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Gabriel

Matzneff
Les nouveaux Émiles de Gab la Rafale

roman électronique

L’émile, missive électronique, est un genre littéraire nouveau. Il succède au
poulet, au billet, au pneumatique de jadis ; il suit, tel un sismographe, les
variations de l’humeur, passe en un éclair de la colère à la joie, de la tendresse à
la haine, du futile au sérieux, de l’enthousiasme au désenchantement.
De ce carquois électronique jaillissent des flèches dont l’immédiateté est
exigeante : le trait doit être parfait, car il est irrémédiable. Flèches d’amour
décochées aux amantes ; flèches sur l’art de vivre et de mourir destinées aux
amis ; flèches au curare contre la politique française en Libye et en Syrie, les va-
t-en-guerre de la droite dure et de la gauche molle ; flèches frondeuses qui
criblent les quakeresses de l’imbécile ordre moral.
Un livre bigarré, bagarreur, libertaire, contradictoire.

En 2010, Gabriel Matzneff a publié aux Éditions Léo Scheer un premier tome de
ses lettres électroniques, Les Émiles de Gab la Rafale.

EAN numérique : 978-2-7561-0668-7

EAN livre papier : 9782756104331

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DU MÊME AUTEUR

Romans
L’ARCHIMANDRITE, La Table Ronde et La Petite Vermillon
NOUS N’IRONS PLUS AU LUXEMBOURG, La Table Ronde et La Petite Vermillon
ISAÏE RÉJOUIS-TOI, La Table Ronde et La Petite Vermillon
IVRE DU VIN PERDU, La Table Ronde et Folio
HARRISON PLAZA, La Table Ronde
LES LÈVRES MENTEUSES, La Table Ronde et Folio
MAMMA, LI TURCHI !, La Table Ronde et La Petite Vermillon
VOICI VENIR LE FIANCÉ, La Table Ronde

Poèmes
DOUZE POÈMES POUR FRANCESCA, La Table Ronde
SUPER FLUMINA BABYLONIS, La Table Ronde

Récits
COMME LE FEU MÊLÉ D’AROMATES, La Table Ronde et La Petite Vermillon
LE CARNET ARABE, La Table Ronde et La Petite Vermillon
BOULEVARD SAINT-GERMAIN, Le Rocher et La Petite Vermillon
MONSIEUR LE COMTE MONTE EN BALLON, Léo Scheer

Essais
LE DÉFI, La Table Ronde et La Petite Vermillon
LES MOINS DE SEIZE ANS, Léo Scheer
LES PASSIONS SCHISMATIQUES, Léo Scheer1
LA DIÉTÉTIQUE DE LORD BYRON, La Table Ronde et Folio
LE SABRE DE DIDI (édition revue et augmentée de LA CARACOLE), La Table
Ronde
LE TAUREAU DE PHALARIS, La Table Ronde et La Petite Vermillon
MAÎTRES ET COMPLICES, Lattès et La Petite Vermillon
LE DÎNER DES MOUSQUETAIRES, La Table Ronde
DE LA RUPTURE, Payot et Rivages poche
C’EST LA GLOIRE, PIERRE-FRANÇOIS !, La Table Ronde
YOGOURT ET YOGA, La Table Ronde
VOUS AVEZ DIT MÉTÈQUE ?, La Table Ronde
LA SÉQUENCE DE L’ÉNERGUMÈNE, Léo Scheer
SÉRAPHIN, C’EST LA FIN !, La Table Ronde

Journaux intimes
CETTE CAMISOLE DE FLAMMES (1953-1962), La Table Ronde et Folio
L’ARCHANGE AUX PIEDS FOURCHUS (1963-1964), La Table Ronde
VÉNUS ET JUNON (1965-1969), La Table Ronde
ÉLIE ET PHAÉTON (1970-1973), La Table Ronde
LA PASSION FRANCESCA (1974-1976), Gallimard
UN GALOP D’ENFER (1977-1978), La Table Ronde
LES SOLEILS RÉVOLUS (1979-1982), Gallimard
MES AMOURS DÉCOMPOSÉS (1983-1984), Gallimard et Folio
CALAMITY GAB (janvier 1985-avril 1986), Gallimard
LA PRUNELLE DE MES YEUX (mai 1986-décembre 1987), Gallimard et Folio
LES DEMOISELLES DU TARANNE (1988), Gallimard
CARNETS NOIRS 2007-2008, Léo Scheer

Courrier électronique
LES ÉMILES DE GAB LA RAFALE, Léo Scheer

© Éditions Léo Scheer, 2014


www.leoscheer.com
www.matzneff.com

1 En 2005, Les Moins de seize ans et Les Passions schismatiques ont été réunis
en un seul volume, augmenté d’une préface inédite.

GABRIEL MATZNEFF


LES NOUVEAUX ÉMILES
DE GAB LA RAFALE


Courrier électronique


Éditions Léo Scheer

« Une lettre est un écrit par lequel on commerce avec une personne absente.
Le billet est une petite lettre qui n’est assujettie à aucune forme particulière. La
missive est une lettre qu’on envoie par un domestique ou par un polisson.
L’épître est une lettre en vers dans laquelle on a moins envie d’écrire à
quelqu’un que de faire des vers. Le poulet est un billet galant, on le nomme
encore billet doux. »

Condillac, Dictionnaire des synonymes

PROLOGUE

Je ne suis pas un zinzin d’Internet, je ne suis inscrit ni à Facebook, ni à
Twitter, ni à aucun autre de ces lacis, mais depuis que j’ai substitué un
ordinateur à ma vieille Olivetti je me suis affectionné au courrier électronique,
genre littéraire nouveau qui par sa sensibilité de sismographe s’accorde avec
mon humeur cyclothymique, ma complexion de vif-argent.
Un genre qui, me semble-t-il, exige, plus encore que l’essai ou le roman, une
parfaite maîtrise, une pleine possession de l’art d’écrire ; qui est aux belles
lettres ce que la calligraphie des moines zen est à la peinture ; qui s’amalgame
avec la vieillesse de l’artiste mieux qu’avec ses prémices.
En épigraphe à cet ouvrage, j’ai mis une citation de Condillac, qui fut le
précepteur du duc Ferdinand de Parme, ce petit-fils de Louis XV auquel Mme
Élisabeth Badinter a récemment consacré un bel essai. Condillac y énumère les
synonymes du mot lettre : billet, missive, épître, poulet.
C’était au dix-huitième siècle. Au vingt et unième, j’ai pris l’initiative
d’ajouter à cette liste mon émile, presque aussi charmant, me semble-t-il, que le
poulet du chef de l’école sensualiste.
En 2010, j’ai publié un premier volume de ces lettres virtuelles que le Quai
d’Orsay appelle courriel, les Anglo-Saxons e-mail et moi émile pour des raisons
d’euphonie et en affectueux hommage à deux de mes complices, Émile Littré et
Émile Cioran. Sans oublier, cela va de soi, l’Émile de Rousseau (qui, bien
qu’ami de Condillac, n’intitula pas son traité Poulet).
Voici aujourd’hui le deuxième tome des émiles de Gab la Rafale (sobriquet
que me donnèrent des copains de régiment et qui m’est resté). Une sorte de
roman épistolaire. Un protagoniste – celui que les Italiens appellent le io
narrante – et ses entours.

G.M.

P. S. Comme dans le premier tome, j’ai moi-même traduit mes émiles italiens.
Pour l’agrément du lecteur qui ne parle pas l’italien, les plus longs d’entre eux
sont publiés en bas de page, et leur traduction française dans le corps du texte.

Pour Christian Giudicelli, alias Eight one one, Philippe de Saint Robert, alias le
baron Octave, et René Schérer, alias le professeur Poilibus. À la mémoire
d’Anacleto Verrecchia, le plus lucide, incisif et spirituel des disciples italiens de
Schopenhauer, alias l’oncle Arthur.

CHAPITRE 1

Lundi 22 février 2010.
11 h 20, à Marie-Agnès B.
Dominique s’étant absentée une vingtaine de minutes pour acheter le journal
et promener le chien, Christian s’est tiré une balle dans le cœur. Si tu savais
comme je suis malheureux, mon cher amour, je pleure tout le temps.

Mardi 23 février 2010.
10 h 25, à Marie-Agnès B.
Je viens d’écouter ton message téléphonique et t’en remercie. Il y avait si
longtemps que je n’avais entendu ta voix si douce, si tendre, que j’aime. Hier
soir, j’étais chez moi, mais j’avais coupé le son du téléphone.
Cambuzat appartenait à la part insouciante, heureuse, légère de ma vie, de
notre vie, celle de la vie solaire, aérienne, et voici que là aussi la tragédie fait
irruption.
11 h 18, à Jacques C.
Oui, carissimo, je connais ces deux associations. Il doit y en avoir de
semblables en Hollande et en Belgique. Au dernier chapitre de Voici venir le
Fiancé, c’est en Hollande qu’Alphonse Dulaurier choisit de se rendre pour s’y
faire administrer la piqûre libératrice.

Mercredi 24 février 2010.
12 h 20, à ***.
« La bibliothèque familiale » ! Quelle bizarre expression ! Une bibliothèque
est un trésor personnel, comme une maîtresse ; et il existe des lieux nommés
librairies où l’on peut acheter les livres. Si mes nièces ont besoin d’attendre que
leur mère leur prête mes livres pour les lire, j’espère qu’elles sont uniques en
leur genre, car si toutes mes lectrices étaient comme elles je finirais sous les
ponts ! Voilà qui me fortifie dans la méfiance que j’éprouve à l’égard de la
famille officielle, de la famille selon l’état civil.

Jeudi 25 février 2010.
10 h 41, à Julie d’H.
Je ne boirai pas une goutte de vin jusqu’au jour de Pâques. Il y a le carême et
il y a la mort de mon maître en diététique : je me suis promis d’appliquer
strictement ses principes, d’atteindre à mon poids idéal d’ici la fin de la sainte
quarantaine. C’est ma manière de le saluer, de lui être fidèle par-delà la mort et,
au cas où il me voit du paradis, de lui être agréable.

Lundi 1er mars 2010.
12 h 51, à Géraldine de L.
Je crains que le dîner d’État hyper-officiel et hyper-guindé de demain soir1 ne
soit également hyper-ennuyeux. Je te raconterai. J’ai dû donner à nettoyer mon
smoking que je ne mets quasi jamais et qui était fort poudreux. Tout cela me
barbe et, simultanément, me distrait de la tristesse où le suicide de mon ami
Cambuzat me plonge.
Le russe, c’est une catastrophe, j’ai l’impression d’avoir tout oublié. J’espère
que je serai assis à côté de la femme de l’ambassadeur d’Italie, et non à côté de
celle de l’ambassadeur moscovite !

Mardi 2 mars 2010.
16 h 48, à Gilda D.
Depuis l’été 2004, moi l’impatient, j’ai développé avec toi des trésors de
patience. J’ai supporté ce qu’aucun autre homme n’aurait supporté : n’importe
quel type doué de raison, dès ta première crise style « Avoriaz for ever2 » aurait
rompu illico.
« Gabriel, santo subito ! » pour avoir si longtemps supporté une fille aussi
exaspérante, soûlante. Cela dit, si dans quelques années tu m’annonces,
triomphale : « Enfin, j’ai rencontré l’homme de ma vie ! Lui, il sait me rendre
heureuse, alors que vous ne l’avez jamais su, vous n’êtes qu’un pauvre type, un
méchant, un salaud », je m’inclinerai et me réjouirai de ton bonheur. Je me
permets de te rappeler que dès le début de notre liaison je t’ai dit, et redit, que
nos caractères ne s’accordaient pas, que tu avais besoin auprès de toi d’un type
solide, placide, équilibré – bref le contraire de ce que je suis. Je n’ai rien à me
reprocher. Je n’ai pas réussi à te donner le bonheur, la sérénité, mais ce n’est pas
faute d’avoir essayé. J’ai échoué, n’en parlons plus.

Mercredi 3 mars 2010.
02 h 08, à Véronique B.
Temevo di annoiarmi. Fu simpatico, piuttosto divertente. Il mio smoking, fatto
fare durante il servizio militare, quarantanove anni fa, mi va sempre a pennello.
Ero il più snello di tutti, e il più elegante3 !
Après le dîner de deux cents couverts j’ai fait partie des privilégiés qui ont
accompagné dans un petit salon les deux couples présidentiels : tisane et vodka.
Il tuo Karamzin4 è stato coccolato, mi sono divertito, però mi sarebbe assai
piaciuto che tu fossi con me, bellezza mia5 !

Jeudi 11 mars 2010.
18 h 02, à Franck D.
Ayant reçu ce matin l’enveloppe contenant les professions de foi et les listes
des candidats aux élections de dimanche prochain, j’ai posé un œil attentif sur la
liste qui a ta préférence. J’ai alors constaté, non sans effroi, que tu me
recommandes de voter en faveur d’une certaine dame Muriel Salmona (no 32 sur
cette liste menée par M. Éric Coquerel) qui se présente ainsi : « Féministe,
psychiatre, victimologue ». C’est plutôt effrayant et, je te le confesse, me fait
hésiter. Tâche de savoir si cette dame a ces mots inscrits sur ses cartes de visite :
« Féministe, psychiatre, victimologue ». Si oui, qu’elle m’en envoie une, je la
ferai encadrer.

Vendredi 12 mars 2010.
10 h 56, à René S.
Le Filioque est une invention tardive (huitième siècle, je crois) de mauvais
théologiens espagnols dont l’unique but était d’asseoir le pouvoir temporel du
pape. J’en dirai autant des absurdes dogmes inventés par les papistes au dix-
neuvième siècle : l’immaculée conception et l’infaillibilité du pape de Rome.
L’Église orthodoxe ne fait rien d’autre que rester fidèle aux sources pures de la
Révélation, de la Tradition et, en ce qui concerne le point que tu soulèves, au
Credo établi en 325 lors du concile de Nicée. Le mystère de la Trinité, c’est le
tourbillon d’amour (très fouriériste) qui circule entre les trois Personnes, les trois
hypostases, tourbillon d’amour qui symbolise celui qui, lorsque nous désirons
une désirable jeune personne, circule entre elle et nous ; celui qui, si les gens
avaient le courage de vivre leurs passions, la Passion avec une christique
majuscule, circulerait entre tous les êtres humains, ubi Deus, ubi amor est. Cela
dit, tu as raison, je suis un schismatique, voire un hérésiarque, par tempérament
et par philosophie ; un orthodoxe très peu orthodoxe. Ce qui, outre ce stimulant
tourbillon d’amour, me plaît dans l’Église, c’est la chair de l’Église, la sensualité
de la religion, allumer le cierge, baiser l’icône, faire le signe de la croix,
m’enivrer d’encens, me plonger dans les beautés du chant liturgique, voire, en
temps de carême, me prosterner, participer charnellement à l’illusion lyrique des
divins mystères. Bref, la pratique. Je ne suis pas un théoricien, je suis un
praticien. Il y a là une poésie qui est pour moi source d’inspiration, comme elle
le fut pour un Véronèse, un Lippi, quand ils peignaient leurs jolis anges, aussi
tentateurs que de jolis diables.
17 h 35, à Jacques C.
Hergé n’a découvert le Tao que de nombreuses années après avoir écrit et
dessiné Le Secret de la Licorne, Le Trésor de Rackham le Rouge, et les
élucubrations de ses commentateurs l’auraient bien fait rire. Cela dit, on peut
toujours soutenir que, tel le bourgeois gentilhomme de Molière faisant de la
prose sans le savoir, Hergé était taoïste sans même connaître l’existence du Tao6.

Samedi 13 mars 2010.
11 h 14, à Julie d’H.
Un des premiers principes que l’on m’a enseignés lorsque j’étais enfant est la
nécessité d’être toujours d’une extrême courtoisie avec les subalternes
(domestiques, palefreniers, vendeuses, garçons de café, etc.).

Mercredi 17 mars 2010.
12 h 55, à Justine G.
Le printemps montre enfin le bout de son nez, le soleil, pâle encore, est de
retour, mais à ce printemps 2010, si agréable promet-il d’être, j’avoue préférer le
printemps 2000, celui de tes quinze ans, notre printemps, notre inoubliable
printemps.
Je suppose que, malgré ton actuel éloignement et ton affectation de froideur,
tu auras eu une pensée pour moi lorsque tu as appris la mort de Christian
Cambuzat. Oh ! une pensée certes fugitive, je n’en espère pas plus de toi, mais
néanmoins une petite pensée…

Lundi 22 mars 2010.
20 h 22, à Céline O.
J’ai achevé de dactylographier le carnet 105, qui va jusqu’au 6 août 2000, et, à
mon retour de Saint-Pétersbourg, je poursuivrai ce travail. Tout ce que j’ai tapé
jusqu’à présent (c’est-à-dire du 1er janvier 1989 au 6 août 2000) se trouve sur le
plus petit de mes ordinateurs, le Sony, et aussi sur une clef USB argentée au dos
de laquelle est écrit « Verbatim ». L’ordinateur et la clef s’ouvrent avec le même
mot de passe (que tu connais). Le gros des carnets inédits est dans le coffre à la
banque, mais, si je n’ai pas le temps de les y mettre avant mon départ, le 106 et
les petits carnets de voyage sont chez moi, ainsi que certains carnets déjà
dactylographiés. Je t’écris tout cela per scaramanzia7, pour m’envoler l’esprit
tranquille, tu me connais.

Mardi 23 mars 2010.
09 h 48, à Yun Sun L.
Le 3 avril, c’est la nuit de Pâques. Ce soir-là, je serai à l’église, pas au théâtre.
C’est curieux d’avoir choisi cette date, car outre les gens qui seront à l’église en
ce moment culminant de l’année liturgique, il y a tous ceux qui vont profiter du
long week-end pour fuir Paris.
14 h 01, à Frank L.
Marie-Agnès a disparu comme dans une trappe. Je vieillis. Ah, mon cher, tout
n’est pas rose.

Mercredi 24 mars 2010.
11 h 10, à l’archimandrite S.
Je pars demain matin pour Saint-Pétersbourg et ne pourrai donc pas assister au
baptême de la fille d’Olga Lossky le samedi de Lazare, à Daru8, et je le regrette,
mais simultanément je suis heureux de pouvoir prier, en cette semaine de
l’Annonciation et des Rameaux, dans une de ces églises que lors de mon
précédent, et unique, séjour à Saint-Pétersbourg (en 1966 !) j’ai connu fermées,
dans un désespérant état d’abandon ou de profanation, et qui sont aujourd’hui
ressuscitées.
18 h 19, à Jean-Michel D.
Le grand danger qui guette les jeunes femmes, en particulier les jeunes
femmes sensibles telles que ***, c’est le bovarysme. Ah ! le bovarysme ! On
pourrait d’ailleurs écrire, ce serait la même chose, le karéninisme. Emma et
Anna…
Pour l’instant, elle se satisfait de son bourgeois de mari, de ses enfants, mais,
vous le savez comme moi, cela ne durera qu’un temps, surtout si sa « carrière »
n’est pas aussi brillante qu’elle l’espérait. Cela m’inquiète (pour elle), mais qu’y
puis-je ? Si elle était venue dans mes bras, je lui aurais donné des leçons de
désir, de sensualité, sa thèse aurait progressé ( !!!), mais elle ne l’a pas voulu, ou
pas osé. Tant pis.

Lundi 29 mars 2010.
17 h 05, à Pierre D.
Le séparatisme tchétchène a toujours été un caillou dans la chaussure de la
Russie (cf. les récits de jeunesse de Tolstoï), mais l’imbroglio palestinien et la
folle guerre des États-Unis contre l’Irak ont créé une surexcitation islamique que
personne ne semble plus contrôler. C’est, en apparence, sans issue : si la
Tchétchénie était une province lointaine, excentrée, une sorte d’Algérie, la
Russie pourrait s’en séparer, mais donner l’indépendance au Caucase est pour le
pouvoir moscovite une impossibilité tant politique que géographique. Et
d’ailleurs, une Tchétchénie islamiste, même indépendante, souveraine, ne
cesserait pas pour autant d’envoyer ses kamikazes se faire exploser alentour.
Quel guêpier ! Et ce mahométanisme, quelle calamité !
1 Un dîner à l’Élysée donné par M. et Mme Nicolas Sarkozy en l’honneur de M.
et Mme Dimitri Medvedeff.
2 Allusion au personnage de Delphine, que m’a inspiré Gilda, dans Voici venir le
Fiancé.
3 Je craignais de m’ennuyer. Ce fut sympathique, plutôt amusant. Mon smoking,
que j’ai fait faire durant le service militaire, il y a quarante-neuf ans, m’allait
comme un gant. J’étais le plus mince de tous, et le plus élégant !
4 Karamzin (en russe et en italien), Karamzine (en français), protagoniste de
Folies de femmes d’Erich von Stroheim.
5 Ton Karamzine a été chouchouté, je me suis amusé, mais j’ai bien regretté que
tu ne fusses pas avec moi.
6 Et ma foi, pourquoi pas ? J’ai bien montré dans La Diététique que j’étais
byronien dès l’âge de onze ans, soit quatre ans avant d’avoir lu Byron.
7 Pour conjurer le mauvais sort.
8 La cathédrale Saint-Alexandre-de-la-Néva, rue Daru, dans le VIIIe
arrondissement de Paris.

CHAPITRE 2

Vendredi 9 avril 2010.
18 h 16, à Marianne P.-B.
Une vraie résurrection. En 1966, Saint-Pétersbourg était une ville de morts-
vivants, d’une tristesse infinie, désespérément délabrée. Aujourd’hui, le
mouvement, les magnifiques restaurations, les couleurs, la jeunesse, le
bouillonnement de la vie. Oui, une résurrection, ce qui, en cette période pascale,
a achevé de me rendre ma belle humeur.
19 h 18, à Jérôme F.-T.
Si vous pensez que ma signature peut être de quelque utilité, il va sans dire
que je suis d’accord pour signer l’appel en faveur de Mme Selek, mais je vous
rappelle que depuis mes premiers balbutiements de plume j’ai pris des positions
pro-grecques et pro-arméniennes très fermes, que j’ai souvent été attaqué dans la
presse turque, que des tracts contre moi ont même, naguère, été distribués à
l’université d’Ankara. Aussi je crains que ma signature ne risque de se retourner
contre Mme Selek, que la police turque ne s’exclame : « Vous voyez, elle est
soutenue par des ennemis de la Turquie ! » – ce qui d’ailleurs serait absurde, je
ne suis d’aucune façon l’ennemi de la Turquie, et ceux qui ont lu certains tomes
de mon journal intime savent qu’une des femmes que j’ai le plus aimées fut une
adolescente turque, fille d’un diplomate turc assassiné à Paris par des terroristes
arméniens.

Dimanche 18 avril 2010.
11 h 03, à Marianne P.-B.
Une des choses que j’aime le plus au monde, c’est claquer l’argent que j’ai, et
même, à l’occasion, celui que je n’ai pas.

Lundi 19 avril 2010.
13 h 38, à l’archimandrite S.
Je suppose que ce pied de nez que Dieu fait aux hommes en permettant à un
petit volcan d’un petit pays que personne ne sait situer sur une carte de paralyser
la planète t’aura inspiré un beau sermon. Nous sommes peu de chose – ce que
nous rappelle un des psaumes de l’hexapsalme que nous lisons aux vigiles, mais
que nous avons tendance à oublier.

Samedi 24 avril 2010.
17 h 06, à Pierre A.
J’espère que ce printemps (enfin, le soleil !) te trouve en bonne santé. Ton Job
progresse-t-il ? As-tu lu les pages de Léon Chestov que je t’avais signalées ?

Dimanche 25 avril 2010.
16 h 45, à Pierre A.
Je suis heureux de te savoir sous la houlette de saint Étienne, et au travail dans
la ville des villes1.
J’ai toujours vécu au jour le jour, et toujours eu foi en ma bonne étoile. Je suis
un anxieux, mais un anxieux insouciant, et donc l’avenir ne me fait pas peur. Si
je n’étais pas écrivain, je serais gigolo, mais l’un n’empêche pas l’autre, tu es
d’accord. La difficulté est qu’être entretenu par une vieille ne s’accorde ni à mes
goûts ni à mes principes. C’est la jeune et belle riche héritière que j’appelle de
mes vœux.

Lundi 26 avril 2010.
08 h 46, à Alain de B.
Que penses-tu de notre sympathique concitoyen que le ministre de l’Intérieur
veut déchoir de sa nationalité française sous le prétexte qu’il se fait entretenir par
trois jolies jeunes femmes ? Moi qui, si je n’avais pas été écrivain, aurais été
gigolo – la plus belle profession du monde –, je considère que ce vaillant
polygame devrait être décoré de la Légion d’honneur, tant l’exemple qu’il donne
est stimulant. Pour ma part, j’ai été très souvent aidé par mes jeunes amantes et
je pense l’être plus encore dans l’avenir. L’unique différence entre le barbu de
Nantes et il sottoscritto, c’est que, moi, je ne voile pas mes petites amies.
18 h 22, à Alain de B.
L’effacement du catholicisme et le triomphe de l’islam sont, dans ce pays
profondément déchristianisé qu’est la France, quasi inéluctables : dans cent ans
(si la planète n’a pas explosé d’ici là) la plupart des églises catholiques
françaises seront soit désaffectées soit transformées en mosquées. Quand les
dieux meurent, de nouveaux dieux prennent leur place, c’est une règle qui ne
souffre pas d’exception. Je me console en songeant que, lorsqu’on est un
homme, la religion mahométane n’est pas désagréable à observer : nos
descendants en apprécieront les charmes. Ce sont les demoiselles à venir qui ne
seront pas à la fête, les pauvrettes.

Mardi 27 avril 2010.
22 h 57, à Jean-Marie D.
Vous pouvez m’appeler soit sur le portable soit sur le fixe et ne risquez jamais
de me réveiller vu que, lorsque je me couche, je débranche mes téléphones : une
précaution contre les porteurs de mauvaises nouvelles qui vous appellent
à 2 heures du matin pour vous annoncer que la tante Ursule est morte.
23 h 05, à Julien S.
Les dictionnaires de Furetière (1690) et de Littré (1863) ignorent le substantif
« nationalisme », l’adjectif « identitaire ». Ces chauvines foutaises sont des
inventions récentes.

Vendredi 30 avril 2010.
21 h 29, à Frank L.
Cet après-midi, chez mon amie Géraldine, sirotant un saint-
émilion 1979 excellent, j’ai vu à la télé l’inauguration de l’exposition de
Changhai2, je vous imaginais parmi les invités, et voici que vous êtes dans le
Yunnan ! Toujours en mouvement, donc ! Un vrai Tintin et Milou ! Cigale en
Chine ! Loin du nid !
Le livre à paraître à la mi-septembre chez Léo Scheer ? C’est un secret, mais
pour vous je n’ai pas de secret, et je vous le confie donc : c’est un roman
électronique et le titre en est Les Émiles de Gab la Rafale, qui est, vous me
l’accorderez, tout un programme.

Lundi 3 mai 2010.
11 h 59, à Véronique B.
L’avrai senz’altro saputo, il tipaccio, il pezzo di merda, che l’anno scorso ha
impedito all’Accademia di darmi un bel assegno di 30.000 euro, è morto. La
cara dea Nèmesi mi ha vendicato con prontezza, alleluia3 !
15 h 44, à Olga L.
Oui, cet impertinent volcan a paralysé la planète. De temps à autre, le bon
Dieu aime à nous rappeler, malicieusement, que le grand patron, c’est Lui.

Vendredi 21 mai 2010.
08 h 23, à Franck D.
Venise est une ville d’ivrognes. Les Napolitains boivent trop de café, les
Vénitiens trop de vin, et mon foie, ces derniers jours, donne des signes de
fatigue.
Venise, ville idéale pour le travail, puisqu’entre 10 et 19 heures, horrifié par
les troupeaux débraillés du tourisme de masse qui s’y déversent comme du pus,
je n’ai aucun effort à faire pour rester enfermé soit chez moi soit dans une
bibliothèque.
À Naples, tout m’invite à la paresse, à la promenade, à la drague, au
divertissement, aux plaisirs du soleil, de la mer. À Venise, la plus grande partie
de la journée, il n’y a rien d’autre à faire pour un artiste que se calfeutrer et
travailler. Du moins si tu veux résister à la tentation de saisir une mitraillette et
de massacrer ces cohortes d’abrutis – le « Pourriture ! Pourriture ! » de Dalio
dans Les Amants de Vérone, le sublime film de Cayatte –, cohortes qui sont en
train d’assassiner Venise plus sûrement que l’acqua alta.

Mardi 25 mai 2010.
18 h 30, à Olga L.
Je rouspète tellement lorsqu’il fait froid que je ne me plains jamais de la
chaleur. Pour dire vérité, je l’adore, je n’ai jamais trop chaud.

Mercredi 26 mai 2010.
07 h 55, à Gilda D.
Hier soir, entre nos délicieuses galipettes dans ton grand lit et le savoureux
poulet rôti sur la petite table du salon, j’ai oublié de te demander ton sentiment
sur miss Gaga dont, en Italie, tout le monde parle ; qui, si j’ai bien compris, est
une sorte de nouvelle Madonna, encore plus coquine et imprévisible que son
modèle. Qu’en penses-tu, toi, bellezza mia, la spécialiste des chanteuses ?
14 h 20, à Florent G.
Tu as sans doute raison de penser qu’« opportunité » est aujourd’hui senti
comme un anglicisme, mais si tu ouvres ton Littré, tu liras :
Opportunité, s.f. 1o) Qualité de ce qui est opportun. Profiter de l’opportunité
de la circonstance. 2o) Absolument : occasion favorable. Saisir l’opportunité. Il
s’est prévalu de l’opportunité.
Et Littré de donner des citations qui remontent aux treizième et quatorzième
siècles : « Selon que fortune donnera opportunité », etc. Donc, un vieux mot bien
de chez nous !
23 h 43, à Fabienne B.
Mai 2002-mai 2010, j’ai du mal à admettre que Bertrand4 est mort depuis déjà
huit ans, qu’il y a huit ans nous dispersions ses cendres dans la mer qui borde la
plage de l’Espiguette, tant il demeure vivant dans mon esprit et mon cœur. Tant
il me manque.

Jeudi 27 mai 2010.
09 h 40, à Jacques C.
Ce que je deviens ? Je travaille, je poursuis de façon méthodique (et ça
depuis 2007) la dactylographie de mon journal intime inédit. Cela m’occupe, me
distrait du cafard, de la mélancolie (même si cette plongée dans un passé évanoui
peut être, elle aussi, une source de mélancolie et de cafard). Je me donne jusqu’à
décembre 2011 pour écrire le mot « Fin », arriver à l’ultime page de ce monceau
de carnets noirs qui occupe tout un coffre de banque. J’ai déjà tapé (j’emploie
exprès le vieux vocabulaire des machines à écrire – taper, dactylographier – car
celui des ordinateurs – saisir – ne me plaît pas, c’est du charabia et j’ai horreur
du charabia) les années 1989 à 2002, il me reste 2003 à 2006, ce sera long parce
que c’est une période de ma vie où je prenais beaucoup de notes, mais ça sent
déjà l’écurie et me stimule.
10 h 09, à Anne R.
Comment vais-je me débrouiller ? La réponse est plus de l’ordre de
l’espérance que de la certitude. Je puis espérer que mon prochain livre, qui sort
en septembre, soit un succès de librairie et relance la vente des autres ; je puis
espérer séduire une belle et riche héritière ; je puis espérer gagner au Loto.
Vendredi 28 mai 2010.
11 h 59, à Gilda D.
Tes sms de ce matin sont écœurants. Tes mensonges, tes insultes, tes
simagrées sont répugnants et m’ôtent toute envie de te revoir.
Pour ne répondre que sur deux points à tes reproches hystériques :
Leonello Brandolini, personne ne me l’a jamais présenté, je ne le connais pas,
je ne lui ai jamais serré la main ni parlé de ma vie.
Maurizio Serra, tu ignorais jusqu’à son existence, et lui la tienne. C’est moi, et
personne d’autre, qui – avant mon départ pour l’Italie – lui ai écrit, fait ton éloge,
l’ai prié de te recevoir.
Tu n’es qu’une sale truqueuse et tes insultes de ce matin sont la goutte d’eau
qui fait déborder le vase. Je ne veux plus avoir affaire avec toi. Je te laisse à
celles et à ceux qui, m’écris-tu, t’« aiment vraiment ».

Mercredi 2 juin 2010.
08 h 52, à Christopher G.
Oui, voyons-nous le 13 juin, c’est une très bonne idée. On peut se retrouver
dans un bistrot et grignoter quelque chose avant que vous alliez semer le trouble
et le scandale parmi les vieux réacs hyper-cathos de ***, une radio où travaillent
certains de mes amis, mais qui, eux mis à part, est inécoutable tant c’est
bêtement facho. Quand l’extrême droite se met à déconner elle fait encore plus
fort que l’extrême gauche, ce n’est pas peu dire.

Jeudi 3 juin 2010.
11 h 19, à Léo S.
À titre informatif (et parce que, dès qu’elle te voit au Flore ou ailleurs, elle se
précipite sur toi comme la vérole sur le bas clergé), je t’annonce que ma patience
étant allée au-delà de toutes les limites imaginables (et inimaginables) j’ai décidé
de rompre avec Gilda, et cette fois-ci sera la bonne5. Je ne la supporte plus.
Après l’avocat qu’elle nous a jeté dans les pattes et qui a retardé de huit jours la
mise en place des Carnets noirs 2007-2008 j’avais décidé que c’était fini ; et
puis j’ai pardonné, je l’ai revue. Aujourd’hui, j’en ai vraiment marre. Ce n’est
pas une méchante fille, mais elle est soûlante, soûlante, soûlante, ses perpétuelles
pleurnicheries et récriminations me donnent la migraine, ce n’est pas d’un amant
dont elle a besoin, c’est d’un psy ou d’un curé, je ne suis ni l’un ni l’autre. La
goutte d’eau a été les ahurissants, hystériques messages qu’elle m’a écrits après
l’enterrement de Robert Laffont (elle y était venue, Dieu sait pourquoi), où elle
m’explique, furieuse, avec des accents de harengère, que je suis « un monstre »
(sic) parce qu’à la sortie de l’église je ne l’ai pas présentée à tel ou tel
personnage important qui pourrait lui être utile, que je suis un salaud de ne pas la
pousser dans le monde, etc. Ce n’est pas tant le mensonge qui m’indispose (car
depuis que je la connais je n’ai jamais cessé de la pistonner, tout ce qu’elle a
obtenu dans le milieu littéraire, depuis son stage à la télé chez *** jusqu’à ma
lettre à Jean-Paul Enthoven qui a abouti à son engagement chez la mère ***,
c’est à moi qu’elle le doit) que la vulgarité d’un tel comportement. Le
narcissisme exacerbé n’est chez une femme supportable que s’il est gazé,
tempéré, par une excellente éducation ; lorsqu’il s’étale au grand jour, il y a là
une impudeur qui nous répugne – répugnance comparable à la gêne mêlée de
pitié que nous inspire le spectacle d’une femme ivre. Le cynisme, c’est très bien,
nous sommes, toi et moi, des maîtres dans ce domaine, mais tout est dans la
manière.
En règle générale, je suis plutôt un gentil garçon, et j’ai moi-même de si
nombreux défauts que je m’efforce de supporter avec humour ceux des filles qui
me font le plaisir de venir dans mon lit ; mais la soûlante Gilda a tué en moi tout
élan : je n’ai plus pour elle ni patience, ni désir, ni aucun des sentiments qui
fondent et justifient une relation amoureuse.
Je t’écris cela parce que tu es parmi mes amis un de ceux qui connaissent le
mieux les jeunes femmes, que tu en as une expérience, non pas abstraite (comme
la plupart de nos littérateurs qui écrivent des livres de cul tout en menant de
prudentes vies de petits-bourgeois arrivistes et pantouflards), mais vécue,
incarnée.

Vendredi 4 juin 2010.
08 h 55, à Hubert de C.
Ah les poussettes et les landaus qui encombrent les autobus ! Quelle plaie ! Et
les types qui, confondant les bus parisiens avec le sommet de l’Everest, y
montent avec d’énormes sacs à dos qu’ils vous fichent dans la figure ! Pour de
pareils zozos on devrait rétablir la peine de mort et les fusiller aussitôt.
15 h 31, à l’archimandrite S.
J’avais, mon cher Père, réservé notre table6 pour le lundi 21, mais puisque tu
n’es pas libre, j’annulerai la réservation. Le mardi 22, c’est moi qui dois me
rendre à 18 h 30 au Conseil constitutionnel où Jean-Louis Debré remet la Légion
d’honneur à mon ami Philippe de Saint Robert, et cela risque de se terminer par
un dîner. Disons donc le mercredi 23, je le téléphonerai à Didier et Jean-Pierre7,
qui vont être désolés, car ils se faisaient une joie de t’accueillir la nuit de la
musique ! Le 23, c’est la veille de la Saint-Jean, ce n’est pas mal non plus.
18 h 45, à Véronique B.
Pure a Parigi, oggi, fa un caldo della Madonna, ma qui il bel tempo non è
mai duraturo. Per me, niente serata : ho bevuto troppo a pranzo e il fegato mi fa
una cattiva figura. Una serata Oxyboldine8.

Dimanche 6 juin 2010.
09 h 53, à Pierre C.
Vous faites erreur lorsque vous écrivez que mon journal peut porter ombrage à
mes romans, car, comme on dit, il n’y a pas photo. Élie et Phaéton est un bon
livre, mais ce n’est rien (dans l’ordre de l’art d’écrire, de la littérature) à
comparaison d’Isaïe réjouis-toi ; La Passion Francesca n’est rien à comparaison
d’Ivre du vin perdu. Et quand vous lirez le journal 1989-1990, vous verrez que
ce n’est rien à comparaison des Lèvres menteuses.
Entendons-nous : je ne veux pas jouer au modeste. Personne ne me croirait
d’ailleurs, la modestie étant une qualité dont les fées qui se sont penchées sur
mon berceau n’ont usé qu’avec parcimonie. Je suis convaincu que mon journal
est un beau journal et que lorsqu’il sera publié dans son intégralité il constituera
un document assez extraordinaire tant sur la vie d’un homme qui a toujours eu le
courage de vivre ses passions à fond la caisse que sur la psychologie des
adolescentes et des jeunes filles. Mais un document, seulement un document. Un
vivier d’observations, de notes, de détails, sans lesquels je n’aurais pas pu écrire
mes romans (ni mes essais, ni peut-être mes poèmes), rien de plus. Le journal,
selon l’idée que je m’en fais (et qui n’est pas celle d’un Gide ou d’un Green),
c’est la vérité à bout portant, le degré zéro de l’écriture, ce n’est pas une œuvre
d’art au sens propre du terme, un ouvrage où l’écriture est travaillée, retravaillée,
remise maintes fois sur le métier (pour parler comme Boileau), où la vérité est
choisie, stylisée, transfigurée.
C’est cet aspect « premier jet », « vie bue au goulot » qui infuse à mon journal
intime cette légèreté que vous évoquez dans votre article ; mais ce qui n’est pas
léger, c’est ce que j’y écris sur le sens de la vie, sur l’amour et l’horreur de la
vie ; ce qui n’est pas léger, c’est la somme inouïe de connaissances sur les jeunes
femmes, le sexe féminin, que constitue mon journal. Aucun diariste de ma
génération n’a sur les filles, les femmes, écrit avec autant de justesse, de
profondeur, de maîtrise du sujet, d’ampleur, de lucidité.
09 h 59, à Gilles M.
La mort fait peur, nous fait peur, et ceux qui le nient sont soit des inconscients
soit des menteurs ; mais quand on comprend que la vie et la mort font partie d’un
cycle unique, on se calme, on se pacifie. Ce qui n’ôte certes rien à la tristesse
que suscite la disparition d’un être cher ; mais il s’agit alors d’une tristesse
adoucie par l’acceptation.

Mardi 8 juin 2010.
09 h 50, à Constance M.
Je relis votre lettre, si belle, si brûlante. Elle me donne envie de vous
rencontrer, de vous connaître. Oui, voyons-nous. Si vous habitez Paris, c’est très
simple ; si vous habitez ailleurs, je suis sans cesse en voyage, toujours en train
de boucler ma valise, de partir, je puis très bien me rendre là où vous êtes. Mais
cela, uniquement si cela vous fait plaisir. Il se peut que les écrivains, vous
préfériez ne les rencontrer que dans leurs livres.

Lundi 14 juin 2010.
20 h 11, à Anne L. C.
Merci de ta réponse, mais ça me fiche un coup ! Voilà trente-sept ans que
Tatiana9 a rompu avec le milieu orthodoxe, elle avait disparu, elle réapparaît et
personne ne m’en dit rien. « Il y a juste un an », m’écris-tu. Chapeau ! Quant au
mariage, c’était une simple curiosité. Je n’ai pas l’habitude de me rendre à des
fêtes où je ne suis pas le bienvenu. Se savoir le pestiféré à qui l’on ne dit rien,
que l’on ne reçoit pas, que l’on traite comme s’il n’existait plus, c’est
douloureux au début, mais depuis le temps que ça dure… Comme l’écrit
Chamfort, « il faut que le cœur se brise ou se bronze ».

Vendredi 18 juin 2010.
12 h 04, à Florent G.
Oh la la ! Un dîner parisien, mondain, avec un tas de gens que je ne connais
pas, c’est exactement ce que je refuse, j’y suis très mal à l’aise. J’ai toujours été
ours, et aujourd’hui je suis un vieil ours. Casanova au château de Dux.
16 h 38, à Florent G.
C’était un peu pour rire que je t’écrivais ça, je suis persuadé que ce sera une
soirée très agréable, mais c’est vrai, voir des visages nouveaux m’impressionne,
je suis comme ça depuis mon enfance, cela s’appelle, je crois, de la timidité ; et
puis, lorsqu’on publie son journal intime, on peut être inquiet à l’idée de se
trouver parmi des gens qui savent beaucoup de vous alors que vous ne savez rien
d’eux. L’embarras qu’éprouve l’amante d’un peintre qui l’a peinte nue le jour
d’un vernissage où cette impudique toile est accrochée au mur de la galerie.
19 h 37, à Jean-Claude H.
Je puis vous le dire aujourd’hui : plongé dans le déchiffrage et la
dactylographie de mon journal intime inédit (1989-2006, dix-huit années où je
prenais beaucoup de notes, où j’ai noirci des dizaines de carnets, un sacré boulot
que je suis seul à pouvoir accomplir tant mon écriture est souvent illisible), je
n’avais aucune envie, ces dernières semaines, vivant à Venise et ne voyant
personne sauf mes carnets, de m’arracher à ce travail nécessaire, urgent, et – si
vives soient l’admiration et l’affection que je lui porte – de m’occuper de
Giacomo Casanova.
Une fois le nez mis dans mes notes casanoviennes je me suis pris au jeu, j’ai
bien travaillé et je viens d’écrire le dernier mot de ma conférence. C’est –
veuillez excuser mon immodestie – un beau texte dont je suis très content10.
J’espère que le public de Montpellier en sera content, lui aussi. Mais y aura-t-il
un public ? Un samedi après-midi de juillet, si j’étais un habitant de Montpellier,
je serais à la plage, et non à une conférence, le thème en fût-ce Casanova et
l’orateur Matzneff. Je m’attends donc à parler devant une salle clairsemée, mais
ce n’est pas grave : j’ai vu mon ami Copi jouer une de ses propres pièces devant
une salle où nous n’étions que deux spectateurs.
Entre le 29 juin et le 10 juillet je serai en vadrouille et ne lirai pas mon
courrier électronique. Si vous voulez me joindre, le seul moyen sera de
m’appeler sur mon téléphone portable.

Dimanche 20 juin 2010.
18 h 32, à Isabelle B.
Voilà longtemps que je ne suis pas retourné en Algérie, mais j’y ai, moi aussi,
vécu de belles amours, en particulier avec la fille cadette du meilleur boulanger
de la rue Michelet, un sympathique pied-noir. Elle avait treize ans et ses parents
la surveillaient de près, sa sœur aînée lui servait de chaperon, bref ce n’était pas
facile, mais cela reste néanmoins un des beaux souvenirs que je garde de la
guerre d’Algérie.

Vendredi 25 juin 2010.
09 h 07, à Céline O.
J’ai été très heureux de ce déjeuner chez Lipp, hier, tu étais en beauté.
Tâchons de nous voir plus souvent.
*** n’a pas réagi à mon second émile. Tant pis. Je m’étais fait une très haute
idée d’elle, et à présent je déchante. Je me rends compte que, moi, le « grand
psychologue », je ne la connaissais pas du tout, je me méprenais. Excellente
leçon d’humilité.

Samedi 26 juin 2010.
10 h 40, à Julie d’H.
Il m’est arrivé de me confesser à un prêtre qui, je le savais, ne m’aimait pas.
Ne mélange pas les genres, je t’en conjure ! La confession est un sacrement, pas
une rencontre sympa avec un copain, et le prêtre n’est entre Dieu et toi qu’un
truchement. Ce qui importe, ce sont ton désir de repentance et les sacramentelles
paroles d’absolution qu’il prononce.
11 h 55, à Julie d’H.
C’est un point de vocabulaire. Ne pas confondre le confesseur avec celui que
les orthodoxes appellent le père spirituel et les catholiques le directeur de
conscience. Un père spirituel, il est nécessaire qu’il existe avec lui une entente,
une sympathie, une complicité. Le confesseur, lui, cela ne l’est pas.
Je me confesse de temps à autre à mon père spirituel, mais très souvent nos
entretiens ne se déroulent pas sous la forme d’une confession ; et parfois je me
confesse à des prêtres avec lesquels je n’ai aucun lien particulier, que je vois
pour la première fois.
Tu ne peux avoir qu’un père spirituel. Tu peux en revanche te confesser à tout
prêtre de ton Église, à n’importe quel prêtre inconnu de toi et que tu ne reverras
jamais.
Cela dit, ton confesseur et ton directeur de conscience peuvent n’être, c’est
évident, qu’une seule et même personne !

Mardi 29 juin 2010.
15 h 56, à Constance M.
Suis-je devenu plus sage ? Hélas, non. Je suis le même que j’étais à l’âge de
douze ans. On change sur des points de détail : l’athée peut devenir croyant, le
croyant perdre la foi, le carnivore peut devenir végétarien, le végétarien
carnivore, l’homme d’extrême gauche peut se transformer en réac, le réac en
type d’extrême gauche, mais les traits de notre caractère, de notre tempérament,
eux, ne se modifient pas. Ils sont parfois jugulés par l’éducation, l’expérience
des choses, mais « chassez le naturel, il revient au galop », Naturam expelles
furca, tamen usque recurret (Horace, Épîtres, 1, 10, 24).

1 Ici, je n’allude pas à Rome. Il s’agit de Jérusalem où Pierre A. écrivait un livre


sur le prophète Job.
2 Telle est la transcription française, la seule correcte. Shanghai est l’anglo-
saxonne.
3 Tu l’auras su, le sale type, le tas de merde, qui l’an dernier avait empêché
l’Académie de me remettre un beau chèque de 30.000 euros, est mort. La chère
déesse Némésis m’a promptement vengé, alléluia !
4 Bertrand Boulin, un de mes plus chers amis, fils du ministre assassiné Robert
Boulin.
5 Depuis 2004, nous avions eu, Gilda et moi, de nombreuses fausses ruptures,
mais cette fois-là ce fut en effet la bonne. Plus tard, nous allions nous revoir,
mais en amis, plus jamais au pajot.
6 Au Bouledogue, rue Rambuteau, où l’archimandrite S. et moi nous avons nos
habitudes.
7 Didier Delor et Jean-Pierre Rubine, les patrons du Bouledogue.
8 À Paris aussi il fait très chaud, mais ici le beau temps ne dure jamais. Ce soir,
je ne sors pas : j’ai trop bu au déjeuner et mon foie fronce les sourcils. Ce sera
une soirée Oxyboldine.
9 Mon ex-femme.
10 Ce texte sur Casanova sera en 2013 recueilli dans Séraphin, c’est la fin !.

