Vous êtes sur la page 1sur 14

Auch ein Totentanz“ ( Danse macabre de 1848 ) - Alfred Rethel (1816-1859) - série de 6 gravure sur bois

Gwrac’h Ahes / La vieille Ahès


( 1ère partie )
Christian Souchon

Dans le n° 65 de juin 2019 du Kaier ar Poher, Alban Hurel signait un article


admirablement documenté consacré à la borne leugaire de Maël-Carhaix. Il y
retrace le cheminement logique qui a conduit des archéologues épigraphistes,
s’appuyant sur des sources antiques, la table de Peutinger et la géographie de
Ptolémée, à restituer, du XIXème siècle à nos jours, l’inscription disparue qui ornait
ce monument et à dater celui-ci avec une plage d’incertitude de 18 ans. Erigée
sous Septime Sévère, vers l’an 200, cette borne donnait la distance entre les
chefs-lieux des civitates des Coriosolites et des Osismes, appelés respectivement
Fanum Martis et Vorgium. Compte tenu d’un déplacement de 2,5 km de ce repère,
il apparaît que cette borne jalonnait l’itinéraire Corseul - Carhaix. On a ainsi la
confirmation que c’est bien Carhaix que désignait le nom latin de Vorgium et que
cette cité commerçante était desservie par un important nœud routier comptant
huit sorties débouchant sur treize itinéraires.
L’article insiste sur l’importance que les Romains attachaient à une infrastructure
routière efficace, capable de faire circuler les armées d’un bout à l’autre de
l’empire, d’assurer le bon fonctionnement de la poste impériale, ainsi que l’essor
du commerce, leur but ultime étant de pérenniser leur emprise sur les immenses
territoires où régnait la fameuse paix romaine.

24 ■ KAIER AR POHER N°67 - Décembre 2019


Or il se trouve que Carhaix possède un autre monument, immatériel celui-là,
qui invite à porter sur les infrastructures routières un tout autre regard. C’est la
mystérieuse gwerz intitulée « La vielle Ahès ». Voici ce chant :

Gwrac’h Ahes – La Vieille Ahès


Texte recueilli par Mme de Saint-Prix
Intégré à la « Collection de Penguern » MS N° 91 à la Bibliothèque Nationale.

Manuscrit de Penguern Transcription Klt Traduction

Groah Aes Gwrac'h Ahez La vieille Ahès

1. Arri groac’h Aës en hon bro, 1. Erru Gwrac’h Ahez en hor bro. 1.La vieille Ahès vient par chez nous,
Kessomp meïn bras war en hincho ; Kasomp mein braz war an henchoù! Posons des dalles bout à bout!
Kessomp meïn bras ha meïn bihan Kasomp mein braz ha mein bihan Des pierres, petites et grandes
War en hent bras en kreïs al lan. War an hent braz e-kreiz al lann! Pour la grand-route de la lande!

2. Nag an den kos a levere 2. Nag an den kozh a lavare 2. Or le vieillard ainsi parlait,
En he goaze war vene Bre : En e goazez war Venez Bre: Assis en haut du Ménez-Bré :

3. - Woël a ve kernes ha bossen, 3. - Gwell e ve kernezh ha bosenn 3. - Bien mieux vaudraient peste et disette
Wit groac’h Aës en hon c’hichen ; ‘Vit Gwrac’h Ahez en hor kichen. Que la vieille Ahès qui s’apprête.
Woël a ve bresel ha maro Gwell a ve brezel ha marv Et guerre et mort vaudraient bien mieux
Wit groac’h Aës en hon c’hevro. ‘Vit Gwrac’h Ahes en hor c’hevreoù. Que la vieille Ahès en ces lieux.

4. Man groac’h Aës en pen a Ian, 4. ‘Ma Gwrac’h Ahes e penn al lann. 4. Ahès est au bout de l’ajonc,
Honnes na deu ket ec’hunan : Honnezh na zeu ket hec’h unan: Mais n’est pas seule. Voyez donc!
Truantourien a zo gant-hi Truantourien a zo ganti Un essaim de truands la suit
Da lakat ‘n noas leuren ho ti, Da lakaat ‘n noazh leurenn ho ti. Qui viennent piller vos logis.

5. - Kessomp meïn bras ha meïn bihan 5. - Kasomp mein braz ha mein bihan 5. - Des pierres, petites et grandes
War en hent bras en kreïs al lan. War an hent braz e-kreiz al lann! Pavons le chemin de la lande!

6. - Kiri houarn a zo ganti 6. - Kirri houarn a zo ganti 6. - Des chariots de fer à présent
ha kesek gwen war he c’hiri ; Ha kezeg gwenn war he c’hirri. Que traînent de grands chevaux blancs;

................................. .............................. .....................................

7. Hag er gernès gwen vel an erc’h 7. Hag ar gernezh gwenn ‘vel an erc’h 7. Et la disette au teint de neige
War geïn eun eïes deu warlec’h. War gein un heizez ‘zeu war-lerc’h. Sur sa biche suit le cortège.

8. - Kessomp meïn bras ha meïn bihan 8. - Kasomp mein braz ha mein bihan 8. - Des pierres, petites et grandes
War en hent bras en kreïs al lan. War an hent braz e-kreiz al lann! Pavons le chemin de la lande!

9. - Er brezel gwal, er brezel ter , 9. - Ar brezel gwall, ar brezel taer 9. - Et je vois la guerre âpre et folle
A deu warle(r)c’h gant an erer , A zeu war lerc’h gant an erer. Avec l’aigle qui la survole,
Gant er bleïdi, gant er brini, Gant ar bleizi, gant ar brini Les loups, les corbeaux se démènent
so klasq kat kik tud da dibi. Zo ‘klask kaout kig tud da zebriñ. Se disputant la chair humaine.

10. - Kessomp meïn bras ha meïn bihan 10. - Kasomp mein braz ha mein bihan 10. - Des pierres, petites et grandes
War en hent bras en kreïs al lan. War an hent braz e-kreiz al lann! Pavons le chemin de la lande!

KAIER AR POHER N°67 - Décembre 2019 ■ 25


11. - Ar vossen du, ar vossen wen, 11. - Ar vosenn du, ar vosenn wenn 11. - Puis peste noire et peste blanche
A deu warle(r)c’h en eur c’har pren, A zeu war-lerc’h en ur c’harr prenn, Attelées à ce char de planches
En eur c’har pren, n’hen wuic’hourat En ur c’harr prenn a c’hwigourat. Qui grince, où j’aperçois, juché,
An Ancou treut hen chareat. An Ankoù treut hen charreat. L’Ankou décharné, son cocher.

