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Devenir

Gestalt‑thérapeute,
récit d’une
transformation

Stéphanie FELICULIS Gestalt-thérapeute,


superviseure et coach dans les
organisations, je m’intéresse
à la phénoménologie des
violences ordinaires dans les
relations et dans le monde
du travail. Psychologue de
« Tant de fils se mêlent, s’enlacent avec ce que je suis, formation, j’exerce dans le
avec ce que je tente d’approcher par l’écriture. Sud-Ouest.

Ni peser, ni imposer mon “moi”. sfeliculis@aol.com


Qu’il nourrisse mon écriture,
sans cannibaliser ce que j’essaye d’apprivoiser. »
Gaëlle Josse1 1.  Gaëlle Josse, Une femme
en contre-jour, Notabilia, 2021,
p. 147.

L a Gestalt-thérapie est un produit d’importation. Il y a quarante


ans, la Société française de Gestalt en fut l’ambassadrice en
France. En octobre 1981, lorsqu’elle se créé autour de Serge
Ginger, je suis en classe de seconde. C’est le temps des pre‑
mières manifestations et de la découverte de la grande littéra‑
ture avec mon professeur, l’écrivain Jean-Louis Houdebine, ogre
dont « l’exigence à être » me saisit. Mon « découvrement » de 2.  Terme du philosophe
François Jullien. Voir revue
la Gestalt-thérapie est forcément plus récent, un quart de siècle, Gestalt n° 55, pp. 11-27, en
je dirai2. Mais, là aussi, je m’y trouve initiée via une personne, particulier p. 23.

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Devenir Gestalt‑thérapeute, récit d’une transformation

Élisabeth Drault. Sur mon chemin, de nouvelles portes s’ouvrirent


toujours à l’occasion de rencontres. L’environnement me donne
sans cesse forme. Bien sûr, je ne suis pas la seule. Il n’y a pas
qu’en Gestalt-thérapie qu’un engagement professionnel com‑
mence par l’identification à une figure qui stimule notre désir
d’être et de devenir. Je vous propose d’utiliser mon parcours de
Gestalt-thérapeute et coach pour souligner en quoi la révolution de
la Gestalt-thérapie, l’originalité de sa posture et de son anthropo‑
logie, restent d’actualité pour le monde d’aujourd’hui, soixante-dix
ans après sa naissance et pourquoi elle va continuer à essaimer
de corps et d’esprit dans les transformations que notre monde
appelle.
D’où je parle ? J’exerce la Gestalt-thérapie depuis vingt-trois
ans auprès d’adultes, de familles et de couples. Je pratique aussi
le coaching au sein d’organisations, ce double exercice s’étayant
sur le concept gestaltiste de frontière-contact. Avant de choisir la
Gestalt-thérapie, ou devrais-je dire de me laisser bousculer par
elle, j’ai suivi un cursus de psychologie clinique et pathologique à
Paris V René-Descartes, associé à une psychothérapie psychana‑
lytique car, depuis l’adolescence, j’aime écouter les gens. Pendant
ces études, le psychiatre militaire Louis Crocq m’ouvrit les yeux sur
la névrose traumatique. Puis, le psychanalyste Christophe Dejours
m’éclaira avec sa psychodynamique du travail. Ces savoirs remon‑
tèrent du fond à l’occasion de situations cliniques pour lesquelles
3.  Voir « La guerre que nous je franchis le pas d’écrire3. Avant cela, concernée par la névrose
n’avons pas vue », dans de classe théorisée par le sociologue Vincent de Gaulejac, j’avais
Gestalt, n° 48-49, 2016,
pp. 95-107 et « Coaching et
appris à me tenir à cheval entre les mondes, celui du milieu popu‑
violence », dans Gestalt, n° 41, laire immigré de mes origines et celui des écoles de commerce
2012, pp. 141-154. où j’acquis mon premier diplôme. Beau tremplin pour ensuite se
tenir en équilibre à la frontière-contact organisme/environnement.
Laura Perls explique qu’« il existe autant de styles que de théra‑
4.  Laura Perls, Vivre à la peutes et de clients4 ». Dégageons du matériau de ma trajectoire
frontière, p. 125. quelques originalités de notre approche. Quelles découvertes a
offert la Gestalt-thérapie à la psychologue que j’étais ? Au départ,
j’ai consciemment embrassé cette approche contre la philosophie
pessimiste de la deuxième théorie des pulsions freudienne. Je
ne me voyais pas exercer sous l’épée de Damoclès de Thanatos
qui manœuvrerait toujours en coulisses et pourrait dynamiter tout

