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mo
mo
y
er
uin
gac
Hanqueon el daver
G daners fulis .

6.
1
HISTOIRE

DE L'ADMIRABLE

DON QUICHOTTE

DE LA MANCHE

TOME SIXIE M E.
1
.
HISTOIRE

DE L'ADMIRABLE

DON QUICHOTTE

DE LA MANCHE .

Traduite de l'Eſpagnol de MICHEL


DE CERVANTES.

NOUVELLE EDITION ,

Revue , corrigée & augmentée.

TOM E SIXIEM E.

A PARIS ,
Chez MOUCHET , grand'Salle du Palais ,
à la Juftice.

M. D C C. XLI
AVEC PRIVILEGE DUROL
MMM MMMMM
.w XXXX
KXXXXXXXỄ KXXX XXXX

TABLE

DES CHAPITRE S

contenus dans ce fixième &


dernier Tome.

LIVRE TROISIE' ME.

СНАР . Omment on a dé

n ert ces nouvel


Cocouv
XXXIII . С
les avantures qu'on donne au
Public. page 1.
CHAP . XXXIV . De l'arrivée de

plufieurs perfonnes dans l'hôtelle


rie. Qui étoient ces perfonnes.
Nouvel exploit de Don Quichot
te. Sanglans combats. 5.
CHAP . XXXV . Du tour ridicule

& malin que fit Parafaragara


mus au Chevalier Sancho , &
a ij
TABLE
des évenemens triftes qui le fui
virent. 16 ,
CHAP . XXXVI . Suite de l'Hi
ftoire de Sylvie & de Sainville.
29 .
CHAP . XXXVII . Des offres
obligeantes que fit le Duc d'Al
buquerque aux Dames Françoi
fes ; dela reconnoiffance de Vale
rio & de Sainville, & de la con
verfation particuliere que Don
Quichotte eut avec Sancho. 81.
CHAP . XXXVIII . De l'arrivée
du Duc de Medoc , & de la mort
touchante de Deshayes . 88 .
CHAP . XXXIX . Du grand pro
jet que forma le Duc de Medoc
& dans lequel Don Quichotte
entra avecplus de joye que San
cho. 96.
CHAP . XL. Des armes enchantées

que les deux Chevaliers reçûrent


de Parafaragaramus , avec des
chevaux infatigables . 104 .
CHAP . XLI . Don Quichotte &
Sancho s'arment pour aller com
DES CHAPITRES .
battre les brigans. Ces deux Che
valiersfont des actions de valeur
inouies. 108.
CHAP. XLII . Comment Don Qui

chottefauva la vie à la Ducheſſe


de Medoc. Nouveaux exploits
des deux Chevaliers 124.

CHAP: XLIII . De l'accident qui


arriva au Chevalier Sancho , en
tirant une arme à feu. Remede
pire que le mal. 133 . H
CHAP. XLIV . Ce qui fe paffa
dans le Château , après cette ex
pédition. 144.

CHAP. XLV. Pourquoi la Mai


treffe d'une hôtellerie voifine du
Château , venoitfouvent deman
der des nouvelles de Sainville

de Sylvie . 148 .
CHAP . XLVI . Pourquoi Sancho
perdit fes Armes enchantées , &
du terrible combat qu'il eût àfou
tenir pour les recouvrer. 162 .
CHAP . XLVII . Suite agréable de
la victoire remportée par le Che
valier Sancho , & duprojet que
TABLE
formaDonQuichotte pour lefaire

repentir de fon indifcretion . 177.
CHAP . XLVIII . Du combat de

Don Quichotte contre Sancho ,


& quelle en fut la fin. 196 .
CHAP . XLIX . Repas magnifique .
Apparition d'un nouvel Enchan
teur. Défifait à Don Quichotte ,
& ce qui s'enfuivit. 207 .
CHAP. L. Differtationfur la dif
férente maniere d'aimer , des Ef
pagnols & des François. 231 .
CHAP . LI . Le Jaloux trompé ,
Hiftoire . 242 .

LIVRE QUATRIÈME .

CHAP . LH . Le Mari prudent ,


Hiftoire . 297 .
CHAP . LIII . Belle morale du Sei
gneur Don Quichotte. 325 .
CHAP. LIV . Départ de la Com
pagnie . Comment Sancho fit tai
re le Curé. Avantures diverfes
arrivées à cet infortuné Che
valier. 347 .
DES CHAPITRES.
CHAP . LV. Don Quichotte &
Sancho vont à la Caverne de
Montefinos. Ce qu'ils y virent ,
& commentfe fit le défenchante
ment de Dulcinée. 376.
CHAP . LVI . De ce qui fuivit le
défenchantement de Dulcinée.
405.
CHAP . LVH . Du repas magnifi

que où fe trouva Don Quichotte ,


& du beau & long difcours qu'il
y tint. 426 .
P I s
CHA . LVII . Des trifte &
l e s fara
agréab chofes que Para
u s t l i er
garam appri au Cheva de
n c h e
l a M a . 437 .
CHAP . LIX . De ce qui fe paffa
c près le
chez le Duc de Medo a
t n é e nt
dé p a r de Du l c i , & comme
o eçut a emme ue a
Sanch r f f q l
f fe au
Duche fit venir au Châte .
456 .
P a n t u r e
CHA . LX . De l'avux qui
a ure o
arriv au malhe Sanch

peu de tems après qu'il fut hors


c
de chez le Duc de Medo , & de
TABLE DES CHAP .

plufieurs autres chofes qui ne font


pas de grande confequence. 486 .
CHAP . LXI . Comment Don Qui
chotte & Sancho fortirent du
Château pour s'en retourner chez
eux. De ce qui leur arrivafur la
route. Mort de Don Quichotte
& ce qui s'enfuivit. 492 .

Fin de la Table des Chapitres


du fixiéme & dernier Tome,

HISTOIRE
NIGITABOR

HISTOIRE

DE L'ADMIRABLE

DON QUICHOTTE
DE LA MANCHE.

LIVRE TROISIÈME.

CHAPITRE XXXIII,

Comment on a découvert ces nouvel

les avantures qu'on donne


au Public,

ID RUY GOMEZ l'ami à qui Lv. III.


Zulema , ou Henriquez de la 7. CHAP.
Torré , avoit confié ce qu'il XXXII.
avoit pû ramaſſer de l'hiſtoi
re admirable de Don Qui
chotte , & qu'il avoit prié de la conti
Tome VI. A
HISTOIRE
Liv. III. quer , étoit un de ces hommes particu
CHAP liers, qui ne font bons que pour eux
XXXIII.
mêmes , ou tout au plus pour quelques
uns de leurs amis , & qui ne comptent
pour rien le refte du monde , fur-tout
le public , qu'ils regardent , finon avec
mépris , du moins avec beaucoup d'in
différence. De forte qu'Henriquez étant
mort dans fon voyage des Indes , Ruy Ro
Gomez qui n'avoit fuivi Don Quichotte
que pour rendre compte à fon ami , ne
Le trouva pas d'humeur à faire part à qui
que ce fût des découvertes qu'il avoit
faites. On dit même que fon deſſein
étoit de tout jetter au feu , & qu'il n'en
fut empêché que par la mort qui le fur
prit. Ses héritiers, gens plus attachez au
commerce qu'à toute autre choſe , ſon
gérent à recueillir fa fucceffion , & trai
térent les papiers qui regardoient les
héritiers de la Manche , avec le plus
grand mépris du monde. Mais un va
let, qui avoit lû une partie de l'hiſtoi
re, les ramaffa ; & de celui- ci ils font (
paffez à un autre , qui vint avec fon
maître au-devant de Philippe V. ci
devant Duc d'Anjou , & à préfent Roi
d'Espagne,
Un des François qui avoit fuivi ce
Prince, le trouva dans un feftin avec
DE DON QUICHOTTE. 3
des Espagnols ; on y parla des Héros LIV. III . I
des deux nations. Le François nomma CHAP .
XXXIII.
Don Quichotte , & demanda avec une -
fimplicité de Badault , s'il avoit vérita
blement vêcu , & fi les avantures qu'on
en lifoit lui étoient effectivement arri
vées. Quelques Eſpagnols lui jurérent
l'affirmative , & le maître de celui qui
avoit la fuite de l'hiftoire , dit au Fran
çois ,, que tout ce qu'on en avoit écrit ,
& qui étoit devenu public , n'étoit que
des bagatelles en comparaifon du refte.
Cela piqua la curiofité du François "
qui demanda avec empreffement à voir
la fuite. Pour la lui faire trouver meil
leure , on lui en fit mille difficultez ; &
enfin le François ardent comme un Fran
çois , offrit un ſi beau préfent , que le
valet Eſpagnol le prit au mot , & crut
affez gagner au change , en lui donnant
en même tems les mémoires de Ruy
Gomez , & ceux d'Henriquez.
Quoique l'Eſpagnol crût avoir pris
le François pour duppe , celui- ci ne fe
crut point trompé ; & en effet s'il l'a
été ce n'eft pas de beaucoup ; du moins
fuppofé qu'il ait fait une folie , le public
lui en aura l'obligation , étant très cer
tain que fans lui les mémorables avan
tures de l'incomparable Don Quichotte ,
A ij
HISTOIRE
Lay III. & celles du Chevalier Sancho Pança ,'
CHAP ci-devant fon Ecuyer , feroient reftées
XXXII . dans l'oubli , quoiqu'elles foient dignes
de la curiofité des gens qui n'ont rien
de meilleur à faire que d'employer leur
tems à une lecture fort inutile , fans en
excepter la morale du fçavant Don Qui
chotte, dont perfonne ne profite , ou du
moins très peu de gens .
Comme l'idiome Eſpagnol eft devenu
à la mode en France , & que tout le 1
monde en veut fçavoir un peu , un de mes "
amis qui l'apprend , m'a fait voir quel
ques endroits qu'il a traduits de la fuite
de Don Quichotte ; ce que j'en ai lû
m'eft refté dans la tête , & ne m'a pas dé
plu; & , fans doute aufli fou que le Fran
çois qui l'a achetée , j'ai fait en forte de
l'avoir de ſes mains ; & comme je le lui ai
promis , je l'ai traduitę,

!
DE DON QUICHOTTE. 5
L. I V. III.
CHAP .
XXXIV .
CHAPITRE XXXIV.

De l'arrivée de plufieurs perfonnes


dans l'hôtellerie. Qui étoient ces
perfonnes. Nouvel exploit de Don
Quichotte. Sanglans combats.

Ous avons vû de quelle maniere


N fut interrompue la Demoiſelle
Françoife qui racontoit l'hiftoire deSain
ville & de Sylvie. L'hôte faifoit un bruit
de diable; & très-peu perfuadé de la vet
tu des Françoifes , & outre cela extrême
ment jaloux , il s'égofilloit en appellant
fa femme , croyant peut-être qu'il y al
loit de fon honneur. Il auroit eu tort d'a
voir cette penſée , car fa femme étoit un
véritable remede d'amour , dont la lai
deur & l'âge pouvoient cautionner la
fagetfe ; mais comme il s'y étoit accou
tumé , il pouvoit croire que d'autres s'y
accoutumeroient auffi.
Elle defcendit enfin à fes cris , & trou
1
va un équipage affez grand , compofé
d'un carroffe fort magnifique , à quatre
chevaux , & dans lequel il y avoit un
homme fort bien vêtu , une femme par
A iij
6 HISTOIRE
Liv. III. faitement bien mife , fort jeune & fort.
CHAP. belle , deux autres femmes affez pro
XXXIV :
pres , mais en mauvais ordre , & cinq
ou fix Cavaliers bien montez , & le tout
fort étonné & en confufion. Ce car
roffe étoit celui du Duc d'Albuquer
que , qui alloit avec la belle Dorothée
fon épouſe chez le Duc de Medoc , qui
étoit celui qui avoit fi bien reçu Don
Quichotte , & chez qui Sancho avoit
été foufleté par des duegnes. La Du
cheffe de Medoc étoit indifpofée , &
avoit envoyé prier le Duc d'Albuquer
que de paffer chez elle ; & celui-ci qui
étoit fon parent fort proche , y alloit ,
& y menoit fon époufe , que cette Dame
n'avoit point encore vûe.
On a vû dans le cinquiéme tome
de quelle maniere le hardi Don Qui
chotte avoit traité les forgerons , &
que les gens de fac & de corde s'étoient
enfuis dans la forêt , : où ils s'étoient
joints aux fcélerats que Don Pedro
Carrero , frere de Valerio , comman
doit ; & tous enſemble , tant pour fe
venger , que pour vivre , continuoient
leurs brigandages. Ils voloient & affaf
finoient tous ceux qui avoient le mal
heur de tomber entre leurs mains. Ils
étoient au nombre de plus de trente , M
DE DON QUICHOTTE. 7
tous bien armez & bien réfolus ; qui fai - L1 v. III.
foient des défordres épouvantables . CHAP.
XXXIV.
C'étoit eux qui avoient attaqué &
bleffé Sainville , qu'on avoit apporté
dans l'hôtellerie à la vue de Sancho
& de Parafaragaramus. La bravoure de
ce François avoit fauvé de leurs mains
fix femmes , qui étoient dans un car
roffe qu'il accompagnoit , & les bandits
n'avoient ofé les pourfuivre plus loin ,
de peur qu'on ne vînt à leur fecours ,
ou de l'hôtellerie , qui n'étoit pas éloi
gnée , ou du château de Valerio , qui en
étoit tout proche.
En s'en retournant au lieu de leur
retraite , ils avoient trouvé un Cavalier
fuivi d'un feul laquais & d'un poftillon ,
qui tous trois piquoient à toutes jam
bes des mazettes de pofte. Le Cavalier ,
qui étoit bien mis , leur parut François ,
& avoir la bourſe bien garnie ; outre .
cela , ils le crurent de la compagnie de
celui qui venoit de fe défendre fi bien
contr'eux , & qui avoit bleffé deux des
leurs.L'ardeur de fe venger fit qu'ils fe
jettérent fur lui ; heureufement leurs
piftolets étoient déchargez ; fans cela
Deshayes , car c'étoit effectivement lui
même , en avoit pour fon compte. Ce
lui - ci furpris de cette attaque brufque
A j
8 HISTOIRE
21
Liv. III & imprévue , n'eut que le tems de met
CHAP. tre la main à fes piftolets ; ce que fit
XXXIV .
auffi fon valet ; pour le poftillon il re
tourfia généreufement für fes pas auffi
vîte qu'il étoit venu .
nce hardie e Deshayes &
La contena d
de fon valet , arrêta tout court les ban
es voyant que deux
dits ; mais Deshay
t z geoient
s'étoi en éloig n e , & rechar
leurs piſtolets pour venir fondre fur lui ,
n'hésita plus ; it alla à eux , & les choi
fillant , il les jetta tous deux à terre , &
fon valet en fit mal - à - propos autant .
s
Leurs piftolet étant vuides , Don Pedro
irent plus le
& fa fui , qui ne craign
t e
n t
feu , fondire fur eux l'épée à la main ;
t
ils les reçuren en braves gens , & s'é
t
tan acu l e z , ils firent face de tous cô
d a nt étant enveloppez de ilx
tez ; cepen
blement
h o m m e s , il s auroient infailli
bé , fi on ne fut venu à leur
fuccom
fecours .
Pour fçavoir qui ce fut , il faut fe fou
venir que Don Quichotte avoit vû
avec chagrin partir Sancho , pour fou
> tenir contre tout le genre humain la
beauté d'Eugenie. Auffi - tôt qu'il fur
parti , notre héros avoit été fe prome
ner , & du parc de Valerio étoit en
tré dans la forêt , dans l'intention d'ob
DE DON QUICHOTTE. 9
ferver fi le nouveau Chevalier exécute- Liv. III,
roit bien toutes les cérémonies de l'Or- CHAP ,
dre : il l'avoit cherché fort long-tems , XXXIV.

& n'avoit garde de trouver en faction


unhomme qui étoit au cabaret. Occupé
de ces penfées chimériques , & croyant
que Sancho avoit pris un autre champ
de bataille , il s'affit au pied d'un arbre,
où il s'abîma dans fes réveries , & n'en
fut retiré que par le bruit des coups de
piltolets que Deshayes & fon valet
avoient lâchez. Ces armes là n'étant pas
de la Chevalerie errante , il ne fçavoit
quel parti prendre , parce qu'il étoit
à pied; mais les cliquetis des épées lui
faiſant connoître qu'il n'y avoit pas
d'armes à feu à redouter , il fe leva , &
vit , non fans indignation , un combat
Ginégal .
Il ne balança pas un moment à pren
dre fon parti , & fautant promptement
fur un des chevaux qui étoit fans maî
tre , il vint fe fourrer dans la mêlée.
A moi , veillaques , à moi , s'écria-t-il ,
vous n'êtes que des lâches d'attaquer un
feul Chevalier avec tant d'avantage.
Courage , pourfuivit - il , s'adreffant à
Deshayes , brave Roger , votre bon
ami Roland eft avec vous ; & en difant
cela, il palla fon épée au travers du
10 HISTOIRE
LIV. III. corps d'un des affaffins , & d'un revers
CHAP. Coupa le bras d'un autre. Deshayes qui
XXXIV. étoit fort bleffé , fut bien réjoui de ce
renfort , & le défendoit autant qu'il
pouvoit. Il eft certain que Don Pedre &
fa compagnie ne fçavoient s'ils avoient
à faire à des hommes ou à des démons.
Don Quichotte étoit celui qui leur don
noit le plus de peine , & ce fut contre
lui qu'ils firent leurs plus grands ef
forts. Son cheval s'abattit de fes blef
fures , & notre héros à qui le péril
n'étoit rien , de fon fang froid ſe trou
va fur fes pieds. Cependant tant d'en
nemis en feroient bien- tôt venus à
bout , fi Deshayes & fon valet ne les
avoient écartez ; mais leurs forces étant
épuifées , tant par leur laffitude , que
par le fang qu'ils perdoient , fur - tout
Deshayes , ils auroient affurément fuc
combé tous trois , fi les fcélerats n'a
voient tout d'un coup quitté le com
bat pour courir avec Don Pedre leur
chef, après deux femmes qui fuyoient
de toute leur force. 1
Ces deux femmes étoient Eugenie &
13
Gabrielle de Monfalve , fa bonne amie,
qui voyant que Valerio étoit endormi
avoient eu deffein de fe promener , pour
voir ce que Don Quichotte étoit deve
DE DON QUICHOTTE. 11
nu ;ou plutôt ce que Sancho avoit fait Liv. III.
pour foutenir la beauté de la Comteffe. CHAP.
XXXIV .
L'Officier de Valerio quifaifoit le per

fonnage de Parafaragaramus , les avoit
fait avertir du lieu où ils étoient San
cho & lui , pour leur en donner la co
médie . Elles crurent que le bruit qu'el
les entendoient étoit le combat du
Chevalier & de l'Enchanteur ; & c'é
toit celui que faifoit Don Quichotte &
Deshayes , qui étoient aux mains avec
Don Pedre & fes bandits ; ainfi fans
aucune crainte elles s'avancérent dans
la forêt.
Don Perdre qui avoitle vifage tour
né vers leur chemin , ne vit pas plu
tôt fa belle fœur , qu'il courut à elle ,
& tous fes gens le fuivirent. Cette re
traite fauva notre héros , & lui donna
le tems de voir le péril où étoit la pau
vre Eugenie. Dans ce même moment
Deshayesfort bleffé , fe laiffa tomber de
cheval. Don Quichotte qui étoit à pied ,
profitant de l'occafion , fauta fur ce che
val , & courut après Don Pedre à bri
de abattue. Il fut bien -tôt à lui , & il
en auroit purgé le monde , s'il eût été
moins obfervateur des Loix de la Che
valerie ; mais croyant qu'un franc Che
valierne devoit fraper perfonne par der
12 & / HISTOIRE

Liv. III. riere : Tourne vifage à moi , lui cria


CHAP. til. Don Pedre fe tourna en effet , &
XXXIV, voyant encore un homme qu'il croyoit
avoir affommé, fit face à notre Cheva
lier , après avoir dit à fes gens d'em
mener Eugenie,
Levalet de Deshayes qui croyoit fon
maître mort , avoit réfolu de le ven
ger , & de rendre à Don Quichotte le
fecours qu'il leur avoit fi généreuſe
ment prêté. Il y vint , & s'attacha à Don
Pedre notre héros qui vit ce fcélerat
affez occupé le laiffa dans un combat
feul à feul pour courir après les ravif
feurs d'Eugenie. Ils l'avoient déja miſe
fur un cheval entre les mains d'un d'en
tre eux, malgré fa réſiſtance ; & Ga
brielle de Monfalve.cedoit à leur vio
lence , mais notre Ghevalier leur fit
bien -tôt lâcher prife. Ceux qui tenoient
Gabrielle la quittérent , & fe mirent ſur
les traces de leurs compagnons , qui
enlevoient la Comteffe , fans fe mettre
en peine de fecourir Don Pedre , qui
avoit à faire à forte partie. Le cheval
?
de notre intrépide Chevalier , qui n'é
toit qu'une mazette bien fatiguée , n'au
roit jamais attrapé les raviffeurs s'ils
n'avoient pas été arrêtez par huit Ca
valiers fort bien montez ; que les cris
DE DON QUICHOTTE 13
d'Eugenie , avoient fait détourner du Liv. III,
chemin pour venir à elle. Les queftions CHAP,
XXXIV.
qu'ils leur firent donnérent le tems à
notre héros de les joindre ; il étoit trop
en colere pour fonger à autre chofe qu'à
la vengeance; il déchargea un fi furieux Sujetde la
figure.
coup de fon épée fur la tête de celui qui
tenoit Eugenie , qu'il le renverfa tout
étourdi , & la Comteffe tomba à terre
auffi-bien que lui. Les bandits voyant
encore notre Chevalier à leurs trouffes ,
senfuïrent ; mais notre héros n'étoit pas
pour en refter là. Il mit pied à terre
pour foulager la Comteffe , & dans ce
tems- là le Duc d'Albuquerque , qui
étoit forti de fon carroffe , parut, & peu
après lui la belle Dorothée , qui lui
crioit de ne fe point mêler dans une af
faire où il n'avoit aucun intérêt.
Ils reconnurent notre intrépide Che
valier , & s'approchérent d'Eugenie qui
étoit évanouie & fans mouvement. Don
Quichotte qui la crut morte réfolut de
avenger; Ah maudits Sarrafins , s'é
cria-t-il vous fuyez , infames , devant
un feul Chevalier qui a défait toute vo
tre armée , mais je vous irai chercher
jufques au fond des abîmes malgré Ma
hom , & vos faux enchanteurs. Cela dit ,
remonta à cheval , & voulut prendre
14 HISTOIRE
LIV. III. fa courſe , mais la monture qui n'en
CHAP. pouvoit plus tomba fur le nez , & lui
XXXIV . auffi , avec tant de bonheur pourtant
qu'il ne fit que s'écorcher les mains qu'il
avoit heureuſement portées au devant
de luien tombant. Il fe releva , & fon
épée qui étoit prife dans le mords de la
bride de fa bête , fe caffa entre les mains ;
ainfi il fe trouva démonté & défarmé. Le
Duc qui le vit dans le plus grand embar
ras où il eût été de fa vie , lui remontra
qu'il n'étoit point en état de s'expofer.
Notre hardi Chevalier n'envoulut point
démordre, il prit le cheval de celui qui
emportoit Eugenie , qui étoit libre , &
fe faififfant de l'épée de ce fcélerat , il fe
mit après les raviffeurs malgré le Duc &
Dorothée qui le firent fuivre par quatre
Cavaliers de crainte d'accident ; mais
comme il ne fuivoit que fa tête & les vi
fions , ceux- ci qui le perdirent bien - tôt
de vue , revinrent fans autre fruit que
d'être bien fatiguez.
Cependant le Duc d'Albuquerque &
fon épouſe reſtez auprès d'Eugenie ,
qu'ils ne connoiffoient point , tâchérent
de lui donner du fecours, & demandérent
vainement à Gabrielle de Monfalve qui
elle étoit. Celle-ci qui croyoit la Com
teffe morte , pleuroit , crioit & s'arra
DE DON QUICHOTTE. IS
choit les cheveux fans répondre une pa- Liv. III.
role. Le Duc vit bien que le feul parti CHAP.
qu'il y avoit à prendre étoit celui de les XXXIV ,
porter toutes deux dans fon carroffe juf
qu'au lieu le plus proche. Il fit prendre
Eugenie , & l'y fit mettre la premiere ;
Gabrielle la fuivit , & le mouvement du
carroffe agitant la Comteffe qui étoit
couchée en travers , la fit revenir à el
le ; les fignes de vie qu'elle donna calmé
rent la douleur de Gabrielle , & ce fut
dans ce moment qu'ils arrivérent à l'hô
tellerie où ils crioient tous à pleine tête
pour avoir une chambre , & par leur
bruit interrompirent la narration de la
Françoife. Le Duc d'Albuquerque au
roit bien étéchez Valerio qu'il connoif
foit particulierement , s'il avoit fçu que
c'étoit fon époufe qu'il avoit avec lui ,
maisn'en fçachant encorerien , & l'hô¬
tellerie étant plus proche que fon châ
teau , il trouva plus à propos d'y aller
tant pour le prompt fecours dont cette
Comteffe pouvoit avoir befoin , que
pour ne point incommoder un de fes
amis , dont il fçavoit déja l'avanture ,

B
16 HISTOIRE
LIV. III.
CHAP,
XXXV.
CHAPITRE XXXV.

Du tour ridicule & malin que fit


Parafaragaramus au Chevalier,
Sancho , & des évenemens triftes
qui lefuivirent.
retrouverons Don Quichotte
N dans peu de tems ; laiffons le cou
rir la forêt fans fruit , il n'y fera rien qui
mérite notre attention. Il n'en eſt pas de
même du Chevalier Sancho Pança.
Nous l'avons laiffé qui écoutoit l'hiſtoire
de Sainville , & il n'y a pas un Lecteur
qui ne s'imagine qu'il n'en avoit pas
perdu un mot. Le Lecteur fe trompe ce
pendant. La Françoiſe parloit François 2
& Sancho ne le fçavoit pas : il douta
quelque tems s'il étoit effectivement
Chevalier , parce qu'il n'entendoit pas
ce que difoit la Françoife , & qu'il avoit
oui dire à fon Maître , que les Cheva
liers errans entendoient toutes fortes de
Langues pour réfoudre ce doute , il
confulta la bouteille dont le glou glou
mit fin à fon inquiétude ; il étoit affis
fur une chaiſe fort haute ; il s'endormit
la tête & les bras appuyez fur la table,
Para
DE DON QUICHOTTE. 17
Parafaragaramus qui n'avoit point dor- Liv. III.
CHAP.
mi , & avoit toujours écouté lorfque la X X XV .
Françoife fut interrompue , fe tourna
du côté de Sancho , & voyant la belle
poſture , il lui prit envie de lui jouer
une piéce. Il perça la table ; & avec des
cordes qu'il paffa dans les trous il atta
cha les bras & le corps de Sancho ; en
un mot il le mit comme dans un travail
où il ne pouvoit fe donner le moindre
mouvement; il lui artacha auffi les pieds ;
& ne croyant pas qu'il y eût perfonne
dans l'hôtellerie à qui il dût du refpect ,
ni avec qui il fut obligé de garder des
mefures , il retira le fiége fur lequel San
cho étoit affis , & lui mit à l'air le mê
me endroit où il avoit reçu les dragées ,
& il faut obferver que le Chevalier tour
noit directement le dos à la porte de la
chambre il ne s'étoit point encore
éveillé ; mais la pofture contrainte où
il étoit , ne portant que fur fes cordes ,
diffipa bien-tôt fon fommeil.
Le faux enchanteur trouva en fortant
de cettechambre ce qu'il ne cherchoit
pas ; ce fut Gabrielle de Monfalve qui le
reconnut , parce qu'elle fçavoit le dégui
fement . Elle lui dit une partie de ce qui
leur étoit arrivé , & qu'Eugenie étoit
dans l'hôtellerie . I jetta au plus vite
Tome VI B
18 HISTOIRE
LIV. III. fon mafque , fes armes & fa mandille ,
CHAP. & entra dans la chambre où étoit fa
X X X V. Maîtreſſe bien fàché de la voir dans un
lieu fiindigne d'elle , & du fujet qui l'y
avoit fait venir. Le Duc & la Ducheffe
d'Albuquerque , qui fçavoient pour lors
qui elle étoit , ne l'avoient point quittée,
& lajoye oùelle étoit elle même d'être
échapée àfon beau-frere , & de fe voir en
fureté , l'ayant tout - à-fait remiſe , elle
alloit monter dans le caroffe de Don
Fernand avec Dorothée &Gabrielle pour
retourner chez elle , lorfqu'en defcen
dant de la chambre où on l'avoit por
tée , & paffant devant celle où étoit
Sancho , elle entendit fa voix . Elle pouf
fa la porte , & la premiere chofe qu'elle
vit fut le Chevalier Sancho dans l'état
où l'enchanteur l'avoit mis ; malgré tou
te fa modeftie elle ne put s'empêcher
d'en rire; le Duc qui lui donnoit la
main , Dorothée & Gabrielle qui les fui
voient, & qui eurent la même viſion
en rirent auffi à gorge déployée : l'Offi
cier étoit fur les épines dans la crainte
que le fcandale ne lui fit des affaires ;
mais voyant que tout le monde en rioit ,
ilen rit auffi, & courut détacher le pa
tient qui fuoit à groffesgoutes. Eh Mon
fieur le Chevalier, qui vous a mis là
DE DON QUICHOTTE. 19
fui dit-il ? Ma foi , répondit Sancho , Lrv. III.
je m'y fuis mis moi-même ; mais c'eft CHAP.
ce diable de Parafaragaramus qui m'y XXXV.
a attaché par enchantement , car je n'en
ai rien fenti. Et où eft-il , demanda l'Of
ficier Il faut , repliqua Sancho , qu'il
foit retourné en Enfer : mais patience ,
rira bien qui rira le dernier : le faux
glouton m'en a donné d'une , ajouta
t-il , mais je lui en rendrai d'une autre.
Ah ! Monfieur le Chevalier , reprit l'Of
ficier ; Parafaragaramus eft de nos amis ;
vous l'avez pris pour un autre ou quel
que autrea pris ſon nom.
Pendant ce beau dialogue Sancho fut
délié, & fe trouvant en liberté il defcen
dit aufli-tôt , & trouva Dorothée & Eu
genie. Celle-ci lui fit la guerre d'être
dans un cabaret au lieu de fignaler fa
valeur , & lui reprocha qu'il n'étoit pas
de parole. Ah , pardi Madame , lui ré
pondit Sancho , nous voilà bien dedans.
Ne voyez-vous pas bien que ce maudit
Parafaragaramus , jaloux de l'honneur
que j'aurois gagné, & vous auffi , m'a
lâché un démon qui m'a fait déjeuner
par enchantement ; & de peur queje ne
le battiffe bien, pour fa récompenfe , il
m'a emmené dans l'endroit où vous m'a
vezvû , où il m'a endormi &lié ; mais
Bij
20 HISTOIRE
LIV. III. patience , tout vient à point à qui peut
CHAP. attendre
X X X V.
Sancho auroit plus long-tems conti
nué fes extravagances , s'il n'eût été in
terrompu par une Demoiſelle qui étoit
la même qui avoit commencé l'hiſtoire
de Sainville , laquelle ayant appris la
qualité du Duc d'Albuquerque ,fon cré
dit & la figure qu'il faifoit en Eſpagne 1
le vint aborder fort civilement , & lui
demanda fa protection pour deux Dames
Françoiſes, & pour un Gentilhomme qui
en avoient befoin. Le Duc la reçut fort
civilement ; & ayant appris que ces Da
mes & le Gentilhomme dont il étoit que
ftion avoient été attaquez le matin dans
la forêt par des voleurs , Eugenie qui
ne douta point que cene fût encore un
coup de fon beau-frere ,comme en effer
c'en étoit un , fe crut obligée de lui of
frir un afyle dans fon château , tant pour
elle que pour fa compagnie ; ce que la
Françoife ayant accepté , allaprendre fes
Dames , qui étoient la Marquife Silvie ,
& fa tante , & le bleffé qui étoit Sain
ville ; & tous quatre s'étant mis dans le
carroffe qui les avoit amenez , & la De+
moifelle qui avoitparlé , & deux filles de
chambre étant montées en croupe der
riere des Cavaliers , ils fuivirent le Duc
DE DON QUICHOTTE. 21
d'Albuquerq ue qui prenoit le chemin Liv. m ;
du château de Valerio. CHAP.
Comme ils fortoient de l'hôtellerie , X X X V.
on y apportoit un homme mourant que
Silvie n'eut pas plutôt regardé , qu'elle
fit ungrand cri , qui obligea le Duc d'Al
buquerque à faire arrêter. Cet homme +
qu'on apportoit tendoit foiblement les
bras à Silvie: Je ne fuis plus votre en
nemi , Madame , lui dit-il , d'une voix
mourante , & en même tems tomba en
foiblefle. La Comteffe Eugenie ayant
appris que ce bleffé étoit l'époux de cette
Dame Françoife , lui fit auffi prendre
le chemin du château , où nous les laif
ferons aller pour retourner à Don Pe
dre que nousavons laiffé aux mains avec
le valet de Deshayes.
Ce valet étoit un Officier déguifé qui
aimoit Silvie depuis long-tems , & qui
croyant comme beaucoup d'autres , que
Sainville l'avoit enlevée , s'étoit mis
avec Deshayes pour courir après , dans
la réfolution de venger fur fon rival fon
amour méprifé , & pourtant de fauver
la vie de la Maîtreffe en la dérobant
à la rage de fon mari qui étoit parti
dans la réfolution de la poignarder par
toutoù il pourroit la trouver. Dans ce
deffein il avoit fuivi Dehayes , à qui il
22 HISTOIRE
·
Liv. III. s'étoit fait préfenter comme un valet
CHAP. fidéle , brave & bon poftillon : il avoit
X X X V. défendu fa vie , non pas par amitié pour
lui , mais parce qu'il s'étoit figuré que
c'étoit Sainville qui lui avoit fait drefler
cette partie , & qui avoit voulu le faire
affatliner pour poffeder enfuite fa veu
ve fans crainte & fans traverſe. Cet
te penfée lui étoit tout - à - fait entrée
dans l'efprit , & elle étoit d'autant
mieux fondée, que ces affaffins n'avoient
point demandé la bourfe , & avoient
tout d'un coup attaqué la vie ; il crut
même que Don Pedre étoit Sainville qui
s'étoit déguifé, & cela avoit été cauſe
que fans s'amufer à courir après les ravif
feurs d'Eugenie , il s'étoit opiniâtrement:
attaché à lui..
Don Quichotte les avoit laiffez aux
mains enſemble , & n'étant plus que
1 feul à feul , ils avoient fait voir toute
la valeur , ou plutôt toute la fureur dont
font capables des gens poffedez par la
jaloufie , l'amour , le défefpoir & la hai
ne. Cet Officier n'étoit pas bien monté;
& voyant que fon cheval ne pouvoit
pas tenir tête à celui de fon ennemi qui
étoit un fort Andalour , il avoit com
mencé avant que de s'attacher au Maître
par porter au cheval deux grands coups
DE DON QUICHOTTE. 23
d'épée dans les flancs. Tant que cet ani- LIV. AT
mal avoit eu de la force , il avoit fort CHAP.
bien fecondé Don Pedre ; mais fon fang XXXV,
étant épuifé , les forces lui manquérent
tour d'un coup , & il tomba fur le nez,
Le François mit auffi- tôt pied à terre
dans le deffein d'égorger fon ennemi ;
mais l'Eſpagnol fe releva , & ilscontinué
rent à pied leur combat qui fut fort opi
niâtre. Cependant comme le François
étoit plus adroit que Don Pedre , celui
ci vit bien-tôt fon fang couler , ce qui
ayant achevé de le mettre en fureur il fe
lança à corps perdu fur le François ; mais
" malheureuſement pour lui , qu'il s'enfer
ra de lui-même , & tomba roide mort ;
le François le démaſqua & voyant que
ce n'étoit pas Sainville , il crut pour
lors que ce n'étoit qu'un voleur, & le
laifa là
Il revint au même endroit où il avoit
laifféDeshayes qu'il trouva nageant dans
fon fang, il l'étancha le mieux qu'il put,
& à force d'appeller aufecours , il fut en
tendu de l'hôtellerie , & ceux qui y allé
rent l'y portérent , lorfqu'il fut reconnu
par Silvie qui en fortoit , & qui fuivoit le
Duc d'Albuquerque pour aller au châ
teau du Comte Valerio.
Lorfqu'ils yarrivérent, ils letrouvérent
24 HISTOIRE
Liv. MI. éveillé , fort en peine de fon épouſe qu'il
CHAP. avoit envoyé chercher de tous côtez =
XXX V. comme elle s'en étoit doutée , elle avoit
concerté fur le chemin avec le Duc d'Al
buquerque & Dorothée ce qu'ils lui di
roient pour ne point le chagriner en lui
racontant la mauvaiſe action de fon fre
re , ce qui auroit encore mui à ſa ſanté ,
& c'étoit pour tenir ce petit confeil
qu'elle avoit empêché le Duc d'offrir une
place dans fon carroffe à la Demoiſelle
Françoife , qui lui avoit demandé fa pro
tection , comme la civilité fembloit le
demander ; ainfi étant prêts à répondre ,
ils lui dirent qu'ils s'étoient amuſez à
voir le Chevalier Sancho en fentinelle ,
& prêt d'en venir aux coups avec le
faux Parafaragaramus. Valerio ne les
écouta prefque pas , tant il eut de joye
de voir chez lui le Duc d'Albuquerque
& fon époufe ; it les combla de civili
tez,& ils y répondirent en gens de qua
lité Efpagnols , c'eft à dire , le mieux du
monde. Onl'informa enfuite des défor
dres que les voleurs faifoient autour de
chez lui ; à quoi Eugenie ajouta qu'elle
avoit donné retraite dans fon château à
des gens qui avoient été fort maltrai
tez. Le Duc lui dit que c'étoit des Fran
çois & des Françoifes qui paroiflo:ent
gens
DE DON QUICHOTTE. 23
gens de qualité , & que s'il avoit été Liv. IV.
proche de chez lui , il eût évité toute CHP.
Pincommodité qu'il enpouvoit recevoir, X X X V.
en les conduifant dans quelque endroit
qui lui appartient. Valério lui répondit
qu'il lui avoit fait plaifir , & qu'étant
une fois prifonnier des François , il en
avoit reçu un traitement fi généreux &
fi honnête , qu'il ne fouhaitoit rien plus
ardemment que de pouvoir s'en reffentir
avec honneur. Il ajouta que s'il étoit en
état de fortir de fa chambre il iroit les
voir & les affurer qu'ils étoient abfolu
ment les Maîtres chez lui , & en même
tems pria la Comteffe d'aller donner fes
ordres pour que rien ne leur manquât.
Cette Dame y avoit pourvû en en
trant chez elle : elle avoit ordonné à fon
Officier de donner des chambres pro
pres aux Dames & aux hommes , &
avoit envoyé chercher le Chirurgien qui
avoit foin de fou époux pour vifiter les
bleffures de Deshayes & de Sainville ; fi
bien que lorfqu'elle y retourna le Chi
rurgien étoit à travailler . On les avoit
mis dans des chambres différentes , &
Deshayes ne fçut point que Sainville fut
dans le même château que lui. Il fut vi
fitéle premier comme le plus malade ,
& le Chirurgien ayant eu ordre de venir
Tome VI. с
26 HISTOIRE
Liv. III. rappor ter au Comte & à la Comteffe
CHAP. l'état de la fanté de leurs hôtes , il vint
XXX V. leur dire que Sainville étoit , comme
Valério , fans aucun danger pour la vie ?
& uniquement épuisé par la perte du
fang; mais que pour Deshayes il avoit
plus befoin d'un Confeffeur que de tout
autre fecours , & que c'étoit fûrement
un homme mort dans vingt -quatre heu
res au plus tard ; ce fut aufli le fenti
ment du vieillard qui avoit le premier
>
panfé Valério chez les chevriers. Ce rap
port donna occafion de parler des ban
dits , & Valério qui ignoroit la vie que
fes freres avoient menée , regrettoit fa
fanté qui ne lui permettoit pas de net
toyer fon voisinage de tant de brigands
" qui y faifoient de fi grands défordres.
Le Duc & la Comteffe pour ne rien
dire qui donnât matiere aux foupçons
parlérent de Sancho Pança , & dirent
enfin au Comte ce qui lui étoit arrivé
dans l'hôtellerie : Il en rit autant quefes
bleffures le lui purent permettre. De lui ,
on tomba fur Don Quichotte qu'on dit
n'avoir point été vû de la journée. Var
lério l'envoya chercher , & on le ramena
fort tard fans qu'il eût rien trouvé de
ce qu'il avoit cherché. Comme excep
té fes vifions fur la Chevalerie errante
J ،‫ܬ‬ L
DE DON QUICHOTTE. 27
il n'y avoit guéres d'homme au monde LIV. III.
de meilleur fens , ni plus difcret que lui , CHAP .
Eugénie lui fit confidence de tout ce qui XXXV,
regardoit Don Pedre & elle , & le pria
de n'en pas plus parler à fonépoux qu'il
avoit parlé d'Octavio , parce que cela
augmenteroit fa maladie par le chagrin
qu'il en auroit ; Don Quichotte le pro
mit, & l'heure de fouper étant venue ,
Eugénie fit mettre la table auprès du lit
de fon époux , & alla querir les belles
Françoifes fes hôteffes ; mais Silvie qui
fondoit en larmes , la pria de l'excufer
lui difant que fes malheurs ne lui laif
foient que la mort à fouhaiter ; la Mar
quife pria Eugénie de fouffrir qu'elle
tînt compagnie à Sainville , & la tante
de Silvie lui fit trouver bon qu'elle tint
compagnie à fa niéce ; de forte qu'il ne
vintavec la Comteffe , que la même De
moiſelle Françoife qui avoir demandé
au Duc d'Albuquerque fa protection,
Comme les différens fentimens ne per
mettoient pas que les efprits fuffent por
tez à la joye , on ne fit point prier San
cho de venir fouper , & il refta avec l'Of
ficier dont les civilitez bachiques lui
plaifoient plus que la meilleure compa
gnie , outre que n'ayant pas tout à fait
tenu parole à la Comteflè , & ſe ſouve
Cij
28 HISTOIRE
LI V. III . nant bien de l'état où elle l'avoît vů
CHAP dans l'hôtellerie , il ne cherchoit pas છે.
XXXV. fe préfenter à fes yeux.
Le fouper ne fut pourtant pas trifte ;
Eugénie le contraignit pour ne donner
aucun foupçon à fon époux ; le Duc &
la Ducheffe d'Albuquerque tâchérent
d'y infpirer la joye , ou du moins d'en
bannir la mélancolie. Don Quichotte ,
dont l'excès de fureur étoit tout à fait
paffé , y fit la figure d'un honnête hom
me ; & la Françoife s'y fit regarder
non feulement comme une belle per
fonne; mais comme une fille de qua
lité fort fpirituelle & bien élevée . Elle
ignoroit la part que le frere du Comte
avoit dans ce qui étoit arrivé : c'eſt ce
qui fit qu'elle s'emporta un peu contre
la mauvaiſe police d'Efpagne pour la
fûreté publique , à cela près elle plut à
tout le monde : on parla des gens avec
qui elle étoit on la pria de dire par
quelle avanture tant de François fe trou
voient en Eſpagne en même tems. Elle
s'en fit d'autant moins prier , qu'elle
vit bien que c'étoit une néceffité d'inf
truire les auditeurs pour attirer leur pro
tection ; & qu'outre cela la fituation
où les François & les Françoiſes fe trou
voient, ne permettoit pas qu'on cachât
DE DON QUICHOTTE. 29
rien , ainſi elle recommença l'hiſtoire Liv. II .
de Silvie & de Sainville comme elle l'a- CHAP.
XXXVI.
voit déja racontée dans l'hôtellerie : &
lorfqu'elle fut dans l'endroit où elle
avoit été interrompue , elle poursuivit
en ces termes , en faifant parler Sain
ville en perfonne .

CHAPITRE XXXVI

Suite de l'hiftoire de Silvie & de


Sainville.
Suite
'EN fuis refté fur une partie de jeu , po ire de
J qui , comme je vous ai dit , Madame , sainville &
ne nous fervoit que de prétexte : cette de silvie.
amie qui jouoit avec nous , ne nous
étoit point fufpecte , parce qu'outre
qu'elle fçavoit les termes où nous en
étions Silvie & moi,c'étoit la même Phé
nice , dont elle ne fe défioit pas. Nous
jouyons fort tranquillement , en effet ,
nous ne regardions notre jeu que com
me notre rendez- vous , n'y ayant d'au
tre application que celle de nous parler
des yeux , & d'y remarquer toute la
tendreffe que nous avions l'un pour
l'autre. Nous nous dîmes adieu Silvie
& moi avec les plus tendres tranfports
qui fe puiflent jamais reffentir : car,Ma
Cij
26 HISTOIRE
Liv. III. rapporter au Comte & à la Comteffe
CHAP. l'état de la fanté de leurs hôtes , il vint
XXXV . leur dire que Sainville étoit , comme
Valério , fans aucun danger pour la vie ,
& uniquement épuisé par la perte du
fang ; mais que pour Deshayes il avoit
plus befoin d'un Confeffeur que de tout
autre fecours , & que c'étoit fûrement
un homme mort dans vingt - quatre heu
res au plus tard ; ce fut aufli le ſenti
ment du vieillard qui avoit le premier
>
› panfé Valério chez les chevriers. Ce rap
port donna occafion de parler des ban
dits , & Valério qui ignoroit la vie que
fes freres avoient menée, regrettoit fa
fanté qui ne lui permettoit pas de net
toyer fon voisinage de tant de brigands
qui y faifoient de fi grands défordres.
Le Duc & la Comteffe pour ne rien
dire qui donnât matiere aux foupçons ,
parlérent de Sancho Pança , & dirent
enfin au Comte ce qui lui étoit arrivé
dans l'hôtellerie : Il en rit autant que fes
bleffures le lui purent permettre. De lui ,
on tomba fur Don Quichotte qu'on dit
n'avoir point été vû de la journée. Va
lério l'envoya chercher , & on le ramena
fort tard fans qu'il eût rien trouvé de
ce qu'il avoit cherché, Comme excep
té les vifions fur la Chevalerie errante
‫فه‬ di A
1

DE DON QUICHOTTE. 27
effe il n'y avoit guéres d'homme au monde LIV. III.
int de meilleur fens, ni plus difcret que lui , CHAP .
me Eugénie lui fit confidence de tout ce qui XXXV,
ie , regardoit Don Pedre & elle , & le pria
- du de n'en pas plus parler à fon époux qu'il
""
voit avoit parlé d'Octavio , parce que cela
Tout augmenteroit fa maladie par le chagrin
nent qu'il en auroit ; Don Quichotte le pro
heu mit, & l'heure de fouper étant venue ,
10
enti Eugénie fit mettre la table auprès du lit
nier de fon époux , & alla querirles belles
Françoifes fes hôteffes ; mais Silvie qui T
rap
Dan fondoit en larmes , la pria de l'excufer
.
que lui difant que fes malheurs ne lui laif
foient que la mort à fouhaiter ; la Mar
t fa
net quife pria Eugénie de fouffrir qu'elle
ands tînt compagnie à Sainville , & la tante
S. de Silvie lui fit trouver bon qu'elle tint
rien compagnie à fa niéce ; de forte qu'il ne
ons, vint avec la Comteffe , que la même De
irent moiſelle Françoiſe qui avoit demandé
rrivé au Duc d'Albuquerque fa protection.
Comme les différens fentimens ne per
eles
lui, mettoient pas que les efprits fuffent por
a dit tez à la joye , on ne fit point prier San
Var cho de venir fouper , & il refta avec l'Of
ena ficier dont les civilitez bachiques lui
é de plaifoient plus que la meilleure compa
gnie , outre que n'ayant pas tout à fait
cep
te tenu parole à la Comtefle , & fe fouve
Cij
HISTOIRE
30
LIV. III . dame , il faut enfin vous avouer tout ,
CHAP puifque vous m'avez défendu de vous
X X XVI.
rien déguifer , j'aimois Silvie plus en
Suiteredede core que je ne m'en croyois aimé ; elle
P'Hiftoi
Sainville & m'avoit fait connoître que fon plus ar
de Silvic. dent fouhait étoit de paffer fa vie avec
moi, & que je ne l'a défobligerois pas
d'en faire la propofition à fa mere. Je
vous ai dit , Madame , que le parti étoit
très - avantageux ; ainfi voyant ma for
tune tout - à - fait d'accord avec mon
cœur , j'étois dans un raviffement que je
ne comprenois pas moi-même , & qui
me mettoit hors de moi.
Nous avions quitté le jeu en même
tems que les autres , & en fortant je
demandai à Silvie un moment d'entre
tien particulier , afin de prendre en
ſemble des meſures juftes pour faire en
forte que fa mere confentît à me ren
dre heureux ; & pour cela je la priai
de me permettre de venir chez elle avant
l'heure du jeu , & de fe trouver feule
dans fon cabinet , où je me rendrois ;
elle me le promit , avec une petite rou
geur qui acheva de me charmer.
J'avois trop d'impatience pour y
manquer. A peine eus-je dîné le lende
main , que j'allai à mon rendez - vous.
Je trouvai Silvie à ſon claveffin : figu
DE DON QUICHOTTE. 31
rez-vous rout ce que peuvent fe dire Liv. III.
deux perfonnes qui s'aiment , & qui CHAP.
n'ont point de tems à perdre. Je l'ai- XXXVI .
mois trop pour lui manquer de refpect ; Suite de
l'Histoire de
en effet , on en conferve beaucoup plus sainville &
pour une perfonne qu'on veut époufer , de Silvic,
que pour une autre ; outre que je crai
gnois de lui déplaire par un emporte
ment que je mefigurois qu'elle interpré
teroit mal. Nous nous dîmes cependant
tout ce qu'on peut fe dire pour s'aflu
rer l'un & l'autre d'un amour réciproque
& éternel , & nous nous fimes toutes les
careffes innocentes qui peuvent accom
pagner ces fortes d'affurances. Elle me
raflura contre la peur que j'avois de l'a
varice de fa mere , & me jura de n'ê
tre jamais qu'à moi. J'étois à fes pieds ,
& ne me relevai qu'au bruit que j'en
tendis dans la chambre : elle m'embraf .
fa, & m'ordonna de refter , ne voulant
pas que l'on me vît fortir de fon cabinet
i.
avec elle , aprés y avoir été fi long-tems.
feul à feul. Je fis ce qu'elle voulut , & un
moment après être fortie , elle revint ,
& m'ayant dit de revenir le lendemain
prendre une lettre qu'elle laifferoit pour
moi fous la houffe du dernier fiége de la
fale du côté du miroir , elle me fit forti
de foncabinetpar l'entrefole où couchoit
C iiij
3.200 HISTOIRE
IV. III. fa femme de chambre , qui répondoit
CHAP fur le grand efcalier.
XXXVI. J'étois dans un tel tranſport de joye ,

Suite de que je craignis qu'on n'en découvrît


PHiftoire & l'excès , & de peur qu'il ne parût , je
Sainville de
de silvie n'entrai point dans l'appartement où il
y avoit du monde ; je me retirai chez
moi l'efprit rempli de mille idées agréa
bles ; j'y paflai le reſte de la journée &
toute la nuit entiére à rêver à mon bon
heur , qui ne fut pas de longue durée.
J'allai le lendemain chez Silvie pour
prendre la lettre qu'elle avoit promis de
m'écrire ; fa mere ni elle n'étoient
point au logis : elles étoient allées dîner
& paffer l'après midi chez cetre Dame
dont je vous ai parlé , où elles alloient
très-fouvent. Au lieu d'une lettre que
j'efperois, je ne trouvai qu'un billet de
deux lignes , qu'elle m'écrivoit pour me
faire excufe de ne m'avoir point tenu
parole, fa mere ne l'ayant point quittée.
Je ne m'en mis plus en peine , & la
remerciai dans mon cœur de m'avoir du
moins tiré d'inquiétude.
Je retournai chez elle le lendemain ,
& trois autres jours de fuite , fans pou
voir lui parler , parce qu'on me dit
qu'elle étoit malade ; mais je reftai dans
la derniére furprife , lorfque j'appris
DE DON QUICHOTTE.
33
qu'elle n'étoit indifpofée que pour moi. LIv. III.
Je la vis enfin quelques jours après dans CHAP.
XXXVI..
l'appartement de fa mere,où l'on jouoit,.
mais elle ne fit pas femblant de me voir; P'Hiftoi
Suiterede
de
je la faluai néanmoins , & tâchai de lui ainville &
dire un mot en particulier ; mais bien- de Silvic,
loin de vouloir concerter avec moi ,
elle me rebuta par des airs de mépris
aufquels je n'étois point fait. Elle fit.
plus ; je m'apperçus qu'elle fe faifoit un.
plaifir de careffer Deshayes , & de lui
faire des avances à mes yeux . Il me pa
rut que ma préſence ajoutoit un nou
veau luftre au facrifice , & ne voyant
là que: des objets chagrinans , je n'en
foutins pas long-tems la vûe ; je pris
le parti de me retirer , bien en peine
de ce qui pouvoit caufer un fi prompt
changement. Je lui écrivis plufieurs
fois ; elle me renvoya mes lettres ca
chetées fans les lire. J'allai trouver Phé
nice , pour fçavoir d'elle en quoi j'avois
offenfe fon amie. Elle ne put , ou plutôt
elle ne voulut me rien dire,& me promit
feulement de s'en expliquer avec elle. J'y.
retournai pour fçavoir ce qu'elle en au
roit pû apprendre ; elle me dit que Sil-
vie n'avoit jamais voulu s'expliquer fur
ce qui meregardoit , & qu'elle lui avoit
fait promettre de ne lui jamais par
34 HISTOIRE
Liv. III. ler de moi. J'appris de tous côtez que
CHAP. par-tout où elle le trouvoit avec fa mere
XXXVI.
& fes tantes , elle me déchiroit , & difoit
Suite
l'Hiftoire de de moi tout ce qu'on peut dire d'un
de
Sainville & fourbe & d'un très mal honnête hom
de silvie. me. Je n'en fus point furpris pour ce
qui étoit de fes tantes , mais il n'en fut
pas de même d'elle , dont le procédé me
déconcerta. Enfin j'appris du bruit com
mun qu'elle alloit époufer Deshayes , &
que le contrat de mariage étoit figné.
Vous avouerai - je tout mon foible
pour cette fille ? j'en fus au déſeſpoir :
je me figurai qu'on l'avoit enforcelée ;
je la plaignis de fon aveuglement : je me
perfuadai qu'on la trompoit : l'amour
que j'avois pour elle la juftifioit encore
dans mon cœur : je redoublai tous mes
efforts pour la défabufer , & pour avoir
un éclairciffement avec elle, j'épuifai
inutilement mon imagination : je tentai
toutes fortes de moyens , mais fon obfti
nation fut plus forte que mes foins :
elle ne voulut jamais entendre parler
de moi , ni lire mes lettres. Je n'avois
plus d'autre moyen pour empêcher ce
- fatal mariage , que d'en venir aux mains
avec Deshayes : j'en cherchai les occa
fions : je ne fçai s'il s'en douta , mais il
me fut impoflible de le rencontrer dans
DE DON QUICHOTTE. 35
un lieu commode, Enfin le chagrin , la Liv. III:
CHAP.
fatigue , &fur - tout mon défeſpoir , me XXXVI.
firent effectivement tomber malade.
Ma maladie fut longue , & l'abatte-, Suite de de
ment où elle me mit ayant temperé les sainville &
ardeurs de ma rage , j'appris fans défef.de silvie,
poir , mais avec beaucoup de furpriſe
& de douleur , qu'elle avoit époufé Des
hayes. J'accufai fon inconftance ; je me
perfuadai qu'elle ne m'avoit jamais ai
mé,& que l'amour que j'avois cru qu'el
le avoit pour moi , n'étoit qu'un de ces
feux paffagers fi communs aux jeunes
gens. Je crus que c'étoit un affez grand
malheur pour elle d'avoir époufe Des
hayes , pour me croire encore trop ven
gé de fon infidélité , ainfi je bornai toute
ma vengeance à les laiffer vivre enfem
ble , à les méprifer également tous deux,
& fur -tout à ne lui parler de ma vie.
Cette réfolution rétablit ma fanté. Je
fortis environ un mois après leur ma
riage , & par cas fortuit , j'allai me pro
mener à Luxembourg , où elle fe trou
va auffi . Je m'apperçus qu'elle me regar
doit avec attention , & même avec des
yeux humides ; elle me parut fort chan
gée & fon tein extrêmement terni . Phé
nice étoit avec elle. Je ne fçaifi l'amour
propre me fit voir les objets autrement
OIRE
HIST
36
Liv. III. qu'ils n'étoient , mais je crusm'apperce
CHAP. voir qu'elles auroient fouhaité me par
XXXVI. ler : je ne fis pas femblant de la voir
Suite dede & je revins chez moi agité de-mille dif
Hiftoire
Sainville & férentes penfées. Depuis ce tems - là ,
de Silvic. c'eſt-à-dire , depuis environ trois mois
que Deshayes étoit allé à la campagne ,
ou qu'elle étoit maîtreffe d'elle-même ,
elle eft venue dans tous les lieux où elle
fçait que je vais d'ordinaire : elle a tou
jours tâché de me parler , & je l'ai tou
jours évitée avec foin , fans affectation
pour ant , & fans incivilité. Enfin au
retour de fon mari , depuis environ un
mois , elle s'eft féparée d'avec lui , &
leur divorce , dont la caufe m'eft in
connue , fait unfort grand éclat dans le
monde : & pour accomplir. votre fou
hait , Madame , je vous dirai que c'eft
elle que j'ai fauvée , & à qui vous avez
donné retraite ,, & que c'eft fon mari
qui vouloit la faire enlever , à ce que
la Roque m'a dit en mourant. Je n'ai
pû me difpenfer de lui parler chez vous :
il m'a paru qu'elle fe repent du change
du moins elle m'a affuré qu'elle m'a tou
jours aimé , & qu'elle avoit été furpriſe
par des impoftures effroyables : je les
ignore , mais mon indignation pour
alle eft trop bien fondée pour renouer
DE DON QUICHOTTE. 37
jamais aucun commerce avec elle. Voi- L 1v. III.
là', Madame , ce que vous avez voulu CHAP.
fçavoir de moi , & je fçai bien encore XXXVI.
que vous feule pouvez me convaincre Suite de
Hiftoire de
qu'il y a dans le monde des femmes Sainville &
fans foibleffes. de Silvie. "
Je vous plains , mon pauvre Sain
ville , lui dit obligeamment la Marquife
après qu'il eut fini , & je vous plains
d'autant plus que je vois bien que vous
l'aimez encore, Je ne fçai fi c'eft la feu
le curiofité qui m'occupe , ou fi c'eſt
l'intérêt que je prens dans votre com
mun malheur , mais il me femble que
vous auriez dû vous inftruire avec elle
des impoftures qu'elle dit vous avoir
été faites , quand ce ne feroit qu'afin
de prendre des mefures pour l'avenir ;
car je fuis fort trompée fi l'avanture
n'eſt pouffée plus avant, & elle ne me
paroît pas aux termes d'en demeurer où
elle eneft. Je le crains comme vous , lui
répondit triftement Sainville. Deshayes
fçait queje l'ai aimée , & que je ne lui
étoispas indifférent ; il aura fçu que c'eſt
moi qui l'ai arrachée de fes mains , &
cela aura redoublé fon acharnement
contre elle. Je vous avoue que quoi
qu'elle n'ait que ce qu'elle mérite , je
ne laiffe pas d'être fenfiblement touché
38 HISTOIRE
LIV. III. de fon infortune , & que je voudrois
CHAP. la voir plus heureufe. Elle fçait vivre ,
XXXVI . reprit la Marquife , & je ne doute pas A
Suite de qu'elle ne me rende vifite , quand ce
PHiftoire
Sainville de
& ne feroit que pour me remercier de la
de Silvis, retraite que je lui ai donnée. Lorſqu'el
1 le fera ici , je l'obligerai à me parler
de vous à fond , & je ne crois pas qu'el
le me refuſe de s'expliquer , fur - tout
après m'avoir dit qu'elle avoit mille cho
fes à m'apprendre , qui ne peuvent , ou
je ferois trompée , regarder que vous ,
& je vous promets de vous redire tout
ce qu'elle m'aura dit. Jufqu'à ce tems
là ne vous chagrinez point , fongez que
j'ai besoin de vous , & que votre tran
quillité d'efprit m'eft abfolument né
ceffaire dans l'état où je fuis.
Deux jours après cette converſation Tie
Silvie vint chez la Marquife , où étoit
Sainville , & qui en fortit après quel
ques civilitez. La Marquife vouloit le
rappeller , mais Silvie ne fit voir aucun
deffein de le retenir ; la Marquife ne
s'obftina pas à le faire revenir , voyant
d'ailleurs que fa perfonne donnoit de
la confufion à Silvie , qui étoit toute
défaite. Elle lui fit donner un fauteuil ,
& la laiffa remettre de fon trouble.
Après quelques momens de filence , Sil
DE DON QUICHOTTE. 39
vie prit la parole la premiere. Elle re- Liv. III.
mercia la Marquife des bontez qu'elle CHAP.
avoit eues pour elle ; & celle ci qui avoit XXXVI.
fon deffein , fit infenfiblement tomber suite de
la converfation fur Sainville , & la pria Sainvill
"Hiftoiree de
&
de fe fouvenir de la parole qu'elle lui de Silvie.
avoit donnée.
Les larmes vinrent aux yeux de Sil
vie, & quoiqu'elle ne fût venue que
dans le deffein de décharger fon cœur ,
elle parut tout-à coup dans un état di
gne de pitié, La Marquife la confola du
mieux qu'elle put. Le coup eft là , Ma,
dame , lui dit Silvie , en mettant la main
à l'endroit du cœur , mais du moins
avant que de mourir , aurai je la trifte
fatisfaction d'infpirer à Sainville autant
de pitié que de haine. Il ne vous hair
point , Madame , lui dit la Marquife,
Quand il me haïroit , Madame , reprit
triftement Silvie , fa haine m'eft trop
dûe pour m'en plaindre ; mais je puis
dire qu'il y a dans mon procédé pour
lui plus de foibleffe que d'inconftance
& de malice ; on a furpris ma jeuneſſe
on m'a infpiré une fierté hors de fai
fon ; & de la plus heureufe de toutes
les femmes que je ferois à preſent , fi ja
yoisfuivi les mouvemens de mon cœur,
on m'en a rendue la plus infortunée. Je
.40 HISTOIRE
LIV. III vais , Madame , vous inftruire de tout.
CHAP. L'eftime que Sainville a pour vous ,
XXXVI . m'eſt un garant certain du fecret que
Suite de je vous demande pour tout autre que
de
Sainville & pourlui , & vous ne lui direz que ce que.
de Silvic, vous jugerez à propos qu'il fçache de ce
que vous allez apprendre. Je ne me ſuis
point empreffée de le retenir , parce
que fa prefence m'auroit gênée dans ce
que j'ai deffein de vous dire , & qu'il
m'a femblé qu'en n'avouant mes foi
bleffes qu'à une perfonne de mon fexe ,
elle aura plus d'indulgence pour tous
mes égaremens , & moi plus de liberté
& moins de confufion à les expliquer.
Après un moment de filence elle re
prit la parole en ces termes : Si jeune
quej'aiété, j'ai aimé Saïnville, & à peine
me fuis- je connue , que j'ai connu que je
l'aimois plus que moi même. J'ai été
fort long-tems à lui faire des avances
inutiles ; il ne les interpretoit que com
me des marques d'une amitié d'enfant.
J'obligeqis ma mere d'aller nous prome
ner par-tout où je fçavois qu'il alloit , & .
d'aller jouer chez les gens où je fçavois
que nous le trouverions ; je l'y voyois
avec plaifir, & quoiqu'il ne jouât feu
lement qu'unfort petit jeu , je prenois
part à fes pertes, & le gain qu'il faifoit
me réjouifioit. Je
DE DON QUIC HOTTE. 41
Je fçai,interrompit la Marquife ,tout Liv. III .
ce qui vous eft arrivé à l'un & à l'autre CHA P.
XXXVI.
jufqu'au jour que vous lui donnâtes ren
dez-vous dans votre cabinet , & que l'Hiftoire Suite de
de
vous promîtes de lui écrire : je fçai qu'il sainville &
ne trouva pas votre lettre , mais feule- de Silvie
ment un } billet , qui l'inftruifoit que
vous n'aviez pas pû lui tenir parole >
& qu'après cela vous ne voulûtes plus
du tout entendre parler de lui , & que
peu de tems après , vous épousâtes Mon
fieur Deshayes : & ce n'eft que depuis
deux jours qu'il m'en a fait le récit.
Il ne pouvoit pas vous en dire davan
tage , Madame , reprit Silvie , lui-mê
me ignore encore les fourberies qu'on
nous a faites , & qui nous ont féparez.
.
Je ne fçai , continua-t-elle , s'il vous a
dit que dans - cette converfation nous
nous dîmes tout ce qu'on peut fe dire
d'engageant l'un l'autre : mais quoique
je me fuffe expliquée plus que je ne de
vois , il ne me parut pas lui en avoir
affez dit. Il est vrai que je me fentois
une efpéce de confufion de lui dire de
bouche ce que je voulois qu'il fçût , &
étant perfuadée que le papier ne rou
giffoit pas , je me fis un vrai plaiſir
de lui écrire , pour lui découvrir tout
mon cœur. Je n'eus pas le front de lui
Tome. VI.. D
42 HISTOIRE
Liv. III. donner ma lettre en main propre , la
CHAP. honte m'en empêcha, & je me conten
XXXVI. tai de lui indiquer l'endroit où il la
Suite de trouveroit le lendemain. Je l'y mis en
l'Hiftoire de effet , mais elle fut prife par une autre
Sainville &
de Silvie, main que la fienne ; & le billet qu'il
trouva n'étoit qu'un billet fuppofé, qu'il
ne put pas reconnoître , parce qu'outre
que je ne lui avois jamais écrit , il ne
connoiffoit point mon écriture , n'en
ayant jamais vû.
Puifque c'eft cette fatale lettre quia
caufé tous mes malheurs , il faut , Ma
dame , que vous fçachiez ce qu'elle con
tenoit , afin que vous connoiffiez par
faitement le défefpoir où je devois être
lorfque je crus qu'elle avoit été facrifiée.
Pardonnez à ma jeuneffe & àmon amour
pour Sainville , la force des expreffions ;
mais plus ellesfont vives , plus vous pé
nétrerez au fond de mon cœur. En voici
une copie qui m'a été remiſe en main
& que je vous fupplie de lire. La Mar
quife la prit , & lut.

LETTRE.

OUS avez eu raiſon de me dire qu'il


V n'y a point deplaifir plus fenfible
dans le monde , que celui que goûtent
DE DON QUICHOTTE. 43
deux cœurs unis. Vous ne fçauriez conce- Liv. III.
voir la vivacité des transports agréables XXXVI
CHAP..
qui m'agitent depuis que vous m'avez
Suite de
perfuadée que vous êtes tout à moi. Ze l'Histoire de
Le fouhaite trop pour vouloir en douter ; Sainville &
cette incertitude me donneroit la mort. Ze de Silvie;
crois votre tendreße pour moi telle que
vous me l'avez figurée , & quoique j'aye
fait les premieres démarches de notre in
telligence , je ne m'en repens point ; au
contraire , je mefais un plaifir en moi mê
me de ne devoir votre cœur qu'à mes
foins. Il me femble que fur ce pied , il doit
être plus à moi , parce qu'outre le droit
de tenareffe quej'ai fur lui , j'ai encore ce
lui de conquête. Mais , mon cher Amant ,
mettez tout en œuvre pour achever d'u
nir deux cœurs qu'un penchant récipro
que a déja joints ; adreſſez vous à Ma
dame ...... elle peut tout fur l'efprit de
ma mere , elle m'aime , & vous estime in
finiment. Si vous pouvez la mettre dans
nos intérêts , vous pouvez étre für de
votre conquête. Je ferai de mon côté tout
ce qui me fera poffible ; vous êtes trop
honnête homme pour exiger de moi quel
que démarche contraire à ce que je me
dois à moi-même; à celaprès (oyez certain
que rien ne mefera impoffible pour être à
vous, ou du moins pour n'être de ma vie à
Dij
44 HISTOIRE
LIV. III. qui que ce foit. Adieu , preſſez le tems le
CHAP . plus que vons pourrez , &Soyez bien
XXXVI. per
Suadé qu'en avançant votre bonheur , ‫ار‬
Suite de comme vous me l'avez juré, vous l'atta
1'Hiftoire de
Sainville & chez à maperfonne , vous avancerez auſſi.
de Silvie. celui de SILVIE.