12.- Kessomp meïn bras ha meïn bihan 12. - Kasomp mein braz ha mein bihan 12. - Des pierres, petites et grandes
War en hent bras en kreïs al lan. War an hent braz e-kreiz al lann! Pavons le chemin de la lande!

13. - Warle(r)c’h hounes na velan ken 13.- War-lerc’h honnezh, na welan ken. 13. - Je ne vois plus rien qui le suive,
Na velan den war er blenen. Na welan den war ar blaenenn. Ni, sur la plaine, âme qui vive.
Na velan ken mert ar goën bras Na welan ken ‘met ar gwez braz Rien que ces arbres aux grands fûts
O kreiskin war an douar noas, O kreskiñ war an douar noazh...» Lesquels croissent sur le sol nu...

14. - Arri groac’h Aës en han bro 14. - Erru Gwrac’h Ahez en hor bro. 14. - La vieille Ahès vient par chez nous
kessomp meïn bras war an hincho. Kasomp mein braz war an henchoù! Posons des dalles bout à bout !

KLT gant Ch. Souchon (c) 2011 Traduction: Ch. Souchon (c) 2011

Le ‘‘chemin d'Ahès’’

La route

L'article chemin du Dictionnaire français-breton du Père Grégoire de Rostrenen (1732) indique: « Hent
Ahès : Chemin d'Ahès, grand chemin pavé à trois rangs de pierres l'un sur l'autre, que la Princesse Ahès,
fondatrice de la ville de Kerahès ou Carhaix, fit faire depuis cette ville, d'un côté, jusqu'à Nantes, de l'autre, jusqu'à
Brest, et qui d'espace en espace, et en plusieurs endroits, retient encore ce nom ».

Ce chant est donc celui des cantonniers occupés à entretenir l'antique route.

À ce chant répond celui du vieillard qui, comme celui d'un autre poème, « Le vieillard aveugle »,
bien loin de considérer pavage et désenclavement comme des progrès, met en garde contre les
menaces qu'ils impliquent, dans ses imprécations qui alternent avec les encouragements que se
lancent les cantonniers.

La montagne

Le Menez-Bre est une colline des Côtes-d'Armor, vestige de la chaîne des monts d'Arrée. Il culmine
à 302 mètres, coiffé de la petite chapelle Saint-Hervé. Outre saint Hervé qui aurait vécu au VIème
siècle, le souvenir d’un autre personnage légendaire est attaché à cette « montagne », le fameux
Guinclan, que le non moins fameux recueil Barzhaz Breizh appelle Gwenc’hlan, un prophète dont
parle le dictionnaire du Père Grégoire (1732). Est-ce le vieillard du poème? Plusieurs auteurs bretons,
en particulier Anatole Le Braz dans les Contes du Soleil et de la Brume (1905), se font l’écho de
légendes qui situent sa tombe à l’intérieur du Menez-Bre. De nos jours, cette « montagne magique »
surplombe la RN12 à quatre voies qui relie Guingamp à Morlaix !

Authenticité de ce poème

Les deux versions du poème

Le folkloriste, François-Marie Luzel a consacré à ce poème grandiose dans le Bulletin de la Société


archéologique du Finistère, 1887, tome 14, pp. 319-324, un article dont voici quelques extraits:

26 ■ KAIER AR POHER N°67 - Décembre 2019


François-Marie Luzel Jean-Marie de Penguern

• « La pièce de poésie bretonne intitulée ‘Groac’h Ahès’, c’est-à-dire ‘La Vieille’ ou ‘la fée Ahès’, est généralement
plus citée qu’elle n’est connue. On la lit dans la riche collection que M. de Penguern a faite des poésies populaires
de Basse-Bretagne
• et le texte breton n’en a été publié jusqu’ici que dans l’Annuaire historique et archéologique de Bretagne
pour 1861, par M. A. de la Borderie, p.178... La version qu’il donne diffère et par le texte breton et par
l’orthographe et par la traduction de celle qui existe dans la collection Penguern... [qui] est actuellement à la
Bibliothèque nationale de Paris, sous la cote « Fonds celtique 91»...Tome II, pages 123, 124 et 126...»

Dans la classification de la tradition orale chantée en langue bretonne élaborée par Patrick
Malrieu, ce chant est référencé sous le n° M-00096 et porte le titre critique « Ar wrac’h Ahez », «
La vieille Ahès ». Il lui est assigné le thème « Contestations politiques ». Le site to.kan.bzh consacré
à la classification Malrieu recense 5 versions et 14 occurrences pour ce chant, en distinguant 5
collecteurs, Kerambrun et de Penguern étant comptés chacun 2 fois. Le 5ème collecteur est un
nommé Helliet cité par le Père Loeiz Le Floc’h dans la revue Studi hag Ober 1940, n°12. En réalité
cette abondance d’occurrences est illusoire et tous ces textes reproduisent à peu près fidèlement
le poème ci-dessus.

Version de Penguern (n° 1)

Luzel donne d’abord la version de Penguern, identique au texte ci-dessus, publié par l’association
Dastum, en 1983, dans Dastumad Penwern, pp. 304 et 305.

Dans ce recueil, des notes précisent que l’écriture est celle de Kerambrun et que le titre, répété sur
certaines pages, n’est jamais écrit de la même façon : p.123 recto « Groah Aës », p.125 recto « Groac’h
Aès », p.125 verso « Groac’h aës » ( et rien d’autre sur cette page ).

L’introduction signée par Patrick Malrieu, président de Dastum, indique que cette édition « s’appuie
sur la copie faite par Joseph Ollivier (1878-1946, un chirurgien-dentiste de Landerneau !) en 1937 et déposée à
la Bibliothèque municipale de Rennes, ... [travailleur acharné et] copiste scrupuleux [qui] a respecté le manuscrit De
Penguern avec rigueur, indiquant les passages mal compris, précisant les lettres prêtant à confusion... Il faut mentionner
le caractère exceptionnel de ces copies véritablement calligraphiées... »

• À la strophe 4, Luzel ajoute une note qui, par référence au Dictionnaire de la langue bretonne de
Dom Le Pelletier, paru en 1752, page 914, rapproche truantourien de truaig, truach dont le
sens est passé ‘d’hommage, soumission’ à celui d’‘impôt ou droits à payer’. Ce qui justifie cette
explication, c’est la traduction française qui suit le texte breton dans la communication de
Luzel avec le sous-titre ‘Traduction d’une main inconnue’. ‘Dastum’ ne donne pas cette traduction,
mais signale son existence :

