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ZOLA

CORRESPONDANCE
Professeur de littérature française à l’université de la Sorbonne nouvelle (Paris 3), Alain Pagès est
l’auteur de plusieurs ouvrages de référence sur Zola et le naturalisme. Il a participé à l’édition de
la Correspondance de Zola parue aux Presses de l’université de Montréal (10 vol., 1978-1995), et
a édité, avec Brigitte Émile-Zola, les Lettres à Jeanne Rozerot (Gallimard, 2004).
Choix de lettres, présentation, notes,
notices, chronologie, bibliographie et index
par
Alain PAGÈS

GF Flammarion
ZOLA
CORRESPONDANCE
GF Flammarion
© Flammarion, Paris, 2012, pour cette édition

Dépot légal : février 2012


ISBN Epub : 9782081281226
ISBN PDF Web : 9782081281660
Le livre a été imprimé sous les références :
ISBN : 9782081238268
Ouvrage composé et converti par Meta-systems (59100 Roubaix)
« Je n’ai pas de secrets, les clefs sont sur les armoires, on
peut publier toutes mes lettres un jour : elles ne
démentiront ni une de mes amitiés, ni une de mes idées »,
affirmait Zola. Cette anthologie inédite, qui rassemble une
centaine de lettres, témoigne du parcours, des luttes, des
rêves et des doutes d’un écrivain illustre. On y découvre
un jeune provençal, arrivé à Paris en 1858, aspirant à se
faire un nom, mais désespérant d’y parvenir (« Je n’ai pas
achevé mes études, je ne sais même pas parler en bon
français, j’ignore tout », écrit-il à son ami d’enfance
Cézanne). On y suit, pas à pas, ses débuts dans le monde –
l’auteur des Rougon-Macquart fut d’abord employé chez
Hachette et journaliste –, ses premiers succès, ses combats
littéraires, et, plus tard, son engagement dans l’affaire
Dreyfus.
Tour à tour poignantes, drôles et virulentes, ces missives
s’adressent à sa famille et à ses confrères (Flaubert,
Edmond de Goncourt, Huysmans…), aux critiques qui
l’accablent comme aux personnalités qu’il admire. Elles
jettent un éclairage unique sur l’existence d’un homme
qui fut un polygraphe acharné et un polémiste de talent,
mais aussi un ami d’une fidélité sans faille. Et elles nous
montrent que ce grand romancier aux convictions
inébranlables ne cessa jamais d’être à la recherche de lui-
même.

Photomontage de Virginie Berthemet © Flammarion,


d’après une photo d’Émile Zola © Association du musée
Émile Zola-Médan Yvelines
Du même auteur
dans la même collection
L’ARGENT (édition avec dossier)
L’ASSOMMOIR (édition avec dossier)
AU BONHEUR DES DAMES (édition avec dossier)
LA BÊTE HUMAINE (édition avec dossier)
LA CONQUÊTE DE PLASSANS
CONTES À NINON
CONTES ET NOUVELLES (2 vol.)
LA CURÉE
LA DÉBÂCLE
LE DOCTEUR PASCAL
LA FAUTE DE L’ABBÉ MOURET
LA FORTUNE DES ROUGON
GERMINAL (édition avec dossier)
LA JOIE DE VIVRE
MES HAINES
MON SALON MANET
NAÏS MICOULIN
NANA (édition avec dossier)
L’ŒUVRE
POT-BOUILLE
LE RÊVE
LE ROMAN EXPÉRIMENTAL (édition avec dossier)
SON EXCELLENCE EUGÈNE ROUGON
LA TERRE
THÉRÈSE RAQUIN
UNE PAGE D’AMOUR
LE VENTRE DE PARIS
LA VÉRITÉ EN MARCHE. L’AFFAIRE DREYFUS
ZOLA JOURNALISTE. ARTICLES ET CHRONIQUES
CORRESPONDA
NCE
Présentation
« Je n’ai pas de secrets, les clefs sont sur les armoires, on
peut publier toutes mes lettres un jour : elles ne démentiront ni
une de mes amitiés, ni une de mes idées, ni une de mes
assertions », déclare Émile Zola à son ami Henry Céard, le
14 juin 1884. Ce dernier vient de l’avertir d’une prochaine
mise en vente de deux lettres écrites quelques années
auparavant, en ajoutant qu’il lui est possible de s’y opposer
juridiquement. Mais Zola refuse, en revendiquant pour sa
propre correspondance ce principe de transparence qu’il a
décidé de poser comme règle morale pour tout ce qui le
concerne. En faisant cette réponse, il conserve en mémoire
l’exemple de Balzac dont il a lu avec attention la
correspondance lorsque celle-ci a été publiée en librairie, en
1876. Dans son compte rendu critique, il soulignait combien
l’image de l’auteur de La Comédie humaine, loin d’être
diminuée par cette lecture, était sortie transformée, à ses yeux :
« D’ordinaire, on rend aux hommes illustres un bien mauvais
service, lorsqu’on publie leur correspondance. Ils y
apparaissent presque toujours égoïstes et froids, calculateurs et
vaniteux. On y voit le grand homme en robe de chambre, sans
la couronne de laurier, en dehors de la pose officielle ; et
souvent cet homme est mesquin, mauvais même. Rien de cela
ne vient de se produire pour Balzac. Au contraire, sa
correspondance le grandit. On a pu fouiller dans ses tiroirs et
tout publier, sans le diminuer d’un pouce. Il sort réellement
plus sympathique et plus grand de cette terrible épreuve 1. »
Ainsi, c’est Zola lui-même qui nous invite aujourd’hui à
relire sa correspondance. Il a formulé explicitement cette
autorisation de lecture dans une interview qu’il a accordée, en
1896, au journaliste Jean de La Faye : « En principe, je ne suis
pas du tout opposé à la publication posthume de la
correspondance des écrivains. Quelques auteurs ont critiqué
les lettres de Balzac, de Flaubert ; pour moi, j’ai lu ces lettres
avec le plus grand intérêt, je les ai trouvées admirables dans
leur simplicité !… Sous ces phrases non travaillées, on sent
passer un souffle de passion violente ou amère, on devine les
souffrances de la vie qui ont torturé l’âme de Balzac… de
Flaubert ! » Et d’ajouter, en reprenant sous une autre forme
l’image du « grand homme en robe de chambre » déjà
employée à propos de Balzac : « Quel inconvénient y a-t-il, en
somme, à ce qu’on connaisse la vie privée d’un écrivain par sa
correspondance ? Autrefois la vie du romancier, du poète était
entourée de mystère, mais actuellement nous vivons en pleine
lumière, on nous voit tous les jours en pantoufles, et cela ne
diminue en rien notre prestige, ne nuit pas à notre réputation,
ne nous enlève rien de notre valeur 2. »
Voici donc, extraites de l’abondante correspondance laissée
par l’écrivain, 137 lettres qui nous présentent un Zola « en
robe de chambre », ou « en pantoufles », comme on voudra…
Dans le parcours proposé par ce recueil, trois périodes sont
distinguées : les lettres de jeunesse (1858-1867) sont suivies
par les lettres de la maturité, illustrant les différents aspects de
la carrière littéraire du romancier (1868-1895) ; une dernière
partie, correspondant à la fin de la vie de l’écrivain, est centrée
sur les événements de l’affaire Dreyfus (1896-1902). Dans
chacune de ces trois parties, nous avons fait un choix au sein
de la multiplicité des correspondants possibles, et nous nous
sommes efforcé de mettre en lumière certains dialogues
privilégiés. Si la réflexion littéraire et le débat qui tourne
autour de l’esthétique naturaliste représentent la tonalité
dominante, nous avons tenu également à faire percevoir la
diversité des accidents de la vie quotidienne qui forment le
décor intime de cette correspondance.
Le prologue des lettres de jeunesse
Quand on se met à lire les premières lettres écrites par Zola
entre 1858 et 1862, on a l’impression d’un texte qui aurait été
soigneusement programmé à l’avance par l’écrivain pour lutter
contre le désordre qui caractérise habituellement les corpus
épistolaires. Tout commence, en effet, par une sorte
d’engagement moral auquel se soumet ce jeune homme qui
débarque à Paris, en février 1858, à l’âge de dix-huit ans, et
qui, se retournant aussitôt vers ses amis laissés derrière lui,
dans leur lointaine ville de province, promet de leur écrire
régulièrement en exigeant de leur part une égale constance :
« Écrivez-moi », « écrivez-moi souvent », leur répète-t-il.
Postulant la nécessité d’une communication continue, fondant
les échanges sur un double impératif d’absolue sincérité et de
recherches intellectuelles menées en commun, ce pacte
épistolaire confère, dès les premières pages, une étonnante
unité à cette correspondance.
Zola a fait la connaissance de Paul Cézanne et de Jean-
Baptistin Baille au collège d’Aix-en-Provence, en 1853, alors
qu’il était âgé de treize ans. Pendant cinq ans ils ne se sont
plus quittés, formant ce trio des « inséparables » qu’évoquera
plus tard le roman L’Œuvre : « Venus de trois mondes
différents, opposés de natures, nés seulement la même année, à
quelques mois de distance, ils s’étaient liés d’un coup et à
jamais, entraînés par des affinités secrètes, le tourment encore
vague d’une ambition commune, l’éveil d’une intelligence
supérieure, au milieu de la cohue brutale des abominables
cancres qui les battaient 3. » Tous les trois, cependant, ne se
veulent pas identiques. Dès le départ, ils ont conscience que
leurs destinées sont appelées à prendre des directions
différentes. Mais, comme les héros de Balzac dans les
Illusions perdues, réunis dans le cénacle fondé par d’Arthez,
ils veulent aller le plus loin possible en s’aidant mutuellement.
S’il pressent une brouille possible, Zola se hâte de rappeler le
serment d’amitié qui les a jadis unis, « ce serment que nous
avons fait, le verre en main, de marcher toute la vie, les bras
enlacés, dans le même sentier » (à Cézanne, le 5 mai 1860).
Entre eux, les rôles ont été distribués : Zola se lancera dans la
poésie, Cézanne deviendra peintre, et Baille embrassera une
carrière scientifique. Comment réagissent-ils devant ces
promesses d’avenir ? Des trois, Cézanne est le plus fantasque,
et Baille, le plus prudent. Zola occupe une position
intermédiaire, proche de Cézanne, dont il lui arrive de partager
les moments de désespoir, mais de plus en plus déterminé,
comme Baille, à entrer dans le jeu social et à s’y faire une
place. « Toi, tu marches, les yeux fixés sur un point, sans te
laisser distraire par la mouche qui passe ; tu arriveras, j’en suis
sûr », écrit-il à Baille, le 14 février 1860, comme pour
s’encourager à suivre l’exemple qui lui est indiqué. Et à
Cézanne, inversement, il confie, le 5 mai 1860 : Baille « n’est
pas comme nous », « il n’a pas le crâne fait dans le même
moule », « il a bien des qualités que nous n’avons pas, bien
des défauts aussi ». Mais c’est pour ajouter aussitôt que ces
différences ne comptent guère au regard de cette « égalité »
dans la jeunesse et dans l’espérance qui les rassemble. Car il a
besoin de ses deux amis, tels qu’ils sont, et des variations de
points de vue que lui apporte le dialogue épistolaire construit
grâce à eux. À Cézanne, l’angoissé, il indique une ligne de
conduite, en lui proposant une vision du futur (lettre du
26 avril 1860). Avec Baille, le raisonnable, il disserte sur
George Sand ou Victor Hugo en de longues « tartines » qui lui
permettent d’exercer sa pensée critique (lettres de juin et
septembre 1860).
Pendant quatre ans, la réflexion de Zola s’élabore ainsi
grâce à ces échanges. Le futur écrivain se projette dans
l’avenir, encouragé par le souvenir lumineux des étés d’Aix-
en-Provence, et choisissant d’effacer de sa correspondance le
compte rendu de l’existence qu’il mène dans les garnis
misérables où il loge au milieu du Quartier latin, entre la rue
Saint-Victor et la rue Saint-Jacques. Quelques mots à peine sur
les Docks Napoléon où il travaille comme employé pendant
deux mois, en avril et mai 1860 (« Voici un mois que je suis
dans cette infâme boutique et j’en ai, par Dieu ! plein le dos,
les jambes et tous les autres membres », 5 mai 1860). Le
lecteur doit se tourner vers les évocations que présentera La
Confession de Claude, en 1865, pour se faire une idée des
moments de grande détresse que Zola a pu traverser au cours
de ces premières années parisiennes, lorsque, certains jours,
privé de ses vêtements qu’il avait portés au mont-de-piété, il
était forcé, comme le rapporte Paul Alexis dans sa biographie
publiée en 1882, de rester chez lui, enveloppé de couvertures,
« ce qu’il appelait pittoresquement faire l’Arabe 4 »…
L’horizon se modifie lorsque intervient, à partir de 1864, un
troisième correspondant, Antony Valabrègue, issu lui aussi du
milieu aixois. Les conditions matérielles sont désormais
assurées. Zola est entré chez Hachette le 1er mars 1862. Fier de
la position qu’il occupe, il écrit à son nouvel ami en utilisant
chaque fois le papier à en-tête de la librairie Hachette. Et fidèle
à ses pratiques d’écriture, il tient à poursuivre le pacte
épistolaire qu’il a conclu autrefois avec Baille et Cézanne. Son
interlocuteur est un peu plus jeune que lui, ce qui lui permet
d’avoir à son égard une attitude protectrice. Mais la distance
qui les sépare n’interdit pas, bien au contraire,
l’approfondissement de la communication. Zola analyse en
conquérant la carrière littéraire dans laquelle il vient de
s’engager, avec cette énergie et cette confiance en lui-même
qui ne le quitteront plus désormais. S’il se donne en exemple à
son jeune confrère, ce n’est pas par vanité, mais pour
l’encourager à suivre ses pas, en lui dévoilant, sans faux-
semblant, « la vie littéraire telle qu’elle est, avec ses dessous,
ses ficelles et ses mensonges » (8 janvier 1866).
Naissance d’une esthétique
Il importe de bien mesurer la richesse du dialogue
intellectuel dont est porteur le corpus des lettres de jeunesse.
La première question qui préoccupe le trio des « inséparables »
est tout naturellement celle de l’amour. Lorsque Cézanne
demande à Zola de lui parler de ses « maîtresses », ce dernier
ne lui livre aucune confidence, mais il se contente de lui
répondre que ses amours « sont en rêve » (5 janvier 1860). La
solution au problème posé, il la recherche dans ses lectures.
Un ouvrage l’a enthousiasmé, qu’il recommande avec
insistance à ses deux amis, le traité sur l’amour publié par
Michelet en novembre 1858 : s’opposant à la vision
romantique de l’amour, l’essai de Michelet insiste sur la façon
dont le couple doit se construire à travers une relation de
confiance mutuelle établie entre mari et femme.
Zola, cependant, va abandonner le territoire des « rêves »
pour se confronter à la réalité. C’est au début de l’année 1861,
semble-t-il, qu’il a fait la rencontre d’une jeune prostituée,
Berthe, dont il est tombé amoureux. Cet épisode de sa vie
sentimentale, que l’on connaît très mal, sera transposé dans La
Confession de Claude ; le récit, écrit à la première personne,
raconte l’histoire malheureuse d’une brève liaison entre
Claude (le narrateur) et Laurence, une prostituée que ce
dernier a recueillie en espérant la sauver. La correspondance
aborde d’une manière elliptique cette aventure douloureuse. À
Baille, Zola se contente de dire, en février 1861, qu’il pourrait
lui parler « savamment » de « la fille à parties ». Mais il ne va
pas au-delà, préférant dépasser le compte rendu de son
expérience personnelle pour construire une théorie d’ensemble
qui l’amène à disserter sur les possibilités de choix amoureux
qu’offrent respectivement la « fille de joie », la « veuve » et la
« vierge ». Le drame intime s’intègre dans une théorie des
rapports sociaux au sein de laquelle il trouve une explication.
Transformé en leçon pour le futur, il est mis au service de
l’œuvre à venir dont le discours de la correspondance
commence à dessiner « l’ébauche », comme le feront plus tard,
d’une manière plus méthodique, les dossiers préparatoires des
Rougon-Macquart.
C’est à travers ce cheminement intérieur que s’opère la
conversion progressive du jeune écrivain à l’esthétique
réaliste. La question surgit dès les premières lettres. Face à
Cézanne, le 25 mars 1860 : « Que voulez-vous donc dire avec
ce mot de réaliste ? » Et, à l’attention de Baille, quelques mois
plus tard : « Je ne puis devenir réaliste dans le sens que tu
donnais à ce mot et, me faisant une loi des nécessités
matérielles, étouffer tous les nobles élans de la créature. »
Comment dépasser l’opposition entre réalisme et idéalisme,
intégrer la défense de l’idéal à la nécessité d’une perception
réaliste du monde ? C’est l’intervention d’Antony Valabrègue,
en tant que troisième interlocuteur, qui va permettre de
trancher la question. Celle-ci sera résolue magnifiquement
dans la fameuse lettre « sur les écrans » du 18 août 1864. Tout
commence par un défi, qu’il s’agit de relever : « Pourquoi
diable me dites-vous brutalement, sans crier gare, que vous
vous êtes fait réaliste ? » Suivent plusieurs pages couvertes
d’une écriture serrée, qui posent d’une manière dialectique les
principes d’une esthétique à laquelle Zola demeurera fidèle.
Après avoir examiné les possibilités offertes par « l’écran
classique » et « l’écran romantique », il opte avec fermeté pour
« l’écran réaliste », défini comme l’aboutissement logique
d’une évolution historique dont il importe d’assumer les
conséquences. Mais cette soumission à la réalité n’interdit pas
l’expression d’une vision personnelle. Les deux exigences sont
posées simultanément. Elles aboutiront à la formule qui sera
inscrite avec force dans le texte de Mes Haines, en 1866 :
« Une œuvre d’art est un coin de la création vu à travers un
tempérament 5. »
Une décision stylistique accompagne cette mutation
esthétique : le choix d’une œuvre en prose, contre la tentation
de la poésie, définitivement écartée. « Je suis à la prose et
m’en trouve bien », lance-t-il à Valabrègue, en août 1864. De
cette règle il ne s’écartera pas non plus. Même dans les livrets
lyriques qu’il écrira pour l’opéra à la fin de sa vie, et où il
imposera, contre l’avis de la critique de son époque, des
dialogues en prose.
Solidarités littéraires
« Ma position m’a imposé la lutte, de sorte que la lutte, le
travail militant est pour moi le grand moyen, le seul que je
puisse conseiller », écrit Zola à Valabrègue, le 4 avril 1867. Au
moment où il va se lancer dans la longue entreprise des
Rougon-Macquart, l’auteur de Thérèse Raquin est déjà, sinon
un chef d’école, du moins l’animateur d’un petit groupe de
peintres et d’écrivains qui ont reconnu son autorité naturelle.
Leur présence amicale est évoquée à la fin de la lettre du
19 février 1867 : à côté du duo formé par Baille et Cézanne, on
trouve les noms du peintre Antoine Guillemet et du sculpteur
Philippe Solari, auxquels il faut ajouter celui de Marius Roux,
un autre ami d’enfance. Si l’on fait le compte, on arrive à cinq
ou six noms, pas plus. La taille du cénacle balzacien des
Illusions perdues. Et celle aussi de la petite cohorte littéraire
qui se rassemblera plus tard sous la bannière des Soirées de
Médan…
Une étape a été franchie avec la campagne courageuse
conduite dans L’Événement, du 27 avril au 20 mai 1866 – en
faveur de la jeune peinture, représentée par l’œuvre d’Édouard
Manet, et contre l’académisme d’un Gérôme ou d’un Cabanel.
Dans la lettre bilan qu’il écrit pour Cézanne le 20 mai 1866
(publiée en tête de l’édition de Mon Salon, deux mois plus
tard), Zola définit avec force l’enjeu des combats littéraires
vers lesquels il se dirige, en saluant une dernière fois, avec
émotion, le monde de sa jeunesse dont il est en train de
s’éloigner. L’enthousiasme créateur qui l’anime, il ne s’agira
plus, pour lui, de le réserver à un cercle limité d’amis choisis,
mais de le faire résonner sur la place publique, en utilisant
toutes les possibilités que la presse de son époque pourra lui
offrir.
L’année 1868 constitue, à cet égard, une rupture. En janvier,
dans une longue lettre ouverte, il réplique brillamment à Louis
Ulbach qui a manifesté son aversion pour la « littérature
putride » produite par « une école monstrueuse de romanciers
qui prétend substituer l’éloquence du charnier à l’éloquence de
la chair 6 ». Et quelques mois plus tard, dans la préface donnée
pour la deuxième édition de Thérèse Raquin, il proclame sa
fierté d’appartenir au « groupe » de ces « écrivains
naturalistes » qu’il vient de défendre haut et fort 7.
Qui sont les membres de cette école naissante ? Le groupe
ne possède pas de contours bien précis. Dans ces premières
années de la IIIe République, deux personnalités dominent le
paysage littéraire : Edmond de Goncourt, qui, après la mort de
son frère, en juin 1870, s’apprête à poursuivre seul l’œuvre
élaborée en commun ; et Flaubert surtout, qui, depuis la
publication de L’Éducation sentimentale, en 1869, apparaît
comme la grande référence intellectuelle de tous ceux qui
défendent le réalisme en littérature. Mais il faut au mouvement
qui s’affirme une figure de proue. Flaubert se refuse à entrer
dans le rôle de chef d’école, et Edmond de Goncourt, replié
sur lui-même, ne prend guère d’initiatives. Zola occupera donc
cette place laissée vacante. Il s’y est préparé au cours des
années antérieures, en rêvant de gloire littéraire avec Baille et
Cézanne. En septembre 1860 déjà, dans l’une de ses lettres à
Baille, il concevait le projet de créer avec ses amis « une
société artistique » dont la fonction aurait été de « former un
puissant faisceau pour l’avenir » et de se « soutenir
mutuellement ». L’autorité que lui confèrent ses chroniques du
Bien public et du Voltaire et le succès que rencontre
L’Assommoir, au cours des années 1876-1877, lui permettent
désormais d’assumer pleinement cette fonction de porte-parole
du naturalisme à laquelle il aspire. Autour de sa personne se
rassemblent des énergies nouvelles. Les noms surgissent
progressivement dans sa correspondance : celui d’Alexis,
d’abord, dès 1871, puis, à partir de 1876, ceux de Huysmans,
Hennique, Céard, et Maupassant.
Dans le domaine des amitiés littéraires, la correspondance
des années 1870 emprunte deux directions. D’un côté, elle se
tourne vers les « aînés » que sont Flaubert et Edmond de
Goncourt (auxquels on peut associer Alphonse Daudet, bien
qu’il soit exactement du même âge que Zola) ; et de l’autre,
elle s’adresse aux « jeunes », les disciples des futures Soirées
de Médan. Mais dans tous les cas, elle s’efforce de demeurer
fidèle à un principe fondamental : celui du respect de la
fraternité littéraire. Une vision domine, qui privilégie l’unité
du groupe, contre les facteurs de division susceptibles de le
dissoudre. Car la victoire ne pourra être atteinte qu’au prix
d’un effort collectif. « Il faut nous serrer les uns contre les
autres », écrit Zola à Daudet, le 9 novembre 1874, en ajoutant :
« Le bataillon est petit, mais il sera fort. » Cette harmonie
s’exprime dans des scènes de retrouvailles dont l’histoire
littéraire a fait, à cause de leur valeur symbolique, les
événements marquants du mouvement naturaliste : les dîners
des Cinq, fondés par Flaubert en 1874, réunissant Goncourt,
Zola, Daudet et Tourgueniev ; ou le fameux dîner Trapp
d’avril 1877, au cours duquel Huysmans, Céard, Hennique,
Alexis et Maupassant (auxquels s’est joint Mirbeau)
reconnaissent Flaubert, Zola et Goncourt comme les
« maîtres » de la littérature présente.
Au-delà de cette dynamique d’ensemble, la correspondance
permet d’entrer dans le détail des relations individuelles et de
percevoir l’expression des différences. Les figures se dessinent
avec leurs caractéristiques propres… Paul Alexis est l’ami
fidèle, le biographe qui a voué à son modèle une affection sans
limites, le journaliste passionné qui, jusqu’à la fin de son
existence, défendra avec constance les leçons de l’esthétique
naturaliste. Henry Céard incarne une autre image de l’amitié,
celle du collaborateur infatigable, capable de courir les
amphithéâtres de médecine pour tenter d’apercevoir un
cadavre de variolique dont la description permettra à Zola
d’évoquer la mort de Nana (lettre du 18 décembre 1879), mais
il apparaît aussi comme un critique avisé, proposant sur
l’écriture de Germinal des réflexions qui annoncent les
interrogations de la critique moderne (lettre du 22 mars 1885).
Issus l’un et l’autre du milieu parnassien de La République des
lettres, Joris-Karl Huysmans et Léon Hennique partagent une
expérience initiatrice commune, celle de s’être lancés avec
fougue, au début de l’année 1877, dans le combat pour la
défense de L’Assommoir, le premier avec des articles
retentissants publiés dans L’Actualité de Bruxelles, le second
avec sa fameuse conférence qui l’a conduit à déclarer, devant
un public scandalisé, que le roman de Zola était supérieur à
Quatrevingt-Treize de Hugo (lettre du 26 janvier 1877) ! Quant
à Maupassant, qui est le protégé de Flaubert, il représente par-
dessus tout la force du lien qui unit l’ensemble du groupe
naturaliste à la personne du maître de Croisset.
« La guerre civile et fratricide est inconnue dans le cercle
d’écrivains dits naturalistes », déclare, en 1884, Albert Wolff,
le critique du Figaro 8. Effectivement – dans la correspondance
du moins –, les conflits demeurent souterrains, à peine
visibles. Ici ou là, on peut percevoir la rivalité qui oppose
Alexis et Céard, luttant pour occuper la première place dans le
cœur de Zola, ou la jalousie manifestée par le vieil Edmond de
Goncourt qui prend de plus en plus ombrage du succès
grandissant des Rougon-Macquart – au point qu’il finira par
ne plus voir en son rival qu’un « ressemeleur en littérature »,
comme il l’écrit dans son Journal, à la date du 5 avril 1886.
Mais rien n’éclate au grand jour, sauf au moment de la crise
provoquée par la publication du « Manifeste des Cinq » dans
Le Figaro, le 18 août 1887. À la suite de la publication de La
Terre, Paul Bonnetain, J.-H. Rosny, Lucien Descaves, Paul
Margueritte et Gustave Guiches affirment alors, avec une
grande violence, leur hostilité au naturalisme. Céard et
Huysmans réagissent aussitôt et s’empressent d’apporter leur
soutien à Zola (lettres du 19 et du 21 août 1887). Ce dernier
doit rappeler à l’ordre Edmond de Goncourt, car il juge que les
choses sont allées trop loin, cette fois : il sait bien que les
auteurs du Manifeste sont des « familiers » du Grenier
d’Auteuil, comme il l’indique dans sa lettre du 13 octobre
1887, et qu’ils ont pu être encouragés, d’une manière indirecte,
dans leur geste polémique.
L’exercice du discours critique
La lettre ouverte est courante dans la presse du XIXe siècle
qui rappelle constamment à son lecteur qu’un journal tire la
matière de son information des chroniques que lui envoient un
certain nombre de « correspondants », proches ou lointains.
Lorsqu’il a dû affronter la critique qui lui était hostile, Zola a
souvent pratiqué cette forme d’expression pour répondre aux
objections qui lui étaient présentées. Elle s’accorde
parfaitement à la tonalité d’une correspondance qui, dès
l’origine, a préféré l’essai littéraire à la confidence intime.
Cette anthologie rassemble donc un certain nombre de lettres
ouvertes dont la série discontinue annonce la publication de la
plus célèbre de toutes : « J’accuse », la lettre ouverte au
président de la République, Félix Faure, qui sera lancée en
janvier 1898 pour la défense d’Alfred Dreyfus.
Dans les textes que nous avons réunis ici, le propos se veut
d’abord littéraire, même si la question politique n’est pas
entièrement absente. Il s’agit pour Zola de défendre un espace
d’écriture contre tous ceux qui s’emploient à le restreindre au
nom des convenances sociales : la visée du projet naturaliste
(lettre à Ferragus du 31 janvier 1868), le droit de dire la vérité
sur le peuple (lettre à Yves Guyot du 10 février 1877, sur
L’Assommoir), la possibilité pour le romancier d’exploiter des
sources scientifiques (lettre à Auguste Dumont du 15 mars
1877, sur la question du plagiat) ou de nommer librement ses
personnages (lettres à Élie de Cyon de février 1882, à propos
de Pot-Bouille). Bien qu’elles soient moins polémiques, les
lettres préfaces, elles aussi caractéristiques de la manière
zolienne, se situent dans une perspective comparable : en
témoignent la lettre à Halpérine-Kaminsky, au moment de la
publication de L’Argent et le travail de Tolstoï (4 novembre
1891), la lettre à Georges Saint-Paul sur Le Roman d’un
inverti-né, qui aborde la question brûlante de l’homosexualité
(25 juin 1895), ou encore celle qui est adressée à Édouard
Toulouse pour son Enquête médico-psychologique (15 octobre
1896).
L’importance de ces textes ne doit pas dissimuler le fait que
Zola n’a jamais réussi à nouer avec un critique de son époque
un dialogue suivi. Ses interlocuteurs sont loin d’être
négligeables (Gustave Rivet, par exemple, le 8 février 1879,
ou Georges Renard, le 10 mai 1884), mais avec eux les
échanges demeurent ponctuels, liés à la publication de telle ou
telle étude critique. Zola aurait pourtant aimé pouvoir
soumettre régulièrement son œuvre au jugement éclairé d’une
parole autorisée, comme il l’a fait, au début de sa carrière
littéraire, lorsqu’il a adressé Thérèse Raquin à Sainte-Beuve
(lettre du 13 juillet 1868). Mais, ce dernier disparu, personne
ne prend la relève. Taine se tient à distance, sans lui manifester
aucune sympathie 9 ; et de Renan il ne reçoit que des marques
de mépris (lettre du 5 avril 1890). Il bénéficie, cependant, de la
reconnaissance que lui accorde Jules Lemaitre : ce dernier
salue la publication de Germinal (lettre du 14 mars 1885), et
renouvelle son hommage quand paraît La Bête humaine, cinq
ans plus tard (lettre du 9 mars 1890) ; mais les rapports entre
les deux hommes demeurent superficiels.
C’est de l’étranger que Zola aura reçu les marques
d’attention les plus vives. À partir de 1878, un correspondant
s’engage avec lui dans une relation critique faite de
compréhension et de sympathie : le Hollandais Jacques van
Santen Kolff, grand admirateur de la musique de Wagner et
connaisseur avisé des peintres réalistes rattachés à l’école de
La Haye. Zola poursuivra avec lui un dialogue régulier
jusqu’en 1895. Curieux de tout ce qui peut le concerner, Van
Santen Kolff le relance constamment, et il se prête au jeu, de
bonne grâce. L’échange épistolaire se déroule d’une manière
sereine : la distance ne le ralentit pas ; elle le favorise, au
contraire, parce qu’elle permet d’écarter toute préoccupation
partisane, qui serait liée aux enjeux littéraires parisiens.
Comme lors des interviews qu’il accorde alors à de nombreux
journalistes, Zola utilise les possibilités que lui offrent les
questions qu’on lui pose pour clarifier sa pensée et revenir sur
les objections qui lui ont été adressées. Guidé par le regard
d’autrui, il part à la recherche de lui-même. Une façon pour lui
de poursuivre, sous une autre forme, le pacte épistolaire jadis
conclu avec Baille et Cézanne.
Le déroulement de la vie quotidienne
Tournées vers l’extérieur, soucieuses de donner
constamment du réel une vision maîtrisée, ces lettres ne cèdent
guère à la tentation de la confidence, on l’a déjà noté. Mais
elles délimitent le cadre de la vie quotidienne et permettent de
suivre, année après année, la façon dont se règle l’existence de
l’écrivain.
Zola n’est pas un grand voyageur. Son existence demeure
sédentaire, ancrée le plus souvent dans la réalité parisienne.
Lorsqu’elles interviennent, les vacances perturbent les
habitudes acquises, en imposant la nécessité de trouver un
nouvel équilibre. Elles composent alors la matière d’un récit
coloré qui anime la correspondance. Les lieux se succèdent :
Saint-Aubin-sur-Mer, dans le Calvados, en 1875 ; Piriac, en
Bretagne, en 1876 ; L’Estaque, près de Marseille, en 1877.
Selon les années, cette recherche d’une villégiature idéale est
plus ou moins heureuse. C’est pourquoi l’acquisition de la
maison de Médan, en mai 1878, répond à une nécessité
interne, car elle offrira une retraite stable et, qui plus est,
proche de Paris. Située dans la région de Poissy, entre Triel et
Villennes, la maison – « une cabane à lapins », selon la
formule de la lettre à Flaubert du 9 août 1878 – a été achetée
un peu par hasard, mais Zola n’aura de cesse de confirmer ce
choix initial en s’installant durablement dans ce coin de Seine-
et-Oise, agrandissant la bicoque d’origine, achetant aux
paysans des alentours des parcelles de terrain qui lui
permettent de constituer une vaste propriété. « Venez quand il
vous plaira, et tous les jours si vous êtes libre », écrit-il à
Hennique, le 15 août 1878. Une retraite, sans doute, mais qui
ne se conçoit pas sans la présence, à intervalles réguliers, de
quelques amis proches. Le décor des Soirées de Médan s’est
construit sur ce principe. « Dans la maison de Médan », dira,
plus tard, Céard, « il n’entrait que de la littérature 10 ».
Aux côtés de son mari, Alexandrine apparaît comme la
grande ordonnatrice des rythmes quotidiens. Le couple est
solide. Il dure depuis 1864. Chacun veille sur l’autre avec une
attention inquiète, comme le montrent les lettres écrites de
L’Estaque en septembre 1877. Grâce à sa femme, Zola peut,
après avoir reconduit ses amis à la gare de Villennes,
s’enfermer dans sa tour de Médan pour construire, roman
après roman, le cycle des Rougon-Macquart, encouragé par la
devise qu’il a fait inscrire sur la cheminée de son cabinet de
travail : nulla dies sine linea (« pas de journée sans écrire une
ligne »). La journée obéit à des rites immuables : la matinée
est réservée à l’écriture créatrice, tandis que l’après-midi est
consacrée aux tâches accessoires.
Cet équilibre est bouleversé par la rencontre de Jeanne
Rozerot, au printemps de l’année 1888… Transformé par cette
liaison amoureuse, mais incapable de choisir, Zola s’efforcera
de concilier l’inconciliable. Pendant trois années le drame
demeure souterrain, car Alexandrine ignore tout. Jeanne donne
deux enfants à Zola : Denise, qui naît le 20 septembre 1889, et
Jacques, le 25 septembre 1891. Quelques semaines plus tard,
en novembre 1891, Alexandrine découvre l’infidélité de son
mari. Le conflit éclate alors avec violence. On pourra mesurer
son intensité en lisant, par exemple, la lettre que Zola écrit à
Jeanne le 28 juillet 1892.
Alexandrine se résignera pourtant. Elle admettra cette
situation, à laquelle la naissance des enfants a conféré une
certaine légitimité. Et elle conclut avec son mari une sorte
d’accord qui lui laisse au sein du couple toute sa place
d’épouse, tandis que Jeanne accepte de vivre à l’écart, dans la
discrétion la plus absolue, en se consacrant à l’éducation de
ses enfants. Un partage qui ne satisfait personne, mais que la
succession des années va finir par rendre supportable.
Les derniers combats
C’est en novembre 1897 que Zola a pris la décision de lutter
en faveur de la révision du procès d’Alfred Dreyfus. Sa
campagne dans Le Figaro a commencé le 25 novembre. Puis
sont venues la « Lettre à la jeunesse » et la « Lettre à la
France », couronnées par le coup d’éclat de « J’accuse », le
13 janvier 1898. Le procès qui a suivi, en février 1898, puis la
longue année d’exil en Angleterre, du 18 juillet 1898 au 5 juin
1899, seront la conséquence de cet engagement décisif. Autant
d’événements qui marquent un tournant et délimitent ce qui a
constitué, pour l’écrivain, la dernière période de son existence.
Si l’on veut inscrire cette ultime étape dans le mouvement
de la correspondance, il faut la faire commencer en 1896.
Cette année-là, plusieurs lettres surgissent, qui apparaissent,
lorsqu’on les lit rétrospectivement, comme des signes de
rupture. Faisant l’éloge de Rome qui vient de paraître en
librairie, Bernard Lazare écrit à Zola, le 10 mai 1896 :
« Contre l’abjection mystique, c’est vous qui avez raison avec
votre admirable foi en la Science, c’est-à-dire en la Justice et
en la Vérité. » Il n’est pas indifférent que ces deux mots clés
de « vérité » et de « justice », appelés à guider le combat
dreyfusard, soient prononcés ici par celui qui a décidé de se
mettre au service du frère d’Alfred Dreyfus. Il n’est pas
indifférent non plus qu’ils viennent de la part d’un adversaire
de l’esthétique naturaliste qui saluera bientôt le geste de
« J’accuse ». Quelques semaines plus tard, Zola confie à
Barrès : « Je vous approuve […] de ne pas vous enfermer
comme nous l’avons fait, nous autres, vos aînés, dans la seule
littérature. » Se prépare-t-il à suivre cet exemple ? Au même
moment, il remercie Edmond de Goncourt de lui avoir permis,
grâce à la publication de son Journal, de revivre sa « vie
littéraire », comme si désormais une page était tournée pour
que soient ouverts d’autres horizons.
En lançant « J’accuse », Zola n’avait guère prévu la haine
de la foule nationaliste qu’il dut affronter au cours des
audiences de son procès ni les souffrances que lui imposèrent
les mois d’exil en Angleterre. Mais, paradoxalement, les
drames de la vie publique ont permis d’atténuer les
déchirements de la vie privée. Car, dans la tourmente de
l’affaire Dreyfus, de nouvelles relations se sont construites
entre Zola et Alexandrine. Celle-ci ne s’est pas mise à l’écart
du combat : elle s’est montrée très active, faisant preuve d’une
grande énergie. En juillet 1898, quand il faut faire face à la
nouvelle situation qu’impose l’exil, elle prend en main les
affaires domestiques : restée seule à Paris, elle veille sur les
intérêts de son mari, et, s’effaçant – dans un geste admirable –,
elle lui accorde la possibilité d’accueillir Jeanne et les enfants
en Angleterre, où ils passeront tout l’été.
S’adressant à son avocat, Fernand Labori, Zola évoque, le
8 septembre, l’éventualité de son retour en France. Le suicide
du lieutenant-colonel Henry, à la fin du mois d’août, a ouvert
pour les dreyfusards, pense-t-il, la « marche pour la victoire ».
Pendant quelques jours, il a cru que ce retournement de
situation hâterait son retour. Mais son espoir est vite déçu. Il
faudra encore de longs mois, marqués par toutes sortes de
péripéties judiciaires, pour que les événements prennent un
tour favorable. La mort de Félix Faure, en février 1899, et la
reprise, en mars, de l’enquête conduite par la Cour de
cassation, permettent enfin, au début du mois de juin, que l’on
parvienne à l’annulation du jugement prononcé contre
Dreyfus. L’exilé peut prendre le chemin du retour : c’est cette
joie, immense, qu’exprime la lettre à Jeanne, datée du 28 mai
1899, dans laquelle le romancier annonce aussi l’achèvement
de Fécondité, le premier tome du cycle des Évangiles.
Les lettres qui suivent le retour d’exil sont dominées par une
tonalité d’espoir. Elles témoignent d’une grande confiance
dans les progrès moraux qui pourront sortir de la terrible crise
que le pays a traversée. Puisqu’il faut reconstruire le monde, le
romancier souhaite, avec ses Évangiles, inventer une nouvelle
religion sociale et transformer ses romans en constructions
utopiques, préfigurant le XXe sièclequi commence : « Voici
quarante ans que je dissèque, il faut bien permettre à mes
vieux jours de rêver un peu », lance-t-il à Octave Mirbeau, le
29 novembre 1899. Et devant Maurice Le Blond, en décembre
1900, il exprime sa joie de voir la jeunesse contemporaine
refuser de « s’enfermer davantage dans la tour d’ivoire où ses
aînés se sont morfondus si longtemps », en la louant de
s’engager dans l’action, d’être résolument « en marche », car,
dit-il, elle comprend « qu’il ne suffit plus d’attendre, mais
qu’il faut avancer sans cesse, si l’on veut aller par-delà les
horizons, jusqu’à l’infini ».
Au cours des dernières années de son existence, Zola a
poursuivi avec le musicien Alfred Bruneau un dialogue
intellectuel qui rappelle, par certains aspects, les discussions
intellectuelles de sa jeunesse. En abordant la scène lyrique,
d’abord indirectement, avec l’aide de Louis Gallet, puis
directement en composant lui-même des livrets d’opéra, il
s’est lancé un nouveau défi. Ni la critique ni le public ne sont
entièrement convaincus par Messidor, représenté à l’Opéra en
janvier 1897, et par L’Ouragan, monté à l’Opéra-Comique en
avril 1901. Les deux œuvres remportent tout au plus un succès
d’estime. Mais dans cette tentative, comme dans toutes celles
qu’il a entreprises, Zola garde confiance : « Vous verrez que la
chance viendra, écrit-il à Bruneau le 2 juillet 1902, je ne sais
comment, mais elle viendra. Tout effort est récompensé, il est
impossible que votre travail si brave et si franc n’amène pas la
victoire. » Méditant sur son expérience de la vie, il a cette
remarque, empreinte d’une grande sérénité : « Avec l’âge, je
sens tout s’en aller et j’aime tout plus passionnément. » Un
mois plus tard, il souhaite à son ami de pouvoir le retrouver, à
son retour de vacances, « rayonnant de santé », et il ajoute :
« C’est ce qu’il faut pour vaincre le destin. » Vaincre le
destin ? Inscrit dans l’une des dernières lettres de la
correspondance, ce vœu résonne d’une ironie tragique,
quelques semaines à peine avant que la mort ne surgisse
brutalement, dans la matinée du 29 septembre 1902 11.
La relation épistolaire
Dans un article paru dans L’Événement peu après la
disparition du romancier, Henry Céard assurait que, dans les
lettres qu’il leur écrivait, « ses amis trouvaient un Zola
abandonné et joyeux, bien différent du Zola admiré dans ses
livres par des milliers de lecteurs 12 ». Et dans une autre étude,
rédigée quelques années auparavant, il faisait l’éloge de la
gravité que ces lettres pouvaient parfois atteindre, capables,
« aux jours des grands deuils », de trouver des mots « d’une
élévation si sceptiquement religieuse » et « d’une consolation
si bravement humaine 13 ».
De fait, Céard a bien perçu que ce qui fonde l’écriture de
cette correspondance, c’est le souci du rapport à autrui.
Conformément à la pratique épistolaire qui a cours au
XIXe siècle, celle-ci mime l’art de la conversation, souhaitant
reproduire la liberté de l’échange amical. Mais elle tient à
effacer les hésitations ou les incertitudes qui caractérisent la
parole spontanée. Zola ne s’autorise aucun relâchement, ni
dans la syntaxe ni dans l’usage du vocabulaire. Quel que soit
le destinataire, il conserve une parfaite courtoisie. Ses
mouvements d’humeur sont exceptionnels. Soucieux d’offrir
l’expression la plus achevée de la réponse qu’il recherche, il
va à l’essentiel, condensant sa pensée en formules précises
pour emporter la conviction de son interlocuteur.
Cette maîtrise des codes de l’épistolaire a comme
conséquence une certaine mise à distance de l’autre. Le
tutoiement est exceptionnel. En dehors d’Alexandrine ou de
Jeanne, seuls trois amis de jeunesse bénéficient de ce
traitement privilégié 14 : Paul Cézanne, Jean-Baptistin Baille et
Marius Roux. S’adressant à eux, Zola les appelle par leurs
noms de famille, ou utilise l’expression « mon cher ami ».
L’usage du prénom est très rare, sauf pour Cézanne, qui, dans
certaines circonstances, peut être appelé « mon cher Paul ».
On notera aussi la façon dont Zola s’adresse à Alexandrine
et à Jeanne, les appelant l’une et l’autre, indifféremment,
« chère femme ». Pris entre deux engagements affectifs,
assumant jusque dans ses contradictions cette double fidélité
dont il s’est fait une règle morale, il s’efforce, avec les mots
qu’il emploie, de leur accorder une part égale. À défaut de
connaître un autre destin, Jeanne possède ainsi le privilège
d’être honorée du même titre que celui qui est normalement
réservé à l’épouse légitime. Le lien conjugal que la société ne
peut reconnaître se matérialise dans le discours épistolaire qui
possède, de la sorte, une force incantatoire.
Zola évite les épanchements inutiles. Ses lettres sont
relativement courtes, couvrant, en règle générale, deux, trois
ou quatre feuillets. Écrivant à Cézanne, au début des années
1860, ou, plus tard, à Alexandrine et à Jeanne, il aime se tenir
dans la limite arbitraire que lui offrent les quatre pages
blanches dont il s’empare au moment où il commence son
propos, et qu’il remplit ensuite l’une après l’autre, allant
jusqu’à leur terme. Ces quatre pages constituent comme un
espace d’écriture – le lieu habituel où s’exprime sa causerie du
jour.
Une fois inscrite la formule de politesse finale, l’écrivain
parachève son texte en le signant. Une conclusion
essentielle… Toutes ses lettres portent comme signature son
nom et son prénom associés, « Émile Zola », réunis dans un
même mouvement graphique, formant une unité dont les deux
éléments ne peuvent être séparés. Le nom et le prénom sont
écrits intégralement, calligraphiés avec soin, y compris dans
les lettres adressées à ceux dont il est le plus proche, à
Alexandrine, par exemple, ou à Jeanne, Denise et Jacques.
Seules font exception les lettres d’exil où, par souci de
discrétion, il a tenté (d’une manière parfaitement illusoire,
d’ailleurs) d’effacer sa présence, en écrasant les mots, les
réduisant, au bas de la dernière page, à un vague paraphe où
l’on peut reconnaître encore la forme d’un Z.
Répétée avec autant d’application, cette signature délivre un
message important. Renvoyant au nom inscrit sur la
couverture des livres imprimés, elle rappelle que la
correspondance n’occupe pas une position marginale au sein
de l’œuvre, mais qu’elle poursuit, sous une autre forme, les
mêmes objectifs.
La correspondance préservée
La première édition de la Correspondance de Zola a été
publiée, quelques années après la mort de l’écrivain, sous la
forme de deux volumes parus chez Eugène Fasquelle dans la
« Bibliothèque Charpentier », et portant comme sous-titres
Lettres de jeunesse, pour le premier, et Les Lettres et les arts,
pour le second. Le premier volume, publié en 1907, rassemble
68 lettres écrites par Zola à Baille, Cézanne et Roux entre
1859 et 1872 : les textes ne sont pas présentés dans l’ordre
chronologique, mais ils sont classés en trois parties, en
fonction des destinataires. Le second volume, paru en 1908,
s’ouvre sur la série des lettres qui ont été écrites à Valabrègue
entre 1864 et 1867 avant de se poursuivre sur un ensemble de
264 lettres « à divers écrivains et artistes », allant de 1863 à
1902 et proposées dans l’ordre chronologique ; une annexe
rassemble cinq lettres adressées à Georges Saint-Paul en 1895-
1896.
C’est Alexandrine Zola qui a été, en collaboration avec
Eugène Fasquelle, à l’origine de cette entreprise éditoriale 15.
En 1902, au lendemain de la mort de son mari, elle avait
conscience de l’importance que pourrait représenter la
publication d’une telle correspondance. Elle se souvenait des
efforts qui avaient été accomplis par la nièce de Flaubert,
Caroline Commanville, lorsque celle-ci avait entrepris de
rassembler les lettres de son oncle, après la disparition de ce
dernier.
La publication des lettres à Valabrègue a constitué une
première étape dans la réalisation de ce projet. Antony
Valabrègue est mort en juillet 1900. En voulant éditer, de
manière posthume, un recueil de poésies composées par son
mari, sa veuve a retrouvé alors, dans ses archives, les lettres
que Zola lui avait écrites autrefois. Elle a demandé à ce dernier
l’autorisation de publier quelques extraits de ces textes dans
une préface qu’elle avait l’intention d’ajouter au recueil de
poésies. Zola lui a immédiatement donné son accord, le 5 mai
1901 : « Je vous autorise bien volontiers à publier les lettres
qu’il peut avoir reçues de moi, si vous jugez une telle
publication utile à sa mémoire. La vie éloigne, et la mort
achève la séparation. Mais rien ne s’oublie de la jeunesse
brave et joyeuse. » Le recueil en question (intitulé L’Amour
des bois et des champs. Petits poèmes parisiens. Poésies de la
vie moderne) parut chez Lemerre à la fin de l’année 1902. La
préface qui l’accompagnait, écrite par Émile Blémont,
analysait la carrière littéraire d’Antony Valabrègue en donnant
quelques citations extraites de la correspondance de jeunesse
échangée avec Zola. En lisant ces textes, Alexandrine a voulu
aller plus loin. Elle a alors encouragé Fernand Labori à faire
paraître l’intégralité de cette correspondance dans La Grande
Revue, dont il était le directeur. C’est ce qui a été réalisé dans
les numéros d’avril et mai 1903, où les lecteurs ont pu
découvrir ainsi, pour la première fois, le texte de la lettre sur
les écrans du 18 août 1864.
Deux ans plus tard, en juin 1905, Alexandrine fit paraître
dans Le Mercure de France une courte note dans laquelle elle
annonçait une publication prochaine de la correspondance de
son mari : « Les personnes qui ont entre les mains des lettres
de l’écrivain, indiquait-elle, sont instamment priées de vouloir
bien en donner communication ou en adresser la copie à
Mme Émile Zola, 62, rue de Rome 16. »
Le projet commençait à prendre forme… Mais il est
nécessaire de se demander de quelle façon le volume des
Lettres de jeunesse, avec son corpus si particulier, a pu être
constitué. Marius Roux est mort en décembre 1905. Il a pu
réagir à l’appel lancé dans Le Mercure de France et livrer ainsi
à Alexandrine les lettres qu’il possédait, quelques mois à peine
avant sa disparition. Avec Baille et Cézanne, cependant, les
choses se sont passées différemment. Alexandrine a eu la
possibilité de s’appuyer sur une copie des lettres à Baille
qu’elle a retrouvée dans les archives de son mari. Cette
information – dont l’importance est primordiale – nous est
connue grâce à une lettre d’Alexandrine à Baille, datée du
13 mai 1906, qui est conservée dans les collections des
descendants de l’écrivain. En voici les premières lignes :
« L’éditeur de mon cher mari, M. Fasquelle, et moi, nous
préparons un volume de correspondance littéraire ; et je viens
de trouver parmi les papiers de votre ancien ami des lettres
qu’il vous avait écrites autrefois, les plus anciennes datent de
1859. Ne voulant rien publier sans l’autorisation de ceux à qui
ces lettres étaient adressées, je me permets de vous déranger
dans vos occupations, pour vous demander cette
autorisation. »
Nous n’avons pu retrouver la trace, malheureusement, d’un
échange comparable qui se serait produit à la même époque
entre Alexandrine et Cézanne. Mais la biographie du peintre
publiée par Ambroise Vollard en 1914 contient une indication
qui permet d’établir un parallèle entre les deux situations.
Dans l’un des chapitres de son ouvrage, Vollard rapporte le
compte rendu d’un entretien qu’il a eu avec Zola à la fin de
l’année 1900. La question des lettres jadis échangées entre le
romancier et le peintre a surgi dans la conversation. « Ces
lettres existent-elles toujours ? » a demandé Vollard. Et Zola
lui a répondu qu’il avait un jour redemandé à Cézanne
l’ensemble de sa correspondance, « pensant que la publication
pourrait en être utile aux jeunes artistes qui ne manqueraient
pas de faire leur profit des conseils qu’un ami donnait à un
ami 17 ». Quand cela s’est-il passé ? Vollard ne le précise pas.
Étant donné que les relations entre Zola et Cézanne ont cessé à
la suite de la publication de L’Œuvre, en 1886, il faut supposer
que la remise de ces documents s’est produite au cours des
années 1880 – au moment de la préparation de L’Œuvre, ou
même bien avant.
C’est donc à partir de ces deux séries exceptionnelles des
lettres à Baille et à Cézanne (recueillies par Zola lui-même,
dans la perspective d’une publication éventuelle)
qu’Alexandrine a pu construire son édition. Le corpus des
lettres de jeunesse, centré sur quatre destinataires majeurs –
Baille, Cézanne, Roux et Valabrègue –, et de loin le plus riche,
devait, dans son esprit, précéder le reste de la correspondance,
pour orienter la lecture des textes qui suivaient et permettre
leur compréhension.
Au cœur du volume des Lettres de jeunesse se trouve la
série des lettres de Zola à Cézanne. Elle en fait tout le prix.
Que ces textes aient pu être conservés est d’une grande
importance pour l’histoire littéraire. Les biographes de Zola, et
ceux de Cézanne surtout, s’appuient sur ces documents
lorsqu’ils s’efforcent de reconstituer la jeunesse du romancier
et celle du peintre et s’interrogent sur la poursuite de leurs
relations jusqu’à la publication de L’Œuvre, en 1886. Mais,
parmi ces commentateurs, personne, jusqu’ici, n’a pris la
mesure de ce geste capital accompli par Cézanne à la fin de sa
vie : l’autorisation qu’il a donnée à Alexandrine, en 1906, de
publier les lettres que Zola lui avait autrefois adressées. Il faut
insister sur ce point, qui est essentiel.
L’autorisation accordée par Cézanne s’est matérialisée au
cours d’une cérémonie qui s’est déroulée le 27 mai 1906, dans
l’une des salles de la bibliothèque Méjanes d’Aix-en-
Provence. Ce jour-là, la municipalité d’Aix rendait hommage à
la mémoire de Zola en procédant à l’inauguration d’un buste
qui représentait l’écrivain. Elle voulait remercier Alexandrine
du don que celle-ci venait de lui faire, en remettant à la
bibliothèque Méjanes les manuscrits du cycle des Trois Villes.
Au cours de cette cérémonie, à laquelle Cézanne assistait, le
peintre Numa Coste a pris la parole, « au nom des plus anciens
amis de Zola », pour évoquer les souvenirs du passé.
Rappelant le départ de Zola pour Paris, en 1858, il a souligné
l’importance des échanges de correspondances qui avaient
suivi : « [Zola] adressait à mon vieil ami Paul Cézanne ses
premiers essais, en même temps qu’il nous tenait au courant de
ses espérances. Ces lettres, nous les lisions au milieu des
collines, à l’ombre des chênes verts, comme on lit les bulletins
d’une campagne qui commence 18. » En écoutant ce discours,
Cézanne, dit-on, a éclaté en sanglots. Plus que quiconque, il
mesurait l’importance littéraire des textes dont il venait
d’autoriser la publication.
Le peintre est mort le 23 octobre 1906, cinq mois
exactement après la date de cette cérémonie. Il s’en est allé
après avoir confié à la postérité le témoignage d’un dialogue
épistolaire unique entre tous. Espérait-il que ce legs épistolaire
pourrait, dans l’esprit des lecteurs futurs, contrebalancer le
malentendu né de la publication de L’Œuvre ? Il savait, en tout
cas, que ces textes racontaient d’une manière authentique
l’histoire des relations qu’il avait entretenues avec Zola. C’est
cette image que l’on doit garder de lui, dans les derniers mois
de son existence, plutôt que celle d’un vieillard aigri,
remâchant d’hypothétiques querelles.
*
Avec un total de 347 lettres, les deux volumes édités par
Alexandrine en 1907-1908 se présentaient comme un diptyque
au sein duquel la période de la jeunesse et celle de la maturité
étaient traitées à parts égales. La place occupée par les lettres
de jeunesse est tombée à 30 % environ dans l’édition procurée
par Maurice Le Blond en 1928-1929, où l’on trouvait
614 lettres. Elle est plus réduite encore, ne représentant qu’un
dixième du corpus, dans l’édition des Presses de l’université
de Montréal (1978-1995) qui rassemble 4 201 lettres.
L’anthologie que nous faisons paraître aujourd’hui dans la
collection « GF » propose 137 lettres. Ce qui est bien peu, sans
doute, si l’on considère l’ensemble des textes qu’il a été
possible de retrouver et de livrer à la connaissance du public.
Mais ce resserrement présente un avantage. Il permet une
lecture en continu qui dévoile progressivement la figure de
l’écrivain en redonnant aux lettres de jeunesse la fonction de
prologue dramatique qu’elles possédaient à l’origine.
Alain PAGÈS
1 Les Romanciers naturalistes, in Œuvres complètes, Nouveau Monde Éditions, t. X,
2004, p. 448.
2 Nouvelle Revue internationale, 15 juillet 1896.
3 L’Œuvre, in Œuvres complètes, Nouveau Monde Éditions, t. XIII, 2006, p. 37.
4 Paul Alexis, Émile Zola. Notes d’un ami, Charpentier, 1882, p. 52.
5 Voir « Proudhon et Courbet », Mes Haines, éd. F.-M. Mourad, GFFlammarion, 2012,
p. 60.
6 Louis Ulbach (sous le pseudonyme de Ferragus), « La littérature putride », Le Figaro,
23 janvier 1868.
7 Thérèse Raquin, in Œuvres complètes, Nouveau Monde Éditions, t. III, 2003, p. 31.
8 « Courrier de Paris », Le Figaro, 20 juin 1884.
9 Au lendemain de la mort du critique, Zola confia à un journaliste : « Il y avait entre
nous des malentendus littéraires. Je crois qu’il n’aimait pas beaucoup ce que je faisais, et
cela m’a toujours chagriné. […] Quelque chose nous séparait que je n’ai jamais compris »
(« Chez M. Émile Zola », Le Figaro, 6 mars 1893). Sur la nature du dialogue intellectuel
que Zola a entretenu avec Sainte-Beuve et Taine, voir F.M. Mourad, Zola critique
littéraire (Honoré Champion, 2003), ainsi que l’article intitulé « Zola critique littéraire,
entre Sainte-Beuve et Taine » (Revue d’histoire littéraire de la France, no 1, janvier
2007).
10 « Coup de foudre », L’Événement, 2 octobre 1902.
11 Sur les circonstances de cette mort (qu’il faut sans doute attribuer à un attentat), nous
renvoyons à l’enquête dont nous avons exposé les conclusions dans Émile Zola. De
« J’accuse » au Panthéon, Lucien Souny, 2008, p. 251-292.
12 « Coup de foudre », L’Événement, 2 octobre 1902.
13 « Zola intime », La Revue illustrée, 15 février 1887, p. 143.
14 Zola tutoie aussi, bien sûr, ses enfants, Denise et Jacques, ainsi qu’Albert Laborde, le
filleul d’Alexandrine.
15 Un troisième volume était prévu : il devait regrouper les lettres relatives à la période
de l’affaire Dreyfus ainsi que la correspondance adressée à Paul Alexis, mais il n’a pu
être réalisé.
16 « Revue de la quinzaine », LeMercure de France, 15 juin 1905, p. 637.
17 Ambroise Vollard, En écoutant Cézanne, Degas, Renoir, Grasset, « Les Cahiers
rouges », 2003, p. 110-111.
18 Compte rendu de l’inauguration du buste d’Émile Zola à la bibliothèque Méjanes,
Aix-en-Provence, Imprimerie S. Bourély, 1906, p. 23.
Note sur l’établissement du texte
L’édition franco-canadienne des Presses de l’université de
Montréal 1 nous a servi de base pour l’établissement du texte
de cette anthologie. La présentation adoptée par cette édition
respecte le texte intégral des lettres en procédant aux
normalisations usuelles concernant l’orthographe, la graphie
des noms propres ou des titres d’ouvrages. Quand cela est
nécessaire, l’indication du lieu ou de la date est rétablie entre
crochets, en tête de la lettre 2. Par souci de simplification, la
signature « Émile Zola », qui figure au bas de la quasi-totalité
des lettres, n’est pas répétée 3.
Nous avons fait le choix, cependant, de nous écarter de cette
édition sur certains points. Pour les lettres à Baille et à
Cézanne, nous avons préféré suivre la ponctuation donnée par
l’édition Fasquelle de 1907, notamment pour ce qui concerne
l’usage du point suivi d’un tiret, dont Zola fait un usage
fréquent, comme séparateur logique, à l’intérieur d’un
paragraphe.
Par ailleurs, nous avons procédé à quelques corrections
lorsqu’il nous a été possible de revenir aux originaux. C’est ce
que nous avons fait, en particulier, pour la série des lettres
adressées à Antony Valabrègue (notamment la célèbre lettre
sur les écrans du 18 août 1864). Pour ces lettres, en effet, nous
avons pu disposer d’une copie du manuscrit autographe 4, grâce
à Madame Olympia Alberti qui nous l’a aimablement
communiquée, et à qui nous adressons ici l’expression de
notre reconnaissance.
Nous remercions également le Docteur Brigitte Émile-Zola
de nous avoir donné l’autorisation d’inclure dans cette
anthologie douze lettres de Zola à Jeanne Rozerot, extraites de
l’édition publiée chez Gallimard en 2004, ainsi que deux
lettres adressées à Jacques.

Dans les pages qui suivent, les informations contenues dans


les notes ont été limitées à l’essentiel. Le lecteur complétera
ces indications en ayant recours aux notices biographiques des
correspondants, données à la fin de ce volume.
L’abréviation OC renvoie à l’édition des Œuvres complètes
d’Émile Zola procurée par Nouveau Monde Éditions, sous la
direction d’Henri Mitterand (2002-2010, 21 tomes).
1 Cette édition de la correspondance de Zola comprend dix volumes, publiés entre 1978
et 1995. Elle est le fruit d’une collaboration qui a réuni deux équipes de chercheurs,
français et canadiens, soutenues par le Conseil de recherches en sciences humaines du
Canada et le CNRS français. L’entreprise a été coordonnée par Bard H. Bakker, assisté
d’Henri Mitterand comme conseiller littéraire, et de Colette Becker, puis d’Owen
Morgan, comme éditeurs associés.
2 D’une manière générale, Zola date ses lettres avec le plus grand soin. Mais il lui arrive
souvent d’utiliser des abréviations, écrivant, par exemple, « 98 » pour « 1898 », ou
« sept. » pour « septembre ». Ces abréviations n’ont pas été reprises dans l’édition des
Presses de l’université de Montréal, que nous suivons ici : la présentation graphique des
dates a été uniformisée.
3 Sur l’importance de cette signature, voir notre Présentation, p. 28.
4 Ce dont n’ont pu bénéficier les éditeurs du tome I des Presses de l’université de
Montréal.
CORRESPONDANCE
I

