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THÈSE

Pour l'obtention du grade de


DOCTEUR DE L'UNIVERSITÉ DE POITIERS
UFR de sciences humaines et arts
Laboratoire Métaphysiques allemandes et philosophie pratique (Poitiers)
(Diplôme National - Arrêté du 7 août 2006)

École doctorale : Lettres, pensée, arts et histoire - LPAH (Poitiers)


Secteur de recherche : Philosophie

Présentée par :
Manuel Dieudonné

« Kairos », le temps de la fin.

Lecture philosophique de saint Paul

Directeur(s) de Thèse :
Emmanuel Falque, Sylvain Roux

Soutenue le 13 décembre 2014 devant le jury

Jury :

Président Denis Moreau Professeur - Université de Nantes

Rapporteur Denis Moreau Professeur - Université de Nantes

Rapporteur Ghislain Waterlot Professeur - Université de Genève (Suisse)

Membre Emmanuel Falque Professeur - Institut Catholique de Paris

Membre Sylvain Roux Professeur - Université de Poitiers

Membre Philippe Nouzille Professori - Facoltà di Filosofia, Pontificio Ateneo Sant'Anselmo


(Rome, Italie)

Pour citer cette thèse :


Manuel Dieudonné. « Kairos », le temps de la fin. Lecture philosophique de saint Paul
[En ligne]. Thèse Philosophie. Poitiers : Université de Poitiers, 2014. Disponible sur Internet
<http://theses.univ-poitiers.fr>
Institut Catholique de Paris / Université de Poitiers
UFR de philosophie

THESE
pour obtenir le grade de :
DOCTEUR

Discipline : Philosophie
Présentée et soutenue publiquement par

Manuel DIEUDONNE

« Kairos »
le temps de la fin
Lecture philosophique de saint Paul

Directeurs de thèse :
Emmanuel FALQUE, Doyen, Professeur, Institut Catholique de Paris
Sylvain ROUX, Professeur, Université de Poitiers
REMERCIEMENTS

C’est au drame de la maladie que ce travail doit le jour. Kairos a d’abord surgi sous les
traits du danger de la mort – mais aussi des grâces de la guérison et de la conversion. Que
mon épouse Bénédicte, enfin libérée de l’abîme, soit remerciée pour l’exemple de son
courage, pour son doux amour de l’existence ainsi que pour le trésor de foi qu’elle dispense
au quotidien.

Je remercie avec joie mes fils Martin et Aurèle pour leur infaillible force et leurs
encouragements secrets.

Ma gratitude s’adresse également à mon directeur de thèse, le Professeur Emmanuel


Falque, pour sa confiance bienveillante et pour ses conseils aigus. Qu’il soit spécialement
remercié d’incarner avec exigence le « combat amoureux » entre les penseurs, « combat »
dont nous redécouvrons à le fréquenter qu’il est bien celui de la « chose même ».

SOMMAIRE

2
I. DE L’OLYMPE AU CHEMIN DE DAMAS : LA CONCEPTION
PAULINIENNE DU TEMPS

A) L’OLYMPE OU LA CONCEPTION GRECQUE DU TEMPS


B) LE SINAÏ OU LA CONCEPTION JUIVE DU TEMPS
C) LE CHEMIN DE DAMAS OU LA CONCEPTION PAULINIENNE DU
TEMPS

II. L’ATTENTE, LA PRESENCE, LA LIBERTE. HERMENEUTIQUE DE


LA VIE NOUVELLE

A) « LE JOUR EST PROCHE » : HERMENEUTIQUE DE L’ATTENTE


B) « A DECOUVERT DEVANT DIEU » : HERMENEUTIQUE DE LA
PRESENCE
C) « TOUT EST PERMIS, MAIS TOUT N’EST PAS PROFITABLE » :
HERMENEUTIQUE DE LA LIBERTE

III. L’HOMME, LA COMMUNAUTE, L’HISTOIRE. HEURISTIQUE DE


L’EXISTENCE MESSIANIQUE

A) L’ « HOMME INTERIEUR » : LA NOUVEAUTE ANTHROPOLOGIQUE


B) « EKKLESIA » : LA COMMUNAUTE MESSIANIQUE
C) « EXOUSIA » : POLITIQUE DE LA FIN

OUVERTURE
LIRE PHILOSOPHIQUEMENT SAINT PAUL

3
« Lecture philosophique de saint Paul. » L’expression mérite d’être clarifiée et justifiée.
Clarifiée parce que les significations possibles en sont multiples ; justifiées parce que
l’ancestral conflit des Ecritures – reçues pour Parole de Dieu – et de la philosophie – comprise
comme savoir profane – ne s’est pas constitué pour cesser un jour. « Lecture philosophique de
saint Paul » : est-ce à dire que Paul peut être lu comme philosophe ? Est-ce à dire qu’il peut
être étudié à partir des lectures qu’en ont proposées certains penseurs traditionnellement
considérés comme « philosophes » ? Est-ce à dire qu’il peut être lu philosophiquement, c’est-
à-dire comme auteur testamentaire prédisposant occasionnellement à philosopher ? D’où vient
d’ailleurs que ces questions se posent avec autant d’urgence et de nécessité concernant saint
Paul ? Est-ce simplement parce la philosophie, dans les épîtres, est considérée sans détours
comme une « creuse duperie à l’enseigne de la tradition des hommes » (Col 2, 8) ? Est-ce
parce que le « langage de la croix » est appelé « folie » ou parce que Paul dit vouloir conduire
à sa perte la « sagesse des sages » et rejeter « l’intelligence des intelligents » (1Co 1, 18-19) ?

Textes canoniques ou documents philosophiques ?

Il faut d’abord rappeler que les épîtres de Paul, telles que nous les recevons, nous sont
parvenues par la voie de transmission du Canon néotestamentaire. Le Fragment de Muratori,
document latin rédigé au tournant du IIe et du IIIe siècle, prouve l’existence d’une collection
canonique de treize lettres pauliniennes rassemblées très anciennement1. Ainsi, saint Paul est
un auteur canonique, à la différence d’un Origène, d’un Gégoire de Nysse ou d’un Augustin.
Quand bien même l’épistolaire paulinien serait traditionnellement reconnu comme constituant
une « philosophie » ou comme constituant un « objet » de philosophie, la canonicité suffit à
poser un problème crucial dans la mesure où les œuvres du Canon ont originairement une
vocation liturgique. Les lettres de Paul nous parviennent en effet dans une proposition de
littérature testamentaire déterminée et commandée par sa fonction ecclésiale. Peut-on
confondre, superposer, emmêler, nouer sans plus de précautions une lecture liturgique et une
lecture philosophique ? Et d’abord, qu’est-ce que lire liturgiquement ? « La notion de logikè

1
Voir J.-D. KAESTLI, « Histoire du canon du Nouveau Testament », dans Introduction au Nouveau Testament,
collectif, sous la direction de D. Marguerat, Labor et Fides, 2008, p. 491ss.

4
latreia, d’adoration conforme au Logos, définit exactement la nature de la liturgie
chrétienne2 ». La liturgie est adoration, oraison tournée vers Dieu. La parole, le discours
(oratio), le chant, la prière (ora) s’y trouvent mêlés comme autant de moyens conjugués de la
réponse humaine à la convocation de Dieu. La structure dialogale de la liturgie, ponctuée de
silences, adhère à la structure dialogale de la Révélation3. Dans la praxis liturgique des textes
du Canon testamentaire, telle qu’elle se produit au cours d’une célébration, quoique tout s’y
produise dans le monde, dans l’immanence la plus banale et la plus prosaïque, en ce jour, en
ce lieu, à ce moment de notre vie que rien ne dispose surnaturellement à la transcendance,
autre chose que la situation présente est visé, autre chose même que la prégnance mondaine et
historique. La liturgie se joue dans la relation provoquée de l’immanence et de la
transcendance. Comme le remarque le philosophe Jean-Yves Lacoste : « Le lieu expérientiel
propre à la liturgie est un entre-deux, l’entre-deux de l’historial et de l’eschatologique4 ». La
voix du prêtre, la réponse de l’assemblée, les gestes, les mots lus, tout s’y déroule coram Deo,
vis-à-vis de Dieu, devant Dieu, dans le contexte d’une invocation qui ne trouve sens qu’à
répondre. « Diachroniquement et synchroniquement, l’ici et le maintenant de la liturgie est lié
à tout autre ici et à tout autre maintenant. L’ici et maintenant, dès lors, tend à figurer la
demeure définitive de tous avec tous5 ». C’est dire qu’il s’agit alors, dans un moment
particulier du temps, de s’associer aux chœurs angéliques, dans l’espérance d’une parousie,
voire dans l’inchoation réelle du banquet eschatologique, bien que tout ceci advienne dans
monde et histoire.
Dans la liturgie de la Parole, premier acte du mémorial eucharistique de la messe, la
lecture d’un extrait d’une épître de saint Paul prend place entre le psaume et l’évangile du
jour, trait d’union entre la Promesse et l’accomplissement de la Parole. Ainsi nous
parviennent depuis vingt siècles les lettres de saint Paul, comme prose liturgique, comme
témoignage du désir d’anticiper communialement la parousie. Il ne peut donc aller de soi d’en
proposer une lecture philosophique, sans plus de précisions méthodologiques. On ne peut
glisser sans plus d’égard d’un Paul qui s’écoute et se prie à un Paul qui se lit et se pense.
Il faut ajouter à cet écart deviné entre la fonction liturgique d’un texte canonique et la
vocation profane d’une lecture philosophique l’antagonisme souvent repéré du paulinisme et
de la philosophie. Examinons brièvement trois formulations possibles de cet antinomisme
structurel. D’abord, on ne peut ni ne doit confondre présence épistolaire et production

2
J. RATZINGER, L’Esprit de la liturgie, Ad Solem, 2005, p. 41.
3
Voir Id. p. 164.
4
J.-Y. LACOSTE, Présence et parousie, Ad Solem, 2006, p. 39.
5
Id., p. 54-55.

5
philosophique. Quoique d’une inscrutable cohérence spirituelle et théologique, les lettres de
saint Paul ne recherchent pas cette systématicité à laquelle se reconnaît, du dedans comme du
dehors, une philosophie digne de ce nom. Il s’agit de lettres, epistolae. Il s’agit de courriers à
caractères multiples, faisant s’entrechoquer – selon un ordre rhétorique variable mais toujours
soigné – remontrances, encouragements, formulations kérygmatiques, catéchèses,
exhortations… Ces documents du christianisme originel sont et se veulent des instruments,
pour ne pas dire des armes, de l’activité missionnaire. Comme l’a bien montré l’historien
Régis Burnet, l’écriture est pour Paul un moyen de présence épistolaire : « On assiste à
l’émergence d’une […] définition de la parousia épistolaire : une présence anticipative de la
présence eschatologique, un substitut textuel de la présence-plénitude de l’apôtre à sa
communauté6 ». Cette recherche de présence épistolaire demeure une forme particulière du
dispositif du combat missionnaire. Combat antiphilosophique s’il en est parce
qu’exclusivement hors de toute joute rationnelle, de tout agôn théorique, de toute disputatio
théologique, de toute réplique à concéder. Proprement infalsifiable, le kérygme se présente
toujours comme une non-philosophie, voire comme une antiphilosophie. La mission soumet le
discours à ses exigences impérieuses, à la manière dont la fin – avec la violence qui lui est
propre – s’emparerait d’un moyen parmi d’autres. « Un trait de l’antiphilosophe, a pu écrire
Alain Badiou : il n’écrit ni système, ni somme, ni même vraiment de livre. Il propose une
parole de rupture, et l’écrit suit, quand c’est nécessaire7 ».
Ensuite, on ne peut ni ne doit confondre l’inventeur d’une ekklèsia eschatologique,
d’une communauté messianique, avec le fondateur d’un didaschaleion philosophique : Paul
n’a jamais été qu’à son insu le maître d’une Ecole. La thèse de Nietzsche est bien connue : la
chrétienté est née d’une falsification du christianisme. « Le Royaume des cieux est un état du
cœur, et non quelque chose qui vient au-dessus de la Terre ou après la mort […] Le messager
de cette Bonne nouvelle est mort comme il a enseigné […], pour montrer comment on doit
vivre8 ». La mort de Jésus de Nazareth aurait été détournée très rapidement – « sur les
talons », dit Nietzsche – de sa signification didactique par la « petite communauté » des
origines : « Il était impossible que cette mort mît un point final à l’affaire : on avait besoin de
représailles, de jugement […] Une fois de plus, l’attente populaire d’un Messie passa au
premier plan. On imagina un moment historique, celui où le règne de Dieu arrive, pour juger

6
R. BURNET, Epîtres et lettres, Ier-IIe siècles, de Paul de Tarse à Polycarpe de Smyrne, Cerf, Lectio Divina,
2003, p. 100.
7
A. BADIOU, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, PUF, Les Essais du Collège international de
philosophie, 1997, p. 33.
8
F. NIETZSCHE, L’Antéchrist, Œuvres philosophiques complètes, VIII, Gallimard, NRF, 2004, p. 194-195.

6
ses ennemis… Mais c’était là, sur tous les points, un contresens total9 ». Aucune promesse
d’arrière-monde ne sous-tendait l’action de Jésus ; seule la libre majesté de l’exemple. Mais
les disciples, à qui le maître venait d’être arraché et pendu si ignominieusement à la croix, ne
pouvaient porter le poids de leur désarroi. Il fallait que le vide fût comblé. Paul intervient dans
ce processus d’illusion fomentée comme le type du prêtre rageur, l’affabulateur sacerdotal, le
dysangéliste par excellence : « Paul a tout simplement transféré le centre de gravité de toute
cette existence après cette existence – dans le mensonge de Jésus ressuscité10 ». A la « pointe
de tous les mouvements décadents », Paul apparaît comme le falsificateur, comme
l’empoisonneur remplaçant brutalement une invitation à l’élévation morale par une promesse
posthume exorbitante et insensée. Cette lecture nietzschéenne du paulinisme a renvoyé pour
longtemps toute interprétation de l’Apôtre dans le champ de l’exégèse ou de la théologie. En
substituant l’annonce de la résurrection des morts à l’ingénue prédication du Nazaréen, saint
Paul aurait exclu le christianisme, via la Chrétienté, de la dignité philosophique – voire
philologique –, l’expression « philosophie chrétienne » devenant un parangon de syntagme
contradictoire.
Enfin, on ne peut ni ne doit considérer à première vue la proclamation de la résurrection
comme un énoncé philosophique. Le noyau originaire du kérygme et de la vocation de Paul
est l’apocalypse de la résurrection du Christ, telle qu’elle a pu être entendue comme
accomplissement final des promesses de Dieu et donc comme « prémisse », comme « premier
fruit » (aparchè) de la fin des temps. Or, rien ne paraissait moins philosophique aux oreilles
des philosophes de son temps, c’est-à-dire de plus incompatible avec les normes du logos et
les exigences de l’étonnement, que la proclamation du relèvement d’un mort. Qu’on s’en
tienne sur ce point à la rencontre manquée de l’Apôtre avec les Athéniens telle que la met en
scène le récit lucanien des Actes. Alors qu’il se trouve à Athènes au beau milieu de
l’Aréopage pour annoncer la résurrection, l’auditoire s’esclaffe ou perd ostensiblement
patience : « Au mot de ‘‘résurrection des morts’’, les uns se moquaient, d’autres déclarèrent :
‘‘Nous t’entendrons là-dessus une autre fois’’» (Ac 17, 32). Railleries et refus du dialogue
disent assez, chez des hommes férus de joutes oratoires et avides de nouveautés spirituelles,
l’antinomie du kérygme paulinien et de la dialectikè grecque. Passée la génération
apostolique, les Pères devront batailler des siècles durant, redoublant d’ingéniosité et
d’audace, s’aventurant parfois sur le terrain de l’explication physique, pour justifier autrement
que scripturairement la possibilité matérielle de la résurrection, et faire ainsi pénétrer le

9
Id., p. 200-201.
10
Id., p. 202.

7
kérygme fondateur dans une logikè philosophiquement compatible11. Il n’en reste pas moins
que le « fait révélé » de la résurrection – du Christ et des morts, du Christ pour les morts –
n’est réductible ni à un phénomène, ni à une prolèpsis tels que les entendaient les stoïciens et
les épicuriens présents à l’Aréopage.
De quoi parlons-nous donc lorsque nous risquons l’expression : « lecture philosophique
de saint Paul » ? Examinons d’abord comment trois penseurs (saint Augustin, Kierkegaard,
Heidegger) se sont servis des épîtres pour justifier, étayer ou nourrir leur philosophie propre ;
ensuite comment des penseurs contemporains ont proposé de lire philosophiquement saint
Paul. Dans le premier cas, l’épistolaire paulinien est utilisé comme autorité
philosophiquement compatible ou comme source féconde de pensée – Paul s’y montrant
« penseur source » ; dans le second, comme une proposition philosophique à part entière –
Paul s’y montrant « penseur cible ». Nous trouverons là, dans ces deux approches, une
légitimation de facto. Il nous sera ensuite possible de préciser à quelles conditions
méthodologiques une lecture philosophique de saint Paul est, selon nous, légitime de jure.

Un « Paul source » : la fécondité philosophique du témoignage épistolaire

Avec saint Augustin, Kierkegaard et Heidegger, en des contextes historiques et


philosophiques évidemment différents, nous découvrons une approche et une utilisation
particulière de l’Apôtre dont il faut donner un aperçu.
Saturées de réminiscences et de citations, les œuvres de saint Augustin regorgent de
références à Paul12. On connaît le développement du livre XI des Confessions sur le temps.
Deux questions se mêlent. La première : que faisait Dieu avant de créer le ciel et la terre ? La
seconde : qu’est-ce que le temps ? « Dans l’éternel, rien ne passe, tout y est présent, alors
qu’aucun temps n’est totalement présent […] Tout passé est banni du futur, tout futur succède
au passé, tout passé et tout futur ne doivent leur existence et leur déroulement qu’à l’éternel
présent13 ». Dans cet éternel présent (quod semper est praesens) qu’est l’extra-temporalité du
Créateur tous les temps sont coextensifs et compénétrés. Si les temps sont bien ouvrages de la
Création, c’est nécessairement qu’avant la Création « il n’y avait pas de en ce temps-là ».
Dieu précède les temps passés et domine les temps à venir : son aujourd’hui est l’éternité.
Augustin conclue de ce développement que les temps ne partagent pas l’éternité, qu’ils

11
Voir en particulier GREGOIRE DE NYSSE, Sur l’âme et la résurrection.
12
Sur Augustin lecteur de Paul, voir infra II, B, 4.
13
S. AUGUSTIN, Confessions, XI, XI, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Œuvres I, 1998, p. 1038.

8
possèdent, les uns dans l’immanence, l’autre dans la transcendance, leur part d’hétérogénéité
ontologique. Ce premier développement conduit au second. La pensée étant elle-même
immergée dans la temporalité, celle-ci lui étant comme un élément indiscernable, nous ne
pouvons parler de l’être du temps qu’autant qu’il s’achemine vers le non-être. Le temps est ce
qui meurt, ce qui passe ; il faut donc 1) que quelque chose passe, 2) qu’en quelqu’un ce
quelque chose passe. Dire qu’il y a trois temps : le présent du passé (praesens de preteritis), le
présent du présent (prasens de presentibus) et le présent du futur (praesens de futuris) ; dire
que ces trois modalités sont dans l’âme sous la forme de la mémoire (memoria), de la vision
directe (contuitus) et de l’attente (expectatio)14 ; comprendre que le temps, donc, est une sorte
de distension, et plus précisément une distension de l’âme (distensio animi), et encore que « la
vie n’est que distension » (distensio est vita) : tout cela revient à découvrir cette tension
intérieure (non distentus, sed extentus) d’une conscience à la fois éparpillée dans le temps et
tendue vers son unité dans le Père15. C’est le Christ, Médiateur entre l’Unique et la multitude
perdue dans le multiple (multos in multis per multa), qui vient dans le temps rassembler et
unifier, convertissant la mémoire des jours en oubli du passé et la distension dans l’attente. Il
n’est pas fortuit que cette découverte du glissement de la distensio à l’extensio soit
accompagnée de références à l’épître aux Philippiens, 3, 13 : Unum autem, quae quidem retro
sunt obliviscens, ad ea vero, quae sunt priora, extendens me ipsum (Vulgate16). Cette idée
semble devoir beaucoup à Paul, pour qui l’exégèse typologique rabat désormais le passé sur
un « présent d’accomplissement » et pour qui la tension eschatologique éprouvée dans la foi
situe déjà ce présent dans l’orbe immédiat d’un futur agissant. L’analyse augustinienne de la
temporalité, pour ainsi dire déjà phénoménologique, s’inscrit dans un dialogue avec les
Psaumes, certes, mais aussi avec les lettres de Paul.
Par ailleurs, les grandes propositions de la Cité de Dieu peuvent également s’envisager
comme une relation subtile avec l’Apôtre des nations. La plupart des idées-forces de la
dernière grande œuvre d’Augustin témoignent d’un tel dialogue, dans la continuité comme
dans la discontinuité, et bien au-delà de l’entêtante récurrence des citations. La marche
parallèle de deux cités (ou citoyennetés) asymétriques, l’une bâtie sur l’amour de soi au
détriment de l’amour de Dieu, l’autre sur l’amour de Dieu au détriment de l’amour de soi ; le
postulat selon lequel « le règne du Christ et une domination terrestre comme celle de
l’Imperium ne doivent aucunement être tenus pour identiques afin de laver le christianisme du

14
Id., XI, XX, 17.
15
Id., XI, XIX, 39.
16
« Mon seul souci : oubliant le chemin parcouru et tout tendu en avant, je m’élance vers le but » (TOB).

9
reproche qu’on lui faisait d’être le responsable du déclin de Rome » (Reinhard Kosellek) ; la
distinction de deux historicités fondées sur les deux principes d’une unique histoire ; la
profonde et définitive inégalité eschatologique des deux cités (ou citoyennetés) en dépit de
relations mêlées et compénétrées (perplexae et mixtae) ; le caractère désormais clivé d’un
présent historique serré dans le creuset d’une peregrinatio des peuples et des individus ; la
gestation présente de la cité (ou citoyenneté) divine jusqu’à la fin des temps, parturience
durant laquelle deux états d’existence entrent en lutte : l’aversio et la conversio ; la
dialectique complexe de la grâce et du mérite se jouant dans le temps ouvert du salut… :
l’établissement de telles conceptions entre manifestement en résonance avec les problèmes
d’herméneutique paulinienne. La notion de civitas Dei a pu être comprise de multiples façons
dans l’histoire. Au milieu du XXe siècle, le théologien Wilhelm Kamlah en a proposé une
interprétation « eschatologique » : « On a monté en épingle comme une énigme insoluble la
conception qu’aurait eue Augustin d’un Etat de Dieu, mais elle se dissipe comme un écran de
fumée. Certes, si Augustin avait dit : l’Eglise catholique empirique est l’Etat divin sur la
terre, cela serait sensationnel, troublant, médiéval. Mais il a dit : la communauté du Christ est
la civilité de Dieu sur la terre ; il s’agit là d’un avatar de l’eschatologie traditionnelle du
christianisme, commune depuis Paul jusqu’à Augustin17 ». Ainsi, l’interprétation du sens de
l’expression civitas Dei reconduit inévitablement à l’herméneutique de Paul. Des méditations
philosophiques sur l’énigme du temps au monumental effort d’interprétation de la
signification de l’histoire, saint Augustin ne cesse de convoquer, tout particulièrement dans
leur dénouement, la pensée paulinienne. Les épîtres n’y figurent pas seulement comme une
caution magistériale, mais plutôt comme une source féconde et névralgique propre à jaillir au
cœur même de l’exercice philosophique.

Kierkegaard, également, n’a cessé de méditer les embrassements du temporel et de


l’éternel18 : « Ce dont le temps a besoin, au sens le plus profond, s’exprime purement et
simplement d’un seul mot : l’éternité19 ». L’éternité dont parle Kierkegaard, on le sait, ne
s’apparente jamais à un Eden à reconquérir, ni à la perpétuité suspensive du royaume,
terminus ad quem de la conversion chrétienne. L’éternité se présente davantage comme
horizon de la vie paradoxale qui se résorbe dans l’instant de la décision ; elle est objet d’une

17
Cité par J. RATZINGER, « Origine et signification de la doctrine d’Augustin sur la civitas, échange et
confrontation avec Wilhelm Kamlah », dans Saint Augustin, collectif, Cerf, Les Cahiers d’histoire de la
philosophie, 2009, p. 371.
18
Sur Kierkegaard lecteur de Paul, voir infra II, A, 3.
19
S. KIERKEGAARD, Œuvres complètes (OC), Editions de l’Orante, Paris, tome XVI, p. 80.

10
conquête, d’un choix ; elle est donc un élément du temps, non comme un au-delà d’où les
vicissitudes temporelles sont surplombées mais comme ce qui engage l’inquiétude même du
devenir ; elle est peut-être in fine la signification même du temps. Il n’y a donc pas
d’opposition polaire entre le temporel et l’éternel, entre le devenir de la vie et le souci de
Dieu. Si exister est bien une synthèse dynamique d’éternel et de temporel20, toute conscience
porte la responsabilité de mettre en scène, en chaque instant vécu, dans son intimité
spirituelle, ce tressage paradoxal. Il existe donc mille facettes du refus et mille facettes de
l’assentiment ; mille façons de refuser le temps, mille façons de refuser l’éternité et mille
façons de consentir à l’irruption de l’éternité dans le temps. La question de cette irruption,
notamment sous les rapports de l’impatience et de l’attente, occupe une place privilégiée dans
les Discours édifiants, où se repèrent de très nombreuses références aux épîtres de Paul. Il
existe un désir du Bien, remarque Kierkegaard, qui, dans son impatience, dans son exigence
spontanée, ne souffre aucun délai. « Un Discours de circonstance » interroge soigneusement
cette forme pathétique du refus du temps, celle-là même que la prédication paulinienne avait
(malencontreusement ?) suggéré aux Thessaloniciens et que traduisent bien des hétérodoxies.
« Ah ! Pourquoi le temps ! Si le Bien a triomphé à jamais, pourquoi doit-il se traîner si
lentement et succomber presque dans la longueur des jours ; pourquoi doit-il se frayer si
péniblement son chemin à travers l’incertitude qui fait le plus durer le temps21 ? ».
« Certainement, vu de l’éternité, le Bien a vaincu à jamais ; mais dans le temps, il n’en va pas
de même ; le Bien a besoin de longs délais, et sa victoire est longue à venir ; elle est
incertaine, pose lentement ses jalons, et maintes fois elle exige la vie du serviteur fidèle à qui
il semble au dernier moment n’avoir rien fait22 ». Judas, « désireux de hâter par la trahison la
victoire du Bien », apparaît comme la figure extrême du refus du temps. Comme tout
« agité », il est le « faussaire qui fait de l’éternité un mirage, l’horizon vaporeux de la
temporalité et l’éblouissante fantasmagorie de l’instant ». Sous le nom du « serviteur inutile »,
Kierkegaard oppose à cet idolâtre désespéré de l’eschaton celui qui accepte, par foi et
espérance, que le Bien (ou la parousie) « s’affuble de la lenteur du temps comme d’un
manteau modeste ». Lui seul sait que le Bien et le Bien dans sa victoire ne peuvent être un
dans le temps. Lui seul sait que le geste qui traduit le désir de cette unification est une trahison
de la forme authentique de la présence de l’éternel dans le temporel. « Dans le temps, au sein
de l’agitation, on croit l’éternité fort éloignée ; et pourtant, jamais au théâtre un spectateur

20
Cf. S. KIERKEGAARD, OC VII, éd. cit., p. 85.
21
OC XIII, éd. cit., p. 62.
22
Id.

11
averti n’est mieux préparé au moindre changement de décors et d’acteurs que l’éternité ne
l’est à l’égard du temps, jusque dans les plus petits détails, jusqu’au mot inutilement
prononcé23 ». Sans cesse proche, sans cesse prête, sans cesse adossée, l’éternité se développe
en qui sait paradoxalement supporter la longueur du temps. La patience est don, donation. Et
Kierkegaard, en conclusion d’un autre discours, de s’en référer à Paul : « Si quelqu’un a pu
désirer que le jour eût double longueur, c’est bien l’apôtre Paul24 ». Le thème de l’attente,
entendue comme nouement du temporel et de l’éternel, est sans cesse investi dans nombre de
Discours, comme dans le commentaire de 2 Co 14, 17-1825 ou dans le texte intitulé « Garder
son âme dans la persévérance », où Kierkegaard distingue finement le : « Il est trop tard » du
désespéré, le « Demain il fera encore jour » du roi frivole et le « Aujourd’hui même » du
Seigneur. Problème récurrent, donc, la synthèse de l’éternel et du temporel est toujours
interrogée dans l’immanence existentielle.
Si c’est en terme de « stades » que Kierkegaard décrit les moments de la vie, chacun de
ces stades est porteur d’une conception particulière du temps. Le « stade esthétique »,
qu’éclaire la figure de Don Juan, se caractérise par l’évanouissement perpétuel du temps dans
l’instant : la séduction y apparaît comme l’immédiateté du désir. Le « stade éthique » est
marqué par la permanence au sens d’une durée terrestre : la moralité a bien l’éternité comme
horizon du choix, mais l’éthicien se trouve dans ce rapport avec la communauté ; l’éternel se
manifeste comme l’élément du général. Le « stade religieux » détermine une relation d’un
autre ordre. Le religieux est toujours l’exception, l’Individu (Enkelte) éprouvant l’irruption de
l’éternel dans le temps.
Le présent dans lequel Abraham choisit d’obéir – le moment de son choix – n’est pas
sans rappeler certains aspects du kairos paulinien. C’est bien dans le temps, par le temps, que
Dieu éprouve la foi d’Abraham. Dans la durée de sa vie d’abord, puisqu’en sa longueur seule
pouvait naître le désespoir : « C’est par la foi qu’Abraham reçut la promesse que toutes les
nations de la terre seraient bénies en sa postérité. Le temps passait, la possibilité restait,
Abraham croyait. Le temps passa, l’espérance devint absurde, Abraham crut26 ». S’il est grand
de saisir l’éternel, il est encore plus grand, dit Kierkegaard, de garder le temporel après y
avoir renoncé. Dans le moment du sacrifice ensuite, lorsqu’il est demandé à Abraham de
« croire en vertu de l’absurde » et sans divorcer du réel. Examinant l’épisode de la ligature
d’Isaac, Kierkegaard s’intéresse à la conduite du « père vénérable » de la foi en se demandant

23
Id., p. 66-67.
24
Id., p. 191.
25
OC VI, éd. cit., p. 233-264.
26
S. KIERKEGAARD, Crainte et tremblement, Aubier, Bibliothèque philosophique, 1984, p. 19.

12
ce qui peut pousser à accomplir un geste meurtrier à l’égard de son fils, au mépris de toutes
les lois morales. Comment justifier que l’obéissance à Dieu puisse se traduire dans un geste
qui rompt avec ce que prescrit l’éthique commune à tous les hommes ? La réponse
kierkegaardienne est connue : il faut que l’éthique soit suspendue, au moins pour un instant,
pour que naisse l’Individu devant Dieu. Ainsi, le croyant en qui l’éthique est suspendue dans
l’instant de la foi, qui se trouve arraché dans l’éclair de l’instant à la sphère du moral, « existe
comme Individu opposé au général ». Le telos du geste d’Abraham, qui est le rapport intime
et authentique à Dieu, n’est plus de l’ordre de l’éthique. L’assentiment à la temporalisation de
l’éternité par l’attente et par la suspension téléologique du moral rappelle fortement les
croisements qu’opère sans cesse saint Paul entre les motifs de l’imminence de la parousie, de
la nécessité de veiller, d’œuvrer, de travailler et de l’indifférence des conditions mondaines.
Encore une fois, comme pour certains développements originaux de la pensée de saint
Augustin, l’insistante relation de Kierkegaard avec les questions herméneutiques ouvertes par
la lecture des épîtres pauliniennes éclaire l’interrogation sur la nature du kairos chez Paul.

Le jeune Heidegger, enfin, a montré beaucoup d’intérêt pour ce christianisme originel


(Urchristentum) dont l’expérience originale de la vie aurait été oblitérée, recouverte et comme
défigurée par les catégories philosophiques27. Cherchant selon sa propre expression à
« raviver la révolution néo-testamentaire », Heidegger consacrera une partie de ses cours de
1920-1921 à l’analyse des deux lettres de Paul aux Thessaloniciens28. Ce choix n’est
évidemment pas gratuit : s’y trouvent sans cesse articulées l’annonce de la parousie et la
nécessité de configurer son existence selon l’imminence de la fin des temps. 1 Th 5, 1-6
retient particulièrement l’attention du jeune professeur de Fribourg : « Quant aux temps et aux
moments, vous n’avez pas besoin, frères, qu’on vous en écrive. Vous savez vous-mêmes
parfaitement que le Jour du Seigneur arrive comme un voleur dans la nuit. Quand les hommes
se diront : Paix et sécurité ! c’est alors que tout d’un coup fondra sur eux la perdition, comme
les douleurs sur la femme enceinte, et ils ne pourront y échapper. Mais vous, frères, vous
n’êtes pas dans les ténèbres, de tel sorte que ce jour vous surprenne comme un voleur : tous
vous êtes des fils de la lumière, des fils du jour. Nous ne sommes pas de la nuit, des ténèbres.
Alors ne nous endormons pas, comme font les autres, mais restons éveillés et sobres ». Selon
Heidegger, ce « savoir auquel Paul renvoie les croyants n’est pas de l’ordre d’une

27
Sur Heidegger lecteur de Paul, voir infra II, A, 4.
28
Cf. Phénoménologie de la vie religieuse, Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 2012. Edition allemande GA
60, Phänomenologie des religiösen Lebens, 1, Einleitung in die Phänomenologie der Religion.

13
connaissance (Erkenntnis) », mais révèle plutôt « deux modes de vie différents qu’il
oppose29 ». En répondant à la question du quand de la venue de la parousie, Paul montre,
selon l’analyse heideggérienne, que la réponse ne se trouve pas dans une spéculation
eschatologique objective, mais dans une autre relation à la temporalité et une « incertitude
constante » dans laquelle se trouvent les croyants. « L’essentiel se trouve dans la
communication d’un savoir relatif à Dieu, commente Michel Haar, étranger à toute attente
d’un événement situable dans le monde, un savoir qui échappe à tout temps du monde, à tout
rapport avec quoi que ce soit d’objectivement escomptable et datable. Pour comprendre le
dogme, il faut remonter à une expérience facticielle primitive du christianisme qui s’est
trouvée recouverte par la définition philosophique postérieure, platonico-aristotéliciennen de
l’éternité de Dieu30 ». Heidegger interprète le quand de la parousie comme le « maintenant-
même où s’énonce l’annonce ». « C’est le kairos qui décide, écrit Heidegger, le réveil
(Auferweckung) coïncide avec la parousia », alors que pour le judaïsme tardif l’Apocalypse
était soit une nouvelle époque terrestre finale, théocratique, une Endzeit, soit la véritable
éternité à venir (aiôn mellôn). « L’apostasie générale, l’incroyance, l’anti-divinité, le mystère
d’iniquité, seraient signes du temps décisifs, paradoxaux, existentiels, signes de la nouvelle
compréhension non-juive de l’époque finale, signes d’une éclipse du monde, d’une abolition
de l’Histoire, d’une contraction du présent et de l’avenir ultime en un Dernier Jour déjà actuel
dans la foi, et non point seulement espéré : la Gleichzeitigkeit, la contemporanéité31 ». Loin de
pouvoir être réduite à un vulgaire « fait de croyance », la religiosité chrétienne doit d’abord
être pensée comme une « intentionnalité absolument originaire ». Cette primauté de
l’expérience vécue « requiert que l’on fasse retour non pas tant à des dogmes qu’à la
temporalité et à l’historicité originaires dont la chrétienté a pu faire l’expérience. Parce qu’il
exacerbe cette dimension temporelle et événementielle, le christianisme peut ainsi servir
d’exemple, véritable paradigme historique qui permet à Heidegger d’éclairer l’inquiétude
fondamentale de l’existence humaine, ce caractère kairologique du souci facticiel qui se
révèle sans détour dans l’expérience chrétienne32 ».
Les cours des années 1920-1921 présentent sans doute déjà les grandes lignes de
l’herméneutique heideggérienne. « La première structure que Heidegger est amené à dégager
est la temporalité, qui constitue à ses yeux la dynamique phénoménologique fondamentale qui

29
GA 60, cité par M. HAAR, « Le Moment, l’instant et le temps du monde », dans Heidegger 1919-1920,
collectif, Vrin, 1996, p. 69-70.
30
Id., p. 70.
31
Id.
32
S. JOLLIVET, Heidegger. Sens et histoire, PUF, Philosophies, 2009, p. 73.

14
régit tout vécu. Car avant de se penser sub specie aeternitatis, du haut d’un éternel, la
religiosité chrétienne vit la temporalité en tant que telle. Il ne s’agit pas ici d’un temps objectif
et extrinsèque, mais bien d’une expérience vécue du temps qui donne sens à l’existence à
travers un certain projet, en l’occurrence ici la venue prochaine du Christ. L’interprétation du
christianisme primitif lui permet ainsi non seulement de voir que le caractère fondamental de
la facticité est la temporalité, mais d’entrevoir, dès ces années, l’intime entrelacement de la
question du sens à celle, sous-jacente, du temps. Ce qui fait sens dépend toujours de la
manière dont nous temporalisons notre existence33 ». L’exhortation paulinienne visant à tenir
la communauté en éveil semble marquante dans la constitution de la conception
heideggérienne du souci : la détermination du souci (Sorge) comme « être du Dasein » ainsi
que toute la deuxième section d’Etre et Temps doivent beaucoup à l’analyse de
l’Urchristentum. « Heidegger insiste sur le fait – ce qui sera déterminant pour sa pensée
ultérieure – que l’inquiétude chrétienne permet, grâce à la parousia (et l’espoir) une réelle
appropriation de l’expérience de la vie facticielle et conclut que ce qui est décisif, c’est
l’inquiétude croissante, préoccupation angoissée ouvrant le chrétien à une temporalité
(Zeitlichkeit) authentique34 ».

Saint Augustin, Kierkegaard, Heidegger : trois lectures philosophiques de saint Paul.


Trois façons d’incorporer une interprétation du paulinisme dans un parcours philosophique
propre. On remarquera d’abord que la croisée de l’existence et du temps retient
particulièrement l’attention, comme si l’originalité inspiratrice du paulinisme recouvrait
spécifiquement le thème de l’existence croyante plongée dans un temps inouï. Nous
constatons que l’expérience existentielle du kairos messianique telle qu’elle peut se traduire
dans la théologie paulinienne possède une vertu spécifique du point de vue de la philosophie.
C’est bien à partir de la temporalité chrétienne qu’il s’agit à chaque fois de penser. De même
que les traducteurs parlent de langue source pour désigner la langue à traduire et de langue
cible pour désigner la langue de traduction, l’épistolaire paulinien est utilisé ici comme
source, c’est-à-dire comme donnée susceptible de suggérer, d’étayer ou encore de susciter la
recherche d’une démarche philosophique sui generis. Nul doute que la pensée de l’Apôtre,
saisie comme un tout, puisse donc donner matière à philosopher. Mais Paul peut-il être
également envisagé comme un « penseur cible » ?

33
Id., p. 74-75.
34
A. LARIVEE, A. LEDUC, « Saint Paul, Augustin et Aristote comme sources greco-chrétiennes du souci chez
Heidegger », revue Philosophie n°69, Minuit, 2001, p. 34-35. Voir aussi C. SOMMER, Heidegger, Aristote,
Luther, les sources aristotéliciennes et néo-testamentaires d’Etre et Temps, PUF, Epiméthée, 2005.

15
Un « Paul cible » : redécouverte philosophique contemporaine

Dans les dernières décennies du XXe siècle, saint Paul refait surface dans des
questionnements de nature philosophique. Cinq titres significatifs s’imposent. 1) Le
philosophe et théologien Stanislas Breton fait paraître un Saint Paul dans la collection
« Philosophies » des PUF, parmi des numéros consacrés à Hegel, Spinoza, Rousseau, Marx,
Kant, dans lequel l’Apôtre des nations est présenté comme un penseur à part entière35.
L’analyse du corpus paulinien comme une « herméneutique d’allégorie » ; la prise en compte
d’une traductibilité conceptuelle des notions théologiques de Foi et de Grâce en notions
philosophiques de liberté et de contingence ; l’étude quasi phénoménologique de
l’« espérance cosmologique » ; l’insistance sur l’impact des lettres de Paul sur la philosophie
occidentale, chrétienne ou non : toutes ces considérations ont pu contribuer à réintroduire Paul
dans la filiation philosophique occidentale. 2) A peine une décennie plus tard, Alain Badiou
publie un ouvrage remarqué : Saint Paul, la fondation de l’universalisme, dans lequel
l’Apôtre s’inscrit à l’origine d’une révolution politico-épistémologique36. Certes, Paul y
apparaît comme un « antiphilosophe » n’écrivant ni système, ni somme, ni même livres.
Certes, la résurrection du Christ, comprise comme événement principiel (« [Paul] réduit le
christianisme à un seul énoncé : Jésus est ressuscité37 »), est interrogée comme « fable »
originelle du « récit chrétien » plutôt que comme « fait révélé ». Mais, précisément à ces
conditions, du seul point de vue de la subversion sémantique opérée au cœur même de
l’épistémè antique, juive comme grecque, la cohérence du paulinisme redevient objet de
lecture philosophique. Ainsi libéré de sa gangue mystique, le kérygme de Paul manifeste alors
toute sa puissance de détonation et devient lisible par ses conséquences sur la représentation
philosophique de l’homme : « Pour Paul, l’événement-Christ, qui cisaille et défait la totalité
cosmique, indique précisément la vanité des places […] Déclarer la non-différence du Juif et
du Grec établit l’universalité potentielle du christianisme ; fonder le sujet comme division, et
non comme maintenance d’une tradition, approprie l’élément subjectif à cette universalité, en
résiliant le particularisme prédicatif des sujets culturels38. » 3) Le philosophe italien Giorgio
Agamben, tout en poursuivant ses recherches propres (Homo Sacer), publie un essai intitulé

35
S. BRETON, Saint Paul, PUF, Philosophies, 1988.
36
A. BADIOU, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, PUF, Collège international de philosophie, 1997.
37
Id., p. 5.
38
Id., p. 60-61.

16
Le Temps qui reste, un commentaire de l’Epître aux Romains39. Il y est tout particulièrement
question de la singularité du temps messianique, qui ne pourrait être réduit ni au segment de
temps séparant l’olam hazzeh de l’olam habba, ni à la durée séparant la première parousie de
la seconde, mais consisterait plutôt en un « temps opératif qui pousse à l’intérieur du temps
chronologique, qui le travaille et le transforme de l’intérieur ; c’est le temps dont nous avons
besoin pour faire finir le temps – en ce sens : le temps qui nous reste40 ». D’après Agamben,
deux apories sont posées, l’aporie messianique propre au judaïsme et l’aporie messianique
propre au christianisme : la définition juive de l’antinomie messianique comme « une vie
vécue dans le différé » (expression de Scholem) et dans laquelle rien ne peut être porté à son
terme, d’une part, et d’autre part la conception chrétienne du temps messianique comme
temps de transition entre les deux parousies et qui fait courir le risque d’une « dilatation » à
l’infini de ce temps de transition, rendant « insaisissable la fin qu’elle devrait produire41 ».
Entre ces deux possibilités prendrait place la conception inouïe du « temps de la fin » selon
Paul, qu’Agamben relie soigneusement à l’abrogation des conditions mondaines et à
l’arasement des vocations séculières. 4) Le philosophe français Bernard Sichère fait
également paraître un essai intitulé : Le Jour est proche, la révolution selon Paul42. Ici encore
la fin des temps inaugurée par la résurrection du Christ est appréhendée comme « événement
philosophique » dont les conséquences (à défaut du fait) donnent matière à penser. Les
analyses de Sichère se proposent de mettre en évidence le caractère inouï du temps : « Nouage
absolument inédit entre être et temps, Sein und Zeit, la pensée de Paul affirme un point de
mutation radicale du temps lui-même : la mort et la résurrection du Messie sont l’archi-
événement qui coupe l’histoire en deux, entre l’avant de la Chute et l’après de la Lumière,
entre le déval de l’infidélité et le tournant du dévoilement, de la parousia. C’est justement
cette disposition inouïe du temps, et du rapport de l’homme à soi comme rapport à ce temps,
qui décide de la sortie de Paul hors de l’éternité des Grecs […] et hors de l’attente juive43. » 5)
Sensible à cette résurgence de l’Apôtre dans l’investigation philosophique, Paul Ricœur s’est
efforcé quant à lui d’étudier la « conjonction » entre la proclamation kérygmatique
paulinienne et l’effort de l’argumentation44. Interrogeant les lectures philosophiques récentes
de saint Paul, de Stanislas Breton à Giorgio Agamben, Ricœur analyse avec précision les

39
G. AGAMBEN, Le Temps qui reste. Un commentaire de l’Epître aux Romains, 2000, Payot & Rivages, 2000.
2004 pour l’édition de poche.
40
Id., p. 119-120.
41
Id., p. 123.
42
B. SICHERE, Le Jour est proche. La révolution selon Paul, Desclée de Brouwer, Philosophie, 2003.
43
Id., p. 40.
44
P. RICŒUR, « Paul apôtre. Proclamation et argumentation », revue Esprit, février 2003, p. 85ss.

17
différentes « stratégies d’argumentation » pauliniennes : la stratégie généalogique ou
générationnelle ; la stratégie de l’allégorisation ; la stratégie autobiographique (ou mise en
scène d’un Moi à la fois singulier et exemplaire) ; la stratégie universalisante ; la stratégie de
récapitulation. Outre qu’une telle lecture met en relief la « diversité du discours paulinien »,
l’article de Ricœur montre bien l’originalité d’une pensée philosophiquement repérable.
Ces approches présentent des traits communs. Saint Paul s’y manifeste comme un
penseur digne d’une lecture philosophique, un « penseur cible », original tant du point de vue
des catégories du judaïsme que des catégories grecques. Par ailleurs, la conception du temps
comme « temps de la fin » et la relation de ce temps singulier à l’existence ou à la politique
sont particulièrement mises en évidence. On relève enfin l’insistance sur une caractérisation
de l’existence croyante comme inchoation de la fin des temps.

Une herméneutique philosophique de la foi chrétienne est-elle possible ?

Quelle méthode, quelle voie privilégier ? Trois versions de l’herméneutique doivent être
distinguées : l’herméneutique théologique, l’herméneutique exégétique et l’herméneutique
philosophique. Nous appelons herméneutique théologique toute approche du corpus paulinien
prenant en compte comme autant d’ « états de fait » les données de la Révélation scripturaire
dans son ensemble et les strates successives des lectures patristique et dogmatique
(comprenant le Magistère ecclésiastique). Nous appelons herméneutique exégétique toute
tentative d’élucidation du sens des épîtres utilisant principalement, voire exclusivement, les
outils de la critique littéraire et de la critique historique. La question se pose alors de savoir ce
que l’on peut appeler une herméneutique philosophique de saint Paul. Deux voies semblent
s’ouvrir. La première : il semble possible d’analyser la pensée de Paul en partant, non pas de
son contenu dogmatique assignable, mais des « faits d’expérience45 » prédisposant à une telle
pensée. La rencontre du Ressuscité n’est certes pas un fait auquel nous aurions accès par la
lecture des épîtres, pas plus que la résurrection n’est une notion claire et distincte, mais ce
« fait d’expérience » que Paul éprouve en lui-même devient commun dans la mesure où il
suscite une pensée cherchant sa cohérence en se communiquant. La résurrection n’est pas un
phaenomenon – ce que la parousie aura(it) à être –, si l’on entend par « phénomène » la
« façon dont le réel se présente dans les formes de l’intuition (l’espace et le temps) et de

45
Selon l’expression d’Hannah Arendt. Cf. H. ARENDT, « Saint Paul et l’impuissance de la volonté », dans La
Vie de l’esprit, PUF, Quadrige, 2007, p. 352.

18
l’entendement (les catégories), et ce, universellement, pour tous les sujets connaissants46 » ;
elle ne se présente d’ailleurs pas comme telle scripturairement : au tombeau vide de l’évangile
de Marc (Mc 16, 6) répond la cécité des compagnons de Paul sur le chemin de Damas (Ac 9,
16). Mais la réduction phénoménologique du révélé au vécu du révélé offre un chemin
d’analyse des conséquences existentielles de la révélation. C’est cette voie que suit Heidegger
lorsqu’il interroge l’« expérience de la vie facticielle » des premiers chrétiens. De ce point de
vue, l’herméneutique philosophique du paulinisme pourrait s’apparenter à une heuristique de
l’expérience du « temps de la fin ». La seconde : il semble également possible de chercher à
formuler la cohérence interne d’une pensée cherchant elle-même à convaincre. Les
« stratégies argumentatives » (Ricœur) de Paul n’ont pas moins de valeur philosophique que
rhétorique. Ainsi procèdent Alain Badiou, Stanislas Breton, Giorgio Agamben, Bernard
Sichère, Paul Ricœur. L’épistolaire paulinien y est abordé en sa qualité d’effort d’énonciation
universellement intelligible d’une existence nouvelle en une temporalité nouvelle. Le « fait »
de la résurrection, propre à faire rire l’Aréopage, s’efface derrière l’effort de convaincre et
derrière la systématicité possible d’une « fable » philosophique.
Quant au problème, non pas de la foi en tant que telle, mais de la résurrection, il mérite
qu’on s’y attarde quelque peu. « On demandera aussi bien, écrit Alain Badiou : Quel usage
prétendons-nous faire du dispositif de la foi chrétienne […] ? Pourquoi invoquer et analyser
cette fable ? Que la chose soit en effet bien claire : il s’agit pour nous, très exactement, d’une
fable […] Est « fable » ce qui d’un récit ne touche pour nous aucun réel, sinon selon ce résidu
invisible, et d’accès indirect, qui colle à tout imaginaire patent. A cet égard, c’est à son seul
point de vue de fable que Paul ramène le récit chrétien47 ». Badiou appelle par ailleurs
« événement-Christ » le « point de fable » inaugural de la « pensée combattante » de Paul. Or,
toujours selon Badiou, on peut définir philosophiquement l’événement comme « quelque
chose qui fait apparaître une possibilité qui était invisible ou même impensable […] Tout va
dépendre de la manière dont cette possibilité proposée par l’événement est saisie, travaillée,
incorporée, déployée dans le monde. C’est ce que j’appelle une procédure de vérité48 ». Cette
« saisie », ce « travail », cette « incorporation », ce « déploiement dans le monde commun »
sont incontestablement des exercices philosophiques, pour autant que l’herméneutique
philosophique est ici une tentative d’élucider cette « procédure de vérité » qu’est la « saisie »
paulinienne de l’existence humaine se comprenant elle-même dans le « temps de la fin ».

