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Le conseiller en orientation : un éducateur de l’intentionalité

LE CONSEILLER EN ORIENTATION : UN ÉDUCATEUR DE L’INTENTIONNALITÉ

Raymonde BUJOLD
Professeur de psychologie – Université Laval, Québec

1 L’approche éducative en orientation

J’ai beaucoup de plaisir à être parmi vous ce matin. J’ai l’impression d’être avec des
collègues pour partager ma réflexion, mes recherches, mon expérience professionnelle aussi,
sur l’approche éducative en orientation et sur ce thème plus particulier : le conseiller
d’orientation, un éducateur de l’intentionnalité. "Educateur de l’intentionnalité", c’est une
expression qui recouvre des réalités qui, pour moi, ont besoin d’être vécues.
Au cours de mes recherches, des supervisions et formations que j’ai faites avec de
nombreux conseillers et étudiants, je me suis rendu compte que les personnes retenaient bien
le processus de résolution de problèmes : l’exploration, la cristallisation, mais par contre
oubliaient facilement les dimensions plus fondamentales de l’approche : les principes du
développement sous-jacents au processus de résolution de problèmes. L’écueil important est
d’appliquer un processus de résolution de problèmes sans vraiment être entré dans ce qui
fait le sens de l’approche. Cela devient finalement, comme pour beaucoup d’autres
processus de résolution de problèmes, une méthode qu’on utilise sans trop savoir quoi en
faire, une méthode qui permet d’utiliser des recettes qui ont l’air intéressantes mais qui ne
débouchent pas nécessairement sur le sens que cela devrait avoir. Devant la fréquence de
l’inefficacité du processus, parce qu’il ne reposait pas sur des fondements plus importants, je
me suis beaucoup interrogée : « où manquait-on le bateau ?» Je ne sais pas si vous
connaissez l’expression en France. Pour nous c’est une expression courante : « prendre le
bateau ou le manquer ».

Je me suis rendu compte qu’il y avait à la base deux choses importantes :


D’abord on n’avait pas bien compris comment articuler la conception du
développement plus général de la personne avec les principes de développement de
l’approche. On les oubliait facilement parce qu’on n’avait pas une vue globale, intégrative.
Les principes qui sont à la base de l’approche n’étaient pas placés dans un schéma global
de développement et on les oubliait.

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La première chose que j’ai faite -que j’ai tenté de faire- a été d’intégrer, de mettre en
place un schéma de développement qui permette de comprendre l’articulation des
principes du développement.

D’autre part, parce qu’on n’avait pas suffisamment intégré ou compris et articulé le
schéma plus fondamental de développement, on perdait le sens de l’approche éducative.
Je me suis alors demandé ce que signifiait une approche éducative en orientation. Est-ce
que l’orientation n’est pas nécessairement éducative puisqu’elle amène l’individu à
s’engager dans son devenir ? Quand on fait un choix professionnel, on s’engage dans un
devenir pour longtemps. La vie de travail est importante dans la vie d’une personne. On en
passe des heures dans une activité professionnelle ! Alors aider quelqu’un à choisir, n’est-ce
pas, en soi, éducatif ? Je suis pourtant arrivée à la conclusion suivante : toutes les approches
ne sont pas nécessairement éducatives.
Pourquoi ? Parce qu’il y a des approches qui rendent la personne objet de choix et non
pas sujet de choix. Objet de choix, c’est-à-dire dire qu’elle est déterminée par l’extérieur,
pour toutes sortes de raisons qui, théoriquement, devraient être explicables, mais font passer
le sujet à côté de la responsabilité qu’il devrait avoir par rapport à son choix.

Une approche éducative, si elle veut se différencier des autres approches doit
nécessairement placer le sujet au centre de son expérience, au centre de son orientation, au
centre de son développement.

C’est donc une approche dans laquelle on va demander à l’individu d’approfondir ses
motivations personnelles et, ce que j’appelle de façon plus générale, peut-être plus
fondamentale, son intentionnalité, c’est-à-dire sa façon d’accueillir sa vie, de laisser sa vie
émerger de l’intérieur, plutôt que d’y répondre par des commandes de l’extérieur.
Je vous donne la définition que je fais de l’intentionnalité : c’est quand je suis assez en
contact avec ma vie, avec mon expérience pour être capable de la laisser émerger et de
l’accueillir. C’est quand je n’ai plus peur de mon développement. Ce n’est jamais fini, c’est
vrai, mais au moins il faut commencer, il faut faire un premier pas ; si on veut développer
l’intentionnalité. Il faut commencer par être bien dans sa vie à soi, bien par rapport à ce
qu’on est comme personne et à ce qu’on vit.

L’approche éducative est une approche qui considère aussi la personne dans sa totalité.
Une approche behavioriste voudra, à un moment donné, stimuler ou réarticuler le
développement de l’individu à partir d’un schéma motivationnel de stimulus-réponse.

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À ma connaissance, il n’y a pas d’articulation théorique qui permette de faire


l’intégration totale de la personne. Alors que l’approche humaniste, éducative, ose penser
qu’elle peut essayer de faire cette articulation avec ce que la personne est aujourd’hui, pour
la motiver, faire bouger son intentionnalité, pour l’amener à un devenir plus grand. C’est une
approche qui va permettre une synthèse plutôt qu’une réponse à un problème ponctuel.
Pour beaucoup d’étudiants, faire un choix est ponctuel, au sens où il y a une urgence
d’orientation. Je regarde les pré-requis, les résultats académiques, je regarde les pressions
sociales ou les désirs des autres et je choisis.
L’approche éducative voudra amener la personne à se considérer de façon plus totale,
à regarder comment le choix la définit, elle, et qu’est-ce que le choix définit par rapport à
elle, ou comment elle peut se comprendre ou se recevoir ou se prolonger ou continuer son
intentionnalité dans le choix qu’elle fait.
En allant au centre de l’approche éducative, je mets le mot personne que je trouve
important pour comprendre le schéma de développement de base parce que tout part de
la personne, de la personne comme sujet s’orientant.

