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BALZAC

SA VIE ET SES OEUVRES


D'APRÈS SA CORRESP01SDANCE
1ère édition, Librairie Nouvelle, 1858

@ L'Harmattan, 2005
ISBN: 2-7475-8188-8
EAN:9782747581882
~I}IE
J..Je SDRVI LLE
(NÉE DE BALZAC)

BALZAC
S..\. VI E

ET SES ŒUVRES

D'A P n È s S .\ COIl n 1~ S P 0 :'i D AN C E

L'Harmattan L'Harmattan Konyvesbolt L'Harmattan Italia


5-7, rue de l'École-Polytechnique 1053 Budapest Via Degli Artisti, 15
75005 Paris Kossuth L.u. 14-16 10124 Torino
FRANCE HONGRIE ITALlE
Les Introuvables
Collection dirigée par Thierry Paquot et Sylvie Carnet
La collection Les Introuvables désigne son projet à travers son
titre même. Les grands absents du Catalogue Général de la Librairie
retrouvent ici vitalité et existence. Disparus des éventaires depuis des
années, bien des ouvrages font défaut au lecteur sans qu'on puisse
expliquer toujours rationnellement leur éclipse. Oeuvres littéraires,
historiques, culturelles, qui se désignent par leur solidité théorique,
leur qualité stylistique, ou se présentent parfois comme des objets de
curiosité pour l'amateur, toutes peuvent susciter une intéressante
réédition. L 'Harmattan propose au public un fac-similé de textes
anciens réduisant de ce fait l'écart entre le lecteur contemporain et le
lecteur d'autrefois comme réunis par une mise en page, une
typographie, une approche au caractère désuet et quelque peu
nostalgique.

Déjà parus

GIRAUD Albert, Pierrot lunaire, 2004.


HALEVY Ludovic, L'abbé Constantin, 2004.
CHERBULIEZ Victor, Meta Holdenis, 2004.
IBANEZ V. B., Terres maudites, 2004.
MOREAU Hégésippe, Contes à ma soeur, 2004.
FLEURIOT Mlle Z., Raoul Daubry, 2004.
MONIER René, L'origine de la fonction économique des villes,
2004.
LORRAIN Jean, Portraits de femmes, par Pascal Noir, 2004.
W.J. LOCKE, Simon l'ironiste, 2003.
GOMEZ CARRILLO E., L'évangile de l'amour, 2003.
De GONCOURT Edmont et Jules, Armande, 2003
NEGRI A., Les solitaires, 2002.
GORKI M., En Gagnant mon pain. Mémoires
autobiographiques,2002.
REINACH S., Orpheus, 2002.
NOIR Pascal, Jean Lorrain: La Dame aux Lèvres rouges,
2001.
BAKOUNINE, Confession, 2001.
LEFEVRE T., Guide pratique du compositeur et de
l'imprimeur typographes, 1999.
Préface

Née en 1800, un an après son frère Honoré de Balzac,


Laure Balzac épouse en 1820 l'ingénieur des Ponts et
Chaussées Surville. Cependant, pour la publication de cet
ouvrage, elle signe Mme L. Surville, précisant entre parenthèses
" née de Balzac". Pourquoi donc la reprise de cette particule
accompagnée de son nom de jeune fille?
Au commencement étaient les BaIssa, une vieille famille
paysanne originaire du Tarn. Aîné de onze enfants, Bernard-
François (1746-1829), clerc de notaire, transforme son nom en
Balzac et commence une ascension sociale digne de la Comédie
humaine. Naissent Louis-Daniel, qui ne vivra pas (1798),
Honoré (1799), Laure (1800), Laurence (1802), au baptême de
laquelle son père s'attribue la particule. Honoré fait de même en
1830, affirmant être le descendant des Balzac d'Entragues dont
il adopte les armoiries. Pourquoi Mme Surville est-elle amenée
à s'abriter derrière l'identité de son mari? Cette démarche est-
elle motivée par un contexte défavorable à la condition
féminine?
Laure Surville nous offre là un ouvrage intime basé sur la
correspondance de l'auteur de la Comédie humaine. Il est
structuré d'une manière chronologique, évoquant
successivement l'enfance, les parents, l'adolescence et la
naissance de la vocation d'écrivain de Balzac. Mme Surville
s'excuse, en revanche, du caractère anecdotique de son
témoignage: "Je demande grâce pour les badinages familiers
que contiennent les premiers fragments que je vais citer. Leur
caractère intime appelle naturellement l'indulgence. Je n'ose les
supprimer, parce qu'ils peignent merveilleusement le caractère
primordial de mon frère, et que le développement successif
d'une telle intelligence me semble intéressant à suivre".
Paradoxalement, c'est cette familiarité qui donne force à ce
témoignage.
Auteur de contes, elle a notamment publié le Compagnon
du foyer. C'est une amie et une confidente qui recueille les
soucis, les déceptions et les projets de Balzac. Le titre de
l'ouvrage indique avant tout une volonté de témoignage à
propos d'un homme, sa vie, son œuvre littéraire. Mme L.
SurviIle évite l'erreur de nombreux critiques qui abordent
l'œuvre et la vie de Balzac avec des élans trop subjectifs. Ce
n'est donc pas un traité d'histoire littéraire.
Laure passe très vite sur l'enfance en Touraine (1799-1818)
et les années d'apprentissage (1819-1829). Elle insiste
beaucoup plus sur les années créatrices (1830-1840) et les
années difficiles (1841-1850). Elle n'apporte pas un savoir
nouveau mais une perspective familiale. Il s'agit plutôt d'un
portrait humain, d'une conversation cœur à cœur entre un frère
et une sœur. Laure Surville est de ce point de vue un guide
authentique de Balzac en tant qu'homme et en tant qu'écrivain.
Donc Mme de Surville continue d'entretenir le prestige de
Balzac à partir de souvenirs qui le glorifient: " Ceux qui furent
dans le secret de son existence se demandent avec autant
d'attendrissement que de respect comment un homme trouva
assez de temps, de forces physiques et surtout de forces morales
pour suffire à d'aussi grands labeurs!... ".
La correspondance de Balzac a longtemps souffert de
méconnaissance. Largement considérée en tant que lettres
d'affaires, en tant que renvois d'épreuves et signatures de
contrats, Mme Surville apporte des nuances à cette
correspondance. En effet, elle met en relief l'articulation de
cette correspondance avec les relations familiales de l'auteur,
avec les femmes qu'il a connues, et aussi avec d'autres
écrivains et éditeurs. Laure Surville confie: "Nous vécûmes
toujours l'un près de l'autre dans une intimité et une confiance
sans bornes. "
Ainsi, s'agissant de Balzac, on ne peut concevoir l'étude de
l'œuvre sans celle de l'homme. Elles se nourrissent
réciproquement à un degré qui se rencontre rarement chez
d'autres écrivains. Par ailleurs, la personnalité révélée de

II
l'auteur offre un caractère si pittoresque, des contrastes si
criants, qu'ils captivent par eux-mêmes l'intérêt des auteurs et
des lecteurs.
Mme Surville nous dépeint l'âme d'un homme angoissé et
révolté. Dans une de ses lettres, Balzac nous fait part de son
ressentiment: "- Il faudra que je meure, disait-il amèrement,
pour qu'ils sachent ce que je vaux! ".
Elle nous explique que cela ne résultait pas tant de sa
précarité matérielle ou de ses opinions politiques que de
l'ignorance de son potentiel d'écrivain. Il avait de plus la
conscience aiguë d'être à la merci d'un système de
communication complexe, aléatoire et pervers. Pouvons-nous
aller, dès lors, jusqu'à suggérer une parole inquiète chez un
homme qu'on imagine trop facilement tonitruant?
Balzac utilise donc la transgression. Une transgression
limitée, mais, paradoxalement, efficace, car sa liberté de
création passe par un jeu avec les codes et les contraintes.
Balzac nous donne l'image d'un écrivain qui avance en terrain
miné, en butte aux caprices des critiques. Mais son obstination
n'avait d'égale que sa puissance de travail: " il travaillait dans
un réduit, où il trouvait la liberté et portait de belles espérances,
malgré ses premières déceptions littéraires". Balzac a une
approche mystique du travail: il croit en la force de l'esprit.
Du côté des femmes, Balzac s'entendait très bien avec
George Sand; mais sa grande, sa seule véritable amie fut Zulma
Carraud (1796-1889), qu'il avait connue par sa sœur Laure.
Durant toutes les années 1830, principalement, elle entretint
avec lui une correspondance exceptionnelle, tout animée d'un
souci moral bien exprimé par cette phrase: " Je me tourmente
du désir de vous savoir ce que vous devriez être" (3 mai 1832).
Zulma Carraud comptait tellement pour Balzac que lui, l'amant
de quelques maîtresses, accepta de n'être que son ami. Il vantait
à Laure sa "haute intelligence" et "son sens littéraire"
(octobre 1838). Idéalisées par l'auteur, les femmes que Balzac a
connues font l'objet des dédicaces de ses romans.
Laure Surville peint Balzac dans une posture d'historien
philosophe, témoin lucide de son temps. L'auteur de la Comédie
humaine choisit la forme romanesque pour s'exprimer. Cela est

III
assez nouveau. Elle explique bien des malentendus avec une
partie de la critique qui voit encore dans le roman un genre
mineur. Mais Balzac revendique le roman comme objet
d'études sociales en faveur de ses idées philosophiques. Il en
fait le théâtre d'un monde en transformation où se meut une
société tout entière. En 1836, il lance la Chronique de Paris.
Six mois plus tard, la publication est suspendue. Les années
suivantes le voient débordant d'activité: il entre à la Société des
gens de lettres qui milite pour la défense des droits des auteurs
face au développement de la presse. Il achète une propriété aux
" Jardies ", à Sèvres, se rend en Sardaigne où il escompte
exploiter d'anciennes mines d'argent (mai à juin 1838) ; prend
la défense du notaire Peytel accusé de meurtre (août 1839).
Balzac fonde en 1840 une nouvelle revue, la Revue parisienne,
qui se solde par un nouvel échec. Après avoir acquis des
terrains autour des" Jardies ", il est obligé de vendre la
propriété, saisie par un créancier.
Certes le style de Mme Surville, à travers ces anecdotes, est
une glorification de Balzac. On peut donc s'interroger, à travers
cette écriture, sur son statut d' écrivaine. Autrement dit, par-delà
cette glorification, dans quelle mesure Mme Surville existe-t-
elle pour elle-même? Comment alors s'affranchir de l'héritage
de son frère?
Elle ne s'affranchit que dans l'espace de cette
correspondance qu'elle réunit et annote. La présente édition est,
de fait, une mine de renseignements sur la genèse des lettres de
Balzac. Le titre de l'ouvrage indique avant tout une volonté de
témoignage à propos d'un homme, sa vie, son œuvre littéraire.
Mais Mme L. Surville évite l'erreur de nombreux critiques qui
abordent l' œuvre et la vie de Balzac avec des élans trop
subjectifs. Or, ici on est en présence d'un éclairage à la fois
intimiste et réaliste. Sa démarche est ambivalente: elle met en
exergue une vérité émotionnelle et apporte une pierre
supplémentaire dans l'édification du grand homme, à travers la
part significative accordée au moi.
Par ailleurs, ce retour aux sources permet de dissiper trop
de légendes pittoresques qui entourent la vie de Balzac.
Beaucoup de contemporains ou de biographes à la mémoire

IV
défaillante ont en effet pour principal souci de se mettre en
valeur aux dépens de l'auteur.
L'authenticité est ici respectée grâce à de très nombreuses
lettres largement citées, comme celle dans laquelle Balzac
montre son premier accès de découragement. Car rien ne peut
remplacer la lettre envoyée ou reçue, document qu'il convient
de citer. Elle permet la consignation d'un certain nombre de
petits faits. Elle joue donc le rôle d'une mémoire tout en
affirmant une parole première. C'est la source à partir de
laquelle les critiques ont puisé, même si la pertinence du travail
de Mme Surville n'a pas été saluée. En effet, elle est victime
d'une double disparition, étant à la fois la sœur de Balzac et la
secrétaire de ses biographes. Mais le lecteur sera sensible à cet
hommage symbolique et universel.

Florent Batard et Tarik Hamidouche.

v
Je me crois ob1igée envers mOll frère et envers
tous, à publier des détails que, seule aujourd'h.ui,
je puis donner, et qui permettront d'écrire une
biographie exacte de l'auteur de LA COMÉDIE HUl\IAINE.
Les alnÎs de Balzac m'ont pressée de couper court
le plus tôt possible à ces légendes qui ne manquent
pas de se former alltour des noms illustres, afin de
prévenir les erreurs qlli pourraient s'accréditer sur
le caractère et sur les circonstances de la vie de mon
frère~ J'ai compris qu'il valait mieux dire la vérité,
quand bon nombre de personnes pouvaient encore
l'attester.
LA COl\iÉDIEHUMAINE a suscité presque autant
d'attaques que d'admiratiol1s. Tout récemment en-
core, des critiques l'ont jugée sévèrement au non1
de la religion et de la nlorale, que les adversaires des
t
grandes renomrnées tâchent toujours de mettre de
leur parti. Je ne sais si, à aucune époque, il y a eu en
France un peintre c}emœurs qui n'ait pas été accusé
de faire scandale, et quelle littérature sortirait des
principes sévères qu'on veut imposer aux écrivains;
si ceux qui les professent se mettent à I:œuvre,
réussiront-ils à prouver, par l'exemple, que Balzac
s'est troll1pécllland il a cru clue le roman de mœurs
ne peut se passer de contrastes, et qu'on n'instruit pas
les hommes par la seule peinture de leurs vertus?..
Je n'ai ni le pouvoir l1i]a volonté d'appeler de ces
arrêts, et je ne prétends pas ici défendre mon frère.
Le temps, qui a consacré tant de génies contestés ou
insultés à lellr époque, lui assignera sa place dans la
littérature française. Rapporto11s-nous-enà ce juge,
le seul qui soit impartial et infaillible.

L. SURV'ILLE, NÉE DE BALZAC

Paris, le i5 janvie.r 18:)6.


BALZAC
SA VIE ET SES OEUVRES

D'APRÈS SA CORRESPONDANCE

l\f011frère est 11éà 1'ours le 16 filai I~799,


jour de Saint-Honoré. Ce nom plllt à n1011
père, et qllOiqu'il fût sans précéclents ùans
les fan1illes paternelle et ]11aterllelle, il le
d011na à son fi]s.
Ma mère avait perdu son prelTIler enfant
en voulant l'al]aiter. On CllOjsit, 110urle petit
Honoré, une belle nourrice qui demeurait à
la porte de la ville, dans une maison bien
4 B.A LZAC

aérée et entollrée de jardins. Mon père et fila


111èreftIrent si satisfaits des soins de cette
femme, qu'ils me firent élever aussi par elle
et lui laissèrent mon frère après son se-
vrage. Il avait près de quatre ans quand nous
revînmes ellsemble à la maÏ50n paternelle.
La })elle santé d'Honoré préserva notre
mère de tOlItes ces inquiétudes latentes qui
éveillent les tendres sollicitudes et inspi-
rent ces gâteries si chères aux enfants; ils ne
jouaient pas à cette époque le rôle important
qu'on leur impose aujollrd'htli dans beau-
coup de falllilles. On ne les mettait pas el1
scène, on les laissait ellfants et on les formait
avant tout au respect et à l'obéissance en-
vers lellrs parents. Mlle Delahaye, chargée
de nous, eut peut-être trop de zèle à cet en-
droit, car avec le respect et l'obéissance, elle
nOllS imprimait aussi la crainte. Mon frère
se souvint longtemps des petits effrois qlli
nous saisissaient quand elle nous conduisait
le n1atin dire bonjollr à notre mère et quand
nOllS entrions dalls S011salon pour hlÎ sou-
BA.LZAC 5

haiter le bonsoir. C'était pour JI0UScomme


des cérémonies solennelles, quoiqu'elles se
répétassent tous les jours! Il est vré\i que par
des signes convenus, ma mère voyait, soi-
disant Sllr nos visages, les petits 111éfaitsque
110l1Sa,rions pu COffilnettre et qui nous va-
laient de sévères réprin1andes de sa part, car
elle ~eule DOllSpunissail ou nous récompel1-
sait.
HOlloré ne fut donc ni transfoflné en pro-
dige, ni adulé dans cet âge ail l'on ne com~
prend encore l'amour de ses parents que par
des baisers et des sOllrires; s'il tra11it de
bonne heure qllelqueS-tlnes des qualités qlli
devaient le rendre illllstre, 11111ne le remar-
qua ni ne s'en souvint.
C'était \ln charn1ant enfant: sa joyeuse
hllmeur sa bouche bien dessinée et SOtl-
~

riante, ses grands ye'ux bruns, à la fois bril-


lants et doux, son front élevé, sa riche
cllevelul'e noire, le faisaient relnarquer dans
les l)fomenactes où l'on nous conduisait tOllS
les clelJx.
6 BALZAC
La famille réagit tellement StIr le caractère
des enfants et exerce de si grandes influences
sur leur sort, qlle qtIelqtleS détails Sllr nos
parents me I)araissent ici nécessaires; ils
expliqlleront d'aillellrs les IJremiers événe-
n1ents d,e la jeunesse de mon frère.
l'Ion père, né en Languedoc e11174.6, étaIt
a,Tocat all conseil sous LOllisXVI. Sa profes-
SiOI},le mit en relation avec les notabilités
d'alors et avec des honln1es qlle la Révolution
fit surgir et rendit célèbres
Ces circonstances 1lli permirent, en 1793,
de sauver plus d'un de ses anciens protee-
teurs et de ses anciens amis. Ces services
dangereux l'exposèrent, et un convention-
nel très-influent, qui s'intéressait au citoye1l
.Balzac, se 11âta de l'éloigner dll~sOllvenir
de Robespierre en l'envoyant dans le Nord
organiser le service des VIvres de l'ar-
mée.
Ainsi jeté dans l'administr'ation de la
gtlerre, mon père y resta, et il était chargé
des subsistances de la vingt-deuxième di vi-
BALZA.C 7

sion militaire, lorsqll'il épousa à Paris, en


1797, )a fille d'un de ses chefs, en Inême
temps directeur des llô11itaux de 'Paris.
Mon père v"écut clix-nellf ans à Tours, où il
acheta UIle n1aisOl1et des propriétés près-de
la ville. Après dix ans de séjollr, on parla de
le nommer maire, mais il refusa cet honneur
pOlIr ne pas abandonner la clirection du
grand hôpital dont il s'était chargé. Il crai-
gnit. de manquer de telnps pour bien remplir
ces triples fonctions.
Mon p~re tenait à la fois de Montaigne, de
Rabelais et de l'oncle Toby par sa philoso-
phie, son originalité et sa b.onté. Comme
l'oncle Toby, il avait aussi une idée prédomi-
nante. Cette idée c11cz ltli était la santé. Il
s'arrangeait si bien de l'existence qll'il vou-
lait vivre le plus JOl1gtemp.s possible. Il
avait calculé, d'après les années qu'il faut
à l'hoIDll1e pour arriver à l'état pa.rfait, que
sa vie (levait aller à cent an.s et plus,. pOlIr
atteindre le plt~s, il prenait des soins extra-
ordinaires et veillait sans cesse à établir ce
IJ BALZAC

qu'il a ppelaiL l'équilibre des r orees fDitctlé~~.


Grand travail, vraiment!...
Sa tendresse paternelle allgmentait en-
core ce désir de longévité. A quarante-cinq
ans, ,n'étant pas marié et ne comptant pas
se marier, il avait placé lIne bonne partie
de sa fortune en viager, moitié sur le grand-
livre, moitié sur la caisse I.Jaféfrge,qu'on
fondait alors et dont 'jl était \ln des plus
forts actionnaires. (Il touchait en 1829,
quand il mourut par accident, à l'âge de
qlI3tre-vingt-trois ans, dOllze mille francs
d'intérêt. )
J~arédllction des rentes, les gaspillages,
qui eurent lieu dans J'administration de la
tontine, dilninuèrent ses re,tenus; Inais sa
belle et verte vieillesse lui donna l'espoir
de partager un jour avec l'État, à l'extinction
des concurrents de sa classe, l'.immense ca-
pital de Ja tontine; ce qui eût grandement ré-
paré Je lort qu'il avait fait à sa falnille. Cet
espoir passa tellement chez IllÎ à l'état de
conviction, qu'il reconlmandait sans cesse
BA.tZAC u
aux siens de conserver leur santé pour jouir
des nlillions qu'il leur laisserait.
Cette conviction, que chaCtln entretenait,
le rendait heuretlx et le consola dans les
reve~s de fortune qui l'atteignirent à la fin
de sa ,Tie.
- Lafarge réparera tout un jour, disait-il.
Son originalité, devenue pr'overbiale à
rfours, se manifestait aussi bien dans ses
discours qlle dans ses actrons; il ne faisait
et ne <lisait rien comme un~alltre; Hoffmanl1
en et1t fait un personnage de ses créations
fantastiques. l\lon père se moquait salIvent
des hommes qu'il accllsait de travailler sans
cesse à leur malheur; il ne pouvait reneOll-
trer 'ln être disgracié sans s'indigner contre
les parents et surtout contre les gouverI1ants
qlli n'apportaient pas autal1t de SOiI1Sà l'a-
mélioration de la race 11uln,aine qu'à celle
des anin1allX. Ilavait, sur ce sujet fort sea...
breux, de singulières théories qu'il déduisait
non moins singulièreme'n t...
- Mais à ql10i bon l)u})lier ces idées?
t.
!O BA.LZAC

disait - ilen se promenapt par la chambre


clans sa dOllillette de soie puce, et la tête
enfoncée dans Ja grosse cravate qu'il avait
conservée de la mode du D-irectoire; on m'al)-
pelIerait encore original (ce titre le courrOtl-
çajt) et it n'y allrait pas un être étiolé ni 11n
rachitiqlle de n1oins! Exce-pté Cervantes,
qui d011na le C011pde grâce à la chevalerie
errante, qllel I)I1ilosop11ea jamais corrigé
1'11umanité, cette patraque toujours jeune,
tOlljeurs \7ieillB, qlli va toUjOtlfS... heureuse-
ment pour nOllSet nos successeurs! ajoutait-
t-il en sOllriant.
Il ne raillait tOl1tefois l'humanité (lue 101'8-
Qll'il ne l)ouvait It11 venir en aid.e, il le
prouva en mainte occasion. Des épidémies
se déclarèrent à plusieurs-reprises à 1'1108-
])ice, notamme11t lorsiqlle ]es solclals l'en-
combrèrent en revenant d''£spagne: I110n
père s'installait alors clans l'hôpital, et, Oll-=-
blj.ant sa santé pOlIr veiller au salllt de tOllS,
il déployait un zèle LIlli était pOllr lllÎ du
(lévol1ement. Il détruisit beaucolIp d'abus
BA.L~Z A.C fi

sa11Sre(1outer le-s initnitiés que ce genre de


conrage attire, et introduisit de grandes aTné-
liorations dans cet hôpital, entre autres des
ateliers de travail pour les vieillarcls valides
à qlli il fit allo11er un salaire(>
Sa nlémoire, SOIl esprit d'observation et
de re}1artie 11'étaie11tpas moins remarqlla-
J)les qlle son originalité; il se souvenait, à
vingt aIlS de distance, de ))aro]es qll'on lui
avait dites. A soixante-dix ans, renCOll-
trant inopinément un ami d'enfance, il s'en-
tretint avec lui, sans 3tlCnne hésitation, dans
l'idiome de son pays~ où il n'était pas re-
tourné dëpuis l'âge (le quatorze ans!
Ses fines remarqlles lui fire11t pIllS cl'Ulle
fois prédire les succès Oll les désastres (le
gens qu'on appréciait bien autrement qu'il
ne Jes jllgeait; ]e tel11pSlui donna SO\l,rent
raison dans ses prophéties!
tes rép1iq,lles, eIlfin, ne lui faisaient ja-
Jnais défaut en aucune OCC1]rrence.
Unjol1f qu'on lisait ùans un journal lIn
a.rticle sur un centenairc (atLicle qu'on lle
j,2 BA.LZAC

passait pas, COinmeon peut croire), contre


son habîtude, il interrompit le lecteur pour
dire avec enthousiasme:
- Celui-là a vécu sagement et n'a pas
gaspillé ses forces en toute sorte d'excès-,
comme le fait l'imprudente jeunesse...
Il se trouva que ce sage se grisait souvent,
au contraire, et soupait tous les soirs, llne des
plus grandes énormités qu'e l'on pût com-
mettre contre sa santé (selon mon père).
- Eh bien! reprit-il sans s'én10nvoir, cet
homme a abrégé sa vie, voilà tOllt !...
Quand Honoré fut d'âge à comprendre et
à apprécier son père, c'était un beau vieil-
lard, fort énergique encore, aux manières
courtoises, parlant peu et rarement de lui,
jndulgent pour la jeunesse qui lui était sYln-
pathique, laissant à tOllSu,ne liberté qu'il
voulait pour lui, d'un jugement sain et droit,
malgré ses excentricités, d'une humellr si
égale et d'un caractère si doux qu'il rendait
hellreux tous Ce\IXqui l'entouraient!
Sa haute instruction lui faisait sui,rre avec
l''ALZAC i5

bonhellr les progrès des sciences et ]es amé-


liorations sociales', dont, à leur début, il
comprenait l'avenir!
Ses graves entretie,ns, ses curieux récits
avancèrent son fils dans la science de la '7ie
et lui fournirent le sujet de plus d'lIn de
ses livres.
Ma n1ère, riche, belle, et beaucoup plus
jeune que son mari, avait une rare vivacité
d'esprit et d'irnagination, une activité in-
fatigable, une grande fermeté de décisio11
et un dévouen1ent sans bornes pour les
siens. Son amour pour ses enfants planait
sans cesse sur eux, mais elle l'exprimait
p'lutôt. par des actions que par des paroles.
Sa vie entière prouva cet an1our; elle s'ou-
b]ia sans cesse pour nous, et cet oubli lui
fit connaître l'inforttlne qu'elle supporta
courageusement. Sa (lernière et plus cruelle
épreuve fut, à l'âge de soixante-douze ans,
de survivre à son glorieux fils et de j'as-
sister dans, ses derniers~ mOlnents; elle pria
pour Ilti à son lit de mort, souten(le par la
1i BALZAC
foi religieu.se qui remplaçait tOlItes ses es-
pérances terrestres par celles du ciel.
Ceux clui ont COnnt1mon père et ma mère
attesteront la fidélité de ces esquisses. I.Jes
qualités de l'auteur de LA CÛ1\IÉDIE HUMAINE
sont certainen1ent la conséquen"ce logique de
celles de ses parents; il avait l'originalité, la
llléllloire, l'esprit cl'obseryation et le juge-
Inent cIe son père, !'ilnagÎnati()n, l'activitéyde
sa mère, de tous les dnex, enfill, l'énergie
et la bonté.
Honoré était l'aîné de deux sœurs et d'lIn
frère. Notre sœur cadette mourut j-ettne,
après cinq années de mariage. Notre frère
partit pour les colonies, Oll il se Inaria et
resta.
A la naissance d'Honoré, tout faisait pré-
sager' pour llli un bel avenir. La fortune de
notre mère, celle de notre aïeule maternelle
qui vint vivre avec sa fille dès ({u'elle ru t
veuve, les émolume11ts et les rentes viagères
cIe mon père composaient llne ,grande /cxis-
tence à notre ft'l1)i IIG.
BA.tZA.C ,15

~fa Inère se consacra exclusivement à


notre édllcation et se crl1t Ql)ligée d'llser de
sévérité envers nous pour neutraliser les ef-
fets de l'i11du]geIlce de notre père et de notre
aïeule. Cette sé'vérité comprilna les tendres
expansions d',Honoré, à qui l'âge et ]a gra-
vité de son père inspirÇ\ient allssi la réserve.
Cet état de choses tourna all profit de l'affeç-
tiOITfraternelle; ce fut certainement le pre-
n1ier sentÎn1ent qui s'épanouit et fleurit dans
son cœur. J'étais de deux ans s.eulel11entpIllS
jeune CIll'Honoré, et dans la ll1ême situation
(lue lui vis-à-vis cIe nos parents; élevés el1-
semble, nous nOllSaimâmes tendTement; les
souvenirs de sa tel1dresse datent cIe loin. Je
n'ai pas oublié avec quelle vélocité il accou-
rait à moi pour m'éviter de rouler les trois
m,arches hautes, inégales et sans rampes qllÎ
conduisaient de la chall1bre de notre 110l1r-
rice dan~ le jardin! Sé\ tOllchante protection
continlla all logis paterl1eI, où pIllS d'une fois
ill se laissa punit' pour ITIoi, sans trallir ma
c,ulpa])ilité. Quand j'arrivais à telnps pOlll'
t6 BALZAC

n1'accuser: « N'avoue donc rien une atltre


fois, me disait-il, j'aime ~,à~être grondé pOllr
toi! » On se sOllvient toujours de ces naïfs
dévouements!
D'11eurenses circonstances protégèrent en-
core notre affection. Nous vécûmes toujours
l'un J)rès de l'alllre dans une intimité et lIne
confiance sans bornes. Je connus donc en
tout temps les joies et les peines de mon
frère, et j'eus toujOllfS le dOllX privilége de
le consoler; certitude qui fait aujourd'11ui ma
JOIe.
Le plus g'rand événeme11t de son enfance
fut un voyage à Paris, où ma mère le con-
dllisit, en 1804., pour le présenter à ses
grands parents. Ils raffolèrent cIe leur joli
petit-fils, qu'ils comblèrent de caresses et de
présents.
Peu habitllé à être fêté ainsi, Honoré re-
vint à Tours la tête pleine de joyeux souve-
11irs,le cœlll'arel11plid'affection pOlIr ces chet.s
grands parents dont il me parlait sans cesse,
les décrivant de son mieux, ainsi que lellr
BA.LZAC 17

maison, leur beall jardin, sans ollblier Mou-


ch,e, le gros chien de garde avec lequel. j I
s'était lié illtimement. Ce séjour à Paris
servit longtemps d'aliment à son imagina-
tion.
Notre grand'mère ailnait à raconter les
faits et gestes de SOlI ~etit-fils chez elle, et
répétait volontiers cette petite scène.
Un soir qu'elle avait fait venir pour 111ila
lanterne magique, Honoré n'apercevant pas
parmi les spectateurs son ami jJ;Iouche, se
lève en criant d'un ton d'aulorité: « Atten-
dez !... » (Il se savait le lnaltre chez SOIl
grand-père.) Il sort dtl salon et rentre traî-
nant le bO.nchien, à qlli il dit: « Assieds-
toi là, jUollche, et regarde; ça l1e te coûtera
rien, c'est bon papa qui paye! »
Quelclues mois après ce voyage, on chan-
geait la veste de soie brllne et la belle cein-
ture bleue du petit Honoré l)our des ,Têle-
nlents de detlil. Son cher gr~nd-pèrte venait
de ITIÛUrII",frappé })ar line apoplexie fou-
(lroyante. Ce fut son premier chagrin; il
48 BALZAC
pleura bien fort quand on lui dit qu'il D.e
vel-rait plus son aïeul, et son souvenir It1i
resta tellement présent à l'esprit que, long-
temps après ce jour néfaste, me voyant prise
d'lIn malencontreux fOll l'Ire pendant lIne
réprilnal1de de notre mère, il s'approche de
moi, et pour arrêter cette gaieté intempes-
tive qui menaçajt de tour11er à mal, me dit à
l'oreille d'un ton tragique:
- Pen.se à la Illort de ton grand-papa!
SeCO\1fSinefficace, hélas! car je ne l'avais
pas connu et ne comprenais pas encore la
mort!
On ]e voit, ]ef\ sellIes paroles qu'on a rete-
ntleS (les premières années d'Honoré révé-
laient plutôt la bonté que l'esprit. Je file
souviens néanmoins qll'illI1ontrait déjà son
imagination dans ces jeux de l'enfance que
George Sand a si bien décrits dans ses Mé-
1noi1rtes.Mon frère improvisait de petites
COIllédies qui nous an)llSaient (succès que
n'ont paB tOlljOllfSles grandes); il écorchait
pendant des heures e11ti~res les cordes d'un
BALZAC i9

petit violon rouge, et sa physionomie ra-


diellse prouvait qu'il croyait écouter (les
mélodies. Aussi ét.ait-il fort étonné quancl je
le suppliais de finir cette ffillsique qui ellt
fait hurler l'alni ltlo11che_
- l'll n'entends donc pas carnIne c'est
joli? Ine disait-il.
Il lisait enfin avec passioIl, c.omme la plll-
part des enfants, tOlItes ces féeries don tles
catastrop11es, plus ou moins dramatiques,
les font tant pleurer! Elles ]lli inspiraient
sans doute d'autres contes, car à des babil-
Jages étourdissants, succédaient quelquefois
(les silences qu'-on n'expliqllait qlle par
la fatigue, filais qui pouvaient bien être
(léjà des rêveries dans des mondes imagi-
naIres.
Quand il eut sept ans, il passa d'un exter-
nat de Tours all collége de Vendôlne, fort
célèbre alors. Nous allions régulière1nent le
voir chaqlle anl1ée à Pâques et à la distri-
hution des prix; I11ais fort pell couronné
aux conCOtlrS, il rece"iait plus de reproches
20 HAIJZAC

qlle de louanges })endant ces jours qll'il


attendait si jmpatiemment, et dont il se fai-
sait à l'avance tant de joie!...
Il resta sept années dans ce collége, où il
Il'y avait jalnais de vacances. Le souvenir
(le ce ten1pS lui inspira la prelllière partie
dll livre de Lattis I.a,mbert. Dans cette pre-
n1ière partie, Louis I.Jambert et lui ne font
qu'un, c'est Ba1zac en deux personnes. La
vie de collége, les petits événements de ses
jOllrs, ce qu'il y sOllfl'rit-et y pensa, tout esl
vrai, jusqu'à ce traité de la 1)olo.1~té, qu'un
de ses professeurs (qu'il nomme) brûla sans
le lire, dans sa colère de le trouver au lieu
du de\ioir Qll'il demandait. Mon frère re-
gretta toujours cet écrit comn1e lIn monll-
lllent de son intelligence à cet âge.
.11 avait quatorze ans quand M. Mares-
chaI, le directel1r dtl collége, écrivit à
110tre mère, entre Pâques et les prix, de
vellir en toute hâte chercher 8011fils. Il était
attci11t d'tlne espèce de comel ClllÎ inquiétait
(1'allta11tplus ses maîtres, qu'ils n'en voyaient
BALZAC 21
pas les causes. l\rlon frère était POUI-'ell x url
écolier paresseux; ils ne pouvaient donc
attribuer à aucune fatiglle intellectuelle cetle
espèce de maladie cérébrale. Devenu maigre
et chétif, Honoré ressemblaità ces somnambtl-
les qui dorment les yeux ouverts, il n'entell-
dait pas la plupart des questions qu'on lui
adressait et ne savait que répondre quand
on 1l1i demandait brusquement: « A quoi
pensez-vous? Où êtes-vous? »
Cet état surprenant, dont plus tard il se
rendit comIJte, proven.ait d'une espèce tte
congestion d'idées (pour répéter ses expres-
sions); il avait lu, à l'insu de ses professeurs,
UIle grande partie de la riche bibliothèqtle
du collége, formée par les savants orato-
rÎells fondateurs et propriétaires de cette
vaste Îl1stitution, où plus de trois cents
jeunes gens étaient élevés; c'était dans le
cacllot, où il se faisait mettre journellement,
qrt'il dévorait ces livres sériellx, qui avaient
développé s011esprit aux dépensde soncorps,
(.Janscet âge orl les forces physÎttues doivent
22 BALZAC
être all moins aU.ssiexel:céesque les forces
iHtellectueiles.
Pérsonne de la famille n'avait oublié l'é-
tonnement ql1e la vue d'Honoré causa lors-
que notre lnère le ramena de Vendôme.
- Voilà donc, (lisait douloureusement
notre grand'rnère, comIne le collége nous
renvoie les. jolis enfants qlle nous Itli en-
voyons!
Mon père, fort i11quiet de l'état de son fils,
fut bientôt rassuré en voyant que le cllan,ge-
lnent de pays, le grand air et le contact
bienfaisant de la famille suffisaient à lui
rendr'e la vivacité et la gaieté de l'adoles-
cence qui cOlnme11çait pour' lui.
Le classelnent des idées se fit peu à peu
dans sa vaste mémoire, Oll il enregistrait
déjà les événements et les êtres qui s'agi-
taient autour de Illi; ces souvenirs 8e1'-
vire11t plus lard à ses Inerveilleuses pein-
tures de la Vie de province. Mû par une
vocation qu'il ne comprenait pas encore,
elle ]e portait instinctivement vers des lee-
BALZAC 23
tures et des observations qui préparaIRnt
ses travaux et qui devaient les relldre si
féconds; il an1assait des matériaux sans
savoir encore à quel édifice ils serviraient.
Quelques types de LA COlVIÉDIE
HUl\IAINEdatent
certainement de ce temps.
Dans les longtleS pron1enades que notre
n1ère lui faisait faire, il admirait déjà el1
artist(~ ]es doux pa~7sages-de sa chère TOll-
raine qtl'il décrivit si bien! Il s'arrêtait quel-
quefois e'nthousiaslné devant ces beaux
soleils couchants qUI éclairent si pittores-
quement les clocllers gothiques de Tours,
les villages épars sur les coteaux, et cette
Loire, si majestuetlSe, C011verte alors de
voiles de toutes grandeurs.
1\'Iaisnotre mère, plus SOUCIeusepour ItlÎ
d'exercices que de rêveries, le forçait à
lancer le cerf-"volant de notre jellne frère
Oll à c'ourir après ma sœllf et moi; il 011-
biiait alors le paysage et devenait le plus
jellne et le plus gai des quatre e11fants qUI
entouraient notre mère.
2q BA~LZAC

