Vous êtes sur la page 1sur 5

Choc gazier : à travers l’Europe, ces industries qui risquent la délocalisation https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/10/03/choc-gazier-a-trave...

ÉCONOMIE • INDUSTRIE

Choc gazier : à travers l’Europe, ces industries qui risquent


la délocalisation
Engrais, papier, sidérurgie… La �lambée des prix du gaz pousse des secteurs à fermer leurs
usines en Europe. Temporairement ? Ou est-on à la veille d’une grande désindustrialisation ?

Par Eric Albert(Londres, correspondance), Cécile


Boutelet (Berlin, correspondance), Jean-Baptiste
Chastand (Vienne, correspondant régional), Anne-
Françoise Hivert (Malmö (Suède), correspondante
régionale), Jean-Pierre Stroobants (Bruxelles, bureau
européen) et Béatrice Madeline

Publié aujourd’hui à 06h00, mis à jour à 15h13 • Lecture 7 min.

Article réservé aux abonnés

Usine SKW, à Lutherstadt-Wittenberg (Allemagne), le 1er septembre 2022. SEBASTIAN


WILLNOW / DPA PICTURE-ALLIANCE VIA AFP

Svein Tore Holsether compare son secteur à l’industrie textile européenne des années 1990 : au bord
d’une délocalisation majeure. Depuis �n août, le patron de Yara, une grosse multinationale
norvégienne qui fabrique des engrais, a réduit des deux tiers la production de ses nombreuses usines
européennes, dont trois en France. L’envolée des prix du gaz, qui est sa matière première (celui-ci est
transformé avec l’azote de l’air pour produire de l’engrais et une série de produits dérivés), ne les
rendait plus rentables. « Si vous prenez l’urée [un des produits issus de ses usines], par exemple, au

1 sur 5 03/10/2022, 19:20


Choc gazier : à travers l’Europe, ces industries qui risquent la délocalisation https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/10/03/choc-gazier-a-trave...

moment où on a décidé de fermer, ça nous coûtait 2 000 dollars [2 040 euros] par tonne à produire, et
ça se vendait 800 dollars. Aux Etats-Unis, une même tonne coûte 200 dollars à produire, et en Russie
100 dollars. »

Lire aussi : Les prix de l’énergie explosent, les usines s’arrêtent

Impossible dans ces conditions de tenir tête à la concurrence. Et si ses sites de fabrication, qui
emploient 7 000 personnes en Europe, ne sont pas complètement fermés, c’est essentiellement pour
produire de l’AdBlue, un produit indispensable au diesel des camions, dont le prix a fortement
augmenté et qui demeure rentable.

Un mois après cette quasi-fermeture de ses activités en Europe, M. Holsether craint que les
dommages ne soient irréversibles. « On risque de voir notre industrie e�acée de la carte en Europe.
Vous savez, nous ne sommes pas comme des restaurants qu’on peut fermer temporairement pour lutter
contre un virus et qui retrouvent leurs clients après. Le danger est que cela devienne permanent. » Il
rappelle que ses usines fournissent « des emplois de cols bleus de qualité », ce qui devient rare en
Europe.

Partout à travers le Vieux Continent, l’industrie subit de plein fouet un choc gazier historique. Le gaz
naturel, qui sert de source d’énergie, mais aussi souvent de matière première, est passé de 30 euros du
mégawattheure il y a un an, à 200 euros aujourd’hui, avec un pic à 350 euros courant août. Presque du
jour au lendemain, de nombreuses usines, très énergivores et souvent déjà peu rentables, se sont
retrouvées dé�citaires. Le choc est concentré sur l’Europe, puisque le gaz se transporte mal et les prix
sont di�érents par région. Aux Etats-Unis ou en Asie, son coût a augmenté de façon bien plus limitée.

Balance commerciale

Robin Brooks, un Allemand qui est chef économiste de l’Institute of International Finance (IIF), une
association �nancière basée aux Etats-Unis, estime qu’il s’agit « du plus fort choc de compétitivité pour
l’Europe depuis les années 1980 ». D’un coup, la balance commerciale de la zone euro, qui était
structurellement positive depuis une décennie a chuté. De janvier à juillet 2021, elle était (pour les
biens) de 121 milliards d’euros en zone euro ; de janvier à juillet cette année, elle est passée à
− 177 milliards d’euros. « On pense toujours à l’Europe comme une région ayant un surplus commercial.
En deux mois, celui-ci a disparu. C’est choquant », continue M. Brooks.