Vous voyez, Madame , repartit Silvie,


après que la Marquife eut lû , qu'il m'é
toit impoffible d'écrire en termes plus..
forts : cependant il eft vrai que fi j'en.
avois fçu de plus expreffifs , je m'en fe
rois fervie fans fcrupule. Mais , Mada- .
me , comme il vous eft fans doute im-.
poffible de concevoir que le cœur d'une
jeune fille puiffe être rempli de tant d'a-.
mour , il vous eft auffi impoffible de:
concevoir le défefpoir dont je fus faiſie
le lendemain, lorfque cette même let
tre me fut rendue par une femme qui
m'affura que Sainville la lui avoit fa-..
crifiée.
Cette femme étoit la Baronne de ......
dont l'hiſtoire a depuis peu fait trop de
bruit dans le monde pour être ignorée
de vous : mais il n'eft pas encore tems .
de vous dire la part que je fus obligée ;
de prendre dans une des dernieres avan
tures de fa vie. Sainville a dû vous par….
ler d'elle comme d'une femme qu'on


DE DON QUICHOTTE 45
croyoit en intrigue avec Deshayes. Liv. IIT
Dès le lendemain que Sainville avoit CHAP
XXXVI..
dû recevoir cette lettre , la Barone en
tra dans ma chambre , où je feignois l'Hiftoir
Suite ededer
d'être malade , pour m'épargner la hon- sainville
te de paroître fi - tôt devant lui , après de Silvie,
lui en avoir tant écrit. Elle me pria d'a
bord de faire fortir ma femme de cham→
bre , parce qu'elle avoit quelque choſe:
de très grande conféquence à me dire
en particulier. Si - tôt que nous fumes.
feules , à ce que je croyois , elle commen
ça par me 1 plaindre du mauvais choix.
que je faifois des gens que j'honorois.
de ma confiance & de mon amour.
Elle vit que ce mot m'allarmoit, & me
pria d'écouter jufqu'au bout. Vous êtes
jeune , Mademoiselle , pourfuivit - elle ;,
c'eft la plus belle qualité que puiffe avoir.
une perfonne de notre fexe quand elle
eft jointe à autant de beauté & d'efprit.
que vous en avez ; mais c'eft celle auffi
qui donne plus de moyen de la tromper,
parce qu'à cet âge , où l'expérience.
manque , on eft rempli des illufions de.
l'amour propre qui perfuade que tout
eft , & fera en effet comme on le defire..
Vous avez cru être aimée de Sainville ;
vouslui avez abandonnévotre cœur tout..
entier. Il feroit trop heureux s'ilen con
RE
46 HISTOI
DI
LIV. III. noiffoit le prix , & c'eft un bonheur
CHAP. pour vous qu'il ne le connoiffe pas , par
XXXVI. ce qu'il eſt tout-à-fait indigne de le pof

Suite de féder. Ne m'interrompez point , ajouta


P'Hiftoire de
Sainville & t-elle , j'ai bien d'autres chofes à vous
de Silvic. dire de plus grande conféquence , &
vous connoîtrez quand vous m'aurez
entendue , qu'il faut vous aimer autant
que je vous aime , pour vous donner le
chagrin que je vous donne , en vous dé
couvrant & vous prouvant par des té
moins irréprochables , la vérité d'un fe
cret que je voudrois pouvoir me cacher
à moi même.
Cette morale & ce préambule , que je
n'attendois pas d'une femme qui ne paf
foit , ni pour pédagogue , ni pour un
exemple de vertu , m'obligérent à lui
donner toute l'attention dont j'étois ca
pable dans la furprife où j'étois. Il y a
plus de deux ans , pourfuivit- elle , que
Sainville s'eft attaché à moi avec une
obftination d'autant plus forte qu'il la
cache à tout le mondeà caufe du mépris
que j'ai pour lui ; je fçais tout les tours de
fourbe qu'il a faits à d'autres femmes
dont lui même s'eft vanté à moi. Je ne
le regarde que comme le plus diffimulé
& le plus indigne de tous les hommes :
Quelque bonne mine & quelques hon
DE DON QUICHOTTE. 47
nêtetez qu'il faffe à vos tantes , il n'y a Liv. III.
rien d'injurieux qu'il ne m'en ait dit. El- CHAP.
les ont eu effectivement quelques affai- XXXVI.
res qui ont tourné à leur avantage : Ileft Suite de
certain que le bon droit étoit de leur cô-l'Histoire de
Sainville &
té, puifque la Juftice a été pour elles ; de Silvie.
mais il m'a mille fois dit qu'il n'y avoit eu
que la faveur qui leur avoit fait gagner
leur procès. Epargnez - moi , Madame,
pourfuivit Silvie , en s'interrompant elle
même , le reſte de la narration de la Ba
rone qui regarde mes tantes , elle auroit
mauvaiſe grace dans ma bouche ; con
tentez vous de fçavoir qu'elle me répé-,
ta tout ce qui avoit été dit contre elles
dans les tribunaux , à quoi elle ajouta
mille hiftoires fcandaleufes qui n'ont
aucun fondement , mais dont elle faifoit
Sainville auteur,pour le perdre dans l'er
prit de mes tantes qui écoutoient ce
qu'elle me difoit,cette perfide le fçavoit,
mais elle n'en faifoit pas femblant : mes
tantes ignoroient qu'elle fçût qu'elles
fuffent préfentes,& furent extrêmement
-
furpriſes d'entendre ce qu'elles enten
doient , fur-tout comme venant d'un
homme qui n'avoit jamais paffé pour
médifant ; elles ne fe montrérent pour
tant pas , & voulurent voir à quoi abou
tiroit la harangue de la Barone , qui
IRE
48 HISTO
Liv.III. pour les rendre tout à- fait irréconcilia
CHAP. bles avec Sainville , les déchira fous fon 4
XXXVI. nom de la maniere du monde la plus
Suite de cruelle.
PHiftoire de
Sainville & Après en avoirdit tout ce qu'on pou
Silvie; voit en dire de plus outrageant , elle re
tomba.fur moi.. Madame votre mere 39
continua-t-elle ; n'eft pas plus exempte :
que fes fœurs de la fatyre de Sainville ;
fes airs de dévotion ne font à ce qu'il
dit , que: des hypocrifies ; mais c'eft
vous , Mademoiselle , qu'il attaque le
plus fortement; il m'a dit que vous aviez
fait auprès de lui les démarches les plus
baffes & les plus honteufes du monde ,
qu'il avoit feint de vous aimer pour
voir jufques où vous pourriez vous por
ter ; que fans doute vous iriez en-
core plus loin que vos tantes dans le
pays des avantures , qu'il vous faifoit
croire que fon but étoit le mariage, mais
qu'il avoit trop d'horreur pour votre
famille pour s'y allier , & pour vous
trop de mépris , pour vous confier fon 3
honneur.
Je n'ai point voulu croire tout ce qu'il
m'a dit de vous , Mademoiſelle , ajoûta
r -elle , je l'ai toujours traité comme
un fourbe ; mais enfin il m'a convain
cue. Il vint me dire avec empreffement
avant
DE DON QUICKOTTE. 49
avant hier au foir qu'il fortoit de votre LivIII.
cabinet , où vous lui aviez donné ren- CHAP.
dez-vous , & où vous lui aviez paru la XXXVI.
plus emportée de toutes les filles. Là def Suite de
l'Hiftoire de
fus, Madame , cette fourbe me rapporta Sainville &
mot pour mot la converfation que nous de Silvie
avions euë , Sainville & moi ; mais elle
m'y attribuoit des paroles & me faifoit
faire des actions qui ne me convenoient
point : elle en fit un prétexte pour le
myftére de la fortie par la chambre de la
fille qui me fert. J'étois , Madame , dans
un defordre & dans une confufion épou
vantable : mais je n'étois pas au bout ;
l'état de compaffion où j'étois ne fit
qu'animer cette perfide , qui pourſuivit
en me difant qu'elle avoit foutenu à
Sainville que tout ce qu'il lui avoit dit
de moi étoit faux , mais que pour la con
vaincre qu'il nelui avoit rien dit que de
vrai , il lui avoit promis de lui apporter
la lettre que je devois lui écrire , &
qu'en effet , il la lui avoit apportée la
veille. Que ce témoin convaincant l'a
voit furpriſe au dernier point , qu'elle
s'étoit fervie de toute fon autorité fur
l'efprit de Sainville , pour lui ôter cette
lettre des mains , en lui promettant de
la lui rendre ; mais qu'elle m'aimoit
trop pour lui laiffer une preuve fi for
Tome VI, E
HISTOIRE
50
Liv. III. te de mon attachement pour lui.
CHAP. Après cela , elle tira de ſon ſein cette
XXXVI . fatale lettre ; & comme elle vouloit que
Suite de mes tantes en fuffent inftruites , elle la
P'Hiftoire de
Sainville & voulut lire tout haut fous prétexte d'en
de Silvie. admirer le ſtile,c'eft pourquoi la furpri
fe où j'étois ne me permit pas de l'en
empêcher . Imaginez -vous , Madame ?
ce que je devins à cette lecture ! il ne me
refta de force que pour déchirer cette
malheureuſe lettre qu'elle me rendit : je
me levai toute nue , pour en aller jetter
les morceaux dans le feu , & voulus en
fuite regagner mon lit : mais la vûë de
mes tantes que j'aperçus derriere mon
paravent me fit tomber évanouie .
Je fus plus de trois heures fans con
noiffance, & lorfqu'elle me revint , je
me trouvai entre deux draps entourée
de ma mere , de mes tantes , & de cet
te perfide qui étoit reſtée.
Ma mere étoit inftruite de tout ; le
reffentiment de mes tantes étoit trop
violent pour ne pas éclater dans le mo
ment même. Figurez-vous ce qu'elles
pûrent me dire ? la confufion où j'étois
ne me permit pas d'ouvrir la bouche ,
& je n'expliquai mon defefpoir que par
mes larmes & mes foupirs. La Barone
mefit affurer par mes tantes qu'elle ne
DE DON QUICHOTTE. 3.1
fçavoit pas qu'elles fuffent en ma cham- Liv. III.
bre lorfqu'elle m'avoit parlé , & je le CHAP.
XXXVI.
crus d'autant plus que je ne me figurois
Suite de
pas que cette femme eût eu le front de P'Hittoire de
parler d'elles comme elle en avoit parlé sainvilie &
fi elle avoit cru en être entendue. Je la de silvie,
remerciai du fervice qu'elle m'avoit ren
du en me rapportant ma lettre , & en me
defabufant , & je fus la premiere à la
prier de fe trouver le lendemain matin
dans ma chambre pour m'aider par fes
lumieres à prendre mon parti fur la ma
niére dont je devois me gouverner avec
Sainville après fon infame & indigne
procedé.
Si on mouroit de douleur je n'aurois
pas aſſurément paffé la nuit qui fuivit
cette malheureuſe avanture , fans expi
rer. Quelles réflexions ne fis-je point fur
mon malheur! L'amour que j'avois pour
Sainville vouloit prendre fon parti dans
mon cœur , parce qu'il me fembloit que
jevoyois de la contrariété dans ce qu'il
avoit fait & dans ce qu'il m'avoit dit ,
& que je n'y reconnoiffois point ce ca
ractere de droiture & de fincerité que
j'avois toujours entendu louer dans lui ?
mais je regardai ces apparencesde retour
vers lui comme une nouvelle trahifon
de ma tendreffe , le facrifice me paroif
Eij
(2 HISTOIRE
Liv. HII.foit certain , & c'eft à quoi je m'ar
CHAP. rêtois.
XXXVI. Il me fut impoffible de fermer l'œil ,

Suite de
'Histoire de l'agitation de mon efprit ne fut di
sainville & vertie que par l'arrivée de ma mere &
de Silvie. de mes tantes dans ma chambre , qui me
trouvérent dans un état digne de leur
compaffion ; auffi bien loin de redou
bler leurs reproches , elles tâchérent de
me confoler. La Barone arriva un mo
ment après , & fuivant le confeil qu'el
les avoient tenu toutes quatre le foir
précedent , ce fut elle qui me porta la
parole ; elle me parla dans les termes
les plus obligeans du monde , & fur ce
queje lui dis que mon deffein étoit d'al
ler cacher ma honte & mon defefpoir
dans le fond d'un convent , elle entre
prit de m'en détourner , & y réuffit .
Elle me fir comprendre que ce feroit
encore redoubler la vanité de Sainville ,
& lui faire croire que ce feroit le feul
dépit qui me feroit prendre ce parti ,
qu'outre cela étant fille unique , ma me
re ne confentiroit pas à me voir Reli
gieufe ; qu'il faloit oublier Sainville &
le mépriſer encore plus qu'il ne me mé
prifoit ; que ne pouvant rien prouver
contre moi , puifque je ne lui avois ja
mais écrit que cette feule lettre, qui étoit
DE DON QUICHOTTE. 53
brûlée , tout ce qu'il pourroit dire de Liv. II.
notre intelligence pafferoit pour des im- CHAP.
poftures ; que le feul parti qu'il y avoit X X X v Í .
Suite de
à prendre étoit de me marier prompte- l'Hitoir e de
ment , qu'elle avoit un parti en main sainville &
qui me convenoit mieux que lui , puif- de Silvie.
qu'il étoit plus riche & mieux établi ;
que cet homme fçavoit que j'avois quel
ques égards pour Sainville ; mais qu'il
les avoit toujours regardez comme des
amuſemens d'enfant , que la vertu & le
devoir diffiperoient en un moment ;
qu'elle ne lui avoit rien dit , & ne lui
diroit jamais rien de la lettre que j'avois
écrite à Sainville , & qu'elle m'avoit
renduë , ni de ces engagemens où j'étois
entrée ; que je pouvois compter fur un
fecret inviolable de fa part , & que de
la fienne elle étoit certaine que Des
hayes s'expliqueroit dès qu'il fçauroit
que j'aurois rompu avec Sainville.
Je vous ai dit , Madame , pourſuivit
Silvie , que ma mere & mes tantes
avoient concerté enfemble le jour précé
dent ce qu'elles avoient à faire ; ainſi la
matiére étant diſpoſée , ma mere qui fe
laiffoit gouverner par fes fœurs , fut la
premiére à donner fa parole pour Des
hayes ; mes tantes la fecondérent , &
je n'ofai ni ne voulus les en dédire.
E iij
$4 HISTOIRE
Liv. III.Deshayes qui en fut averti , vint dès
CHAP. l'après midi même me rendre vifite : Il
XXXVI . eut le privilége d'entrer malgré ma fié
Suite de vr
PHiftoire de e , & ce fut affez d'être autorifé
Sainville & de ma mere , pour s'en faire ouvrir la
de silvie. porte. Pendant huit jours que je reftai au

lit,& qu'il vint continuellement me voir,


je tâchai d'oublier Sainville, & de m'ac
coutumer à voir & à aimer fon rival : je
crus avoir gagné ces deux points fur
moi , & ma réfolution étant prife , je
n'eus plus d'autre impatience que celle
d'être en état de fortir de ma chambre
pour faire voir à Sainville tout le mépris
quej'avois pour lui, & à Deshayes toute
la complaifance qu'il pouvoit exiger de
moi dans les engagemens où nousétions.
Je réuffis; Sainville me parut au defef
poir des avances que je faifois en fa pré
fence à fon rival ; & comme je ne voulus
point entrer avec lui dans aucune expli
cation , ni lire fes lettres , il s'adreffa vai
nement à Phenice pour me faire deman
der en quoi il étoit coupable , je crus
que c'étoit l'effet de fes trahifons qu'il
continuoit , & je fus la premiere à pref
fer mon infortuné mariage.
Le contrat fut fignéfi-tôt que je fus
en état de recevoir des vifites avec bien
féance. Je n'appris plus rien de Sainville,
DE DON QUICHOTTE. 55
nije ne le vis plus : fon indifférence ap Liv. III.
СНАР .
parente m'anima encore contre lui ; j'a XXXVI
.
vois néanmoins tort , Madame , parce
Suite
que j'ai appris depuis qu'il étoit malade ; Hiftoire de
mais dans la fituation où j'étois à fon Sainville &
de Silvie.
égard , j'aurois tourné contre lui tout
ce qu'il auroit pû faire. Ses foins à me
faire expliquer la quantité de lettres
qu'il m'avoit écrites , & qu'on m'avoit
dit qu'il étoit de mon honneur de lui
renvoyer toutes cachetées , & que je lui
renvoyai en effet , me paroiffoient des
fuites de fes trahifons , & fon abfence
me parut la confirmation du mépris &
de l'indifférence qu'on m'avoit perfua
dé qu'il avoit pour moi.
Que puis je vous dire de plus , Ma
dame ? Le dépit & le defefpoir m'ont
jettée entre les bras de Deshayes; je crus
me venger de Sainville , & je n'ai fait
que le venger fur moi -même de la fa
cilité à croire ce qu'on me difoit de lui ,
malgré mon cœur qui le juftifioit. Quoi
que ce foit le plus grand des malheurs
qui puiffe arriver à une femme qui a de
la vertu que de fe voir entre les bras
d'un homme , le cœur tout rempli d'un
autre , mon infortune ne s'y eft pas bor
né. A peine ai-je été mariée que les ma
niéres de Deshayes , fi oppofées à la poli
E iiij
OIRÉ
56 HIST
Liv.III. teffe de Sainville , ont commencéà me
CHAP. dégouter de lui. Je ne lui en ai pourtant
XX X V I. jamais rien témoigné, & j'aurois fuppor
Suite de téavec conftance le malheur oùje m'é
*P'Hiftoire de
Soinville & tois moi-même précipitée , fi je n'avois
de silvie. en même tems appris la juftification de
Sainville , & qu'outre les fourberies que
Deshayes m'avoit faites , il étoit abfo
lument indigne de moi. J'avoue , Ma
dame , que les termes font forts , &
qu'ils ne s'accordent pas avec le refpect
qu'une honnête femme doit à fon époux
tel qu'il foit ; mais , Madame, fufpendez
votrejugement , & ne me condamnez
pas d'outrer les chofes que vous n'ayez
entendu ce qui me reste à vous dire.
La Barone étoit prefque toujours
chez moi ; c'étoit ma confidente & mon
oracle. La triſteffe dans laquelle j'étois
abîmée ne me permettoit pas de voir
d'autre compagnie; je la regardois com
me une parfaitement honnête femme ,
& fur ce pied-làje fus extrêmement fur
prife d'apprendre qu'elle venoit d'être
arrêtée à ma porte & conduite à la Con
ciergerie , fans qu'on en fçût le fujet.
J'étois à table dans ce moment avec
Deshayes , à qui cette nouvelle caufa
une prodigieufe inquiétude : Comme il
me parut dans une appréhenfion terri
DE DON QUICHOTTE. 57
ble , je fis tous mes efforts pour le raf- Liv. II .
furer ; mais il quitta brufquemen t laCHAP.
table , & fans dire un feul mot il mon- XXX VI
suite de
ta à cheval fur le champ , quelques ef-l'Histoire de
forts que je fiffe pour l'en empêcher sainville &
Quoique j'aye dit qu'il étoit à une mai- de silvie,
fon de campagne , il eft pourtant vrai
queje n'ai jamais fçû où il étoit allé. Je
fus à la Conciergerie pour parler à la
Barone , mais on refufa de me la faire
voir.
L'emprifonnnement de cette femme ,
le fecret du motif , la défenſe de la
laiffer parler à qui que ce fût , & le
prompt départ de Deshayes me caufé
rent une terrible peine d'efprit , qui fut
encore augmentée le lendemain au foir
que je reçûs de fa part le billet que voi
ci; elle tira en même tems un billet
qu'elle donna à la Marquife qui le lut.
BILLE T.
Mon départ adû vousfurprendre , mais
quand vous en fçaurez lefujet , vousjn
gerez bien que j'ai dû vous le taire. Ayez
foin de la Barone , & lui rendez tous les
Services que vous pourrez ; ne vous infor
mezpoint oùjefuis, & fi on vous le deman
de , dites quejefuis à une de mes Terres en
Province. Adien : jefuis tout à vous.
DESHAYES.
IRE
38 HISTO
LIV. III. Tant d'incidens coup fur coup, re
CHAP. prit Silvie , & qui fembloient avoir
XXXVI. quelque rapport enſemble , redoublé
Suite de rent mon étonnement & mes foupçons ,
l'Hiftoire de
Sainville & & je n'en fus retirée que trois jours
de silvic. après par d'autres fujets d'inquiétude &
de chagrin. Je reçûs un billet de la Ba
rone qui me prioit d'aller la voir feu
le , & qu'elle avoit de grands fecrets
à me communiquer. Je volai à fa pri
fon, j'entrai où elle étoit , & nous fû
mes enfermez à la clef. Quoique je ne
me fentiffe coupable en rien , j'avouë ,
Madame , que ces clefs & ces ferrures
m'épouvantérent . La Barone me re
mit autant qu'elle put , en me diſant
que c'étoit la coutume de ces lieux -là ,
& en m'obligeant , pour me raffermir
le cœur , à prendre un peu de biſcuit
& de vin d'Espagne.
Je vis bien qu'elle étoit faite à ces
fortes d'avantures , mais je ne lui en dis
mot , & outre cela , j'avois trop d'im 10
patience d'en être dehors pour lui fai
re des complimens. Je me contentai de
l'affurer de mes fervices , & j'ajoutai
que je n'étois venue que dans la feule
intention de fçavoir en quoi je pouvois
lui être utile. Je lui appris que mon ma
ri n'étoit point à Paris , & lui dis en
DE DON QUICHOTTE, 59
même tems qu'il me l'avoit recom- Liv.IM,
mandée. Il a eu tort, dit -elle , de crain- CHA P.
dre ma langue , mais il a eu raifon de XXXVI.
me recommander à vous , puifqu'en Hire Suite de
effet mes intérêts font les fiens. En un sainville &

mot , Madame , pourfuivit-elle , ma vie de silvie


eft en danger ; & fi je la perds , la fienne
n'eft pas en fureté.
Imaginez-vous , Madame , la furpri
fe que ces terribles paroles me caufé
rent , elle eft au deffus de mes expref
fions. Ne vous effarouchez pas , Mada
me , continua-t-elle , je n'ai befoin que
de protection ; on ne m'a arrêtée que
fur des oüi-dire & de foibles conjectu
res ; j'ai étéinterrogée , & j'ai répondu
jufte , mais fi on m'interroge encore ,
peut-être me couperai-je. En ce cas il
eft certain que je périrai , mais je ne pé
rirai pasfeule , & votre Epoux me tien
dra compagnie, c'eſt à vous à voir fi vous
voulez m'abandonner à mon malheur ,
ou fi vous voulez faire agir vos amis.
C'eftMonfieur.... qui m'a interrogée ,
& qui eft mon Rapporteur , & c'eſt
Monfieur le Préfident.... qui eft mon
Juge. Ils font tous deux parens & inti
mes amis de Sainville ; il peut tout ſur
eux, & vous pouvez tout fur lui.
L Moi, Madame , lui dis-je toute éton
60 HISTOIRE
Liv. III. née , je ne puis rien fur Sainville ; vous
CHAP. fçavez qu'il ne m'a jamais aimée , & de
XXXVI. votre propre confeffion il vous aime
suite dede jufqu'à la fureur , ainfi mon intercef
PHiftoire
Sainville & fion ne vous eft nullement néceffaire
de silvie. auprès de lui. Il fuffit que vous lui faf
fiez fçavoir l'état où vous êtes pour
qu'il vous en tire ; du moins fur ce que
vous m'en avez dit , je fuis certaine qu'il
fera tout pour vous ſauver.
Il n'eft plus tems de feindre , Mada
me , répliqua t-elle ; il n'eſt pas nécef
faire que vous fçachiez ce qui me re
tient ici ; mais vous allez fçavoir au
tre chofe que la crainte de la mort m'o
blige de vous dire , & qu'il eft de votre
intérêt de fçavoir.
J'admirois la hardieffe , ou plutôt l'ef
fronterie de cette femme , qui fur le
point de fouffrir une mort infame par
loit avec tant d'audace & d'affurance.
Ce qu'elle me fit voir m'a parfaitement
convaincue , que les gens à qui le cri
me ne fait point d'horreur , ont le fe
cret de ſe faire un front incapable de
rougir. Elle m'avoua avec une fince
rité effrontée tout ce qu'elle avoit fait
avec Deshayes avant mon mariage , &
j'appris qu'ils avoient enſemble un com
merce criminel depuis long-tems. Dif
DE DON QUICHOTTE. 61
penfez-moi , Madame , de vous dire juf- £iv. III .
quesà quel point ils avoient pouffé leur CHAP.
XXXVI .
intrigue ; contentez vous de fçavoir que
Suite de
la juftice humaine les en auroit punisaiftoire de
Fun & l'autre , fi le fond & l'excès lui sainville &
en avoient été connus. de Silvie.

Vous voyez préfentement , Madame,


pourfuivit-elle , qu'il eſt de l'intêrêt de
votre époux que ma vie foit en fûreté :
cependant vous ne fçavez pas encore
tout , & ce qui me refte à vous appren
dre va mettre votre vertu à une des plus
rudes épreuves où celle d'une femme
puiffe êtrejamais mife. Il faut que vous
fauviez un homme non feulement cri
minel à l'égard du public , mais que
vous fçachiez encore qu'il eft criminel
envers vous de la plus lâche & de la
plus cruelle des trahiſons. Je ne vous
dirai rien , ajouta-t-elle , pour me juf
tifier de vous avoir trahi; je fuis certai
ne que vous êtes trop bien née pour dé
générerjamais de la vertu de vos ancê
tres. Il n'en eft pas de même de ceux
quicomme Deshayes & moi ont fran
chi les bornes de l'honneur & de l'in
nocence ; un crime leur en fait faire un
autre , & l'intérêt réciproque qu'ils ont
à fe ménager fait qu'ils époufent aveu→
glement leurs paffions mutuelles , &
62 HISTOIRE
LIV. I que toutes leurs mauvaifes actions leur
CHAP. deviennent communes.
XXXVI.
Le bien de Deshayes autrefois fort
uite de
'Hiftoire de ample eft tout-à-fait diffipé par les dé
Sainville & bauches & par fon jeu. Nous nous étions
de silvic. promis de nous époufer ; mais comme il
ne me cache rien de toutes les affaires
& qu'il fçait toutes les miennes , nous
nous fommes rendus notre parole fans
ceffer notre commerce. En effet qu'au
rions-nous fait enfemble que nous crain
dre & nous hair éternellement ? une,
union qui n'eft fondée que fur le crime
ne coute que des remòrds & une con
fufion d'Enfer , & il n'y a que l'inno
cence qui puiffe y faire trouver la tran
quillité. Ainfi , Madame , toute réfle
xion faite , nous avons réfolu enſemble
de lui trouver un bon parti avant que le
defordre de fes affaires parût , tant pour
rétablir fa maiſon que pour fournir à
nos plaifirs , car nous n'avons point
pour cela renoncé l'un à l'autre.
Comme vous êtes jeune & héritière
d'un gros bien , nous avons cru ne pou
voir jetter les yeux fur d'autres que fur
vous pour l'accompli ffement de nos def
feins. Toute la difficulté étoit de vous
brouiller avec Monfieur de Sainville
pour qui nous avons connu le penchant
DE DON QUICHOTTE. 63
que vous avez toujours eu ; nous en I. 1 v. III .
avons long tems cherché le moyen , & CHA P.
nous commencions à defefperer de le XXXVI .
Suite de
trouver lorfque l'occaſion me l'offrit. Il
P'Hiftoire de
vous pria un foir en me quittant de lui Sainville &
accorder un rendez vous le lendemain de Silvie.
dans votre cabinet ; vous le lui promî
tes , & quoique vous parlaffiez fort bas,
je ne perdis pas un mot de vos paroles ,
parce que je vous examinois avec foin.
J'en informai Deshayes & lui fit com
prendre qu'avant toutes choſes il étoit
néceffaire de fçavoir ce que vous refou
driez enſemble , & les termes où vous en
étiez ; & après avoir confulté ce qu'il
pouvoit faire pour vous entendre ; &
vous voir dans votre tête à tête , nous
nous arrêtâmes à ce qu'il fit.
Il alla chez vous le lendemain & prit
pour cela l'heure que vous étiez à table
avec Madame votre mere. Il s'adreffa à
votre femme de chambre , & lui dit
qu'il avoit paffé toute la nuit à jouer ,
qu'il étoit accablé de fommeil , & qu'en
voulant rentrer chez lui il avoit vû à ſa
porte deux caroffes de fes amis qui l'at
tendoient, & qu'il avoit évité , parce
que c'étoit encore pour faire la débau
che. Il la pria de fouffrir qu'il fe jettât
une heure ou deux fur fon lit , & cette
64 HISTOIRE
LIV. III. fille qui n'y entendoit aucune fineſſe lui
CHA P. ouvrit librement fa chambre, qui , com
XXXVI . me vous fçavez , n'étoit féparée de vo
Suite de tre cabinet quepar une cloiſon fort min
Hiftoire de
Sainville & ce ; il la pria de fermer la fenêtre & la
de silvie. porte , mais enemportant la clef, de ne

la point fermer à double tour , afin qu'il


pût fortir quand il voudroit. Lorfque
cette fille fut fortie , il entra dans vo
tre cabinet par la porte de communi
cation , fit joindre votre tapifferie à la
cloifon , & y fit un trou par où il pou
voit de la chambre de cette fille voir
tout ce que vous feriez , & entendre tout
ce que vous diriez.
A peine avoit-il achevé que vous en
trâtes , & vous mîtes à votre clavellin.
Sainville ne vous fit pas long-tems at
tendre. Vous fçavez ce que vous dîtes
enfemble ; car pour ce qui eft de ce que
vous fîtes , Deshayes m'a dit qu'il n'y
pouvoit rien avoir de plus fage entre
des gens qui s'aiment , & que vous ne
fortites point des bornes de la modef
tie. Vous promîtes de lui écrire , & lui
dîtes l'endroit où vous mettriez vo
tre lettre , & vous le fites fortir par la
même chambre où étoit Deshayes ,
que vous n'apperçûtes point tantà cau
*
le de l'obfcurité , que parce qu'il s'é
toit
DE DON QUICHOTTE. 65
toit caché fous le rideau du lit. LIV. III.
Deshayes au deſeſpoir de voir une fi CHAP.
forte intelligence entre vous & Sainvil- XXXVÍ.
suiterede
le , vint me dire tout ce qu'il avoit en- l'Histoi
de
tendu. Je le raſſurai , & nous jettâmes sainville &
notre plomb fur cette lettre que je me de silvis,
chargeai de prendre. Je mis le lende
main un laquais en fentinelle pour fça
voir quand vous feriez fortie , afin d'al
ler auffi tôt chez vous , où fous prétexte
d'accommoder quelque chofe à ma
coëffure , j'approchai du miroir pour
prendre votre lettre , & y mis le billet
que Sainville a dû y trouver. Comme
par votre converſation Deshayes avoit
appris qu'il ne connoiffoit point votre
écriture , il nous fut aifé de le tromper.
Je redoublai fon chagrin en la lui "fai
fant voir , & il me promit dix mille écus
fi je pouvois venir à bout de rompre
votre commerce , & de vous mettre
entre fes bras. Vous fçavez ce que je fis
le lendemain que j'allai vous trouver ,
mais vous ignoriez que je fçavois que vos
tantes écoutoient ce que je vous difois ,
que Deshayes & moi avions réfolu de
perdre Sainvile dans votre efprit & le
leur , & de vous attirer à vous la co
lere de toute votre famille , fi vous ne
yousrendiez pas de vous-même , & que
Tome VI F
66 HISTOIRE
Liv. III. c'étoit dans ce deffein que nous avions
CHAP. gardé une copie de votre lettre , que
XXXVI. voilà , & que je vous rends. Nous avions
Suite de encore réfolu Deshayes & moi , qu'il
l'Hiftoire de
Sainville & ne feroit pas femblant de rien fçavoir
de Silvie.
de votre lettre ni de votre engagement
de parole , afin que vous n'euffiez ni
répugnance ni mépris pour un homme
qui vouloit vous époufer malgré la cer
titude où il étoit que vous en aimiez
un autre .
Après vous avoir dit tout ce que je
vous dis , qui avoit été concerté entre
Deshayes & moi , & fur les mémoires ,
Madame votre mere , vos tantes & moi ,
tinmes une espece de confeil , où je les
tournai fibien , qu'elles me priérent les
premiéres de propofer Deshayes. Vous
fçavez fur cela ce qui s'eft paffé , & com
ment enfin il eſt devenu votre époux.
C'eſt à vous à voir à préfent s'il vous:
eft plus avantageux d'être bien-tôt veu
ve d'un mari mort avec infamie , que
de porter long-tems le nom d'un hom
me d'avec qui vous pouvez vous féparer
quand vous voudrez. Vous voyez que
Sainville eft pour vous le même qu'il a
été , c'eſt pourquoi la moindre avance
de votre part le regagnera , parce que
vous pouvez tout fur lui. C'eft à vous à
DE DON QUICHOTTE . 67
vous confulter , vous fçavez tous mes Liv. III .
crimes , mais vous connoiffez mon CHAP.
XXXVI.
complice.
Suiteredede
L'étonnement où j'étois de ce que Histoi
je venois d'entendre , n'étoit égalé que sainville &
par l'indignation que j'avois de voir de Silvie.
devant moi une fi méchante créature ,
& de voir fon effronterie à me tout
avouer avec fi peu de retenue . Je demeu
rai du tems immobile ; mais enfin quoi
que Dieu m'ait fait naître d'une humeur
affez douce , je fus faifie d'une telle fu
reur ; que fi j'avois trouvé de quoi ar
mer ma main , je me ferois facrifié cet
te miférable dans le moment. Perfide' ,
lui dis je , de quel front ofez -vous m'a
vouer que vous êtes la caufe de tous les
malheurs qui me font arrivez , & qui
m'arriveront encore ! Je lui dis tout ce
que la colere me mit à la bouche , &
mon emportement s'étant fait entendre
par toute la prifon on vint m'ouvrir.
Je fortis toute baignée de pleurs fans
ouvrir davantage la bouche , & je revins
chez moi plus agitée que cette malheu
reufe ne l'étoit elle même .
J'envoyai chercher Phenice , & lui
demandai pardon d'avoir refufé fon en
tremiſe pour m'éclaircir avec Sainville.
J'ai une parfaite confiance dans cette
Fij
68 HISTOIRE
LIVRE III. fille , & m'étant impoffible de ne pas
CHAP répandre mes douleurs dans le fein de
XXXVI .
Suite de quelque amie fidéle , je lui appris tout
PHiftoire dece que je viens de vous dire. Elle en
Sainville & frémit , mais en même tems elle me fit
de Silvic.
comprendre que je n'étois point en état
de perdre inutilement le tems à pleurer
& à me plaindre , qu'il faloit payer de
force d'efprit , & agir , & fur tout ne
me fier pas àtoute forte de gens , & ne
prendre confeil que de perfonnes extrê
mement fecrettes , & abfolument dans
mes intérêts .
Je fus furpriſe d'une groffe fiévre ,
& me mis au lit dans le moment ; en
core plus accablée de chagrin que de fa
tigue. J'envoyai prier ma mere de ve
nir chez moi , où étant arrivée , elle fut
toute étonnée de me trouver fi malade ;
& elle-même fe trouva très mal lorf
qu'elle en apprit le fujet. Je la fis des
habiller & mettre dans mon lit , où nous
paffàmes enſemble la plus cruelle nuit
que j'aye paffée de ma vie. Tout le con
feil qu'elle me donna ce fut de n'avoir
jamais de commerce avec Deshayes , &
de ne rien dire de fes actions à perfon
ne , pas même à mes tantes , dont elle
appréhendoit l'indifcrétion. Du refte el
de me dit de faire tout ce que je jugerois
DE DON QUICHOTTE. 69
à propos , qu'elle n'avoit rien àme pref- LIV. M.
crire, & que pourvu que je ne m'éloi- CHAP.
gnaffe pas de la vertu, toutes les autres XXXVI,
démarches m'étoient permifes dans l'é- Suite de
l'Histoire de
tat violent où j'étois. Sainville &
Je n'eus donc , Madame , d'autre de Silvic
confeiller que moi-même. Je me bor
naià ne me confier qu'à Sainville ; ce
fut à quoije me déterminai ; mais quoi
que fa probité me fut connue , une ti
midité naturelle , & ma pudeur ne me
permirent pas d'aller chez lui. C'eſt
pourquoi je le fis épier , & on vint me
dire deux jours après qu'il étoit à Lu
xembourg. Quoique j'euffe une fiévre
très forte , je fortis avec Phenice , qui
ne me quittoit point , pour l'aller cher
cher , & l'ayant trouvé j'allai vers lui .
Auffi tôt qu'il nous eut apperçues , il
s'en alla fans faire femblant de nous voir,
J'étois fi foible qu'il me fut impoffible
de le joindre, & je ne fus pas affez har
die pour l'appeller .
Ce mépris fut un nouveau coup de
poignard pour moi ; mais comme je me
rendois juſtice , je ne me rebutai point.
Je continuai pendant plus de quinze
jours à le chercher par tout pourlui par
ler , & fauver en même tems les appa
rences ; mais il m'évitoit avec foin a
70€ HISTOIRE

Lv. III. quoique fans affectation. Je n'avois


CHAP.
point fujet de me plaindre de lui ; fa
XXXVI. fuite n'avoit rien de méprifant , & il
Suite de
Hiftoire de confervoit toujours pour moi ces dehors
Sainville & de civilité qui fieyent fi bien à un hon
de Silvie.
nête homme pour notre fexe ; il n'y
avoit que Phenice & moi qui recon
nuffions fon indifference .
Enfin rebutée de mes peines infruc
tueufes , je cherchai d'autres moyens
d'avoir accès auprès de lui ; je connoif
fois de réputation un homme vertueux.
fon intime ami , qui depuis peu s'étoit
retiré du monde. J'allai le trouver , &
fans-lui dire que Deshayes eût rien de
commun avec la Barone , je la lui re
commandai comme la meilleure de mes
amies , & comme une Dame de quali
té digne de pitié & accufée à tort , & le
fuppliai d'employer en fa faveur tout ce
qu'il avoit d'amis.
Cet homme de vertu n'enviſagea là
dedans quela charité de fecourir une Da
me innocente , & me promit d'aller la
voir pour fçavoir d'elle-même ce qu'il·
pouvoit faire pour fon fervice. Je le
prévins , & malgré ma répugnance &
mon horreur pour cette indigne créa
ture , je retournai la voir , & l'inftruifis
de ce que j'avois fait pour elle..
DE DON QUICHOTTE 71
Les honnêtes gens feront toujours la Liv. III.
CHAP.
dupe des fourbes , comme ils l'ont tou
XXXVI.
jours été. Elle fe fit fi blanche aux yeux
de cet homme vertueux, qu'il alla la voir , Suitedede
le même jour qu'il entreprit de la tirer sainville &
d'affaire. Il remua pour cet effet tant de de silvie
refforts , & fit agir fes amis avec tant
de vivacité , & Sainville lui-même >
qui ne fçavoit pas qu'il travailloit pour
fa plus mortelle ennemie , que cette
malheureuſe fortit de prifon environ
fix femaines après y être entrée. Elle
ne porta pourtant pas loin l'impunité
de les crimes ; car environ quinze jours.
après cette fortie de prifon , elle fut
trouvée morte dans fon lit , avec beau
coup d'apparence d'avoir été empoiſon
- née la veille , dans un endroit où elle
avoit foupé, & qu'on ignore encore.
J'avois oublié de vous dire , Mada
me , que fi tôt que ma fanté me l'avoit
pû permettre , je m'étois retirée chez
ma mere. Deshayes qui revint à Paris
trois ou quatre jours après la mort de
la Barone , vint m'y trouver ; mais ayant
fortement réfolu de n'avoir jamais de
commerce avec un fi méchant hom
me , je refufai non feulement de retour
ner avec lui , mais même de lui parler
& de le voir. Vous ne fçauriez croire
HISTOIRE
72
LIV. III. jufqu'à quel excès il a porté fes violen
CHAP. ces contre ma mere , qu'il accuſe de
XXXVI. mettre le divorce entre nous. J'ai ce

Suiteredede pendant encore eu affez de confideration


l'Histoi
sainville & pour lui , pour empêcher ma mere de
de Silvic. porter fes plaintes en Juftice des inful

tes qu'elle en a reçûes. Mes tantes qui


ne fçavent point les raiſons de l'obſti
nation de ma mere ni de la mienne
s'en étonnent , & fi je puis le dire , le
public en eft furpris.
Deshayes , à qui notre difcrétion
donne gain de caufe , & qui peut-être
ignore que je fçache toute la vie , & les
fujets que j'ai de me plaindre de lui , eft
avoué de tout ce qu'il fait contre nous :
& voyant que les voyes de la douceur
lui ont été jufqu'ici inutiles , il a re
cours à la violence. Il entreprit l'autre
jour de me faire arrêter , & fans le fe
cours de Sainville , & la retraite que
vous eûtes la bonté de me donner , je
ferois prefentement à fa difpofition par
tout où il auroit voulu me mener , &
peut-être au hazard de ma vie avec le
plus violent de tous les hommes. Mais,
Madame , ce n'eft pas là ce qui m'é
pouvante le plus , puifque je fuis réfo
lue à mourir mille fois plutôt qu'à me
revoir jamais entre fes bras : mais c'eſt
la
DE DON QUICHOTTE. 73
la mort de ma mere que je crains , par- Liv. III.
ce que cette nouvelle perfécution de XXXV CHAP. I.
Deshayes ne manquera pas de la met
tre aux abois. Je vais refter fans appui & l'Histoir
Suite edede
. fans fecours ; ainfi pour ne pas voir sainville &
dans le monde tant d'objets d'horreur de Silvie.
j'emporte mes pierreries & quelque ar
gent, dans le deffein de me jetter dans
un couvent inconnu à Deshayes , où je
puiffe pleurer à jamais mes malheurs &
mes infidélitez pour Sainville , qui en
font la feule fource.
Silvie ne finit fon trifte récit que les
larmes aux yeux , & la Marquife ne
à l'état où elle
pur refufer les fiennes
la voyoit ; elle la confola du mieux
qu'elle put , & lui voyant l'efprit- un
peu plus tranquille , elle lui demanda
quel couvent elle avoit choifi . Silvie lui
répondit qu'elle n'avoit encore jetté les
yeux fur aucun ; & pour lors la Mar
quife lui offrit une retraite auprès d'une
de fes fœurs , Abeffe d'un couvent fort
éloigné de Paris. Silvie accepta fon offre
fur le champ , & la Marquife lui ayant
donné une lettre de recommandation
pour cette fœur , à qui elle écrivit dans
le moment , elles fe féparérent après s'ê
tre promis une correfpondance fecrette ,
& s'être fait l'une à l'autre mille amitiez.
Tome VI. G
74 HISTOIRE
Liv.III. Silvie partit le lendemain à la pointe du
CHAP. jour , fans dire à perfonne qu'à fa mere
XXXVI . l'endroit où elle alloit , n'emmenanț

Suite de avec elle pour toute compagnie qu'une


l'hiftoire
Sainville de fille pour la fervir , & Madame fa tan
&
de silvic. te,que fa mere a priée de l'accompagner,
qui en partant de Paris ne fçavoit pas
elle-même où fa niéce alloit , ni où elle
la laifferoit.
Sainville vint le foir même chez la
Marquife , qui ne lui cacha rien de tout
ce qu'elle avoit appris , ni de ce qu'elle
avoit fait ; ce qui lui fit changer en pi
tié le reffentiment qu'il avoit contre
Madame Deshayes. Il avoua ingenu
ment à la Marquife qu'il s'étoit inte
reffé dans le procès de la Barone uni
quement pour faire plaifir à cette Dame
qu'il fçavoit y prendre interệt.
L'agréable Françoife interrompant el
le-même fa narration dans cet endroit,
pour faire connoître à fes auditeurs qui
étoit la Marquife , & le peril où étoit
fon époux à Naples , la reprit pour
dire que dans le tems même que Sain
ville étoit avec elle, il lui mandoit qu'on
L'avoit de nouveau refferré , & qu'il n'y
avoit point de tems à perdre pour le
irer du danger où il étoit. Cette nou
yelle , continua-t-elle , obligea la Mar
DE DON QUICHOTTE. 75
quife de partir la nuit même avec Sain Liv. III.
ville , pour aller à Saint Germain où CHAP.
XXXVI.
étoit la Cour. Elle y refta deux jours fans
Suite de
fatisfaction , & enfin elle vit bien que l'Histoire de
le feul parti qu'elle avoit à prendre , sainville &
étoit de partir pour l'Eſpagne avec les de silvie.
recommandations qu'on lui offroit. Elle
s'y réfolut , & pria Sainville de ne la
point abandonner ; & lui qui n'avoit
rien à faire à Paris , dont fes chagrins
lui rendirent même le féjour odieux ,
s'offrit avec plaifir à l'accompagner. Ils
revinrent à Paris pour faire de l'argent
& mettre ordre à leurs affaires ; & la
Marquife dont j'ai l'honneur d'être pa
rente de fort proche , m'ayant fait con
noître qu'elle fouhaitoit que je fuffe de
la partie, & y ayant confenti , nous mon
tâmes en caroffe quatre de compagnie ,
c'eſt-à-dire la Marquife , Sainville , une
femme de chambre & moi , & nous
partîmes quatre jours après le départ
de Silvie,
Cependant Deshayes fçut que fon
épouſe étoit fortie de Paris ; mais fui
vant les apparences , il n'apprit pas fi tôt
quelle route elle avoit tenue ; cela l'o
bligea d'avoir recours à l'autorité du
Roy pour fe la faire rendre , ou pour la
reprendre par- tout où il la trouveroit.
Gij
76 HISTOIRE
LIV. III. It demanda pour cet effet une lettre de
CHAP. cachet , & les amis qu'il avoit en Cour,
XXXVI .
qui ignoroient les juftes fujets que Sil
Suite dede vie avoit de s'en féparer , la follicité
l'histoire
Sainville & rent fi vivement , qu'il l'obtint trois
de silvie, jours après le départ de ſa femme , &
la veille du nôtre. Nous en fûmes aver
tis une heure avant notre départ de
Saint Germain , par un Commis du
Confeil qui dînoit avec nous , & qui
nous le dit comme une nouvelle indiffe
rente , & par maniere de converfation .
La Marquife ne dit rien à Sainville
de ce qu'elle vouloit faire ; mais fi -tôt
qu'elle fut à Paris , elle écrivit à fa
four , & la pria d'avertir une Dame
qui lui rendroit une lettre de fa part ,
que l'afyle qu'elle lui avoit promis au
près d'elle , n'étoit pas für par les rai
fons qu'elle lui manda. Elle écrivit auffi
à Silvie que Deshayes avoit obtenu une
lettre de cachet , qui lui donnant pou
voir de la fuivre ou de la faire fuivre .
par-tout, il pourroit arriver par quelque
contre-tems que toute la prudence hu
maine ne peut pas prévoir , qu'il dé
couvriroit la retraite, & qu'étant muni
des ordres du Prince , le tort lui feroit
toujours donné à elle feule , à quelque
violence que cet homme fe portât contre

DE DON QUICHOTTE. 77
elle , & qu'ainfi elle n'avoit qu'un feul Liv. HII.
confeil à lui donner , qui étoit de fortir CHA P.
XXXVI.
du Royaume, & quefi elle vouloit paffer Suite de
en Eſpagne avec elle , elle lui offroit une l'Hiftoire de
retraite certaine, auquel cas elle pouvoit Sainville &
la venir joindre à Touloufe dansune hô- de silvie
tellerie qu'elle lui marqua. Silvie reçut
cette nouvelle le jour même qu'elle ar
riva à ce couvent , & au lieu d'y en
trer , elle reprit fur la main droite , &
fe rendit à Touloufe , où nous arrivâ
mes le lendemain.
Jamais homme ne fut plus étonné que
le fut Sainville lorfqu'il vit Silvie & fa
tante ; mais fa furpriſe fut encore de
beaucoup augmentée quand la Marqui
fe lui dit ce qu'elle avoit fait , & la ré
folution qu'elles avoient priſe de faire
tout le voyage enfemble.
Nous réfolumes de prendre la route
de Madrid dès le lendemain ; & afin de
faire plus de diligence , nous changeâ
mes les deux petits caroffes contre un
grand , où nous pouvions tenir tous ,
afin de nous épargner le trop grand
nombre de chevaux de relais ; cepen
dant comme il nous en faloit tous les
jours fix, & quatre chevaux de main
pour Sainville , fon valet de chambre
& deux hommes d'efcorte , nous per
Giij
78 HISTOIRE
LIV. III. dîmes bien du tems , qui donna à Des
CHAP. hayes celui de nous joindre. Nous ne
XXXVI.
Suite de fçavons point par quel moyen il a fçu
P'Hiftoire de la foute que prenoit fon époufe , mais
Sainyille enfin il l'a fçû puifqu'il l'a fuivie &
de Silvic. & trouvée.
Il arriva hier au foir environ une heu
re après nous dans l'hôtellerie où nous
étions. Silvie en penfa mourir de frayeur;
mais on la remit > en lui faifant con
noître que nous étions dans un pays à
couvert de fes violences , & outre ce
la en état de nous défendre contre lui.
Nos conducteurs eurent ordre de fe te
nir fur leur garde , auffi -bien que les
laquais tous bien armez. Nous fimes
femblant de vouloir paffer la nuit dans
l'hôtellerie ; en effet nous nous couchâ
mes & fi tôt que nous crûmes que Des
hayes étoit endormi , nous nous remî
mes en chemin. Cependant Silvie ne
voulant pas que Deshayes qui la fuivoit,
la trouvât dans la compagnie de Sain
ville , la Marquife & elle l'ont forcé de
prendre une autre route pour aller nous
attendre à Madrid , & ç'a été notre bon
heur.
Pour nous nous faifions le plus de di
ligence qu'il nous étoit poffible , afin de
pouvoir aller reclamer l'autorité dé
DE DON QUICHOTTE. 79
Monfieur le Duc de Médoc Gouver- Liv. III.
neur de cette province, contre les entre- CHAP.
prifes de Deshayes. On nous avoit dit XXXVI.
que nous n'avions que pour quatre bon- suite de
nes heures de chemin , & que nos che- l'Hiftoire
Sainville de
&
vaux les feroient bien fans repaître ; de silvie;
mais à deux lieues d'ici , nous avons
trouvé des bandits qui ont obligé notre
cocher & notre poftillon de fe détour
ner & d'entrer dans la forêt. Lorsqu'ils
fe font vûs affez avant , ils ont voulu en
venir aux dernieres violences , & fans
doute nous nous ferions vûës les victi
mes de leur avarice & de leur brutalité,
fi Sainville, qui heureufement avoit pris
un chemin détourné , ne fût venu à nos
cris > & n'eût ramené à notre ſecours
nos deux hommes d'eſcorte & nos la
quais que la peur avoit écartez. Nous
avons vû commencer leur combat , &
notre poftillon profitant du tems pour
nous mettre en fûreté , a pouffé fes che
vaux à toute bride,& nous a menez pro
che de votre château , où les coupejarets
nous ont laiffez , n'ayant pas ofé paffer
plus loin. J'ai fçû qu'outre que Sainville
eft bien bleffé , fon valet de chambre a
été tué en combattant vaillamment à
côté de fon maître , qu'un des hommes
de notre eſcorte a été encore bien bleffé,
G iiij
80 HISTOIRÉ
LIV. III. auffi-bien qu'un laquais de la Marqui
CHAP . fe que nous avons laiffé dans l'hôtelle
XXXVI rie d'où vous avez eu la generofité de
Suite de nous retirer.
P'Hiftoire de
Sainville & Vous fçavez , Monfieur , continua
de Silvic.
t'elle en parlant toujours au Duc d'Al
buquerque,que j'ai été affez hardie pour
vous demander votre protection contre
les bandits dont nous pouvons encore
être infultez , mais Silvie en a encore
bien plus de befoin contre les perfécu
tions de fon époux qui eft celui qu'on
apportoit lorfque nous fortions de l'hô
tellerie , & qui eft à préfent dans ce châ
teau auffi-bien que nous. Il a auffi appa
remment été trouvé & maltraité des
bandits qui l'ont mis hors d'état d'in
quiéter Silvie de quelque tems ; mais
comme il peut en revenir , trouvez bon
que je vous prévienne en faveur de fon
épouſe , qui n'eſt pas feule à reclamer
votre crédit. La Marquiſe qui eft avec
elle eſt une Dame d'un vrai merite , de
très-grande qualité , & en un mot digne
de vos foins. Elle vous les demande
Monfieur , & l'honneur de votre appui
à la Cour en faveur de fon époux que
le Viceroi de Naples retient en prifon
avec beaucoup de dureté & fort peu
de juftice .
DE DON QUICHOTTE. 81
LIV. III.
CHAP
XXXVII,
CAPITRE XXXVII.

Des offres obligeantes que fit le Duc


d'Albuquerque aux Dames Fran
coifes; de la reconnoiſſance de Va
lerio & de Sainville , & de la con

verfation particuliere que Don


Quichotte eut avec Sancho.

E Duc d'Albuquerque à qui


gréable Françoife avoit adrelle la
parole , la remercia au nom de toute la
compagnie de la peine qu'elle s'étoit
donnée ; il l'affura de faire fes efforts &
d'employer toutes chofes pour ne point
tromper la bonne opinion qu'elle , la
Marquife , & Silvie ayoient de lui. En
fuite il voulut s'étendre fur fès louanges
en particulier , & fur tout fur la bonne
grace qu'elle avoit à raconter quelque
chofe,mais Don Quichotte prit la parole,
& dit qu'il laiffoit le foin à Monfieur le
Duc des affaires de la Marquife & de
Silvie auprès du Roy d'Efpagne , mais
qu'il fe chargeoit de les garantir des
bandits , & qu'il iroit les accompagner
juſqu'à Madrid. Il n'eft pas encore tems
82 HISTOIRE
Liv. III. de fonger à leur départ , Seigneur Che
CHA P. valier , lui dit le Duc ; nous ferons tous
XXXVII . le voyage enfemble : nous vous prions
de ne vous point impatienter jufques à
ce tems- là ; vous fçavez que vous êtes
néceffaire ici. Comment donc , ajouta
Eugenie en riant & en s'adreffant à no
tre heros , vous m'avez promis de ne
nous point abandonner que je ne vous
donnaffe congé , & vous êtes tout prêt
à partir ! où eft donc l'honneur de la
Chevalerie? Vous avez raifon , Mada
me, lui répondit Don Quichotte , je
ne dois point avoir d'autre volonté que
la vôtre.
Toute la compagnie alla voir la Mar
quife , Silvie & les malades ; ils trouvé→
rent la premiere auprès du lit de Sain
ville , où elle reçut les offres de fervice
qu'on lui fit en femme de qualité , & les
charma par fon efprit & fes civilitez.
Valerio , qui n'avoit d'autre mal que fa
foibleffe, les ayant fuivis, recohnut Sain
ville pour ce même Officier François
dont il avoit été autrefois prifonnier , &
de qui il avoit été fi bien traité. Il lui
fit mille careffes , & l'affura de tous les
fervices que lui & fes amis pourroient
lui rendre , d'une maniere à ne lui laiffer
aucun doute de fa fincerité. Dorothée,
DE DON QUICHOTTE. 83
Eugenie , la Marquife & Silvie fe firent Liv. III:
mille civilitez , admirérent la beauté CHA p.
l'une de l'autre , s'embrafférent & lié- XXXVII ,
rentune amitié étroite : ils allérent tous
dans la Chambre de Deshayes où la tan
te de Silvie les avoit dévancez , & le
trouvérent très-mal. Le Chirurgien qui
l'avoit panfé les pria de lui laiffer quel
que repos jufques au lendemain , n'é
tant point du tout en état de parler ni
de voir qui que ce fût.
Chacun fe retira donc : la Marquife
coucha avec fa parente qui avoit racon
té l'hiſtoire de Silvie , & que nous nom
merons déformais Mademoiſelle de la
Baſtide : Silvie , coucha avec fa tante ,
le Duc & la Ducheffe d'Albuquerque
eurent le plus bel appartement ; & com
me le château de Valerio étoit vafte &
parfaitement bien meublé, tout le mon
de fut logé commodément & fans em
barraffer le maître ni la maîtreſſe.
Si- tôt que nos avanturiers furent re
tirez ; Ami Sancho , dit Don Qui
chotte, tu me parois trifte , mon enfant,
dis-moi ce que tu as ,. n'es-tu pas con
tent de tajournée ? pour moi je t'avoue
que je fuis fort fatisfait de la mienne. Je
le crois , répondit Sancho , on dit que
vous valez vous feul plus de cent Ama
84 HIS
TOI
Liv. III. dis , que vous avez misR
enEfuite l'armée
CHAP des ennemis , & que vous avez fauvé
XXXVII. Madame la Comteffe. Cela eft vrai, ré
pondit Don Quichotte, & s'ils n'avoient
pas fui, je n'en aurois pas laiffé un en vie.
Maistoi , ami Sancho , où étois-tu que
tu n'as pas eu ta part de l'honneur ? Ma
foi , Monfieur " répondit il , j'étois à
boire & à dormir. Comment interrom
pit Don Quichotte , je croyois que tu
foutenois l'honneur de la Comteffe.C'é
toit mon deffein , reprit Sancho , mais
il eft venu un diable d'enchanteur qui
m'en a détourné. Là -deſſus il conta à fon
Maître tout ce qui lui étoit arrivé, avec
fon ingénuité ordinaire , confeffant qu'il
avoit éloigné le combat avec Parafara
garamus,parce qu'ils avoient fait la paix,
mais que ce n'étoit affurément pas lui ;
mais que celui qui avoit pris fon nom
lui avoit joué ce vilain tour. Je n'ai ja
mais lû , reprit Don Quichotte , que pa
reille avanture foit arrivée à Chevalier
errant ; mais , mon enfant, il arrive tous
les jours des chofes nouvelles & ſurpre
nantes , auffi ne devois tu pas entrer dans
l'hôtellerie , ni quitter le champ de ba
taille , non plus que ton cheval , par
ce qu'un bon Chevalier doit toujours
être en état. Ah pardi je vous tiens , in
DE DON QUICHOTTE. 85
terrompit Sancho , la pelle fe moque du Liv. 11 ,
fourgon ; Medecin guéris toi , toi mê- CHAP.
me ; t'y voilà , laifle t'y choir ; à bon XXXVIL
entendeur falut . Que veux tu dire , lui
demanda Don Quichotte , avec tes pro
verbes entaffez l'un fur l'autre? Je veux
dire , répondit Sancho , que vous pré
chez toujours le mieux du monde, mais
que vous reffemblez notre Curé , en ce
que vous ne faites pas cè que vous di
tes. Par exemple , mon cher Maître ,
êtiez-vous fur votre cheval quand Pa
rafaragaramus vous l'a pris , & vous l'a
renvoyé dans la poche d'un nain chez
Bafile , où vous fûtes obligé de revenir
à pied ? Tenez , Monfieur , pourſuivit
il , laiffez - moi en repos , ces diables
d'Enchanteurs en fçavent plus que nous.
Don Quichotte embarraflé de ce que le
nouveau Chevalier venoit de lui dire ,
prit un ton plus bas que celui de peda
gogue : Eh bien , Sancho , lui dit-il ,
il faut t'en confoler , puifqu'il n'a pas
tenu à toi de faire autrement. Je m'en
confole auffi , reprit Sancho ; mais ...
Quoi , mais , lui demanda notre heros
voyant qu'il n'achevoit pas ? Laiffez
moi , Monfieur , lui dit Sancho avec
chagrin. Dis -moi ce que tu as , mon
pauvre Sancho, je t'en prie , lui dit Don
86 HISTOIRE
LIV, III. Quichotte. Hé bien , Monfieur , voyez

CHAP. VOUS , lui répondit il , je fuis fâché
XXXVII. qu'on ne dira plus de nous que nous

་ fommes Saint Antoine & fon cochon ,


puifque nous ne mangeons pas à la mê
me écuelle , & que vous êtes avec des
Ducs & des Comtés , pendant que je fuis
avec des valets. Je fuis pourtant Che
valier auffi-bien que vous , & il me fem
ble qu'on devroit bien faire à tous Sei
gneurs tous honneurs. Il eſt vrai , répon
dit Don Quichotte , que j'ai été ſuf
pris que tu n'ayes point foupé avec nous;
mais , Sancho , tu dois en avoir de la
joye , puifque c'eft figne qu'on reſpecte
ici la vertu , & qu'on regarde les gens
par leurs actions , & non pas par leur
qualité. Qu'on feroit heureux dans le
monde fi on s'y gouvernoit fur ce pied
là ! Tel qui eft fuivi d'un nombreux cor
tege de flateurs , fe verroit réduit à fer
yir les autres , & tel qui fert feroit fer
vi. On m'a traité moi avec refpect &
comme un homme de confequence ?
parce que j'en fais les actions , & on t'a
traité toi comme un pilier de taverne
parce qu'on t'y a trouvé dans une pof
ture indécente , qui ne mérite que du
mépris. Tu vois par là , Sancho , que.
les hommes ne s'arrêtent qu'à l'apparen
DE DON QUICHOTTE. 87
ce qui les frappe ; ainfi il faut mon pau- Liv. III.
vre enfant, te réfoudre à bien faire , & CHA P.
XXXVII
tu feras bien traité ; mais avoue tout , il
y a quelqu'autre chofe qui te chagrine ,
tu n'es pas ordinairement fi fenfible aux
honneurs de la table, & pourvû que ton
ventre foit bien garni , je ne me fuis
pas encore apperçû que tu te miſſes en
peine du refte. Mardi , Monfieur , vous
l'avez deviné , répondit Sancho , auffi
n'ai- je pas fujet de me plaindre du trai
tement , puiſqu'il n'a tenu qu'à moi dẹ
manger autant & plus que vous ; mais
ce dont je me plains , eft de ce qu'on
m'a dit en foupant,
L'un difoit , pourſuivit - il , que je
voulois encore faire tirer au blanc , ou
comme ſur un âne ; l'autre , que j'ai des
yeux au derriere , & que c'étoit pour
voir ceux qui entroient que j'avois miş
bas mes chauffes ; l'autre que je vou
lois me faire donner un cliftere pour
m'aider à vuider ce que j'avois de trop
dans le ventre : un autre que c'eſt que
je fuis propre , & que j'avois peur de
falir mes gregues, Enfin ils m'en ont
tant dit , qu'ils m'ont empêché de fou
per ; mais , Monfieur , laiſſez-moi cou
cher, parce que je veux réver en dor
mantfi j'appellerai le cuifinier en champ
88 HISTOIRE

LIV. III. clos , car c'eſt lui qui m'en a le plus dit,
CHAP. & fans le maître-d'hôtel il m'en auroit
XXXVII . dit davantage . Ils pafférent une partie
de la nuit à raifonner fur cet article ,
jufqu'à ce que Sancho s'endormit. Don
Quichotte en fit autant , après avoir
fait quelques réflexions fur fon mal
heur , qui ne lui permettoit pas de
défenchanter Dulcinée , lui qui déli
vroit d'autres Dames qui ne le tou
choient pas de fi près .

CHAPITRE XXXVIII.

De l'arrivée du Duc de Medoc , &


de la mort touchante
de Deshayes .

E lendemain matin Eugenie en


L voya prier le Duc & la Ducheſſe
d'Albuquerque & Don Quichotte de
paffer dans le jardin du Château où elle
les attendoit. Ils y allérent , & elle leur
repréſenta de nouveau l'étrange fitua
tion où elle étoit , à caufe des entre
prifes & de la mort de fes beaux freres.
Elle continua par leur dire qu'elle ne
fçavoit de quelle maniere s'y prendre
pour en inftruire Valerio , qui ne pou
voit
DE DON QUICHOTTE. 89
voit pas l'ignorer long-tems , à cauſe Liv. III.
du prodigieux éclat que cela alloit faire CHAP.
dans le monde , & elle leur demanda XXXVHI,
confeil fur ce qu'elle avoit à faire. Le
Duc d'Albuquerque lui dit qu'il y avoit
pourvû ; que l'hiftoire que la Françoife
leur avoit racontée le foir , lui avoit
donné l'idée de ce qu'il avoit à faire ;
c'eft à dire , de mander au Duc de Me
doc qui étoit fon parent , l'état de tou
tes chofes , & le prier de venir lui-mê
me fur les lieux mettre ordre à tout par
fon autorité; ce qu'il pouvoit facile
ment , étant Gouverneur de la Provin
ce ; qu'il ne doutoit pas qu'il ne lui
accordât fa demande , & que quand il y
feroit , on prendroit avec lui des me
fures pour faire en même tems tout fça
voir à Valerio, & ne rendre public que
ce qu'on voudroit bien qui fut fçû pour
mettre l'honneur d'Octavio & de Don
Pedre à couvert , & que jufqu'à fon
arrivée , on ne devoit faire autre chofe
que tâcher de divertir le Comte Vale
rio , & avoir foin des François qui
étoient dans le château.
A peine y furent ils retournez qu'on
vint les prier de monter promptement
dans la chambre d'un des François , qui
Le mouroit. C'étoit Deshayes , qui fe >
Tome VL H
90 HISTOIRE
Liv. III fentant proche de fa fin , avoit voulu
CHAP. fe reconcilier avec Silvie , & lui de
XXXVIII . mander pardon de tout ce qu'il avoit
fait contre elle ; en un mot, lui faire
une reparation entiere . Il l'avoit de
mandée avec tant d'inftance, qu'elle n'a
voit pû fe difpenfer d'y aller ; & afin que
ce qu'il alloit dire fût public , il pria
qu'on fît entrer dans fa chambre tous
ceux qui pouvoient rendre témoignage
de fes dernieres volontez , & fur-tout
les gens de diftinction . Il demanda au
Maître d'hôtel de Valerio , qui parloit
bon François , s'il écrivoit , & ayant
appris qu'oui , il le pria d'écrire ce qu'il
alloit lui dicter. La Maitreffe de l'hôtel
lerie , qui avoit été charmée du recir
que Mademoiſelle de la Baftide avoit
commencé à faire devant elle , étoit ve
nue pour s'informer de fa fanté , & lui
offrir fes fervices ; & comme elle apprit
qu'elle étoit dans la chambre d'un Fran
çois qui fe mouroit , elle y monta , &
fut prefente au recit que fit Deshayes
devant plus de vingt perſonnes.
Il parla fort long- tems pour un hom
me auffi bas qu'il paroiffoit être ; il
avoua toutes les fourberies qu'il avoit
faites à Silvie & à Sainville , & leur en
demanda pardon , auffi-bien qu'à la:
DE DON QUICHOTTE. 91
tante de Silvie , qu'il pria d'obtenir Liv. III.
CHAP.
fon pardon de fes deux autres fœurs , XXXVIII
qu'il avoit trompées les premieres : il
confeffa que la Barone n'avoit rien dit
contre elle en leur préfence dont il ne
fût l'inventeur , & non pas Sainville
qui n'avoit jamais parlé qu'avec vene
ration de Silvie & de fa famille ; il
avouafon commerce criminel avec cette
femme , & fit entendre en termes obf
curs qu'il l'avoit empo fonnée. En un
mot , il déclara toute fa vie , au grand
étonnement de tous fes auditeurs , fur
tout de la tante de Silvie , qui en fut
extrêmement ſurpriſe. Il finit en ordon
nant à fa femme par tout le pouvoir
qu'il avoit fur elle, d'époufer Sainville
auffi tôt qu'il feroit mort , & il fic
écrire cette volonté avec le don qu'il
leurfaifoit à tous deux de tout fon bien ,
pour en quelque façon les dédommager
des peines qu'il leur avoit caufées. Il
dit qu'il mourroit content s'il pouvoit
embraffer Sainville , & le demanda
avec tant d'empreffement , qu'on fut
obligé de le faire apporter. Celui-ci y
vint de bon cœur, & lui pardonna de
même ; & enfin Deshayes s'étant re
concilié avec tout le monde , & après
avoir fait figner fon teftament par tous
Hij
B
92 HISTOIRE
Liv. III . les affiftans comme témoins , & l'avoir
CHAP. mis entre les mains de Silvie , qui fon
XXXVIII . doit en larmes , pria tout le monde de
fortir & de le laiffer feul avec un Con
feffeur qui ne l'avoit point quitté de
puis le foir du jour précedent.
La Ducheffe & Eugenie emmenérent
La Marquife & Silvie dîner avec le refte
de la compagnie , auprès du lit de Vale
rio. Le Duc d'Albuquerque affura la
Marquife qu'elle n'avoit rien à craindre
pour la vie de fon époux , le Confeil
d'Espagne ayant trop de lenteur pour
décider rien fur une premiere lettre >
& fans avoir fait des informations exac
tes , fur tout s'agiffant d'un homme de
qualité , avoué de fon Roy ; & qu'a
vant qu'on pût en rien réfoudre , il fe
faifoit fort que le Duc de Medoc écri
roit en fa faveur au Marquis de Pecaire
Viceroi de Naples fon beau-frere ; qu'il
l'attendoit le jour même , & que ce fe
roit par-là qu'il l'obligeroit de com
mencer auffi-tôt qu'il feroit arrivé , &
que dans le moment onferoit partir un
Courrier pour Naples.
La Marquife tout à-fait remife par des
affurances fi obligeantes, reprit fa gayeté
ordinaire ; infenfiblement la converfa
tion tomba fur Silvie & Deshayes. Va
DE DON QUICKOTTE. 93
lerio dit à la Marquife qu'il avoit trop Liv. M
d'obligation à Sainville pour l'aban- CHAP.
donner ; qu'il avoit beaucoup d'amis XXXVIII.
en France , & qu'il les feroit joindre
aux fiens , pour faire connoître qu'il
étoit faux qu'il eût enlevé Silvie , &
pour faire éxécuter le teftament de
Deshayes.
On alla dans la chambre de Sainville
auprès de qui on fe mit , & où les civili
rez qui recommencérent,ne furent inter
rompues que par l'arrivée du Duc de
Medoc . Il vint feul , n'ayant point vou
lu dire à fon époufe où il alloit , de peur
de l'expofer , au cas qu'elle eût voulu le
fuivre,dans un lieu qu'il fe figuroit plein
detroubles & de confufion. Il étoit fui
vi de fes gardes & de plufieurs hommes
de main en cas de befoin. On eur toute
la joye poffible de le voir , & après les
premiers complimens, avant que 'de fe
mettre à table , le Duc d'Albuquerque
s'acquita de la promeffe qu'il avoit faite
à la Marquife. Il dit au. Duc de Medoc
ce qu'elle lui avoit confié , & le pria
de lui rendre fervice. Dorothée , Va
lerio & Eugenie ſe joignirent à lui , &
le Duc qui avoit l'ame toute genereuſe ,
& qui fe faifoit un plaifir de rendre
fervice aux gens de qualité , fit non
94 HISTOIRE
Liv. III. feulement ce que le Duc avoit promis
CHAP qu'il feroit en écrivant à fon beau-frere ,
XXXVIII
mais il écrivit encore aux premiers du
Confeil de Madrid. Il montra fes lettres
avant que de les cacheter , qui étoient
écrites avec tant de zele , qu'il n'auroit
pas pû fe fervir de termes plus preſſans
quand ilauroit été queſtion de la vie de
fon propre fils ; & enfin il acheva de
mettre en repos l'efprit de la Marquife ,
qui fit partir deux courriers dans le mo
ment même , pour les porter à leur
adreffe.
Ils fe mirent à table où ils foupérent
fort bien, & ne furent interrompus que
par la priere qu'on vint leur faire de
remonter dans la chambre de Deshayes
qui demandoit àvoir Silvie pour la der
niere fois. Mademoiſelle de la Baſtide
avoit dit au Duc de Medoc ce que c'é
toit que ce François, & lui en avoit fuc
cinctement raconté l'hiſtoire. Il alla le
voir auffi-bien que les autres , & fut
auffi témoin des pardons qu'il demanda
de rechefà Sainville & à fon épouſe , de
l'ordre qu'il leur donna de s'époufer
& du don de fon bien qu'il leur réite
ra ; après quoi ayant prié fa femme
qu'elle l'embraffât pour la derniere fois ,
il mourut entre fes bras avec toutes les
DE DON QUICHOTTE. 95
difpofitions d'un bon Chrétien , & un Liv. III.
CHAP.
repentir fincere.
Les fentimens qu'il marqua dans fes XXXVIII .
derniers momens le firent regretter fur
tout de Sainville & de Silvie , dont le
cœur étoit bon & bien placé. Il falut
l'arracher d'auprès de lui , & la Ducheffe
Dorothée l'emmena avec les deux au
tres Françoiſes dans fon appartement.
Elle fut bientôt confolée , & en effet
elle ne faifoit pas une affez grande perte
pour la regretter long tems. Sa tante lui
avoua que croyant bien faire . & igno
rant les fujets qu'elle avoit de fuir Des
hayes , c'étoit elle qui l'avoit averti du
chemin qu'elle prenoit , & qu'elle lui
avoit écrit pendant qu'elle parloit à
l'Abeffe du Couvent où elle avoit voulu
entrer , qu'enfin elle lui avoit écrit de
Toulouſe même qu'elles partoient pour
Madrid ; mais qu'elle ne s'en repentoit
point , puifqu'en cela elle n'avoit fait
que lui procurer le moyen de faire une
fin plus belle que celle que fes actions
pouvoient lui attirer . Pour ne plus par
ler davantage de Deshayes , il fut en
terré le lendemain matin avec peu de
faſte , mais pourtant le plus honnête
ment qu'il fe put.
Silvie n'ayant plus fujet d'obfervor
}
96 HISTOIRE
Liv. III. fes démarches dont elle ne devoit plus
CHAP
XXXI X. rendre compte à perfonne , écrivit àfa
mere tout cequi lui étoit arrivé , & ſur
tout la mort de Deshayes & ce qui l'avoit
precedé , & s'engagea d'accompagner
la Marquife pendant qu'elle feroit en
Efpagne : ce qu'elle fit non - feulement
pour lui témoigner lereffentiment qu'el
le avoit des retraites qu'elle lui avoit
données , mais encore pour ne plus s'é
loigner de Sainville , qu'elle fçavoit bien
ne la devoir plus abandonner.

CHAPITRE XXXIX.

Du grand projet que forma le Duc


de Medoc , & dans lequel Don
Quichotte entra avec plus dejoie
que Sancho.

EPENDANT le Duc de Medoc étoit


dans une très-grande impatience
de fçavoir à fond le fujet pour lequel
on l'avoit prié de venir. Il avoit été
impoffible de le fatisfaire parce que
l'occaſion ne s'en étoit pas prefentée , &
qu'on n'avoit voulu rien dire en pré
fence de Valerio : mais ce Comte fe
trouvant beaucoup mieux , & s'étant
fait
DE DON QUICHOTTE. 97
fait porter dans la chambre de Sainville , Liv. III.
CHAP.
le Duc d'Albuquerque profita de ce
XXXIX .
tems là pour emmener le Duc de Medoc
dans l'appartement qui lui avoit été pré
paré, & fit avertir la Comteffe & Don
Quichotte de venir les y trouver.
Quelque Lecteur a fans doute déja
trouvé à redire qu'on n'ait point parlé
des civilitez que notre Chevalier avoit
faites à ce Duc , & s'imagine peut-être
qu'il ne lui en fit point. Lecteur, mon
ami , on t'a donné une trop belle idée
de la civilité de Don Quichotte pour n'y
avoir pas fuppléé de toi-même.
Lorfqu'ils furent tous affemblez , c'eſt
à dire les deux Ducs , la Ducheffe Do
rothée , la Comteffe Eugenie , & Don
Quichotte ; Eugenie , raconta au Duc
tout ce qu'elle avoit dit au Lieutenant ,
& que le Greffier avoit écrit ; après
cela Don Quichotte & le Duc d'Albu,
querque l'inftruifirent de ce qu'ils
avoient vû. Ce ne fut pas fans élever la
valeur de notre Chevalier audeffus de
celle de Roland & de Renaud. Le Duc
de Medoc étant inftruit de tout , rêva
quelque tems , après quoi prenant la pa,
role il leur dit qu'il ne voyoit pas qu'on
dût faire aucun myftere de l'avanture
à Valerio ; qu'il convenoit même qu'il
Tome VI. Į
OIRE
98 HIST
Liv. III . en fut informé , qu'à la verité l'infame
CHAP. perfonnage que fes freres y avoient joué
XXXIX . lui feroit beaucoup de peine ; mais auſſi
qu'il en feroit bien-tôt confolé fur-tout
lorfqu'on lui feroit comprendre que c'é
toit un bonheur pour lui que tous deux
y fuffent reftez , & qu'ils euffent peri
par la main de la juſtice divine qui laif
foit le champ libre à mettre leur reputa
tion à couvert devant les hommes que
pour cela il faloit abfolument nettoyer
la forêt des bandits qui défoloient le
pays , & les faire tous perir de quelque
maniere que ce fût , & que cet article
regardantfes devoirs , il s'en chargeoit ,
ajoutant que fi on pouvoit en prendre
quelqu'uns en vie , il faloit les remettre
entre les mains du Lieutenant , qu'il les
enverroit avec Pedraria fécher fur les
grands chemins , & qu'il fe chargeoit
encore de faire fupprimer des informa
tions tout ce qui chargeoit Octavio &
Don Pedre pour fauver leur mémoire
d'infamie , & de faire fubftituer à la pla
ce de ce qui feroit fupprimé un aven
des criminels qui les auroient affaffinez
eux-mêmes fans les connoître , ce qui
ne tourneroit nullement à la honte de
Valerio , qui jouiroit tranquillement
de leurs biens fans apprehender que le
DE DON QUICHOTTE. 99
fifc ofat jamais s'en emparer. LIV. III.
Ce confeil du Duc de Medoc fat CHAP.
trouvé parfaitement bon & générale- X X X I X.
ment approuvé. Comme ce Duc étoit
un très-honnête homme , il voulut bien
à la priere d'Eugenie ſe donner la peine
& fe charger de tout. Don Quichotte
qui ne demandoit qu'à fe fignaler , dit
qu'il faloit aller dès le lendemain dans
la forêt, & qu'il fe faifoit fort d'en vé
nir à bout lui feul , fa profeffion étant
de purger le monde de brigands. On
arrêta fa fougue , & le Duc , après l'a
voir affuré qu'on ne feroit rien fans lui ,
lui fit promettre qu'il ne fortiroit point
du château , ce qu'il jura foi de loyal
Chevalier. Cela ayant été réſolu de la
forte chacun fe retira dans fon apparte
ment , où on paffa la nuit avec affez de
tranquillité.
Le Duc ne manqua pas d'envoyer le
lendemain chercher le Lieutenant avec
ordre d'amener main - forte ; il envoya
encore querir plufieurs gens de Juſtice
pour voir tout d'un coup la fin de l'a
vanture. Ce Lieutenant vint avec fon
Greffier , & leur parla long - tems en
particulier , après quoi il fe fit rendre
la déclaration qu'Eugenie voit faite ,
& leur ordonna d'en dreffer une autre
Į ij
100 HISTOIRE

Ly, III. felon le fens qu'il leur preſcrivit.


CHAP. Pendant qu'ils y travailloient il entrą
XXXIX, dans la chambre de Valerio dont il fit
fortir tout le monde , & étant reſté feul
avec lui , après l'avoir préparé à ce qu'il
avoit à lui dire par un difcours fort
moral fur les accidens de la vie , que
l'Espagnol rapporte , & que je paffe fous
filence , il lui lut le papier qu'il avoit
apporté , & lui expliqua tout le refte de
vive voix, Le Comte demeura comme
frapé de la foudre à ce difcours ; mais le
Duc fçut fi bien le tourner & le convain
cre , qu'il lui rendit fa tranquillité d'ef
prit , à la confufion près , d'être d'un
fang qui avoit pû produire de fi mau
vais garnemens. Il l'obligea à regarder
cet accident comme lui étant très favo¬
rable , & le fit même confentir qu'on
allât enlever le corps de Don Pedre qui
avoit été tué par le valet de Deshayes, &
qu'on le fit enterrer honorablement
comme celui de fon frere tué par des
voleurs , ce qui fut fait le matin même ,
& Dorothée , Eugenie , le Duc d'Albu
querque & Don Quichotte étant en
trez dans la chambre en ce moment ,
n'eurent pas beaucoup de peine à le
confoler , & reffortirent pour aller fairę
conduire les corps de Deshayes & de
DE DON QUICHOTTE Iót
Don Pedre à leur derniere demeure. LIV. in .
CHAP
Le Duc qui avoit amené beaucoup de XXXIX.
gens avec lui , en attendoit encore d'au
tres , qu'il ne doutoit pas qu'ils n'arri
vaffent inceffamment ; & tous ces hom
mes étant joints à ceux que le Lieute
nant avoit amenez, & aux autres queVa
lerio pouvoit fournir , on réfolut de par
courir la forêt dès le lendemain , & de
commencer à la pointe du jour , ce qui
mit notre heros dans la plus grande
joye qu'il eût eue de fa vie.Le reste de la
journée fe paffa dans le château avec
affez de joye , par raport à la fituation
où tout le monde étoit . La maitreffè de
l'hôtellerie vint encore s'informer de la
fanté des Françoiſes , & fur tout de cel
le de la nouvelle veuve. On dira une au
trefois pourquoi elle le faifoit.
Don Quichotte & Sancho Pança ne
furent pas plutôt feuls , dans leur cham
bre, que notre Chevalier vifita fes ar
mes de tous côtez , & examina une nou
velle épée que Valerio lui avoit donnée
à la place de la fienne , qui s'étoit caf
fée , comme on a vû , en délivrant Eu
genie. Ami Sancho lui dit - il , ce fera
demain le plus glorieux jour de notre
vie, car nous y allons accomplir les or
dres de la Chevalerie errante , en pur
I iij
102 HISTOIRE
LIV. III. geant le monde de brigans & de vo
CHAP. leurs. Ah pardi , Monfieur , repliqua
XXXIX . Sancho , à qui ces préparatifs ne plai
foient guéres , vous me la donnez bon
ne & nous ne tombons pas mal de la
poële au feu. Nous allons juftement fai
re les chiens de chaffe du bourreau , en
lui allant au peril de nos vies chercher
du gibier , & encore contre des gens
defefperez , qui fe vendront plus qu'ils
ne valent. Tant mieux , interrompit
Don Quichotte , il y en aura plus de
matiere à exercer notre valeur. Et plus
de horions à gagner , interrompit San
cho à fa tour. Les diables d'Enchan
teurs n'ont qu'à fe joindre à ces gens - là ,
pourfuivit-il , & nous n'aurons pas be
fogne faite. Eh ; ne te fouvient- il pas ,
lui dit Don Quichotte , que j'ai défait
moi feul les demons à la gueule de leur
enfer. Vraiment oui je m'en fouviens ,
répondit Sancho , mais peut-être auffi
que ces demons n'avoient pas pouvoir
fur votre vie ; mais ceux - ci font des
hommes de chair & d'os , qui vous ac
commoderont en chien renfermé , com
me les François , dont il y en a déja un
de mort. Pour moi , Dieu me préſerve
du baume de fier à bras.
Mais , ami Sancho , lui dit Don Qui
DE DON QUICHOTTE. 103
chotte , il me semble que tu n'y viennes Liv. III.
qu'à contre-cœur ; Ma foi , Monfieur , CHAP.
XXXIX.
répondit le fincere Chevalier , je n'y vais
pas de trop bon cœur ; fi c'étoit des
Chevaliers , paffe; mais des gens que l'on
veut faire pendre , cela me fent l'Al
guazil , & franchement c'eſt un vilain
métier. Tu te trompes , ami Sancho , lui
dit Don Quichotte , un Chevalier & un
Sergent , ou un homme de Juftice , font
en tout differens; l'un n'y va qu'attiré &
pouffé par la vûe d'un gain fordide ; mais
un Chevalier errant n'y va qu'en vûe de
l'honneur, & pour délivrer les bons &
les innocens des torts que ces bandits
leur font. Eh bon , bon , reprit Sancho ,
dis-moi qui tu hantes , & je te dirai qui
tu es. Tenez , Monfieur , ajouta-t-il
faites en telle différence qu'il vous plai
ra , dans le fond c'eft toujours le même
métier: & les mêmes membres de Juf
tice qui y gagnent autant d'honneur que
les Chevaliers , ont encore du profit
que les autres n'ont pas. Mais , Mon
fieur , il faut être demain matin de bon
ne heure fur pied , dormons , ou me laif
fez dormir , car le diable m'emporte fi
je répons ; un bon payeur ne craint
point de donner des gages. Don Qui
chotte voyant bien qu'il perdroit fon
I iiij
HISTOIRE
104
LIV. III. tems de vouloir faire changer d'opinion
CH. XL.à Sancho , ne dit plus mot.

