vibration lointaine et mélancolique d'une pas un
masur
cloche ébranla les vitres. Six heures sonnaient à Saint
Médard. et der

Jondrette marqua chaque coup d'un hochement de tête. au mil


d'une
Le sixième sonné, il moucha la chandelle avec ses doigts.
Puis il se mit à marcher dans la chambre, écouta dans le table ,
corridor, marcha, écouta encore : -· Pourvu qu'il vienne ! la Jong
grommela -t-il; puis il revint à sa chaise. cloiso
Il se rasseyait à peine que la porte s'ouvrit. parole
La mère Jondrette l'avait ouverte et restait dans le cor pistol
Mar
ridor faisant une horrible grimace aimable qu'un des trous
de la lanterne sourde éclairait d'en bas. mais
se se!
Entrez, monsieur, dit-elle .
Entrez, mon bienfaiteur, répéta Jondrette se levant voud
précipitamment. Ils
M. Leblanc parut. atten
Il avait un air de sérénité qui le faisait singulièrement bras .
vénérable. Ile
Jonda
Il posa sur la table quatre louis.
Monsieur Fabantou, dit-il, voici pour votre loyer et tout
vos premiers besoins. Nous verrons ensuite.
-
Dieu vous le rende, mon généreux bienfaiteur ! dit
Jondrette ; et, s'approchant rapidement de sa femme :
Renvoie le fiacre !
LE MAUVAIS PAUVRE. 289

Elle s'esquiva pendant que son mari prodiguait les saluts


et offrait une chaise à M. Leblanc. Un instant après elle
revint et lui dit bas à l'oreille :
C'est fait.
La neige qui n'avait cessé de tomber depuis le matin
était tellement épaisse qu'on n'avait point entendu le fiacre
arriver, et qu'on ne l'entendit pas s'en aller.
Cependant M. Leblanc s'était assis .
Jondrette avait pris possession de l'autre chaise en face
de M. Leblanc.
Maintenant, pour se faire une idée de la scène qui va
suivre, que le lecteur se figure dans son esprit la nuit
glacée, les solitudes de la Salpêtrière couvertes de neige,
et blanches au clair de lune comme d'immenses linceuls,
la clarté de veilleuse des réverbères rougissant çà et là ces
boulevards tragiques et les longues rangées des ormes noirs,
pas un passant peut-être à un quart de lieue à la ronde, la
masure Gorbeau à son plus haut point de silence , d'norreur
et de nuit, dans cette masure, au milieu de ces solitudes,
au milieu de cette ombre, le vaste galetas Jondrette éclairé
d'une chandelle, et dans ce bouge deux hommes assis à une
table, M. Leblanc tranquille, Jondrettesouriant et effroyable,
la Jondrette, la mère louve, dans un coin, et, derrière la
cloison , Marius, invisible, debout, ne perdant pas une
parole, ne perdant pas un mouvement, l'ail au guet , le
pistolet au poing.
Marius du reste n'éprouvait qu'une émotion d'horreur,
mais aucune crainte. Il étreignait la crosse du pistolet et
se sentait rassuré . J'arrêterai ce misérable quand je
voudrai, pensait-il.
Il sentait la police quelque part par là en embuscade,
attendant le signal convenu et toute prête à étendre le
bras .
Il espérait du reste que de cette violente rencontre de
Jondrette et de M. Leblanc quelque lumière jaillirait sur
tout ce qu'il avait intérêt à connaître .

IV. 19
290 LES MISÉRABLES . MARIUS.

M. LE
voix

cette
si nou
respe
du co
XIX verne
sieur
singo
SE PRÉOCCUPER DES FONDS OBSCURS ma p
exem

à mes
métie
mon
nous
A peine assis , M. Leblanc tourna les yeux vers les gra
bats qui étaient vides . de pro
-

Comment va la pauvre petite blessée ? demanda- t -il. je tie


.
Mal, répondit Jondrette avec un sourire navré et vivre
reconnaissant, très mal, mon digne monsieur. Sa seur Per
ainée l'a menée à la Bourbe se faire panser. Vous allez les appar
voir, elles vont rentrer tout à l'heure. de sa
Madame Fabantou me paraît mieux portante ? reprit de la
M. Leblanc en jetant les yeux sur le bizarre accoutrement home
de la Jondrette, qui , debout entre lui et la porte, comme enten
si elle gardait déjà l'issue, le considérait dans une posture gilet
de menace et presque de combat. des b
Elle est mourante, dit Jondrette. Mais que voulez-vous, velou
monsieur ? elle a tant de courage, cette femme-là ! Ce n'est chem
pas une femme, c'est un bæuf. barbo
La Jondrette touchée du compliment, se récria avec une croise
minauderie de monstre flatté : derric
Tu es toujours trop bon pour moi, monsieur Jon ment
drette ! Cet
Jondrette, dit M. Leblanc, je croyais que vous vous fit qu
appeliez Fabantou ? Mariu
Fabantou dit Jondrette ! reprit vivement le mari. qui n
Sobriquet d'artiste !
Et, jetant à sa femme un haussement d'épaules que air de
me ve
LE MAUVAIS PAUVRE . 291

M. Leblanc ne vit pas, il poursuivit avec une inflexion de


voix emphatique et caressante :
Ah ! c'est que nous avons toujours fait bon ménage,
cette pauvre chérie et moi ! Qu'est-ce qu'il nous resterait,
si nous n'avions pas cela ? Nous sommes si malheureux, mon
respectable monsieur ! On a des bras, pas de travail ! On a
du cour, pas d'ouvrage ! Je ne sais pas comment le gou
vernement arrange cela, mais, ma parole d'honneur, mon
sieur, je ne suis pas jacobin, monsieur, je ne suis pas bou
singot, je ne lui veux pas de mal, mais si j'étais les ministres,
ma parole la plus sacrée, cela irait autrement. Tenez,
exemple , j'ai voulu faire apprendre le métier du cartonnage
à mes filles. Vous me direz : Quoi ! un métier ? Oui ! un
métier ! un simple métier ! un gagne-pain ! Quelle chute,
mon bienfaiteur ! Quelle dégradation quand on a été ce que
nous étions ! Hélas ! il ne nous reste rien de notre temps
de prospérité ! Rien qu'une seule chose, un tableau auquel
je tiens, mais dont je me déferais pourtant, car il faut
vivre ! item , il faut vivre !
Pendant que Jondrette parlait, avec une sorte de désordre
apparent qui n'ôtait rien à l'expression réfléchie et sagace
de sa physionomie, Marius leva les yeux et aperçut au fond
de la chambre quelqu'un qu'il n'avait pas encore vu. Un
homme venait d'entrer, si doucement qu'on n'avait pas
entendu tourner les gonds de la porte. Cet homme avait un
gilet de tricot violet, vieux, usé, taché, coupé et faisant
des bouches ouvertes à tous ses plis, un large pantalon de
velours de coton, des chaussons à sabots aux pieds, pas de
chemise, le cou nu, les bras nus et tatoués, et le visage
barbouillé de noir. Il s'était assis en silence et les bras
croisés sur le lit le plus voisin, et, comme il se tenait
derrière la Jondrette, on ne le distinguait que confuse
ment .
Cette espèce d'instinct magnétique qui avertit le regard
fit que M. Leblanc se tourna presque en même temps que
Marius. Il ne put se défendre d'un mouvement de surprise
qui n'échappa point à Jondrette.
Ah ! je vois, s'écria Jondrette en se boutonnant d'un
air de complaisance, vous regardez votre redingote ? Elle
me va ! ma foi, elle me va !
292 LES MISÉRABLES. . MARIUS.
C
Qu'est- ce que c'est que cet homme ? dit M. Leblanc. d'in
Ça ? fit Jondrette, c'est un voisin. Ne faites pas atten M.
tion .
mail
Le voisin était d'un aspect singulier. Cependant les debe
fabriques de produits chimiques abondent dansle faubourg nus ,
Saint -Marceau. Beaucoup d'ouvriers d'usines peuvent avoir qui
le visage noir. Toute la personne de M. Leblanc respirait l'on
d'ailleurs une confiance candide et intrépide. Il reprit : blar
Pardon, que me disiez -vous donc, monsieur Faban
tou ? autr
velu
Je vous disais, monsieur et cher protecteur, repartit chau
Jondrette en s'accoudant sur la table et en contemplant Ja
M. Leblanc avec des yeux fixes et tendres assez semblables à ce
aux yeux d'un serpent boa, je vous disais que j'avais un
tableau à vendre .
Un léger bruit se fit à la porte. Un second homme venait parc
fumi
d'entrer et de s'asseoir sur le lit, derrière la Jondrette. Il ache
avait, comme le premier, les bras nus et un masque Vous
d'encre ou de suie.
Quoique cet homme se fût, à la lettre, glissé dans la les
chambre, il ne put faire que M. Leblanc ne l'aperçût.
Ne prenez pas garde, dit Jondrette. Ce sont des gens garc
trois
de la maison. Je disais donc qu'il me restait un tableau
Jo
précieux... - Tenez, monsieur, voyez.
Il se leva, alla à la muraille au bas de laquelle était posé
le panneau dont nous avons parlé, et le retourna, tout en de
le laissant appuyé au mur. C'était quelque chose en effet М.
qui ressemblait à un tableau et que la chandelle éclairait men
à peu près. Marius n'en pouvait rien distinguer, Joc Jong
drette étant placé entre le tableau et lui, seulement il et le
entrevoyait un barbouillage grossier et une espèce de per qua
sonnage principal enluminé avec la crudité criarde des l'air
toiles foraines et des peintures de paravent. acce
Qu'est-ce que c'est que cela ? demanda M. Leblanc . lam
Jondrette s'exclama : sim
__

Une peinture de maître, un tableau d'un grand prix, deva


mon bienfaiteur ! J'y tiens comme à mes deux filles, il me
rappelle des souvenirs ! mais, je vous l'ai dit et je ne m'en teur
dédis pas, je suis si malheureux que je m'en déferais. qu'a
Soit basard, soit qu'il y eût quelque commencement vou !
den
LE MAUVAIS PAUVRE. 293

d'inquiétude, tout en examinant le tableau , le regard de


M. Leblanc revint vers le fond de la chambre. Il y avait
maintenant quatre hommes, trois assis sur le lit, un
debout près du chambranle de la porte, tous quatre bras
nus, immobiles, le visage barbouillé de noir. Un de ceux
qui étaient sur le lit s'appuyait au mur, les yeux fermés, et
l'on eût dit qu'il dormait. Celui-là était vieux, ses cheveux
blancs sur son visage noir étaient horribles. Les deux
autres semblaient jeunes. L'un était barbu, l'autre che
velu. Aucun n'avait de souliers ; ceux qui n'avaient pas de
chaussons étaient pieds nus.
Jondrette remarqua que l'ail dc M. Leblanc s'attachait
à ces hommes.
-
C'est des amis, ça voisine , dit-il. C'est barbouillo
parce que ça travaille dans le charbon. Ce sont des
fumistes. Ne vous en occupez pas, mon bienfaiteur, mais
achetez-moi mon tableau. Ayez pitié de ma misère. Je ne
vous le vendrai pas cher. Combien l'estimez-vous ?
-
Mais, dit M. Leblanc, en regardant Jondrette entre
les deux yeux et comme un homme qui se met sur ses
gardes, c'est quelque enseigne de cabaret, cela vaut bien
trois francs.
Jondrette répondit avec douceur :
-