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Comment se développe une personne ? D’une manière synthétique, je dirai que, pour
moi, une personne se développe en faisant des expériences. Vous voyez immédiatement
l’importance que prend le concept d’expérience dans notre approche.
De la naissance à la mort la personne vit des expériences que l’on va nommer ici en
terme d’unités d’expérience, des unités faisant appel à une expérience faite à un moment
donné. Ce matin, avec vous, je vis une unité d’expérience. C’est une expérience qui
parcourt ma vie à un moment donné, qui est ponctuelle. L’enfant qui prend un hochet dans
sa main pour la 1ère fois, fait une expérience. Quand il apprend à lacer ses souliers seul, c’est
encore une expérience. Quand il commence à pouvoir partager ses jouets, c’est une autre
expérience. Quand il commence l’école, la maternelle, le niveau primaire, c’est encore une
expérience. Tout dans le développement est unité d’expérience. Et ces unités d’expérience,
permettent, en termes de psychologie développementale, de recevoir, par feed-back, des
perceptions de soi.
Quand l’enfant arrive de l’école avec un dessin, si on est très occupé ou qu’on trouve le
dessin plus ou moins bon, on le met de côté, on lui renvoie une perception qu’on a de lui, de
ce qu’il a fait. Mais ce que je fais, c’est un peu moi : c’est très difficile de détacher ce que
j’ai fait de ma personnalité totale. Autrement je serais un robot. Si on critique le dessin de
l’enfant parce qu’il ne correspond pas à toutes sortes de critères bien organisés («tu as mal
appliqué la couleur, tu es passé à côté des lignes, ce n’est pas très bien… »), il va avoir une
autre perception de lui, comme étant quelqu’un qui travaille mal, alors que dans la première
situation il avait peut-être l’impression ou la perception d’être quelqu’un qui n’était pas
important. Si par contre, on s’assoie avec lui, qu’on le laisse exprimer ce qu’il a voulu dire par
son dessin, qu’on essaie de comprendre son expérience, il va avoir encore une autre
perception : «ça a l’air important ce que j’ai fait».

Au fur et à mesure que l’on fait des unités d’expérience –tout au long de la vie- on
ramasse, on organise, on recueille des perceptions de soi. En termes de psychologie
cognitive, on se situe dans les premiers stades de la théorie de Piaget, le syncrétisme, le
préopératoire, l’opératoire concret.
On vit des choses, je ne dirai pas déconnectées, mais parallèles. Un peu plus tard, à
l’adolescence, la personne, l’étudiant ou l’enfant se demande : «je suis qui, moi ?». Quand il
se pose la question c’est qu’il sent le besoin de mettre de l’ordre dans les perceptions
accumulées de lui-même.
Il va classifier ses perceptions de lui-même. Il pourra dire par exemple «quand je suis dans
la rue avec les copains, quand ils m’écoutent, ça va bien». C’est une unité d’expérience.

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«C’est moi qui était organisateur du journal de l’école et ça a bien marché». Il rapproche
des unités d’expériences qui l’amènent à conclure : «finalement je suis un bon leader». Il est
en train d’organiser des concepts de lui-même.
C’est le moment de définir les concepts de soi : je suis leader, je suis communicatif, je suis
créatif, je suis entreprenant… Dans une économie de mots, le jeune se nomme de façon
globale. Vous rencontrez souvent des étudiants de 14, 15 ou 16 ans qui viennent vous voir
pour une question d’orientation ; si vous leur demandez de parler d’eux-mêmes, il se peut
qu’ils vous parlent en unités. Ils vous donnent des exemples du type de ceux que je vous ai
donnés : «quand j’était dans la rue avec mes copains, ça marchait bien». A ce moment là, il
ne faudra pas essayer de lui faire définir des valeurs. Il est à l’étape où il organise ses
concepts de lui. Les concepts de soi, ça commence vers 12-13 ans, au moment de la
pensée formelle. Vous ne pourrez pas aller plus loin dans l’articulation du projet professionnel
si vous ne l’amenez pas à définir des concepts de lui, à parler de lui maintenant à partir
d’une représentation plus consistante, organisée autrement.

