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Dossier

De l’éclectisme
à l’approche
intégrative

Virginie BOUTTE Formée tout d’abord en


Vittoz, puis en Gestalt et en
PGRO, certifiée superviseur
par ChampG. Puis formée
en systémie familiale par
André Chemin. J’exerce

U n élément essentiel de mon héritage, issu de la vision de


Gilles Delisle, réside dans l’incarnation d’une posture inté-
grative. Il est fréquent qu’un thérapeute soit formé à différentes
à Paris depuis 25 ans
en individuel, en groupe
auprès d’adultes, enfants,
couples et famille. Intégrant
approches thérapeutiques. Même s’il choisit d’appartenir à une ces différentes approches,
école de référence qui sculpte sa vision théorico-clinique et sa j’ai développé un travail sur
posture, il se peut qu’une situation donnée lui fasse vivre un conflit l’enfant intérieur et j’anime
des ateliers sur ce thème,
entre ses différentes approches, au sein même de sa posture. Il « les poupées russes ». Je
en est de même pour le superviseur multi-référentiel. Il y aurait participe à l’association des
un savoir-faire ou un savoir être à mettre en œuvre, pour leur psyducoeur depuis 13 ans.
permettre de transformer cet éclectisme en posture intégrative. virginieboutte1@gmail.com
Comment s’appuyer, en tant que superviseur, sur un savoir éclec-
tique, pour déboucher sur une pratique intégrative, sans basculer
vers une forme de syncrétisme ?
En m’appuyant sur mon parcours de formation et de théra-
peute ayant intégré des composantes de l’approche en Vittoz,
puis sur ma pratique de superviseur, je commencerai par définir
les contours de ce qu’est une supervision intégrative, avant de
décrire le processus d’intégration au regard des compétences
affectives, réflexives et interactives.

Revue Gestalt - N° 57 - Héritages 11


De l’éclectisme à l’approche intégrative

Comment définir une supervision


intégrative ?
Les situations de supervision peuvent présenter différentes
configurations. Le supervisé et le superviseur peuvent se référer
à un corpus théorico-clinique uni-référentiel, partagé ou non, au
niveau des outils ou de la posture. Mais il se peut aussi que cha-
cun s’appuie sur un fond multi-référentiel, commun ou pas. Cette
dernière situation pose la question de quel fond commun existe
entre les deux protagonistes. Lorsque le superviseur a la même
approche théorico-clinique que le supervisé, cette référence
commune leur permet de dialoguer ensemble. Mais lorsque le
superviseur est confronté à un supervisé multi-référentiel, se pose
la question de comment il va pouvoir l’accompagner, en exploitant
au mieux les différentes ressources de ce dernier. Un degré de
complexité supplémentaire survient quand le superviseur est lui-
même dans une approche multi-référentielle.
Le superviseur est confronté à un choix de posture, que
son intervention prenne la forme d’une supervision clinique ou
didactique. Il est limité s’il n’a pas adopté lui-même une posture
intégrative dans sa pratique de thérapeute, ou s’il supervise un
thérapeute qui utilise un outil qu’il ne connaît pas. Il peut décider
de superviser la posture du supervisé sans mettre au travail cet
outil. Et si le superviseur et le supervisé s’appuient sur un axe
principal – la théorie de référence – certaines approches peuvent
être incompatibles entre elles ou avec l’approche de référence.
Face à un supervisé ayant une approche multi-référentielle,
le superviseur peut choisir entre différentes postures, chacune
source d’écueil.

Le cloisonnement orthodoxe
Soit le superviseur choisit, entre différentes approches, l’une
d’elles, en excluant les autres : il opte pour un cloisonnement
orthodoxe en lieu et place de créer des passerelles. Le béné-
fice en est une forme de cohérence dans son approche, qui sert
de balise au supervisé. Mais il risque de réduire le supervisé à

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Virginie BOUTTE

un simple exécutant d’une méthode, au lieu de mettre son être-­


thérapeute multi-référentiel au centre de ses préoccupations et
de l’aider à se construire en le valorisant.

Le syncrétisme
Soit le superviseur ne discrimine pas les diverses approches
mais mélange les différents corpus théoriques, au risque de perdre
sa posture de référence et de ne plus trop savoir ce qu’il fait,
au point parfois aussi de mettre le supervisé dans la confusion.
L’intervention est de nature syncrétique.

