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Histoire et mémoire(s) des adoptions d’enfants québécois en France

depuis les années 1960


Yves Denéchère
p. 99-110
https://books.openedition.org/pur/138828?lang=es
Introduction

Dans le cadre de recherches sur l’adoption internationale en France, j’ai découvert un épisode peu connu de

cette histoire : l’adoption par des Français d’enfants québécois entre 1965 et 1972 1 . D’après les croisements
effectués entre les sources françaises (ministère des Affaires étrangères, archives des œuvres d’adoption,
témoignages oraux d’adoptants, d’adoptés et d’intermédiaires) et québécoises (notamment les archives du

Centre jeunesse de Montréal 2 et les archives audiovisuelles très riches de Radio-Canada), le nombre de ces
adoptions peut être estimé entre 550 et 700, ce qui est à comparer avec les milliers d’enfants canadiens adoptés

aux États-Unis 3 . Mais ce mouvement – très largement méconnu – s’inscrit dans un temps bien particulier de la
relation franco-québécoise et de l’histoire sociale du Québec. L’adoption internationale doit s’envisager comme
une migration singulière en même temps qu’une affaire privée. Impliquant un grand nombre d’acteurs
(adoptants, adoptés, familles, associations, œuvres) et toutes les catégories sociales, l’adoption internationale
peut être envisagée comme un phénomène social total tel que défini par Marcel Mauss : une activité liant
l’individu et le social qui a des implications dans toutes les sphères de la société : politique, économie, religion,

relations entre les personnes, représentations… Sans oublier l’histoire 4 . Entre les Amériques et l’Europe, depuis
1945, des dizaines de milliers d’enfants ont traversé l’océan Atlantique. Ce mouvement a influé sur les

représentations de l’Autre et la question du rapport des personnes adoptées à leurs origines 5 . Après avoir
donné des éléments de connaissance inédits sur le mouvement d’adoption entre le Québec et la France, qualifié
de « retour aux sources » par un prêtre québécois, et indiqué en quoi ce mouvement reflète les deux sociétés
concernées, il s’agira d’analyser les traces qu’il a générées. Mémoire quasi inexistante en France, mémoire très
vive basée sur la souffrance au Québec, ce qui nous mènera à évoquer le mouvement Retrouvailles, véritable
entrepreneur mémoriel, et les relais médiatiques sur lesquels il s’appuie.

« Retour aux sources »

Dans une France saignée à blanc par la Grande Guerre, en 1923, une première grande loi sur l’adoption
autorise l’adoption des mineurs : il s’agit de donner une famille à un enfant qui n’en a pas (et non
l’inverse). L’adoption d’un enfant étranger est possible, de même que l’adoption d’un enfant français par
un étranger. Au Québec, où l’adoption est du ressort exclusif de la province et de fait entre les mains de
l’Église qui a en charge les établissements d’aide à l’enfance, la loi de 1925 (modifiant celle de 1924)
permet l’adoption des enfants illégitimes, abandonnés et orphelins. L’adoptant doit professer la même
foi religieuse que celle à laquelle appartient l’adopté par son baptême. Si l’adoption au Québec se fait
avec rupture du lien avec la famille de naissance, cette possibilité n’est offerte en France qu’à partir de
1939 (légitimation adoptive). Dans les années 1960, la France (1966) et le Québec (1969) modifient les
lois antérieures en renforçant le rôle de l’État et en précisant les formes de l’adoption qui, dans tous les

cas, doit être prononcée dans l’intérêt de l’enfant 6 . C’est dans ce cadre législatif en évolution que le
mouvement d’adoption du Québec vers la France s’organise.

Enfants du péché au Québec

Pendant la période charnière des années 1960, la société québécoise laisse peu à peu derrière elle la «
Grande noirceur », mais les évolutions sont lentes. Malgré les campagnes organisées par l’Église et les
services sociaux pour faire adopter les enfants abandonnés par des filles-mères sous une forte pression

sociale, certains de ces « orphelins de Duplessis » ne trouvent pas preneurs 7 . En septembre 1966, le
comité pour la promotion de l’adoption, dirigé par le sous-ministre adjoint de la Famille et du Bien-être,
lance une grande « Opération-Adoption », d’abord dans la ville de Québec puis dans toute la Province.
En mars 1967, un premier rapport d’étape montre que le nombre d’adoptions par des familles québécoises
a augmenté de plus de 60 % entre décembre 1965 et décembre 1966. Mais il faut aller plus loin puisque

l’objectif affiché est de « vider nos crèches au plus tôt et trouver une famille pour chaque enfant 8 »… et
permettre une réforme globale de la prise en charge de l’enfance, les établissements religieux étant de
plus en plus critiqués.
Dans le même temps, la SAPE (Société d’adoption et protection de l’enfance) de Montréal reçoit « de
nombreuses demandes d’adoption de requérants français » et accepte de les étudier en collaboration avec
des œuvres françaises d’adoption. Dès les années 1930 les établissements de prise en charge des enfants
abandonnés de Québec et de Montréal avaient prospecté à l’étranger, surtout aux États-Unis, pour placer

ces « enfants du péché 9 ». En octobre 1966 un premier enfant québécois est adopté par un couple
français. D’après la SAPE, ces placements ne posent aucun problème juridique insurmontable mais
nécessitent qu’après l’adoption légale à Montréal, on procède à un autre jugement d’adoption en France
(adoption plénière, loi de 1966). « Les enfants sont envoyés en France individuellement et ce sont les
requérants qui s’occupent de venir les chercher. Il s’agit dans presque tous les cas, d’enfants âgés d’au

moins 6 à 7 mois ; ceci afin d’éviter autant que possible les risques de réclamation de la mère 10. » En
mars 1967, la SAPE indique : « Ce projet s’est développé rapidement et déjà nous pouvons compter 14
placements effectués en France. » Cependant, dans la décennie 1960, les couples français ne représentent
que 6,65 % de l’ensemble des parents adoptifs de la SAPE, mais sont plus nombreux que les couples
canadiens d’origine non-française et deviennent plus nombreux que les couples états-uniens (voir tableau

ci-dessous) 11.
Tableau 1. – Statistiques sur la nationalité des parents adoptifs à la SAPE (1966-1974).
Source : CJM, fonds SAPE, C041-205. Les catégories sont celles répertoriées dans les archives.

Enfants idéaux en France

Plusieurs partenaires français travaillent avec la SAPE et d’autres établissements québécois qui
fournissent des enfants particulièrement intéressants pour les candidats français à l’adoption : des enfants
blancs, baptisés et en bonne santé. Les adoptants sont très contents d’aller chercher leur enfant outre-
Atlantique dans un pays francophone où les enfants sont bien pris en charge. Car ceux-ci ne sont menacés
ni par une guerre, ni par la faim. En effet, la motivation des adoptants français n’a rien à voir avec une
dimension humanitaire qui est à cette époque le principal moteur de l’adoption internationale, comme le
montre l’action de l’ONG Terre des Hommes dans le Vietnam en guerre et dans les pays sous-développés
12. . Pour les candidats français qui se tournent vers l’offre québécoise, il s’agit avant tout de trouver un

enfant, et rapidement. On peut parler d’un véritable emballement pour le Québec, peut-être un effet de
l’exposition universelle de Montréal de 1967 ? Selon des témoignages, le « Vive le Québec libre » de De

Gaulle (24 juillet) ne serait pas pour rien dans ce phénomène 13.
Les candidats à l’adoption et les œuvres de l’Ouest de la France sont plus particulièrement attirés vers le
Québec. En 1967, 1968 et 1969, une cinquantaine d’enfants québécois sont placés dans des familles du
Maine-et-Loire. Le directeur de l’action sanitaire et sociale (DASS) explique qu’il a été désigné par la
SAPE comme « son correspondant, non seulement pour le département mais aussi pour la France entière
et Monsieur l’Ambassadeur du Canada en France donne mon adresse à tous ceux qui lui écrivent ». C’est

donc lui qui établit et transmet tous les dossiers et les rapports d’évaluation 14. En 1968, plus de vingt
familles angevines établissent un dossier, elles sont toutes satisfaites dans un délai très court : six mois

seulement pour certaines d’entre elles 15. En 1967, Jacqueline Barouillet, qui habite Lorient noue des
contacts avec la SAPE et l’abbé Pierre Hurteau, considéré comme un spécialiste des questions de la prise

en charge de l’enfance 16. Elle, ayant été infirmière de la Croix-Rouge après des études de psychologie,
a obtenu un agrément comme intermédiaire d’adoption ; lui, dont la famille est originaire du Poitou, est
enthousiaste à l’idée de travailler avec la France : envoyer le dossier d’un enfant en France est en quelque
sorte « un retour aux sources ». Le bouche à oreille fait son œuvre : des enseignants, des militaires, des
agriculteurs, des marins bretons se tournent vers Mme Barouillet qui fera adopter de 1967 à 1972 plus
de 150 enfants québécois. Plus tard, lors d’un voyage de l’abbé Hurteau en Bretagne, il confie à
Jacqueline Barouillet la charge de superviser les dossiers des candidats à l’adoption pour toute la France
17.