Pour que les concepts de soi contribuent à la stabilité -pas une stabilité plate, mais une
stabilité en mouvement de la personne- il faut qu’ils s’organisent en structures de concepts
de soi, ce que j’appelle une identité. L’identité résulte de l’articulation de différents
concepts. C’est important pour relativiser ou amener la personne à découvrir des
interactions entre les concepts d’elle-même.
Vous avez souvent en consultation des jeunes qui ont fait une ou deux mauvaises
expériences en terme de leadership, alors qu’ils se croyaient bons. Les recherches et
l’observation clinique montrent qu’il y a comme un gonflement du concept menacé et que
les autres ont tendance à s’effacer. La personne qui a connu deux échecs, alors qu’elle se
définissait comme bon leader, ne questionnera pas les autres concepts d’elle-même. Elle
mettra l’accent sur l’échec. C’est là que la structure permet de relativiser. Si elle s’affiche
"leader, communicatif, créatif, entreprenant, intellectuel, social", on amène la personne à
voir que, peut-être, elle met trop d’emphase sur son expérience de leader. Peut-être a-t-elle
manqué son coup, au niveau de la communication ou, trop sûre d’elle, est-elle devenue
trop autoritaire et les autres n’ont pas voulu marcher. Ou alors elle n’a pas suffisamment pris
en compte le fait qu’elle était leader.
Le problème n’est peut-être pas en termes de leadership, mais de communication
comme il pourra être en termes de créativité, ou d’"entrepreneurship" comme on dit en nord-
américain. On permet à la personne de relativiser les concepts de soi et d’avoir du coup une
stabilité plus grande : elle ne se remet pas en question à chaque fois qu’elle fait une
mauvaise expérience ; elle a une base à partir de laquelle regarder ses expériences

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autrement que par l’échec. Cela va lui permettre de confronter les différentes conceptions
ou perceptions qu’elle a d’elle-même pour ne pas être toujours en désarticulation. C’est une
étape importante qui lui permet de se penser à un niveau plus raffiné.

Quand on regarde la façon dont une personne se développe à partir de ces unités
d’expérience, comment elle organise les concepts d’elle-même et comment elle les
transpose en identité, on greffe facilement les principes de base de l’approche :

1er principe : le développement est une expérience à vivre. On ne se développe qu’en


vivant des expériences.

Etant donné le sens que l’expérience prend dans mon développement total pour arriver
à des concepts de moi et à un schéma d’identité qui me colle bien, dans lequel je suis bien,
je devrai m’engager et engager les personnes avec qui je travaille -dans l’expérience. Une
expérience permet à chacun de retrouver son intentionnalité et d’exprimer la totalité ou un
résumé de la totalité de ce qu’il est comme personne.
On retrouve cette dimension dans la qualité de l’émotion qui sous-tend l’expérience.
J’attache une importance particulière à l’émotion dans l’expérience. Si ce matin, devant
vous, je n’avais pas d’émotion, je n’aurais pas besoin d’être là. Je pourrais programmer un
robot qui vous donnerait la conférence de façon tout à fait correcte en terme de langage et
moi, je n’aurais plus besoin d’être là. Pourquoi peut-on communiquer, se rejoindre ? Parce
qu’en même temps que je la vis, je suis engagée dans l’expérience. Je suis engagée avec
une qualité de moi que j’appelle l’émotion. Parler d’émotion fait souvent peur aux gens –les
engager dans l’expérience à partir de l’émotion- parce que socialement on a pris l’habitude
de donner une couleur à l’émotion. On dit que telle émotion est bonne, telle autre est
mauvaise : il est mal vu de pleurer à tel endroit, de parler de ce que je ressens ou de ce que
je vis, alors je vais me retirer et en parler ailleurs. C’est un mouvement de balancier, très
fatiguant. Alors qu’en soi, l’émotion est neutre. Qu’est-ce qui est le plus développant, pleurer
ou rire ? Parfois pleurer fait drôlement du bien et parfois rire aussi, apporte une autre détente.
C’est la même chose pour toutes les émotions. Si je ne suis pas engagée dans l’émotion qui
sous-tend mon expérience, je n’arriverai pas à faire une expérience développante, parce
que la seule chose qui est vraie, réellement, dans le développement, c’est l’expérience.
Vous êtes tous assis, en train de m’écouter. Objectivement, je pourrais dire que vous faites
tous la même expérience : vous êtes assis, vous écoutez une conférence. Mais je suis certaine
que vous ne vivez pas la même chose à l’intérieur de vous. Quand je pleure, quand je suis

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triste, personne ne peut dire que je ne suis pas triste. Si on le dit, on passe à côté de mon
vécu, de ce qui est vraiment vrai pour moi.

Toutes les théories sont contestables. Si on était sûr de sa théorie, on arrêterait de


chercher. Il est fondamental que je m’autorise l’accès à ce que je suis pour que mon
expérience ait une couleur, prenne une qualité, un sens.

2ème principe : le développement est une expérience à traiter.

S’il suffisait de vivre des expériences pour se développer, il y a longtemps que j’aurais
arrêté le travail. J’aurais pris 3, 4 ou 5 ans pour vivre beaucoup d’expériences. Puis je me
serais dit : «maintenant je suis développée, passons à autre chose». Mais ça ne se fait pas
comme cela. L’expérience devient développante dans la mesure où je peux la traiter, où je
vais essayer de lui découvrir un sens, un sens pour moi. C’est là que je deviens sujet de mon
développement. J’essaie d’être le plus sujet possible dans l’expérience à vivre, en retrouvant
ma vie de l’intérieur, en me distanciant, en comprenant mieux les pressions qui se sont
exercées sur moi, parce que je ne suis pas un vase clos. Si je vis seulement mes expériences
en vase clos je fais de la schizophrénie. Il faut que je sois engagée dans un système
d’influences qui me renvoie des feed-back, comme au niveau des perceptions de soi, ce qui
permet de se distancer, de colorer, de raffiner. C’est la découverte du sens, c’est le
traitement de l’expérience.
Comme professionnel, si vous n’êtes pas capable de faire traiter l’expérience au sujet, ne
la faites pas vivre -ou vous allez tomber dans ce que j’appelle la psychologie sauvage.
On ne fait pas pousser des fleurs n’importe comment. Il y a une différence entre arroser
des fleurs avec de l’eau et les arroser avec de l’eau de javel. Bien sûr, s’il y a des parasites et
qu’il est nécessaire de rajouter un peu d’eau de javel, je le fais ; mais j’ai une raison, je sais
pourquoi je le fais : pour les traiter. Si je ne peux pas faire traiter l’expérience, je ne la fais pas
vivre. Si l’individu ne veut pas traiter son expérience, je ne la traite pas pour lui. Je n’en ai pas
le droit (j’en reparlerai dans le rôle des conseillers...) Je n’ai pas le droit de forcer la personne
à vouloir vivre quelque chose et à vouloir découvrir un sens à tout prix. Le sens, ce n’est pas
mon problème. C’est celui de la personne qui doit être prête à l’assumer.
Quelques semaines avant mon départ de Québec, je rencontre une dame de 48 ans qui
me dit avec beaucoup de spontanéité : «Raymonde, je viens de me rendre compte que je
suis jalouse». J’ai souri un peu parce qu’il y a bien longtemps que son entourage s’en était
rendu compte, mais elle non : elle avait peur. Au niveau des mots elle savait ce que c’était