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Stéphanie FELICULIS

effort vers du mieux-être. De plus, l’idée d’aider concrètement


les personnes me séduisait5. Le sous-titre de Gestalt-thérapie 5.  La France ne connaît pas
de Perls, Hefferline et Goodman, « Excitation et croissance dans la formation en psychologie
appelée « counseling » dans le
la personnalité humaine » se montrait prometteur6. Les implicites monde anglo-saxon, dont ma
d’action, de vitalité et de créativité de la Gestalt-thérapie rencon‑ double pratique se rapproche.
trèrent mon dynamisme que notre formation expérientielle mit au
6.  Traduction personnelle
premier plan et mobilisa. Mais, à l’époque, je ne mesurais pas
du sous-titre « Excitation
encore à quel point la Gestalt-thérapie allait me transformer. En and growth in the human
effet, être psychologue diplômée et devenir Gestalt-thérapeute, personality ».
c’est se départir des savoirs académiques et ne jamais cesser
de sortir du fonctionnement en mode Je/Cela de Martin Buber.
Lorsque, au fil du temps, j’ai saisi, à la fois par la pensée et
par le corps, le décentrement radical qu’offre par la focale sur
l’organisme/environnement comme seule réalité humainement
accessible, je ne me suis pas remise du vertige dans lequel cela
plonge. Car enfin, l’idéalisme de la philosophie grecque, le ratio‑
nalisme cartésien né sur notre terre, notre psychiatrie héritée de
Philippe Pinel et Jean-Étienne Esquirol, et la passion qu’avait
suscitée en moi la psychanalyse, devais-je tout liquider au pro‑
fit de ce moment toujours unique où quelqu’un vient à notre
rencontre, se livre et nous invite à coapparaître l’un à l’autre ?
Heureusement, la radicalité de cette ouverture épistémologique
fut en réalité progressive7. La Gestalt-thérapie offre suffisamment 7.  Peut-il d’ailleurs en être
d’orientations théorico-pratiques différentes pour qu’on y entre autrement dans une société
nourrie de philosophie
peu à peu selon le terreau anthropologique de chacun. Ainsi, individualiste depuis des
mon premier superviseur PGRiste parlait une langue empruntant siècles ?
à la psychanalyse ce qui facilita mes premiers pas de Gestalt-
thérapeute. Plus tard, ayant quitté Paris pour le Sud-Ouest, je
découvris une autre lecture de la Gestalt-thérapie, qui déconstrui‑
sit mes évidences de perception, de langage et d’appréhension
des situations humaines. Via de nouveaux superviseurs, dont je
ne compris pas la langue au début, la phénoménologie entra
dans ma vie. Défabriquer tout ce que l’on croit exister dans la
fixité des formes, se méfier d’avoir cru comprendre, ne jamais
oublier qu’on a « toujours déjà mangé l’autre à notre sauce »
comme le répète ma superviseure, cette gymnastique réflexive est
sans fin.

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Devenir Gestalt‑thérapeute, récit d’une transformation

« Je suis moi et ma circonstance […]. »


