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De l’expérimentation

à l’imagination :
trouver sa voie

Séverine BOURGUIGNON Gestalt-thérapeute formée à


Champ-G, elle reçoit à Paris
en individuel et propose des
ateliers « Gestalt et média
créateurs » en groupe.
Fondatrice de l’association LES

C omment trouver sa personnalité de thérapeute ? Quel thé-


rapeute ai-je envie d’être ? À quels courants je m’affilie ?
Quelles sont ma couleur, ma spécificité et ma place ? En quoi
ÉCOUTEURS DE RUES.
severine.bourguignon@gmail.
com
suis-je différente et en quoi est-ce que j’appartiens à une commu-
nauté de pensée, de formation, de pairs ? Ce sont des questions
légitimes et complexes auxquelles j’ai eu à réfléchir, directement
ou indirectement, tout au long de mon parcours et dont je témoigne
ici au travers de ma propre expérience.
Le chemin à emprunter pour construire mon « être thérapeute »
est long et lent, fait de choix, de renoncements et d’ajustements.
Voici le récit de ce processus qui m’a permis, entre autres, de
comprendre les limites et les possibles de l’expérimentation en
Gestalt-thérapie et de donner une nouvelle forme à ma créativité
en apprenant à manier avec rigueur et finesse les pouvoirs de
l’imaginaire et des mots.

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De l’expérimentation à l’imagination : trouver sa voie

Premier contact avec la Gestalt-thérapie


Après quelques années de thérapie jungienne et humaniste,
ma première séance avec un Gestalt-thérapeute m’a fait l’effet
d’une déflagration. J’éprouvais des difficultés dans mes relations
amoureuses. J’étais persuadée de bloquer mes partenaires dans
leur évolution personnelle. M’ayant écoutée attentivement, le
thérapeute m’a demandé si je voulais faire une expérience. J’ai
acquiescé sans me douter de ce qui allait suivre. Il m’a demandé
de me lever et de lui montrer comment, physiquement, je pouvais
le bloquer et l’empêcher de traverser la pièce.
La proposition était intense. J’allais devoir le toucher, faire
quelque chose que je n’avais jamais fait et dont je ne contrôlais
pas l’issue. J’ai été déstabilisée par cette proposition si inhabituelle
et j’ai éprouvé de la honte. Bien sûr, j’aurai pu refuser d’aller plus
loin – en avais-je les moyens à l’époque ? – pour ne pas avoir à
vivre le dérangement que suscitait pour moi ce contact corporel
et la mise en application de ma croyance de bloquer les gens.
Pourtant, j’ai essayé. J’ai fait l’expérience et je n’ai pas pu le blo-
quer, même si j’avais compris, avant de le faire, que ce ne serait
pas possible d’immobiliser un adulte, qui plus est un homme,
qui souhaitait bouger. Je ne pouvais pas l’en empêcher, même
manu militari.
Avec la Gestalt-thérapie, j’ai découvert une approche nouvelle,
un autre langage. Ce n’était en réalité que le mien mais ça, je l’ai
compris bien plus tard. Et c’est ce que je vais tenter d’expliquer ici.

D’où mon intérêt à aller plus loin


J’ai ensuite intégré le groupe « Gestalt & media créateurs » de
1. Gestalt la Gestalt Académie1. Il s’agit d’une formation longue en Gestalt-
Académie – Organisme de thérapie, faite d’alternances de travail EN groupe et de travail DE
formation gestaltiste à Paris
http://www.gestalt-academie.fr/ groupe ainsi que de travail avec les media créateurs (collage,
dessin, peinture, modelage, sculpture…). Par EN groupe, je veux
dire qu’un participant fait un travail individuel avec le thérapeute
devant le groupe puis un temps de retours peut être proposé aux
membres du groupe à la fin du travail pour échanger et réagir sur