C’est la SAPE qui attribue les enfants à des Français après avoir étudié leur dossier et les résultats de

l’enquête menée par les œuvres privées ou les DASS avec lesquelles elle travaille 18. Des certificats de
catholicité établis par deux prêtres, dont celui de la paroisse des adoptants, sont exigés. Tous les
postulants trouvent facilement des prêtres qui acceptent de les rédiger. Quelques mois plus tard, les
adoptants se rendent à la SAPE où on leur confie l’enfant promis. Ainsi, en décembre 1970, M. et Mme
S. se rendent à Montréal. Ils sont reçus par l’abbé Hurteau et ne restent que quelques jours avant de

ramener un enfant en France 19.


Un « mémoire de convention » pour la prise en charge de l’enfant est signé entre la SAPE et les adoptants.
Il précise que ceux-ci « reconnaissent que cette prise de possession dudit enfant est aux fins futures
d’adoption légale et s’obligent à prendre soin de lui, à le traiter comme s’il était le leur, à avoir pour lui
les égards dus à son âge et à ses forces, à l’élever dans la religion catholique, et à lui faire donner une
instruction convenable et selon leurs moyens ». La durée de la convention se termine avec l’adoption
légale de l’enfant. Le dossier de l’enfant reçu par les adoptants est très complet avec le certificat de
naissance et de baptême de la paroisse Notre-Dame et le jugement d’adoption émanant de la cour de

Bien-être social 20.

Souffrance et mobilization des mères

Comme le montrent les chiffres ci-dessus, après un maximum en 1969 et 1970, le mouvement d’adoption
décline rapidement. Il se tarit complètement avec la réforme québecoise de l’assistance à l’enfance de
1972. La Charte des droits et libertés imposée par Pierre Elliot Trudeau et l’évolution politique et sociale
du Québec explique un changement fondamental dans les données générales de l’adoption. L’emprise
sociale de l’Église recule, la natalité baisse en raison du développement de la contraception, de
l’avortement, des idées féministes, etc. Les familles monoparentales sont mieux acceptées. Cette
évolution vide les orphelinats et le nombre d’enfants adoptables ne dépasse plus celui des demandes
d’adoptions des Québécois. En 1974 une loi favorise l’entrée des enfants étrangers en vue d’adoption au
Québec. En quelques années, le Québec qu’était un pays source de l’adoption internationale est devenu

un pays d’accueil 21. Cette évolution de la société permet une rapide mobilisation des mères qui ont dû
abandonner leur enfant sans le vouloir.

Mémoire immanente

Dans le contexte social nouveau des années 1970, des mères de naissance ayant abandonné leur enfant
10, 20, 30 ou 40 ans plus tôt ont cherché à retrouver sa trace. Elles ont également revendiqué la
construction d’une mémoire de leur souffrance imposée par la société et l’Église. En janvier 1970, une
émission télévisée de Radio-Canada consacrée aux filles-mères montre que la majorité d’entre elles
n’abandonnaient pas volontairement leur enfant et même que certaines ont refusé de signer les papiers
d’abandon qui rendaient le bébé adoptable. Elles espéraient se marier ou économiser assez pour pouvoir
récupérer leur enfant. Après plusieurs mois, l’enfant non réclamé était cependant donné en adoption, sans

aucun consentement préalable de la mère 22. D’un autre côté, au même moment, des personnes ayant été
abandonnées et adoptées entre les années 1920 et les années 1950 se mobilisent également pour retrouver
leurs mères biologiques. C’est ce que les Québécois appellent « retracer son enfant », « retracer sa mère
». Mais la loi sur l’adoption de 1969 n’autorise pas les uns à solliciter les autres. Ce sont donc des
associations qui tentent de mettre en relation mères et enfants.
En 1976, Jean McConnell (né en 1947), lui-même enfant abandonné, crée à Sherbrooke une Agence
privée de recherche pour enfants abandonnés ou adoptés (AREA). Son but est de permettre des
retrouvailles entre parents et enfants. Mais il s’agit seulement de dresser deux listes d’enfants et de mères

souhaitant un contact et d’attendre qu’il y ait des coincidences 23. Cette initiative s’inscrit tout à fait
dans un mouvement qui touchait l’ensemble du Canada, après avoir émergé aux ÉtatsUnis une décennie
plus tôt. En effet la même année, est créée à Ottawa l’association Parent Finders dont l’objectif est de
réunir enfants adoptés et familles biologiques. Elle ouvre une antenne à Montréal mais s’occupe surtout

du Canada anglophone. En 1979, un premier guide est publié pour aider les personnes en recherche 24 .
AREA s’implante à Montréal en 1981. Son animatrice est Reine Landry, née en 1942, elle-même à la

recherche de son fils biologique né, abandonné et adopté en 1965 25.


Se produit alors un tournant mémoriel grâce à la presse qui donne un écho aux recherches dans l’adoption.
En 1982, le ministère des Affaires sociales du Québec estime à 200000 le nombre d’enfants adoptés au
Québec entre la fin du XIX e siècle et les années 1970. Entre 10000 à 12000 enfants adoptés ou mères
de naissance sont alors en train de se rechercher ; 4000 demandes sont enregistrées en 1982, les trois

quarts émanent de personnes adoptées, le quart restant de mères de naissance 26. En s’appuyant sur la
Charte des droits et libertés de la personne du Québec, AREA réclame le droit des enfants à leurs origines,

à leur identité et donc l’abolition de la confidentialité des dossiers d’adoption 27. Mais l’association n’est
qu’une agence privée dont l’action essentielle est d’enregistrer les désirs de personnes voulant « retracer
» leur enfant ou leur mère. Beaucoup d’entre elles, notamment des mères décidées à tout tenter pour
retrouver leur enfant, veulent aller plus loin. En 1983, Radio-Canada présente un reportage sur la
difficulté que rencontrent les enfants adoptés pour retrouver leurs mères naturelles. L’émission diffuse

aussi les retrouvailles de Marie-Gracieuse avec sa mère naturelle Léona 28.

La création du Mouvement Retrouvailles

Reine Landry préside à la création, en février 1983, du Mouvement Retrouvailles, en tant que groupe de
pression dont l’objectif est de lutter pour obtenir la reconnaissance du droit aux origines et à l’information
pour les personnes adoptées et les mères de naissance. Le mouvement montre en exemple le Centre de
services sociaux du Montréal métropolitain (CSSMM) qui a pris l’initiative de solliciter les mères de
naissance que les enfants recherchent pour leur proposer une rencontre. Mais cette action pilote n’est pas

suivie par les autres CSS qui y demeurent réfractaires ; c’est là que Retrouvailles entend agir 29 .
En 1984, Reine Landry publie un ouvrage intitulé Le cri de l’adopté. Selon son auteure, ce « n’est pas
un livre basé sur une étude rigoureuse », son objectif est plutôt de faire partager aux Québécois la
souffrance des mères et des enfants, de fixer la mémoire vivante et de faire avancer les choses. Le « cri
de l’adopté » doit briser le silence qui étouffe le sort de tant de mères : « Forcées de cacher leurs ventres
trop enflés, elles refoulent constamment au plus profond d’elles-mêmes la culpabilité de s’être séparées
de leur enfant. […] Redonner à ce geste une dimension collective, rétablir sa part de responsabilité, celle

de l’entourage et de la société va peut-être permettre de cicatriser une plaie purulente 30. » À la tête de
Retrouvailles et avec ce livre, Reine Landry devient un peu l’équivalente québécoise de l’Américaine
Jean Paton (1908-2002), considérée comme la mère du mouvement pour la réforme de l’adoption aux

États-Unis, après un livre publié en 1954 31.


Les adoptions réalisées par des Français n’échappent pas au mouvement de recherche. Caroline Fortin,
présidente de Retrouvailles depuis 1998, indique : « Oui, nous avons eu connaissance de parents
québécois qui ont retrouvé leur enfant adopté en France. Malheureusement nous n’avons pas de

statistiques sur le sujet 32. » À la fin des années 1980, Jacqueline Barouillet est contactée par les services
sociaux de Montréal : une mère de naissance, gravement malade, mourante même, souhaite voir son fils
qui a été adopté en France. Elle contacte les parents adoptifs et leur demande de faire à leur enfant la
proposition d’une rencontre, ce qu’elle obtient finalement, non sans mal car les parents pensaient ne
jamais entendre parler de la mère biologique. Agé de 18 ans, le jeune homme accepte de traverser
l’Atlantique, rencontre sa mère à l’hôpital, la suite est une histoire personnelle qui n’appartient qu’à eux
33. La plupart des personnes adoptées en France, à l’adolescence ou à l’âge adulte, sont retournées au

Québec. Grâce à leur dossier d’adoption, elles ont pu souvent retrouver assez facilement la trace de leur
mère biologique.