CHAPITRE X L.

Des armes enchantées que les deux

Chevaliers reçurent de Parafara


garamus , avec des chevaux in

fatigables.

Ls avoient déja tous deux les yeux


I fermez lorfqu'ils furent reveillez par
une voix de tonnerre , qui par ces paro
les les retira tous deux des premieres
douceurs du fommeil.
Ecoutez moi , brave Don Quichotte ,
vrai miroir de la Chevalerie errante ,
honneur de la Manche , modele de tous
les Chevaliers paffez , préfens & futurs.
Je fuis l'Enchanteur Parafaragaramus ,
le plus grand & le meilleur de tes amis, à
caufe du fervice que tu as rendu à la
Comteffe Eugenie, à qui je donne bien
fouvent à boire & à manger ; c'eſt par
mon art que tu t'es trouvé aux occafions
de lui être utile. Fies toi fur ma parole ,
tu délivreras dans peu la Princeſſe Dul
cinée du Tobofo , & tu la reverras dans
DE DON QUICHOTTE. 105
fa premiere beauté , l'avanture t'en eft L. IV. III.
refervée , & je t'en ouvrirai le chemin , CH. XL.
mais le moment n'eſt pas encore venu .
C'eſt par mon art de négromancie que
ton épée s'eft caffée lorsque tu as déli
vré la Comteffe , laiffe celle que tu por
tes, & j'aurai ſoin de te pourvoir dine
autre. Tu trouveras demain à l'entrée de
la forêt , au même endroit où tu as re
tiré la Comteffe des mains de fes ravif
feurs , un cheval que je te deftine , que
monta autrefois le fameux Largail , des
armes dont fe fervit Rodomont , & l'é
pée de Roger ; elles te ferviront contre
tous les enchantemens , & par elles tu
feras toujours victorieux dans les plus
grandes avantures de ta vie. Le Cheva
lier Sancho trouvera auffi un cheval , des
armes , & l'épée de Pinabel. Sortez tous
deux à la pointe du jour , à pied , & fans
épée, & donnez - vous de garde de dire
votre fecret à perfonne , car tout difpa
roîtroit.
Cette effroyable voix ceffa à ces paro
les , & laiffa notre Chevalier tranſporté
de joye. Pour Sancho , il fut du tems à
fe remettre de la peur qu'il avoit eue ;
mais enfin il reprit fes fens. Tu vois ,
ami Sancho , dit Don Quichotte , que
les bonnes actions ne font pas fans ré
106 HISTOIRE
LIV. III. compenfe. Eh ! pardi reprit Sancho ,
CH. XL. Parafaragaramus eft bon homme , il ai
me à rire & à boire , & je l'aime à cau→
fe de cela. Mais , Monfieur , pourfui
vit-il , il y a donc auffi d'honnêtes gens
en enfer ? Don Quichotte ne fçut que
répondre , ou ne le voulut pas. Ah ! Da
me de mes peníées , s'écria t il , illuftre
Dulcinée du Tobofo , votre Chevalier
aura donc le bonheur de rompre l'en
chantement qui vous retient. Sancho ne
fçavoit que penfer de cet article , c'eſt
pourquoi il ne vouloit pas tout -à - fait
s'expliquer , & commençoit même à
croire qu'elle étoit effectivement en
chantée. Il s'endormit fur cette penſée ,
& notre heros paffa toute la nuit à fon
ger à fon bonheur.
Le Lecteur eft déja dans l'impatience
de fçavoir quelle étoit cette voix , ilfaut
l'en retirer,& lui dire que le Duc de Me
doc avoit queftionné l'Officier fur tout
ce qui étoit arrivé à Don Quichotte & à
Sancho; celui ci lui avoit dit tout ce qu'il
en fçavoit , & là-deffus le Duc avoit ima
giné, & en même tems réfolu d'exécuter
deux chofes ; l'une au fujet du defen
chantement de Dulcinée , que nous ver
rons dans la fuite ; & l'autre , au fujet du
combat du lendemain.
DE DON QICHOTTE. 107
Il connoiffoit affez la bravoure & l'in- Liv. III.
trepidité de notre heros , pour fçavoir CH. X L
jufques où fon courage le porteroit dans
la forêt pil prévoyoit bien auffi que San
cho ne le quitteroit pas d'un pas ; il au
roit bien voulu ne les point expofer con
tre des bandits ; mais dans le fond , ou
tre que Don Quichotte n'auroit pas trou
vé bon que l'affaire fe fût paflée fans lui ,
le Duc voyoit bien qu'il lui feroit d'un
grand fecours , & qu'après tout c'étoit
la mort la plus glorieufe qui pût arri
ver à deux foux , que de perdre la vie
en fervant le public ; d'un autre côté
il voyoit bien que l'occafion feroit chau
de & de fatigue , & que les chevaux de
nos avanturiers n'étoient point affez
forts pour la fupporter , ni leurs armes
affez bonnes pour réfifter au moufquet
& au piftolet ; ainfi il avoit jugé à pro
pos de les armer par cette voye , étant
bien perfuadé que l'eftimé qu'ils fe
roient de leurs armes & de leurs che
vaux , qu'ils croiroient tenir de la main
d'un d'Enchanteur leur ami , les anime
roit davantage , & releveroit le coura
ge, fur tout de Sancho , qui lui paroiffoit
abatu par la converfation qu'il avoit eue
avec Don Quichotte , & que lui & Para
faragaramus avoient écoutée,
108 HISTOIRE
Ltv. III. Ainfi quand nos avanturiers cefférent
CH. XLI. de parler , le Duc fe retira à fon appar
tement. Il fit prendre à l'Officier de
Valerio un entonnoir , qu'il fit attacher
à une ferbaquane, & par un trou de
fenêtre qui répondoit fur une jaloufie ,
cet Officier criant à pleine tête dans
l'entonnoir , avoit dit ce qu'on vient de
lire.

CHAPITRE X L I.

Don Quichotte & Sancho s'arment


pour aller combattre les brigans.
Ces deux Chevaliers font des
"
actions de valeur inouie.

Peine le point du jour paroiffoit


A que le heros de la Manche fe le
va , & fit lever Sancho. Ils s'habillérent ,
& voulurent fortir à pied & fans armes ,
mais il étoit encore trop matin , & le
pont levis n'étant pas baiffé , ni les che
vaux prêts , il falut prendre patience.
Quand le jour fut grand , le Duc fous
prétexte de viſiter tout fon monde , def
cendit dans la cour , où il fit femblant
d'être furpris de voir nos deux Cheva
liers à pied & défarmez. Eh quoi ! Sei
DE DON QUICHOTTE. 109
gneurs Chevaliers, leur dit il, renoncez- Liv. JII.
vous à la profeffion , le peril vous fait- CH. XLI.
il peur? Perfonne n'a ici deffein de vous
contraindre , mais avant que de vous en
aller, il me femble que vous auriez dû
prendre honnêtement congé. Monfei
gneur , lui répondit Don Quichotte , je
ferois au defefpoir qu'un autre allât plus
avant que moi contre les ennemis , &
fi vous voulez vous en repofer fur moi
feul , je me charge de l'avanture , & de
purger la forêt des brigans qui s'y
cachent. Au refte nous avons des rai
fons pour fortir comme nous fommes ;
mais ce n'eft point pour fuir , ni pour
éviter d'en venir aux mains Eh ! qui
font-elles ces raifons ? demanda le Duc
avec beaucoup de douceur. Bouche clo
fe, interrompit Sancho , en parlant à
fon Maître , & en fe ferrant les deux le
vres de fes deux doigts. Eh quoi ! Che
valier Sancho , lui dit le Duc , c'eſt vous
que je croyois de mes bons amis , &
vous empêchez le Seigneur Don Qui
chotte de me découvrir vos fecrets.
Oui , Monfeigneur , répondit Sancho ,
ily a tems de parler & tems de fe taire ;
trop parler nuit, & trop grater cuit. Si
cela eft ainfi , leur dit le Duc , je ne m'en
informerai pas davantage , mais du
110 HISTOIRE
Liv. III.moins avant que de fortir venez avec
CH. XLI.moi pour décider des moyens de l'at
taque & des marques que nous pren
drons pour nous reconnoître. Don Qui
chotte & Sancho le fuivirent , & pen
dant ce tems-là on fit fortir leurs che
vaux & leurs armes , qu'on alla atta
cher à des arbres au même endroit où
Eugenie avoit été fauvée , & des gens
montérent fur des arbres prochains pour
les garder , crainte d'accident , jufqu'à
l'arrivée de nos braves. On mit encore
avec les armes un bon pâté , deux grof
fes bouteilles de cuir pleines de vin , un
bonpain , ungobelet d'argent cizelé fans
aucune armoirie.
Lorfque le Duc crut avoir affez don
né de tems à Parafaragaramus pour exé
cuter ce qu'il lui avoit ordonné , il
laiffa aller nos Chevaliers , qui fe ren
dirent en diligence à l'endroit qui leur
avoit été marqué , & où ils trouvérent
chacun leur affaire attachée en trophée
avec des écriteaux chargez des noms de
celui à qui chaque armure étoit deſti
née. Ils furent charmez de la beauté des
armes , qui étoient fi polies & dorées fi
proprement , que rien n'y manquoit.
Tout ce que Sancho y trouva de mal ,
c'eft qu'elles étoient extrêmement pe
Tom 6.pag.110.

Grave par Crepy le Fils


fante
parce
l'epr
fait
dou
tues

que
DE DON QUICHOTTE. TII
fantes , comme elles l'étoient en effet , Liv. III.
parce que pour les mettre tout à fait à CH, XLI.
l'épreuve des armes à feu , le Duc avoit
fait couler entre le fer & le cuir qui les
doubloit des mains de papier bien bat
tues en double ; mais leurs chevaux ,
qui étoient deux forts Allemans faits au
feu , & accoutumez aux coups de mouf
quets & de piftolets , étoient affez forts
pour n'en être pas furchargez.
Ils s'armérent promptement , & al
loient monter à cheval , lorfque Sancho
prenant ſon écu , vit deffous tout l'aprêt
d'un déjeuner qu'on y avoit mis. Tout
beau, Chevalier, dit-il à fon Maître, pre
nons toujours, nous ne fçavons qui nous
prendra ; un bon tien vaut mieux que
deux tu l'auras ; ceci mérite bien que
nous nous arrêtions un peu , notre bon
ami Parafaragaramus eft trop civil pour
nous laiffer partir à jeun , & fi cela eft
auffi bon qu'il a bonne mine , nous ne
ferons pas mal de boire un coup à fa
fanté. En difant cela il s'affit fur l'herbe ,
& obligea Don Quichotte d'en faire
autant. Il parla encore pendant le re
pas de la pefanteur de fes armes. Tu ne
dois pas t'en étonner , lui dit fon maî
tre , les hommes d'autrefois étoient
bien plus forts & plus grands que ceux
112 HISTOIRE
LIV. III.d'à préfent : la nature déperit tous les
CH. XLI jours ; & outre cela Pinabel étoit un
Íarron extrêmement vigoureux , comme
je te le dirai une autrefois. Quoi ? dit
Sancho , Parafaragaramus me donne les
armes d'un larron pour en aller défaire
d'autres , pardi je n'en veux point , elles
me porteroient guignon. Eh ! mon en
fant , lui dit Don Quichotte , ne fçais
tu pas bien qu'on ne combat jamais
mieux les méchans qu'avec leurs pro
pres armes,
Ils auroient plus long-tems parlé &
mangé , car la ſtation plaifoit fort à
Sancho , fi le Duc ne fût arrivé fuivi de
toute fa troupe au nombre de plus de
cent hommes. Il contrefit l'étonné de
les voir fi bien armez. Don Quichotte ,
qui mouroit d'impatience de fe figna
ler , vouloit brufquement entrer dans
la forêt , mais le Duc lui dit qu'il faloit
qu'une partie de fon monde en fît le
tour, afin que qui que ce fût ne pût s'é
chaper, & qu'on fe reconnoîtroit au
fon du cors que chaque troupe auroit.
Pendant cette maniere de confeil de
guerre , Sancho avoit plié bagage , &
avoit mis le pâté & le pain d'un côté à
Parçon de la felle de fon cheval , & la
bouteille de l'autre. Le Duc les quef
tiona
DE DON QUICHOTTE. 113
tiona fur leurs armes & leurs chevaux Liv. III,
qui étoient en bon ordre , & leur dit CH. XLI .
qu'il foupçonnoit là dedans de la negro
mancie. Pardi , Monfeigneur , lui dit
Sancho tout gaillard , tant de l'état où il
fe voyoit , que d'une bouteille qu'il avoit
prefque vuidée feul , il fait bon avoir des
amis par tout , & en enfer comme ail
leurs.Il y a des maudits enchanteurs qui
nous piquent comme guefpes , mais il y
en 2 auffi qui font de nos amis. Patien
ce , nous les reconnoîtrons ; laiffez-nous
feulement aller , & vous verrez beau
jeu. Allez à la bonheur , dit le Duc qui
avoit divifé fa troupe en quatre , afin
d'entrer de quatre côtez.
Notre intrepide Chevalier fans af
fecter aucune troupe , fe jetta dans le
premier chemin qu'il trouva , & ne fui
vant que fes vifions , alloit le plus vite
qu'il pouvoit, Sancho le fuivit , & com
me ils étoient tous deux parfaitement
bien montez , ils furent bien-tôt éloi
gnez & hors de vûe. Ils allérent long
tems dans la forêt , fans trouver perfon
ne ; mais enfin étant arrivez dans un
fond où ils virent deux ou trois petits
chemins frayez , ils en fuivirent un qui
les conduifit à l'entrée d'une caverne ,

qui fervoit de retraite aux bandits qu'ils


Tome VI. K
114 HISTOIRE
LIV. III, cherchoient. On doit fe reffouvenir
H. XLI. que les bandits étoient les diables for
gerons que notre Heros avoit mis en
faite , & qui s'étoient joints aux coupe
jarêts que Don Pedre & Valerio avoient
raffemblez.Don Quichotte & fon Ecuyer
voulurent entrer l'épée à la main dans
cette caverne , mais ils furent auſſi -tôt
faluez d'une décharge de coups de mouf
quets & de piftolets. Heureufement
pour eux les coups étoient tirez de trop
près , & outre cela n'avoient pas affez
de force pour percer leurs armes , qui
étoient à l'épreuve. Elles furent néan
moins extrêmement fauffées , & la vio
lence de cette charge fut fi forte , que
nos deux Chevaliers en perdirent la
refpiration , & furent renverfez fur la
croupe de leurs chevaux , & de - là glif
férent à terre. La croyance qu'eurent
les bandits de les avoir tuez , fut ce
qui leur fauva la vie. Il eft pourtant
certain qu'ils fe feroient très mal trou
vez de leur témerité , fi une des troupes
attirées par le bruit ne fût venue à leur
fecours. Elle arriva juftement dans le
tems qu'il faloit , puifque c'étoit dans
le moment que nos avanturiers repre
noient connoiffance .
L Cette troupe étant à l'ouverture de
DE DON QUICHOTTE. IIS
la caverne fit feu bien vivement , & Liv. III.
les voleurs y répondirent en gens dé - C H. XLI .
fefperez. Ce grand bruit acheva de fai
re revenir nos Chevaliers de l'étour
diffement où ils étoient. Ils fe relevé
rent , & ne ſe ſentant point bletfez ,
& voyant encore leurs chevaux qui
n'avoient pas branlé , ils crurent effec
tivement que leurs armes étoient en
chantées , & n'hésitérent pas de fe jetter
dans cette caverne avec beaucoup de
réfolution. On les y fuivit pied à pied ,
l'épée d'une main & le piftolet de l'au
tre. Ceux des bandits qui n'avoient
point été tuez à cette charge , voyant
bien qu'il leur étoit impoffible de réfif
ter à tant de gens , quittérent la partie ,
& fe fauvérent par de petites routes
fouterraines , par lesquelles cette caver
ne avoit des iffues inconnues à ceux qui
auroient entrepris de les y attaquer.
Don Quichotte & Sanche après l'avoir
parcourue toute malgré l'obfcurité qu'il
y faifoit , étoient prêts de revenir fur
leurs pas , lorfqu'ils entendirent une voix
qui les appelloit. Ils y allérent , & trou
vérent un homme lié & couché fur de
la paille. Ils le déliérent & l'amenérent
à un plus grand jour , où il fut recon
nu par des gens du château de Valerio
Kij
116 HISTOIRE
LIV. III. qui étoient de la troupe , pour ce même
CH. XLI. Gentilhomme qui s'en étoit fui , lorf
que Don Pedre & Octavio avoient
voulu la premiere fois emmener Eu
genie.
Ils furent preſentez au Duc de Me
doc , qui arriva dans le moment , attiré
auffi par le bruit de la moufqueterie.
Celui- ci ne lui reprocha point fa lâche
té , d'avoir abandonné fa maitrelle , &
il fe contenta de lui demander ce qu'il
faifoit là. Il répondit , qu'après avoir
quitté la Comteffe , la peur ne lui avoit
pas permis de voir quel chemin il pre
noit , & qu'il étoit venu juftement
s'enfourner dans cette même caverne ,
où les voleurs s'étoient.raffemblez peu
de tems après. Qu'il avoit appris là
qu'Octavio avoit été dévoré par un
Ours , Valerio tué , Eugenie fauvée ,
& Pedraria arrêté. Que Don Pedre qui
avoit reconnu fon cheval , l'avoit fait
chercher , & qu'on l'avoit trouvé dans
l'endroit où il s'étoit caché. Que d'a
bord Don Pedre avoit voulu le tuer ,
mais que peu après il avoit changé de
fentiment , & lui avoit fait promettre ,
que fitôt qu'il feroit gueri des bleffures
qu'il avoit reçûes à la cuiffe & au bras ,
il retourneroit chez Valerio , & faci
DE DON QUICHOTTE. 117
literoit l'entrée du château à lui & aux Liv. III.
fiens pour poignarder le Comte , la CH. XLI,
Comteffe & tous leurs gens , & piller
toutes les richeffes qui étoient chez eux.
Qu'il lui avoit tout promis pour évi
ter la mort préfente , mais que quatre
jours après , plufieurs de ces bandits ,
qui étoient allez chercher des vivres ,
étoient revenus bien bleffez , & qu'il
avoit appris d'eux , qu'ayant voulu atta
quer un caroffe plein de femmes & l'a◄
mener, pour avoir les chevaux dont ils
manquoient , ils s'étoient battus à deux
reprifes contre des François , & un
Démon fous la figure d'un homme qui
leur avoit repris le carroffe , ôté Euge
nie qu'ils tenoient encore , & tué huit
de leurs camarades , & entr'autres Don
Pedre. Que n'ayant plus de chef, & fe
doutant bien qu'ils feroient bien - tôt
attaquez , ils avoient réfolu d'aller chez
Valerio , tuer tout ce qu'ils y trouve
roient , piller le château , & après cela
ſe retirer en France , ou fe joindre aux
bandits & Miquelets des Pirenées , &
qu'ils auroient exécuté leur réfolution
dès la veille , s'ils n'avoient pas appris
par ceux qui avoient été aux provi
Gions , que le Duc d'Albuquerque y
étoit refté avec fon monde , joint à
.118 HISTOIRE

L. III. cela qu'ayant fçû , que vous , Monfei


CH. XLI.gneur , y étiez arrivé dès avant - hier
avec un gros cortége ; ils n'avoient dif
feré leur deffein que jufques à votre dé
part de l'un ou de l'autre : qu'au refte
il étoient encore vingt-huit hommes ,
tous gens de fac & de corde , bien ré
folus , & tellement fermes dans leur ré
1
folution , qu'ils avoient envoyé un des
leurs vers le fameux Roque , pour lui
demander fa jonction , & lui offrir de
partager le butin avec lui & fes gens;
mais qu'heureufement celui qui y étoit
allé , étoit revenu la nuit même leur
dire , que Roque avoit été vendu & li
vré à la fainte Hermandad , & tous fes
gens diffipez.
Le Duc de Medoc ayant entendu
cette relation , renvoya chez Valerio ce
Gentilhomme & ceux des fiens qui
avoient été bleffez , & fit compter les
bandits qui avoient été tuez. On en
trouva huit roides morts & deux hom
mes de Juſtice : reſte à vingt , dit - il ,
qu'il faut avoir morts ou vifs ; allons ,
Meffieurs , ajouta-t-il , pourfuivons no
tre quête.
Nos deux Chevaliers , qui , fans at
tendre fes ordres , avoient remonté à
cheval , étoient déja bien loin , &
DE DON QUICHOTTE. 119
avoient trouvé quatre de ces bandits LIv. III.
qui s'échappoient , lefquels fe voyant CH. XLI.

pourfuivis , firent volte face , dans la
réfolution de fe bien vendre. Ils don
nérent deffus l'épée au poing d'eftoc &
de taille. Sancho , bien perfuadé qu'il
étoit invulnerable , imita fon maître le
mieux qu'il pût , de forte que , quel
que réfiftance que ces hommes puffent
faire , nos Avanturiers en mirent deux
fur la place , & des gens du Lieutenant
étant venus aux coups de piftolets , no
tre Heros leur abandonna les deux au
tres , & les pria de leur fauver la vie.
Eh ! bon , bon , dit Sancho , plus de
morts & moins de mangeurs ; tuez ,
tuez , Meffieurs , ou je m'en vais les
pendre tout à l'heure. En difant cela il
mit pied à terre , alla à eux , & s'appro
chant d'un dont l'épée étoit caffée , lui
paffa la fienne dans le corps. L'autre
voyant qu'il n'y avoit point de quar
tier à efperer , aima mieux fe faire tuer
que de fe rendre , & fe battit avec tant
de réfolution , que malgré le nombre
des affaillans , il en mit deux hors de
combat.
Sancho qui vit que les gens de juftice
dépouilloient & fouilloient les morts ,
les imita , & heureufement pour lui , ce
120 HISTOIRE
LIV.III. lui à qui il adreffà , étoit le tréforier
CHALI de la troupe , & avoit tout l'argent que
Don Pedre & Valerio lui avoient con
fié ; en forte que Sancho trouva un fac
plein d'écus d'or & de piftoles d'Efpa
gne. Il le mit promptement dans fa po
che fans le montrer à perfonne , crainte
d'être obligé de partager fon butin.
Cette bonne avanture le mit encore en
goût & augmenta fa bonne humeur . Il
remonta à cheval & fuivit fon maître
qui étoit déja affez éloigné. Sancho
l'ayant rejoint lui fit rapport de ſa bonne
fortune , & lui dit , qu'il ne fçavoit pas
combien il y avoit d'argent dans le fac :
mais qu'il étoit bien lourd. J'en ai de
la joye , lui dit Don Quichotte , cela
t'appartient de bonne guerre : non pas
à moi feul , Monfieur , lui dit le fidéle
Ecuyer , car c'eſt celui que vous avez
tué. Nous parlerons de cela une autre
fois , ami Sancho , lui dit-il , toujours
puis-je te dire , que je te fçai bon gré
de tonbon cœur , & je te donne le tout ,
à condition que tu ne me diras plus
que nous faifons le métier d'Archers
où de Sergens : cependant donne-moi
à boire un coup , je t'avoue que j'ai
foif. Et moi faim & foif, reprit San
cho, mettons pied à terre , mon cher
maître.
DE DON QUICHOTTE. 121
maître. Non , non , dit Don Quichot- Liv. IIL
07
te , il faut voir la fin de l'avanture . Ils CHAP.
burent donc feulement un coup à che- XL
val , & Sancho qui avoit le cœur guai ,
ne put s'empêcher de parler felon fon
naturel glouton. Tenez , Monfieur ,
dit il , j'aime mieux cet argent-là que
tous les gouvernemens du monde , &
fur-tout ceux des Ifles Barataria ; car
avec mon argent je trouverai de quoi vi
vre , à boire & à manger tout mon
faoul , & dans mon gouvernement le
Docteur Pedro Rezio de Tirtea fuera
me vouloit faire mourir de faim. Mais
ว propos , mon cher maître , ce n'eſt
pas une grande peine quand on a deş
armes enchantées , de tuer des gens qui
ne peuvent vous faire aucun mal. Don
Quichotte lui promit de lui répondre
là deffus une autre fois , ce que le tems
préfent ne lui permettoit pas de faire;
enfuite ayant affez repu , ils continué
rent leur quête.
Cependant les autres troupes étoient
toutes raffemblées , après avoir chacu
ne de fon côté traversé une partie de
la forêt fans rien trouver ; & comme
le jour étoit déja fort avancé , le Duc
avoit fait réfoudre qu'on arrêteroit le
premier bandit qu'on trouveroit fans
Teme VI . L

1
122 HISTOIRE
Liv.III. lui faire aucun mal , & qu'on l'affure
CHAP. roit même de lui fauver la vie , pour
XLI. vû qu'il découvrît les retraites des au
tres , & en facilitât la prife. Ce con
feil réuffit tout à propos ; parce que ,
comme on en eut apperçû deux mon
tez au haut d'un arbre , on alla à eux ;
mais là peur dont ils furent faifis en fit
tomber un de fi haut , qu'il ſe brifa
tout le corps , & reſta mort fur la place.
Le Duc parla à l'autre avec tant de
douceur , qu'il fe laiffa gagner aux pro
meffes qu'il lui fit , & étant defcendu
conduifit la troupe dans tous les en
droits de la forêt où ils fe retiroient
on y en trouva huit dont il n'y en eut
que deux qui fe défendirent & qui fe
firent tuer , les fix autres étant hors de
combat par les bleffures qu'ils avoient
reçues , tant à l'affaut de la caverne ,
que par les actions où ils s'étoient trou
vez contre Sainville & Deshayes. La
longue traite qu'ils avoient faite pour
fe fauver , & le fang qu'ils avoient per
du ayant tout - à - fait épuifé leurs for
ces , ils furent pris vifs & remis entre
les mains des gens du Lieutenant , qui ,
avec du vin leur raffermirent le cœur
& après cela les firent porter dans une
charette , qu'on envoya querir à la
DE DON QUICHOTTE. 123
même prifon où étoit Pedraria. LIV. III.
Il ne reftoit plus que fix de ces mal- CHAP.
XLI.
heureux à trouver , mais il fut impoffi
ble d'en venir à bout dans la forêt . Ils
étoient tous fix enfemble , bien réfo
lus de fe défendre juſques à la derniere
goutte de leur fang . Ils avoient reconnu
les couleurs & les bandolieres du Duc
de Médoc , fur le corps de ceux qui
étoient venus au fecours de notre Hé
ros qui les avoit attaquez le premier
dans leur caverne ; & ils ne doutoient
pas que ce ne fût lui qui leur avoit dref
fé cette partie;& comme ils ne croyoient
pas qu'il eût ofé entrer dans la forêt ,
ni ſe commettre avec des gens comme
eux , ils avoient réfolu de venger leur
mort par la fienne ; ainfi au lieu de fe
cacher dans leurs retraites ordinaires ,
ils avoient quitté le bois , & s'étoient
jettez du côté du chemin du château de
Valerio , & en tournant le dos à ceux
qui les cherchoient , ils croyoient trou
ver le Duc feul, ou du moins peu accom
pagné & hors d'état de leur réfifter : mais,
au lieu de lui , ils trouvérent la Duchef
fe fon épouſe .

Lij
124 HISTOIRE
Liv. III.
CHAP.
XLII.
CHAPITRE XLII.

Comment Don Quichotte fauva la


vie à la Ducheffe de Medoc.
Nouveaux exploits des deux Che
valiers.

Na dit ci-deffus que comme le


O Duc de Médoc étoit parti de chez
lui fans dire à la Ducheffe ni où il alloit
ni pourquoi il fortoit , ne le voyant
point revenir le foir , elle s'en enquit ,
& quelqu'un de fes domeftiques lui
ayant dit qu'il étoit allé chez le Comté
Valerio , où étoient Don Quichotte &
Sancho 2 elle ne s'en mit plus en
peine ; mais la journée du lendemain
étant paffée fans le voir revenir , &
fçachant d'ailleurs qu'il avoit encore en
voyé chercher du monde , elle crut que
c'étoit quelque nouveau divertiffement
qu'il fe donnoit aux dépens de nos
Avanturiers , & voulut en avoir fa
part. Il n'y avoit que deux petites
lieues de fon château à celui du Com
re ; ainſi elle réſolut d'y venir à l'iffue
de fon dîné. Elle fe mit donc en che
min , & croyant le pouvoir faire en
DE DON QUICHOTTE: 125
toute fûreté , elle n'avoit que fon train Liv. I
ordinaire , qui confiftoit en un Ecuyer , CHAP.
XLIL
un cocher , un poftillon & quatre va
lets de pied derriere fon caroffe , tous
défarmez , qui ne fe doutant de rien ,
venoient tranquillement au-devant des
fix bandits qui alloient à eux. Si-tôt
que ces fcélérats furent proches d'eux ,
prenant l'Ecuyer pour le Duc dans fon
caroffe , ils y lâchérent quatre coups de
moufquet qui tuérent l'Ecuyer & le co
cher , cafférent une jambe à un valet
de pied , & firent tomber la Ducheffe
évanouie. Heureufement pour elle Don
Quichotte & Sancho étoient à l'entrée
de la forêt de ce côté là. Leurs Chevaux
accoutumez à courir au feu , prirent à
toutes jambes le chemin du bruit , & fu
rent en un moment hors du bois. Le
caroffe de la Ducheffe n'en étoit pas à
deux cens pas , ainfi nos avanturiers vi
rent diftinctement ce que ces miférables
faifoient.
Dans la croyance où ils étoient d'a
voir tué le Duc & la Ducheffe , ils ne
fongeoient plus qu'à fe fauver , & pour
cela dételoient les chevaux du carrof
fe pour s'en fervir. Le Cocher étoit
étendu par terre , le poftillon & trois
valets de pied fuyoient à travers champ,
Liij
126 HISTOIRE
Liv.III. en criant de toute leur force : celui qui
CHAP. n'étoit que bleffé étoit à terre , où étant
XLII.
plus mort que vif, il n'oſoit branler ni
ouvrir la bouché. Notre Héros coupa
chemin à un des fuyards , & ayant ap
pris de lui qu'on venoit d'affaffiner la
Ducheffe de Médoc , il tomba comme
la foudre fur les bandits qui n'avoient
pas encore eu le tems de monter à che
val. Deux de ces malheureux , dont les
moufquets étoient chargez , l'attendi
rent de pied ferme , & fi-tôt qu'il fut
à portée , ils les tirérent. Leur crime
leur ôtant l'affurance , la main leur
trembla , & leurs coups donnérent en
gliffant fur la cuiraffe, qui ne le per
cérent pas, & ne firent que lui ôter un
moment la refpiration. Sancho vint à
lui & le foutint fur fon cheval. Si ces
fcélérats n'avoient pas été aveuglez , &
qu'ils euffent confervé un peu de bon
fens , il eft conftant que nos braves
étoient morts , parce qu'il n'y avoit
rien de fi facile que de les égorger ; mais
les criminels manquent toujours à quel
que chofe : ils s'amuférent à recharger
leurs moufquets , & à aider leur cama
rade , ce qui donna le tems à Don Qui
chotte de revenir à lui , & à la Duchef
fe celui de reprendre affez fes fens
DE DON QUICHOTTE. 127
pour s'appercevoir qu'on étoit venu à Liv. III.
fon fecours. CHAP .
XLII.
Notre Héros reprit fa fureur , en
même tems qu'il reprit connoiffance , &
joignit les bandits l'épée à la main , qui
furpris de fe voir fur les bras un hom
me qu'ils croyoient mort , fe défendi
rent avec tout le défefpoir de gens qui
n'attendoient que la roue , & Don Qui
chotte les attaquoit avec toute la témé
rité d'un Chevalier errant. Sancho ร
prévenu qu'il n'avoit rien à craindre >
fut le premier à tirer du fang , & fe dé
fit d'un qui tâchoit de ne le point mé
nager. Son cheval fut bleffé d'un coup
de pointe au poitrail , & n'étant pas
accoutumé d'être piqué dans cet en
droit , il fe cabra , & jetta le pauvre
Ecuyer fur fa croupe , & de- là à terre.
Il fut pourtant affez heureux pour n'ê
tre point bleffé de fa chute. Don Qui
chotte qui confervoit fon fang froid , le
couvrit contre deux bandits qui vou
loient le tuer. Sancho fe releva promp
tement ; mais comme il avoit lâché
fon épée en tombant , un des voleurs
s'en étoit faifi . Tout défarmé qu'il
étoit , il ne perdit pas le fens , & prit un
palonier qui étoit à terre , & s'en fer
vit comme d'une maffue fi à propos ,
Lüij
128 HISTOIRÉ
LI . III. qu'il en affomma un des bandits qui fai
CHAP. foit tête à Don Quichottè , & caffa les
XLII . jambes de celui qui avoit fon épée , qu'il
reprit tout aufli tôt , & la lui paffa dans
la gorge .
Tout cela s'étoit fait à la tête des
chevaux du caroffe , & devant les yeux
de la Ducheffe,qui ne fçavoit qui étoient
fes vaillans défenfeurs. Elle fut remar
quée par un de ces fcélérats , qui pouf
fé de fon défeſpoir vint à elle , & l'au
roit tuée fi Don Quichotte ne fe fût ap
perçu de fon deffein. Ce malheureux fe
préparoit à porter un coup d'épée à cet
te Dame , & l'auroit affurément percée
fi notreHéros n'eût fait gauchir le coup ,
en lui pouffant fon cheval fur le corps ,
en forte que la Ducheffe en fut quitte
pour la peur , & pour une égratignure
à la main qu'elle avoit portée au devant
du coup.
Cependant un des bandits , qui ref
toit en état de défenfe , voyant ' bien
que fa réfiftance ne ferviroit de rien ,
s'étoit fervi de l'occafion , & étant
promptement monté fur le cheval qui
s'étoit déchargé de Sancho , il le pi
quoit , ou plûtôt le preffoit de tout fon
poffible , car il n'avoit point d'épe
rons , & fe feroit peut-être fauvé , lị
DE DON QUICHOTTE. 129
Sancho ne s'en fût point apperçu . Mon LIV. III.
cher Maître , cria-t-il à Don Quichot- CHAP.
XLII.
te ! comment boirons - nous ? voilà un
voleur qui emporte le pain & le vin ,
& j'ai une foif enragée ? courons vîte
après. Don Quichotte qui venoit de ter
raffer celui qui avoit voulu tuer la Du
cheffe , ne voyant plus qu'un homme en
état de défenſe , & qu'il lui venoit en
core du fecours d'un autre côté , fe con
tenta de recommander de ne le pas tuer ,
& de le prendre vif, après quoi il fe mit
aux trouffes du fuyard , qu'il eut bien
tôt atteint , & dont il eut auffi bien tôt
purgé le monde.
Les gens qui venoient au fecours de
la Ducheffe étoient les fiens mêmes ,
qui après avoir été de loin témoins du
combat de nos braves , & voyant que le
nombre des affaflins diminuoit , étoient
venus pour achever d'en délivrer leur
maîtreffe , & fe fervant de l'exemple
que Sancho leur avoit montré , ils pri
rent chacun un palonier , & curent
bien-tôt abattu le malheureux qui ref
toit fur fes pieds ; ils alloient achever
de l'affommer , lorfque Don Quichotte
qui arriva ramenant le cheval de San
cho , & par conféquent la bouteille
les empêcha de tuer ce miférable , & ſe
HISTOIRE
130
LIV. III.contenta de le faire lier & garotter auf
CHAP. fi bien que l'autre , que Sancho avoit
XLII. affommé, & celui à qui il avoit fait paf
fer fon cheval fur le corps , qui tous
deux n'étoient qu'étourdis. De forte
que de ces fix qui avoient voulu affaffi
ner le Duc , il n'y en eut que deux qui
reftérent fur la place , & quatre autres
qui furent pris en vie , defquels étoit
celui à qui Sancho avoit caffé les jam
bes.
Sancho ne voyant plus à combattre ,
& fe reffouvenant que la dépouille étoit
à lui , fouilla les vivans & les morts ,
fur qui il trouva encore du butin qui
lui plut beauconp , quoiqu'il ne fut pas
fi confidérable que le premier ; il leur
laiffa néanmoins leurs habits , parce
qu'ils ne valoient pas la peine d'être em
portez. Pendant qu'il étoit occupé à cet
te belle action , Don Quichotte l'avoit
été à faire lier ceux qui étoient encore
en état de défenfe , & tous deux n'ayant
plus rien à faire , Sancho ſe reffouvint
qu'il avoit foif, & fit refſouvenir fon
maître de la même choſe.
Ils levérent en même tems l'armet ,
Don Quichotte pour aller à la Duchef
fe, & Sancho pour boire. Ce fut là que
cette Dame les ayant reconnus, en fut
DE DON QUICHOTTE. 131
en même tems furpriſe & réjouie. On Liv. III.
laiffe à penfer aux Lecteurs les remerci- CHAP.
XLII.
mens qu'elle leur fit , & qu'elle avoit
en effet fujet de leur faire. Notre Hé
ros lui dit , qu'il étoit le plus heureux
de tous les Chevaliers , de ce que la
fortune lui avoit fourni l'occafion de
lui rendre ſervice. Qu'il étoit très-fa
ché du rifque qu'elle avoit couru , mais
auffi qu'il étoit très-réjoui de l'en avoir
retirée. Elle remercia auffi Sancho qui
lui dit à l'oreille , qu'en peu de tems
elle en verroit bien d'autres , puifque
les Enchanteurs ne les perfécuteroient
plus tant qu'ils avoient fait ; & qu'ils
en avoient un du premier ordre avec
qui ils avoient contracté amitié. H
n'en voulut pas dire davantage,de crain
te d'être entendu de fon maître , qui
préfenta la main à la Ducheffe pour la
faire defcendre de caroffe , pour en ôter
le corps de fon Ecuyer. Sancho le vou
loit encore fouiller , mais il en fut em
pêché par Don Quichotte , qui lui dit ,
que ce n'étoit pas un ennemi , & que
par conféquent , ce qu'il avoit n'étoit
pas de bonne prife. Il entretint cette
Dame pendant qu'on raccommodoit fon
train , avec tant de courtoifie & de fa
geffe , qu'elle ne fçavoit que juger d'un
HISTOIRE
132
Liv. III. homme qui étoit effectivement fou ,
CHAP. & qui pourtant parloit de fi bon fens
XLII. & fe battoit avec tant de conduite &
de valeur.
Il avoit mis pied à terre pour aider à
la Ducheffe à defcendre de carroffe , &
Sancho n'étoit point encore remonté
fur fon cheval , lorfque la Ducheſſe ,
qui s'informa du Duc fon époux , ayant
appris qu'il étoit lui-même dans la fo
rêt à la quête des bandits , en eut une
vive douleur , craignant qu'il ne s'en
trouvât quelqu'un affez déterminé pour
aller à lui , comme il en étoit venu
à
elle , & cherchant dans fa tête le moyen
de le retirer d'un lieu où il couroit
tant de péril , elle n'en trouva point de
meilleur ni de plus facile , que celui de
faire tirer plufieurs coups de moufquet ,
ne doutant pas qu'il ne vint au feu ;
comme en effet elle ne fe trompa pas.
On avoit ôté aux fix bandits qui l'a
voient attaquée , leurs armes & leur pou
dre , ainfi elle ordonna à fes gens de
s'en fervir pour tirer coup fur coup.
Ils le firent, & Sancho qui voulut à
contre-tems faire l'officieux , fe mit de
la partie malgréfon ferment , de ne rien
avoir à démêler avec une arme inferna
le. Il nefçavoit par oùs'y prendre , mais

1
DE DON QUICHOTTE. 133
fa vaine gloire ne lui permit pas d'a- Liv. II.
vouer fon ignorance . CHAP.
XLIII.

CHAPITRE XLIII

De l'accident qui arriva au Che


valier Sancho , en tirant une ar

me à feu. Remede pire que le


mal.

L prit un des moufquets , & imitant


I
re aux autres , il le chargea de trois
fois plus de poudre qu'il n'en faloit. Si
le canon n'en avoit pas été parfaite
ment bon , il auroit infailliblement
crévé entre les mains , & l'auroit fans
doute tué , ou du moins eftropié pour
toute la vie ; outre cela il ne refermą
pas la gibeciere où étoit la poudre à ca
non , & en mit dans le ballinet une fi
grande quantité , qu'il en répandit
fur lui. Il lâcha fon coup en tournant
la tête , mais non affez promptement
pour s'empêcher d'être grillé comme
un cochon. La barbe , les fourcis , les
yeux , les mains , tout s'en fentit , &
le coup partant dans l'inftant , le re
pouſſa ſi bien , qu'il le jetta fur le dos les
HISTOIRE
134
Liv. III quatre fers en l'air , & le feu prit en mê
CHAP . me tems au refte de la poudre qui étoit
XLIII.
dans la gibeciere , fi bien que le pauvre
Sancho parut faire la cabriole au milieu
du feu & des flammes , en criant comme
un enragé.
L'inquiétude de la Ducheffe né l'em
pêcha pas de rire d'un fi beau fault >
mais elle fe retint en voyant la rage &
la fureur qui montérent tout d'un coup
au vifage de Don Quichotte , qui cou
rut à fon Ecuyer , & le trouva , comme
j'ai dit , prefque mort , grillé , rouſſi
& rôti , & la machoiré toute en fang.
Le coup avoit été fi violent , que la
contufion lui avoit fait enfler la joue
comme un bâlon , enforte que c'étoit
en même tems un ſpectale affreux &
pitoyable. Otez - moi ces armes infer
nales , Chevalier , dit-il à fon maître ,
je fuis mort , il crachoit plus de fang
qu'il ne difoit de paroles , & ne pou
voit pas ouvrir les yeux. Enfin c'étoit
une chofe épouvantable que l'état où il
étoit. Son maître prit le moufquet qui
étoit à terre à côté de l'infortuné San
cho ; Que maudit fois tu de Dieu & de
fes Saints , malheureux inftrument , dit
il en le caffant fur une roche de toute
fa force , arme de l'invention du Dé
DE DON QUICHOTTE. 135
mon & de fes mauvais anges . Liv. III.
Il en vouloit faire autant de ceux que CHA P.
tenoient les gens de la Comteffe , & XLIII ,
l'auroit fait fi elle ne l'avoit retenu . Il
revint auprès de fon Ecuyer , qui crioit
toujours de toute fa force qu'il étoit
mort. C'est ici , mon pauve Sancho ;
lui dit-il d'un ton de compaffion , qu'il
nous faudroit du baume de fier-à-bras.
Non , non , Monfieur , lui dit un des
gens de la Ducheffe , il y a d'autres re
medes qui à la vérité ne font pas un ef
fet fi prompt , mais qui peuvent foula
ger le Seigneur Sancho . Dite - le promp
tement , je vous fupplie , lui dit le pi
toyable Chevalier. Ilne faut que de l'u
rine , répondit l'autre , & en laver les
playes , cela emportera à coup für le ve
nin & la douleur. La Ducheffe ayant dit
qu'il étoit vrai , il ne refta plus qu'à faire
Popération. Il fut queftion de ramaffer
de l'urine ; mais Don Quichotte & San
cho ne fe reffouvinrent pas du goblet;en
forte que la Ducheffe leur tournant le
dos , & s'éloignant d'eux , leur dit qu'ils
fiffent comme ils l'entendroient , & elle
abandonna le pauvre Chevalier Sancho
à leur difcrétion , ou plûtôt à leur mali
cieuſe charité. Si tôt que la Ducheffe
fut derriere fon carroffe , & qu'elle ne "
136 HISTOIRE
LIV. III. pouvoit plus les voir , ils firent les en
CHAP. preffez & les officieux pour le foulage
XLIII. ment du patient ; & comme il ne pou
voit voir leur opération , le plus hardi ,
ou plûtôt le plus effronté d'eux tous ,
alla fe mettre à genoux auprès de lui ,
& lui lâcha fur le vifage le fuperflux de
fon humidité ; tous les autres en firent
autant après lui , & inondérent l'in
fortuné Sancho le plus copieufement
qu'ils purent à la décharge de leurs
reins. Ruy Gomez dit , que malicieufe
ment ils lui en lâchérent quelque por
tion dans la bouche , que le Chevalier
avala malgré lui.
Pendant cette belle opération le Duc
qui venoit en effet au bruit qu'il avoit
entendu de la forêt , fut bien - tôt au
près de la Ducheffe , & le premier ob
jet qu'il vit , ce fut les charitables chi
rurgiens en œuvre. Cela le fit rire de
toute fa force , & n'auroit pas fi - tôt
ceffé fi la Ducheffe ne lui avoit pas fait
figne. Il fut fort étonné de la voir où il
l'attendoit fi peu , & plus encore lorf
qu'elle lui raconta tout qui lui étoit
arrivé, en y joignant toutes les louan
ges imaginables que la reconnoiffance
qu'elle devoit à nos avanturiers lui arra
cha.
Tous
.
DE DON QUICHOTTE . 137
Tous fes gens fe rejoignirent dans cet Liv. III.
endroit , & par le compte qu'il fit des CHAP.
bandits , il trouva qu'il n'en étoit échap- XLIII.
pé aucun , tous les vingt-huit ayant été
tuez ou pris. Il les remit tous entre les
mains de fon Lieutenant & de fon Gref
fier , qui firent mettre dans une char
rette ceux qui étoient bleffez , & hors
d'état d'aller à pied , & qui frrent mar
cher de bonne grace à coups de bâtons
ceux qui pouvoient mettre un pied l'un
devant l'autre. Après cela le Duc mon10
ta en carroffe,avec la Ducheffe.Don Qui
chotte remonta à cheval. Sancho à cau
fe de l'infection des médicamens qu'on
lui avoit répandus fur le vifage , & qui ")
avoient coulé tout le long de fon corps ,
ne fut point mis dans le carrofe , quoi
qu'il en eût bien befoin , mais on le mit
fur une efpéce de brancard , & tous en
femble prirent le chemin du château de
Valerio. Don Quichotte fut toujours à
la portiere du carroffe & eut lieu d'être
content des louanges que le Duc & fon
épouſe donnérent à l'envil'un de l'autre
à fa valeur.
Comme je n'ai point parlé du Duc
d'Albuquerque , il eft à propos d'en di
re un mot. Il n'avoit point été à la quê
te des bandits , ni par conféquent pre
Tome VI. M
HISTOIRE
138
LIV. III. fent à aucune des actions qui s'y étoient
CHAP. paffées , pour plufieurs raifons. La belle.
XLIII. Dorothée fon époufe n'avoit pu fouffrir
qu'il s'éloignât , & Eugenie avec les
Françoifes qui s'étoient jointes à elle ,
l'avoient prié avec tant d'inftance de
refter dans le château pour mettre or
dre à tout en la place de Valerio , qui
n'étoit point en état d'agir , qu'il n'a
voit pû fe difpenfer de demeurer , ou
tre que d'ailleurs il n'étoit point vérita
blement homme de guerre , joint à cela
que le Duc de Médoc lui - même l'en
ayant prié , il avoit été obligé de céder
à tant d'importunitez . Valerio , Eugé
nie , le Duc d'Albuquerque , fon épou
fe & les Françoifes , avoient fait leur
poffible pour empêcher leDuc de Médoc
de fe charger de l'exécution de l'entre
prife , & l'avoient fupplié de s'enrepofer
fur le Lieutenant , où un de fes Officiers,
& de ne fe point commettre avec des
gens défefpérez , de fac & de corde , en
un mot des bandits indignes de fa pré
fence & du péril où il alloit fe précipiter.
Valério & Sainville de leur côté l'a
voient fupplié prefque à mains jointes.
de remettre la partie à une autre fois ,
& d'attendre quelque tems qu'ils fuſſent
en état de le feconder & de Taccompa
DE DON QUICHOTTE. 139
gner. Il leur avoit à tous refufé cette L 1 v. III.
complaifance en leur faifant compren- CHAP.
dre que l'entiere exécution du deffein XLIII.
& fa réuflite dépendoient uniquement
de la diligence ; parce que fi on don
noit le tems à quelqu'un de ces fcélé
rats de s'échapper ou de séloigner , il
feroit après leur fuite impoffible de fau
ver la réputation de Don Pédre & celle
d'Octave , & par conféquent celle de
Valério ; ce qui étoit vrai ; ainfi il leur
avoit fi réfolument dit qu'il vouloit
que l'affaire fût terminée dès le lende
main par lui - même , qu'on avoit été
obligé de le laiffer faire comme il vou
lut , & d'une maniere dont il eft forti à
fon honneur , avec l'aide de nos deux
Chevaliers.
Le Duc d'Albuquerque fçachant que
Monfieur de Médoc revenoit , alla au
devant de lui. Il fut en même tems fur
pris & réjoui de voir la Ducheffe fa pa
rente ; il frémit du péril qu'elle avoit
couru, & eut beaucoup de douleur de
voir Sancho dans l'état affreux où il
étoit. Tout le monde entra dans le châ
teau , & chacun allaſe défarmer. Le chi
rurgien ne manqua pas d'occupation ,
fur tout à panfer les bandits qui avoient
étébleffez,& qui ne vouloient pas qu'on
Mij
140 HISTOIRE
Lrv. III. cherchât à prolonger leur vie qu'ils de
CHAP
XLITL voient perdre fur un échafaut ; on les
avoit amenez au château , parce qu'il
étoit trop tard pour les conduire où leurs
camarades avoient été envoyez .
Sancho fut dépouillé , vifité & panſé
à fon tour. Il avoit eu la précaution de
mettre fon butin en fûreté entre fon.
matelas & fon lit de plume , & depuis
crainte d'accident , il le fit toujours
coucher avec lui. Outre fa brûlure il
avoit encore l'eftomac tout noir de la
contufion , joint à cela qu'il ne voyoit
goute du tout ; mais fon mal le plus fen-
fible pour lui , étoit celui de la mâchoi
re, parce qu'il ne lui permettoit pas
d'ouvrir la bouche ni pour mâcher , ni
pour parler. Il refta plus de huit jours
aveugle , mais peu peu fa vûe lui re
vint, & fa mâchoire qui fe remit lui fit
faire une vie de fon goût , puifqu'il ne
faifoit que boire manger & dormir.
Cela dura dix à douze jours , qui fut
le tems que Valério & Sainville employé
rent à feremettre. Nous dirons ce qu'ils
firent après ce tems , quand nous aurons
vú ce qui fe paffa dans le Château.
DE DON QUICHOTTE. 141
LI v. II.
CHAP .
CHAPITRE XLI V. XLIV.

Ce qui fe paffe dans le Château


après cette expédition.
N fe mit à table fi-tôt qu'on eut
O eu foin des bleffez , & qu'on fe
fut affuré des prifonniers , & comme la
journée avoit étéfatiguante , on fe cou
cha de bonne heure ; le lendemain on
fit enterrer les morts fort honorable
ment, fur - tout le Gentilhomme qui
avoit été affaffiné dans le carroffe de la
Ducheffe. Les dix- fept bandits qui
avoient été tuez dedans & dehors la fo
rêt, furent par provifion envoyez fur
les roues en attendant que le reſte leur
fût envoyépour compagnie. Après cela
le Lieutenant partit , & emmena fon gi
bier , ayant reçu de bons ordres fur la
maniere dont il devoit tourner les infor
mations , & fauver celui qui avoit indi
qué les retraites des autres , comme le
Duc le lui avoit promis,
Le Lieutenant revint trois jours après,
& fit voir au Duc les informations &
les interrogations des bandits ; le Duc
les trouva comme il l'avoit fouhaité ,25
& les communiqua à Valério , qui eut
142 HISTOIRE
LIV. III. lieu d'en être fatisfait . Ce Lieutenant
CHAP. & fon Greffier , après avoir été ample
XLIV .
ment récompenfez de leur peine par le
Comte , eurent encore le butin des ban
dits qu'ils retournérent chercher dans
la caverne , où ils l'avoient laiffé , fans
parler de leurs chevaux , fur lefquels ces
malheureux n'avoient pas eu le tems de
monter. Pour ne plus parler d'objets f
affreux , juftice fut faite d'eux tous , &
ils furent envoyez border les grands
chemins , excepté celui à qui le Duc de
Médoc avoit promis la vie , & à qui
non feulement il donna la liberté , mais
encore une fomme d'argent fuffifante
pour le conduire hors d'Efpagne , & me
nerun train de vie plus honnête ; on l'a
voit mis exprès dans un endroit d'où il
lui fut facile de fe fauver , & on dreffa.
un procès verbal de fon évafion pour la
décharge du géolier & des autres qui
pouvoient en être inquiétez. Ainfi le
Comte eut l'efprit en repos de tous cô
tez , & ne fongea plus qu'à rétablir ſes
forces. Les informations furent en
voyées en Cour , où les fentences furent
depuis confirmées..
Cela donna lieu à la Ducheffe de Mé
doc de dire à fon époux en préſence des
utres Efpagnols & des François , qu'ik
DE DON QUICHOTTE. 143
avoit eu tort de fe tant expofer , & que Liv. I
ces informations , en lui faifant connoî- CHAP.
XLIV .
tre le péril qu'il avoit perfonnellement
couru d'être affaffiné , devoient lui faire
faire une bonne réfolution de ne plus fe
. hazarder contre des gens déterminez

fi le malheur du pays vouloit qu'il fûr


encore infecté de cette canaille . Les
Françoiſes lui dirent la même chofe , &
ajoutérent que la quête de ces malheu-
reux étoit indigne de gens d'honneur &
de qualité, que les perfonnes confide
rables en France ne s'y commettoient
pas , & laiffoient ce foin à des gens def
tinez à cet emploi ; & qu'on regarde
roit en France avec horreur un Officier
de qualité diftinguée , qui auroit feu
lement livré un malfaiteur , bien loin
de l'avoir pourſuivi & arrêté lui-même..
Le Duc de Médoc , qui avoit un très
grand fond de probité & d'honneur ,
écouta tout ce qu'on lui dit avec une pa
tience admirable , & fans répondre un
feul mot ; mais après qu'on eut achevé
de lui dire tout ce qui fe pouvoit dire
fur cette matiére , il prit la parole , &
après avoir remercié toute la compa
gnie en général , du foin que chacun en
particulier avoit témoigné pour fa per
fonne , il ajouta que s'agiffant de ren
144 HISTOIRE
LIV. III. dre fervice au Comte Valério , & de
CHAP. fauver l'honneur d'une des meilleures
XLIV. Maifons d'Espagne , il n'auroit pas eu
l'efprit en repos, fi lui-même n'y avoit
été ; que de plus , chacun fe faifoit dans
le monde un point d'honneur & de pro
bité felon fon humeur ; qu'il avouoit
que la recherche qu'on faifoit de gens
qu'on deftinoit au gibet , offroit à l'ef
prit quelque chofe de bas & de rebu
tant , qu'ainfi il ne blâmoit point les
François de ne s'y pas commettre , par
ce qu'ils croyoient que cela étoit indi
gne d'un grand cœur ; mais que pour
Tui il étoit d'un autre fentiment , & qu'il
ne croyoit pas qu'il fût plus indigne
d'un Prince de faire la guerre à des vo
leurs & à des bandits qui défoloient
toute une Province & fes propres com
patriotes que de la faire à des étran
gers ; qu'il croyoit même que c'étoit
plus utilement fervir fa confcience & le
public dans une guerre de cette nature ,
que dans une guerre réglée , parce que
les ennemis qu'on combat dans celle
ci , ne font pas des ennemis particuliers
ni domeftiques , puifqu'on peut s'en
défaire par un traité de paix ; mais que
les autres font des ennemis d'autant
plus cruels , qu'ils ne font retenus par
aucune
DE DON QUICHOTTE. 145
aucune digue , de plus que la guerre Liv. III

avoit fes loix inconnues aux fcelerats , CH . XLIY


& que les ennemis qu'on combattoit
dans une guerre de Prince à Prince ,
étoient presque toujours des ennemis
contraints par la volonté & par l'am
bition de leur Souverain , avec qui la
vie étoit fauve , ou du moins ne cou
roit pas tant de rifque , qu'avec les au
tres , qui non feulement n'épargnoient
perfonne , mais de qui même leurs pro
pres amis & les gens de leur connoif
Tance avoient plus à craindre que des
étrangers ; qu'enfin dans une guerre ou
verte on étoit en état d'attaquer & de
fe défendre , & que l'on n'étoit jamais
furpris qu'on ne dût s'attendre à l'être ;
mais que les voleurs de grands chemins
étoient des gens qui mettoient leur fu
reté dans les furprifes qu'ils faifoient
aux gens qui ne ſe défioient nullement
d'eux ; & qu'en un mot c'étoit des en
nemis d'autant plus dangereux qu'ils
empêchoient le commerce & la fure
té, & qu'il n'y avoit avec eux ni paix ni
tréve à espérer que par leur mort ; en
fin des gens univerfellement regardez
avec execration ; ce qui étoit fi vrai ,
qu'en France même , oùles gens de dif
tinction tenoient cette chaffe fi indigne
Tome V1. N
146 HISTOIRE
Liv. III. d'eux, les bandits & les voleurs de grand
CH.XLIV. chemin étoient punis du plus long & du
plus rude des fupplices , & privez même
de la fepulture.
Don Quichotte qui n'avoit garde de
demeurer en fi beau chemin , reprit la
parole après le Duc , & après avoir re
peté une partie de ce qu'il avoit dit , il
ajouta que l'emploi de délivrer fon païs
de malfaiteurs & de brigands , étoit non
feulement honorable , mais encore di
gne d'un Roi ; que c'étoit par là qu'Her
cules, Thefée & plufieurs autres heros
s'étoient rendus fameux ; que c'étoit le
premier devoir de la Chevalerie erran
te, puifque c'étoit délivrer les foibles
des torts & des violences que les mé
chans leur faifoient , & que quand il
feroit Roi , il ne tiendroit point cette
recherche au-deffous de lui. On ne vou
lut pas défendre davantage la negative
crainte d'irriter notre Chevalier , qu'on
ne contredifoit en rien , & pour qui on
avoit toute forte de complaifance fur les
fujets qui avoient quelques rapports à la
Chevalerie errante , & pour ne pas en
avoir de fujet chacun prit le chemin de
fa chambre.
Comme Sancho en confiant fon bu
tin à fon bon Maître de peur qu'on ne
DE DON QUICH OTTE. 147
lui prêt pendant fon fommeil , l'avoit Liv. M.
prié de le compter ; Don Quichotte l'a- CH.XLIV.
voit déja fait , & lorfque Sancho com
mença d'ouvrir les yeux il le lui rendit ,
& lui dit qu'il y avoit dedans plus de
'huit cens piftoles. Ceux qui connoif
fent le caractere de Sancho peuvent s'i
maginer que fa joye fut au deffus de
toute expreffion. En effet cette bonne
nouvelle penfa lui faire perdre le peu
de raifon qui lui reftoit ; mais la tran
quillité & le repos dont il jouiffoit dans
fon lit , lui aidérent à calmer fes tranf
ports ; & comme fa mâchoire fe rac
commoda , & qu'il buvoit & mangeoit
tout fonfaoul , il fe releva avec un em
bonpoint qui ne cedoit en rien à celui,où
on l'avoit vû auparavant ; il ne faut ce
pendant pas le lui envier ; car il en aura
befoin pourfoutenir les rudes affauts que
les Ducs , le Comte , leurs époufes , les
François & les Françoifes lui préparent .
Laiffons le fe repofer, & rendons comp
te d'un de nos acteurs.

Nij
148 HISTOIRE
LIV III.
CH. XLV.

CHAPITRE XL V.

Pourquoi la Maitreffe d'une hôtel


lerie voifine du château venoit
Jouvent demander des nouvelles
de Sainville & de Silvie,

A maitreffe de l'hôtellerie voifing


de la Ribeyra , où Sain
ville & Silvie avoient été premiére
ment portez , ne manquoit pas de ver
nir les voir tous les jours , & de s'infor,
mer de leur fanté , fur tout de celle de
Silvie & de Sainville ; mais avec tant
d'empreffement & d'affiduité , qu'on
en foupçonna une autre caufe que la
civilité ; auffi y en avoit-il une. Nous
avons dit que le valet de Deshayes y
étoit refté bleffé ; que ce valet étoit un
Officier déguifé qui s'étoit mis à fa fui
te pour fauver la vie de Silvie & la faire
perdre à Sainville ; ainfi il eft jufte de
dire ce qu'il devint.
L'intérêt qu'il prenoit dans la ſanté
de Silvie ne lui permettoit pas de de
meurer long-tems fans en apprendre deş
nouvelles , & c'étoit lui qui envoyois
DE DON QUICHOTTE. 149
hotelle s'en informer regulierement Liv. II.
deux fois par jour. Il avoit appris fans CH. XLV.
chagrin la mort de Deshayes ; mais il
n'avoit pas pû apprendre fans douleur
la confeffion qu'il avoit faite avant fa
mort , & l'ordre qu'il avoit donné à fa
veuve d'époufer Sainville. Il s'étoit
flatté que ce rival pourroit fuccomber à
fes bleflures, & il apprit contre fon efpe
rance , que non feulement il étoit en
fureté de fa vie , mais encore qu'en
peu de temsil feroit parfaitement gue
ri. Sa fantéà lui en étoit diminuée , &
à fes bleffures s'étoit jointe une fievre
très-forte. Il s'étoit déclaré à l'hôteffe ,
à qui il avoit donné de l'argent , non
pas en valet , mais en homme de qua
lité très riche. Celle - ci s'étoit offerte à
lui rendre tous les fervices qu'il pouvoit
prétendre d'elle , & cela avec tant de
zéle , qu'il avoit cru s'y devoir con
fier. Il lui avoit dit fa qualité & fon
nom , & par hazard il fe trouva que
cette femme avoit été élevée dans la
maifon de fon pere , où elle avoit fervi,
& où elle demeuroit encore lorfqu'elle
s'étoit mariée en premieres nôces à un
Flamand qui l'avoit emmenée à Valen
ciennes , où en fecondes nôces elle avoit
épousé l'Espagnol avec qui elle étoir
Niij
HISTOIRE
150
Liv. III . venue en Caftille , & où elle tenoit hồ
C. XLV. tellerie.
Cette Parifienne efpagnolifée confer
voit toujours beaucoup d'amitié pour
les François , & fur tout pour le fang
de fon maître. Elle avoit de lui tout le
foin poffible , & voyant que fa fanté
bien-loin de fe rétablir s'affoibliffoit de
jour en jour , elle craignit que ce ne
fût la faute du chirurgien qui le pan
foir , ce qui l'obligea de prier celui qui
avoit foin de Valerio & de Sainville de
venir le voir , & de vouloir bien en ene
treprendre la cure. Celui- ci le fit , &
trouva tant d'efprit & d'honnêteté dans
ce François , qu'il conçut pour lui une
très grande affection , & croyant lui
rendre fervice en le remettant à celui
de Sainville , dont le valet de chambre
avoit été tué par les bandits , il avoit
parlé de lui à celui- ci avec tous les élo
ges poflibles. Sainville accepta avec plai
fir la conjoncture , d'autant plus que ne
pouvant pas le paffer de valet de cham
bre,& que celui-là lui paroiffant lui être
propre, il crut que c'étoit une affaire
faite. Le chirurgien avoit avancé les
chofes fans en parler ni à l'hôteffe ni à
ce prétendu valet de chambre , dans la
prévention où il étoit que n'ayant plus
DE DON QUICHOTTE. 151
de maître , il ne feroit aucune difficulté Lrv. IH.
d'en prendre un de fa nation , que fon CH. XLV.
bonheur fembloit lui préfenter dans un
païs où vraisemblablement il ne devoit
pas efperer d'en trouver.
Sainville attendoit donc la guérifon de
ce valet de chambre , & pour qu'il fûr
mieux foigné qu'il n'étoit , il pria Va
lerio de fouffrir qu'on l'apportât auffi au
château. Cet Officier bien perfuadé que
Sainville ne le connoifloit en aucune
maniere , accepta volontiers le parti qui
Jui étoit propofé , ne demandant qu'à
s'approcher de Silvie , dont il efperoit
de le faire reconnoître , & s'expliquer
avec elle par les occafions que le ha
zard pourroit lui fournir. Il avoit
comme j'ai dit , envoyé deux fois par
jour fçavoir de les nouvelles , & l'affi
duité de l'hôteffe avoit, comme j'ai en
core dit , donné du foupçon.
Mademoiſelle de la Baftide qui avoit
la premiere fait connoiffance avec l'hô
telle , étoit curieufe , comme le font
ordinairement les filles , de fçavoir quel
étoit le fujet de ces vifites fiponctuelles;
c'eft pourquoi elle la fonda fur cet arti
cle , & n'eut pas beaucoup de peine
à lui faire tout avouer. L'hôteffe qui
étoit charmée de cer Officier , lui en fit
N iiij
HISTOIRE
152
LIV. III. un portrait tout-à fait avantageux , qui
CH. XLV. pourtant n'étoit point flaté , parce que
veritablement c'étoit un des hommes .
de France le mieux fait , le plus beau
& le plus fpirituel ; en un mot , un
jeune homme tout aimable. La belle la
Baftide commençant , fans fçavoir pour
quoi , à s'intéreffer pour ce François ,
eut envie de le voir , & le plaignit dans
fon cœur de s'être adreffé à une fem
me préoccupée pour un autre ; elle en
parla à Silvie , qui tout d'un coup de
vina que c'étoit le Comte du Chirou ,
& ne fe trompa pas. Elle ne fçavoit quel
- parti prendre pour fe défaire de lui ,
& ne point donner fujer de jaloufie à
Sainville , & elle étoit encore incertai→
ne de ce qu'elle devoit faire , lorſqu'elle
apprit que ce prétendu valet de cham
bre étoit auffi bien qu'elle dans le châ
teau de Valerio , où il venoit d'être ap,
porté de l'hôtellerie;elle apprit auffi que
fa fanté fe rétabliffoit d'heure en heure ,
& qu'avant deux ou trois jours il fe
roit en état de fe rendre à fes devoirs
auprès de Sainville.
Elle demanda confeil à l'aimable Pro
vençale fur ce qu'elle avoit à faire en
cette occafion. Cette fpirituelle fille lui
répondit qu'avant de la confeiller il fa
DE DON QUICHOTTE. 153
loit fçavoir enquels termes ils enétoient. Liv. II .
La belie Veuve lui dit qu'ils ne s'étoient CH. XLV.
jamais parlé , & que tout ce qu'elle en
pouvoit fçavoir elle-même , n'étoit fon
dé que fur des conjectures de l'affiduité
& de l'attachement qu'il avoit eu de la
fuivre par-tout où elle alloit , & de fe
trouver par- tout où fes affaires la con
duifoient ; qu'en un mot ç'avoit été
fon ombre pendant le dernier mois
qu'elle étoit restée à Paris ; mais que
fes chagrins & fes affaires l'éloignant
de toutes fortes de compagnies , elle
n'avoit jamais fait femblant de s'apper
cevoir de fes affiduitez ; qu'ilétoit pour
tant vrai qu'elle l'avoit remarqué & dif
ting é comme l'homme le mieux fait
qu'elle eût jamais vû , & qu'ellen'avoit
pûs'empêcher de demander qui il étoit
& qu'ainfi n'ayant jamais vû autre que
lui s'obftiner à la fuivre , elle ne dou
toit pas quece ne fût lui qui eût accom
pagné Deshayes.
Cela étant , la belle la Baftide >
lui dit, ce n'eft point à, vous à reveler
ce myftere à Sainville , & vous ne de
vez traiter le Comte du Chirouque com
meunfimplevalet de chambre,tant qu'il
voudra ne paroître à vos yeux que fur
ce pied-là; mais s'il veut fe déclarer , il
HISTOIRE
154
LIV. III, fera tems alors de le traiter d'une autre
Cx. XLV. maniere , & cependant faire en forte
que Sainville s'en dégoute peu à peu ,
& l'obliger à le congedier avant qu'ik
ait eu le tems de s'expliquer. Ce confeil
étant le feul à prendre & le meilleur à
fuivre , Silvie s'y arrêta , mais elle n'eut
pas long tems à garder le fecret.
A peine ce prétendu valet de cham
bre put marcher, qu'il vint fe rendre au
près de Sainville. Le Comte Valerio
étoit dans fa chambre auprès de lui , &
fi-tôt qu'il eut jetté les yeux fur ce nou
veau domestique qu'il reconnut malgré
fon changement d'habit & de tein
Quoi ! Monfieur , lui dit- il en l'embraf
fant , vous me fçavez ici , & vous vous
cachez de moi ! où eft cette amitié que
vous m'avez jurée : Sainville fut éton
né de cette action , & le prétendu valet
de chambre en fut tout décontenancé.
Valerio qui étoit honnête homme futfa
ché de l'avoir imprudemment fait con
noître fans doute malgré lui ; il l'em
mena dans fon appartement , où après
avoir renouvellé une amitié qu'ils
avoient contractée enſemble la derniere
campagne , il lui demanda par quelle
avanture il étoit ainfi venu en Eſpagne
en habit d'inconnu. Le Comte du Chi
DE DON QUICHOTTE. ISS
rou qui ne crut pas que les intérêts Liv. III.
de Sainville fuffent plus chersà Valerio CH . XLV .
que les fiens , ne lui en fit aucun myf
tere. Valerio lui dit les termes où Sain
ville & Silvie en étoient enfemble , &
ne lui conſeilla pas de s'y obftiner , par
ce qu'outre le chagrin qu'il en auroit ,
il ne prendroit que des peines fort inu
tiles. Du Chirou , après quelque tems
d'incertitude , ſe mit à laraiſon , & ſe
refolut de partir pour la France , ſi tôt
que fes forces feroient revenues. En
fuite Valerio lui demanda pourquoi il
s'étoit caché de lui. Du Chirou lui ré
pondit qu'il n'avoit point fçû que ce fût
dans fon château qu'on eût apporté Des
hayes & les autres , & qu'il n'avoit pas
même entendu prononcer fon nom. Le
Comte en convint , parce qu'en effet
du Chirou ne le connoiffoit que fous le
nom de Valerio Portocarrero , & qu'on
ne le nommoit en Efpagne que le Comte
de Ribeyra.
Valerio lui donna une Chambre à
côté de celle de Sainville , à qui on don→
na des défaites en payement ; & com
me Silvie venoit le voir fort fouvent ,
& que tous les Efpagnols & François
mangeoient enſemble , du Chirou eut
tout le loifir de voir cette belle veuve j
156 HISTOIRE
Liv. III. mais il ne lui parla pas plus de for
CH. XLV. amour qu'il lui en avoit parlé à Paris :
Ce n'étoit cependant pas la difcretion
qui l'en empêchoit , mais bien la vûe
de l'aimable Provençale qu'il n'avoit
pû s'empêcher d'aimer avec toute l'ar
deur & la fincerité poffible. Il ne fai
foit aucun myftere de fa naiſſance
ni de fa qualité , quoique fa mai
fon fût trop confidérable en France
pour n'être pas connue de Sainville ,
de la Marquise & de Silvie. L'agréa
ble la Baftide ne leur cacha pas l'amour
que du Chirou lui avoit témoigné
& tous l'en félicitérent , parce que le
parti lui étoit très-avantageux. Elle leur
avoua qu'il ne lui étoit point indifférent?
mais elle ne lui fit pas connoître fi-tôt
le progrès qu'il avoit fait fur fon cœur ,
parce que fa facilité de changer Silvie
à elle ,lui ayant fait apprehender un pa
reil changement d'elleà une autre , elle
voulut s'affurer de fa conftance avant
que de fe réfoudre à l'aimer tout de bon.
Elle lui fit connoître fes foupçons fort
fpirituellement & comme par plaifan
terie ; mais il lui répondit fort férieu
fement & fort galamment, qu'il ne con
noiffoit & n'avoit regardé Silvie que
fur le pied d'une femme féparée d'avec
DE DON QUICHOTTE, 157
fon mari , & d'une femme qui avoit un Liv. III.
amant favorisé ; que fur ce fondement CH. XLV.
il avouoit que les vûes qu'il avoit eûes
pour elle n'étoient pas fort à l'avantą
ge de fa vertu , & qu'il n'avoit com
mencé de la regarder fur le pied qu'elle
méritoit de l'être , que depuis qu'il fça
voit fon hiftoire ; qu'ainfi fon amour
n'étoit pas extrêmement violent , mais
qu'il n'en étoit pas de même de celui
qu'il avoit pour elle , puifqu'il étoit
accompagné de vénération , d'eftime &
de refpect.
Lagréable Provençale trouva fes rai
fons affez bonnes pour s'y rendre , &
lui affura fincerement qu'il ne lui feroit
pas indifférent pourvû qu'il perfeverât,
Il le lui promit ; & afin qu'elle n'eût
plus aucun foupçon fur Silvie , il la lui
facrifia en prefence de tout le monde ;
mais il le fit d'une maniere que cette
belle veuve auroit eu tort de s'en fcan
dalifer , puifqu'en même tems qu'il la
facrifioit , & lui difoit qu'il ne l'aimoit
plus , il lui faifoit réparation des fen
timens injurieux qu'il avoit eus de fa
vertu. Il pria la Marquife de fouffrir
qu'il l'accompagnât à Madrid , & folli
cita fa belle maitreffe de fejoindre à lui
pour lui faire obtenir cette grace. La
E
OIR
5 8 H IST
1
LIV. III. Marquife qui vit bien que fa parente
CH. XLV. ne demandoit pas mieux , y confentit
de la meilleure grace du monde , bien
perfuadée que la vertu & la fageffe de
cette aimable Provençale étoit un ga
rant certain de fa conduite & du ref
pect de du Chirou. Comme Silvie &
elle ne fe quittoient point , Sainville &
le Comte du Chirou qui étoient tou
jours avec elles, & qui avoient l'un pour
l'autre une eſtime toute particuliere >
devinrent bien tôt parfaitement bons
amis.
1
Le Comte Valerio fut prié de dire
par quelle avanture il connoiffoit ces
deux François , & il le fit en difant
qu'en paffant une fois de Barcelone à
Naples fur une galere d'Efpagne , il
avoit été attaqué & pris par une galere
Françoife commandée par Sainville ,
de qui il avoit reçû un traitement ſi
honnête & fi généreux , qu'il s'en ref
fentiroit toute fa vie. Que pour le Com
te du Chirou , ils n'avoient pas toujours
été fi bons amis qu'ils étoient , par
ce qu'ils avoient aimé la même mai
treffe à Gironne , que pourtant malgré
fa concurrence , du Chirou n'avoit ja
mais voulu le faire arrêter comme il le
pouvoit , lorsqu'il alloit dans cette place
DE DON QUICHOTTE. 159
dont les François étoient maîtres , pour Liv.III.
CH . XLV.
voir incognito leur commune maitreffe ;
mais qu'enfin tous deux ayant reconnu
que non contente de les facrifier l'un à
l'autre , elle les facrifioit encore tous
les deux à un troifiéme , ils s'étoient
joints d'interêt pour averer fa perfidie ,
& la prendre fur le fait ; qu'ils y avoient
réuffi , & que cette conformité d'avan
tures les ayant rendus fort bons amis ,
qu'ils s'étoient promis amitié & fecours'
par tout où ils fe trouveroient , fauf le
fervice de leur Souverain & l'interêt
de leur honneur ; que même fi-tôt que
la paix avoit été faite entre la France
& l'Espagne , du Chirou l'étoit venu
voir à Barcelone , où il s'étoit fait por
ter bleffé , & lui avoit offert fa bourſe ,
& tout ce qui pouvoit dépendre de lui ,
pour lui rendre tous les fervices qui
auroient pû lui être néceffaires dans l'é
tat où il fe trouvoit.
Les Dames Espagnoles avoient con
tracté cependant une étroite amitié
avec les Françoifes , & s'étoient mu
tuellement fait confidence de leurs affai
res. La Ducheffe de Medoc avoit dit au
Duc fon époux par un reproche fort
obligeant pour la Marquife , qu'il avoit
été fur les brifées en écrivant au Mar
160 HISTOIRE
Liv. III. quis de Pecaire fon frere à elle , en fa
CH. XLV, veur du Marquis , & avoit ajoûté qu'elle
laiffoit à fa générosité & à fon bon cœur
le foin de lui procurer del'appui au Con
feil de Madrid ; mais qu'elle fe char
geoit de lui en procurer à Naples. Elle
avoit en effet écrit au Viceroi , dont
elle étoit fœur ; & comme ils s'étoient
toujours parfaitement aimez , elle ne
doutoit pas qu'il ne fît en fa faveur tout
ce qu'il pourroit faire pour le Marquis ,
puifqu'outre la tendreffe de frere , il
étoitde fon interêt de ménager une fœur
quiétoit extrêmement riche , & qui n'a
voit point d'enfans ; auffi fit-il tout ce
qui dépendoit de lui , & à la reception
de cette lettre le Marquis eut tout lieu
de fe louer de fa générofité , & n'eut
plus befoin du crédit du Prince de Mel
phe. Il le manda à la Marquiſe ſon
épouſe , mais elle ne reçut pas fa lettre
fi tôt que le Duc de Medoc reçut des
-nouvelles de ceux du Confeil de Ma
drid, aufquels il avoit écrit. Elles étoient
fi pleines d'honnêtetez pour lui , &
d'affurance de fervice pour le Marquis
qu'il protegeoit , que la Marquife , à
qui il les communiqua , n'eut plus d'in
quiétude de ce qui pouvoit arriver à fon
oux , & ne craignit plus que les
mauyais
DE DON QUICHOTTE. 161
mauvais traitemens que le Viceroi de Liv. IN.
Naples pouvoit lui faire ; mais elle en C. XLV.
fut délivrée par des lettres qu'elle reçut
de lui , & d'autres que la Ducheffe re
çut de fon frere qui leur apprit que
le Marquis étoit libre fur fa parole , &
s'embarqueroit à la premiere occafion
commode pour fe rendre à Madrid ,
où les ordres du Confeil l'appelloient &
où il acheveroit de fe juftifier de ce
dont on l'accufoit.
La marquife ayant par là l'efprit en
repos , les Ducs & les deux épouses
n'ayant eu aucun fujet de chagrin que
par rapport à leurs amis , le Comte Va
ferio & fon époufe étant contens , Sain
ville & fa veuve étant dans la meilleure
intelligence du monde , auffi-bien que
le Comte du Chirou avec la belle Pro
vençale , Valerio & Sainville reprenant
peu à peu leurs forces , Don Quichotte
fe portant bien , & Sancho en parfaite
fanté , à quelques brûlures près ; en un
mot toutle monde ayant l'efprit porté
à la joye & au plaifir , on fe difpofa en
attendant le départ , qui n'étoit retardé
que par Valerio, Sainville & du Chirou,
àprendre de nos avanturiers tout le di
vertiffement qu'on pouvoit en prendre
fans s'en railler ouvertement, fur tout de
Tome VI, O
162 HISTOIRE
Liv. II. notre heros , dont le Comte du Chirou
CH. XLVI admiroit la valeur , & à qui il devoit
la vie, auffi-bien que la Ducheffe & Eu
genie , qui outre cela lui devoit encore
celle de fon époux , & peut-être fon
honneur. Les Efpagnols & les François
avoient tenu confeil , où chacun avoit
inventé quelque tour. On avoit réfolu
de faire arriver chez le Duc les avantu
res les plus furprenantes , & d'y faire
défenchanter Dulcinée , & cependant
on s'étoit diverti de Sancho, comme je
vais dire dans le chapitre fuivant.

