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De l’éclectisme
à l’approche
intégrative
Le cloisonnement orthodoxe
Soit le superviseur choisit, entre différentes approches, l’une
d’elles, en excluant les autres : il opte pour un cloisonnement
orthodoxe en lieu et place de créer des passerelles. Le béné-
fice en est une forme de cohérence dans son approche, qui sert
de balise au supervisé. Mais il risque de réduire le supervisé à
Le syncrétisme
Soit le superviseur ne discrimine pas les diverses approches
mais mélange les différents corpus théoriques, au risque de perdre
sa posture de référence et de ne plus trop savoir ce qu’il fait,
au point parfois aussi de mettre le supervisé dans la confusion.
L’intervention est de nature syncrétique.
L’éclectisme
Soit le superviseur choisit de prendre le meilleur de chaque
approche, en fonction de ce que le supervisé amène. Cette
approche peut être qualifiée d’éclectisme. L’éclectisme est le fait
de ne pas adopter une doctrine particulière mais de choisir, dans
les divers systèmes, les opinions qui nous paraissent les plus
justes. Le risque de cette approche est de ne pas permettre au
supervisé de s’unifier dans sa pratique. Cela dit, comme nous le
rappelle Duruz : « L’efficacité d’une thérapie est due à des facteurs
non spécifiques qui sont communs à toute méthode, indépendam-
ment de ses techniques » (Duruz, 1994, p. 179).
Approche intégrative
Une approche éclectique ne suffit pas à définir une supervision
à visée intégrative. Cette dernière suppose de mettre en œuvre un
processus dynamique qui tienne compte à la fois de la complexité
des modèles de référence du superviseur et du supervisé, et de
leur expérience humaine : développementale, professionnelle,
sociale…
Comment passe-t-on d’un regard éclectique à une dynamique
processuelle intégrative ? Comment rejoindre un supervisé
Vignettes cliniques
Je propose à Thierry, supervisé, de prendre le temps en silence
de vérifier ce qui est présent pour lui, alors que sa météo s’achève :
« Fermez les yeux, prenez le temps de sentir vos appuis. Laissez
venir l’environnement sonore. Prenez conscience de votre respira-
tion et voyons ce qui est présent pour vous… » Ma visée n’est pas
ici de lui faire intégrer un outil supplémentaire, ce dernier n’étant
pas formé au Vittoz, mais de m’appuyer sur l’approche Vittoz pour
augmenter sa compétence affective et sa qualité de présence, au
lieu de rester prisonnier de son mental. Le supervisé peut ainsi
nommer ses affects, ses ressentis, son état alors qu’il s’apprête à
exposer sa problématique en supervision. J’observe par ailleurs
dans quel registre de sensations, perceptions, émotions, je suis
activée face à ce supervisé et la situation qu’il amène.
Tout ceci constitue un puissant levier pour identifier les repro-
ductions, les identifications projectives4 qui pourraient s’actualiser 4. Dans l’identification
entre le superviseur et le supervisé, en lien avec la situation que projective, le client dépose
chez son thérapeute quelque
ce dernier met au travail. chose de lui-même dont il
Avec Anne, que je supervise depuis 3 ans, je me propose se défait, et qu’il ne peut pas
de vous faire part de son passage progressif d’une approche supporter en lui. « Dans le
processus d’identification
éclectique à une posture intégrative. Elle cumule les formations
projective, ce sont des états
de psychopraticienne, coach, psychopédagogue, Vittoz, ICV et psychobiologiques qui sont
EMDR. La demande d’Anne de relier ces différentes cordes à son communiqués de manière
arc résonne avec mes propres interrogations. rapide – donc en dehors
de la conscience – et non
Un regard porté sur ses trois compétences, affective, réflexive et des cognitions ou des états
interactive, fait apparaître la primauté de sa compétence réflexive d’esprit mentaux, complexes et
centrée principalement sur le choix des outils à utiliser, l’entraînant élaborés » (Girard et Delisle,
2012, p. 208).
bien loin de ses patients. En l’amenant à se poser des questions
sur ses ressentis par rapport à la situation, elle s’autorise à les
partager avec moi puis réalise l’impact que pourrait avoir ce par-
tage avec ses patients.
Je me propose de vous faire état de l’évolution de ma supervi-
sée. Nous observons d’abord les multiples cadres professionnels
dans lesquels Anne travaille. Nous constatons que trop de cadres
différents nuisent à un travail intégratif et entraînent un cloisonne-
ment de ses différents apports.