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d’être jalouse, mais dans son expérience elle n’était pas capable de le voir. Et tout à coup, à
48 ans, elle me dit : «Raymonde, je me rends compte que je suis jalouse». Elle est parvenue au
moment où, dans son expérience, il y a une place pour traiter ça, sans que ça fasse trop mal,
sans que ça fasse trop peur.
C’est alors qu’on peut s’asseoir avec la personne et l’amener à commencer à traiter
l’expérience. A partir de quels indices s’en est-elle aperçue ? Qu’est-ce que ça suscite
comme réactions en elle ? Comment ça va s’intégrer maintenant dans ses concepts d’elle,
dans son schéma d’identité ?
C’est à cela que sert le traitement de l’expérience, à amener la personne à être en
contact avec le sens, à approfondir un peu plus son expérience. On a beau être très instruit,
avoir beaucoup lu, avoir fait beaucoup de recherches, parfois on a l’impression qu’on est
encore en train de faire les premiers pas, ou un tout petit pas, mais un pas important dans
son expérience. Quand j’aide quelqu’un à découvrir le sens, je le rends sujet, je le rends
responsable.
Alors que le conseiller-expert ou l’intervenant-expert, qui dit à une personne «tu as vécu
ça, ça veut dire telle chose», la traite comme un objet -et lui-même ne se positionne pas en
sujet. Mais j’anticipe sur le rôle du conseiller...
Découvrir le sens nécessite de faire encore un pas, d’aller un peu plus loin, pour savoir ce
que j’en fais.

3ème principe : le développement est une expérience à intégrer,

… à placer dans mon schéma d’identité. Quand je vis une expérience je fais une unité
d’expérience à l’intérieur de mon développement, j’ajoute quelque chose d’important dans
mon développement. Quand je traite mon expérience, je l’organise. Et quand je lui trouve un
sens pour l’intégrer, je consolide ou je fais bouger mon identité. Je peux refuser le sens. La
malade qui me disait, à 48 ans, «je suis jalouse», pouvait me dire tout de suite après «mais je
ne veux rien savoir», refusant le sens. Arrêtant le mouvement de changement à ce niveau-là,
elle n’arrêtera pas son mouvement de changement de façon globale, mais uniquement
dans cette partie d’elle-même ; «non, ce n’est pas vrai, je ne suis pas comme ça» (elle l’a
sûrement dit longtemps pour seulement être en contact avec cette réalité à 48 ans, alors
que c’était réellement une femme très jalouse).
Plus l’expérience est intense, plus le sens pourra être enthousiasmant ou menaçant pour
la personne. Si c’est une expérience qui m’amène à me percevoir, par le biais des feed-
back que j’ai eus des autres ou par une recherche intérieure que j’ai faite de moi-même
comme étant importante, accueillir le sens va être emballant.

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Je suis quelqu’un qui a compris quelque chose. Je vais être plus enthousiaste. Les autres
me disent : «Mais qu’est-ce qui t’est arrivé ? Il me semble que tu as changé». Mais si
l’expérience me demande de défaire des choses, de réorganiser, passer à un autre niveau,
de dénoyauter de mauvaises expériences pour avoir accès un peu plus profondément à ma
vie, peut-être ne serai-je pas prête tout de suite. Je vais commencer tranquillement et
l’intégration va être plus longue. Je le disais tout à l’heure : ce n’est pas suffisant de vivre des
expériences pendant 2, 3, 4 ou 5 ans. Je dois prendre le temps de les vivre, de les traiter et de
les intégrer pour qu’elles se placent à l’intérieur de moi-même comme personne, dans mon
environnement aussi, parce que, quand je change, les autres me renvoient des feed-back
qui me stimulent, me donnent envie de faire d’autres expériences, de les traiter, les intégrer –
en continu. C’est ce que j’appelle la spirale du développement.

Comment fait-on vivre des expériences ? On arrive au processus de résolution de


problèmes : pour faire vivre une expérience, il faut que j’engage la personne dans une
exploration d’elle-même.
L’enfant à qui j’interdis tout ne se développera pas beaucoup, parce qu’il va faire peu
d’expériences. S’il a des possibilités de diversifier son expérience, il va avoir un réseau plus
riche pour se former des concepts de lui et pour organiser son identité. Faire vivre une
expérience c’est ouvrir à la personne la porte sur l’exploration, l’engager -en termes cognitifs-
dans la divergence. Nous, les adultes, avons tellement été dressés à penser dans un sens
défini, à "converger vers", que nous avons de la difficulté avec la divergence. Ce sont
pourtant les attitudes qui sous-tendent le processus. J’entends habituellement : «mais ça
mène où, ça ? Qu’est-ce qui va arriver ? Je vais faire quoi avec ça après ?..», toutes
questions qui sont, au fond, des blocages à la démarche d’exploration. Pour bien faire
explorer, il faut que je sois capable de tolérer l’ambiguïté, c’est à dire accepter de ne pas
savoir tout de suite où je vais, de ne pas avoir la réponse, prendre le risque de m’engager
dans le risque.