CHAPITRE XLVI.

Pourquoi Sancho perdit fes armes


enchantées , & du terrible com
bat qu'il eut à foutenir pour les,
recouvrer.

A Ducheffe de Medoc qui l'avoit


>
de fon indifpofition , parce qu'elle n'en
pouvoit pas tirer tout le pla fir qu'elle
en auroit voulu; mais elle comptoit bien
de s'en d'donmager fi-tôt qu'il feroit
en état d'agir & de fortir , ce qui arriva
DE DON QUICHOTTE. 163
dès qu'il put ouvrir les yeux ; c'eft-a- Liv. III.
dire environ huit jours après que fon CHAP.
accident lui fut arrivé. J'ai dit qu'il avoit XLVI.
le vifage grillé & brulé , en forte que
lorfqu'il fe releva il étoit affreux , fa peau
reffemblant à du vieil parchemin ridé
& enfumé ; mais comme il ne fentoit
pas grand mal , bien-loin de faire com
paffion , il ne faifoit qu'exciter l'envie
de rire.
Valerio & Sainville qui commen
çoient à fe mieux porter , & qui étoient
en état de prendre l'air , étoient mon
tez dans fa chambre avec le refte de la
compagnie , & firent partie en fa pre
fence pour aller le lendemain tous en
femble à l'entrée de la forêt,& fe prome- .
ner au même endroit où Eugenie avoit
été délivrée. Le Duc d'Albuquerque
avoit paru en infpirer le deffein , afin
de faire voir à la Comteffe par l'infpec
tion des lieux mêmes , les obligations
qu'elle avoit à Don Quichotte , & la
confirmer dans la reconnoiffance qu'el
le lui devoit. Cela avoit attiré à notre
heros des louanges exceffives , dont fa
modeftie s'accommodoit affez bien ,
quoiqu'il parût s'en défendre. Cette
partie avoit été faite & liée exprès de
vant Sancho , afin qu'il ne crût pas que
O ij
164 HISTOIRE

Liv. III. ce fût un rendez vous pris à deffeín ,


CHAP. pour être témoin de l'avanture qu'on
XLVI. lui préparoit. Comme il fe portoit
bien , il fortit de fa chambre & defcen
dit pour aller fe promener dans le parc,
ou plûtôt pour aller boire à l'office ,
comme il faifoit avant fon accident.
L'Officier le laiffa avec des gens ca
pables de lui tenir tête à boire , & lui
par un trou qui répondoit du grenier
à la chambre de nos Avanturiers , ou
plutôt par une planche du grenier qu'il
enleva , il y defcendit ; il attacha tou
tes les armes de Sancho piece par pić
ce avec de la ficelle , qui répondoit au
haut du plancher , qu'on pouvoit ôter
& remettre fans bruit, & afin que les
armes n'en fiffent point en les enlevant,
il mit du coton où il en faloit pour les
foutenir. Sancho s'étant retiré le foir ,
& voyant fes armes dans le même coin
où il les avoit mifes , & n'y remar
quant aucun changement , ne les vifita
pas plus qu'il avoit accoutumé de les vi
fiter , & les laiffa telles qu'elles étoient.
Nos Chevaliers fermoient toujours la
porte de la chambre fur eux, en ôtoient
la clef, & après cela fe couchoient &
dormoient , fi les vifions de Don Qui
chotte le leur permettoient. Si-tôt que
DE DON QUICHOTTE. 165
l'Officier les crut endormis , il monta Liv. III
au grenier , & fans faire le moindre CHAP
bruit , enleva les armes du Chevalier XLV L
Sancho. Ce coup étant fait , il alla avec
les Efpagnols & les François , qui e
fuivirent au même endroit où il avoit
déja fait le perfonnage de Parafaraga
ramus , & où il le contrefit encore de
la même maniere.
A toi , invincible Chevalier des
Lions, s'écria-t-il , je viens te remercier
de ce que tu as fair pour la Ducheffe de
Medoc , & pour la vengeance de la
Comteffe Eugenie. Tu t'es rendu digne
des armes que je t'ai données , & je te
les laiffe ; mais pour le Chevalier San
cho , je fuis animé contre lui , pour
avoir touché des armes infernales , qui
fouillent les mains d'un Chevalier er
rant, & pour lesquelles tout ce qu'il y
a de braves Chevaliers , fur tout ceux
que je protege doivent avoir de l'hor
reur. J'aurois bien pû le garantir de
la blûlure fi j'avois voulu ; mais il ne
mérite pas mes foins , n'étant pas di
gne du nom même de Chevalier. A toi
donc , Sancho Pança , qui deshonores
l'Ordre de Chevalerie , je te déclare
que j'emporte tes armes & ton cheval ;
je ne te ferai point d'autre mal en fa
166 HISTOIRE
Liv. III. veur de ton bon maître , & je me con
CHAP. tenterai de te regarder avec indifferen
XLVI. ce. Je te déclare pourtant , qu'il ne

tiendra qu'à toi de regagner mon ami


tié & tes armes , pourvû que tu tra
vailles à t'en rendre digne , & en ce
cas tu les retrouveras au même en
droit où tu les as déja trouvées. Elles y
feront gardées par un Enchanteur d'un
ordre inférieur au mien , contre qui tu
auras à combattre. Vois fi tu te fens
affez de cœur pour entreprendre l'a
vanture. Le Seigneur Don Quichotte
peut t'aflifter de fes confeils ; il peut
même te favorifer de fa préfence , mais.
je lui défens de te fecourir , & même
d'approcher de quinze pas de ces armes,
fous peine de perdre les fiennes & d'ac
querir ma haine pour toujours : vois ,
indigne Sancho , quel malheur ton im
prudence t'attire ; fouviens-toi que l'en
chanteur qui garde ta dépouille , n'a
point de tems à perdre, parce qu'il faut
qu'il aille& revienne du Gocthai avant
le coucher du Soleil ; il eft levé , ainfi
ton épée ne te fervira de rien contre lui;
cours donc dès la pointe du jour à la
conquête de tes armes , ou ne te préſen
te jamais devant les braves gens , & re
nonce à la profeffion & aux efperances
DE DON QUICHOTTE. 167
de devenir Roi ou Empereur de la Chi- Liv. ITT
ne. N'y vas pas , fi tu ne fens aflez CHAP
de cœur pour foutenir un rude com- XLVI.
bat , ou bien prépare toi à être affommé
de coups & accablé de honte en préſence
de tous les gens qui font dans le Châ
teau de la Comtelle , & qui feront té
moins de ta valeur ou de ta lâcheté.
Cyd Ruy Gomez fait ici une gran
de digreflion fur l'état où fe trouva.
Sancho après ces terribles menaces , &
fur l'inconftance des affaires du monde..
Il dit que l'infortuné Chevalier ne fça
voit s'il étoit mort ou vif, tant il étoit
épouvanté du combat qu'il avoit à fou
tenir , ou defefperé de perdre les ar
mes , qui le garantifoient de tout mal ,
& fous lefquelles , quoiqu'il n'en eût
rien dit à fon maître , il avoit réfolu de
détrôner pour le moins l'heretique Rei
ne d'Angleterre. Don Quichotte qui
vit fa perplexité , tâcha de le confoler ;
mais fa douleur étoit trop vive pour
être foulagée, Il fe leva , alla à l'endroit
où il les avoit mifes , & ne les trou-.
vant pas , fa douleur monta à fon com
ble. Cheres armes , dit-il , unique fon
dement de ma bravoure , vous , par
qui j'efperois me faire Roi , vous m'ê
tes, enlevées , je vais donc devenir d'E
168 HISTOIRE

LIV. III. vêque Meûnier , & routes mes efperan


CHAP. Ces s'évanouiront en fumée comme du
XLVI. Tabac ! Prens courage , mon enfant ,
lui dit Don Quichotte , tous ceux de
notre profeffion ont toujours eu des
traverfes, & tu dois être bien-aife que
Parafaragaramus ne t'impofe point
d'autre peine que celle d'un combat.
Mardi , Monfieur , lui répondit San
cho , vous parlez toujours le mieux du
monde , vous n'avez rien à craindre ,
& vous ne voulez pas me laiffer deman
ger où il me cuit ; que diable ferai-je
contre un ..Enchanteur , fur qui une
épée ne fera rien , & qui me va percer
de la fienne comme un crible ? Ah mes
pauvres armes , continua t-il en pleu
rant pourquoi diable allois je tou
cher à cette arme d'enfer ? Tenez >
Monfieur , ajouta t- il , c'eft Madame la
la Ducheffe qui m'attire tout ceci , car
fi je n'avois pas voulu tirer auffi - bien
que les autres pour lui faire plaifir , je
n'aurois pas mis la main où je n'avois
que faire ; oui mardi , c'eft elle qui me
caufe tout ce beau ménage ; au diable
les femmes , elles m'ont toujours porté
guignon.
La deffus il s'emporta contre les fem
mes d'une maniere terrible , & fit rire
toute
DE DON QUICHOTTE. 169
toute la compagnie qui l'écoutoit , & Liv. III.
fur-tout la Ducheffe qui n'en perdit pas CHAP.
un mot; il fit contr'elle mille invecti- XLVI.
ves , & les auroit continuées avec la
doléance de fes armes perdues , fi on ne
fût pas venu frapper à fa porte. Il ouvrit,
& vit l'Ecuyer de la Comteffe , qui lui
demanda fort froidement , s'il avoit dé
ja pris fon cheval à l'Ecurie , & par où
il l'avoit fait fortir , puifque la porte
avoit toujours été fermée , & qu'on ne
l'y trouvoit point , ni dans aucun en
droit du Château , quoiqu'on l'eût cher
ché par-tout , & qu'il n'en avoit pas pû
fortir , le pont levis n'étant pas encore
baiffé.
La perte de fon cheval renouvella tou
tes fes doléances & fes cris . Don Qui
chotte , qui avoit honte que l'abatte
ment de fon Ecuyer parût à d'autres , ſe
contenta de dire à cet Ecuyer , qu'ils fça
voient bien où il étoit , & qu'on le ra
meneroit en peu de tems ; & cet hom
me étant forti , il revint à Sancho , &
lui remit le cœur au ventre le mieux
qu'il put , & le fit réfoudre enfin à ten
ter l'avanture. Cyd Rui Gomez aſſure ,
que ce fut plûtôt le déſeſpoir de Sancho ,
qui le determina à fe faire affommer, que
les exhortations de fon Maître & qu'il
Tome VI. P
170 HISTOIRE
IIv. III, vouloit jouer à quitte ou à double ; &
CHAP. Comme le tems s'avançoit , il enfonça
XLVI. fon chapeau dans fa tête , & fans dire
une feule parole , fortit de la chambre
dans une fureur que fon maître ne lui
avoit point encore vûe , & dont il tirą
un bon augure .
Heureufement Don Quichotte le rap
pella & le pria de ne point fortir fans
Jui & d'attendre qu'il fût armé ; fans ce
la il auroit trouvé toute la compagnie
qui écoutoit à la porte, Elle fe retira
quand elle vit qu'il étoit réfolu , & le
devança ; de forte que Don Quichotte
& lui la trouvérent qui alloit à pied en
fe promenant. Notre Héros étoit armé,
& Sancho défarmé vouloit paffer fans
rien dire ; mais la Ducheffe l'arrêta &
lui demanda où il alloitfi vîte. Il lui ré
pondit en grondant , qu'elle étoit caufe
de l'avanture dangereufe qu'il étoit
• obligé d'entreprendre , & lui auroit
peut - être dit des injures , fi chacun nę
l'avoit queftioné. On marchoit toujours
cependant , & enfin les Ducs qui mar
choient les premiers , s'arrêtérent tout
d'un coup en feignant une grande fur
.
prife d'être arrêtez fans voir par qui ni
comment. Sainville & du Chirou qui les
fuivoient,dirent qu'ils ne voyoient rien,
d
7
pag. 171.to.6

mard.inv. Cars Sculp


DE DON QUICHOTTE. 171
& voulant avancer , ils s'arrêtérent auf- Lrv. III.
fi tout court en criant qu'on les rete- CHAP.
noit. Les Dames firent femblant de vou XLVI,
loir paffer , & feignirent de trouver le
même empêchement. Les gens qui les
fuivoient firent la même choſe envi
ron quinze pas des armes , & le firent
fi naturellement , que Don Quichotte
crut qu'ils étoient enchantez , ou du
moins retenus par la force de quelque
enchantement on le pria de tenter l'a
vanture , puifque fes armes le déli
vroient des enchantemens. Il répondit
qu'il lui étoit défendu d'approcher de
quinze pas des armes qu'on voyoit. Je
ne vois rien , lui dit le Duc. Ni nous
non plus , dirent tous les autres , pref
que en même tems. Quoi leur dit
Don Quichotte, vous ne voyez pas les
armes & le cheval du Chevalier San
cho pendus à un arbre , & un Enchan
teur au pied qui les garde ? Nous ne
voyons rien , répondirent- ils tous pref
que en même tems. Je les vois bien
moi , dit Sancho , mort - non - diable ,
& il faut que je les aye. Il entra en
même tems dans la lice , que tout le
monde , Maîtres , & domeftiques en
touroient environ à quinze pas en rond.
Il étoit armé d'un gros bâton en for
Pij
172 HISTOIRE
Liv. III. me de maſſue. Pardi , dit- il à fon maî
CHAP. tre , fi mon épée ne peut rien contre
XLVI
ce diable , ceci l'affommera , s'il me
laiſſe faire. Il alla donc feul d'un pas
précipité , fans s'appercevoir ni d'une
ficelle qu'on avoit mis en travers fur
fon chemin, ni d'un paquet qu'on lui
avoit attaché au derriere , pendant
que la Ducheffe & les autres le quef
tionoient.
L'enchanteur qui gardoit ces armes ,
étoit encore le Maître d'Hôtel même
qui avoit toujours joué le perfonnage
de Parafaragaramus ; c'étoit un homme
extrêmement grand , fort & robuſte ;
il étoit vêtu d'une grande fimare rou
ge, qui le prenoit depuis le fommet de
la tête jufques à la plante des pieds , ce
qui le faifoit paroître encore plus grand
qu'il n'étoit. Il n'avoit point de mar
que fur le vifage , mais il fe l'étoit rou
gi avec du vermillon , & fur ce rouge
on lui avoit peint une barbe noire en
forme de poignard. Il avoit fur les
yeux des lunettes ou des beficles , tel
les qu'on en met aux enfans qui lou
chent pour leur redreffer la vûe , &
Sancho croyoit que c'étoit les yeux qui
lui fortoient de la tête ; au lieu de che
veux treffez , il s'étoit mis des peaux
DE DON QUICHOTTE. 173
d'anguilles pleines de fon , que Don Liv. III,
Quichotteprit auffi bien que fon Ecuyer CHAP.
XLVI.
pour des couleuvres. Il s'étoit appuyé
contre l'arbre où les armes étoient pen
dues , & n'avoit point du tout branlé ,
que lorfqu'il vit Sancho venir à lui.
Pour lors il fit une démarche de fon
côté , & parut s'appuyer fur une maſſue
effective armée de pointes de fer , telle
qu'on peint celle d'Hercules.
Cet objet terrible avoit arrêté San
cho tout court. Ruy Gomez croit , mais
il ne l'affure pas , que la peur lui avoit
ouvert les conduits par où la nature ſe
décharge , du moins il eft bien certain ,
qu'au lieu de fon air furibond , il devint
tout pâle & tremblant. Don Quichotte
fe reflouvint qu'il lui étoit permis de
l'aider de fes confeils , c'eft pourquoi il
lui cria : Courage , ami Sancho , avan
ce toujours , évite le premier coup , &
la victoire eft à toi. Hé ! contre qui
l'animez - vous , Seigneur Chevalier ,
lui dit le Duc ? nous ne voyons rien.
Je l'anime , Monfeigneur , répondit
notre Héros , contre un Enchanteur qui
eft au pied de cet arbre , & qui eft un
Géant monftrueux . Pour lors l'Enchan
teur vint à Sancho comme pour l'affom
mer avec ſa maſſue qu'il releva : Ah !
‚P iij
174 HISTOIRE
LIV. III. nous le voyons , criérent en même tems
CHAP. tous les fpectateurs ! quelle horrible fi
XLVI.
gure Seigneur Chevalier Don Qui
chotte , au nom de l'illuftre Dulcinée ,
ne nous abandonnez pas : dirent - ils en
feignant une terreur fort grande , & en
s'approchant de lui comme pour fe met
tre à couvert fous fon bras invincible ;
mais en effet pour l'empêcher d'aller
au fecours de Sancho , s'il l'eût entre
pris , & qu'il eût oublié les ordres de Pa
rafaragaramus.
Cependant Sancho plus mort que
vif, étoit prefque prêt de fuir , & l'au
roit peut-être fait , fans la ficelle qu'on
avoit mife à terre , & que des Laquais
cachez derriere des arbres , tirérent en
même tems ; elle le prit par les jambes
qui lui trembloient déja , & le fit tom
ber fur le cul & le dos , les pieds en l'air
du côté de l'Enchanteur. Relevez
vous Chevalier , lui dit l'épouvanta
ble figure ; je ne veux point avoir d'a
vantage fur vous en difant cela , il
vint à lui , & en faifant femblant de
lui donner la main pour ſe relever , il
mit le feu à la corde d'amorce des fu
fées qu'on avoit attachées fous fa man
dille , & fe retira deux pas en ar
riere.
DE DON QUICHOTTE. 175
Toutes ces fufées éclatant tout d'un Liv. III.
coup , firent faire à Sancho un fecond CHA P.”
faut épouvantable , avec des hurle- XLVI.
mens effroyables. Ce fut là qu'il crut
effectivement que tous les Diables d'En
fer étoient à fes trouffes. Son Maître
ne ceffoit de l'animer de la voix , &
la préſence de tant de fpectateurs lui
remettant le cœur au ventre , & outre
cela Parafaragaramus , qui avoit or
dre de fe laiffer vaincre , lui faifant beau
jeu , Sancho fe releva , & l'Enchan
teur lui donnant le tems de fe jetter ſur
lui , il ne le perdit pas. Sancho le prit
par le corps & le terraffa fans peine >
parce qu'ilne fe défendoit pas. Ce de
voit être la fin du combat , & l'Offi
cier alloit céder la victoire , n'ayant
pas ordre d'en faire davantage ; mais.
Sancho ne lui donna pas le tems de
parler , & comme il avoit le deffus , il
commença à travailler fur lui à coups
de poing le mieux qu'il put , faute
d'autres armes , fon bâton lui étant
échapé dès fa premiere chute. L'En
chanteur qui ne s'étoit point attendu à
une pareille gourmade , fe mit à fon
tour fur l'offenfive , & comme il étoit
bien plus robufte que Sancho , il le mit
bien-tôt deffous , & lui rendît le chan
P iiij
176 HISTOIRE
LIV. III. ge avec ufure , & fur-tout avec une des
CHA P.
XLVI. peaux d'anguille qui lui fervoit de
treffe , au bout de laquelle il y avoit
une bale de plomb , dont il lui accom
moda le corps le plus joliment du
monde.
Les Ducs & tous les affiftans priérent
notre Héros d'aller délivrer le Cheva
lier Sancho des mains de ce Démon 2
mais il le refufa , leur difant que c'é
toit un combat égal de corps à corps ,
& qu'outre les ordres de la Chevalerie ,
qui lui défendoient de le ſecourir , il
lui avoit auffi été défendu par Parafa
ragaramus de le faire. Sancho ne cria
point , & quoique les coups lui tom
baffent für le corps dru comme grêle >
il fe releva , & courut fe faifir de la
maffue que l'Enchanteur avoit cachée ,
& il la levoit pour la lui décharger fur
la tête , s'il avoit pû ; mais il n'en eut
pas le tems. L'Enchanteur revint à lui ,
& le jeu lui plaifant , il lui donna de
fa peau d'anguille un fi grand coup au
travers les reins , qu'il le rejetta enco
re une fois à terre , en frappant fur les
felles que Sancho découvrit pour fe le
ver appuyé fur fes mains ; il lui fit plus
de contufions fur cette partie , que le
Chevalier avoit fort potelée & char
DE DON QUICHOTTE. 177
nue , & en même tems plus de douleur Liv. III
que la dragée ne lui en avoit jamais fait. CHA P.
Lorfqu'il fut las de frapper , & qu'il vit XLVII.
que le jeu avoit été pouffé affez avant >
il fe retira à grands pas. Sancho mou
lu de coups ne laiffa pas de fe lever &
de le fuivre la malfue fur l'épaule ; mais
à fon grand étonnement il le vit tout
d'un coup abîmé dans la terre & difpa
roître à fes yeux , ne laiffant après lui
qu'une grande flamme , qui s'évanouit
dans le moment , & qui fut fuivie d'une
noire & épaiffe fumée qui fentoit bien
fort le fouffre.

CHAPITRE XLVII.

Suites agréables de la victoire rem


portée par le Chevalier Sancho

& du projet que forma Don Qui


chottepour lefaire repentir defon
indifcrétion.
Ous dirons une autrefois ce que
N c'étoit que ce prodige ; car j'ai
encore à m'en fervir. Retournons à
Sancho, Les Ducs & le refte de la com
pagnie criérent tous en même tems ,
que le charme avoit ceffé , qu'ils
178 HISTOIRE
LIV. III. voyoient le cheval & les armes , & crié
CHAP. rent victoire au brave Chevalier San
XLVII. cho , qu'ils joignirent tout épouvanté
d'avoir vû l'enfer ouvert , & bien per
fuadé qu'il s'étoit battu contre un Dé
mon. Don Quichotte voulut voir à
quel endroit le faux Enchanteur étoit
difparu , mais un homme vêtu en fatyre
fe préfenta à lui , & lui défendit de la
part de Parafaragaramus d'avancer da
vantage. Il revint donc à fon Ecuyer
qu'il trouva tout réjoui , non feulement
de la fuite de l'Enchanteur , qui lui
avoit laifflé l'honneur du combat , mais
auffi du recouvrement de fon bon che
val & de fes armes . Tout le monde l'en
félicita , on l'arma avec cérémonie ; &
les Dames y ayant mis la main lui firent
plus d'honneur que jamais Chevalier er
rant n'en avoit eu. On le fit monter à
cheval , où il parut comme un nouveau
Mars.
On le ramenoit en triomphe avec
bien de la peine , parce qu'il n'en pou.
voit plus des parties qui portoient fur
la felle. Et les contorfions qu'il faifoit
pour fe tenir droit , faifoient mourir
de rire les Ducs & les autres qui le fui
voient à pied. Comme ils fortoient de la
forêt, le même Satyre qui avoit arrêté
DE DON QUICHOTTE. 179
Don Quichotte , vint fe préfenter dans Lrv. III.
le chemin où il fit deux ou trois gam- CHAP.
bades & autant de fois la roue. Toute XLVII .
la compagnie fit femblant d'être éton
née de cette vifion, excepté Eugénie qui
le raffura en difant qu'elle le connoiffoit,
& que c'étoit un des fatyres de la forêt ,
qui fervoit de valet de pied à Parafara
garamus fon bon ami. En difant cela elle
alla à lui , & lui , en gambadant & fau
tant vint à elle , & la pria tout haut de
la part du fage Enchanteur , de vouloir
bien déjeuner dans la forêt , elle & ceux
qui l'accompagnoient.
Eh ! pardi bon , dit Sancho , ce Saty
re-là m'a déja portébonheur , & je crois
qu'on l'appelle Rebarbaran. Cela eft
vrai , reprit Eugénie ; d'où le connoiflez
vous , reprit - elle , Seigneur Chevalier
Sancho ? Je vous le dirai , Madame
répondit-il ; mais déjeunons aupara
vant. Parafaragaramus a de bon vin &
ne l'épargne pas , & dans l'état où je
fuis après un rude combat , j'ai besoin
de repaître ; trois verres de vin aviſent
un homme , & quand j'en aurai bû dix
j'en raifonnerai bien mieux , car le bon
vin éguiſe l'efprit.
On fuivit le Satyre , qui toujours en
gambadant , les mena environ quinze
180 HISTOIR F
LIV. III. pas dans le bois , où ils virent un déjeu
CHAP. ner fort propre fur l'herbe. Les Dames
XLVII. & les Cavaliers s'affirent fur des ga

zons. Nos avanturiers defcendirent de


cheval & en firent autant. Sancho fut
mis entre les deux Ducheffes , quoi
qu'il s'en défendît beaucoup ; mais les
feffes lui faifoient trop de mal pour de
de mal
meurer affis fur fon gazon. Il fut obli
gé de fe mettrefur le ventre , & en man
geant,avec fon vifage tout ridé & rouffi ,
il ne reffembloit pas mal à un chien
couvert de la peau d'un finge : ce qui fai
foit rire tout le monde,fur-tout lorfqu'il
buvoit , comme il lui arrivoit fort fou
vent , malgré la posture contrainte où
il étoit parce que les Dames qui
avoient voulu abfolument avoir l'hon
neur de le fervir , n'attendoient pas qu'il
en demandat.
Il ne buvoit jamais qu'il ne s'échauf
fât , & n'étoit jamais échauffé qu'il
n'en dît de toute forte. Les auditeurs ,
& fur-tout les François , en rioient com
me des fous , particuliérement Sainville
& Sylvie , qui étoient les inventeurs
du tour qu'on venoit de lui jouer. Il fut
prié de dire où il avoit fait connoiffance
avec le fage Enchanteur Parafaragara
mus , & d'où il connoiffoit le Satyre
DE DON QUICHOTTE. 181
Rebarbaran , & fur tout de ne rien dé- LIV. III
guifer , parce que l'un & l'autre écou- CHAP.
XLVII.
toient. Ille fit en rejettant tout fur l'En
chanteur & la force des enchantemens ,
& ſe fervit de termes fi particuliers , &
faifoit des poſtures fi plaifantes , que
jamais les auditeurs n'avoient ride
meilleur courage. Il n'ofa pourtant pas
affurer que ce fut Parafaragaramus ſui
même avec qui il avoit été dans l'hôtel
lerie , parce que ce fage Enchanteur
lui paroiffoit trop difcret & trop
honnête pour l'y avoir laiffé dans une
poſture fi indécente , & concluoit par
croire que c'étoit quelqu'autre qui avoit
ufurpé fon nom.
A propos , Seigneur Chevalier , lui
dit la belle la Baftide , il me reſte un
fcrupule & un doute qui me paroiffent
fort bien fondez , & qui me font croire
qu'il ne vous eft rien arrivé que par
votre faute. Vous venez de nous dire
que vous vous êtes engagé à foutenir
que la beauté de Madame la Comteffe
furpalle celle de toutes les Dames de
tous les Chevaliers errans qu'il y a dans
le monde , Mores , Indiens , Grecs &
tout ce qu'il y a dans l'Andaloufie &
dans les Alpuchares. Vous aviez promis
tout cela , Seigneur Chevalier , vous
182 HISTOIRE
Liv. III . en convenez vous-même , & pourtant
CHAP . vous n'en avez rien fait. Vous vous
XLVII.
êtes engagé à une terrible avanture ,
parce que vous n'avez excepté de votre
défi aucune Dame telle qu'elle foit ,
d'aucun Chevalier errant , vous n'en
avez cependant pas encore vaincu au
cun. Vous ne vous êtes pas même mis
en état de les vaincre , puifque vous
êtes toujours refté dans le château à vous
délicater & à vousfaire nourrir comme
un poulet de grain. Parafaragaramus
eft comme vous voyez , intime ami de
Madame la Comteffe ; il n'a pû ſouf
frir que vous ne vous acquittaffiez pas
d'une promeffe dont l'honneur devoir
lui revenir , & c'eft affurément pour la
venger & vous punir qu'il vous a aban→
donné à tous les accidens qui vous font
arrivez, Songez-y ferieufement & vous
acquittez de votre promeffe ; car fi vous
y manquez , vous aurez peut-être d'au
tres rifques à courir. La beauté de Ma
dame la Comteffe vous donnera la vic,
toire fur tous les Chevaliers comme elle
l'a fur toutes leurs Dames à ce que vous
dites.
Il pourroit bienêtre , reprit Sancho ,
que tout ce que vous avez dit fût vrai ,
mais à chaque jour fuffit fon Saint , &
DE DON QUICHOTTE . 183
I puis ce qui eft differé n'eft pas perdu. Liv. III
Une belle perle eft toujours une belle CHAP,
XLVII,
perle dans une boete auffi bien qu'ail
leurs . Je veux dire que Madame la Com
teffe n'en eft pas moins belle , quoique
fa beauté ne faffe pas tant de bruit ni
d'éclat qu'elle en fera , lorfque j'aurai
tué trente ou quarante Cheyaliers
errans. Viennent à préfent que j'ai mes
bonnes armes qui me garantiront de
bleffures , tous les Chevaliers errans du
monde , viennent Mores , Sarrafins ,
Eſpagnols & Enchanteurs même ; je les
défie encore de nouveau , & pardi je
les embrocherai dru comme mouches ;
donnez-moi feulement le tems de me
bien remettre à cheval , après cela
vous verrez beau jeu ; je ne remets la
partie qu'après demain matin , & laif
fez moi faire. Toute la compagnie
l'anima de telle forte à fon entrepriſe ,
que le pauyre homme n'auroit pu s'en
difpenfer quand il l'auroit voulu . La
malicieufe Provençale , qui avoit ima
e giné de concert avec le Comte du Chi
S rou le tour qui devoit être joué le len
demain , avoit à deffein tourné la con
verfation fur le défi de Sancho à tous
les Chevaliers errans , & afin que Don
Quichotte en fût fcandalife , elle avoit
184 HISTOIRE
Liv. III , eu la malice de dire à fon amant com
CHAP. me en fecret , mais pourtant fi haut que
XLVIL le beros de la Manche l'avoit entendu ;

Seigneur Sancho ne s'en dédit pas , &


n'excepte pas même l'illuftre Princeffe
Dulcinée du Tobofo.
Don Quichotte avoit été frappé de
cette réflexion , & avoit apperçu tout
d'un coup mille chofes dont il n'avoit
pas voulu s'offenfer ; il écouta toute la
converfation fans rien dire , parce que
le refpect qu'il avoit pour Eugenie l'em
pêcha de prendre le parti de la beauté
de fon imaginaire Dulcinée , que fon
Ecuyer mettoit indifferemment avec les
autres dans le mortier , pour faire du
fard à cette Comteffe. Il fe réfolur pour
tant de faire dédire le témeraire Ecuyer,
& pour cela de le combattre fous le nom
d'un Chevalier inconnu . Nous verrons
ce qui en fera dans fon tems ; il faut
reconduire toute la bande au château ,
où tout le monde arriva fort content
de la matinée . excepté Don Qui
chotte qui ne difoit pas ce qu'il pen
foit.
Les François & les Espagnols qui
s'étoient levez de meilleure heure qu'à
leur ordinaire , ou plutôt qui n'avoient
point du tour dormi la nuit , tant
hommes
DE DON QUICHOTTE. 185
hommes que femmes , allérent fe re Liv. III.
pofer. On examinoit par des trous tou CHAP .
tes les actions de nos avanturiers. On XLVII.
vit que Sancho roué & moulu de coups
& à moitié yvre , fe jetta fur fon lit,
où en peu de tems on l'entendit ron
fler de tous fes poulmons , & faire au
tant de bruit qu'un boeuf qui rumine.
Don Quichotte , qui ne fit que fe dé
farmer & s'appuya fur la table dans une
profonde rêverie , lorfqu'il vit que
Sancho dormoit profondement , fe re
leva , prit fes armes & les noircit avec
de la fuye de cheminée & de l'huile
qu'il trouva dans une phiole , & dont
on fe fervoit pour frotter le vifage rouffi
de fon Ecuyer. Après cette belle opé
ration il les mit dans la cheminée & les
cacha avec un morceau de natte & un
grand tableau ; c'eft pour quoi il fut
examiné avec plus de foin que ja
mais.
Il fortit & alla feul fe promener dans
les jardins pour rêver aux moyens de
tirer les armes du château , Tans que
1
perfonne s'en apperçût , du moins ce
qu'on lui entendit dire fit juger que '
c'étoit fon intention . Il alla s'afleoir fur
un banc de marbre, derriere lequel étoit
un efpalier fort épais , enforte que ce
Tome VI.
Q
186 HISTOIRE

LIV. III. lui qui l'efpionnoit entendit diftincte


CHAP. ment tout ce qu'il dit lorfqu'il fe mit
XLVII
à dire : Illuftre Dulcinée , votre beauté
incomparable ayant été mife en com
paraiſon , & même plus bas que celle
d'une autre Dame qui eft affurément
belle, mais qui n'approche pas de vous,
c'eſt un deshonneur qu'on vous fait
dont j'entreprends la vengeance. Traî
tre, s'écria-t-il , eft - ce-là la récompenſe
que je devois attendre de toi , après
t'avoir armé Chevalier , & mis dans
le chemin de l'honneur & de la for
tune ? Tu n'es qu'un ferpent que j'ai
rechauffé dans mon fein ; mais ta honte
me vengera & t'apprendra à diftinguer
du commun la maitreffe de mon cœur
& de mes penfées. Il en dit bien davan
tage , qu'on ne rapporte point , parce
que c'étoit toujours la même choſe en "
differens termes.
Il retourna dans fa chambre où il vi
fita fes armes , & voyant qu'elles n'é
toient pas affez noires à fon gré, il en
fut dans une peine terrible. Il trouva
de l'encre & voulut s'en fervir , mais
elle ne prenoit pas fur l'huile. Enfin il
fe reffouvint qu'il avoit vû dans l'écu
rie du noir à noircir dont les cochers
fe fervoient pour luftrer leur train ; ik
DE DON QUICHOTTE 187
alla le prendre , & en ayant fait une LIV. III.'
pâte avec de la cire des bougies qui CHA P.
XLVII.
étoient fur fa table , il en frotta fes ar
mes; & voyant que cela lui réuffiffoit
affez bien , il fe détermina à s'en fervir
le lendemain , ne le pouvant pas faire
dans le moment , parce que Sancho ,
après un fommeil de huit heures venoit
de fe réveiller , & qu'on vint les querir
l'un & l'autre pour aller joindre la com
pagnie qui alloit ſe mettre à table ; &
comme en pareille occafion le civi Che
valier ne fefaifoit point prier , auſſi ne
les fit-il point attendre.
On exalta encore la valeur , & fur
tout fon intrepidité , d'avoir ofé en ve
nir aux prifes & corps à corps avec un
démon armé de maffue , de ferpens &
de couleuvres, Don Quichotte envioit
l'honneur qu'il y avoit acquis , & au
roievoulu qu'il lui en fût arrivé autant ,
quand il auroit dû être battu vingt fois
plus que Sancho ne l'avoit été ; il lui
en donna néanmoins des louanges , mais
plus moderément que la compagnie
qui les outroit. Son Ecuyer n'en fur
pas content , & voulut que du moins
il le louât feul à feul , puifqu'il fe tai
foit en public ; ainfi lorfqu'ils furent
retirez , il lui demanda ce qu'il penfoit
Qij
4
188 HISTOIRE
Liv. III du combat qu'il avoit foutenu le matin
CHAP. contre le démon Enchanteur à qui il
XLVII. avoit fait quitter le champ de bataille &
lui abandonner fes armes. Tout bien de
< toi , ami Sancho , lui répondit Don Qui
chotte , tu as le cœur auffi bon que la
main ; mais ta langue va trop vite &
bat trop de païs. Il vouloit par- là le
taxer fur ce qu'il avoit dit de la beauté
de la Comteffe , fans en excepter Dul
cinée ; mais Sancho n'avoit pas l'efprit
affez in pour s'imaginer une choſe à
2 quoi il ne croyoit pas que fon Maître
fongeât , c'est pourquoi il lui répondit.
felon fon fens : Ma foi , Monſieur , j'a
voue que ma main & ma langue vont
trop vîte , mais il faut que le Renard
meure dans fa peau , à moins qu'on ne
l'écorche en vie , & puis il ne peut for
tir d'un fac que ce qu'on y amis. Honny
foit-il pourtant qui mal y penfe. Jene
croyois pas offenfer votre bon ami Pa
rafaragaramus, lorfque j'ai porté la main
à l'arme infernale qui m'a attiré tant
d'affaires ; & pour ma langue , qui Dia
ble pourroit s'en choquer , puifque je
reffemble à notre Curé , qui ne fçait pas
lui-même ce qu'il veut dire quand il ou
vre la bouche , & que je ne le fçai pas
non plus ?
DE DON QUICHOTTE. 189
Ceft à cause de cela , dit Don Qui- LI v. T.
chotte , que tu devrois être plus retenu, CHAP:
car tu dis très fouvent des chofes qui XLVIE
pourroient t'attirer bien des affaires.
Eh bien , répondit hautement Sancho ,
qu'elles viennent à prefent que j'ai mes
armes , Diable emporte qui les craint ,
ni perfonne au monde ; je les défie tous
& les Enchanteurs les premiers , hor
mis Parafaragaramus. Don Quichotte
commençoit à s'échauffer , & alloit affu-
rément faire un défi dans les formes à
fon Ecuyer , ficelui-ci lui en eût donné
le tems ; mais , Monfieur pourfuivit-il ,
en parlant de Parafaragaramus , d'où
vient qu'il eft fi faché quand un Che
valier touche un fufil ou une autre de
ces maudites armes ? Hé! ne le vois-tu
pas bien , mon enfant , lui répondit no
tre Heros en fe radouciffant , ne fçais
tu pas bien que la valeur & la bravoure
dans le combat , font les feuls moyens
qu'on doit employer pour remporter
la victoire que pour vaincre avec hon
neur , il ne faut devoir fon triomphe
qu'à la propre valeur , à fon bras & à
fon épée qu'il faut pour cela avoir vû
fon ennemi feul à feul , s'être battu
contre lui corps à corps , & avoir par-.
tagé le péril avec lui ? c'eſt par-là que
190 HISTOIRE

Liv. III. plus notre ennemi eft couvert de gloire,


СНАР . pour en avoir vaincu plufieurs autres ,
XLVII.
plus auffi nous acquerons de l'honneur
lorfque nous en venons àbout ? C'eſt-là
le fait des Chevaliers errans qui doivent
vivre dans les perils , & qui ne doi
vent rien devoir qu'à eux-mêmes , &
ceux qui fe fervent de ces maudits bâ
tons à feu dont on tue fon ennemi de
loin , & fouvent fans être vû , font in
dignes d'être louez , & ne doivent paf
fer que pour des lâches. N'eft- il pas
vrai , Sancho , & ne l'as-tu pas vû toi
même quand nous avons attaqué la ca
verne des voleurs , ni toi ni moi ne les
voyons pas lorfqu'ils nous ont voulu
tuer , comme ils auroient fait fans nos
armes enchantées ? Tu vois bien par -là
que le plus lâche coquin du monde ,
bien caché & à couvert , peut terraffer
le plus vaillant & le plus brave de tous
les Chevaliers ; mais qu'il eft indigne
d'en être loué, & ne doit pas s'applaudir
d'une victoire qui ne lui coûte ni fang
ni péril .
Pardi , Monfieur , répondit Sancho ,
vous parlez comme un Theologal , &
mille fois mieux que l'Univerfité de Sa
lamanque. Que maudit foit de Dieu &
de fes Saints , ajouta-t'il , celui qui a'
DE DON QUICHOTTE. 191
inventé cette arme d'Enfer. Ce n'eft Liv. IT
pas d'aujourd'hui , reprit Don Qui- CHAP.
XLVII
chotte , que cette forte d'armes a paru
fur terre ; & il me fouvient d'avoir en
tendu dire , qu'un malheureux Magi
cien ou Enchanteur du genre humain ,
ayant apporté des Enfers les premieres
qu'on ait jamais vûes , le brave Cheva
fier Roland les jetta dans la mer , d'où
elles ont été depuis retirées par un moi
ne Allemand.
: Mort non de diable , dit Sancho en
colere , ces moines fe mêlent toujours
de ce qui ne les regarde point ; s'ils di
foient bien leur breviaire , le diable ne
leur fouffleroit pas tant aux oreilles , &
j'ai toujours oui dire , que pour faire
une maiſon nette , il n'y faut fouffrir
ni moine , ni pigeon , parce qu'ils four
rent leurs nez par tout ; de forte que
rien n'eft bien fait s'ils ne s'en mêlent ;
& puis quand ils font une fois anchrez
quelque part , ce n'eft plus que des ouir
dire , il a fait par ci , il a dit par-là , &
boute , & haye , & tous les diables en
un mot s'en mêlent. Cela ne te doit
pas étonner , ami Sancho , lui dit Don
Quichotte , ils font feuls dans leur cou
vent , nourris , comme dit le proverbe ,
comme des moines , fans affaires qui
192 HISTOIRE
LIV. III. les embaraffent , & fans fouci pour le
CHAP lendemain . Ajoutez donc , Monfieur ,
XLVII. interrompit Sancho , fans femmes qui
les faffent enrager & fans enfans à nour
rir. Comme tu voudras , reprit Don
Quichotte , mais leur efprit voulant
être occupé , ils font prefque forcez de
l'employer au premier objet qui fe pre
fente à leur imagination. Et voilàjuſte
ment ce qu'on ne devroit pas fouffrir ,
dit Sancho , car ils ne doivent le mê
ler que de prier Dieu , & ne point tant
s'embarrafler des affaires du monde ,
puifqu'ils y ont renoncé & qu'ils n'y
font nullement néceffaires , à ce que j'ai
oui dire par des Docteurs de l'Univer
fité d'Alcantara.
Tenez , Monfieur , lui dit-il , bien
du monde s'en plaint , & moi qui
vous parle je n'ai point de fujet de
m'en fouer ; car une fois que j'avois
grondé avec ma mauricaude , un moi
ne fe mêla de nous raccommoder en→
femble , & puis après cela il venoit nous>
voir tous les jours , afin de voir , di
foit-il , fi nous vivions bien enſemble.
Je le vis une fois un foir dans notre jar
din .... patience ....je n'en dirai pas
davantage ; mais fi je n'avois pas eu
peur de la fainte. Inquifition , je l'au
rois
DE DON QUICHOTTE. 193
rois bien vîte envoyé dire fes com- LIV. III.
CHAP.
plies ailleurs que chez moi. Depuis ce XLVIL
tems-là il a été caufe que j'ai plus de
vingt fois battu ma ménagere , car elle
avoit toujours quelque chofe à lui dire,
& bien-loin qu'il ait mis depuis la paix
dans notre ménage , mort de ma vie ,
il n'y a mis que la difcorde. Il n'y pou
voit pas mettre autre choſe , ami San
cho , reprit Don Quichotte , je vou
drois que tu euffe lû le divin Ariofte ,
tu verrois que l'Archange Gabriel ayant
befoin de la difcorde pour aller répan
dre fon venin dans l'armée du Roi
Agraman qui affiegeoit Paris , il ne la
put jamais trouver pour lui faire exé
cuter l'ordre de Dieu , que dans un
Chapitre de Moines où elle préfidoit.
Eh ! l'en retira-t'il , demanda Sancho ?
Vraiment oui , lui répondit Don Qui
chotte. Tant pis , reprit Sancho ; car
depuis ce tems-là elle s'eft fourrée par
tout , & fur-tout dans les familles &
les ménages ; cependant elle n'a pas fi
bien oublié le chemin des couvens ,
qu'elle ne le trouve bien quand elle
veut.
Sancho étoit en train de jafer , &
n'en feroit affurément pas refté en ſi
beau chemin , fi Don Quichotte ne lui
Tome VI. R
194 HISTOIRE
LIV. III. eût dit le premier , qu'il faloit dormir
CHAP. parce qu'il étoit tard. Sancho fe tut ,
XLVII & en peu de tems notre Heros l'enten
dit ronfler comme une pedale d'orgue .
Il fe leva & acheva de noircir fes ar
mes , & s'étant couché il rêva au moyen
de les emporter fans être apperçu , &
il n'en trouva point de meilleur que de
faire femblant d'aller dès le matin fe
promener & de les mettre fous fa robe
de chambre . Il le fit , & celui qui avoit
ordre de le fuivre , fçut où il les avoit
dépofées . La focieté qui en fut inftrui
te , n'eut garde d'empêcher un com
bat qui devoit la divertir . Tout ce qu'on
fit , ce fut d'empêcher qu'il ne fut fan
glant . On fit jetter de l'eau gomée dans
le fourreau des épées de nos deux avan
turiers , & on fit brifer leurs lances fi
proprement , que la fracture ne pa
roifloit pas ; mais fi profondément pour
tant , qu'elles ne pouvoient pas faire le
moindre effort fans achever de ſe bri
fer tout-à-fait.
Sancho paffa encore toute la journée
dans fon lit où il but & mangea à fon
· ordinaire , c'eſt à dire qu'il penfa fe
crever, en faifant raifon le verre à la
main à tous les gens du Duc & dụ
Comte qui étoient venus le voir pen

}
·
DI DON QUICHOTTE. 195
dant la journée , fi bien qu'il avoit terri- Liv. III.
CHAP.
blement les dents mêlées le foir que XLVII;
toute la focieté vint le voir pour appren
dre des nouvelles de fa fanté. La belle
Mademoiſelle de la Baftide le fit fouve
nir de fon défi pour le lendemain à tous
les Chevaliers , pour l'honneur de la
Comteffe , qui fit femblant de le prier
de n'y point aller , & lui dit qu'elle lui
avoit affez d'obligations fans y ajoûter
celle-là , & qu'elle ne méritoit pas qu'il
s'exposât pour elle à de nouveaux dan
gers ; mais elle l'en pria d'une maniere
à l'y engager encore plus fortement ;
auffi répondit-il qu'il ne manqueroit
pas à l'affignation. La Provençale qui
avoit fait difpofer toutes chofes, le flatta
de fa victoire fur l'Enchanteur qui lui
avoit abandonné fes armes , & lui infi
nua que cet endroit étoit heureux , &
qu'après y avoir vaincu un démon , il
n'y avoit pas d'apparence que des Che
valiers lui réfiftaflent : enfin elle le tour
na fi bien , qu'elle le fit réfoudre d'aller
y porter fon cartel , & de prendre ce
même endroit pour le champ de fa gloi
re , & la défaite des Chevaliers.

Rij
RE
296 HISTOI
Liv. III.
CHAP.
XLVIII. CHAPITRE XLVIII

Du combat de Don Quichotte con


tre Sancho , & quelle en
fut la fin,

Peine le jour commençoit à pa


A roitre ,que
veilla. Sancho qui fe croyoit invulné
rable , & par confequent invincible *
fous les armes que l'Enchanteur lui
avoit données , & qu'il avoit gagnées
aux dépens des meurtriffures de fon dos
& des lieux circonvoifins , fe leva
promptement & s'arma avec beaucoup
d'allegreffe. Il ne craignoit que la foif
& la faim ; mais il fe flatta que Parafa
ragaramus y pourvoiroit , & fur cette
croyance il fortit avec un air fi déliberé,
qu'il fit croire à Don Quichotte qu'il
y auroit de la peine à le vaincre ; il s'en
réjouit néanmoins , parce qu'il fe figu
ra que la gloire en feroit plus grande.
Quoiqu'il fçût où étoit fon champ de
bataille , il ne laiffa pas de le fuivre
pour en être certain . Les Ducs & les
autres , François & Espagnols ? qui
. avoient voulu enavoir le plaifir, étoient
DE DON QUICHOTTE. 197
deja allez fe cacher dans des endroits L Iv. III.
qu'ils avoient fait préparer , & quitous CHAP.
avoient vûe fur une ploufe que San- XLVIII.
cho avoit choifie pour le theatre de fa
gloire. Si tôt qu'il y fut , ils l'entendi
rent faire fon défi de tous les quatre
côtez du monde à tous les Chevaliers
errans , Maures , Arabes , Caftillans &
autres , & puis après fe recommander
à la bonne grace de fa mauricaude & à
celle de la Comteffe Eugenie , qu'il fup
plioit de l'aider , puifqu'il ne s'expofoit
que pour fon honneur: Après cela il fe
tint dans fon pofte immobile comme
une ftatue. Laiffons l'y , il n'y demeu
rera pas long tems fans rien faire.
Don Quichotte étoit retourné au châ
teau où le nouveau Chevalier s'étoit
fixé , & croyant , comme il n'entendoit
perfonne , que chacun étoit endormi ,
il prit fa lance ſur fon bon cheval après
avoir mis deffus une grande houffe rou
ge pour le déguifer , & fortit fans trou
ver perfonne. Il gagna la forêt , où il
alla fe couvrir de fes armes noircies ,
croyant être fi bien déguifé que le diable }
lui-même l'auroit pris pour un autre.
Après cela pour mettre fon cheval en
haleine , il prit au petit galop le chemin
de l'endroit où Sancho étoit en fentinelle.
Riij
198 HISTOIRÉ
LIV.III. Celui-ci qui le vit venir s'affermit fur
CHAP. les étriers. Qui que tu fois , lui cria-t'il
XLVIII. de loin , n'avance pas , ou avoue tout
à l'heure que j'ai dit verité , ou bien
prépare- toi à t'éprouver contre moi.
Don Quichotte qui avoit cru prévenir
Sancho , fut fâché de ce qu'il en étoit
arrivé autrement , & choqué de cette
avance de fon Ecuyer , qui pourtant
étoit felon le cerémonial de l'Ordre.
Eh ! qui es tu toi , lui répondit il, pour
m'arrêter dans mon chemin ? prépare
toi toi-même à la mort , ou à avouer
une chofe que je fais avouer à tous ceux
queje rencontre. Chevalier, lui dit San
cho , puifque je fuis ici , ce n'eft que
pour y combattre à outrance , préparez
yous-y , ou avouez que Madame la Com
teffe Eugenie eft plus belle que toutes
les Dames des Chevaliers errans qui
font dans le monde , de quelque pays
& de quelque qualité qu'ils foient. Nous
ne fommes pas prêts à nous accorder 2
repondit le Chevalier aux armes noi
res , puifque je prétens te faire avouer
qu'une Dame , que je ne veux pas te
nommer , eft non- feulement plus belle
que toutes les Dames que tu viens de
dire , mais auffi plus belle que la plus
belle de toutes les belles Dames du
DE DON QUICHOTTE. 199
monde . Chevalier , reprit Sancho, j'ai eu Liv. III ,
la courtoifie de vous nommer la Dame CHAP.
pour qui je fuis en champ , nɔmmez- XLVIII.
moi auffi la vôtre , s'il vous plaît. Tu
verras fon portrait fur mon cœur , lui
répondit le Chevalier aux armes noires;
maispour fon nom tu ne mérites pas de
le fçavoir de ma bouche , quoiqu'il ne
te foit pas inconnu. Difcourtois Cheva
lier , lui dit Sancho , vous n'êtes qu'un
incivil , & ne ſçavez pas les regles de la
Chevalerie. Je les fçai mieux que toi ,
veillaque , lui répartit le furieux Don
Quichotte.C'eft ce que nous allons voir,
lui repliqua Sancho; faifons les condi
ditions de notre combat. Je n'en veux
point avec toi que celle de la mort , ré
pondit-il. Si je fuis vaincu je t'abandon
ne ma vie ; & fi je fuis vainqueur ,
je ne prendrai d'autre vengeance de toi,
que celle de te rouer de coups de bâton.
Chevalier , lui répartit le brave Sancho,
vous n'êtes affurément qu'un gavache ,
avec vos injures ; car mon Maître qui
jaſe comme un Prédicateur , & qui eft
auffi fçavant qu'un Pape , m'a dit que
les injures font les meilleures raifons
des gens qui n'en ont point , & des lâ
ches. Don Quichotte étoit dans une
colere terrible de s'entendre traiter de
Riiij
200 HISTOIRE

LIV. III. lâche & de gavache ; & comme il s'é


CHAP. toit bien réfolu de venger Dulcinée &
XLVIII. lui- même , & de battre tout de bon fon
téméraire Ecuyer , qui fe difpofoit à le
bien battre auffi : Prens du champ , dit
il à Sancho , nous allons voir ce qui en
fera ; & en même tems il tourna bride,
& s'éloigna au petit galop .
Lorsqu'il crut être affez éloigné , il
tourna vifage , fe recommanda à fon
imaginaire Dulcinée , qu'il invoqua en
tre cuir & chair , & voulut mettre
fa lance en arrêt , mais il la rompit.
Jamais étonnement ne fut pareil au
fien lorfqu'il fe vit défarmé de la pre
miere arme de la Chevalerie. Il ne re
fufa pourtant pas le choc , & alla au
devant de Sancho , qui venoit à lui
avec beaucoup de fureur , après avoir
fait auffi une invocation mentale à fa
Therefe & à la Comteffe. Si-tôt qu'il
l'eut joint , il voulut lui porter fa lance
à la vifiere, & il lui en arriva autant qu'à
Don Quichotte , c'eft à dire qu'elle fe
brifa jufques dans le poignet , avec au
tant de facilité que fi elle eût été de
verre. Don Quichotte n'en fentit pas
même le coup. Ils fournirent tous deux
leur carriere , parce qu'aucun n'avoit
arrêté fon ennemi. Ils revinrent tous
DE DON QUICHOTTE. 201
deux l'un fur l'autre en portant la main
LIV. III.
fur la garde de leurs épées ; mais tous CHAP .
deux furent également furpris de ne pou- XLVIII.
voir pas la tirer du fourreau. Leur éton
nement les empêcha d'arrêter leurs
chevaux , qui fe connoiffant , & n'étant
plus pouffez s'arrêtérent d'eux-mêmes
l'un contre l'autre.
C'étoit un fpectacle rifible de voir
les efforts que faifoient nos deux cham
pions chacun de fon côté , fans fe rien
dire , & tous deux fi proches , qu'ils
fe touchoient , pour mettre à l'air leurs
invincibles & formidables épées. Cid
Ruy Gomez dit qu'ils y refterent plus
d'un quart d'heure ; que Don Quichot
te enrageoit de toute fon ame , & que
Sancho s'en prenoit déja à ſa femme
& à la Comteffe. Il ajoute , qu'après
mille penfées tumultueufes , Don Qui
chottefut le premier qui fe rebuta. Che
valier , dit-il , à Sancho , un Enchanteur
qui me perfecute m'empêche de tirer
mon épée. Et moi auffi , dit Sancho.
Comment donc terminerons-nous no
tre combat , demanda le Chevalier aux
armes noires ? Vous n'avez qu'à avouer
ce que je vous ai dit , répondit Sancho,
& paffer votre chemin. J'avouerois plu
tôt que je fuis Turc , répondit Don'
202 HISTOIRE
LIV. III. Quichotte. Eh mardi tu l'avoueras,
CHAP. quand tous les diables d'Enchanteurs
XLVIII. s'en devroient mêler , lui repliqua San

cho , en lui baillant fur l'oreille un coup


de poing de toute fa force..
Le Chevalier aux armes noires qui
fçavoit bien que Sancho étoit plus ro
bufte que lui , & fçavoit mieux faire le
coup de poing , auroit bien voulu com
battre avec d'autres armes ; mais fe
fentant frappé le premier , lui qui avoit
coutume de prévenir les autres , il n'eut
plus de confidération , & rifqua le tout
pour le tout ; il rendit donc à Sancho
fon coup de poing le mieux qu'il put.
Leurs fpectateurs ne pouvoient refpi
rer à force de rire à la vûe du plus ridi
cule combat qu'on puiffe fe figurer , de
deux hommes à cheval armez de tou
tes pieces , & l'épée au côté qui fe bat
toient comme des crocheteurs , & dont
les trois quarts des coups ne frappoient
que l'air par le mouvement de leurs che
vaux qui étoient toujours dans l'agita
tion › parce qu'ils fuivoient l'inclina
tion de la bride , qui fuivoit celle de la
main , que nos Chevaliers ne pouvoient
pas tenir ferme , à cauſe du mouvement
de leurs corps. Leurs chevaux , qui n'é
toient ni Roffinante ni Flanquine ,
DE DON QUICHOTTE. 203
5 étoient extrêmement vifs & forts , & Liv. III.
CHAP.
avoient la bouche tendre , & fi les coups XLVIII
de point qui portoient à faux faifoient
faire des contorfions & des demi tours
à droit , leurs montures qui en fentoient
le contre-coup par le mouvement de
leurs corps qui entraînoient leur bride,
leur faifoient faire des faccades de la ma
niere du monde la plus plaifante & la
plus rifible.
Lorfque la laffitude alloit féparer
! les combattans , & que les fpectateurs
en eurent pris tout le plaifir qu'ils en
pouvoient prendre, le Duc fit partir fon
maître-d'hôtel. Celui- ci qui étoit avec
quatre valets de pied déguifez en faty
res, auprès de l'arbre où le Duc étoit
monté, partit au premierfignal , & mar
cha à nos avanturiers , qui à fa vûe in
terrompirent leur ridicule combat. Cet
Officier s'étoit préparé à bien jouer fon
perfonnage. Il étoit vêtu tout de blanc,
& une grande fimarre le prenoit com
me une aube depuis le col jufqu'aux
pieds , qu'elle couvroit. Il avoit fur fa
tête un turban tout blanc , avec une plu
me en aigrette au-deſſus ; il s'étoit blan
chi le vifage , auffi bien que la barbe ,
qu'il portoit longue d'un bon pied ; il
avoit en fes mains des gands auffi blanca
204 HISTOIRÉ
LIV. III. que le refte , & portoit un livre où il pa
CHAP. roiffoit lire quelque chofe. Il s'approcha
XLVIII . au petit pas fuivi de quatre fatyres ,

entre lefquels Sancho reconnut Rebar


baran , qui lui fut d'un bon augure.
Arrêtez vous leur cria-t-il fi-tôt qu'il
fut à la portée de la voix , indifcrets.
Chevaliers , tous deux également indi
gnes de mon affection , & des peines
que je me donne pour vous. Votre com
bat m'a retiré du doux repos dont je
jouiffois. Je fuis Parafaragaramus votre
protecteur & votre ami. C'eſt moi qui ai
fait rompre vos lances dans vos mains ;
c'eſt moi qui ai enchanté vos épées pour
yous empêcher l'un & l'autre de répan→
dre un fang que vous regretteriez avec
amertume. Pour toi , Chevalier aux ar
mes noires , qui ne veux pas être con→
nu , continua-t-il en s'adreffant à Don
Quichotte , je t'affure de ma difcretion
& du fecret , mais ne t'avife pas une
autre fois d'entreprendre une querelle
fans fondement. Le Chevalier que tu
vois , n'a aucun deffein d'offenfer ni toi
ni perfonne à qui tu puiffes prendre in
terêt , il te fervira dans les occafions où
tu ne pourras pas te paffer de lui ; je ne
t'en dirai pas davantage ; éloigne toi ,
je re l'ordonne par tout le pouvoir que
DE DON QUICHOTTE. 205
j'ai fur toi ; va m'attendre un moment Lr v. III.
à l'entrée du bois du côté que tu m'as CHAP.
vû venir. XLVIII.

Don Quichotte ne fe le fit pas re


peter , & obéit avec une foumiffion pro
fonde , & paffa directement fous les ar
bres où les Ducs & les autres étoient
cachez , & fa confufion leur donna un
nouveau fujet de rire.
Pour toi , Chevalier Sancho , pour
fuivit l'Enchanteur après que le Che
valier aux armes noires fut parti,tu n'as
fait que ce que tu as dû faire , & je te
pardonne avec plus de facilité qu'au
Chevalier qui s'en va ; affure toi défor
mais de ma protection , & fois bien fûr
qu'elle ne te manquera pas par tout où
mon pouvoir pourra s'étendre. Je t'a
vertis qu'il y a un méchant Magicien
Enchanteur nommé Frefton nouvelle
ment forti des chaînes où Pluton le re
tenoit depuis trois ans qui t'a juré une
guerre éternelle , à caufe qu'étant fon
ennemi , il voit que je te protege ; mais
j'empêcherai qu'il ne te faffe aucun mal.
Il te hait peut-être à caufe de ton maî
tre qu'il veut perdre , & qu'il hait com
me le diable , parce qu'il eſt écrit dans
les deftinées , que le grand Don Qui
chotte doit combattre & vaincre un
206 HISTOIRE
LIV. III . jeune Chevalier , qu'il protege , & que
CHAP. tous les demons croyent fon bâtard ;
XLVIII.
avertis -l'en , afin qu'il s'en donne de
garde, & que vous vous prépariez tous
deux à foutenir de rudes combats en peu
de tems , & à foutenir les plus glorieu
fes avantures de votre vie , pour tirer
la pauvre Princeffe Dulcinée du Tobofo
de l'enchantement où Merlin la retient
comme une gredine dans la caverne de
Montefinos. Mais pour te faire prendre
cœur par avance , fuis Rebarbaran , ce
fatyre que tu connois déja , il va te me
ner dans un endroit où tu ne t'ennuye
ras pas .
Sancho fuivit fans répondre le fatyre
Rebarbaran , qui le mena dans un coin
du bois où il vit fur une table les aprêts
d'un déjeûner , cette fois là bien frugal,
n'y ayant que du pain & de l'eau , fans
affiette ni ferviette , & perfonne pour le
fervir. Laiſſons l'y , pour fi peu de tems
qu'il a à y refter.
DE DON QUICHOTTE . 207
LIV. III.
CHAP .
CHAPITRE XLIX. XLIX.

Repas magique. Apparition d'un


nouvel Enchanteur. Defi fait à
Don Quichotte , & ce qui s'en
Juivit.