Médias, mémoire et identité

AREA et Retrouvailles peuvent être considérés comme de véritables entrepreneurs mémoriels, créés par des
personnes pleinement concernées, des militants voulant faire évoluer la loi. Les historien·ne·s québécois·es ont
apporté leur contribution en travaillant sur des sujets de recherche éclairant les réalités des abandons,

notamment Marie-Aimée Cliche sur les filles-mères 34. Grâce à ces entrepreneurs mémoriels et aux avancées
historiographiques, la représentation de ces abandons/adoptions s’est imposée à la société québécoise, les
retrouvailles (ou entrevues) mères/enfants sont devenues un phénomène social : des avis de recherche se
sont multipliés dans les journaux, des enquêtes journalistiques et des documentaires y ont été consacrés
35.

Un objet mémoriel médiatique

Après les années 1980, et les premières recherches, les années 2000, après l’explosion de l’Internet
constitue un second tournant. Le Mouvement Retrouvailles crée un site avec forum, chat, conseils, listes
de personnes recherchées et de personnes recherchant, etc. La banque de données compte aujourd’hui
plus de 13000 personnes inscrites au fil des ans. C’est à cette époque que les recherches sur les adoptions
pratiquées en France se sont surtout développées : les enfants adoptés ont davantage ressenti le besoin
de retrouver leurs mères au moment où eux-mêmes devenaient adultes et parents.
L’émission de radio « Loin des Yeux, Près du Cœur », est emblématique de l’importance des médias

dans la mémoire québecoise des adoptions 36. Son animatrice, Normay Saint-Pierre, adoptée peu après
sa naissance, a longtemps recherché sa mère biologique, l’a retrouvée et a appris qu’elle était née d’un

viol. Elle a publié deux ouvrages qui racontent son histoire et son engagement 37. Aux côtés du
Mouvement Retrouvailles, elle mène un combat contre la loi qui prive les orphelins et les adoptés
québécois du droit de connaître leurs racines. En 2002, elle crée cette émission, qui est la seule sur les
ondes radio, dont le but est de mettre en relation des mères et des enfants. Depuis 15 ans (avec quelques
interruptions), Normay Saint-Pierre estime avoir « à [s]on actif plus de 400 entrevues réalisées », dont

certains enfants adoptés en France 38. Elle travaille en effet en lien avec un site Internet belge «
Retrouvons-nous », créé également en 2002, qui couvre la France et surtout la Belgique, où le site est

devenu une association qui a son profil Facebook bien sûr 39 . L’émission de Normay Saint-Pierre
fonctionne en partenariat avec le site internet québécois Adoption-Émotions-Retrouvailles développé
d’abord au début des années 2000 en groupe MSN. Entre 2011 et 2014, le site a permis 220 retrouvailles.
En 2012, un homme né en 1966 à Montréal et adopté en France a retrouvé sa mère de naissance au
Québec grâce à ce site et à Retrouvons-nous. En 2011, après avoir posté le message ci-dessous, une
femme habitant dans l’Est de la France a retrouvé sa mère à Calgary, grâce à la collaboration entre les
sites québécois et européen.
« Bonjour, Je suis à la recherche de ma mère biologique, qui avait 19 ans à l’accouchement. Je suis née à
Montréal le 9 août 1968, Hôpital du Sacré-Cœur à 5 h 42 du matin. Mes prénoms primaires étaient Marie
Lisa, puis j’ai été placée à la crèche d’Youville. J’ai ensuite été adoptée très rapidement par des Français,
et j’ai quitté le Canada avec mes parents adoptifs en 1969. Depuis je vis en France. Ma mère [biologique]
est née en Autriche et est arrivée au Canada avec ses parents à l’âge d’un an. Mon père biologique est
Québécois, a le teint foncé, les cheveux bruns et frisés, et a vécu 3 mois avec ma mère. J’ai les yeux noirs,
la peau mate et les cheveux bruns très foncés. Maman, j’ai tellement de choses à te raconter… et tu es

grand-mère ! Un signe, un message… toute information sera précieuse. Ève-Isabelle 40. »

Le phénomène suscite aussi l’intérêt de personnes qui ne sont pas concernées : des forums de généalogistes
participent parfois aux recherches. En 2005 et 2007, des enquêtes-reportages de Radio-Canada révèlent à la
télévision comment ont été organisées les adoptions d’enfants québécois aux États-Unis et en France et les
efforts d’enfants et de parents pour se retrouver. Nicole, qui a accouché de jumeaux en 1969, les retrouve plus
de 35 ans plus tard : Mario a été adopté aux États-Unis, Marc en France… Se retrouvant à Montréal, mère et fils

visitent l’hôpital de La Salle 41. En avril 2013, le Mouvement Retrouvailles a fêté ses trente ans. Sa publication

régulière, Info-Retrouvailles, s’en est fait largement écho, les médias également 42. Un élément important du
bilan des trente années est que le mouvement a incontestablement permis à des mères d’oser rechercher leur
enfant. Sa devise est et demeure : « Aucun il ne berce… Tous il soutient. Aucun il ne conduit… Tous il oriente » ;

ses responsables estiment que 30 % des démarches de recherche aboutissent 43.

Quelle mémoires pour les Français adoptés né au Québec ?

La plupart des personnes adoptées en France, à l’adolescence ou à l’âge adulte, ont pu retourner au
Québec. Grâce à leur dossier d’adoption, ils ont pu souvent retrouver assez facilement la trace de leur
famille biologique, parfois en allant jusqu’aux retrouvailles, d’autres fois sans aucun contact. Certains
ont posé la question de leur appartenance aux deux pays en demandant la nationalité canadienne. Ainsi,
ce jeune Français, adopté via la SAPE et Mme Barouillet, en voyage aux États-Unis et qui se voit refuser
l’entrée au Canada. Vivant cela comme une injustice, il décide de demander la double nationalité et

l’obtient. Il possède désormais un certificat de commémoration de citoyenneté canadienne 44. Après


avoir découvert leur ascendance et leurs racines au Québec, des personnes adoptées en France à un âge
sans mémoire, ont découvert – sans difficultés liées à la langue – une culture, une histoire, un peuple, en
un mot un pays, celui de leurs origines. Certains ont exprimé le souhait de s’installer au Québec mais il

semble impossible de savoir combien ont franchi le pas45.


En France, les traces de ce mouvement d’adoption sont quasi inexistantes. La « visibilité » de ces enfants
a toujours été très limitée, ils n’étaient pas remarqués par leur couleur de peau comme d’autres adoptés

étrangers 46 et les parents adoptants ont parfois caché ou simplement tu l’origine étrangère de l’enfant
voire l’adoption elle-même. Leur intégration n’a semble-t-il pas posé de problème particulier, même si

quelques enfants révèlent vers deux ans des retards de développement 47.
L’adoption d’enfants québécois en France est très méconnue jusque dans le « monde de l’adoption ». Le
nombre est un facteur explicatif : peut-être 700 enfants québécois adoptés en France, à comparer avec
les 11000 enfants sud-coréens adoptés en France depuis les années 1960. D’où l’association Racines
coréennes créée en 1995 (la première association d’adoptés). Il n’existe pas ce genre d’associations
d’adoptés au Québec. En revanche, en France, il n’y a pas d’équivalent du Mouvement Retrouvailles. Si
des filles-mères ont bien été contraintes d’abandonner leur enfant, elles ne se sont pas postérieurement
organisées pour revendiquer la mémoire de leur souffrance. Il n’existe pas d’équivalent québécois du
Conseil national pour l’accès aux origines personnelles créé en 2002 en France. Cependant, les Centres
jeunesse assurent à peu près le même travail en respectant une législation différente. Chaque année au
Québec, environ 1000 recherches d’antécédents aboutissent et environ 1000 retrouvailles ont lieu

(pratiquement les mêmes) 48.