Quand l’individu aura vécu son expérience, il faudra la lui faire traiter, donc le faire
cristalliser, c’est à dire organiser son expérience en concepts ; concepts de soi, mais aussi
perceptions sociales, relatives au travail, à l’environnement, etc. Explorer -en termes
vocationnels- ne veut pas seulement dire définir des concepts de soi, mais aussi les situer. Je
pourrai faire explorer la personne sur ce qu’elle est elle, comme personne -si ce n’est pas fait-
mais il faudra aussi que je déborde pour lui faire explorer son milieu social, son milieu
éducatif, professionnel, ses références aux perceptions de ses parents, à leur projet. Ensuite je
fais organiser les perceptions. Ce sera le moment de revenir un peu à la convergence. Mais

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la convergence sera efficace dans la mesure où je pourrai tolérer l’ambiguïté, le risque. Il y


en a d’autres plus subtils. Pour les fins de l’exposé de ce matin, j’en nomme deux.
Pour la convergence comme attitude d’aide, je nomme l’estime de soi. Si au cours des
expériences que j’ai faites, je n’ai ramassé que des perceptions négatives ou pas très bonnes
de moi, je ne voudrai pas avoir de concepts de moi. Dans la mesure où je veux amener une
personne à avoir des perceptions positives d’elle-même, je l’aiderai à organiser ses concepts
d’elle-même à partir de critères d’estime de soi. Est-ce que ça vaut le coup ? Est-ce qu’elle
s’aime assez pour organiser son expérience jusqu’à lui donner un sens ?

C’est le deuxième principe, la recherche de sens. Si je ne m’aime pas, je ne chercherai


pas le sens. J’aurai trop peur qu’il soit encore négatif. Si je ne développe pas l’estime de moi,
je risque de passer à côté de ce qui est important dans cette étape du processus qu’est la
cristallisation. Ensuite il va falloir intégrer, définir des besoins et des valeurs. On arrive à l’étape
de l’évaluation. En terme d’étape, c’est la spécification qui demande une pensée
évaluative et dont l’attitude importante est d’être capable d’accepter de perdre -accepter
la perte, au sens où choisir c’est perdre quelque chose. Vous avez choisi d’être ici ce matin,
mais vous avez perdu quelque chose à l’extérieur. Vous choisissez un conjoint, mais vous
perdez d’autres possibilités. Il y a toujours une perte et le drame souvent des étudiants et des
conseillers qui aident les étudiants en phase de spécification c’est de vouloir ne rien perdre.
Ce n’est pas possible. Choisir c’est perdre.
Si la perte, dans mon développement, a un sens négatif, si je n’ai jamais pu intégrer les
pertes que j’ai vécues, ce sera menaçant d’amener l’étudiant à accepter de perdre
quelque chose en choisissant. Bien sûr, il faudra qu’il se centre sur le fondamental, qu’il
retienne les choses les plus importantes pour lui, quitte à, dans des activités parascolaires ou
sociales, compenser ou mettre en oeuvre, en mouvement, des projets qu’il avait mis de côté
temporairement. Évaluer c’est accepter de perdre. C’est quand j’ai accepté de perdre des
choses que je peux faire un choix. Donc la 3ème étape, c’est le choix.

La dernière étape est celle de la réalisation. Pour moi c’est la reprise du processus, dans
le sens où, quand j’ai décidé d’un choix, je recommence les démarches pour savoir
comment le réaliser. Dans quel établissement vais-je aller ? Quels vont en être les coûts
financiers ? Comment dois-je préparer mon dossier ? J’explore, j’organise les données pour
pouvoir mener, déterminer des valeurs importantes -et le mouvement recommence. Je
retombe dans la même spirale de développement.

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2 Le conseiller d’orientation, un éducateur de l’intentionnalité

Pour parler du rôle du conseiller d’orientation comme éducateur de l’intentionnalité dans


l’approche -c’est fondamental, je le répète et j’y tiens- il faut comprendre le schéma de
développement.
En tant que professionnelle, je crois à ce schéma de développement. Mais sentez-vous
tout à fait à l’aise, vous n’êtes pas obligé d’y croire. Il y a d’autres théories de
développement. Je veux que ce soit bien clair parce que ça va devenir fondamental que
vous adhériez au modèle de développement. Sinon, prenez une autre approche. Vous allez
passer à côté.
Si je crois que la personne se développe en faisant des expériences pour découvrir la
qualité d’émotion qui colore les concepts de soi et d’identité, si je crois que la personne est
quelqu’un qui se développe de l’intérieur, qui a besoin d’exprimer sa vie et de l’accueillir, il
faut que moi -comme conseiller- je puisse le faire.

Imaginez-vous un conseiller qui voudrait intervenir dans le cadre de l’approche et qui a


peur de son expérience ? C’est un non-sens.