José Ortega y Gasset
Mais comment faire vivre dans les faits l’énormité du bouscu‑
lement gestaltiste ? Comment parvenir à se défocaliser autant ?
Démantibuler nos rapidités de langage, déshabiter la quotidien‑
neté dévalante heideggerienne ? Moi, je n’y parvins pas. Peut-être
avais-je déjà trop pris forme auparavant dans un regard et un
langage dont je ne pus m’abstraire ? Bien qu’admirant la posture
de mes collègues lors des journées dans le vif de la pratique
gestaltiste, je ne rejoignis jamais la pureté épistémologique de
ceux et celles qui fonctionnent dans les variantes de la clinique
du champ que je trouve pourtant bien belle. En séance, j’utilise
encore des formules pouvant laisser entendre qu’il y aurait du Moi
« de mon côté de la pièce » et « de l’Autre » là-bas en face, un
être dont je serais distincte… Longtemps, j’ai déploré de n’exercer
pas mieux, pas comme… Aujourd’hui, du temps a passé. Mes
consultants ainsi que mes pairs m’ont reconnue. J’ai fini par accep‑
ter mon style. Il n’est pas fait de la discrète retenue de mes
modèles. Il est engagé dans le champ, très engagé même, ce qui
nécessite le nettoyage régulier de « mes » excès de confluence
en supervision. Des inflexions de sens se produisent souvent bien
vite et le déplorer ne m’a pas aidée à m’en corriger assez. Dès
lors, c’est de là que la forme se coconstruit avec mes patients ou
clients en coaching. Parlant comme eux, je peux laisser penser
que je partage la manière dont ils vivent leurs mots, sans nous
attaquer d’emblée aux chausse-trappes pourtant réelles du lan‑
gage. Dans ce mode conversationnel, je manifeste mon sincère
« aller vers » eux. Pourtant, je ne prétends pas comprendre ce
qu’ils disent et vivent, sans en ouvrir le sens avec eux. Cela vient
en son temps. Cette manière de faire permet, je crois, d’apprivoiser
la nouveauté de l’espace thérapeutique. Nos mots sont des ponts,
que je sais instables. Nous les empruntons néanmoins l’un vers
l’autre. Nos phrases sont une fiction sans fixité à considérer
comme telle et à déplier ensemble. Ayant le plus souvent en situa‑
tion toujours déjà interprété, je m’emploie à aller à la rencontre
de mes consultants à partir de ce point de vue. Je n’en ai pas
d’autre et me suis résolue à accepter ma circonstance. De là, je

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Stéphanie FELICULIS

peux proposer des « vérités de perspective » au sens du psycha‑


nalyste Miguel Benasayag8. « Si on regardait ce que vous dites 8.  Miguel Benasayag, Le
par là, cela donnerait quoi comme paysage ? » À partir de mes mythe de l’individu, p. 65.
perches commence à se tisser ce qui prendra forme ce jour-là
avec cette personne-ci dans l’atmosphère mélangeant nos
nuages, nos embruns et nos couleurs. Par ailleurs, je ne me
prends pas pour quelqu’un, ni ne crois dire le Vrai. Je soumets
des angles de vue, des hypothèses, sans pour autant négliger la
force instituante de la parole du thérapeute pour son patient, quoi
que nous pensions faire et croire, même dans notre silence,
comme la psychanalyse l’a montré. Adossé à mon style engagé,
quelque chose du consultant apparaît. Lorsque je suis arrivée
dans la région il y a dix-huit ans, je rencontrai une psychiatre de
l’hôpital. Encore toute à ma découverte de la Gestalt-thérapie et
de sa vision positive de l’humain, je lui dis imprudemment ne pas
travailler à partir de diagnostics. Son regard me glaça instantané‑
ment. Je compris qu’elle ne m’adresserait personne. Nos univers
étaient trop disjoints. Aujourd’hui, j’expliquerais mieux mes orien‑
tations. Bien sûr que les Gestalt-thérapeutes évaluent la capacité
des personnes à s’engager en thérapie. Ils dépistent l’angoisse,
la dépression, le risque suicidaire, ainsi que les éléments propres
à leur champ thérapeutique comme le cycle du contact. Mais, en
effet, nous ne croyons pas en une fixité des structures. Du coup,
sur quoi se tenir, dans la rencontre unique avec notre consultant,
si disparaît l’illusion que nous sommes des formes définies, sépa‑
rées, discrètes au sens mathématique et si nous nous gardons
de penser que « nous savons » ? Mon interlocuteur et moi
sommes jetés dans la situation où il s’agit de se donner forme
toujours nouvelle ensemble, de chercher et de cocréer des occa‑
sions d’ouvrir nos sens, de taquiner nos évidences et, par ce fait,
de lui permettre de s’abstraire peu à peu des modalités passés
d’ajustement conservateur qui aujourd’hui l’étrécissent9. Le philo‑ 9.  Tout au plus, avons-nous
un peu d’avance dans le
sophe François Jullien raconte être devenu sinologue pour mieux
dégagement de ce que « nous
percevoir à quel point il est immergé dans l’univers mental de la croyons être » au cœur de nos
pensée grecque occidentale et pour s’obliger à se contempler de circonstances…
l’extérieur depuis cette perspective ouvrante. L’entendre parler de
10.  Voir le texte de sa
décoïncidence et d’inouï nous est musicalement familier10. De conférence, dans revue Gestalt,
même, je ne me perçois jamais mieux être Gestalt-thérapeute que n° 55, pp. 11-27.