I- TÔT que l'Enchanteur eut remis


San
Sancho entre les mains du Satyre ,
il étoit venu rejoindre Don Quichotte,
pour le mener plus avant dans le bois,
& lui faire une fevere reprimande de
fon emportement hors de faifon. Quoi !
lui dit- il entre autres chofes , toi dont
la fageffe & la prudence connues par
toute la terre font caufe que je t'ai pris
en amitié , tu t'offenfesfurune fimple pa
role génerale, lâchée fans aucun deffein
de t'offenfer ? Crois-tu qu'il fuffife à un
homme d'avoir de l'efprit & de la fcien
ce , & que ce foit la feule force jointe
à la valeur qui doive regler toutes les
actions de la vie ? Défabufe-toi fi tu l'as
cru, puifqu'il faut avec cela du bon fens,
de la prudence & du difcernement. Il
n'y a que ces feules vertus-là qui faf
fent les Heros. Regarde la vie & les ac
tions du Chevalier Roland , tu y verras
208 HISTOIRE
LIV. III. par-tout une égale bravoure & une pa
CHAP. reille force ; mais vois la difference en
XLIX. tre Roland le furieux & Roland le fage,

avant que l'infidelité d'Angelique lui


eût tourné la cervelle , ou après qu'Af
tolphe lui eut fait reprendre fon bonfens
renfermé dans une phiole , qu'il avoit
été querir fur l'hypogriphe jufques
dans le Paradis terreftre. Fais réflexion
à ce que je viens de te dire , & rens toi
fage à l'avenir. Je t'aime trop pour ren
dre ton deshonneur public ; retourne
t'en te défarmer , & reviens fur tes pas ,
comme fi tu te promenois , rejoindre la
compagnie que j'ai raffemblée proche
d'ici. Je ferai reporter tes armes au châ
teau d'Eugenie , & j'y ferai conduire ton
cheval fans que perfonne le voye ren
trer. Je t'ai laifé faire une faute pour
t'apprendre à n'en plus faire doréna
vant. Ton Ecuyer te dira le nom d'un
nouvel ennemi qui s'eft déclaré contre
toi , & que tu auras à combatre ; mais
ce n'eft qu'à force de fagefle & de pa
tience que tu en viendras à bout , parce
qu'il eft plus fourbe que vaillant , mon
fecours ne t'abandonnera pas au besoin,
mais la prudence ne doit pas non plus
te quitter. Adieu. L'Enchanteur eut à
peine achevé qu'il difparut , & ne don
na
DE DON QUICHOTTE . 209
napas le tems à notre heros de fe jetter LIVRE III.
à fes pieds , parce qu'il lui défendit de CH. XLIX.
defcendre de cheval , de le remercier
& de le fuivre. Pour lui il fe perdit en
tre les arbres , & notre heros tout hon
teux alla ponctuellement executer les
ordres de fon fage Enchanteur.
Pendant que le heros de la Manche ,
quiavoit coutume de prêcher les autres,
fut fi bien prêché lui-même , les Efpa
gnols & les François étoient fortis de
leurs niches ; & en faifant femblant de
fe promener par le bois , ils étoient ve
nus où étoit Sancho qu'ils trouvérent
feul , comme j'ai dit , auprès d'une ta
ble. Vraiment , Seigneur Chevalier , lui
dit la belle Provençale , le métier de
Chevalier errant n'eft pas , à ce que je
vois , fort dangereux ; nous croyons
trouver déja cinq ou fix Chevaliers vaïn
cus , & vous dans le chemin de la gloi
re;Monfieur le Duc avoit ordonné qu'on
emmenât une charette pour enlever les
trophées & les dépouilles que vous aviez
conquifes , & il n'y en a pas un de nous
qui n'eût juré que vos bras agiffoient
pour l'honneur de la beauté de la Com
teffe, & nous voyons avec étonnement
qu'il n'y a que vos dents qui foient en
mouvement pour le profit de votre ven
Tome VI S
210 HISTOIRI
LIVRE III tre, Mardi , Mademoiſellle , lui répon
CH . XLIX . dit Sancho , vous parlez comme on dit
que parlent les gens de votre païs , fans
fçavoir ce qu'ils veulent dire ; fi vous
aviez été ici il y a un quart d'heure "'
vous auriez vû lije n'ai pas bien gagné
le pain & l'eau que Monfeigneur Para
faragaramus me fait donner. Quoi ! dit
la Comteffe , c'eſt lui qui vous regale ?
Oui , Madame , répondit Sancho. Et je
nevois ici perfonne de fes gens , dit-elle.
A ce mot deux fatyres fortirent de der
riere des arbres , & vinrent en gamba
dant lui dire que l'Enchanteur lui-mê
me alloit venir.
En attendant fon arrivée toute la trou
pe autour de Sancho ſe mit à le quef
tionner , & pendant qu'il répondoit ,
un fatyre lui ôta fon épée enchantée ,
& lui en remit une autre d'une garde pa
reille fans qu'il s'en apperçût. Il con
ta fon combat , & l'enchantement de
fon épée , dont il n'avoit pas pû jouir
pour fendre le difcourtois Chevalier
aux armes noires ; & comme on fit fem
blant de ne pas le croire , il montra fon
épée pour en convaincre fes auditeurs ;
mais ce fut un mauvais témoin pour lui,
parce qu'elle fe tira du fourreau fans
aucun effort. Il en refta tout-à fait con
DE DON QUICHOTTE . 211
fus , & ne fçavoit que dire lorfque Pa- Liv. III.
rafaragaramus qui venoit de relancer CH.XLIX .
Don Quichotte , parut.
Les Ducs , le Comte & leurs épouſes
lui firent de loin de très grandes reve
rences ; ce que firent aufli les François
& les Françoifes , qui tous firent fem
blant d'être étonnez de le voir. La feule
Eugenie alla au-devant de lui , & feignit
de fe jetter à fes pieds pour le remercier
de toutes les obligations qu'elle lui
avoit ; mais il l'en empêcha , & la rame
na auprès des autres , à qui il fit une
profonde inclination les deux mains fur
l'eftomach. Comme ils feignoient tou
jours de l'étonnement & de l'embarras ,
Eugenie leur dit de ne rien craindre ,
1 qu'elle étoit fûre que le Seigneur Para
faragaramus étoit trop de fes amis pour
ne les pas voir avec plaifir , puifqu'ils
étoient de fa compagnie.
Le fage enchanteur rencherit fur les
affurances de la Comteffe , & ajouta
qu'il n'avoit prétendu donner à déjeu
ner qu'au feul Chevalier Sancho , &
encore le regaler feulement à la maniere
de l'Ordre ; mais puifque vous voilà
fi bonne compagnie , pourfuivit il , il
faut dégarnir mon office, Holà ho , Re
barbaran , dit-il à un fatyre , faites
S ij
212 HISTOIRE

LIV. III. promptement monter du vin , & du


CH.XLIX . meilleur , qu'on faffe auffi monter quel
que chofe d'appetiffant , & des fervi
ces. A ce mot le fatyre alla à trois pas
faire des gambades , & Sancho voyant
tout d'un coup fortir à côté de lui une
flamme fubtile & bleue avec beaucoup
de fumée , recula en tremblant , & la
terre s'ouvrit fous les pieds du fatyre ,
qui fondit , & la fumée ſe diffipant , le
Chevalier vit une table paroître couver
te de belles ferviettes , d'une belle nap
pe , d'affiettes & de plats d'argent , d'un
poulet d'Inde en compote , d'un autre à
la daube , de pâtez , de jambons , & de
quantité d'autres viandes froides; en un
motun fervice complet où rien ne man
quoit ; & pour la boiffon , il vit retirer
de deffous la table douze groffes bou
teilles de vin & des fieges.
Parafagaramus pria Eugenie de fai
res les honneurs du modique déjeuner
qu'il lui préfentoit. Elle s'en chargea
& pria tout le monde de s'affeoir. Cha
cun fit femblant d'avoir horreur de tou
cher des viandes qui fortoient de l'en
fer , & s'excufa d'en manger. Le Duc
tira Sancho en particulier , & voulut
lui faire naître du fcrupule de cette ta
ble infernale , & de ce qui étoit deffus.
DE DON QUICHOTTE. 213
Non, non, Monfeigneur,lui dit Sancho, Liv. II.
ne craignez rien , Parafaragaramus eſt CH.XLIX,
honnête homme; & puis aufond, ventre
affamé n'a point d'oreilles , mes boyaux
crient que mon goſier eft bouché , & 1
quand ce feroit le refte du diable que
je leur envoyerois , il faut leur faire voir
que non ; & en difant ces paroles il alla
vîtement faire l'épreuve du vin. Le fage
Enchanteur fit femblant de s'apperce

voir de la perplexité generale , & mit la
main fur la table , en jurant qu'il alloit
faire enlever par des Enchanteurs tous
ceux qui ne mangeroient pas. Chacun fe
mit donc en état de manger , & mangea
en effet , & même de bon appetit . San
cho , quifourroit toujours fon nez par
tout, pria Parafaragaramus de leur tenir
compagnie , & l'Enchanteur lui répon
dit qu'il étoit jeûne pour lui ce jour-là ,
qu'il ne mangeoit jamais avec les Da
mes. Il ordonna aux fatyres de fervir &
1 derefter ; & fans que Sancho occupé à
déjeuner , fongeât davantage à lui , il fe
• perdit entre les arbres , où les François
criérent qu'ils venoient de le voir tout
d'un coup fondre en terre.
Pendant que toute la troupe déjeûnoit
de fort bon appetit , Don Quichotte pa
' rut en robe de chambre , feignant d'i
214 HISTOIRE
LIV III gnorer ce qui étoit arrivé à Sancho , qui
CH.XLIX, le lui répeta avec des paroles atroces
contre l'incivil Chevalier aux armes noi
res . Notre heros avala doux comme lait
les injures qui lui furent dites ; il ne fit
que fe confirmer dans la croyance des
Enchanteurs & des enchantemens lorf
que Sancho lui dit que fon épée , qu'il
n'avoit pas pû tirer de fon fourreau ,
quoiqu'il y eût employé toutes les for
ces , étoit venue d'elle même après que
le difcourtois Chevalier avoit difparu .
Don Quichotte en voulut voir l'épreu
ve , & Sancho la tira encore en fa pre
fence fans difficulté. Vous ne fçavez pas
tout , Monfieur , lui dit Sancho. Qu'y
a til de nouveau , ami Sancho , lui de
manda notre heros ? Il y a , répondit
l'Ecuyer , bien d'autres nouvelles ; un
diable qui vous en veut , eft tout fraî
chement forti de l'enfer pour vous per
fécuter ; le fage Parafaragaramus m'a
ordonné de vous en avertir , & de vous
dire de vous en défier. Il m'a dit fon
nom ; c'eft je crois Freflon , Friton , Fou
lon. Non , non , reprit Don Quichotte ,
c'eft un magicien qu'on nomme Freſton .
Oui , oui , oui, Monfieur, dit Sancho en
interrompant fon Maître , c'eft lui-mê
me ; ilfouvient toujours à Robin de fes
'DE DON QUICHOTTE. 215
Autes.Parafaragaramus dit qu'il ne fçait Liv. III.
pas pourquoi ilvous en veut , fi ce n'eft CH . XLIX.
à caufe que vous devez vous battre con
tre fon fils.
Eft-ce que les Enchanteurs font ma
riez , demanda la Marquife? Non , non ,
Madame , répondit Sancho , ils font
trop heureux pour avoir des femmes .
& ont trop d'efprit pour en prendre ;
celui dont je parle eft fils d'une mai
treffe , & ces femmes-là font commo
des , car on les change quand on veut.
Je fçai qui c'eſt , interrompit Don Qui
chotte avec tranquillité , c'eft lui qui
m'a emporté mon cabinet , où étoient
les hiftoires de tout ce qu'il y a eu
de Chevaliers errans dans le monde ;
mais que lui & fon fils viennent quand
ils voudront , je ne les crains ni l'un
ni l'autre. Pendant ce beau dialogue
notre Heros qu'on avoit fait mettre à
table entre la Comteffe & la Proven
çale avoit déjeûné aufli-bien que les
autres , & le même fatyre qui avoit dé
ja changél'épée de Sancho , la changea
une feconde fois , & lui remit l'épée en
chantée.
Leur converfation fut interrompue
par un bruit de clairons qu'on enten
dit dans la forêt , & qui attira les yeux.
Liv. III. 216 HISTOIRE
CH.XLIX. de tout le monde du côté du bruit. Les
fpectateurs faifant femblant d'être épou
vantez de ce qu'ils voyoient , s'éloigné
rent ; & nos deux avanturiers failant
fermes eux feuls , & s'étant mis en pied ,
ne branlérent pas de leur place. Les fa
tyres qui avoient foin de la table , la fi
rent difparoître tout d'un coup avec ce
qui étoit deffus ; elle rentra en terre
comme elle enétoit fortie , prefque aux
pieds de nos braves , qui ne virent à fa
place qu'une noire & épaiffe fumée.
Nous dirons bientôt d'où provenoit
le prodige. Nos avanturiers s'éloigné
rent un peu de ce qu'ils prenoient pour
une gueule d'enfer ; mais ayant tourné
la vûe d'un autre côté , ils virent avec
furpriſe un ſpectre qui venoit à eux
à travers le bois.
C'étoit un homme effroyable , qui
jettoit de tems en tems par la poitrine
une flamme vive avec une légere fumée.
Il étoit vêtu d'un rouge très- vif depuis
les pieds jufqu'à la tête ; fes yeux ne
paroiffoient point , ou paroiffoient fi pe
tits , qu'on ne pouvoit pas les diftin
guer ; fon cafque étoit couvert de plu
mes rouges , d'où fortoient les deux
plus grandes cornes de bœuf qu'on
avoit pû trouver , & qui jettoient auffi
feu
DE DON QUICHOTTE. 217
feu & flammes de tems en tems ; fes ar- Liv. III.
CHAP.
mes étoient de la couleur de fon habit ,
XLIX;
& il portoit une lance d'une groffeur
prodigieufe ; le cimeterre qu'il avoit à
fon côté étoit large de plus de quatre
doigts. Il paffoit l'ordinaire grandeur
des hommes , & montoit un puiffant
cheval ; en un mot fa figure étoit affreu
fe , & le Comte du Chirou qui avoit été
l'inventeur de l'artifice, étoit lui-même
étonné de ce qu'il avoit fi bien réuffi .
Tous les fpectateurs paroiffant trem
bler à fa vue , fe mirent à couvert der
riere nos deux avanturiers quine bran
loient pas.
Cette terrible figure s'approcha d'un
air à dévorer tous les affiftans , & por
tant la parole au heros de la Manche :
Ne fçaurois-tu , lui dit- il , m'enſeigner
où je pourrois trouver un certain Che
valier qui fe nomme Don Quichotte ,
& qui fe fait appeller le Chevalier des
Lions ? Il y a quatre jours que je fuis
forti de l'enfer & que je le cherche par
tout pour le rouer de coups ; mais il
faut qu'il fe cache , puifque je ne puis
le trouver, ni en apprendre des nouvel
les. Je fçai pourtant bien qu'on l'a inf "
truit de mon deffein , parce qu'un cer
tain veillaque " d'Enchanteur nommé
Tome VI. T
IRE
218 HISTO
Lry. III. Parafaragaramus fon ami a dû le lui
CHAP. dire , & lui a fans doute dit ; dis moi
XLIX. fi tu fçais où je pourrai le trouver. Il

n'eft pas loin , lui répondit l'intrépide


Don Quichotte ; mais avant que de te
dire oùil eft , je voudrois bien fçavoir
qui tu es , toi qui fais tant de bravades
& de rodomontades. Je veux bien te
contenter , répondit le fpectre , à con
dition quetu me contenteras à ton tour,
Je fuis le Magicien Frefton , qui ai en
levé le cabinet & les livres de Don Qui
chotte il y a deux ans , huit mois , unę
femaine , deux jours & quatre heures.
J'ai métamorphofé en une vilaine &
puante païfane la Princeffe Dulciné
du Tobofo , & l'ai mife à la garde du
fage Merlin dans la caverne de Montę
finos , où je vais deux fois la femaine
lui donner réguliérement vingt coups
d'étrivieres , parce que ce n'eft qu'une
gredine qui n'a pas dequoi payer fa
dépenfe , & que ce Don Quichotte fon
Chevalier ne lui envoye pas un fol. Pour
quelque petite affaire pendable Pluton
m'avoit fait enchaîner , mais enfin il
m'a rendu la liberté , à la charge de me
battre à armes pareilles avec ce Cheva
lier des Lions. Ši je puis le vaincre , je
ferai libre pour toujours , & fi je fuis
DE DON QUICHOTTE. 219
vaincu , je retournerai dans mes chaî- Liv. II.
nes ; mais hâte toi de me dire où il eft, CHA P.
XLIX,
parce que je fuis preffé. Le feu qu'il jet
toit par la poitrine & par les cornes con
tinuoit & augmentoit à mesure qu'il
parloit , & quoique cet objet fût épou
vantable , notre heros n'en fut point
épouvanté ; il eut même befoin de tou
te la patience que Parafaragaramus lui
avoit recommandée , pour l'écouterjuf
ques au bout.
Si tu n'es pas plus brave que tu n'es
fçavant , lui dit Don Quichotte , tu n'es
toi-même qu'un veillaque & un ma
rane , puifque celui à qui tu parles eft.
le Chevalier des Lions lui -même. Toi ,
reprit le Magicien en riant d'une ma
niere effroyable , tu es le Chevalier des
Lions , & te voilà paré comme une pou
pée ! depuis quand les Chevaliers errans
fe font-ils farder & accommoder com
me tu es, & fe font-ils entortiller d'u
ne robe de chambre à fleurs d'or ? Eh !
où font tes armès ? Ne t'en mets point
en peine , répondit notre heros , tel que
je fuis je vais te donner fatisfaction. En
même tems il voulut monter à cheval ,
& obliger Sancho à fe défarmer ; mais

* Mot injurieux qu'ondit aux Mores qui font ca


Espagne , ou à ceux qui en font deſcendus.
Tij
220 HISTOIRE

Liv. III. le fpectre lui dit qu'il étoit indigne à


CHAP un Chevalier de fe fervir des armes
XLIX. d'autrui , & de n'avoir pas toujours les
fiennes fur le dos ;. & laiffant là Don
Quichotte , il demanda à Sancho s'il
youloit en attendant que le Cheyalier
des Lions fût en état de lui donner fatif
faction , s'éprouver feul à feul contre
lui. Sancho auroit affurément répondu
& acceptéle défi fi le heros de la Man
che lui en eût donné le tems ; mais ce
lui-ci outré des railleries de l'Enchan
teur étoit fauté à l'épée de Sancho , &
faifoit d'inutiles efforts pour la tirer ;
parce que comme on l'a dit , c'étoit l'é
pée enchantée qu'on lui avoit remife,
Ce que le fpectre voyant , il en redou
bla fon ris effroyable , en leur difant
qu'ils étoient des Chevaliers de prome
nade , des Chevaliers de bouteille , des
Chevaliers de franche lippée , en un
mot des bâtards de l'Ordre , & qu'affu
rément Pluton s'étoit moqué de lui de
l'envoyer combattre contre des gens qui
n'avoient pas feulement une épée à eux
deux ; & après cela il leur tourna le dos ,
& regagna la forêt , en criant qu'il alloit
de ce pas redoubler fa doſe fur Dulcinée
pour diffiper fon chagrin.
Notre Chevalier regarda du côté de 10
DE DON QUICHOTTE. 221
tous les fpectateurs s'il ne verroit pas Liv. III.
5. une épée qu'il pût ravir ; mais tous CHAP
étoient défarmez , & lui dans la plus XLIX.
grande colere où il eût jamais été , vou
loit fuivre le ſpectre , mais il en fut em
pêché par Eugenie , qui lui promit de
fçavoir de Parafaragaramus où il pour
roit trouver cer infolent Enchanteur.
Pendant que la Comteffe calmoit les
tranfports furieux du Chevalier des
Lions , le même fatyre avoit pour la
troifiéme fois changé l'épée de Sancho ,
& notre heros qui étoit prefque remis
par l'affurance qu'Eugenie lui avoit
donnée, fe contenta de dire que s'il avoit
eu feulement une épée , il auroit fait
repentir l'Enchanteur de fes impertinen
tes railleries , & porta encore la main
fur celle de fon Ecuyer , qui pour le
coup fortit de fon fourreau.
Quand Don Quichotte n'auroit pas
étéfou , cela feul auroit pû lui démon
ter la cervelle. Jamais étonnement ne
fut égal au fien. Eh bien , dit-il à toute
la compagnie , voyez ce que c'eſt que la
force des enchantemens. C'eſt ce mau
dit Magicien-là , pourfuivit -il avec fu
rear , qui avoit enchantél'épée du Che
valier Sancho ; mais je jure de ne me
pas faire couper poil de barbe que je ne
Tij
222 HISTOIRE
Liv. III. l'aye trouvé ; & afin qu'il ne puiffe
CHAP. plus m'en donner à garder , je porterai
XLIX.
auffibien que lui mon épéenue. Défabu
fez vous , Seigneur Chevalier , lui dit le
Duc , je ne crois pas que ce foit lui qui
ait fait cet enchantement , je crois plu
tôt que ç'a été Parafaragaramus , qui
n'a pufouffrir que vous vous expofaffiez
avec des armes inégales contre un dé
mon. Eugenie promit encore de lui en
donner des nouvelles le lendemain ,
après avoir parléà fon bon ami Parafara
garamus. Je voudrois bien , dit notre
heros, en parlant au Duc, que Monfieur
le Bachelier que j'ai vû chez vous , & les
autres incrédules , fuffent ici , pour voir
s'il y a des Enchanteurs ou non. Que
pourroient-ils dire fur tous ces tours de
paffe-paffe que vous venez tous de voir
& dont vous êtes témoins oculaires?San
cho qui avoit toujours écouté , conti
nua felon fon fens , & ne fongeant qu'à
Ja goinfrerie : Oui , Monfieur , je vou
drois bien les voir ces efprits incré
dules , & fçavoir ce qu'ils pourroient
dire fur la table bien garnie que j'ai
vûe de mes propres yeux fortir de l'en
fer tout d'un coup , & que vous y avez
vû rentrer de même. Diable emporte , fi
j'étois l'Enchanteur, je les laifferois tous
DE DON QUICHOTTE. 223
mourir de faim par plaifir pour leur LIV. III.
pénitence. Avec de femblables difcours CHAP.
XLIX.
ils reprirent le chemin du château , où
nous les laifferons fe repofer pour dire
quel étoit ce nouvel Enchanteur, & d'où
provenoit le déjeûner qu'ils avoient
fait , & la difparution de la table ; il
faut commencer par ce dernier article ,
puifque c'est le premier en date.
Le Comte du Chirou qui avoit ima
giné le tour , avoit fait faire une foffe ,
comme une maniere de cave , dont la
terre étoit foutenue par des poutres
appuyées fur des pieux , au deffus de
quoi on avoit mis des planches qu'on
avoit couvertes de gazon, & on y avoit
laiflé une espece de trape , qui portoit
fur quatre cordes , ou plutôt für deux
cordes croifées , qui répondoient à
quatre poulies , & on avoit attaché
aux extrêmitez de ces quatre cordes
qui foutenoient cette trape des poids
d'égale pefanteur , en forte qu'il n'y
avoit qu'à lâcher les poids pour faire
tout d'un coup monter la trape au ni
veau de la terre ; & afin que Don Qui
chotte & Sancho ne s'apperçûffent pas
1 de ce qui fe faifoit dans le fond de cette
cave , en mettant deffous le gazon la
table garnie , & l'ôtant lorsqu'on la
Tiiij
224 HISTOIRE

LIV. III. faifoit difparoître , on avoit mis par tout


CHAP. le haut de la poudre à canon délayée
XLIX. avec des mixtions pour en faire un feu
d'artifice qui parût en même tems un
feu vif, & qu'il en reftât pourtant une
fumée épaiffe. Ceux qui s'étoient char
gez de l'exécution du deffein l'avoient
plufieurs fois éprouvé ; & enfin avoient
fi bien réuffi que Don Quichotte & San
cho fe feroient donnez à Belzebut, qu'ils
avoient été fervis , & qu'ils avoient
déjeûné par art de négromancie. C'é
toit par ce même trou qu'étoit difpa
ru celui qui avoit été commis à la
garde des armes de Sancho , & qui lui
avoit donné tant de coups de couleu
vres ; & comme le trou n'étoit pas
tout à-fait dans fa perfection , on avoit
empêché Don Quichotte d'en appro
cher après que le maître d'hôtel s'y
fut jetté. Des gens moins prévenus que
nos avanturiers auroient bien pû s'ap
percevoir que le gazon avoit été coupé ;
mais quand cela feroit arrivé , ils étoient
fur le pied de croire à un befoin que ce
trou étoit un des foupiraux de l'enfer ,
plutôt que de n'y trouver pas quelque
chofe d'extraordinaire & digne de leurs
vifions.
Pour l'Enchanteur Freſton , c'étoit
DE DON QUICHOTTE. 225
2
le même Officier de Valerio , qui avoit Lrv. III.
cette fois là prit un mafque reprefen- CHAD
tant une face de démon chapronné de XLIX.
cornes. Le feu qu'il jettoit provenoit
d'une compofition de poudre à canon ,
de coton , d'eau de vie , de canfre &
d'autres artifices qu'on avoit mis en
femble dans une boete de fer blanc fur
l'eftomac , & dans les extrêmitez des
cornes fur la tête , & le tout étoit pref
que traversé d'un petit tuyau de fer, qui
répondoit par une petite peau de cuir
bien mince & bien coufue à un petit
foufflet , que l'Enchanteur avoit fous
l'aifelle , & qui portoit vent aux trois
endroits ; en forte que le feu qui étoit
renfermé dans la boëte & dans les cor
nes , étant reveillé par le vent , enflam
moit les compofitions , & faifoit l'effet
que nous avons vû , & qui étoit effe
tivement terrible pour ceux qui n'y
étoient pas préparez .
Si-tôt que notre heros fut rentré dans
le château , fon premier foin fut d'aller
vifiter les armes , qu'il trouva blanches
& bien polies , avec une autre lance en
bon état , & deux lions peints au na
turel fur fon écu ; auffi n'étoit- ce pas
le même écu qu'il avoit porté dans la
forêt , la peinture n'en auroit pas été
226 HISTOIRE
Liv. III. feiche ; ç'en étoit un autre que le Duc
CHAP. avoit fait peindre depuis quelque tems ,
XLIX. & qu'il fit mettre à la place du premier
pour toujours faire trouver à notre he
ros du merveilleux dans tout ce qui lui
arrivoit. Ilprit fon épée , & l'ôta du four
reau fans aucune peine , & la laiffa nue
pour n'être pas pris au dépourvû. It fe
perdoit dans fes imaginations , & ne
fçavoit comment fes armoiries avoient
été fi bien faites & en fi peu de tems ,
ni comment fes armes avoient été rap
portées & remiſes où elles étoient , vû
qu'il avoit emporté la clef de la cham
bre; ainfi tout ce qu'il y pouvoit com
prendre , c'eft qu'il ne lui arrivoit rien
que par art de négromancie ; & il en
concluoit que rien n'étoit impoffible
aux Enchanteurs; ce qui le touchoit plus
vivement , étoit le défanchantement de
Dulcinée , & la compaffion qu'il avoit
des tourmens qu'elle enduroit. Cepen
dant il ne pouvoit s'imaginer que le
Magicien Freſton fût affez barbare pour
faire ce qu'il difoit mais il étoit bien
réfolu de rompre le charme , fi tôt que
le fage Parafaragaramus lui en auroit
ouvert le chemin , comme il le lui avoit
promis.
Il s'arma de pied en cap , bien réſolu
DE DON QUICHOTTE. 227
de ne mettre point les armes bas qu'il Liv. III.
15 n'eût trouvé l'infolent EnchanteurFre- CHAP..
fton , & de ne plus s'expofer à ſes im- XLIX.
pertinentes railleries , fans être en état
de l'en faire repentir. Il defcendit armé;
quoiqu'on fe doutât bien de fon def
fein, on nelaiffa pas de lui demander
comme fi on l'eût ignoré , & il l'avoua ,
& fupplia bien inftamment la Comteffe
de fe fouvenir de fçavoir tout de Para
faragaramus. Elle lui répondit qu'elle
avoit trouvé ce fage Enchanteur dans
fon cabinet , où il l'attendoit pourle lui .
expliquer; mais qu'elle ne lui avoit point
demandé par oùil étoit entré , quoique
les portes & les fenêtres fuffent fermées ,
& qu'il n'y eût point de cheminée ,
parce qu'elle fçavoit bien qu'il fe ren
doit invifible quand il vouloit , &
qu'il paffoit tout armé & monté fur
fon grand cheval par le trou d'une ai
guille.
Elle pourfuivit en difant qu'elle avoit
appris de lui que c'étoit le lâche Freſton
ki-même qui avoit enchanté l'épée du
Chevalier Sancho , parce qu'il n'étoit
qu'un poltron qui n'auroit jamais ofě
fe moquer de lui ni le braver s'il avoit
été en état de défenſe ; que Parafara
garamus lui avoit promis de le com
IRË
228 HISTO
LIV. III. battre lui-même en fa prefence , & fe
CHAP. faifoit fort de le renvoyer en enfer auffi
" XLIX.
vîte qu'il enétoit venu ; cependant qu'il
n'avoit pas pû fe difpenfer de lui dire
qu'en fortant d'avec lui , ce maudit En
chanteur avoit été dans la caverne de
Montefinos , où il avoit eu en effet la
barbarie de donner vingt coups d'étri
viéres bien appliquez à la pauvre Prin
ceffe Dulcinée , & que fans doute il au
roit encore porté fa cruauté plus loin ,
fi Parafaragaramus lui-même ne l'en
avoit empêché , & ne l'avoit obligé de
prendre la fuite, & d'abandonner cette
pauvre Dame , après l'avoir traînée
long-tems toute nue fur les ronces & les
épines ; que cette pauvre défolée avoit
appellé plus de cent fois fon fidele &
bien-aimé Chevalier Don Quichotte à
fon fecours , & que c'étoit cela qui
avoit redoublé la fureur de fon bour
reau;mais que Parafaragaramus l'avoit
un peu remife , en lui promettant qu'a
vant qu'il fût huit jours il la vengeroit ,
& que l'invincible Chevalier des Lions
romproit fon enchantement ; que c'é
toit ce que Parafaragaramus lui avoit
donné ordre de lui dire , & qu'il dor
mît en repos fur cette affurance. Ah !
Madame , lui dit le trifte Chevalier les
DE DON QUICHOTTE. 229
larmes aux yeux , fuppliez de ma part Liv. III.
CHAP.
le fâge Enchanteur de me laiffer com
battre moi-même contre le maudit Ma- XLIX 1
gicien Frefton; ma Princeffe l'incompa
rable du Tobofo ne feroit pas bien ven
gée fi elle ne l'étoit par mon bras , &
je mourrois de rage fi un autre que moi
le renvoyoit en enfer. La Comteffe lui
promit d'en parler à Parafaragaramus
& de faire fes efforts pour qu'il lui ac
cordât fa demande , & lui ordonna de fa
part de fe défarmer jufqu'à nouvel or
dre ; ce qu'il fit tout auffi-tôt.
Sancho ne fçachant à la fin comment
accorder cet enchantement de Dulcinée
avec ce qu'il avoit fait , fe figura que
c'étoit lui même qui s'étoit trompé , &
que Dulcinée étoit veritablement en
chantée ; & la plus forte raifon qu'il·
• avoit pour le croire , étoit que Parafara
garamus étoit trop honnête Enchan
teur pour lui en avoir parlé à lui-même ,
fi ce n'avoit pas été une verité. Il lui
reftoir cependant un fcrupule au fujet
de cet Enchanteur ,.dont il s'ouvrit
à la Comteffe , qui lui en donna la ſo
lution ; mais il ne regardoit point Dul
cinée.
C'étoit au fujet de fon épée , qui avoit
été enchantée par ce méchant Frefton ,
HISTOIRE
230
LIV. III. malgr ce que Parafaragaramus lui avoit
é
CHAP. dit que toutes les armes étoient à l'é
XLIX. preuve des enchantemens. Je n'ai pas
fongé à vous expliquer cet article , Sei
Chevalier Sancho , lui dit Euge
gneur
nie , quoique mon bon ami me l'eût
pourtant ordonné ; c'eſt que vos armes
ne pourront pas être enchantées quand
vous voudrez les employer contre un
Chevalier comme vous , mais un mé
chant Enchanteur peut les enchanter de
peur que vous ne vous en ferviez contre
lui ; ainfi , Seigneur Chevalier , ajouta
t- elle , parlant à Don Quichotte , qui
avoit écouté la demande de Sancho ,
c'eſt encore une raifon qui vous doit
empêcher de vouloir combattre vous
même le méchant Frefton . Après cette
converfation nos avanturiers fe retiré
rent dans leur chambre occupez de leurs
vifions , fur-tout le heros de la Manche,
qui auroit voulu être déja aux mains
avec le méchant Frefton , & défenchan
ter fon imaginaire Dulcinée . Les Fran
çois & les Espagnols en firent autant ,
après avoir bien ri de la folie extraordi
naire de ces deux hommes.

5
DE DON QUICHOTTE. 231
LI v. III.
CHAP.L.

CHAPITRE L.

Differtation fur la differente ma


niere d'aimer des Espagnols
& des François.

ALERIO & Sainville avoient tout


Và-fait recouvré leur fanté auffi-bien
que le Comte du Chirou , & le départ
de tous enfemble du château de la Ri
beyra pour aller à Madrid avoit été fixé
au lendemain. Nos Chevaliers le fça
voient & ſe difpofoient auffi à partir.
Don Quichotte avec plaifir , parce que
la vie qu'il avoit menée chez Valerio lui
fembloit trop molle & trop délicate
pour un homme auffi neceffaire au.pu
blic qu'il croyoit être , & qu'il efperoit
que la campagne lui étant ouverte , il
trouveroit des avantures à tout mo
*ment. Il n'en étoit pas de même de San
cho , qui ne quittoit ce gîte qu'avec pei
ne , parce qu'il y trouvoit de quoi fe
raffafier & dequoi contenter fon hu
meur gloutonne, & qu'outre cela c'étoit
pour aller chez le Duc, où il lui étoit
arrivé des avantures qui ne lui plaifoient
232 HISTOIRE
LIV. III. pas. Il s'étoit figuré que ce château lui
CHAP. L. portoit malheur , & il ne fe trompoît
pas tout-à-fait comme on l'a vû , auſſi
auroit-il bien mieux aimé aller ailleurs ;
mais il n'en étoit pas le maître , & il
faloit fuivre la compagnie. Il s'y réſolut
néanmoins , parce qu'il ne pouvoit pas
faire autrement , en fe flattant du moins
qu'étant couvert de fes bonnes armes
on ne pourroit plus lui faire ni mal ni
peur , puifqu'à leur faveur il étoit à
labri des enchantemens.
Avant que de fortir tout à-fait dų
château de Valerio , & finir les avan
tures de Don Quichotte & de Sancho ,
qui fe terminérent chez le Duc de Me
doc , il paroît à Ruy Gomez , qu'après
avoir rendu compte des actions & des
paroles des deux foux , il doit dire auffi
ce que d'honnêtes gens qui avoient de
l'efprit , avoient fait lorfque la fanté
des uns & la douleur des autres leur
avoit permis de fe rejoindre enfemble ,
& de former une efpece de focieté
1 L'on a dit plufieurs fois , qu'excepté
les vifions fur les Chevaliers errans ,
le Heros de la Manche n'avoit rien que
de raifonnable, ainfi il étoit appellé dans
leurs converfations , ou du moins y
étoit fouffert , & fa prefence n'y appor
τοῖς
DE DON QUICHOTTE. 233
toit point d'autre circonfpection que Liv. IfI.
celle de ne point parler du tout de lui CHAP. L.
que par les beaux endroits , & jamais
fur rien qui fût propre à redoubler fes
accès , àmoins que cela ne fût neceffaire
pour le divertiffement que la focieté
avoit prémédité d'en tirer.
Leurs entretiens ordinaires étoient de
galanterie & rouloient prefque tou
jours fur l'amour & fes effets. La ma
niere differente dont les François & les
Efpagnols traitoient cette paffion , fut
fort differente & fort fpirituellement
difcutée , auffi bien que la fidelité des
uns & des autres pour leurs maitreſſes
& leurs épouses , & des Dames pour
leurs amans & leurs maris. Les Fran
çois convinrent , que l'amour fembloit
être né en Eſpagne , où generalement
tout le mondey étoit porté, qu'il fem
bloit même que les Elpagnols aimoient
d'une maniere plus ferieufe que les
François, puifqu'il paroiffoit qu'ils fai
foient de leur amour une des principa
les occupations de leur vie; mais que ce
pendant les François aimoient d'une
maniere plus engageante , & que fi on
ne trouvoit pas parmi quelques - uns
d'eux autant de conftance qu'aux Efpa
gnols , on y trouvoit du moins plus de
Tome VL V
HISTOIRE
334
Liv.. III. feu & de vivacité. Les Eſpagnols repli
CHAP. L. quoient , que par le confentement ge
neral de tout le monde , l'amour qui
n'étoit point accompagné de la conf
tance n'étoit point un veritable amour ,
& qu'ainfi les Français n'aimant pas
avec conftance, on pouvoit dire que
leur amour n'étoit point un amour ,
mais feulement un feu de paille. Les
François foutenoient qu'on avoit vậ
des François auffi conftans que des Ef
pagnols , & les Efpagnols avouoient
que cela fe pouvoit • parce qu'il n'y
avoit point de Pais qui ne produisît des
gens contraires au genie general , mais
que generalement parlant les Espagnols
étoient plus conftans que les François ,
quoique l'Efpagne eût auffi produit
quelquesinfideles. Chacunpour appuyer
fes fentimens par des faits raconta une
hiftoire ; les Espagnols en contérent
d'Efpagnols , qui avoient aimé jufques
à la mort , & même par-de-là ; & les
François pour leur montrer que tous
les Efpagnols ne fe reffembloient pas ,
racontérent à leur tour des hiftoires
d'Efpagnols qui avoient été inconf
tans. Les Efpagnols leur repartirent
par une foule d'hiftoires de François
qui avoient été infidéles , & les Fran
DE DON QUICHOTTE. 235
çois par reciproque en citérent d'au- Liv. III.
tres de François qui n'avoient jamais CHA P. L.
changé .
Ces converfations qui furent pouf
fées fort loin avec beaucoup d'efprit &
de politeffe , avoient affurément quel
que chofe de curieux auffi-bien que les
hiftoires qui furent recitées pour &
contre; mais pour.tout cela ni les uns
ni les autres ne changérent point d'o
pinion , & chacun donnaj toujours la
préference à fa Nation. Les Eſpagnols
prétendirent que l'indifférence des Fran
çois fe remarquoit jufques dans leur
conduite generale , par l'abandon qu'ils
faifoient de leurs maitreffes & de leurs
femmes mêmes , à qui ils permettoient
d'aller par-tout où bon leur fembloit
& avec qui il leur plaifoit , fans en
témoigner le moindre chagrin. Les
François en convinrent , & prétendi
rent que c'étoit un amour effectif qui
leur infpiroit cette pleine confiance ,
qu'ils fe mettoient fur le pied de croire
toute forte de vertus dans leurs fem
mes & dans leurs maitreffes , & que
d'ailleurs ils fe flattoient d'avoir affez
de merite pour retenir un cœur qui s'é
toit une fois donné à eux ; que dans
sette perfuafion , & fur-tout dans celle
Vij
OIRE
HIST
236
Liv. III. d'être parfaitement aimez comme ils
CHAP, L. aimoient , ils ne concevoient pas ces
foupçons injurieux aufquels les Efpa
gnols étoient fujets. Que ces derniers
étoient fi peu prévenus d'eftime pour
leurs maitreffes & leurs époufes , qu'ils
ne fe repofoient de leur fidelité que fur
des grilles & des ferrures , & que cette
maniere d'aimer avoit quelque chofe
d'outrageant pour la perfonne aimée ,
au lieu que la confiance des. François
avoit quelque chofe de plus noble &
de plus genereux , en ce qu'ils s'afſu
roient entierement de la fidelité deleurs
maitreffes & de leurs époufes fur leur
propre vertu & leur fageffe feule , dé
nuée detout fecours étranger. Ils ajou
térent, qu'ils convenoient qu'il y avoit
en France beaucoup de maitreffes & mê
me d'époufes , qui trompoient cette
confiance , & qui étoient veritablement
infidéles ; mais qu'ils ne doutoient pas
qu'il n'y en eût pour le moins autant
en Espagne , étant le propre de tout le
monde , & fur- tout des femmes , de fe
porter avec ardeur à tout ce qui eft dé
fendu , & de fe dérober à un auffi dur
efclavage , que celui où elles fe voyent
réduites.
Les Eſpagnols prétendirent que ce peu

!
DE DON QUICHOTTE. 237
de confiance , ou plutôt cette jalousie , Liv. I.
" étoit neceffairement fille de l'amour , CHAP. L.
& qu'il n'y avoit qu'elle feule qui la fit
naître ; qu'une preuve de cela eft , que
nous laiffons faire avec indifference
tout ce que veulent faire des gens auf
quels nous ne prenons nul interêt , &
qu'au contraire les gens que nous ai
mons ne font aucune action qui ne nous
intereffe , & à laquelle nous ne prenions
part en effet. Les François convinrent
1
encore de cela; mais ils ajoutérent que
ce n'étoit pas par un motif d'indiffe
Fence , que les amans & les hommes
mariez abandonnoient en France leurs
maitreſſes & leurs époufes à la garde
de leur feule bonne foi , puifque tou
tes leurs actions les touchoient autant
qu'elles pouvoient toucher les Efpa
gnols ; mais que cela provenoit en
core du fond inépuisable d'eftime qu'ils
avoient pour elles , & de leur confiance
en leur vertu , qui les empêchoit de
croire qu'elles puffent faire aucune dé
marche contre la fidélité qu'elles leur
avoient jurée , ni même avoir la moin
dre penfée dont ils puffent tirer aucun
fujet legitime de fe plaindre. Ils con
venoient encore qu'il y en avoit plu
fieurs en France qui faifoient un mau
238 HISTOIRE
LIVRE III. vais ufage de cette confiance , que
CHAP. L. même le nombre n'en étoit pas petit ;
mais ils ajoutérent que generalement
parlant il n'étoit pas plus grand qu'en
Efpagne , parce que l'infidélité des fem
mes, provenoit plutôt du dépit & des
chagrins , que des foupçons mal fon
dez que leurs époux leur donnoient ,
que d'aucun penchant à l'infidélité ,
& qu'il y avoit très - aſſurément des
femmes en Eſpagne , auffi-bien qu'en
France , qui feroient toute leur vie ref
tées fages & fidéles , fi leurs maris ne
leur avoient pas eux-mêmes infpiré l'en
vie de juftifier leurs ombrages & leurs
jaloufies , & que très - affùrément le
meilleur parti qu'un homme marié pou
voit prendre , étoit de ne témoigner à
fa femme aucun foupçon ; & pour
foutenir leur paradoxe , ils citérent les
vers de l'Ariofte que je ne rapporte
rai pas , mais bien la traduction ou la
paraphrafe faite par Monfieur de la
Fontaine. C'est dans la coupe enchan
tée.

Que doit faire un mari quand on aime


Ja femme?
Rien.
DE DON QUICHOTTE. 239
LIV. III.
Voicipourquoije lui confeille
De dormir , s'il fe peut , a'un & CHAP. L.
d'autre côté. •
Si le Galand eft écouté,
Vosfoins ne feront pas qu'on lui ferme
l'oreille.
Quand à l'occafion , cent pour une ;
mais fi
Des difcours du blendin la belle n'a
fouci ,
Vous le lui faites naître, & la chance
Se tourne:
Volontiers oùfoupçon féjourne
Cocnage fejourne ani.

Les Efpagnols ne s'infcrivirent point


en faux contre unfibon Auteur , mais
ils prétendirent encore que l'amour des
Françoisn'étoit point fi violent que ce
lui des Eſpagnols , parce que , difoient
ils , on ne voyoit point de François ſe
jeter, pour l'infidélité de leurs épouſes ,
dans le dernier défefpoir , comme on
le voyoit fouvent en Efpagne , fur-tout
en Portugal , où un mari trompé fe
venge fur lui même , & attente à la
vie de rage & de dépit. Les François
ne purent s'empêcher de rire d'un fi
foible argument que les Efpagnols
croyoient perfuafif& convaincant ; ils
"
240 HISTOIRE
ITRE III. le refutérent en François honnêtes , &
CHAP . L. qui entendoient raillerie . Ils dirent qu'il
étoit vrai qu'on ne voyoit point de
François s'empoifonner , fe poignarder ,
ou fe pendre, pouravoir eu le malheur
de n'avoir point épouséune Veftale , &
que fauf le refpect de tous les Efpagnols
en general , & des Portugais en particu
lier , ils regardoient comme des fous
ceux qui étoient affez fots & affez mal
heureux pour en venir à ces extrêmitez ;
que la maniere de France fur un pareil
fujet étoit fans doute plus raifonnable ,
puifque c'eft être en effet extravagant ,
que de fe punir des pechez d'autrui , &
qu'à le bien prendre la mauvaiſe con
duite d'une femme ne devoit être im
putee au mari qu'autant qu'il la fouf
froit fans y mettre ordre, lorfqu'il le de
voit & autant qu'il le pouvoit ; que du
refte unhomme n'en devoit pasêtre re
gardé comme moins honnête , quoi
qu'il eût une femme libertine , pourvû
qu'il eût faft en homme d'honneur ce
qu'il devoit pour la ranger à la raiſon ,
pour fauver les apparences , & pour
éviter l'éclat & le fcandale , dont tout
ce contre coup & la honte retomboit
furlui, lorfqu'il faifoit le moindre faux
pas.
Pour
DE DON QUICHOTTE. 241
Pour montrer la difference qu'il y a Liv. III.
entre ces divers procedez de gens qui CHAP. L.
ont des épouſes infidéles , dit Sainville,
& qu'il y en a qui font plaints par le
public ,, ou dont on ne parle feulement
pas , & d'autres moquez & raillez avec
jufte raiſon ; pour faire voir en même
tems que ce point d'honneur qu'on y
attache dépend beaucoup plus de la
conduite du mari que de celle de la
femme , quoique ce foit elle qui faffe
le crime ; pour montrer que ce ne font
pas ceux qui examinent la conduite de
leurs épouſes avec le plus de vigilance
qui font le plus à couvert de leur infi
délité , & que c'eft cette conduite qui
les y pouffe je crois qu'il eft à propos
que chacun de nous raconte quelque
avanture qu'il fçache certainement être
arrivée de notre tems en France même,
afin de ne point mêler d'hiſtoires étran
geres dans nos entretiens ; & pour cet
effet , je vais , pourfuivit-il , en con
ter une qui montrera que les précau
tions d'un jaloux donnent déja de lui
un fujet de riſée , qui eft encore aug
menté lorfqu'il a affaire à des gens qui
ont l'efprit de les rendre inutiles , &
de les tourner contre lui - même , & qui
S prouvera en même tems , que la jalou
Tome VI. X
242 HISTOIRE
Liv.III. fie eft en effet un poiſon mortel pour
CHAP, LI. ceux qui s'y abandonnent.

Et moi , ajouta la Marquife , je ra


conterai celle d'un fort honnête hom
me ,qui par fa prudence ayant en mê
me tems fauvé fa réputation & celle de
fa femme , s'eft fait plaindre & louer
par tous ceux qui ont appris fon avan
ture , laquelle s'eft enfin terminée à fai
re de fon époufe une des femmes de
France des plus fages & des plus reti
rées. Toute la compagnie ayant prié
Sainville de commencer fon récit , il le
fit en ces termes.

CHAPITRE LI.

Le Jaloux trompé.

HISTOIR E

Hiftoire du OUR ne point caufer de fcandale


Jaloux trom Po
vous me permettrez de vous ca
pe. cher le nom des gens à qui l'avanture

que je vais dire eft arrivée ; & même


le lieu & la Province où elle s'eft paffée,
il fuffit que ce foit en France & que le
heros foit François. Je le nommerai
Sotain,
DE DON QUICHOTTE. 243
I C'étoit un homme qui avoit de la Liv. III.
qualité, beaucoup de bien, & fans con- CHAP . LI.
tredit du mérite , fi la jaloufie ne l'eût Hiftoire da
Jaloux trom
jetté dans le ridicule. Il avoit pendant pé.
plus de dix ans porté les armes , & ac
quis la réputation d'un fort brave hom
me ; il étoit d'une des premieres Mai
fons de la Province , bien fait de fa per
fonne , d'une converfation fort aisée &
agréable , & n'avoit pas plus de trente
ans lorfqu'il fe retira chez lui & quitta
le fervice. Il renouvella fes anciennes
connoiffances avec la Nobleffe des en
virons , & comme il parut réfolu de fe
fixer en Province & de s'y établir , on
lui propofa plufieurs partis.Pour peu que
l'ambition de fa femme eût été mode
rée, il étoit en état de la rendre heu
reuſe ; ainfi il ne chercha pas tant le
bien que la vertu , & pour me fervir de
fes propres termes , il chercha une fem
me qui pût lui faire des enfans dont il
fût lui-même le pere. Il en trouva une
de fon goût , d'une beauté achevée ,
parfaitement bien faite , d'un efprit &
d'une douceur d'Ange , d'une famille
égale à la fienne , & qui avoit toujours
été élevée fous les yeux d'une mere ,
qui paffoit dans la Province pour un
exemple de vertu & de fageffe : en un
X ij
244 HISTOIRE
1.1v. III , mot c'étoit une femme capable de le
CHAP . LI. rendre heureux lui - même , s'il avoit
}
Hiftoire du fçû jouir de fon bonheur,
Jaloux trom. Il la demanda en mariage , & l'ob
pé. tint. Il eut même le fecret de s'en faire
aimer autant qu'il l'aimoit. Les deux
premieres années de leur mariage paf
férent comme un fonge tant elles leur
durérent peu , & deux enfans auffi
beaux que la mere qui leur vinrent en
fi de tems furent les témoins con
peu
vaincans de leurs ardeurs réciproques.
Leur mariage étoit regardé & cité com
me le modèle d'une union parfaite fur
Jaquelle le Ciel s'épuifoit en bénédic
tions ; tout y profpéroit , & fi le ma
ri , par fon indifcrétion , n'en eût point
troublé la tranquillité , cela auroit tou
jours continué par la tendreffe , la com,
plaifance & le refpect de fa femme
pour lui ; mais il étoit écrit que cet
homme deviendroit malheureux par fa
faute. Tout ce qu'il y avoit d'honnê
tes gens diftinguez dans leur voifina
étoient ravis d'avoir chez eux le
ge ,
mari & la femme , qui les recevoient à
leur tour le plus honnêtement du mon
de. Ils étoient le but de l'amitié & de
l'admiration de tous ceux qui les con
noiffoient ; toutes les femmes envioient
DE DON QUICHOTTE. 245
le bonheur de l'épouſe , & les hommes Liv. III.
celui du mari ; en un mot on ne voyoit CHAP. LI.
chez eux régner que l'amour , la joye Hitoire du
& la concorde ; lorfque tout d'un coup Jaloux trom
il prit au mari un chagrin noir & une pe
taciturnité qui ne lui étoit nullement
ordinaire , fon efprit ayant toujours pa
ru auparavant jovial & amufant. Il
commença à chercher la folitude , & à
picotter fa femme fur la moindre cho
fe , & le plus fouvent fur rien ; il vou
loit la rendre refponfable de mille ba
gatelles qui arrivoient tous les jours chez
lui & qui arrivent d'ordinaire dans une
maifon de campagne dont elle tenoit le
détail au deffous d'elle , & dont en effet
elle ne s'étoit jamais mêlée.
Quoiqu'il fût changé pour elle , elle
ne changea pas pour lui , & plus il lui
difoit de duretez , plus elle lui répon
doit d'honnêtetez , & croyant que cette
mauvaiſe humeur provenoit de quel,
que maladie interne , elle fit fon poffi
ble pour l'obliger à confulter des Me
decins ; il la traita de folle , de vouloir
lui perfuader qu'il étoit malade d'ima
gination , & bien loin de répondre à fes
carelles & à fes avances , comme il
avoit coutume , il la repouffoit & la res
gardoit avec un certain air de mépris
X iij
246 HISTOIRE
Liv. III
qui lui mettoit la mort au cœur. Com
CHAP. LI. me elle l'aimoit véritablement , elle fut
Hiftoire du
Jaloux trom fi vivement penetrée de ces manieres
pc. qu'elle en devint effectivement malade.
Il eut d'elle tous les foins imaginables,
& devant le monde & fa famille il la
traitoit comme il l'avoit toujours trai
tée, mais dans le particulier il étoit tou
jours enfeveli dans fon humeur fombre;
ce qui fit que bien-loin de recouvrer
fa fanté , elle courut rifque de la vie .
La fantaifie qu'il avoit dans la tête
ne lui avoit point ôté l'amour qu'il
avoit pour
elle ; on peut dire même que
plus il la perfecutoit , plus il l'aimoit ,
ou pour parler plus jufte , il ne la per
fécutoit que parce qu'il l'aimoit ; ainfi
il ne la vit pas plutôt en danger , que
fon défefpoir parut par toutes les mar
ques qu'on en peut donner ; jufques-là
que fa femme ayant eu une crife , &
quelqu'un ayant crié mal - à- propos
qu'elle venoit d'expirer , il voulut ſe
paffer fon épée au travers du corps ;
mais en ayant été empêché par ceux qui
étoient dans la chambre de fa femme ,
il en fortit & alla fe jetter par une fenê
tre , difant qu'il ne vouloit pas lui fur
vivre. Le bonheur-voulut qu'un Char
tier de fon Fermier , ayant laiſſé ſous
DE DON QUICHOTTE. 247 ·
cette fenêtre une charette pleine de Liv. III.
gerbes qu'il conduifoit à la grange , & CHAP. LI..
étant entré dans la cour du Chateau , Hiftoire du
Sotain tomba fur ces gerbes , qui fans Jalouxtroi
pé. .
cela fe feroit brifé fur le pavé. On alla
au plus vite le retirer de cette charette
où il étoit tout étourdi de cette chûte ;
il en revint , & ce fut pour faire encore
un autre coup de défefpoir , en fe frap
pant contre la muraille , où il fe don
na un fi grand coup de la tête qu'on
le crut mort. Il fut en un moment
tout couvert de fon fang , & le Chi
rurgien qui fut appellé pour le panfer
eut une très-mauvaife opinion de fa
bleffure ; on le mit au lit toujours gar
dé à vûë , & lui toujours prévenu de
la mort de fa femme , fit en forte en
fe tourmentant de défaire les ligatures
de fa tête , & ne voulut jamais qu'on
y remît la main , qu'après qu'on lui eut
dit que fa femme fe portoit mieux.
Comme il ne voulut pas le croire , on
fut obligé de le porter auprès d'elle , f
il l'accabla d'embraffemens , & le laiffa
panſer fans peine.
Elle dont la maladie n'étoit caufée ·
que par la peur d'avoir perdu le cœur
de fon mari , étant pour lors certaine
du contraire , revint la premiere en fans.
X iiij
248 HISTOIRE
Liv. III. té , & eut de lui tous les foins qu'une
CHAP. LI. honnête femme & prévenue d'amour
Hiftoire du peut avoir d'un mari qu'elle idolâtre.
Jaloux trom- Sa bleffure étoit fi grande qu'on fut fur
pé,
le point de le trépaner ; cependant le
mal ne fut pas jufques-là , & il en fut
quitte pour garder le lit plus de deux
mois , avec des tranfports de tems en
tems qui approchoient de la fiévre
chaude , pendant lefquels il avoit per
petuellement le nom de fa femme à la
bouche , avec des tranfports d'amour
fi vifs , & qui donnoient à connoître.un
deffein fi formé de mourir avec elle fi
elle mouroit , que qui que ce foit ne
1 put douter que ce ne fût d'amour qu'il
fut malade. Cela parut extraordinaire
dans un mari , fur-tout en France ; mais
enfin c'étoit la vérité , & je doute que
jamais Espagnol ait donné des marques
plus fincéres d'un amour effectif. Elles
étoient trop naturelles pour être étu
diées , & c'eft en cela qu'elles en font
pluscroyables.Tout le monde étoit donc
convaincu que jamais femme n'avoit
été autant aimée de fon époux que celle
là l'étoit du fien ; elle le crut auffi &
ce fut fon malheur, parce que cela l'o
bligea à en avoir pour lui plus d'égards
& plus de complaifance dans les ridi
DE DON QUICHOTTE. 249
cules démarches que cet efprit incor- Liv. III.
CHAP . LI.
rigible lui fit faire.
Peu après que fa fanté fut rétablie , Hiftoire du
Jaloux450
fa premiere humeur fombre le reprit › pé.
& elle croyant que leur union recipro
que lui donnoit le privilege d'entrer dans
fes fecrets , le fupplia mille & mille fois
de lui dire d'où pouvoient lui provenir
ces diſtractions d'efprit & cet affoupiffe
ment dans lequel il paroiffoit toujours
plongé . Il lui répondit pendant plus de
trois mois que ce n'étoit rien , & en
fin perfecuté tous les jours par fa fem
me , il ne fe put faire davantage de
violence . Il lui dora la pilule le plus
qu'il put , & lui avoua fon extravagance
& fa jaloufie . Il lui dit que fon cœur &
fa poffeffion faifoit tout fon bonheur ,
& qu'elle lui étoit tellement chere qu'il
ne connoiffoit point d'homme plus heu
reux que lui , & que l'état où elle le -
voyoit ne provenoit que de la peur de
la perdre , ou de la partager avec un
autre auffi heureux & peut être plus heu
reux que lui. Sa femme bien loin de
lui reprocher le peu d'estime qu'il faifoit
d'elle & de fa vertu , reçut fa déclara
tion comme une preuve de fon amour,
le remercia de l'avoir tirée de fon inquié
tude , & lui demanda le plus honnête
250 HISTOIRE
Liv.III. ment du monde fi elle avoit eu le
CHAP. LI, malheur de lui donner par quelques
Hiftoire du unes de fes actions quelque fujet de
Jaloux trom foupçon , lui protefta qu'elle n'avoit ja
-pé.
mais aimé que lui , & qu'elle fentoit
bien qu'elle n'en aimeroit jamais d'au
tre; mais que pour lui mettre tout-à
fait l'efprit en repos , elle alloit pren
dre un autre train de vie.
Après cela elle l'embraſſa & le fup
plia de vouloir bien lui prefcrire les
compagnies qu'il vouloit bien qu'elle
vît , l'affurant que toutes lui étoient
également indifférentes , & qu'elle n'a
voit d'amitié ni de liaifon de focieté
avec perfonne qu'autant qu'il en avoit
lui-même , que tous les vœux de fon
cœur fe terminoient à l'aimer , à lui
plaire & à n'avoir point d'autre vo
lonté que la fienne. Une maniere fi
honnête parut remettre un peu l'efprit
démonté de fon mari , qui ne lui prefcri
vit point d'autre maniére de vie que cel
le qu'elle avoit jufques-là pratiquée ;
mais elle fe le tint pour dit , & fur des
défaites honnêtes elle fe difpenfa peu
peu de rendre des vifites & fe retira des
compagnies qui venoient chez elle , en
forte qu'elle fe retrancha dans fon feul
domeftique , & ne fortoit plus du tout
DE DON QUICHOTTE. 251
de chez elle que pour aller à l'Eglife , L 1 v. III.
encore étoit-ce avec lui , & outre cela CHAP. LI.'
elle eut l'honnêteté de ne dire à qui que Hiftoire du
ce fût les chimeriques vifions de fon Jaloux trom
époux , & rejetta fur elle même la cau- Pé.
fe de la vie rétirée qu'elle menoit , fans
faire connoître que c'étoit le fruit des
chiméres de Sotain.
Elle ne vifitoit même que fort rare
ment fon pere & fa mere , qui plufieurs
fois lui en demandérent la raiſon, fans
en pouvoir tirer d'autre , que celles
qu'elle donnoit à tout le monde. Une
conduite fi fage & fi retirée auroit re
mis l'efprit de tout autre que d'un ja
loux ; mais la jalouſie eft la maladie de
l'efprit la plus cruelle & la moins cu
rable. Quoique cette femme fût toute
enterrée dans fa maiſon , ne voyant pas
même fes parens les plus proches ,
c'eſt à dire fon pere & fa mere , & une
fœur , ( car fes freres étoient dans le
fervice & aux études ) fon mari n'en
eut pas l'efprit plus tranquille , & com
me il n'y a que la premiere déclaration
ou la premiere dureté qui coute , il lui
dit brutalement que fes domestiques
étoient trop grands. Cela l'obligea à
congedier les ferviteurs , & à ne rete
nir à fon fervice que des filles & des
252 HISTOIRÉ
Liv. III. femmes ; & comme elle alloit quelque
CHAP. LI. fois fe promener dans les granges & la
Hiftoire du baffe-cour , & qu'il lui dit qu'elle fe
Jaloux trom
pé. prodiguoit trop parmi les valets de la
ferme , elle n'y alla plus du tout. Enfin
ayant trouvé à redire qu'elle allât fe
promener dans le jardin , & lui ayant
dit deux ou trois paroles ironiques fur
le Jardinier , elle fe détermina à ne for
tir plus du tout de fa chambre.
Quoique cette prudente femme eût
pris toutes les précautions poffibles
pour s'accommoder au caprice de fon
mari , & qu'elle eût beaucoup fur le
cœur les foupçons qu'il avoit conçus
d'elle à l'occafion des laquais , des va
lets & du Jardinier , elle tint néan
moins bon , & ne découvrit fon mal
heur à perfonne ; & pour toujours fau
ver la réputation de fon indigne époux,
elle prit tout fur elle-même ; mais à la
fin il l'obligea de faire une chofe fi in
digne d'elle , que cela lui donna occa
fion de commencer à le méprifer , &
de faire éclater à la honte de fon mari
la chimere extravagante qu'il s'étoit for
mée dans l'efprit.
Il eut de l'ombrage du propre pere
de fa femme , & eut le front de le lui
découvrir , & de la prier de faire en
DE DON QUICHOTTE. 253
forte de lui interdire l'entrée de chez Liv. II;
4
eux , fans qu'il parût que cela vînt de CHAP. LI,
lui. Pour le coup elle le fupplia de la Hiftoire du
difpenfer de lui obéir , lui difant qu'elle Jaioux trom
avoit trop d'obligation à fon pere , & PÉ,
qu'elle avoit été élevée dans un trop
grand refpect pour lui faire un pareil
compliment, Ah ! lui dit - il avec la
derniere fureur , ce n'eft pas par ref
pect que vous le ménagez , j'en fçai ?
une caufe plus forte & qui devroit yous
faire mourir de honte ; & là-deffus il
s'emporta à mille extravagances & à
mille paroles outrageantes , en ne les
menaçant pas moins l'un & l'autre que
du poignard & du poiſon,
Cette femme pour éviter les mal
heurs que la fureur d'un fou lui faifoit
prévoir , fut obligée de faire malgré
elle les démarches qu'il en exigeoit,
Elle prit pour cet effet le tems que fon
pere vint dîner chez elle , & en preſen
ce de fa mere & de fon mari , elle dit
quelques duretez à fon pere. Celui - ci
qui étoit un des plus honnêtes hommes
du monde tomba de fon haur , & en bon
pere , pour éviter le bruit tourną tout
ce qu'elle lui dit en plaifanterie , fi bien
que cette pauvre femme malgré fa re
pugnance fut obligée de redoubler fes
HISTOIRE
254
Liv. III . duretez , & terminer ce qu'elle lui dit
CH. LI. de choquant par le fupplier de ne plus
Hiftoire dnrevenir chez elle. Le pere choqué pour
Jaloux trom-lors , comme il le devoit être , le prit
pé.
fur un ton fier , & après lui avoir dit
qu'elle étoit trop heureufe d'avoir pour
mari un auffi honnête homme que le
fien & auffi endurant , il ajouta, qu'elle
abufoit de l'amour qu'il avoit pour elle;
& fi , pourfuivit- il , ma femme que voi
la préfente en avoit dit à fon pere en
ma préfence la centiéme partie de ce
que vous venez de me dire , je l'au
rois fort bien remife dans fon devoir
malgré toute la tendreffe que j'ai pour
elle. Vous n'êtes qu'une infolente, con
tinua-t il , que je regarde à prefent com
me une folle indigne d'être ma fille,
Je ne remettrai jamais le pied chez
vous , mais votre mauvaiſe humeur ne
m'empêchera pas de voir votre mari.
Celui-ci fut affez fourbe pour prendre
contre fa femme le parti de fon beau
pere ; & cette pauvre créature qui
avoit fes ordres précis de jouer ce per
fonnage , fur obligée de foutenir fes
premieres duretez par d'autres plus for
tes , jufques à dire à fon mari , qu'elle
le fupplioit de n'avoir plus aucun en
tretien particulier avec fon pere , &
DE DON QUICHOTTE 255
ajouta en parlant à lui - même , qu'il Liv. II .
n'étoit capable que de mettre le di- CHAP. LI,
vorce & la difcorde dans leur ména- Hiftoire du
Jaloux trom
ge. Elle fortit de table après ce bel ex
pé.
ploit , autant pour cacher les larmes
qu'elle répandoit du regret d'avoir man
qué pour la premiere fois de reſpect à
fon pere , que pour s'épargner la hon
te d'avoir eu une obéiffance fi aveugle
pour fon indigne mari.
Elle laiffa fon pere outré contre elle,
& bien réfolu de ne la regarder de fa
vie. La mere qui n'avoit rien dit, & qui
connoiffoit le caractere de fa fille inca
pable d'une pareille action , y foupçon
na quelque mystére. Elle l'avoir nourrie
& élevée dans une douceur achevée &
dans un trop grand refpect pour fon
pere pour la croire capable d'en avoir
agi de cette forte par fon propre mou
vement ; ainfi fur ce fage fondement
elle remarqua les acteurs , & apperçut
de la contrainte & quelque chofe de
forcé dans fa fille , & une maligne joye
dans les yeux de fon Gendre , avec un
fang froid hors d'œuvre dans une pareil
le occafion. Ainfi elle ne douta plus que
cela ne vînt de lui , & réfolut de s'en
éclaircir fans faire part de fes foupçons,
qu'après les avoir éclaircis,
256 HISTOIRE
LivII. A quelques jours de-là fon mari étant
CHAP , LI. obligé d'aller dans une ville à cinq lieues
Hiftoire du de chez lui , elle lui perſuada d'y me
Jaloux trom
pé. ner avec lui fon Gendre , puifque c'é
toit une affaire de famille qui lui étoit
commune avec eux. Cet homme qui ne
fçavoit point le deffein de fa femme,&
qui ne croyoit pas qu'elle en eût d'au
tre que de faire folliciter leurs interêts
avec plus de vigueur , lui en parla , &
il confentit de l'y accompagner. Il n'a
voit garde de foupçonner , que fa belle
mere voulût lui jouer un tour , elle qui
avoit toujours refufé de retourner chez
lui , quoiqu'il l'en eût plufieurs fois
priée & qu'il continuât d'aller la voir à
fon ordinaire; au contraire elle lui avoit
toujours témoigné qu'elle ne vouloit
jamais voir une fille qui avoit traité
fon pere avec tant d'indignité , & qui
fe reffentoit fi peu de fon éducation , &
elle avoit fi bien diffimulé ſes vûes , que
Sotain qui croyoit que tout commerce
étoit abfolument ruiné entre fon beau
pere , fa belle mere & fa femme , s'ap
plaudiffoit d'avoir fi bien réuffi , & d'a
voir fait en forte que fa femme ne vît
plus perfonne & ne parlât plus à d'au
tre homme qu'à lui.
Je ne fçai , continua Sainville inter
rompant
BE DON QUICHOTTE. 257 Liv. III.
rompant le fil de fon difcours , fi les CHAP. LI.
Dames Efpagnolles pourroient s'accom- ,Hiftoire du
Jaloux trom
moder d'une jaloufie pareille ; mais je po.
fçai bien qu'il y a très peu de Françoi
fes qui la trouvaffent de leur gout.
Celenie tint bon cependant , & ne fe
feroit point démentie , fi fon mari n'eût
pouffé plus avant. Si tôt que la belle-me
revit fon mari & fon gendre partis , fça
chant bien qu'ils feroient toute la jour
née dehors , elle alla voir fa fille qu'elle
trouva dans une mélancolie profonde ,
& dans un abattement terrible . Elle lui
en demanda le fujet , & comme Cele
nievouloit encore lui donner des défai
tes en payement : Non , non , ma fille ,
fui dit-elle , je vois plus clair que vous
ne penfez ; je ne vous fais point de re
proches de ce que vous dites derniére
ment devant moi à votre pere , parce
que votre perfonnage étoit étudié, &
qu'affurément vous ne parliez pas de
vous même. Je vis parfaitement bien
d'où provenoit votre brufquerie , &
par ordre de qui vous agiffiez ; mais
je veux abfolumenr fçavoir ce qui a pu
Y donner fujer. Votre mari vient tous
les jours au logis , il nous montre tou
jours un vifage égal , & nous à lui ,
cependant il y a là-deffous quelque
Tome VE V
258 HISTOIRE
LITRE III. chofe de caché , vous avez le choix de
CHAP. LI. me le déclarer ou non ; fi c'eft la crain
Hiftoire du te de découvrir un myſtére que vous
Jalouxurom
pé. vouliez tenir fecret qui vous empêche
de me le déclarer , je vous jure là-def
fus un perpétuel filence ; mais fi vous
ne me le dites pas & que je le devine ,
outre que j'en ferai part à d'autres, vous
pouvez compter qu'affurément je ne
vous regarderai de ma vie. Après cela
elle prit fa fille entre fes bras , & à for
ce de careffes , elle lui arracha une par
tie de fon fecret & devina le refte.
Comme je vous ai déja dit que c'étoit
une parfaitement honnête femme , vous
pouvez juger de-là quelle horreur elle
eut des fentimens d'un tel gendre , qui
foupçonnoit le pere & la fille d'un crime
fi execrable. Elle la confola néanmoins
le mieux qu'elle put , ou pour parler
plus jufte , elle s'affligea avec elle , &
lui offrit de s'employer pour la faire
féparer d'avec un homme fi peu digne
d'elle ; mais celle-ci qui aimoit fon ma
ri , & qui fe feroit facrifiée pour lui , la
remercia de ſes offres , & ne prit point
d'autre réfolution que de pleurer en fe
cret fon malheur & de le fouffrir.
Comme il y avoit long- tems que la
mere n'avoit vû fa fille , elle ne s'en
T
DE DON QUICHOTTE. 259
nuya point avec elle , & elle y étoit LI v. III .
encore lorfque Sotain arriva. Quoiqu'il CHAP. LI .
l'eût plufieurs fois priée de venir chez Hiftoire du,
lui , il ne trouva pas bon cependant Jaloux trom
pé,
qu'elle y fût venue. Elle defcendit fi
tôt qu'elle l'entendit & le rencontra furi
l'escalier , où il l'aborda avec trop d'em
barras pour bien cacher ce qu'il pen
foit. La belle -mere ne fit pas femblant
de s'en appercevoir , & la chofe en
fût fans doute demeurée là s'il avoit.
reconduit fa belle mere jufques à la
porte ; ou qu'il lui eût fait la moindre
civilité ; mais n'étant guidé que par fa
jaloufie , il monta tout d'un coup dans
la chambre de fa femme , & avec tant
de précipitation , qu'il laiffa fa belle
mere où il l'avoit trouvée , fans lui faire
lamoindre honnêteté , s'étant conten
té de la faluer feulement du chapeau.
Celle -ci qui fçavoit pour lors ce qu'il
avoit fur le cœur , voulut fçavoir ce
qu'il pourroit dire à fa femme , & re
monta après lui pour l'apprendre. Elle
l'entendit qui s'emportoit à des jure
mens horribles en fui demandant fi fa
' mere l'avoit bien inftruite à boucher les
yeux d'un mari , à quelle heure elle lui
avoit fait prendre rendez-vous , avec
qui, & enquel endroit, afin qu'il ne s'y
Y ij
260 HISTOIRE
Lv. III. trouvât pas , crainte de troubler lafête.
CHAP. LI . Safemme lui répondit que fa mere étoit
Hiftoire du trop vertueuſe pour lui donner de fem
Ja o tron
pé, blables confeils , & tropfage pour avoir
la moindre penfée criminelle. Il redou
bla fes emportemens & dit de cette
Dame tout ce que fa fureur lui mit à
la bouche. La fille qui avoit fupporté
fans murmurer tous les mauvais trai
temens de fon mari , n'eut pas tant de
patience fur le chapitre de fa mere , &
ne put fe paffer de la défendre , & ce
brutal fe voyant contredit en vint juf- `
ques à la frapper.
Ces fortes de careffes font , à ce
qu'on dit , du goût des Dames Efpagno
les, mais elles ne le font nullement de
celui des Dames Françoifes , qui n'ai+
ment pas qu'on leur fafle l'amour à
coups de poing. Cette pauvre femme
fe mit à pleurer; mais fa mere qui avoit
tout écouté à la porte nefut pas fi tran
quile. Elle perdit toute patience , en
tra brufquement dans la chambre , &
prit à fon tour le parti de fa fille.. Sa vûe
redoubla la colére de Sotain qui voulut
la mettre dehors par les épaules, mais
elle fe défendit de maniére que le bruit
qui fe faifoit dans cette chambre s'étant
fait entendre en basy fit monter toutes
DE DON QUICHOTTE. 261
les femmes qui y étoient , c'eft à-dire Liv. III.
celles qui avoient le privilege d'entrer CHAP. LI .
dans l'a
appartement ; car outre qu'il n'y Histoire du
Jaloux trom.
entroitjamais ni homme ni garçon , tou- pé.
tes les femmes mêmes n'y étoient pas
bien venues ; elles entendirentune par
tie des fotrifes que le gendre dit à fa
belle mere , & des reproches que la
belle-mere faifoit à fon gendre ; & com
me ils étoient trop animez pour exami
ner leurs paroles, lefecret ne fut plus ca
ché, puifqu'il fut fçu de tant de femmes,
Elles eurent ordre pourtant de n'en rien
dire , & en effet elles n'en dirent mot
tant qu'elles reftérent au logis ; mais lors
qu'elles en furent dehors ce ne fut plus
La même chofe. On envoya chercher le
beau pere,& fa prefence ayant tout cal
mé , ilemmena fa femme & fa fille avec
lui , quoique celle-ci voulût refter; mais
lamere ne voulut abfolument pas la laif
fer à la difcrétion d'un furieux.
Quand fa colére fur paffée , il recon
nut l'injuftice de fon procedé , & alla
le lendemain chez le beau pere , à que
il demanda pardon ; il fit à fa belle me
re mille fatisfactions , jufqu'à fe jetter
à fes pieds , & autant à fa femme , qui
avoit paffé toute la nuità pleurer, & qui
Jui fauta au colfi-tôt qu'elle levit. Il la
262 HISTOIRE
Liv. III. ramena chez lui dans la meilleure intel
CHAP. LI.ligence du monde. Quoiqu'il connût
Hiftoire du bien le ridicule de fa propre conduite , il
Jaloux trom
pé. ne pouvoit la réformer, & quelque ré
folution qu'il fit de changer de maniére,
il revenoit toujours à fon penchant. Sa
femme en fouffroit tout avec une con
ftance digne d'admiration ; mais enfin
comme il ne fe corrigeoit pas , elle com
mença à ne le plus regarder avec des
yeux fi prévenus en fa faveur , fans
1 changer néanmoins de conduite , &
n'en auroit affurément point changé s'il
ne l'eût pouffée à bout.
Une des femmes qui avoit été témoin
de ce qui s'étoit paflé dans la chambre
entre fa mere , elle & fon mari , fortit
de leur fervice quelques tems après. Ce
fut encore un effet de la jaloufie de So
tain , qui maltraita cette femme affez
pour l'obliger de s'en plaindre. Elle en ⚫
conta de toutes fortes de manieres fur
le chapitre des extravagances de Sotain ;
fi bien que cet homme ſe trouva à la fin
perdu de réputation , & devint la fa
ble & la rifée de toute la Province , où
l'on aime affez à glofer fur autrui , fur
tout dans le canton. Cette femme en
déchirant fon maître , parloit de fa
maîtreffe avec toute la vénération &
DE DON QUICHOTTE. 263
l'admiration poffible , & comme de la Liv. II
plus belle & de la plus malheureuſe CHAP. LI.
per
fonne du monde. La France eft fertile Hiftoire du
Jaloux trom.
en Cavaliers qui cherchent à confoler pé.
les belles amoureufes. Ils s'en rencon
tra un jeune , qui n'avoit pas plus de
vingt-deux à vingt-trois ans , qui paf
foit fon quartier d'hyver dans le voifi
nage de Sotain. Il entendit parler com
me les autres de cette Dame , & il en
fut fi vivemenr touché , que fans dé
clarer ſon ſecret à perfonne , il réſolut
de tenter l'avanture. Il fit en forte de
s'aboucher avec cette femme qui étoit
fortie de chez Celenie , & qui en la
plaignant en difoit tant de bien . Il lui
demanda fi effectivement cette Dame
étoit auffi belle qu'on difoit. Celle- ci
lui répondit que fa beauté étoit au
deffus des expreffions. Il lui demanda
s'il étoit impoffible de la voir , & elle
lui répondit qu'elle ne fortoit point du
tout de chez elle , parce que fon ma
ri faifoit même dire une Mefle dans une
Chapelle du Château , fous prétexte
qu'il étoit fort éloigné de la Paroiffe ,
mais en effet pour empêcher fa fem
me de fortir.
Le Cavalier , que les difficultez ani
moient , chercha les moyens de les vain
264 HISTOIRE

Lrv. III . cre . Il fe déguifa en Abbé , & alla le


CHAP. LI. Dimanche dès la pointe dujour fe met
Hikoire du tre fur le chemin qui conduit de la Pa
Jaloux trom- roiffe au Château de Sotain. Il y attendit
pó.
le Prêtre qui devoit y aller, & fi-tôt qu'il
le vit paroître il alla à lui , & lui deman
da l'aumone , lui difant qu'il étoit un
pauvre Ecclefiaftique qui revenoit de
Romefolliciter inutilement des Bulles.
Ce Prêtre lui demanda s'il vouloit venir
fervir fa Meffe qu'il alloit dire à un Châ
teau qu'il lui montra , & lui promit
qu'au retour il lui donneroit à déjeû
ner , & quelque chofe pour fe condui
re. C'étoit juftement ce que le Cavalier
cherchoit , auffi s'y accorda-t-il volon
tiers. Il eut le plaifir de voir la Dame du
logis , & fut charméde fa beauté ; il ne
put que l'admirer , fans tenter autre
chofe , crainte d'être connu , & s'en alla
avec ce Prêtre , fortement réfolu d'em
ployer , comme on dit , le vert & le fec
pour s'introduire dans le Château .
Il fçut que Sotain, qui avoit fort long
tems fervi en Italie , entendoit parfai
tement l'Italien , & il ne douta point
que la jaloufie ne fût une maladie con
tractée dans le pays ; & comme il avoit
dupé quelques Italiens , il fe flata de du
per auffi un François attaqué du mê
me
DE DON QUICHOTTE. 265
me mal. Toute la difficulté confiftoit à Liv. III.
avoir accès dans fa maiſon.Il roula mille CHAP.LI.
inventions dans fa tête , & tenta trois Hiftoire du
ou quatre moyens qui manquérent; mais Jaloux uom.
enfin celui-ci lui réuffit. Il s'arracha le P.
peu de barbe qu'il avoit , & s'habilla en
Italienne , mais pauvrement. Il fe mit à
la porte de la Paroiffe de Sotain à de
mander l'aumône en Italien le propre
jour de Noël , ne doutant pas que So
tain ne vînt à l'Office , à caufe de la fo
lemnité du jour. Auffi n'y manqua-t'il
pas. Sotain , à qui cette fauffe Italienne
demanda l'aumône en Italien , lui de
manda d'où elle venoit . Elle lui répon
dit qu'elle venoit de Florence , & alloit
trouver une Dame de qualité qu'elle lui
nomma , au ſervice de qui elle étoit ,
& qui s'étoit fauvée des mains des ban
dits qui couroient les Alpes , ou elle qui
parloit étoit demeurée avec le refte du
train , parce qu'elle n'étoit pas fi bien
montée que fa maitreffe ; elle ajouta
qu'elle efperoit que cette Dame auroit
foin d'elle , parce que fon mari étoit
mort en la défendant ; ou que du moins
les parens de fon mari , qui étoient à
Paris , ne la laifferoient manquer de
rien , dans un pays où elle ne connoif
foit perfonne. Vous êtes donc veuve
Tome VI. Ꮓ

"
266 HISTOIRE
LIV. III. lui dit Sotain. Oui, Seigneur, lui répon
CHAP. LI. dit-elle , & veuve d'un François que
Hiftoire du j'aimois beaucoup , & dont la mémoire
Jaloux trou me fera toujours chere , parce que
pe. c'eſt à fes foins que je dois la confer
yation de mon honneur , que les ban
dits m'auroient ravi , fi lui- même ne
l'avoit pas mis à couvert de leur vio
lence. C'eft donc en vous défendant
qu'il a été tué , repartit Sotain ? Non ,
Seigneur , répondit-elle , il avoit été
tué avant que les bandits fuffent victo
rieux. Et comment donc , reprit Sotain
a-t-il pû mettre votre honneur à cou
vert de leur violence ? Difpenfez- moi
de vous le dire , repliqua-t-elle , ces
fortes de fecrets là doivent demeurer
entre le mari & la femme. Sotain , qui
n'ignoroit pas les précautions que les
Italiens prennent , fe douta de ce que
c'étoit , & crut que le François en avoit
voulu prendre de pareilles ; dans ce
fentiment il demanda à cette fauffe veu,
ve avec un ris forcé , fi fon mari lui
avoit fait prefent d'une ceinture de chaf
teté. Elle ne répondit rien à cette de
mande , & fe contenta de baiffer les
yeux , avec une honte qu'elle affectafi
naturellement , que notre homme fut
convaincu qu'il avoit tiré juftę ; & rayi
DE DON QUICHOTTE. 267
de fçavoir qu'il y eût eu un François ca- Liv. III.
pable de porter fon extravagance juf- CHAP.LI.
qu'à ce point , il fe mit en tête de l'imi- Hiftoire du
ter , & d'avoir à quelque prix que ce fût Jaloux trom.
pé.
cette digne ceinture , que cette préten
due Italienne difoit avoir , pour faire à
La femme un préfent digne de lui.
Il donna liberalement l'aumône à
cette fauffe Italienne , lui en promit en
core davantage à l'iffue de la Meſſe , &
lui fit promettre de l'attendre. Tout ce
beau dialogue fi peu refpectueux à lạ
porte d'une Eglife , n'avoit point ſcan
dalife fes auditeurs malgré la matiere
qu'on y traitoit , parce qu'il s'étoit fait
en Italien , & qu'il n'y avoit perfonne
qui l'entendît.
La Meffe qui parut extrêmement
longue à notre Jaloux finit enfin , & il
retrouva à la porte de l'Eglife l'Oficier
déguifé , qui l'attendoit avec autanę
d'impatience que luj , & qui étoit ravi
de voir un fi bon commencement. Le
mari lui dit de le fuivre , & l'Italienne
l'ayant fuivi , il la fit entrer chez lui ,
& après l'avoir bien fait manger en fa
prefence même , il la mena dans ſon
jardin tout au bout, afin de n'être enten
du de perfonne , où lui ayant demandé
fi elle vouloit refter chez lui , il lui
Zij
268 HISTOIRE
LIV. III. répondit que fon honneur y feroit en
CHAP. LI . fureté , & qu'il lui procureroit un parti
Hiftoiredu qui l'empêcheroit de regretter la Da
Jalouxtrom
é
p . me qu'elle alloit chercher , & les parens
de fon mari, L'Italienne accepta prom→
tement le parti , louant Dieu , d'un air
hypocrite , de lui avoir fait trouver un
Seigneur fi charitable , & qui la reti
roit du malheur & de la honte de de
mander fa vie dans un pays où on ne
F'entendoit pas. Après cela Sotain lui
avoua la maladie dont il étoit travaillé ,
& lui offrit toutes chofes au monde
pour avoir d'elle la ceinture qu'elle por
toit. La feinte Italienne ne fe fit pas pref
fer fur le prix , mais elle fit mille diffi
cultez fur la maniere de l'ôter de deffus