Lettres de jeunesse
(1858-1867)
À Paul Cézanne
Paris, 14 juin 1858
Mon cher Cézanne,
Je suis un peu en retard dans ma correspondance ;
mais je te prie de croire que c’est par un concours
inouï de circonstances que je ne tâcherai pas de
t’expliquer parce que ce serait trop long. Il fait une
chaleur épouvantable et nageante. Or, comme mon
feu poétique est en raison inverse du feu que lance le
divin Apollon, je me contenterai de t’écrire en
simple prose pour aujourd’hui. D’ailleurs, je suis
comme M. Hugo, j’aime les contrastes ; ainsi donc
après une épître poétique je t’envoie une épître
prosaïque. De sorte qu’au lieu de t’endormir
complètement, je ne ferai que t’assoupir.
Mon cher ami, je vais t’annoncer une chose, mais
une chose charmante. J’ai déjà plongé mon corps
dans les eaux de la Seine, de la Seine à la large
largeur, à la profonde profondeur. Mais là, il n’y a
pas de pin séculaire, mais là il n’y a pas de source
fraîche pour faire rafraîchir la dive bouteille, mais là
il n’y a pas un Cézanne à la large imagination, à la
conversation enjouée et piquante ! Aussi, foin de la
Seine, me suis-je écrié, et vive la goure de Palette1 et
nos célestes parties sur les bords qui l’avoisinent.
Paris est grand, plein de récréations, de
monuments, de femmes charmantes. Aix est petit,
monotone, mesquin, rempli de femmes… (le bon
Dieu me garde de médire des Aixoises). Et malgré
tout cela, je préfère Aix à Paris.
Seraient-ce les pins ondulant au souffle des brises,
seraient-ce les gorges arides, les rochers entassés les
uns sur les autres, comme Pélion sur Ossa2, serait-ce
cette nature pittoresque de la Provence qui m’attire à
elle ? Je ne sais ; cependant mon rêve de poète me
dit qu’il vaut mieux un rocher abrupt qu’une maison
nouvellement badigeonnée, le murmure des flots que
celui d’une grande ville, la nature vierge qu’une
nature tourmentée et apprêtée. Serait-ce plutôt les
amis que j’ai laissés là-bas dans les voisinages de
l’Arc qui m’attirent dans le pays de la bouillabaisse
et de l’aïoli ? Certainement, ce n’est que cela.
Je vois tant de jeunes gens ici visant à l’esprit, se
croyant d’une condition plus élevée que les autres,
ne voyant du mérite que dans eux et n’accordant aux
autres qu’une large part de stupidité, que je désire
revoir ceux dont je connais le véritable esprit et qui,
avant de jeter la pierre aux autres, considèrent si on
ne pourrait pas leur en jeter. Tiens ! je suis d’un
sérieux énorme aujourd’hui. Il faut me pardonner les
réflexions assez plates que je viens de faire : mais,
vois-tu, quand on se met à regarder le monde d’un
peu près, on remarque que c’est si mal emmanché,
qu’on ne peut s’empêcher de faire le philosophe. Au
diable la raison, et vive la joie ! Que fais-tu de ta
conquête ? Lui as-tu parlé ?
Ah ! polisson, tu en serais, ma foi, bien capable.
Jeune homme, vous vous perdez, vous allez faire des
folies, mais j’irai bientôt empêcher cela. Je ne veux
pas qu’on me détériore mon Cézanne.
Nages-tu ? Fais-tu la noce ? Peins-tu ? Joues-tu du
cornet ? Poétises-tu ? Enfin que fais-tu ? Et ton
bachot ? Cela roule-t-il ? Tu vas couler tous les
maîtres. Ah ! sacrebleu, nous nous amuserons bien.
J’ai des idées difformes. C’est gigantesque, tu
verras.
Que fait Baille ? Que fait B. ? Que fait
Marguery3 ? Que fait B. ? Ces quatre individus
m’intéressent au plus haut point. Ce sont, après toi,
ceux qui me donnent le plus dans l’œil. Ce sont
quatre bons garçons, qui ont certes chacun leurs
petits défauts ; mais ces défauts, de même qu’un
signe noir fait ressortir la blancheur d’une femme,
ces défauts font resplendir leurs brillantes qualités.
J’ai fini ma comédie d’Enfoncé le pion. Elle a
mille et quelques vers4. Il faudra que tu gobes tout
cela aux vacances : tu les goberas, Baille les gobera,
tous les goberont. Je serai sans pitié. Vous aurez
beau dire que vous en avez assez, je vous en
donnerai encore. C’est une provision de paroles que
je vous porte.
Mais je ne vous prends pas en traître. Je vous
avertis d’avance : vous pouvez donc me rendre la
pareille, en vous réunissant tous et en composant une
nouvelle Pucelle5 pour attenter à ma vie active. Dieu
de Dieu, est-il permis qu’il y ait sous la calotte des
cieux un être aussi plat que moi !
J’écrirai aux quatre individus ci-dessus nommés,
très prochainement.
Je ne sais pas comment je m’arrange, mais je ne
travaille pas du tout, et pourtant je n’ai pas un
moment à moi.
Je ne raconte rien dans ma lettre parce que je fais
une provision de récits pour porter à Aix. Nous
tenons aujourd’hui le 14 ; il n’y a donc plus que
deux mois. Cela ne vient pas trop vite, mais au
moins cela marche toujours. Le bonjour aux amis et
à tes parents. Envoie-moi donc, si tu as le temps,
quelque jolie pièce de vers.
Cela me distrait tout en me faisant plaisir. Quant à
moi, je suis mort à la poésie pour quelque temps.
Que tu vas remporter de couronnes ! Quels
applaudissements va exciter la distribution des prix !
Quant à moi, je te réponds que je n’attraperai pas de
courbature. Je tâche d’avoir un prix, celui de
narration, et si je l’ai ce sera tout. Que veux-tu, il
n’est pas donné à tout le monde de briller. Il y a tant
de sots que l’on peut sans déshonneur leur tenir
compagnie.
À quoi faire, continuer à entasser bêtise sur
bêtise ? Selon moi, quatre pages suffisent. Attends
pour que je donne courant à toutes mes idées
biscornues, que je sois près de toi, jamais tu n’en
auras tant ouï.
Je termine donc ma lettre, mon cher ami, je viens
de composer en chimie, j’en suis encore tout ahuri :
il n’y a rien qui agisse autant sur mes nerfs que la
chimie. D’abord, tout ce qui est du genre féminin me
fait cet effet-là (Il fallait bien finir par une bêtise).
À bientôt. Ton ami dévoué.
Je viens de relire ma lettre. Elle est littéralement
stupide, sans suite, sans français et sans style.
Pardonne-moi d’écorcher ainsi tes oreilles6.
1 Petit village situé entre Aix-en-Provence et la commune du Tholonet. Une « goure » est
un trou d’eau, dans le langage du Midi.
2 Montagnes légendaires de la Grèce antique.
3 Louis Marguery (1841-1881), l’un des condisciples de Zola au collège d’Aix.
L’initiale B. désigne deux autres amis, dont le nom nous est inconnu.
4 Le texte de cette comédie en trois actes, l’un des premiers essais littéraires de Zola, a
été perdu.
5 Poème épique de Chapelain, publié en 1656.
6 Cette lettre ouvre la série des lettres de Zola à Cézanne, telle qu’elle a été conservée.
Son texte a été publié pour la première fois dans Le Gaulois du 17 juin 1894.
À Paul Cézanne
Paris, 30 décembre 1859
Mon cher ami,
Je veux répondre à ta lettre et je ne sais que te
dire. J’ai quatre pages blanches devant moi, et je n’ai
pas la plus mince nouvelle à t’annoncer. N’importe,
je pousse ma plume, et je t’avertis d’avance que je
ne veux pas être responsable des platitudes et des
fautes d’orthographe qu’elle va commettre.
J’ai pensé que Baille ne rentrerait au lycée
qu’après le jour de l’an. Si je ne me trompe, cela
t’aura donné un compagnon pendant quelques jours
de plus. Que faites-vous ? moi, qui m’ennuie ici, je
crois parfois que vous vous amusez là-bas. Mais
quand j’y réfléchis, je pense qu’il en est de même
partout, et que de nos jours, la gaieté est fort rare.
Alors, je vous plains comme je me plains moi-
même, et je demande au ciel une douce colombe, je
veux dire une femme aimante. Tu ne sais pas ce qui
me roule par la tête depuis quelque temps. Toi qui ne
riras pas de moi, je vais te le confier. Tu dois savoir
que Michelet, dans L’Amour, ne commence son livre
que lorsque le mariage est conclu, ne parlant ainsi
que des époux et non des amants1. Eh bien, moi, le
chétif, j’ai le projet de décrire l’amour naissant, et de
le conduire jusqu’au mariage. Tu ne peux voir
encore la difficulté de ce que je veux entreprendre.
Trois cents pages à remplir, presque sans intrigue ;
une sorte de poème où je dois tout inventer, où tout
doit concourir à un seul but : aimer ! Et de plus,
comme je te le dis, je n’ai jamais aimé qu’en rêve, et
l’on ne m’a jamais aimé, même en rêve ! N’importe,
comme je me sens capable d’un grand amour, je
consulterai mon cœur, je me ferai quelque bel idéal,
et peut-être accomplirai-je mon projet. En tout cas,
si je fais ce livre, je ne le commencerai qu’aux beaux
jours, si je le pense digne de paraître, je te le dédierai
à toi, qui le ferais peut-être mieux que moi, si tu
l’écrivais, à toi dont le cœur est plus jeune, plus
aimant que le mien.
Ma lettre se remplit, mais assez tristement. Je
voudrais avoir quelque bonne farce à te raconter,
quelque bon tour qui puisse te faire sourire. Mais,
n’allant nulle part, je connais peu les affaires du
dehors, et je suis bien forcé de te dire ce qui se passe
chez moi. Pardonne-moi si les pensées s’y
embrouillent un peu. – Nous ne parlerons pas
politique ; tu ne lis pas le journal (chose que je me
permets), et tu ne comprendrais pas ce que je veux te
dire. Je te dirai seulement que le pape est fort
tourmenté pour l’instant2, et je t’engage à lire
quelquefois Le Siècle, car le moment est très
curieux. Que te dirai-je pour achever joyeusement
cette missive ? Te donnerai-je du courage pour
monter à l’assaut du rempart ? Ou bien te parlerai-je
peinture et dessin ? Maudit rempart, maudite
peinture ! L’un est à l’épreuve du canon, l’autre est
accablée du veto paternel. Quand tu t’élances vers le
mur, ta timidité te crie : « Tu n’iras pas plus loin ! »
Quand tu prends tes pinceaux : « Enfant, enfant, te
dit ton père, songe à l’avenir. On meurt avec du
génie, et l’on mange avec de l’argent ! » Hélas !
hélas ! mon pauvre Cézanne, la vie est une boule qui
ne roule pas toujours où la main voudrait la pousser.
Je te serre la main. Mes respects à tes parents. Le
bonjour à Baille, s’il est encore à Aix. Écris-moi
souvent.
Ton ami.
J’oubliais de te souhaiter la bonne année ; cela est
si bête que je rougis en l’écrivant. Mais c’est un
usage ; ainsi donc : Bonne année ! bonne année !
bonne année !
Puisque tu as traduit la seconde églogue de
Virgile, pourquoi ne me l’envoies-tu pas ? Dieu
merci, je ne suis pas une jeune fille, et ne me
scandaliserai pas.
Je n’ai pas encore vu Villevieille3. Je lui donnerai
tous tes bonjours à la fois. Si tu vois Houchard4,
prie-le donc de m’écrire et serre-lui la main.
1 Publié en novembre 1858, L’Amour de Michelet fut l’un des succès de librairie de
l’année 1859.
2 Soutenu par la France, le mouvement en faveur de l’unité italienne menaçait l’existence
des États pontificaux.
3 Joseph Villevieille (1829-1916), un peintre originaire d’Aix, ami de Zola et de Cézanne.
4 Aurélien Houchard, l’un des condisciples du collège d’Aix.
À Paul Cézanne
Paris, 5 janvier 1860
Mon cher Cézanne,
J’ai reçu ta lettre. J’ai fumé une pipe – je possède
depuis le jour de l’an une belle pipe en écume que je
culotte magnifiquement – et j’ai vu voltiger dans la
fumée du tabac mille pensées que je te communique
sur-le-champ, croyant te distraire.
Tu me demandes de te parler de mes maîtresses,
mes amours sont en rêve. Mes folies sont d’allumer
mon feu, le matin, de fumer ma pipe et de penser à
ce que j’ai fait et à ce que je ferai. Tu vois qu’elles
ne sont pas bien coûteuses et que je n’y perdrai pas
la santé. Je n’ai pas encore vu Villevieille ; à la
première occasion je ferai la commission du passe-
partout. Quant à Catherine, ma mère doit lui écrire
très prochainement.
Tu as lu, dis-tu, mon feuilleton1. J’ai bien peur
qu’on ne l’ait pas plus compris que Mon follet2. La
pauvre Sylphide amoureuse, comme on a dû lui
arracher ses belles ailes et sa couronne ! On a dû n’y
voir qu’une fée vulgaire, et je me l’étais représentée
si belle et si riante. Pour moi, c’étaient les âmes des
deux amants réunies en une seule et chantant cet
hymne de l’Amour que la terre chante depuis six
mille ans. Hélas ! j’ai bien peur qu’on ne l’ait pas
comprise.
Tu dois savoir que je ne suis rien moins qu’un
favori de la Fortune, et depuis quelque temps il me
peine de me voir, moi, grand garçon de vingt ans, à
la charge de ma famille. Aussi suis-je décidé à faire
quelque chose, à gagner le pain que je mange. Je
pense entrer dans quinze jours au plus dans
l’administration des Docks. Toi qui me connais, qui
sais combien j’aime ma liberté, tu comprendras que
je dois bien me forcer pour m’y résoudre. Mais je
croirais commettre une méchante action en
n’agissant pas ainsi. J’aurai encore beaucoup de
temps à moi et je pourrai me livrer alors aux
occupations qui me plaisent. Je suis loin
d’abandonner la littérature – on abandonne
difficilement ses rêves – et je tâcherai de remplir le
moins longtemps possible un emploi qui me pèsera
sans nul doute. Je te l’ai déjà dit dans ma dernière
lettre, la vie est une boule qui ne roule pas toujours
où la main voudrait la pousser, et crois que je ne
quitte pas avec plaisir mes livres et mes papiers pour
aller m’asseoir sur une chaise et griffonner de
méchantes copies. Mais je serai toujours le même, je
serai toujours le poète qui divague, le Zola qui est
ton ami. Après avoir secoué à ma porte la poussière
du bureau, je reprendrai la plume pour continuer
mon poème interrompu ou ta lettre commencée.
C’est une nécessité, et je m’y conforme en y
apportant mes petits changements.
Je lis cette phrase dans un des derniers feuilletons
de Gaut3 : « Lorsque la chaleur des estomacs repus
eut fait monter le vermillon de la satisfaction à tous
les visages… » Qu’en dis-tu ? Jamais les précieuses
n’ont inventé quelque chose de mieux. C’est faux,
tiraillé, d’un goût atroce.
Tu vois, mon cher ami, que je t’ai répondu
longuement. Et encore je n’ai pas tout dit, et assez
bien dit ce que je voulais dire. N’importe, je désire
que cela t’ait distrait un instant.
Je te serre la main. Ton ami.
1 « La Fée amoureuse », un conte qui sera repris plus tard dans le recueil des Contes à
Ninon (OC, I, p. 232-236). La première partie avait paru dans le journal La Provence le
29 décembre 1859.
2 Un long poème en alexandrins, publié également dans La Provence, le 4 août 1859
(OC, I, p. 37-40).
3 Jean-Baptiste Gaut (1819-1891), poète de langue d’oc, ami de Frédéric Mistral. Zola
fait ici allusion à l’un de ses contes, « La Bûche de Noël », publié dans Le Mémorial
d’Aix le 25 décembre 1859.
À Paul Cézanne
Paris, 9 février 1860
Mon cher ami,
Je suis triste, bien triste, depuis quelques jours et
je t’écris pour me distraire.
Je suis abattu, incapable d’écrire deux mots,
incapable même de marcher. Je pense à l’avenir et je
le vois si noir, si noir, que je recule épouvanté. Pas
de fortune, pas de métier, rien que du
découragement. Personne sur qui m’appuyer, pas de
femme, pas d’ami près de moi. Partout l’indifférence
ou le mépris. Voilà ce qui se présente à mes yeux
lorsque je les porte à l’horizon, voilà ce qui me rend
si chagrin. Je doute de tout, de moi-même le
premier. Il est des journées où je me crois sans
intelligence, où je me demande ce que je vaux pour
avoir fait des rêves si orgueilleux. Je n’ai pas achevé
mes études, je ne sais même pas parler en bon
français ; j’ignore tout. Mon éducation du collège ne
peut me servir à rien : un peu de théorie, aucune
pratique. Que faire alors ? et mon esprit balance, et
me voilà triste jusqu’au soir. – La réalité me presse
et cependant je rêve encore. Si je n’avais pas de
famille, si je possédais une modique somme à
dépenser par jour, je me retirerais dans un bastidon,
et j’y vivrais en ermite. Le monde n’est pas mon
affaire ; j’y ferai triste figure, si j’y vais quelque
jour. D’autre part, je ne deviendrai jamais
millionnaire, l’argent n’est pas mon élément. Aussi
je ne désire que la tranquillité et une modeste
aisance. Mais c’est un rêve, je ne vois devant moi
que luttes, ou plutôt je ne vois rien distinctement. Je
ne sais où je vais et je ne pose mon pied qu’avec
frayeur, sachant que la route que j’ai à parcourir est
bordée de précipices. Et encore, je le répète, si
j’avais quelque joie qui vînt me donner du cœur ; si,
lorsque je suis trop triste, je savais où aller m’égayer.
Depuis que je suis à Paris, je n’ai pas eu une minute
de bonheur ; je n’y vois personne et je reste au coin
de mon feu avec mes tristes pensées et quelquefois
avec mes beaux rêves. Parfois cependant je suis gai,
c’est lorsque je pense à toi et à Baille. Je m’estime
heureux d’avoir découvert dans la foule deux cœurs
qui aient compris le mien. Je me dis que, quelles que
soient nos positions, nous conserverons les mêmes
sentiments ; et cela me soulage. Je me vois entouré
d’êtres si insignifiants, si prosaïques, que j’ai plaisir
à te connaître, toi qui n’es pas de notre siècle, toi qui
inventerais l’amour, si ce n’était pas une bien vieille
invention, non encore revue ni perfectionnée. J’ai
comme une certaine gloire à t’avoir compris, à te
juger ce que tu vaux. Laissons donc les méchants et
les jaloux : la majorité des humains étant stupide, les
rieurs ne seront pas de notre côté ; mais qu’importe !
si tu éprouves autant de plaisir à me serrer la main
que moi à serrer la tienne. – Voici deux pages et
demie de noircies et je ne t’ai encore rien dit de ce
que je désirais, je ne t’ai pas expliqué pourquoi je
suis triste. C’est ce que j’ignore moi-même, et je me
contenterai d’ajouter que peut-être je me désespère
ainsi parce que je n’ai personne pour me consoler.
Voici le carnaval qui finit, hâte-toi de faire des
folies pour me les raconter. On ne s’amuse plus ; la
reine Bacchanale a abdiqué en faveur du roi Ennui.
On a retiré les battants des grelots et crevé les
tambours de basque. Hâte-toi de faire des folies. –
Sans doute Baille viendra te voir le mardi gras.
Tâchez de casser les pots, les bouteilles et les verres
vides. Inventez quelque bon tour qui me fasse rire.
Écris-moi souvent et parle-moi souvent de toi. –
Mes respects à tes parents.
Je te serre la main. – Ton ami.
À Jean-Baptistin Baille
Paris, le 14 février 1860
Mon cher ami,
Et d’abord quelques mots sur ta réponse à mes
idées sur L’Amour.
Tu t’écries dans un beau mouvement : « Arrière
les pensées charnelles ! » Prends garde ; ne va pas
jouer le personnage d’Armande dans Les Femmes
savantes :
Ne concevez-vous point ce que, dès
qu’on l’entend,
Un tel mot à l’esprit offre de
dégoûtant,
De quelle étrange image on est par lui
blessée,
Sur quelle sale vue il traîne la pensée ?
Elle ne veut pas entendre parler de mariage ; la
chair est une chose immonde, l’esprit seul peut lui
plaire ; elle est parfaitement ridicule. Dans un
sentiment tel que l’amour, où l’âme et le corps sont
si intimement liés, on ne peut, sous peine de sottise,
écarter ni l’un ni l’autre. Qui écarte l’âme est une
brute, qui écarte le corps est un exalté, un poète que
le caillou du chemin attend. Ceci étant posé, voyons
si la société est bien comme tu me la dépeins. Je
t’avouerai qu’au premier coup d’œil, elle paraît
telle ; mais ce que tu n’as pas voulu comprendre et
ce que pourtant je tendais à te démontrer, c’est qu’au
fond du cœur de chacun tu trouveras l’amour ; c’est
que même le plus dépravé a son heure d’aimer
véritablement. En un mot, la plante a perdu ses
feuilles les plus vertes, ses rameaux les plus
robustes ; tout ce qui était hors du sol, visible à l’œil,
est mort, mais la racine est encore puissante et tôt ou
tard on verra de nouvelles tiges s’élever, vigoureuse
végétation. Oui, ce n’est que la surface qui est ainsi
impure ; oui, les germes de l’amour sont et seront
toujours dans le cœur de l’homme. Que demandes-tu
de plus ? pourquoi pleurer et désespérer ? Si le
médecin que l’on appelle auprès d’un malade se
mettait à sangloter, le guérirait-il ? Qu’il gémisse,
s’il le trouve mort ; mais, s’il remarque en lui une
étincelle de vie, qu’il garde son sang-froid et agisse
au plus vite. Eh bien ! l’amour chez l’homme est
malade et non pas mort ; chaque homme doit être
pour soi un véritable médecin, et même pour les
autres, s’il en a la volonté et le courage. Et sache
bien que ce rôle te consolera ; voyant la maladie de
près, on ne la grandit plus, ayant trouvé un remède,
on pense à la guérison et l’on se console. Mais pour
Dieu ! n’allez pas crier sur les toits que tout est
perdu, que le monde n’est plus qu’un bourbier, où
restent tous les jeunes cœurs. Pour ta propre
tranquillité, je te conseille d’examiner, sans parti
pris, l’état présent et ce que pourra être l’avenir.
Notre siècle n’est pas plus mauvais qu’un autre, ce
qui prouve qu’il n’y en a pas eu de bon et que le
futur nous en garde sans doute. Mais revenons :
puisque j’ai parlé de maladie, il faut bien que je
précise et que je parle de remède. La maladie, à mon
avis, dépend surtout de ceci : les jeunes gens mènent
une vie polygamique. Je disais tantôt que, dans
l’amour, le corps et l’âme sont intimement liés, le
véritable amour ne peut exister sans ce mélange.
C’est en vain que tu veux aimer avec l’esprit, il
viendra un moment où tu aimeras avec le corps, et
cela est juste, naturel. Or, la vie polygamique exclut
entièrement l’amour avec l’âme, par conséquent
l’amour. On ne possède pas une âme comme on
possède un corps : la prostituée te vend son corps et
non pas son âme, la jeune fille qui te cède le second
jour ne peut t’aimer avec l’âme. Il faudrait pour cela
qu’elle te connût depuis longtemps, qu’elle ait été
frappée par une de tes bonnes qualités, et dès ce jour,
je t’en réponds, elle t’aimera de tout son corps, de
toute son âme. Tu vois que la vie polygamique ne
peut s’accommoder avec l’amour : ce n’est pas en
voltigeant de femme en femme, comme on le fait à
cette époque, qu’on peut avoir le temps de se faire
connaître et de se connaître soi-même. Les couples
heureux sont rares : c’est vrai. Mais c’est alors que
les époux n’ont connu l’amour qu’à sa surface ; ils
sont encore étrangers de cœur, et, s’ils le restent, ils
seront toujours malheureux. Mais mettez ensemble
un jeune homme et une jeune fille, les premiers
venus. Ils sont beaux, ils s’aiment avec le corps ; ce
n’est pas encore l’amour. Bientôt ils découvrent
réciproquement leurs qualités (et qui n’en a pas) et
pour peu que les caractères ne soient pas opposés,
pour peu qu’ils n’aient pas de gros défauts, ils
s’aiment avec l’âme ; ils s’aiment véritablement,
entièrement. Comprendre celle que l’on aime et s’en
faire comprendre, voilà le grand point ; voilà
pourquoi il faudrait s’attacher à une femme et non
pas à toutes, l’étudier et s’en faire étudier, passer des
années s’il le fallait pour arriver à ce bonheur qui,
dis-tu, est si rare. À qui la faute si tu n’es pas
heureux ? À toi, qui connais ta maladie, son remède,
et qui ne veux pas guérir. – Ce n’est pas l’amour qui
est rare, c’est le bon sens et la raison. Les eaux du
ciel s’écoulaient, inutiles ; mon père construisit un
barrage, et maintenant toutes ces gouttes perdues se
rassemblent et forment un lac qui féconde les
prairies. Nous éparpillons notre amour ; nous en
jetons un lambeau à la première sultane de nos
ignobles sérails, lorsque nous pourrions l’amasser et
le verser dans un seul cœur où il germerait et
produirait de beaux fruits. Et des hommes comme
des femmes. Je le répète encore, l’amour n’est pas
rare ; ce qui est rare, c’est la raison.
Tu m’écrivis jadis une lettre de sanglots où tu
criais, désespéré : « J’ai perdu mon Eurydice, j’ai
perdu mon idéal ! », – je me souviens même t’avoir
adressé à ce sujet de bien méchants vers. – Je ne
m’étonne plus de ces pleurs, en lisant ce que tu
penses de la société. À la ville, tu ne vois que
débauche, à la campagne qu’abrutissement. Partout
le sexe, me dis-tu, nulle part la femme. Ainsi, l’âme
n’existe pas. Pleurez, mes yeux, pleurez ; j’ai senti le
frisson dont parle Job courir sur mon épiderme ; la
terre n’est qu’une vallée de douleur ; qu’on
m’enterre, et n’en parlons plus… Et tu dis que c’est
d’après tes observations que tu parles, tu as vécu à la
campagne, dis-tu, et tu avances des certitudes.
Permets-moi de te dire que tu te mens à toi-même, tu
as vu bien des jeunes filles, tu n’en as pas connu une
seule. Tu as fait comme le papillon qui va sur chaque
fleur et qui, lorsqu’il voit leurs corolles se faner, ne
comprenant pas le divin mystère qui s’accomplit
dans leurs seins, s’enfuit et déclare qu’elles ne sont
plus bonnes à rien. Lis Michelet, il te dira bien
mieux que moi ce que je ne puis te dire ici ; et,
lorsque tu auras lu son livre consolateur, tu ne
pousseras plus de hauts cris et tu jugeras moins
sévèrement, moins injustement les femmes de ce
temps-ci. – Deux mots encore, et j’abandonne ce
sujet. Je n’ai jamais su quel était ton idéal, celui que
tu as perdu ; mais maintenant je t’en connais un
monstrueux, l’idéal du vice. Tu as retourné la
lorgnette, et cette fange, qui te semblait si lointaine,
à peine visible, se trouve tellement rapprochée, bien
plus près qu’elle ne l’est réellement, que tu en
distingues les plus effrayantes pourritures. Perds-toi
dans la nue, mais ne descends pas plus bas que la
terre ; le mieux serait encore d’y rester, sur cette
terre, et de ne pas exagérer, ni en bien, ni en mal.
Mais je me laisse emporter par mon sujet, et je ne
vais plus pouvoir te parler d’autre chose. C’est que
la question demanderait des volumes, et que je
désirerais te dire tout à la fois. Il est possible que je
viole la logique à chaque pas ; j’avoue humblement
que je ne l’ai jamais étudiée.
Tu m’annonces la mort de Tosselli1 ; je n’ai pas
connu ce jeune homme, et cependant cette nouvelle
m’a affecté. Toutes les fois qu’une âme jeune quitte
le banquet avant la fin, je gémis, peut-être aurait-il
été grand, et bon pour ses semblables. Il ne connaîtra
pas les douleurs de la vie, mais il n’en connaîtra pas
les joies. Maintenant, il sait le grand mot, le mystère
insondable, le mystère qui vous fait reculer
d’épouvante. Lorsque l’esprit pense à cela, les
cheveux se dressent, et l’on ne sait si l’on doit
plaindre ou envier les morts.
Je te remercie des conseils que tu me donnes. Je
suis plus indécis que jamais. La vie se présente à
moi avec son effrayante réalité, son avenir inconnu.
Personne pour me soutenir, ni femme, ni ami auprès
de moi. Et ce n’est pas ma faute si je chancelle, si
ma résolution du jour efface celle de la veille. Qui
me donnera un chemin droit, sans trop d’épines,
pour que mes pieds ne soient pas déchirés avant
d’arriver au but ? Toi, tu marches, les yeux fixés sur
un point, sans te laisser distraire par la mouche qui
passe ; tu arriveras, j’en suis sûr. Mais moi, avec
mon caractère, avec ma paresse (nommons les
choses par leur nom !) mon intelligence se perd dans
de vains rêves, et, lorsque je me réveillerai, je me
trouverai sans métier, sans fortune, sans talent. – Un
peu de courage, mon Dieu !
Tu me feras grand plaisir en me parlant de De
Julienne2 et de Baptistine. Je veux connaître les
folies du cher Edgard et les faits et gestes de la
fillette. « Moi, je fais mon bas. » – Ô naïveté ! où
vas-tu te nicher ?
Je t’ai déjà dit que cette intrigue me répugnait ;
mais ne nous faisons pas plus saints que nous ne le
sommes. Nous sommes pleins de défauts et, pour
mon compte, je confesse une grande curiosité.
Tu m’écriras tout de suite après le carnaval. Ce
sera ton carême, puisque tu parais éprouver tant de
fatigue à tenir une plume. Ne me néglige pas, ou je
me fâcherai ; et si tu le peux, écris-moi plus
lisiblement, je te comprendrai et te répondrai mieux.
Parle-moi d’Aix, de mes rares amis, de toi surtout.
Je te répète que je me fâche tout rouge si tu ne
m’écris pas. Je fais double-six pour la binette de toi3.
Ton ami.
1 Un ancien élève du collège d’Aix.
2 Edgar de Julienne d’Arc (1841-1870), l’un des condisciples du collège d’Aix.
3 Il faut comprendre : « Je tire un double-six (qui te portera chance, comme dans une
partie de dominos) pour que tout aille bien pour toi (pour ta binette). »
À Paul Cézanne
[Paris] 25 mars 1860
Mon cher ami,
Nous parlons souvent poésie dans nos lettres,
mais les mots sculpture et peinture ne s’y montrent
que rarement, pour ne pas dire jamais. C’est un
grave oubli, presque un crime ; et je veux tâcher de
le réparer aujourd’hui.
On vient de débarrasser de ses toiles la fontaine de
Jean Goujon que l’on était en train de réparer1. Elle
est située sur l’emplacement qui s’appelait jadis la
cour des Miracles, et entourée d’un délicieux petit
jardin, – ce qui, entre parenthèses, montre la
versatilité des choses terrestres. Cette fontaine genre
Renaissance affecte une forme carrée ; elle est
surmontée d’un dôme et percée de quatre ouvertures
à plein cintre, une pour chaque face. De chaque côté
de ces ouvertures se trouve un bas-relief fort étroit et
fort long, ce qui fait deux bas-reliefs par face, soit
huit pour tout le monument. Chacun d’eux
représente une naïade, ainsi que l’indique une plaque
de marbre noir portant ces mots : Fontinx nymphus.
Et je t’assure que ce sont de charmantes déesses,
gracieuses, souriantes, tout comme j’en désirerais
pour m’égayer dans mes moments d’ennui.
D’ailleurs, tu connais le genre de Jean Goujon : tu
dois te rappeler ces deux baigneuses qui sont dues à
son ciseau et que je dessinais si maladroitement un
jour chez Villevieille. De plus, au-dessus des pleins
cintres sont encore des bas-reliefs, de petits Amours
tenant des banderoles. Même grâce, même finesse de
lignes, même charme dans l’ensemble. Enfin, l’eau
tombe en nappe de bassin en bassin. – Je te parle de
cette fontaine, parce que je me suis oublié une
grande heure à la contempler ; qui plus est, je me
dérange souvent de ma route pour aller lui jeter un
regard d’amour. C’est que je ne puis t’exprimer,
dans ma froide description, toute son élégance, toute
sa gracieuse simplicité ! Aussi une de nos premières
courses, lorsque tu viendras ici, sera d’aller voir
l’objet de mon admiration.
L’autre jour, en me promenant sur les quais, j’ai
découvert des gravures de Rembrandt fort risquées.
Comme dit Rabelais, j’y vis derrière je ne sais quel
buisson, je ne sais quels gens, faisant je ne sais quoi,
et, je ne sais comment, aiguisant je ne sais quels
ferrements, qu’ils avaient je ne sais où, et je ne sais
en quelle manière. – Les extrêmes se touchent ; tout
à côté étaient suspendues des gravures d’après Ary
Scheffer : Françoise de Rimini2, la Béatrix de Dante,
etc.
Je ne sais si tu connais Ary Scheffer, ce peintre de
génie mort l’année dernière : à Paris, ce serait un
crime de répondre non, mais en province, ce n’est
qu’une grosse ignorance. Scheffer était un amant,
passionné de l’idéal, tous ses types sont purs,
aériens, presque diaphanes. Il était poète dans toute
l’acception du mot, ne peignant presque pas le réel,
abordant les sujets les plus sublimes, les plus
délirants. Veux-tu rien de plus poétique, d’une
poésie étrange et navrante, que sa Françoise de
Rimini ? Tu connais l’épisode de La Divine
Comédie : Françoise et son amant Paolo sont punis
de leur luxure en Enfer par un vent terrible qui
toujours les emporte, enlacés, qui toujours les fait
tournoyer dans l’espace sombre. Quel magnifique
sujet ! mais aussi quel écueil ! comment rendre cet
embrassement suprême ? ces deux âmes qui restent
même unies pour souffrir les peines éternelles !
quelle expression donner à ces physionomies où la
douleur n’a pas effacé l’amour ? Tâche de te
procurer la gravure et tu verras que le peintre est
sorti victorieux de la lutte ; je renonce à te la décrire,
j’y perdrais du papier sans seulement t’en donner
une idée.
Scheffer, le spiritualiste, me fait penser aux
réalistes. Je n’ai jamais bien compris ces messieurs.
Je prends le sujet le plus réaliste du monde, une cour
de ferme. Du fumier, des canards barbotant dans un
ruisseau, un figuier à droite, etc., etc. Voilà bien un
tableau qui semble dénué de toute poésie. Mais qu’il
vienne un rayon de soleil qui fasse scintiller la paille
jaune d’or, miroiter les flaques d’eau, qui glisse dans
les feuilles de l’arbre, s’y brise, en ressorte en gerbes
de lumière ; que, de plus, on fasse passer dans le
fond une leste fillette, une de ces paysannes de
Greuze, jetant du grain à tout son petit monde de
volailles : dès ce moment, ce tableau n’aura-t-il pas,
lui aussi, sa poésie ; ne s’arrêtera-t-on pas charmé,
pensant à cette ferme où l’on a bu du si bon lait, un
jour que la chaleur était accablante ? Que voulez-
vous donc dire avec ce mot de réaliste ? Vous vous
vantez de ne peindre que des sujets dénués de
poésie ! Mais chaque chose a la sienne, le fumier
comme les fleurs. Serait-ce parce que vous prétendez
imiter la nature servilement ? Mais alors, puisque
vous criez tant après la poésie, c’est dire que la
nature est prosaïque. Et vous en avez menti. – C’est
pour toi que je dis cela, monsieur mon ami,
monsieur le grand peintre futur. C’est pour te dire
que l’art est un, que spiritualiste, réaliste ne sont que
des mots, que la poésie est une grande chose et que
hors la poésie il n’y a pas de salut.
J’ai fait un rêve, l’autre jour. – J’avais écrit un
beau livre, un livre sublime que tu avais illustré de
belles, de sublimes gravures. Nos deux noms en
lettres d’or brillaient, unis sur le premier feuillet, et,
dans cette fraternité du génie, passaient inséparables
à la postérité. Ce n’est encore qu’un rêve
malheureusement.
Morale et conclusion de ces quatre pages. – Tu
dois contenter ton père en faisant ton droit le plus
assidûment possible. Mais tu dois aussi travailler le
dessin fort et ferme – unguibus et rostro3 – pour
devenir un Jean Goujon, un Ary Scheffer, pour ne
pas être un réaliste, enfin pour pouvoir illustrer
certain volume qui me trotte dans le cerveau.
Tu me demandes la suite de La Mascarade4. Je ne
puis contenter ton désir, par la simple raison que,
jusqu’à présent, cette suite n’existe pas. Le fragment
que je t’ai envoyé fut fait en janvier, puis je ne sais
ce qui me passa par la tête, j’abandonnai
complètement cette pièce pour me mettre à écrire un
petit proverbe en vers5 que je viens de terminer :
quelque chose comme neuf cents alexandrins. Il est
possible que je continue maintenant les faits et
gestes du jeune et mélancolique Hermann ; en tout
cas, dès qu’il existera une suite quelconque, je te
l’expédierai.
Quant aux excuses que tu me fais, soit pour
l’envoi des gravures, soit pour le prétendu ennui que
tu me donnes par tes lettres, j’oserai dire que c’est
du dernier mauvais goût. Tu ne penses pas ce que tu
avances, et cela me console. Je ne me plains que
d’une chose, c’est que tes épîtres ne soient pas plus
longues, plus détaillées. Je les attends avec
impatience, elles me donnent de la joie pour un jour.
Et tu le sais : ainsi donc plus d’excuses. – J’aimerais
mieux ne pas fumer, ne pas boire que de cesser de
correspondre avec toi.
Tu m’écris ensuite que tu es bien triste : je te
répondrai que je suis bien triste, bien triste. C’est le
vent du siècle qui a passé sur nos têtes, nous ne
devons en accuser personne, pas même nous ; la
faute en est au temps dans lequel nous vivons. Puis
tu ajoutes que : si je t’ai compris, tu ne te comprends
pas. Je ne sais ce que tu entends par ce mot compris.
Pour moi, voici ce qu’il en est : j’ai reconnu chez toi
une grande bonté de cœur, une grande imagination,
les deux premières qualités devant lesquelles je
m’incline. Cela m’a suffi ; dès ce moment je t’ai
compris, je t’ai jugé. Quelles que soient tes
défaillances, quels que soient tes errements, tu seras
toujours le même pour moi. Il n’y a que la pierre qui
ne change pas, qui ne sorte pas de sa nature de
pierre. Mais l’homme est tout un monde ; qui
voudrait analyser les sentiments d’un seul pendant
un jour, succomberait à l’œuvre. L’homme est
incompréhensible, dès qu’on veut le connaître
jusque dans ses plus légères pensées. Mais à moi,
que m’importent tes contradictions apparentes. Je
t’ai jugé bon et poète, et je le répéterai toujours : « Je
t’ai compris. »
Mais foin de la tristesse ! Terminons par un éclat
de rire. Nous boirons, nous fumerons, nous
chanterons au mois d’août. La paresse est une belle
chose, on n’en meurt pas plus vite. Puisque la vie est
mauvaise et courte, allons nous étendre au soleil,
babiller, nous moquer des sots, et attendre que la
mort passe et nous emporte, tout aussi poliment que
notre voisin qui a passé sa vie à l’ombre, sans parler,
vivant comme un ours, afin d’amasser un peu d’or.
Je te serre la main.
Ton ami.
1 La fontaine des Innocents (ou fontaine des Nymphes), œuvre du sculpteur Jean
Goujon : elle se trouve dans le quartier des Halles (1er arrondissement).
2 L’un des tableaux les plus célèbres d’Ary Scheffer (1795-1858), peint en 1822.
3 C’est-à-dire : en luttant « bec et ongles ».
4 Une comédie, dont le personnage principal s’appelait Hermann ; le texte en a été perdu.
5 Perrette, une petite comédie en vers, qui se présente comme une suite de « La Laitière
et le Pot au lait », la fable de La Fontaine (OC, I, p. 105-139).
À Paul Cézanne
[Paris] 26 avril 1860, 7 heures du matin
Mon bon vieux,
Je ne cesserai de te répéter : ne crois pas que je
sois devenu pédant. Chaque fois que je suis sur le
point de te donner un conseil, j’hésite, je me
demande si c’est bien là mon rôle, si tu ne te
fatigueras pas de m’entendre toujours te crier : fais
ceci, fais cela. J’ai peur que tu ne m’en veuilles, que
mes pensées soient en contradiction avec les tiennes,
partant que notre amitié en souffre. Que te dirai-je ?
je suis sans doute bien fou de penser ainsi au mal ;
mais je crains tant le plus léger nuage entre nous.
Dis-moi, dis-moi sans cesse que tu reçois mes avis
comme ceux d’un ami ; que tu ne te fâches pas
contre moi lorsqu’ils sont en désaccord avec ta
manière de voir ; que je n’en suis pas moins le
joyeux, le rêveur, celui qui s’étend si volontiers sur
l’herbe auprès de toi, la pipe à la bouche et le verre à
la main. – L’amitié seule dicte mes paroles ; je vis
mieux avec toi en me mêlant un peu de tes affaires ;
je cause, je remplis mes lettres, je bâtis des châteaux
en Espagne. Mais, pour Dieu ! ne crois pas que je
veuille te tracer une ligne de conduite ; prends
seulement, dans mes paroles, ce qui te conviendra,
ce que tu trouveras bon, et ris du reste, sans
seulement prendre la peine de le discuter.
Et maintenant j’aborde plus hardiment le sujet
peinture.
Lorsque je vois un tableau, moi qui sais tout au
plus distinguer le blanc du noir, il est évident que je
ne puis me permettre de juger des coups de pinceau.
Je me borne à dire si le sujet me plaît, si l’ensemble
me fait rêver à quelque bonne et grande chose, si
l’amour du beau respire dans la composition. En un
mot, sans m’occuper du métier, je parle sur l’art, sur
la pensée qui a présidé à l’œuvre. Et je pense agir
sagement ; rien ne me fait plus pitié que ces
exclamations des soi-disant amateurs qui, ayant
retenu quelques termes techniques dans les ateliers,
viennent les débiter avec aplomb et comme des
perroquets. Toi, au contraire, toi qui as compris
combien il est difficile de placer selon sa fantaisie
des couleurs sur une toile, je comprends qu’à la vue
d’un tableau tu t’occupes beaucoup du métier, que tu
t’extasies sur tel ou tel coup de pinceau, sur une
couleur obtenue, etc., etc. Cela est naturel ; l’idée,
l’étincelle est en toi, tu cherches la forme que tu n’as
pas, et tu l’admires de bonne foi partout où tu la
rencontres. Mais prends garde ; cette forme n’est pas
tout, et, quelle que soit ton excuse, tu dois mettre
l’idée avant elle. Je m’explique : un tableau ne doit
pas être seulement pour toi des couleurs broyées,
placées sur une toile ; il ne te faut pas chercher
constamment par quel procédé mécanique l’effet a
été obtenu, quelle couleur a été employée ; mais voir
l’ensemble, te demander si l’œuvre est bien ce
qu’elle doit être, si l’artiste est réellement un artiste.
Il y a si peu de différence, aux yeux du vulgaire,
entre une croûte et un chef-d’œuvre. Des deux côtés,
c’est du blanc, du rouge, etc., des coups de brosse,
une toile, un cadre. La différence n’est que dans ce
quelque chose qui n’a pas de nom, et que la pensée,
que le goût seul révèle. C’est ce quelque chose, ce
sentiment artistique du peut-être, qu’il faut surtout
découvrir et admirer. Puis, tu pourras faire du métier.
Mais, je le répète, qu’avant de descendre à fouiller
ainsi le matériel, ces couleurs puantes, cette toile
grossière, qu’avant tout tu te laisses emporter au
ciel, par la sublime harmonie, par la grande pensée
qui s’épand du chef-d’œuvre, et l’entoure comme
d’une auréole divine. – Loin de moi la pensée de
mépriser la forme. Ce serait sottise ; car sans la
forme on peut être grand peintre pour soi, mais non
pour les autres. C’est elle qui fixe l’idée, et plus
l’idée est grande, plus la forme doit être grande
aussi. C’est par elle que le peintre est compris,
apprécié ; et cette appréciation n’est favorable
qu’autant que la forme est excellente. Je me servirai
d’une comparaison ; si je voulais converser avec un
Allemand, je ferais venir un interprète ; mais si je
n’ai pas d’Allemand avec qui parler, je n’ai que faire
d’un interprète. L’interprète est la forme, l’Allemand
la pensée ; sans la forme je ne comprendrai jamais la
pensée, mais je n’ai que faire de la forme si la
pensée n’existe pas. C’est te dire que le métier est
tout et n’est rien ; qu’il faut absolument le savoir,
mais qu’il ne faut pas perdre de vue que le sentiment
artistique est aussi essentiel. En un mot, ce sont deux
éléments qui s’annulent séparés, et qui réunis font un
tout grandiose.
D’ailleurs, je ne parle pas pour toi ; si tu as du
bon, comme je le crois fermement, tu n’as pas à
établir ces distinctions que je viens de faire un peu
puérilement. Chaque génie naît avec sa pensée et
avec sa forme originale ; ce sont choses qui ne
peuvent se séparer sans entraîner une complète
nullité, du moins apparente, chez l’homme. Cela se
remarque surtout lorsque c’est la pensée qui règne
seule ; le pauvre grand homme est rangé alors dans
le rang des incompris ; son âme a beau rêver, elle ne
peut se communiquer aux autres, il est ridicule et
malheureux. Lorsque la forme seule existe, l’homme
qui la possède sans posséder l’idée, réussit parfois et
alors son exemple devient extrêmement dangereux.
J’arrive enfin à la peinture de commerce, dont
j’avais promis de te reparler ; tout ce qui précède
n’est qu’un long préambule et c’est ceci que je
voulais te dire. Le peintre de commerce exclut
l’idée, il fait trop vite pour faire quelque chose de
bon comme art. C’est un métier, un moyen de
donner du pain à ses enfants, rien de mieux. Mais
c’est que ce diable de peintre, s’il n’a pas l’idée, a le
plus souvent la forme pour lui ; et, dès lors, son
tableau est un véritable piège pour les commerçants.
On est forcé d’avouer que c’est joli, et si l’on ne va
pas plus loin, voilà qu’on se met à admirer une
œuvre indigne, l’imiter peut-être. Je sais bien que ce
ne sont que les imbéciles qui se laissent prendre ;
mais m’en voudras-tu si je me suis effrayé, même à
tort, et si je t’ai dit en ami : « Prends garde ! songe à
l’art, à l’art sublime ; ne considère pas que la forme,
parce que la forme seule, c’est la peinture de
commerce ; considère l’idée, fais de beaux rêves ; la
forme viendra avec le travail et tout ce que tu feras
sera beau, sera grand. » Voilà ce que je t’ai dit, voilà
ce que je te répéterai toujours.
Si tu n’es pas content, tu n’es pas raisonnable.
Voilà cinq pages, les plus sérieuses que j’aie écrites
de ma vie. – Au moins, souviens-toi de nos
engagements ; si je blessais ta manière de voir, ne
fais pas attention à mon bavardage.
Chaillan1 a passé, dimanche dernier, la journée
entière avec moi ; nous avons déjeuné, soupé
ensemble, causant de toi, fumant nos bouffardes.
C’est un excellent garçon ; mais quelle simplicité,
bon Dieu ! quelle ignorance du monde ! Qu’il
réussisse, cela me semble peu probable ; il ne sera
cependant jamais malheureux, et c’est en quelque
sorte ce qui me console de le voir rêver ainsi tout
éveillé. Son caractère n’est plus jeune ; je le
soupçonne même d’être un peu avare. Avec ces deux
défauts, qui dans le cas présent sont des qualités, il
ne peut mourir de faim, ni se faire trop de bile. Il se
retirera toujours à temps dans son village, ou bien se
contentera des portraits médiocres qu’il vendra le
plus cher possible.
— Il est, me disait-il, dans une maison où logent
douze fillettes ; et cela l’ennuie, car elles font un
tapage à faire crouler les murs. Il va changer de
demeure. L’innocent !
Chaque jour il se rend chez le père Suisse2, depuis
le matin 6 heures jusqu’à 11 heures. Puis, l’après-
midi, il va au Louvre. Réellement il a du toupet. –
Ah ! si tu étais ici, la belle vie ! Mais à quoi bon
cette exclamation ? à nous donner des regrets
superflus.
— Je ne t’en dirai pas plus long sur Chaillan : il
doit t’écrire lui-même sous peu. – Je n’ai pas encore
revu Villevieille ; je pense aller lui rendre bientôt
visite.
Quant à moi, ma vie est toujours monotone.
Lorsque, courbé sur mon pupitre, écrivant sans
savoir ce que j’écris, je dors tout éveillé, comme
abruti, soudain parfois un frais souvenir passe dans
mon esprit, une de nos joyeuses parties, un des sites
que nous affectionnions, et mon cœur se serre
affreusement. Je lève la tête, et je vois la triste
réalité ; la chambre poudreuse, encombrée de vieilles
paperasses, peuplée par un monde de commis
stupides pour la plupart ; j’entends le monotone
grincement des plumes, des mots stridents, des
termes bizarres pour moi ; et là, sur la vitre, comme
pour me railler, les rayons de soleil viennent se jouer
et m’annoncer qu’au-dehors la nature est en fête, que
les oiseaux ont des chants mélodieux, les fleurs des
parfums enivrants. Je me renverse sur ma chaise, je
ferme les yeux, et pour un instant je vous vois
passer, vous, mes amis ; je les vois, elles aussi, ces
femmes que j’aimais sans le savoir. Puis tout
s’évanouit, la réalité revient plus terrible, je reprends
ma plume et je me sens des envies de pleurer. – Oh !
la liberté, la liberté ! la vie contemplative de
l’Orient ! la douce et poétique paresse ! mon beau
rêve ! qu’êtes-vous devenus ?
J’ai fait cette lettre, currente calamo3, sans me
reposer, sans moucher ma chandelle. Il est bientôt
minuit et je vais me mettre au lit. Je me sentais
exalté ce soir, pardonne-moi donc si ma lettre est
folle, privée de ce peu de raison que je possède.
Je n’ai pas pu attendre une lettre de toi pour
t’écrire de nouveau et quoique je n’aie rien à te dire,
il m’a pris une telle rage de noircir du papier, que
j’ai cédé à la tentation.
Je te serre la main.
Ton ami.
Mes respects à tes parents.

Je reçois ta lettre à l’instant. – Elle fait naître en


moi une bien douce espérance. Ton père
s’humanise ; sois ferme, sans être irrespectueux.
Pense que c’est ton avenir qui se décide et que tout
ton bonheur en dépend. – Ce que tu dis sur la
peinture devient inutile, du moment que tu reconnais
toi-même les défauts de X***.
Je répondrai à ta lettre sous peu.
1 Jean-Baptiste Chaillan, un peintre originaire d’Aix.
2 Fondateur d’une petite « académie », le père Suisse accueillait les représentants de la
jeune peinture dans son atelier, situé quai des Orfèvres : chacun venait y travailler
librement, en suivant son inspiration.
3 « Au fil de la plume ».
À Paul Cézanne
Paris, 5 mai 1860
Mon bon vieux,
Je suis seul dans ma chambre, un peu indisposé.
J’ai fait l’école buissonnière pour aujourd’hui et je
crois ne pouvoir mieux employer le temps passé loin
de mon bureau, qu’en causant avec toi. – Je vais
donc répondre à tes deux dernières lettres.
Comme tu le présumes fort bien, je ne m’amuse
nullement aux Docks. Voici un mois que je suis dans
cette infâme boutique et j’en ai, par Dieu ! plein le
dos, les jambes et tous les autres membres. – Je ne
demande qu’une grotte dans le flanc d’un rocher, sur
une haute montagne. Je vivrai là vêtu d’un froc s’il
le faut, en ermite, ne me souciant ni du monde, ni de
ses jugements. – Ne crois pas que ce soit là le vain
désir d’un poète ; je pense sérieusement et, si je
n’avais pas une mère, il y a longtemps que j’aurais
tâché de mettre mon idée à exécution. – Quoi qu’il
en soit, je trouve mon bureau puant et je vais bientôt
déguerpir de cette immonde écurie. Ce qui m’arrête,
c’est que, sorti de là, je me trouverai de nouveau à la
charge de ma famille ; je cherche une combinaison
qui me permette de manger et de rester libre,
combinaison, hélas ! que je ne trouve pas, que je ne
trouverai jamais. Tu ne peux te douter de la
souffrance que j’éprouve quand je pense à ces
choses-là. C’est comme un damné labyrinthe ; j’ai
beau marcher, je m’égare et toujours je reviens au
même point, à penser en pleurant à l’art sublime, à la
liberté, à toutes ces célestes choses dont l’amour ne
veut pas mourir en moi, et qui se débat en désespéré,
devant l’horrible réalité. – Car, te le dirai-je ?, si je
suis malade de corps, ce n’est qu’une suite de ma
maladie morale, de l’ennui, du désespoir que je
ressens. Mais quittons ce triste sujet et tâchons de
rire et de boire frais.
Tu me parles de Baille dans tes deux lettres. Il y a
longtemps que je désire moi-même t’entretenir au
sujet de ce brave garçon. – C’est qu’il n’est pas
comme nous, qu’il n’a pas le crâne fait dans le
même moule ; il a bien des qualités que nous
n’avons pas, bien des défauts aussi. Je ne puis pas
essayer de te faire la peinture de son caractère, te
dire par où il pèche, par où il l’emporte, je ne lui
donnerai pas non plus l’épithète de sage, pas plus
que celle de fou ; cela n’est que relatif et dépend du
point de vue d’où l’on envisage la vie. Que nous
importe d’ailleurs, à nous ses amis ? Ne suffit-il pas
que nous l’ayons jugé bon garçon, supérieur à la
foule, ou du moins plus apte à comprendre notre
cœur et notre esprit ? Ne devons-nous pas le juger
avec cette bienveillance que nous réclamons pour
nous-mêmes, et, si quelque chose nous contrarie
dans sa conduite, de quel droit irions-nous trouver
mauvais ce qu’il trouve bon ? Crois-moi, nous ne
savons ce que la vie nous garde ; nous sommes au
début, tous trois riches d’espérance, tous trois égaux
par notre jeunesse, par nos rêves. Serrons-nous la
main : non pas une étreinte d’un moment, mais une
étreinte qui empêche un jour de faiblir, ou qui
console après la chute. – Que diable me marmotte-t-
il là ? dois-tu dire. Mon pauvre vieux, j’ai cru
m’apercevoir que le lien qui t’unissait avec Baille
faiblissait, qu’un anneau de notre chaîne allait
casser. Et, tremblant, je te prie de penser à nos
joyeuses parties, à ce serment que nous avons fait, le
verre en main, de marcher toute la vie, les bras
enlacés, dans le même sentier ; de penser que Baille
est mon ami, qu’il est le tien, et que si son caractère
ne sympathise pas entièrement avec le nôtre, il n’en
est pas moins dévoué pour nous, aimant, qu’enfin il
me comprend, qu’il te comprend, qu’il est digne de
nos confidences, de ton amitié. – Si tu as quelque
chose à lui reprocher, dis-le-moi, je tâcherai de le
défendre, ou plutôt dis-lui à lui-même ce qui te
contrarie en lui – rien n’est à craindre comme les
choses non avouées entre amis.
Tu te rappelles nos parties de nage, cette heureuse
époque où, insoucieux de l’avenir, nous combinions
un beau soir la tragédie du célèbre Pitot1 ; puis le
grand jour ! là, sur le bord de l’eau, le soleil qui se
couchait radieux, cette campagne que nous
n’admirions peut-être pas alors, mais que le souvenir
nous présente si calme et si riante. – On a dit – je
crois que c’est Dante – que rien n’est plus pénible
qu’un souvenir heureux dans les jours de malheur.
Pénible, oui, mais âprement voluptueux aussi ; on
pleure et on rit à la fois. – Malheureux que nous
sommes ! à vingt ans nous regrettons déjà le passé ;
nous nous tournons vers cette époque enfuie, tendant
les bras, pleurant sans espoir de voir renaître ces
beaux jours. Malheureux et fous ! nous gâtons notre
vie comme à plaisir, toujours souhaitant de voir
revivre le passé, ou implorant l’avenir à grands cris,
ne sachant jamais jouir du présent. – Je te l’ai dit
dans ma dernière lettre, parfois un souvenir, rapide
comme un éclair, traverse ma pensée ; c’est un mot
que tu m’as dit jadis, c’est une de nos parties : une
montagne, un chemin, un buisson, et je regrette, et je
désespère – malheureux et fou.
Dans tes deux lettres tu me donnes comme un
espoir lointain de réunion. « Quand j’aurai fini mon
droit, peut-être, me dis-tu, serai-je libre de faire ce
que bon me semblera ; peut-être pourrai-je aller te
rejoindre. » Que Dieu veuille que ce ne soit pas la
joie d’un instant ; que ton père ouvre les yeux sur
ton véritable intérêt. Peut-être, à ses yeux, suis-je un
étourdi, un fou, même un mauvais ami de
t’entretenir dans ton rêve, dans ton amour de l’idéal.
Peut-être, s’il lisait mes lettres, me jugerait-il
sévèrement ; mais quand bien même je devrais
perdre son estime, je le dirais hautement devant lui
comme je le dis à toi : « J’ai réfléchi longtemps à
l’avenir, au bonheur de votre fils, et par mille raisons
qu’il serait trop long de vous expliquer, je crois que
vous devez le laisser aller là où son penchant
l’entraîne. » – Mon vieux, il s’agit donc d’un petit
effort, d’un peu travailler. Voyons, que diable !
sommes-nous tout à fait privés de courage ? Après la
nuit viendra l’aurore ; tâchons donc de la passer tant
bien que mal, cette nuit, et que lorsque luira le jour
tu puisses dire : « J’ai assez dormi, mon père, je me
sens fort et courageux. Par pitié ! ne m’enfermez pas
dans un bureau ; donnez-moi mon vol, j’étouffe,
soyez bon, mon père. » – Je ferai ta commission à
Chaillan.
Leclère2 met en doute, me dis-tu, mon voyage à
Aix. Le cher homme se trompe ; je compte aller te
serrer la main tout comme l’année dernière. Il est
vrai, je préférerais que ce fût toi qui vinsses, et cela
pour une foule de raisons ; mais, comme je doute
encore de la bonne volonté de ton père, je me
prépare à faire mes paquets. – Tu me parles
vaguement d’une certaine aventure qui aurait amené
des suites fâcheuses entre Leclère et De Julienne3. Je
juge à propos de joindre à cette lettre un mot pour ce
dernier, autant pour éclaircir l’affaire que pour
désavouer toutes les mesures rigoureuses qu’on
aurait pu prendre en mon nom. – Lis d’ailleurs ce
mot et ne m’en veuille pas s’il rogne ta portion. –
Serre la main de Leclère à mon intention et ne lui
dis pas que tu m’as communiqué cette misère.
Quant à vous, mes beaux musiciens, chantez tout
votre soûl ; riez, mes enfants, riez. Ma mansarde
n’est certes pas belle, et cependant parfois je la
regrette. – Nous avons depuis une semaine un temps
sublime ; je ne le croirais pas, si je ne suais pas.
Mais que m’importe la pureté du ciel, à moi
Parisien ; je sors si peu. Je ne vais jamais manger
des anchois au bastidon, tout au plus je vais
m’installer à la porte d’un établissement dans le
genre du Qu’a fait la belle eau (Oh ! Marguery !). Je
ne t’ai pas décrit ma nouvelle demeure, mon
voisinage : ce sera pour ma prochaine lettre.
1 Un personnage dont le modèle était peut-être l’un des pions du collège d’Aix (voir
supra, p. 43, note 2).
2 Auguste Leclère (ou Leclerc), l’un des voisins de la mère de Zola à l’époque où celle-ci
habitait Aix.
3 Edgar de Julienne d’Arc (voir supra, p. 55, note 2).
À Jean-Baptistin Baille
Paris, 2 juin 1860
Mon cher Baille,
Je n’ai encore pu retrouver ton avant-dernière
lettre, égarée sans doute par la poste. Je me contente
donc de répondre à celle du 24 mai ; c’est déjà une
tâche assez lourde.
Quant aux reproches que je t’adressais, je suis
bien forcé d’en rétracter une partie, et pour ton
indisposition, et pour cette missive perdue. J’ai
toujours maudit de bon cœur les exercices
gymnastiques ; mais, depuis ton accident, je suis
encore plus courroucé contre eux. Se donner une
blessure, une souffrance de toute la vie, et cela en
grimpant à un trapèze ! Mon pauvre vieux, je te
plains et, en même temps, je suis un peu en colère
contre toi.
Tu me parles d’Indiana1, tu m’en donnes une
courte analyse, puis tu tâches de voir la pensée qui a
donné naissance à cette œuvre. Je crois que tu l’as
lue trop rapidement pour bien la comprendre. J’étais
bien jeune lorsque je l’ai dévorée, comme toi ; mais,
autant que je puis m’en souvenir, elle ne m’a laissé
qu’une impression pénible. George Sand y reconnaît
que le bonheur ne peut exister dans le mariage, et
qu’un amant est aussi incapable de le donner qu’un
mari2. Quel est donc le sort de cette Indiana, de la
femme dont elle est la personnification ?
Malheureuse en ménage, malheureuse en amour,
qu’elle reste fidèle, qu’elle devienne adultère, elle ne
trouve partout que larmes et sanglots. N’est-ce pas
décourageant ? Pas une oasis où se reposer, deux
abîmes aussi profonds, aussi noirs l’un que l’autre,
et, pour comble d’infortune, presque toujours les
deux à la fois. Chacun sait que George Sand n’est
pas partisan du mariage ; aussi, rien de plus terrible
pour moi que de voir cet auteur niant l’amour hors
du mariage, c’est le nier partout, c’est à décourager
les cœurs de vingt ans. Comme je n’ai plus bien
présent à la mémoire le livre dont je te parle, il se
peut que je me trompe. Cependant, je crois résumer
la pensée de l’écrivain en répétant que, nous
montrant d’abord la jalousie du mari et ensuite
l’égoïsme de l’amant, nous faisant voir combien les
hommes sont petits auprès des femmes, il exalte ces
dernières et conclut qu’elles seules savent aimer.
Seulement – et c’est là le drame pénible, – en
mettant la femme sur un haut piédestal, en l’élevant
au-dessus de la foule, il l’isole par là même et la fait
pleurer sur sa solitude. Je crois me rappeler
maintenant qu’Indiana finit par trouver un amant
digne d’elle ; mais ce dénouement, donné peut-être
aussi pour contenter le lecteur, ne saurait vous faire
oublier ce qu’a souffert Indiana avec Raymon ; on
n’en reste pas moins triste et découragé. –
D’ailleurs, je relirai ce volume et je t’en reparlerai.
J’aborde maintenant la partie capitale de ta lettre.
Je me tairais peut-être s’il ne s’agissait que de moi,
chétif ; mais me juger comme tu le fais, c’est juger
toute l’école lyrique moderne ; non pas que je me
compare un instant à nos maîtres – je n’ai d’ailleurs
rien produit –, mais parce que tu sembles plutôt
t’attaquer à la poésie lyrique en général, qu’à mes
méchants vers en particulier. – Lorsqu’on juge un
homme, on doit nécessairement avoir égard à
l’époque sous laquelle il vit, aux idées qui l’ont
accueilli au sortir du berceau. Tu as parfaitement
compris cela et tu traces de moi un portrait un peu de
fantaisie, le portrait du poète du XIXe siècle. –
Comment, vas-tu dire, avec tous les blâmes que je
t’adresse, tu prétends que j’ai fait là le portrait d’un
Musset, d’un Lamartine, d’un Victor Hugo ? Certes
oui ; ce que tu me dis, on le leur a dit fort souvent, et
plus durement encore. Pour ma part, je trouve que ta
critique à mon égard n’est nullement sévère ; toute
mon excuse est dans le temps où je vis. Notre siècle
est un siècle de transition ; sortant d’un passé
abhorré, nous marchons vers un avenir inconnu.
Comme nous sommes français, c’est-à-dire
impatients par excellence, nous nous hâtons, nous
nous hâtons. Ainsi donc, ce qui caractérise notre
temps, c’est cette fougue, cette activité dévorante ;
activité dans les sciences, activité dans le commerce,
dans les arts, partout : les chemins de fer, l’électricité
appliquée à la télégraphie, la vapeur faisant mouvoir
les navires, l’aérostat s’élançant dans les airs. Dans
le domaine politique, c’est bien pis : les peuples se
soulèvent, les empires tendent à l’unité. Dans la
religion, tout est ébranlé ; à ce monde nouveau qui
va surgir, il faut une religion jeune et vivace. Le
monde se précipite donc dans un sentier de l’avenir,
courant et pressé de voir ce qui l’attend au bout de sa
course. Que fera donc le poète ? Sera-t-il ce
romancier du XVIe siècle flagellant sans pitié les
vices de son temps, buvant frais et se moquant de
Dieu et de Satan ? Sera-t-il ce tragique du
XVIIe siècle, portant perruque et rangeant
mathématiquement ses alexandrins deux par deux ?
Sera-t-il enfin ce philosophe du XVIIIe siècle, niant
tout, afin de nier le droit divin qu’invoquaient les
rois, ébranlant l’ancienne société pour en faire
germer une nouvelle sur ses débris ? Non, ce qui
s’est fait dans ces temps passés a eu sa raison d’être ;
mais nous serions parfaitement ridicules de nous
lever comme des momies de leur tombeau, et de
venir déclamer à la foule béante des railleries qu’elle
ne comprendrait pas. Et, quand même nous
voudrions renier la date de notre naissance, nous ne
le pourrions pas ; le poète peut emprunter la forme
de Rabelais, de Corneille, de Voltaire ; mais l’idée
sera toujours moderne. Ce seront toujours ces élans
vers Dieu, ces cris d’une âme qui demande avec des
pleurs la sainte croyance des temps évangéliques, le
saint amour de la femme ; ce seront ces blasphèmes
d’un cœur ulcéré par le doute et qui, en reniant tout
ce qu’il y a de pur et de saint, recherche avec
angoisse à recevoir un démenti. Ce sera toujours ce
poète saisissant la plume au berceau, ne faisant plus
de la littérature avec un traité de rhétorique, mais
avec les blessures de son cœur ; se sauvant des
pédagogues, qui ne sont pas de son temps, et, dans
une sublime ignorance, racontant ses chères visions.
Ce sera toujours ce poète interrogeant le futur,
divaguant et se perdant dans la nue pour aller
demander le grand mal au Seigneur, bâtissant
utopies sur utopies, toujours dévoré par sa fiévreuse
activité. Même, j’irai plus loin, la paresse rêveuse,
ces moments où l’on sommeille à demi, regardant
les nuages glisser, qu’est-ce, sinon un résultat de
l’activité dont je te parle ? Il serait trop long d’écrire
ce qu’on ressent, on préfère le rêver – j’en parle
sciemment. Voilà ce que sont les poètes de notre
siècle, voilà notre école lyrique. Je parle de tous, des
bons comme des mauvais, de ceux qui écrivent
comme de ceux qui n’écrivent pas. – Vous autres,
lycéens, vous avez ce grand défaut, c’est que vous
n’êtes pas de votre temps. Vous ne vivez que dans le
passé ; puis, lorsque vous sortez des bancs, vous
restez tout étonnés de notre manière de faire. Vous
savez bien ce qu’on faisait sous François Ier ; mais,
sous Napoléon III, c’est une autre chanson. Les
esprits jeunes suivent bientôt la pente commune ;
mais les esprits encroûtés dans un travail bestial
grondent toujours comme des ours en mauvaise
humeur, blâmant ceci, blâmant cela, et s’écriant
toujours : « Ah ! jadis ! » Les sots ! dédaignant notre
époque si belle, si sainte ! Lorsque la mère porte
encore son enfant dans son sein, on s’incline devant
elle ; inclinez-vous donc, brutes, devant notre siècle
plein de promesses pour vos petits-neveux. – Je ne
dis pas cela pour toi, au moins, et tu ne serais pas
mon ami si tu ressemblais à certains quadrupèdes
savants que j’ai connus.
Tu vois donc que tes blâmes ne m’ont blessé en
aucune façon : tu m’as dit que je suis de mon temps,
c’est juste, et je t’en remercie. – Non pas que je me
drape dans mon ignorance comme un gueux
espagnol dans son manteau troué ; non pas que je
pense que Musset ignorait comme moi le français et
l’orthographe : ce serait d’un sot orgueilleux. Au
contraire, j’ai toujours eu l’idée d’étudier la
grammaire à fond, l’histoire, etc. Mais un sot savant
est plus sot qu’un sot ignorant, et si sottise il y a
chez moi, j’aime mieux qu’elle soit ignorante que
savante. D’ailleurs, la science n’est pas mon affaire ;
c’est un lourd fardeau, très difficile à mettre sur les
épaules. Je le répète, toute mon ambition est de
connaître la grammaire et l’histoire. Que ferais-je du
reste ? J’aime mieux tout tirer de moi que de le tirer
des autres.
Quant à ton reproche si souvent répété de ne pas
aimer les classiques, je ne le mérite en aucune façon.
Je t’ai déjà dit souvent que j’admirais beaucoup ces
messieurs, j’aime le beau partout où je le trouve. Je
les lis même quelquefois, je vais voir jouer leurs
œuvres. Tu m’accuses de système et tu as tort ; rien
n’est moins systématique que mon esprit, et c’est
bien pour cela que je n’ai jamais pu souffrir les
pédants, reproche, je dirai louange, que tu me fais
aussi et que je mérite pleinement.
Tu m’accuses de manquer de sang-froid, de bon
sens et de raison. Ces mots sont fort élastiques et je
ne les comprends pas trop bien ; d’ailleurs, je te
renvoie à ce que je te dis plus haut sur nos poètes.
Ensuite tu quittes le poète et tu t’adresses à
l’homme. Tu m’accuses de ne pas envisager la
réalité avec courage, de ne pas me créer une position
qu’on puisse avouer. Mon pauvre vieux, tu parles
comme un enfant. La réalité, mais ce n’est qu’un
mot pour toi ! Où l’as-tu rencontrée, où t’es-tu
heurté contre elle, toi, toujours enfermé dans un
lycée, sûr le matin d’avoir du pain pour le soir, toi
qui marches droit à un but réel, et que le rêve
n’égare plus depuis longtemps ? La réalité !
vraiment oui, je la connais, et tu n’as que faire de
m’en parler. Tu ressembles à cet aveugle qui
indiquait les bornes du chemin à son compagnon,
possédant deux bons yeux. D’ailleurs, pourquoi t’en
vouloir, tu ne peux me juger que par mes lettres, que
par ces lettres si chères où je rêve, où je vis. Tu ne
sais pas la lutte que je souffre intérieurement, tu ne
sais pas le parti que je vais prendre. Le rieur, le
poète, voilà celui que vous voyez, ô mes amis, mais
l’homme s’est caché jusqu’ici, peut-être par amour-
propre, peut-être par d’autres raisons. À toi, mon
meilleur ami, à toi et à Cézanne, je vous dirai tout un
jour, mais croyez bien l’un et l’autre que je ne suis
pas cet étourdi que vous pensez, que je ne prends un
parti qu’après y avoir longtemps réfléchi, que la
réalité m’occupe tout le jour et que je ne rêve que
pour me délasser. D’ailleurs, je ne te le cacherai pas,
je ne veux une position que pour me permettre de
rêver à l’aise. Tôt ou tard j’en reviendrai à la poésie ;
ce que je désire, c’est de pouvoir m’y livrer sans être
à charge à personne et de pouvoir manger un
morceau de pain et boire un verre d’eau. Tu me
parles de la fausse gloire des poètes ; tu les appelles
fous, tu cries que tu ne seras pas aussi sot qu’eux,
d’aller pour un applaudissement mourir dans un
grenier. Je t’ai déjà dit, dans une de mes lettres, une
chose qui aurait dû t’empêcher d’avancer de
nouveau ce blasphème. Crois-tu donc que le poète
ne travaille que pour la gloire ? Crois-tu donc qu’il
n’est poussé à chanter que par ce mobile ? Non, il
prend sa lyre dans la solitude, perd de vue ce monde,
et ne vit que dans le monde des esprits. C’est sa vie,
pourquoi le railler, l’accuser de folie : il te dira que
tu ne le comprends pas, que tu n’es pas poète, et il
aura raison. Je veux vivre heureux : voilà ton éternel
refrain. Eh ! mon Dieu, tout le monde veut vivre
heureux ; tu as ton bonheur, le poète a le sien :
chacun marche où Dieu l’appelle, le lâche est celui
qui se plaint des épines et refuse d’avancer.
Bien entendu, que nos différentes manières de
voir ne fassent pas faiblir notre amitié. Tu me
connais et tu sais que je ne suis rien moins que fat.
Je sais ce que je veux ; je n’ai jamais cherché à me
dresser sur la pointe des pieds. Aussi, si je combats
quelques-unes des idées contenues dans ta dernière
lettre, ce n’est pas que je trouve ta critique trop
sévère, au contraire. Tu me vantes, tu m’appelles
poète et je ne suis qu’un pauvre rêveur. C’est tout
simplement que nos idées ne sont pas les mêmes. Je
te réponds franchement en ami, ne craignant pas de
te blesser, et sûr que ma franchise ne sera pas mise
par toi sur le compte de l’irritation.
Je suis pressé et je suis obligé de quitter ce sujet.
Je comptais répondre phrase par phrase à ta lettre et
je me vois forcé de garder le silence sur bien des
points. Je me contenterai d’ajouter que j’ai lu La
Bruyère et que je l’admire autant que toi.
Le vieux Cézanne me dit dans chacune de ses
lettres de te souhaiter le bonjour. Il me demande ton
adresse, pour t’écrire fort souvent. Je m’étonne qu’il
ne la sache pas, et cela prouve, non seulement qu’il
ne t’écrivait pas, mais que tu gardais le même
silence que lui. Enfin, comme c’est une demande qui
montre ses bons sentiments, je vais le satisfaire.
Voilà donc une petite brouille passée à l’état de
légende.
Ma vie n’est pas aussi triste que cet hiver. Je ne
suis pas aussi seul, je sors un peu plus, enfin je suis
plus actif et moins songeur. Je crois que mon
mauvais temps est fini : voici le mois de septembre
qui vient, mois où j’espère t’avoir à Paris ; d’un
autre côté, Cézanne peut venir, et notre trio serait au
grand complet. J’ai pris une ferme résolution, je te la
dirai dès que je l’aurai mise à exécution.
Chaillan te souhaite le bonjour. Il doit faire mon
portrait, nu, quelque peu drapé, tenant une lyre
antique et les yeux au ciel : je m’apprête à rire
comme un bossu. Tu me proposes de m’écrire une
lettre sur le style, j’accepte de grand cœur, je t’en
supplie même, d’autant plus que ce sont des
questions auxquelles j’ai longtemps rêvé. En
attendant, pousse-toi de l’agrément, comme dit
Cézanne : bois, ris, fume, et tout sera pour le mieux
dans le meilleur des mondes possibles. Je te serre la
main. Mes respects à tes parents.
Ton ami.
Cette lettre est fort embrouillée, tant pis. J’avais
préparé un nouvel article sur l’amour, je te l’enverrai
plus tard.
1 Le roman qui a rendu célèbre George Sand, en 1832.
2 C’est ce que montre, en effet, l’intrigue du roman : mariée au vieux colonel Delmare, un
personnage grossier et brutal, Indiana s’éprend du jeune et séduisant Raymon de Ramière,
mais ce dernier se comporte à son égard en séducteur volage et il finit par rejeter son
amour.
À Paul Cézanne
[Paris, juillet 1860]
Mon cher Paul,
Permets que je m’explique une dernière fois
franchement et clairement ; tout me semble si mal
aller dans nos affaires que j’en fais un mauvais sang
incroyable. – La peinture n’est-elle pour toi qu’un
caprice qui t’est venu prendre par les cheveux un
beau jour que tu t’ennuyais ? N’est-ce qu’un passe-
temps, un sujet de conversation, un prétexte à ne pas
travailler au droit ? Alors, s’il en est ainsi, je
comprends ta conduite : tu fais bien de ne pas
pousser les choses à l’extrême et de ne pas te créer
de nouveaux soucis de famille. Mais si la peinture
est ta vocation – et c’est ainsi que je l’ai toujours
envisagée –, si tu te sens capable de bien faire après
avoir bien travaillé, alors tu deviens pour moi une
énigme, un sphinx, un je ne sais quoi d’impossible et
de ténébreux. De deux choses l’une : ou tu ne veux
pas, et tu atteins admirablement ton but ; ou tu veux,
et dès lors je n’y comprends plus rien. Tes lettres
tantôt me donnent beaucoup d’espérance, tantôt
m’en ôtent plus encore ; telle est la dernière, où tu
me sembles presque dire adieu à tes rêves, que tu
pourrais si bien changer en réalité. Dans cette lettre
est cette phrase que j’ai cherché vainement à
comprendre : « Je vais parler pour ne rien dire, car
ma conduite contredit mes paroles. » J’ai bâti bien
des hypothèses sur le sens de ces mots, aucune ne
m’a satisfait. Quelle est donc ta conduite ? Celle
d’un paresseux sans doute ; mais qu’y a-t-il là
d’étonnant ? On te force à faire un travail qui te
répugne. Tu veux demander à ton père de te laisser
venir à Paris pour te faire artiste ; je ne vois aucune
contradiction entre cette demande et tes actions ; tu
négliges le droit, tu vas au musée, la peinture est le
seul ouvrage que tu acceptes ; voilà je pense un
admirable accord entre tes désirs et tes actions.
Veux-tu que je te le dise ? – surtout ne va pas te
fâcher – tu manques de caractère ; tu as horreur de la
fatigue, quelle qu’elle soit, en pensée comme en
actions ; ton grand principe est de laisser couler
l’eau, et t’en remettre au temps et au hasard. Je ne te
dis pas que tu aies complètement tort ; chacun voit à
sa manière et chacun le croit du moins. Seulement,
ce système de conduite, tu l’as déjà suivi en amour ;
tu attendais, disais-tu, le temps et une circonstance ;
tu le sais mieux que moi, ni l’un ni l’autre ne sont
arrivés. L’eau coule toujours, et le nageur est tout
étonné un jour de ne plus trouver qu’un sable
brûlant. – J’ai cru devoir te répéter une dernière fois
ici ce que je t’ai déjà dit souvent : mon titre d’ami
excuse ma franchise. Sous bien des rapports, nos
caractères sont semblables ; mais, par la croix-Dieu !
si j’étais à ta place, je voudrais avoir le mot, risquer
le tout pour le tout, ne pas flotter vaguement entre
deux avenirs si différents, l’atelier et le barreau. Je te
plains, car tu dois souffrir de cette incertitude, et ce
serait pour moi un nouveau motif pour déchirer le
voile ; une chose ou l’autre, sois véritablement
avocat, ou bien sois véritablement artiste ; mais ne
reste pas un être sans nom, portant une toge salie de
peinture. – Tu es un peu négligent – soit dit sans te
fâcher – et sans doute mes lettres traînent et tes
parents les lisent. Je ne crois pas te donner de
mauvais conseils ; je pense parler en ami et selon la
raison. Mais tout le monde ne voit peut-être pas
comme moi, et si ce que je suppose plus haut est
vrai, je ne dois pas être au mieux avec ta famille. Je
suis sans doute pour eux la liaison dangereuse, le
pavé jeté sur ton chemin pour te faire trébucher. Tout
cela m’afflige excessivement ; mais, je te l’ai déjà
dit, je me suis vu si souvent mal jugé, qu’un
jugement faux ajouté aux autres ne saurait
m’étonner. Reste mon ami, c’est tout ce que je
désire.
Un autre passage de ta lettre m’a chagriné. Tu
jettes, me dis-tu, parfois tes pinceaux au plafond,
lorsque la forme ne suit pas ton idée. Pourquoi ce
découragement, ces impatiences ? Je les
comprendrais après des années d’études, après des
milliers d’efforts inutiles. Reconnaissant ta nullité,
ton impossibilité de bien faire, tu agirais sagement
alors en foulant palette, toile et pinceaux sous tes
pieds. Mais toi qui n’as eu jusqu’ici que l’envie de
travailler, toi qui n’as pas encore entrepris ta tâche
sérieusement et régulièrement, tu n’es pas en ton
droit de te juger incapable. Du courage donc ; tout ce
que tu as fait jusqu’ici n’est rien. Du courage, et
pense que, pour arriver à ton but, il te faut des
années d’étude et de persévérance. – Ne suis-je pas
dans le même cas que toi ? La forme n’est-elle pas
également rebelle sous mes doigts ? Nous avons
l’idée ; marchons donc franchement et bravement
dans notre sentier, et que Dieu nous conduise ! –
D’ailleurs, j’aime ce peu de confiance en soi. Vois
Chaillan, il trouve tout ce qu’il fait excellent ; c’est
qu’il n’a pas en tête un mieux, un idéal qu’il tâche
d’atteindre. Aussi ne s’élèvera-t-il jamais, parce
qu’il se croit déjà élevé, parce qu’il est content de
lui.
Tu me demandes des détails sur ma vie matérielle.
J’ai quitté les Docks ; ai-je bien fait, ai-je mal fait ?
question relative, et selon les tempéraments. Je ne
puis répondre qu’une chose : je ne pouvais plus y
rester, et j’en suis sorti. – Ce que je pense faire, je te
le dirai plus tard, lorsque j’aurai mis à exécution. –
Pour l’instant, voici ma vie : nous avons commencé
le tableau d’Amphyon1 dans ma petite chambre du
septième, un paradis orné d’une terrasse, d’où nous
découvrons tout Paris, une retraite tranquille et
pleine de soleil. Chaillan vient sur les une heure.
Pajot2, jeune homme dont je t’ai parlé, ne tarde pas à
le suivre ; nous allumons nos pipes, si bien qu’au
bout de quelque temps nous ne nous voyons plus à
quatre pas. Je ne te parle pas du bruit ; ces messieurs
dansent et chantent, et, ma foi, je les imite. Je parie
que tu cherches déjà les verres et les bouteilles ; tu
as pardieu raison, les voici sur le coin de mon
bureau, pleins d’un certain vin blanc que l’on
nomme du Saint-Georges, lequel vin ressemble
assez au vin cuit, et par son goût délicieux et par sa
traîtrise. Le filou a surpris avant-hier Chaillan à
l’improviste, et l’a si bien étourdi d’un coup
lâchement assené, que le brave garçon peignait
chaque mouche qui passait, et fumait son amadou à
effacer, jurant qu’il fumait un excellent tabac. Moi,
je pose à moitié nu ; la chose a ses désagréments,
mais, au fond, c’est le sublime du spectacle. Pajot
écrit sous ma dictée des vers qui me passent par la
tête, tantôt bouffons, tantôt sérieux, éclos sous
l’encens de nos pipes, au milieu des tintements des
verres. C’est une véritable tabagie, un tableau qui
n’a pas de nom ; je ne regrette qu’une chose, c’est
que tu ne sois ici pour rire avec nous. – Le matin,
j’écris toujours un peu ; le soir, après la séance, je lis
quelques vers de Lamartine, ou de Musset, ou de
V. Hugo. Telles s’écoulent mes journées ; je
m’ennuie beaucoup moins que cet hiver, et pourtant,
ce n’est pas encore là le genre d’existence que je
rêve. Le tumulte n’est bon qu’à ses heures ; toujours
chanter, toujours rire, cela fatigue. Je ne travaille pas
assez, et je m’en veux. Si tu viens à Paris, nous
tâcherons de régler notre journée de façon à bûcher
le plus possible, sans cependant oublier la pipe, ni le
verre et la chanson.
Amphyon, sous le pinceau de Chaillan, prend
assez la tournure d’un singe en mauvaise humeur.
Tout bien considéré, je désespère plus que jamais de
ce garçon comme artiste. Fort médiocre copiste, dès
qu’il lui faut inventer il est complètement mauvais.
C’est un bon enfant, et ce ne sera jamais rien de
plus. Il travaille beaucoup, peine, prépare, je crois :
j’ai, en t’écrivant, un triste échantillon de ses progrès
sous les yeux. – Je t’envoie à la page suivante une de
ces poésies dont je parlais tantôt, faite au milieu du
bruit, et écrite, faute de papier, sur le mur de ma
chambre.
Je viens de recevoir une lettre de Baille. Je n’y
comprends plus rien ; voici une phrase que je lis
dans cette épître : « Il est presque certain que
Cézanne ira à Paris : quelle joie ! » Est-ce d’après toi
qu’il parle, lui as-tu véritablement donné cette
espérance dernièrement, lorsqu’il s’est rendu à Aix ?
Ou bien a-t-il rêvé, s’est-il pris à croire réel ton désir
seul ? Je te le répète, je n’y comprends plus rien. Je
t’engage à me dire dans ta première lettre les choses
franchement ; depuis trois mois, je suis à me dire
successivement et selon les lettres que je reçois : il
viendra, il ne viendra pas. – Tâchons, pour Dieu !
tâchons de ne pas imiter les girouettes. – La question
est trop importante pour passer du blanc au noir ; là,
franchement, où en sont tes affaires ?
Je ne t’envoie pas les vers qui précèdent comme
quelque chose de sublime. Ils remplissent ma lettre,
et rien de plus.
Mon voyage est toujours fixé au 15 septembre.
Nous irons tous deux jusqu’à Trets3, à pied, bien
entendu ; Chaillan le demande à grands cris.
J’attends Houchard. À bientôt.
Mes respects à tes parents. Je te serre la main.
Ton ami.
À quand ton examen ? L’as-tu passé ? Le
passeras-tu ? Dis à Marguery que je ne l’oublie pas,
que mon silence n’est dû qu’au manque de matières.
Je lui écrirai cependant bientôt.
1 Pour son tableau, Chaillan a choisi un sujet mythologique : il représente Zola sous les
traits d’Amphyon, le fils de Zeus, qui jouait de la lyre.
2 Georges Pajot (1842-1904), un condisciple de Zola au lycée Saint-Louis.
3 Une petite commune située à une vingtaine de kilomètres d’Aix-en-Provence. Ce
voyage (auquel il est également fait allusion dans la lettre suivante) n’eut finalement pas
lieu.
À Jean-Baptistin Baille
[Paris, 1er-2 septembre 1860]
Mon bon vieux,
Je ne sais vraiment pas que t’écrire pour remplir
trois à quatre pages ; je vais toujours commencer par
te copier une longue tartine que j’ai écrite
dernièrement en lisant Victor Hugo. Voici la susdite
tartine : dans la préface du Dernier Jour d’un
condamné1, il est deux ou trois points sur lesquels
l’auteur n’a pas assez insisté.
Et d’abord la justice humaine étant faillible, elle
ne saurait infliger un châtiment sur lequel elle ne
peut revenir. Mettez l’homme en prison parce que,
son innocence reconnue, vous pouvez en tirer les
verrous ; mais ne le mettez pas dans un tombeau
dont la porte est close à jamais. Il n’y a que Dieu qui
puisse punir éternellement, parce que Dieu ne saurait
se tromper ; c’est une insulte à ce Dieu de lui
disputer ce droit de suprême justice, de disposer en
créateur de ses créatures, d’ôter ce que l’on ne peut
donner. La peine de mort est un blasphème, un
sacrilège.
D’autre part, vous enlevez au criminel le remords,
c’est-à-dire la rédemption. Cet homme qui a mal
fait, vous ne lui laissez pas le temps de bien faire
pour se racheter. Et ici encore j’invoquerai la
religion ; vous désobéissez au Christ, qui releva la
Madeleine, vous qui ne savez punir le crime qu’en
l’écrasant du talon. La pécheresse eut la seconde
moitié de sa vie passée dans les larmes et le repentir,
pour effacer les péchés de la première. Votre
criminel à vous n’a que quelques heures, et encore,
dans l’état de trouble terrible où il se trouve, il ne
saurait en profiter. Cet homme est donc damné par
votre faute et, s’il y a une justice au ciel, cette
damnation retombe sur votre tête, sur l’humanité
tout entière. Je conclus donc une seconde fois que la
peine de mort est un blasphème et un sacrilège.
Victor Hugo me semble ne pas réfuter entièrement
les grands arguments des amants de la guillotine,
celui de l’exemple. Il ne paraît pas l’attaquer
franchement ; on dirait qu’il feint d’ignorer que
l’idée est celle-ci : l’homme sur le point de
commettre son crime n’est-il pas arrêté par l’idée de
la mort, cette loi du talion qui fait dans sa réalité
terrible pâlir les plus courageux ? L’exemple, pour
moi, n’est pas dans le hideux tableau ; le couperet, le
bourreau, la foule accourue, n’ont rien à voir là-
dedans ; il est dans cette pensée du misérable, avant
le crime : « Si tu tues, il est des lois qui te tueront. »
Certes, envisagé sous ce point de vue, cet argument
est formidable ; que sont les bagnes, que sont les
prisons cellulaires auprès de la mort ? Tous vous
crieront : « La prison, la prison éternelle, mais
laissez-moi vivre ! » Ainsi, la peine capitale par son
atrocité même semble devoir arrêter tous les crimes.
En est-il ainsi ? Hélas ! non, et la réalité est là pour
nous prouver que l’échafaud, loin d’arrêter les
assassinats, n’en est qu’un de plus, juridique, il est
vrai. Alors, pourquoi ce sinistre épouvantail ;
religion, morale, tout est contre lui, utilité même, et
vous persistez à l’agiter vainement comme un
lambeau ensanglanté. C’est une atrocité inutile, et
fût-elle utile d’ailleurs, il faudrait la rejeter puisque
tout vous le défend. Que ne cherchez-vous une autre
peine ? Je sais qu’il est plus facile d’amputer une
jambe que de soigner des années, mais cette
amputation sera d’autant plus odieuse que la jambe
pourrait être guérissable. Ne venez donc plus me
dire que tous ont peur de la mort, ce qui est une
naïveté ; que cette menace de mort arrête les
assassins, ce qui n’est pas vrai ; qu’enfin vous vous
servez de la guillotine parce que vous n’avez pas
d’autre châtiment aussi terrible et aussi aisé, ce qui
est à la fois un aveu d’impuissance, de cruauté et de
paresse.
À l’œuvre donc, législateurs ; refaites le Code
pénal, si le Code pénal est mal fait, mais ne souffrez
pas qu’il soit dit que la justice humaine est
impuissante, paresseuse et cruelle. Que dis-je ?
immorale, sacrilège, offensant les hommes et Dieu
lui-même.
Je crois que tu as lu Le Dernier Jour d’un
condamné. C’est bien l’œuvre la plus étrange qu’on
puisse lire ; un frisson d’épouvante vous prend dès la
première ligne ; on subit toutes les angoisses du
misérable, on monte sur l’échafaud avec lui. Je ne
fais pas un crime à l’auteur de vous briser ainsi ; il
n’avait qu’un but, rendre odieuse la peine de mort ;
voulez-vous donc qu’il fît une idylle ? Il a pris le
chemin le plus court, s’adresser à vos cœurs, à vos
nerfs, faire dresser les cheveux, vous apitoyer, mêler
en vous l’épouvante à la pitié. Quand on veut la fin,
il faut vouloir les moyens.
Il se sera dit, sans doute : « Plus ma peinture sera
horrible, plus je gagnerai ma cause, qui, après tout,
est une cause grande et belle. » Ce reproche
d’horreur est donc un éloge ; il ne peut lui être
adressé que par ceux-là mêmes qui condamnent et
que son roman vient troubler chaque nuit par de
troublantes visions. Faites disparaître la peine de
mort, faites de ce livre, terrible réalité, un vain rêve,
et tous dormiront tranquilles, et l’on ne verra plus
qu’une question d’art là où s’agite affreusement une
question morale. Qu’on ne me demande pas surtout
de quel droit l’auteur a employé toute sa poésie à
rendre plus terrible cette idée, de quel droit il a
choisi et traité cet atroce sujet. – Du droit de tout
honnête homme, répondrai-je, du droit de celui qui
découvre hardiment une plaie dévorante que des
gens que je ne qualifierai pas croient plus prudent de
cacher. Voici le mal, voici le cancer, guérissez-le au
plus tôt, ne le laissez pas s’étendre et ronger le corps
tout entier. – Mais, me dira-t-on, ce poète n’a pas été
condamné à mort ; il parle au hasard des souffrances
des criminels, il se trompe sans doute, il invente.
Eh ! qu’importe ! Croyez-vous qu’ici l’imagination
puisse dépasser la réalité ? Croyez-vous que les
tortures réelles le cèdent à ces tortures inventées ?
Vous tremblez devant ces sanglots que rêve le poète,
que serait-ce donc si vous entendiez de véritables
cris, si vous voyiez de véritables pleurs ? Je le dis
avec vous, l’auteur se trompe sans doute ; ce ne sont
peut-être pas là les sensations du condamné, mais si
éloignées de l’horrible réalité qu’elles soient, elles
suffisent pour soulever un coin du rideau sanglant et
nous faire entrevoir la vérité mille fois plus hideuse.
Je m’épouvante, je pleure de pitié, je crie presque au
martyre, et c’est ce que veut le poète. – La religion
s’est crue attaquée dans différents chapitres. Ainsi,
l’aumônier des prisons, présenté comme habitué à
ces sortes de scènes et incapable d’émouvoir, de
consoler, de convertir, a soulevé bien des cris. Peut-
être y a-t-il d’honorables exceptions ; mais dans
cette question de vie ou de mort, de salut et de
damnation, si l’on avoue un seul cas où le poète soit
dans le vrai, la peine de mort devient aussitôt une
chose impie. On ne se contente pas alors de tuer le
corps, on tue l’âme. Il est d’ailleurs des pages
charmantes dans ce chaos de râles et de sanglots. Le
chapitre XXXIII, par exemple, où le condamné,
quelques heures avant sa mort, se souvient de son
premier amour. Cette Pépa qui vient lire par-dessus
son épaule, dans le grand jardin, aux dernières lueurs
du crépuscule ; ce baiser de deux enfants de quinze
ans, cette naïveté de jeune fille, c’est un de ces doux
rayons qui vous reposent et vous font sourire. Et
cette scène d’une navrante tristesse, où la fille du
condamné vient le voir une dernière fois, quelle est
la mère qui ne pleure, qui ne maudisse alors
l’échafaud, ce couperet stupide qui frappe l’innocent
comme le coupable ?
(Fin de la tartine.)
Je suis fort occupé en ce moment. Je termine une
nouvelle intitulée Un coup de vent, style simple et
gracieux2.
Quand je serai à Aix, je te la ferai lire, et tu me
diras ton avis. Je compte en composer cinq ou six
pareilles et les faire éditer ensemble sous le titre
général de Contes de mai3. Mon rêve est de faire
paraître, avant deux ans d’ici, deux volumes, un de
prose et un de vers. Quant à l’avenir, je ne sais ; si je
prends définitivement la carrière littéraire, j’y veux
suivre ma devise : Tout ou rien ! Je voudrais par
conséquent ne marcher sur les traces de personne ;
non pas que j’ambitionne le titre de chef d’école –
d’ordinaire, un tel homme est toujours
systématique – mais je désirerais trouver quelque
sentier inexploré, et sortir de la foule des écrivassiers
de notre temps. Le poème épique – j’entends un
poème épique à moi et non une sotte imitation des
anciens – me paraît une voie assez peu commune. Il
est une chose évidente, chaque société a sa poésie
particulière ; or, comme notre société n’est pas celle
de 1830, comme notre société n’a pas sa poésie,
l’homme qui la trouverait serait justement célèbre.
Les aspirations vers l’avenir, le souffle de liberté qui
s’élève de toutes parts, la religion qui s’épure : voilà
certes les sources puissantes d’inspiration. Le tout
est de trouver une forme nouvelle, de chanter
dignement les peuples futurs, de montrer avec
grandeur l’humanité montant les degrés du
sanctuaire. Tu ne peux nier qu’il y ait là quelque
chose de sublime à trouver. Quoi ? je l’ignore
encore. Je sens confusément qu’une grande figure
s’agite dans l’ombre, mais je ne puis saisir ses traits.
N’importe, je ne désespère pas de voir la lumière un
jour ; c’est alors que cette forme d’un nouveau
poème épique, que j’entrevois vaguement, pourra
me servir. En attendant la maturité de ces idées, en
attendant d’être homme, je veux, comme je te l’ai
dit, préparer ma voie, faire deux premiers pas, c’est-
à-dire jeter au public un volume de vers et un
volume de prose.
Il m’est poussé ces jours derniers une certaine
idée dans la tête. C’est de former une société
artistique, un club, lorsque tu seras à Paris, ainsi que
Cézanne. Nous serons quatre fondateurs, vous deux,
moi, Pajot4, jeune homme pour lequel je te demande
ton amitié. Nous serons excessivement difficiles
pour recevoir de nouveaux membres ; ce ne serait
qu’après une longue connaissance et du caractère et
des opinions que nous les accepterions dans notre
sein. Nos réunions hebdomadaires, par exemple,
seraient employées à se communiquer les uns aux
autres les pensées que l’on aurait eues, les remarques
que l’on aurait faites durant la semaine ; les arts
seraient, bien entendu, le grand sujet de
conversation, bien que la science n’en soit nullement
exclue. Le but surtout de cette association serait de
former un puissant faisceau pour l’avenir, de nous
soutenir mutuellement, quelle que soit la position
qui nous attende. Nous sommes jeunes, l’espace est
à nous, ne serait-il pas sage avant de nous élancer de
nous serrer la main, de former un nouveau lien entre
nous, pour qu’une fois dans la lutte nous sentions à
nos côtés un ami, ce rayon d’espoir dans la nuit
humaine ? Outre cet avantage futur, nous aurions
celui de passer une agréable journée, chaque
semaine, de vivre et de fumer quelques bonnes
pipes.
— Si tu le désires, nous reparlerons de vive voix
de ce projet.
Cézanne a dû te parler de Chaillan, du fameux
Amphyon qu’il a gâché d’après mon académie5. Ce
Chaillan est un garçon fort curieux, bon homme au
fond, mais d’une surface tellement dépolie qu’on ne
peut le prendre d’aucun côté sans éprouver un
désenchantement. Il n’est pas fat, et c’est là ce qui
fait que je l’aime presque ; s’il n’a pas de talent, au
moins ne s’en croit-il pas, ce qui le rend très
supportable. J’aime mieux aussi me promener avec
lui qu’avec un Marquezi6 ; et il est pourvu de plus
d’une certaine dose de bon sens qui fait qu’on
l’écoute sans déplaisir. C’est le seul être avec Pajot
que je fréquente ici ; nous avons vidé et nous vidons
encore maintes bouteilles de vin blanc, voire de
Champagne ; nous fumons, nous rions et une heure
se passe sans trop d’ennui.
Cette lettre est sans doute bien peu intéressante. Je
ne veux plus recommencer notre ancienne
discussion, ni même en entamer une autre ; d’un
autre côté, ma vie est des plus monotones, et, dès
qu’il vient une idée sous ma plume, je la rejette en
me disant : « J’aime mieux la lui dire de vive voix. »
Toutes ces causes réunies font donc que je ne sais
trop que te dire et que j’emplis cahin-caha mes huit
pages de sottises. Qu’elles te soient légères !
Enfin, finissons la page en parlant un peu de mon
voyage. Je compte aller à Aix le 20 et y attendre ton
arrivée de Marseille. Si tout marche selon mes
désirs, je ne t’écrirai plus ; c’est-à-dire que dès mon
arrivée à Aix je t’en préviendrai par une lettre datée
de cette ville. Autrement, si je ne puis être à Aix le
20, je t’écrirai encore une lettre de Paris vers cette
époque, lettre dans laquelle je te dirai si tu peux
m’écrire les résultats de ton examen et les
dispositions que tu prends pour les vacances. Ainsi
donc, de toute manière, ne m’écris pas avant de
recevoir une lettre de moi, datée soit de Paris, soit
d’Aix, et te disant dans ces deux cas ce que je dois
faire.
S’il faut te l’avouer, mon voyage n’est pas encore
bien décidé, c’est-à-dire j’espère tout et ne tiens rien.
En tout cas, j’éprouve un tel besoin de vous voir, de
vivre un peu, que je suis disposé à mettre Pélion sur
Ossa7 (classique) pour arriver à mon but. Compte
donc sur moi.
Ô jeune homme qui a pâli sur les livres ! secoue,
secoue la poussière scientifique, bourre ta pipe et
remplis ton verre ; or, voici le mois des folies !
Ma lettre est fort plate. Bonsoir. Je te serre la
main. Mes respects à tes parents.
Ton ami.
Une charmante expression trouvée dans une
lettre de Cézanne : « Je suis en nourrice chez les
illusions8. »
Ces trois dernières pages sont d’un pitoyable
français.
1 Publié pour la première fois en 1829, le roman de Victor Hugo avait été complété, en
1832, par une longue préface dans laquelle l’auteur expliquait pourquoi il était hostile à la
peine de mort.
2 Cette nouvelle est restée inédite jusqu’à sa publication, à l’époque moderne, dans les
Œuvres complètes de l’écrivain (OC, I, p. 511-531). Le manuscrit, qui a été conservé,
indique la date de son achèvement : « 3 septembre 1860 ». C’est ce qui nous permet de
dater cette lettre à Baille du début du mois de septembre 1860 (nous tenons compte
également de l’allusion, qui est faite plus loin, au voyage prévu à Aix pour la fin du
mois).
3 Ce projet – celui des Contes à Ninon – ne fut réalisé qu’en novembre 1864.
4 Voir la lettre précédente, p. 80, note 2.
5 Voir la lettre précédente, p. 80, note 1.
6 Condisciple du collège d’Aix, Sauveur Marquezi (né en 1839) était le fils d’un
conseiller à la cour d’appel d’Aix.
7 C’est-à-dire : à faire tous les efforts possibles (voir supra, p. 42, note 1).
8 Les lettres de Cézanne appartenant à cette période ont été perdues. Cette citation en
constitue l’unique trace.
À Jean-Baptistin Baille
[Paris, vers le 10 février 1861]
Mon cher ami,
Un peu d’indisposition et beaucoup de paresse
m’ont empêché jusqu’à ce jour de t’écrire.
Qu’importe d’ailleurs notre correspondance, le vide
d’intérêt est si peu propre à échanger nos idées. Le
grand point est que nous n’oublions pas que nous
possédons un ami dont nous connaissons le cœur. Tu
vois que je me range à tes silences si prolongés et
que je ne raille plus tes lettres aux rares apparitions.
Attendons d’être réunis, et alors nous chercherons à
nous connaître de nouveau ; je suis certain que les
changements survenus en nous ne seront pas un
obstacle à notre amitié.
Toutefois la paresse me pèse, et je commence une
longue épître, peu soucieux du contenu, écrivant
pour écrire. C’est là une louable habitude ; je me
traîne bien des mois, je bâtis des romans, puis un
beau matin, las de rêver, je me remets au travail,
jetant sur le papier les premières pensées venues.
Causons donc de ceci et de cela ; te rappeler mon
souvenir, me rappeler le tien, tel est mon but ; et je
l’atteindrai quel que soit mon sujet, le ciel, l’enfer,
l’idéal ou la réalité.
Voici ma transition trouvée, puisque transition il
faut, prétendent les classiques. Tu me parles
justement de l’idéal et de la réalité, et tu me
proposes de recommencer notre ancienne discussion
sur ce sujet, seulement en changeant les positions,
toi devenant l’idéaliste et moi le réaliste. Une telle
idée ne saurait me plaire ; j’ai écrit selon ma façon
de voir et, si je m’examine, je ne trouve aucun
changement dans ma pensée. Je me mentirais à moi-
même si je t’adressais à cette heure les lettres que tu
m’as adressées anciennement. Je ne puis devenir
réaliste dans le sens que tu donnais à ce mot et, me
faisant une loi des nécessités matérielles, étouffer
tous les nobles élans de la créature. Mais, comme je
ne cessais de te le répéter, je me suis souvent heurté
à la réalité ; je la connais et, si tu le désires, je puis te
la montrer, quitte à te parler ensuite du ciel et à te
découvrir une étoile dans chaque bourbier que je
sonderai. Ce qui m’irritait profondément autrefois
était cette persistance de ta part à ne pas vouloir
comprendre ma philosophie. J’avais beau te crier :
« La réalité est triste, la réalité est hideuse ; voilons-
la donc sous des fleurs ; n’ayons de commerce avec
elle qu’autant que notre misérable humanité l’exige ;
mangeons, buvons, satisfaisons tous nos appétits
brutaux, mais que l’âme ait sa part, que le rêve
embellisse nos heures de loisir. » Tu me répondais
invariablement que je me perdais aux nues, que je ne
voyais pas ce qui m’aveuglait. Ne pas le voir, bon
Dieu ! Je détourne les yeux du fumier pour les porter
sur les roses, non pas que je nie l’utilité du fumier
qui fait éclore mes belles fleurs, mais parce que je
préfère les roses, si peu utiles pourtant. Tel je me
montre à l’égard de la réalité et de l’idéal. J’accepte
l’une comme nécessaire, je m’y soumets selon la
nature ; mais, dès que je puis m’échapper de cette
ornière commune, je cours à l’autre et je m’égare
dans mes prairies bien-aimées.
Quant à toi, je ne t’ai pas soupçonné un instant de
mauvaise foi dans la proposition que tu me fais. Je te
crois incapable de parler contre ton opinion et de
t’amuser à un misérable jeu en défendant
aujourd’hui ce que tu as attaqué hier. Laissons cela à
une science si improprement appelée le droit. Au
contraire, je me réjouis d’une chose ; puisque tu
défends l’idéal, je t’ai donc converti et tu as donc
enfin jeté aux orties ces raisonnements puérils sur la
nécessité du boire et du manger. Nous avons nos
rayons et nos ombres, nous, pauvres humains. Nos
ombres sont ces liens matériels et vitaux qui nous
attachent à la terre ; nos rayons, ces ailes qui nous
emportent aux cieux. Lorsque le laboureur, la sueur
au front, a passé la journée à féconder son champ, il
rentre et goûte de douces heures près du foyer
domestique. Soyons ce laboureur, mon pauvre vieux,
et sachons faire habilement succéder les rayons aux
ombres. Que le corps se repaisse, puis que l’âme ait
son tour.
Parmi les réalités navrantes qui viennent
assombrir notre jeunesse, il en est une contre
laquelle se brise chaque cœur généreux, la
désillusion de l’amour. À seize ans, nous faisons de
beaux rêves ; notre sang bout dans nos veines, et
nous brûlons de les réaliser. Aussi nous jetons-nous
en aveugle à la poursuite de notre chimère ; la
première femme rencontrée est celle que nous
cherchons ; notre poésie nous la montre telle que
nous l’avons rêvée, et, en fous que nous sommes,
nous plaçons en elle tout un avenir de bonheur !
Hélas ! ce beau ciel ne tarde pas à s’obscurcir ; un
jour nous avouons avec angoisse que nous nous
sommes trompés. Mais nous sommes jeunes encore ;
nous poursuivons de nouveau notre idéal, nous
aimons de nouvelles maîtresses, et ce n’est que
lorsque nous avons parcouru tous les rangs, depuis la
fille publique jusqu’à la vierge, que brisés, nous
déclarons que l’amour n’existe pas. C’est là ce que
les vieux appellent de l’expérience, c’est là ce qu’ils
regardent comme une qualité et nous jettent à la face
pour dominer. Veuille le ciel que je reste toujours
fou à ce prix et que, vieillard, j’aie encore toutes ces
illusions qui nous font traiter d’écervelés !
Il est, il me semble, une question que le jeune
homme devrait se poser avant tout, question, il est
vrai, qui n’empêcherait pas son rêve de s’évanouir,
mais au moins qui pourrait le guider et le faire agir
en connaissance de cause. Cette question est celle-
ci : Dans quelle sorte de femmes vais-je choisir mon
amante ? Sera-ce une fille de joie, une veuve, une
vierge ? – Tu me demandais de la réalité ; le sujet
vient de lui-même et je ne puis le refuser. Fouillons
donc la fange, mon ami, et montrons la presque
impossibilité de rencontrer celle que nous cherchons.
Je puis te parler savamment sur la fille à parties.
Parfois il nous vient, à nous autres, cette folle idée
de ramener au bien une malheureuse, en l’aimant, en
la relevant du ruisseau. Nous croyons remarquer en
elle un bon cœur, une dernière lueur d’amour, et,
sous un souffle de tendresse, nous tâchons d’activer
l’étincelle et de la changer en un brasier ardent.
D’une part, notre amour-propre est en jeu, de l’autre,
nous répétons de belles pensées telles que celles-ci :
que l’amour lave toute souillure, qu’il suffit à lui
seul pour contrebalancer tous les défauts. Hélas !
que toutes ces formules sont belles, mais combien
elles sont menteuses ! La fille à parties, créature de
Dieu, a pu avoir en naissant tous les bons instincts ;
seulement l’habitude lui a fait une seconde nature. Je
ne dis pas que son cœur soit toujours corrompu par
caractère, mais toujours la trace des débauches y
demeure, toujours le bien y a été effacé par le mal.
D’une légèreté sans exemple, due sans doute à son
instabilité, elle passe d’un amant à un autre, sans
regretter l’un, sans presque désirer l’autre. D’une
part, rassasiée de baisers, fatiguée de volupté, elle
fuit l’homme quant au corps ; de l’autre, sans nulle
éducation, sans aucune délicatesse de sentiment, elle
est comme privée d’âme, et ne saurait sympathiser
avec une nature généreuse et aimante. Voilà celle
qu’il nous prend parfois la fantaisie d’aimer, créature
détournée du sentier, intermédiaire en quelque sorte
entre la femme et la femelle. Maintenant, suppose un
jeune homme désirant ramener cette misérable
enfant. Il l’a rencontrée dans un bal public, ivre,
appartenant à tous. Quelques mots prononcés sans
suite l’auront touché ; il l’emmène et commence
immédiatement la cure. Il lui prodigue mille
caresses, lui remontre doucement combien la vie
qu’elle mène est maudite, puis, passant de la théorie
à la pratique, veut qu’elle change sa toilette
affichante contre des vêtements plus simples, plus
décents, et surtout qu’elle l’aime, s’attache à lui et
oublie peu à peu ses habitudes de bal, de café.
J’entends que notre jeune homme ne soit ni un sot,
ni un jaloux ; qu’il s’y prenne avec habileté et ne lui
demande pas une vertu parfaite dès le premier jour.
Mais, quel que soit son amour, quelle que soit sa
finesse, je puis jurer qu’il n’arrivera qu’à se faire
détester. On le nommera tyran, on le froissera de
mille façons, lui parlant de tel ou tel ancien amant
plus beau, plus généreux que lui, lui racontant mille
et mille fredaines, plus sales les unes que les autres,
ne l’entretenant que de débauches, que de sottises,
que de niaiseries. Si bien que, las de frapper sur
chaque fibre sans rien en tirer, las de prodiguer des
trésors d’amour et de n’éveiller aucun écho, il
laissera faiblir sa tendresse et ne demandera plus à
cette femme qu’une belle peau et de beaux yeux.
C’est ainsi que finissent tous les rêves que nous
faisons sur les filles perdues. Par bonheur, nous
retirons de cet amour trompé un excellent résultat.
Nous nous sentons pris d’une horreur profonde pour
la débauche, et si nous cherchons encore le vice, ce
n’est qu’à contrecœur et en sachant que nous
agissons mal. Tu crois peut-être que ce n’est ici
qu’un cas particulier, et qu’en te racontant cette
histoire, je ne saurais parler de la généralité. J’ai
bien peur, pour un seul échantillon, de connaître
l’espèce entière. Règle générale : toute lorette adore
ces poseurs de café qui le leur rendent en les
méprisant, en les traitant encore plus mal qu’elles ne
le méritent. Pourvu qu’on leur jette de la soie, des
pièces de cent sous, qu’on ne les fatigue pas trop
d’amour ni de morale, elles poursuivent, persuadées
que vous êtes un fripon, un imbécile, que vous les
insultez ! voire même que vous prenez un bâton.
Mais qu’elles rencontrent un cœur noble, qui tâche
de les relever par l’amour, et qui, avant tout, voulant
pouvoir les estimer, cherche à les rendre honnêtes
femmes, ah ! celui-là, elles le bafouent, le gardent
parfois pour son argent, mais ne l’aiment jamais,
même dans le singulier sens qu’elles donnent à ce
mot. De sorte qu’on arrive par cette observation à
cette bizarre formule : « Aimez la lorette, elle vous
méprisera ; méprisez-la, elle vous aimera. »
Notre jeune homme trompé une première fois
s’adressera-t-il à une veuve ? Ici l’expérience me
manque et je ne puis que deviner et dire mon propre
goût. Il est pourtant une remarque que je fais : d’où
vient qu’à vingt ans, lorsque nous rêvons une
amante, cette amante n’est jamais une veuve, c’est-
à-dire une femme faite, passée maître en fait
d’amour et dont nous ne serions, à coup sûr, que les
écoliers peut-être maladroits ? Cela ne viendrait-il
pas de cette pensée que notre amante doit tout tenir
de nous et, d’autre part, de cette timidité d’enfant qui
recule devant une expérience plus grande, de cette
exquise jalousie de l’amant qui veut la rose dans tout
son parfum pour l’effeuiller facilement ? Quoi qu’il
en soit, je constate le fait ; la veuve n’est pas l’idéal
de nos rêves : cette femme libre, plus âgée que nous,
nous effraye. Je ne sais quel pressentiment nous
avertit que, honnête, elle nous amènera
prosaïquement et sans amour au mariage, et que,
légère, elle fera de nous un jouet qu’elle jettera
ensuite pour un autre. Nous préférons tenter la
femme entretenue, tenter le vice, comme je te le
disais tantôt, que de nous heurter à une vertu fardée.
Nous préférons la femme libre par une émancipation
volontaire que celle à qui un triste accident vient de
rendre une liberté, peut-être désirée ; nous préférons
enfin, emportés par nos jeunes cœurs, essayer une
bonne action, nous battre au nom du bien contre la
débauche, que d’aimer une femme déflorée aussi, et
dont l’amour ne présente ni les difficultés, ni la
poésie de l’autre. Effet de nos cerveaux fêlés, me
dira-t-on. C’est possible ; non, je le répète, une
veuve nous effraye et nous ne la choisissons que
rarement pour première maîtresse. Je suis d’ailleurs
peu au courant de ces dames, et je n’affirme pas
pour réel ce que je viens de dire.
Reste la vierge, cette fleur d’amour, cet idéal de
nos seize ans, vision qui sourit à nos chevets, amante
pure du poète qui le console dans ses rêves dorés. La
vierge, cette Ève avant le péché : dernier rayon du
ciel sur la terre, suprême manifestation du beau, du
bien, de la divinité elle-même. Hélas ! où est-elle
cette créature divine, si innocente que la fange des
hommes ne saurait la souiller, libre comme l’oiseau,
n’agissant que par elle-même et agissant toujours
bien ? Je vois çà et là de petites pensionnaires, des
jeunes filles fraîches du couvent. On me les donne
comme vierges ; je veux bien le croire ; mais c’est
une mauvaise raillerie de me parler de la virginité
physique lorsque je demande la virginité morale.
Que me fait que ces demoiselles sachent bien faire la
révérence, qu’elles sachent ceci et cela ; que même
on ait pu les cloîtrer si étroitement que nulles lèvres
d’homme ne se soient encore posées sur les leurs. Ce
que je voulais en elles, c’était la chasteté de l’âme,
l’amour du grand et du beau, la liberté d’action, sans
laquelle on n’arrive qu’à l’hypocrisie et qu’au vice.
Et encore ces prétendues qualités dont je n’ai que
faire, on me les vend au poids de l’or ; on fait sonner
haut à mes oreilles les yeux baissés, l’air enfantin et
niais de la jeune poupée ; puis, lorsqu’on m’a bien
détaillé ses mérites, sans seulement qu’il soit
question de mon amour et du sien, sans qu’on me
permette de la connaître et de sympathiser avec elle,
on me crie, au nom des mœurs : « Monsieur, cela
coûte tant ; mariez-vous d’abord, vous vous aimerez
ensuite, si faire se peut. » On l’a dit avant moi, nous
étalons la prostitution en plein soleil, mais nous
cachons à tous les yeux la virginité. De sorte que, ne
pouvant pénétrer jusqu’au sanctuaire, dégoûtés par
la vénalité des vendeurs du temple, nous nous
adressons au ruisseau. La vierge pour nous n’existe
pas ; elle est comme un parfum sous triple enveloppe
que nous ne pouvons posséder qu’en jurant de le
porter toujours sur nous. Est-il donc si étonnant que
nous hésitions à choisir ainsi en aveugle, tremblant
de nous tromper de sachet et d’en acheter un d’une
odeur nauséabonde ? Ma vierge idéale est libre avant
tout ; ce n’est qu’à cette condition que son âme est
pure, exempte de feinte ; ce n’est surtout qu’à cette
condition que je peux sympathiser avec elle,
l’estimer et enfin l’aimer.
Telle est pour moi la navrante réalité : la noceuse
est à jamais perdue, la veuve m’effraye, la vierge
n’existe pas. Tu nies donc l’amour, me diras-tu, et tu
as renoncé à trouver sur la terre une amante. Je ne
nie point l’amour et je ne désespère de rien :
seulement j’attends quelque bon ange, quelque rare
exception aux règles que je viens de poser. Je sais
parfaitement que je rêve tout éveillé, que mon désir
ne se réalisera peut-être jamais ; mais il y a un peut-
être et c’est là ma branche de salut. Je me
cramponne à cette idée de possibilité, et je pars de là
pour bâtir de longs romans où tout est pour le mieux
et où, près de ma compagne, je me couronne de
roses et m’enivre de volupté céleste. Puis, lorsque
mon rêve s’évanouit, je doute parfois que ce soit un
rêve, je crois réellement avoir été le héros de ce
poème. Je n’en demande pas plus au ciel qui m’a
doué d’une imagination assez vive pour
m’illusionner ainsi. Dans mes heures de réalité, je
suis d’ailleurs bien moins absolu qu’autrefois. Je
demande à ma maîtresse de m’aimer seulement
pendant la minute que je la tiens dans mes bras ;
d’être gracieuse avec moi, surtout de feindre plus
d’amour qu’elle n’en a et de ne jamais me désabuser
des rêves que je puis faire. Mais, à te vrai dire, toute
cette réalité présente me semble hideuse ; je ne
l’accepte que parce qu’elle s’impose. Combien je
préfère mes instants d’espérance et de rêverie !
J’ai changé de demeure et ma nouvelle adresse est
rue Neuve-Saint-Étienne-du-Mont, no 24. J’habite là
un petit belvédère, occupé autrefois par Bernardin de
Saint-Pierre et où il a, dit-on, écrit presque toutes ses
œuvres. Une mansarde de bon augure pour un poète.
– Ne m’en veux pas trop si je garde de longs
silences. J’ai de grosses occupations, d’abord à
paresser, puis à travailler à un long poème que je
viens de commencer1, puis à faire un petit acte en
prose pour un nouveau théâtre qui se monte aux
Champs-Élysées, puis enfin à courir de côté et
d’autre pour un emploi que je sollicite et que je
compte obtenir bientôt. Tu vois que je songe à une
position.
— Voici Cézanne qui va venir me retrouver. Et
toi, mon pauvre vieux, à quand ton bienheureux
voyage ? Je t’attends toujours au mois d’octobre ; et
je serai charmé de cesser cet échange de lettres, si
plates le plus souvent et où nous disons si peu. Que
cela ne t’empêche pourtant de me répondre au plus
tôt. Quant à moi, je ne resterai pas un mois sans
t’écrire, et je pourrai sans doute te parler plus
sûrement sur ma situation matérielle et morale.
Je te serre la main. Ton ami.
Mes respects à tes parents.
Je n’ai jamais eu les yeux malades et je ne sais
trop qui a pu mettre en circulation un tel canard. Mes
entrailles seules me font souffrir de temps en temps.
1 Peut-être s’agit-il du poème intitulé « Religion » (OC, I, p. 97-102).
À Paul Cézanne
Paris, 3 mars [1861]
Mon cher Paul,
Je ne sais, j’ai de mauvais pressentiments sur ton
voyage, j’entends sur les dates plus ou moins
prochaines de ton arrivée. T’avoir auprès de moi,
babiller tous deux, comme autrefois, la pipe aux
dents et le verre à la main, me paraît une chose
tellement merveilleuse, tellement impossible, qu’il
est des moments où je me demande si je ne m’abuse
pas, et si ce beau rêve doit bien se réaliser. On est si
souvent abusé dans ses espérances que la réalisation
d’une d’elles vous étonne et qu’on ne la déclare
possible que devant la certitude des faits. – J’ignore
de quel côté soufflera l’ouragan, mais je sens comme
une tempête sur ma tête. Tu as combattu deux ans
pour en arriver au point où tu en es ; il me semble
qu’après tant d’efforts la victoire ne peut te rester
complète sans quelques nouveaux combats. Ainsi
voici le sieur Gibert1 qui tâte tes intentions, qui te
conseille de rester à Aix ; maître qui voit sans doute
avec regret un élève lui échapper. D’autre part, ton
père parle de s’informer, de consulter le susdit
Gibert, conciliabule d’où résulterait inévitablement
le renvoi de ton voyage au mois d’août. Tout cela me
donne des frissons, je tremble de recevoir une lettre
de ta part où, avec maintes doléances, tu m’annonces
un changement de date. Je suis tellement habitué à
considérer la dernière semaine de mars comme la fin
de mon ennui, qu’il me serait très pénible, n’ayant
fait provision de patience que jusque-là, de me
trouver seul à cette époque. Enfin, suivons la grande
maxime : laissons couler l’eau ; et nous verrons ce
que le cours des événements nous apportera de bon
ou de mauvais. S’il est dangereux de trop espérer,
rien n’est sot comme de désespérer de tout ; dans le
premier cas, on ne risque que sa gaieté future, tandis
que dans le second on s’attriste même sans cause.
Tu me fais une question singulière. Certainement
qu’ici, comme partout ailleurs, on peut travailler, la
volonté y étant. Paris t’offre, en outre, un avantage
que tu ne saurais trouver autre part, celui des musées
où tu peux étudier d’après les maîtres, depuis onze
heures jusqu’à quatre heures. Voici comment tu
pourras diviser ton temps. De six à onze tu iras dans
un atelier peindre d’après le modèle vivant ; tu
déjeuneras, puis, de midi à quatre, tu copieras, soit
au Louvre, soit au Luxembourg, le chef-d’œuvre qui
te plaira. Ce qui fera neuf heures de travail ; je crois
que cela suffit et que tu ne peux tarder, avec un tel
régime, de bien faire. Tu vois qu’il nous restera toute
la soirée de libre et que nous pourrons l’employer
comme bon nous semblera, et sans porter aucun
préjudice à nos études. Puis, le dimanche, nous
prendrons notre volée et nous irons à quelques lieues
de Paris ; les sites sont charmants et, si le cœur t’en
dit, tu jetteras sur un bout de toile les arbres sous
lesquels nous aurons déjeuné. Je fais chaque jour des
rêves charmants que je veux réaliser lorsque tu seras
ici : le travail poétique, tel que nous l’aimons. Je suis
paresseux pour les travaux de brute, pour les
occupations qui n’occupent que le corps et étouffent
l’intelligence. Mais l’art, qui occupe l’âme, me ravit,
et c’est souvent lorsque je suis couché
nonchalamment que je travaille le plus. Il y a une
foule de gens qui ne comprennent pas cela, et ce
n’est pas moi qui me chargerai de le leur faire
comprendre. – D’ailleurs, nous ne sommes plus des
gamins, il nous faut songer à l’avenir. Travaillons,
travaillons : c’est l’unique moyen d’arriver.
Quant à la question pécuniaire, il est un fait que
125 francs par mois ne te permettront pas un grand
luxe. Je veux te faire le calcul de ce que tu pourras
dépenser. Une chambre de 20 francs par mois ; un
déjeuner de 18 sous et un dîner de 22 sous, ce qui
fait 2 francs par jour, ou 60 francs par mois ; en
ajoutant les 20 francs de chambre, soit 80 francs par
mois. Tu as ensuite ton atelier à payer ; celui de
Suisse2, un des moins chers, est, je crois, de
10 francs ; de plus, je mets 10 francs de toiles,
pinceaux, couleurs ; cela fait 100 francs. Il te restera
donc 25 francs pour ton blanchissage, la lumière, les
mille petits besoins qui se présentent, ton tabac, tes
menus plaisirs : tu vois que tu auras juste pour te
suffire, et je t’assure que je n’exagère rien, que je
diminue plutôt. D’ailleurs, ce sera là une très bonne
école pour toi ; tu apprendras ce que vaut l’argent et
comme quoi un homme d’esprit doit toujours se tirer
d’affaire. Je le répète, pour ne pas te décourager, tu
peux te suffire. – Je te conseille de faire à ton père le
calcul ci-dessus ; peut-être la triste réalité des
chiffres lui fera-t-elle un peu plus délier sa bourse. –
D’autre part, tu pourras te créer ici quelques
ressources par toi-même. Les études faites dans les
ateliers, surtout les copies prises au Louvre se
vendent très bien ; et quand tu n’en ferais qu’une par
mois, cela grossirait gentiment la somme pour les
menus plaisirs. Le tout est de trouver un marchand,
ce qui n’est qu’une question de recherche. – Viens
hardiment, une fois le pain et le vin assurés, on peut,
sans péril, se livrer aux arts.
Voici bien de la prose, bien des détails matériels ;
comme elle te concerne et que de plus elle est utile,
j’espère que tu me la pardonneras. Ce diable de
corps est gênant parfois, on le traîne partout, et
partout il a des exigences terribles. Il a faim, il a
froid, que sais-je ? et toujours l’âme qui voudrait
parler et qui à son tour est obligée de se taire et de
rester comme si elle n’était pas, pour que ce tyran se
satisfasse. Heureusement qu’on trouve un certain
plaisir dans le contentement de ses appétits.
Réponds-moi au moins avant le 15, pour me
rassurer et me dire les nouveaux incidents qui
peuvent se présenter. En tout cas, je compte que tu
m’écriras la veille de ton départ, le jour et l’heure de
ton arrivée. J’irai t’attendre à la gare et t’emmènerai
sur-le-champ déjeuner en ma docte compagnie. – Je
t’écrirai d’ici là. – Baille m’a écrit. Si tu le vois
avant de partir, fais-lui promettre de venir nous
retrouver au mois de septembre.
Je te serre la main, mes respects à tes parents.
Ton ami.
1 Joseph Gibert (1808-1884), le directeur de l’école de dessin et de peinture d’Aix, dont
Cézanne suivait alors les cours.
2 Voir supra, p. 64, note 2.
À Jean-Baptistin Baille et Paul
Cézanne
Paris, 18 septembre 1862
Mes amis,
Le soleil luit, et je suis enfermé. Je regarde depuis
une heure des maçons qui travaillent en face de ma
fenêtre ; ils vont, viennent, montent, descendent et
paraissent très heureux. Moi, je suis assis ; je compte
les minutes qui me séparent encore de six heures.
Ah ! maudite tristesse ! c’est là le refrain de toutes
mes chansons.
J’ai commencé, pour mon très grand souci, un
poème sur Jeanne d’Arc1. Jamais sujet ne m’a
présenté pareille difficulté ; d’autant plus que je l’ai
pris sous un point de vue qui exclut les banalités
ordinaires. Je veux créer une Jeanne simple et
parlant comme doit parler une jeune fille ; point de
grands mots, de points d’exclamation, de lyrisme
plus ou moins à sa place ; un récit grand dans sa
simplicité, un vers sobre et disant nettement ce qu’il
veut dire. Ce n’est pas là une petite ambition. Plus je
vais et plus Molière devient mon maître ; le soleil, la
lune, les fleurs, etc., c’est fort beau, mais une pensée
vraie, dite sans emphase, a bien son mérite. Je crois
décidément que je tourne au vers comique ; je
travaillerai sans doute pour le théâtre, mais je ne
veux rien écrire pour la scène avant vingt-huit ou
trente ans. Jusque-là, achevons de nous dégoûter des
épithètes oiseuses, des tirades à effet, des antithèses
hurlant dans leur accouplement. Faisons des poèmes
lyriques, en attendant mieux.
– Jeanne me tourmente sûrement, je finirai par
tirer quelque chose de cette idée ; mais je me prépare
des soirées orageuses. – Quand Baille viendra, peut-
être pourrai-je lui soumettre quelques fragments
terminés du poème ; je marche très lentement. Je
suis dans un jour d’espérance. Il y a tant de sots qu’il
est facile de sortir de la foule, si peu intelligent que
l’on soit. Ayons du courage et travaillons.
Puis, ce matin, comme je fumais une pipe au
soleil en venant à mon bureau, il m’est venu une
joyeuse pensée. Un jour, me suis-je dit, peut-être
dans un an, peut-être dans dix, il me sera permis
d’aller faire un tour en Provence. Avec quel plaisir je
reverrai l’arbre à l’ombre duquel je me suis assis, le
sentier où nous avons rêvé nos rêves de seize ans,
mes vieux amis et moi. Nous serons encore
ensemble et ce sera fête pour nous. Vieux peut-être,
tout au moins entrés dans la vie d’action, nous
vivrons pendant un mois la vie d’autrefois : ah ! les
belles parties, les longs bavardages ; et comme nous
nous reposerons dans ce passé des fatigues du
présent ! Ce jour viendra, allez, nous aurons peut-
être marché de longues heures, nous serons séparés,
vivant dans des mondes différents, inégalement
favorisés par le sort, pourtant nous n’aurons qu’une
âme pour sentir le parfum vague de notre jeunesse.
Oh ! le beau jour, et que nous sommes heureux
d’avoir des souvenirs !
Décidément, je suis joyeux dans ma tristesse
d’aujourd’hui. Je vais travailler jusqu’à minuit, ce
soir, et si je fais encore un beau vers, comme j’en ai
fait un hier, me voilà en provision de gaieté pour
demain. Pauvre fou que je suis !
Je suis bien un peu seul. Décidément, en
novembre, il faut que mon cœur se marie. Une
vision est bonne à seize ans ; à vingt ans et lorsqu’on
a vécu ma vie, il faut une réalité. Le travail âpre et
acharné ne suffit pas pour faire oublier. Je suis d’avis
que rien n’apaise l’appétit comme de manger
beaucoup. J’ai grand faim.
Je ne sais ce que je viens d’écrire et je m’en
soucie peu. Je voulais vous dire simplement que
vous me négligez, et j’ai bien été forcé d’emplir les
quatre pages, puisque le papier était blanc et que
j’avais une plume. Que faites-vous ? Et pourquoi ce
silence ? En amitié il ne faut pas se presser
lentement, mais bien se presser vivement. – J’attends
une lettre ; me la ferez-vous longtemps attendre !
J’attends toujours aussi la copie de Paul. – Hier un
oiseau venant du Sud a passé sur ma tête, et je lui ai
crié : « Oiseau, mon petit ami, n’as-tu pas vu là-bas
sur la route un tableau vagabond ? – Je n’ai rien vu,
m’a-t-il répondu, que la poussière du chemin. Va,
sois bien triste, on t’oublie. » Il mentait, n’est-ce
pas ?
1 Une œuvre dont le manuscrit a été perdu.
À Antony Valabrègue
Paris, le 21 avril 18641
Mon cher Valabrègue,
Je vous écris au courant de la plume, en homme
pressé, non pas que j’aie beaucoup de besogne en ce
moment, mais je suis tellement paresseux que je me
hâte toujours de terminer le travail commencé, pour
ne plus rien faire ensuite.
Parlons de moi. Voilà un sujet intarissable et sur
lequel j’ai au moins le mérite d’écrire en toute
science. Vous me demandez si je n’ai plus d’ennuis
chez M. Hachette. La question est délicate. À vous
vrai dire, la réponse m’embarrasse. Je ne sais pas
bien moi-même jusqu’à quel point j’ai le droit de me
plaindre ; la grande sagesse serait assurément
d’avoir une belle indifférence pour les menus détails
et de vivre en pensée où il me plairait. J’essaie
d’avoir cette sagesse ; je suis souvent en Provence,
souvent au-delà des mers, plus souvent encore au-
delà des étoiles ; ce qui me permet de n’être presque
jamais à mon bureau. Permettez-moi donc de ne pas
répondre à votre première question ; je m’ennuierais
certainement à la librairie, si j’avais toujours
conscience de m’y trouver. Vous me demandez
ensuite si j’ai des nouvelles des Jeux-Floraux2.
D’excellentes : aucune de mes pièces n’est
couronnée. Qu’allais-je faire dans cette galère ? Me
voilà dans une fâcheuse position : je ne puis plus me
moquer de cette Académie. Il y a vraiment un peu
d’enfantillage dans mon caractère ; il est indigne
d’un homme ayant en littérature des opinions bien
arrêtées de sacrifier bêtement à la gloriole. C’est ce
que j’ai fait, et je me trouve puni par mes propres
reproches. Je crois que mes deux pièces de vers ont
été préalablement jetées au panier, sans même être
admises au concours ; elles auront effarouché les
pudiques mainteneurs chargés de maintenir, dans
l’intérêt général, les bonnes mœurs et les bonnes
chevilles. Dieu leur soit en aide dans cette noble
tâche. – Vous me demandez encore si la transcription
de mes Contes3 avance. Je n’ai pas recopié une seule
ligne, et je ne sais quand je commencerai cette
besogne. Je voudrais vous bien faire comprendre ma
façon d’agir envers mes manuscrits. Tant qu’ils sont
sur le métier, j’y songe avec amour, je rêve de les
recopier sur du beau papier, très lisiblement ; ce sont
des enfants adorés, pour lesquels je prépare les plus
riches trousseaux du monde. Ils naissent peu à peu,
ils vivent enfin. Alors se passe en moi un singulier
phénomène. L’enfant me paraît rachitique, sans
grâce aucune ; un invincible dégoût me prend, et je
laisse de côté ce qui m’a coûté tant de travail, pour
songer à une œuvre nouvelle. J’ai une meilleure
excuse à vous donner de ma paresse. Les
conférences de la rue de la Paix m’occupent au point
que je ne dispose plus que d’une seule soirée par
semaine4. J’ai dû rendre compte, successivement,
des études les plus diverses : Chopin, Gil Blas de
Lesage, le peuple dans Shakespeare et dans
Aristophane, les Caractères de La Bruyère, L’Amour
de Michelet, Molière philosophe, etc. Une telle
variété m’oblige à des lectures qui me prennent tout
mon temps. Heureusement, ces conférences vont
bientôt finir. Alors, sans doute, je me remettrai à
travailler pour moi ; mais il est fort possible que
j’achève un roman5 commencé depuis deux ans, sans
m’occuper davantage de mes contes. Il s’agit d’avoir
beaucoup d’œuvres dans son secrétaire ; il est
toujours temps de se mettre en communication avec
les lecteurs.
Parlons de vous maintenant. Vous ne faites rien
sous prétexte qu’il fait chaud. J’aimerais mieux plus
de franchise. Quand on ne fait rien, c’est qu’on a
envie de ne rien faire. Je vous gronde, car je crains
pour vous la déplorable influence du milieu dans
lequel vous vous trouvez. Vite, commencez quelque
épopée en vingt-quatre chants, ou vous allez tout
doucement vous endormir sans vous en apercevoir.
Il n’y a qu’un rien du bâillement au sommeil, et vous
semblez déjà bâiller terriblement. Vous savez que
j’attends de vos vers ; je vous forcerai bien à
travailler en promettant de vous applaudir. Songez à
toutes les belles choses que vous avez à faire.
Parlons des autres. Une demi-page, voilà qui est
suffisant. Cézanne a fait couper sa barbe et en a
consacré les touffes sur l’autel de Vénus Victorieuse.
Baille s’est fait arracher une dent hier soir ; vous
pourriez croire que c’est par pure précaution, pour
ne plus mordre au sang ; mais je vous dois la vérité,
cette dent le faisait beaucoup souffrir. Tous deux,
Baille et Cézanne, Cézanne et Baille, vous serrent
les mains vigoureusement. – Si vous voyez
Marguery, dites-lui donc qu’il me réponde. C’est très
aimable à lui de m’avoir envoyé un exemplaire du
Fils de Thésée6 ; mais je ne le tiens pas quitte pour
cela d’une lettre à laquelle j’ai certainement droit. –
J’aurai peu d’occasions, dans notre correspondance,
de vous parler de ce que je viens d’appeler les
autres. Les trois jeunes gens que j’ai nommés ne
sont pas les autres et je leur demande bien pardon de
les avoir ainsi traités ; les autres, ce sont tous les
imbéciles de ce bas monde, tous ceux qui n’existent
pas pour moi. Que de vivants on pourrait enterrer !
Pardon de vous avoir conté si mal des nouvelles si
peu intéressantes. Écrivez-moi aussi souvent que
vous voudrez.
Tout à vous.
Ma mère vous remercie de votre bon souvenir7.
1 Lettre écrite sur papier à en-tête : LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie,
BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 77.
2 Concours poétique organisé chaque année par l’Académie des belles-lettres de
Toulouse.
3 Il s’agit du recueil des Contes à Ninon.
4 Conférences, qui se tenaient 7, rue de la Paix, étaient organisées sous l’égide du
ministre de l’Instruction publique. Zola fit le compte rendu d’un certain nombre d’entre
elles pour la Revue de l’Instruction publique.
5 La Confession de Claude.
6 Opéra-bouffe en un acte dont Louis Marguery était l’auteur ; il avait été créé à Aix-en-
Provence le 13 février 1864.
7 Ces mots sont écrits dans la marge.
À Antony Valabrègue
Paris, le 18 août 18641
Mon cher Valabrègue,
Je ne sais ce que va être ma lettre, si je ferai patte
de velours, ou si j’allongerai les griffes. Avouez que
vous tentez ma méchanceté. Pourquoi diable me
dites-vous brutalement, sans crier gare, que vous
vous êtes fait réaliste ? On ménage les gens2. J’ai
toujours détesté ces mauvaises plaisanteries qui
consistent à se cacher derrière un rideau, et à pousser
des cris de loup-garou lorsque vient à passer
quelqu’un. J’ai les nerfs sensibles et, franchement, je
vous en veux de ne pas avoir eu pitié de moi. – Mon
Dieu, une fois ma peur calmée, je ne dis pas que
vous n’ayez eu quelque raison de fraterniser avec
Champfleury3. Mon avis est qu’il faut tout connaître,
tout comprendre et tout admirer, selon le degré
d’admiration que mérite chaque chose. Seulement,
laissez-moi vous plaindre des profondes
perturbations qu’amène en vous chaque idée
nouvelle. Vous étiez classique dès vos jeunes ans, et
cet état d’une âme tendre et virginale vous a permis
de vivre en paix votre jeunesse. Lors de votre
voyage à Paris, un démon ennemi de votre repos
vous a doucement conseillé le romantisme, et vous
vous êtes fait romantique, tout effarouché, fort
étonné vous-même de votre nouvelle manière de
voir, complètement dérouté en un mot. Vous
souvenez-vous ? Vous me disiez : « J’ai perdu le
calme nécessaire, je brûle ce que j’ai fait et je ne sais
plus quoi commencer. » Moi, naïf et bon garçon,
j’attendais que votre romantisme ait déposé. La
bonne histoire ! Vous n’avez pas eu le temps d’être
romantique, et vous voilà déjà réaliste, stupéfait de
pouvoir l’être, vous tâtant, et ne vous reconnaissant
plus, m’écrivant ces mots qui me révèlent toute votre
angoisse : « Il me faudra du temps avant de
reprendre mon assiette habituelle. » Eh ! bon Dieu !
il est agréable de changer de plats ; mais, si on ne
veut pas perdre trop de temps, il faut, en littérature,
toujours manger dans la même assiette, celle qui est
à vous. Me comprenez-vous et sentez-vous la
moralité de ma raillerie ? Vous êtes allé de Voltaire à
Champfleury, en passant par Victor Hugo ; cela
prouve que vous marchez ; mais croyez-vous qu’il
ne vaudrait pas mieux rester sur place et produire,
être vous, sans vous soucier des autres ? Je vous
préfère ayant l’esprit large et accessible à toute
forme de l’art ; mais je vous aimerais encore
davantage, seul avec vous-même, rimant sans vous
inquiéter des écoles, donnant toute expansion à votre
tempérament, et surtout ne vous laissant pas arrêter
misérablement par des découvertes ridicules, celles
de mondes inconnus et visités de tous. Voulez-vous
que je me résume, avec ma franchise un peu
brutale ? si vous ne jetez pas là vos étonnements, si
vous ne prenez pas hardiment la plume, écrivant au
hasard sur le premier sujet venu, si vous ne vous
sentez pas la force de comprendre la nature par
vous-même, vous n’aurez jamais la plus mince
originalité, et vous ne serez que le reflet des reflets.
– Maintenant, laissez-moi vous féliciter d’avoir
compris une école que j’aime ; je ne crois pas, à
vous dire vrai, que votre nature s’y trouve à l’aise,
vous n’êtes pas né réaliste (ne prenez point ceci en
mauvaise part). Mais, je le répète, il est bon de tout
comprendre. – Faites-moi mentir, mon cher
Valabrègue, écrivez une seconde Madame Bovary, et
vous verrez combien j’applaudirai. Je vous
pardonnerai même, mais alors seulement, la peur
effroyable que m’a faite votre réalisme ; j’en suis
encore tout tremblant. – Lorsque j’ai reçu votre
lettre, après l’avoir lue, j’ai été pris d’une longue
rêverie. Je vais, au courant de la plume, vous dire
quelles étaient mes pensées. J’éclaircirai ainsi pour
moi mes propres idées, et je jetterai le premier plan
d’une étude assez étendue que je veux faire un jour
sur la question dont je désire vous entretenir. Jugez
l’idée et non la forme ; je parle comme je peux et à
la hâte.
L’ÉCRAN
I
L’Écran. – L’Écran et la Création. – L’Écran ne peut
donner des images réelles.
Je me permets, au début, une comparaison un peu
risquée : Toute œuvre d’art est comme une fenêtre
ouverte sur la création. Seulement, entre l’œil du
spectateur et la création, il y a, enchâssé dans
l’embrasure de la fenêtre, une sorte d’Écran
transparent, à travers lequel on aperçoit les objets
plus ou moins déformés, souffrant des changements
plus ou moins sensibles dans leurs lignes et dans
leurs couleurs. Ces changements tiennent à la nature
de l’Écran lui-même. On n’a plus la création exacte
et réelle, mais la création modifiée par le milieu où
passe son image.
Nous voyons la création dans une œuvre à travers
un homme, à travers un tempérament, une
personnalité. L’image qui se produit sur cet Écran de
nouvelle espèce est la reproduction des choses et des
personnes placées au-delà, et cette reproduction, qui
ne saurait être fidèle, changera autant de fois qu’un
nouvel Écran viendra s’interposer entre notre œil et
la création. De même, des verres de différentes
couleurs donnent aux objets des couleurs
différentes ; de même des lentilles, concaves ou
convexes, déforment les objets chacune dans un
sens.
La réalité exacte est donc impossible dans une
œuvre d’art. On dit qu’on rabaisse ou qu’on idéalise
un sujet. Au fond, même chose. Il y a déformation
de ce qui existe. Il y a mensonge. Peu importe que ce
mensonge soit en beau ou en laid. Je le répète, la
déformation, le mensonge, qui se produisent dans ce
phénomène d’optique, tiennent évidemment à la
nature de l’Écran. Pour reprendre la comparaison, si
la fenêtre était libre, les objets placés au-delà
apparaîtraient dans leur réalité. Mais la fenêtre n’est
pas libre et ne saurait l’être. Les images doivent
traverser un milieu, et ce milieu doit forcément les
modifier, si pur et si transparent qu’il soit. Le mot
art n’est-il pas d’ailleurs opposé au mot nature ?
Ainsi, tout enfantement d’une œuvre consiste en
ceci : l’artiste se met en rapport direct avec la
création, la voit à sa manière, s’en laisse pénétrer, et
nous en renvoie les rayons lumineux, après les avoir,
comme le prisme, réfractés et colorés selon sa
nature.
D’après cette idée, il n’y a que deux éléments à
considérer : la création et l’Écran. La création étant
la même pour tous, envoyant à tous une même
image, l’Écran seul prête à l’étude et à la discussion.
II
Étude de l’Écran. – Sa composition
L’étude de l’Écran, voilà le grand point de
controverse philosophique. Les uns, et ils sont
nombreux à notre époque, affirment que l’Écran est
tout de chair et d’os, et qu’il reproduit
matériellement les images ; Taine, parmi ceux-là, le
considérant d’abord en lui-même, lui donne une
faculté maîtresse, puis lui fait prendre toutes les
natures possibles en le soumettant à trois grandes
influences, la race, le milieu et le moment. Les
autres, sans nier tout à fait la chair et les os, jurent
que les images se reproduisent sur un Écran
immatériel ; tous les spiritualistes en sont là,
Jouffroy, Maine de Biran, Cousin, etc. Enfin, comme
il faut en toute chose un juste milieu, Deschanel a
écrit ceci dans un de ses derniers ouvrages : « Dans
ce qu’on nomme les œuvres de l’esprit, tout ne
s’explique pas par l’esprit ; mais aussi, à plus forte
raison, tout ne s’explique pas par la matière4. » Voilà
un garçon qui ne se compromettra jamais. On ne
saurait mieux dire, en ne disant rien. Qu’est-ce que
l’esprit, avant tout ?
Je n’ai pas d’ailleurs à étudier en ce moment la
nature de l’Écran. Peu importe le mécanisme du
phénomène. Ce que je désire constater, c’est que
l’image se produit, et que par une propriété
mystérieuse de l’être translucide, matériel ou
immatériel, cette image lui est propre.
III
Les Écrans de génie. – Les petits Écrans opaques
Un Chef d’école5 est un Écran très puissant qui
donne les images avec une grande vigueur. Une
école est une troupe de petits Écrans opaques, d’un
grain très grossier, qui, n’ayant pas eux-mêmes la
puissance de donner des images, prennent celle de
l’Écran puissant et pur dont ils font leur chef de file.
Voici le résultat honteux d’un tel procédé. Il sera
toujours permis à un artiste de génie de nous faire
voir la création en vert, en bleu, en jaune, ou en toute
autre couleur qui lui plaira ; il pourra nous
transmettre les ronds par des carrés, les lignes
droites par des lignes brisées, et nous n’aurons pas à
nous plaindre ; il suffira que les images reproduites
aient l’harmonie et la splendeur de la beauté. Mais
ce qu’on ne saurait tolérer, c’est le barbouillage et la
déformation de parti pris ; c’est le bleu, le vert ou le
jaune, le carré ou la ligne droite érigés en préceptes
et en lois.
Parce que tel génie a fait subir à la nature
certaines déviations dans les contours, certains
changements dans les nuances, ces déviations et ces
changements vont devenir des articles de foi !
Chaque école a ceci de monstrueux qu’elle fait
mentir la nature suivant certaines règles. Les règles
sont des instruments de mensonge que l’on se passe
de main en main, reproduisant facticement et
mesquinement les images fausses, mais grandioses
ou charmantes, que l’Écran de génie donnait dans
toute la naïveté et la vigueur de sa nature. Lois
arbitraires, façons très inexactes de reproduire la
création, prescrites par la sottise et à la sottise
comme des moyens faciles d’arriver à toute vérité.
Les règles n’ont leur raison d’être que pour le
génie, d’après les œuvres duquel on a pu les
formuler ; seulement, chez ce génie, ce n’étaient pas
des règles, mais une manière personnelle de voir, un
effet naturel de l’Écran.
Les écoles ont été faites pour la médiocrité. Il est
bon qu’il y ait des règles pour ceux qui n’ont pas la
force de l’audace et de la liberté. Ce sont les écoles
qui fournissent de tableaux et de statues les hôtels
particuliers et les monuments publics, qui mettent un
air à chaque chanson, qui contentent les besoins de
plusieurs millions de lecteurs. Tout ceci se réduit à
dire que la société a besoin d’un certain luxe plus ou
moins artistique, et que, pour satisfaire ce besoin, les
écoles fabriquent, tant bien que mal, un nombre
convenu d’artistes par année. Ces artistes exercent
leur métier, et tout est pour le mieux. Mais le génie
n’est pour rien là-dedans ; il est de sa nature de
n’être d’aucune école, et d’en créer de nouvelles au
besoin ; il se contente de s’interposer entre la nature
et nous, et de nous en donner naïvement les images,
et on se sert de ses produits, de sa liberté d’allures,
pour défendre toute originalité aux disciples. Cent
ans plus tard, un autre Écran nous donne d’autres
épreuves de l’éternelle nature, et de nouveaux
disciples formulent de nouvelles règles. Ainsi de
suite. Les artistes de génie naissent et grandissent
librement ; les disciples les suivent à la trace. Les
écoles n’ont jamais produit un seul grand homme ;
ce sont les grands hommes qui ont produit les
écoles. Celles-ci, à leur tour, nous fournissent, bon
an mal an, les quelques douzaines de manœuvres
artistiques dont notre civilisation a besoin.
(Ici, je suis obligé de laisser une lacune. Il me
faudrait prouver que les grandes règles générales,
communes à tous les génies, se réduisent au simple
usage du bon sens et de l’harmonie innée. Il me
suffit de vous faire remarquer que j’entends par règle
tout procédé particulier d’une école.)
IV
Tous les Écrans de génie doivent être compris, sinon
aimés
Tous les Écrans de génie doivent être acceptés au
même titre. Dès l’instant où la Création ne peut nous
être donnée avec sa couleur vraie, ses lignes exactes,
peu importe qu’on nous la donne en bleu, en vert ou
en jaune, en carré ou en circonférence.
Certainement, il est permis de préférer un Écran à un
autre ; mais c’est là une question individuelle de
goût et de tempérament. Je veux dire qu’au point de
vue absolu, il n’y a pas, dans l’art, de raison motivée
de donner le pas à l’Écran classique sur les Écrans
romantiques et réalistes, et réciproquement, puisque
ces Écrans nous transmettent des images aussi
fausses les unes que les autres. Ils sont tous presque
aussi loin de leur idéal, la création, et, dès lors, ils
doivent, pour le philosophe, avoir des mérites égaux.
D’ailleurs, je veux en les jugeant moi-même,
racheter ce que cette opinion peut avoir d’excessif.
Mais, auparavant, j’établis nettement que s’il
m’échappe quelque épigramme, ce n’est pas à
l’Écran de génie, chef d’école, que je l’adresse, mais
à l’école elle-même, qui nous rend ridicules les
beautés du maître. D’autre part, je ne donne ici, bien
entendu, que mon opinion personnelle, et je déclare
à l’avance comprendre et accepter, malgré tout, les
Écrans de génie que mon propre organisme me porte
à ne pas aimer.
(Ici, nouvelle lacune. Je sens que le
commencement de ce paragraphe ne vous
convaincra pas. Vous voudrez classer les écoles et
les ranger selon un ordre de mérite. Je ne crois pas
qu’on doive le faire et, en tout cas, comme elles ont
chacune leurs défauts et leurs qualités, il faudrait
mettre une délicatesse extrême dans cette
classification. S’il faut les ranger, rangeons-les
suivant leur degré de vérité.)
V
L’Écran classique. – L’Écran romantique. – L’Écran
réaliste
L’Écran classique est une belle feuille de talc, très
pure, d’un grain fin et solide, d’une blancheur
laiteuse. Les images s’y dessinent nettement, au
simple trait noir. Les couleurs des objets
s’affaiblissent en en traversant la limpidité voilée,
parfois s’y effacent même tout à fait. Quant aux
lignes, elles subissent une déformation sensible,
tendant toutes vers la ligne courbe ou la ligne droite,
s’amincissent, s’allongent, avec de lentes
ondulations. La création, dans ce cristal froid et peu
translucide, perd toutes ses brusqueries, toutes ses
énergies vivantes et lumineuses ; elle ne garde que
ses ombres et se reproduit sur la surface polie en
façon de bas-relief. L’Écran classique est en un mot
un verre grandissant, qui développe les lignes et
arrête les couleurs au passage.
L’Écran romantique est une glace sans tain, claire,
bien qu’un peu trouble en certains endroits, et
colorée des sept nuances de l’arc-en-ciel. Non
seulement elle laisse passer les couleurs, mais elle
leur donne encore plus de force ; parfois elle les
transforme et les mêle. Les contours y subissent
aussi des déviations ; les lignes droites tendent à s’y
briser, les cercles s’y changent en triangles. La
création que nous donne cet Écran est une création
tumultueuse et agissante ; les images se reproduisent
vigoureusement par larges nappes d’ombre et de
lumière. Le mensonge de la nature y est plus heurté
et plus séduisant ; il n’a pas la paix, mais la vie, une
vie plus intense que la nôtre ; il n’a pas le pur
développement des lignes et la sobre discrétion des
couleurs, mais toute la passion du mouvement et
toute la splendeur fulgurante de soleils imaginaires.
L’Écran romantique est en somme un prisme, à la
réfraction puissante, qui brise tout rayon lumineux et
le décompose en un spectre solaire éblouissant.
L’Écran réaliste est un simple verre à vitre, très
mince, très clair, et qui a la prétention d’être si
parfaitement transparent que les images le traversent
et se reproduisent ensuite dans toute leur réalité.
Ainsi, point de changement dans les lignes ni dans
les couleurs : une reproduction exacte, franche et
naïve. L’Écran réaliste nie sa propre existence.
Vraiment, c’est là un trop grand orgueil. Quoi qu’il
dise, il existe, et, dès lors, il ne peut se vanter de
nous rendre la création dans la splendide beauté de
la vérité. Si clair, si mince, si verre à vitre qu’il soit,
il n’en a pas moins une couleur propre, une
épaisseur quelconque ; il teint les objets, il les
réfracte tout comme un autre. D’ailleurs, je lui
accorde volontiers que les images qu’il donne, sont
les plus réelles ; il arrive à un haut degré de
reproduction exacte. – Il est certes difficile de
caractériser un Écran qui a pour qualité principale
celle de n’être presque pas. Je crois cependant le
bien juger en disant qu’une fine poussière grise
trouble sa limpidité. Tout objet, en passant par ce
milieu, y perd de son éclat, ou plutôt, s’y noircit
légèrement. D’autre part, les lignes y deviennent
plus plantureuses ; elles s’exagèrent, pour ainsi dire,
dans le sens de leur largeur. La vie s’y étale
grassement, une vie matérielle et un peu pesante.
Somme toute, l’Écran réaliste, le dernier qui se soit
produit dans l’art contemporain, est une vitre unie,
très transparente sans être très limpide, donnant des
images aussi fidèles qu’un Écran puisse en donner.
VI
L’Écran que je préfère
Il me reste maintenant à dire mon goût personnel,
à me déclarer pour un des trois Écrans dont je viens
de parler. Comme j’ai en horreur le métier de
disciple, je ne saurais en accepter un exclusivement
et entièrement. Toutes mes sympathies, s’il faut le
dire, sont pour l’Écran réaliste ; il contente ma
raison, et je sens en lui des beautés immenses de
solidité et de vérité. Seulement, je le répète, je ne
peux l’accepter tel qu’il peut se présenter à moi ; je
ne puis admettre qu’il nous donne des images vraies
et j’affirme qu’il doit avoir en lui des propriétés
particulières qui déforment les images, et qui, par
conséquent, fassent de ces images des œuvres d’art.
J’accepte d’ailleurs pleinement sa façon de procéder,
qui est celle de se placer en toute franchise devant la
nature, de la rendre dans son ensemble, sans
exclusion aucune. L’œuvre d’art, ce me semble, doit
embrasser l’horizon entier. – Tout en comprenant
l’Écran qui arrondit et développe les lignes, qui
éteint les couleurs et celui qui avive les couleurs, qui
brise les lignes, je préfère l’Écran qui, serrant de
plus près la réalité, se contente de mentir juste assez
pour me faire sentir un homme dans une image de la
création6.