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Séverine BOURGUIGNON

leurs propres ressentis. Par DE groupe, j’entends que l’ensemble


du groupe interagit librement sur un sujet avec un thérapeute qui
reste présent pour réguler les échanges.
J’étais assez réfractaire à l’idée de travailler avec un groupe
mais j’ai été séduite par l’idée de créer pendant les sessions.
J’avais fait une reconversion professionnelle quelques années plus
tôt et j’exerçais le métier d’artiste-plasticienne. La combinaison
entre art et Gestalt m’a semblé naturelle.
Pour clore cette formation initiale qui a duré quatre ans et demi,
j’ai présenté une œuvre et un mémoire intitulé « L’émergence de la
forme, la création des formes ou Gestaltung dans les arts visuels
relevant de l’image fixe ». J’avais intégré les 20 concepts de base2 2.  Ginger, Serge, La Gestalt,
de la Gestalt-thérapie et j’avais particulièrement fait miens l’expé- l’art du contact, Marabout, 10e
édition, Paris, 2013, page 206.
rimentation, la créativité, l’ajustement créateur et le processus.
J’étais marquée de cette empreinte gestaltiste qui m’avait permis
d’évoluer aussi bien personnellement qu’artistiquement.
J’ai quitté le groupe pour me former dans une perspective
professionnalisante. J’hésitais entre la Gestalt et l’art-thérapie.
J’ai finalement opté pour la Gestalt-thérapie, qui me permettait
d’accompagner de façon plus globale, sans me trouver restreinte
par un dispositif. Il est vrai aussi qu’après une dizaine d’années à
mon compte, je ne me voyais pas travailler en institution.
Je suis arrivée dans mon organisme de formation un peu comme
nos clients arrivent dans nos cabinets. Ils n’ont aucune idée de ce
qu’est la Gestalt-thérapie, ni de la subtilité et des différences entre
psychologues, psychanalystes, psychothérapeutes ou psychopra-
ticiens. Ils cherchent un professionnel qui leur permette d’aller
mieux et s’assurent, via un site ou une recommandation d’amis,
que le thérapeute a l’air compétent. Et bien, j’ai un peu choisi mon
école comme cela. J’avais des organismes en tête, je me suis
assurée de leur réputation, j’ai regardé la lisibilité des formations
en termes d’investissement de temps et d’argent, j’ai appelé et 3.  Champ-G (Institut de
Gestalt du Nord), organisme
c’est sans doute sur un coup de fil que Champ-G3 l’a emporté.
de formation gestaltiste orienté
Je ne serais pas tout à fait honnête si je ne disais pas que j’étais PGRO http://champg.com/
fort intriguée par la PGRO4. Ce courant gestaltiste a été fondé
par Gilles Delisle au Québec suite à la parution de sa thèse en 4.  PGRO : Psychologie
Gestaltiste de la Relation
1991 et insuffle à la Gestalt-thérapie quelque chose de différent d’Objet ou Gestalt-thérapie du
et de spécifique. En effet, il intègre à son modèle théorico-clinique lien https://www.cigestalt.com/

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De l’expérimentation à l’imagination : trouver sa voie

des concepts tels que relation d’objet, théorie de l’attachement,


mentalisation (Thérapie Basée sur la Mentalisation, TBM) ou neu-
rosciences affectives. Je ne pouvais même pas imaginer savoir si
peu de la Gestalt-thérapie et des autres notions citées.
C’est au cours de ma propre formation que j’ai pu mesurer
les connaissances que les Gestalt-thérapeutes portent en eux,
des connaissances si bien assimilées qu’elles sont invisibles et
donnent l’impression qu’être thérapeute est facile.
J’ai démarré un cycle 2 à Champ-G. En parallèle, j’ai ouvert
des ateliers artistiques en groupe à mon cabinet. Le temps d’une
soirée ou d’un week-end, les participants explorent à l’aide des
propositions créatives des thèmes tels que Cosmogonies, Enfant
intérieur, Autoportrait d’un saboteur, Malléabilité du souvenir,
Odorama… Les techniques artistiques sont adaptées et choisies
en fonction de la thématique. Des temps d’échange en groupe
rythment ces sessions.
J’animais depuis longtemps des formations de développement
personnel ou pédagogiques par le biais des arts plastiques auprès
d’associations, d’entreprises ou d’écoles. En étant bordée par ma
formation en cours, je me sentais désormais confiante et légitime
de mener des ateliers pour pousser davantage le travail artistique
vers une dimension thérapeutique.