Il n'ell était pas ainsi da11sla cathédrale


de Sajnt -Gatien, où elle nOllS conduisait
régulièrement aux jours de fête. Là, Honoré
pouvait songer à loisir, et aUCUlledes poésies
et des splendeurs de cette belle église 11'é-
taient perdlles pour lui. Il ren1arquait tout,
depllis les n1erveilleux effets de lumière qu'y
produisent les viel1x vitrallX, les nuages
d'encel1s qlli enveloppent comme dans des
voiles les officiants, jllsq\l'aUX pompes dll
service divin, rendues plus. splendides en-
core, par la présence du cardinal- arche-
vêqlle. Les physio11omies des prêtres, qll'Ïl
étu(liait,lllÎ aÎ(leront un jOllf à cOlnposer les
abbés Birotteau et Lorall, et ce cllré Bonnet
dont ]a tranql1illité d'âule fait un si beau
contraste avec les agitations du remords qui
torture la repentante Vérollique.
Cette église l'avait tant in1pressiol1né, que
le 11on1seul de Saint-Gatiea réveillait el1lui
des mondes (le 8011'7enirs, où les fraîcl1es
et pures sensations de l'adolescence et les
sentiments religieux (clui ne l'aba11donnèrent
BALZAC "..,
.iJ

jamais), étaient mêlés aux idées d'holnnle


qui germaient déjà clans ce puissant cer-
veau.
Il suivait comme externe les cours du
coIJége, et recevait chez son père les ré-
pétitiollS de ses professellrs, Il commençait
il dire clll'on parlerait de lui lIn j01Ir, et ces
paroles, qui fâisaient rire, devinrent le texte
de plaisanteries illcessantes. Atl nom de cette
célébrité future, ()n 1lli fit subir une infinité
(le petits tourments, préludes des plus grands
C!ll'On devait lui infliger pour l'illustration
acquise. L'apprentissage 11'étaÎt pas inll-
tile!
Il acceptait toutes ces lllalices en riant
plus que les autres (il riait tOlljOUf5dans cc
J)ien11eureux temps). Jamais caractère ne
f11tplus ain1able, jalllais non pIllS personne
n'eut plus tôt que ltli le désir et l'intuitioll de
la renommée.
On était loin cependal1t d'exalter Oll (l'en-
courager ce désir! 1\fon frère, je l'ai déjà
dit, lIDpell conlprimé par la crainte, pensait
.)
26 BALZAC
plus clu'il ne parlait deval1t son père et sa
mère; ceux-ci, ne pouvant le juger en toute
connaissance de cause, ne voyaient en lUI,
comn1e ses Inaîtres, flu'un garçon fort ordi-
naire qu'il fallait même stimuler pour loi
faire faire ses devoirs de grec et de latin.
Notre mère, qui s'occupait plus particllliè-
renlent de lui, soupçonnait si peu ce qtl'é-
tait déjà son fils aîné et ce qu'il deviel1drait
un jOUI~,qu'elle attribuait au hasard les ré-
flexions et les remarques sagaces qui Illl
échappaient parfois. « Tll ne comprellds
certainement ,pas ce que tu dis là, H011oré"»
lui disait-elle alors. Lui, l)our toute. réponse,
souflait de ce sourire si fin, si railleur Ollsi
bOll dOllt il était doué. Cette protestation à
la fois éloquente et muette était taxée (l'ou....
trecuidance quand ma lllère l'apercevait,
car Honoré, n'osant pas avoir raison avec
elle, ne lui expliq~uait ni ses idées ni S011
sourIre.
Les conlpressions qu'on exerce sur le gé-
nie, les injustices qui le froissent, les ob-
BALZAC ~7
stacles qu'OIllui{)ppose, dOllblent peut-êtr',e
ses forces et imprinlent plus de vigueur à
son essor; on aime du 1110insà le penser.
A la fil1de 18;1t, mon père fut appelé à
Paris, à la direction des vivres de, la première
divisioll militaire. Honoré acheva ses étlldes
cl1ez ~f. Lel)itre, J'lle Saint-L'anis, et chez
Mi\tl.Sgallzer et Beuzelin, rue de Thorigny ,
all Marais, où nous clBmeurions. Honoré ne
fut pas plus rernarqué dans ces institutioos
que dans les colléges de Vendôme et de
Tours. En faisant ses discours de rhétorique,
il commença à s'éprendre des beautés de
la langue française. J'ai conservé l'llne de
ses co"mpositions de conCOllrs (le discours
de la fenlme de Brutus à son mari après la
condan1nation de Ees fils)QLa doulstlr de la
111èrey est peinte avec él1ergie, et cette fa-
Clllté ptlissante que possédait lnon frère d'en-
trer dans l'âme de ses personnages s'y fait
cléjà remarquer.
Ses classes tern1inées, il rentra llne troi-
siè,me fois sous le toit l)aterneJ. On était
28 BA.LZAC

en 1816. Jl avait alors dix-sept ans et den1i.


~1a mère faisait dll travail la base de toute
éducation et s'entelldait merveilleusement à
l'enlploi du temJps; elie ne laissa dOnc pag
un il}stant son fils oisif. Il reçllt des ]eçol18
S11rtoutes les sciences 11égligées all collpge
et suivit les cours de la Sorbonne.
Je me souviens encore cIe l'entho(lSiasme
Llue lui causaient les éloquentes imI)rovisa-
tions des Villemain, des Guizot, des Cousin.
C'était la tête en feu qu'il no Ils les redisait
pour nous associer à ses joies et nous les
faire romprel1dre. Il courait travailler dans
les bibliothèques publiques afin de mieux
profiter des enseignements de ses illllstres
professeurs.
Pendant ses pérégrinations au qllartier
latin, il achetait sur les quais des livres rares
et précieux qu'il savait choisir. Ce flIt là
l'origine de cette belle bibliothèque que ses
constantes re]atio11S"avec les libraires rendi-
re11t si complète, et qu'il voulait légller à
~a ,rille natale; 111aisl'i11différence de ses
BALZA.C 29

COlnpatriotes pour lui lors de ses voya,ges à


Tours le blessa si J)rofôndéme'nt, qu'il re-
nonça à ce proJet.
M. Brun, préfet actllel d'II1dre-et-Lolre,
ancien camarade d'Honoré au coJlége de
Vendôme, d'accord avec le maire, M. Marne,
frère du célèbre libraire qui édi(a les pre-
mières œnvres de Balzac, dont il c'omprit
a,ussitôt l'avenir, ont fait placer une inscrip-
tion sur la maiSO]loù l'auteur de LACO}IÉDIE
HUMAINE est né. Ce n'est toutefois pas celle
Oll il passa son enfance. La maison de mon
père 3ppartient aujourd'hui à Mmela com-
tesse d'Outremont, amie de notre famille, et
portait autrefois le numéro 29 de cette rue
flui partage la ville et la traverse, depuis Je
pont jUSqll'à l'avellue de Grammont.
On eût bien étonné les parents et les a'mis
de Balzac si on le\lr eût dit, en ~8'17et ll1ème
pIns tard, qu'ilmériterait un jour cethonneut'
rendll à sa mémoire, si on lellr ellt annoncé
ellfln qu'on d011nerait son nOIn à ]a rue
qlt'il ]labitait à ParÏs lors (le sa mort, et qll'Ull
2.
30 BALZAC
imposant cortége le suivrait à sa dernière
clemeure. Ils n'auraient pas en assez (l'in-
crédulité à opposer 'à de telles prophéties,
car, malgré la vivacité d'un esprit qui com-
menç,ait à se faire jour, nlll "ne croyait en-
core à la haute intelligence d'Honoré; il est
vrai qu'il IJarlait beaucollp, s"amllsait de
niaiseries comme les enfapts, et avait lllle
bonhomie et parfois des naïvetés qlli le fai-
saient souvent notl'e dupe. Il eût été facile
néanmoins de remarquer l'attrait qu'il avait
pour les gens d'esprit et pour les conversa-
tions substantielles. Il se plaisait sn'rtout au-
près d'une vieille amie de notre grand'Inère,
Mlle de R..., qlli avait été liée intime111ent
avec Beaunlarchais, et qlli demeul"ait d.ans
la même maison qlle nous. l\fon frère la faisait
oauser sur cet homme célèbre dont, grâce
à ces détails, il connut si bien l'existence,
qu'il eût pl1fournir les matériaux de la belle
biographie qt1e M. de J.Jon1énie vient de
publier sur lui~
l\Ion père VOlllut qu'Honoré fît son droit,
Bf\LZAC 3t
S11})îttous ses examens, et passât les trois
années de son cours chez l'avoué et le no-
taire, afin d'y apprendre les détails de~la
procédure, et la forme et la tenetlr (le tous
les actes. L'éducation d'un homme n'était
pas cornplète, selon filon père, s'il ne con-
naissait pas les législations ,anciennes et mo-
dernes et surtollt les lois de son pays.
Honoré entra daI1s l'étuc}e de 1\1.de Mer-
ville, notre ami. 1\1.Scribe venait de la quit-
ter. Après dix-huit IllOis de, séjour chez cet
a vOtlé, il fl.ltreçll chez 1\1.Passez, notaire, où
il resta le même temps. M. Passez 11abitait la
maison où nous demeuriolls et était aussi
l'un de 110Sintimes.
Ces circonstances explifluent la fidélité
(les descriptions d'intérieur (l'études qu'on
ren13-rqlle dans LA CO~IÉDIEHUMAINE, et la
profoncle Gonnaissance des lois ({u'elle ré-
vèle. J'ai trouvé cllez un avoué de Paris Je
livre de César lJi1r1otteCl'1l
at1lniliell (les œtl'7res
(les légistes; il m'aSSltra que cet oll,rrage était
excellent à consulter en matière de faillites.
32 BALZAC
1\10nfrèr1e étaÏt fort OCCllpé à celte époque,
cap, indépendamment de son cours de droit
et des travaux dont le chargeaient ses pa-
leons, il a'~ait encore à Se préparer pour ses
ex'amens suecessifs; mais son activité, sa
mémoire, sa facilité étaient telles, qu'il troll-
vait encore le temps d'achever ses soirées à
la table de boston ou de whist de ma grand'-
mère, où cette dOllce et aimable femme 111i
faisait gagner, à force d'imprudences Oll de
distractions volontaires, l'argent qu'il consa-
crait à l'acquisition de ses livres. Il aima
tOlljours ces jeux en mémoire d'elle; jJ s'y
rappelait ses paroles, et un de ses gestes re-
trouvé lui semblait l1ll bonheur arraché à
la tombe!
~fon frère nous accoll1pagnait aussi cluet-
quefois au bal, mais s'y étant laissé clloil~
malencontreusement, malgré les leçons qu'il
recevait d'un maître de danse de l'Opéra, il
renoonça à la danse, tant Ie- SOlIrire des fem-
ll1es qui sl1ivit sa chllte lui resta sur ]e cœllr;
il se promit alors de (laminer la société au-
BALZAC 53

f'l'ement que par des grâces et des talents


de salon, et devint seulemel1t spectateur de
ces fête's dont plus tard il lltilisa les souve-
fi I1"8.
A vingt et un ans, il avait terminé son droit.
et passé ses examens. Mon père ltlÎ confia les
l)rojets qu'il avait pour son avenir et qui
eussent conduit Honoré à la fort\lne; mais
la forttl11e était alors ]e moindre de ses
SOUCIS.
l\lon père avait protégé jadis un hOlnn1e
(IU'ilavait retrouvé, en 1814, notaire à Paris.
Celui-ci, reconnaissant et pour rendre au fils
le service qt.l']l avait reçu dll père, offrait de
prendre Honoré darts son étude et de la 1llÎ
laisser après que)qlles années de stage,; la
caution de filon père pour ll4fnel)artie de la
charge, lIn bea11l11ariage, des l,rélèvements
successifs Sllr les brillants revenus de l'é-
tllde, auraient acqllitté fil0I1 frère en peu
d'ànné-es.
Mais Balzac, courbé clix ans, peut-être,
snI" des C011trats (le venle, des contrats de
54 B..4. L ZAC

mariage ou Sllr des inventaires !... lui qUI


aspirait secrètement à la gloire littéraire!
Sa stupéfaction fut grande à cette révéla-
tion; il déclara nettement ses désirs, et ce
fut au tour de n-otre père d'être stllpéfait.
D,ne vive discussion suivit. Honoré com-
battit éloq\lemmenL les puissantes raisons
qu'on lui donnait, et ses regards, ses paroles,
son accent révélaient une telle vocation, que
mon père lui accorda deux ans pour faire s,es
preuves de talent.
Cette belle chance perdue explique la sé-
vérité dont on usa envers lui et la rancune
{ju'il conserva contre le notariat" ranCUlle
qui perce dans quelques-unes de ses œu-
vres.
Mon père, ne céda pas, toutefois, aux dé-
sirs d'Honoré sans regrets; des événements
fâcheux les augmentaient encore. Il venait
d'être mis à la retraite et de subir des pertes
d'argent dans deux entreprises. Enfin nous
allions vivre dans une maison de campagne
qll'il venait d'acheter à six lielles de Paris.
BA.LZA.C 35

Les chefs de fan1111ec()nlprent1ront les


inquiétudes de nos parents en cette cir-
constal1ce. Mon frère n'avait encore donné
aucune preuve de talent littéraire, et il avait
sa fortune à faire; il était donc rationnel de
désirer pOlIr lui un état moin~ 'probléma-
tique qlle celui de littérateur! PO\lr une vo-
cation telle que celle d'Honoré, vocation qu'il
justifia si grandement, que de médiocrités
ont été jetées en des voies malheureuses
par- une semblable condescendance! Aussi,
celle de mon père envers son fils fut-elle
traitée de faiblesse et généraJement blâmée
par tous ceux qui s'intéressaient à nous.
« On allait faire perdre à ll10n frère un
temps précieux; l'état de littérateur pou-
vait-il, en aucun cas, mener à la fortune?
Honoré avait-il l'étoffe d'un homme de gé-
nie? Tous en dOlltaient...»
Qu'eût-on dit à mon père, s'il eût mis ses
amis dans ]a confidei1ce des offres qUI lui
avaient été faites?
Un intime, un peu brusque et fort absolu,
36 nA.LZAC

déclara qlle, pour lui, Honoré n'était bon ~lll'à


faire un expéditio11naire! Le malheureux
avait une belle ma,i1~,selon l'expression dll
maître d'écriture qu'on lui avait donné à sa
sortie du collége.
- A votre place, ajouta cet ami, je n'hé-
siterais IJas à Inettre Honoré dans (Iuelque
administration où, avec votre protection, il
arriverait promptement à se suffire.
Mon père jugeait. alors son fils alltrell1ellt
(lue cet intinlC, et, ses théories aidant, il
cro~7aità l'Ïntelligence de ses enfant.s; il se
contenta donc (Je s011rire à cette sortie, tint
bon et passa outre.
Il est à présllmer que ses amis se sépa-
rèrent, ce soir-là, en déplorant entre eux
l'aveuglenlent paternel...
~la mère, 1110insconfiante que son mari,
pellsa qll'un peu de Inisère ramènerait promp-
tement -Honoré à la soumission.
Elle l'installa d011C,avant notre départ de
Paris, dans une n1ansarde qu'il choisit près
de ]a bibliotllèque de l'Arsenal, ]a seule qll'il
BA. LZ }\C 57

lIe COl111l1t pas et où il se proposait d'aller


travailler; elle meu}}-la stl"'icteln'entsa chall1-
l)fe d'un lit, d'une table et de quelques
chaises, et la pension qu'elle lui alloua pour
y vivre 11'ellt certainement })as suffi à ses
besoins les l)lus rigoureux, Bi notre .mère
11'eût}J3Slaissé à Paris une vieille femme, at-
tacllée de~)tlis vingt ans {lU service cIe la fa-
111ille,qu'elle chargea de veiller Sllr lui. C'est
celte felnme qu'il appelle~, dans ses lettres,
l' Iris :lnessagè1~e.
Passer subitement de l'i11térÎeur d'llne
lnaison où il trouvait l'abondance, à la soli-
tude d'un grenier où tOllt bien-être lui Inal1--
ql1ait, certes la transition était dllre! Il ne
se fJlaignit pas toutefois dalls ce rédl1it, où il
trouvait]a liberté et portait de belles espé~
rances que ses pl~en1ières déceptiol1S Jitté-
raires ne pUrel}t éteindre.
C'est alors ql18 COffilnence celte corres-
pondal1ce conservée par tendresse et qui
(levÎn t s-Îtôt de chers et de précieux SOtl-
vel11rs.
3
58 IJALZAC

Je delllande grâce pour les badinages fa-


nliJiers que contiennent les premiers fr'ag-
Inents que je. vais citer. Leur cal~act.èTein-
timé appelle 11aturellemellt l'jndulgence. Je
n'ose les sllpprimer, parce qu'ils peigne11t
InerveilletlSement le caractère prImordial (10
l110n frère, et cIlle ]e liéveloppelllent StlCCes-
sif d'une telle ir1telligence llle semble inté-
ressallt à suivre.
Dans sa première lettre, après avoir éntl-
n1éré ses frais d'ellllnénagement (détails qUI
n'étaient à autres fins qlle de pl~o1ivel"à notre
Inère qu'il 'n1anquait (léjà d'argent), il Ille
confie qu'il a pris un dOll1estique.

« - Un domestique!... y penses--t{], mon


frère 1
») - Oui, tlndomestique. Il a un nom aussi
drôle que celui du docteur. Le sien s'appelle
l'ranquille, le n1ien s'appelle Moi-1nême. lVlau-
vaise emplette, vraiment!... NIoi-nlême est pares-
seux, maladroit, imprévoyant. S011mailre a fai111,
a soif; il n'a quelquefois ni pain ni eau à lui offrir;
il ne sait l,as Inême le garantir contre le vent qui
DA.LZAC 3û
sou1fle à travers fa porte et sa fellêtre, conlme
Tulou dans sa flûte, mais nloins agréable111ent.»)

Suivent ]('s réprÎJnandes (lu maître au


servi tellf :

« .-- Moi-mên1C ?..


» -- Plaît-i), monsieur?
» - Regardez cette toile (l'araignée où cette
grosse mouche pousse des crjs à m'étourdir? Ces
moutons qui se pronlènent sous le IÏt, cette pous-
sière sur les vitres qui In'aveugle ?..
») Le paresseux regarcle et ne bouge pas! et
nlalgré tous ses défauts, je ne puis me séparer de
cet il1intelljgent Moi-même!... »)

Dans sa seconde lettre, il s'excuse de la


l)remière, qlle notre nlère avait trouvée fort
négligée.
«( Dis fi ill,aUlan que je travaille tant, que YOUS
écrire est mon délassement! Alors, sauf 'TOt' res-
pect et le mien, je vais, comIne l'âne de Sanello,
par les cllemins broutant tout ce que je rencontre.
Je ne fais pas de brouillon (fi donc! lA cœur ne
ronnaît pas les brouillons). Si je 11eponctue pas,
sj je ne ID.erelis 1185,c'esl pour que vous me relisiez
40 BALZA.C
et pensiez plus longtemps à Inoi! Je jette ma
plume aux bêtes, si ce n'est pas là une tlnrsse (le
femme !...
») Vous saurez, mad"emoiselle,qu'on éconolnise
pour avojr ici lIn l)iano;' quand fila mère et toi
YOtlSviend rez n1Cvoir, vous en trouverez un. J'ai
pris files mesures, en reClllant.les murs il tiendra,
et si Inon propriétaire ne veut pas entendre à cette
}1clilétlépense, je l'ajouterai à l'acqllisition du
pjallo, et le Songe de Roussea'u (nlorceall de Cra-
IneI' fort à la mode alors) retentira dans Ina Illan-
sarde, Ollle ]JesoÏl1de songes se fait généralement
sen tir. »)

Qlle cIe tl~aVal1X il l11édite !... (les rOl}1allS,


(les cOlnédies, des opéras-con1jques) des
tragédies SOl1tsur sa liste cl'Ot1vrages à faire.
JI ressel11ble à l'etirant qui a tant de paroles
à dire cIu'il ne sait par où con1111encer.C'est
c1'a]Jord Stella et Coqsigt1le, cIeux livres qUi
ne virent jall1ais re jour! De tOllSses IJfojets
cIe COll1édiede ee te111ps-,j'e me souvie118des
Deux [>hilosophes; qll'il eût certaÎnell1eIlL
repris à ses loisirs. Ces prétel1dlls pllilosoplles
se mOfll1aie11tl'nn de l'alltre, se (IUerellaieI1t.
BA.LZA.f: 41
sa11S cesse, eomnle des an1Îs (disait 1110n
frère en racontant cette pièce).
Ces philosophes, tOllt en n1él)risant les
110cl1ets(le ce n1onde, se les clisputaient sans
l)ollvoir les o'f)tenir, insuccès final qui les rac-
cOlnmo(lait et 1erlr faisait mauclire el1 C0111-
l11unla détestalJle e11gea11ce}1ulnail1e!
Pour laquelle (le ces œllvres llli falll-ille
Taclt*ede 110tre l)ère clont l'édition Inanqtle
(lans la bibliothèque de l'Arsenal1 Ce clésil
fait le slljet {=[esa troisième lettre.
«( Il me faut absolllment le Tacile de filon TJrre;
il n'en a pas J)esoin, maintenarlt qu'il est Cl~11Sla
CIlioe ou dans la BiJ)le!... »)

lVlonpère, ellthollsiasmé (les Chill0is ([)eul-


êtJ.~e à callse (le lellr I011gévité con1111e
peuple), lisait alors les gros livres des jé-
sllÎtes missionnaires (lui ont £lécrit la Clline
les premiers; il annotait allssi cIe préciellses
é(litions de la Bil)le qu'il possédait, livre qui,
en tout telnps, callsa son admiration.
te Il ne te fatlt l'as I011gtenlpSpour savoir Ollest
42 BA.LZA.C

la clef de la bibliothèqllé! Papa 11'e3tpas toujours


chez lui, il se promène tous les jours! et le fari-
nier Godard est là pour m'apporter le Tacite!
» A propos, Coqsigrue dépasse présentement
mes forces, il faut le ruminer et attendre pour
l'écrire.
» Je n'aime pas, n1a cl1ère, tes travaux tlisto-
rjques et tes tableaux siècle par sjècle. Pourquoi
t'amuser (et le mot est 01al cl1oisi) à refairè l'ou-
vrage de Blair? Prends-le dans la bibliotllèque, il
ne doit pas être loin du Tacite, et apprends--Ie par
cœur; mais à quoi bon? 'Une jeune fille en sait
assez quand elle ne fricasse pas Annibal avec César ,
ne prend pas le Trasimène pour un général d'ar-
mée, et Pharsale pour une dame romaine; lis
PJlltarque et deux ou trois livres de ce calibre-là,
et tu seras caléepour toute ta vie, sans déroger à
ton titre charmant de femme. Veux-tu donc de-
ven irune sa van te 1 Fi !. .. fi!...
») J'ai fait cette nuit tIn rêve délicieux; je lisais
Tacite que tu m'avais envo~ré!...
»)Talma joue n1aintenant Auguste dans Cinna.
J'aj grand'peur de ne pouvoir résister à l'aller
voir; mais quelle folie!... mon estomac en trem-
])le! ...
» Les nouvelles de mon nlénage SOllt désas-
BA.tZA.C 45
tl~uSéS, les travaux nllisent à la propreté. Ce
coquin de J'loi-même se néglige de plus en pIllS.
]1ne descend que tous les trois ou quatre jours pOlIr
les achats, va cllez les marcl1ands les plus voisins
et les plus mal a11provisionnés du cluartier; les
autres sont trop loin, et le garçon économise au
llloins se6 pas; de sorte qlle ton frère (destiné à
lant de célébrité) est déjà nourri at)solument
comme un grand homme, c'est-à dire qu'il meurt
de faim!
») Autre sinistre: le café fait d'affreux gribouil-
lis par terre; il faut 'be-aucoup.d'eau pour réparer
le dégât; or, l'eau ne montant pas naturellement
dans ma céleste mansarde (elle y descend seule-
n1€l1tles jours (l'orage), il faudra aviser, après
l'acllat du piano', à l'établissement d'une maclline
11ydraulique,si \e café continue à s'enfuir, pen-
dant que maître et serviteur bayent aux cor-
neilles.
») Avec le Tacite, n'oublie pas de m'envoyer lI11
couvre-pied; si tu pouvais y joincIre quelque vieil-
11.ssi1nechâle, il me serait bien utile. 1'u ris? C'est
ce qllÎ me manque dans filon costullle nocturne.
Il a fallu d'abord penser aux jambes qui souffrent
le plus du frojd; je les enveloppe du carrick tou-
rangeau que Grogniart, de boustiquantemémoire,
44 B..'\.LZAC

cousillonna. (Grogniart était un petit tailleur de


Tours cllargé jadis d'ajuster à la taille dtI fils les
llabits du-père, et qui ne s'acquittait pas cIece
travail à la-satlsfaction d'Honoré.)
» Le susdit carrick n'arrivant qu'à mi-cofl'S,
reste le }lalllmal défe11ducontre la gelée, qui Il'a
que le tojt et Ina veste de molleton à traverser
pour arriver à ma peau fraternelle, trop tendre,
hélas! pOlIr le supporter; de sorte que le froid 1ne
pipe.
Quant à la tête, je compt(~sur une calotte
))

dantesque,pour qu'elle puisse braver aussi l'aqui-


lon. ~\insi équipé, j'habiterai fort agréaJJlement
.,
mon pa I3lS....
)
Je finis cette lettre comme Caton finissait ses
discours; il disait: Que Carthage soit détruite!
Moi, je dis: Que le Tacite soit pris! et je suis,
cl1èrehjstorienne, de vos quatre pieds huit pouces,
le très-l1tlmble serviteur. »

,r oici tIne ]ettre (d'août 18-19)que je co-


pie lout entière, après avoir- préalablen1ent
dOllné les eXI)lications nécessaires pOlIr la
rendre intelligible.
Mon père, pour épargner it son fils (les
froissen1ents d'aIllOl1r- pro})re el1 cas titi
BA.LZ~;\C 45
11011-8uccès (le ses espérances, ]e disait
alJSe11tde Paris. C'était d'aillel1fs lIn InoycI1
de le préserver de tOLItetentation IlloncJaÎnc.
~I. de Villers, dont il parle dans cette let-
tre, éta.it l1n 'Tieil ami de la famille" ancien
abbé et comte de Lyon, retiré à Nogent, pe-
tit viUage situé })rès de l'Isle-Adalll. 1\1011
frère avait cléjà fait IJ]llsÎellfs séjours chez
lui; la spirituelle conversation de ce bOll
vieillard, ses curieuses anecdotes sur l'an-
CIenne cour all il avait otJtenll de grancls
Sllccès, les encQUragelnents qtl'il donnait à
lllon frère, dont il ét.ait le con-fident, avaient
fait naître 1111etelle affection entre eux,
clu'Honoré appelait pIllS tard J'Isle-Adam
SOl~pc(/reldis in.~piratelt't.
(c Tu veux des nouvelles, il fatlt que je les
fasse; personne ne passe dans mon grenier, je ne
peux donc te parler que de moi et t'enVO).E-f
autre cllose que des faril)oles; exernple :
») Le feu a pris rue Lesdiguières,n° 9, à la tête
d'lIn pallvre garçon, et les pompiers n'ont pu
l'éteindre. Il a été nlis par U11ebelle feITlme qu'il
ne cDnnaît pas: on dit qu'elle demeure aux Quatre:-
3.
46 B..4.LZA.C

Nations, au bout du pont des Arts '; elle s~appelle


la Gloire.
» Le malheur est que le hrll1é raisonne, et il se
dit:
» Que j'aie ou ,non du génie, je me prépare dans
les deux cas bien des c]1agrjns!
})
Sans génie, je suis f1an11Jé!
il fûlldra passer la
vie à serltir ùes désirs non satisfaits, de misérables
jalousies, tristes peines!...
» Si j'ai du génie, je serai persécuté~ caloI11nié;
je sais bien qu'alors 1\'I1le la Gloire essuîera bien
des pleurs!...
» Il serüit temps encore de faire partie nulle et
de devenir un M. ***,qui juge tranquillement les
autres. sans les connaître, qui jure après les
}lommes d'État sans les comprendre, -qui gagne
au jeu, même en écartant les atouts, l'heureux
11omme! et qui pourra bien un jOllf devenir dé-
puté, parce qu'jl est rjclJe, l'llomme parfait I
» Si je gagnais demain un quine à la loterie,
j'aurais raison comn1e lui, quoi que je fasse Oll
dise; mais n'ayant pas d'argent pour acheter cette
eS11érance,je n'ai pas celte merveilleuse cllânce
pour en imposer aux sols!... Patraque d'hun~a-
nité !...
») Parlons plutôt de mes plaisjrs! J'ai fait hier un
BALZAC 47
boston chez mes l)ropriétaires, où, après avoir
entassé misères sur piccolos et avoir eu des chan-
ces d'innocent (j'avais peut-être songé à M. ***),
., . , . ,
J al gagne... t rOis sols....
» Maman va dire: ( Anons, Honoré va devenir
» jouellf !... » Point, mèr.e, je veille sur mes pas-
SIons.
» J'ai songé qu'après l'lliver laborieux que je
viens de passer, quelques jours de campagne me
seraient bien nécessaires!...
» NOll,n1aman, ce 11'CStpas pour fujr ma bonl1e
vache enragée: j'aime ma vac11e; mais quelqu'un
près de vous, vous dira q-ue l'exercice et le grand
air sont hie11utHes à la santé de l'homme! Or
dOllC, con1me Honoré ne peut se montrljI" cIlez
son père, llourquoi n'irait-il pas chez le bon IV!.de
Villers, qui l'aime jusqu'à soutenir le pauvre re.
belle?
» Une idée, mère! si vous lui écriviez pour ar.-
ra11gerce vO_J?age?Allons, c'est comme si c'était
fait; VOlISavez beau prendre votre air sévère, on
sait que vous êtes bonne au fond, et l'on ne vous
craint qu'à derrli !
») Quand viendrez-vous Ille voir? boire mo,n
café, manger des œufs bro'uillés, raccommodés sur
un plat que vous m'apporterez? car si je succombe
48 Bi\LZ~\C
à Cin.na, jl faudra renoncer à mOIlter mon mé...
nage et peut-être même au piano et à la mac]1Îne
llydralllique.
») L'Iris ITlessagère ne vient. pus! J'achèverai de-

main cette lettre.