Conclusion

Le but des adoptions des enfants québécois en France était double : trouver un foyer pour un enfant abandonné,
donner un enfant à un couple marié qui ne pouvait pas en avoir. Dans cette opération, il était fait peu de cas des
mères de naissance et leur mémoire vive, écorchée, pose rétrospectivement la question du consentement
volontaire et éclairé des mères dans ces procédures d’adoption. Soumises à des pressions familiales et sociales,
poussées par les institutions religieuses, elles n’avaient d’autres choix que d’abandonner leur enfant en expiation
de ce qui était présenté comme une faute. Elles n’avaient aucune idée de ce que devenait leur enfant adopté au
Canada où à l’étranger.
Alors que les recherches de filiation étaient majoritairement le fait des adoptés, c’est la mobilisation des mères
de naissance qui a fait émerger le phénomène dans la société québécoise à partir des années 1980. En France,
les traces d’un nombre limité d’adoptions d’enfants québécois (quelques centaines) peu visibles et non
problématiques sur les plans juridique, politique ou social sont ténues. La mémoire de ce mouvement a été
éclipsée par d’autres flux bien plus importants à partir des années 1970.
On aura remarqué que les pères sont très absents de cette histoire/mémoire. Si certains étaient des hommes
mariés et n’ont pas tenu à revendiquer quoi que ce soit, d’autres, adolescents ou jeunes adultes à l’époque, ont
mal vécu le fait de n’avoir aucun rôle auprès de leur enfant. Au cours des quinze dernières années, les recherches
d’adoption entamées par les pères de naissance sont de plus en plus nombreuses mais demeurent très
minoritaires.
Dès les années 1990, plusieurs rapports officiels avaient signifié la nécessité de réformer les lois sur la recherche
des origines. Depuis 2010, plusieurs projets de loi, ont tenté de combler le retard du Québec en ce domaine par
rapport à d’autres pays et à d’autres provinces du Canada. Le Mouvement Retrouvailles et d’autres associations,

ainsi que des professionnels de l’enfance et de la famille, se sont fortement mobilisés pour cette cause 49. Le
16 juin 2017, le projet de loi n o 113 « modifiant le Code civil et d’autres dispositions législatives en matière
d’adoption et de communication de renseignements » a été adopté à l’unanimité pas l’Assemblée nationale. Elle

autorise la consultation des dossiers d’adoption pas les personnes confiées à l’adoption 50. « Nous avons gagné
quelques batailles, mais non la guerre » estiment les responsables de Retrouvailles : « il y a eu une belle ouverture
dans la Loi 113, mais il demeure que priver la personne adoptée de ses antécédents médicaux familiaux est
discriminatoire ». Le mouvement entend continuer à se faire entendre pour que la nouvelle loi soit appliquée de

façon précise et que toutes celles et tous ceux qui pourront en bénéficier soient informés de ces avancées 51.
Avec une disposition de la loi s’appliquant à toute « personne ayant été adoptée alors qu’elle était domiciliée au
Québec par une personne domiciliée hors du Québec », s’ouvre une nouvelle page de l’histoire et de la mémoire
des adoptions d’enfants québécois en France.

NOTES

1. Sans doute y a-t-il eu adoption de quelques enfants avant cette date, provenant notamment de la
Sauvegarde de l’enfance à Québec, voir FLEURY-POTVIN V., Une double réponse au problème moral
et social de l’illégitimité : la réforme des mœurs et la promotion de l’adoption par la sauvegarde de
l’enfance de Québec, 1943-1964, mémoire de maîtrise, université Laval, 2006. Pour une vision générale
: DENÉCHÈRE Y., Des enfants venus de loin : Histoire de l’adoption internationale en France, Paris,
Armand Colin, 2011.
2. Remerciement à Chantale Quesney (UQAM) qui en 2011 a effectué pour nous une petite mission de
recherche dans les archives de la Société d’assistance et protection de l’enfance (SAPE) conservées au
Centre jeunesse de Montréal (CJM). Grâce à JeanMarie Fecteau dont nous saluons ici la mémoire, cette
mission a été prise en charge par le Centre d’histoire des régulations sociales (CHRS), partenaire de
l’UMRCERHIO.
Chantale Quesney a soutenu en 2010 une thèse intitulée : De la charité au bonheur familial : une histoire
de la Société d’adoption et protection de l’enfance à Montréal, 1927- 1972.
3. DUBINSKY K., Babies Without Borders : Adoption and Migration Across the Americas ,
Toronto/New York, University of Toronto Press/New York University Press, 2010.

4. KARSENTI B., Marcel Mauss, le fait social total , Paris, Presses universitaires de France, 1994.

5. DENÉCHÈRE Y., « La migration singulière des adoptés dans l’espace euro-américain depuis 1945 »,
Amnis, [en ligne], 12/2013, mis en ligne le 20 juin 2013 : [http://amnis.revues.org/1980].

6. GOUBEAU D. et O’NEILL C., « L’adoption, l’Église, l’État : les origines tumultueuses d’une
institution légale », in R. JOYAL (dir.), L’évolution de la protection de l’enfance au Québec des origines
à nos jours, Presses de l’université du Québec, 2000, chap. 4, p. 97-130 ; MÉCARY C., L’adoption,
Paris, Presses universitaires de France, 2006, p. 20-28.

7. DUFOUR R., Naître rien. Des orphelins de Duplessis, de la crèche à l’asile , Sainte-Foy, Éditions
Multimondes, 2002.

8. « Une famille pour chaque enfant du Québec en 67 », Le Devoir, Montréal, 11 mars 1967.

9. BALCOM K. A., The Traffic in Babies. Cross-Border Adoption and Baby-Selling between the United
States and Canada, 1930-1972, Toronto, University of Toronto Press, 2011.

10. Centre jeunesse de Montréal (CJM), fonds SAPE, procès-verbal des 21 mars 1967 et 18 avril 1968,
p. 944 et 995. Il faut comprendre que le délai possible de rétractation est ainsi garanti, ce qui ne semble
pas être toujours le cas pour des adoptions au Québec.
11. QUESNEY C., « De la charité au bonheur familial… », op. cit., proportions calculées à partir des
données des années 1958 à 1972 (à l’exception de 1971 dont les données sont absentes), CJM, fonds
SAPE, C041-205, statistiques annuelles 1958-1974, p. 376.

12. DENÉCHÈRE Y., « Nouvel acteur et nouveau phénomène transnationaux : Terre des Hommes et
l’adoption internationale (1960-1980) », Relations Internationales, vol. 2, n o 142, printemps 2010, p.
119-136.

13. Témoignage de Mme J. S., adoptante, recueilli par l’auteur, avril 2010. Témoignage de M. Perrin,
adoptant, dans le reportage « Les enfants du péché », Radio-Canada, 7 janvier 2003.

14. ADML (Archives départementales de Maine-et-Loire), fonds Jean Foyer (député), 818 J, rapport de
la DASS de Maine-et-Loire « les adoptions en Maine-et-Loire » pour les années 1967 à 1969.

15. Témoignage de M. Jean Alingrin, adoptant et responsable de l’œuvre d’adoption Emmanuel, recueilli
par l’auteur, mai 2009 ; ADML, 303 W 82, rapport d’activités de la DASS pour 1968.

16. HURTEAU P. (abbé), Le bien-être : socialisation et rôle des organismes privés , Montréal, Fides,
1966.

17. Témoignage de Mme Jacqueline Barouillet, responsable d’une œuvre d’adoption, recueilli par
l’auteur, mai 2009. 18. ADML, fonds Jean Foyer, 818 J, note de l’Association familiale nationale des
foyers adoptifs (AFNFA) sur les effets de la loi de 1966, 1969.

19. Archives privées et témoignages de Mme J. S., témoignage de M me Barouillet.

20. Archives privées de Mme S.

21. BROOKFIELD T., Cold War comforts: Canadian women, child safety, and global insecurity, 1945-
1975, Waterloo (Ontario), Wilfrid Laurier University Press, 2012.

22. « Le sort des filles-mères », Radio-Canada, entretien diffusé le 29 janvier 1970, 11 min 34 s.
23. MCCONNELL J., Un homme pleure, Montréal, Stanké, 1978 ; Les séquelles de mon enfance, t. 1 :
Un homme pleure (édition revue et corrigée) ; t. 2 : J’ai avancé dans la vie : Sur la route pavée de mes
blessures d’enfant, Sherbrooke, à compte d’auteur, 2009.
24. MARCUS C., Adopted?: A Canadian Guide For Adopted Adults in Search of Their Origins, Ottawa,
International Self-Counsel Press, 1979.

25. LANDRY R., Le cri de l’adopté. Pour la reconnaissance du droit aux origines et à l’information,
Montréal, Stanké, 1984, p. 14-21.

26. GIGUÈRE M., « 12000 mères et enfants veulent se revoir », Le Soleil, Québec, 28 mai 1982. D’après
Me Perron du ministère des Affaires sociales.
27. LANDRY R., Le cri de l’adopté, op. cit., p. 150-151.

28. Émission Contrechamp animée par Anne-Marie Dussault, Radio-Canada, 1983.

29. LANDRY R, Le cri de l’adopté, op. cit., p. 166.

30. Ibid., p. 8.

31. PATON J.-M., The Adopted Break Silence, Philadelphie, Life History Study Center, 1954.

32. Courriel de Caroline Fortin à l’auteur, 25 avril 2013. Elle précise : « Vous comprendrez que certains
de nos membres se sont adressés à notre organisme [mais] que plusieurs ne nous ont jamais fait de retour
sur leurs retrouvailles. »

33. Témoignage de Mme Barouillet.

34. Notamment : CLICHE M.-A., « Morale chrétienne et double standard sexuel. Les fillesmères à
l’hôpital de la Miséricorde à Québec, 1874-1972 », Histoire Sociale, vol. XXIV, n o 47, mai 1991, p. 85-
125.