Lire aussi : « Les gens n’en reviennent pas » : dans les supermarchés, les caissières aux
premières loges de la �lambée des prix

L’expérience de Defontaine l’illustre. Cette vaste usine de Vendée, qui produit des pièces pour
éoliennes, des composants automobiles et aéronautiques, sou�re de la concurrence asiatique.
« L’in�ation énergétique n’est pas la même chez nos concurrents », constate, amer, Eric Jacquemont, son
patron. « Sur certaines pièces, les industriels asiatiques augmentent leur avantage concurrentiel. » Au-
delà de l’incertitude que cela fait peser sur sa propre usine et ses salariés, l’homme voit là « un vrai
risque pour l’industrie ». Déjà, « sur l’éolien, nos investissements sont à l’arrêt, ajoute-t-il. Le danger, c’est
de voir des acteurs français et même européens disparaître. »

Le choc énergétique est bien entendu le résultat de la guerre en Ukraine, qui a démarré le 24 février,
mais il s’est vraiment développé pendant l’été, au fur et à mesure que la Russie a mis un terme à ses
livraisons de gaz à l’Europe. Depuis, les usines les plus gourmandes en énergie ferment les unes après
les autres, dans bon nombre de secteurs : engrais, verre, aluminium, ciment, céramique, acier…

2 sur 5 03/10/2022, 19:20


Choc gazier : à travers l’Europe, ces industries qui risquent la délocalisation https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/10/03/choc-gazier-a-trave...

Privilège abonnés

NEWSLETTER « LA LETTRE ÉCO »


Le regard du Monde sur l'actualité économique du jour.

S’inscrire

En juillet, sur l’ensemble de la zone euro, la production


industrielle baissait de 2,3 %

Aux Pays-Bas, Nyrstar, leader mondial sur le marché du zinc et du plomb, a décidé, en août, de fermer
temporairement sa fonderie de Budel, près de la frontière belge. OCI, à Fransum, près de Groningue, a
arrêté sa production de bioéthanol. L’Allemagne, le moteur de l’industrie européenne, est touchée de
plein fouet. Chez ArcelorMittal, un haut-fourneau à Brême a été éteint, et la production à Hambourg
réduite. Le groupe Hakle, célèbre fabricant de papier toilette, a déposé le bilan début septembre face à
l’explosion des prix de l’énergie et de la pâte à papier. L’usine chimique SKW Piesteritz, en Saxe-
Anhalt, spécialiste des engrais et de l’AdBlue, a dû interrompre sa production mi-septembre. Outre-
Rhin la production d’acier a baissé de 5 % depuis le début de la crise énergétique, de 8 % dans la
chimie et jusqu’à 70 % dans l’engrais.

En juillet, sur l’ensemble de la zone euro, la production industrielle baissait de 2,3 %. Avec une
question, essentielle : y a-t-il un risque d’e�et domino, la fermeture d’une usine pouvant entraîner
avec elle des sous-traitants et d’autres secteurs ? A Ludwigshafen, en Allemagne, l’exemple du géant
mondial de la chimie BASF l’illustre. Le complexe chimique hérissé de tuyaux et de torchères, bordé
par le Rhin, est un des plus vastes du monde et alimente en composés toute l’industrie européenne.
Depuis quelques semaines, il ne produit presque plus d’ammoniac, qui n’est plus rentable. « Au
deuxième trimestre 2022, les coûts supplémentaires pour le gaz s’élèvent à 800 millions d’euros par
rapport au deuxième trimestre 2021 et même de 1 milliard par rapport à celui de 2020 », rapporte
Daniela Rechenberger, porte-parole de BASF.

Cascade

Pour l’instant, le groupe compense en achetant de l’ammoniac sur les marchés internationaux.
« Nous continuons à livrer nos clients, mais avons dû adapter nos prix en conséquence. » Cette hausse
des prix se répercute en cascade. Les produits dérivés de l’ammoniac sont omniprésents dans notre
quotidien : adhésifs, colles, tannins synthétiques, résines, matières premières pour vernis, pesticides,
engrais, colorants, pigments, agents d’épuration de gaz d’échappement (AdBlue), explosifs, produits
chimiques pour peinture, additifs alimentaires, ou encore certaines �bres et matières plastiques
destinées à l’automobile.

Lire aussi : La Suède contrainte de cesser la production de tomates d’hiver

Déjà, la concurrence cogne aux portes : aux Etats-Unis, certains Etats, désireux de se réindustrialiser,
tentent de séduire ces entreprises allemandes en quête d’énergie moins chère et décarbonée,
rapporte une enquête du quotidien Handelsblatt. Les premières décisions de délocalisation tombent.
Le fabricant de tapis Balta a fermé l’un de ses sites en Flandre et a annoncé un déménagement partiel
de cette unité vers la Turquie : « Le coût de l’énergie s’ajoutant au coût salarial » rendait la situation

3 sur 5 03/10/2022, 19:20


Choc gazier : à travers l’Europe, ces industries qui risquent la délocalisation https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/10/03/choc-gazier-a-trave...

intenable, indique un porte-parole. Parfois, la délocalisation reste au sein de l’UE : Beaulieu Group,
l’un des leaders mondiaux du revêtement de sols, a annoncé le déménagement de son usine
wallonne de Comines vers les Hauts-de-France.