F fon corps , où elle ne vouloit pas , difoit


elle , qu'aucun homme portât ni les
mains ni les yeux. Elle fut plus de deux
heures à fe refoudre , & ne ſe rendit
qu'aux fermens extraordinaires qu'il
lui fit , qu'il n'attenteroit rien für fa
vertu. Enfin elle fe défendit avec tant
de pudeur , que le jaloux la prenoit
pour une véritable Veftale & des plus
feveres.
Ils fe retirerent dans un endroit ex
trêmement obfcur , où l'Italienne lui de
manda une lime; & comme elle ne put
DE DON QUICHOTTE. 269
pas venir à bout elle-même de limer le Liv. III.
CHAP. LI.
tenon du cadenas , elle renonça à l'où
vrage , & lui dit réfolument qu'il feloit Hiftoire du
Jaloux trom
qu'il reftât où il étoit. Ces paroles pé.
l'ayant mis au défefpoir , il fe jetta pref
que à fes pieds ; & l'Officier qui s'en
donnoit la comédie , n'auroit pas fi-tôt
ceffé , s'il n'eût craint de le rebuter . Il
fit femblant de fe laiffer vaincre , &
ayant mis une ferviette en double entre
fon corps & cette ceinture , il donna la
lime à Sotain , qui coupa lui-même le
fer du cadenas ; mais comme il n'étoit
pas bon ferrurier , il eut toutes les pei
nes du monde d'en venir à bout fans
bleffer l'Italienne, qui faifoit la honteufe
à merveille. Il la récompenfa au-delà
de ce qu'elle en avoit attendu , & de ce
qu'il lui avoit promis ; & celle- ci fai
fant femblant de fe faiffer tout-à-fait
gagner à cette liberalité exceffive , con
fentit à la priere de refter chez lui pour
fervir d'argus à fa femme.
Notre jaloux lui fit comprendre qu'il
fe fieroit plus à elle qu'à tout autre
mais il ne lui en difoit pas la raiſon
qui étoit que fa femme ne pourroit pas
fe faire entendre à cette Italienne ; que
celle-ci par conféquent ne pourroit pas
non plus fe laiffer corrompre, & que n'y
Z iij
HISTOIRÉ
270
LIV. III ayant que lui qui pût entendre fa lan
CHAP . LI. gue , il pourroit en prefence même de
Hiftoire du fa femme , lui donner tous les ordres
Jaloux trein qu'il voudroit , & celle-ci lui répon
pe
dre fur tout ce qu'il lui demanderoit
fans que fa femme y pût rien compren
dre.
Le feul embarras qui fe trouva , fut
d'avoir un cadenas pour remplacer ce
lui qui avoit été limé , car fans cela la
ceinture & rien étoit la même choſe.
Ces fortes d'inftrumens ne font pas tout
à-fait inconnus en France , mais ils
font en exécration , & il n'y a aucun
ouvrier qui veuille y prêter publi
quement fon miniftere ; avec cela il faut
un cadenas fait exprès , & malheureu
fement Sotain n'ofoit ſe fier à perfon
ne. La fine Italienne s'offrit à le tirer
de peine ; il la prit au mot , & lui
confia le cadenas rompu pour fervir
de modéle , avec tout l'argent qu'elle
voulut.
Elle fortit de cette maiſon le jour
même , & elle alla à la premiere ville ,
qui étoit celle de fon quartier ; elle y
reprit fes habits de Cavalier , ne ſe dé
couvrit à perfonne ; & comme à force
d'argent on vient en France , comme
ailleurs , à bout de tout , elle trouva un
DE DON QUICHOTTE. 271
ferrurier habile homme , qui lui donna L 1 v. III.
toute fatisfaction , en lui faifant un ca- CHAP. LI.
denas tout neuf & deux clés. Après Hiftoire du
avoir employé deux jours tant à cela , Jaloux trom.
pé.
qu'à donner quelques ordres jufqu'àfon
retour , qu'elle jugeoit bien ne devoir
pas être fort prompt , elle revint chez
Sotain , qui la reçut avec une joye qui
ne fe peut pas comprendre.
...
Celui-ci , qui fe feroit donné à Satan
que c'étoit une femme telle qu'il lui
faloit pour fon deffein , la prefenta à
la fienne comme une nouvelle domef
tique , & Celenie à qui il étoit indiffé
rent par qui elle fût fervie , la reçut fans
repugnance. Ce fut ainfi que la jaloufie
de Sotain mit dans fa maifon celui qui
auroit dû lui faire trouver ce qu'il crai
gnoit , ſi ſa femme eût été moins fage.
Comme il croyoit que cette fauffe Ita
lienne n'entendoit pas le François , il
ne fe contraignit pas pour parler à Ce
lenie devant elle , & lui dire en fa pre
fence mille extravagances fur fa jaloufie,
qu'il lui étaloir comme fi c'eût été la
preuve la plus obligeante de fon amour ,
& lui dit enfin le fecret qu'il avoit trou
vé pour le guerir de fes foupçons . Sa
femme ne put s'empêcher de jetter un
ris moqueur , & de lever les épaules ,
Z iiij
272 HISTOIRE
LIV. III. & confentit néanmoins à tout ce qu'il
CHAP. L I. voulut , efperant qu'après cette ridicule
Histoire du précaution il ne la chagrineroit plus
Jaloux trom
pé. tant. Il fut en effet quelques jours fans
lui rien dire de fâcheux ; mais un jaloux
eft un animal qui par la fuite des tems
ne fe fieroit pas à l'anneau de Harif
carvel, il lui faudroit tous les jours quel
que chofe de nouveau qui piquât & qui
reveillât fa folie. Sotain revint donc à
fon naturel ordinaire , & recommença
à perfécuter fa femme de plus belle ,
fans rime ni raiſon.
Cependant Julia , c'eſt le nom que
l'Officier avoit pris , fe gouvernoit d'une
maniere conforme à fes deffeins , & ac
quit par des moyens différens la bonne
grace du maître & de la maitreſſe. Il
ne difoit jamais un mot de François
devant lui , & n'avoit pour elle que
des airs affez froids & affez indifférens ;
mais lorsqu'il étoit feul avec elle il
en avoit d'empreffèz , & faiſant ſem
blant d'apprendre peu à peu le Fran
çois , il lui difoit des chofes qui la di
vertiffoient , & par de petits foins pré
venans il la difpofoit à lui vouloir du
bien. C'étoit beaucoup ; mais ce n'é
toit pas affez pour lui , qui vouloit fe

découvrir , & qui ne l'ofoit fans voir ☀


DE DON QUICHOTTE. 273
❤ abfolument jour à le faire fans rifque. LI v. III.
Le jaloux lui en ouvrit lui-même les CHAP LI.
moyens. Hiftoire du
Jaloux trom.
Ša femme qui étoit abſolument re pé.
butée de fes manieres injurieuſes &
choquantes , n'avoit plus aufli pour lui
cet amour violent qu'il ne meritoit
pas , & ne recherchoit plus fes careffes
avec autant d'empreffement qu'elle les
avoit autrefois recherchées. Il s'en ap
perçut , & prétendit qu'elle avoit tort ,
& que bien-loin de fe chagriner des
perfécutions qu'il lui faifoit, elle de
voit l'en aimer davantage , puifque ce
n'étoit que des marques de l'amour
qu'il avoit pour elle. Bien-loin de goû
ter fa morale , elle le tourna en ridicule ,
& pour la premiere fois de fa vie elle
l'obftina , &lui dit qu'elle lui auroit eu
beaucoup plus d'obligation de fa haine,
puifqu'il n'auroit pas pû la pouffer plus
loin, que de la retirer non-feulement du
monde , mais encore de la faire brouil
ler avec toute fa famille , la retenir dans
une prifon éternelle , & la mettre dans
les fers.
Ce fut-là une nouvelle douleur pour
lui. Il crut qu'elle regrettoit la liberté
que cette ceinture lui avoit fait perdre
& croyant être vulcanifé en idée , s'il
HISTOIRE
274
Liv. III. ne l'étoit en chair & en os, il s'emporta
CHAP LI. d'une maniere terrible. Sa femme , dont
Hiftoire dn la patience étoit épuifée , lui ayant ré
Jaloux trom pondu contre fa coutume avec affez de
pé.
liberté , il la frappa , & fans Julia il au
roit pouffé plus loin fes mauvais traite
mens. Il fortit de chez lui après cette
infame brutalité , & Celenie fe renfer
ma dans fon cabinet , où elle verfa un
torrent de larmes.
Julia ayant pris fes précautions pour
n'être point furprife par qui que ce fût ,
entra dans ce cabinet , & fe jetta aux
pieds de fa maitreffe , & avec une ardeur
extraordinaire dans une femme , elle lui
embraffa les genoux , lui offrit fa vie &
tout ce qu'elle poffedoit pour la ven
ger d'un époux fi indigne ; & enfin
voyant que Celenie ne l'interrompoit
pas , elle l'embraffa avec des tranſports
que fa maitreffe n'avoit point encore
remarquez , & qui la furprirent ; mais
elle fut encore bien plus étonnée quand
la fauffe Italienne parlant bon François
fe fit connoître à elle pour un amant
tendre & paffionné. La ſurpriſe de Ce
lenie ne lui permit pas de l'interrompre ;
ainfi le Cavalier eut le tems de lui dire
qui il étoit , & tout ce qu'il avoit fait
pour avoir accès auprès d'elle , & pour
DE DON QUICHOTTE. 275
4
gagner la confiance de fon époux. Il Liv. III.
lui parla de cette ceinture comme du CHAP. LI.
plus vif affront que fon mari lui pouvoit Hiſtoire du
faire ; & enfin lui peignit fon indigne Jaloux trom
époux avec des couleurs fi naturelles ,
qu'elle ceffa de l'aimer. Il finit par lui
offrir de la tirer de la captivité fi elle
vouloit fe fier à fa conduite ; il ajouta
que fa vie étoit entre les mains; qu'il fça
voit bien qu'il étoit mort pour peu que
fon mari le foupçonnât ; qu'elle pou
voit le livrer à la vengeance ; mais il
la fupplia auffi d'examiner fi Sotain me
ritoit ce facrifice , & fi elle étoit réfo
lue d'ufer fa jeuneffe & fa vie dans tou
* tes les douleurs & les amertumes que la

folie de cet homme pouvoit & devoit


lui faire prévoir. Il la tourna de tant
de côtez qu'il en arracha des larmes ; ce
qui lui fit redoubler l'ardeur de ſes ca
reffes & de fes proteftations ; de ma
niere qu'il la perfuada , & la laiffa con
vaincue de fon amour , & outrée contre
Sotain.
Le Cavalier n'en demanda pas da
vantage pour cette fois-là , efperant que
le tems feroit le refte , mais il fe trom
pa , il avoit affaire à une femme à qui
la mauvaiſe conduite de fon mari ne
donnoit aucun privilege ; elle pouvoit
276 HISTOIRE
LIV. III. bien être rebutée de fes manieres , &
CHAP. LI. ne les regarder qu'avec indifférence ,
Hiftoire du & même avec horreur ; mais elle avoit
Jaloux trom. trop de vertu pour fe vanger de fes
pé.
foupçons autrement qu'en les mépri
fant.
Sotain fut obligé de s'éloigner de
chez lui , & de faire un voyage de quin
ze jours ou trois ſemaines. Il n'en avoit
point du tout parlé à fa femme , & ne
lui en parla que dans le moment qu'il
alloit monter à cheval. Celle-ci qui ne
lui avoit pas dit un mot depuis fa der
niere brutalité , & qui ne s'étoit point
encore déterminée ſur la maniere dont
elle en devoit ufer avecfon amant , prit1
tout d'un coup le parti que fa vertu lui
confeilla. Elle le fupplia de la défaire de
Julia avant fon départ. Notre fauffe
Italienne fremit à cette propofition , &
fe réfolut de vendre cherement fa vie;
mais elle fut raffurée par le refus abfo
lu que Sotain en fit. Celui-ci crut que
c'étoit un argus que fa femme vouloit
éloigner d'elle , & cette penfée qui le
frappa vivement , lui fit regarder cette
femme comme une perfonne plus né
ceffaire à fon repos qu'elle ne lui avoit
jamais paru. Il répondit à Celenie avec
fureur & un ris moqueur , qu'elle ne
DI DON QUICHOTTE. 277
fçavoit pas bien déguifer fes vûes , & Liv. III.
qu'il vouloit non feulement que Julia CHAP. LI.
reftat auprès d'elle , mais qu'il vouloit Hiftoire du
encore qu'elle couchât dans fa chambre Jaloux trom
pé.
& ne la quittât pas plus que fon ombre.
Il expliqua fa volonté avec tant d'em
portement , que la pauvre Celenie vit
bien qu'il n'y avoit rien à gagner pour
elle à moins que de lui dire la véritable
raifon qu'elle avoit de la vouloir éloi,
gner; mais comme elle étoit toute étour
die de fes injures , & que la promti
tude de fon départ ne lui laiffoit pas
le tems de fe déterminer , elle ne lui dé
couvrit point le myftere, & peut-être
que quand elle l'auroit fait , la préven
tion de Sotain lui auroit bouché les
yeux. Quoiqu'il en foit , il fit lui-même
apporter un lit pour Julia dans la cham
‫ا‬ bre de Celenie , & fans vouloir ni lui
T parler , ni qu'elle ouvrit la bouche , il
emmena avec lui la fauffe Julia , à qui
il fit encore de nouvelles leçons de vigi
lance , & partit .
Il fut plus d'un mois à fon voyage , &
pendant tout ce tems-là Celenie fut ex
pofée à toutes les attaques qu'un amant
ardent & paffionné peut livrer à la ver
tu d'une femme. Le Cavalier avoit cru
que Sotain étant éloigné , fa femme ,
278 HISTOIRE
LIV.III. dans la chambre de qui il devoit cou
CHAP . LI. cher , fe rendroit enfin à fes pourfuites,
Hiftoire du à l'occafion & à la facilité , puifqu'il n'y
Jaloux trom . avoit rien à craindre ayant une clé du
pé.
cadenas , mais il la trouva toujours iné
branlable. Elle lui avoua qu'elle étoit
charmée de fa perféverance& de l'amour
qu'il lui témoignoit , & qu'ayant en
partie banni de fon cœur l'amour qu'el
le avoit eu pour fon indigne époux ,
elle l'aimeroit , fi elle étoit capable de
fe démentir ; mais que fa vertu lui
étoit plus chere que toutes choſes ;
qu'elle convenoit que Sotain ne mé
ritoit pas une femme fidéle , mais
qu'auffi ce n'étoit pas pour l'amour de
lui , mais uniquement pour l'amour
d'elle-même qu'elle rebutoit fes empref
femens : qu'elle vouloit encore effayer
de faire rentrer fon mari dans fon
bon fens , pour faire un meilleur mé
nage qu'ils n'avoient fait juſqu'alors ;
& que fi elle n'en pouvoit venir à
bout , elle feroit avec lui un éternel
divorce.
Un jour qu'il la preffoit avec la der
niere ardeur , il remarqua que fon tein
étoit plus vif qu'à l'ordinaire , qu'elle
ne parloit qu'avec diftration & quẹ
les yeux pleins de feu , & néanmoins
DE DON QUICHOTTE. 279
abbatus , le regardoient avec langueur. LIV. III.
Il crut avoir trouvé le moment de fe CHAP. LI.
fervir de fa clé , il l'embraffa & voulut Histoire du
entreprendre le refte ; mais elle le remit Jaloux trom
pé.
-
dans le refpect par l'air de fierté dont
elle s'arma , après quoi elle entra dans
fon cabinet , d'où elle reffortit un mo
ment après avec un vifage tranquille &
modefte ; & comme elle l'avoit laiffé
fur une chaife dans le dernier abbatte
ment & la derniere douleur , elle l'en
retira en le prenant par le bras & en
l'emmenant le promener dans le jar
din.
Elle lui ouvrit là fon cœur , & le fup
plia de s'éloigner d'elle & d'en trouver
lui-même le prétexte pour ne la point
brouiller avec fon mari. Elle lui dit en
riant qu'elle fçavoit bien que fa vertu
étoit en fureté , non- feulement par l'in
nocence , & la pureté de fes intentions ,
mais auffi par la précaution de fon
époux ; mais que cependant il n'étoit
ni de fon honneur ni de fon devoir de
refter dans un état de tentation conti
nuelle , à laquelle quand bien même
elle ne fuccomberoit pas , elle fe repro
cheroit toujours la prefence d'un hom
me déguifé auprès d'elle , qui pouvoit
être reconnup ar mille contre-tems que
280 HISTOIRE
LIV. III. toute la prudence humaine ne pouvoir
CHAP . LI. prévoir & laiffer une tache à fa répu
Hiſtoire du tation .
Jaloux trom C'eſt-à-dire , reprit-il que ce n'eſt
pé.
pas affez pour vous de nous rendre tous
deux malheureux , vous voulez encore
que je meure ! Qui peut vous empê
cher , pourfuivit-il , de vous livrer à
mon amour? Je paffe . pour une femme
étrangere , & je fuis en effet étranger
dans ce pays-ci où je ne fuis connu que
de deux vieux Officiers du Regiment
où je fuis incorporé depuis peu. Votre
mari a cru avoir pris & a pris en effet
toutes les précautions qu'il pouvoit
prendre. J'ai de quoi les rendre inuti
les , & vous mettre l'efprit en repos.
Pouvez-vous efperer un jour heureux
avec un homme comme lui ? & ne de
vriez-vous pas vous dédommager avec
moi des chagrins qu'il vous donne }
Ce n'eft pas affez pour lui qu'il vous in
fulte par l'endroit le plus fenfible à une
femme , vous en êtes encore maltraitée.
Songez à vous & tirez -vous de la ty
rannie d'un homme indigne de poffeder
tout ce que l'Univers a de plus beau,
Je ne dépens que de moi , j'ai des éta
bliffemens plus confidérables que les
fiens,Je vous facrifie tout , n'en croyez
que
DE DON QUICHOTTE. 281
que mes actions & non pas mes paro- Liv. III.
les ; dites moi que vous voulez bien CHAP. LI .
me fuivre , & je vous mettrai entre les Hiftoite du
mains plus d'argent & de pierreries qu'il Jalouxfrom
ne vous en faudra pour vous faire vi
vre ailleurs le refte de vos jours plus
magnifiquement & plus heureufement
que vous ne vivez ici. Vous dites que
je fais toute votre confolation , qu'elle
cruauté voulez-vous donc exercer con
tre vous -même en m'éloignant ? & pour
quoi m'accabler de toutes vos rigueurs
dans le moment même que vous êtes
prête à recevoir dans vos bras le plus
malhonnête homme du monde ? Si
vous ne le quittez pas pour l'amour de
moi , quittez le pour l'amour de vous ;
l'ufage autorife les féparations , & mil
le femmes de vertu fe font feparées
2
ne de corps & de biens d'avec leurs ma
ris pour des raifons mille fois plus le
geres que celles que vous pouvez al
leguer. Votre patience à fouffrir ne fer
vira qu'à le rendre plus intraitable &
à l'aigrir ; & ce ne fera pas par cette
voye-là que vous le remettrez dans fon
bon fens ; plaignez-vous une fois en
public , faites connoître à toute la terre
fes extravagances , & vous en ferez dé
livrée Madame votre mere vous l'a
Tome VI, Aa
282 HISTOIRE
LIV. III. confeillé , toute la terre vous le tonſeil
CHAP. LI. lera , & toute la terre vous prêtera la
Hifoire du main pour cela ; pouvez -vous prévoir
0
Jaloux trom- à quelles extrêmitez fa folie le portera ?
Elle dégenere fouvent en fureur , vos
jours ne font point en fureté , & vous
avez tout à craindre d'un homme de
ce caractere. Ne vous donnez pas à
moi , mais arrachez vous à lui ; retirez
vous dans ce moment , & du moins fi je
n'ai pas le bonheur de vous poffeder ,
j'aurai le plaifir de vous y aller voir &
de ne plus trembler pour votre vie ; en
un mot , fi vous ne voulez pas être
heureuſe entre les bras d'un homme qui
vous adore , ne vous obſtinez pas à ref
ter malheureuſe.
Telle eft ma deftinée , interrompit
elle les larmes aux yeux , je ne fuis pas
née pour être heureufe ; mais du moins
je ne meriterai jamais mon malheur .
Si vous m'aimiez autant que vous vou
lez me le perfuader , continua t- elle ,
me propoferiez-vous un parti comme
celui-ci de vous fuivre ! cette démarche
ne feroit-elle pas blâmée de tout le
monde , & vous - même ne perdriez
Vous pas l'eſtime que vous avez pour
moi ? aimeriez-vous long-tems ce que
vous n'eftimeriez plus ? Ceffez de me
DE DON QUICHOTTE. 283
faire de pareilles propofitions , ou ne Liv. III.
me voyez jamais , je ne vous fouffre au- CHAP. LI.
près de moi que parce que les précau Hiftoire da
rions que mon mari a prifes me met Jaloux trom.
pé.
tent moi-même à couvert des foiblef
fes que je pourrois avoir , & s'il ne
dépendoit que de moi & qu'il me fût
facile d'y fuccomber , je me ferois mife
en garde contre moi-même ; & au ha
zard de tout ce qu'il en auroit pû arri
ver , je vous aurois facrifié à mes crain
tes & je ne vous verrois jamais. Pour
4
me feparer d'avec lui , je fçai que plu
fieurs femmes m'en montrent l'exem
ple , mais je fçai auffi que c'eft un exem
ple odieux, & que les hommes ne doi
vent point féparer ce que Dieu a uni .
Je fouffre autant & plus que femme du
monde ; je vois moi-même toute l'hor
reur de la fituation où je fuis ; mais
puifque Dieu le veut ainsi , je n'ai point
d'autre parti à prendre que de m'y ré
foudre ; à quoi ferviroit la patience des
bons fi elle n'étoit pas éprouvée par la
malice des méchans ? Je ne vous dirois
pas ce que je vous dis fi mon malheur
ne vous étoit parfaitement connu. C'eſt
à vous à m'aider à le fupporter , à l'a
doucir par votre préfence , à le diffiper ·
par yos bonnes confolations fi vous.
A a if
HISTOIRE ,
384
LIV. III m'aimez pour moi-même ; mais fi vous
CHAP, LI
ne m'aimez que pour vous , épargnez
Hiftoire du moi par votre retraite les rudes com
Jaloux trom
bats où vous m'engageriez ; foutenez
pé.
ma patience fi vous voyez qu'elle s'af
foibliffe , n'attaquez plus ma vertu , ou
fouffrez que je me défaffe de vous à
quelque prix que ce foit , puiſque je ne
regarderois plus en vous qu'un nouveau
perfécuteur.
C'étoient là leurs entretiens & leurs
converfations ordinaires , qui fe ter
minoient par les promeffes qu'il lui fai
foit de nejamais lui rien témoigner ni
par fes paroles ni par fes actions , qui
pût allarmer fa vertu ni la choquer. Les
converfations & la fageffe de cette fem
me la lui faifoient regarder avec ad
miration & veneration ; mais l'amour
qu'il avoit pour elle étoit trop violent
pour en pouvoir moderer les tranf
ports ; & il y retomboit tous les jours.
Elle en avoit ri au commencement »
mais la fuite l'importuna , & quoique
Sotain fût enfin revenu chez lui , Julia
qui avoit promis à Celenie de changer
de conduite , n'en devint pas plus fage ,
au contraire il devenoit plus hardi &
plus entreprenant de jour en jour , de
forte que cette femme craignant qu'il
DE DON QUICHOTTE. 285
ne manquât enfin de refpect pour elle , Liv. III.
& que la trouvant feule , comme il en CHAP . LI.
avoit à tout moment le privilege , il ne Histoire du
fe portât aux dernieres violences , elle Jalouxtrom
pé.
voulut le prévenir & lui dit plufieurs
fois qu'elle fe plaindroit à Sotain de fa
conduite.
Le Cavalier qui vit qu'elle n'en avoir
encore rien fait , & qui effectivement ne
crut pas qu'elle fût d'humeur à en rien
faire , redoubla fes importunitez & lui
marqua une jaloufie terrible de for
mari. Elle rit quelque tems de fa bizar
rerie & des termes dont il l'exprimoit
mais voyant qu'il continuoit , elle le
pria tout de bon de fe retirer ; mais bien
loin de le faire, il fe mit fur le pied de
fomenter quelque froideur qui étoiten
tre Sotain & elle , de forte que Celenie
qui s'en apperçut jugea à propos de pré
venir les fuites qu'une pareille correl
pondance pouvoit avoir , & enfin fup
olia fon mari de vouloir bien tout de
plia
bon faire fortir Julia de chez elle.
L'empreffement avec lequel elle luž
fit cette priere fut ce qui lui attira un
refus. Sotain fut affez fou pour s'imagi
ner quefa femme étoit devenue amou
reufe de quelqu'un , & que c'étoit l'E
talienne feule qui lui rompoit envifiere ,
286 HISTOIRE

LIV. III dans cette injufte prévention il la traita


CHAP. LI. avec des termes infames & le plus inju
Hiftoire
Jaloux tromdu rieux mépris , & en fortant d'auprès
pé, d'elle il emmena la fauffe Italienne,qu'il
queſtionna fur la conduite de fa femme ,
fur tout ce qu'elle avoit fait pendant fon
abfence , & fur fes occupations ordi
naires dans fa chambre ; fi elle n'avoit
point écrit , fi elle n'avoit point forti ,
& enfin il s'en fit rendre un compte
exact. Julia ne lui dit rien que d'avan
tageux ; & l'affura que depuis qu'il étoit
parti elle ne l'avoit point quittée de
vue , qu'elle avoit tous les foirs fermé
"
leur porte en dedans aux verroux & à
double tour, qu'elle en avoit oté la
clé, qu'elle n'avoit ni écrit , ni parlé
à qui que ce fût de dehors , & en un
mot , qu'elle ne s'étoit point apperçue
qu'elle eût aucun commerce avec per
fonne : mais qu'elle ne fçavoit point
auffi par quel endroit elle avoit pû me
riter fa haine , d'autant moins qu'elle
avoit fait fon poffible pour s'en faire
aimer ; que tout ce qu'elle en pouvoit
croire étoit que fon affiduité commen
çoit à lui déplaire.
C'eft une folle , répondit Sotain , qui
ne cherche qu'à éloigner d'elle tous ceux
qui peuvent veiller fur les actions
DE DON QUICHOTTE. 287
mais elle n'y gagnera rien , & quand L 1 v. III:
elle devroit mourir de chagrin , je veux CHAP. LI.
que vous y reftiez. Ah ! Seigneur , lui Hiftoire du
Jalouxtrom
dit la fauffe Italienne , il vaudroit bien pé.
mieux que je fortiffe de chez vous , que
de lui caufer la mort : hé ! ne voyez
vous pas , repliqua-t'il avec emporte
ment , que fi vous fortiez , elle auroit
fes coudées franches , & que j'en mour
rois de défefpoir ? Laiffez-la telle qu'elle
eft , pourfuivit-il , continuez & ne crai
gnez rien de fa haine , c'est moi qui
veut que vous reftiez ; je fuis maître
chez moi , & fi elle vous chagrine ,
vous n'aurez qu'à me le dire , & je
vous en rendrai juftice. Venez , conti
nua-t-il en la reconduifant dans la cham
bre de Celenie : voilà Julia que je ra
mene , Madame , lui dit-il , nous fom
mes étonnez de votre empreffement à la
faire fortir ; vous la haïffez , & c'eft
affez pour qu'elle refte malgré vous ,
puifque je le veux ; & fi par vos airs
rebutans vous l'obligez à fe retirer ›
comme elle en a deffein , comptez qu'u
ne chambre bien fermée me vengera
de vous comme d'une bête feroce ?
Songez -y. Julia , pourſuivit il en par
lant au Cavalier , paffez pour l'amour
1 de moi fur toutes fes duretez , mais
288 HISTOIRE
Liv. III . pourtant avertiſſez-m'en , je vous aſſu
CHAP. LI . re que j'y mettrai bon ordre. Après ces
Hiftoire du paroles brutales il fortit de la chambre
Jalouxtrom- de Celenie & y laiffa la fauffe Italienne
qui fe jetta à fes pieds fi-tôt qu'il fut de
hors.Vous jouez à vous perdre , Mada
me , lui dit l'amoureux Cavalier ; au
nom de Dieu ayez pitié de vous même.
C'est vous qui caufez ma perte , reprit
elle en pleurant , fortez d'auprès de moi,
je vous le repéte encore , fi vous n'en
prenez la réfolution aujourd'hui , comp
tez que demain mon mari fçaura que
vous êtes un homme , & mourir pour
mourir j'aurai du moins la fatisfaction
d'avoir fait mon devoir ; c'eft à quoi je
me réfous : tous vos efforts ne me fe
ront pas changer. En achevant ces pa
roles elle entra dans fon cabinet & en
tira la porte fur elle.
Le Cavalier refté feul , craignoit tout
de bon que Celenie n'executât fa me
nace , & après avoir bien combattu
en lui même & admiré la vertu fcru
puleufe de cette femme , il fe réfolut à
lui obéir, Il entra dans fon cabinet &
fe jetra à fes genoux. C'en eft fait , Ma
dame , lui dit il , je me fuis vaincu >
votre vertu triomphe , je n'ai plus
pour vous que de l'amour , de l'admi
ration ,
DE DON QUICHOTTE. 2
289
ration, de la compaffion & de l'obéiffan- Liv. III.
ce ; vous voulez que je forte d'auprès de CHAP. LI.
vous , je n'y reſterai pas demain; mais Hiftoire du
Jaloux trome
avant que je vous quitte , daignez con pé.
fiderer à quel peril ma fortie va vous
laiffer expofée , & ce que vous devez
craindre des fureurs de votre époux 2
qui fe figurera tout autre fujet de mon
éloignement que le veritable. Je fors
de chez vous , Madame , continua-t'il ,
mais j'en fors dans le deffein d'en arra
cher votre indigne époux d'une maniere
ou d'une autre. J'ai affez d'amisen Cour
pour le rengager malgré lui dans le fer
vice ; & fi je ne puis en venir à bour ,
je perirai par fa main , ou je vous ven
gerai par la mienne ; vos fouffrances
me mettent au défefpoir , je ne pour
1 rois pas vivre éloigné de vous & tou
jours dans la crainte de vous voir périr
par la main d'un brutal. Plaignez moi,
lui dit-elle les larmes aux yeux , aimez
moi, ou du moins laiffez-moi le croi
re , c'eft la feule confolation que je
vous demande ; mais ne vous aviez pas
de rien entreprendre contre lui , je vous
le défends , fous peine de ne vous plus
jamais voir ; & fi vous m'obéiffez en
cela , il fe pourra arriver des change
3 mens qui me permettront d'avoir pour
Tome Vi B b
E
290 HISTOIR
LIV, III, vous de la reconnoiffance. Pour ce que
CHAP. LI . j'ai à craindre de lui , Dieu en eſt le
Hiftoire du maître , j'efpere qu'il ne m'abandon.
Jaloux trom nera pas ; il faut attendre un de ces re
pe,
vers qu'il fçait faire naître lorfqu'on
les efpere le moins. Je ne vous pro
mets rien , Madame , repliqua-t-il , l'é
douloureux pour
tat où je fuis eft trop
ne pas m'engager à chercher les moyens
d'en fortir. Vous m'aimez & vous me
chaffez ! Je vous aime & je vous laiffe
malheureuſe ! c'en eft trop pour conſer
ver une affiette tranquille. A ces mots
ils tombérent tous deux dans les bras
l'un de l'autre , & ne purent prononcer
que des paroles entrecoupées de fanglots
que leur amour leur mettoit à la bou
che ; mais malgré leur douleur recipro
que & tout ce que le Cavalier put dire ,
Celenie ne fe rendit pas & s'obftina tou
jours à vouloir qu'il fe retirât ; & tout
ce qu'il en put obtenir , fut encore qua
tre jours qu'elle lui permit de refter au
près d'elle.
Ces quatre jours devoient être em
ployez à fe faire leurs adieux , & à tâ
cher de découvrir quelque moyen pour
fe donner de leurs nouvelles l'un à l'au
tre; & c'étoit à quoi il trouvoit mille
difficultez , parce que Celenie ne pou
DE DON QUICHOTTE. 291
voit parler à qui que ce fût de dehors , Liv III.
& qu'il ne lui étoit pas permis d'écrire. CHAP . LI.
Ils étoient pourtant en partie con- Hiftoire du
venus de quelque correfpondance , lorf- Jaloux trom

qu'ils virent arriver le dénouement de
leur avanture. La fauffe Italienne avoit
réfolu de faire une querelle en l'air à un
Domestique ancien que Sotain aimoit ,
afin de fe faire un prétexte de fortir de
chez lui fans lui dire adieu , & fans qu'il
en pût fçavoir mauvais gré à fa femme.
Il y avoit déja deux jours écoulez. des
quatre , que Celenie lui avoit accordez ;
& comme ils ne comptoient pas de fe
revoir de très-long-tems , ils fe difoient
tout ce que des gens qui s'aiment peu
vent fe dire de plus tendre & de plus
paffionné. Celenie qui voyoit la perte
qu'elle alloit faire s'abandonnoit à fa
douleur , & fon amant qui n'étoit pas
moins affligé qu'elle la fecondoit . de
tout fon cœur. Ils étoient prefque pâ
mez entre les bras l'un de l'autre , &
jamais leur tendreffe n'avoit été fi vive
& fi touchante ; mais leurs careffes fu
rent interrompues par un grand bruit.
Sotain s'étoit apperçu que depuis qua
tre ou cinq jours Celenie & Julia étoient
abîmez dans un très-grand chagrin ,
& comme il avoit en même tems re
Bbij
292 HISTOIRE
Liv. II marqué qu'ils avoient les yeux humi
CHAP. LI des , il fe figura que cela provenoit de
Hiftoire dula haine de fa femme & du dégoût de
Jaloux trom la fauffe Italienne. Fort réfolu de lui ren
pé.
dre juftice , il avoit voulu voir de quel
le maniere fa femme la traitoit en par
ticulier, & pour cet effet il s'étoit ca
ché en un endroit où il les pouvoit
yoir, & entendre tout ce qu'ils di
foient; de forte qu'ayant appris par leurs
"
paroles que Julia étoit un homme , &
que fa femme l'aimoit , il crut qu'elle
ne l'avoit prié de le congedier que pour
le faire refter plus furement. Sa jalou
fie ne lui permit pas d'écouter affez
long tems pour avoir l'intelligence de
tout, & fi - tôt qu'il les vit entre les
bras l'un de l'autre , il fe découvrit. Tu
mourras , perfide , cria-t'il en venanţ
à Celenie l'épée à ་ la main ; mais le Ca
valier furieux comme un amant qui voit
ce qu'il aime en danger , fe jetta à luj
& le terraffa ; & Celenie s'étant écha
pée il ne ménagea plus Sotain , & étant
auffi animé & moins troublé que lui ,
il le deſarma & lui portant à la gorge
la pointe de fa propre épée , il le mena
ça de le tuer , s'il faifoit le moindre
bruit. Tuenioi , lui dit ce furieux mari

tu ne feras que me prévenir ; Julia n'en


Tom 6.pag.292.

Grave par Crepy le Fils.


1
DE DON QUICHOTTE. 293
voulant point àfa vie , fit enforte de Liv. III
fe tirer de ſes mains aux dépens d'une CHAP. LI.

jupe qu'il y laiffa , de la poche de la Hiftoire du
quelle la double clé du cadenas tomba, Jaloux tom
Cette vue acheva de défefperer Sotain. Pe
Pour le Cavalier , il fuivit les pas de Ce
lenie qui fuyoit hors du château fans
fçavoir où ; il la conduifit dans un Cou
vent où il la laiſſa en fureté , & fe retira
à fa garnifon.
Le mari furieux & troublé avoit con
té aux premiers qui étoient entrez dans
fa chambre les chofes telles qu'il fe les
!
étoit figurées , & avoit produit la clé
pour témoin irreprochable. Ceux- ci qui
l'avoient dit à d'autres avoient donné
lieu à mille railleries ; tout le monde
lui donnoit le tort & plaignoit fa fem
me , dont l'évaſion faifoit un bruit ter
rible. On la chercha vainement de tous
côtez pendant plus de trois mois , que
fon mari toujours idolâtre d'elle , fu
rieux & jaloux refta en vie : enfin ne
pouvant plus réfifter au chagrin de fa
perte , ni au défefpoir d'être l'objet des
railleries publiques , il mourut , comme
il avoit vêcu , les dix-huit derniers mois
de fa vie dans les agitations d'une fiévre
chaude qui l'emporta.
Il n'avoit fait aucune plainte en Juf
Bbiij
294 HISTOIRE
LIV. III. tice , & tout le monde le regardoit com→
CHAP.LI, me un fou , ainfi on voulut bien en fa
Histoire du veur de Celenie croire que tout ce qu'il
Jaloux trom
pé. avoit dit n'étoit arrivé que dans fon
imagination. Elle parut dans le monde
plus belle quejamais , & fe livra toute
à fon Italienne , avec qui elle fut mariée
au retour de la campagne derniere. Il
ne connoît point de bonheur que dans
la poffeffion d'une femme fi belle & fi
vertueule · & elle eft auffi heureuſe avec
lui qu'elle éton infortunée avec fon
jaloux .
Puifque nous fommes fur le pied de
parler avec fincerité , dit la Marquife ,
après que Sainville eut fini , je vous
avouerai que la vertu de Celenie me
charme ; mais quoique je doive être du
parti des femmes , & dire qu'll n'y en
a pasune qui n'en eût fait autant qu'el
le , j'avouerai pourtant que je ne crois
pas que de cent il y en eût eu vingt qui
fe fuffent fi bien & fi long tems ſoute
nues. Il n'importe , cette hiftoire prou
ve toujours deux veritez ; l'une qu'une
femme n'est jamais mieux gardée que
par elle-même , & l'autre que quelques
précautions qu'un jaloux puiffe pren
dre , quelques clés & quelques ferru-
res qu'il employe , fa femme trouvera
DE DON QUICHOTTE . 295
toujours les moyens d'être infidéle fi- Liv. III.
CHAP. LI.
tôr qu'elle aura envie de l'être .
Hiftoire du
Je dois une hiftoire , pourfuivit - elle , Jaloux ttom
je vais m'en acquitter & vous parler d'un pé.
homme quis'eft fait plaindre & admi
rer par le petit nombre de gens qui ont
fçu ce qui lui eft arrivé , & qui n'a point
donné aux autres matiere de rire à fes
dépens . J'imiterai la difcrétion de Mon
fieur de Sainville , & ne nommerai point
les mafques ni leur païs. Je leur don
nerai des noms tels qu'ils me viendront
à la bouche. Enfuite elle commença
dans ces termes l'hiftoire qu'elle vou
loit conter.

UE

Büij
1
HISTOIRE

DE L'ADMIRABLE

DON QUICHOTTE

DE LA MANCHE.

LIVRE QUATRIÉ ME.

CHAPITRE LI I

Le Mari prudent.

HISTOIRE.

LEON fut un des premiers LIVRE IV:


d'une des plus riches Provin- CHAP. LII.
ces de France ; fon bien éga- Le mari
loit fa naiffance , & fes em- prudent
plois étoient dignes de l'un
& de l'autre. Il a paffé pour un des plus
beaux genies de fon tems, d'une fageffe
298 - HISTOIRE
LIV. IV. & d'une prudence confommée . Il avoit
CHAP. LII. époufé une fille fort riche qui mourut
Le mari trois ans après fon mariage , & ne lui
prudent.
laiffa qu'une petite fille que je nomme
rai Silvie. Penetré du regret de la mort
d'une époufe qu'il avoit parfaitement
aimée , il ne voulut plus fe marier &
borna fon plaifir à élever l'enfant qu'il
avoit eu d'elle. Cette petite fille fe vit
croître , & en même tems les honneurs
de fon pere & fon bien qui étoit déja
fort ample. Elle devint une puiffante
heritiere , & fon pere qui l'aimoit au
tant qu'elle étoit aimable , fongea fe
rieufement à l'établir fi -tôt qu'elle eut
atteint fa quinziéme année. Elle étoit
grande pour fon âge , parfaitement bien
faite & très-belle. Son efprit cultivé par
tout ce qui peut former celui d'une fille
de naiffance , éclatoit à fe faire admi
rer& enchantoit tous ceux qui l'écou
toient ; en un mot c'eût été une fille par
faite , fi elle eût été plus maitreſſe de
fon cœur.
Un homme de qualité entreprit de
lui plaire , & y réuffit ; mais comme il
étoit d'une Maifon que Cleon n'aimoit
pas , ou plutôt parce qu'il n'avoit pas
un bien égal à celui de Silvie , on ne lui
confeilla pas d'en faire la demande de
DE DON QUICHOTTE. 299
crainte d'être refufé , comme le fut un Lrv. IV
autre de fa famille & de fon nom , quoi- CHAP. LII.
qu'il fût plus riche & plus établi qu'il Le mari
n'étoit. Verville , c'étoit le nom du Ca- prudens.
valier , foupira donc inutilement pour
Silvie , & Silvie foupira inutilement
pour lui , n'étant pas nez pour être
joints par les noeuds de l'hymenée ,
quoique l'amour les unît. Cleon trouva
pour fa fille un parti qu'il crut mieux
fon fait. Il ne l'auroit cependant pas
obligée à l'accepter", fi elle lui eût dé
claré qu'elle ne pouvoit vivre heureuſe
qu'avec Verville ; mais outre la pudeur
qui s'oppofoit à une telle déclaration ,
elle craignoit que fon pere n'approuvât
pas d'autres vues que les fiennes. Elle
fçavoit queparmi les gens de fa quali
té , ce font ordinairement le bien & les
dignitez qui reglent les alliances , fans
aucun égard aux inclinations des gens
qu'on lie enfemble , qui à proprement
parler ne font que les victimes de l'am
bition de leurs parens ; ainfi elle regret
toit Verville dans lefond de fon cœur ;
mais elle laiffoit à fon pere le pouvoir
de difpofer de fa main. Il la deftina
à un des plas honnêtes hommes du
monde , parfaitement bien fait & d'un
vrai merite , en un mot à un homme
300 HISTOIRÉ
Liv . IV. capable de fe faire aimer de tout autre
CHAP. LII. que d'un cœur prévenu.
Le mari L'amour dont Silvie étoit prévenue
Prudent.
pour Verville ne l'empêcha pas de ren
dre juſtice à Juftin , c'étoit le nom de
fon mari , parce qu'elle vit en lui un
homme tout aimable. Les frequentes
converfations qu'elle eut avec lui , lui
découvrirent tout fon merite ; mais
fon cœur étoit trop rempli pour lui
accorder autre chofe que de l'eftime.
Cependant bien perfuadée qu'il étoit
digne d'elle , elle obéit à Cleon , finon
avec plaifir , du moins fans répugnan
ce. Elle fit fes efforts pour lui livrer fon
cœur , mais elle n'en eut pas le pouvoir ,
parce que Verville en étoit trop le maî
tre.
L'amour fe nourrit & s'augmente
par l'efperance , mais il ne meurt pas
par le défefpoir. Verville penſa mourir
de douleur & de rage , lorfqu'il ne put
plus douter de ce fatal mariage. Iljuf
tifioit Silvie , fçachant qu'elle n'avoit
pas pû fe difpenfer d'obéir à fon pere ,
& comme il étoit entiérement perfua
dé que tout fon cœur étoit à lui , qu'il
en étoit aimé , mais qu'elle n'en étoit
pas moins perdue pour lui , ces pen- .
fées firent dans fon efprit une telle im
DE DON QUICHOTTE. 301
preffion qu'il en tomba malade. Silvie Liv. IV.
apprit fa maladie avec une douleur d'au- CHAP . LII.
tant plus violente qu'elle fut obligée de Le mari
la cacher, Elle lui envoya dire qu'elle prudent,
prenoit part à fa fanté , & qu'elle le
prioit de faire fes efforts pour la réta
blir. Il fut ponctuel à exécuter cet or
dre, & parut peu de tems après aux
yeux de Silvie , qui voyant avec éton
nement un fi prodigieux changement
dans fa perfonne pour une fi courte
maladie , ne put s'empêcher d'en avoir
pitié. Dans le tems qu'elle tâchoit d'é
Etouffer dans fon cœur les tendres fenti
mens qu'elle fentoit pour lui , elle re
çur une lettre de fa part , par laquelle
il lui mandoit , que ne voyant que des
objets de douleur & de rage , il étoit
réfolu de quitter le païs & le Royaume
pour aller chercher une mort qui le dé
livrât tout d'un coup des fuppliceséter
nels où il étoit expofé dans le lieu de
fa naiffance , & la fupplioit de lui don
ner un moment d'entretien particulier
pour prendre congé d'elle ; après quoi ,
difoit-il , il n'auroit plus de regret à la
vie,
A quoi s'expofe une femme lorfqu'el
le écoute fes fentimens , ou qu'elle n'eft
pas en garde contre les premiers mou
302 HISTOIRE
Liv. IV.vemens de fon cœur ; Silvie fit réponſe
CHAP.LII. à Verville , & ne fit aucune difficulté
.. Le mari de lui accorder l'entretien qu'il lui de
prudent, manda ; & fans prévoir qu'elle en fe
roit la réuffite , elle le pria elle-même
que.ce fut dans un endroit qui ne lui
fût point fufpect , parce que fon deffein
n'étoit pas d'en venir auffi avant qu'elle
en vint. La peur de faire connoître à
fon époux qu'elle avoit eu quelque con
fideration pour Verville , ni même qu'el
le connoiffoit fa perfonne , lui fit faire
la plus grande faute qu'une femme puif
fe faire, qui eft d'accepter un rendez
vous dans un lieu où un amant peut
être le maître. Verville prévit tout d'un
coup ce qu'il en pouvoit efperer , & ne
fe crut pas malheureux. Il lui indiqua
une maiſon écartée , où elle fe rendit
fans en prévoir la confequence , & feu
lement dans l'intention de recevoir fes
adieux & de lui faire les fiens ; mais fa
foibleffe la trompa aifément . Elle trou
va Verville au commencement refpec
tueux , & peu à peu entreprenant ; ce
qu'illui avoit dit l'avoit attendrie , l'ar
deur qu'il lui témoigna l'anima , elle
changea de couleur , il s'en apperçut , il
la pouffa , & enfin après quelque refif
tance qu'elle fit pour honorer la défai
DE DON QUICHOTTE. 303
te , elle fuccomba . Elle avoit dû le pré- Liv. IV.
voir , mais fon peu d'experience , & la CHAP.LII .
droiture de fes intentions ne lui avoient Le mati
pas permis de rien craindre fur fa dé- prudent,
marche , ni de faire réflexion qu'une
femme préfume trop.de fa vertu , lorf
qu'elle compte de fe retirer entiere d'un
rendez-vous qu'un amant lui a donné
dans un lieu où rien ne s'oppofe à fes
vœux , & où au contraire le filence & la
folitude le favorifent & donnent tout
lieu à fes entrepriſes.
Une femme qui accorde les dernieres
faveurs devient efclave de fon amant
favorifé. Silvie s'en apperçut , en ce que
Verville ne parla plus de partir , &
qu'au contraire il voulut refter pour
jouir de fa conquête. Leurs entrevues
néanmoins furent rares , mais elles fu
rent tendres.
Juftin s'appercevant enfin des diffipa
tions de fon épouſe , réfolut d'en dé
couvrir le fujet , & la furprit un jour
qu'elle écrivoit une lettre. C'eſt encore
ce qu'une femme ne doit pas faire , par
ce que ce font des témoins convaincans
qui ne meurent jamais , & qui ne peu
vent être recufez. Il la prit , mais n'y
ayant point de nom , elle eut la préſen
ce d'efprit de prendre tout d'un coup
HISTOIRE
304
LIV. IV. fon parti & de dire qu'elle écrivoit
,
CHAP.LII. à un parent. Cette lettre n'avoit rien
Le mari d'effentiel , n'étant pas achevée , ainfi
prudent.
il ne put faire deffus aucun fondement ,
mais il l'éclaira enfuite de fi près , qu'il
apprit qu'elle alloit dans une maifon
empruntée où il fe trouvoit un homme
parfaitement bien fait , qu'on ne con
noiffoit pas. Il y alla , & les furprit tous
deux tête àtête , mais ne voyant aucun
veftige de ce qui fe paffoit entre eux ,
& cet époux fage & prudent voulant
bien lui-même ne pas s'appercevoir du
tour , il leur fut facile de juftifier leur
furpriſe fur l'étonnement où fa preſen
ce les mettoit. Juftin le crut , ou fit fem
blant de le croire , & fans fe hauffer ni
fe baiffer, il n'en fit pas plus mauvais
vifage à fa femme , & fe contenta de la
prier de n'entretenir plus de commerce
avec Verville , & de ceffer de le voir.
Elle le promit , & n'en fit rien. Juſtin
en fit fes plaintes à Cleon , qui bien
loin de donner dans le fens de fon gen
dre , lui dit que fa fille étoit fage , qu'il
la certifioit telle , qu'elle avoit été trop
bien élevée pour rien faire d'indigne
de fa naiſſance , & qu'il ne la croiroit
jamais criminelle qu'il ne le vît de ſes
propres yeux, Il ajouta en parlant à Juf
tin,
DE DON QUICHOTTE 305
tin , que dans la figure qu'il faifoit dans Liv. IV.
le monde , il devoit le mettre au deffus CHAP.LII.

de ces foibleffes ; qu'il prit garde à ce dent,


Le mari pru
qu'il alloit faire , afin de ne fe pas don
ner lui-même
. en fpectacle à toute la
France ; que fans doute la jeuneffe de
Silvie étoit caufe' qu'elle s'engageoit
dans des parties dont elle ne prévoyoit
pas les confequences ; mais qu'il étoit
très-certain que fes actions étoient in
nocentes , & il finit fon difcours en lui
citant ces vers.

Les éclats que l'on fait fur un femblable


point,
Sont toujours des éclats dont on ne revient
point.
Sur la foi d'un mari le monde s'abandon
ne

Ataxer la pudeur de celle qu'il foupçons


ne,
Et ne peut présumer s'il a trop éclaté,
Qu'elle ait de la vertu puifqu'il en a
douté.

Juſtin étoit trop perfuadé de la veri


té de cette morale pour ne s'y pas ren
dre , & outre cela il fouhaitoit trop que
fa femme fût fage , ou du moins qu'elle
parût telle , pour contredire fon beau
Tome VI Cc
306 HISTOIRE
LIV. IV. pere. Il fe rendit , ou plutôt feignit de
CHAP.LII e rendre à fes raifons ; il eut même la
Le mari pru prudence de le prier de ne point parler
dent.
à Silvie de ce qu'il lui avoit dit , & ce
pendant continua d'examiner & de faire
examiner fes actions , & le hazard lui
en fit connoître plus que fes foins n'au
roient découvert.
Il revenoit un jour avec un de fes
amis où il avoit été dîner , & d'où il
fortoit avec lui dans fon carroffe ; en paſ
fant dans une rue détournée , & dans
laquelle il ne demeuroit que du menu
peuple , il vit entrer fa femme dégui
fée dans une maifon de peu d'apparence;
il eût eu de la peine à la reconnoître , &
auroit crû s'être trompé , s'il n'avoit
pas vû fa femme de chambre avec elle.
Ce déguiſement lui étant fufpect , il
retourna dès le lendemain matin dans
cette rue, déguifé lui même , & s'infor
ma des gens qui demeuroient dans la
maifon où il avoit vû entrer Silvie , &
en apprit des chofes qui redoublérent
fes foupçons. 11 fçut que c'étoit un fri
pier qui l'avoit louée & meublée , qu'il
la rempliffoit de gens qu'on ne connoif
foit pas ; & que pour la garde des meu
bles, il y faifoit loger une femme âgée ,
qui nettoyoit tout. Il alla trouver cette
DE DON QUICHOTTE . 307
femme , & s'informa d'elle fi elle avoit L 1 v. IV.
quelque chambre vuide ; & comme elle CHAP.LII .
lui dit que la feconde étoit à louer , le Le mari pru
dent.
marché en fut bien-tôt fait ; il pria cette
femme de lui dire quels étoient les au
tres gens qui logeoient chez elle , parce
que , pourfuivit- il , comme j'ai beau
coup de nippes & d'argent que j'ai ap
portez de la campagne , je fuis fort aife
defçavoir avec qui je demeurerai ; & fi
ce font d'honnêtes gens. Vous n'avez
rien à craindre , lui dit cette femme, je
loge dans la fale en bas , la porte fer
me toujours , & perfonne ne fort ni ne
monte que je ne le voye ; outre cela il
n'y a pas grand monde ici. La premie
re chambre eft occupée par un homme
de qualité , qui s'eft marié en fecret ,
& qui ne vient ici que deux ou trois
fois la femaine ; & la femme , qui n'eſt
qu'une fimple Demoiſelle , n'y vient ja
mais qu'il n'y foit , & ils font environ
une heure ou deux enfemble. Pour les
autres , ce font des gens qui fortent dès
le matin , & qui ne reviennent que le
foir. Je ferai tout au contraire , reprit
Juftin , lorfque je ferai dans cette vil
le. Je viendrai ici le matin & en ref
fortirai le foir , parce que j'ai quelques
affaires qui neme permettent pas de pa
Ccij
E
HISTOIR
308
Liv. IV. roître pendant lejour , ni de refter chez
CHAP.LII. un parent oùje couche ; ainfi , dit-il , je
Le
denmari pru- ne vous incommoderai pas beaucoup ,
t.
que pour aller me faire apporter à man
ger , & dès demain matin je viendrai
prendre poffeffion de votre chambre:
& en même tems il lui donna de l'ar
gent pour arres. Il ne manqua pas dès
le lendemain d'aller feul dans ce nou
veau logis. Il avoit dit chez lui qu'il
ne reviendroit que le foir , qu'on ne
l'attendît pas à dîner. Il s'étoit déguiſé
comme la veille , & avoit renvoyé fes
gens en entrant chez un ami. Si-tôt
qu'il fut arrivé, il chercha le moyen de
voirce qui fe pafferoit dans la chambre
qui étoit fous la fienne , & n'en trouva
point d'autre que de lever un carreau
le plus proprement qu'il put. Après ce
la , en s'amufant à lire pour foulager fon
inquiétude , il attendit l'arrivée de fa
femme & de fon amant jufques vers les
cinq heures du foir : il les vit faire
collation feul à feul , & tout ce qu'un
homme & une femme peuvent faire
enfemble.
Meffieurs, qui m'écoutez , je fuis per
fuadée qu'il n'y en a pas un parmi vous
qui n'eût joué ici des couteaux , & qui
nefût venu poignarder dans le moment
DE DON QUICHOTTE. 309
la Dame & le Monfieur. Juftin fut plus LIV..LII
IV
CHAP .
fage que vous n'auriez été , & s'il en
agit autrement, ce ne fut pas faute de Le mari pru
courage , car fes actions ont témoi- dent,
gné en d'autres occafions , que le fer
& le feu ne l'épouvantoient pas ; mais ce
fut uniquement par prudence , que fans
paroître , ni faire aucun bruit , il vit
tout ce qu'un homme trahi peut voir
de plus injurieux & de plus accablant ; Y.
il les entendit fe donner un rendez-vous
à deux jours de-là pour aller fe prome
ner enſemble à une maifon de plaifan
ce qui étoità deux lieues.
Il ne fortit de cette maiſon que fort
tard & long tems après eux ; & ayant
rêvé long-tems au parti qu'il avoit à
prendre, il commença , fous prétexte
d'incommodité à faire lit à part ; mais
fa plus grande mortification fut les ca
reffes dont fa femme l'accabla. Il lui laif
fa la liberté d'aller à fon rendez -vous,
où il l'y fuivit encore déguifé : & com
me les amans n'avoient aucune défiance
de lui , ni de qui que ce foit , il lui fut
facile de remarquer toutes leursactions :
il entra même dans l'endroit où ils fi
rent collation , & remarqua tout ce qui
s'y paffoit , qui n'étoit qu'une fuite de
I leur intelligence .
310 HISTOIRE
Liv. IV. Il revint chez lui où elle arrivapeu
CHAP.LII . après ; ils fe mirent à table & foupérent
Le mari pru fans qu'il lui dît rien du tout qui pût lui
dent.
donner matiere de foupçon devant les
domestiques ; mais après qu'ils furent
retirez , il lui demanda où elle avoit
paffé l'après-midi. Elle ne lui répon
dit pas jufte ; c'eft pourquoi il fe fit un
plaifir de la faire couper de rechef dans
fes défaites. Ne continuez pas vos im
poſtures davantage , Madame lui dit-il
avec un ris moqueur , elles me font
peine à moi -même ? que n'avouez-vous
tout d'un coup que vous avez été feule
avec Verville vous promener à tel en
droit. Après cela il lui particularifa fi
bien tout , qu'elle connut bien qu'il en
étoit parfaitement inftruit. Il ne lui par
la nullement de la chambre , ayant fes
raifons pour ſe taire fur cet article ; mais
du refte il la mit dans l'impoffibilité de
rien nier. Elle fe jetta aux pieds de fon
mari , & lui fit toutes les proteſta
tions imaginables. Il fe contenta de
l'écouter , & de lui dire qu'il ne s'y fioit
plus après avoir été une fois trompé ;
que déformais elle pouvoit agir à fa
maniere , & qu'il ne la confideroit plus
aflez pour prendre part par la fuite à
fes actions ; que tout ce qu'il lui de
DE DON QUICHOTTE. 311
mandoit étoit de faire l'amour fans con- LIV. III .
fequence , & de fauver fa conduite CHAP.LII.
par
les apparences ; qu'en fon particulier Le mati pru
dent.
pour éviter l'éclat & le fcandale , il ne
4
prendroit point d'autre vengeance d'el
le que de la méprifer comme une mal
heureuſe. Il ne parla pas même de l'a
vanture à fon beau-pere , & depuis ce
tems-là il n'eut rien de commun avec
Silvie que la table , & peu-à-peu , fans
affectation & fur des fujets qu'il fit .
naître , il lui changea tout fon domef
tique.
Jamais femme n'a été plus mortifiée
que celle là le fut du mépris que fon
mari faifoit d'elle ; elle fe jetta vingt
fois à fes pieds , mais inutilement , pour
obtenir fon pardon ; il ne voulut ja
mais revenir , afin , lui difoit -il d'un
air dédaigneux, de ne pas fervir de man
teau à autrui. Verville s'étoit éloigné,
& elle paroiffoit n'avoir plus de com
merce avec lui ; mais fon époux n'en
fut pas plus indulgent , & foutint
plus de fix mois fon rôle d'époux im
placable & fans retour. Il avoit d'au
tant plus de fujet de ne fe point dé
mentir, qu'il fçavoit que la chambre
qu'ils avoient louée dans la même mai
fon où il en avoit loué une autre , étoit
312 HISTOIRE
Liv. IV toujours payée par les gens prétendus
CHAP.LII fecrettement mariez ; ce qui avoit été
Le mari pru- caufe qu'il avoit auffi toujours retenu
dent. la fienne.
Après plus de fix mois d'abfence Ver
ville revint, & Juftin qui le fçut , ob
ferva de fi près fa femme , qu'il apprit
qu'elle alloit dans la maiſon en quef
tion. Il ne fut plus maître de lui ; cette
intrigue foutenue fi long - tems par fa
femme , lui fit connoître qu'elle ne mé
ritoit plusfes menagemens. Il alla trou
ver Cleon , lui fit un rapport fincere de
toute la conduite de fa fille , de ce qu'il
en avoit vû lui-même , & de tout ce
qu'il en avoit fouffert , & conclur par
offrir à fon beau-pere de lui faire voir
les chofes à lui-même de fes propres
yeux, & le pria que cela fût ; faute de
quoi il lui protefta de le faire voir à
d'autres , pour s'en faire rendre juftice
malgré tout l'éclat que cela pourroit
faire, au lieu que s'il vouloit en être
convaincu feul , & fervir de Juge à fa
fille , cet odieux fecret ne pafferoit pas
fa famille , & n'en feroit point diffa
mée.
Ce parti étoit trop jufte & trop pru
dent pour n'être pas fuivi. Cléon con

noifloit fon gendre pour homme inca


pable
DON QUICHOTTE. 313
pable d'ajouter une fillable à la vérité;ce- Liv. IV.
pendant tout certain par là du défordre CHAP.
de fa fille , il ne laiffa pas de lui dire qu'il LII.
vouloit tout voir de les yeux , & qu'il
Le mari
n'en croiroit point d'autres témoins. prudent
C'étoit ce que fon gendre demandoit ,
& ne le remit pas plus tard qu'au jour
même , de peur d'accident. Il réfolut
de ne point du tout quitter fon beau
pere , & écrivit chez lui qu'on ne l'at
tendît point à dîner , ni même à fou
per , ayant des affaires qui le ' retien
droient chez Cleon toute la journée .
Si-tôt qu'ils eurent dîné ils allérent
enfemble dans cette chambre , où ils
ne furent pas long - tems fans entendre
ouvrir celle de deffous. Ce fut Verville
qui entra le premier envelopé dans un
"
gros manteau gris , fous lequel il y avoit
un panier rempli de tout ce qu'il faloit
pour faire colation ; il couvrit lui-même
1 Îa table , & tout étant fait , il but un
coup & fe mit auprès du feu , un livre
à la main. Une demie-heure ou environ
après , Silvie entra enveloppée dans une
cape, telle qu'on en portoit en ce tems
là , une jupe retrouflée , & enfin fi bien
déguifée , que Cleon ne put la recon
noître que lorfqu'elle eut ôté fa cape ,
& laiffé tomber fa jupe . Il ne put pour
Tome VI. D d
12
314 HISTOIRE
Liv. IV. lors en douter. Elle étoit coëffée en
CHAP. cheveux , & n'avoit qu'une fimple robe
LII. fans corps. Cleon vit les careffes qu'ils

Le mari fe firent en s'abordant , & enfin voyant


Prudent .
qu'ils fe joignoient de fort près , il
defcendit promptement en tirant ſon
gendre après lui ; ils entrérent tous deux
dans la chambre en même tems , & fur
prirent les deux amans.
Juſtin qui s'étoit armé , leur porta à
chacun un piſtolet à l'eftomac , en me
naçant de tuer le premier des deux qui
branleroit. Je fuis au défefpoir , Mon
fieur , dit - il à Cleon , de vous faire
voir un objet auffi défagréable & pour
vous & pour moi que celui que je vous
préfente ; mais ayez la bonté de vous
fouvenir que vous m'avez dit que vous
ne croiriez jamais rien au défavantage
de la vertu de votre fille que vous ne
le villiez de vos propres yeux ; il a
falu vous convaincre , & je n'ai pu me
difpenfer de le faire. Le bonheur
qu'elle a d'être votre fille , lui a fauvé la
vie , que je pouvois me facrifier fans
en craindre les fuites ; je vous la remets
pour en faire tout ce qu'il vousplaira ,
vous affûrant que je n'y prens plus au
cune part . Pour fon amant , je lui par
donne de tout mon cœur, & ne lui
DE DON QUICHOTTE. 315
demande pour toute reconnoiffance de LIV. IV.
la vie que je lui laiffe , qu'un fecret in- CHAP.
violable fur ce qui s'eft paffé. Monfieur , LII.

ajouta -t il , en adreffant la parole à Ver Le mari
ville , retirez -vous ; mais comptez que prudent;
la premiere indifcrétion vous coutera
la '
vie .
Verville , qui auroit voulu être bien
loin , gagna la porte : mais il ne fortit
pas fi tôt qu'il l'auroit voulu , parce qu'il
fut arrêté par Cleon qui étoit resté im
mobile fur un fiege les larmes aux yeux ,
tant l'état où il avoit vû fa fille lui avoit
été fenfible. Monfieur , lui dit il en le
retenant , & en lui montrant Juſtin ,
rendez graces à Monfieur de la vie qu'il
vous fauve ; car fi vous aviez eu affaire
à moi , ou qu'il ne vous eût pas accordé
votre pardon , vous ne fortiriez d'ici
que par la fenêtre avec cent coups de
poignard dans le cœur. Il vous a de 1
mandé le fecret , & moi je vous ordonne
de plus de fortir de la Province dans
vingt-quatre heures , & de n'y jamais
remettre le pié ; finon comptez que vous
êtes perdu ; je n'ai rien à vous dire da
vantage , retirez-vous.
Après cela Verville fortit , & dans la
crainte où il étoit que Cleon & Juftin
ne changeaffent de fentiment , il ne paffa
D dij
316 HISTOIRE
Liv. IV, chez lui que pour prendre de l'argent
CHAP. & monter à cheval ; & depuis ce tems
LII.
là il n'a pas remis le pié dans la Provin
Le mari ce , & n'a eu garde de l'y remettre tanţ
prudent. qu'il a yêcu. Pour vous , malheureuſe ,
pourfuivit Cleon en parlant à Silvie , je
me réſerve votre punition ; j'aurai ſoin
de vous faire faire pénitence. Je vous
rends graces , Monfieur , continua-t-il ,
en s'adreffant à fon gendre , de la bon
té que vous avez eue de l'épargner &
de fauver l'honneur de toute ma fa
mille , & le mien en particulier. Vous
ayez raifon de croire que le vôtre y
étoit intéreffé ; mais que ce foit à lui
que je doive le mien , je vous promets
de n'être point ingrat de votre difcré
tion. Je vous regarde toujours comme
mon fils , & n'ayant pour tous enfans
que cette miférable , indigne d'être ma
fille , & que je deftine à une prifon
éternelle,vous pouvez compter fur-tout
mon bien , dont je vous fais préfent dès
maintenant , & dès demain je vous en
pafferai la donation.
Après cela il voulut fortir , & con
duire Silvie dans le moment même entre
quatre murailles. Non , Monfieur , lui
dit Juftin en l'arrêtant , nous n'avons
jufqu'ici fait aucun éclat , n'en faiſons
DE DON QUIC HOTTE. 317
point encore; fi vous la meniez préfen- L1I v. IV.
tement , on chercheroit le fujet d'une CHAP.
LII.
abfence fi prompte , & cela donneroit
matiére à foupçon. Prétextons fon éloi- Le mari
gnement , & reculons - le du moins juf- Prudent.
qu'à demain ; vous pourrez d'un efprit
raffis me demander en préfence de mes
domeftiques la permiffion pour elle
d'aller paffer quelque tems à la campa
gne ; j'y confentirai, & vous la ménerez
où il vous plaira.
Pendant tout ce tems là , Silvie reſta
aux piés , tantôt de fon époux , tantôt de
fon pere , dans un état digne de com
paffion. Ils ne jettérent feulement pas
les yeux fur elle ; enfin elle tomba en
foibleffe fur le carreau. Le pere qui fen
tit à cette vûe les mouvemens de la na
ture , tomba comme elle ; de forte que
c'étoit un trifte fpectacle que cette fcéné.
Juftin en fut attendri , mais il eut affez
de force fur lui -même pour cacher fon
trouble & fon émotion ; il fecourut
Cleon , & le voyant remis il le laiffa
avec fa fille qu'il renvoya chez elle , en
lui défendant de rien faire voir de fa
trifteffe , & lui ordonnant de fe con
traindre fi bien que qui que ce foit ne
pût s'appercevoir qu'il lui fût rien arrivé
d'extraordinaire.
Dd iij.
E
IR
S TO
318 HI
LIV. IV . Le lendemain étant à table tous trois
CHAP.
LII. avec encore d'autres gens de leur con
noiffance , elle demanda elle - même à
Le mari Juftin la permiffion d'aller paffer quel
prudent.
que tems à une terre de fon pere , à plus
⚫ de vingt-lieues de là. Elle lui fut accor
dée , Cleon fe chargea de l'y conduire.
Ils partirent en effet le lendemain dans
une chaife de pofte avec deux domefti
ques , que Cleon congédia avant fon
retour , afin que perfonne ne fçût où elle
étoit. Il la mit dans un couvent où elle
eft reftée plus de dix - huit mois à de
mander pardon au Ciel des defordres de
fa vie , & à le prier de fléchir l'efprit de
fon mari, à quielle écrivoit très-fouvent.
Ses priéres furent enfin exaucées. Juſtin
peu de tems après alla trouver Cleon , &
le pria de lui rendre Silvie. Le pauvre
vieillard ne put cacher la joye que cette
demande lui donnoit. Eh bien,Monfieur,
lui dit - il , en l'embraffant , vous êtes
vous bien confulté? je fuis prêt à vous
la rendre , & j'efpere que dans la fuite
elle vous donnera tous les fujets du
monde de vous louer d'elle. Je fuis char
mé de la demande que vous m'en faites.
Je ne vous cache pas que c'eft la joye la
plus fenfible que j'aye reffentie de ma
vie ; je mourrai content fi je vous vois
DE DON QUICHOTTE. 319
réunis ; comme au contraire je mourrai Liv. IV.
de douleur fi la réunion n'eft pas parfai- CH I.P.
te. Pardonnez , Monfieur , à la jeuneffe
les injures qu'elle vous a faites ; oubliez Le mari
prudent.
tout ce qui s'eft paffé , & la regardez
comme une autre femme , puifqu'en
effet vous la retrouverez toute autre.
Promettez-moi cela , Monfieur , & nous
irons la requerir enſemble.
Juftin le lui ayant promis , ils monté
rent tous deux en caroffe pour aller au
couvent où elle étoit. Cleon ne prit que
le tems d'écrire à la Supérieure de ce
couvent qu'ils partoient, & de quelle
maniére elle devoit la faire fortir pour
qu'elle vint les trouver dans l'hôtellerie
qu'il leur indiqua. Il fit partir un homme
exprès , avec ordre d'aller plus loin , afin
qu'il ne fe doutât de rien , & ne les ren
contrât pas comme il auroit fait s'il étoit.
revenú fur fes pas ; après quoi ils parti
rent. Pendant le chemin , le beau -pere
félicita fon gendre d'avoir eu la prùden -
ce de ne point faire éclater fes chagrins
domeftiques , & blâma ceux qui le fai
foient,parce qu'outre qu'ils fe rendoient
la rifée du public , ils fe mettoient hors
d'état eux - mêmes de fuivre des fenti
mens plus doux lorfque leur cœur étoit
changé. Ce fut là le fujet de leur conver
Dd iiij
HISTOIRE
320
Liv. IV . fation , qui ne finit que lorsqu'ils arri
CHAP. vérent à l'hôtellerie. Ils n'y furent pas
LII. long - tems , que Silvie y arriva auffi
Le mari dans un caroffe de voiture , comme fi
prudent. elle venoit de plus loin , & ce caroffe
fut renvoyé fi- tôt qu'elle eut mis pied à
tr re.
Ils defcendirent , & allérent au devant
d'elle , pour toujours fauver les appa
rences , & défendirent à leurs gens de
remonter qu'on ne les appellât ; de
forte qu'ils n'entrérent qu'eux trois dans
la chambre. Si - tôt qu'elle y fut , elle
fe jetta aux pieds de fon époux , qui la
releva ; elle en fit autant à fon pere ,
qui la laiffa à fes pieds tout le tems qu'il
fut à lui faire une fort févére répriman
de , qu'il finit par lui dire de demander
pardon à Dieu pendant toute fa vie des
fautes qu'elle avoit faites , & de fupplier
fon époux de les oublier , & d'y con
tribuer elle - même par une conduite
toute oppofée à celle qu'elle avoit tenue.
Tenez , Monfieur , continua ce bon
vieillard en la relevant , & en la préfen
tant à fon gendre , voilà votre femme
que je vous rends , & quoique vous ne
la repreniez qu'à ma priere , oubliez
queje fuisfon pere , & n'ayez pour elle
aucune confidération qu'elle ne s'en
DE DON QUICHOTTE. 321
rende digne. Et vous , miférable , luidit- Lrv. IV.
il, comptez qu'après avoir trouvé dans CHAP.
LII.
moi un pere trop bon & trop facile , vous
n'y trouverez qu'un ennemi irréconci Le mari
liable & un Juge févére , fi vous donnez prudent.
jamais le moindre foupçon ou le moin
dre fujet de plainte. Enfin il la remit en
tre les mains de Juftin , aux pieds de qui
s'étant jettée une feconde fois , il la
releva les larmes aux yeux , & l'embraf
fa. Le beau-pere fe mit de la partie , fi
3 bien qu'ils reftérent tous trois quelque
tems dans les bras l'un de l'autre. Je
vous reprens , Madame , lui dit enfin
fon époux , je confens d'oublier tout ce
qui s'eft paffé, & je l'oublie bien fincé
rement , oubliez - le de même , & tâ
chons vous & moi , de ne nous donner
jamais l'un à l'autre fujet de nous en
fouvenir. Elle ne répondit que par fes
larmes , & fon pere qui n'en attendit
} pas d'autre réponſe , la tira de l'embaras
où elle étoit en s'adreffant à Juſtin 2
C'est une nouvelle femme que vous
prenez , lui dit - il , il eft jufte qu'elle
vous apporte une nouvelle dot ; & puif
que vous n'avez point voulu accepter le
don de tout mon bien pendant ma vie ,
il fera à vous après ma mort ; cepen
dant en voici des arres que je vous
HISTOIRE
322
LIV. IV. donne , vous m'offenferiez de les rebu.
CHAP. ter , je vous fupplie de les accepter com
LII
me le gage d'une réconciliation fincére.
Juftin qui
Le mari qui connoiffoit le génie de Cleon ,
prudent. accepta ce qu'il lui préfentoit ; & enfin
ils revinrent de campagne dans leur de
meure ordinaire. Le beau-pere les obli
gea peu de tems après à venir demeu
rer avec lui , tant pour avoir la confo
lation de les voir, que pour être toujours
à portée d'examiner les actions de fa
fille. Comme elle étoit véritablement
changée, elle fut ravie de demeurer dans
un endroit qui pût lui fervir auprès de
fon époux de caution de fa conduite; ele
n'avoit pas plus de dix-neuf ans lorfque
cette réconciliation fe fit ; ainfi on ne
peut pas dire que ce fût l'âge qui l'eût
retirée ; on ne peut pas dire non plus
que ce fût le regret de la mort de fon
amant , puifqu'il ne fut tué à l'armée
que dix ans après , & depuis ce tems- là ,
c'eft à-dire depuis plus de vingt - cinq
ans , elle a vêcu & vit encore d'un ma
niere toute fainte ; enforte qu'on la re
garde comme un modele de pei fection :
tous les gens qui la connoiffent la re
gardent avec admiration. Elle eſt une
des plus honnêtes & des plus vertueu
fes femmes qu'il y ait en France ; du
DE DON QUICHOTTE. 323
moins elle eft la plus retirée dans fon- Liv. IV.
CHAP.
domeſtique . LII.
· Voilà , Meffieurs , continua la Mar
quife , l'hiftoire que je vous avois pro
mife , & à laquelle je n'ai ajouté aucune
circonftance de mon invention . La mo
rale qu'on peut en tirer , eft qu'un hon
nête homme qui a le malheur d'avoir
une femme infidéle , doit fe contenter
de la méprifer, & fauver les apparences,
fuppofé que le défordre de cette femme
foit fecret ; mais s'il eft public , il doit la
quitter pour toujours. On en peut infé
rer encore , que les peres & les meres
devroient confulter l'inclination de
leurs enfans avant que de les engager
pour toute leur vie dans un état tel que
celui du mariage ; mais la meilleure inf
truction qu'on en peut retirer , c'eſt
qu'une femme ne doit jamais mettre fa
vertu à l'épreuve.
Vous m'avouerez , s'il vous plaît ,
Meffieurs les Espagnols , que cette mo
dération de Juftin eft bien plus chrétien
ne & bien plus à louer que cet ufage du
poignard & du poifon , fi familier en
Italie & parmi vous .
Puifque Madame & ces Meffieurs 2.
reprit le Duc de Médoc après que la
Marquife eut ceffé de parler , nous ont
324 HISTOIRE
Liv. IV. avoué avec fincérité le génie de leur
CHAP. nation , il eſt juſte de leur rendre le
LII. change , & d'avouer qu'il eft bien plus

chrétien de pardonner que de fe vanger,


& qu'ainſi leurs maximes font préféra
bles aux nôtres ; cependant nous ne
fommes pas les feuls qui nous fervions
du poignard lorſque nous furprenons
nos femmes en flagrant délit , les Fran
çois auffi - bien que nous s'en fervent
affez fouvent ; & quoique cela foit ab
folument condamnable , il femble qu'il
foit permis de le faire , parce qu'on fup.
pofe qu'un homme n'a pas pû réfifter
aux mouvemens impétueux de la nature ,
ni à la rage qu'un pareil objet lui a inf
pirée.ll eft vrai que quand ce meurtre eſt
prémédité , il eft fans excufe . Cependant
l'uſage s'en eft introduit parmi nous ,
& s'eft rendu, non feulement tolérable',
mais encore familier , & cette vengean
ce odieufe femble être autorisée par
l'impunité. La maxime des François
me paroît bien plus fage que la nôtre ;
elle pardonne le meurtre dans le mo
ment en faveur des premiers mouve
mens de colére ; mais elle punit le poi
fon & le poignard comme un affaffinat ,
puifque c'en eft un en effet.