Voilà qui est fait, mon cher Valabrègue. Ce n’est


pas sans peine. Je viens de relire ma prose, et je ne
sais jusqu’à quel point elle va vous faire crier. Bien
des nuances manquent ; le tout est brutal et
matérialiste en diable. Je crois cependant être dans le
vrai.
Je vous remercie de vos félicitations, à propos de
ma réussite auprès d’Hetzel7. Je pense que
l’impression de mon volume commencera
prochainement. La mise en vente est toujours pour la
première quinzaine d’octobre, à moins qu’il ne
survienne quelque empêchement imprévu. En tout
cas, j’ai mon traité en poche, et ce ne serait jamais
qu’un empêchement commercial. – M. Hachette est
mort8, ainsi que vous l’avez appris. Vous me
demandez si cette mort ne compromet pas ma
position. En aucune manière. Je pense encore rester
plusieurs années à la librairie, pour y étendre de plus
en plus le cercle de mes relations9. Enfin, désirant
répondre à toutes les questions que vous me posez, il
me reste à relever cette phrase de votre lettre : « Je
vous demande si votre poème doit être réaliste. »
Bien que les quelques pages que vous venez de lire,
aient dû vous renseigner sur ce point, je tiens à vous
répéter formellement ici que mon poème (puisque
poème il y a) sera ce qu’il pourra être. D’ailleurs, ne
vous ai-je pas déjà dit que le pauvre enfant dort
profondément dans un de mes tiroirs, et qu’il ne
s’éveillera sans doute jamais plus ? J’ai besoin de
marcher vite aujourd’hui, et la rime me gênerait.
Nous verrons plus tard, si la Muse ne s’est pas
fâchée, et si elle n’a pas pris quelque autre amant,
plus naïf et plus tendre que moi. Je suis à la prose et
m’en trouve bien. J’ai un roman sur le métier10 et je
pense pouvoir le publier dans un an ; vous savez que
j’ai peu de temps à moi, et que je travaille lentement.
– Je ne veux pas tenter votre fidélité ; mais je vous
dirai tout bas que je vous approuve d’avoir, pour
quelques mois, planté là cette grande fillette de
Muse, si bête et si embarrassée de ses mains et de
ses pieds, lorsqu’elle n’est pas gracieuse et jolie à
compromettre toute vertu. Irai-je plus loin ? Tâchez
d’avoir, en revenant ici, un manuscrit dans chaque
main, un poème dans la gauche, un roman dans la
droite ; le poème sera refusé partout, et vous le
garderez comme une relique au fond de votre
secrétaire ; le roman sera accepté, et vous ne
quitterez point Paris, la mort dans le cœur. Tant pis si
la Muse se fâche et si elle me garde rancune ; je vous
le dis en vérité, hors de la prose, point de salut. –
N’allez pas croire que nous nous sommes dit adieu,
moi et la Vierge immortelle ; mais, je vous
l’avouerai, il y a une grosse brouille entre nous. –
Tous les articles que vous m’enverrez, me feront
plaisir ; je vous connais peu comme prosateur, et je
désire vous mieux connaître.
Ma lettre a-t-elle été bien méchante ? Non : mon
fouet, loin de déchirer, ne sait que chatouiller les
gens ; il les fait rire, et rien de plus. Il est vrai que je
vous ai accusé de ne pas être né réaliste. Pour un
réaliste d’hier, c’est là une bien grosse insulte. Vous
me pardonnerez mon injure, en songeant combien
d’autres la prendraient pour une louange11.
Des œuvres ! des œuvres !! des œuvres !!!
Tout à vous.
1 Lettre écrite sur papier à en-tête : LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie, RUE
PIERRE-SARRAZIN, No 14.
2 Dans une lettre écrite le 4 août 1864, Valabrègue expliquait à Zola qu’une
« révolution » esthétique s’était produite dans son esprit, car il s’était converti au
« réalisme ». Il lui déclarait : « Vous en souvenez-vous ? un soir devant votre table à thé,
vous m’avez accusé de ne rien entendre au réalisme ; j’en avais été un peu blessé, à part
moi ; à franc parler, vous aviez raison. Le réalisme est une grande idée, si l’art obéit aux
lois du progrès, comme les autres choses de ce bas monde, le réalisme est un immense
progrès ; par cela même qu’il est absolu, il est plus vrai qu’une autre école, et le réalisme
est plus qu’une école, c’est un art ! Je l’appelle volontiers le rationalisme de la littérature.
[…] Si le romantisme est une application de la liberté à l’art, le réalisme est pour l’art une
application de la raison » (lettre inédite).
3 Jules Champfleury (1821-1889) était le chef de file, avec Duranty, du courant
« réaliste » dans la littérature et la peinture : en 1857, il avait publié un recueil de ses
articles critiques sous le titre Le Réalisme.
4 Citation extraite de l’étude d’Émile Deschanel, Physiologie des écrivains et des artistes
(publiée chez Hachette au début de l’année 1864) : c’est l’une des sources sur lesquelles
Zola s’appuie ici.
5 Zola a d’abord écrit « Un Écran de génie » avant de rayer l’expression pour la
remplacer par « Un Chef d’école ».
6 Cette phrase annonce la définition de l’œuvre d’art que Zola proposera dans Le Salut
public, en juillet 1865, et qu’il reprendra ensuite, à différentes reprises, dans ses comptes
rendus du Salon : « Une œuvre d’art est un coin de la création vu à travers un
tempérament » (« Proudhon et Courbet », Mes Haines, OC, I, p. 734 ; voir également OC,
I, p. 834 ; II, 645 ; III, p. 660).
7 Zola venait de conclure un traité avec les éditeurs Hetzel et Lacroix pour la publication
des Contes à Ninon. Le recueil parut en librairie à la fin du mois de novembre 1864.
8 Louis Hachette était mort à Paris, le 31 juillet 1864.
9 Zola quitta en fait la librairie Hachette le 31 janvier 1866.
10 Il s’agit de La Confession de Claude.
11 Dans une longue réponse, datée du 22 septembre 1864, Valabrègue se déclara en
accord avec la théorie qui lui était proposée. Il poursuivait la discussion : « Vous êtes très
ingénieux, mon cher écran, du haut de votre fenêtre, et votre théorie est pleine
d’excellentes idées. Il est vrai qu’il y a des écrans de toutes sortes. […] Je distingue deux
côtés dans l’écran, le côté littéraire et le côté personnel, l’un factice, l’autre natif, mais
ordinairement réunis et agissant ensemble. Je nie que nous naissions classiques,
romantiques, ou réalistes, et je suis convaincu que ce sont nos impressions littéraires
seules qui nous rattachent à une école. […] Je passe maintenant au côté personnel de
l’écran. Ici je n’aurai guère à m’étendre ; nous nous y rencontrons du même avis. Oui,
l’homme apporte en ce monde, ou reçoit du milieu où il vit, une somme de passions qui
lui demeurent et se retrouvent dans l’écrivain. La personnalité de l’homme ne s’efface
point devant l’art ; ni même souvent la personnalité du peuple auquel il appartient.
Chacun a son tempérament, ses goûts, grands et petits, et y assujettit les choses. »
Abordant la question des influences littéraires, Valabrègue ajoutait : « Nous voyons et
nous dépeignons le monde à travers tels ou tels livres. Si l’écrivain travaillait plus souvent
hors de son cabinet, s’il allait contempler l’aspect réel des choses avant de les décrire, il
reconnaîtrait dès la première vue de quelles couleurs menteuses son style est fardé, et il le
retremperait dans la nature. Mais il en est très rarement ainsi. Les erreurs de contours, de
lignes, de coloris se lèguent d’écrivains en écrivains, de littérature en littérature, d’art en
art ; c’est un héritage précieux, avidement recherché, et défendu, quand il le faut, au prix
d’âpres et de longs procès. Les plus grands génies ont eux-mêmes subi des influences
étrangères ; et certes il est bien triste que l’homme de génie n’ait pas le pouvoir de se
créer en entier, et de faire d’un seul jet son intelligence sublime » (lettre inédite).
À Marius Roux
[Paris] 5 décembre 1864
Mon cher Roux,
Je viens de lire ton article dans le Mémorial qui
m’a été envoyé.
Je te remercie mille fois de la façon charmante
dont tu as présenté aux Aixois mes Contes à Ninon1.
Je ne trouve nullement que ton compte rendu soit
provincial, comme tu me le disais hier au soir ; il est
alerte, spirituellement écrit, et fort obligeant pour
moi, ce qui, je l’avoue, en double la valeur à mes
yeux.
Nos compatriotes, – puisque tu veux que je sois
Aixois, ce que j’accepte avec quelques réserves, –
nos compatriotes vont être, je l’espère, enflammés
d’un beau zèle et iront par bandes acheter le volume.
Voilà un succès dont une bonne part te reviendra.
Merci donc, mon cher collaborateur, et laisse-moi
te serrer la main deux fois aujourd’hui, et pour votre
vieille amitié, et pour notre jeune succès.
1 Le compte rendu de Marius Roux venait de paraître dans Le Mémorial d’Aix du 4
décembre 1864.
À Antony Valabrègue
Paris, 24 septembre 18651
Je suis rouge de confusion, mon cher Valabrègue,
rouge de confusion, je vous assure. Je conviens que
je n’ai aucune excuse à vous donner pour me faire
pardonner mon silence. Vous aurez l’âme clémente,
et lorsque je vous aurai dit tout ce que j’ai fait depuis
que je n’ai pas causé avec vous, vous me donnerez
l’absolution, sans pénitence encore, n’ayant pas le
cœur assez dur pour condamner un travailleur qui a
sué sang et eau.
J’ai fait un roman2, j’ai fait une comédie3, j’ai fait
quelques douzaines d’articles. Le roman s’imprime,
la comédie s’avance sournoisement vers le cabinet
d’un directeur4, les articles ont paru çà et là. Je n’ai
point perdu mon temps, je vous assure, depuis les
dix-huit mois que vous avez quitté Paris. Si je ne
vous donne pas de plus amples détails, si je vous
écris une petite lettre toute vide, c’est que j’espère
causer prochainement avec vous.
Viendrez-vous ? Ne viendrez-vous pas ? Telle est
la question. Écrivez-moi seulement dix lignes. Dites-
moi : « J’irai à Paris à telle époque. » Et cela me
suffira. Je sais que je n’ai pas le droit, après ma
conduite indigne, de réclamer une réponse. Aussi
n’est-ce pas une réponse que je sollicite, c’est
simplement une lettre de faire-part : « M. Valabrègue
prévient ses nombreux amis qu’il débarquera dans la
capitale le… (la date), à… (l’heure). » Faites
imprimer, si vous voulez, et mettez-moi sur la liste
des destinataires.
Si vous venez ici, venez armé. Dans le cas où
vous me croiriez digne d’une réponse, veuillez me
dire ce que vous avez fait depuis que nous sommes
morts l’un pour l’autre. J’aurais désiré que vous
arriviez les mains pleines. J’aurais pu alors vous
donner un bon coup de main. Il ne faut pas venir
commencer une campagne malheureuse. Il faut vous
présenter avec des idées arrêtées, une volonté forte.
Je pourrai vous fournir quelques bonnes indications ;
je vous communiquerai mon expérience, et nous
attaquerons le taureau par les cornes. Si vous saviez,
mon pauvre ami, combien peu le talent est dans la
réussite, vous laisseriez là plume et papier, et vous
vous mettriez à étudier la vie littéraire, les mille
petites canailleries qui ouvrent les portes, l’art d’user
le crédit des autres, la cruauté nécessaire pour passer
sur le ventre des chers confrères. Venez, vous dis-je,
je sais beaucoup, et je suis tout à votre disposition.
Ne considérez pas ceci comme une lettre, c’est un
aveu timide, fait à la hâte, un aveu de mon crime de
lèse-amitié et de lèse-confraternité. Si vous ne devez
pas venir, nous recommencerons à causer
longuement par écrit. J’aime mieux causer
autrement.
N’oubliez pas de me faire adresser la lettre faire-
part. Votre tout dévoué.
1 Lettre écrite sur papier à en-tête : LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie,
BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 77.
2 La Confession de Claude.
3 Il s’agit de La Laide, une comédie en un acte – l’histoire d’un père désireux de marier
ses deux filles (OC, I, p. 543-574).
4 Zola échoua dans sa tentative : la pièce ne fut jamais représentée.
À Marius Roux
[Paris] 4 décembre 1865
Mon cher ami,
Baille m’apporte ton article1, et j’ai hâte de te
remercier. Sans flatterie, c’est encore le meilleur qui
ait paru sur mon livre.
Puis, il a pour moi un charme particulier ; il est
intime, si je puis m’exprimer ainsi ; il me semble te
voir en pantoufles, t’entretenant avec moi de mon
œuvre, de nos amis, de nous tous qui luttons, comme
tu le dis si bien, et qui ignorons ce que l’avenir nous
garde.
Que m’importe ce que pensent de moi Pierre ou
Jean ; je lis leurs comptes rendus avec une grande
indifférence, je considère leur prose comme une
bonne publicité commerciale. Mais ce que tu dis, toi,
me va au cœur ; tu me connais et tu me juges en
ami ; tu parles de ceux qui me sont chers ; il y a dans
ton article un peu de ton âme qui l’anime et le fait
vivre pour moi d’une vie chère et puissante. Voilà
pourquoi je me suis senti ému en te lisant, voilà
pourquoi tes paroles me sont plus précieuses que
toutes celles qui ont été ou qui seront dites par les
gens autorisés en matière de critique littéraire.
Merci aussi pour Cézanne et pour Baille2. Ce
dernier, qui me quitte à l’instant, me dit de te serrer
vigoureusement la main. C’est fait.
Donne-moi l’autre, pour que je puisse en avoir au
moins une à serrer en mon nom.
Viens me voir, dès que tu pourras disposer d’un
moment. Je suis cloué devant mon bureau, et n’en
puis bouger pour aller te chercher moi-même.
Tout à toi.
1 Compte rendu de La Confession de Claude, l’article venait de paraître dans Le
Mémorial d’Aix du 3 décembre 1865.
2 La Confession de Claude s’ouvre sur une préface qui comporte cette dédicace : « À mes
amis P. Cézanne et J.-B. Baille » (OC, I, p. 407). En la commentant, Marius Roux
évoquait les liens d’amitié qui unissaient les trois anciens camarades du collège d’Aix.
À Antony Valabrègue
Paris, le 8 janvier 18661
Mon cher Valabrègue,
Voici longtemps que je vous dois une lettre. J’ai
une vie si inquiète et si haletante, que je suis
vraiment excusable des négligences que je me
permets à l’égard de mes amis. Lorsque je me sens
calme et reposé, je travaille ; lorsque la fatigue
arrive, j’ai un tel dégoût de l’encre et du papier que
je ne me sens pas le courage d’écrire même une
lettre d’amitié et d’épanchement. Excusez-moi donc,
une fois pour toutes ; louez-moi, qui plus est, de
l’effort méritoire que je fais aujourd’hui.
Je voudrais vous tenir là, devant moi, face à face,
et je vous parlerais longuement. Je répondrais à
votre dernière lettre, je me donnerais pour tâche de
vous faire voir la vie littéraire telle qu’elle est, avec
ses dessous, ses ficelles et ses mensonges. Ma leçon,
– puisque leçon il y a, – serait pleine d’espérance et
de courage. J’ai foi dans la vérité et le talent ; mais il
me vient des pitiés, lorsque je vois un brave garçon
qui se laisse duper et devancer par d’habiles
médiocrités. Ne vous êtes-vous pas dit, quelquefois,
que c’était raillerie de lutter avec de la bonne foi
contre des fripons ? Je veux donc que nous, qui
n’avons pas le ventre vide, nous soyons habiles
parmi les habiles ; je veux que nous ne nous
renfermions pas dans notre hauteur et notre dédain,
et que nous ayons toute la ruse de ceux qui n’ont que
la ruse. Me comprenez-vous bien, et m’écouterez-
vous ? Nous sommes des impatients, nous voulons le
succès au plus vite, – pourquoi ne pas l’avouer tout
haut ? – il faut donc que nous fassions notre succès.
Le bruit s’en va, le talent reste.
Il m’est difficile de répondre à la trop bonne
opinion que vous avez de mon livre2. Il est faible en
certaines parties, et il contient encore bien des
enfantillages. L’élan manque par instants,
l’observateur s’évanouit, et le poète reparaît, un
poète qui a trop bu du lait, et mangé trop de sucre.
L’œuvre n’est pas virile ; elle est le cri d’un enfant
qui pleure et qui se révolte. Je vous parlais
d’habileté, tout à l’heure : mon livre est tout à la fois
une habileté et une maladresse. Il a été aussi mal
accueilli que mes Contes avaient été bien reçus. J’ai
récolté des coups de férule à droite et à gauche, et
me voilà perdu dans l’esprit des gens de bien. Là est
la maladresse. Mais aujourd’hui je suis connu, on
me craint et on m’injurie ; aujourd’hui je suis classé
parmi les écrivains dont on lit les œuvres avec effroi.
Là est l’habileté.
Vous ne m’entendez peut-être pas bien, et vous
pourriez croire que je vous donne de très mauvais
conseils. L’habileté pour moi ne consiste pas à
mentir à sa pensée, à faire une œuvre selon le goût
ou le dégoût de la foule. L’habileté consiste, l’œuvre
une fois faite, à ne pas attendre le public, mais à aller
vers lui et à le forcer à vous caresser ou à vous
injurier. Je sais bien que l’indifférence serait plus
haute et plus digne ; mais, je vous l’ai dit, nous
sommes les enfants d’un âge impatient, nous avons
des rages de nous grandir sur nos talons, et si nous
ne foulons les autres aux pieds, soyez certains qu’ils
passeront sur nos corps. Voilà pourquoi je vous
attends pour parler de ces choses ; je ne veux pas
que les sots nous écrasent.
Vous me demandez ce que mon livre m’a
rapporté. Peu de chose. Un livre ne nourrit jamais
son auteur. J’ai avec Lacroix un traité qui m’alloue
10 % sur le prix du catalogue. Je touche donc
30 centimes par exemplaire tiré. On a tiré à 1 900.
Comptez. Remarquez que mon traité est très
avantageux.
On a le feuilleton. Toute œuvre, pour nourrir son
auteur, doit d’abord passer dans un journal qui la
paie à raison de 15 à 20 centimes la ligne. On a
ensuite le 10 % du libraire.
Vous voyez qu’il vous faut venir ici avec
beaucoup de courage. Ayez une ligne de conduite
fermement arrêtée, et un entêtement féroce. Je vous
dirai tout ce que je sais, et je pourrai peut-être vous
ouvrir quelques portes.
Paul3 a dû vous dire où j’en suis. Je quitte la
librairie à la fin de janvier, et je remplace mon
travail de bureau par la rédaction de certains livres
qui me sont commandés chez Hachette. Je vais
m’occuper beaucoup de théâtre ; maintenant tous les
éditeurs me sont ouverts, mais je n’ai pas une seule
scène à mon service ; il va me falloir donner assaut
de ce côté, qui est le côté du gain et du
retentissement. En outre, je compte écrire plus ou
moins régulièrement dans quatre à cinq journaux. Je
battrai monnaie autant que possible. D’ailleurs, j’ai
foi en moi, et je marche gaillardement.
Quand venez-vous et que comptez-vous faire ? Ne
quittez pas Aix en étourdi, et arrivez ici avec des
projets réalisables. Reviendrez-vous avec Paul, que
j’attends vers le milieu de février ?
Je ne sais trop ce que je vous ai écrit. Je vous
parlerai plus à l’aise, lorsque vous serez ici, et je
tâcherai de me mieux faire entendre. Me voilà
fatigué, et je ne dois plus dire que des sottises.
Écrivez-moi si cela ne vous ennuie pas
trop. Parlez-moi d’Aix, et dites-moi tout le mal que
l’on pense de mon livre. Je sais, par diverses
communications, que les Aixois préfèrent la
bergerade de mes Contes à l’eau-forte de ma
Confession.
À bientôt, mon cher Valabrègue, et vivez dans la
vérité et dans le courage.
À vous.
J’écris à Paul par le même courrier4.
1 Lettre écrite sur papier à en-tête : LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie,
BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 77.
2 « Votre livre est très haut et très fort », écrivait Valabrègue, le 8 décembre 1865, à
propos de La Confession de Claude : « Beaucoup de vigueur y est concentrée, beaucoup
d’originalité, et beaucoup de vie. Le point principal est gagné ; vous voilà au sommet de
l’art. »
3 Cézanne.
4 Ces mots sont écrits dans la marge.
À Paul Cézanne
Paris, 20 mai 1866
J’éprouve une joie profonde, mon ami, à
m’entretenir seul à seul avec toi. Tu ne saurais croire
combien j’ai souffert pendant cette querelle que je
viens d’avoir avec la foule, avec des inconnus ; je
me sentais si peu compris, je devinais une telle haine
autour de moi, que souvent le découragement me
faisait tomber la plume de la main1.
Je puis aujourd’hui me donner la volupté intime
d’une de ces bonnes causeries que nous avons
depuis dix ans ensemble. C’est pour toi seul que
j’écris ces quelques pages, je sais que tu les liras
avec ton cœur, et que, demain, tu m’aimeras plus
affectueusement.
Imagine-toi que nous sommes seuls, dans quelque
coin perdu, en dehors de toute lutte, et que nous
causons en vieux amis qui se connaissent jusqu’au
cœur et qui se comprennent sur un simple regard.
Il y a dix ans que nous parlons arts et littérature.
Nous avons souvent habité ensemble – te souviens-
tu ? – et souvent le jour nous a surpris discutant
encore, fouillant le passé, interrogeant le présent,
tâchant de trouver la vérité et de nous créer une
religion infaillible et complète. Nous avons remué
des tas effroyables d’idées, nous avons examiné et
rejeté tous les systèmes, et, après un si rude labeur,
nous nous sommes dit qu’en dehors de la vie
puissante et individuelle, il n’y avait que mensonge
et sottise.
Heureux ceux qui ont des souvenirs ! Je te vois
dans ma vie comme ce pâle jeune homme dont parle
Musset2. Tu es toute ma jeunesse ; je te retrouve
mêlé à chacune de mes joies, à chacune de mes
souffrances. Nos esprits, dans leur fraternité, se sont
développés côte à côte. Aujourd’hui, au jour du
début, nous avons foi en nous parce que nous avons
pénétré nos cœurs et nos chairs.
Nous vivions dans notre ombre, isolés, peu
sociables, nous plaisant dans nos pensées. Nous nous
sentions perdus au milieu de la foule complaisante et
légère. Nous cherchions des hommes en toutes
choses, nous voulions dans chaque œuvre, tableau
ou poème, trouver un accent personnel. Nous
affirmions que les maîtres, les génies, sont des
créateurs qui, chacun, ont créé un monde de toutes
pièces, et nous refusions les disciples, les
impuissants, ceux dont le métier est de voler çà et là
quelques bribes d’originalité.
Sais-tu que nous étions des révolutionnaires sans
le savoir ? Je viens de pouvoir dire tout haut ce que
nous avons dit tout bas pendant dix ans. Le bruit de
la querelle est allé jusqu’à toi, n’est-ce pas ? et tu as
vu le bel accueil que l’on a fait à nos chères pensées.
Ah ! les pauvres garçons, qui vivaient sainement en
pleine Provence, sous le large soleil, et qui couvaient
une telle folie et une telle mauvaise foi !
Car – tu l’ignorais sans doute – je suis un homme
de mauvaise foi. Le public a déjà commandé
plusieurs douzaines de camisoles de force pour me
conduire à Charenton. Je ne loue que mes parents et
mes amis, je suis un idiot et un méchant, je cherche
le scandale.
Cela fait pitié, mon ami, et cela est fort triste.
L’histoire sera donc toujours la même ? Il faudra
donc toujours parler comme les autres, ou se taire ?
Te rappelles-tu nos longues conversations ? Nous
disions que la moindre vérité nouvelle ne pouvait se
montrer sans exciter des colères et des huées. Et
voilà qu’on me siffle et qu’on m’injurie à mon tour.
Vous autres peintres, vous êtes bien plus irritables
que nous autres écrivains. J’ai dit franchement mon
avis sur les médiocres et les mauvais livres, et le
monde littéraire a accepté mes arrêts sans trop se
fâcher. Mais les artistes ont la peau plus tendre. Je
n’ai pu poser le doigt sur eux sans qu’ils se mettent à
crier de douleur. Il y a eu émeute. Certains bons
garçons me plaignent et s’inquiètent des haines que
je me suis attirées ; ils craignent, je crois, qu’on ne
m’égorge dans quelque carrefour.
Et pourtant je n’ai dit que mon opinion, tout
naïvement. Je crois avoir été bien moins
révolutionnaire qu’un critique d’art de ma
connaissance qui affirma dernièrement à ses trois
cent mille lecteurs que M. Baudry3 était le premier
peintre de l’époque. Jamais je n’ai formulé une
pareille monstruosité. Un instant, j’ai craint pour ce
critique d’art, j’ai tremblé qu’on n’allât l’assassiner
dans son lit pour le punir d’un tel excès de zèle. On
m’apprend qu’il se porte à ravir. Il paraît qu’il y a
des services qu’on peut rendre et des vérités qu’on
ne peut dire.
Donc, la campagne est finie, et, pour le public, je
suis vaincu. On applaudit et on fait des gorges
chaudes.
Je n’ai pas voulu enlever son jouet à la foule, et je
publie Mon Salon. Dans quinze jours, le bruit sera
apaisé, il ne restera aux plus ardents qu’une idée
vague de mes articles. C’est alors que, dans les
esprits, je grandirai encore en ridicule et en
mauvaise foi. Les pièces ne seront plus sous les yeux
des rieurs, le vent aura emporté les feuilles volantes
de L’Événement, et on me fera dire ce que je n’ai pas
dit, on racontera de grosses sottises que je n’ai
jamais formulées. Je ne veux pas que cela soit, et
c’est pourquoi je réunis les articles que j’ai donnés à
L’Événement sous le pseudonyme de Claude4. Je
souhaite que Mon Salon demeure ce qu’il est, ce que
le public lui-même a voulu qu’il fût.
Ce sont là les pages maculées et déchirées d’une
étude que je n’ai pu compléter. Je les donne pour ce
qu’elles sont, des lambeaux d’analyse et de critique.
Ce n’est pas une œuvre que je livre aux lecteurs,
c’est en quelque sorte les pièces d’un procès.
L’histoire est excellente, mon ami. Pour rien au
monde, je ne voudrais anéantir ces feuillets ; ils ne
valent pas grand-chose en eux-mêmes, mais ils ont
été, pour ainsi dire, la pierre de touche contre
laquelle j’ai essayé le public. Nous savons
maintenant combien nos chères pensées sont
impopulaires.
Puis, il me plaît d’étaler une seconde fois mes
idées. J’ai foi en elles, je sais que dans quelques
années j’aurai raison pour tout le monde. Je ne
crains pas qu’on me les jette à la face plus tard.
1 Dans son compte rendu du Salon publié dans L’Événement du 27 avril au 20 mai 1866,
Zola avait pris la défense de la nouvelle peinture, incarnée par Manet, et il s’en était pris
aux choix du jury, marqués par l’académisme (Mon Salon, OC, II, p. 617-653). Sous le
titre « À mon ami Paul Cézanne », cette lettre servit de préface à l’édition en librairie de
Mon Salon, publiée en juillet 1866.
2 Allusion à La Confession d’un enfant du siècle d’Alfred de Musset (1836).
3 Paul Baudry (1828-1886), peintre académique, spécialiste de sujets d’inspiration
historique ou mythologique.
4 Prénom du narrateur de La Confession de Claude.
À Antony Valabrègue
Paris, 19 février 1867
Mon cher Valabrègue,
Quelques mots en courant pour que vous ne
puissiez pas m’accuser de paresse ou d’oubli. Je
tiens à répondre à certains passages de votre dernière
lettre.
Je ne doute nullement de vous, et je ne me
rappelle guère ce que vous appelez « vos
commencements classiques ». J’assiste en ami et en
curieux aux transformations qui s’accomplissent en
vous. J’attends votre première œuvre pour vous
classer dans mon esprit, pour arrêter mes opinions à
votre égard. Mais je sais que vous êtes un chercheur,
que vous pensez juste, que vous êtes jeune et que
l’avenir vous appartient. Vous voyez que je vous
accorde une large place dans mon estime, et vous
avez tort de douter de mes sympathies et de mes
applaudissements. J’avais à cœur de faire mon acte
de foi, car dans votre dernière lettre, vous vous
défendez vivement, vous me traitez en incrédule.
Ce que j’ai toujours pensé, – je veux ne vous rien
cacher, – c’est que vous menez une vie trop
contemplative. J’aimerais à vous voir un esprit plus
militant. À votre âge, le sang bat dans les chairs, la
fièvre secoue le corps. Les œuvres vécues ont
toujours été supérieures aux œuvres rêvées. Avouez
que vous rêvez les vôtres : les longues explications
que vous me donnez sur vos « Paysages d’automne »
me prouvent que vous êtes un contemplatif quand
même. Je ne vous cache pas que j’aurais préféré
vous voir au milieu de nous, luttant comme nous,
renouvelant chaque jour vos tentatives, frappant à
droite et frappant à gauche, marchant toujours en
avant. D’ailleurs, toutes les voies sont bonnes, celle
que vous prenez peut convenir à votre personnalité.
Les vœux que je fais ne sont peut-être que des
conseils égoïstes dictés par ma propre nature.
Je comptais vous voir marcher avec moi. Je ne
suis entouré que de peintres ; je n’ai pas ici un seul
littérateur avec qui causer. Je me disais que nous
irions ensemble au combat, et que nous nous
soutiendrions au besoin. Et voilà que vous me
laissez marcher seul, lutter seul, triompher et
succomber seul. Quelquefois je pense à vous et je
me dis : Il s’endort. N’est-ce pas là une parole
naturelle qui doit m’échapper malgré moi ? Revenez
avec un ouvrage, entrez dans la vie, luttez, et vous
verrez que je serai le premier à vous encourager et à
vous applaudir.
À quand votre arrivée ? Vous aviez parlé du mois
de mars, je crois. Mettons ça en avril ou en mai,
n’est-ce pas ? Dans votre prochaine lettre, fixez-moi
une époque, s’il est possible. D’ailleurs, si vous ne
venez pas pour vous jeter franchement dans la
mêlée, il est préférable que vous restiez encore à
Aix, jusqu’au jour où vous vous croirez mûr pour la
lutte. Surtout, apportez votre livre de paysages ; je
suis très curieux de savoir ce que vous avez mis dans
cette œuvre.
Faut-il vous parler un peu de moi ? Vous devez
savoir que je vais entreprendre un grand travail dans
Le Messager de Provence, journal paraissant à
Marseille. J’y publierai, à partir du 1er mars, un long
roman : Les Mystères de Marseille, basé sur les
pièces des derniers procès criminels. Je suis
encombré de documents, je ne sais pas comment je
vais pouvoir faire sortir un monde de ce chaos. Ce
travail est peu payé, mais je compte sur un grand
retentissement dans tout le Midi. Il n’est pas
mauvais d’avoir une contrée à soi. D’ailleurs, j’ai
accepté les propositions qui m’ont été faites, poussé
toujours par cet esprit de travail et de lutte dont je
vous parle plus haut. J’aime les difficultés, les
impossibilités. J’aime surtout la vie, et je crois que la
production, quelle qu’elle soit, est toujours
préférable au repos. Ce sont ces pensées qui me
feront accepter toutes les luttes qu’on m’offrira,
luttes avec moi-même, luttes avec le public. – On me
dit que l’annonce des Mystères de Marseille fait un
certain bruit là-bas. Des circulaires vont être
distribuées, des affiches seront collées. Si vous
entendiez dire quelque chose de curieux au sujet de
mon roman, veuillez me l’écrire.
Paul1 travaille beaucoup, il a déjà fait plusieurs
toiles, et il rêve des tableaux immenses. Je vous
serre la main en son nom.
Baille marche à grands pas. Le voilà
définitivement lancé.
Guillemet2 attend l’été, pour faire une nouvelle
campagne.
Solari est marié depuis quatre jours3.
Je m’arrête sur cette nouvelle monumentale, et je
vous serre bien affectueusement la main.
Gabrielle me prie de vous présenter ses
compliments4.
1 Cézanne.
2 Le peintre Antoine Guillemet (1841-1918), ami de Cézanne.
3 Le sculpteur Philippe Solari (1840-1906), l’un des plus anciens amis d’enfance de
Zola : il venait d’épouser sa compagne, Thérèse Strempel, avec qui il vivait depuis 1864.
4 « Gabrielle » est le prénom qu’utilisait Alexandrine avant son mariage avec Zola (qui
eut lieu en 1870). Cette phrase est écrite dans la marge.
À Antony Valabrègue
Paris, 4 avril 1867
Mon cher Valabrègue,
Les lourdes besognes dont je suis accablé en ce
moment, ne doivent cependant pas me faire négliger
tout à fait mes amis. Je vais tâcher de vous consacrer
une heure de mon temps.
Permettez-moi, avant tout, de vous dire que vous
avez jugé un peu en provincial la publication des
Mystères de Marseille1. Si vous étiez ici au milieu de
nous, si je pouvais causer pendant dix minutes avec
vous, vous comprendriez sur-le-champ la raison
d’être de cette œuvre. J’obéis, vous le savez, à des
nécessités et à des volontés. Il ne m’est pas permis,
comme à vous, de m’endormir, de m’enfermer dans
une tour d’ivoire, sous prétexte que la foule est sotte.
J’ai besoin de la foule, je vais à elle comme je peux,
je tente tous les moyens pour la dompter. En ce
moment, j’ai surtout besoin de deux choses, de
publicité et d’argent. Dites-vous cela, et vous
comprendrez pourquoi j’ai accepté les offres du
Messager de Provence. D’ailleurs, vous êtes dans
tous les espoirs, dans toutes les croyances du
commencement ; vous jugez les hommes et les
œuvres absolument, vous ne voyez pas encore que
tout est relatif, et vous n’avez pas les tolérances de
l’expérience. Je ne veux point jeter de la nuit dans
votre beau ciel limpide. Je vous attends à vos débuts,
à vos luttes ; alors seulement, vous comprendrez
bien ma conduite.
Je vous dis ceci en ami. Il est bien entendu que je
vous abandonne Les Mystères de Marseille. Je sais
ce que je fais.
En ce moment, je mène de front trois romans : les
Mystères, une nouvelle pour L’Illustration2, et une
grande étude psychologique pour la Revue du
XIXe siècle3. Je suis très satisfait de cette dernière
œuvre. C’est, je crois, ce que j’ai fait de mieux
jusqu’à présent. Je crains même que l’allure n’en
soit trop carrée, et que Houssaye4 ne recule au
dernier instant. L’ouvrage paraîtra en trois parties ; la
première partie est terminée et doit paraître au mois
de mai. Vous voyez que je vais vite en besogne. Le
mois dernier, j’ai écrit cette première partie, – un
tiers du volume, – et une centaine de pages des
Mystères. Je reste courbé sur mon bureau du matin
au soir. Cette année, je publierai quatre à cinq
volumes. Donnez-moi des rentes, et je m’engage à
aller tout de suite m’enfermer avec vous et me
vautrer au soleil dans l’herbe.
J’ai dû, pour quelque temps, quitter Le Figaro5. Je
n’y publierai plus que des articles volants, et, métier
pour métier, je préfère écrire des histoires de longue
haleine, qui restent. J’ai dû également renoncer à
l’idée de faire un Salon. Il est possible cependant
que je lance quelque brochure sur mes amis les
peintres.
Voilà, ma foi, toutes les nouvelles qui me
concernent. Je travaille beaucoup, soignant certaines
œuvres et abandonnant les autres, tâchant de faire
mon trou à grands coups de pioche. Vous saurez un
jour qu’il est malaisé de creuser un pareil trou.
Je ne vous parle pas de votre retour à Paris. Je
vois bien que vous le remettez à une époque
lointaine, indéterminée. Je finirai par vous
approuver ; puisque vous voilà redevenu poète, il est
préférable que vous restiez dans les solitudes mortes
de la province. Seulement, vous entrez dans la
carrière littéraire par une voie si différente de celle
que j’ai prise, qu’il m’est difficile de ne pas faire
quelques restrictions. Ma position m’a imposé la
lutte, de sorte que la lutte, le travail militant est pour
moi le grand moyen, le seul que je puisse conseiller.
Votre fortune, vos instincts vous font des loisirs ;
vous vous attardez de gaieté de cœur. Toutes les
routes sont bonnes. Suivez la vôtre, et je serai le
premier à applaudir lorsque vous obtiendrez un
résultat. Ce que je vous ai dit, ce que je vous dirai
sans doute encore, ne m’est dicté que par la
sympathie. Vous n’en doutez point, n’est-ce pas ?
Quelques petites nouvelles pour finir : Paul est
refusé, Guillemet est refusé, tous sont refusés ; le
jury, irrité de mon Salon6, a mis à la porte tous ceux
qui marchent dans la nouvelle voie. – Baille entre en
plein dans de beaux appointements. – Solari est
toujours marié. – Voilà.
Écrivez-moi souvent, vos lettres me font grand
plaisir. Parlez-moi, à l’occasion, de l’impression que
les Mystères font à Aix.
Votre dévoué.
Vous avez le bonjour de tout le monde7.
1 Dans une lettre datée du 12 mars 1867, Valabrègue, tout en reconnaissant l’écho que
rencontrait la publication des Mystères de Marseille dans Le Messager de Provence,
exprimait à Zola ses « regrets » de le voir s’engager dans « des tentatives peu
artistiques ».
2 Le projet n’eut pas de suite : le texte de cette nouvelle – intitulée « Un suicide » – est
demeuré inachevé (OC, III, p. 401-411).
3 Il s’agit de Thérèse Raquin, qui parut finalement dans L’Artiste, à partir du mois d’août
1867.
4 Arsène Houssaye (1815-1896), directeur de la Revue du XIXe siècle et de L’Artiste.
5 Zola collaborait au Figaro d’une manière intermittente depuis septembre 1865.
6 Voir supra, p. 127, la lettre à Cézanne du 20 mai 1866.
7 Ces mots sont écrits dans la marge.
II