DEMAIN.
(
Pus d'Iris encore!... Se dérangerait-elle?,.
(Elle avait soixante-dix ans. ) Je ne la vois jamais
qu'à la volée et toujours si essoufflée, qu'elle peut il
11eineme rendre compte dl1 quart de ce que je
voudrais savoir. Pensez-vous à moi autant que jo
pense à vous? Criez-vous quelquefois au ,vI1istOll
au bostol1: « Honoré, où es-tu? ») Je ne t'ai pas
dit qu'avec l'incendie j"ai eu aussi d'affre'uses
rages de dents. Elles ont été suivies ll'une fluxion
qui me rend présentement llideux.
Qui dît: Fais arracher?Que diable! on tient
))

à ses dents, et il faut mordre, d'ailleurs, quelque-


fois dans mon état, quand ce ne serait qu'au tra-
vail!
») J'entends Ie-souffle de la déesse.
») All! vous êtes lllaintenant sous le cllarme de

la familleM ; fais un recueil de tous les IJélas


de la belle-mère, redis moi bien ce qll'elle soupi-
rera... Je m'en remets à toi pûur rire, tu es mon
D~.\.LZAC 49
~IOlnus, mon Ijon ~Iomus, car je mé suis cru il
votre diner de féception; tes récits sont la manne
de mon.désert.
» Merci de vos tendresses et de vos provisions;
je t'ai reconnue <lans,le pot de confItures et les
fleurs. )}

Après bien des hésitations, c'est la tra-


géclie de C'rori~~vell
qu'il choisit pour son
œuvre de début (tragédie classiqlle, COffi111e
on le verra ci-a})rès) .
«( J'ai CllOisile sujet de Crom,vell, parce qll'jl
est le plus beau de l'histoire moderne. Depuis que
j'ai soulevé et pesé ce sujet, je m'y suis jeté à
corps perdu. Les idées m'accablent, mais je suis
sans cesse arrêté par mon peu de génie pour la
versification. Je me mangeraj plus d'une fois les
ongles, avant d'avoir achevé mon premier monu-
ment. Si tu connaissais les difficultés de pareilles
œuvres! LE GRANDRACINE a passé deux ans à
IJolÏrPhèdre,le désespoir des poëtes. Deux ans!...
cIeuxans! ... Ypenses-tu?.. deux ans!...
») ~lais qu'il m'est doux, en file consumant nuit
et jour, d'associer mes travallXaux personnes qui
me sont chères! Ah J sœur, si le cielln'a doué de
q.u.elquetalent, ma plus grande joie s~ra de voir
50 BALZAC
ma gloira rejaillir Sllr vous tous! Quel bonlletlf de
vaincre l' Oltbli,d'illustI'Pf encore le nom de Balzac!
..A.ces pensées, mon sang ])ouillonne.! Lorsque je
tiens tIne belle idée, il me semble entendre ta voix
quj ITledit: (cAllons, courage! »)
»)Je me délasse en crQq'uignolant Stella, un
gentil petit foman.
») J'ai décidément abandonné mon opéra-co-
nliC{ue. Je ne puis trouver lIn compositeur dans
mon trou, je ne dois pas d'ailleurs écrire pOlIf le
goût aettleI, mais faire conlme ont fait les Racine
et les Corneille, travailler comnle eux })Ollfla pos-
téri1é !... Le second. acte, au surplus, était faiJJle,
et le premier trop brillant de n~usique. (Trop JJril-
la11t (le ffitlsiq11e! le caractère de 1'11omme est
dans ces quatre mots; jl. voyait, il entendait cet
opéra! ...) Et réiléchir pour réfléchir, j'aime rrlieux
réi1écllir SlIr Crom,vell. Maisil entre ofclinairemel1t
<Jeuxmille vers dans une tragédie, juge que de
réflexions I... Plains-moi. Que dis-je? Non, l1e nie
plains pas, car je suis heurellx: envie-moi })lutôt,
et pense à moi souvent. »)

Ses espérances étaient parfois l11êlées d'Î11-


quiétude. Voici Ul1e (le ses lettres où il les
eXl)flme :
BALZAC 5f
(t .t\h! sœur, qtlej'aide to,urments! Je ferai une
pétition au pape pOtIr la première nielle de martyr
vacante! Je viens de tlécouvrir à mon régicide un
(léfatlt de conforma~tion£t il fOllfmille de mauvais
vers! Je Sllis aujollfcl'l1ui tI11vrai Pater clolorosa.
Si je SlljSlIn misérable rimailleur, il faut se pendre!
Je ressenlble, avec ma pallvre tragédie, à Perrette
au lJot au lait., et ma comparaison ne sera peut..
être fIllè trop réelle!... Il faut pourtant réussir eet.te
œuvre, et, coÙte que cOtlle, avoir qlIelque chose
de fini quand maman me demandera compte de
mon tem}ls! Je passe les nuits au travail; ne lui el1
dis rien, car elle s'inquiéterait. Quelles peines
(lonnent l'amour de la gloire! Vivent les élliciers,
morbleu! ils yend.ent tout le jour, comptent le soir
leur gain, se délectent de temps à autre à qUBlque
affreux mélodrame, et les v~ilà 11eureux!... Oui,
Inais ils passent leur temps entre le gr~yère et le
savon. Vivent plutôt les gens de lettres; oui, mais
i1ssont tous gueux d'argent et seulement riehes de
morgu'e. Bah! laissons faire les uns et les autres,
et vive tout le n1onc1e!
») Voici l'état de situation que tu demandes:

REAUX-ARTS.

») La musique me manque!... Tu me parlas peil1--


ture, mécl.lante ! Comment veux-tu que je me pel'-
~2 BALZAC

mette (l'aller au l}lusée, cJuand je suis présente-


ment à Alby? J'attendais hier le tra'ltre D pour
lui faire rendre gorge sur les tableallx; j'avais ap-
l)rêté sa cllaise, ça nl'a porté mallleur, il ntest p3S
yenu ! ...
EXTÉRIEUR.

» J'ai rencontré ~I. de V. et ~I. F. Dites que ce


n'est l)a5 moi. Je voudrais cel1endant bien. ne
rèssernbler à personne !...
INTÉRIEUR.
, . ,
») J al mange dellX me lons r
Il lôtl(
.f' ] fa 1es
paJ7er à ferce de 110ix.et de pain sec.
PROJETS.
»)Si vous me dOllniez un jour rendez-,vous sur
les bords du cana1de l'Ourcq, près de tel .ou tel
pont? Il ne faudrait j'arnais que trois lleures de
marelle pour aller vous trouver, et trois heures
110urrevenir à ma rnl\'11sarde,et l'Albigeoisattrait
Ylltont ce q,u'ila de cher atl monde l .~visez! »

Il m'envole le plê1n de sa tragédie, mais


en grande- c011fidence, car il veut en réserver
la surprIse à la famille. Aussi écrit-il en tête
(le sa lettre: POU1"toi sell le.
BALZAC 53
« Ce n'est IJasUllmédiocre cadeau ni une 11etite
l)reuve d'amitié que je te donne là, que de te faire
assister ainsi à l'enfantement dll génje! (~Ioclue-
toi! )
» Comme ce n'est encore qu'un projet, j'ai
laissé une marge, te permettant d'y inscrire tes
sublimes observations.
» ~Ialgrécette liberlé grande que je vous donne,
n1ademoiselle, lisez avec respect le plan cie 80-
11110clejeune.
)}
Dire qu'on lit en une 11eure ce qui a dépellsé
quelquefois des années à écrire!...

ACTE PRE~IIER.

»)Henriette d'Angleterre, accablée (le fatigue


et déguisée SOU3d'humbles vêtements, entre dans
\Vestminster, soutenue par le fils de Strafford;
elle revient d'un long voyage. Elle a é1é, selon
l'ordre de Charles 1er, conduire ses enfants e11
Hollande et solliciter de&-secours à la cour de
France. Strafford en larmes llli apprend l€s der-
niers événements. Le roi prisonnier dans \Vesl-
minster, accusé par le Parlement, attend S011
jugement. Tu comprends l'élan de la reine à ces
nouvelles, elle veut partager le sort de son époux.
») Entrent Crolll,vell et son genclre Ireto,n. Ils
51 BALZAC
ont donné rendez-vo.us dans ce lieu aux con-
jurés.
» Lareine, effrayée, se cache derrière une tombe
ro~yale.
» Les conspirateurs arrivent et elle entenel dis-
cuter si on fera mOlJrir 011non le roi. Scène fort
vive 0\.1Fairfax (un 110nnête garçon) lléfend les
jours (le l'illustre prisonnier et dévoile l'ambition
de Crom,vell. Celui-ci rassure tout son montle.
Après quoi on conclut à la peine de mort.
» La rei11e se montre et leur fait un fameux
discours!. ..
») CroID,vell etses amis la laissent parler, enchan-
tés cIe tenir une yictime qlli leur manquait. Il
sort avec ses complices 110urassurer le succès de
leurs projets, et la reine se rend allprès clu"1)ri-
so'nnier.
ACTE SECOND.

»)Charles 1er, seul, repasse dans sa mémoire


les événements et les faits de son }"ègne. Quel
monologue!
») La reine arrive. C'est encore là où il faudra
du talent! L'amour conjugal sur la scène pour
tout pot~ge I jl faut qu'il embrase la pièce. Il doi t
régner dans cetle entrevue douloureuse un ton si
mélancoliqlle et si tendre, que c'es-t déjà à clés-
BALZAC 55
espérer; il faut tout bOllnement arriver au su-
blime.
») Croffi,vellvient Cflerchprle roi pour la séance.
Scène fort éf)Îneuse encore, où il faut mettre en
relief les caractères si différents des trois inter-
locuteurs (étude l1Îstorique difficile).
») Straffordvient avertir la reine qU'llne petite
arln2e de royalistes s'est emparée des fils de
Cron1w~11revenant cledompter l'Jrlande. En met-
tant Cromwellentre ses fils et le,trône, on sau-
vera peut-être le roi. L'acte finit sut cette lueur
d'espérance. »

Je passe les troisièlne et qllatrième actes;


ils se traînent lln peu, il faut l'avouer. A la
fîn du quatrièmre, Charles 1errend à Croll1,vell
ses fils sans condition, abandonnant ainsi
toute chance de salut.

ACTE CINQUIÈl\fE ET LE PLUS DIFFICILE DE TOUS.

~( La sentence n'est pas encore conllue; mais


C~harles1er, qui ne s'abuse pas, elltretient la reine
de ses dernières volontés. (Quelle scène! )Strafford
sait la condamnation et vient l'annoneer à son
filaltra afin qu'il y soit préparé avant d'entendre
son arrêt. (Quelle scène!) Ireton arrive c])ercher
56 D.~LZ.AC
le roi pour le COl1duiredevant ses jllges. Charles 1er
(lit à Straffofll qu'il lui réserve l'honneur de le COI1-
claire à l'écJlafaud. Adieux du roi et de la reine.
(Quelle scène!) FairJax aecourt, il prévipnt la reino
de son danger, jl faut qu'elle fuie sur-Ie-chanlp,
on veut la retenir priso11nière et lui faire allssi 5011
procès.
» La reine, to,ut à son désespoir, n'entend rien
(l'abord, puis, elle éclate 'tout à COUI)en irnpréca-
tions contre l'Angleterre: elle vivra pour la "fel1-
geance, ,elle lui soulèvera partout des ennelIlÎs, la
France la combatlrtl, la dominera, l'écrasera un
jour.
») Ce sera le fell de joie, et je te répo11lisque ce
sera tapé de mail1 de maître!
Puis le parterre, trempé de larrnesj ira se eau.
)}

eller .
» Aurai-je assez de talent? Je veux que 111atra-
gédie soit le bréviaire des peuples et des rois!
») Il faut délJuter par un chef-d'œuvre ou me
tordre le cou!... J f' te SUPI)lie, IHIrnotre am011r
fraternel, de ne jamais me dire: C'est bien. Ne me
découvre que les,fautes~; quant aux beautés, je les
connais de reste.
» Si quelques, pensées t'arrivent cl1eminfaisant,
écris-les en marge; laisse les joljes, il ne faut qu,e
les suJ)lin1es.
IJA LZAC 57
») Il csl ill1po8sil>leque lu ne trouves pas ce
I)lan superbe! Quelle belle e-xposition! Comme l'in-
térêt grandit de scène en scène! L'incident des fils
de Cron1,vell est adnlirablement trouvé. J'ai aussi
jnventé fort lleureusement le caractère du fils de
Strafford. La magnanjmité de Cllarles 1erren,lant
it Crom,vell ses fils est plus belle que celle d'4~U-
guste pardonnnnt à Cillna.
») Il y a }Jjenencore quelques faules, filais elles
sont légères et je les ferai (lisparatt.re.
») J'ai tellen1ent I)ris part à tout ce que tu 'nl'é..
cris, qlte je file sentais attendri comme s',il s'agis-
sait d'Utl vers de Crolntvell.
» Pourvu que le cllâteau n'aille pas d-éfendrc
Ina tragédie !
») Si je m'écoutais, je couvrirais une rame de
papier en t'écrivant; mais Croln'well! Cro'1nwell
qui crie après moj !
» Ce qui me co,ûtele plus, c'est l'exposition. Il
faut que ce luron de Strafford fasse le portrait du
régicide, et Bossuet m'épouvante. Cependant j'ai
lléjà q,u~lques vers qui ne sont pas mal tournés.
1\11!sœur! sœur! que d'espérances et de décel)-
t.ionsI... 11eut-être... ))

Des t110ÎSpassent à ce travail (tont illn1cn-


58 BA.LZ~~C

tretient sans cesse a'7ec de conti11l1e11esal-


ternatives d'espérance ou (l'incIlIiétl1de. Je
les Sl11)prin1e C'OlTIll1ereclites.
De-graves pensées se Inêlent déjà d.al1sses
lettres à sa juvénile gaieté:
« J'ai abandonné le jar(lin (leg Plantes pour le
Père-Lachaise. Lejardin (les Plantes est trop triste.
Je trouve dans mes pronlenad-es au Père-Lacl}aise
de bonnes gro~ses' réflexions inspiratrices, et j'y
fais des étlldes de douleur uti1es pour Crornzvell;
la douleur vt~aieest si diffieile à l)eindre, il faut
tant de simplicité!
Décidément, il n'JTa de belles éllitaplles que
))

celles - ci : La J?ontaine, llasséna, lfilolièfe. Un


seul nom qui dit tollt et qlli fait rêver !... »
Et~il rêve allX grands hOITImeS,il s'atten-
tlrit sur ceux qui flIr'ent victitnes du vlllgaire
(.lui ne cOlllprit ni Ie-lll'sidées, ni leurs ac-
tions, ni leurs œuvres. Il conclut:

« Que la biographie des gl~andsllommes sera e11


tout ten1pS la consolation de ]a médiocrité. »)

Il se plaît particltlièrelnent sur la hauteue


(t'où J'on découvre tOllt Paris, où S011Ras-
BA. L,ZAC 59
tignac vient s'asseoir après avail' rendll les
(lerl1iers devoirs au père Goriot; là lnêlne
où Balzac repose aujourd'11ui, il s'y demancla
IJlus d'llne fois, ell songeal1t aux ilIllstres
morts qlli dormaient 3lltOllI' de llli, si l'on
viendrait allssi un jour saluer ~a tOlnbe!
Dans ses jOllr's (l'espérance, COl11n1eRas-
tignac, il s'écrie:
« A IDOice moncle, que je comprends!... »)

Pllis il rentre dans sa 11lallSarde,


« Oll jl fait nojr comme dans un four, et Oll
sans moi Fon l1e verrajt goutte, ») ajoute-t-il plai-
san1Inent.

COll1111eSOl1Des})leill de let JJle,~sede l'etthee,


Il se plaint que l'1111iled'e sa lampe lui
cOl1teplus cher qlle son I)ain; Inais il aime
tOlljollrs sa l11ansarde.
« Le tenlpS que j'j'" l)aSseraisera pour moi une
source de doux souvenirs! Vivre à ma fantaisie,
travailler selon mon goût et à ma guise, ne rien
faire si je veux, m'endormir sur l'avenir que je
faÎs beau, penser à vous en vous sachant heu-
60 BALZ.AC
reux,avoir pour maîtresse la Julie de ROllsseau,]a
Fontajne et Molière pour amis, Racine pour
maître et le Père- Lachaise pour promenade! All!
si cela 110uvaitdurer tOl1jours!...»)

J..Jej1]gel11ellt (le l'al11Î qui vou-lait faire de


lui un expéditioi1naire lui revient. SOlIve11tà
la ]1Jénl0ire et l'Ïnqtliète parfois; pu.is il s'el1
il}(lignc et s~écrie :

(c Je uonnerai un démenti à celllon1111e! »

Le démenti donné, il lui dédia, pOllr tOltte


vengeance) l'une de ses plus belles œllvres.
Il n'oublie pas non plus le sourire des
fellllnes qui accueillit sa chute au bal; il
espère obtenir d'elles d'autres souril'aes.
Ces pensées redollblent son ardeur au
travail; les plus petites circonstancp.s mè-
'netlt SOllYC11t à de grands résultats; elles
ne font pas la vocation, mais elles J'aiguil-
lonnent.
Dans une autre lettre, assez rClnarqllable
pour qt1eje m'en souvie11ne,il cOfil1nençaÎl
il entre'~oir les divers horizOl1S(le la vie 80-
BA.LZAC 61

riale, les obst.acles qu'il fall! yaincre en toute


carrière Pour s'v fravel" 1111
tJ
y cllelnÎn à travers
la foule qlli ell encombre les abords! Celte
Jetlre, écrite évÎllen1111ent!)our nIa nlère,
lui fut sans clol1te renlIse, car elle I11anC!Ue à
la collection.
Il Y ana) ysai tles SOilci8 et les lra\'a llX (JlI1
alte11dent l'avocat, le lnédecin, 1'1101nmede
guerre, le 11égociant, les heureux 11a8a1'c18
cIu'il faut encore c[u'ils rencontrent pout' ar-
river à se Illettre en 1lllnière et IJour réussir;
il ne se dissill1ulait pas non l)ll1s les dlfficll1-
tés et les épines de la profession littéraire;
mais il y en avait partout; alors, IJourcluol
ne 1)£1slaisser la liberté à celui qtli se sentait
une ,'ocation irrésistible? C'était )a 1110rale
cIe la lettre.
Je transcris tl11clernler fragl11enl de cette
correspondance datée de]a Il1ansard-e; jl est
cnriellx pour 1'époqlle Oil il fut écrit (avril
1820) et prou've la lllciclité d'lIn esprit qui
nléclilaÎt déjà sur tOllSles sujets.
62 BALZAC
« Je suis plus engoué que jamais de ma car-
rjère par une foule de raisons dont je ne déduirai
que celles que tu n'aperçois peut-être })a5. N,os
révolutions sont loin d'être terJ1linées; à la nla-
nière dont les clloses s'agitent, je prévois encore
bien des orages. Bon Oll mauvais, le système re-
présentatif exige d'immenses talents; les grands
écrivains seront nécessairement recherchés dans
lesi-crises politiques; ne réunissent-ils pas à la
science, respril d'observation et]a profonde con-
naissance du. cœur humain?
») Si je suis un gaillard (c'est ce que nous
ne savons pas encore, il est vrai), je puis avoir
un jour autre chose q118 l'illustration liltéraire ;
131'ajouter au titre de granel écrivain celui de
grand citoyell, est une aml)ition qui peut tenter
aussi! _ .. »)

La scè11eva changer; aux premières espé-


rances d'Honoré, vont succéder ses pre-
Inières déceptions.
A Ja fin d'avril 1820, il arrive chez l110n
père avec sa tragédie ache'7ée. ]1 est biel1
joyeux, car il compte stlf un triol11phe ; aussi
désire-t-il que qtlelques amis aSsIstent à sa
BA.LZA~C 63

lecture. Il n'oublie pas celui qui s'esl si étran-


gelllent mépris sur son cOlnpte!
Les amis arrivent, l'épreuve solennelle
commence. L'enthousiasllle du lecteur va
toujollrs se refroidissant en remarquant ]e
pell d'ilnpressioll CIll'il'procluit et les visages
glacés ou atterrés de ceux qlli l'entollrent.
J'étais du nombre des atterrés. Ce que je
souffris pendant cette lecture était un avant-
goût des terreurs que les premières repré-
sentatioIlS de TTa11;tril1, et Quir~ola devaient
Ine donner.
Cromtvell n'était pas encore lIne ,rengeance
C011tre~f*.*; celui-ci, brusfll1e conlme à 1'01"-
dinair'e, dit son Opillion sur la tragédie sans
aUCllnménagelIlent.
Honoré se récrie, déclille lé jllge; mais les
âutres auditeurs, quoique plus doux, s'ac-
cordent aussi à trouver l'œuvre fort in1par-
faite.
MOllpère réunit toutes les opinions en pro-
posant de fajre lire Cromtvell à UIIe alltorité
cOlnpétente et ilnpartiale. M. Slll'ville, ingé-
64 BALZAC
nieur (Ill oanal de l'Ourcq, qtli devienclra SOIl
])eall-frère, propose son ancien professelll" à
]'(~cole polytechnique.
l\1on frère accepte ce cloyen littéraire pOlII"
. .
Juge SOllveraIl1.
Le })on vieillarcl, après U11e lecture con-
sciencieuse, déclare (Ille l'alltellr (loit faire
q'lloi q1le ce SOt~t,e.x;ceplé de lct l-ittérctlttre.
HOl1oré reçoit cet .arrêt en pleine poitrine
sans broncl1er 'ni se torclre le COtl,parce qtt'il
A .
ne se reconn'alt 1)38vaIncu.
- Les tragétlies ne SOllt l1as mon fait,
,~oilà lOlIt, dit-il; et jl reprenclla pllll11e.
NIais qllinze 11)018- (le mansarde l'ont tello-
n1ent alnaigri, qlle ma 111èrene lui perlIlüt
1)<15(l'y retourner et le repreIlcl all logis, Oll
elle le soigne avec so11icitllcle.
C'est alors qll'il écrivit, clans l'espace de
cinc! années, I)Ius cIe l!Uara11le,rolumes qll'il
jllge comn1e (les essais fort il11parfaits; aussi
les l)tl])lie-t-il sous des }1seudonYfi1es cliffé-
re11ts,IJar respect pOllr ce nOIl1de Balzac déjà
rélè])re, qu'il \~eut illustrer Ul1esecoll(le fOls4
B:\LZ~t\C (j5

La 111édiocrÎté Il'a 1)38 de si 111odest.es al-


IIIres! ...
Je Ine garderai cle citer un selll titre cIe
ces l)remiers ouvrages, vŒula11tobéir à sa
VOIOllté exrtresse CIlli fut cIe {le jal11ais les
a VOller'.
1\lalériellement fort heureux chez son père,
il regrette cependant celte cl1ère mansartle
Oll il avait la tranquillité qui lui manCltledans
celte sphère d'activité où (maîtres et servi-
teurs compris) <1ixpersonnes s'agitent autollr
(le lui, où les petits con1n1e les grands, évé-
l1elnents cie la fal11ille le cléra11gent sans
cesse, où enfin_, 111ên1e all tra'Tail, il entcn(l
les rouages cIe la machine domestique CIllO
l'il1fatigablc et vigilante maîtresse filet en
1110\IVeme11t.
Dix-huit rIlois après sa réinstallalion chez
so.n père, j'!labitajs ll10J11e11lanémentBaJrellx,
et notre correS})OI1dance recomnlence. ~1011
frère, all milieu (les siens, file parle ])eanrolll)
plus d'eux ql1e de lui, et avec la liberté qt1e
ltli donne la confial1ce. Il s'y trouve,des scènes
4.
HO BALZAC

(l'intérieur et des conversations qu',on pour-


rait prenclre pour des l)ages enlevées à I.A
C01UÉDIE IIU)fAl~E Dal1s l'une rIe ces lettres,
~

il compare son père à ces pyramides d'Égypte


imml1ablcs au milieu des tourbillons de sable
dll désel-t.
Dans 11ne fllltre, il 111'arlnollcele mariage
de notre sœllr Lallrel1ce; son portrait, cel11i
(le son fia11cé,,1'enthousiasn1e cIe la fan1ille
110ur ce second gendre, tout est l)eint de
l11ainde l11aître, c'est déjà la plume de Balzac.
Il termine par ces dellx lignes:
«( Nous SOlnmes tOllS de fiers originaux dans
notre sainte fan1ille. Qllel dommage que je ne
puisse 110l1Smettre en roma11s!

Ces lettres n'al1raie11t pas (l'intérêt {Jour le


p11blic, je n'ell extrairai donc que ce qui se
rapporte à mon frère.
Voici son prelnier accès de décourage-
ment; il avance dans la vie et s'aperçoit que
le c11ell1i11
est clifficile :
« Tu n1e demandes des détails (le fêle et je n'ai
BALZ.t\.C 67
aujourd'hui que des tristesses au cœur! Je me
trouve le plus malheureu:x des malheureux qui
vivotent sous cette belle calotte céleste que l'Éter-
nel a brillantée de ses mains puissanles!
») Des fêtes!,.. c'est une triste litanie que j'ai à
t'enyoyer.
») Mon père, en revenant dll mariage de Lall-
rence (jl avait été 'Célébré à Paris), a eu dans sa
voiture l'œil gallche déchiré par le fouet de Louist
triste présage... le fouet de Louis toucher à cette
belle vieillesse, notre joie et notre orgueil à tous l
Le cœur saigne! On a cru d'abord le mal plus
grand qu'il n'est l)eureusement! Le calme appa-
rent de mon père 'me faisait peine, j'aurais pré-
féré des plaintes, je me serais figuré que (les
plaintes l'auraient soulagé! mais il est si fier, à bon
droit, (lè sa force Inorale, que je n'osais même le
consoler, et la douleur du vieillarcl fait autant
souffrir que celle d'llne femn1e!
») Je ne pouvais ni penser ni travailler, il faut
pourtant écrire, écrire tous les jours pour conqué-
rir l'indépendance qu'on me refuse! Essayer de
clevenir libre à coups de rom'ans, et quels ro-
mans! Ah! Laure, quelle cl1ute de mes projets de
. .,
g1Olre
») Avec quinze cents francs de rente assurés, je
pourrais travailler à ma célébrité, mais il faut le
63 B.\LZ.AC
ten1pS pour ùe pilreils travaux, et il faut vivre
(l'abord! Je n'ai donc que eel ignoble nlo)ren 110ur
m'in.dépendantiser!
})
Fais dOllCgémir la presse, mauvais 8l1teur
(et le mot n'a jamais .été si vrai)!
») Si je 11egagne pas promptement de l'argent,
le spectre de la place reparaîtra, je ne serai pas
notaire tOlltefois, car ~1.T... vient de mourir. Mais
je crois que M. *** me c]1ercllesourdement une
place, quel terrible Itornrne! Comptez-moi pour
mort si on me coiffe de cet éteignoir, je devien-
drai un clleVal de manége qui fait ses trente ou
quarante tours à l'heure, mange, boit, dort à des
instants réglés (l'avance.
») Et
l'on appelle vivre cette rotation machinale,
ce perpétuel retour des mêmes clloses!.-..
» Encore si quelqll'un jetait un charme qllel-
conque sur ma froide existence! Je n"ai pas IBS
fleurs de la vie et je suis pOllrlant dans la saison
Oil elles s'épanouissent! A quoi bon la fortune ~t
les jouissances quand ma jellnesse sera. passée?
Qll'import.e des llabits d'actellf si rOll ne jQue
plus de rôle? Le vjeillard est un lloulme qui a dîné
et qui regarde les autres manger, et moi, jeune,
mon assiette est vide el j'ai failTI! Laure, Laure,
files deux seuls et immenses désirs, être célèbre
et dtre aimé "seront- ils jamais satisfaits?,. »
BA.LZA.C 69

Dans la lettre fIlli st1it, nlOI1 frère m'all-


nonce son troisièn1e et SO'Il cluatrième ro-
}11an :

« Je t'envoie deux nouveaux ouvrages, jls sont


encore fort mallvais et fort peu Iilléraires surtout!
Tu trouveras da11sl'un des deux quelques plai-
santeries assez drôles et des espèces de caractères,
rnajs un plan détestable.
») Levoile ne toml)e, malheureusement, qu'après
l'impression, et, quant aux corrections, il n'y faut
l)as songer, elles cOllteraient l)lus que le livre. Le
seul nlérite de ces deux ronlans, fila cllère, eslle
I11illier de francs qu'ils file ral)portent, Inais la
somIne n'a été réglée qu'en lJillets à longups
éclléances. Seront-ils payés?
») Je comnlence, toutefois, à tâter et recon-
naître Illes forces; sentir ce que je vaux et sa-
crifier la fleur de ses idées il de !1areilles inepties!
Il Y a de quoi pleurer!
») All! si j'avais ma pâtée, j'aurais bien vite ma
Inicheet.j'écrirais des livres qui resteraient 11eut..
<!tre !
») Mes jc1ées cllangcnt tellement que le {aire
cllangerait bientôt! Encore quelque temps, et il
J~aura entre le moi (l'aujourd'hui et le moi de
70 B~t\LZAC

demain la différence qui existe entre le jeune


homme de vingt ans et l'homme (le trente t Je ré-
t1éellis, mes idées mûrissent, je reconnais que la
nature m'a traité favorablement et me donnant
mon cœur et ma tête. Crois-moi, c11èresœur, car
j'ai besoin d'une croyante, je ne désespère pas
d'être un jour quelque chose; car je vois aujollr-
cl'}1uiqlle Crolnwe-il n'avait pas même le mérite
d'être un embryon; quant à mes romans, ils ne
valent pas le diable, luais ils ne sont pas si tenta-
teurs. »)

Il se jugeait certes trop sévèrement; ces


ollvrages ne contenaient encore, il est vrai,
que les gerlnes de son talent, maïs il y fai-
sait de tels progrès d'un ou'vrage à l'autre,
qu'il el1t })u signer les clerniers, sans faire
tort à sa réputation à venir.
HeureuseUlent il passait vite de la 11eineà
la joie, car les lettres qui suivent sont plei11es
d'entrain et de gaieté.
Ses rOI11anslui sont payés plus cher et llli
cOtltent moins à faire.
« Si tu savais comme le plan d-eces ouvrages-là
coûte peu à tracer, les titres des cllapitres à écrire
BA LZ A.C 71

et les pages à ren1plir! Tu ell jugeras ll'aillcurs,


car, puisque ton mari m'invite, j'irai bien certai-
nement passer trois ])OOSfil0is cllez vous celte
année. »)

Il fait force projets, il a force espérances;


il se voit déjà riclle et IJlarié. Il coml11ellce
à désirer la fortune, mais seuleme11t COllllne
111o~Ten de réussite. Il décrit la felTIl11equ'il
,retIt et parle dll ])OnlleUrcOlljugal en homme
qui 11enléclite pas encore let l~ltys'iologle d~J;
1naf~age.
Pour me distraire du c11agrin qne n1e canse
luon éloignen1ent cie Ina farnille, il Ille fait
mille COl1tes,Ille gronde de ma tristesse ell
citant dl1 Rabelais et términe l')a1' l'éloge
(le Roger Bontemps.
Un 'atItre jOtlr, il raconte les nOllvelles dlt
village avec tIne verve pleine de folie. Chaque
voisiI1 se plail1t de son voisin, il fait causer
tOlIt le lTI011de.C'est déjà le cl1erc11eurde se-
crets, l'exploratetlr de l'âme; de fines cri-
tiqt1eS, de fines ren1arcIlles, de sages ré-
flexions St1rgÎssentlout à COllpau l11ilietlde
72 TIr\ LZAC

sa gaieté. Ces spirituelles chro11iques IJfO-


'~o(Iuent Je rÏre et trahissent déjà cette 'veryc
ral)elaisienne Cllli le distil1gue des écrivai11S
de son temps.
(
Je l'écris aujOl1l'cl'lluisur des slljels de la plus
llaute inlporlance. 1l11e s'agit de rien n10ins que
de savoir l'opinion qu'on aura de 11011S. Tll crois
peut-être, d'après ce début, que je In'inquiète cle
ce qlle Bayeux, Cae~1el la ~ormandie tout entière
l)ensent de mes belles œuvJ'es? ~~llbien oui! C'est
JJien autrement grave!
») Il est question, ma cllère, dll voyage de notre

111èrecl)eztoi, et voici les prot)lèmes que tu auras


à résoudre dans ta réponse:
Qu'est-ce que Bayellx? Fallt-ÎI y porter (les
»)

n(~gres, des pag'es, des équipages, des diamants,


drs dentelles, des cacllemires, de la cavalerie ou
de l'infanterie, c'est-à-diTe des robes décolletéès
on colletées? La mise est-elle seria ou butta?
») Sur quelle clef cllantc-t-on? Sur quel pie(l

tlan£e-t-on? Sur quel J)ordnlarche-t-on? Sur.quel


ton parle-t-on? Quelles pcrsennes yoit-on? n1i-
taine ton tOt1!
») Il ne ll1'appartiet1t}J3Sd'e11trerdans les pro..
fo_n(leurs de questions si graves, discute-les, ré-
BALZAC 73
sous-les; de lourdes responsabilités pèsent sur
tojdans un avenir très-prochain, je ne puis te le
dissimuler, et me dis ton serviteur en toules
choses, excepté en celle-ci. »

Il va à };Isle-Adam. Il y assi8te au con'~oi


(l'un doctellr tel que celui qu'il a décrit
(lans son ..Médeei1~de campag1~e.Cet hOll1me,
qu.'il a COnfitl dans ses précédents séjollrs,
bienfaiteur du pays, aimé et regretté de tous,
lui donna l'idée de ce li\rre. Ce mort devien-
dra un jOllr le 'TÎV311tIVI.Bénassis! Partollt
il étudie~ villes, villages, .campagnes", habi-
tants, recueillant les mots qui peignent un
caractère ou résument une situation. ]1appe-
lait fort trivialelnent l'albun1 Ollil consignait
tout ce qu'il entendait de remarqltable, son
g'arde-ma1tge't.
Mais, bercé et endQrmi un instant par l'es-
pérance, il t~st bientôt réveillé par la triste
réalité. Ses romans non - seulement ne Jc
font pas ri~he, mais ne sllffisent même pas
all nécessaire.
Les (10lItes et les anxiétés de la famille
a1':'
74 BALZAC
recommencellt; on parle de prendre lIn,parti.
RélIssir à faire imprimer ses livres était
néanmoins déjà un grand succès, et révélait
une habileté llors ligne et des talents de
fascination peu communs, car l'éditeur est
longtemps un my the pOOf le pauvre débl1-
tant, ordinairelnent accueilli et éconduit par
le libraire avec cette pllrase décourageante:
Vous êtes iltCon1~u1,et vous voulez que j'édite
reoslivres? Être célèbre avant d'avoir écrit
est donc le premier problèm,e à résoudre
dans cette carrière, à moins d'elltrer' dans
le champ de bataille littéraire à la façon dll
b-Quletde canOl1; or, mpn frère ne reconnais-
sait pas encore à ses œuvres c.ette force
d'impulsion; il 11'avait cl'aillellrs aUCUl1epro-
tection dans les lettres, et sauf un ami cIe
collége, e11tré dep1.1isd-ans la magistrat1.11?e
et qui a"vaitfait avec lùi son premier roman,
personne ne l'aidait ni ne l'enco1.lrageait!
Craignant d'être C011traÎnt d'accepter des
chaînes, honteux d'aillellfs de la dépendance
(lans laquelle on le tenait tOlljours au logis
BALZAC 75

il se résoltlt à tenter des SpéClllations qui


sellles pOllvaiel1t lui donner sa liberté. On
était en 1823, n10l1 frère avait alors près de
vingt-cinq aIlS.
lei eOllllnencèrent des désastres qui déci-
üèrent des 111alheursde SJ1.'vie. Beaucoul) de
gens ignorel1t que 111011frère dépensa autant
d'énergie et (l'inlelligence à Jl1tter contre
l'infortune, qu'il lui ell fallut pOl.lr écrire LA
COl\fÉDIE HU~IAII\E,
cette œuvre qui, de qllel-
que façon qtl'011la juge, lui donna cette cé-
lébrité, la pIllS arclenle passioll de sa vie.
Ceux c!l1ifllrent dans le secret cIe SOIl exis-
tence se demandent avec alltallt d'atte'ndris-
seIne'nt que de respect conlment un 110111me
trollva assez de teml)s, de forces ph~7si([ues
et Sllrtout de forces Inorales I)OUI'sllffire à
t\'allssÎ grands labeurs!...
SiOl1 lui ellt aSSllré alors les Inodestes
{luinzc cents francs qu'il dell1a11dait pour
gagner son premier succès, qllelles adver-
sités sa famille lle IllÎ elIt-elle pas épargnées,
.ainsi qu'à elle-n)ême? QEtelle fortune Balzao
70 BA.LZAC
n'eût-il p-as faite avec cette pllllne dont il
connaissait la valeur? Énergique et patiel1t.
comme tout génie, il ellt retOtlrné dans la
solitude, où cette rente lui eût suffi. Extraêtne
en ses désirs, il lui fallait ou le palais Ollle
grenier; amoureux du luxe, il savait 8'el1
passer.
« Le grenier'a sa l)oésie, » elisait-il SOllvent.
C'était partout où elle. n'existait pas qlt'il
était 111alà l'aise.
Mais, question qui restera toujours inso-
luble, n'est-ce pas le malheur qui dé'veloppa
son talel1t ? Balzac, riche et heurellx, serail-
il devenu cet incluisiteur de l'humanité qui
surprit tous ses secrets, mit à nu tOtlS ses
sentiments et jugea de si hatlt tous seS
maux?
Cette lucidité de !'homm-e sllpérieur, qui
lui fait saisir toutes les faces des idées, ne
s'acqlliert-elle pas all prix cIe bien des ùou-
]eurs et de lnisères ressenties?
Lucidité toutefois funeste en ce point, clue
cellX q1.1ine comprenne11t pas ces puissantes
BALZAC '17
facultés (et le nombre en est grand!) doutent
cluelqtlefois de la moralité de cellTi qui les
})ossède.
Les détails arides ((ui suivent, et qlle j'a-
})régerai le plus possible, sont nécessaires
pour explilIuer les malheurs de l'existence
de Balzac, Inall]eurs si peu ou si mal C011nu~,
(lue ses amis mêmes les attribuèrent à des
folies qu'il ne fit pas..
Quand H0110révenait à Paris, il desce11dait
d-ans l'appartement ql1e mon père y avait
conservé; là, il s'était lié avec un voisil1 à
qlli il raconta le chagrin que lui causait sa
situation précaire. Ce voisin, homme d'af-
faires, lui conseilla de chercller, pour' se faire
libre, une bonne spéculation, et lui fournit
les moyens de l'entreprendre.
Balzac, transforn1é en Spéclllalellr, (levait
commencer par éditer des livres; ce fut ef-
fectiven1ent ce qu'il tenta. Le 11relnier, il ellt
J'idée des éditi()ns cOlnpactes, qui enriehi-
rent depllis la librairie, et }Jublia el~ tilt vo-
11l1neles œtlvres COlllf)lètes cIe l\folièrc et de
"'0
If.) BA.LZ A.C