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Devenir Gestalt‑thérapeute, récit d’une transformation

lorsque j’échange avec des psychologues ou des psychiatres.


Alors, je prends conscience de ne pas parler de ma clinique
comme eux. Nos échanges respectueux sont stimulants, mais
nos horizons diffèrent. Quels sont les socles, que je considère
opérants, dans mes accompagnements d’humains en souffrance
et en volonté de croissance ? La posture d’« implication contrô‑
lée » tout d’abord, légitimée par le cadre des demandes de travail
que nous recevons. Je suis à la fois totalement engagée aux côtés
de mes consultants, tous mes sens affûtés pour eux dans nos
situations de rencontre et totalement dégagée des formes de ce
qu’ils choisissent d’expérimenter et de changer dans leurs vies.
Expliquer en quoi consiste cette posture associant autant d’immer‑
sion « dans le champ » que de réflexivité permanente sur ce qui
s’y passe à des praticiens référés au paradigme individualiste tient
de la gageure ! Avoir appris à être psychologue clinicienne et à
devenir Gestalt-thérapeute, c’est sans cesse plonger « à expé‑
rience nue » dans la radicalité conceptuelle organisme/­
environnement. S’y trouver ainsi ne signifie pas n’y rien savoir, en
tout cas moi j’ai renoncé à le vouloir. Mais, ne pas avoir su « ne
pas savoir » laisse tout de même de la marge vis-à-vis de « croire
11.  Voir Jacques Blaize, savoir », modalité que je crois avoir quittée11. Mes appuis sont
Ne plus savoir, l’accueil inconditionnel de tout ce qui se présente, l’étonnement
L’Exprimerie, 2001.
et un contact volontaire. J’accueille tout sans tri, selon le principe
du « rapport possible pertinent » de la théorisation du champ de
Malcolm Parlett. Une « forme » peut émerger des propos du
consultant, de sa fatigue, d’un regard furtif posé en arrivant, d’une
respiration bloquée chez lui ou chez moi, d’un mot ou d’un ton
employé ce jour-là qui surprend mon oreille. Elle naît aussi de
mes maladresses et de mes excuses authentiques, qui font expé‑
rimenter du nouveau à ceux qui n’ont souvent pas connu qu’un
adulte en position de responsabilité puisse admettre ses torts
envers eux. En Gestalt-thérapie, « tout fait ventre ». Tout est expé‑
rience dans le cadre thérapeutique défini ensemble. De plus, la
curiosité m’anime. Je m’intéresse à l’être qui me fait face et à
comment il s’y prend avec l’existence. Cela inclut l’ici et maintenant
de ce qui apparaît en séance, mais aussi toutes les facettes de
sa vie du dehors et de son passé avec ses bosses, ses trésors
et ses trous. Cela navigue entre contenus et processus. M’étonner