Avez - vous votre portefeuille lå ? jo me contenterais


de mille écus.
M. Leblanc se leva debout, s'adossa à la muraille et pro
mena rapidement son regard dans la chambre . Il avait
Jondrette à sa gauche du côté de la fenêtre, et la Jondrette
et les quatre hommes à sa droite du côté de la porte. Les
quatre hommes ne bougeaient pas et n'avaient pas même
l'air de le voir ; Jondrette s'était remis à parler d'un
accent plaintif, avec la prunelle si vague et l'intonation si
lamentable que M. Leblanc pouvait croire que c'était tout
simplement un homme devenu fou de misère qu'il avait
devant les yeux .
-

Si vous ne m'achetez pas mon tableau, cher bienfai


teur, disait Jondrette, je suis sans rosehjurce, je n'ai plus
qu'à me jeter à même la rivière. Quand je pense que j'ai
voulu faire apprendre à mes deux filles le cartonnage
demi-fin, le cartonnage des boîtes d'étrennes. Eb bien ! il
294 LES MISÉRABLES . MARIUS,

faut une table avec une planche au fond pour que les
verres ne tombent pas par terre, il faut un fourneau fait
exprès, un pot à trois compartiments pour les différents
degrés de force que doit avoir la colle selon qu'on l'e.m .
ploie pour le bois, pour le papier, ou pour les étoffes, un
tranchet pour couper le carton, un moule pour l'ajuster,
un marteau pour clouer les aciers, des pinceaux, le diable,
est-ce que je sais, moi ? et tout cela pour gagner quatre
sous par jour ! et on travaille quatorze heures ! et chaque
boîte passe treize fois dans les mains de l'ouvrière ! et
mouiller le papier ! et ne rien tacher ! et tenir la colle
chaude ! le diable ! je vous dis ! quatre sous par jour !
comment voulez- vous qu'on vive ?
Tout en parlant, Jondrette ne regardait pas M. Leblanc
qui l'observait. L'ail de M. Leblanc était fixé sur Jondrette
et l'eil de Jondrette sur la porte. L'attention haletante de
Marius allait de l'un à l'autre. M. Leblanc paraissait se
demander : Est-ce un idiot ? Jondrette répéta deux ou trois La r
fois avec toutes sortes d'inflexions variées dans le genre laissai
trainant et suppliant : Je n'ai plus qu'à me jeter à la qués
rivière ! j'ai descendu l'autre jour trois marches pour cela et ava
du côté du pont d'Austerlitz ! espèc
Tout à coup sa prunelle éteinte s'illumina d'un flam cogné
boiement hideux, ce petit homme se dressa et devint sième
effrayant, il fit un pas vers M. Leblanc, et lui cria d'une premi
voix tonnante .
une é
Il ne s'agit pas de tout celal me reconnaissez-vous ? UF
drette
l'hom

fille .
E
LE MAUVAIS PAUVRE . 295

XX

LE GUET - APENS

La porte du galetas venait de s'ouvrir brusquement, et


laissait voir trois hommes en blouse de toile bleue , mas
qués de masques de papier noir. Le premier était maigre
et avait une longue trique ferrée, le second, qui était une
espèce de colosse, portait, par le milieu du manche et la
cognée en bas, un merlin à assommer les bæufs. Le troi
sième, homme aux épaules trapues, moins maigre que le
premier, moins massif que le second, tenait à plein poing
une énorme clef volée à quelque porte de prison.
Il parait que c'était l'arrivée de ces hommes que Jon
drette attendait. Un dialogue rapide s'engagea entre lui et
l'homme à la trique, le maigre.
Tout est-il prêt ? dit Jondrette.
Oui , répondit l'homme maigre.
Où donc est Montparnasse ?
fille.
Le jeune premier s'est arrêté pour causer avec ta
Laquelle ?
L'aînée.
Y a - t - il un fiacre en bas ?
C
Oui .
La maringotte est attelée ?
Attelée.
De deux bons chevaux ?
298 LES MISÉRABLES. MARIUS.
måchoir
Excellents . et avand
-
Elle attend où j'ai dit qu'elle attendit ? reculât ,
Oui . il cria :
Bicn , dit Jondrette. -
· Je
M. Leblanc était très påle. Il considérait tout dans le Jondret
bouge autour de lui comme un homme qui comprend où de Mon
il est tombé , et sa tête , tour tour dirigée vers toutes les tenant
têtes qui l'entouraient, se mouvait sur son cou avec une Une
lenteur attentive et étonnéc, mais il n'y avait dans son air M. Leb
rien qui ressemblåt å la peur. Il s'était fait de la table un s'élevât
retranchement improvisé ; et cet homme qui, le moment - P
d'auparavant, n'avait l'air que d'un bon vieux homme, était Mari
devenu subitement une sorte d'athlète, et posait son poing momer
robuste sur le dossier de sa chaise avec un geste redou foudro
table et surprenant. Thema
Ce vieillard, si ferme et si brave devant un tel danger, s'était
semblait être de ces natures qui sont courageuses comme lamec
elles sont bonnes, aisément et simplement. Le père d'une à lâch
femme qu'on aime n'est jamais un étranger pour nous. mome
Marius se sentit fier de cet inconnu .
Trois des hommes aux bras nus dont Jondrette avait dit : Thẻm
ce sont des fumistes, avaient pris dans le tas de ferrailles, qué la
il étai
l'un une grande cisaille, l'autre une pince à faire des Mariu
pesées, le troisième un marteau, et s'étaient mis en tra
vers de la porte sans prononcer une parole. Le vieux était pas c
resté sur le lit, et avait seulement ouvert les yeux. La que a
coeur
Jondrette s'était assise à côté de lui.
fond
Marius pensa qu'avant quelques secondes le moment
reco
d'intervenir serait arrivé, et il éleva sa main droite vers
le plafond, dans la direction du corridor, prêt à lâcher a la
son coup de pistolet. a qu
Jondrette, son colloque avec l'homme à la trique ter piét
miné, se tourna de nouveau vers M. Leblanc et répéta sa cult
question en l'accompagnant de ce rire bas, contenu et ter giste
rible qu'il avait : cher
son
Vous ne me reconnaissez donc pas ?
-

M. Leblanc le regarda en face et répondit : brû


Non . cold
Alors Jondrette vint jusqu'à la table. Il se pencha par don
dessus la chandelle, croisant les bras, approchant sa for
LE MAUVAIS PAUVRE . 291

mâchoire anguleuse et féroce du visage calme de M. Leblanc,


et avançant le plus qu'il pouvait sans que M. Leblanc
reculât, et, dans cette posture de bête fauve qui va mordre,
il cria :
-

Je ne m'appelle pas Fabantou , je ne m'appelle pas


Jondrette, je me nomme Thénardier ! je suis l'aubergiste
de Montfermeil ! entendez-vous bien ? Thénardier ! Main
tenant me reconnaissez-vous ?
Une imperceptible rougeur passa sur le front de
M. Leblanc, et il répondit sans que sa voix tremblât, ni
s'élevåt, avec sa placidité ordinaire :
- Pas davantage .
Marius n'entendit pas cette réponse. Qui l'eût vu en ce
moment dans cette obscurité l'eût vu hagard, stupide et
foudroyé. Au moment où Jondrette avait dit : Je me nomme
T'hénardier, Marius avait tremblé de tous ses membres et
s'était appuyé au mur comme s'il eût senti le froid d'une
lame d'épée à travers son cæur. Puis son bras droit, prêt
à lâcher le coup de signal, s'était abaissé lentement, et au
moment où Jondrette avait répété : Entendez - vous bien,
Thénardier ? les doigts défaillants de Marius avaient man
qué laisser tomber le pistolet. Jondrette, en dévoilant qui
il était, n'avait pas ému M. Leblanc, mais il avait bouleversé
Marius. Ce nom de Thénardier, que M. Leblanc ne semblait
pas connaître, Marius le connaissait. Qu'on se rappelle ce
que ce nom était pour lui ! Ce nom, il l'avait porté sur son
ceur, écrit dans le testament de son père ! il le portait au
fond de sa pensée, au fond de sa mémoire, dans cette
recommandation sacrée : « Un nommé Thénardier m'a sauvé
« la vie. Si mon fils le rencontre , il lui fera tout le bien
« qu'il pourra. » Ce nom, on s'en souvient, était une des
piétés de son âme ; il le mêlait au nom de son père dans son
culte. Quoi! c'était là ce Thénardier, c'était là cet auber
giste de Montfermeil qu'il avait vainement et si longtemps
cherché ! Il le trouvait enfin , et comment ! ce sauveur de
son père, était un bandit ! cet homme, auquel lui Marius
brûlait de se dévouer, était un monstre ! ce libérateur du
colonel Pontmercy était en train de commettre un attentat
dont Marius ne voyait pas encore bien distinctement la
forme, mais qui ressemblait à un assassinat ! et sur qui,
298 LES MISÉRABLES . MARIUS .
sous les
grand Dieu ! Quelle fatalité ! quelle amère moquerie du tourbillo
sort ! Son père lui ordonnait du fond de son cercueil de
fut aun
faire tout le bien possible à Thénardier, depuis quatre ans
Marius n'avait pas d'autre idée que d'acquitter cette dette Cepen
de son père et, au moment où il allait faire saisir par la trement
justice un brigand au milieu d'un crime, la destinée lui la table
tique .
criait : C'est Thénardier ! La vie de son père, sauvée dans
une grèle de mitraille sur le champ héroïque de Waterloo, Il pri
née av
il allait enfin la payer à cet homme et la payer de l'écha s'éteina
faud! Il s'était promis, si jamais il retrouvait ce Thénardier,
de ne l'aborder qu'en se jetant à ses pieds, et il le retrou Puis
ceci :
vait en effet, mais pour le livrer au bourreau ! Son père lui
disait : Secours Thénardier ! et il répondait à cette voix F
Et il
adorée et sainte en écrasant Thénardier ! Donner pour
spectacle à son père dans son tombeau l'homme qui l'avait A
lanthrc
arraché à la mort au péril de sa vie, exécuté place Saint donnel
Jacques par le fait de son fils, de ce Marius à qui il avait
légué cet homme ! et quelle dérision que d'avoir si long naissez
temps porté sur sa poitrine les dernières volontés de son fermei

père écrites de sa main pour faire affreusement tout le ce n'es


contraire ! Mais, d'un autre côté, assister à ce guet-apens la Fant
et ne pas l'empêcher ! quoi ! condamner la victime et épar jaune
ce ma
gner l'assassin ! est-ce qu'on pouvait être tenu à quelque
reconnaissance envers un pareil misérable ? Toutes les ce qu
idées que Marius avait depuis quatre ans étaient comme de ba:
bonne
traversées de part en part par ce coup inattendu . Il frémis
sait . Tout dépendait de lui . Il tenait dans sa main à leur insu pauvr
funan
ces êtres qui s'agitaient là sous ses yeux. S'il tirait le coup
VOUS
de pistolet, M. Leblanc était sauvé et Thénardier était
Vous
perdu ; s'il ne le tirait pas, M. Leblanc était sacrifié et, qui
sait ? Thénardier échappait. Précipiter l'un ou laisser tom ce n '
ber l'autre ! remords des deux côtés . Que faire ? que choisir ? des
manquer aux souvenirs les plus impérieux, à tant d'enga habit
donn
gements profonds pris avec lui-même, au devoir le plus
saint, au texte le plus vénéré ! manquer au testament de son leur
père, ou laisser s'accomplir un crime ! Il lui semblait d'un qu'o
côté entendre « son Ursule » le supplier pour son père, et gens
de l'autre le colonel lui recommander Thénardier. Il se tes
sentait fou . Ses genoux se dérobaient sous lui . Et il n'avait 11
pas même le temps de délibérer, tant la scène qu'il avait On
LE MAUVAIS PAUVRE . 299

