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« L'Œuvre » qui brisa l'amitié de Zola

et Cézanne.
Par GIGNOUX Sabine, le 24/7/2007 à 12h00

«Mon cher Émile.

Je viens de recevoir L'Œuvre que tu as bien voulu m'adresser. Je remercie l'auteur des Rougon-
Macquart de ce bon témoignage de souvenir, et je lui demande de permettre de lui serrer la main en
songeant aux anciennes années.

Tout à toi sous l'impulsion des temps écoulés. »

Datée de 1886, cette lettre est la dernière adressée par Paul Cézanne à Émile Zola, marquant la fin
d'une formidable amitié, nouée trente ans plus tôt. Pourquoi ? Dans L'Œuvre, le 14e roman de la saga
des Rougon-Macquart, l'écrivain raconte le destin d'un « grand peintre raté », un « impuissant
incapable de mettre une figure debout, malgré son orgueil » et qui, brisé de désespoir, finit par se
pendre à l'échelle de son atelier. Dans ce personnage de Claude Lantier, décrit « avec sa forte barbe,
sa grosse tête, ses gestes emportés », le peintre d'Aix a reconnu ses traits. Et lui, l'éternel refusé des
Salons de peinture, celui dont aucun critique encore n'a su déceler le génie, est profondément
meurtri par cette charge. Choqué. À son marchand Ambroise Vollard, il confiera, longtemps après, en
tapant comme un sourd sur sa toile : « On ne peut pas exiger d'un homme qui ne sait pas qu'il dise
des choses raisonnables sur l'art de peindre ; mais, nom de Dieu comment peut-il oser dire qu'un
peintre se tue parce qu'il a fait un mauvais tableau ? Quand un tableau n'est pas réalisé on le fout au
feu et on recommence un autre. »

L'amitié de Cézanne et Zola avait pourtant grandi au soleil. C'était au collège d'Aix. Zola, orphelin de
père, gamin brillant mais chétif avec son accent parigot doublé d'un zézaiement, s'y faisait
copieusement rosser par les jeunes provençaux. Pour avoir pris sa défense et récolté une tripotée,
Paul se vit offrir par Émile un grand panier de pommes qui scella leur amitié. On sait les traces que
ces fruits laisseront dans sa peinture. Mais pour l'heure, les deux adolescents, flanqués d'un
troisième compère nommé Baille, se voient vite surnommés « les inséparables ». Ils partagent un
même goût de la poésie - Homère, Virgile - et des auteurs romantiques - Hugo, Musset -. Ils donnent
ensemble leurs premières sérénades à une belle : Zola au piston, Cézanne à la clarinette ! Et passent
le plus clair de leur temps à crapahuter dans la garrigue pour d'interminables parties de chasse, de
pêche et l'été, des baignades dans l'Arc.

Au tout début de L'Œuvre, lorsqu'il évoque l'amitié qui lie le peintre Claude Lantier à l'écrivain Pierre
Sandoz, son double romanesque, Zola fait revivre en de très belles pages ces souvenirs de jeunesse.
« C'était une rage de barboter au fond des trous, où l'eau s'amassait, de passer là des journées
entières, tout nus, à se sécher sur le sable brûlant pour replonger ensuite, à vivre dans la rivière sur
le dos, sur le ventre, fouillant les herbes des berges, s'enfonçant jusqu'aux oreilles et guettant
pendant des heures les cachettes des anguilles. » Nul témoignage, mieux que ces lignes-là, ne
permet de rendre ce paradis perdu que Cézanne n'aura de cesse plus tard que de retrouver sur la
toile : cette fusion de l'homme dans la nature, ce bonheur primitif, ces Baigneurs aux corps nus
immergés dans l'onde sous les arbres...