KAIER AR POHER N°67 - Décembre 2019 ■ 27


« Une traduction française de ce texte par Penguern se trouve aux folios 124 et 126 en face du texte breton
» et dans celle-ci truantourien est traduit par ‘percepteurs des impôts’. Les dictionnaires ne
connaissent que truant, pl. truanted = ‘gueux, truand’ et truanter, pl. ‘ruanterien = ‘écornifleur,
solliciteur’. C’est pour le sens de « gueux » que nous avons opté dans notre traduction, mais
celui qui est suggéré par de Penguern est parfaitement admissible dans le contexte.
• Une autre note de Luzel a trait à ce qui est certainement une erreur de lecture de de Penguern à la
strophe 7 où, selon sa traduction, la famine chevauche une ‘chienne’ ( kiez ) au lieu d’une ‘biche’
( heizez, prononcé et orthographié eïez ).
• Six autres courtes notes portent sur des détails infimes relatifs principalement aux tournures
bretonnes délicates à rendre en français: « Le breton dit.... »; et une dernière à une surcharge à
la strophe 13 ( dachen=’champ’ remplacé par blenen=’plaine’ ). Pour les 3 modifications qu’il
signale, Luzel, précise qu’elles ont été faites « par une autre main ». De son côté, Dastum,
précise que bleïdi ( loups ) est écrit en surcharge sur un mot illisible.
• Bien que Luzel n’en parle pas, la traduction française mot à mot de la strophe 6 qu’il reproduit
dans son article peut prêter à confusion : « Elle a des charrettes ferrées/ Et des chevaux blancs
sur ses charrettes … » Les chevaux sont bien évidemment attelés aux charrettes, lesquelles
appartiennent à Ahès ( c’est le sens du breton a zo ganti ). Peut-être le tableau des malheurs
annoncés s’interrompt-il ici, le temps d’un distique, pour décrire le matériel qu’utilisent les
cantonniers : des chariots aux roues cerclées de fer...
• Enfin, on peut se demander si, au 3ème vers de la strophe 14, le mot goën = arbre au singulatif,
en dialecte du Trégor, ( goë = arbres au collectif ), n’a pas été entendu en lieu et place de genn
ou kogn qui désignent un coin ( ustensile ). Le sens de ce passage deviendrait alors : « Je ne vois...
Plus rien que ce grand coin pointu/ Qui s’enfonce dans le sol nu ».
• Nous retiendrons essentiellement de ce qui précède que ce beau texte a été noté par Kerambrun
d’une seule traite et que, vraisemblablement, les quelques modifications apportées ainsi que la
traduction française sont de la main de De Penguern. Mais nous verrons un peu plus loin que
Kerambrun n’est pas l’auteur de cet écrit. Comme il ressort du témoignage de François Vallée
(cf. infra), il n’a fait que mettre en forme le texte original proprement dit, un relevé de collecte
que lui a fourni une autre intervenante, Madame de Saint-Prix.

Version de l’Annuaire historique et archéologique de Bretagne (n° 2)

Cette version, publiée par l’historien de la Bretagne Arthur Le Moyne de La Borderie (1827-
1901) en 1861, ne diffère vraiment de la précédente que sur quatre points :

• Le breton et la traduction française ont été, nous dit Luzel, « revu[s] et, presque toujours corrigé[s]
heureusement , selon la méthode de Le Gonidec, par un habile diascévaste resté inconnu ( car ce n’est pas
Kerambrun qui lui-même orthographiait fort mal le breton ) ».
• L’antienne « Kesomp mein braz ha mein bihan/ War an hent braz e-kreiz al lann ! » Traduite par «
Portons de grandes pierres et de petites pierres / Sur le grand chemin, au milieu de la lande »
suit systématiquement chaque distique.
• La traduction est pratiquement identique à celle de de Penguern. Elle s’en écarte un peu à la
strophe 3 : « Vit groac’h Aès en hon c’hevro », où l’expression [ transcrite en breton standard KLT,
sous la forme « en hor c’hevreoù » ] est rendue par « dans notre patrie », devient ici « en notre
compagnie ». Luzel indique, à juste titre semble-t-il, que le premier sens, celui de « patrie, pays
commun » est plus exact, mais que l’expression bretonne est inusitée selon lui. Kevre signifie «
lien de gerbe, de fagot, de fléau ou de faux » ainsi que « ligue ».
• Enfin l’habile « diascévaste», - Luzel ne semble pas suggérer que ce puisse être La Borderie
lui-même,- a fait précéder la strophe 2 d’un nouveau distique :
« Ann ere du, ann ere glaz / Zo en dachen o c’hoari vaz »
« Les aigles noirs, les aigles gris / Sont dans le champ se querellant ».

Luzel souligne à juste raison, l’imprécision de la traduction des mots qui désignent les couleurs,
en s’appuyant sur le célèbre dictionnaire de Troude. Il aurait pu aussi remarquer que la place de

28 ■ KAIER AR POHER N°67 - Décembre 2019


cette strophe dans le poème est parfaitement
illogique et que si c’hoari vaz signifie bien, comme
il l’indique, « jouer du bâton », cet exercice est
pour le moins surprenant pour des aigles, quelle
que soit leur couleur !

On peut penser que La Borderie ( ou son


secrétaire ) ait eu entre les mains le brouillon
de Madame de Saint-Prix et qu’il ait remarqué,
dans la mise au propre de Kerambrun, une
omission qu’il aura tenté, maladroitement, de
réparer.

Faut-il suspecter l’ « authenticité


populaire » de la pièce?

Après avoir souligné que dans la version n°1, les


couplets sont de longueur variable, tantôt deux, Arthur Le Moyne de La Borderie
tantôt quatre vers, Luzel attire notre attention
sur la structure régulière de la version n°2, un distique suivi d’un couplet.

Et le verdict tombe: [cela] « suffirait pour faire suspecter l’authenticité populaire de la pièce.
Les vieilles poésies bretonnes connues sous le nom de Gwerzioù ou Ballades, chants narratifs,[ou]
historiques (et la Vieille Ahès semble être de ce genre), n’ont jamais de refrain... » [ contrairement à
d’autres catégories : ] « sonioù, baleoù, rimadelloù, litanies, marches, chansons à danser, berceuses et
autres. »

Ce grief systématique d’inauthenticité, c’est le cheval de bataille de Luzel depuis 1867. Cette
année-là, le Congrès celtique international de Saint-Brieuc vit l’archiviste du Finistère, René-
François Le Men, accuser Théodore Hersart de La Villemarqué : l’auteur du fameux recueil
de chants populaires bretons, le Barzhaz Breizh, aurait commis des faux en s’efforçant d’embellir
le produit de ses collectes pour leur conférer une antiquité factice. C’était le début de la
« Querelle du Barzhaz » où Luzel allait s’illustrer.