CHAPITRE 3

Mercredi 14 juillet 2010.
09 h 54, à Emmanuelle de R.
Je vous avoue être surpris, et peiné, par votre expression de « faux mariage
orthodoxe ». Pourquoi « faux » ? Parce que *** et *** étaient agnostiques ? Cela
n’ôte rien à la validité du sacrement qu’ils ont reçu, et le prêtre qui les a mariés
en la cathédrale Saint-Étienne, le père Gabriel Henry, était un des plus
admirables prêtres que l’Église orthodoxe ait eus dans la France du siècle
dernier, un ex-communiste qui avait participé à la guerre civile en Grèce, un
esprit libre, un homme d’une foi profonde et lumineuse, un ami très cher. Je lui
avais présenté *** et ***, nous avions passé tous les quatre plusieurs bonnes
soirées ensemble, et à aucun moment *** et *** n’avaient caché au père Gabriel
que les raisons qui les conduisaient à se marier dans une église orthodoxe
grecque étaient d’ordre plus « pratique » (disons-le comme ça) que religieux. Le
père Gabriel savait tout cela, et moi aussi. N’est-ce pas d’ailleurs le cas de bien
des gens qui aujourd’hui, dans la bonne société, qu’ils soient orthodoxes, ou
catholiques romains, ou protestants, se marient à l’église, font baptiser leurs
enfants, pour des raisons d’ordre social ou mondain qui n’ont qu’un lointain
rapport avec la foi en la résurrection du Christ ? Ces baptêmes et ces mariages
n’en sont pas moins réels, valides. Parler, dans le cas de *** et ***, d’un
« faux » mariage orthodoxe est donc un blasphème inutile et, théologiquement,
une absurdité.
Que nous ayons foi en Dieu ou que nous ne l’ayons pas est, somme toute, de
médiocre importance. Ce qui importe est que Dieu, si par extraordinaire Il existe,
croie en nous.
Ce que je puis vous assurer est que le jour du mariage de *** et de ***, nous
étions tous à l’église, les mariés, leurs enfants, le prêtre (le père Gabriel), le
témoin (moi), et que, silencieusement, le Christ était présent, Lui aussi.

Vendredi 16 juillet 2010.
11 h 24, à Francesca G.
Vraiment, tu me surprends beaucoup. Pour ma part, je serais extrêmement
peiné si tu insistais pour que ces deux photos de toi à quinze ans, sur lesquelles
personne au monde ne peut mettre un nom, fussent retirées du site1. Je les aime,
elles font partie de ma vie, de notre vie, j’y tiens.
Je suis écrivain, nous nous sommes beaucoup aimés, les livres que cet amour
m’a inspirés en témoignent, et en témoignent aussi tes lettres dont un jour tu
m’as demandé la photocopie – photocopie que j’ai faite parce que je voulais te
faire plaisir, et bien que ce fût un très gros travail vu le nombre énorme de lettres
passionnées que tu m’as écrites au cours des longues années où nous fûmes
amants.
Comment veux-tu ne pas apparaître dans ma biographie ? C’est la quadrature
du cercle. Tu as occupé une place essentielle dans ma vie et, sur le Sunset
Boulevard où aujourd’hui je m’avance, réfléchissant à celle-ci, je te jure
qu’aujourd’hui comme hier tu es un des trois ou quatre êtres qui comptent le plus
pour moi, un des rarissimes êtres, quand je lis ou entends leur nom, mon cœur se
met à battre colin-tampon.
Je ne comprends rien à ce côté auto-lobotomie de ma très chère Diabolina2.
Tu as vécu de quinze à dix-neuf ans un très grand amour, une très grande
passion. Tu devrais garder cette passion, cet amour, comme un souvenir
précieux, et je ne vois pas ce qui peut te gêner dans ce souvenir, car je n’imagine
pas une seconde que ton mari, fût-il le plus jaloux des hommes, une sorte de
Sicilien sorti d’un film de Mario Monicelli, puisse en 2010 prendre le moins du
monde ombrage de ce que tu as vécu entre 1973 et 1976 !
L’avenir n’existe pas, c’est une chimère. La seule réalité, c’est le passé. Ce
qui nous constitue, c’est notre passé et le fugitif instant présent qui, le temps que
j’écrive cette phrase, s’est déjà métamorphosé en passé. Tu m’as assez lu pour
être pénétrée de cette vérité. Ne l’oublie jamais. La lobotomie, c’est la barbarie,
le « Nuit et Brouillard » des nazis. La civilisation, la culture, la beauté de la vie,
c’est la mémoire. Nos amours de 1973 à 1976, c’est la beauté de la vie. Ne renie
jamais cela, je t’en prie.

Mercredi 21 juillet 2010.
10 h 28, à Giuliano F.
Ce qu’hier a écrit Marie-Rose Mancuso3 sur mon très cher ami Cioran me
stupéfie, tant c’est injuste. Schopenhauer, pessimiste endurci, prenait lui aussi
soin de sa santé, faisait chaque jour, pour se fortifier, une grande promenade. Le
pessimisme n’est pas un synonyme du mépris de la vie, au contraire ! Cioran
vivait un magnifique amour avec Simone Boué, c’était un ami merveilleux, un
gourmet, un amateur d’amarone et de bordeaux. Simultanément, c’était un
mélancolique, il était tenté par le suicide. Où est la contradiction ? Je ne la vois
pas. Les mots méprisants de Marie-Rose Mancuso me blessent au suprême. Je ne
les comprends pas4.
12 h 01, à Christopher G.
S’il n’y avait que le perdreau, nous serions en permanence maigres comme
des coucous. Le gibier est, parmi les viandes, ce qu’il y a de moins gras, de plus
sain (sauf pour ceux qui, tel mon Dulaurier, se méfient de l’acide urique, des
coliques néphrétiques). Ce sont les marrons, les toasts au foie gras et le vin rouge
l’accompagnant qui font pencher la balance du mauvais côté. Ah, mon cher, la
vie est un combat de tous les instants !

Mercredi 28 juillet 2010.
08 h 53, à Frank L.
Je vous écris à la hâte avant de boucler mon sac et prendre l’avion pour Milan.
Hier soir, à 22 heures, impromptue, Marie-Agnès a sonné à ma porte, plus belle,
plus amoureuse que jamais. Nous avons vécu une nuit enchanteresse. Cette
réconciliation allège mon cœur de toute tristesse et l’emplit de joie. Ce matin, je
suis l’homme le plus heureux qui soit au monde.

Vendredi 6 août 2010.
13 h 02, à Léo S.
Je ne sais si, dans ta thébaïde corse, tu jettes de temps à autre un œil à ton
courrier électronique, je t’écris à tout hasard ce mot pour te dire que j’espère que
ton séjour se passe bien, que tu te reposes, allongé dans un hamac, un verre de
patrimonio et quelques figatelli grillés à portée de la main. Aux informations, ces
jours derniers, ils ne parlent de la Corse que pour signaler la violence des vagues
et les bambins qui se noient, mais la mer a toujours été dangereuse en
Méditerranée. L’unique fois où j’ai failli me noyer, ce n’était ni en mer de
Chine, ni dans l’Atlantique, c’était en Sardaigne, où les vagues qui te roulent et
t’entraînent en un instant loin du rivage ressemblent beaucoup à celles de Corse.
Je souhaite que, malgré le film, Nathalie ait pu s’échapper de la banlieue
saphiesque5 (je n’ai pas écrit : saphique) et te rejoindre, ne fût-ce que pour
quelques jours, en Corse. Elle a, elle aussi, grand besoin de repos.
Pour ma part, après un très agréable séjour en Italie avec une ex (ah ! le
charme des ex ! elles sont souvent plus reposantes que les actuelles), je suis de
retour à Paris où je badaude parmi les touristes en débardeur et en short qui, le
nez en l’air, cherchent la tour Eiffel. Cela aussi, c’est reposant.
Pace e salute, comme diraient nos amis de Corsica Libera.

Dimanche 8 août 2010.
09 h 59, à Julie d’H.
Le repas était délicieux, mais gare aux croûtons ! Si tu veux réellement perdre
du poids, tu dois réduire les féculents (en particulier supprimer le pain, sauf une
tartine de pain complet le matin), les hydrates de carbone, faire une cure de
protéines (viande, volaille, poisson, œufs) et de légumes (poireau, chou).

Mercredi 11 août 2010.
19 h 01, à Marie R.
En France aussi, c’est le premier jour du carême mahométan (commencé, je
crois, dès hier, au Maroc). Vous êtes à Damas, beata Lei, c’est une ville que
j’adore. Moi-même, je reviens d’un séjour à Milan et à Florence où j’ai habité
chez un vieil ami connu à Naples en 1999 qui parle un italien d’une pureté et
d’une élégance enchanteresses. Durant tout ce temps je n’ai parlé qu’italien, cela
a contribué à ma belle humeur, et me voici à présent dans un Paris vide,
silencieux, il fait doux et gris, j’avance dans la dactylographie de mes carnets
noirs. Dans quatre jours c’est votre fête, ô belle Marie, « Chez nous, soyez
Reine » va-t-on chanter dans les églises de Damas et de Paris, je m’associe à ce
chant.

Jeudi 12 août 2010.
00 h 42, à Élisabeth L.
Tu es toujours la beauté fatale que j’aime et ne cesserai jamais d’aimer6. J’ai
été, comme à chacune de nos trop rares rencontres, ému et heureux de te revoir,
mais simultanément triste de certains de tes propos. Je les mérite, sans nul doute,
mais cela n’empêche pas la tristesse. Je t’ai déçue, blessée, je le sais, j’en ai une
conscience douloureuse, et le remords que j’en ai m’accompagnera jusqu’à mon
dernier soupir, mais tu as été, tu es une des rencontres essentielles de ma vie, ton
sourire est mon destin, et je ne t’autorise pas à en douter.

Dimanche 15 août 2010.
12 h 39, à Pierre A.
Où en est ton Job ? Et où es-tu ? Toujours en Terre Sainte ou de retour dans
notre laïcard Paris ?

Lundi 16 août 2010.
09 h 11, à Céline O.
Ce qui se passe en France m’indigne à un tel point, j’interromps ma studieuse
dactylographie des carnets noirs inédits pour cette brève chronique, Flaubert, au
secours !, que je t’adresse ci-joint et que je te prie de bien vouloir mettre sur le
site le plus vite possible. Mille mercis par avance7.
14 h 21, à Bernard F.
Le 25 août ? Certes ! Ce sera la Saint-Louis et nous boirons à la santé du roi
de France. Ah cher Bernard ! que ne sommes-nous nés sous le règne de Louis
XV ! Comme nous eussions été tranquilles !

Vendredi 20 août 2010.
10 h 48, à Florent G.
Si je comprends bien ton émile, hier soir, vous n’avez pas sucé de la glace,
Guillaume et toi ; eh bien, sache que Céline, qui m’a traité dans un resto italien
de son quartier, fort sympa, et moi, nous avons, nous aussi, vidé une bonne
bouteille de rouge toscan, puis du vin blanc, puis du Fernet-Branca, puis… Bref,
nous n’avons pas fait le ramadan.
La comtesse Grancéola te conseille (à prendre avant de te coucher, le
lendemain matin c’est trop tard) Citrate de bétaïne, Alka-Seltzer et Oxyboldine,
ces trois bonnes fées secourables aux poivrots.

Samedi 21 août 2010.
11 h 23, à Giuliano F.
J’ai eu plaisir à lire le rapicolant article de Stéphane Cingolani sur le pétrole.
Cependant, bien que je ne possède pas deux automobiles, ni même une seule, et
n’aie ni lave-vaisselle ni machine à laver, je ne me considère nullement « rejeté
dans le sombre labyrinthe du passé ». En 1910, avoir une automobile était le
suprême chic. En 2010, ce qui est chic, c’est de s’en passer8.
11 h 59, à Géraldine de L.
Achète le Corriere della Sera d’aujourd’hui : tu y liras une interview de
Woody Allen où il parle très bien de Carla Bruni et qui est ornée d’une belle
photo. Ce sera pour toi un exercice d’italien.

Lundi 23 août 2010.
16 h 24, à Olivier C.
Si tu partais pour un long séjour, pour travailler, je te donnerais des adresses
dans des quartiers isolés, peu (ou moins) fréquentés des touristes ; mais si tu vas
à Venise avec le jeune Gabriel pour trois jours, mieux vaut que vous vous
trouviez au cœur de la ville. Lorsqu’on découvre Venise on a envie d’être près
de la place Saint-Marc, du palais ducal, etc. Plus tard, on cherche des lieux
tranquilles. Quand Gabriel aura l’âge d’emmener sa petite amie à Venise, je lui
indiquerai des coins secrets, mais y allant pour la première fois, avec son papa,
et pour un bref séjour, cela n’est pas ce qui convient.

Mardi 24 août 2010.
09 h 53, à Julie d’H.
Pourquoi ce mot railleur sur le ramadan ? J’ai un vif respect, et de la
sympathie, pour les musulmans qui font leur carême, ils sont infiniment plus
dignes d’estime que les gros bourgeois catholiques qui se tapent des entrecôtes le
jour du vendredi saint.
10 h 30, à Céline O.
Il est 10 h 29, et je voulais que tu fusses la première, belle Céline, à apprendre
qu’à cette heure précise, en ce jour de la Saint-Barthélemy 2010, j’ai achevé de
dactylographier sur l’ordinateur le dernier mot tracé le 31 décembre 2006 dans
mon journal intime ; que j’ai achevé de taper les dizaines de carnets, les milliers
de pages que constituent mes Carnets noirs inédits (1er janvier 1989-
31 décembre 2006). Certes, il y a encore beaucoup de travail, des notes éparses à
incorporer au texte, une relecture soigneuse car j’ai tapé très vite laissant derrière
moi bien des coquilles, mais enfin l’essentiel est fait, sauvegardé, et après
quelques semaines de mise au point de cet énorme tapuscrit je vais pouvoir enfin
m’en délivrer, l’oublier, penser à autre chose. « Joie ! Pleurs de joie ! »

Mercredi 25 août 2010.
15 h 28, à Hélène P.9
Tu as toujours été à croquer, mon bel ange, même en plein hiver lorsque,
pâlichonne, tu honorais la froide ville de Clermont-Ferrand (dans mon prochain
livre j’évoque sa charbonneuse cathédrale) de ta présence ; mais en été, bronzée,
solaire, tu étais à dévorer toute crue. J’imagine donc sans peine que le soleil du
Brésil exalte ta beauté, c’est le contraire qui m’étonnerait.
Oui, voyons-nous, mais moi, devenu un vieux monsieur, je ne suis plus que
l’ombre de celui que tu as aimé10.

Jeudi 26 août 2010.
10 h 45, à Julie d’H.
Je viens d’apprendre la mort de ma belle-mère, la dernière femme de mon
père, qui m’a en partie élevé et que j’aimais beaucoup. C’était une femme
extraordinaire, courageuse, pleine d’esprit, de vivacité, et cela jusqu’à un âge
très avancé ; une des rarissimes personnes de ma famille avec qui j’ai toujours eu
plaisir à être. Ces dernières années, elle s’était retirée chez des religieuses, dans
une maison de retraite située au diable vert, mais auparavant elle habitait
au 11 rue de l’Université où j’ai vécu une partie de mon enfance et allais très
régulièrement la visiter, passer une soirée avec elle. Je suis triste, mais s’éteindre
paisiblement, comme elle l’a fait, à l’âge de 105 ans, est une façon assez douce
d’être rappelée par le Seigneur, n’est-ce pas ?

Samedi 28 août 2010.
13 h 44, à Nicolas M.
Moi aussi, cher Nicky, j’ai été heureux d’être auprès de Tita, avec Xandra et
toi, en cette matinée à la fois douloureuse et paisible11. Quelle destinée ! Quelle
vie riche et féconde ! Tita et moi, nous nous étions un peu perdus de vue, mais
j’ai été content d’avoir, dans les années 80, lors de la messe de requiem pour
l’oncle Jean12 à Saint-Thomas-d’Aquin, renoué des liens réguliers avec elle. Je
l’aimais, je l’admirais, et je puis dire sans forfanterie qu’elle me rendait cette
affection. Nous nous entendions à merveille.
Xandra ne change pas. J’aime toujours bien son esprit caustique, le regard
lucide, détaché, qu’elle porte sur les êtres et les choses, son intelligence cruelle
tempérée par l’humour.

Dimanche 29 août 2010.
15 h 54, à Céline O.
Guillaume13 songe à réserver une table au Ribouldingue. J’y suis allé une fois
avec François Simon et Sébastien Le Fol, c’est très bon, mais y aura-t-il une
table ronde (nous serons sept !), that is the question. Faisons confiance à
l’éditeur du cardinal de Retz14.

Lundi 30 août 2010.
17 h 56, à Véronique B.
Roma a Natale mi va a fagiolo, ma niente suore. E per il cenone niente
nouvelle cuisine. Voglio un ristorante semplice, cucina tradizionale, Da
Armando, Il Pompiere o, a Trastevere, il ristorante prediletto di Giuliano
Ferrara (mi sfugge il nome)15.
15 h 52, à Marie-Agnès B.
J’ai à tout hasard préparé un dîner léger : du saumon fumé et des mûres.
Je suis fatigué, et cette fatigue conjuguée avec mon étourderie, j’ai cassé un
des deux beaux verres neufs que nous avions inaugurés hier soir ! Il y a des
morceaux de verre éparpillés en mille morceaux [sic] dans la cuisine.

Mardi 31 août 2010.
10 h 28, à Jean-Paul E.
Et moi, cher ami, je voulais vous remercier de votre bel article sur Casanova,
au Point, qu’une amie m’avait mis de côté et que je viens de lire avec
délectation. Lorsque la France a acheté le manuscrit d’Histoire de ma vie, nous
avons, Pierre Leroy et moi, eu un déjeuner tête à tête où nous n’avons quasi
parlé que de ça. Quelle émotion ! Quel bonheur ! Début juillet, dans le cadre
d’un truc baptisé « Casanova for ever », j’ai à Montpellier prononcé une
conférence sur notre cher Giacomo dont je suis plutôt content, j’y ai mis tout
mon cœur, et j’ai eu l’honneur de recevoir les félicitations d’un des deux plus
éminents casanovistes vivants, qui était dans la salle, Helmut Watzlawick !
13 h 09, à Marie-Agnès B.
J’ai ouvert ton pot de gelée, j’en ai mangé avec du fromage blanc, elle est
délicieuse ! Miam-miam !

Mercredi 1er septembre 2010.
15 h 30, à Maurizio S.
Pensavo che tu fossi come Harry Potter : ubiquitario16.

Jeudi 2 septembre 2010.
14 h 28, à Florent G.
Je suis très superstitieux, je ne poserais jamais mon chapeau sur un lit, je ne
passerais jamais sous une échelle, et lorsque dans la rue je croise un chat noir je
fais un signe d’exorcisme napolitain ; aussi, je crois qu’il est préférable, si cette
date convient à tout le monde, de remettre le déjeuner du 9 septembre
au 16 septembre. L’anniversaire de Julie17 est le 14, jour de la fête de
l’Exaltation de la Croix, et – c’est Julie qui me l’a appris ce matin, je l’ignorais –
on ne fête pas un anniversaire avant la date de celui-ci. Je lui ai donc proposé le
jeudi 16 à mon retour de Moscou. Vois ce qu’en pensent les autres demoiselles
non du Taranne mais de l’Arcade.

Vendredi 3 septembre 2010.
19 h 52, à Ève de D.
Seigneur ! Pourquoi une telle froideur ? Pourquoi cette inutile pointe
d’agressivité ? Autrefois vous étiez géniale, restez-le. Surtout, pas d’aigreur, pas
de durcissement, c’est le début de la fin, le signe de l’encroûtement petit-
bourgeois. Cet incroyable émile ne vous ressemble pas.

Mardi 7 septembre 2010.
09 h 41, à Gilda D.
Tu as un naturel si naïf, si enfantin, tu ne te rends sans doute pas compte de la
gravité de la faute commise par quelqu’un qui affirme mensongèrement que tu es
atteinte d’une maladie contagieuse et mortelle. C’est une diffamation gravissime,
une patente intention de te nuire, qui en société peut te faire le plus grand tort et
relève des tribunaux.
10 h 47, à Gilda D.
Il y a des limites à l’inconscience. Que tu ne comprennes pas la gravité d’une
telle calomnie, du tort social, professionnel, humain, qu’elle peut porter à la
personne qui en est la victime, c’est inouï.
11 h 56, à Véronique B.
Sto pensando all’ Albergo del Senato, dove solevano scendere Beauvoir e
Sartre. Ha una bella vista sul Pantheon18.
18 h 05, à Bernadette P.
« Problématisation » ? Qui emploie cet affreux néologisme ? Leur
professeur ? Si oui, le pire est à craindre, les pauvres. J’avais demandé à Émélie
et Marie de me faire savoir si elles avaient eu le « bon » prof de philo ou l’autre,
mais elles ont oublié.
Cela dit, ce sujet sur le doute est un très beau sujet, vu que l’on peut dire du
doute ce qu’écrit Héraclite de la contradiction : c’est le fondement de la vie de
l’esprit. Si j’étais elles, dans ma dissertation, il y aurait une courte réflexion sur
la balance (« Il balança au carrefour », « Entre les deux mon cœur balance ») et
ses deux plateaux, car celui qui doute est aussi celui qui hésite, qui, pour parler
comme Bossuet, « met tous les discours à la balance », pèse le pour et le contre.

Mercredi 8 septembre 2010.
07 h 15, à Bernadette P.
Une autre piste, c’est Descartes comme une des sources de l’idéalisme
transcendantal qui, passant par Berkeley, Kant, aboutit chez Schopenhauer à
cette idée que nous devons douter de l’existence du monde, que le monde
n’existe que dans la mesure où il y a quelqu’un pour le percevoir. Fais lire à
Marie et à Émélie le chapitre que, dans Maîtres et complices, je consacre à
Schopenhauer, j’y explique cela mieux que je ne puis le faire ici, ce sont des
pages que je pense (tu connais ma modestie de violette) éclairantes.
09 h 51, à Giuliano F.
« Bruciare libri non è come uccidere persone » (Il Foglio, 8 IX 2010).
Appunto, è incommensurabilmente peggio. Ammazzatemi, ma per carità, non
distruggete i miei libri ! Valgono molto più di me19.

Jeudi 9 septembre 2010.
12 h 26, à Véronique B.
Scherzavo… Di sinistra, ma di sinistra caviale, si capisce. Sono un umanista,
voglio manifestare, alla guisa di Sartre e Beauvoir, la mia solidarietà con il
proletariato20. « Ne désespérons pas Billancourt. »

Dimanche 12 septembre 2010.
01 h 40, à Pierre D.
Voilà quelques mois, lorsque *** m’a annoncé sa décision de renoncer à
écrire sa thèse, je lui ai conseillé de transformer les notes qu’elle avait prises
pour ce travail universitaire en un essai. Un essai que je tâcherai de faire publier.
J’espère qu’elle travaille. Elle semble très prise par sa famille, son mari (ah ! les
maris ! quelle invention du diable !) et ne me donne plus guère signe de vie.

Lundi 13 septembre 2010.
03 h 44, à Henri de M.
Ah ! Les jets de houblon de l’Ogenblik ! Quel bon souvenir !

Jeudi 16 septembre 2010.
10 h 24, à Christophe G.
Je suis en train de relire mon journal intime inédit et, en février 1989, j’évoque
un dîner que tu as donné à L’Assiette où, entre autres invités, il y avait un Noir
américain (un couturier me semble-t-il) dont je parle avec beaucoup de
sympathie mais dont alors je n’avais pas noté le nom. J’aimerais le mettre en
note. Te souviens-tu de qui il s’agit ?
11 h 25, à Olga L.
Quelle joie de vous lire !
Cet été j’ai été à Montpellier (et aussi à la plage, tout proche), puis à Milan et
à Florence chez des amis ; mais j’étais de retour à Paris le jour de la
Transfiguration ancien style : bel office célébré par l’évêque Innocent qui a
toujours cet air absent et ces yeux fixes qui, selon que l’on est bienveillant ou
malveillant, indulgent ou malicieux, prêtent à bien des interprétations.

Vendredi 17 septembre 2010.
10 h 11, à Marie-Agnès B.
Angelo mio, je viens d’allumer le telefonino et d’entendre ton message. J’ai
passé une nuit blanche, me suis assoupi vers 5 heures du matin et j’émerge. Je
prends une douche puis cours chez Léo Scheer corriger les épreuves de ma
conférence de cet été à Montpellier (qui paraîtra dans La Revue littéraire
d’octobre21). Je me rendrai ensuite à Aligre FM où j’enregistrerai l’émission
Italia in diretta (ils vont m’interviewer sur mon nouveau livre). J’espère être
alors un peu éveillé, parce que pour l’instant je suis dans les choux.
Ah oui, j’oubliais : hier, j’ai écrit une brève lettre de remerciements à nos amis
trotskystes chez qui nous avons dîné vendredi dernier22.

Lundi 20 septembre 2010.
09 h 05, à René S.
Cambuzat, qui dans mes romans m’a inspiré le personnage de Cristobald
Cahuzac, était un nutritionniste établi en Suisse chez qui, depuis 1975, j’allais
régulièrement me mettre à la diète, me désintoxiquer, perdre mes kilos
surnuméraires. Il était farouchement hostile au suicide, avait en 2006, lisant
Voici venir le Fiancé, très mal pris que mon Alphonse Dulaurier choisît de se
faire « euthanasier » (épilogue qui m’a été inspiré par le « suicide assisté »
d’Edward Brongersma qui m’avait, avant de mourir, écrit une lettre
bouleversante), et sa décision de mettre fin à ses jours a été pour moi une vive
surprise, car à mes yeux il incarnait la forme, la santé, le même genre de surprise
que nous éprouverions si un ami prêtre dont nous admirons la ferveur, la piété,
l’apostolat, nous apprenait soudain qu’il a perdu la foi et se défroque.
11 h 33, à Emmanuel P.
Au cas où tu aurais un jour prochain l’intention de constituer un bêtisier de
notre temps, n’oublie pas de noter l’actuel pape de Rome, Benoît XVI, en
voyage en Angleterre, comparant les enfants de chœur dans la braguette desquels
des curés cathos ont glissé une main bénisseuse aux martyrs chrétiens des
premiers siècles de notre ère. Se faire discrètement tripoter, branloter, sucer et
être grillé vif, écorché vif, écartelé, lapidé, décapité, bouffé par un lion, c’est la
même chose ! Dans l’un et l’autre cas il s’agit de « crimes indicibles » [sic]. Et
les journalistes, les « intellectuels » (quel mot répugnant, obscène), au lieu de
s’indigner d’une telle extravagante, scandaleuse, comparaison, la rapportent sans
piper mot, y applaudissent. Notre époque est assurément la plus con, la plus
débile, la plus rétrograde qu’ait jamais vécue l’humanité. Quelle honte ! Quelle
dégueulasserie !

Mardi 21 septembre 2010.
19 h 44, à Céline O.
Je viens d’être interviewé par le sympathique *** à France Info. Hors micro
(et une fois au micro) il m’a bombardé de questions sur le thème : « Pourquoi
êtes-vous tant haï, détesté ? » Je ne peux pas dire que ce genre de questions soit
propre à améliorer mon moral.

Vendredi 24 septembre 2010.
10 h 28, à Véra S.
L’expression « Mieux vaut faire envie que pitié » est autant française que
belge. Cela dit, j’adore les belgicismes. Vous rappelez-vous que dans Ivre du vin
perdu Nil note avec plaisir ceux de sa petite amie israélienne Sarah qui, après le
meurtre de son père, a quitté Paris pour Bruxelles et, au lycée, a vite adopté le
vocabulaire de ses copains de classe ?
12 h 49, à Véra S.
J’ai achevé de dactylographier mon journal inédit [1989-2006] et depuis
quelques semaines je suis plongé dans sa relecture, la correction des coquilles,
des fautes d’orthographe, des blancs laissés (quand je n’étais pas sûr d’un nom,
d’un titre, d’une référence, par exemple), gros travail, car ces dizaines de
carnets, ces milliers de pages, je les ai tapées très vite, sans m’arrêter, allant de
l’avant (et ne faisant quasi rien d’autre depuis 2007, quatre années d’un travail
non stop).
Ce matin, relisant le premier trimestre 1990, je suis tombé sur cette phrase que
m’a lancée Marie-Élisabeth F. lors de la publication de Mes amours
décomposés : « Pourquoi réveillez-vous les morts ? ». Phrase révélatrice. Ayant
l’esprit de l’escalier, je ne pense pas avoir ce jour-là fait une réponse très
brillante à Marie-Élisabeth, mais, avec le recul, je sais ce que j’aurais dû lui
rétorquer : que « réveiller les morts » est la commune tâche du Christ et des
artistes ; que les artistes, qu’ils soient peintres ou écrivains, n’ont qu’une
fonction, qu’une raison d’être, c’est fixer l’instant fugitif, l’éterniser,
sauvegarder la mémoire, oui, précisément, ressusciter les morts.

Mardi 28 septembre 2010.
08 h 37, à Léo S.
Quand je lis les commentaires [des internautes], je suis frappé soit par leur
bêtise, soit par leur agressivité, soit par leur totale absence de rapport avec le
sujet traité (certains cumulent !). C’est, comme on dit familièrement, « n’importe
quoi », tels jadis les gens qui griffonnaient sur les parois des vespasiennes ou les
murs du métro. Ce serait excusable si ces débagouleurs avaient quatorze ans,
mais hélas ce sont des adultes, majeurs et vaccinés. Quel est ce mystérieux prurit
qui les pousse à balancer n’importe quoi, et anonymement, sur le web ? Pour
avoir la réponse à cette question, nous devrions consulter le docteur Freud (dont,
ces temps derniers, on dit beaucoup trop de mal).
13 h 17, à Maud V.
Maud, mon amour, mon cher amour, je lis ta lettre, je la relis, des larmes
jaillissent de mes yeux, mon Dieu comme je t’aime, je suis trop bouleversé pour
te répondre maintenant, tu me manques affreusement, et je n’ai même pas
d’adresse postale où t’écrire une vraie lettre d’encre et de papier. À tête reposée
je t’écrirai un émile, c’est mieux que rien, j’ai tant envie de te revoir, de te serrer
contre moi.

Jeudi 30 septembre 2010.
13 h 02, à Pierre D.
Avant-hier, au bar de l’hôtel où est mort Oscar Wilde, rue des Beaux-Arts, un
moment solennel : celui où le patron des Éditions du Sandre, Guillaume
Zorgbibe, jeune philosophe brillant, sympathique, a ouvert devant Florent
Georgesco et moi-même le paquet expédié par l’imprimeur qui contenait le
premier exemplaire de ce gros ouvrage collectif qui m’est consacré et auquel
vous faites allusion dans votre émile.

13 h 10, à Véra S.
L’archange Gabriel a plusieurs fêtes, mais la mienne est celle du lendemain de
l’Annonciation, le 26 mars (l’Annonciation, qui est une fête fixe, étant toujours
célébrée le 25 mars, le 26 donne le 8 avril dans les paroisses qui suivent le
calendrier julien).
17 h 03, à Michel M.
Tony Curtis est mort.
18 h 23, à Michel M.
Eh oui, mon cher, nos petites cellules grises communiquent sans même que
nous nous en doutions. Ah ! le génial Opération Jupons que j’ai dû voir une
bonne dizaine de fois, dont je ne me lasse pas (et que, si ma mémoire ne me
trahit pas, Lourcelles ne nomme même pas dans son Dictionnaire !).

1 Le site Internet www.matzneff.com créé par Frank Laganier.


2 C’est ainsi que, par taquinerie, Nil appelle sa jeune amante Angiolina dans Ivre
du vin perdu.
3 Dans le quotidien romain Il Foglio.
4 Quello che ha scritto ieri Mariarosa Mancuso sul mio carissimo amico Cioran
mi ha lasciato esterrefatto. È così ingiusto ! Schopenhauer era un pessimista
incallito, e pure lui aveva cura della propria salute, faceva ogni giorno una bella
passeggiata per irrobustirsi. Il pessimismo non è un sinonimo del disprezzare la
vita, anzi ! Cioran viveva un amor bellissimo con Simone Boué, era un amico
meraviglioso, un buongustaio, gli piacevano l’amarone e il bordeaux. Nello
stesso tempo era un malinconico, aveva degli impulsi suicidi. Dov’è la
contraddizione ? Per quel che mi riguarda non la vedo. Le parole sprezzanti di
Mariarosa Mancuso mi addolorano oltremodo. Non le capisco.
5 Nathalie Rheims produisait un film tiré du roman de Saphia Azzeddine, Mon
père est femme de ménage.
6 Élisabeth L. m’a inspiré le personnage de Karyn dans Ivre du vin perdu.
7 Chronique (où je prenais la défense des Romanichels persécutés par le
gouvernement français) recueillie en 2013 dans Séraphin, c’est la fin !.
8 Ho letto con piacere lo stimolante articolo di Stefano Cingolani sul petrolio.
Tuttavia, benché non possegga né due vetture, neppure una, ché non abbia né
lavatrice né lavastoviglie, non mi ritengo affatto « ricacciato nei meandri oscuri
del passato ». Nel 1910, possedere un’autovettura era molto chic. Nel 2010, la
classe è farne a meno.
9 Hélène P. m’a inspiré le personnage d’Élisabeth dans Les Lèvres menteuses.
10 Je suis moi aussi, comme tant d’autres, un adepte occasionnel du fishing for
compliments.
11 Aux obsèques de Tita, surnom affectueux que nous donnions à ma belle-
mère ; Alexandra (Xandra) est ma sœur ; Nicolas (Nicky), mon frère cadet.
12 Jean Mistler.
13 Guillaume Zorgbibe.
14 Cardinal de Retz, Pamphlets, Éditions du Sandre, 2009.
15 Noël à Rome me convient, mais je ne logerai pas chez les bonnes sœurs, je
préfère l’hôtel. Quant au réveillon, pas de « nouvelle cuisine ». Je veux des plats
simples, traditionnels, ceux de Da Armando, de Il Pompiere, ou, au Transtévère,
ceux du restaurant favori (dont j’ai oublié le nom) de Giuliano Ferrara.
16 Je croyais que, tel Harry Potter, tu étais ubiquiste.
17 Julie Machado.
18 Je pense à l’hôtel du Sénat où Sartre et Beauvoir avaient coutume de
descendre. On y a une jolie vue sur le Panthéon.
19 « Brûler des livres, ce n’est pas comme assassiner leurs auteurs » (ll Foglio,
8 IX 2010). Précisément, c’est infiniment pire. Assassinez-moi, mais, par pitié,
ne détruisez pas mes livres ! Ils sont beaucoup plus importants que moi.
20 Je plaisantais… De gauche, mais de gauche caviar, bien entendu. Je suis un
humaniste, je veux, à la manière de Beauvoir et de Sartre, témoigner ma
solidarité au prolétariat.
21 Cette conférence sur Giacomo Casanova a été recueillie en 2013 dans
Séraphin, c’est la fin !.
22 Ces trotskystes étaient Jean-Marie et Jany Le Pen qui, la veuve de Christian
Cambuzat, Dominique, venant pour la première fois à Paris depuis la mort de
celui-ci, avaient réunis autour d’elle quelques amis communs.

CHAPITRE 4

Vendredi 1er octobre 2010.
11 h 26, à Michel M.
Oui, le paradis d’Allah a du bon et j’espère que lorsque nous serons de l’autre
côté du miroir nous y serons invités de temps à autre (au titre des échanges
œcuméniques, s’entend). Pour nous, hommes, Allah a également du bon sur
cette bonne vieille Terre. Byron en était convaincu qui préférait mille fois le
mode de vie turc à celui des Anglais. Ce sont les femmes qui dans cinquante ou
cent ans regretteront que l’Europe soit devenue mahométane et les plus
féministes, athées et bouffeuses de curé d’entre elles auront la nostalgie du
défunt et accommodant christianisme, mais nous, hommes, nous n’aurons pas à
nous plaindre : sur la Terre comme au Ciel, l’islam est une religion attentive aux
plaisirs des barbus, à leurs aises, à leur prééminence.

Dimanche 3 octobre 2010.
10 h 30, à Julie d’H.
Ce que tu m’écris de ton amie *** me navre. Elle ne lit pas ? Alors que fait-
elle, cette cruche ? Pourquoi ne s’est-elle pas encore suicidée ? Les gens qui,
sachant lire, ne lisent pas sont indignes de vivre, d’encombrer une planète déjà
surpeuplée.

Jeudi 14 octobre 2010.
19 h 39, à Gilda D.
Si je pense à la mode, c’est parce que lorsque je t’ai connue tu ne me parlais
que de deux choses : Internet et les vêtements. Les blogs, les forums d’un côté,
et de l’autre tes falbalas, tes soutiens-gorge, tes robes, tes bottes, j’en passe et
des meilleures. Tu ne m’as jamais traîné dans un musée, tu m’as toujours traîné
dans des magasins de fringues, j’ai l’âge que j’ai, je n’avais jamais été aussi
souvent dans des boutiques de fringues féminines avant que nous devenions
amants.

Vendredi 15 octobre 2010.
11 h 50, à Léo S.
Lundi, je verrai l’Andromaque du Français, je te dirai ce que j’en pense.
Chaque fois que je m’apprête à voir une pièce de Racine, c’est avec une pincée
d’appréhension au cœur, car il y a de moins en moins de comédiens capables de
dire la langue de Racine, d’en rendre la musicalité, le très spécial vibrato. Quand
nous étions au collège, au lycée, nous apprenions par cœur des fragments de
Bérénice et d’Andromaque, nous étudiions, tant en poésie qu’en prose, des textes
du dix-septième siècle, nous avions une familiarité avec cette langue.
Aujourd’hui, en classe, les profs font lire à leurs élèves des coupures de journaux
ou des auteurs contemporains de quinzième ordre (mais à la mode). Certes, plus
tard, dans les cours d’art dramatique, puis au Conservatoire, les futurs comédiens
fréquentent Molière, Corneille, Racine, les étudient ; mais simultanément la
langue qu’ils parlent dans la vie de tous les jours est tant dégradée, tant
appauvrie, à des années-lumière de celle que parlent les personnages dans la
peau desquels ils sont censés se mettre, certains d’entre eux ont en outre tant de
difficultés à se défaire de l’accent vulgaire qui est le leur (ce sempiternel
« ouais… ouais… ouais » traînant, obscène, qu’on entend partout), que jouer
Racine, savoir dire comme ils doivent être dits des vers si simples, dépouillés,
enchanteurs tels que « Ariane, ma sœur, de quelle amour blessée / Vous
mourûtes aux bords où vous fûtes laissée ! », « Présente, je vous fuis ; absente,
je vous trouve ; / Dans le fond des forêts votre image me suit », « Le jour n’est
pas plus pur que le fond de mon cœur », « Ah ! je l’ai trop aimé pour ne le point
haïr », « Je t’aimais inconstant, qu’aurais-je fait fidèle ? », « Belle, sans
ornements, dans le simple appareil / D’une beauté qu’on vient d’arracher au
sommeil » devient pour eux quasi mission impossible.
Rien qu’à taper ces vers sur l’ordinateur mon cœur bat plus vite, tant ils sont
beaux, bouleversants, mais hélas de tels vers, aujourd’hui, très peu de
comédiennes et de comédiens sont capables de les réciter, de les murmurer, de
les savourer, d’en rendre la musique ineffable. À cela s’ajoute le fait que la
langue française, avec son monotone perpétuel accent sur la pénultième, est la
moins musicale du monde, rien à voir avec ces langues aux accents toujours
divers, variables, créées pour la poésie et le chant que sont, par exemple, l’italien
et le russe, et un Racine, un Baudelaire, une Catherine Pozzi, en la rendant
musicale, accomplissent un vrai miracle ; mais au théâtre le texte ne suffit pas, il
faut des acteurs pour l’incarner, le faire vivre.
Constatant cette impuissance de tant de comédiens à réciter les vers de Racine
comme ils doivent l’être, de nombreux metteurs en scène croient s’en tirer en
cassant le rythme du vers racinien, style rap, ou en le faisant dire comme si
c’était de la prose, ou encore en la jouant à l’hystérie avec des acteurs qui hurlent
et s’agitent (les personnages de Néron et d’Oreste se prêtent à ce genre
d’interprétation traîtresse et idiote), bref les pires contresens du snobisme
d’intellos de merde.
Cela dit, Andromaque est si sublime, bouleversant, que même si lundi c’est
une catastrophe, ils ne parviendront pas, je l’espère, à me gâcher totalement mon
plaisir. Et puis, au théâtre, un miracle est toujours possible : peut-être sera-ce un
moment délicieux.
22 h 40, à Gilda D.
« Senectus insanabilis morbus est1. » (Sénèque, Lettres à Lucilius, CVIII.)
Tu auras joui de mes dernières bonnes années.

Dimanche 24 octobre 2010.
13 h 30, à Véronique B.
Rileggo, per correggerne gli errori, il diario 1996. Martedì 30 gennaio,
scrivo :
« Depuis huit ans que nous sommes amants, Véronique rêve de découvrir
Venise, mais nous avons toujours temporisé. »
Mai dire mai ! L’anno seguente, ci siamo andati insieme e l’hai scoperta,
finalmente2 !

Lundi 25 octobre 2010.
13 h 30, à Véronique B.
La settimana scorsa sono stato invitato al vernissage di De Nittis al Petit-
Palais. Bello, elegante, ti piacerebbe un sacco3 !

Mardi 26 octobre 2010.
11 h 57, à Véronique B.
On n’ose plus rien dire. L’association qui a déclenché le scandale est la même
qui a voulu faire interdire Tintin au Congo. Il y a vingt ans, cela n’existait
qu’aux États-Unis, mais cette lèpre a désormais envahi l’Europe, et en particulier
la France. Le jour où l’un de tes amis boira trop, surtout ne lui dis pas : « Tu es
saoul comme un Polonais ! » Il y aura aussitôt une association polonaise qui te
poursuivra pour diffamation.
16 h 49, à Aouatife B.
Je relis mon journal 96 et quasi à chaque page il y est question de ton roman :
tu l’écris, je t’aide à le corriger, tu y travailles… Après que tu m’as eu quitté,
l’as-tu publié quelque part ? Et si oui, pourquoi ne m’en as-tu pas adressé un
exemplaire ? Oh ! simple curiosité.
Je n’ai pas l’intention de publier dans l’immédiat mon journal intime des
années Aouatife-Gabriel. Quand il paraîtra tu seras une vieille dame aux cheveux
blancs (« Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle ») et même peut-être
seras-tu morte. Tu le vois, ta respectabilité petite-bourgeoise n’est pas en péril.

Mercredi 27 octobre 2010.
11 h 37, à Marie D.
Lundi 18 octobre, générale d’Andromaque au Français. La comédienne qui
jouait Hermione, Léonie Simaga, était très bien, mais c’est à ton interprétation
du rôle, c’est à toi, que je n’ai pas cessé un instant de penser durant la
représentation. Pour dire vérité, j’avais envie de t’inviter à cette soirée, mais je
ne l’ai pas fait par crainte d’être importun, de jouer le rôle de l’ex-amant qui
s’accroche à tes basques, te relance… Aussi est-ce à Christian Giudicelli que j’ai
demandé de m’accompagner.

Jeudi 28 octobre 2010.
15 h 31, à Élisabeth L.
Ici, rien de nouveau : grèves, défilés, clameurs… Les « droits acquis » sont en
France une chose sacrée, et l’idée de devoir travailler jusqu’à soixante-deux ans
au lieu de soixante révolte le bon peuple qui rêve de prendre sa retraite dès la
sortie du lycée ; d’être assisté, nourri, dorloté par l’État de sa naissance à sa
mort. L’excès de bienêtre, de confort, de sécurité, de paix endort les gens à un
point incroyable. Que la vie est4 une aventure dangereuse, risquée, pleine
d’embuches, ils l’ont depuis longtemps oublié. Cette mentalité de pantouflards
qui fait défiler des gamins de quinze ans pour la défense de leur retraite, quelle
tristesse ! Et quelles déconvenues à venir, quelles désillusions !
Pour moi, c’est plus que jamais « Marche ou crève ! », comme à la Légion, et
à soixante-quatorze ans je dois continuer à gagner ma croûte, que cela me plaise
ou non. Cependant, je ne défile, ni ne fais grève, ni ne pleurniche. Amor fati,
telle est ma devise.
16 h 09, à Véronique B.
A Furore (Salerno), il sindaco ha vietato i nani da giardino colpevoli
« dell’alterazione dell’ambiante naturale »5.

Samedi 30 octobre 2010.
08 h 42, à Céline O.
Hier soir, vendredi 29 octobre, jour de la fête de saint Narcisse au calendrier
des Postes (et de l’Église romaine), j’ai achevé de dactylographier, de relire, de
mettre au point, bref de sauvegarder la totalité de mon journal intime
inédit 1989-2006. Ouf ! C’est un réel soulagement et je vais enfin pouvoir penser
à autre chose.

Mercredi 3 novembre 2010.
11 h 48, à Véronique B.
Relis ma conférence sur Casanova, il y a une page entière sur le Sequere deum
et ses significations : la confiance en notre ange gardien, en notre bonne étoile ;
l’insouciance6.
12 h 10, à Laurence C.
J’ai découvert en même temps que vous le gros volume que les Éditions du
Sandre me font l’honneur de me consacrer. En effet, me souvenant des plaintes
de Dominique de Roux lorsqu’il préparait le Cahier de l’Herne sur Pierre Jean
Jouve, car celui-ci voulait tout lire, contrôler, censurer, j’ai préféré donner carte
blanche à l’éditeur et au maître d’œuvre7, leur faire confiance et avoir la surprise
de ne découvrir les textes inédits qu’une fois le livre publié.

Lundi 8 novembre 2010.
20 h 35, à Olga L.
Les journaux intimes de Stendhal et Gide, les lettres de Byron et Flaubert
(quatre exemples parmi bien d’autres) sont des œuvres d’art qui atteignent à
l’universel au moins autant que Le Rouge et le Noir, Les Caves du Vatican,
Manfred et Madame Bovary. En littérature, les genres ne sont rien, un écrivain,
c’est une sensibilité modelée par une écriture, un univers soutenu par un style, et
Pascal est présent, tout entier, dans un fragment écrit à la diable des Pensées
comme dans une page dix fois remise sur le métier des Provinciales. J’aime l’un
comme l’autre, je considère que l’un et l’autre appartiennent à l’œuvre de Pascal,
participent justement à son renom. Je pourrais en dire autant du moindre
jaillissement de Fusées et des plus travaillés, accomplis poèmes des Fleurs du
mal.