sous les yeux se précipitait avec furie . C'était comme un


tourbillon dont il s'était cru maître et qui l'emportait. Il
fut au moment de s'évanouir.
Cependant Thénardier , nous ne le nommerons plus au
trement désormais, se promenait de long en large devant
la table dans une sorte d'égarement et de triomphe fiéné
tique .
Il prit à plein poing la chandelle et la posa sur la chemi
née avec un frappement si violent que la mèche faillit
s'éteindre et que le suif éclaboussa le mur.
Puis il se tourna vers M. Leblanc, effroyable, et cracha
ceci :
Flambé ! fumé ! fricassé ! à la crap..udine !
Et il se remit à marcher en pleine explosion.
Ah ! cria-t-il, je vous retrouve enfin , monsieur le phi
lanthrope ! monsieur le millionnaire râpé ! monsieur le
donneur de poupées ! vieux Jocrisse ! Ah ! vous ne me recon
naissez pas ! Non, ce n'est pas vous qui êtes venu à Mont
fermeil, à mon auberge , il y a huit ans, la nuit de Noël 1823 !
ce n'est pas vous qui avez emmené de chez moi l'enfant de
la Fantine, l'Alouette ! ce n'est pas vous qui aviez un carrick
jaune ! non ! et un paquet plein de nippes à la main comme
ce matin chez moi ! Dis donc, ma femme! c'est sa manie, à
ce qu'il paraît, de porter dans les maisons des paquets pleins
de bas de laine ! vieux charitable ,ova !Est-ce que vous êtes
bonnetier, monsieur le millionnaire ? vous donnez aux
pauvres votre fonds de boutique, saint homme! quel
funambule! Ah ! vous ne me reconnaissez pas ? Eh bien, je
vous reconnais, moi ! je vous ai reconnu tout de suite dès que
vous avez fourré votre mufle ici . Ah ! on va voir enfin que
ce n'est pas tout roses d'aller comme cela dans les maisons
des gens, sous prétexte que ce sont des auberges, avec des
habits minables, avec l'air d'un pauvre, qu'on lui aurait
donné un sou, tromper les personnes, faire le généreux,
leur prendre leur gagne-pain, et menacer dans les bois, et
qu'on n'en est pas quitte pour rapporter après, quand les
gens sont ruinés, une redingote trop large et deux méchan
tes couvertures d'hôpital, vieux gueux, voleur d'enfants !
Il s'arrêta , et parut un moment se parler à lui-même.
On eût dit que sa fureur tombait comme le Rhône dans
300 LES MISÉRABLES. MARIUS.
quelque trou ; puis, comme s'il achevait tout haut des Je
choses qu'il venait de se dire tout bas, il frappa un coup nez . Je
de poing sur la table et cria : million
Avec son air bonasse ! un autre
Et apostrophant M. Leblanc :
-
- Ab
à cette
Parbleu ! vous vous êtes moqué de moi autrefois !
ne vous
Vous êtes cause de tous mes malheurs ! Vous avez eu pour
quinze cents francs une fille que j'avais, et qui était cer Ра
tainement à des riches, et qui m'avait déjà rapporté beau accent
coup d'argent, et dont je devais tirer de quoi vivre toute chose
ma vie ! une fille qui m'aurait dédommagé de tout ce que bandit.
j'ai perdu dans cette abominable gargote où l'on faisait des Qui
sabbats sterlings et où j'ai mangé comme un imbécile tout bilité,
mon saint-frusquin ! Oh ! je voudrais que tout le vin qu'on la fem
a bu chez moi fût du poison à ceux qui l'ont bu ! Enfin , sa chai
n'importe ! Dites donci vous avez dû me trouver farce quand bouge
vous vous en êtes allé avec l'Alouette ! Vous aviez votre M. Lele
gourdin dans la forêt. Vous étiez le plus fort. Revanche. E
C'est moi qui ai l'atout aujourd'hui! Vous êtes fichu, mon cela,
bonhomme ! Oh ! mais je ris. Vrai, je ris ! Est-il tombé dans faillite
le panneau ! Je lui ai dit que j'étais acteur, que je m'appe je suis
lais Fabantou, que j'avais joué la comédie avec mamselle suis u
Mars, avec mamselle Muche, que mon propriétaire voulait autres
être payé demain 4 février, et il n'a même pas vu que c'est redin
le 8 janvier et non le 4 février qui est un terme ! Absurde premi
crétin ! Et ces quatre méchants philippes qu'il m'apporte ! vous
Canaille ! Il n'a même pas eu le cour d'aller jusqu'à cent mois
francs! Et comme il donnait dans mes platitudes ! Ça vous
m'amusait. Je me disais : Ganache ! Va, je te tiens. Je te jourd
lèche les pattes ce matin ! Je te rongerai le caur ce soir ! Chev
Thénardier cessa. Il était essoufflé. Sa petite poitrine nous
étroite haletait comme un soufflet de forge. Son vil était la to
plein de cet ignoble bonheur d'une créature faible, cruelle nous

et låche, qui peut enfin terrasser ce qu'elle a redouté et nous

insulter ce qu'elle a flatté, joie d'un nain qui mettrait le čtve


talon sur la tête de Goliath, joie d'un chacal qui commence nous
à déchirer un taureau malade, assez mort pour ne plus se DOUE
défendre, assez vivant pour souffrir encore. nair
M. Leblanc ne l'interrompit pas, mais lui dit lorsqu'il pate
s'interrompit: n'ec
LE MAUVAIS PAUVRE . 301

Je ne sais ce que vous voulez dire. Vous vous mépre


nez. Je suis un homme très pauvre et rien moins qu'un
millionnaire. Je ne vous connais pas. Vous me prenez pour
un autre.
-

Ah ! râla Thénardier, la bonne balançoire ! Vous tenez


à cette plaisanterie ! Vous pataugez, mon vieux ! Ah ! vous
ne vous souvenez - pas ? Vous ne voyez pas qui je suis ?
Pardon, monsieur, répondit M. Leblanc avec un
accent de politesse qui avait en un pareil moment quelque
chose d'étrange et de puissant, je vois que vous êtes un
bandit .
Qui ne l'a remarqué, les êtres odieux ont leur suscepti
bilité, les monstres sont chatouilleux. A ce mot de bandit,
la femme Thénardier se jeta à bas du lit, Thénardier saisit
sa chaise comme s'il allait la briser dans ses mains. Ne
bouge pas, toil cria - t -il à sa femme; et, se tournant vers
M. Leblanc :
-
Bandit ! oui , je sais que vous nous appelez comme
cela, messieurs les gens riches ! Tiens ! c'est vrai, j'ai fait
faillite, je me cache, je n'ai pas de pain, je n'ai pas le sou,
je suis un bandit! Voilà trois jours que je n'ai mangé, je
suis un bandit ! Ah ! vous vous chauffez les pieds vous
autres, vous avez des escarpins de Sakoski, vous avez des
redingotes ouatées comme des archevêques, vous logez au
premier dans des maisons à portier, vous mangez des truftes,
vous mangez des bottes d'asperges à quarante francs au
mois de janvier, des petits pois, vous vous gavez, et, quand
vous voulez savoir s'il fait froid, vous regardez dans le
journal ce que marque le thermomètre de l'ingénieur
Chevallier. Nous! c'est nous qui sommes lesthermomètres,
nous n'avons pas besoin d'aller voir sur le quai au coin de
la tour de l'Horloge combien il y a de degrés de froid ,
nous sentons le sang se figer dans nos veines et la glace
nous arriver au cour, et nous disons : Il n'y a pas de Dieu !
et vous venez dans nos cavernes, oui, dans nos cavernes,
nous appeler bandits ! Mais nous vous mangerons ! mais
nous vous dévorerons, pauvres petits ! Monsieur le million
naire ! sachez ceci : J'ai été un homme établi , j'ai été
patenté, j'ai été électeur, je suis un bourgeois, moil et vous
n'en êtes peut-être pas un, vous !
302 LES MISÉRABLES . MARIUS.
cette in
Ici Thénardier fit un pas vers les hommes qui étaient près de la vic
de la porte, et ajouta avec un frémissement . dans cet
Quand je pense qu'il ose venir me parler comme à un avec tc
savetier !
comme
Puis s'adressant à M. Leblanc avec une recrudescence
de frénésie : Le ta
-
Et sachez encore ceci, monsieur le philanthrope ! je ne propose
autre c
suis pas un homme louche, moi ! je ne suis pas un homme
souvier
dont on ne sait point le nom et qui vient enlever des
son na
enfants dans les maisons ! Je suis un ancien soldat français,
Com
je devrais être décoré ! J'étais à Waterloo, moi ! et j'ai
sauvé dans la bataille un général appelé le comte de je ne Marius
sais quoi ! Il m'a dit son nom ; mais sa chienne de voix et dans
était si faible que je ne l'ai pas entendu . Je n'ai entendu bataille
que Merci. J'aurais mieux aimé son nom que son remercî un aut

ment. Cela m'aurait aidé à le retrouver. Ce tableau que le ser


vous voyez, et qui a été peint par David à Bruqueselles, ivre,
savez -vous qui il représente ? il eprésente moi. David a ce n'e
voulu immortaliser ce fait d'armes. J'ai ce général sur mon c'était
dos, et je l'emporte à travers la mitraille. Voilà l'histoire . fantôn
Il n'a même jamais rien fait pour moi, ce général-là, il ne ses te
valait pas mieux que les autres ! Je ne lui en ai pas moins son pe
sauvé la vie aú danger de la mienne, et j'en ai les certifi l'effar
cats plein mes poches ! Je suis un soldat de Waterloo, mille regar
noms de noms ! Et maintenant que j'ai eu la bonté de vous Que
dire tout ça, finissons, il me faut de l'argent, il me faut M. Le
beaucoup d'argent, il me faut énormément d'argent, ou je basse
vous extermine, tonnerre du bon Dieu !
Marius avait repris quelque empire sur ses angoisses, et singu
écoutait. La dernière possibilité de doute venait de s'éva M.
nouir . C'était bien le Thénardier du testament. Marius éraill
frissonna à ce reproche d'ingratitude adressé à son père et
qu'il était sur le point de justifier si fatalement. Ses per C'é
plexités en redoublèrent . Du reste il y avait dans toutes En
ces paroles de Thénardier, dans l'accent, dans le geste, paru
dans le regard qui faisait jaillir des flammes de chaque dents
mot, il y avait dans cette explosion d'une mauvaise nature C'e
montrant tout, dans ce mélange de fanfaronnade et d'ab
jection, d'orgueil et de petitesse, de rage et de sottise, avec
dans ce chaos de griefs réels et de sentiments faux, dans
LE MAUVAIS PAUVRE . 303