L’éclectisme
Soit le superviseur choisit de prendre le meilleur de chaque
approche, en fonction de ce que le supervisé amène. Cette
approche peut être qualifiée d’éclectisme. L’éclectisme est le fait
de ne pas adopter une doctrine particulière mais de choisir, dans
les divers systèmes, les opinions qui nous paraissent les plus
justes. Le risque de cette approche est de ne pas permettre au
supervisé de s’unifier dans sa pratique. Cela dit, comme nous le
rappelle Duruz : « L’efficacité d’une thérapie est due à des facteurs
non spécifiques qui sont communs à toute méthode, indépendam-
ment de ses techniques » (Duruz, 1994, p. 179).

Approche intégrative
Une approche éclectique ne suffit pas à définir une supervision
à visée intégrative. Cette dernière suppose de mettre en œuvre un
processus dynamique qui tienne compte à la fois de la complexité
des modèles de référence du superviseur et du supervisé, et de
leur expérience humaine : développementale, professionnelle,
sociale…
Comment passe-t-on d’un regard éclectique à une dynamique
processuelle intégrative ? Comment rejoindre un supervisé

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De l’éclectisme à l’approche intégrative

d’obédience multi-référentielle et l’aider à travailler en transversal


et non plus seulement en choisissant dans sa boîte à outils ce
qui lui semble le plus ajusté ? Bon nombre de thérapeutes sont
tentés de juxtaposer des techniques plus qu’à les intégrer autour
d’un axe cohérent.
Dans la construction de son être-thérapeute, Anne, psycho-
logue, a été formée en Vittoz. À propos d’un client, elle se ques-
tionne sur le choix de l’outil à utiliser. Là où Vittoz apparaît pour
elle comme un simple outil parmi d’autres, j’ai quant à moi renoncé
à la posture vittozienne pour en intégrer les outils à ma posture
gestaltiste.
Il n’y a intégration que quand il y a cohérence, au service de
l’assimilation. L’intégration suppose la prise en compte de la sin-
gularité du thérapeute en relation, de la situation amenée par ce
dernier et de l’être superviseur. Leur relation engage, outre leurs
différentes formations, leur être-thérapeute, processus toujours
en cours, constitué de la métabolisation résiliente de leur histoire
personnelle par leur parcours thérapeutique et leurs expériences
de vie, de la découverte de leur fonctionnement psychique, ce que
j’appelle leur « laboratoire ». La personne est bien plus complexe
que sa fonction. La démarche intégrative suppose d’établir des
passerelles entre toutes nos expériences et nos différentes forma-
tions. L’expérience des deux protagonistes évolue constamment
en intégrant de façon personnelle et non normée des savoirs issus
de l’expérience. Le rôle du superviseur est d’aider son supervisé
à intégrer ses différents champs de compétence et d’expérience
dans ce qui va devenir son style.
« … en supervision se joue sans cesse la tension entre nor-
malité et autonomiser. C’est le propre de notre fonction à la fois
d’assumer une visée adaptative puisque nous transmettons une
culture professionnelle avec ses codes, ses habitus, ses méthodes
et ses techniques spécifiques… Mais nous cherchons aussi à ce
que chacun puisse construire son propre modèle professionnel,
sa propre conception de la fonction thérapeutique. Le psycho-
thérapeute pourrait-il se réduire à appliquer des outils ou des
consignes ? » (Mairesse, 2016, p. 29).
Définir l’objet de l’intégration, c’est d’abord cerner l’approche
qui va servir d’axe, de fond et vérifier dans quelle mesure d’autres

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apports sur lesquels s’appuie le supervisé sont compatibles


et offrent une cohérence avec son système de référence et la
conception de l’homme qui la sous-tend. De même que, quel que
soit le courant de pensée adopté, c’est la relation qui soigne, dans
la relation superviseur / supervisé, c’est la capacité du superviseur
à prendre en compte la complexité de l’expérience du supervisé
qui rend la supervision opérante.