Jeudi 11 novembre 2010.
12 h 12, à Claude C.
Vous qui êtes un spécialiste de l’œuvre de Barthes, évoque-t-il dans ses écrits
notre première rencontre, la passionnante conversation sur la diététique que nous
eûmes ce soir-là ? C’est une simple curiosité, mais qui ne manque pas de
saveur : ce qu’un écrivain boit, ce qu’il mange, l’intérêt qu’il porte au verre et à
la fourchette, voilà qui est au moins aussi important que ses opinions politiques
ou religieuses, et sur ce point Barthes et moi nous pensions la même chose. Le
pauvre Montherlant, lui, à la nutrition, il ne pigeait que dalle, et c’est ce qui l’a
perdu.
15 h 32, à Céline O.
Niente déjeuners, niente dîners. Après les vertiges, la haute tension et autres
troubles qui m’ont inquiété, je suis entré dans une période Dulaurier-Cahuzac,
bien décidé à perdre mes kilos surnuméraires, à rendre à mon foie sa virginité
première et, dulcis in fundo, à boutonner à nouveau des pantalons qui, ces
derniers mois, avaient mystérieusement rétréci… Téléphonons-nous et décidons
d’un moment où boire un pénitentiel thé vert, bavarder.

Vendredi 12 novembre 2010.
10 h 16, à François D.
Quant aux « cieux cléments », c’est à voir : la Vénétie et la Campanie sont
victimes de dramatiques inondations ! Ces dernières semaines une pluie
incessante frappe l’Italie au moins autant, et plus, que la Belgique et la France !
Enfin, nous verrons bien. J’aime le soleil, mais j’aime aussi la pluie. La sagesse
est d’aimer toutes les saisons. L’essentiel, à l’automne, quand on est en Europe,
est d’avoir de bonnes chaussures et un imperméable. Quant à Véronique B. qui
publie des fragments de ses notes intimes dans l’ouvrage collectif des Éditions
du Sandre, elle apparaît pour la première fois dans Les Demoiselles du Taranne.
Elle avait alors seize ans. Elle joue un rôle extrêmement important dans mon
journal inédit 1989-2006, vous l’avez retrouvée (nous ne sommes plus amants
mais sommes restés amis) dans Carnets noirs 2007-2008 et vous la rencontrerez
dans bien des pages des Émiles de Gab la Rafale. Je pense que son journal
intime vous plaira, elle y manifeste de vraies qualités d’écrivain, elle y a un style
très personnel et beaucoup d’humour.
19 h 43, à Emmanuel P.
Je savoure avec délice ton Éditrice, et quand je l’ai reçu j’avais à peine achevé
la lecture de ton ouvrage sur les auteurs censurés. De même que Lucky Luke tire
plus vite que son ombre, toi, tu écris plus vite que ton stylo ! À ce rythme tu vas
battre les records du fécond Alexandre Dumas ou, plus près de nous, ceux de
Jouhandeau dont Bernard Pivot m’a dit un jour qu’il avait publié cent quarante
livres.

Dimanche 14 novembre 2010.
11 h 46, à Julie d’H.
La théologie conceptuelle, abstraite, n’a qu’un médiocre intérêt. Ce qui
compte, c’est l’amour du Christ, de sa beauté, et, pour une catéchiste telle que
toi, c’est faire découvrir aux enfants dont tu as la charge cet amour et cette
beauté. Lis à tes catéchumènes le passage de l’Évangile de saint Luc où l’on voit
Zachée monter sur un arbre pour voir passer le Christ. Être chrétien, c’est monter
sur l’arbre pour voir passer le Christ, puis le suivre.

Mercredi 17 novembre 2010.
12 h 01, à Jean-Paul E.
De même que les francs-maçons ont leurs codes, nous avons, nous autres
casanovistes8, les nôtres, et notre franc-maçonnerie libertine me semble, en cette
époque où l’ordre moral des quakers prétend régenter les mœurs, la plus
savoureuse, la plus stimulante.

Lundi 22 novembre 2010.
11 h 39, à Jean-Claude H.
Pourquoi diable l’argent est-il si amusant à dépenser et si ennuyeux à gagner ?
C’est un des mystères de la vie à comparaison duquel celui de la Sainte-Trinité
est de la roupie de sansonnet.
Le Veneto subit des pluies incessantes, des inondations (Vicenza, en
particulier, souffre de dégâts dramatiques), le froid, et ce n’est certes pas le
moment idéal pour retourner à Venise, mais Paris, gris, pluvieux et glacial, est
lui aussi d’une extrême tristesse, autant être ailleurs, même si cet ailleurs est
souvent illusoire. La réalité et l’illusion, c’est la même chose, tout dépend de
notre humeur du moment, de la manière fantasque, versatile, dont nous
percevons les choses.

Mardi 7 décembre 2010.
12 h 09, à ***.
Je descends du train de Venise, je retrouve ma garçonnière bordélique et
glaciale (après l’appartement du campo *** c’est le carrosse transformé en
citrouille). Je t’appelle demain ou après-demain, lorsque je me serai un peu
réchauffé.
15 h 29, à ***.
*** vous attend de pied ferme, prise d’un enthousiasme ménager (lavant les
rideaux, cirant les meubles, éliminant avec ferveur la moindre poussière, une
vraie fée du logis !). J’ai laissé dans la chambre du haut, près du téléviseur, un
supplément du Gazzettino di Venezia où sont déroulées les manœuvres à
accomplir pour accéder aux programmes télévisés : le Veneto est passé
le 30 novembre au « digital terrestre » et vous devrez soit échanger vos vieux
téléviseurs contre des neufs avec décodeur incorporé, soit acheter des décodeurs
et les fixer sur les vieux. Inutile de te dire que les gens n’y pigent que dalle et
que depuis le 1er décembre la presse locale est inondée de plaintes de Vénitiens
qui ne réussissent pas à rintracciare leurs programmes favoris : une acqua alta
d’un genre nouveau. Le plus simple est que dès votre arrivée vous fassiez venir
un technicien qui mettra ça au point. Il se peut également que vous ne soyez, ni
*** ni toi, des amateurs de télévision italienne et ne la regardiez jamais…

Mercredi 8 décembre 2010.
10 h 17, à Anne P.
Le type qui veut m’interviewer devait m’appeler entre 9 h 30 et 10 heures. À
présent il est 10 h 16, je pars dans cinq minutes chez mon médecin, puis j’irai
rue de Lille où j’ai rendez-vous avec Marie-Hélène ***. S’il y a une catégorie
humaine dont j’ai horreur, c’est celle des petits jeunes gens littéraires mal élevés,
désinvoltes, qui ignorent que la ponctualité est une des colonnes d’Hercule de la
vie en société.

Mercredi 15 décembre 2010.
16 h 41, à Marie R.
Oui, belle Marie, appelons-nous à ton retour à Paris, début janvier. J’y serai,
rentrant de Rome le 29 décembre.
Je viens de déjeuner au Bouledogue avec l’archimandrite Syméon sur lequel
tu as fait forte impression et qui serait heureux de te revoir. Je lui ai promis
d’organiser un dîner après les fêtes, lorsqu’il viendra à Paris.
16 h 49, à Géraldine de L.
J’ai regretté ton absence, hier soir. Tu as rompu avec soudaineté, sans même
prendre la peine de m’écrire une lettre de rupture (quand on a été durant tant
d’années la maîtresse d’un écrivain on devrait, me semble-t-il, lorsqu’on décide
de le quitter, se fendre au moins d’une belle lettre), mais j’avais imaginé que le
dîner-débat d’hier aurait été pour toi une occasion de me revoir tout en évitant le
tête à tête. Peut-être qu’en rejetant l’homme tu as aussi rejeté l’écrivain et que tu
ne te soucies plus de moi ni de mes livres. C’est certes ton droit, mais c’est
dommage.
Une curiosité : as-tu décidé de rompre à cause de mon dernier livre, qui t’a
irritée, ou parce que tu as rencontré un autre type, genre Bulgare ou autre ?

Vendredi 17 décembre 2010.
11 h 48, à Véronique B.
Black Edwards è morto ieri. Operation Petticoat9 !

Samedi 18 décembre 2010.
15 h 55, à Bernard D.
Tu ne fais dans ton émile, dont je te remercie, aucune allusion à la neige et à
la glace qui paralysent les trains, les avions, cela fait honneur à ton bel
optimisme, et j’ose espérer que rejoindre Rome ne sera pas aussi difficile cette
année que l’an dernier rejoindre Gênes.
19 h 14, à Bernard D.
J’ai eu enfin mes billets (non sans mal, toujours à cause de ce diverbio10 entre
Trenitalia et la SNCF), mais la TV et les journaux sont pleins de récits de trains
bloqués par la neige, retardés ou annulés. « Noi, prigionieri del gelo nella
stazione di Firenze11 » titre ce matin La Repubblica. J’espère néanmoins que, les
uns et les autres, nous pourrons partir… et arriver. Une fois de plus élevons nos
prières vers San Gennaro12 ! Qu’il fonde la neige et la glace comme il fond son
propre sang !

1 La vieillesse est une maladie incurable.


2 Je relis mon journal intime 1996 pour en corriger les erreurs. À la date du
mardi 30 janvier j’écris […]. Ne jamais dire jamais ! L’année suivante nous y
sommes allés ensemble, tu l’as enfin découverte !
3 La semaine dernière, j’ai été invité au vernissage de De Nittis au Petit-Palais.
C’est beau, élégant, cela te plairait beaucoup !
4 Cet indicatif est délibéré.
5 À Furore, près de Salerne, le maire a interdit les nains de jardin, « coupables
de pollution ».
6 Rileggi la mia conferenza su Casanova, c’è un’intera pagina sul Sequere deum
e tutti i suoi significati : è la fiducia nel nostro angelo custode, nella nostra buona
stella ; è la spensieratezza.
7 Guillaume Zorgbibe et Florent Georgesco.
8 Lapsus calami. Je voulais écrire : casanoviens. J.-P. E. et moi nous sommes
des amateurs, non des doctes.
9 Black Edwards est mort hier. Opération Jupons !
10 Litige.
11 Nous, prisonniers de la neige en gare de Florence.
12 En français, j’écrirais ici saint Janvier ; mais la tradition italienne est de
mettre, même dans un tel contexte, une majuscule à San. D’où ce San Gennaro,
amis typographes !

CHAPITRE 5

Lundi 3 janvier 2011.
15 h 06, à Marie-Agnès B.
Tes pantoufles, mon cher amour, sont les plus belles, les plus chaudes, les plus
confortables pantoufles que j’aie eues de ma vie. Encore mille mercis pour ce
splendide cadeau de Noël !

Jeudi 6 janvier 2011.
12 h 48, à Bertrand R.
Que pensez-vous de Mélenchon ? J’ai du mal à lui pardonner les paroles
ignobles, et imbéciles, qu’il a prononcées à la mort de Soljenitsyne et dès qu’il
parle de la Révolution, de l’Ancien Régime, de Louis XVI il dit un tissu de
conneries, mais en ce qui touche la politique actuelle, notamment dans l’ordre
social, économique, ses propos sont loin d’être sots.

Samedi 8 janvier 2011.
12 h 10, à Marc C.
Sur cette photo vous immortalisez un vieux galurin auquel je suis affectionné :
je l’avais acheté chez le meilleur chapelier de Naples en 1999. Ces dernières
semaines, en France et en Italie, le pauvre a pris tant de flotte sur la tronche, il a
piètre mine à présent, mais je ne suis pas disposé à m’en séparer. Je ne suis pas
toujours fidèle à mes maîtresses, mais je le suis à mes chapeaux. On a les
fidélités qu’on peut.

Mardi 11 janvier 2011.
12 h 30, à Madeleine G.-N.
Un thé la semaine prochaine, ce sera parfait : j’aurai d’ici là retrouvé ma voix,
car depuis mon retour de Rome dans ce Paris humide et grisâtre je suis quasi
aphone et tousse à m’écorcher le larynx. J’ai beaucoup pensé à vous, qui étiez en
Égypte au moment de ce terrible attentat antichrétien à Alexandrie et suis
impatient d’entendre le récit de votre voyage.
12 h 39, à Marianne P.-B.
Même si, comme moi, vous avez horreur des médicaments, vous devez
demander à un médecin des potions qui vous aident à reprendre du poil de la
bête. Une grippe, ça vous met à plat, et la fatigue post-grippale est une réalité. Il
y a des trucs qu’on n’obtient que sur ordonnance, mais il y a aussi des remèdes
tels que le *** qui vous aident à remonter la pente. Et puis la nourriture : huîtres,
poisson, les quatre mendiants (amandes, figues, noisettes, raisins), huile d’olive
vierge de première pression à froid, citronnades.
13 h 54, à Marianne P.-B.
Post-scriptum à mon précédent émile. L’anémie a souvent sa source dans une
carence de fer, de vitamines D, B9 et B12. Demandez à un pharmacien de vous
conseiller un supplément. En hiver, je prends chaque matin une pilule de ***, et
je m’en trouve bien. Il y a aussi le ginseng, la gelée royale.
14 h 24, à François d’O.
Si tu peux, par un mot, une phrase, appuyer la lettre que Gilda vient d’écrire à
***, fais-le, je te prie. Ton éclat de rire et ton « Ah ! Gilda ! Je la connais par
cœur ! » quand je t’ai dit son nom me font craindre que tu la tiennes pour une
personne peu sérieuse. Ce n’est pas le cas. Lorsque nous étions amants je lui ai
dit cent fois que son air de fofolle, ses toilettes extravagantes lui feraient, à la
longue, du tort, mais ses bizarreries n’ôtent rien au fait qu’au bureau elle est
sérieuse, travailleuse, fort brillante : que ce soit dans la politique ou l’édition ses
employeurs se sont tous félicités de son efficacité, de son enthousiasme, de son
ardeur au travail. Elle a un très bon CV et *** devrait le lire avec attention. Je
t’écris cela d’autant plus librement que j’ai rompu en 2010, que nous ne sommes
plus « ensemble » (comme on dit). En tant que maîtresse elle est soûlante, mais
si j’étais, par exemple, éditeur ou politicien, je n’hésiterais pas une seconde à
l’incorporer à mon équipe.

Dimanche 16 janvier 2011.
12 h 53, à Frank L.
Mlle ***, c’est la Marie-Laurence des Soleils révolus et de Mes amours
décomposés avec qui, Marie-Élisabeth et moi, nous vécûmes en « ménage à
trois », selon la formule consacrée. Vous avez raison, sa demande n’a aucune
valeur légale et nous n’avons pas à la satisfaire, mais peut-être serait-il
préférable de faire un geste et de remplacer « Marie-Élisabeth » par
« L’adolescente qui a inspiré à G. M. le personnage d’Anne-Geneviève dans Ivre
du vin perdu ». Cela réglerait tout car un avocat déconseillerait à sa cliente de
réclamer la suppression d’une photo (prise en 1978 ou 1979) où elle est
aujourd’hui méconnaissable et qui représente dans la pénombre de Notre-Dame
une adolescente allumant un cierge. Une photo où elle serait à poil (j’en ai des
dizaines), ce serait autre chose ! Mais cette photo-là ! Un juge hausserait les
épaules.
Cela dit, quelle déception, cette lettre ! Si le but était de me faire de la peine, il
est atteint. Comme toutes ces filles qui, lorsqu’elles avaient seize ans, furent
géniales vieillissent mal… Quelle médiocrité ! Quelle tristesse !
12 h 55, à Jean-François P.
C’est en relisant le manuscrit des Émiles de Gab la Rafale avant de le remettre
à l’éditeur que je fus frappé, et amusé, par le caractère romanesque de ce texte :
comme dans le roman classique (Proust, Les Démons de Dostoïevski, etc.), un
narrateur, un io narrante diraient les Italiens, et une foule de personnages fort
divers qui gravitent autour de lui et finissent par constituer un véritable univers.
Vous pourriez m’objecter qu’on peut en dire autant de certaines
correspondances (je pense aux lettres de deux de mes maîtres, Byron et
Flaubert), et vous auriez raison. Sans doute aurais-je dû appeler mon livre
« courrier électronique ». Toutefois l’expression « roman électronique », pour la
raison que je vous déroule ci-devant, me plaisait et, dans la vie, je finis toujours
par faire ce qu’il me plaît.
Si dans ma préface je nomme Hervé Guibert, c’est parce que j’avais beaucoup
d’amitié pour lui (nous nous étions connus lorsque j’ai publié Les Moins de seize
ans : il m’avait alors interviewé) et que je ne perds jamais une occasion de
nommer mes amis disparus ; et puis, que Gallimard ait baptisé « roman » les
deux tomes de ses Mémoires me semble un bon exemple de la liberté que nous
avons aujourd’hui d’appeler « romans » des ouvrages qui, à l’époque de Gide et
de Martin du Gard, eussent été qualifiés d’une autre façon.
14 h 38, à Giuliano F.
Être chrétien, ce n’est pas croire en un Dieu ; c’est croire en un Dieu incarné
dans le sein de la Vierge Marie, fait homme, ressuscité. En ce qui me regarde, je
crois aussi en Vénus, en Bacchus, mais je ne pense pas pour autant que leurs
autels soient les bienvenus à Assise1.
15 h 04, à Hélé B.
Je ne cesse de penser à vous, à votre mari, à mes amis tunisiens, et sachez que
je suis en ces moments de danger et d’espérance de tout cœur avec vous, auprès
de vous.
Je vous ai vue récemment à la télévision. Vous étiez fort brillante et j’ai
admiré votre maîtrise face aux ineptes éructations d’un de vos contradicteurs –
une sorte de fou hystérique, haineux, hideux, le visage grimaçant, la bave aux
lèvres.
Vive la Tunisie libre et pacifiée !
16 h 02, à Frank L.
Vous m’aviez écrit quatre ou cinq émiles coup sur coup, l’un d’eux m’avait
échappé et c’était précisément le plus détaillé, où vous me parlez de la première
boum du jeune Colin (Première boum à Changhai ferait un bon titre de film ou
de roman), de votre séjour australien et de la victoire de Michelle sur notre
ennemie commune, la balance.
En ce qui concerne Marie-Laurence, je ne puis que vous répéter ce que je vous
écris dans mon précédent émile. Modifions la légende, nous ne recevrons aucune
lettre d’avocat et en cas de procès nous en sortirons vainqueurs – une photo
anonyme, hyper-chaste, prise dans l’obscurité d’une église il y a trente-deux ou
trente-trois ans, pouvant difficilement tombée sous le couperet de l’atteinte à la
vie privée qui frappe les types qui, pour se venger d’une maîtresse, publient sur
Internet des films et des photos d’elle à poil et en pleine action vénérienne.
P.S. En français on doit écrire Changhai ; Shanghai est la graphie anglo-
saxonne.
16 h 10, à Frank L.
Post-scriptum à mes deux précédents émiles : le gluten et le lait sont, pour
nous adultes, des poisons à n’user qu’à doses homéopathiques. Indépendamment
même de la perte de poids, les éliminer de notre alimentation est, dès l’âge de la
majorité, une excellente mesure dont je félicite la belle Michelle. Faites-en
autant, cher Frank, et d’ici un an ou deux, Chloé. Le jeune amateur de surboums
asiatiques, l’impétueux Colin, a, lui, encore quelques années où il peut, sans
inquiétude ni remords, boire son quotidien verre de lait et manger sa tartine de
pain au gluten.

Lundi 17 janvier 2011.
11 h 38, à Frank L.
Quand j’ai connu Marie-Élisabeth, elle avait quinze ans. Elle en aura
quarante-neuf dans quelques mois. Elle ne m’a pas donné signe de vie depuis
une bonne quinzaine d’années. Quelle mouche la pique ? Pourquoi cette
soudaine agressivité, ces exigences petites-bourgeoises, ce désir de me
contrarier, de me blesser ? Ce sexe serait-il aussi médiocre, aussi décevant que
l’affirment les meilleurs auteurs misogynes ?
13 h 45, à Alain de B.
Je n’ai jamais été invité à parler de mon travail dans une université française2.
La première (et à ce jour la seule) fois où je l’ai été, ce fut dans une université
italienne, la Federico II de Naples, et vu l’admiration que je témoigne à ce grand
souverain j’avais voulu y voir un signe, un clin d’œil des dieux.
13 h 47, à Florent G.
Peut-être est-ce une jeune et belle milliardaire avec villa à Beverly Hills et
appartement ayant vue sur Central Park. Sans oublier sa plage privée de Miami.
Enfin, je vais pouvoir faire le gigolo, mon rêve !
17 h 19, à Alain de B.
À Venise, puis à Rome, je me sentais en pleine forme ; mais à peine rentré à
Paris j’ai pris froid, je tousse telle Violette dans La Traviata, je suis fiévreux,
aphone, bref je passe le plus clair de mon temps au fond de mon lit, tel un petit
vieux, Séraphin, c’est la fin !
Oui, je serai parisien en février et, comme le téléphone ne sonne quasi jamais,
je suis très libre. Voyons-nous quand tu le peux.
17 h 33, à Victorine L.
Je suis un zinzin d’Hollywood, un amoureux du cinéma américain de la
grande époque ; en outre, j’ai de charmants amis américains que j’apprécie. Ce
que je n’aime pas, c’est la politique étrangère américaine, qu’elle soit démocrate
(la guerre contre la Serbie) ou républicaine (la guerre contre l’Irak et
l’Afghanistan), pour ne rien dire de l’attitude de la Maison Blanche en Terre
Sainte, une catastrophe.
19 h 19, à Alain de B.
Cardini est trop sévère à l’égard de Berlusconi. La situation italienne n’est pas
celle de la Grèce, et à comparaison du lamentable Bernard Kouchner le ministre
des Affaires étrangères italien, Franco Frattini, est un Talleyrand. Medvedeff, les
Ossètes et Kadhafi peuvent en témoigner. La diplomatie italienne est beaucoup
moins alignée sur les Amerloques que le Quai d’Orsay de Sarkozy.
19 h 26, à Marianne P.-B.
Le mercredi 25 serait parfait. Au calendrier des Postes, on fête ce jour-là « la
conversion de saint Paul ». Voilà qui convient à la voltairienne que vous êtes !
Moi aussi, je suis voltairien, mais seulement à mi-temps.
19 h 36, à Marianne P.-B.
Oui, mardi, et non mercredi ; mais c’est bien le jour où Paulo-les-mains-
jointes est tombé de cheval sur la route de Damas. À ce propos, peut-être vous
souvenez-vous de cette anecdote racontée par Byron : à Rome, un touriste
anglais admire la statue équestre de Marc-Aurèle, mais, la prenant pour celle de
saint Paul, il dit au guide : « Cette statue de l’apôtre Paul est magnifique. » Et le
guide italien de lui répondre, pince-sans-rire : « C’est l’empereur Marc-Aurèle,
monsieur. Je crois que saint Paul n’a plus fait d’équitation depuis sa chute de
cheval… »

Mercredi 19 janvier 2011.
15 h 54, à Véronique B.
Dai un’occhiata al sito della rivista Viceland. C’è un’intervista del tuo
Mistigri niente male e una bella foto del anello con il fallo alato che abbiamo
comprato a Venezia3.
19 h 43, à ***.
Je suis depuis mon adolescence un des plus fervents amoureux du vin jaune de
Château-Chalon, j’en parle dans mes essais, dans mon journal intime, je le fais
boire aux personnages de mes romans, j’en ai toujours un clavelin près de moi.
Un caviste parisien où j’ai mes habitudes a, sans m’en avertir, remplacé le
Château-Chalon accoutumé par un vin jaune d’une « fruitière vinicole
d’Arbois » qui me laisse perplexe. D’où ma question : quels sont les cavistes
parisiens où je puis trouver le véritable vin jaune de Château-Chalon, votre vin ?
22 h 27, à Frank L.
Certes, Ivre du vin perdu, les poèmes, le journal intime ; mais aussi les essais.
J’ouvre ce soir De la rupture, que je n’avais pas ouvert depuis des années, et je
tombe pile poil, au chapitre X, sur une des plus belles pages que j’aie consacrées
à Marie-Élisabeth.

Jeudi 20 janvier 2012.
21 h 51, à Jean-François P.
L’art est la vérité, choisie, stylisée, et le plus autobiographique, réaliste, des
romans est toujours, à cause de ce choix et de cette stylisation, de la fiction. Mes
romans n’échappent pas à cette règle, comme n’y échappent pas ceux d’Hervé
Guibert.
À l’inverse, n’échappent pas à l’autobiographie les auteurs qui ont le plus
âprement critiqué la littérature autobiographique, les livres où l’auteur se met en
scène. Le meilleur exemple est L’Éducation sentimentale. Dans sa
correspondance, Flaubert noircit des pages et des pages pour blâmer les auteurs
qui écrivent des romans trop personnels, autobiographiques, mais Frédéric
Moreau, c’est lui, et quand j’étudiais ce roman à la Sorbonne le prof mettait un
nom de personnage réel sur chacun des personnages fictifs. Sur Mme Arnoux, à
l’évidence, mais aussi sur les personnages masculins. Touchant ce thème, je
vous conseille la lecture du chapitre intitulé « Qui est Je ? » dans C’est la gloire,
Pierre-François !.

Dimanche 23 janvier 2011.
11 h 26, à Alain L.
Céline ? C’était un sale type. Écrivant cela, je pense moins à ses pamphlets
antisémites publiés avant-guerre (lorsque Léon Blum était président du Conseil,
je crois) qu’à son attitude abjecte sous l’occupation, en particulier à l’ignoble
lettre où il dénonce Robert Desnos (j’y fais allusion dans Les Émiles de Gab la
Rafale). Quant à l’écrivain, je l’ai très peu lu, non par a priori d’hostilité, mais
parce que sa ponctuation me fatigue les yeux, m’exaspère : tous ces points de
suspension, d’exclamation, au bout de trois pages, ça me tombe des mains.
Cela dit, et pour être juste, j’ai naguère possédé un disque (un 33 tours qui
doit aujourd’hui, je suppose, exister en cd) où Michel Simon lit un fragment du
Voyage, Arletty un fragment de Mort à crédit et où Céline lui-même chante
d’une voix rauque, éraillée, fort émouvante, quelques-unes de ses propres
chansons, disque dont l’humour noir m’avait charmé, au point de me faire penser
que si, à la lecture, je ne supporte pas la ponctuation de Céline, sa prose, elle,
lorsqu’elle est lue à haute voix [par un acteur], pourrait me plaire.

Lundi 24 janvier 2011.
14 h 56, à Yan C.
Mon interview dans Vice, lisez-la plutôt sur leur site Internet : là, j’ai pu
corriger les coquilles et erreurs qui abondent dans la version imprimée. Merci
pour ce que vous me dites des photos. Oui, c’est vrai, j’ai encore une belle
gueule, mais je serais resté plus joli garçon sans ces taches de soleil qui me
vieillissent et sont le prix que je paye pour les dizaines d’années vécues l’hiver
au soleil d’Asie, le printemps et l’automne au soleil des plages du Mare
Nostrum, l’été au soleil du solarium de la piscine Deligny. Quant à mon intaille
représentant un phallus ailé, elle a appartenu à mon cher Giacomo Casanova et,
vous avez raison, elle est stimulante.
En ce qui regarde Céline, dont les livres me tombent des mains au bout de
trois pages tant sa ponctuation m’exaspère et me fatigue les yeux (ces continuels
points d’exclamation, de suspension, quelle barbe !), que l’État l’honore ou ne
l’honore pas, cela n’a aucune importance. C’est fou, l’importance qu’en France
on attache aux honneurs, aux médailles, aux prix, aux colifichets. « Les honneurs
déshonorent », écrit Flaubert. Je ne saurais mieux dire. Les honneurs se justifient
à la rigueur du vivant de l’artiste, car ils mettent du beurre dans ses épinards ;
mais après sa mort, quelle superfluité ! Là où il est, votre Céline se fiche comme
de sa première barboteuse d’être ou de n’être pas dans le recueil des
Célébrations nationales de je ne sais quel Haut Comité de mes couilles. Et
puisque l’on parle d’écrivains fascistes, collabos, vous m’expliquerez de vive
voix pourquoi cette impatience à réhabiliter le sieur Céline, à le rendre blanc
bleu, et pourquoi, en revanche, cette persistante conspiration du mépris et du
silence contre Lucien Rebatet, l’auteur de l’admirable Les Deux Étendards ;
vous m’expliquerez ce deux poids deux mesures.
Les gens qui aujourd’hui, par conformisme, par lâcheté, m’ostracisent, mais
qui dès que je serai mort m’honoreront, sont de misérables canailles que
j’emmerde à pied, à cheval et en voiture.

Jeudi 3 février 2011.
18 heures, à Julie d’H.
Oui, le grand froid s’éloigne, c’était déjà sensible ce matin. Bientôt ce sera le
printemps, alléluia ! À propos, cette année encore, la Pâque romaine et la Pâque
orthodoxe coïncident, nous entrerons de conserve dans les austérités du carême.
Mais avant le carême, la poule au pot !

Dimanche 6 février 2011.
13 h 38, à Jean-François P.
Ce que j’ai oublié de vous dire dans mon précédent émile, c’est que ce texte,
si important à mes yeux, recueilli dans C’est la gloire, Pierre-François ! sous le
titre « Qui est Je ? », est la version définitive d’un premier jet prononcé en
italien devant les étudiants de l’université Federico II de Naples. Le texte
définitif en français, prononcé à Ajaccio, est plus complet, plus fouillé.
14 h 57, à Bernard D.
Nous devons fêter dignement la sortie du livre de Véronique. Celle-ci me
propose qu’on se retrouve chez Don Alfonso4 durant le week-end du 6-11 mai.
Qu’en pensez-vous ? Si cela vous convient, je réserverai le plus tôt possible ma
place de train ou d’avion, car en mai il y a la Pentecôte, il y a aussi la
béatification de cette canaille de Polonais, le pire des papes, le démagogue en
blanc, et cela va amener en Italie une foule de cathos surexcités. Dites-moi ce
que vous en pensez et quelle serait, selon vous, la meilleure date pour nos
retrouvailles amicales, napolitaines et… gastronomiques !

Lundi 7 février 2011.
14 h 50, à Giuliano F.
Je pensais que le quakerisme pharisaïque était une spécialité française, un plat
typique de l’intelligentsia parisienne. Grâce à mes collègues Umberto Eco et
Roberto Saviano, je m’aperçois qu’au-delà des Alpes aussi fleurissent les
hypocrites. Comme dit Totò à une cocotte française dans Un Turc napolitain de
Mario Mattoli, « fraternisons, sœur latine ! »5.
16 h 57, à Gilda D.
Tu n’as pas la moindre idée de ce qui, dans un monde civilisé, se fait et ne se
fait pas, se dit et ne se dit pas. C’est ce qui, socialement, te perdra. Réforme-toi
tant qu’il est temps, c’est le souhait que j’exprime pour ton bien. Mais moi, c’est
fini, j’ai déjà donné, je ne veux plus entendre parler de toi.

Mardi 8 février 2011.
13 h 29, à Jean-François P.
Devant les étudiants de la Federico Secondo j’avais parlé sans notes, a
braccio, et je crois n’avoir aucune trace écrite de cette intervention, mais
j’attache beaucoup d’importance au texte définitif recueilli dans C’est la gloire,
Pierre-François ! et tous ceux qui s’intéressent à l’autobiographie, à
l’« autofiction » et autres sujets que vous évoquez dans votre émile devraient
avoir cet ouvrage dans leur bibliothèque. Le point de vue de l’écrivain me
semble, à tort ou à raison, aussi digne d’attention que celui des universitaires qui
analysent et commentent son œuvre.
17 h 04, à Julie d’H.
J’ai les défauts de mes qualités : haïssant la tiédeur, je suis l’homme des
extrêmes et peu capable de modération. Il m’est plus facile d’observer le jeûne
quadragésimal que de demeurer raisonnable devant une table bien garnie et une
bonne bouteille ; plus aisé de ne pas boire une goutte de vin que de ne boire
qu’un verre ou deux. C’est le tout ou le rien, l’ogre ou l’ascète. Il n’y a pas pour
moi de juste milieu.
Hier, au Français, générale d’Un tramway nommé désir. Jouée de façon
normale, cette pièce dure une heure et demie. L’absurde et prétentieuse mise en
scène (due à un Amerloque) l’a étirée de 20 h 30 à 23 h 45. En sortant du théâtre,
j’étais mort et, au souper qui s’est ensuivi, il a fallu, pour me ressusciter, un
solide steak au poivre et un flacon de bordeaux.

Mercredi 9 février 2011.
10 h 35, à Julie d’H.
Les cocktails de fruits sont presque toujours une bombe d’hydrates de
carbone ; ils nous font prendre du poids plus sûrement que l’alcool. Quand tu
presses chez toi une pomme, une carotte, un citron, une orange, c’est différent,
mais les mixtures sucrées que les barmen baptisent cocktails de fruits sont une
catastrophe (dans l’ordre diététique, s’entend, car, au goût, ils peuvent être
délicieux).
16 h 50, à Yan C.
Désolé, cher Yan, je n’ai aucune envie de déjeuner avec ce monsieur inconnu
de moi. Vous m’aviez parlé d’une jeune femme qui aime mes livres, et cela me
faisait plaisir de la rencontrer, mais je n’ai aucune envie de déjeuner avec votre
monsieur « passionné de littérature ». La littérature, je m’en torche.

Jeudi 10 février 2011.
00 h 43, à Pierre-Guillaume de R.
Après ce sympathique dîner à la Casa Bini, de retour dans ma garçonnière, j’ai
jeté un œil à Google : notre ami helvète a fondé un sauna homosexuel à ***, il le
préside et s’en occupe à plein temps. Une courte biographie fait mention de ses
travaux littéraires et, tu as raison, le dernier titre évoqué est celui de son roman à
La Table Ronde.
Un sauna pour moustachus ! Comme la vie est étrange, n’est-ce pas ?

Samedi 12 février 2011.
18 h 05, à Philippe de S. R.
Moi, l’auteur de l’immortel « Chancre mou » recueilli dans Le Sabre de Didi,
moi, le bourreau du Parti radical, je n’avais jamais entendu parler du Comité
Cadillac ! J’en découvre l’existence grâce à toi ! Et je n’ai jamais été membre de
la FGDS, uniquement de la Convention des institutions républicaines, et encore
à titre honoraire, in partibus infidelium, par décret blagueur de François
Mitterrand : je n’ai jamais été officiellement inscrit et je n’ai jamais reçu ma
carte. Or, tu le sais, pas de carte, pas de parti. « No Martini, no party », déclare
George Clooney dans une publicité pour le Martini qui passe à la télévision
italienne.
Nous nous voyons lundi quai Conti où Amaury6 nous apprendra mille choses
sur, précisément, les institutions républicaines. Cela va être palpitant.
Journée à marquer d’un caillou blanc : c’est le premier émile que je reçois du
baron Octave7 !

Dimanche 13 février 2011.
13 h 18, au père Gérard de L.
Hier, veille du dimanche du Publicain et du Pharisien, je voulais assister aux
vigiles, me confesser, afin d’entrer dans le triode du carême avec de bonnes
dispositions spirituelles, faire le plein d’énergies vivifiantes. Hélas, peu
avant 18 heures, j’ai été pris de violentes douleurs et n’ai pu me rendre à l’église.
J’ai passé une très mauvaise nuit et ce matin, la douleur ne s’étant pas calmée, je
n’ai pas été en état de participer à la liturgie.
Ces derniers mois, je ne cesse d’aller de mal en pis. J’ai parfois l’impression
que ma carcasse m’abandonne. Puis-je vous demander d’inscrire mon nom dans
les dyptiques des malades ? Je vous en remercie par avance.
J’espère que samedi prochain je serai en état de venir me confesser avant le
début des vêpres.

Lundi 14 février 2011.
12 h 31, à Guillaume de S.
Lundi dernier, à la générale d’Un tramway nommé désir au Français, j’ai
croisé notre ami Dominique Fernandez. Nous nous sommes rapidement serré la
main. Comme cette rencontre au sommet a eu lieu non dans la salle mais au pipi-
room, cela a été bref, car nous craignions l’un et l’autre, qui tenons à notre
immaculée réputation, que, nous voyant bavarder en un tel lieu, des gens
malintentionnés ne nous prêtassent de mauvaises mœurs.

Mercredi 16 février 2011.
09 h 31, à Marie-Laurence A.
Je viens de prendre connaissance de votre échange d’émiles avec le
webmestre de mon site Internet. Quelle tristesse ! Je ne parviens pas à croire que
Baby-Boom, ma Baby-Boum, qui est entrée dans ma vie à l’âge de quinze ans, a
vécu avec moi tant d’années d’amour, de passion, ait pu vous demander d’écrire
un pareil courriel (a-t-elle eu honte, dans un sursaut de lucidité, de l’écrire elle-
même ?). Pourquoi cette rage à renier son passé, notre passé ? Certes, elle s’est
récemment mariée avec ce type du CNRS qui est, me dit-on, un brave type, mais
est-ce une raison pour nier, gratter, effacer, affecter d’oublier tout ce
qu’ensemble nous avons vécu ? C’est mal, chère Marie-Laurence, c’est très mal ;
c’est une marque de mesquinerie, de manque de générosité. Marie-Élisabeth peut
bien partir pour le *** avec son respectable mari (ah, certes, lui n’est pas un
poète sulfureux, un écrivain maudit !), elle peut aussi partir pour la planète Mars,
si loin qu’elle aille nos prénoms restent unis pour l’éternité, et si dans cinquante,
dans cent ans, Marie-Élisabeth et Marie-Laurence demeureront vivantes dans la
mémoire des hommes, si l’on écrira sur elles dans des livres, ce sera parce
qu’elles auront été présentes dans les miens, qu’elles m’auront inspiré certaines
de mes plus belles pages.
Moi, belle Marie-Laurence, je ne renie rien de ce que j’ai vécu avec Baby-
Boom, avec vous. J’en garde chaque instant, chaque geste, chaque mot, chaque
baiser, chaque caresse, chaque regard dans mon cœur, tel un trésor. Même les
moments les plus durs, par exemple le jour où vous avez rompu, sans préavis,
sans oser me le dire, en glissant une lettre de rupture sous ma porte. Dans les
mois qui suivirent je vous en ai voulu, j’étais malheureux, ulcéré, mais vite je
vous ai pardonnée et aujourd’hui je ne me souviens plus que de nos instants de
félicité, de votre flamme, de votre beau visage, de votre génie singulier, de votre
âme fragile et noble, de tout ce qui fait que je vous ai aimée et que je suis, après
tant d’années, fier d’avoir été aimé de vous. Il en va de même pour Marie-
Élisabeth. Nous nous sommes aimés à la folie, nous nous sommes déchirés, nous
avons beaucoup reçu, et dans tous les ordres (érotique, certes, mais aussi
spirituel, artistique), l’un de l’autre, ce fut un enrichissement réciproque, et il me
semble qu’aujourd’hui, après tant d’années, Marie-Élisabeth pourrait, elle aussi,
oublier les déchirures et ne se souvenir que des beaux moments d’harmonie, de
complicité, de tendresse, d’amour que nous avons ensemble vécus, et qu’incarne
de manière bouleversante la photo où, dans la pénombre de Notre-Dame, nous
allumons un cierge – cette photo (vieille de quarante ans !) que vous avez
l’inconscience de demander au webmestre d’ôter du site. C’est mal, et cela me
fait très mal8.
09 h 39, à Maud V.
Merci, angelo mio, de ta belle lettre qui me réchauffe le cœur. Ce que tu
m’écris de nous, des années passionnées que nous avons vécues dans les bras
l’un de l’autre, ce sont des mots qui justifient ma vie, et j’en ai besoin car si
souvent, trop souvent, je me sens inutile.
09 h 52, à Frank L.
Je viens de recevoir un émile de Maud – une des lycéennes qui m’inspirèrent
le personnage de Mathilde – et je ne résiste pas à l’envie de vous le faire lire
(c’est vis-à-vis de Maud une indiscrétion dont j’ai conscience, mais je la
commets pour lui rendre hommage), car il est si beau, si émouvant, c’est la
meilleure réponse que je puisse opposer à la méchanceté, à la médiocrité petite-
bourgeoise d’une renégate telle que Marie-Élisabeth. Toutes les femmes ne sont
pas sur le même modèle, Dieu merci9.

Lundi 21 février 2011.
20 h 08, à René S.
Manger cru ? Pourquoi pas. Croquer des carottes avec un peu d’huile d’olive,
du poivre et du citron, c’est délicieux.

Lundi 7 mars 2011.
19 h 16, à ***.
Chères *** et ***, le mercredi des Cendres est-il le meilleur jour pour
festoyer, donner un cocktail mondain ? Si les catholiques ne vivent plus leur
christianisme, il ne faut pas qu’ils pleurnichent à propos de la montée de l’islam.
Quand les dieux meurent dans le cœur des vivants ils y sont promptement
remplacés par d’autres. Cela dit, si je le peux, je viendrai, en voisin, vous saluer
dans cet hôtel Bel-Ami que j’ai vu construire à l’époque où je vivais à l’hôtel
Taranne.
19 h 19, à Dominique N.
Pour ton divertissement, lis ma réponse aux organisatrices du prix *** (tu as
reçu la même invitation que moi). Si désabusé que je sois, le degré de
déchristianisation de la société française ne cessera jamais de me stupéfier.

Mardi 8 mars 2011.
14 h 38, à Dominique N.
Quant à Mmes *** et *** (cf. mon précédent émile), j’espère vivre assez
vieux pour voir – l’église Saint-Germain-des-Prés ayant été transformée en
mosquée et la charia ayant remplacé les lois de la République – ces grandes
bourgeoises cathos oublieuses de leur baptême et des plus élémentaires traditions
de leur Église contraintes à ne sortir que voilées. Alors, il ne sera plus question
de « Journée de la femme » et des mondanités du prix ***. Le fouet et, en cas
d’adultère, la lapidation auront remplacé tout cela. Ce matin, une jeune amie
italienne (de gauche) me disait sa stupeur qu’en ce jour de Mardi-Gras, veille du
mercredi des Cendres, il n’y eût dans les rues de Paris aucune marque visible de
la joie exubérante qui précède la tristesse du carême. Observant cela, elle
rejoignait avec exactitude les remarques que j’avais formulées dans la
conférence que tu m’avais invité à donner à l’Institut culturel du Canada et
qu’en 2008 j’ai recueillie dans Vous avez dit métèque ? Quel ennui ! Quelle
médiocrité petite-bourgeoise !
Léon Bloy attendait les cosaques et le Saint-Esprit. Heureuse époque !
Aujourd’hui, nous n’attendons plus que Mahomet et ses barbus. C’est beaucoup
moins chic, mais néanmoins nous allons bien rigoler. Alors, recluses, privées de
leurs droits, contraintes de prier cinq fois par jour le dieu des mahométans, elles
se souviendront avec de nostalgiques larmes de sang du mercredi des Cendres,
les Mme Verdurin des beaux quartiers !

Vendredi 11 mars 2011.
19 h 36, à Guillaume de S.
L’amour, c’est la souffrance. Certes, nos amours sont une source
d’enthousiasme, de plaisir, d’inspiration, elles ont mille vertus stimulantes, elles
sont la justification de nos vies, mais simultanément elles nous rendent
vulnérables, elles sont l’épine dans la chair qu’évoque l’apôtre Paul.

Dimanche 13 mars 2011.
15 h 41, à Julie d’H.
Une soirée choux me semble une bonne idée : c’est un roboratif plat de
carême qui convient à cet hiver qui n’en finit pas d’être humide et froid.
15 h 59, à ***.
Pourquoi diable, mon cher ***, cherchez-vous des « citations » ? Lisez, la
plume à la main, les livres de votre bibliothèque et, quand une phrase vous plaît,
notez-la ; mais des citations sorties de leur contexte, fournies par des
« dictionnaires de citations », n’ont pas le moindre intérêt. Quant à l’idée que
nous devons à la fois accomplir notre tâche comme si nous étions éternels et être
conscients que la mort peut nous saisir à chaque instant, qui est une très vieille
idée qu’ont exprimée les sages païens, les docteurs chrétiens et tant d’autres, que
j’ai moi-même, à l’occasion, formulée, tournez-la à votre façon et signez-la. Elle
deviendra alors votre pensée, et ce sera très bien ainsi.
Mon excellent ami Kadhafi (les Italiens diraient Gheddafi) s’est fait voler la
vedette par le général Tsunami (orthographié, lui, de la même façon des deux
côtés des Alpes), et les journaux ne parlent plus de lui qu’en pages intérieures.
Cela dit, nonobstant les intégristes barbus et le président Sarkozy qui veulent sa
perte, il résiste plutôt bien, n’est-ce pas ?

Lundi 14 mars 2011.
12 h 31, à Marianne P.-B.
Le frère de mon amie Anastasia, qui vit depuis des années au Japon, a pu
quitter Tokyo en train avec sa jeune femme (japonaise) et leur bébé, ils sont
arrivés ce matin à Kyoto. La description qu’il fait du drame qui frappe le pays
est très préoccupante. La vie ? Une allumette craquée dans la nuit. Aussi
profitons de chaque instant de bonheur.

17 h 19, à Julie d’H.
Oui, le Japon… Cette tragédie nous rappelle (j’écris « rappelle » car nous
avons tendance à l’oublier) que la planète Terre n’est qu’une petite boule de rien
du tout perdue dans l’immensité, une coque de noix, et l’homme un fragile
insecte qu’un souffle anéantit. Excellent thème de méditation en ce temps de
carême, soit dit en passant.

Mardi 15 mars 2011.
12 h 01, à Jacques C.
La tragédie japonaise me fait penser à Alain10, à son enseignement touchant
l’illusion de l’Occident quant à la maîtrise de la nature, l’orgueil imbécile de
l’homme occidental qui se croit le roi de la création, le nombril du monde. Oui,
Alain, à lire et à relire, plus que jamais.

Jeudi 17 mars 2011.
10 h 10, à Yun Sun L.
Non, je n’ai pas vu le jugement. Je n’ouvre jamais un journal français et suis
donc très peu au courant de ce qui se passe. Certes, quelqu’un du « milieu
littéraire », sachant les liens d’amitié qui m’unissaient à Cioran, aurait pu me
donner des informations à ce sujet, mais je ne fréquente pas le « milieu
littéraire » qui est de la merde en boîte. Vous me direz ce qu’il en est lorsque
nous nous verrons.

Lundi 21 mars 2011.
14 h 40, à Giuliano F.
Il governo e la stampa francesi ritengono i ribelli di Bengasi degli laici ferrei,
ghiotti di democrazia alla moda occidentale, ma, quando la tivù li filma, codesti
barbuti sono sempre gattoni, pregando il loro dio11.
19 h 18, à Véronique B.
Oui, ce verbe existe et je l’emploie parfois. Se désheurer, c’est changer ses
heures habituelles. Le cardinal de Retz écrit : « J’ai remarqué qu’à Paris, dans les
émotions populaires, les plus échauffés ne veulent pas ce qu’ils appellent se
désheurer. »
Désheurer : troubler dans la régularité de ses occupations, déranger dans ses
habitudes réglées. « Les révolutions désheurent tout le monde. »
On dit aussi qu’une pendule désheure quand elle sonne une autre heure que
celle indiquée par les aiguilles.
Tu ne trouves pas ce verbe dans ton dico ? Tu m’étonnes. Consulte le Littré, il
y figure assurément.