cette impudeur d'un méchant homme savourant la volupté


de la violence, dans cette nudité efirontée d'une âme laide ,
dans cette conflagration de toutes les souffrances combinées
avec toutes les haines, quelque chose qui était hideux
comme le mal et poignant comme le vrai.
Le tableau de maître, la peinture de David dont il avait
proposé l'achat à M. Leblanc, n'était, le lecteur l'a deviné ,
autre chose que l'enseigne de sa gargote, peinte, on s'en
souvient, par lui-même, seul débris qu'il eût conservé de
son naufrage de Montfermeil.
Comme il avait cessé d'intercepter le rayon visuel de
Marius, Marius maintenant pouvait considérer cette chose ,
et dans ce badigeonnage il reconnaissait réellement une
bataille, un fond de fumée, et un homme qui en portait
un autre . C'était le groupe de Thénardier et de Pontmercy ,
le sergent sauveur, le colonel sauvé. Marius était comme
ivre, ce tableau faisait en quelque sorte son père vivant,
ce n'était plus l'enseigne du cabaret de Montfermeil,
c'était une résurrection , une tombe s'y entr'ouvrait, un
fantôme s'y dressait. Marius entendait son caur tinter à
ses tempes , il avait le canon de Waterloo dans les oreilles ,
son père sanglant vaguement peint sur ce panneau sinistre
l'effarait, et il lui semblait que cette silhouette informe le
regardait fixement.
Quand Thénardier eut repris haleine, il attacha sur
M. Leblanc ses prunelles sanglantes, et lui dit d'une voix
basse et brève .
Qu’as-tu à dire avant qu'on te mette en brinde
singues?
M. Leblanc se taisait. Au milieu de ce silence une voix
éraillée lança du corridor ce sarcasme lugubre :
- S'il faut fendre du bois, je suis là, moi !
C'était l'homme au merlin qui s'égayait .
En même temps une énorme face hérissée et terreuse
parut à la porte avec un affreux rire qui montrait non des
dents, mais des crocs .
C'était la face de l'homme au merlin .
Pourquoi as-tu ôté ton masque ? lui cria Thénardier
avec fureur.
C

Pour rire, répliqua l'homme.


304 LES MISÉRABLES. MARIUS.
Depuis quelques instants, M. Leblanc semblait suivre et ter, pou
guetter tous les mouvements de Thénardier, qui , aveuglé et para
devant
et ébloui par sa propre rage , allait et venait dans le repaire
à atten
avec la confiance de sentir la porte gardée, de tenir, armé,
un homme désarmé, et d'être neuf contre un , en supposant pas qui
que la Thénardier ne comptât que pour un homme. Dans périr le
son apostrophe à l'homme au merlin, il tournait le dos à Une
M. Leblanc . poing
M. Leblanc saisit ce moment, repoussa du pied la chaise, ler au
avait to
du poing la table, et d'un bond, avec une agilité prodi
gieuse , avant que Thénardier eût eu le temps de se retour sous ce
cette :
ner il était à la fenêtre. L'ouvrir, escalader l'appui , l'enjam
ber, ce fut une seconde. Il était à moitié dehors quand six quatre
bras e
poings robustes le saisirent et le ramenèrent énergique
ment dans le bouge. C'étaient les trois « fumistes » qui mistes
s'étaient élancés sur lui. En même temps, la Thénardier les aut
l'avait empoigné aux cheveux. d'en h
Au piétinement qui se fit, les autres bandits accou saient
rurent du corridor. Le vieux qui était sur le lit et qui sem rible c
blait pris de vin, descendit du grabat et arriva en chance hurlar
lant , un marteau de cantonnier à la main . Il po
Un des « fumistes » dont la chandelle éclairait le visage la cro
barbouillé, et dans lequel Marius, malgré ce barbouillage, avait
reconnut Panchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille, levait
au-dessus de la tête de M. Leblanc une espèce d'assommoir rer to
fait de deux pommes de plomb aux deux bouts d'une barre La
de fer . un gr
Marius ne put résister à ce spectacle. -Mon père, pensa
t -il, pardonne-moi ! Et son doigt chercha la détente M.
du pistolet. Le coup allait partir lorsque la voix de Thé fouill
nardier cria : conte
Ne lui faites pas de mall Th
Cette tentative désespérée de la victime, loin d'exaspé
rer Thénardier, l'avait calmé. Il y avait deux hommes en
lui, l'homme féroce et l'homme adroit. Jusqu'à cet instant,
dans le débordement du triomphe, devant la proie abattue l'hor
et ne bougeant pas, l'homme féroce avait dominé ; quand rude
la victime se débattit et parut vouloir lutter, l'homme TE
adroit reparut et prit le dessus. de
Ne lui faites pas de mal! répéta -t-il. Et, sans s'en dou
LE MAUVAIS PAUVRE . 305

ter, pour premier succès, il arrêta le pistolet prêt à partir


et paralysa Marius pour lequel l'urgence disparut , et qui,
devant cette phase nouvelle, ne vit point d'inconvénient
à attendre encore . Qui sait si quelque chance ne surgirait
pas qui le délivrerait de l'affreuse alternative de laisser
périr le pèrc d'Ursule ou de perdre le sauveur du colonel ?
Une lutte herculéenne s'était engagée. D'un coup de
poing en plein torse M. Leblanc avait envoyé le vieux rou
ler au milieu de la chambre, puis de deux revers de main
avait terrassé deux autres assaillants, et il en tenait un
sous chacun de ses genoux ; lcs misérables râlaient sous
cette pression comme sous une meule de granit ; mais les
quatre autres avaient saisi le redoutable vieillard aux deux
bras et à la nuque et le tenaient accroupi sur les deux « fu
mistes » terrassés. Ainsi, maître des uns et maîtrisé par
les autres, écrasant ceux d'en bas et étouffant sous ceux
d'en haut, secouant vainement tous les efforts qui s'entas
saient sur lui, M. Leblanc disparaissait sous le groupe hor
rible des bandits comme un sanglier sous un monceau
hurlant de dogues et de limiers.
Il parvinrent à le renverser sur le lit le plus proche de
la croisée et l'y tinrent en respect. La Thénardier ne lui
avait pas lâché les cheveux .
Toi, dit Thénardier, ne t'en mêle pas. Tu vas déchi
rer ton châle .
La Thénardier obéit, comme la louve obéit au loup, avec
un grondement.
- Vous autres, reprit Thénardier, fouillez -le.
M. Leblanc semblait avoir renoncé à la résistance . On le
fouilla . Il n'avait rien sur lui qu'une bourse en cuir qui
contenait six francs, et son mouchoir .
Thénardier mit le mouchoir dans sa poche .
Quoi ! pas de portefeuille ? demanda-t-il.
- Ni de montre, répondit un des « fumistes » .
- C'est égal, murinura avec une voix de ventriloque
l'homme masqué qui tenait la grosse clef, c'est un vieux
rude !
Thénardier alla au coin de la porte et y prit un paquet
de cordes, qu'il leur jeta.
Attachez -le au pied du lit, dit-il. Et, apercevant le
IV 20
306 LES MISÉRABLES. MARIUS .

vieux qui était resté étendu à travers la chambre du coup Th


de poing de M. Leblanc et qui ne bougeait pas : eût E
Est-ce que Boulatruelle est mort ? demanda - t- il. à ре:
· Non , répondit Bigrenaille, il est ivre. et, n
-
Balayez-le dans un coin, dit Thénardier. dits ,
Deux des « fumistes » poussèrent l'ivrogne avec le pied siler
près du tas de ferrailles.
Babet , pourquoi en as -tu amené tant ? dit Thénardier
nel
bas à l'homme à la trique, c'était inutile . dans
- Que veux-tu ? répliqua l'homme à la trique, ils ont en n
tous voulu en étre . La saison est mauvaise . Il ne se fait pas vaca
d'affaires.
ne v
Le grabat où M. Leblanc avait été renversé était une l'au
façon de lit d'hôpital porté sur quatre montants grossiers vou:
en bois à peine équarri . M. Leblanc se laissa faire. Les bri
pou
gands le lièrent solidement, debout et les pieds posant à Elle
terre, au montant du lit le plus éloigné de la fenêtre et le cave
plus proche de la cheminée.
le
Quand le dernier næud fut serré, Thénardier prit une flen
chaise et vint s'asseoir presque en face de M. Leblanc. fera
Thénardier ne se ressemblait plus, en quelques instants sa n'a
physionomie avait passé de la violence effrénée à la dou
me
ceur tranquille et rusée. Marius avait peine à reconnaître
dans ce sourire poli d'homme de bureau la bouche presque mo
Et
bestiale qui écumait le moment d'auparavant, il considé
c'es
rait avec stupeur cette métamorphose fantastique et
inquiétante, et il éprouvait ce qu'éprouverait un homme arr
qui verrait un tigre se changer en un avoué. que
· Monsieur... fit Thénardier. àc
Et écartant du geste les brigands qui avaient encore la mê
main sur M. Leblanc .
Éloignez-vous un peu, et laissez-moi causer avec mon nel
sieur . poi
Tous se retirèrent vers la porte. Il reprit : CO
Monsieur, vous avez eu tort de vouloir sauter par la em
fenêtre . Vous auriez pu vous casser une jambe . Mainte éta
nant si vousle permettez, nous allons causer tranquillement . n'e
Il faut d'abord que je vous communique une remarque que
j'ai faite, c'est que vous n'avez pas encore poussé le
moindre cri . que
ta
LE MAUVAIS PAUVRE. 307

Thénardier avait raison , ce détail était réel , quoiqu'il


eût échappé à Marius dans son trouble . M. Leblanc avait
à peine prononcé quelques paroles sans hausser la voix,
et, même dans sa lutte près de la fenêtre avec les six ban
dits, il avait gardé le plus profond et le plus singulier
silence . Thénardier poursuivit :
Mon Dieu ! vous auriez un peu crié au voleur, que je
ne l'aurais pas trouvé inconvenant. A l'assassin ! cela se dit
dans l'occasion, et, quant à moi, je ne l'aurais point pris
en mauvaise part. Il est tout simple qu'on fasse un peu de
vacarme quand on se trouve avec des personnes qui
ne vous inspirent pas suffisamment de confiance. Vous
l'auriez fait qu'on ne vous aurait pas dérangé, on ne
vous aurait même pas bâillonné. Et je vais vous dire
pourquoi . C'est que cette chambre-ci est très sourde.
Elle n'a que cela pour elle , mais elle a cela. C'est une
cave. On y tirerait une bombe que cela ferait pour
le corps de garde le plus prochain le bruit d'un ron
flement d'ivrogne. Ici le canon ferait boum et le tonnerre
ferait pouf. C'est un logement commode. Mais enfin vous
n'avez pas crié, c'est mieux, je vous en fais mon compli
ment, et je vais vous dire ce que j'en conclus. Mon cher
monsieur, quand on crie, qu'est-ce qui vient ? la police.
Et après la police ? la justice. Eh bien , vous n'avez pas crié,
c'est que vous ne vous souciez pas plus que nous de voir
arriver la justice et la police. C'est que, - il y a longtemps
que je m'en doute , vous avez un intérêt quelconque
à cacher quelque chose. De notre côté, nous avons le
même intérêt . Donc nous pouvons nous entendre .
Tout en parlant ainsi, il semblait que Thénardier , la pru
nelle attachée sur M. Leblanc, cherchât à enfoncer les
pointes aigués qui sortaient de ses yeux jusque dans la
conscience de son prisonnier. Dil reste son langage ,
empreint d'une sorte d'insolence modérée et sournoise,
était réservé et presque choisi , et dans ce misérable qui
n'était tout à l'heure qu'un brigand un sentait maintenant
« l'homme qui a étudié pour être prêtre » .
Le silence qu'avait gardé le prisonnier, cette précaution
qui allait jusqu'à l'oubli même du soin de sa vie, cette résis
tance opposée au premier mouvement de la nature, qui
308 LES MISÉRABLES. MARIUS .