Déception et renoncement !
Pourtant, dès le début de la formation à Champ-G, il y a eu
un hic. Des exercices ludiques et artistiques continuaient à être
amenés pour animer le groupe mais les formateurs nous ont fait
part de leurs réticences à toute forme d’expérimentation durant
les practicums individuels en tête à tête. Les practicums sont
des exercices cadrés (durée, répartition des rôles, consignes à
respecter…) permettant aux futurs thérapeutes de se former et
de s’entraîner à la pratique.
Par expérimentation, je fais référence à des propositions de mise
en œuvre, d’exploration et de simulation que le Gestalt-thérapeute
fait au cours de la séance afin de permettre à son client – en en
faisant l’expérience – de se rendre compte de ce qu’il dit/fait, de

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comment il le dit/fait ou de prendre conscience qu’il le dit/fait. C’est


ce que je décris au début de cet article avec mon thérapeute qui
me demandait de le bloquer.
Parmi les plus connues5 de ces techniques, il y a la chaise vide 5.  Guide pratique du
ou hot seat, l’amplification, le dialogue des polarités ou topdog- psychothérapeute humaniste,
Anne et Serge Ginger, Dunod,
underdog, le psychodrame ou roleplay… Paris, 2011, p. 85 à 112.
« Expérimenter, c’est essayer de nouvelles façons d’être qui
impliquent la mise en actions de ce que la personne vient de
dire. Le thérapeute invente des propositions improvisées pour
faire des explorations. Ces créations d’expérimentations rendent
plus vivantes les interactions et conduisent à des découvertes
et des changements personnels » (Greenberg, Khan, 2012,
p. 25).
Mais si je ne pouvais plus expérimenter, qu’allais-je devenir ?
Comment allais-je faire pour renoncer à tout ce que j’aimais tant ?
Était-ce encore de la Gestalt-thérapie sans ces principes essen-
tiels ? Comment continuer à avancer et tenir debout s’il manquait
mes fondamentaux ? J’ai eu un choc, une sorte de bug ! J’ai senti
passer le creux de la vague, le vent de la panique, le souffle du
désarroi. Je me suis dit que je m’étais peut-être trompée d’école,
j’ai regretté d’avoir choisi aussi superficiellement ! Je perdais les
repères et ressources qu’avaient été jusque-là pour moi la créa-
tivité et l’expérimentation. Le doute a été semé sur mes belles
certitudes.
Je me suis alors souvenue d’une amie, chanteuse lyrique, qui
avait dû désapprendre à chanter pour accéder à des rôles plus
importants. Ce changement lui avait réussi et ouvert une carrière
à l’international. J’étais perdue et mon impression, c’est que bien
qu’étant gauchère, j’allais devoir apprendre à peindre de la main
droite.
Je me suis souvenue de mon travail en Gestalt-thérapie en tant
que cliente, de mes résistances, de mes préjugés. Je me suis
rappelé que j’avais appris à faire des pas de côté que je pensais
impossibles. J’ai décidé de faire confiance à mes formateurs, de
laisser un peu entrer l’environnement dans mon organisme au
lieu de me braquer et de fermer la frontière-contact sans délai.
Pour essayer de comprendre, j’ai posé des questions au fil des
sessions de formation.

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Les réticences de mes formateurs tenaient principalement aux


excès « des années 1960-1980 qui ont vu se développer une
Gestalt-thérapie proche de l’éveil des sens, du lâcher prise et de
la libération émotionnelle multipliant l’usage de techniques sans
souci de rigueur théorique et où l’expérimentation occupait une
place centrale » (Masquelier C. et G., 2019, p. 120).
Les réticences étaient également liées aux neurosciences affec-
tives que la PGRO intègre dans sa posture. En effet, « au niveau
neurologique, l’émotion et la mémoire sont liées ». Pour assimiler
et apprendre, l’expérience doit rester dans « la fenêtre de tolé-
rance qui commence là où l’on ressent quelque chose (en des-
sous, on ne ressent rien) et se termine là où l’on ressent quelque
chose de trop intense pour pouvoir le supporter, autrement dit là
où l’on se sent débordé émotionnellement » (Smith, 2019, p. 36).
Pour Gilles Delisle, fondateur de la PGRO, « le travail thérapeu-
tique demeure inachevé s’il se contente de générer des expé-
riences, qu’elles soient neuves ou connues. Il restera à éclairer le
sens et l’enjeu de ces expériences » (Delisle, 1998, p. 254-255).
« En PGRO, forme de Gestalt-thérapie calibrée pour le traite-
ment des troubles de la personnalité, [...] l’essentiel doit se passer
au sein de la relation thérapeutique, qui est le matériau premier
du processus thérapeutique. À ce titre, toute expérimentation qui
suspendrait le contact thérapeutique pour se tourner vers un autre
objet (dessin, expression corporelle guidée, chaise vide, etc.) tend
à être vu comme contre-indiqué » (Delisle, Girard, 2010).
C’est ainsi que, pour me conformer à la posture de la PGRO,
j’ai renoncé à faire des expérimentations durant les praticums.
J’ai renoncé à demander à mon client de dessiner sa douleur,
modeler la façon dont il perçoit son corps, se positionner par rap-
port aux autres sur une feuille ou dans l’espace, représenter avec
des couleurs les liens qu’il entretient avec certaines personnes.
J’ai renoncé à faire produire une trace concrète et graphique qui
matérialise ce qui est nommé pour le rendre visible.
En ne proposant plus ces expériences créatives, j’ai eu l’impres-
sion de passer au régime sans sel. Le travail thérapeutique m’a
semblé moins intense, plus terne, presque fade. J’ai dû apprendre
à me passer du révélateur photographique, qui facilite la visibilité
des thèmes, des événements à revisiter, des zones aveugles. Ma