Samedi 26 mars 2011.
15 h 56, à Serge Z.
Je vais écrire à Tibéri, lui exposer nos besoins pour la nuit de Pâques, mais je
crains qu’il ne soit pas disposé à nous aider. De notre paroisse, il n’a rien à
ficher.
Et les paroisses catholiques ? Saint-Séverin dispose de nombreuses salles et,
lorsque j’étais étudiant, accueillait volontiers les orthodoxes pour des débats
œcuméniques. De l’autre côté de la Seine, il y a Saint-Gervais-Saint-Protais où
sont célébrés des offices style uniate, farcis d’emprunts à la liturgie orthodoxe et
qui dispose également de vastes locaux. Ce serait « une expérience à tenter »
(comme dit Pierre Brasseur dans Les Enfants du Paradis). Nous pouvons
toujours essayer, ça ne mange pas de pain. Là, c’est le clergé qui doit agir. Nous,
humbles laïcs, nous ne faisons pas le poids.
Hier soir, les vêpres et la liturgie de l’Annonciation (et de la Saint-Gabriel)
ont, grâce au chœur, été un des beaux moments du carême (qui est loin d’être
fini, ce-n’est-qu’un-dé-but-con-ti-nu-ons-le-com-bat !).

Mardi 29 mars 2011.
21 h 36, à Serge Z.
Je viens de transmettre nos demandes à une amie catholique qui en parlera à
Saint-Médard. Si la réponse est négative, nous devrons voir du côté de Saint-
Séverin, mais s’il y a une lueur d’espoir il faudra que le père Gérard et le père
Nicolas entrent en contact avec leurs confrères papistes. Au dix-huitième siècle
il y a eu les convulsionnaires de Saint-Médard. Au vingt et unième il y aura
peut-être les orthodoxes de Saint-Médard. La vodka aidant, c’est souvent bonnet
blanc et blanc bonnet.

Mercredi 30 mars 2011.
08 h 59, à Francesca U.
Se la Terra si accingesse ad esplodere e se io fossi invitato a scegliere un
titolo da salvare (su un razzo verso il pianeta Marzo), direi Ivre du vin perdu12.
10 h 02, à Serge Z.
J’espère que nous finirons par dénicher un lieu pour nos agapes pascales, mais
que nous en soyons réduits à mendier une salle auprès des cathos jette une
cruelle lumière sur la véritable situation de l’Église orthodoxe en France quatre-
vingt-dix ans après l’arrivée en exil de la génération de nos grands-parents. Je
sais bien que le mot « échec » n’appartient pas au langage de l’Évangile, et
pourtant, lorsque je songe à l’enthousiasme qui nous animait lorsque, après la
guerre d’Algérie, nous créâmes le comité de coordination de la jeunesse
orthodoxe en France, obtînmes de l’État (qui jusqu’alors ne reconnaissait que les
trois religions concordataires) la création d’une émission télévisée orthodoxe,
j’ai l’impression que durant les cinquante années qui viennent de s’écouler nos
forces se sont comme dissoutes, notre témoignage a perdu de son éclat. En 2011
l’Église orthodoxe devrait compter un million de fidèles en France, elle devrait
rayonner comme, par exemple, rayonne le bouddhisme. Nous en sommes loin, et
ce ne sont pas les coupoles d’or de la future folklorique cathédrale du Champs-
de-Mars qui modifieront la situation. Je t’avoue que cette quête humiliante d’un
toit pour la nuit de Pâques, de la part d’une paroisse qui depuis 1936 témoigne la
dimension française, universelle, de l’orthodoxie, alors que simultanément la
hiérarchie dépense une attention, une énergie et des sommes immenses à
l’édification d’une église d’ambassade russe dont le dernier des soucis sera
d’évangéliser les Parisiens, d’inciter les Dupont-Durant à rencontrer le Christ,
me met de très méchante humeur. Pour nous consoler, songeons que trois fidèles
priant dans une cabane en bois sont aussi précieux au Seigneur que trente
évêques et politiciens chamarrés dans une cathédrale de marbre et d’or. Somme
toute, nous n’avons pas à nous inquiéter. Dieu sait ce qui est bon pour nous. On
en revient toujours au chapitre VI de saint Matthieu : la parabole des oiseaux du
ciel et des lis des champs.
10 h 48, à Giuliano F.
L’historien Roberto de Mattei pense que si Dieu fait mourir des gens très
jeunes, c’est pour leur épargner un douloureux avenir. Je signale aux bouffeurs
de curé surexcités [que de tels propos scandalisent] que Sénèque, dans sa
Consolation à Marcia, écrit la même chose, et quasi dans les mêmes termes. Ce
n’est ni du paganisme, ni du christianisme, mais simplement du bon sens13.

1 Essere cristiano non è credere in un Dio ; è credere in un Dio incarnato nel


seno della Vergine Maria, fatto uomo, risorto. Per quel che mi riguarda, credo
pure nella dea Venere, nel dio Dioniso, però non per questo penso che i loro
altari siano i benvenuti ad Assisi.
2 Erreur ! En mars 2001 je fus invité à la Sorbonne par le professeur Georges
Molinié à parler de mes livres à ses étudiants (qui étaient surtout, grâce à Dieu,
des étudiantes). Je le fus en outre deux fois, en février 1980 et janvier 2012, à
l’École normale de la rue d’Ulm, mais celle-ci, prestigieuse, n’est pas à
proprement parler une université.
3 Jette un coup d’œil au site de la revue Viceland, il y a une interview de ton
Mistigri qui n’est pas mal et une belle photo de la bague au phallus ailé que nous
avons achetée à Venise.
4 Le restaurant de Sant’Agata où se déroulent les deux premiers chapitres de
Voici venir le Fiancé.
5 Credevo che il quaccherismo farisaico fosse una specialità nostrana, un piatto
tipico dell’intellighenzia parigina. Per merito dei miei colleghi Umberto Eco e
Roberto Saviano, mi rendo conto che pure oltralpe gli ipocriti fioriscono. Come
dice Totò ad una cocotte francese nel Turco napoletano di Mario Mattoli,
« fraternizziamo, sorella latina ! ».
6 Amaury de Chaunac-Lanzac, alias François d’Orcival.
7 Private joke montherlantien entre Philippe et moi : il est Octave de Coëtquidan
et moi Léon de Coantré, deux personnages des Célibataires.
8 La lettre de Marie-Laurence est d’autant plus extravagante qu’outre le fait que
Marie-Élisabeth, qui sur la photo a seize ou dix-sept ans, est aujourd’hui
méconnaissable, son nom de famille n’apparaît pas dans la légende et aucun
internaute ne peut l’identifier.
9 Maud, qui avait dix-sept ans lorsque nous devînmes amants et vingt-six
lorsqu’elle me quitta, m’écrivait : « Ta voix au téléphone, cette voix douce que
je connais par cœur, qui résonnait à mon oreille dans nos lits d’amour… Je sens
que j’entre dans une période de ma vie qui ne sera pas rose. Nous avons bien fait
de nous aimer avant le bruit et la fureur, dans une période de ma vie (et peut-être
de la tienne) qui était en suspens des contraintes, des soucis, des angoisses.
Quand je repense, souvent, à nos années d’amour, de passion, je me dis que j’ai
été bénie des dieux, bénie de pouvoir vivre cette passion entière, bouleversante
qui m’a construite et qui peut-être, aujourd’hui, me donne la force d’être qui je
suis. Je n’ai jamais vécu d’autres passions amoureuses, sensuelles, sexuelles que
la nôtre. Ce n’est pas un regret, rassure-toi ! Crois-tu vraiment que l’on puisse
aimer à nouveau après toi, aimer à corps et âme, aimer jour et nuit ? »
10 Alain Daniélou.
11 En France, le gouvernement et la presse prétendent que les rebelles de
Benghazi sont des laïcs endurcis, avides de démocratie à l’occidentale, mais
quand on les voit à la télévision ces dignes barbus sont toujours à quatre pattes,
priant leur dieu.
12 Si, la Terre étant sur le point d’exploser, je ne pouvais sauver qu’un seul de
mes livres de la destruction (grâce à une fusée envoyée sur Mars), je choisirais
Ivre du vin perdu.
13 Lo storico Roberto de Mattei è convinto che a quelli che muoiono nella
primavera della loro vita, Dio vuole risparmiare un triste avvenire. Faccio notare
agli arrabbiatissimi mangiapreti che Seneca, nella sua Consolatio ad Marcia,
scrive parola per parola la stessa cosa. Non è né paganesimo, né cristianesimo,
ma solo buonsenso.

CHAPITRE 6

Vendredi 1er avril 2011.
16 h 47, à Marianne P.-B.
Merci de ce déjeuner ouzbek ! La soupe froide Ayran et la salade Atchik-
tchuktchuk étaient succulentes, et en outre portent des noms si poétiques…

Samedi 2 avril 2011.
14 h 53, à Serge Z.
La réponse du curé de Saint-Médard est négative, il ne peut (ou ne veut) nous
recevoir pour nos agapes pascales, mais il nous conseille de nous adresser au
nouveau curé de Saint-Séverin. Selon ce curé de Saint-Médard, notre demande
sera prise beaucoup plus au sérieux si c’est un des prêtres de notre paroisse qui
la formule, et non d’insignifiants laïcs (le sacerdoce royal des fidèles est, après
plus d’un demi-siècle d’œcuménisme, une notion théologique orthodoxe que les
papistes ont à l’évidence du mal à se mettre dans le ciboulot). Bref, c’est aux
pères Gérard et Nicolas d’agir !

Lundi 4 avril 2011.
08 h 21, à Martine L.
Je lis toujours Anacleto Verrecchia avec le plus vif intérêt (je l’avais
découvert voilà quelques années grâce à son admirable préface aux Colloqui de
notre bon maître Schopenhauer) et je serai très heureux de recevoir de sa part
l’un de ses livres.

Mardi 5 avril 2011.
15 h 33, à Francesca U.
Petit garçon, à l’école, ce furent Horace et Sénèque qui me firent découvrir les
charmes de la diététique ; puis, à quinze ans, la lecture de Byron. Dans mon
deuxième roman, Nous n’irons plus au Luxembourg, paru en 1972, je donne
libre cours à cette marotte de la diététique qui aujourd’hui encore m’anime. Les
mots les plus justes qui aient jamais été écrits sont ceux-ci, de Feuerbach :
« L’homme est ce qu’il mange »1.
17 h 37, à Francesca U.
Seuls ceux qui ont un solide coup de fourchette et une bonne descente ont le
dada de la diététique ! Les autres s’en fichent2.

Dimanche 10 avril 2011.
10 h 21, à René S.
Vu que je ne lis aucun journal français et que personne ne m’avait prévenu,
j’ignorais que Dominique Desanti fût morte. Touky3 était bien tranquille, tout
seul, au paradis. À présent, finie la tranquillité. Il va devoir filer droit.
Je hais le crématorium du Père-Lachaise. Celui où le pauvre Bertrand Boulin
fut réduit en cendres était beaucoup plus champêtre, solaire, et donc moins
sinistre.
19 h 04, à Christine G.
Nous nous connûmes, toi et moi, à la piscine Deligny, mais du vivant de
Touky, c’était principalement à Ajaccio que je vivais des moments d’amitié
délicieux, inoubliables, avec l’extraordinaire couple Desanti. Certes, je voyais
aussi Dominique et Touky à Paris, j’ai vécu chez eux, dans le IXe
arrondissement, bien des chaleureuses soirées, mais c’est à nos promenades, à
nos rencontres corses que je pense aujourd’hui, avec beaucoup d’émotion et de
tristesse.

Lundi 11 avril 2011.
09 h 52, à Christine G.
Certes oui, je serai au crématorium du Père-Lachaise jeudi prochain, bien que
cet horrible endroit me donne la chair de poule : de Guy Hocquenghem à Michel
Camus, combien d’amis très chers y ai-je déjà accompagnés !

Jeudi 14 avril 2011.
17 h 31, à René S.
L’air était doux et le ciel d’un beau bleu, ce qui a rendu un peu moins sinistre
la cérémonie au crématorium du Père-Lachaise, ce matin. La salle (je ne sais
comment appeler cette fausse chapelle rococo) était pleine, beaucoup de gens
sont restés debout. Nombreuses allocutions dont celles de Simone Debout,
Noëlle Châtelet et une jeune fille qui a cité ce mot de Dominique qui m’a tant
plu que je l’ai noté : « À Paris, quand il fait beau, il faut battre le pavé. »
19 h 35, à Martine L.
La lecture de La Vispa Teresa m’enchante. J’y retrouve des choses que je
connaissais, j’en découvre d’autres que j’ignorais, et, avant tout, je suis une
nouvelle fois charmé par le style, la subtilité, le roboratif humour d’Anacleto
Verrecchia4.
20 h 38, à Kazik H.
Te verrai-je demain après-midi aux obsèques d’Olivier O. Olivier ? Ce matin
j’étais au cimetière du Père-Lachaise pour celles de Dominique Desanti. Il y aura
bientôt parmi nous plus de morts que de vivants.
J’espérais te voir le 7 avril rue de la Folie-Méricourt au vernissage de Daniel
Colagrossi. Vernissage où Olivier O. Olivier se trouvait. Il n’avait plus que
quelques jours à vivre, mais aucun de nous, à commencer par lui, ne s’en doutait.
Le vernissage se déroulait dans un bar à vin, nous avons bu ensemble quelques
verres, gais, insouciants. C’est la vie.

Lundi 25 avril 2011.
21 h 10, à Véronique B.
Dans un journal intime véridique l’auteur se noircit toujours, c’est une fatalité.
Lorsque tu aides un aveugle à traverser la rue, tu ne le notes pas ; mais quand tu
as soudain envie d’en pousser un sous l’autobus, ça oui, tu le notes.

Lundi 2 mai 2011.
13 h 39, à Alain de B.
Si cette nuit tu étais, comme moi, insomniaque et si tu as, comme moi, allumé
ton téléviseur, tu auras vu, comme moi, la tronche des Amerloques qui, s’étant
déversés dans les rues de Washington, se réjouissaient de la mort de Zorro (ou
de Mandrin, ou de Robin des Bois, comme tu préfères) devant les grilles de la
Maison Blanche ! Quelles bobines, nom de Dieu ! Quelles tronches ! Des obèses
monstrueux, des crétins avinés, des faces d’une laideur et d’une vulgarité
spectaculaires. Par contraste, les images d’archives de l’ennemi no 1 enfin
abattu5 soulignaient la beauté de son visage mélancolique de moine guerrier.

Vendredi 13 mai 2011.
19 h 04, à Cristina C.
Oui, je connais la Société des gens de lettres, j’en suis même, je crois,
sociétaire, bien que je ne paye plus ma cotisation depuis plusieurs années. Je
vous avoue ne pas être l’homme des colloques, des discussions entre intellos,
entre spécialistes de la littérature, je suis très peu intello, pas spécialiste de quoi
que ce soit, en outre je n’aime guère parler en public et je vais certes faire piètre
figure à côté des super-intellectuels dont vous me citez les noms – fine fleur de
l’intelligentsia parisienne. Cependant, je ne vois aucune raison de refuser votre
invitation. Cela peut même être amusant. Ah ! L’immoralité littéraire et ses
juges ! « Vaste programme, Pompidou », aurait dit le général de Gaulle.

Jeudi 26 mai 2011.
19 h 48, à Cristina C.
Merci de votre courriel. Le programme du colloque (très intéressant)
m’apprend qu’existent à Paris une université de Chicago et une rue Thomas-
Mann !

Mardi 31 mai 2011.
13 h 58, à Gilles M.
Je relis votre émile et je sursaute. Le Sofitel ? Après ce qui est arrivé au
pauvre Strauss-Kahn ? Vous n’y pensez pas ! À peine seriez-vous dans votre
salle de bains, une femme de chambre en chaleur se jetterait sur vous, vous ferait
subir mille outrages, puis vous grifferait et se mettrait à crier au viol, ameutant
tout Bruxelles, et même le Palais royal ! Notre amie Véra serait obligée de
constituer une Ligue des femmes belges pour prendre votre défense, défiler sur
la Grand’Place. Que de tracas !
18 h 10, à Riccardo de S.
Napoli, Milano, Torino, Trieste, Cagliari, Novara, Berlusca si è preso una
sonora batosta dalla sinistra. Che botta !

A Napoli la cosa non mi sorprende più di tanto. Io e Veronica abbiamo
percepito la popolarità di De Magistris e, per quel che riguarda Berlusconi, il
ras-le-bol6.

Mercredi 1er juin 2011.
08 h 31, à Gilles M.
Que ce soit dans un palace ou dans un hôtel deux étoiles, quand une bonne
entre dans une chambre et entend la douche couler à la salle de bains, elle ne
commence pas à faire le ménage, elle ressort discrètement, car elle a compris que
le client est là.

Jeudi 2 juin 2011.
07 h 34, à Guillaume de S.
Jeudi 9 juin, parfait ! C’est le jour de la Sainte-Diane, et donc aussi de Diane
chasseresse, exactement ce qu’il nous faut. Et puis, j’ai eu dans ma vie une
Diane qui y a joué un rôle très important, ce fut une de mes plus grandes amours.

Lundi 6 juin 2011.
17 h 53, à Gilles M.
Moi aussi, j’étais fort fatigué – surtout moralement d’ailleurs, car la carcasse,
pour l’instant, suit –, et ce séjour belge m’a fait beaucoup de bien, le point
d’orgue étant notre belle expédition à Spa chez la reine Marie-Henriette7.
Vive Hergé ! Vive Hercule Poirot ! Vive la Belgique !

Samedi 11 juin 2011.
10 h 23, à René S.
Je suis de plus en plus sensible à la beauté de la langue italienne et
simultanément j’ai de plus en plus de mal à lire, à entendre, le français appauvri,
fautif, qui s’écrit et se parle aujourd’hui. Sans parler de la monotonie de cet
accent toujours mis sur la dernière syllabe, des horribles adverbes en ment, des
sons an, on, ain. Les influences germaniques ont alourdi le français, en ont fait
une des langues les moins poétiques du monde, et qu’un Racine, un Baudelaire,
une Catherine Pozzi aient réussi à la rendre merveilleusement musicale est un
pur miracle. L’italien, lui aussi, a subi mille influences, mais sa source directe
demeure le latin, on y retrouve quasi inchangée la musique de Virgile et de
Properce, ainsi qu’un tas de mots latins (j’en cite quelques-uns dans Voici venir
le Fiancé) que le français, hélas, a perdus en route.
11 h 35, à René S.
Lundi, tu me diras ce que tu penses de l’affaire Strauss-Kahn (qui, à Naples,
faisait la une des journaux, bien que nous fussions en pleine campagne électorale
pour la mairie). C’est une affaire très curieuse, qui a pour mérite de mettre en
pleine lumière le rôle catastrophique joué par les ligues féministes américaines :
as-tu vu les femmes de chambre déchaînées insultant Strauss-Kahn qui se rendait
au tribunal ? Et une fois de plus l’intelligentsia parisienne fait montre d’une
lâcheté extraordinaire : pour ces pouffiasses surexcitées, messieurs les intellos
déroulent le tapis rouge. Ils ont tellement peur de se mettre les femmes à dos, ils
se feignent féministes, « anti-machistes », etc. Quelle bande de larves, de tourtes
molles !
13 h 59, à René S.
Je ne pense pas que *** et *** soient « modernistes ». Pour des filles de leur
âge, je les trouve plutôt à l’ancienne, et leur goût du latin, du grec, de l’histoire,
des beaux-arts est fort sympathique. En outre, elles n’ont pour l’instant aucun
amant chanteur de rock ou footballeur. Par les temps qui courent, c’est un bon
point.

Dimanche 12 juin 2011.
12 h 07, à Betty L.
La balance de la Taverne du Passage8, qui semble bloquée à 53 kilos, est en
effet la balance idéale, la seule qui devrait être autorisée !

Jeudi 16 juin 2011.
13 h 49, à Jacques C.
Malgré la douceur du climat, la clarté des beaux jours, cela ne va pas fort. Je
me sens décrépi, je n’ai plus d’énergie ni d’élan pour rien. La progressive (et
inéluctable) dégradation de la santé, les soucis d’argent, la sensation que j’ai déjà
trop vécu, trop aimé, trop écrit, et que l’avenir sera de plus en plus sombre,
ennuyeux, tout cela forme un ensemble qui me paralyse. Quelle horreur, la
vieillesse !

Vendredi 17 juin 2011.
11 h 04, à Anne T.
Avant-hier, le dermatologue a brûlé des taches de soleil qui risquaient d’être
dangereuses et je suis monstrueux, défiguré, tel M. Fenouillard quand il tombe
dans la fosse où les moustiques le dévorent. Je ne puis me présenter à toi dans
cet état, mais la semaine prochaine, oui, voyons-nous.

Mardi 21 juin 2011.
09 h 28, à Gilles M.
Je dis volontiers à mes proches – petites amies et amis – que je suis inquiet
pour l’avenir, et parfois je l’écris. Quand je fais de telles confidences je suis, cela
va de soi, sincère, mais, dans le secret de mon cœur, je persiste à être confiant en
ma bonne étoile, je sais qu’au pire moment surviendra l’événement salvateur.
Les deux sentiments – l’inquiétude et l’insouciance – cohabitent, soit
consciemment, soit inconsciemment.
Je te9 remercie de me remettre en mémoire les difficultés, les angoisses qui
ont quasi sans cesse traversé la vie de Casanova. Oui, cette pensée est d’une aide
puissante dans les moments difficiles, les temps de tristesse, de cafard.
Un point commun (sans parler des autres) entre Casanova et moi : nous avons
eu l’un et l’autre le temps de faire notre œuvre. Quand je songe aux livres que
j’ai publiés à ce jour, à ceux, inédits, dont les manuscrits sont en sécurité et
seront publiés un jour, je me dis que je n’ai pas vécu en vain, que, pour
reprendre la belle parole du Christ, j’ai fait fructifier mon talent, et cette certitude
est une source de sérénité, de joie. Quand viendra l’heure du Nunc dimittis
servum tuum, Domine, c’est paisiblement que mes yeux se fermeront.
Je suis content des bonnes nouvelles te concernant. « Ah ! les p’tites femmes
de Paris » est un air célèbre, mais il y a aussi les p’tites femmes de Bordeaux.
17 h 06, à Léo S.
J’ai pensé à toi hier en lisant dans le Corriere della Sera un article intitulé
« La Corsica prima del turismo ». Aujourd’hui, le tourisme de masse (nous
l’avons sur le dos partout – sauf en Afghanistan, en Libye et au Yémen où l’on
peut, semble-t-il, trouver des chambres d’hôtel assez facilement) assassine des
villes telles que Venise, Florence, Marrakech, Bangkok, naguère paradisiaques
et désormais envahies de troupeaux ahuris. Je pense néanmoins que la Corse
échappe à cette infortune et que dans ta thébaïde tu es fort tranquille. Certes, en
Corse, l’été, il y a du monde, mais cela reste raisonnable et, grâce aux dieux, une
bombinette éclate de temps à autre, faisant le vide. La situation est un peu
comparable à celle de Naples que sa mauvaise réputation préserve des hordes de
touristes que subissent la Toscane et la Vénétie.
J’espère que tu te reposes et que cet été corse va te donner de belles couleurs,
je veux dire : des couleurs qui ne sont pas parisiennes. Ici, tout le monde est
blafard, il pleut, le ciel est gris, les garçons de café grognons. Nous sommes
le 21 juin, jour de la fête de la musique, et, comme tous les 21 juin, il va tomber
des cordes. Lorsque j’étais petit, la cuisinière m’expliquait que, quand il pleut,
c’est le bon Dieu qui secoue sa salade. Je ne sais ce que notre ami Jack Lang a
fait au bon Dieu, mais celui-ci, depuis des années, choisit toujours la fête de la
musique pour secouer sa salade.
17 h 48, à Léo S.
Les médecins vous font peur, puis ils vous rassurent. Hier, au raout que
Bernard-Henri Lévy donnait pour l’inauguration du cinéma (refait à neuf) situé à
côté du Bonaparte, j’ai croisé ***. Depuis quatre ou cinq ans il était soigné pour
un Parkinson, il se bourrait de médicaments abrutissants, il se croyait mourant, et
il vient d’apprendre qu’il n’a rien et se porte comme le Pont-Neuf ! Cela m’a
surpris, mais c’est exactement ce qu’il m’a dit, mot pour mot. Il semblait très
sérieux. J’espère que ce n’est pas le champagne de Bernard qui l’a fait
extravaguer.

Jeudi 23 juin 2011.
23 h 06, à Nicolas J.
En 2011, la vie d’un écrivain libre (tout le contraire des hommes de lettres-
fonctionnaires) est périlleuse, chaotique, mais n’en a-t-il pas toujours été ainsi ?
Songez aux difficultés qu’ont connues Baudelaire et Nerval (deux noms, mais la
liste est, vous le savez, fort longue).
Si j’étais peintre et avais la notoriété que j’ai comme écrivain, je serais riche
car mes toiles se vendraient à des prix très élevés ; mais, pour un écrivain, c’est
différent : sa célébrité n’a aucun poids dans la balance ; ce qui compte, c’est le
nombre de livres vendus, ce sont les ventes. Que je sois un écrivain fameux,
qu’un gros ouvrage collectif qui m’est consacré vienne de paraître, mon éditeur
s’en fiche : ce qui importe à ses yeux, c’est le chiffre de mes ventes et, lorsqu’il
me signe un chèque, le montant de celui-ci est calculé à partir de ce chiffre. Or,
mes ventes sont faibles, elles ne sont absolument pas proportionnées à ma
notoriété. C’est bizarre, mais c’est ainsi.
L’essentiel est que mes livres soient de beaux livres, qu’en les écrivant j’aie
créé des œuvres de beauté, que j’aie quelques lectrices et lecteurs tels que vous.
Le reste est secondaire. Relisez la parabole des lis des champs chez saint
Matthieu. Tout y est.

Vendredi 24 juin 2011.
11 h 40, à Jacques L.
Hier, déjeunant avec une amie dans un restaurant ouzbek, j’ai pensé à vous :
on se serait cru au restaurant syldave du Sceptre d’Ottokar. Il ne manquait que le
ragoût de jeune chien !

Lundi 27 juin 2011.
07 h 20, à Loan L.
Tu es mariée (ou sur le point de l’être), mère de famille et, dans le texte que tu
as ajouté à ton courriel, tu fais même l’éloge de ton père ! Tout cela est très bien,
très respectable, mais si différent de la Loan que j’ai connue, aimée, de ma jeune
amante anarchiste en rupture avec sa famille. Oui, certes, nous pouvons nous
revoir, mais que nous dirons-nous ? Tu me parleras avec enthousiasme du
monsieur qui partage ta vie, comme tu le fais dans ce texte à la gloire de la
famille que tu as cru devoir m’adresser, et moi je te donnerai les titres de mes
livres parus depuis notre dernière rencontre. Soit, si cela te fait plaisir, mais je
crains que très vite ne s’installe entre nous un certain embarras.

Mercredi 29 juin 2011.
14 h 39, à Guillaume L.
Cette mésaventure est arrivée à au moins deux de mes jeunes amantes : Marie-
Élisabeth F. (qui m’inspira le personnage d’Anne-Geneviève) et Vanessa S. (qui
m’inspira celui d’Allegra), la première dans une librairie de la rue Rambuteau, la
seconde au Divan qui alors se trouvait à l’angle des rues Bonaparte et de
l’Abbaye. L’une avait seize ans, l’autre quatorze. La drôlerie du libraire refusant
de leur vendre un de mes livres résidait [dans le fait] que nous étions amants, ce
qu’elles se firent, l’une et l’autre, un malin plaisir à lui confier, et le vertueux
libraire en fut, dans les deux cas, outré !

1 Da ragazzino, a scuola, fu la lettura d’Orazio e Seneca a farmi scoprire il


fascino della dietetica. Poi, a quindici anni, l’incontro con Byron. Nel mio
secondo romanzo, Nous n’irons plus au Luxembourg, uscito nel 1972, detti
libero sfogo a questo pallino della dietetica al quale pure oggi rimango fedele. La
parola più giusta mai scritta è « L’uomo è ciò che mangia » di Feuerbach.
2 Solo le buone forchette e i buoni bicchieri hanno il ghiribizzo della dietetica !
Gli altri se ne fanno un baffo.
3 Diminutif de Jean-Toussaint Desanti.
4 Anacleto Verrecchia, Schopenhauer e la vispa Teresa, Donzelli editore, Roma,
2006.
5 Ben Laden.
6 Naples, Milan, Turin, Trieste, Cagliari, Novara, la gauche a administré une
sérieuse raclée à Berlusconi. Quelle défaite ! Pour Naples, je ne suis pas surpris.
Véronique et moi, nous avions perçu la popularité de De Magistris et, en ce qui
concerne Berlusconi, le ras-le-bol.
7 Cf. Monsieur le comte monte en ballon, Éditions Léo Scheer, 2012.
8 Un restaurant bruxellois où j’ai mes habitudes.
9 Lors de notre voyage à Spa sur les traces de mon aïeul au ballon, nous étions
passés, Gille M. et moi, du « vous » au « tu ».

CHAPITRE 7

Vendredi 1er juillet 2011.
09 h 52, à René S.
Je savais bien que cette boniche jouait à la victime pour avoir un maximum de
fric ! Je l’ai tout de suite dit, soutenu, et aujourd’hui je triomphe ! À poil, les
quakeresses ! Le cul nu, les ligueuses de vertu ! Strauss-Kahn président !
17 h 34, à Loan L.
Oui, ne nous fâchons pas, mon bel ange. J’ai, tu le sais, un sale caractère, je
suis soupe au lait, irascible, mais je me calme vite. Je repars pour l’Italie dans
quelques jours, mais en août je serai parisien. Voyons-nous alors.

Mardi 5 juillet 2011.
09 h 33, à Gilles M.
Que penses-tu de la petite salope qui, après huit ans de réflexion, décide de
porter bruyamment plainte contre un homme au moment même où celui-ci est
accablé de soucis judiciaires ? C’est de la dégueulasserie à l’état pur, et plus ça
va, plus Dominique Strauss-Kahn me devient sympathique.

Jeudi 7 juillet 2011.
16 h 19, à Martine L.
L’alternative est simple : ou l’on meurt jeune et, si j’ose m’exprimer ainsi, en
bonne santé, ou l’on vit très vieux, et alors on n’échappe pas aux acciacchi della
vecchiaia1. Laquelle des deux voies est la meilleure ? Les avis divergent sur ce
point, mais lorsqu’on est un créateur, comme nous le sommes, Verrecchia et
moi, et qu’on a une œuvre à accomplir, mieux vaut vivre vieux.

Vendredi 22 juillet 2011.
18 h 52, à Jean-François C.
Je rentre de Zagarolo, près de Rome, où j’ai séjourné chez un ami. C’est là-
bas que j’ai appris la mort de Tatoussia (Tatiana Morozov). Tatoussia fut l’un
des deux témoins de mon mariage à Londres en 1970. L’autre témoin, Olivier
Clément, est mort, Tatoussia est morte, celui qui avait célébré notre mariage, le
métropolite Antoine, est mort, et mon ex-femme, Tatiana, que je n’ai pas revue
depuis août 1973, c’est-à-dire depuis près de quarante ans, et que je ne
reconnaîtrais sans doute pas si je la croisais dans la rue, est pour moi encore plus
morte que ne le sont tous ces vrais morts.
La vie passe si vite, cher Jean-François ! C’est une allumette qu’on craque
dans la nuit.

Vendredi 29 juillet 2011.
18 h 43, à Clarisse C.-G.
Le lac Léman, le lac d’Annecy, quelle beauté ! C’est une des régions
d’Europe où je me sens le mieux. Je n’aime ni le froid, ni la neige, mais la
montagne en été, c’est vivifiant.
À Annecy, je me suis une nouvelle fois plongé dans la lecture de saint
François de Sales, un très grand écrivain français que j’admire ; dont le style et
la pensée m’enchantent.

Samedi 13 août 2011.
18 h 06, à Emmanuel P.
Quelle barbe, les douleurs physiques ! Je ne suis pas organisé pour être
malade et ne me supporte qu’en excellente santé. Un type qui a mon style de vie
doit être d’airain.

Lundi 22 août 2011.
11 h 30, à Jean-Jacques-Henri de ***.
Je ne sais ce que vous pensez des événements. Pour ma part, je suis consterné
par la naïveté de l’opinion occidentale qui se réjouit des succès des « rebelles »
dans le Mare Nostrum arabe : que ce soit en Égypte, en Lybie, en Syrie ou en
Tunisie – quatre pays que je connais bien – je crains fort que ce que les
imbéciles appellent « la chute des dictateurs » ne se transforme plus ou moins
rapidement en une victoire des islamistes, et une prise du pouvoir par les plus
excités parmi les intégristes mahométans. Certes, je souhaite me tromper, mais
hélas, en politique, je me trompe rarement.
12 h 04, à Giuliano F.
I più accaniti sostenitori dei sedicenti « ribelli » in Libia, Siria, Egitto,
Tunisia, sono il mio vecchio amico Bernard-Henri Lévy e il signor Ayman al-
Zawahiri. Il primo è del tutto innocuo. Il secondo, invece…2

Mardi 23 août 2011.
08 h 40, à Jean-Jacques-Henri de ***.
Il y a un Maurras que j’apprécie : le poète (voilà quelques années les éditions
Vrin avaient publié un très beau recueil de ses poésies), l’amoureux de la Grèce.
J’aime moins le polémiste haineux, excessivement agressif (et je vous rappelle
que son ami Barrès, dès les premières années du vingtième siècle, pensait la
même chose que moi sur ce point), le doctrinaire incapable de reconnaître la
moindre qualité à ses adversaires, sa haine imbécile de tout ce qui était allemand,
russe, sa conviction qu’au-delà du Rhin commençait la barbarie.

Mercredi 24 août 2011.
14 h 03, à John Jefferson S.
J’aime beaucoup les photos. Les textes, un peu moins, sans doute parce que je
ne suis pas un vrai intello parisien. Tout cela est trop conceptuel pour mon goût.
Je ne suis pas un cérébral. L’amour, la sensualité, le plaisir jouent un rôle
d’importance dans ma vie et dans mes livres, mais lorsque j’en écris je tâche à
faire mienne la prière de Tolstoï : « Seigneur, donne-moi la simplicité du style. »

Lundi 29 août 2011.
10 h 01, à Benoît G.
Ce qui nous rend les séjours à l’étranger si agréables, c’est que nous n’y
emportons pas avec nous les soucis et les petites corvées de la vie quotidienne,
nous y sommes insouciants, nous nous y sentons, à tort ou à raison,
invulnérables. Lorsque, de retour à notre domicile officiel, nous trouvons dans le
courrier la note d’électricité à payer et autres tracas, nous sommes pris d’une
soudaine crise de cafard, voire d’angoisse, nous avons le sentiment que la
Société, à laquelle nous avions un moment échappé, nous rattrape. Dieu merci,
cela ne dure pas. En tout cas, nous ne devons pas permettre que cela dure, nous
devons nous secouer, nous redresser, et aller de l’avant avec le sourire.
10 h 27, à Emmanuel P.
À Zagarolo, comme nous parlions de la maçonnerie, tu m’avais expliqué
qu’en France le Grand Orient et la Grande Loge s’ignoraient au réciproque. Cela
ne semble pas être le cas en Italie, puisque j’apprends que la Grande Loggia e il
Grande Oriente viennent d’organiser ensemble un colloque sur Cagliostro à San
Leo où est mort en prison, condamné pour hérésie par le tribunal de
l’Inquisition, le fameux alchimiste ami de Casanova.
14 h 09, à Giuliano F.
Je rappelle au père Andrea Bosio, recteur de Pietracula, que Giacomo
Casanova fut franc-maçon, ami de Cagliostro et simultanément un fils
affectionné de l’Église catholique romaine. En 2011, diaboliser Cagliostro me
semble aussi absurde qu’excommunier Harry Potter. Sans les mages, la vie serait
ennuyeuse à l’extrême3.

Mardi 30 août 2011.
16 h 57, à Marie-Agnès B.
Je sors de chez le maire4. Nous avons bu un café dans son beau bureau
ensoleillé, beaucoup parlé : de François Mitterrand, de la piscine Deligny, de
Paris, de lui, de moi. C’était à la fois formel et décontracté, amical et mondain.
La fonction est toujours impressionnante et, si anarchiste que je sois, elle
m’impressionne, moi aussi : ce décor, ces policiers, ces huissiers, ce protocole,
tout cela ne met pas nécessairement à l’aise pour une conversation à bâtons
rompus. Que ce soit à l’Élysée, au Conseil constitutionnel ou à l’Hôtel de Ville,
c’est la même sensation d’être un simple individu face à la puissance de l’État.

Lundi 5 septembre 2011.
17 h 54, à Véronique B.
[À New York] elles scandaient « Shame ! Shame ! » ou un truc de ce genre.
Hier, place des Vosges, si j’en crois les journaux italiens, il a été accueilli par
des cris de sympathie, « Bonne chance ! », « Nous vous aimons ! », « Vive
Dominique ! », mais aussi par des cris hostiles du genre « Ignoble gros lard, fais-
toi soigner, mais hors de France, ici tu n’as plus ta place ! ». Tu le vois, les avis
sont variés.

Mardi 6 septembre 2011.
10 h 49, à Marie ***.
Je viens de lire ton ahurissant émile. Je n’y pige que couic. Que diable aurais-
tu à me pardonner ? Quand ai-je été désagréable ? Ce n’est pas moi qui ai rompu
brusquement, cruellement, c’est toi. Ce n’est pas toi qui as fait l’effort de
surmonter cette rupture, de l’accepter, si douloureuse soit-elle, et de transformer
cet amour en amitié fidèle, c’est moi. Ce n’est pas toi qui as fait publier le
premier livre de ton ex, puis lui as consacré un article enthousiaste, c’est moi.
Depuis notre rupture, j’ai toujours voulu être, j’ai toujours été, un ami tendre,
affectionné, attentif, présent. Je ne comprends rien à tes reproches. Je ne vois
qu’une explication, fort triste et décevante : on t’aura convaincue que je suis un
personnage scandaleux, compromettant, et que rester proche de moi pourrait
nuire à ta carrière. Oui, tout cela est bien décevant, bien triste.

Mercredi 7 septembre 2011.
00 h 22, à Julie d’H.
Je n’ai pas vu le nouvel Almodovar (et n’ai pas très envie de le voir,
Almodovar n’est pas ma tasse de thé). En revanche, j’ai vu Habemus papam à
Naples au mois de mai. C’est intelligent, tendre, ironique, comme toujours
Moretti et, n’en déplaise aux bouffeurs de curé, pas du tout anticlérical au sens
bête du terme.

Vendredi 9 septembre 2011.
16 h 33, à François D.
Si vous avez Le Taureau de Phalaris dans votre bibliothèque, relisez le mot
« Chasse », vous verrez que j’ai beaucoup chassé à courre dans ma jeunesse ;
mais je ne pratique pas la chasse au fusil et ne l’aime guère. Cela dit, le goût de
la chasse et celui du gibier ne sont pas des synonymes. J’ai connu un chasseur
passionné qui était végétarien.

La suite de votre émile me surprend fort : un lecteur de Casanova et de
Matzneff qui n’aime pas le gibier ! Un lecteur de Casanova et de Matzneff qui
ne guette pas l’ouverture de la chasse pour savourer faisans, perdreaux, lièvres,
c’est à peine croyable. Surtout lorsqu’on a la chance de vivre à Bruxelles, une
ville où le gibier est beaucoup plus courant et moins cher qu’à Paris.

Mardi 13 septembre 2011.
14 h 34, à René S.
Les États-Unis et Israël ont toujours – jusqu’à une date récente – préféré les
islamistes aux nationalistes arabes. Si nous avons tant de barbus fanatiques,
surexcités, dans le monde arabe, nous le devons aux Américains et aux Israéliens
qui les ont encouragés, financés, croyant ainsi diviser le nationalisme arabe,
l’affaiblir. En Afghanistan, ce sont les Américains qui, à l’époque de la guerre
contre la Russie, ont quasi inventé Ben Laden et les talibans ; en Palestine, ce
sont les Israéliens qui ont soutenu les extrémistes islamistes contre les
nationalistes chrétiens et musulmans modérés qui désiraient créer un État laïc,
une Palestine non confessionnelle. En Syrie et en Irak, le parti au pouvoir, le
Baas, fondé par un chrétien (orthodoxe, comme bibi), Michel Aflak, était (pour
l’Irak), est (pour la Syrie, mais peut-être plus pour longtemps) un pouvoir laïc ;
la Constitution, une constitution laïque. On parle volontiers de la révolte
réprimée dans le sang par le président Hafez el-Assad voilà quelques années,
mais on oublie de dire que la révolte avait pour origine son refus d’introduire la
religion mahométane dans la Constitution.
Son fils écrase la révolte de manière inadmissible, je te l’accorde ; mais
lorsque les Alaouites au pouvoir, tolérants, laïcs, seront remplacés par des
intégristes barbus surexcités, on verra la tête que feront les Amerloques et leurs
amis israéliens. C’est bien de jouer les apprentis sorciers, mais parfois ça tourne
mal.

Vendredi 16 septembre 2011.
15 h 59, à Michel M.
Le jugement condamnant Patrick Poivre d’Arvor pour avoir, dans un roman,
utilisé des lettres qu’il avait reçues, c’est toute une tradition du roman épistolaire
qui est ici assassinée. Le premier tome de la série des Jeunes filles est quasi
entièrement composé de lettres écrites par ses lectrices à Montherlant. Non
seulement aucune de ces jeunes femmes ne songea à s’en plaindre, elles en
furent au contraire très fières et donnaient des interviews où elles se flattaient
d’avoir servi de modèles au Maître : « Solange Dandillot, c’est moi ! », « Andrée
Hacquebaut, c’est moi ! », etc.
Je plains les jeunes gens qui entrent aujourd’hui dans la vie littéraire : ils ont
les ailes coupées avant même d’avoir commencé à voler.
21 h 05, à Emmanuel P.
Rien que du beau linge, certes, mais je suis désolé, n’ayant jamais reçu le
moindre prix littéraire, ni grand, ni petit, je suis las de ces invitations à venir voir
couronner les autres. Je hais les jurys de prix littéraires, les prix littéraires, ceux
qui les distribuent, ceux qui les reçoivent, bref je chie sur le milieu littéraire, je
n’en ai rien à foutre.

Dimanche 25 septembre 2011.
11 h 48, à René S.
Jadis ou naguère, vaste question ! Tacite écrit que quinze ans est une longue
période dans la vie d’un homme, et, si l’on suit Tacite, on devrait donc
considérer qu’au-delà de quinze années nous sommes déjà dans le jadis. Soit,
mais quinze ans, c’est aussi très court et peut sembler naguère. Cela dépend du
point de vue où l’on se place et des événements du passé auxquels on songe…
De toute manière, jadis ou naguère, une seule certitude : « Fugit irreparabile
tempus5 ».
Lundi 26 septembre 2011.
08 h 04, à Serge Z.
Merci de ton mot. Oui, je l’avoue, les invectives de cette personne à la sortie
de l’église, et quasiment dans l’église, m’ont été fort désagréables. Quand je vais
(cela m’arrive parfois) à Daru ou à Saint-Serge, je suis habitué à ce que certains
vieux amis me fassent la gueule, tournent ostensiblement la tête pour n’avoir pas
à me saluer, mais des hurlements tels que ceux de ***, oui, c’est la première fois
que cela m’arrive dans une église. Cela dit, elle a déclaré entre deux insultes que,
jeune, elle était amoureuse de moi. Voilà qui est flatteur, mais elle devait être
alors fort timide et réservée car je ne m’en étais jamais aperçu.

1 Les infirmités de la vieillesse.


2 Les partisans les plus acharnés des prétendus « rebelles » de Libye, Syrie,
Égypte, Tunisie sont mon vieil ami Bernard-Henri Lévy et le sieur Ayman-al-
Zawahiri. Le premier est totalement inoffensif. Le second, en revanche…
3 Ricordo a don Andrea Bosio, parocco di Pietracula, che Giacomo Casanova fu
massone, amico di Cagliostro e, nelle stesso tempo, un figlio affezionato di
Santa Romana Chiesa. Nel 2011, demonizzare Cagliostro mi sembra così
assurdo come scomunicare Harry Potter. Senza i maghi, la vita sarebbe
oltremodo noiosa.
4 Le maire de Paris, Bertrand Delanoë.
5 Virgile, Géorgiques, III, 284.

CHAPITRE 8

Jeudi 6 octobre 2011.
18 h 59, à René S.
Aux États-Unis, la quakeresse Sarah Palin, extraordinairement bête et
méchante, renonce à se présenter à la prochaine élection présidentielle. Si notre
quakeresse et reine des connes, la ***, pouvait en faire autant, et disparaître de
la face de la Terre, quel soulagement !

Lundi 10 octobre 2011.
10 h 41, à Maud V.
J’espère avoir été dans ta vie autre chose qu’une « parenthèse enchantée ».
Pourquoi diable baptises-tu « parenthèse enchantée » dix années de ta vie ?
11 h 08, à Giuliano F.
En Égypte, églises brûlées, chrétiens assassinés, en Tunisie, le siège de la
télévision pris d’assaut, en Libye, le Livre vert de Kadhafi brûlé sur le bûcher,
les islamistes surexcités sont en pleine action. Cependant, le président Sarkozy,
avec sa naïveté démesurée, persiste à les tenir pour des laïcs épris de démocratie
à la mode occidentale. Pauvre France1 !

Vendredi 21 octobre 2011.
20 h 21, à Madeleine G.-N.
J’espère que vous vous portez bien. Moi, ça va, mais je suis écœuré par la
boucherie abjecte que fut l’assassinat de Kadhafi et plus encore par le lâche,
indécent enthousiasme avec lequel la presse française l’accueille. Les journaux
italiens, eux, ont plus de dignité.

Lundi 24 octobre 2011.
11 h 17, à Giuliano F.
Au nez et à la barbe de Nicolas Sarkozy, qui nous le présentait comme un
homme des Lumières, Mustafa Abdel Jalil, président du Conseil national libyen,
abroge les lois laïques, modernes, établies par Kadhafi, et annonce que la charia,
la loi islamique, règlera désormais la vie du pays. Quelle gifle à la France !
Cependant, le petit Nicolas, impavide, persiste à donner des conseils à
l’Allemagne, à l’Italie, à l’Angleterre, et j’en oublie. Est-il infatigable ou
mégalomane2 ?

Vendredi 28 octobre 2012.
14 h 02, à Benoît G.
Le cœur battant, je me suis rendu à la projection du film que Steven Spielberg
a tiré des Aventures de Tintin ; et durant toute la séance mon cœur n’a pas cessé
de battre la chamade, tant j’étais ému et heureux. Flaubert refusait les projets
d’éditions illustrées de Madame Bovary, car, expliquait-il, chacun se fait sa
propre idée d’Emma et demander à un illustrateur de la représenter serait porter
atteinte à la rêverie des lecteurs du roman, mutiler leur imagination. C’est à cette
remarque de Flaubert que j’avais pensé en voyant les précédents films inspirés
par l’œuvre d’Hergé : j’étais comme ce petit garçon qui, à propos de l’un d’eux,
exprimait le regret que les personnages n’eussent pas la même voix que dans les
albums.
Rien de tel avec Le Secret de la Licorne de Spielberg. Dès les premières
images j’ai retrouvé le monde d’Hergé, les émotions qui sont les miennes chaque
fois que j’ouvre un album et en relis quelques pages sues par cœur depuis mon
enfance, mais où, à chaque lecture, je découvre quelque chose de neuf ; j’ai été
heureux de cette intelligente harmonie qui unit Spielberg à Hergé et lui permet
de transmettre à l’écran son univers avec tant de justesse ; j’ai bu du petit lait aux
nombreux clins d’œil que Spielberg nous adresse, à nous, les passionnés
tintinophiles ; j’ai été très fier de ce que Spielberg eût exaucé la prière que, dans
Le Sabre de Didi, j’adresse à Hergé, « Ne déculottez pas Tintin ! », et rendu à
celui-ci ses célèbres culottes de golf ; surtout, je n’ai pas cessé, durant la
projection, de penser à mon cher ami Georges Remi3 et à la joie qui, s’il avait pu
voir ce film, aurait été la sienne.
18 h 28, à Benoît G.
Certes, je suis de votre avis, le combat dans le port est trop long, trop
extravagant, et tout cet anglais déroute, mais dans mon bref émile je n’ai voulu
dire que mon bonheur.
Une amie m’a fait lire une critique particulièrement agressive et débile dans
***. J’espère que la critique parisienne, dans son ensemble, sera plus
chaleureuse. Vous me direz ça, je ne lis jamais la presse française.