46
R. EISLER, Kant-Lexicon, Gallimard, NRF, 1999, p. 799.
47
A. BADIOU, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, éd. cit., p. 5.
48
A. BADIOU, La Philosophie et l’événement, Germina, 2010, p. 19.

19
Les prolégomènes méthodologiques du jeune Heidegger abordant dans son cours sur la
« phénoménologie de la vie religieuse » la lecture des deux épîtres de Paul aux
Thessaloniciens nous semblent également d’une grande portée. Heidegger se proposait alors
d’appréhender comme phénomène le sens de la « christianité primitive » (Urchristentum). Il
s’agissait d’étudier « la donnée d’un soi qui fait l’expérience de lui-même dans un monde49 »,
autrement dit d’établir une « herméneutique de la vie chrétienne », ou encore de déterminer ce
que Heidegger appelait alors l’« expérience de la vie facticielle ». Le kairos paulinien apparaît
ici comme le phénomène révélateur et significatif. Ce n’est pas le lieu de rappeler cette
découverte phénoménologique selon laquelle, dans le devenir chrétien, la vie est structurée
par l’« inquiétude ». Ce n’est pas non plus le lieu de s’interroger sur la continuité ou la
discontinuité de l’analyse de la vie facticielle et de l’analytique du Dasein développée sept ans
plus tard dans Sein und Zeit. Deux distinctions méthodologiques retiennent cependant
l’attention. D’abord la distinction du quoi (Was) et du comment (Wie). Comme l’explique Ch.
Dubois : « La plupart du temps, je suis englouti dans un contenu déterminé, préoccupé par
ceci ou cela, seulement tourné vers le ceci, et comprenant à mon tour ma propre vie comme
un contenu, à partir du Was qui se donne dans mon expérience. Mais qu’il en aille, pour la
vie, à chaque fois, de son accomplissement veut dire : la vie ne peut être déterminée par un
Was, et ne peut donc être atteinte, méthodologiquement, par une perspective théorétique
objectivante, mais doit être comprise à partir du Wie, du comment de son accomplissement
par où, historiquement et dans sa situation, elle vient à elle-même50 ». Ce glissement, ce
retour, cette remontée du Quoi au Comment, telle que l’expérimente Heidegger dans son
cours de 1920, ouvre à une phénoménologie possible de l’expérience de la vie facticielle
chrétienne primitive. Ensuite la distinction entre le « christianisme » compris comme
manifestation historique et la « christianité ». « La christianité, c’est la vie chrétienne elle-
même, lorsqu’elle ne s’est pas encore interprétée à partir de la philosophie grecque, de
l’ontologie grecque, des expériences grecques de l’être. Ce qu’il s’agit d’explorer, quant à la
christianité, en remontant en deçà du grec et du chrétien, c’est bien une possibilité, pour la vie
facticielle, hétérogène au monde grec51 ».
Alors que l’exégèse récente insiste sur l’héritage hébraïque de l’épistolaire paulinien,
notamment dans le sillage de la New perspective on Paul, il ressort des lectures
philosophiques contemporaines de Paul que les épîtres s’imposent comme autant d’hapax

49
C. DUBOIS, Heidegger. Introduction à une lecture, Seuil, 2000, p. 311.
50
Id., p. 311-312.
51
Id., p. 313-314.

20
legomena, partiellement irréductibles à l’épistémè grecque comme à l’épistémè juive,
partiellement irréductibles également aux évangiles, aux interprétations patristiques et au
Magistère ecclésiastique. Les épîtres témoignent d’une expérience inouïe de l’existence
humaine dans un temps inouï. L’originalité radicale de Paul, qu’elle soit simplement supposée
ou qu’elle fasse l’objet d’une démonstration, nous semble en justifier une lecture proprement
philosophique. Nous appelons donc « lecture philosophique de Paul » tout usage des épîtres
dans une philosophie personnelle (Augustin, Kierkegaard, Heidegger) et tout effort de
formulation de la cohérence de l’épistolaire paulinien (Breton, Badiou, Agamben, Sichère,
Ricœur) partant de l’existence humaine et cherchant à en formuler la temporalité spécifique
telle que l’éprouve et la décrit saint Paul. L’hypothèse d’une originalité radicale de Paul et le
rétablissement de sa pensée dans sa situation d’existence52 suffisent à en légitimer de jure une
lecture philosophique. Mais il appert alors qu’il n’y a pas de lecture philosophique de Paul qui
ne partirait du problème de la temporalité.
Une herméneutique philosophique du paulinisme, à cette condition, semble possible. Il
s’agit alors de s’en tenir au sens interne des textes, dans la recherche de leur cohérence
conceptualisable et communicable. Ainsi procèdent Stanislas Breton, Bernard Sichère et Paul
Ricœur. Une lecture heuristique paraît également appropriée, celle-ci consistant à saisir dans
les phénomènes de la Révélation tels que Paul les éprouve et les formule une matière à penser
particulière qu’aucune autre voie d’expérience, commune ou singulière, n’avait exhumée53.
Ainsi procèdent Kierkegaard, Alain Badiou et Giorgio Agamben. Enfin, l’épistolaire appelle
une phénoménologie. Il s’agit pour cela de s’emparer du phénomène de la temporalité de la
fin, tel qu’il se présente à Paul, afin de l’inclure dans une réflexion de grande ampleur sur
certaines possibilités de la temporalité vécue par l’homme. Ainsi procèdent saint Augustin
(dans un sens pré-phénoménologique), Heidegger (en 1920 et 1921) et Jean-Yves Lacoste (à
qui l’on doit de fortes réflexions sur l’écart de la présence et de la parousie).
D’autres innovations encouragent une relecture philosophique des épîtres de Paul.
Sortant du paradigme originel, la phénoménologie s’est ouverte à des phénomènes
« paradoxaux », parmi lesquels des expériences de la vie religieuse (comme la foi incorporée,
l’espérance de la résurrection et l’attente de la parousie) peuvent trouver leur place. A titre
d’exemple arrêtons-nous un instant sur les « phénomènes saturés » tels que les définit Jean-
Luc Marion et sur la phénoménologie de la vie spirituelle telle que la pratique Jean-Yves

52
Cf. M. HEIDEGGER, GA 60, Phänomenologie des Religiösen Lebens, § 24. Edition française, p. 102.
53
Cf. J.-L. MARION, « La philosophie chrétienne – herméneutique ou heuristique », dans Le Visible et le révélé,
Cerf, 2005, p. 99ss.

21
Lacoste. Kant définissait le phénomène comme la façon dont le réel se présente dans les
formes de l’intuition (l’espace et le temps) et de l’entendement (les catégories). Les
phénomènes ne sont possibles qu’à la condition transcendantale d’une adéquation entre ce qui
se donne à intuitionner (l’objet) et les catégories de l’entendement. Il revient à Jean-Luc
Marion, désireux d’élargir le théâtre de la phénoménalité, d’avoir dévoilé quelques exemples
d’expériences pour lesquels l’intuition semble singulièrement en excès par rapport aux
catégories de l’entendement ou par rapport aux concepts de la raison. Ces phénomènes
prennent le nom de « paradoxes » ou de « phénomènes saturés » : « Le phénomène saturé
excède […] les catégories et les principes de l’entendement – il sera donc invisable selon la
quantité, insupportable selon la qualité, absolu selon la relation, irregardable selon la
modalité54 ». Il existe une donation dans laquelle l’objet donné n’est jamais réductible à un
spectacle unifié et défini. Ainsi de l’idole (ou « l’éclat du tableau55 ») ; ainsi de la chair (ou
« la donation du soi56 ») ; ainsi de l’icône (ou le visage57). Saisi, pour ainsi dire possédé dans
un mouvement de contre-intentionnalité, le sujet de la donation du phénomène saturé, d’abord
impuissant à penser, se laissant affecter en surcroît du sens, se transforme en adonné, en
témoin58. Ainsi devient possible une phénoménologie de la foi, de l’espérance et de l’amour
chrétiens compris comme complexes de phénomènes saturés. Par ailleurs, les analyses
phénoménologiques de la liturgie (comprise comme charnière de la présence et de la
parousie), tels que les propose Jean-Yves Lacoste59, montrent s’il en était besoin que des anti-
phénomènes comme la fin des temps, la gloire, la parousie, entrent en certaines occasions
spécifiques dans le champ de la phénoménalité, fut-ce comme l’Autre de la présence – altérité
reconnue comme indispensable à la dispensation de la présence60.

Il s’agira dans ce travail de lire le corpus paulinien dans le triple objectif : de caractériser
et de déterminer conceptuellement la pensée paulinienne du temps comme temps de la fin ; de
formuler philosophiquement le propre de l’expérience intime de ce temps de tension entre le
déjà-là et le pas-encore de l’eschaton ; de déduire d’une telle expérience de la temporalité la
représentation générale de la personne humaine, de la communauté eschatologique et de
l’historicité. Nous serons ainsi conduits à user des trois méthodes évoquées précédemment.
54
Id., p. 57.
55
Voir les analyses qu’en propose Marion à partir des tableaux de Rothko et du Caravage dans Le Visible et le
révélé (p. 158-159) et De Surcroît (p. 79-80).
56
Voir De Surcroît, PUF, Quadrige, 2010, p. 125.
57
Voir id., chapitre V.
58
Voir Le Visible et le révélé, éd. cit., p. 178-179.
59
Voir J.-Y. LACOSTE, Présence et parousie, éd. cit.
60
Voir J.-Y. LACOSTE, La Phénoménalité de Dieu, Cerf, Philosophie et théologie.

22
L’analyse de la singularité de la représentation que Paul se fait du temps et la caractérisation
du kairos messianique se fera grâce à une herméneutique des lettres authentifiées par
l’exégèse contemporaine. Nous entendons simplement ici par « herméneutique » l’effort
d’interprétation des textes pauliniens, interprétation rendue possible par la cohérence interne
et l’intelligibilité philosophique du corpus. Une telle voie s’autorise à considérer et lire
l’œuvre de Paul comme celle d’un penseur à part entière – un « penseur cible ». L’analyse de
l’expérience du temps de la fin, telle que celle-ci s’explicite dans les lettres, s’accomplira dans
le champ de la phénoménologie. L’épreuve de ce que nous appellerons la « tension
kairotique » – mouvement de détemporalisation et de retemporalisation consécutif au choc
messianique – offrira l’occasion d’une description phénoménologique de la temporalité et de
l’historicité à la fois propres au christianisme originaire et extensibles à toute expérience
possible du temps. Nous entendons ici par « phénoménologie », tout simplement, cette
discipline philosophique descriptive qui « prend l’apparaître comme source de droit sans
présager du sens de cet apparaître », selon l’expression de Claude Romano61. Le corpus
paulinien constitue de ce point de vue une « œuvre source » pouvant donner lieu à une
phénoménologie encore largement inexplorée du kairos messianique, à une description des
phénomènes d’impatience, de patience, de coaffection ou d’individuation. Enfin, les
implications philosophiques de l’expérience du temps de la fin concernant l’homme, la
communauté et l’histoire seront déterminées par ce que nous appelons une « heuristique ».
Nous entendons par ce mot la découverte d’universaux déduits d’une situation ou d’un
événement singulier. L’heuristique consiste à déterminer ce que donne à connaître et
comprendre, extensivement, une expérience originale. De l’épreuve de la tension kairotique
découle en effet une reformulation radicale de ce qu’est l’homme (ou de ce qu’il n’est pas), de
ce qu’est (ou n’est pas) la relation authentique à autrui ou à la loi et de ce qu’est (ou n’est
plus) l’histoire. Entendant là encore l’épistolaire paulinien comme une « œuvre source », il
s’agira, par une heuristique de l’événement messianique, de déduire ce qui se donne
nouvellement à connaître et à comprendre à partir de la tension du kairos.

INTRODUCTION
VIVRE LE « TEMPS DE LA FIN »

61
C. ROMANO, L’Aventure temporelle, PUF, Quadrige, 2010, p. 19.

23
« Immer wierder das Letzte : Parusie ! Steht
drohend in seiner Stelle. Wie ist phänomenologisch
dieses Stehen? »

« Toujours à nouveau l’ultime: la Parousie ! Elle


se tient, menaçante, en son lieu. Comment se présente
phénoménologiquement ce se tenir ? »

Heidegger62

Le christianisme primitif a-t-il fait l’expérience d’un « temps de la fin » ? Telle est la
question directrice de ce travail. Partant du fait que la vie des premiers chrétiens fut
empiriquement soumise, par l’effet d’une proclamation, à l’immixtion de la « fin » dans la
durée, nous émettons l’hypothèse qu’une telle épreuve est réellement disponible et
particulièrement riche d’enseignements. Le kérygme chrétien (« le Christ est mort sur la croix
et ressuscité »), en littéralisant l’annonce prophétique de l’imminence de la fin des temps, a
plongé l’existence croyante des premières communautés dans une « situation nouvelle » dont
la philosophie, depuis Heidegger, vient à peine de s’emparer. D’autres interrogations, bien
sûr, s’adjoignent au problème : dans quelle situation historique une telle expérience advient-
elle ? Quelle vie, brutalement découverte en sa facticité, correspond à l’amenuisement
maximal de l’avenir ? Comment semblable crise du temps reconfigure-t-elle la conception de
soi, de l’homme, de l’éthique ?
Considérées dans une telle perspective, les épîtres de saint Paul composent une
littérature extraordinairement riche. La lecture de la Première lettre de Paul à la communauté
de Thessalonique, rédigée en 50 ou 51, porte à croire que son auteur pensait être confronté de
son vivant au retour glorieux du Christ (parousia), c’est-à-dire aux événements de la fin des
temps. Une question, que la lettre passe sous silence, lui fut posée au sujet des « frères » morts
récemment (peri tôn koimômenôn) : les croyants qui s’endorment avant la parousie

62
M. HEIDEGGER, Phénoménologie de la vie religieuse, trad. par J. Greisch, Gallimard, NRF, Bibliothèque de
philosophie, 2012, p. 156. GA 60, Klostermann, Francfort, 2011 (première édition 1995), p. 140 pour l’édition
allemande.

24
participeront-ils, comme les vivants, à la résurrection63 ? Il semble que la tristesse de la
séparation et de la perte définitive des proches se soit emparée de certains membres de la
communauté. A quoi Paul répond ceci : « Si en effet nous croyons que Jésus est mort et qu’il
est ressuscité, de même aussi ceux qui sont morts, Dieu, à cause de ce Jésus, à Jésus les
réunira. Voici ce que nous vous disons, d’après une parole du Seigneur : nous les vivants, qui
serons restés jusqu’à la venue du Seigneur, nous ne devancerons pas du tout ceux qui sont
morts. Car lui-même, le Seigneur, au signal donné, au son de la trompette de Dieu, descendra
du ciel ; ensuite, nous les vivants, qui serons restés, nous serons enlevés avec eux sur les
nuées, à la rencontre du Seigneur, dans les airs, et ainsi nous serons toujours avec le Seigneur.
Réconfortez-vous donc les uns les autres par cet enseignement [en tois logois] » (1Th 4, 14-
18, TOB, nous soulignons).
Remplaçant la tristesse de ne plus revoir ses proches par la suggestion d’une menace de
la fin des temps, le réconfort de l’enseignement de Paul est quelque peu surprenant. Le
scénario eschatologique esquissé ici avertit en effet d’un détail insigne. Il ne fait aucun doute
que l’Apôtre, dans ses logoi, affirmait la proximité temporelle de la parousie, faisant pénétrer
dans l’orbe de la vie quotidienne des disciples l’inquiétude aiguë de la fin. Répétée à deux
reprises, l’expression « nous, les vivants » (hèmeis hoi zôntes) laisse entendre sans trop
d’ambiguïté que les événements finaux et définitifs annoncés dans les Ecritures sont sur le
point de s’accomplir64.
Mais une telle annonce, pour sidérante qu’elle soit, ne conduit aucunement Paul à fuir
dans le désert. Hippolyte de Rome, au IIIe siècle, rapporte pour s’en moquer qu’un chef de
l’Eglise de Syrie, convaincu de la proximité chronologique de la fin, partit à la rencontre du
Christ dans le désert, errant et divaguant à l’aventure, obligeant les communautés à
abandonner derrière elles champs, maisons et familles65. La réaction que Paul cherche à
susciter est évidemment d’une autre nature qu’une telle exaltation sans lendemain.
L’affirmation réitérée de l’imminence parousiaque, corrélée à l’impossibilité structurelle d’en
préciser l’objectivité chronologique, est toujours suivie d’un appel au calme, à la raison, à la

63
Sur le sens de cette question et sur la réponse de Paul, voir F. BASSIN, Les Epîtres de Paul aux
Thessaloniciens, Edifac, CEB, 1991, p. 139-150.
64
Rare exception : la théorie d’Origène des deux résurrections. L’expression « nous, les vivants » de 1Th 4
désignerait non pas les contemporains de Paul biologiquement en vie, mais « ceux qui ressemblent à Paul par la
connaissance et par la vie », qu’ils soient encore vivants ou déjà morts. Voir ORIGENE, Contre Celse II, 65 et
V, 17. Voir également l’article d’Enrico Norelli : « La Réception de 1Thessaloniciens 4, 13-18, dans la littérature
chrétienne ancienne jusqu’à Origène », dans La Résurrection chez les Pères, Cahiers de Biblica Patristica n°7,
Université Marc-Bloch, Strasbourg, 2003, p. 88-94.
65
Voir HIPPOLYTE DE ROME, Commentaire sur Daniel, IV, XVIII, Cerf, Sources chrétiennes n° 14, 2006
(première édition 1947), p. 297-299.

25
paix. L’Apôtre prend régulièrement soin de rappeler que le Jour du Seigneur (hèmera tou
kuriou) n’est pas encore une réalité historique, préservant autant que possible l’écart
(diastèma) séparant la Résurrection du Christ (le temps de la foi) de la parousie (la fin des
temps). Ainsi dans le Seconde lettre aux Thessaloniciens, répondant à la frayeur provoquée
par la fausse annonce de la parousie commencée : « Au sujet de la venue de notre Seigneur
Jésus Christ et de notre rassemblement auprès de lui, nous vous le demandons frères : n’allez
pas trop vite perdre la tête ni vous effrayer à cause d’une révélation prophétique, d’un propos
ou d’une lettre présentés comme venant de nous, et qui vous feraient croire que le Jour du
Seigneur est arrivé. Il faut que vienne d’abord l’apostasie et que se révèle l’homme de
l’impiété, le fils de la perdition » (2Th 2, 1-3, TOB).
« Il faut que vienne d’abord… » : Paul combat ici l’effroi (mè throeisthai) engendré par
la contemporanéité expérientielle de l’existence temporelle et de la fin des temps. Le moment
parousiaque ne doit pas se substituer « trop vite » (mè tacheôs) au moment messianique. La
résurrection universelle n’est pas commencée. L’auteur de la lettre veut visiblement
temporiser l’effroi, temporaliser l’avenir, rendre à la fin des temps l’horizon du temps lui-
même afin que perce, dans l’intervalle, le temps messianique. Il rappelle pour cela,
convoquant des formules empruntées à la tradition scripturaire, la nécessité d’événements
intermédiaires (l’« homme de l’impiété », le « fils de la perdition »). La parousie doit
demeurer un futur médiatisé, tenu à distance du maintenant de la vie. C’est ainsi que peut être
sauvée, par la désoblitération de l’avenir, la durée opérative dont l’existence pacifiée et la
pensée se nourrissent. Mais une fois revenue à elle, la raison égarée (2Th 2, 2) n’est pas
indemne. Le cri de l’effroi n’est pas annulé par le reflux temporel. Une modalité d’existence
inédite est advenue dans l’histoire de manière irrévocable, à la charnière de l’ultime (le tout
proche) et de la fin (la parousie future). L’effroi auquel la retemporalisation de l’avenir
remédie – mouvement que nous voulons appeler la tension du kairos ou « tension
kairotique66 » – accouche de la vie messianique, avec sa structure, son exigence et son savoir
propres. L’existence sursitaire ainsi surgie mérite toute l’attention de la philosophie, et avec
elle la temporalité dont elle est pour ainsi dire l’origine.
Paul utilise dans ses lettres le mot kairos pour désigner d’un seul tenant : 1) l’écart dans
le temps (diastèma) de l’histoire qui s’achève et de la fin qui approche ; 2) le maintenant (to

66
Aucun adjectif ne correspondant en grec à καιρός, de nombreux philosophes, en commentant Heidegger, ont
adopté le terme « kairologique ». Il nous semble pourtant que cette construction n’est pas heureuse, le καιρός ne
relevant pas tant de l’élaboration d’un λόγος que d’un régime d’expériences temporelles originaires. Nous
préférons donc, malgré sa dissonance, l’adjectif « kairotique », qui, à l’instar d’ « érotique » pour έρος, présente
l’insigne mérite de n’adjoindre aucun substantif à καιρός.

26
nun) de la vie chrétienne saisie par l’imminence, « temps » durant lequel travaillent ensemble
et l’effroi et sa remédiation vitale67 ; 3) une temporalité sui generis que l’Apôtre requalifie par
l’amenuisement, l’abrègement, l’accélération, le sursis (ho kairos sunestalmenos estin, 1Co 7,
20), ainsi que par la fuite de la « figure » du monde (paragei gar to schèma tou kosmou
toutou, 1 Co 7, 3168). Le dénominateur commun des occurrences réside dans une certaine
expérience critique du temps ; car tel est le temps messianique : la double épreuve d’un
amenuisement de la durée par la proximité maximale de la fin et la reviviscence de l’avenir
par la désobjectivation de son historicité. L’existence de Paul, comme celle de ses disciples,
se débat dans cette condensation de l’effroi et du calme, dans la concomitance de la perte
d’avenir et du délai vécu. La proclamation paulinienne engendre en fait un régime d’existence
et de temporalité que le mot kairos, loin de se réduire au simple nom du présent, veut
exprimer dans toute sa force et sa complexité.

D’une grande importance dans l’épistolaire69, le terme kairos est ici largement détourné
de son acception classique. Dans la littérature grecque en effet kairos nomme la « juste
mesure », le « bon moment », le « temps opportun », l’« occasion favorable ». Des formules
comme kairos estin ou kairon echei : « il est temps », « c’est le moment », émaillent la prose
grecque. Kairou tuchei (Euripide) veut dire « rencontrer l’occasion » ; kairon lambanein
(Thucydide) signifie « saisir l’opportunité » ; kairon harpazein (Plutarque), « attraper le bon
moment par les cheveux ». Au croisement de l’idée d’opportunité (ti pros kairon : « quelque
chose d’avantageux ») et de la notion d’instant décisif (eschatos kairos : « situation
extrême »), le kairos mêle à sa source la décision et le temps. Mais chez Paul, de manière
67
Selon Claude Tresmontant, le verbe grec συστέλλω traduirait l’hébreu kana, « opprimer », fréquemment
employé dans la Bible hébraïque. Voir C. TRESMONTANT, Shaoul, qui s’appelle aussi Paulus. La Théorie de
la métamorphose, O.E.I.L., 1988, p. 354.
68
Trois sens du kairos dominent dans l’épistolaire. 1) Paul emploie parfois le mot pour différencier le présent du
passé ou de l’avenir. L’expression : en tô nun kairô (Rm 3, 26 ; 8, 18 ; 11, 5 ; 2Co 8, 14) renvoie clairement à ce
temps présent, cet Aujourd’hui dont l’Apôtre souligne à plusieurs reprises la valeur décisive. 2) Il utilise
également le mot afin d’appuyer le caractère fatidique que représente le moment présent de l’histoire. La
signification inédite du présent submerge le sens commun du temps (Rm 5, 6). Kairos est le temps cardinal de la
révélation de Dieu (Rm 5, 6), mais aussi l’heure venue (Rm 13, 11), la faveur à ne pas laisser fuir (Ga 6, 10), la
promesse parvenant à son accomplissement (2Co 6, 2) ou encore le temps du Christ (2Th 2, 6). 3) Paul use enfin
du terme de manière tout à fait originale pour suggérer une temporalité encore inexpérimentée par l’homme :
l’histoire ramassée, la contraction temporelle. C’est la plus petite unité du temps physique dans l’épître aux
Galates (4, 10) ; c’est aussi le temps court du débat que se doivent les époux (1Co 7, 5) et le temps abrégé,
raccourci ou accéléré qui sépare l’humanité de la fin des temps (1Co 7, 29).
69
Le mot apparaît plus de 30 fois dans l’ensemble des lettres. 20 fois si l’on s’en tient aux 7 seules épîtres
authentifiées par l’exégèse. A titre de comparaison, le mot aiôn, traduction de l’hébreu olam, n’est utilisé que 13
fois, et le mot chronos n’apparaît qu’en 8 occurrences.

27
originale, le kairos ne semble plus désigner tout à fait la séquence présente du temps, ni même
l’opportunité de choisir ou d’agir. Il exprimerait bien plutôt le maintenant de la foi se
comprenant dans cette « situation d’urgence » (drängende Situation) dont Heidegger, dans sa
jeunesse, a inauguré l’exhumation philosophique.
Cette temporalité de l’urgence, ainsi que l’existence s’affectant elle-même dans le temps
de la fin70, forment notre sujet. Qu’est-ce que vivre un temps qui finit ? Outre quelques
documents épars émanant du christianisme primitif71, les lettres de Paul offrent, nous l’avons
dit, un matériau expérientiel d’une richesse, d’une précision et d’une conceptualisation tout à
fait suffisantes pour engager l’exploration du kairos. Heidegger a par ailleurs ouvert la voie
sur le plan méthodologique – une voie restée sans suite si l’on excepte quelques articles et
essais72 – en proposant une phénoménologie de la religiosité du christianisme primitif fondée
sur l’« expérience de la parousie » (Erfahren der parousia73). Il s’est appuyé pour cela
essentiellement sur trois lettres de Paul : les deux épîtres aux Thessaloniciens et l’épître aux
Galates.
On s’étonnera pourtant que la notion d’expérience puisse être accolée à celle de
parousie. La parousie est l’absence même se tenant au cœur de la foi chrétienne. Son double
caractère à la fois futur et définitif la rend expérimentalement inaccessible, fut-ce de manière
spirituelle ou mystique. N’appartenant qu’à la puissance de Dieu, unique Maître du temps,
elle échappe de manière insurmontable aux possibilités de l’homme. Prétendre accéder au
phénomène de la parousie n’est rien d’autre qu’anticiper la volonté de Dieu – suprême
idolâtrie. Et pourtant, avance Heidegger, il y a bien quelque chose pour le chrétien comme
une « expérience de la parousie ». Quoique tenue à distance par la médiation prophétique
(2Th), la parousie se fraye un chemin dans la foi. La proclamation de la Résurrection du
Christ a ouvert une brèche d’éternité dans le temps, et une brèche accessible comme
phénomène. La parousie « se tient, menaçante, en son lieu74 ». Un tel se-tenir (Stehen) est une
réalité présente, du moins présentifiée par la proclamation ; elle est une source de factualité,
une efficience dont la vitalité chrétienne telle que la présente Paul en ses lettres porte le sceau.

70
Le « temps de la fin » désigne le temps intermédiaire entre l’histoire (aiôn touto) et la fin des temps (hèmera
tou kuriou) ou l’éternité (aiôn mellôn).
71
Nous pensons par exemple, en plus des évangiles canoniques et apocryphes, à la Source Q, à la Didachè, aux
Pères apostoliques, etc.
72
Voir par exemple G. AGAMBEN, Le Temps qui reste. Un commentaire de l’Epître aux Romains, Rivages
poche/Petite bibliothèque, 2004 (première édition 2000) ; B. SICHERE, Le Jour est proche. La révolution selon
Paul, Desclée de Brouwer, Philosophie, 2003. Les travaux philosophiques récents sur Paul restent souvent
sourds à la question du temps.
73
M. HEIDEGGER, Phénoménologie de la vie religieuse, éd. cit., p. 109. GA 60, p. 97 pour l’édition allemande.
74
Id., p. 156. GA 60, p. 140 pour l’édition allemande.

28
La question peut alors se poser : « Comment se présente phénoménologiquement ce se
tenir ?75 »
Si, comme Heidegger l’indique dans son cours de Fribourg (semestre d’hiver 1920-
1921), la parousie ne relève aucunement du quand historique (Wann), mais du comment de la
vie chrétienne (Wie) ; si, en d’autres termes, la fin des temps est moins une détermination
chronologique qu’un appel existentiel, se libère alors la caractéristique fondamentale
(Gruncharakteristikum) de ce qu’Heidegger appelle le « monde propre de Paul » (Selbstwelt
des Paulus). Un tel « monde » est constitué par la « tribulation », l’« exposition à la
détresse », c’est-à-dire, précise-t-il, par le « concernement absolu dans l’horizon de la
parousia76 ». La parousie, hors d’accès selon l’économie de l’histoire, entre dans le temps par
la transformation de la vie. Désactivée selon le quand, celle-ci se manifeste dans le comment
de l’existence temporelle. Heidegger insiste particulièrement sur la situation de détresse
qu’épanouit la temporalité chrétienne. D’abord, cela est entendu, la vie du croyant se confond
avec l’épreuve d’une temporalité inédite. Elle se confond avec la temporalité elle-même :
« L’expérience chrétienne vit le temps lui-même », écrit Heidegger – lebt die Zeit selbst77. Le
phénomène de la religiosité du christianisme primitif réside originellement dans l’expérience
facticielle de la vie, elle-même suscitée par ce « vivre le temps lui-même » (verbum
transitivum). Ensuite, selon Heidegger, il s’agit pour le chrétien d’accueillir sa propre
situation temporelle en se plaçant « dans la détresse de la vie » (in die Not des Lebens) :
« L’être présent de Dieu, est-il précisé, se rapporte fondamentalement à la conduite de la
vie78. »

Tribulation (Trübsal) et détresse (Not) articulent la lecture heideggérienne de la situation


de crise temporelle vécue par les chrétiens. Sa placer dans la détresse, y entrer véritablement,
s’y maintenir même afin qu’éclosent dans leur plénitude espérance et foi, cela commande
indubitablement une existentialité nouvelle.
Au moment où le quand de la parousie s’existentialise en comment s’ouvre pour Paul et
ses disciples un ensemble complexe et structuré de phénomènes vitaux (un devenir-nouveau,
dit Heidegger : ein neues Werden) qu’il reste à décrire. Car l’« exposition à la détresse » ne dit

75
Id.
76
Id., p. 109.
77
Id., p. 93. GA 60, p. 82 pour l’édition allemande.
78
Id., p. 107.

29
pas tout de l’expérience messianique. Le comment de la réponse à l’indétermination du quand
de la fin (« le quand ne se laisse en aucune façon saisir objectivement79 »), loin de se réduire à
l’insécurité existentielle, se déploie dans l’épistolaire sous de nombreux motifs. L’attente
authentique, qui se refuse précisément à attendre et qui doit se temporaliser dans
l’indétermination, ne s’épuise aucunement dans le phénomène de la détresse, ni dans celui de
l’inquiétude – ni même dans la théologie de l’espérance. La description par Heidegger de
l’expérience facticielle de la vie chrétienne, adossée à l’analyse de l’urgence temporelle et de
la détermination du quand par le comment, doit s’étendre à d’autres phénomènes.
Plusieurs questions se posent, d’une grande importance à la fois pour interpréter l’œuvre
de Paul (herméneutique exégétique) et pour comprendre la singularité de la temporalité
chrétienne (herméneutique phénoménologique).
D’abord : comment s’intègre la conception du kairos dans l’histoire des représentations
du temps ? Paul puise-t-il une partie de sa pensée du temps dans les catégories helléniques ?
dans la lecture de la Torah et des Prophètes ? La pensée paulinienne, forgée dans le
dynamisme de la vie messianique, est-elle au contraire unique, irréductible ? Il s’agit là de
questionner la cohérence, l’unité et l’originalité de la représentation du temps paulinien en les
rapportant à la philosophie grecque et à la Bible hébraïque. Un tel travail, par nature
comparatiste, insuffisamment développée à ce jour, mérite d’être entrepris dans une optique
philosophique.
Ensuite : en quoi consiste l’épreuve de la tension kairotique ? Comment la vie se
maintient-elle dans la temporalité de l’urgence ? De quelle manière l’existence s’affecte-t-elle
et s’interprète-t-elle dans le surgissement historique du kairos ? L’œuvre de Paul, pourtant
fidèlement transmise par l’Eglise, peut en effet se lire autrement que comme une fondation
dogmatique. « Tout aussi erronée est l’idée d’après laquelle il y aurait un système théologique
de Paul, écrit Heidegger. Il faut au contraire mettre en évidence l’expérience religieuse
fondamentale de Paul [die religiöse Grunderfahrung] et, en se maintenant dans cette
expérience fondamentale, tenter de comprendre la connexion de tous les phénomènes
religieux originels [ursprünglichen religiösen Phänomene] avec celle-ci80. » Nous pensons
que de tels phénomènes ne regardent pas seulement l’énigme de la foi, le mystère de croire –
ce qui fragiliserait l’entreprise philosophique –, mais se laissent aborder au même titre qu’un
phénomène affectif encore inconnu rencontré dans une œuvre romanesque. Si la littérature
offre au lecteur une expérience vicaire de situations de la vie, l’épistolaire nous apparaît

79
Id., p. 116.
80
Id., p. 83. GA 60, p. 73 pour l’édition allemande.

30
comme une source expérientielle offerte à l’étude philosophique. Outre Martin Heidegger
(1920-1921), Giorgio Agamben (2000) et – plus modestement – Bernard Sichère (2003),
l’approche phénoménologique de l’expérience du kairos n’a cependant pas mobilisé, selon
nous, l’attention suffisante. C’est tout un continent d’expériences inédites qui demeure en
friche. Il s’agit d’explorer phénoménologiquement la temporalité de l’imminence et de
l’urgence ; de développer une herméneutique de l’existence messianique ; de prendre au
sérieux la formule connue de la Première épître aux Corinthiens : « Voici ce que je dis, frères,
le temps est écourté » (1Co 7, 29) en la mettant en relation avec l’ensemble du corpus.
Enfin : quelles connaissances implicites se libèrent dans la découverte de la vie
facticielle chrétienne ? Quels savoirs émergent de l’expérience de la tension kairotique ? A
l’approche historique succède une heuristique. Car il est nécessaire que le devenir-nouveau
(neues Werden) requis par l’exposition à la détresse, qu’on veuille l’appeler conversion ou
expérience messianique, apporte à la mobilité de la vie elle-même tout un ensemble cohérent
de reconsidérations cognitives et de renouvellement moral. Un savoir (Wissen) accompagne
toujours la facticité, remarque Heidegger81 : « Le savoir ne suit pas une trajectoire parallèle,
flottant librement au-dessus de la foi, mail il l’accompagne en permanence82. » L’articulation
du savoir paulinien touchant l’anthropologie, l’éthique et la politique sur la question du kairos
n’a pas encore été réellement effectué. C’est, là encore, et malgré la somme proprement
étourdissante des travaux consacrés à Paul depuis des siècles, un territoire presque vierge.
Une fois décrite l’affectivité correspondant au kérygme paulinien, il sera possible
d’appréhender l’origine et le contenu d’un certain « comprendre » (heuriskô) correspondant à
l’homme, à la communauté, à l’histoire. Rapporté à la tradition philosophique, la constitution
d’un tel savoir à partir de sa facticité83 apparaîtra dans la clarté de ses audaces et de sa
nouveauté.
Explorer l’expérience chrétienne du kairos à partir des lettres de Paul84 nous obligera
ainsi, dans une première partie, à clarifier le « décor », le « paysage », le « contexte », en
interrogeant du point de vue de l’histoire des idées les particularités de la pensée paulinienne .
Ayant caractérisé le temps messianique en le distinguant du temps grec et du temps juif, il
sera possible dans une deuxième partie de soumettre l’épreuve du kairos à une herméneutique

81
Voir Id., p. 113. GA 60, p. 101 pour l’édition allemande.
82
Id., p. 138.
83
Voir id., p. 123.
84
Que nous limitons, sauf exception, aux 7 lettres authentiques – 8 si nous y ajoutons 2Th (que nous pensons –
après Heidegger et d’autres – authentifiée par la cohérence philosophique qu’elle forme avec 1Th), et que nous
lisons dans l’édition bilingue interlinéaire de l’Alliance biblique universelle, par M. Carrez avec la collaboration
de G. Metzger et L. Galy, Swindon, 1993.

31
phénoménologique. Dans l’emmêlement de l’attente et de la présence s’explicitera une
certaine manière de la liberté, inédite pour la philosophie. Enfin, par la substitution de la
méthode heuristique à l’herméneutique, seront explicitées dans une troisième partie certaines
« connaissances » fondamentales arrachées au contexte intellectuel contemporain de Paul et
renouvelées par la vie maintenue dans le temps de la fin.

PREMIERE PARTIE : DE L’OLYMPE AU CHEMIN DE DAMAS.


LA CONCEPTION PAULINIENNE DU TEMPS.

32
Ό καιρός συνεσταλµένος έστίν

« Le temps est écourté. »


Paul, 1Co 7, 29

Il est nécessaire, afin de mettre à nu la singularité radicale de la conception paulinienne


de temps, de situer Paul dans le paysage des grands courants de pensée de l’Antiquité. Il y a
deux manières de faire : par l’exégèse et par la philosophie. L’exégèse biblique réduit
l’horizon de la conception paulinienne du temps à une question de filiation religieuse. La
pensée de Paul est-elle plutôt marquée par l’apocalyptique juive, par l’attente inquiète du
jugement final et par l’imminence d’un gigantesque branle-bas cosmique ? Est-elle au
contraire marquée par l’eschatologie hellénistique, par le présent du salut et par une
sotériologie individuelle ? Présentant un article de l’exégète Elian Cuvillier sur la
« temporalité chez Paul85 », Daniel Marguerat précise le cadre général de la recherche
exégétique de la manière suivante : « Classiquement, le débat se pose ainsi : la pensée de Paul
est-elle gouvernée par une attente apocalyptique de la fin des temps (Käsemann) ou s’est-elle
très tôt libérée de cette fixation sur la fin pour penser le présent (Bultmann) ? Là derrière se
joue, on le voit, une pondération différente de l’héritage juif (la tension apocalyptique) ou de
l’héritage grec (l’adaptation au présent)86 ». Mais cette pondération exégétique de l’héritage
paulinien présente pour nous l’inconvénient de masquer cette singularité du paulinisme que
seule une approche philosophique est en mesure de manifester.
Paul est un Juif de la diaspora, élevé dans les préceptes du judaïsme, marqué par les
exigences de la fidélité à la Loi mosaïque et par les espérances d’Israël87. Paul est aussi, à en
croire les Actes, un citoyen Romain88, fréquentant quotidiennement l’univers institutionnel et
juridique de l’Empire. Toutes ses lettres sont écrites dans une langue, le grec de la koinè, qu’il
maîtrise – quoique de manière personnelle – parfaitement89 ; langue porteuse d’idiomes, de

85
E. CUVILLIER, « Le ‘Temps messianique’ : réflexions sur la temporalité chez Paul », dans Paul, une
théologie en construction, ouvrage collectif sous la direction de A. Dettwiler, J.-D. Kaestli et D. Marguerat,
Labor et Fides, 2008, p. 215-224.
86
D. MARGUERAT, Paul, une théologie en construction (coll.), Introduction, éd. cit., p. 13.
87
Voir Rm 11, 1 ; Ph 3, 5.
88
Voir Ac 16, 37-38 ; 22, 25-29 ; 23, 27.
89
Voir U. von WILAMOVITZ : « Le fait que son grec n’ait rien à voir avec l’école ou avec n’importe quel autre
modèle, mais s’écoule, de manière maladroite et dans un jaillissement hâtif, directement de son cœur, et qu’il

33
tournures, de mots, d’effets rhétoriques appartenant à l’univers hellénique90. Il est difficile de
se représenter une existence plus réellement cosmopolite que celle de Paul de Tarse, tant du
point de vue religieux que linguistique ou philosophique. Au carrefour des civilisations, à quel
monde Paul appartient-il vraiment ? Dans quel contexte sa pensée se comprend-elle le plus
clairement et le plus exhaustivement ? Paul est-il Juif, Grec ou Romain ?
Ainsi posée, la question n’est sans doute pas pertinente. Les lectures luthériennes ont
insisté sur le non-judaïsme, voire sur l’antijudaïsme de l’Apôtre des nations, faisant saillir
avec particulièrement d’insistance les oppositions et les ruptures91. Récemment, la « Nouvelle
perspective sur Paul92 » s’est attachée à réintroduire au contraire la pensée de Paul dans la
condition de son judaïsme, décelant dans la rédaction des épîtres un certain nombre de
procédés de l’exégèse juive comme le midrash93. Peut-être est-il simplement temps de lire les
lettres de l’Apôtre, au large de l’exégèse, comme des œuvres singulières, forgées au carrefour
de trois civilisations et rompant nécessairement, parce qu’originales, parce qu’irréductibles et
uniques, avec l’épistémè des civilisations qui lui sont contemporaines et qu’il fréquente. Car
la pensée de Paul est à la fois fidèle et nouvelle, héritière et singulière, dans une tension
paradoxale dont il faudra rendre compte.
Comment le temps se pense-t-il dans le séisme de la révélation post-pascale ? Comment
se conçoit désormais la relation de « cet âge-ci » – le temps historique – et de l’ « âge qui
vient » – l’éternité ? Une approche philosophique, libérée des termes de l’alternative
exégétique, nous semble particulièrement appropriée. Nous déterminerons d’abord le cadre de
la représentation hellénique du temps dans son rapport à la philosophie (A) ; puis nous
mettrons en évidence les caractéristiques de la conception juive du temps (B) ; nous

s’agisse cependant de grec, et non d’araméen traduit (comme les paroles de Jésus), cela fait de lui un classique
de l’hellénisme » (cité et traduit par G. AGAMBEN, Le Temps qui reste. Un commentaire de l’Epître aux
Romains, Rivage poche/Petite Bibliothèque, 2004, p. 13).
90
Rudolf Bultmann a attiré l’attention sur le fait que le style paulinien, très oral, présente des similitudes avec la
diatribe philosophique stoïcienne et cynique, ce qui attesterait d’une culture grecque plus solide que ne le
laissaient penser les jugements souvent sévères sur la langue de Paul. Sur cette question, voir R. BULTMANN,
Der Stil der Paulinischen Predigt und die kynish-stoische Diatribe (« Le Style de la prédication paulinienne et la
diatribe cynico-stoïcienne », 1910) ; R. BURNET, Epîtres et lettres, Ier –IIe siècle, de Paul de Tarse à Polycarpe
de Smyrne, Cerf, Lectio Divina n° 192, 2003, p. 76.
91
L’interprétation luthérienne de la justification par la foi commandait de durcir l’opposition entre le temps de la
Loi et le temps de la foi, donc entre le « peuple de la Loi » et le « peuple de la foi ». La pensée de Paul s’y
comprend comme une pensée d’opposition et de rupture. Voir M. LUTHER, Cours sur l’épître aux Romains.
92
La « Nouvelle perspective sur Paul » (New perspective on Paul) est un courant de l’exégèse inauguré en 1977
par la publication du livre de Sanders : Paul and Palestinian Judaïsm, et représenté par des chercheurs comme E.
Sanders et J. D. G. Dunn. Le dénominateur commun de ce courant réside dans l’idée que l’Annonce de Paul ne
se trouve pas tant en rupture avec le judaïsme du second Temple que la critique traditionnelle ne le laisse penser.
93
Voir E. SANDERS, Paul and Palestinian Judaism, A Comparaison of Patterns of Religion, Philadelphies,
Fortress Press, 1977 (2e impression 1983).

34
étudierons enfin la manière dont Paul conçoit le temps donné comme temps de la fin à partir
du concept de tension kairotique (C).

A) L’OLYMPE OU LA CONCEPTION GRECQUE DU TEMPS

Résumer la manière grecque de comprendre et de vivre le temps relève de la gageure.


Plusieurs traits dominants sont pourtant suffisamment évidents pour dessiner un tableau
épistémique cohérent. C’est ce tableau du « cosmos culturel » grec qu’il s’agit ici d’esquisser.

1) Chronos à l’aube des temps (Hésiode et Héraclite)

a) Insaisissable fluence

« Uniquement préoccupée de souder le même au même, l’intelligence se détourne de la


vision du temps, remarque Bergson. Elle répugne au fluent et solidifie tout ce qu’elle touche.
Nous ne pensons pas le temps réel. Mais nous le vivons, parce que la vie déborde
l’intelligence94 ». Le Devenir répugne au concept et rechigne à se pétrifier en noème. Ce qui
faisait déjà dire à Platon que seul « ce qui existe toujours » (to on aei) est appréhensible à la
pensée (noèsis), quand « ce qui devient toujours » (to gignomenon aei), parce qu’il n’existe
jamais réellement, parce qu’il est toujours autre que lui-même, ne peut qu’être conjecturé par
l’opinion (doxa)95. A l’Etre toujours même, l’intellection claire et logique ; au Devenir
toujours autre, l’opinion vague mêlée d’incertaine sensation : « Ce que la substance (ousia)
est au devenir (genesis), la vérité (alèthéia) l’est à la croyance (pistis) 96 ».
Mais le fluent n’est pas seulement l’insaisissable, le mouvant, le fluide, l’impensable, il
est aussi ce qui s’évanouit et meurt. Le Devenir – « fluidité de nuances fuyantes97 » –
n’inquiète pas seulement parce que la pensée n’y retrouve pas la permanence fondatrice de
l’identité, mais aussi et peut-être surtout parce que l’Etre persistant, l’Etant substantiel dans sa

94
H. BERGSON, L’Evolution créatrice, Œuvres, PUF, 2001, p. 533-534. Bergson insiste dans sa réflexion sur
la durée, et contre l’intuition grecque dont nous parlons, sur la continuité d’un état psychologique en dépit du
changement.
95
Voir PLATON, Timée, 27d-28a.
96
Id. 29c.
97
Expression d’Henri Bergson, L’Evolution créatrice, éd. cit., p. 497.

35
totalité, s’y dissout perpétuellement en changeant. Rien comme la perte de l’identité de l’étant
dans la transformation perpétuelle ne fut propre à effrayer le génie grec. Il faut le langage si
singulier d’Héraclite d’Ephèse pour aborder de front la fluence elle-même : « Le soleil n’est
pas seulement chaque jour nouveau […] mais toujours nouveau continuellement » ; « Nous
descendons et ne descendons pas dans le même fleuve, nous sommes et ne sommes pas98 » ;
« On ne peut entrer deux fois dans le même fleuve ni toucher deux fois une substance
périssable dans le même état ; car par la vivacité et la promptitude du changement elle se
disperse et de nouveau se rassemble, ou plutôt, ce n’est pas de nouveau ni ensuite, mais en
même temps qu’elle se forme et disparaît, qu’elle survient et s’en va ; par quoi son devenir
n’aboutit pas à l’être99 ». Ce qui change se perd soi-même, et se perdant s’annihile :
« Toujours nouveau continuellement » (aei neos sunechôs) a pour expression synonyme
« n’être pas » (ouk einai).

b) L’antagonisme de l’Etre et du Devenir

Rien ne semblait aux Grecs plus difficile à supporter et à dire, rien de plus crucial aussi,
que cet antagonisme structurant de l’Etre et du Devenir, de la substance et du nouveau, de
l’immobile et du mobile, du persistant et du fluent – « métamorphoses du feu », selon la
formule énigmatique d’Héraclite100. En lisière de la fluence se rencontre l’inquiétude de la
disparition, de la mort. La civilisation grecque ancienne semble à bien des égards fascinée par
ce combat de l’identique et de l’évanescent, et c’est dans cet agôn primitif que se pense la
réalité du temps. Pour Paul au contraire, comme la suite le montrera, la fluence du temps ne
s’oppose plus à l’être comme l’évanescence à la permanence. Le temps présent compris
comme kairos messianique est par lui-même substantiel parce que donné par Dieu même.
Dans un mouvement d’élargissement, le kairos paulinien dit une forme de la fluence
temporelle qui n’est plus ni la dissipation ni l’écoulement, mais une possession, une
disponibilité, la condition hypostatique du salut : « Ne vous faites pas d’illusion, écrit Paul
aux Eglises de Galatie : Dieu ne se laisse pas narguer ; car ce que l’homme sème, il le
récoltera. Celui qui sème pour sa propre chair récoltera ce que produit la chair : la corruption.
Celui qui sème pour l’Esprit récoltera ce que produit l’Esprit : la vie éternelle. Faisons le bien

98
HERACLITE, fragments 6 et 49a, trad. par A. Jeannière, Héraclite, Traduction et commentaire des
fragments, Aubier, Philosophie de l’esprit, 1985, p. 106 et 111.
99
HERACLITE, fragment 90, traduit par R. Munier, Les Fragments d’Héraclite, Fata Morgana, Les
Immémoriaux, 1991, p. 57.
100
Πυρός τροπαί, fragment 31.