Les combats littéraires


(1868-1893)
À Ferragus [Louis Ulbach]
[Paris, 31 janvier 1868]1
Vous êtes chef des Dévorants2, Monsieur, et vous
m’avez dévoré en toute conscience. Je vous jure que
j’aurais eu la bonté d’âme de me laisser manger sans
me plaindre, si vous vous étiez contenté du
misérable morceau que je pouvais offrir
personnellement à votre furieux appétit. Mais vous
attaquez toutes mes croyances, vous mordez MM. de
Goncourt que j’aime et que j’admire, vous écrivez
un réquisitoire contre une école littéraire qui a
produit des œuvres vivantes et fortes. J’ai droit de
réponse, n’est-ce pas ? non pour me défendre, moi
chétif, mais pour défendre la cause de la vérité.
C’est entendu, je me mets à part, je ne me rappelle
plus même que je suis l’auteur de Thérèse Raquin.
Vous avez parlé de charnier, de pus, de choléra3 ; je
vais parler à mon tour des réalités humaines, des
enseignements terribles de la vie.
Je vous avoue, Monsieur, que je vous aurais
répondu tout de suite, si je n’avais éprouvé un
scrupule bête. J’aime à savoir à qui je m’adresse,
votre masque me gêne. J’ai peur de vous dire des
choses désagréables sans le vouloir. Oh ! je me suis
creusé la tête. J’ai épelé votre article, fouillant
chaque mot, cherchant une personnalité connue au
fond de vos phrases. Je déclare humblement que mes
recherches ont été vaines. Votre style a un débraillé
violent qui m’a dérouté. Quant à vos opinions, elles
sont dans une moyenne honnête ne portant pas de
signature individuelle.
On m’a bien cité quelques noms ; mais, vraiment,
Monsieur, si vous êtes un de ceux que l’on m’a
nommés, il est à croire que le masque vous a donné
le langage bruyant et lâché de nos bals publics.
Quand on a le visage couvert, on peut se permettre
l’engueulement classique, surtout en un temps de
carnaval. Je me plais à penser que, dans un salon,
vous dévorez les gens avec plus de douceur.
Donc, Monsieur, je n’ai pu vous reconnaître.
J’essaie de répondre posément et sagement à un
inconnu déguisé en Matamore qui, en se rendant un
samedi à l’Opéra, a rencontré un groupe de
littérateurs, et qui a voulu les effrayer en faisant la
grosse voix.
Vous avez émis, Monsieur, une étrange théorie qui
inaugure une esthétique toute nouvelle. Vous
prétendez que si un personnage de roman ne peut
être mis au théâtre, ce personnage est monstrueux,
impossible, en dehors du vrai. Je prends note de
cette incroyable façon de juger deux genres de
littérature si différents : le roman, cadre souple,
s’élargissant pour toutes les vérités et toutes les
audaces, et la pièce de théâtre qui vit surtout de
conventions et de restrictions.
Certes non, on ne pourrait mettre Germinie
Lacerteux4 sur les planches où gambade
mademoiselle Schneider5. Cette « cuisinière
sordide », selon votre expression, effaroucherait le
public qui se pâme devant les minauderies
poissardes de la Grande-Duchesse. Oh ! le public de
nos jours est un public intelligent, délicat et
honnête : Molière l’ennuie ; il applaudit la musique
de mirliton de MM. Offenbach et Hervé ; il
encourage les niaiseries folles des parades modernes.
Évidemment, ce public-là sifflerait Germinie
Lacerteux, coupable d’avoir du sang et des nerfs
comme tout le monde.
Et pourtant je jurerais qu’un faiseur se chargerait
de la lui imposer. Il s’agirait simplement de
transformer Germinie en une cuisinière délaissée par
son sapeur, qui se lamente et va se faire périr. Au
dénouement, pour ne pas troubler la digestion du
public, le sapeur viendrait rendre la vie à sa payse.
Thérésa6 serait superbe dans un pareil rôle, et l’on
irait à la centième représentation, n’est-ce pas ?
Sans plaisanter davantage, Monsieur, comment
n’avez-vous pas compris que notre théâtre se meurt,
que la scène française tend à devenir un tremplin
pour les paillasses et les sauteuses ? Et vous voulez,
avant d’accepter et d’admirer les personnages d’un
roman, les faire rebondir sur ce tremplin et savoir
s’ils exécutent la cabriole des poupées applaudies !
Mais ne voyez-vous pas qu’en France on ne va au
théâtre que pour digérer en paix ? Demandez aux
auteurs dramatiques de quelque talent les rages
qu’ils ont parfois contre ce public pudibond et borné,
qui ne veut absolument que des pantins, qui refuse
les vérités âpres de la vie. Nos foules demandent de
beaux mensonges, des sentiments tout faits, des
situations clichées ; elles descendent souvent
jusqu’aux indécences, mais elles ne montent jamais
jusqu’aux réalités. Lisez l’Histoire de la littérature
anglaise de M. Taine, et vous verrez ce qu’on peut
oser sur la scène chez un peuple auquel son
tempérament permet d’assister au spectacle réel de
nos passions. Wycherley et Swift n’auraient pas
hésité à mettre Germinie au théâtre7. Nous autres,
nous préférons les vaudevillistes gais ou funèbres :
Scribe8 sera toujours le maître de la scène française.
Ah ! Monsieur, si le théâtre se meurt, laissez vivre
le roman. Ne mettez pas le romancier sous le joug du
public. Accordez-lui le droit de fouiller l’humanité à
son aise, et ne déclarez pas ses créations
monstrueuses, parce que les spectateurs, qui ont lu
les Mémoires d’une femme de chambre9, se
prétendent révoltés par le spectacle d’une vérité
humaine qui passe.
Vous ne comprenez que le nu de
mademoiselle ***. C’est plastique, dites-vous. Les
charmes de mademoiselle *** n’avaient pas besoin
de cette réclame, je crois ; mais je suis heureux de
savoir comment vous comprenez la chair.
Ainsi, Monsieur, il ne vous déplairait pas trop que
Germinie Lacerteux fût en maillot, pourvu qu’elle
eût les jambes bien faites. Je commence à
soupçonner ce qu’il vous faut : une peau soyeuse,
des contours fermes et arrondis, une gaze
transparente voilant à peine des trésors de voluptés.
Le malheur est que Germinie n’est pas en maillot,
la pauvre fille ; il n’est pas même certain qu’elle ait
les jambes bien faites. Puis elle sent le graillon ; elle
ne vaut pas mademoiselle ***, en un mot. C’est une
misérable proie pour le plaisir, tel que vous paraissez
l’entendre. Elle a encore un défaut immense : c’est
qu’elle ne s’est pas vendue dès l’âge de seize ans,
elle a grandi dans des pensées d’honneur, dans des
répugnances invincibles pour le vice, et elle n’a
roulé au fond de l’égout que poussée par les faits,
poussée par ses nerfs et son sang. Que voulez-vous ?
Germinie n’est pas une courtisane, Germinie est une
malheureuse que les fatalités de son tempérament
ont jetée à la honte. Toutes les femmes ne sont pas
« plastiques ».
Vous restez à fleur de peau, Monsieur, tandis que
les romanciers analystes ne craignent pas de pénétrer
dans les chairs. C’est moins voluptueux et moins
agréable, je le sais ; les tableaux vivants, les
apothéoses de féerie sont excellents pour procurer
des rêves amoureux ; la vue d’une salle
d’amphithéâtre est au contraire écœurante pour ceux
qui n’ont pas l’amour austère de la vérité. Je crains
bien que nous ne nous entendions pas. Je trouve fort
indécente l’exhibition de certaines actrices, et je
n’éprouve qu’une douleur émue en face des plaies
intérieures du corps humain.
S’il est possible, ayez un instant la curiosité du
mécanisme de la vie, oubliez l’épiderme satiné de
telle ou telle dame, demandez-vous quel tas de boue
est caché au fond de cette peau rose dont le spectacle
contente vos faciles désirs. Vous comprendrez alors
qu’il a pu se rencontrer des écrivains qui ont fouillé
courageusement la fange humaine. La vérité, comme
le feu, purifie tout. Il y a des gens qui emmènent le
soir des filles et qui les renvoient le lendemain matin
après s’être assurés si elles ont la taille mince et les
bras forts ; il y en a d’autres qui préfèrent étudier les
drames intérieurs de la femme, qui ne touchent à la
chair que pour en expliquer les fatalités.
D’ailleurs, Monsieur, je vous l’accorde, on doit
fouiller la boue aussi peu que possible. J’aime
comme vous les œuvres simples et propres,
lorsqu’elles sont fortes et vraies en même temps.
Mais je comprends tout, je fais la part de la fièvre, je
m’attache surtout dans un roman à la marche logique
des faits, à la vie des personnages ; j’admire
Germinie Lacerteux, moins dans les pages brutales
du livre que dans l’analyse exacte des personnages et
des faits. Vous déclarez l’œuvre putride parce que
certains tableaux vous ont choqué ; c’est là de
l’intolérance.
Passez outre, et dites-moi si les auteurs n’ont pas
créé des personnes vivantes, au lieu des poupées
mécaniques que l’on rencontre dans les romans de
M. Feuillet10 par exemple.
Je vous avertis que je suis de l’avis de Stendhal.
Je crois qu’un romancier doit d’abord écrire ses
œuvres pour lui ; le souci du public vient ensuite.
Le romancier n’est pas comme l’auteur
dramatique, il ne dépend point de la foule. Si vous
voulez, nous appellerons Germinie Lacerteux un
traité de physiologie, nous le mettrons dans une
bibliothèque médicale, nous recommanderons aux
jeunes filles et aux gens délicats de ne jamais le lire.
Tout cela n’empêchera pas que Germinie Lacerteux
ne soit un livre des plus remarquables.
Vous dites qu’il est facile de travailler dans
l’horrible. Oui et non. Il est facile – et vous l’avez
prouvé – d’écrire une page violente, sans y mettre
autre chose que de la violence ; mais il n’est plus
aussi facile d’avoir une fièvre toute personnelle, et
d’employer l’activité que vous donne cette fièvre, à
observer et à sentir la vie. Demandez à M. Claretie11
s’il renie ses premiers livres, comme vous paraissez
le dire. Quant à moi, je ne pense pas qu’il renonce à
l’étude de la vie moderne, et je crois qu’il y
reviendra tôt ou tard avec un égal amour pour la
réalité.
Les Derniers Montagnards, un beau livre que je
viens de lire, ne sont qu’une ode en l’honneur de
l’héroïsme et de l’amour patriotique12. Au-dessous
de ses folies généreuses, la nature humaine a ses
misères de tous les jours, qui sont moins
consolantes, mais aussi intéressantes à étudier.
D’ailleurs, ne tremblez pas, Monsieur. La
« littérature putride » ne nourrit pas ses auteurs. Le
public n’aime pas les vérités, il veut des mensonges
pour son argent. Vous accusez presque MM. de
Goncourt d’être « trivialistes », uniquement pour
être lus. Eh ! bon Dieu ! vous ne savez donc pas
qu’on a vendu trente mille exemplaires de Monsieur
de Camors, et que Germinie Lacerteux n’en est qu’à
sa seconde édition.
Croyez-moi, Monsieur, laissez en paix les
romanciers consciencieux. S’il vous faut dévorer
quelqu’un, dévorez nos petits musiciens, nos petits
faiseurs de parades, ceux qui font vivre le public de
platitudes.
Un dernier mot. J’ai évité de parler de moi.
Permettez-moi pourtant de vous dire que, si j’ai été
parfois intolérant, comme vous me le reprochez,
jamais je n’ai écrit un article qui pût écœurer et faire
rougir mes lectrices. Je vous défie de trouver dans la
collection de L’Événement une seule phrase signée
de mon nom que vous ne puissiez mettre sous les
yeux d’une jeune fille.
Quand j’écris un livre, j’écris pour moi comme je
l’entends ; mais, quand j’écris dans un journal, je le
fais de façon à pouvoir être lu de tout le monde.
Si j’avais une fille, Monsieur, après avoir jeté un
coup d’œil sur le numéro du Figaro où se trouve
votre lettre, j’aurais brûlé ce numéro.
1 Dans Le Figaro du 23 janvier 1868, Louis Ulbach (qui écrivait sous le pseudonyme de
« Ferragus ») avait attaqué, en des termes très violents, les représentants de l’école
naturaliste, en utilisant l’expression de « littérature putride ». Zola lui répondit avec cette
lettre ouverte, qui fut publiée dans Le Figaro du 31 janvier.
2 Dans le premier épisode de l’Histoire des Treize de Balzac, Ferragus est le chef des
« Dévorants », une société secrète dont le but est de mettre sa puissance occulte au
service de ses membres.
3 « Il s’est établi depuis quelques années, écrivait Ulbach, une école monstrueuse de
romanciers qui prétend substituer l’éloquence du charnier à l’éloquence de la chair, qui
fait appel aux curiosités les plus chirurgicales, qui groupe les pestiférés pour nous en faire
admirer les marbrures, qui s’inspire directement du choléra, son maître, et qui fait jaillir le
pus de la conscience » (« La littérature putride », art. cité). En parlant de « littérature
putride », Ulbach reprenait une expression déjà employée par Gustave Merlet, en 1865,
au moment de la publication de Germinie Lacerteux (La France, 21 mars 1865).
4 Personnage éponyme du roman des frères Goncourt, publié en 1865.
5 Hortense Schneider (1838-1920), l’une des actrices les plus fameuses du Second
Empire : elle fut l’interprète des opérettes d’Offenbach, notamment de La Grande-
Duchesse de Gérolstein en 1867.
6 Emma Valadon, dite Thérésa (1837-1913), chanteuse populaire alors en vogue.
7 Zola pense aux analyses que Taine consacre dans son Histoire de la littérature anglaise
(1864) à l’œuvre de Jonathan Swift (1665-1747) et à celle du dramaturge William
Wycherley (1640-1716).
8 Eugène Scribe (1791-1861), auteur de plusieurs centaines de comédies jouées avec un
grand succès pendant la première moitié du XIXe siècle.
9 Publié sans nom d’auteur, ce roman d’Henri de Pène fit scandale en 1864.
10 Auteur de romans à succès, Octave Feuillet (1821-1890) défendait dans son œuvre les
principes d’une morale édifiante. Il venait de publier Monsieur de Camors (qui est évoqué
plus loin).
11 Le romancier Jules Claretie (1840-1913), ami de Zola.
12 Sous le titre LesDerniers Montagnards. Histoire de l’insurrection de Prairial an III
(1795), Jules Claretie venait de publier une étude historique retraçant la destinée, en
1794-1795, du dernier groupe des Montagnards : Ulbach faisait l’éloge de cet ouvrage, en
affirmant que Claretie avait renoncé à la « frénésie amoureuse et assassine » de ses
romans pour chercher dans l’histoire « des passions plus héroïques et non moins
terribles ».
À Sainte-Beuve
Paris, 13 juillet 1868
Monsieur et cher maître,
Si je me suis permis d’insister pour avoir votre
opinion sur Thérèse Raquin, c’est que je savais à
l’avance combien votre critique serait juste et
sympathique. Les jeunes gens comme moi ont tout à
gagner à connaître le jugement de leurs illustres
aînés sur leur compte. J’accepte vos critiques avec
plus de reconnaissance encore que vos éloges.
Permettez-moi, cependant, de me défendre contre
un de vos blâmes. Vous me dites que j’ai menti à la
vérité en ne jetant pas Laurent et Thérèse dans les
bras l’un de l’autre, le lendemain du meurtre1. Si j’ai
cru devoir les séparer, leur donner des répugnances
et des lassitudes, c’est que je n’ai pas voulu peindre
une passion tragique, âpre, insatiable. Lorsqu’ils
tuent, ils sont déjà presque dégoûtés l’un de l’autre.
Leur crime est une fatalité à laquelle ils ne peuvent
échapper. Ils éprouvent comme un affaissement
après l’assassinat, comme une paix d’être
débarrassés d’un effort trop violent pour leur nature.
Je ne sais si je m’exprime clairement. Mes héros
n’ont que des instincts ; plus tard, quand ils se
marient après une année d’indifférence, ils obéissent
aux conséquences des faits. À la vérité, ils ne
s’aiment jamais, dans le sens français et italien du
mot. Le jour où Laurent jette Thérèse sur le carreau,
il a à peine des désirs ; toujours cette femme le
troublera, quand il la possédera tout à fait, elle
achèvera de détraquer son être. Le drame est surtout
physiologique. Le meurtre est pour ces
tempéraments une crise aiguë qui les laisse hébétés
et comme étrangers. D’ailleurs, lorsqu’ils tuent, ils
ne tuent déjà plus pour se posséder ; je crois que tout
acte violent, dans des natures lâches et vulgaires,
s’accomplit mécaniquement et amène un oubli
presque complet des causes et du but. Ils tuent parce
qu’ils se sont promis de tuer, et ils s’épousent plus
tard parce que leur mariage est un résultat nécessaire
du meurtre. S’ils tardent pendant plus d’une année,
c’est qu’à la vérité ils ne s’aiment pas, c’est qu’ils
sont secoués et écœurés, c’est qu’ils ne se retrouvent
plus eux-mêmes, et qu’ils ont besoin d’un long
temps pour éprouver de nouveau le désir de leurs
étreintes. Ôtez-leur la passion tragique, faites-en des
brutes, et vous comprendrez leurs crises et leurs
affaissements. Je sais bien que tout cela est très
particulier, très exceptionnel ; je l’ai voulu ainsi, à la
suite de certaines observations et de certaines
intuitions que je crois vraies.
Me pardonnerez-vous, Monsieur et cher maître,
d’avoir cherché à me défendre, bien mal sans doute,
au courant de la plume ? Vous avez mille fois
raison : je sais bien qu’il me faut écrire une autre
œuvre, mieux équilibrée, plus vraie et plus étudiée.
Le malheur est que ma plume est mon seul gagne-
pain, et que je ne puis travailler aux ouvrages que je
rêve. La lutte est rude pour moi. Quand je serai assez
connu, quand le livre pourra me faire vivre, quand il
me sera permis de quitter le journalisme pour lequel
je ne suis pas fait, alors seulement je me mettrai
sérieusement à la besogne.
Vous m’avez donné quelques espérances, et je
vous remercie mille fois.
Veuillez me croire, Monsieur et cher maître,
votre tout reconnaissant et tout dévoué.
1 « Les passions sont féroces », écrivait Sainte-Beuve : « Une fois déchaînées, tant
qu’elles ne sont pas assouvies, elles n’ont pas de cesse. Elles vont droit au fait et au but,
fût-ce sur un cadavre […]. Aussi je ne comprends rien à vos amants, à leur remords et à
leur refroidissement subit, avant d’être arrivés à leurs fins » (lettre du 10 juin 1868).
À Edmond de Goncourt
Paris, 27 juin 1870
Je tiens encore à vous dire combien votre frère
avait des amis inconnus et je serais allé vous le dire,
de vive voix, si je n’avais la religion de la
souffrance.
Il est mort1, n’est-ce pas, beaucoup de
l’indifférence du public, du silence qui accueillait
ses œuvres les plus vécues. L’art l’a tué. Quand je
lus Madame Gervaisais2, je sentis bien qu’il y avait
comme un râle du mourant dans cette histoire
ardente et mystique ; et quand je vis l’attitude
étonnée et effrayée du public en face du livre, je me
dis que l’artiste en mourrait. Il était de ceux-là que la
sottise frappe au cœur.
Eh bien ! s’il s’en est allé découragé, doutant de
lui, je voudrais pouvoir lui crier, maintenant, que sa
mort a désespéré toute une foule de jeunes
intelligences. Ah ! j’aurais voulu que vous fussiez là,
lorsque j’ai annoncé l’affreuse nouvelle à mes amis,
à ceux qui ont mon âge, qui l’aimaient et
l’admiraient de loin.
Vous avez toute la jeunesse, entendez-vous, tout
l’art de demain, tous ceux qui vivent de la vie
nerveuse du siècle. « Jules de Goncourt est mort ! »
et j’ai vu des larmes monter aux yeux ; j’ai mis, par
ces paroles, beaucoup de tristesse autour de moi. Il
n’est pas mort tout entier, et vous, vous ne restez pas
seul. Voilà ce que je tenais à vous écrire.
Je veux donner un dernier adieu à votre frère dans
quelque journal, mais j’attends3. Je désire ne pas me
trouver mêlé à la foule des chroniqueurs.
Votre ami.
1 Jules de Goncourt venait de décéder, le 20 juin 1870.
2 Le dernier roman des frères Goncourt, publié en février 1869.
3 Cet hommage fut publié dans La Cloche, le 6 juillet 1870 (OC, III, p. 635-638). À la
suite de cet article, Edmond de Goncourt écrivit à Zola une longue lettre dans laquelle il
revint sur les causes de la mort de son frère : « À mon sentiment, mon frère est mort de
travail, et surtout de l’élaboration de la forme, de la ciselure de la phrase, du travail du
style. Je le vois encore reprenant des morceaux écrits en commun. […] Après ce labeur, je
me le rappelle maintenant, il restait de longs moments brisé sur un divan, silencieux et
fumant » (texte cité par Zola dans Une Campagne, OC, XI, p. 793).
À Paul Alexis
Paris, 4 juillet 1871
Mon cher Paul,
Je ne veux pas vous faire attendre les conseils,
que vous me demandez, et je vous écris à la hâte
pour vous donner cette consultation littéraire dont
vous pourriez fort bien vous passer.
Je ne vous blâme pas d’agrandir votre sujet. Il
était presque impossible de faire tenir dans une
nouvelle l’histoire des deux sièges1. Faites donc un
livre, mais, pour l’amour de Dieu, faites-le ! Vous
savez que je n’ai foi que dans le travail et dans la
production. Peu importent ces produits, surtout dans
les commencements.
Maintenant, votre sujet est excellent. Je le vois
très bien. Si vous m’en croyez, vous ferez un roman
d’espèce particulière, un roman tournant à l’épopée.
Vous avez la corde lyrique. Ajoutez à vos deux
hommes une femme ou deux ; ces femmes vous
rendront le grand service d’échapper à la monotonie.
Quant au caractère du livre, vous l’avez défini en
comparant vos deux héros à Don Quichotte et à
Sancho Pança2. Vous devez, en effet, promener deux
tempéraments dans les aventures tragiques
auxquelles vous avez assisté, et ne pas rire comme
Cervantès, mais faire l’histoire physiologique de la
folie humaine, traversant toutes les douleurs et
toutes les épouvantes pour aboutir à l’effondrement
d’une ville.
Vous allez vous trouver affranchi du coup du
cadre ordinaire des romans. C’est une excellente
chose. Rappelez-vous Salammbô, et mettez encore
moins d’intrigue que dans Salammbô. Faites une
série de tableaux que vous unirez à l’aide de vos
deux personnages. Je ne fais là que vous fortifier
dans votre plan, car j’ai cru comprendre que telle
était votre intention.
Mais vous n’aurez pas fini un tel travail dans trois
mois, je vous le dis franchement. Vous allez avec
une lenteur qu’il ne faut pas presser. Travaillez à
votre aise, mais sans perdre une minute. Vous serez
étonné du résultat. Ce qu’il vous faut, c’est croire en
vous, et vous arriverez à un travail quotidien. Le jour
où vous ne travaillerez pas, vous recommencerez à
désespérer. Et je profite de l’occasion pour vous
louer de vos défaillances. Il n’y a que les imbéciles
qui ne doutent pas d’eux. Je vous l’ai dit souvent et
je vous le répète : depuis dix ans que des apprentis
littéraires m’arrivent d’Aix, vous êtes le seul que
j’aie accueilli sans phrases menteuses. Je crois
absolument à votre avenir. L’homme seul, s’il n’était
pas raisonnable, tuerait en vous l’artiste. Si vous
travaillez franchement et si vous allez la tête haute
devant vous, vous trouverez dans notre métier si
décrié beaucoup d’honneur et beaucoup d’argent.
Puisque vous avez une thébaïde, restez-y quelques
semaines et prenez-y des habitudes régulières de
travail. C’est une simple gymnastique. Travaillez
pour travailler, sans trop rêver du résultat. C’est
l’impatience du but qui perd notre génération
fiévreuse. On s’use soi-même à trop se relire et à
trop se rêver. Je voudrais voir votre livre pousser
comme l’herbe, comme les coquelicots que vous
voyez de votre fenêtre. Les coquelicots ne savent pas
qu’ils poussent, et qu’ils fleuriront un jour. Tout cela
est pour vous dire de ne pas vous casser la tête sur
l’époque probable où vous terminerez votre roman.
Vous avez quitté Paris au moment où le
journalisme allait vous offrir de grandes ressources.
C’est sans doute partie remise. Si vous faites
quelque article, envoyez-le-moi, je le porterai à La
Cloche ou ailleurs. Mais ce serait un effort perdu, et
je vous conseille de travailler plutôt à votre « César
Panafieu ».
Nous vous serrons la main, mon cher Paul, en
vous souhaitant un bon repos dans votre thébaïde.
Votre bien dévoué.
1 Il s’agit de « César Panafieu », une longue nouvelle inspirée par les événements récents
du siège de Paris et de la Commune. Achevée en novembre 1874, elle fut reprise, en
1890, en tête du recueil intitulé L’Éducation amoureuse.
2 Allusion aux deux personnages principaux de la nouvelle : César Panafieu, un
pharmacien qui finit par sombrer dans la folie, et Barbin, oncle d’Estelle, l’épouse de
Panafieu.
À Louis Ulbach
Paris, 6 novembre 18711
Mon cher Ulbach,
J’ai reçu de M. le procureur de la République
l’invitation de me rendre à son cabinet, et là ce
magistrat m’a très poliment averti qu’il avait reçu un
grand nombre de dénonciations contre La Curée. Il
n’a pas lu le roman ; mais, dans la crainte d’avoir à
sévir, et voulant éviter un procès, il m’a fait entendre
qu’il serait peut-être prudent de cesser la publication
d’une pareille œuvre, me laissant d’ailleurs toute
liberté de la continuer à mes risques et périls.
La situation est donc très nette. Dans le cas où
nous nous entêterions, il est à croire que mon roman
dénoncé à la justice ferait saisir La Cloche, et que
nous aurions un bon procès sur les bras. Si j’étais
seul, je tenterais certainement l’aventure, désireux de
connaître mon crime et de savoir quelle peine est
réservée à l’écrivain consciencieux qui fait œuvre
d’art et de science. Mais, par égard pour vous, je
consens à me refuser cette satisfaction. Ce n’est pas
le procureur de la République, c’est moi qui vous
prie de suspendre la publication de mon roman.
Vous êtes en dehors du débat, et je tiens même à
dire que je vous sais hostile à mon école littéraire.
Vous m’avez attaqué autrefois2, vous le feriez sans
doute encore. Mais, entre nous, ce serait une simple
querelle d’artistes. Vous me diriez ce que vous
m’avez déjà dit, et je vous répondrais ce que je vous
ai déjà répondu. Nous ne mettrions certainement pas
en cause mes intentions de romancier ; vous me
connaissez assez pour savoir dans quelle honnêteté
et dans quelle ferveur artistique je travaille. Je dis
ces choses, afin de garder pour moi la responsabilité
entière de l’aventure. Si, par libéralisme littéraire,
vous avez bien voulu, et avec quelques hésitations,
tenter la publication de La Curée, il me plaît de
rester seul sur la sellette, le jour où la tentative est
criminelle. Je deviens orgueilleux de ce crime, de ce
livre de combat.
J’ai un grand fond de résignation en ces matières.
Seulement, je crois devoir me défendre en quelques
lignes, pour les personnes qui ont lu La Curée, sans
comprendre le péché qu’elles commettaient.
La Curée n’est pas une œuvre isolée, elle tient à
un grand ensemble, elle n’est qu’une phrase
musicale de la vaste symphonie que je rêve. Je veux
écrire l’« Histoire naturelle et sociale d’une famille
sous le Second Empire ». Le premier épisode, La
Fortune des Rougon, qui vient de paraître en
volume, raconte le coup d’État, le viol brutal de la
France. Les autres épisodes seront des tableaux de
mœurs pris dans tous les mondes, racontant la
politique du règne, ses finances, ses tribunaux, ses
casernes, ses églises, ses institutions de corruption
publique. Je tiens à constater, d’ailleurs, que le
premier épisode a été publié par Le Siècle sous
l’Empire, et que je ne me doutais guère alors d’être
un jour entravé dans mon œuvre par un procureur de
la République. Pendant trois années j’avais
rassemblé des documents, et ce qui dominait, ce que
je trouvais sans cesse devant moi, c’étaient les faits
orduriers, les aventures incroyables de honte et de
folie, l’argent volé et les femmes vendues. Cette note
de l’or et de la chair, cette note du ruissellement des
millions et du bruit grandissant des orgies, sonnait si
haut et si continuellement, que je me décidai à la
donner. J’écrivis La Curée. Devais-je me taire,
pouvais-je laisser dans l’ombre cet éclat de débauche
qui éclaire le Second Empire d’un jour suspect de
mauvais lieu ? L’histoire que je veux écrire en serait
obscure.
Il faut bien que je le dise, puisqu’on ne m’a pas
compris, et puisque je ne puis achever ma pensée :
La Curée, c’est la plante malsaine poussée sur le
fumier impérial, c’est l’inceste grandi dans le terreau
des millions. J’ai voulu, dans cette nouvelle Phèdre,
montrer à quel effroyable écroulement on en arrive,
lorsque les mœurs sont pourries et que les liens de la
famille n’existent plus. Ma Renée, c’est la
Parisienne affolée, jetée au crime par le luxe et la vie
à outrance ; mon Maxime, c’est le produit d’une
société épuisée, l’homme-femme, la chair inerte qui
accepte les dernières infamies ; mon Aristide, c’est
le spéculateur né des bouleversements de Paris,
l’enrichi impudent, qui joue à la Bourse avec tout ce
qui lui tombe sous la main, femmes, enfants,
honneur, pavés, conscience. Et j’ai essayé, avec ces
trois monstruosités sociales, de donner une idée de
l’effroyable bourbier dans lequel la France se noyait.
Certes, on ne m’accusera pas d’avoir outré les
couleurs. Je n’ai pas osé tout dire. Cette audace dans
les crudités, qu’on me reproche, a plus d’une fois
reculé devant les documents que je possède. Me
faudrait-il donner les noms, arracher les masques,
pour prouver que je suis un historien, et non un
chercheur de saletés ? C’est inutile, n’est-ce pas ?
Les noms sont encore sur toutes les lèvres. Vous
connaissez mes personnages, et vous me donneriez
vous-même tout bas des faits que je ne pourrais
conter.
Quand La Curée paraîtra en volume, elle sera
comprise3. Mon erreur a été de croire que le public
d’un journal pouvait accepter certaines vérités. Et
cependant, je m’habitue difficilement à cette idée
que c’est un procureur de la République qui m’a
averti du danger offert par cette satire de l’Empire.
Nous ne savons pas aimer la liberté en France d’une
façon entière et virile. Nous nous croyons trop les
défenseurs de la morale. Nous ne pouvons pas
accepter cette idée que les vraies pudeurs se gardent
toutes seules, et qu’elles n’ont pas besoin de
gendarmes. Que pensez-vous, par exemple, de ces
gens qui ont dénoncé mon roman à la justice ? Je ne
veux pas compter combien il peut y avoir parmi eux
de bonapartistes. Mais ceux mêmes qui sont
convaincus, quel étrange rôle ont-ils joué ! Un
roman les blesse, vite ils écrivent au procureur de la
République, ou, s’ils sont de son entourage, ils
tendent les mains vers lui comme vers un Dieu
sauveur. Pas un n’a l’idée de jeter le feuilleton au
feu. Tous se mettent à geindre comme des petits
enfants perdus, et ils appellent la garde, et quand la
garde est là, ils n’ont plus peur, ils sèchent leurs
larmes. Je le disais tout à l’heure à M. le procureur
de la République : ce n’est pas avec ces effrois de
bambins, ce besoin continuel des gendarmes, que
nous conquerrons jamais la vraie liberté.
Dans tout cela, je suis désolé pour La Cloche et
pour vous, mon cher Ulbach. Pardonnez-moi, et que
tout soit dit. Les lecteurs qui ont compris le côté
scientifique de La Curée, et qui voudront aller
jusqu’au bout de ce roman, pourront l’achever
prochainement dans le volume. Quant aux personnes
qui auraient eu l’intelligence rare de ne voir dans
mon œuvre qu’un recueil de polissonneries à l’usage
des vieillards et des femmes blasées, elles en seront
quittes pour se signer devant les étalages des
libraires. Comme ces bonnes gens me connaissent !
Allez, une société n’est forte que lorsqu’elle met
la vérité sous la grande lumière du soleil.
Je vous serre la main, et me dis votre bien
dévoué.
1 Lettre ouverte publiée en première page dans La Cloche, le 8 novembre 1871. Zola y
défend La Curée que La Cloche donnait en feuilleton depuis le 29 septembre 1871. Il
explique pourquoi il accepte que la publication de son roman soit interrompue.
2 Voir supra, p. 139, la lettre à Louis Ulbach (Ferragus) du 31 janvier 1868.
3 Le roman parut en librairie le 30 janvier 1872.
À Gustave Flaubert
[Paris] 2 février 1872
Cher maître,
Je suis honteux de ne pas vous avoir encore rendu
visite. Le journalisme m’abêtit tellement, que je ne
trouve plus une heure à moi. Je vous envoie mon
nouveau roman1, pour vous dire que je ne vous
oublie pas et que je vous remercie de votre lettre à la
municipalité de Rouen2. Ah ! les gredins de
bourgeois ! Vous auriez dû prendre une trique encore
plus grosse, bien que la vôtre fasse de terribles bleus.
Je veux absolument aller vous serrer la main
dimanche, dans l’après-midi. Que La Curée me
serve en attendant de carte de visite.
Tout à vous, mon cher maître.
1 Il s’agit de La Curée, qui venait de paraître en librairie.
2 Flaubert avait demandé sans succès au conseil municipal de Rouen d’ériger une statue à
la mémoire de son ami Louis Bouilhet, disparu en 1869. Dans une lettre que venait de
publier Le Temps du 26 janvier 1872, il dénonçait l’attitude méprisante des conseillers
municipaux, incapables de comprendre le sens de la proposition qui leur avait été
adressée.
À Edmond de Goncourt
Paris, 7 août 1873
Mon cher ami,
Je ne vous ai point encore dit tout le plaisir que
m’a procuré votre Gavarni1. Je le connaissais peu, et
vous me l’avez fait aimer. Quand j’irai vous serrer la
main, un de mes jours de liberté, hélas ! trop rares, il
faudra que vous me montriez les dessins que vous
avez de lui. Je vous avoue à ma honte que ce seront
les premiers que je verrai. Merci, en attendant, pour
cette biographie si vivante et si tendrement caressée.
Elle m’a fait songer à celui que vous avez perdu2. Je
l’ai lue avec une bien grande émotion, car je me
souvenais de votre accueil à tous deux, et il me
semblait entendre la dernière pensée artistique de
votre frère.
Merci, et tout à vous, entièrement à vous.
1 L’ouvrage venait de paraître : il s’agit d’une étude consacrée à l’œuvre du dessinateur
Paul Gavarni (1804-1866).
2 Voir supra, p. 148, la lettre du 27 juin 1870.
À Alphonse Daudet
[Paris] lundi [9 novembre 1874]
Merci, mon cher ami. Vous avez été, j’en suis sûr,
aussi sympathique qu’on vous a permis de l’être. Et,
au milieu de l’abominable massacre que la critique a
fait de ma pièce1, votre article reste certainement le
meilleur. D’ailleurs, mes amis eux-mêmes, je le
crains, ne m’ont guère compris. Il va falloir que je
m’explique dans une préface2.
Ne vous y trompez pas, ma cause est la vôtre.
C’est l’artiste qu’on extermine en moi. Il faut nous
serrer les uns contre les autres. Le bataillon est petit,
mais il sera fort.
Merci encore, et à vous.
21 rue St-Georges (Batignolles).
Je vous envoie un journal où j’ai parlé de vous3.