Mercredi 2 novembre 2011.
14 h 05, à Benoît G.
Ces journalistes aveugles n’ont pas réagi lorsque les barbus ont brûlé le Livre
vert de Kadhafi ; aujourd’hui, c’est la rédaction de Charlie-Hebdo qui a brûlé.
Peut-être cela va-t-il leur ouvrir les yeux.
Je suis impatient de lire le nouveau numéro de Doryphores. En ce qui
concerne la version française de Spielberg, l’avez-vous vue ? Est-elle correcte ?
Je me méfie beaucoup des doublages français. Les voix sont souvent d’une
effrayante vulgarité, avec accent « beur » obligatoire, pour faire « djeun’s ».

Vendredi 4 novembre 2011.
22 h 25, à Véra S.
Que pensez-vous de la manière dont le couple Merkel-Sarkozy humilie les
Grecs ? Aujourd’hui, les Grecs, demain, les Italiens. Cette Europe de Bruxelles
obsédée par le fric est vraiment une horreur. Et les imbéciles, basses flatteries
dont Sarkozy inonde Obama, son délirant éloge des États-Unis. Et il ose se
prétendre gaulliste ! C’est une honte. Vive la drachme !

Dimanche 6 novembre 2011.
17 h 38, à Pascale F.
Voici ce qu’écrit à Mme d’Épinay un de mes auteurs de prédilection, l’abbé
Galiani, le 16 juillet 1774, apprenant que le jeune roi Louis XVI, à peine monté
sur le trône, supprime une grande partie de la meute royale :
« Si le nouveau roi est économe, il aura les trois quarts des vertus propres à la
guérison de la France, et l’on verra la poule au pot. Mais je crains qu’on ne lui
ait montré la lésine, et fait ignorer l’économie. J’apprends qu’il réforme des
chiens courants, et je vois qu’il garde la Corse ; il fallait réformer la Corse et
garder les chiens. La Corse est la plus grosse folie faite par M. de Choiseul, et la
plus fatale à la France. Attendez, et vous verrez. »
C’est Nietzsche qui, dans mon adolescence, m’a donné envie de lire Galiani,
qu’il adorait. Moi aussi, je l’adore. Il est avec Casanova l’un des deux Italiens du
dix-huitième siècle qui écrivent le français le plus savoureux, ont l’esprit le plus
libre.

Lundi 7 novembre 2011.
14 h 57, à Pascale F.
Que Nietzsche, né en 1844, admirât Napoléon Bonaparte, mort en 1821, il n’y
a là rien qui étonne : le souvenir du malheur s’estompe, l’ivresse de la légende
s’augmente. Ce qui pourrait plus légitimement vous surprendre, c’est que des
contemporains – témoins vivants du bain de sang que furent les guerres
napoléoniennes –, un Stendhal, un Goethe, un Byron, fussent, eux aussi, ses
fervents admirateurs. Même ses ennemis – je pense au pamphlet peu honorable
De Buonaparte et des Bourbons, et je dis peu honorable car on ne se grandit pas
à piétiner un ennemi vaincu –, lorsque l’empereur est exilé à Sainte-Hélène, et à
l’annonce de sa mort, ne résistent pas au besoin de lui rendre hommage et je
vous renvoie aux pages superbes que Chateaubriand, peut-être secrètement
honteux de son indigne libelle et désireux de se racheter, lui consacre dans
Mémoires d’outre-tombe.
En ce qui regarde l’abbé Galiani, vous pouvez certes le lire en bibliothèque,
mais je vous conseille de faire l’effort de chercher chez les libraires de livres
anciens un exemplaire de ses Lettres à Mme d’Épinay et, quand le libraire vous
l’aura déniché, de l’emporter, serré sur votre cœur, tel un trésor. Ce n’est pas un
livre à consulter en bibliothèque, mais un livre à avoir chez soi, sur sa table de
chevet, comme le sont tous les livres essentiels.
16 h 01, à Helmut W.
Avez-vous vu l’Italie submergée par les inondations, en particulier Gênes ?
Un tel spectacle, qui rappelle le désastre de Florence et de Venise en 1966,
ombrage le cœur.

Mardi 8 novembre 2011.
15 h 49, à Anne-Lucie B.
L’allusion à mes « ouvrages tant décriés » est claire, ils vont m’interroger sur
les thèmes qui, dans mon journal intime, font scandale, cela seul les intéresse ;
en outre, ce n’est pas du direct, ils peuvent, au montage, couper, trafiquer, me
faire dire ce qu’ils veulent. Souvenez-vous des zozos qui m’avaient interviewé
en 1993 dans le jardin de Gallimard, lors de la sortie de La Prunelle de mes yeux.
J’avais parlé du sujet du livre, qui est l’amour fou que j’ai vécu avec Vanessa S.
et, lorsque l’émission est passée à la télé, le montage était fait de telle sorte que
j’avais l’air de parler de prostituées mineures de Bangkok, d’être dans le jardin
de mon hôtel particulier, bref un richissime et cynique débauché. Émission qui
m’avait valu d’être insulté dans l’autobus, au restaurant, et même assommé dans
la rue par un grand costaud. Merci bien.
Demandez à Pascale4 ce qu’elle en pense, mais je crois que je ferais bien de
refuser. Je ne veux pas que mon travail d’écrivain soit, une fois de plus, réduit à
des histoires de culottes Petit Bateau.

Jeudi 10 novembre 2011.
10 h 50, à Pierre-Guillaume de R.
Je vais te poster la liste des bons et des mauvais glucides. Gayelord Hauser
l’écrivait dans les années 30 du siècle dernier, les hydrates de carbone, autrement
dit les sucres, sont pour la santé des ennemis beaucoup plus redoutables que les
lipides, autrement dit les graisses. Aujourd’hui, les diététiciens reprennent à leur
compte ces observations, réhabilitent les graisses et dénoncent les méfaits du
sucre.
Le sucre qu’on met dans le café, celui des desserts, mais aussi celui de
l’alcool, celui des féculents (pain, pommes de terre, riz, pâtes). Une tranche de
pain noir ou de pain complet au petit déjeuner, c’est bien, un plat de pâtes de
temps à autre, ma non troppo. Et je te rappelle ce que la comtesse Grancéola
explique à Dulaurier : le pain blanc, le sucre blanc et le riz blanc n’ont aucune
valeur nutritive, ils n’ont que des inconvénients.

Samedi 12 novembre 2011.
20 h 54, à Thierry G.
Oui, j’étais au courant de ton mariage avec la belle Haïcha. Saddam Hussein
me l’avait appris à Bagdad, un jour où nous vidions à ta santé une bouteille de
Thibar rouge.

Lundi 14 novembre 2012.
20 h 43, à Frank L.
Marie-Agnès est une nouvelle fois repartie pour de longues vacances avec
« l’autre ». Je suis dans la même situation qu’à la fin des Carnets noirs 2007-
2008, quand, à cause d’un tel voyage, je décidai de rompre. Cette fois-ci je ne
romprai pas, car j’étais trop malheureux durant les mois que dura notre fausse
rupture, je souffrais trop de ne plus la voir, mais cela m’enrage semblablement.
Elle ne cède sur rien, elle n’a jamais cédé sur rien : c’est à prendre ou à laisser.
Si je n’avais pas fait le premier pas, nous ne nous serions jamais revus. Situation
douloureuse, humiliante, mais je ne suis pas en état de me battre, la bataille
serait d’ailleurs perdue d’avance. Si elle devait choisir l’un de nous, elle
choisirait l’autre, qui représente le sérieux, la sécurité, la vie bourgeoise. Moi, je
ne fais pas le poids. Puisque je ne veux pas la perdre, il ne me reste donc qu’à
accepter, Sustine et abstine, comme nous l’enseignent nos bons maîtres
stoïciens, mais cela me rend triste à l’extrême.

Mardi 15 novembre 2012.
17 h 58, à Véronique B.
Répondre à ta question est difficile. Si je devais choisir deux poèmes des
Fleurs du mal, sans doute les choisirais-je parmi ceux-ci : « Une charogne »
(peut-être à cause des quatre derniers vers), « La vie antérieure », « Le serpent
qui danse », « La mort des amants », « L’invitation au voyage »,
« Réversibilité », « Don Juan aux enfers », « Delphine et Hippolyte ». C’est peu,
très et trop peu, mais n’en choisir que deux parmi ces huit serait proprement
déchirant. J’en suis incapable.
Tout à l’heure, vernissage de l’exposition consacrée al nostro caro Giacomo !

Mercredi 16 novembre 2011.
17 h 58, à Véronique B.
L’exposition, contessina mia ? Pour nous, passionnés de Casanova, très
émouvante. Petite, mais bien construite. Manuscrits, lettres, portraits, objets. En
outre, pédagogique, à l’intention des visiteurs qui ne connaissent ni Casanova ni
le dix-huitième siècle. Grands placards d’explications, de détails sur l’époque, la
vie de notre Giacomo, etc. Parmi les lettres, la lettre de rupture de Manon
Belletti à Casanova que j’évoque au premier chapitre d’Ivre du vin perdu5. Le
catalogue coûte 49 euros, il est beau, très lourd et d’un format incommode. Si
cela te fait plaisir je t’en offrirai un à Noël, mais je ne l’apporterai pas à Naples,
il est trop pondéreux.
Après le vernissage de l’exposition Casanova, visite privée de la collection
Stein au Grand-Palais : captivante. Renoir (un exquis Chapeau épinglé), Matisse
(le célèbre Thé dans le jardin), Picasso (son portrait de Gertrude Stein m’a fait
une forte impression), un étonnant Balthus (Le Spahi et son cheval), bref une
époustouflante exposition à visiter absolument.
Demain, je vois le grand ponte à l’hôpital. Je me sens bien et j’ai confiance.
20 h 17, à Pierre N.
Amiens ! J’y ai eu une jeune amante, Sophie, elle était, comme moi, d’origine
russe, et avait dix-sept ans. J’en garde un souvenir tendre, comme je garde un
souvenir très fort de la cathédrale d’Amiens, beaucoup plus impressionnante,
selon moi, que Notre-Dame de Paris, pour des raisons que je vous dirai de vive
voix quand nous nous verrons.

Lundi 21 novembre 2011.
09 h 22, à Jacques L.
Merci de ce délicieux déjeuner à l’ex-Chez Toutoune. Ce fut un moment
d’amitié et de bonne chère au cours duquel, une nouvelle fois, j’eus conscience
du degré auquel Georges Remi me manque. Il y a des amis disparus auxquels on
pense souvent mais qui ne nous manquent pas vraiment ; et il y a ceux, très rares,
dont la mort est une mutilation sans remède. Comme Georges aurait été content
d’être avec nous mardi dernier à cette bonne table d’Itinéraires ! Comme nous
aurions été heureux qu’il fût avec nous !

Samedi 3 décembre 2011.
16 h 14, à Julie d’H.
Ce matin, obsèques de Georges Daix. Très belle messe funèbre à l’église du
Val-de-Grâce (où certain Noël de guerre m’inspira jadis un poème6) : moines,
chœur d’hommes, un soprano qui a chanté le Magnificat, et pour finir
l’assemblée entière a chanté le Salve Regina dont, bien que mon passé d’écolier
à Gerson et à Saint-Louis-de-Gonzague soit lointain, je connais encore les
paroles quasi par cœur. Ah ! l’Église romaine a parfois du bon !

Dimanche 4 décembre 2011.
11 h 28, à Michel M.
L’Histoire, c’est comme la marée : ça monte, ça descend. Un éternel jeu de
bascule. Cela dit, quand quelque chose est vraiment détruit, sa résurrection
semble parfois impossible. Ainsi, par exemple, quand on entend le français qui
se parle dans la rue, à la radio, qui s’écrit, on peut raisonnablement penser que
l’assassinat de notre langue est irrémédiable, que nous sommes, nous qui
l’écrivons et la parlons, des dinosaures en voie de disparition.
Tu as vu le triomphe des Frères musulmans et des salafistes en Égypte ! Celui
des islamistes en Tunisie et au Maroc ! Ah ! ils ont bonne mine les aveugles
chantres du « printemps arabe » ! Pourtant, nous n’avons pas eu, nous, grand
mérite à jouer le rôle de l’« inutile Cassandre » et à être lucides, tant c’était
évident, criant. Quelle farce ! Mais j’ai des amis coptes et je suis triste pour eux,
car le monde copte est l’héritier direct de l’Égypte pharaonique, et quand il sera
broyé par l’imbécillité, la désertification mahométane, la planète sera
irrémédiablement enlaidie, appauvrie. Nous avançons à grands pas vers la
crétinisation générale.
Sursum corda, néanmoins. Ne nous laissons pas assombrir par les
événements.

Jeudi 8 décembre 2011.
10 h 47, à Bernard D. et Michel F.
J’espère qu’hier vous avez vu le Don Giovanni dirigé par Barenboim à la
Scala nuova di zecca, soit en direct à 18 heures sur Rai 5, soit en différé
à 20 h 15 sur Arte. Quel beau moment ! Quelle surprenante mise en scène ! Et le
coup de théâtre final où, alla faccia di7 Mozart e Da Ponte, Robert Carsen, le
metteur en scène, fait revenir des enfers Don Juan, victorieux, désinvolte, plus
insolent que jamais, et y précipite les bourgeois moralisateurs que ses mauvaises
mœurs scandalisaient. Je ne connaissais pas le baryton suédois, Peter Mattei,
certes moins beau et aristocratique que Ruggiero Raimondi dans le film de
Losey, mais à la voix superbe. Magnifiques voix aussi, celles d’Anna Netrebko
(Donna Anna) et de Bryn Terfel (Leporello). Si vous avez vu ce Don Giovanni,
nous en parlerons, je suis impatient de connaître votre sentiment. Je suis aussi
impatient de vous revoir, d’être à Naples. Vivement Noël !
20 h 49, à Frank L.
Parce que je vois à la télévision un reportage sur la nuit de la Lumière que
s’apprête à vivre Lyon, je pense à vous en ce jour de l’Immacolata qui est à
Naples l’occasion de réjouissances d’une ferveur inouïe ; qui est en outre le jour
anniversaire de Marie-Agnès. Elle vient dîner chez moi ce soir, je l’attends, j’ai
préparé un bon repas : foie gras, poulet rôti, roquefort Carles, une petite bûche
de Noël avec une bougie, et une sublime bouteille de Volnay premier cru Les
Caillerets qui date de l’année de notre rencontre.
21 h 01, à Emmanuel P.
Bravo encore pour ton succès. Le Conseil de l’Ordre, ça c’est chic ! C’est
l’Académie française des avocats, ce qui n’empêche nullement ceux-ci d’atterrir
un jour quai Conti… Je te fais confiance, l’habit vert t’ira aussi bien que ta robe
noire.

Dimanche 18 décembre 2011.
12 h 43, à Véronique B.
Il film musicale su Napoli che ti ho accennato si chiama Carosello napoletano.
Un film d’Alfredo Giannini girato nel 1953. Forse esiste un dvd. Se fosse,
compralo senz’altro, è una chicca.
Non vedo l’ora di essere con te a Napoli. Forse il mio ultimo Natale : devo
godermelo8.

Lundi 19 décembre 2011.
10 h 47, à Roland S.
Lors d’un déjeuner avec Nathalie Rheims et Léo Scheer, vendredi dernier, j’ai
appris avec joie que celui-ci s’apprêtait à rééditer La Beauté du métis. Oui, je
m’en réjouis, car c’est un des meilleurs livres de Guy9. Peut-être te rappelles-tu
que je lui consacre un chapitre entier dans Vous avez dit métèque ?.

Mardi 20 décembre 2011.
11 h 46, à Patrice L.
Les deux émissions que vous citez, « À voix nue » et « Le bon plaisir », sont
en effet, si ma mémoire ne me trahit pas, les deux plus importantes que la radio
d’État m’ait consacrées. Elles ne sont pas disponibles sur mon site ? J’avoue que
je l’ignorais. Vous me parlez de Renaud Camus, mais l’ami Renaud est un
passionné d’informatique (il écrit son journal intime directement sur
l’ordinateur !!!), il jongle avec aisance avec le web, et en outre il s’occupe de
son œuvre à plein temps, il la défend bec et ongles, il a un réseau de soutiens, au
lieu que moi c’est l’exact contraire : je n’ai aucun goût pour Internet et, par
ailleurs, j’écris mes livres, je les publie, punto e basta. Je suis incapable de faire
ma propre promotion, de m’occuper de l’intendance. J’ai tort, assurément, mais
c’est ainsi.
Un lecteur m’a écrit la semaine dernière qu’il était scandalisé par la notice sur
moi dans un truc nommé Wikipédia (des tartines sur mes prétendues mauvaises
mœurs), mais je me suis désabonné de l’Argus de la Presse pour ne plus savoir
ce qui s’écrit de moi dans les journaux, ce n’est pas pour lire ce qui s’écrit de
moi aux sites d’Internet ! Je laisse à ceux qui m’aiment le soin de me défendre,
de rectifier les erreurs. Moi, par tempérament et philosophie, je m’en tiens à la
formule de mes maîtres stoïques : Sustine et abstine.

Mercredi 21 décembre 2011.
11 h 22, à Gilda D.
Lorsque quelqu’un se conduit mal avec une personne, au lieu de se repentir de
sa mauvaise action, il croit devoir, en outre, se brouiller avec la personne en
question, ou continuer de se conduire mal avec elle, afin de garder bonne
conscience, comme si le tort était du côté de cette personne, non du sien.
Ah ! le désir de bonne conscience ! Les gens n’aiment pas avoir des remords.
Moi, c’est le contraire : j’aime mes remords, mes regrets, ils nourrissent mon
inspiration poétique et romanesque, ils empêchent mon cœur de se durcir, ils
maintiennent intacte, juvénile, ma sensibilité.

Vendredi 30 décembre 2011.
15 h 07, à Giuliano F.
A Parigi, per Natale, due rilevanti teatri hanno inscenato commedie
anticristiane : bestemmie che fanno vomitare, scrittori da strapazzo, una
vergogna (e una viltà : questi signori radical-chic non oserebbero mai
rappresentare il Maometto di Voltaire, avrebbero paura di essere sgozzati). Che
gioia, scappare alla volgarità dei mangiapreti parigini e trascorrere le feste
natalizie a Napoli, une città che celebra il Natale come si deve. Canti di Natale
dappertutto, messa di mezzanotte e, dulcis in fundo, al Teatro Trianon,
l’incantevole spettacolo del grande Peppe Barra, La Cantata dei pastori. Viva
Napoli ! Viva l’Italia10 !

1 In Egitto, chiese bruciate, cristiani ammazzati, in Tunisia, tivù presa d’assalto,


in Libia, il Libro verde di Gheddafi bruciato sul rogo, gli islamisti sovreccitati
sono in piena azione. Però il presidente Sarkozy, con la sua ingenuità
megagalattica, persiste a ritenerli dei laici invaghiti di democrazia
all’occidentale. Povera Francia !
2 Alla faccia di Nicolas Sarkozy chi lo reputava illuminista, Mustafa Abdel Jalil,
presidente del Consiglio nazionale libico, cancella le legge laiche, moderne,
stabilite da Ghedaffi, e annuncia che la Sharia, la legge islamica, regolerà la vita
del paese. Che schiaffo alla Francia ! Ciononostante, il petit Nicolas, impavido,
continua a dare consigli alla Germania, all’Italia, all’Inghilttera, e chi più ne ha
più ne metta. Instancabilità o megalopischia ?
3 Hergé.
4 Pascale Richard, mon attachée de presse chez Gallimard.
5 Lors de ma seconde visite de l’exposition, avec Véronique B., je me suis rendu
compte de mon erreur : la lettre exposée de Marion Belletti n’était pas sa lettre
de rupture, mais une de ses lettres d’amour fou.
6 « Val de Grâce », recueilli dans Douze poèmes pour Francesca.
7 Au nez et à la barbe de.
8 Le film musical sur Naples dont je t’ai parlé s’intitule Carosello napoletano.
Un film d’Alfredo Giannini tourné en 1953. Peut-être existe-t-il en dvd. Si oui,
achète-le, c’est un bijou. Je suis impatient de te retrouver à Naples pour Noël.
Peut-être mon dernier Noël : je dois en jouir à fond.
9 Guy Hocquenghem.
10 À Paris, pour Noël, dans deux importants théâtres, ont été représentées des
pièces antichrétiennes : blasphèmes répugnants, écrivains de merde. C’est
honteux, et surtout lâche car ces messieurs de la gauche caviar n’oseraient
jamais mettre en scène le Mahomet de Voltaire, ils auraient bien trop peur d’être
égorgés. Quelle joie, échapper à la vulgarité des bouffeurs de curé parisiens et
fêter Noël à Naples, une ville où Noël est célébré comme on doit le faire : chants
de Noël partout, messe de minuit et, dulcis in fundo, au théâtre Trianon, le
spectacle enchanteur du grand Peppe Barra, La Cantate des pasteurs. Vive
Naples ! Vive l’Italie !

CHAPITRE 9

Dimanche 1er janvier 2012.
20 h 47, à Pauline H.
J’ai dîné seul chez Lipp hier soir, puis je suis rentré me coucher avec des
boules Quies dans les oreilles et un somnifère dans l’estomac. C’était le seul
réveillon de la Saint-Sylvestre dont je me sentais capable.

Mardi 3 janvier 2012.
18 h 45, à Frank L.
Monsieur le comte monte en ballon sera une chose brève, moins un livre
qu’une plaquette : un récit où je fais le point sur mes liens avec la Russie, mes
« origines russes », comme on dit, et qui sera une sorte d’introduction au voyage
en ballon de Paris à Spa de mon ancêtre Ivan Matzneff (auquel j’allude au mot
« Famille » dans Le Taureau de Phalaris). C’est une babiole que je pensais
publier chez un éditeur confidentiel, mais Léo Scheer, lorsqu’il a eu
connaissance du projet, a exprimé le désir que la plaquette parût chez lui ! Vous
verrez, le récit du comte Matzneff vous amusera.

Jeudi 5 janvier 2012.
07 h 59, à René S.
Je dois être, tel Baudelaire, « frôlé par l’aile de l’imbécillité ». Hier, quand tu
m’as parlé d’Artemisia Gentileschi je n’ai pas réagi, je t’ai même fait épeler son
nom. À peine sorti de chez toi je me suis rappelé que Véronique, qui l’admire,
m’avait montré certaines de ses toiles à Bologne en 2008, ainsi que celles d’une
autre peintresse, sa contemporaine, Lavinia Fontana ! Ma mémoire flanche,
bientôt je ne me souviendrai plus de rien, c’est préoccupant.

Dimanche 8 janvier 2012.
15 h 26, à Julie d’H.
Je suis fatigué, mais si ce n’est cette fatigue je me sens en forme et j’ai un
légitime sujet de satisfaction : ce matin, la balance indique 63 kilos, c’est une
vraie joie, je ne suis plus qu’à un kilo du poids que depuis mon premier séjour
chez Christian Cambuzat, au printemps 1975, à Crans-sur-Sierre, je tiens pour
idéal : 62 kilos. Comme l’écrit le marquis de Sade, « Français, encore un effort,
si vous voulez être républicains ».
Sainte Geneviève est une sainte puissante et active. Si nous nous mettons sous
sa protection, rien de fâcheux ne peut nous arriver. Un autre saint fort efficace en
ce qui touche les maladies est saint Nectaire d’Égine (aux premières pages de
Comme le feu mêlé d’aromates je raconte le pèlerinage que je fis sur sa tombe),
je te le recommande.

Lundi 9 janvier 2012.
22 h 54, à Frank L.
Véronique B. me poste cette photo qu’elle avait prise l’été 2011 au Jardin des
Plantes : j’y pose auprès de ma statue préférée, une statue coquine que, chaque
fois que je me promène dans ce jardin, je m’émerveille de ce que les quakeresses
n’aient pas obtenu qu’elle disparaisse. Il faut la mettre sur le site, elle fortifiera
l’image diabolique, « sulfureuse », que les imbéciles se font de l’auteur des
Moins de seize ans : j’y ai l’air encore plus satyre que le satyre de pierre.

Mardi 10 janvier 2012.
20 h 26, à Frank L.
Hier, la conférence à l’École normale s’est très bien passée. La salle était
pleine, il y avait même des jeunes gens assis par terre.
Vous l’ai-je dit ? C’est le 1er février que je subirai la biopsie. Ce n’est pas
agréable (me dit-on), mais ainsi je serai fixé.

Mercredi 11 janvier 2012.
12 h 25, à Anne P.
Voici les trois pièces musicales qu’on m’a demandé de choisir :
Chopin, Valse no 14 en mi mineur, interprétée par Yves Nat.
Mozart, Don Giovanni, scène vingtième de l’acte I, l’air Viva la libertà,
interprété par Ruggiero Raimondi.
O’surdato ‘nnamurato, la chanson napolitaine préférée des Napolitains (et de
moi), interprétée par Massimo Ranieri.

Lundi 16 janvier 2012.
23 h 36, à Marie-Agnès B.
Je te demande pardon de ces bouffées de tristesse, de rage, que je ne réussis
pas à maîtriser. Je t’avais promis d’être parfait, je ne le suis pas, je vais à l’avenir
(le petit avenir qui m’est donné, il reste peu de sable dans le sablier) tâcher de
l’être.
Seigneur ! Comme j’aime ta jolie main dans la mienne. Déjà, les jours
rallongent ; bientôt, ce sera le printemps.

Mercredi 18 janvier 2012.
11 h 51, à Giuliano F.
Sul Corriere della Sera, Aldo Grasso nota che l’ormai celeberrimo « Vada a
bordo, cazzo ! » del capitano Gregorio De Falco è tradotto « Get on board,
Damn it ! » nei tg americani. In Francia, patria di Pascal e Bossuet, i nostri tg
traducono « Remonte à bord, nom de Dieu ! ». Una sfumatura mistica, in un
certo qual modo1.

Lundi 23 janvier 2012.
04 h 29, à Thierry G.
Le mercredi 15 février à déjeuner me semble un excellent choix.
N’attends pas cette date pour apprendre à la belle Haïcha, au cas où elle
l’ignorerait, que, lors du débat sur le voile mahométan, j’avais vivement pris
parti contre ce projet de loi scélérate, publié un lyrique éloge dudit voile.
17 h 35, à Véronique B.
De la sixième à la première j’ai été élève dans une école privée de la rue de la
Tour, une école pour jeunes garçons de la bonne société, dirigée par une baronne
balte, la baronne Tannenberg.

Mardi 24 janvier 2012.
18 h 26, à Jacques A.
Ça me semble parfait, il n’y a rien à modifier. N’oubliez pas qu’Aristote, dans
Éthique à Nicomaque, écrit que le secret du bonheur est d’être content de soi.
Soyons donc, sans fausse modestie, contents de notre entretien, en espérant qu’il
bénéficiera d’une jolie mise en page dans Éléments.
Oui, je crois que nous devons persister à utiliser le vieux mot de « papier ». Je
ne vois pas pourquoi l’électronique modifierait nos bons vieux mots. Ainsi, de
même qu’on disait « taper à la machine », on devrait dire « taper à l’ordinateur »,
celui-ci n’étant qu’une machine à écrire électrique dotée du même clavier que la
machine mécanique. Au lieu de ça, les gens disent « saisir » : ils ne tapent plus
un texte, ils le saisissent ! C’est grotesque et nous vient sans doute, comme tout
ce qui est con (les ligues de vertu, le politiquement correct, etc.), d’outre-
Atlantique ; ce doit être un anglicisme.

Mercredi 25 janvier 2012.
13 h 57, à Michel M.
Si je n’avais pas reconnu ton écriture au dos de la grosse enveloppe, celle-ci
était si bizarrement empaquetée, scotchée, j’aurais hésité à l’ouvrir, par crainte
qu’elle ne contînt une bombe, fût un colis piégé posté par quelque ligue pour la
défense de la vertu des jeunes filles.
Merci de ce beau Napoléon. Je vais le lire, savourer les illustrations, la mise
en page, et cela sous le regard attentif du buste en argent du jeune Bonaparte
(signé Boisot) que j’avais demandé et reçu en cadeau lorsque j’avais huit ou neuf
ans (curieux cadeau pour un garçon de cet âge, car l’objet est digne d’un grand
antiquaire, d’un musée), qui dans mes multiples tribulations ne m’a jamais
quitté, qui aujourd’hui encore orne ma table de travail.
21 h 44, à Joseph V.
Merci de me défendre non seulement au Magazine des livres, mais aussi au
Journal des femmes ! Vous êtes un vrai saint Sébastien, prêt à être criblé de
flèches ! J’écris cela pour rire, car j’ai de très nombreuses lectrices qui m’aiment
et me défendent bec et ongles, y compris parmi les féministes.

Jeudi 26 janvier 2012.
12 h 55, à Nicolas M.
Oh ! Je ne suis pas inquiet ! D’abord, parce que par philosophie et
tempérament, je vis au jour le jour ; ensuite parce que j’ai confiance en la
médecine. Non, ce qui m’agace, moi qui ne suis jamais malade, c’est de passer
une partie de mon temps dans des laboratoires, centres de radiologie, hôpitaux.
Quelle barbe !
Cela dit, tu me dotes de qualités que je n’ai pas2 : j’adore le bon vin et j’ai une
bonne descente. « Qualités » n’est d’ailleurs pas le mot juste : c’est aimer le bon
vin qui est une qualité, et ne l’aimer pas qui est une faiblesse, presque un défaut.
À très vite, mon cher Nicky, nous trinquerons à l’amour de la vie !
14 h 39, à Claire T.
Quand je me suis, en 1965, lié d’amitié avec François Mitterrand, il habitait
au 4 rue Guynemer. Un jour de l’automne 1972, je déjeunais chez lui, nous
étions assourdis par des bruits de marteau-piqueur. Il m’expliqua que cela venait
de l’école Bossuet voisine où l’on faisait des travaux.
— Heureusement, ajouta-t-il, nous allons bientôt déménager, nous avons
acheté une petite maison rue de Bièvres.
Je me suis mis à le taquiner :
— Attention, cher ami, à Paris intra muros une « petite maison » s’appelle un
hôtel particulier ! Dans le Bottin mondain vous aurez droit à la mention HP.
Il me répondit alors, riant lui aussi :
— Surtout, ne le dites pas à Georges Marchais !

Dimanche 29 janvier 2012.
09 h 49, à Frank L.
Je connais un peu la Malaisie, mais uniquement Kuala Lumpur, où j’ai
commencé à écrire Les Lèvres menteuses, et je n’y ai rencontré aucun toukan,
vous avez eu plus de chance que moi ! Je me souviens qu’il pleuvait chaque jour,
exactement à la même heure (vers 17 heures), et que la vertu régnait, pas la
moindre trace de cette sensualité diffuse qui, en d’autres pays de cette région du
monde, agrémente la vie du noble étranger.
Comparer La Séquence de l’énergumène à mon journal intime de l’époque
(fin de L’Archange aux pieds fourchus, début de Vénus et Junon) est une idée
amusante. J’avoue n’y avoir pas pensé, mais votre remarque est très juste : sans
doute, à l’époque, consciemment ou inconsciemment, je songeais à faire de cette
expérience de « critique de télévision » le thème d’un ouvrage, et ce thème je
désirais ne pas le déflorer, je voulais le garder intact, vierge. Je n’ai pas de
souvenirs précis de la chose, mais il est certain que lorsque j’ai dactylographié
mes carnets noirs de novembre 63 à décembre 65 j’y ai trouvé des notes pour La
Séquence et je ne les ai, volontairement, pas tapées, incorporées au journal
intime ; je les ai délibérément laissées de côté. Afin d’en faire, un demi-siècle
plus tard, un livre inédit.
Ce soir, alors que le chef de l’État parle sur une dizaine de chaînes de
télévision et de radio, je suis pendant une heure interviewé à France Culture par
Frédéric Taddéi. Ce qui m’ennuie davantage, c’est que le lendemain de ma
biopsie, je parle en direct sur France Musique à 8 heures du matin et le soir
à 19 h 30 sur Radio Courtoisie, je doute d’être au mieux de ma forme. Le
médecin m’a dit : « J’aurais préféré que le lendemain vous vous reposiez », mais
ces rendez-vous de travail étaient pris, les remettre n’était pas simple. Allons-y,
Alonso !
10 h 05, à Marianne P.-B. et Emmanuel P.
Si vous êtes sur Facebook ou Twitter, vous devriez y lancer une annonce du
genre : ce soir, résistez à l’OPA médiatique du chef de l’État ! Faites de la
résistance active ! Écoutez Gabriel Matzneff interviewé de 20 heures à 21 heures
sur France Culture par Frédéric Taddéi !
22 h 22, à Gilda D.
Je crois que Paul Valéry est le seul homme qui ait véritablement compté dans
la vie de Catherine Pozzi. Elle a eu aussi un mari, certes, mais les maris…

Lundi 30 janvier 2012.
14 h 39, à Anne P.
Je sais que c’est du direct et, sauf assassinat, je ne poserai pas un lapin à
France Musique. Les pauvres, ils seraient obligés de jouer La Marche funèbre de
Chopin.

Mercredi 1er février 2012.
18 h 14, à Olga L.
C’est assurément le saint archange dont j’ai l’honneur de porter le nom qui,
comme patron des télécommunications, vous a donné l’inspiration de m’écrire
aujourd’hui. En effet, je sors d’une biopsie (acte barbare qui consiste en ceci : un
monsieur en blouse blanche, armé d’une pique, vous l’enfonce dans le corps et y
arrache des morceaux de barbaque). Ce n’est pas très douloureux (on est
légèrement insensibilisé), mais c’est long et très désagréable. À présent, je suis
rentré chez moi, j’ai mal, j’ai froid (à Paris on se gèle et vous savez combien
mon placard qui surplombe le vide du porche est difficile à chauffer), je me sens
faible à l’extrême. Le médecin m’a prescrit deux jours de repos, mais demain
matin, à 8 heures, je dois être en direct à France Musique (l’émission de
Christophe Bourseiller) pour y parler de La Séquence de l’énergumène.
Il y a trois jours, dimanche de Zachée, c’est un jeune prêtre, le père Georges,
qui a célébré la liturgie. Beau sermon sur Zachée, ainsi que sur les nouveaux
martyrs 1917-1987 canonisés par l’Église.

Jeudi 2 février 2012.
16 h 40, à Véronique B.
Suite à la biopsie (ils m’ont charcuté avec trop d’enthousiasme), j’ai eu une
hémorragie interne ! Non potevo più fare la pipi, un vero incubo. Après
l’interview à France Musique, je me suis à nouveau précipité dans les bras des
infirmières et des médecins : écographie, scanner, comme le chante Léo Ferré,
« quand c’est fini, nininini, ça recommence… ». Sono stanco morto3.

Vendredi 3 février 2012.
9 h 05, au père Gérard de L.
Dans la génération des morts récents, les très grands sont Roberto Murolo,
Fabrizio De André, Giorgio Gaber, Gabriella Ferri. Parmi les vivants, Lucio
Dalla, Mina, Milva, Lina Sastri, Adriano Celentano. Certes, il y en a d’autres,
l’Italie est un pays où l’on chante, mais ceux-là sont pour moi les plus grands,
avec des musiques belles, des textes sensibles et souvent profonds, ils sont
dignes d’être comparés aux grands de chez nous, Trénet, Ferré, Brassens, Brel,
Barbara, Piaf.
16 h 59, à Bernard D.
Véronique arrive lundi (je fais des prières à San Gennaro pour que l’aéroport
de Beauvais où l’avion atterrit ne soit pas fermé à cause du froid). Je lui ai
réservé une chambre à l’hôtel ***, situé à quelques mètres de chez moi. Une
amie lui prêtait une chambre de bonne non chauffée, mais avec le froid polaire
qui nous pétrifie, c’était hors de question. Vu l’état de mes finances, ce n’est pas
raisonnable, mais les cercueils n’ont pas de poche, et l’argent, même lorsqu’on
en a très peu, est fait pour être dépensé. Surtout si c’est pour faire plaisir à un
être cher.

Dimanche 5 février 2012.
13 h 17, à Jacques C.
J’ai dans mon entourage des jeunes personnes qui, amoureuses de moi
nonobstant mon âge canonique (on dit trop de mal des vieux pédophiles et pas
assez de bien des jeunes gérontophiles), sont, le cas échéant, prêtes à m’aider.
18 h 09, à Franck D.
Les soucis immédiats provoqués par l’hémorragie me font oublier le souci
principal qui est le résultat de la biopsie, le diagnostic : cancer or not cancer. Je
serai fixé dans environ une semaine.
Quelles que soient les conséquences de l’hémorragie et de la biopsie, ne
tardons pas à nous voir, à déguster ensemble une bonne bouteille. La clepsydre
se vide, il tempo stringe4.
J’ai décrit au chapitre 10 de Maîtres et complices la promenade que je fis à
Port-Royal-des-Champs avec Francesca, alors âgée de quinze ans et dans tout
l’éclat de sa beauté.

Lundi 6 février 2012.
11 h 20, à Frank L.
La biopsie, mercredi 1er, s’est mal passée, j’ai eu une hémorragie interne.
Jeudi 2, aussi bien le matin à France Musique que le soir à Radio Courtoisie
(entre les deux j’ai subi une échographie, un scanner, ce sont eux qui ont révélé
l’hémorragie), j’ai donné le change et tout le monde m’a félicité : « On sentait à
ta voix que tu étais en pleine forme ! », alors que j’étais épuisé, au bord de
l’évanouissement, et hyper-angoissé car, depuis plus de douze heures, le sang de
l’hémorragie répandu dans le péritoine bloquait la vessie, m’empêchant de
pisser. À l’heure où je vous écris, je pisse peu et très difficilement. Cela dit,
demain soir, j’irai à La Pagode pour ne pas poser un lapin aux sympathiques
jeunes gens de la revue Transfuge qui y organisent une soirée en mon honneur.
C’est vraiment « Marche ou crève », comme à la Légion. Curieusement,
l’angoisse du résultat de la biopsie a été supplantée par l’angoisse de
l’hémorragie et de ses conséquences. Je n’y pense pas du tout. Ce que je veux,
c’est pouvoir pisser.
Sur ces considérations qui semblent échappées d’une pièce de Molière, je
vous embrasse.

Mercredi 8 février 2012.
17 h 10, à Pauline H.
Merci d’être venue, chère Pauline ! Vu le froid polaire, la directrice de La
Pagode s’attendait à ce que la salle fût vide (elle l’a dit aux responsables de la
revue Transfuge) et a été agréablement surprise par la présence d’un nombreux
public. Vous n’avez rien manqué en partant un peu avant la fin, car, après que
j’ai eu signé quelques livres à des lecteurs, tout le monde s’est éparpillé, attentif
à ne pas se casser une jambe sur le trottoir de la rue de Babylone, où, la neige
étant tombée durant la soirée, s’était fixé un joli verglas !
J’étais mort de fatigue, le médecin m’avait conseillé de rester au lit, mais je ne
pouvais pas poser un lapin à ces sympathiques matznéviens…
Jeudi 9 février 2012.
11 h 09, à Patrick L.C.
Lorsqu’on est malade, la diète, loin d’être néfaste, est un puissant allié de la
guérison. Quand tu attrapes un rhume, celui-ci guérit beaucoup plus vite si tu
cesses de manger et pratiques un jeûne hydrique (citronnades chaudes, infusions
de thym) ; et si tu as un cancer, c’est kif-kif bourricot : moins tu manges, moins
tu nourris les cellules malades, moins elles prolifèrent.
J’ai l’air de plaisanter, mais je l’écris très sérieusement, faisant ainsi violence
à ma nature, car, par tempérament, j’ai une bonne descente, un solide coup de
fourchette.
Si Tania Struve et Olivier Clément n’avaient pas été envahis par la graisse
surnuméraire, s’ils avaient su conserver un poids raisonnable, leurs ennuis de
santé (le cœur, l’arthrose) n’auraient pas pris une tournure si catastrophique, ils
eussent été plus faciles à maîtriser.
Un de ces soirs, causons diététique en vidant une bonne bouteille.

Dimanche 12 février 2012.
17 h 36, à Frank L.
À cette heure c’est déjà la nuit en Chine et vous ne lirez cet émile que demain
matin. Hier, quand j’ai reçu votre sms, je visitais avec mon ex Véronique, pour
une semaine à Paris, une exposition consacrée à Babar au musée des Arts
décoratifs, rue de Rivoli. Deux jours avant, nous en avions vu une autre, au
Jardin des Plantes, consacrée, elle, à Zarafa, la girafe offerte par le pacha
d’Égypte Mehemet-Ali au roi Charles X. Vous pouvez le constater, je baigne
dans la plus haute intellectualité.
Heureusement, Véronique était à Paris durant ces jours difficiles. Très
présente, elle m’a accompagné partout (aux écographies, prises de sang, qui sont
à répétition et dont je vous fais grâce, ça n’a aucun intérêt), et pourtant nous
avons rompu il y a une dizaine d’années. Celle qui en revanche brille par son
absence, c’est Marie-Agnès. Elle n’est pas venue une seule fois me visiter depuis
la biopsie du 1er février, elle ne m’a jamais proposé de m’accompagner à
l’hôpital ou ailleurs, et ce week-end, pas plus que les week-ends précédents, elle
ne m’a laissé le moindre message téléphonique. Tout cela sans remords
apparent : très à l’aise, très désinvolte. J’encaisse sans rien dire mais cela me
blesse à un degré extrême. Qu’aujourd’hui, dimanche, comme d’ailleurs
dimanche dernier, elle n’ait pas trouvé un instant pour me voir, ni même pour me
téléphoner, me demander comment je me sens, si je n’ai besoin de rien, c’est
incroyable, et pourtant c’est ainsi. Elle est dure, absente, frivole, et l’est
délibérément.

Mercredi 15 février 2012.
12 h 30, à Sybille G.
Pour te dire la vérité, non seulement je ne désire plus de nouveaux objets,
mais je souhaite me dépouiller du superflu. Mon but est de mourir dans une
chambre d’hôtel ou une cellule monastique (au pire, dans une chambre
d’hôpital), après avoir donné tout ce que j’ai ; de me présenter devant Dieu les
mains ouvertes et vides. En 2003, après avoir rédigé mon testament chez le
notaire, j’avais prié une de mes exécutrices testamentaires de distribuer ce que je
possède (tableaux, icônes, etc.) de mon vivant. Elle en a distribué une part, puis
on s’est arrêté car mon studio aux murs vides devenait trop sinistre ; mais
j’aimerais reprendre ce mouvement avant de mourir dans une chambre
rigoureusement vidée de tout, sauf de mes enfants, de mes livres dont, au
moment d’embarquer sur la barque de Charon, la compagnie, me rappelant que
je n’aurai pas vécu en vain, me sera, je pense, agréable.
18 h 32, à Marie-Laurence A.
Si vous avez lu l’essai De la rupture que j’ai publié aux éditions Payot
en 1997, vous vous rappelez la page que je consacre au cambriolage au cours
duquel me fut volée la jolie bague que, Marie-Élisabeth et vous, vous aviez
achetée sur le Ponte Vecchio à Florence et m’aviez offerte. Eh bien, si vous allez
sur Google et cliquez : « Youtube Gabriel Matzneff by Gérard Courant », vous
verrez un film muet de 1984 où j’apparais pendant quatre minutes et où l’on peut
admirer cette bague chère à mon cœur dont la perte m’est, aujourd’hui encore,
douloureuse.
Baisers tendres de votre Calamity.

Jeudi 16 février 2012.
10 h 08, à Jérôme B.
Merci pour la présentation de ma nouvelle. J’en suis très heureux et j’espère
que la belle Mylène Jampanoï l’est aussi5.
10 h 14, à Julie d’H.
Musset ? Nous avons un maître en commun, Byron, et des styles de vie qui se
ressemblent. Cela me le rend proche. Cela dit, c’est vrai, je ne suis pas très
sensible à son théâtre, de même que je ne suis pas très sensible à celui de
Marivaux et de Giraudoux ; mais cela n’ôte rien à la sympathie que j’éprouve
pour l’homme et son destin.

Vendredi 17 février 2012.
22 heures, au père Gérard de L.
Le résultat de la biopsie n’est pas celui que j’espérais : c’est un cancer. Cela
dit, le carême qui approche doit être pour chacun d’entre nous, les bien-portants
comme les malades, une occasion de maîtrise, de dépassement de soi. Je tâcherai
de vivre de la meilleure façon possible ce temps fort, béni, que nous offre
l’Église.

Dimanche 19 février 2012.
14 h 10, à Bernard D.
Nous verrons bien, mais je n’ai aucune vocation à m’installer dans le rôle de
malade. Je ne suis pas organisé pour la maladie. Déjà, lorsque je suis en bonne
santé, la vie m’est parfois à charge. C’est te dire que je ne m’imagine pas du tout
dans le rôle du cancéreux.
14 h 50, à Dominique N.
La pétition que tu m’as postée est mal écrite, sans grâce, sans élégance, du
bêton armé universitaire, et d’ailleurs les trois noms cités sont ceux
d’universitaires, non d’écrivains, alors que nous sommes quelques-uns à avoir
réfléchi sur ce thème, et dans une langue incomparablement plus belle.
Ce nonobstant, j’accepte de la signer, par curiosité des réponses que nous
feront les candidats à la présidence de la République.
16 h 26, à Frank L.
Je suis décidé à ne pas me laisser charcuter, et d’ailleurs, en ce qui touche le
cancer de la prostate, la mode n’est plus (après l’avoir longtemps été) au
charcutage des vieux.
Hier, j’ai enfin revu Marie-Agnès, que je n’avais pas vue depuis plus de vingt
jours, et cela a été une matinée très tendre. La pauvre, elle me donne ce qu’elle
peut me donner de son temps, de son amour, je n’ai pas le droit de la juger, elle
n’est pas libre.

Lundi 20 février 2012.
13 h 55, à l’archimandrite S.
Ce matin, au Corriere della Sera, un article sur un événement qui me semble
d’importance. Étais-tu au courant ? Voici le début dudit article :
« Le patriarche œcuménique Bartholomée 1er fera aujourd’hui, pour la
première fois dans l’histoire de la République turque, un discours au parlement
d’Ankara. »
En ces jours qui précèdent le grand carême, voilà qui est de bon augure, n’est-
ce pas ? Peut-être n’est-ce qu’une comédie d’Erdogan à l’usage de l’Europe,
mais peut-être un vrai signe de la Providence.
16 h 23, à Dominique N.
Il s’agit d’un cancer qui, plus on est vieux, plus il évolue avec lenteur, et
parfois n’évolue pas. C’est du moins ce que pensent certains médecins. Il y en a
d’autres qui ne rêvent que de vous ouvrir le ventre, de vous arracher tripes et
boyaux, mais je n’ai pas la moindre intention de confier ma carcasse à de tels
excités. Le 1er février, j’ai subi une biopsie qui a été suivie d’une hémorragie
interne ! Cette expérience me suffit. Le scalpel des urologues, j’ai déjà donné.