Si j’ai peur que la personne m’oppose une perception de moi qui me contrarie ou me
fasse découvrir quelque chose de moi que je veux ignorer, à partir de quelles ressources
intérieures pourrai-je demander à la personne qui est devant moi de faire la même chose ?
Cela n’a pas de sens. Il est donc nécessaire que j’utilise moi aussi les principes de l’approche
-et le premier principe : une expérience à vivre. C’est là que je place la première exigence
du rôle de conseiller : un éducateur de l’intentionnalité ne peut éduquer l’intentionnalité que
s’il est en contact avec sa propre intentionnalité. Cela ne veut pas dire que j’ai réglé tous
mes conflits, que je n’ai plus peur, que je n’ai plus de difficultés dans mon développement
personnel. Cela veut dire que je suis ouverte, que je prends le risque de tolérer l’ambiguïté
présente dans l’expérience que je vis avec l’autre ; l’autre va m’envoyer des perceptions.
Cela se trouve à l’opposé du rôle du conseiller expert. Le conseiller-expert se vit comme
objet et non comme sujet. Il se vit comme objet au sens où il manque le bateau dans la
dimension de l’intentionnalité, de la relation fondamentale à l’autre. Sans blâmer ni porter
aucun jugement, je m’interroge beaucoup quand je vois des conseillers (pas seulement en
France, mais au Québec, en Amérique du Sud, un peu partout) qui arrivent avec une pile de
documents -ce que j’appelle leur Bible- pour le cas où la personne dirait une chose qu’ils
auraient oubliée ou qu’ils ne comprendraient pas. Alors vite, pendant que la personne leur
parle, ils cherchent la bonne réponse dans le document, tentent de s’assurer, pour ne pas

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avoir à bouger dans leur expérience, parce qu’on leur a dit quelque chose d’un peu
négatif : «comment, un conseiller ne sait pas répondre ?» Non je ne connais pas la réponse.
Et, entre nous, c’est bien plus intéressant d’avoir une bonne question que 3ou 4 bonnes
réponses ! Si je veux que la personne se vive comme sujet, il faut que je sois moi-même sujet,
que je me positionne à l’opposé du conseiller-expert qui regarde les choses de haut, qui sait,
qui a le pouvoir sur l’expérience de l’autre.
Un conseiller éducateur de l’intentionnalité c’est un conseiller qui s’engage dans
l’expérience.
C’est angoissant pour beaucoup de personnes, pour moi aussi parfois, parce que je suis
confrontée à des problèmes qui ne se présentent jamais de la même façon. Le
développement peut s’expliquer de façon théorique, mais quand je suis en pratique, devant
un individu bien concret, il va me faire part des expériences qu’il a vécues d’une manière
tout à fait originale. Je n’ai jamais rencontré deux personnes qui en ont parlé de la même
façon. Si, comme conseiller, je me présente comme objet, expert qui a la solution, vous
voyez à quel point je réduis l’expérience de l’autre. Pour ne pas la réduire, il faut que je
devienne moi-même sujet dans la relation. C’est vrai pour la relation individuelle comme
pour la relation au groupe.
Dans les groupes, les difficultés que j’observe le plus souvent (j’insiste à dessein sur ce qui
est moins bien, mais j’observe aussi de bonnes choses), c’est que le conseiller commence
par faire explorer, mais il ne sait pas ce qu’il doit faire après. Comme c’est angoissant, il
récupère vite son rôle d’expert. «Voilà, vous avez exploré, ça veut dire ceci, cela» et on
commence à poser des diagnostics, des interprétations, on a l’air savant. On sort des grands
mots montrant qu’on est capable de lire dans l’intérieur de l’autre.
Ce peut être valorisant, mais c’est très néfaste et très peu éducatif. Je peux par
connaissance, compétence, comprendre ce que l’autre vit -ça fait partie de la formation
que je me donne et c’est important- mais je n’ai pas à le dépasser dans son développement.
On ne tire pas sur les fleurs pour qu’elles poussent. Je ne tirerai pas non plus sur la personne
en lui donnant des interprétations ou des diagnostics. Je vais l’accompagner.
Je vais lui poser des questions, reformuler, lui proposer une expérience pour qu’elle
s’engage dans son développement. Et moi qu’est-ce que je vais faire ? Je suis quand même
un expert ! Je vais devenir un accompagnateur au niveau des contenus.
Un accompagnateur au niveau des contenus, c’est dire que je me vis comme sujet, que
je laisse la personne se vivre comme sujet pour qu’elle ait accès plus profondément au
contenu qu’elle est en train de vivre. C’est quelque chose qui demande beaucoup de
compétence et beaucoup de formation.

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C’est tout le rôle de l’empathie dans la relation d’aide. L’empathie est le premier
mouvement où, en écoutant, je commence à faire des associations entre ce que la
personne dit et ce que je sais, ce que je vis. Dans un deuxième temps, je laisse vibrer dans
mon expérience ce que la personne me dit d’elle même. Il ne faut pas que je reste à ce
niveau : je deviendrais "sympathique". Si je vibre trop et que je pleure en même temps que la
personne, ça va prendre un an de conseiller pour régler le problème qu’on est en train de
vivre nous deux ! Ce ne sera plus de la relation d’aide. Il faut que la vibration que je me suis
permise me permette de prendre un peu de retrait pour dire : «c’est à peu près ça, qu’elle
vit». C’est une troisième dimension, l’empathie, qui me permet de comprendre de l’intérieur
le contenu de l’autre pour poser les bonnes questions, pour savoir quelle expérience je dois
faire pour faire bouger son développement, être aussi un support. Ce n’est pas facile parfois,
certaines expériences sont difficiles : des élèves viennent vous dire : «mon père et ma mère
voudraient que je fasse ça. Moi je suis malheureux là-dedans. » Si je me met en position
d’autorité, je dis «qu’est-ce qui se passe ? Tes parents te connaissent, il peut y avoir quelque
chose de bon dans leur projet pour toi». Je me coupe complètement de son expérience. Je
peux accompagner son contenu en lui demandant ce qui le menace, ce qui lui fait peur,
comment il se définit, lui, qu’est-ce qui est différent entre lui et le projet parental. Je
demande à la personne de préciser le travail idéal, puis le projet parental. On va essayer de
démarquer ce qui est semblable et différent et comment la personne peut se situer. Quand
je fais ça, le contenu vient de la personne. Je ne lui dicte pas de l’extérieur chacun des pas
à faire. Je l’accompagne dans une démarche. Je suis un accompagnateur au niveau du
processus.