En juillet 1872, à Saint-Brieuc, au congrès annuel de l’association bretonne Kendalc’h, Luzel est
chargé de présenter un exposé sur « L’histoire authentique des chants populaires bretons ». La
publication de ce rapport où il est question non seulement de réfections, mais aussi d’inventions,
déclenche une âpre polémique à laquelle tous les folkloristes de l’époque prennent part... Tous, sauf
La Villemarqué qui se retranche dans un silence entêté qui ne fera que conforter ses adversaires
dans leur conviction que les plus beaux textes du Barzhaz sont, au mieux d’habiles réfections, au
pire des créations sorties de l’imagination du « barde de Nizon ».

La « querelle de la Vieille Ahès »

La suspicion qui pèse sur la « Vieille Ahès » engendra, entre autres, une polémique entre l’ancien
directeur de la Revue celtique, le folkloriste Henri Gaidoz (1842-1932) et l’historien Arthur de
La Borderie. Ce dernier avait, on s’en souvient, fait paraître, en 1861, ce poème dans l’Annuaire
historique et archéologique de Bretagne. Gaidoz avait publié dans sa revue un article posthume du
géographe Guillaume Lejean, décédé le 2 février 1871, dans lequel ce dernier dénonçait cette
pièce comme le « type des chants bretons apocryphes ». Or vingt ans auparavant, ce même Lejean
avait examiné cette pièce, l’avait jugée « curieuse » et incité La Borderie à la publier, ce qu’il fit une
dizaine d’années plus tard.

Était-ce la ballade ou cet article posthume de Lejean qui était apocryphe ? Lors d’une discussion

KAIER AR POHER N°67 - Décembre 2019 ■ 29


avec Luzel, dans les pages du Bulletin de la Société
archéologique du Finistère, en 1887, La Borderie
insinue que la seconde hypothèse est la bonne.
Trois ans plus tard, en 1890, Gaidoz déclare qu’il
n’en est rien ; qu’en 1870 Lejean, mûri par la vie et
l’étude, entendait « dissiper les fantômes bardiques
» auxquels il croyait en 1850, dans un article
destiné à la Revue des Deux Mondes. Après son décès,
sa famille s’était adressée à Gaidoz pour que cet
article paraisse dans la Revue celtique.

Être ou ne pas être une gwerz...

Avant d’aller plus loin, on notera un défaut de


l’argument avancé par Luzel contre La Vieille
Ahès, à savoir qu’il s’agirait d’une œuvre factice
dès lors qu’elle n’obéit pas aux lois du genre gwerz
François Vallée dans lequel il voudrait à toute force la ranger. Cet
argument est éminemment discutable, car il revient
à dénier à un auteur, plébéien ou non, le droit de faire preuve d’originalité et de s’affranchir tant
soit peu de règles qui entravent sa créativité.

• Les fameuses Vêpres des Grenouilles ont aussi un poème sui generis et personne n’irait pour autant
contester leur authenticité.
• De même, le long poème du Barzhaz Breizh intitulé Marzhin-Barzh se fonde-t-il sur des « fragments
» uniques en leur genre communiqués, eux-aussi, par Madame de Saint-Prix à La Villemarqué,
comme il l’indique dans une note, dès l’édition de 1839 « J’ai été mis sur la trace de ce chant...par une dame de
Morlaix...» ? Donatien Laurent (cf. ci-après) les a retrouvés, en 1964, sur une feuille
double insérée entre deux folios du carnet où est consigné ( pp. 303 à 306 ) l’étonnant
« Merlin » dont il a tiré l’essentiel du Merlin-Barde que Luzel, et les philologues Joseph Loth
et Francis Gourvil rangeaient dans la catégorie des chants inventés. Il s’agit d’une invitation au
mariage et d’une version du conte Le garçon qui vole le trésor de l’Ogre contaminée par un autre
conte L’homme sauvage que la tradition bretonne associe souvent au personnage de Merlin.
• On peut argumenter en sens inverse et soutenir que la version n°1 se présente comme un
dialogue ( de sourds! ) entre des cantonniers et un prophète de malheur, avec des réparties
de longueur variable pour le second. Le chant d’encouragement que se lancent les uns aux
autres les premiers affecte deux formes différentes dont l’une apparaît deux fois, au début
et à la fin du chant. Ce n’est donc pas précisément un couplet. Or, la grande majorité des
gwerzioù se compose de dialogues, Celui de La Vieille Ahès est un dialogue d’un genre très
particulier. Quant à la version n°2, où la réplique des cantonniers peut être qualifiée de
« couplet », c’est à l’évidence un démarquage de la version n°1.
Mais le vrai motif de la méfiance de Luzel - que celui-ci passe sous silence, dans l’article ci-
dessus tout au moins -, c’est la suspicion qu’il nourrit envers son cousin Kerambrun.

L’avis de François Vallée

À la page 18 de l’annexe introductive à Dastumad Penwern ( 2 manuscrits de la collection de Penguern,


publiés en 1983 par l’association Dastum ), figure un témoignage en breton de François Vallée
(1860 -1949), linguiste, auteur d’un dictionnaire fameux, à propos de Guillaume-René Kerambrun.
Il a été publié dans Studi hag ober ( n°12, 1940 ) par le grammairien et poète Maodez Glanndour,
alias Père Louis Le Floc’h (1909 – 1986) :
• '' E dastumad kanaouennoù Penguern ez • " Dans la collection de chants de Penguern
eus ur c’haierad war añv « Gwrac’h il y a un cahier intitulé " La vieille Ahès

30 ■ KAIER AR POHER N°67 - Décembre 2019


Brouillon
de Mme Poème Traduction BNF Fonds Celtique
de de de MS n°91,
Saint-Prix Kerambrun Penguern f°123-126
(*)

Cahier « La Vieille Ahès » BRM (disparu)