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surface de travail a été réduite. Je ne naviguais plus sur un estuaire


ou un large fleuve, je me retrouvais dans un chenal plus étroit me
guidant vers l’espace contenu d’un passage d’écluse. Après avoir
d’abord éprouvé davantage de difficultés à sentir les choses et à
me repérer, j’ai appris à être plus précise et subtile, à être plus
curieuse, à maîtriser, canaliser et resserrer mes interventions.
Il va sans dire que l’enseignement est resté suffisamment stimu-
lant et qualitatif à Champ-G pour me donner l’envie de poursuivre
ma formation et accepter ce changement. C’était nouveau pour
moi d’avoir une institution bienveillante, comme un parent patient
qui accepte sans violence ma soif de comprendre.

Comment j’ai retrouvé mon style


Puis, en débutant le cycle 3, j’ai été interpellée par les items
« culture générale » et « capacité à verbaliser (richesse des
mots) » dans la grille d’évaluation des capacités réflexives et inte-
ractives du stagiaire. J’ai apprécié cette incitation à la culture et
à l’ouverture sur le monde, un espace que je pouvais facilement
investir. L’espoir revenait.
Un peu plus tard, pour la rédaction d’un dossier clinique, il
était demandé aux stagiaires de noter les images suscitées par
notre client. Tout n’était peut-être pas perdu. Il y avait bien des
interstices, des petites fentes entre les roches où les graines pou-
vaient se faufiler pour pousser. J’entrevoyais des possibilités de
m’enraciner et de fleurir en PGRO sans que cela ne me coûte
d’abandonner une partie de moi-même.
J’ai commencé à recevoir des clients en début de cycle 3. Ça
n’avait plus rien à voir avec des camarades de promotion ayant
déjà un long travail thérapeutique derrière eux, sachant répondre
aux « que sens-tu ? » ou « de quoi aurais-tu besoin ? ». J’ai de
nouveau ressenti un décalage entre les beaux principes de la
formation et la réalité du cabinet en solo. J’ai senti qu’il me faudrait
adapter la pratique qui n’était pas aussi pure que dans l’espace
de formation.
Parfois, je pouvais avoir une posture dans les règles de l’art de
la PGRO, sobre et épurée avec un travail herméneutique dans

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De l’expérimentation à l’imagination : trouver sa voie

l’ici et maintenant de la relation. D’autres fois, je revenais à des


basiques qui remontaient parfois à bien avant la formation, à mes
premières lectures d’Isabelle Filliozat ou des approches pratiques
qui peuvent ressembler à du coaching. J’avais l’impression de faire
des infidélités et d’être un peu indigne de ma paroisse lorsque je
faisais tracer des schémas, des lignes de vie ou que je proposais
une technique de respiration. Pourtant, en apprenant à pratiquer
seule, j’ai eu le sentiment de rassembler mes connaissances et
mes compétences et d’en tirer une certaine fierté.
C’est donc au cours de ma dernière année de formation que j’ai
compris où trouver de la créativité en PGRO et ma personnalité
de thérapeute avec. Je pouvais utiliser l’imaginaire.
Si je renonçais à la production d’une image matérielle, je pou-
vais décrire et créer une image en utilisant des mots. Je pouvais
faire quelque chose de l’image psychique sans pour autant avoir
besoin de lui donner une forme concrète ou de la rendre visible,
sans avoir à sortir feuilles, crayons et pinceaux ni à disposer
d’une table de travail qui serait un dispositif différent de l’espace
dialogal en face-à-face.
J’ai appris à me servir de ces images qui émergent entre mon
client et moi et qui ressemblent à des parties saillantes, préhen-
sibles, manipulables. Elles agissent comme de véritables indices,
outils et médiateurs dans le travail thérapeutique. J’ai rédigé mon
écrit de certification de fin de cycle 3 sur ce sujet : « Images
mentales et la relation d’objet : l’utilisation des images mentales
en Gestalt-thérapie du lien ».
Aujourd’hui j’ai une posture en PGRO. J’ai la capacité d’adapter
mes propositions à la personne que j’ai en face et à notre relation.
J’ai adopté la transversalité, je suis capable de faire le grand écart
entre la Gestalt-thérapie et la PGRO, je suis ouverte à d’autres
approches. Je ne suis ni figée, ni dogmatique, je ne me bats plus.
Finalement, je n’ai ni obéi, ni désobéi. Mes formateurs ne m’ont
rien imposé, ils ne m’ont rien interdit non plus mais grâce aux
limites qu’ils ont posées sans me les imposer, j’ai eu la chance
de pouvoir aller ailleurs que vers du connu.
Ce qui me semble essentiel avec le recul, c’est d’avoir pu inté-
grer à ma façon les territoires que l’on m’a proposé de traverser,
d’avoir pu m’approprier les savoirs mis à ma disposition. C’est