36
sans défaillance ; car, au temps voulu [kairô idiô], nous récolterons si nous ne nous relâchons
pas. Donc, tant que nous disposons du temps [hôs kairon echomen], travaillons pour le bien
de tous » (Ga 6, 7-10, TOB). Parce qu’il est le temps de discrimination réelle entre le choix de
la perdition (phthora) et celui de l’éternité (aiôn) ; parce qu’il est possédé comme l’une des
grâces ultimes de Dieu, le kairos paulinien est le contraire même de l’insubstantialité : il est le
don de la condition du salut. « Avoir le kairos », selon l’expression de l’épître aux Galates,
c’est bénéficier d’une situation substantielle (ousiôdès) par laquelle, comme nous le redirons,
le temps se comprend moins comme fluence insaisissable que comme donation (voir infra II,
A, 5).

c) De Cronos à Chronos

Un siècle seulement après la réception de la Théogonie d’Hésiode la figure de Cronos


fut assimilée à Chronos, le Temps101. Il faut interroger ce passage significatif. Si le nom
Cronos vient bien du verbe krainein, achever, accomplir, réaliser102, et considérant l’intuition
selon laquelle le Temps est ce qui mûrit les êtres, les fait éclore et les détruit, l’identification
de Cronos, fils de Ciel et Terre, avec Chronos, le Temps, au-delà de la simple parenté
homophonique, se conçoit facilement. Que nous dit la superposition de Chronos à Cronos
dans la compréhension grecque du temps ? Dans le récit hésiodique, C(h)ronos entretient des
relations conflictuelles avec ce qui le précède et avec ce qui le suit. Voilà une première
évidence. Est-ce à dire que le Temps, entendu comme divinité primordiale, désire s’étendre et
régner au-delà de lui-même ? Cet immense effort fourni par C(h)ronos pour phagocyter
l’Avant et l’Après, pour les détruire ou les ingérer, pour les rendre impuissants ou pour les
digérer, est un révélateur de la pensée grecque : le Devenir refuse de s’entendre comme
fluence et désire plus que tout se solidifier dans l’Etre. Afin de trouver une identité dans
l’identique, C(h)ronos veut devenir Aiôn. Deux épisodes de la Théogonie retiennent
particulièrement l’attention.
1) D’abord, l’épisode de l’émasculation d’Ouranos, le « père fertile ». En faisant
disparaître lui-même sa progéniture dans les « replis de la terre », Ouranos, par ses méfaits,
justifiait certes son propre malheur. Mais il n’est pas fortuit que C(h)ronos accepte seul, lui
qui préfigure le Temps, d’utiliser la serpe façonnée par Gaia pour trancher le sexe de son

101
Voir A. LALANDE : « En Grèce, une confusion s’est faite à une époque ancienne (VIe siècle) entre Κρόνος
(le Saturne de la mythologie romaine), et Χρόνος, le Temps » (Vocabulaire technique et critique de la
philosophie, PUF, 1947, p. 1089, note « Sur Temps »).
102
Hypothèse de Lalande, op. cit., éd. cit., p. 1089, note « Sur Temps ».

37
père103 : en rendant le Ciel infertile, en devenant ainsi le père des enfants de son propre père –
puisque du sang de cette émasculation naîtront les Erinyes et les Nymphes –, C(h)ronos prend
la place de ce qui le précédait. Le Devenir s’approprie l’Avant. (Le dramaturge contemporain
Heiner Müller, dans la pièce Macbeth, s’est d’ailleurs saisi du motif de l’émasculation en la
raccordant explicitement au temps : « Macbeth : […] Je vais arracher le sexe de l’avenir. Si
rien ne sort de moi, que de moi sorte le néant 104».)
2) Ensuite, l’épisode fameux au cours duquel, dans la répétition du schéma paternel,
C(h)ronos dévore ses propres enfants105. Ingérant ce qui lui succède, C(h)ronos veut étendre
sa royauté sur l’Après. Dans un effort implacable, plus ou moins perdu d’avance (C(h)ronos
sachant déjà qu’un fils le domptera à l’heure fatale), le père des Cronides cherche à se
pérenniser. Puissance royale et éternité se confondent symboliquement. Nous pouvons
considérer la naissance (genesis) dont parle le texte d’Hésiode comme une métaphore
poétique du Devenir. Naître, c’est risquer de périr ; c’est entrer dans un combat de
souveraineté où les fautes et les échecs sont allégoriquement assimilables à une mort. Ainsi,
nous pouvons dire qu’en émasculant Ouranos et en dévorant ses propres enfants, C(h)ronos,
lui-même né, lui-même engagé dans le drame du Devenir, lui-même menacé d’être détrôné,
cherche à transcender la condition malheureuse du temps. En désirant s’approprier tout Autre
que lui, tout Avant comme tout Après, en désirant que tout lui soit Même106, le Temps
cherche à s’immortaliser par lui-même.
Quelles intuitions révèlent ces deux épisodes mythologiques ? Le Devenir, qui est à la
fois la continuité de l’existence divine, la succession chronologique des faits légendaires, et le
temps du récit mythologique, cherche à devenir Autre et à se transcender lui-même. Le Temps
lutte pour être plus que le Temps. Le Temps se combat lui-même107 en refusant de devenir. Le
Toujours de l’aiôn est le seul objet du désir du Temps.
Toute la pensée de Paul peut se comprendre comme une subversion de cette
représentation grecque traditionnelle du temps. Le Devenir n’y désigne plus le changement, la

103
Voir HESIODE, Théogonie, v. 154-181.
104
H. MÜLLER, Macbeth. D’après Shakespeare, traduction par J.-P. Morel, Minuit, 2006, p. 64.
105
Voir HESIODE, op. cit., v. 453-467.
106
Les représentations picturales de Chronos (Saturne) dévorant ses enfants insistent sur cette hypertrophie
maximale du soi, notamment en mettant en valeur la stature gigantesque du dieu et en peignant la chair de
l’enfant dévoré dans les mêmes teintes que celle du père, comme si Saturne se dévorait lui-même pour ne
demeurer qu’en soi, hors de portée de toute succession. L’intention est particulièrement visible dans les œuvres
de Rubens et de Goya.
107
En émasculant Ouranos, Cronos inaugure un conflit de filiation dont il sera lui-même victime, et le sachant,
s’identifie en quelque sorte à ce qu’il détruit. Zeus, par ailleurs, le fils que Cronos cherchera à détruire, possède
la qualité principale de son père : la ruse. Ainsi, en émasculant le père et en cherchant à dévorer son fils, Cronos
s’atteint lui-même.

38
dissipation, l’insaisissable fluence, mais la substantialité du plan de Dieu. Paul ne comprend
en effet le Devenir que comme économie, c’est-à-dire comme nomos (comme loi ou logique)
de la révélation temporelle de Dieu. Dieu a besoin du temps. Dieu se sert du temps. Par le
Devenir, donc, se structurent les moments d’une épiphanie progressive. En forgeant cette
expression originale d’ « économie de Dieu »108, Paul veut justement signifier que le Devenir,
qui s’origine dans la Création et se projette par l’histoire vers le Jugement, est chargé d’une
intelligibilité maximale. Il se situe en cela dans la continuité du judaïsme (voir infra II, B, 1 et
2).

2) Le temps « eikôn » dans le Timée de Platon

a) L’origine de la durée

Comme nous venons de le voir, la pensée grecque ne pouvait se représenter le Devenir,


la succession, le temps (chronos) qu’en relation à son contraire : l’Etre, la substance ou
l’identité immuable. La description cosmologique de l’origine de la durée, telle que nous la
trouvons exprimée dans le Timée de Platon, est à cet égard instructive. Rappelons les grands
principes de cette description.
Après avoir façonné le Monde et l’avoir enveloppé dans une Âme selon le modèle
parfait de ce qui demeure toujours identique à soi109, le démiurge s’est efforcé, dans la mesure
de son pouvoir, de rendre éternel ce Tout vivant, à l’instar du paradigme. Mais le
pythagoricien Timée précise à cette occasion devant Socrate, Hermocrate et Critias que seule
la substance (ousia) du Vivant-modèle est éternelle. Or le Monde engendré ne peut partager la
substance de l’archétype. La substance ne pouvant se transposer du modèle dans la copie,
l’ouvrier du Monde physique n’a pu qu’imiter l’aiôn immuable dans la recherche de la plus
grande similitude possible. Imiter, c’est produire une image. Mais cette image, s’il y a
similitude seulement et parenté lointaine, reste dépourvue de la substance ontologiquement
impartageable du modèle. Qu’est-ce qu’imiter l’aiôn, dont Plotin nous rappelle qu’il nomme
étymologiquement ce qui est (on) toujours (aei) – ou le toujours étant (aei on110) –, si la

108
Voir 1Co 4, 1 ; Ep 1, 10 et 3, 2.
109
Voir Timée, 28a-b.
110
Voir PLOTIN, Ennéades, III, 7, 4.

39
substance de ce « toujours » ne peut être reproduite ? Qu’est-ce qu’une transposition ou une
adaptation de l’Etre éternel qui ne partagerait pas l’éternité ?

b) Le temps, image mobile de l’« aiôn »

Intervient à ce stade de la description la célèbre formule du dialogue : « C’est la


substance du Vivant-modèle qui se trouvait être éternelle, nous l’avons vu, et cette éternité,
l’adapter entièrement à un Monde engendré, c’était impossible. C’est pourquoi son auteur
s’est préoccupé de fabriquer une certaine imitation mobile de l’éternité111». « Une certaine
imitation » – le texte dit seulement eikô tina poiein, « faire une certaine image112 » – désigne
le rapport du Devenir à l’Etre dans l’acte de production. Le temps (chronos) est donc eikô
kinèton aiônos, « image mobile de l’éternité ». L’expression, plus difficile à traduire et à
entendre qu’il n’y paraît, a fait couler beaucoup d’encre. Faut-il comprendre que le temps
engendré par imitation de l’éternité, précisément parce que mobile et fluent, est une
défiguration complète, un reflet grossier et dégradé, une ombre, un mirage de l’aiôn
immobile ? Faut-il au contraire remarquer que le temps, contre l’évidence de la caducité des
choses physiques, contre l’évidence du changement incessant de tout ce qui est engendré, a
partie liée avec l’éternité ? Cette question nous intéresse d’autant plus, dans notre effort pour
mettre en lumière la singularité radicale du paulinisme, que Paul emploie le mot eikôn dans
une acception spécifique, tantôt pour désigner le mode de relation du baptisé au Christ et
tantôt pour nommer la relation du Fils au Père113.
Le propos du Timée, qu’il exprime la conception pythagoricienne de la cosmogenèse ou
qu’il exprime tout aussi bien la pensée de Platon, est particulièrement subtil. Il est précisé
d’un côté que l’image de « l’éternité immobile et une » est une « image éternelle » (aiônion
eikona) progressant selon la loi des Nombres, donc que le temps est quelque chose comme un
Devenir éternisé, une durée sans fin – victoire de C(h)ronos114. Le cycle régulier des jours et
des nuits, des mois et des saisons, par lequel le Monde est lié à l’existence des révolutions
célestes115, restitue dans la durée, sous la forme de l’image, du reflet, de la distance, cette

111
PLATON, Timée, 37d, Œuvres complètes, X, traduction par A. Rivaud, Les Belles Lettres, 1925, p. 151.
Nous soulignons. E. Chambry traduit : « Alors il songea à faire une image mobile de l’éternité » (Garnier-
Flammarion, 1987, p. 417), et J. Moreau : « Aussi eut-il l’idée de former une sorte d’image mobile de l’éternité »
(Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Œuvres complètes, tome II, 1950, p. 452).
112
Εικώ δ έπενόει κινητόν τινα αίωνος ποιησαι.
113
Voir par exemple Rm 8, 29 ; 2Co 4, 3-4.
114
Notons que l’éternité de l’image se comprend davantage comme perpétuité du temps que comme achronie,
non-temps.
115
Voir E. BREHIER, Histoire de la philosophie, PUF, Quadrige, 1981, tome I, p. 124-125.

40
continuité infinie dont la substance de l’éternité est toujours pleine116. L’image éternelle de
l’éternité immobile est le mouvement même du Ciel réglé sur le Nombre. Le cycle, compris
comme division régulière du temps, ressemble bien quelque peu à l’aiôn paradigmatique :
dans la perpétuelle répétition du Même se retrouve, sous l’aspect de la mobilité, l’inamovible
fixité de l’Etre. La constance arithmétique du mouvement céleste dit bien quelque chose de
l’immobilité archétypale en cela qu’elle adjoint du Même au toujours-Autre. Mais d’un autre
côté, précise Timée, l’éternité de l’Etre et l’éternité du Devenir ne se disent pas de la même
façon, ni selon les mêmes mots : « L’expression est ne s’applique qu’à la substance éternelle.
Au contraire était, sera sont des termes qu’il convient de réserver à ce qui naît et progresse
dans le Temps117 ». L’être de la substance éternelle est une égalité parfaite, une identité
absolue, qui ne se laisse conjuguer que par une analogie trompeuse. L’être de l’image est au
contraire une répétition régulière dont une grammaire peut rendre compte. En d’autres termes,
l’éternité de la substance du modèle est un être suspendu, achrnonique, sans changement ni
succession, sans avant ni après – un être pétrifié –, alors que l’éternité du Monde engendré est
un Devenir sans fin118, se mouvant incessamment depuis la naissance du Ciel, avec qui elle se
confond119. Dans le texte de Platon, Timée insiste particulièrement sur cette différence
fondamentale : alors que la substance éternelle du modèle ne comporte aucun des accidents du
Devenir, le temps mime l’éternité (aiôna mimoumenou) et se déroule en cercle suivant le
Nombre (kat’arithmon kukloumenou120). Le cercle en mouvement est donc bien l’image
temporelle, rythmée et fluente de l’Etre.
Qu’en déduire des rapports de chronos et d’aiôn ? Quelle est la nature de la
ressemblance dont parle Timée ? Retenons d’abord que le temps est lié à un paradigme idéal,
comme tout étant sensible selon Platon. Il n’est rien seulement par lui-même, mais participe
d’une altérité paradigmatique. Conception méliorative en un sens puisque le temps, courant
sur lui-même, se mouvant régulièrement pour conserver la similitude du modèle, ressemble au

116
Voir Timée, 37e.
117
Id., 37e-38a, éd. cit., p. 151.
118
Dans le commentaire du Timée qu’il en a proposé dans les Ennéades, Plotin insiste sur le fait que le Monde
engendré n’a pas eu de commencement dans le temps : « Quant à la phrase du Timée : le démiurge ‘était bon’,
l’imparfait a rapport à la notion de l’univers sensible ; il veut dire que, grâce à ce qui est au-dessus de lui,
l’univers n’existe pas à partir d’un certain moment ; et ainsi le monde ne peut avoir eu un commencement dans
le temps ; c’est le seul fait d’être cause qui donne à l’être son antériorité » (III, 7, 6, trad. par E. Bréhier, Les
Belles Lettres, 1981, tome III, p. 134).
119
Voir R. BRAGUE : « Le ciel est bien cela même que nous appelons temps. Cette identification, avons-nous
dit, peut être lue comme un simple fait de langage. Il faut alors comprendre que ce que les gens nomment
communément ‘temps’ a pour nom rigoureux ‘ciel’. Elle est également l’expression de la vérité profonde, à
condition que le temps soit compris comme mouvement réglé sur le nombre. Le temps n’est pas le nombre du
mouvement, comme le dira bientôt après Aristote. Il est le mouvement du ciel tel qu’il se règle sur le nombre »
(Du Temps chez Platon et Aristote, PUF, Epiméthée, 1982, p. 65).
120
Voir Timée, 38a.

41
moins partiellement à l’éternité qu’il mime autant qu’il peut. Le temps est une image,
dégradée certes, mais une image réelle de l’identité invariable. Conception dépréciative
également puisque, sans la substance du modèle, le temps ne s’apparente paradoxalement à
l’éternité que comme son Autre radical, son contraire ontologique. Le mot eikôn utilisé par
Platon est à interroger dans toute sa complexité : le Devenir est-il seulement une image
éloignée de l’Etre, un simple simulacre fantomatique et méconnaissable, ou une véritable
icône de l’éternité ?

c) Image ou icône ?

Reprenons la distinction conceptuelle opérée à ce sujet par Jean-Luc Marion. Toute


image, entendue comme réalité dupliquée, ne renvoie qu’à elle-même et ne trouve sens qu’en
elle-même, par la distance maximale creusée entre elle et son modèle. Ainsi d’une
photographie que l’on peut scruter et lire pour elle-même sans n’avoir jamais vu le paysage
dont elle est un duplicata bidimensionnel, figé et rapetissé ; ainsi d’un croquis dont les formes
schématisées n’ont aucunement besoin d’être reconduites aux trois dimensions du modèle
pour satisfaire le regard et suggérer l’épaisseur des formes. Ce que Jean-Luc Marion dit de
l’image rendue possible par la technique contemporaine nous semble valoir pour la notion
même d’image : « L’image n’a pas d’autre original qu’elle-même et n’entreprend que de se
faire accepter pour l’unique original121 ». Regarder une image, c’est se satisfaire de ce qu’elle
donne, de ce qui s’y donne, de ce qu’elle est, de ce qui s’y trouve, sans y déceler ni manque,
ni absence. Regarder une image, c’est jouir de la pleine indépendance de sa visibilité, dans
l’oubli d’un motif original. L’image, comme œuvre à part entière, fait en ce sens écran au
modèle et remplit par elle-même toutes les conditions d’un nouveau modèle. De ce point de
vue, traduire eikôn par « image », affirmer que le temps est une image de l’éternité, c’est
considérer le temps comme une réalité autonomisée et auto-référencée.
Une icône, au contraire – songeons simplement aux représentations religieuses –, ne
prend sens qu’à conduire et reconduire sans cesse le regard vers ce qu’elle cherche à filigraner
plus qu’à reproduire. Entendue de la sorte, toute icône s’ouvre sur ce qu’elle ne peut ni
contenir, ni donner. Ainsi, l’icône est à proprement parler un affaiblissement de l’image. Elle
est littéralement une « kénose de l’image », pour reprendre l’heureuse (et paulinienne)
expression de Jean-Luc Marion122. L’icône atténue la visibilité et retient la plénitude du

121
J.-L. MARION, La Croisée du visible, PUF, Quadrige, 2007, p. 87.
122
Id., p. 111.

42
visible pour diriger le regard vers ce qui dans le paradigme est irreprésentable. Elle fait donc
signe vers ce qu’elle ne montre pas, se donnant à voir « en ce qu’elle […] fait entendre son
appel123 ». Si l’image fait oublier le modèle, l’icône renvoie qui peut la voir, selon l’élan
dialectique d’une sorte d’anamnèse, à l’altérité radicale de son paradigme idéal. « Les icônes
qui décorent la chapelle, et qui veulent représenter l’au-delà du monde, doivent aussi faire
prendre une vive conscience de l’absence de ce qu’elles représentent124 ». Frustrant le désir
autant qu’elle l’assouvi, l’icône montre ce qu’elle cache en dérobant ce qu’elle manifeste.
La métaphore de l’image déprécie-t-elle le temps au-delà de toute mesure ou l’adosse-t-
elle au contraire, du mieux qu’elle peut, à cette « chose auguste » (kalôs125) qu’est l’éternité ?
Toute eikôn recèle par analogie une part, fut-elle non substantielle, de son modèle. Quelle est
la nature de cette part ? Si l’image est un reflet devenu autosuffisant et si l’icône en est une
présence en creux, le Devenir est-il de l’ordre de l’image ou de l’icône de l’Etre ?
Interpréter la définition platonicienne du temps n’est pas notre sujet, mais le débat
philosophique sur la nature de l’image nous conduit cependant au cœur de la conception
grecque du temps. Il faut à la noèse se détourner de la dispersion sensible pour accéder à
l’unité des formes. Le discours de Diotime nous en avertit dans le Banquet à propos de la
jouissance du beau. C’est par une conversion continue du multiple vers l’un que le regard,
montant par degrés du particulier vers l’essence, s’émerveille soudain de cette beauté qui se
donne à la représentation, « éternellement jointe à elle-même par l’unicité de la forme126 ».
L’expérience de la dialectique, telle que la décrit l’Etrangère de Mantinée, est un chemin droit
et continu : « C’est là justement le droit chemin pour accéder aux choses de l’amour, ou pour
y être conduit pas un autre, de partir des beautés de ce monde et, avec cette beauté-là comme
but, de s’élever continuellement, en usant, dirais-je, d’échelons, passant d’un seul beau corps
à deux, et de deux à tous, puis des beaux corps aux belles occupations, ensuite des
occupations aux belles sciences, jusqu’à ce que, partant des sciences, on arrive pour finir à
cette science que j’ai dite, science qui n’a pas d’autre objet que, en elle-même, la beauté dont
je parle, et jusqu’à ce qu’on connaisse à la fin ce qui est beau par soi seul127 ». Il est notable
que cette anabase du regard amoureux, qui monte progressivement des beautés multiples vers
le beau « éternellement joint à soi-même », se fasse continûment, comme si la césure de l’un
et du multiple n’était jamais absolument insurmontable. Césure et lien se pensent ensemble,

123
J.-L. MARION, De Surcroît, PUF, Quadrige, 2010, p. 149.
124
J.-Y. LACOSTE, Présence et parousie, Ad Solem, 2006, p. 206.
125
Voir PLOTIN, « De L’éternité et du temps », Ennéades, III, 7, 5.
126
Voir PLATON, Banquet, Œuvres complètes, tome IV, 2e partie, Les Belles Lettres, trad. par L. Robin, p. 69.
127
Id., éd. cit., p. 70.

43
l’un par l’autre. La césure manifeste le lien, comme une séparation appelant les retrouvailles.
C’est bien en ce sens que le Devenir peut être conçu comme une icône de l’Etre plutôt que
comme une image. Quand l’image ne semble valoir que pour elle-même, au large de tout
archétype qu’elle fait d’ailleurs oublier, l’icône révèle quant à elle l’absence du modèle : elle
crie cette absence et convertit l’attention vers ce qui manque et vers ce qui, par là, révèle
kénotiquement sa présence. Chronos, compris comme icône de l’aiôn, par la distance et dans
la continuité, appelle à penser l’éternité. Mais Chronos ne nous dit quelque chose de l’éternité
que par l’absence, le manque et, pour ainsi dire, par la kénose plus ou moins complète de
l’aiôn. Moins l’icône est semblable au modèle, moins elle est autonome, et plus elle est
susceptible de nous reconduire à lui. Mais, dans un même mouvement paradoxal, plus le
Devenir s’entend comme une icône de l’Etre, et moins il peut être pensé par lui-même comme
une réalité indépendante. En définitive, puisque dans la vivacité du changement le « devenir
n’aboutit pas à l’être128 », le temps ne trouve sa substance qu’hors de lui, se rendant
intelligible par un saut de la pensée vers ce que le temps ne donne pas. A la différence de
l’eikôn-image, qui est un double (eidôlon) du paradigme absent – un double certes faussé,
incomplet, fêlé, mais un doublon réel – l’eikôn-icône en est pour ainsi dire le signe (semeion).
Le kairos dont parle Paul, s’il avait à être désigné comme eikôn de l’éternité, comme
eikôn de l’aiôn mellôn, il n’en serait à proprement parler ni une « image » au sens de double
imparfait ni une « icône » au sens de signe. Comme nous le montrerons (I, C), le kairos
paulinien, le temps de la fin, présent sur-tendu et projeté contre sa propre limite, est ce qu’il
est par l’approche objective de l’aiôn mellôn. Il faudrait alors temporaliser l’eikôn, le penser
comme présence (ou inchoation) de l’éternité.

Nous rencontrons déjà, grâce à Platon, quelques traits saillants de la conception grecque
du temps, pour autant qu’une telle conception se laisse synthétiser. 1) Le temps se pense
d’abord comme donnée cosmique plutôt que comme temporalité proprement dite. La notion
de temps vécu apparaît comme un surgeon tardif de l’idée de temps naturel. 2) La figure
mythique du Temps – C(h)ronos – ne se suffit pas à elle-même. Il lui faut pour exister
s’étendre au-delà des limites posées par tout engendrement : son activité consiste à déborder
ses limites. Nous avons vu que l’émasculation d’Ouranos et la dévoration des enfants du
Temps, préfigurant l’idée du cercle dans le récit hésiodique, disait déjà cette nécessité. 3) En
termes pythagoriciens et platoniciens, le Devenir doit trouver son principe hors de lui-même,

128
Ούδ΄ είς τό ειναι περαίνει τό γιγνόµενον αύτης (Héraclite, fragment 91).

44
dans un paradigme qui lui est étranger. 4) L’engendrement du Devenir, coextensif à
l’engendrement du mouvement céleste, n’esseule cependant pas la pensée au point de lui faire
perdre définitivement toute idée de l’éternité : l’icône évoque kénotiquement la substance
absente. 4) Dans l’articulation de chronos et d’aiôn, la notion de temps présent ou de moment
opportun (kairos), tout à la fois isolée de la continuité et plongée dans la succession
chronique, ne trouve pas encore pleinement sa place : la représentation mythico-cosmique du
temps élude largement la question du temps vécu. C’est surtout dans les tragédies, dans la
pensée d’Aristote et dans le stoïcisme que cette question prendra corps. En surplomb du
Devenir, à la fois modèle et cause, se tient l’Etre, hors de tout changement, perpétuellement
identique à soi. Il n’en reste pas moins que le Devenir, précisément en tant qu’icône, ne se
laisse pas appréhender exhaustivement par lui-même. Le temps est imperfection. Le temps est
incomplétude. Chronos ne prend consistance qu’en relation à ce qui demeure étranger à la
durée, comme si le temps devait se penser d’abord sous la catégorie du manque et de
l’insubstantialité129. Il nous faut étudier maintenant la manière dont la pensée grecque a pu
penser le temps comme cycle, réintroduisant le Même dans l’Autre par une représentation
extrêmement large de l’histoire cosmique.

3) La représentation cyclique du temps dans la tradition stoïcienne

a) La palingénèse

Sur le modèle des révolutions célestes, la pensée mésopotamienne concevait l’histoire


du Monde comme le recommencement incessant de la Grande Année cosmique. Cette notion
de palingénèse ou de renouvellement a très largement façonné la conception grecque du
temps. Par elle l’impensable toujours-Autre, grâce à l’introduction de la récurrence,
brutalisant et faussant la linéarité, prenait l’aspect d’une réalité appréhensible. La physique
ancienne, s’attachant principalement au mouvement des corps célestes, prédisposait à la
conception d’un temps circulaire130. Comme nous venons de le voir, le Timée de Platon
avance que le Temps se meut en cercle (kukloumenou) suivant le Nombre. Une page du livre

129
Dans la physique stoïcienne, le temps est classé parmi les « incorporels » (άσωµατα) et qualifié parfois de
« quasi-existence » (έννοηµα). Voir SENEQUE, La Brièveté de la vie, VIII, 1 : Fallit autem illos, quia res
incorporalis est, quia sub oculos non uerit ideoque uilissima aestimatur... : « Nous n’en avons pas conscience,
parce qu’il est immatériel, parce qu’il ne tombe pas sous les yeux, et pour cette raison on l’estime très bas… »
(Belles Lettres, 2003, p. 57-58).
130
Voir V. GOLDSCHMIDT, Le Système stoïcien et l’idée de temps, Vrin, 2006, p. 50.

45
VIII de la République, dans laquelle les Muses – que fait parler Socrate – apparentent les êtres
vivants et les institutions humaines, reprend cette métaphore du cercle : « Comme tout ce qui
naît est sujet à la corruption, votre constitution non plus ne durera pas toujours, mais elle se
dissoudra et voici comment. Il y a non seulement pour les plantes enracinées dans la terre,
mais encore pour l’âme et le corps des animaux qui vivent sur sa surface, des alternatives de
fécondité et de stérilité. Ces alternatives se produisent quant la révolution périodique ferme le
cercle où chaque espèce se meut, cercle court pour les espèces qui ont la vie courte, long pour
celles qui ont la vie longue131 ». La « révolution périodique » (periphora) fermant le cercle
(kuklos) dans lequel chaque espèce est sujette au Devenir indique clairement la nécessité, pour
tout ce qui naît, de commencer, de finir et de recommencer. La notion de cercle, pour
ordinaire qu’elle soit dans la pensée grecque, permet ici d’exprimer l’identité persistant dans
le changement, de substantialiser l’évanescence, et par là de rendre intelligible le fluent
autrement qu’en le définissant comme eikôn kénotique de l’éternité.

b) « Diacosmèsis » et « ekpurôsis »

Si nous en trouvons trace dans le platonisme, c’est dans la physique stoïcienne que la
description du temps comme cycle s’est exprimée avec le plus d’insistance et de précision.
Nous trouvons dans l’Eternité du monde de Philon les éléments d’une polémique opposant
Zénon de Cittium et les aristotéliciens au sujet de la substance du monde132. Zénon ne
contestait pas que cette substance fût éternelle, mais l’observation des nombreux changements
se produisant à la surface de la terre (l’érosion des matières, les marées, les saisons…) ainsi
que la conviction du caractère récent des civilisations humaines ou l’interprétation des fossiles
comme formes anciennes de vies aujourd’hui disparues lui ont suggéré d’en revenir à la
pensée d’Héraclite. Les faits observés prouvent selon le fondateur du Portique l’existence de
périodes cosmiques. Le feu originel et divin, une fois l’élément humide apparu, donne
naissance au monde – modèle descriptif dans lequel nous reconnaissons les traces de la
pensée ionienne. La terre se dépose au centre et le cosmos s’organise. C’est la phase de
diacosmèsis, d’agencement, de construction, d’édification, d’assemblement. Le feu divin,
dans un combat inégal, reprend ensuite le dessus et assimile (ou désintègre) progressivement

131
PLATON, La République, VIII, 546a, Œuvres complètes, trad. par E. Chambry, Les Belles Lettres, t. VII, 2e
partie, 1947, p. 8-9.
132
Voir Les Stoïciens, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, Préface de P.-M. Schuhl, p. XVIII-XIX.

46
les autres éléments, jusqu’au terme de la Grande Année133. Se produit alors l’explosion finale,
la déflagration ou l’embrasement du monde que les stoïciens appellent l’ekpurôsis. Cette
conflagration du cosmos, loin de l’annihiler seulement, en effectue la purification. C’est ainsi
que se pense le cycle, comme courbure et comme retournement sur soi de la ligne du temps : à
l’ekpurôsis de la fin du monde succède aussitôt, en un mouvement répété, une nouvelle
diacosmèsis.
Peu d’œuvres complètes du premier stoïcisme nous sont parvenues. Il n’est donc pas
aisé d’attester une telle théorie autrement que par des allusions ou des motifs philosophiques
repris tout au long de l’histoire de cette école. Diogène Laërce, par exemple, ce doxographe
du IIIe siècle de notre ère, dans les Vies et opinions des philosophes illustres, consacre un
chapitre à l’évolution du monde selon la physique des premiers philosophes du Portique :
« Selon eux le monde est corruptible, puisqu’il est engendré ; ils tirent aussi argument de
notions venues de l’expérience : le tout dont les parties sont corruptibles est lui-même
corruptible ; or les parties du monde sont corruptibles ; car elles se transforment les unes dans
les autres ; donc le monde est corruptible. Autre argument : si une chose est capable de se
modifier en un sens pire, elle est corruptible ; or, c’est le cas du monde ; car il y a des
desséchements et des transformations d’air en eau. La naissance du monde a lieu, lorsque, à
partir du feu, la substance, par l’intermédiaire de l’air, se change en humidité, dont la portion
épaisse et consistante fait la terre, tandis que ses parties subtiles deviennent de l’air et, se
subtilisant encore plus, engendrent le feu ; ensuite, selon le mélange des éléments viennent
d’eux les plantes, les animaux, et les autres genres d’êtres. Zénon parle de la génération et de
la corruption du monde dans son traité Du Monde134 ». Engendrement, corruption et
conflagration se répètent indéfiniment, comme en une rotation. Mais, si le mouvement de la
naissance à la corruption est assez précisément étudié du point de vue d’une causalité
physique, le passage de la conflagration à la reformation ou à la renaissance du monde
(palingenesis) n’est pas clairement motivé, sinon par l’indestructibilité et l’immortalité du feu.
Le feu divin jamais n’advient ni ne disparaît. Comme une substance – la substance même dont
tout est animé –, l’élément primordial conserve et sa réalité et sa puissance créatrice. Parce
que le feu primordial ne peut avoir ni commencement ni fin, le Monde, qui est en quelque
sorte le produit de la vivante relation du feu aux différents éléments, n’a lui-même ni
commencement ni fin.

133
Diogène de Babylone évalue cette Grande Année à 365 fois 108000 ans. Cf. Les Stoïciens, éd. cit., Préface, p.
XIX.
134
DIOGENE LAËRCE, Vies et opinions des philosophes, VII, 141-142, trad. par E. Bréhier dans Les Stoïciens,
éd. cit., p. 61.

47
c) La beauté perpétuelle

Dans le traité De la nature des dieux, Cicéron fait allusion à la cosmologie stoïcienne en
des termes comparables à ceux de Diogène Laërce : « Dans l’éther roulent les astres qui
gardent, par leur propre force, la forme d’un globe et, grâce à cette forme, maintiennent leurs
mouvements […] Par nature, les étoiles sont faites de flammes ; c’est pourquoi elles se
nourrissent des exhalaisons de la terre, de la mer et des cours d’eau, qui s’élèvent des champs,
et des eaux réchauffées par le soleil ; nourris et renouvelés par ces exhalaisons, les étoiles et
l’éther entier les envoient pour les attirer à nouveau, si bien que rien ne périt, sinon le peu de
choses que consument le feu des astres et la flamme de l’éther : d’où, d’après nos amis, cette
issue […] : à la fin, le monde entier s’enflammera quand, après épuisement des vapeurs, il ne
pourra plus être nourri par la terre et que l’air ne pourra se reconstituer ; car une fois toute
l’eau épuisée, il ne peut plus naître ; ainsi rien ne restera que le feu ; mais par ce feu vivifiant
et par Dieu s’opérera le renouvellement du monde et renaîtra la même beauté135 ».
Toutes les parties du cosmos sont ainsi liées et tressées entre elles au sein d’une
formation unique et d’une même évolution : « Les gens que n’ébranlent pas cette liaison des
choses, cet assemblage où tout s’accorde pour la conservation du monde, n’ont jamais réfléchi
à tout cela, j’en suis certain136 ». Dans ce beau corps cohérent et animé qu’est le Monde, le
temps apparaît paradoxalement comme la condition de la pérennité de l’ensemble. Le rythme
périodique du cycle cosmique permet en effet, par le retour régulier du Même, de penser la
perpétuité.

Quoique Paul ait vraisemblablement fréquenté l’enseignement des stoïciens et qu’il en


ait retenu quelques éléments137, rien ne lui est plus étranger, nous le verrons, que cette
représentation périodique du temps. Fidèle à la tradition juive, le temps est pour lui une
création de Dieu, création originaire et orientée vers une fin. Mais comment, selon la pensée
grecque, la temporalité de l’homme prend-elle place dans ce temps cyclique naturel ?
Comment le temps apparaît-il à l’homme ? Les événements cosmiques se déroulent
évidemment dans le temps, « dans ce temps précisément dont eux-mêmes, pris ensemble,
fournissent la mesure et ce rythme périodique qui va de chaque naissance du monde jusqu’à

135
CICERON, De la nature des dieux, II, XLVI, trad. par E. Bréhier dans Les Stoïciens, éd. cit., p. 450.
136
Id.
137
Voir M. FATTAL, Saint Paul face aux philosophes épicuriens et stoïciens, L’Harmattan, Ouverture
philosophique, 2010.

48
son embrasement final138 ». On ne saurait ni imaginer, ni concevoir d’événements successifs
sans les rapporter à une condition nommée temps – sauf à considérer le temps moins comme
la condition du mouvement que comme l’effet de ce mouvement. Qu’il soit condition ou effet,
chronos désigne l’évolution du monde, la répétition à l’identique de la révolution, le retour
perpétuel du Même, par purifications successives. Mais l’homme ne pouvant pas atteindre la
plénitude d’une vision cosmique englobant toutes choses, ni s’élever à la contemplation de la
totalité du cycle et embrasser du regard le renouvellement perpétuel, comment s’insère-t-il
dans la Vie perpétuelle de cet immense et majestueuse Totalité ? Comment pouvons-nous
nous représenter l’envergure sans contour du temps, sinon par un démon139 ? Que change,
pour chacun, une telle représentation ? En d’autres termes : comment l’éthique, pour les
Grecs, s’insère-t-elle dans la cosmologie ?

4) Premières approches de la temporalité : Epicure, Sénèque, Marc Aurèle

a) La brièveté de la vie

Par la représentation de l’économie temporelle du cosmos, l’homme découvre


l’étroitesse du temps biologique. Dans l’enchaînement cyclique perpétuel de la naissance
(genesis), de l’agencement (diacosmèsis), de la conflagration finale (ekpurôsis) et de la
régénération (palingenesis) du Monde, la vie humaine n’est qu’un infime petit segment de
temps : « Pense à l’ensemble de la substance dont tu participes pour une très petite part ; à
l’ensemble de la durée, dont un intervalle, bref et infinitésimal, t’a été assigné ; et à la
destinée, où tu tiens une place, combien petite ! 140 » Un écart vertigineux, qu’il convient à la
pensée de combler d’une manière ou d’une autre, sépare la représentation de l’ensemble de
l’éternité (sumpantos aiônos) et le bref intervalle (diastèma aphôristai) de la vie humaine.
Penser cet écart, concilier l’éminence de l’homme et sa dérisoire position temporelle, c’est

138
V. GOLDSCHMIDT, Le Système stoïcien et l’idée du temps, éd. cit., p. 73.
139
Voir EPICTETE, Entretiens, I, XIV, 10-12 : « Le soleil a le pouvoir d’éclairer une aussi grande partie de
l’univers, ne laissant obscure que cette petite portion qui est occupée par l’ombre que fait la terre : et celui qui a
fait le soleil, c’est-à-dire une bien petite partie de lui-même par rapport à l’ensemble, celui qui donne son
mouvement circulaire, n’aurait pas le pouvoir de connaître toute chose ? – Mais moi, dit-il, je ne puis avoir
conscience à la fois de tout cela ? – Te dit-on que tu as un pouvoir égal à celui de Zeus ? Et pourtant il a placé
auprès de chacun de nous un guide qui est notre démon ; il nous a confié à la garde de ce démon, toujours
veillant et incapable d’erreur » (trad. par E. Bréhier dans Les Stoïciens, éd. cit., p. 843).
140
MARC AURELE, Pensées, V, 24, trad. par A. I. Trannoy, Les Belles Lettres, 1953, p. 50. Cf. aussi
SENEQUE, La Brièveté de la vie, I, 1. L’idée y était déjà exprimée mot pour mot.

49
prendre parti pour une lecture morale du temps – voie dans laquelle le stoïcisme s’engagera
toujours davantage. Pour l’individu, s’insérer dans la vie du grand Tout consiste à
« comprendre et à tenir son rang d’homme ». Comprendre et tenir son rang, qu’est-ce sinon
méditer sur le temps qui nous est propre, sur le temps qui est à notre discrétion, sur le temps
qui nous est donné – et le méditer pour apprendre à en user ? « En somme, brève est la vie,
constate encore Marc Aurèle. Il faut profiter du présent, mais avec réflexion et selon la
justice141 ». Il est notable que l’intelligence stoïcienne du temps dans lequel se joue l’éthique
reconduise avec insistance au seul présent. La vie est brève, certes : brachus ho bios.
Exclamation commune. Mais la vie est présente, présente à elle-même, lovée dans sa propre
présence. Seule l’atomisation du moment présent gênerait une telle affirmation. Vivre et
penser sa vie, c’est être toujours présent à soi. Nulle fin, nulle mort à venir, nul passé, nul
regret n’ébrèchent cette réalité pleine : à toute vie un maintenant est toujours donné de vivre.
La considération du présent, fut-ce comme durée minimale, donne réalité au temps vécu. Car
le temps peut se vivre, se saisir, se prendre ; ce que découvre précisément le philosophe : « La
partie de la vie que nous vivons est courte. Et même tout le reste n’est pas de la vie, mais du
temps142 ». La modeste durée que la pensée prodigue à l’instant lui confère par surcroît une
réalité nouvelle et particulière, comme Sénèque s’attachera à le montrer. Pourquoi le présent
s’impose-t-il ainsi à la pensée stoïcienne comme unique réalité temporelle ? Pourquoi l’isoler
du passé et de l’avenir ?

b) L’usage du présent

C’est qu’en termes stoïciens, mais aussi bien épicuriens, le présent possède une
substantialité qui doit se refuser au passé comme au futur. Comme Epicure le fait remarquer
dans sa Lettre à Ménécée, l’avenir nous appartient et tout à la fois ne nous appartient pas.
Mieux : ce qui vient (mellon) n’est « ni tout à fait nôtre ni tout à fait non nôtre » (oute pantôs
hèmeteron oute pantôs ouk hèmeteron143). L’avenir, pouvons-nous comprendre, n’est pas
complètement à nous dans la double mesure, l’une ontologique où il est irréel, l’autre
cosmique où ses conditions concrètes et les paramètres conduisant à ce qu’il sera ne
dépendent pas de nous. L’avenir n’est pas non plus complètement « non nôtre » dans la
double mesure, l’une morale où nous pouvons nous en soucier, l’autre pratique où nous

141
MARC AURELE, Pensées, IV, 26, 5, éd. cit., p. 34.
142
SENEQUE, La Brièveté de la vie, II, 2, éd. cit., p. 49.
143
EPICURE, Lettre à Ménécée, trad. par Marcel Conche, PUF, Epiméthée, 1992, p. 221.

50
pouvons espérer timidement peser sur lui. Cette indétermination de l’avenir nous commande
donc de ne pas l’attendre et de n’en pas en désespérer « comme devant absolument ne pas
être144 ». L’avenir doit donc être regardé comme indifférent. Une relation causale s’établit
entre la déconsidération du futur et le bon usage du présent : « Seras-tu jamais satisfaite de ta
condition présente, demande Marc Aurèle en s’adressant à son âme, heureuse de ce qui
t’arrive présentement ? Te persuaderas-tu que tout va bien pour toi et t’est envoyé de la part
des Dieux et encore que tout ira bien, quoi qu’il leur plaise de décider et quoi qu’ils doivent
envoyer dans l’avenir pour le salut de l’être parfait, bon, juste et beau, qui engendre tout, qui
maintient ensemble, entoure et embrasse tous les corps dans le même temps qu’ils se
dissolvent pour en reproduire d’autres semblables145 ». L’assentiment – cet acquiescement au
devenir et cette manière, finalement, de « cueillir le jour146 » – exige de détourner l’attention
de toute attente vaine, de la dévier de toute aspiration incertaine : « Ce que sera demain, évite
de le chercher147 ». L’homme ne peut entretenir de relation raisonnable avec le Tout vivant
qui se fait et se défait selon l’ordre du Logos (ou du Destin providentiel148), fluctuant sans
jamais perdre son identité, qu’en adhérant à lui. Et cela appartient à l’âme qui, à défaut de
pouvoir contempler le cycle de la Grande Année et à défaut de pouvoir modifier la concorde
cosmique, s’ouvre pleinement, par une adhésion sans restriction, sur le moment qui lui est
actuellement donné de vivre. Il ne s’agit de rien moins que découvrir dans le présent, outre le
temps de la liberté et du bonheur, le temps propre de l’homme.
Puisque le telos de l’action humaine peut être atteint à chaque instant, l’instant présent –
« lui et non pas l’avenir de nos bonnes résolutions149 » – demeure le temps du salut. Une sorte
de sotériologie immanente, d’autant plus urgemment tournée vers le présent qu’elle est
immanente, se greffe sur l’analyse philosophique de la temporalité. Marc Aurèle se
recommande expressément à lui-même de toujours accomplir l’action présente dans
l’indifférence la plus complète de ce qui vient après : « Comme si c’était la dernière » (hôs
eschatèn), comme s’il n’y avait pas d’après150. Ainsi se libère-t-on de toute illusion et de toute
préoccupation (phantasia). Egal pour tous, le présent peut donc être considéré, en une sorte

144
Id.
145
MARC AURELE, Pensées, X, 1, 3, éd. cit., p. 109.
146
Voir HORACE, Odes et épodes, I, XI : Carpe diem, quam minimum credula postero.
147
Id., I, IX, trad. par F. Villeneuve, Les Belles Lettres, 1991, p. 18.
148
Cicéron insiste particulièrement sur le déterminisme cosmique par lequel l’avenir est mécaniquement contenu
dans l’ordre du présent : « Qui tiendrait, en effet, les causes des événements futurs saura nécessairement tout
l’avenir », cité par V. Goldschmidt, op. cit., éd. cit., p. 80.
149
V. GOLDSCHMIDT, Le Système stoïcien et l’idée de temps, éd. cit., p. 169.
150
MARC AURELE, Pensées, II, 5, 2.

51
d’eschatologie immanentiste151, comme une réalité dernière. Comme le remarque Victor
Goldschmidt, l’actualisme stoïcien « frappe le passé et l’avenir d’un égal discrédit152 ».
N’étant plus le temps de l’action, le passé est comme aboli153, et n’étant pas encore le temps
de l’action, le futur ne peut qu’être vainement envisagé. Mais le présent ainsi délimité n’est
pas nécessairement détaché de la notion d’éternité (aiôn ou aeternitas). On ne peut dire que
l’instant présent est le temps du salut sans ajouter, métaphoriquement ou non, que le présent,
utilisé avec justice et raison, est un temps ouvert sur un autre horizon que strictement
temporel. L’actualisme stoïcien a pu donner naissance à l’idée que le bon usage du temps
éternise l’existence humaine.

c) « Occupati » et « otiosi » selon Sénèque

C’est à Sénèque que nous devons certainement les analyses les plus fouillées de la
temporalité. Le traité sur La Brièveté de la vie fournit des pages précieuses dans lesquelles le
temps vécu devient un objet digne de pensée. S’y rencontre justement une réflexion assez
originale sur la valeur méta-temporelle du présent maîtrisé. L’opposition des « hommes
occupés », les occupati, et des hommes sages ou des « hommes de loisir », les otiosi, est bien
connue. Les occupati sont ces individus affairés, oisifs, irrésolus, inconstants, accaparés,
gaspilleurs, soucieux de plaisirs, désireux d’avenir, ne s’appartenant pas à eux-mêmes,
ajournant sans cesse de vivre, se conduisant comme s’ils devaient vivre toujours, abrégeant
leur propre vie – entendons : se donnant à eux-mêmes l’impression de vivre peu –, perdant la
manne précieuse du présent en des préoccupations inconsistantes et dégradées. L’impression
terrifiante de la brièveté de la vie semble à Sénèque consubstantielle à cet affairement vide.
De là ces récriminations incessantes contre la nature humaine ou, pire, contre la méchanceté
de la nature : vitam breuem esse, « la vie est courte ! ». Le grand malheur de l’occupation

151
L’expression n’est en rien contradictoire. Si l’eschatologie désigne la « connaissance des réalités dernières
(comme le jugement divin et la parousie du Christ) » (L. BOUYER, Dictionnaire théologique, Desclée, 1963),
les mots έσχάτως, (finalement) ou έσχάτον (dernier) s’emploient pour désigner ce qui précède de très peu,
comme à la frontière, la fin, et non cette fin elle-même ou son au-delà. On peut ainsi concevoir une eschatologie
immanentiste sans brutaliser les mots.
152
V. GOLDSCHMIDT, op. cit., p. 170.
153
Sénèque seul semble considérer le passé comme possédant une dignité supérieure à l’avenir : « la vie se
divise en trois époques : ce qui a été, ce qui est, ce qui sera. De ces trois celle que nous passons est courte ; celle
que nous passerons, douteuse ; celle que nous avons passé, certaine. C’est en effet ce sur quoi la fortune a perdu
ses droits, ce qui ne peut retomber au pouvoir de personne. Voilà ce qui échappe aux gens occupés ; car ils n’ont
pas le loisir de jeter un regard sur le passé, et, l’auraient-ils, il leur serait désagréable de se rappeler ce qui doit
leur inspirer des remords » (La Birèveté de la vie, X, 2-3, trad. par A. Bourgery, Les Belles Lettres, 2003, p. 60).