)a Fontaine. Il nlena de front ces dellx publi-


cations, tant il craignait cIll'on 11e llli enlevât
l'une pendallt qu'il ferait l'alltre. Si ces édi-
tions ne réussirellt pas, c'est parce qlle l'écli-
tet~r, inconllu en lil)rairie, l1e fut 1JaSsoutenll
l!ar ses confrères patentés, qui se refusère11t
à vendre et à rece\7()ir ces livres; la SOlnrne
})rêtée ne pot suffire poru" les nonlbreuses
annonces qrti allraient i)eut-être attiré les
aclletellrs; ces édition.s restèrent llonC'I)arfai-
tement ÎncOnntles: à une année de leur publi-
cation, rn-on frère n'en avait 1)a&vendll vingt
exelnplaires, et pour ne l)llls payet" le loyer
du nlagasin où elles étaient entassées et se
perdaient, ils'en cléfitall prix élu poids brllt de
ce beau papier qlliavait coÙté si cllerà noircir.
Honoré, all lieu de gagner de l'arge11t dans
cette première affaire, n'en retil-'a qu'ul1e
detle; ce fut le premier. chevrol1 de cette ex-
IJérience qui devait Ul1jour le renclre si sa-
,rant. sur les 11omn1eset 'sur les clloses! Quel-
ques années pIllS tartl, il n'eût pas édité des
livres en de pareilles conditions, il eût COll1-
BALZA.C 'ID
pris à l'a\Tance l'insuccès c}'llne telle entre-
prise. Mais l'expérience ne se devine pas!
Le bailleTlr de fonds, qui avait ainsi perdu
le gage de sa créance, intéressé à voir pren-
dre-à mon frère une profession qui llli donnât
la cllance de s'acqllitter avec lui, le conduisit
chez un de ses parents qui faisait une belle
fortune dans l'imprinlerie. HOI1oré qlles-
lionne, s'informe, reçoit les meilleurs rensei-
gnements et s'enthousiasme tellement de
cette industrie, qtl'il veut devenir aUSSI im-
prim'eur. Les livres l'attiraient tOl~jours! Ne
renQnçant pas à écrire, il songe à Richardson,
devenu riche en imprimant et en écrivant
tout à la fois, et voit cléjà de nouvelles Cla-
ri.~ses sortant de ses presses!
Le créancier de mOll frère, satisfait de
cette résolution, l'encourage, se charge d'ob-
tenir le COI1sentement de nos parents et l'ar-
gent nécessaire à celte nouvelle entreprise;
il réllssit, mon père accorde à Honoré, à
titre de dot, le capital de la rente qu'il avait
désirée pOllr ne s'occuper qlle de littératllre.
80 BALZAC
Honoré s'associa alors a,Tec UIlprote habile
qu'il avait remarqllé dans les imprimeries
lors de la publication de ses premiers rO(llanS;
ce jeune }lomme, marié et père de famille, ltli
inspirait de l'intérêt, mais il n'apportait n}al-
heureusement à l'association que ses connais-
sances en typograpllie; elles n1anquaient à
1110nfrère; Honoré crut que l'activité et le
zèle de son associé éqllivaudraient à tJne
111isede~fonds.
Les brevets c}'in1prilne"Ur étaient clIefs
sous Charles X; les qui11ze mille francs dll
l)revet payés, )e matériel acheté, il restait
peu d'argent pOlIr faire face aux frais d'ex-
ploitatioll. 1\lon frère ne s'effl"aya pas; la jell-
lIesse espère toujours les chances 11eureuses !
Les jeunes imprimeurs, .111stallésjoyeuse-
111entrue des Marais Saint-Germain, accep-
tent tous les clients qui ~se présentent; les
recettes rentrent difficilement et ne s'équili-
brerlt pas avec les dépenses; la gêne se fait
bientôt sentir!
Une ll1agnifique occasion se présente (le
BALZA.C ni
r'éUIIÎr une fonderie à l'Îll1fJrin1erÎe, olle as-
sure de tels bénéfices que, les autorités COll)-
})étentes consultées, Honoré n'hésite pas à
s'en rendI'e acquéreur'. Il eSf)ère, el} réunis-
sant ces deux el1treprises, tro11ver soit un
prêt, soit lIn troisièll}e associé. Il s'épuise en
démarches à cet effet ,; toutes sont infrllc-
tuetlSes, car les sûretés que son premier
créallcier a prises priment tout et font
écllouer les négociations elltamées.
~1on frère, a~Tantla faillite en }Jerspective,
passa alors par des angoisses qll'il n'ollblia
jarnais et qui le forcèrent à recourir de nou-
Veal} à sa falnille.
l\Ion père et ma Inère cOl11prirent la gea-
vité (les Cil'COllstal1ces et vinrent à SOIl
secours, filais après quelques mois cle conti-
nuels sacrifices, craignant que lellr ruine ne
suivît celle de leur fils, ils se refusèr'en t à fOllr-
nir cIe l'argent le jour où la prospérité arri-
vait peut-être!
Cette histoire est eelle cie }lresque lous les
désastres COI11merciaux.
!';'
iJ.
82 TI.-\ L ZA.C

Honoré ne l)llt convai11cre ses parents cIe


]a tern)illaison hellreuse Qll'il entrevoyait. Il
chercl1a alors à vendre; nlais sa IIlallvaÎse
sitùation connue, il ne trouva qtle des offres
si restreintes, qt1.'il fallait tout perdre en les
acceptant, sauf l'}lo11neurde son nom. Néan-
moins, pour éviter une faillite imminente, qui
eût fait 1110urirde chagrin son vieux père et
qlli eût flétri 8<1Jeune existel1ce, il clon11a
impri1'J~erie et fonderie à un de ses amis,
pour le prix qui Jui en avait élé offert. Il as-
sura ainsi l'avenir de cet ami, car ses prévi-
sions étaÎent jUBtes,il y ellt lIne fortune dans
la seule fonderie!
Le prix de celle vente étant insuffis311t
pOlIr solder les dettes exigibles, notre mère
fit le nécessaire. Honoré se retira de l'iln'pri-
merie chargé (le Ilornbrellses obligations,
parmi IescIl]elles sa mère figurait COllllne
principale créal1cière.
011étai t à la.fin de 1827, 110811are11tsavaient
vendll lellr c3Il1pagne et vivaient l)rès cle
nOl1Sà 'TersaiJles, où 1\1. Surville étajt Î11-
BAI.AZAC 83
gé11ietlr (lu cléi1arteme11t de Seine-et-Oise.
I-Ionoré, âgé alors de près de vingt-neuf
ans, n'avait plus qlle des dettes et sa plume
seule pour les payer, cette plume à laqllelle
personne ne reconnaissait encore de valetlf ;
chacun le tenait en outre pOlIr incapable,
titre fllneste qui prive de t.ont'appui et achèv"e
si souvent le natlfrage des infortunés. C'était
nier ce jugement si sûr et si rapide qu'il!)os-
séd'ait sur les hommes et sur les choses. Cette
négatio11 l'exaspérait plus que celle qlli por-
tait StIr son talent ~t CllIÎrésonnait autollf de
lui, lnême après les prelIves brillalltes qu'il
a'7ait faites. Quelques-ulls de ses anlis le
iOllrmentèrent certaine11lent plus qlle ses
nombreux ellnelllis.
I.Jespremiers lui demandaient, après la PlI-
)jlication de Louis Lambert, dl1 jJJ'édecil~de
campargne, etc.:
- Ell bien, Balzac, qlland nous fere-z-vous
quelque œllvre cal)itale ?
Balzac n'était à leurs yellx Qll'U11esprit lé-
ger, UIlmÎl1ce autellf de rOfi1ans, et non un
84 B.A'LZA.C

homnle sériellx, titre qui impose tallt à la


foule! S'il eût écrit quelque gros livre, si
-
savant que très pell ellssent pu le com-
prendre, tout le Illonde eût été plein de res-
pect pour lui.
Ces gens, pell d'accord avec eux mênles, -
tOllt en déplorant la légèreté des œuvres de
mon frère, le taxaient en même temps d'outre-
cuidance quand il se perlnettait de toucher à
de graves sujets dans ses p~etits livres, et l'en
avertissaient paternellemellt.
- Pourquoi aborder les hautes questioI1S
pllilosophiques 011 gouvernementales? 1lli
disaient-ils; laissez cela 311X.nlétaph~Tsiciens
et allX économistes; vous êtes ul1110mnled'i-
magination, on vous l'accorde; l1e sortez pas
de votre spécialité. Un romancier n'est pas
obligé d'être tl.fisavant ou ulllégislateur.
Ces discours, répétés SallS tOlItes les for-
mes, lui causaie11t de gr'andes irritations; il
s'indjgnait surtollt de se sentir froissé par
ceux (lui ne comprenaient pas sa force, et sa
colère en redoublait.
BALZ_lC 85

- Il fatldra qt1eje meure, disait- il an1è-


rement, pour qu'j]s sachent ce que je ,taux!
Et pOtlrtant de pareils aveuglenlents n'é-
tonneront IJersonne; cellX qui ont connu l'en-
fant le voie11tlongtemps dans l'homme, et la
stlpériorité coûte tant à accorder à celui qU'Oll
a longtemps dominé et qui vous domine à son
tOl1t~,qu'à peine est-on forcé de lui reconnaître
11ne qualité, 011 s'empresse de nier tOtltes
les atltres; une spécialité n'est-elle pas Sllf-
fisanle, d'ailleurs, pour un hOlnme? il y en a
tant qui n'en ont 1)a8! Balzac avait-il ]a pré-
tentioll d'être universel? Une telle au(lace
n1éritait répression, ses alnis ne s'y épar-
gnaient pas. Et COlllnle il lellr était facile cIe
persuader à tous qu'a,Tec son ilnagination,
rnon frère ne pOllvait avoir de jugement! La
réullion de ces deux qu'alités si contraires
n"est-e]le pas lll1Bexception fort rare, et les
deux désastres cOlnmercÎallx d'Honoré ne
semblaient-ils pas leur donner gain de callse?
Si je IJarais at.tacher de l'Îlnportance à des
opinions (llli n'en ont aUCll11eaujollrd'}luÎ,
36 BALZAC
c'est qu'elles composèrent ]es 11etitesmisères
(le cellli dont je raconte la vie.
Mon frère, froissé sans cesse par ces injus-
tices, ne s'abaissa plus à expliqller ni à dé-
fendre ses idées et ses actions, qu'on prit
l'habitude de bJâlner sans les comprendre; il
Inarcha seui vers son but, sans encourage-
lllents 11ia'pf>lli, dalls une voie que ses deux
désastres avaient remplie de ronces et d'é-
cueils! Quand il allra atteillt ce but, c'est-
à-tiire conquis sa renolnmée, c'est à qui criera
]e pIllS Ila (It:
- Quel talent! je l'êlvais deviné!...
~Iais Balzac ne sera plus là pOllf rire de
ces palinodies et pour jouir de ces répal'atiollS
tardives!
Ces souvellirs Ill'ont entraînée; je reviens
à l'année /18'27, au moment où Inon frère
(Illittait l'ill1primerie et louait une chambre
rlle de TOUfllOI1.1\1.de LatOtlClle était son
voisin; il s'éprit pOlIr mon frèr'e d'ulle ami-
tié qui s'é\ranouit bientôt, il clevint 11llcIe ses
ennemis les plus acharnés.
BALZAC 8i
Honoré COl11posait a~ors Zef'}ChOI(al~S, pre-
Inier ouvrage ({u'il signa cie SOlInOlll; accablé
de tra.vail, il ne paraissait pIllS à Versailles.
Nos p.arents se plaignaient cle S011a])arldon ;
je l'avertis de ces plaintes. Ma Jettre arri,Ta
sans dOllte dans lIn moment cle gra11de fa~-
tiglle, car lui, si patient et si dOllX, ~Trépon-
dit ,avec alnertume :

« Ta lettre m'a donné del]X détestables jours


et deux détestables nuits. Je ruminais ma justifi-
cation de POillt en point, comme le mémoire de
Mirabeau à son père, et je m'enflammais déjà à
ce travail; mais je renonce à l'écrire, je n'ai pas
le temps, ma sœur, et je ne me sens d'ailleurs
aucun tort!...
») On me reproche l'arrangement de ma cham-

bre; mais les meubles qui y sont m'appartenaient


avant Ina calastrop]}ü! Je n'en ai pas acheté un
seul! Cette tenture de percale bleue qui fait tant
crier était dans ma chambre à l'imprimerie. C'est
Latouclle et nloi qui l'avons clouée sur un affrrux
papier qu'jl eût faIllI changer! IVIeslivres sont
mes outils, je ne pllis les vendre; le goût, qui met
tout cl1ez moi en harmonie, ne s'acllète pas (mal-
llellreusemcnt pOLIrles riches) ; je tiens, DlI Sllr-
88 BA.LZA.C

plus, si peu à toutes ces c11oses,que si l'un de


mes créanciers veut me faire meltre secrètelnent
à Sainte-Pélagie, j'jr serai plus lleureux, ma vie
ne me coûtera rien, et je ne serai pas plus pri-
sonnier que le travail ne me tient captif chez moï.
)
Un port de lettre, Ul1omnibus sont des dé-
penses q\le je ne puis me permettre, et je ne sors
pas pOlIr ne pas user d'habits! Ceci est-il clair?
» Ne me contraignez donc plus à des voyages,
à des démarches, à des visites qui me sont impos-
sibles, n'oubliez pas que je n'ai plus que le temps
et le travail pour riehesse, et que je n'ai pas de
quoi faire face aux dépenses les plus minimes.
» Si vous songiez aussi que je tiens tOUjOtlfS
forcément ]a plume, vous n'auriez pas le cOlIrage
d'exiger des correspolldances! Écrire quand on fi
le cerveau fatigué et l'âme remplie de tourments!
Je ne pourrais que vous affliger; à quoi bon?..
VOlISne comprenez donc pas qu'avant de Ille
mettre alt travail, j'ai quelquefois à répondre à
-sept ou huit lettres d'affaires?
» J'ai encore une quinzaine de jours à passer
sur les Chouans; jusque-là, pas d'Honoré; autant
vaudrait cléranger le foneleur pendant la coulée.
») Ne me crois aucun tort, c11èresœur; si tu Ille

donnais celte idée,j'en pcrdf'ais la cervelle. Si IlIOl1


père était rualade, tll m1avertirais, n'est-ce pas?
BAtZA.C 89

Tu sais bien qu'alors aucune considération llu-


maine ne m'empêcherait de me ren,'lre près de lui.
») Il faut que je vive, ma sœur, sans jamais rien
demander à personne; il faut que je vive })ou>rtra-
vailIer afin de m'acquitter envers tous! MesChouans
terminés, je vous les porterai; mais je ne veux
en entendre parler ni en bien ni en mal; une
famille, des arnjs sont incapables de juger l'auteur.
» Merci, ~11ercl1ampion dont la voix généreuse
défend mes intentions. Vivrai-je assez pour pa~Yèr
aussi mes dettes de c;:pur?.. »

A q11elques jOtlrS de cetle lettre, j'en rece-


vais une seconde, qlle je transcris, parce
qu'e]le peint 5011 caractère. Deux écrans
manquaient à l'arrangement de cette chan1-
hre qui lui avait valu des reproches! IL les
désire comme il clésirait jadis dans sa lnan-
sarde le l'f([cite de son père.

« A11! Laure! si tu savais comme je raffole


(mais motus) de deux écrans JJleus bro(lés de noir
(toujours motus) !
») C'est au milietl de mes tourments un l)oint

sur lequel revient t.oujours ma pensée! Alors j'ai


dit: Je vais confier te désir à sœllf I...aure. Quand
{)O B ALZA.C

j'aurai ces écrans, je ne pourrai rien faire de


ma uvais!Ntaurais-je pas toujours sous les yellx
]e souvenir de cette sœur si induJgente.., pOtIrses
pensées, si sévère pour les miennes?
» Les dessins, comme lu vo\]dras, ce serait je
Inesais quoi, que je les trouverai tOlljours jolis,
puisqu'ils nle viendront de mon alma soror 1... »

Il est interrompu par l'annonce de mau-


'vaises nOllvelles ; il me raconte ses 110l1veaux
{'11agrinsa'lec la pItts chaleuretlSe éloquence
et tern1ine par ces deux lignes:
« ToujOtlrS mes écrans; j'ai p1u'sbeSOi11encore
(}'une petite joie au milieu de te]s tourments!... »
Les (~lloua'l~sparurent. Cet ollvrage, impar-
fait alors, et 3l1qllel il relnit depuis ses
tOllches magistrales, révélait néanmoins déjà
tant de talent, (l'l'il attira l'attel1tion clu pu-
J)lic et celle cle la l)resse, Llui fut d'aborcl
bienveillante pour llli.
Encouragé par ce prel11ier Sllccès, il se re-
lnit avec ardeur au travail et éc-rivit Catherine
de Médicis. l\fênle retraite, nlêmes plaintes
de mes parents, l11êmeavertissen1ent cIe fila
BALZA.C 91

part. COl1tent l)Cllt-êlrc cIe SOl1travail cluancl


ma lettre arrive, il file répOlld cette fois StIr
lIn ton enjoué:

« J'ai sous les yeux vos gronderies, madame;


jl vous fall! encore, je le vois, quelqlles rensejgne-
monts sur le pauvre délinquant.
» Honoré, chère sœur, est un étourdi criblé de
dettes sans avoir fait une seule bamboche, prêt
quelqtlefois à se frapl1er la tête contre le mur,
<1uoiqu' on ne lui accorde pas de tête!...
») Il est en ce moment prisonnier dans sa
cllambre avec un duel sur le corps; il faut qu'il
tue UIie demi-raIrJ8 de papier et la transperce
d'une encre assez passable pOtlr mettre sa bourse
en joie et liesse.
» Cet étourdi a du bon; 0111edit insouciant et
froid, ne le croyez pas, sœur chérie, il a un cœur
excellent et il est prêt encore à rendre service à cha-
CUll,si ce n'est qlle n'ayant pas crédit chez messer
Cltaussepied, il ne peut plus courir comme jadis
pour les uns et pour les autres; on le lui impute
il mal, comme on crÏait après Yorick pour avoir
ne]leté le brevet de la sage-femme!...
») En fait de tendr3sses, il est en fonds et sûr de

rendre au double tout ce qu'il recevra; mais il est


92 B ~.\ L Z .A. C

ainsi fait, qu'un mot sévère ou blessant efface tOllt


ce qu'jl a de joie en l'âme. tant il est suceptible
j)our tout ce qui est délicatesse de sentiment. lllui
faut des cœurs qui sachent vivre à la grande, qui
cOlnprennent l'affection et ne la fassent pas consis-
ter en visites, cérémonies, souhaits et autres fari-
boles de ûe genre; il pousse la bizarrerie jusqu'à
recevoir un ami qu'il n'a pas vu depuis longtemps,
comme s'il était \7enu la veille.
»)Cet étourdi peut oul)lier le filaI qu'on lui a
fait, jamais le J]ien! Il le grav~rait SUi l'airain si
son cœur en contenait!
») Quant à ce que les indifférents peuvent pen-
ser et djre de lui, il s'en soucie comme du sable
qui s'attache à ses pieds! il tâche d'être quelque
chose, et quand on bâtit un m011un1e11t,on s'in-
quiète peu de ce que les effrontés écrivent sur les
l)arrières.
») Ce jeune }lom111e,tel q1leje vous le dépeins,
vous aime, CIlère sœur, et ces IflOtsseront compris
Je celle à (lui je les adresse. »

l\fon frère passa les prell1ières a11nées cIe


sa vie littéraire, all miliell d'a11goisses pIllS
gral1des encore (lue celles ([u'il avait él)fOll-
,~ées clans cette rue (les lVIarais Saint-Ger-
BALZ~~C 93
Inain, devant laqllelle il ne passait jal11ais
sans soupirer, en songeant qne là avaient
cOlTImencé ses malheurs! Sans sa )foi ell Itl1
et l'honnellr <lui lui commandait de vivre
pour s'acquitter', il n'eût certainement pas
écrit LA COMÉDIE HUl)IAINE !
Il lll'avolla qtle, dans ce tem})s, il avait été
saisi 'plusieurs fois d,e vertiges et de tenta-
tions semblables à celle qu'il a donllées all
héros de cette œuvre sj remplie de jeunesse
et de talent qu'il appela la Pe{tu de ch,agri'n.
Quelles alnertumes et quelles déceptio11S
en tOllt genre ne dut l)as connaître celui
qui formulait les pensées suivantes dans ses
dernières années:
« On passe la seconde mojtié de la vie à fall-
cher ce que l'on a laissé pousser 'en son CŒurdans
, .
perlence
,.. ..
la première; c'est ce qu'on appell~ acq\.1érir l'ex-
»)

Et celle-ci plus alTIère el1core :

« l..es belles âmes arrivent difficilement. à croire


aux n1auvais sentiments, à la trahison, à l'ingrati-
!J4 BA.LZAC
tude, qual1d leur éducation est faile Cl1ce genre;
elles s'élèvent alors à une ir.dulgence qui est
peut-être le dernier degré de mépris l)ûur 1'11U-
manité I...

S'jI11'était pas retourné, après son désas-


tre, ùans qllelque l'et! aite selnblal)le à celle
(le la rue Lesdiguières, c'est qu'il savait
Clll'à Paris on spécule sur tOllt, 111êlneSllr
la Dlisère !
- Dal1SlIn grel1ier, me disait-il, 011ne me
o011nera rien de n1es œtlVres.
Ce lllxe qll'il affecta, (IU'011a tant blâmé et
si fort exagéré sur'tollt, flIt donc un llloyen
(l'obtenir {ln lneillellr l)rix de ses livres.
l\lon frère, entl10usiaSlné de Walter Scott,
~qll'il admirait alItant pOlIr SOl1talel1t que
IJour l'habileté avec laquelle il SlIt obtenir et
conserver Je succès, voulut d'a]Jord faire
C0111melui l'llistoire des Inœurs de sa nation
el1 ]a prenal1t à ses phases principales; les
£~hott{lnS,Ca,fheril1,ede Jlfédici,fj qllÎ Sllivit cc
11r'emierOll\'rrage, télnoignent de ce dessein,
clll'il explique d'aillellrs clans le préaml)llle
BALZAC !J5

de Cathe'ri-ne (un de ses plus beaux liv'res,


(lue peu de personl1es cOl111aissent et qllÎ
prouve à qtlelle l1auteur Balzac se fût pJacé
comme historien).
]1 abal}donna ensuite ce pren1ier projet et
se borna à peindre les Inœurs cIe SOI1époque
dont il- voulait plus tard éCI"ire 1'11istoire. Il
intitula ses œuvres: ÉTUDESDEl\IOEURS, et les
(livisa en séries : ~Scèl~esde la vie prtitée-
de la vie de ca'Jnpclgne- de let 1Jie de p1~O-
1Jince- de la vie pctrisiel~l~e, etc., etc-. Ce ne
fl1t que vers 183:3, lors de fa Pllblication de
son _M"édecil1de cll1npagne, q{l'il pensa à rc-
lier tous ses persol1nages pour en for'mer
lIne société complète. Le jour où il fut illll-
nliné de cette idée fut Uflbeau jour pour lui!
Il part de la rue Cassi11i, où il a]la (le-
meurer en quittant la rue de TOllrnon, el ac-
court au faubollrg Poissonnière qlle j'!1ahitais
alors.
- Salllez-n1oi, nous dit-il joyeuselnent,
cal' je suis tout b01111enlel1ten trail1 (le cleve-
nir {ln génie!
D6 BÂLZAC
Il nous déroule alors son plan qui l'eJfr'ayait
bien un peu; quelque vaste qlle fût son cer-
veau, il fallait du temps p01.1ry emménager
ce plan-là!
- Qlle ce sera beau si je réussis! disait-il
en se promenaI1t par le salon; il ne pouvait
tenir ell place, la joie resplendissait sur tous.
ses traits. - Comme je me laisserai tran-
qllillement trajter de {ailieu'r de no~tvelles à
présent., tOllt en taillant n1es l)ierres! Je me
réjouis d'avance de l'étonnement des myopes
quand ils verront le grand édifice qu'elles
formeront!
Ce tailleur de pierres s"assit alors pour
parlercle son œllvre toutà sOllaise; il jugeait
avec impartialité les êtres imaginaires qlli la
composent, malgré la tendresse qu'il portait
à tous.
- UJ~tel est un drôle et 11e fera jan1,ais
rien de bon, elisait-il. Tel a'utTe, grand tra-
vailleur et brave gar<;on, deviendra riche et
son caractère le reI1dra heureux. Ceux-ci ont
fait b:en des peccaclilles, mais ils ont \Jne
BALZAC U7
telle intelligenee, une telle connaissance des
hommes, qu'ils arriveront forcénlent aux ré-
gions élevées de )a société.
- Peccadilles! tu es bien indulgel1t.
- On ne les changera pas, ma chère; ce
sont des sondeurs d'abîmes, mais ils sauront
conduire ]es autres. Les gens si sages ne sont
pas toujollrs les meilleurs pilotes: ce n'est
pa~sIna faute, à moi; je n'inve11te pas ]a na-
tllre humaine, je l'observe dans Je passé et
le présent, et je tâche de la peindre telle
qu'elle est. Les imposttlres en ce genre ne
perstladent personne.
Il nous contait les nouvelles du 1110nclede
LA COMÉDIEHUMAINECOlnll1e on raconte celles
du monde vérita))le.
- Savez-vous qui Félix de Vandenesse
épouse? Une demoiselle de Grandville. C'est
un ex/cellent mariage qu'il fait là, les Gr-and-
ville sont riches, lnalgré ce qtle l\ll1ede Belle-
feuille a coûté à cette famille.
Si cIllelqtlefQis nous lui delnandions grâce
pour lIn jeuI1e hOIlllle en train de se perdre
ô
t)8 TI.\.LZA.C

ou pour 11ne pauvre feIl1ll1ebielll11alht;urel1SC


tlont le triste sort 110U8intéressait:

- Ne m'étourdissez pas avec vos sensi-


})leries, la vérité avant tout; ces gens-là SOllt
faibles, inhabiles, il arrive ce qui doit arri-
Yer, lant I)is pour eux. -l\tIa1gré sa jactance,
lellI' clésastre 1lli faisait bier} atlssi lin pel1 de
chagTin! Un des an1is elll elocteur 1\linoret
(le capit.aine de Jord-y), excitait notre curio-
sité. MOl1 frère n'a rien dit de sa vie, maïs
tout porte à croire qu'il a éprollvé de grandes
infortunes; 110USlui demanclâmes des rel1-
seigrlen1ents. - Jo Il'aÎ pas connu 1\J. de
Jordy avallt SOIlarrivée à Nenlours, ll0USré-
1)o11eli
t-il.
Je, ])rodai lIn jour tIn ~"omanSllr son passé,
elle contai à Honoré. (De telles préoccupa-
tions ne 1llidéplaisaient pas.) - Ce que tu dis
est possilJle, el ptlÎsque lVI.de Jordy vous in-
téresse, je til-erai cIllelque jour cette 11istoire
£1clair.
Il cl1ercha I011gtemps ll11parti 'pour l\tIlleCa-
BALZAC 93
n}ille de Gran(lli-ell, et rejetait tOllS cellX
que nous lui proposions:
« Ces gens ne sont pas de la même société,
le 113sard seul pourrait faire ce rnariage et
nous ne devons l\Ser CItlefort sobreme11t (Ill
11asard dans nos ]ivres : la réalité sellle justi-
fie l'invraisemblance; on ne nons pern1et clue
le possible, à nous alltres! » Il choisit e11finle
jellne comte de Restalld pOlIr'1\11lede Gran(l-
lien, et recomposa à ce slljet la très-adn1i-
rable histoire de Gobseck, où la plus hal1le
nlor-ali!é se trouve dans les faits et 110ndarls
les paroles.
Comnle les mères s'attachent aux enfarlts
malheureux, mon frère 3\7ait lIn faible pour
ceux de ses ouvrages qlli avaient eu le lnoins
de succès. Il était jaloux pOLIreux de l'éclat
(les a\1tres. Ainsi les IOllanges llniverselles
clollnées à E~îtgénie Grclltdet av~aient fini par
le refroidir pour cette œuvre.
Qlland nous le grondions de cette injustice:
- Laissez-moi donc! Ceux qui m'apl)elleI1t
le pè!f'le d'E~llgél~1.e Gra.ndet velllent m'an1oÎn-
tOO BALZA.C

drir; c'est certail1elIlen t lID c11ef-d'œuvre,


nlais un petit chef-d'œuvre; ils se gardent
bien de citer les grands!...
i\rrivé à l'impression de son édition com-
pacte, il l'intitula LACOMÉDIE HUMAINE, grande
décision qui lui c011ta bien des hésitations.
Lui, toujours si résolu, tremblait C!ll'Onne le
traitàt d'audacieux; cette crainte paraît, dlI
reste, dans la belle préface dOllt ill'accom-
pagnaeL dontje>11epeux lire la fin sans atten-
drisselnent; il Y fut 'malheuretlSement pro-
l)hète, il ne (levait pas achever cett.e œuvre
tant aimée. C'est alors qu'il y associa tOllS
ses amis ell dédiant à chacl1l1, li11des livres
(lui la composent. I..3liste de ces dédicaces
prouve qu'il fut ain1é d'lIn grand nombre de
nos illustrations contenlporaines.
De 1827 à 184.8, mOl1frère p\lblia cluatre-
vingt-dix-sept ouvrages formant clix mille
11\litcent seize pages de cette édition com-
})acte, qlli triplent au llloins celles des in-oc-
ta\'o ordinaires de la ]ibrail'-ie. J'ajouterai
qll'il écrivit cette énorlne quantité de VOlll-
BA LZA.C JOI
mes sans secréraire ni correcteur d'épreuves.
La liste de ces 01.1Vfages,avec la date Qll'il
leur assigna après les a\roir relnaniés, pelIt
seule faire comprendre la valeur de ses tra-
vaux, car l)eu de lectelll's ignorent !'in1por-
tance de ces livres.
1827 (Fin de.) Les Chouans.
1828. Catlterinede Médicis.
1829. La Physiologie du 1nariage, Gloire et 1nal-
heur, le Bal de Sceaux, il 1Terlugo,la
Paix d,uménage.
~ r
1830. .La Vendetta, une Double l?aln-ille,Etude de
femme, Gobseck, autre Étude de femme, la
Grande Bretèche, Adieu, l'Élixir de lon-
gue-vie, Sarrazine, la Peau de chagrin.
1831. Mada11'te Firlniani, le Réquisitionnaire,
l'A uberge rouge, iff aître Corné h.us, les
Proscrits, un Épisode so-usla Terrettr, Jé-
sus-Christ en Flandre.
1832. La Bourse, la Femme abandonnée, la Gre-
1~adière,le Message, les ltIarana, Louis
Lambert, l'Illustre Gaudissart, le colonel
Chabert, une Passion dans le désert, le
Chef-d'œuvre inconnu, le Curé de TOllrs.
1833. Sél'.apltita, Eugénie Grandet, }1"'erragus,le
Médecin de Cttlnpagne.
6.
t62 DALZ.4C
1834. Un Drame a>ubord de la rner, fa Duchesse
de Langeais, la Fille aua' yellx d'011, le
Père Goriot, la Reche11c/zede l'absolu.
1835. Le Contrat de n'tariage, la l?elnlne de trente
ans, le Lys dans la vallée, J.tIeln~othrécon-
cilié.
1836. La Vieille Fille, l'Enfant !Jnaudit, Faci110
Cane, la Mess-ed-el'Athée, l'Interdiction.
1837. Le Cah18n,et des antt8ques, la maison NUC1811-
gen_,Gambara, César Birotteatl.
1838. Unie f""ille d'Eve, les E111ployés, Olt la Fe1nlne
supérie1tre.
1839. Pie1~re Grassoll, les Secrets de la princesse
de Cadignan, jtJassilnila Doni, Pierrf!tte.
1840. Z. Marcas, la ReVUBparisienne.
1841. ltlé1noires de dell.r jeurtes mar18ées, Ursllle
lJtlirou€'t, Ul1e Ténébreuse Affaire.
18'42. La ]?allsse 1J'laî!resse,_Albert Savarus, 'un
Début dans la ~ie, un Ménage de garçon.,
ou les Deux Frères.
1843. Honorine, Splendeurs et 1J;J18sèresdes ccur-
tisanes, Illusions perdues.
1844. Blatrt8x,1J;lodeste Mignon, Ga'udissart JI.
18~.5. Un P1"ince cIe la bohême, E s-quisse (1'h01nme
d'affaires, En/vers de l' histo18recontelnpo-
raine, le Cllré de village.
B_4.LZ_.\C t03

1846. Les Comédiens sans le savoï-r, les Pare1~ts


pauvres.
1847. Les Paysans.
Ses dOtlZe l)rerniers r0l11anS, ses COÎ~te~~
dtrôlatiques, ses travaux dans la Chrol~ique de
Paroi_y,dans la Pressepari(~ieJ~ne, son Thédtre,
la Monographic de la presse, les Petites lJli-
.~ère~~de la '/)ie c01~j~/;gale,la Théof1:e de Zll
démclrrche,les articles publiés dans le A/usée
des Familles, dans les Français peints plll~
eux-mi!mes, tels que le Petit Rentier, l'.E:pi-
cier, ceux pllbliés dans les Animaux, édités
par Hetzel, ne sont pas compris dans celte
nomenclature, et j'en oublie sans cloute
encore. Quelqlles détails StIr l'origine de
quelques n10ts de ses Œ11vresoffriront })eut-
être de !'iI1térêt.
Le sujet de l'Atluerge 1~uge, histoire vé-
ritable, quoi qll'on en ait dit., lui fut donné
par lIn aI1cien cllirul'gien des armées, ami
(le l'homme clui fut condamné i-l1justelneI1t.
"MOllfrèl~e n'ajouta que le (]énolIll1ent.
Le rOlnaI) de Q1tert,[i1~D1.lf'lfClt-ll,c{u'on ad-
-104 BA. LZAC