4
DE DON QUICHOTTE. 325
LIV.IV.
CHAP .
LIIL
CHAPITRE LIII,

Belle morale du Seigneur Don

Quichotte

E héros de la Manche n'avoit gar


muet dans une fi
belle occafion d'étaler fa morale. J'a
vois réfolu de ne traduire aucun de
Les Sermons , & de les fauter tous ;
mais celui qu'il fit dans cette rencontre
m'a paru fi beau & fi plein de bon fens ,
que je n'ai pas crû devoir en priver le
Lecteur. Il prit la parole après le Duc ,
voici ce que Cid Ruy Gomez lui fait
dire .
Vous n'avez fait que me prévenir ,
Monfieur , lui dit-il , cat j'allois parler
à Madame avec la même fincérité que
vous avez fait , & j'aurois ajouté que
ce qui me furprend le plus , c'eft que
" maris Espagnols veulent que toute
les
la raifon foit de leur côté , & tout le
tort de celui des femmes ; cependant
s'ils s'examinoient bien , ils verroient
que ce n'eft que leur amour propre
qui les joue en leur perfuadant une
chofe fi fauffe je m'explique. Ils
OIRE
HIST
326
LIV. IV. jugent qu'une femme infidéle eft digne
CHAP. de mort , & le plus fouvent ce font
LIII. eux-mêmes qui en font la partie , le
Juge & le Bourreau ; ils ne leur font
aucune grace , & la feule qu'elles puif
fent trouver , c'eft une retraite dans un
Couvent loifqu'elles peuvent s'y jetter,
ou bien dans un autre afyle où leurs
maris ne peuvent porter , ni leur ven
geance ni leurs fureurs. Ce crime eft
pour eux un crime fans pardon , fans
quartier & fans retour. Et quoiqu'ils
puniffent leurs femmes avec tant de
lévérité , ils fe donnent à eux-mêmes
toutes fortes de licences. En effet , y
a-t-il un Efpagnol , qui outre fa femme
n'ait encoreune maîtreffe publiquement
entretenue , & quelquefois plufieurs ;
Yen a t-il aucun qui ne fe fafle honneur
de fes amourettes , quoiqu'elles ne foient
qu'un défordre effectif? & enfin y en
a -t-il aucun qui voulût fe retrancher
tout - à - fait dans fon domeftique , à
moins que ce ne foit dans les premiéres
ardeurs d'un mariage , ou tout - à - fait
dans un âge de retour ? N'eft ce pas là
avouer qu'il n'y a pour eux que la force
qui impofe la loi , puifqu'ils font par
leur propre confeffion , beaucoup plus
condamnables que leurs femmes , en
DE DON QUICHOTTE. 327
demeurant d'accord que comme l'hom- Liv. IV.
me a l'efprit incomparablement plus CHAP.
LIII.
fort que celui d'une femme , qui , à ce
qu'ils difent , n'eft rempli que de foi
bleffe , il doit par conféquent employer
cette force d'efprit à combattre fes
paffions & à vaincre fes tentations qui
l'agitent. Les maris doivent donc mon
trer l'exemple qu'ils veulent que d'au
tres fuivent ; & s'ils prétendent ne
pouvoir pas réfifter à ces tentations ,
comment veulent- ils qu'une femme plus
foible qu'eux y réſiſte ?
Je dis encore plus , c'eft que certai
nement le crime eft plus grand devant
Dieu pour eux que pour elles , & je me
fonde en cela fur ce que tout au moins
une femme ne fait que peu ou point de
fcandale par le fecret qu'elle tâche de
garder dans fes intrigues , & qu'eux y
vont tête levée , & qu'ainfi outre le
fcandale public qu'ils caufent , ils don
nent à la jeuneffe un mauvais exemple.
C'eſt peu à mon fens pour leur juftifi
cation , que de dire , que la mauvaiſe
conduite d'une femme attire après ellę
plus de défordres que celle d'un homme,
parce que difent - ils , une femme qui
reçoit entre les bras un autre que fon
mari , met dans fa famille des héri
HISTOIRE
328
LIV. IV. tiers qui ne lui font de rien , &
CHAP. qu'ainfi outre le crime d'infidélité ,
LIII. elle fait encore un vol. Ne le font-ils

pas eux -mêmes ce vol : & fi c'eft - là


la raiſon pour laquelle ils ne veulent
pas que leurs femmes ayent commerce
avec d'autres qu'avec eux , pourquoi
font ils leur poffible pour avoir com
merce avec d'autres femmes que les
leurs ?
Ne devroient - ils pas fe fouvenir ,
qu'outre le précepte divin qui attache
la femme au mari , & réciproquement
le mari à la femme , la fidélité conju
gale eft d'auffi ancienne datte que le
monde , où Dieu ne créa qu'une feule
Eve pour Adam , tout de même qu'il
n'avoit créé qu'un feul Adam pour
Eve ? Certes , fi Dieu avoit prétendu
qu'un feul homme eût eû l'ufage de
plufieurs femmes , il ne fe feroit pas
borné à n'en créer qu'une pour Adam ,
il lui auroit encore donné d'autres com
pagnes ; & fi par la fuite des tems la mul
tiplicité des femmes fut permife , ce ne
fut uniquement que pour favorifer la
multiplication du peuple ; mais non
pas pour fomenter la concupifcence des
hommes. Outre cela , s'il m'étoit per
mis d'entrer dans les vûes de Dieu , je
dirois
DE DON QUICHOTTE 329
dirois que cet affemblage d'un feul LIV. IV.
homme & d'une feule femme dans le CHAP.
LIII.
Paradis Terreftre , prouve fenfiblement
que Dieu voulut faire voir dès le com
mencement du monde , que l'homme
devoit ſe borner à la poffeffion d'une
feule femme , comme une femme doit
fe borner à la poffeffion d'un feul hom
me , & que ceux qui en ufent autrement
vont directement contre les décrets de
fa providence & de fa fageffe divine.
Je ne comprends pas comment un
homme qui a du bon fens & de la rai
fon , & qui connoît les engagemens où
il est entré par le mariage , veut exiger
de fa femme plus de fidélité qu'il n'en
a pour elle. Cependant ce qui n'eft
pour lui qu'une galanterie , à ce qu'il
croit , paffe dans fon efprit pour un
crime irrémiffible dans fa femme , & la
vengeance qu'il en tire eſt tout à fait
indigne d'un cœur généreux. La veri
table générofité ne confifte qu'à humi
lier ceux qui réſiſtent , à vaincre ceux
qui fe défendent , & à pardonner à ceux
qui font à notre difcrétion ; elle ne gît
pas , dit il , dans la vengeance , mais à
ne pas fe fervir du pouvoir qu'on a de
fe venger ; cela étant , eft ce un honneur
pour un homme de poignarder ou
Tome VI. Ee
RE
330 HISTOI
LIV. IV. d'empoifonner une femme , qui pour
CHAP.
toute défenfe n'a que des larmes & des
LIII.
gémiffemens impuiflans ? La vengean
ce qu'ils prennent des amans de leurs
femmes ne leur eft pas plus honorable
parce que c'eft ordinairement un aſſaſ
finat. Plufieurs hommes préparés , de
vroient-ils fe jetter fur un feul qui ne ſe
doute de rien , qui étant furpris le plus
fouvent défarmé , n'a le tems ni le
moyen de fe défendre ? Oui , pourfui
vit notre héros en colére , les François
ont à mon fens un fond de généroſité
& de probité que les Efpagnols n'ont
pas ; je l'avoue à la honte de la nation ,
mais la vérité me force à faire cet
aveu.

Il feroit à fouhaiter pour nous , Sei
gneur Chevalier , lui dit en riant la
Ducheffe de Médoc , que nos maris
fuffent Chevaliers errans , ou qu'ils
euffent vos fentimens , nous en ferions
mille fois plus heureufes. Ils en feroient
plus heureux auffi devant Dieu & de
vant les hommes , reprit Don Qui
chotte ; devant Dieu puifqu'ils lui tien
droient la promeffe qu'ils lui ont faite
à la face des Autels de garder la fidélité
à leurs époules , comme ils veulent
que leurs épouſes la leur gardent , &
DE DON QUICHOTTE. 331
E devant les hommes , parce qu'on ne Liv. IV.
CHAP.
verroit point parmi eux ces haines in LIIL
vétérées qui paffent de pere en fils , &
qui femblent étre éternelles , contre les
exprès Commandemens de Dieu. Les
affaffinats ne feroient point fifréquens ,
les crimes feroient plus d'horreur , &
l'Enfer n'engloutiroit pas les ames de
ceux qui étant furpris de la mort , fans
s'y être préparés , ne peuvent mériter
leur falut parune fincére pénitence dans
une plus longue vie.
Je ne puis m'empêcher , pourfuivit
notre héros , de reprendre dans nos
Efpagnols cette inclination qu'ils ont à
la vengeance , qui étant réfervée à
Dieu feul 2 comme ils le difent eux
mêmes , parce que c'eft le morceau le
plus friant & le plus délicat , & qui eſt
feul digne de lui, ils ofent cependant
par une fureur imp e partager avec lui
ce qu'il s'eft réfervé à lui feul . N'eft-ce
pas vouloir par un orgueil damnable
s'égaler à lui , que de prétendre atten
ter ainfi far fes droits ? On ne peut pas
difconvenir que les anciens Chevaliers
errans n'ayent été des hommes parfaits
& des modéles de vertu : qu'on m'en
cite quelqu'un qui ait manqué de fidé→
Lité à fa maîtreſſe ou à fon époufe. Nos
E e ij
332 HISTOIRE
Liv. IV. Elpagnols ne devroient - ils pas fe faire
CHAP auffi - bien qu'eux un point d'honneur
LIIL
de leur fidélité & de leur conftance ?
Il n'y a qui que ce foit qui ne foit fujet
à être tenté , cela eft même affez ordi
naire ; mais quoiqu'il foit difficile , il
n'eft pas impoflible de réfifter à la ten
tation & aux appétits défordonnés que
peuvent donner une belle fille ou une
belle femme qui vient s'offrir ; il faut
appeller à fon fecours toute fa raifon
& l'idée de la Dame de fon cœur , &
fans doute on en fortira à ſon honneur.
Notre héros dit cela avec un vifage fi
content & fi rempli de lui -même , que
la Ducheffe de Médoc vit bien qu'il
fongeoit à Altifidore. J'ajouterai , pour
fuivit-il , que la conduite de nos Eſpa
gnols fur ce fujet , eft une chofe éton
nante. Ils difent qu'il leur eft impoffi
ble de réfifter à la tentation , & veulent
que des femmes y réfiftent , quoiqu'ils
fes eftiment remplies de foibleffes ; ils
prétendent que lavûe d'une belle fe rend
tout d'un coup fi bien maîtreffe de leur
cœur , qu'ils ne peuvent fe défendre de
fes careffes empoifonnées , & ôter de
leur efprit l'idée que leurs charmes y
ont imprimées, Si cela eft , par quelle
raiſon prétendent-ils que l'afpect d'un
DE DON QUICHOTTE. 333
homme ne faffe pas la même impreflion Liv. IV.
fur le cœur d'une femme : Je dirai bien CHAP.
plus , fi eux qui s'attribuent la fermeté , LIII ,
font fi facilement vaincus , comment
des femmes qui n'ont que de la foibleffe
s'empêcheroient elles de fuccomber
puifqu'avec cela cette impreffion eſt
bien plus vive & bien plus forte dans
leur cœur que dans celui des hommes ;
parce que la douceur d'efprit d'une fem
me,laporte naturellement à la tendreffe:
Je ne veux point d'autre exemple que
celui d'Angélique; que devint- elle fi - tôt
que Médor parut à fes yeux ? L'amour
dans le cœur d'une femme eſt toujours
plus impétueux & plus violent que celui
d'un homme; & pour preuve de cela ,
c'est qu'on voit peu d'hommes,mais plu
fieurs femmes mourir d'amour , témoin
Didon pour Enée , Ifabelle pour Zerbin,
& mille autres que je paffe fous filence.
C'est donc une tyrannie aux hommes de
vouloir obliger des efprits plus foibles
que les leurs à avoir plus de fermeté
qu'ils n'en ont eux-mêmes ; & c'eſt une
cruauté & une barbarie , de punir dans
autrui des fautes qu'on commet foi
même , pendant qu'on ne les regarde
dans foi que comme une galanterie dont
on fe fait honneur.
334 HISTOIRE
[
LIV. IV. On avoit craint que le héros de la
CHAP. Manche , par la citation de fes Romans
LIII. ne fe jettát dans les abîmes fans fond
de la Chevalerie errante ; mais loin de
cela il raifonna toujours , comme on
le voit , de fort bon fens. Les Eſpagnols
fes auditeurs ne lui répartirent rien ,
crainte de difpute ; & les François &
les Dames qui avoient fort goûté &
approuvé ce qu'il avoit dit , le regar
doient l'un l'autre , & ne fçavoient que
penfer d'un homme , qui ne paffant
dans leur efprit que pour un fou , par
loit néanmoins fi à propos , & mêloit
dans fes difcours une morale fi pure &
fi chrétienne parmi tant d'impertinen
ces.
J'ai dit que c'étoit ordinairement le
fujet de leurs converfations , qui pour
cette fois fut pouflé plus loin qu'il ne
l'avoit encore été. C'étoit la veille du
départ de toute la compagnie du châ
teau de la Ribeyra ; & comme le Curé
du village des Chevriers où Valério
avoit été porté, venoit prendre congé
de lui & de la Comteffe Eugénie , &
qu'il étoit préfent à tout ce que Don
Quichotte avoit dit , il ne put s'empé
cher de l'approuver , & convint que le
péché devant Dieu étoit en effet plus
DE DON QUICHOTTE. 335
grand pour les hommes que pour les Liv. IV.
femmes , & en donna une raifon CHAP.
qui LIIL
paruttrès jufte ,fçavoir que rarement les
femmes font les premiéres démarches
ou avances d'une avanture , & qu'il eft
bien plus difficile de fe défendre que
d'attaquer ; au lieu que les hommes ,
qui attaquent toujours & ne fe rebutent
point par les refus , marquent un eſprit
diabolique , non feulement en offenfant
Dieu dans le cœur par un deffein con
ftant & perfévérant de l'offenfer , mais
auffi en pouffant & en obligeant les au
tres de l'offenfer avec eux ; ce qui étoit
un péché prémédité, un péché raifonné ,
un péché d'action & de volonté , & par
conféquent tellement atroce qu'il n'y
avoit que la miféricorde de Dieu qui
pût le pardonner.
Voilà la morale que j'ai trouvée dans:
mon original Efpagnol , & que j'ai
trouvé à propos de traduire en Fran
çois , comme quantité d'autres , parce
qu'ellem'a paru jufte , naturelle & ca
pable de faire impreflion fur l'efprit du
Leteur » ' particuliérement s'il a la
ไม่ crainte de Dieu & fon falut en recom
mandation, fans parler de fon honneur,
qui n'est jamais réel & véritable , s'il
1 n'a pour fondement la probité.
OIRE
336 HIST
LIV. IV. Après cette digreffion je retourne à
CHAP. Don Quichotte , qui releva encore ce
LIII. que le Curé venoit de dire. Ajoutez 2
Monfieur , lui dit-il , qu'un homme qui
jette une femme dans le défordre , eſt
caufe de la perte du plus parfait ouvrage
qui foit forti des mains de Dieu. Ah !
Monfieur , lui repartit le Curé , ſauf
le refpect que je dois aux Dames qui
m'écoutent , vous me permettrez de
vous dire que votre ſentiment choque
celui de tous les Théologiens & de tous
les Phyficiens ou Naturaliſtes , qui tous
unanimement donnent la préférence à
l'homme , & conviennent que la femme
n'eft qu'un informe compofé de la
nature. L'Ecriture Sainte même élé
ve l'homme au - deffus de la femme ,
lorfqu'elle dit qu'il en eft le chef, &
qu'elle ordonne aux femmes d'être fu
jettes à leurs maris. Tout beau , Mon
fieur , repliqua notre Chevalier , laif
fez -moi vous répondre. Pour l'Ecri
ture , il eft vrai qu'elle ordonne à la
femme d'obéir à fon mari ; mais elle
ordonne auffi au mari de tout quitter
pour s'attacher à fa femme , & ne lui
permet pas d'en rechercher d'autres ;
elle dit que le mari eft le chef de la
femme , cela eft encore vrai ; mais le chef
οι
DE DON QUICHOTTE. 337
ou la tête n'eſt pas la plus noble partic Liv. IV.
du corps , c'eſt le cœur. Mais fans parler CH . LIII.
de l'Ecriture , voici quel eft mon rai
fonnement pour prouver que la femme
eft plus parfaite que l'homme.
A l'égard des Théologiens & des
Philofophes qui foutiennent le contrai
re , je n'en dirai qu'un mot , c'eft qu'ils
étoient , & font encore hommes rem
plis d'amour propre : ainfi il n'y a pas
à s'étonner que de leur autorité privée
ils fe foient donné la préference ; mais
la raifon qu'ils ont eu de décider en leur
faveur , n'eft pas convaincante pour
moi. Remontons plus haut & vous ver
rez mon argument. Quand Dieu créa
le monde , il fit tous les ouvrages de
plus parfait en plus parfait ; c'eft de
quoi vous ne pouvez pas difconvenir :
Ne regardons que les efpeces animées ;
il créa les animaux devant que de créer
Adam , qui étoit plus parfait qu'aucun
autre animal ; il créa Adam devant
Eve , & fi j'oſe me fervir de ce terme ,
Adam fut le modéle d'Eve. Adam ne
fut formé & pêtri que de boue , cette
boue s'étoit amollie par l'attouchement
des doigts de Dieu , & par le mêlan
ge de la falive de Dieu. La nature de
cette boue fe changea en une efpece plus
Tome VI. Ff
RE
TOI
338 HIS
LIV. IV. noble & plus parfaite. Dieu tira une
CH. LIII . Côte d'Adam pour former Eve ; donc
Eve ne fut point formée de boue , mais
d'une matière plus excellente ; Eve fut
créée après Adam , & fut le terme des
ouvrages de Dieu , donc elle étoit plus
parfaite qu'Adam , puifque Dieu créa
tout de plus parfait en plus parfait.
Il me femble que toutes les parties de
mon argument fe fuivent , & que la
conféquence que j'en tire eft jufte &
naturelle , & par conféquent convain
cante.
Le Curé alloit relever un raiſonne
ment fi captieux , & la difpute n'en fe
roit pas demeurée là , fi Sancho lui avoit
donné le tems de prendre la parole ;
mais une pinte de vin qu'il avoit dans
la tête , ne lui permit pas de garder le
filence plus long- tems. Tout beau,Mon
fieur , dit-il à fon Maître en l'interrom
pant , n'allez pas parler de même de
vant ma Mauricaude , vous augmente
riez encore la bonne opinion qu'elle a
d'elle ; elle m'a ditmille fois que je ne
fuis qu'une bête , qu'un animal ; vrai
ment elle me diroit bien cette fois - là
que Dieu m'a mis au monde avant
Adam. Votre femme eft donc méchan
te , Chevalier Sancho , lui demanda la
DE DON QUICHOTTE. 339
Ducheffe } puifque vous vous en plai- LIV. IV.
gnez ? Pardi , Madame , répondit San- CH. LIII,
cho , elle eſt tout comme les autres fem
mes. Comment comme les autres fem
mes , reprit la Duchefle ? croyez-vous
qu'elles foient toutes méchantes ? Mon
Dieu , Madame , lui répliqua Sancho ,
ne remuons point l'eau qui dort , laif
fons - là les femmes telles qu'elles font ,
& la mienne comme les autres. Mon
feigneur Don Quichotte prend leur par
ti , parce qu'il n'en a pas , s'il en avoit
une il parleroit autrement. Et comment
en parleroit-il , lui demanda le Duc ?
Ma foi , Monfeigneur , lui répondit
Sancho , il en parleroit comme moi.
Dites-nous donc ce que vous en pen
fez , lui dit le Comte Valerio. J'en pen
fe , repliqua Sancho , que .... Je ne
veux rien dire à caufe de ces Dames
qui m'écoutent. Au contraire , ami
Sancho , lui dit la belle Dorothée , di
tes tout ce que vous penfez , nous vous
en prions toutes , & cela fervira à nous
faire connoître nos défauts pour nous
en corriger. Vous ne reffemblez donc
pas à ma femme qui ne fe corrige de
rien , leur dit-il. Mais enfin que pen
fez-vous de toutes les femmes , lui di
rent-elles toutes en même tems ? J'en
1 F fij
HISTOIRE
340
LIV. IV. penfe , leur dit-il , qu'Adam fut formé
CH. LIII de boue , puifque boue y a ; mais que
Dieu fe fervit de la plus dure de fes cô
tes pour former Eve , & qu'il commen
ça par la tête , car les têtes des femmes
font dures comme le diable , fur-tout
celle de la mienne.
Tout le monde fe mit à rire de la ré
ponſe de Sancho ; mais Don Quichotte
outré de fon effronterie , lui dit qu'il
ne devoit pas parler des femmes com
me il en parloit , fur-tout devant les Da
mes qui l'écoutoient. Pardi > Mon
fieur , répondit Sancho , avec une poin
te de colere , elles m'ont forcé de par
ler , & puis au fond je ne me plains pas
de ces Dames , & ne prétends point les
offenfer ; mais j'entends dire par tant
de gens que leurs femmes ont des têtes
de fer, & d'ailleurs la mienne en a une
fi forte , que je m'imagine qu'elles fe
reffemblent toutes , & que c'eft queuffi
queufmi ; & de plus avec tout cela je ne
me plains que de ma femme , parce que
je n'en ai qu'une , & je crois que tous
les autres auffi bien que moi ne fe plai
gnent que de la leur , parce qu'ils n'en
ont pas deux. En un mot , Monfieur ,
voyez-vous , chacun fent ſon mal ; tous
les fouliers du monde paroiflent bons
DE DON QUICHOTTE. 341
& bienfaits , & il n'y a que ceux qui Liv. IV.
les portent qui fentent où ils les blef CH. LIIL
fent. Mais , Chevalier Sancho , lui dit
Eugenie , vons déchirez là les femmes
fans pitié. Eh non , Madame , reprit
il , je ne parle que de la mienne ; & en
effet , il n'y a qu'elle qui me falle enra
ger. C'eft votre faute , lui dit la belle
Provençale , vous deviez étudier fon
humeur avant que de l'époufer. Eh oui,
oui , lui dit Sancho , t'y voilà laiſſe t'y
cheoir; une fille qui a envie d'être ma
riée ne fe déguiſe pas ? n'eft- ce pas ? Elle
ne fait pas la fainte fucrée ? On ne la
prendroit pas pour être toute de miel &
de beurre? Mais quand le oui eft dit,&
qu'elle voit bien qu'un mari ne peut
plus s'en dédire , c'eft pour lors qu'elle
ne fe contraint plus , & qu'elle me: le
diable à la maifon. Mais Sancho , lui dit
la Ducheffe , il femble que vous voulez
faire entendre que toutes les femmes
faffent défefperer leurs maris. Non pas
toutes , Madame , répondit-il , il y en a
qui font bien douces ; mais en récom .
penfe il y en a auffi qui ne le font gué
res , & d'autres qui ne le font point du
1
tout. Toute la compagnie fe faifoit un
S
plaifir d'augmenter l'embarras de San
ŷ cho , qui les divertiſſoit ; mais enfin

F f iij ´´
342 HISTOIRE
LIV. IV. ennuyé de répondre à tout le monde , &
CH. LIII. fans parler à perfonne en particulier , il
dit tout réfolument & en colere , qu'il
n'avoit parlé que de fa Thereſe : & au
bout du compte : ajouta-t-il , qui fe fent
morveux fe mouche.
Monfieur le Chevalier , lui dit le Cu
ré , il faut que vous vous défabufiez. Si
vous avez eu le malheur de trouver une
mauvaiſe tête , cela ne mérite pas d'en
faire une theſe generale. Ce n'eft pas à
vous à parler des femmes , Monfieur le
Licentié lui dit brufquement Sancho >
il ne faut pas qu'un favetier paffe fa fe
meile ; vous ne devriez pas avoir affez
de commerce avec les femmes , pour
fçavoir fi elles font bonnes ou méchan
tes. Je ne m'étonne pas fi vous croyez
qu'elles font douces , vous autres gens
d'Eglife , vous ne les voyez que dans
leur bonne humeur.
Le Chevalier Sancho a raiſon , dirent.
en même tems les Ducs & le Comte ,
toutes les femmes ne font bonnes qu'à
faire défefperer leurs maris. C'eft ce
que je difois l'autre jour , reprit San
cho, ravi que les gens mariez fuffent de
fon parti. Mais , chevalier Sancho , lui
dit Eugenie , il faut prendre en patien
ce les contradictions de votre femme ,
DE DON QUICHOTTE. 343
& croire que c'eft Dieu qui vous l'a Liv. IV.
donnée telle qu'elle eft pour vous faire CH. LIIL
faire pénitence. Non , non , Madame ,
lui dit-il , ce n'eft pas le bon Dieu , c'eft
le Demon qui me la laiffe. Voilà de ter
ribles paroles que vous lâchez , lui dit
le Guré. Oh , Monfieur , mêlez-vous de
votre Breviaire , lui dit-il , car franche
ment vous m'embarbouillez l'efprit ; je
fçai bien ce que je dis. Un valet de pied
de Madame la Comteffe , pourfuivit - il,
lifoit tout haut l'autre jour auprès de
mon lit l'hiftoire du bon homme Job,
il dit que Dieu avoit donné le pouvoir
au demon de le perfécuter,& de lui ôter
tout ce qu'il avoit . Celui ci lui ôta ſes
maifons , fes troupeaux , fes enfans , en
un mot tout ce qu'il aimoit , & lui don
noit de la fatisfaction ; mais il avoit
trop d'efprit pour lui ôter fa femme;
3
il fçavoit bien qu'elle feule feroit plus
enrager le bon homme Job par fon ba
bil & fes reproches , que toutes les per
tes qu'il avoit faites. Les ulceres dont
il étoit couvert , la vermine qui le man
geoit , & le fumier fur lequel il étoit
étendu , ne purent ébranler fa conftan
ce , mais fa femme penfa le déſeſperer.
Et pourquoi ne voulez vous pas qu'il
m'ait aufli laiffé la mienne dans le mê
Ffiiij
344 HISTOIRE
LIV. IV. me deffein ? Vous faites là une mau
CH. LIII, vaife application de l'Ecriture fainte ,
lui dit encore le Curé. Oh pardi , dit le
Chevalier en fe levant, c'eft dommage
que vous ne foyez pas femme , vous
conteſtez toujours fans pouvoir vous
taire ; & en même tems il fortit de la
fale avec un air de dépit & de colere,
qui fit rire tout le monde autant & plus
que ce qu'il avoit dit.
Sa fortie n'interrompit point la con
verfation , qui fut encore continuée
comme elle avoit commencé. Il étoit
allé chercher l'Officier , pour ſe défal
terer fuivant fa coutume & pour jafer
avec lui ; mais ne l'ayant pas trouvé ,
il revint en peu de tems , & rentra tout
doucement de peur d'interrompre fon
Maître qui parloit , & que toute la com
pagnie écoutoit avec beaucoup d'atten
tion.
La fuite de fon difcours l'avoit obli
gé de citer une petite avanture. Cid
Ruy-Gomez croit que c'eft celle d'An
gelique , qui fut tout d'un coup aimée
de Roland , comme elle aima depuis
tout d'un coup le beau Medor. Il la re
préfentoit comme une parfaitement bel
le perfonne couchée fur l'herbe , & em
pruntoit pour la peindre tous les lieux
DE DON QUICHOTTE. 345
communs qu'il avoit lûs dans les Ro- Liv. IV.
mans ; les roſes des joues , les perles C. LIII.
dans la bouche , le corail des levres ,
l'albâtre du front , & mille autres fem
blables impertinences y tinrent leur pla
ce ; en un mot , rien n'y fut oublié.
Sancho qui l'écoutoit attentivement ,
fut ennuyé d'une defcription fi pom
peuſe , qui n'étoit point de fon goût ,
parce qu'il n'y comprenoit rien ; mais •
il acheva de fe facher tout de bon lorf
que fon maître vint à peindre les che
veux qui tomboient négligemment fur
les épaules de celle dont il faifoit l'élo
ge , & qui pendoient à groffes ondes
tout le long de fon corps ; c'étoit à fon
dire autant de liens où les amours en
chaînoient les cœurs , & les petits ze
phirs s'y jouoient avec eux , & les fai
foient nonchalamment voltiger . Tenez ,
tenez , Monfieur , lui dit-il promtement
en l'interrompant , ne feroit-ce pas là
un petit zephir qui fe joue dans les vô
tres ? En même tems il lui porta la
main auprès de l'oreille , & fit femblant
d'en tirer quelque chofe , qu'il mit en
tre fes deux pouces , & faifant la même
figure que les gens font quand ils écra
fent la vermine.
Cette malice de Sancho interrompit
OIRE
HIST
346
LIV. IV: & déconcerta notre heros , qui devint
CH. LIII.
en un moment rouge comme du feu ,
& enfuite pâlit de colere. Toute la com
pagnie rioit à gorge déployée. Sancho,
qui vit que fa malice n'avoit nullement
plû à notre heros , fe retira auprès de
la Ducheffe de Medoc , qui pour adou
cir Don Quichotte , fit à fon Ecuyer
une févere reprimande de fon peu de
reſpect, d'avoir mal à propos interrom
pu un difcours que toute la compagnie
écoutoit avec plaifir. Sancho avoua qu'il
l'avoit fait exprès , & en demanda par
don à fon maître. On lui demanda à
quel deffein , & il répondit avec plus
d'efprit qu'on ne penfoit , qu'il y avoit
quelque tems que fon maître étant en
converfation avec le Curé de fon villa
ge & fon neveu , ils avoient trouvé à
redire aux chofes inutiles qu'on mettoit
dans les livres , & que peut-être le fage
enchanteur qui écrivoit leur hiftoire ,
& qui n'en oublioit pas une circonftan
ce , feroit embarraffé d'entendre des
chofes qu'il n'entendoit pas lui -même ;
qu'on ne parloit que pour fe faire en
tendre , & que cela étant , on n'avoit
que faire de fe fervir de termes obfcurs,
par exemple , ajouta-t-il , au lieu de dire
que les faphirs.... Il faut zephirs , lui
DE DON QUICHOTTE. 347
dit la Ducheffe en l'interrompant. Hé LIV. IV.
bien , reprit -il , au lieu de dire que les CH. LIV.
zephirs , puifque zephir y a , fe jouoient
dans les cheveux de la Dame dont Mon
feigneur & Maître parloit , & les fai
foient voltiger , je ne fçai comme il a
dit , ne valoit-il pas mieux dire tout
d'un coup que le vent les fouffloit ; cela
auroit été plus court,& je l'aurois mieux
entendu. Tout le monde fe mit encore
à rire de cette belle expreffion de San
cho , à qui fon maître fit figne de ſe
taire , & continua fon hiftoire , qui ne
fait rien à celle-ci , puifqu'elle eft écri
te ailleurs.

CHAPITRE LIV.

Départ de la Compagnie . Comment


Sancho fait taire le Curé. Avan
tures diverfes arrivées à cet in
fortuné Chevalier.

N partit le lendemain pour aller


O au château du Duc de Medoc , &
avant que de monter en carroffe & à
cheval on dîna. Le Curé en fut , & com
me cette fois - là il étoit inftruit de la
348 HISTOIRE
Liv. IV. qualité de nos deux avanturiers , il ne
CH. LIV. fe mit pas fur le pied d'avoir pour San
cho autant de confideration , qu'il en
avoit eu la veille. En effet il n'avoit été
empêché de le relancer que par la pré
fence des Ducs & des autres , & parce
que fur la foi de fon habit il l'avoit cru
un homme de confequence ; fans cela
il n'auroit pas fouffert fi tranquillement
fes brufqueries. Notre Chevalier qui
étoit à table , mangeoit & buvoit fi vîte
& fi dru , fi j'òfe me fervir de ce terme ,
qu'un morceau n'attendoit pas l'autre.
Le Curé fut choqué de fa gourmandife,
& lui en dit quelque chofe. Sancho lui
répondit en glouton , & comme il étoit
jour de jeûne , & que malgré lui il étoit
à jeun , il n'enmangea ni plus modéré
ment ni avec moins d'avidité. Le bon
Curé lui dit que ce n'étoit point jeû
ner que de fe remplir comme il faifoit ;
qu'on ne devoit jamais manger & boire
que pour vivre ; mais qu'on devoit les
jours de jeûne fe priver d'une partie de
fa fubfiftance ordinaire & non pas man
ger & boire dans un feul repas autant
qu'on buvoit & mangeoit dans deux ;
qu'en un mot , pour bien jeûner il fa
loit dérober quelque chofe à la nature.
Sancho après avoir écouté en mangeant
DE DON QUICHOTTE . 349
& buvant la morale du bon Curé fans LIV. IV,
l'interrompre , prit la parole à fon tour. CH. LIV.
Doucement, Monfieur le Curé , dit-il ,
perfonne ne court après nous. Il fem
ble que vous me gardiez votre fermon
comme des œufs après Pâques. Cha
cun a deux rangées de dents , & per
fonne ne veut macher à vuide . Je ne
yeux pas prendre le Paradis par fami
ne , les aufteritez ne font pas preffées ;
il y a du tems pour tout , ne précipi
tons rien , & n'ufons point imprudem
ment de la vie que Dieu nous a donnée,
Il y a plus d'un jour à la femaine , &
plus d'une femaine au mois. Peu man
ger & mal nourrir , font bien - tot l'hom
me mourir. Tout bien compté & bien ra
battu , je jeûne plus que ceux qui prê
chent le jeûne aux autres. Il en eſt de
cela comme des autres vertus chrétien
nes ; les gens d'Eglife les prêchent , &
en laiffent la pratique aux autres ; té
moin la charité, au diable le liard qu'ils
donnent aux pauvres témoin la paix
& l'union , on ne voit qu'eux plaider ;
& pour les jeûnes , ne trouvent-ils pas
toujours des prétextes pour s'en dif
penfer Tenez , pourfuivit-il , je ne
fuis pas plus fçavant qu'un Novice Au
guftin ; mais ne réveillons point le char
HISTOIRE
350
LIV. IV. qui dort ; les gens maigres comme des
C. LIV. cloux à crochet , n'entrent pas plûtôt
dans le Paradis que les autres , & je le
fçai de certitude ; car tous les Chanoines
que je connois , gens remplis de doc
trine & de fageffe , font pourtant tous
gras à lard , les Moines tout de même ;
témoin le proverbe , il eft gras comme
un Moine , & ils ont raifon , puifque
le Paradis eſt un lieu de plaifir , où l'on
ne doit voir que des vifages contens ,
rians & fleuris , & non pas des faces dé
charnées & maigres , qui par leurs figu
res hideufes infpireroient de la triſteſſe
aux autres. Pour moi , fi je fais quel
quefois bonne chere , il ne faut pas me
le reprocher , cela ne m'eft pas auffi or
dinaire qu'aux gens d'Eglife , qui ſe
nourriffent comme des poulets de grain,
moi , qui le plus fouvent couche &
dors à la belle étoile , le ventre creux
comme un tambour , après avoir man
gé un morceau de pain bien dure , &
bû de l'eau telle que je l'ai trouvée.
Après tout , Monfieur le Curé , ventre
affamé n'a point d'oreilles ; il fouvient
toujours à Robin de fes flutes : ne re
muez point ce qui eft dans mon pot ,
l'odeur vous en feroit éternuer juf
qu'aux larmes , laiffez-moi tel que je
DE DON QUICHOTTE. 351
fuis , & demeurez tel que vous êtes , à LIV. IV.
mon tour je prêcherois les prédicateurs, C H. LIV.
& chacun le fien ce n'eft pas trop . Toute
la compagnie rioit de la colere & des
proverbes de Sancho , & le Curé qui
ne s'attendoit pas à tirer d'un fou une
pareille réponſe , ne jugea pas à pro
pos de lui répliquer , crainte de lui fai
re dire encore d'autres fottifes , & fi -tôt
qu'on fut forti de table , il prit congé
de la compagnie , qui fe difpofoit à
partir.
Avant que de la conduire au château
du Duc de Medoc , & de la mettre en
chemin pour y aller , il eft à propos de
dire ce qui s'étoit paffé à la Ribeyra ,
dont nos avanturiers n'avoient aucune
connoiffance , quoique cela ne regar
dât qu'eux. On a dit que le Duc de Me
doc étoit un fort honnête homme auffi
bien que le Duc d'Albuquerque , le
Comte Valerio & le Comte du Chirou,
& tous , comme on l'a vû , avoient obli
gation à Don Quichotte , tant par rap
port à eux - mêmes , qu'à caufe de leurs
époufes, fur- tout le Duc & la Ducheffe
de Medoc , le Comte de la Ribeyra ,
Eugenie fon époufe , & le Comte du
Chirou , qui tous lui devoient la vie ,
1 & les femmes leur honneur ; & com
HISTOIRE
352
LIV. IV. me la reconnoiffance eft le propre des
CH. LIV, bons cœurs , ils avoient réfolu de faire
paroître la leur dans toute fon étendue,
& de renvoyer notre heros chez lui dans
un état à ne lui rien laiffer à fouhaiter
pour la vie ; mais ils avoient réfolu de
lui faire recevoir les préfens comme
venant de la main d'un Enchanteur ,
parce qu'ils étoient bien perfuadez qu'il
étoit trop genereux pour les accepter
de main à main. Sur ce fondement ils
avoient réfolu de finir leurs enchante
mens , afin de faire évanouir les vifions
que le pauvre Gentilhomme avoit là
deffus , en ôtant la caufe qui les pro
duifoit , & en tirant de lui tout le plai
fir qu'ils en pourroient tirer , fans le jet
ter dans aucun danger , ni dans aucu
ne raillerie viſible , mais feulement en
le traitant fuivant fes idées chimeri
ques, après quoi ils comptoient de lui
remettre l'efprit peu-à-peu , en tui pro
curant la fanté par tous les meilleurs
alimens qu'on pourroit lui fournir , &
de le renvoyer mourir chez lui en repos.
En effet ç'auroit été une chofe digne
de pitié , qu'un auffi honnête homme
que notre heros fût mort dans fes ima
ginations ; mais avec ces favorables
fentimens pour le Maître , ils étoient
bien
DE DON QUICHOTTE. 353
bien réfolus de fatiguer fon malheureux Liv. IV.
Ecuyer de toutes manieres , & d'en ti- CH. LIV.
rer tout le divertiffement qu'un miſe
rable païfan tel que lui , & avec cela
fou à lier , peut donner à des gens de
qualité.
Dans ce deffein le Duc avoit envoyé
querir le Curé du village de Don Qui
chotte, le Bachelier Samfon Carraſco, le
Barbier , la niéce & la gouvernante ; ils
étoient tous venus , & avoient amené
avec eux ce jeune Officier neveu du Cu
ré , qui étoit chez fon oncle lorfque nos
avanturiers étoient partis de leur villa
ge , & qui s'y trouva encore quand
on alla les prier de venir à la Ribeyra.
LeCapitaine Bracamon , ce Boëme qui
avoit le premier fait le perfonnage de
Parafaragaramus , & qui déguifé en her
mite , avoit dérobé le cheval de Don
Quichotte , & le lui avoit renvoyé chez
Bafile , fe trouva chez Valerio. Ces for
tes de gens cherchent leur profit , & il
avoit efperéen trouver à la Ribeyra , où
il avoit appris qu'ily avoit beaucoup de
gens de qualité. Le hazard voulut que
Ginés de Paffamont , autrement Gine
file de Parapilla , ce fameux filou que
Don Quichotte avoit délivré des gale
res , avoit étéfurpris en vol dans le cha
Tome V1 G g
HISTOIRE
354
LIV. IV. teau de Medoc , où l'on l'avoit rètenu
CH. LIV. & on en avoit averti le Duc , qui avoit
envoyé ordre de le retenir jufqu'à fon
retour , étant bien perfuadé qu'il lui ſe
roit utile dans fes deffeins. Par le moyen
du Curé & de Samfon Carrasco , le Duc
avoit découvert l'endroit où demeuroit
pour lors Alonza Lorenço , que Don
Quichotte , fans lui avoir jamais parlé ,
avoit fait Dame de fes penfées , & mai
treffe de fon cœur , & qu'il avoit rendue
fameufe fous le nom de Dulcinée du To
bofo , qu'il lui avoit donné ; on l'avoit
envoyéquerir , & elle étoit venue avec
fon mari , qui , quoique affez fâcheux ,
n'étoit pas néanmoins fàché de trouver
occafion de rire. La vérité eft qu'elle
étoit fort jolie , fort fage , & avoit beau
coup d'efprit. Elle fut extrêmement fur
prife de la folie du pauvre Gentilhom
me, & ne voulut point fe réfoudre à fai
re ce qu'on vouloit qu'elle fit; mais tout
le monde lui ayant repréfenté que c'é
toit le feul moyen de lui rendre fon bon
fens, & fonmari lui même s'en mêlant ,
elle promit defaire ce qu'on voudroit ,
pouvu qu'elle le pût , & que ce fût fe
lon les regles de la bienféance ; ce qu'on
lui promit, & ce qu'elle fit auffi , com
me on le verra par la fuite.
BE DON QUICHOTTE. 355
Les François , les Efpagnols , & ces Liv. IV.
CH. LIV.
nouveaux venus , qui n'avoient point
paru aux yeux de nos avanturiers , tin
$ rent confeil fur ce qu'ils avoient à faire
pour parvenir aux fins qu'ils s'étoient
propofées. Nos Chevaliers , comme on
voit, étoient en bonne main , fur-tout
Sancho , qui étoit bien recommandé. Si
tôt que tout fut réfolu , le Duc les fit
partir pour fon château , avec ordre de
mettre tout en état de bien recevoir les
avanturiers errans. Le Duc de Medoc
avoit dit au Curé les obligations que
tous tant qu'ils étoient avoient à Don
Quichotte , & lui avoit fait recit de
la bravoure qu'il avoit fait paroître
tant en la défenfe d'Eugenie & du Com
te du Chirou , qu'en la défaite des vo
leurs dans la forêt. Celui-ci n'en avoit
point été furpris , parce qu'il le con
noiffoit pour un homme intrepide &
tout à fait infatué de fes Chevaleries.
Il avoit pris prétexte de-là de louer tou
tes fes bonnes qualitez , & fur tout fon
bon efprit , qui n'avoit été gâté que
par fes ridicules vifions ; il s'étoit éten
du fur fa probité & fur fa droiture , qui
le faifoit generalement eftimer de tout
le monde; il avoit pourfuivi par le plain
dre du ridicule où fa folie expofoit un
Ggij
356 HISTOIRE
LIV. IV. des plus honnêtes hommes d'Espagne ,
CH. LIV. & fans faire femblant de vouloir taxer
qui que ce foit , il avoit fortement blâ
mé ceux qui l'entretenoient dans fes
imaginations ; il avoit fait entendre que
c'étoit une action contraire à la charité
de fe divertir aux dépens d'un cerveau
démonté , qu'on pouvoit facilement
remettre dans une affiette tranquille , en
lui donnant du repos , au lieu d'entre
tenir & de fomenter fes égaremens. Le
Duc & les autres voyant bien que la
morale ne regardoit qu'eux , avouérent
qu'au commencement ils l'avoient re
gardé comme un fou , fans efperance de
retour , mais qu'enfuite ayant eu de
l'eftime pour fon efprit , & de l'admi
ration pour fa bravoure , cela avoit at
tiré leur pitié , & que c'étoit pour lui
faire prendre tout un autre train de
vie qu'ils avoient imaginé ce qu'ils al
loient exécuter , & que ce n'étoit qu'à
ce deffein qu'ils l'avoient envoyé que
rir , lui , ſa niéce , fa gouvernante & les
autres , & leur donnérent parole à tous
de ne fe plus divertir de lui fi-tôt que
ce qu'ils avoient concerté auroit été
exécuté , mais qu'il n'en étoit pas ainfi
de Sancho , à qui bien- loin de faire au
cun quartier , on étoit au contraire for
DE DON QUICHOTTE. 357
tement réfolu de lui faire acheter , tant L 1 v. IV.
l'argent qu'il avoit , que celui qu'on lui CH. LIV.
deftinoit encore. Tous lui pafférent
condamnation fur cet article , fur-tout
la gouvernante , qui les auroit incitez à
ce deffein fi elle ne les y avoit pas vûs
portez d'eux -mêmes.Après cela tous ces
nouveaux venus prirent congé & alle
rent au château de Medoc faire tour
mettre en état pour la reception qu'on
avoit prémeditée.
C'étoit après leur départ que Sancho
s'étoit battu contre un Enchanteur pour
regagner fes armes , & que Don Qui
chotte avoit été fi maltraité de paroles
par le méchant Freſton , après s'être
battu contre Sancho à coups de poings.
Tout étant difpofe pour partir , Sancho
chargea Roffinante & Flanquine de tout
le bagage de fon maître & du fien , &
fe chargeant lui de l'argent qu'il avoit
pris aux bandits , il attacha les deux
chevaux de voiture au derriere d'un
fourgon. Tout le monde monta en car
roffe, excepté nos avanturiers , qui ar
mez comme des Amadis , montérent
fur leurs bons chevaux . On avoit mis
des petits cloux fort pointus fur les fan
gles de celui de Sancho ; de forte qu'il
fit tant debonds fouslui , que le pauvre
HISTOIRE
358
LIV. IV. Ecuyer nc put fe tenir en felle . On lui
CH. LIV. fit croire qu'un Negromancien avoit
enchanté fon cheval , & on lui confeil
la d'en changer. Le malheureux qui
avoit le corps roué des faccades de fa
monture , mit pied à terre du mieux
equ'il put , tranfporta fon bagage für
fon bon cheval , & monta fur Flan
quine , qu'on délia fi tôt qu'il fut del
fus. On avoit laiffé cette bête pendant
deux jours au ratelier avec de l'avoine ,
& on ne l'avoit point menée boire , de
forte qu'elle enrageoit de foif. A peine
fon Ecuyer eut la bride en main , qu'elle
prit à toutes jambes le chemin d'une
petite riviere qui étoit tout proche , &
où on avoit coutume de la mener abreu
ver. Elle s'y jetta fi promptement , &
s'arrêta fi court, que fon Chevalier fau
ta dans l'eau la tête la premiere , & par
deffus celle de fa monture , qui s'étoit
baiffée pour boire ; ainfi quoiqu'il n'y
eût pas deux pieds d'eau , la peur & la
chute l'avoient fi bien étourdi , qu'il
lui auroit été impoffible de fe lever , &
qu'il fe feroit affurément noyé fi l'on
n'avoit point été à fon fecours pour le
retirer , après néanmoins l'avoir laiffe
boire un peu plus que fa foif. Entre
ceux qui lui rendirent ce pieux Office ,
DE DON QUICHOTTE. 359
fut un petit Bohême de la compagnie de Liv. IV.
Bracamon , qui s'étoit vêtu d'un jufte CH. LIV.
au-corps des livrées du Duc , & qui
paffoit pour un des valets de pied dela
Ducheffe.Celui -ci, qui avoit fes ordres,
& qui n'avoit été retenu que pour cela ,
fouilla Sancho , & lui prit fon tréfor ,
avec tant de fubtilité , que perfonne ne
s'en apperçur, & qu'on crut qu'il avoit
manqué fon coup. Il l'apporta au Duc ,
qui le lui rendit , avec ordre d'aller les
attendre de l'autre côté du même ruif
feau , à un détour où il faloit encore
paffer , de fe cacher derriere un arbre ,
d'attacher la bourfe à une petite ficelle ,
& de la laiffer en vue du côté où ils
étoient , afin que Sancho la vit , & de
la retirer lorfqu'il voudroit la repren
dre. Ce qui fut executé de la maniere
qu'on va voir.
Sancho fut rapporté plus mort que
vif, & après avoir demeuré quelque
tems fur le fourgon il revint à lui , &
fon premier foin fut de chercher fon ar
gent. Il faudroit une plume plus élo
quente que la mienne pour exprimer de
quel défeſpoir il fut faifi quand il ne
le trouva plus. Comme il s'étoit desha
billépour faire fecher fes hardes , il les
tourna & retourna de tous côtez , avec
HISTOIRE
360
Liv. IV. des cris & des regrets fi perçans , qu'il
CH. LIV . en auroit attendri tout autre que ceux
qui s'en divertiffoient. Cid Ruy Go
mez dit que la douleur acheva de le
faire devenir fou , & que fi l'effufion du
fang ne lui avoit pas fait peur , il fe fe
roit pafféfon épée dans le corps ; mais
qu'il n'avoit differé fa mort que jufqu'à
ce qu'il eût trouvé une corde & un ar
bre pour s'y pendre. Don Quichotte y
perdit fon latin , & toute la compagnie
fa rhetorique , en le voulant confoler ,
& comme on lui voulut perfuader qu'il
l'avoit laiffé tomber dans la riviere , il
fe feroit jetté dedans fi on ne l'en eût
empêché. Il peſtoit contre fon bon che
val , contre Flanquine & contreles Ma
giciens qui les avoient enchantez . Il
invoquoit les Saints les meilleurs & les
plus frequentez de fon païs. Marchand
qui perd ne peut rire , difoit-il , tou
tes vos confolations font de la moutar
de après dîner ; les Meffes ne fervent de
rien aux damnez , quand le Pape mê
me y feroit l'Office ; tout ce que vous
dites eft bon , mais mon argent valoit
mieux; quand la bourfe eft lâche le cœur
eft ferré; de me venir dire des faribo
les , c'eſt chercher magnificat à mati
nes , & midi à quatorze heures. Helas !
continuoit-il
DE DON QUICHOTTE. 361
continuoit-il en pleurant , pourquoi Lrv. IV.
faut-il que je dife autant de gagné , au- CH . LIV.
tant de perdu ; il eft entré par une porte
& forti par l'autre ; il n'étoit pas venu
au fon de la flute , & pourtant il re
tourne au fon du tambour. Il reclamoit
à haute voix le bon & le fage Parafara
garamus , & il crioit avec plus de dé
folation qu'une mere qui auroit vû poi
gnarder fon enfant entre fes bras. La
compagnie , & fur-tout la Ducheffe ,
n'avoient jamais ri de fi bon cœur. Il
auroit toujours continué fi on ne fut ve
nu dans un vallon où le même ruiffeau
faifoit un coude bordé d'arbres des deux
côtez.
La vue de ce ruiffeau renouvella les
douleurs de Sancho ; il y alla néanmoins,
mais ce fut dans le deffein de lui chan
ter pouille , & de le bien battre avec
un gros bâton , qu'il avoit été chercher
pour cet effet. Cyd Ruy Gomez a avoué
qu'il lui avoit été impoffible de peindre
le défefpoir de Sancho lorfqu'il s'apper
çut de fa perte , non plus que les tranf
ports de fa joye lorfqu'il apperçut au
bord de ce ruiffeau la même bourſe qu'il
regrettoit tant. Comme il voulut fejet
ter deffus à corps perdu , & qu'elle s'é
chapa de fes mains & fauta dans l'eau ,
Tome VI. Hh
RE
TOI
HIS
362
LIV. IV. il s'y jetta brufquement après elle ; mais
CH LIV. ce fut inutilement , car l'agitation de
l'eau lui en fit perdre la vue & la trace.
Il la chercha & rechercha , & fut plus
de deux heures à faire le plongeon à la
vue de toute la compagnie , qui s'étoit
affife fur l'herbe , & qui y faifoit colla
tion', avec le plus grand plaiſir qui ſe
puifle imaginer.
Quoique la nuit approchât , Sancho
ne fe rebutoit pas , & auroit paffé toute
fa vie dans cette recherche , s'il n'avoit
, pas été retiré de fon embarras par la
voix du fage Parafaragaramus , qui vint
de l'autre côté du ruiffeau lui faire une
belle remontrance fur le peu d'attache
qu'un honnête homme doit avoir pour
les biens de ce monde , & fur-tout un
Chevalier errant. Quoique Sancho fut
fort attentif à ce qu'on lui difoit , la
morale ne lui en plaifoit nullement , &
il ne l'écoutoit même qu'avec chagrin ,
& n'en auroit pas tant laiffé dire à
l'enchanteur fans lui répondre , s'il ne
l'eût accoutumé à un grand refpect . Ce
lui ci lui rendit enfin fa joye en lui di
fant que la riviere où il avoit perdu fa
bourſe , répondoit anffi-bien que le
ruiffeau où il étoit, à la caverne de Mon
tefinos ; que c'étoit Frefton qui la lui
DE DON QUICHOTTE. 363
avoit volée , & qu'il l'avoit portée à Liv. IV.
Merlin , pour fe payer de tout ce que la CH. LIV
Princefle Dulcinée lui devoit ; que ce
fage Enchanteur n'avoit point voulut ſe
fatisfaire de l'argent d'autrui , & qu'il
avoit promis de la rendre , lorfque cet
te Princeffe feroit défenchantée. Je l'ai
prié , continua Parafaragaramus , de
me la prêter uniquement pour te la fai
re voir , afin que tu ne foupçonne plus
qui que ce foit de la compagnie de te
l'avoir volée ; mais comme il ne me
l'avoit confiée qu'à condition de la lui
rendre , je viens de la lui renvoyer. Re
prens cœur, ajouta t-il , elle te fera ren
due en peu de tems , puifque le brave
Chevalier des Lions rompra dans qua
tre jours l'enchantement de fon incom
parable Dulcinée. Prépare- toi à cette
avanture , qui fera pour toi la plus glo
rieufe & la plus laborieuſe , mais auffi
la plus lucrative de ta vie ; va repren
dre tes armes & tes habits & ne mon
te fur aucun cheval , parce que les
tiens font enchantez. Sancho tout re
mis & tout réjoui du gain qu'on lui pro
mettoit , ne fe le fit pas répéter , & re
prit fon équipage, puis rejoignit la trou
pe. Qui perd péche , dit-il , en deman
dant pardon de fes foupçons , me voilà
Hhij
HISTOIRE
364
LIV. IV. guai comme Pierrot; un bon tiens vaut
CH, LIV, mieux que deux tu l'auras , mais ce qui
eft differé n'eft pas perdu. Courage ,
mon Maître , dit-il à Don Quichotte ,
le Diable n'eft pas toujours à la porte
d'un pauvre homme ; dans quatre jours
vous aurez Dulcinée , & moi mon ar
gent , d'un échelon on vient à deux , &
de deux au haut de l'arbre ; attendons
feulement , & les alouettes nous tom
beront toutes roties dans la bouche ,
nous n'aurons qu'à tirer , la vache eſt à
nous; le terme ne vaut pas l'argent;quand
j'y ferai vous verrez de quel bois je me
chauffe ; il ne faut pas jetter le manche
après la coignée ; car quand on eft mort
on ne voit goute ; n'eft pas marchand
qui toujours gagne ; mais le bon eft qu'il
n'y aura rien de perdu. On le felicita
d'avoir eu une fi bonne nouvelle , & on
lui mit en main une bouteille , qu'il vui
da d'un feul trait ; cela acheva de le re
mettre en bonne humeur , & on fe re
mit en chemin.
Comme on entendit un cors en arri
vant au château , nos avanturiers cru
rent que c'étoit un nain qui en fonnoit,
Tout le domeftique vint audevant de
la compagnie avec des flambeaux &
entr'autres Altifidore , qui fit ſemblant
DE DON QUICHOTTE. 365
de fe pâmer à la vue de Don Quichot- Liv. IV.
te , lequel pourfuivant fon chemin fans C H. LIV.
faire femblant de la voir , fut arrêté par
les deux Ducheffes ; & comme la Com
.
teffe & les Françoiſes leur demandé
rent ce que c'étoit que cet accident , la
Ducheffe de Medoc leur dit , que cet
te Demoiſelle mouroit d'amour pour
l'incomparable Chevalier des Lions ,
dont elle n'avoit pû ébranler la fidélité
qu'il avoit promiſe à la Princeffe Dul
cinée. Elles plaignirent toutes cette pau
vre fille , & blàmérent la cruauté du
Chevalier. Pardi , dit effrontément San
cho, pourquoi auffi s'y obftine-t- elle ?
Je lui ai offert mon fervice , & lui ai
dit qu'elle trouveroit en moi un coq qui
chanteroit autrement que mon Maître.
Altifidore , qui parut revenir dans ce
moment , regarda Don Quichotte avec
fureur , & Sancho d'un air tout atten
dri ; elle lui tendit la main , & il la prit
fans façon de la fienne & la baifa, Êlle
lui ferra celle qu'elle tenoit , & le re
garda languiffamment , comme voulant
lui dire quelque chofe. Cela donna au
brutal Ecuyer l'effronterie de lui dire
tous bas des paroles qui la firent rou
gir , & enfuite elle le regarda en fou
riant.
Hhiij
RE
HISTOI
366
I.IVRE IV. Dès le foir même elle lui fit prefent
CH, LIV. en cachette de deux chemifes parfu
mées , de deux fraifes & d'un bouquet
de plumes pour mettre à fon chapeau ,
& lui dit quelques douceurs. Sancho
crut tout de bon que cette fille ne pou
vant rien avancer anprès de fon Maî
tre , fe rabattoit fur lui. Il eut le front
de lui demander la permiffion d'aller la
trouver feule dans fa chambre. Elle lui
répondit qu'elle ne le pouvoit pas cet
te nuit là , parce qu'elle ne couchoit
pas feule ; mais que s'il vouloit venir
le lendemain dans une chambre qu'elle
lui indiqua aubout du château , où elle
iroit coucher fans compagne , fous pré
texte de maladie , elle le recevroit de
fon mieux , & qu'il lui feroit plaifir ;
elle ajouta qu'elle pouroit y monter fi
tôt que tout le monde feroit retiré , ce
qu'ilconnoîtroit lorfqu'elle ouvriroit fa
jaloufie , & lui recommanda fur-tout le
fecret , & de ne point faire de bruit. Le
brutal qui bruloit dans foname , la re
mertia , bien réſolu de profiter de fes
avances, & fe mit le lendemain fur fon
propre , fans non plus fonger aux avan
tures , que s'il n'avoit point été Cheva
lier errant.
Cyd-Ruy Gomez dit qu'il eut affez

1
DE DON QUICHOTTE. 367
de délicateffe pour attendre avec impa- L 1 v. IV.
tience l'heure du rendez vous , & que CH. LIV.
quoiqu'il paflat la journée à boire , il
ne laiffa pas de la trouver fort longue.
Don Quichotte qui avoit entendu que
Parafaragaramus avoit dit que dans
quatre jours il délivreroit Dulcinée
d'enchantement , étoit dans l'impatience
de voir la fin du terme ; mais comme on
n'avoit pas encore tout préparé , il fa
lut malgré lui qu'il attendît. Les Fran
çois & les autres pafférent cette pre
miere journée à vifiter le château du
Duc de Medoc , & à fe promener dans
fon jardin. Il étoit beau & vafte , & ils
n'eurent pas plus de tems qu'il ne leur -
en faloit pour le parcourir jufqu'au
fouper , pendant lequel on parla d'Alti
fidore , & après l'avoir plainte d'une
paffion fi mal reconnue , la Ducheffe de
Medoc ajouta , que cette pauvre fille
s'étoit féparée de toute la compagnie ,
& l'avoit priée de fouffrir qu'elle fe reti
rât feule dans une chambre , pour y
pleurer enrepos fon malheur , & qu'el
Te n'avoit pas cru lui devoir refufer cette
grace. Je laiffe à penfer au lecteur quels
étoient pour lors les fentimens du
heros de la Manche & ceux de fon
Ecuyer.
Hh iiij
IRE
368 HISTO
LIV. IV. Chacun s'étant retiré , Sancho qui
CH. LIV. avoit la puce à l'oreille , laiffa coucher
fon maître , & fortit de la chambre fi
tôt qu'il le vit endormi. Il alla ſe pro
mener dans le parc juſqu'à l'heure du
rendez-vous ; il voyoit toujours de la
lumiere dans la chambre d'Altifidore ,
& comme il en vit enfin ouvrir la jalou
fie , il courut à ce fignal ; mais il ne put
le faire fi doucement qu'il ne fut enten
du de deux gros chiens qu'on avoit lâ
chez exprès pour lui faire les premieres
civilitez. Ceux-ci le faifirent aux feffes
& aux jambes d'une cruelle maniere :
il commençoit à fe repentir de fon in
continence , & alloit crier au fecours ,fi
Altifidore , qui étoit defcendue au de
vant de lui , & qui étoit connue de ces
chiens , ne leur avoit fait lâcher priſe >
& ne l'eût prié de ne faire aucun bruit
crainte d'expoſer fa réputation . Il la fui
vit dans fa chambre , où il trouva qu'el
le lui avoit préparé une collation fort
propre. Le brutal vouloit d'abord venir
à la conclufion ; mais la belle Altifidore
lui dit que ce ne feroit qu'après qu'il au
roit bû & mangé. Il fe mit donc à table ,
où il dit à Altifidore mille effronteries ,
& fit mille railleries de la fageffe de fon
maître qu'il traitoit de ridicule & de
DE DON QUICHOTTE. 369
bêtiſe. Enfin Altifidore fe jetta fur fon Liv. IV.
lit , & Sancho qui croyoit de bonne foi CH . LIV,
y aller prendre fa place fe mit en devoir
de la fuivre ; mais le lit fut tout d'un
coup élevé au haut du plancher où ilfe
perdit, & Sancho qui étoit à moitié def
fus lorfqu'on l'avoit enlevé avoit été
pouffé à terre , où il avoit fait une rude
chûte dont il fut relevé par quatre figu
res d'Anges vêtus de blanc & de bleu ,
ayant des aîles de même couleur. Ils le
liérent comme un criminel , lui mirent
un baillon , après quoi ils lui ôtérent de
deffus le corps l'habit & la chemiſe , &
à grands coups de verge dont ils le frap
poient par meſure , ils le mirent en un
moment tout en fang. Après l'avoir fi
bien étrillé , ils le portérent dans les fof
fez du château , où après l'avoir affis fur
une pierre , ils le liérent à un pieu & le
laifférent dans l'eau jufques au col , afin
lui dirent-ils , d'éteindre les feux de la
concupifcence. Le malheureux pécheur
y demeura juſqu'à ce que fon maître
reveillé par fes imaginations fortit pour
prendre l'air à fon ordinaire , & alla par
hazard du côté où étoit fon malheureux
Ecuyer tout tranfi de froid. Il le recon
nut , le délia , lui ôta le baillon , &lui
HISTOIRE
370
LIV. IV. demanda qui l'avoit mis là , & lui avoit
CH. LIV. fi bien moucheté le corps & les épaules.
Sancho plus mort que vif le prit quel
que tems pour un phantôme , mais
l'ayant enfin reconnu il ſe rafſura , &
avec des foupirs très vifs , ou plutôt un
cliquetits de dents extraordinaire , il lui
conta toute fon avanture.
Notre heros qui étoit la continence
même , ne le plaignit que fort peu , &
lui dit au contraire qu'il n'avoit que ce
qu'il méritoit, qu'il devoit fe fouvenir
de ce que leur avoit attiré l'envie qui
avoit pris à Roffinante de faire l'amour ,
& de quelle maniere les Yangois avoient
châtiéfur leurs perfonnes l'incontinence
d'un cheval , & conjecturer par-là que
ce feroit bien pis quand ils voudroient
eux-mêmes fe laiffer aller aux tenta
tions de la chair. Tu devois prendre
exemple fur moi , ajouta-t-il , quand
tu as vû avec quelle froideur j'ai rebuté
les marques d'amour de cette fille ? Ne
fçais tu pas qu'un Chevalier errant doit "
être chaite du corps & du cœur ? mais ,
mon enfant , il faut prendre ton mal en
patience , & ne faire femblant de rien ,
parce qu'on fe moqueroit de toi , & que
Monfieur le Duc & Madame la Duchelle
DE DON QUICHOTTE. 371
* feroient choquez , s'ils fçavoient que tu Liv. IV.
euffes voulu fouiller leur château CH . LIV.
par
tes impuretez.Ne fçais tu pas bien qu'il
y a des Démons qui gardent tous les
tréfors , & devois tu douter qu'il n'y en
ait de commis à la garde de l'honneur
d'Altifidore que tu voulois ravir? Tu en
es quitte pour des coups de verge &
15 pour avoir été rafraichi ; tout cela ne
1 peut que te faire du bien , pourvû que tu
en faffe un bon ufage. Je te confeille feu
lement de te tenir couché pour toute la
journée , fous prétexte d'indifpofition ,
auffi bien ne vois-je pas que tu te portes
trop bien.
Sancho qui n'en pouvoit plus , & qui
fe repentoit d'avoir voulu faire une mau
vaife action , convenoit par fon filence
que fon maître avoit raiſon , & contre
fon ordinaire n'ofoit ouvrir la bouche.
Don Quichotte alla lui querir du linge
& fon habit qui avoit été rapporté dans
fa chambre par art de Negromancie , &
le ramena avec lui plys honteux qu'il
n'avoit été de fa vie. En entrant ils en
tendirent de grandes acclamations , &
virent tous les gens du château qui fi
rent les étonnez. Ils voulurent paffer
outre fans en demander la caufe ; mais
372 HISTOIRE
Liv. IV. la Ducheffe les retint malgré eux. Ah !
CH. LIV. Seigneur Chevalier, dit-elle au heros de
la Manche , nous avons befoin de vous
pour la pauvre Altifidore ; elle a été
emportée cette nuit de fon lit jufques
dans l'Eftang du château où elle a pen
fé mourir de frayeur & de froid : les
Enchanteurs qui l'ont perfécutée fans
doute à caufe qu'elle vous aime , l'ont
traitée avec la derniere rigueur , elle
eft toute déchirée de coups de fouet , &
on vient de la remettre dans fa premiere
chambre plus morte que vive. Eft il
poffible que vous ne vengerez pas une
fille qui vous aime tant ? Madame , ré
ponditDon Quichotte avec un air froid
à glacer, & d'un ton tout magiſtral : ſi
Altifidore avoit été bien fage dans fon
cœur , les Enchanteurs qui l'ont mal
traitée auroient été fes défenfeurs , &
non pas fes bourreaux ; elle n'a que ce
qu'elle merite , & elle a tort de me de
mander vengeance d'eux , puifque j'au
rois fait moi-même ce qu'ils ont fait ;
Dieu benit les bonnes intentions & pu
nit toujours les mauvaiſes ; permettez
moi de ne vous en pas dire d'avantage ,
elle peut s'expliquer elle-même. Notre
Chevalier paffa outre après ce difcours
DE DON QUICHOTTE. 373
avec fon trifte Ecuyer , qui crut tout de LIVRE IV,
bon qu'Altifidore avoit eu le même fort CH, LIV.

ད་ que lui , dans la penfée qu'elle avoit la


même mauvaiſe intention.
Ceci fut encore une nouvelle matiere
de fermon , que le trifte & fuftigé San
cho écoutoit avec plus de docilité qu'il
n'avoit fait de fa vie ; mais enfin fon
maître ayant ceffé de parler , parce qu'il
n'en pouvoit plus de la gorge , Sancho
reprit la parole & avoua qu'il avoit tort
d'avoir tenté Altifidore , qu'il fçavoit
bien qu'il fuffifoit pour perdre une fille
de lui dire une fois qu'on l'aime , parce
qu'après cela le Diable le lui répéte fans
ceffe, & mafoi , Monfieur , pourfuivit
il , toutes les filles & les femmes en
font là logées ; & elles font toutes là
deffus les faintes mitouches ; mais les
brebis du bon Dieu ont beau être regar
dées & comptées , le Diable trouve tou
jour le fecret d'en tondre quelqu'une ,
s'il ne l'emporte pas tout à fait ; en un
mot , une éteincelle fait un grand bra
fier , & fille qui jafe avec un amant en
file la mere Gaudichon , comme un
Aveugle fon oraiſon ; mais le jeu n'eŋ
vaut pas la chandelle , & s'il ne faut
qu'un petit caillou pour faire verfer une
374 HISTOIRE
LIV. IV. charette ; un fromage n'eft pas long
CH. LIV. tems entier quand on le laiffe guigner
au chat , & de nuit tous chats fon gris.
Tu feras toujours farci de proverbes ,
lui dit fon maître. Oh bien , reprit San
cho , je confens d'aller rôtir des châtai
gnes en Enfer , fi j'ai jamais rien de com
mun avec aucune fille ni femme que la
mienne , & je recevrai Altifidore en fille
de bonne maiſon , fi elle me vient da
vantage rompre la tête.
Son maître le laiffa , & comme il avoit
paflé une fort mauvaiſe nuit après avoir
bien mangé & bien bû , il fe mit dans fon
lit & s'endormit auffi tranquillement
que s'il ne lui fût rien arrivé. Les préten
dus Efprits qui l'avoient fi bien regalé
étoient le Bachelier Samfon Carrafco ,
le Barbier , le Capitaine Bracamon &
Ginés de paffamont , qui avoient inven
té la maniere d'enlever le lit d'Altifido
re. Sancho ſe leva le foir & vint fouper
avectoute la compagnie qui le queftion
na fur fon abfence ; mais il n'eut garde
de rien dire , & on ne parla pas plus
d'Altifidore , que fi elle n'avoit jamais 1
été au monde. Notre heros , qui profon- !
dement enfeveli dans fes rêveries ne di
foit pasunmot, en fut retiré par les féli
DE DON QUICHOTTE. 375
citations qu'on lui adreffa fur le défan- L1 v. IV.
chantement de la Princeffe Dulcinée , & C H. LIV.
fur le plaifir qu'il auroit de rendre au
Y jour une perfonne fi belle & fi parfaite. ·
Le Duc dit qu'il en vouloit faire les nô
ces, & que pour cet effet il feroit publier
' un Tournois avec le plus de magnifi
cence qu'il fe pourroit , tant pour ren
dre la fête plus belle , que pour honorer
I en même tems une beauté incompara
ble , la fleur & l'élite de toute la Cheva
lerie errante. Tout le monde lui applau
dit , & chacun le pria de donner les or
dres pour l'accompliffement d'un hymé
née fi illuftre.Notre heros ne fe fentoit
pas d'aife , & Sancho qui avoit toujours
fa bourfe en tête , dit qu'il voudroit que
la choſe fut déja faite & avoir rattrapé
fon argent. On paffà la foirée fort agréa
blement , après quoi nos deux Cheva
liers fe retirérent dans leur apparte-
ment , non pour dormir , car ils ne pu
rent fermer l'œil de toute la nuit : mais
pour s'entretenir des grandes chofes qui
devoient bien- tôt arriver. Le lendemain
ils fortirent avec les autres pour aller à
la chaffe. On leur demanda à quel def
fein ils s'étoient armez , puiſqu'ils n'al
loient faire la guerre qu'à des perdrix &
à des lapins, Don Quichotte répondit,
376 HISTOIRE
Liv. IV. pour tous deux , que des gens de leur
CHAP. LV profeffion devoient toujours être en état
de mettre à fin les avantures , & que
peut-être l'Enchanteur Frefton étoit là
autour , qui ne cherchoit qu'à leur
faire piece. On ne leur en demanda pas
davantage , & toute la compagnie , c'eſt
à- dire les deux François prirent le che
min de la plaine , on chaffa tout le ma
tin avec affez de bonheur , & le Soleil
commençant à être ardent , on prit le
chemin d'un petit bois pour le mettre à
l'ombre.

CHAPITRE LV.

Don Quichotte & Sanchovont à la


Caverne de Montefinos . Ce qu'ils
yvirent , & comment fe fit le
défenchantement de Dulcinée.