52
ainsi considérée, c’est l’ « ajournement » (dilatio), c’est-à-dire la désaffiliation ontologique du
présent. Vivre d’affairement – perdre son temps – c’est perdre le temps lui-même.
Mais la condition humaine, maîtrisée et empoignée selon la vertu, ne condamne
aucunement l’homme à laisser ainsi filer le temps : « Chacun laisse sa vie s’abîmer et souffre
du désir de l’avenir, du dégoût du présent. Mais celui qui consacre tout son temps à son profit
personnel, qui organise tous ses jours comme une vie entière, ne désire le lendemain ni ne le
redoute154 ». Nous retrouvons ici une lecture pour ainsi dire eschatologique du présent :
regarder chaque jour comme une vie, c’est admettre la fin, la limite et la mort dans l’orbe du
présent. Les otiosi sont ces hommes sages, ces hommes du « loisir » (otium), consacrés à la
réflexion, tournés vers les doctrines saintes et pratiquant en chaque instant la vertu, usant de
leur liberté, dialoguant avec les penseurs immortels. A la dilatio de l’affairement s’oppose
l’aeternitas du loisir : « Les esprits les plus fameux forment des familles : choisis celle où tu
veux entrer ; tu recevras non seulement leur nom, mais leurs biens, que tu n’auras pas à garder
avec une avarice sordide : ils grossiront d’autant plus que tu partageras davantage. Ceux-ci
t’ouvriront le chemin de l’éternité et t’élèveront en un lieu d’où personne n’est précipité155 ».
La notion paulinienne de kairos, nous le montrerons, met également en lumière la
modalité présente du salut (voir infra II, B). Bien des formules pourraient rapprocher saint
Paul de Sénèque, ces deux contemporains, sur ce point particulier156. Mais à la différence de
Sénèque, pour qui le temps présent est un bien que l’âme se donne de son propre chef, le
kairos paulinien, saisissant le croyant du dehors, est d’abord une grâce extrinsèque par
laquelle la puissance de Dieu s’insère dans le cours de l’histoire. Pour Sénèque en revanche
l’homme peut, par ses propres moyens, par le sérieux de l’étude et de la pensée, s’assimiler
réellement à ces communautés familiales que forment les sages. Discutant avec Socrate,
doutant avec Carnéade, se reposant avec Epicure, vainquant la nature humaine avec les
stoïciens et la dépassant avec les cyniques157, les otiosi se font admettre dans un consortium
embrassant l’éternité : « Puisque la nature nous admet en participation à tous les siècles,
pourquoi ne pas sortir de l’étroit et chancelant passage de la vie pour nous adonner tout
entiers à ces méditations infinies, éternelles, partagées avec les plus nobles esprits158 ».
Sénèque choisit chacun de ses mots. Une participation à l’ensemble des siècles (in consortium
154
SENEQUE, La Brièveté de la vie, VII, 8-9, trad. par A. Bourgery, Les Belles Lettres, 2003, p. 56-57.
155
SENEQUE, op. cit., XV, 3-4, éd. cit., p. 70.
156
La légende d’un Sénèque pro-chrétien, inventée par Tertullien (De l’Âme, 20, 21), explique la genèse au IVe
siècle d’un corpus de 14 lettres échangées entre les deux hommes. Voir « Correspondance de Paul et de
Sénèque », dans Ecrits intertestamentaires, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2006, p. 1585. D’après les
Actes, Paul aurait eu à se défendre en Achaïe devant le proconsul Gallion, frère de Sénèque (Ac 18, 12-17).
157
SENEQUE, La Brièveté de la vie, XIV, 2.
158
Id.

53
omnis aeui) est naturellement possible (l’est-elle stricto sensu ? l’est-elle seulement par
manière de dire ?), conférée par les méditations infinies (immensa) et éternelles (aeterna).
Sénèque semble vouloir dire qu’en méditant – sans doute faut-il entendre : rencontrant les
vérités et les sagesses immuables – l’otiosus accède, par la pensée et par le dialogue avec les
plus grands esprits passés, au domaine immémorial du dialogue des morts. Mais en quel sens
la méditation est-elle éternelle ? Est-ce à dire que la pensée s’éternise en dialoguant dans
l’amitié des génies ? La vie du sage s’ouvre largement, dit Sénèque, elle n’est pas enfermée
dans les bornes communes. Le présent ainsi cultivé s’évase : « Tous les siècles [omnia
saecula] lui sont soumis [seruiunt] comme à Dieu [ut deo]. S’agit-il d’un temps passé ? il
l’embrasse par le souvenir ; présent ? il l’utilise ; à venir ? il en jouit à l’avance159 ». Une
précieuse indication nous est ici donnée sur le sens de l’éternité mise à disposition du présent
de l’otiosus. Dans le dialogue philosophique qu’est la méditation, le passé est ranimé par le
souvenir, le présent pleinement accueilli par la jouissance et l’avenir goûté d’avance. La
meditatio dont il est question possède la vertu d’embrasser les dimensions du temps, et c’est
bien en ce sens qu’elle touche à l’éternité, réunissant tous les temps (omnium temporum).
C’est une manière de dire que l’intelligence trouve en elle-même, pour peu qu’elle choisisse
les occupations qui corresponde à sa nature, la capacité propre de s’immortaliser160.
Ainsi, le présent bien compris et convenablement employé, en s’élargissant réellement
au-delà de lui-même, trouve une parenté avec l’éternité. L’analyse du rapport de l’éthique au
temps culmine dans cette affirmation d’une compénétration des dimensions temporelles dans
le présent de l’otium. Mais d’autres traditions que le stoïcisme gréco-latin ont pu aborder la
temporalité.

5) La pensée du « kairos » chez les tragiques et Aristote

159
Id., XV, 5, éd. cit., p. 70.
160
Ce qu’avait dit aussi Aristote dans le cadre d’une philosophie différente : « Si donc l’intellect est quelque
chose de divin par comparaison avec l’homme, la vie selon l’intellect est également divine comparée à la vie
humaine. Il ne faut donc pas écouter ceux qui conseillent à l’homme, parce qu’il est homme, de borner sa pensée
aux choses humaines, et, mortel, aux choses mortelles, mais l’homme doit, dans la mesure du possible,
s’immortaliser, et tout faire pour vivre selon la partie la plus noble qui est en lui » (Ethique à Nicomaque, X, 7,
1177b, 30, trad. par J. Tricot, Vrin, 1987, p. 512-514).

54
Un lieu commun veut que les Grecs n’aient pas eu une idée très nette du temps. Le mot
chronos n’est jamais le sujet d’un verbe chez Homère161. L’évolution de la pensée grecque,
d’Hésiode à Aristote, s’accompagne pourtant d’une réflexion de plus en plus insistante sur la
relation de l’homme au temps. Avant le stoïcisme, la littérature tragique s’est clairement
posée la question de savoir comment l’action humaine prend place dans la configuration du
Destin. De son côté, en marge du stoïcisme naissant, Aristote propose une réflexion originale
sur le « moment opportun » (kairos) dans ses œuvres d’éthique. Ce sont ces deux traditions
que nous allons visiter l’une après l’autre afin de préciser l’interprétation grecque du présent.

a) Temps et action dans la tragédie

La tragédie est par essence liée au temps. Jouant du contraste entre un avant et un après,
un antécédent et un suivant, le drame consiste le plus souvent en une perturbation du cours
plus ou moins insensible du temps par un événement transformateur : « Pindare parle du
temps pour souhaiter échapper à ses perturbations, remarque Jacqueline de Romilly : les
personnages tragiques parlent du temps parce qu’ils sont brutalement soumis à ces mêmes
perturbations ; en un sens toute la tragédie présente et commente un effet du temps162 ». Cet
effet du temps, sous l’emprise duquel l’homme se trouve placé, est le sujet implicite de toute
tragédie. Plus ce qui vient se trouve en contraste avec ce qui précède, plus la perturbation du
temps est grande, et plus dramatique paraît l’événement déterminant. A la différence du genre
épique qui évacue volontiers la durée en la diluant dans l’immémorial d’une histoire
mythifiée, la tragédie clôture l’action mise en scène dans un intervalle de temps extrêmement
réduit. Cette condensation du temps jointe à l’unité construite de l’histoire (muthos163) donne
à l’action (praxis) représentée une intensité particulière. Le temps s’y concentre à tel point
que le genre tragique ne pouvait que donner lieu à une réflexion approfondie sur la nature de
l’action humaine et du kairos. Nous allons détailler trois aspects du temps tragique : 1) la
présence du passé ; 2) le présent comme crise ; 3) la puissance du temps.
1) Remarquons d’abord que le passé, dans la tragédie, est ce qui ne passe pas. Jamais
complètement isolé du présent, le passé jette son ombre sur tout événement. Chez Eschyle en
particulier, rien ne meurt jamais. Dans les Perses, Darius sort de son tombeau pour intervenir

161
Voir J. de ROMILLY, Le Temps dans la tragédie grecque. Eschyle, Sophocle, Euripide, Vrin, Essais d’art et
de philosophie, 1995, p. 9.
162
Id., p. 11.
163
Voir ARISTOTE, Poétique, 7, 50b : « Notre thèse est que la tragédie consiste en la représentation d’une
action menée jusqu’à son terme, qui forme un tout et a une certaine étendue » (trad. par R. Dupont-Roc et J.
Lallot, Seuil, Poétique, 1980, p. 59).

55
dans le drame ; l’ombre de Clytemnestre poursuit les Furies elles-mêmes au début des
Euménides. Le chant du chœur des Choéphores exprime clairement cette idée : « Mais que les
gouttes en soient une fois bues par la terre nourricière, et le sang vengeur se fige : il ne
s’écoulera plus !164 » Les morts frappent les vivants, et les actes du passé conditionnent
largement le présent par une causalité souterraine et inquiétante. Le passé peut donc « figurer
le présent, et se confondre avec lui en une sorte d’identité165 », comme dans les Suppliantes
où les jeunes Danaïdes ne cessent de revenir au sort passé d’Io. Le Destin, plus qu’une
providence divine, se montre sous le jour d’un déterminisme plus ou moins strict. Le héros
eschyléen semble être ainsi toujours la proie d’un ensemble de faits qui ne sombrent pas dans
l’oubli, qui résistent, qui travaillent, qui se réveillent et s’érigent sur scène. Le présent
n’apparaît jamais comme un atome isolable, mais plutôt comme une conséquence se détachant
soudain de la ligne continue de la chronologie. C’est là une nouveauté philosophique
d’importance : sous une forme magique et divine, le temps tragique abrite un déterminisme
marqué. Le temps se pense désormais comme une continuité solidaire de laquelle le hasard est
largement exclu. Le présent ne se conçoit pas alors comme une éclosion accidentelle, un
ensemble de faits fortuits, mais plutôt comme une crise du passé.
2) Aucune œuvre antique comme les tragédies ne fournissent une telle détermination du
temps présent comme temps de crise. Comme le remarquait Aristote, l’épopée et la tragédie
diffèrent essentiellement par la longueur : « La tragédie essaie autant que possible de tenir
dans une seule révolution du soleil ou de ne guère s’en écarter ; l’épopée, elle, n’est pas
limitée dans le temps166 ». Dans cette « révolution du soleil », qui est un espace de temps
minimalisé, se nouent et se dénouent les intrigues. La journée devient l’aune du drame. Les
Grecs ont trouvé là un moyen extrêmement efficace, en ramassant sur lui-même le temps du
muthos, d’attirer l’attention du spectateur sur la puissance du temps et sur la concentration du
moment présent. Le présent devient un foyer condensé de possibilités, de conséquences, de
choix, de débats, de dilemmes ; il devient un temps de crise. « Pourquoi [l’action] semble-t-
elle si sérieuse, si décisive, si palpitante, demande Jacqueline de Romilly ? Eh bien, parce que
la brève série d’événements qui la constituent doit encore mettre en cause les problèmes les
plus graves et les enjeux les plus décisifs. En un jour, on saura si Médée doit vivre ou mourir :
cela est de l’ordre des faits. Mais également, en un seul jour, tout son amour passé, ses
sacrifices, ses espérances, seront mis en question ; et l’honneur de Jason aussi, ainsi que le

164
Traduit par Jacqueline de Romilly, op. cit., éd. cit., p. 28.
165
J. de ROMILLY, op. cit.., p. 29.
166
ARISTOTE, Poétique, 5, 49b, éd. cit., p. 49.

56
droit des gens à se venger167 ». En représentant sur scène le drame d’une vie sur un jour, et un
jour en une heure, en produisant l’attention la plus aiguë possible sur un certain nombre
d’événements palpitants, la tragédie invente une temporalité nouvelle, condensée et
imbriquée : « Tout le passé et tout l’avenir seront donc impliqués dans l’action ainsi engagée :
elle est sérieuse, elle est décisive ; et, pour cela, elle est, au sens étymologique du mot, une
crise168 ». Les héros tragiques, quelque joué à l’avance que soit leur sort, se débattent dans les
circonstances et ne cessent de délibérer pour conduire leur action. Ainsi de la tragédie,
devenant une considération sur une phase du Devenir, naît l’idée d’un présent sérieux, grave,
compénétré, lourd des significations du passé et gonflé d’implications pour l’avenir. S’il y a
crise dans le temps, crise du temps lui-même, c’est parce que le présent se trouve au moyeu
de la roue du Devenir.
Paul associe lui aussi fréquemment les notions de « jugement », de « décision » (krisis)
et de temps. Le jour est proche, selon lui, où le jugement de Dieu mettra à nu le secret de
chacun169. Le présent est donc un temps de « crise » où toute décision humaine s’avère
décisive et où le jugement divin, par le truchement du Christ, s’apprête à libérer le salut. Mais
à la différence des poètes tragiques, pour qui la « crise » du présent atteste la force mécanique
du Destin, le temps messianique se révèle à Paul comme ce moment particulier où se
cristallise in statu finalis temporis la volonté personnelle de Dieu.
3) Ce caractère « sérieux » du kairos se mesure également à la toute-puissance du temps
que ne cessent de clamer les tragédies. L’instabilité des affaires humaines, les changements
brusques dont les hommes sont parfois les victimes fragiles, forment l’autre face de la
souveraineté du temps. Le temps tragique n’est déjà plus la fluctuation aléatoire et chaotique
des Anciens, mais le maître impérieux des existences. L’homme doit donc se soumettre au
temps. Apparaît, chez Sophocle notamment, cette idée que, sous l’empire du temps, la seule
option raisonnable est d’en reconnaître le pouvoir. Dans Ajax, Athéna recommande à Ulysse
de s’imprégner du spectacle des malheurs auxquels conduisent la démesure et l’orgueil : « Un
jour suffit pour faire monter ou descendre toutes les infortunes humaines », lui dit-elle170. Un
seul jour (hèmera) suffit pour détruire le bonheur, pour briser les prétentions, pour réduire à
néant l’insouciance. C’est un thème cher à la sagesse grecque, que l’on retrouvera jusque dans
l’Ethique à Nicomaque d’Aristote. Si le bonheur consiste dans une activité de l’âme conforme
à la vertu, Aristote s’empresse d’ajouter : « Et cela dans une vie accomplie jusqu’à son

167
J. de ROMILLY, op. cit., éd. cit., p. 14.
168
Id., p. 15. Le mot « crise » vient en effet du verbe κρίνειν, qui signifie « juger », « discerner », « décider ».
169
Voir Rm 2, 16.
170
SOPHOCLE, Ajax, v. 131-132, trad. par P. Mazon, Les Belles Lettres, 1958, p. 14.

57
terme171 », ce qui peut se comprendre en deux sens au moins. Aristote veut dire que le
bonheur n’est pas l’œuvre d’une journée, pas plus qu’ « une hirondelle ne fait le printemps ».
La formule signifie également qu’une faiblesse soudaine, une injustice stupidement commise,
un renoncement au bien, une lâcheté momentanée, une imprudence idiote, peuvent détruire
brutalement le bonheur dans son exigence de constance. C’est bien là l’un des enseignements
de la tragédie sur le temps172. Ainsi, l’homme doit-il s’y soumettre, comme nous l’avons dit.
Soit en l’utilisant comme un auxiliaire selon les recommandations d’Aristote173, soit en
reconnaissant avec humilité sa puissance souveraine comme y invitent nombre de tragédies174.
Mais en reconnaissant sa propre faiblesse, l’homme découvre une façon d’accepter le
temps, et, s’y pliant avec prudence, de prendre sa place dans l’empire majestueux du Devenir.
En quelque sorte, la crise du temps mise en scène dans les tragédies délivre une leçon de
morale : parce que le présent bouillonne des événements du passé ; parce qu’il procure
l’occasion (eukairos) d’échapper au déterminisme (que celle-ci soit illusoire ou non175) ; parce
qu’il s’impose au spectateur comme puissance souveraine, pour ces différentes raisons
l’homme apprend la fragilité des bienfaits et découvre la nécessité d’ordonner avec sagesse
ses actions.

b) « Kairos » et « phronèsis » (Aristote)

Plus proche encore que Platon des enseignements philosophiques implicites de la


tragédie, Aristote a souvent médité sur le rapport de l’éthique au temps opportun (kairos). Il y
eut différentes façons, dans l’évolution de la pensée grecque, de déterminer le kairos. Le
kairos a d’abord eu une signification religieuse, renvoyant comme chez Héraclite par exemple
« aux initiatives arbitraires d’un Dieu qui joue avec le temps176 ». La notion de Dieu se
rationalisant peu à peu, le kairos n’a plus désigné « l’action divine décisive », mais « le
moment où le cours du temps, insuffisamment dirigé, semble comme hésiter et vaciller, pour

171
ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, I, 6, trad. par J. Tricot, Vrin, 1987, p. 59.
172
C’est également un thème cher au stoïcisme. Cf. par exemple SENEQUE, Lettres à Lucilius, I, 8, 4.
173
Voir ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, I, 7 : « Voilà donc le bien décrit dans ses grandes lignes […] On
peut penser que n’importe qui est capable de poursuivre et d’achever dans le détail ce qui a déjà été esquissé
avec soin ; et le temps, en ce genre de travail, est un facteur de découverte ou du moins un auxiliaire précieux »
(éd. cit., p. 60).
174
Voir J. de ROMILLY, p. 92.
175
Voir id., p. 25.
176
P. AUBENQUE, La Prudence chez Aristote, PUF, Quadrige, 2009, p. 104. Pierre Aubenque fait référence au
fragment 52 (« Le temps est un enfant qui joue au trictrac. Royauté d’un enfant »), mais le mot qui désigne ici le
temps est αίων et non καιρός.

58
le bien comme pour le mal de l’homme177 ». Puis, de fil en aiguille, la kairos a désigné le
moment fatidique se présentant à l’homme où la décision oriente significativement
l’existence. C’est en ce sens que l’entend Aristote dans l’Ethique à Nicomaque.
Contre Platon, qui n’envisageait la vertu qu’en relation à l’éternel, le Stagirite a souhaité
réintroduire la dimension temporelle dans l’économie de la morale en distinguant la sagesse
(sophia) et la prudence (phronèsis). Si la sophia porte sur ce qui demeure toujours, sur
l’identique, sur l’Etre, sur l’éternel (to aidion, ta aei hôsautôs onta), la phronèsis porte, quant
à elle, sur les êtres soumis au Devenir, aux fluctuations, au changement (ta en metabolè onta).
Or, comme l’Ethique à Nicomaque ne cesse de le rappeler, la vie humaine, faite de décisions,
de choix, d’options et de calculs divers, se déroule dans des circonstances demeurant
largement imprévisibles à l’avance. Le but même de l’action humaine (praxis) est soumis au
Devenir : « La fin de l’action varie avec les circonstances178 ». Dire que le telos de l’action se
détermine selon le kairos (kata ton kairon estin), comme le fait Aristote de manière d’ailleurs
tout à fait originale, c’est affirmer qu’il ne peut y avoir de principe universel de l’action.
L’homme, parce que plongé dans le mouvement erratique du Devenir, soumis aux caprices de
la fortune – ou de ce qui lui paraît tel faute de pouvoir prévoir –, est obligé de penser son
action d’après un « contexte particulier », toujours neuf, toujours fluctuant, toujours
imprévisible. Il est donc impossible de déterminer rationnellement le kairos, sans le
discernement duquel pourtant il ne peut y avoir d’action bonne, puisque les circonstances sont
infiniment variées et recèlent une part de hasard.
C’est donc à une autre faculté que l’intelligence dianoétique qu’il faut s’adresser pour
saisir le kairos, le comprendre et l’interpréter. Aristote appelle prudence (phronèsis) la faculté
particulière de bien évaluer les circonstances permettant la meilleure action possible. A
l’idéalisme platonicien se substitue l’intelligence des contextes singuliers. La prudence n’est
pas seulement « une disposition accompagnée de règle vraie capable d’agir dans la sphère de
ce qui est bon ou mauvais pour un être humain179 », mais ce talent spécial, cette habileté si
particulière dont Périclès a pu faire preuve en apercevant ce qui est bon pour lui-même et ce
qui est bon pour l’homme en général à tel ou tel moment précis de sa vie ou de sa carrière180.
Cette « excellence » n’a pas pour objet les universels, comme le dit Aristote, mais doit « avoir
la connaissance des faits particuliers181 ».

177
Id.
178
ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, III, 1, 1110a 14, éd. cit., p. 120.
179
ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, VI, 5, 1140b, 5, éd. cit., p. 285.
180
Voir Id., VI, 5, 1140b, éd. cit., p. 286.
181
Id., VI, 8, 1141b, 15, éd. cit., p. 292.

59
c) Une réhabilitation du temps ?

Il est à noter que la pensée éthique d’Aristote, aussi bien que les tragédies d’Eschyle, de
Sophocle ou d’Euripide, atteste d’une conception ambivalente du « moment opportun » que
désigne le kairos. Le kairos est incertain, plus ou moins fortuit, plus ou moins contingent.
Relevant pour part de la tuchè, il est imprévisible, imprévu, donc inquiétant, menaçant,
propice à l’erreur, propice à la catastrophe, propice à l’irruption du malheur dans le cours de
la vie. D’un autre côté, parce qu’en lui se mêle dramatiquement le passé, le présent et l’avenir,
parce qu’il est aussi un moment condensé et une circonstance déterminante, l’homme y
découvre la nécessité urgente d’y exercer quelque vertu pratique. Le courage dans la tragédie,
la prudence dans l’éthique, sont les réponses averties de l’homme à l’imprévisibilité
temporelle. La pensée grecque découvre que l’individu, prenant acte des troublants aléas du
Devenir, renonçant peu ou prou à se déterminer selon l’immuabilité et l’immutabilité de
l’Etre, n’en perd pas pour autant le loisir de répondre, par l’héroïsme ou par le calcul, à la
contingence insinuée dans la vie. Aux menaces du temps entendu comme « circonstances » ou
comme « instant propice » répond une forme particulière de l’intelligence humaine, une forme
modeste peut-être, et qui doit composer avec le fluent, mais une forme néanmoins subtile,
quelque chose comme un savoir-faire devant l’inconnu. Il semble à ce sujet que la plainte de
Denys d’Halicarnasse, selon qui aucun philosophe ni aucun rhéteur n’a jamais rien pu dire du
kairos, fut largement démentie182. La notion classique du kairos donne en fait une certaine
consistance au temps. Le temps est quelque chose, au moins anthropologiquement. Il
s’objective dans sa relation à l’intelligence humaine. Il est occasion, opportunité, décision.
Mieux : il est circonstance, contexte, ensemble de données, ensemble de faits, complexe de
réalités mêlées dans le présent. Le kairos n’est plus seulement du temps, mais relation
d’intelligence au Devenir. Et le Devenir lui-même, dont nous avons dit qu’il demeurait par
lui-même aussi impensable qu’insaisissable et aussi insaisissable que toujours-Autre, n’est
plus réductible à un vulgaire flux inconsistant, mais se réalise et se spatialise en quelque sorte
en actions (praxeis). La pensée de Paul s’inscrit largement dans ce mouvement de
réhabilitation de la notion de kairos, comprise désormais comme entrelacs du temps présent et
de détermination éthique. Le mot est utilisé une vingtaine de fois dans les sept lettres
authentiques, toujours dans un contexte théologique important. Nous pourrons voir cependant

182
Voir P. AUBENQUE, op. cit., p. 99-100.

60
que Paul pousse beaucoup plus loin qu’Aristote la valorisation du kairos. En tant que
temporalité finale, et en vertu de sa nature propre, le kairos n’est pas seulement le moment clé
de la décision éthique mais un bouleversement substantiel du temps même : l’événement de la
résurrection a transformé de manière déterminante la manière dont l’homme reçoit désormais
le temps.
Si le bien et le mal, le bon choix comme le mauvais, sont maintenant appréhensibles
dans le temps, quelle rétribution en découle ? On sait que pour Aristote la prudence conduit à
une action qui réussit au présent, ou du moins dans les limites de la vie humaine. Mais de
cette réflexion sur l’action vertueuse ou mauvaise peut aussi naître l’idée d’une rétribution
posthume. Il nous faut donc, pour terminer cet aperçu de la conception grecque du temps,
nous interroger sur l’appréhension de l’au-delà de la vie.

6) Mythologie de l’au-delà (de Pythagore à Platon)

a) Post-eschatologie pythagoricienne

Les Grecs ont conçu l’existence humaine au-delà de l’existence mondaine. Cette idée ne
s’est pas imposée d’un coup, certes, et fut le fruit d’une évolution s’appuyant sur différentes
traditions. Mais il y a bien trace d’une eschatologie dans la philosophie grecque. A condition
de préciser le sens du mot « eschatologie », qui peut se comprendre de deux manières
différentes. L’adverbe eschatôs peut vouloir dire simplement « finalement » ou « à
l’extrémité », « au bout ». Ainsi l’entend d’ailleurs l’évangile de Marc, hors de tout contexte
théologique183. Eschatia signifie « limite extrême », « extrémité », et eschatos désigne
« ce qui se trouve en dernier ». Ainsi l’entend encore Marc dans son évangile184. Stricto sensu
l’eschatologie devrait donc désigner toute réflexion portant sur ce qui précède de justesse la
fin, sur le réel in extremis, sur l’ultime, et non pas sur ce qui suit la fin. L’eschatologie est la
connaissance des événements qui se produisent à l’intérieur des limites du temps ; elle porte
sur l’avant-dernier, voire le dernier, le pénultième, non pas sur l’après-dernier. Nous
appellerons préférentiellement post-eschatologie toute description de ce qui se produit au-delà
(outre plutôt qu’ultime) de la frontière que forme la fin, principalement la frontière de la mort,
et réserverons le terme d’eschatologie aux propos (ou aux études) portant sur la limite

183
Voir Mc 5, 23 : « Ma petite fille se trouve à la fin [de la vie] (έσχάτως έχει). »
184
Voir Mc 9, 35 : « Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous (έσχάτος πάντων). »

61
intérieure de l’eschaton, que cette frontière soit celle de la vie individuelle (hellénisme) ou
celle des événements historiques collectifs (judaïsme).
A la grande différence de la manière de penser de Paul, les grecs ont davantage
développé une réflexion sur la post-eschatologie que sur l’eschatologie proprement dite. A
l’époque classique, le pythagorisme et le platonisme ont élaboré la notion d’âme immortelle.
Ils affirmèrent la présence en l’homme d’un élément incorporel, indivisible, incorruptible,
apparenté au divin. Cet élément est le véritable Soi, l’identité de chacun. Les pythagoriciens
nommeront daimôn cette réalité impérissable qu’abrite tout homme en son intériorité, à la fois
part divine et part intime185. Dès lors le corps, imparfait et putrescible, apparut comme une
« prison » dans laquelle l’âme est recluse loin de sa patrie d’origine186. Le jeu de mot
platonicien sur sôma, le corps, et sèma, le tombeau, reposant sur un dualisme du corps (sôma)
et de l’âme (psychè), a durablement marqué la pensée grecque. C’est à cette notion de psychè
distinguée de la négativité du corps, et malgré le contour assez lâche et fluctuant de
l’acception du mot, que s’attachèrent les premières espérances d’une forme de survie. La mort
ne pouvant dissoudre que la partie corruptible de l’homme, la part incorruptible se trouve
libérée par cette dissolution. Les Grecs ont rarement conçu l’idée d’une survie corporelle du
corps187, évacuant avec le plus grand zèle, comme un élément de souillure, le cadavre hors de
l’espace de la cité188. L’orphisme a repris l’idée du corps-prison et le principe de la séparation
de l’âme et du corps. Il a d’ailleurs donné une justification précise de ce dualisme par le
mythe de Dionysos Zagreus, tué et dépecé par les Titans. Selon ce mythe, l’homme vit sur
terre dans un corps issu des Titans foudroyés par Zeus. Le corps se comprend comme un
élément titanesque faisant de lui un « fils de la terre » et l’empêchant de retourner vers sa
patrie véritable. Mais l’homme est également composé d’un élément dionysiaque puisque le
dieu avait été ingéré par les Titans. La nature du lien entre le corps et l’âme, tel que
l’orphisme le décrit, a permis d’induire l’idée de réincarnation189. S’est répandue peu à peu et
s’est généralisée dans la conscience grecque l’idée que l’homme est enchaîné à de
continuelles renaissances. Son âme transmigre de corps en corps en fonction de la justice ou

185
Voir M. DETIENNE, La Notion de daimôn dans le pythagorisme ancien, Les Belles Lettres, 1963, p. 67-68.
186
Voir PLATON, Cratyle, 400c-d ; Gorgias, 493a; Phèdre, 250d; Phédon, 82.
187
Cependant, dans le mythe du jugement des morts formulé dans le Gorgias (522-527), il semble que Socrate
songe à une subsistance du corps séparé de l’âme par la mort : « Si, par exemple, de son vivant, on avait le corps
de grande taille, soit en vertu de la nature, soit en conséquence de la façon dont on l’a traité, ou en vertu de ces
deux causes à la fois, de grande taille, après la mort, sera aussi le cadavre » (Gorgias, 524c, Œuvres complètes,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1984, tome I, p. 485).
188
Voir M.-F. BASLEZ, « Le Corps, l’âme et la survie : anthropologie et croyances dans les religions du monde
greco-romain », dans Resurrection. L’après-mort dans le monde ancien et le Nouveau Testament, Labor et Fides,
Médiaspaul, Le Monde de la Bible n°45, collectif, 2001, p. 75.
189
Voir Id., p. 79-80.

62
de l’injustice des actes commis durant la vie. Lors de son entrée dans l’Hadès le défunt se
trouve à la croisée des chemins : soit il retrouve le souvenir de son origine divine, boit au Lac
de Mémoire et s’unit aux initiés en se divinisant et en s’immortalisant, soit il rejoint sous le
cyprès blanc les âmes des morts qui se rafraîchissent avant leur prochaine réincarnation. Cette
théorie de la transmigration de l’âme (métempsychose) fut partagée par de nombreuses écoles
philosophiques, dont celle de Pythagore, d’Empédocle et de Platon.

b) Métempsychose et jugement final (Platon)

Platon, pour ne développer qu’un exemple, a soigneusement introduit des moments de


réflexion post-eschatologique dans l’ensemble de son œuvre190. Nous y retrouvons deux
caractéristiques importantes : l’affirmation de la métempsychose et l’idée de jugement final. Il
semble que Socrate se soit largement approprié l’idée pythagoricienne de réincarnations
successives de l’âme, comme le Phèdre en porte trace191. Après avoir décrit l’ascension de
l’âme des dieux vers la « plaine de la vérité », et avoir précisé qu’elles pouvaient y
contempler les essences immuables le temps d’une révolution complète de la sphère céleste,
Socrate en vient aux âmes incarnées dans des corps humains. L’âme qui a vu le plus de vérités
dans la « prairie » où se trouvent, au repos, les âmes désincarnées, redescendra dans le corps
d’un homme qui ne pourra que s’éprendre de sagesse, de beauté et d’amour. L’âme de second
rang redescendra dans le corps d’un homme qui ne pourra qu’être un roi juste ou un général
ingénieux. L’âme de troisième rang redescendra dans le corps d’un homme qui ne pourra
qu’être un politique, un économe ou un financier. L’âme de quatrième rang redescendra dans
le corps d’un homme qui ne pourra qu’être gymnaste ou médecin, etc.192 Les hommes ayant
vécu en pratiquant la justice obtiennent une destination meilleure que les hommes avides,
injustes et passionnés. La leçon de post-eschatologie est donc claire : la vie conduite dans
l’incarnation conditionne l’état et les dispositions de la réincarnation. La métempsychose
repose, elle encore, sur l’intuition du cycle. La mort ne se comprend certes pas comme une fin
définitive, mais elle ne s’entend pas même comme un terme mis à la forme incarnée ou
terrestre du devenir individuel. Il n’y a d’âme que dans la durée, inexorablement plongée dans
le cycle sans fin du Devenir. Si la contemplation des essences peut être pressentie comme un
moment suspendu, extatique et hors du temps, une stase pendant laquelle la qualité de l’objet

190
On en trouve une trace dans Gorgias, 522-527 ; Phédon, 107-115 ; République X, 614-621 ; Phèdre, 246-249.
191
Voir PLATON, Phèdre, 246-249.
192
Id., 249b.

63
contemplé pénètre et modifie la qualité du sujet voyant, l’Etre se fixant dans l’être, la
révolution de la sphère céleste se poursuit néanmoins, et, à son terme, toute âme se retrouve
plongée dans la pâte corruptible des corps. Quoique paradigmatiquement surplombé et
informé par l’Etre, le Devenir demeure le destin de l’âme.
Domine en même temps dans la post-eschatologie platonicienne la notion de jugement.
Les dernières pages de la République, rapportant le mythe d’Er le Pamphylien, insistent
fortement sur la continuité des actions commises pendant la vie et des rétributions post-
mortem, ce qu’Er, revenu de la mort, a le devoir de rapporter aux hommes afin de susciter la
peur du châtiment193. Les pages du Gorgias se rapportant au même sujet sont particulièrement
éclairantes194. Socrate y dit à Calliclès qu’après la mort, qui est explicitement définie comme
la rupture mutuelle du lien unissant le corps et l’âme, le corps a sa destinée propre, dans le
prolongement de ce qu’il était, ainsi que l’âme, dont l’existence post-mortem est déterminée
par le contenu de la vie passée. Socrate raconte qu’au temps de Cronos, les vivants étaient
chargés de juger les vivants, rendant leur sentence le jour même où les hommes devaient
mourir, avant que la mort n’intervienne. Mais le jugement était faussé par les apparences, les
mensonges, les tromperies, que l’union du corps et de l’âme rendaient possibles : « Il y en
avait beaucoup qui, ayant une âme perverse, se la sont revêtue d’un beau corps, d’une illustre
origine, de richesses, et, le jour venu du jugement, il leur arrive quantité de témoins qui
témoignent que leur vie a été justice195 ». Eblouis par les apparences trompeuses et les ruses
diverses, les juges conduisaient certaines âmes perverses aux Iles des Bienheureux et certaines
âmes justes au Tartare. Pluton en informa Zeus qui décida que les juges aussi bien que les
jugés devaient se trouver « déshabillés » de leur corps, donc être déjà morts, pour éviter de
telles injustices. C’est ainsi, conclue Socrate, que, d’âme nue à âme nue, de vérité à vérité, à
l’instant même de leur mort, les hommes reçoivent la juste récompense de leur vie passée. Ces
pages présentent de précieux renseignements sur le passage de l’eschatologie à la post-
eschatologie. Tout jugement ante mortem ne pouvant qu’être troublé par le jeu du mensonge
et du paraître, c’est seulement après la mort, derrière le voile de la vie terrestre, de l’autre côté
de l’existence composite, lorsque l’âme se présente dans la transparence de sa nature, que
peut se produire une équitable rétribution.

c) Timide approche de l’eschatologie

193
Voir PLATON, La République, X, 614-621.
194
Voir PLATON, Gorgias, 522-527.
195
Id., 523c, trad. par L. Robin, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1984, tome I, p. 484.

64
La défiance socratique à l’égard de l’eschatologie, c’est-à-dire à l’égard de la possibilité
que des événements fatidiques relevant du salut puissent avoir lieu dans le temps mondain, en
lisière de la mort, relève de l’idée selon laquelle l’union du corps et de l’âme brouille la vérité
intérieure. Ce n’est pas tant l’arrachement au Devenir qui met à nu cette vérité que
l’arrachement de l’âme au corps. Il n’y a donc pas d’eschatologie platonicienne à proprement
parler, ni de représentation d’un temps final particulier. A en croire l’usage du mythe du
jugement des morts, la sotériologie socratique porte sur l’interruption récurrente du Devenir
par un entre-deux vies. Le temps se définit par sa régularité, fluente comme cyclique. La fin
du temps de la vie ne contient intrinsèquement aucun caractère particulier. Les derniers
instants de la vie de Socrate, de la calme méditation sur la mort à l’ultime convulsion de son
corps, poursuivent sans cahot l’œuvre philosophique de son existence. Le sage, précisément
parce qu’il s’est entraîné, est cueilli par la mort sans heurt ni trouble, presque insensiblement,
comme on s’éveille d’une rêverie diurne. Pour lui, la mort n’est effectivement rien196. Nous
retrouvons d’ailleurs, parmi différentes traditions philosophiques grecques, ce refus de
l’eschatologie dans la morale ataraxique des épicuriens et des stoïciens : l’instant fatal doit
ressembler à tous les autres – gage de constance –, et tous les instants de la vie doivent
s’éprouver comme s’ils étaient derniers. (Lorsque chaque journée est eschatologiquement
vécue, il n’y a paradoxalement plus d’eschatologie du tout.) Le temps de la mort est
homogène au temps de la vie, comme le temps de la vie est homogène au temps de la mort.
Sur ce point encore la pensée de Paul, marquée par l’idée d’un passage réel par la mort et
commandée de fond en comble par une réflexion sur le caractère propre du temps final,
s’avèrera fondamentalement en rupture avec l’héritage platonico-pythagoricien.
Il n’y a guère que chez Aristote, dans un commentaire d’une parole de Solon (« Il faut
voir la fin pour être appelé heureux197 ») que la pensée grecque s’est mêlée, très furtivement,
d’eschatologie. L’apophtegme du législateur d’Athènes y est interrogé selon différentes
possibilités : soit la formule signifie que « c’est seulement au moment de la mort qu’on peut
d’une manière assurée, qualifier un homme d’heureux, comme étant désormais hors de portée
des maux et des revers de fortune »198, ce qui ne va pas sans poser de problèmes, précise
Aristote ; soit il faut entendre qu’il est nécessaire de « voir la fin », autrement dit attendre le

196
Voir EPICURE, Lettre à Ménécée, 124 : µηδέν πρός ήµας ειναι τόν θάνατον : « La mort n’est rien par rapport
à nous. »
197
Voir HERODOTE, L’Enquête, I, 32 : « Il faut en toute chose considérer la fin, car à bien des hommes le ciel a
montré le bonheur, pour ensuite les anéantir tout entiers » (trad. par A. Barguet, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1971, p. 64).
198
ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, I, 11, 1100a 15, éd. cit., p. 71.

65
moment de la mort, non pour dire que l’homme est actuellement heureux, mais qu’il l’était
dans un temps antérieur. La conclusion du Stagirite est connue : puisque un même homme,
victime des caprices de la fortune, peut être dit tour à tour heureux et malheureux, la cause
déterminante du bonheur doit se trouver dans « l’activité conforme à la vertu ». Ainsi, parce
que le bonheur est le produit d’une praxis toujours possible, « la stabilité que nous cherchons
appartiendra à l’homme heureux, qui le demeurera durant toute sa vie : car toujours, ou du
moins préférablement à toute autre chose, il s’engagera dans des actions et des contemplations
conformes à la vertu, et il supportera les coups du sort avec la plus grande dignité199 ».
Formulant discrètement la possibilité d’un bonheur unique en son genre au moment de la
mort, précisément parce que la fin jette une lumière particulière sur l’existence, Aristote en
écarte immédiatement la possibilité au profit d’une conception du bonheur plus conforme à
l’idéal philosophique traditionnel. En aucun cas le kairos final ne saurait perturber l’aiôn
homogène qu’est la vie du sage.

Il est désormais possible, à la croisée des principales traditions philosophiques, et en


dépit de divergences notables, d’établir un synopsis épistémique de la conception grecque du
temps. Nous avons affaire, vu de haut, à une dépréciation paradoxale de ce que vise le mot
chronos. Dépréciation manifeste, mais dépréciation ambivalente, ambiguë. D’un côté, se
trouver dans le flux du Devenir est une condition malheureuse qu’il s’agit toujours plus ou
moins de transcender (pour les dieux) ou de sublimer (pour les hommes). C(h)ronos, le héros
tragique et le sage stoïcien sont les prototypes de cet agôn fondateur. Par ailleurs, le temps est
vide d’Etre, simple reflet amoindri sur la surface duquel la forme du modèle a disparue.
Incorporel pour les uns, et donc dépourvu de réalité, simple eikôn pour les autres, et donc
dépourvu de substance idéelle, il se présente à la pensée comme une sous-réalité. De plus,
l’homme s’y trouve ballotté dans l’incertitude et l’indétermination, tantôt assujetti aux
caprices imprévisibles de la fortune, tantôt broyé dans l’étau d’un déterminisme souterrain. Le
temps apparaît manifestement comme une donnée tout à la fois inconsistante et terrifiante.
Mais d’un autre côté, le Devenir cosmique est perpétuel, pérenne, circulaire, sans
commencement ni fin, en cela majestueux et digne de considération. Sa détermination comme
cycle a fait pénétrer de l’intelligibilité dans l’angoissante intuition du changement perpétuel.
Compris à la manière d’une icône, le Devenir est un symbole200 de l’éternité, un symbole
certes ébréché, mais offrant à l’humanité, par son éloquente absence, la possibilité de penser

199
Id., I, 11, 1100b, 19-20.
200
Au sens de σύµβολον, tessère, moitié. Cf. PLATON, Le Banquet, 191d.

66
l’Etre. Le temps permet par ailleurs à l’homme, par un travail sur soi, de dominer sa condition
d’existence. Le sage, à l’abri des surprises consubstantielles au Devenir, hermétique aux
heurts du quotidien, peut épouser le temps en habitant pleinement son présent. Plagiant une
formule de Sénèque, nous pourrions dire à son sujet que loin d’avoir à redouter le temps, le
sage lui doit de n’avoir plus rien à redouter201. Réalité prodigieusement inquiétante et
largement irréductible à l’intelligence, la civilisation grecque semble avoir progressivement
dompté la notion de temps, non en l’édulcorant ou en s’en détournant, mais en y découvrant la
possibilité pour l’homme de devenir son propre souverain, par l’intelligence et par l’action.
D’Hésiode à Marc Aurèle, c’est donc bien à une « paradoxale dépréciation » du temps, à une
sorte de défiance ambiguë, que l’épistémè grecque aboutit.
Assez largement contraire à une telle conception, optant pour une création plutôt que
pour une naissance immémoriale, pour la linéarité plutôt que pour la circularité, pour
l’orientation vers une fin plutôt que pour la perpétuité, pour l’intervention d’un Dieu
volitionnel et personnel plutôt que pour le jeu mécanique du Destin ou la puissance aveugle
du Feu divin, la manière juive d’entendre le temps doit être désormais précisée afin de mieux
saisir l’originalité paulinienne.

B) LE SINAÏ OU LA CONCEPTION JUIVE DU TEMPS

1) Bénédiction du temps : une lecture de la Genèse

Temps grec et temps juif semblent en tous points s’opposer. Quoiqu’un tel jugement
mérite assurément des nuances, le tableau de la conception hébraïque du temps indiquera des
divergences irréconciliables.
Dans le récit hésiodique, la théo-gonie ne s’apparente en aucun cas à une chrono-gonie.
La préexistence d’un temps toujours déjà là, incommencé et immémorial, est la condition
même du récit. Le récit débute dans un temps déjà constitué, et les choses racontées ont elles-
mêmes commencé dans un temps sans commencement. Puisque les éléments et les divinités
naissent les uns des autres, dans un ordre qui détermine la narration, il faut bien que le temps,

201
SENEQUE, Lettres à Lucilius, III, 24, 11 : « Oui, Lucilius, loin d’avoir à redouter la mort, nous lui devons de
n’avoir plus rien à redouter » (trad. par H. Noblot, Les Belles Lettres, 1964, p. 105).

67
qui en est la condition, soit toujours précédent. Selon la structure de l’expérience grecque du
temps, il ne peut y avoir de naissances et d’engendrements (geneseis) que parce qu’il n’y a
jamais eu de véritable commencement (archè). (Le mot archè se comprend d’ailleurs tout
autant dans la littérature grecque dans le sens de « principe » ou « autorité » que dans celui de
« début » ou « commencement ».) L’interprétation par Plotin de l’affirmation platonicienne de
la bonté du démiurge nous semble à cet égard symptomatique de la manière grecque
d’appréhender le cosmos : « Quant à la phrase du Timée : ‘Le démiurge était bon’, l’imparfait
a rapport à la notion de l’univers sensible ; il veut dire que, grâce à ce qui est au-dessus de lui,
l’univers n’existe pas à partir d’un certain moment ; et ainsi le monde ne peut avoir eu un
commencement dans le temps [archèn chronikèn] ; c’est le seul fait d’être cause qui donne à
l’être son antériorité. Platon emploie pourtant l’imparfait pour éclaircir les idées ; mais il se
reprend lui-même, en disant qu’il n’est pas correct de l’employer à propos des êtres qui
possèdent ce que l’on conçoit sous le nom d’éternité [nooumenon aiôna]202 ». Le cosmos est
bien produit par le démiurge. Il est le fruit d’un « pouvoir ». Mais il n’a pas à proprement
parler de « commencement ». La relation causale se substitue à la relation temporelle ; la
relation logique à la relation chronologique. Il n’en va pas de même pour la pensée hébraïque.

a) « Beréshit » : Dieu crée le commencement

Le premier livre de la Torah, intitulé Beréshit en hébreu et Genesis en grec, s’ouvre sur
ces mots : Beréshit bara elohim hachchamaïm haarets. La Septante traduira cette ouverture
de la manière suivante : En archè epoièsen ho theos ton ouranon kai tès gèn. En grec, la
phrase contient moins d’ambiguïtés sémantiques qu’en hébreu. On peut en effet traduire, sans
trop d’embarras : « Au commencement Dieu a fait le ciel et la terre », ou peut-être : « Dans
son principe [i.e. soit en lui-même, par son propre pouvoir] Dieu a fait le ciel et la terre203 ».
La principale difficulté semble porter sur la signification du mot archè, que le texte invite à
entendre, à rebours de l’épistémè grecque, dans le sens de « commencement » ou de « début »
plutôt que de « principe » ou de « pouvoir ».
En revanche, la phrase est beaucoup plus complexe en hébreu, car elle ne permet pas de
déterminer de façon univoque si la création a pour complément grammatical « le ciel et la

202
PLOTIN, Ennéades, III, 7, 6, trad. par E. Bréhier, Les Belles Lettres, 1981, p. 134-135.
203
Puisque réshit, « commencement » ou « principe », vient de roch, la « tête », Aquila (au IIe siècle) a traduit
be-réshit par έν τη κεφαλη, « dans la tête » (voir H. MESCHONNIC, Au Commencement. Traduction de la
Genèse, Desclée de Brouwer, 2002, p. 244). André Chouraqui, suivant cette étymologie, traduit Beréshit par
« Entête » (cf. A. CHOURAQUI, La Bible, Desclée de Brouwer, 2003, p. 18.)

68
terre » ou le « commencement » lui-même. La traduction de l’Ecole de Jérusalem, celle de Le
Maistre de Sacy ou de Segond choisissent la première solution, qui reste d’ailleurs de très loin
le plus répandue. Dieu crée, au commencement, et le ciel et la terre. Le commencement est le
cadre temporel dans lequel se déroule la création. Il est contemporain du poiein divin. La
création se déroule au commencement, dans l’archè. En revanche, la Traduction œcuménique
de la Bible (TOB) est sensible à l’ambiguïté, préférant traduire : « Lorsque Dieu commença la
création du ciel et de la terre… » « Commencement » et « création » sont ici coïncidents. Le
choix de la traduction est d’importance. Soit Dieu crée, au commencement, le ciel et la terre ;
soit il crée le commencement lui-même dans lequel se trouvent ensemble, unis,
synchroniques, concomitants, le ciel et la terre.
Henri Meschonnic considère que la syntaxe de l’hébreu commande d’opter pour la
deuxième possibilité. Il traduit les premiers versets de la manière suivante, selon une
disposition typographique lui permettant de faire disparaître la ponctuation :
« 1 Au commencement que Dieu a créé
Le ciel et la terre
2 Et la terre était vaine et vide et l’ombre sur la face de l’eau
204
3 Et Dieu a dit qu’il y ait la lumière… »
Selon Meschonnic, le « commencement » est le complément du verbe « créer ». Il s’en
explique dans une note : « Le commencement de ce texte du commencement est au cas
construit : c’est dire qu’il s’agit d’une subordonnée. Ce que j’accentue par « que… » plutôt
que par « quand ». Comme l’explique aussitôt et en détail Rachi. Elle est suivie d’une incise,
tout le verset 2. La principale n’arrive qu’au verset 3 : la première chose créée a été la
lumière. Pas le ciel et la terre205 ». La littérature talmudique s’est penchée sur cette difficulté,
non pas tant sur le plan de la grammaire que sur celui de la logique. Le traité Tamid, par
exemple, rapporte un dialogue entre Alexandre de Macédoine et les « Anciens des régions
méridionales » : « Il leur a demandé : Qu’est-ce qui a été créé en premier, les cieux ou la
terre ? On lui a répondu : Les cieux, car il est dit Au commencement, Dieu créa les cieux, etc.
(Gen., 1, 1). Il leur a demandé : Qu’est-ce qui a été créé en premier, la lumière ou les
ténèbres ? On lui a répondu : Cette question-là ne peut être résolue. Pourquoi ne lui ont-ils pas
répondu que ce sont les ténèbres qui ont été créées en premier, puisqu’il est écrit Et la terre
était informe et vide (Ib. 2), puis Et Dieu dit : Que la lumière soit, et la lumière fut (Ib. 3) ? –
Les Anciens ont pensé qu’Alexandre en viendrait sans doute à leur demander ce qu’il y a au-

204
H. MESCHONNIC, Au Commencement. Traduction de la Genèse, Desclée de Brouwer, 2002, p. 27.
205
Id., « Notes », p. 243.