Inire surfout dans ce qui est historique, causa


une grosse colère à Honoré; contraireInent
à la fOllIe, il trouvait que 'Valter Scott avait
étrangelnel1t défigllré Louis XI, roi encore
11131conlpris, selon lui. Cette colère lui fit
composer Ma,ltre C01f11~élil1IS, ollvrage où il
l11etLOllis Xl en scène.
Les Deux Ptoscrits, qu'il écrivit après l'é-
tude approfondie des œllvres de Dante, COlnme
un 110mmage renclll à ce puissa11t génie, SOf-
tent. également du plan qu'il avait adopté.
UJ~Épisode S01/;8la Terreur (article qtli
l)artlt d'abord dans un keepsake) lui fut ra-
con té par le sombre 11érosde cette histoire.
Mon frère clésirait voir Samson, l'exéctl-
teur des hautes œuvres. Savoir ce que pen-
sait cet homme clont l'âme était si remplie
de sanglants souvenirs, apprendre comment
il envisageait SOl1terrible état et sa 'vie mi-
sérable, c'était une étude qui devait le tenter.
~I. A..., directeur des prisons, avec qui
JllOn frère était lié, lui ménage u~ne entre-
vue. Honoré trollve tln jour chez M. A... tln
B.l LZAC t05

110IDmeIJâle, à figure nol)le et triste; sa mise,


ses manières, son langage, son instrlIction
le lui font prendre pour quelque savant attiré
par la même clJiriosité qll,e lui. Ce savant était
.Samson J... l\lon frère, averti par M. A...,
réprÎlne tOllt étonnelnent toute répulsion, et
a mène l'entretien sur les sujets qui l'intéres 4

sent. Il attire si bien la confiance de Sam-


son, 'que celui-ci, entraîné, arrive à peindre
les souffrances cIe sa vie. La mart de
Louis XVI lui avait laissé des terreurs (jt des
remords de criminel (Samson était royaliste).
Il fit dire pour le roi, le lendemain de l'exé-
cution, la seule messe expiatoire qlli fut peut-
être célébrée à Paris ce jour-là!...
Ce fut aussi la conversation que Inon frère
ellt avec iJlart'in, le célèbre dornptellr d'ani-
Illaux, à l'isslle d'une de ses représentations,
qui lui fit cOlnposer l'article intitlIlé: une
Pa.ssion dalLs le dése1"t.
Séraphita, cette œuvre étrange qui seI11ble
la traduction d'lIn livre allemand, lui fut
an&pirée par une -amie. Notr-e mère lui vint
fon B..L\LZAC

en aide pour les 1110yens d'exéclltioll. Ma


111ère,fort Occul)ée d'idées religiellses, lisait.
alors les nJystiqlles et les a\lait collectiollnés.
Honoré s'empare des œuvres de Saint-Mar-
tin, de Swedenborg, de l\ll1eBOllrignon, (Je
MmeGllyon, de Jacob Boellm, qui formaient
pIllS de cent. volumes, et les dévore. Il lisait
comme d'autres fellillettent, et cependallt
s'a"ssimilait tout ce qu'il y avait d'idées dalls
t1n livre !...If se plonge dans l'élude du som-
nambulisrne et du nlagnétisme, qui se reliel1t
au mysticisme; et fila mère, ardente atl mer-
veilleux, lui f01.1rnitencore les occasions de
ces études: elle connaissait tous les magné-
tisellrs et les somnalnbules célèbres de cette
époq\le.
Honoré assiste à qllelqtleS séances, s'en-
tllonsiasme IJour ces facultés inexplicables et
les phénoInènes qu'elles proclllisent, tr'oll'7e' à
ces facultés !)lllS d'extensioll qu'elles Il'el1
ont, l)etlt-être, et compose .Séraphita SOllS
l'iInpressio11 de ces idées.
Mais elnporté p.ar ]es nécessités de sa ,Tie,
B.-l L Z l\C lOT
{lui ne lui IJermettaient d'éerire d'alllres livres
qtle cellX qllÎ plaisaient au public et qlli se yen..
liaient, il ~e\Tjnt 11ellreusemenl au réel et fut
arracl1é de ces lnéd'itat.ions métaphysiqlles
(IlIÎ eussent peut-être égaré celte- grande in-
telligence, car elles en GIlt perdll plus d'une.
Il allt abréger (les détails qui paraîtront
trop longs l)eut-êtl~e et qlli 111econdttiraient
à apprécier des œuvres que je ne pllis juger.
Je Ille sens e-tfr-ayéeau sellI souvenir des
travaux et (les évéJ1eme11tsentassés dal1s les
~vingtdernières années lie l'existence de mon
frère.
I11dé!JellClalTInlentde ses ouvrages, il avait
à faire face à de 110In}JreUSCS correspondances
(l'affaires, et à (l'allt{~esq{]l llli prellaie~nt en-
core l)llls de te1nps. Je trollve penc1ant ce laps
tIe teJnps des v.oyages ell Savoie, ell Sar-
llaigne, el1 Corse, ell J\.lleI11agI1e, ell Italie, il
Saint-PétersJ)ourg, dans la RllssÎe 111éridio-
11ale, où il séjofrrna (lenx 'fois, sans €OITI])-'
ter ceux t!u'il faisait (lallS l'-i[llérienr~-dè la
1~'J.:ance,partollt' où iJ plaçait ses .peTso:n~
103 BALZAC
}1ages, ponr décrire fidèlement les villes Oll
les campagnes où il les faisait vivre.
En 'venant prendre congé de nous, il 110US
(lisait: -
Je pars pour Alençon, pour Gre-
noble, où "demeurent M 11~~Yormont..., kl. Be-
}~a!ss'ls.. .
L'impossible n'existait pas pOllr lui; il le
prouva d'abord en,{rouvan t le courage de 'Tivre
clans les premières années de sa vie littéraire,
où il se pri\Ta plus d'une fois ell1 nécessaire
afin cIe se procurer le~superflu, si utile, pour'
ocoaper une place d>ans cette société qu'il
voulait peindre! Ces temps me rappellent de
si gr.andès angoisses, qlle je ne puis y re-
venir sa11Stristesse.
De 1827 à 1836, mOl}frère ne put se SOllte-
nil~qll'el1 faisant des billets dont les éehéa11ces
l'inquiétaient perpétuellement, car il n'y POll-
vait faire honneur qu'avec le produit de ses
œuvres, et r'époque où il les ache,Tait était
toujours incertaine.
Après avoir fait a.ccel)ter et eSCOIlll)terces
}.>illetsaux llsuriers., première affaire diffi-
BALZAC 109

cfile, il fallait souvent les Jeur faire renou-


veler, soconde affaire pIllS difficile encore, et
dont lui seul pouvait se charger, car d'al1tres
ellssent échollé en cIetelles 11égociations, mais
il fascinait tout le monde, même les llsurÎers.
- Quelle dépense d'intelligence perdue!
nOllSdisait-il tristement en re,-enant accablé
de fatigue de toutes ces démarches qui in-
terrompaient son travail.
Il ne potlvait empêc]ler tOlllerois que les
escomptes des uso.riers et les intéF,êts cumulés
de ses obligations I)rincipales, lIe fissent res-
sembler sa dette flottante (comn1e il l'appelait
dans ses jOllrs de gaieté) à la boule de neige
qtli va tOlljOllfSgrossissant en roulant; cette
dette augn1entait tellenlent en passant sur les
mois et les années, que mon frère désespé-
rait par ll10111entsde s'acquitter jamais-.
De temlJs à alltre, l)our apaiser les plus
Inel13çants (le ses créal1ciers, il faisait des
prodiges ùe travail qui effrayaient les li-
braires et ]es illlprimellfs; les (lates les
plus chargées de la liste que j'ai donnée,
'1
{to B.A.LZAC

nous disent les années où il sOllffrit le plllS~


Ces travaux surllumains furent certaine-
ment une (les callses qlli abrégèrent sa vie.
Dne grande comn1otion lllorale détermina ]a
maladie- de cœur dont il rnollfut, mais elle
n'eût pas marcl1é si vite si elle ne se fût pas
développée dal1s un sang enflammé.
Cet état d'anxiété dllra jusqu'à l'hellre des
réimpressions, qui commencèrent à llli per-
mettre cIe s'acqllitter partielleInent.
Avec quelle joie il supporimait ql1elqlles
chiffres de ce tel~rib]e état de situation qu'il
avait tOUjOtlfSsous les yeux afin de stillluler
sans cesse son courage.
- Après tant de travaux, quand donc au-
rai-je un sou à tlloi? me disait-il souvent; je
le ferai certai11elnent encadrer, car il fera à
lui seull'llistoire de ma vie.
Quelqlles lettres des années 1832, 1833,
183!~et 1835, pendant lesquelles il voyagea,
fero'nt miellx connaître la situation de son
âme que tout ce qlle je pourrais dire. Elles
sont écrites d'Angoulême, d'Aix, de Saché,
BALZA.C tft
(le Marseille, de Nlila11.Les ouvrages dOI)t il
y parle me guident pour en 3,ssigner la date,
qui manque presql1e toujours à ses leltres.
Angoulênle était la ville où vivait momen-
tanément la fami] le C..., chez laquelle lllon
frère allait souvent (le commandant C... y
dirigeait la pOlldrerie). Une vive an1itié s'é-
tait établie entre mon frère et cette 11onorable
famille en 1826, époque où j'habitais Ver-
sailles. 1\1.C.!t.était alors directeur des études
à l'École militaire de Saint-Cyr... Je retrou-
vai avec joie sa femn1e, avec laquelle j'avais
été élevée. Cette amitié fidèle et i11telligente
fut UI1des bonhellfs de la vie de mon frère.
Ses ouvrag-es signés d'Angoulême et lie Fra-
pestes (terre que l\tfmeC... possédait en Berri),
témoignent de cette profonde sYlupatl1ie.
Saché est une belle propriété située à sept
liell'es de Tours-; elle appartient à 1\1.de 1\1...,
ami de notre famille. Honoré trouva aussi
cbez lui en tOtlt temps la pIns noble hospita-
lité llnie à la l)lus C011stanteaffection. Il avait
chez ces arnis la tranquillité qui ]llÎ n1311quait
tt2 BA LZA.C

à Paris. Il écrivit là plusieurs ouvrages, no-


tamment LO~tisLa.mbe.rt-,le Lys dans la vallée,
la Recherche de l'clbsolu, et plusietlrS at1tres
qui ne me reviennent pas à la méllloire.

« Augoulènle... (Je crois que c'était en 1852.)

» Merci, fi1a sœur; le dévouement lies cœurs


aimés nous fait tant de bien! Tu m'as renclu cette
énergie qui m'a fait surmonter jusqu~ici les diffi-
cultés de ma vie! Oui, tu as raison, je ne m'arrê-
terai pas, j'avancerai, j"atteindrai le but, et tu me
verras lIn jour cOlnpté parmi les. grandes intelli-
gences de mon pays!
)
Mais quels efforts pour arriver là! ils l)risent le
corps, et la fatigue venue, le déco\lragement suit!
») LOllisLambert m'a coûté tant de travaux! que
d'ouvrages il m'a fallu relire pour écrire ce livre.
Il jettera l)eut-être un jOllr ou l'autre la science
dans des vojes nouvelles. Si j'en avais fait une
œtlVre purement savant.e, il eût attiré l'attention
des penseurs qui n'~yjetteront pas les yeux. Mais
si le hasard filet, un jour ou l'autre, Louis Lam-
bert entre leurs mains, ils en parleront peut-être!...
Je crois Louis Lambert Ul1beau livre! Nos amis
l'ont admiré ici, et tu sais qu'ils ne me trompent
pas!
BA.LZ1C f 13
») Pourquoi revenir sur sa terminaison? tu con-
nais la raison qui me l'a fait choisir! Tu as toujours
peur. Cette fin est probable1 et de tristes exen)ples
ne la justifient que trop: le docteur n'a-t-ilpas dit
que la folie est toujours à la port-e des grandes
int~lligences qui fonctionnent trop?..
» Encore n1erci de ta lettre, et pardonne au
IJ8uvre artiste ]e clécouragement q ni l'a rend ue
nécessaire. La partie engagée, je\ joue si gros jeu!
Il faut toujours progresse.r. ~Ies livres sont les
seules réponses que je veuille jamais faire à ceux
qui comlllencent à nl'altaquer.
» Que leurs critiques ne te préoccupent pas.
trop; elles sont de bOllSpronostics: on l1e Lliscute
pas la médiocrjté!...
»)Oui, lu as raison, Ines progrès sont réels, et
mon courage i.nfernal sera récompensé. Persuade-
le aussi à' ma mère, cllère sœur, dis-lui de file-
faire l'aumône de sa patience; ses dévouements
lui seront comptés! Un jour, je l'espère, - un peu
de gloire lui 11nyeratout! PatlVre mère! cette ima-
gination qu'elle m'a donnée la jette per11étllellc-
ment du nord au midi et du n1idi au nord: de
tels voyages fatigtlt~nt; je le sais aussi, lliOi!
»_Dis à n1a mère '-Illeje l'aime comme lorsque
j'étais enfant. Des larn1es me ga-gnent efl t'écrivant
ces ligne~, larn1es de tendresse et de désespoir,
i 14 B _-\ L Z A. C

car je sens l'avenir, et il me faut cette n1ère clé-


vouée au jour du triomphe! Quand l'atteindrai-je?
») Soigne bien notre mère, I..Iallre,I)our le pré-
sent et pour l'avenir.
») Quant à toi et à ton mari, ne doutez jamais de
mon cœur; si je ne puis vous écrire, que votre
te11dresse soit indulgente, n'incriminez jamais
mon silence; dites-vous: Il I)ense à nous, il nous
parle; entendez-moi, mes bons amis, vous, mes
I)lus vieill~s et mes plus sûres affections!
» En sortant de mes longues méditations, de
mes lravaux accablants, je me repose dans vos
cœurs comme daIls un lieu délicieux où Tien ne
:Ine blesse I
») Quelque jour, quand mes œuvres seront
cléveloppées, vous verrez qu'il a fallu bien des
lleures pOlIr avoir pensé et écrit tant de choses;
vous m'absoudrez alors de tout ce qui vous aura
déplu, et vous IJardonnerez, non l'égoïsme de
1'11on1n1e(l'bomme n'en a pas), mais l'égoïsme du
penseur et dll travailleur.
») Je t'embrasse, cllère consolatrice qui m'aI-)-
portes l'espérance, baiser de tendre reconnais-
sance; ta lettre m'a ranimé; après sa lecture, j'ai
poussé un hourra jOtyeuxet crié:
») En avant, troupier! jette-toi en travers dal1s
la 118taille! »)
BALZA'C 115
011 compren(lra les émotiol1sqtIe Ine call-
saient de pareilles lettres!
Dans LÜlu/isLambert, lTIOnfrère, pour faire
passer qlIelques idée~ qlIi n'étaient pas encore
~lcceptées~ se crut obligé de les Inettre sous
]a sauv,egarde de la folie.

« Encore, me disait-il, n'ai-je pas osé leur


(lonner toute l'extension que je leur vois! '»

Louis Lambert se demande si l'-électricité


n'entre pas corome base dans le fluide par-
ticlIlier où s'éla}Jorent et d'où jaillissent nos
pensées? Il voit dans les 1)e11SéeslIn système
con1plet, selnblable à l'ul1 des règnes de la
nature, une sorte de floraisol1, une botanique
céleste dont le développell1ent passera pel1t-
être pour l'ouvrage d'un fou!...
« Oui, tout en nous et 110rsde 110115,dit Louis
Lambert, atteste la vie de ces créations ravissantes
qtle je compare à des fleurs, pour obéir à je 11e
sais quelle révélation de leur nature. »

NIan frère revient, dans I,lusie1lrs de ses


ollvrages, StIr ce sujet de lnéditations; dans
tf6 BALZAC
la Peau lle ch_ag1~iJ1,entre 311tres, il analyse
la llaissarlcP, la vie Ot1 la n10rt de certaines
pensées, une des pIns ravissantes pages de
cett.e œuvre.
Louis Lambert trouvait les idées et les
sentin1cnts doués de certaines propriétés de
lanatllre pllysique, de mouvement, de pe-
santeur, etc., et le délllontrait par quelcll1es
exel11plesjt

» L'attente, dit-il) n'est si douloureuse que parce


que la souffral1ce passée s'additionne sans cesse à
la souffrance présente et produit une pesanteur
qui oppresse l'âme.
» La peur, ce foudrCJiementintérie.ur semblable
aux accidents électriques (si bizarres et si capri-
cieux dans leurs nlocles), la peur, qui presse si vio-
lemment la machine llumaine, que les facultés J'
sont soudainement porlées soit au plus ]laut {Joint
de la puissance, soit au dernier degré de la désor-
ganisation, ne trDuvera-t-elle pas l'application de-
ses effets quand les savants auront reconnu le rôle
immense que joue l'électricité dans nos pensées? ...
») La colè1--e
n'esl-elle pas aussi un courant de la
force l1umaine qui agit électriquenlent?
») Sa commotion, quand elle se dégage, 11'agit-
BA.tz~\.C il7

elle pas sur les personnes présentes, ulême sans


qu'elles en soient le ]Jllt ou la cause?
» A quoi, si ce n'est à une pllissance électrique,
attrÎbuer la magie avec laquelle la volonté s'intro-
nise si majestueusement dans les regards, éclate
dans la voix (courant de ce roi des fluides) pour
foudroyer tous les obstacles au commandement
,.
cu
I genIe....
')

») Les idées, les sentiments sont des forces vi res,


et ces forces ctlez certains êtres deviennent des
fleuves de VOIOlltéqui entraînent tOllt! )

D'autres exemples viennent encore à l'al)-


pui : il parle dll fanatisme cIela foi qui enfal1te
les miracles.
Louis Lambert clit el1core :

« Les événements qlli attestent l'action de l'hu-


manité ont des causes dans lesquelles ils sont
préconçus, comme nos actions sont acconlplies
clans notre penséè avant de se prodllire au dellors!
»)
Le" faits n'existent pas, il ne reste de nous
que des jdées. »)

Je borne là mes citations; je n'ai 'TOllIll


que prollver ce que j'ai avancé: le livre seul
pelIt faire apprécier la halltel1f de cet esprit
7.
f 13 BALZA.C
si ardent à chercher la solution (les questiol1S
qlli occupent le plus les l)enseurs !...
Mais reven011S aux réalités de la vie, et
voyons si cellli-Ià savait juger les cl10ses
-humaines qui, en 184.0, faisait ai11si parler
z. ~Iarcas, dans un n\lJ11éro de la Revue pa-
r~s~en1~e :

« Je ne crois pas que la forme actuelle du gOll-


-vernement subsiste dans dix ans, dit z. ~1arcas; la
jeunesse qui a fait aotît 1830, et qu'on a oubliée,
éclatera comme la cllaudière d'une machine à va-
pellr. La jeunesse 11'a])USôlljourd'hui d'issue en
Fral1ce, elle y amasse U110avalanclle de capacités
méconnues, d'ambitions légitin1es et jnquiètes.
») Quel sera le bruit qui ébranlera ce3 masses?

Je ne sais; mais elles se précipiteront sur l'état


de choses actuel et le bouleversero11t.
») Il est des lois de fluctuation qui régissent les
populations. L'empire romain les avait méconnues
quand les barbares arrivèrent.
))
Aujourd'llui les barbares sont les intelligences.
Les lois de trop-plein agissent en ce monlent len-
tenlent, sourdement autour de nous. Le- gouver-
nemel\t...méconnait la p\lissance à qui il doit tout.
Il s'est laissé lier les mains par les absurdités du
BA.LZAC 1t9
contrat; il est tout 11réparé comme U11evictime.
» Louis XIV, NarJoléon, l'...~nglelerre, étaient et
sont avides de jeunesse intelligente. En France, la
jeunesse est condamnée à l'inaction par la légalité
nouvelle, par les conditions mauvaises dll priIlcipe
électif, par les vices de la constitution ministérielle.
») En examinant ]a conlposi1ion de la Chamt.Jre
élective, vous n'y trouvez pas de déplltés de trente
ans. La jeunesse de Ricllelieu, celle de Mazarin,
celle de Colbert, de Pitt, dll prince de Metternicl1,
de Napoléon, n'y trouveraient pas de place!...
Burke~ Sheridan et Fox ne pourraient s'y as-
seoir!... On devine les motifs d'une circonstance
à venir, mais on ne peut prévoir la circonstance
elle-même. En ce mOUlent on pousse la jeunesse
entière à se faire républicaine, parce qu'elle vou-
dra voir daTIsla république son émancipation. Elle
SBsouviendra des jeunes représentants du peuple
et des jeunes généraux!... La France el1 état
d'infériorité vis-à-vis de la Russie et de l'Angle-
terre!... la France au troisième rang!... On nous
tionne la paix en escomptant l'avenir!... Les re-
Clllades de la peur passent pour manœuvres d'ha-
bileté! Mais les dangers viendroI1t, la jeunesse
surgira comme en 1790 I... Et vous périrez pour
Il'avoir pas demandé à la jeunesse de la France
ses forces et son énergie, son dévQuement et son
i20 BALZAC
ardeur; pour avoir pris en llaine les gens capables,
pour ne les avoir pas triés avec alTIOUrdans cette
belle génération! »)

Ces lignes, écrites all n10ment de la plus


gr'ande prospérité du règne de Lou-is-Phi-
lippe, prouvel1t combien Balzac '~oyait loin
et jugeait de 11aut.
Mon frère, après Lottis La1}~berttermillé,
partit d'Angoulême pour la Savoie. Je trou've
d'Aix deux lettres que je Fuis donner, lIne
écrite à Ina 111ère,UIle autre à IllOi.
« Aix,1 cr septem])re 1832.

»)Je SllÎS tOl11JJé dans l'attendrissement le pIllS


profon<l à ]a lecture de ta lettre, ma mère, et je
t'ai adorée! Comment et quand te reIldrai-je, et
pourrai-je jamais te rendre en tendresse et en bon....
heur tout ce que tu fais pour moi'l Je ne puis
aujourd'hui que t'exprimer n13 profonde recon-
naissance. Ce voyage que tu m'as mis à même de
faire m'était bien nécessaire, j'avms un JJesoin
absolu de distraction; j'étais accablé de la fatigue
que m'a causée Lou'is Lal1~bert;j'avais passé ]Jeau-.
coup de nuits et fait un tel abus de café que j'é-
prouvais des douleurs d'estomac qui allaient jus-
BAlZA.C 121
qu'aux crampes. Louis Lambert est peut-être un
chef-d'œuvre, Inais il m'a coûté c}ler: six semaines
d'un travail obstiné à Sacllé et dix jours à Angou-
lême. Pour le coup, certains amis me prendront
l)eut-être lJour Ul1 110mme de quelque valeur.
Je te renlercje clu fond du cœur de toutes les
peines que tu prends pour me sauver les ennujs
de la vie matérielle; ma tendresse toujours plus
vive -n'est pas de celles que les mots expriment.
Des travaux si opiniâtres seront peut-être couron-
nés par la fortune; je l'espère d'autant plus que je
vois aujourd'!lui peu de talents sans récompense.
Quant à la gloire, je commence à n'en 111ustrop
désespérer non plus.
» Soigneta santé, ma mère,il faut que tu vives
pour que je puisse m'acquitter envers toi. Oh!
comme jet' embrasserais si tu étais là! Quelle grati-
tude n'ai-je pas pour les bons cœurs quj arrac]lent
quelques épines de ma vie et adoucjssent le che-
mjn par leur affection! Mais forcé de lutter sans
cesse contre le sort, je n'ai pas toujours le temps
pour exprjmer mes sentiments. Je ll'ai pas voulu
toutefois qu'un jour se passât sans que tu snclles
quelle tendresse tes derniers dévouements ex-
citent en moi; on met plusieurs fois ses enfants
au monde, n'est-ce pas ma mère? Pauvres c11érjps!
vous aime-t-on assez? Ah! puissé-je te rendre un
122 BALZAC
jour el1 bon}leur et en orgueil, par mon génie,
tout ce que je t'ai coûté d'angoisses!
») Je suis en grande veine d'inspjration et j'es-
père beaucoup travailler ici, où je suis tranquille.
« ~Iais procédons mainte11ant par ordre aux af-
faires; tu vas voir de quel fardeau tu te charges,
pauvre mère!
« Je t'envoie le traité deM.Pichot,quetu sjgnera.s
.après l'avoir fait lire ou à 1\'1.Durmont cu à M. La-
bois, car j'ai la tête si chargée de pensées que je
pourrais avoir omis quelque cllose.
») Tu trouveras, jointe à ce traité, une lettre à
Nodier, qui est pour la Revue de Paris. Je voudrais
que M. Pichot l'acceptât~ parce qu'elle varierait
nos ar1icles ; comme elle est obligeante pour t.ous,
je ne doute pas qu'il ne la prenne; dans ce cas, je
n'aurais pas besoin d'épreuves, <1ut'en ferais don-
ner pour collationner et retirer le manuscrit.
») Dans fila procllaine lettre, je te dirai par quelle

voie il faut m'envoyer les épreuves (le la Revue des


Deux- Mondes.
» 11faut appaler du procè~sde la Physiologie du
mariage, si les exenlplaires Dé sont pas retirés, en
le faisant constater.
») Une personne qui part pour Paris te remettra

(les manuscrits à porter à l\'lame. Tu lui diras qu'il


BA.LZA.C i23

aura pour février })roc!Jain les (;houans corrigés,


s'il les réin1prime.
})
Je fais par-délassement des eontes drôlatiques.
J'en ai déjà trois d'écrits: j'en suis content.
» Veille bien à tout cIlez moi, renvoie qui tu
voudras, fais toutes les éc-onomies que tu jugeras
possibles.
})
Je travaille pour approvisionner la Revue de
Paris jusqu'en décembre, et j'ai en tête les arth..
cles de janvier et de février, ils sont donc à ll10itié
faits.
)
Ne t'jnquièle pas de ma jambe. J'ai pris des
bains, l'escarre se forme. On m'avait retenu ici
une jolie chambre qui me coûte deux francs par
jour. Je fais venir mes repas d'un restaurant voi-
sin. Le matin, un œuf et une tasse de lait; ce déjeu-
ner revient à quinze sous. Le diner, à l'avenant.
Vous voyez, mère, que si vous avez un fils un
peu rêveur, il est au moins économe!
» Je te serre dans mes IJras et t'emt)rasse sur ces
tIlers yeux qui veillent pour moi. »
« Aix, 15 septembl e.
( Un souvenir à toi, ma sœur bien-aimée; au
milieu de mes voyages, j'ai vu des pays délicieux;
j'en verrai lie plus beaux encore peut-être; je veux
que tu saches qu'ils ne peuvent te faire oublier.
124 BA.LZAC
») De n1a cl1an1breje découvre toute la vallée
rI'Aix ; à l'horizon, des collines, la hat1te montagne
de la~Dent-du-Chat et le déHcieuxlac du Bourget;
mais il faut toujours travaiJler au rnjliell de ees
encJ1antements : ma Il]ère t'a dit que j'ai quarante
pages à fournÎr par n10is à la Revue de Paris.
») Me voilà entre trenle et qllarante, chère sœur,

c'est-tl-dire dans toute ma force; il faudrait maill-


tenant écrire TIleSplus beaux sujets qui doivent
faire le courOllnement de mon œuvre; je verrai à
mon retour si j'aurai la tranquillité qu'jl me faut
pour aborder ces grands ou vrages.
» Mamère t'a dit aussi sans doute que j'a(man-
qué périr sous les roues d'une diligellce; je m'en
suis tiré avec un accroc à]a jambe, Inais des bains
et le repos la gllérissent. J'ai pu me faj~e'conduire:
hier en voiture au lac.
») Je suis' aux portes cle,I'Italie et je crains de

succomber à la tentation d'y entrer. Le voyage ne


serait pas très-coftteux; je le fe:rais avec la famille
Fitz- James, qui m'y dOIlnerait tous les agréments
possibles; ils sont tOllSl)arfaits pour moi; je vo~ya..
gerais dans leur voiture, et toute dépense calculée,
il en coûterait mille francs pour aller de Genève à
Ronle. Mon quart serait donc de deux cent cin-
qunnte francs; à Rome il me faudrait cinq cents
francs, puis je passerais l'hiver à Naples, mais pour
BA.LZ~\C 425
ne pas toucJler aux recettes de Paris et les laisser
pour les éclléances, j' écri rajs pour l\'Ialne leAlJ;/éde-
cin de campagne, et ce livre pa:y-eraittout.
» Je ne relrollverai jamais pareille occasion. Le
duc connaît l'Italie et m'éviterait toute perte de
temps; les ig110rantse11déllensent ])eaucoup à voir
des choses inutiles. Je travaillerais partout; à
Naples, j'aurais l'ambassade et les courrjers de
M. de Rotllscllild, dont j'.ai fait ici la connaissance,
et qui me donnera des recommandations }Jour son
frèr€; les épreuves iraient donc leur train et le
travail aussi.
» Cause de ce projet avec ma mère, et écris-
moi J)ien en détail sur vous tous. »

Tous COlnptes faits, le vOJ~aged'Italie coû-


tait trop cher, luon frère 11ese ]e permit pas
et revint à Angolllême, où il ac11evala,lèlnme
ab{(1~(lf)lLnée,écrivit lCl Gl'iel1(ldièrre, le j11es-
sage, et COll1n1ença le 1'1édecill' de Ca1rt]JagTbe,
l!tl'il terI11ina l'tIC Cassini, à son retOtlr.
Les détails qlli VOl1t slli,,~re intéresseront-
ils?.. I~'affection me rend mauvais jllge en
cette cause; je les crois propres à révéler ce
caractère aux clualités filtlltiples où la jeu-
i26 B LZAC
_L\.