Je constate qu’Anne est souvent activée en mode « bonne
élève », ce qui me fait vivre un sentiment d’inutilité, d’impuis-
sance, me maintenant à distance et nous empêchant d’être en
lien. Souvent coupée de ses affects, elle réagit en théoricienne,
intervenant sur un mode réflexif. Face à une jeune fille portée
sur l’alcool, qui se scarifie, fume des joints et d’un abord fermé,
ma supervisée se trouve en conflit de loyauté entre plusieurs de
ses formations. Prenant conscience de ses propres tensions, elle
réussit à se réguler, au service de l’alliance avec cette jeune fille,
qu’elle rejoindra plutôt que de chercher un résultat ou une solu-
tion. Sa cliente sera moins fermée et se redressera, se sentant
entendue.
Compétence affective
Selon Gille Delisle, « 90 % de ce que nous faisons est fondé sur
l’émotion, le 10 % restant sert ensuite à justifier rationnellement
ce que nous avons décidé affectivement. » (Delisle, Conférence
Paris, 2019). Développer sa compétence affective, c’est éprouver
un registre large et nuancé d’affects en relation avec une situation
clinique courante. La compétence affective « good enough » du
supervisé est une quête de pleine conscience, qui suppose la
connaissance et reconnaissance de ses propres zones de vul-
nérabilité, une attention à ne pas laisser son développement ina-
chevé, une volonté de repérer dans sa pratique les déclencheurs
externes de ses conflits internes.
La compétence affective du supervisé nourrit son processus
d’intégration, en sa capacité relative à rester ouvert à ses enjeux
développementaux inachevés. Le superviseur, en faisant appel à
la compétence affective du supervisé, lui permet de rester ouvert
à ces enjeux. Il doit se poser un certain nombre de questions : le
supervisé est-il suffisamment solide quant à ses propres enjeux
d’attachement ? Son équilibre narcissique est-il sain ? Vit-il des
tensions autour d’Eros/Ethos ? A-t-il par ailleurs exploré son rap- 7. Panksepp décrit un certain
port aux affects de base de Panksepp7 et est-il suffisamment nombre de circuits cérébraux
capable de se réguler alors qu’il évoque sa relation à son client ? sous-corticaux, dont le
déclenchement est automatique,
La capacité relative du thérapeute à rester ouvert à ses propres
et qui peuvent, selon les
enjeux développementaux inachevés fonde son degré d’ouverture interactions précoces répétées
et de réceptivité au déploiement de l’expérience thérapeutique avec l’environnement, devenir
immédiate et au long cours. des circuits suractivés : désir,
rage, peur face à une menace,
Anne décrit ses difficultés à aborder les questions ayant trait chagrin-effondrement, soin,
à la sexualité. Elle les regarde d’un point de vue théorique, tout jeu, sexualité.
Compétence réflexive
Avec l’éclairage des neurosciences, nous savons qu’une infor-
mation est d’abord traitée avec notre cerveau émotif (résonance
somato-affective) avant d’impacter notre cerveau logique. Si le
supervisé n’est pas suffisamment conscient de ses ressentis, il peut
passer à côté et rester dans une analyse de la situation. S’appuyant
sur un savoir acquis qu’il pense suffisant là, il pourrait être en fait
dans une posture plus défensive de maîtrise mentale de ce qui
est vécu à la frontière-contact. Le supervisé fait alors peu état de
ses propres affects, réagit mal aux observations du superviseur, se
rigidifie et devient plus préoccupé par son souci de performance ou
une recherche de solution. Ceci nous amène à nous questionner
sur la place et la fonction de notre savoir, dans la relation théra-
peute-client comme dans la relation supervisé-superviseur, mais
aussi dans ce qui nourrit notre compétence réflexive. Soutenir la
compétence affective du supervisé au service de sa compétence
réflexive donne toute sa saveur aux aptitudes cognitives de ce der-
nier : « Qu’est-ce que vous me dites de vous quand vous me dites
cela ? ». C’est en supervision que le supervisé mesure l’importance
qu’il peut donner à son être-thérapeute, suffisamment bien formé,
soit, mais construit aussi au fil de son histoire, de son parcours,
de ses propres expériences et de son vécu.