1 Les Héritiers Rabourdin, une comédie en trois actes : l’intrigue repose sur les
agissements d’une famille cupide, animée par l’espoir d’un riche héritage. Montée au
théâtre de Cluny le 3 novembre 1874, la pièce ne connut aucun succès et dut s’arrêter au
bout de dix-sept représentations. La critique se montra très sévère. Seul Daudet fit preuve
d’indulgence dans son compte rendu publié dans Le Journal officiel du 9 novembre.
2 Zola répondit aux reproches de la critique dans une longue préface, datée du
1er décembre 1874, qui accompagna l’édition en librairie de la pièce (OC, VI, p. 399-
406).
3 Il s’agit d’un compte rendu du dernier roman de Daudet, Fromont jeune et Risler aîné,
paru dans Le Sémaphore de Marseille du 4 novembre 1874.
À Gustave Flaubert
Paris, 12 novembre 1874
Je ne vous ai pas oublié, mon cher ami.
Seulement, j’attendais que les choses se
dessinassent, pour vous donner des renseignements
précis. Dimanche, le théâtre Cluny était plein1 ; la
pièce a porté énormément ; la soirée n’a été qu’un
éclat de rire. Mais, les jours suivants, la salle s’est
vidée de nouveau. En somme, nous ne faisons pas un
sou. Je l’avais prédit, je sentais l’insuccès d’argent,
dès la seconde. Cet insuccès tient à plusieurs causes
que je vous expliquerai tout au long. Ce qui
m’exaspère, c’est que la pièce a dans le ventre cent
représentations ; cela se devine à la façon dont le
public l’accueille. Et je ne serai pas joué vingt fois.
J’aurai un four. La critique triomphera. Je le répète,
c’est là ma seule tristesse.
Avez-vous lu toutes les injures sous lesquelles on
a cherché à m’enterrer ? J’ai été exterminé. Je ne me
souviens pas d’une telle rage. Saint-Victor, Sarcey,
La Rounat2, se sont particulièrement distingués. Et
que votre mot était juste, le soir de la première,
lorsque vous m’avez dit : « Demain, vous serez un
grand romancier. » Ils ont tous parlé de Balzac, et ils
m’ont comblé d’éloges, à propos de livres qu’ils
avaient éreintés jusqu’ici. C’est odieux, le dégoût me
monte à la gorge. Il y a chez ces gens-là autant de
bêtise que de méchanceté.
Bref, vous pouvez faire vos malles3. Je ne serai
joué que jusqu’au 20. Vous lirez certainement à la
fin de la semaine prochaine. Autre chose : bien que
Weinschenk4 compte sur Le Mangeur de fer, je crois
qu’il ne fera pas un sou avec ce mélodrame démodé.
C’est tout au plus si vous auriez un mois pour
monter votre pièce5. Est-ce que cela serait suffisant ?
Et tenez bon pour les artistes. Je sais qu’on a fait des
ouvertures à Lesueur6, mais j’ignore si l’engagement
est signé. On ne m’a pas dit grand bien de
Mademoiselle Kléber7. Je vous causerai de tout cela.
À bientôt, mon cher ami, et soyez plus fort que
moi. Je me suis laissé rouler, voilà mon sentiment.
1 Voir la lettre précédente.
2 Paul de Saint-Victor, Francisque Sarcey, Charles de La Rounat, les principaux critiques
dramatiques de cette époque.
3 Flaubert était alors dans sa maison de Croisset, en Normandie.
4 Camille Weinschenk, le directeur du théâtre de Cluny.
5 Le Sexe faible, une comédie en cinq actes dont Flaubert avait découvert le manuscrit
dans les papiers de Louis Bouilhet, après la mort de ce dernier. Il voulait la faire
représenter ; le théâtre de Cluny avait accepté le projet, mais l’affaire traîna en longueur
et n’aboutit pas.
6 L’acteur François Louis Lesueur : Flaubert espérait le voir figurer dans la distribution de
la pièce.
7 Une actrice dont Camille Weinschenk avait fait l’éloge à Flaubert.
À Edmond de Goncourt
Saint-Aubin, 9 août 1875
Mon cher ami,
Je suis sur une plage perdue, où j’ai dû conduire
ma femme, qui a été très malade à Paris, cet été1. Je
l’ai gardée deux mois au lit. Beaucoup
d’embêtement. Enfin, j’espère que l’air de la mer lui
fera du bien. Le pays, ici, est affreux ; mais la mer
est belle, et il souffle un vent qui sent bon.
Je voulais aller vous serrer la main avant mon
départ. Je n’ai pu trouver un après-midi. Vous
m’excusez, n’est-ce pas ? Cette diablesse de vie
n’est pas toujours drôle.
Je vous écris pour vous demander de vos
nouvelles, pour vous en donner des miennes, et pour
vous dire que je m’occupe de vous. Je vais
commencer une grande étude sur vos romans, qui
sera publiée le mois prochain en Russie2. J’ai
emporté vos romans ; seulement, je n’ai ni Sœur
Philomène, ni Charles Demailly ; Sœur Philomène
est très présente à ma mémoire, mais j’ai un bien
faible souvenir de Charles Demailly, que j’ai
simplement feuilleté un soir chez un ami. Vous
seriez bien aimable de m’envoyer par retour du
courrier, non pas le volume, mais une analyse
succincte de l’intrigue, quatre mots sur le sujet. Cela
me suffira. Je ne ferai que passer.
À propos, vous ignorez sans doute qu’on va
publier en Russie, dans la revue où j’écris, une
traduction de Germinie Lacerteux. On fera précéder
le roman d’une traduction de l’article que j’ai pu
donner autrefois au Salut public3. C’est un Russe qui
m’a apporté cette nouvelle.
Savez-vous ce que devient Flaubert ? On m’a dit
qu’il avait eu, lui aussi, beaucoup d’ennuis. Je vais
lui écrire. Personne n’est donc content ! J’ai des
mélancolies abominables devant la mer. Quels
misérables nous sommes !
Je compte sur ma petite analyse. Si l’on me
renvoie ma copie de Saint-Pétersbourg, je vous
montrerai cet hiver ce que j’aurai dit de vous. Je
compte vous étudier complètement. – Je ne rentrerai
sans doute à Paris qu’à la fin septembre.
À vous tout entier.
Mon adresse : 53, rue des Dunes, à Saint-Aubin-
sur-Mer, par Luc-sur-Mer (Calvados).
1 Zola avait quitté Paris le 2 août ; il resta à Saint-Aubin, avec Alexandrine, jusqu’au
4 octobre.
2 Une étude destinée au Messager de l’Europe, revue littéraire de Saint-Pétersbourg à
laquelle Zola collaborait depuis mars 1875. Elle fut reprise en volume dans Les
Romanciers naturalistes en 1881 (OC, X, p. 547-562). C’est grâce au romancier russe
Ivan Tourgueniev (rencontré chez Flaubert en 1872) que Zola avait pu devenir l’un des
collaborateurs du Messager de l’Europe.
3 Cet article, repris dans Mes Haines (OC, I, p. 754-763), constitue la première analyse
critique que Zola ait consacrée à l’œuvre des Goncourt.
À Paul Alexis
Saint-Aubin, 13 août 1875
Pas de complications, hein ! mon brave. Nous
comptons sur vous lundi matin. Si votre patte va
mal, nous la tremperons dans la mer. L’air vous fera
du bien.
Nous avons ici des temps superbes, des tempêtes,
des jours de grand soleil, des nuits de Naples, des
mers phosphorescentes, le tout coup sur coup,
brusquement. Jamais je n’ai vu un changement de
décor plus varié. Par les temps gris, la mer est d’une
immensité grandiose. Je commence à comprendre le
pays que je trouvais d’une laideur abominable. Je
prends des notes, à chaque nouvel aspect de la mer,
pour un grand épisode descriptif d’une vingtaine de
pages que je rêve de glisser dans un de mes romans.
Enfin, nous causerons de tout cela.
Il faut apporter quelque chose à commencer ou à
finir. Vous travaillerez aux mêmes heures que moi.
Vous verrez, la vie est douce. Si vous ne pouvez
marcher, on vous louera un âne.
Vous savez que je commençais à être furieux de
votre silence. Dans une lettre que j’ai écrite à Roux1,
je vous traitais de lâcheur. Mais vous voilà
réhabilité. Vous êtes un brave. En allant serrer la
main à Roux, répétez-lui qu’on l’attend et qu’il va
manquer à la petite fête.
Voilà, mon bon. La présente est pour prendre acte
de votre promesse. Je vous répète les indications
suivantes : prendre à 9 h le train pour Caen et
demander en même temps au guichet la
correspondance pour Saint-Aubin ; en arrivant à
Caen, vous trouvez la voiture Allouard que vous
payez avec votre correspondance, et qui vous amène
jusqu’ici. À six heures, votre chocolat vous attendra.
Une poignée de main, et à lundi.
1 Marius Roux (originaire d’Aix, comme Paul Alexis).
À Alphonse Daudet
Paris, 11 février 1876
Mon cher ami,
Je compte vous consacrer, ce mois-ci, ma
correspondance de Russie1. Seulement, j’ai un gros
rhume, je ne puis sortir, et j’aurais absolument
besoin de Tartarin de Tarascon et de L’Arlésienne.
Ne pouvez-vous pas m’envoyer ces livres ? Car je
commence mon article demain matin. Je viens de
terminer Jack. J’en connaissais des feuilletons
séparés, ce qui m’a un peu gâté le plaisir de lire le
volume, décidément, il ne faut jamais lire les
feuilletons. Mon avis est que Jack contient les plus
beaux morceaux que vous ayez encore écrits. J’aime
particulièrement la scène du début, très fine et très
heureuse de touche – le gymnase Moronval, la vie
aux Aulnettes – la description des machines et des
ports – les détails sur la vie ouvrière, dans la
troisième partie. Vous avez un d’Argenton terrible.
D’Argenton attendant Charlotte à la porte du château
de « bon ami » est d’une réalité superbe. Votre
Charlotte est aussi une créature bien vivante, et je ne
connais rien de plus joli que ses histoires différentes
sur le père de Jack2. Mais je ne veux pas vous faire
mon article. Je désire seulement vous dire tout le
plaisir que vous venez de me procurer. Imaginez que
je suis au coin du feu à tousser, et que votre livre est
ma seule nourriture depuis deux jours.
Veuillez me rappeler au bon souvenir de Madame
Daudet et recevoir une vigoureuse poignée de main.
À vous.
Je ne sais si je pourrai aller dimanche chez
Flaubert.
1 Comme celle qui avait été consacrée aux Goncourt (voir supra, p. 160, note 4), cette
étude fut reprise dans Les Romanciers naturalistes en 1881 (OC, X, p. 562-598).
2 Le roman raconte la dramatique histoire de Jack, abandonné par sa mère, Charlotte, qui
est tombée amoureuse du poète Amaury d’Argenton. « C’est toute une existence
d’homme qui se déroule, qui s’en va aux hasards de la vie, en traversant des milieux
différents », écrit Zola dans son étude sur Daudet : « Les épisodes succèdent aux
épisodes, les tableaux aux tableaux, et le livre aurait quelque longueur et quelque
confusion, si une idée centrale n’en réunissait les diverses parties et ne les faisait
converger vers un même dénouement » (OC, X, p. 575).
À Albert Millaud
Piriac, 3 septembre 1876
Monsieur et cher confrère,
Je me trouve absent de Paris, et c’est aujourd’hui
seulement que je lis Le Figaro du 1er septembre1.
Certes, mes œuvres appartiennent aux critiques.
Permettez-moi cependant dix lignes d’explications
aux longs extraits que vous avez bien voulu donner
de L’Assommoir2. Je les crois d’une telle nécessité
pour vous et pour moi que je vous prie de publier ma
lettre dans Le Figaro.
L’Assommoir est la peinture d’une certaine classe
ouvrière, une tentative avant tout littéraire, dans
laquelle j’ai essayé de reconstituer le langage des
faubourgs parisiens. Il faut donc considérer le style
travaillé et recherché du livre comme une étude
philologique, et rien de plus.
D’autre part, L’Assommoir est en cours de
publication, je veux dire que personne ne saurait
aujourd’hui en juger la portée morale. J’affirme que
la leçon y sera terrible, vengeresse, et que jamais
roman n’a eu des intentions plus strictement
honnêtes.
Enfin, rien n’est plus dangereux comme ces
morceaux coupés dans une œuvre, détachés de
l’ensemble, et qui deviennent de véritables monstres.
Vous connaissez le mot de ce magistrat qui
demandait deux lignes d’un homme pour le
condamner, et vous seriez certainement désolé,
Monsieur et cher confrère, si vos extraits me
faisaient pendre.
Veuillez agréer l’assurance de ma considération
distinguée.
1 Zola répond à un article d’Albert Millaud, paru dans Le Figaro du 1er septembre. Il
défend L’Assommoir que La République des lettres donnait alors en feuilleton.
2 Albert Millaud citait plusieurs passages du roman. « Ce n’est plus du réalisme, c’est de
la malpropreté ; ce n’est plus de la crudité, c’est de la pornographie », s’exclamait-il.
À Albert Millaud
Paris, 9 septembre 1876
Monsieur et cher confrère,
Je désire rester très courtois à votre égard. Vous
semblez me défier de répondre à une question que
vous me posez, et c’est pourquoi je crois devoir vous
écrire de nouveau, tout en vous laissant libre de faire
de ma réponse l’usage qu’il vous plaira1.
Vous me traitez d’écrivain démocratique et
quelque peu socialiste, et vous vous étonnez de ce
que je peins une certaine classe ouvrière sous des
couleurs vraies et attristantes.
D’abord, je n’accepte pas l’étiquette que vous me
collez dans le dos. J’entends être un romancier tout
court, sans épithète ; si vous tenez à me qualifier,
dites que je suis un romancier naturaliste, ce qui ne
me chagrinera pas. Mes opinions politiques ne sont
pas en cause, et le journaliste que je puis être n’a
rien à démêler avec le romancier que je suis. Il
faudrait lire mes romans, les lire sans préventions,
les comprendre et voir nettement leur ensemble,
avant de porter les jugements tout faits, grotesques et
odieux, qui circulent sur ma personne et sur mes
œuvres. Ah ! si vous saviez comme mes amis
s’égayent de la légende stupéfiante dont on régale la
foule, chaque fois que mon nom paraît dans un
journal ! si vous saviez combien le buveur de sang,
le romancier féroce, est un honnête bourgeois, un
homme d’étude et d’art, vivant sagement dans son
coin, tout entier à ses convictions ! Je ne démens
aucun conte, je travaille, je laisse au temps et à la
bonne foi publique le soin de me découvrir enfin
sous l’amas des sottises entassées.
Quant à ma peinture d’une certaine classe
ouvrière, elle est telle que je l’ai voulue, sans une
ombre, sans un adoucissement. Je ne mens jamais
dans mes œuvres. Je dis ce que je vois, je verbalise
simplement, et je laisse aux moralistes le soin de
tirer la leçon. J’ai mis à nu les plaies d’en haut, je
n’irai certes pas cacher les plaies d’en bas. Mon
œuvre n’est pas une œuvre de parti et de
propagande ; elle est une œuvre de vérité.
Je me défends de conclure dans mes romans,
parce que, selon moi, la conclusion échappe à
l’artiste. Pourtant, si vous désirez connaître la leçon
qui, d’elle-même, sortira de L’Assommoir, je la
formulerai à peu près en ces termes : instruisez
l’ouvrier pour le moraliser, dégagez-le de la misère
où il vit, combattez l’entassement et la promiscuité
des faubourgs où l’air s’épaissit et empeste, surtout
empêchez l’ivrognerie qui décime le peuple en tuant
l’intelligence et le corps. Mon roman est simple, il
raconte la déchéance d’une famille ouvrière, gâtée
par le milieu, tombant au ruisseau ; l’homme boit, la
femme perd courage ; la honte et la mort sont au
bout. Je ne suis pas un faiseur d’idylles, j’estime
qu’on n’attaque bien le mal qu’avec un fer rouge.
Et permettez-moi de répondre encore à votre
distinction entre le dialogue et le récit, pour l’emploi
du langage de la rue. Vous me concédez que je puis
donner à mes personnages leur langue accoutumée.
Faites encore un effort, comprenez que des raisons
d’équilibre et d’harmonie générale m’ont seules
décidé à adopter un style uniforme. Vous me citez
Balzac qui justement a fait une tentative pareille,
lorsqu’il a pastiché l’ancienne langue française dans
les Contes drolatiques. Je pourrais vous indiquer
d’autres précédents, des livres écrits d’un bout à
l’autre sur un plan particulier. D’ailleurs, ce langage
de rue vous gêne donc beaucoup ? Il est un peu gros,
sans doute, mais quelle verdeur, quelle force et quel
imprévu d’images, quel amusement continu pour un
grammairien fureteur ! Je ne comprends pas
comment l’écrivain, en vous, n’est point chatouillé
par le côté purement technique de la question.
Enfin, croyez, Monsieur et cher confrère, que dans
toute la boue humaine qui me passe par les mains je
prends encore la plus propre, que j’ai, surtout pour
L’Assommoir, choisi les vérités les moins
effroyables, que je suis un brave homme de
romancier qui ne pense pas à mal, et dont l’unique
ambition est de laisser une œuvre aussi large et aussi
vivante qu’il le pourra.
Veuillez agréer l’assurance de mes sentiments les
plus distingués.
21, rue St-Georges (Batignolles).
1 Zola répond à un deuxième article d’Albert Millaud, paru dans Le Figaro du
7 septembre 1876. Le critique revenait sur la question posée par l’écriture de
L’Assommoir, en s’étonnant de la confusion qui pouvait être faite entre les paroles des
personnages et les propos du narrateur, transcrits dans la même « langue grossière et
faubourienne ». Et il terminait en posant cette question : « Comment se fait-il donc que
M. Zola, écrivain démocratique, et quelque peu socialiste, ait précisément choisi pour
héros de son roman des gens du peuple, dont il prétend peindre les mœurs, des ouvriers,
des prolétaires ? Elles sont jolies ! On ne peut pas faire un meilleur réquisitoire contre les
plus purs représentants du suffrage universel ! »
À Joris-Karl Huysmans
Paris, 13 décembre 1876
Monsieur et cher confrère,
J’ai à vous faire de grands compliments pour le
roman que vous avez bien voulu m’apporter1. Il
contient des pages superbes. J’aime beaucoup
surtout certains coins de description, la vie à deux de
Marthe et de Léo, une crémerie, un marchand de vin,
et particulièrement les souvenirs de Marthe sur la vie
de fille qu’elle a menée.
Mais, si vous voulez mon avis tout franc, je crois
que le livre gagnerait à être écrit d’une façon plus
bonhomme. Vous avez un style assez riche pour ne
pas abuser du style. Je suis d’avis que l’intensité ne
doit pas être obtenue par la couleur des mots, mais
par leur valeur. Nous voyons tous trop noir et trop
cuit.
N’importe, j’ai été bien heureux de vous lire, car
vous êtes sûrement un de nos romanciers de demain.
Dans la disette où nous sommes, les débutants tels
que vous doivent être accueillis avec enthousiasme.
Votre bien sympathique et bien dévoué.
1 Il s’agit de Marthe, Histoire d’une fille, le premier roman de Huysmans, publié à
Bruxelles en octobre 1876.
À Paul Bourget
[Paris] 24 décembre 1876
Il faut que je vous complimente, mon ami, sur
votre article que je lis à l’instant. Ces pages
consacrées à Balzac sont belles, car elles sont
vivantes et senties1.
Mais comme je discuterais avec vous, si je vous
avais devant moi ! Vous jugez Balzac comme Balzac
se jugerait lui-même. Certes, il est un colosse, mais
pourquoi lui retirer sa gaieté, sa naïveté ? Vous ne le
grandissez pas, vous l’arrangez. Pour moi, le
mariage de Balzac a été, non pas un drame épique,
mais une comédie, une comédie douloureuse, si vous
voulez. Il a rêvé son mariage comme il a rêvé ses
romans. S’il n’était pas mort, Madame Hanska
l’aurait tué.
Allez, l’homme sera toujours plus grand que la
statue. Vous avez dégagé la statue. Je voudrais votre
Balzac plus bonhomme, et je le voudrais surtout tel
qu’il a été, un des esprits les plus chimériques, une
des plus glorieuses dupes de l’imagination.
N’importe, vous m’avez fait grand plaisir.
Pourquoi ne cherchez-vous pas à ouvrir une
campagne de critique dans un journal ? Vous
tiendriez une place qui est vacante et vous rendriez
service aux lettres. Personne ne voit la vérité ou
personne n’ose la dire.
Bien cordialement à vous.
1 Sous le titre « Le roman de la vie de Balzac », Bourget venait de consacrer, dans La
République des lettres du 24 décembre 1876, un long article à la Correspondance de
Balzac, publiée en volume quelques semaines plus tôt par l’éditeur Michel Lévy. Zola
s’apprêtait à donner un article sur le même sujet au Messager de l’Europe de janvier 1877
(OC, X, p. 445-472).
À Gustave Flaubert
Paris, 3 janvier 1877
Eh bien, mon ami, que devenez-vous donc ? Vous
savez que nous gémissons tous. On vous réclame, on
a besoin de vous. Les dimanches sont mortels. Vous
me gâtez mon hiver, en venant à Paris si tard. Le pis
est que nous ne nous voyons pas les uns les autres,
car vous n’êtes pas là pour nous réunir1.
Cependant, nous avons dîné deux fois, la première
chez Adolphe, qui nous a empoisonnés, la seconde,
place de l’Opéra-Comique, où nous avons mangé
une bouillabaisse extraordinaire. On a bu à votre
santé, on a failli vous envoyer une dépêche pour
vous rappeler par le premier train.
Tout ceci est pour vous dire que vous me
manquez. Mais je sais les raisons qui vous
retiennent, et je vous approuve fort de bûcher
ferme2. Seulement, je vous demande deux lignes,
pour me faire une certitude : 1o Quand reviendrez-
vous ? 2o Comptez-vous apporter votre volume
terminé ? On me donne des renseignements
contradictoires, et je n’aime pas ça, parce que le
doute m’a toujours flanqué la fièvre. Lorsque je
saurai, je vous attendrai plus tranquillement.
Mon Assommoir va paraître dans une quinzaine de
jours. Le premier exemplaire partira pour Croisset.
En ce moment, je me délasse, j’écris une farce en
trois actes, un cocuage pour le Palais-Royal3, dont le
directeur est venu me demander une pièce. Ensuite,
je ferai sans doute un drame, puis je me mettrai à un
roman de passion.
Goncourt a complètement terminé sa Fille Élisa.
Seulement, il ne veut paraître qu’en avril, sans doute
pour laisser L’Assommoir essuyer les plâtres4.
Tourgueniev m’écrit qu’il a un accès de goutte.
Daudet est en plein dans son roman5. Voilà les
nouvelles.
Bon travail, mon ami, et revenez-nous vite avec
un chef-d’œuvre. Tourgueniev et Maupassant m’ont
dit beaucoup de bien d’« Un cœur simple ».
À bientôt, n’est-ce pas ? et tout à vous.
Que dites-vous de Germiny ? Cela égaie
l’existence6.
1 Zola fait référence aux dîners des « Cinq » (appelés aussi dîners des « auteurs sifflés »),
fondés par Flaubert en 1874. Au côté de Flaubert, ces dîners réunissaient, outre Zola,
Edmond de Goncourt, Daudet et Tourgueniev. Le premier eut lieu au Café Riche, le
14 avril 1874.
2 Flaubert travaillait alors à « Hérodias », le dernier de ses Trois Contes : le volume parut
en librairie en avril 1877.
3 Le Bouton de rose, comédie en trois actes qui fut créée au théâtre du Palais-Royal le
6 mai 1878.
4 Le roman d’Edmond de Goncourt (dont le sujet pouvait être comparé à celui de
L’Assommoir) parut en librairie le 21 mars 1877.
5 Le Nabab, qui fut publié en librairie en novembre 1877.
6 Allusion à un scandale mondain qui venait de défrayer la chronique : la condamnation,
pour délit d’homosexualité, du comte de Germiny, fils de l’ancien gouverneur de la
Banque de France.
À Edmond de Goncourt
Paris, 4 janvier 1877
Mon cher ami,
Avez-vous dans votre bouquin cette expression :
« l’éclair blanc du jupon », à propos d’une femme
qui raccroche le soir ? Je ne sais plus si c’est moi qui
ai trouvé ça, ou si je vous ai entendu lire la phrase1.
Et je ne veux pas vous dévaliser, naturellement. Un
mot tout de suite, je vous prie, pour me dire si
l’image m’appartient2.
Bien à vous.
1 Il s’agit de La Fille Élisa. Sur le point de publier L’Assommoir, Zola souhaitait éviter
toute accusation de plagiat de la part d’Edmond de Goncourt.
2 L’expression en question ne se trouve pas dans La Fille Élisa. On peut lire, au
chapitre XII de L’Assommoir, au moment où est évoquée la ronde des prostituées
attendant leurs clients : « Elles sortaient de l’ombre, avec une lenteur vague
d’apparitions ; elles passaient dans le coup de lumière d’un bec de gaz, où leur masque
blafard nettement surgissait ; et elles se noyaient de nouveau, reprises par l’ombre,
balançant la raie blanche de leur jupon, retrouvant le charme frissonnant des ténèbres du
trottoir » (OC, VIII, p. 270).
À Léon Hennique
Paris, 26 janvier 1877
Mon cher confrère,
Je vous attendais hier pour vous serrer les deux
mains, mais je ne veux pas tarder plus longtemps et
je vous envoie un grand merci1. Il paraît que vous
avez été superbe de calme, de dignité et de netteté.
Voilà encore un pavé dans le sac du romantisme
agonisant. Soyez assuré que certaines gens ne vous
pardonneront jamais.
Je ne vous remercie pas en mon nom seulement,
mais au nom de toute la jeunesse.
Bien cordialement à vous.
1 Le 23 janvier, Léon Hennique avait donné, dans une salle du boulevard des Capucines,
une conférence sur L’Assommoir qui fit scandale : il avait déclaré le roman de Zola
« supérieur » à Quatrevingt-Treize de Victor Hugo.
À Yves Guyot
[Paris] 10 février 18771
Monsieur et cher directeur,
Voici plusieurs jours que je songe à répondre aux
étranges accusations dont la critique affolée poursuit
mon dernier roman. Certes, je laisse de côté les
accusations simplement littéraires ; mon œuvre
d’artiste appartient au public, et je n’ai pas la sotte
prétention de forcer les gens à m’admirer. Mais j’ai
entendu dire autour de moi : « M. Zola, qui est
républicain, vient de commettre une mauvaise action
en représentant le peuple sous des couleurs aussi
abominables. » Eh bien ! c’est à cette phrase seule
que je veux répondre. Je crois devoir faire cette
réponse pour moi-même et pour Le Bien public,
l’organe républicain qui a bien voulu publier la
première partie de L’Assommoir2.
Il me faut prendre la question d’un peu haut.
Dans la politique, comme dans les lettres, comme
dans toute la pensée humaine contemporaine, il y a
aujourd’hui deux courants bien distincts : le courant
idéaliste et le courant naturaliste. J’appelle politique
idéaliste la politique qui se paie de grandes phrases
toutes faites, qui spécule sur les hommes comme sur
de pures abstractions, qui rêve l’utopie avant d’avoir
étudié le réel. J’appelle politique naturaliste la
politique qui entend d’abord procéder par
l’expérience, qui est basée sur des faits, qui soigne
en un mot une nation d’après ses besoins.
Je ne veux engager en rien Le Bien public. Je ne
suis pas moi-même un homme politique et j’exprime
simplement ici les idées d’un observateur que les
choses humaines passionnent. Depuis plusieurs
années, il est un spectacle qui m’intéresse fort : c’est
de voir la queue romantique faire une irruption dans
la politique et s’y installer commodément avec les
panaches et les pourpoints abricot de 1830.
Il y a là une étude curieuse qu’il faudra bien tenter
un jour. Sans doute, les drames romantiques laissent
le public froid. Les recettes, sur les planches,
devenaient maigres, et l’heure était arrivée de passer
à d’autres exercices. Alors, on a abandonné aux rats
l’Ambigu3, on a créé des journaux. Toutes les
guenilles du vieux drame ont été déménagées. C’est
le grand premier rôle qui écrit les articles de tête,
plume au vent et le poing sur la hanche. Ce sont les
comparses, en habits pailletés d’or, qui crient :
« Pasque-Dieu ! citoyens, nous allons en
découdre ! » Ce sont les mêmes procédés
romantiques, les violentes oppositions d’ombre et de
lumière, les héros et les monstres, le mensonge
triomphal, qui tiennent les lecteurs en haleine après
avoir ennuyé les spectateurs. On bat monnaie
comme l’on peut, et puisque la littérature se montrait
marâtre, autant devenir millionnaire avec la
politique.
Étrange politique, vraiment ! Bocage et Mélingue
nous manquent pour lancer les premiers-Paris4. Cette
politique-là demanderait à être déclamée, en roulant
les yeux et en faisant les grands bras. Tout y est faux
et mensonger, les hommes et les choses. C’est une
politique de carton doré, une politique de pompe
théâtrale, derrière laquelle se creuse le vide, un vide
béant où tout peut crouler un jour. Quand la
représentation sera terminée, quand le peuple aura
payé et acclamé les comédiens, il se retrouvera sur le
trottoir, grelottant et aussi nu qu’auparavant.
Il n’y a de solide, en ce siècle, que ce qui repose
sur la science. La politique idéaliste doit mener
fatalement à toutes les catastrophes ; lorsqu’on
refuse de connaître les hommes, lorsqu’on arrange
une société comme un tapissier décore un salon,
pour le gala, on fait une œuvre qui ne saurait avoir
de lendemain : et je dis cela plus encore pour les
républicains idéalistes que pour les conservateurs
idéalistes. Les républicains idéalistes tuent la
république, telle est ma conviction formelle. Ils vont
contre le siècle lui-même, ils bâtissent un édifice qui
ne s’appuie sur rien de stable, et qui sera fatalement
emporté. Quand Lavoisier a dégagé la chimie de
l’alchimie, il a commencé par analyser l’air que nous
respirons. Eh bien ! analysez d’abord le peuple, si
vous voulez dégager la république de la royauté.
J’affirme donc que j’ai fait une œuvre utile en
analysant un certain coin du peuple, dans
L’Assommoir. J’ai fait ce qu’il y avait à faire ; j’ai
montré des plaies, j’ai éclairé violemment des
souffrances et des vices, que l’on peut guérir. Les
politiques idéalistes jouent le rôle d’un médecin qui
jetterait des fleurs sur l’agonie de ses clients. J’ai
préféré étaler cette agonie. Voilà comment on vit et
comment on meurt. Je ne suis qu’un greffier qui se
défend de conclure. Mais je laisse aux moralistes et
aux législateurs le soin de réfléchir et de trouver les
remèdes.
Si l’on voulait me forcer absolument à conclure,
je dirais que tout L’Assommoir peut se résumer dans
cette phrase : Fermez les cabarets, ouvrez les écoles.
L’ivrognerie dévore le peuple. Consultez les
statistiques, allez dans les hôpitaux, faites une
enquête, vous verrez si je mens. L’homme qui tuerait
l’ivrognerie ferait plus pour la France que
Charlemagne et Napoléon. J’ajouterai encore :
Assainissez les faubourgs et augmentez les salaires.
La question du logement est capitale ; les puanteurs
de la rue, l’escalier sordide, l’étroite chambre où
dorment pêle-mêle les pères et les filles, les frères et
les sœurs, sont la grande cause de la dépravation des
faubourgs. Le travail écrasant qui rapproche
l’homme de la brute, le salaire insuffisant qui
décourage et fait chercher l’oubli, achèvent d’emplir
les cabarets et les maisons de tolérance. Oui, le
peuple est ainsi, mais parce que la société le veut
bien.
Et j’arrive enfin à la singulière façon dont on a vu
et jugé mes personnages. On pense qu’en un pareil
sujet je n’ai pas agi à l’étourdie. Dans mon plan
général, je me suis au contraire vivement préoccupé
de présenter tous les types saillants d’ouvriers que
j’avais observés. On m’accuse de ne pas composer
mes romans ; la vérité est que je consacre à la
composition des mois de travail. J’ai donc cherché et
arrêté mes personnages de façon à incarner en eux
les différentes variétés de l’ouvrier parisien. Et voilà
que l’on écrit partout que mes personnages sont tous
également ignobles, qu’ils se vautrent tous dans la
paresse et dans l’ivrognerie. Vraiment, est-ce moi
qui perds la tête, ou sont-ce les autres qui ne m’ont
pas lu ? Examinons mes personnages.
Il n’y en a qu’un qui soit un gredin, Lantier.
Celui-là est malpropre, je le confesse. J’estime que
j’ai le droit de mettre un personnage malpropre dans
un roman, comme on met de l’ombre dans un
tableau. Seulement, celui-là n’est pas un ouvrier. Il a
été chapelier en province, et il n’a plus touché un
outil depuis qu’il est à Paris. Il porte un paletot, il
affecte des allures de monsieur. Certes, je n’insulte
pas en lui la classe ouvrière, car il s’est placé de lui-
même en dehors de cette classe.
Voyons les autres maintenant.
Les Lorilleux. Est-ce que les Lorilleux sont des
fainéants et des ivrognes ? En aucune façon. Jamais
ils ne boivent. Ils se tuent au travail, la femme aidant
le mari de toute la force de ses petits bras. Certes, ils
sont avares, ils ont une méchanceté cancanière et
envieuse. Mais quelle vie est la leur, dans quelles
galères ils s’atrophient et se déjettent ? La même
besogne abrutissante les cloue pendant des années
dans un coin étouffant, sous le feu de leur forge qui
les dessèche. On n’a donc pas compris que les
Lorilleux représentaient les esclaves et les victimes
de la petite fabrication en chambre ? Je me suis bien
mal expliqué alors.
Les Boche. Est-ce que les Boche sont des
fainéants et des ivrognes ? En aucune façon. Tous
deux travaillent. À peine l’homme boit-il un verre de
vin. Ils sont les concierges que tout le monde
connaît, ils ne commettent pas dans le livre une
seule mauvaise action.
Les Poisson. Est-ce que les Poisson sont des
fainéants et des ivrognes ? En aucune façon. Le
mari, le sergent de ville, est au contraire une figure
du devoir, poussée un peu au comique peut-être,
mais foncièrement honnête. La femme a des rapports
avec Lantier, il est vrai ; mais cette liaison est un
besoin de mon drame, et je ne sache pas qu’il soit
défendu aux romanciers d’utiliser l’adultère.
Goujet. Est-ce que Goujet est un fainéant et un
ivrogne ? En aucune façon. Ici, j’ai trop beau jeu.
Goujet, dans mon plan, est l’ouvrier parfait, propre,
économe, honnête, adorant sa mère, ne manquant
pas une journée, restant grand et pur jusqu’au bout.
N’est-ce pas assez d’une pareille figure, pour que
tout le monde comprenne que je rends pleine justice
à l’honneur du peuple ? Il y a dans le peuple des
natures d’élite, je le sais et je le dis, puisque j’en ai
mis une dans mon livre. Et l’avouerai-je même ? je
crains bien d’avoir un peu menti avec Goujet, car je
lui ai prêté parfois des sentiments qui ne sont pas de
son milieu. Il y a là, pour moi, un scrupule de
conscience.
J’arrive aux trois personnages qui sont le centre
du roman, à Gervaise, à Coupeau et à Nana. Ici, je
suis en plein dans mon drame, et je réclame toutes
les libertés qu’on accorde aux dramaturges.
Est-ce que Gervaise et Coupeau sont des fainéants
et des ivrognes ? En aucune façon. Ils deviennent
des fainéants et des ivrognes, ce qui est une tout
autre affaire. Cela, d’ailleurs, est le roman lui-
même ; si l’on supprime leur chute, le roman
n’existe plus, et je ne pourrais l’écrire. Mais, de
grâce, qu’on me lise avec attention. Un tiers du
volume n’est-il pas employé à montrer l’heureux
ménage de Gervaise et de Coupeau, quand la paresse
et l’ivrognerie ne sont pas encore venues ? Puis la
déchéance arrive, et j’en ai ménagé chaque étape,
pour montrer que le milieu et l’alcool sont les deux
grands désorganisateurs, en dehors de la volonté des
personnages. Gervaise est la plus sympathique et la
plus tendre des figures que j’aie encore créées ; elle
reste bonne jusqu’au bout. Coupeau lui-même, dans
l’effrayante maladie qui s’empare peu à peu de lui,
garde le côté bon enfant de sa nature. Ce sont des
patients, rien de plus.
Quant à Nana, elle est un produit. J’ai voulu mon
drame complet. Il fallait une enfant perdue dans le
ménage. Elle est fille d’alcoolisés, elle subit la
fatalité de la misère et du vice. Je dirai encore :
consultez les statistiques, et vous verrez si j’ai menti.
Restent les comparses, des ivrognes et des
fainéants, que j’ai dû choisir tels, pour expliquer et
hâter la chute de Coupeau. J’allais oublier Bijard et
la petite Lalie. Bijard n’est qu’une des faces de
l’empoisonnement par l’alcool. On meurt du
delirium tremens comme Coupeau, ou l’on devient
fou comme Bijard. Bijard est un fou, de l’espèce de
ceux que la police correctionnelle a souvent à juger.
Quant à Lalie, elle complète Nana. Les filles, dans
les mauvais ménages ouvriers, crèvent sous les
coups ou tournent mal.
Eh bien ! où voit-on que j’ai seulement des
ivrognes et des fainéants comme personnages ? Tout
le monde travaille, au contraire, dans L’Assommoir ;
il y a sept ou huit tableaux qui montrent les ouvriers
au travail. Et, sauf les exceptions nécessaires à mon
drame, personne ne boit. Me voilà loin de compte
avec la critique qui m’accuse de n’avoir mis que des
gredins en scène. On me lit bien mal. C’est tout ce
que je désirais prouver.
D’ailleurs, on ne veut pas comprendre que
L’Assommoir, comme mes précédents romans,
appartient à une série, à un vaste ensemble qui se
composera d’une vingtaine de volumes. Cet
ensemble a un sens général qu’on ne verra bien
nettement que lorsque je serai arrivé au bout de ma
lourde tâche. C’est ainsi que la série doit
comprendre deux romans sur le peuple5. Que les
personnes qui m’accusent de n’avoir pas montré le
peuple sous toutes ses faces veuillent bien attendre
le second roman que je compte lui consacrer.
Je ne m’arrêterai pas à la question du langage. J’ai
fait parler les ouvriers de nos faubourgs comme
parle la grande majorité d’entre eux. Il est puéril de
me dire que ce n’est pas là la langue du peuple ;
allez dans les quartiers populeux et écoutez, voilà
ma seule réponse. Les ouvriers les plus honnêtes
parlent ainsi. D’ailleurs, est-ce que les artistes n’ont
pas beaucoup de ce langage ? Est-ce que les hommes
les plus distingués, dans un dîner d’hommes, n’ont
pas un langage plus libre encore ? Toutes les colères
contre l’essai de style que j’ai tenté sont trop
hypocrites pour que je m’y arrête. Du reste, je
n’entends pas entrer dans la discussion littéraire.
Cette lettre est déjà trop longue, et il est temps de
conclure. Aux républicains idéalistes qui m’accusent
d’avoir insulté le peuple, je réponds en disant que je
crois au contraire avoir fait une bonne action. J’ai dit
la vérité, j’ai fourni des documents sur les misères et
sur les chutes fatales de la classe ouvrière, je suis
venu en aide aux politiques naturalistes qui sentent
le besoin d’étudier les hommes avant de les servir.
Sans la méthode, sans l’analyse, sans la vérité, il n’y
a pas plus de politique que de littérature possible,
aujourd’hui.
Et, d’ailleurs, il est absolument faux que
L’Assommoir soit un égout où ne grouillent que des
êtres pourris et malfaisants. Je le nie de toute ma
force. On est dépaysé par la forme vraie, on ne peut
admettre un art qui ne ment pas ; de là les
répugnances des lecteurs devant des détails qu’ils
subissent cependant sans dégoût dans la vie de tous
les jours. Je porte la vie dans mes livres ; il faut l’y
accepter tout entière. La vie des ducs comme des
zingueurs aurait des côtés qui pourraient blesser,
mais que je croirais devoir mettre, par respect du
réel.
Voilà, monsieur et cher directeur, ce que je voulais
dire aux lecteurs du journal républicain qui a bien
voulu publier la première partie de L’Assommoir.
Veuillez agréer l’assurance de mes sentiments les
plus dévoués.
1 Lettre ouverte, publiée dans Le Bien public du 13 février 1877.
2 Le feuilleton du roman y avait paru du 13 avril au 7 juin 1876.
3 Le théâtre de l’Ambigu qui accueillait les mélodrames romantiques.
4 Les éditoriaux des journaux, consacrés à la politique. – Bocage et Mélingue sont deux
acteurs célèbres des années 1830.
5 Le deuxième volet de ce diptyque populaire sera Germinal, en 1885.
À Auguste Dumont
Paris, 16 mars 18771
À Monsieur le directeur du Télégraphe,
Il est vrai que j’ai pris dans Le Sublime quelques
renseignements. Mais vous oubliez de dire que Le
Sublime n’est pas une œuvre d’imagination, un
roman ; c’est un livre de documents dont l’auteur
cite des mots entendus et des faits vrais. Lui
emprunter quelque chose, c’est l’emprunter à la
réalité. Puisque l’occasion se présente, je n’en suis
pas moins heureux de le remercier publiquement des
mots d’argot que son ouvrage m’a fournis, des noms
réels que j’ai pu y choisir, et des faits que je me suis
permis d’y prendre. Les livres sur les ouvriers sont
rares, celui de M. Denis Poulot est un des plus
intéressants que je me sois procuré2. Plusieurs de
mes confrères l’avaient déjà lu avec fruit, sans que
personne ait songé à s’en plaindre.
D’ailleurs, Monsieur, pendant que vous
m’accusiez de plagiat, vous pouviez pousser vos
recherches plus loin. Je vous indiquerai d’autres
sources où j’ai puisé aussi largement, par exemple
les ouvrages de M. Jules Simon et ceux de
M. Leroy-Beaulieu3. Jusqu’à présent on m’a accusé
de mentir dans L’Assommoir : voilà maintenant
qu’on va me foudroyer, parce qu’on s’aperçoit que je
me suis appuyé sur les documents les plus sérieux.
Tous mes romans sont écrits de la sorte ; je
m’entoure d’une bibliothèque et d’une montagne de
notes, avant de prendre la plume. Cherchez mes
plagiats dans mes précédents ouvrages, Monsieur, et
vous ferez de belles découvertes.
Je m’étonne que les auteurs des dictionnaires
d’argot que j’ai eus dans les mains ne m’aient pas
encore accusé de les avoir pillés4 ! Je m’étonne
surtout que le docteur V. Magnan ne m’ait pas fait
un procès pour avoir emprunté tant de passages à
son beau livre De l’alcoolisme5.
Mon Dieu, oui ! j’ai pris dans ce livre tout le
delirium tremens de Coupeau ; j’ai copié des phrases
que le docteur a entendues dans la bouche de
certains alcoolisés ; j’ai suivi ses observations de
savant pas à pas, et certes, si vous voulez bien
comparer L’Assommoir à son ouvrage, vous
trouverez la matière d’un nouveau réquisitoire.
Vous ne me connaissez pas, Monsieur. Mon passé
littéraire m’aurait permis de ne pas répondre. Il ne
peut venir à la pensée de personne que je sois un
plagiaire. C’est là une invention comique. Je prends
mes documents où je les trouve, et je crois les faire
miens. Le plan de L’Assommoir a été arrêté en 1869,
avant même que Le Sublime ait paru. Si la mode
avait été encore d’indiquer à la fin des romans les
sources, croyez bien que j’aurais cité l’ouvrage de
M. Denis Poulot, avec beaucoup d’autres. Mais ce
qui est bien à moi, ce sont mes personnages, ce sont
mes scènes, c’est la vie de mon œuvre, et cela, c’est
L’Assommoir tout entier.
Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de ma
considération distinguée.
1 Lettre ouverte, publiée dans Le Télégraphe du 18 mars 1877. Zola répond ici à un
article d’Auguste Dumont, qui venait de paraître dans Le Télégraphe sous le titre « Un
scandale littéraire ». Comparant le contenu de L’Assommoir avec celui de l’ouvrage de
Denis Poulot, Le Sublime, Dumont accusait Zola de plagiat en relevant un grand nombre
de similitudes entre les deux textes.
2 L’ouvrage de Denis Poulot avait été publié en 1870 sous le titre : Question sociale. Le
Sublime, ou Le travailleur comme il est en 1870 et ce qu’il peut être.
3 Notamment L’Ouvrière de Jules Simon (1861) et La Question ouvrière au XIXe siècle
de Paul Leroy-Beaulieu (1872).
4 Zola s’est appuyé sur le Dictionnaire de la langue verte d’Alfred Delvau (1866) et sur
le Dictionnaire de l’argot parisien de Lorédan Larchey (1872).
5 L’ouvrage du Dr Valentin Magnan, publié en 1874 sous le titre : De l’alcoolisme, des
diverses formes du délire alcoolique et de leur traitement.
À Henry Céard
L’Estaque, 16 juillet 18771
Mon cher ami,
Imaginez-vous que votre longue et intéressante
lettre nous a trouvés au lit, ma femme et moi.
Pendant deux jours, je l’ai gardée sur une table, sans
pouvoir la lire. Nous avons été pris presque en
même temps de douleurs de tête intolérables, qui se
sont terminées par une sorte de gastrite. Cette
mauvaise plaisanterie a duré huit grands jours, et
nous ne sommes pas encore bien solides. J’accuse la
cuisine du Midi et certain vent d’Afrique que nous
recevons en pleine figure.
Vous devez comprendre maintenant pour quelle
raison je ne vous ai pas répondu plus tôt.
J’ai bien regretté de n’être pas à Paris. Je serais
allé applaudir de grand cœur votre Pierrot
Spadassin2, et j’aurais trouvé moyen d’en parler
dans Le Bien public. Le malheur est que j’ai
interrompu mes comptes rendus de théâtre, pour me
lancer dans la littérature. Si je fais une revue des
petites pièces que j’ai négligées, comme j’en ai le
projet, je réserverai un coin pour votre Pierrot. Mais
cela n’aura pas l’éclat que j’aurais voulu. La pièce,
d’après votre analyse, me semble très fine et très
heureusement conduite. Ce qui tempère mon chagrin
de ne pas avoir été là, c’est l’espérance que vous
réussirez à faire jouer votre pièce sur un théâtre
sérieux ; et il est à croire que, ce jour-là, je ne serai
pas à plus de deux cents lieues.
Maladie à part, nous sommes très bien ici.
L’installation est un peu primitive, mais le pays est
très beau, et l’on me laisse assez tranquille, ce qui
me permet de beaucoup travailler. J’ai commencé
mon roman qui aura pour titre, je crois, Une page
d’amour. C’est ce que j’ai trouvé de mieux jusqu’ici.
Le ton est bien différent de celui de L’Assommoir.
Pour mon compte, je l’aime moins, car il est un peu
gris. Je tâche de me rattraper sur les finesses.
D’ailleurs, puisque j’ai voulu une opposition, il me
faut bien accepter cette nuance cuisse de nymphe.
Que me dites-vous ? Huysmans a lâché son roman
sur les brocheuses3 ! Qu’est-ce donc ? Un simple
accès de paresse, n’est-ce pas ? une fainéantise
causée par la chaleur ? Mais il faut qu’il travaille,
dites-le-lui bien. Il est notre espoir, il n’a pas le droit
de lâcher son roman, quand tout le groupe a besoin
d’œuvres. Et vous, que faites-vous ? Je vois bien que
vous lancez d’anciennes pièces ; cela ne suffit pas, il
faut en écrire de nouvelles, et des drames, et des
comédies, et des romans. Nous devons d’ici à
quelques années écraser le public sous notre
fécondité.
Naturellement, j’ai ici peu de nouvelles. J’ai vu
quelquefois Signoret4, un brave jeune homme que
vous connaissez ; et c’est tout. Hennique m’a écrit
du coin de nature où il fait un roman5. Il a l’air très
enflammé. Comme vous voyez, me voilà vite au
bout de mon rouleau. Je travaille le matin, je lis
l’après-midi, et je sors le soir, quand le soleil veut
bien me le permettre. Le ciel est resté
implacablement bleu pendant six semaines. Enfin,
hier, il s’est décidé à se couvrir. Vous ne sauriez
croire combien les quelques gouttes d’eau qui sont
tombées m’ont ravi ; j’avais vraiment la nostalgie de
la pluie.
À votre prochain dîner du mardi, serrez
vigoureusement pour moi la main d’Huysmans et de
Maupassant6. Ce sont, je crois, les deux seuls fidèles
qui sont restés avec vous dans « la capitale ». Et
quand vous aurez des nouvelles, écrivez-moi. Je suis
au fond d’un désert, je ne sais vraiment ce qu’on
pense ni ce qu’on dit à Paris.
Ma femme a été bien sensible à votre bon
souvenir. Elle vous envoie toutes ses amitiés.
Une vigoureuse poignée de main, et bien
cordialement à vous.
1 Arrivé à L’Estaque le 27 mai 1877, Zola y passa toute la période de l’été, et ne rentra à
Paris que le 27 octobre.
2 Pantomime en un acte, écrite en collaboration avec Charles Grandmougin : en juin, elle
avait fait l’objet d’une unique représentation par une troupe d’amateurs, à Levallois-
Perret.
3 Il s’agit des Sœurs Vatard, dont l’intrigue a pour cadre un atelier de brocheuses : le
roman sortira en librairie en février 1879.
4 Henri Signoret, un jeune critique dramatique, qui vivait à Marseille.
5 La Dévouée : voir infra, p. 200, la lettre à Hennique du 20 août 1878.
6 Depuis le début de l’année 1877, Maupassant, Huysmans, Alexis, Hennique et Céard se
retrouvaient régulièrement à dîner, le mardi soir.
À Joris-Karl Huysmans
L’Estaque, 3 août 1877
Mon cher ami,
Vous travaillez, voilà qui est bien ! Et que vous
avez tort de vous inquiéter à l’avance ! Poussez donc
votre livre bravement, sans vous demander s’il
contient de l’action, s’il plaira, s’il vous conduira à
Sainte-Pélagie1 ! J’ai remarqué une chose, c’est que
les romans qui m’ont le plus troublé sont ceux qui
ont le mieux marché. Je crois qu’on doit compter sur
son talent et filer le plus droit possible. Maintenant,
il est certain qu’on ne serait pas artiste, si l’on ne
tremblait pas. Tout cela est pour vous dire que nous
comptons tous sur vous, et que vous allez nous
donner une œuvre de combat.
Dieu merci ! ma femme et moi, nous sommes sur
les pieds, et même nous y sommes assez solidement.
Vous ne vous imaginez pas dans quelle solitude je
me cloître. Je reste parfois trois jours sans sortir de
ma chambre, une chambre fort étroite, où je travaille
sur un petit pupitre d’enfant. Il est vrai que la pièce a
un balcon qui donne sur la mer, une vue
merveilleuse, avec Marseille dans le fond et les îles
du golfe en face. Au demeurant, je mange très bien,
c’est mon gros défaut. Il y a des choses exquises,
inconnues à Paris, auxquelles je n’avais plus goûté
depuis des années, des fruits, des plats assaisonnés
d’une certaine façon, des coquillages surtout, dont je
bâfre avec un véritable attendrissement. Ajoutez que
le paysage est plein de souvenirs pour moi, que le
soleil et le ciel sont mes vieux amis, que certaines
odeurs d’herbe me rappellent des joies anciennes, et
vous comprendrez que la bête en moi est
extraordinairement heureuse.
Le romancier, aujourd’hui, n’est pas moins
satisfait ; je dis aujourd’hui, car j’ai comme vous
mes jours de doute terrible. Je viens de terminer la
première partie de mon roman qui en aura cinq.
C’est un peu popote, un peu jeanjean ; mais cela se
boira agréablement, je crois. Je veux étonner les
lecteurs de L’Assommoir par un livre bonhomme. Je
suis enchanté quand j’ai écrit une bonne petite page
naïve, qui a l’air d’avoir seize ans. Pourtant, je
n’affirme pas que, çà et là, un pet-en-l’air ne
m’enlève pas dans des choses peu honnêtes. Mais
c’est là l’exception. Je convoque les lecteurs à une
fête de famille, où l’on rencontrera des bons cœurs.
Enfin, la première partie se termine par un Paris à
vol d’oiseau, d’abord noyé de brouillard, puis
apparaissant peu à peu sous un blond soleil de
printemps, qui est, je crois, une de mes meilleures
pages, jusqu’ici. Voilà pourquoi je suis content, et je
le dis, vous le voyez, sur un ton lyrique.
Vous me parlez du théâtre. Mon Dieu ! oui, cela
serait très agréable et même très utile. Mais je n’ai
point le temps ici. Je m’en occuperai cet hiver, si je
termine vite mon roman. Puis, le théâtre continue à
me terrifier. Je sens la nécessité de l’aborder, et je ne
sais vraiment par quel point commencer l’assaut. Il
faudra voir.
Vous n’espérez pas que je vous envoie des
nouvelles quelconques du fond du trou que j’habite.
Je ne puis guère sortir du monologue. Je ne vois
personne. Alexis n’a point encore paru. Je suis
entouré d’une population affreuse, dont j’ai le
malheur, il est vrai, de comprendre le charabia, mais
avec laquelle j’évite soigneusement tout contact. Et
je me trouve réduit à attendre les journaux de Paris
avec fièvre, puis à m’apercevoir ensuite chaque jour
avec quelque colère que ces journaux sont
complètement vides.
Je voudrais retourner à Paris avec trois parties au
moins de mon roman ; et comme j’ai d’autres
besognes très lourdes, cela me retiendra sans doute
ici jusqu’à la fin d’octobre. Heureusement que je me
débarrasse du Bien public, en reproduisant des
fragments de mes articles de Russie2.
Voilà, mon cher ami. Je voulais vous dire surtout
que nous nous portons bien, que je travaille, et que
vous êtes un saint homme de travailler aussi.
Poussez Céard à abattre quelque besogne. Si vous
voyez Maupassant, serrez-lui la main et dites-lui que
je suis sans aucune nouvelle de Flaubert, auquel je
vais écrire d’ailleurs. Des poignées de main à tout le
monde.
Ma femme est heureuse de votre bon souvenir et
elle vous envoie toutes ses amitiés.
Bien cordialement à vous.
Un pays stupide pour le bibelot3. Il faudrait
s’enfoncer dans les terres.
1 La prison de Sainte-Pélagie, près du Jardin des Plantes, où l’on enfermait les écrivains
condamnés pour outrage aux bonnes mœurs. Elle fut détruite en 1895. Condamné par les
assises de la Seine à cause de la publication d’Autour d’un clocher, le romancier
naturaliste Louis Desprez (1861-1885) y purgea une peine d’un mois de prison, au début
de l’année 1885. Il mourut, peu après, des suites d’une fluxion de poitrine contractée lors
de son emprisonnement.
2 Certaines des chroniques littéraires du Bien public reprenaient des articles déjà publiés
dans Le Messager de l’Europe de Saint-Pétersbourg.
3 C’est-à-dire pour dénicher des bibelots chez des brocanteurs – l’une des distractions
favorites de Zola.
À Léon Hennique
L’Estaque, 2 septembre 1877
Mon cher ami,
Ne m’en veuillez pas trop, si je n’ai pas tenu ma
promesse de vous répondre tout de suite. J’étais
plein de bonne volonté ; mais nous venons de
traverser un tel coup de chaleur, que j’ai vraiment
pour moi une fière circonstance atténuante.
Imaginez-vous que les mois de juin et de juillet se
sont passés de la façon la plus belle du monde.
C’était exquis, de l’air, de la fraîcheur. Je me croyais
hors des ciels terribles dont on m’avait menacé. Et
voilà que, juste après le 15 août, il a fait une série de
journées tellement accablantes, que c’est miracle si
je ne suis pas fondu. Jamais de ma vie je ne me suis
trouvé dans une pareille fournaise. Nous avons eu
40 degrés. Heureusement qu’on nous promet de la
pluie ; mais je ne vois rien venir.
Mon roman a naturellement un peu souffert, la
quinzaine dernière. Je comptais rentrer à Paris avec
les quatre cinquièmes terminés, et c’est tout le bout
du monde si j’en rapporterai la moitié. Je suis,
comme vous, dans une grande perplexité sur le
mérite absolu de ce que je fais. Je crains de m’être
fourvoyé dans une note douce qui ne permet aucun
effet. En tout cas, ce sera de ma part quelque chose
d’absolument neuf. Le succès sera médiocre, à coup
sûr. Mais je me console en pensant déjà à ma Nana1.
Je veux, dans ma série, toutes les notes ; c’est
pourquoi, même si je ne me contente pas, je ne
regretterai jamais d’avoir fait Une page d’amour. –
J’oubliais de vous dire que je me suis arrêté à ce
dernier titre. On dirait qu’on avale un verre de sirop,
et c’est ce qui m’a décidé.
Quant aux nouvelles, elles sont maigres ici. J’ai
vu Alexis, ces jours derniers ; le Gymnase lui a
définitivement reçu son petit acte2. Céard et
Huysmans m’ont écrit ; ils paraissent travailler tous
les deux. Et rien autre. Ici, nous prenons des bains,
nous mangeons des fruits superbes, et nous
attendons qu’il fasse moins chaud pour pousser des
pointes dans les terres. Un pays superbe, vraiment ;
s’il y pleuvait plus souvent, ce serait un paradis.
Vous savez qu’on tire un drame en cinq actes et
douze tableaux de L’Assommoir3. J’ai travaillé
fortement au plan ; mais n’en dites rien, je ne veux
pas que cela se sache. Je vous donnerai des détails à
Paris. Je crois que la pièce marchera et fera un bruit
de tous les diables. Nous avons tout mis, les scènes
les plus audacieuses du roman. – Ce travail sur
L’Assommoir m’a donné une fièvre théâtrale, que je
ne puis contenter, hélas ! car il faut que je reste dans
mon roman jusqu’au cou. Et pourtant il faudra bien
que nous nous occupions du théâtre : c’est là que
nous devrons un jour frapper le coup décisif.
Vous travaillez beaucoup, et vous avez raison. La
volonté mène à tout. Il faut que vous lanciez cet
hiver un roman chez Charpentier4. Ce n’est qu’avec
des œuvres que nous nous affirmerons ; les œuvres
ferment la bouche des impuissants et décident seules
des grands mouvements littéraires. Savoir où l’on
veut aller, c’est très bien ; mais il faut encore
montrer qu’on y va. – D’ailleurs, vous êtes un
vaillant, vous, et c’est certainement de vous dont je
suis le moins en peine.
Je vous serre bien cordialement les deux mains.
Je ne rentrerai à Paris que dans les premiers jours
de novembre.
1 Le roman fut présenté par la presse comme une « suite de L’Assommoir », lorsqu’il
parut en feuilleton à partir du mois d’octobre 1879.
2 Une comédie en un acte, intitulée Celle qu’on n’épouse pas. La première représentation
eut lieu au théâtre du Gymnase le 8 septembre 1879.
3 L’adaptation théâtrale de L’Assommoir, réalisée par William Busnach (1832-1907) et
Octave Gastineau (1824-1878), fut jouée au théâtre de l’Ambigu à partir du 18 janvier
1879.
4 Georges Charpentier (1846-1905), l’éditeur de la série des Rougon-Macquart ; il publia
La Dévouée en août 1878.
À Alexandrine Zola
L’Estaque, 13 septembre 1877
Mon beau loulou,
Je suis revenu à L’Estaque par le train de quatre
heures et demie. Je t’écris avant de dîner, et je
porterai la lettre demain matin à la gare, de façon à
ce que tu aies de mes nouvelles samedi matin.
Je veux te répéter ce que nous nous sommes dit
d’une façon si confuse, au moment de ton départ1.
Ne repars dimanche soir que si tu t’ennuies trop et
que si tu vois que tu n’as rien à faire à Paris.
Autrement, reste encore le lundi, et vois si tu ne
trouves pas des broderies. Je me rappelle en avoir
aperçu rue Le Peletier et sur ce bout d’avenue qui est
aux environs de la rue Taitbout, et qui est la rue La
Fayette, je crois. En tout cas, tu pourrais entrer chez
le marchand de la rue de l’Odéon qu’on dit si cher ;
lui, a pour sûr des broderies ; tu verrais toujours ses
prix, et tu te déciderais. Ce serait un grand avantage
de pouvoir préparer complètement les rideaux à
L’Estaque.
D’ailleurs, même en cherchant des broderies, tu
pourrais peut-être partir dimanche soir. En effet, tu
reculerais la visite à ta tante au dimanche ; comme tu
ne pars que par le train rapide de 7 heures
15 minutes, tu aurais tout le temps d’aller voir ta
tante, le dimanche de midi à trois heures, de revenir
en voiture à la maison pour manger un morceau et
d’être à la gare à l’heure. De cette façon, tu garderais
toute la journée du samedi pendant laquelle tu ferais
toutes tes courses – en voiture, n’est-ce pas ? Tu irais
voir Roux2, tu passerais chez Mlle Guilleau3 et chez
les autres brocanteurs. Mais pour cela, il faudrait que
tu eusses fini le vendredi toute la douloureuse
cérémonie pour laquelle tu es allée à Paris. Fais pour
le mieux, ma chérie. Je sais que tu n’as qu’un désir,
celui de revenir le plus vite possible.
Chez Mlle Guilleau, vois s’il n’y a rien qui nous
conviendrait, et fais mettre de côté ce que tu
choisirais.
Je ne vois d’ailleurs aucune autre course à faire.
Roux, et c’est tout ; je lui écris que tu es allée à
Paris, et je lui donne de dernières instructions pour
l’affaire de l’Écho. Je crois que nos douze cents
francs sont bien perdus.
Il resterait les Charpentier4. Je te parle encore
d’eux, bien que je sache que cela va te contrarier. Si
tu ne leur donnes pas signe de vie, cela leur semblera
bien singulier. La question de toilette n’est pas
sérieuse ; tu es en deuil, et tu peux dire que tu es
partie comme une folle, ce qui est vrai. Fais un
effort, ma chérie, si cela ne te coûte pas trop, et
montre-toi simplement, en disant que ta famille
t’attend, que tu n’as pas dix minutes, et que tu pars
le soir. Enfin, ne te contrarie pourtant pas pour cela,
et si cela t’ennuie trop, n’y va point.
Il est bien entendu que samedi soir tu m’écriras si
tu pars dimanche soir. Tu le sauras sans doute alors,
en voyant ce que tu as fait et ce qu’il te reste à faire.
Ta lettre ne m’arrivera que lundi matin ; mais
j’espère que je l’aurai à temps pour prendre encore
le train de 9 h 45 ; ce qui fait que je serai à la gare
pour l’arrivée du rapide qui arrive à 11 h 40. Je
voudrais me trouver là pour ton arrivée. Pourtant, si
ta lettre m’arrivait trop tard, si je manquais le train,
tu ne t’inquiéterais pas en ne pas me voyant à la
gare, et tu prendrais une voiture pour t’amener
immédiatement à L’Estaque. – Je viens de payer
Boudoir ; il n’a pris que quatre francs, ce qui est
raisonnable5.
Voilà tout ce que j’ai à te dire pour ce soir, ma
chérie. Si tu as des chagrins, console-toi en pensant à
moi, et dis-toi que tu vas revenir te reposer pendant
six semaines encore.
Il fait très beau et très bon, ce soir. La lune
commence à éclairer tout L’Estaque. Nous allons
nous mettre à table, puis je me coucherai et je lirai,
car la pensée de te savoir en chemin de fer va me
tenir éveillé. Tu ne saurais croire combien les
grondements des trains, sur la côte, me sont
insupportables depuis que tu es partie. Enfin, je
compte que tu te soigneras bien, que tu mangeras
régulièrement et que tu tâcheras de dormir. Rassure-
moi sur ta santé, dis-moi si tu as bien supporté le
voyage, et comment tu te trouves. Je suis très
inquiet, car justement tu n’étais pas bien forte depuis
quelque temps. Et ménage-toi, n’est-ce pas ? songe à
moi.
Lorsque je suis rentré tout seul, Raton6 a paru tout
surpris et tout triste. Il t’a cherchée partout, d’une
façon très visible. Il allait sur le balcon, regardait la
route, venait se planter devant moi, descendait et
remontait. Il n’est pas encore tranquille.
Maman7 t’embrasse bien tendrement.
Un million de baisers, mon loulou, et soigne-toi
bien, je t’en supplie.
Je songe à une chose. En cherchant des broderies,
il faudrait chercher aussi deux sujets de milieu, un
pour chaque lambrequin ; des sujets gothiques sur
fond or qui iraient avec les saints et qui auraient une
forme allongée, par exemple vingt-cinq centimètres
sur trente-cinq. Je sais que cela sera très difficile à
trouver. On pourrait aussi mettre deux saints ronds
par baldaquin ; nous en avons déjà deux, il en
faudrait avoir deux autres. Enfin, tu sais ce que je
veux dire. Je t’indique seulement cela, pour que tu
cherches ces sujets en même temps que les
broderies. – Et ne t’éreinte pas. Si tu ne trouves rien,
eh bien ! nous chercherons mieux à notre retour.
14 septembre, 7 heures du matin
Je viens de me lever, et j’ajoute quelques lignes,
avant de porter la lettre à la gare.
Je me suis endormi très tard, vers deux heures et
demie ; mais j’ai dormi jusqu’à sept heures d’un bon
sommeil.
La matinée est très belle, comme toujours. Je
songe, ma pauvre chérie, que tu roules encore, et que
tu n’arriveras à Paris que dans une heure et demie.
Ma grande inquiétude est que tu n’arrives pas à
temps. Ce serait beaucoup de fatigue pour aller
chercher un nouveau chagrin.
Je me porte bien, et je vais vite me mettre à mon
article de Russie8, pour en être débarrassé, lorsque tu
seras de retour.
Maman a mal dormi, paraît-il. Hier soir, en
causant, elle m’a appris qu’elle avait bien rincé ta
petite bouteille, de façon que tu n’as eu que de l’eau
sucrée en route, toi qui ne peux pas la souffrir.
Toujours les excès de zèle de maman.
Songe à payer Latrée9. Sa note est de 52 francs
60 centimes.
Et c’est tout, mon loulou, je vais vite à la gare.
Prends bien soin de toi et ne te fais pas trop de
chagrin. Je t’en prie, arrange tes petites affaires de
façon à ne pas trop te fatiguer. Écris-moi pour me
rassurer sur tout.
Je t’embrasse bien tendrement.
Raton a passé une partie de la nuit sur ton lit. Il
vient de boire du lait et il m’attend pour aller faire
une menade10 à la gare.
1 Ayant appris la nouvelle du décès de son père, Alexandrine avait pris le train pour Paris,
en début d’après-midi. L’enterrement se déroula le lendemain.
2 Zola avait chargé Marius Roux d’une démarche administrative auprès de la rédaction de
L’Écho universel : il s’agissait d’articles qui ne lui avaient pas été réglés, contrairement
aux engagements qui avaient été pris.
3 Propriétaire d’une boutique de « curiosités », située rue de Rennes.
4 L’éditeur Georges Charpentier et son épouse, Marguerite.
5 Pour le trajet en voiture de L’Estaque à Marseille.
6 Un petit épagneul.
7 Née en 1819, la mère de Zola était alors âgée de cinquante-huit ans.
8 L’article envoyé chaque mois au Messager de l’Europe. En octobre 1877, Zola évoqua
la personnalité de Thiers qui venait de mourir subitement, le 3 septembre (OC, VIII,
p. 670-691).
9 Un fleuriste de l’avenue de Clichy.
10 C’est-à-dire une « promenade »…
À Alexandrine Zola
L’Estaque, 15 septembre 1877
Ma chérie,
Il est sept heures, je viens de me lever, et je t’écris
bien vite pour porter la lettre à la gare.
Tout marche parfaitement ici. Voici l’emploi de
ma soirée. Je suis sorti avant le dîner avec Raton, et
nous avons fait une promenade d’une heure. Je n’ai
pas pris de bain, parce que cela m’attristait d’en
prendre un tout seul. Peut-être pourtant en prendrai-
je un aujourd’hui ; Alexis sera ici, et cela me
secouera. La soirée a été magnifique ; je suis resté
seul sur le balcon jusqu’à dix heures, et j’ai regardé
la lune se coucher dans la mer ; le pays était d’une
tranquillité superbe. Puis je me suis couché, et j’ai lu
jusqu’à une heure. Comme hier, je n’ai dormi que
d’une heure à sept heures, mais d’un très bon
sommeil, et je suis très bien ce matin. Les nuits sont
excessivement fraîches ; il a fait presque froid, cette
nuit. Je n’ai vu que les Giraud en rentrant hier soir
de ma promenade. Giraud s’est montré très aimable ;
il a encore voulu me faire cadeau de quelques
rougets que j’ai refusés. C’est aujourd’hui ou
demain qu’il commence sa pêche d’oursins. Et voilà
tous les événements, ma chérie. Je n’ai vu personne
autre. Nous sommes dans une tranquillité absolue.
Tu n’as pas à t’inquiéter du tout. – Maman est
comme il faut. Rien à dire non plus de ce côté-là.
Nous nous portons tous les deux très bien.
Je t’écrirai encore cette après-midi, mais ce sera
ma dernière lettre. En effet, cette lettre de cette
après-midi ne sera à Paris que dimanche soir, et ne
pourra être distribuée que lundi matin. Si tu es partie
dimanche soir, elle ne te trouvera plus à Paris, et
madame André1 devra nous la renvoyer (donne-lui
l’ordre de la mettre sous enveloppe ; laisse
l’enveloppe toute faite). Si tu as remis ton départ au
lundi soir, tu l’auras le lundi matin ; mais comme tu
partiras le lundi soir à coup sûr, il est inutile que je
t’en écrive une autre. Je ne risquerai donc cette lettre
de cette après-midi que pour prévoir le cas où tu
aurais remis ton départ au lundi. – Te voilà prévenue.
Si tu restais davantage par hasard, n’attends pas
d’autre lettre.
Alexis va arriver aujourd’hui pour le déjeuner.
J’ai fait acheter des sardines et des côtelettes. Je le
mettrai chez Thomas, dans la chambre qui lui plaira
le mieux. Quand j’irai te chercher à Marseille, je ne
l’emmènerai pas, parce qu’il nous gênerait trop.
Hier, les journaux de Paris m’ont apporté une
nouvelle singulière. La pièce des deux acteurs
Lafontaine et Richard, Pierre Gendron, que l’on
vient de jouer au Gymnase, paraît avoir été
tranquillement taillée dans L’Assommoir2. Toutes les
chroniques théâtrales et toutes les critiques parlent
de cela. J’ai écrit immédiatement à Busnach3 pour
lui demander s’il n’y a rien à faire. D’ailleurs, je
n’entends pas soulever l’affaire de plagiat qui serait
sans doute difficile à prouver, car ces messieurs s’y
sont pris très adroitement. J’ajoute que je suis très
content de tout cela. Voilà L’Assommoir qui va
encore bénéficier d’une immense publicité. Ce livre
a de la chance.
Je suis bien impatient de recevoir une lettre de toi.
Elle arrivera par le courrier de ce soir. Tu ne saurais
croire comme c’est long, car depuis avant-hier,
depuis le moment où je t’ai mise en wagon, je ne
sais plus ce que tu es devenue. Cela fera quarante-
huit heures, deux jours et deux nuits. Vraiment,
L’Estaque n’est pas commode pour les nouvelles. Je
ne serai content que lorsque je saurai enfin comment
tout s’est passé.
Soigne-toi bien, ma chérie. Mon gros chagrin est
de craindre que tu ne te fatigues trop. Il vaut mieux
rester un jour de plus, et faire tout posément. Songe
un peu si tu me revenais malade ! Nous n’avons plus
que six semaines à rester ici ; il faudra les passer les
plus heureuses possibles, pour nous rattraper un peu
de tous les ennuis que nous avons eus depuis le
commencement de l’été. Tu verras, nous allons nous
arranger. – En voyage, prends bien garde d’avoir
froid et mange à Lyon, le matin, à quatre heures et
demie.
Je ne te pose aucune question, car tu n’aurais pas
le temps d’y répondre. D’ailleurs, mon seul désir
serait de savoir comment tu as supporté la journée
d’hier, si tu as bien dormi, si tu n’es pas trop lasse
aujourd’hui, enfin dans quel état d’esprit et de corps
tu te trouves. Tu me diras tout cela à ton retour,
puisque la poste ne peut pas nous servir. Maman
attend que j’aille à la gare pour faire la chambre.
Raton m’attend aussi ; il a décidément adopté ton
lit ; d’ailleurs, il est très sage.
Tu verras les fêtes qu’il te fera.
Maman t’embrasse sur les deux joues.
Encore une fois, ménage-toi, reviens bien
portante. Songe à loulou qui t’aime tant et qui ne
sera rassuré que lorsqu’il te verra remise de toutes
ces émotions. – Je t’embrasse tout plein.
1 La concierge de l’immeuble où Zola habitait alors, à Paris, 23 rue de Boulogne
(aujourd’hui rue Ballu).
2 Joué au théâtre du Gymnase depuis le 12 septembre, ce mélodrame pouvait, en effet,
être rapproché de L’Assommoir, mais il ne constituait pas un plagiat : la rédaction de la
pièce était antérieure à la publication du roman.
3 William Busnach, qui travaillait alors à l’adaptation théâtrale de L’Assommoir (voir
supra, p. 189, note 1).
À Gustave Flaubert
Médan, 9 août 1878
Mon cher ami,
J’allais vous écrire, travaillé du remords de ne
vous avoir pas écrit plus tôt. J’ai eu toutes sortes de
tracas. J’ai acheté une maison, une cabane à lapins,
entre Poissy et Triel, dans un trou charmant, au bord
de la Seine ; neuf mille francs, je vous dis le prix
pour que vous n’ayez pas trop de respect. La
littérature a payé ce modeste asile champêtre, qui a
le mérite d’être loin de toute station et de ne pas
compter un seul bourgeois dans son voisinage. Je
suis seul, absolument seul ; depuis un mois, je n’ai
pas vu une face humaine. Seulement, mon
installation m’a beaucoup dérangé, et de là ma
négligence.
J’ai eu de vos nouvelles par Maupassant qui m’a
acheté un bateau et qui me l’a amené lui-même de
Bezons. Je savais donc que votre bouquin marchait
bien1 et j’en étais très heureux. Vous avez tort de
douter de cette œuvre ; mon opinion a toujours été
qu’elle est d’une donnée extrêmement originale et
que vous allez produire un livre tout nouveau
comme sujet et comme forme. Tourgueniev, avant
mon départ de Paris, m’a encore parlé avec
enthousiasme des morceaux que vous lui avez lus.
Maintenant, voici de mes nouvelles. Je viens de
terminer le plan de Nana, qui m’a donné beaucoup
de peine, car il porte sur un monde singulièrement
complexe, et je n’aurai pas moins d’une centaine de
personnages. Je suis très content de ce plan.
Seulement, je crois que cela sera bien raide. Je veux
tout dire, et il y a des choses bien grosses. Vous
serez content, je crois, de la façon paternelle et
bourgeoise dont je vais prendre les bonnes « filles de
joie ». – J’ai, en ce moment, ce petit frémissement
dans la plume, qui m’a toujours annoncé l’heureux
accouchement d’un bon livre. – Je compte
commencer à écrire vers le 20 de ce mois, après ma
correspondance de Russie2.
Vous savez que votre ami Bardoux vient de me
jouer un tour indigne3. Après avoir crié pendant cinq
mois, dans tous les mondes, qu’il allait me décorer,
il m’a remplacé au dernier moment sur sa liste par
Ferdinand Fabre ; de sorte que me voilà candidat
perpétuel à la décoration, moi qui n’avais rien
demandé et qui me souciais de cela comme un âne
d’une rose. Je suis furieux de la situation que ce
ministre sympathique m’a faite. Les journaux ont
discuté la chose, et aujourd’hui ils pleurent sur mon
sort ; c’est intolérable. Puis, je n’entends pas qu’on
me pèse ; je suis ou je ne suis pas. Et savez-vous
pourquoi Bardoux m’a préféré Fabre ? parce que
Fabre est mon aîné. Ajoutons que je flaire là-dessous
une farce d’Hébrard4, qui est l’ennemi. Si vous
voyez Bardoux, dites-lui que j’ai déjà avalé pas mal
de crapauds dans ma vie d’écrivain, mais que cette
décoration offerte, promenée dans les journaux, puis
retirée au dernier moment, est le crapaud le plus
désagréable que j’aie encore digéré ; il était si facile
de me laisser dans mon coin et de ne pas me faire
passer pour un monsieur, de talent discutable, qui
guette inutilement un bout de ruban rouge. Pardon
de vous en écrire si long, mais je suis encore plein
de dégoût et de colère.
Rien autre. J’ai déjeuné avec Daudet qui travaille
ferme à son roman de La Reine Béatrice5. Je n’ai pas
vu Goncourt, Tourgueniev est en Russie. Les
Charpentier sont à Gérardmer, et voilà !
Une bonne poignée de main, avec toutes les
amitiés de ma femme.
Si vous passez par Poissy, venez donc nous
demander à déjeuner. Vous vous adresserez à
M. Salles, loueur de voitures, qui vous amènera chez
moi. Et bon courage et bon travail !
1 Allusion à la rédaction de Bouvard et Pécuchet qui imposait à Flaubert de longues
recherches bibliographiques.
2 L’étude intitulée « Les romanciers contemporains en France », qui parut en septembre
1878 dans Le Messager de l’Europe (OC, X, p. 598-619).
3 Agénor Bardoux, le ministre de l’Instruction publique, avait promis à Flaubert, dont il
était l’ami, de faire obtenir à Zola la Légion d’honneur. Mais la promesse ne fut pas
tenue. C’est le romancier Ferdinand Fabre (1827-1895) qui venait d’être décoré.
4 Adrien Hébrard (1833-1914), le directeur du Temps.
5 Il s’agit des Rois en exil : le roman parut en librairie à la fin de l’année 1879.
À Léon Hennique
Médan, 15 août 1878
Mon cher Hennique,
Vous savez bien que la maison vous est ouverte.
Venez quand il vous plaira, et tous les jours si vous
êtes libre. Voici comment vous procéderez. Vous
prendrez le train qui part à 2 h de Paris et vous
descendrez à Triel ; là vous reviendrez sur vos pas,
vers Paris, en suivant le côté gauche de la voie ; un
chemin suit la haie qui borde la voie et conduit droit
à Médan ; au bout d’une demi-heure de marche,
quand vous rencontrerez un pont, vous passerez sur
ce pont et vous serez arrivé : la maison est de l’autre
côté du pont, à droite. Maupassant qui a pris ce
chemin s’en est bien trouvé ; et c’est par là que je
vais moi-même à Paris.
Nous nous portons très bien. Mais je ne vous
donne pas de détails, j’attends que vous veniez en
chercher.
Ma femme vous envoie ses amitiés, et je vous
serre bien cordialement la main.
À Léon Hennique
Médan, 20 août 1878
Mon cher ami,
Je viens d’acheter votre livre1, et je vous envoie
mon impression toute chaude.
D’abord, la critique. Je n’aime pas beaucoup votre
sujet. Je comprends parfaitement ce que vous avez
voulu faire, et cela ne manque pas de carrure.
Seulement, votre Jeoffrin2 est tellement
exceptionnel, qu’il entre un peu dans le fantastique ;
on dirait par moments un personnage d’Hoffmann
que pousse une manie. S’il tuait ses filles pour
manger leur argent, ce serait un vulgaire scélérat,
mais il serait humain ; il les tue pour construire son
ballon, et il faut un effort pour le comprendre, on
dit : « C’est un fou. » D’autant plus qu’on se
demande si, avant d’en arriver au crime, il n’aurait
pas pu dépouiller ses filles, sans entrer dans le gros
drame. Il ne fait qu’une tentative auprès de Michelle,
et fort maladroite. J’aurais mieux aimé le voir
dépouiller ses enfants en homme madré, commettre
toutes sortes de gredineries sur la marge du Code ;
l’empoisonnement, la guillotine, tout cela me semble
énorme, disproportionné. Évidemment, vous avez
été tenté par cette création d’un homme qui sacrifie
tous les sentiments humains à sa folie d’inventeur.
Rappelez-vous le Claës de La Recherche de
l’absolu ; je le crois beaucoup plus vrai.
J’insiste. Vous avez été obligé de forcer les faits
pour arranger votre drame. Vous sautez par-dessus le
procès. Je crois pourtant que l’innocence de
Michelle eût été facile à prouver. Jeoffrin se serait
trouvé pris dans son piège. D’autre part, jamais on
n’aurait exécuté Michelle. On gracie presque
toujours, dans ces crimes causés par la jalousie. En
vous lisant, je me suis révolté deux ou trois fois
contre des invraisemblances. Je vous dis
franchement mon impression. Tout cela, je le répète,
est bien gros, et il est difficile de garder la note juste
dans un pareil sujet. Les effets sont très dramatiques,
surtout vers la fin ; seulement, par-dessous, la vérité
en gémit.
Maintenant, je passe aux éloges, et croyez qu’ils
me viennent du cœur. Votre début est très
remarquable, je prédis qu’il fera du bruit. Il n’est pas
jusqu’à l’étrangeté de l’histoire qui n’aidera au
succès. La forme est absolument bonne, très mûre
déjà, à peine tachée çà et là de quelques membres de
phrase que je voudrais couper. Vous avez des
descriptions superbes, très vivantes, d’un
mouvement magnifique. Certaines scènes, l’histoire
étant acceptée, sont tout à fait fortes et originales : la
mort et l’enterrement de Pauline, la Cour d’assises,
surtout cet admirable morceau de la fin, la journée
de Jeoffrin, lorsqu’il a appris l’exécution de
Michelle. Un garçon qui a écrit ces pages est sûr de
son affaire ; il n’a plus qu’à travailler. Beaucoup de
types amusants, le jeune Guy, le jardinier Nicolas,
les sœurs Thiry ; ce qui me prouve que vous avez le
don de création, une chose rare ; quand vous
voudrez, vous mettrez debout des créatures plus
compliquées. Je suis très satisfait, très satisfait, et je
suis certain maintenant que vous êtes un romancier.
En toute conscience, je ne m’attendais pas à un
début pareil3.
Me permettez-vous, à présent, de vous donner le
conseil d’éviter à l’avenir les sujets exceptionnels,
les aventures trop grosses. Faites général. La vie est
simple. J’ai songé à votre sujet d’une femme de
magistrat s’oubliant dans les aventures d’une ville de
garnison4 : il est excellent. Si vous connaissez bien
le double monde de la magistrature et de l’armée,
vous écrirez certainement une page de notre histoire
sociale. C’est à cela que nous devons tous mettre
notre ambition. Vous avez l’outil, cela m’est prouvé
à cette heure ; employez-le dans une bonne besogne
d’analyse, sur le monde que vous coudoyez tous les
jours.
Ceci est au courant de la plume. Mais je veux
causer avec vous. Votre livre m’a beaucoup troublé ;
donc, il a une valeur originale. J’ai passé par
plusieurs sentiments, un peu en colère contre lui,
puis gagné et retenu. Peut-être est-il encore meilleur
que je ne le crois en ce moment. Je demande à
réfléchir et je vous en reparlerai.
Je compte sur vous et sur nos amis pour un de ces
dimanches. Dites-leur que je leur serre bien
affectueusement la main.
Votre bien dévoué.
1 Il s’agit de La Dévouée qui venait de paraître en librairie.
2 Jules Jeoffrin, le personnage central du roman, est un physicien passionné par le
problème de la direction des ballons. Ayant besoin d’argent pour pouvoir mener à bien ses
inventions, il empoisonne sa fille aînée, Pauline, afin de capter son héritage, et il
s’arrange pour faire accuser du meurtre sa seconde fille, Michelle, qui sera arrêtée, jugée
et guillotinée.
3 Ces propos anticipent sur l’article que Zola consacrera au roman dans Le Voltaire du
15 octobre 1879, et qu’il reprendra plus tard dans Le Roman expérimental (OC, IX,
p. 428-430).
4 C’est le thème de L’Accident de Monsieur Hébert, le deuxième roman de Léon
Hennique, qui fut publié en 1884.
À Émile Laborde
Médan, 10 septembre 1878
Mon cher cousin,
Nous aurons le plus grand plaisir à vous voir, et je
vous envoie certains renseignements, pour que vous
nous trouviez aisément.
Prenez votre billet pour Triel. Là vous reviendrez
sur vos pas, en suivant le chemin qui est à gauche de
la voie, comme si vous retourniez à Paris à pied.
Vous suivrez constamment la haie qui borde la voie,
et au bout d’une demi-heure vous serez à Médan. Il
vous faudra traverser le premier pont qui passe par-
dessus le chemin de fer. Notre maison est de l’autre
côté de ce pont, à droite.
Maintenant, si vous pouvez nous donner quelques
jours, ne venez pas avant lundi prochain. Nous ne
sommes pas encore bien organisés. À partir de lundi,
un lit vous attendra.
Veuillez embrasser votre femme pour Alexandrine
et pour moi, et lui dire combien nous regrettons
qu’elle ne puisse vous accompagner.
Bien affectueusement à vous.
À Gustave Flaubert
Paris, 22 janvier 1879
Que je vous ai regretté, mon ami, et comme
j’avais envie de vous faire venir de Rouen ; mais je
savais que vous désiriez travailler. La première
représentation s’est donc passée magnifiquement1 ;
un véritable triomphe pendant les cinq premiers
tableaux, un peu de froid au sixième, au septième et
au huitième, puis une victoire absolue au neuvième ;
en somme, un très grand succès. Le lavoir, le
deuxième tableau, que je craignais tant, a enlevé la
salle. Les acteurs, il faut le dire, se sont montrés très
vaillants et très intelligents. Il y a comme cela
d’heureuses rencontres. Tout, le hasard lui-même, a
contribué au succès.
Entre nous, la pièce ne vaut pas grand-chose. À
part quelques tableaux curieux, le premier entre
autres qui est très carré et que je signerais volontiers,
les autres sont plus que médiocres. Le roman a été
massacré, la pièce tourne au mélodrame idiot, avec
deux traîtres ; mais elle a le bonheur de rester assez
simple, elle est bête d’une façon intelligente.
D’ailleurs, quand vous serez à Paris, je veux vous y
mener, pour avoir votre avis.
Le plus réjouissant, c’est l’embêtement général
que le succès a causé. Personne ne croyait au succès,
pas même moi. Aussi, vous pensez, quel coup de
foudre ! Il y a des gens qui n’en sont pas encore
remis. Ils me couvrent bien de boue dans les
journaux, mais ils ne peuvent pas nier le succès, ce
qui les enrage. C’est une bonne comédie, et qui ne
me rend pas fier, car je prends le dégoût de tout ce
monde, je regrette mon trou de solitude à la
campagne2.
Maintenant, sera-ce un gros succès d’argent ? Je
l’ignore, j’en doute même un peu. La pièce, si abêtie
qu’elle soit, reste tout de même bien raide. Il y a des
dessous terribles. Actuellement, on fait des recettes
énormes ; seulement, on ne vient que par curiosité.
Si la pièce ne prend pas le public, ce beau feu
tombera vite. Il faut attendre quinze à vingt jours
pour se prononcer. Peu m’importe au fond. J’ai ce
que je voulais. Il y aura toujours un nombre
honorable de représentations. Puis, tous ces
imbéciles qui hurlaient après moi ont des mines si
drôles maintenant que cela me suffit.
Et vous, mon ami, allez-vous bientôt nous
arriver ? On m’a fait une peur atroce, en me disant
que vous ne viendriez sans doute pas cet hiver. C’est
impossible ! Que ferions-nous sans vous ? Ce serait
une désolation. Écrivez-moi donc pour me rassurer,
dites-moi que nous pouvons compter sur vous le
mois prochain.
Je sais que vous travaillez toujours beaucoup, et
que vos bonshommes marchent. Vous aurez peut-
être fini avant moi, car je ne travaille guère au milieu
de tout ce dérangement. Enfin, si vous avez des
ennuis et que vous soyez content de ce que vous
faites, je ne vous plains pas encore trop, car, comme
vous le dites souvent, il n’y a de vrai dans ce monde
qu’une phrase bien faite. – En tout cas, venez au
milieu de nous, je vous en prie, ne fût-ce que pour
quelques semaines. Cela vous fera du bien.
Peu de nouvelles. L’Assommoir m’a pris tout
entier, depuis mon retour. Je n’ai vu Goncourt et
Daudet qu’après la première, chez Brébant3, où nous
sommes allés souper. Goncourt fera paraître ses
Frères Bendigo4 en mai, Daudet va donner sa Reine
Frédérique5 au Temps ; en outre, Jack, sa pièce,
passera prochainement à l’Odéon6. Et c’est tout.
Tourgueniev n’a pu venir à L’Assommoir. Il a un
accès de goutte.
Voilà, mon ami ; je vous écris en courant, et je ne
sais trop ce que je vous dis. Je tiens à vous montrer
combien votre lettre m’a fait plaisir : c’est singulier
comme un succès chagrine du monde autour de
vous, et c’est alors qu’on sent le mieux ceux qui
vous aiment véritablement.
À bientôt, n’est-ce pas ? et bien affectueusement
à vous.
1 La première représentation de L’Assommoir, la pièce de théâtre tirée du roman, venait
de se dérouler au théâtre de l’Ambigu, le 18 janvier. Tout en conservant le schéma du
roman, la pièce (divisée en cinq actes et neuf tableaux) repose sur des effets dramatiques
qui relèvent de la technique du mélodrame : Virginie, qui est la maîtresse de Lantier, tient
le rôle du traître ; mariée à Poisson, elle cherche à se venger de Gervaise et provoque la
chute de Coupeau, au troisième acte ; au dénouement, elle est tuée par son mari qui l’a
surprise avec Lantier, tandis que Gervaise meurt dans les bras de Goujet, en lui avouant
son amour.
2 La maison de Médan, achetée un an plus tôt (voir supra, p. 197).
3 Restaurant célèbre, situé boulevard Poissonnière.
4 Il s’agit des Frères Zemganno : le roman fut publié en avril 1879.
5 Les Rois en exil (voir supra, p. 199, note 1).
6 La pièce tirée du roman (voir supra, la lettre à Daudet du 11 février 1876) fut jouée à
l’Odéon à partir de janvier 1881.
À Gustave Rivet
Paris, 8 février 1879
Monsieur,
Je lis votre article, et je vous remercie, car votre
effort d’impartialité est évident1. Mais pourquoi me
prêtez-vous des idées que je n’ai jamais eues ?
Pourquoi parlez-vous de moi, sans m’avoir lu ? Vous
êtes jeune, je crois ; ne répétez donc pas toutes les
sottises qui courent sur moi et sur mes œuvres.
Vous demandez : « Qu’est-ce donc que cette
étroitesse d’esprit qui appauvrit l’art ? » – Cette
étroitesse n’est que l’amour du vrai, l’élargissement
de la science. Peu de chose, comme vous voyez.
D’ailleurs, il serait trop long de vous répondre. Je
retournerai seulement votre conclusion : je ne suis
rien, Monsieur, et le Naturalisme est tout ; car le
Naturalisme est l’évolution même de l’intelligence
moderne. C’est lui qui emporte le siècle ; et le
Romantisme n’a été que la courte période de
l’impulsion première. Vous dites que le Naturalisme
rétrécit l’horizon littéraire, lorsqu’au contraire il
ouvre l’infini, comme la science des Newton et des
Laplace a reculé les limites du ciel des poètes. Il est
vrai que vous avez du Naturalisme l’idée la plus
pauvre du monde et que je vous conseille de laisser
aux reporters en mal de copie. Il n’y a pas que
L’Assommoir, Monsieur, il y a l’univers.
Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de mes
sentiments les plus distingués.
1 Zola répond ici à un article de Gustave Rivet publié dans La Jeune France du 1er février
1879. Rivet y attaquait la vision du monde qu’impliquait le naturalisme : « Le naturalisme
circonscrit et rapetisse la pensée, il nie l’émotion sacrée », affirmait-il. Sa perspective
critique correspondait à celle de La Jeune France qui défendait une vision romantique de
la littérature.
À Paul Alexis
Médan, 6 octobre 1879
Mon cher ami,
Faites l’article qu’on vous demande. Comme plan,
je vous conseille les lignes suivantes : courte
description de Médan, court historique de l’achat de
la petite maison et de la construction de la grande,
vie de vos héros telle que vous la connaissez, et
conclusion sur le véritable caractère de l’homme –
opposé au caractère légendaire qu’on lui prête1.
Je serai d’ailleurs mercredi à Paris, où je resterai
jusqu’au vendredi. Je vous écrirai pour vous fixer un
rendez-vous exact, et nous causerons.
Bien à vous.
1 La rédaction du Gaulois avait demandé à Paul Alexis d’écrire un « Zola à Médan ».
L’article parut le 15 octobre, en suivant le plan indiqué ici ; il fut repris plus tard dans la
biographie qu’Alexis donna, en 1882, sous le titre Émile Zola. Notes d’un ami.
À Henry Céard
Médan, 13 décembre 1879
Mon cher Céard,
Tout le monde se porte bien. Temps excellent pour
le travail, un silence absolu, une retraite au bout du
monde. Nana avance, je suis au milieu de l’avant-
dernier chapitre1. La neige m’excite, vous n’avez pas
idée de l’horreur du paysage, avec la plaine blanche
et la Seine gelée. Nous avons eu un mètre de neige
dans les chemins, mais les voitures ont un peu
déblayé cela. Pourtant, je n’irai à Paris qu’au dégel,
et à ce propos j’ai un service à vous demander.
Si le dégel se faisait attendre, je me trouverais ici
sans les notes nécessaires pour mon dernier chapitre.
Il me faudrait savoir si le Grand Hôtel a des
chambres donnant sur le boulevard, aux étages
supérieurs ; des chambres pas trop chères, en tout
cas des chambres quelconques, mais dont je
voudrais connaître les prix, les dispositions, la
description à peu près complète ; et ce qu’on voit en
gros des fenêtres, et ce qu’on entend de la chaussée
d’en bas. Voilà une commission bien rude. Voyez si
vous pouvez pénétrer dans le Grand Hôtel sous un
prétexte. Peut-être pourriez-vous dire la vérité. En
tout cas, faites-moi savoir si vous croyez pouvoir
m’envoyer ces notes, qui me feront besoin dans une
dizaine de jours. – D’ici là j’irai peut-être à Paris, et
nous en causerions ; mais il faut agir comme si
j’étais claquemuré ici.
Aucune nouvelle de Thérèse Raquin2. – Je vous
approuve de vous méfier de La Rue3 ; rien à y faire.
– J’ai eu des ennuis avec Laffitte ; il a profité d’un
moment où j’étais nerveux pour m’arracher des
coupures, en m’effrayant4. – Et rien autre, je bûche,
je voudrais rentrer à Paris pour m’occuper de
Faujas5.
Remerciez votre père de sa bonne sympathie,
dont je suis très heureux, et croyez-moi votre bien
affectueux.
Je vous ai envoyé le service pour la Revue de
Wolff6. Il doit être question de Nana là-dedans. Vous
me direz à quel point c’est désagréable.
J’oubliais : il me faudrait la description exacte,
scientifique, très détaillée, du masque d’une femme
morte de la petite vérole ordinaire7. Et merci
d’avance.
1 Le roman paraissait en feuilleton dans Le Voltaire depuis le 16 octobre.
2 Il s’agit de la pièce de théâtre que Zola avait adaptée du roman, en 1873 (OC, VI,
p. 313-396) : après avoir été reprise sur la scène parisienne au mois de novembre, elle
était alors jouée en province.
3 L’hebdomadaire que Jules Vallès venait de lancer depuis Bruxelles, où il était en exil :
Céard se demandait s’il valait la peine de collaborer à un périodique dont il jugeait la
« rhétorique » trop « révolutionnaire » (lettre à Zola du 10 décembre 1879).
4 Allusion à la publication de Nana en feuilleton : Jules Laffitte, le directeur du Voltaire,
venait d’exiger la suppression d’un passage dans le chapitre VII.
5 L’Abbé Faujas : une adaptation théâtrale de La Conquête de Plassans que Zola
projetait de réaliser en collaboration avec Céard et Hennique.
6 Paris en actions, revue en trois actes et douze tableaux d’Albert Wolff et Raoul Toché :
elle tournait en dérision les événements de l’actualité littéraire récente.
7 Afin d’évoquer la mort de Nana, à la fin du roman : voir la lettre suivante.
À Henry Céard
Médan, 18 décembre 1879
Mon cher Céard,
J’ai reçu votre livre sur la variole1. Évidemment,
cela me suffira. J’inventerai un masque, en
rapprochant des documents. Je suis très tenté par la
variole noire, qui est plus originale, dans l’horreur.
Seulement, je vous avoue que, si vous pouvez voir
un cadavre, sans trop vous déranger – hein ? drôle de
commission ! – vous me ferez plaisir. De cette façon,
je n’inventerais rien, j’aurais un masque vrai ; et
insistez sur l’état des yeux, du nez, de la bouche –
une géographie générale et exacte, dont je ne
prendrai que le nécessaire, bien entendu. Cela me
presse moins que le Grand Hôtel. Puis, ne vous
donnez pas trop de mal. À la rigueur, je vous le
répète, j’ai mon affaire.
Merci encore. – Rien de neuf, je termine le
chap. XIII, qui est raide à conduire. Dans huit jours,
si je puis, j’irai vous serrer la main, car ma tête
éclate sous l’idée fixe et dans la chaleur de mon
poêle. Avant d’attaquer le dernier chapitre, je
voudrais bien me remuer un peu.
Flaubert m’écrit que le froid l’« embête ». Il y a
de quoi.
À vous bien affectueusement.
1 « Pour le masque de la femme morte de la petite vérol, écrivait Céard à Zola, je me
déléguerai au musée Dupuytren, où des moulages sont certainement exposés. Les
librairies spéciales doivent avoir sur cette maladie des ouvrages profonds dont les
observations, au moins, vous donneront les détails souhaités. Je vais m’en enquérir. Il y a,
pour les maladies de peau, des photographies extraordinaires, peut-être en existe-t-il une
pour le cas qui vous occupe, je tâcherai de m’en procurer une. Ce serait le rêve ! vous
n’imaginez pas l’horreur de réalité qu’ont ces photographies scientifiques » (lettre du
14 décembre 1879).
À Henry Céard
Médan, 9 mai 1880
Mon cher Céard,
Je suis idiot de chagrin. Une dépêche de
Maupassant m’apprend la mort de Flaubert1. Je lui
écris pour savoir tout de suite le jour et l’heure des
obsèques. Mais je crains qu’il ne soit parti pour
Croisset. Vous qui êtes à Paris, tâchez donc d’aller
aux renseignements et écrivez-moi le plus tôt
possible.
Ah ! mon ami, il faudrait mieux nous tous en aller.
Ce serait plus vite fait. Décidément, il n’y a que
tristesse, et rien ne vaut la peine qu’on vive.
1 Flaubert venait de mourir dans sa maison de Croisset, foudroyé par une attaque
d’apoplexie. Ses obsèques se déroulèrent à Rouen le 11 mai. Zola en donna une longue
évocation dans un article qui fut repris dans Les Romanciers naturalistes (OC, X, p. 520-
525).
À Guy de Maupassant
Médan, 24 mai 1880
Mon cher ami,
Votre lettre m’est arrivée comme je commençais
l’article qui a dû paraître ce matin. Je suis encore si
bousculé par mon voyage à Rouen, que je n’ai pas la
tête bien à moi. Enfin, j’ai voulu tenir ma promesse ;
et si l’article n’est pas fameux, ne m’en veuillez pas.
Je l’ai bâti surtout pour donner un coup d’épaule à
l’édition1.
Moi aussi, je ne puis me débarrasser de la grande
image de Flaubert. Le soir, avant de m’endormir, je
le vois constamment. Enfin, comme vous le dites, il
faut bien s’accoutumer à la mort, car elle va
désormais nous prendre chaque jour un peu des
autres et de nous-mêmes.
Bien affectueusement.
Demandez dix sous la ligne au vieux Laffitte2,
c’est ce qu’il nous paie. Du moment où il va à vous,
soyez raide, c’est la seule façon de vous faire
respecter.
1 Maupassant avait demandé à Zola d’écrire un article en faveur du recueil de poésies
qu’il venait de publier, sous le titre Des vers. L’article en question parut dans Le Voltaire
du 25 mai (OC, IX, p. 533-537).
2 Jules Laffitte, le directeur du Voltaire ; Zola rompit avec lui en septembre 1880, mettant
fin ainsi à sa collaboration au Voltaire.
À Henry Céard
Médan, 30 juin 1880
Mon cher Céard,
Voulez-vous débuter dans votre rôle de fourrier en
vous entendant avec Huysmans, Hennique et Alexis
pour venir tous passer ici la journée du dimanche
prochain 4 juillet ? Vous viendrez dès samedi pour
dîner et coucher. J’ai quatre lits et à la rigueur cinq.
Ceux de vous qui ne pourraient venir le samedi
devront promettre d’arriver le dimanche de bonne
heure, à moins de légitime empêchement. J’écris à
Maupassant, mais je n’ai plus son adresse de
Sartrouville, et vous feriez peut-être bien de le
prévenir de votre côté. Enfin, vous qui êtes un
homme sage et avisé, organisez le tout pour le
mieux. Vous savez que la maison est à vous tous,
disposez-en.
Bien à vous.
À Paul Alexis
Médan, 1er décembre 18811
Mon cher Alexis,
Vous me demandez quelques fragments de mes
œuvres de jeunesse, pour accompagner l’étude
biographique que vous avez bien voulu écrire sur
moi. Je fouille dans mes tiroirs, et je ne trouve que
des vers. Huit à dix mille dorment là, depuis vingt
ans, du bon sommeil de l’oubli.
Il serait certainement sage de ne pas les tirer de
leur poussière. Moi seul peux sentir encore leur
parfum, ce lointain parfum des fleurs séchées, qu’on
retrouve après des années entre les pages d’un livre.
Mais je cède à vos désirs, je prends une poignée de
ces vers d’enfant, et je vous les donne, puisqu’il doit
être intéressant pour vos lecteurs, dites-vous, de voir
par où j’ai commencé. Ils seront la pièce à l’appui,
après le procès-verbal2.
J’avoue que je cède aussi à un autre sentiment. De
mon temps, nous imitions Musset, nous nous
moquions de la rime riche, nous étions des
passionnés. Aujourd’hui, l’imitation d’Hugo et de
Gautier l’emporte, on a raffiné sur les orfèvreries des
poètes impeccables, on a mis la poésie hors de
l’humanité, dans le pur travail de la langue et du
rythme. Eh bien ! je veux dire que si, pour ma
grande honte à coup sûr, je m’étais entêté à faire des
vers, j’aurais protesté contre ce mouvement que je
juge déplorable. Notre poésie française, après
l’épuisement de la veine superbe de 1830, trouvera
son renouveau dans un retour au vieux bon sens
national, à l’étude vivante des douleurs et des joies
de l’homme.
Au demeurant, je n’ai pu relire mes vers sans
sourire. Ils sont bien faibles, et de seconde main, pas
plus mauvais pourtant que les vers des hommes de
mon âge qui s’obstinent à rimer. Ma seule vanité est
d’avoir eu conscience de ma médiocrité de poète et
de m’être courageusement mis à la besogne du
siècle, avec le rude outil de la prose. À vingt ans, il
est beau de prendre une telle décision, surtout avant
d’avoir pu se débarrasser des imitations fatales. Si
donc mes vers doivent servir ici à quelque chose, je
souhaite qu’ils fassent rentrer en eux les poètes
inutiles, n’ayant pas le génie nécessaire pour se
dégager de la formule romantique, et qu’ils décident
à être de braves prosateurs, tout bêtement.
Chateaubriand dit dans ses Mémoires : « J’ai écrit
longtemps en vers avant d’écrire en prose. M. de
Fontanes prétendait que j’avais reçu les deux
instruments. » J’ai, moi aussi, écrit longtemps en
vers avant d’écrire en prose ; mais, si j’ignore ce
qu’aurait prétendu M. de Fontanes, je sais bien que
je me refuse totalement l’un des instruments, et qu’il
y a des jours où je ne m’accorde pas même l’autre.
Cordialement à vous.
1 Lettre préface, publiée en tête de l’étude biographique de Paul Alexis, Émile Zola.
Notes d’un ami (voir supra, p. 207, la lettre à Alexis du 6 octobre 1879).
2 Ces poésies parurent en annexe de l’ouvrage d’Alexis, sous le titre « Vers inédits
d’Émile Zola ». Il s’agit de « L’amoureuse comédie », « À mon ami Paul », « Ce que je
veux », « Nina », « Vision », « À mes amis », « Le diable ermite », « Religion », « À mon
dernier amour » (OC, I, p. 25-104).
À Joris-Karl Huysmans
Médan, 27 janvier 1882
Mon cher ami,
J’ai lu À vau-l’eau, le soir même du jour où je l’ai
reçu1, et je voulais vous écrire tout de suite ; mais je
suis si bousculé en ce moment, que vous
m’excuserez, n’est-ce pas ?
C’est une étude bien curieuse et bien intense. Je
regrette peut-être un peu qu’il y ait là une répétition
de certaines pages d’En ménage, élargie il est vrai.
Seulement, l’unité, je dirai même le parti pris du
sujet, lui donne une acuité toute particulière. Cela est
d’une abominable cruauté dans la mélancolie.
Et que de jolis coins : les cochers mangeant, la
table d’hôte, le restaurant discret de la Croix-Rouge ;
sans parler de l’accouplement désespéré de la fin,
qui est d’un effet énorme2.
Tous mes remerciements et tous mes
compliments. Vous avez une originalité qui
s’affirme. Faites des livres, vous verrez la grande
place que vous tiendrez.
Affectueusement à vous.
1 Le roman venait de paraître en librairie.
2 Folantin, le personnage principal d’À vau-l’eau, mène une existence misérable de
célibataire, allant de restaurant en restaurant, écœuré par toutes les gargotes dans
lesquelles il essaie vainement de trouver une nourriture convenable. À la fin du roman, il
tente d’oublier sa solitude dans les bras d’une prostituée qu’il a rencontrée.
À Élie de Cyon
Médan, 29 janvier 18821
Mon cher directeur,
Vous me demandez mon opinion, au sujet du
procès que nous intente M. Duverdy, avocat à la
Cour d’appel, pour nous forcer à changer, dans le
roman que j’ai écrit et que vous publiez, le nom de
« Duverdy », donné par moi à un de mes
personnages2.
Mon opinion est que nous devons nous laisser
faire ce procès. Et voici quelles sont mes raisons.
J’ai déjà publié une quinzaine de romans. À trente
personnages pour chacun, en moyenne cela fait plus
de quatre cents noms qu’il m’a fallu prendre dans les
milieux où ces personnages vivaient, afin de
compléter par la réalité du nom la réalité de la
physionomie. Aussi les réclamations n’ont-elles pas
manqué, dès mes premiers livres. Mais elles sont
surtout devenues nombreuses au moment de
L’Assommoir et de Nana. Jusqu’à présent, j’ai tâché
de me tirer comme j’ai pu de cet embarras sans cesse
croissant. Quand les gens se sont obstinés, j’ai
changé une syllabe, une lettre. Le plus souvent, j’ai
été assez heureux pour leur prouver que leur honneur
n’était nullement en cause. Ainsi, un Steiner a bien
voulu accepter mes explications ; un Muffat, qui se
croyait seul du nom, s’est contenté de savoir qu’il
existait des Muffat dans plusieurs départements ; ce
sont là des hommes d’intelligence. Seulement,
comme on le voit, les réclamations continuent de
pleuvoir, mes ennemis augmentent à chaque œuvre
nouvelle, et il me semble que le moment est venu de
faire établir nettement quels sont, en la matière, les
droits des romanciers.
Oui, la question est là. Je l’élève de mon cas
particulier au cas général de tous mes confrères. J’en
fais une question littéraire, dont l’importance est
décisive, comme je le prouverai tout à l’heure.
Avons-nous, oui ou non, le droit de prendre dans la
vie des noms pour les donner à nos personnages ?
Puisqu’on me fait un procès, eh bien ! que les juges
décident. Au moins, nous saurons ensuite à quoi
nous en tenir.
Et je mets en dehors l’honorable M. Duverdy,
avocat à la Cour d’appel. Il semble croire, dans une
note qu’il publie, à une sorte de persécution de ma
part. Cela me fait sourire. Je l’ignorais absolument,
je n’avais jamais entendu prononcer son nom.
Qu’il m’excuse : je vis très retiré.
Il paraît qu’il s’est présenté à la députation, dans
ma circonscription campagnarde, et qu’il me
soupçonne d’avoir pris son nom sur ses affiches. La
vérité est que je prends tous mes noms dans un vieux
Bottin des départements : les noms de Pot-Bouille y
ont été choisis par moi, il y a plus d’une année.
D’ailleurs, j’étais aux bains de mer, au fond du
Cotentin, pendant la période électorale, et j’éprouve
un tel dégoût pour la politique, que le tapage inutile
des candidats, heureux ou malheureux, est
sévèrement consigné à ma porte. J’affirme donc sur
l’honneur que j’ignorais radicalement l’existence
d’un avocat du nom de Duverdy. Je fais plus, je
présente à M. Duverdy tous mes regrets de l’ennui
que je puis lui causer. J’aurais certes consenti
galamment à modifier le nom, si la question générale
que je pose aujourd’hui ne m’avait pas paru exiger
enfin une solution définitive.
Qu’on examine un instant la terrible situation où
se trouvent les romanciers modernes. Nous ne
sommes plus au dix-septième siècle, au temps des
personnages abstraits ; nous ne pouvons plus
nommer nos héros Cyrus, Clélie, Aristée. Nos
personnages, ce sont les vivants en chair et en os que
nous coudoyons dans la rue. Ils ont nos passions, ils
portent nos vêtements, et il faut bien qu’ils aient
aussi nos noms. Je défie un romancier d’aujourd’hui
de ne pas prendre ses noms dans le Bottin. Il n’y a
pas que les réprouvés de mon espèce qui les y
puisent ; les élégants et les discrets, les littérateurs
pour pensionnats sont bien forcés d’en faire autant.
M. Duverdy dit que le nom patronymique est une
propriété ; en ce cas, c’est une propriété que les
milliers de romans qui paraissent violent
journellement. Et il est radicalement impraticable
que ce viol cesse, à moins qu’on ne supprime le
roman moderne.
Balzac prenait ses noms sur les enseignes.
Beaucoup de mes confrères prennent les leurs dans
les journaux, surtout quand ceux-ci publient des
listes de souscription : la moisson y est large. Et le
pis est que, en dehors de la nécessité où nous
sommes de sauvegarder la vraisemblance, nous
mettons toutes sortes d’intentions littéraires dans les
noms. Nous nous montrons très difficiles, nous
voulons une certaine consonance, nous voyons
souvent tout un caractère dans l’assemblage de
certaines syllabes. Puis, quand nous en tenons enfin
un qui nous contente, nous nous passionnons, nous
nous habituons à lui, au point qu’il devient à nos
yeux l’âme même du personnage. Gustave Flaubert
poussait ainsi la religion du nom, au point de dire
que, le nom n’existant plus, le roman n’existait plus.
Et c’est alors qu’un monsieur réclame et veut qu’on
change le nom. Mais c’est tuer le personnage ! Mais
c’est nous arracher le cœur ! Le nom est à nous, car
nous l’avons fait nôtre par notre talent. Sans doute,
ce sont là des raisons littéraires et sentimentales, et
je les donne seulement pour indiquer au public quel
sacrifice on exige de nous, quand on nous demande
de débaptiser un héros : cela semble peu de chose, et
nous en restons tout saignants.
On nous dira d’inventer les noms, de les déformer
au moins, enfin de ne pas les prendre tout crus dans
le Bottin. Eh ! sans doute, c’est ce que nous faisons
souvent. Mais cela ne nous réussit pas davantage ;
nous revenons quand même à des noms réels,
tellement la variété en est infinie. Pour mon compte,
je croyais avoir inventé « Raquin », et il s’est trouvé
qu’un pharmacien s’appelait ainsi ; il aurait pu très
bien me faire un procès, s’il n’avait pas été
intelligent. Je citerais dix faits semblables. On a une
mémoire latente, on retombe sur des syllabes
entendues, à moins de monter en pleine fantaisie, ce
qui n’est pas le cas du roman actuel.
Remarquez que le nom seul est en question ici.
M. Duverdy ignore ce que sera mon personnage ; il
porte son nom, cela suffit ; il ne veut pas qu’un
personnage de roman, qu’il soit noble ou abject,
s’appelle comme lui. À la vérité, M. Duverdy, avocat
à la Cour d’appel, se plaint que mon personnage soit
conseiller à la Cour d’appel : pourtant, cela ne se
ressemble guère, il n’y a pas même identité de
fonctions. Enfin, n’oubliez pas que le nom de
Duverdy est très répandu : je l’ai trouvé à chaque
page de mon Bottin ; ce n’est pas un de ces noms
rares et éclatants que nous nous abstenons de
prendre, car ils sonneraient faux dans nos livres, ils
gêneraient les lecteurs. Donc, nous voilà dans le cas
le plus commun : j’ai pris un nom très répandu ; mon
personnage n’a pas la même situation sociale que le
plaignant ; je déclare que je n’ai jamais vu celui-ci,
que je n’ai rien mis de lui dans mon œuvre, ni de sa
personne, ni de son existence ; et je veux savoir si le
fait d’avoir pris son nom seul, son nom dépouillé de
la personnalité qu’il lui donne, constitue un délit et
tombe sous le coup d’une loi.
Tel est donc le cas juridique que je prierai mon
avocat de poser devant le tribunal. Je le répète, la
question intéresse au plus haut point notre littérature
contemporaine. S’il se trouve un tribunal pour me
faire effacer de mon œuvre le nom de Duverdy, dans
les conditions que je viens de poser, ce n’est pas moi
seulement qui serai atteint, ce seront tous mes
confrères. Le jour où un pareil précédent existerait,
nous n’oserions plus employer un seul nom, nous
serions sous la continuelle menace de poursuites
possibles.
Ce serait la fin d’une littérature.
Par exemple, voici Pot-Bouille. Il y a, dans ce
roman, une soixantaine de noms. Or, imaginez que je
sois condamné à changer Duverdy. Dès le
lendemain, d’autres procès pleuvent. Pourquoi les
Campardon, les Pichon, les Josserand, tous enfin,
seraient-ils moins susceptibles que les Duverdy ? Me
voilà donc avec soixante procès sur les bras. N’est-
ce pas comique ? Et mon roman, que devient-il ?
Mais ce n’est pas tout, je consens à changer les
soixante noms ; seulement, il faut bien que je les
remplace par soixante autres ; et, le lendemain, j’ai
encore soixante procès, car, je le répète, et tous mes
confrères viendront en témoigner, nous ne pouvons
aujourd’hui prendre nos noms en dehors de la
réalité. Alors voyez-vous le ridicule d’un arrêt qui
nous mettrait dans un tel gâchis ? Autant nous
défendre tout de suite de publier des romans !
Autre face de la question, et qui est plus
catégorique encore. J’aurais pu ne pas publier Pot-
Bouille dans Le Gaulois et faire paraître directement
le livre en librairie. Or, imaginons que ce livre,
comme Nana, soit tiré à cinquante mille
exemplaires. Voilà une valeur marchande qui
représente plus de cent cinquante mille francs. Est-ce
que, dans ce cas, M. Duverdy trouverait un tribunal
pour décider qu’on va mettre au pilon les cinquante
mille exemplaires ? En face de son nom, qui est sa
propriété, il y aurait les volumes, qui seraient la
propriété de l’éditeur.
Jamais des juges n’oseraient détruire cette
propriété, d’autant plus que la bonne foi de l’éditeur
et de l’auteur serait entière. Alors pourquoi défendre,
dans un journal, ce qu’on tolérerait forcément dans
un livre ? C’est encore le gâchis.
Et je fais là une supposition qui est en partie une
réalité. Si Pot-Bouille n’est pas tirée, elle est
entièrement composée3 chez mon éditeur. Nous
attendons même la fin du procès pour commencer le
tirage. Seulement, si je suis condamné, voyez quel
sera notre embarras ; car la porte restera ouverte à
toutes les réclamations. J’ai déjà reçu une demande
de dommages et intérêts, de la part d’un Hédouin,
les autres peuvent suivre, comme je l’ai dit ; le nom
qui remplacera celui de Duverdy peut être condamné
à disparaître à son tour ; et voilà que les machines
roulent chez l’imprimeur, et voilà que mon éditeur a
déjà pour plus de cent mille francs de papier noirci,
qui, sur la réclamation du dernier des Durand ou des
Duval, va être rejeté à la cuve.
Est-ce une situation tolérable ? Si le tribunal me
condamne, ne serai-je pas en droit d’exiger des
explications ? Il devra me dire au moins dans quel
délai la propriété du nom se périme ; il devra décider
si, oui ou non, je dois courir le risque d’imprimer.
Qu’on nomme tout de suite une censure pour les
noms. Qu’on crée, au Palais, un cadre où les
romanciers devront afficher leurs listes de noms,
avant d’être autorisés à les employer. Ce serait la
seule solution pratique, mais elle ferait rire la France
aux éclats.
Je sais bien qu’il y a des hommes d’esprit partout,
et que, même si je suis condamné, tous les
homonymes de mes personnages n’abuseront pas de
l’arme que la justice leur aura fournie. En quoi un
honnête homme est-il lésé, lorsqu’il trouve, dans un
roman, même un coquin qui porte son nom ? Il y a
tant de coquins, dans la vie, qui portent votre nom,
tandis que nous sommes là dans la fiction pure. On
peut s’appeler Hulot et ne pas courir la gueuse,
s’appeler Homais et n’avoir rien d’un imbécile,
s’appeler Faustin et n’être pas une détraquée
d’amour, s’appeler Roumestan et professer l’horreur
du mensonge. Autant je comprends que des
allusions, un portrait physique, des indiscrétions sur
la vie intime puissent donner lieu à des protestations,
autant je suis surpris qu’on réclame à propos d’un
nom, lorsqu’il y a là une simple rencontre, sans
aucune intention blessante. D’ailleurs, voyez à
l’étranger : en Russie, en Allemagne, l’assignation
de M. Duverdy stupéfierait ; en Angleterre, Dickens
prenait les noms les plus connus : on dit que la
maison Dombey existait, et l’Angleterre entière
aurait fait des gorges chaudes si cette maison avait
eu l’étrange idée d’assigner le romancier. Mais, en
France, nous sommes encore dans le pays de
l’importance vaine et de la dignité mal placée.
Cette lettre est déjà bien longue. J’ai cédé au désir
d’indiquer les arguments qui seront soumis au
tribunal. Il faut que le tribunal sache de quel coup
terrible il atteindra les romanciers, le jour où il
décidera qu’ils commettent un vol en prenant un
nom réel. La question est de régler judiciairement
s’il y a simple tolérance lorsqu’on nous laisse
tranquilles, ou si nous pouvons passer outre aux
menaces qu’on nous adresse. Il existe un précédent
pour le théâtre, m’assure-t-on ; mais j’ignore dans
quelles conditions on a pu condamner un auteur
dramatique à changer un nom, et j’estime, du reste,
qu’il est nécessaire de fixer la législation pour le
roman, au grand jour. Si le tribunal me condamne, je
m’inclinerai ; mais, je le dis encore, car je ne saurais
trop insister, il condamnera avec moi tous les
romanciers contemporains, et il aura, du coup, rendu
impossible notre roman moderne d’observation et
d’analyse4.
Cordialement à vous.
1 Lettre ouverte, publiée dans Le Gaulois du 30 janvier 1882. Pot-Bouille y paraissait en
feuilleton depuis le 23 janvier.
2 Célèbre avocat du barreau de Paris, Charles Duverdy avait immédiatement réagi, dès les
premiers feuilletons du roman : il venait de déposer plainte auprès du tribunal civil de la
Seine contre Zola et la direction du Gaulois.
3 L’accord du participe au féminin est entraîné par la référence qui est faite au mot
composé à l’origine du titre du roman : « la pot-bouille » (c’est-à-dire la cuisine ordinaire
du ménage).
4 Zola perdit le procès qui lui était intenté. À la suite du jugement, il remplaça le nom de
« Duverdy » par « Trois-Étoiles », dans le feuilleton du Gaulois, et par « Duveyrier »,
dans l’édition en librairie du roman.
À Élie de Cyon
Médan, 21 février 1882
Mon cher directeur,
Je trouve ce matin, dans ma correspondance,
quatre réclamations nouvelles : trois Josserand et un
Mouret qui me demandent d’effacer leurs noms de
Pot-Bouille. Les Josserand en question sont :
M. Eugène Josserand, 28, rue des Feuillantines ;
M. Josserand, 2, rue de Poissy, et M. H. Josserand,
employé de commerce à Rethel. Le Mouret est
M. Mouret, employé au ministère de la Guerre.
Eh bien ! je refuse très catégoriquement de faire
droit à leurs réclamations. Même je déclare que je
vais rétablir le nom de Vabre, que j’ai remplacé par
« Sans-Nom », pour montrer à quelles œuvres
ridicules nous conduirait l’interprétation absolue du
jugement rendu contre moi par le tribunal civil. En
un mot, je préviens les homonymes de mes
personnages que je ne supprimerai leurs noms de
mon roman que contraint par la justice. Ils peuvent
m’envoyer du papier timbré. Autant de réclamations,
autant de procès1.
En faisant cela, je cède au seul désir de voir enfin
s’établir une jurisprudence nette. Dans l’affaire
Duverdy, il paraît qu’on a cru à une vengeance
politique de ma part. L’opinion, au Palais, est que les
juges ont voulu se prononcer sur un cas particulier,
sans régler à jamais le point de droit. Voilà pourquoi
je tiens à retourner devant le tribunal, de façon à ce
que la question soit posée sur toutes ses faces et
résolue d’une façon définitive. Si cette question ne
peut être éclaircie, comme on le prétend, que par une
série d’arrêts, il est nécessaire que ces arrêts soient
rendus le plus tôt possible, car les romanciers ne
sauraient travailler longtemps sous la menace du
précédent Duverdy.
Qu’on nous dise tout de suite ce qu’on désire faire
de nous. Si l’on entend tuer le roman moderne, il ne
restera plus aux romanciers qu’à s’adresser au
pouvoir législatif, pour lui demander une loi
formelle qui décide de leur sort.
Par exemple, prenez la réclamation de M. Mouret.
N’est-elle pas la plus stupéfiante du monde ? En
1869, j’ai publié, dans Le Siècle, La Fortune des
Rougon, premier roman de mon histoire des
Rougon-Macquart : et c’est là que j’ai employé pour
la première fois le nom de Mouret. Depuis cette
époque, depuis treize ans, ce nom de Mouret est
revenu dans tous les romans qui ont suivi,
particulièrement dans La Conquête de Plassans.
Enfin j’ai écrit La Faute de l’abbé Mouret, dont la
vingtième édition est en vente. C’est aujourd’hui
qu’un Mouret se produit pour exiger la suppression
de son nom, lorsque l’œuvre a treize ans de date et
compte dix volumes. Voyez-vous un tribunal me
condamner à enlever ce nom, condamner par là
même mon éditeur à mettre au pilon une
cinquantaine de mille francs de marchandises,
condamner enfin mon œuvre entière ? Cela n’est pas
admissible.
Et toutes ces réclamations viennent du jugement
Duverdy. Les plaignants ne s’en cachent pas, ils
s’appuient sur la chose jugée, ils me somment
d’obéir. Plus j’obéirai, plus les exigences
redoubleront. Cette situation est intolérable. J’avoue
que je suis absolument effaré. Ajoutez que mon
éditeur n’ose pas tirer Pot-Bouille, et, comme le
livre est composé, rien ne l’empêche de m’attaquer,
lui aussi, devant les tribunaux. J’attends donc les
procès ; après un, un autre, et jusqu’à ce que je sache
clairement ce qui m’est permis et ce qui ne m’est pas
permis.
Bien cordialement à vous.
1 Les plaignants n’insistèrent pas. Il n’y eut aucun autre procès.
À Henry Fouquier
Médan, 26 avril 1882
Mon cher confrère,
Merci de votre impartialité. J’ai été touché, ce
matin, en vous voyant faire un aveu dont bien peu de
critiques seraient capables. Et je suis très heureux de
pouvoir vous remercier, du moment où vous êtes
assez aimable pour me reconnaître un peu de
mérite1.
D’ailleurs, en lisant vos trente et une observations,
une envie irrésistible m’a pris d’y répondre. Ceci
entre nous, bien entendu, et uniquement pour
achever de vous gagner, si je le puis. Vous excuserez
la longueur de la réponse.
1. Je citerais dix maisons dans Paris dont les
locataires se connaissent. D’ailleurs, tous les
locataires de ma maison ne se fréquentent pas.
2. Il est possible que la bourgeoisie intelligente ait
accepté l’homme de lettres ; mais la grosse masse
bourgeoise, tout en l’enviant, affecte encore de le
mépriser, surtout lorsqu’elle se croit dédaignée par
lui.
3. Le cas de Lisa et d’Angèle peut être rare. Il
suffit qu’il existe pour que le moraliste et le
romancier s’en emparent et tâchent d’en tirer une
leçon morale.
4. Le « il y couche ! » de madame Josserand est
dit dans un état d’exaspération qui le rend possible et
j’ajouterai typique. Ce sont les états d’âme qui font
la vérité des mots.
5. Hortense existe, et dans la bourgeoisie la plus
intelligente. Le mot a été dit par elle.
6. Même réponse que pour la 4e observation.
7, 8, 9. J’ai vu pis. Après m’avoir foudroyé parce
que je n’inventais pas, on me refuse le droit de
composer des scènes équivalentes, avec des
éléments pris dans la réalité.
10. Les Vuillaume et les Pichon sont presque du
peuple, au premier échelon de la bourgeoisie. De là
leurs façons d’être.
11. Marie croit la porte fermée. Dès lors, pour
elle, la porte est fermée.
12. Mme Hédouin n’est pas très distinguée. C’est
une marchande que j’ai fait parler avec une
simplicité voulue. Votre continuelle erreur est
d’incarner tous mes bourgeois dans le type unique
que vous vous faites d’une bourgeoisie raffinée (la
vôtre), tandis que ma bourgeoisie, à moi, part du
peuple, passe par le commerce et l’administration,
pour arriver aux professions libérales.
13. Sans doute, j’ai inventé le fait ; seulement, j’ai
tâché de le rendre vraisemblable. Épluchez donc les
faits, je ne dis pas dans Hugo, mais dans Balzac.
14. Vous avez mal lu. Tous les invités ne se
donnent pas rendez-vous chez les bonnes. Un seul y
va : Trublot.
15. Vous avez mal lu. Bachelard est mis en voiture
par Octave et par Trublot, et non par son neveu
Gueulin.
16. À Paris, rien qu’à Paris, un amant donne
parfaitement des rendez-vous dans un confessionnal,
et écrit à sa maîtresse des mots de tendresse
autrement raides que « mon chat ». Là encore, vous
vous substituez à mon personnage.
17. Même réponse que pour la 4e observation.
18. J’ai vu l’oncle Bachelard avec ses oranges. Et
l’oncle était réellement un commissionnaire en
marchandises, bien connu à Paris.
19. Le mariage à trois accepté et même voulu par
la femme, dans les circonstances indiquées, n’est pas
rare.
20. Le verrou poussé est possible. Encore un
coup, les faits absolus n’ont aucune valeur par eux-
mêmes, ils deviennent vrais ou faux selon les
personnages et les circonstances.
21. Les ouvriers n’arrangent pas l’autel. Ce sont
des maçons dans un coin ouvert de l’église, dans un
chantier ; et le prêtre n’est plus qu’un entrepreneur.
Justement le mot est pour montrer qu’il oublie son
caractère de prêtre.
22. Le mot est familier, je l’accorde. Mais vous
avez du langage de la bourgeoisie une idée bien
haute.
23. Vous avez mal lu. Personne ne va s’asseoir
dans l’escalier.
24. Vous avez mal lu. Octave ne déchiffre pas un
morceau de musique, pendant qu’on ramasse
M. Vabre.
25. Les madame Juzeur surveillent leurs bonnes et
causent avec les concierges. Toujours votre idée
d’une bourgeoisie unique et très distinguée.
26. Si l’observation porte sur la visite d’Octave à
madame Campardon, je ne comprends pas. Il a pris
ses repas chez elle pendant près d’un an, il peut bien
l’aller visiter le matin. C’est presque une parente.
27. Vous avez mal lu, et ici je ne puis m’empêcher
de rire. Ce n’est pas le fils du mort, mais le
domestique qui crie : « Vous le mettez la tête en
bas ! » Et il ne s’agit pas du défunt, mais de
l’écusson à initiales qu’on accroche au-dessus de la
porte.
28. Le goût d’un jeune homme pour une femme a
souvent des raisons encore plus inavouables.
29. J’ai vu des concierges qui se levaient la nuit
pour aller écouter aux portes.
30. J’ai connu des bonnes, dans la bourgeoisie
nécessiteuse – qui existe –, des bonnes mourant de
faim, et qui promenaient dans leurs poches des
choses plus extraordinaires que des pruneaux cuits.
31. Duveyrier n’est pas un fou, mais il a en
morale des idées d’imbécile, ce qui est fréquent, et
quant aux Vuillaume, ils sont tout près d’être de
simples idiots, je vous l’accorde.
En terminant laissez-moi vous dire, mon cher
confrère, que votre bourgeoisie est le petit coin de
vos relations, tandis que la mienne est la vaste classe
qui va du peuple à l’aristocratie. Et ne tombez donc
pas dans la légende des reporters qui font de moi un
provincial de Carpentras. Je suis né à Paris, j’y ai
grandi, j’y ai vécu, et dans tous les mondes.
Pourquoi voulez-vous être plus bourgeois que je ne
suis bourgeois ? Un homme de votre esprit ne
devrait pas répéter les bêtises courantes.
Si vous voulez, mon roman prend parfois un ton
aigu de satire ; si vous le voulez encore,
l’accumulation des faits en un même cadre lui donne
souvent une intensité que le train-train réel de la vie
n’a pas. Mais quant à la vérité des documents pris en
eux-mêmes, elle n’est pas attaquable, et vous avez
trop vécu pour ne pas avoir coudoyé de pires
aventures.
Merci encore, et bien à vous.
1 Zola répond ici à un article d’Henry Fouquier publié dans le Gil Blas du 27 avril 1882
au sujet de Pot-Bouille. Dénonçant l’invraisemblance de l’intrigue romanesque, ce
dernier, après une lecture minutieuse, dressait une liste de trente et une erreurs…
À Joris-Karl Huysmans
Médan, 10 mai 1883
J’achève votre Art moderne, mon cher Huysmans,
et je veux vous dire les bonnes heures que vous
venez de me faire passer1.
Je crois bien que, sur les opinions, nous ne nous
entendrions pas toujours ensemble. Je n’en suis pas à
jeter Courbet aux démolitions et à proclamer Degas
le plus grand artiste moderne2. Plus je vais et plus je
me détache des coins d’observation simplement
curieux, plus j’ai l’amour des grands créateurs
abondants qui apportent un monde. Je connais
beaucoup Degas, et depuis longtemps. Ce n’est
qu’un constipé du plus joli talent.
Mais ce qui me fait du bien, dans votre livre, ce
qui m’a ravi et ce dont je vous remercie comme
d’une amabilité personnelle, c’est votre haine
furibonde de la sottise, c’est votre campagne sans
pitié contre le faux et la bête. Soyez sûr que votre
livre restera par cette belle indignation. Vous nous
avez tous soulagés.
Rien, ici ; je travaille, j’ai déjà abattu le premier
chapitre de mon bouquin3. Le printemps était d’une
douceur charmante, mais voici la pluie, et tout se
gâte.
Bonne santé, bon travail, et bien affectueusement
à vous.
Vos pages sur le fer dans l’architecture et sur les
albums anglais sont particulièrement réussies.
1 Le volume, qui venait de paraître en librairie, regroupait des articles de critique d’art
écrits entre 1879 et 1882.
2 Huysmans émettait des réserves sur le talent de Courbet, tandis qu’il faisait l’éloge de
Degas.
3 La Joie de vivre.
À Georges Renard
Médan, 10 mai 1884
Monsieur,
Un ami m’envoie seulement aujourd’hui votre
étude sur « Le naturalisme contemporain1 », et je
veux vous dire avec quel intérêt je l’ai lue. C’est
certainement la première qui paraisse en France si
juste et si logique. Plusieurs dans cet esprit ont été
publiées en Autriche, en Allemagne, en Russie, en
Italie. Mais, je le répète, chez nous, je n’en connais
pas une encore de cette conscience et de cette
rigueur de méthode.
Presque partout je suis avec vous. Un seul
reproche : vous nous voyez trop enfermés dans le
bas, le grossier, le populaire. Personnellement, j’ai
au plus deux romans sur le peuple, et j’en ai dix sur
la bourgeoisie petite et grande. Vous avez cédé là à
la légende, qui nous fait payer certains succès
bruyants en ne voyant plus de notre œuvre que ces
succès. La vérité est que nous avons abordé tous les
mondes, en poursuivant dans chacun, il est vrai,
l’étude physiologique.
Maintenant, je n’accepte pas sans réserve votre
conclusion2. Nous n’avons jamais chassé de
l’homme ce que vous appelez l’idéal, et il est inutile
de l’y faire rentrer. Puis, je serais plus à l’aise si
vous vouliez remplacer ce mot d’idéal par celui
d’hypothèse, qui en est l’équivalent scientifique.
Certes, j’attends la réaction fatale, mais je crois
qu’elle se fera plus contre notre rhétorique que
contre notre formule. C’est le romantisme qui
achèvera d’être battu en nous, tandis que le
naturalisme se simplifiera et s’apaisera. Ce sera
moins une réaction qu’une pacification, qu’un
élargissement. Je l’ai toujours annoncé. Peut-être
est-ce cela que vous avez voulu dire, mais j’ai été
gêné par cet idéal qui arrive à la dernière page,
comme le rêve d’un cœur jeune, démentant le
jugement porté sur le siècle et la rigueur scientifique
de tout le reste.
Merci, Monsieur, du grand plaisir que vous
m’avez fait, et veuillez me croire votre confrère
dévoué.
1 Publiée dans la Nouvelle revue du 1er mai 1884.
2 Prévoyant le retour de l’idéal dans l’art, Georges Renard appelait de ses vœux un
nouveau classicisme capable de faire la synthèse entre la science et l’imaginaire.
À Joris-Karl Huysmans
Médan, 20 mai 1884
Mon cher Huysmans
J’achève À rebours, et je veux tout de suite vous
donner mes impressions sincères1.
Début très net, et qui me plaît infiniment, surtout
les pages sur le château, sur les coins de la Voulzie,
l’emménagement à Fontenay, très curieux ; les pages
sur les couleurs, l’installation de la salle à manger
avec l’aquarium, les voyages rapides faits en
imagination aux heures des repas. Des trois chapitres
espacés sur la littérature, c’est celui sur la décadence
latine que je préfère : il y a là des pages superbes de
grand style ; et vous avez tellement poussé à
l’éloquence que certains alinéas tombent dans la
déclamation. Un peu de confusion aussi. Pour la
littérature religieuse contemporaine, je trouve que
vous avez fait trop d’honneur à ces gaillards ;
j’excepte Barbey. Quant à nous autres, à la fin, nous
sommes là un peu par complaisance de l’auteur,
n’est-ce pas ? Des Esseintes communie très
drôlement en Mallarmé. Une curieuse définition de
Baudelaire. La tortue, exquise avec sa branche de
pierreries, qui est d’un joli raffinement. Une
préoccupation de bourgeois m’a travaillé ; il est
heureux qu’elle crève car elle aurait fait caca sur les
tapis. Amusante imagination que l’orgue à liqueurs,
mais pas commode à comprendre comme
installation matérielle. De belles pages de critique
artistique sur les peintres aimés par des Esseintes.
Personnellement, je n’ai que de la curiosité pour
Gustave Moreau. Je ris encore de la bêtise de la
dame qui voulait habiter une rotonde et de ce qu’il
advint des meubles en rond. Je trouve plus
laborieuse l’histoire d’Auguste Langlois, d’autant
plus qu’elle n’aboutit pas. Mais les anciennes
amours de des Esseintes me ravissent, l’écuyère, la
ventriloque surtout, oh ! la ventriloque, un poème,
sans dédaigner le petit jeune homme « aux lèvres
coupées d’une raie, ainsi qu’une cerise ». Pages très
colorées sur les plantes, bien qu’un peu confuses,
semées de quelques erreurs, je crois. J’aime mieux le
morceau des parfums qui est absolument réussi, avec
une certitude magistrale et une fantaisie lyrique.
Comme chapitre complet, la merveille est le voyage
à Londres. Il y a là une pluie battante extraordinaire.
Vous avez le sens de la pluie, j’en connaissais déjà
une dans Les Sœurs Vatard, qui me hantait. Enfin,
les hosties falsifiées et les lavements nourrissants
sont, dans la blague sérieusement faite, ciselée avec
soin d’artiste, tout ce que je connais de plus
extraordinaire.
Voulez-vous maintenant que je vous dise très
franchement ce qui me gêne dans le livre ? D’abord,
je le répète, de la confusion. Peut-être est-ce mon
tempérament de constructeur qui regimbe, mais il
me déplaît que des Esseintes soit aussi fou au
commencement qu’à la fin, qu’il n’y ait pas une
progression quelconque, que les morceaux soient
toujours amenés par une transition pénible d’auteur,
que vous nous montriez enfin un peu la lanterne
magique, au hasard des verres. Est-ce la névrose de
votre héros qui le jette dans cette vie exceptionnelle,
ou est-ce cette vie exceptionnelle qui le jette dans sa
névrose ? Il y a réciprocité, n’est-ce pas ? Mais tout
cela n’est pas nettement établi. Je crois que l’œuvre
aurait été d’une portée plus foudroyante, surtout
dans l’au-delà, si vous l’aviez assise sur plus de
logique, toute folle qu’elle pouvait être. Autre
remarque : pourquoi des Esseintes prend-il peur
devant la maladie ? Il n’est donc pas un
schopenhauérien2, pour redouter la mort ? Le mieux
pour lui serait de se laisser emporter par sa maladie
d’estomac, puisque le monde ne lui paraît pas
habitable. Votre dénouement, sa résignation à la
bêtise de vivre, me le gâte un peu. Il eût été beau de
le voir raffiner sur la mort, quitte à le laisser gâteux
si vous ne vouliez pas finir par l’intérêt bas d’une
mort3.
Voilà, mon cher ami, toutes mes réserves. Je n’ai
pas voulu les cacher, car vous me connaissez assez
pour vous douter, n’est-ce pas, que le factice n’est
guère mon affaire. Mais il y a heureusement autre
chose chez vous, il y a une outrance de l’art qui me
ravit, il y a une originalité de sensations aiguës qui
suffit à vous mettre à part, très haut. En somme,
vous m’avez fait passer trois soirées très heureuses.
Ce livre comptera au moins comme curiosité dans
votre œuvre ; et soyez très fier de l’avoir fait. Que
va-t-on en dire ? S’ils ne se taisent pas, ils pourraient
très bien en mener un sabbat du diable, ou le jeter à
la tête à vous, à nous, comme la pourriture dernière
de notre littérature. Il me semble que je sens des
âneries dans l’air.
Bon courage et bon succès. Moi, je tâche de
travailler le plus tranquillement possible, mais je
renonce à voir clair dans ce que je fais, car plus je
vais et plus je suis convaincu que nos œuvres en
gestation échappent absolument à notre volonté.
Affectueusement à vous.
1 Allusion à la philosophie de Schopenhauer (1788-1860), fondée sur une vision
pessimiste de l’existence.
2 Le roman venait de paraître en librairie, le 14 mai 1884.
3 Réponse de Huysmans à Zola : « Au fond, voyez-vous, c’était un livre à ne pas faire,
car il était par trop difficile avec ce flottant personnage, tel que je l’avais conçu, chrétien
et pédéraste, impuissant et incrédule : schopenhaueriste par raison, catholique par fond de
terroir – revenant quand même à un Christ pas même catholique mais Byzantin et ayant
peur de la mort par suite de cette éducation première exaspérée par la solitude. C’était
trop complexe et trop diffus, par la donnée même » (lettre du 25 mai 1884).
À Henry Céard
Médan, 14 juin 1884
Merci mille fois, mon bon ami, d’avoir songé à
m’avertir ; mais je laisserai vendre1. Si j’arrêtais ces
lettres, on les regarderait comme des documents
terribles, tandis qu’au contraire je ne suis pas fâché
qu’elles viennent appuyer l’histoire vraie du Bouton
de Rose, déjà contée par moi2. – Je n’ai pas de
secrets, les clefs sont sur les armoires, on peut
publier toutes mes lettres un jour : elles ne
démentiront ni une de mes amitiés, ni une de mes
idées, ni une de mes assertions.
Le travail va son petit train, un travail de chien
comme je n’en ai encore eu pour un roman3 ; et cela
sans grand espoir d’être récompensé. C’est un de ces
livres qu’on fait pour soi, par conscience. – Nous
irons au Mont-Dore dans les derniers jours de juillet
seulement ; et, à ce propos, écrivez-moi quel hôtel
nous devons choisir entre les trois hôtels de premier
ordre qu’on me désigne : Hôtel Chabaury aîné, Hôtel
de Paris et Grand Hôtel. Quel est celui qui est le plus
près de l’établissement thermal et où nous serons le
mieux4 ? Tâchez aussi de savoir les prix comparés
de la pension par jour. Merci à l’avance.
Voilà. Je pense que vous travaillez bien de votre
côté. Je viens de lire un tas de livres très médiocres.
Fin de saison encombrée, mais à part Chérie, Sapho
et À rebours5, rien de fort. – J’ai vu Huysmans, lors
de mon dernier voyage à Paris, et il m’a promis de
s’entendre avec vous, pour venir dans les premiers
jours de juillet.
Nos souhaits d’une meilleure santé aux vôtres, et
nos vives amitiés à tous.
1 On allait mettre en vente deux lettres jadis écrites par Zola au directeur du théâtre du
Palais-Royal, au moment de la création du Bouton de rose (voir supra, p. 170, note 3).
2 Dans la préface écrite pour l’édition en librairie de la pièce, en 1878 (OC, VIII, p. 489-
494).
3 Il s’agit de Germinal.
4 Alexandrine avait l’intention de faire une cure au Mont-Dore, en Auvergne, pour y
soigner ses crises d’asthme. Céard y était déjà allé en 1881, pour accompagner son père
malade : c’est pourquoi Zola lui demande conseil.
5 À côté du roman de Huysmans (voir la lettre précédente), les deux autres romans cités
sont ceux d’Edmond de Goncourt (Chérie) et d’Alphonse Daudet (Sapho), publiés
quasiment au même moment.
À Henry Céard
Mont-Dore, 25 août 1884
Eh bien ! nous y sommes montés, à ce fameux
Sancy, et c’est tout un drame qu’il faut que je vous
raconte.
D’abord, sachez que nous avons ici notre voisin
de Villennes, le docteur Magitot. Il s’est empressé, a
voulu venir avec nous, a loué des chevaux et arrêté
un guide ; ce qui fait que nous n’avons pas usé du
vôtre, faute grave dont nous nous sommes repentis.
Nous voilà donc à cheval, vendredi à midi. Je
vous confesse maintenant que, dans nos hésitations,
la peur du cheval entrait pour beaucoup. Jamais nous
n’avions monté, ni ma femme ni moi ; et cinq heures
de selle, même au pas, une ascension de sept cents
mètres, sont un début un peu gros pour des cavaliers
absolument novices. Ajoutez que nos bêtes étaient
lamentables, équipées avec des débris de harnais, et
que le guide, très âgé, avait l’infirmité d’être sourd
et le vice d’être têtu. Quand nous avons aperçu cet
équipage, nous aurions certainement refusé le tout, si
nous n’avions eu peur de blesser le docteur Magitot.
Nous voilà donc tous les trois en selle, moi assez
branlant et le docteur à peu près aussi mal d’aplomb
que moi, mais nous tenant quand même l’un et
l’autre, sans trop de ridicule. C’était ma pauvre
femme qui allait moins bien, tellement sa selle était
mauvaise et la blessait. À deux kilomètres du Mont-
Dore, j’ai bien cru que nous ne pourrions pousser
plus loin. Pourtant, après être descendue, elle est
remontée et s’est trouvée mieux. Nous voilà du coup
très gais, traversant la Dordogne, enfilant les lacets
de la montagne, arrivant en haut, après une bonne
heure et demie de cavalcade laborieuse. Je remets à
plus tard l’ascension du cône final et les impressions
de nature.
Il était trois heures environ, lorsque nous nous
sommes remis à cheval. Comme je craignais un peu
la descente, je dis au guide de prendre la tête, avec le
cheval de ma femme, et de ne pas lâcher la bride, par
peur qu’il ne trottât. Les choses d’abord marchent
fort bien. Mais bientôt le guide, gêné de marcher
ainsi contre la bête, dans l’étroit sentier, lâche la
bride et se met à cueillir des fleurs. Deux ou trois
fois, ma femme l’appelle, mais il répond toujours
avec entêtement et tranquille : « N’ayez crainte ! »
Et le pis était que, de temps à autre, il allongeait un
coup de canne sur la croupe du cheval, une sacrée
rosse qui s’arrêtait parfois tout court. Enfin, nous
étions presque en bas, à peu près à la hauteur de la
cascade du Serpent, lorsque la catastrophe s’est
produite. Sous un coup de canne plus violent, la
rosse a pris subitement le trot, et naturellement à la
pente la plus raide des lacets. Ma femme s’est mise à
crier et, perdant la tête, elle est tombée comme une
masse à la renverse, d’une façon si singulière, que
l’étrier s’est trouvé ramené sur le dos du cheval, et
qu’elle est ainsi restée pendue par un pied, la tête en
bas. Heureusement, dans sa chute, elle avait dû tirer
sur les guides, ce qui avait arrêté la bête. Vous voyez
notre épouvante. J’ai sauté de mon cheval, je ne sais
comment, par-dessus la tête, je crois, et je suis
accouru, tandis que le docteur Magitot arrivait aussi.
Le guide avait toutes les peines du monde à dégager
le pied de l’étrier. Je tenais ma femme entre les bras,
nous tremblions que le cheval ne fît un mouvement,
car elle se trouvait entre ses pieds, et il l’aurait
broyée. Enfin, nous l’avons eue.
Et c’est miracle, mon bon ami. Rien, pas une
blessure, pas un froissement. Elle n’a qu’une légère
égratignure et deux petites bosses, dont elle ne s’est
aperçue que le lendemain. Tout de suite, nous avons
plaisanté, mais pendant deux jours j’en ai gardé un
grand tremblement intérieur. Je ne pouvais fermer
les yeux, sans la voir tomber à la renverse et se
casser la tête.
J’achève. Le guide pleurait en répétant qu’il en
avait le cœur malade. Pour la consoler, il voulait que
nous remontions en selle. Mais nous avons refusé
énergiquement, et nous avons fait gaillardement à
pied les cinq kilomètres qui nous séparaient du
Mont-Dore. Le soir, pour montrer notre force d’âme,
nous sommes allés entendre Le Domino noir1, une
œuvre profonde sans doute, car nous nous
demandons encore ce qu’elle signifie.
Et voilà qui prouve qu’on ne devrait jamais faire
ce qu’on ne sait pas faire. Le guide, à la vérité, a
manqué de précautions, et ma femme assure que la
selle était beaucoup trop petite pour elle. Il est vrai
aussi que, si le cheval n’avait pas été une rosse,
peut-être serait-il arrivé un grand malheur.
Pour revenir brièvement au Sancy, je n’ai pas
éprouvé le saisissement que j’attendais. La route est
fort belle, d’une belle solitude sauvage, par
moments. Mais le panorama, en haut, montre
l’étroitesse de ces Monts d’Auvergne, qui en somme
ne tiennent guère que seize lieues sur huit lieues de
pays. Le temps était superbe, il y avait bien, dans les
fonds, une légère brume de chaleur, mais elle ne
gênait guère. Il faut vous dire que j’ai toujours mes
sacrées montagnes du Midi dans la tête, et que les
verdures fleuries de ces pays auvergnats n’arrivent
même pas à me désarmer. Je trouve ces bosses bêtes,
l’horreur de leur Val d’Enfer et de leur gorge de
Chaudefour me semble une horrible bergerie,
lorsque je me rappelle certains coins de là-bas. Il
faudrait voir les Monts-Dore avec de la neige.
Nous partons samedi, mais nous ne serons pas à
Paris avant mercredi.
Nos meilleurs compliments à votre mère, et deux
bonnes poignées de main pour vous.
1 Opéra-comique en trois actes d’Eugène Scribe.
À Jules Lemaitre
Paris, 14 mars 1885
Monsieur,
L’étude que vous avez bien voulu me consacrer
est certainement une des pages les plus pénétrantes
qu’on ait écrites sur moi1. J’accepte très volontiers
votre définition : « Une épopée pessimiste de
l’animalité humaine », à la condition pourtant de
m’expliquer sur ce mot « animalité2 ».
Vous mettez l’homme dans le cerveau, je le mets
dans tous ses organes. Vous isolez l’homme de la
nature, je ne le vois pas sans la terre, d’où il sort et
où il rentre. L’âme que vous enfermez dans un être,
je la sens épandue partout, dans l’être et hors de
l’être, dans l’animal dont il est le frère, dans la
plante, dans le caillou. Et j’ajoute que je crois
fermement avoir fait la part de tous les organes, du
cerveau comme des autres. Mes personnages pensent
autant qu’ils doivent penser, autant que l’on pense
dans la vie courante. Toute la querelle vient de
l’importance spiritualiste que vous donnez à la
fameuse psychologie, à l’étude de l’âme prise à part.
Je ne la prends pas à part, n’est-ce pas ? et c’est
pourquoi je n’ai point de psychologie. Moi, je
soutiens que j’ai ma psychologie, celle que j’ai
voulu avoir, celle de l’âme rendue à son rôle dans le
vaste monde, redevenue la vie, se manifestant par
tous les actes de la matière. Il n’y a donc là qu’une
dispute de philosophes. Pourquoi, dès lors, ce
reproche de grossièreté qui revient sans cesse ? Je
vous avoue que c’est le seul qui m’ait blessé.
Toujours la fameuse psychologie. Les raisons qui
font pour vous que je ne suis pas psychologue font
évidemment que je suis un écrivain grossier.
Pardon de vous écrire ceci, sous le coup de votre
étude. La part que vous me faites est si belle, si
grande, que j’aurais dû simplement vous remercier,
vous dire la joie d’artiste et la confusion d’orgueil où
vous m’avez jeté.
Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de mon
dévouement et de ma vive reconnaissance.
1 Étude publiée dans la Revue politique et littéraire du 14 mars 1885, à l’occasion de la
parution en librairie de Germinal (le 2 mars).
2 « L’allure des romans de M. Zola – concluait Jules Lemaitre – est, je ne sais comment,
celle des antiques épopées, par la lenteur puissante, le large courant, l’accumulation
tranquille des détails, la belle franchise des procédés du conteur. Il ne se presse pas plus
qu’Homère. Il s’intéresse autant (dans un autre esprit) à la cuisine de Gervaise que le vieil
aède à celle d’Achille. Il ne craint point les répétitions ; les mêmes phrases reviennent
avec les mêmes mots, et d’intervalle en intervalle on entend dans le Bonheur des Dames
le “ronflement” du magasin, dans Germinal la “respiration grosse et longue” de la
machine, comme dans l’Iliade le grondement de la mer […]. Si donc on ramasse
maintenant tout ce que nous avons dit, il ne paraîtra pas trop absurde de définir les
Rougon-Macquart : une épopée pessimiste de l’animalité humaine » (ibid.).
À Henry Céard
Paris, 22 mars 1885
Mon cher ami, j’ai lu et relu votre étude1.
Certaines parties en sont d’une analyse très
pénétrante. Mais je crains que votre amitié pour moi
ne vous ait emporté à trop d’éloges. En un mot et
très franchement, entre nous, pensez-vous tant de
bien de Germinal ? J’en doute un peu. Cela sort pour
moi d’entre les lignes, et j’aurais peut-être préféré
une discussion plus franche. Vous m’aimez assez, je
crois, pour savoir que, si mes nerfs tolèrent peu la
contradiction du premier moment, ma raison de
travailleur sans illusion accepte toutes les critiques.
Donc, si je pouvais discuter avec vous, je
prendrais surtout deux points de votre étude. Le
premier, c’est l’abstraction du personnage, chaque
figure raidie, n’ayant plus qu’une attitude. Est-ce
bien exact pour Germinal ? Je ne le pense pas. La
vérité est que ce roman est une grande fresque.
Chaque chapitre, chaque compartiment
de la composition s’est trouvé tellement resserré
qu’il a fallu tout voir en raccourci. De là, une
simplification constante des personnages. Comme
dans mes autres romans d’ailleurs, les personnages
de second plan ont été indiqués d’un trait unique :
c’est mon procédé habituel, que vous connaissez
bien, n’est-ce pas ? et qui ne peut surprendre que ces
bons critiques dont les yeux me lisent depuis vingt
ans sans me voir. Mais regardez les personnages du
premier plan : tous ont leur mouvement propre, une
cervelle d’ouvrier peu à peu emplie des idées
socialistes chez Étienne, une exaspération lente de la
souffrance jetant la Maheude de l’antique
résignation à la révolte actuelle, une pente pitoyable
où Catherine roule jusqu’au dernier degré de la
douleur. Dans cette œuvre décorative, j’ai pensé que
ces grands mouvements exprimeraient suffisamment
une pensée, en se détachant sur la masse de la foule.
Et, à ce propos, laissez-moi ajouter que je n’ai pas
bien compris votre regret, l’idée que j’aurais dû ne
pas prendre de personnages distincts et ne peindre,
n’employer qu’une foule2. La réalisation de cela
m’échappe. Mon sujet était l’action et la réaction
réciproques de l’individu et de la foule, l’un sur
l’autre. Comment y serais-je arrivé, si je n’avais pas
eu l’individu ?
Le second point, c’est mon tempérament lyrique,
mon agrandissement de la vérité. Vous savez ça
depuis longtemps, vous. Vous n’êtes pas stupéfait,
comme les autres, de trouver en moi un poète.
J’aurais aimé seulement vous voir démonter le
mécanisme de mon œil. J’agrandis, cela est certain ;
mais je n’agrandis pas comme Balzac, pas plus que
Balzac n’agrandit comme Hugo. Tout est là, l’œuvre
est dans les conditions de l’opération. Nous mentons
tous plus ou moins, mais quelle est la mécanique et
la mentalité de notre mensonge ? Or – c’est ici que
je m’abuse peut-être – je crois encore que je mens
pour mon compte dans le sens de la vérité. J’ai
l’hypertrophie du détail vrai, le saut dans les étoiles
sur le tremplin de l’observation exacte. La vérité
monte d’un coup d’aile jusqu’au symbole. Il y aurait
là beaucoup à dire, et je voudrais un jour vous voir
étudier le cas.
Je ne crois pas, comme vous, au gros succès de
Germinal. Ce qui se passe autour de ce livre me
trouble et m’inquiète. Il fatiguera le public. Ma seule
joie est de sentir que, malgré leurs restrictions
fatales, mes amis rendent justice au grand effort
qu’il m’a coûté. À ce point de vue, votre étude m’a
causé un vif plaisir, et je vous en remercie du fond
du cœur. À mon âge, au milieu d’un labeur
incessant, la consolation qui reste, ce n’est pas
d’amener à soi la bêtise de la foule, c’est de ne pas
déchoir aux yeux de ceux qui vous aiment.
Merci et bien affectueusement à vous.
1 Cette étude ne fut pas publiée en France. Elle était destinée à un quotidien de Buenos
Aires auquel Céard collaborait, El Sud-America : elle y parut, divisée en trois parties, du
16 au 18 avril 1885.
2 « Il semble à regretter, écrivait Céard, que M. Émile Zola par une nouveauté d’audace et
une tentative inosée jusqu’ici, n’ait pas écrit Germinal sans personnages déterminés.
Après avoir renoncé au personnage central, pourquoi ne pas renoncer tout à fait au
personnage ayant une individualité propre ? Puisque, par la nature même et l’étendue de
son sujet, il se refusait dès l’abord à toute psychologie, pourquoi, poussant cette fois ses
habitudes littéraires à un extrême de poésie et d’abstraction, pourquoi n’aurait-il pas
donné à son livre un seul et unique et énorme personnage, la foule, la grande foule qui
gronde si superbement dans les meilleurs chapitres de Germinal ? » (ibid.).
À Henry Céard
Châteaudun, 6 mai 1886
Mon cher Céard, après une journée à peu près
inutile passée à Chartres, je suis ici depuis hier, et je
tiens le coin de terre dont j’ai besoin1. C’est une
petite vallée à quatre lieues d’ici, dans le canton de
Cloyes, entre le Perche et la Beauce, et sur la lisière
même de cette dernière. J’y mettrai un petit ruisseau
se jetant dans le Loir, – ce qui existe d’ailleurs ; j’y
aurai tout ce que je désire, de la grande culture et de
la petite, un point central bien français, un horizon
typique, très caractérisé, une population gaie, sans
patois. Enfin, le rêve que j’avais fait. – Et je vous
l’écris tout de suite, puisque vous vous êtes intéressé
à mes recherches.
Je retourne demain à Cloyes, d’où j’irai revoir en
détail ma vallée et ma lisière de Beauce. Après-
demain, j’ai rendez-vous avec un fermier, à trois
lieues d’ici, en pleine Beauce, pour visiter sa ferme.
J’aurai là toute la grande culture. Aujourd’hui, je
suis resté à Châteaudun, pour assister à un grand
marché de bestiaux. Tout cela va me prendre
quelques jours, mais je rentrerai avec tous mes
documents, prêt à me mettre au travail.
Et voilà. Un temps merveilleux, un pays charmant
– je ne parle pas de la Beauce, mais des bords du
Loir.
À bientôt, n’est-ce pas ? Ma femme vous envoie
ses meilleures amitiés, et je vous serre bien
affectueusement la main.
Nous serons sans doute à Médan mardi.
1 Zola commençait à travailler à La Terre : le roman parut en librairie le 15 novembre
1887.
À Jacques van Santen Kolff
Médan, 27 mai 1886
Cher monsieur et confrère,
Je vous remercie mille fois de la peine que vous
avez prise de me traduire les principaux passages des
articles de MM. Zolling et Zabel1. Ces articles sont
fort sympathiques et m’ont fait le plus vif plaisir. Je
vous remercie aussi de votre seconde lettre, ainsi que
des autres bonnes nouvelles qu’elle me donne.
Mais vous me terrifiez vraiment, en me
demandant des notes sur mon prochain roman : La
Terre2. Je travaille encore au plan, je ne me mettrai à
écrire que dans une quinzaine de jours ; et ce roman
m’épouvante moi-même, car il sera certainement un
des plus chargés de matière, dans sa simplicité. J’y
veux faire tenir tous nos paysans, avec leur histoire,
leurs mœurs, leur rôle ; j’y veux poser la question
sociale de la propriété ; j’y veux montrer où nous
allons, dans cette crise de l’agriculture, si grave en
ce moment. Toutes les fois maintenant que
j’entreprends une étude, je me heurte au socialisme.
Je voudrais faire pour le paysan avec La Terre ce que
j’ai fait pour l’ouvrier avec Germinal. – Ajoutez que
j’entends rester artiste, écrivain, écrire le poème
vivant de la terre, les saisons, les travaux des
champs, les gens, les bêtes, la campagne entière. –
Et voilà tout ce que je puis vous dire, car il me
faudrait autrement entrer dans des explications qui
dépasseraient mon courage. Dites que j’ai l’ambition
démesurée de faire tenir toute la vie du paysan dans
mon livre, travaux, amours, politique, religion,
passé, présent, avenir ; et vous serez dans le vrai.
Mais aurai-je la force de remuer un si gros
morceau ? En tout cas, je vais le tenter.
Merci encore de votre dévouement, et veuillez
me croire votre bien reconnaissant et bien dévoué.
1 Deux études critiques sur L’Œuvre par Eugen Zabel et Theophil Zolling, publiées en
mai 1886 dans la presse allemande.
2 Voir la lettre précédente.
À Jacques van Santen Kolff
Médan, 7 juillet 1887
Mon cher confrère,
Je vous dis toujours merci, puisque c’est toujours
merci que j’ai à vous dire. Votre surprise m’a été des
plus douces et des plus inattendues, car vous avez
certainement écrit sur La Joie de vivre le meilleur
article que je connaisse1. Et le prix en est doublé par
l’originalité qu’il y avait de le publier dans le journal
musical. Cela est une bonne propagande pour mes
idées à l’étranger. On me connaît si peu et si mal,
que mes amis seuls peuvent détruire la mauvaise
légende. Merci, merci et merci !
Maintenant, le plus nettement possible, je vais
répondre à vos quelques questions.
L’idée de ce que vous nommez votre catalogue-
Zola m’intéresse naturellement beaucoup2. J’en
parlerai très volontiers à Charpentier, lorsque ce
travail sera fini. Pourtant, je crois qu’il ne sera
vraiment intéressant que lorsque ma série des
Rougon-Macquart se trouvera complètement
terminée, dans cinq ou six ans peut-être.
Je connais la côte normande, de Lion-sur-Mer à
Cherbourg, pour avoir passé des étés dans plusieurs
stations, notamment à Saint-Aubin, en 75, et à
Grand-Camp, en 81. Je suis allé en voiture de village
en village, et je puis même vous dire que
Bonneville3 n’est autre que Vierville (entre Port-en-
Bessin et Grand-Camp), un Vierville arrangé. – Le
plus souvent, je crée ainsi le hameau dont j’ai
besoin, en gardant les villes voisines, telles qu’elles
existent. Cela me donne plus de liberté pour mes
personnages. C’est ce que j’ai encore fait dans La
Terre. Rognes est inventé, et je me suis servi d’un
village, Romilly-en-Beauce, en le modifiant. C’est
au mois de mai 86 que je suis allé passer quinze
jours à Châteaudun et à Cloyes, pour prendre les
notes nécessaires. – J’avais fait le même travail à
Anzin, qui m’a donné le Montsou de Germinal. En
général, une quinzaine me suffit, je préfère une
impression courte et vive. – Quelquefois pourtant, je
retourne voir les lieux, au cours de mon travail. –
Coqueville et Grandport sont inventés4. Il m’arrive
pourtant de garder le vrai nom et de donner une
description absolument exacte : ainsi le Piriac des
« Coquillages de M. Chabre5 », où j’ai passé deux
mois avec la famille Charpentier, en 76, et le
L’Estaque de « Naïs Micoulin6 », où j’ai vécu cinq
mois en 77. J’ai du reste été élevé à Aix, qui est
voisin.
Voici, brièvement, mes réponses. Excusez-moi, si
je n’entre pas dans plus de détails, c’est que je suis
écrasé de fatigue. Mais questionnez-moi toujours,
j’ai grand plaisir à vous répondre, et je suis tout à
votre disposition.
Bien cordialement.
1 Dans une étude publiée dans la revue viennoise Kayser’s Wiener Musikalische Zeitung,
Jacques van Santen Kolff (qui admirait Wagner) s’intéressait à la construction musicale
des romans de Zola, en prenant l’exemple de La Joie de vivre.
2 Jacques van Santen Kolff travaillait à un « catalogue raisonné » de l’œuvre de Zola, où
il recensait « œuvres, articles, lettres, communications verbales ou écrites ».
3 La petite ville normande qui sert de cadre à La Joie de vivre.
4 Lieux évoqués dans « La Fête à Coqueville », nouvelle recueillie dans Le Capitaine
Burle (OC, XI, p. 648-666).
5 Nouvelle du recueil Naïs Micoulin (OC, XII, p. 643-664).
6 Nouvelle éponyme du recueil (OC, XII, p. 563-582).
À Henry Bauër
Médan, 19 août 1887
Votre lettre me touche beaucoup, mon cher Bauër,
et, comme vous le dites, si le côté ignoble de
l’article en question m’a blessé un moment, les
poignées de main qui m’arrivent m’ont déjà
consolé1.
Vous faites allusion à de bien vilains dessous, que
je m’entête à ne pas vouloir constater.
Heureusement, aucun des cinq signataires n’est de
mon intimité, pas un n’est venu chez moi, je ne les ai
jamais rencontrés que chez Goncourt et Daudet. Cela
m’a rendu leur manifeste moins dur. J’ai toujours été
affamé de solitude et d’impopularité, à peine ai-je
quelques amis, et je tiens à eux.
Merci à l’avance de votre article2. Et, je vous en
prie, ne jugez pas La Terre d’après les feuilletons,
attendez le volume. Mes romans perdent tant à être
fragmentés. Vous êtes bien gentil de vous souvenir
de mon invitation. Je ne quitterai Médan, pour aller
passer un mois à Royan, que le dimanche 28. Si
vous n’êtes pas de retour avant cette époque, j’ai
votre promesse, et il faudra bien que vous veniez en
octobre.
Merci encore, au nom du travail et de l’honnêteté
littéraire.
Affectueusement à vous.
1 Dans son numéro du 18 août 1887, Le Figaro venait de publier, en première page, ce
qu’on allait bientôt appeler le « Manifeste des Cinq » contre La Terre. Dans un texte
d’une grande violence verbale, Paul Bonnetain, J.-H. Rosny, Lucien Descaves, Paul
Margueritte et Gustave Guiches disaient leur écœurement devant La Terre que le Gil Blas
publiait en feuilleton depuis le 28 mai. Ils protestaient, au nom de leur « conscience »
littéraire, contre ce « recueil de scatologie », « cette imposture de la littérature
véridique » : « le Maître est descendu au fond de l’immondice », s’exclamaient-ils…
2 Cet article parut dans Le Réveil-Matin daté du 21 août : Henry Bauër y tournait en
dérision le contenu du « Manifeste des Cinq », qu’il qualifiait d’« excommunication
fulminée par un sous-off et quatre piou-pious ».
À Henry Céard
Médan, 19 août 1887
Mon vieil ami, merci de vos deux bonnes lettres
qui nous ont beaucoup touchés1 ; et dites à
Thyébaut2 que nous lui sommes aussi
reconnaissants.
Certes, non, je ne répondrai pas. L’article avait des
parties ignobles et blessantes, mais il était surtout
imbécile. J’en ai été navré un moment, pour des
raisons que vous devinerez. Ce matin, je lis les
journaux, et ce que j’avais pensé se produit. On sera
relativement avec moi, j’aime mieux ma place que
celle des autres.
Bauër m’écrit de Dieppe une lettre indignée et
m’annonce un article qui passera demain dans Le
Réveil-Matin. Vous seriez bien aimable de le guetter
et de m’envoyer le numéro, ainsi que les journaux
où passeraient des choses intéressantes.
Nous vous embrassons nous autres aussi, bien
fort, mon ami, car plus on va, et plus l’affection
sincère est une chose bonne.
J’ai fini La Terre hier matin.
1 Céard venait d’écrire à Zola deux lettres successives pour lui faire part de toute sa
sympathie dans l’affaire du « Manifeste des Cinq ».
2 Gabriel Thyébaut (1854-1922), un ami de Céard et de Huysmans ; il connaissait Zola
depuis 1879.
À Joris-Karl Huysmans
Médan, 21 août 1887
Merci de votre bonne lettre, mon cher Huysmans.
J’avais bien reconnu le Rosny, dans l’entortillage
pédant des phrases, et Bonnetain ne pouvait être que
le lanceur1. Tout cela est comique et sale. Vous savez
ma philosophie, au sujet des injures. Plus je vais, et
plus j’ai soif d’impopularité et de solitude. – En
somme, j’ai fini La Terre jeudi, et je suis enchanté
d’avoir encore lancé ce bouquin-là dans la mare aux
grenouilles. Il tombera comme il tombera, bon ou
mauvais, ça ne me regarde plus. À un autre !
Nous partons à la fin du mois pour Royan où nous
passerons un gros mois. Mais comme vous êtes
gentil de me promettre votre visite pour octobre !
Tâchez de renvoyer votre congé vers le 15. Nous
serons sûrement de retour. D’ailleurs, je vous écrirai.
Ma femme vous envoie ses amitiés, et bien
affectueusement à vous de notre part à tous deux.
1 Voir les deux lettres précédentes.
À Edmond de Goncourt
Paris, 13 octobre 1887
Mon cher Goncourt,
Hier soir seulement, des amis communs m’ont
appris une bien étonnante chose : vous m’accuseriez
d’avoir fait dire que vous étiez l’inspirateur
volontaire de l’article imbécile et ordurier publié par
Le Figaro1. Vous me croyez donc bête ? Faites-moi
l’amitié de penser que je sais comment l’article a été
écrit. Je suis convaincu, j’ai répété partout que, si
vous en aviez eu connaissance, vous en auriez
empêché la publication, autant pour vous que pour
moi.
Et moi qui m’étais imaginé que vous me deviez
une marque de sympathie après cette niaiserie
malpropre de cinq de vos familiers2. Cette marque,
je l’ai attendue, et c’est votre colère qui m’arrive. En
vérité, cela dépasse toute mesure.
Si je me décide à vous écrire, c’est que la situation
n’est plus nette entre nous, et que votre dignité
comme la mienne exige que nous sachions à quoi
nous en tenir sur nos rapports d’amis et de confrères.
Cordialement à vous.
1 Allusion au « Manifeste des Cinq ».
2 Bonnetain, Rosny et Margueritte comptaient parmi les habitués du Grenier d’Auteuil.
À Jacques van Santen Kolff
Médan, 6 juin 1889
Mon cher confrère,
J’ai bien tardé à vous donner signe de vie. Il ne
faut pas m’en vouloir, j’ai eu la haine de l’encre,
tous ces derniers mois. Mais me voici revenu à
Médan, et depuis un mois, je me suis remis au
travail. J’ai commencé mon nouveau roman, La Bête
humaine, le 5 mai, et en voilà pour sept à huit mois à
me dévorer.
Vous me posez des questions auxquelles je vais
tâcher de répondre. D’abord, je ne me souviens pas
de l’article de L’Événement1 : ne vous étonnez donc
point si je me répète.
Si je n’ai pas pris Étienne Lantier, c’est que ses
précédents, dans Germinal, me gênaient par
trop. J’ai donc préféré créer un nouveau fils de
Gervaise, Jacques Lantier, qui sera un frère
d’Étienne et de Claude : elle aura eu trois fils, voilà
tout, et je compléterai l’arbre généalogique à la fin.
Déjà, j’ai dû créer ainsi Angélique. J’espère qu’on
me pardonnera ces retouches, d’autant plus que, sur
tous les autres points, mon plan primitif a été suivi
avec une extrême rigueur.
Quant au titre, La Bête humaine, il m’a donné
beaucoup de mal, je l’ai cherché longtemps. Je
voulais exprimer cette idée : l’homme des cavernes
resté dans l’homme de notre dix-neuvième siècle, ce
qu’il y a en nous de l’ancêtre lointain. D’abord,
j’avais choisi : « Retour atavique ». Mais cela était
trop abstrait et ne m’allait guère. J’ai préféré La Bête
humaine, un peu plus obscur, mais plus large ; et le
titre s’imposera, lorsqu’on aura lu le livre.
Je ne puis guère vous dire tout au long le sujet,
qui est assez compliqué, et dont les rouages
nombreux mordent profondément les uns dans les
autres. C’est en somme l’histoire de plusieurs
crimes, dont l’un central. Je suis très content de la
construction du plan, qui est peut-être le plus
ouvragé que j’aie fait, je veux dire celui dont les
diverses parties se commandent avec le plus de
complication et de logique. L’originalité est que
l’histoire se passe d’un bout à l’autre sur la ligne du
chemin de fer de l’Ouest, de Paris au Havre. On y
entend un continuel grondement de trains : c’est le
progrès qui passe, allant au vingtième siècle, et cela
au milieu d’un abominable drame, mystérieux,
ignoré de tous. La bête humaine sous la civilisation.
Le roman passera dans La Vie populaire, un
journal qui jusqu’à présent n’a donné que des
reproductions. Je préfère ces journaux
hebdomadaires aux journaux quotidiens.
Rien n’a été plus simple, mais rien n’a été plus
long que l’étude du milieu et que la recherche des
documents. Pendant tout l’hiver, j’ai fréquenté la
gare Saint-Lazare, j’ai parcouru la ligne de l’Ouest,
regardant, faisant causer, revenant mes poches
pleines de notes.
Et voilà pour cette fois, mon cher confrère. Merci
des deux bonnes traductions que vous m’envoyez
encore2, et veuillez me croire votre bien dévoué et
bien reconnaissant.
1 Dans sa lettre, Jacques van Santen Kolff faisait allusion à un article publié dans
L’Événement du 8 mars 1889, sous le titre « Un nouveau livre d’Émile Zola » : c’était une
interview dans laquelle Zola évoquait le projet de La Bête humaine en commentant le
sujet du roman et en parlant de ses premières recherches (OC, XIV, p. 571-572).
2 Il s’agit d’articles qui venaient de paraître dans la presse allemande sur La Terre et sur
Le Rêve.
À Jules Lemaitre
Paris, 9 mars 1890
Je suis très flatté, mon cher confrère, et un peu
confus, de l’étude que vous avez publiée sur La Bête
humaine1, car il s’y trouve de bien gros éloges,
même pour un homme que la légende dit
orgueilleux.
Mais ce qui m’a ravi surtout, c’est que vous avez
expliqué mon œuvre. J’avais une peur terrible
qu’elle ne fût prise pour une fantaisie sadique. Et je
n’ai plus peur, vous avez donné la note juste, tous
vont vous suivre2.
Certes, oui, je commence à être las de ma série,
ceci entre nous. Mais il faut bien que je la finisse,
sans trop changer mes procédés. Ensuite, je verrai, si
je ne suis pas trop vieux, et si je ne crains pas trop
qu’on m’accuse de retourner ma veste.
Merci bien sincèrement, et veuillez me croire,
mon cher confrère, votre dévoué et cordial.
1 Publiée dans Le Figaro du 8 mars 1890.
2 Jules Lemaitre proposait une interprétation comparable à celle qu’il avait déjà donnée
de Germinal, cinq ans plus tôt (voir supra, p. 238-239) : « Il y a des brutes parmi nous, et
innombrables. Nous-mêmes, chrétiens, civilisés, lettrés, artistes, nous avons des
mouvements de haine ou d’amour, de concupiscence ou de colère, qui viennent pour ainsi
dire de plus loin que nous ; et nous ne savons pas toujours à quoi nous obéissons. Nos
chétives et passagères personnes ne sont que les vagues infiniment petites d’un océan de
forces impersonnelles, éternelles et aveugles ; et sous ces vagues il y a un gouffre. C’est,
en somme, ce qu’exprime La Bête humaine avec une mélancolique et farouche majesté.
C’est une épopée préhistorique sous la forme d’une histoire d’aujourd’hui. »
À Ernest Renan
Paris, 5 avril 1890
Monsieur et cher maître,
Je lis, dans La Presse, une opinion que vous
auriez exprimée sur moi, et la conviction me vient
que vos grands travaux ne vous ont pas permis de
parcourir mes derniers romans1.
Je ne quête la voix de personne ; mais, en vérité, il
m’est profondément pénible de penser qu’un
écrivain de votre haute valeur va se prononcer sur
mon cas littéraire, en dehors de son jugement
personnel, d’après toute la légende imbécile qui s’est
formée autour de mes œuvres. Et c’est pourquoi je
me permets de vous envoyer trois de mes romans,
ceux qui m’ont paru devoir vous intéresser
davantage. Je ne demande pas que vous les lisiez
entièrement ; mais, je vous en prie, prenez çà et là
quelques pages, une vingtaine, une cinquantaine. Il
n’est plus question ici de l’Académie ; il ne reste que
cette simple chose, c’est que je souffre vraiment
d’être jugé par un large esprit, en dehors de tout
examen et de toute justice.
Veuillez agréer, Monsieur et cher maître,
l’assurance de ma haute considération.
1 Quelques mois auparavant, Zola avait annoncé son intention d’être candidat à
l’Académie française. Or dans une interview publiée par La Presse, le 4 avril 1890,
Renan (qui était académicien) avouait ne pas avoir lu ses derniers romans ; il déclarait ne
pas apprécier les excès du « réalisme » en littérature ; et il terminait en estimant que les
chances d’un succès de l’auteur des Rougon-Macquart à l’Académie étaient assez faibles.
À Jacques van Santen Kolff
Médan, 12 septembre 1890
Mon cher confrère, je réponds d’abord à vos
questions, au sujet de L’Argent.
L’idée de ce roman n’est pas du tout récente. Si
elle ne se trouvait pas dans le plan primitif, elle date
des premiers volumes publiés de la série. Depuis
lors, j’ai toujours réservé une case pour ce que
j’appelais mon roman sur la Bourse. Je voulais y
reprendre Saccard et Rougon, y opposer l’empire
libéral à l’empire autoritaire, enfin y étudier la crise
politique qui a précédé l’effondrement du règne.
Vous voyez que la conception du roman est chez moi
très ancienne. Je la place après la publication de Son
Excellence Eugène Rougon, vers 1877.
Le titre L’Argent ne m’a donné aucune peine à
trouver. Il s’est en quelque sorte imposé à moi, car
j’ai élargi le cadre, je ne me suis pas enfermé dans le
milieu restreint de la Bourse. – C’est le 10 juin que
j’ai commencé à écrire ce roman, et je l’aurai
certainement terminé vers la fin décembre. Vous
savez que la publication doit en commencer vers le
20 novembre, dans le Gil Blas. – Quant aux études,
aux recherches que j’ai faites, elles ont été comme
toujours dirigées d’après le même plan logique :
lecture des livres techniques, visites aux hommes
compétents, notes prises sur les lieux à décrire. Cette
fois, j’ai eu seulement un peu plus de mal que les
autres, parce que j’entrais dans un monde qui m’était
totalement inconnu, et que rien, selon moi, n’est plus
réfractaire à l’art que les questions d’argent, que
cette matière financière, dans laquelle je suis plongé
jusqu’au cou. – Vous me demandez si je suis
content : jamais je ne le suis au milieu d’un livre, et
cette fois le tour de force avec lequel je me bats est
vraiment si dur, que j’en ai, certains jours, les reins
cassés. Enfin, nous verrons bien.
Je vous remercie des articles que vous m’envoyez.
Le malheur est que je ne puis les lire ; mais je suis
tout de même le sens général, grâce aux citations.
Votre livre sera très intéressant.
Je vous promets de prendre bonne note de votre
recommandation en faveur de l’éditeur Fischer1. Je
vais prochainement m’occuper de cette question des
traductions. Le malheur est que j’ai déjà des demi-
engagements.
À propos. J’ignorais absolument qu’une
traduction de La Bête humaine avait paru en
Hollande. La France n’a donc pas de traité avec la
Hollande2 ? Je n’ai pas été consulté et je n’ai pas
reçu un sou. – Et cela pour tous les romans que vous
me citez.
Bien cordialement à vous.
1 Cet éditeur allemand avait déjà publié une traduction du Rêve en 1888. Van Santen
Kolff suggérait à Zola de lui confier L’Argent.
2 Ce qui était le cas, en effet : aucun traité ne permettait de protéger les droits d’auteur.
À Ély Halpérine-Kaminsky
[Paris, 4 novembre 1891]
Mon cher confrère,
Vous me communiquez en épreuves L’Argent et le
Travail, de Tolstoï, et vous voulez bien me demander
ce que je pense de cette étude1.
D’abord, je n’ai aucune autorité pour aborder un
si gros sujet. Tout au plus m’en suis-je préoccupé,
lorsque j’ai écrit mon roman L’Argent. Et puis, le
problème soulevé est si vaste, si grave, que ce n’est
pas en quelques pages qu’on peut avoir
l’outrecuidance de l’examiner. Je me contenterai
donc, bien modestement, puisque vous désirez
connaître ma façon de voir, de vous dire quelle a été
mon impression, en lisant la nouvelle œuvre de
Tolstoï.
Avant tout, ce qui m’a le plus intéressé, ce sont les
pages où il demeure l’analyste puissant, le profond
psychologue de Guerre et Paix et d’Anna Karénine.
Je veux parler de ses visites aux maisons
hospitalières de Moscou, de ses courses
frissonnantes et éperdues au milieu des affreuses
misères d’une grande ville2. Il y a là des tableaux
saisissants, dignes du grand artiste qu’il est encore.
Puis, quelle admirable analyse de l’aumône, avec ce
qu’elle comporte presque toujours de vanité
personnelle et ce qu’elle laisse souvent de malaise et
de mécontentement contre soi-même ! Pour moi,
romancier endurci, ce sont là les pages vivantes du
livre, oserai-je dire les pages utiles, celles qui font
voir et qui resteront.
Mais il faut bien que j’en arrive à la thèse. Tolstoï
entre dans le grand mouvement, déjà vieux et
toujours accru, qui condamne l’antique charité et fait
appel à la seule justice. Devant les maux effroyables
du monde, on a pensé longtemps que donner était
l’unique soulagement possible. Aujourd’hui, la
charité est déclarée mauvaise, ne guérissant rien,
aggravant la plaie. Et la justice est exigée, elle qui
veut que tous les hommes aient la même somme de
peines et de joies. Peut-être Tolstoï, qui s’appuie en
tout sur l’Évangile, semble-t-il là en contradiction
avec la séculaire charité chrétienne d’un peuple de
riches soutenant un peuple de pauvres, ce terrain de
l’aumône sur lequel l’édifice social, malgré de
furieux ébranlements, a pu subsister pendant dix-huit
siècles, sans crouler. Seulement, il répondrait sans
doute qu’il est toujours pour la charité, mais pour la
charité totale.
Le système de Tolstoï est peu compliqué
d’ailleurs. L’argent est mauvais, il faut s’en
débarrasser, et tout de suite, en un coup. L’argent est
si mauvais en soi, que même le donner aux autres,
c’est les gâter, c’est faire œuvre de pourriture
sociale. Donc, on le supprimera, simplement.
Ensuite, il faudra vivre à la campagne, parce que les
villes sont des foyers de pestilence morale et
physique. Et, quand il n’y aura plus d’argent, qu’il
n’y aura plus de villes, tout le monde travaillera et
vivra de son travail. Ce sera l’âge d’or, l’humanité
entrera dans la justice et dans la béatitude.
Mon Dieu ! il est très certain que Tolstoï a raison.
Le travail est la grande loi, la source de la vie,
l’effort même du progrès humain, et l’argent, simple
moyen conventionnel d’échange, s’il a été un des
facteurs les plus puissants de la civilisation, a
entraîné avec lui toutes les abominations et toutes les
iniquités. Si, d’un mot, on le pouvait supprimer, si,
le lendemain, les peuples se mettaient au travail,
vivaient en frères, ah ! certes, quel cri de
soulagement monterait de la pauvre humanité enfin
délivrée ! Nous sommes tous d’accord, même
j’ajouterai que nous le sommes depuis longtemps sur
ces lieux communs, l’air empesté des grandes villes,
le rôle maudit de l’argent, le bonheur définitif qu’il y
aurait à vivre aux champs, chacun de l’œuvre de ses
mains.
Le terrible, voyez-vous, c’est que ces vœux sont
restés stériles. Il faut bien admettre que l’histoire est
faite de forces naturelles invincibles. Quand un
fleuve coule à l’ouest, c’est que les terrains le
veulent ; et rien au monde, qu’une autre
configuration de la terre, ne lui ferait remonter son
cours et couler à l’est. Ainsi, l’argent est un produit
du sol social. Il a été, il est encore une des conditions
de notre existence. J’admets qu’on le supprime, je
m’imagine à la rigueur une société où il n’aurait plus
aucun rôle. Mais quel travail cyclopéen pour faire
remonter à l’humanité le cours des âges, pour la
diriger dans ce nouveau sens !
Or, Tolstoï, comme tous les nobles rêveurs,
assoiffés de justice, signale bien le mal, indique où
serait l’universel bonheur. Seulement, la terre idéale
est là-bas, il n’y a ni routes, ni ponts pour s’y rendre.
J’ai cherché vainement dans son livre un ensemble
de mesures pratiques, le nouveau pacte social,
certain, hélas ! de ne pas l’y trouver. J’entends
parfaitement ce que Tolstoï nous dit : « J’ai trouvé le
remède. Moi, je me débarrasse de tout mon argent, je
me mets au travail. Que tout le monde en fasse
autant, et l’humanité est sauvée. » Croit-il cela
possible, et en admettant que tous l’imitent, les plus
inquiétants problèmes ne se poseraient-ils pas le
lendemain ? Ceci n’est que d’un convertisseur de
peuples, qui va par les routes, prêchant la loi
nouvelle, dans la fièvre de la foi, sans tenir compte
des faits. Parfois, il est vrai, un de ces hommes élus
bouleverse le monde, en dépit de ce qui paraissait
être la raison. Et je suis un peu honteux de jouer ici
le rôle de l’homme raisonnable.
Voici, en somme, ce que ma pauvre raison me fait
croire. L’argent pourra disparaître, le travail
deviendra alors la nécessité, la seule raison d’être de
chacun.
Mais ce n’est pas un homme, ce n’est pas même
un million d’hommes qui déterminera cela.
L’évolution sociale s’achèvera à son heure lorsque
les forces historiques le voudront bien. Encore un
coup, on ne change pas le cours d’un fleuve, il faut
qu’un bouleversement des terrains crée un nouveau
lit. Tout le mouvement socialiste contemporain
mène, en fin de compte, à cette suppression de
l’argent et à la loi générale du travail. Des
symptômes peuvent faire croire qu’on avance vers la
terre idéale rêvée par Tolstoï. Sera-ce demain qu’on
y arrivera ? sera-ce dans dix siècles ? La vie a
l’éternité devant elle, les siècles ne sont que des
journées dans la marche de l’humanité.
Bien cordialement à vous, mon cher confrère.
1 Traduit en français par Halpérine-Kaminsky, l’ouvrage de Tolstoï parut chez
Flammarion en janvier 1892. Cette lettre de Zola servit de préface au volume.
2 L’Argent et le travail s’ouvre sur le récit, fait par Tolstoï, d’une enquête menée dans les
quartiers misérables de Moscou. S’interrogeant sur le rôle de l’argent dans la société, le
romancier soulève la question de son utilité, et montre que le développement des villes au
détriment des campagnes constitue l’une des causes principales de la pauvreté.
À Jacques van Santen Kolff
Paris, 26 janvier 1892
Merci, mon cher confrère, de la promptitude avec
laquelle vous m’avez envoyé le renseignement
demandé, au sujet des uniformes du simple soldat et
du capitaine dans la garde prussienne, en 70. Les
petites images et les notes explicatives me suffisent
parfaitement1.
Et, maintenant, je réponds enfin aux questions que
vous me posiez dans les premiers jours de
novembre. Veuillez excuser mon long silence.
« L’Attaque du moulin » est une nouvelle de pure
imagination qui a paru d’abord en russe, dans Le
Messager de l’Europe, une revue de Saint-
Pétersbourg, à l’époque où j’envoyais à cette revue
un article mensuel2. J’ai seulement pris des faits
généraux, qui étaient dans l’air. Mais tout, le milieu,
la localité, les personnages, la fable, a été créé par
moi, et cela sans songer le moins du monde à mon
roman futur. Il me fallait un sujet, j’ai simplement
choisi celui-là, parce que les sujets sur la guerre
étaient très en faveur alors.
Vous me demandez si cela ne m’a pas ennuyé de
dépasser 70, en poussant le récit jusqu’à la
Commune. Mais mon plan a toujours été d’aller
jusqu’à la Commune, car je considère la Commune
comme une conséquence immédiate de la chute de
l’Empire et de la guerre. Je n’ai du reste qu’un mot à
dire de la Commune. – J’ajoute que le dernier roman
de la série, Le Docteur Pascal, se passera en 72,
sinon plus tard.
Non, je n’ai visité ni l’Alsace, ni la Lorraine.
J’aurais voulu aller à Mulhouse, et revenir sur
Belfort, pour faire la route que le 7e corps a suivie,
dans sa retraite. Mon roman ouvre par cette retraite.
Mais j’ai reculé devant l’ennui du passeport à
demander et de la curiosité tracassière que mon
voyage exciterait sans doute. D’ailleurs, je n’avais là
que quelques pages à écrire, je me suis contenté de
notes données par un ami. Ma grosse affaire est de
Reims à Sedan, et surtout autour de Sedan.
Je ne sais ce que vous voulez me dire, en me
parlant d’une idée de Flaubert, à propos de
l’empereur en calèche, rencontré et insulté par des
prisonniers français, après le désastre de Sedan.
Jamais je n’ai entendu Flaubert parler de cela. Il y a
une légende sur l’épisode. J’ai fait une enquête, la
rencontre a pu avoir lieu, je m’en servirai même,
bien que le fait ne me soit pas absolument prouvé3. Il
est vraisemblable, des officiers m’ont dit qu’il était
exact.
Le titre La Débâcle n’a pas d’histoire. Voici très
longtemps que je l’ai choisi. Lui seul dit très bien ce
que veut être mon œuvre. Ce n’est pas la guerre
seulement, c’est l’écroulement d’une dynastie, c’est
l’effondrement d’une époque.
Et, maintenant, vous voulez savoir si je suis
content. Ne vous ai-je pas déjà dit que je n’étais
jamais content d’un livre pendant que je l’écrivais ?
Je veux tout mettre, je suis toujours désespéré du
champ limité de la réalisation. L’enfantement d’un
livre est pour moi une abominable torture, parce
qu’il ne saurait contenter mon besoin impérieux
d’universalité et de totalité. – Celui-ci me fait
souffrir plus que les autres, car il est plus complexe
et plus touffu. Ce sera le plus long de tous mes
romans. Il va avoir mille pages de mon écriture, ce
qui fera six cents pages imprimées. J’achève en ce
moment la deuxième partie, c’est-à-dire le deuxième
tiers. Je n’aurai fini qu’en avril. La publication
commencera dans La Vie populaire le 20 février et
durera quatre mois et demi. Le volume paraîtra chez
Charpentier le 20 juin. Des traductions vont paraître
simultanément en Allemagne, en Angleterre, en
Amérique, en Espagne, [au] Portugal, en Italie, en
Bohême, en Hollande, [au] Danemark, en Norvège,
en Suède, en Russie.
Et voilà, mon cher confrère. Souhaitez-moi du
courage et de la santé.
Bien cordialement à vous.
1 Zola était en train de préparer La Débâcle.
2 D’abord publiée dans Le Messager de l’Europe en juillet 1877 (sous le titre « Un
épisode de l’invasion de 1870 »), la nouvelle fut reprise dans des journaux français entre
1878 et 1880, avant d’être intégrée au recueil des Soirées de Médan en avril 1880.
3 Cette anecdote est rapportée à la fin de la deuxième partie de La Débâcle : commentant
le désastre de Sedan, le narrateur évoque la « légendaire rencontre », « sur ce tragique
plateau d’Illy, encombré de cadavres », entre « le misérable empereur » et « un troupeau
de prisonniers » qui l’insulte (OC, XV, p. 238).
1
À Jeanne Rozerot
Paris, jeudi matin [28 juillet 1892]
Chère femme, la crise a été bien moins violente
que je ne le craignais. Je ne cours aucun risque.
Tranquillise-toi, je t’en prie. Laissez-moi arranger
les affaires le mieux possible. Je suis content de vous
savoir loin, à l’abri de tout. Tâchez de passer à la
mer deux mois bien paisibles2. Ne revenez à
Cheverchemont que lorsque vous vous ennuierez ou
lorsqu’il fera mauvais temps3. D’ailleurs, rien ne
vous menacerait ni à Paris ni à Cheverchemont. Il ne
faut pas s’inquiéter.
Je vais rentrer à Médan tout à l’heure. Il me sera
difficile de t’écrire de là, car il me faudra passer par
le facteur. Ne t’étonne donc pas si mes lettres sont
rares. Je t’écrirai toutes les fois que je pourrai. Toi,
envoie-moi une lettre tous les cinq ou six jours poste
restante, et donne-moi beaucoup de détails. J’attends
Céard dimanche, et il m’apportera ta première lettre.
S’il ne venait pas, il me la ferait remettre, j’espère.
Enfin, je vous aime bien, je ne veux pas que vous
soyez malheureux. Installe-toi le mieux possible. Et
ne désespérons toujours pas de l’avenir.
Embrasse bien tendrement ma petite Denise et
mon petit Jacques, et tout mon cœur est pour vous
trois.
1 Toutes les lettres adressées à Jeanne Rozerot que propose cette édition sont extraites de
Lettres à Jeanne Rozerot (1892-1902), éd. B. Émile-Zola et A. Pagès, Gallimard, 2004.
2 Jeanne Rozerot venait de partir pour Cabourg, avec ses deux enfants.
3 Le village de Cheverchemont se trouve en face de Médan, sur la rive opposée de la
Seine. Jeanne y séjournait pendant l’été, dans une villa que Zola louait pour elle.
À Jeanne Rozerot
Paris, vendredi 5 [août] 1892
Chère femme, je viens de passer de bien tristes
jours, mais la crise est finie, et me voilà tranquille.
Je ne puis dire encore quelle sera en octobre la
nouvelle situation. Pourtant, j’ai bon espoir, je crois
que tu auras plus de tranquillité et moi plus de
liberté. Je ne puis te raconter tout ce qui s’est passé.
Ce serait trop long, et tu ne pourrais guère
comprendre. Sois convaincue simplement que la
situation est aujourd’hui meilleure et que toute cette
affreuse crise tournera au bonheur de tout le monde.
Je ne pouvais rester à Médan. Nous sommes à
Paris depuis hier soir et nous partons demain pour un
petit voyage à Fécamp et à Étretat. Ensuite, vers le
16, nous retraverserons Paris et nous ferons notre
grand voyage dans le Midi, qui durera jusqu’aux
premiers jours d’octobre. Écris-moi donc à Fécamp,
poste restante, de façon à ce que ta lettre parte lundi
prochain ; et écris-moi ensuite à Étretat, toujours
poste restante, de façon à ce que ta lettre parte jeudi ;
et enfin écris-moi à Paris, de façon à ce que ta lettre
parte de lundi en huit, le 15. C’est bien convenu,
n’est-ce pas ? – Moi je t’écrirai quand je pourrai, et
ne t’inquiète jamais, si tu restais quelque temps sans
recevoir de nouvelles.
Je viens de trouver tes trois bonnes lettres à la
poste. Elles m’ont beaucoup tranquillisé. Tu as bien
fait de louer une petite maison. Seulement, je crois
que tu feras bien d’y rester jusqu’au 15 septembre, à
moins que tu ne t’ennuies à Cabourg. Pour les
enfants et pour toi, s’il fait beau, il sera préférable de
respirer jusque-là l’air de la mer. Tout cela dépendra
du soleil.
Amusez-vous bien, vivez tranquilles. Je n’ose
encore croire que tout finira par s’arranger, mais j’ai
un très sérieux espoir, je le répète. Je ne suis plus
triste que d’une chose, c’est que nous ne pourrons
nous embrasser que vers le 6 octobre. – Tu me
demandes où sont tes lettres et les miennes. Je les ai
laissées entre ses mains, et c’est par ces lettres que
j’espère notre bonheur à tous. Je t’expliquerai tout
cela.
Embrasse ma petite Denise et mon petit Jacques.
Qu’ils soient gais et bien portants. Promenez-vous,
faites une provision de bonne santé. Surtout, aimez-
moi bien fort tous les trois. Ah ! chère femme,
jamais vous ne m’aimerez assez pour me consoler et
me rendre le calme !