Version Traduction Publication


La de La dans AHAB par
Borderie Borderie de La Borderie
(*) ignoré
de Luzel

Ahez ». N’emañ ket e Levrdi Broadel Bro ". Il n'est pas déposé à la Bibliothèque
C’hall, hogen e Levrdi Roazhon. Kavet e oa bet nationale, mais à celle de Rennes. On l'avait
e Stal Durance, levrier levrioù kozh ha bet roet découvert chez Durance, une librairie de
din… Her roet am-eus da levrdi Roazhon, a-unan livres anciens, qui me l'avait donné...
gant kaieroù all dianket eus an dastumad hag a oa J'en ai fait don à mon tour à la Bibliothèque
ivez e ti Durance. Bez’ e kaver e kaierad « de Rennes, en même temps que d'autres
Gwrac’h Ahez » ur brouilhed kemeret, cahiers manquant à la collection, détenue
evit doare, diwar diweuz ar c’haner par la librairie Durance. Le cahier
gant an Itron de St Prix, hag eilskrivadur "Vieille Ahès" a recueilli, semble-
Kerambrun. t-il, un premier jet des lèvres de la
• Embannet em-eus e « Mémoires de l’Association chanteuse par Mme de Saint-Prix et une
Bretonne » ha war « Groaz ar Vretoned » un retranscription de Kerambrun.
darn eus ar c’hanaouennoù kavet e ti Durance. • J'ai publié dans les « Mémoires de l'Association
N’em-eus ket embannet avat « Gwrac’h Ahez Bretonn » et dans « Kroaz ar Vretoned » une
» diaes-diaes da ziluziañ ar brouilhed anezhi. partie des chants découverts chez Durance.
Tamallet e oa bet da Gerambrun bezañ skrivet Cependant je n'y ai pas joint " La Vieille
eus e benn e-unan ar ganaouenn en he fezh. Bez’ Ahès ", tant il est difficile de déchiffrer ce
a-walc’h en-deus renket adober un darn manuscrit. On avait reproché à Kerambrun
eus ar pozioù, ar re oe re luziet e brouilhed an d'avoir écrit lui-même la totalité du chant.
Itron de St Prix. Je dirais plutôt qu'il lui a fallu refaire
• Diwar-benn Kerambrun, a reas da sekretour da certaines strophes, celles qui étaient trop
Benguern, n’ouzhon netra, nemet e voe tamallet illisibles sur le brouillon de Mme de Saint-
d’ezhañ bezañ falset kalz a bezhioù. Un tamall Prix.
n’eo ket gwir war va meno. Kar e oa da • Au sujet de Kerambrun, qui faisait office
Zenez Kerambrun, bet noter e Benac’h hag am- de secrétaire de Penguern, je ne sais rien,
eus klevet hemañ oc’h ober ur veuleudi dleet eus si ce n'est qu'on lui a reproché d'avoir
ampartiz e gar. Eun tammig paotr « disoursi » ez fait beaucoup de faux. C'est un reproche
oa, am eus aon. " injustifié à mon avis. Il était parent de
Denis Kerambrun, notaire à Belle-Isle-
en-Terre que j'ai souvent entendu faire un
éloge mérité des talents de son parent. Je
crains seulement qu'il n'ait été un peu tête
en l'air ".

KAIER AR POHER N°67 - Décembre 2019 ■ 31


Dans sa thèse de doctorat sur la langue utilisée par Madame de Saint-Prix, consultable en ligne
depuis juillet 2013, Yvon Le Rol, ( note 257 ) nous apprend que le précieux cahier a disparu du
fonds François Vallée conservé à la bibliothèque de Rennes Métropole. Mais ce n'est certainement
pas une raison de douter de la sincérité de ce témoignage.

La prévention de Luzel à l’encontre de Kerambrun

Cette attitude confiante n’était pas, on l’a dit, celle de François-Marie Luzel. Dans une note annexée
à un chant de son recueil Gwerzioù Breiz-Izel, tome I, p.284 (1868), celui-ci nous livre ses motifs :

• ce chant aurait été recueilli uniquement par Kerambrun,


• ce même Kerambrun l’aurait mystifié au moins une fois.

À propos d’un autre chant, Les deux moines, il écrit :

« Cette pièce est, à peu près, la seule de ce genre que j’aie recueillie contre les moines. J’ai cependant fait bien des
recherches pour trouver une version... de la ballade...connue sous le nom des Moines de l’Ile-Verte...publiée
dans l’Athenæum français (année 1854, p. 700). J’ai séjourné plusieurs jours dans le pays où l’on place la scène,
j’ai interrogé les habitants de Pleubihan, de Lanmaudes, de Paimpol, de Kerity-Beauport, mais vainement ; je n’ai
même pas trouvé un seul vers...
Mais aujourd’hui que je tiens le mot de cette énigme, et que je connais l’auteur de ce pastiche, qui est réellement réussi
quoique trop empreint de la rhétorique et des sentiments modernes pour passer pour une poésie ancienne... Il y a seize
ou dix-sept ans, le véritable auteur de la pièce, homme de talent et de beaucoup d’imagination...me récitait souvent
ces vers, ainsi que quelques autres, comme...la vieille Ahès, et me demandait... : — As-tu trouvé cela ? — Non,
disais-je...mais je chercherai encore, et je trouverai. — Tu peux chercher, reprenait-il...mais tu ne trouveras pas. —
Et... j’interrogeais les aveugles, les fileuses, les tailleurs, les sabotiers... je leur citais... les beaux vers que [récitait] mon
ami...et tous me répondaient invariablement ... « Nous n’avons jamais entendu rien de semblable. »...»

Et Luzel poursuit sa plaidoirie par cette envolée : « Aussi puis-je dire en toute sincérité que mon livre est
un livre de bonne foi....» ( sous-entendu : contrairement au Barzhaz qu’il égratigne au passage et aux «
pastiches » de son cousin Kerambrun qu’il omet soigneusement de nommer ici ).

L’avis de Donatien Laurent

Dans le cas de La Vieille Ahès, Luzel ignorait que Kerambrun avait travaillé sur un document
préexistant fourni par Madame de Saint-Prix à de Penguern, ce qui ôte à sa démonstration à peu
près toute pertinence.

En outre, il semble bien que Luzel n’ait pas été le collecteur exhaustif qu’il prétend être. N’étant
pas auréolé du prestige que conférait à Madame de Saint-Prix ou La Villemarqué leurs origines
aristocratiques, il ne savait pas ou ne pouvait pas porter ses investigations sur autant de zones
géographiques et de catégories sociales qu’il aurait été nécessaire pour prétendre à cette exhaustivité.
Le nombre de « ses » chanteurs est relativement réduit. C’est ainsi que sa principale informatrice,
Marguerite Philippe, de Pluzunet lui a fourni à elle seule une bonne partie de la matière de ses
livres.

Donatien Laurent est directeur de recherche au CNRS et directeur du CRBC de l’Université


de Bretagne Occidentale. Lors d’un colloque, organisé le 31 mars 2006 à Lannion, sur le thème
Jean-Marie de Penguern, collecteur et collectionneur, pionnier de la littérature orale en Bretagne, il exposait
qu’une gwerz peut parfaitement échapper aux recherches de certains collecteurs. Il en est ainsi de
la Gwerz sur la mort du fils aîné de Kerguezec-Kericuff ( Gwerz an Aotroù Kergwezeg ), qu’il avait étudiée en
collaboration avec Daniel Giraudon ( revue Planedenn n°6, hiver 1980-1981 et n°11, printemps
1982 ). Elle n’avait jamais été collectée ni par Luzel, ni par de Penguern, bien que son origine se
situât à Ploëzal en plein Trégor, leur zone d’investigation favorite. D’ailleurs on la rencontre encore

32 ■ KAIER AR POHER N°67 - Décembre 2019


de nos jours dans le même secteur.