69
dessus et ce qu’il y a au-dessous, ce qu’il y a devant et ce qu’il y a derrière. – Dans ce cas ils
n’auraient pas dû répondre à sa question sur les cieux. – Au début ils croyaient qu’il s’en
tiendrait à cette question, mais dès qu’ils eurent constaté qu’il en posait d’autres [sur le même
sujet], ils décidèrent de ne plus lui répondre, de crainte qu’il n’en vienne à leur demander ce
qu’il y a au-dessus et au dessous, devant et derrière206 ». Doubler la question sur l’ordre de la
création (comme le fait ici Alexandre dans un traité du Talmud de Babylone), considérer
stricto sensu l’ordre de l’énumération, cela crée un embarras majeur. Si les cieux ont été créés
avant la terre et si la lumière a été créée avant les ténèbres, le dessus et le dessous, le devant et
le derrière deviennent autant de problèmes.
Considérer avec Henri Meschonnic que, selon le texte lui-même, Dieu a créé le
commencement plutôt que le ciel et la terre, c’est dire que le commencement, donc
l’avènement de la succession temporelle et la surrection du temps hors de Dieu, inaugure
véritablement le récit. Il ne suffit donc pas de dire que le cosmos, successivement composé
par le ciel, la terre, la lumière, l’obscurité, l’eau, puis l’eau séparée d’elle-même en ciel et en
terre…, vient à l’être à partir de Dieu – l’étant surgissant du non-étant par le faire (poiein) et
le dire (legein) divins –, mais il faut ajouter encore que le commencement lui-même, le
surgissement, le créer, le dire et le faire, sont, dans un mouvement d’auto-engendrement, un
créer, un dire et un faire émergeant du créer, du dire et du faire de Dieu. Dieu crée son propre
créer en créant le commencement. Le commencement du temps est en quelque sorte le temps
(ou moment) du commencement.

b) Le temps scandé…

Temps créé, temps commencé donc. Temps scandé et rythmé également. Beréshit
multiplie les formes du temps, comme si, à la différence de la pensée grecque, la conscience
hébraïque s’appuyait avec confiance sur le temps cosmique. Le rythme des premiers chapitres
est donné par la succession des jours. Yom e ‘had (en hébreu), hèmera mia (en grec) : « Jour
un » ; yom cheni (en hébreu), hèmera deutera (en grec) : « Jour deux », etc. En six jours
l’ordonnance du cosmos est achevée. Six jours qui s’égrènent en marquant le tempo du texte
jusqu’au repos du septième jour. L’herbe et les arbres fruitiers ont poussé ; les étoiles, le soleil
et la lune peuplent le firmament ; le jour et la nuit, produit de la séparation de la lumière et de
l’obscurité, se succèdent ; les reptiles, les volatiles, les grands cétacés, les bêtes sauvages, tous

206
Traité Tamid, VI, 5, Ordre Kodachim (« choses saintes »), dans Aggadoth du Talmud de Babylone, trad. par
A. Elkaïm-Sartre, Verdier, Les Dix Paroles, 1982, p. 1345.

70
les animaux fourmillent et grouillent en leur lieu, chacun « selon son espèce » (kata genos).
Dieu fait l’homme (adam en hébreu, anthrôpos en grec), mâle et femelle, le sixième jour,
selon son image (kat’eikona) et ressemblance (kath’homoiôsin). Et le temps se trouve là,
omniprésent (d’autant plus présent qu’il est créé), sous ses différents aspects : à la fois suite
élancée à partir du commencement et récurrence rythmée des jours.
D’après le texte, les luminaires du ciel sont désirés par Dieu non pas tant pour peupler le
firmament que parce qu’ils sont des « signes » (sèmeia) pour les instants (eis kairous), pour
les jours (eis hèmeras) et pour les années (eis aniautous). Instants, jours et années forment
symboliquement trois degrés sur l’échelle d’évaluation du temps cosmique. Dieu donne au
monde la marque du temps, avant même que l’homme ne soit créé. Différentes mesures
objectives sont présentes dans le cosmos, presque à titre de choses. Il y a l’instant, le jour,
l’année, selon les mouvements et les révolutions. A l’instar des Grecs, la pensée juive conçoit
le temps cosmique à partir des astres, qui sont considérés comme des signes, des indications,
des marqueurs, des témoins en mouvement. Mais à la différence des cosmogonies grecques,
pour lesquelles le temps de la vie humaine, insignifiante et vacillante, est incommensurable au
temps cyclique de cosmos, le Dieu créateur du livre de la Genèse place l’homme non
seulement au cœur de son projet de création207, mais aussi au cœur même du temps. Chaque
jour est béni, c’est-à-dire reconnu comme étant bon, comme étant un bien. Le temps, comme
le monde, est ordonné, structuré, disposé pour l’homme. Il est à la mesure des besoins de
l’adam originel ; à la mesure des besoins présents et à la mesure des besoins à venir. Ni
écrasant ni inintelligible, le temps de la création, immanent et mondain, offre à l’homme un
modèle pour organiser son existence. En demandant à Moïse d’ordonner aux fils d’Israël de
« garder ses sabbats » en restant au repos le septième jour de la semaine, Dieu consacre les
jours de l’homme et le rythme de l’existence mondaine comme autant d’échos de sa
création208. Le temps, mieux encore que le monde, contient l’humanité comme un cocon vital
et protecteur. La Genèse le laisse entendre, et la tradition talmudique, comme nous allons le
voir, l’entend encore ainsi.

207
L’éminence de l’adam ne se mesure pas seulement au fait que l’homme est créé « selon l’image et la
ressemblance » du Créateur, comme le temps vis-à-vis de l’éternité selon Platon, mais aussi et peut-être surtout à
la satisfaction particulière ressentie par Dieu après la création du sixième jour. Après avoir créé le ciel, la terre,
la lumière, l’eau, le solide, la végétation, les luminaires et les animaux, le texte précise chaque fois que le
Créateur « vit que c’était bon » (είδεν ότι καλόν). Mais après la création de l’adam et après lui (ou leur) avoir
parlé, le texte dit : « Dieu vit que toutes les choses qu’il avait faites et voilà, elles étaient très bonnes (ίδου κάλα
λίαν en grec, tov mé’od en hébreu) » (pour la traduction, cf. Le Pentateuque, LXX, La Bible d’Alexandrie, Cerf,
2001, p. 139. Nous soulignons). Le superlatif sépare définitivement l’humanité de toute autre créature.
208
Voir Ex 31, 12-17. Classiquement, l’observance du sabbat, qui est zekher lé-ma’assé be-réschit, est
interprétée comme un rappel de la création.

71
c) …Et le temps consacré

Renvoyé du Jardin des délices, après avoir connu Eve et conçu Caïn et Abel, Adam209 et
sa génération, alors que la terre résiste désormais au labeur, continuent de bénéficier de la
bénédiction du temps : « Adam vécut deux cent trente ans et il engendra selon sa forme et
selon son image et il lui donna le nom de Seth. Les jours d’Adam, après qu’il eut engendré
Seth, furent de sept cents ans et il engendra des fils et des filles. Et tous les jours que vécut
Adam furent de neuf cent trente ans et il mourut210 ». La durée se spécifie en « jours » et en
« années ». Jours et années ne cessent jamais d’abriter l’homme, de marquer la cadence de sa
vie, de la naissance à la mort. Le temps est la maison de l’humanité. Dans le texte, jamais
Dieu ne revient sur ce fait. « La fonction du temps est […] nettement indiquée, ses scansions
sont déjà présentes par la mention des fêtes, des jours et des années : il est destiné aux
hommes d’abord, aux juifs ensuite211 ». Selon le Talmud de Babylone, même la durée de
l’aube au lever du soleil, qui est bien un segment du temps cosmique, est créée en relation au
déplacement de l’homme : « De l’aube au lever du soleil, il y a [le temps qu’un homme met à
parcourir] cinq milles, car il est écrit à propos de Lot Dès l’aube du jour les anges insistèrent
etc. (Gen. 19, 15)212 ». Les séquences du monde méritent l’humanité.
Enveloppé dans la création, moins comme dans un cercueil que dans un écrin, l’homme
ne peut souffrir du temps. La condition mortelle de l’homme n’est d’ailleurs pas la
conséquence de la désobéissance, puisqu’Adam n’a jamais goûté au fruit de l’Arbre de vie.
C’est même pour lui éviter une telle faute que Dieu, avec au moins autant de bienveillance
protectrice que de colère punitive, exclut l’homme du Jardin des délices. La mort n’est pas
une expiation, pas plus que la finitude n’est une défaillance de l’être créé. Exister, épouser et
connaître la finitude, c’est pour l’homme, dès l’origine, découvrir la possibilité bientôt réelle
de mourir. Après la désobéissance, rien ne change pour l’homme quant au temps, sinon quant
à la temporalité. C’est un nouvel espace, en face du Jardin des délices, qui lui est confié, non
un nouveau temps. Seule la relation au temps, dans le contexte particulier de l’idée de la mort,
a pu se modifier. L’interdiction de manger le fruit de l’Arbre de la connaissance et

209
Adam devient un « nom » en Gn 5, 1-2 : « Voilà le livre de la génération des hommes. Le jour où Dieu fit
Adam, selon l’image de Dieu il le fit. Mâle et femme il les fit. Et il leur a donné le nom d’Adam, le jour où il les
fit » (trad. par M. Harl, Le Pentateuque, LXX, La Bible d’Alexandrie, Cerf, 2001).
210
Gn 5, 3-5. Trad. par M. Harl, op. cit., éd. cit.
211
S. A. GOLDBERG, La Clepsydre. Essai sur la pluralité des temps dans le judaïsme, Albin Michel, Idées,
2000, p. 86.
212
Traité Pessahim, 55, Ordre Mo’ed (« temps fixé »), dans Aggadoth du Talmud de Babylone, éd. cit., p. 315.

72
l’avertissement qui l’accompagne : « Le jour où vous en mangerez, vous mourrez de mort »,
nous en avertit. « Mourir de mort », formule curieusement redondante, redoublée213, ce n’est
pas mourir – nécessité chevillée au corps de toute créature dès le commencement –, mais plus
certainement connaître l’angoisse de mourir214. Avant la faute, l’homme était mortel ; après la
faute, le voilà qui « porte partout avec soi sa mortalité215 ». Mais « mourir de mort » ne
change rien au temps. Le temps des premiers chapitres de la Genèse, parce que bon, parce que
béni, ne peut être renouvelé. Comme le remarque Sylvie Anne Goldberg : « Revenant sur le
qualificatif de ‘très bon’, tov mé’od, mentionné dans le premier récit de la création, la
tradition explique l’emploi de ce superlatif par la préexistence de la mort, inhérente à l’ordre
de l’univers : ‘et voici, la mort était très bonne’. Interprété en ce sens, ce qualificatif trace la
direction de la temporalité humaine qui, allant vers la mort, sera suivie de la rédemption ; elle
est donc ‘bonne’216 ». Dieu songera bien à détruire l’humanité par un déluge, jamais à
recommencer le commencement. Comme le remarque Emmanuel Lévinas : « L’histoire n’est
pas une éternité simplement diminuée et corrompue ni l’image mobile d’une éternité
immobile ; l’histoire et le devenir ont un sens positif, une fécondité imprévisible ; l’instant
futur est absolument neuf, mais il faut pour son surgissement l’histoire et le temps217 ». Le
Devenir est une bénédiction que seule la liberté native de l’homme pourra transformer en
occasions d’infidélités et de malheurs. Il faudra attendre la pensée de Paul, dans l’orbe du
judaïsme, pour que soit affirmée l’idée d’une brisure radicale, par un événement réel
d’ampleur cosmique, du séquençage ordinaire du temps. Même si, comme l’a montré
Stéphane Mosès, l’alternance marquée des jours et le principe biblique de la rémission des
dettes « traduit une vision fondamentalement discontinue de la temporalité218 », la
discontinuité temporelle imposée par l’événement de la résurrection, telle que la conçoit Paul,
est, nous le dirons, d’un tout autre ordre et d’une tout autre ampleur.

2) Histoire et rédemption dans la Torah

213
Phrase qu’Henri Meschonnic rend par : « Tu mourras tu mourras », et André Chouraqui par « Tu mourras, tu
mourras ». Nous pouvons entendre la phrase comme voulant dire : « Tu mourras deux fois au lieu d’une », « tu
mourras le tu mourras » ou « tu connaîtras la mort », plutôt que : « Tu mourras vraiment » ou « tu mourras de
mourir ».
214
Sur cette question, voir E. FALQUE, Le Passeur de Gethsémani. Angoisse, souffrance et mort. Lecture
existentielle et phénoménologique, Cerf, La Nuit surveillée, 2004 (première édition 1999), p. 49-50.
215
S. AUGUSTIN, Confessions, I, 1 : Homo circumferens mortalitatem suam.
216
S. A. GOLDBERG, op. cit., p. 91.
217
E. LEVINAS, « Textes messianiques », dans Difficile liberté, Albin Michel, Présences du judaïsme, 1976, p.
94.
218
S. MOSES, Temps de la Bible. Lectures bibliques, L’Eclat, 2011, p. 101.

73
a) L’histoire tournée vers le passé (Hérodote)

La conception grecque de l’histoire, si l’on entend par histoire l’ordre intelligible des
événements déterminant l’existence d’un peuple, est assez largement tournée vers le passé. Le
mot même d’historia, qui signifie « recherche », « exploration » ou « enquête », reconduit
l’attention de la notion d’événement marquant vers la reconstitution rétrospective du passé. La
première phrase du livre d’Hérodote, qu’il n’est pas exagéré de considérer comme
l’inauguration de la démarche historienne, est un véritable programme : « Hérodote
d’Halicarnasse présente ici les résultats de son enquête, afin que le temps n’abolisse pas les
travaux des hommes et que les grands exploits accomplis soit par les Grecs, soit par les
Barbares, ne tombent pas dans l’oubli ; et il donne en particulier la raison du conflit qui mit
ces deux peuples aux prises219 ». L’investigation titanesque d’Hérodote est ici déterminée à la
fois par ses objectifs (trouver les causes de la guerre et empêcher que le temps n’érode le
souvenir glorieux du passé) et par ses objets (les grands travaux et les exploits en tous genres).
L’histoire des guerres Médiques consiste donc en une analyse rationnelle (par la
détermination des causes), universalisante (par l’indifférenciation des Grecs et Barbares) et
rétrospective (par la plongée documentée dans l’épaisseur du passé). Il n’y a d’enquête que
parce que les objets qui intéressent l’historien sont révolus et menacés d’extinction. En dépit
de multiples nuances nécessaires220, il n’est pas infondé, eu égard au peu d’intérêt manifesté
pour la liaison organique du passé à l’avenir, de remarquer l’incompréhension de la pensée
grecque pour l’historicité, c’est-à-dire pour la détermination historique de l’existence
collective. Le destin des Etats, la vie des grands hommes, les hauts faits du peuple, chacun
pris et compris pour soi, voilent la continuité organisée de l’histoire humaine, le lien du passé
au présent et du présent à l’avenir. Comme le remarque Rudolf Bultmann : « Certes,
l’historien grec peut donner des directives pour l’avenir, dans la mesure où il est possible de
tirer quelques lois de l’observation de l’histoire. Mais il s’intéresse surtout au passé ; ce qui
pourrait arriver dans l’avenir ne le préoccupe pas et le présent n’est pas pour lui un temps de
décision, au cours duquel l’homme doit assumer ses responsabilités face à l’avenir221 ».
La structure de l’expérience juive de l’histoire est d’une autre nature. L’histoire
implique, dès la Torah, l’idée d’un mouvement qui part du passé et se destine vers le présent.

219
HERODOTE, L’Enquête, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971, p. 51-52.
220
Sur la formulation et la valeur de cette idée, voir F. MICHELET, La Naissance de l’histoire, Seuil, Points,
1996, tome II, p. 32-55.
221
R. BULTMANN, Histoire et eschatologie, Delachaux et Niestlé, Foi vivante n°115, 1969, p. 27.

74
Elle est le drame de la généalogie de l’humanité. Elle est constituée par la génération des
dynasties, par les errances, les apostasies, les infidélités, les pérégrinations, les guerres. Elle
recouvre les alliances de Yahvé avec Noé, avec Abraham, avec Moïse. Elle est marquée par
les exodes, les exils, les retours ; par la relation dynamique et heurtée de l’homme avec la
Parole de Dieu et avec la Loi. Elle mêle l’odyssée des individus et des dynasties, des peuples
et des gouvernements. De ce point de vue, l’histoire hébraïque comme l’histoire grecque
(quoique avec plus d’insistance), est une mise en perspective, en un sens axiologique, du
passé plus ou moins lointain avec le présent, comme s’il s’agissait de s’éprouver maintenant à
la manière d’héritiers d’événements normatifs. Le passé contient les valeurs explicatives de la
situation présente en même temps que le rappel régulièrement renouvelé des exigences et des
valeurs de l’Alliance : « Toute l’histoire révèle le règne de Dieu, écrit Bultmann, de ce que
Dieu a choisi Israël comme peuple. La réflexion sur le passé met en lumière un cycle
permanent, menant de l’apostasie à l’idolâtrie et à la punition divine, à la défaite et à la
soumission du peuple à des rois étrangers, à la conversion à Dieu et à la délivrance. En ce
sens [le récit deutéronomique] est un exposé critique du passé et une exhortation en vue du
présent222 ».

b) L’histoire orientée vers l’avenir (Torah)

Mais l’histoire, telle que le Pentateuque la présente déjà, est également orientée vers
l’avenir. Dire que l’histoire est orientée, c’est reconnaître dans le temps une direction linéaire
en vertu de laquelle ce qui est, ce qui vient, n’a jamais été ; c’est reconnaître la nouveauté de
toute situation ; c’est comprendre chaque état d’être comme un hapax ; c’est aussi refuser la
répétition cyclique. Lorsque la littérature juive aborde le temps sous l’image de la circularité,
comme dans Qohélet223, c’est pour en dénoncer le malheur.
Très tôt dans la conscience juive l’idée d’un Jour de Rémission fait écho au premier jour
de la création. Nous l’avons dit déjà à propos de l’institution hebdomadaire du sabbat, qui
répète dans le temps ordinaire l’écho de la création. Dans le livre des Nombres, offrant à
Moïse les prescriptions sur les sacrifices, le Seigneur et Maître du temps (adon en hébreu,
kurion en grec), s’exprimant au futur, mentionne un « Jour d’appel saint » (hèmera agia) qui
est « fête pour le Seigneur » (heortè kuriô224). Dieu offre son concours, dans le temps qui

222
Id., p. 33.
223
Voir L’Ecclésiaste, Qohélet, I, 1-11.
224
Voir Nb 29, 1-12.

75
passe, à la destination attendue pour l’humanité. Le temps de l’histoire n’est donc pas
seulement le rappel du passé et de ses enseignements axiologiques, mais aussi l’orientation
vers un futur d’aboutissement et de réconciliation. « La religion israélite a toujours considéré
son Dieu comme le maître incontestable et absolu du macrocosme et de son histoire, remarque
Sylvie Anne Goldberg. Histoire qui, pour les anciens israélites, prend sa source dans
l’Alliance contractée entre Dieu et son peuple, alliance qui se maintient par l’intermédiaire de
l’observance humaine des commandements, et les fait bénéficier en retour de la Providence
que Dieu leur accorde. Ainsi comprise, l’histoire du peuple proprement dite se hisse au rang
de ‘lieu d’accès à la connaissance’ de Dieu225 ». La nature de la réponse humaine aux
commandements de Dieu rythme le temps historique par ses conséquences diverses, comme si
le temps lui-même s’apparentait à la patiente attente du Seigneur.
Dieu est donc bien le Maître de l’histoire, qui devient en quelque sorte le « plan sur
lequel Dieu et le monde se croisent226 ». A la manière d’un berger, que l’ancien Orient
considérait comme une figure royale, Dieu conduit son troupeau227. Mais ce magistère royal
de Dieu ne s’exerce pas seulement à titre de présence dans le temps – présence manifestée a
maxima dans les théophanies par lesquelles Dieu se laisse voir et entendre, à la fois révélé et
« ombré » dans la Nuée –, mais aussi par l’exercice d’une providence sur l’histoire228. La
Fête, pour ne prendre que cet exemple, telle que Dieu la prescrit lui-même, y paraît comme un
point de fuite ouvrant le présent sur une dimension encore inconnue et absente. Ponctuation
dans le déroulement ordinaire du temps, la Fête ouvre la vie présente, à titre de « répétition »,
sur une promesse que le temps permettra d’accomplir. La Septante utilisera le terme de kairos
pour désigner le « moment » de l’année où se situe la Fête229 pour suggérer l’importance de la
rencontre qui s’y joue. L’alliance fonde une telle promesse, et l’acharnement à dire sa fidélité
fait de la Parole de Dieu le lieu, le moment, le site d’une annonce de rémission. Dans la Torah
déjà, avant que les différents courants du prophétisme n’en peaufinent la dynamique,
dialoguent deux notions binômes structurant le temps : olam hazzeh (« ce monde-ci », « ce
temps-ci » ou « cet âge-ci ») et olam habba (« le monde à venir », « le temps qui vient » ou
« l’âge qui vient »). Le présent n’est pas seulement porté par le passé de l’Alliance, mais
tourné vers la promesse de la Rédemption. « Ce temps-ci », qui désigne l’ensemble du temps
225
S. A. GOLDBERG, op. cit., p. 99.
226
J. TAUBES, Eschatologie occidentale, L’Eclat, Philosophie imaginaire, 2009, p. 17.
227
Voir Is 40, 11.
228
Emile Fackenheim, s’interrogeant sur l’interprétation de la présence de Dieu dans l’histoire après Auschwitz,
considère que l’affirmation d’une présence de Dieu dans l’histoire doit désormais céder la place à l’idée d’une
Providence de Dieu sur elle. Voir E. FACKENHEIM, La Présence de Dieu dans l’histoire. Affirmations juives et
réflexions philosophiques après Auschwitz, Verdier, Les Dix Paroles, 2005, p. 25.
229
Par exemple en Ex 23, 14, pour la fête des Azymes.

76
historique ayant conduit au présent – présent compris –, s’éprouve intrinsèquement comme la
marche vers le « temps qui vient ». Fut-ce en exil, le Dieu invisible du désert « devient le
Dieu du monde qui conduit l’histoire du monde230 ». Le futur est bien la condition de la
promesse, et pour ainsi dire sa dimension propre. Qu’est-ce qu’une promesse sinon l’annonce
d’un dénouement que porte en germe l’avenir ; sinon l’introduction, par la parole, d’un telos
dans le présent vécu ? Par cette immixtion d’un telos dans le temps, un telos oraculaire,
annoncé, formulé comme gage de la fidélité, l’avenir devient la première dimension du temps.
Et la marge est ténue qui sépare le but de la fin, le telos de l’eschaton.

c) Le rôle de l’« eschaton »

Dans le livre de la Genèse déjà, au chapitre 49, lors de la formulation des bénédictions
de Jacob sur ses douze fils, se rencontre l’expression « aux derniers jours ». Après avoir
appelé ses fils, Jacob commence par leur dire, en guise de préambule : « Rassemblez-vous
pour que je vous dise ce qui vous arrivera aux derniers jours [ep’eschatôn tôn hèmerôn]231 ».
Cette expression, en hébreu bea’harit hayamim, peut signifier simplement « dans la suite des
jours », au sens historique232. André Chouraqui et Henri Meschonnic, dans un sens post-
eschatologique, traduisent : « Dans l’après des jours ». Le Maistre de Sacy comprend
l’expression dans un sens typologique, et traduit : « Dans les derniers temps ». Une telle
expression, que l’on retrouve dans d’autres occurrences de la Torah233, révèle quoiqu’il en soit
les prémisses d’une réflexion eschatologique. A l’idée du temps qui vient, qui est un avenir
mondain ordinaire, s’adjoint l’idée d’une clôture externe du temps, comme une frontière en
deçà de laquelle se produisent des événements tout à fait particuliers. L’eschaton se manifeste
déjà comme argument prophétique : Jacob annonce les événements des jours ultimes comme
si, parce que derniers, parce que finaux, ils détenaient la signification complète, exacte et
définitive du présent. Ce n’est plus seulement d’avenir qu’il s’agit ici, mais de fin des temps.
La conscience historique est alors éclairée d’une lumière nouvelle. La relation existant
entre Dieu et Israël, élargie par la nécessité de la Rédemption universelle des nations, s’inscrit
dans un dessein unique qui englobe tous les peuples et les dirige ensemble vers le point de
convergence de l’histoire. « Ce processus de construction de l’unicité de la marche historique
agence nécessairement passé et futur dans une seule et vaste vision, remarque Sylvie Anne

230
J. TAUBES, op. cit, p. 21.
231
Gn 49, 1, Le Pentateuque, LXX, La Bible d’Alexandrie, Cerf, 2001.
232
Voir id., note, p. 302-303.
233
Voir Nb 24, 14 ; Dt 4, 30 ; 31, 29.

77
Goldberg : on peut y voir se profiler la métaphore du fil tendu de la temporalité234 ». Mais ce
n’est pas tant la linéarité orientée du temps qui donne à la conscience juive l’idée d’une
histoire en devenir (prenant racine dans l’Alliance et cheminant cahin-caha vers le salut du
monde) que l’intuition d’un point de fuite à la limite du temps, un telos extrême, quelque
chose comme un point ultime de dénouement. C’est par l’extérieur qu’une totalité se
comprend et s’éprouve. A défaut de limite extérieure, l’ensemble des événements recensés
figure un Devenir, certes orienté mais indéfini, sans contour, insaisissable comme Tout.
L’intuition de la fin suppose la représentation d’un au-delà du Devenir, ou du moins d’une
borne intérieure donnant idée d’un extérieur. La fin est une frontière départageant l’en deçà et
l’au-delà. Et c’est bien cet eschaton, compris comme charnière entre les deux temps (« ce
temps-ci », olam hazzeh, et le « temps qui vient », olam habba), qui cristallise le Devenir en
histoire : « On ne peut trouver la mesure dans la question sur l’essence de l’histoire que
lorsque la question est posée à partir de l’eschaton, constate Jacob Taubes. Car dans
l’eschaton l’histoire se hausse au-dessus de sa propre limite et devient visible pour elle-
même235 ».
Les analyses de Jacob Taubes sur la conception juive de la dynamique historique
semblent d’une grande utilité. Tout événement, quelle qu’en soit la portée apparente, se
rapporte toujours à un eschaton, un terme, une fin : « L’eschaton, c’est le ‘alors’ [Einst] en un
double sens : à la fois le ‘alors’ de la Création : axiologie, et le ‘alors’ de la Rédemption :
téléologie236 ». L’événement présent, mais aussi bien chacun des choix et chacune des actions
humaines, se trouvent en consonance avec l’essence de l’Alliance originelle, qui est
prescriptive, et, en même temps, avec l’essence du dénouement à venir. Ainsi aimanté par ses
deux extrémités, le présent est toujours historique.
Comment la conception paulinienne du temps s’insère-t-elle dans une telle
représentation de l’histoire ? Nous montrerons plus loin qu’avec la confession de foi du Christ
relevé d’entre les morts, la relation au sens de l’histoire change fondamentalement (voir infra
III, C, 4). Le salut n’est plus apparenté au mouvement d’ensemble de l’histoire,
organiquement homogène, mais au renouvellement d’essence – en un certain sens inattendu –
du kairos présent. Pour Paul, le temps du salut se présente moins comme l’unité de l’histoire,
ou encore comme la certitude apodictique que Dieu triomphera au terme de l’histoire, que
comme l’expérience existentielle du moment présent de la grâce messianique. C’est à présent,

234
S. A. GOLDBERG, op. cit., p. 99.
235
J. TAUBES, op. cit., p. 3.
236
Id., p. 15.

78
selon Paul, que Dieu, Maître du temps, a « récapitulé » (anakephalaiousthai) sous un seul
chef tout l’univers ; c’est dès aujourd’hui – l’aujourd’hui messianique – que « l’économie de
la totalité des temps » (oikonomia tou plèrômatos tôn kairôn) s’est accomplie237. Le présent
n’est donc plus réductible à un vecteur orienté vers le but à venir de l’histoire mais plutôt, à en
croire les formules complexes de l’eulogie qui ouvre l’épître aux Ephésiens, le dévoilement
du « rassemblement », de la « réunion », de la « synthèse », de la « concaténation », de la
« récapitulation » de l’histoire tout entière.
Quoiqu’il en soit, l’eschatologie, qui consiste selon Taubes en l’introduction d’un
rapport nécessaire entre un événement et son eschaton, situe le temps présent dans un rapport
dialectique entre axiologie et téléologie, qui sont « les deux pôles de l’ellipse
eschatologique238 ». Dans le « alors » axiologique de la Création l’histoire trouve son
commencement, et dans le « alors » téléologique de la Rédemption, elle parvient à sa fin :
« Ainsi l’histoire est-elle le milieu entre la Création et la Rédemption […] L’intervalle entre la
Création et la Rédemption est la voie de l’histoire. Le procedere de la Création à la
Rédemption est le salut. Aussi l’histoire est-elle nécessairement histoire du salut
[Heilsgeschichte]239 ». C’est dans le contexte d’une telle compréhension eschatologique du
présent historique que les prophètes pourront tisser un dialogue, en leur époque, chacun selon
ses mots, avec les malheurs d’Israël, donnant toujours davantage de contenu déterminé aux
raisons du mal (compris comme oubli des prescriptions de l’Alliance) ainsi qu’à l’irrécusable
nécessité du dénouement.

3) La dynamique du temps prophétique

a) Proclamer l’avenir jusqu’à l’éternité

La littérature prophétique porte sur une tension temporelle sui generis entre le présent,
l’avenir et l’éternité. Ce que l’Ecclésiastique dit du prophète Ezéchias semble s’adapter
parfaitement au pouvoir même de tout prophète : « Dans la puissance de l’esprit il vit la fin
des temps, il consola les affligés de Sion, il révéla l’avenir jusqu’à l’éternité et les choses

237
Voir Ep 1, 10.
238
J. TAUBES, op. cit., p. 15.
239
Id.

79
cachées avant qu’elles n’advinssent » (Si 48, 24-25, Nous soulignons). Véritable porte-voix
de Dieu, le prophète possède la possibilité de voir, et de voir la fin, de voir finalement, c’est-à-
dire de rencontrer providentiellement une partie des événements particuliers par lesquels se
dénouent les desseins de Yahvé. Mais ce pouvoir visionnaire ne trouve sens dans l’histoire,
dans la réalité de « ce temps-ci », qu’à proclamer « l’avenir jusqu’à l’éternité ». C’est dire
comme l’histoire, dans la parole prophétique, est adossée à sa fin. Le présent se trouve
interpellé par la vision, non pas seulement de l’éternité, ni seulement de l’avenir, mais de
l’ « avenir jusqu’à l’éternité ». Ce « temps » particulier dont parlent les prophètes, cet avenir
touchant à l’éternité, n’est peut-être pas encore à proprement parler le olam habba, le
« monde » ou le « temps » à venir, c’est-à-dire le Royaume éternel de Dieu partagé par les
justes à l’issue de la résurrection des morts. Il n’est ni posthume, ni supra-mondain, ni supra-
temporel ; il n’est pas non plus métempirique puisqu’une description peut toujours en rendre
compte, mais il a déjà symboliquement partie liée à la présence de la fin.

b) Trois caractéristiques du temps prophétique

Le temps prophétique, avenir tendu vers la fin du temps et vers l’éternité, est comme un
éclair jeté sur le présent. C’est un temps inconnu des Grecs, inconnu aussi du discours
philosophique, irréductible au découpage tridimensionnel du temps. C’est un temps révélé, un
temps de plongée du temps vers sa propre limite, un temps fondamentalement eschatologique.
La parole du poète prophétique dessine l’image de l’avenir, mais cette parole ne possède pas
l’efficace ni la puissance performative qui feraient advenir l’avenir rien qu’à le dire. La
révélation prophétique de l’ « avenir jusqu’à l’éternité » éclaire sans aucun doute le présent
vécu d’une lumière nouvelle, mais demeure encore un horizon vers lequel se dirige, aimanté,
l’olam hazzeh, « ce temps-ci » – ce « temps » qui se définit précisément encore comme
« celui-ci » (ho aiôn touto, comme traduiront les Septante). Trois traits saillants du temps
eschatologique, suggérés par les livres prophétiques, semblent s’imposer : 1) c’est un temps
d’ampleur cosmique au cœur duquel l’homme se retrouve troublé, inquiet, hanté par la
l’annonce de la colère du Dieu qui s’approche (visions cataclysmiques) ; 2) c’est un temps
déterminé par la certitude de sa fin (apodicticité de l’eschaton) ; 3) c’est enfin un temps en
tension vers la résolution glorieuse du drame historico-politique d’Israël (triomphe du plan
universel de Dieu). Analysons ces trois particularités.
1) L’un des dénominateurs communs auxquels les œuvres prophétiques se reconnaissent
se trouve dans le fait que l’avenir, tel qu’il s’y trouve figuré, est source d’inquiétude. Sans

80
qu’aucune date précise ne soit jamais donnée, les événements annoncés, qui concernent tout à
la fois le cosmos, le peuple Juif et l’humanité, sont décrits en termes de colère divine et de
destructions à grande échelle. Le Jour de Yahvé se lèvera en Juda par une sorte de décréation,
comme le livre de Sophonie l’indique hyperboliquement : « Oui, je vais tout supprimer de la
face de la terre, oracle de Yahvé. Je supprimerai hommes et bêtes, je supprimerai oiseaux du
ciel et poissons de la mer, ce qui fait trébucher les méchants, je retrancherai les hommes de la
face de la terre, oracle de Yahvé » (So 1, 2-3, BJ). Dans un ordre inversé qui rappelle les six
jours de la création, Dieu défait son œuvre, retranchant l’humanité du socle de la terre
désertifiée. Alors que l’homme, dans la Genèse, est créé dans un monde déjà constitué, prêt à
l’accueillir, ce même monde est vidé de sa richesse pour que l’humanité, avant d’en être
retranchée, la connaisse dans sa nudité. Cela signifie principalement que le Jour de Yahvé
s’adresse à l’homme, à lui seul, finalité de la création, finalité de la décréation. Lui seul
méritait au sixième jour du Commencement la bénédiction superlative de Dieu ; lui seul, au
dernier jour de l’histoire, méritera sa colère superlative.
Le prophète Amos décrit ce Jour comme un accroissement du malheur : « Que sera-t-il
pour vous, le jour de Yahvé ? Il sera ténèbres, et non lumière. Tel un homme qui fuit devant
un lion et tombe sur un ours ! Il entre à la maison, appuie sa main au mur, et un serpent le
mord ! N’est-il pas ténèbres, le jour de Yahvé, et non lumière ? Il est obscur et sans clarté »
(Am 5, 18-20, BJ). Comme pour dire l’impossibilité d’échapper au regard de Dieu, dans un
monde s’éteignant peu à peu, se vidant de sa lumière, l’homme tombe de mal en pis, fuyant
inéluctablement vers les ténèbres et l’obscurité. Les infidélités d’Israël retombent alors sur
une humanité incapable de trouver refuge nulle part, comme Adam cachant vainement à Dieu
sa nudité. Les termes choisis par le livre d’Ezéchiel pour donner l’idée de ce Jour dramatique
sont d’une rare violence : « Je vais bientôt déverser ma fureur sur toi et assouvir ma colère
contre toi ; je vais te juger selon ta conduite et te demander compte de toutes tes
abominations. Je n’aurai pas un regard de pitié et je n’épargnerai pas […] Vous saurez que je
suis Yahvé, qui frappe » (Ez 7, 8-9, BJ). La même tonalité domine le livre de Joël. Jour
d’obscurité, couvert de nuages sombres, le temps du Jugement qui approche apporte avec lui
sa cohorte de malédictions et de fléaux : feu dévorant la terre dans un fracas de chars, peuples
en transes, tremblement des cieux et secousses telluriques, invasion de sauterelles…240 De
telles descriptions du Jour de Yahvé, qu’il faut entendre comme le dénouement de « ce temps-
ci », donc comme la réponse finale de Dieu au comportement des hommes dans l’histoire, ont

240
Voir Jl 2, 3-5.

81
évidemment pour but de réveiller les consciences et d’appeler à la conversion immédiate les
membres du peuple choisi. Dans le livre de Joël, pour ne prendre qu’un exemple, la vision des
catastrophes préparatoires au jugement eschatologique précède immédiatement de longs et
vibrants appels à la pénitence : « Mais encore à présent – oracle de Yahvé – revenez à moi de
tout votre cœur, dans le jeûne, les pleurs et les cris de deuil » (Jl 2, 12, BJ). Encore à présent,
dit le texte – le temps est un reste de temps. L’homme se trouve ainsi, déjà dans le présent
(puisqu’il est tard sans être trop tard), sommé de craindre l’avenir. Il faut entendre qu’il est
déjà tard, en un sens, pour comprendre qu’il n’est pas encore trop tard. Le déjà de l’annonce
écarte le trop du désespoir. Cet avenir dont le prophète détient l’image effroyable régule
l’attention que l’homme porte à son propre temps, à sa propre existence dans le temps.
S’agit-il de considérer le présent en vertu de l’avenir ou bien de se projeter dans
l’avenir, en imagination, pour ne pas supporter l’attente ? Le temps révélé par les prophètes
est ambivalent, car d’un côté la précision des visions de désastres, ainsi que leur objet même,
entraînent en imagination le lecteur aux franges finales de « ce temps-ci », comme si la
frontière entre l’olam hazzeh et l’olam habba était partiellement abolie par le pouvoir
littéraire, et d’un autre côté, toute vision catastrophique reconduit le lecteur, par l’inquiétude
intensifiée, vers la possibilité de renouer avec la fidélité attendue par Dieu. Le temps dont
parlent les prophètes agit comme un coup de semonce ou de tocsin : le présent se réveille dans
la proximité maximalisée du Jugement. Et pour ce faire, il faut que la fin des temps se
comprenne comme une réalité inéluctable et certaine.
2) Deux promesses constituent les extrémités de la relation de Dieu avec l’humanité :
l’Alliance originelle – que ce soit la création bénie de l’homme, la vocation d’Abraham ou la
théophanie du Sinaï – et le Jugement de la fin des temps. Dans les deux cas, au passé et au
futur, la promesse ne s’apparente pas seulement à un vague engagement de Dieu (« je t’assure
que je serai toujours à tes côtés), ni même à une vulgaire promesse hypothétique (« je te
donnerais cela si tu fais ceci »), mais bien à une donnée catégorique. Comme le rappellent
sans cesse les Psaumes dans leur langage propre, le Dieu d’Israël est un Dieu de fidélité
inconditionnelle. L’homme peut donc compter sur le Jugement dernier comme sur un fait, et
non une possibilité. La confiance appelée par la promesse de Dieu tient davantage d’un
savoir, somme toute, que d’un espoir. Le Jour de Yahvé, qui mettra un terme aux tribulations
historiques, faisant basculer « ce temps-ci » vers le temps eschatologique, vers le temps de
l’ « avenir jusqu’à l’éternité », clôt idéalement le temps par une limite connue selon la
nécessité. Trois occurrences du livre de Jérémie, que le contexte exilique aide à mieux
entendre, diront suffisamment cette certitude théologale de la fin promise : « Revenez, fils

82
rebelles – oracle de Yahvé –, car c’est moi votre Maître […] Et quand vous serez multipliés et
que vous aurez fructifié dans le pays […] en ce temps-là, on appellera Jérusalem ‘Trône de
Yahvé’ ; toutes les nations convergeront vers elle, vers le nom de Yahvé » (Jr 3, 14-17, BJ) ;
« Voici que je vais rétablir les tentes de Jacob, je prendrai en pitié ses habitations ; la ville
sera rebâtie sur son tell, la maison forte restaurée à sa vraie place » (Jr 30, 18, BJ) ; « Voici
venir des jours – oracle de Yahvé – où j’accomplirai la promesse de bonheur que j’ai
prononcée sur la maison d’Israël et sur la maison de Juda » (Jr 33, 14, BJ). L’image de la
Jérusalem libérée et restaurée possède de fortes connotations eschatologiques. Elle
s’apparente à l’Eden reconstitué à la fin de l’histoire. Un jour est désigné (« en ces jours-là, en
ce temps-là241 ») comme moment de la réconciliation fatidique et nécessairement finale entre
Dieu et son peuple. Le telos de l’histoire entre ainsi dans la conscience des hommes, non plus
comme un vague horizon, mais comme un véritable savoir. Maïmonide, au XIIe siècle,
exprimera cette idée en parlant de la « véracité du monde à venir242 ». L’oracle de Yahvé,
même s’exprimant au futur, apporte au présent la vision, – littéraire mais assurée – de
l’avenir. L’extrémité finale de l’histoire pénètre ainsi dans l’histoire sous la forme d’une
nécessité reconnue243 (à défaut d’être encore une réalité). Par la voix des prophètes, la Parole
de Dieu y suffit.
3) Les livres prophétiques abordent par ailleurs le thème de la résolution eschatologique
de l’histoire par le biais de l’universalisme. Dieu ne peut pas désirer seulement le salut de son
peuple. De même qu’il n’y a qu’une seule humanité créée en Adam, toutes les nations seront
appelées à reconnaître Yahvé victorieux. C’est là un leitmotiv prophétique : « Réjouissez-
vous avec Jérusalem, exultez en elle, vous tous qui l’aimez, soyez avec elle dans l’allégresse
[…] Voici que je fais couler vers elle la paix comme un fleuve, et comme un torrent
débordant la gloire des nations » (Is 66, 10-12, BJ) ; « Nations, écoutez la parole de Yahvé !
Annoncez-là dans les îles lointaines ; dites : ‘Celui qui dispersera Israël le rassemble, il le
garde comme un pasteur son troupeau.’ […] Ils viendront, criant de joie, sur la hauteur de
Sion, ils afflueront vers les biens de Yahvé… » (Jr 30, 10-12, BJ). Parce que la gloire de
Yahvé, objectivement visible, ne pourra plus échapper à personne, toute la gentilité accèdera à
la reconnaissance de Dieu. L’unité des peuples fait intégralement partie du projet divin. Le

241
Voir Jr 33, 15.
242
MAÏMONIDE, « Epître sur la résurrection des morts », dans Epîtres, Gallimard, TEL, 1993, p. 120. Pour
Moïse Maïmonide, le « monde à venir » est la fin dernière de la Création et du salut. La participation à ce
« monde » suivra pour les justes la résurrection des morts, que le penseur juif définit comme le retour de l’âme
au corps.
243
Une σοφία, au sens de connaissance principielle, plutôt qu’une τέχνη, pour reprendre deux concepts de la
philosophie grecque.

83
temps prophétique n’est plus centré sur la seule fidélité du peule de l’alliance, mais largement
ouvert aux nations, et jusqu’à ces « îles lointaines » dont parle allégoriquement le recueil de
Jérémie. Selon les prophètes, l’unification des peuples égaillés sur la surface de la terre et
désunis par des histoires différentes et souvent conflictuelles, sera l’un des signes visibles de
la puissance eschatologique et universelle de Dieu – anti-Babel. Le temps prophétique est
donc également un temps commun et partagé, un temps objectif et universel.

c) Détemporalisation et retemporalisation

Descriptions apocalyptiques, détermination apodictique de la fin et salut des nations


forment les traits caractéristiques du discours prophétique. En mêlant ces thèmes selon des
dispositifs littéraires extrêmement soignés, les prophètes ont introduit dans le temps vécu une
tension particulière dont il convient d’identifier le mécanisme. Deux phases s’enchaînent plus
ou moins brusquement. 1) Le présent est d’abord comme perdu, oblitéré, écrasé, évanoui du
fait de la proximité (spatialisée par les descriptions) du dénouement eschatologique.
L’importance extrême de l’avenir prophétisé – importance par laquelle l’avenir se transforme
en à-venir, c’est-à-dire en présence anticipée –, détourne pour quelques instants la conscience,
par une sorte de sidération catastatique, de la succession chronologique. Une telle impression
d’effacement du présent résulte davantage de la violence et de la précision des visions
prophétiques que de l’annonce d’une imminence temporelle proprement dite. Sous le violent
effet de la vision poétiquement transmise244, le présent se fige, cataleptique, se pétrifiant en
stase, comme lorsqu’un malade apprend du médecin que son mal est avancé, incurable et qu’il
faut prévoir la mort à brève échéance. De même que la possibilité de la mort se factualise
dans la conscience du malade pour quelques secondes en effaçant le sentiment de la durée, le
jugement eschatologique, idéalement factualisé par le cantique prophétique, bouleverse
l’expérience que le lecteur fait du temps. Les psychologues parlent à ce sujet, dans le cadre
d’une description de l’angoisse de mort imminente (AMI), de psychose d’angoisse. Jacques
Lacan évoque un fractionnement du sujet par lequel celui-ci meurt bel et bien. Se produit pour
ainsi dire un premier moment de suspension de la chronologie, une sorte d’épochè temporelle,
comme une stase consécutive à la sur-présence (ici littérairement éprouvée) de l’eschaton.
Nous appelons cette première phase la détemporalisation de l’avenir. Sous le choc, la
temporalité arrête brusquement son cours, frappée de stupeur et d’effroi. Puis le temps revient

244
Au sens fort du verbe grec ποιειν, « faire », « produire ».

84
à la conscience, anastatique, comme le sang dans les veines, et se trouve chargé de la
certitude théologale du Jugement. Dans le cas du malade condamné à brève échéance, le
retour de la conscience à la durée vécue peut se produire sous l’impetus du désir de vivre en
profondeur le temps qui le sépare d’une fin redevenue abstraite. Les psychologues emploient
parfois le terme de « reviviscence » pour désigner un tel reflux du temps dans la conscience.
L’homme découvre alors prophétiquement qu’il reste du temps, qu’il est encore temps, qu’il y
a du temps, que du temps est donné (ou se donne). L’existence eschatologique (qui succède à
la détemporalisation de l’avenir) se substituant à l’existence chronologique, le présent se
reconstitue et se dilate sous l’égide d’une exigence nouvelle, en vue d’une manière de vivre
redécouverte et réinterprétée. C’est ce à quoi tous les livres prophétiques invitent. Nous
appelons cette deuxième phase la retemporalisation de l’avenir. La temporalité se trouve
régénérée par ce mouvement d’évanescence et de retour, de présent perdu puis retrouvé,
d’absence et de donation, de sidération catastatique et de relèvement anastatique, mouvement
qui forme la dynamique propre du temps prophétique245. La lecture des Prophètes inscrit
l’humanité juive dans cette dynamique temporelle inédite qu’il ne faut pas tout à fait
confondre avec l’expérience messianique dont nous aurons à parler. L’avenir n’est pas
d’abord attendu, il est une présence littéraire-existentielle capable de métamorphoser le
présent.
Nous pourrons ultérieurement constater que la conception paulinienne du kairos
messianique présente de nombreux points communs avec le temps prophétique : le Jour du
Jugement, dont la date est principiellement inconnue, sera un jour de colère246 ; le kairos
messianique, à l’instar du temps prophétique, est paradoxalement orienté vers la parousie à
venir et tourné vers la gravité renouvelée du moment présent ; le temps de la fin, comme le
temps prophétique, impose au sujet cette tension temporelle brutale résultant de la
détemporalisation puis de la retemporalisation de l’avenir. Mais, nous le verrons, quelques
différences notables s’imposent. N’en retenons pour l’instant qu’une seule. Le temps
prophétique est un temps révélé par la voix du prophète. Il est parole et dire de Dieu. Il est
annonce. Son objectivité est d’abord et avant tout littéraire. Au contraire, le temps
messianique dans lequel Paul reconnaît la figure du présent, est un temps donné. Il est grâce,
don, donation, présent – présence et praxis du messianique. Son objectivité, quoiqu’ en attente
de la gloire, est donc, plus que littéraire, d’ordre factuel et littéral. Cette seule distinction suffit

245
Nous retrouverons et réutiliserons ce mouvement de détemporalisation et de retemporalisation du présent,
quoique sous une forme légèrement différente, à propos de l’expérience paulinienne du καιρός (I, C).
246
Voir 1 Th 1, 10.

85
à situer la conception paulinienne du temps en marge du courant prophétique. Le temps
apostolique succède au temps prophétique comme l’objectif au nécessaire, comme le littéral
au littéraire.

4) Représentations hébraïques de l’au-delà

a) La justice plutôt que l’immortalité ?

« Que le rapport avec le divin traverse le rapport avec les hommes et coïncide avec la
justice sociale, voilà tout l’esprit de la Bible juive. Moïse et les prophètes ne se soucient pas
de l’immortalité de l’âme, mais du pauvre, de la veuve, de l’orphelin et de l’étranger247 ».
Nous ne saurions dire avec Emmanuel Lévinas si l’interdépendance du rapport religieux de
l’homme à Dieu et du rapport social de l’homme à l’homme exprime tout l’esprit de la Bible.
Mais les questions de l’immortalité de l’âme et de la résurrection des morts semblent
assurément secondaires dans l’ensemble de la révélation scripturaire. Dans l’Epître sur la
résurrection des morts, Maïmonide remarque d’ailleurs que la Torah ne mentionne pas le
principe de la résurrection, sinon de manière camouflée248. Est-ce parce que l’idée de
résurrection des morts, collective et individuelle, a cheminé peu à peu dans la conscience
juive, s’insinuant lentement dans l’Ecriture ? Est-ce parce qu’aucun consensus ne s’est jamais
fait sur cette question entre les divers courants ? Maïmonide dira au XIIe siècle que la
résurrection, parce qu’elle est un miracle « sortant de la nature de la réalité », ne peut pas être
connue par la lumière naturelle, mais seulement par la tradition249. Mais cette tradition
demeure en effet peu diserte. Il semble d’ailleurs qu’un Juif puisse vivre en parfaite
conformité avec les prescriptions du judaïsme sans attendre de résurrection, ni collective, ni
individuelle, comme l’atteste dans l’Antiquité les positions du parti des Sadducéens250. La
fidélité à Yahvé, concrétisée par l’observance éthique et pratique des commandements,
concrétisée aussi par la lecture et la méditation de la Parole, sans épuiser l’expérience juive de
la foi, en trace cependant la nervure principale.

247
E. LEVINAS, « Ethique et responsabilité », dans Difficile liberté, éd. cit., p. 36.
248
Voir MAÏMONIDE, « Epître sur la résurrection des morts », dans Epîtres, éd. cit., p. 145-146.
249
Id. p. 143-144.
250
Sur la position des Sadducéens au sujet de la résurrection des morts, voir F. JOSEPHE, Antiquités juives,
XVIII, 1, 14 et Mt 22, 23.