Chère femme, je t’embrasse de tout mon cœur. Tu


es ma consolation1.
1 Ces phrases sont écrites dans la marge.
À Jeanne Rozerot
Paris, 16 août 1892
Chère femme, me voici à Paris, d’où je puis enfin
t’écrire longuement. Je viens de faire un voyage de
dix jours, en coup de vent, pour nous remettre un
peu de la terrible crise qui s’est produite, après les
événements que tu sais. Après trois jours passés au
Havre, à Honfleur et à Trouville, nous sommes allés
chez la cousine1 et chez les Fasquelle2. Mais je
n’aime guère ni Fécamp ni Étretat, car j’ai horreur
des plages de galets. Vous êtes beaucoup mieux à
Cabourg. – Nous avons quitté Médan ce matin, et
nous repartons jeudi soir, pour six semaines cette
fois. Nous resterons huit à dix jours à Lourdes ; puis,
nous irons à Marseille et à Aix-en-Provence, en nous
arrêtant un peu dans chaque ville en chemin ; enfin,
nous passerons une semaine dans les environs de
Nice ; et nous ne rentrerons à Paris que le 5 octobre.
– Pendant tout ce long voyage, ne t’inquiète pas si tu
ne reçois que de très courts billets, crayonnés à la
hâte ; car il m’est très difficile de t’écrire,
maintenant que la lecture de nos lettres a renseigné
sur notre correspondance. Je ferai mon possible pour
te tenir au courant, et d’ailleurs il suffit que tu saches
que je me porte bien et que je ne vous oublie pas. –
Toi, tu pourras m’écrire poste restante, aux adresses
que je te donnerai. Ainsi, dès maintenant je te prie
de m’écrire le samedi 20 et le mercredi 24 à Lourdes
(Hautes-Pyrénées), toujours poste restante, aux
initiales convenues. Je te dirai de là-bas où tu devras
m’écrire ensuite, et à quels jours.
Je voudrais bien causer avec toi, pour te raconter
tout ce qui s’est passé depuis la journée affreuse de
votre départ. Ce serait trop long à t’écrire et puis il
est des choses que je ne veux pas même écrire. En
somme, je crois que les choses iront plutôt mieux à
l’avenir. Maintenant que le calme est à peu près
revenu, grâce au petit voyage que nous venons de
faire, je juge froidement la nouvelle situation, et
j’espère vraiment que, l’hiver prochain, nous aurons
un peu plus de tranquillité. Je t’expliquerai tout cela
de vive voix, nous causerons longuement, nous
tâcherons d’organiser la situation le mieux possible.
Déjà, il est entendu que les questions d’intérêt seront
réglées, que je m’assurerai en faveur des enfants, et
que leur part sera légalement faite dans ma
succession. Toi et moi, nous nous arrangerons
toujours ; et, quoi qu’il arrive, tu sais qu’on ne
pourra jamais séparer nos deux cœurs. Peut-être
aurons-nous encore des mauvais jours à traverser.
Mais tu m’as promis d’être forte, de ne point te
décourager, de m’aimer malgré tout ; et,
sincèrement, j’ai bon espoir, car nous ne pouvons
pas être plus malheureux que nous l’avons été, et
l’avenir me semble moins noir. – Attends donc
octobre sans inquiétude, ne pense pas à ces choses,
remets-toi entre mes mains, en te disant que je veille
sur votre bonheur à tous les trois. Je veux que vous
soyez heureux. – Si, cette fois encore, j’ai évité un
scandale, si j’ai empêché une séparation violente,
c’est que je ne veux pas mettre un remords dans
notre tendresse, c’est que si j’étais méchant, je ne
m’en consolerais de ma vie. J’ai un devoir à remplir
que je remplirai jusqu’au bout ; mais, au prix de ma
souffrance, je veux au moins acheter votre bonheur,
à vous trois ; et vivez tranquilles, amusez-vous bien,
faites une bonne provision de santé, car c’est ma
seule joie de vous savoir gais et bien portants.
Mon désir est que vous restiez à la mer le plus
longtemps possible, au moins jusqu’au 15 ou au
20 septembre, si le temps est beau. J’approuve donc
beaucoup ton idée d’aller à Saint-Aubin3. Tu dois
pouvoir y aller en deux heures ou deux heures et
demie. Le chemin de fer te mènera à Caen en une
heure et demie, et de là un autre petit train te mènera
à Saint-Aubin. Va te renseigner à la gare de
Cabourg, de façon à ce qu’on t’indique le train que
tu devras prendre, pour ne pas trop attendre à Caen.
Tu demanderas l’heure du train le plus direct pour
Saint-Aubin. Je te conseille, à Saint-Aubin, de
descendre à l’hôtel, comme tu as fait à Cabourg. Le
meilleur hôtel est l’Hôtel du Casino. Prends deux
chambres et fais-toi servir à manger à part. Saint-
Aubin est beaucoup plus simple, plus bourgeois que
Cabourg. Si tu t’y plaisais, tu pourrais reprendre une
petite maison en location, jusqu’au 20. – En quittant
Cabourg, tu diras à la poste qu’on t’envoie tes lettres
à Saint-Aubin, poste restante. Je continuerai de
t’adresser mes lettres à la maison Vallette4, jusqu’à
ce que tu m’aies envoyé ta nouvelle adresse.
Si les bains font du bien à Denise, baigne-la le
plus souvent possible. Et laisse-la patauger, même si
elle jette son pantalon à la mer. On lui en achètera un
autre, voilà tout. Les nouvelles que tu me donnes
d’elle me gonflent un peu le cœur, car je songe à la
joie que j’aurais de la voir pousser. Pauvre chère
mignonne, il n’est pas d’heure où je ne pense à elle,
et tous les enfants qui passent me la rappellent. Et
mon pauvre petit Jacques aussi, dont je ne verrai
point les premiers pas sur le sable. Je crois, comme
tu me l’écris, qu’il sera très doux et très affectueux.
Chaque fois que je pense à lui, je le vois détourner la
tête de son petit air timide. Et cela m’emplit d’une
telle émotion, que les larmes m’en viennent aux
yeux. – Ah ! les chers enfants, qu’ils soient bons
pour toi, qu’ils te donnent beaucoup de joie, pour
que tu sois au moins consolée, puisque je ne puis
être auprès de toi. Aie beaucoup de courage, chère
femme, beaucoup de bonté et beaucoup de tendresse.
Avant de partir, jeudi, j’irai voir à la poste, si tu
m’as écrit mercredi comme je te l’ai demandé. Je
pars à 6 h 50. Et rappelle-toi bien les dates de tes
lettres à Lourdes, le 20 et le 24.
Chère femme, au moment du départ, je te serre
bien tendrement sur mon cœur, avec nos deux
mignons. Cela m’a fait du bien, de causer
longuement avec toi, car, de longtemps sans doute,
je ne pourrai le faire. Tu auras de mes nouvelles, et
sois certaine que tout ce que je n’aurais pas le temps
de te dire, je le mettrai dans un baiser. – Et puis,
nous verrons en octobre. Il faudra bien que les
choses s’arrangent d’une façon ou d’une autre. Vous
êtes mes trois enfants, mes deux petites filles et mon
petit garçon, et abandonnez-vous à moi, et
endormez-vous dans mes bras, avec la certitude que
vous n’aurez jamais que d’heureux réveils. – Mille
baisers.
1 Amélie Laborde, veuve d’Émile Laborde, cousine par alliance d’Alexandrine Zola.
2 Eugène Fasquelle (1863-1952), et sa femme, Jeanne. Proche collaborateur de Georges
Charpentier, Fasquelle lui succéda à la tête de sa maison d’édition en 1896.
3 On se rappelle que Zola y avait passé lui-même une partie de l’été, en 1875 (voir supra,
p. 160-162).
4 La villa que Jeanne Rozerot occupait à Cabourg.
À Jacques van Santen Kolff
Paris, 25 janvier 1893
C’est pourtant vrai, mon cher confrère, je ne vous
ai pas écrit depuis sept mois. Mais si vous saviez
quel remords est le mien ! J’ai voyagé, je me suis
reposé un peu, j’ai travaillé beaucoup. Enfin, il faut
me pardonner.
Je réponds tout de suite à vos questions sur Le
Docteur Pascal. – Je crois bien que l’idée de ce
roman date de la conception même de la série. J’ai
toujours voulu finir par une sorte de résumé, où
l’idée scientifique et l’idée philosophique de
l’ensemble seraient nettement indiquées. C’est en
somme une conclusion générale. Et toujours,
également, Pascal a été, dans ma pensée, le héros de
ce dernier roman. Cela se trouve déjà annoncé dans
La Fortune des Rougon et surtout dans La Faute de
l’abbé Mouret. Il est question, dans celle-ci, des
notes, des documents que le docteur réunit sur sa
famille ; et ces documents jouent un rôle important,
sont comme le pivot même de l’œuvre que j’écris.
Quant au titre : Le Docteur Pascal, je n’ai pas eu
besoin de le chercher, il m’a été imposé par mes
amis, par les journaux, par tous ceux qui, en parlant
de ce dernier volume de la série, ne l’ont jamais
désigné autrement.
Vous me demandez si j’ai eu beaucoup de
recherches à faire, avant de me mettre à écrire. Le
travail le plus pénible pour moi a été de relire
presque tous les romans de la série. Je ne puis me
relire, cela me comble de tristesse. Et il a fallu
pourtant m’y décider, car j’avais oublié bien des
pages, et la série tout entière revient dans ce dernier
volume. Il m’a fallu reprendre aussi l’arbre
généalogique que j’avais publié dans Une page
d’amour. Comme cet arbre doit être l’œuvre du
docteur Pascal, je l’ai revu et complété, ce qui m’a
donné un mal infini. Il paraîtra en tête du roman, où
il sera définitivement à sa place. – Ajoutez que j’ai
dû me remettre au courant des idées de la science
actuelle de l’hérédité. J’ai donc consulté un assez
grand nombre de livres de médecine. – Enfin, mon
récent voyage à Aix m’a beaucoup servi pour le
milieu, car il y avait plus de douze ans que je n’avais
revu le Midi, et j’en ai rapporté une impression
vivante et toute fraîche1.
C’est le 7 décembre dernier que j’ai commencé à
écrire Le Docteur Pascal, et je le terminerai
sûrement vers le milieu de mai. Le premier chapitre
paraîtra, dans La Revue hebdomadaire, le samedi
18 mars, et, comme il y aura quatorze chapitres et
qu’un chapitre paraîtra dans chaque numéro, la
publication s’achèvera le samedi 17 juin. C’est vers
le 15 que le volume sera publié chez Charpentier.
J’ai actuellement écrit quatre chapitres dont je suis
content. Vous savez que je me satisfais bien
difficilement. Mais ce qui me soutient, cette fois,
c’est que je crois tenir une bonne conclusion à la
série entière. Il me semble que, dans le plan, j’ai
réussi à mettre le nécessaire, sans tricher avec les
multiples questions qui se posaient. C’est bien la fin
des Rougon-Macquart que j’écris, historiquement,
scientifiquement et philosophiquement. Voilà trois
vilains adverbes, mais ils disent avec netteté ce que
je veux dire. Je n’espère point un gros succès,
tumultueux comme celui de La Débâcle, mais je
serai ravi, si l’on trouve que j’ai été jusqu’au bout de
mon œuvre sans défaillance, et si l’on juge que ce
dernier roman est bien le nœud qui arrête la chaîne
des dix-neuf autres. J’ai essayé de finir simplement
et grandement.
Je réponds maintenant à vos autres questions. – Je
ne connais aucune interview intéressante sur Le
Docteur Pascal. – La préface de moi, dont Flaubert
parle dans une de ses lettres, est celle de Mes
Haines2. – Les notes que j’ai données, à propos des
recherches du docteur Lacassagne, ont paru dans le
supplément du Figaro du 10 décembre 923. – Après
Lourdes et après Aix, j’ai passé par Marseille,
Toulon, Cannes, Nice, Monaco, et j’ai même poussé
jusqu’à Gênes, où l’on m’a fait un accueil charmant,
qui m’a beaucoup touché. Vous savez que mon père
était italien. – J’ai la grande hâte de terminer Le
Docteur Pascal, pour en finir avec ma série. Elle
m’aura pris environ vingt-cinq ans de mon
existence. Et je n’ai plus que le désir de me mettre à
Lourdes, dont tous les documents attendent. J’irai
ensuite à Rome, sur laquelle je veux faire un livre.
Puis, j’en ferai un troisième, intitulé Paris. Et sans
doute je me reposerai.
Tous vos envois me sont arrivés. Merci mille
fois, en bloc. Et bien affectueusement à vous.
1 Allusion au grand voyage accompli dans le midi de la France au cours de l’été 1892
(voir la lettre précédente). Du 10 au 16 septembre, Zola avait passé quelques jours à Aix,
où il avait retrouvé avec nostalgie les lieux de sa jeunesse.
2 Dans cette lettre, écrite le 27 juin 1879, Flaubert commentait la réédition de Mes Haines
qui venait de sortir en librairie. Faisant l’éloge de la préface, il ajoutait, à propos du
recueil : « Et je maintiens que vous êtes un joli romantique, quoi que vous en disiez. C’est
même à cause de cela que je vous admire et vous aime. » Van Santen Kolff avait pu lire la
lettre en question dans le tome IV de la Correspondance de l’écrivain, publié en
novembre 1892.
3 Il s’agit d’une réponse à une enquête conduite par le Dr Georges Saint-Paul, élève
d’Alexandre Lacassagne (1843-1924), l’un des fondateurs de l’anthropologie criminelle.
Dans ce texte, publié dans Le Figaro du 10 décembre 1892, Zola analysait les
mécanismes de sa mémoire (OC, XV, p. 633-635). Sur Georges Saint-Paul (dont Zola fit
la connaissance en 1895), voir infra, p. 284-287.
À Jeanne Rozerot
[Médan] Mercredi 5 juillet 1893
Chère femme bien-aimée, quel gentil souvenir et
quel courage j’ai rapportés de ma bonne journée de
lundi avec mes trois enfants chéris ! Ma grande
Jeanne est l’aînée, ma petite Denise et mon petit
Jacques sont les cadets. Cela me semble si délicieux
de vivre quelques heures tranquille avec vous, et
comme la vie me deviendrait meilleure, si je pouvais
seulement, chaque semaine, vous donner ainsi une
demi-journée ! Enfin, il faut accepter le bien qui
nous arrive, et je t’assure que je suis rentré ici très
heureux et très décidé à me faire moins de chagrin.
Je voudrais que ces lettres que je t’écris, fussent
plus gaies et plus amusantes pour toi. Mais je vis en
loup, je n’ai absolument aucune nouvelle à te
donner, car je ne vois presque personne ; et, si je me
laissais aller à te parler de moi, ce serait toujours
pour retomber dans la plainte de mes tourments, ce
que je veux éviter, car il n’y a rien de plus ennuyeux
qu’un homme qui se lamente sans cesse. Pardonnez-
moi donc si je me répète et si je ne t’envoie rien qui
t’amuse dans ta solitude. – Je croyais que je ne
verrais personne, cette semaine ; mais il m’arrive
une cousine de Marseille, avec qui j’ai été élevé, et
que je n’ai pas vue quatre fois en trente ans1. Elle va
venir passer ici deux jours, avec sa fille, qui est
institutrice. J’aurais préféré n’avoir personne, car je
crains toujours que de pareilles visites compliquent
encore mes ennuis ; mais enfin ce sera peut-être tout
de même une distraction.
Je me suis remis sérieusement à mon travail, c’est
encore ce qui me console et me soutient le mieux. Et
puis, je me repose, j’en avais grand besoin. La
chaleur me fatigue beaucoup. Hier, avant l’orage, il
y avait de quoi mourir. Aussi, ce matin, quand j’ai
vu la pluie tomber, ai-je été ravi. Cela,
malheureusement, va sans doute m’empêcher de
vous voir. Mais je suis heureux, pour vous
également, que le temps se rafraîchisse un peu, car
vous recevez un terrible coup de soleil sur votre
coteau.
Si tu t’amuses avec ton vélo, sois bien prudente.
Je vois qu’il arrive des accidents partout. Il faut,
avant de te servir de ta machine, la bien visiter, voir
si tout est en règle ; et puis méfie-toi des pentes.
C’est toujours en descendant qu’on tombe. – Je
voulais te dire lundi que tu devrais te faire apprendre
des danses par ta maîtresse de piano : une valse, une
polka, un quadrille. Mais il faudrait les savoir par
cœur, de façon à pouvoir les jouer n’importe où,
pour faire danser. Quand on joue du piano, il est
absolument nécessaire de savoir ainsi des danses, ce
qui permet de se rendre utile parfois. – Et puis, il me
semble que ma fille aînée, ma grande Jeanne, est un
peu paresseuse, autant peut-être que la cadette,
Denise, qui apprend si mal ses lettres. Jeanne devait
travailler, copier chaque soir deux pages d’un livre
quelconque ; et je crois bien qu’elle n’en fait rien.
Plus tard pourtant, elle serait si heureuse d’avoir un
peu travaillé ! Il faut qu’elle y réfléchisse.
À lundi, ma grande Jeanne ! à lundi, ma petite
Denise et mon petit Jacques ! Vivez tranquilles et
heureux jusque-là. Nous nous embrasserons bien
fort, pour que je puisse emporter une nouvelle
provision de courage. L’été passera, et nous
reprendrons notre vie d’hiver, qui est meilleure pour
moi. Mais je ne suis pas égoïste, je suis heureux de
ces beaux temps qui vous rendent des forces, à tous
les trois, et je vous attends très gros, très gras, très
frais, en octobre, pour vous serrer dans mes bras et
vous manger de caresses.

La pluie a cessé, et je viens de vous voir tout de


même, mes enfants chéris. Il m’a semblé que Denise
agitait un grand chiffon. Petit Jacques était dans tes
bras, et je distinguais très bien la petite tache de ta
figure, ma grande Jeanne adorée2.
1 Julia Pécout (née Aubert), une cousine germaine de Zola.
2 Ces phrases ont été ajoutées dans la marge. Du balcon de son cabinet de travail, Zola
pouvait, à l’aide d’une longue-vue, apercevoir Jeanne et ses enfants dans leur maison de
Cheverchemont (située en face de Médan, au-delà de la Seine).
À Jeanne Rozerot
[Médan] Jeudi matin, 13 juillet 1893
Chère femme adorée, je suis rentré hier dans mon
trou, et je vous ai très bien vus à midi. Quand je
ferme les yeux, je la revois toujours, votre chère
maison ; et, cette nuit, je pensais que je voudrais
avoir une photographie de vous trois, à cette fenêtre,
où vous m’apparaissez de si loin. Cela me cause une
si grosse émotion, pleine de douceur, chaque fois
que je vous attends et que vous vous montrez : toi
fine et grande, avec mon petit Jacques dans les bras,
et ma petite Denise, si petite et si gentille, à côté de
toi. Je trouve cette apparition si douce, si douce, que
je voudrais en perpétuer le souvenir dans une image,
et il faut que j’y songe, il faut que j’aie votre portrait
à tous les trois, à cette fenêtre lointaine, où tant de
fois je vous ai guettés. Rien n’est plus charmant ni
plus triste, dans l’histoire de nos douloureuses et
délicieuses amours, que ces mois d’été que nous
passons loin les uns des autres, et où je ne peux que
vous entrevoir pendant quelques minutes, à une
lieue. – Il est aussi, à Paris, des fenêtres devant
lesquelles je ne puis passer, sans que mon cœur batte
d’émotion : ce sont celles de notre petit nid de la
place de la Trinité1. Toute ma vie, quand je passerai
là, je ne pourrai m’empêcher de lever la tête, et de
songer à toi, et de songer à tout le bonheur que tu
m’as donné, et de te remercier du cadeau de nos
deux enfants chéris.
Quel temps, et que de pluie ! Cela me contrarie en
songeant à vous, car je sais que les enfants te font
damner, lorsqu’ils ne peuvent pas sortir. Autrement,
je suis très heureux que le temps se soit un peu
rafraîchi, car je me porte beaucoup mieux et je
travaille plus à l’aise. – Je n’ai pas songé à te dire
que, si tu veux te forcer à travailler, tu devrais
m’écrire chaque semaine, une belle lettre de quatre
pages, où tu me dirais tout ce qui te passerait par la
tête. Tu ne me l’enverrais pas, mais tu me la
remettrais, quand tu me verrais ; et nous la relirions
ensemble, nous la corrigerions. – Vous savez, ma
grande Jeanne, que cet hiver je serai très sévère et
que je vous forcerai à travailler. C’est moi, s’il le
faut, qui surveillerai vos études.
On avait oublié de remettre l’enveloppe à Denise,
et on a été obligé de la mettre à la poste. Cela m’a un
peu ennuyé pour toi ; mais, si je ne l’avais pas laissé
mettre à la poste, il y aurait eu peut-être toutes sortes
de complications. – Je pense que vous n’avez pas
oublié d’aller retirer à la gare mon petit envoi de
provisions.
Je ne crois toujours pas que je pourrai déjeuner
avec vous lundi. Mais enfin cela peut arriver ; et il
est bien entendu que, si je ne vous aperçois pas à la
sortie du petit couloir, j’irai tout de suite chez vous.
Mes trois petits enfants, je ne sais pas si c’est la
bonne fraîcheur du temps, mais j’ai le cœur plus gai
aujourd’hui, et il me semble que tout s’arrangera. Je
compte les jours qui nous séparent d’octobre, et nous
reprendrons notre vie bien tourmentée, mais
heureuse tout de même. D’ici là, nous irons à la mer,
j’aurai peut-être la chance de vous voir un peu, et en
tout cas vous ferez une bonne provision de santé.
Ma grande Jeanne, ma petite Denise et mon petit
Jacques, je vous embrasse de tout mon cœur, sur vos
beaux yeux et sur vos beaux cheveux.

Je vais tâcher de faire partir cette lettre ce matin,


et je n’ai pas le temps de descendre chercher des
fleurs. Mais je mets dedans des millions et des
millions de baisers.
1 Il s’agit de l’appartement dans lequel Zola avait installé Jeanne, en octobre 1888, au
début de leur liaison amoureuse. Situé 66, rue Saint-Lazare, à l’angle de la rue Blanche, il
donnait sur la place où se trouve l’église de la Trinité.
À Jeanne Rozerot
[Médan] Samedi, 12 août 1893
Chère femme bien-aimée, voici huit jours que je
suis venu me renfermer ici, et bien que la vie y soit
très noire, je ne regrette pas la décision que j’ai
prise1. Je t’assure que j’ai eu raison et que tout va
pour le mieux. Moi, je n’avais pas plus de bonheur à
attendre, en voyage ; et je suis mieux ici, très
tranquille, pouvant avancer mon travail pour cet
hiver. Et vous autres, vous êtes certainement
beaucoup mieux à Saint-Aubin qu’à Concarneau. Du
moment que je vous crois heureux, bien portants, je
ne demande rien autre chose. Le pis est lorsque je
n’arrive pas à assurer le bonheur des autres, même
en me sacrifiant. – Ne te fais donc pas de souci à
cause de moi. Dis-toi que je tâche de n’avoir pas
trop de chagrin et que je passe les jours le plus
doucement possible en attendant votre retour.
Je vous ai très bien vus poser à la fenêtre, le
mardi. J’ai même vu le photographe arriver, et j’ai
pu suivre toute l’opération. – Mais, à partir du
mercredi, je ne vous ai plus vus. Ce jour-là, le
brouillard a dû t’empêcher de te montrer. Et, le
jeudi, j’ai constaté que vous n’étiez partis que
l’après-midi, sans doute pour une cause qui
m’échappe. Tu m’expliqueras cela dans ta lettre. Je
vais la guetter lundi et je l’attends avec bien de
l’impatience.
Je viens de recevoir à l’instant tes deux lignes,
m’annonçant que tu es au Grand-Hôtel, et que tu y
restes. Tu as bien fait, car tu seras beaucoup mieux
ainsi. Donne-moi le plus de détails possible,
comment vous êtes installés, si ta chambre donne sur
la mer, si on vous sert dans votre chambre, si tu es
contente de la nourriture et du service ; enfin, dis-
moi toute votre vie pour que je vive un peu avec
vous par la pensée. Est-ce que le Grand-Hôtel est
celui qui est tout au bout du pays, du côté de
Bernières2 ? Il n’avait pas de fenêtres sur la mer
autrefois. Mais il était placé pourtant tout au bord, et
il avait installé une sorte de café dans un petit jardin
où l’on était à merveille. J’y ai couché seul, deux
nuits3. Cela me fera plaisir que tu me donnes
quelques détails sur cet hôtel.
Et mes deux chéris, parle-moi d’eux. Voici dix
jours que je ne les ai vus, et il me semble que je les
ai quittés depuis des mois. Qu’ils jouent sur le sable
du matin au soir, et que ma petite Denise prenne de
bons bains. Il faut aussi que ma grande Jeanne se
fasse une bonne provision de santé pour cet hiver,
afin que je n’aie plus aucune inquiétude sur mon
petit coin de bonheur. Promène-toi le plus possible,
baigne-toi tous les jours, loue surtout une grande
cabine, afin que vous ayez un chez vous au bord de
la mer. Je voudrais tant que vous passiez une très
bonne saison et que ce mois soit pour vous un
véritable mois de bonheur ! Vous êtes ma joie. Tous
les matins, je vais penser à vous. Et si, moi, je suis
prisonnier dans mon coin, je me console en pensant
que vous êtes au grand air, sur ces bords de mer que
j’aime tant. Voilà comment j’y suis aussi, au bord de
la mer, puisque vous y êtes. Plus vous vous
amuserez, et plus je croirai m’amuser moi-même.
Je ne pourrai mettre cette lettre à la poste que
demain dimanche, et tu l’auras seulement lundi.
Peut-être lundi serai-je forcé d’aller à Paris pour une
affaire ; cela m’arrangerait, car je prendrai moi-
même ta lettre à Villennes.
Ma grande Jeanne aux beaux yeux, je vous adore
et je vous embrasse de toute la force de mon cœur.
Ne vous endormez jamais, sans penser un petit peu à
moi, et dites-vous qu’il y a quelque part un pauvre
homme qui vous adore. – Mille baisers chère femme
bien-aimée, pour toi, pour la petite Denise et pour le
petit Jacques.
Mets-moi une lettre à la poste tous les dimanches.
Mais, si tu avais quelque chose de pressé à me dire,
tu pourrais m’écrire n’importe quel jour.
1 C’est-à-dire de passer l’été à Médan. Jeanne, de son côté, était partie en vacances à
Saint-Aubin, comme l’année précédente.
2 La station balnéaire de Bernières est située juste à côté de Saint-Aubin.
3 Au cours de l’été 1875 (voir supra, p. 160-162).
À Jeanne Rozerot
Médan, [vendredi] 18 août 1893
Bonne fête, ma grande Jeanne ! bonne fête, chère
femme bien-aimée ! Chaque mois d’août, à cet
anniversaire, il faut bien que je t’envoie mon cœur
au loin, puisque, à cette époque de l’année, nous
sommes séparés toujours. Cela me fait une grosse
peine de ne pouvoir t’embrasser de toute ma force, et
j’en suis réduit à évoquer ton image, à ne prendre
que ton ombre entre mes bras. Et c’est tout de même
un plaisir que de t’écrire, de te dire que depuis cinq
ans je t’aime aussi fort, que je t’aimerai toujours
aussi fort. Petite Denise et petit Jacques vont te
prendre dans leurs petits bras et vont t’embrasser
pour moi. N’est-ce pas ? Dis-leur que papa leur écrit
de t’embrasser bien fort, comme il t’embrasserait,
s’il était près de vous. Sur la joue gauche, sur la joue
droite et sur les deux beaux yeux. Bonne fête, mes
trois enfants chéris ! bonne fête, ma grande Jeanne !
bonne fête, chère femme bien-aimée !
C’est pour toi que je suis allé à Paris lundi dernier.
Je ne voulais pas que ta fête se passât sans fleurs et
sans un souvenir de moi. Car je suis toujours avec
vous, je ne te quitte jamais, même lorsque des lieues
nous séparent. Je t’aime, et je veux que tu sentes
toujours autour de toi que je t’aime.
J’ai reçu tes deux bonnes lettres coup sur coup. Je
te pardonne bien volontiers ton oubli, tu auras
confondu dans la bousculade de notre séparation. Et
je te prie même d’excuser mon impatience, car je ne
suis pas très raisonnable de me faire du chagrin si
vite. Il faut dire que le moindre retard dérange toutes
les précautions que je prends. Mais tout a bien
marché, et je te prie de m’écrire maintenant tous les
mercredis et tous les samedis, de façon à ce que tes
lettres partent le jeudi et le dimanche matin.
Adresse-les tout simplement ici, à moins que je ne te
demande de les adresser ailleurs. Il est entendu que
tu envoies celle d’après-demain dimanche rue
Milton1. Puis, à partir de jeudi prochain, tu les
adresseras ici.
Je trouve que tu as très bien fait de rester au
Grand-Hôtel. Le prix ne m’a pas l’air exagéré, et tu
seras mieux là que dans une maison particulière, car
tu te reposeras encore davantage, en n’ayant pas le
souci d’une maison à construire. Vous m’avez l’air
bien installés ; et ne te gêne pas, commande, fais-toi
donner ce dont tu as besoin, paie ce qu’il faudra. Je
veux que vous soyez tout à fait à votre aise. Tu ne
me dis pas si vous avez une cabine. Il faut en louer
une, car rien n’est plus commode, pour s’installer
avec des enfants pendant la journée entière. On y est
à l’abri du soleil, de la pluie et du vent. – Comme
vous ne resterez que jusqu’au milieu de septembre, il
ne faut pas laisser passer un jour, sans prendre votre
bain. Si tu t’en trouves bien, ainsi que Denise, soyez
très exactes, afin que vous preniez chacune de vingt
à vingt-cinq bains au moins. – Ah ! si j’étais là, ce
serait moi qui vous baignerais. Je t’apprendrais à
nager, à toi, et j’emporterais ma fillette à mon cou,
pour la tremper où il y aurait beaucoup d’eau.
J’ai fait, anciennement, de très belles pêches aux
crevettes, à Saint-Aubin. Mais il faut attendre que la
mer se retire et revienne, et c’est assez fatigant ; car
la mer se retire très loin sur cette plage, et pendant
les grandes marées, j’ai été la chercher jusqu’à deux
kilomètres. Rien n’est plus amusant que ces
promenades en costume de bain, parmi les herbes et
les trous d’eau. Seulement, Denise est trop petite
encore, et toi, tu ne peux faire de telles pêches toute
seule. Il faudrait que je fusse là. Mon cœur saigne,
quand je pense à ces choses. Amusez-vous sur le
bord, car il n’y a pas de mal à ce que les bébés
pataugent dans l’eau de mer pendant des heures.
C’est une bonne idée d’envoyer Denise à l’école
chez madame Goudin2. Remercie bien vivement
cette dame de ma part, et dis-lui que je lui serai très
reconnaissant, si, grâce à sa bonté, notre fillette sait
ses lettres à votre retour. – J’aime mieux que Denise
ne te craigne pas trop, car c’est un signe que tu la
gâtes. Mais ce n’est pas une raison pour que cette
petite paresseuse ne fasse jamais rien.
Nous avons ici une chaleur terrible. Depuis cinq
jours, je n’ai pas mis mon nez dehors. Tu me dis de
faire de grandes promenades. Ah ! ma pauvre enfant,
si tu savais ! Il y a près d’une semaine que je suis
garde-malade. Mais je ne veux pas te parler de cela,
et je te répète que je ne suis pas trop malheureux,
que les choses se passent relativement bien, et que
vous me retrouverez en bonne santé et content. – Les
jours passent, notre bonne saison va revenir.
Encore une fois, amusez-vous bien. Prenez des
voitures, faites des excursions. Passez vos journées à
respirer sur la plage le bon air de la mer. – Que mon
petit Jacques et ma petite Denise se fassent de
bonnes grosses joues. Et, lorsqu’ils t’auront bien
embrassée pour ta fête, tu les prendras à ton tour
dans tes bras, et tu les embrasseras pour moi, très
fort, très fort. – Chère femme adorée, bonne fête
encore, bonne fête, mon amour ! Et que je vive assez
vieux pour te souhaiter ta fête longtemps, pour rester
là, et veiller sur mes trois enfants chéris, et les aimer
de tout mon cœur.