35. Par exemple un reportage de Radio-Canada : « Les orphelins se mobilisent », diffusé le 24 janvier
1993, 33 min 20 s.
36. Actuellement sur Radio-Boomer-1570 AM de Laval, émission hebdomadaire le vendredi soir, reprise
sur internet à partir du lundi.

37. SAINT-PIERRE N., Dans l’attente d’un oui. Le défi de retrouver sa mère. Née d’un viol , Montréal,
Éditions ADP, 1997; GILL P. et SAINT-PIERRE N., Je vous ai tant cherchée. Témoignage, Montréal,
VLB Éditeur, 2012.

38. Courriel de Normay Saint-Pierre à l’auteur, 15 mai 2013.

39. [https://www.facebook.com/marianet.retrouvonsnous].

40.Message de recherche posté sur le site de Adoption-Emotions-Retrouvailles, en mai 2011, premier


contact en janvier 2013 : [http://a-e-r.xooit.com/t3091-J-ai-trouve-mamere-biologique.htm].

41. Émission Enjeux, « Les enfants du péché », Radio-Canada, 7 janvier 2003.

42. Émission Tout le monde en parle consacrée au thème : « Mon enfant, ma blessure : les débuts du
Mouvement Retrouvailles », Radio-Canada, 25 avril 2013. Présentant des premières recherches
laborieuses et des retrouvailles problématiques du début des années 1980, l’émission a suscité un débat
sur son site Internet :
[http://www.radiocanada.ca/emissions/tout_le_monde_en_parlait/2013/Reportage.asp?idDoc=286972].

43. Info-Retrouvailles, n o de mai-juin-juillet 2013, p. 11-13 ; courriel de Caroline Fortin à l’auteur, 25


avril 2013.

44. Témoignage de Mme J. S.

45. Émission Enjeux, « Les enfants du péché », Radio-Canada, 7 janvier 2003 ; témoignage de Mme
Barouillet.

46. Il faut toutefois noter que quelques enfants noirs ou métis originaires du Québec ont été adoptés en
France, c’est le cas de la fille de M. et Mme Alingrin (témoignage de Jean Alingrin, mai 2009). Un couple
de Lorient parti chercher un garçon blond revient avec un enfant noir qui l’a marqué dès son arrivée à
l’orphelinat (témoignage de Mme Barouillet). Voyant qu’il peut y avoir des adoptants pour ce type
d’enfants en France (alors qu’il n’y en a pratiquement pas au Québec), la SAPE en propose à ses
différents contacts français.

47. Archives privées de Mme J. S. ; témoignage de Mme Barouillet.

48. Entretien avec Michel Carignan, Centre jeunesse de Montréal, 27 septembre 2012 et correspondance,
avril 2013. Statistiques provinciales de Québec sur l’adoption.

49. BOURDEAU L., Les retrouvailles en adoption. Une quête de soi, Québec, C.A.R.D., 2015.

50. Voir l’historique et le contenu de la loi sur la page : [http://adoption.gouv.qc.ca/fr_recherche-des-


origines]. Plusieurs des dispositions de la loi entreront en vigueur à différentes dates d’ici au 16 juin
2018.

51. Info-Retrouvailles, n o de mai-juin-juillet, août-septembre et octobre 2017.

AUTEUR

Yves Denéchère
Yves Denéchère est professeur d’histoire contemporaine à l’université d’Angers. Il dirige le Laboratoire TEMOS
(FRE CNRS) et le programme de recherche interdisciplinaire EnJeu[x] Enfance et Jeunesse. Ses travaux croisent
histoire sociale de l’enfance et des femmes et histoire transnationale. Il a notamment publié Des enfants venus
de loin. Histoire de l’adoption internationale en France (Armand Colin, 2011) et a dirigé avec David Niget : Droits
des enfants au xxe siècle. Pour une histoire transnationale (Presses universitaires de Rennes, 2016). Il travaille
actuellement sur les questions de l’enfance dans les sorties de guerres et les fins d’empire depuis 1945 en
s’intéressant aux expériences personnelles et à la confrontation de l’histoire et des mémoires.
La migration singulière des adoptés
dans l’espace euro-américain depuis 1945
Yves Denéchère
Professeur d’histoire contemporaine, Université d’Angers – UMR CERHIO
yves.denechere@univ-angers.fr

Introduction :

L’adoption internationale est une migration singulière qui implique un changement de


pays, souvent d’aire culturelle, pour des enfants qui ne choisissent pas leur destination ; leurs
parents adoptants, les États et des intermédiaires se chargeant d’organiser les choses1. Il en est
ainsi depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale dans l’espace euro-américain avec des
mouvements d’adoption impliquant une mobilité transcontinentale entre trois ensembles :
Europe, Amérique du Nord, Amérique latine. S’il s’agit d’un flux migratoire relativement peu
visible, il n’en est pas pour autant marginal : depuis 1945 des dizaines de milliers d’enfants
européens et américains ont traversé l’Atlantique, en tous sens, et vécu ailleurs que dans leur
pays d’origine.
Cette étude veut montrer en quoi ce courant migratoire spécifique, peu étudié en tant que
tel, a influé sur les représentations de l’autre dans un espace euro-américain particulièrement
sujet aux flux d’adoption internationale. La question du rapport des personnes adoptées avec
leurs origines sera interrogée sous les angles du retour et de l’engagement.
Les sources pour circonscrire un tel objet de recherche sont très variées : des archives
publiques des États (ministère français des Affaires étrangères notamment), des archives
d’associations, des témoignages publiés d’adoptants et d’adoptés, des entretiens oraux et les
médias.

I – Les grands mouvements d’adoption dans l’espace euro-américain

Les enfants européens de la guerre et de la présence militaire américaine (1945-années 1960)

Face à la situation de grande détresse de nombreux enfants européens victimes de la


Seconde Guerre mondiale, un élan de générosité se manifeste outre-Atlantique : des
Américains s’engagent à parrainer des enfants dans le besoin, d’autres se proposent d’en
adopter un. Pour ce faire, ils s’adressent à divers organismes internationaux, à des
associations, aux autorités d’États européens surtout Italie et Grèce. Faute de sources fiables,
il est impossible de savoir combien de demandes aboutissent effectivement. En France, dans
un contexte populationniste très prégnant, le secrétaire d’État à la Santé publique et à la
Population insiste – par trois fois de 1949 à 1956 – sur « l’inopportunité d’engager des
ressortissants étrangers à adresser des demandes d’adoption »2.
En octobre 1957, le consul général de France à Chicago s’étonne de cette « attitude
restrictive ». En effet, de nombreux Américains veulent adopter et « lorsque ces couples
répondent aux conditions de moralité et d’aisance pécuniaire […] le sort des enfants qui leur
seraient confiés présenterait des garanties de stabilité et de bonheur ». Cette position favorable
est partagée par les consuls en poste à New York et à Los Angeles. Aussi, sont-ils tous les
1
Pour une approche globale, voir : Denéchère, Yves, Des enfants venus de loin : histoire de l’adoption
internationale en France, Paris, Armand Colin, 2011.
2
Archives du ministère des Affaires étrangères (désormais MAE), Conventions administratives et Affaires
consulaires 1940-1978 volume I (désormais CAAC AC 1), carton n°3, lettre du secrétaire d’État à la Santé
publique et à la Population au ministre des Affaires étrangères, 22 juin 1956.
1
trois rappelés à l’ordre. Il leur est enjoint de mener une enquête minutieuse sur les
demandeurs et de vérifier s’ils justifient d’une culture ou d’attaches françaises. Il est précisé
que la candidature d’un couple de Français devenus Américains depuis peu sera examinée
avec bienveillance3, ce qui illustre bien la position française : ne pas confier d’enfants à des
Américains – ni à d’autres d’ailleurs – s’ils n’ont pas les facultés de les élever dans la culture
française.
Néanmoins un mouvement - qui reste à étudier - se poursuit autour des bases militaires
américaines en Europe4. Des officiers installés en France, en Italie ou en RFA avec leurs
épouses et sans enfant, adoptent des enfants nés de pères soldats américains et de mères
européennes. Sous la pression sociale et les difficultés matérielles, les jeunes mères sont
contraintes à les abandonner. Ces enfants euro-américains traversent l’Océan une fois la
mission de leurs pères adoptifs terminée.