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Stéphanie FELICULIS

me permet de réagir à ce que je vois et entends et que je ne peux


m’empêcher d’affecter de significations. S’étonner ouvre notre
tendance à rabattre sur du « bordé » et du « borné » et, au
contraire, nous porte à accueillir le « débordement par l’expé‑
rience » dont parle François Jullien12. L’inouï dont il parle est ce 12.  Ibid., respectivement
phénomène jamais entendu et considéré jusqu’alors qui entrouvre pages 22 et 24.
des possibles. Cela invite à toujours envisager l’autre tel qu’il se
présente dans sa nouveauté et non tel que je l’ai toujours déjà
pensé… Je me plais aussi à rendre hommage à la créativité et à
la justesse des ajustements conservateurs. Reconnaître d’où ceux
qui nous consultent comprennent venir aide à desserrer au pré‑
sent la force des systèmes de soutien d’hier qui aujourd’hui
peuvent entraver leur vitalité. Enfin, je mobilise une « agressivité
contrôlée » à leur service. Je peux les confronter, de toute ma
présence ferme et bienveillante, sur leur colère, voire leur rage,
face au monde imparfait et injuste tel qu’il est. Les inciter aussi,
parfois vivement, à ouvrir leur awareness sur l’effet qu’ils peuvent
produire autour d’eux lorsqu’ils « flambent » et fulminent ainsi. En
rugby, on parle d’aller au contact. Je sais me montrer frontale.
J’ose espérer que dans ces chocs est perçu mon désir sincère
de fournir un miroir à la fois bienveillant et sans complaisance.
Dans ces engagements, toujours au sens rugbystique, nous
sommes en plein contact, en trouée de nos rigidités caracté‑
rielles13. Dans la rencontre avec l’intensité de mouvements violents 13.  Laura Perls : « Le caractère
qui débordent ou tétanisent nombre de nos patients et figent leur est une Gestalt fixée » (p. 21).
énergie vitale, la Gestalt-thérapie est particulièrement appropriée
comme boussole et gouvernail. En cela, ma « présence jetée »
devient motrice. Ce travail qui m’amène à plonger dans la rage
voire la haine de mes consultants emprunte à mes singularités ;
mais la Gestalt-thérapie et la théorie perlsienne de l’agressivité
outillent puissamment à nous y tenir, à mettre au travail la conflic‑
tualité inhérente à notre condition humaine et à rouvrir les fige‑
ments. Par ailleurs, au fil des années, j’ai, comme mes camarades,
suivi des formations, sans dévier de mon ancrage gestaltiste. Les
uns ont affiné leur corps senti ou postural, d’autres ont cherché
à mieux comprendre le fonctionnement du cerveau. Certains ont
décodé les relations d’attachement ou se sont engagés dans le
transpersonnel. La Gestalt-thérapie est une terre accueillante à

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Devenir Gestalt‑thérapeute, récit d’une transformation

tous les enrichissements que nous lui prodiguons, d’où qu’ils s’ori‑
ginent. Pour ma part, toujours à partir des situations amenées par
la clinique, je m’alimente de sciences humaines. La réalité pro‑
fessionnelle de mes consultants me fit m’intéresser au burn-out.
Le monde du travail offre, en effet, à la fois des expériences de
croissance de soi, mais aussi de la violence systémique impen‑
14.  Sur les doubles contraintes sée14. De même, deux anciens détenus en obligation de soins,
dans les organisations, voir public inconnu de moi jusqu’alors, m’ont fait m’intéresser à l’agir
Max Pagès, Michel Bonetti,
Vincent de Gaulejac et Daniel criminel15. Leur rencontre renforça mon intérêt pour la phénomé‑
Descendre, L’emprise de nologie du mal ordinairement infligé déjà croisé en entreprise.
l’organisation, Édition de Hannah Arendt rejoignit Claude Balier dans mes lectures. Mes
l’Université de Bruxelles, 2019
(septième édition).
patients m’ont fait lire pour mieux les rencontrer. Comme Christian
Bobin cueille la poésie à sa fenêtre du Creusot, ils m’ont ouvert
15.  La structure publique, à la lecture de mondes. Colorée par ma passion de comprendre,
gratuite et départementale des
ma Gestalt-thérapie se montre donc attentive à l’environnement
CRIAVS (Centres ressources
pour les intervenants auprès d’hier et d’aujourd’hui toujours présent en substrat de l’expérience
des auteurs de violences en cours et veille à ratisser ce fond, tel un jardinier consciencieux.
sexuelles) forme les Le réel existe, les structures socio-économiques bornent et
professionnels sur ces sujets.
contraignent nos libertés. Cette vision influe sur ma façon de tra‑
vailler. Tout n’est pas entre les seules mains des personnes que
nous accompagnons à être plus conscientes et à choisir de modi‑
fier ou non leur existence. Nous sommes aussi déterminé·e·s par
tous types d’institutions. La politique existe, elle infléchit le droit
et nos pratiques, lorsqu’elle ne jette pas nos semblables sur les
routes du déracinement. L’Histoire existe, elle s’écrit au présent
et nous traverse. Les blessures de nos aïeux s’expriment aussi à
travers nos (im)possibilités. Mon Lot-et-Garonne d’adoption fit
place en 1962 aux pieds-noirs rapatriés, aux harkis et à des réfu‑
giés d’Indochine. Tous offrirent leurs bras aux champs généreux
de nos campagnes pour travailler et y reconstruire une existence.
Alors qu’ils croyaient laisser derrière eux les violences politiques
subies, celles-ci exsudèrent chez leurs enfants qui vinrent me
consulter. Des plis majeurs et invisibles nous instituent et nous
façonnent. Pas de forme sans fond. Les institutions, États, familles
ou entreprises ne laisseront peut-être pas déployer tout ce que
l’humanisme et la générosité de la Gestalt-thérapie peut faire
émerger de vivant, de spontané, de respirant et de créatif en nous.
Pour autant, nous pouvons faire beaucoup de « ce qu’on a fait de