Intégration de l’outil Vittoz à ma posture 1.  PGRO : Psychothérapie


de superviseur en PGRO1 Gestaltiste des Relations
d’Objet.
Alors que je découvrais la Gestalt, cet apport a nourri et enrichi
ma pratique Vittozienne. Mon système de référence s’est progres-
sivement recentré autour de la PGRO, et le Vittoz s’est intégré à
cette base dans ma posture.
Dans mon apprentissage, j’ai d’abord été sensible à un certain
nombre de similarités entre les deux approches : le but poursuivi
par le docteur Vittoz était de permettre aux neurasthéniques de
calmer leur mental, en développant leur réceptivité et de trouver
dans la conscience de la présence ici et maintenant une voie de
guérison. L’attention portée à l’ici et maintenant, à la conscience
du réel par nos sens et à la respiration, points essentiels en vittoz,
trouve son écho dans l’awareness en Gestalt. L’attention portée à
l’expérience corporelle, autour des questions de la juste distance,
de la posture physique, de la présence à l’environnement, des
enjeux de frontière, avec ou sans support, est commune aux
deux approches. Le passage de l’awareness à la consciousness
permet dans les deux courants de repérer les phénomènes de
désaccordage, du fait de la qualité de présence du supervisé
et du superviseur. Et ce au service d’un ajustement créateur et
d’un réaccordage, aussi bien dans la relation thérapeute – client
que dans la relation superviseur – supervisé. De même que la
2.  Réceptivité : faculté de
réceptivité2 colore l’émissivité3 suivante en Vittoz, en Gestalt, l’assi- recevoir par nos sens les
milation de l’expérience en mode Personnalité modifie le fond et vibrations du monde extérieur.
par conséquent la qualité du contact suivant.
3.  Émissivité : aptitude
En quoi l’approche Vittoz enrichit-elle le regard de la PGRO ? à émettre des pensées,
En Vittoz, nous mettons l’accent, chez le client comme chez le raisonnements.

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De l’éclectisme à l’approche intégrative

thérapeute, sur la conscience de ses sensations, de ses points


d’appui, de sa posture, de son enveloppe corporelle, de sa res-
piration, au service de la mobilisation consciente dans l’ici et
maintenant. Le corps devient à la fois réceptacle et contenant
de l’expérience. Parce qu’elle met en figure le corps dans ses
sensations et son expérience immédiate, dans un travail continu
quotidien et non limité aux séances, cette approche renforce la
construction d’un lien d’intimité inscrit dans le réel. L’accent mis
sur la conscience corporelle et l’accueil du ressenti se vit tout au
long de l’expérience, y compris dans la phase de retrait menant
à l’assimilation.
Cette centration sur le corps donne un accès simple à la com-
plexité de l’expérience. Elle permet à des clients prisonniers de
leur mental de revenir à leur essentiel, inscrit dans une certaine
permanence du réel. Le côté concret, incarné, contenant et struc-
turant de l’expérience immédiate nourrit les fonctions de soutien
du client et renforce son sentiment de sécurité. Le client ancre
ses prises de conscience et fait des liens à partir de cette expé-
rience essentiellement sensorielle. Cette expérience visible et
tangible pour le patient comme pour le thérapeute, permet d’ac-
croître leur degré d’intimité, la confiance et favorise l’élaboration
herméneutique.
Conséquences sur ma posture, j’incite mes supervisés à
déployer leur awareness tout au long de ce travail. Je m’appuie
sur la grille de balayage de l’awareness utilisée en Vittoz.

Vignettes cliniques
Je propose à Thierry, supervisé, de prendre le temps en silence
de vérifier ce qui est présent pour lui, alors que sa météo s’achève :
« Fermez les yeux, prenez le temps de sentir vos appuis. Laissez
venir l’environnement sonore. Prenez conscience de votre respira-
tion et voyons ce qui est présent pour vous… » Ma visée n’est pas
ici de lui faire intégrer un outil supplémentaire, ce dernier n’étant
pas formé au Vittoz, mais de m’appuyer sur l’approche Vittoz pour
augmenter sa compétence affective et sa qualité de présence, au
lieu de rester prisonnier de son mental. Le supervisé peut ainsi

