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Gestalt‑thérapeute,
récit d’une
transformation
tous les enrichissements que nous lui prodiguons, d’où qu’ils s’ori‑
ginent. Pour ma part, toujours à partir des situations amenées par
la clinique, je m’alimente de sciences humaines. La réalité pro‑
fessionnelle de mes consultants me fit m’intéresser au burn-out.
Le monde du travail offre, en effet, à la fois des expériences de
croissance de soi, mais aussi de la violence systémique impen‑
14. Sur les doubles contraintes sée14. De même, deux anciens détenus en obligation de soins,
dans les organisations, voir public inconnu de moi jusqu’alors, m’ont fait m’intéresser à l’agir
Max Pagès, Michel Bonetti,
Vincent de Gaulejac et Daniel criminel15. Leur rencontre renforça mon intérêt pour la phénomé‑
Descendre, L’emprise de nologie du mal ordinairement infligé déjà croisé en entreprise.
l’organisation, Édition de Hannah Arendt rejoignit Claude Balier dans mes lectures. Mes
l’Université de Bruxelles, 2019
(septième édition).
patients m’ont fait lire pour mieux les rencontrer. Comme Christian
Bobin cueille la poésie à sa fenêtre du Creusot, ils m’ont ouvert
15. La structure publique, à la lecture de mondes. Colorée par ma passion de comprendre,
gratuite et départementale des
ma Gestalt-thérapie se montre donc attentive à l’environnement
CRIAVS (Centres ressources
pour les intervenants auprès d’hier et d’aujourd’hui toujours présent en substrat de l’expérience
des auteurs de violences en cours et veille à ratisser ce fond, tel un jardinier consciencieux.
sexuelles) forme les Le réel existe, les structures socio-économiques bornent et
professionnels sur ces sujets.
contraignent nos libertés. Cette vision influe sur ma façon de tra‑
vailler. Tout n’est pas entre les seules mains des personnes que
nous accompagnons à être plus conscientes et à choisir de modi‑
fier ou non leur existence. Nous sommes aussi déterminé·e·s par
tous types d’institutions. La politique existe, elle infléchit le droit
et nos pratiques, lorsqu’elle ne jette pas nos semblables sur les
routes du déracinement. L’Histoire existe, elle s’écrit au présent
et nous traverse. Les blessures de nos aïeux s’expriment aussi à
travers nos (im)possibilités. Mon Lot-et-Garonne d’adoption fit
place en 1962 aux pieds-noirs rapatriés, aux harkis et à des réfu‑
giés d’Indochine. Tous offrirent leurs bras aux champs généreux
de nos campagnes pour travailler et y reconstruire une existence.
Alors qu’ils croyaient laisser derrière eux les violences politiques
subies, celles-ci exsudèrent chez leurs enfants qui vinrent me
consulter. Des plis majeurs et invisibles nous instituent et nous
façonnent. Pas de forme sans fond. Les institutions, États, familles
ou entreprises ne laisseront peut-être pas déployer tout ce que
l’humanisme et la générosité de la Gestalt-thérapie peut faire
émerger de vivant, de spontané, de respirant et de créatif en nous.
Pour autant, nous pouvons faire beaucoup de « ce qu’on a fait de
fort utiles pour que les patients s’orientent dans leurs situations de
vie. Stimulée par mes superviseurs, je suis une Gestalt-thérapeute
devenue autrice. Apprivoisée via des fiches de lecture, une écriture
sur mes accompagnements en posture gestaltiste est doucement
17. Notre discipline rayonne devenue possible17. Gestalt-thérapeute, je suis créatrice de formes.
aussi grâce aux bénévoles Comme l’exprimait le philosophe américain John Dewey, un des
qui font exister nos revues
à comité de lecture.
ancêtres de la Gestalt-thérapie, faire œuvre au cœur de l’expé‑
rience, que celle-ci soit de forme artistique ou relationnelle, c’est
toujours créer. Toute séance constitue une œuvre unique cocréée.
Je suis une Gestalt-thérapeute en recherche. Hier impliquée dans
l’expérience de la Commission mixte recherche, aujourd’hui, ma
posture de praticienne-chercheuse s’exprime dans deux projets
d’écriture longs sur les violences faites aux enfants par leurs
proches et comment ces petites victimes s’extraient du risque de
les répéter à leur tour. Je lis, j’interviewe, je m’étonne et me pas‑
sionne mais, là aussi, ma posture reste profondément gestaltiste.
Quelles que soient mes circonstances, je suis devenue qui je suis.
Au global, en quoi la Gestalt-thérapie offre-t-elle donc perti‑
nence et acuité ? Tout d’abord, elle accueille ceux qui s’y forment
en intégrant toutes leurs caractéristiques préalables. Ensuite, elle
dessine un espace de croissance et de création singulière à tous
et chacun. De plus, en tant qu’approche processuelle du fonction‑
nement des individus et des groupes, elle a peut-être moins de
18. Même si Michael Vincent risque d’être réifiée et érigée en discours de vérité18. De ce fait, elle
Miller rappelait, lors du stage peut héberger toute différence et faciliter la possibilité de nouvelles
« L’art de l’attention » à l’IFGT
en 2010, que la tendance à la
constructions de mondes plus souplement que des approches de
réification exprime notre besoin conception structurelle19. Cette thérapie des formes est outillée
de croire en des vérités stables. pour l’engagement transformatif via son ancrage même à la fron‑
tière-contact entre organismes vivants humains-animaux et leurs
19. Les nouvelles formes
de gouvernance partagée niches environnementales. Les gestaltistes sont engagés dans
sont en cohérence avec la leurs cabinets et leurs communautés. Ainsi, lors de la conférence
philosophie gestaltiste. « Exploring practice-based research in Gestalt-therapy » en
mai 2017 à Paris, l’atelier animé par Rosie Burrows vit la rencontre
entre une Anglaise et elle, protestante d’Irlande du Nord, qui,
par-delà les blessures de l’Histoire, se reconnurent de la même
famille des Gestalt-praticiens des organisations (GPO), mais sur‑
tout de celle des humains engagés auprès de leurs semblables
à s’extraire de conditions de vie indignes pour tout simplement
vivre sur une terre à partager20. Cette aptitude gestaltiste est et 20. Atelier « Rememberance
sera précieuse alors que nous sommes confrontés au défi sans of things past : reflections from
the fertile field 1990-2017 ».
précédent de notre propre disparition. Construite autour d’une
vision positive de l’agressivité, la Gestalt-thérapie n’élude pas la
conflictualité humaine, bien au contraire. En cela, elle est et sera
aussi utile au cœur des crispations actuelles, des replis identi‑
taires et de la fracture des mondes. Enfin, de par sa philosophie
de croissance et de renouvellement permanent des formes, la
Gestalt est, par construction, portée à prendre soin tant de ce qui
rend vivant que de ce qui nous porte, tant de notre vitalité et de
notre créativité à faire du nouveau sous contraintes que de nos
environnements au sens large et donc de notre terre nourricière
violentée car, comme le rappelle Hannah Arendt, « la Terre est la
quintessence même de la condition humaine [...]21 ». 21. Voir « Prologue »,
dans Condition de l’homme
moderne, Gallimard,
« Quarto », 2012, pp. 59-63,
en particulier p. 60.
Bibliographie
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Jean-Marie Robine, L’Exprimerie, 2001.