Dans l’exemple d’Anne, la question ci-dessus lui permet de
contacter son propre champ IV9 et d’y retrouver la petite fille sur- 9. Champ 4 : Histoire
adaptée qu’elle a été face à un environnement d’adultes exigeants. développementale de la
personne, dans la théorie
Dès lors, Anne remet ces enjeux au travail dans son espace thé- de Gille Delisle.
rapeutique et peut commencer à se remettre en question. Nous
découvrons ensemble la thérapeute qu’elle devient. Au fil de
nos supervisions, elle se rend plus accessible, se montre plus à
l’écoute et dit se sentir plus douce et empathique avec ses clients.
Elle se centre davantage sur ses ressentis, mettant son savoir au
service de sa compétence affective, dans une posture centrée et
incarnée. L’intégration devient effective.
Compétence interactive
C’est dans la capacité du supervisé à formuler ce qu’il vient
de saisir de son client et les liens qu’il fait avec la théorie ou les
approches alternatives, que je peux évaluer dans quelle mesure il
a intégré son savoir en ce qu’il devient sa connaissance – savoir
intériorisé et en lien avec son client. Le superviseur peut ici être
modélisant, en transmettant au supervisé ce qu’il ressent face
à lui qui parle de ce client, en s’appuyant sur ses autres savoirs
intégrés. Ce que j’apporte sur le plan didactique s’enracine dans
ma compétence affective et j’y fais référence dans ma façon de
communiquer.
Avec Louis, 45 ans, qui consulte pour des problèmes conju-
10. ICV : Intégration gaux, ma supervisée choisit l’ICV10 et construit sa ligne de vie. En
du cycle de vie. ICV, on considère que le souvenir traumatique n’a pas la notion
du temps : lorsqu’il est réactivé, le patient le revit au présent. En
repassant les souvenirs de façon chronologique, elle constate
que son client met des mots sur certaines émotions mais sans
les ressentir. Il n’exprime ainsi pas sa rage mais est obsessionnel
quant à la propreté. À deux ans, il a eu peur d’aller aux toilettes.
Anne réalise qu’en ICV, une fois le souvenir évoqué, on passe au
suivant sans déplier le ressenti.
J’interroge Anne sur sa visée, de suivre ce protocole de façon
très scolaire. En ne faisant que l’appliquer, elle est configurée
comme la mère de cet homme. L’identification projective vient
s’accrocher sur son côté « docile » et bonne élève. Son client
annule des séances et ne se sent pas en sécurité. Cela se repro-
duit ici et maintenant.
J’invite Anne à regarder son outil différemment et à chercher
l’alliance avec cet homme en passant par ses propres affects :
que ressent-elle ? Configurée comme la mère de Louis, l’indica-
teur affectif lui fait ressentir froideur et distance pour son client.
De l’assimilation à l’intégration
Conclusion
Mon expérience de supervision intégrative incluant une
démarche vittozienne favorise, par une focalisation plus mar-
quée sur le somato affectif, le repérage des zones aveugles du
supervisé. En augmentant son niveau de compétence affective,
je permets à ce dernier d’en faire le ciment de ses autres outils.
Le superviseur qui vise ce travail d’assimilation et d’intégra-
tion gagne à prêter une attention quasi constante aux états du
corps du supervisé comme du sien (respiration, posture, état
somato-affectif).
Adopter un mouvement intégratif suppose une ouverture d’es-
prit et une créativité, afin d’inclure les différentes approches thé-
rapeutiques ou les outils du supervisé dans leur complémentarité.
Superviseur et supervisé participent ensemble à leur développe-
ment. Dans cette optique, le superviseur devient plus un collègue
avec plus d’expérience qu’un modèle idéalisé.
Bibliographie
ANZIEU Didier, Le Moi-Peau, Dunod, 1997.
DELISLE Gilles, La relation d’objet en psychothérapie, Éditions du
reflet, Ottawa, 1998.
GIRARD Line & DELISLE Gilles, La psychothérapie du lien, Genèse et
continuité, Éditions du CIG, 2012.
DURUZ Nicolas, Psychothérapie ou psychothérapies, Delachaux et
Niestlé, 1994.
MAIRESSE Y, La relation d’apprentissage et le style du superviseur,
in La supervision en Gestalt-thérapie du lien, octobre 2016, Institut de
Gestalt-thérapie Champ G, p. 23-31.
SHORE Allan, La régulation affective et la réparation du soi. Les
Éditions du CIG, 2008.
STOEHR Taylor, Here, Now, Next, Gestalt Institut of Cleverland
Publication, 1994.