Mercredi 22 février 2012.
13 h 38, à Olga L.
Les blini à la plage ou à la piscine, en effet, c’est spécial6. Je me souviens de
Noëls (catholiques) aux Philippines où, à la messe de minuit, les hommes étaient
en chemisette, les femmes en robe légère.
Aujourd’hui, mercredi des Cendres catho, dimanche, notre dimanche du
Pardon. J’aime cette entrée dans le carême, le moment le plus stimulant de
l’année liturgique. Ces dernières semaines, à Saint-Victor, ils ont très bien
chanté le Super flumina Babylonis, toujours aussi bouleversant.
13 h 48, à Marie-Agnès B.
Si tu as la possibilité d’aller à l’église aujourd’hui, de prendre les Cendres,
allume un cierge pour moi, je t’en prie. J’en ai besoin.
15 h 11, à Franck D.
Cela m’a amusé que tu me parles du « père du cinéaste Tavernier », alors que
pour moi, l’homme important de la famille, le seul Tavernier qui compte, ce
n’est pas le cinéaste, mais bien son père, René Tavernier, que j’ai connu – un
homme pétillant d’esprit qui, naguère, dans un grand quotidien de Lyon, écrivit
des articles très chaleureux sur mes premiers livres.
17 h 55, à Marie D.
« Gabriel, il y a un changement de programme ! Mardi, mon mari sera là ! »
est, tu en seras d’accord, une réplique digne du meilleur Feydeau. Sous ta plume,
elle est succulente et me fait rire, même si, je te l’avoue, elle me fait
simultanément sursauter. Dînons ensemble dimanche prochain, puisque ce soir-
là tu es libre.

Vendredi 24 février 2012.
10 h 39, à Véronique B.
Pardonne-moi, hier j’étais mort de fatigue, le moral dans les chaussettes,
incapable de bavarder sur Skype. J’ai vu le grand patron à l’hôpital Pompidou
(un lieu terrifiant, mieux vaut le cimetière). Il est favorable à un traitement
énergique, mais pour l’instant, à cause de l’hémorragie interne, aucune cure n’est
possible.
Ne m’appelle pas. Le téléphone me fatigue, m’est pénible.
« Séraphin, c’est la fin ! Flambé, Flambeau ! »

Dimanche 11 mars 2012.
13 h 04, à Olga L.
Très beau dimanche de saint Grégoire Palamas ! Je vous écris ces mots sous
l’icône de ce grand théologien que, durant mon service militaire, m’avait peinte
(« écrite », dirait-on en russe) Léonide Ouspensky, et qui, quand le Seigneur
m’aura rappelé à Lui, viendra se joindre à vos icônes (je vous l’ai léguée par
testament).
Je ne sais si vous suivez un peu l’actualité politique française. La campagne
électorale est médiocre, et fort ennuyeuse. Quand je songe que, la première fois
que j’ai voté pour l’élection du président de la République, j’avais le choix entre
le général de Gaulle et François Mitterrand ! Quelle dégringolade !

Lundi 12 mars 2012.
11 h 57, à Alice D.
Dès que j’irai mieux je ferai un bref séjour à l’IMEC, en Normandie, où sont
mes archives, pour y préparer un sixième et ultime recueil de textes7.
Je pense qu’après ma mort La Table Ronde pourrait réunir l’ensemble de ces
six recueils, qui couvrent toute ma vie d’auteur, en un gros volume style
collection Bouquins où les textes seraient publiés par ordre chronologique. Un
pareil ouvrage témoignerait que je ne suis pas seulement le libertin dont mon
journal intime donne l’image, mais aussi un écrivain capable d’engagement
civique, philosophique, religieux, qui, notamment dans l’ordre politique, aura vu
plus juste, aura écrit moins de sottises que la plupart des écrivains de son temps.

Mercredi 14 mars 2012.
09 h 11, à Véronique F.
Quelques nuits après que j’ai eu lu la seconde version de votre nouvelle, j’ai
rêvé de vous, de nous. Le miracle avec les rêves, c’est qu’ils court-circuitent le
temps : tout m’était restitué, votre visage, la douceur de votre peau, votre
sourire, nos caresses. C’était bien troublant et surtout très agréable.
09 h 37, à Sylva M.
Ma vie amoureuse ? Tu la connais mieux que beaucoup d’autres, puisque tu es
sans doute celle de mes proches qui, de Francesca à Vanessa, a rencontré,
photographié, le plus grand nombre de mes jeunes compagnes. Cela dit, entre
Les Demoiselles du Taranne, qui recouvre l’an 1988, et Carnets noirs 2007-
2008, il y a dix-huit années de journal intime inédites : 1989-2006. Elles sont
désormais dactylographiées, prêtes à la publication, mais vu l’atmosphère
générale je ne suis pas pressé.
09 h 55, à Julie d’H.
En ce qui regarde la crise religieuse de ton filleul, sa « perte de foi », et cette
dualité familiale bouddhisme-christianisme, je lui conseille de vivre cela comme
un enrichissement. Se poser des questions est le propre des cœurs sensibles :
Pascal, Dostoïevski ont vécu des périodes de doute, d’athéisme, de rejet de l’idée
de Dieu.
Il y a des savants, des génies, qui croient en Dieu et d’autres, pleins de talents
divers, eux aussi, qui n’y croient pas. Qu’est-ce que ça veut dire, croire en
Dieu ? L’opinion que nous avons sur l’existence ou l’inexistence de Dieu a-t-elle
une grande importance ? Je ne le pense pas. Ce que croient les êtres humains, ces
microbes, la Nature s’en fiche, et nous avons tort de crâner avec nos
« convictions » (« Je crois en Dieu », « Je ne crois pas en Dieu », etc.).
L’important n’est pas que je croie ou ne croie pas en Dieu, l’important est que,
s’Il existe, Dieu croie en moi. Même si la foi dans le divin disparaissait de la
Terre, même si les églises, les temples, les autels disparaissaient de la face du
globe, si Dieu existe, cela ne L’empêcherait pas d’exister ; et, en revanche, tous
les êtres humains pourraient croire, prier, fréquenter les églises, si Dieu n’existe
pas, cela ne Le ferait pas exister8.
Cessons donc d’attacher tant d’importance à nos opinions. L’important, c’est
de vivre éveillé et de recueillir dans l’enseignement du Bouddha, du Christ, les
préceptes qui élèvent notre âme. L’enseignement du Christ est nourri, à
l’évidence, de l’expérience spirituelle du Bouddha. Si ton filleul se nourrit des
paraboles du Christ, du Sermon sur la montagne, il y puisera un extraordinaire
trésor. Il n’a pas besoin de « croire en Dieu » pour cela, il doit seulement ouvrir
son esprit et son cœur.

Jeudi 15 mars 2012.
16 h 44, à René S.
Les trois forces politiques que je méprise le plus sont la social-démocratie,
éternelle cocue des révolutions, le parti radical, incarnation de l’opportunisme,
de l’arrivisme, et la démocratie chrétienne, propre à dégoûter de Jésus-Christ les
saints du paradis eux-mêmes.
Je ne voterai jamais pour cette tourte molle de ***. Le seul fait qu’il ait pu
tomber amoureux de la *** et enfourner une tripotée de gosses à cette
quakeresse, à cette méchante et sotte sorcière, suffit à le juger. Chaque fois que
François Mitterrand s’est présenté, je l’ai voté, mais cette grosse couille de ***,
sans charme, sans aura, dont les gestes sont faux, dont la voix est fausse, qui est
truqué des pieds à la tête, démago en politique intérieure, aux ordres des
Amerloques en politique étrangère (comme le sont tous les partis politiques
français, sauf les communistes et les gaullistes), n’aura jamais ma voix.
Au premier tour je voterai Mélenchon, le seul candidat qui me plaise (malgré
les conneries qu’il a dites à la mort de Soljenitsyne, mais plus tard il s’en est
excusé, a avoué ne l’avoir jamais lu), et au deuxième tour je voterai blanc.
En 2007, au premier tour, j’avais voté Bayrou parce qu’il était agrégé de
lettres classiques et se présentait en défenseur de l’Université, des arts et des
lettres, mais après la récente émission télévisée où il attaqua de manière infâme
Cohn-Bendit sur sa vie privée, plus question que je vote pour lui.
Quelle médiocrité, cette campagne ! Quel ennui !
21 h 54, à René S.
Oui, sauter une fois la *** quand elle était étudiante, à la rigueur pourquoi
pas, dans son genre elle était peut-être baisable, mais se la trimballer pendant
vingt ans et lui foutre persévéramment des polichinelles dans le tiroir, c’est du
vice, c’est une-per-ver-si-on-du-goût, aurait dit le pauvre Alexandre Rozier9.

Vendredi 16 mars 2012.
19 h 10, à Lucas G.
Mes Carnets noirs ont un début – les premières lignes de Cette camisole de
flammes – et une fin – les dernières lignes de Carnets noirs 2007-2008. Ce
journal intime 1953-2008 forme une œuvre achevée, un tout.
Cela dit, depuis le 1er janvier 2009, il m’arrive d’ouvrir mon carnet, d’y
griffonner quelques mots ; mais ces notes, si elles sont publiées, ne feront pas
partie des Carnets noirs. Il y a un moment où, si vaste soit la toile, le peintre sait
qu’il a mis la dernière touche de peinture, que le tableau est fini. Il peut alors
passer à une autre toile. Même chose en littérature.

Samedi 17 mars 2012.
18 h 58, à Bernard D.
Si je ne suis pas trop fatigué, j’irai avec Jean Ristat et Franck Delorieux à la
Bastille écouter Mélenchon, mais il y aura beaucoup de monde et si la pluie et le
froid s’en mêlent je n’aurai peut-être pas le courage d’affronter la foule, la
bousculade. Je déciderai à la dernière minute.
Heureusement Mélenchon est là, qui seul anime, enflamme cette campagne
présidentielle – la plus ennuyeuse, la plus médiocre que j’aie connue de ma vie.
Les Italiens, même ceux de gauche, se plaignent de la médiocrité du Pd, du
manque de charme, de charisme, de Bersani ; mais Hollande, ce n’est pas mieux.
« Bonnet blanc et blanc bonnet », aurait dit Jacques Duclos.

Dimanche 18 mars 2012.
20 h 04, à Géraldine de L.
La fièvre a disparu, je ne tousse quasi plus, mais j’ai beaucoup maigri, la
tension est faible, je me fatigue très vite. Pas seulement physiquement. Mes
petites cellules grises sont mêmement engourdies et je suis toujours incapable de
reprendre mes notes sur Alain Daniélou, d’écrire le texte dont je te parle depuis
des mois. Mon cerveau est aussi mou que mes gambettes. Par ailleurs, cerise sur
le gâteau, mon ami Christian Giudicelli a eu un nouveau malaise dans la rue, il a
été hospitalisé en catastrophe, j’ai vécu jeudi des heures d’angoisse.

Lundi 19 mars 2012.
11 h 54, à Pierre D.
Hier, lors de son discours place de la Bastille, Jean-Luc Mélenchon, candidat
de l’extrême gauche à l’élection présidentielle française, s’est proclamé disciple
des stoïciens et favorable au suicide assisté, à la « sortie raisonnable » prônée par
Seneca noster. Quelle joie d’entendre de telles paroles ! Cela nous change des
borborygmes sociaux-démocrates de la couille molle Hollande !
16 h 36, à René S.
Hier, Jean Ristat et Franck Delorieux m’avaient invité à les rejoindre place de
la Bastille, et j’avais accepté avec plaisir, mais le froid, l’humidité, la crainte
d’avoir un malaise au milieu de la foule m’y ont fait renoncer et je me suis
contenté d’écouter le discours, fort lyrique, incantatoire, de Mélenchon à la
télévision. On peut en penser ce qu’on veut, mais ça a une autre allure que les
platitudes petites-bourgeoises de la social-démocratie !
Mélenchon, souvent injuste pour l’Ancien Régime, s’est trompé sur un point :
le droit du sol, loin d’être une invention récente, révolutionnaire,
« républicaine », appartient à une antique tradition de la monarchie française :
depuis le XVIe siècle, qui naissait en France était sujet de Sa Majesté le roi de
France. C’est le jacobinisme nationaliste d’après Valmy qui y a mis fin.

Mercredi 21 mars 2012.
11 h 32, à François D.
Des moules-frites, cher François ? Plutôt les célèbres jets de houblon, cette
délice typiquement belge qui vient d’arriver sur vos tables. Soyez un peu
gastronome, que diable !
Oui, la vie d’artiste, que ce soit en Belgique, en France ou en Italie (pour ne
rien dire de l’infortunée Grèce), est de plus en plus précaire. Et je crains que, eu
égard à la situation économique générale, cela ne puisse qu’empirer. Les livres,
les films, les tableaux, les sculptures ne sont pas aux yeux des gouvernements
des « produits de première nécessité ». Nous sommes des ornements inutiles,
voire, aux yeux des politiciens et des banquiers, superflus.

Lundi 26 mars 2012.
12 h 34, à Olivier L.
Les lois n’étant pas rétroactives (du moins pour l’instant) dans des pays
démocratiques tels que la Suisse et la France, il y a des livres du passé proche ou
lointain qui, s’ils étaient inédits, auraient des difficultés à trouver un éditeur ;
mais dès qu’ils existent déjà et qu’il ne s’agit que de les rééditer cela ne présente
pas de difficulté, et vous pouvez en 2012 acheter dans n’importe quelle bonne
librairie les ouvrages les plus licencieux de l’Arétin, de Sade, de Mirabeau, de
Pierre Louÿs, d’Apollinaire… ou de tel auteur vivant.
Mon œuvre est quasi achevée, je suis tranquille. Certes, les dix-huit années
inédites de mon journal intime (1989-2006) pourraient, pour les raisons que vous
dites, créer quelques perplexités aux avocats de l’éditeur, mais elles sont
dactylographiées, en sécurité, et c’est l’essentiel : elles paraîtront tôt ou tard, de
mon vivant (si « les conditions atmosphériques », comme disait une de mes
jeunes amantes, Marie-Élisabeth F., s’y prêtent) ou après ma mort.
Celles et ceux que je plains, ce sont les jeunes filles et les jeunes gens qui
entrent aujourd’hui dans la vie artistique : je ne suis pas certain que l’ordre moral
auquel vous faites allusion dans votre courriel leur permette d’écrire les livres,
de peindre les tableaux, de tourner les films dont ils rêvent. Je vous renvoie à la
nouvelle préface que j’ai donnée en 2005 à la réédition des Moins de seize ans et
des Passions schismatiques : j’y explique qu’il y a bien pire que la censure, c’est
l’autocensure.

Jeudi 29 mars 2012.
09 h 32, à Yves P.
Gilda est beaucoup moins fatigante comme amie que comme maîtresse.
Quand nous étions amants, elle m’écrivait cent sms par jour, m’appelait une
cinquantaine de fois au téléphone ; depuis que nous ne sommes plus qu’amis, ses
quotidiens sms ne sont plus qu’une quinzaine, ses appels téléphoniques aussi.
C’est un net progrès sur la voie de la tranquillité.

Vendredi 30 mars 2012.
17 h 20, à l’ADMD.
Je suppose que, si l’ADMD possède une bibliothèque, y figurent mon essai
sur le suicide chez les Romains, dans Le Défi, et mon étude sur le suicide
philosophique, recueillie dans Vous avez dit métèque ?. Quoi qu’il en soit, je
serais heureux d’adhérer à votre association qui se bat pour que la France,
oublieuse de sa tradition gréco-latine et de l’enseignement tant d’Épicure que
des Stoïques sur « la sortie raisonnable », retrouve sa mémoire historique, cesse
de se montrer en 2012 plus grossière et imbécile que ne l’était la Rome du Ier
siècle après Jésus-Christ.

1 Au Corriere della Sera, Aldo Grasso observe que le désormais célèbre « Vada
a bordo, cazzo ! » du capitaine Gregorio De Falco est traduit « Get on board,
Damn it ! » à la télévision américaine. En France, patrie de Pascal et de Bossuet,
nos journaux télévisés le traduisent par « Remonte à bord, nom de Dieu ! ». Une
nuance mystique, en quelque sorte.
2 Dans l’émile auquel je répondais ici, mon frère Nicolas me complimentait de
ma sobriété.
3 Je ne pouvais plus pisser, un vrai cauchemar. […] Je suis mort de fatigue.
4 Le temps presse.
5 Cette nouvelle intitulée « Monte di Dio », publiée en février 2012 par la revue
Gala, reprise en 2013 dans Séraphin, c’est la fin !, était illustrée dans Gala par
les photos d’une jeune fille, Mylène Jampanoï. Ou, plus précisément, ce fut une
des photos de cette belle créature qui m’inspira ma nouvelle.
6 Les blini sont des crêpes que l’on mange dans la semaine sans viande qui
précède le début du carême pascal. Mon amie Olga habitait alors l’Afrique du
Sud, d’où cette plage, cette piscine en février.
7 Séraphin, c’est la fin !.
8 Un de mes maîtres et complices, Léon Chestov, a écrit sur ce thème des pages
pénétrantes.
9 Un ami avocat, mort en 1984.

CHAPITRE 10

Lundi 2 avril 2012.
18 h 42, à Véronique B.
À un évêque tu dis « Monseigneur » et tu baises l’anneau.
J’espère que *** t’a invitée dans un bon restaurant. Il y a deux catégories
d’homosexuels, les paniers percés et les radins, mais ceux-ci sont beaucoup plus
nombreux que ceux-là.
19 h 56, à Léo S.
Depuis la première campagne, celle de 1965, où François Mitterrand mit le
général de Gaulle en ballottage, et qui fut passionnante, je n’ai jamais connu une
élection présidentielle aussi ennuyeuse, médiocre, démago que celle que nous
nous farcissons aujourd’hui. Quelle barbe ! Je crois que l’erreur, c’est le suffrage
universel (quand j’étais enfant, le président était élu à Versailles par les
sénateurs et les députés réunis en une seule assemblée, c’était beaucoup plus
chic) ; et aussi d’avoir réduit le septennat à un quinquennat, d’avoir fait
coïncider l’élection du président de la République avec celle des députés,
transformant ainsi le chef de l’État, qui devait être celui de tous les Français, en
simple chef d’une faction.
Il serait temps de lancer Karl Marx.

Mardi 3 avril 2012.
13 h 08, à Léo S.
Je te l’avoue, je ne suis pas sûr d’avoir très envie de vivre encore longtemps.
J’ai eu une vie libre, variée, mouvementée, de belles amours, j’ai écrit quelques
livres qui, je l’espère (l’espérance est une des rares incongruités qui ne soient pas
encore interdites par le nouvel ordre moral), me survivront, il est temps pour moi
de songer à la sortie que nos bons maîtres stoïciens qualifient de « raisonnable ».
J’aime toujours autant la vie, les plaisirs de la vie, mais j’ai la sensation que c’est
l’énergie vitale qui commence à me faire défaut, ou, pour être plus précis,
l’appétit de vivre, la curiosité.
18 h 02, à Laurence F.
Lorsque j’étais un petit garçon, j’ai bien connu Boris Kochno et Christian
Bérard qui étaient des amis de mon père et venaient souvent dîner à la maison
(nous habitions alors rue de l’Université). Lorsque « Bébé » nous embrassait, sa
barbe nous chatouillait et cela nous faisait rire, ma sœur, mes frères et moi. La
première fois que je suis allé chez Lipp, je devais avoir une huitaine d’années, ce
fut avec mon père, Christian Bérard et Boris Kochno.

Mercredi 4 avril 2012.
15 h 21, à Jacques C.
Moi dont l’anglais se réduit chaque jour davantage à « My tailor is rich » (dès
qu’on ne pratique pas une langue on l’oublie), je prends bonne note de
« dreadlocks », on ne sait jamais, ça peut toujours servir.
Que ferions-nous, carissimo, senza i vigili del fuoco1 ! Je me revois à
Zagarolo, avec ma douloureuse otite, et votre ami pompier, penché sur mes
oreilles, y versant des gouttes. À comparaison, mère Teresa, ce n’est rien !

Jeudi 5 avril 2012.
20 h 49, à l’archimandrite S.
À l’instant, sur une chaîne de télévision italienne, ahurissantes images prises
dans une église de Saint-Pétersbourg (j’ai cru reconnaître Saint-Isaac, c’en est
peut-être une autre, peu importe) où un évêque, mitre en tête, tonne contre la
prochaine présence de la chanteuse Madonna qui doit donner un concert en ville.
Raison de ce courroux ecclésiastique : le soutien apporté par Madonna aux
organisations homosexuelles. Moi qui ai tant raillé les catholiques romains et les
protestants pour leur penchant à réduire l’enseignement du Christ, la folie de la
Résurrection, à une misérable loi morale, à de ridicules obsessions sexuelles, je
ne puis désormais que me taire, car notre chère et sainte Église orthodoxe, à son
tour, à peine cesse-t-elle d’être martyrisée par le pouvoir communiste athée,
plonge la tête la première dans ces eaux putrides du moralisme petit-bourgeois.
Quelle tristesse ! Je t’avoue que ces images terrifiantes (terrifiantes de bêtise,
mais aussi, au sens propre du terme, effrayantes) ne sont pas des prolégomènes
qui m’incitent à vivre une belle semaine sainte. Quelle bande de cons !

Vendredi 6 avril 2012.
08 h 30, à l’archimandrite S.
Ton émile d’hier soir me rappelle que j’ai oublié de te remercier de m’avoir si
chaleureusement cité à Radio Notre-Dame (avant ton départ pour la Roumanie).
Je te précise seulement que j’avais écrit « le Christ » et non « Dieu ». Il est rare
que j’écrive « Dieu ». Je suis, si j’ose dire, plus à l’aise avec le Christ, j’ai la
sensation de Le mieux connaître. « Dieu », c’est un mot qui me fait toujours
pensé à ce personnage invisible qui dicte ses lois à Moïse sur une montagne
égyptienne, c’est trop abstrait pour mon goût. Ce qui dans le christianisme est à
mes yeux passionnant, captivant, c’est l’incarnation.
Demain, le samedi de Lazare. C’est une fête qui m’est spécialement chère.
J’ai le souvenir (j’étais un jeune adolescent) d’une extraordinaire liturgie du
samedi de Lazare célébrée par le métropolite Wladimir rue Daru. Il faisait beau,
Mgr Wladimir, si petit et frêle, semblait comme transfiguré, on aurait cru qu’il
volait dans les airs.
10 h 50, à Alain de B.
Je te remercie de ton si chaleureux article d’Éléments consacré à La Séquence
de l’énergumène. Il me fait un réel plaisir ; un plaisir fortifié par celui d’avoir
pour voisin Jean-Jacques Rousseau dont je suis un admirateur et que j’ai défendu
contre les imbéciles (surtout ceux de droite) dans Le Taureau de Phalaris.
15 h 12, à Véronique B.
Oggi, venerdì santo cattolico, ho avuto un pranzo da Lipp con un’amica
italiana (padovana, per l’esattezza) : abbiamo mangiato delle ostriche, ma a
fianco la clientela borghese si pappava bistecca e entrecôte2.
Felice Pasqua, bellezza mia !

Dimanche 8 avril 2012.
14 h 03, à Alain de B.
Curieusement, deux jours après avoir lu ton texte sur Rousseau et le peuple
tenu pour le seul sujet politique (la dernière livraison d’Éléments, page 60), je lis
la chronique de Sergio Romano dans le Corriere della Sera d’aujourd’hui sur les
relations de Napoléon 1er et de l’Église romaine. Sergio Romano y cite ces
propos de l’empereur que, je l’avoue, je ne connaissais pas et qui, à la lumière de
tes réflexions, sonnent très rousseauistes :
« Ma politique consiste à gouverner les hommes selon le désir du plus grand
nombre. C’est, selon moi, la bonne façon de respecter la souveraineté du peuple.
Je me suis fait catholique pour gagner la guerre de Vendée. Je me suis fait
musulman pour m’établir en Égypte. Je me suis fait ultramontain pour conquérir
l’esprit des Italiens. Si je gouvernais un peuple juif, je reconstruirais le temple de
Salomon. »
Note que Romano cite ce texte en italien, que ma traduction est rapide et que,
pour le citer en français, il faudrait trouver le texte original (extrait d’un discours
au Conseil d’État) ; mais c’est intéressant, n’est-ce pas, et fortifie ce que l’on sait
de l’admiration que Napoléon témoignait à Jean-Jacques Rousseau. Et puis, last
but not least, il y a l’humour noir (le « Je me suis fait catholique pour gagner la
guerre de Vendée »).
P.S. Alain Daniélou a une belle page sur l’œuf qui, bien avant le
christianisme, symbolise chez les hindouistes, les anciens Grecs, la résurrection.
De telles références païennes m’autorisent donc, caro Fabrizio, à te souhaiter de
Joyeuses Pâques !

Mardi 10 avril 2012.
16 h 49, à Véronique B.
Un écrivain grec ? Nikos Kazantzaki, le plus grand de tous : La Liberté ou la
mort, Le Christ recrucifié, Alexis Zorba.
Tu n’as jamais lu Alexis Zorba ? Incroyable. Lis-le, il te plaira au suprême.

Mercredi 11 avril 2012.
11 h 35, à Marie-Laurence A.
Nous aurions pu demeurer de proches amis, des complices, prolonger nos ex-
amours de façon agréable, intelligente ; vous avez préféré me rayer de votre vie
comme si, entre nous, en dehors du lit, il n’y avait rien, comme si je n’étais pas
un écrivain dont vous aimiez les livres, un homme dont vous appréciiez la
conversation, la présence.

Mardi 17 avril 2012.
11 h 42, à Céline O.
J’adore les choux de Bruxelles et les épinards ; le seul plat dont je ne raffole
pas, c’est le tapioca.

Vendredi 20 avril 2012.
19 h 17, à Marie D.
Moi, bien que je sois monarchiste et n’aie aucun goût particulier pour 1789, je
voterai Mélenchon au premier tour ; et sans doute voterai blanc au second.

Dimanche 22 avril 2012.
20 h 12, à Emmanuel P.
Tu avais raison hier soir à propos des scores respectifs de Le Pen et de
Mélenchon. Moi, je persistais à croire que celui-ci allait obtenir un beau succès.
Cela dit, Hollande aurait tort de croire que tous les électeurs de Mélenchon le
voteront, lui, au second.

Lundi 23 avril 2012.
13 h 02, à Véronique B.
Sono deluso dallo scacco del mio candidato ; e deluso ancora di più dalla sua
immediata adesione al molle Hollande. La socialdemocrazia, che noia, che
barba3 !
Oui, tu as raison, ce n’est pas un film de René Clair, c’est Elena et les hommes
de Jean Renoir (qui à l’époque avait légèrement déçu les admirateurs de Renoir,
je me souviens de l’article un peu embarrassé – admiratif, respectueux, mais
embarrassé – de François Truffaut dans l’hebdomadaire Arts dont il était le
redouté critique cinématographique).
Quant au droit du sol, il était la tradition de la monarchie française : qui
naissait en France était sujet de Sa Majesté le roi de France. Ce n’est qu’après la
Révolution qu’on s’est mis à parler du droit du sang.

Mercredi 25 avril 2012.
08 h 28, à Florent G.
Ce sera vraiment un joli livre, un bel objet4, et je te félicite d’avoir mis tout
cela au point alors que tu étais en train (en train, pas en ballon) de préparer votre
départ pour Venise. Bravo ! Je signe le BAT des deux mains.
22 h 16, à Véronique B.
Avrai sentito gli ultimi discorsi di Nicolas Sarkozy ? Terrificanti. Du maréchal
Pétain cuvée 2012. Progettavo di votare bianco, però forse voterò François
Hollande. Il poverino non è per niente travolgente, ma « meglio le patate che
l’epatite », meglio la socialdemocrazia che il fascismo5.

Jeudi 26 avril 2012.
10 h 28, à Marie D.
C’est à moi, belle Marie, de te remercier de ta présence ! Tu es toujours aussi
jolie, vive, rieuse, géniale, qu’à l’époque de nos amours. J’ai été ému et heureux
de te revoir. Oui, revoyons-nous vite, le temps m’est désormais compté, bientôt
tout le sable de mon sablier se sera écoulé.
10 h 37, à Fatma B.
C’est à moi, belle Fatma, de vous remercier de votre présence. Je suis honteux
d’avoir été si peu en forme, fatigué, de vous avoir donné de moi une image
éteinte.
Chateaubriand, devenu vieux, refusa de voir la jeune Occitanienne qui rêvait
de le rencontrer. Jusqu’à ce jour je lui donnais tort, je pensais qu’il avait perdu là
une occasion de bonheur ; mais peut-être a-t-il eu raison.
12 h 10, à Romaric S.
Je lis votre dernier émile et constate que, nonobstant le duel télévisé Hollande-
Sarkozy, vous avez décidé de ne pas remettre notre rencontre à une date
ultérieure. C’est vous qui décidez, mais je parlerai devant une salle vide, c’est
clair, la France entière sera devant son poste de télé. Peut-être pourriez-vous
recruter quelques Turcs moustachus afin qu’ils fassent au Cercle Cosaque de la
figuration intelligente. Moi, cela ne me gêne pas, je peux très bien passé une
bonne soirée avec trois lecteurs. C’est plutôt pour vous.
Avec le froid qui pince, ne m’attendez pas à 20 heures sur le trottoir, vous
allez attraper une bronchite. Si notre petite sauterie commence à 20 h 30, il suffit
que je sois rue Sambre-et-Meuse à 20 h 15.
15 h 44, à Véronique B.
Ho dato un’occhiata al vocabolario6. « En désespoir de cause » : come ultima
risorsa. Selon moi, c’est une traduction qui donne vaguement le sens, mais il
existe assurément une expression italienne plus juste, une tournure idiomatique.
Dans les dictionnaires franco-italien, la partie française (du français à l’italien)
est toujours très faible, insuffisante.
16 h 13, à Romaric S.
Merci de votre réponse, mais ma remarque était pour rire. Je me fous du débat
Hollande-Sarkozy comme de ma première barboteuse. Cela dit, mon idée des
figurants turcs et moustachus est à retenir.

Mardi 1er mai 2012.
11 h 58, à Anastasia S.
Je me sens très bien, surtout depuis que j’ai reçu l’émile où tu m’annonces que
tu es arrivée7, que ton voyage en avion a été confortable. Repose-toi et profite de
ce beau séjour. Ici, dans la matinée, petite pluie froide : je souhaite bon courage
aux gens qui en ce 1er mai vont défiler (trois défilés, l’un de gauche, l’autre de
droite et le troisième de la droite extrême), mais pour ma part je ne quitterai mon
placard que lorsque le soleil montrera le bout de son nez. Demain, traditionnelle
« promenade de printemps » avec mon ami Henri Fabre-Luce et après-demain la
soirée littéraire en mon honneur dont je t’avais parlé. Sinon, c’est très calme.
J’espère que tu ne vas pas tomber amoureuse d’un maharadja.
13 h 58, à Romaric S.
Ma vie n’a en soi aucun intérêt. Ce qui importe est la façon dont elle s’incarne
dans mon travail d’écrivain. Cette remarque vaut d’ailleurs pour tous les artistes.
Que Picasso ait été aimé de telle ou telle femme, qu’il ait été communiste, n’est
pas important ; ce qui l’est en revanche, ce sont les dessins, les tableaux, que ces
femmes, ces convictions politiques lui ont inspirés.
14 h 22, à Christine V.
Betty m’a donné ton adresse électronique, d’où ce petit mot. Tu étais bien
silencieuse ces dernières années8 ! Parfois, lisant les commentaires que des
internautes font aux chroniques que je donne de temps à autre au site Internet qui
m’est consacré, je me dis que sous tel ou tel de ces pseudonymes se cache peut-
être ma belle Christine…
Je suis heureux d’avoir à nouveau une adresse où t’écrire. Pour moi,
Francfort, où je n’ai jamais mis les pieds, c’est Schopenhauer et Christine. De
temps à autre, je vais à Bruxelles. Ce serait bien de nous y retrouver, d’y boire
ensemble une bonne bouteille.

Mercredi 2 mai 2012.
19 h 34, à Anastasia S.
Hier, en définitive, pour les défilés du 1er mai, le soleil était au rendez-vous.
Beaucoup de monde à droite, à l’extrême droite, à gauche (ce dernier défilé a
passé boulevard Saint-Germain, ça faisait très Gay Pride) – ce qui, toutes
opinions confondues, témoigne de l’esprit civique des Parisiens.
Moi aussi, j’ai l’esprit civique, mais regarder ce soir le débat Sarkozy-
Hollande est au-dessus de mes forces : j’irai au restaurant ou au cinéma9.
19 h 53, à Véronique B.
Ce soir, pour échapper au débat télévisé Sarkozy-Hollande à 21 heures, j’irai à
la même heure dîner chez Lipp.
23 h 20, à Anastasia S.
N’ayant aucune envie d’être cloué devant la télé pendant deux heures trente à
écouter Sarkozy et Hollande se lancer des piques, je suis allé dîner chez Lipp
avec le Totò de Roberto Escobar10. J’en ai été enchanté et je viens de rentrer sur
un boulevard Saint-Germain désert, passant devant des cafés déserts (chez Lipp
aussi il n’y avait que quelques touristes étrangers et moi), ce qui témoigne,
comme les défilés d’hier que j’évoque dans mon précédent émile, le civisme de
Paris !

Jeudi 3 mai 2012.
09 h 33, à Michel M.
La vie a ses bizarreries. Avant-hier, tu m’écris que tu aimerais connaître le
compositeur de l’opéra bouffe que j’évoque aux pages 206, 207, 208 de La
Séquence de l’énergumène. Cette nuit, insomniaque (je le suis souvent),
vers 3 h 30 du matin, ne trouvant pas le sommeil, j’allume le téléviseur et tombe
en plein Trois mousquetaires de Falqui et Sacerdote ! C’était proprement
incroyable, et vu l’heure, ma fatigue et le fait que la veille j’avais pas mal bu,
j’ai cru un instant que je rêvais – un rêve né de ton émile. Et ce noir et blanc
fané, pâle, quasi fantomatique (une pellicule d’outre-tombe), fortifiait cette
sensation de songe. Mais non, cette nuit, sur Raiuno, c’était bien l’opéra bouffe
que j’avais vu en janvier 1965 à Monaco, et tant aimé ! J’ai donc la réponse à ta
question : le compositeur est Bruno Canfora.

Vendredi 4 mai 2012.
18 h 30, à Christine V.
Je suis souvent vénitien (je le serai en juin), souvent napolitain (je le serai en
mai), souvent romain (je le serai en juillet ou en août), mais je suis aussi
parisien, et je reste affectionné à ma bonne ville de Paris où je ne possède rien
(je ne possède rien où que ce soit, d’ailleurs) et loue un placard, un studio
d’étudiant dans le quartier que j’aime, entre la Seine et le boulevard Saint-
Germain.
Que tu restes à Francfort, je le comprends, mais ce qui m’étonne, c’est que tu
ne viennes pas, de temps à autre, passer quelques jours à Bruxelles, comme je le
fais moi-même. Il faudrait que nous combinions quelque chose en 2013 pour
nous y retrouver, choisir une date. Ne tardons pas trop : tu es jeune et en bonne
santé, mais en ce qui me concerne il ne reste plus beaucoup de sable dans le
sablier.

Dimanche 6 mai 2012.
13 h 17, à Thierry G.
Le maire de Tulle va-t-il accéder à la magistrature suprême ? L’actuel
locataire de l’Élysée aura-t-il droit à un nouveau bail de cinq ans ? Mystère et
boule de gomme. Je pense qu’Haïcha doit s’inquiéter des propos anti-émigrés,
anti-droit du sol, du candidat de la droite. Moi aussi. Mes parents sont nés en
Russie, je suis donc un Français douteux, un citoyen de seconde zone. Cela dit,
je n’ai aucune sympathie pour la social-démocratie, cette « éternelle cocue des
révolutions », comme je l’ai écrit dans Le Défi, mon premier livre. Sarkozy ou
Hollande ? Je vais voter Hollande en me bouchant le nez.
15 h 27, à Pierre D.
Moi aussi, j’avais un faible pour Tiberius Gracchus Melenco. Je l’avais voté
au premier tour.

Mardi 8 mai 2012.
09 h 50, à Francesca U.
Dal punto di vista della politica estera, Sarkozy fu una catastrofe. Spero che
Hollande sarà meno sottomesso agli Stati Uniti, meno assoggettato alla Merkel
e s’avvicinerà a Mario Monti. Guardi quello che sta succedendo in Grecia :
siamo tutti stufi dell’Europa tedesca11.
17 h 28, à la librairie ***.
Par besoin d’argent et, vu mon âge, désir de faire le vide, je souhaite vendre
les grands papiers de mes propres livres que je possède. Je vous en adresse la
liste en pièce jointe.

Dimanche 13 mai 2012.
09 h 25, à Michel de C.
Je pense souvent à Jean-Paul Trystram, à Edward Brongersma, à Pierre
Jungné, à Alexandre Rozier… Que de deuils, que d’amis disparus ! Nos carnets
d’adresses ressemblent à des nécrologes.

Lundi 14 mai 2012.
11 h 36, à Véronique B.
Je ne sais si le Cercle Cosaque, c’est Karamzine, mais l’assemblée, ce soir-là
tout du moins, était volontiers gothique et punk. Ci-joint une image qui te
donnera une idée de la chose (bien qu’on distingue mal les nombreux piercings
qui ornent le visage de ma jeune voisine en noir).

Mardi 15 mai 2012.
09 h 56, à Élisabeth L.
Moi qui aimais tant vivre, je suis à présent souvent las d’exister ; j’ai le
sentiment que le bonheur, la création, la passion, l’aventure sont derrière moi et
que désormais je ne peux que survivre, ce qui n’a aucun intérêt.
Cela dit, j’ai tant de choses à me faire pardonner, je me suis si mal conduit,
non certes par froide méchanceté, mais par égoïsme, inconscience et, disons le
mot, bêtise, avec les êtres que j’ai le plus aimés, en particulier toi et Marie-
Élisabeth, j’ai peur de mourir. Je n’aime pas celui que je suis, il me fait honte, je
voudrais me racheter mais c’est trop tard, le diable a déjà abattu ses cartes, et je
suis un vieil homme malade, désespéré, éperdu et perdu.
12 h 41, à François d’O.
Lorsqu’Hergé et sa compagne Fanny furent invités à Taiwan, les autorités
s’étaient rendu compte, grâce aux passeports, que Fanny ne s’appelait pas Mme
Georges Remi. Aussi, sur les cartons d’invitation aux nombreuses réceptions,
dîners, où Hergé et Fanny furent conviés, était inscrite en français cette formule,
traduite sans doute d’un idéogramme chinois : « Monsieur Hergé et Madame-
presque-Madame », etc.
On pourrait imaginer un « Monsieur François Hollande et Madame-presque-
Madame », ne crois-tu pas ?
13 h 07, à Marie-Agnès B.
Ce pauvre François Hollande ! Une pluie diluvienne s’est mise à tomber juste
au moment où le nouveau chef de l’État quittait l’Élysée, debout dans une
automobile décapotée, pour remonter les Champs-Élysées jusqu’à l’Arc de
Triomphe, et c’est trempé, ultra-trempé, gonflé d’eau, dégoulinant de flotte,
semblable à un bibendum, qu’il est arrivé devant le tombeau du Soldat inconnu !
Les Italiens disent « sposa bagnata, sposa fortunata », qui signifie que se marier
sous la pluie est un présage de bonheur. Il est difficile de comparer François
Hollande à une jeune et jolie mariée, mais avec un peu d’imagination…

Dimanche 20 mai 2012.
11 h 16, à Jacques C.
Je passerai la nuit du 9 au 10 août à Rome où je dînerai avec un ami romain et
au matin je prendrai le teufteuf pour Zagarolo. Je n’ai pas encore décidé du
retour. Peut-être, avant de rentrer à Paris ferai-je un saut à Naples ou à Florence.
Tout cela est lointain et je n’ai pas vos merveilleuses qualités organisatrices, j’ai
toujours vécu au jour le jour. Mon départ après-demain pour Naples est mon
unique certitude. Le tremblement de terre en Emilia-Romagna, l’attentat devant
le lycée de Brindisi nous rappellent d’ailleurs la fragilité de nos humains projets.
11 h 37, à René S.
Cette nuit, j’ai relu plusieurs chapitres d’un livre que j’aime beaucoup, que tu
avais publié en 1979 chez Hachette, L’Emprise des enfants entre nous. Le
chapitre « Des petits réalistes » m’a fait rêver. Tu y imagines que les enfants
(les 10-14 ans de 1978) qui font l’éloge de la famille, de l’autorité professorale,
etc. sont prisonniers du vocabulaire adulte, mais que leur raisonnable maturité
est feinte et qu’ils ont, clandestines, des pulsions libertaires. Certes, les enfants
qui se croient obligés de dire « J’adore mes parents » et autres sottises de ce
genre ne sont pas toujours sincères, ni en 1978 ni en 2012, mais quand on voit ce
que sont devenus les 10 ans de 1978 (qui en ont 42 aujourd’hui) on a le
sentiment d’une société toujours tranquillement bourgeoise, ahurie. Rien ne
bouge.
19 h 56, à Pierre D.
Cette bombe placée devant un lycée, cette lycéenne tuée, cette autre à qui l’on
va sans doute devoir couper les deux jambes, quelle horreur ! Je ne crois pas que
ce soit la mafia, ce n’est pas son style. C’est un attentat de type proche-oriental,
à la libanaise12.
Quant aux séismes, je vous confesse que la fin de Pline ne me déplairait pas…
Vive le Vésuve !

Lundi 21 mai 2012.
10 h 11, à Bernadette P.
À la télévision italienne, images effrayantes de tours, d’églises, de palais
détruits par le tremblement de terre en Emilia-Romagna. La magnifique Torre
dei Modenesi, construite en 1213, endommagée dans la nuit, s’est écroulée hier
à 15 h 26. La beauté est immortelle et fragile.
13 h 25, à Olga L.
En vérité, Il est ressuscité, chère Olga !
Hélas, trois fois hélas, nous allons nous croiser : je m’envole demain matin
pour Naples, et c’est au pied du Vésuve que je fêterai l’Ascension (une paroisse
« russe » ou une paroisse « grecque », au choix – « aux anchois » aurait dit le
père Gabriel Henry).
14 h 30, à Bernard D.
J’imagine que la joie du Napoli battant la Juve aura, dans le cœur des
Napolitains, atténué la tristesse de l’ignoble attentat de Brindisi et du terremoto
d’Emilia-Romagna.
Véronique et moi, in linea di principio, nous arrivons demain. Je dis in linea
di principio parce qu’avec les avions on ne sait jamais, une « grève sauvage »,
spécialité des aéroports parisiens, est toujours possible.
18 h 06, à Céline O.
Je pars pour Naples demain matin. Ah ! si le Vésuve pouvait se réveiller,
m’ensevelir ! La mort de Pline l’Ancien, ce serait chic !

Vendredi 1er juin 2012.
08 h 35, à ***.
Je signe des deux mains (une seule suffit d’ailleurs) le texte que vous m’avez
adressé et qu’ont déjà signé Raphaël Enthoven, Marek Halter, Marc Lambron,
Sylvain Tesson, Pascal Bruckner et Marc Lévy.
Internet est décidément le terrain de prédilection des gens mal élevés : nous y
connaissions déjà la lettre anonyme considérée comme un mode naturel,
respectable, d’expression ; et voici à présent le vol de manuscrits inédits !
Charmante époque…
12 h 52, à Stéphanie V.
Je viens de recevoir votre lettre du 30 mai. Elle m’attriste profondément. Je
suis affilié à l’AGESSA13 depuis sa création, j’aurai 76 ans le 12 août prochain,
je ne pensais pas pouvoir en être exclu avant ma mort, c’était inimaginable.
15 h 15, à Véronique B.
De retour à Paris, au courrier, rien que des nouvelles désagréables – en
particulier une lettre de l’AGESSA me menaçant de radiation parce que je n’ai
pas gagné assez d’argent en 2011 !
Je ne fais rien, ce qui s’appelle rien, je bois trop de vin et prends des
somnifères parce que la nuit, si je me réveille, j’ai des angoisses.
Demain, service de presse de Monsieur le comte monte en ballon, et le soir,
raout donné par Gallimard pour fêter les 40 ans de la collection Folio : sur le
carton d’invitation, c’est écrit : « Cocktail dînatoire, bowling, billard et danse »
(sic !!!).
Ils font ça avenue Foch, je ne sais pas si j’irai.
17 h 39, aux éditions Gallimard.
Il me semble, si ma mémoire ne me trahit pas, qu’il y a vingt ans c’était à la
Conciergerie que nous avions fêté l’anniversaire de Folio, mais – sans doute par
respect pour la mémoire de la reine Marie-Antoinette – il n’y avait ni bowling, ni
billard, ni danse.

Dimanche 3 juin 2012.
15 h 23, à Stéphanie V.
Je ne vois pas bien à quel autre régime je pourrais souhaiter m’affilier. Je suis
écrivain et ne suis rien d’autre. Je ne me vois pas choisissant l’affiliation au
régime des boulangers, ou à celui des avocats, ou à celui des danseurs de
claquettes.

Mercredi 6 juin 2012.
18 h 11, à Pauline H.
Je repars demain soir pour Venise (pas en ballon, mais dans le nouveau train
de nuit Thello qui part de la gare de Lyon, je veux tester leur wagon-lit et leur
restaurant), je t’appelle à mon retour et t’emmène déjeuner chez Lipp.
18 h 30, à Philippe de S.R.
Tous les trains de nuit SNCF-Trenitalia qui partaient de la gare de Bercy vers
Venise, Florence et autres villes italiennes ont été supprimés d’un trait de plume,
y compris l’historique – il datait, je crois, du XIXe siècle – Palatino qui reliait
Rome et Paris, cela dans l’indifférence générale. Les contrôleurs français et
italiens, soudain réduits au chômage, ont certes manifesté leur désespoir, mais
personne n’est venu à leur secours. Il paraît que les wagons-lits sont trop
« élitistes », réactionnaires, et en outre non rentables, ce qui les condamne
puisque, le service public ayant disparu, seule importe désormais la rentabilité.
C’est vrai dans la Creuse, tu en sais quelque chose, et le chancre s’étend, tu le
vois, à l’Italie. Quelle époque !

Mercredi 20 juin 2012.
17 h 27, à Léo S.
Boulevard Saint-Germain, je retrouve les troupeaux de gros lards en short, à
sac à dos et Kodak que j’ai quittés hier place Saint-Marc. Désormais les cons
sont partout, ils tournent inlassablement autour de la planète et voyager est un art
de plus en plus délicat à exercer. Comme la littérature, d’ailleurs.

Vendredi 22 juin 2012.
22 h 35, à Julie d’H.
Sortant de chez toi, j’ai cru à une manifestation politique tant une foule
compacte se pressait rue Geoffroy-Saint-Hilaire. Je me trompais : ce n’était pas
une manifestation politique ou syndicale, c’était la sortie de la messe, je veux
dire : la sortie de la mosquée. Cette foule compacte qui envahissait les trottoirs
m’a vivement impressionné, car cela fait au moins cinquante ans qu’on ne voit
plus à Paris autant de gens jeunes, dynamiques, sortant d’une église où ils ont
assisté à un office religieux. Que l’islam soit, en France, la religion de l’avenir,
c’est pour moi depuis longtemps une évidence, et aujourd’hui ce spectacle m’en
a convaincu.