11esserésista si longtemps; et la conviction


qtl'ils ne peuvent am'oindril~ Balzac lne fait
écrire sans crainte mes sOtlvenirs au Inoment
où ils me reviennent, Il l'a (lit ]ui-même: les
i1ll1sions l'ont aidé à vivre !..o
Mon frère, pour se forcer à. l'exercice si
nécessaire à sa santé au miliell de ses traval1X
sédentaires, corrigeait ses épreuves, soit allX
imprimeries, soit chez Inoia
Selon le telnps, qui avait de grandes in-
fllIences StIr ltli, ses ell1])êlrraS(lu moment,
les difficllltés de son travail ou l'extrême fa-
tigue cIe ses veilles, il arrivait quelquefois se
traJnant à pei-ne, morne, accablé, Je teint
. .' ,
Jallne et b Istre....
A cet aspect désola11t, je cherc11ais ce qu'il
fallait trouver pOlIr le lirer de sa tristesse;
lui qui vO~Taitsi bien les pensées, répondait
allX miennes avant qlle j'eusse parlé, et Ille
disait d'u11e ,,~oixéteinte, en to_mbantdaI1s tIn
fauteuil:
- Ne me console pas, c'est inlltile, je suis
lll111on1111e mort.
BA.LZ.A.C !27

Cet 110I1)IUemort COllllnençait cl'abord d'UIl


ton dolent le récit cIeses 110uveallXembarras,
mais s'animait si ,Tite qu'il atteignait bientôt
allX cordes les pIllS vibrantes cie sa voix,
puis, ouvrant ses épreuves, il reprenait son
ton ({oIent et ajoutait comine conclusioIl:
- Je s01nbrerai, nta Sœt~1~
!
- Ball! on ne sombre pas a,Tec les œuvres
(11.1etu corriges!...
Il relevait la tête; sa figure se décrispait,
les tons bistrés cIe SOIlvisage disparaissaient
peu à peu.
- Tu as raison, de par Diell !... ces livres-
là font vivre!... D'ailleurs, l'avellg1e 113sard
n'est-il 1Ja8là !... Il pellt l)rotéger un Balzac
aussi bien qu'un in1})écile, et il n'est pas dif-
ficile mênle d'inventer ce hasard!... Qu'un
de n1es alnis millionnaires (et j'en ai) ou qU'llll
ba11qllier l1e sachant flue faire cIe son argent
vienl1e Ine djre: « Je conl1aisvotre iml11ense
talent et vos SOllCis, il VOlISfaut telle SOfi1ID,e
pOLIr être libre, accel)tez-Ia sans crainte,
128 Bi\L ZAf:

,rous VOlISacqllitterez, votre plllme vallllnes


_

Il ,
'.
1111Ions....
« Il1le (atl! j(l1nais q1lecela, 'filachère! »
Habituée aux illllsions qui rappelaient son
courage et sa gaieté, je ne montrais jalnais
aucun étollllelnent.
Cette fal)le faite, il elltassait raisons sur
râisons .POtll'y croire.
- Ces gens-là dépensent tallt ell fal1laÎ-
sies !... Une belle action est une falltaÎsie
comme une autre, et (lui donne de la joie à
tOlIte heure!.. . C'est quelqtle cll0se de se
dire: J' ai Sa~l1}é~{1tBalzac!... L'}111manitéa
pq.r~cipar-là de bons mouvements, et il y a
des gens clui, sans être Anglais, SOllt capa-
bles de l)areilles ex centrici tés! ... l\Ioi, di-
sait-il en frappant sur sa poitrine, 1110i9
millionnaire Oll ba11qllier, je les aurais!...,
La cro~1allce faite, il se promel1ait joyell-
seme11t par la cI1anJ])re en levant et agitant
ses bras:
- Ah! Balzac est /]i])re!... ,r ans ,.errez,
BA.LZAC 429

mes ch,e,rsarBis et Illes chers ellJlen1is, comme


il marchera!.,..
Il allait droit à,l'Institllt.
De là à la Chalnbre des pairs, il n'y avait
qU'lIn pas: il y entrait.
Pourquoi ne serait-il pas pair? 1"elt~et tels
l'étaient bien devenus... De pair, il devenait
IDlllistre, qu'y avait-il e-ncore là d'ext,.aordi-
nail-e? des préc.éd.ents existaient. }4~st-ceql1e
ce 11e sont pas les gens fllli 011tfait le tour de
toutes les idées qui sont les plus 31)tes à gou-
verller les hommes? Il vOlJdrait bien voir que
l'on s'étonnât de son portefeuille!
Le nlinistre s'asseyait pour g011verner la
France; il signalait et réformait bien des
abus. De belles idées, de sages paroles sor-
taient de ces rê'ves !... Pllis, comme tout
marchait à souhait dans son millistère et
dans le royaume, il revenait au banquier 0\1
à l'ami qtIi l'avait conduit aux 11onneurs, pour
le trouver aussi favorisé que 111i.
- Sa part sera belle dans l'avenir, on dira:
Cet hQlnme c01nprit Balzac, 11ti prêtc[ de l'a1-"-
150 BA.LZA.L
gel~t ,~~tt SOI~ ta,[e'1~t, le 1ne1~€(' (lUX hOn1leU}"S
q~t'il1néritait, ce sera sa gloil~e à }lli, n'en a
pas qlli veut! Cela vaut mieux que de brlller
lln temple pour laisser son nOl11à la posté-
térité.
Ql1and il avait voyagé sur ces beaux. nllages
(l'or, il retomba'it dans la réalité; lnais il s'é-
tait distrait et paptant consolé; il corrigeait
ses épreuves, nous les lisait avec enthou-
siasme, puis nOllS CIllittait en se llloquant de
llli-même.
- Adieu, je COUi~S chez moi voir si mon
banqllier fi 'attend, disaÎ t-il en -riant de son
b'on rire; s'il n'y est pas, je trouverai tOlljours
le travaiJ, mon vrai bailleur de fonds.
Cet esprit ardel1t cherchait sans cesse les
moyens d'aI'river à la liberté, et ces recher-
ches fatiguaient autant SOlI esprit que ses
travaux.
Unj.our il croyait avoir décOllvert UIle sub-
stance propre à la composition d'un nouveatl
papier. Cette substaIlce ét.ait partollt, coûtait
moins que le C11iffo11; c'étaÎt une joie, des
BALZAC ~3~1

projets et des eSI)érances bientôt suivies de


déceptions, car les expériences ne réussis-
saient pas.
On le croyait désolé, on le retrollvait ra-
diellx.
- Et ton pal1Îer1
-Il s'agit bien de palJier!.. . Vous n'aviez
pàs songé, VOllSautres, que les Ron1ains, petl
expérimentés dans l'extraction des mines,
ont laissé des richesses dans lellrs scories.
Des savants de l'Institut, que j'ai consultés,
le pensent con1me moi, et je pars pOtlf la
Sardaigne.
- Tu pars ell Sa~rdaigne, avec quoi?
- Avec qllOi !... Je Jparcourrai ce pays à
pied, le sac sur le dos, vêtu conlll1e un men-
diant, faisant peur aux brigands et aux IllOi-
neaux; j'ai tout calculé, six cents francs l11e
suffiron t.
Les six cents francs troll'lés, il partait et
nous écri,rait de l\Iarseille, le 20 mars :1833,
. .
Je crOIS:
4:52 BALZAC
« N'aie aucune inquiétutie, ma mère, et dis à
Laure de Il'en point avoir" J'ai assez, et, n'en dé-
plaise à la sagesse lauréen.nè, je n'aurai sans doute
besoin de rien pour le retour. Je viens de I)asser
-cin(l nuits et quatre jours sur l'impériale. J}ai les
mains si .gonflées, que je puis à peine écrire. De-
main, mercredi, à Toulon; jeudi, je pars pour
Ajaccio. J'j? serai vendredi, et huit jOUf3suffiront
ensuite pour mon expéditêon. Je pouvais, d'ici,
.aller pour quinze francs en Sardaigne par les na-
vires de commerce, mais ils peuvent être quinze
jours en route; puis c'esll'équinoxe, tandîs que
pour le triple, il est vrai, je serai en Sardaigne en
trois jours. ~laintenant que m'y voilà presque, je
'Commence à avoîr des doutes; en tout cas, on .ne
peut risquer moins pour avoir plus! Je 11'aidé-
pensé que dix francs sur la route. Je suis dans un
hôtel qui fait frémir; enfin, avec des bains on s'en
tire I... Si j'échoue, quelques nuits cIe travail au..
ront bientôt rétabli l'équilibre! En un mois, j'aurai
ra'massé bien de l'argent avec ma plume.
))
Adieu, cllère mère aimée; pense qu'il y a
beaucoup plus d'envie de faire cesser des souf-
frances cllez des personnes chères que de désir de
fortune personnelle dans ce que j'en1reprends,;
quand on n'a 1185de mise de fonds, on ne peut
faire fortune que par des idées semblables à celle
BA.LZAC j:53

que Je vais mettre à fin. Tout à toj, ton fils res-


pectuetlx. »

Il fallait lui entendre raconter, all retour,


les péripéties de ce singulier vO~73ge.Il avait
eu la chance de rencontrer de vrais bri-
gaIlds.
« Ils sont assez bons diables en dellors de leur
industrie-, nous disait-il, ils m'ont renseigné sur
tout ce que je voulais savoir. Ces gens-là toisent
,joliment le pa.ys et les gens; ils ont si bien YUque
je n'étais pas pour eux un client, que je crois,
Dieu me pardonne, qu'ils m'auraient plutôt prêté
de l'argent que de m'en deulander. »
Arrivé à Bastia sans l1n sou, il a'7ait fait
émeute I)armi la bonne jeunesse en se Dom-
Inant; tOllSconnajssaient ses livres et étaient
entllollsiasmés de le voir: grande joi-e pour
lui. J'ai déjà de la réputation, en Corse, 110118
disait-il; la brave jeunesse! le beau pays!
Reçll et fêté c}lez ~I. B..., inspecteur des
finances, qu'il connaissait, il avait gagné chez
lui au jell l'a,rgent qu'il lui fallait pOllr son
retour en France au moment où il allait nous
8
,34 BA.LZAC

écrire de lui en envo~{er.


tJ JI aitnait ces chances
qui lui faisaient croire à son étoile. Mais ce
n'était pas tout, en piétinant en Sardaigne,
et étant ballotté Sllr la mer, il avait trouvé
des sujets... mais des sujets!... Les derniers
surpassaient toujours tous les autres, à moins
qu'on n'en convînt, car alors il 'pro1.1vait
l'excellence des premiers. TInous racontait
ces nouveaux sujets avec feu; plan, clétails,
il tenait tOllt. - C'est Ull pel] joli à faire,
ajoutait-il.
- Est-ce que tu contes ainsi tes idées à
tout le moncle, lui demandais-je avec quel-
qtle effroi, sachant que dans cette bOllne ré-
publique des Jettres, où chaclln veut être roi,
011 n'est pas toujours fort scrupuleux StIr les
titres de propriété.
- Pourquoi pas? répondait-il, ]e Stljet
11'estriel}, c"est !'exéCtItion qui est tout; c!u'i)s
fassent donc du Balzac, je les en défie! Est-ce
que les voleurs savent tra'Tailler? S'ils réus-
sissent, tant mieux pOlIr le public, je ne re-
gretterai riel), et je retrOtlverai al.ltre chose
BA. LZA.C {55

donc! ce Dlonde est gralld, et la cer"~elle


11umaine est aussi vaste que le monde.
Les échantillons rapportés des mines
étaient reluis aux chinlistes; il fallait du temps
pour les analyser; Honoré n'était pas, pl~êt
d'ailleurs pour aller demander la concession
en Piélllont, il avait atlparavant à satisfaire
ses libraires et à gagner l'argent dtl voyage.
Il vécut une année sur cette fortune de
Sardaigne, et les projets allèrent à l'avenant;
il volait, ailes déplo~7ées, dans un Eden te1'-
re~tre qll'il arrangeait à sa gllÎse, il achetait
en TOllraine le petit cllâteatl de ~lontcontour
clui lui faisait envie; car, lnalgré l'indiffé-
rence de ses compatriotes pOtIr lui, il aim-ait
ce pays, où il voulait finir ses j011rE « Les
(louees et tranquilles pensées y poussent en
l'âme corn,nle la vigne en telTe, » disait-il.
Là, il se reposait et)viva; t camnle l'huître en
sa coquille, bâillant all soleil COllcllant. Il do-
rait cette existence campagnarde de toutes
les richesses de son esprit, et se transformait
en docteur Minoret au lllilieu de SOIl curé,
1,36 BA.tZAC

de son I}1aireet de S011juge de paix, lui en-


viant cléjà l'heureuse vieillesse qu'il lui donna
dans llrsulle Jlirouët. (Nul doute qu'il ne
COl1nûtdès lors Je docteur 1\iinoret.)
JI avait d'ailleurs garde à carreall contre
la rouille de IJintelligence; il '~enait lous les
hivers à Paris; il y avait un salon comOle ce--
lui Cll1])aron Gérard, le lllodèle de tous les
salons d'artistes passés, présents et fllturs;
il mellblait ce salon, y recevait, comme Gé-
ral"acl,t01\tes les célébrités nées 011à naître;
il saurait les honorer COll1meil con'''Îent, llli
qùi savait tOllSles respects qu'elles ll1éritent.
Bah! il recevrait même les critiques. C'était
1.1nepacification généraJe, ce roi absolu était
bonhomme et n'avaitni llaine ni jalOtlSie.
Il retournait cl1ez lui aimé et béni de to/us.
C'étaient là ses beaux rêves!...
Ces songes pesaient sur le cœur de ses
. .,
amIS tOllt autant qlle ses trIstesses; fi accu-
saiel1t-ils pas égalemeJlt le poicls de sestonr-
111ents?Ce Il'é-taÎt qlle dans les songes qu'il
BA LZ_.\C 137
pouvait s'en délivrer; aussitôt éveillé, il fal-
lait recharger le fardeau.
Un an après son voyage en Sardaig11e,
mon fl"ère, ayant achevé les ollvrages pro-
mis au-x libraires, allX revues et aux jour-
naux, se rendit el1 Piémont pour obtenir la
concession des mil1es. Expa11sif comn1e tou-
jours, il avait raconté le fi1Jtif de son voyage
au capitaine génois qui l'avait tra11sporté en
Sal.daigne. La lettre qui Sllit explique com-
ment le Génois profita cIe ces confidences
all détriment de Juon frère.

« 1\JHan.
» Cllère Sœtlf,
» Il serait trop long de t'écrjre tout ce que je
te raconterai en détail quand je te verrai, ce qui
sera bientôt, je l'~sl)ère. Je suis, après des voyages
très-fatigants, retenu ici pour les intérêts de la fa-
mille de v... La politique les embrouillait telle-
ment, que le reste du bien qu'elle possède en ce
pays eût été séquestré, sans toutes mes démarcl1es,
qui ont heUretlSement réussi.
» M. d'EtchegoJren, qui retourne à Paris, a
l'ob1igeance de -se cllarger de cette lettre. Quant à
8.
158 B~4.L Z..\.C

l'objet 11rincipalde mon voyage, tOtit était comme


je le présumais, mais ie retard de mon arrivée m'a
éte fatal; le Génois a un contrat en bonne forme
avec ]a cour de Sardaigne; il Y a un million d'ar-
gent dans les scories et dans les plombs; lIne mai-
son de Marseille avec qui il s'est entendu les a fait
essayer. Il fallait, l'année dernière, ne pas lâcher
prise sur l'idée et les devancer.
» Enfin, j'ai trouvé aussi bien, et miellx même.
.Je causerai de tout ceci avec ton mari à mon re-
tour. Nous aurons à revenir ici avec lui et un in-
génieur des, mines; lu seras peut-être du voyage,
car, grâce à l'expérience que je viens de faire,
nous ne dépenserons pas beaucou,p plus qu'on ne
dépense à Paris dans le même temps; et comme
il n'y a pas de Génois dans l'affaire, nous pour-
rons a~ttendre que nOHSsoyons tranquilles; je suis
donc à. peu près consolé.
») J'ai l)eaucoup souffert.dans mon v,oyage,sur-
tout dll climat; c'est une chaleur qui relâclle toutes
les fibres et qui rend incapable de quoi que ce
soit. Je me surprends à désire.r nos nuages et nos
pluies françaises; la chaleur ne va qu'aux faibles.
») J'ai l)ien pensé à vous en marchant et souf-
frant; mais je voyais notre bonheur à tous dans
le lointain, et cela me ravivait.
») Le frère mathématicien conviendra, j'espère,
BA.LZAC 159
qu'on ne peut trouver line affaire plus belle" et il
sera B:tlSSÎjoyeux que moi.
» Communique cette lettre à ma mère; je suis
obligé de la terminer un peu })fusquement; j'ai
une encre et des plumes avec lesquelles toute-écri-
ture est impossillle. Je crois que le gouvernement
autrichien s'arrange pour qu'on ne puisse écrjre.
.l\.bientôt. »

C'est ainsi CIU'\lne espérance reIn plaçait


aussitôt une déceptiol1 dans l'esprit de mon
frère; entraîné par le courant de sa vie, il ne
put donner suite à la nOllvelle t1ffaire dont il
parle, et qui fut très-fructllellse pour ceux
. ., .
qUIl entreprlre11t.
Absente de Paris au Illûis d'oclobre de la
Illême année, je reçus de mon frère la lettre
suivante:
« Tu pars sans crier gare; le patl vre travailleur
court cl1ez toi pour te Cairepartager une petite
Joie, et pas de sœur! Je te tourmente si souvent
de mes ennûis, que c'est bien le moins que je
t'écrive cette joie. Tu ne te moqueras pas de moi,
tu me croiras, toi!...
)) Je vais llier cllez Gérard; il me présente trois
140 BALZAC
familles allern.andes. Je crois rêver , trojs familles!...
rien que cela!... L'une d.e,rienne, l'autre de Franc-
fort, la troisième prussienne, je ne sais d'où.
») Elles me confiBntqu'elles viennent fidèlement
depuis un mois chez Gérard, dans l'espérance de
m'y voir, et m'apprennent qu'à TJarlirde la fron-
tière de France ma rép\ltatio11 commence (cl1er
ingrat pays!) « Persévérez dans vos travaux,
») ajolllent-elles, et vous serez bientôt à la tête de

» l'Europe littéraire! ») De l'Europe! ma sœur, elles


l'ont dit! FJatte.usesfamilles!... Ferais-je pouffer
de rire certains alnÎs si je leur racontais ceci! l\Ia
foi, c'était de bons Allemands, je me suis laissé
a1ler à croire qu'i]s pensaient ce qll'ils disaient t
et" pOUf être vrai, je les aurais écoutés toute la
nuit. La louange nous va si bien à nous autres ar-
tistes-, que celle des bons Allernands m'a rendu
le courage; je suis parti tout guilleret de chez Gé-
rard, et je vais faire un triple feu sur le public et
sur les envieux, à savoir: Eugénie Grandet, les
Aven,tures d'une idée l~eure'use,que tu connais, et
mon Prêtre catl~olique, l'un de mes plus beaux
sujets.
») 1.'affaÎre des ETUDESDE MOEIJRSest en bon
train; trente-trois mille francs de droit d'auteur
pour des réimpressions b011cheront de grands
trous. Ce tronçon de dettes payé, j'irai cherc}}er
BALZ..\.C i41
llla réeofi1pense à Genève. L'llorizon C0111nle11ce
donc à s'éc]aircir.
» J'ai repris ma vie de travail. Je me coucI1e à
six lleures, aussitôt diner. L'aniInal digère et dort
jusqu'à minuit. Auguste me pousse une tasse de
café avec lequel l'esprit va toute d'une traitejusqu'à
midj. Je cours à l'imprimerie porter Ina copie et
IJrendre Illes épreuves pour donner de l'exercice
à l'anima], qui rêvasse tout en marchant.
») On met bjen (lu 110Îrsur du blanc en dou,ze
lleures, petite £Œur, et au bout d'un mois de cette
existence, il Y a pas mal de besogne de faite.
Pauvre plume! il fallt qu'elle soit de diamant
pour l1e 1)85Suser à tant de lalJeur! Faire grandir
son maître ell réputation, selon les prescriptions
allemandes, l'acquitter ellvers tous, pllis lui don-
ner un jour le repos sur la montagne, voilà sa
tâche I
») Que diable allez-vous faire si tard à M...?
Conte-moi donc cela, et dis avec moi que les Al-
lemands sont de bien braves gens. Poignée demain
fraternelle à ~f. Ca'nai; dis-Illi que les Aventures
d'une idée heureuse son t sur le cllan tier.
» Je vous envoie à lire files éprellves du Méde-
cin de camjJagne.

Les itt~e'ntures d'~(,l~eidée he1lte'llse l1e fu-


t42 BALZAC

Tent l)as plus écrites que le Prêtre cat/10lique.


Le sujet dll premier de ces deux livres llli
avait été inspiré par les Inauvaises cllances
d'un grand tra'7ail dOllt son beau-frère s'était
chargé. Honoré se proposait, dans cet ou-
vrage, de faire l'histoire d'une idée utile à
tOllS,mise à néant par les in térêts particuliers
qll'elle froissait, et qui Fl1inait eelui qni s'é-
tait dévOl1éà la ~mener'à bien.
Ce sujet eût été fécond en observations et
en vérités sociales SOllSsa plume, et n'eût
pas été le moins saisissant de tOllSles livres
qlli CCtmposent son œuvre.
Avant le vO~7ag'een Suisse et à Genève
dont parle mon frère clans cette lettre, et
qu'il fit en '1833, je retrouve ellcore cette
autre lettre q\l'ÎI rn'adressa pendant lIne de
n1es absence's de Paris:
((
J'ai de ])onnes nouvelles à t'annoncer, sœu-
rette, les revues me payent plus cher mes feuilles.
Hé! Ilé !
») Werrlet n1'annonce que mon lJtlédecin de cam-

pagne a été vendu en 11Uitjours. Ha! ha!


BALZAC 143
» J'ai de quoi faire face aux grosses éctléances
de novembre et décembre qui t'inquiétaient.
IIo! 110!
» Je vends la réimpression des ouvrages de ce
mauvais drôle de X..,., de Z..., et autres pseu-
dOllymBs.La vente se fait par un tiers, avec faculté
de nier ees œuvres, queJ8e1'tereconrtaîtrai J8alnais!
Mais comme on les réimprimerait sans moi dans
cette damnée Belgique, qui fait tant de tort aux
auteurs et aux libraires, je cède à la nécessité qui
se traduit en borts écus, et de cette façon je cir-
conscris le mal.
» Entin, S édite mes Contes drôlatiques.
- Eceo sorella.
» Tout va donc bien. Encorequelquesefforls, et
j'aurai triomphé d'une grande crise par un faible
instrument: une plume!
» Si rien ne vient à la traverse, en 1836 je ne
devrai plus qu'à ma mère, et quand je songe à
mes désastres et aux tristes années que j'ai traver-
sées, je ne puis me défendre de quelque fierté en
pensant qu'à force de courage et de travail j'aurai
conquis ma liberté.
» Cette pensée m'a rendtl si joyeux, qlle l'au-
tre soir j'ai fait des I)fojets avec, Survîlle 011vous
étiez comptés, mes amis. Je lui faisais bâtir une
144, B.\ L Z .\. C

maison près de la mienne 1 nos jardins se tou-


cllaient, nous man.giol1sensemble les fruits de nos
arbres.. . J'allais bien!...
» Le bon frère a souri ell levant les yeux au ciel;
il Y avait bien de l'affection pour toi et pour moi
dans ce sourire, mais j'y ai vu aussi que ni lui ni
moi ne tenions encore nos maiso11s;n'importe, les
projets soutiennent le courage, et que Dieu me
conserve la santé, "nousaurons nos maisQns, ma
bonne sŒur! »)

Ce projet all1ena plus tard l'acquisitioll


d'un terrain à Ville-d'_t\vra~T,où I110nfrère
fit bâtir les Jardies. l\fais le terrain en pente
fit crouler les rflurs. Cette propriété coûta
plos qu'elle n'aurait dû coûter; d'aulres cir-
constances mallleureuses obligèrent mon
frère à la vendre. Aussi COI1sidéra-t-on cet
achat conllne une faute.
Honoré se proposait, dans les Contes drô-
latiques dont il est (Illestion da11ssa lettre, de
suivre toutes les transforlnations de la langtle
française depuis Rabelais jusqu'à nos jours,
en imprégnant ses récits des idées de ces
temps si différent.s.
BA.LZAC 145

- ]1 en sera pOlIr cet ouvrage cOlnme pOlIr


I.ACO~IÉDIE HU}IAINE,nous disait-il, on ne
verra le but qu'après l'achèvement; jusqlIe-
là, ces contes feront seulement le délassement
des artistes, qui ,y trouvero11t la gaieté dont
ils ont si souvent besoin.
Il croyait qu'à défaut de ses autres œu-
vres, ces contes suffi1"aientpour le sauver de
l'oubli.
Les études que I110nfrère fit alors sur les
"iellx l)rosateurs français, le portaient à re-
gretter certains mots tombés en désuétude
u

et qui n'avaient pas été remplacés. Il s'attell-


drissait sur leur sort carnIne eût pu le faire
Vaugelas.
- Quels jolis mots! expriment-ils ])Îen cc
ql.l'ils vellle11t dire! Quelle grâce 11aïve!
On ne les trouve l!u'à l'enfance des langlles;
il faut alljourd'11l.1i des phrases pour les
remplacer! Quand je travaillerai all diction-
naire de l'Académie!...
Ces paroles le jetaient dans des projets
9
i46 BALZAC

par lesqllels la langue fra11çaise devel1ait


millionnaire.
Il s'emportait un petl à ce sujet contre
ce'ux qui le querellaient pour quelques ex-
}Jressions qu'il avait créées par-ci par-là da11s
ses livres.
- Qui a donc le droit de faire }'aulnône à
lIne langue, si ce n'est l'écri\7ain? La nôtre a
très-bien accepté ]es mots de mes devanciers,
elle accepteI'a les miens; ces parvenus seront.
nobles avec le telllps, qui fait tOtltes les no-
blesses. Mais laissons japper les critiqlles
après Illes 'néologismf3s, comme i]s dise11t, Îl
fa11tbien que tout le mon,de vive.
Je passe des lettres Qll'il m'écrivit ])endant
S011voyage en Sllisse, en 1833. Ces lettres,
datées du Val-de-Travers et de Genè\re..
contiennent principalelnent des détails sur les
a01is Qll'il y allait ,roil'.
A son retour en France, il séjOtlrna à An-
goulême.. Voici l'une des lettres qu'il 111'a-
(lressa de cette ville:
BALZAC 447
(t Deux lettres cIefila sœur sans ré11onse!Heu-
reusement que tu ne comptes pas avec moi; il }T
a longtemps que je le sais. Quelle cllère et d01Jre
affectio11que celle qui lIe vous donne aucune i11-
quiétude! Tl! es convaincu.e, n'est- ce pas, que
je ne pujs oublier celle qui parlait pour, nl0i
quand j'ptais enfant, qui me fJattait et me faisait
ces bonnes nielles qui amenaient de si joyeux
rires!... I-Ieureux temps, où es-tll ?..
» Je corrige EttJénie Grandet. Je ne dors ni ne
'Jeille; cet enfant n'leréveille, et me laisse peu do
loisirs. .

Si tll 1.ûdoutais de ce qlle c'est que de pétrir des


idées, cIe leur donner forme et coulellr, tu ne se-
rais pas si leste à la critique! All! il Y a trop de
millions dans Eugénie Grandet! ~Iais, bète, pllis-
que l'histoire est vraie, veux-tll que je fasse mieux
que la vérité? Tu ignores COffinlentl'argent pousse
dans les mains des avares.
J~nfin, si tes criailleries sont j l1stes, allX autres édi-
tions, je justifierai encore mieux les chiffres, Oll
je les réduirai.
TOtljours ppnser comme la Fonlaine SOLIS S011ar-
l)fc! Si l'on faisait (lu la Fontaine encore? ~iais
ce n'est que du Balzac, sera-ce quelque chose?..
Comme ce doute me tourmente dans mes mauvajs
4/18 BA.LZA.C

jours! plus encore q:ue n10n état d'oiseau sur la


brancl1e, je t'assure; et cependant, n'est-ce pas
triste, après tant de travaux, de n'avoir encore
rien dans 1'avenir que l'avenir lui. même! Quel
sera-t-il, Laure '! Qui peut résoudre cette questio11
pleine d'anxiété? Mon seul bien aujollrd'huÎ gît
ùans quelques affections vraies et dévouées; mais
les expressions n'étant pas les mêmes daI1S"les sen-
timents, s'il y a des personnes avec qui je m'en-
tends tOlljours, il y e11a d'autres avec qui je suis
moins lleureux. Tu es l'une des premières, CIlère,
bien chère sœur.
» J'ai rapporté de Suisse l'idée d'un JJcau livre,
par rna foi! Nous en enlIseronsà mon retoUf. »)

Ce li,Tre était SéTClphitct. Je Sllis obligée,


(llI0ic!ue à regret, cIe 11arler Clll l)rocès que
cet ollvrage Sllscita et (lue mon frère souli11t
contre la ReVLle des De1lx-JJfoÎ~des, nOll qlle
je veuille rayiver des illilnitiés, Dieu m'e11
garcle! l\fais ce procès COIllIJta trop dalls sa
\lie pOlIr fjtlP,je l)uisse le passer sous silence,
car il lui rendit 1110lnentanénlent la détresse
(le ses prel11ièrcs années littéraires, qua11cl il
commellçait à ell triompl1er, ell lui 1'etirant
BALZ~\C ~49

l'appui des reVlles et des journaux et SlJSci-


tant contre lui beaucoup de InaI-veillaI1ces.
Pendant que Séraphita paraissait dans celte
Revue, des amis de Saint-Pétersbourg appre1l-
nent à mon fl.ère qu'on y publie en entier cet
ouvrage, qlli n'était encore flu'à la moitié de
sa publication à Paris. MOll frère eroit qlle
c'està l'jnsll dlldirectellf qu'on fait ce tort à ses
intérêts, et court le prévenir. C-'était le dire-c-
teur qlJi, se croyant sans dOllte dans son droit,
faisait faire cette reprodllction. lVlon frère
réclame, le directellf se fâche et ne veut en-
tendre à aucun arrangement an1iable4 HOlloré
1lli déclare alors qll'il,Ta faire juger le difI'é-
rencl par les tribllnaux, pOtlf faire constater
juridiquement la propriété des, alltel1rs. 11110
veut pas laisser passer un pareil fait, snr
lequel on }Jourrait s'appllyer à l'avenir all
détrim_enl de ses confrères comme all sien.
Inte-nter cette action était beaucollp oser;
le procès, gagné ou perdll, devait t.OUjOllf'S
avoir de funestes conséquences pour Honoré;
indépendalnment de la question d'arge11t,
450 B.~LZA.C
fort ill1portante l1011rlui, la Iler1t.e lui fern1e-
rait à l'av811Îr ses colonnes et lui deviel1(lrait
certainement 11ostile, on n'en l)Ollvait douter.
Ces considérations prévues ne }'arrête11t
l)as; il entame le procès. Quel Il'est pas
son étonnelnent en voyant son adversaire,
.armé, deva11t les juges, (l'attestations (le
bO'1~Î1evie et mœUfS l'Ïttérctires signées pa e
I)resque tous ses c<oI1frères, qu:il avait ,TOUll1
tléfendre à ses risques et périls!
Honoré flIt très-ému de ce qu'il appelait
au moins lIne défection; longtemp~s il parta-
gea ses confrères ell clellx calnps: ce1lX qtli
([vet'Îent sigl~é et CC1.lX
q1ti s'étctieltt absten,us.
Sa colère passée, le lnanclue de logiql1~e de,s
}JrelIJiers le révoltait encore!
SOYlcIrait était évident, il gagna SOIl pro-
cès, mais aussi beaUCOtlp cl'en11elnis !
Ce procès, et le livre Îl1litulé: IlllLSio1?,S
IJerdl1eS, dans leqttel il l)einl les feuilJelo-
i1istes, déchaîna la presse contre llli, et les
llaines littéraires sont si vivaces, cIlle sa mort
lle les a IJas tOlItes désarnlées..ll se tOllrn1el1-
BALZAC 451

tait si peu de ces attaql1es, qu'il nous appor-


tait souvent à lire. les articles où on le lnal-
traitait le plus.
- Voyez un peu, nous disait-il, COllIne
tOllS ces gens-là se délnè11ent! Tirez, Illes
c11ersel1nemis, l'armure est bonne, et VallS
évitez dea réclames à meslibraires; vos éloges
endormiraient le public, vos injures l'éveil-
lent... 'Tant-ils bien! Si j'étais ric11e, on di-
l'.ait cIlle je les I)aye; mais ne soufflons mot,
ils seraiel1t capables de se taire s'ils savaient
le JJien qu'ils nle font,
_Nous pensions autrement que }lli et nous
lIOUSaffligions de ces attaques.
- Êtes-vous sin1ples de vous attrister! re-
prenait-il; les critiques peuvent-ils rendre
Ines œuvres bonnes Oll mauvaises? laissons
faire le temps, ce grand justicier; si ces
gens se trompent, le public le verra lIn jOl1r
ou l'alltre, et l'injustice profite alors à cellli
qu'elle a lnaltraité ; d'ailleurs ces g'uerilleros
de l'art touchent juste quelquefois, et en
corrigeant les ralItes qll'ils signalent, on rend.
152 BALZAC
l' œuvre meilleure; en fin de compte, je lel1r
dois de la reconnaissance.
]1 ne voulait d.one ni protestations ni ré-
criminations. Une seule fois il ma.nqua à la
loi qu'il s'était faite de n'opposer que le si-
lence à ses détractellrs, en écrivant la 110-
nographie de la presse; cette œuvre, où
l'esprit scintille à chaque ligne, lui fut arra-
chée par ses amis; ils accusa-Îent mon frère
de faiblesse, presque de couardise; il m011-
tra la griffe" mais regretta depllis cette
œuvre qui faisait tort, selon lui, à son carac-
tère, si ce n'était à son talent.
Les conséquences funestes Ql1'el1t pOlIr lui
le procès de la ReVtle sont exprimées dans
la lettre suivante, écrite de la rue des Ba-
tailles, à Chaillot, où il alla demeurer en
quittant la rue Cassini, avant d'habiter les'
Jardies :
«( Ton mari et Sophie sont venus hier faire un
détestable dîner dans ma garçonnière de Cllaillot;
le pl'océdé était d'autant plus malséant que le bon
frère avait couru toute la journée pour moi.
BA.LZA.C 15:>

» Je viens de conclure une bonne affaire <tyce


!'Esta{ettf1, les autres grands jourl1aux me revien-
dront, ils ont besoin de moi. D'ailleurs, m'ont-ils
enlevé mes champs cérébraux, vignes littéraires.
et bois intelligentiels? et ne me reste-t-iI pas Irs
libraires pour les exploiter? Ceux-ci, ne compre-
nant pas lellf véritable intérêt (ceci te paraîtra in-
croyable), préfèrent les ouvrages qui n'ont paru
dans aucune revue; ce n'est pas le mOlnent de les.
éclairer: il est certain néanmoins qu'une pren]ière
impression leur évite des an110nees1 et que pIllS
une œuvre est connue, plus elle se vend.
») Ne te chagrine donc pas, il n'JTa pas encore

péril en la demeure; je suis fatigué, il est vrai,


malade même, mais j'accepte l'invitation de M. de
M et vais passer deux mois à Saché, 011je me
reposerai et me soignerai. J'JTessayerai du tlléàlre
tout en finissant mon Père Goriot et corrigeant la
Recherche de l'absoru. JB commencerai IHlr it/ ar1°e
Touchet, une fière pièce Oilje dresserai en pied
de fiers personnages.
») Je veillel'ai moins, ne te tourmentè donc
pas trop de cette douleur au côté. Écoute donc, il
faut être juste, si le3 chagrins dDnnent la mala-
die de foie, je ne l'aurai pas volée! filais halte-là,
mndnme la Mort~ si vous venez, que ce soit pour
recllarger filon faI'{leall, je n'ai pas encore fini ma
9.
i~4 BÀLZ.~C
(ilche I... Ne t'inquiète pas tro<p,le ciel deviendra
bleu !...
» On réilnprime le 1J;lédecitbde ca1npag1le, il
manqllait dans le comR1erce; c'est-il ge11til,ça?..
») Laveuve B a été sU}Jlime,elle a prÏs à sa
charge quatre mille francs de corrections qui
étaient à la n1ienne; c'est-jl gentil encore cela?
») Va, si Dieu me l1rête vie, j'aurai lIne belle

;place et n'ous serons tous 11eureux ; rions donc en~


'core, ma bonne sœur, la lnaison Balzac triom-
phera,! crie-le bien fort avec moi pour que la
fortune nous el1tende, et, pour Dieu! rie te tour-
mente pas!...»

Je 110pllis InalheuretlSe,ment donner qll'un


fra,gment et lIne lettre de sa correspondance
pendant les trois n}ois qu'il passa à Sacl1é,
clans cet.te année 1183t :

« Ta lettre est la première félicitatjoIl qui n1'ar-


rive sur la Recherche de l'absolu. Ton affectjon
prend toujours les devants sur tout le monde!...
») Tu as raison, tes éloges sur la vérité d-esquels

nous pouvons con11)terfont du biel1à l'âme et sont


nos récompensés à nous, pauvres ouvriers litté-
raires! Je me suis senti tout bêtement érnu à tes
bonnes phrases.
BALZAC 155
») Tu as tort, je crois, sur les longueurs que tu
trouves, elles ont (les ramifications avec le sujet
qui te sont échappées; je défends aussi Margue-
rite: non, ce caractère n'e8t pas forcé, parce que
Marguerite est Flamande; ces femmes-là ne sui-
vent qu'ulle idée et vont avec fleglne à leur but.
» Tes critiques sont douces, d'ailleurs, nous en
causerons, et si on les répète, j'aviserai.
» Oui, la Recherche de r absolu est un IiVTegran-
dement fait, comme tu le dis, et j'en ai la con-
SCIence. ))

La lettr'e qui suit le montre dans un de ces


découragements auxquels les artistes, quel-
qlle énergiques qu'ils soient, ne peuvent
échapper:

« Je suis si triste aujourd'hui, qu'il doit y avoir


quelque sympatllie sous cette tristesse. Qu,elqu'un
de ceux que j'aime serait-il mallleureux? ma mère
est-elle souffrante? où est mon bonSurville, est-il
J)ien de corps et d'âme? Avez-vous des nouvelles
Je Henri, sont-eJles bonnes? toi 011tes petites, se-
riez-vous malades? rassurez-moi vite sur tous ces
chers sujets.
)
l\'lesessais (le théâtre vont mal, il faut y re-
156 BALZAC
noncer pour le mome11t. Le drame historique exige
de grands effets de scène que je ne connais pas
et qu'on ne tro.uve peut-être que sur place, avec
des acteurs intelligents. Quant à la comédje, Mo-
lière, que je veux. suivre-, est un maitre désespé-
rant, il faut des jours StIr des jours pour arriver à
quellIue chose de bien en ce genre, et c'est tou-
jours le temps qui me manque. Il y a d'ailleurs
d'innombral)les difficultés à vaincre pour aborder
n'importe quelle scène, et je n'ai pas le loisir de
joueI. des jambes et des coudes; un chef-d'œuvre
seul et mon nom m'en ouvriraient les porles, mais
je n'en suis pas encore aux chefs-d'œuvre. Ne
pouvant compromettre ma réputation, il faudrait
trouver des prête--noms; c'est du temps à perdre,
et le fâcheux, ctest que je n'aj pas le moyen d'en
perdre! Je le regrette; ces travaux, plus productifs
que mes livres, m'auraient plus promptement tiré
de peine. Mais jl y a longtemps que les angoisses
et moi nous nous sommes mesurés, je les ai tlomp-
tées, je les donIpterai encore. Si je sllCCombe,.
c'est le ciel qui l'aura voulll et non pas moi.
D La vivacité d'impression que mes chagrins te
causent devrait m'interdire dAt'en parler, mais le
moyen de ne pas épancher mon cœur trop plein
près de toi? c'est mal, cependant; il faut une or-
ganisationrobuste qui vous manque, à vous autres
BALZA(~ 151
femmes, pour supporter les tourm'ents de la vie
de J'écrivain.
» Je travaille plus que je ne le voulais, que
veux-tu? Quand je travaille, j'oublie mes peines,.
c'est ce qlli me sauve; mais toi, tu n' oubHes rien!
Il Y a des gens qui s'offensent de cette faculté,
ils redoublent mes to"urmentsen l1e me compre-
nant pas!
») Je devraisfaire assurer ma vie pour laisser,
en cas de mort, une petite fortune à ma mère:
toutes dettes payées, pourrais-je supporter ces
frais? je verrai cela à mon retOt1f.
») Le temps que durait jadis l'inspiration pro-
duite par le café diminue; il ne donne plus main-
ten"antque quinzejours d'excitation à mon cerveau,
excitation fatale, car elle me ca.used'horribles dou-
leurs d'estomac. C'est au surplus le temps que
Rossini lui assigne pour son compte.
») Laure, je fatigueraitout le monde autour de
moi et ne m'en étonnerai pas. Quelle existence
d'auteur a été autrement'? mais j'ai aujourd'lluila
conscience de ce que je ,csuiset de ce que je serai!
» Quelle énergie ne faut-il pas pour garder sa
tête saine quand le cœur souffre autant! Travail-
ler nuit et jour, se voir sans cesse attaqué quand
il me faudrait la tranquillité du clottre pour mes
travaux! Quand l'aurai-je? l'atlrai-je un seul jour!
158 B ..i\.L Z À C

que dans la tombe peut-être !... on me rendra


justice alors, je veux l'espérer!... mes meilleures
inspirations ont toujours brillé au surplus aux
heures d'extrêmes angoisses, elles vont donc luire
encore! ...
» Je m'arrête, je suis trop triste, le ciel devait un
frère plus lleureux à une sœur si affectionnée!... »)

Mon frère était alors accablé par Ul1gran(}


chagrin de cœllr' ; je ne peux publier de sa
'701umineuse correspondance que ce qui a
rapport à lui ou à ses œuvres, et le montrer
qlle SalIS l'aspect de fils ou de frère; ces
restrictions privent le public de quelclues
pages Î11téressantes, notamment de celles
qu'il m'adressa après la mort d'une personne
})ien chère. C'est ce que j'ai lu de pIllS élo-
quent dans l'expression de la dOtllellr.
Je tiens de l'obligeance de qu.elclues per-
sonnes intimes les lettres q\lÎ suivell!. et qui
perll1ettront de juger atlssi mon frère comme
amI:
« Janvier...
» MOl1Cller D , voici le 111anuscrit corrigé et
BA.LZA.C 159
les épreuves des Chouans; dès que j'ai mis lIn
nom ami en tête d.e cllacu11e de mes cOnlI)Osi-
fions, celle-ci vous était destinée, mais les llasards
(lui (lominent les livres ont fait que depuis 1834
les Chouans n'ont pas été réimprimés, quoique
plu,s£eurs personnes aient trouvé ce livre meilleur
que sa rép'utatjon.
» Si j'étais de ceux qui marquent dans leur
temps, ceci I)OUrrait avoir une grande valeur Ul1
jour, majs ni vous ni moi ne saurons le mot cIe
cette énigme; aussi n'y voyez qu'une marque de
cette amitjé qui n"l'est restée all CŒl1f, (luoique
vous l'ayez peu cullivée depuis bien de3 années.
» Tout à vous. »

La dédicace des Chouans est: .&4upremier


lt11~i,le pren~ier ouvrage.