Des adoptions pionnières de part et d’autre de l’Atlantique

Les années 1950 et 1960 sont véritablement celles des pionniers de l’adoption
internationale. Joséphine Baker, originaire de Saint-Louis (Missouri), constitue une « Tribu
Arc-en-ciel » de 12 enfants, de couleurs, nationalités et religions différentes dont Luis, un
enfant noir de Colombie en 1954 et Mara, un petit amérindien (Guajiro) du Venezuela en
1959. Elle qui a subi la discrimination raciale aux États-Unis veut montrer au monde que les
races n’existent pas, que la fraternité est universelle et que ses enfants, si différents soient-ils,
peuvent vivre en frères et sœurs sans renier leurs origines et leurs cultures5.
Mais le premier mouvement notable d’adoption d’Amérique vers l’Europe est celui de
centaines d’enfants québécois adoptés en France entre 1965 et 1972. Des « filles-mères » qui,
dans un Québec où la morale de l’Église catholique est encore très imposante, ne peuvent ni
avorter ni garder ces enfants les confient à des œuvres religieuses qui les placent en adoption.
Mais il n’y a pas assez de couples demandeurs au Québec et de nombreux enfants sont
envoyés aux États-Unis, d’autres en France. Un prêtre, l’abbé Hurteau, responsable de la
Société d’Adoption et de Protection de l’Enfance de Montréal, d’origine poitevine, considère
cette migration comme « un retour aux sources »6. La réforme de la prise en charge de
l’enfance au Québec à partir de 1972 stoppe le flux.

L’Amérique latine : Eldorado de l’adoption internationale dans les années 1980

Les pays-sources de l’adoption internationale sont essentiellement asiatiques dans les


années 1970 (Corée du Sud, Viêtnam, Liban, Inde). Après la guerre du Viêtnam, en 1975 le
pays se ferme ce qui contraint les candidats à l’adoption à se réorienter vers d’autres pays
sources, surtout en Amérique latine. Cette année-là, une sœur française qui dirige l’Œuvre de
Saint-Raphaël à Bogotá reçoit la demande d’un couple puis d’un autre... En quelques mois six
enfants colombiens arrivent en France7. D’autres enfants arrivent du Guatemala (21 en 1981),

3
CAAC AC 1 n°3, lettre du consul général à Chicago au MAE, 8 octobre 1957, lettres du secrétaire d’État à la
Santé publique et à la Population au MAE, 4 et 13 novembre 1957.
4
Pottier, Olivier, Les bases américaines en France, Paris, L’Harmattan, 2003 ; Berget-Cassagne, Axelle, Les
bases américaines en France. Impacts matériels et culturels, Paris, L’Harmattan, 2008.
5
Parmi les témoignages des enfants de la « Tribu Arc-en-ciel », le plus récent : Bouillon-Baker, Jean-Claude, Un
château sur la Lune. Le rêve brisé de Joséphine Baker, Paris, Hors Collection, 2012.
6
Centre Jeunesse de Montréal, fonds de la SAPE, procès-verbaux des 20 février, 18 avril et 18 juin 1968.
7
MAE, Mission pour l’Adoption Internationale (désormais MAI) n°7, lettre de l’ambassade à Bogotá, 25 avril
1977.
2
du Salvador (82 en 1984), d’Haïti (de 20 à 90 par an dans les années 1980)8, du Honduras,
etc.
« L’attitude des autorités boliviennes face à l’adoption par des étrangers est dans
l’ensemble relativement positive et ouverte »9. Au Chili, les autorités ne reconnaissent pas
officiellement que des enfants sont envoyés à l’étranger (une centaine par an vers la France au
début des années 1980)… mais uniquement que la tutelle sur des enfants chiliens peut être
donnée à des étrangers. Des articles de la presse mexicaine dénoncent ces transferts d’enfants
: « il s’agit là d’un problème délicat, à résonance politique, qui requiert la plus grande
prudence », estime le consulat général de France à Mexico10.
Le principal pays latino-américain vers lequel se tournent les postulants européens est le
Brésil. Il devient le premier pays d’origine des enfants étrangers adoptés en France et le
demeure pour plusieurs années : 312 en 1987, 539 en 1988, 488 en 1989 et 683 (chiffre
maximum) en 1990.

Le retour vers l’Europe... de l’Est

L’adoption internationale est bien sûr liée aux évolutions politiques. La fin du
communisme et des démocraties populaires en Europe de l’Est crée de nouveaux flux vers
l’Amérique du nord. Au lendemain de la chute du régime de Ceauşescu (décembre 1989), les
orphelinats roumains sont pris d’assaut et le nombre d’enfants adoptables se révèle vite
insuffisant face à la demande des pays riches. Jusqu’en juillet 1991, on estime à 7 000 le
nombre d’enfants roumains partis pour l’étranger, sans contrôle11 ; dont plus de 2 000 vers les
États-Unis, comme en témoigne le film de fiction de David Weathley, Les enfants de la honte,
réalisé en 1994 d’après l’histoire vraie de Carol Stevens, première Américaine à avoir adopté
un enfant roumain en 1990.
Les pays nouvellement créés par le démantèlement de l’URSS s’ouvrent également à
l’adoption internationale, pays baltes et Ukraine surtout. Ayant des difficultés pour prendre en
charge tous les enfants abandonnés, la Russie – qui demeure une puissance – consent malgré
tout à confier certains de ses enfants à des étrangers. Cette question est intégrée dans les
relations américano-russes et fait l’objet de tensions et de crises régulières12.

II – Contribution à l’étude des représentations dans l’espace euro-américain à travers le


prisme de l’adoption

Un transfert social ascensionnel Sud/Nord, générateur de déviances et de rumeurs

L’adoption internationale telle qu’elle croît à partir des années 1970 implique une double
ascension sociale pour les enfants qui quittent un pays en retard de développement pour un
pays riche et un milieu familial pauvre pour un autre plus aisé. Pour les pays sources qui se
déchargent ainsi d’un lourd fardeau, le prix à payer est la stigmatisation en tant qu’État
incapable de prendre en charge lui-même ses enfants. Au Venezuela, les enfants abandonnés
sont placés sous la protection du Consejo venezolano del Niño ; « plus l’enfant est noir et issu
d’une couche sociale humble, plus grandes sont les facilités accordées aux futurs parents

8
Centre des archives diplomatiques de Nantes (désormais CADN), fonds Port-au-Prince, série C, n°51,
correspondance de l’ambassadeur en Haïti.
9
MAI n°6, lettre de l’ambassadeur en Bolivie, 18 juin 1982.
10
MAI n°11, lettre du consul général à Mexico, 23 décembre 1982.
11
Archives Nationales, site de Fontainebleau (désormais ANF), 19960121, n°42, note pour le MAE, 27 juin
1991.
12
La dernière en date (janvier 2013) est l’interdiction de l’adoption par des Américains d’enfants russes (loi
Iakovlev) en réponse à une attitude des États-Unis jugée hostile (loi Magnitski) par Moscou.
3
étrangers. Mais si l’enfant est blanc et d’un milieu social plus élevé, alors là les parents
adoptifs se doivent d’être vénézuéliens »13.
Dans les pays-sources, les candidats à l’adoption venus des pays riches se trouvent en
concurrence pour réaliser leur désir d’enfant, parfois « à tout prix »… « À n’importe quel
prix ». Au Honduras en 1990-1991, 75 % des 600 enfants honduriens adoptés à l’étranger
sont partis vers les États-Unis. Trois ou quatre mois d’attente suffisent alors que pour adopter
un enfant américain le délai peut atteindre plusieurs années. Les Américains sont donc prêts à
dépenser beaucoup pour avoir un enfant hondurien, y compris en contournant les obligations
légales14.
Les pratiques déviantes autour de l’adoption sont très variées et prospèrent d’autant plus où
la misère règne. Il en existe toute une gamme allant du recours à l’argent, qui permet
d’accélérer des procédures légales ou de payer grassement des intermédiaires légaux, à l’achat
pur et simple d’enfants, que ceux-ci soient vendus par leurs parents ou par des réseaux plus ou
moins organisés qui les ont volés. Trafic il y a « dès qu’un acte illégal, attentatoire à l’état de
l’enfant, est commis en vue de son transfert d’une personne ou d’une institution à une
autre »15. Dans un excellent article paru en 1991, deux praticiennes de l’adoption font
remarquer qu’utiliser le terme de « trafic d’enfants » et non celui de « traite », réservé aux
êtres humains, prouve la chosification dont sont victimes les enfants.
Des Français séjournant à l’automne 1981 à Lima, pour adopter, rapportent que « les
journaux dénoncent quotidiennement les trafics d’enfants ». Les autorités péruviennes freinent
les adoptions, mais des Américains, Allemands, Suisses, Français, etc. payent pour obtenir
des passe-droits. Un véritable business s’installe16. En novembre 1981, la presse révèle que
l’institut San Benito de Palermo enlève des enfants et approvisionne un trafic lucratif17. Les
affaires comme celle-ci, avérées et jugées, sont assez rares. Les rumeurs, elles, sont légion,
liant notamment adoption et trafics d’organes dans une dénonciation du transfert d’enfants du
Sud vers le Nord dans une relation inégale.
Selon la presse occidentale, la rumeur faisant état de « centres d’engraissement » au
Honduras et au Guatemala, destinés à préparer le prélèvement d’organes vitaux sur des
enfants en vue de greffes, aurait été lancée par le KGB et relayée par la presse sud-américaine
prompte à dénoncer tout pillage sacrilège par les pays riches18. Á la suite d’enquêtes (1988 et
1989), l’ONU fait savoir que les informations sur des trafics d’organes ne sont pas probantes.
Les supposés vols d’organes ont été étudiés par des spécialistes des légendes urbaines qui les
considèrent comme une déclinaison de la peur de l’Autre : les populations des pays pauvres
ayant peur des dominants vus comme prêts à les massacrer ; les populations des pays riches
ayant peur des dominés et de leurs réactions. Les contraintes techniques des prélèvements et
des transplantations d’organes et l’absence persistante de preuves constituent deux éléments
de réfutation essentiels19. Mais comme toujours dans ce genre de cas, les explications les plus
solides deviennent pour certaines personnes des éléments probants de l’existence de complot
des pays riches visant à masquer la réalité.