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Virginie BOUTTE

nommer ses affects, ses ressentis, son état alors qu’il s’apprête à
exposer sa problématique en supervision. J’observe par ailleurs
dans quel registre de sensations, perceptions, émotions, je suis
activée face à ce supervisé et la situation qu’il amène.
Tout ceci constitue un puissant levier pour identifier les repro-
ductions, les identifications projectives4 qui pourraient s’actualiser 4. Dans l’identification
entre le superviseur et le supervisé, en lien avec la situation que projective, le client dépose
chez son thérapeute quelque
ce dernier met au travail. chose de lui-même dont il
Avec Anne, que je supervise depuis 3 ans, je me propose se défait, et qu’il ne peut pas
de vous faire part de son passage progressif d’une approche supporter en lui. « Dans le
processus d’identification
éclectique à une posture intégrative. Elle cumule les formations
projective, ce sont des états
de psychopraticienne, coach, psychopédagogue, Vittoz, ICV et psychobiologiques qui sont
EMDR. La demande d’Anne de relier ces différentes cordes à son communiqués de manière
arc résonne avec mes propres interrogations. rapide – donc en dehors
de la conscience – et non
Un regard porté sur ses trois compétences, affective, réflexive et des cognitions ou des états
interactive, fait apparaître la primauté de sa compétence réflexive d’esprit mentaux, complexes et
centrée principalement sur le choix des outils à utiliser, l’entraînant élaborés » (Girard et Delisle,
2012, p. 208).
bien loin de ses patients. En l’amenant à se poser des questions
sur ses ressentis par rapport à la situation, elle s’autorise à les
partager avec moi puis réalise l’impact que pourrait avoir ce par-
tage avec ses patients.
Je me propose de vous faire état de l’évolution de ma supervi-
sée. Nous observons d’abord les multiples cadres professionnels
dans lesquels Anne travaille. Nous constatons que trop de cadres
différents nuisent à un travail intégratif et entraînent un cloisonne-
ment de ses différents apports.
Je constate qu’Anne est souvent activée en mode « bonne
élève », ce qui me fait vivre un sentiment d’inutilité, d’impuis-
sance, me maintenant à distance et nous empêchant d’être en
lien. Souvent coupée de ses affects, elle réagit en théoricienne,
intervenant sur un mode réflexif. Face à une jeune fille portée
sur l’alcool, qui se scarifie, fume des joints et d’un abord fermé,
ma supervisée se trouve en conflit de loyauté entre plusieurs de
ses formations. Prenant conscience de ses propres tensions, elle
réussit à se réguler, au service de l’alliance avec cette jeune fille,
qu’elle rejoindra plutôt que de chercher un résultat ou une solu-
tion. Sa cliente sera moins fermée et se redressera, se sentant
entendue.

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De l’éclectisme à l’approche intégrative

À propos d’une situation traumatique pour un enfant qu’elle suit


en thérapie, Anne se demande comment réagir : psychologue,
elle hésite à reparler du trauma. L’ICV l’incite à nommer sans s’y
attarder le trauma pour lui permettre de le ressentir à nouveau.
En Vittoz, elle laisserait revenir ses ressentis en conscience et les
mettrait en mots. Anne choisit l’EMDR. En supervision je vois son
désarroi, quant au choix de la « bonne technique ». Cela fait écho
à sa météo : elle dit « se contraindre à prendre du temps pour
elle », « sait qu’elle devrait faire du sport… ». Très pragmatique,
elle veut se montrer « bonne élève ». Je me vis tenue à distance,
peu en contact, et la vois repartir dans le réflexif. Face à son jeune
patient, elle déclare ne pas « ressentir grand-chose », « ne pas
avoir très envie de le recevoir ».
Je lui propose de se mettre à la place de son patient et d’ima-
giner ce qu’il ressent quand elle est face à lui. En lui donnant des
miettes de ce que je ressens moi-même quand je suis face à elle,
5.  Mentaliser : action mentale je lui permets de commencer à mentaliser5.
imaginative préconsciente,
nous permettant de percevoir,
d’interpréter et de se – Superviseur : « j’ai senti que j’étais cantonnée, mal à l’aise.
représenter le comportement de Quand je te dis cela à quoi cela te fait penser ? »
soi et de l’autre. C’est se voir Ici, je fais appel à sa compétence réflexive, qui lui est plus fami-
de l’extérieur, et voir l’autre de
l’intérieur.
lière, et lui proposant des bribes de mon propre ressenti, je l’invite
à questionner le sien. M’appuyant sur l’axe des trois compétences
6.  Les trois compétences du thérapeute6, je l’invite à réfléchir sur celle à soutenir. En éva-
selon Gilles Delisle : affective, luant sa capacité empathique, je l’aide à descendre dans sa com-
réflexive et interactive.
pétence affective. Elle prend conscience qu’un travail personnel
est à approfondir. Cette supervision fonde sa posture intégrative.
La question de la loyauté entre ses différentes formations ne se
pose plus et elle se sent au centre de ses choix. Sa compétence
affective la rend plus présente et plus reliée. Anne repère aussi que
sa place de sauveur l’empêchait d’être en lien avec son patient
et qu’il lui faut descendre au contact de ses affects. De là, elle
s’ajuste mieux, trouve sa place, s’autorégule, revoit son cadre et
accepte ses propres limites et zones d’ombre.