Je ne te renvoie pas tes deux lettres. Je te les


renverrai de Paris, lundi, avec celle que j’y
trouverai3.
1 Au bureau de poste de la rue Milton, dans le 9e arrondissement.
2 Une amie, rencontrée sur la plage de Saint-Aubin : elle apprenait à lire à Denise, alors
âgée de quatre ans.
3 Ces phrases sont écrites dans la marge.
À Jacques van Santen Kolff
Paris, 9 mars 1894
Mon cher confrère, vous avez bien tort de vous
émotionner et de vous décourager ainsi. Je vous ai
dit souvent qu’il est des mois où il m’est impossible
de répondre. Je viens de traverser une longue crise
de souffrances physiques et morales, pendant
laquelle j’ai interrompu toute correspondance.
Puis vos lettres s’entassent, vos questions
s’accumulent à un tel point, qu’elles m’épouvantent
et que je suis trop fatigué, chaque soir, pour me
risquer à y répondre.
Aujourd’hui, je consens bien à vous parler un peu
de Lourdes. Mais ce sera tout. D’abord, je suis très
en retard, mon état de santé a été si mauvais, que le
Gil Blas commencera seulement la publication dans
son numéro du 15 avril. Cela fait que le volume ne
pourra paraître chez Charpentier que vers le milieu
de juillet. J’ai écrit actuellement quatorze chapitres
sur vingt-cinq, et vous voyez que j’ai encore de la
besogne. Le livre est divisé en cinq journées,
comprenant chacune cinq chapitres. Ces cinq
journées sont celles que, chaque année, le pèlerinage
national consacre à son voyage à Lourdes. C’est
vous dire que le roman est tout simplement le récit
de ce pèlerinage, cadre dans lequel j’ai fait entrer
Lourdes tout entier, avec sa vie, ses mœurs, son
histoire, ses pratiques, ses cérémonies, enfin une
monographie extrêmement complète. Il y a
beaucoup de personnages, j’ai incarné dans des
types les pèlerins, les médecins, les religieux qui
exploitent la grotte et qui amènent les pèlerinages,
toute la foule en un mot qui s’écrase là-bas. Quant à
l’intrigue romanesque, elle est aussi faible que dans
La Débâcle, plus faible encore. Vous devez savoir
déjà que mon point de départ est l’examen de cette
tentative de foi aveugle, dans la lassitude de notre
fin de siècle. Il y a réaction contre la science, et l’on
essaie un retour à la croyance du dixième siècle, à
cette croyance des petits enfants qui s’agenouillent
et qui prient, sans examen. Imaginez les misérables
malades que les médecins ont abandonnés : ils ne se
résignent pas, ils en appellent à une puissance
divine, ils l’implorent pour qu’elle les guérisse,
contre les lois mêmes de la nature. Tel est l’appel au
miracle. Et, en élargissant la chose, mon symbole est
que l’humanité est une malade, aujourd’hui, que la
science semble condamner et qui se jette dans la foi
au miracle, par besoin de consolation.
Tout ceci vous paraîtra bien trouble. C’est qu’en
vérité il m’est bien difficile de vous donner une idée
nette de Lourdes en quelques phrases. L’œuvre est
une des plus complexes et des plus touffues que j’ai
écrites ; je suis assez content des quatorze chapitres
qui sont faits ; mais vous savez que je travaille dans
la fièvre et qu’un roman, pour moi, n’existe que
lorsqu’il est terminé.
Vous serez bien gentil en me laissant à mes nerfs
et en ne vous froissant pas, si je garde un silence un
peu long. Jusqu’à ce que j’aie écrit la dernière ligne,
je ne serai à personne.
Charpentier va faire copier les lettres de moi qu’il
vous a promises, et vous les enverra ; je veillerai à
ce que vous soyez satisfait le plus tôt possible.
Bien cordialement à vous.
À Jeanne Rozerot
Rome, 1er novembre [1894] jeudi soir
Chère femme bien-aimée voici ma deuxième
journée à Rome qui se termine, et je ne perds pas
mon temps1. J’ai déjà couru toute la ville, au travers
des palais et des ruines. J’ai vu nos deux
ambassadeurs2 qui m’ont rendu ma visite. Quant au
pape, je ne sais rien encore3. On s’occupe de
l’affaire, et je ne saurai pas avant deux ou trois
jours ! si je le verrai ou si je ne le verrai pas.
D’ailleurs, d’une façon comme de l’autre, je serai
content. Les notes que j’ai commencées pour mon
livre m’enthousiasment. Je crois que je vais avoir
encore là la matière d’un livre superbe. Tout va bien,
je ne pense pas être attardé ici. D’ailleurs, je ne serai
fixé que dans quelques jours. Mais je ne perds pas
une heure, je suis dehors du matin au soir, et l’on
commence à venir beaucoup me voir. –
J’attends ta première bonne lettre. Portez-vous
bien tous les trois, pour que nous retrouvions bientôt
nos bonnes après-midi. Je pense à vous à toute
heure, et je vous embrasse de toute ma force, ma
grande Jeanne et mes deux mignons chéris.
1 Arrivé à Rome le 31 octobre 1894, avec le projet de travailler au roman qu’il devait
consacrer à la capitale italienne, Zola se trouvait au début d’un long séjour en Italie qui
allait se prolonger jusqu’au 15 décembre.
2 L’ambassadeur auprès du Saint-Siège et celui qui représentait la France auprès du roi
d’Italie, Humbert Ier.
3 Zola avait sollicité une audience auprès du pape Léon XIII, mais, en dépit de ses efforts,
il ne parvint pas à l’obtenir : Lourdes, son dernier roman, venait d’être condamné par la
congrégation de l’Index, le 19 septembre 1894.
À Auguste Rodin
Venise, 8 décembre 1894
Mon cher Rodin,
Au milieu de mes continuels déplacements en
Italie, les journaux de France me parviennent
difficilement, et je n’ai pas toujours le temps de les
lire. J’arrive donc bien tard pour vous dire mon
chagrin de tout le bruit fâcheux qui vient de se faire
autour de la statue de Balzac1.
Vous savez quelle admiration j’ai pour vous et
combien j’ai été heureux que le grand sculpteur que
vous êtes fût chargé de glorifier le plus grand de nos
romanciers, notre père à tous. Et c’est pourquoi, sans
attendre mon retour, je veux vous adresser une
ardente prière.
Je vous en supplie, au nom du génie, au nom des
Lettres françaises, ne faites pas attendre Balzac
davantage. Il est votre dieu comme il est le mien,
passez vos jours, passez vos nuits, s’il le faut, pour
que son image règne enfin au milieu de notre
immortel Paris. Songez que cela dépend de vous,
que vous seul retardez l’échéance. Certes, vos droits
d’artiste consciencieux sont absolus, je ne vous ai
jamais pressé, mais Balzac attend, et il ne faudrait
pas que sa gloire souffrît trop longtemps encore du
légitime souci que vous avez de la vôtre2.
Exaucez-moi, c’est mon cœur qui vous parle pour
votre honneur lui-même, car je vous aime autant que
je vous admire.
Bien affectueusement à vous.
1 En 1891, à l’époque où Zola en était le président, la Société des gens de lettres avait
confié à Rodin le projet d’une statue qu’elle souhaitait ériger en l’honneur de Balzac.
Mais le sculpteur avait pris du retard et l’affaire traînait en longueur.
2 Achevée en 1898, exposée au Salon, l’œuvre fut refusée par la Société des gens de
lettres. Le contexte de l’affaire Dreyfus aggrava la polémique : écartant le soutien que lui
apportait le camp dreyfusard, Rodin, qui souhaitait préserver sa neutralité politique,
choisit de conserver la statue dans son atelier.
À Georges Saint-Paul
Médan, 25 juin 1895
Mon cher docteur,
Je ne trouve aucun mal, au contraire, à ce que
vous publiiez Le Roman d’un inverti, et je suis très
heureux que vous puissiez faire, à titre de savant, ce
qu’un simple écrivain comme moi n’a point osé1.
Lorsque j’ai reçu, il y a des années déjà, ce
document si curieux, j’ai été frappé du grand intérêt
physiologique et social qu’il offrait. Il me toucha par
sa sincérité absolue, car on y sent la flamme, je dirai
presque l’éloquence de la vérité. Songez que le jeune
homme qui se confesse, écrit ici une langue qui n’est
pas la sienne2 ; et dites-moi s’il n’arrive point, en
certains passages, au style ému des sentiments
profondément éprouvés et traduits ? C’est là une
confession totale, naïve, spontanée, que bien peu
d’hommes ont osé faire, qualités qui la rendent fort
précieuse à plusieurs points de vue. Aussi était-ce
dans la pensée que la publication pouvait en être
utile que j’avais eu d’abord le désir d’utiliser le
manuscrit, de le donner au public sous une forme
que j’ai cherchée en vain, ce qui, finalement, m’en a
fait abandonner le projet.
J’étais alors aux heures les plus rudes de ma
bataille littéraire, la critique me traitait journellement
en criminel, capable de tous les vices et de toutes les
débauches ; et me voyez-vous me faire, à cette
époque, l’éditeur responsable de ce Roman d’un
inverti ? D’abord, on m’aurait accusé d’avoir inventé
l’histoire de toutes pièces, par corruption
personnelle. Ensuite, j’aurais été dûment condamné
pour n’avoir vu, dans l’affaire, qu’une spéculation
basse sur les plus répugnants instincts. Et quelle
clameur, si je m’étais permis de dire qu’aucun sujet
n’est plus sérieux ni plus triste, qu’il y a là une plaie
beaucoup plus fréquente et profonde qu’on affecte
de le croire, et que le mieux, pour guérir les plaies,
est encore de les étudier, de les montrer et de les
soigner !
Mais le hasard a voulu, mon cher docteur, que,
causant un soir ensemble, nous en vînmes à parler de
ce mal humain et social des perversions sexuelles. Et
je vous confiai le document qui dormait dans un de
mes tiroirs, et voilà comme quoi il put enfin voir le
jour, aux mains d’un médecin, d’un savant, qu’on
n’accusera pas de chercher le scandale. J’espère que
vous allez apporter ainsi une contribution décisive à
la question des invertis-nés, mal connue et
particulièrement grave.
Dans une autre lettre confidentielle, reçue vers le
même temps, et que je n’ai malheureusement pas
retrouvée, un malheureux m’avait envoyé le cri le
plus poignant de douleur humaine que j’aie jamais
entendu. Il se défendait de céder à des amours
abominables, et il demandait pourquoi le mépris de
tous, pourquoi les tribunaux étaient prêts à le
frapper, s’il avait apporté dans sa chair le dégoût de
la femme, la passion de l’homme. Jamais possédé du
démon, jamais pauvre corps humain livré aux
fatalités ignorées du désir, n’a hurlé si affreusement
sa misère. Cette lettre, je m’en souviens, m’avait
infiniment troublé, et dans Le Roman d’un inverti le
cas n’est-il pas le même, avec une inconscience plus
heureuse ? N’y assiste-t-on pas à un véritable cas
physiologique, à une hésitation, à une demi-erreur de
la nature ? Rien n’est plus tragique, selon moi, et
rien ne réclame davantage l’enquête et le remède,
s’il en est un.
Dans le mystère de la conception, si obscur,
pense-t-on à cela ? Un enfant naît : pourquoi un
garçon, pourquoi une fille ? on l’ignore. Mais quelle
complication d’obscurité et de misère, si la nature a
un moment d’incertitude, si le garçon naît à moitié
fille, si la fille naît à moitié garçon ! Les faits sont là,
quotidiens. L’incertitude peut commencer au simple
aspect physique, aux grandes lignes du caractère :
l’homme efféminé, délicat, lâche, la femme
masculine, violente, sans tendresse. Et elle va
jusqu’à la monstruosité constatée, l’hermaphrodisme
des organes, les sentiments et les passions contre-
nature. Certes, la morale et la justice ont raison
d’intervenir, puisqu’elles ont la garde de la paix
publique. Mais de quel droit, pourtant, si la volonté
est en partie abolie ? On ne condamne pas un bossu
de naissance, parce qu’il est bossu. Pourquoi
mépriser un homme d’agir en femme, s’il est né
femme à demi ?
Naturellement, mon cher docteur, je n’entends pas
même poser le problème. Je me contente d’indiquer
les raisons qui m’ont fait souhaiter la publication du
Roman d’un inverti. Peut-être cela inspirera-t-il un
peu de pitié et un peu d’équité pour certains
misérables. Et puis, tout ce qui touche au sexe
touche à la vie sociale elle-même. Un inverti est un
désorganisateur de la famille, de la nation, de
l’humanité. L’homme et la femme ne sont
certainement ici-bas que pour faire des enfants, et ils
tuent la vie le jour où ils ne font plus ce qu’il faut
pour en faire.
Cordialement à vous.
1 Le Roman d’un inverti-né est un récit autobiographique, d’une centaine de pages, écrit
par un jeune homosexuel italien de vingt-trois ans. Il fut publié en 1896 par le Dr Georges
Saint-Paul. Cette lettre de Zola servit de préface pour expliquer les conditions dans
lesquelles un tel document était rendu public.
2 L’auteur (un aristocrate italien, dont le nom n’était pas dévoilé) écrivait en français.
Dans l’édition qu’il donna du texte, Georges Saint-Paul transcrivit en latin les passages
qui lui paraissaient les plus choquants, « par égard pour les personnes, non habituées aux
études médicales, sous les yeux desquelles pourrait tomber ce document ».
À Alexandrine Zola
Paris, mardi soir, 12 novembre 1895
Chère femme, je reçois maintenant tes lettres le
matin, et ta première lettre de Rome, aujourd’hui,
m’a fait grand plaisir, car je vois que tu te donnes du
mouvement et je compte que tu vas te distraire1. Au
milieu de tout ce monde que tu connais et qui te fera
fête, tes idées noires s’en iront, pourvu surtout que le
soleil continue à être de la partie. Je t’avais envoyé
une dépêche cette après-midi, après avoir lu ta lettre,
pour te dire d’accepter, chez de Béhaine2 et chez les
autres, les invitations qui te seraient faites ; et j’ai été
ennuyé, quand tu m’as télégraphié, en réponse, qu’il
était trop tard, que tu avais déjà refusé partout ; mais
ennuyé seulement pour toi, car ma pensée, en te
disant d’accepter, était uniquement de t’engager à
prendre du plaisir. Il n’y avait aucun intérêt en jeu,
n’aie donc aucun regret, sinon celui d’avoir laissé
échapper l’occasion de passer des soirées
intéressantes pour toi. – D’ailleurs, si de nouvelles
invitations se produisent, tu pourras céder. Il est vrai
qu’il est bien difficile d’aller chez les uns sans aller
chez les autres, et c’était pourquoi je te disais
d’accepter partout. Mais, encore une fois, peu
importe, pourvu que tu passes ton temps et que tu
t’amuses, d’une façon ou d’une autre.
Ta lettre m’a fait un peu revivre à Rome. Il est
vrai que je ne la quitte guère, avec mon roman. J’ai
commencé ce matin le chapitre XI ; mais, comme
toujours, sans grand enthousiasme. – Il a fait
aujourd’hui un temps exécrable. La pluie n’a pas
cessé depuis ce matin. Il est minuit, et pendant que
je t’écris, je l’entends qui bat violemment le zinc de
nos fenêtres. C’est un vrai déluge. – Gouverné3 vient
de m’écrire, pour me remercier d’avoir fait rentrer
son professeur de violon à l’Opéra-Comique. – Les
nettoyages sont complètement finis au premier
étage. La salle à manger est à peu près faite. Il ne
reste donc que l’escalier et le porche et la loge.
Ensuite, il est vrai qu’il faudra faire les cuivres et les
argents de la maison entière. – Je trouve souvent
Monsieur Ricaud4 qui m’attend dans l’escalier,
quand je rentre le soir. Je le porte dans la cuisine.
Puis, je descends Monsieur Pin dans le jardin. Il y
faisait une drôle de tête, tout à l’heure, sous la pluie
battante. Mais il a eu ensuite une belle pluie de
sucre, et je l’entends qui fait la limace sur le lit. Je
lui ai baisé le bout du nez pour toi.
Rien autre. J’irai sans doute dîner demain chez les
Charpentier, qui m’ont demandé une soirée. Je
retournerai aussi voir madame Bruneau5, vendredi
peut-être. C’est singulier comme je tourne de plus en
plus au solitaire. Et ne crois pas que je sois triste, je
traverse au contraire une période de bon équilibre,
content de voir surtout que les crises de l’an passé ne
reviennent pas et qu’elles me laisseront, je l’espère,
finir mon roman en paix.
Encore un coup, amuse-toi bien, repose-toi bien,
écris-moi des lettres où je te sente vivre, comme
celle de ce matin, et je serai bien heureux, car ce sera
toujours une grande consolation pour moi, quand je
saurai que, malgré tout ce qui est arrivé, tu n’es pas
trop malheureuse.
Je t’embrasse bien tendrement.
1 Alexandrine était partie seule pour un séjour en Italie, où elle resta jusqu’au
22 novembre.
2 Édouard Lefebvre de Béhaine, l’ambassadeur de France auprès du Saint-Siège ; il était
le cousin d’Edmond de Goncourt.
3 Charles Malgouverné (dit Gouverné), un médecin, ami du couple Zola.
4 « Monsieur Ricaud » et « Monsieur Pin » (évoqué plus loin) sont les deux chiens de la
maison.
5 Philippine Bruneau, l’épouse du compositeur Alfred Bruneau.
À Alexandrine Zola
Paris, samedi soir, 16 novembre 1895
Chère femme, ce matin, en ouvrant les journaux,
je lis qu’un violent tremblement de terre s’est
produit à Rome, vers onze heures, dans la nuit de
jeudi à vendredi. J’étais sans grande inquiétude, car
tu aurais eu le temps de me télégraphier dans la
journée d’hier vendredi. Pourtant, j’étais mal à
l’aise, et j’ai préféré t’envoyer une dépêche. Celle
que tu m’as envoyée en réponse, et que je viens de
trouver en rentrant, me rassure pleinement. Il me
semble que les journaux se sont complètement
trompés.
Il faut te dire que j’ai enfin fait ce matin une belle
promenade à bicyclette. C’est la seconde, depuis ton
départ. J’avais envoyé hier soir un petit bleu à
Desmoulin1 pour lui donner rendez-vous à la porte
du Bois, à dix heures. Un temps admirable, un
véritable jour d’été, avec un beau soleil dans un ciel
sans nuage, et une température plutôt chaude.
Seulement, les allées étaient un peu boueuses, de la
pluie de ces jours derniers. Nous avons pédalé
pendant deux bonnes heures et nous avons déjeuné
aux chalets du Cycle. Desmoulin est très gentil et il
m’a parlé de toi avec beaucoup d’affection. Il a reçu
une lettre de toi qui l’a ravi, et je crois qu’il va
t’écrire de nouveau. Au retour, quand j’ai été seul,
toujours un extraordinaire encombrement de
voitures, sur le boulevard des Batignolles. Mais je
m’en suis bien tiré, j’ai fait une rentrée triomphale
rue de Bruxelles.
Mon chapitre XI ne marche pas très bien. Je n’ai
fait que trois pages hier et avant-hier. J’espère que la
journée de repos que j’ai prise aujourd’hui me fera
du bien. Ma pauvre vieille tête est parfois bien lasse,
et il faut que je la ménage, si je veux qu’elle fasse
son service jusqu’au bout. Le malheur est que les
dates me talonnent2. Sans cela, avec quelle joie je
passerais quelques matinées dans mon lit, ou dehors,
à courir les routes !
Aujourd’hui, aucune autre nouvelle. Personne
n’est venu, si ce n’est des mendiants : il en pleut. Et
je n’ai pas reçu de lettres. La maison est paisible, les
nettoyages s’achèvent, tout va pour le mieux.
Ta lettre de ce matin me parle longuement de ce
bon Bertolelli3 et de son fils. Oui, il y a peu de gens
heureux, complètement, comme il y a peu de gens
qui se portent absolument bien. On paie tous les
bonheurs par de terribles souffrances, et le mieux est
peut-être encore d’avoir son malheur, comme on a
une maladie incurable, qu’on connaît et qu’on
soigne, et dont on ne meurt pas.
Ne te donne pas trop de peine pour trouver le petit
bibelot que je t’ai demandé comme souvenir. Le
moindre souvenir de ton voyage me fera la même
joie. J’ai peur, si tu ne trouves pas, qu’il y ait là une
raison d’ennui pour toi.
À l’avance, tâche de savoir l’heure à laquelle tu
arriveras à Paris, car tu sais combien je serais
heureux d’aller te chercher à la gare. Je te ferai faire
notre dîner classique de retour : un bon bouillon, des
huîtres et un perdreau. – Monsieur Pin fera sa
toilette et mettra son bel habit de satin noir pour te
souhaiter la bienvenue.
Je t’embrasse de tout mon cœur, chère femme.
J’oublie de te dire que j’ai vu de Rodays4
aujourd’hui, à six heures, très aimable. Mais je
tombe de sommeil, le récit de ma visite sera pour
demain.
1 Fernand Desmoulin partageait la passion de Zola pour la bicyclette.
2 La publication en feuilleton du roman allait commencer dans Le Journal, le
21 décembre 1895.
3 Le comte Edoardo Bertolelli, administrateur du quotidien La Tribuna (qui publia en
feuilleton plusieurs des romans de Zola).
4 Fernand de Rodays (1845-1925), le directeur du Figaro.
III

Les années de l’affaire Dreyfus


(1896-1902)
À Bernard Lazare
Médan, 11 mai 1896
Votre lettre m’est infiniment douce, Monsieur, et
rien ne pouvait me toucher davantage que cette
sympathie inattendue d’un adversaire1. Ah ! si la
paix pouvait se faire ainsi entre tous les esprits de
bonne volonté, sur le terrain de la raison !
Je n’ai aucun orgueil, aucune ambition. Je
voudrais simplement achever mon œuvre ; et le reste
n’est que décor et train quotidien de la vie. Pourtant,
votre lettre vient de me faire plaisir comme, à un
débutant, le premier article qui parle de lui. Que
voulez-vous ? nous restons un peu femmes, même
les plus désabusés.
Merci pour votre bonne parole, au milieu de
toutes les sottises qui vont se dire, et croyez-moi
votre bien cordial et bien dévoué.
1 Faisant l’éloge de Rome qui venait de paraître en librairie, Bernard Lazare écrivait à
Zola, le 10 mai : « Contre l’abjection mystique, c’est vous qui avez raison avec votre
admirable foi en la Science, c’est-à-dire en la Justice et en la Vérité. »
À Édouard Toulouse
Médan, 19 mai 1896
Mon cher docteur,
Je vous envoie ma signature écrite de la main
gauche et les empreintes de mes doigts1. Ces
dernières ne sont guère bonnes. Il y faudrait un
véritable apprentissage. Malgré des essais répétés, je
n’ai pas pu faire mieux. Excusez-moi.
Je remettrai vendredi à votre collaborateur ce que
vous me demandez.
Quant à mes troubles névropathiques, ils datent de
ma vingtième année ; mais il y a eu de si longues
rémittences, et ils ont changé si souvent de caractère,
qu’il m’est impossible de vous donner des
renseignements précis. De vingt à quarante ans, à
peu près, ils se sont produits à de longs intervalles,
un an, deux ans, sous forme de coliques nerveuses
très douloureuses. Plus tard, depuis une dizaine
d’années environ, de quarante-cinq à cinquante ans,
ils ont affecté la forme d’une pseudo-angine de
poitrine, d’une cystite aiguë, de rhumatismes
articulaires, etc. Presque toujours, dans les grosses
crises, ils sont liés à une irritation des muqueuses de
l’estomac et des intestins. Les crises sont maintenant
moins fortes, mais elles tournent à un état de malaise
chronique. L’effort, soit intellectuel, soit musculaire,
semble les aggraver, les provoquer même. – En
somme, tout cela est fort obscur, et c’est vous que je
compte bien questionner l’hiver prochain, pour que
vous me renseigniez un peu et que vous me disiez si
je ne pourrais pas combattre un état qui finit par
m’être insupportable.
Cordialement à vous.
1 Zola répond ici aux demandes d’Édouard Toulouse qui préparait l’analyse clinique qu’il
voulait lui consacrer. L’ouvrage parut en novembre 1896, sous le titre Enquête médico-
psychologique sur la supériorité intellectuelle. Émile Zola.
À Edmond de Goncourt
Médan, 30 mai 1896
Mon vieil ami, j’ai reçu hier le dernier volume de
votre Journal, et j’achève de le lire ce soir1. C’est
pour moi une des lectures les plus passionnantes, car
j’y revis notre vie littéraire. En somme, ce qu’il en
sort, et avec une intensité extraordinaire, c’est votre
passion souveraine de la littérature. Nous l’aimons
certes, mais je crois bien que vous l’aimez plus que
nous. En tout cas, vous avez, pour l’aimer, des
accents qu’on ne trouvera chez aucun autre écrivain
de ce temps. Et c’est ce que j’aime dans tous les
volumes de votre Journal, c’est ce qui lui donne un
prix inestimable.
Affectueusement à vous.
1 Le neuvième et dernier volume du Journal des Goncourt venait de paraître en librairie.
À Maurice Barrès
Médan, 8 juin 1896
Vous avez mille fois raison, cher monsieur Barrès.
J’ai eu tort, en parlant de votre âpreté à vouloir
rentrer dans le Parlement, de le faire comme s’il se
fût agi de moi1. Comme vous le dites très bien,
chacun sent son instinct, va à son but, et c’est là en
somme l’unique sagesse.
Je n’avais en vue que votre œuvre littéraire, à
laquelle je préférerais vous voir vous livrer tout
entier. Mais, en y réfléchissant, je vous approuve au
contraire de ne pas vous enfermer comme nous
l’avons fait, nous autres, vos aînés, dans la seule
littérature. Vous vous mêlez aux hommes, et c’est la
seule façon de les connaître. Ce n’est pas au succès
que je crois, mais à l’œuvre, et si vous rapportez une
œuvre de vos voyages au travers de la politique, je
serai le premier à vous applaudir.
Merci de la sympathie littéraire que vous me
témoignez à propos des attaques dont je suis l’objet,
et veuillez me croire votre bien cordial et bien
dévoué.
1 Dans un article publié un mois plus tôt dans Le Figaro, sous le titre « L’élite et la
politique », Zola s’interrogeait sur l’influence que les intellectuels pouvaient avoir sur les
assemblées parlementaires, lorsqu’ils en faisaient partie. Il citait le cas de Maurice Barrès,
en ajoutant : « L’on s’étonne de l’âpreté qu’il met à vouloir rentrer dans un Parlement où
son action a été d’une nullité si totale » (OC, XVII, p. 425). Ce dernier venait de réagir,
en lui reprochant la dureté de ses propos : « Vous comprendrez qu’il a pu m’être pénible
d’être traité de zéro, pour un insuccès dont je connais seul toute la dureté, par un aîné
intellectuel, par un maître » (lettre du 6 juin 1896).
À Stéphane Mallarmé
Médan, 29 juin 1896
Mon cher confrère, je consens bien volontiers à
faire partie du comité de patronage, pour l’érection
d’un monument à Paul Verlaine, et je souhaite un
grand et prompt succès1.
Cordialement.
1 Présidé par Mallarmé, ce comité souhaitait élever un buste à la mémoire du poète,
disparu le 8 janvier 1896. Zola venait de rendre hommage à Verlaine dans Le Figaro du
18 janvier (« Le solitaire », OC, XVII, p. 383-387).
À Édouard Toulouse
Médan, 15 octobre 18961
Mon cher docteur,
Vous me soumettez le travail que vous avez fait
sur mon individualité physique et morale, et vous me
demandez l’autorisation de publier ce travail. J’ai lu
les bonnes feuilles, elles m’ont beaucoup intéressé,
en me rappelant le plaisir que j’ai pris moi-même
aux si nombreuses et si longues expériences que
nous avons faites ensemble ; et, certes, je vous
donne bien volontiers l’autorisation que vous
désirez, en contresignant vos pages, comme
authentiques et vraies.
Cette autorisation, je vous la donne d’abord parce
que je n’ai eu qu’un amour dans la vie, la vérité, et
qu’un but, faire le plus de vérité possible. Tout ce
qui tend à faire de la vérité ne peut être qu’excellent.
Et quel vif intérêt présente une étude comme la
vôtre, établissant sur des données certaines, par des
expériences décisives, la vraie nature physique et
psychologique d’un écrivain ou d’un artiste. Le fait
est une certitude contre laquelle rien ne prévaut. La
contribution que vous allez apporter ainsi est
définitive, et, si vous ne vous mêlez pas de critique
littéraire, je défie bien pourtant qu’un critique puisse
négliger, après vous, les documents que vous aurez
fournis sur les sujets soumis à vos expériences.
Et je vous donne aussi mon autorisation parce que
je n’ai jamais rien caché, n’ayant rien à cacher. J’ai
vécu tout haut, j’ai dit tout haut, sans peur, ce que
j’ai cru qu’il était bon et utile de dire. Parmi tant de
milliers de pages que j’ai écrites, je n’ai à en renier
aucune. Ceux qui pensent que mon passé me gêne,
se trompent singulièrement, car ce que j’ai voulu, je
le veux encore, et à peine si les moyens ont changé.
Mon cerveau est comme dans un crâne de verre, je
l’ai donné à tous, et je ne crains pas que tous
viennent y lire. Et, quant à ma guenille humaine,
puisque vous croyez qu’elle peut être bonne à
quelque chose, comme enseignement et comme
leçon, prenez-là donc : elle est à vous, elle est à tous.
Si elle a quelques tares, il me semble pourtant
qu’elle est assez saine et assez forte, pour que je ne
sois pas trop honteux d’elle. D’ailleurs, qu’importe !
J’accepte la vérité.
Enfin, cette autorisation, je ne vous la donne pas
sans quelque malin plaisir. Savez-vous que votre
étude combat victorieusement l’imbécile légende ?
Vous ne pouvez ignorer que, depuis trente ans, on
fait de moi un malotru, un bœuf de labour, de cuir
épais, de sens grossiers, accomplissant sa tâche
lourdement, dans l’unique et vilain besoin du lucre.
Grand Dieu ! moi qui méprise l’argent, qui n’ai
jamais marché dans la vie qu’à l’idéal de ma
jeunesse ! Ah : le pauvre écorché que je suis,
frémissant et souffrant au moindre souffle d’air, ne
s’asseyant chaque matin à sa tâche quotidienne que
dans l’angoisse, ne parvenant à faire son œuvre que
dans le continuel combat de sa volonté sur son
doute ! Qu’il m’a fait rire et pleurer des fois, le
fameux bœuf de labour ! Et, si je ris aujourd’hui,
c’est qu’il me semble que vous l’enterrez, ce bœuf-
là, et qu’il n’en sera plus question, pour les gens de
quelque bonne foi.
Donc, merci, mon cher docteur. Merci d’avoir
étudié et étiqueté ma guenille. Je crois bien que j’y
ai gagné. Si elle n’est point parfaite, elle est celle
d’un homme qui a donné sa vie au travail et qui a
mis, pour et dans le travail, toutes ses forces
physiques, intellectuelles et morales.
Bien cordialement à vous.
1 Lettre préface, publiée en tête de l’Enquête médico-psychologique d’Édouard Toulouse
(voir supra, p. 296).
À Louis de Fourcaud
[Paris, 21 février 1897]1
Mon cher Fourcaud,
Vous n’attendez pas que je défende contre vous
mon poème. Il est ce qu’il est, et entre vous qui le
trouvez mauvais, et moi qui le trouve naturellement
bon, le public jugera. Et je n’entends pas le public
seulement d’aujourd’hui, mais surtout le public de
plus tard, qui viendra lorsque les passions premières
seront apaisées. Votre vénéré dieu Wagner en a vu
bien d’autres, n’est-ce pas ? On a trouvé longtemps
ses poèmes ineptes, impropres à tout usage musical,
antilyriques, comme vous dites du mien, si
parfaitement imbéciles que des huées s’élevaient de
toute la presse française.
Pourtant, si je ne veux pas défendre mon poème
contre les maladresses et les incohérences que vous
lui prêtez, me permettez-vous de vous dire que vous
l’avez bien mal écouté et lu ? Il n’est pas exact que
tous mes personnages parlent ma langue. Je me suis
efforcé, au contraire, de donner à chaque personnage
sa langue propre. Et vous l’auriez sans doute vu, si
vous ne vous étiez forgé je ne sais quelle idée
préconçue d’un poème réaliste. Pourquoi réaliste ?
Qui vous a parlé de cela ? C’est un poème lyrique, et
très lyrique, des personnages d’épopée, que j’ai
voulus aussi grands que ceux d’Homère, une action
très haute, très générale, exaltée en plein symbole.
Vous me jugez donc bien sot, si vous vous imaginez
que j’ai fait parler là des paysans.
Quant à savoir si la langue lyrique doit être
toujours concise, si l’on ne peut jamais s’y permettre
ce que vous appelez des effets d’accumulation, c’est
une question que le musicien a seul le droit de
résoudre. Si une phrase concise peut donner un beau
cri au musicien, je m’imagine qu’une phrase large, à
grands plis, peut lui apporter un motif admirable à
sonorités infinies, comme la houle même de la mer.
Mais, voyons, mon cher Fourcaud, soyons francs
tous les deux, la question n’est pas là, n’est-ce pas ?
Vous vous êtes fait des poèmes de Wagner la
sublime idée qu’ils méritent, vous vous êtes enfermé
dans cette formule avec un noble entêtement, qui a le
tort de vous rendre trop exclusif. Et, si mon poème
vous déplaît, c’est que vous croyez sentir qu’il est la
négation même des poèmes de Wagner. Je mets la
littérature à part, je parle des tendances sociales et
philosophiques.
Le mysticisme wagnérien, nous y voilà donc ! La
légende nécessaire, les dieux d’un Olympe
quelconque, le salut par l’au-delà, dans la défaite de
la bonne nature ! Ce sont toutes les perversions
fatales, l’amour aboutissant à la mort, les sexes eux-
mêmes inutiles et inféconds, la religion du
renoncement poussée jusqu’à ce point louche où la
virginité devient le crime humain, l’assassinat même
de la vie.
Et vous avez raison alors de ne pas m’admettre
dans votre formule, car j’ai horreur de ce mysticisme
wagnérien. Dites-le, soyez franc, vous ne voulez pas
de moi dans le temple de Parsifal, et vous avez
raison. Car je suis pour l’amour qui enfante, pour la
mère et non pour la vierge ; car je ne crois qu’à la
santé, qu’à la vie et qu’à la joie ; car je n’ai mis mon
espérance que dans notre travail humain, dans
l’antique effort des peuples qui labourent la bonne
terre et qui en tireront les futures moissons du
bonheur, car tout mon sang de Latin se révolte
contre ces brumes perverses du Nord et ne veut que
des héros humains de lumière et de vérité.
Comment n’avez-vous pas vu que, dans le
symbole de Messidor, la seule croyante, Véronique,
est là pour dire la mort de l’ancienne légende ? Elle
seule croit à la cathédrale d’or, elle seule croit au
pouvoir magique du collier ; et, quand l’or est
détruit, c’est que la chute d’une roche a fait rentrer la
source en terre ; et, quand le collier livre Mathias,
c’est qu’il a eu l’irrésistible besoin de courir, dans
l’effarement de son vol2. Puis, à la fin, lorsque tous
chantent le triomphe des blés, la fécondité de la terre
et de la femme, Véronique elle-même annonce la
croyance future, en mêlant son cri au cri
d’universelle espérance.
Pardonnez-moi, mon cher Fourcaud, de vous
écrire ces choses, qui ne changeront sans doute en
rien votre opinion. Mais il est peut-être bon qu’elles
soient dites.
Cordialement à vous.
1 Cette lettre ouverte, publiée dans Le Gaulois du 23 février 1897 (en première page),
concerne Messidor, dont la première représentation venait d’être donnée à l’Opéra, le
19 février. Elle répond à un article critique de Fourcaud, très sévère à l’égard du drame
lyrique conçu en collaboration avec Alfred Bruneau.
2 Dans le drame de Messidor, la vieille Véronique, qui croit à la légende de l’or, et
Mathias, le criminel, représentent l’un et l’autre l’ancienne société qui, au dénouement,
s’efface devant un monde harmonieux où triomphent la fécondité et l’amour de la vie
(OC, XVII, p. 337-365).
À Albert Laborde
Médan, 19 septembre 1897
Mon cher Albert, je ne veux pas trop tarder à te
répondre, et je le fais un peu en hâte, au milieu de la
bousculade des amis que nous avons ici.
Voici tes vacances qui s’achèvent, et tu as raison
d’en profiter, avant de rentrer te remettre au travail.
Nous avons ici des jours de soleil, mêlés à des jours
de pluie. En somme, tu es à l’âge où il fait toujours
beau. – Ne lis pas trop mes livres. Le grand air est
meilleur encore pour toi que la littérature. Puis, il
faudra que tu me relises à trente ans, lorsque tu auras
vécu, aimé et souffert. En attendant, ce que tu me dis
me fait plaisir, car notre désir à nous, écrivains, est
d’avoir pour nous la jeunesse, la génération qui
grandit.
Embrasse bien pour nous ta mère et ta sœur. Ta
marraine est bien occupée, et elle n’a que le temps
de me charger pour vous tous de ses grandes
embrassades.
Affectueusement à toi.
À Auguste Scheurer-Kestner
Paris, 20 novembre 1897
Cher monsieur,
J’éprouve l’impérieux besoin de vous serrer
vigoureusement la main1. Vous ne sauriez croire
combien votre admirable attitude, si calme, au
milieu des menaces et des plus basses injures,
m’emplit d’admiration. Il n’est pas de plus beau rôle
que le vôtre, quoi qu’il arrive, et je vous l’envie.
Je ne sais pas ce que je ferai, mais jamais drame
humain ne m’a empli d’émotion plus poignante.
C’est le combat pour la vérité, et c’est le seul bon, le
seul grand. Même dans l’apparente défaite la victoire
est au bout, certaine.
Veuillez me croire avec vous de toute mon
intelligence et de tout mon cœur.
1 Cette lettre de soutien anticipe sur l’article que Zola publia dans Le Figaro, le
25 novembre 1897, pour rendre hommage à l’action de Scheurer-Kestner, en employant
dans sa conclusion une formule qui allait rester célèbre : « La vérité est en marche, et rien
ne l’arrêtera » (OC, XVIII, p. 416-419).
À Georges Clemenceau
[Paris, 19 janvier 1898]
Mon cher ami, je serai à L’Aurore à trois heures
précises. Veuillez être exact, car j’ai beaucoup à faire
cet après-midi1.
Cordialement à vous.
1 Zola se préparait au procès en diffamation que lui intentait le gouvernement, à la suite
de la publication de « J’accuse » dans L’Aurore du 13 janvier 1898.
À Louis Havet
Paris, 20 janvier 1898
Monsieur,
Je désire citer comme témoins, devant le jury de
la Seine, des savants, des paléographes, des
historiens, habitués à ces méthodes scientifiques,
dont M. Duclaux1 parlait l’autre jour.
Mon avocat2 leur posera la simple question
suivante : « Pouvez-vous affirmer, en votre âme et
conscience, que l’écriture du bordereau n’est pas de
Dreyfus ? » Il ne sera pas question du commandant
Esterhazy.
Je vous prie de me faire savoir si je puis me
permettre d’invoquer votre témoignage.
Veuillez agréer, Monsieur, l’assurance de mes
sentiments les plus distingués.
21 bis, rue de Bruxelles.
1 Émile Duclaux (1840-1904), le directeur de l’Institut Pasteur, était l’un des tout
premiers signataires du « Manifeste des intellectuels » publié dans L’Aurore du 14 janvier.
2 Fernand Labori.
À Jeanne Rozerot
[Paris] Vendredi matin 11 février 1898
Chère femme, ma bonne Jeanne adorée, je t’ai
envoyé hier Desmoulin pour te rassurer et pour te
dire qu’il serait imprudent, aujourd’hui et demain,
que j’aille vous embrasser1. On suit ma voiture, et je
ne veux à aucun prix signaler ta maison. Sois donc
bien patiente, embrasse bien tendrement nos chers
enfants pour moi, et ne t’inquiète pas. Je me porte
très bien, aucun danger sérieux ne me menace. Il
faut laisser passer l’orage, et nos enfants plus tard
seront très fiers de leur papa.
Dimanche, je te promets d’aller passer tout
l’après-midi avec toi. Ne sors pas, envoie les enfants
se promener une heure ou deux, et je resterai ensuite
avec vous jusqu’à six heures. Il vaut mieux que,
demain et après-demain, je m’abstienne d’aller vous
voir.
Chère femme et chers petits adorés, je vous
embrasse de tout mon cœur.
Je fais mettre l’adresse par Desmoulin pour
qu’on ne reconnaisse pas mon écriture.
1 Le 7 février, le procès de Zola s’était ouvert devant la cour d’assises de Paris, dans un
climat très tendu. Des manifestants hostiles entouraient chaque jour le Palais de justice,
contraignant la police à prendre d’importantes mesures de sécurité.
À Jeanne Rozerot
Paris, lundi soir [18 juillet 1898]
Chère femme, l’Affaire a tourné de telle façon que
je suis obligé de partir ce soir pour l’Angleterre1. Ne
t’inquiète pas, attends tranquillement de mes
nouvelles. Dès que j’aurai pu décider quelque chose,
je te préviendrai. Je vais tâcher de trouver un endroit
où tu viendras me rejoindre avec les enfants. Mais il
y a quelques difficultés et plusieurs jours seront
nécessaires. D’ailleurs, je te tiendrai au courant, je
t’écrirai dès que je serai à l’étranger. Ne dis à
personne au monde où je vais.
Je vous embrasse bien tendrement tous les trois.
1 Le tribunal de Versailles venait de confirmer la condamnation prononcée, six mois plus
tôt, par la cour d’assises de Paris (un an de prison et trois mille francs d’amende).
Georges Clemenceau et Fernand Labori avaient conseillé à Zola de choisir l’exil.
À Jeanne Rozerot
[Weybridge] Mardi, 2 août 1898
Chère femme, je n’ai plus de lettre de toi depuis
huit jours, et j’en suis bien chagrin. Dans ma
solitude errante, mon cœur est si gros, que des
nouvelles plus fréquentes de mes chers mignons me
seraient une consolation. L’ami D. [Desmoulin]1 qui
te remettra cette lettre, causera avec toi de la façon
de régler notre correspondance : il faudra
absolument que tu puisses m’écrire deux fois par
semaine ; et moi je m’arrangerai pour que tu aies au
moins deux lettres de moi.
Soyez sans inquiétude sur mon compte. Je me
porte physiquement très bien, et je vais tâcher de me
calmer un peu au moral. Mais je suis navré, car je ne
trouve toujours pas de combinaison possible pour
vous faire venir ici avec quelque sûreté. Les
moindres choses se compliquent effroyablement, tu
n’as pas idée des ennuis que j’ai dans ce pays dont
j’ignore la langue. Et je voudrais tant vous avoir près
de moi ! nous avions fait un rêve si charmant pour
cette saison ! S’il faut décidément y renoncer, ce
sera pour moi la mort dans l’âme. Tout n’est pas
perdu encore, il faut attendre. Si ce n’est ici, ce sera
en Italie, à moins que je puisse rentrer plus tôt que je
ne l’espère. Je te demande beaucoup de tendresse et
beaucoup de courage. Je sais combien tu m’aimes et
quelle confiance tu as en moi. Ce n’est qu’un affreux
moment à passer, je suis de plus en plus convaincu
que nous sortirons triomphants de la lutte, car les
choses me semblent aller très vite à Paris. Je serai si
heureux plus tard que nos chers enfants soient fiers
de leur papa et que ma Jeanne bien-aimée leur dise
un jour tout ce que nous aurons souffert pour la
vérité et pour la justice. – En attendant, soyons
patients, acceptons la dure épreuve de notre brusque
séparation : dis-toi que ce n’est pas pour longtemps,
que je me porte bien et que nous nous retrouverons
avec plus de tendresse ; comme je me dis moi-même
qu’en dehors de la souffrance de ne pas m’avoir,
vous êtes à l’abri dans votre beau jardin, et que vous
y attendez tranquillement l’heure de notre réunion. –
Nous faisons quelque chose de très beau dont
l’Histoire nous tiendra compte. Notre vie reprendra
plus large et plus magnifique. – Espère, sois
confiante et brave, ma Jeanne bien-aimée.
Je vous embrasse de tout mon cœur, mes trois
mignons, aimez-moi bien.
1 Fernand Desmoulin avait rejoint Zola en Angleterre dès le début de son exil, pour lui
venir en aide : il lui servait de messager.
À Alexandrine Zola
[Weybridge] Samedi soir, 6 août 1898
Chère femme, Desmoulin m’écrit ta décision en
m’annonçant une lettre de toi1. Mais, puisque je ne
l’ai pas ce soir, je ne l’aurai que lundi soir, car tout
est mort en Angleterre le dimanche. Je ne veux pas
attendre jusque-là pour te donner de mes nouvelles,
pour te dire toute l’émotion où je suis, à la pensée
que je ne te verrai qu’à la fin septembre, dans plus
de six semaines sans doute. Je vais avoir près de moi
les enfants ; mais ils ne sont pas tout, et si tu savais
combien mon pauvre cœur, resté si plein de toi,
souffre de ce qui se passe. Je n’ai plus de
tranquillité, ma vie est trop bouleversée, l’incertitude
du lendemain me donne un tremblement nerveux qui
ne cesse pas.
Pourtant, je crois que tu as pris le meilleur parti.
Je ne pouvais te le conseiller, sans paraître retarder
le jour où nous nous trouverons réunis. Mais je
t’approuve, tu es la sagesse même. Seulement, je
t’en prie, ne dis pas encore que tu n’iras pas en
Italie2, attends que les vacances judiciaires calment
tout à Paris, et pars pour Rome, reviens m’attendre à
Gênes à la fin septembre3. C’est un rêve que je fais
et qu’il me sera bien doux de réaliser. Je ne
consentirai pas à rester ici plus tard que les derniers
jours de septembre, à moins d’événements bien
graves.
Je t’écris à la hâte, pour que tu aies tout de suite
une lettre de moi. Quand j’aurai reçu la tienne, lundi
soir, je te récrirai longuement, pour te raconter un
peu ma vie ici. Il y a quatre jours que je ne suis pas
sorti, et je travaille, j’ai commencé à écrire le
premier chapitre de mon roman. Mais je n’ai pas
beaucoup la tête à moi. Heureusement que je me
porte bien.
Je t’embrasse de tout mon cœur, chère femme, tu
es en ce moment la gardienne et la dévouée, c’est toi
qui me représentes et qui me défends. Sois certaine
que je n’oublierai jamais ton admirable cœur en ces
tristes circonstances. Si je ne t’aimais pas toujours
comme je t’aime, ton attitude actuelle me donnerait
bien du remords.
1 Alexandrine avait pris la décision de s’effacer devant Jeanne pour lui permettre de se
rendre en Angleterre avec Denise et Jacques.
2 Depuis 1895 (voir supra, p. 287-291), Alexandrine y faisait des séjours réguliers, à la
période de l’automne.
3 Zola pensait qu’il ne prolongerait pas son exil en Angleterre au-delà de l’été, et qu’il
gagnerait ensuite l’Italie pour y passer l’hiver.
À Alexandrine Zola
[Weybridge] Dimanche 7 août 1898
Chère femme, il pleut à torrents depuis hier ; et,
puisque je suis enfermé ici, sans même pouvoir
mettre le pied dehors, il me vient l’idée de causer un
peu avec toi, en attendant ta lettre que je n’aurai
certainement que demain soir lundi. Je voudrais te
donner quelques détails sur l’existence que je mène,
bien que notre bon ami D. [Desmoulin] ait dû te
renseigner un peu. Je suis comme cloîtré dans une
petite maison, servi par une bonne qui ne sait pas un
mot de français, et que dirige une fille de Vizetelly1,
qui n’en sait guère plus. Il faut que je parle par
signes le plus souvent. Je reste les journées sans
ouvrir la bouche, et je ne suis pas sorti depuis cinq
jours. Le pays est superbe, des pelouses sans fin,
plantées d’arbres géants. Seulement, le temps est
affreux. Je n’ai eu encore que deux jours de clair
soleil. Il a soufflé un vent terrible, puis voilà la pluie
qui s’en mêle. Le pis est qu’il n’en peut tomber sans
que tout de suite des brouillards semblent s’élever de
terre. Au fond, tout cela ne me contrarie pas trop, car
tu sais que je ne déteste pas ces temps frais, et je ne
souffre que de ma solitude, de ce sentiment
d’abandon, dans un pays étranger.
Heureusement, je me suis mis au travail jeudi, et
j’ai déjà écrit vingt pages de mon roman2. Je me lève
à huit heures, déjeune à neuf, ce qui me permet de
me mettre à table avant neuf heures. Cela me donne
de bonnes matinées, et j’ai commencé mon roman
dans une très grande clarté d’esprit. Le plus dur à
passer, c’est ensuite l’après-midi et la soirée. Je lis
bien un peu des livres que je me suis fait prêter ;
mais cela m’énerve plutôt. Puis, je ne peux toujours
lire. Les journaux m’ont manqué absolument
jusqu’ici ; et je viens de m’arranger pour recevoir au
moins L’Aurore et Le Siècle. Aujourd’hui, pourtant,
V. [Vizetelly] m’a envoyé ces deux journaux, les
numéros de vendredi, et j’ai su ainsi quelques
nouvelles : la condamnation du Petit Journal, le rejet
de notre pourvoi, et surtout les nouvelles révélations
sur les rapports d’Esterhazy et de du Paty de Clam3.
Ces dernières me paraissent de la plus inquiétante
gravité pour nos adversaires. N’importe, tu sais que
je ne suis pas optimiste, et mon opinion est que la
victoire décisive est encore bien lointaine. Aussi
suis-je toujours dans la pire anxiété pour moi, celle
de l’incertitude.
Ne t’inquiète pas pour ma garde-robe et mes
petites affaires : tu n’avais rien oublié, tout cela est
très complet et me suffira très amplement jusqu’à
notre réunion. Ma conviction est que, dans deux ou
trois semaines, tu te trouveras libre et pourras aller
faire ton voyage en Italie. Tu penses bien qu’avocats
et juges ont eux-mêmes grande soif de vacances.
Tout se calmera donc un instant, et tu seras libre. Tu
m’enverras l’adresse exacte de Bertolelli4, car il
serait préférable que je t’adresse mes lettres chez lui,
sous double enveloppe, pour que notre nom ne
figure pas sur la première. Et, en attendant, je vais
t’écrire régulièrement deux fois par semaine, en me
servant de l’intermédiaire du bon docteur5, sauf bien
entendu en cas exceptionnels. Tu pourrais, par
exemple, envoyer chercher mes lettres à Paris tous
les mardis et les samedis. Cela éviterait des voyages
inutiles. Pour toi, méfie-toi du dimanche, les lettres
que tu mettras à la poste le samedi ne m’arriveront
jamais que le lundi soir.
Remercie la cousine de l’offre aimable de
m’envoyer son fils6, qui, comme tu le dis très bien,
ne me serait d’aucune utilité. Embrasse-les bien
tendrement tous les trois. – Et donne à tout le monde
ami de bonnes nouvelles de moi, car en somme je
me porte physiquement très bien, je vis désormais
dans un calme profond, et il n’y a que mon pauvre
cœur qui saigne toujours. L’abomination de ce qui se
passe me laissera longtemps le tremblement intérieur
dont je souffre.
1 Depuis le 1er août, Zola habitait dans une petite maison, « Penn », située à Weybridge,
dans la banlieue de Londres. Son traducteur anglais, Ernest Vizetelly (1853-1922), lui
apportait toute l’aide qui était en son pouvoir. Il avait mis à son service sa fille aînée,
Violette, qui était âgée de quinze ans.
2 C’est-à-dire Fécondité, le premier tome de la série des Évangiles.
3 Allusion aux derniers développements de l’affaire Dreyfus : la condamnation d’Ernest
Judet, le directeur du Petit Journal (à qui Zola avait intenté un procès en diffamation à
cause des articles qu’il avait publiés pour porter atteinte à la mémoire de son père) ; le
rejet du pourvoi en cassation déposé par Fernand Labori contre l’arrêt prononcé par la
cour d’assises de Versailles ; les révélations apportées dans la presse, par Joseph Reinach,
sur les liens existant entre le commandant du Paty de Clam et Esterhazy.
4 Voir supra, p. 291, note 1.
5 Un ami, le Dr Jules Larat, dont l’adresse parisienne était utilisée comme boîte à lettres.
6 Albert Laborde, le fils d’Amélie Laborde (voir supra, p. 264, note 2, et p. 304).
À Alexandrine Zola
[Weybridge] Jeudi 11 août 1898
Chère femme, je commence aujourd’hui l’envoi
régulier de deux lettres par semaine, de façon à ce
que tu en aies une le mardi et une le samedi. Tu
pourras de la sorte envoyer à coup sûr chez le
docteur, que ça dérangera moins aussi.
Ta lettre du 7 août m’a fait du chagrin, car j’ai cru
y voir que je m’étais mal expliqué, puisque je
semblais t’avoir froissée. Ah ! grand Dieu ! que
toute idée de te causer de la peine est loin de moi !
Aussi ne veux-je pas revenir sur ces choses en
m’expliquant mieux, car jamais nous n’avons
traversé un moment où nous ayons plus besoin de
nous aimer et de nous entendre. Le moindre
désaccord entre nous serait simplement abominable.
C’est pourquoi je demande tant que tu me fasses
connaître ton désir, toujours, pour tâcher de m’y
conformer. Soyons bien d’accord sur tout, pour
souffrir moins.
Voici neuf jours que je ne suis pas sorti. Il paraît
qu’on m’avait reconnu dans l’hôtel que j’ai habité
avec Valentin1. Une note a paru dans un journal, et
j’évite de me montrer, par prudence. – J’ai terminé
hier le premier chapitre de mon roman et commencé
le second ce matin. Je suis content de mon travail,
c’est ce qui m’a permis de ne pas mourir d’ennui,
dans cette maison solitaire, où je ne dis pas trois
paroles par jour. Encore si je pouvais sortir et me
promener ! Ma vie est si plate, si dénuée de tout
événement, que je n’ai absolument rien à te raconter.
– J’attends les enfants, ce soir ; et ils vont faire
cesser cette solitude. Mais, les pauvres enfants, j’ai
presque du remords de les avoir fait venir, car ils
n’auront plus leur grand jardin de V. [Verneuil]2 ni
leurs joujoux. Et le ciel est si gris ! J’ai sûrement été
égoïste.
Tu as raison de m’écrire avec beaucoup de
prudence, sans nommer personne. Mais je te serais
bien reconnaissant si tu pouvais me renseigner un
peu sur nos affaires. Je n’ai encore reçu aucun
journal. Et, d’ailleurs, ce ne sont pas les faits publics
que je voudrais connaître, mais ce que pense Lab.
[Labori], ce qu’il prévoit, où il pense que nous
allons. – Tu me dis que l’avenir t’épouvante. Hélas !
je suis plus pessimiste que toi, demande au bon
Valentin le peu d’espoir que j’ai. Pour moi, la fin
heureuse est bien lointaine et je me vois hors de
France pour longtemps, à moins que je ne rentre
pour me faire immoler. C’est pourquoi j’ai tout le
désir de te voir à Gênes, à la fin de septembre ou
dans les premiers jours d’octobre, car il faudra que
nous causions sérieusement pour prendre un parti.
Je t’ai envoyé la lettre de Lorenzo. La plaquette
que tu es allée chercher si loin a été remise par moi à
Lab. [Labori]. Enfin, la lettre qu’il t’a fait chercher
sur mes indications n’existe peut-être plus, car j’ai
pu la déchirer. Si elle n’est pas dans les trois endroits
que j’ai dits, elle ne pourrait être que dans les lettres,
mises en paquets par toi, et datant du 20 mai
jusqu’au jour où nous sommes partis pour la
campagne. Autrement, je répète, elle a été détruite.
Je me porte très bien. Mais tous ces derniers
événements ont tellement agi sur mes nerfs, que,
pour la moindre chose, les larmes me montent aux
yeux. Je ne me reconnais plus, j’aurais cru être plus
vaillant. Quand tout sera fini, – si cela finit jamais, –
ah ! de quelle tranquillité j’aurai besoin pour me
remettre complètement. Ce qui m’exaspère, c’est
toute ma liberté qu’on m’a prise, à ce point que je ne
puis plus sortir, même en pays étranger, et que je
suis obligé de vivre à l’écart, me cachant comme un
malfaiteur.
Toi, ma pauvre femme, je te vois bien ennuyée,
bien bousculée par toutes ces courses à Paris, par
tous les soins compliqués que tu dois prendre. Il te
faut beaucoup de tendresse et de dévouement pour
t’en sortir. Et c’est ce qui m’enrage encore
davantage, contre cet imbécile départ qu’on a exigé
de moi si brusquement. Servira-t-il même à quelque
chose ? J’en doute. Enfin, il faut que nous vivions
jusqu’au bout ce calice. – Je suis content de ce que
tu dis des domestiques. C’est évidemment très
heureux que tu aies des gens fidèles autour de toi ;
sans cela, les complications seraient devenues plus
terribles encore. Dis-leur que je songe à eux et que je
les remercie de leur dévouement à ta personne. –
N’oublie pas monsieur Pin3, dont la compagnie, aux
jours de solitude, n’est pas à dédaigner. Il est bien
rageur avec les autres ; mais nous, il nous aime bien,
et on n’est pas tout à fait seul, quand il trottine à côté
de vous. Fais-lui une belle bisette de ma part, dis-lui
que je ne peux pas voir passer un chien sur la route,
sans songer à lui.
Aie donc du courage, chère femme, dis-toi qu’une
telle abomination ne peut pas durer. Et puis, si elle
dure, il faudra en prendre notre parti, régler nos
affaires, nous installer quelque part, le plus
petitement possible. Nous sommes trop vieux
maintenant pour recommencer la vie ; et tout ce que
je demande, c’est de finir en paix, fût-ce dans le
dernier des trous.
Je crois bien que Lab. [Labori] lui-même va partir
en vacances. Tâche de le confesser avant son départ,
puis tu me rediras ce qu’il pense de l’avenir.
J’ai le cœur si gros que je n’aurais pas dû peut-
être t’écrire aujourd’hui. Mais dis-toi que je me
porte bien, et que le reste, ce n’est que l’exaspération
de mes pauvres nerfs.
Je te remercie encore de tout ce que tu fais, chère
femme, et je t’embrasse bien fort, bien fort, de toute
ma tendresse, de tout mon cœur.
1 Allusion à l’hôtel d’Oatlands Park, près de Weybridge, où Zola avait séjourné avec
Fernand Desmoulin (qui se faisait appeler M. Valentin) à la fin du mois de juillet.
2 La maison qu’occupait Jeanne à Verneuil, près de Médan, depuis 1896.
3 Voir supra, p. 288, note 3.
À Fernand Desmoulin
[Weybridge] vendredi, 12 août 1898
Mon bon ami, les enfants et Jean1 sont arrivés hier
soir sans trop d’avaries. Seulement, ces pauvres
enfants ont, paraît-il, été fort malades sur le bateau,
bien que la mer fût admirable. On les a couchés, ils
ont bien dormi, et ce matin les voici gais comme des
pinsons. Ils vont m’être d’une grande consolation,
dans ma solitude, car je vous avoue que mon pauvre
cœur reste désemparé.
Je vous remercie donc bien affectueusement de
tout ce que vous avez fait, de votre dévouement et de
votre peine, pour m’expédier ces mignons. J’ai
voulu tout de suite vous donner de leurs nouvelles et
vous dire combien je vous suis reconnaissant.
Les journaux que Jean m’a apportés de France
m’ont de nouveau révolté. Voilà une fois de plus
Esterhazy et du Paty hors d’affaire2. Ah ! oui, elle
marche, la vérité, mais de quel pas de tortue ! Nous
serons tous morts quand elle triomphera. Mon
pessimisme continue. Vous savez que je ne reçois ni
L’Aurore, ni Le Siècle. Vous serez bien aimable de
tout faire pour qu’on ne m’oublie pas, car ce manque
total de journaux français finit par m’énerver
davantage.
Nous voilà installés, et je travaille très bien. C’est
cela qui va me soutenir, si je ne reçois pas quelque
nouveau coup d’assommoir. On m’a reconnu, paraît-
il, à l’hôtel, mais un journal a raconté que j’étais
retourné à la capitale. Donc, j’espère qu’on me
laissera tranquille ici. D’ailleurs tous nos plans sont
faits pour disparaître rapidement et aller nous
réfugier plus loin. Seulement, est-ce une vie ?
J’ai eu un petit bonheur, j’ai retrouvé ma canne,
qui s’était cachée dans un coin.
Voyez Alexandre3 le plus souvent possible. Il vous
aime beaucoup, vous lui apporterez une heure
d’adoucissement. Dites encore à votre cousin
combien je suis touché de la peine qu’il a prise et de
l’amitié qu’il me montre. De temps à autre, je vous
écrirai.
Je vous embrasse, mon bon ami.
1 C’est-à-dire Jeanne Rozerot, accompagnée de Denise et de Jacques : tous les trois
passèrent deux mois en Angleterre auprès de Zola ; ils regagnèrent Paris le 15 octobre.
2 Mis hors de cause par la justice, Esterhazy et du Paty de Clam échappaient aux
poursuites dont ils faisaient l’objet. Le véritable rebondissement de l’Affaire ne se
produisit qu’à la fin du mois d’août, avec l’arrestation du lieutenant-colonel Henry, qui
avoua au ministre de la Guerre le faux dont il était l’auteur, avant de se suicider dans sa
cellule du Mont-Valérien.
3 Alexandrine.
À Alfred Bruneau
[Weybridge] 21 août 1898
Mon ami, je pense que vous ne m’avez pas gardé
rancune, si je n’ai pas répondu à la bonne lettre que
vous m’avez écrite, au lendemain de mon arrivée ici.
J’ai dû prendre toutes sortes de précautions, j’ai
craint surtout qu’on décachetât le courrier de mes
amis. Et puis, je pensais qu’on vous donnerait des
nouvelles de moi, d’une façon moins dangereuse.
Après un premier mois de séjour, me voici installé
enfin et à peu près tranquille. Les premiers temps
ont été fort cruels, dans un pays dont j’ignore la
langue, errant et me cachant, avec l’angoisse de tout
ce que je laissais derrière moi. Maintenant que j’ai
pu me remettre au travail, et que je fais ma tâche
régulièrement chaque matin, la vie m’est devenue
possible. Je ne garde que la souffrance de
l’incertitude, en songeant à demain, car j’attends que
les événements décident du parti que je prendrai.
Certes, ce qui se passe est abominable, je crois que
jamais la situation n’a été plus affreuse ; mais je
garde une foi obstinée en la bonne cause, je suis plus
convaincu que jamais du triomphe. Les épreuves que
nous traversons auront doublé le prix de la victoire.
Je pense que vous aussi, vous vous êtes remis au
travail, de tout votre cœur, pour oublier un peu
l’amertume des abominations que vous avez si
bravement traversées à mon côté. Je songe souvent à
vous, vous êtes dans mon cœur avec les très rares
fidèles qui ne m’ont point abandonné, au jour de
l’impopularité et du danger. Faites une belle œuvre,
mettez-y toute votre passion de l’humanité et de la
vérité : c’est la seule façon d’avoir raison contre les
imbéciles et les bandits. J’espère être à l’automne à
Paris, pour que vous nous fassiez connaître les trois
premiers actes de L’Ouragan1 ; et nous oublierons
tout, en vous écoutant.
Si vous me donnez de vos nouvelles, envoyez
votre lettre à ma femme, qui me la fera parvenir.
Vous me direz comment votre femme2 et votre
fillette se trouvent de leur villégiature. Je pense que
vous ne rentrerez guère qu’à la fin de septembre, et
je regretterai bien de ne pas être là tout de suite, pour
aller prendre une tasse de thé dans votre nouvel
appartement.
Bon courage, mon ami. Travaillez bien et portez-
vous bien. Tout ce qui se passe n’est rien devant
l’œuvre à faire. Vous verrez que nous nous
trouverons un jour réunis, plus forts et plus heureux.
Embrassez votre femme et votre fillette pour
moi, comme je vous embrasse, fraternellement.
1 Drame lyrique dont Zola avait écrit le livret en 1896 ; Alfred Bruneau travaillait alors à
la partition musicale.
2 Philippine Bruneau passait l’été à Pornichet, près de La Baule, avec sa fille, Suzanne.
À Fernand Labori
[Addlestone] Jeudi, 8 septembre 1898
Mon cher, mon vaillant ami, vous n’avez pas
besoin de m’écrire pour que [je] sache que vous
m’aimez et que vous pensez à moi. Et vous êtes,
d’ailleurs, dans un tel effort, dans une telle
complication de besogne, que je me reprocherais de
vous prendre inutilement une heure de votre temps.
Votre bonne lettre me trouve, en effet, dans une
grande joie. Je crois qu’enfin nous voilà en marche
pour la victoire. Mais je ne suis tout de même pas
sans quelques inquiétudes encore, et je vous supplie,
je supplie nos amis de redoubler de méfiance et de
prudence, en approchant du but. Nous n’aurons
bataille gagnée que lorsque l’innocence de D.
[Dreyfus] sera reconnue et que lorsqu’il sera libre.
Le jour où l’on le jugera de nouveau, mon cœur
cessera de battre, car ce sera le jour du véritable
danger. Vous entendez bien ce que je veux dire, vous
ne devez plus tous avoir qu’une pensée, travailler à
ce que l’évidence, ce jour-là, soit si éclatante, que
tout criminel escamotage devienne impossible.
Je suis naturellement de votre avis, pour la date de
ma rentrée. Il est impossible, maintenant, de la fixer.
Je ne la vois logique qu’après le résultat de la
révision, de façon à ce que notre procès de
Versailles1 soit comme la conclusion victorieuse de
toute l’affaire. Je vais donc attendre, je ne dis pas en
paix, car mon être est trop bouleversé d’anxiété pour
cela, mais du moins avec espoir, le jour où je pourrai
reprendre ma tranquille vie de travailleur, ma
besogne étant remplie. D’ailleurs, je me porte bien,
je travaille, je ne souffre que d’être ici, dépaysé, loin
de ma femme, dans un pays dont je ne sais pas la
langue.
Et je songe à vous, mon brave et glorieux ami, qui
allez avoir une si grosse part dans la victoire. Je vous
ai toujours dit que c’est vous qui avez fait de mon
procès l’irrésistible campagne qui a tout conquis. Si
j’ai eu la crainte amère, un moment, de vous avoir
entraîné dans une affaire sans issue possible, ma
première pensée, aux bonnes nouvelles, a été que
l’avenir maintenant était à vous, à nous, – et j’ai
pleuré comme une bête en songeant à ce[t] innocent
torturé que nous allons rendre à sa femme et à ses
enfants. – Mes amitiés émues à votre femme. Je
vous embrasse.
1 Zola a été condamné par la cour d’assises de Versailles (voir supra, p. 308, note 1).
À Fernand Labori
[Norwood] Dimanche, 30 octobre 1898
Mon cher ami, merci de votre bonne lettre, qui
m’a touché infiniment1. La pensée qui vous l’a
dictée m’est allée au cœur. Mais vous savez que je
n’ai jamais accepté vos éloges qu’en vous en
renvoyant une grosse part. Vous êtes dans la victoire
autant que moi ; mon triomphe n’est que le vôtre, car
c’est vous qui avez fait de ma protestation ce qu’elle
est devenue : une si retentissante enquête, un tel cri
d’éloquence, que depuis lors la soif de vérité n’a fait
que grandir dans le monde entier. Aujourd’hui, la
vérité éclate, grâce à vous.
Hier soir, en même temps que votre lettre, j’ai
reçu la dépêche d’un ami me faisant connaître la
décision de la Cour de cassation. Nous voilà sauvés,
puisqu’une enquête totale est décidée. Désormais,
Dreyfus est acquitté ; et ma seule terreur restait
l’infamie possible d’un nouveau conseil de guerre, si
toute la lumière n’était pas faite.
J’ai donc une grande joie. Pourtant, voilà qui va
me retenir ici pendant deux grands mois encore, et je
vous avoue que l’exil commence à peser
singulièrement lourd sur mes épaules. J’ai été très
souffrant, mais me voilà remis et j’ai pu reprendre
mon travail. J’ai eu aussi la très grande joie de
l’arrivée de ma femme, qui va m’aider à supporter
ma solitude, loin de toutes mes habitudes et de tous
mes amis. Nous allons nous organiser pour hiverner
ici dans les meilleures conditions possibles. Et puis,
j’ai tort de me plaindre : Picquart, l’héroïque, est
autrement malheureux2. J’espère maintenant qu’ils
vont être forcés de le lâcher. Embrassez-le bien
tendrement pour moi, la première fois que vous le
verrez.
Veuillez dire à madame Labori la part douloureuse
que nous prenons à son deuil et à son chagrin. Ma
femme, qui a bien regretté de ne pas la voir, lui
envoie ses bien sympathiques condoléances. Et nous
vous envoyons, à vous, mon cher ami, nos plus vives
amitiés.
Je vous embrasse.
1 Acceptant la demande en révision qui lui était soumise, la chambre criminelle de la
Cour de cassation avait décidé de reprendre l’examen de l’affaire Dreyfus, en ouvrant une
nouvelle enquête. « Voilà donc que, grâce à vous, l’heure de la justice commence à
poindre », écrivait Labori à Zola, le 27 octobre.
2 Le lieutenant-colonel Picquart était incarcéré depuis le 13 juillet 1898, à la suite de ses
prises de position en faveur d’Alfred Dreyfus. Après avoir été détenu à la prison de la
Santé, il avait été transféré, le 22 septembre, dans la prison militaire du Cherche-Midi.
À Jacques
[Norwood] Dimanche, 30 octobre 1898
Mon bon petit Jacques, te voilà un homme,
maintenant que tu vas au lycée1, et je vais garder ta
belle lettre comme un souvenir de ton premier pas
dans le monde.
Seulement, puisque te voilà un homme, il faut
maintenant être bien sage, bien travailler dans ta
classe, et surtout ne plus jouer quand tu es à table.
Bientôt, quand je retournerai auprès de vous, je
suis certain que maman ne me fera que des
compliments de toi, en me disant que vous avez tout
fait, Denise et toi, pour lui faire oublier mon
absence. Il faut l’aimer de toute la force de vos
cœurs.
En attendant, mon petit Jacques, je t’embrasse
tendrement, avec la certitude que je vais être très fier
d’avoir un petit garçon comme toi, travailleur et
raisonnable.
Ton papa qui t’aime.
1 Âgé de sept ans, Jacques venait d’entrer au lycée Condorcet : il entamait sa scolarité au
sein des classes primaires du « petit lycée ».
À Denise
[Norwood] Dimanche, 20 novembre 1898
Chère petite Denise bien aimée, tu fais en effet
beaucoup de fautes, il y en avait quatorze dans ta
lettre. Mais ça ne me chagrine pas, si tu t’efforces de
travailler le mieux que tu peux. En travaillant, tu
arriveras à ne plus faire de fautes du tout.
J’ai eu des nouvelles de Violette1, avant-hier, par
son papa. Elle se porte très bien, elle est rentrée à
son école. Sa maman lui a acheté une belle bicyclette
avec le cadeau que je lui ai fait, en ton nom et en
celui de Jacques. Et elle a dû, aujourd’hui dimanche,
étrenner sa bicyclette neuve, en faisant une
promenade. Le malheur est qu’elle n’aura pas eu de
soleil, parce que le soleil est parti en France, avec
vous.
Dis à Jacques qu’il est un petit paresseux,
puisqu’il ne m’écrit pas. Et sois gentille avec lui,
jouez bien ensemble.
J’embrasse de tout mon cœur ma petite Denise,
pour qu’elle soit très belle et très bonne.
1 Violette Vizetelly (voir supra, p. 312, note 1) : elle avait été la compagne de jeu de
Denise au cours des deux mois précédents, passés en Angleterre.
À Jeanne Rozerot
[Norwood] Jeudi 29 décembre 1898
Chère Jeanne adorée, cette lettre t’arrivera la
veille du jour de l’an, et je veux t’y répéter tout le
chagrin que je vais avoir, ce jour-là, comme le jour
de Noël, de ne pas me trouver près de vous. Je
n’aurai pu faire, ainsi que chaque année, mes petites
courses, mes petits cadeaux ; et pour la première
fois, tu n’auras pas un bijou qui te reste en souvenir.
Après y avoir bien songé, et avoir renoncé à vous
envoyer quelque chose d’ici, tout ce que je puis
faire, c’est de vous envoyer à chacun un bon pour un
cadeau, que je paierai, à Paris, lors de mon retour,
dès que vous me le présenterez. D’ici là, choisissez
ce qui vous plaira le mieux, et vous n’aurez qu’à me
dire l’objet choisi. À moins que vous ne préfériez
que je choisisse moi-même. – Et ce que je puis y
joindre encore, c’est des millions et des millions de
baisers, pour toi et les deux mignons, autant de
baisers qu’il y aura de minutes, et de secondes, dans
la journée de dimanche. Surtout, je vous souhaite
une année un peu moins bousculée que celle qui va
finir, et en souhaitant cela, c’est aussi mon bonheur
que je souhaite, une vie plus calme qui me permettra
de ne pas vous quitter un seul jour.
Toi, tu es la vraie sacrifiée, ma Jeanne bien-aimée,
puisque tu n’auras rien, tandis que les enfants auront
leurs cadeaux habituels. J’ai été bien heureux
d’apprendre que le petit Noël s’était conduit
largement à leur égard et qu’ils se montraient ravis
des cadeaux trouvés dans leur cheminée. Espérons
que le bonhomme du jour de l’an se conduira
également bien. Tu as dû recevoir les deux jouets
dont je t’ai parlé. Avec ce que tu as dû acheter toi-
même, je crois qu’ils seront encore contents. Tu me
raconteras leur jour de l’an, comme tu m’as raconté
leur Noël. Cela me fait passer une heure de joie,
lorsque tu me dis leur bonheur.
Si, comme tu me l’affirmes, c’est Jacques tout
seul qui a fait sa dernière petite lettre, il est certain
qu’il est en progrès, depuis ses deux mois de lycée.
Les phrases se tiennent et l’orthographe n’est pas
mauvaise. Espérons qu’il va se décider à travailler
sérieusement et que nous aurons pour fils un brave
petit garçon dont nous serons fiers. Cela dépend de
lui. Je réponds à sa petite lettre. – Si mademoiselle
Denise s’enrhume par sa faute, dis-lui qu’elle aura le
nez rouge et que jamais elle ne trouvera un mari.
Les nouvelles que je reçois de Paris sont bonnes.
On commence à croire que les choses ne traîneront
pas en longueur, comme beaucoup le prétendent.
Plusieurs amis m’affirment même que tout sera
terminé dans un mois. Je t’avoue que je ne suis pas
si optimiste et que je mets ma rentrée vers le milieu
de février. Ce serait déjà bien beau, si je vous étais
rendu à cette époque-là, et c’est un espoir qu’on peut
avoir très légitimement. – Jusque-là, je vais
continuer ma vie de paix et de travail. Il ne fait
toujours pas froid ici. Mais les grosses tempêtes sont
fréquentes, et lundi dernier j’ai bien cru que la
maison que j’habite allait être emportée par le vent.
Ce matin, cette tempête a recommencé, mais moins
violente. En ce moment, le vent diminue, il tombe
des torrents de pluie. L’ennui, c’est que chacune de
ces tempêtes interrompt les courriers entre ce pays et
la France ; et je reste un ou deux jours sans lettres,
sans journaux ; puis, tout l’arriéré m’arrive en
paquet. Enfin, il faut bien se résigner à cela comme à
la mauvaise nourriture et à l’exaspération de vivre au
milieu de gens avec qui on ne peut pas causer.
Souhaite une bonne année de ma part aux Alexis1
et aux Triouleyre2. Remercie-les en mon nom des
bons soins qu’ils ont pour vous. Je vais commencer
l’année en tâchant de me bien porter et de bien
travailler. Ne sois pas inquiète sur moi, dis-toi que je
suis heureux, en sachant combien vous m’aimez, et
avec quelle impatience vous attendez mon retour.
Bonne année, ma Jeanne adorée ! bonne année,
ma chère petite Denise ! bonne année, mon cher petit
Jacques ! Vous êtes mes trois trésors précieux et je
vous envoie tout mon cœur, pour que vous le
partagiez vous-même en trois parts égales. Faisons
des vœux pour que les jours et les semaines passent
vite, et pour que nous soyons réunis, afin de
reprendre notre existence paisible, qui nous semblera
d’autant meilleure, qu’elle aura été plus menacée. Et
des baisers encore, et des baisers toujours, toute une
moisson de baisers.