« ~fon cher D , ma sœur In'a (lit qu'une pa-


role qui m'était écllappée vous avait fait de la
peine. Ce serait l11ebien filaI connaître que de me
eroire ami à demi. Il y a bientôt dix-Jluit ans qtl'Ul1
jour de Pâques, passant [lIa place Vendôme entre
VOllSet ]\II.P. le H au pied de la Colonne, j'é-
tuis bien jeune alors, mais je sentais ce que je
serais un jour; VOlISdites que les honnetlfS et la
fortune chang~aicnt les cœurs; je vous répondis
160 BA.LZA.C

que rien ne me ferait cllanger en fait d'affection;


cela est vrai, je n'en ai trahi aucune; aujourd'llui.
tous cellXqui sont mes amis vrais sont sur le pied
de la plus parfaite égalité. Si vous me pratiqujez
un peu plus, vous le sauriez. Je suis resté bien
enfant maJgré la réputation que j'ai pu acquérir,
seulement, j'ai l'égoïsme du grand travailleur;
seize heures par jour d_onnéesà.un monument lit-
téraire qui sera giganlesque, ne nie laissent rien
dont je puisse disposer. Cètt~ privation des plai-
sirs du cœur est le plus fort impôt que je paye à
l'avenir; quant aux plaisirs du monde et de la vie,
l'art a tout tué sans regrets de ma part.
» Je pense que l'intelligenceet les sentiments
égalisent tout. Ainsi, mon ami, ne mettez jamais
au singulier ce que je dis pour les masses.
» J'ai été quatre fois chez vous pour vous voir,
vous êtes je ne sais où; si je ne rafraîchis pas
moi-même votre cœur froissé, cette lettre vous
dira que je crois avojr pelt de chose à faire, car
mon étonnement a été des plus grands quand ma
sœur m'a dit que je vous avais fait de la peine.
» Adieu, une si longu'e lettre est un luxe pour
moi.
» Millechoses de cœur et tout à vous. »
BALZAC t6t
Mon frère allant quatre fois chez M. D...t
qui demeurait fort loin de lui, pour l'assurer
qu'une expression brusq l1equi] lli était éc113p-
pée dans lIne discussion avait été dite sal1S
aucune intention blessante, n'était pas certes-
.,
.' d e amI....
un tie
Les lettres qui suivent sont adressées à
mon amie MmeC... La première, datée d'oc-
tobre 1830, a été écrite de la tue de TournOll
pendant que n10n frère composait ses pre-
miers ouvrages:

(c l\'Iadame,
J) J'ai encore le regret de vous annoncer que je
ne pourrai aller d~main à Saint-Cyr; les intérêts
de ma mère me retiennent ici; il Y aUTaitde l'i11-
gratitude à ne pas m'employer pour elle, quand
ell~ vient de faire tant de sacrifices pour me con-
server tIll nom inlact.
» Je suis obligé, pour vivre et pour aider un
ami plus malheurellx que moi encore (son' ancien
associé), de fajre des efforts inouïs. Je travaille
donc nuit et jour; j'ai à revoir samedi un Jong
article pour la Revue de Paris et à faire la Mode,.
162 BA.LZAC
<lvec laquelle je suis el1 retard. Pardonnez-moi
dOllC, avec votre bonté habituelle, de remettre
ainsi le plaisir de vous voir.
. Notre pays, madame, enlre dans des cir-
COllstances bien graves. Je suis effrayé des luttps
qui se préparent. Je vois de la passion partout et
rIe la raison nulle part... C'est alors qli.ele courage
et la science, dont nous avons porté si loin les
ressources, pourront aider la France à en triom-
1111er.Quel sera le dénoûment de toutes ces lultes?
salIra-t-on se rendre maître de la révolte des in-
térêts froissés qui sont au dedans du corps poli-
tique? Ah! madame, le nombre de ceux, parn1i
les patriotes, pour lequel le mot patrie n'est rien,
est bi~n grand! Personne ne veut s'unir aux l)rin-
cipes mito~yens dont je vous ai tracé en quelques
lllots le plan constitutif! NOllS sommes entre les
exagérés du libéralisme et les gens de la légitimité
qui vont s'unir pour renverser.
») Ne m'accusez pas de non-patriotisme, parce
<lue mOl1intelligence nie sert à faire le décon1pte
exact des 110mmes et des choses; c'est s'irriter
d'une additiol1 qui vous démontre le malheur
tl'une fortune.
» A cl1aque l'évûlution, le génie gouvernemental
consiste à opérer une fusion des llommes et des
clloses; voilà ce qui a fait le grand talent de Na-
BALZA.C tG:)

poléon et de Louis XVILI. L~ premier n'a pas été


compris, le second s'est compris tout seul. Tous
deux ont nlaÎntenll en France tous les partis; l'un
par la force, l'autre par la ruse; parce que l'un
lTIontaità clleval et l'autre en voitur.e. Aujourd'hui,
nous avons un gouvernement sans plaTt, et c'est
notre malheur ~ . Si vous
étiez à Paris, au milieu des llommes et des affai-
res, votre IJolitique de soli.lude cllangerait bien-
tôt. ..

Adieu, madame-, comptez en tout temps sur


»)

1110naffectio~1sincère et sur un cœur dont la plus


douce étllde est de ,rous comprendre. »

La lettre Slli"vante est en réponse à celle


(le l\1u1eC... sur la Physiologie drt~111clriage,
(IlIÎavait encouru sa réprobatio11 :

(
Le sentiment cIe répulsion que vous arez
éprouvé à la leeture des l)remières pages du livre
que je vous ai porté; est troI) honora))le et tr01)
délicat pour qu'un esprit, flIt-ce mên1e celui tIe
l'auteur, pujsse s'en offe11ser; il prouve que 'TOUS
n'appartenez pas à un monde de faussetés et de
pertidies, que vous ne connaissez pas 1lne société
qui flétrit tOllt, et clue vous êtes cligne de la soli-
164 BALZA.C
tude où l'llolnme devient toujours si grand, si
noble et si l)Uf.
» Il est p~eut-êtremalheureux pour l'auteur que
vous n'ayez pas résisté à ce premier sentiment qui
saisit tout -être innocént à l'audition d'un cri-me, à
la peinture de tout rnallleur, à la lecture de Juvé-
nal, de RatJelais, de Perse et autres satiriques de
mème force, car je crois que vous vous seriez ré-
concilié-e avec lui en lisant quelques leçons fortes,
qt1elques plaidoyers vigoureux en faveur de la
vertu de la (em1ne.
» Mais comment vous reprocher unerrépugnance
qui fait votre éloge? Comment vous en vouloir
d'être de votre -sexe?
»)Je vous demande donc ]Jlen l1umblement par-
don de cet olltrage involontaire contre lequel je
n1'étaÏs prélnuni, s'il vous en souvient! Et je vous.
supplie de croire que le jugement le plus rigou-
reux ll\le vous avez porté sur cette œuvre ne peut
altérer la sincérité de l'amitié que vous m'avez
permis de vous porter. Daignez en agréer les nou-
veaux témoignages, etc. »

I..a lettre qui Sllit est adressée d'Aix à An-


goulême. lVIon frère était parti de cIlez
l\f. C... pour la Sa'Toie:
B.A.L~A.C 165
« Merci du fonel du CŒllfde yolre lettre si amie
et si tendre, malgré toutes vos duretés.....
») Soyez tranquille, le lJtlédeci11 de cam,pagne (un
livreselon votre cœur) paraîtra })Îentôt.....
») Je vous aime, parce que vous me dites
tout ce que vous pensez; cependan t, je ne saurais
accepter vos observations sur mes opinions politi-
que3. Mes convictions sont venues à l'âge Oil un
homme peut juger de son pays, de ses lois et de
ses mœurs. MOllparti n'a pas été prjs aveugléulent;
je Il'ai été mû par aucune considération person-
nelle, je v-ous le jure... Mes idées sont saines et
jllstes (du moins, je le crois); elles comportent
))enucoup plus de~,vôtres que vous ne le pensez;
seulement, je prends une route que je crois plus
-sûre pour arriver à un bOl1résultat; vous ne voyez
qu'une partie des intérêts, cles choses, des l'erson-
nes et des mœurs-. Je crois voir tout et tout COffi-
JJiner pour un état politique prospère. Jamais je
ne me vendrai et serai toujours désintéressé et gé-
néreux clans ma ligne. Je veux par-dessus tout le
pou voir fort. JI y allra toujours cohésion entre
n1es paroles et mes actions.
») Quant aux moyens, j'en suis juge. Je Ine 8ÛU-

mets d'avance à toutes les CalOlTInies;je me suis


préparé à tout; mais un jour, il Y aura des voix.
pOlIr moi.
i66 BALZAC
» Vous pourrez ne pas approl1ver ou ne pas
comprendre tout d'abord mes idées et n1es
moyens, mais vous m'estimerez et m~aimerez tOll-
jours, parce que je sais n'être corruptible ni par
un llochet, ni par l'argent, ni par une femme, ni
par le ponvoir! Comptez là-dessus, je vois tou-
jours toute ma vie et mets 'mon ~stjlTIeplus lJ<lut
que tout.
)
Cela dit, nè chercllez plus à me clljcaner sur
mes opinions; l'ensemble est arrêté; quant aux
clétails, à des améliorations (l'exéclltion, votre
DJ11itiésera toujours écoutée avec délice8.

)
L'existence de mon parti est liée à la recon-
naissance, sans arrière-pensée, des choses vou..
lues par la nature et des idées du siècle.
)
Je vous recommanderai la propag:Ition de
nl0n lYédecfin de(carJ~pagne;il me fera des amis.
(~'estun écrit bienfaisant à gagner le prix l\lontyon,.
» PardonnBz-moi, chère, mes plaisanteries sur
l'argent de mes écrits; elles vous ont choquée;
elles étaient toutes enfantines comme beaucoup
de choses que je dis et fais! Cr-oyez-vollS que
}'argent puisse payer mes travaux, fila san té ? non,
non! Si mon imagination m'emporte quelquefois,
je reviens bien vite au beau et au vrai, croyez-le!...
BALZAC t6j
»)VOUSavez eu tort et raison cIe me laisser par-
tjr; tort? parce que j'étais bien près de vous; rai-
son, parce que les voyages agral1dissent les idées;
je dois Sllivre ma destinée largement!... »)

Pour expJiqller ces cliscussiol1S politiques"


il fallt dire qlle 110Samis, fort influents à An-
gouême, vOlllaient faire nommer mOll frère
cléputé à la prochaille élection. Les propriétés
(lue possédait ma mère, veuve, donnaieIlt le
cens à son fils aîn.é.
Voici la dernière Jett.re que MineC... In'a,
l]ermis de pll})lier :

« Je vous répoI1clssur-Ie-cl1amlJ SOlISle coup


des émotions de votre lettre. Eh quoi! vous souf-
frez? Songez au magnétisnle, qui n'est pas une
illusion. Si vous vOtl1ez en essayer, parlez; je
ferais cent lietleS pOll-r VOlISéviter une douleur;
vous ne savez pas combien je suis fidèle, exclusif
et dévoué en ûBlitié.

») J'ai dans l'âme, en 11ensantà vous, la r.econ-


naissance des heures où vous avez été si douce et
si indulgente pour la sotte irritation que me do'n-
468 BA.LZAC
nait le café; je voudrais hiel1 être encore à la Pou-
tIreri e !....
» Le procès est jugé. MM.J). et B., les avocats
les plus distingués, ont décidé qu-e j'avais mis de
la ITI<tUvaÎsevolonté en employant fIuit mois à
faire le lJ;lédecin de caJ1~pagne.Ils m'ont donné
quatre mois pour faire les Trois Cardinaux, et ils
sont gel1s d'intelligence!... Faute d'exécuter cette
sentence, je clevrai trois mille lluit cent francs
d'indemnité!
» Le duc de Filz-Jan1esm'a écrit une lettre qui
nl'a fort touché; en apprenant cette décision, il
ln' a prié de tirer à vue-sur son banquier pour cette
somme aftl1que je sois délivré; je l'ai remercié en
lui disant qu'à toutes les époqués de ma vie mon
courage s'est trouvé supérieur à toutes mes mi-
sères. J'ai ajouté que si, par une transaction suJJjte,
il fallait ces trois mille Jluit cents francs, je les
]Jrendrais pour un nlüis.
» l\ion libraire a été déclaré menteur et calom-
niateur envers moi par la même se11tence; les
arbitres ont cependant jugé que je devais conti-
nuer les affaires avec lui, et ce sont des llommes
d'llonneur !... Il est condarnrlé à me payer le livre
du 1Jfédecir/;de campag1~e;il s'y refuse, il m'a donc
fallu dépenser l'argent pour lever la sentence et la
lui signitier, et aujoufcl'llui même on a saisi mon
B.A LZ_\.C 169

ollvrage. Voilà ma vie, des courses, des frais


d'avoués; faites donc de belles clloses à la tra-
verse! J'ai reçu des coups de poignard de ctla-
pitre en ellapitre de cet ouvrage qui m'a coûté
personnellement mille francs de correct.ions dont
les arbitres ne nl'ont pas tenu compte.
» A la tin de la semaine, vous aurez ce livre;
ma foi, je crois POllvojr mourir en I)aix, j'ai fait
une belle chose; cet ollvrage, à mon sens, vaut
autant que des lois et des batailles gagnées; c'/est
l'Évangile en action. l..a s_eeondeédition est tOtIte
à moi. Celle à vingt SOLIS ne peut paraître qu'en
décembre prochain. Que de gens ont pleuré à la
confession du l\fédecin de campagIle! ~lmela du-
chesse d'A..., qui pleure rarement, en a été-tout
émue.
» J'-écris en ce n10ll1ent pour le Ja1tr~nal de
l'Europe littérail"e, où j'ai une' action d-ecinq mille
francs à paJTeren réclaction; les gens de lettres
sont venus tous all secours d(~ce journal, qlli allai t
tomber; c'est la clernière fois clue je m'engage
ainsj. Je ne dois pas, l)our faire du bien aux uns,
faire tort aux autres.
») Je m'occupe allssi de mes clizains.
))
Adieu; soignez vous. Je ne voulais vous écrjre
que quelques lignes, mais le lTIoyen de ne pas ])il-
varder un pell avec ses amis de cœur! VOlISavez
10
~jO TI }\ L Z ..~ C

rnjson, l'anlitié ne se trouve pas toute faite; ln


mienne s'accroît chaque jour pour vous du passé
et du l)résent; je retourne à ml~Spllrases; trouvez
jci mille flèurs cl'âme et mes pIllS tendres SOll-
vcnirs. »)

Le jeune 110Illmequi ln'écrivait de sa man-


sarde en 1825: « i\jol1ter atl titre de granc}
écriyain cellli de g'rand citoyen est une am-
IJilion qui petIt tenter encore, )) et qui adres-
sai t-ces lettres à 1\1rneC..., cIetrente et un ans
à trente-trois aI1S,eut en tOtIt temps 11ho110-
ral)le am))ition de servir son pa~Ts,anlbition
flll'il eût jllstifiée sans dOllle. C'était la con-
,'iction de ceux qui le connurent intimenlel1t
clans les clernières années de sa vie; cette
COl1victio11sera peut-être partagée par les
lcctellr's Cll1Înléditeront certaines œuvres (le
InOl1 frère.
Il était sériellx dans toutes ses pensées, et
il11e faut pas S'illJaginer, comme on l'a fait,
cIne toutes ces sciences allxclueIles il a tOll-
ché fussent pOtlf llli allssi vite olll)liées qu'ap-
prises. Qlland il savait, il lIe savait pas supeT-
BA.LZAC i71

ficiel1ement; cluand il ignorait, il avouait


fort naïVen)ent son ignorance. Aussi, lorsq (l'il
a,rait à traiter certains slljets qu'il n'avéiÎt }Jll
apI)fofondir, allait-il consulter les gens spé-
ciaux, à qui il rendait hautelnent la part qn'ils
avaie11t dans qllelques-uIles cle ses Œllvres.
L'orgueil se cachait peut-être sous ces
aveux; il était bien C(11)ablecIe croire qlle le
temps seulllli lnanquait pour tOlItsavoir.
Ce désir C011stant de la fortune, enfill,
qll'on a tant blâmé, sera, je crois, justifié par-
les détails que j'ai donnés; il ]a \70l1Jaitd'a-
bord pour s'acquitter eIlvers tOllS. Celui qlli
.la IJoursuivait par llll te] motif 11elnérite-t-il
pas l'estime (le chaClln? 1\;1011 frère, engag'é
l11alheureusen1el1t dans la vie, lutta COtlrageu-
sement contre l'orage, carnIne le poëte 1)01'-
tllgajs, en élevallt au-dessus des vagues c[tli
menaçaien t de l' englolltl r, cette œu'vre qll i
{levait aussi lui donller la célébrité; ces cir-
constances le grandissent encore. Aussi est-
ce avec un sentiment de fierté cIlle j'ai ra-
conté ses infortllnes !...
t7~ BALZAC
Je trouve une lettre de ces tell1pS qtli a
rapport encore à ses œuvres; elle est écrite
en /1835, de la Boulonnière, petite terre située
près de Nemollfs, où il devait placer les per-
sonnages cIe son roman el'l/rtfjilrlelJlirouët:

. . . . . . .
« La Flettr des pois est achevée... »

(Ce fut d'abord sous ce titre ql1e parut le


livre qll'il appeJa plus tarclle C01~tr(ltde ma-
1~i(lge.)

« J'ai réussi, je crois, à ce que je voulais faire.


La seule scène (lu contrat de mariage fait COG1-
})rendre quel sera l'avenir des deux époux. Tu )1"
trouveras une scène que je crois profondément
c(nnjque: le combat du jHune et du vieux nota-
rjat. Je suis parvenll à intéresser à la discussion
de eel acte, telle qLI!elle a lieu. Voilà l'une des
grandes scènes de la vie prjvée écrite; plus tard,
je mOIltrerai l'Inventaire apres décès, où l'horrible
se mêle si souvent au comique! Les commissaires-
priseurs doivent en savoir long sur les turpitudes
]1umaines ; je les ferai callser...
») Mon éditeur, la sublilne Mme B..., a fait la
BA.LZA.C 47:>

sottise d'envoyer les bonnes feuilles de la J?leur


despois à Saint-Pétersbourg. On m'écrjt qu'jl n'y
est bruit que de la supérior.itéde cenouveau che{-
d..œuvre(style d'éditeur). Cette sottise m'a prodi-
gieusement ennuyé; le comique de tout ceci ne
l1eut être saisi que par les gens d'affaires; le pu-
blic n'aimera pas cette œuvre, mais il faut capter
tou~tesles classes, et mon plan m'oblige à être
llniversel.
» Tout ce que tu m'écris relativementà l'aehat
de mon terrai.n à Ville-d'Avray ne file fait rien; tu
ne compreIlds donc pas que cet immeuble repré-
sentera ce que je dois à ma mère?.. Je n'aj pas 10
tem,ps de discuter ici, je te convaincrai à mon re-
tour.». .

Pour ne rien omettre des agitations et (les


tra,Taux de D10n frère, il faut parier eI1core
de la Chroniq'ue de Paris et de la Rerue pa-
risienne, feuilles littéraires qu'il voull1t créer.
Sa place littéraire conquise, il espérél que
l'exceJlente rédaction de ces feuilles les fe-
rait réussir, et ]e désir de s'acquitter Je pIlls
vite possible, désir qlli le poursuiv.ait ton-
to.
t74 BALZAC

jours, lui fit tenter ces entreprises. Une amie


(le fila lllère lui prêta l'argent nécessaire pOLIr
la COInposition et les frais des premiers nu-
Inéros de la Cltroniq'ue, qllÎ précéda la ReVLle
parisie1~ne. Ses bons et fidèles amis lui vin-
rent en aide: 1'héophile G..., Laurent J...,
Léon G..., le ll1arquis (le B..., le oomte de G...
Il appela aussi les jellnes tale11ts dont il l)ré-
voyait l'avenir; Charles de Bernard, el1tre
autres, publia dans la (~hro}~ique,la 1?en~1ne
de quarante ans, Ulide ses chefs-d'œu\Tre, (lui
eut depuis tant de succès. Ma]gré ces puis-
sants appuis, la Chro1~ique tomba faute (l'ar-
gent et faute d'abonnés.
Qtlelques années après ceL écl1ec, cet
hOll1n1e, infatigable à l'esperance, écrivit
l)resque seul les trois numéros de la Revu,e
parisie'n1~e (il habitait alors ViIJe-d'Avray).
Il pllblia dans cette revue des articles sur
Frédéric Styndhal, Walter Scott et Cooper,
qui, nl'a-t-on assuré, 801ft des modèles de
critique littéraire.
La fatigue que la compositiol1 cIe sa revue
BA.LZAC jj5

lui cOllta est eX)JrÎrnée dans ces quelques


lignes datées de Ville-cI' Avray :

« Je ne peux aller te voir, cl1ère sœur, la fa-


tigue me cloue ici; j'arrête mon travail de 11uit,
IHe couche tôt et dors. Je ne vais nlllle part, je
suis brouillé avec M. de G... j'ai déjà rOmptl avec
ce coin du monde. Ma troisième Iivraison de la
Revue paraîtra dans deux jOllfS. Ne te tOllrmente
pas, j'arrangerai le payement dont lu TIle parles.
Pourquoi ma mère est-elle trjste? J'ai eI}COreà
souffrir, il est vrai, mais dans le coml)at, jl faut
marcher sans s'attendrir.
») A }JÎentôt, quoique cela; tu sais si le fnulJourg

POiSSOI}nièrenl'attire. Venez à Ville - d' r\ vraJ',


d'ailleurs, si YOUS vous ennuy-ez trop ô}Jrès le
frère. »

Pendant qu'il llabitait Ville-rl'.L~\Tray, il


avait IOtlé lIne cllalnbre chez Bllisson, tail-
leur, au coin dll boulevard et de la f\le Riclle-
lieu; c'était là qu'il couchait quancl il venait
f,asser ses soirées à Paris. l\près avoir vendll
les Jardies, il alla demeurer rue Basse, n° 19,
.à Passy, où il resta plusieurs anl1ées, et qu'il
J76 BALZA.C
11equitta qt1e pour s'Î11staller dans sa lllaison
cIe Beaujon. Là se bornèrent ses pérégrina-
tions.
Cependant, les attaques contre Ulon ffère
redoublaient a\l lien de s'apaiser, et les cri-
tiques, ne pOllvant se répéter, ehangèrent
leurs batteries et l'accu~èrent d'immoralité;
c'était le meilleur lnoyen de lui faire àu tort
et de lui aliéner le public qui s'effraya et
s'indig'na contre !'alItetlf de LA CÛ11ÉDIEHU-
1\IAI~ESes œuvres flIrent défendlles en Es-
l,agne, en Italie, notamment à Rome. L'În1-
moralité, facile à jllgee dans ]es actions, est
fort difficile à préciser dal1s les œuvres d'art.
N'instruit-on pas, au tl1éâtre et dans tes livres,
3l1ssi bien pal' la IJeinture des vices qlle par
celle des vert\lS? Quel écrivait1, à moins d'être
Berquin ou Florian, a échappé au reproehe
d'immoralité de la part des critiques con-
temporains? C'est leur reSSOlITCequand ils
n'ont rien à dire S\lr la valellr littéraire des
œuvres. Molière fut en butte à leurs attaqlles
pour son Tartuffe, Ric11ardson pour la créa-
BALZAC fi7
tion de son Lovelace, cet horome si viciellx
et si brillant. Que ne dut-on pas dire sur la
ll1aison où J-Iovelace conduit Clarisse? Quelles
clameurs enfin n'accueillirent pas la lJletnon
Lescaut de l'abbé Prévost?
Ces accusations furent très-funestes à Illon
frère; elles le cllagrinèrent profondément et,
par moments, le décourageaient.
- On s'obstine à nier !'enseI11ble de mon
œuvre pour en déchirer à belles dents les
détails, disait-il; mes critiques pudil)onds
se voilent la face devant certains persollnages
de LA COMÉDIE 'HUMAINE, Dlalhetlreusement
aussi vrais que les au tres, et qlli font repous-
soir dans ce vastetablean des mœurs de notre
époque; il Y a des vices dans notre teml)s
carnIne dans tous les gutres ; voudraient-ils,
all nom de l'innocence, que je vouasse au
J)lanc les deux ou trois mille personnages qui
figurent dans LA COMÉDIE
L-'
IIUMAINE '? Je vou-
drais bien les voir à l'œuvre. Je n'invente
pas les Marneffe mâle et ferneJle, les Hulot,
les Philippe Brideau, que cl1acun coudoie
178 B.lLZAC
dans notre vieille civilisation. J'écris pour les
homInes et non pour les jeunes filles! qll'ils
citent donc les pages où la religion et la fa-
mille sont attaquées! Ces injllstiees SOlllè-
vent le cœur et attristent l'âme ! De cjueIs
tourments ]es succès SOllt-ils faits! ajoutait-il
ell appuyant sa tête sur ses n1ains. - Après
tout, pourquoi se I)Jain(lre ?
La C011ditiolldes gens, supérieurs 11'est-elle
pas effectivement (l'être ainsi tourlnentés, et
leur couronrle 11'est-elle pas souvent une COtl-
ronne d'épi11es que le vuJgaire salue irolli-
quement, en niallt leur royauté, jusqu'all jonI'
où la mort leur donne l'imn1orlalité? ~lon
fl-.ère a (lit quelque part dans ses œuvres:
« La mort est le sacre dll génie. »
Il est j lIste, toutefois, de (lire flue si Balzac
flIt soUVet1tfroissé 1)31'ceux qui nléco11nais-
saient volontairelllent ses idées et son carac-
tère et par ceux lIlli l1ele comprenaient réel-
lement pas, il eut aussi des triomphes (lui le
vengeaie11t lie ces injustices. Je ne citerai
Qll'lln seul de ces triompl1os:
BALZAC 17û
i\ Vienlle, el1 Autriclle" il el1tre un soir
(]aI1s lIne salle de concert, et tOllS les assis-
t()nts se lèvent en lnasse pOlIr SaltIer l'autel11"
LAC01\iÉDIE HU}IAINE. En sortant, au milieu de
la foule, un jeune étudiant se saisit de Ja main
(le mon frère, la porte à seslèvres en disant:
« J'embrasse la ll1aïn qui a écrit Séraphita! »)

- Il ~Tavait tant d'enthousiasme et de


conviction Sllr ce jellne visage, me disait
Honoré, (Ille cet homnlage sincèl"e m'a été
all cœur., et quand on -I1Îemon talent, le S011-
venir de l'étlldiant me console.
(~ethomme existe encore, sans doute; si
cet écrit tombe sous ses yeux, il sera peut-
être heureux en pensant q11'il a donné une
joie au gra11d écrivain, joie qu'il g~arda dans
sa méu1oire.
Les lettres clue je publie feront jt\ger de
}'ar(le1]1"de cet esprit, et du sang chaleurellx
(lui faisait battre ce cœllf qu'aucune décep-
tion ne IJlltjamais refroidir.
La lecture (le cette corresponclance donne
Je vertige; que de travallx, d'espérances et
480 BA.LZA.C

de projets s'y succèùent ! quelle activité d'es-


prit! quel courage sans cesse renaissant!
quelle rielle organisation! Si les chagrins de
cœur, qui ne lui manquèrent ~as, ou la fati-
glle, lui callsent çà et là qllelqlles découra-
gen1ents, comme il les dompte et retrou\-e
allssitôt son énergie puissante et celte force
pour le travail qlli ne lui faillit jamais!
Du reste, le Balzac du monde n'était plu5
celtli qui s'épa-nchait avec nOllSdans ses COJ1-
'versations ou dans ses lettres; il était aima-
ble, brillant, et savait si bien dominertolltes
ses peines qll'iI paraissait l'égal des 111u5hell-
rellX; seIltanl SOIlintelligence, il se mellait
VOlolltiers au-dessus de tOllS.
Il cachait fièrement sa pallvreté, 11arce
qll'il n'etlt pas vaultl être pIaÎl1t; s'il se fût
senti pIllS libre (l'agir, plus indépe11dant (les
llonlmcs, il l'aurait fièrernent a,rollée.
C'est dOl1Cpar l'infortune que Balzac arl'iya
à la connaissance (le la société. Glli(lé par le
gé11ie (le l'observation, il hantait vallées et
11al1teurs sociales, étllcliait COIIllnel.a'r,,""ater,
B_;\LZAC 181
StIr tOllS les visages, les stigmates qu'y im-
priment les passions ou les vices, collection-
nait ses types dalls le grand bazar humain
comme l'antiquaire chojs~t ses curiosités,
év'Oq-llaitces types atlX I)laces où ils lui étaien t
utiles, les posaitan premier ou au second plan,
sel()n leur valellr, lellf distribuait la lumière
et l'ombre avec la magie (Ill grand artiste qui
connaîtla puissance des contrastes, inlprimait
ellfin à chacune de ses créations, des noms,
des traits, des idées, un lang3,ge, un caractère
(Jui leur sont pro!)res et qui leur donnent une
telle individualité, que, dans celte foule in1-
I11ense, pas {ln ne se confond avec un 8tJtrc.
Il avait une singtllière tlléorie SIll'les noms;
il prétendait que l(~s nOIns inventés ne don-
nent pas la ,~ie allX êtres imaginaires, tandis
(lue cellX qui OIlt réelleI11ent été 110rtés ]es
dÛl10nt de. réalité. £t\.ussÏprit-il tOllS cellX des
})ersonnages cIe LA (:Ol\IÉDIEH.U~UAISE partout
où il se promenait. Il revenait jO~7euxde ses
pro-menades quand jl avait fait qllelquc
])onnc conquête en ce genre.
tt
t82 UA LZA.C

- Jfati{tlt! Cllrdot! quels tlélicicllX 110UlS!


me disait-il. J'ai trouvé l}tJctti.fat rlle de la
Perle, all Marais. Je vois cléjà mon Matifat.!
il aura uUe face pâlotte de cl_at, tln petit Cll1-
b011point,car Matifatl1'allra rien degrancliosc,
COlllme tu IJeux Je croire. Et -Cardot? autre
chose, ce sera un petit 110lTIInesec camIlle tIll
caillou, vif et réjoui.
Je compre11ds la joie qu'il ellt en trollvant
Je nOIn de lJJclfCCf,S,lllais je le SOtlpçonne (}'(1-
'7oir inventé leZ.
Connaissant la fidélité {le'certains po[~trai(s
faits d'api'ès nature, ear, s'il prenait (les, Î-
varlts leurs n0111S,jl prenait allssi lellrs carac-
tères, 110US}10\IS effra~;iol}Sl)arfois de ees
ressel11blances et craignions pOUf lui les
11011velles illÎnlitiés qll'elles pouvaient lui
susciter.
- Êtes-vous l1igallds! nons disait-il en
riant et souleva11t ses ptlissanteB épalllcs (lui
portaient aussi un 1110ncle;est ce qu'on sc
connaît 1 est-ce ql1'il y a des nliroirs 110lll"
refléter l'être Inoral? Si tIll Van Dycl{ tel (Jue
BA_LZ~4.C fH:;