86
Nous trouvons néanmoins dans la Bible hébraïque, sous formes d’allusions parfois très
brèves, quelques formules témoignant d’une intense réflexion sur le devenir post-
eschatologique de l’humanité. Selon Gidéon Brécher, commentateur au XIXe siècle de la
littérature juive, malgré l’absence de proposition scripturaire précise, l’époque biblique
adhérait déjà totalement à l’idée d’immortalité de l’âme : « Abraham ne peut pas ne pas avoir
connu et accepté la doctrine de l’immortalité251 ». L’idée que l’on se faisait en Israël de la
nature de cette immortalité restait cependant assez imprécise : « Le lieu de résidence assignée
à l’âme, immédiatement après sa séparation d’avec le corps, était le sombre et ténébreux
monde souterrain, le shéol, le royaume des ombres, plein de confusion et d’horreur252 ». Le
mot shéol, qui possède la même racine que schengol, « désirer », « regretter », « demander »,
« prier », désigne donc le lieu du désir, de la désolation et de l’attente dans lequel séjourne
l’âme après la désunion d’avec le corps, selon les principes d’un dualisme sur lequel le
judaïsme ne s’accordera jamais tout à fait, considérant souvent la personne humaine comme
un tout composite. « Les âmes des trépassés dans le shéol, on se les représentait comme des
êtres sans force, épuisés (rephaïm), qui y vivent en famille et en groupe. Tu iras en paix
rejoindre tes parents, dit Dieu à Abraham (Genèse XV, 15). Tu seras réuni à ton peuple
(Nombres, XXVII, 13). Etre réuni à son peuple, est dans la Bible l’expression stéréotypée
pour mourir253. »
Il semble cependant que l’existence au shéol, la vie posthume des morts, ne soit jamais
comprise comme une existence plénière, avec ses possibilités et ses modalités propres. « Tout
ce que ta main trouve à faire, fais-le tant que tu en as la force, dit l’Ecclésiaste, car il n’y a ni
œuvre, ni réflexion, ni savoir, ni sagesse dans le Shéol où tu t’en vas » (Qo 9, 10, BJ). Cette
idée d’une sous-existence de l’âme à la fois persistante et languissante, exsangue et épuisée,
est commune à de nombreuses traditions. Elle semble avoir longtemps dominé dans la
tradition juive. Mais il est nécessaire de distinguer trois notions souvent confondues : l’idée
d’immortalité de l’âme, celle de résurrection et le concept de monde à venir. L’ « immortalité
de l’âme » désigne simplement la persistance d’une part de l’existence humaine – voire de la
personne complète mais cependant diminuée – au-delà de la mort ; la « résurrection » nomme
le relèvement de l’âme unie à son corps et retrouvant les possibilités et les modalités de
l’existence mondaine, quoique sous une forme nouvelle ou renouvelée ; le « monde à venir »
désigne l’existence perpétuelle de l’humanité relevée et justifiée. Comme on le voit, si la

251
G. BRECHER (Gedaliah ben Eliézer), L’Immortalité de l’âme chez les Juifs, selon la Bible, le Talmud et la
Kabbale, Lahy, 2004, p. 14.
252
Id., p. 17.
253
Id., p. 19.

87
notion d’immortalité de l’âme peut être adoptée par des civilisations dualistes (égyptienne et
grecque) ou holiste (hébraïque), l’idée même de résurrection s’oppose nettement au dualisme
de l’âme et du corps tel que l’épistémè grecque a pu le développer254. C’est une des raisons
pour lesquelles la pensée grecque fut si hostile, du moins jusqu’aux Pères de l’Eglise, à la
possibilité d’un relèvement des morts. La pensée juive semble quant à elle avoir très tôt
remplacé l’affirmation dualiste de l’immortalité de l’âme (égyptienne et grecque) par celle de
résurrection complète, même si cette substitution reste discrète et concerne peu d’occurrences
scripturaires.

b) La résurrection appelée par la souffrance

Seuls quelques textes bibliques, dans le judaïsme ancien, abordent frontalement la


question de la résurrection. Le livre de Daniel, par exemple, rédigé pendant la persécution
d’Antiochus Epiphane (donc assez tardif), évoque clairement la résurrection collective future :
« Un grand nombre de ceux qui dorment au pays de la poussière s’éveilleront, les uns pour la
vie éternelle, les autres pour l’opprobre, pour l’horreur éternelle. Les doctes resplendiront
comme la splendeur du firmament, et ceux qui ont enseigné la justice à un grand nombre,
comme les étoiles, pour toute l’éternité. Toi, Daniel, serre ces paroles et scelle le livre
jusqu’au temps de la Fin » (Dn 12, 2-4, BJ). Dans le deuxième livre des Maccabées,
également rédigé pendant la persécution du roi Séleucide (mais ne faisant cependant pas
partie du canon scripturaire juif), l’épisode du martyre des sept frères contient également
l’annonce de la résurrection. Le quatrième frère, cruellement torturé comme l’ont été les trois
premiers et comme le seront les trois derniers255, sur le point d’expirer, dit au roi : « Mieux
vaut mourir de la main des hommes en tenant de Dieu l’espoir d’être ressuscité par lui, car
pour toi il n’y aura pas de résurrection à la vie » (2M 7, 14, BJ). Un peu plus loin dans le
texte, la mère des sept frères, animant leur courage, leur dit : « Je ne sais comment vous avez
apparu dans mes entrailles ; ce n’est pas moi qui vous ai gratifiés de l’esprit et de la vie ; ce
n’est pas moi qui ai organisé les éléments qui composent chacun de vous. Aussi bien le
Créateur du monde, qui a formé les genre humain et qui est à l’origine de toute chose, vous
rendra-t-il, dans sa miséricorde, et l’esprit et la vie, parce que vous vous méprisez maintenant
vous-mêmes pour l’amour de ses lois » (2M 7, 22-23, BJ). On peut ainsi constater que la

254
Dans la doctrine pythagoricienne de la métempsychose, que Socrate semble avoir adopté lui-même, le
dualisme est conservé : l’âme retrouve un corps qui n’est pas le corps antérieur.
255
Selon un procédé bien connu de l’écriture juive, il était attendu que le quatrième frère, situé au milieu des
sept, prononce la parole essentielle et instructive.

88
littérature biblique juive contient l’affirmation du principe de la résurrection, malgré la rareté
des occurrences.
Quelques précisions s’imposent. La résurrection est métaphoriquement assimilée à un
relèvement, un réveil, un redressement – entendons une sortie du shéol. Seul Yahvé, maître de
la vie, possède le pouvoir de relever les morts : la résurrection ne doit rien à un quelconque
mécanisme physique ou biologique, procédant au contraire de la volonté toute-puissante du
Créateur. Les morts ne se relèvent pas d’eux-mêmes, ils sont relevés. La souveraine
omnipotence de Dieu s’exprimant dans la résurrection devient, au cours de la période du
Second Temple, le pendant de la puissance divine exprimée lors de la Création. Par ailleurs, la
résurrection des morts est toujours évoquée au futur, puisque le sort de chacun est post-
eschatologiquement solidaire du sort des autres hommes et que personne n’a encore été
ressuscité. Le temps n’est pas encore venu de la résurrection, qui se trouve projetée en avant
du présent. Il n’est jamais précisé si ce relèvement résultera de la réincarnation de l’âme dans
son corps ou si la personne tout entière passe de la mort (sommeil) à la vie (éveil). Le holisme
juif, sur cette question, invite plutôt à comprendre la résurrection comme une revitalisation de
la totalité de l’homme : le mot hébreu nefeš, l’ « âme », que les Septante rendront tant bien
que mal par psuchè désigne tout à la fois le souffle et la gorge, le signe de la vie et l’organe de
la parole, comme pour marquer l’indistinction principielle de la vie et du vivant, de l’esprit et
du corps256. Derrière une telle unité se devine d’ailleurs la puissance divine, maîtresse de la
vie, maîtresse de la mort et maîtresse de la fin du temps.
La résurrection est collective et simultanée : les hommes ne ressuscitent pas sitôt morts
pour être jugés sur-le-champ, comme dans les modèles pythagoricien et platonicien, mais se
relèveront ensemble le même Jour. Un Jour à venir, clôture interne du Devenir de l’humanité,
extrémité intérieure de l’histoire, point à l’horizon. Cette résurrection précède la destinée
post-eschatologique et la rend possible, destinée exactement commensurable à la valeur de la
vie terrestre : « vie éternelle » pour les uns (vie configurée au Créateur), « opprobre
éternelle » pour les autres. La résurrection se comprend donc à la fois comme la limite finale
intérieure de l’histoire et comme le commencement du « monde à venir », donc comme
frontière. De plus, l’événement de la résurrection est explicitement corrélé au temps de la fin,
qui en devient pour ainsi dire le cadre, l’arrière-plan ou le contexte temporel. Le concept de
fin, tel qu’il est utilisé dans la littérature prophétique, devient l’archétype des événements
cruciaux, proprement eschatologiques, qui vont de la résurrection au Jugement dernier, et du

256
Voir J. CÔTE, article « Âme, ψυχή », dans Cent mots-clés de la théologie de Paul, Cerf, Novalis, 2000, p. 32.

89
Jugement dernier au commencement du « monde à venir ». Alors que l’eschatologie
proprement dite ne se conçoit pas dans la structure de la pensée grecque, elle devient un motif
majeur de la littérature juive du Second Temple : l’apocalyptique décrit en quelque sorte, sous
une forme narrative, à la fois la spatialité de la fin du cosmos, la temporalité de la fin du
temps et l’historicité de la fin de l’histoire. Toutes les sections apocalyptiques introduites dans
les livres prophétiques produisent l’idée d’une frontière épaisse séparant « ce monde-ci » du
« monde à venir », suffisamment épaisse du moins pour qu’y figurent des spectacles et des
paysages. Enfin, la manière de mourir, par exemple le don de soi par fidélité à Dieu, peut être
explicitement rapportée à la promesse de la résurrection. C’est le cas dans le deuxième livre
des Maccabées où le martyre prépare et justifie le relèvement individuel.

c) La promesse du Jugement

D’une manière peut-être plus tropique que littérale, nous constatons que l’idée de
résurrection répond à l’effroi suscité par l’injustice257 et la cruauté de la persécution subie.
Devant le spectacle de la profanation du Temple comme devant l’horreur insoutenable du
supplice, la Parole de Dieu, se refusant à défaire le mal en « ce temps-ci », proclame par la
voix du prophète l’horizon futur d’une transparence définitive. Ce n’est d’ailleurs pas tant
l’avenir qui est le moment du dénouement que la limite extrême de l’avenir, donc l’épaisseur
de la fin. Peut-il y avoir encore de l’histoire après que Dieu ait rendu efficient son Jugement ?
Le Jugement divin peut-il être autrement que définitif ? Et, définitif, peut-il être autrement
que dernier ? La promesse de la résurrection des morts, qui rend possible la rétribution
judiciaire sans laquelle les actions humaines perdent leur relation au Maître de l’histoire, est
contemporaine de la stupeur la plus violente devant la réalité massive de la souffrance. Il
semble même que l’espoir du « monde à venir », tantôt inquiet – car qui peut attendre sans
crainte la transparence258 ? –, tantôt impatient – car qui, souffrant l’injustice, n’attendrait pas
le triomphe futur de la vérité –, soit scripturairement corrélé à un idéal de clarté et de vérité.
L’extrémité de l’avenir, envisagé dans toute sa puissance au présent, est la dimension

257
Il faut cependant distinguer l’injustice historique de l’injustice théologique : la persécution étrangère est
parfois ouvertement justifiée par les Prophètes comme réponse de Dieu à l’adultère de son peuple (voir en
particulier le livre d’Ezéchiel). Cependant, bien qu’explicable et méritée, la main de l’étranger atteint Dieu en
frappant Israël, et se trouve donc eschatologiquement condamnée.
258
Sur cette question, voir E. LEVINAS, « Textes messianiques », dans Difficile liberté : « Le sujet n’est donc
jamais activité pure, le sujet se met toujours en question ; le sujet ne se possède pas d’une façon inaliénable et
reposante. On lui en demande toujours davantage. Plus il est juste et plus sévèrement il est jugé. Peut-on dès lors
entrer dans l’état messianique sans crainte ni tremblement ? L’heure de la vérité est redoutable. L’homme est-il
à la mesure de la clarté qu’il appelle de ses vœux ? » (éd. cit., p. 107).

90
temporelle libérée par l’expérience de la souffrance extrême. Que cette dimension soit
proprement chronologique et historique ou plutôt spirituelle importe peu. Si la post-
eschatologie grecque résout principalement le problème de la justice individuelle, la post-
eschatologie juive semble répondre au problème de la souffrance collective imposée de
l’extérieur, souffrance impuissante à trouver en elle-même, dès maintenant, la solution au
mal, sinon par l’abandon à Dieu et le don de soi.
La littérature intertestamentaire manifeste un intérêt croissant pour la question du
Jugement dernier et le problème de la résurrection finale. Certains écrits esséniens comme le
Règlement de la guerre laissent penser, conformément au livre de Daniel, que le corps prend
intégralement part à la résurrection. Le combat post-eschatologique que le texte prend soin de
décrire requiert la participation de la force et des organes humains pour une lutte réelle (ou
réaliste), au corps à corps, entre les « fils de lumière » et leurs « adversaires »259. D’autres
textes, comme le livre d’Hénoch (1QM), décrivent les événements finaux en termes précis,
mêlant la résurrection au Jugement et à la glorification de la terre entière : « En ce temps-là, la
terre rendra son dépôt, le Shéol rendra ce qu’il a reçu, la Perdition rendra ce qu’elle doit. Il
triera parmi (les morts) les justes et les saints, car le jour du salut sera venu pour eux. En ce
temps-là, l’Elu s’assiéra sur [son] trône. […] En ce temps-là, les montagnes bondiront comme
des béliers, les collines tressauteront comme des chevreaux gavés de lait, et tous les anges
seront dans le ciel, le visage brillant de joie. Car en ce temps-là, l’Elu sera levé. La terre se
réjouira, les justes l’habiteront, les élus y marcheront260 ». Les visions du livre de Daniel sont
reprises ici et là sous une forme intensifiée et insistante. Il semble que pendant les siècles qui
séparent la domination grecque de la destruction du Temple ait foisonné toute une littérature
mêlant le prophétique, l’apocalyptique et le messianique. En effet, outre les écrits
prophétiques canoniques, la plupart des livres conservés dans la bibliothèque de la
communauté essénienne de la Mer morte, ainsi d’ailleurs que la plupart des écrits
intertestamentaires et pseudépigraphiques, comme le Testament de Siméon, le Testament de
Lévi, les Oracles sibyllins, le Quatrième livre d’Esdras ou encore l’Apocalypse syriaque de
Baruch, associent dans des visions de plus en plus pressantes la description de la « fin des
Jours » (a’harit hayamim) et la venue du règne messianique.
Comment la notion vétérotestamentaire de résurrection des morts configure-t-elle la
compréhension du temps ? Comment s’organise, dans la perspective post-eschatologique, la

259
Voir Règlement de la guerre (1QM), dans Ecrits intertestamentaires, sous la direction d’A. Dupont-Sommer
et M. Philonenko, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1987, p. 212-213.
260
I Hénoch LI, 1-5, dans Ecrits intertestamentaires, éd. cit., p. 521.

91
relation du présent à l’avenir ? Sommes-nous d’ailleurs certains que le langage biblique de la
résurrection des morts ait, comme la sotériologie grecque, une visée post-eschatologique ? Si
« résurrection » est en français un terme technique nommant spécifiquement le rétablissement
de la mort à la vie, le grec de la Septante, de même que l’hébreu de la Bible hébraïque, utilise
plusieurs verbes communs empruntés au langage profane comme egeirô (s’éveiller) ou
anistèmi (se lever). L’emploi de verbes profanes, et même très ordinaires, pour désigner le
point de dénouement du projet divin nous avertit d’un lien profond tissé entre un futur
métaphorisé et le présent vécu. Le langage de la résurrection nous reconduit à la signification
du maintenant, un peu à la manière de l’eschaton prophétique. L’anachronique avenir de la
résurrection exalte la souffrance présente du Juste, glorifie par la lueur d’une promesse la
fidélité du martyr. Ainsi parle le deuxième livre des Maccabées ; ainsi le livre des Psaumes.
Opérant une scission originale, le langage de la résurrection insère un intermédiaire entre le
présent et lui-même. La praxis immédiate se dédouble et livre sa signification posthume : la
fidélité, immédiatement souffrante, est médiatement salutaire. « Résurrection » peut d’ailleurs
se comprendre simplement comme le nom de la valeur du présent. L’idée de relèvement ou de
glorification du Juste par Dieu, promesse impalpable, survalorise, par un jeu de médiation et
de retour, l’instant de la décision présente. Une question se pose alors : est-ce l’avenir ou le
présent qui priment dans la structuration de la temporalité hébraïque ? Nous rencontrerons
cette problématique propre au judaïsme à propos du messianisme, et plus encore à propos de
la pensée de Paul. Le temps du salut est-il absent ou présent, nulle part ou ici, futur ou
présent ? Notons déjà que l’événement de la résurrection du Christ, tel que Paul le conçoit et
l’éprouve, change les termes du problème. Depuis l’événement de Damas, la résurrection ne
peut plus être interprétée seulement comme un trope littéraire mettant en évidence, par une
métaphore théologique, la fidélité de Dieu à ses promesses ou la valeur de la détermination
éthique présente. La résurrection est devenue une donnée réelle de l’oikonomia temporelle
divine, déjà historiquement active et efficiente. Pour Paul la résurrection n’est plus une
promesse, mais une « puissance » (dunamis) désormais à l’œuvre dans le temps ; et le futur,
d’allégorique est ainsi devenu « travail » (ergon)261.

5) Messianismes scripturaire et talmudique

261
Voir 1Co 12-34.

92
a) Le judaïsme sans messianisme ?

A l’origine, le judaïsme n’est pas fondamentalement messianique : sans intermédiaire,


seul Dieu sauve. La concordance biblique permet de constater que l’Ancien Testament,
contenant plus de livres que la Bible hébraïque proprement dite, n’utilise que trente-neuf fois
le mot mashiah, et la plupart du temps pour désigner le roi. Le livre de Samuel emploie le mot
en faisant référence à l’onction de Saül, puis de David. Le Messie, c’est d’abord l’oint, le roi
d’Israël, tout simplement. A la fonction royale s’est ajoutée la fonction sacerdotale, et
mashiah a pu nommer également le Grand prêtre (hacohen hamashiah), comme c’est le cas
dans le Lévitique. Le mot, dont la signification est difficile à circonscrire, désigne parfois le
peuple lui-même, dans la mesure de son élection par Yahvé : « Tu t’es mis en campagne pour
sauver ton peuple, pour sauver ton oint, tu as abattu la maison de l’impie, mis à nu le
fondement jusqu’au rocher » (Ha 3, 13, BJ). Un Psaume reprend cette image : « Yahvé, force
pour son peuple, forteresse pour son messie » (Ps 28, 8, BJ). Même attendu comme libérateur
politique et spirituel pour l’avenir, le Messie ne présente que rarement les traits de l’envoyé
céleste tout-puissant. Les Psaumes, par exemple, célèbrent la sainteté de la descendance
davidique ou chantent l’espoir d’un roi à venir, victorieux certes, mais prosaïquement humain.
S’il est une marque de l’intervention de Yahvé dans le déroulement de l’histoire, ne serait-ce
que comme élu, le Messie n’en présente pas moins toutes les dimensions de la condition
humaine : « Les rois de la terre s’insurgent, les princes tiennent tête à Yahvé et à son Messie »
(Ps 2, 2, BJ) ; « [Yahvé] multiplie pour son roi les délivrances et montre de l’amour pour son
oint, pour David et sa descendance à jamais » (Ps 18, 20, BJ) ; « Maintenant je connais que
Yahvé donne le salut à son messie, des cieux de sainteté il lui répondra par les gestes sauveurs
de sa droite » (Ps 20, 7, BJ). Roi, prêtre ou peuple, le Messie est l’interlocuteur privilégié de
Dieu dans le temps, il est le « gratifié » par excellence, mais il n’est souvent que cela. Au
mieux concentre-t-il en lui toute l’espérance, comme point de convergence des attentes
mondaines d’Israël. Faut-il en conclure que le judaïsme n’a jamais développé de messianisme
tel que l’entendra plus tard la tradition chrétienne ?

b) Une figure eschatologique

Un certain nombre de textes témoignent de l’apparition progressive de la dimension


eschatologique du messianisme. L’onction messianique apparut d’abord comme la forme la
plus achevée de la sainteté dans le temps et de la présence plus ou moins directe de Yahvé

93
dans l’histoire. Mais devant les vicissitudes historiques disjoignant l’humanité de la gloire
inaltérable promise par Dieu, le judaïsme semble avoir complexifié progressivement la
signification du mashiah. Le Messie ne fut plus seulement compris comme le roi davidique
travaillant dans l’histoire, mais comme le nom donné à l’intervention eschatologique de
Yahvé au temps de la fin. Quoique chantant le drame messianique au présent, le deuxième
Psaume rattache la présence du Messie, présenté comme « fils », à la colère eschatologique de
Dieu262. Quant au Serviteur dont parle le deuxième livre d’Isaïe, il est difficile de savoir s’il
désigne Zorobabel, Jérémie, le prophète lui-même ou encore, comme l’affirmeront certaines
traditions chrétiennes, le « fils de l’homme » venu inauguré le règne eschatologique263. En
revanche, le premier livre des Maccabées décrit l’attente d’un « prophète » pour le futur
capable d’éclairer Judas et ses frères sur la conduite à tenir264.
La notion de Messie s’impose peu à peu dans le discours eschatologique. Le quatrième
livre d’Esdras, par exemple, relie tout à fait explicitement le messianisme au temps de la fin.
La cinquième vision du prophète annonce clairement : « Le lion que tu as vu s’élancer de la
forêt en rugissant, parler à l’aigle et dénoncer ses injustices avec toutes ces paroles que tu as
entendues, c’est le Messie que le Très-Haut a réservé pour la fin des jours, celui qui se lèvera
de la race de David ; il viendra et il leur parlera265 ». Tout au long du développement du
judaïsme dans la période du Second Temple, le messianisme s’est imposé comme manière
d’appréhender, derrière une figure assez indéterminée, la surrection d’un temps nouveau et le
signe de la gloire définitive intervenant dans le Devenir. L’affirmation d’un temps de la fin,
réaliste ou allégorique, historicisée ou intériorisée, désormais compris comme temps
messianique, a levé un certain nombre d’ambiguïtés dont le Talmud s’est fait l’écho. Si le
Messie, sous les traits du roi, du prophète, du peuple ou du « lion », nomme le moment
temporel du salut ; si le temps messianique est le moment de l’irruption de Yahvé dans
l’histoire, encore indirecte mais déjà définitive ; si mashiah dit, sous quelque forme que ce
soit, la clôture de la trajectoire temporelle de l’humanité, doit-on penser que le Messie est déjà
venu, qu’il est toujours possiblement en voie d’advenir ou qu’il viendra lorsque toutes les
conditions terrestres seront remplies ou lorsque Dieu le décidera selon son propre décret ? Où
situer le temps messianique sur la ligne orientée du temps ? La notion de Messie n’a-t-elle pas

262
Voir Ps 2 et 110.
263
Sur l’interprétation de l’épisode du Serviteur souffrant et glorifié, voir Guide de lecture des prophètes,
collectif, Bayard, 2010, p. 134-135.
264
Voir 1M 4, 46 et 14, 41.
265
IV Esdras, XII, 31-32, dans Ecrits intertestamentaires, éd. cit., p. 1452.

94
pour fonction de brouiller la séparation du passé, du présent et de l’avenir, et en quelque sorte
de froisser l’horizontalité du temps en constituant une relation nouvelle à la temporalité ?

c) Trois interprétations talmudiques : Rabbi Hillel, Rav Guidel et Emmanuel Lévinas

Le messianique pose au présent la question du salut. Mais l’indétermination du concept


de mashiah a ouvert à l’herméneutique talmudique plusieurs voies qui ont toutes été
empruntées. Le traité Synhedrin266 oppose en effet différents points de vue, dont ceux bien
connus de Rabbi Hillel et de Rav Guidel267. L’interprétation du messianisme proposée par
Rabbi Hillel est fondamentalement polémique : « Il n’y a plus de Messie pour Israël. Israël y
goûta à l’époque du roi Hesechias268 ». « Le Messie des Juifs déjà venu (huit siècles avant J.-
C.) […], commente Emmanuel Lévinas, il faut mesurer l’énormité de cette affirmation269 ».
Le messianisme est dépassé, affirme Hillel. Le messianisme est révolu, consommé. Idée
« fantastique », comme le dit encore Lévinas. Le sceau de l’intervention de Yahvé serait à
chercher dans l’épaisseur de l’histoire passée d’Israël. Mais alors, pourquoi le temps
messianique n’a-t-il pas bouleversé visiblement l’histoire du monde ? Comment faut-il
comprendre le messianisme révolu de Rabbi Hillel ? D’après Lévinas, il faut entendre dans
cette thèse une sorte de méfiance à l’égard de l’idée même de rédemption messianique. Israël
attend selon Rabbi Hillel une « excellence plus grande que celle qui consisterait à être sauvé
par un Messie270 ». Cette méfiance reconduirait du Messie, considéré comme puissance
extérieure au Moi, vers l’exigence personnelle de l’éthique présente, et, encore au-delà, vers
Yahvé même, Maître du temps, Maître de l’avenir. La moralité ne se comprend jamais comme
aboutissement, mais comme perfectionnement incessant, comme amendement perpétuel de la
conscience humaine, donc comme temporalisation éthique du présent : « La délivrance par
Dieu coïnciderait avec la souveraineté d’une moralité vivante, ouverte sur des progrès
infinis271 ». Il ne peut y avoir de progrès infinis que si le présent, ouvert à lui-même, bénéficie
du temps par l’ouverture à l’avenir. Il y aurait une intentionnalité temporelle comme il y a une
intentionnalité de la conscience : la messianité du présent consiste en une projection extatique.
Le salut par le roi, fut-il considéré comme Messie, n’est pas encore, ne peut pas être, ne

266
Voir Synhedrin 98 b-99a.
267
Rabbi Hillel, qu’il ne faut pas confondre avec Hillel l’Ancien, est un docteur tanaïte du IIe siècle, et Rav
Guidel un maître talmudique du IIIe siècle.
268
Cité par Emmanuel Lévinas, Difficile liberté, éd. cit., p. 111.
269
Id.
270
Id.
271
Id.

95
pourra jamais être le salut suprême qui s’ouvre à l’être humain, ne serait-ce que parce que
l’homme ne peut pas bénéficier de rédemption par procuration. Ainsi, le temps messianique
selon Rabbi Hillel, qui est un temps fondamentalement politique, parce qu’il est passé, montre
aux hommes que l’exigence extrême de la moralité, par laquelle l’autre homme entre dans ma
relation personnelle à Dieu, ne sera jamais épuisée par l’intervention historique d’un substitut
mondain de la transcendance de Yahvé.
Pour Rav Guidel, au contraire, le Messie n’est pas encore venu : « Israël, dans l’avenir,
jouira de l’ère messianique272 ». Le futur doit demeurer la dimension véritable du salut : Israël
jouira de la rédemption. Le Messie est encore nécessaire au monde, qui est en l’état, tel quel
et au présent, incomplet. (Présent voulant précisément dire tel quel.) Dans cette vue,
l’espérance porte la marque de l’historique plus encore que de l’éthique. La rédemption
devant s’insérer dans le tissu du Devenir des peuples, le moment de la paix universelle qui
figure métaphoriquement le but du projet divin se tient nécessairement au-devant de
l’humanité, pointé à l’horizon du temps comme une mire. Israël n’a pas pu goûter encore au
temps messianique, puisque ni l’homme ni l’histoire ne sont changés, puisque la rédemption
n’a pas révélé sa saveur. Une telle affirmation suppose qu’une intervention extérieure,
forensique et gracieuse, signe de la transcendance, est indispensable à la croissance de
l’humanité. Intervention guettée, attendue, espérée. Mais le messianisme d’avenir de Rav
Guidel, opposé au messianisme passé, ne désole pas le présent – pas plus d’ailleurs que le
passé de Hillel ne dispensait de l’horizon futur, puisque la rencontre de Dieu, par-delà le
Messie, demeure un avenir. L’avenir n’est pas tant l’Autre du présent, en fait, que l’Autre du
mal. Et ainsi, par sa portée axiologique, l’ombre portée du futur enlace le présent à sa
complétude possible. L’avenir messianique, pour Rav Guidel, est un possible rappelant le
présent à son imperfection, non pour l’enfermer dans son mal, mais pour l’ouvrir à soi dans le
temps. L’extrinsécisme du futur pénètre par l’espérance dans la vie présente en lui devenant
pour ainsi dire co-présent. Est-ce à dire que le temps messianique interrogé par le Talmud,
qu’il soit passé ou à venir, ne peut que résonner au présent – et dans un présent orienté vers ce
qui vient ? En interpellant l’homme dans sa condition historique et morale, le messianisme
juif ne libère-t-il pas tout simplement le présent de tout déterminisme et de tout enfermement
dans la prégnance apparemment indépassable du mal ? Ne s’agit-il pas toujours de dire qu’il
n’y a d’histoire que maintenant, et de maintenant qu’ouvert à sa dimension d’avenir ?

272
Cité par Emmanuel Lévinas, op. cit., p. 109.

96
L’évolution de l’interprétation des temps messianiques, répétons-le, pose la question de
la relation du présent à l’avenir. Du futur ou du présent, de l’attente ou de l’éthique réalisée,
où se situe le pôle messianique ? Le messianisme n’est-il pas un pôle omniprésent ? La lecture
du Talmud proposée par Emmanuel Lévinas dans ses « Textes messianiques » est instructive
à ce titre. Dans un chapitre intitulé « Qui est Messie ? », Lévinas ancre toute sa réflexion sur
un désaccord talmudique au sujet du nom du Messie : « Quel est son nom ? A l’école de Rabbi
Schila, on disait que son nom est Silo, car il a été dit (Genèse, 49, 10) ‘Jusqu’à l’avènement
de Silo’. A l’école de Rabbi Yanaï, on dit : ‘Son nom est Yinon, car il a été dit (Psaume 72,
17) : Que son nom vive éternellement, que son nom grandisse à la face du soleil.’ A l’école de
Rabbi Hanina, on a dit : ‘Son nom est Hanina, car il a été dit : Je ne vous ferai rencontrer
aucune pitié (en hébreu : pitié = hanina’)273 ». Selon Emmanuel Lévinas les noms du Messie
ici donnés correspondent aux noms des maîtres de l’enseignement pour dire que l’expérience
dans laquelle se révèle la personnalité messianique se ramène à la relation entre l’élève et son
maître. Qu’est-ce que cela signifie sinon que la maître donne à son élève le nom du Messie, et
donc que la relation messianique s’effectue dans l’apprentissage, et s’effectue finalement
entre soi et soi, dans l’exercice de la pensée, dans ce que ma propre pensée me donne à être
pour le monde et pour autrui ? Le messianisme ne déterminerait plus une relation d’attente,
mais la situation dans laquelle se rencontre le commandement moral. « Le judaïsme, conclue
Lévinas, tendu vers la venue du Messie, dépasse déjà la notion d’un Messie mythique se
présentant à la fin de l’histoire pour concevoir le messianisme comme une vocation
personnelle des hommes274 ».
Retenons ces trois approches du messianisme et notons leur convergence discrète. En
affirmant que le Messie a déjà accompli son œuvre, en tournant paradoxalement toute
espérance vers une rédemption future mais sans intermédiaire, Rabbi Hillel suggérait à ses
élèves (et aux lecteurs du Talmud) que le temps du salut se rencontre dans un présent se
libérant vers l’avenir. En enseignant que le Messie doit paraître dans l’avenir historique
d’Israël, Rav Guidel fait entendre, par un autre biais, que le présent doit se convertir à son
accomplissement et que le temps est tension vers un futur régulateur. En écrivant que le
Messie peut être entendu comme l’ « intériorité la plus radicale » où le « Moi commande à
lui-même », en ajoutant que le « Messianisme n’est que cet apogée dans l’être qu’est la
centralisation, la concentration ou la torsion sur soi – du Moi » et que « chacun doit agir

273
Id., p. 115.
274
Id., p. 118.

97
comme s’il était le Messie275 », Emmanuel Lévinas laisse deviner que l’interprétation
talmudique du messianisme culmine dans la désobjectivisation et dans la démythification du
Messie. Le messianisme talmudique, par le prisme de Lévinas, se passe en définitive de
l’histoire objective : la condition de la venue du Messie se trouve toute entière dans la relation
morale de l’homme à son époque, c’est-à-dire dans la relation vivante de chaque ipséité à tout
autre qu’elle-même : « Le fait de ne pas se dérober à la charge qu’impose la souffrance des
autres définit l’ipséité même. Toutes les personnes sont Messie276 ». A la différence d’un
Kierkegaard ou d’un Heidegger, Emmanuel Lévinas s’est dispensé d’un dialogue approfondi
avec la pensée de Paul. La rencontre aurait pu s’avérer fructueuse. Selon Lévinas, le
messianisme interrogé par le Talmud conduit à penser que le Messie, comme condition
extrinsèque et comme puissance objective de Dieu sur le temps, n’est pas une réalité par elle-
même rédemptrice. Paul ne désavouerait pas l’interprétation présentifiante et éthique du
messianisme. Mais la relation de la présence à l’absence a pour lui changé. Le Messie ne peut
être cette « apogée dans l’être » en vertu de laquelle « chacun doit agir comme s’il était le
Messie » que parce que l’histoire objective porte désormais le sceau d’un temps nouveau et
d’une temporalité modifiée. Le messianique n’est pas de l’ordre d’une interprétation mais
plutôt d’une adhésion réelle au mouvement dynamique de la mort et de la résurrection. En
entrant dans l’histoire, la puissance de la résurrection transforme objectivement, par delà toute
décision simplement subjective, la vie éthique que la foi impose (voir infra II, B).

A la grande différence du temps grec, le temps juif est désiré et créé par un Dieu
volitionnel afin d’accueillir l’humanité. La relation vivante du Créateur à l’homme, nourrie
par l’alliance et les heurts de la réponse humaine, requérrait le temps comme sa condition la
plus intime. De ce point de vue, le temps est une bénédiction, un écrin, un cheminement
ouvert aux retrouvailles. Les jours, les mois, les années, loin de se réduire au jeu mécanique
de la nature, sont le rythme et la pulsation de la relation des hommes à Dieu, la condition
d’une réponse à l’appel. La scansion régulière des féries rappellera sans cesse à l’humanité la
promesse catégorique du salut. Ainsi se comprend désormais l’histoire : patience d’un Dieu
qui attend le libre retour d’une humanité réconciliée. Peu à peu, dans le cadre d’une telle
interprétation du Devenir, le futur s’impose comme le pôle déterminant de l’économie de la
relation de l’homme à Dieu et de Dieu à l’homme. Maître du temps, maître de l’histoire,
maître du Devenir, le Dieu des prophéties eschatologiques annonce une fin définitive des

275
Id., p. 120.
276
Id.

98
jours – inconcevable pour l’esprit hellénique. « Fin des jours », c’est-à-dire cessation des
vicissitudes historiques et victoire des justes, mais aussi évanescence de toute succession,
donc évanescence du temps même – métamorphose du temps en union. L’eschaton se conçoit
comme la frontière interne séparant deux Âges, deux Siècles, deux aiônes : ce Siècle-là qui
attend le dénouement de l’histoire et la victoire de Dieu, et les Siècles des Siècles, métaphore
temporelle de l’éternité, par lesquels résonnera à jamais pour chacun le jugement divin. Mais
la frontière elle-même demeure largement impensée, du moins en termes proprement
temporels. Lorsqu’il s’agit d’évoquer le temps de la fin des temps, ce sont des métaphores
spatiales et événementielles dont témoignent les textes. Le temps de la fin, dans l’univers
biblique pré-paulinien, ce n’est pas à proprement parler du temps, mais un spectacle. Les
apocalypses dessinent le paysage fantastique de l’évanescence du temps comme pour indiquer
que la frontière séparant le temps de l’éternité, séparant l’histoire de l’union définitive, est
elle-même intemporelle. L’image élude la durée. Elle la recouvre et la ramasse, l’étreint et
l’éteint. Que le temps messianique, qui est déversement de ce Siècle-ci dans l’éternité du
Siècle à venir, puisse être lui-même du temps, qu’il puisse appartenir à la structure propre de
la temporalité, qu’il puisse en quelque sorte être un temps vécu et nous apprendre quelque
chose sur le temps, cela reste le grand impensé du judaïsme. Or c’est précisément cette
frontière, comprise comme kairos final, comme temporalité de la fin ; c’est précisément ce
temps (ce reste de temps) que met le temps pour finir qui devient pour Paul la dimension
fondamentale de la compréhension du temps. Et c’est cette épaisseur de la frontière, cette
substantielle durée du reste – phénomène absolument inédit – dont nous allons préciser la
nature.

C) LE CHEMIN DE DAMAS OU LA CONCEPTION PAULINIENNE DU TEMPS

99
Deux questions structurent l’approche du temps paulinien : 1) comment se situe Paul
dans le paysage culturel de l’Antiquité ? Comment s’exprime l’originalité radicale du
paulinisme ? Si en effet, comme l’Apôtre l’écrit aux Galates et aux Romains dans un langage
tout à fait inédit, il n’y a plus désormais « ni Juif, ni Grec277 », comment se pense alors le
temps en marge des catégories philosophiques helléniques et en marge des déterminations
scripturaires hébraïques ? 2) Comment se définit le temps messianique ? Comment se
réinterprètent le temps et la temporalité dans le contexte, dans la situation ou dans l’état de la
dunamis de la fin ? Nous commencerons par déterminer le propre du kairos messianique
avant de préciser, en fin de chapitre, la nouveauté et la singularité de la conception
paulinienne du temps.

1) L’événement messianique et le temps

a) Le Messie et la fin des temps

La littérature vétérotestamentaire a régulièrement associé les événements messianiques,


quels qu’en soient les modalités supposées, avec une sorte d’accélération, de précipitation du
temps, voire avec l’enclenchement d’une espèce de compte à rebours eschatologique. Que le
Messie soit entendu comme roi davidique triomphant, comme serviteur de Dieu, comme
prophète ou comme oint d’Aaron et d’Israël, sa venue est étroitement corrélée à la proximité
de la consommation des jours. Ce fait est particulièrement manifeste dans le foisonnement des
textes de la période du Second Temple et dans les écrits intertestamentaires. Toute proposition
de type messianique semble engager une réflexion sur la clôture du Devenir. L’idée d’une fin
de toutes choses, prise pour le révélateur de l’essence du temps, s’inscrit presque toujours,
scripturairement, dans la perspective d’un événement médiateur que l’on peut identifier au
messianisme. D’après le manuscrit B de l’Ecrit de Damas, par exemple, le temps devant
s’écouler entre la disparition du Maître de Justice, figure messianique de la communauté de
Qoumrân, et la consommation définitive du temps était évalué à quarante ans environ. « C’est
pour cette période intermédiaire, le temps de l’impiété, et en vue de l’épreuve finale que la
communauté de la Nouvelle Alliance a été fondée », commente André Dupont-Sommer278.
D’après la conception particulière des sectaires de la Mer morte, le décompte des derniers

277
Voir Ga 3, 28 ; Rm 10, 12.
278
Ecrits intertestamentaires, éd. cit., p. 150. Voir la note d’André Dupont-Sommer.

100
jours devait débuter avec une confession de type messianique. De même dans les évangiles, la
prédication de Jean-Baptiste associe explicitement la venue du Seigneur – qualification que
Jean emprunte à Isaïe – et l’affirmation de l’imminence du Jugement final : « Déjà la racine
est à la cognée des arbres », prêche-t-il sur les rives du Jourdain279. Le Messie est une figure
médiatrice, pour ainsi dire initialisante de la fin. Il apparaît en quelque sorte comme
l’interstice plus ou moins étroit séparant le temps historique de la fin du temps. Tantôt
l’attente inquiète de la fin des temps annonce la proximité du temps messianique, tantôt
l’affirmation du temps messianique annonce l’imminence du Jugement dernier. Mais
messianisme et eschatologie sont réciproquement liés, le royaume post-eschatologique étant
programmatiquement raccordé au règne eschatologique du Messie.
Paul était donc intellectuellement préparé à associer la résurrection du Christ, point
d’orgue de l’ère messianique, et la transformation même de la nature du temps. Pour lui, cet
événement, qu’il va nous falloir qualifier, est le moteur premier d’un bouleversement
historique, cosmique et subjectif, phénoménalement discret certes, puisque le monde n’est pas
visiblement entré dans la phase des convulsions apocalyptiques, mais ontologiquement et
heuristiquement déterminant. Il n’y a pour nous philosophiquement rien à dire de cette
résurrection elle-même, du moins si nous voulons la comprendre comme fait (relevant d’une
physique) ou comme phénomène (relevant d’une psychologie ou d’une phénoménologie). Il
n’y a rien non plus à dire de la révélation de Damas, rien de plus que ceci : en chemin pour
persécuter la communauté chrétienne de Damas, le pharisien zélé Saül est foudroyé par une
lumière aveuglante ; il tombe à terre et entend une voix lui dire : « Je suis Jésus que tu
persécutes280 ». Paul est lui-même d’une grande discrétion sur sa propre rencontre avec le
Christ ressuscité – rencontre pour lui parfaitement objective, sans doute, physique et
phénoménale, mais impartageable en tant que telle –, comme pour indiquer que l’essentiel se
trouve moins dans la théophanie elle-même, cette rencontre quasi-privée avec la gloire281, que
dans ses implications heuristiques et sémantiques. Ce qui s’est passé aux abords de Damas ne
compte pas tant par son caractère miraculeux (au sens de mirabilis, « étonnant ») que par la
corrélation de données sémantiques nouvelles désormais imposées : 1) le Christ est venu, a été
pendu à la croix et ressuscité d’entre les morts (kérygme) ; 2) cette résurrection, par sa

279
Voir Lc 3, 1-17.
280
Voir Ac 9, 1-9.
281
Il est notable que les versions de l’événement de Damas proposées par les Actes, légèrement différentes les
unes des autres, restituent une vision tantôt de type privée, tantôt de type collectif : en 22, 9, les accompagnateurs
de Paul voient la lumière mais n’entendent pas les paroles de Jésus, alors qu’en 26, 14, tous tombent à terre sous
l’effet du resplendissement théophanique. Croisant l’objectif et le subjectif, l’extérieur et l’intérieur, Luc semble
vouloir mettre en scène un événement d’ordre à la fois public et privé.

101
puissance propre282, enclenche d’ores et déjà le temps messianique ; 3) se posent alors les
problèmes de l’essence de ce temps et de ce qu’il modifie de la signification de l’histoire, de
la loi, de l’autorité civile, de l’homme et de l’humanité. Par la révélation de Damas, Paul est
d’abord sommé de penser, de méditer, de reconsidérer l’héritage hébraïque (dont – pharisien
cultivé – il se voulait dépositaire) ainsi que les catégories philosophiques acquises lors de sa
formation intellectuelle. L’engagement missionnaire ne s’imposera comme vocation que dans
un deuxième temps283. C’est pourquoi, en raison de la primauté des conséquences sur la
factualité, nous préférons le terme d’ « événement » à celui de « fait » pour désigner
l’expérience paulinienne de la révélation pascale.

b) Qu’est-ce qu’un événement ?

Un événement, en effet, n’est à proprement parler ni un fait ni un phénomène. Nous


entendons par « fait » (factum) un complexus donné dans l’expérience ; une réalité constante
et vérifiable ; un datum régulièrement disponible, empiriquement offert à l’insistance et à la
récurrence de l’observation : l’ébullition de l’eau, par exemple, est un fait. Nous entendons
par « phénomène » (phaenomenon) un élément d’expérience, une perspective de rencontre, un
apparaître, une manifestation : le spectacle d’une belle vallée, par exemple, est au sens propre
un phénomène284. L’événement (eventus), en revanche, tel que nous le comprenons, relève
d’une autre modalité d’être. Il se rencontre dans la surrection d’un ensemble de possibilités
inédites et inattendues. Donatio plus que datum, un événement est en quelque sorte l’advenue
brutale de la possibilité – voire de la nécessité – de réorganiser le sens ; c’est la mise à
disposition de nouveaux possibles heuristiques. La naissance d’une relation d’amour, la prise
de la Bastille, l’invention du dodécaphonisme sont, quoique de manières différentes, des
événements. Le propre de l’événement ne réside pas tant dans son caractère factuel ou
phénoménal que dans la libération d’ordres sémantiques nouveaux. Son sens s’épanouit dans
les exigences nouvelles qui en sont les conséquences. L’événement est inauguration et
origine. L’origine de l’amour, par exemple, n’est pas lui-même un fait ; il n’est pas non plus
nécessairement phénoménal : les amoureux cherchent en vain dans leur mémoire la factualité

282
Thème récurrent dans l’épître aux Ephésiens. Voir par exemple Ep 1, 19.
283
La retraite de deux ou trois ans dans le désert d’Arabie, période sur laquelle les Actes restent étonnamment
laconiques, nous semble être la trace biographique incontestable de cette entreprise intellectuelle de laquelle
surgira la pensée de Paul. Sur cette retraite, voir S. LEGASSE, Paul apôtre, Cerf, Fides, 2000, p. 79-81 et M.-F.
BASLEZ, Saint Paul, Fayard, 1999, p. 101.
284
Ces définitions ont été clairement posées par André Lalande. La distinction conceptuelle entre le fait et le
phénomène remonte à Lachelier. Voir Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, 1947, p. 325.

102
objective du commencement ; la description rétrospective des faits originels leur paraîtrait
incommensurable avec l’épreuve même de cet amour-là, comme avec les lignes directrices
imposées depuis lors à leurs propres existences. La prise de la Bastille, pour factuelle et
ponctuelle qu’elle fut, n’est pas non plus autre chose pour l’historien que l’origine réelle
d’une exigence qui se fait place dans l’histoire en devenant soudain intelligible. Cette
exigence – par exemple l’abolition des privilèges ou l’accès du Tiers Etat à des fonctions
législatives – avait pu être déjà demandée, attendue ou formulée depuis longtemps de manière
diffuse, mais c’est l’événement en tant que tel qui organise en système de significations
cohérentes ce qui n’était auparavant qu’un fouillis épars. De la même manière, l’invention du
dodécaphonisme n’est réductible ni à un fait ni à un phénomène : elle est l’intervention d’un
changement de mode dans la musique dont les conséquences engagent la manière de penser la
relation de la mélodie avec l’harmonie et qui va jusqu’à produire une esthétique, une
sensibilité absolument inédites.
Précisons encore certains éléments permettant de circonscrire ce que nous appelons un
événement. D’abord tout événement est soudain, éruptif, brutal, inattendu. Tout autant
commencement qu’origine, il n’est à proprement parler ni calculable ni computable, et
n’appartient au domaine de la causalité que de manière subtile et ténue. Comme le dit Claude
Romano dans ce qu’il appelle une herméneutique événementiale : « L’événement n’est pas
possible avant que d’être actuel, mais son actualisation le rend (rétrospectivement) possible en
possibilisant à nouveaux frais, c’est-à-dire en reconfigurant nos possibles en totalité, faisant
vaciller le sol qui supporte notre existence quotidienne285 ». Cette antériorité ontologique de
l’actuel sur le possible (de l’entéléchie sur la puissance) explique le caractère métacausal et
pour ainsi dire absolu de tout événement : celui-ci ne répond de soi qu’en terme
d’inauguration soudaine. Comme a pu le dire Rainer Maria Rilke : « La plupart des
événements [Ereignisse] sont indicibles, se produisent au sein d’un espace où n’a jamais
pénétré le moindre mot286 ». Ensuite l’événement se définit comme singularité pure, comme
exception, comme hapax, comme singulare exemplum. Il est unique, non reproductible, non
dévisageable, donc non expérimentable épistémologiquement et à première vue soustrait à
toute élaboration conceptuelle – il n’est jamais pensable que rétrospectivement et sous
l’aspect de ses conséquences. Si l’événement se montre, ce n’est jamais qu’en disparaissant,
évanescent et fugitif comme un flash. Son caractère de fulgurance tient d’ailleurs largement

285
C. ROMANO, L’Aventure temporelle, PUF, Quadrige, 2010, p. 7-8.
286
R. M. RILKE, Lettres à un jeune poète, trad. par M. B. de Launey, Gallimard, 1993, p. 25.