est de jeter un cri , tout cela, il faut le dire, depuis que la


remarque en avait été faite, était importun à Marius, et
l'étonnait péniblement .
L'observation si fondée de Thénardier obscurcissait vin . Je
encore pour Marius les épaisseurs mystérieuses sous les que vc
sant c
quelles se dérobait cette figure grave et étrange à laquelle
Courfeyrac avait jeté le sobriquet de monsieur Leblanc. Mais à un
quel qu'il fût, lié de cordes, entouré de bourreaux, à demi vous ê
plongé, pour ainsi dire, dans une fosse qui s'enfonçait sous je me
lui d'un degré à chaque instant, devant la fureur comme ganise
devant la douceur de Thénardier, cet homme demeurait de l'a
de qu
impassible ; et Marius ne pouvait s'cmpêcher d'admirer en
un pareil moment ce visage superbement mélancolique. chez
C'était évidemment une âme inaccessible à l'épouvante fois
et ne sachant pas ce que c'est que d'être éperdue . C'était que
un de ces hommes qui dominent l'étonnement des situa piche
tions désespérées . Si extrême que fût la crise, si inévitable franc
que fût la catastrophe , il n'y avait rien là de l'agonie du cela .
noyé ouvrant sous l'eau des yeux horribles. d'écr
Thénardier se leva sans affectation , alla à la cheminée, Ici
déplaça le paravent qu'il appuya au grabat voisin , et dé sur 1
masqua ainsi le réchaud plein de braise ardente dans laquelle
le prisonnier pouvait parfaitement voir le ciseau rougi á sach
blanc et piqué çà et là de petites étoiles écarlates. UC
Puis Thénardier vint se rasseoir près de M. Leblanc. TH
Je continue , dit-il. Nous pouvons nous entendre . prit
Arrangeons ceci à l'amiable. J'ai eu tort de m'emporter tout tiro
à l'heure , je ne sais où j'avais l'esprit, j'ai été beaucoup du
trop loin, j'ai dit des extravagances . Par exemple, parce Il
que vous êtes millionnaire, je vous ai dit que j'exigeais de
l'argent, beaucoup d'argent, immensément d'argent. Cela
ne serait pas raisonnable. Mon Dieu , vous avez beau être
riche, vous avez vos charges, qui n'a pas les siennes ? Je ne
veux pas vous ruiner, je ne suis pas un happe-chair, après rais
tout. Je ne suis pas de cesgensqui , parce qu'ils ont l'avan
tage de la position, profitent de cela pour être ridicules.
Tenez, j'y mcts du mien et je fais un sacrifice de inon côté. F
Il me faut simplement deux cent mille francs. de
M. Leblanc ne souffla pas un mot. Thénardier pour lib
suivit
pre

ро
LE MAUVAIS PAUVRE. 309

Vous voyez que je ne mets pas mal d'eau dans mon


vin. Je ne connais pas l'état de votre fortune, mais je sais
que vous ne regardez pas à l'argent, et un homme bienfai
sant comme vous peut bien donner deux cent mille francs
à un père de famille qui n'est pas heureux . Certainement
vous êtes raisonnable aussi , vous ne vous êtes pas figuré que
je me donnerais de la peine comme aujourd'hui, et que j'or
ganiserais la chose de ce soir, qui est un travail bien fait,
de l'aveu de ces messieurs, pour aboutir à vous demander
de quoi aller boire du rouge à quinze et manger du veau
chez Desnoyers. Deux cent mille francs, ça vaut ça. Une
fois cette bagatelle sortie de votre poche, je vous réponds
que tout est dit et que vous n'avez pas à craindre une
pichenette. Vous me direz : Mais je n'ai pas deux cent mille
francs sur moi. Oh ! je ne suis pas exagéré. Je n'exige pas
cela. Je ne vous demande qu'une chose. Ayez la bonté
d'écrire ce que je vais vous dicter.
Ici Thénardier s'interrompit , puis il ajouta en appuyant
sur les mots et en jetant un sourire du côté du réchaud :
Je vous préviens que je n'admettrais pas que vous ne
sachiez pas écrire .
Un grand inquisiteur eût pu envier ce sourire.
Thénardier poussa la table tout près de M. Leblanc, et
prit l'encrier, une plume et une feuille de papier dans le
tiroir qu'il laissa entr'ouvert et où luisait la longue lame
du couteau .
Il posa la feuille de papier devant M. Leblanc.
Écrivez, dit-il.
Le prisonnier parla enfin .
Comment voulez-vous que j'écrive ? je suis attaché.
C'est vrai , pardon ! fit Thénardier, vous avez bien
raison .
Et se tournant vers Bigrenaille :
-
Déliez le bras droit de monsieur.
Panchaud, dit Printanier, dit Bigrenaille , exécuta l'ordre
de Thénardier . Quand la main droite du prisonnier fut
libre , Thénardier trempa la plume dans l'encre et la lui
présenta .
Remarquez bien , monsieur, que vous êtes en notre
pouvoir, à notre discrétion, qu'aucune puissance humaine
310 LES MISÉRABLES. MARIUS.

ne peut vous tirer d'ici, et que nous serions vraiment plices. Dire
et leur en a
désolés d'être contraints d'en venir à des extrémités désa
gréables. Je ne sais ni votre nom, ni votre adresse ; mais je Il reprit
vous préviens que vous resterez attaché jusqu'à ce que la – Signe
personne chargée de porter la lettre que vous allez écrire - Urbai
soit revenue . Maintenant veuillez écrire. Thénard
sa main
-
Quoi ? demanda le prisonnier.
Je dicte . M. Leblan
M. Leblanc prit la plume. chandelle .
-

Thénardier commença à dicter : - U. F


-
« Ma fille ... » Le prise
Le prisonnier tressaillit et leva les yeux sur Thénardier. Com
-
Mettez « ma chère fille » , dit Thénardier. M. Leblanc donnez , į
obéit. Thénardier continua : Cela fa
« Viens sur-le -champ... » - Met
Il s'interrompit. sais que
-
Vous la tutoyez, n'est-ce pas ? Saint- Ja
Qui ? demanda M. Leblanc. à la mes
Parbleul dit Thénardier, la petite, l'Alouette. rue . Je
M. Leblanc répondit sans la moindre émotion apparente : vous n '
Je ne sais ce que vous voulez dire. pas pou
-
Allez toujours, fit Thénardier ; et il se remit à dicter Le P
« Viens sur -le -champ. J'ai absolument besoin de toi . plume
« La personne qui te remettra ce billet est chargée de - M
• t'amener près de moi. Je t'attends. Viens avec confiance. » rue Sa
M. Leblanc avait tout écrit. Thénardier reprit : Thér
Ah ! effacez viens avec confiar::e ; cela pourrait faire febrile
supposer que la chose n'est pas toute simple et que la
défiance est possible. La
M. Leblanc ratura les trois mots.
- A présent, poursuivit Thénardier, signez. Comment
-
est er
vous appelez -vous? Et
Le prisonnier posa la plume et demanda :
Pour qui est cette lettre ? bour
Vous le savez bien, répondit Thénardier. Pour la as la
petite. Je viens de vous le dire.
Il était évident que Thénardier évitait de nommer la E
jcune fille dont il était que tion. Il disait « l'Alouette », il nar
disait « la petite » , mais il ne prononçait pas le nom. Précau C
tion d'habile homme gardant son secret devant ses com por
LE MAUVAIS PAUVRE . 311

plices. Dire le nom, c'eût été leur livrer toute « l'affaire » ,


et leur en apprendre plus qu'ils n'avaient besoin d'en savoir .
Il reprit :
Signez . Quel est votre nom ?
Urbain Fabre , dit le prisonnier .
Thénardier, avec le mouvement d'un chat, précipita
sa main dans sa poche et en tira le mouchoir saisi sur
M. Leblanc. Il en chercha la marque et l'approcha de la
chandelle .
U. F. C'est cela . Urbain Fabre . Eh bien , signez U. F.
Le prisonnier signa.
Comme il faut les deux mains pour plier la lettre,
donnez, je vais la plier .
Cela fait, Thénardier reprit :
Mettez l'adresse. Mademoiselle Fabre, chez vous. Je
sais que vous demeurez pas très loin d'ici , aux environs de
Saint-Jacques -du -Haut-Pas, puisque c'est là que vous allez
à la messe tous les jours, mais je ne sais pas dans quelle
rue . Je vois que vous comprenez votre situation . Comme
vous n'avez pas menti pour votre nom , vous ne mentirez
pas pour votre adresse . Mettez-la vous-même .
Le prisonnier resta un moment pensif, puis il prit la
plume et écrivit :
Mademoiselle Fabre , chez monsieur Urbain Fabre,
rue Saint-Dominique-d'Enfer, nº 17.
Thénardier saisit la lettre avec une sorte de convulsion
fébrile .
Ma femmel cria - t - il.
La Thénardier accourut .
-
Voici la lettre. Tu sais ce que tu as à faire . Un fiacre
est en bas . Pars tout de suite, et reviens idem .
Et s'adressant à l'homme au merlin :
Toi, puisque tu as ôté ton cache-nez, accompagne la
bourgeoise. Tu monteras derrière le fiacre. Tu sais ou tu
as laissé la maringotte ?
Oui , dit l'homme .
Et, déposant son merlin dans un coin , il suivit la Théo
nardier .
Comme ils s'en allaient, Thénardier passa sa tête par la
porte entre-baillée ct cria dans le corridor :
1