Cela me demande aussi une connaissance clinique des étapes du processus. Parfois,
vous avez devant vous un élève qui va vous parler en unités d’expériences. N’essayez pas de
le faire évaluer. Il ne pourra pas. IL faut d’abord essayer de situer à quelle étape du processus
il est, ce qu’il est en train d’explorer. Peut-être que la difficulté vient du fait qu’il n’a pas une
image de lui, il n’a pas de concept de lui. De même pour les représentations professionnelles,
il a certainement des notions variées sur les milieux, les contextes professionnels, mais il ne les
a pas encore organisées en catégories, ni en structures. Le choix est pour l’instant impossible.
Par l’expertise que je me donne au niveau de la dimension cognitive et l’expertise que je me
donne au niveau de l’attitude, de l’empathie, de la confrontation, de l’authenticité (tous les
fondements de base de l’approche humaniste), je suis un sujet qui a une compétence et je
vis avec un autre sujet qui a aussi une compétence mais qui a une difficulté. C’est très
différent de penser le processus de cette façon-là, non en termes de diagnostic.

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Les conseillers ont souvent de la difficulté à rester accompagnateur au niveau de


contenu, car il faut accepter de ne pas avoir de réponse toute faite. Et cela demande une
bonne estime de soi. Je me place ici dans le 2ème principe : le développement, une
expérience à traiter en termes de cristallisation.
Le fondement de l’estime de soi ne repose pas seulement sur la somme de
connaissances qui me situent comme personne, c’est sur ce que j’en fais. Si, ce matin, l’un
d’entre vous me dit : «j’ai peur, je n’ai pas les connaissances...», je le défie d’avoir une
entrevue avec moi pour vérifier ce qu’il sait. Si vous avez des difficultés, ce n’est pas au
niveau des connaissances, du contenu, c’est au niveau de l’estime de vous-même. «Est-ce
que je vais être assez bon ? Est-ce que je vais être capable ?» -pas capable
intellectuellement, capable affectivement. Il faut faire confiance à son expérience. Je ne suis
pas un robot. Quand je suis en relation avec quelqu’un, je sens des choses et c’est peut-être
cela qui va me mettre sur la piste. Une personne peut pleurer devant moi, je me sens triste,
ça veut dire qu’il y a de fortes probabilités pour que la personne soit triste. Par contre, si un
étudiant pleure devant moi et que j’ai envie de rire, c’est beaucoup plus embêtant ! Ça
m’est arrivé, j’étais très malheureuse. J’ai écouté, au début je ne voulais pas le voir : «mon
Dieu, qu’est ce qui m’arrive ? Il pleure et j’ai envie de rire». Je me trouvais méchante et
j’avais envie de me mettre toutes sortes d’étiquettes. J’ai repensé à l’entrevue, j’en ai fait
une deuxième et la même chose s’est produite. Et tout à coup, il s’en est aperçu. Ils ne sont
pas fous les étudiants. Ils nous sentent, quand on ne croit pas ce qu’ils disent ! "On ne leur
passe pas de sapins"1 parce qu’eux non plus ne vous passent pas toujours de sapins. Je lui ai
dit : «je te vois pleurer et j’ai envie de rire, je ne sais pas ce qui m’arrive». Et lui : «tout le
monde me dit la même chose». Ça m’a drôlement rassurée ! Rassurée sur ma compétence à
être là, présente, à croire que ce que je ressens est vrai à moins que j’aie des blocages qui
font que je ne veux pas voir l’émotion de l’autre.

Pour pouvoir se situer, bien se vivre, se vivre avec un minimum de confort, il faut avoir
cette confiance en soi par rapport à l’expérience de l’autre. Il va se passer des choses, je
vais sentir des choses, je vais pouvoir intervenir sur des contenus, les faire organiser. Je me
placerai comme accompagnateur du contenu.
Si, à l’avance, je me dis : il pleure, il joue la comédie, je plaque un diagnostic, je ne règle
rien dans l’expérience de l’autre. Cela peut me tranquilliser, parce que c’est moi qui ai eu le
dernier mot, mais en termes de changement, ça ne fait pas grand’ chose. C’est la présence
à l’autre qui fait qu’on s’engage ensemble.