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Virginie BOUTTE

Construire l’être superviseur


Les trois compétences du superviseur
Dans la dynamique d’une supervision intégrative, c’est par la
compétence affective que je mets en mouvement le « laboratoire »
de la personne supervisée. Ce dernier vient nourrir sa compétence
réflexive, puis interactive. Le processus d’intégration n’est possible
qu’en donnant à la compétence affective une place prépondérante,
permettant la transversalité.

Compétence affective
Selon Gille Delisle, « 90 % de ce que nous faisons est fondé sur
l’émotion, le 10 % restant sert ensuite à justifier rationnellement
ce que nous avons décidé affectivement. » (Delisle, Conférence
Paris, 2019). Développer sa compétence affective, c’est éprouver
un registre large et nuancé d’affects en relation avec une situation
clinique courante. La compétence affective « good enough » du
supervisé est une quête de pleine conscience, qui suppose la
connaissance et reconnaissance de ses propres zones de vul-
nérabilité, une attention à ne pas laisser son développement ina-
chevé, une volonté de repérer dans sa pratique les déclencheurs
externes de ses conflits internes.
La compétence affective du supervisé nourrit son processus
d’intégration, en sa capacité relative à rester ouvert à ses enjeux
développementaux inachevés. Le superviseur, en faisant appel à
la compétence affective du supervisé, lui permet de rester ouvert
à ces enjeux. Il doit se poser un certain nombre de questions : le
supervisé est-il suffisamment solide quant à ses propres enjeux
d’attachement ? Son équilibre narcissique est-il sain ? Vit-il des
tensions autour d’Eros/Ethos ? A-t-il par ailleurs exploré son rap- 7.  Panksepp décrit un certain
port aux affects de base de Panksepp7 et est-il suffisamment nombre de circuits cérébraux
capable de se réguler alors qu’il évoque sa relation à son client ? sous-corticaux, dont le
déclenchement est automatique,
La capacité relative du thérapeute à rester ouvert à ses propres
et qui peuvent, selon les
enjeux développementaux inachevés fonde son degré d’ouverture interactions précoces répétées
et de réceptivité au déploiement de l’expérience thérapeutique avec l’environnement, devenir
immédiate et au long cours. des circuits suractivés : désir,
rage, peur face à une menace,
Anne décrit ses difficultés à aborder les questions ayant trait chagrin-effondrement, soin,
à la sexualité. Elle les regarde d’un point de vue théorique, tout jeu, sexualité.

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De l’éclectisme à l’approche intégrative