312 LES MISERABLES . MARIUS .

Surtout ne perds pas la lettre ! songe que tu as deu ment. U


cent mille francs sur toi . la place
La voix rauque de la Thénardier répondit : était là,
Sois tranquille . Je l'ai mise dans mon estomac . comme
Une minute ne s'était pas écoulée qu'on entendit le cla: Il attend
quement d'un fouet qui décrut et s'éteignit rapidement. pouvant
Bien ! grommela Thénardier. Ils vont bon train . De prendre
ce galop-là la bourgeoise sera de retour dans trois quarts Da
d'heure . je le ve
Il approcha une chaise de la cheminée et s'assit en se tout se:
croisant les bras et en présentant ses bottes boueuses au mais je
réchaud . Près
J'ai froid aux pieds, dit-il. absorb
Il ne restait plụs dans le bouge avec Thénardier et le bougea
prisonnier que cinq bandits. Ces hommes, à travers les depuis
masques ou la glu noire qui leur couvrait la face et en fai côté d
sait , au choix de la peur, des charbonniers, des nègres ou Tou
des démons , avaient des airs engourdis et mornes, et l'on -N
sentait qu'ils exécutaient un crime comme une besogne, de sui
tranquillement , sans colère et sans pitié, avec une sorte Ces
d'ennui . Ils étaient dans un coin entassés comme des brutes cissen
et se taisaient. Thénardier se chauffait les pieds. Le prison
nier était retombé dans sa taciturnité . Un calme sombre pense
avait succédé au vacarme farouche qui remplissait le gale trouv
tas quelques instants auparavant . un pe
La chandelle, où un large champignon s'était formé, dit à
éclairait à peine l'immense taudis, le brasier s'était terni, façon
et toutes ces têtes monstrueuses faisaient des ombres dif mont
formes sur les murs et au plafond. derri
On n'entendait d'autre bruit que la respiration paisible mari
du vieillard ivre qui dormait. duir
Marius attendait, dans une anxiété que tout accroissait. cam
L'énigine était plus impénétrable que jamais. Qu'était-ce femr
que cette « petite » que Thénardier avait aussi nommée dem
l'Alouette ? était- ce son « Ursule » ? Le prisonnier n'avait mér
pas paru ému à ce mot, l'Alouette, et avait répondu le
que
plus naturellement du monde : Je ne sais ce que vous on
voulez dire. D'un autre côté, les deux lettres U. F. étaient rad
expliquées, c'était Urbain Fabre, et Ursule ne s'appelait
plus Ursule. C'est là ce que Marius voyait le plus claire L
Tho
LE MAUVAIS PAUVRE . 313

ment . Une sorte de fascination affreuse le retenait cloué à


la place d'où il observait et dominait toute cette scène. Il
était là, presque incapable de réflexion et de mouvement,
comme anéanti par de si abominables choses vues de près.
Il attendait, espérant quelque incident, n'importe quoi, ne
pouvant rassembler ses idées et ne sachant quel parti
prendre.
Dans tous les cas, disait-il, si l'Alouette , c'est elle ,
je le verrai bien , car la Thénardier va l'amener ici . Alors
tout sera dit , je donnerai ma vie et mon sang s'il le faut,
mais je la délivrerai ! Rien ne m'arrêtera .
Près d'une demi-heure passa ainsi . Thénardier paraissait
absorbé par une méditation ténébreuse. Le prisonnier ne
bougeait pas. Cependant Marius croyait par intervalles et
depuis quelques instants entendre un petit bruit sourd du
côté du prisonnier.
Tout à coup Thénardier apostropha le prisonnier :
Monsieur Fabre , tenez , autant que je vous dise tout
de suite .
Ces quelques mots semblaient commencer un éclair
cissement. Marius prêta l'orcille. Thénardier continua :
-

Mon épouse va revenir, ne vous impatientez pas. Je


pense que l'Alouette est véritablement votre fille, et je
trouve tout simple que vous la gardiez. Seulement, écoutez
un peu . Avec votre lettre , ma femme ira la trouver . J'ai
dit à ma femme de s'habiller, comme vous avez vu , de
façon que votre demoiselle la suive sans difficulté. Elles
monteront toutes deux dans le fiacre avec mon camarade
derrière. Il y a quelque part en dehors d'une barrière une
maringotte attelée de deux très bons chevaux . On y con
duira' votre demoiselle . Elle descendra du fiacre. Mon
camarade montera avec elle dans la maringotte, et ma
femme reviendra ici nous dire : C'est fait . Quant à votre
demoiselle, on ne lui fera pas de mal, la maringotte la
mènera dans un endroit où elle sera tranquille, et, dès
que vous m'aurez donné les petits deux cent mille francs,
on vous la rendra. Si vous me faites arrêter, mon cama
rade donnera le coup de pouce à l'Alouette . Voilà.
Le prisonnier n'articula pas une parole . Après une pause,
Thénardier poursuivit :
314 LES MISÉRABLES . MARIUS .
-
C'est simple, comme vous voyez. Il n'y aura pas de
mal si vous ne voulez pas qu'il y ait du mal. Je vous conte
la chose. Je vous préviens pour que vous sachiez.
Il s'arrêta, le prisonnier ne rompit pas le silence, et A
Thénardier reprit :
-

Dès que mon épouse sera revenue et qu'elle m'aura


dit : L'Alouette est en route , nous vous lâcherons, et vous
serez libre d'aller coucher chez vous. Vous voyez que nous ti
n'avions pas de mauvaises intentions. g
Des images épouvantables passèrent devant la pensée de m
Marius . Quoi ! cette jeune fille qu'on enlevait, on n'allait fa
pas la ramener ? un de ces monstres allait l'emporter dans es
l'ombre ? où ?... Et si c'était elle ! Et il était clair que c'était a
elle . Marius sentait les battements de son cour s'arrêter. les
Que faire ? Tirer le coup de pistolet ? mettre aux mains de ро
la justice tous ces misérables ? Mais l'affreux homme au mer nic
lin n'en serait pas moins hors de toute atteinte avec la jeune J'ai
fille, et Marius songeait à ces mots de Thénardier dont il fen
entrevoyait la signification sanglante : Si vous me faites
arréler, mon camurade donnera le coup de pouce à l’Alouette. save
Maintenant ce n'était pas seulement par le testament du P
colonel, c'était par son amour même, par le péril de celle s'éta
qu'il aimait, qu'il se sentait retenu. pro
Cette effroyable situation, qui durait déjà depuis plus dait
d'une heure, changeait d'aspect à chaque instant. Marius vage
eut la force de passer successivement en revue toutes les Ег
plus poignantes conjectures, cherchant une espérance et gulie
ne la trouvant pas. Le tumulte de ses pensées contrastait
avec le silence funèbre du repaire.
espet
Au milieu de ce silence on entendit le bruit de la porte
de l'escalier qui s'ouvrait, puis se fermait. éclat
Le prisonnier fit un mouvement dans ses liens. Et
Voici la bourgeoise, dit Thénardier. Le
Il achevait à peine qu'en effet la Thénardier se préci jambo
pita dans la chambre, rouge, essoufflée, haletante, les yeux Ava
flambants, et cria en frappant de ses grosses mains sur ses recor
deux cuisses à la fois : minée
Fausse adresse ! redre
Le bandit qu'elle avait emmené avec elle, parut derrière bandi
etelle vint reprendre son merlin .
regar
LE MAUVAIS PAUVRE 315

Fausse adresse ? répéta Thénardier.


Elle reprit :
-
Personnel Rue Saint-Dominique, numéro dix -sept,
pas de monsieur Urbain Fabre ! On ne sait pas ce que
c'est !
Elle s'arrêta suffoquée, puis continua :
Monsieur Thénardier ! ce vieux t'a fait poser ! tu es
trop bon, vois-tu ! Moi , je te vous lui aurais coupé la mar
goulette en quatre pour commencer ! et s'il avait fait le
méchant, je l'aurais fait cuire tout vivant ! Il aurait bien .
fallu qu'il parle, et qu'il dise où est la fille, et qu'il dise où
est le magot ! Voilà comment j'aurais mené cela, moi ! On
a bien raison de dire que les hommes sont plus bêtes que
les femmes! Personne numéro dix-sept ! C'est une grande
porte cochèrel Pas de monsieur Fabre, rue Saint- Domi
niquel et ventre à terre, et pourboire au cocher, et tout !
J'ai parlé au portier et à la portière, qui est une belle forte
femme, ils ne connaissent pas ça !
Marius respira. Elle, Ursule ou l'Alouette , celle qu'il ne
savait plus comment nommer, était sauvée .
Pendant que sa femme exaspérée vociférait, Thénardier
s'était assis sur la table ; il resta quelques instants sans
prononcer une parole, balançant sa jambe droite qui pen
dait et considérant le réchaud d'un air de rêverie sau
vage .
Enfin il dit au prisonnier avec une inflexion lente et sin
gulièrement féroce :
Une fausse adresse ? qu'est-ce que tu as donc
espéré ?
Gagner du temps ! cria le prisonnier d'une voix
éclatante.
Et au même instant il secoua ses liens ; ils étaient coupés .
Le prisonnier n'était plus attaché au lit que par une
jambe.
Avant que les sept hommes eussent eu le temps de se
reconnaître et de s'élancer, lui s'était penché sous la che
minée, avait étendu la main vers le réchaud, puis s'était
redressé, et maintenant Thénardier, la Thénardier et les
bandits, refoulés par le saisissement au fond du bouge, le
regardaient avec stupeur élevant au-dessus de sa tête le
315 LES MISÉRABLES . MARIUS .
encore pa
ciseau rouge d'où tombait une lueur sinistre, presque libre C'est moi
et dans une attitude formidable . Cepend
L'enquête judiciaire, à laquelle le guet-apens de la masure - Vou
Corbeau donna lieu par la suite , a constaté qu'un gros sou, la peine
coupé et travaillé d'une façon particulière, fut trouvé vous me
dans le galetas , quand la police y fit une descente ; ce gros ne veux
sou était une de ces merveilles d'industrie que la patience veux pas
du bagne engendre dans les ténèbres et pour les ténèbres, Il rele
merveilles qui ne sont autre chose que des instruments - Tei
d'évasion. Ces produits hideux et délicats d'un art pro En mē
digieux sont dans la bijouterie ce que les métaphores de nue le c
l'argot sont dans la poésie . Il y a des Benvenuto Cellini au manche
bagne, de même que dans la langue il y a des Villon . Le On er
malheureux qui aspire à la délivrance trouve moyen, quel propre
quefois sans outils, avec un eustache , avec un vieux cou
teau , de scier un sou en deux lames minces, de creuser dis, Ma
mêmes
ces deux lames sans toucher aux empreintes monétaires, se cont
et de pratiquer un pas de vis sur la tranche du sou de
manière à faire adhérer les lames de nouveau . Cela se visse çait da
il attac
et se dévisse à volonté ; c'est une boîte . Dans cette boite, la souf
on cache un ressort de montre, et ce ressort de montre Chez
bien manié coupe des manilles de calibre et des barreaux chair
de fer. On croit que ce malheureux forçat ne possède qu'un l'àme
sou ; point, il possède la liberté. C'est un gros sou de ce genre rébells
qui, dans des perquisitions de police ultérieures, fut trer .
trouvé ouvert et en deux morceaux dans le bouge sous le
grabat près de la fenêtre. On découvrit également une n'ai p
petite scie en acier bleu qui pouvait se cacher dans le gros Et a
sou. Il est probable qu'au moment où les bandits fouillèrent nêtre
le prisonnier, il avait sur lui ce gros sou qu'il réussit à dispa:
cacher dans sa main, et qu'ensuite, ayant la main droite et s'é
libre, il le dévissa, et se servit de la scie pour couper les
Le
cordes qui l'attachaient, ce qui expliquerait le bruit léger
et les mouvements imperceptibles que Marius avait remar
qués. II
N'ayant pu se baisser de peur de se trahir, il n'avait
point coupé les liens de sa jambe gauche . De
l'hor
Les bandits étaient revenus de leur première sur
prise. lui,
Sois tranquille, dit Bigrenaille à Thénardier. Il tient moi
LE MAUVAIS PAUVRE . 317

encore par une jambe , et il ne s'en ira pas. J'en réponds .