Mardi 26 juin 2012.
14 h 59, à Frank L.
J’ai vu hier le docteur Dracula (celui à qui je dois l’hémorragie), il me
conseille de me faire opérer. Ces chirurgiens sont tous les mêmes, ils ne rêvent
que d’une chose, vous ouvrir du crâne aux doigts des pieds. Demain matin, je
vois le grand ponte ami de ***, et je crains que lui aussi, chirurgien
cancérologue, penche pour le bistouri. Mais moi, je résiste.

Jeudi 28 juin 2012.
09 h 24, à Véronique B.
Hier, j’ai assisté à une soutenance de thèse à la Catho, et comme je portais ma
veste noire à col officier de chez Arnys un évêque, membre du jury, me prenant
pour un prêtre, est venu me parler de la façon dont nous devions nous occuper de
nos ouailles.
1 Que ferions-nous, très cher, sans les pompiers !
2 Aujourd’hui, vendredi saint catholique, j’ai déjeuné chez Lipp avec une amie
italienne (de Padoue, pour être précis) : nous avons mangé des huîtres mais
autour de nous la clientèle bourgeoise se tapait des biftecks et des entrecôtes.
3 L’échec de mon candidat me déçoit ; et me déçoit plus encore son immédiat
ralliement au mol Hollande. La social-démocratie, quel ennui, quelle barbe ! [Je
traduis, mais mon « Che noia, che barba ! » est un clin d’œil que seuls peuvent
comprendre les admirateurs de Sandra Mondaini.]
4 Monsieur le comte monte en ballon, Éditions Léo Scheer, 2012.
5 As-tu écouté les derniers discours de Nicolas Sarkozy ? Effrayants. Du
maréchal Pétain cuvée 2012. J’avais l’intention de voter blanc, mais peut-être
voterai-je François Hollande. Le pauvre n’a rien d’enthousiasmant, mais « je
préfère les patates à l’hépatite », la social-démocratie au fascisme.
6 J’ai jeté un œil au dictionnaire.
7 Anastasia était partie pour les Indes.
8 Sur Christine V., cf. Un galop d’enfer.
9 Le duo Sarkozy-Hollande et la soirée où j’étais l’invité du Cercle Cosaque
n’eurent pas lieu le même soir.
10 Roberto Escobar, Totò, Società editrice il Mulino, Bologna, 1998.
11 La politique étrangère de Sarkozy fut une catastrophe. J’espère que Hollande
sera moins inféodé aux États-Unis, moins assujetti à la Merkel et se rapprochera
de Mario Monti. Voyez ce qui se passe en Grèce : nous en avons tous marre de
l’Europe allemande.
12 En réalité, c’était le crime d’un vieil aigri, d’un homme du ressentiment.
13 La Sécurité sociale des écrivains.

CHAPITRE 11

Dimanche 1er juillet 2012.
09 h 36, à Claire T.
Bravo, Henri-IV, c’est encore plus chic que Fénelon (Fénelon pour lequel je
conserve néanmoins un faible, car trois des plus grandes passions de ma vie,
Marie-Élisabeth F., Marie-Laurence A. et Vanessa S. y étaient).

Dimanche 8 juillet 2012.
09 h 52, à Gérard D.
Depuis notre rupture, Marie-Élisabeth s’est mariée deux fois, et il ne me
viendrait pas à l’idée de chercher à la revoir, d’être indiscret, importun, ce n’est
pas mon genre. Au demeurant, la Marie-Élisabeth que j’ai aimée n’existe plus,
elle est morte, ou, pour être précis, elle n’existe que dans les poèmes, les pages
de journal intime qu’elle m’a inspirés ; grâce aussi au personnage d’Anne-
Geneviève qui continuera de vivre longtemps après la mort de son modèle.
J’ai beaucoup réfléchi (et écrit) sur cette victoire contre la mort qu’est la
création artistique – une victoire au demeurant éphémère, comme nous le
rappelle la récente destruction par des fanatiques des bouddhas d’Afghanistan et
des tombeaux du Mali. Un jour, les trésors du Louvre ne seront plus que des
cendres. Un jour, tout disparaîtra.

Lundi 9 juillet 2012.
10 h 24, à Frank L.
Je suis de retour de l’abbaye d’Ardenne où j’ai bien travaillé à mon sixième
recueil dont j’ai promis le manuscrit à Alice Déon pour la fin août.
Je suis prêt. Je me suis inscrit dans une clinique suisse qui aide les esprits
libres à choisir la sortie que les stoïciens qualifient de « raisonnable », les
Italiens disent « la dolce morte ». Pour l’instant, je ne suis aucun traitement, ça
va bien, le professeur ***, revu à mon retour d’Italie, ne semble pas inquiet et
temporise (je dois le revoir en décembre), mais s’il se trompe et si la tumeur
cancéreuse se développe, si dans quelques semaines, quelques mois, on
m’annonce que l’on doit m’opérer d’urgence, comme je n’ai aucune intention de
me laisser charcuter (l’opération n’est pas très importante – on vous introduit des
billes radioactives dans la prostate, elles sont censées tuer la tumeur – mais les
suites font de vous une sorte de vieillard infirme, je vous passe les détails), je
prendrai le train pour la Suisse. Bref, la fin de Dulaurier au dernier chapitre de
Voici venir le Fiancé. La réalité rejoint la fiction.

Mardi 10 juillet 2012.
17 h 05, à Frank L.
André Gide et Claude Mauriac travaillaient leurs journaux intimes comme des
essais littéraires. Ma conception du journal intime est différente de la leur, elle
est plus spontanée, immédiate. Je crois n’avoir de toute ma vie jamais écrit une
page de mon journal assis à un bureau. Toujours, le mouvement, l’instant saisi
au vol. D’où, je pense, une véracité, une sincérité absolues ; d’où, aussi, les
ahurissantes contradictions, les aveux qui me noircissent.
Cela dit, ma conception du journal intime n’est pas supérieure à celle des
autres, c’est la mienne, voilà tout.

Vendredi 13 juillet 2012.
22 h 58, à Bernard D.
Je sors d’un dîner avec Véronique, elle semble enchantée par l’idée d’un
réveillon de Noël à Nice (nous en avions déjà parlé à Naples). Je travaille à un
sixième (et dernier) recueil d’articles, je viens pour cela de passer quelques jours
à l’abbaye d’Ardenne, près de Caen, siège de l’IMEC où sont depuis 2004 mes
archives, et j’espère avoir bouclé cela avant de partir en août pour Zagarolo (près
de Rome).

Dimanche 15 juillet 2012.
12 h 55, à Léo S.
Sous le ciel bleu de Corse, tu ne peux même pas imaginer l’infecte grisaille
qui surplombe Paris. Un temps à rester au lit.
Dimanche dernier, lors d’un déjeuner chez un ami commun, j’ai fait la
connaissance d’Alexandre Guyomard, et du coup j’ai eu envie de lire son livre
que tu publies cet automne1. J’en ai déjà lu la moitié et j’y prends un vif plaisir.
Pas seulement pour le côté Tintin et Milou en Amérique du Sud, pour son
pessimisme et sa misogynie très matznéviennes, mais aussi et surtout pour son
style cravaché, son sens de l’observation, son goût des métaphores. Ce
sympathique Guyomard a des dons d’écrivain, c’est clair, et s’il travaille, son
deuxième livre sera plus maîtrisé, meilleur encore. Cela dit, aura-t-il envie de
travailler ? Je souhaite que ce premier roman soit un succès, il le mérite, et être
le golden boy de l’année est toujours amusant, mais le danger qui guette les
jeunes hommes doués, c’est de succomber aux tentations nées de ce succès
même : la dispersion, le parisianisme. Pour construire une œuvre, il faut être fou
d’orgueil, et un peu schizophrène. La plupart des écrivains ne le sont pas assez,
ils ont besoin des applaudissements des autres pour avoir le sentiment d’exister.

Lundi 23 juillet 2012.
10 h 24, à Marie-Agnès B.
J’ai réservé une belle chambre avec une belle vue pour la nuit du samedi au
dimanche. J’ai aussi réservé une table au restaurant.
10 h 38, à Marie-Agnès B.
C’est la maison où est né Louis XIV et où Alexandre Dumas a écrit une partie
des Trois mousquetaires.
11 h 40, au Pavillon ***.
Un mariage ? Il faut bien que les gens se marient de temps à autre, ne serait-ce
que pour avoir plus tard le plaisir de divorcer. J’ai averti l’amie qui
m’accompagnera et nous avons décidé de maintenir notre réservation. Oui, une
chambre à l’étage le plus haut, avec une belle vue, sera parfaite.
10 h 57, à Alain de B.
Oui, rien de plus poudreux et lourd que les livres, tout déménageur peut en
témoigner ! Moi, par besoin d’argent, j’ai en juin vendu mes grands papiers, mes
éditions originales (de mes propres livres et [de ceux] d’autres écrivains).
En raison de l’exiguïté de mes successifs logis parisiens et du fait que je ne
possède pas de maison de campagne, ma bibliothèque est par nécessité fort
réduite. Néanmoins elle emplit tout, dans la cuisine, au lieu de casseroles, il y a
des livres, ce qui explique sans doute pourquoi j’enrichis les restaurants : je ne
suis pas équipé pour mitonner de bons petits plats.
13 h 36, à Bertrand R.
Je vous remercie de votre carte, mais j’ai été extrêmement choqué par l’article
de Royaliste contre les Alaouites qui pourrait avoir été signé par Glucksmann et
compagnie, tant c’est con et mensonger.
14 h 13, à Giuliano F.
J’espère que le patriarche Cyrille 1er de Moscou aura incité Mario Monti à ne
pas faire sienne en Syrie la politique hystériquement anti-alaouite et pro-
islamiste du gouvernement français. Après la Libye, la Syrie. La politique
étrangère de Hollande est, hélas, pire encore que celle de Sarkozy. Nous
devrions administrer une douche froide aux fanfarons va-t-en-guerre de l’Élysée
et du Quai d’Orsay. Une victoire des extrémistes mahométans en Syrie
signifierait la mort des Églises orthodoxe et romaine du patriarcat d’Antioche,
une catastrophe pour tout le Proche-Orient2.

Jeudi 26 juillet 2012.
17 h 52, à Pierre D.
Je suis heureux que le texte de mon ancêtre vous ait plu. Quant au mien, il est
plus actuel que jamais avec la crise syrienne où la Russie, qui dit des choses
raisonnables, est traînée dans la boue par l’aveugle Élysée, l’imbécile Quai
d’Orsay et une presse française aux ordres de Washington (la Clinton est le pire
ministre des Affaires étrangères que les États-Unis aient jamais eu).

Vendredi 27 juillet 2012.
10 h 34, à Lucas G.
Désolé d’apprendre cette rupture. Le livre à lire dans ces périodes
douloureuses est Isaïe réjouis-toi. Je vous souhaite du courage et, malgré vos
chagrins d’amour, un bel été.
11 h 22, à Bertrand R.
Pauvres Glucksmann et Bernard-Henri Lévy ! Quand d’hystériques
fondamentalistes auront renversé Assad avec l’aide des USA, remplacé la
Constitution laïque de la Syrie par la charia et camperont sur la frontière du
Golan occupé par Israël, ils vont cruellement déchanter, se mordre les doigts3.
Après la Libye, la Syrie. L’aveuglement des Français, hommes politiques et
journalistes confondus, l’imbécillité inouïe de l’Élysée (quel qu’en soit
l’occupant, Sarkozy-Hollande, même combat !) et du Quai d’Orsay, quel
spectacle affligeant, désespérant !
14 h 44, à Véra S.
Autrefois, il y avait les éditions à compte d’auteur, la jeune fille qui payait un
imprimeur-éditeur pour qu’il publie ses poèmes, le colonel de cavalerie à la
retraite qui payait un éditeur-imprimeur pour qu’il publie ses mémoires de
guerre. Aujourd’hui, Internet – qui a le mérite d’être gratuit – donne à la jeune
fille et au colonel à la retraite la même illusion flatteuse d’être un écrivain. Cela
ne fait de tort à personne.
Il en va de même avec le cinéma, la composition : n’importe quel groupe
amateur peut aujourd’hui aisément enregistrer sa musique, éditer un cd ;
n’importe quel possesseur d’un caméscope peut jouer au cinéaste.

Dimanche 5 août 2012.
10 h 33, à Géraldine D.
*** m’a dit la déception que vous avez eue. Surtout, ne vous découragez pas,
soyez supérieure à l’adversité, fichez-vous en. Vous êtes une jeune femme de
grande valeur, tout le monde le sait, vos travaux en témoignent, c’est l’essentiel.
La société est un conglomérat de médiocres, d’arrivistes et de jaloux. Vous
devez le savoir, afin de n’être ni surprise ni blessée lorsque vous recevez un
mauvais coup. Sursum corda !

Lundi 6 août 2012.
09 h 09, à Géraldine de L.
Je sais que mon silence te blesse et te peine, j’en suis conscient et te prie de
me pardonner, mais ces derniers temps je ne me sens guère capable d’une
relation, disons… sentimentale. Est-ce le contrecoup du choc causé par la
découverte de mon cancer ? C’est possible, et même probable. J’ai écrit au
docteur *** que je me sens de plus en plus inapte aux autres, et c’est hélas la
stricte vérité. Un sentiment qui m’envahit et me paralyse.

Jeudi 9 août 2012.
08 h 52, à Céline O.
Par superstition napolitaine, per scaramanzia, je te signale qu’en cas de
malheur (je pars et je reviens en avion) le tapuscrit et la clef USB de mon
sixième recueil se trouvent sur mon bureau devant l’imprimante et seraient à
remettre aussitôt aux éditions de La Table Ronde.
J’espère toutefois les remettre moi-même et te revoir dès nos respectifs retours
à Paris.

Jeudi 23 août 2012.
07 h 54, à Thomas G.
Buvons un verre lorsque nous nous retrouverons dans une même ville. Nous
parlerons des jeunes filles et du diable (termes souvent synonymes).

Vendredi 24 août 2012.
09 h 33, à Céline O.
Le 12 octobre, voici les saints que fête l’Église : saints Probus, Tarachus et
Andronique, martyrs en Cilisie (an 303) ; saint Dismas, le bon larron ; saints
Juventin et Maxime, martyrs à Antioche (an 363) ; saint Wilfrid, fondateur de
l’abbaye de Ripon en Angleterre, puis évêque (an 709) ; saint Amphiloque, abbé
de Glouchitza (an 1452).

Andronique et Amphiloque sont très chics, mais difficiles à porter. Maxime,
en revanche, est original et classique à la fois4.

Dimanche 26 août 2012.
12 heures, à Pierre D.
Assisterez-vous au dîner « platonicien » que donne Bertozzi le 8 septembre à
Bruxelles ? J’aimerais le savoir car en ce qui me regarde j’hésite. Bertozzi m’a
invité, je suis sensible à cette attention, mais ce ne sera pas un dîner intime, ce
sera un banquet de cent couverts, et ce genre n’est pas ma tasse de thé.
Outre cela, nonobstant l’admiration que lui voue mon bon maître
Schopenhauer, je mentirais si je disais que Platon est un de mes auteurs de
prédilection. Il est en tout cas peu présent dans mon propre travail, sinon dans le
chapitre de Nous n’irons plus au Luxembourg où Dulaurier, déjeunant chez
Béchu, en dit pis que pendre.
19 h 36, à Véronique B.
L’Istituto per gli studi filosofi di Marotta, al verde, è sull’orlo della chiusura.
Nel cortile del « nostro » palazzo di Monte di Dio, tanti scatoloni pieni di libri.
Per Napoli è una vergogna.
Il povero Marotta. Che disgrazia ! Se fosse morto prima sarebbe stato
meglio5.

Lundi 27 août 2012.
17 h 37, à Jean-Paul E.
Merci de votre réponse. Elle me navre car je n’imaginais pas que ce fût grave
à ce point. Grave et surprenant chez *** qui prenait soin de sa santé, faisait de
régulières cures de thalasso à Biarritz, etc. Le malheur nous frappe de manière
toujours si inattendue… Nous devrions être prêts, mais nous ne le sommes pas.
Je suis bouleversé.

Mardi 28 août 2012.
11 h 19, à Christopher G.
Je fais partie de ces orthodoxes qui croient à une vivifiante continuité, à une
stimulante convergence de la tradition païenne gréco-romaine et de la tradition
chrétienne, qui pensent que la rupture n’est pas entre paganisme et christianisme,
mais entre Ancien et Nouveau Testament ; que l’enseignement du Christ est plus
proche de celui de Bouddha et d’Épicure que de celui de la Synagogue. Pour
avoir développé des idées de ce genre dans bon nombre de mes livres, et cela dès
Comme le feu mêlé d’aromates, je suis tenu pour un gnostique, un hérétique par
certains de mes coreligionnaires. Cette querelle est une vieille histoire, elle
anime la théologie byzantine depuis des siècles.

Jeudi 30 août 2012.
08 h 24, à Christopher G.
La biographe à laquelle vous faites allusion dans votre dernier émile est-elle
Brigitte Tambrun qui avait publié en 2006 chez Vrin un livre sur celui qu’on
appelle en Italie Giorgio Gemisto Pletone et en France Pléthon ? Cette dame est
en effet fort brillante.
Je vous écris cet émile sous le regard attentif de l’icône de saint Grégoire
Palamas qui pensait [sur les liens unissant le paganisme platonicien avec le
christianisme] exactement le contraire de ce que pensait Pléthon6.

Samedi 1er septembre 2012.
09 h 11, à Julie d’H.
Quand je pense que ces abrutis de Parisiens se plaignaient de la « canicule »
pour trois malheureux jours où dans cette froide capitale il faisait enfin beau et
chaud ! À présent, le froid, la grisaille, l’humidité automnaux sont de retour, ces
crétins doivent être contents.

Mardi 4 septembre 2012.
10 h 21, à Sylva M.
Crudités, légumes cuits, viande ou poisson grillé, mais niente féculents.
16 h 31, à Frank L.
Il y a deux jours, lors d’une nuit d’insomnie (je suis un insomniaque de
profession), j’ai allumé le téléviseur et sur une chaîne italienne j’ai vu un long
reportage sur… HKUST7 !!! Mazette, comme c’est chic, moderne, confortable !
J’ai aussitôt imaginé notre jeune Chloé dans ce décor, parmi ces étudiants venus
de tous les coins du monde, et j’ai été rassuré, je suis certain qu’elle s’y trouvera
bien, fera de brillantes études.
18 h 08, à Pierre D.
Que diriez-vous du vendredi 21 septembre ? Ce jour me conviendrait. Outre
cela, le 21 septembre est la date anniversaire du suicide de Montherlant, il y aura
juste quarante ans, et ce jour est toujours pour moi, nonobstant le temps qui
passe, une source de mélancolie et de tristesse. Le passer avec des amis, dans la
chaleur conjuguée d’un bon plat, d’un bon vin et de l’amitié, est le meilleur
moyen de surmonter victorieusement cette tristesse, cette mélancolie.

Vendredi 7 septembre 2012.
10 h 35, à Betty L.
Si le train Paris-Bruxelles n’a pas de retard, je devrais arriver à mon hôtel
vers 15 heures. J’ai donc tout le temps de venir vous rejoindre et de me rendre
avec vous à la Villa Empain. Si tu relis le chapitre 1 de Maîtres et complices, tu
verras que j’y parle d’une autre exposition Égyptomania qui fit sur moi un très
grand effet. C’est tout ce que j’aime et comme, en cuisine, les perdreaux sont
aussi tout ce que j’aime, quel beau 19 septembre en perspective !
11 h 02, à Anastasia S.
J’ai beaucoup travaillé ces jours-ci, ayant eu un mal incroyable à écrire le
texte sur mon vieil ami Jacques Chancel que j’avais promis à la SCAM (pour
leur revue). Il ne s’agissait que de mettre ensemble quelques souvenirs, j’aurais
dû écrire ce texte en une matinée, et cela m’a pris deux semaines ! Pour des
raisons mystérieuses, mon stylo était en panne – et sans doute aussi mes petites
cellules grises. Enfin, c’est fini, je viens de le poster, je vais pouvoir penser à
autre chose.

Lundi 10 septembre 2012.
12 h 54, à Frank L.
Vous seriez arrivé de Changhai la semaine dernière, vous auriez trouvé un
Paris estival, trente degrés à l’ombre, mais dans les jours à venir nous allons,
paraît-il, entrer dans l’automne. Le beau temps et la chaleur sont toujours à Paris
des visiteurs fugaces.
Voulez-vous que je retienne une table à nos accoutumés Ronchons8 ?
Mon ordinateur – un PC acheté en 2005 – donnant des signes d’épuisement, je
voudrais, avant de m’en séparer, transférer un certain nombre de documents qui
s’y trouvent, en particulier mes propres émiles, et j’aurais un vif besoin de vos
lumières.

Jeudi 13 septembre 2012.
06 h 39, à Anastasia S.
Je suis heureux, mon bel ange, que ton voyage se déroule si bien ! Mais tu ne
devrais pas lire les nouvelles venant de ton bureau, sinon ce ne sont pas de vraies
vacances. L’inconvénient des nouvelles techniques (ici9 la presse ne parle que du
nouveau telefonino ultra-perfectionné d’Apple qui sera en vente à la fin du mois)
est qu’elles poursuivent les gens, interdisent la solitude. C’est pourquoi je suis si
réticent à leur endroit.

Lundi 17 septembre 2012.
10 heures, à Frank L.
Cette nuit, insomniaque, j’ai pensé à vous, je vous ai imaginé dans l’avion.
J’ai été heureux de vous revoir, de pouvoir vous parler de tout, en particulier de
Marie-Agnès dont la décision de rompre me fait tant de mal. La décision de
rompre, et le mode brutal, sec, désinvolte (un simple sms !) avec quoi elle a
choisi de rompre. On rompt par sms avec quelqu’un qu’on a rencontré la veille
en boîte et qu’après une nuit on décide de ne pas revoir ; non avec quelqu’un qui
a joué dans votre vie le rôle que j’ai joué dans celle de Marie-Agnès. Je trouve
cela indécent.
Elle va me manquer affreusement, elle me manque déjà, car je n’ai pas, moi,
cessé de l’aimer, elle m’est essentielle, consubstantielle, j’étais persuadé que ce
sentiment était réciproque, je m’imaginais (ce qui prouve que l’expérience de la
vie ne nous délivre pas de la naïveté) qu’elle serait jusqu’à mon dernier soupir
auprès de moi. Encore une illusion qui s’évanouit, après tant d’autres.

Mercredi 19 septembre 2012.
10 h 45, à Frank L.
Je pars ce matin pour Bruxelles où m’attendent, gigotant dans les casseroles,
les premiers perdreaux.
Je pense sans cesse à Marie-Agnès, douloureusement. Ce n’est pas chic de sa
part. Elle aurait pu attendre que je sois mort pour me quitter.

Lundi 24 septembre 2012.
09 h 15, à René S.
Cette couille molle de Hollande ! Il va ratifier le traité dicté par la Merkel à
Sarkozy, il est, en politique arabe, aux ordres des Amerloques, tout ce que j’ai
toujours pensé de la social-démocratie se confirme tristement. Quand je pense
qu’au second tour de l’élection présidentielle, moi qui voulais mettre un bulletin
Mélenchon dans l’urne (bulletin que j’avais conservé), je me suis laissé
convaincre par mon excellent ami le professeur Poilibus10 de voter Hollande ! Je
ne me le pardonnerai jamais.

Mardi 25 septembre 2012.
11 h 29, à Véronique B.
La faraona è la pintade, la pernice è la perdrix e il perniciotto è le perdreau.

Vendredi 28 septembre 2012.
14 h 36, à Angie D.
La Beauté du métis, magnifique éloge de l’étranger, de l’émigré, pamphlet
anti-français souvent excessif mais captivant, est un livre encore plus actuel,
nécessaire, provocant aujourd’hui – où fleurissent les propos fascisants sur le
droit du sang, l’identité française, la chasse aux Roms, etc. – que lors de sa
parution en 1979 chez Ramsay.

Samedi 29 septembre 2012.
09 h 58, à Angie D.
Pour les photos de Guy Hocquenghem, il y en a en effet de très belles. Du
temps du FHAR11, c’est notre amie commune Carole Roussopoulos qui l’a
beaucoup filmé, photographié, il ressemblait à un archange (et, mystérieusement,
il est resté très beau jusqu’à la fin).

1 Alexandre Guyomard, Sur la panaméricaine, Éditions Léo Scheer, 2012.


2 Spero che il patriarca di Mosca Kirill 1er abbia esortato Mario Monti a non
condividere in Siria la pessima politica istericamente antialawita e proislamica
del governo francese. Dopo la Libia, la Siria. Ahimè, in politica estera Hollande
è ancora peggio di Sarkozy. Occorrerebbe dare una calmata ai fanfaroni
guerrafondai dell’Eliseo e del Quai d’Orsay. Una vittoria del fondamentalismo
maomettano significherebbe la morte delle Chiese ortodossa e cattolica del
patriarcato d’Antiochia, una catastrofe per tutto il Vicino Oriente.
3 À moins que les Israéliens n’espèrent, s’ils aident les salafistes et autres
cinglés barbus à renverser Assad, que ceux-ci, en échange, renoncent au Golan.
(Venise, 21 juillet 2013.)
4 Mon amie Céline O. attendait un bébé, pensait qu’il naîtrait le 12 octobre.
Aussi avais-je consulté la liste onomastique des saints du jour dans le calendrier
liturgique orthodoxe.
5 L’Institut pour les études philosophiques de Marotta n’a plus un sou et va
devoir fermer. La cour de notre palais de la rue Monte di Dio est encombrée de
cartons de livres. Quelle honte pour la ville de Naples ! Le pauvre Marotta. Quel
malheur ! Mieux eût-il valu qu’il mourût avant.
6 Dieu sait si je révère Grégoire Palamas, mais sur ce point, je le confesse, je me
sens plus proche de Pléthon. (Venise, le 21 juillet 2013.)
7 Célèbre école de Hong Kong où Chloé L., lycéenne à Changhai, ayant, à dix-
sept ans, obtenu une mention très bien au bachot, venait d’être brillamment
acceptée.
8 Un restaurant du quai de la Tournelle où, comme au Bouledogue et chez Lipp,
j’ai mon rond de serviette.
9 « Ici » signifie « en Europe ». Anastasia était alors au Japon.
10 Surnom de René Schérer.
11 Le Front homosexuel d’action révolutionnaire.

CHAPITRE 12

Mardi 23 octobre 2012.
10 h 20, à Léo S.
Je vais lui écrire que le livre sera bientôt disponible et lui rappeler les mots sur
lesquels Dumas clôt Le Comte de Monte-Cristo : « Attendre et espérer. »
L’attente fait partie du plaisir, elle le stimule. Quand j’avais dix-sept ans, les
livres de Nietzsche étaient très difficiles à trouver, n’existaient que les vieilles
éditions du Mercure de France (dans la traduction d’Henri Albert qui demeure
aujourd’hui encore la meilleure), et Vrin, le libraire de la place de la Sorbonne,
un merveilleux vieux monsieur qui semblait sorti tout droit d’un roman de
Balzac ou de Dickens, avait mis un an avant de me dénicher un exemplaire
d’Aurore que, fou de joie après une si longue attente, j’avais emporté en le
serrant sur mon cœur, tel un trésor.

Jeudi 1er novembre 2012.
09 h 47, à Julie d’H.
Dans mon journal je note des trucs sur le vif, mais ce ne sont pas toujours
ceux dont je me souviens cinq, dix ou vingt ans plus tard. Si j’écrivais
aujourd’hui mes Mémoires je décrirais des scènes, évoquerais des souvenirs que
sur le moment je n’ai pas notés, qui ne figurent pas dans mes Carnets noirs.
J’ajoute que, dactylographiant ceux-ci, j’ai supprimé certains passages que
j’avais amplement utilisés dans tel ou tel roman. L’exemple le plus frappant est
le chapitre 41 d’Isaïe réjouis-toi.

Dimanche 4 novembre 2012.
15 h 04, à Maurizio S.
Quando Papini, pince-sans-rire, scrive come se niente fosse : « Viene
universalmente rimproverato a Lucifero la famigerata parola : Non serviam »,
immagino Maurizio S. e Gabriel Matzneff facendo gli occhiacci al Diavolo :
« Birichino, non avresti dovuto dire Non serviam, birbantello che non sei
altro1 ! »

Vendredi 9 novembre 2012.
19 h 49, à Chloé L.
Quand vous m’avez annoncé que vous partiez tous les quatre pour Changhai
je m’étais promis de vous offrir avant votre départ deux livres qui avaient réjoui
mon enfance, Cigale en Chine de Paul d’Ivoi et Loin du nid de M.M.
d’Armagnac, auteurs du passé qui décrivent un pays qui n’a plus rien à voir avec
celui où vous vivez présentement, mais qui, je pense, en raison même de leur
côté archaïque, quasi archéologique, vous divertiraient. Le temps passe, fugit
irreparabile tempus, et je n’ai toujours pas déniché ces deux bouquins, mais je
ne désespère pas.
Cela dit, le nouveau Paul d’Ivoi, la nouvelle M.M. d’Armagnac, ce pourraient
être Colin et toi, car depuis votre arrivée en Chine vous avez acquis une bonne
connaissance de ce pays, de la société chinoise d’aujourd’hui et un Loin du nid
(lyonnais), sous votre plume, pourrait être passionnant.
C’est un conseil d’écrivain : tiens ton journal, prends des notes (dans la
mesure où tes études t’en laissent le loisir).
À propos d’études, ton père t’a peut-être dit que, quelques jours avant ton
arrivée à Hong Kong, j’avais vu sur une chaîne de télévision italienne un beau
reportage sur ton école qui m’a vivement impressionné. C’est magnifique et
nous n’avons en France rien de comparable. Félicitations !
Ton père t’aura peut-être également dit que Marie-Agnès m’a quitté. Cette
rupture est très douloureuse, Marie-Agnès faisait depuis si longtemps partie de
ma vie, mais quoi ! Tu connais la phrase de Chamfort : « Il faut que le cœur se
brise ou se bronze. » J’essaye de me bronzer, sans être certain d’y réussir.

Lundi 12 novembre 2012.
11 h 29, à Julie d’H.
Comme tous mes personnages ecclésiastiques, le père Carderie est un mixte :
certains de ses traits m’ont été inspirés par tel prêtre réel, par tel laïc (Olivier
Clément) ; d’autres sont puisés dans mon propre cœur, d’autres sont purement
imaginaires.

Dimanche 18 novembre 2012.
10 h 05, à René S.
As-tu vu hier, à la télé ou dans la rue, ces abrutis qui défilaient en brandissant
des pancartes où étaient écrits ces mots imbéciles : « Un papa et une maman y a
rien de mieux pour un enfant » ? Quand on sait les tristes cages que sont tant de
familles, la haine à l’endroit de leurs parents qui anime tant d’adolescents
sensibles, c’est l’écœurement que provoquent de pareils mensongers slogans.
Cela dit, la lubie qu’ont les homos d’acquérir ce suprême signe de la
respectabilité bourgeoise qu’est le mariage me fait rire. Pour ma part, j’ai
toujours pensé qu’être délivré de la crainte d’engrosser les jeunes personnes et
d’être ensuite traîné devant M. le Maire et M. le Curé pour convoler en justes
noces était une incontestable supériorité de la pédérastie sur la Vénus vulgaire,
une source d’aérienne liberté, de bienheureuse insouciance. À l’évidence, les
gens ne veulent pas être insouciants, ils ne veulent pas être libres, et partant ne
cessent de s’inventer des chaînes, d’inutiles soucis. Cette rage des cavaliers de la
jaquette de se passer la bague au doigt et d’obtenir le droit de torcher des
moutards merdeux en est la criante illustration.
12 h 25, à René S.
Certes, comme toi, je répondrais que j’y suis favorable, ne serait-ce que pour
ne pas être confondu avec ceux qui s’y opposent hystériquement, et parce que
deux amis proches, Christophe *** et Emmanuel ***, outre à être des militants
de cette cause, sont d’excellents pères qui élèvent leurs enfants à merveille. Ce
nonobstant, tous ces Charlus qui rêvent d’épouser le duc de Guermantes me
remettent en mémoire Anna de Noailles demandant au spirituel abbé Mugnier
pourquoi les gens tenaient-ils tant à se marier.
— Par goût de la catastrophe, répondit l’abbé.
Au demeurant, je suis payé pour le savoir, ce qu’il y a de plus intéressant dans
le mariage, de plus fécond, c’est le divorce. Sans la crise libératrice provoquée
par mon divorce, je n’aurais pas eu la vie que j’ai eue, écrit les livres que j’ai
écrits. Vive le mariage, donc, vive l’absurde !

Jeudi 29 novembre 2012.
10 h 43, à Bernard D.
Demain, vendredi 30, avec le Corriere della Sera, paraîtra un supplément de
huit pages sur Canova. Pourrais-tu me le prendre ? À Paris, on trouve le
Corriere, mais les suppléments n’y figurent pas. Outre que Canova est un de
mes sculpteurs de prédilection, c’est en visitant une exposition consacrée à
Canova sur le lac de Côme, l’été 1996, que nous avons, si je puis m’exprimer
ainsi, basculé, Véronique et moi, dans notre aventure italienne : nous ne nous
serions pas installés à Naples l’été 1999 si, l’été 1996, nous n’avions pas visité
cette exposition Canova à la Villa Carlotta, et toute notre vie en eût été modifiée.
J’ai, tu le sais, utilisé ces souvenirs dans Mamma, li Turchi !.

Samedi 1er décembre 2012.
13 h 29, à Élisabeth L.
Je n’ai pas besoin de ton anniversaire pour penser à toi, je pense à toi tous les
jours, l’approche de la mort court-circuite le temps, et le mardi 2 décembre 1980,
10 h 30, au Rostand, devant les frondaisons du jardin du Luxembourg, demeure
à jamais un des instants essentiels, déterminants de ma vie.
15 h 07, à Jean R. et Franck D.
Avez-vous vu ces couilles molles de sociaux-démocrates qui nous
gouvernent ! Même pas foutus de nationaliser une usine ! Quelle bande de trous-
du-cul !
Tac-tac-tac-tac ! On ne fusille pas assez.

Lundi 3 décembre 2012.
14 h 18, à Frank L.
Ce matin, résultats d’un nouvel examen du sang : ils ne sont pas bons. Je
commence à avoir peur. Je n’ai pas peur de la mort, j’ai peur de la maladie (et
plus encore des médecins).
18 h 40, à Henri de M.
Assurément, cher ami, Internet gagne, dans tous les domaines, du terrain :
certains spécialistes affirment que d’ici quinze ans la presse écrite en papier et
les kiosques à journaux auront disparu, que seule existera la presse virtuelle
qu’on lira sur son écran d’ordinateur ou sa tablette ; et, dans le milieu littéraire,
des gens très sérieux pensent que l’édition va suivre une voie analogue, que la
bibliothèque de l’honnête homme, telle que nous la connaissons depuis
Gutenberg, avec ses beaux rayons chargés de livres, appartiendra promptement à
un passé révolu, qu’il n’y aura plus que des livres électroniques.
Ma foi, c’est possible. Aujourd’hui, dans l’autobus et le métro, on ne
rencontre quasi plus personne lisant un livre, ni même un journal ; en revanche,
on y voit un nombre sans cesse grandissant de zozos qui, des écouteurs aux
oreilles, tapotent fébrilement sur leurs téléphones portables ultramodernes.
Nous verrons bien. Homère écrit que l’avenir est assis sur les genoux des
dieux.

Mardi 11 décembre 2012.
13 h 18, à Pierre D.
La vérité est que la seule pensée de l’hôpital me fiche la trouille, je préfère le
cimetière.
15 h 52, à ***.
Plus j’y réfléchis, plus je suis surpris que toi qui as, comme je le fus à la
Sorbonne, été formée à la discipline et au sérieux universitaires, tu n’aies pas
appris durant tes années d’études supérieures à prendre des notes correctement, à
citer avec exactitude, à donner les références de tes citations, etc. De quelqu’un
comme toi, sincèrement, ça m’étonne beaucoup. Ce caractère approximatif, très
souvent erroné, fautif, m’a frappé lorsque j’ai lu *** où quasi chaque fois que tu
me cites, rapportes quelque chose que je t’aurais dit, tu le rapportes de façon
incorrecte, soit me faisant dire quelque chose que je n’ai jamais ni pensé ni dit,
soit affaiblissant la force de mon propos, le tronquant, le déformant.
Il y a là quelque chose de préoccupant et surtout, je me répète, de très
surprenant chez la jeune universitaire intelligente et lettrée que tu es.
De la rigueur, de la rigueur, de la rigueur. Et de la précision.
C’était la minute pédagogique du professeur Dulaurier.

Mercredi 12 décembre 2012.
11 h 17, à Julie d’H.
L’unique question est celle de l’avenir des chrétiens syriens et libanais
(orthodoxes et catholiques) lorsque l’actuel pouvoir alaouite, laïc, du président
Assad sera remplacé par celui des « rebelles » islamistes dont l’imbécile presse
française trace un portrait enthousiaste et qui, s’ils accèdent au pouvoir, seront
une catastrophe pour tout le Proche-Orient.
11 h 35, à Céline O.
Je suis en train de corriger les épreuves de Séraphin, c’est la fin !, je dois les
remettre vendredi à La Table Ronde.
17 h 54, à Christine G.
Peut-être auriez-vous pu, nuançant votre réquisitoire contre l’Union
soviétique, ajouter que sans les sacrifices de l’armée russe durant la Deuxième
Guerre mondiale Hitler aurait triomphé ; que sans la bataille de Stalingrad il n’y
aurait pas eu de débarquement anglo-américain en Normandie. Et pourquoi
n’évoquez-vous que les crimes commis par les Serbes ? Pourquoi passez-vous
sous silence ceux des Croates, des Bosniaques et des Kosovars ? Je n’ai pas lu le
texte qui vous a irritée, mais votre propre texte, permettez-moi de vous le dire
très amicalement, n’est pas lui-même exempt d’un certain manichéisme. À vous
lire, il y a les méchants qui sont les Russes et les Serbes, et les bons qui sont
ceux d’en face. La réalité est bien différente.

1 Quand Papini écrit, pince-sans-rire, comme si c’était une évidence, que « tout
le monde reproche au Diable la tristement célèbre parole Non serviam », je nous
imagine, toi et moi, faire les gros yeux au Diable et le gourmander : « Petit
coquin, tu n’aurais pas dû dire Non serviam, tu n’es qu’un vilain chenapan ! »

CHAPITRE 13

Jeudi 11 janvier 2013.
15 h 39, à Michel M.
Merci mille fois de ton Victor Hugo ! C’est un magnifique cadeau de Noël.
Moi qui ne peux lire à haute voix « La tristesse d’Olympio » ou « Booz » sans
que les larmes me montent aux yeux tant c’est beau, je vais me régaler.

Samedi 13 janvier 2013.
10 h 06, à Bernard D.
Avez-vous vu, Michel et toi, jeudi, sur la 7, l’émission de Santoro avec
Berlusconi ? Un grand moment de télévision !!! Je l’ai vue sur Internet,
Véronique aussi, le vieux crocodile était en belle forme, drôle, pugnace, et quel
dommage qu’à gauche, fors Grillo1, il n’y ait personne qui fasse le poids. Le mol
Bersani ressemble au mol Hollande, il est si médiocre orateur, si terne, si
ennuyeux ! Je suis curieux de savoir ce qu’en pense votre excellent maire De
Magistris.
J’espère que les contrôles de police renforcés (à cause de la guerre que vient
de déclarer la France) et le gel qui s’annonce ne me feront pas louper mon départ
à l’aéroport. Naguère, voyager était un plaisir ; désormais, ça devient un exploit
sportif.
12 h 25, à Sylva M.
Ils ont renversé, assassiné Kadhafi qui était un solide rempart contre
l’islamisme, ils ont ainsi ouvert la voie aux barbus surexcités, leur livrant le
puissant arsenal militaire du Colonel, leur permettant de s’étendre au Mali et
ailleurs. Maintenant, ils font la guerre, encore une guerre ! Quelle bande de
cons ! La politique étrangère française, de droite ou de gauche, est une vraie
honte.

Vendredi 25 janvier 2013.
11 h 13, à Serge Z.
De retour cette nuit de Naples (où il faisait très doux, 18 degrés), je suis
pétrifié par le froid parisien et mes petites cellules grises ne fonctionnent qu’au
ralenti. Je veux tout de même te signaler qu’ayant, dimanche dernier, assisté à
une messe papiste à la Chiesa del Gesù, une église de Naples à laquelle je suis
spécialement affectionné, j’ai constaté avec surprise et vif plaisir que lors de la
récitation du Credo ce fut notre Credo, le Credo du Concile de Nicée, délivré du
tardif Filioque, que le clergé et les fidèles récitèrent. Certes, à Naples, comme
dans tout le Sud de l’Italie, l’orthodoxie est chez elle et le catholicisme romain y
a un insistant parfum d’orthodoxie (quand le patriarche de Constantinople s’y
rend en visite pastorale, il y est, pour les raisons historiques que tu sais, reçu
avec une ferveur filiale, en Sicile surtout), mais c’est la première fois que lors
d’une messe catholique romaine dans une église d’Italie j’observe cette
suppression du Filioque, et pas n’importe quelle église : celle du Gesù, une des
plus vastes et belles de Naples, une des plus aimées par les Napolitains. Journée
à marquer d’une pierre blanche.

Samedi 26 janvier 2013.
10 h 05, à Michel B.
Je découvre tes deux émiles en même temps : je viens de rentrer à Paris et je
lis mon courrier électronique que, ces dernières semaines, je ne lisais pas, par
besoin de solitude, par envie de prendre mes distances avec Internet, cette
invention extraordinaire mais qui peut devenir envahissante. J’ai passé les fêtes
de fin d’année entre Nice et Sanremo, puis je suis allé à Naples, mais dans
aucune de ces villes je n’ai allumé l’ordinateur pour prendre connaissance du
courrier. Je suis à Paris depuis quelques heures et je suis pétrifié par le froid. Si
je suis de retour dans cette ville glaciale et ronchonneuse, c’est parce que je dois
signer le service de Séraphin, c’est la fin !. Sans cette obligation de travail je
serais, crois-moi, volontiers resté à Naples jusqu’à l’arrivée du printemps.

Dimanche 27 janvier 2013.
22 h 29, à Géraldine de L.
Sogni d’oro, bellezza mia. Pure io sono felice del nostro pomeriggio2.

Lundi 28 janvier 2013.
11 h 22, à Véronique B.
Forse mi sarò dimenticato di dirtelo, ho comprato a Napoli un telefonino
vecchio modello, che costa 24 euro, un modello che non si trova più a Parigi, e
per giunta un Nokia ! Era ora, giacché l’altro è morto stecchito.
Stasera vado a teatro con 811, Troilus e Cressida, una commedia che
dura 3 ore 30. « Au secours ! » direbbe la Mistigretta3.

Mardi 29 janvier 2013.
17 h 28, à Nadine S.
Maudit j’étais, maudit je reste. Paul Wermus vient de me téléphoner : par
crainte d’être photographiée à la même table que Belzébuth, le ministre du
Tourisme, une certaine Mme Pinel, refuse de dîner avec moi. Je suis donc rayé
de la liste des invités. Cette marque ouverte d’hostilité à mon égard chez un
membre du gouvernement n’est pas propre à remonter mon moral qui pour
plusieurs raisons, dont la principale est ma santé, n’est pas au beau fixe.
Ce n’est que le début et vous aurez dans les jours à venir d’autres occasions de
vérifier que je demeure un pestiféré. Être mon attachée de presse n’est pas une
partie de plaisir, j’en suis bien conscient.

Mercredi 30 janvier 2013.
15 h 53, à Véronique B.
Bad news, Mistigretta. J’aurais dû rester à Naples, ne pas rentrer à Paris –
cette ville où je suis traité comme un pestiféré.
Ce matin, au courrier, une lettre des éditions Gallimard m’apprend que le
relevé de mes droits d’auteur se clôture par un solde débiteur
de 16 307,82 euros !!!

Vendredi 1er février 2013.
21 h 50, à Jean-Loup G.
De retour de Naples (où je n’ai pas lu mon courrier électronique), je lis ton
émile sur les offices liturgiques. Pour ma part, la longueur de nos offices ne me
gène pas et comme moi-même, dans mes livres, je me répète beaucoup, j’attire
ton attention sur la valeur pédagogique de la répétition. Les vérités, il faut les
enfoncer dans le crâne des gens à coups de marteau, sinon elles ne pénètrent pas.
Voltaire, bien qu’hétérodoxe, était sur ce point de mon avis.
Cela dit, dans notre paroisse, Michel Zimine, Nicolas Lossky et leurs jeunes
successeurs ont déjà travaillé à un certain resserrement des offices monastiques,
et, me semble-t-il, avec un beau succès ; mais seul un concile orthodoxe pourrait
décider d’une réforme en profondeur de nos offices, c’est un sujet trop important
pour être laissé à des initiatives personnelles. Dans ce domaine, l’exemple
catastrophique de la réforme hâtive, bâclée que l’Église romaine a opérée après
Vatican II doit nous inciter à la plus grande circonspection.
11 h 53, à Véronique B.
Mon moral ? Rassicurati, adesso sto benissimo4. Sur le moment, ce
comportement misérable de la ministresse m’avait blessé, mais, à la réflexion,
demeurer à Paris où tout passe si vite un personnage scandaleux, un objet de
crainte pour les bourgeois honnêtes, c’est extrêmement flatteur. En tout cas, ça
me rajeunit. Tu le vois, Dieu a bien fait les choses : même les ministres lâches et
imbéciles ont leur utilité.

Samedi 2 février 2013.
15 h 48, à Gérard D.
J’ai connu Courtine-La Reynière à l’époque – qui dura cinq ans, de 77 à 82 –
où je donnais, en page 2, une chronique hebdomadaire au journal Le Monde. Ma
chronique paraissait chaque vendredi (numéro daté du samedi), qui était aussi le
jour où paraissait la chronique culinaire de La Reynière. C’était un petit homme
fort aimable.
Dans sa jeunesse, Courtine séjourna à Sigmaringen où lui fut confiée une
mission de la plus haute importance : il devait promener et faire faire son pipi au
chien de madame la maréchal Pétain.
Merci des cd que vous m’avez offerts et que j’ai trouvés à mon retour de
Naples ; mais à l’avenir plus de cadeaux, je vous prie ! Ou alors des cadeaux
qu’on peut boire et manger. J’aspire au vide, à un logis vide, et tout objet
nouveau est pour moi un ennemi.