1
«Passer des sapins» : se faire avoir, dire des choses qui ne sont pas vraies en réalité.
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Dans la 3ème dimension de son rôle, le conseiller va se placer comme inducteur au


niveau du processus. J’ai beau ressentir des choses, j’ai bien le droit d’avoir envie de rire ou
de pleurer avec la personne, mais qu’est-ce que je fais ? Je pars des indices, de ce qui se
passe, de ce que je ressens. À tel endroit je vais induire un processus de recherche. La
personne a de la difficulté à explorer, elle se ferme toutes les portes, veut avoir une réponse
avant d’avoir cherché ? Je vais induire une situation de divergence. Je vais lui permettre
d’explorer. Il faut que je m’en rende compte, que je le voie. C’est la même chose pour
toutes les étapes du processus : il faut que je perçoive plus par le biais du processus que par
le biais du contenu, que je voie ce qui est en train de se passer : «elle est en train d’explorer,
ou d’organiser, ou de définir ce qui est important pour elle». Je peux alors mettre en place,
comme professionnelle, les conditions, les attitudes et la situation qui vont permettre à la
personne de s’engager plus profondément dans son mouvement de changement.
Vous pensez sûrement, si vous ne le dites pas tout haut : «c’est bien beau tout ça, mais
quand je suis en entretien et que j’ai 3/4 d’heure avec un élève et qu’on est en situation
d’urgence, qu’est-ce que je fais en tant qu’éducateur de l’intentionnalité, inducteur au
niveau du processus et accompagnateur au niveau du contenu ?»
Comme j’aime beaucoup travailler avec les images, je vais faire une analogie. Vous
imaginez que vous allez voir deux médecins différents. Vous avez un ulcère à l’estomac. Un
médecin très centré sur les médicaments fait faire des analyses sanguines, vérifier certains
facteurs, donne des médicaments ; on s’embarque dans le processus curatif. L’autre
médecin est préoccupé de prévention. Il va traiter l’ulcère, donner des médicaments, mais il
va poser d’autres questions : «ça vient d’où, qu’est-ce qui se passe ?». Ce médecin échange
souvent avec ses collègues, choisit ses lectures, ose ses questions, évoque ses
préoccupations, ce qui l’amène à penser prévention. Celui qui est très axé sur le curatif, sur la
pilule à donner, va se développer, s’informer dans la dimension chimique, pharmacologique,
trouver sa fierté dans les derniers médicaments.

C’est la même chose en orientation. Il y a des situations de crise. Il faut y répondre.


Comment ? Tout dépend de la personne et de la crise. Il n’y a pas de recettes. Je ne suis
surtout pas une femme à recettes. Je n’en ai pas à vous donner. Vous êtes dans une
situation, avec une personne, vous jugez du geste à poser. Si vous avez un peu plus de
temps, votre préoccupation éducative est là : plutôt que d’être l’expert-conseil qui donne la
réponse, qui se rassure et rassure la personne, en disant «lui, je l’ai bien orienté, je lui ai donné
la réponse, il a l’air content» (peut-être que dans deux ans ce ne sera pas la même chose), je

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me préoccupe de savoir comment il a fait le choix. L’étudiant en terminale qui arrive pour
une information très ponctuelle, pointue, je peux en quelques minutes lui demander à quel
projet cela se raccroche. Plutôt que de donner tout de suite la pilule, je vais voir si le
processus a été fait, si cela s’inscrit dans un projet. Je lui donne quand même l’information.
Mais je peux lui dire «si cela ne s’articule pas dans un projet pour toi, est-ce que ça va te
satisfaire bien longtemps ? », et je pourrai échanger avec lui quelque chose qui va être de
l’ordre de la prévention plutôt que de la pilule à donner. « Si je ne t’ai pas donné la bonne
pilule, viens dans 6 mois, tu passeras un autre test et je te donnerai une autre pilule». C’est
une façon de faire notre travail. Je respecte, je n’ai pas à juger ces gestes-là. Je ne les trouve
pas éducatifs, mais c’est mon problème de ne pas les trouver éducatifs, finalement !

Je voudrais vous laisser un grand message, si vous voulez travailler dans l’approche
éducative : il faut que vous ayez la foi. Comme la foi se développe au fur et à mesure que
vous allez travailler, en comprenant plus, il va y avoir une richesse intérieure qui va faire que
la foi va grandir.
Changer ce n’est pas devenir quelqu’un d’autre, ce n’est pas être dépossédé de tout ce
qu’on a. Changer c’est se posséder plus profondément au fur et à mesure des expériences.
Pour moi, se développer, c’est vivre intensément et comprendre profondément.
Si pour vous cela a du sens, si vous voulez être des conseillers qui s’engagent dans un
mouvement éducatif, je vous dis d’abord : commencez par croire en vous, en votre propre
expérience, dans votre capacité à vivre des expériences, à développer l’estime que vous
avez de vous-même, le respect de vous-même par rapport à ce que vous voulez être, ce
que vous voulez faire. Ce sont les pré-requis qui vous permettront de vous engager dans un
développement personnel, professionnel.

Il va se passer des choses en orientation. Ce ne sera pas facile. Au Québec, quand on a


commencé à parler de l’approche éducative, on a ri de nous pendant 5 ans. Heureusement
qu’entre nous on se supportait, qu’on avait du plaisir à travailler ensemble, sinon on aurait
lâché. Cinq ans !... C’est long quand on croit à quelque chose. Cinq ans ! Il me semble que
je me serais contentée de deux ! Quand on a fait les premiers pas et qu’on y croit, on
s’aperçoit que, comme pour le développement, la notion du temps est importante. Il y a des
choses qui vont bouger. Vous ne parlerez plus aux parents, aux professeurs de la même
façon. Quelque chose va changer et ils vont dire : «qu’est-ce qui se passe, le conseiller a
changé ?». Profitez de l’occasion pour leur dire…

Lyon, 1989

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