E Lecteur doit fe fouvenir de la foffe


à fon re
tourdu Gouvernement de l'Ifle Barata
ria , & qu'elle n'étoit pas éloignée du
château du Duc de Medoc , puifqu'elle
en faifoit partie , & qu'elle étoit en effet
un conduit foûterrain. Il faloit paffer
pardevant
DE DON QUICHOTTE. 377
pardevant cette foffe pour aller à ce pe- LIv. IV.
tit bois dont on vient de parler. Don CHAP . LV.
Quichotte étoit dans une impatience
terrible de jouer des mains pour rompre
l'enchantement de fon imaginaire Dul
cinée , & abîmé dans fes réveries il ne
fuivoit les autres que parce que fon
cheval l'y contraignoit. Sancho alloit
derriere lui , trifte & penfif, ne croyant
jamais voir affez-tôt l'heureux moment
qui lui rendroit fa bourfe. Ils furent re
tirez de leur alfoupiffement par une voix
plaintive , qui fe faifoit entendre plus
clairement à mesure qu'ils avançoient.
Don Quichotte qui croyoit n'être pas
éloigné de l'endroit d'où cette voix for
tement
toit , y courut & entendit diftin&
une femme qui fe plaignoit & qui crioit
au fecours. Traître , difoit-elle , n'eft-il
pas tems que tu me laiffes retourner fur
terre , après avoir été un nombre infini
d'années enfevelie toute vive ? Au fe
cours , cria-t-elle de rechefà pleine tê
te ; & en même tems elle fe montra fur
le bord de la foffe , & parut faire un ef
fort pour la franchir , comme elle fit en
effet. Elle fut fuivie par un homme ar
mé de toutes pieces qui paroiffoit vou
loir la retenir malgré elle , & qui s'arrê
tant fur lebord de cette foffe à la vue de
Tome VI. ᏞᎥ
378 HISTOIRE
LIV. IV,nos Chevaliers , fe rejetta dedans fi -tôt
CHAP.LV. qu'il les vit aller à lui. Cette femme vint
en courant fe jetter aux pieds du cheval
de Don Quichotte . Ah ! Seigneur Che
valier , lui dit elle , fi vous cherchez les
grandes avantures , comme je n'en dou
te pas , entrez -là dedans , fuivez ce per
fide & allez délivrer d'esclavage des
Princeffes que l'Enchanteur Merlin re
tient dans la Caverne de Montefinos ,
où elles font battues & outragées par le
cruel Freſton dont la fureur me pourfuit .
Je fuis une des filles d'honneur de l'in
fortunée Balerme , qui fonge à pleurer
Durandart ſon amant dont elle porte le
cœur à la main , pendant que lui couché
comme un veau , dort comme une tou
pie fans remuer non plusqu'un Rocher.
Si vous n'êtes pas touché de fon mal
heur , foyez-le de celui d'une Princeffe
nommée Dulcinée , qui y eft arrivée de
puis peu,faite & bâtie comme une gueu
fe dans de certains tems , & quelquefois
tirée à quatre épingles comme une pou
pée & dorée comme un calice. C'eft la
beauté & la vertu même , & le Parangon
de toutes fortes de bonnes qualitez . Le
maudit Enchanteur Frefton vient de la
laiffer prefque morte de coups d'étri
vieres qu'il lui a donnez en ma préſen
DE DON QUICHOTTE. 379
ce,en haine d'un certain Chevalier nom. Liv. IV.
CHAP.LV.
mé Don Quichotte dont elle a toujours
le nom à la bouche , & qu'elle appelle
fans ceffe àfon fecours , & fon neveu ne
me pourfuit & ne m'a battu, qu'à cauſe
que je n'ai pû fouffrir une fi grande bar
barie fans prendre fon parti , Eh ! bon ,
bon , interrompit Sancho , les femmes
ont toujours été ce qu'elles font , elles
ont toujours fourré leur nez dans les
affaires d'autrui.
Don Quichotte , à qui il n'en faloit
pas tant dire pour l'obliger à tout faire ,
ne s'amufa pas à écouter fon Ecuyer ,
mais il alla au neveu de Frefton qui dans
ce moment fe jetta dans la foffe & lui
fit face. Il étoit , comme j'ai dit , armé
de toutes pieces & à pied , ayant à la
main gauche une épée nue & à la droite
un fouet de cordes garni de molettes de
fer. Viens , dit-il au Chevalier , fi tu
ofes defcendre à armes égales , je pour
rai te fatisfaire , & mon Ecuyer ſe bat
tra contre le tien. Don Quichotte au
roit bien voulu prendre fon cheval ,
mais voyant qu'il lui étoit impoffible
de le faire paffer , il mit pied à terre &
fauta dans cette foffe. Sancho perfuadé
que c'étoit-là le veritable chemin dere
Ii ij
HISTOIRE
380
LIV. IV. trouver fon argent l'imita en criant :
CHAP.LV Allons , ici mourra Samfon & tous ceux
qui font avec lui. Les François & les
Efpagnols qui avoient joint Don Qui
chotte firent femblant de vouloir ſe jet
ter après lui dans cette caverne , & en
furent empêchez par une grille de fer
qui fe leva tout d'un coup à leurs pieds
& qui leur en boucha l'entrée. Don
Quichotte qui vit cet empêchement les
remercia de leur bonne volonté , & leur
dit que c'étoit une avanture qui lui étoit
refervée , & qu'en peu de tems il leur
promettoit de leur faire fçavoir de fes
nouvelles ; après cela il fe recommanda
tout haut à Dulcinée & entra brufque
ment dans la caverne, Sancho fe recom
manda auffi à fa Maricaude & fuivit fon
maître en lui jurant de n'avoir point de
peur , pourvû qu'ilne le quittât pas de
vue. Ils fuivirent fort long- tems ce ne
veu de Frefton , qui s'éloignoit à grands
pas dans unetrès- grande obfcurité. Tout
ce que nos avanturiers pouvoient faire
étoit de l'appercevoir à la faveur d'une
lumiere fort éloignée. Ce prétendu ne
veu de Frefton étoit Ginés de Paffa
mont , à qui on avoit ordonné de com
battre notre heros , avec défenſe de le
1
DE DON QUICHOTTE. 381
bleffer fur peine de la vie. Celui ci étoit LIV. IV.
adroit comme un filou , & outre cela il CHAP. LV.
avoir mis lui-même fes armes à l'épreu
ve du coup. Il s'arrêta dans un eſpace
affez large à plus de huit cens pas de
l'entrée de la caverne, & y fit face à no
tre Chevalier qui alloit à lui l'épée à la
main avec beaucoup de réfolution. Ils
fe battirent quelquetems avec beaucoup
de valeur , & nefurent feparez que par
ce que le jour leur manqua , c'eſt-à-dire
que toutes les bougies furent éteintes ;
& dans l'inftant un bruit effroyable de
cris de victoire fe fit entendre & fut
fuivi d'un concert de quelque forte d'inf
trumens. La clarté réparut peu de tems
après plus belle & plus vive qu'aupara
vant, & fit voir à notre heros fon enne
mi terraſſé & rendant le fang de tous
côtez , ou plutôt il crut le voir , car Paſ
famont étoit difparu , & c'étoit une fi
gure d'homme armé qu'on avoit jettée
a fa place. On avoit mis dans la repré
fentation de ce corps des veffies pleines
d'une liqueur rouge comme du fang ,
& on les avoit percées de forte que le
heros de la Manche crut avoir tué Fref
ton ; & avoir déja commencé à fe ven
ger de fon ennemi.
IRE
38 % HISTO
LIV.IV. Il alloit à ce prétendu corps pour lui
CHAP. LV. lever le haumet & l'armet afin de le
voir au vifage ; mais il en fut empêché
par un nouveau fpectacle. La terre qui
s'ouvrit à côté de lui , vomit feu & flam
mes , & il vit un Démon vêtu de rou
ge & armé qui en jettoit auffi de tous
côtez ; enun mot la même vifion qu'il
avoit eue dans la forêt , mais plus horri
ble & plus hideufe. Don Quichotte re
connut Freſton ; & le malheureux San
cho qui le reconnut auffi en fut fi épou
vanté qu'il commença à fe repentir de
fon entreprife , & voulut fe jetter der
riere fon maître; mais il ne put le faire
fi promptement que ce Démon ne l'at
teignît d'un coup fi rude fur les épau
les qu'il le jetta étendu aux pieds du Che
valier des Lions. Celui ci alloit brave
ment venger fon Ecuyer , quand il en
fut empêché par une nouvelle viſion.
La voûte parut illuminée d'une lumiere
vive & pure , & repréfenter un Ciel cou
vert de nuages ; en même tems il en
tendit diftinctement ces paroles profe
rées d'une voix forte : Arrête , invinci
ble Chevalier des Lions , c'eft contre
l'Enchanteur Frefton que tu veux com
battre , & tu dois te fouvenir que je me
DE DON QUICHOTTE. 383
fuis refervé l'honneur de la victoire. Liv. IV.
Ces paroles arrêtérent la fougue de no. CHAP.LV.
tre heros , qui refta en pied où il étoit.
Quelques éclairs ayant éclaté , un
coup de tonnere fe fit entendre , & ces
nuages s'ouvrirent & firent voir le fa
ge Enchanteur Parafaragaramus fur un
char doré tiré par deux Cignes. Il étoit
vêtu de blanc , tenant encore un Livre
58
à la main, & tel qu'il avoit paru dans la
forêt lorfqu'il avoit féparé nos avantu
riers qui fe battoient à coups de poings.
Ce char defcendit peu à peu , & les
feux que jettoit Frefton s'éteignirent ,
ce qui le rendit tout tremblant & im
mobile.
Perfide , lui dit Parafaragaramus après
qu'il fut defcendu , eft-ce ainfi que ru
executes les ordres de Pluton ton maî
tre I t'avoit permis d'attaquer ce
Chevalier fur terre à armes égales , &
quand il eft en difpofition de combattre
contretoi , tu te rends invifible , de peur
d'en être vaincu. Tu n'es qu'un lâche
qui n'a jamais ofé le regarder en face
depuis qu'il eft armé ; tu le vis lorfque ;
tu volas la bourfe de fon fidéle Ecuyer ,
tu l'as rencontré encore il n'y a que
deux heures , & tu as eu la lâcheté de
te dérober à fes yeux ; tu es indigne de
384 HISTOIRE
Liv. IV.fes coups & des miens ; va reprendre
CHAP LV .•pour toujours tes chaînes dans les En

fers , je te l'ordonne par tout le pouvoir


que j'ai fur toi. Et vous efprits infer
naux , continua t-il , noirs habitans du
féjour ténebreux , ſortez du fond de vos
abîmes , & venez y précipiter ce perfi
de , qui n'eft hardi qu'à maltraiter une
jeune Princeffe fans défenſe , redoublez
fes chaînes dont il ne forte jamais , &
qu'il languiffe éternellement fous leur
poids.
A ces mots la terre s'ouvrit encore
de quatre côtez , & il en fortit quatre
figures de Diables qui fe jettérent fur
Frefton , & qui fondirent en même
tems avec lui parmi les feux &les flam
mes prefque aux pieds de notre heros &
à fes yeux. Toutes ces vifions avoient
achevé d'étonner Sancho ; mais la pré
fence du fage Parafaragaramus le raffu
ra peu à peu , & une fiole de roffolis
qu'il lui fit avaler , en lui difant que
c'étoit de l'ambroifie , acheva de lui
rendre fes efprits ; il en fit prendre auffi
au heros de la Manche ; qui lui fit
bien du bien , parce qu'outre qu'il
étoit à jeun , il puoit dans cette caver
6
ne d'une terrible force le falpêtre & le
fouffre qu'on y avoit brûlé. Voyez ,
leur
DE DON QUICHOTTE. 385
leur dit Parafaragaramus , quelle puan. Liv. IV.
teur & quelle infection les habitans CH. LV.
d'Enfer laiffent après eux , mais il faut
la faire diffiper. En même tems il fit
femblant de faire de nouvelles conju
rations , & le haut de la voûte s'ouvrit
en trois endroits par où la fumée for
tit comme par autant de foupiraux.
Après que la puanteur fut diffipée , la
voûte fe referma comme auparavant ,
& il ne parut plus qu'une lumiere fom
bre , mais affez claire pour fe conduire.
Je t'ai promis , dit Parafaragaramus
à Don Quichotte , de t'ouvrir le che
min au défenchantement de la Prin
ceffe Dulcinée , & je vais te tenir pa
role , & t'aider à en tenter l'avanture,
fi tu te fens affez de force & de coura
ge pour cela ; en ce cas , tu n'as qu'à me
Tuivre & ton Ecuyer auffi , pour re
trouver fon argent , car l'un & l'autre
font en la puiffance du fage Merlin qui
doit commencer aujourd'hui à gouter
un vrai repos en ne fe mêlant plus des
affaires du monde , pourvû que tu met
tes à fin les avantures qui t'attendent,
finon il gardera les tréfors dont il eft
en poffeffion , jufqu'à ce qu'il ſe ren
contre quelque Chevalier plus heureux
1 que toi. Don Quichotte lui ayant dit
Tome VI, K k
HISTOIRE
386
LIV. IV. & affuré qu'ils étoient prêts de le fui
CH. L V. vre par tout où il voudroit les mener,
ils marchérent environ deux cens pas
dans un chemin étroit & parmi les té
nébres , & ſe trouvérent tout d'un coup
dans un petit endroit auffi éclairé de
lumieres qu'en plein midi. Ils n'y vi
rent rien qui méritât leur attention ,
mais au deſſus d'une porte qui leur pa
rut de jaſpe , ils virent un écriteau de
marbre noir fur lequel ces paroles
étoient écrites en lettres d'or.
Qui que vous foyez qui venez affron
ter Merlin dans fon Palais , lui enlẹ
ver les Princeffes qu'il y tient enchan
tées , préparez-vous à de rudes com
bats dans lesquels fi vous demeurez vi
Atorieux , outre l'honneur que vous en
rapporterez , vous trouverez auffi des ri
cheffes qui vous appartiendront ; mais
fçachez qu'il faut être d'un cœur pur &
net, n'avoirrien à autrui fur fa confcien
ce , & n'avoir jamais menti , ou yous at
tendre avant que d'en fortir à en faire
une rude pénitence ; il ne fera plus tems
de reculer quand vous aurez une fois
franchi cette porte. Examinez - vous
avant que d'avancer , & laiffez plutôt
votre entrepriſe imparfaite , que de
vous expoſer à l'inutile repentir de l'ą
DE DON QUICHOTTE. 387
voir tentée. Le fuccès heureux n'en eft Liv. IV.
refervé qu'au plus fidéle & au plus bra- CHAP.LV,
ve Chevalier qui jamais ceignit épée ,
fans en excepter les Amadis , les Ro
ger & les autres illuftres de l'Ordre vi
vans & morts.
Oh pardi , dit Sancho après que fon
maître eut lû à haute voix , un cœur
pur , une confcience nette , rien à au
trui & n'avoir jamais menti , il deman
de l'impoffible ; cela étoit bon pour les
gens de l'autre monde. N'importe
6 pourfuivit - il , l'homme propole &
Dieu difpofe , nous fommes bien équi
pez , après cela bon pied , bon œil, à
bon jeu , bon argent ; j'aurai toujours
le mien , quitte pour faire pénitence,
auffi-bien la faut-il faire dans ce mon
de ou dans l'autre. En même tems il
fur le premier à pouffer la porte & à
entrer l'épée à la main. A peine fur-il
dans la fale , qu'il auroit bien voulu n'ê
tre pas tant avancé , & il auroit retour
né en arriere s'il n'avoit pas été ſaiſi
par deux démons qui lui firent une fi
grande peur , qu'il n'eut pas la force de
foutenir fon épee qui lui fut ôtée , &
parut de la main s'aller rendre elle-mê
me dans celle d'un Géant de plus de
quinze pieds de haut , qui pargiffoit au
K kij
RE
TOI
388 HIS
LIV. IV. milieu d'une grande ſale , affis fur un
CH. LV, Cube , l'épée de Sancho d'une main &
une groffe maffue de l'autre , fur la
quelle il s'appuyoit. Il avoit la tête cou
verte d'un cafque plus gros qu'un tam,
bour , fes épaules étoient chargées de
deux grandes peaux de lion par- deffus
Les armes ; il avoit fur l'eftomac une
figure de diable en relief dont les yeux
éclatoient comme des chandelles ; en
un mot c'étoit une figure capable de
faire peur à tout autre qu'au Chevalier
de la Manche. Quatre gros lions qui
étoient aux pieds de cette figure , fai
foient mine de vouloir fe jetter fur nos
avanturiers. Cyd - Ruy -Gomez croit
que Sancho en eut une telle épouvante
que l'harmonie de fon corps en fut dé,
Concertée , & que les conduits de la
nature s'ouvrirent , mais c'eſt dont il
n'a jamais eu de connoiffance certaine,
L'intrépide Don Quichotte avança
vers le Géant , bien réfolu d'en venir
aux mains avec lui malgré les lions qui
lui fervoient de corps de garde. Qui es
ru toi, qui ofes venir où jamais homme
vivant n'a mis les pieds , lui demandą
l'horrible figure ? Tu auras mon nom
après ma victoire , lui repartit Don
Quichotte , qui avoit déja l'épée haute
DE DON QUICHOTTE. 389
X
pour le frapper , lorfqu'il fut retenu par Liv. IV
Parafaragaramus. Il eft jufte de dire CH. LV.
qui vous êtes , lui dit celui-ci , parce
que le fçavant Merlin que vous voyez
fçait par qui les Princeffes enchantées
doivent être miſes en liberté , & fi c'eſt
à vous que cette glorieufe avanture eft
deftinée , je fuis certain qu'il eft trop
honnête Enchanteur pour vouloir
éprouverun combat dont il ne rempor
teroit que la honte. Si cela eſt , re
prit notre héros , je lui apprendrai avec
joye , que je fuis Don Quichotte de la
Manche , ci-devant nommé le Cheva
lier de la trifte figure , & maintenant le
Chevalier des Lions , & toujours l'ef
clave de l'illuftre Princeffe Dulcinée du
Tobofo que je viens délivrer ou perdre
la vie.
A ce nom de Don Quichotte Mer
lin laiffa tomber ſa maflue & rejetta l'é
pée à Sancho , les Lions tombérent fur
le côté , & vinrent un moment après en
rampant baifer les pieds du brave Che
valier de la Manche , le tonnerre fe fit
entendre avec un fi grand bruit qu'il
fembloit que tout alloit bouleverfer ; les
Démons qui tenoient Sancho le lâché
rent , ils allérent fe remettre avec les
Lions aux pieds de Merlin , & tous en
Kk iij
390 HISTOIRE
LIV. IV. femble fondirent en terre , & la fale où
CH. LV. ils étoient parut en un moment toute
unie , & s'ouvrant auffi -tôt , en fit voir
une autre fort magnifique . Notre héros
y entra & y entendit une mufique dou
ce & agréable qui retentiffoit de fes
louanges , & le combloit de bénédic
tions. Après cela parut Balerme fuivi
de douze filles , qui vinrent deux à
deux fe profterner aux pieds de l'invin
cible Chevalier , exaltant ſa bravoure
& fon intrépidité au deffus de tous les
héros vrais & fabuleux , & fur- tout fa
fidélité pour Dulcinée , à laquelle étoit
dûe leurliberté & la fin de leur enchan
tement. Enfuite de cela Balerme le prit
par la main , & le fit entrer dans une
fale telle qu'il avoit lui-même dépeint
celle où il avoit vû Durandar. Elle te
noit fon cœur à fa main , & avec un
canif elle ouvrit le côté de fon amant, &
lui remit le cœur dans le ventre en pré
fence de notre héros. Durandar ſe leva
tout d'un coup , & fauta en place aux
pieds de fa maîtreffe , à qui il fit autant
de careffes que s'il y eût eu en effet huit
cens ans qu'il ne l'eût vue. Il remercia
Montefinos de fes foins ; & ayant appris
qu'il voyoit devant lui l'invincible Che
-valier qui avoit rompu leur enchante
DE DON QUICHOTTE. 391
ment , il vint fe jetter à fes genoux , le Liv. IV.
CH. LV.
cœur fi faifi en apparence qu'il ne put
pas ouvrir la bouche .
Notre héros le releva fort honnête
ment , & Parafaragaramus les fit tous.
paffer dans la premiere fale où Merlin
étoit difparu il leur dit là qu'il y avoit
affez long tems qu'ils n'avoient ni bu
ni mangépour avoir appétit . A ce mot
de manger Durandar , Balerme , Mon
tefinos & leur fuite , fe mirent à faire
un bruit de diable , & à crier du pain,
du pain , à la famine. Don Quichotte
qui n'avoit jamais rien lu de pareil
dans fes Romans , ne fçavoit où il en
étoit ; mais enfin la vûe de la table qui
parut tout d'un coup dreffée , & leur
avidité à fe jetter fur ce qui étoit deffus
leur ayant impofé filence , il les regar
da avec plus de tranquillité . Ils man
geoient comme des loups , & avec une
voracité qui rendit Don Quichotte
confus , & qui étonnoit Sancho même.
Parafaragaramus lui dit qu'il n'y avoit
rien là de furprenant , & que des gens
qui avoient été huit cens ans fans rien
prendre , devoient avoir befoin de fe
remplir , & le convia de fe mettre à ta
ble. Il en fit au commencement diffi
culté , parce qu'il vouloit , difoit il
Kk iiij
HISTOIRE
392
LIV. IV. trouver Dulcinée ; mais Balerme lui
CH. LV. ayant dit qu'elle étoit à fes œuvres de

pieté , où il ne faloit pas l'interrompre,


le pieux Chevalier fe rendit , & fe mit
avec les autres , au grand plaifir de San
cho , qui fit voir qu'il avoit autant de
faim que ceux qui étoient à jeun depuis
tant de fiécles.
Après que chacun fut bien repu , le
tonnerre fe fit entendre plus fort que.
jamais , les nuages qui couvroient le
haut de la fale offufquérent la lumiere,
la table difparut , les éclairs éclatérent,
& deux démons fondirent des nuées
fur Sancho , qui l'enlevérent au haut ,
& fe précipitérent tout aufli-tôt avec
lui dans le même fond où Merlin s'étoit
abîmé , & où la table venoit de fe per
dre. La promptitude de fon enlevement
& de fa chûte avoit empêché fon Mai
tre de s'y oppofer, & il n'entendit plus
de lui que des hurlemens effroyables. Ce
trou où il s'étoit abîmé avoit été tout
auffi tôt refermé , & rien ne paroiffoit
qu'un plancher ordinaire. Comme no
tre héros ne fçavoit que dire ni que faire,
Parafaragaramus qui vit fa perplexité ,
lui dit qu'il faloit que Sancho fût pu
rifié avant que Dulcinée fût défen
chantée , qu'il ne devoit pas s'en met
DE DON QUICHOTTE. 393
A tre en peine, & qu'il le reverroit bien- LIV. IV,
; tôt. En effet , Montefinos lui ayant dit CH. LV ,
qu'il étoit tems d'aller chercher l'incom
parable Dulcinée , ils pafférent tous
dans la fale , où Durandar leur avoit
paru enchanté. Ils n'y virent plus au
‫ر‬ cune marque d'enchantement , mais
feulement trois laides païfanes bien dé
goutantes & bien mal- propres , en un
mot trois faloppes à faire mal au cœur.
Elles fe levérent fi tôt que la compagnie
parut , & fans regarder qui que ce fût,
elles fe mirent à faire trois fauts , fe gon
férent les joues , & avec leur main droi
te en cul de poule , elles jouérent du
tambour deffus.
Ah ! Seigneur Chevalier, s'écriaMon
tefinos , voilà la Princeffe Dulcinée qui
n'eft point encore défenchantée , & qui
ne vous reconnoît pas. Don Quichotte
voulut aller à ces filles ; mais elles fe
jettérent promptement dans un cabinet
dont elles tirérent la porte après elles.
Héias , dit Balerme ! cette infortunée
Princeffe change de figure à tout mo
ment. Il n'y a pas deux heures qu'elle
étoit belle comme les amours , & lefte
comme une Reine , & à préfent elle eſt
toute mauffade; c'eft fans doute la honte
qu'elle en a qui fait qu'elle fe cache. Nou
394 HISTOIRE
LIV. IV fans doute elle n'eft pas défenchantée ,
CH. LV. dit unDémon qui parut fortir de terre,&
elle ne le fera pas que l'Ecuyer Sancho
n'ait accompli la pénitence qui lui avoit
été impofée , & pour en voir la fin je
fuis député de Pluton , qui vous en
voye dire de vous rendre auprès de lui
dans les enfers , où il vous attend fur
fon trône. Ayant dit cela ce fantôme
rentra en terre , toute la lumiere difpa
rut , & on ne voyoit goute que par les
éclairs que jettoient les nuées. Il s'éleva
une grille de fer autour de Parafaraga
ramus , de Don Quichotte , de Mon
tefinos , de Durandar , de Balerme &
de fes filles le tonnerre gronda ; ils
fentirent la terre trembler fous leurs
pieds, & fe baiffer peu à-peu jufqu'au ni
veau d'un tribunal , où ils virent à la
lueur d'une fombre & trifte lumiere
Pluton tout vêtu de rouge , d'un vila
ge affreux , une couronne de fer fur la
tête , une fourche d'une main , & un
fceptre de fer de l'autre. Minos & Ra
damante , qui étoient à fes pieds n'a
voient pas meilleure mine que lui , &
leur trône à tous étoit entouré de plus de
trente démons plus épouvantables l'un
que l'autre , armez de fouets , d'efcour
gées , de pincettes, de tenailles , de four
DE DON QUICHOTTE. 395
ches de crocs , & de toutes fortes d'au- Liv. IV.
# tres inftrumens propres à des fupplices. CH. LV.
La grille de fer qui les avoit entourez
s'ouvrit & difparut . Parafaragaramus
en fortit le premier , & après s'être mis
à genoux devant Pluton , & avoir obligé
les autres d'en faire autant , il fe releva,
& lui adreffant la parole :
Puiffant Dieu des Enfers , lui dit-il,
tu vois devant toi un héros qui à l'e
xemple de Thefée , qu'il a pris pour
modele de fa vie , a purgé la terre de
monftres & de brigans. Il eſt comme
lui venu dans ton empire , mais c'eſt la
vertu qui l'y a conduit , & non pas un
amour criminel . Plus amoureux qu'Or
phée il te demande fon Euridice ; le
fage Merlin lui a cedé la victoire, par
N ce qu'il a connu dans les deſtinées qu'il
la lui auroit vainement difputée . Le
lâche Freſton n'a point executé tes or
dres , & s'étant rendu indigne de jouir
de la liberté , je l'ai renvoyé dans fes
chaînes. L'illuftre Princeffe Dulcinée du
Tobofo devroit être défenchantée ; ce
pendant nous la venons de voir encore
fous fon infame figure de laide & dégou
tante païfane ; c'eft de quoi l'invincible
& le fidéle Chevalier des Lions , Don
Quichotte , l'honneur de la Manche ,
RE
3.96 HISTOI
LIV. IV. te demande juftice par ma voix , com
CH. LV. meil va te la demander lui même.
Qu'il fe leve & qu'il parle , répon
dit Pluton d'une voix effroyable. Don
Quichotte fe releva , & avec fon in
trépidité ordinaire il prit la parole :
Je ne fuis venu dans ton empire , dit
il , que pour tenter les avantures &
pour délivrer Dulcinée. Ceux qui
étoient commis à fa garde ne m'ont pas
fait courir beaucoup de rifque , & fi
tous tes démons ne font pas plus mé
chans que ceux que j'ai trouvez dans
mon chemin , je les défie & jure par
ma barbe de les défaire tous à coups de
fouet. Dis-moi à qui il tient que je ne
délivre cette pauvre Princeffe ? montre
moi fon ennemi & le mien , & tu ver
ras beau jeu . Il ne tient à aucun de nous,
répondit Pluton ; je ne m'oppoſe point
à la liberté , & tu peux la reprendre par
tout où tu la trouveras auffi belle qu'elle
ait jamais été , fans que je t'en empêche.
Ah , Seigneur interrompirent Minos &
Radamante en même tems , allez vous
fouffrir que les loix des deftinées foient
violées Ecoutez , hardi Chevalier,
pourfuivit Minos feul , l'incomparable
Dulcinée n'eft point dans les enfers , &
par conféquent elle n'eft point fous la
DE DON QUICHOTTE. 397
puiffance du Dieu Pluton ; elle eft trop L 1 v. IV.
fage pour avoir mérité nos fupplices , & CH, LV,
étant encore vivante , elle n'eft point
defcendue dans ce fombre empire des
morts ; elle eft encore au nombre des
vivans , quoiqu'elle n'y paroiffe pas ;
mais comme tu fçais , Merlin l'a en
chantée, & il a fait fagement , parce que
fi elle avoit paru telle qu'elle étoit , elle
auroit armé tous les Chevaliers errans
les uns contre les autres , & n'étant oc
1 cupez que de leur amour , ils n'auroient
pas mis fin, ni toi non plus , aux gran
des avantures qui rendent leur vie fi il
luftre là haut. Merlin convaincu de ta
valeur & de ta probité , n'eft point ton
ennemi ; mais il a falu accomplir les de
crets du deftin. Nous allons fçavoir de
ui pourquoi elle n'eft point défenchan
tée, puifque le terme en eft venu. Qu'on
faffe entrer Merlin , reprit Pluton.
A peine cet ordre fut donné , quẹ
Merlin parut en vieillard vénérable, &
non plus en géant , & il étoit fuivi de
quatre diables qui tenoient au milieu
d'eux Sancho Pança défarmé , lié & ga
roté, & qui le mirent fur une petite
felle aux pieds du trône de Pluton. Don
Quichotte s'infcrivit en faux contre ce
1
changement de figure. Il prétendit que
OI
ST
398 HI
LIV. IV. ce n'étoit qu'un Merlinfuppofé , & que
CH. LV.le véritable étoit plus grand de huit
pieds au moins. Non , non , lui dit Mi
nos , c'eft Merlin lui même ; mais c'eft
que ce quivous paroît fi grand fur terre
eft dépouillé de fa grandeur & de fon
éclat lorfqu'il entre dans le royaume des
morts , où il eft rendu égal à tous ceux
qui dans le monde étoient fes inferieurs,
parce qu'ici on n'a aucune exception
de la grandeur mondaine , & qu'on ne
regarde dans l'homme que l'homme
feul & fes actions , & non pas fes ti
tres faftueux , & cet éclat qui lui atti
roit fur terre le refpect , l'admiration
& la flatterie du refte des mortels fes
femblables.
Notre Chevalier fe rendit à ces rai
fons , parce qu'en effet la mort remet
au même niveau ceux que la naiſſance
ou la fortune avoient diftinguez. Plu
ton demanda à Merlin pourquoi la
Princeffe Dulcinée du Tobofo n'étoit
point encore défanchantée. Tu fçais , 1
Seigneur , lui répondit Merlin , que
les decrets du deftin font inviolables ;
il étoit écrit dans le ciel qu'elle feroit
transformée en une vile païfane , &
qu'elle feroit renfermée dans la caverne
de Montefinos , d'où elle feroit retirée
DE DON QUICHOTTE. 399
par le plus fidéle de tous les Chevaliers LI v. IV.
au bout de trois ans , deux mois , qua CH, LV,
torze jours & quatre heures. Je con
viens que le terme eft expiré, auffi n'eft
elle plus retenue par le tems ; mais tu
fçais auffi que fon enchantement doit
T
être rompu non pas par la force des ar
mes , puifqu'elle n'avoit été enchan
tée que pour empêcher des batteries &
des combats , mais par la pénitence que
devoit faire pour elle le plus gourmand
de tous les Ecuyers de la Chevalerie er
rante. Il avoit confenti à fe donner trois
mil fix cens coups de fouets , & a paru
en effet fe les donner moyennant la ré
compenfe que le genereux Chevalier
des Lions que tu vois lui avoit promiſe,
Cette fatisfaction n'étoit pas déja bien
fuffifante , puifqu'elle étoit intéreffée ,
il n'importe, telle qu'elle étoit je m'en
ferois contenté fi les coups avoient été
finceres ; mais le fourbe que tu vois fai
foit femblant de frapper fur fon corps,
&frappoit fur un arbre contre lequel il
étoit appuyé, & ainſi fraudoit la maltôte
de l'enfer ; c'eft ce qui a fait que ta juf
tice a abandonné cette malheureuſe
Princeffe à la fureur du barbare Freſton ,
qui a fait faire au corps de cette infor
tunée une rude pénitence de la délica
400 HISTOIRE
LIV. IV. teffe de Sancho , qui ne s'eft jamais don
CH. LV. né que quarante coups qui puiffent être
allouez. La pauvre Dulcinée en a reçu
à plufieurs & diverſes fois la fomme de
trois mille fix cens trente fix ; en forte
qu'il enrefte encore vingt-quatre à don
ner pour lever la fouffrance de l'état
final du compte , & je requiers que San
cho les reçoive en ta préſence , après
quoi Dulcinée fera défenchantée , & tu
la verras toi-même dans un état de beau
té dont tu feras ébloui , & pour lors le
brave & le fidéle Chevalier des Lions
pourra l'emmener comme fa conquête,
à la remife que je lui fais des frais de
capture , gîte & géolage,
Sancho fçachant bien que l'accufa
tion étoit jufte , n'eut rien à répondre à
ces paroles. Il vit bien qu'un orage de
coups de fouet alloit tomber fur lui , &
en trembloit depuis les pieds jufqu'à la
tête. En effet , il ne e trompoit pas ;
car Minos ayant fait femblant de re
cueillir les voix , fe mit gravement fur
fonfiége, & prononça hautement la fen
tence qui condamnoit le pauvre Ecuyer
à être de nouveau fuftigé. Les qua
tre démons aufquels il fut livré l'en
levérent d'où il étoit , & lui mirent le
ventre fur une efpece de baluftre , & lui
Liérent
DE DON QUICHOTTE. 401
liérent les pieds & les mains ; en forte Liv. IV.
qu'il avoit toutes les épaules & le der- CH. LV.
riere en pieces & une fimple chemiſe
deffus. Pluton dit qu'il étoit néceffaire
de faire venir Dulcinée , afin qu'elle
fût préfente elle-même à la fatisfaction
qu'on alloit lui donner. Il entra auffi
tôt une infame païfane , dont les Ju
ges d'enfer parurent avoir horreur. Elle
prit la parole,&accufa Sancho de la lai
deur qui couvroit fa beauté , & de la
métamorphofe de fes habits dans les
haillons qui la couvroient ; elle en de
manda réparation , & parut toute ré
jouie lorfqu'elle fçut qu'on la lui alloit
faire. Elle regarda pour lors Sancho ;
mais par une action de modeftie elle lui
tourna le dos , & dit qu'un homme
dans l'état où il étoit choquoit fa pu
deur. Pluton la fit mettre aux pieds de
fon trône entre Minos & Radamante ,
le vifage tourné vers les affiftans & vers
le patient. Après quoi il s'adreffa à
l'infortuné Sancho Perfide , lui dit
il , toi qui as tâché de nous tromper , &
qui n'as pas eu pitié de ton prochain ,
prépare toi à recevoir vingt quatre
coups de fouet bien appliquez. Ce n'eft
rien pour un corps auffi gros , auffi
gras & auffi potelé que le tien , mais
Tome VI. LI
402 HISTOIRE
LIV. IV.c'eft toujours affez pour punir le foin
CH. LV . que tu prens de ta carcaffe. Je n'aime

pas le bruit , ajouta-t-il d'un ton févere ,


& en fronçant le fourcil , fouviens toi
que les coups feront redoublez fi tu jette
le moindre cri , & que tu m'étourdiffe
les oreilles. Je t'impofe filence , obſer
ve le fi tu veux. Après cela il comman
da qu'on commençât l'exécution.
Don Quichotte voulut dire à fon
Ecuyer quelques paroles confolantes.
Courage , dit le défolé Ecuyer , voilà
pour m'achever de peindre ; qu'ai-je
à faire du défenchantement de Madame
Dulcinée ; que me fert que Guillot foit
homme de bien fi fa bonté ne me fait
rien ; mais c'eſt Monfieur , que le mal
d'autrui n'eft que fonge , & chou d'au
trui n'eft que fumier. Je ne vous ai rien
couté à nourrir , il vous eſt indfférent
qu'on m'écorche. Pour lui donner cœur
Merlin lui fit paroître la bourfe. A une
vifion fi agréable Sancho revint à lui,
& dit qu'on n'avoit qu'à travailler ,
puifque la boutique étoit ouverte , qu'il
ne branleroit pas , puifqu'il ne pouvoit
pas branler , & qu'il tâcheroit de fe
taire.
Les quatre démons fe mirent donc
tous quatre à fes côtez , deux d'un côté
DE DON QUICHOTTE. 403
du baluftre & deux de l'autre . Ils
LIV. VI.
avoient des fouets de corde avec
avec des CH. LV .
nœuds au bout qui valoient les plus
rudes difciplines , & les faifant tomber
d'un bras vigoureux , tous quatre en
mêmê tems , on peut s'imaginer quelle
douleur en reffentoit le patient. Il ne
jetta pourtant pas un cri , par la rai
fon qu'outre la bourfe qui étoit à terre
19 & qu'il regardoit comme la fin de ſes
travaux , il voyoit de fes yeux l'enchan
tement de Dulcinée fe diffiper peu à
peu. Il y avoit un petit Bohême caché
entre Pluton & elle , qui à chaque
coup qu'on déchargeoit fur Sancho
détachoit une des épingles qui foute
noient les guenilles dont elle étoit cou
verte ; & elle fous prétexte de pudeur
baifoit de tems en tems la tête , & ef
fuyoit les vilaines couleurs dont on lui
avoit barbouillé le vifage ; de forte que
Don Quichotte qui avoit toujours les
yeux fur elle , s'apperçut de ce change
ment , & le fit remarquer à Sancho ,
qui tout auffi bien que lui ſe ſeroit don
né au diable que ce défenchantement
étoit une vérité conftante ; il commen
ça à reconnoître effectivement les traits
d'Alonza Lorenço vers le douziéme
coup , & en reprit courage pour fouf
LIA
404 HISTOIRE
LIV. IV. frir le refte de la flagellation qui fut ap
CH. LV.pliquée avec une grande vivacité , & re
çue avec une égale patience.
Au dernier coup l'illuftre Dulcinée
magnifiquement vêtue , & d'un viſage
fort agréable , fe leva & lui vint tendre
la main en le remerciant de la meilleure
grace du monde ; elle remercia auffi
1
Don Quichotte de fa conftance & de fa
fidélité ; & s'adreffant à Pluton pen
dant qu'on délioit Sancho , elle le fup
plia de lui permettre de reconnoître les
travaux que le fidéle Ecuyer avoit ſouf
ferts pour elle. Pluton le lui ayant per
mis , elle fe rapprocha de Sancho , & lui
donnant une bourfe : Tenez , lui dit
elle , ô le plus fidéle & le plus digne
Ecuyer de la Chevalerie errante , rece
vez toujours quatre cens écus que je
vous donne pour arres de ma recon
noiffance. Votre portion auroit été
plusgroffe , fi le maudit Frefton ne m'en
avoit pas volé pour fubvenir à la dé

penfe qu'il a faite fur terre à chercher


l'illuftre Chevalier des Lions , & vous,
& pour acheter les verges dont il m'a
fi cruellement déchirée. Le fage Merlin
qui a vû le mauvais ufage que ce mé
chant faifoit de mon argent ,le lui a ôté,
& vient de me le rendre , & je vous le
DE DON QUICHOTTE 405
donne. A l'afpect de ces quatre cens Liv. IV.
écus d'or , Sancho fe jetta à fes pieds , lui CH. LVI,
protestant qu'il étoit trop bien payé ,
& que le refte de fon corps étoit à fon
fervice.

CHAPITRE L V I.

De ce quifuivit le défenchantement
de Dulcinée.

PRE'S cela Sancho voulut ramaffer


APl'autr bourfe qui
e étoit à terre;
mais un démon qui n'avoit encore rien
dit , fut plus fubtil que lui , & s'en fai
fit promptement , & s'adreffant à Plu
zon , il lui demanda audience. Sancho fe
jetta à corps perdu fur le démon ; mais
celui- ci lui fichant fes griffes dans le
bras lui fit jetter les hauts cris. Malgré
la douleur que lui faifoit le Lutin , il
crioit que cette bourfe étoit à lui , &
qu'il l'avoit gagnée de bonne guerre.
Tais toi,lui dit Pluton d'une voix épou
vantable , on fait ici juftice à tout le
monde , laiffe le parler , on t'écoutera
après dans tes défenfes. Le Lutin
prit donc la parole , & l'adreffant à
Sancho lui-même : Je ne veux , lui dit
406 HISTOIRE .
LIV. IV.il , pour témoin de ce que je vais dire
CH. LVI.que toi-même & l'illuftre Don Qui
chotte.
Te fouviens-tu bien que lorfque tu
trouvas dans la montagne noire une pe
tite valife , tu te faifis de cent douze
écus d'or qui étoient dedans ? Te fou
viens-tu bien qu'un bucheron te dit
qu'ils appartenoient à un jeune homme
qui couroit dans la forêt Te fouviens
tu bien que tu voulois empêcher ton
maître d'aller chercher ce jeune hom
me, parce que tu craignois d'être obli
gé de lui rendre fon argent : Regarde
fi tu ne fis pas là deux vols pour un ?
Le malheureux Cardenio avoit befoin
de fubfiftance & de nourriture , & tu
lui ôtas les moyens d'en trouver , enle
volant de guet à સે pan. Ne dis point
que cet argent étoit perdu pour lui , tu
fçais bien qu'il lui appartenoit , & que
de vils ouvriers avoient eu la modéra
tion de n'y point toucher ; joint à ce
la , quand cet argent auroit été perdu ,
quel droit y avois tu ? ne fçais-tu pas
que les tréfors égarez & perdus appar
tiennent aux démons qui en font les
gardiens naturels , & en deviennent en
fin les propriétaires ? C'étoit à moi que
cet argent auroit appartenu ; mais je n
DE DON QUICHOTTE. 407
voulus pas te l'ôter dans le moment, LV. IV.
Qdans la penfée que tu aurois affez de CH. LVI.
probitépour le rendre à Cardenio après
qu'il feroit rentré dans fon bon fens , &
qu'il auroit retrouvé fa chere Lufcinde.
L'as-tu fait , & as-tu même eu aucune
envie de le faire ? Je demande préſente
ment la reftitution de cet argent , puif
que tu es en état de me le rendre , ou
bien conte que je te vais mettre tout le
corps en lanieres & en charpi avec mes
griffes.
Sancho fut bien étonné qu'on lui de
mandât la reſtitution d'un argent à quoi
il ne fongeoit plus. Les griffes effroya
bles dont le Lutin étoit armé , & dont
il avoit déja reffenti la pointe , lui cau
férent un friffon depuis les pieds jufqu'à
la tête, & la peur qu'il en eut fut telle
qu'il ne put ouvrir la bouche. Parafara
garamus entreprit fa défenfe. Grande
divinité , dit-il à Pluton , vous févere
Minos , & vous équitable Radamante ,
* fouverains Juges des Enfers , vous ve
nez d'entendre l'accufation qui vient
d'être intentée par Plutus contre le
Chevalier Sancho. Son étonnement ne
lui permet pas d'ouvrir la bouche pour
défendre fon innocence , qui éclate dans
fon filence ; mais fouffrez que je vous la
408 HISTOIRÉ
LIV. IV. reprefente en fon entier. Il eſt vrai qu'il
CH. LVI a trouvé l'argent qu'on lui redemande ;
il est vrai auffi qu'il ne l'a point rendu ,
& il avoue même qu'il n'a pas eu l'in
tention de le rendre ; mais quel droit a
Plutus de redemander cet argent ? Il
avoue lui même qu'il n'étoit ni égaré ni
perdu , il avoue qu'il appartenoit à Car
denio ; ainfi Cardenio a pu en difpofer.
Il a fçu que le Chevalier Sancho Favoit
trouvé , & puifqu'il ne lui a pas rede
mandé , n'étoit-ce pas confentir qu'il
le gardât , & le lui donner tacitement ?
Je fçai même qu'il le lui a donné taci
tement , par conféquent la proprieté de
cette bourfe , qui a été tranfportée à
Sancho , rectifie ce qui paroît crimi
nel dans le commencement de la pof
feffion ; ainfi je conclus à ce qu'il foit
renvoyé abfous de l'accufation contre
lui intentée , Plutus condamné à lui
rendre & reftituer fa bourſe ,. & aux
dépens. Sancho fut raffuré par un fi
beau plaidoyer , & voulut y ajouter
quelque chofe du fien ; mais Plutus
ayant demandé , comme les Avocats
font au Barreau , un mot de replique ,
& l'ayant obtenu , Sancho fut obligé de
fe taire.
Je conviens 7 dit Plutus , que l'ar
gent
DE DON QUICHOTTE. 409
gent appartient au Chevalier Sancho , Liv. IV.
puifque le fage Parafaragaramus dit CH. LVI.
que Cardenio le lui a donné. Je con
fens qu'il en profite & renonce à toute
proprieté deffus , tant au principal qu'à
l'acceffoire ; mais le tribunal des En
fers ne punit pas ſeulement les mau
vaifes actions , il punit auffi les mauvai
fes intentions. Celle du Chevalier a été
de retenir cet argent à l'infçû du proprié
taire , & par conféquent de faire un
vol. Cette intention n'a pû être recti
fiée par la propriété poftérieurement
acquife , qui ne peut avoir d'effet ré
troactif, & qui par conféquent n'a pů
juftifier une intention anterieurement
criminelle , & c'eſt fur quoi je demande
juftice .
Les Juges impoférent filence à Para
faragaramus & à Sancho 2 qui vouloient
parler , & Minos ayant été aux opi
nions prononça l'arrêt en ces termes :
PT La Cour a ordonné que Plutus rendra
au Chevalier Sancho la bourfe & l'ar
gent qu'elle renferme , & que préala
blement avant la reftitution d'icelle ,
icelui Sancho pour punition de fa mau
vaife intention recevra vingt coups de
bâton fur les épaules , fi mieux n'aime
renoncer à toute proprieté fur la bour
Tome VI Mm
410 HISTOIRE
Liv. IV. fe , ce que la Cour laiffe à fon choix &
CH. LVI.
option fans déplacer ; dépens compen
fez.
Pardi, bon, reprit Sancho après cette
belle décifion , j'ai eu vingt - quatre
coups pour quatre cens écus d'or , &
je laifferois ma bourfe pour vingt ,
non , ferois pas pour cent. Mais , Mef
fieurs les Juges des Enfers & des Dia
bles, ajouta-t-il , ne feroit-il pas à pro
pos d'envoyer chercher mafemme pour
lui en faire recevoir fa part. La bonne
bête a plus profité que moi de l'argent ,
ainfi il feroit jufte qu'elle en payât la
meilleure partie , les Cordeliers n'ont
pas de manche fi large qu'eft fa con
fcience , & de mauvaife dette il faut ti
rer tout ce qu'on peut , quand on de
vroit être payé en chats & en rats , au
trement celle qui a mangé le lard nelė
payeroit pas , & moi qui n'ai mis qu'un
bout du doigt dans la fauce je la paye
rois toute entiere avec le poiffon. Oui ,
ma foi elle a bonne gueule , autant de
fervi autant de mangé bien gagné
bien dépensé , il ne faut point de bour
fe pour le ferrer , & cependant Sancho
a bon dos , il eſt battu & paye l'amende ,
ainfi vale monde , les bons payent pour
les méchans ; mais fi j'en étois le maî
DE DON QUICHOTTE. 411
tre , bon gré malgré je la ferois chan- Liv. IV.
ter. Il a raiſon , interrompit , Minos , CH. LVI .
nous avons eu tort d'impofer au feul
29
Sancho une punition qui doit être
commune à fa femme & à lui , puifqu'il
n'a eu fa mauvaife intention que pour
enrichir fa Mauricaude : ainfi il faut
réformer notre arrêt ; & trouver deux
différentes pénitences qui conviennent
à l'un & à l'autre. Ils retournérent aux
opinions , après quoi Minos prononça
ordre à Sancho de donner à fa femme
douze coups de bâton bien appliquez
tout auffi tôt qu'il la verroit , & que
pour lui il en feroit quitte pour trente
ĥ poils de barbe qui lui feroient arrachez
fur l'heure.
Cette propofition lui fit froncer le
fourcil ; mais on l'y fit réfoudre mal
gré lui malgré ſes dents. Deux démons
l'ayant lié les bras derriere le dos , &
affis fur la fellette , lui prirent chacun
une oreille avec des tenailles pour lui
faire tenir la tête ferme , & les deux au
tres vinrent fe mettre à côté de lui; &
avec des pincettes à Barbier ils lui arra
chérent les poils de la barbe en même
tems , en forte que l'un tirant à droite &
l'autre à gauche, ils lui faifoient faire une
grimace de chat fâché toute plaifante
M m ij
412 HISTOIRE
LV, IV. & toute rifible. Il cria plus haut qu'il
CH, LVI. n'avoit jamais fait ; mais cela ne fervit
de rien, non plus que la douleur qu'il
reffentit aux oreilles qui penférent auffi
d'être arrachées . Il falut compter les
poils de la barbe qu'on lui avoit arra
chez ; &comme il s'en trouva fix de
trop , Minos ordonna qu'ils feroient
précomptez fur les coups de bâton or
donnez à Thereſe , attendu que l'hom
me & la femme n'étant qu'un , ce que
l'un recevoir devoit être au profit de
l'autre. Non , non , dit Sancho , quod
gripfi gripfi , quand elle a bien bû je ne
Taifle pas d'être à jeun ; il ne faut pas
réformer un arrêt , elle en aura fa part ;
on m'a donné un chapon , je lui ren
drai une poule. Après cela Sancho ayant
été lâché reprit fa bourfe avec tant dẹ
joye qu'il ne fe fentoit plus ni des coups
de difcipline , ni des poils de fa moufta
che , non plus que de fes oreilles.
Comme il auroit déja voulu être bien .
loin avec fon argent , il regardoit s'il
ne verroit pas une porte ouvertę pour
fortir au plus vite , mais le pauvre
homme n'avoit garde d'en voir , ayant
toutes été fermées avec une grande
exactitude, Son inquiétude fe remar
quoit par fes fréquens tournemens de
DE DON QUICHOTTE 413
tête & fon agitation continuelle ; mais Liv. IV.
le malheureux n'en étoit pas encore où C H. LVI .
il penfoit car un démon dameret
c'eft-à-dire fort proprement vêtu , &
nullement effroyable comme les autres ,
mais au contraire parfaitement bien
mis avec de la broderie d'or & d'argent,
de belles bagues & de beaux anneaux
aux doigts , de beau linge & de belles
dentelles , poudré , frifé , en un mot
tiré à quatre épingles & d'un vifage
fort doux , fort mignon & fort beau ,
s'approcha du trône de Pluton ; & ayant
pofé fur le premier dégré deux petits
paniers qu'il portoit , l'un rempli de
petites cornes de différentes couleurs ,
& l'autre de petites fioles d'effence , de
pots de pommade , de tours de cheveux ,
de boëtes à mouches , de fard & d'au
tres ingrédiens propres aux femmes , fe
mit à genoux & d'une voix fort douce
& fort agréable, fe mit à le fupplier de
lui accorder une audience.
Un diable de fi bonne mine attira l'at
tention de nos deux Chevaliers , &
Pluton lui ayant permis de parler , il
commença par remontrer toutes les
peines qu'il fe donnoit pour rendre les
femmes belles & attirantes , qu'il inven
toit tous les jours quelque pommade &
Mm iij

1
HISTOIRE
314
LIV. IV. quelque effence pour conferver leur
CH. LVI. tein , ou bien pour en cacher les rides
qu'il avoit depuis peu de tems travail
lé à cela avec beaucoup de fuccès , puif
qu'l y avoit des femmes âgées de plus
de foixante ans qui ne laiffoient pas
par fon moyen de paroître avec des
cheveux bruns,une peau unie & délicate,
& enfin fi jeunes qu'il faudroit avoir
en main leur extrait baptiftaire pour
les croire plus vieilles que leurs enfans ;
que cela faifoit augmenter le nombre
de leurs amans , & augmentoit en mê
me tems celui des fujets de l'Enfer ›
mais que malgré tous fes foins il cou
roit rifque de perdre fon tems s'il y
avoit encore dans le monde deux hom
mes de l'humeur du Chevalier Sancho ,
qui à tout moment difoit pis que ra
ge des femmes , & tâchoit d'en dégouter
tout le monde ; que fi cela étoit fouffert ,
il n'avoit qu'à laiffer en Enfer fon pa
nier plein de cornes , parce qu'il ne
trouveroit plus de femmes qui en puf
fent faire porter à leurs maris , n'y
ayant plus aucun homme qui leur vou
lût aider à les attacher ; qu'il avoit em
ployé un tems infini pour en faire qui
fuffent propres à tout le monde , qu'il
y en avoit de dorées pour les maris
DE DON QUICHOTTE . 415
pauvres , & qui fe changeoient fur leur Liv. IV.
3 CH. LVI .
tête en cornes d'abondance ; qu'il y en
avoit d'unies & fimples pour ceux dont
les femmes faifoient l'amour but à but ;
qu'il y en avoit des jaunes pour ceux
qui époufoient des filles qui avoient
déja eu quelque intrigue , de blanches
pour ceux qui époufoient des veuves ,
de noires pour ceux qui époufoient des
fauffes dévotes ; de diaphanes & tranf
parantes pour ceux dont les femmes fça
voient cacher leur infidélité ; de ver
tes pour ceux qui époufoient des filles
élevées dans un Couvent ou dans une

grande retenue , & de rouges pour ceux


dont les femmes payoient leurs amans ,
à qui d'ordinaire elles ne fe conten
toient pas de facrifier la bourfe & l'hon
neur,mais le ſang même de leurs époux ;
que chaque couleur convenoit parfai
tement à la qualité d'un chacun ; qu'il
y avoit dans le monde affez de fem
mes de vertu qui rebutoient les hom
mes , fans que Sancho voulût mettre
les hommes fur le pied de rebuter les
femmes ; que c'étoit de quoi il deman
doit juſtice , & proteftoit en cas de dé
ni de laiffer toutes les femmes & les fil
les en garde à leur propre vertu , fans
les tenter dorénavant par lui-même , &
Mm iiij
RE
TOI
416 HIS
LIV. IV.fans les faire tenter par d'autres , ni
C. LVI.leur fournir les occafions d'être ten
tées.
Sancho qui n'avoit jamais cru qu'on
eût dû lui faire un crime de cinquante
bagatelles qu'il avoit dites fans deffein ,
tomba de fon haut à ce plaidoyer. Qu'as
tu à répondre à cette accufation , lui
demanda Pluton ? Il n'y répliquerarien ,
dit Parafaragaramus en prenant fon par
ti , & en effet ce n'eft qu'une accuſa
tion en l'air où il n'y a rien à répon
dre. Suppofé même qu'il fût vrai qu'il
eût voulu détourner les hommes de l'a
mour des femmes , il n'auroit fait que
ce que font tous les jours les Confef
feurs , les Directeurs & les Prédicateurs
fur qui la puiffance de l'Enfer ne s'é
tend pas , ainfi il y a lieu d'appel com
me de Juge incompétent ; d'ailleurs il ne
fuffit pas au démon Molieros d'accufer
le Chevalier Sancho , il faut qu'il le con
vainque , qu'il montre quelque preu
ve d'homme ou de femme que fes dif
cours ayent convertis , c'eft de quoi je
le défie , & c'eft ce qu'il ne peut pas
faire , parce qu'en effet Sancho n'a fait
que perdre fa morale ; & comment ne
l'a perdroit-il pas , puifqu'il n'ena ja
mais débité qu'en plaifantant , & que
DE DON QUICHOTTE. 417
! les gens d'Eglife la perdent bien, eux Liv. IV.
= qui la prêchent avec le plus grand fé- CH. LVI,
rieux qu'ils peuvent , & qui même l'ap
Ji puyent des préceptes & des commande
mens qui leur viennent d'en haut &
d'un pouvoir fupérieur à tout.
Outre cela , pourfuivit un démon
qui n'avoit pas encore parlé , le Che
valier Sancho ne parle point contre les
femmes par malice ; le bon Seigneur
les aime autant & plus que les autres.
Je ne reffemblerai pas à Molieros , & je
rapporterai preuve de ce que j'avance.
Il ne faut que fçavoir l'avanture qui lui
eft arrivée il n'y a pas long-tems avec
02 une fille nommée Altifidore. Je la fçai
auffi-bien que vous , repartit Molieros ,
c'étoit moi qui lui en avois infpiré la
tentation , & je l'avois conduite juf
ques au point de réuffir , quand des ef
prits d'en haut , gardiens de l'honneur
de cette fille , vinrent mal-à propos les
féparer tous deux , & les châtiérent de
leurs mauvais deffeins fans leur avoir
permis de l'accomplir. Cependant ce
n'eft pas là ce qui me chagrine le plus ",
puifqu'ici la volonté eft punie auffi
bien que l'action , & que Sancho en
voulant déshonorer cette fille , l'a def
honoré en effet autant qu'il a pû , & eft
IRE
418 HISTO
LIV. IV. autant coupable du crime que s'il l'a
CH. LVI. voit commis , puifqu'il n'a pas dépen
du de lui de le commettre : auffi cet ar
ticle eft-il marqué fur mon journal en
lettres rouges , mais ce ne fera qu'a
la mort qu'il en tiendra compte.
près fa
Cequi me choque c'eft qu'il me rompt
en vifiere , témoin une fille de fon vi
lage qui alloit fe laiffer aller à fon amant
lorfqu'il vint mal-à propos leur rompre
les chiens par fa préfence , & qu'il leur
dit quelque chofe que cette fille a tou
jours contre lui fur le cœur , ce qui fait
que depuis ce tems là elle lui a toujours
fait la mine. Ai je menti , dit il à San
cho enle regardant , ce que je dis n'eſt
il pas vrai Pardi , dit Sancho , ce Dia
ble là tient un regiſtre bien exact de ce
que je fais , c'eft peut-être lui qui a écrit
ma vie. Il alloit continuer lorfqu'il fut
interrompu .
Alte-là , Meffieurs les Avocats , leur
dit Radamante d'un ton effroyable . La
Cour eft affez inftruite du fait dont il
s'agit. Le Chevalier Sancho t'a rom
pu en vifiere , pourfuivit il , s'adreſſant
Molieros , mais tu n'es qu'un jeune
Diable apprentif ; les crimes dont tu
l'accufe devant nous ne font point de
notre compétence , ils n'offenfent que
DE DON QUICHOTTE. 419
toi & nous , & nous ne fommes pas Liv. IV.
Juges dans notre propre caufe. Je CH . LV .
conviens qu'il a voulu déshonorer Al
tifidore ; mais puifque les efprits d'en
haut l'en ont puni , ce n'eft pas à nous
à redoubler fa peine , & nous l'en tenons
1 abfous. Après cela il arrêta un moment ;
& Sancho qui croyoit en être quitte prit
ce tems là , pour dire à fon maître que
les Juges d'Enfer ne font pas fi diables
qu'on le dit , puifqu'ils entendent rai
fon.
Mais , reprit Radamante , en le re
gardant d'un vifage affreux , & lefaifant
trembler , je trouve que les démons
15 accufateurs ont pris le change : & qu'au
Ct. lieu de s'attacher à des faits graves , ils
n'ont objecté que des minuties. C'eſt
d'avoir voulu violer les droits de l'hof
pitalité , en voulant d'un lieu d'honneur
où il étoit bien reçu en faire le théâtre
de fes débauches , dont il mérite des
reproches & des châtimens ; c'eſt d'a
voir eu plus d'indulgence pour foi-mê
me que pour autrui , c'eft d'avoir été
hypocrite , d'avoir voulu priver les au
tres des plaiſirs infâmes oùil tâchoit de
fe fouiller lui - même , d'avoir voulu
fous les dehors d'une vie honnête , &
d'unmépris affecté des femmes , cacher
420 HISTOIRE
LIV. IV. le penchant vicieux qu'il a pour elles ,
CH. LVI. c'est là vouloir impofer à Dieu & aux
hommes , avoir deux mefures , l'une
pour foi , l'autre pour autrui , c'eſt ce
la encore un coup dont on devoit l'ac
cufer; il devoit fe fouvenir de fon pro
verbe ordinaire , Médecin guéris-toi
toi- même. Quoi ! perfide , lui dit-il ,
tu prêches la vertu aux autres , & tu ne
l'exerces pas; ne fçais-tu pas que le meil
leur fermon fe tire de l'exemple qu'on
donne ? Voilà ce qu'on appelle hypocri
fie , qui eft fujette à notre Juftice , &
pour laquelle il lui doit être impofe
une punition. En même tems il fe leva ,
& alla avec les autres aux opinions , &
Minos prononça l'arrêt en ces termes.
Attendu que les crimes dont l'accufé
eft prévenu & convaincu , font d'avoir
voulu fatisfaire Dieu & les hommes
d'une belle apparence qui n'eft que de la
fumée , & qui provient d'un cerveau
gâté qu'il faut purger ; ordonné qu'il
fera parfumé de deux caffolettes d'en
fer dans le moment. Après quoi il fit fi
gne aux démons qui étoient toujours re
ftez proche Sancho , de fe faifir de lui.
Ils le prirent donc encore , & deux lui
tenant la tête comme quand on lui avoit
arraché la mouſtache , les deux autres
DE DON QUICHOTTE. 421
prirent chacun une bande de papier LI v. IV.
qu'ils roulérent en fléches ; & en ayant CH. LVI.
allumé un bout , ils le mirent dans leurs
bouches , & l'autre dans les narines dų
patient , & foufflérent chacun leur ca
mouflet à perte d'haleine , ce qui étoit
capable de faire crever un cheval , &
qui fut auffi plus fenfible à Sancho que
tout ce qu'il avoit encore fouffert. Les
yeux lui fortirent prefque de la tête , &
jamais fon cerveau ne fut mieux purgé ,
car il en éternua plus de cent fois avec
des ébran lemens de tête extraordinaires,
S'il n'en fut pas reyenu fi promptement
les peines de l'Enfer auroient été bor
nées làla ; mais ayant tout-à-fait repris
fes fens & fa connoiffance par un grand
yerre de vin qu'on lui fit boire , on
acheva la cérémonie.
Le pauvre diable croyoit bien enco
W
re cette fois là être quitte de toutes ſes
perfécutions , mais un autre démon
Elentreprit en lui difant : N'as-tu pas
entendu lire par ton maître ce qui eſt
écrit au-deffus de la porte du Palais de
Merlin , & qui conduit à celui de Plu
ton où tu es? N'as tu pas entendu qu'il
n'y doit entrer que des gens d'un cœur
pur , qui ne poffedent rien du bien
d'autrui , & qui n'ont jamais fait au
422 HISTOIRE
Liv. IV. cun menfonge ? On a purifié ton corps
CH. LVI. & ton cerveau , on t'a juſtifié ſur l'ar
gent que Plutus difoit qui ne t'appar
tenoitpas ; je requiers qu'on purifie ton
efprit pour tes menteries. Combien en
as tu fait en ta vie ? les voilà toutes
écrites , pourſuivit- il en lui montrant
un gros livre ; mais comme le tems me
preſſe , je ne t'en citerai qu'une , parce
qu'elle eft grave & qu'elle étoit contre
les intérêts de ton bon maître & bien
faiteur , & contre la Princeffe Dulci
née , qui a été privée par ta négligence
de la confolation qu'elle auroit eue , &
qu'elle attendoit de recevoir des nou
velles de fon Chevalier : fus-tu feule
ment la chercher ? & tout ce que tu
vins en rapporter à ton bon maître n'é
toit-il pas faux ? Parle , perfide , eft-ce
ainfi que tu dois reconnoître les gé
nérofitez du grand Don Quichotte ,
qui t'avoit fait préſent de deux ânons à
la place de Roffinante que tu t'étois fot
tement laiffé prendre ? As-tu renoncé
au préfent & au don quand tu eus re
trouvé ton cher camarade ? Souverains
Juges , continua-t-il , en s'adreſſant à
Pluton & aux autres , je vous en de
mande juftice fuivant votre équité &
votre prudence ordinaire.
DE DON QUICHOTTE. 423
3 On demanda à Sancho s'il avoit quel- Liv.IV.
que chofe à dire , & fon filence ayant Cн. LVI.
fait connoître qu'on ne lui imputoit
rien dont il ne s'accusât lui-même , on
alla aux opinions , & Minos prononça
qu'étant l'ordinaire de punir les par
ties coupables , & le menfonge qui lui
étoit reproché étant fait à une fille , la
Cour ordonnoit que la bouche de San
cho feroit frappée de douze coups de
poing appliquez par elle-même. Dulci
née qui étoit à côté de Don Quichotte ,
fupplia Pluton & les autres de la dif
penfer d'être l'éxécutrice de leur arrêt ,
& à fa priére l'éxécution en fut com
mife aux douze filles de Balerme , qui
voulurent auffi s'en défendre , mais on
les y obligea fous peine de refter en
chantées . Sancho fut donc retiré de la
balustrade , & porté par les quatre dé
mons au milieu de ces Demoifelles , ou
du moins des douze figures qui paroif
.
foient telles. Il y fut affis à plat de ter
re , & là chacune l'une après l'autre ,
en tournant autour de lui de fa gauche
à fa droite , lui appliquérent un foufflet
de toute leur force. Il ne fut nullement
ménagé , parce que la niéce & la gou
vernante , qui étoient au nombre de ces
filles , y déployérent toute la vigueur
424 HISTOIRE
Liv. IV, de leurs bras. Le pauvre homme n'o
CH. LVI. foit branler crainte de pis , & fouffrit
tout malgré lui malgré fes dents. Il en
eut la machoire gauche ébranlée , & la
joue toute déchiquetée en dedans , dẹ
forte qu'il crachoit du fang en très
grande quantité. Après cela Pluton de
manda s'il y avoit encore quelqu'un qui
eut quelque chofe à reprocher à San
cho & aux autres , & tout le monde
ayant gardé le filence , il les déclara
tous innocens , & ordonna que Sancho
fût vêtu d'une robe purifiée. Là-deffus
Minos préfenta aux démons une gran
de mandille d'un beau brocard blanc , 1

dont ils vétirent le Chevalier qui fe laif


fa faire de fon bon gré , & qui fut rendu
à fon maître,
Dans ce moment un coup de tonnerre
fe fit entendre ; les lumiéres du Palais de
Pluton , qui ne jettoient qu'une lueur
fort fombre , n'étant que des bougies
dans des lanternes de papier brouillard ,
difparurent, & une obfcurité fort épaisle
fuccéda à cette lueur. La premiére grille
de fer tomba , & en un moment le théa
tre fur lequel ils étoient tous , les re
mit dans la fale dont ils étoient defcen
dus ; la grille de fer tomba , le tout au
bruit du tonnerre & dans une obfcu
rite
DE DON QUICHOTTE. 425
rité très-grande. Parafaragaramus leur Liv. IV.
dit de le fuivre , & pour cet effet ils le C H. LVI .
prirent par la main ; & étant dans la
même fale où ils avoient vû Dulcinée
en païfane , il parut tout d'un coup
de la lumiere , & au lieu du fpectacle
affreux du tribunal de Pluton , il ne fe
préſenta rien à leurs yeux que d'agréa
ble à la vue. Ce n'étoit que miroirs de
tous côtez , luftres éclatans d'or &
d'argent , & une mufique charmante
2 s'y faifoit entendre ; enfin ils croyoient
être effectivement dans un palais en
chanté , & Sancho n'auroit pas cru for
tir de l'enfer fi fon corps , fa barbe & fes
joues n'en avoient porté des marques.
Six des filles de Balerme lui deman
dérent congé , & elle l'accorda à toutes
celles qui le voulurent. Il en fortit huit
avec Parafaragaramus qui ſe chargea du
foin de les conduire. Sancho vouloit les
fuivre , mais le fage Enchanteur lui or
donna de refter avec les autres , l'aflu
rant qu'il n'avoit plus rien du tout à
craindre.

Tome VI. No
E
426 HISTOIR
LIV. IV.
CH. LVII.

CHAPITRE LVII.

Du repas magnifique oùfe trouva


Don Quichotte , & du beau &
long difcours qu'ily tint.

URANDAR & Balerme , qui étoient


Bohémiens , une 1
farabande ancienne au fon de toutes for
tes d'inftrumens , comme auffi Monte
finos & les filles de Balerme , qui obli
gérent Don Quichotte d'enfaire autant.
Ce devoit être une belle figure qu'un
homme armé de toutes piéces parmi des
filles proprement mifes , quoiqu'à Pan
cienne mode. Il voulut prendre Dul
cinée ; mais elle le pria de l'en difpen
fer , & parut toujours extrêmement
trifte , fur-tout en le regardant. Il lui
demanda le fujet de fa trifteffe , & elle
lui dit d'un air languiffant qu'il ne le
fçauroit que trop tôt pour l'un & pour
l'autre. Dans ce moment les filles de
Balerme vinrent le défarmer , ce qu'il
ne fouffrit qu'à la priere de Dulcinée.
Après quoi elles fatiguérent tellement
fon Ecuyer à danfer , qu'elles le firent
DE DON QUICHOTTE. 427
tomber à terre de laffitude. Il n'en pou- LIV. IV.
! voit plus , & ne fçavoit comment le ti- CH. LVII.
rer de leurs mains ; mais Merlin le tira
d'embarras en venant les prier tous de
venir fe mettre à table. Il n'étoit pas
avec fa figure gigantefque, mais tel qu'il
avoit paru devant Pluton. Dulcinée prit
la main de Don Quichotte , & les au
tres venant après eux , ils repafférent
dans la premiere fale , où Merlin avoit
paru en géant ; mais elle avoit fi bien
changé de décoration , qu'il étoit im
poffible à nos avanturiers de la recon
noître , & ils n'y virent rien que de
magnifique.
Ils virent à leurs yeux fortir de terre
une table parfaitement bien couverte ,
& un buffet fort riche , dont les napes
traînoient plus bas que le plancher. Ils
y trouvérent avec abondance tout ce
qui pouvoit raffafier la faim & la foif,
& crurent être encore fervis par en
chantement. Merlin , qui parut être
le maître des cérémonies , fit mettre
Don Quichotte & Dulcinée à côté l'un
de l'autre dans des fauteuils fi bien do
rez, qu'ils paroiffoient être d'or effecti
vement ; Durandar & Balerme furent
misvis -à-vis d'eux dans des fiéges moins
magnifiques , & Sancho & Montefi
N nij
428 HISTOIRE
LIV. IV. mos furent mis , celui-ci entre Duran
CH. LVII. dar & Don Quichotte , & Sancho en
tre Dulcinée & Balerme , & cela , par
ce que Dulcinée avoit abfolument vou
lu fe placer entre nos deux avanturiers ,
& donner la droite à fon Chevalier . Les
filles de Balerme & les deux de Dulci
née , qui étoient venues avec Merlin la
rejoindre , & qui étoient toutes fix des
filles fort jeunes & fort aimables , les
fervoient au buffet ; deux donnoient lar
gement à boire ; une rinçoit les verres ;
deux fervoient & deffervoient en chan
geant les couverts & les ferviettes , &
l'autre avoit foin d'entretenir du feu ,
& de brûler des parfums exquis : en
un mot , Don Quichotte n'avoit ja
mais rien lû dans fes Romans qu'il ne
vit & ne trouvât effectivement dans ce
répas enchanté.
Durandar & Monteſinos qui étoient
deux Bohêmes du Capitaine Bracamont, !
& qui buvoient comme des éponges ,
eurent bien-tôt gâté le cerveau de San
cho , qui fut rempli d'autres vapeurs
que de celle des camouflets , en leur fai
fant raifon . Il ne fe fouvenoit plus des
mauvais traitemens qu'il venoit de re
cevoir ; il mangeoit & buvoit mieux
que jamais , & le tréfor qu'il poffédoit
DE DON QUICHOTTE. 429
fui mettant le cœur en joye il en dit des L1 v. IV.
meilleures ; mais Don Quichotte ne lui CH , LVII,
permit pas de s'étendre.
La profonde trifteffe où Dulcinée lui
paroiffoit enfevelie , lui faifoit peine ,
& ne s'accordoit point avec la gayeté
de fon Ecuyer ni des autres. Elle parut
toute rêveufe , & pria notre Chevalier
de réferver leur converfation jufqu'a
près le fouper , où il promit de lui dire
bien des chofes en préfence de Durandar
& de Montefinos. Notre héros s'en
quit de la bataille de Roncevaux , &
ils lui répéterent tout ce qu'il en avoit
déja lû dans fes Romans , & eux s'en
quirent à leur tour de ce qui étoit ar
N" rivé fur terre depuis leur enchante
L ment. Don Quichotte qui fçavoit l'hif
toire , le leur dit affez fuccinctement &
affez jufte , quoiqu'il y mêlât beaucoup
de fes vifions romanefques. Ce difcours
de guerre les fit tomber fur les armes
qui étoient, alors en ufage : Durandar
& Montefinos feignirent de ne fçavoir
pas ce que c'étoit que des canons , des .
moufquets , de la poudre & d'autres
inftrumens de guerre , & prérent Don
Quichotte de le leur expliquer. Lui
qui n'en fçavoit pas grand chofe , fit ce
qu'il put ; mais comme il ne pouvoit
430 HISTOIRE
L1v. IV. par fes difcours leur faire comprendre
CH . LVII . les choſes , il tácha de les leur faire en
tendre par les effets. Sancho fe mêla de
la converfation , & maudit mille fois
ces armes diaboliques , dont il portoit
encore des marques. La fuite de l'en
tretien les pouffa toujours de plus en
plus , & de telle forte qu'ils firent pref
que un parallele des mœurs des anciens
& des modernes. L'intégrité de leurs
jugemens fut admirée , la vénalité des
charges , qui donnent à un homme le
pouvoir de difpoſer de la vie & des
biens de fon prochain , fut détestée ;
on y maudit le Juge qui achetoit en
gros le droit de vendre à fon choix l'in
juftice en détail ; le babil inutile des
Avocats , qui ne fait qu'obfcurcir la
vérité ; cette multiplication infinie de
procédures & de chicanes , qui donne
le tort dans les formes à un homme à
qui le fond donne gain de caufe ; tout
cela fût blâmé ; on condamna les am
bitieux Ecclefiaftiques qui recherchent
& briguent les dignitez de l'Eglife ; on
fe moqua de l'hypocrifie de ceux qui ne
difent que des lévres , Nolo epifcopari ;
l'avidité de ceux qui ont plufieurs bé.
néfices , dont un feul pourroit fuffire
aux befoins de la vie , & à faire leur fa
DE DON QUICHOTTE. 431
lut , parut exécrable , auffi-bien que Liv. IV.
le faſte outré de ceux qui diflipent dans CH. LVII.
de vains plaifirs un bien qui n'a été
deſtiné qu'aux pauvres , & dont ils ne
font que les œconomes & les difpen
fateurs , & non pas les propriétai
res.
O l'heureux.tems , continua Don
Quichotte , où les veuves & les enfans
n'étoient point pillez , & où chacun
leur prêtoit du fecours ! la médiocrité
& la pureté des mœurs ne permettoit
pas pour lors qu'on s'enrichît des dé
pouilles d'autrui ; les fortunes n'étoient
point fi fubites ni fi opulentes ; on ne
voyoit pas tant de fafte parmi les gens
fortis de la lie du peuple , & auffi n'y
voyoit-on point tant de malheureux &
d'oppreffez. Les dignitez étoient la re
compenſe des ſervices & de la vertu ,
&ne s'acqueroient point à prix d'argent.
Les arts étoient en vogue & en hon
neur , l'ouvrier s'occupoit & vivoit du
travail de fes mains , & on n'étoit point
obligé d'acheter à prix d'argent la li
berté de gagner fa vie ; les meilleurs
ouvriers travailloient le plus , parce
qu'ils étoient les plus recherchez ; mais
les autres n'étoient point obligez de
travailler en cachette , ou de mendier
HISTOIRE.
432
LIV. IV.leur pain. On n'étoit point accablé de
CH.LVII. fout ce fatras de loix qui fe contredi
fent les unes les autres , & qu'on peut
appliquer au pour & au contre , elles
font filles de la corruption des mœurs ,
qui paroiffant la vouloir réformer par
la multiplicité , ne font que la fomenter,
Les loix fimples & intelligibles étoient
interpretées par des Chevaliers l'épée
au côté , qui fuivoient toujours les
voyes que la raifon & l'équité leur fug
geroient. Perfonne ne s'enrichiffoit à
éternifer des procès ; les parties plai
doient leurs caufes fimplement & fur
la vérité ; & comme on donnoit dans
le moment une fentence & un arrêt
fans appel , on ne paffoit point par vingt
tribunaux avant que d'arriver à celui
qui décide fouverainement. La vérité
paroiffoit nue , & n'étoit point défi
gurée par mille fauffes couvertures dont
on tâche à préfent de l'obfcurcir , fous
le faux prétexte de la rendre plus clai
re. Les gens à qui on confioit fon bien
fous la bonne foi , le rendoient de mê
me , ou du moins montroient & prou :
voient qu'ils avoient en même tems
perdu le leur par des coups du ciel dont
ils n'avoient pas été les maîtres , &
qu'ils n'étoient point cauſe de ſa perte ;
4x.
O
BIBLIOTECA DE CATALUNYA

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