C'est moi qui lui ai ficelé cette patte-là.
Cependant le prisonnier éleva la voix.
-
Vous êtes des malheureux , mais ma vie ne vaut pas
la peine d'être tant défendue. Quant à vous imaginer que
vous me feriez parler, que vous me feriez écrire ce que je
ne veux pas écrire, que vous me feriez dire ce que je ne
veux pas dire ...
Il releva la manche de son bras gauche et ajouta :
Tenez .
En même temps il tendit son bras et posa sur la chair
nue le ciseau ardent qu'il tenait dans sa main droite par le
manche de bois .
On entendit le frémissement de la chair brûlée, l'odeur
propre aux chambres de torture se répandit dans le tau
dis, Marius chancela éperdu d'horreur, les brigands eux
mêmes euront un frisson , le visage de l'étrange vicillard
se contracta à peine , ct, tandis que le fer rouge s'enfon
çait dans la plaie fumante , impassible et presque augustc ,
il attachait sur Thénardier son beau regard sans haine où
la souffrance s'évanouissait dans une majesté sereine .
Chez les grandes et hautes natures les révoltes de la
chair et des sens en proie à la douleur physique font sortir
l'âme et la font apparaître sur le front, de même que les
rébellions de la soldatesque forcent le capitaiņc à se mon
trer .
Misérables, dit-il, n'ayez pas plus peur de moi que je
n'ai peur de vous.
Et arrachant le ciseau de la plaie , il le lança par la fe
nêtre qui était restée ouverte, l'horrible outil embrasé
disparut dans la nuit en tournoyant et alla tomber au loin
et s'éteindre dans la neige .
Le prisonnier reprit :
Faites de moi ce que vous voudrez.
Il était désarmé .
Empoignez-le ! dit Thénardier.
Deux des brigands lui posèrent la main sur l'épaule, et
l'homme masqué à voix de ventriloque se tint en face de
lui, prêt à lui faire sauter le crâne d'un coup de clef au
moindre mouvement .
318 LES MISÉRABLES MARIUS .

En même temps Marius entendit au-dessous de lui, au


bas de la cloison, mais tellement près qu'ilne pouvait voir
ceux qui parlait, ce colloque échangé à voix basse :
Il n'y a plus qu'une chose à faire.
- L'escarper !
C'est cela.
C'était le mari et la femme qui tenaient conseil.
Thénardier marcha à pas lents vers la table, ouvrit le
tiroir et y prit le couteau .
Marius tourmentait le pommeau du pistolet. Perplexité
inouïe. Depuis une heure il y avait deux voix dans sa con
science, l'une lui disait de respecter le testament de son
père, l'autre lui criait de secourir le prisonnier. Ces deux
voix continuaient sans interruption leur lutte qui le met
tait à l'agonie. Il avait vaguement espéré jusqu'à ce
moment trouver un moyen de concilier ces deux devoirs,
mais rien de possible n'avait surgi. Cependant le péril
pressait, la dernière limite de l'attente était dépassée, à
quelques pas du prisonnier Thénardier songeait, le cou
teau à la main .
Marius égaré promenait ses yeux autour de lui, dernière
ressource machinale du désespoir.
Tout à coup il tressaillit.
A ses pieds, sur la table , un vif rayon de pleine lune
éclairait et semblait lui montrer une feuille de papier. Sur
cette feuille il lut cette ligne écrite en grosses lettres le
matin même par l'aînée des filles Thénardier :
Les COGNES SONT LA .
Une idée, une clarté traversa l'esprit de Marius ; c'était
le moyen qu'il cherchait, la solution de cet affreux pro
blème qui le torturait, épargner l'assassin et sauver la vic
time. Il s'agenouilla sur sa commode, étendit le bras, saisit
la feuille de papier, détacha doucement un morceau de
plâtre de la cloison, l'enveloppa dans le papier, et jeta le
tout par la crevasse au milieu du bouge .
Il était temps. Thénardier avait vaincu ses dernières
craintes ou ses derniers scrupules et se dirigeait vers le
prisonnier. le
Quelque chose qui tombel cria la Thénardier.
Qu'est-ce ? dit le mari. 8
LE MAUVAIS PAUVRE . 319

La femme s'était élancée et avait ramassé le plåtras enve


loppé du papier. Elle le remit à son mari .
Par où cela est-il venu ? demanda Thénardier .
Pardié ! fit la femme, par où veux -tu que cela soit
entré ? C'est venu par la fenêtre .
Je l'ai vu passer, dit Bigrenaille.
Thénardier déplia rapidement le papier et l'approcha de
la chandelle .
C'est de l'écriture d'Éponine. Diable !
Il fit signe à sa femme, qui s'approcha vivement, et il lui
montra la ligne écrite sur la feuille de papier, puis il ajouta
d'une voix sourde :
Vite ! l'échelle ! laissons le lard dans la souricière et
fichons le camp !
Sans couper le cou à l'homme ? demanda la Thénardier..
Nous n'avons pas le temps .
Par où ? reprit Bigrenaille.
Par la fenêtre, répondit Thénardier. Puisque Ponine
a jeté la pierre par la fenêtre, c'est que la maison n'est
pas cernée de ce côté-là .
Le masque à voix de ventriloque posa à terre sa grosse
clef, éleva ses deux bras en l'air et ferma trois fois rapide
ment ses mains sans dire un mot. Ce fut comme le signal
du branle-bas dans un équipage . Les brigands qui tenaient
le prisonnier le lâchèrent ; en un clin d'ail l'échelle de
corde fut déroulée hors de la fenêtre et attachée solide
ment au rebord par les deux crampons de fer .
Le prisonnier ne faisait pas attention à ce qui se passait
autour de lui . Il semblait rêver ou prier.
Sitôt l'échelle fixée, Thénardier cria :
Viens, la bourgeoise !
Et il se précipita vers la croisée.
Mais comme il allait enjamber, Bigrenaille le saisit
rudement au collet.
Non pas, dis donc, vieux farceur ! après nous !
Après nous ! hurlèrent les bandits .
Vous êtes des enfants, dit Thénardier, nous perdons
le temps . Les railles sont sur nos talons .
Eh bien, dit un des bandits, tirons au sort à qui pas
sera le premier.
320 LES MISÉRABLES. MARIUS.

Thénardier s'exclama :
Êtes-vous fous ! êtes- vous toqués ! en voilà - t- il un tas
de jobards : perdre le temps, p'est-ce pas ? tirer au sort,
n'est-ce pas ? au doigt mouillé ! à la courte paille ! écrire
nos noms ! les mettre dans un bonnet l ...
Voulez -vous mon chapeau ? cria une voix du seuil de
la porte .
Tous se retournèrent . C'était Javert .
Il tenait son chapeau à la main, et le tendait en sou
riani ,

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1
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ave
asso
mar
LE MAUVAIS PAUVRE. 321

XXI

ON DEVRAIT TOUJOURS COMMENCER PAR ARRÊTER


LES VICTIMES

Javert, à la nuit tombante , avait aposté des hommes et


s'était embusqué lui-même derrière les arbres de la rue de
la Barrière des Gobelins qui fait face à la masure Gorbeau
de l'autre côté du boulevard . Il avait commencé par ouvrir
« sa poche » pour y fourrer les deux jeunes filles chargées
de surveiller les abords du bouge. Mais il n'avait « coffré »
qu'Azelma. Quant à Éponine, elle n'était pas à son poste,
elle avait disparu, et il n'avait pu la saisir. Puis Javert
s'était mis en arrêt, prêtant l'oreille au signal convenu .
Les allées et venues du fiacre l'avaient fort agité . Enfin , il
s'était impatienté, et, sûr qu'il y avait un nid-là, sûr d'être
en bonne fortune, ayant reconnu plusieurs des bandits qui
étaient entrés, il avait fini par se décider à monter sans
attendre le coup de pistolet.
On se souvient qu'il avait le passe-partout de Marius.
Il était arrrivé à point .
Les bandits effarés se jetérent sur les armes qu'ils avaieni
abandonnées dans tous les coins au moment de s'évader.
En moins d'une seconde, ces sept hommes, épouvantables
à voir, se groupèrent dans une posture de défense, l'un
avec son merlin, l'autre avec sa clef, l'autre avec son
assommoir, les autres avec les cisailles, les pinces et les
marteaux, Thénardier son couteau au poing. La Thénar
IV 21
322 LES MISERABLES . - MARIUS .

dier saisit un énorme pavé qui était dans l'angle de la


fenêtre et qui servait à ses filles de tabouret.
Javert remit son chapeau sur sa tête, et fit deux pas dans
la chambre, les bras croisés, la canne sous le bras, l'épép
dans le fourreau .
Halte -là ! dit-il. Vous ne passerez pas par la fenêtre,
vous passerez par la porte . C'est moins malsain . Vous êtes
sept, nous sommes quinze. Ne nous colletons pas comme
des auvergnats . Soyons gentils.
Bigrenaille prit un pistolet qu'il tenait caché sous sa
blouse et le mit dans la main de Thénardier en lui disant
à l'oreille :
-
C'est Javert. Je n'ose pas tirer sur cet homme-là.
Oses -tu toi ?
Parbleu ! répondit Thénardier.
Eh bien, tire .
Thénardier prit le pistolet, et ajusta Javert.
Javert, qui était à trois pas, le regarda fixement et se
contenta de dire :
Ne tire pas, val ton coup va rater .
Thénardier pressa la détente. Le coup rata.
Quand je te le disais ! fit Javert .
Bigrenaille jeta son casse -tête aux pieds de Javert.
Tu es l'empereur des diables ! Je me rends.
Et vous ? demanda Javert aux autres bandits.
Ils répondirent :
Nous aussi .
Javert repartit avec calme :
C'est ça, c'est bon, je le disais, on est gentil.
Je ne demande qu'une chose, reprit le Bigrenaille,
c'est qu'on ne me refuse pas du tabac pendant que je serai
au secret.
Accordé, dit Javert.
Et se retournant et appelant derrière lui :
--Entrez maintenant !
Une escouade de sergents de ville l'épée au poing et
d'agents armés de casse- tête et de gourdins se rua à l'appel
de Javert. On garrotta les bandits. Cette foule d'hommes à
peine éclairés d'une chandelle emplissait d'ombre le repaire.
Les poucettes à tous ! cria Javert.
LE MAUVAIS PAUVRE . 323