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Séverine BOURGUIGNON

bien de cet ajustement créateur dont il est question en Gestalt-


thérapie. Notre capacité à nous sentir libre, malgré la contrainte,
d’en faire une possibilité créative qui donne de l’élan plutôt qu’une
situation à subir. Je suis heureuse comme une sale gosse d’avoir
pu trouver le passage, d’avoir été capable d’investir les connais-
sances de la PGRO.
J’ai pu aller plus loin, explorer des territoires plus vastes que
ceux qui m’étaient destinés, gagner en subtilité, en solidité. Avec
ce travail faisant appel à l’imaginaire, j’ai ouvert d’autres possibles,
d’autres pistes de réflexion, d’autres compréhensions. Je pense
à des thématiques comme la psychodynamique ou la Gestalt-­
thérapie dans le champ social et à mon envie de faciliter la trans-
mission de la Gestalt-thérapie et la PGRO par des approches
créatives.
Mon parcours est à l’image de nos vies : il n’y a pas toujours
un idéal, il y a parfois des situations sans solutions, des relations
insatisfaisantes, des maladies qui ne passent pas. C’est une arti-
culation à créer, un équilibre à trouver. C’est notre responsabilité
de le faire plutôt que de nous en plaindre ou de critiquer. En cela
la Gestalt est bien plus qu’une thérapie, c’est une véritable philoso-
phie de vie. Et j’ai envie pour conclure de citer Sartre « l’essentiel
n’est pas ce qu’on fait de l’homme, mais ce qu’il fait de ce qu’on
a fait de lui »6. 6.  Sartre, Jean-Paul &
Collectif, Interview dans la
Revue L’Arc N° 30, Édité
par L’Arc, Aix-en-Provence,
1966.
Après son divorce, Étienne s’est senti trahi, abandonné et perdu.
Il a entrepris une psychothérapie car il ne savait plus à qui et comment
accorder sa confiance ?
Cela fait bientôt deux ans qu’il consulte, quand, lors d’une séance,
il affirme n’avoir personne sur qui s’appuyer. Me viennent en tête les
mouvements fondamentaux de Ruella Frank7 et je demande à Étienne 7.  Frank Ruella, Le corps
s’il serait d’accord pour faire une expérience corporelle. comme conscience,
L’Exprimerie, 2005.
Sur le moment, j’ai conscience de prendre un risque. D’abord parce
que c’est rare que je propose un contact physique ou une expérimen-
tation en séance. Ensuite parce que ce rapprochement physique pour-
rait être prématuré ou provoquer un malaise et surtout parce que nous

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De l’expérimentation à l’imagination : trouver sa voie