À propos de l’intervention de Kerambrun dans la mise en forme du poème recueilli par Madame
de Saint-Prix, il convient de citer une phrase de Donatien Laurent dans son fameux ouvrage Aux
sources du Barzaz-Breiz, 1989, p.19 : « Luzel, le grand folkloriste des années 1860-1890, accusera plus tard
nommément Kerambrun d’avoir mystifié Penguern en lui présentant comme recueillies des pièces qu’il aurait lui-
même composées, mais il ne donne aucun argument sérieux à l’appui de cette assertion et la
question doit être examinée sans parti pris à partir des manuscrits laissés par Penguern et Kerambrun. »

Traditions orales eschatologiques liées au désenclavement

Nous sommes d’autant plus disposés à nous rallier à l’avis de François Vallée et à voir dans ce beau
poème un texte populaire authentique, dont l’éclat fut peut-être un peu rehaussé par le talentueux
Kerambrun, que, loin d’être le seul en son genre, il appartient à tout un corpus de prophéties et
formulettes liant désenclavement et visions eschatologiques. Or, l’authenticité de ces pièces
ne saurait être mise en doute. Nous suggérons de consulter à ce sujet les pages de notre site
internet que nous y avons consacrées :

• aux prophéties du Roi Stevan (http://chrsouchon.free.fr/roesteva.htm) publiées en 1891 par


l’abbé Jean-Marie Guilloux (1848-1900),
• ainsi qu’à un autre poème de la collection de Penguern, dont la beauté est comparable à
celle de « Gwrac’h Ahès ». Il s’agit du « Vieillard aveugle », ballade recueillie à Prat, en 1830,
par Jean- Marie de Penguern (1807 - 1856) et conservée dans la Collection Penguern de la
Bibliothèque nationale, département des Manuscrits, Fonds celtique, vol. 94, fol. 144-7. Texte
breton et traduction : Le vieillard aveugle (http://chrsouchon.free.fr/chants/kozdall.htm).

Le passage qui nous intéresse est le suivant :

… …
26. Mallozh d’an henchoù milliget 26. Et malheur aux routes maudites
Ha da kement o-deuz int graet ! Et à vous-autres qui les fîtes !

27. Pa vo kemeret war pep lec’h 27. Et, si l'on en met en tout lieu
D’ober henchoù, a deuo nec’h. Comme nous serons malheureux !

28. Pa vo kemeret war pep plas 28. Quand on en aura mis partout,
D’ober henchoù a deuo glaz. On sonnera le glas pour nous.

29. Neuze deuint an tokoù gwenn 29. Les casques blancs seront ici,
Hag an trubuilh hag an anken. Les troubles et l'angoisse aussi,

30. Hep dale kouezho noz teñval 30. Et dans la pire obscurité
Hag ez ayo ar bed da fall ! Notre monde ira s'abîmer.

KLT gant Christian Souchon Traduction Christian Souchon

Voici, pour conclure ces considérations sur l'authenticité de " Gwrac'h Ahez ", ce qu'écrivait François
Vallée à Maodez Glanndour, dans " Studi hag Ober ", n° 12, en 1940 (« Dastumad Penwern », p. 4) :

Ur C'hervarker nevez a c'houlenner eta, un den evit ku- Ce qu'il nous faudrait, c'est un nouveau La Vil-
tuilh e dastumad Pengwern, e dastumad An Uhel h.a. e lemarqué, un homme capable de cueillir dans
kement gwerz a ve splann enni evel ma eo Gwrac'h les collections de De Penguern, de Luzel, etc.
Ahez, perzhioù dibar hon speredegezh, un den a ijin ha parmi tous les poèmes splendides qu'elles re-
barzh awalc'h evit pennober pezh n'eo ket peurc'hraet. cèlent, tels que La vieille Ahès, ces fruits sans

KAIER AR POHER N°67 - Décembre 2019 ■ 33


Ha perak ne zeufe ket unan adarre? pareils de notre spiritualité, un homme assez
talentueux et poète pour accomplir ce qui reste
à accomplir.
Cet homme, pourquoi ne viendrait-il pas un
jour ?
Il nous reste à dire quelques mots des deux protagonistes principaux de la discussion ci-dessus,
Madame de Saint-Prix dont la bonne foi n'a jamais été mise en cause par personne et Guillaume
Kerambrun, injustement pris à partie, avant de nous intéresser à un autre document bien plus
ancien qui donne la parole à l'époux de la Vieille Ahès.

La collectrice, Mme de Saint Prix

Madame de Saint-Prix (1789 - 1869), née Emilie-Barbe Guitton était originaire de Callac. Elle
épousa Charles de Saint-Prix en 1816 et vécut dans la région de Morlaix. Nombreux sont les
témoignages de l’hospitalité de son hôtel où se côtoyaient « Légitimistes, Républicains et Orléanistes
» et aussi bien un « général en habit brodé qu’un cultivateur en habit de bure », s’il faut en croire
l’éloge funèbre de l’abbé Kerzale.

Bretonnante accomplie, elle aurait débuté ses collectes en 1820, peut-être sur l’impulsion du
grammairien Le Gonidec (1772-1838), ami de son mari.
Elle n’a pas cherché à éditer elle-même ses
recherches mais en a fait profiter d’autres
collecteurs. La Villemarqué reconnaît avoir « été
mis sur la trace du poème de Merlin, par madame de
Saint-Prix, qui a bien voulu m’en communiquer des
fragments chantés au pays de Tréguier ». Anatole Le
Braz affirme, quant à lui, que « Madame de Saint
Prix répéta maintes fois à mon père [qui l’avait aidé
dans ses collectes] qu’elle avait fourni à M. de La
Villemarqué nombre de gwerzes bretonnes ».

Le chevalier de Fréminville (1787 -1848) signale


dans ses Antiquités bretonnes (1837) les pièces
qu’elle lui a communiquées.

Mais le principal bénéficiaire de son activité de


collectrice fut l’avocat lannionais Jean-Marie
de Penguern (1807-1858) à qui elle fit don
d’une bonne partie de sa collection et qui en fit
le manuscrit coté n° 92 à la Bibliothèque nationale
( Fonds celtique et basque ). Ces trente chants
proviennent en majeure partie des manuscrits
1 et 2 de la collectrice conservés à l’abbaye de
Landévennec. Cinq d’entre eux proviennent
d’un troisième manuscrit manquant qui
contenait peut-être aussi l’original de Gwrac’h
Ahès...
Madame de Saint Prix

« Kaier ar Poher » a publié en mars 2010, dans son n° 28, pp. 1 à 6, un exposé détaillé de Yvon Le
Roll sur Madame de Saint-Prix.