en reconnaissant n’avoir jamais travaillé ses propres enjeux. Je


remarque qu’elle attire des clients avec une problématique liée
à ce thème-là. Anne nomme ses limites et sa gêne, ayant pris
conscience de son évitement et des impasses dans lesquelles
elle se retrouve face à ces clients-là. Elle suivra une formation
en sexothérapie…
Travailler sur le contre-transfert du supervisé peut l’aider, si
ce contre-transfert est trop massif, à discerner ce qu’il aurait
à travailler lui-même en thérapie. La relation transféro-contre-­
transférentielle étant commune à presque toutes les formes de
thérapies, apporter une attention particulière au somato-affec-
8.  Somato-affectif : ensemble tif8 est essentiel en supervision multi-référentielle. La compé-
des manifestations que la tence affective soutient le travail intégratif, en ouvrant sur une
personne perçoit, en termes
de sensations, de perceptions
remise en question et en débusquant les désaccordages, dis-
et d’émotions, et qui amène sonances, distorsions, elle permet de repérer les identifications
à goûter quelque chose de projectives.
l’univers de l’autre.
Anne suit Vincent depuis deux ans. Elle nomme des change-
ments chez lui, son énergie différente : il devient plus autonome,
progresse et elle s’en réjouit. Après deux mois d’interruption, elle
constate une rechute chez lui. À son retour, il manifeste de l’ennui,
de la distance. Lorsque je lui demande ce qu’elle ressent vis-à-
vis de Vincent, elle manque de mots, qualifie son lien de plus
intellectuel. Je l’invite à se poser la question de l’âge développe-
mental de Vincent. Cette question réflexive entraîne Anne vers
son ressenti : il veut lui montrer qu’il s’en sort seul et elle, ne se
sent pas en lien. Comme lui, elle manque de mots. En m’appuyant
sur ce qu’Anne vit face à Vincent, je lui explique le phénomène
d’identification projective et nourris ainsi sa compétence réflexive :
il lui donne à vivre des situations dans lesquelles lui-même n’avait
pas les mots, trop petit pour se différencier de ce que ses parents
lui faisaient vivre : violence, maltraitance… Elle peut le rejoindre
et l’alliance thérapeutique entre eux se renforce. Ce va-et-vient
entre le réflexif et l’affectif amène Anne à mettre au travail sa
compétence interactive.
Nous constatons ici qu’il n’est pas indispensable que le super-
viseur et le supervisé partagent des références communes, pour
que le superviseur puisse rejoindre son supervisé par le biais
de sa compétence affective. En effet celle-ci, en ce qu’elle est

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Virginie BOUTTE

sincère et accordée, permet la transversalité des différentes


approches et compétences.
C’est en grande partie grâce à elle que se fait l’assimilation,
préalable à l’intégration.

Compétence réflexive
Avec l’éclairage des neurosciences, nous savons qu’une infor-
mation est d’abord traitée avec notre cerveau émotif (résonance
somato-affective) avant d’impacter notre cerveau logique. Si le
supervisé n’est pas suffisamment conscient de ses ressentis, il peut
passer à côté et rester dans une analyse de la situation. S’appuyant
sur un savoir acquis qu’il pense suffisant là, il pourrait être en fait
dans une posture plus défensive de maîtrise mentale de ce qui
est vécu à la frontière-contact. Le supervisé fait alors peu état de
ses propres affects, réagit mal aux observations du superviseur, se
rigidifie et devient plus préoccupé par son souci de performance ou
une recherche de solution. Ceci nous amène à nous questionner
sur la place et la fonction de notre savoir, dans la relation théra-
peute-client comme dans la relation supervisé-superviseur, mais
aussi dans ce qui nourrit notre compétence réflexive. Soutenir la
compétence affective du supervisé au service de sa compétence
réflexive donne toute sa saveur aux aptitudes cognitives de ce der-
nier : « Qu’est-ce que vous me dites de vous quand vous me dites
cela ? ». C’est en supervision que le supervisé mesure l’importance
qu’il peut donner à son être-thérapeute, suffisamment bien formé,
soit, mais construit aussi au fil de son histoire, de son parcours,
de ses propres expériences et de son vécu.
Dans l’exemple d’Anne, la question ci-dessus lui permet de
contacter son propre champ IV9 et d’y retrouver la petite fille sur- 9.  Champ 4 : Histoire
adaptée qu’elle a été face à un environnement d’adultes exigeants. développementale de la
personne, dans la théorie
Dès lors, Anne remet ces enjeux au travail dans son espace thé- de Gille Delisle.
rapeutique et peut commencer à se remettre en question. Nous
découvrons ensemble la thérapeute qu’elle devient. Au fil de
nos supervisions, elle se rend plus accessible, se montre plus à
l’écoute et dit se sentir plus douce et empathique avec ses clients.
Elle se centre davantage sur ses ressentis, mettant son savoir au
service de sa compétence affective, dans une posture centrée et
incarnée. L’intégration devient effective.