Approchez donc un peu ! cria une voix qui n'était


pas une voix d'homme, mais dont personne n'eût pu dire :
c'est une voix de femme.
La Thénardier s'était retranchée dans un des angles de
la fenêtre, et c'était elle qui venait de pousser ce rugisse
ment .
Les sergents de ville et les agents reculèrent.
Elle avait jeté son châle et gardé son chapeau ; son mari ,
accroupi derrière elle, disparaissait presque sous le châle
tombé, et elle le couvrait de son corps, élevant le pavé des
deux mains au-dessus de sa tête avec le balancement d'une
géante qui va lancer un rocher .
Gare ! cria - t - elle .
Tous se refoulèrent vers le corridor. Un large vide se fit
au milieu du galetas.
La Thénardier jeta un regard aux bandits qui s'étaient
aissé garrotter et murmura d'un accent guttural et rauquo :
Les lâches !
Javert sourit et s'avança dans l'espace vide que la Thé
nardier couvait de ses deux prunelles .
N'approche pas, va -t'en , cria -t -elle, où je t'écroule
Quel grenadier ! fit Javert ; la mère ! tu as de la barbe
comme un homme, mais j'ai des griffes comme une femme.
Et il continua de s'avancer.
La Thénardier, échevelée et terrible, écarta les jambes,
se cambra en arrière et jeta éperdument le pavé à la tête
de Javert. Javert se courba. Le pavé passa au-dessus de lui ,
heurta la muraille du fond dont il fit tomber un vaste
plâtras et revint, en ricochant d'angle en angle à travers
le bouge , heureusement presque vide , mourir sur les
talons de Javert .
Au même instant Javert arrivait au couple Thénardier .
Une de ses larges mains s'abattit sur l'épaule de la femme
et l'autre sur la tête du mari .
Les poucettes ! cria - t -il.
Les hommes de police rentrèrent en foule, et en quel
ques secondes l'ordre de Javert fut exécuté.
La Thénardier, brisée, regarda ses mains garrottées et
celles de son mari, se laissa tomber à terre, et s'écria en
pleurant :
324 LES MISÉRABLES. MARIUS
Mes filles !
Elles sont à l'ombre, dit Javert.
Cependant les agents avaient avisé l'ivrogne endormi
derrière la porte et le secouaient. Il s'éveilla en balbu
tiant :
Est- ce fini, Jondrette ?
Oui , répondit Javert .
Les six bandits garrottés étaient debout ; du reste, ils
avaient encore leurs mines de spectres ; trois barbouillés
de noir, trois masqués.
Gardez vos masques, dit Javert.
Et, les passant en revue avec le regard d'un Frédéric II
à la parade de Potsdam , il dit aux trois « fumistes » :
.- Bonjour, Bigrenaille. Bonjour, Brujon. Bonjour, Deux
Milliards.
Puis, se tournant vers les trois masques, il dit à l'homme
au merlin :
Bonjour, Guculemer.
Et à l'homme à la trique :
Bonjour, Babet.
Et au ventriloque :
- Salut, Claquesous.
En ce moment, il aperçut le prisonnier des bandits qui ,
lepuis l'entrée des agents de police, n'avait pas prononcé
une parole et tenait sa tête baissée.
Déliez monsieur ! dit Javert, et que personne ne
sorte !
Cela dit, il s'assit souverainement devant la table , ou
étaicnt restées la chandelle et l'écritoire, tira un papier
timbré de sa poche et commença son procès- verbal.
Quand il eut écrit les premières lignes, qui ne sont que
des formules toujours: les mêmes, il leva les yeux.
-
Faites approcher ce monsieur que ces messieurs
avaient attaché.
Les agents regardèrent autour d'eux .
Eh bien , demanda Javert, ou est-il donc ?
Le prisonnier des bandits, M. Leblanc, M. Urbain Fabre,
le père d'Ursule ou de l'Alouette, avait disparu.
La porte était gardée , mais la croisée ne l'était pas. Sitot
qu'il s'était vu délié, et pendant que Javert verbalisait,
LE MAUVAIS PAUVRE. 325

avait profile du trouble, du tumulte , de l'encombrement,


de l'obscurité, et d'un moment où l'attention n'était pas
fixée sur lui , pour s'élancer par la fenêtre .
Un agent courut à la lucarne, et regarda. On ne voyait
personne dehors.
L'échelle de corde tremblait encore .
ble , fit Javert entre ses denis, ce devait être le
meilleur !
326 LES MISÉRABLES .

XXII

LE PETIT QUI CRIAIT AU TOME SI

Le lendemain du jour où ces événements s'étaient


accomplis dans la maison du boulevard de l'Hôpital, un
enfant, qui semblait venir du côté du pont d'Austerlitz, mon
tait par la contre-allée de droite dans la direction de la bar
rière de Fontainebleau. Il était nuit close . Cet enfant était
pâle, maigre, vêtu de loques, avec un pantalon de toile au
mois de février, et chantait à tue-tête .
Au coin de la rue du Petit-Banquier, une vieille courbée
fouillait dans un tas d'ordures à la lueur du réverbère ;
l'enfant la heurta en passant, puis recula en s'écriant :
-
Tiens ! moi qui avais pris ça pour un énorme , un
énorme chien !
Il prononça le mot énorme pour la seconde fois avec un
renflement de voix goguenarde que des majuscules expri
ineraient assez bien ; un énorme, un ÉNORME chien !
La vieille se redressa furieuse .
-
Carcan de moutard ! grommela-t -elle. Si je n'avais
pas été penchée, je sais bien où je t'aurais flanqué mon
pied !
L'enfant était déjà à distance .
Kisss ! kisss ! fit -il. Après ça, je ne me suis peut- être
pas trompć.
La vieille , suffoquée d'indignation , se dressa tout à fait,
et le rougeoiement de la lanterne éclaira en plein sa face
UE MAUVAIS PAUVRE . 327

livide, toute creusée d'augics et de rides, avec des pattes


d'oie rejoignant les coins de la bouche. Le corps se per
dait dans l'ombre et l'on ne voyait que la tête. On eût dit
le masque de la Décrépitude découpé par une lueur dans
de la nuit . L'enfant la considéra.
-

Madame, dit-il, n'a pas le genre de beauté qui me


conviendrait :
Il poursuivit son chemin et se remit à chanter :
Le roi Coupdesabot
S'en allait à la chasse,
A la chasse aux corbeaux ...

Au bout de ces trois vers, il s'interrompit . Il était arrivé


devant le numéro 50-52 , et , trouvant la porte fermée, il
avait commencé à la battre à coups de pied, coups de pied
retentissants et héroiques, lesquels décelaient plutôt les
souliers d'homme qu'il portait que les pieds d'enfant qu'il
avait.
Cependant cette même vieille qu'il avait rencontrée au
coin de la rue du Petit -Banquier accourait derrière lui
poussant des clameurs et prodiguant des gestes démesurés.
Qu'est-ce que c'est ? qu'est- ce que c'est ? Dieu Sei
gneur ! on enfonce la porte ! on défonce la maison !
Les coups de pied continuaient.
La vieille s'epoumonnait .
Est-ce qu'on arrange les bâtiments comme ça à pré
sent !
Tout à coup elle s'arrêta. Elle avait reconnu le gamin.
-
Quoi ! c'est ce satan !
Tiens, c'est la vieille , dit l'enfant. Bonjour, la Bur
gonmuche. Je viens voir mes ancêtres.
La vieille répondit, avec une grimace composite, admi
rable improvisation de la haine tirant parti de la caducité
et de la laideur, qui fut malheureusement perdue dans
l'obscurité :
Il n'y a personne , mufle.
Bah ! reprit l'enfant, où donc est mon père ?
A la Force .
Tiens ! et ma mère ?
328 LES MISÉRABLES. -
MARIUS.

A Saint -Lazare .
Eh bien ! et mes saurs ?
Aux Madelonnettes .
L'enfant se gratta le derrière de l'oreille , regarda
mame Burgon , et dit :
Ah !
Puis il pirouetta sur ses talons, et , un moment après, la
vieille restée sur le pas de la porte l'entendit qui chantait
de sa voix claire et jeune en s'enfonçant sous les ormes
noirs frissonnant au vent d'hiver :

Le roi Coupdesabot
S'en allait à la chasse ,
A la chasse aux corbeaux,
Monté sur des échasses.
Quand on passait dessous,
On lui payait deux sous.
TABLE
TABLE

TROISIÈME PARTIE

MARIUS

1
LIVRE PREMIER

PARIS ÉTUDIE DANS SON ATOME

Pages .
1. Parvulus. ..
II . Quelques -uns de ses signes particuliers. 6
III. Il est agréablc . 8
IV . Il peut etro utile . 10
V. Ses frontières . 11
vi . Un peu d'histoire .
VII. Le gamin aurait sa place dans les classifications de
l'Inde . 17
TABLE

Piges.
VU ) . Ou on lira un mot charmanı du dernier roi . 20
X. La vieille åme de la Gaule . 2?
X. Ecce Paris, ecce homo . 23
XI . Railler, régner 27
X } }. L'avenir latent dans le peuple 30
VII . Le petit Gavroche. 32

LIVRE DBUXIÈMB

LE GRAND BOURGEOIS

). Pratrevingl-dix ans et trente-deux dents . 37

B. Tel maltre, tel logis . 401


33. Luc -Esprit . . 42
Jy , Aspirant centenaire . 43
Y. Basque et Nicoletie 45
V]. Ou l'on entrevoit la Magnon el ses deux petits . 47
VB . Règle : Ne recevoir personne que le soir . . 51
VII. Les deux ne font pas la paire. 52

LIVRB TROISIÈMB

LE GRAND -PERE ET LE PETIT FILS

B Un ancien salon. 57
11. Un des spectres rouges de Leiորs- la. 61
AU . Requiescunt. 68
TABLE .

Pages
IV . Fin du brigand . 76
V. L'utilité d'aller à la messe pour devenir révolution
naire . . 80
VI . Ce que c'est que d'avoir rencontré un marguillier. 82
VII. Queique cotillon 89
VIII. Marbre contre granit . 95

LIVRE QUATRIÈM B

LES AMIS DE L'ABC

1. Un groupe qui a failli devenir historique .


II . Oraison funèbre de Blondeau , par Bossuct .
III . Les étonnements de Marius .
IV . L'arrière-salle du café Musain . 12€
V. Élargissement de l'horizon .
VI . Res angusti .

LIVRB CINQUIBME

EXCELLENCE DU MALHEUR

1. Marius indigent.
II . Marius pauvre 146
III . Marius grandi .
IV . M. Mabeuf .
V. Pauvreté , bonne voisine de misère
Ví. Le remplaçant . ·
334 TABLE .

LIVRE SIXIÈME

LA CONJONCTION DE DEUX ETOILES

Pages.
1. Le sobriquet, mode de formation des noms de famille . 171
II. Lux facta est . 175
III . Effet de printemps . 178
IV . Commencement d'une grande maladie . 180
V. Divers coups de foudre tombent sur mame Bougon . 183
VI . Fait prisonnier . 185
VII. Aventures de la lettre U livrée aux conjectures . 183
VIII . Les invalides eux -mêmes peuvent être heureux . 191
IX. Éclipse . 193

LIVRE SEPTIÈME

PATRON -MINETTE

1. Les mines et les mineurs . 199


II. Le bas-fond . .. 202
III . Babet, Gueulemer, Claquesous et Montparnasse . 204
IV. Composition de la troupe . 207

LIVRE HUITIÈME

LE MAUVAIS PAUVRE

I. Marius cherchant une fille en chapeau, rencontre un


homme en casquette. 213
II . Trouvaille . 216
TABLE . 335

Pages .
II) . Quadrifrons 219
IV. Une rose dans la misère . 225
V. Le judas de la providence . 233
VI . L'homme fauve au gite . 236
VII . Stratégie et tactique. 241
WI. Le rayon dans le bouge . 245
IX . Jondrette pleure presque . 248
X. Tarif des cabriolets de régie : deux francs l'heure 253
XI. Offres de service de la misère à la douleur . 257
XII . Emploi de la pièce de cinq francs de M. Leblanc . 261
XIII . Solus cum solo, in loco remoto, non cogitabuntur
orare pater noster . 267
XIV. Où un agent de police donne deux coups de poing à
un avocat . 270
XV . Jondrette fait son eroplette . 275
XVI. Où l'on retrouvera la chanson sur un air anglais à la
mode en 1832. . 278
XVII. Emploi de la pièce de cinq francs de Marius . 283
XVIII . Les deux chaises de Marius se font vis - à -vis . 288
XIX . Se préoccuper des fonds obscurs. 290
XX . Le guet -apens. .
295
XXI . On devrait toujours commencer par arrêter les victimes . 321
XXII. Le petit qui criait au ome deux , 326

Lib .- Imp . réunies , 7, rue Saint-Benoît, Paris .


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