103
de la brutalité de son retrait287. Il n’est enfin déterminé fondamentalement que sous les
catégories de l’origine ou du commencement288. Une rencontre, un acte, une invention ne sont
événements que par l’onde de choc heuristique, sémantique et herméneutique qu’ils
engendrent. C’est sous le règne du savoir, du sens et de l’interprétation (de ce qu’Alain
Badiou a pu appeler une « procédure de vérité ») bien plus que sous celui de la factualité que
se place toujours l’événement. En lui s’opèrent, parce qu’il est « instaurateur de sens289 », ces
modestes déplacements qui nécessitent soudainement un renouvellement de la pensée, une
saisie, un travail, une reconsidération. Par lui se lève l’exigence d’une éthique nouvelle, d’une
esthétique nouvelle, d’un langage nouveau, d’une systématisation nouvelle, d’une manière
neuve d’appréhender sa propre existence.

c) L’événement-résurrection

Nous considérons que la résurrection du Christ est d’abord et avant tout pour Paul un
événement. Cela signifie que le « j’ai vu » (heôraka), que le « il m’est apparu » (ôphtè) et que
la « révélation » (apocalupsis)290 dont parlent les épîtres en quelques occurrences pour
désigner la rencontre de Paul avec le Christ ressuscité ne sont pas appréhensibles autrement
que comme foyers d’une redistribution et d’une reformulation du sens sous le registre de
nouvelles formes. Mais ainsi, l’événement de la résurrection entre de plein droit dans le
champ de compétence de la philosophie.
Alain Badiou, dans son essai sur Paul, a très bien vu le caractère proprement
événementiel de la résurrection : « La résurrection […] n’est pas, aux yeux de Paul lui-même,
de l’ordre du fait, falsifiable ou démontrable. Elle est événement pur, ouverture d’une époque,
changement des rapports entre le possible et l’impossible291 ». La résurrection est bien, à
partir d’une postulation improbable et imprévue, l’initialisation de possibilités radicalement
neuves. Comme Goethe a pu le dire pour définir l’événement artistique : « C’est en postulant

287
La représentation de la « conversion de saint Paul » par Caravage exprime avec une force caractéristique cette
évanescence de l’événement lui-même : l’homme n’a pas encore finit de choir, bras ouverts, que l’irradiante
lumière de la révélation s’est déjà totalement dissipée. Le contraste entre la violence de la chute et l’éclipse de la
cause donne au tableau son aspect si étonnant – si mirabilis. Moins connue, « La conversion de saint Paul » de
Bruegel (1567) élimine définitivement toute théophanie : à terre et de dos, infime détail dans une immense
turbulence, l’Apôtre semble enfouir en lui le secret de son éblouissement.
288
Voir A. BADIOU et A. TARBY, La Philosophie et l’événement, Germina, 2010, p. 19-24.
289
Voir C. ROMANO, op. cit., p. 33.
290
Voir 1Co 9, 1 ; 1Co 15, 8 et Ga 1, 16, qui sont les trois occurrences dans lesquelles Paul mentionne, et de
manière extrêmement discrète, la révélation dont il fut gratifié.
291
A. BADIOU, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, PUF, Les Essais du Collège international de
philosophie, 1997, p. 47.

104
l’impossible que l’artiste se procure tout le possible292. » Mais si, comme le remarque encore
Alain Badiou en s’appuyant sur certaines formules de la première épître aux Corinthiens293,
l’événement n’est pas de l’ordre d’une possession, d’une connaissance, d’une gnose ; si
l’événement est muet par lui-même et s’il va jusqu’à imposer une « disparition […] des vertus
du savoir294 », voire une éclipse du connaissable, la première conséquence d’un tel événement
porte cependant sur la mise à disposition d’un registre sémantique nouveau. Paul n’évacue
jamais la gnôsis – comme connaissance – que pour y substituer l’acuité de l’epignôsis295. Et
au cœur de ce renouvellement d’intelligence, selon Paul, se trouve le temps.
Comment s’expérimente le temps dans l’onde de choc de l’événement de la
résurrection ? Comment se pense-t-il sous le règne effectif du messianique ? Telle est sans
doute l’une des questions les plus déterminantes de l’ensemble de l’épistolaire et peut-être
même de la pensée occidentale depuis la fin de l’Antiquité – question d’ailleurs largement
oblitérée par Alain Badiou (l’événementialité de la résurrection n’étant jamais véritablement
corrélée au temps ni à la temporalité de la fin).

2) Le passé, le futur et le présent reconsidérés

a) La relation du présent au passé (typologie)

L’événement messianique brutalise et modifie intrinsèquement la relation


traditionnellement assignée au passé, au présent et à l’avenir. Examinons comment se
conçoivent désormais pour Paul les trois dimensions temporelles et comment se pensent leurs
relations réciproques.
En vertu de son caractère immédiatement messianique, c’est le présent qui définit, dans
un mouvement de rétrospection, le propre du passé. Le présent s’élève comme pôle
sémantique déterminant. A rebours des mythologies de l’âge d’or pour lesquelles le présent
n’est qu’une déclinaison amoindrie et affaiblie d’un passé idéalisé, à rebours également d’une
théologie qui verrait dans le principe originel (archè) l’apothéose de l’histoire, Paul considère

292
Cité par M. BLANCHOT, De Kafka à Kafka, Gallimard, Folio, 1994, p. 127.
293
Voir 1Co 8, 2 : « Celui qui croit savoir quelque chose, il n’a pas encore connu comme il faut connaître » et
1Co 13, 8 : « La connaissance disparaîtra ».
294
A. BADIOU, op. cit., p. 48.
295
Έπίγνωσις désigne toujours chez Paul la connaissance en vérité, la connaissance en Dieu, la connaissance qui
procède de Dieu, théologale en quelque sorte. Elle est cette intelligence nouvelle que l’événement messianique
apporte pneumatiquement, et qui subvertit la γνωσις profane. Voir par ex. Rm 10, 2 et Ph 1, 9.

105
son aujourd’hui, son maintenant, comme la fin (telos) d’un passé qui n’en était somme toute
que l’annonce, la préfiguration ou le type (tupos). En fait, deux couples de mots articulent
conceptuellement la relation du présent au passé : le couple telos/tupos (fin/type) et le couple
prôtos/eschatos (premier/dernier). Comme nous venons de le dire, le passé est au présent ce
que le type est à son accomplissement. Cette lecture typologique du passé se rencontre
régulièrement dans l’œuvre de Paul296. Elle en forme d’ailleurs un des aspects le plus
originaux. Moïse, qui symbolise le ministère de la Loi, est précisément le type dont le
ministère de l’Esprit est la fin297. Adam, lui, dans une expression qui a fait couler beaucoup
d’encre, est appelé « l’image de celui qui devait venir » : hos estin tupos tou mellontos (Rm 5,
14). L’homme originel est appelé tupos du Christ. Le premier est – et n’est que – l’image du
dernier. Ce couple de concepts dit assez la nature de la relation du monde passé avec le
moment présent : le type n’est qu’une annonce dont la vérité, le dévoilement complet, la
réalisation maximale et l’entéléchie ne se produisent qu’en fin – enfin. L’antérieur est tendu
vers l’ultérieur. La relation de la loi à la foi, si problématique et si complexe, peut se
comprendre en partie selon ce prisme temporel et typologique. En appartenant de corps et
d’esprit au Christ ressuscité, le croyant s’est affranchi de la loi pour assurer le service de
l’Esprit : « Maintenant, morts à ce qui nous tenait captifs, nous avons été affranchis de la
Loi » (Rm 7, 6). « Etre au Christ, commente François Genuyt, suppose que la mort a tranché
le lien qui retenait le sujet sous la loi298 ».
L’adhésion mystique au Messie ressuscité affranchit l’homme de la loi mosaïque, qui
n’était que le pédagogue de la liberté. Mais peu d’exégètes relient cette « sortie du domaine de
la loi » à la dissolution, à la dissipation, à la révolution du passé dans le présent messianique.
Karl Barth, réfléchissant sur un tel lien, commente : « Encore dans les ténèbres de la loi, nous
jetons déjà dans la lumière un regard rétrospectif sur la loi et sa dialectique comme sur une
chose révolue […] Encore embrouillés et empêtrés dans le lacis des événements religieux où
tout est humain, nous sommes déjà dans l’histoire originelle et dans l’histoire finale où toute
dualité, toute polarité, tout Aussi bien…que, tout chatoiement est révolu, parce que Dieu est
tout en tout. La temporalité, à laquelle nous ne pouvons échapper, s’oppose à nous, pour cette
raison, comme un tout, comme un tout fermé, limité par le jour de Jésus Christ, et nous nous
sentons, en définitive… délivrés du réseau des choses humaines, par trop humaines, qui,
précisément en tant que religieusement humaines, nous accablent et nous étouffent au plus au

296
Voir J.-M. REY, « Un mot étonnant », dans Paul ou les ambiguïtés, L’Olivier, Penser/Rêver, Paris, 2008, p.
97-113.
297
Voir 2Co 3, 7-8.
298
F. GENUYT, L’Epître aux Romains. L’instauration du sujet. Lecture sémiotique, Cerf, 2008, p. 102.

106
point299 ». Subvertissant et révoluant le passé, le réduisant précisément à n’être que du passé,
le présent s’élève dans la conscience comme présent, délimité par cette distance que creuse
entre l’avant et le maintenant la reconnaissance de l’événement messianique. Reprenant la
traduction du mot tupos proposée par Luther, nous pourrions dire que la servitude du passé,
que le passé compris comme servitude, est désormais l’ « image inversée » (das umgekehrete
Bild300) de la liberté présente. Cette idée d’affranchissement permet encore de comprendre le
présent comme une éclosion, une libération, voire comme la liberté même du passé. Le passé
est en effet largement déterminé selon Paul comme situation de captivité et d’enfermement.
Parce qu’il n’est que l’empreinte négative du présent, voire son simulacre, le passé ne délivre
sa vérité que rétrospectivement, et se saisit alors comme préparation à la fin, comme
propédeutique au règne du messianique. Tel que le comprend Paul, le passé se comprend dans
sa subsomption au présent.
Par ailleurs, parce que le Christ est l’eschatos, le dernier, et parce que Adam est le
prôtos, le premier, le présent se comprend désormais, dans la situation du temps de la fin,
comme l’achèvement du passé – achèvement qui n’est peut-être pas encore parachèvement,
mais qui est en voie d’acquérir sa stature finale. L’animal s’oppose à l’esprit, la terre au ciel,
le passé au présent comme le prôtos à l’eschatos301. Deux régimes d’être se séparent qui ne
pouvaient être distingués avant l’événement de la résurrection. Cette opposition appartient
aux possibilités rendues disponibles par l’événement messianique. Comme nous pouvons le
constater, nul penseur n’est moins nostalgique ni moins conservateur que Paul : le paradigme
de l’histoire ne se rencontre jamais en amont. Comme le dira plus tard la lettre aux Hébreux
(apocryphe d’inspiration paulinienne), l’Aujourd’hui du psaume, aussi appelé le nouvel
Aujourd’hui, vient réaliser la promesse du sabbat. De littéraire (c’est-à-dire énoncé), l’ancien
Aujourd’hui psalmique est devenu littéral (événementiel), le présent se comprenant dès lors
comme présence des promesses littérairement annoncées dans le passé. Dans un mouvement
de révolution, le présent du salut déborde et repousse le passé de la promesse. La littéralité
vient exténuer la lettre même. Ce qui intéresse Paul, ce n’est pas la façon dont se distinguent
l’un de l’autre le présent et le passé, comme deux pôles distincts de l’histoire, comme deux
segments de la ligne du temps. Pas davantage que la manière dont la conscience, par mémoire
et rétention, conserve en elle, vivante, une forme du passé. Paul dépolarise la linéarité
temporelle. Il la condense, non en un point atomique et statique, mais en un foyer de densité

299
K. BARTH, L’Epître aux Romains, Labor et Fides, 1972, p. 231.
300
Voir J.-M. REY, op. cit., p. 100.
301
Voir 1Co 15, 45.

107
extrême où s’actualise ce que le passé détenait de manière incomplète et mystérieuse. Une
telle conception de la relation du présent messianique au passé fut évidemment – et est encore
– source de conflits douloureux entre Juifs et chrétiens puisque le judaïsme, si l’on s’en tient à
Paul, ne serait plus qu’un paragraphe de la révélation, un incipit dont les chrétiens seuls
détiendraient l’explicit.

b) La relation du présent à l’avenir

La notion d’avenir occupe une place plus centrale encore dans les lettres de Paul. Le
futur, ce n’est ni demain ni après-demain. Ce n’est pas un point posé au devant de nous sur la
ligne horizontale de la chronologie. Ce futur chronologique n’existe pour Paul que comme
condition de sa mission. Il n’en est presque jamais question. L’avenir, c’est le jour du
Seigneur, le jour du dernier avènement, de la parousie, le jour de la colère, le dévoilement du
Jugement dernier. Dans la grande tradition prophétique, le futur désigne la clôture du Devenir,
et plus précisément la succession traditionnellement fixée des moments apocalyptiques : « Et
comme tous meurent en Adam, de même aussi tous seront vivifiés dans le Christ, mais chacun
à son rang : comme prémices le Christ, ensuite ceux qui appartiendront au Christ lors de son
avènement. Puis ce sera la fin [eita to telos], quand il remettra son royaume à Dieu le
Père… » (1Co 15, 22-24)302. Dans les épîtres, l’essentiel des verbes conjugués au futur
concernent tantôt l’ultime parousie du Christ, donc la fin du temps historico-cosmique, tantôt
les événements apocalyptiques intermédiaires. Le futur pourrait ainsi apparaître comme un
point de fuite abstrait, un horizon indéfini, un apeiron littéraire, comme nous l’avons déjà
rencontré dans la tradition prophétique. L’avenir poétiquement évoqué ne serait alors qu’un
artifice rhétorique visant à rappeler au présent l’exigence impérieuse d’une conversion éthique
immédiate ou cherchant à redonner de l’espoir dans une situation historique douloureuse. Pôle
lumineux d’une souffrance présente – « fin du tunnel » –, la victoire à venir encourage la
persévérance. Il arrive d’ailleurs parfois à Paul de se servir de cette figure indéfinie de
l’avenir pour redonner confiance et espoir aux communautés chrétiennes persécutées. Ainsi
dans l’épître aux Romains : « J’estime que les souffrances du temps présent sont sans
proportion avec la gloire à venir qui sera manifestée en nous » (Rm 8, 18, Crampon).
L’absence de rapport de valeurs (axia) ici soulignée entre le moment présent (ho nun kairos)
et la gloire à venir (hè mellousa doxa) pourrait sembler distendre la jointure du présent au

302
Concernant l’ordre des faits apocalyptiques et résurrectionnels, voir aussi 1Th 4, 15-17 ; 2Th 2, 1-12.

108
futur. Mais l’absence de rapport de valeurs, cette disproportion, cette démesure dont parle
Paul, n’est certainement pas de l’ordre de la succession temporelle. Justement, la gloire future
est en train de venir, elle est maintenant ce qui vient (mellôn). Sa consistance est toute dans ce
venir actuel par lequel sont ajointés et, mieux encore, enchevêtrés le présent et le futur, à la
manière de deux tissus ravaudés. L’enchevêtrement dynamique de ces deux dimensions
temporelles forme l’un des traits les plus caractéristiques du temps messianique.
En effet l’avenir n’est pas tant dans l’œuvre de Paul un horizon qu’une advenue
protentionnellement éprouvée, comme s’il devait y avoir, dans le kairos messianique,
coalescence du présent et du futur ; comme si le présent était déjà inchoation de la fin. L’être-
venant de la fin du temps impose à Paul de comprendre le kairos présent comme le temps
propre de la fin. Comme l’écrira Nicolas Cabasilas au XIVe siècle : « L’éclat de la vie future
[hè tès mellousès zôès lamprotès] pénètre aujourd’hui nos âmes303 ». Paul n’écrit pas
vainement aux Corinthiens que « ce qui est présent » (enestôta) et « ce qui vient » (mellonta)
leur appartiennent ensemble, d’un seul tenant, parce qu’eux-mêmes appartiennent au Christ et
le Christ à Dieu – « c’est tout à vous », panta humôn, dit le texte304 – : l’imbrication de ce qui
est et de ce qui vient, leur commune appartenance, est précisément cette nouveauté révélée à
Paul par l’événement de la résurrection. Si la foi est simultanément promesse de vie « pour
maintenant » (tès nun) et « pour l’avenir » (tès mellousès)305, c’est précisément parce que dans
l’union au Christ, lui qui rassemble, récapitule ou tient sous son chef (anakephalaiousthai) le
commencement et la fin, s’embrassent les temps : « [Dieu, le Père] nous a prédestinés à être
pour lui des fils adoptifs par Jésus Christ […] Il nous a fait connaître le mystère de sa volonté,
le dessein bienveillant qu’il a d’avance arrêté en lui-même pour mener les temps à leur
accomplissement : réunir l’univers tout entier sous un seul chef, le Christ » (Ep 1, 3-10).
Selon la christologie spécifiquement paulinienne le Messie rassemble en lui la plénitude de
l’économie des temps (oikonomia tou plèrômatos tôn kairôn).
L’exégèse récente oppose deux lectures de la relation du présent au futur. Pour les uns,
la pensée de Paul est largement gouvernée par l’attente apocalyptique. Le futur serait à la fois
la dimension authentique de la révélation et la clé de lecture de l’économie de l’histoire. Dans
cette direction, Albert Schweitzer a beaucoup insisté sur le primat de l’avenir dans la
compréhension paulinienne de l’essence du temps : Paul serait « le seul penseur qui ne

303
NICOLAS CABASILAS, La Vie en Christ, trad. par M.-H. Congourdeau, Cerf, Sources chrétiennes n° 355,
2009, p. 97.
304
Voir 1Co 3, 22.
305
Voir 1Tm 4, 8.

109
connaisse que la mystique christocentrique, sans adjonction de mystique théocentrique »306.
S’opérant en deux temps, le salut inauguré par l’union du croyant avec le Christ se
consommera bientôt dans l’union avec Dieu : « Quand toutes choses lui auront été soumises,
alors le fils lui-même sera soumis à Celui qui lui a tout soumis, pour que Dieu soit tout en
tous » (1Co 15, 28). L’union mystique au Christ, tournée vers l’avenir comme un timonier
vers l’horizon du Jugement dernier, serait donc fondamentalement expectative. Pour les
autres, la pensée de Paul se serait très rapidement libérée de cette fixation sur la fin pour
penser le présent. Rudolf Bultmann, par exemple, remarquant que Paul interprète la
conception apocalyptique de l’histoire d’après son anthropologie, insiste particulièrement sur
le fait que l’eschatologie a déjà fait irruption dans le présent : puisque le salut s’opère pour
l’homme au présent, l’avenir ne serait plus autant que dans les écrits apocalyptiques la
dimension structurelle de l’histoire et du salut307. D’autres exégètes, comme Elian Cuvillier,
se sont efforcés de dépasser une telle alternative en sauvegardant comme tension la relation
du présent messianique à ce qui vient308. Nous considérons également, avec Elian Cuvillier,
que cet exercice de pondération de l’héritage juif (l’attente apocalyptique) et de l’héritage
grec (l’adaptation du salut au présent) doit être intégralement repensée, ne serait-ce que parce
que la manière dont Paul conçoit le présent transcende les catégories traditionnelles du
judaïsme comme celles de la philosophie grecque. Mais seule une approche philosophique du
temps de la fin permet réellement de déborder les alternatives de l’exégèse.

c) Le « kairos » comme à-venir

Les termes d’ « avenir » et de « futur » semblent en fait relativement impropres à


désigner le mode de relation du présent à la parousie future. « Avenir » et « futur » sont des
mots qui conviendraient sans doute si la différence du présent et de l’avenir était spatialisable
en termes d’écart, de distance, de diastème. Mais Paul ne cesse de temporaliser cette relation.
Le futur n’est pas ce qui sera ; il est ce qui vient, ce qui approche, ce qui est déjà proche, ce
qui est existentiellement expérimenté comme proximité. L’avenir n’est pas le non-étant de la
fin ; il est protention de la conscience (par la foi, l’espérance et la charité) ; il est à-venir,
présence de ce qui vient. L’événement messianique dévoile en quelque sorte la coalescence
des temps, la superposition du maintenant et de la fin, l’improbable ravaudage de l’être-

306
A. SCHWEITZER, La Mystique de l’Apôtre Paul, Albin Michel, 1962, p. 8-9.
307
Voir R. BULTMANN, Histoire et eschatologie, Delachaux et Niestlé, Foi Vivante n° 115, 1959, p. 58-61.
308
Voir E. CUVILLIER, « Le temps messianique : réflexions sur la temporalité chez Paul », dans Paul, une
théologie en construction, Labor et Fides, 2008, p. 215-224.

110
présent et de l’être-qui-vient. Certes cet avenir, s’il est présent comme à-venir temporellement
et existentiellement donné, garde encore ses distances – la distance séparant le présent de la
parousie, le travail d’enfantement de la naissance proprement dite. Certes le présent
messianique est pour Paul cette distance, cette déchirure, cet écart, cet interstice dont la
littérature prophétique n’avait pas préparé à penser qu’ils seraient de l’ordre d’une
temporalité. Mais précisément, il est lui-même distance, écart, interstice. Le présent est la
déchirure. S’il y a déchirure, c’est bien d’une déchirure temporelle qu’il s’agit : l’à-venir de la
fin innerve la conscience en en renouvelant la temporalité. Au fond, l’expérience que Paul fait
du kairos est la découverte d’une véritable temporalité de la fin. L’interstice s’éprouve.
L’écart est à vivre ; il est appel.
Le présent que Paul pense vivre n’est déjà plus tout à fait historique, c’est-à-dire
commandé par les vicissitudes séculières. Quelque chose s’est produit – cet événement qu’est
la résurrection du Christ – qui modifie substantiellement l’histoire. Le salut a discrètement fait
son entrée sur la scène des faits. C’est pour Paul au présent que la mort et la résurrection du
Christ justifient le croyant : « Maintenant nous sommes justifiés par son sang » (Rm 5, 9).
Adossé au telos de l’histoire, le kairos présent est en quelque sorte porteur d’une certaine
forme de présence de la fin, présence déjà salvifique pour le croyant : « Vous savez en quel
temps (kairos) nous sommes : voici l’heure de sortir de votre sommeil ; aujourd’hui (nun), en
effet, le salut est plus proche de nous (egguteron hèmôn) qu’au moment où nous avons cru. La
nuit est avancée, le jour est tout proche » (Rm 13, 11-12). Ailleurs : « Puisque nous sommes à
l’œuvre avec lui, nous vous exhortons à ne pas laisser sans effet la grâce reçue de Dieu. Car il
est dit : ‘Au moment favorable, je t’exauce, et au jour du salut je viens à ton secours.’ Voici
maintenant le moment tout à fait favorable (kairos euprosdektos). Voici maintenant le jour du
salut (hèmera sôtèrias) » (2Co 6, 1-2). Mais il n’y a ici de primauté du présent que parce que
la « puissance de la résurrection » ouvre l’aujourd’hui à la gloire qui vient. Lorsque Paul écrit
que « le jour est proche » (hèmera eggiken), nous pouvons bien sûr comprendre que la fin des
temps n’est pas loin, qu’elle est pour demain, pour bientôt. Mais on s’en tient alors à une
représentation spatialisée du temps. Nous pouvons entendre également, sans forcer le texte,
que la fin s’est temporalisée et existentialisée. Le « proche », le camarade, l’ami, n’est-il pas
celui dont l’absence (spatiale) est toujours paradoxale, irréalisable, toujours présence ? Le
« proche » (l’ami), incessamment coextensif à mon présent, toujours présence en ma
mémoire, ne peut être absent que sous la catégorie de l’éloignement spatial. Comme
l’annonce Pétrarque aux cénobites de Montrieux, ses chers amis moines, leur éloignement ne

111
sera jamais qu’une presque absence (semiabsentia309). La proximité du « proche » peut-être
vécue comme débordement de la séparation spatiale par la venue310. Il en est ainsi du telos de
la création qui travaille dans le kairos et le comprime (« Voici ce que je dis, frère, le temps est
contracté311 ») : l’à-venir de la fin, temporalisé et existentialisé, ne modifie pas moins la
nature du présent que la presque présence (semipraesentia) du « proche », hors distance,
n’intensifie la vie312.
Cette proximité maximalisée de la fin, qu’il s’agit manifestement de comprendre comme
venue et comme présence, n’est pas non plus sans transformer l’histoire elle-même. Le kairos
messianique rend pour ainsi dire caduque l’aiôn historique ; le présent est disparition de
l’histoire : « C’est bien une sagesse que nous enseignons aux chrétiens adultes, écrit Paul aux
Corinthiens, sagesse qui n’est pas de ce monde [aiôn] ni des princes de ce monde, voués à la
destruction » (1Co 2, 6). Et ailleurs encore : « La figure de ce monde [kosmos] passe » (2Co
7, 31). Formule extraordinairement novatrice et complexe : Paragei gar to schèma tou
kosmou toutou. Comme le remarque l’exégète Robert Somerville, « la figure, schèma, ne veut
pas dire l’apparence, mais la structure même, ce qui constitue le monde présent313 ». Est-ce à
dire que le chrétien n’appartient plus au monde ? S’agit-il seulement de subjectivité ? (Voir
infra III, C.) Il ne fait aucun doute, exégétiquement parlant, que pour Paul cette structure du
cosmos qu’est l’économie de l’aiôn historique se dissipe réellement dans la dunamis de la
résurrection dont parle l’épître aux Philippiens314. Le kairos présent est bien dissipation de la
figure spatialisée du temps – il est temporalité de la fin.

Nous aurons à préciser dans un chapitre ultérieur le caractère propre du kairos présent.
Retenons pour l’instant que les trois dimensions classiques du temps, le passé, le futur et le
présent se conçoivent pour Paul d’une manière nouvelle : le passé n’est que l’empreinte
(tupos) du présent ; le futur advient au présent. Le temps vécu n’est plus qu’un reste de
temps ; il n’est plus que le temps qui reste. Ce sursis (que nous allons comprendre comme
diffèrement) définit le temps messianique. Mais de quelle manière ? Comment appréhender

309
PETRARQUE, Le Repos religieux, II, 1, trad. par C. Carraud, Millon, 2000, p. 32.
310
Pour désigner la durée de la séparation d’avec la communauté de Thessalonique, Paul emploie l’expression
πρός καιρόν ώρας, littéralement : « pour un temps d’heure » (1Th 2, 17). C’est le terme ώρα qui indique
préférentiellement une durée, un laps, bien plus que le mot καιρός auquel Paul accorde une signification
particulière.
311
Voir 1Co 7, 29. Nous commenterons ultérieurement cette formule et ses traductions.
312
Au livre X, VIII, 14 des Confessions, quoique dans une autre optique, saint Augustin parle également de
quasi praesentia.
313
R. SOMERVILLE, La Première épître de Paul aux Corinthiens, Edifac, 2002, p. 239.
314
Voir Ph 3, 10.

112
philosophiquement cette expérience singulière de la temporalité de la fin ? Avant de proposer
notre propre herméneutique du temps de la fin, il nous faut étudier la manière dont certains
philosophes contemporains ont abordé le temps messianique.

3) Temps messianique juif et temps messianique paulinien

a) Le temps messianique propre au judaïsme

La notion de temps messianique n’appartient bien sûr ni à Paul – qui n’emploie


d’ailleurs jamais l’expression – ni aux commentateurs de Paul. Dans un essai consacré au
temps messianique315, Gérard Bensussan s’est employé à circonscrire la signification
philosophique d’une telle expression. Si la philosophie distingue traditionnellement le temps
historique et la conscience intime du temps, Bensussan remarque d’abord que le temps
messianique, en amont ou en marge de la confession de foi chrétienne, désigne « cette
intersection problématique et souvent incertaine qui déjouerait, sans toutefois les relever, les
oppositions et les hiérarchies notionnelles de l’objectivité et de la subjectivité, de l’histoire et
de l’expérience, de la longue durée et de la souffrance vive316 ». Le temps messianique, au
croisement du temps de l’histoire (aiôn touto) et de la temporalité (kairos), désignerait donc
moins l’eschaton lui-même, scruté comme fin des vicissitudes de l’histoire par les divers
mouvements messianiques que le « temps de l’attente dans l’instant », c’est-à-dire, pour
reprendre une expression de Bensussan, « l’interruption mille fois recommencée d’une
verticalité interruptive de l’horizontalité de la longueur de temps et de la logique des
finalités317 ». Compris comme crise du temps (crise au cœur de laquelle, en chaque instant et
indépendamment de toute historicité du Messie), l’attente vient fonder la temporalité : le
temps messianique « est le temps lui-même ou tout au moins quelque chose du temps, et
quelque chose qui bat en son cœur, comme un guet qui ne saurait jamais ce qu’il guette318 ».
Hors de tout événement historique (parce qu’événementiel par lui-même) le temps
messianique « endure sans relâche, sans diffèrement consenti, dans l’élan parfois ou le

315
G. BENSUSSAN, Le Temps messianique. Temps historique et temps vécu, Vrin, Problèmes et controverses,
2001.
316
Id., p. 7.
317
Id., p. 8.
318
Id.

113
désespoir souvent, un interminable affût319 ». Le messianisme, ainsi compris, se reformule en
terme d’affût inquiet venant brutaliser le cours constant du temps : il est irruption, dès
maintenant, de l’insatisfaction, de l’incomplétude, de l’inachèvement dans la discursivité
historique.
En ce sens, comme le pense Bensussan, parce que commandé par la non-factualité de
droit de la fin, « le messianisme produit une véritable mise à distance de l’histoire320 ». En
s’historicisant, en se sécularisant, c’est-à-dire en se concevant comme la conséquence d’une
réalité survenue dans le monde commun, le messianisme annihilerait la possibilité même de
ce temps critique régulièrement ouvert à ce que l’histoire ne contient pas. Comme le dit
encore Gérard Bensussan : « Le messie n’est pas un homme, c’est un temps, voire la
temporalité du temps. Dire définitionnellement du messie qu’il n’est pas là ou qu’il n’est pas
encore là, voire, comme Hillel, qu’il n’est plus là et qu’on n’y a pas pris garde […] c’est
déduire du messianisme qu’il vise presque nécessairement son au-delà puisqu’il attend ce
dont la venue ruinerait le principe et qu’il lui faut donc de quelque façon pré-venir321 ». Le
temps messianique ne peut être qu’autant que se dérobe la présence factuelle du Messie.
Mais cette analyse, que Bensussan partage avec Emmanuel Lévinas322, récuse en
quelque sorte la possibilité d’un temps messianique chrétien. Si la sécularisation (qui
consisterait selon Bensussan à « réinsérer dans la continuité pensable d’une histoire
l’événement irreprésentable d’une dilacération323 ») s’oppose fondamentalement au
messianisme ; si le christianisme se comprend « comme un mouvement de sécularisation du
messianisme324 », comment dès lors pourrait s’éprouver, coextensif au paradigme de
l’historicité messianique, cet « interminable affût » qui cisaille le temps ? Or, précisément, les
épîtres de Paul posent ensemble la présence historique du Christ et l’advenue dans le temps de
cet au-delà qui interrompt la fluidité insensible du temps historique. Comment comprendre
alors, en admettant la synthèse paulinienne de l’affût messianique et de la sécularisation de la
fin, le caractère propre du temps messianique ? Après les fortes méditations sur l’histoire et le
temps d’un Kafka (pour lequel il ne faut jamais en finir avec l’indéfini, ne « jamais saisir
comme l’immédiat, comme le déjà présent, la profondeur de l’absence inépuisable325 »), d’un
Rosenzweig (pour lequel, « aussi longtemps que la Rédemption est encore en train de venir, la

319
Id.
320
Id.
321
Id., p. 46.
322
Voir E. LEVINAS, « Textes messianiques », dans Difficile liberté, éd. cit., p. 83 sq.
323
G. BENSUSSAN, op. cit., p. 21.
324
Id., p. 18.
325
Voir M. BLANCHOT, De Kafka à Kafka, Gallimard, Folio/essais, 1994, p. 124.

114
Création proprement dite, comme totalité, ne sera maintenue ensemble avec la Rédemption,
pour tous les temps, qu’à travers le Peuple éternel placé hors de l’Histoire du Monde326 »),
d’un Benjamin (dont la conception de l’histoire s’érige comme une longue réfutation de la
téléologie historiciste327), d’un Scholem (pour lequel la « vie en sursis » suppose l’attente
permanente d’une fin toujours espérée, toujours repoussée328), d’un Lévinas (pour lequel
l’attente d’un Messie imprésent « est la durée même du temps » et la condition de l’être-
messie pour l’autre329) ; à la suite de ces méditations, toutes déduites du paradigme de
l’absence constitutive du Messie (absence, distance, dérobement, apousie compris comme
condition même du messianique), une lecture philosophique du temps messianique paulinien
s’imposait. Ce n’est pas le moindre mérite de Giorgio Agamben que d’avoir proposé, dans le
cadre de différents séminaires consacrés à l’épître aux Romains, une interprétation du temps
messianique tel qu’il peut se concevoir, in praesens et in finem, dans la situation de
l’historicité de la fin. Loin d’épuiser la temporalité messianique, l’événementialisation de la
fin telle que Paul la pose en renouvelle la signification.

b) La « coupure d’Apelle » : Giorgio Agamben lecteur de l’épître aux Romains

Il s’agit pour Agamben de restituer Paul dans son contexte messianique, ce qui implique
selon lui deux choses : d’une part de comprendre le « sens et la forme intérieure d’un temps
que Paul définit comme ho nun kairos », d’autre part de se demander « de quelle manière
quelque chose comme une communauté messianique est réellement possible330 ». Seule la
manière dont Agamben interprète le « sens et la forme » du temps messianique nous intéresse
ici ; nous interrogerons ultérieurement la possibilité de la communauté messianique. Afin
d’aborder l’expérience factuelle du kairos messianique, il est d’abord nécessaire selon
Agamben de distinguer le prophète et l’apôtre. Le prophète est essentiellement défini par son
rapport au futur : « Dans les Psaumes (74, 9), on peut lire : ‘Nous n’avons plus vu de signes ;
il n’y avait plus un seul prophète, il n’y avait plus personne qui savait jusqu’à quand.’
‘Jusqu’à quand’ : chaque fois que les prophètes annoncent la venue du messie, le message
concerne toujours un temps à venir, un temps qui n’est pas encore présent331 ». C’est en effet

326
F. ROZENSWEIG, L’Etoile de la Rédemption, Seuil, La Couleur des idées, 2010, p. 467.
327
S. MOSES, L’Ange de l’histoire, Gallimard, Folio/essais, 2006, p. 141.
328
Id., p. 274.
329
Voir E. LEVINAS, Difficile liberté, éd. cit., p. 45 et 120.
330
G. AGAMBEN, Le Temps qui reste. Un commentaire de l’Epître aux Romains, trad. par Judith Revel,
Rivages poche/Petite biliothèque, 2004, p. 10.
331
Id., p. 109.

115
en cela que consiste la différence fondamentale entre le prophète et l’apôtre. L’apôtre parle à
partir de la venue du Messie : « A ce moment-là, la prophétie doit se taire : elle est désormais
réellement achevée (et c’est là tout le sens de sa tension intime vers sa clôture). La parole
passe à l’apôtre, à l’envoyé du messie, dont le temps n’est plus le futur mais le présent332 ».
Mais cette distinction ne suffit pas. On ne peut exprimer la structure du kairos apostolique
qu’à condition de le différencier du temps eschatologique des prophètes : celui-ci, selon
Agamben, interroge la fin du temps, c’est-à-dire la clôture elle-même, alors que celui-là, le
temps messianique, interroge le temps de la fin, c’est-à-dire ce temps-même qui reste avant la
fin : « Ce qui intéresse l’apôtre, ce n’est pas le dernier jour, l’instant dans lequel le temps finit,
mais le temps qui se contracte et qui commence à finir […] – ou, si vous préférez, le temps
qui reste entre le temps et sa fin333 ».
Comme le remarque Agamben, les traditions apocalyptique et rabbinique connaissaient
la distinction entre deux temps : la durée du monde depuis sa création jusqu’à sa fin (olam
hazzeh en hébreu, ho aiôn touto dans la version des Septante) et l’éternité intemporelle qui
fera suite à la fin du monde (olam habba en hébreu, ho aiôn mellôn en grec). Bien que ces
deux temps soient très régulièrement mentionnés dans l’épistolaire, le temps présent (ho nun
kairos) dont parle Paul n’appartient déjà plus au premier et pas encore au second. Le kairos ne
présente ni le sens ni la forme de l’aiôn – ici déjà réside une nouveauté : « Le temps
messianique, le temps que l’apôtre vit et qui seul l’intéresse, ce n’est ni le olam hazzeh, ni le
olam habba, ni le temps chronologique, ni l’eschaton apocalyptique : c’est encore une fois un
reste, le temps qui reste entre ces deux temps334 ». Reste alors à donner sens à ce reste de
temps qu’est le temps messianique, étalement critique du passage de ce temps-ci, qui déjà
finit, et du temps futur, qui déjà vient.
Dans Le Temps qui reste, Giorgio Agamben repère très justement deux innovations
pauliniennes concernant la compréhension du temps. La première s’exprime par la métaphore
de la coupure d’Apelle. Dans la tradition des défis artistiques de l’Antiquité, le peintre
Protogène aurait tenté de tracer la ligne la plus fine qui se puisse faire, une ligne si fine
(surnaturelle) qu’elle semblerait ne pas avoir été dessinée par le pinceau de l’homme. Mais
Apelle, relevant le défi, coupe en deux la ligne par une ligne plus fine encore. La coupure
d’Apelle, c’est donc la coupure de la coupure, la subdivision de l’indivis. Agamben se sert de
cette métaphore de la subdivision picturale pour exprimer dans un premier temps la relation

332
Id., p. 109-110.
333
Id., p. 110-111.
334
Id., p. 111.

116
originale des Juifs aux non-Juifs telle que la conçoit Paul : « La division entre Juifs et non-
Juifs, dans la loi et sans loi, laisse désormais, d’un côté comme de l’autre, un reste, qu’il est
impossible de définir comme juif ou non-juif : il est le non non-Juif, celui qui est dans la loi
du messie. On a donc à peu près le schéma suivant :

JUIFS NON-JUIFS

Juifs selon Juifs selon non-Juifs non-Juifs

le souffle la chair selon le selon

souffle la chair

non non-Juifs non non-Juifs

Quel est l’intérêt de cette division de la division ? Et pourquoi l’aphorisme paulinien me


semble-t-il si important ? Avant tout parce qu’il oblige à penser de manière complètement
nouvelle la question de l’universel et du particulier, pas seulement du point de vue de la
logique mais également du point de vue de l’ontologie et de la politique335 ».
Il n’y aurait plus, selon Paul, le Juif et le non-Juif, le Juif et le païen, le pur et l’impur,
mais, en vertu d’une nouvelle coupure d’Apelle, d’un côté le Juif selon l’esprit (par la foi) et
le Juif selon la chair (par l’origine ou la coutume), et de l’autre le non-Juif selon l’esprit et le
non-Juif selon la chair. Cette subdivision de la division traditionnelle entre Juifs et non-Juifs,
cette coupure de la coupure produit une nouveauté inouïe : tous sont désormais non non-Juifs.
Ainsi se produirait, par cette nouvelle coupure d’Apelle, le passage du particulier (être Juif ou
non-Juif) à l’universel (être non non-Juif). Ce « non non-Juif » universel désigne-t-il l’homme
nouveau sauvé, par-delà tout mérite et toute détermination socio-culturelle, par l’avènement
du temps messianique ? Désigne-t-il cette création (ou créature) nouvelle permettant à Paul
décrire qu’ « il n’y a pas de différence entre Juif et Grec » (Rm 10, 12) ? Est-ce à dire que la
séparation interne de la différence (diastolè) annule justement toute différence et engendre le
sujet universel ? Nous devons pour le moment laisser de côté la nature politique de cette
découverte de l’universalité. Ce qui nous intéresse consiste plutôt en ce que la coupure
d’Apelle dont parle Agamben, cette intra-scission de la scission des vocations (la vocation
335
Id., p. 91-92.

117
désignant ici le fait d’être Juif ou non-Juif au moment de la surrection du temps messianique),
concerne d’abord et avant tout le temps. Car, comme le remarque Agamben, le temps
messianique – ho nun kairos – est « une portion du temps profane [ho aiôn touto] qui subit
une contraction qui le transforme336 ». Plus précisément, ajoute-t-il en recourrant à nouveau à
la métaphore de la coupure d’Apelle, « le temps messianique est une césure qui, en divisant la
division entre les deux temps [l’aiôn touto profane et l’aiôn mellôn éternel], introduit en elle
un reste qui excède celle-ci337 ». Le temps messianique devrait ainsi se comprendre comme le
résultat de la subdivision de l’eschaton en deux parts : l’une qui est la partie de l’éon profane
qui excède le chronos, et l’autre qui est la partie d’éternité qui excède l’éon futur ; « l’une et
l’autre étant en position de reste par rapport à la division entre les deux éons338 ». Autrement
dit, l’événement messianique vient subdiviser la césure entre ce temps-ci (chronos) et
l’éternité qui vient ; il vient pour ainsi dire l’étaler en produisant deux « restes » : le reste du
temps profane (le temps de sursis) se déversant dans le reste de l’éternité qui vient (le salut
commencé). Cette analyse du temps messianique, pour complexe qu’elle soit, présente le
grand mérite de distinguer le kairos messianique du chronos profane et de l’aiôn mellôn. Mais
il reste alors à comprendre en quoi consiste l’expérience messianique du temps.

c) Le « temps qui reste »

La deuxième innovation paulinienne peut s’exprimer selon Agamben par le concept de


temps opératif. Ce concept a été forgé par le linguiste Gustave Guillaume dans la première
moitié du XXe siècle afin de concurrencer la trop parfaite et trop pauvre représentation
grammaticale du temps verbal par une ligne infinie composée de deux segments, le passé et le
futur, à leur tour séparés par la coupure du présent339. Le « temps opératif » désigne le temps
dont les opérations mentales, aussi rapides qu’elles puissent être, ont besoin pour se réaliser.
Toute pensée a besoin d’un certain temps opératif, qui est le temps même de son élaboration.
Mais ce temps, vécu par la conscience dans la formulation linguistique, n’est pas lui-même
représentable. Il est extérieur à la ligne du temps grammatical. Il s’éprouve mais ne se
schématise pas : « C’est comme si l’homme, en tant que pensant et parlant, produisait un
temps ultérieur par rapport au temps chronologique, qui l’empêchait de coïncider parfaitement

336
G. AGAMBEN, op. cit., p. 113.
337
Id., p. 114.
338
Id.
339
Voir G. GUILAUME, Temps et verbe. Théorie des aspects, des modes, et des temps. Suivi de
L’Architectonique du temps dans les langues classiques, Paris, Champion, 1970.

118
avec le temps dont il peut par ailleurs se donner des images ou des représentations ». Ce
temps ultérieur se présenterait selon Agamben comme un « temps à l’intérieur du temps340 »,
un temps mesurant le décalage du sujet pensant par rapport au temps. Ainsi, et nous y
rencontrons la thèse centrale de l’essai d’Agamben, le temps messianique peut être défini
comme « le temps que le temps met pour finir – ou plus exactement le temps que nous
employons pour faire finir, pour achever notre représentation du temps. Ce n’est donc ni la
ligne du temps chronologique […] ni l’instant de sa fin […] ; mais ce n’est pas non plus un
simple segment prélevé sur le temps chronologique, et qui irait de la résurrection à la fin du
temps : c’est plutôt le temps opératif qui pousse à l’intérieur du temps chronologique, qui le
travaille et le transforme de l’intérieur ; c’est le temps dont nous avons besoin pour faire finir
le temps – en ce sens : le temps qui nous reste341 ».
Le grand mérite de Giorgio Agamben est à la fois d’avoir postulé et pensé en détail la
singularité radicale du kairos paulinien, à la fois compris comme une subdivision de la césure
de la chronologie et de l’éternité et comme une opération de conscience par laquelle
s’éprouve un temps irréductible à toute représentation spatiale. Mais le chantier reste ouvert.
Si, en effet, le temps messianique coupe en deux et étale la césure du temps et de l’éternité,
quelle est la structure temporelle de ce temps ? Si le temps messianique est cette opération de
conscience, par le langage et la pensée en leur temporalité propres, par laquelle le sujet (du
temps messianique) peut faire finir le temps, en quoi consiste et comment s’opère cette action
qui fait finir le temps ? Les brèches ouvertes par Agamben méritent d’être prolongées.

4) La tension du « kairos »

a) L’unité des deux lettres aux Thessaloniciens

Les deux épîtres aux Thessaloniciens, qui comptent comme les plus anciens documents
du primo-christianisme, forment une certaine unité si on les interprète du point de vue de la
question du temps. C’est cette unité qu’il s’agit de préciser. Dans la première lettre adressée à
la communauté de Thessalonique, et sans doute pour répondre à l’inquiétude des
Thessaloniciens qui pensaient que les morts seraient exclus du règne millénaire, Paul prend la
peine de préciser comment devra se dérouler la résurrection collective déclanchée par la

340
G. AGAMBEN, op. cit., p. 119.
341
Id., p. 119-120.

119
parousie : « Voici ce que nous vous disons, d’après une parole du Seigneur : nous, les vivants,
qui serons restés jusqu’à la venue du Seigneur, nous ne devancerons pas du tout ceux qui sont
morts. Car lui-même, le Seigneur, au signal donné, à la voix de l’archange et au son de la
trompette de Dieu, descendra du ciel : alors les morts en Christ ressusciteront d’abord ;
ensuite nous, les vivants, qui seront restés, nous serons enlevés avec eux sur les nuées, à la
rencontre du Seigneur, dans les airs, et ainsi nous serons toujours avec le Seigneur » (1Th 4,
15-17). En soi, le tableau des événements parousiaques n’est pas d’une grande originalité. Le
signal, la voix de l’archange, la trompette de Dieu, la résurrection des fidèles, l’élévation des
vivants, l’union définitive au Christ reprennent (en y ajoutant la notion de kurios) des motifs
apocalyptiques traditionnels342. Mais ce qui frappe par sa violence propre et attire l’attention
du lecteur est que Paul lui-même considère qu’il sera encore possiblement en vie lors de la
venue glorieuse et définitive du Christ. L’expression « nous les vivants », hèmeis hoi zôntes,
qui revient à deux reprises dans la péricope, laisse entendre en effet que les contemporains de
Paul peuvent s’attendre à se trouver encore en vie lorsque la fin des temps se produira. Il a
bien existé quelques tentatives patristiques pour allégoriser ce « nous, les vivants »,
notamment avec Origène pour qui l’expression désignerait tous les croyants baptisés et
« morts en Christ », qu’ils soient encore en vie biologiquement ou déjà morts343. Mais
l’exégèse, ancienne comme contemporaine, s’accorde généralement pour admettre que la vie
dont l’expression « nous, les vivants » parle est bien la vie biologique344. C’est ainsi
l’imminence extrême, l’imminence tendue, l’entrée existentialisée de la fin des temps dans
l’orbe de la vie factuelle qu’exprime Paul : oui, la parousie peut advenir demain, dans mon
demain, dans l’heure de mes propres jours, et comme telle adhère à ma situation d’existence.
Mais à cette imminence extrême de la fin Paul adjoint, quelques versets plus loin, une
extrême indétermination : « Quant aux temps et aux moments, frères, vous n’avez pas besoin
qu’on vous en écrive. Vous-mêmes le savez parfaitement : le Jour du Seigneur vient comme
un voleur dans la nuit » (1Th 5, 1-2). Affirmation néotestamentaire traditionnelle : la venue du
Fils de l’homme ne peut que surprendre « quant aux temps (chronoi) et aux moments
(kairoi)345 ». Imprévisible et improviste, l’instant final de la création surgit dans le temps sans
crier gare. Cette indétermination de jure du but final (skopos) de l’histoire, bien sûr, sert à
aiguiser la vigilance des croyants, et donc à attiser la conversion morale. Mais ce qui nous

342
Voir F. BASSIN, Les Epîtres de Paul aux Thessaloniciens, CEB, Edifac, 1991, p. 146.
343
Voir E. NORELLI, « 1 Thessaloniciens 4, 13-18 dans la littérature chrétienne ancienne jusqu’à Origène »,
dans La Résurrection chez les Pères, Cahiers de la Biblia Patristica n° 7, Université Marc-Bloch, 2003, p. 88 sq.
344
Voir F. BASSIN, op. cit., p. 147.
345
Voir Mt 24, 37-44 ; Lc 12, 35-40.

120
intéresse résulte de l’addition sui generis de l’imminence historique de la fin et de
l’indétermination chronologique, car au pli de ces deux annonces se produit une réaction
subjective dont Paul lui-même n’avait pas nécessairement prévue la virulence : l’effroi.
Nous avons trace de cette réaction dans la seconde lettre que Paul adresse aux
Thessaloniciens346. Sans doute bouleversée par la jonction de l’imminence et de
l’indétermination, surexcitée par la détonation produite par les deux annonces simultanées,
incapable d’inscrire son action dans la durée et pour ainsi dire privée du temps opératif
nécessaire à tout développement moral – que ce bouleversement ait été produit par Paul lui-
même ou par des prédicateurs itinérants importe peu –, la communauté de Thessalonique
manifestait une relation désormais pathologique ou inauthentique au kairos. C’est pour
contrer les effets mortifères de l’exaltation eschatologique à son comble que Paul écrit ceci :
« Au sujet de la venue de notre Seigneur Jésus Christ et de notre rassemblement auprès de lui,
nous vous le demandons, frères : n’allez pas trop vite perdre la tête ni vous effrayer à cause
d’une révélation prophétique, d’un propos ou d’une lettre présentés comme venant de nous, et
qui vous feraient croire que le jour du Seigneur est arrivé. […] Et maintenant, vous savez ce
qui le retient pour qu’il ne soit révélé qu’en son temps » (2Th 2, 1-6).

b) La « tension kairotique »

Ce qui se joue derrière ces mots est d’une grande importance. Une dynamique en quatre
temps s’impose au croyant : 1) la parousie peut advenir dans le champ de son existence
charnelle ; 2) cette advenue sera nécessairement improviste ; 3) de là surgissent une agitation
(salos), une perte de raison (apo tou noos), un cri effroi (threomai) – surgissement à
contretemps dont Paul écrit qu’il se produit « trop rapidement », tacheôs, c’est-à-dire en
décalage de l’eukairos ; 4) Paul redonne « du temps au temps » par l’énigmatique notion du
« Retenant », to katechon, censé « tenir en laisse », pour quelques temps encore, le jour du
Seigneur (voir notre interprétation infra III, C, 4). Il nous faut approfondir cette dynamique du
temps messianique, qui n’est pas sans rappeler la dynamique du temps prophétique, parce
qu’en elle se jouent la nature et la forme du kairos messianique.
Les quatre étapes de la dynamique peuvent se synthétiser en deux moments. Comme
nous venons de le souligner, la jonction de l’imminence de la fin et l’indétermination

346
Le problème de l’authenticité de 2Th, qui trouve des partisans sérieux de part et d’autre, nous semble
dépassée par notre concept de tension kairotique. Il n’y a en effet aucune contradiction doctrinale entre 1 et 2Th
sous l’angle de la dynamique du temps messianique, comme ce chapitre veut le montrer. Sur cette question
exégétique de l’authenticité de 2Th voir F. BASSIN, op. cit., p. 57-63.