Alors que Zola, à 18 ans, monte à Paris, Cézanne, engagé dans des études de droit, hésite à devenir
peintre. Son ami le pousse et le soutient par ses lettres : « Tu ne parles rien moins que de jeter tes
pinceaux au plafond (...) reprends donc courage (...) j'ai foi en toi ! » Et le tance : « Ne reste pas un
être sans nom, portant une toge salie de peinture. » Premier indice d'une divergence qui va se
creuser avec le temps ? « Être sans nom », sans gloire, du moins de son vivant, a toujours été le
cadet des soucis de Cézanne qui s'obstinera à ne proposer que des toiles faisant « rougir l'Institut de
rage et de désespoir » et qui finira ses jours reclus dans sa solitude aixoise. Tandis que Zola, très tôt,
se fait un nom de plume par ses articles, ses romans, puis devient définitivement célèbre avec
L'Assommoir à 37 ans. Il reçoit son ami et d'autres à dîner tous les jeudis, les invite à de nombreuses
reprises dans sa belle propriété de Médan. Il envoie même de l'argent au peintre quand il tire le diable
par la queue. Début d'un déséquilibre.

Le vrai malentendu vient du génie de Cézanne qui échappe en grande partie à Zola comme à ses
contemporains. Familier du groupe des Batignolles et du café Guerbois que fréquentent Manet,
Monet ou Degas (décrit dans L'Œuvre sous le nom de café Baudequin), l'écrivain a d'abord pris la
défense des impressionnistes, ces « chasseurs qui aiment le plein air ». Sur Manet, il écrit en 1866 : «
Il a sa place marquée au Louvre. » Sur Monet, il est le seul vrai « réaliste ». Mais sur son cher
Cézanne, à peine un compliment ambigu : « Un tempérament de grand peintre qui se débat encore
dans des recherches de facture... »

Lorsque les impressionnistes rencontrent enfin le succès, il prend ses distances. Vers la fin de
L'Œuvre, Sandoz, son double, confie au peintre Lantier : « Regarde ! tu devrais être fier, car c'est toi le
véritable triomphateur du salon cette année (...). Tous maintenant t'imitent, tu les as révolutionnés
depuis ton Plein Air, dont ils ont tant ri. » Mais le suicide du « triomphateur » au terme du roman
trahit le pessimisme de Zola. « Pas un artiste de ce groupe n'a réalisé puissamment et définitivement
la formule nouvelle qu'ils apportent tous, éparse dans leurs œuvres (...). Ce sont tous des
précurseurs. L'homme de génie n'est pas né », note-t-il dans un article en 1880. Il enfonce le clou en
1896, à propos de celui qu'il appelle encore « mon ami, mon frère, Paul Cézanne », pour mieux
l'assassineren parlant des « parties géniales de ce peintre avorté » !
Mais L'Œuvre ne fera pas qu'une victime. À Giverny, Monet recevant le livre, craindra lui aussi d'être
identifié au triste « Claude Lantier » portant le même prénom que lui. « J'ai peur que dans la presse et
le public nos ennemis ne prononcent les noms de Manet ou tout au moins les nôtres pour en faire
des ratés, ce qui n'est pas dans votre esprit, je veux le croire », écrit-il aussitôt à l'auteur. Quant à
Manet, le scandale de son Déjeuner sur l'herbe au Salon des refusés en 1863 a inspiré sous le titre de
« Plein Air » tout un chapitre du livre.Pourtant si le personnage de Lantier emprunte aux trois
peintres et à d'autres, comme le prouvent les notes préparatoires de Zola, L'Œuvre reste une fiction.
Aux faits réels, à l'excellent document sur l'époque - la dèche des ateliers, la cohue des salons - se
mêlent les angoisses de l'auteur. Claude Lantier, c'est aussi Zola, ce bourreau de travail, sans cesse
étreint de doutes face à sa création. N'avait-il pas signé du pseudonyme de « Claude » ses premiers
comptes rendus du salon ?.Par sa lettre de rupture, si pudique sur sa peine et même amicale,
Cézanne, « l'ours », le « rustre », l'a très finement compris. En 1906 à Aix, lors de l'inauguration d'un
buste de Zola, décédé quatre ans plus tôt, le vieux peintre enfin devenu célèbre, ne pourra retenir ses
larmes. Lui qui n'avait jamais revu son ami en vingt ans, se mettra à sangloter, au milieu de
l'assistance, comme un enfant. Tout à son cher Émile, « sous l'impulsion des temps écoulés
».SABINE GIGNOUX

GIGNOUX Sabine

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