Lundi 4 février 2013.
09 h 50, à ***.
Le président de la République n’aurait pas tant de situations graves, voire
périlleuses, à maîtriser, c’est à lui que j’eusse écrit cette lettre ; mais je compte
sur vous, quand vous en aurez la possibilité, pour lui en confier le contenu, lui
dire mon amertume.
Le journaliste Paul Wermus m’avait invité mercredi dernier à un dîner à La
Closerie des Lilas, mais la veille, gêné, confus, il me téléphona pour me dire
qu’une des autres invités, Mme Sylvia Pinel, ministre du Tourisme, refusait de
dîner avec moi et que j’étais donc indésirable.
C’eût été une quakeresse de droite style Boutin ou Morano, j’aurais haussé les
épaules : mais un ministre de gauche, c’est incroyable ! Mme Pinel aurait dû
tenir pour un privilège de passer la soirée avec un écrivain que François
Mitterrand admirait et honorait de son amitié ; un artiste qui depuis cinquante
ans met son énergie créatrice, son talent au service de la langue française et dont
l’œuvre appartient au patrimoine littéraire de la France d’aujourd’hui.
Certes, sous l’occupation, tel ministre refusa de dîner à la même table qu’un
écrivain fameux parce que celui-ci était juif, mais c’était sous l’occupation,
c’était un ministre de Vichy ! Quelle est l’étoile jaune que me colle au front
Mme Pinel, ministre de la République ? Quelle est cette crécelle de lépreux avec
quoi elle m’ostracise ? Quel est mon crime ? C’est cela, le gouvernement de M.
Jean-Marc Ayrault ? C’est cela, la gauche protectrice des arts et des lettres,
l’amie de la liberté ?
Merci, cher ***, de faire lire ce courriel au président de la République dès que
cela vous sera possible5.

Mardi 5 février 2013.
11 h 10, à Véronique F.
Moi aussi, j’ai été heureux des beaux moments que nous avons vécus
ensemble vendredi dernier. Ce matin, levé très tôt, je suis retourné à Notre-
Dame, vide, silencieuse, et j’ai pu admirer les nouvelles cloches, dressées et
délivrées du voile qui les recouvrait quand nous les avions vues.

Mercredi 6 février 2013.
15 h 48, à Roland S.
J’ai été ému par ce que tu m’as dit hier sur ta décision de quitter l’Église
romaine, de te convertir au protestantisme, et sur les raisons de cette décision.
J’ai pensé à toi ce matin, apprenant qu’en Angleterre les homosexuels auront
désormais le droit de se marier tant civilement que religieusement. Vive Henri
VIII ! L’Église d’Angleterre, dont la reine est le chef – God save the Queen ! –,
montre dans cette affaire plus d’intelligence et d’amour évangélique que l’Église
catholique et, je le note à regret, l’Église orthodoxe qui, depuis qu’elle n’est plus
persécutée en Europe de l’Est, se met à imiter Rome dans l’ordre du moralisme
petit-bourgeois, ce qui est étranger à sa tradition spirituelle.
Cela dit, je demeure résolument hostile au mariage. Le mien m’a permis
d’écrire un de mes meilleurs romans, Isaïe réjouis-toi, il est donc justifié, mais
c’est une erreur que je déconseille à mes amis de commettre. Pour un esprit libre,
le célibat est l’état le plus satisfaisant6.

Mercredi 13 février 2013.
10 h 53, à Nicoletta T.
Au comble de la puissance, Sylla renonce au pouvoir et se retire en
Campanie ; Tibère se retire à Capri ; Charles-Quint abdique et se retire au
couvent de Yuste. De temps à autre, un chef politique renonce librement à ses
hautes fonctions et se retire de la vie publique. Pourquoi un chef religieux
n’aurait-il pas le droit d’en faire autant ? Benoît XVI est vieux, fatigué, peut-être
déçu. En outre, le pénible, impudique spectacle de la dégradation médiatisée,
télévisée de Jean-Paul II l’aura assurément horrifié. Tout, mais pas ça !
Sa décision effare les fidèles de l’Église romaine, mais elle est cohérente et
judicieuse. La comparaison avec le Christ (« On ne descend pas de la croix ») est
idiote. Le Christ est Dieu, une des trois Personnes de la Sainte Trinité. L’évêque
de Rome, lui, n’est que le premier évêque de la chrétienté. Par ailleurs, le pape
de Rome n’est pas isolé. Primus inter pares, il est entouré des autres membres
du collège épiscopal. Les catholiques ont une vision trop monarchique de la
papauté. En ce qui touche l’ecclésiologie, l’Église romaine doit reprendre,
développer les travaux du Concile Vatican II sur la collégialité épiscopale,
devenir plus… orthodoxe.

Samedi 16 février.
18 h 14, à Véronique B.
Hier matin, à la première heure, j’ai déposé ton ordinateur dans le coffre de la
banque.
Tes gerberas sont splendides et donnent un air de gaieté à la garçonnière.

Lundi 18 février 2013.
10 h 20, à René S.
Un rhume, qu’on le soigne ou qu’on ne le soigne pas, c’est kif-kif, mais boire
d’abondance des citronnades chaudes ou froides, prendre de la vitamine C et
faire, tel Marcel Proust, des fumigations à l’eucalyptus est une médecine que je
te recommande.

Mardi 26 février 2013.
22 h 19, à Véronique B.
Une amie de Bergame, étudiante à Paris, une fille intelligente qui fait des
études sur l’art moderne, n’a pu retourner en Italie pour voter, mais si elle l’avait
pu elle aurait voté Grillo. Quasi tous les jeunes ont voté Grillo. La strepitosa
vittoria di Grillo, la rinascita di Berlusconi, lo scacco di Monti, il mezzo scacco
di Bersani sono un NIET all’austerità, all’Europea di Bruxelles e delle banche.
Quando torni in Argentina7 ?

Mercredi 27 février 2013.
14 h 38, à Véronique B.
La classe politique, les milieux financiers, etc. sont catastrophés par le
triomphe du parti « populiste », « anarchiste » de Grillo, mais ce matin La
Repubblica publie une intéressante interview d’Adriano Celentano qui, lui, très
content de ce résultat, pense que le Pd de Bersani et les Grillini peuvent,
ensemble, faire du bon travail, accomplir les réformes dont l’Italie a un besoin
urgent. Speriamo bene8.
Le seul résultat de ces élections che ci faccia venir i brividi9, c’est la victoire
du léghiste Maroni au poste de gouverneur de la Lombardie. Son rêve, son but :
se détacher de l’Italie et former une région européenne avec la Bavière. Jamais la
nostalgie de l’occupation autrichienne n’a été, de nos jours, formulée avec autant
de cynisme collaborationniste. Byron, le pauvre, doit se retourner dans sa tombe.

Jeudi 28 février 2013.
13 h 21, à Véronique B.
Ton jugement sur Paludes me surprend. Le Journal mis à part, Paludes et Les
Caves du Vatican sont les deux livres de Gide que je préfère. Je n’ai pas relu
Paludes depuis longtemps, mais je me souviens encore quasi par cœur de
certains passages qui me font mourir de rire. Même chose pour Les Caves du
Vatican, un livre lui aussi vif, spirituel. Peut-être est-ce la faute de la tablette
iPad où tu l’as lu, peut-être est-ce elle qui aplatit le texte10. Nous en parlerons de
vive voix.
Ce que je t’ai écrit hier sur Grillo et Bersani semble avoir fait long feu. Grillo
vient de refuser avec violence (et quelques insultes) la main que lui tend Bersani,
traitant celui-ci (clin d’œil à 47 morto che parla, le film qu’en 1950 Bragaglia
tourna avec Totò et Silvana Pampanini) de « mort qui parle » !!! On n’est pas
sorti de l’auberge.

Samedi 2 mars 2013.
13 h 22, à Anastasia S.-M.
J’espère, mon amour, que tout se passe bien pour toi dans la patrie de Marilyn
Monroe.
Feuilletant Voici venir le Fiancé, je tombe sur un passage où Lioubov nourrit
un chat dans la cour de son immeuble ! La réalité rejoint la fiction11 !

Dimanche 3 mars 2013.
14 h 24, à Véronique B.
Ceci m’attriste et me choque à un point que tu n’imagines pas : Frank
Laganier achète, quand il en a l’occasion, les lettres de moi qui sont en vente à
Drouot ou chez des libraires spécialisés en bibliophilie. Ce sont en général de
brefs billets adressés à des lecteurs qui m’écrivent à propos de mes livres, ou des
lettres écrites à des amis morts et vendues par leurs héritiers. Or, parmi les lettres
récemment achetées en salle de vente par Frank figurent toutes les lettres que j’ai
écrites à… Péroncel-Hugoz ! Cet homme, que je tenais pour un ami, et qui n’a
aucun besoin d’argent, a donc osé vendre, de mon vivant, les lettres que je lui ai
écrites ! Même celle où je lui indique mon actuelle adresse et mon actuel numéro
de téléphone ! C’est écœurant, dégueulasse, et je te prie de ne plus avoir de liens
d’amitié avec ce voyou.

Mardi 5 mars 2013.
21 h 43, à Marie D.
La mort de Jérôme Savary. Ce nom pour moi ressuscite l’époque où, le cœur
battant, je venais te chercher à la sortie de tes cours, à Chaillot.

Samedi 9 mars 2013.
14 h 09, à Constance D.
Oui, j’ai déjà présidé la Berryer. Si ma mémoire est bonne, c’était Isabelle
Coutant Peyre qui m’y avait alors invité.
Votre proposition me fait plaisir, mais j’ignorais qu’il y eût une Berryer
« sérieuse » et une autre qui ne le serait pas. Il faudra que vous m’expliquiez
cela. Je suis rentré de Naples pour la sortie de mon nouveau livre et je serai à
Paris au moins jusqu’au salon du livre (où je signe le samedi 23 mars). Prenons
un verre avant cette date si votre emploi du temps vous le permet.

Dimanche 10 mars 2013.
00 h 55, à Numa S.
J’ai reçu de toi (ou de quelqu’un qui se fait passer pour toi, je me méfie
d’Internet) une invitation à te rejoindre sur Twitter. Je ne suis inscrit ni à Twitter
ni à Facebook ni à rien de ce genre et je n’y serai jamais. J’ai une adresse de
poste électronique, ça me suffit. Plus ça va, plus je vois dans les autobus, les
trains, des zozos tapoter frénétiquement sur leurs tablettes, leurs iPad, leurs je-
ne-sais-quoi, plus tout ce qui est électronique me fait horreur. Vivent le stylo,
l’encre, le papier, l’enveloppe, le timbre-poste !

Lundi 11 mars 2013.
11 h 29, à Numa S.
Pour l’instant je ne suis aucun traitement et le professeur *** qui suit mon cas
ne semble pas être trop inquiet, il pense que passé l’âge de 75 ans (j’en
aurai 77 en août prochain) les tumeurs cancéreuses de la prostate n’évoluent
guère ; il y a d’autres médecins qui ne sont pas de cet avis (j’en ai vu un à
l’hôpital Pompidou qui voulait illico me coucher sur le billard !), mais, tel
Baudelaire, j’ai toujours eu un faible pour la procrastination et l’absence de
traitement me convient à merveille. Cependant, je suis conscient de ce que le
sable du sablier va bientôt achever de s’écouler. Il tempo stringe, comme disent
les Italiens.
11 h 53, à René S.
Plusieurs personnes me demandent quel est ton lien de parenté avec le
cardinal-archevêque de Sao Polo qui est – l’autre étant celui de Milan, Mgr
Angelo Scola – un des deux papabili préférés de la presse italienne. Je leur
réponds que la vraie question est de savoir si le S. de Sao Paolo est, tel celui de
Paris, un disciple de Fourier : « La horde s’avance à travers un nuage de parfum
et une pluie de fleurs, les chœurs et les instruments font retentir les hymnes
d’allégresse… »
Si c’est le cas, nous irons passer nos vacances au Vatican qui va devenir un
lieu de délices.
Le retour du froid ! Cela ne finira donc jamais ! Dans ma garçonnière le
thermomètre marque 15 degrés, je travaille en gardant mon manteau, vivement
le printemps !

15 h 50, à Marie-Agnès B.
Vendredi 11 mars 1983-Lundi 11 mars 2013.
Jamais je ne revivrai un bonheur comparable à celui que j’ai vécu dans tes
bras le vendredi 11 mars 1983, cet « après-midi délicieux, bouleversant » que
j’ai décrit dans mon journal intime, mais le souvenir en est vivant dans mon
cœur, sur mes lèvres, sur ma peau, et je ne cesse de penser à toi avec une
intensité douloureuse.
Ce soir, je dîne au Bouledogue avec l’abbé Cecchin. Comme j’aurais préféré
que ce fût avec toi !

Samedi 16 mars 2013.
07 h 15, à Jean M.
J’ai été surpris de ce que tous les autres invités [de Frédéric Taddéi] aient cru
devoir, avec force et enthousiasme, parfois avec une pointe d’agressivité, se
déclarer athées. Moi aussi, je suis souvent athée, je me dis que les matérialistes
ont raison, que lorsque meurent les neurones il n’y a plus rien, mais parfois je
me laisse charmer par la poétique folie de la Résurrection du Christ. Toute une
vie sans jamais une ombre de transcendance, ce doit être ennuyeux. La religion
est un des éléments poétiques de la vie, c’est du moins ainsi que je le sens.
12 h 26, à Christine G.
Ce qui me surprend chez bien des intellectuels, c’est leur totale absence de
sensibilité métaphysique. Pourtant, on peut être athée et s’intéresser à la
théologie, avoir le sens du divin. Le grand poème de Lucrèce à la gloire de
l’athéisme, De rerum natura, débute par une prière à la plus séduisante des
déesses, Vénus. Voilà un athéisme qui me plaît !
Après tout, si Dieu n’existe pas, tant pis pour Lui. C’est à la folie chrétienne
que nous devons La Divine Comédie de Dante, les messes de Bach, les Pensées
de Pascal, les toiles de ce polisson de Caravaggio, cela suffit à la justifier.

Dimanche 17 mars 2013.
11 h 26, à Jean M.
Enfant, adolescent, j’ai dans le milieu Russes blancs qui était le mien connu
beaucoup d’adultes membres de la loge Astrée, une loge de l’émigration russe en
France. La maçonnerie était très active et prestigieuse en Russie sous la
monarchie, les communistes l’interdirent dès leur arrivée au pouvoir, et la
génération de mes grands-parents la reconstitua donc en exil à Paris, dans le
cadre de la Grande Loge. Certains d’entre ses membres étaient des sceptiques,
des voltairiens, d’autres étaient des chrétiens orthodoxes engagés dans la vie de
leur Église, mais personne n’y voyait la moindre antinomie.
L’intégrisme religieux ou athée est toujours une régression, un
appauvrissement. L’autre soir, chez Taddéi, j’ai été surpris par le ton agressif,
suffisant, des bouffeurs de curé présents sur le plateau.
21 h 38, à Christine G.
Tu as raison, les paroles ont tendance à s’annuler les unes les autres, mais
dans un débat, qu’il soit courtois ou surexcité, chacun n’est en définitive
responsable que des siennes. Et puis, l’on ne sait jamais : une phrase prononcée à
la télé ou à la radio peut, même prononcée parmi le brouhaha des voix
contradictoires, tomber dans une oreille attentive, émouvoir un cœur, poursuivre
secrètement son chemin, porter ses fruits.

Lundi 18 mars 2013.
13 h 23, à Serge Z.
Pour en revenir à la rue Daru, je regrette que Mgr Gabriel n’ait pas, du temps
où il était en bonne santé, obtenu du patriarche de Constantinople que
l’archimandrite Syméon Cossec fût sacré évêque. Sa dimension spirituelle, ses
qualités de pasteur dont il témoigne dans les paroisses de l’Ouest après les avoir
manifestées rue Saint-Victor, celles d’administrateur qu’il exerce dans son
monastère, tout indique qu’il eût été un excellent successeur de Mgr Gabriel. Et,
plus de quatre-vingt-dix ans après le début de l’émigration russe, nous aurions
enfin eu un évêque français. Mais non, un Français, un Breton, c’est trop tôt, ça
fait peur. Un évêque au nom grec ou russe, c’est beaucoup plus rassurant.
Encore une occasion perdue. Dans l’histoire de notre chère Église orthodoxe
en France nous ne les comptons plus. Dommage.
21 h 26, à Michel M.
Ce qui est rassurant, c’est que tu n’aies pas été verbalisé par le contrôleur pour
avoir eu l’audace de lire un livre dans le train. Je pense néanmoins que cela
deviendra bientôt un délit passible de la prison ou au moins d’une forte amende :
pour l’instant, l’usage de la tablette, de l’iPhone et autres merveilles
informatiques n’est pas obligatoire, et les derniers lecteurs de livres sont encore
admis dans les transports en commun. Mais cela ne saurait durer.
(Léautaud détestait les phrases commençant par un Mais, il les anathématisait
et aurait ici conseillé le point et virgule. Néanmoins, dans ce cas précis, mon
point suivi d’un M majuscule est délibéré ; son objet est de te faire prendre une
pleine conscience du caractère désespéré de notre situation.)

Jeudi 21 mars 2013.
12 h 02, à Serge Z.
Je ne suis pas plus que toi sensible au charme du nationalisme, qu’il soit
français, russe ou papou, mais je préfère les nationalistes aux laquais de
l’impérialisme américain qui, à genoux devant les politiciens de Washington, ont
lâchement approuvé, soutenu les ignobles guerres américaines contre l’Irak, la
Serbie, l’Afghanistan, la Libye.
Je n’ai aucune sympathie particulière pour Poutine, mais quand, de l’autre
côté, tu as des zozos tels que Clinton, les Bush père et fils ou le décevant Obama
(hier encore, son lamentable léchage du cul du fasciste Netanyahou), je me
réjouis qu’il y ait en Russie, si affaiblie qu’elle puisse être, un pouvoir capable
de dire Non à la politique étrangère amerloque. Je m’en réjouis d’autant plus
qu’un tel Non, nous savons, toi et moi, que nous n’avons plus aucune chance de
l’entendre dans la bouche des dirigeants français.
En ce qui regarde nos vénérables patriarches, je prie le Seigneur d’accorder à
celui de Constantinople le dixième des libertés dont, depuis la fin des
persécutions, jouit celui de Moscou. Pourquoi diable la rue Daru, toujours si
prompte à épingler les prétendues compromissions de l’Église russe avec le
pouvoir, ne dit jamais un mot de l’absolue soumission de Constantinople aux
diktats du pouvoir persécuteur turc ? C’est la parabole évangélique de la paille et
de la poutre.
Aujourd’hui, premier jour de printemps, mais il faut le lire dans le calendrier
pour le croire. Si l’on regarde le ciel et consulte le thermomètre, on est toujours
en hiver. Peut-être le soleil attend-il la fête de mon saint patron, le 26 mars, pour
enfin montrer le bout de son nez.

Dimanche 24 mars 2013.
11 h 58, à Numa S.
Bella domanda12 ! Ce que j’éprouve quand je songe au jour de mon
cinquantième anniversaire vécu de façon paradisiaque dans les bras de Vanessa,
ma belle, passionnée amante qui, elle, avait alors quatorze ans ? Sans hésiter je
te réponds : émotion, joie, reconnaissance. Je t’aurais sans doute répondu :
nostalgie, si ces instants paroxystiques appartenaient à un passé révolu, à la
mort, mais ce n’est pas le cas. Mes amours avec Vanessa m’ont inspiré certains
de mes plus beaux poèmes, un roman, des pages de journal intime, je les ai
métamorphosées en œuvre d’art, en thing of beauty (dirait notre excellent
confrère Keats), les rendant ainsi éternellement printanières, adolescentes.
Vanessa n’a plus quatorze ans, elle en a eu quarante et un ce mois-ci, un jour elle
sera une vieille dame aux cheveux blancs, un jour elle mourra, mais le
personnage d’Allegra dans Harrison Plaza aura toujours quatorze ans, et ses
amours avec Nil continueront à faire battre la chamade au cœur de mes jeunes
lectrices.
Outre cela, Dieu ne nous propose que deux voies : soit mourir jeune, soit
vieillir. S’il en existait une troisième, cela se saurait. Pleurnicher parce que l’on
vieillit n’a donc aucun sens. D’une manière générale, pleurnicher n’a aucun sens.
Sustine et abstine doit être notre devise à tous les âges de la vie, et spécialement
à l’ultime.
Hier, le son des nouvelles cloches de Notre-Dame, celui d’avant les vandales
de 1792. La pensée que ce son est celui qu’a entendu Giacomo Casanova
m’émeut au-delà de ce que je puis t’en dire.

Mercredi 27 mars 2013.
14 h 19, à Numa S.
Samedi, au salon du livre de Paris, où je n’étais pas retourné depuis 2007, j’ai
eu, durant les deux heures et demi que j’y ai passées, une queue ininterrompue
de lecteurs et de lectrices. Parmi ces dernières, plusieurs jolies filles. L’une
d’elles m’écrira-t-elle dans les semaines à venir un billet, m’y dira son désir de
me revoir ? Ma foi, c’est possible. La vieillesse est certes un naufrage, mais nous
autres, artistes, nous avons droit à un naufrage en cabine de première classe, et
un écrivain peut chez ses jeunes admiratrices susciter des élans que ne pourraient
absolument pas, au même âge, susciter un notaire ou un banquier. Songe à
l’Occitanienne de Chateaubriand, à la Cécile de Casanova.
Dimanche prochain, simultanément la Pâque romaine et le passage à l’heure
d’été. Vive la Résurrection !
14 h 44, à Olivier D.
Dans deux livres publiés, l’un en 1995, l’autre en 1998, Le Dîner des
mousquetaires et Boulevard Saint-Germain, j’ai décrit le choc que fut pour moi
le naufrage de la piscine Deligny. Je n’y reviendrai donc pas ici, puisque vous
me dites que, depuis que nos estivales rencontres sur la Seine se sont
brutalement interrompues, vous avez continué à me lire.
Parmi les conséquences de ce Titanic, la plus triste fut sans doute d’avoir brisé
le petit cercle des « habitués » qui, du 25 avril à la mi-septembre, se retrouvaient
sur le solarium de la piscine Deligny. En ce temps-là, je répugnais à quitter Paris
durant les mois d’été, c’était à Paris, dans notre chère piscine, que je me sentais
le mieux : l’eau, le soleil, l’insouciance, les amitiés, les amours. Depuis 1993,
n’ayant plus aucune raison d’être parisien durant la belle saison, je suis ailleurs.

1 Si tant est que Grillo soit « de gauche ». Cela dit, Grillo a eu un mot très drôle
à propos de cette émission : « J’ai vu Santoro dans une émission de Berlusconi. »
(Venise, 18 juillet 2013.)
2 Bonne nuit, mon ange. Moi aussi, j’ai aimé notre après-midi.
3 Te l’ai-je dit ? À Naples j’ai acheté un téléphone portable, un vieux modèle
qu’on ne trouve plus à Paris et qui vaut 24 euros. Il était temps, le mien avait
rendu l’âme. Ce soir, je vais avec Christian Giudicelli voir Troilus et Cressida,
une pièce qui dure 3 h 30. « Au secours ! » dirait la Mistigrette.
4 Rassure-toi, à présent je vais très bien.
5 Cet ami imprima mon émile et le remit au chef de l’État. François Mitterrand,
lui, m’aurait illico téléphoné pour m’inviter à déjeuner. Par pure charité
chrétienne, je tairai la minable réaction qui fut celle de M. François Hollande.
(Venise, 18 juillet 2013.)
6 Il semble que je pèche ici par excès d’optimisme et que l’Église anglicane ne
soit pas encore disposée à cette générosité sacramentelle.
7 L’éclatante victoire de Grillo, la résurrection de Berlusconi, l’échec de Monti,
le demi-échec de Bersani sont un niet à l’austérité, à l’Europe de Bruxelles et des
banques. Quand retournes-tu en Argentine ?
8 Ayons bon espoir.
9 Qui donne des frissons.
10 Sic !
11 Quelques jours avant son départ pour les États-Unis, Anastasia, émue par un
chat perdu qui miaulait dans la cour de son immeuble parisien, se levait la nuit
pour lui apporter à boire et à manger.
12 Bonne question !

CHAPITRE 14

Mardi 2 avril 2013.
11 h 58, à René S.
J’ai passé le week-end de Pâques (la Pâque romaine, car la Pâque russe, ce ne
sera que le 5 mai, plus d’un mois d’écart, la catastrophe !) au lit, ayant attrapé
froid dans les allées glaciales du cimetière de Montmartre vendredi dernier, aux
obsèques de l’éditeur Jean-Marc Roberts. C’est très joli d’être agnostique, de ne
pas vouloir réunir ses amis dans une église, un temple, une synagogue, de désirer
être jeté directement dans un trou tel un sac de pommes de terre, sans une prière,
sans une bénédiction, mais alors qu’on nous fasse grâce – du moins en hiver –
des hommages, des discours qui contraignent les malheureux vivants à les
écouter debout devant une tombe, dans le froid, l’humidité, à se geler les fesses
et le reste. Si j’osais m’exprimer ainsi s’agissant d’un mort, je dirais qu’il s’agit
là d’un manque de savoir-vivre.

Jeudi 4 avril 2013.
13 h 11, à Franck D.
Vendredi, j’ai attrapé la crève au cimetière de Montmartre où sont enterré
Stendhal, l’ami de Byron Scrope Davies et mon camarade de régiment Daniel
Palas, comme moi mac-mahonien, mort du sida en 1990. C’était pour
l’enterrement de Jean-Marc Roberts, qui avait eu en 2004 la trouille de rééditer
Les Passions schismatiques, épuisé, qu’il jugeait trop scandaleux – le livre sera
réédité chez Léo Scheer en 2005. Je lui avais pardonné cette lâcheté, car je
pratique le pardon des offenses, moins par bonté évangélique que par souci
d’hygiène : la rancœur fait mal au foie. D’où ma présence à ses obsèques. On
nous a fait piétiner dans les allées glaciales du cimetière pendant plus de deux
heures, le corbillard a eu trois quarts d’heure de retard, puis il y a eu des
discours, des chansons (!!!), j’étais frigorifié, de toute la journée je n’ai pas
réussi à me réchauffer et le lendemain matin, bingo, un rhume carabiné. J’ai
passé au fond de mon lit le week-end de la Pâque papiste, à éternuer, crachoter,
ronchonner.

Samedi 6 avril 2013.
13 h 32, à Madeleine G.-N.
Ah ! Le pauvre Hollande ! C’est vraiment le Pingouin chanté par Carla Bruni.
Il est pitoyable. S’il parvient jusqu’au bout de son mandat, ce sera grâce à la
solidité de notre Constitution, à l’excellence des institutions concoctées
en 1958 par le général de Gaulle, et non grâce à ses mérites. Je n’ai jamais aimé
la social-démocratie, mais la réalité est encore pire que ce que je craignais.
Au premier tour j’avais voté Mélenchon, parce que j’étais dans le même état
d’esprit que ceux de mes amis italiens qui, voilà quelques semaines, ont voté
Beppe Grillo, et je ne le regrette pas.

Samedi 13 avril 2013.
11 h 39, à Jacques C.
Maurizio1 a raison et il n’en plantera jamais assez. Dans l’ancienne Égypte,
l’oignon était tenu pour le plus sacré des végétaux, car il provoquait le flatus
ventris, l’expulsion des démons malfaisants avalés avec la nourriture. En outre,
Pythagore, exposant la théorie de la réincarnation, de la métempsychose,
enseigne qu’au moment de la mort l’âme humaine passe non seulement dans les
corps humains ou animaux, mais aussi dans certains végétaux, en particulier
dans l’oignon2. J’avais toujours pensé que Maurizio était un peu pythagoricien,
en voici la confirmation.

Vendredi 19 avril 2013.
08 h 16, à Christophe G.
Mon expérience du mariage a été un échec (je ne la regrette pas puisqu’elle
m’a inspiré un de mes meilleurs romans, Isaïe réjouis-toi), mais ma défiance
envers cette institution ne m’empêche pas de juger extravagante la dérive
hystérique des opposants au « mariage gay ». En particulier, les catholiques :
qu’est-ce que ça peut leur foutre ? Ce pourrait être explicable si l’État exigeait de
l’Église qu’elle mariât religieusement les homos et les goudous, mais ce n’est
pas le cas, et aux yeux de l’Église romaine seul compte le mariage religieux,
puisqu’elle excommunie quelqu’un qui divorce après s’être marié à l’église,
mais marie volontiers à l’église un type qui se serait marié dix fois à la mairie,
aurait divorcé dix fois et la onzième se présenterait à l’église pour recevoir le
sacrement du mariage, ce qui prouve bien qu’à ses yeux le mariage à la marie
n’a aucune importance. Il y a là beaucoup de connerie, et aussi beaucoup de
mauvaise foi.

Mardi 23 avril 2013.
13 h 34, à Giuliano F.
Grillo è spesso paragonato a Mussolini. Colpa della mia ascendenza russa ?
A me, Grillo ricorda piuttosto Lenin, e l’atteggiamento rozzo dei parlamentari
grillini mi rammenta i racconti dei vecchi russi bianchi, tra i quali sono
cresciuto, sull’inaudita cafonaggine dei bolscevichi3.

Vendredi 26 avril 2013.
10 h 49, à Sylvia B.
Dans un de tes émiles tu me dis t’être éloignée de tes enthousiasmes de
jeunesse. Pas moi, et je ne renie pas une ligne de ce que j’ai écrit dans ces
années 70 qui furent peut-être des années d’illusions lyriques, mais peu importe,
c’est nous qui avions raison. En 2005, les Éditions Léo Scheer ont réédité en un
même volume Les Moins de seize ans et Les Passions schismatiques. Eh bien,
j’ai pour cette nouvelle édition écrit une préface où non seulement je ne mets pas
le moindre bémol, mais où j’enfonce le clou.

Dimanche 28 avril 2013.
17 h 53, à Sylvia B.
Les indignations des media français sont à sens unique. En Syrie, deux
évêques, dont le métropolite orthodoxe d’Alep, ont été enlevés par des
islamistes, mais ici tout le monde s’en fiche. Alors, tu imagines, un pianiste turc
amateur de Khayyâm, les intellos parisiens n’en ont strictement rien à foutre.
J’admire ton bel enthousiasme. Moi, je suis fatigué de me battre pour des
causes perdues, je me tiens le plus possible à l’écart de tout, je n’ouvre jamais ni
un quotidien ni un hebdomadaire français, je ne lis pas les nouvelles sur Internet,
car je souffre trop de mes indignations et la souffrance est une sensation que je
n’aime qu’à doses homéopathiques. J’ai des amis (de droite, de gauche, de nulle
part) qui, à l’occasion, me mettent au courant de ce qui se passe, c’est suffisant.

Lundi 29 avril 2013.
17 h 24, à Michel M.
Aujourd’hui, une vraie joie : la découverte d’un film de Monicelli, avec Anna
Magnani et mon cher Totò. Je croyais connaître tous les films dont Totò est le
protagoniste, toute l’œuvre de Monicelli, mais, bizarrement, je n’avais jamais vu
Risate di gioia qu’il a tourné en 1960. C’est un enchantement. Il se joue
présentement au Champo. Je te le signale, car, me semble-t-il, c’est un film
qu’on a rarement l’occasion de voir – même en Italie !

Mardi 30 avril 2013.
13 h 38, à Michel M.
Les media se ridiculisent en faisant tout un fromage de cette histoire Derrick.
Le brave Tappert avait vingt ans durant la guerre, il était allemand, je ne vois pas
où, à cet âge, il aurait pu être, sinon sur le front russe. Giorgio Albertazzi et
Dario Fo, au même âge, appartenaient aux troupes de la République [fasciste] de
Salò. Tout le monde le sait, tout le monde s’en fout, et avec raison.

Samedi 4 mai 2013.
09 h 30, à Gilles M.
Aujourd’hui, samedi saint. Cela fait bizarre de s’apprêter à fêter Pâques plus
d’un mois après les catholiques et les protestants, et cela pourrait m’être pénible,
me donner le sentiment de ne pas vivre au même rythme que mes compatriotes,
d’être un étranger dans ma propre patrie, mais la France est tant déchristianisée,
les fêtes religieuses y sont si peu célébrées (sauf le ramadan, ça va sans dire),
que fêter la Résurrection du Christ le 5 mai, et non le 31 mars, cela ne me gêne
pas. J’ai parfois le sentiment qu’en France, au vingt et unième siècle, l’Église
orthodoxe, si minoritaire, de si peu de poids dans l’ordre social et politique, est
désormais la seule à observer strictement le jeûne du carême, à vivre avec
ferveur les offices de la semaine sainte, à croire en la Résurrection.
13 h 39, à Frank L.
Aujourd’hui, samedi saint orthodoxe. Le petit Jésus qui était déjà mort et
ressuscité en mars pour les papistes et les huguenots est mort hier et va
ressusciter la nuit prochaine pour les orthodoxes. Quelle gymnastique !
19 h 27, à Jacques A.
Dès 1958, alors qu’il était encore à Colombey, le général de Gaulle avait dit
très clairement : « L’Algérie, au mieux ce sera du Houphouët-Boigny, au pire du
Sékou Touré. » Ce fut du Sékou Touré, mais le sens de cette remarque avait la
clarté du cristal et il fallait être des cons privés de toute lucidité politique
(comme l’étaient les pieds-noirs dans leur quasi-totalité) pour imaginer que le
général de Gaulle revenait au pouvoir pour entreprendre une politique
colonialiste du dix-neuvième siècle totalement anachronique, perdre son temps
et son énergie à faire de la respiration artificielle à la vermoulue « Algérie
française ».

Jeudi 9 mai 2013.
12 h 20, à Jacques A.
J’ai moi aussi en mémoire le discours où le général de Gaulle expliquait qu’il
n’y avait désormais, en Algérie, que « des Français à part entière avec les mêmes
droits et les mêmes devoirs » (vous voyez, plus de cinquante ans après je le sais
encore par cœur) ; mais c’était trop tard, c’était râpé. Les pieds-noirs n’ont
jamais voulu que les Arabes fussent des Français à part entière avec les mêmes
droits et les mêmes devoirs qu’eux. À l’époque de Violette ils ont refusé
rageusement que les anciens combattants algériens de la guerre 14-18 devinssent
français ! Ne me parlez pas des colons, ils ont creusé leur propre tombe. J’ai
beaucoup vécu en Algérie entre 1959 et 1962. J’ai toujours été effaré par
l’aveuglement des pieds-noirs, leur manque de lucidité et aussi l’abîme entre
leurs discours officiels sur la « fraternisation » et les propos haineux, méprisants,
qu’ils tenaient dans le privé sur les ratons, les melons, leur déplaisante (le mot
est faible) mauvaise foi.

Dimanche 19 mai 2013.
15 h 31, à Marguerite C.-R.
Ces derniers temps, j’ai dû vous paraître peu assidu aux travaux de notre docte
Byron Society, mais veuillez croire que l’affection, l’admiration, la gratitude que
j’éprouve pour le maître de mon adolescence n’ont pas faibli, qu’elles sont plus
vives que jamais et que je ne perds jamais une occasion de parler de lui. En
particulier chez Gallimard qui se grandirait en le faisant entrer dans la Pléiade,
en nous donnant une traduction intégrale de sa Correspondance parue chez
Murray sous la direction de l’admirable Leslie Marchand.
18 h 50, à Patrice L.
Je suis heureux que vous relisiez mes Carnets noirs. À paraître, restent les
années 1989-2006. Elles sont dactylographiées, prêtes à la publication, mais
j’hésite tant l’atmosphère est cafarde. J’ai aussi des carnets d’après les Carnets
noirs (qui, eux, commencent en 1953 et s’achèvent en 2008) : les carnets 2009-
20.. qui constituent une sorte de journal de vieillesse, d’un ton différent de celui
du Galop d’enfer, des Amours décomposés, qui seront moins… trépidants, mais
peut-être aussi intéressants. Bref, j’ai du pain sur la planche.

Lundi 20 mai 2013.
13 h 16, à Frank L.
Je rentre de Saint-Malo où m’a invité mon amie Anastasia : nous avons passé
huit jours dans un hôtel cinq étoiles, le Grand Hôtel des Thermes, doté d’un spa
épatant, de jolies masseuses, d’un parcours aquatique souverain pour le corps et
le cerveau. Orgie d’huîtres de Cancale, de homards, de crêpes au sarrasin noir,
longues promenades en bord de mer (« Milou, emplis tes poumons de l’air du
large ! »), le tout sous le soleil, le ciel bleu (alors qu’ailleurs il pleuvait) et,
dulcis in fundo, un moment de recueillement sur la tombe de Chateaubriand. Je
suis revenu à Paris – un Paris humide, pluvieux, plus de Toussaint que de
Pentecôte – en pleine forme.

Mardi 21 mai 2013.
15 h 05, à Sylvia B.
Quand tu auras lu Vous avez dit métèque ? tu sauras les raisons qui
m’empêchent d’accepter ton amicale proposition. Fils d’émigrés russes, je ne
puis me lancer dans une offensive contre le ius solis, une apologie du ius
sanguinis. Je ne le puis ni ne le désire, car cela ne correspond pas à ce que je
pense, et en outre serait, sous la plume d’un fils de Russes blancs, de mauvais
goût.
15 h 40, à Sylvia B.
Au dix-huitième siècle, on pouvait croire que les Lumières se substitueraient à
l’Église ; au dix-neuvième siècle, on pouvait imaginer que la Science relèguerait
la foi chrétienne parmi les vieilleries surannées ; mais au vingtième siècle nous
avons vécu les horreurs où aboutirent les deux idéologies qui avaient par tous les
moyens tenté d’extirper le Christ du cœur des Européens : le bolchevisme
soviétique et le nazisme allemand. Désormais, nous ne pouvons plus nous
nourrir d’illusions sur l’efficace des Lumières et de la Science.
Nous ne pouvons davantage nier qu’il existe un besoin métaphysique de
l’humanité : que cela ne réjouisse pas les disciples de Voltaire, je le conçois
volontiers, mais l’on n’a jamais vu, lorsqu’un dieu meurt, les froides lumières de
la raison se substituer à lui. Quand un dieu meurt, un autre dieu prend sa place,
on ne peut y échapper, non c’è scampo. Si nos églises continuent à se dépeupler,
elles seront métamorphosées en mosquées, cela ne fait pas un pli. Là où notre
moyen-âge a bâti la cathédrale Notre-Dame s’élevait un temple consacré à la
déesse Isis. Les déesses meurent, puis elles ressuscitent sous d’autres noms. Les
Français, qui sont le peuple le plus déchristianisé d’Europe, ont dans une même
abjecte dégoulinade renié les dieux du paganisme et le Dieu de l’Évangile, leur
héritage gréco-romain et leur héritage chrétien. Tant pis pour eux. Ils ne lisent
plus ni Plutarque ni les Pères de l’Église ? On leur fera lire Mahomet. Illettrés,
ahuris par la multiplicité des modernes moyens d’information, ils ont du fromage
blanc à la place du cerveau et sont donc mûrs pour le Coran.

Mardi 28 mai 2013.
22 h 26, à Sylvia B.
À propos d’immoralisme et de libertinage, je suis allé sur le site que tu m’as
indiqué et, manque de bol, je suis tombé pile sur un article abject, flicard,
délateur, pharisaïque, attaquant Roman Polanski et Dominique Strauss-Khan. Je
ne suis pas allé plus loin. Je suis persuadé, puisque tu me le dis, que le patron de
ce site est quelqu’un de bien, mais il a tort de publier de pareilles
dégueulasseries.

Jeudi 30 mai 2013.
08 h 42, à Bernard D. et Michel F.
Je serai, je vous l’ai déjà dit, heureux et honoré d’être témoin à votre mariage.
Nous serons, Véronique et moi, à Nice quand vous y arriverez : j’y serai depuis
le 27 juin, Véronique m’y rejoint un peu plus tard, c’est le 12 que nous
quitterons Nice pour Venise où nous avons loué un appartement. Je suppose que
Véronique vous a annoncé la très, très bonne nouvelle : son manuscrit sur Naples
va être publié chez Gallimard. J’écris « Je suppose », car elle est très discrète,
parfois trop. Nous étions à Strasbourg, moi invité par la librairie Kléber pour
Séraphin, c’est la fin !, elle à la recherche d’un appartement. C’est dans ma
chambre de l’hôtel de la Cathédrale que mon ami Christian Giudicelli, membre
du comité de lecture Gallimard, m’a téléphoné l’heureuse nouvelle. Le soir, nous
avons fêté ça dans un sympathique restaurant, le Pont aux Chats, où nous avons
savouré (entre autres) du boudin noir aux choux rouges et vidé une bonne
bouteille de Mercurey.

Vendredi 31 mai 2013.
10 h 39, à Giuliano F.
La giornata mondiale della donna, la giornata mondiale della checca, la
giornata mondiale contro la golosità, la giornate mondiale contro il fumo, uffa !
Non fumo mai, ma quel giorno compro un sigaro toscano e, alla faccia degli
ukase mondiali, me lo pappo, io4.
11 h 38, à Pierre D.
Vous aurez su que la France républicaine, suivant ainsi l’exemple de la
Belgique monarchique, autorise désormais les moustachus à se marier entre eux.
C’est une nouvelle qui, ici, désole les gens de droite, sauf ceux qui sont avocats
et se frottent les mains en songeant à tous les divorces à venir, une source de
revenus qui, en ces temps difficiles, capita a fagiolo5.

1 L’excellent cuisinier et intendant de Jacques C.


2 Cf. Franz Cumont, Les Religions orientales dans le paganisme romain,
Librairie Paul Geuthner, 1929.
3 Grillo est souvent comparé à Mussolini. Est-ce à cause de mon ascendance
russe ? Moi, il me fait penser à Lénine, et le comportement grossier des
parlementaires de son parti me rappelle les récits des vieux Russes blancs parmi
lesquels j’ai grandi sur l’incroyable goujaterie des bolcheviks.
4 La journée mondiale de la femme, la journée mondiale de la tantouse, la
journée mondiale contre la gourmandise, la journée mondiale contre le tabac, il y
en a marre ! Je ne fume jamais, mais ce jour-là je m’achète un beau cigare
toscan, et, au nez et à la barbe des mondiaux oukases, qui se le fume ? C’est
bibi !
5 Tombe à pic.

CHAPITRE 15

Vendredi 8 juin 2013.
14 h 33, à Véronique B.
Je sors d’un cinéma du boulevard Saint-Germain où l’on donne La grande
bellezza de Paolo Sorrentino, avec l’extraordinaire Toni Servillo. Un film qui
m’a infiniment ému. Les crétins du jury de Cannes – un jury américanisé jusqu’à
l’os – n’ont couronné ni Sorrentino ni Servillo. Quelle bande de sales cons !
C’est le plus beau film que j’aie vu depuis des années. Je suis moins paresseux
que Jep Gambardella, l’écrivain dont Servillo interprète le rôle, je ne suis pas un
noctambule, et pourtant je me suis souvent reconnu en lui, identifié à lui et à son
désespoir maîtrisé1.

Lundi 10 juin 2013.
18 h 02, à Frank L.
À Changhai, avez-vous été au vernissage de l’exposition dont je vous ai posté
le carton d’invitation ?
Ici, rien de spécial. Mon ami Christophe *** vient d’épouser son jules ; mes
amis Bernard *** et Michel ***, qui s’apprêtent à convoler en justes noces
devant le consul général de France à Naples, m’ont prié d’être leur témoin. C’est
la première fois de ma vie qu’on me demande d’être témoin à un mariage civil !
La vie est toujours riche en surprises, c’est ce qui fait sa drôlerie. Sinon, on
s’embêterait.
La gauche est de plus en plus décevante et la droite de plus en plus bête. C’est
la France, notre douce France.

Vendredi 14 juin 2013.
10 h 47, à Anastasia S.-M.
La photo, que Sandrine Roudeix a prise dans la cour de mon immeuble, est
belle, j’y ai l’air d’un gentil garçon à l’âme aussi claire que les yeux. Une photo
qui forme un divertissant contraste avec l’article qu’elle est censée illustrer, où
Thomas Malher me décrit sous le jour le plus sombre, mettant de façon
excessive, quasi obsessionnelle, l’accent sur mes prétendues mauvaises mœurs.
Au demeurant, s’il fait de moi un Belzébuth, c’est sans acrimonie, sur le ton
désolé du jeune homme de bonne famille qui découvre que son oncle Anatole,
qu’il voit chaque dimanche à l’église, est un client assidu des maisons closes. Au
Point, hebdomadaire de la bourgeoisie bien-pensante, c’est normal.

Samedi 20 juillet 2013.
08 h 17, à Léo S.
Arrivé à Venise le 12, j’y mène mon accoutumée vie de bénédictin, passant la
quasi-totalité de mes journées à la bibliothèque de la Querini Stampalia, un des
lieux au monde où je me sens le plus heureux, le plus libre, en paix avec moi-
même et avec les autres ; un lieu où, quand j’y suis, la réalité imite la fiction :
c’est là que, dans Mamma, li Turchi !, le père Guérassime travaille à sa thèse sur
l’incarnation du Logos chez saint Maxime le Confesseur. Cependant, ce n’est
pas pour te dire ça que je t’écris, mais pour te demander si tu sais l’auteur de
vers qui m’ont ému de façon extraordinaire. Peut-être sont-ce des vers célèbres
et ma question va te sembler ridicule, mais c’est ainsi : ces vers, je ne les avais
jamais lus.
Je les ai découverts à Nice où, la veille de mon départ pour Venise, après un
succulent déjeuner au Palmyre, une des meilleures tables de la Côte d’Azur, j’ai
visité le voisin palais Lascaris, rue Droite, qui à l’instar des autres musées de la
ville rend cet été hommage à Matisse. Dans une vitrine, un livre de Georges
Rouault, Cirque de l’Étoile filante, éditions Ambroise Vollard, 1938. Protégé par
la vitrine, le livre est ouvert, mais ne peut être feuilleté. Le visiteur doit donc se
contenter des deux pages qui s’offrent à ses yeux. Voici ce que j’ai lu :
Quant à Villon, un assassin, Verlaine, un satyre,
Baudelaire, un triste sire, n’insistons point.
Corot, Courbet, Manet, Renoir, Degas, Cézanne,
Petites gens, pas même d’Institut…
Ces vers sont-ils de Rouault ? Est-ce une citation ? J’aimerais que tu éclaires
ma lanterne, mais au demeurant c’est sans importance. Ce qui compte, c’est le
colin-tampon que s’est mis à battre mon cœur lorsque je les ai lus. Une émotion
semblable à celle que j’éprouve, toujours à Nice, quand, mélancolique, broyant
du noir, mes pas de pèlerin me portent devant les maisons où, rue François-de-
Paule, rue Ségurane, vécut un de mes maîtres et complices, lui aussi triste sire à
la réputation sulfureuse, Frédéric Nietzsche.
Soudain fortifiée, corroborée, la certitude de n’être pas seul, d’appartenir à
une famille esthétique, à une lignée.

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1 Esco da un cinema del boulevard Saint-Germain dove danno La grande


bellezza di Paolo Sorrentino, con lo straordinario Toni Servillo. Un film che mi
ha commosso assai. I coglioni della giuria di Cannes – una giuria americanizzata
fino alle ossa – non hanno conferito nessun premio né a Sorrentino né a Servillo.
Che manica di stronzi ! il più bel film che io abbia visto da anni. Sono meno
pigro di Jep Gambardella, lo scrittore la cui parte è recitata da Servillo, non sono
un nottambulo, e pure mi sono spesso riconosciuto, immedesimato in lui e nella
sua domata disperazione.

Table des matières


Couverture

Présentation
DU MÊME AUTEUR

Titre

PROLOGUE

CHAPITRE 1

CHAPITRE 2

CHAPITRE 3

CHAPITRE 4

CHAPITRE 5

CHAPITRE 6

CHAPITRE 7

CHAPITRE 8

CHAPITRE 9

CHAPITRE 10

CHAPITRE 11

CHAPITRE 12

CHAPITRE 13

CHAPITRE 14

CHAPITRE 15

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