34 ■ KAIER AR POHER N°67 - Décembre 2019


Guillaume-René de Kerambrun

Natif de Bégard, après avoir étudié le droit à Rennes, Guillaume-René de Kerambrun (1813-
1852) fonda une revue théâtrale, publia des poèmes et devint un écrivain apprécié. Il aida en outre
J.M. de Penguern dans ses collectes de chants populaires, mais il est soupçonné d’en avoir composé
lui-même quelques-uns ( les meilleurs ! )
Cependant l’historien Arthur de La Borderie ( 1827 - 1901, auteur de la monumentale Histoire
de Bretagne ) a défendu la véracité de la Vieille Ahès et de la Ronde du Papier timbré contre l’opinion
de Luzel et de Le Braz et celle de La Villemarqué, en ce qui concerne le second chant. Plus près
de nous, Donatien Laurent considère comme vraisemblablement authentiques deux autres chants
incriminés par Luzel Les loups de la mer et Attaque des Anglais ( Argadenn ar Saozon ).

Origines de la légende
Princesse ou vieille sorcière ?

Le personnage maléfique évoqué par ce chant est, sans doute, l’éponyme supposé de Carhaix.
En effet le nom breton de cette ville, Caerahes, a été compris très tôt comme une combinaison
basée sur le préfixe breton d’origine latine Kaer qui signifie lieu fortifié, et l’ensemble comme étant
la ville fortifiée d’Ahès.
C’est cette tradition que suivait, au milieu du 17ème siècle le juriste Eguiner Baron, lorsqu’il écrivait :

Exstat oppidum in comitatu Cornualensi Armoricae Britanniae, ab Ahae gigantis feminae nomine appelatum
Ker-Ahez, quod verbum sonat Villa Ahae,

Il existe dans le comté de Cornouaille, en Bretagne Armorique, une place forte que du nom
d’une femme géante Ahès, on appelle Carhaix ce qui signifie Ville d’Ahès.

On remarque que ce texte faisait de la princesse une géante...

Le géographe Jean Ogée (1728 - 1789), auteur d’un Dictionnaire géographique de... Bretagne et d’un
Atlas itinéraire de Bretagne ne croit pas à l’existence de la cité légendaire d’Ys. Il indique que certains
la situent à Carhaix ( Keraes en breton ) et regardent Karaes comme le Keris des anciens. Avant lui,
l’hagiographe breton Albert le Grand (1599-1641) avait déjà rattaché le nom d’Ahès à cette ville,
dont il avait attribué la fondation à une princesse Ahès.
Il existe une chanson de geste bien plus ancienne, la Chanson d’Aiquin ( ou Aquin ). L’original,
sans doute composé entre 1170 et 1190, est certainement la doyenne des œuvres littéraires
bretonnes en langue française. On y voit Charlemagne aux prises avec les Sarrasins, comprenez les
Normands, dont le roi est l’Aquin ( Haakon ? ) qui donne son nom au long poème. Ce dernier se
réfugie dans la cité de Quarahes ou règne le vieil Ohès ( variante d’Ahès ). Ce qu’Ohès raconte de
sa femme est directement inspiré de la légende de la voie romaine, le Hent Ahès :
Texte original Texte modernise
(Orthographe moderne)
Vers 852 à 920

1. Moult ont Ohès entre eux fourment loué 1. Plusieurs d’entre eux ont vivement félicité Ohès
Qu’il s’était en l’histoire bien prouvé; Qui avait fait la preuve de sa valeur en cette occasion.
Bien sept-vingt ans avait jà en tout passé. Lui qui avait cent quarante ans bien passés.
De sa femme ont Français illec parlé, Les Français parlaient souvent de sa femme
Qui fut moult sage et fut de grande beauté ; Fort sage et d’une grande beauté ;
Et ainsi lui ont enquis et demandé C’est ainsi qu’ils lui demandaient
Où elle fut née et de quelle parenté ? Où elle était née et qui étaient ses parents ?
Ce dit Ohès : « Rien ne vous soit celé, Voici ce que dit Ohès : « Je vais tout vous dire :

KAIER AR POHER N°67 - Décembre 2019 ■ 35


2. Elle fut fille de Corsout [1], de lui adorée, 2. Elle est la fille de Corsout, [1] sa fille adorée.
Qui bien vécut trois cents ans passés; Lui vécut il y a trois cents ans, au bas mot;
Mais cette dame eut une moult folle pensée Mais cette dame eut une idée incongrue
Qui croyait vivre toujours en jeune âge ! Elle se croyait éternellement jeune !
Elle fit faire un grand chemin ferré [2] Elle fit faire un grand chemin ferré [2]
Par où aller à Paris la cité ; Qui menait à Paris la cité ;
Car le pays était de bois planté ; Car le pays était couvert de bois.

3. A Carahes, ce sachez de vérité, 3. C’est à Carhaix, je ne vous mens pas,


Fut le chemin commencé et fondé Qu’on a commencé la route.
Par cette dame fut maint chêne coupé Cette dame fit couper un grand nombre de chênes
Et abattu maint grand arbre ramé. Et abattre plein de grands arbres aux fortes branches
Quand ce chemin fut fait et compassé, Quand cette route fut faite et arpentée.
Plus de vingt lieues fut le chemin ferré ; [2] Elle mesurait plus de vingt lieues ;
Moult y ont l’en en peu de temps ouvré Beaucoup de gens y ont travaillé en peu de temps
Jusqu’ au terme que je vais vous conter : Jusqu’au terme dont je vais vous parler :

4. Que la dame eut un merle mort trouvé. 4. La dame a trouvé un jour un merle mort.
De l’une en l’autre main l’a tourné et viré. D’une main dans l’autre main l’a retourné.
Lors a la dame un soupir jeté : Puis s’est mise à soupirer
Que ce siècle-ci n’est tout que vanité; Qu’ici-bas tout n’est que vanité,
Qui plus y vit, plus a mal et peiné ; Que plus on vit, plus on éprouve de mal et de peine ;
N’y a si riche qui n’ait adversité ! Si riche qu’on soit, on est en butte à l’adversité !
Lors a la dame moult grandement pleuré. Et elle a pleuré à chaudes larmes.

5. De maintenant avait un clerc mandé, 5. Sur le champ, elle convoqua un homme d’église,
Qui était maître de la divinité, Qui était maître en théologie
Et lui avait enquit et demandé Et elle s’informa auprès de lui
Si l’on pouvait mourir sans être tué S’il est possible de mourir, sans être tué
Ou méhaigné ou plaié ou naffré. Mutilé, estropié ou blessé.