arrivons en fin de séance. Mon mouvement n’est-il pas précipité ? En


quoi est-il au service de mon client ?
Il me semble que l’alliance est assez solide pour poursuivre. Par
précaution, j’invite Étienne à être attentif à ses ressentis, l’autorisant à tout
arrêter s’il ne se sent pas en sécurité. Je lui explique qu’avec ce qu’il m’a
confié juste avant, je vais appuyer doucement mes deux mains sur son
épaule. Je lui demande ce qu’il ressent lorsque je m’appuie sur lui. Rien.
Je lui propose alors de s’appuyer sur moi en déposant son menton
et sa tête dans mes mains. Il le fait mais relève presque instantanément la
tête en me disant avoir senti monter une terrible angoisse. Nous touchons
à quelque chose d’essentiel… sauf que la séance s’achève. Clairement,
je me suis pris les pieds dans le tapis.
Lorsqu’il revient à la séance suivante, il évoque la fin de théra-
pie. Nous reprenons ce qui s’est passé la fois précédente. Il commence
d’abord par dire qu’il ne se souvient pas vraiment puis finit par confirmer
ce que j’avais pu ressentir : il s’est senti abandonné et perdu.
L’échange qui s’en suit est riche. Étienne aborde la complexité qu’il
peut ressentir dans les relations entre rejet et envahissement, prend
conscience des implications dans son histoire développementale de la
notion de confiance, fait des liens entre hyperphagie, activités excessives
et manque de nourritures affectives.
Je vois l’écueil qu’il y a à faire cette expérimentation sans qu’elle
prenne suffisamment sens, pour moi comme pour lui. Je comprends le
risque qui existe à vouloir aller trop vite, à aller trop loin en se basant
sur une simple émergence intuitive. Est-ce productif d’avoir mis mon
client dans cette situation émotionnelle qu’il n’a pas pu intégrer seul ?
Cette expérience a provoqué une émergence dans l’ici et maintenant
mais après, quid du next ? Qu’aurait-il fait de ce qui s’est passé si nous
n’avions pas pris le temps d’en reparler, de faire des liens ? J’aurais pu
perdre mon client. Je prends la mesure de la nécessité qu’il y a à laisser
mûrir et à raffiner l’action pour la transformer en mots.
Étienne a poursuivi son travail thérapeutique. Une séance plus tard,
en lien avec ce qui se passait, j’ai pu lui demander d’imaginer, à dis-
tance, en visualisant et ressentant intérieurement, qu’il s’appuyait sur
moi, épaule contre épaule, tête contre tête. Nous avons pris le temps dont
il a eu besoin pour qu’il se laisse aller, qu’il se relâche contre moi. Quand
il a relevé la tête et ouvert les yeux, nous étions émus. Étienne se sent
connecté avec son corps, avec moi et avec le monde. Il dit qu’il a pu se

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Séverine BOURGUIGNON

rapprocher de moi plus que ce qui était proposé parce que c’était dans
l’imaginaire, que ça lui a fait du bien de pouvoir se laisser complètement
aller dans les bras d’un autre humain.
Cette fois, par l’imaginaire, l’expérience est gérable et assimilable
pour mon client. Elle est à la fois douce et intense sans être teintée
d’inconfort ou de mal-être, elle n’est pas faite dans l’urgence, ne com-
porte aucun risque ou danger associé. Une expérience qui répare le lien
et renoue avec la confiance perdue d’Étienne.

Bibliographie
DELISLE Gilles, La relation d’objet en Gestalt-thérapie, Les Éditions
du CIG, Montréal, 1998, 412 p.
FILLIOZAT Isabelle, Que se passe-t-il en moi ? Mieux vivre ses
émotions au quotidien, Éditions Marabout, 2001, 320 p.
FRANK Ruella, Le corps comme conscience, L’Exprimerie, 2005,
214 p.
GINGER Serge, La Gestalt, l’art du contact, Marabout, 10e édition,
Paris, 2013.
GINGER Anne et Serge, Guide pratique du psychothérapeute
humaniste, Dunod, Paris, 2011, 288 p.
MASQUELIER Chantal et Gonzague, Le grand livre de la Gestalt,
Eyrolles, 2019, 336 p.
SMITH Joanna, À la rencontre du bébé intérieur, Dunod, Paris, 2019,
256 p.

Articles
DELISLE Gilles, GIRARD Line, Le G en PGRO, Revue Émergence,
2010. https://www.cigestalt.com/docs/LeGenPGRO_000.pdf
GREENBERG Leslie S., KHAN Sharon E., Experimentation : A
Gestalt approach to counselling, Canadian Journal of Counselling and
Psychotherapy, Vol. 13 N° 1, 2012, p. 23-27. https://cjc-rcc.ucalgary.ca/
article/view/60216/0
SARTRE Jean-Paul & COLLECTIF, Interview dans la Revue L’ Arc
n° 30, Édité par L’ Arc, Aix-en-Provence, 1966. http://www.pileface.com/
sollers/IMG/pdf/Sartre_repond_in_Arc.pdf

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