Revue Gestalt - N° 57 - Héritages 21


De l’éclectisme à l’approche intégrative

En tant que superviseur, je m’appuie moi aussi sur mon contre-


transfert face à la personne que je supervise. La compétence
réflexive du thérapeute, prenant appui sur sa compétence affec-
tive, soutient sa capacité à se mettre dans une méta position
et oriente sa stratégie thérapeutique ainsi que sa compétence
interactive.

Compétence interactive
C’est dans la capacité du supervisé à formuler ce qu’il vient
de saisir de son client et les liens qu’il fait avec la théorie ou les
approches alternatives, que je peux évaluer dans quelle mesure il
a intégré son savoir en ce qu’il devient sa connaissance – savoir
intériorisé et en lien avec son client. Le superviseur peut ici être
modélisant, en transmettant au supervisé ce qu’il ressent face
à lui qui parle de ce client, en s’appuyant sur ses autres savoirs
intégrés. Ce que j’apporte sur le plan didactique s’enracine dans
ma compétence affective et j’y fais référence dans ma façon de
communiquer.
Avec Louis, 45 ans, qui consulte pour des problèmes conju-
10.  ICV : Intégration gaux, ma supervisée choisit l’ICV10 et construit sa ligne de vie. En
du cycle de vie. ICV, on considère que le souvenir traumatique n’a pas la notion
du temps : lorsqu’il est réactivé, le patient le revit au présent. En
repassant les souvenirs de façon chronologique, elle constate
que son client met des mots sur certaines émotions mais sans
les ressentir. Il n’exprime ainsi pas sa rage mais est obsessionnel
quant à la propreté. À deux ans, il a eu peur d’aller aux toilettes.
Anne réalise qu’en ICV, une fois le souvenir évoqué, on passe au
suivant sans déplier le ressenti.
J’interroge Anne sur sa visée, de suivre ce protocole de façon
très scolaire. En ne faisant que l’appliquer, elle est configurée
comme la mère de cet homme. L’identification projective vient
s’accrocher sur son côté « docile » et bonne élève. Son client
annule des séances et ne se sent pas en sécurité. Cela se repro-
duit ici et maintenant.
J’invite Anne à regarder son outil différemment et à chercher
l’alliance avec cet homme en passant par ses propres affects :
que ressent-elle ? Configurée comme la mère de Louis, l’indica-
teur affectif lui fait ressentir froideur et distance pour son client.

22 Revue Gestalt - N° 57 - Juin 2022


Virginie BOUTTE

Elle se voit aussi devenir intrusive en le harcelant de textos pour


qu’il reprenne rendez-vous. Quand Anne prend conscience de
ce qu’elle reproduit, elle mesure aussi combien ses affects vont
lui permettre de différencier ce qui lui appartient. Elle comprend
qu’elle peut se servir de cette ligne de vie pour repérer à quel
âge développemental est coincé son client, sans chercher pour
autant à le faire grandir trop vite comme elle a dû le faire elle-
même : « Si je ne suis pas dans ma compétence affective, je
risque d’utiliser les outils que j’ai sans les intégrer, d’où le risque
de ne pas créer l’alliance, de ne pas sécuriser mon client et d’aller
trop vite. »
L’intégration devient effective et Anne réalise qu’elle peut utiliser
ses outils Vittoz pour permettre au corps contenant de suppor-
ter ces retours vers l’histoire développementale de Louis. « Avec
Louis, je suis vraiment dans la sphère affective. Je marche
côte à côte avec lui, je le suis, prends le temps de me laisser
émouvoir… ». Elle voit ici comment intégrer l’ICV et Vittoz à sa
posture gestaltiste, via sa compétence affective. Elle se sent
plus en sécurité pour accompagner son client au cœur de sa
souffrance.
Le superviseur doit vérifier la capacité du supervisé à mettre
en mots ce qu’il ressent, ce que son corps éprouve de différent, à
micro-graduer l’expression de ses ressentis et à laisser venir les
mots justes, au service de l’accordage. L’accordage entre l’état du
superviseur et celui du thérapeute se fait dans une communication
intuitive, non verbale et implicite, voire physiologique et fait appel
à leur compétence affective.
Très déroutée par la distance et la froideur d’Anne, son côté lisse
et parfait, j’ai mis peu de temps à la rejoindre, me reconnaissant
à mes débuts. C’est en m’intéressant à cette « petite fille » en
elle et son besoin de reconnaissance que j’ai pu la rejoindre dans
son être-thérapeute. En m’ouvrant à ses ressentis, à son somato-
affectif, en m’intéressant à son rythme, au temps qu’elle prenait
pour elle, en prenant soin d’elle, nous avons pu faire évoluer sa
posture, intégrative.
En résumé, la compétence affective du supervisé lui permet
d’accéder pleinement à son somato-affectif et de mettre son labo-
ratoire en mouvement. En créant des ponts entre ses différentes