Jusqu’à présent, une destination privilégiée pour déménager une usine était l’Europe centrale,
devenue l’arrière-cour de l’industrie allemande. Pas cette fois car là aussi, la hausse des prix de
l’énergie sévit. La principale usine d’aluminium slovaque, Slovalco, appartenant au norvégien Norsk
Hydro et première consommatrice d’électricité du pays, a fermé temporairement. En Roumanie et en
Slovénie, des unités de production d’aluminium ont aussi réduit fortement leur capacité. Et le secteur
fait planer la menace de fermetures dé�nitives. « L’Europe sera obligée d’importer de l’aluminium de
pays comme la Chine ou la Russie », a ainsi dénoncé Milan Veselý, le directeur de Slovalco, qui devrait
licencier 300 personnes d’ici �n septembre.

La Commission européenne doit présenter des propositions


d’ici à un sommet prévu les 6 et 7 octobre pour réduire la
hausse des prix du gaz

En attendant un hypothétique calme sur le marché du gaz, que peuvent faire les entreprises ?
Certaines arbitrent au jour le jour. En Suède, le premier groupe de scieries suédois, Vidar, suit
quotidiennement le prix de l’électricité et ajuste sa production en fonction. D’autres ont su anticiper.
Le géant �nno-suédois du bois Stora Enso, par exemple, est énergétiquement autosu�sant à plus de
70 %, grâce au recyclage des déchets de sa production : de la biomasse utilisée pour produire de la
chaleur et de l’électricité.

Mais beaucoup d’entreprises n’ont ni le temps ni l’argent pour se réinventer en pleine crise. Face à
l’urgence, les autorités publiques multiplient les plans d’aides. L’Allemagne vient d’annoncer un
soutien de 200 milliards d’euros (sur un an et demi), dont les détails restent �ous, mais qui va �xer
un plafond au prix du gaz dans une certaine limite de consommation. Le Royaume-Uni a de même
plafonné le prix de l’énergie, à hauteur de 30 milliards de livres sterling (33 milliards d’euros) pour les
seules entreprises et sur six mois. En France, le bouclier tarifaire a été étendu aux petites entreprises.

La Commission européenne doit présenter des propositions d’ici à un sommet prévu les 6 et
7 octobre pour réduire la hausse des prix du gaz. Quinze pays, dont la France, réclament un
plafonnement du prix de gros, mais ils butent pour l’instant sur l’opposition de l’Allemagne, des Pays-
Bas et de l’Autriche. Les positions semblent cependant se rapprocher : dans une tribune commune, les
ministres de l’économie français et allemand, Bruno Le Maire et Robert Habeck, plaident pour « un
soutien �nancier substantiel et e�cace (…) ouvert à toutes les entreprises qui sont profondément
touchées par la �ambée des prix ». Il s’agit, selon eux, « d’empêcher une crise de long terme avec des
fermetures, des démantèlements durables et du chômage ».

Outre ce soutien public, qui permet d’atténuer la crise, le pire n’est jamais sûr. « Pour l’instant, on a
des fermetures temporaires mais les capacités de production demeurent en place », relativise M. Brooks,
de l’IIF. Et il ne s’agit pas d’enterrer trop vite l’industrie allemande, en pleine mutation. Les secteurs
menacés représentent 82 % de la consommation d’énergie de l’industrie, mais 23 % des emplois,
souligne l’institut économique Ifo. « En Allemagne, c’est surtout la production en volume qui décline.
En revanche, la valeur ajoutée brute évolue beaucoup mieux, souligne l’économiste Gabriel
Felbermayr, de l’institut autrichien WIFO. Cela signi�e que le pays réussit à entrer dans les segments
industriels où les marges sont encore plus élevées. » Il est cependant facile d’imaginer des scénarios
noirs, où la crise persiste et l’industrie européenne subisse une énergie chère de façon permanente.
Dans ce cas, conclut M. Brooks, « des changements structurels et une certaine désindustrialisation sont

4 sur 5 03/10/2022, 19:20


Choc gazier : à travers l’Europe, ces industries qui risquent la délocalisation https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/10/03/choc-gazier-a-trave...

probables ».

Eric Albert (Londres, correspondance), Cécile Boutelet (Berlin,


correspondance), Jean-Baptiste Chastand (Vienne, correspondant régional),
Anne-Françoise Hivert (Malmö (Suède), correspondante régionale), Jean-
Pierre Stroobants (Bruxelles, bureau européen) et Béatrice Madeline

5 sur 5 03/10/2022, 19:20

Vous aimerez peut-être aussi