13
ANF 19960011 n°2, lettre de l’ambassadeur à Caracas, 21 mars 1979.
14
Jimenez, Milton, « Trafic d’enfants en Amérique centrale : le cas du Honduras », Tribune Internationale des
Droits de l’Enfant, 1993, n°1-2, pp.6-8.
15
Trillat, Brigitte et Nabinger, Sylvia, « Adoption internationale et trafics d’enfants : mythes et réalités », Revue
Internationale de Police Criminelle, Interpol, n°428, 1991, pp.18-25.
16
ANF 19960011 n°2, compte rendu d’une adoption réalisée au Pérou en octobre 1981, 4 p.
17
Giraud, Céline (avec Émilie Trévert), J’ai été volée à mes parents, Paris, Flammarion, 2007. Céline Giraud,
adoptée en 1980 au Pérou a été victime, comme sa mère de naissance et ses parents adoptifs, de ce trafic
organisé.
18
Libération, « Trafic d’enfants… ou trafic d’informations », 23 septembre 1988 ; Le Monde, « les prétendus
trafics d’organes de bébés », 24 novembre 1988.
19
Campion-Vincent, Véronique, « Bébés en pièces détachées : une nouvelle "légende" latino-américaine »,
Cahiers Internationaux de Sociologie, 1992, pp.299-319.
4
Un reportage sur la Colombie ; le Brésil de tous les possibles

Dans les pays d’accueil, les opposants à l’adoption internationale multiplient les rapports
sur les trafics ce qui constitue un bon moyen de la déconsidérer. Dans les années 1980, Terre
des Hommes – devenue largement hostile à l’adoption internationale après l’avoir pratiquée
dans les années 1960 et 1970 – et l’ONG Défense des Enfants-International sont
particulièrement actives20. En 1988, dans un dossier intitulé « Trafficking of Children in
Guatemala », l’UNICEF pointe ce qui apparaît comme la dérive principale de l’adoption
internationale : quand le désir d’enfant de la part des candidats provoque l’abandon d’enfants
par leurs familles biologiques et toutes sortes de dérives21. Cette critique a des échos forts
dans les médias.
Dans le cadre des « Mercredis de l’Information », TF1 diffuse le 16 septembre 1981 une
enquête intitulée : « Adoption : la filière colombienne » qui dénonce un trafic généralisé. On y
raconte comment des enfants sont enlevés, jusque dans des cliniques, pour être ensuite
rassemblés dans des centres en vue de leur adoption par des Américains ou des Européens. Le
déboursement d’argent exigé des parents adoptifs constitue le leitmotiv du reportage. Mais la
presse signale que dans ce documentaire « l’amalgame, le flou, la demie vérité, l’insinuation
et le goût de l’épate remplacent avantageusement le fait contrôlé et vérifié »22.
Les adoptants d’enfants colombiens accusent la chaîne de faire du sensationnalisme plutôt
que de l’information, d’avoir détourné certains témoignages et d’avoir pour seul but de
stigmatiser les pays du Tiers-monde dirigés par des régimes autoritaires. Cette mobilisation
mène à la création de l’APAEC : Association des Parents Adoptifs d’Enfants Colombiens, qui
ne remet nullement en cause l’existence de certaines affaires dommageables, d’ailleurs
traitées par la justice colombienne, mais n’accepte pas l’amalgame généralisé. En 1985, TF1
est condamnée à verser un franc symbolique de dommages et intérêts à l’APAEC23. Mais les
effets de l’affaire ne s’arrêtent pas là.
En 1986, les autorités colombiennes exigent de la France des informations sur le sort d’un
enfant colombien adopté dans le Sud-Ouest et dont les parents ont été inculpés et mis en
détention provisoire pour mauvais traitements à enfant24. Répercutée par les journaux
colombiens, cette affaire émeut l’opinion publique. Il y a donc comme un renversement de la
faute qui est opéré par Bogotá, la France se retrouvant mise en accusation. Malgré des
éclaircissements apportés par le Quai d’Orsay sur la protection de l’enfance en France, le flux
des adoptions d’enfants colombiens en France chute de 173 en 1985, à 137 en 1986 et 107
en1987.
L’onde de choc du reportage sur la Colombie se propage dans toute l’Amérique latine. Une
Française installée à Belo Horizonte, et qui sert d’intermédiaire à des couples cherchant des
enfants à adopter au Brésil, écrit : « Cette affaire de Colombie a eu des répercussions, en ce
sens qu’on sort ici et là, au Brésil, des scandales d’enfants adoptés »25. D’après une assistante
sociale de Porto Alegre, « Le Brésil n’a aucune politique d’adoption, à peine existe-t-il
quelques recommandations au niveau de certains États ». Ainsi, chaque État de la fédération
examine à sa manière les demandes d’adoption qui lui sont adressées. Mais partout il faut
s’attacher les services d’un avocat qui présente le dossier au tribunal. De là peuvent surgir
tous les abus, certains avocats flairant un filon à exploiter. Beaucoup de candidats à
l’adoption, livrés à eux-mêmes – et peut-être croyant que plus le tarif est élevé, plus la

20
Rapports de DEI sur le trafic et la vente d’enfants en Bolivie (1987) et en Argentine (1989).
21
MAI n°9, courrier de l’UNICEF, 25 septembre 1988.
22
Le Monde, 18 septembre 1981.
23
ANF 19960011 n°1, note du 19 février 1985 ; Le Monde, « Les parents adoptifs d’enfants colombiens s’en
prennent à TF1 », 29 mars 1985.
24
MAI n°6, note du MAE, 23 juillet 1986.
25
Archives privées, lettre du 30 septembre 1981.
5
procédure sera rapide et l’enfant conforme à leurs souhaits – payent plus que le prix26. En
juillet 1986, Libération dénonce « un trafic qui semble avoir pris ces derniers temps une
dimension industrielle » : une bande aurait à son actif 15 000 ventes de bébés à des
Américains et des Européens depuis 198227.

III – Traits d’union transatlantiques

Des adoptants vecteurs culturels

La grande majorité des adoptants américains et européens d’enfants nés en Amérique latine
se considèrent comme des passeurs de culture(s). Très actifs, ils s’organisent en de
nombreuses associations par pays d’origine qu’il est impossible de lister ici. Seul l’exemple
français sera évoqué.
La création de l’AFAENAC (Association des Familles Adoptives d’Enfants Nés Au Chili)
s’apparente à celle de l’APAEC, car elle se fait en 1993 en réponse aux « attaques violentes
contre l’adoption au Chili », mais aussi pour « créer un lien privilégié avec le pays de nos
enfants ». Elle rend compte de ses actions dans une publication régulière intitulée Le Lama28.
Actrice, chanteuse, auteure, compositrice, Dominique Grange est la présidente-fondatrice de
l’association. Elle a écrit–, notamment Je t’ai trouvé au bout du monde. Récit d’une adoption
(1987). Cet ouvrage, livre de chevet de nombreux adoptants, a sans doute contribué à
l’augmentation des arrivées d’enfants chiliens en France à la fin des années 1980.
L’association Aconchego rassemble à partir de 1985 des familles adoptives d’enfants nés au
Brésil avec pour objectif d’aider les candidats à l’adoption et de soutenir financièrement la
crèche d’où sont issus les enfants. En 1999 est créée l’APAEG : Association des Parents
Adoptifs d’Enfants du Guatemala, en 2005 Cariñitos Colombie et en 2011 l’Association des
Parents adoptifs d’Enfants d’Haïti.
Les nombreux témoignages publiés d’adoptants sont autant d’occasions de découvrir un
pays, une population, une culture différentes29. Pendant longtemps, les films documentaires
ou reportages télévisés se sont focalisés sur le périple des adoptants, leur « parcours du
combattant ». Á partir des années 2000, ils ont désormais le souci de montrer l’adoption vue
du côté des enfants et des pays sources30. L’adoption est également devenue objet de romans
et de films de fiction. Dans Nordeste de Juan Solanas (2004), une Française (Carole Bouquet)
part seule en Argentine à la recherche d’un enfant à adopter en contournant les procédures
légales. Elle y rencontre Juana (Aymara Rovera), jeune mère contrainte par la pauvreté à
abandonner son bébé. La réflexion sur les rapports Nord-Sud domine l’intrigue et une
aventure humaine finalement bien différente de celle qui se dessinait.