Revue Gestalt - N° 57 - Héritages 23


De l’éclectisme à l’approche intégrative

compétences, le superviseur lui permet de revenir au réflexif d’une


façon incarnée, passant de la mentalisation à la métabolisation
puis l’assimilation de ce qu’il va pouvoir remettre dans le champ,
via sa compétence interactive. Ce processus est amené à devenir
de plus en plus intuitif au fil du temps.

De l’assimilation à l’intégration

« L’esprit se construit avec l’expérience du corps ».


(Anzieu, 1985).

Le mouvement d’intégration est un processus vital qui se nour-


rit tout au long de notre vie, sur la base de nos expériences.
L’assimilation dans une posture intégrative se traduit à la fois par
11.  MRC : Matrice de l’ajustement créateur, dans l’évolution de la MRC11 et l’inscription
Représentation du Champ, corporelle. Le terme de « laboratoire » réunit tous ces aspects
équivalente à une fonction
personnalité, vue comme de l’expérience, autour du corps, des affects et de notre activité
structure processuelle. réflexive. La question en supervision est la suivante : comment
nos supervisés traduisent-ils dans leur corps et dans leurs repré-
sentations leur être thérapeute en devenir ?

Les signes et les lieux de l’intégration sont rendus visibles par :


–– le passage de l’ajustement conservateur adaptatif à l’ajustement
créateur, dans la relation supervisé-superviseur comme dans la
relation thérapeute-client.
–– les modifications d’une MRC dynamique du supervisé comme
du superviseur, inscrites dans la permanence de l’être en
construction.
–– des modifications dans l’expression corporelle du supervisé. En
tant que thérapeute ou superviseur, je suis mon propre outil et le
co-artisan de la transformation.

24 Revue Gestalt - N° 57 - Juin 2022


Virginie BOUTTE

Conclusion
Mon expérience de supervision intégrative incluant une
démarche vittozienne favorise, par une focalisation plus mar-
quée sur le somato affectif, le repérage des zones aveugles du
supervisé. En augmentant son niveau de compétence affective,
je permets à ce dernier d’en faire le ciment de ses autres outils.
Le superviseur qui vise ce travail d’assimilation et d’intégra-
tion gagne à prêter une attention quasi constante aux états du
corps du supervisé comme du sien (respiration, posture, état
somato-affectif).
Adopter un mouvement intégratif suppose une ouverture d’es-
prit et une créativité, afin d’inclure les différentes approches thé-
rapeutiques ou les outils du supervisé dans leur complémentarité.
Superviseur et supervisé participent ensemble à leur développe-
ment. Dans cette optique, le superviseur devient plus un collègue
avec plus d’expérience qu’un modèle idéalisé.

Bibliographie
ANZIEU Didier, Le Moi-Peau, Dunod, 1997.
DELISLE Gilles, La relation d’objet en psychothérapie, Éditions du
reflet, Ottawa, 1998.
GIRARD Line & DELISLE Gilles, La psychothérapie du lien, Genèse et
continuité, Éditions du CIG, 2012.
DURUZ Nicolas, Psychothérapie ou psychothérapies, Delachaux et
Niestlé, 1994.
MAIRESSE Y, La relation d’apprentissage et le style du superviseur,
in La supervision en Gestalt-thérapie du lien, octobre 2016, Institut de
Gestalt-thérapie Champ G, p. 23-31.
SHORE Allan, La régulation affective et la réparation du soi. Les
Éditions du CIG, 2008.
STOEHR Taylor, Here, Now, Next, Gestalt Institut of Cleverland
Publication, 1994.

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