1110iIne 11eig11ait,je fIle saluerais peu~...êtrc


cotnme on saLue lIn étranger-.
Il allait alldaciellsemeIlt lire ses typ,es à
ceux. CJlliavaient l)osé~ Ses audite{ll~s lui don-
llaÎent gain de cause, cal" IJend-ant que nOllS
les regardions, pleins (l'anxiété, en pensant
<lu'il était illlpossible cju'ils ne se reconnus..
sent pa~, eux clisaient : « Quels caractères
,-rais ! ,rOIlS conllaissez clone 1'11\1.tels et teZR?
C'est lent portrait, leur vrài portra~it! »
i\ côté de ceux (lui ne se reconnaissaient
pas, il y 2n avait d'autres q1.1iVOlllaiellt a1)-
SolllU1ellt se recoll11aître clans certaines figu-
res cIe L.A COMÉDIE JIUl\IAINE.
Que de fen1ll1es ont Cfll Jui avoir inspiré sa
toucllante Henriette!
1\lon frère ne tira allCUlle cIe ces cllères
al)usées Cl'tllle dOllce er'rOlll' qui les rendait
si ardentes à sa défense. Qlle ce silence Illi
soit par(IOn11é, il avait 'besoin de ces clévQ11c-
lnents!
Jall1ais alltellr ne combina pIllS J011gtelnps
(Ille 1lli ses IJ}alls et l1e les porta plus long-
t84 BA.LZAC
temps en son cerveau avant de les écrire; il
est mort emportant dans ]a tombe pltlS d'U11
livre tout fait, qu'il réservait pOllr'la maturité
de son talent, effra~Té des g.--ands llo'rizons
CIu'ilentrevoyait.
« Je ne suis pas encore arrivé à la perfec-
tion nécessaire pOlIr aborder ces grancls 811-
jets, » disait-il.
L'Essa,i Slbr les {orees litt'ina{nes, la Pcttllo-
logie de let vie sociale, l'llistoire des corp,,;
el~seig1~al~tfY' la JJlo1~ogrclpllie de la vertu, tels
étaient les titres de ces livres dont les pages
re8teront nlalheure1.1Sement blanches.
Ceux CI1Iiconnaissent. l'art littéraire et qlli
étudient les œuvres de Balzac ne l'accusent
plus, comme on l'accllsa jadis, de n13rc}ler
au hasard vers un dénoûment illconnn. Il
pouvait, selon les caprices de l'exécution,
cllanger (Iuelques détails, mais janlais le
plan, toujours tracé d'avance. Nul plus que
lui n'enchairla dans les liens du travail cette
fécondité, cette facilité prodigieuse dont la
nature l'avait doué.
TI _~ L ZAC j85

« Il faut se lnéfier (le ces (Jualités, disait-


il; elles n1ène11tSOll'lent à l'abondance sté-
rile. Boileau avait raisoll, il faut sallS cesse
cllàtier le style, qui, sel11, (Ionne la durée aux
(l}uvres. »
Il ,déplorait à ce propos, de son gralld cœur
d'artiste, les illllnenses talents gaspillés par
(Illelqucs-uns cIe ses confrères qui s'abandon-
IlaÎellt trol) à ces facultés da~gereuses, seloll
IllÎ .
L'anlour qu'il avait pOl:r la perfection et
son profond resl)ect })our son talent et pour~
le })ublic lui firent peut-être trop travailler ce
style. Excepté cluelques œuvres écrites SOllS
Ulle si 11eureuse iI1S1)irationqu'il les retoucha
f}ell (telles (1ne lctAlesse de l'clthée, lct Grer/;(t-
llière, le lJlessftge, la l?em'11~e
clba,ndon1~ée,etc.),
. ., .
ce Il".etalt (lUapres
" a\:01r corrIge succeSSlve-
111ent onze Olt douze épreuves d'une même
feuille, qu'il dOIl1laitle bo}~à tirertallt attendll
par les pauvres typûgrapl1es, tellel11ent fati-
gués cIe ces correctiol1S, qu'ils ne pOl1\7aient
faire chacun qll'une l)age cIe sllile cie Balzac.
436 BA.LZAC
Pelldant qu'il clo111andaittantd'épreu\~es tIc
la 111êmefetlille et qlle ce.RcorJ'eetions clÏmi-
nllaient de beallcollp Je prix cle ses œU'Tre~
(car les libraires ne vOlllaient plus les sup-
porter), 011l'acCllsait (le tirer à la page et de
faire du mercantilisme! Les typogr'aphes CI1IÎ
inlprimaientces reproches (levaient bien rire!
Qlland les injtlstices arrivent all grotesque, il
n'y a q'ue cela à faire; aussi Il'étaient-ce pns
ces attaques-là qui tonrn1entaient mon frère.
Ce qui l'ir'fitait davantage était c1'elltenc]re
ceux qui prétenclaiellt le 10l.1Cret CJlIÎne Je
cDlnprenaient pas.
Ses œuvres Jes plus restrei11tes, clt1ilui \'Ta-
lurent à son début le titr'c dtl]JlllS fécOJl.dllf'
I~OSr011~(l:}lCiers,flll'ellt celles qtli le nlirel1t
en réplltation; à l'abri de cet l1l1Il1bletitre
qlli n'impliqtlait pas tIne gTande supériorité
et n'éveillait el1core atlCnne jalOtlsie, il put.
faire ilnprinler (les livl"es plus sériellx 'POll!'
lesquels, sans sa réputation, il Il'eût peut-
être pas troll\ié (l'éditeur~ 1\Jais il n'ain1aÎt
l)ê1Squ'ollIe ])ornât à ses l\-;'oltrelles Otlll1êll1C
Dl\ LZ..\ C i8i
it ceux cIe ses rOlllans (lont les 1101~izonssont
le nloills étendus.
POlll' beaUCOtlp de personnes, et des plus
aca-dérniques, Balzac est seulement le [ère
il'l~'tlgél~ieG1"andet,. elles en sont restées là
avec lui et ne lui accordent pas plus de
pt)f'tée ni de gloire.
Je n'ell veux pas à éette Œ1lvre comme
1}10nfrère lui en ,rOllIait, et n'entends pas ra-
])aisser le mérite de ce joyau littéraire, qtl'011
(t si justelnent cOlnparé à 11ntableau de Gé-
rard Do,v Ott (le l\lieris; mais je crois que
))ea\lCOtlp de ses livres dépassent celui-ci ell
IJfOfondeur, s'ils ne le dépassent pas comnle
,-ét'jlé et fini d'exécution.
Ce titre de pltts fécond de nos roma'l~cier.~,
(lui lui servit d'abord, lui devint nuisible en
ce point, que Balzac resta inconnu des gens
sérietlX, qui le crurent indigne d'occuper
111êmeleurs loisirs, tandis que les esprits lé-
gers, qlli se nourrissent exclusivelnent de
ronlans, passaient, con1me longuetlfS et hors-
(l'œllVre, les parties sérieuses (le ses œuvres
i88 BALZAC

{lOIltle3 falJulations 11e S011tsou\'ent que le


cadre; il arrivait donc que beallcoup cIeceux
qui lisaient LA COMÉDIE HU~fAINE ne la con-
naissaient pas {JInscIlleceux qui ne la lisaient
pas'.
C'est ainsi que Ba]zac n'obtint pas d'aborcl
]a place à laquelle il a droit dans les biblio-
thèques du 11ensellr, à coté de Rabelais, de
Sllakspeare et de Molière, par sa glorieuse
parenté avec ces grands esprits.
Ceux qtlÎ ont suivi Balzac du berceau à la
tombe pellvent assurer q\le cet llomme si
clair.vojTant, si lucide, était confiant et simple
jusqu'à l'enfantillage dans ses alllusel11ents,
de }'hulneur ]a plus d011ce jusql1e clans ses
jours de tristesse et de découragemeIlt, et
d'une amabilité telle, dans l'illtinlité, que la
vie était bonne près de lui.
L'hoffilne qui écrivait le Curé de vil/eige,
les Parents pa'uvres, les Paysans, ressen)blait
à l'écolier en vaca11ces darls ses heures cle
délassell1ents; il se111aitdes VOlllbilis le IOllg
BALZAC 189
du fitIr de SOlIjardin, l'lIe Basse, à Passy, les
regardait le nlatin s'entl'"ouvrir, adn1iraitleurs
cOtl1eurs, s'extasiait de la parnre de certains
insectes, traversait Je bois de BOlllogne et
venait à Suresnes, où nous étions momenta-
nément, pour faire un boston de famille où
il était plus enfant que ses nièces; il riait des
calembollfs, enviait les heurellx qui avaient
ce d01~,en cherchait, n'en trouvait pas, et di-
sait a,rec regret: « Non, ça ne fait pas de
calembour! » Il citait 'Tolontiersles deux seuls
qu'il avait trouvés en sa vie. « Succès peu
franc, avouait-il en toute hUlllilité, car c'est
salIS le vouloir qlle je les ai fails. » (Nous
supposions mêlne q{l'il les avait enllJellis
êlprès coup.)
Les proverbes retournés, qui furent quel-
clue telnps de mode dans les ateliers, l'OCCll-
IJèrent beatlCOup; il Y était plus hel1reux
(Ill'aUx.calembollfs; il en cOlnposait poor son
rapin Mistigri (d''llr~Début'da{l~SlCl1c'ie)
et pour
~IlnJCrémière (d' ~~rsllle111iro'ltët).
La {e1n1nedoit être la che1~illeollvrière de
t2.
130 BA.LZAC

lc/ n~(tison, lui callsa alItant (le joie LItle ses


111u8belles pensées.
- VOIlS n'a1.lriez pas tro,uvé cela, '~OlIS
ftl1tres! nous disait-il.
]1 composait pOtlr nos loteries les devises
sous lesqlleJles }10PS c:achions les Jots, rt
110t18 arrivait tout j~oyellx qllalld il 110tlS ell
apporlait de j)onnes.
- Un a\lteul' sert à C!llelqlle chose, naIJS
(1isaÎ t.-il sérÏe11selnellt.
I--Jemaître (le pial10 ShmllCI{ et le banqllier
Nucil1gen, à qui il faisait parler le rrançais-
allemand, ne l'aml1saient pas moins que S011
cher raT,in l\Jistigri ~t que l\lme Cré'ffilère. JI_
riait allX ]armes en 110118lisa11t ce (Ill'il Jeur
faisait (lire dans letlr' jargon.
011 a beaucoup parlé, et non sans raÎsol1,
{le 8011 amour-111"o!)re excessif, n1ai8 cet
amOl.1r-prOpl"c était si franc, si bien jllStitié
cl'3.illel1rs, (J1l'on le préférait à cette fatlSSf_~
11l1lnilité qlli révèle SOtlVent })Îen plus (1'01'-
g'ueiI.
ComnJent 110 pas pardol1ner l"al110l1r-pro-
B _L\ 1.. Z .c\. C fUI
pl~eà celui Cluivie11tde signer le l1fédec1.tttde
carl~pag1~e,la Recherche de l'absolu, le C~tré
de 'villa>geet tant d'aulres œll,rres capitales,
lIuand ]a con\7iclion de son talent pOll'vait
sellle IlIÎ donner la patience et la force né-
cessaires à la créatio'n de pareils ouvrages:
il ellt mieux vallI sans doute réprimer' ce 11aïf
entl10usiasme de lui-mêine, mais n'ét.ait-ce
pas demander l'impo-ssible à un hOlno1e d'llIle
telle vivacité d'impressions etd'une telle fran-
c11ise? On voit d'ailleurs {iansoses Jettres que
des dOtltes suivaient de près ses grancls con-
teI1lements, ils étaient allssi vrais (lue ses
accès d'amour-prOI)re. Il V()USdemandait
alol's avec anxiété si les ŒlIV"reSqtl] abré-
ge.aient ses jOllrs le fer'aient vivre plus long-
temps que les autres.
~Iais il ne faudrait pas croire que cet
3lTIOIJr-propre fût sourd et ne Sllt entenclre la
'Térité. On pouvait nettement lui dire: Telle
clJose est InallvaÎse, selon nous. Il COlnm-en-
çait bien par crier, se débattre, ,rous injurier
nlênle un }1etlet prétendre qlle ]'e11clr'oitjugé
i~2 BALZAC

faible était ))récisémoent le plus fort du li\:re ;


Inais si, nonobstant ses injuI'es et sa colère,
'70USteniez bon et souteniez vos opinions,
cette fermeté le faisait réfléchir; il n:avait
perdu aucune (le vos paroles et de vos ob-
servations, il les pesait et les jugeai t dans 1<\
solitu<le de ses 11l1itsde travail et revenait
serrer la lllôain des amis qlli S'illtéressaiellt
assez à lui pour 1lli dire la 'vérité.
« V0\]8 aviez raisoll, Otl vous a,-iez tort, »
(lisait-il avec la mên1e })onn~ f()i, ayant. alI-
tant de reconnaissa'nce clans l'Uf1 ou l'autre
cas; et, malgré SOlI alnour-propre, c'é-
tait les amis Qll'il préférait !... Il riait tout
le prel11ier de cet am.our-propre et permet-
tait qll'on en rît; il était 11abile d'aillel1rs à
connaître la valeur d'un éloge et n'était ja-
mais dupe des banalités qll'on débitait. Il
était simple et cOllfiant; il ne pouvait être
nIaIS.
JI adl11Ïrait le talel1t partollt où il était,
aussi bien chez ses amis que chez ses enl1e-
mis, et vengeait les uns et les autres COllt.re
BA.LZ_4.C t9:)

tout.e 'll1lgal~jté (lui Cal()nlniait ou attaqllait


. ,
l ' lote Il1gence....
"

Que de fois il a protégé, sans le dire, de


pau'vres autellrs incon-nus, dont le 11asard 1l1i
faiEait lire les premières œuvres, erl alla11t
les recommancler à des directeul's (le re\rtlCS
et de jOllrnallx! « Cet homme a de l'a\lellir, »
let1r elisait-il. VIl pareil jugelnent faisait au-
torité.
l}ne phrase pittoresque, incisive, 1lli suf-
fisait pOllf résumer une situation ou l'avenir
d'un hOJnme, et il était impossible de n1Îeux
cont.er, de mieux causer et de miellx lire qllC
lui: aussi ne fallait-il pas l'entendre lire ses
livres pour en juger les points faibles"; il cÙt
fait admirer les \rer.s de TrÎssotin.
L'égoïsme qu'on llli a reprocl1é te'nait à sa
rnalhellreuse situation et à ses grands t.ra-
vaux. Libre, il ellt été serviable et dé\ioué;
on en appelle aux alnitiés Qll'il 8\1t conser-
ver jusqu'à son dernier jour, et allX je11nes
littérateurs auxquels il donna plus d~llne fois
ses conseils et son tel11pS,sa seule fortune.
t94 BALZAC

l'lais celui (lui sacl~ifieses jours pour vivre


(lans l'avenir 11'a-t-il pas le dl~oit de se SOllS-
tl~air'eaux exigences de ]a société, à ces pe-
tit.s de\Toirs qui sont toute la vie des oisifs?
et parce (IU'il s'en sera abstenu, Inérite-t-il
d'être aCCllsé d'indifférence?
I~es lettres que j'ai citées l'ép011dent vic-
torieusement à ces aCcllsations et stlffjsent à
fail~ejugeJ~ son cœur.
Mon fl~ère possédait d'aillellrs l'art de se
faire aimer à ce point, qu'on otlbliait en sa
présence les grÎ<efs clu'à tort OIlà raisoll, on
avait contre Illi, pOllr ne se souvenir qt1e de
l'affection qu'on lui portait.
l'ou8 les gCl1Sqlli l'ont servi ne l'OI1t pas
Ollblié, ill1e pouvait cepel1dant pas les traiter
selon ses désirs! Depuis la pauvre fenlme ClOl1t
il parle dans F(lCl'nOCarl,e(elle avait ren1placl~
(lailS sa ll1ansarde l'irt,intelligent lJfoi-m~'me),
(lui acco(1ra,it tOllSles matins rue de Lesdi-
gllières, du fond dll faubourg Saint-i\ntoiI1C
et qui alla le voir partO\lt où il demellra,
jllSqu'à François, l'ancÎen lnilitaire, (fui fut
BAtZ.AC i95

un de ses derniers servitellrs, tous l'aÎll1èrent


jusqu'art dévouelnellt; et Diel1 sait s'ils con-
naissaie11t chez llli l'oisrveté et l'abondance!
« Je ne sais ce qu'il a, on le servirait pOl1r
rien, disaient-ils; 011 ne sent ni fatigue l)i
SOI)11neilqlland il a ])esoin de vous, et qtl'il
.vous g'ronde Oll vous réconlpense, on est tOll-
jOllrs content de lui. »)

Quant à ses anlitiés., il est bÎell vrai, COl11n1e


irl'écrivaÎt dans la lettre à 1\1.D..~, q1:1'iln'en
trahit .aucune et les conserva toutes. Lié avec
les 110IDlnes les -plus remarquables de }'é-
poclue, tOllS s'}lonoraient de son affection et
le payaient de retour. PltlSd'une fois, il qtlitta
ses trav3lIX pOlIr aller voir un ami malade;
cl1ez lui, les devoir's Clllcœur primaient tOllS
les 3lltres.
80'0 entl~ainement a,-rec cellX cJu'il ai111ait
était tel, qu'arrivé pOLIrtIn inslal1t, il restait
(1es 11eures avec eux; puis .venaient (es re-
Jnol~ds, il s'admonestait en disallt :
« l\fonstre! infâme t tll aurais clû faire cIe
la copie 3l11iell cIe parlel'! ») Ilperdait encore
136 B .\. L Z A_ C

(lll tell1psà 8upputercoml)ien lui coÙtaientses


lleures de délasselllel1t, COInpte fablllellX qui-,
i)artan.t de chiffres rais<onnables, arri,-ai t
3UX~plus exorbitants.
« Car il faut conlpter les réill11)ressions, )
(lisai t-il.
En résumé, ce gl'and esprit av.ait toutes
les grâces et tOllt le c11arme des gens qlli ne
brillent que par lellf alnabilité.
Son 11ellreuse et ailTIable gaieté lui rendait
cette sérénité dont il avait besoin pOll!' con-
tintler ses labeurs; ruais bien fOll celui (lui
prétendait jllger Balzac da11sces instants (le
folie; l'hoffiIIle-enfant, remis au travail, re-
devenait le plus grave et le plus l)rofond des
pensellfs !
G-eorge Salld, q11il'a bien connll, et qui a
noblement parlé de lui, George Sand, (IU'il
appelait SOJ~frère (;eorge, pour rendre &1..11S
doute hommage à son génie viril, s'est trom-
pée en un seul point, sur l'extrême sagesse
<lll'elle lui attribue; il ne ll1érite pas cet
éloge; hors le trava~il qui primait t011t,il ai-
DALZAC 191
Inait et goûtait tous les plaisirs df~ce mOl1de;
je crois 4u'il aurait ])u être le plus fat de toos
les 11ommes, s'il n'en 3,rait pas été le plllS
discret! Lui, si confiant pOlIr lout ce qui le
regardai t, ne cOlnmit jamais atlCul1eindiscré-
tion dans ses relations et g"ardait fidèlement
les secrets des alltres, s'il ne savait pas gar-
der les siens.
Je trouve clans ses lettres celte appréciatio11
de George Sand:

« Elle n'a aucune petitesse en l'âme ni aucur~e


de ces JJôssrs jalousies qui obscurcissent tant de
t~lents contemporains. DUI11aslui ressemble en ce
l)oint.
» George Sand est une très-"noble amie, et je
la C011sulteraisen tOlIte confiance dans mes mo-
ments de doute sur le parti logique à prendre el1
telle ou telle occurrence; mais je crois que le sens
critique lui manque, au moins de prime-saut;
elle se laisse trop facilement persuader, ne tient
pas assez à ses opinions 'ct 11esait pas combattre
les motifs que lui oppose son adyersaire pour se
donner raison. »)
!~J B ,,\ L ZAC

f\IOll fl~ère (lisait 1)lais8Ullllcllt, à propos de


~~a l)etite taille (il n'avait que cin(} pie(ls),
« que Ie.s grands hOfi)meS étaient presqll~
toujoul"s petits.
» ]1 fat1t sallS doute que la tête soit près
(ltl cœllr pour que ces deux p1.1issances qui
g'ol1vernent l'organisation humaine fonction-
11ent bien, » ajol1 tait-il.
011 le tro11vait loujollrs cllez llli \Têtll d'ulle
large ro])e de cllaln])re de cachemire blanc
(10l1JJlée (le soie blancl1e, taillée COInn1Ccello
(l'lIn Inoine, attachée par llne cordelière de
8oie, la tête couverte de cette calQtte dan-
tpEqlle de ,Telonrs noir aclol)tée dans sa
Inansarde, Clll'il porta tOlljollrs (le puis et qlle
n13 mère sellle ltli faisait.
Selon les hellres où il sortait, sa I11i5eétait
'fort l1égligée ou fort soignée. Si on le l''eo-
contrait le Inatin, fatigué par dOllze heures.
(Ic tr'avail, C01.II--antatlX ÎIllI)!"'jrneries, l111vietlx
ehapeatl rabattu sur les yeux, ses admirables
Inains cachées SOllS des gallts grossiers, les
11iec(schallssés de souliers à 113l1tsqllartiers
B.A LZ..~C t~H}

l1assés sur ll111argepantalol1 il.plis et it l)ieds,


il I)Ollvait èlre confolldll clans la fOllle; mais
s'Il clécollvrait SOl1front, vous regarc13it ort
vous parJait, ]'holnme Je pIllS vulgajre se
sOll,Tenaitde ltli.
Son intelligence, si constan1ment exercée,
avait en,core dévelo'p'llé ce fro'nt 11atllt~eIle-
n1cnt vasle, qui recevait tant de ltlmières!
celte intelligence se trahissait à ses premiers
1110t8et jllsque dans ses gestes! Un peil1tre
L:urait ptl ét11dier sur ce visage si mobile les
eXI)ressions cle tous les selltiments: Joie,
pèi11e,é11ergie, clécollragement, ironie, espé-
rances Otl déceptions, il reflétait tOtltes les
situations cIe l'âme.
Tl triomphait de la vlIJgarité {lue dOllne
l'elnbonpoint ])ar des Inanières et des gestes
Cl111)reintsd'LIne grâce et d'une distil1ctiol1
na tiYes.
Sa chevelure, ClO'Iltil variait souvent l'ar-
rangement, était toujours arlistiqtle, cle quel-
crue manière ~lt1'illa porlât.
Un ciseau immortel a laissé ses traits à la
200 B}\LZ AC

}lostérilé. LcJ)ustc qlle David a fait rIe lDOl1


frère, alors âgé de fJuarante-q-uatre 311S,a
rep-rodllit fidèlelnent son heall front, cetle
magniftqlle chevelul"e, indice de sa force pI1~T-
siq1.Ie égale à sa force lTIorale, l'enchâsse-
Jnel1t nle,rveillellx de ses ~ïellx, les lignes Eâ
fines de ce nez carré, de cette bOllche aux
contours Si11UCllXoù la bonhomie s'alliait
à la raillerie, ce n1enton qui achevait l'oyale
si pur (le SOl1,~isage 3,rant que l'elnbonpoillt
en eût al téré l'harll1onie. Mais le Inar}Jrc
[l'a pu mallleureusenlent conserver le feu cIe
ces flambeau,x de l'i11telljgence, de ces ~!ellX
<lllXprunelles hrllnes l)ailletées d'or comme
celle du I~Tnx.
Ces yeux interrogeaient et réllondaient
sans le secours de ]a parole, voyaient les
lllées, les sel1tilnents, et lançaient des jets qui
sClnl)laient sortir d'ul1 foyer intériellr et ren,-
'~oyer alljour la lUl11ièrea.u liell de la recevoir.
Les all1is de Balzac:reconl1aÎtr'ol1t la vérité
t1e ces lignes, que ceux qui ne l'auro11t l)as
connu pOllrront taxer (l'exagératioll~
TI A L Z ..\ C 201

l'Ion frère COIICOtlrlltpour le prix l\lontyol1


avec son livre du Jtlédecin (le Ca,ln[agne, et ne
l'obtil1t pas.
JI se présenta dellx fois à l'Académie et ne
fut pas reçu. Une Jettre adressée par lui à
Noclier, et que je tiens de l'obligeance cIeSOlI
petit-fils, l'I. l\fénessier-Nodier, se rapporte
à sa première défaite:

« ~fon bon Nodier,

» Je sais aujourd'llui trop sûrement que ma si-


tuation de fortune est une des raisons qui m'est
opposée à l'Académie, l)our ne pas vous prier avec-
une profonde (louleur ùe disposer de votre in-
fIuencc autrelnent qll'en ma faveur.
» Si je ne puis parvenir à l'Acadélnie à CallSt-1
de
la plus llonorable des pauvretés, je ne me préscn--
terai jamais aux jours où la prospérité ITI'aCCOr-
dera ses faveurs. J'écris en ce sans à notre anli
Victor Hugo, qui s'intéresse à moi.
» Dieu vous donne la santé, mon bon Nodier. )l

1\1.L. J., son ami, nl'a permis de publier


ces trois lettres, écri les de Rossie da11sl'an-
née qtti précéda la mort d'e mon frère:
202 Dl\. LZA.C

(c
l'Ion cher L...,
-
» Si le Théâtre Francais refuse lJtle1~cadet,tu
c)

11CUXoffrir la pièce, avec toutes les I)récautions


{l'usage, à Frédérick Lemaîlre. Je jouis ici d'une
tranqllillilé qll! m'a perrnis de travailler; aussi re-
cevras-tu plusieurs scénarios cet 11iver qui pour-
ront occuper tes IOÎsirs, car je veux ta collatJora-
tion. Tu auras ])ientôt le Roi dps n~endiants. Je
vOlldrais l)ien savoir ce que devient notre pauvre
France, que les répu})licains tiennent au lit, il me
semble. Je suis trop patriot.e pour ne pas l)cnser
à la profonde misère qui doit étreindre cl1ôcun,
les artistes et les gens de lettres surtout! Quel
gouffre que. celui du Paris actuel! il a englollt.i
L..., H... et bien d'autres sans doute; et toi, mon
ami, que deviens-tu? La république te 11errnct-
elle erlcore de déjeuner au café Cardinal et de dîncr
chez Vachette? . . . . . . . 0 . . . . . . . . . .
.
» NOlISavons ici un Ilomme qui travaille le fèr
J'une manière merveilleuse; si tu voulais m'en-
voyer le dessill d'une coupe, si riche qu'elle soit,
jl saurait l'exécuter, soit en fer, soit en argent. l'u
aiderais ainsi un grand artiste poussé en pleine
Ukraine comme un cllampignon. Si tu pouvais en-
D..\LZA.C ~o:)

fia joindre à cc ùessin quelques bonnes gravures


(lui se vendent souvent pour peu <.lechose el fnirc
U11e11et.itecollectioll (l'ornements, je te rembour-
serais ces frais avec plaisir; je te dirais COITlnl~nt
tu peux me les fajre p{}rVeniL~, et nous aurions aidé
ainsi un digne et grand artiste en lui donnant ùes
modèles.
» l\fille an1itiés, Inalgré ton lac(JnÎsme. Tout à loj
de cœur. })

« 9 féYl'ier 49.

» ~la sœur Iu'éerit les étranges transformn\Î(}ns


que H... veut faire subir à 1J/ercadet. Ton l'~.prit
et ta raison ont dû te dén10ntrer avnnt ma ]eltrn
"-1u'il est inlj)Ossi1.>letie cllanger une comédie de
~aractère en Ul1gros IDélodrlllne.
») Je n'ai jan1ajs pensé que cette pièce l)ùt (iller

au boulevard sans Frédérick Lemaître, Clarence,


Fecllter et Colbrun.
» Donc, je n1'OPI)oSeformellernent à cc qu'ou
travestisse ...7J;lercadetet le représente. Mais je n' C1l1-
IJêche pas qlle Il... fosse fail~eune pièce sur cc
sujet; seulélnent il faut que tu saclles et que ttl
(lises:
» Que perso11ne ne s'intéresse, all tlléltre, aux.
~01 BALZAC
affaires d'argent, elles sont antidranlatiques et ne
l)Cuvent donner lieu qu'à des com'édie~ comme
celle de lJtlercadet, qui rentre dans l'ancien genre
des pièces à caractère.
))
Donc, je me résume .: ma pièce restera telle
qu'elle est. Les sujets sont il tout le monde.
Il..., qui a une grandé habitude du théàtre, -n'en
fera pas faire tl11 drame, car il falldrait aller jllS-
qu'à l'assassinat p'Otlf intéresser.
» ~faintenant, Ulon cher L..., si tu peux savoir
tic source certaine quels sont les deux académi-
ciens ~-uim.ontdonné leurs voix dans fila seconde
défaite, tu Ine feras grand plaisir, car je veux les
rcnlercjer d'ici ':loi-même. ~Iajs cornme plusieurs
youùront être de ces deux voix, ne te trompe pas;
je veux être sûr des deux yraies voix.
» L'.L\.cadémie n1'a préféré M. ***. Il est £ans doute
Illcil1eur écrivain que moi, filais je suis rneilleur
gentilhon1me que lui, car je me suis retiré devant
la candiùat ure de Victor IIugo. Et })uis ~l. Jt** est
un homnle rangé, et filai j'ai des dcttes, p:d-
sarnJJleu !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . ..
») J... a été gracieux pour moi; je te 11riede
fen rClnercier "i vernent. Si tu rencontres G3utier,
dis-lui 0(-5 choses affectueuses de ma port, car il
B,A.LZAC 20;)

Ine revient de côté et d'autre des nouvelles de la


Presse. Ses articles font sensation en Allemag-net
malgré les révolutions, les sermons pl1ilosoplliques
et autres Iluages allemands.
» Autant à Rolle, mon vieux camarade, quj a,
dit-on, parlé fort gentin1ent de LA COMÉDIEHU-
ItAINE.
» Tu auras sous peu leRoi des 1nendiants, pièce
de circonstance en république et flatteuse pOtlr la
majesté l)Opulaire.
» Dieu te garde, et compte sur moi comme sur
un llomme qui se dira toujours tOil ami. »

« to décClubrc 49.

» ~Jon cher L...,

» Une malad ie de cœur, longue et cruello, à


péripéties cliverses, m'a empêché d'écrire, excCl)té
pour nIes inextricables affaires et les stricis devoirs
de famille.
» Aujourd'hui les docteurs (il Y en a deux) me-
perlnettent, non pas le travail, mais seulement la
djstraction, j'en profite PO'jf t'écrire.
» Si je reviens à Paris dans deux mois, ce sera
grand bonheur, ca.r il me faut au moins ce telnI)s
l>our achever ma guérison. J'ai tristement paJé les.
12
206 BA.LZAC
cx.cès de travail aUXt1uelsje me suis livré; 11lajsne
I)arlons pas de Lela.
»,Donc, je pourrais être à Paris en février pro-
ehnin avec la ferme et nécessaire envie de tra-
yailler, comme membre de la Société des autellfS
dramatiques, car dans mes longs jours de traitc-
~lnent,j'ai trouvé une petite Californie tlléâtrale il
exploiter; mais que faire ici? Il est in1possiJJ~c
J'envoyer des manuscrils d'une certaine dimel1-
SiOl1.La frontière a été fermée à cause de la guerre,
et nul étranger ne serait maintenant admis. At-
tendons donc filon retour pour faire miellx (lue
d'en parler.
» Je suis sûr qu'il y a chez nous de grandes
sOllffrances dans la littérature et dans les arts. Tout
c.home, Il'est-ce pas'? En février 1850, trouverais-je
un l)ublic l.ilare? C'est douteux. Néanmoins, je
travaillerai. Pense qU'lIne scène écrite par jour fait.
trois cellt soixante-cinq scènes par an~,qui font djx
l)ièces. Ell tonlJ)àt-il cjnq, trois n'eussent-elles ql1e
tles denli-succèsl, resterait encore dellX succès qui
feraient un joli résultat.
» Oui, du courage, que la santé file revienne,
et je m'embarque hardjment dans la galère dra-
111atique avec de bons s'ljets. Mais que Dietl me
.garde d'échouer .contre des bancs déserts!
BALZ.AC 201
» Je te le répète, mon ami, tout bonlleur est rai t
de courage et de tra.vail. J'ai vu J)ien lies'jours de.
misère, et avec l'énergie et surtout des illusioJ)s,
je m'en suis toujours tiré; 'c'est pourquoi j'espère
Cllcore et beaucoup.
» Nous avons ici un savant revenu de l'.l\rménie
fini a retrouvé clans le l{urde les juifs de Moïse-
pur sông.
») A bientôt et mille amitiés. )

1\ propos (le Ai ercadet, je (lirai quelques


]110t8StIr l-"(l~ltTi1~,la première pièce (le 111011
frère représentée le 14 mars 184.0,à la Portc-
SaÎnt-l\fartin. l'acte.ur chargé de ce rôle eut,
il ]'insll du directeur et de l'atltellr, l'idée el('o
copier un tl~ès - grand l)ersonnage dans Itl
scène où Va\ltrill paraît en général mexicain.
flonoré conlprit aussitôt qu'on défendrait la~
l)ièce.
Je savais les raisons qui rendaient ce succès-
11écessaire. Inquiète de]a révoltltÎon qu'avait
(lû proll\lire le renversement (le ses espé-
rances, je courus le lendemain rue de Riche-
liell, (l:Jns la charabre que filon frère OCCtl--
203 BALZAC
pait, et je le trouvai en proie à lIne grosse
fièvre. Je l'emlnenai cllez moi pour le soi-
gner. DClIX helIres après son installation,
Vie tOI'Httgo, Alexandre Dumas et plusie1.1fS
autres de ses confrères accouraient pour lui
otIi~ir]ellrs services.
1\1. *.* arrive et dit à mon frère qu'il se fait
fort (le lui obtenir une helle indemnité s'il
COllsentà retirer JT(lutri1~,afin d'éviter à l'au-
torité une initiative qu'il lui serait désagréa-
ble de prendre.
- Monsietlr, lui répondit mon frère, l'in-
terdictiol1 de JTaut1~i1~ me sera fort préjudi-
ciable, I11aisje n'accepterai pas d'argent en
payement d'lll1e injustice; on défendra ma
pièce, car je ne la retirerai pas.
JTa,utrin fut rayé de l'affiche à la troisième
repJ'ésentation.
Les prelniers essais dralnatiques de Inon
frère n1éritaient-ils ou non lellr insuccès? je
l1e sais; 111aisje crois qlle celui qui créa le
type de Mercaclet et s011da le premier cette
plaie de l'agiotage qlli attaque et désole au-
B..lLZAC 209
jourd'hui tant de familles, pOllvait espérer
une seconde illustration littéraire.
Le temps viendra peut-être d'ac}lever le
récit des dernières années de l'existence de
mon frère; ces détails seront égaJelnent ap-
puyés de lettres qui prouveront le change-
ment qu'une expérience si chèrement achetée
avait apporté à cette vaste intelligence: le
Balzac d'alors avait triomphé de ses eX[Jan-
sians, était devenu prudent, grave, sérieux
Jnêm.e, sans misanthropie toutefois.
Je parlerai enfin des derniers jour de sa
vie, br'isée dans toute la force de son âge et
de son talent, avant qu'il eût achevé son œu-
vre, qtland il espérait le bonheur et allait au
lnoins jouir de cette tranCluillité si longtemps
clésirée, circonstances douloureuses qui érnu-
rent amis et ennemis.
D'ill1menses succès, de grandes affections
firel1t les joies de sa vie; il eut aussi des af-
flictions suprêmes, rien n'est médiocre dans
!'ân1e de celui que Dieu a doué d'exquises
210 BALZAC

sensij)ilités et d'uIle halite illtelligence. Qui


osera le plainclre Ol1 l'envier?
J'ai révélé SOIl caractère, je l'ai 111011tré
dans sa \Tiel)ri-\lée, ses sentiments cIe falnille
et ses amitiés, j'ai raconté (les i11fortunes
vaillamment combat.tlles, cOllrageusemellt
supportées, je crois avoir renlpli llla tâche el)
faisant estimer et <timer l'homme (13118l'é-
crivain qu'on admire; là se bornent mes
obligations envers lui et envers tous. AliX
tJ

forts sellIs alJfJartie11t Je cIrait cle juger


l'aute\lr.

FIN.

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