Les adoptés et leur relation aux origines

Les années passant, les enfants grandissant, les adoptés originaires d’Amérique latine
deviennent plus visibles, prennent la parole, s’interrogent sur leurs origines, parfois renouent
des relations avec leur pays et/ou leur famille de naissance.

26
« Exposé de Mme Sylvia Nabinger », in L’adoption des enfants étrangers (rapport Boutin), juin 1989, pp.33-
36.
27
Libération, « Les bébés brésiliens se vendent bien », 17 juillet 1986.
28
MAI n°7, lettre de l’AFEANAC, 28 octobre 1993. Site Internet de l’association.
29
Par exemples : Paitel, Patrick, Voyage au bout de l’adoption. Témoignages, Paris, France Empire, 1986.
(Honduras début années 1980) ; Roujol-Perez, Guylaine, Journal d’une adoption en Colombie, Paris,
L’Harmattan, 2002.
30
Lamanche, Catherine, « Adopter, une grande aventure familiale », Cap Canal, 60 min, 2007. Avec le
témoignage de Pâquerette, 33 ans ; De Maistre, Gilles, « Adopte-moi », 4 x 60 minutes, 2008.
6
Barbara Monestier écrit avoir souvent entendu dire qu’elle avait de la chance... Mais pour
elle, avoir quitté le Chili dans les années 1980, avoir été adoptée en France, c’est tout
simplement sa vie. Comment pouvoir comparer avec celle qu’elle aurait pu avoir si elle était
restée là-bas ? Dans un tout autre registre, Andrès Viret, qui se revendique comme
« abandopté », raconte « une vie magnifique » depuis qu’il a été adopté à l’âge de quatre ans
par un couple de Suisses. Certes l’autobiographie évoque la crainte face à une vie nouvelle et
de difficiles passages à l’adolescence mais veut donner une image très positive de
l’adoption31.
Ces deux témoignages d’adoptés laissent supposer une grande diversité des vécus et des
approches et encore, les publications ne sont-elles que la partie émergée d’une multitude
d’histoires personnelles. Céline Giraud qui enquête elle-même sur les conditions criminelles
de son adoption en 1980, insiste beaucoup sur ses difficultés à se construire une identité, entre
deux cultures. De là, ses rencontres avec des Péruviens installés en France, l’apprentissage
des goûts, de la musique, de la culture de son pays d’origine. Avec Elsa, comme elle jeune
adoptée péruvienne, elle crée en 2005 La Voix des Adoptés : « pour que les adoptés puissent
s’exprimer ». L’association se donne pour but « d’ouvrir un espace d’échange, d’écoute, de
soutien, d’accompagnement et d’entraide à tous les adoptés », notamment dans la recherche
de leurs origines32.
La parole des adoptés passe également par l’expression artistique. Jena Lee est née au Chili
en 1987 et a été adoptée à l’âge de neuf mois par une famille française. Une des chansons de
cette auteure-compositeure-interprète porte le titre « Vous remercier ». Elle explique : il
« parle de mes sentiments sur l’adoption et est dédiée à mes parents. C’est d’ailleurs ma
chanson préférée, elle est très personnelle et me tient vraiment à cœur ». L’artiste est
présentée sur le site Internet de l’AFAENAC. Au sein de l’association, de plus en plus
d’adoptés s’investissent33.

Retours et engagements

La question des origines se pose à tous les adoptés, à une période de leur vie où à une autre
selon des modalités très variables. Les conditions d’intégration des enfants à leur arrivée
impliquent pratiquement toujours l’oubli des éléments de culture de leur naissance. Mais
certains manifestent dès les années de l’école primaire un grand intérêt pour leur pays
d’origine, par exemple en présentant un exposé à leurs camarades de classe. Les petits adoptés
d’origine brésilienne sont fiers de la Seleção lors des coupes du monde de football. Pour
autant, ils sont évidemment de la nationalité de leurs parents adoptants et représentent parfois
leur pays : Julien, né au Brésil et adopté en France, participe au sommet de la terre de Rio de
Janeiro en 1992, en tant que collégien représentant la France.
En 2009, l’organisme agréé pour l’adoption (OAA) Arc en Ciel, qui a fait adopter de
nombreux enfants brésiliens en France, organise deux voyages au Brésil avec les adolescents
qu’ils sont devenus. Le président de l’OAA les accompagne, leur raconte tout, leur montre les
favelas, mais aussi les beautés du pays où ils sont nés et leur fait percevoir le décalage
considérable entre deux manières de vivre. Pour lui, il est inenvisageable que les adoptés
puissent un jour retourner au Brésil pour y vivre, mais il est indispensable qu’ils connaissent
le pays d’où ils viennent. Quant au rapport à leurs origines : « cela éteint parfois les incendies,
parfois cela les attise »34.

31
Monestier, Barbara, Dis merci ! Tu ne connais pas ta chance d’avoir été adoptée, Éditions Anne Carrière,
2005 ; Viret, Andrès, Abandopté ou le récit d’une vie magnifique, à compte d’auteur, 2009.
32
Site Internet de l’association : http://lavoixdesadoptes.com
33
Le président actuel de l’association est Ivann Lamy, lui-même adopté, né au Chili.
34
Témoignage de Paul Scotto recueilli par l’auteur, mai 2010.
7
Á l’adolescence, parfois après avoir visité leur pays d’origine, des adoptés organisent des
actions de solidarité dans leurs établissements scolaires pour venir en aide aux déshérités. Plus
tard, ils sont peu nombreux à choisir d’étudier la langue et la civilisation de leur pays
d’origine35. Certains décident de se consacrer pleinement à l’humanitaire en partant en
mission dans un pays du Tiers-monde. D’autres suivent des études et des voies
professionnelles qui n’ont pas de relations directes avec leur adoption mais s’engagent sur le
plan associatif. Une fratrie de quatre enfants colombiens adoptés en 1983, a fondé en 1999
l’association ALCAN (Asociación para Llevar a Cabo las Ayudas para los Niños) pour
soutenir un orphelinat de Cali dans lequel ces frères et sœurs ont vécu les premières années de
leur vie. Grâce à leurs actions, des bâtiments ont été rénovés, des activités scolaires et
périscolaires ont été mises en place36.
De même, après le séisme en Haïti de janvier 2010, des adolescents et jeunes adultes
d’origine haïtienne adoptés aux États-Unis et en Europe, choqués par les images de la misère
de leur pays dévasté, ont organisé des actions de solidarité. Carline Rouaud, adoptée à l’âge
de 7 ans, organise en février et avril 2010 plusieurs actions de solidarité pour venir en aide
aux sinistrés d’Haïti37.

Conclusion :
La finalité de l’adoption – internationale ou nationale – est de donner une famille à un
enfant qui n’en a pas et non de donner un enfant à quelqu’un qui n’en a pas. Mais la
conjonction du caractère insupportable de l’absence d’enfant pour certaines personnes et les
possibilités matérielles d’aller en chercher un à l’autre bout du monde a entraîné une demande
toujours plus grande d’enfants auprès des pays-sources.
Les inégalités de développement économique et social entre les pays de l’espace euro-
américain ont engendré, comme dans d’autres (américano-asiatique, euro-africain, etc.), des
déplacements d’enfants. En 2010 et 2011 les flux consécutifs au séisme d’Haïti ont réactualisé
les débats et les polémiques autour de l’adoption internationale en tant que migration
singulière basée sur des rapports inégaux entre des États et des sociétés.
Quels que soient l’époque et le flux, l’intégration des enfants concernés dans les sociétés
d’accueil est passée par l’oubli voire le rejet ou la négation de leurs origines. Leurs adoptions
ont contribué aux représentations de l’Autre dans des échanges Nord-Sud et transatlantiques
Est-Ouest et Ouest-Est. La méfiance et la découverte de l’Autre se sont conjuguées pour créer
un ailleurs fantasmagorique pour les adoptants comme pour les adoptés.
Néanmoins, un lien – aussi ténu soit-il – demeure et les années passant, il évolue, se
restructure, se reconstruit. Les « retours » voire les engagements des personnes adoptées au
service de leurs sociétés d’origine constituent des traits d’union originaux entre Europe et
Amérique, Amérique du Nord et Amérique du Sud. Les générations d’adoptés devenues
adultes peuvent être considérées comme des nouveaux acteurs de l’interculturalité dans
l’espace euro-américain.

35
Servan-Schreiber, Sylvie, Au cœur de l’adoption, Paris, Hachette, pp.104-107.
36
Témoignage de Laurent Letourneau. recueilli par l’auteur, mars 2010.
37
France 3 Ouest, 23 janvier 2010 ; Ouest-France, 28 février 2010.
8

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