6. Il lui dit : « Oui, pour vérité ! 6. Il lui dit : « Oui, bien sûr !
Tous ceux mourront qui sont de mère nés, Tous ceux qui sont nés d’une mère mourront,
Et pas un seul n’en sera trestourné, Et pas un seul n’y échappera,
Ni n’en gardera un seul sa richeté Nul n’emportera une seule de ses richesses
Ni nul avoir qu’il avait amassé, Ni aucun avoir qu’il avait amassé,
Ni bourg, ni ville, ni châtel, ni cité Ni bourg, ni ville, ni château, ni cité
Or, ni argent, ni denier monnayé, Ni or, ni argent, ni pièce de monnaie,
Ni drap de soie, cyclaton [3], ni cendé [4], Ni drap de soie, mêlé d’or ou d’argent,
Ni nulle chose qu’oncques a fait Dieu : Ni rien de ce qui fut jamais créé par Dieu :
Car, Dame, Dieu l’a ainsi destiné. » Car, Madame, Dieu l’a voulu ainsi. »

7. Lors a la dame un soupir jeté : 7. Alors cette dame a poussé un soupir :


- Hélas, dit-elle, pourquoi fumes-nous nés ? - Hélas, dit-elle, pourquoi sommes-nous nés ?
Or ne me prise un denier monnayé A présent je n’estime pas même un denier
Ni ma richesse, ni ma grande poesté. Ni ma richesse, ni ma grande puissance.
Ainsi me dois tenir en grande vileté ! Je dois être consciente de mon peu de valeur !
Ja ne sera par moi le chemin achevé, Jamais par moi la route ne sera terminée,
Moult me repens d’y avoir tant ouvré ; Je regrette fort d’y avoir tant travaillé.
N’ert mes par moi fait ni édifié, Elle ne sera par moi ni continuée, ni terminée
Ni nulle autre œuvre, car ce serait folté, Ni aucun autre ouvrage. Ce serait folie
Car tout ce siècle ne vaut un ail pilé ! » Car tout ce bas monde vaut moins qu’un ail pilé ! »

8. Ainsi resta, comme vous ai conté, 8. Elle s’y tint, comme je viens de vous raconter,

36 ■ KAIER AR POHER N°67 - Décembre 2019


Seigneurs Barons, dit Ohès le barbé, Seigneurs Barons, dit Ohès le vieillard.
Cette dame dont je vous ai parlé Et cette dame dont je vous ai parlé
Elle fut morte bien a cent ans passé. Elle est morte il y a plus de cent ans.

9. Oncques puis ne fus à femme marié 9. Jamais plus je ne me suis marié


Et non serai jamais à mon âge, Et je ne le serai jamais, vu mon âge,
Car je suis moult vieux et moult usé ; Car je suis fort vieux et fort usé ;
De sang de femme moult a que je fus né ; D’une femme il y a longtemps que je suis né ;
Car de femme ne sera vieil homme aimé, Or d’une femme un vieil homme ne sera jamais aimé,
Qui ne la peut bien servir à son gré ; S’il ne peut la « servir » comme elle le voudrait ;
Vieil homme froidit quand il est en âge Un vieil homme refroidit avec l’âge
Et jeune femme pour dire vérité Et une jeune femme pour dire la vérité
Souvent échauffe, telle est sa qualité, Souvent s’échauffe, telle est sa nature.
Qui sont à peine eux deux à un gré. » Difficile pour les deux de s’accorder. »

Texte publié par F. Joüon des Longrais à Nantes, Transcrit par Christian Souchon
Société des Bibliophiles Bretons, 1880
Remanié par Christian Souchon
[1] Corsout : Ce personnage apparaît sous le nom de Corsoldus dans la Chronicon Briocense, Chronique de Saint-Brieuc
rédigée entre 1394 et 1415. Il pourrait être la personnification de Corseul, comme Ohès désigne Carhaix.

[2] Chemin ferré : Le Pr. Jacques Ribard (1926-2018), dans la revue Romània, 1971, n°366, pp. 262-266, donne à
propos de cette expression l’explication la plus plausible : « C'est, semble-t-il, de la dureté des routes, par opposition aux chemins
naturels, qu'a dû naître, soit sous l'Empire romain, soit après, l'usage du fer à cheval ... Durant l'été, le cheval marchant uniquement dans la
terre n'en avait pas besoin. Cette remarque nous a amené à penser que du temps des gallo-romains les chevaux qui travaillaient à la ferme et
dans les champs n'ayant pas besoin de ferrure se voyaient néanmoins garnir les pieds d 'hipposandales au moment où il fallait sur un certain
parcours emprunter la voie publique recouverte de dalles ou de pierres … Cela étant, ne pourrait-on pas expliquer les expressions (voie)
chaussée et chemin ferré comme tirant leur origine de la nécessité, pour utiliser un type de route à revêtement dur sans risquer l'usure
du sabot de l'animal, de chausser ou de ferrer le pied du cheval ( et peut-être du bœuf ), soit de façon définitive ( ferrure à clous ), soit de
façon provisoire au moyen de l'hipposandale — ce qui devait suffire le plus souvent pour de petits trajets ».
Le mot « ferré », aux strophes 2 et 3 n’est donc pas une mauvaise lecture du mot « perré » (empierré) qui existe lui aussi.

[3] Ciclaton : ( siglaton, segleton… ) est un long manteau de soie ou de toute autre riche étoffe à l’usage des hommes
comme des femmes et aussi…l’étoffe dont on avait coutume de le tailler, ou du moins la bande circulaire qui le
caractérisait.

[4] Cendé : ( cendal, cendau… ) étoffe de soie unie qui paraît avoir été analogue au taffetas…
Ces deux définitions sont tirées du Dictionnaire de l'ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe
siècle, Frédéric Godefroy, 1880-1895.

Autres références littéraires

En réalité il n’existe pas une, mais bien six sources des XIIème et XIIIème siècles appartenant à la
matière de Bretagne où le nom de Carhaix est évoqué. Goulven Péron, chercheur associé au
Centre d’étude des langues et littératures anciennes à l’Université de Rennes 2 et membre du CRBC
de l’Université de Bretagne occidentale, a consacré à une légendaire bataille livrée pour défendre
cette ville un passionnant article dans le Kaier ar Poher n°60 de mars 2018, pp. 2-8.

Si le héros est tantôt Arthur, tantôt Tristan, tantôt Charlemagne, le nom de la ville à conquérir ou
à défendre est toujours Carahes sous des formes diverses: Karahes, Karke, Carahes, Karahi... Pour le
nom de son roi, le scribe hésite, dans quatre cas, entre Hoël et Ohès.

À suivre ...
Christian Souchon

KAIER AR POHER N°67 - Décembre 2019 ■ 37

Vous aimerez peut-être aussi