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Stéphanie FELICULIS

nous » comme le disait Jean-Paul Sartre. À mon sens, l’enthou‑


siasme à pratiquer la Gestalt doit toutefois être pondéré du risque
de naïveté dans lequel il peut entraîner, notamment les praticiens
en coaching. Lorsqu’on exerce en contexte tripartite, c’est-à-dire
dans le cadre complexe qui intègre le double registre des attentes
de l’organisation finançant l’intervention et celles du coaché, une
vision de la Gestalt-thérapie appliquée superficiellement peut nous
faire tomber dans le piège de l’instrumentalisation. Quel que soit
le plaisir de nos patients ou clients en entreprise à comprendre
qu’ils peuvent sentir et oser exprimer ce qu’ils sentent, en un mot
être et devenir, ma responsabilité inclut de tenir compte tout autant
des émergences de vivance chez eux, que de déplier avec eux
les possibilités de concrétisation de celles-ci au sein de leurs
mondes réels. Pas d’intervention gestaltiste sans éthique.
Pondérée par la prudence éthique du praticien, la Gestalt-thérapie
offre une synthèse puissance et originale entre le registre le plus
fin de l’éprouvé au sein de la relation thérapeutique et la conscience
du jeu de la techtonique des structures sous-jacentes à l’expé‑
rience humaine. Elle sait faire ce grand écart et le proposer à la
liberté de l’homme.

« Deviens ce que tu es », Nietzsche


Osons donc la singularité des praticiens que nous sommes
associant nos styles à notre posture et à notre théorie expérien‑
tielle. La Gestalt-thérapie permet cette ouverture et cette créa‑
tivité d’être. Je suis Gestalt-thérapeute et coach. Je dispose de
connaissances sur le fonctionnement des entreprises qui nour‑
rissent mes interprétations de ce que peuvent y vivre mes clients.
Laura Perls était danseuse ; son mari, homme de théâtre. Ceux
qui sont par ailleurs boulangers, religieux ou musiciens, exercent
eux aussi leur Gestalt-thérapie forts de ces couleurs-là16. Je suis 16.  Laura Perls, ibid., p. 17.
Gestalt-thérapeute et j’ai longtemps exercé la formation d’adultes.
Logiquement, ma pratique s’intéresse au développement des com‑
pétences de mes consultants et à leur empuissancement. Selon
les principes de la psycho-éducation, je peux transmettre des
connaissances sur le psycho-traumatisme par exemple, souvent

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Devenir Gestalt‑thérapeute, récit d’une transformation