À ma bien-aimée Jeanne
Bon pour un cadeau de jour de l’an, que je
paierai,
dès ma rentrée à Paris,
sur la présentation de ce billet.
Décembre 98.
Émile Zola3
1 Paul et Marie Alexis, avec qui Jeanne était très liée.
2 Louis et Hortense Triouleyre, autre couple d’amis intimes.
3 Ces lignes sont écrites au verso d’une carte de vœux illustrée comportant l’inscription :
« A Christmas Greeting ».
À Denise
[Norwood] Dimanche, 1er janvier 1899
Merci de tes bons souhaits de nouvel an, ma chère
petite Denise. Ils sont gentils et gais comme toi, ils
vont me tenir chaud au cœur pendant toute l’année.
Je garde tes lettres et celles de Jacques comme de
tendres souvenirs qui me porteront bonheur.
Maman me dit que tu fais des progrès au piano. Il
va falloir que tu apprennes un beau morceau, pour
me le jouer, lorsque je reviendrai. Nous ferons une
fête et c’est toi qui nous feras tous danser.
Tu me diras dans ta prochaine lettre si tu as été
contente de ton jour de l’an. Je sais que maman a
bien fait les choses. Aussi faut-il que vous l’aimiez
et que vous l’embrassiez de tout votre cœur.
Moi, je t’embrasse bien fort, certain que tu auras
toute une belle année de sagesse et de travail.
Ton papa qui t’aime.
À Jacques
[Norwood] Jeudi 11 mai 1899
Mon bon petit Jacques, c’est très beau d’être enfin
sur le tableau d’honneur. Maintenant, il faut
continuer à bien travailler, pour y rester toujours ;
car ce serait une vraie honte que de ne plus y être.
On dirait que tu recules au lieu d’avancer.
Ce que je ne comprends pas bien, c’est que la joie
d’être sur le tableau d’honneur t’ait fait te mal
conduire au point d’avoir un zéro. Il me semble
qu’au contraire tu aurais dû tout de suite t’appliquer
à être un petit garçon de plus en plus raisonnable et
savant.
Voici les vacances qui approchent. Comme tu vas
avoir certainement un prix, nous te récompenserons,
maman et moi, en te faisant faire, avec ta sœur, de
belles promenades à bicyclette. Nous irons acheter
de bons gâteaux à Meulan, et nous serons si beaux,
en revenant par le bois de Verneuil1, que les oiseaux
feront de la musique sur notre passage.
Ton papa qui t’embrasse de tout son cœur.
1 Verneuil, où habitait Jeanne (voir supra, p. 315, note 1), est situé entre Meulan et
Médan.
À Jeanne Rozerot
[Norwood] Dimanche 28 mai 1899
Chère femme bien-aimée, comme je le pensais,
j’ai fini hier Fécondité. J’avais commencé d’écrire le
roman le 4 août 1898 et je l’ai terminé le 27 mai
1899. Il a mille six pages de mon écriture, ce qui
fera un volume de six cent cinquante pages environ.
C’est bien long, mais tout de même il aura cent
pages de moins que Rome, le plus long de mes
livres. Je suis très content du dernier chapitre, et je
compte bien que toutes les honnêtes femmes, toutes
les épouses et toutes les mères seront avec moi. Ne
t’effarouche pas de mes audaces, elles sont d’un
honnête homme qui a toujours dit la vérité et qui ne
veut que la justice. Cela n’est pas écrit pour les
petites filles, mais pour les âmes droites et les cœurs
solides.
Tu t’imagines ma joie, mon soulagement. Depuis
dix mois, j’étais attaché à ce travail énorme, et selon
ma coutume, je me mettais à ma table, même
malade, même lorsque les nouvelles de France
m’avaient retourné le cœur. Ceux qui ne savent pas
ne peuvent se douter quel courage, quel effort il faut
pour mettre un pareil livre debout. Aussi me semble-
t-il que j’ai une montagne de moins sur les épaules.
Et cela fait que je viens de passer enfin un très bon
dimanche. Il faut ajouter que j’ai eu, hier encore,
d’excellentes nouvelles de France. Désormais, il est
absolument certain que l’arrêt de la Cour prononcera
la révision1. Enfin, nous voilà victorieux, mon retour
n’est plus qu’une question de quelques jours, et dans
les conditions les plus heureuses. Je suis hors
d’affaire, je vais vous être rendu, car nos procès2 se
régleront certainement ensuite de la meilleure façon
du monde. Tout a bien marché, les événements
semblent avoir voulu, en toutes choses, tourner pour
mon plus grand bien. Et voilà pourquoi le dimanche
d’aujourd’hui me paraît être un si beau dimanche.
Je prévois toujours ma rentrée pour le six, dans la
nuit, de sorte que j’irai vous embrasser le mercredi
7. Mais ne dis cette date à personne au monde, pas
même à Alexis, car il faut éviter à tout prix les
indiscrétions possibles, puisque je désire que pas une
âme puisse être à la gare. Je t’écrirai encore jeudi et
dimanche. Mais toi, ne m’écris plus que le jeudi
1er juin ; car, si tu m’écrivais encore le dimanche
suivant, la lettre n’arriverait pas. Ainsi, lorsque tu
auras reçu cette lettre, tu n’auras plus à m’écrire
qu’une fois. Et quelle joie, n’est-ce pas ? de cesser
ces froides lettres, pour enfin se retrouver ensemble !
Oui, je vais faire ma malle avec une bien grande
joie. J’ai toute la semaine libre d’ailleurs, puisque
mon travail est fini. Seulement, j’ai encore ici deux
ou trois personnes, des amis, qu’il faut que j’invite à
déjeuner. Puis, les Fasquelle3 arriveront. Il est décidé
que Bruneau ne viendra pas, car il redoute beaucoup
la mer. – Tu vois que toute ma semaine va être prise
et que je n’aurai pas le temps de m’ennuyer. Mais
quelle impatience de voir les jours s’écouler vite ! –
Je t’ai dit que Viz. [Vizetelly] était revenu. Il
reviendra déjeuner après-demain mardi, avec un
journaliste anglais, un ami que je me suis fait ici,
lors de mon premier voyage, en 93. D’ailleurs, Viz.
[Vizetelly] ne parle pas du tout d’aller à Paris pour le
procès. Il m’a eu l’air très vieilli et très fatigué. – Sa
femme viendra sûrement aussi me faire ses adieux.
Je vais être débordé.
Le temps continue à être très froid. On dirait que
c’est l’hiver qui recommence. Je n’ai pas cessé le feu
un seul jour. Et le soleil s’obstine à ne pas reparaître,
ce qui me fait enrager, car j’ai encore des plaques
que j’aurais voulu utiliser4. – Après avoir fini mon
roman, hier, j’ai fait une bien belle promenade,
malgré le vent et le froid. Et il me semblait que
j’avais vingt ans.
Nos enfants sont deux beaux mignons. Je suis sûr
que notre petit Jacques finira par très bien travailler.
Je me revois à son âge, j’étais comme lui, je me
retrouve tout à fait en lui. Nous en ferons un bon
petit homme. – Et notre Denise aussi sera très bonne
et très belle. Il faut la laisser grandir, pour qu’un peu
de raison lui vienne. Je l’aime mieux étourdie que
méchante.
C’est cela, prépare la grande théière, et va
commander un gâteau à mademoiselle Louise. Ce
pauvre Jacques ne sera pas là, mais nous lui
garderons sa part, et je l’attendrai pour l’embrasser.
Ce sera notre fête à tous, on se souhaitera les
anniversaires que notre séparation nous a empêchés
de fêter.
Encore dix jours, et ce sera le grand, le beau jour.
– Des millions de baisers, pour attendre jusque-là, à
ma Jeanne bien-aimée, à ma petite Denise et à mon
petit Jacques.
1 L’arrêt de la Cour de cassation, annulant la condamnation portée contre Alfred Dreyfus,
fut rendu le 3 juin 1899.
2 Les procès liés à la publication de « J’accuse » : l’action en justice conduite par le
ministre de la Guerre, ainsi que le procès en diffamation intenté par les experts en
écriture, à cause des attaques que Zola avait lancées contre eux.
3 Au cours des mois précédents, Eugène Fasquelle (voir supra, p. 264, note 3) n’avait pas
ménagé ses efforts pour apporter à Zola toute l’aide dont il était capable.
4 La photographie fut l’un des passe-temps favoris de Zola pendant son exil londonien.
À Alfred Dreyfus
Paris, 6 juillet 1899
Capitaine, si je n’ai pas été l’un des premiers, dès
votre retour en France1, à vous écrire toute ma
sympathie, toute mon affection, c’est que j’ai craint
que ma lettre ne reste pour vous incompréhensible.
Et j’ai voulu attendre que votre admirable frère vous
ait vu, vous ait dit notre long combat. Il vient de
m’apporter la bonne nouvelle de votre santé, de
votre courage, de votre foi, et je puis donc vous
envoyer tout mon cœur, en sachant que maintenant
vous me comprendrez.
Ah ! ce frère héroïque, il a été le dévouement, la
bravoure et la sagesse2. C’est grâce à lui que, depuis
dix-huit mois, nous crions votre innocence. Quelle
joie il m’apporte, en me disant que vous sortez
vivant du tombeau, que l’abominable martyre vous a
grandi et épuré ! Car l’œuvre n’est point finie, il faut
que votre innocence hautement reconnue sauve la
France du désastre moral où elle a failli disparaître.
Tant que l’innocent sera sous les verrous nous
n’existerons plus parmi les peuples nobles et justes.
À cette heure, votre grande tâche est de nous
apporter, avec la justice, l’apaisement, de calmer
enfin notre pauvre et grand pays, en achevant notre
œuvre de réparation, en montrant l’homme pour qui
nous avons combattu, en qui nous avons incarné le
triomphe de la solidarité humaine. Quand l’innocent
se lèvera, la France redeviendra la terre de l’équité et
de la bonté.
Et c’est aussi l’honneur de l’armée que vous
sauverez, de cette armée que vous avez tant aimée,
en qui vous avez mis tout votre idéal. N’écoutez pas
ceux qui blasphèment, qui voudraient la grandir par
le mensonge et l’injustice. C’est nous qui sommes
ses vrais défenseurs, c’est nous qui l’acclamerons, le
jour où vos camarades, en vous acquittant,
donneront au monde le plus saint et le plus sublime
des spectacles, l’aveu d’une erreur. Ce jour-là,
l’armée ne sera pas seulement la force, elle sera la
justice.
Mon cœur déborde, et je ne puis que vous envoyer
toute ma fraternité pour ce que vous avez souffert,
pour ce qu’a souffert votre vaillante femme. La
mienne se joint à moi et c’est ce que nous avons en
nous de meilleur, de plus noble et de plus tendre, que
je voudrais mettre dans cette lettre, pour que vous
sentiez que tous les braves gens sont avec vous.
Je vous embrasse affectueusement.
1 Alfred Dreyfus avait quitté l’île du Diable le 9 juin et était arrivé en France le 1er juillet.
La révision de son procès allait s’ouvrir à Rennes, le 7 août.
2 Mathieu Dreyfus (1857-1930) : après la condamnation de son frère, en 1894, il se
consacra entièrement à la campagne qu’il avait décidé de mener pour obtenir la révision
du procès ; multipliant les démarches, il s’appuya sur l’aide que lui fournit Bernard
Lazare et parvint, en novembre 1897, à découvrir le nom du véritable coupable,
Esterhazy ; il fut ensuite l’un des principaux stratèges du camp dreyfusard, avec Georges
Clemenceau, Fernand Labori et Joseph Reinach.
À Octave Mirbeau
Paris, 29 novembre 1899
Quelle bonne émotion je viens d’avoir, mon ami,
en lisant votre article sur Fécondité1 ! Ce qui l’anime
d’un si grand souffle, ce qui le fait si beau et si
retentissant, c’est votre tendresse pour moi ; c’est le
lien fraternel qui s’est noué entre nous. Je connais
bien les défauts de mon livre, les invraisemblances,
les symétries trop volontaires, les vérités banales de
morale en action ; et la seule excuse est celle que
vous donnez : la construction particulière que m’a
imposée le sujet. Mais avec quelle chaude sympathie
vous mettez en valeur les bonnes pages, cette âme
du livre, cet amour de la vie, du plus de vie possible,
auquel j’ai tout sacrifié ! Il faut aimer pour
comprendre.
Je crois aussi qu’on me comprendra mieux,
lorsque les trois romans suivants auront complété ma
pensée. Fécondité n’est qu’une humanité élargie
pour les besognes de demain. Mais la victoire y
semble rester à la force, et c’est ce que viendront
corriger l’organisation du travail, l’avènement de la
vérité et de la justice. Tout cela est bien utopique,
mais que voulez-vous ? Voici quarante ans que je
dissèque, il faut bien permettre à mes vieux jours de
rêver un peu.
Je voulais seulement vous dire la grande joie que
votre bonne tendresse m’a apportée ce matin, et je
vous embrasse en frère reconnaissant, et j’embrasse
également votre chère femme.
1 Dans un compte rendu qui venait de paraître dans L’Aurore, le jour même, Octave
Mirbeau parlait de l’émotion qu’il avait éprouvée devant le roman. Saluant l’engagement
littéraire de Zola, « plus grand, plus sincère, plus optimiste que jamais, à travers les
injures et l’incompréhension », il vantait la « beauté inaccoutumée » de l’œuvre, ainsi que
sa « prescience du futur ».
À Maurice Le Blond
[Paris] [1er] décembre 19001
Cher monsieur Le Blond,
Je n’ai jamais été pour un enseignement
esthétique quelconque, et je suis convaincu que le
génie pousse tout seul, pour l’unique besogne qu’il
juge bonne. Mais j’entends bien que, loin de vouloir
imposer une règle et des formules aux individualités,
votre ambition est simplement de les susciter, de les
éclairer, de leur donner comme une atmosphère de
sympathie et d’enthousiasme qui hâte leur pleine
floraison.
Et c’est pourquoi je suis avec vous, de toute ma
fraternité littéraire. Ce qui me ravit dans votre
tentative, c’est que j’y vois un signe nouveau de
l’évolution qui transforme en ce moment notre petit
monde des lettres et des arts. Tout un réveil met
debout la jeunesse ; elle refuse de s’enfermer
davantage dans la tour d’ivoire où ses aînés se sont
morfondus si longtemps, en attendant que sœur
Anne – la vérité de demain – parût à l’horizon. Un
souffle a passé, un besoin de hâter la justice, de vivre
la vie vraie, pour réaliser le plus de bonheur
possible. Et les voilà dans la plaine, résolus à
l’action, les voilà en marche, sentant qu’il ne suffit
plus d’attendre, mais qu’il faut avancer sans cesse, si
l’on veut aller par-delà les horizons, jusqu’à l’infini.
L’action ! l’action ! Tous doivent agir, tous
comprennent que c’est un crime social que de ne pas
agir, dans une heure si grave, lorsque les forces
néfastes du passé livrent un combat suprême aux
énergies de demain. Il importe de décider si
l’humanité ne reculera pas d’un pas en arrière, si elle
ne retombera pas dans l’erreur et dans l’esclavage,
peut-être pour un siècle encore. Et, n’est-ce pas ? en
agissant, en ouvrant des cours, en groupant les
jeunes gens de votre âge pour mettre en commun vos
besoins, vos idées, vos croyances, vous voulez être
uniquement les bons ouvriers de l’heure présente,
n’être ni des lâches ni des déserteurs, au moment où
tous les citoyens interviennent et se battent.
Le mouvement est général : des universités
populaires se fondent partout2, des associations se
créent qui donnent des conférences, qui répandent au
jour le jour la bonne parole. Il était nécessaire que
les écrivains et les artistes ne restassent pas à l’écart,
inutiles, indifférents. Vous ouvrez une école de la
Beauté, vous voulez dire bien haut votre idéal ; vous
affirmez, dans l’œuvre produite, la nécessité de la
vie, de la vérité humaine, de l’utilité sociale, en vous
basant sur le vaste ensemble des œuvres que vous
lègue toute une lignée de grands aînés. C’est très
bien, et vous avez raison, et votre effort quand même
aura son bon effet.
Laissez dire, agissez encore et toujours. Il se peut
que votre enseignement ne nous donne pas des
génies nouveaux. Mais vous vous serez rapprochés,
vous vous serez connus, vous aurez peut-être fourni
à celui d’entre vous qui sera plus tard un maître
l’appui qu’il attend, la flamme généreuse qui doit
l’embraser. Et vous aurez créé un milieu propice,
vous aurez exalté la Beauté qui sera, plus tard, aussi
nécessaire que le pain au peuple travailleur de la
Cité heureuse.
Je suis des vôtres, et je vous serre fraternellement
la main.
1 Lettre ouverte, publiée dans Le Figaro du 12 décembre 1900. Zola y commente la
création du Collège d’esthétique moderne, fondé par Maurice Le Blond et Saint-Georges
de Bouhélier dans le but de réunir les milieux de l’avant-garde littéraire et artistique en
favorisant les débats intellectuels. La séance inaugurale du Collège d’esthétique, dont
Zola était le président d’honneur, eut lieu le 28 janvier 1901.
2 Issu des combats de l’affaire Dreyfus, le mouvement des « universités populaires » avait
été lancé en 1899, à l’initiative d’un ancien ouvrier typographe, Georges Deherme. Il était
présidé par Gabriel Séailles, professeur de philosophie à la Sorbonne.
À Georges Picquart
Paris, 29 décembre 1900
Ah ! mon cher Picquart, quelle belle, honnête et
courageuse lettre vous avez écrite1 ! Et,
naturellement, comme tous les justes, vous voilà
seul, en butte même aux attaques de nos amis d’hier.
C’est le train de la lâcheté universelle. Mais vous
avez agi comme vous le deviez, et votre victoire est
certaine.
Bien affectueusement à vous.
1 Dans une lettre ouverte, que venait de publier L’Aurore du 28 décembre, en première
page, Picquart dénonçait le contenu de la loi d’amnistie votée par les parlementaires dans
l’espoir de mettre un terme à la crise née de l’affaire Dreyfus. S’adressant à Waldeck-
Rousseau, le président du Conseil, il déclarait : « Sous prétexte de sauver la République,
vous avez égaré l’opinion par une diversion plus ou moins justifiée contre des adversaires
politiques, tandis que vous laissiez indemnes des criminels qui sont les véritables ennemis
du pays et auxquels vous n’avez pas osé toucher parce qu’il vous eût fallu sans doute
frapper trop haut, pour des crimes trop grands. »
À Alfred Dreyfus
Paris, 8 mai 1901
Cher monsieur Dreyfus,
J’achève la lecture de Cinq Années de ma vie1, et
je ne sais rien de plus poignant, de plus éloquent,
dans la simplicité et la concision. Je suis de ceux qui
vous approuvent beaucoup de ne pas avoir tardé plus
longtemps à nous donner ces pages. Il était
nécessaire qu’on les connût, elles auraient manqué
au dossier qui achève de se faire chaque jour. C’est
un peu plus de lumière qu’elles apportent, elles vous
font connaître définitivement. Elles disent quel
homme vous êtes et quel martyr vous avez été.
Maintenant, la figure est complète, et d’une grande
beauté d’innocence et de souffrance.
La victoire de demain est certaine, ces pages
l’annoncent encore.
Avec toute mon admiration et toute mon
affectation.
1 L’ouvrage venait de sortir en librairie : Alfred Dreyfus y décrivait ses cinq années de
détention à l’île du Diable.
À Jean Jaurès
Paris, 15 mai 1901
Mon cher Jaurès,
Ma femme m’a dit de quel cœur enflammé et avec
quelle magnificence vous avez parlé de Travail, dans
votre grand amour de l’humanité1. Rien ne pouvait
me toucher plus profondément que cet appui
fraternel que vous avez ainsi donné à mon œuvre.
On tâche de faire sur elle le plus de silence possible,
et il fallait votre parole ardente pour dire au moins ce
que j’ai voulu. Oui, ce peuple auquel vous travaillez,
ce peuple enfin réconcilié dans le travail, fécondé
par l’amour, sera certainement le peuple de demain.
Merci mille fois. Vous ne sauriez croire quelles
sont ma joie et ma fierté. Et je vous serre bien
fraternellement les deux mains.
1 Jean Jaurès venait de donner, le jour même, une conférence sur Travail, où il avait
célébré, en des termes lyriques, le message social contenu dans le roman : « Aujourd’hui
que la science est plus puissante, que la démocratie est plus forte, que le prolétariat
s’organise, nous avons des raisons nouvelles d’espérer, et l’œuvre de Zola, avec la fin
magnifique où il nous fait apparaître tous les hommes fraternellement unis dans la justice
et dans la joie, l’œuvre de Zola est mieux qu’un rêve, c’est l’aube splendide qui annonce
la réalité de demain » (Revue socialiste, no 198, juin 1901).
À Alfred Bruneau
Médan, 24 août 1901
Mon bon ami, je suis désolé d’avoir tant tardé à
vous répondre. Mais les Charpentier ne sont partis
que d’hier soir ; et, tant qu’ils sont restés ici, ma
correspondance a été suspendue. Vous me
pardonnez, n’est-ce pas ?
Le premier acte de L’Enfant roi est fini, et vous en
paraissez content1. J’en suis donc content aussi, et je
n’ai qu’un désir, celui de l’entendre au plus tôt. Il est
à croire que le second acte sera très avancé, sinon
terminé, lorsque vous rentrerez à Paris. Votre œuvre
sera certainement très humaine et très belle, et le
public finira par comprendre. J’ai bon espoir, je
compte beaucoup sur elle. Puis, qu’importe ! aucun
effort n’est perdu, aucune création viable ne meurt,
et l’avenir est à vous, quel que soit le présent.
Je me suis remis vigoureusement au travail de
mon côté, et je vais passer un bon mois de
septembre, dans la retraite absolue2. – Je suis de plus
en plus convaincu que rien ne sera changé au
Figaro. Je ne sais rien, mais je serais bien surpris, si
un arrangement n’intervenait pas, à la suite duquel
nous verrons Périvier et Calmette la main dans la
main3. En tout cas, votre situation est moins que
jamais menacée, et c’est le seul point qui
m’intéresse4.
Goûtez le calme de votre villégiature et travaillez
bien. Paris nous reprendra toujours assez tôt, avec
ses mensonges et ses trahisons. – Votre femme va
nous revenir tout à fait valide, puisque la voilà qui
marche gaillardement avec une canne5, et nous
trouverons Suzanne encore grandie. – Embrassez-les
bien tendrement pour nous, comme nous vous
embrassons vous-même, mon bon ami, de tout notre
cœur.
1 Zola avait écrit le livret de cette comédie lyrique quelques mois plus tôt (OC, XIX,
p. 447-485). Bruneau était en train de travailler à la partition musicale.
2 Zola était plongé dans la rédaction de Vérité.
3 Allusion aux conflits qui opposaient, au sein de la rédaction du Figaro, les deux
directeurs du journal, Fernand de Rodays et Antonin Périvier. Gaston Calmette occupait
alors les fonctions de secrétaire général : il prit la direction du quotidien en 1903.
4 Alfred Bruneau donnait au Figaro des chroniques musicales depuis 1895. Il y était entré
grâce à l’appui de Zola.
5 S’étant blessé le genou à la suite d’un accident, Philippine Bruneau souffrait
horriblement depuis plusieurs années et éprouvait de grandes difficultés pour marcher.
À Alfred Bruneau
Médan, 2 juillet 1902
Mon cher ami, vous voilà installés, et votre lettre
nous donne de bonnes nouvelles de vous deux et de
Suzanne. Ces trois mois de grand calme et de travail
vous feront certainement grand bien ; et, quand vous
rentrerez en octobre, avec votre œuvre finie, il sera
toujours temps d’organiser votre avenir. Je n’ai plus
guère d’illusions, mais je crois tout de même que les
braves gens et les travailleurs déterminent autour
d’eux les chances heureuses. C’est toujours lorsque
j’ai désespéré que le destin s’est montré clément.
Depuis bientôt trois semaines que nous sommes
ici, nous avons vécu dans une belle tranquillité. Ma
femme va mieux, surtout depuis qu’il fait beau. J’ai
bien travaillé, mais je ne compte finir Vérité que
vers la fin du mois. C’est terriblement long, voilà
près d’un an que, tous les matins, sans manquer un
seul jour, je me remets à cette œuvre. Aussi suis-je
très fatigué, avec le grand besoin de me reposer un
peu. Je compte ne pas faire grand-chose en août.
Puis, en septembre, j’espère m’occuper de nos
poèmes, et, plus j’y songe, plus je suis décidé à les
traiter comme je les sens, car tout accommodement
au goût des directeurs ou du public serait en fin de
compte une duperie. En octobre, nous risquerons la
partie avec Gailhard1, et si nous la gagnons, il est
certain que cela tiendra à des raisons que nous ne
pouvons prévoir.
Vous avez vu que Delna n’est pas réengagée. On a
laissé entendre qu’elle donnerait des représentations
au printemps ; et, comme il serait désastreux d’être
joué à cette époque, il est donc sûr que L’Enfant roi
sera renvoyé à la saison suivante. Ce qui
n’empêchera pas qu’il nous faudra surveiller Carré2.
Les Charpentier ne viendront ici que le 15 août.
Nous avons donc devant nous six semaines de
solitude ; et cela ne m’est pas désagréable, je passe
de délicieuses après-midi dans mon jardin, à
regarder tout vivre autour de moi. Avec l’âge, je sens
tout s’en aller et j’aime tout plus passionnément.
Travaillez bien, mon ami, reposez-vous bien aussi,
et surtout ne vous faites pas de chagrin, ne
désespérez pas. Vous verrez que la chance viendra,
je ne sais comment, mais elle viendra. Tout effort est
récompensé, il est impossible que votre travail si
brave et si franc n’amène pas la victoire. Chaque
jour, levez-vous en espérant quelque chose de bon
pour le lendemain.
Et bonne santé à votre femme, et bonnes vacances
à Suzanne. Prenez tous les trois une grosse provision
de forces pour l’hiver prochain.
Nous vous embrassons, ma femme et moi, de
tout notre cœur.
1 Pedro Gailhard, le directeur de l’Opéra.
2 Le projet de L’Enfant roi avait été accepté par Albert Carré, le directeur de l’Opéra-
Comique. Pour le rôle principal, Zola comptait sur Marie Delna qui avait été l’une des
interprètes de L’Ouragan, en avril 1901.
À Alfred Bruneau
Médan, 8 août 1902
Mon bon ami, j’ai enfin terminé Vérité, qui
pendant un an m’a demandé de grands efforts.
L’œuvre est au moins aussi longue que Fécondité, et
il s’y trouve une telle diversité de personnages, un
tel enchevêtrement de faits, que jamais mon travail
ne m’a demandé une discipline plus étroite. J’en sors
pourtant assez gaillard, et ma tête seule a besoin de
repos. Vérité commencera à paraître le
10 septembre, dans L’Aurore, et y durera jusqu’au
20 janvier environ.
J’attends les Charpentier dans les premiers jours
de la semaine prochaine, et c’est pendant leur séjour
ici que je compte me reposer. Cela mettra un peu de
bruit autour de moi, me tirera de la solitude où nous
vivons. Et je compte sur cette diversion bruyante
pour me débarbouiller le cerveau. Puis, en
septembre, je songerai à vous, je me mettrai à un des
poèmes, je ne sais encore lequel. Votre lutte devient
si rude, que je suis hanté de scrupules. Sans doute, je
professe qu’on doit marcher droit à l’œuvre d’art,
sans s’occuper des contingences. Seulement, quand
un musicien n’a devant lui que deux théâtres pour se
produire1, quand des obstacles de toutes sortes lui
barrent la route, il est bien difficile de s’embarquer
dans une œuvre, sans s’inquiéter du sort qui l’attend.
Le pis est qu’on se paralyserait tout à fait, si l’on
voulait mettre toutes les bonnes chances de son côté.
Depuis quelques jours, je réfléchis à nos trois sujets,
et je suis bien troublé. Enfin, le seul parti sage et
brave est d’en traiter un ; et puis, nous verrons,
quand nous serons réunis à Paris.
Aucune nouvelle d’ailleurs. Depuis que j’étais ici,
je n’avais pas quitté ma table de travail un seul jour.
Nous avons vu Larat2 pendant deux heures, une
après-midi. Les Mirbeau, qui doivent être à
Houlgate, ne viendront nous voir qu’après leur
retour. Les Loiseau sont toujours à Morsalines, où
notre cousine Amélie3 est allée les rejoindre ; et elle
aussi ne viendra sans doute passer avec nous
quelques jours qu’en septembre. Quant à Desmoulin,
il est à Bruges, où il copie des primitifs.
Nous avons reçu ce matin la bonne lettre de votre
femme, à laquelle la mienne répondra
prochainement, et nous avons été bien heureux des
excellentes nouvelles qu’elle nous donnait. Il paraît
que Suzanne et vous devenez des pêcheurs de
crevettes remarquables. Vous allez nous revenir tous
les trois rayonnants de santé, et c’est ce qu’il faut
pour vaincre le destin.
Nous vous embrassons bien tendrement, de tout
notre cœur.
1 C’est-à-dire l’Opéra et l’Opéra-Comique.
2 Jules Larat (voir supra, p. 313, note 3).
3 Amélie Laborde. Sa fille, Élina, était l’épouse de Georges Loiseau, un jeune critique
dramatique.
À Alfred Bruneau
Médan, 25 septembre 1902
Mon bon ami, je voulais vous répondre tout de
suite, mais j’ai été pris de maux de dents affreux ; et
voilà ma fin de saison gâtée, par les quelques beaux
jours que nous venons d’avoir. Enfin, ça se calme un
peu, j’attends d’être à Paris, pour me faire soigner.
Nous y serons dimanche soir. Il est à croire que ma
femme partira pour l’Italie le vendredi 3 ou le
samedi 4 octobre.
Je savais que vous aviez fini L’Enfant roi par
votre ami Destranges1, qui m’avait envoyé sa
brochure sur L’Ouragan, et qui m’a remercié de
l’avoir remercié. Vous devez être bien content, car
voilà une nouvelle œuvre terminée ; et, avec
l’entêtement de l’espoir, je compte beaucoup sur
elle. Albert Laborde, qui a vu l’affiche de l’Opéra-
Comique pour la saison, m’a appris que Carré y a
mis L’Enfant roi, parmi les œuvres reçues et devant
être jouées. Certainement, elle ne sera pas jouée
cette année ; mais la voilà reçue publiquement, ce
dont je n’ai jamais douté d’ailleurs. Le pis serait
qu’une série de fours ne le poussât, vers mars ou
avril, à nous offrir d’être joués tout de suite. Il
faudrait refuser carrément.
Sylvanire, ou plutôt Paris en amour, titre que je
préfère pour plusieurs raisons, avance2. J’aurai
certainement fini dès les premiers jours d’octobre. Je
suis content de ce qui est fait. Mais, quand je
travaille pour vous, vous savez mes scrupules. Et je
me tourmente beaucoup, hanté d’idées pratiques, me
demandant comment nous allons pouvoir décider
Gailhard à passer un traité avec nous. Dès que vous
serez là, nous lirons d’abord la pièce, vous me direz
franchement ce que vous en pensez, au point de vue
musical, et au point de vue de la réception plus ou
moins possible à l’Opéra. Et puis, nous causerons de
la façon de la soumettre à Gailhard. – Je n’ai pas
trop chargé le rôle de Sylvanire, qui irait très bien à
Mlle Ackté3, je crois. Les rôles des deux barytons ne
sont également pas trop lourds. Je crains que le rôle
du ténor ne soit le plus dur. – Beaucoup de
mouvement et même de légèreté, une variété très
grande, et des choses très poignantes vers la fin.
Mais cela ne ressemble à rien, tout y est nouveau
comme drame lyrique, et j’ai la terreur de Gailhard.
Voilà, mon cher ami. Je voulais simplement vous
donner signe de vie et vous dire combien je serai
heureux de vous revoir4. Dès votre arrivée, venez
donc me voir un matin, vers dix heures. Vous êtes
certain de ne pas me déranger, car je ne me remettrai
sérieusement au travail que plus tard.
Ma femme et moi, nous vous embrassons bien
tendrement tous les trois.
1 Le critique musical Étienne Destranges (1863-1915), auteur notamment d’études
consacrées aux opéras de Wagner et de Verdi.
2 Drame lyrique en cinq actes, Sylvanire ou Paris en amour (OC, XX, p. 405-445) est le
dernier livret que Zola ait écrit pour l’opéra. Il ne fut jamais représenté.
3 D’origine finlandaise, Aïno Ackté (1876-1944) s’était fait connaître, quelques années
plus tôt, par son interprétation du rôle de Marguerite dans le Faust de Charles Gounod.
4 Ces mots possèdent une sorte d’ironie tragique, quelques jours à peine avant la
disparition brutale de l’écrivain. Alfred Bruneau ne revit Émile Zola que couché sur son
lit de mort. Il évoque ce souvenir dans les dernières lignes d’À l’ombre d’un grand cœur :
« Dans son cabinet de travail, sur le divan où nous l’avions vu, débordant de vie, former
de si beaux et si héroïques projets, Zola était étendu, les yeux clos. La mort n’avait
nullement altéré ses traits. Sa personne semblait partager avec son œuvre le privilège de
l’éternité. J’en goûtai une minute la trop brève illusion » (À l’ombre d’un grand cœur,
Charpentier-Fasquelle, 1931, p. 186-187).
CRÉDITS
© Presses de l’université de Montréal / Éditions du CNRS
(Zola, Correspondance, 10 vol., 1978-1995), pour
l’établissement des lettres de Zola reprises dans cette
anthologie.
© Gallimard (Zola, Lettres à Jeanne Rozerot, 2004), pour
les lettres données p. 262, 263, 264, 271, 273, 275, 277, 282,
307, 308, 325, 329.
Chronologie
L’enfance et la jeunesse
1840 : Naissance à Paris, le 2 avril. Émile Zola est le fils de
François Zola, né à Venise en 1795, et d’Émilie Aubert,
originaire de la Beauce.
1843-1847 : La famille s’installe à Aix-en-Provence, dans le
midi de la France. François Zola, qui est ingénieur, se lance
dans le projet d’un barrage destiné à alimenter la ville d’Aix
en eau potable. Mais il meurt brutalement en mars 1847,
laissant sa veuve dans de graves difficultés financières.
1847-1852 : Élève de la pension Notre-Dame, à Aix, Émile
Zola a pour amis Philippe Solari et Marius Roux.
1852-1857 : Zola poursuit ses études au collège Bourbon
d’Aix. Il se lie d’amitié avec Paul Cézanne et Jean-Baptistin
Baille.
1858 : Il vient habiter Paris, où il rejoint sa mère. Il entre
comme boursier au lycée Saint-Louis. Il se lie avec un
camarade de classe, Georges Pajot. Il passe ses vacances d’été
à Aix, où il retrouve ses amis Baille et Cézanne.
1859 : Il échoue à deux reprises au baccalauréat. Il publie
ses premiers poèmes dans La Provence.
1860 : Pendant deux mois, d’avril à mai, il est employé aux
Docks Napoléon, entrepôts situés près de la place de la
République.
1861 : Il fait l’expérience de l’amour avec une jeune
prostituée, Berthe. En avril, il reçoit la visite de Cézanne, qui
va séjourner à Paris jusqu’à l’automne.
1862 : Le 1er mars, il entre à la librairie Hachette : employé
d’abord comme commis, il passe au bureau de la publicité
dont il deviendra le chef. Le 31 octobre, il obtient la
nationalité française, en vertu de l’article du Code civil
concernant les enfants d’étrangers nés en France.
Les débuts de la carrière littéraire
1864 : Zola publie en librairie son premier ouvrage, les
Contes à Ninon. Il collabore à différents journaux, leur
donnant à la fois des contes, des chroniques et des comptes
rendus critiques. Il rencontre Alexandrine Meley, qu’il
épousera en mai 1870.
1865 : Son premier roman paraît : La Confession de Claude.
1866 : Il quitte la librairie Hachette. Ses collaborations
journalistiques se multiplient. Il publie successivement deux
recueils d’articles critiques : Mes Haines, puis Mon Salon (où
il reprend sa campagne menée dans L’Événement en faveur de
la nouvelle peinture).
1867 : À partir du mois de mars, il entreprend, dans Le
Messager de Provence, la publication d’un roman-feuilleton,
Les Mystères de Marseille, dont il réalisera ensuite une
adaptation théâtrale avec son ami Marius Roux. À la fin de
l’année, il publie en librairie Thérèse Raquin.
L’élaboration des Rougon-Macquart
1868-1869 : En mai 1868, Zola fait paraître une nouvelle
édition de Thérèse Raquin, dans laquelle il proclame son
appartenance au groupe des « écrivains naturalistes ». En
décembre, il publie Madeleine Férat. Il conçoit le projet du
cycle des Rougon-Macquart, dont il remet le plan à son
éditeur, Lacroix. Il est l’ami des peintres Manet, Guillemet,
Pissarro, ainsi que des frères Goncourt.
1870-1871 : Il quitte Paris en septembre 1870, où il ne
reviendra qu’en mars 1871. Il tente de fonder un journal, La
Marseillaise, avec son ami Marius Roux. Il écrit des
chroniques parlementaires dans La Cloche. En octobre 1871, il
publie La Fortune des Rougon, avec une préface expliquant le
projet des Rougon-Macquart. En novembre, la publication en
feuilleton de La Curée est interrompue, sur l’injonction du
procureur de la République.
1872-1873 : Il publie La Curée (janvier 1872) et LeVentre
de Paris (avril 1873). C’est le début de ses relations amicales
avec Flaubert et Alphonse Daudet. Lacroix ayant fait faillite, il
se lie avec un nouvel éditeur, Georges Charpentier. Adaptation
au théâtre de Thérèse Raquin, en juillet 1873.
1874 : Il publie La Conquête de Plassans (mai). En
novembre, parution d’un recueil de nouvelles, Les Nouveaux
Contes à Ninon, et création, au théâtre de Cluny, de la comédie
Les Héritiers Rabourdin : la pièce est un échec.
1875 : Publication de La Faute de l’abbé Mouret (mars).
Vacances d’été à Saint-Aubin-sur-Mer (Calvados), du 2 août
au 4 octobre. Début de la collaboration au Messager de
l’Europe de Saint-Pétersbourg.
Les premiers succès littéraires
1876 : Zola publie Son Excellence Eugène Rougon (février
1876). L’Assommoir paraît en feuilleton, dans Le Bien public,
du 30 avril au 7 juin. Le roman fait scandale et la publication
est interrompue. Elle reprend dans La République des lettres, à
partir du 9 juillet. Premières visites d’Henry Céard et de Joris-
Karl Huysmans, qui seront, avec Paul Alexis, Léon Hennique
et Guy de Maupassant, les amis et les disciples des Soirées de
Médan. Vacances d’été à Piriac, en Bretagne.
1877 : Fin janvier, publication de L’Assommoir en librairie.
Le 16 avril a lieu le « dîner Trapp » : Flaubert, Zola et
Goncourt sont salués comme les maîtres de la littérature
moderne par les « jeunes » naturalistes, Huysmans, Céard,
Hennique, Alexis et Maupassant, auxquels s’est joint Mirbeau.
Séjour à L’Estaque, du 27 mai au 27 octobre.
1878 : Publication d’Une page d’amour (avril). Nouvel
échec théâtral avec Le Bouton de rose, créé au théâtre du
Palais-Royal le 6 mai. Le 28 mai, Zola achète une petite
maison de campagne à Médan, près de Villennes, qu’il va
aménager en la transformant progressivement : il y passera
désormais la période de l’été.
1879 : L’adaptation de L’Assommoir au théâtre (par William
Busnach et Octave Gastineau) connaît un important succès.
1880 : Publication de Nana (février). En avril paraît le
volume collectif des Soirées de Médan, où sont réunis les
noms de Zola, Maupassant, Huysmans, Céard, Hennique et
Alexis. Le recueil critique du Roman expérimental sort en
librairie en décembre. L’école naturaliste est à son apogée.
1881 : En janvier, adaptation de Nana au théâtre. Zola met
un terme à son activité de journaliste littéraire. À l’exception
d’une campagne isolée dans LeFigaro, en 1895-1896, il se
consacrera désormais à son œuvre romanesque et à ses projets
théâtraux. Il recueille l’essentiel de son œuvre critique dans
une série de volumes (Le Naturalisme au théâtre, Nos auteurs
dramatiques, Les Romanciers naturalistes, Documents
littéraires) auxquels s’ajoutera, en 1882, Une Campagne.
1882-1884 : Années occupées par un travail régulier.
Paraissent successivement Pot-Bouille (avril 1882), Au
Bonheur des Dames (mars 1883), La Joie de vivre (février
1884). À cette production romanesque s’ajoutent deux recueils
de nouvelles, Le Capitaine Burle (novembre 1882) et Naïs
Micoulin (novembre 1883). Zola passe le mois d’août 1884 au
Mont-Dore, en Auvergne, où sa femme, Alexandrine, fait une
cure.
Les romans de la maturité
1885 : Publication de Germinal (mars) ; c’est le deuxième
roman de Zola sur la question ouvrière, après L’Assommoir. La
pièce de théâtre tirée du roman est interdite par la censure :
elle ne sera jouée qu’en avril 1888.
1886 : Publication de L’Œuvre (mars) : évocation indirecte
des années de jeunesse passées à Aix-en-Provence et de
l’amitié avec Paul Cézanne.
1887 : En avril, adaptation au théâtre de La Curée (sous le
titre Renée). La publication de La Terre, en août, entraîne la
polémique du « Manifeste des Cinq » : dans Le Figaro, cinq
jeunes écrivains (Paul Bonnetain, J.-H. Rosny, Lucien
Descaves, Paul Margueritte et Gustave Guiches) affirment
violemment leur hostilité à l’esthétique naturaliste.
1888 : Publication du Rêve (octobre). Zola tombe amoureux
de Jeanne Rozerot, qui devient sa maîtresse : celle-ci lui
donnera deux enfants, Denise (née en 1889) et Jacques (né en
1891).
1890-1891 : En mai 1890, il se présente, sans succès, à
l’Académie française : il échouera régulièrement à toutes ses
autres tentatives. Publication de La Bête humaine (mars 1890),
puis de L’Argent (mars 1891). En avril 1891, il est élu
président de la Société des gens de lettres : il va se montrer
très actif dans cette charge, qu’il occupera quasiment sans
interruption jusqu’en 1896. En juin 1891, il adapte Le Rêve à
l’Opéra-Comique en collaboration avec le musicien Alfred
Bruneau (le livret est de Louis Gallet).
1892 : Publication de La Débâcle (juin). Il passe les
dernières semaines du mois d’août à Lourdes, pour préparer le
roman qu’il publiera en 1894 ; il prolonge ce séjour par un
grand voyage dans le midi de la France qui le mène jusqu’à
Gênes, en Italie.
1893 : Publication du Docteur Pascal (juin), suivi par un
grand banquet littéraire réunissant deux cents personnes, au
bois de Boulogne, pour fêter l’achèvement des Rougon-
Macquart. Poursuite de la collaboration avec Alfred Bruneau :
adaptation de « L’Attaque du moulin » à l’Opéra-Comique, en
novembre.
Le cycle des Trois Villes
et l’engagement dans l’affaire Dreyfus
1894-1896 : En juillet 1894, Zola publie Lourdes, le premier
volume de la série des Trois Villes. Il effectue un grand voyage
en Italie, d’octobre à décembre 1894, pour préparer Rome, qui
paraîtra en librairie en mai 1896. En décembre 1895, il
commence une « nouvelle campagne » dans Le Figaro.
1897 : En janvier, création à l’Opéra du drame lyrique
Messidor, monté en collaboration avec Alfred Bruneau. Il
achève Paris, le dernier épisode de sa trilogie des Trois Villes
(le roman paraîtra en mars 1898). Le 25 novembre, il publie
dans Le Figaro son premier article en faveur d’Alfred Dreyfus.
1898 : Poursuivant son engagement dans l’affaire Dreyfus,
il publie le 13 janvier, dans L’Aurore, sa « Lettre au Président
de la République » (« J’accuse »). Un procès en diffamation
lui est intenté par le gouvernement : il est condamné à un an
d’emprisonnement, le 23 février. Le 18 juillet, il doit s’exiler
en Angleterre. Accompagnée de ses deux enfants, Jeanne
Rozerot pourra le rejoindre à partir de la mi-août et passera le
reste de l’été avec lui.
Les dernières années
1899 : Zola rentre à Paris le 5 juin, après onze mois d’exil.
En octobre, il publie Fécondité, le premier volume de la série
des Quatre Évangiles.
1901 : En février, dans La Vérité en marche, il reprend ses
articles écrits pendant l’affaire Dreyfus. En avril, publication
de Travail, le deuxième tome des Évangiles, et création de
L’Ouragan, à l’Opéra-Comique, en collaboration avec Alfred
Bruneau.
1902 : Il meurt brutalement, le 29 septembre. Publication
posthume de Vérité, le troisième tome des Évangiles. Le
dernier épisode des Évangiles, Justice, reste à l’état de notes.
1908 : Les cendres d’Émile Zola sont inhumées dans la
crypte du Panthéon, le 4 juin.
Bibliographie
Éditions de la correspondance d’Émile Zola
Édition de référence
Correspondance, sous la direction de Bard H. Bakker et
Henri Mitterand, Montréal-Paris, Presses de l’université de
Montréal et Éditions du CNRS, 10 vol., 1978-1995 :
Tome I (1978) : Correspondance : 1858-1867 (éditeur :
Colette Becker).
Tome II (1980) : Correspondance : 1868-1877 (éditeur :
Colette Becker).
Tome III (1982) : Correspondance : 1877-1880 (éditeurs :
Colette Becker, Alain Pagès et Abert Salvan).
Tome IV (1983) : Correspondance : 1880-1883 (éditeurs :
Colette Becker, Dorothy E. Speirs et John Walker).
Tome V (1985) : Correspondance : 1884-1886 (éditeurs :
Owen Morgan et Alain Pagès).
Tome VI (1987) : Correspondance : 1887-1890 (éditeurs :
Owen Morgan, James B. Sanders et Dorothy E. Speirs).
Tome VII (1989) : Correspondance : 1890-1893 (éditeurs :
Colette Becker, Gina Gourdin-Servenière, Véronique Lavielle
et Owen Morgan).
Tome VIII (1991) : Correspondance : 1893-1897 (éditeurs :
Owen Morgan, Dorothy E. Speirs et John Walker).
Tome IX (1993) : Correspondance : 1897-1899 (éditeurs :
Owen Morgan et Alain Pagès).
Tome X (1995) : Correspondance : 1899-1902 (éditeurs :
Owen Morgan, Dorothy E. Speirs et John Walker).
Correspondance. Tome XI : Lettres retrouvées :1858-1902,
présentées et annotées par Owen Morgan et Dorothy E. Speirs,
Montréal-Paris, Presses de l’université de Montréal et Éditions
du CNRS, 2010.
Autres éditions
Correspondance. Lettres de jeunesse, Eugène Fasquelle,
« Bibliothèque Charpentier », 1907.
Correspondance. Les Lettres et les arts, Eugène Fasquelle,
« Bibliothèque Charpentier », 1908.
Correspondance (1858-1871), notes et commentaires de
Maurice Le Blond, Œuvres complètes d’Émile Zola, t. XLVIII,
Bernouard, 1928.
Correspondance (1872-1902), notes et commentaires de
Maurice Le Blond, Œuvres complètes d’Émile Zola, t. XLIX,
Bernouard, 1929.
Correspondance. Lettres à Maître Labori (1898-1902),
notes et commentaires de Maurice Le Blond, Œuvres
complètes d’Émile Zola, t. XLIX bis, Bernouard, 1929.
L’Affaire Dreyfus. Lettres et entretiens inédits, textes
présentés par Alain Pagès, Montréal-Paris, Presses de
l’université de Montréal et Éditions du CNRS, 1994.
Lettres d’un enthousiaste. Lettres d’Émile Zola à son ami
Antony Valabrègue, présentées par Olympia Alberti, Aigues-
Vives, HB Éditions, 1997.
Lettres à Jeanne Rozerot(1892-1902), éd. Brigitte Émile-
Zola et Alain Pagès, Gallimard, 2004.
Études d’ensemble sur la vie
et l’œuvre d’Émile Zola1
BECKER (Colette), avec la collaboration de Gina
GOURDIN-SERVENIÈRE et Véronique LAVIELLE,
Dictionnaire d’Émile Zola, R. Laffont, « Bouquins », 1993.
–, Les Apprentissages de Zola, PUF, « Écrivains », 1993.
COLIN (René-Pierre), Tranches de vie. Zola et le coup de
force naturaliste, Tusson, Éd. du Lérot, 1991.
GUERMÈS (Sophie), La Religion de Zola, Honoré
Champion, « Essais », 2006.
HAMON (Philippe), Le Personnel du roman. Le système
des personnages dansLes Rougon-Macquartd’Émile Zola,
Genève, Droz, « Titre courant », 1998.
MITTERAND (Henri), Zola et le naturalisme, PUF, « Que
sais-je », 1986.
–, Zola, Fayard, 1999-2002, 3 tomes.
–, Zola tel qu’en lui-même, PUF, 2009.
MOURAD (François-Marie), Zola critique littéraire,
Honoré Champion, 2003.
PAGÈS (Alain), Le Naturalisme, PUF, « Que sais-je »,
1989.
–, Émile Zola.Bilan critique, Nathan Université, « 128 »,
1993.
–, Émile Zola. De « J’accuse » au Panthéon, Le Puy Fraud,
Lucien Souny, 2008.
–, Une journée dans l’affaire Dreyfus. « J’accuse »,
13 janvier 1898, Perrin, « Tempus », 2011.
PAGÈS (Alain) et MORGAN (Owen), Guide Émile Zola,
Ellipses, 2002.
PIERRE-GNASSOUNOU (Chantal), Zola. Les fortunes de
la fiction, Nathan, « Le texte à l’œuvre », 1999.
WRONA (Adeline) éd., Zola journaliste. Articles et
chroniques, GFFlammarion, 2011.
Études sur la correspondance d’Émile Zola
BECKER (Colette), « Correspondance et débat critique :
l’exemple de Zola », in Lettre et critique, sous la direction de
Pierre-Jean Dufief, Brest, Université de Bretagne occidentale,
2003, p. 169-179.
DIAZ (José-Luis), « “En nourrice chez les illusions” : la
correspondance de Zola comme préface à la vie d’écrivain »,
in L’Autobiographie hors l’autobiographie, sous la direction
de Brigitte Diaz, Elseneur [Presses universitaires de Caen],
no 22, 2008, p. 79-98.
PAGÈS (Alain), « Correspondance et genèse », in Leçons
d’écriture. Ce que disent les manuscrits (Hommage à Louis
Hay), Minard, 1985, p. 207-214.
–, « Le discours de la correspondance », Les Cahiers
naturalistes, no 73, 1999, p. 9-23.
Ouvrages de synthèse sur la question de l’épistolaire
DIAZ (Brigitte), L’Épistolaire ou la Pensée nomade.
Formes et fonctions de la correspondance dans quelques
parcours d’écrivains au XIXe siècle, PUF, « Écriture », 2002.
DUFIEF (Pierre) éd., Les Écritures de l’intime. La
correspondance et le journal, Honoré Champion, 2000.
HAROCHE-BOUZINAC (Geneviève), L’Épistolaire,
Hachette, « Contours littéraires », 1995.
KAUFMANN (Vincent), L’Équivoque épistolaire, Éditions
de Minuit, 1990.
1 Pour une bibliographie plus détaillée, on se reportera à la Bibliographie critique de
David Baguley, en ligne sur le site des Cahiers naturalistes : http//www.cahiers-
naturalistes.com.
Notices biographiques
DES CORRESPONDANTS
D’ÉMILE ZOLA
ALEXIS, Paul (1847-1901). – Originaire d’Aix-en-
Provence, il fit la connaissance de Zola en 1869, et lui
témoigna dès lors une amitié qui ne se démentit jamais. Il lui
consacra un essai biographique (Émile Zola. Notes d’un ami,
1882) et demeura à ses côtés, au cours des années 1870 et des
années 1880, au moment des combats littéraires du
naturalisme (il participa aux Soirées de Médan en 1880)
comme à l’époque de l’affaire Dreyfus. Journaliste, critique
littéraire, auteur de pièces de théâtre, il laissa des recueils de
nouvelles (La Fin de Lucie Pellegrin, 1880 ; Le Besoin
d’aimer, 1885 ; L’Éducation amoureuse, 1890 ; Trente romans,
1895 ; La Comtesse, 1897) et deux romans (Madame Meuriot,
1890 ; Vallobra, 1901).
BAILLE, Jean-Baptistin (1841-1918). – Condisciple de
Zola et de Cézanne au collège d’Aix-en-Provence, il est le
destinataire d’une partie très importante de la correspondance
de jeunesse de l’écrivain. Reçu à l’École polytechnique en
1861, il mena ensuite une carrière de savant et d’ingénieur, en
s’intéressant aux questions d’optique et d’acoustique. En 1885,
il prit la direction de la fabrique d’appareils optiques fondée
par son beau-père. Ses liens avec Zola s’espacèrent après
1871.
BARRÈS, Maurice (1862-1923). – Romancier, auteur de la
trilogie du Culte du moi (Sous l’œil des barbares, 1888 ; Un
homme libre, 1889 ; Le Jardin de Bérénice, 1891), il se lança
dans la politique en 1889, en se faisant élire député de Nancy.
De 1897 à 1902, il fit paraître les trois tomes du Roman de
l’énergie nationale (Les Déracinés, 1897 ; L’Appel au soldat,
1900 ; Leurs figures, 1902). En 1898, il fit le choix de
l’antidreyfusisme, en contribuant à la fondation de la Ligue de
la Patrie française. Zola entretint avec lui des relations
cordiales jusqu’à la fin de l’année 1897.
BAUËR, Henry (1851-1915). – Critique dramatique et
auteur de comédies. Ancien communard (condamné à la
déportation, il fut amnistié en 1880), il collabora notamment,
comme journaliste, à L’Intransigeant, à L’Écho de Paris et au
Journal.
BOURGET, Paul (1852-1935). – Ses Essais de psychologie
contemporaine le rendirent célèbre à partir de 1881. Son
œuvre de romancier (Cruelle énigme, 1885 ; Crime d’amour,
1886 ; Mensonges, 1887 ; Le Disciple, 1889) fit de lui le
représentant du courant psychologique en littérature, par
opposition au naturalisme. En dépit de ces divergences
esthétiques, ses relations avec Zola furent excellentes, jusqu’à
la crise de l’affaire Dreyfus qui sépara les deux hommes.
BRUNEAU, Alfred (1857-1934). – Musicien et
compositeur, disciple de Massenet, il fit partie d’une
génération d’artistes qui fut profondément marquée par
l’influence de Wagner. Sa collaboration avec Zola commença
avec les adaptations du Rêve (1891) et de « L’Attaque du
moulin » (1893), dont les livrets furent écrits par Louis Gallet.
Elle se poursuivit avec les créations de Messidor (1897) et de
L’Ouragan (1901), deux drames lyriques dont Zola composa
lui-même les livrets. Alfred Bruneau soutint activement Zola
au moment de l’affaire Dreyfus. Il raconta l’histoire de leur
amitié dans un ouvrage de souvenirs intitulé À l’ombre d’un
grand cœur, qu’il publia en 1931.
CÉARD, Henry (1851-1924). – Il fit la connaissance de
Zola en 1876 et, pendant de longues années, demeura l’un de
ses amis les plus proches. En 1880, il participa aux Soirées de
Médan. Bibliothécaire à l’hôtel Carnavalet à partir de 1883, il
apporta souvent une aide précieuse aux recherches
documentaires nécessitées par l’écriture des Rougon-
Macquart. Il s’éloigna de Zola en 1894. En 1898, il se rangea
dans le camp antidreyfusard. Journaliste et critique littéraire,
auteur de pièces de théâtre, il écrivit deux romans (Une belle
journée, 1881 ; Terrains à vendre au bord de la mer, 1906).
CÉZANNE, Paul (1839-1906). – Condisciple de Zola au
collège d’Aix, il est, avec Baille, le destinataire privilégié de la
correspondance de jeunesse laissée par l’écrivain. Sa vocation
pour la peinture se heurta aux volontés de son père, banquier à
Aix-en-Provence. Zola lui apporta son soutien en l’invitant, à
partir de 1858, à le rejoindre à Paris, et fut le témoin de la
longue bataille artistique que livra Cézanne pour s’affirmer en
tant que peintre, contre l’hostilité du Salon officiel et de la
critique académique. Les deux amis restèrent très proches
jusqu’à la publication de L’Œuvre, en 1886.
CLEMENCEAU, Georges (1841-1929). – Chef de la
gauche radicale, il dut quitter la Chambre après son échec aux
élections législatives de 1893. Revenant au journalisme, il
fonda, en 1897, le journal L’Aurore où il accueillit le texte
« J’accuse » en janvier 1898. Il fut l’un des dirigeants les plus
actifs de la campagne dreyfusarde. Après avoir été élu sénateur
du Var en 1902, il devint président du Conseil en octobre
1906, et choisit Georges Picquart comme ministre de la
Guerre. Accédant à nouveau au pouvoir en novembre 1917, il
fut, en 1919, le négociateur du traité de Versailles.
CYON, Élie DE (1843-1912). – D’abord médecin, il se
consacra par la suite au journalisme et à la politique. À la tête
du Gaulois en 1882, au moment où Zola y publia Pot-Bouille,
il prit ensuite la direction de la Nouvelle Revue, fondée par
Juliette Adam. Au cours des années qui suivirent, il fut l’un
des promoteurs de l’alliance franco-russe.
DAUDET, Alphonse (1840-1897). – Incarnant, aux yeux de
la critique, un naturalisme modéré, plus acceptable que celui
de Zola, il est l’auteur d’une œuvre romanesque qui eut
beaucoup de succès dans la seconde moitié du XIXe siècle :
Fromont jeune et Risler aîné (1874), Jack (1876), Le Nabab
(1878), Les Rois en exil (1879), Numa Roumestan (1881),
L’Évangéliste (1883), Sapho (1884), L’Immortel (1888), La
Petite Paroisse (1894), Soutien de famille (1898). À côté du
Petit Chose (1868) et des Aventures prodigieuses deTartarin
de Tarascon (1872, deux suites en 1885 et 1890), c’est l’œuvre
du conteur (Lettres de mon moulin, 1869 ; Contes du lundi,
1873) que l’on retient surtout aujourd’hui.
DESMOULIN, Fernand (1853-1914). – Dessinateur et
graveur, il fit la connaissance de Zola en 1887 par
l’intermédiaire de Georges Charpentier. Il fit le portrait du
romancier à plusieurs reprises au cours des années 1890, et se
rangea à ses côtés pendant les combats de l’affaire Dreyfus, en
faisant preuve à son égard d’un grand dévouement. Il fut
également très lié avec Alfred Bruneau.
DREYFUS, Alfred (1859-1935). – Polytechnicien, officier
d’artillerie, il fut reçu à l’École de guerre en 1890, et entra
comme stagiaire à l’état-major en janvier 1893. Reconnu
coupable de haute trahison, il fut condamné par un Conseil de
guerre le 22 décembre 1894, et déporté à l’île du Diable, en
Guyane. À nouveau condamné à l’issue de son second procès,
à Rennes, le 9 septembre 1899, il fut gracié peu après par le
président de la République, Émile Loubet. Il fit le récit de sa
détention à l’île du Diable dans Cinq années de ma vie, qu’il
publia en 1901. Sa réhabilitation définitive fut prononcée en
juillet 1906 par un jugement de la Cour de cassation.
DUMONT, Auguste (1816-1886). – Administrateur et
directeur de différents journaux au cours des premières années
de la IIIe République. En janvier 1877, il fonda Le Télégraphe,
un quotidien de la gauche républicaine.
ÉMILE-ZOLA, Denise (1889-1942). – Fille de Zola et de
Jeanne Rozerot, elle épousa Maurice Le Blond en octobre
1908. Sous le pseudonyme de Denise Aubert, elle publia
plusieurs romans pour enfants dans la « Bibliothèque rose
illustrée », chez Hachette, entre 1920 et 1925. Avec son mari,
elle réalisa, de 1927 à 1929, l’édition Bernouard des Œuvres
complètes de Zola. En 1931, elle fit paraître une biographie de
son père intitulée Émile Zola raconté par sa fille.
ÉMILE-ZOLA, Jacques (1891-1963). – Fils de Zola et de
Jeanne Rozerot, il devint médecin. Détenteur d’une importante
collection de documents portant sur l’œuvre de son père et sur
l’histoire de l’affaire Dreyfus, il contribua, dans les années
1950-1960, au renouveau des études zoliennes, en fondant,
avec Pierre Cogny, la revue des Cahiers naturalistes.
FLAUBERT, Gustave (1821-1880). – Son œuvre
romanesque fut la grande référence littéraire des écrivains de
l’école naturaliste : Madame Bovary (1857), Salammbô
(1862), L’Éducation sentimentale (1869), Trois Contes (1877),
Bouvard et Pécuchet (1880). Zola, qui fit sa connaissance en
1872, lui voua une profonde affection.
FOUQUIER, Henry (1838-1901). – Journaliste politique,
spécialiste des questions de la presse, il collabora à de
nombreux quotidiens (Le Rappel, Le Temps, Le Figaro,
L’Écho de Paris, Gil Blas). Il fut député des Basses-Alpes de
1889 à 1893.
FOURCAUD, Louis Boussès DE (1851-1914). –
Journaliste, auteur de plusieurs ouvrages consacrés à
l’architecture et à la peinture, il fut l’un des principaux
critiques littéraires du Gaulois à partir du milieu des années
1870.
GONCOURT, Edmond DE (1822-1896). – Avec son frère
Jules (disparu prématurément en 1870), il fut à l’origine d’une
œuvre romanesque qui marqua la naissance de l’esthétique
naturaliste : Sœur Philomène, 1861 ; Renée Mauperin, 1864 ;
Germinie Lacerteux, 1865 ; Manette Salomon, 1867 ; Charles
Demailly, 1868 ; Madame Gervaisais, 1869. Après 1870,
Edmond poursuivit cette entreprise littéraire (La Fille Élisa,
1877 ; Les Frères Zemganno, 1879 ; La Faustin, 1882 ;
Chérie, 1884), en se consacrant aussi à l’écriture du Journal,
dont une première édition, en neuf volumes, parut entre 1887
et 1896.
GUYOT, Yves (1843-1928). – Journaliste et homme
politique, auteur d’ouvrages d’économie, il fut, entre 1878 et
1882, le rédacteur en chef du Bien public, un quotidien de
tendance républicaine et anticléricale.
HALPÉRINE-KAMINSKY, Ély (1853-1936). – D’origine
russe, il fit ses études en France. Traducteur de l’œuvre de
Tolstoï et de celle de Dostoïevski, il publia en 1901 une édition
de la correspondance échangée entre Tourgueniev et ses amis
français.
HAVET, Louis (1849-1925). – Professeur au Collège de
France, il soutint Zola au moment de la publication de
« J’accuse », et il accepta de témoigner à son procès, le
15 février 1898.
HENNIQUE, Léon (1850-1935). – L’un des auteurs des
Soirées de Médan, il fut à la fois proche de Zola et d’Edmond
de Goncourt (dont il devint l’exécuteur testamentaire, avec
Alphonse Daudet). Vice-président de l’académie Goncourt au
moment de sa fondation en 1903, il en devint président en
1907, à la mort de Huysmans. Auteur de recueils de nouvelles
(Deux nouvelles, 1881 ; Pœuf, 1887) et de romans (La
Dévouée, 1878 ; Élisabeth Couronneau, 1879 ; L’Accident de
M. Hébert, 1884 ; Un caractère, 1889 ; Minnie Brandon,
1899), il écrivit également pour le théâtre.
HUYSMANS, Joris-Karl (1848-1907). – Avec Maupassant,
il fut l’écrivain le plus fécond du groupe des Soirées de
Médan, produisant une importante œuvre romanesque :
Marthe (1876), Les Sœurs Vatard (1879), En ménage (1881), À
vau-l’eau (1882), À rebours (1884), En rade (1887), Là-bas
(1891), En route (1895), La Cathédrale (1898), L’Oblat
(1903). Il fut aussi critique d’art (L’Art moderne 1883 ;
Certains, 1889 ; Trois primitifs, 1904). En 1903, il devint le
premier président de l’académie Goncourt.
JAURÈS, Jean (1859-1914). – Député du Tarn, leader du
socialisme français avec Jules Guesde, il domina la Chambre
par la puissance de son intelligence et la force de sa
personnalité. Après « J’accuse » de Zola, les articles qu’il
publia dans La Petite République, du 10 août au 20 septembre
1898, sous le titre Les Preuves, constituèrent un tournant
décisif dans le combat que menèrent les dreyfusards.
LABORDE, Albert (1878-1968). – Fils d’Émile Laborde.
Avec sa mère, Amélie, et sa sœur, Élina, il fut l’un des
familiers de Médan. Filleul d’Alexandrine, il lui consacra une
biographie, intitulée Trente-huit années près de Zola. La vie
d’Alexandrine Zola (1963).
LABORDE, Émile (1845-1882). – Cousin germain
d’Alexandrine Zola.
LABORI, Fernand (1860-1917). – Considéré comme l’un
des espoirs du jeune barreau parisien, il devint célèbre en
s’illustrant dans plusieurs grands procès, notamment celui de
l’anarchiste Vaillant, en 1894. Il fonda en 1897 une revue
littéraire, La Revue du Palais, qui devint ensuite La Grande
Revue. Avocat de Zola en février 1898, lors du procès entraîné
par la publication de « J’accuse », il défendit ensuite Alfred
Dreyfus en août 1899, au procès de Rennes, où un attentat
dirigé contre sa personne faillit lui coûter la vie.
LAZARE, Bernard, dit Bernard-Lazare (1865-1903). –
Poète et auteur de contes (Le Miroir des légendes, 1892 ; La
Porte d’ivoire, 1897 ; Les Porteurs de torches, 1897), historien
de l’antisémitisme (L’Antisémitisme, son histoire et ses causes,
1894), il accepta, en 1895, de seconder Mathieu Dreyfus dans
sa lutte pour la reconnaissance de l’innocence de son frère.
Hostile au naturalisme, en tant que critique littéraire, il se
rapprocha ensuite de Zola, lorsque ce dernier s’engagea dans
le combat dreyfusard, à partir de novembre 1897.
LE BLOND, Maurice (1877-1944). – Il fut, avec Saint-
Georges de Bouhélier, le chef de file du naturisme dont il
définit les principes théoriques (Essai sur le naturisme, 1897).
En 1908, il épousa Denise Émile-Zola, et consacra ensuite la
plus grande partie de son activité intellectuelle à la défense et à
l’illustration de la mémoire de Zola dont il édita les Œuvres
complètes entre 1927 et 1929, en collaboration avec sa femme
(édition Bernouard).
LEMAITRE, Jules (1853-1914). – Avec Ferdinand
Brunetière, il fut l’un des maîtres de la critique littéraire dans
la seconde moitié du XIXe siècle. Ses articles ont été réunis
dans les différentes séries des Contemporains (1886-1899) et
des Impressions de théâtre (1888-1898). Au moment de
l’affaire Dreyfus, il se rangea dans le camp antidreyfusard en
prenant la tête de la Ligue de la Patrie française.
MALLARMÉ, Stéphane (1842-1898). – Il témoigna
toujours à Zola une grande estime, appréciant par exemple,
comme le montre sa correspondance, Son Excellence Eugène
Rougon ou L’Assommoir. En février 1898, quelques mois
avant sa mort, il salua la publication de « J’accuse », en louant
le caractère « sublime » d’un tel engagement.
MAUPASSANT, Guy DE (1850-1893). – « Boule de suif »,
la nouvelle qu’il publia dans Les Soirées de Médan, le rendit
célèbre, en 1880. Suivirent plusieurs recueils de contes et
nouvelles (notamment La Maison Tellier, 1881 ; Mademoiselle
Fifi, 1882 ; Contes de la bécasse, 1883 ; Miss Harriet, 1884 ;
Contes du jour et de la nuit, 1885 ; Toine, 1886 ; Le Horla,
1887 ; Le Rosier de Madame Husson, 1888 ; La Main gauche,
1889 ; L’Inutile Beauté, 1890), auxquels il faut ajouter une
œuvre romanesque importante : Une vie, 1883 ; Bel-Ami,
1885 ; Mont-Oriol, 1887 ; Pierre et Jean, 1888 ; Fort comme
la mort, 1889 ; Notre cœur, 1890.
MELEY, Éléonore-Alexandrine (1839-1925). – Elle épousa
Émile Zola à Paris, le 31 mai 1870, après avoir été sa
compagne pendant six années. En novembre 1891, lorsqu’elle
découvrit la liaison de son mari avec Jeanne Rozerot, elle eut
l’intention de divorcer, puis y renonça, en acceptant la
nouvelle situation qui lui était imposée. Après la disparition du
romancier, elle entreprit des démarches auprès du Conseil
d’État pour permettre à Denise et à Jacques de porter le nom
d’« Émile-Zola ».
MILLAUD, Albert (1844-1892). – Journaliste mondain,
auteur de vaudevilles et de livrets d’opérettes, il collabora à
différents journaux, notamment au Figaro dont il fut l’un des
chroniqueurs attitrés.
MIRBEAU, Octave (1848-1917). – Proche des écrivains du
groupe de Médan à la fin des années 1870, il se montra
souvent très critique envers Zola, mais il se rangea sans
hésitation à ses côtés au moment de la publication de
« J’accuse », en janvier 1898. Journaliste et pamphlétaire de
talent, il est l’auteur d’une importante œuvre romanesque (Le
Calvaire, 1886 ; L’Abbé Jules, 1888 ; Sébastien Roch, 1890 ;
Le Jardin des supplices, 1899 ; Le Journal d’une femme de
chambre, 1900). Il écrivit aussi pour le théâtre (Les Mauvais
Bergers, 1897 ; Les affaires sont les affaires, 1903).
PICQUART, Georges (1854-1914). – Nommé, en juillet
1895, à la tête du Service des renseignements de l’armée, il
découvrit qu’Esterhazy était coupable du crime d’espionnage
dont on accusait Dreyfus. Les révélations qu’il fit à son ami
Louis Leblois furent à l’origine de la campagne que le vice-
président du Sénat, Scheurer-Kestner, engagea en faveur de la
révision du procès de Dreyfus. Exclu de l’armée à l’issue du
procès de Zola, il fut emprisonné pendant onze mois, du
13 juillet 1898 au 9 juin 1899. En juillet 1906, lorsque la Cour
de cassation réhabilita Alfred Dreyfus, il fut réintégré dans
l’armée avec le grade de général de brigade ; il devint, peu
après, ministre de la Guerre dans le cabinet formé par Georges
Clemenceau (octobre 1906-juillet 1909).
RENAN, Ernest (1823-1892). – Zola témoigna à plusieurs
reprises de son admiration pour l’auteur de la Vie de Jésus
(1863). En mai 1879, cependant, au moment de la réception de
Renan à l’Académie française, il émit des réserves devant
l’évolution d’une pensée qu’il jugeait de plus en plus éloignée
du mouvement scientifique du XIXe siècle.
RENARD, Georges (1847-1930). – Ancien communard,
critique littéraire et historien du droit du travail, il dirigea la
Revue socialiste de 1894 à 1898, avant d’enseigner au Collège
de France à partir de 1907. Ses articles de critique littéraire ont
été réunis dans les trois volumes de Critique de combat (1894-
1897). Il prit la parole au pèlerinage de Médan, en 1923.
RIVET, Gustave (1848-1936). – Critique littéraire, auteur
de pièces de théâtre, il fit partie de l’entourage de Victor Hugo
dans les dernières années de la vie du poète. Il publia Victor
Hugo chez lui en 1878, et Victor Hugo devant l’opinion en
1885. Membre de la gauche radicale, il fut député de l’Isère de
1883 à 1903, puis continua à représenter l’Isère au Sénat, entre
1903 et 1924. En avril 1908, il défendit le projet de transfert
des cendres de Zola au Panthéon.
RODIN, Auguste (1840-1917). – Sculpteur. En 1891, alors
qu’il présidait la Société des gens de lettres, Zola lui confia le
projet d’une statue que la Société souhaitait réaliser en
l’honneur de Balzac. Achevée en 1898, la statue suscita une
vive polémique, accentuée par les clivages liés à l’affaire
Dreyfus : désireux de préserver son indépendance politique,
Rodin refusa le soutien que lui apportait le camp dreyfusard ;
il retira son œuvre du Salon et choisit de la conserver dans son
atelier. C’est seulement en 1939 que le Balzac fut érigé à
l’angle des boulevards Montparnasse et Raspail.
ROUX, Marius (1838-1905). – Il fut l’un des camarades de
Zola à la pension Notre-Dame, entre 1847 et 1852. En 1867,
les deux hommes adaptèrent pour la scène Les Mystères de
Marseille. Trois ans plus tard, en septembre 1870, ils
fondèrent ensemble un quotidien, La Marseillaise, qui n’eut
qu’une centaine de numéros. Marius Roux entama ensuite une
carrière de journaliste comme secrétaire de rédaction du Petit
Journal, de 1873 à 1903. Il demeura très proche de Zola
jusqu’à l’affaire Dreyfus, qui mit un terme à leur amitié, à la
suite de l’engagement antidreyfusard du Petit Journal.
ROZEROT, Jeanne (1867-1914). – Née en Bourgogne,
issue d’une famille paysanne très pauvre, elle fut engagée par
Alexandrine Zola, en mai 1888, à Médan, comme lingère et
brodeuse. Devenue quelques mois plus tard la maîtresse
d’Émile Zola, elle lui donna deux enfants, Denise, née le
20 septembre 1889, et Jacques, né le 25 septembre 1891. Zola
ayant écarté la possibilité d’un divorce avec son épouse
légitime, elle accepta de vivre à l’écart, en se consacrant à
l’éducation de ses enfants.
SAINT-PAUL, Georges (1870-1937). – Médecin militaire,
élève d’Alexandre Lacassagne à la faculté de médecine de
Lyon, il s’intéressa, après sa thèse de doctorat, au problème de
l’inversion sexuelle. En 1896, sous le pseudonyme du
Dr Laupts (anagramme de « St Paul »), il publia le Roman
d’un inverti-né : le texte parut, avec une préface de Zola, dans
un volume intitulé Perversion & perversité sexuelles, au sein
de la collection « Tares & Poisons » des Archives
d’anthropologie criminelle.
SAINTE-BEUVE, Charles Augustin (1804-1869). –
Célèbre pour ses Causeries du lundi, il dominait le monde de
la critique littéraire à la fin du Second Empire. Zola, qui lui
vouait une grande admiration, lui envoya ses premières
œuvres : les Contes à Ninon, son étude sur Manet et surtout
Thérèse Raquin, dont Sainte-Beuve fit une analyse critique
dans une lettre du 10 juin 1868 (qui fut publiée dans la
première édition de sa Correspondance, en 1878).
SCHEURER-KESTNER, Auguste (1833-1899). –
D’origine alsacienne, il fut élu député du Haut-Rhin en 1871,
puis devint sénateur inamovible en 1875, et vice-président du
Sénat en 1895. En juillet 1897, il se lança avec détermination
dans une campagne en faveur de la révision du procès d’Alfred
Dreyfus. Son exemple fut décisif dans le choix que Zola fit lui-
même de s’engager dans le combat dreyfusard.
TOULOUSE, Édouard (1865-1947). – Psychiatre, médecin
à l’asile Sainte-Anne, à Paris, il entreprit, en 1895, une enquête
« médico-psychologique » sur la question de la supériorité
intellectuelle, en s’adressant à différentes personnalités. Zola
accepta d’y participer : l’ouvrage issu de cette étude parut en
librairie en 1896.
ULBACH, Louis (1822-1899). – Fondateur de La Cloche en
1868, collaborateur du Temps et du Figaro, il occupa une place
importante dans le journalisme de la fin du Second Empire et
des débuts de la IIIe République. En dehors de ses volumes de
chroniques politiques et littéraires (dont les « Lettres de
Ferragus », données au Figaro en 1868, et publiées sous la
forme d’un recueil en 1869), il est aussi l’auteur d’une
abondante œuvre romanesque.
VALABRÈGUE, Antony (1844-1900). – Ami de Cézanne,
il se lia avec Zola en 1863, et échangea avec lui une
importante correspondance littéraire entre 1864 et 1867. Il
publia quelques volumes de poésie (Petits poèmes parisiens,
1880 ; La Chanson de l’hiver, 1890), ainsi que des études de
critique d’art (Claude Gillot, 1883 ; Abraham Bosse, 1892 ;
Les Princesses artistes, 1898).
VAN SANTEN KOLFF, Jacques (1848-1896). – Journaliste
hollandais, grand admirateur de l’œuvre de Zola, il s’employa
à la faire connaître en Hollande, en Allemagne et en Autriche.
Commencée en 1878, la correspondance qu’il entretint avec
Zola dura jusqu’en 1895.
ZOLA, Alexandrine : voir MELEY, Éléonore-Alexandrine.
INDEX DES NOMS
Cet index porte sur le texte et l’appareil critique. Les
références en italique désignent, pour les entrées concernées,
les lettres de Zola à ses correspondants. Les chiffres suivis de
la mention « n. » renvoient aux notices biographiques.
Ackté, Aïno : 345.
Alexis, Marie : 326.
Alexis, Paul : 11, 16, 17, 18, 29, 149-151, 162, 184, 186,
188, 194, 195, 207, 212, 213-214, 326, 330, 357 (n.).
Allouard : 162.
André (Mme) : 195.
Aristophane : 106.
Aubert, Émilie : voir Zola, Émilie.
Aubert, Julia : voir Pécout, Julia.

Baille, Jean-Baptistin : 9-13, 16, 21, 27-31, 34, 43, 45, 46,
50, 51-56, 67, 68, 70-77, 81, 82-90, 90-98, 101, 102-104, 106,
107, 123, 133, 136, 357 (n.).
Balzac, Honoré de : 7, 8, 10, 14, 139, 159, 167, 169, 218,
226, 241, 283, 284.
Barbey d’Aurevilly, Jules : 231.
Bardoux, Agénor : 198.
Barrès, Maurice : 23, 298, 357 (n.).
Baudelaire, Charles : 231.
Baudry, Paul : 129.
Bauër, Henry : 246-247, 248, 358 (n.).
Bertolelli, Edoardo : 291, 313.
Blémont, Émile : 29.
Bocage [Pierre Toussez] : 174.
Bonnetain, Paul : 18, 245, 248, 249.
Bouilhet, Louis : 156.
Bourget, Paul : 169, 358 (n.).
Bruneau, Alfred : 25, 26, 289, 301, 319-320, 330, 339-340,
340-342, 342-343, 344-345, 358 (n.).
Bruneau, Philippine : 289, 320, 340, 342.
Bruneau, Suzanne : 320, 340, 342, 343.
Busnach, William : 189, 196.

Calmette, Gaston : 340.


Carré, Albert : 341, 344.
Cavaignac, Godefroy : 318, 330.
Céard, Henry : 7, 16, 17, 18, 22, 26, 182-184, 187, 188,
208-209, 210, 211, 212-213, 234-235, 235-238, 240-242, 242-
243, 247-248, 262, 358 (n.).
Cervantès, Miguel de : 150.
Cézanne, Louis-Auguste : 46, 59, 66, 69, 78, 99, 101.
Cézanne, Paul : 9-13, 16, 21, 27-33, 34, 41-44, 45-47, 47-
49, 49-51, 56-60, 61-66, 66-70, 75, 76, 77-82, 87, 88, 90, 98-
101, 102-104, 106, 107, 123, 126, 127-130, 133, 136, 358 (n.).
Chaillan, Jean-Baptiste : 64, 69, 77, 80, 81, 82, 88.
Champfleury, Jules : 108, 109.
Chapelain, Jean : 43.
Charlemagne : 175.
Charpentier, Georges : 189, 191, 199, 245, 246, 261, 264,
269, 281, 282, 289, 339, 341, 342.
Charpentier, Marguerite : 191, 199, 289, 339, 341, 342.
Chateaubriand, François René de : 214.
Chopin, Frédéric : 106.
Claretie, Jules : 144, 145.
Clemenceau, Georges : 306, 308, 332, 359 (n.).
Commanville, Caroline : 29.
Corneille, Pierre : 73.
Coste, Numa : 32.
Courbet, Gustave : 14, 117, 228.
Cousin, Victor : 111.
Cyon, Élie de : 19, 216-222, 223-224, 359 (n.).

Dante : 57, 58, 68.


Daudet, Alphonse : 16, 157-158, 163-164, 170, 171, 199,
205, 235, 247, 359 (n.).
Daudet, Julia : 164.
Degas, Edgar : 228, 229.
Deherme, Georges : 336.
Delna, Marie : 341.
Delvau, Alfred : 181.
Descaves, Lucien : 18, 245.
Deschanel, Émile : 111.
Desmoulin, Fernand : 290, 307, 308, 309, 310, 312, 314,
315, 317-318, 343, 359 (n.).
Desprez, Louis : 185.
Destranges, Étienne : 344.
Dreyfus, Alfred : 8, 19, 23, 24, 29, 284, 306, 313, 321, 322,
323, 330, 332-333, 336, 337-338, 360 (n.).
Dreyfus, Lucie : 321, 333.
Dreyfus, Mathieu : 332.
Du Paty de Clam, Armand Mercier : 313, 318.
Duclaux, Émile : 306.
Dumont, Auguste : 19, 180-182, 360 (n.).
Duranty, Edmond : 108.
Duverdy, Charles : 216-224.

Émile-Zola, Denise : 22, 27, 28, 262-264, 267, 271-280,


307, 309, 310, 315, 317, 318, 323, 324, 325-327, 327-328,
331, 360 (n.).
Émile-Zola, Jacques : 22, 27, 28, 35, 262-264, 267, 271-
280, 307, 309, 310, 315, 317, 318, 323-324, 325-327, 328-329,
331, 360 (n.).
Esterhazy, Charles-Ferdinand Walsin : 306, 313, 318.

Fabre, Ferdinand : 198.


Fasquelle, Eugène : 28, 29, 30, 34, 264, 330.
Fasquelle, Jeanne : 264, 330.
Faure, Félix : 19, 24.
Ferragus : voir Ulbach, Louis.
Feuillet, Octave : 144.
Fischer, Samuel : 255.
Flaubert, Gustave : 8, 15, 16, 17, 21, 29, 109, 150, 156, 158-
160, 161, 164, 170-171, 187, 197-199, 203-206, 210, 211, 212,
218, 260, 270, 360 (n.).
Fontanes, Louis de : 214.
Fouquier, Henry : 225-228, 361 (n.).
Fourcaud, Louis de : 301-303, 361 (n.).
François Ier : 74.

Gailhard, Pedro : 341, 345.


Gastineau, Octave : 189.
Gaut, Jean-Baptiste : 48.
Gautier, Théophile : 214.
Gavarni, Paul : 157.
Germiny, Eugène Lebègue de : 171.
Gibert, Joseph : 99.
Giraud (M. et Mme) : 195.
Goncourt, Edmond de : 15-18, 23, 139, 141, 145, 148-149,
157, 160-161, 163, 170, 171-172, 199, 205, 235, 247, 249-250,
288, 297, 361 (n.).
Goncourt, Jules de : 139, 141, 145, 148-149, 163.
Goudin (Mme) : 279.
Goujon, Jean : 56, 57, 59.
Gounod, Charles : 345.
Gouverné [Charles Malgouverné] : 288.
Grandmougin, Charles : 183.
Greuze, Jean-Baptiste : 58.
Guiches, Gustave : 18, 245.
Guilleau (Mlle) : 191.
Guillemet, Antoine : 14, 133, 136.
Guyot, Yves : 19, 173-180, 361 (n.).

Hachette, Louis : 104, 111, 118, 126.


Halpérine-Kaminsky, Ély : 19, 256-259, 361 (n.).
Hanska, Ève : 169.
Havet, Louis : 306-307, 361 (n.).
Hébrard, Adrien : 198.
Hennique, Léon : 16, 17, 21, 172, 184, 187-189, 199-200,
200-202, 209, 212, 361 (n.).
Henry, Hubert-Joseph : 24, 318.
Hervé [Louis Auguste Florimond Ronger] : 141.
Hetzel, Jules : 117.
Homère : 238, 302.
Houchard, Aurélien : 47, 82.
Houssaye, Arsène : 135.
Hugo, Victor : 10, 17, 41, 72, 81, 82, 83, 109, 172, 214, 226,
241.
Humbert Ier : 282.
Huysmans, Joris-Karl : 16-18, 168, 183, 184, 185-187, 188,
212, 215, 228-229, 231-233, 235, 247, 248-249, 362 (n.).

Jaurès, Jean : 338-339, 362 (n.).


Jeanne d’Arc : 102.
Jouffroy, Théodore : 111.
Judet, Ernest : 313.
Julienne d’Arc, Edgar de : 55, 69.

Kléber (Mlle) : 160.

La Bruyère, Jean de : 76, 106.


La Faye, Jean de : 8.
La Fontaine, Jean de : 59.
La Rounat, Charles de [Charles Rouvenat] : 159.
Laborde, Albert : 27, 304, 313, 344, 362 (n.).
Laborde, Amélie : 203, 264, 313, 343.
Laborde, Élina : 343.
Laborde, Émile : 203, 264, 362 (n.).
Labori, Fernand : 24, 30, 306, 308, 313, 315, 317, 320-321,
322-323, 332, 362 (n.).
Labori, Marguerite-Fernand : 321, 323.
Lacassagne, Alexandre : 270.
Lacroix, Albert : 117.
Laffitte, Jules : 209, 212.
Lafontaine [Henri Thomas] : 195.
Lamartine, Alphonse de : 72, 81.
Laplace, Pierre Simon de : 207.
Larat, Jules : 313, 314.
Larchey, Lorédan : 181.
Latrée : 193.
Lavoisier, Antoine Laurent de : 175.
Lazare, Bernard [Bernard-Lazare] : 23, 295, 332, 362 (n.).
Le Blond, Maurice : 25, 33, 335-336, 363 (n.).
Le Blond-Zola, Denise : voir Émile-Zola, Denise.
Leclère, Auguste : 69.
Lefebvre de Béhaine, Édouard : 282, 288.
Lemaitre, Jules : 20, 238-239, 252-253, 363 (n.).
Lemerre, Alphonse : 29.
Léon XIII : 283.
Leroy-Beaulieu, Paul : 181.
Lesage, Alain René : 106.
Lesueur, François Louis : 160.
Lévy, Michel : 169.
Loiseau, Georges : 343.
Louise (Mlle) : 331.

Magitot, Émile : 235.


Magnan, Valentin : 181.
Maine de Biran : 111.
Mallarmé, Stéphane : 231, 299, 363 (n.).
Manet, Édouard : 15, 127.
Margueritte, Paul : 18, 246, 249.
Marguery, Louis : 43, 70, 82, 107.
Marquezi, Sauveur : 88.
Maupassant, Guy de : 16, 17, 171, 184, 187, 197, 200, 211-
212, 363 (n.).
Meley, Éléonore-Alexandrine : voir Zola, Alexandrine.
Mélingue [Étienne Martin] : 174.
Merlet, Gustave : 140.
Michelet, Jules : 12, 45, 51, 54, 106.
Millaud, Albert : 164-165, 165-167, 364 (n.).
Mirbeau, Alice : 343.
Mirbeau, Octave : 17, 25, 333-334, 343, 364 (n.).
Molière : 51, 102, 106.
Moreau, Gustave : 231.
Musset, Alfred de : 72, 74, 81, 128, 214.

Napoléon Ier : 175.


Napoléon III : 74, 260.
Newton, Isaac : 207.

Offenbach, Jacques : 141.

Pajot, Georges : 80, 81, 87, 88.


Pécout, Julia : 271.
Pène, Henri de : 142.
Périvier, Antonin : 340.
Picquart, Georges : 323, 337, 364 (n.).
Pie IX : 46.
Poulot, Denis : 180, 181.
Proudhon, Pierre Joseph : 14, 117.

Rabelais, François : 57, 73.


Reinach, Joseph : 313, 332.
Rembrandt : 57.
Renan, Ernest : 20, 253-254, 364 (n.).
Renard, Georges : 19, 229-230, 364 (n.).
Richard, Georges : 195.
Rivet, Gustave : 19, 206-207, 365 (n.).
Rodays, Fernand de : 291, 340.
Rodin, Auguste : 283-284, 365 (n.).
Rosny aîné (Joseph-Henri Rosny, dit) : 18, 245, 248, 249.
Roux, Marius : 14, 27, 28, 30, 31, 120, 123-124, 162, 191,
365 (n.).
Rozerot, Denise : voir Émile-Zola, Denise.
Rozerot, Jacques : voir Émile-Zola, Jacques.
Rozerot, Jeanne : 22, 24, 27, 28, 35, 262, 263-264, 264-267,
271-273, 273-275, 275-277, 277-280, 282-283, 307, 308, 308-
310, 315, 317, 325-327, 329-332, 365 (n.).

Saint-Georges de Bouhélier [Stéphane-Georges de


Bouhélier-Lepelletier] : 335.
Saint-Paul, Georges : 19, 270, 284-287, 366 (n.).
Saint-Victor, Paul de : 159.
Sainte-Beuve, Charles Augustin : 20, 146-148, 366 (n.).
Salles : 199.
Sand, Georges : 10, 71.
Sarcey, Francisque : 159.
Scheffer, Ary : 57, 58, 59.
Scheurer-Kestner, Auguste : 305, 366 (n.).
Schneider, Hortense : 141.
Schopenhauer, Arthur : 232, 233.
Scribe, Eugène : 142, 237.
Séailles, Gabriel : 336.
Shakespeare, William : 106.
Signoret, Henri : 184.
Simon, Jules : 181.
Solari, Philippe : 14, 133, 136.
Stendhal : 144.
Strempel, Thérèse : 133.
Suisse, Charles : 64, 100.
Swift, Jonathan : 142.

Taine, Hippolyte : 20, 111, 142.


Thérésa [Emma Valadon] : 141.
Thiers, Adolphe : 193.
Thyébaut, Gabriel : 247.
Toché, Raoul : 209.
Tolstoï, Léon : 19, 256-259.
Tosselli : 55.
Toulouse, Édouard : 19, 296-297, 299-301, 366 (n.).
Tourgueniev, Ivan : 16, 161, 170, 171, 198, 199, 205.
Triouleyre, Hortense : 326.
Triouleyre, Louis : 326.

Ulbach, Louis : 15, 19, 139-146, 152-155, 366 (n.).

Valabrègue, Antony : 11-14, 28, 29-31, 35, 104-107, 107-


119, 121-122, 124-127, 131-133, 133-136, 367 (n.).
Valabrègue, Hélène : 29.
Vallès, Jules : 209.
Van Santen Kolff, Jacques : 20, 243-244, 244-246, 250-252,
254-255, 259-261, 268-270, 280-282, 367 (n.).
Verdi, Giuseppe : 344.
Verlaine, Paul : 299.
Villevieille, Joseph : 47, 57, 65.
Virgile : 46.
Vizetelly, Ernest : 312, 331.
Vizetelly, Violette : 312, 324.
Vollard, Ambroise : 31.
Voltaire : 73, 109.

Wagner, Richard : 20, 245, 301, 302, 303, 344.


Waldeck-Rousseau, René : 337.
Weinschenk, Camille : 159, 160.
Wolff, Albert : 17, 209.
Wycherley, William : 142.

Zabel, Eugen : 243.


Zola, Alexandrine : 22, 23, 27-33, 133, 160, 182, 184, 185,
187, 190-194, 194-197, 199, 200, 203, 234-237, 243, 249, 264,
287-289, 289-291, 310-311, 311-314, 314-317, 318, 320, 321,
322, 323, 338, 341, 342, 344, 345, 367 (n.).
Zola, Émile : passim.
Zola, Émilie : 47, 107, 192, 193, 195, 196, 197.
Zola, François [Francesco] : 53, 270.
Zolling, Theophil : 243.

Flammarion
Table des matières
Présentation
Note sur l’établissement du texte
CORRESPONDANCE
I - Lettres de jeunesse
À Paul Cézanne
À Paul Cézanne
À Paul Cézanne
À Paul Cézanne
À Jean-Baptistin Baille
À Paul Cézanne
À Paul Cézanne
À Paul Cézanne
À Jean-Baptistin Baille
À Paul Cézanne
À Jean-Baptistin Baille
À Jean-Baptistin Baille
À Paul Cézanne
À Jean-Baptistin Baille et Paul Cézanne
À Antony Valabrègue
À Antony Valabrègue
À Marius Roux
À Antony Valabrègue
À Marius Roux
À Antony Valabrègue
À Paul Cézanne
À Antony Valabrègue
À Antony Valabrègue
II - Les combats littéraires
À Ferragus [Louis Ulbach]
À Sainte-Beuve
À Edmond de Goncourt
À Paul Alexis
À Louis Ulbach
À Gustave Flaubert
À Edmond de Goncourt
À Alphonse Daudet
À Gustave Flaubert
À Edmond de Goncourt
À Paul Alexis
À Alphonse Daudet
À Albert Millaud
À Albert Millaud
À Joris-Karl Huysmans
À Paul Bourget
À Gustave Flaubert
À Edmond de Goncourt
À Léon Hennique
À Yves Guyot
À Auguste Dumont
À Henry Céard
À Joris-Karl Huysmans
À Léon Hennique
À Alexandrine Zola
À Alexandrine Zola
À Gustave Flaubert
À Léon Hennique
À Léon Hennique
À Émile Laborde
À Gustave Flaubert
À Gustave Rivet
À Paul Alexis
À Henry Céard
À Henry Céard
À Henry Céard
À Guy de Maupassant
À Henry Céard
À Paul Alexis
À Joris-Karl Huysmans
À Élie de Cyon
À Élie de Cyon
À Henry Fouquier
À Joris-Karl Huysmans
À Georges Renard
À Joris-Karl Huysmans
À Henry Céard
À Henry Céard
À Jules Lemaitre
À Henry Céard
À Henry Céard
À Jacques van Santen Kolff
À Jacques van Santen Kolff
À Henry Bauër
À Henry Céard
À Joris-Karl Huysmans
À Edmond de Goncourt
À Jacques van Santen Kolff
À Jules Lemaitre
À Ernest Renan
À Jacques van Santen Kolff
À Ély Halpérine-Kaminsky
À Jacques van Santen Kolff
À Jeanne Rozerot
À Jeanne Rozerot
À Jeanne Rozerot
À Jacques van Santen Kolff
À Jeanne Rozerot
À Jeanne Rozerot
À Jeanne Rozerot
À Jeanne Rozerot
À Jacques van Santen Kolff
À Jeanne Rozerot
À Auguste Rodin
À Georges Saint-Paul
À Alexandrine Zola
À Alexandrine Zola
III - Les années de l’affaire Dreyfus
À Bernard Lazare
À Édouard Toulouse
À Edmond de Goncourt
À Maurice Barrès
À Stéphane Mallarmé
À Édouard Toulouse
À Louis de Fourcaud
À Albert Laborde
À Auguste Scheurer-Kestner
À Georges Clemenceau
À Louis Havet
À Jeanne Rozerot
À Jeanne Rozerot
À Jeanne Rozerot
À Alexandrine Zola
À Alexandrine Zola
À Alexandrine Zola
À Fernand Desmoulin
À Alfred Bruneau
À Fernand Labori
À Fernand Labori
À Jacques
À Denise
À Jeanne Rozerot
À Denise
À Jacques
À Jeanne Rozerot
À Alfred Dreyfus
À Octave Mirbeau
À Maurice Le Blond
À Georges Picquart
À Alfred Dreyfus
À Jean Jaurès
À Alfred Bruneau
À Alfred Bruneau
À Alfred Bruneau
À Alfred Bruneau
CRÉDITS
Chronologie
Bibliographie
Notices biographiques
INDEX DES NOMS

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