fort utiles pour que les patients s’orientent dans leurs situations de
vie. Stimulée par mes superviseurs, je suis une Gestalt-thérapeute
devenue autrice. Apprivoisée via des fiches de lecture, une écriture
sur mes accompagnements en posture gestaltiste est doucement
17.  Notre discipline rayonne devenue possible17. Gestalt-thérapeute, je suis créatrice de formes.
aussi grâce aux bénévoles Comme l’exprimait le philosophe américain John Dewey, un des
qui font exister nos revues
à comité de lecture.
ancêtres de la Gestalt-thérapie, faire œuvre au cœur de l’expé‑
rience, que celle-ci soit de forme artistique ou relationnelle, c’est
toujours créer. Toute séance constitue une œuvre unique cocréée.
Je suis une Gestalt-thérapeute en recherche. Hier impliquée dans
l’expérience de la Commission mixte recherche, aujourd’hui, ma
posture de praticienne-chercheuse s’exprime dans deux projets
d’écriture longs sur les violences faites aux enfants par leurs
proches et comment ces petites victimes s’extraient du risque de
les répéter à leur tour. Je lis, j’interviewe, je m’étonne et me pas‑
sionne mais, là aussi, ma posture reste profondément gestaltiste.
Quelles que soient mes circonstances, je suis devenue qui je suis.
Au global, en quoi la Gestalt-thérapie offre-t-elle donc perti‑
nence et acuité ? Tout d’abord, elle accueille ceux qui s’y forment
en intégrant toutes leurs caractéristiques préalables. Ensuite, elle
dessine un espace de croissance et de création singulière à tous
et chacun. De plus, en tant qu’approche processuelle du fonction‑
nement des individus et des groupes, elle a peut-être moins de
18.  Même si Michael Vincent risque d’être réifiée et érigée en discours de vérité18. De ce fait, elle
Miller rappelait, lors du stage peut héberger toute différence et faciliter la possibilité de nouvelles
« L’art de l’attention » à l’IFGT
en 2010, que la tendance à la
constructions de mondes plus souplement que des approches de
réification exprime notre besoin conception structurelle19. Cette thérapie des formes est outillée
de croire en des vérités stables. pour l’engagement transformatif via son ancrage même à la fron‑
tière-contact entre organismes vivants humains-animaux et leurs
19.  Les nouvelles formes
de gouvernance partagée niches environnementales. Les gestaltistes sont engagés dans
sont en cohérence avec la leurs cabinets et leurs communautés. Ainsi, lors de la conférence
philosophie gestaltiste. « Exploring practice-based research in Gestalt-therapy » en
mai 2017 à Paris, l’atelier animé par Rosie Burrows vit la rencontre
entre une Anglaise et elle, protestante d’Irlande du Nord, qui,
par-delà les blessures de l’Histoire, se reconnurent de la même
famille des Gestalt-praticiens des organisations (GPO), mais sur‑
tout de celle des humains engagés auprès de leurs semblables
à s’extraire de conditions de vie indignes pour tout simplement

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Stéphanie FELICULIS

vivre sur une terre à partager20. Cette aptitude gestaltiste est et 20.  Atelier « Rememberance
sera précieuse alors que nous sommes confrontés au défi sans of things past : reflections from
the fertile field 1990-2017 ».
précédent de notre propre disparition. Construite autour d’une
vision positive de l’agressivité, la Gestalt-thérapie n’élude pas la
conflictualité humaine, bien au contraire. En cela, elle est et sera
aussi utile au cœur des crispations actuelles, des replis identi‑
taires et de la fracture des mondes. Enfin, de par sa philosophie
de croissance et de renouvellement permanent des formes, la
Gestalt est, par construction, portée à prendre soin tant de ce qui
rend vivant que de ce qui nous porte, tant de notre vitalité et de
notre créativité à faire du nouveau sous contraintes que de nos
environnements au sens large et donc de notre terre nourricière
violentée car, comme le rappelle Hannah Arendt, « la Terre est la
quintessence même de la condition humaine [...]21 ». 21.  Voir « Prologue »,
dans Condition de l’homme
moderne, Gallimard,
« Quarto », 2012, pp. 59-63,
en particulier p. 60.

Bibliographie
ARENDT Hannah, Eichman à Jérusalem, Gallimard, « Folio », 1991.
BALIER Claude, Psychanalyse des comportements sexuels violents,
PUF, « Le fil rouge », 1996.
BENASAYAG Miguel, Le mythe de l’individu, La Découverte, 2004.
DEWEY John, L’art comme expérience, Gallimard, « Folio essais »,
2005.
DE GAULEJAC Vincent, La névrose de classe, Hommes et groupes
éditeurs, 1987.
PARLETT Malcolm, Réflexion sur la théorie du champ, traduction
française dans les Cahiers de Gestalt-thérapie, n° 5, 1999.
PERLS Laura, Vivre à la frontière, L’Exprimerie, 2001 (deuxième
édition).
PERLS Frederick, Le moi, la faim et l’agressivité, 1942, Édition du ravin
bleu, 2020.
PERLS Frederick, HEFFERLINE Ralph, GOODMAN Paul, Gestalt-
therapy, 1951, Souvenir Press, 1998. Version française : Gestalt-
thérapie. Nouveauté, excitation, développement, traduction de
Jean-Marie Robine, L’Exprimerie, 2001.

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