121
chronologique produit l’effroi. C’est la première étape. Cet effroi, dont Paul ne précise pas
l’aspect, peut s’expliquer de deux manières. Théologiquement parlant, puisque la parousie
coïncide avec le Jugement, la peur pourrait avoir pour objet la destinée post-eschatologique de
chacun : ai-je été digne de Dieu par ma vie ? Comme le remarque Emmanuel Lévinas :
« Peut-on […] entrer dans l’état messianique sans crainte ni tremblement ? L’heure de vérité
est redoutable. L’homme est-il à la hauteur de la clarté qu’il appelle de ses vœux ?347 » Mais
l’effroi, qui se définit justement par l’évanescence et l’éclipse brutale de son objet, n’est pas la
peur. Rapporté au temps, l’effroi peut désigner la perte de l’avenir, l’écrasement du présent
sur lui-même par l’anesthésie de la protention – ce que nous avons appelé la
détemporalisation de l’avenir. Si l’effroi peut théologiquement s’exprimer en terme de peur,
de crainte, de phobos, une approche philosophique de ce qui s’est joué pour les
Thessaloniciens interdit une telle équation. Paul ne dit pas phobein, « avoir peur », mais
throein, « pousser un cri d’effroi ». Cet effroi, comparable au vertige pascalien en cela que
son objet n’est pas de l’ordre de l’étant348, est d’abord et avant tout une sidération statique de
la conscience qui, comme telle, manifeste une anomalie de la temporalité. Nous comprenons
précisément ce cri d’effroi des Thessaloniciens comme le phénomène de pétrification de
l’attention, paradoxalement éblouie par l’éclipse du sursis nécessaire à toute projection dans
l’avenir. Paul, qui découvre cette pathologie de la protention – et pour qui l’angoisse
(stenochôria) fait partie intégrante de la condition de croyant349 –, se trouve sommé de
prendre acte de cette littérale détemporalisation possible de l’avenir par la concaténation de
l’imminence et de l’indétermination parousiaques. En glissant du littéraire au littéral, c’est-à-
dire du prophétique au messianique, la jonction maximale de l’urgence et de l’indéfini produit
une réaction de la conscience intenable en soi.
La deuxième étape de la dynamique consiste donc en un rétablissement de la protention,
donc en une retemporalisation de l’avenir. C’est là qu’intervient l’un des concepts les plus
troublants de l’épistolaire paulinien, celui de katechon (voir infra III, C, 4). Qu’est-ce que ce
katechon (deux fois nommé dans la seconde lettre aux Thessaloniciens) qui tient (qui tenet) et
repousse la fin ? Certains exégètes y ont décelé la personne de Satan ou l’un de ses agents ;
d’autres l’apostasie générale ; d’autres encore l’Antéchrist ou l’empereur Claude ; d’autres

347
E. LEVINAS, Difficile liberté, éd. cit., p. 107.
348
La célèbre pensée 206 (éd. Brunschvicg) : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie », ne renvoie
ni au phénomène de la peur (dont l’objet appartient peu ou prou au domaine de l’ontique), ni à celui d’angoisse
(qui est strangulation psychique), mais plutôt à ce genre de vertige et de commotion que produit l’idée
paradoxale de la relation du fini à l’infini, du Maintenant au Toujours (ou au Plus-jamais).
349
Voir Rm 8, 35 : « Qui nous séparera de l’amour du Christ ? La détresse, l’angoisse, la persécution, la faim, le
dénuement, le danger, le glaive ? »

122
enfin y ont décelé Paul ou Dieu lui-même350. Carl Schmitt, dans sa lecture politique du
paulinisme, considérera l’heureux « Retardateur » de la fin de l’histoire comme une force, une
« présence totale cachée sous les voiles de l’histoire » capable de prolonger le temps
politique351. En l’état le texte laisse (volontairement ?) la question indécidable, comme le
remarquait déjà saint Augustin : « Qui est ‘‘celui qui le retient’’ et que retient-il [...] ? Chacun
peut se mettre à la peine pour comprendre ou deviner quelque chose puisque le texte proposé
est […] ambigu352 ». Mais dans la perspective de la dynamique ici soulignée le katechon
trouve sa place en tant que concept. Une puissance agissant sur le kairos – peu importe qu’elle
soit néfaste ou heureuse – retient le telos, diffère la fin, réinscrit la conscience dans sa
temporalité en rendant à nouveau disponible le temps opératif du kairos et en désactivant
l’effroi suscité par l’imminence indéfinie de la fin des temps. Philosophiquement parlant, le
katechon est le diffèrement353 de la négation de l’ici-et-maintenant.

c) Le « diffèrement » de la fin

Nous reviendrons ultérieurement sur cette dynamique dans le cadre d’une


herméneutique de la tension du kairos. Retenons pour l’instant que les deux lettres aux
Thessaloniciens, dans leur unité conceptuelle, témoignent de la découverte d’une tension dont
les deux moments principaux peuvent se compléter par un troisième : à l’effroi suscité par la
détemporalisation de l’avenir succède la retemporalisation de la conscience provoquée par le
postulat du katechon. Mais le temps retrouvé, le kairos authentiquement vécu, la durée du
diffèrement, n’est pas un retour à la temporalité qui précédait l’effroi. Le kairos ne peut être
qu’un temps retrouvé. Un temps renouvelé. Précisément : un constant diffèrement Le
messianisme juif fait également l’épreuve depuis très longtemps du diffèrement de Dieu. Dieu

350
Sur l’éventail des interprétations de τό κατέχον et de ό κατέχων, voir F. BASSIN, op. cit., p. 238-241.
351
Voir J.-C. MONOD, « Destins du paulinisme politique : K. Barth, C. Schmitt, J. Taubes », dans la revue
Esprit : L’Evénement saint Paul : juif, grec, romain, chrétien, Février 2003, p. 113-124. Nous reviendrons sur la
notion de κατέχον dans la dernière partie de ce travail.
352
S. AUGUSTIN, Lettre 199, « La Fin des temps », éd. A. Goldbacher, CSEL 67, trad. par C. Fry, reprise dans
L’Antichrist, Migne, Bibliothèque, 2011, p. 311.
353
En le traduisant par diffèrement, nous voulons d’ores et déjà élever le κατέχον au rang de concept
philosophique. Le diffèrement tel que nous le concevons nomme en effet trois choses en une, et trois choses qu’il
faut penser ensemble : 1) il est « retenue de la parousie », c’est-à-dire fin différée réellement entrée dans
l’expérience intime du temps ; 2) fin différée en quoi s’éteint déjà quelque peu la différence de ce temps-ci avec
l’éternité-qui-vient ; 3) cette fin est donc, en vertu de la coalescence du maintenant et du futur, du temps et de sa
fin, une temporalité renouvelée et différente – l’expérience du καιρός diffère ainsi de l’expérience du temps
chronologique. Cette substitution paulinienne du Retenant (κατέχον) au Diviseur (διάβολος), tout à fait unique
en son genre, prouve clairement la nécessité pour Paul de temporaliser ce qui sépare encore l’homme de Dieu.

123
est le nom de l’excès d’une promesse354. Libéré de toute appropriation idolâtrique, il est le
dehors, l’au-delà, l’epekeina de la présence. Mais une distinction s’impose, qui n’est subtile
qu’en apparence, entre le diffèrement de Dieu tel qu’il est judaïquement vécu et le diffèrement
de la fin tel qu’il est chrétiennement vécu. Le diffèrement de Dieu s’éprouve dans l’attente –
attente dont la justice et la louange forment la structure – ; le diffèrement de la fin s’éprouve
dans la veille ou la patience – dont la charité et la communion eucharistique forment pour
ainsi dire l’ousia355. En ce sens, la diffèrement de la fin inclut la présence messianique ; elle
en est même l’effet actuel. La diffèrement désigne en fait la forme temporalisée de cette
présence.
Plus important encore, cette dynamique de l’effroi et du diffèrement de la fin, tel qu’en
attestent les deux lettres aux Thessaloniciens, permet d’interpréter l’une des expressions les
plus déterminantes de tout l’épistolaire concernant le temps messianique. En effet, dans la
première lettre écrite à la communauté de Corinthe, dans le cadre d’une ample réflexion sur
l’état dans lequel se trouvait le croyant au moment de sa vocation, Paul en vient à écrire cette
phrase énigmatique : « Voici ce que je dis, frères : le temps est écourté » (1Co 7, 29). En grec,
la phrase se dit : touto de phèmi, adelphoï, ho kairos sunestalmenos estin. Aucune formule de
ce genre n’apparaît dans la Bible ailleurs qu’en cette occurrence. Que veut dire Paul ? Que
signifie sunestalmenos ? La plupart des traductions laissent entendre aux lecteurs que, selon
Paul, la durée séparant le présent de la parousie est bref ou abrégé. La traduction « en français
courant » propose : « Voici ce que je veux dire, frères : il reste peu de temps » ; la Bible de
Jérusalem : « Je vous le dis, frères, le temps se fait court » ; la traduction officielle de la
liturgie : « Frères, je dois vous le dire : le temps est limité » ; la version du Chanoine
Crampon : « Mais voici ce que je dis, frères : le temps s’est raccourci » ; celle de Jean
Grosjean : « Je vous dis, frères, le temps se fait court ». Il est vrai qu’en traduisant ho kairos
sunestalmenos estin par tempus breve est, la version de la Vulgate orientait fortement
l’interprétation du verset. Par ailleurs, une phrase de l’Epître de Barnabé, texte apocryphe du
IIe siècle (rapporté par son titre même à Paul), abonde dans ce sens. En 4, 3a, l’auteur y écrit :
« Car c’est pour cela que le maître a abrégé [suntetmèken] les temps et les jours afin que son

354
Voir J. D. CAPUTO, « Apôtres de l’impossible : sur Dieu et le don chez Derrida et Marion », dans la revue
Philosophie n°78, Minuit, juin 2003, p. 36. L’auteur emploie le mot différance en référence à 1 et 2Th :
« Comme les Thessaloniciens l’ont appris les premiers, semble-t-il, le christianisme s’ouvre avec la différance,
avec le moment différé de cette seconde venue, de ce venir de nouveau. »
355
Voir id., l’opposition soulignée par l’auteur entre Jean-Luc Marion et Jacques Derrida sur la relation du don
au temps. Nous reviendrons sur cette question dans le cadre d’une herméneutique de la patience et de la veille.

124
Bien-Aimé parvienne plus vite à l’héritage356 ». Le kairos sunestalmenos serait donc bien
quelque chose comme un temps abrégé ou accéléré.
Plusieurs problèmes se posent néanmoins, que l’approche philosophique du texte révèle
immédiatement. D’abord, la notion de kairos ne peut être réduite à celle de temps. Le kairos,
comme nous l’avons dit, ce n’est ni le temps proprement dit – chronos –, ni seulement le
présent – nun –, ni l’Âge historique – ho aiôn touto – dans lequel l’homme se trouve encore.
Le kairos est le diffèrement messianique de la fin. En lui s’éprouve une tension que l’idée de
brièveté n’exprime que partiellement et que la traduction de 1Co 7, 29 doit restituer d’une
manière ou d’une autre. Ensuite, sunestalmenos (participe passé de sustellô) ne signifie pas
exclusivement « abréger » ou « raccourcir », mais aussi bien « rassembler », « refermer »,
« replier », « affaler les voiles » (ce qui permet à André Chouraqui de traduire : « Le temps a
cargué les voiles ») ou encore « (se) contracter », « (se) resserrer », « se blottir sur soi avant
de sauter357 » (Giorgio Agamben évoque la manière dont un animal se ramasse sur lui-même
avant de bondir358.) La traduction du verset doit rendre cette sorte de rétractation nécessaire à
l’élancement. La phrase de Paul ne dit pas seulement que « le temps se fait court », mais
encore que le temps vécu comme fin différée, comme épreuve existentielle du diffèrement de
la fin, est contracté, c’est-à-dire intrinsèquement tendu, travaillé du dedans par l’approche,
par l’invenire messianique de la fin359.
Scrupuleusement écoutée, la phrase de Paul exprime simultanément plusieurs choses : 1)
le kairos est bien (estin) quelque chose, son être peut se qualifier ; 2) il est le moment
fatidique de la contraction, du ramassement sur soi-même ; 3) c’est en tant que tel que le
temps est désormais abrégé, c’est-à-dire, bien plus qu’écourté, projeté hors de l’aiôn touto
vers la parousie. Ce que veut dire Paul n’est pas seulement que la parousie est
chronologiquement proche, mais que cette proximité, cette semiabsentia ou semipraesentia de
la fin, surgit dans la tension du kairos. Ainsi compris, la kairos peut être comparé à ces larmes
de verre fondu que le maître verrier plonge dans l’eau froide. Le spectre de lumière irisée que
l’œil devine dans la goutte sous l’aspect d’un petit arc-en-ciel témoigne des contraintes
physiques très puissantes qui ne cessent de travailler la matière pourtant immobile. Il suffit de
couper la base de la larme encore attachée au tube de verre pour la voir brutalement exploser

356
Epître de Barnabé, Cerf, Sources chrétiennes n° 172, trad. par P. Prigent, 1971, p. 92-93.
357
Voir dictionnaire Bailly, 1995, p. 1876.
358
Voir G. AGAMBEN, Le Temps qui reste, éd. cit., p. 120.
359
Persuadé que le verbe grec συστέλλω traduit l’hébreu kana (opprimer), Claude Tresmontant propose de
traduire 1Co 7, 29 de la manière suivante : « Voici ce que je dis, frères : le temps présent est un temps
d’oppression. » Voir C. TRESMONTANT, Schaoul, qui s’appelle aussi Paulus. La Théorie de la
métamorphose, O.E.I.L., Parsi, 1988, p. 354.

125
en minuscules quanta de poussière. Le kairos dont l’événement messianique fut le
déclencheur est ainsi contraint.
Nous appelons justement « tension kairotique » à la fois le surgissement dans l’aiôn
historique (comme par la coupure d’Apelle) du kairos messianique et la dynamique engendrée
par ce surgissement. Selon Paul, en effet, l’événement de la résurrection a fait saillir dans le
Devenir un temps inédit dont la tension interne produit sur le croyant, parce qu’en elle se
libère une relation nouvelle à la puissance du Christ, le mouvement subjectif qui s’élance de
l’effroi vers le diffèrement vécu de la fin. Mais un pas peut encore être franchi. Comme nous
allons maintenant le voir, la tension kairotique découverte et formulée par Paul produit sur
l’exister une singulière métamorphose : « Nous tous qui, le visage dévoilé, reflétons la gloire
du Seigneur, nous sommes transfigurés [metamorphoumetha] en cette image même » (2Co 3,
18).

5) La fin-en-soi et la liberté

a) La mort-en-soi (M. Blanchot)

Dans un bref récit intitulé L’Instant de ma mort, Maurice Blanchot rapporte l’horreur
d’une exécution suspendue. Un jeune homme, suspecté de résistance, est brutalement extrait
de chez lui par un officier nazi et immédiatement mis en joue par un peloton d’exécution.
Ainsi s’exprime alors le narrateur : « Je sais – le sais-je – que celui que visaient les
Allemands, n’attendant plus que l’ordre final, éprouvait alors un sentiment de légèreté
extraordinaire, une sorte de béatitude (rien d’heureux cependant), – allégresse souveraine ? La
rencontre de la mort et de la mort ? A sa place, je ne chercherai pas à analyser ce sentiment de
légèreté. Il était peut-être tout à coup invincible. Mort – immortel. Peut-être l’extase360 ». A
cet instant, « brusque retour au monde ». Ses camarades de maquis lui portent secours.
L’ordre de faire feu est interrompu et la mort ajournée. Le récit se conclut ainsi : « Demeurait
cependant, au moment où la fusillade n’était plus qu’en attente, le sentiment de légèreté que je
ne saurais traduire : liberté de la vie ? l’infini qui s’ouvre ? Ni bonheur, ni malheur. Ni
l’absence de crainte et peut-être déjà le pas au-delà. Je sais, j’imagine que ce sentiment

360
M. BLANCHOT, L’Instant de ma mort, Gallimard, NRF, 2002, p. 11.

126
inanalysable changea ce qui lui restait d’existence. Comme si la mort hors de lui ne pouvait
désormais que se heurter à la mort en lui361 ».
Tout rescapé, tout homme qui a attendu la mort dans une contraction du temps si intense
que la mort est pour ainsi dire advenue connaît et comprend cette distinction entre la mort-
hors-de-soi (qui peut être la mort des autres – le « on meurt » heideggérien – aussi bien que la
mort qui me fauchera dans un futur abstrait – mais en tout cas une mort impersonnelle, une
mort du dehors –) et la mort-en-soi (qui est la mort inoculée dans la vie par l’expérience de
l’effroi de mourir). Le condamné qui attend contre le mur le tonnerre du feu, dans un instant
où le temps n’est plus donné, où plus rien n’est donné d’ailleurs que l’anticipation crispée de
l’ineffable, rencontre factuellement quelque chose de sa mort. Quelque chose qui se donne à
l’expérience. En cet instant où le temps se refuse, l’attention du condamné se jette en quelque
sorte d’elle-même contre sa propre fin (usque in finem).

b) L’existence « bénie » d’Abraham

Cette présence réelle de la mort attendue est un thème biblique d’une grande
importance. Le récit du sacrifice d’Abraham, mieux encore que celui de la Chute, introduit le
thème de la mort-en-soi dans la dialectique de la foi. Parce qu’il fut soigneusement lié sur
l’autel, parce que les préparatifs étaient sérieusement et scrupuleusement mis en place, parce
qu’Abraham « étendit la main et saisit le couteau pour immoler son fils », parce que le geste
ébauché – par son sérieux – contenait déjà sa fin, pour toutes ces raisons Isaac est mort,
comme mort – il a connu la mort-en-soi. Le texte est d’ailleurs à ce sujet d’une extraordinaire
clarté. « Tu as fais cela », dit l’Ange de Yahvé à Abraham. Quoique interrompu, le geste
portait en lui son achèvement. Quoique suspendu, l’ébauche de mouvement du bras
introduisait la sacrifice accompli dans l’ordre du phénoménal. L’invraisemblable
détermination d’Abraham rendait pour ainsi dire expérimentable la douleur du couteau
pénétrant dans la chair et l’extinction progressive de la lumière. Isaac y est prêt, et sans doute
y consent-il déjà. La mort est là, et d’un là qui ne s’éclipsera plus jamais. « C’est fait. » Le
geste sacrificiel est réellement et complètement accompli. « Parce que tu as fait cela… »
(epoièsas), dit exactement le texte (Gn 22, 16). L’Ange est satisfait. Abraham atteste de
manière définitive ce qu’est la foi en dissociant (malgré lui, peut-être, mais avec mérite) la
mort-en-soi et la mort-hors-de-soi. Le père comme le fils poursuivront leur vie – de longues

361
Id., p. 15. Voir aussi la nouvelle de Jorge Luis Borgès : « Le miracle secret », dans Fictions, Gallimard, 1957,
p. 175-183. La distorsion de la relation au temps se formule de manière similaire.

127
années qui s’ouvrent au-devant d’eux – désormais lourds de cette dissociation, lourds de
l’advenue de la mort-en-soi. Abraham comme Isaac, Isaac comme Abraham, parce que vouloir
donner la mort tout autant que savoir y consentir, c’est accueillir la mort-en-soi. Voilà
pourquoi Kierkegaard peut-il parler de la deuxième naissance d’Isaac. Il n’y a rien ici de
strictement métaphorique. « Qu’on puisse perdre la raison et avec elle le fini, dont elle est
l’agent de change, pour recouvrer alors le même fini en vertu de l’absurde : voilà qui effraie
mon âme362 ». Et comme le remarque Jacques Derrida : « Dieu dit en somme à Abraham : je
vois à l’instant que tu as compris ce qu’est le devoir absolu envers l’unique, qu’il faut
répondre là où il n’y a ni raison à demander ni raison à donner ; je vois que non seulement tu
l’as compris en pensée mais que, et c’est là la responsabilité, tu as agi, tu as mis en œuvre, tu
étais prêt à passer à l’acte à l’instant même (Dieu l’arrête à l’instant où il n’y a plus de temps,
où le temps n’est plus donné, c’est comme si Abraham avait déjà tué Isaac : le concept
d’instant est toujours indispensable) : donc tu es déjà passé à l’acte363 ». Il y a dans le sacrifice
un poiein de la mort qui n’est pas encore la mort, mais qui est déjà être-mort – une immixtion
de l’être-mort dans la succession des jours.
Comme nous l’avons déjà formulé, la dialectique de l’effroi et de la veille telle que l’ont
éprouvé les Thessaloniciens, a permis de vivre le temps comme diffèrement de la fin
(diffèrement de la fin-hors-de-soi en même temps qu’inoculation de la fin-en-soi). Ainsi
s’éprouve la contraction du kairos messianique. En une sorte d’existentialisation
eschatologique364, la fin-en-soi se trouve ainsi, dissociée de la fin-hors-de-soi. Mais vivre,
désormais, c’est porter la fin-en-soi (dans un temps qui est diffèrement) au-devant de la fin-
hors-de-soi.
Comment la Genèse poursuit-elle le récit ? En quoi la venue de la mort-en-soi change-t-
elle l’existence humaine, celle d’Abraham comme celle d’Isaac ? La fin de la péricope,
souvent oubliée des commentaires, est la suivante : « Par moi-même je l’ai juré, dit le
Seigneur, parce que tu as fait cela et que tu n’as pas épargné ton fils bien-aimé à cause de moi,
oui, je te bénirai et te bénirai encore et je multiplierai et multiplierai encore ta descendance
comme les étoiles du ciel et comme le sable sur le rivage de la mer, et ta descendance recevra

362
S. KIERKEGAARD, Crainte et tremblement, Aubier, Bibliothèque philosophique, trad. par P.-H. Tisseau,
1984, p. 48.
363
J. DERRIDA, Donner la mort, Galilée, 1999, p. 103.
364
Comme a pu l’écrire J. Ratzinger à propos des moines cisterciens : « On dit que leur être était tendu vers
l’eschatologie. Mais cela ne doit pas être compris au sens chronologique du terme – comme s’ils vivaient les
yeux tournés vers la fin du monde ou vers leur propre mort – mais au sens existentiel… », Conférence « Au
monde de la culture », dans Chercher Dieu, Parole et Silence, Collège des Bernardins, Lethielleux, Cahier hors-
série, 2008, p. 11.

128
en héritage les villes des adversaires » (Gn 22, 16-17365). L’existence de qui porte la mort-en-
soi (selon la volonté de Dieu) est une existence bénie, et multiplement bénie. L’assurance
d’une descendance et la victoire ne sont, somme toute, que des aspects concrets de la multiple
bénédiction dont Dieu gratifie l’être-mort. La bénédiction est la réponse de Dieu à
l’expérience consentie de la mort-en-soi. Mais qu’est-ce alors qu’être béni ? « Bénédiction »
se dit eulogia en grec, benedictio en latin. Etre béni, c’est en quelque sorte recevoir
explicitement l’assurance (la bonté, le bien, eu, bene) de la fidélité du dire (legein, dictio) de
Dieu. C’est s’entendre dire du logos même, d’un logos que l’on pense éternel, que le bien sera
éternellement (pour soi). C’est avoir la parole auprès de soi, comme a pu l’écrire Paul : Eggus
sou to rhèma : « La Parole est proche de toi », « la parole t’advient assurément sans cesse »
(Rm 10, 8). Toute bénédiction ainsi comprise introduit l’assurance dans l’espérance, comme
on peut être sûr d’une récompense espérée. Securi de spe retributionis divinae, comme le dit
saint Benoît dans sa Règle : « Sûrs de la récompense divine espérée366 ». C’est cette assurance
introduite dans l’espérance que couronne la mort-en-soi.

c) Mort et liberté selon Paul

Ces analyses s’appliquent à la tension kairotique. Vivre le temps messianique, en un


baptême pour ainsi dire existentiel, c’est adhérer à la mort du Christ. C’est enter son vivre sur
une mort, sur un mouvement de résurrection. Nombre de formules pauliniennes le disent :
« Mettez-vous au service du Christ comme des vivants revenus de la mort » (Rm 6, 13) ; « Par
le baptême, vous avez été mis au tombeau avec lui » (Col 2, 12) ; « Si vous êtes morts avec le
Christ… » (Col 2, 20) ; « Voici une parole sûre : si nous sommes morts avec lui… » (2Tm 2,
11). Et qu’est-ce que cette mort dont il est question, sinon le mouvement fulgurant qui
s’origine dans l’effroi et se déploie dans l’existence vigilante et patiente ? Qu’est-ce encore,
sinon l’advenue de la fin-en-soi, sinon le diffèrement de la fin incessamment vécu ? Ce que
nous appelons la tension kairotique désigne en ce sens tout à la fois la contraction objective
du kairos – ho kairos sunestamenos estin –, et l’expérience subjective, parfaitement
consciente et opérative, de la fin-en-soi. Mais que produit cette fin-en-soi ? Sur quelle
nouveauté existentielle s’ouvre-t-elle ? Comment opère-t-elle ? Comment se traduit
l’espérance assurée dans l’existence messianique ?

365
LXX, Le Pentateuque, La Bible d’Alexandrie. Nous soulignons.
366
La Règle de saint Benoît, 7, 39, Cerf, Sources chrétiennes n° 181, p. 483-484.

129
Là encore, le parallèle avec le sacrifice d’Abraham est porteur de sens. Pour Paul, en
effet, l’existence en-Christ est multiplement bénie : l’assurance littéralement définitive du
salut, contre toute attente, entre dans le temps. Et elle le fait selon l’efficace d’une double
eulogie : la bénédiction de Dieu (l’assurance du salut) répondant à la confession de foi du
croyant (Jésus Christ est mort et ressuscité d’entre les morts). Foi, espérance et charité
peuvent d’ailleurs traduire la bénédiction qui procède de la fin-en-soi. La foi culminant dans
le baptême – existentiellement ou sacramentellement compris – est l’adhésion à l’événement
de la résurrection ; elle insère l’individu dans la tension objective du kairos. L’espérance, qui
n’est pas tant l’attente inquiète du dénouement de l’histoire que la mystérieuse assurance du
salut qui vient, transforme l’avenir en à-venir ; par elle, la bénédiction divine (la certitude
affirmée du salut) transfigure l’attente en confiance et l’angoisse en patience. Quant à la
charité, elle est le monde ouvert, largement réouvert, par le temps retrouvé, par le diffèrement
vécu de la gloire, par la venue de la fin-en-soi dans le diffèrement sans cesse créateur de la
parousie : l’autre y paraît comme un frère (en Christ), et toute rencontre se transforme en
occasion de charité (où Dieu opère).
Mais la foi, l’espérance et la charité ne sont pas les seuls maîtres mots de la bénédiction
messianique. Le mot qui revient le plus souvent dans la prose de Paul, et qui détermine le
mieux l’effet sur le croyant de la tension kairotique, l’effet de la fin-en-soi, l’effet du
diffèrement, c’est le mot de liberté. La pensée de Paul, en effet, est fondamentalement une
pensée de la liberté. Eleutheria, eleutheros et eleutheroun reviennent plus de vingt-cinq fois
dans les épîtres contre quatre fois – à titre d’exemple – dans l’évangile de Jean. La « vie
nouvelle », que nous comprenons justement comme l’effet de la tension kairotique, est une
vie de (ou en) liberté. Mais qu’est-ce à dire ? Nous détaillerons dans la dernière partie de
notre travail le sens spécifique et les aspects les plus concrets de la liberté selon Paul. Mais
remarquons déjà que pour l’Apôtre la vocation du croyant est une vocation à la liberté.
Comme le dit l’épître aux Galates : « Vous, frères, c’est à la liberté [eleutheria] que vous avez
été appelés » (Ga 5, 13). La liberté est la condition propre de la foi. Elle est l’élément intime
de l’existence croyante, pour ainsi dire sa forme. Cette liberté peut bien être vécue comme
affranchissement de l’ordre ancien, de l’ordre de la loi, de l’ordre de la promesse littéraire,
voire comme condition sociopolitique367. Mais la liberté ontologique est surtout présence
opératoire de l’Eprit : « Car le Seigneur est l’Esprit, et la où est l’Esprit du Seigneur, là est la
liberté [eleutheria] » (2Co 3, 17). La liberté à laquelle Paul fait si régulièrement allusion est

367
Comme en 1Co 7, 21, par exemple.

130
l’effet de la puissance de la mort du Christ sur le croyant : « Le corps crucifié du Christ vous a
fait mourir » (Rm 7, 4). Parce qu’avec la mort du Christ (nouement fatidique du Devenir
historico-cosmique) la mort-en-soi pénètre l’homme dans la contraction du kairos, l’existence
croyante entre dans sa condition de liberté. Dans une perspective théologique, comme l’écrit
l’exégète Julienne Côté, la liberté est « un dynamisme qui transforme et soulève la vie, elle
soustrait à l’autosatisfaction et au régime de la peur de ne pas être en règle, pour permettre de
se retrouver dans l’amour de Dieu afin de déterminer sa vie à partir de cet amour368 ». Dans
une perspective plus philosophique, elle est la condition de l’existence bénie, c’est-à-dire
l’état dans lequel se trouve l’homme en qui la mort a pénétré, qui retrouve le temps dans le
diffèrement de la fin et dont l’existence, « soulevée » par l’assurance répétée du salut (la
béné-diction proprement dite), se donne elle-même (à Dieu, aux autres) dans le don reçu.
Cette « liberté de la vie » dont parle Maurice Blanchot, cet intraduisible « sentiment de
légèreté », cette « béatitude qui n’est pas le bonheur », est aussi, déjà peut-être, un « pas au-
delà369 ». Car quoique dissociée fondamentalement de la mort-hors-de-soi, la mort-en-soi (ce
résidu de l’advenue réelle de la mort dans le temps qui continue sa course) porte l’homme au-
delà de son existence antérieure, de son existence naïve et trop pleine d’elle-même. N’est-ce
pas cela, d’ailleurs, l’éternité entrée dans le temps : la mort-en-soi dépouillant la nouvelle
créature de l’homme ancien ? « Mort – immortel », comme le dit à sa manière Maurice
Blanchot. Indubitablement, pour Paul, quelque chose de l’éternité a pénétré le temps. Un je-
ne-sais-quoi qui bouleverse le temps et superpose ou substitue subrepticement le kairos à
l’aiôn. Comme a pu l’écrire Wilfrid Stinissen, prieur d’une communauté de Carmes : « Le
temps n’est plus seulement quelque chose qui s’écoule, quelque chose de limité et qui va
bientôt prendre fin. Le temps est rempli d’éternité370 ».
Mais quelle est cette éternité qui remplit le temps ? C’est sous l’auspice du concept
d’épectase que nous voulons maintenant comprendre l’éternité entrée pour l’homme dans le
temps de la fin (dans le diffèrement créateur et dynamique de la fin du temps).

368
J. CÔTE, Cent mots-clés de la théologie de Paul, Cerf, Novalis, 2000, p. 287.
369
Voir également M. BLANCHOT, Le Pas au-delà, Gallimard, NRF.
370
W. STINISSEN, L’Eternité au cœur du temps, Editions du Carmel, Vie intérieure, 2004, p. 46.

131
6) Epectase kairotique

a) L’épectase selon Grégoire de Nysse

Comme nous avons pu le voir, lorsqu’elle se trouve dans la situation existentielle du


temps de la fin, la conscience, alors saisie par l’élan qui conduit de l’effroi eschatologique au
diffèrement de la fin, s’éprouve elle-même dans une relation renouvelée au temps. C’est ce
temps retrouvé, ce gisement de l’éternel dans le temps que nous nous proposons de
comprendre à partir du concept d’épectase.
C’est Grégoire de Nysse qui le premier et de manière originale, au IVe siècle, a
conceptualisé l’épectase. Le substantif est lui-même formé à partir d’une expression de
l’épître aux Philippiens : « Certes, je ne suis pas encore arrivé, je ne suis pas encore au bout,
mais je poursuis ma course pour saisir tout cela, comme j’ai moi-même été saisi par le Christ
Jésus. Frères, je pense ne pas l’avoir déjà saisi. Une chose compte : oubliant ce qui est en
arrière, et lancé vers l’avant [emprosthen epekteimenos], je cours vers le but pour remporter le
prix auquel Dieu nous appelle là-haut dans le Christ Jésus » (Ph 3, 12-13, TOB, nous
soulignons). S’en tenant à l’exhortation explicite de l’Apôtre, l’analyse exégétique de Ph 3, 13
reste souvent pauvre. « Il faut aller de l’avant, ne pas se reposer sur les lauriers d’un passé
mort, commente l’exégète Jean-François Collange – mais tendre sans cesse [epekteinomenos]
vers autre chose que soi-même371 ». Sous l’apparence de conseils éthiques, d’ailleurs
relativement imprécis, Paul délivre en fait une description pré-phénoménologique de la
tension existentielle. Saint Augustin ne s’y s’est pas trompé, qui se sert du verset pour étayer
son analyse de la « tension intérieure » : « Alors que ma vie n’est que distension [distentio],
voici que ta dextre m’a recueilli, en mon Seigneur, le Fils de l’homme, Médiateur entre toi –
Un –, et nous – Multiple éclaté parmi et à travers le multiple –, pour que, par lui je saisisse
celui en qui j’ai été saisi, et que, renonçant au vieil homme, je me rassemble, Un ; ainsi,
oubliant le passé, tourné non pas vers un futur transitoire, mais vers ce qui est en avant, non
pas distendu [non distentus] mais tendu [extentus], non pas dans la distension [non
distentionem], mais dans la tension intérieure [intentionem], je m’achemine vers cette palme
qui m’appelle là-haut, pour y entendre le chant de louange et contempler les délices de ta

371
J.-F. COLLANGE, L’Epître de saint Paul aux Philippiens, Commentaire du Nouveau Testament, Xa,
Delachaux et Niestlé, 1973, p. 118.

132
maison, sans rien qui advienne, sans rien qui trépasse372 ». Augustin entend manifestement la
tension paulinienne (epekteinomenos), cet élancement de la conscience vers ce qui approche,
à partir de l’idée d’un mouvement en soi-même, mouvement grâce auquel la dispersion
temporelle dans laquelle l’âme se trouve écartelée – retenant un passé qui n’est plus et
distendue vers un avenir qui n’est pas encore – se rassemble, se concentre, se recueille,
s’impolarise et pénètre dans la dimension intérieure de l’éternité. C’était déjà comprendre
que, pour Paul, la tension du kairos fait entrer l’existence dans l’Autre de chronos. C’était
comprendre que l’expérience existentielle du temps de la fin, en deçà même de l’histoire qui
se poursuit, ravaude déjà le temps et l’éternité (voir infra II, B, 4).
Inspiré par cette même expression paulinienne, Grégoire de Nysse forgera un concept
nouveau et crucial, celui d’épectase. Dans la septième homélie sur le Cantique des cantiques,
Grégoire médite sur la relation mystique de l’Epoux avec l’épouse, du Dieu infini avec l’âme
amoureuse ; relation faite d’approche et d’éloignement, d’avance et de recul, de contact et
d’absence. L’épectase nomme en un seul mot ce ressac de la relation mystique avec ce qui ne
se laisse jamais saisir en totalité. Comme le remarque Bernard Pottier, « possession en soi et
sortie de soi, intériorité et extériorité, familiarité et irréductibilité, tels sont les deux aspects de
la mystique grégorienne373 ». Tels sont également les aspects de la relation de l’âme à Dieu.
L’Epoux s’approche et se retire, dans un jeu d’apparition-disparition, pour que sa
connaissance véritable en soit approfondie. « On désire la présence de l’être aimé, commente
allégoriquement Bernard Pottier ; et pourtant sa présence continuelle est non seulement
impossible, mais souvent préjudiciable à l’amour vrai, à la communion authentiquement
personnelle, car elle risque toujours de se dégrader en fusion, en négation de l’altérité374 ». Le
désir de la créature finie pour son Créateur bute sur le retrait de l’infini divin. Accourant vers
l’Epoux, l’âme se trouve comme un homme « qui poursuit la tête de son ombre375 ». Mais
l’impossible embrassement amoureux transforme sans cesse l’âme consumée. Le désir
insatiable est à lui-même sa fin « et c’est vraiment voir Dieu que de ne jamais cesser de le
désirer376 ». C’est ce progrès constant et lui-même infini de l’âme désirante que désigne le
concept d’épectase. Un passage de la Vie de Moïse décrit un tel progrès : « Comme rien ne
vient d’en haut interrompre son élan – parce que la nature du Bien a la propriété d’attirer à soi
372
S. AUGUSTIN, Confessions, XI, XXIX, trad. par P. Cambronne, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
1998, p. 1055. Se reconnaissent en italiques les citations de l’épître aux Ephésiens.
373
GREGOIRE DE NYSSE, Homélies sur le Cantique des cantiques, Lessius, Donner raison n° 23, 2008,
Introduction, p. 20.
374
Id., p. 21.
375
GEGOIRE DE NYSSE, De Beat. or. 4 ; I, 1245 A, cité par Hans Urs von Balthasar, Présence et pensée. Essai
sur la philosophie religieuse de Grégoire de Nysse, Beauchesne, 1988, p. 15.
376
PG 44, 404 D, cité par A. DUREL, Eros transfiguré. Variations sur Grégoire de Nysse, Cerf, 2007, p. 146.

133
ceux qui lèvent les yeux vers elle – l’âme s’élève toujours davantage au-dessus d’elle-même,
tendue par le désir des choses célestes vers ce qui est en avant, comme dit l’Apôtre, et son vol
la mènera toujours plus haut. Le désir, en effet, qu’elle a de ne pas renoncer, pour ce qu’elle a
déjà acquis, aux sommets qui sont au-dessus d’elle, lui communique un mouvement
ascensionnel qui n’a pas de cesse, où elle trouve toujours dans ce qu’elle a réalisé, un nouvel
élan pour aller plus haut377 ». Epectase est le nom de cette ascension de l’âme, de cime en
cime, de progrès en progrès, toujours inachevée, toujours progressant. Le mot lui-même
traduit un mouvement paradoxal, car c’est bien la contraction de l’instase (où « Dieu vient
dans l’âme et l’âme émigre vers Dieu378 ») et de l’extase (où Dieu échappe et se dérobe) qui
donne idée de l’épectase. « Le sentiment de présence (aisthèsis parousia) nous habite, puis
soudain s’empare de nous le désespoir (anelpistia), car le Bien-aimé a disparu. Cette instase et
cette extase en alternance, condensée pour la première fois par Grégoire dans ce mot
d’épectase […], se retrouvent en fait littéralement dans les deux préfixes du mot épectase : epi
marque l’immanence, ek renvoie à la transcendance379 ». Pour la première fois, nommé selon
le vocabulaire de la pensée grecque, un mouvement n’implique plus l’imperfection. Pour la
première fois, dans l’ordre du cosmos culturel hellénique, un changement d’état peut être
associé à la perfection. La perfection de l’être créé est le progrès lui-même.

b) Une métaphore temporelle

Mais il s’agit toujours ici de métaphores physiques ou spatiales. L’épectase est le


mouvement d’ascension verticale du désir que l’infinie perfection du désiré rend infini. Nous
voudrions quant à nous penser l’épectase comme métaphore temporelle. Dans l’épître aux
Philippiens, à laquelle nous devons revenir, le but visé par l’épectase est à la fois déterminé
comme connaissance du Christ, épreuve de la puissance de sa résurrection, communion aux
souffrances de sa passion, reproduction de sa mort pour parvenir à ressusciter d’entre les
morts. On peut donc dire que la résurrection personnelle (à venir), qui résulte de l’adhésion à
la dunamis de la mort-résurrection du Christ (déjà effective), est le terme de la tension subie.
L’épectase peut ainsi se comprendre comme élan, comme abîme dans une certaine forme de
mort – mort à « ce qui est en arrière » (ta opisô), mort à la figure de ce monde qui passe, mort

377
GREGOIRE DE NYSSE, Vie de Moïse, 225-226, trad. par Jean Daniélou, Cerf, Sources chrétiennes n°1bis,
2007, p. 263.
378
J. DANIELOU, Platonisme et théologie mystique. Essai sur la doctrine spirituelle de saint Grégoire de
Nysse, Paris, Aubier, 1954, p. 303
379
GREGOIRE DE NYSSE, Homélies sur le Cantique des cantiques, éd. cit., Introduction, p. 19.

134
à ce temps-ci (ho aiôn touto) ; elle est un progrès constant dans la mort, une intensification
croissante du mourir. Sur le mode de la perte (xèmia), de la kénose, la ligne horizontale de la
chronologie bascule à la verticale, et l’âme, tendue par le désir d’empoigner (katalambanô) et
d’être empoignée par le Christ, plonge dans le diffèrement de la fin, alors vécu comme
approche constante et indéfinie. Nous pourrions dire en quelque sorte que l’épectase, qui est
abîme dans le diffèrement de la fin et qui consiste en une intensification croissante de
l’impression de sursis, est la traduction existentielle de la tension kairotique. A l’instar des
cénobites bénédictins qui se rappellent en chaque instant (si la chose est possible) que les
jours de cette vie sont accordés par la patience de Dieu ad indutias relaxantur, « comme un
sursis380 », la conscience éprouve la temporalité propre du diffèrement – la régénération du
temps par la fin-en-soi. Se trouve là une certaine qualité de relation du temps à l’éternel.

c) L’éternité qui affleure

Temps et éternité appartiennent évidemment à des sphères conceptuelles contradictoires.


Apparemment irréductibles l’une à l’autre, comme l’immobile et le fluent, comme l’infini et
le fini, le physique et le métaphysique, les deux notions s’opposent frontalement sans
possibilité de conciliation : l’éternel n’est jamais du temps, ni le temps de l’éternel. Mais une
réflexion sur l’expérience kairotique vient bouleverser l’antinomie. Innervé par l’approche de
l’aiôn mellôn et fécondé par la fin-en-soi, le kairos fait découvrir dans le temps ce « contact
du temps et de l’éternité » dont parle Kierkegaard dans le Concept d’angoisse381. N’est-ce pas
cela, d’ailleurs, la résurrection au présent ? De même que l’épectase grégorienne désigne une
relation réelle de l’âme à l’infini de la suressence divine dans une tension sans fin, l’épectase
kairotique fait l’expérience, dans la modalité affective de la veille et de la patience, de ce qui
est « toujours de fait », vaere til comme le dit Kierkegaard382, c’est-à-dire de l’éternel. Il est
évidemment toujours possible de se conformer au temps de l’histoire (aiôn touto), comme le
faisaient les Galates. Et c’est bien pourquoi Paul devait leur écrire : « Vous observez
religieusement les jours, les mois, les saisons, les années ! Vous me faites craindre d’avoir
travaillé pour vous en pure perte ! » (Ga 4, 10-11). Mais une nouvelle temporalité s’est
ouverte, dissociée de chronos, dissociée d’aiôn, qu’il s’agit de vivre et d’emplir par les
œuvres de la foi, de l’espérance et de la charité. Le temps qui reste, arraché à la discursivité

380
La Règle de saint Benoît, Prol., 36, éd. cit., p. 420.
381
Voir KIERKEGAARD, OC VII, p. 187.
382
Voir id., OC XV, p. 91-92

135
prosaïque des tribulations de l’histoire par le diffèrement de l’extrémité – cette
existentialisation du sursis –, offre à la conscience la possibilité de rencontrer l’éternel dans
l’acceptation du temps. Parce qu’il succède au plérôme du temps383, le kairos est déjà l’Autre
du chronos. La temporalité peut y devenir, selon l’expression de Kierkegaard, le « milieu
transparent de l’éternité384 ». « Dans le temps, au sein de l’agitation, on croit l’éternité fort
éloignée ; et pourtant, jamais au théâtre un spectateur averti n’est mieux préparé au moindre
changement de décors et d’acteurs que l’éternité ne l’est à l’égard du temps, jusque dans les
plus petits détails, jusqu’au mot inutilement prononcé ; à tout instant elle est parée – bien
qu’elle se fasse attendre385 ».
Mais quelle est cette éternité qui affleure ? Comment s’exprime la relation du kairos à
l’éternité dans la tension kairotique ? Il n’est pas encore temps de questionner
philosophiquement cette jonction du temps et de l’éternel telle qu’elle se dévoile dans la
tension et dans l’épectase kairotiques. Nous y procéderons dans une deuxième partie. Il reste
encore à clarifier la singularité de la conception paulinienne en la rapportant précisément aux
paradigmes grecs et juifs.

Conclusion : Paul, ni Grec ni Juif

La formule est connue : « Il n’y a plus ni Juif, ni Grec » (Ga 3, 28). Parce qu’en lui
s’effectue l’union au Christ, le kairos messianique efface les différences anthropologiques et
les séparations culturelles. « Les grandes catégories qui divisent l’humanité continuent
d’exister, commente l’exégète Jean-Pierre Lémonon, mais, à l’intérieur de la communauté
chrétienne, leur sens a changé. Chacun doit reconnaître en Christ une grandeur égale à son
frère, à sa sœur. Sans que son statut selon le monde soit transformé, l’autre est reconnu
comme de même dignité386 ». Et Pierre Bonnard : « Le premier antagonisme surmonté par le
Christ est celui qui opposait de tout temps les Juifs, peuple élu, et le Grec (au sens de
païen)387 ». Mais cette phrase de l’épître aux Galates, hapax scripturaire d’une formidable
audace, n’est-elle pas à appliquer à Paul lui-même ? Ne faut-il pas y entendre que le pharisien

383
Voir Ga 4, 4.
384
Voir KIERKEGAARD, OC XIII, p. 87.
385
Id., p. 66-67.
386
J.-P. LEMONON, L’Epître aux Galates, Cerf, Commentaire biblique : Nouveau Testament n°9, 2008, p.
134.
387
P. BONNARD, L’Epître de saint Paul aux Galates, Commentaire du Nouveau Testament IX, Delachaux et
Niestlé, 1972, p. 78.

136
en lui a disparu ? Ne faut-il pas y déceler que les modalités de la pensée héritée de la
philosophie grecque n’ont plus lieu d’être ? Ne faut-il pas entendre : « Je ne suis plus moi-
même ni Grec, ni Juif » ? Il est devenu indispensable de raccorder le « ni Juif, ni Grec » à la
culture propre de Paul, voire à la position de sa pensée. Deux écueils paraissent cependant en
filigrane d’une telle affirmation. 1) Couper Paul de l’héritage grec, héritage marqué par la
manière philosophique de déployer le discours, n’est-ce pas justement interdire une lecture
proprement philosophique des épîtres ? Postuler que la nouveauté messianique telle que la
conçoit Paul fait voler en éclats les catégories philosophiques, n’est-ce pas délégitimer par
principe la grande entreprise de réconciliation de la foi chrétienne avec le discours
philosophique engagée par les Pères de l’Eglise, d’Ignace d’Antioche388 aux
389
Cappadociens ? 2) D’un autre côté, couper Paul de l’héritage hébraïque, n’est-ce pas
s’engager à nouveau dans la voie de l’ « enseignement du mépris » dont parlait Jules Isaac ?
Ne s’agirait-il pas – nouveau marcionisme – de scinder en deux une unique Alliance ?
Dissocier Paul des confluences possibles de l’hellénisme et du judaïsme n’est pas sans poser
d’importants problèmes. Nous croyons cependant devoir comprendre à la lecture de Paul que
le « ni Juif, ni Grec » de l’épître aux Galates, au-delà d’un arasement des identités
traditionnelles provoqué par l’événement messianique, s’adresse à toutes les modalités de la
pensée – et particulièrement à la manière de comprendre le temps.

Dans la comparaison du paulinisme avec la pensée grecque, il sera toujours possible de


pointer çà et là quelques convergences. S’il pense en araméen ou en hébreux, Paul dicte en
grec. Comment ne pas adopter, volontairement ou non, les multiples connotations d’un
vocabulaire qui ne s’adapte qu’avec difficulté aux langues sémitiques ? Comment ne pas
couler sa pensée dans le moule d’une syntaxe et d’une grammaire greffées sur sa propre
langue maternelle ? Ses études à Tarse ont manifestement familiarisé Paul avec la rhétorique
hellénique, comme en atteste le recours à la diatribe cynico-stoïcienne. Son voyage à Athènes,
dans la ville des philosophes, et sa rencontre avec les stoïciens et les épicuriens sur l’Agora –
quelque calamiteuse qu’elle fut – montre assez le désir qu’avait l’Apôtre de rallier les
philosophes à l’Evangile, dans la continuité plutôt que dans la rupture390. La tension et

388
A qui Albert Schweitzer, dans La Mystique de l’Apôtre Paul, fait remonter l’hellénisation du paulinisme.
389
Qui ont pu qualifier de « philosophique » la vie des cénobites. Grégoire de Nysse, par exemple, appelle
« chœur philosophique » la communauté des moines, voir Le But divin, Téqui, Les Maîtres de la vie spirituelle,
1986, p. 15 et 41.
390
Paul répète souvent sa préférence pour le logos intelligible plutôt que pour le logos inspiré ou la glossolalie.
Voir par ex. 1Co 14, 9 : « Si votre langue n’exprime pas des paroles intelligibles, comment comprendra-t-on ce
que vous dites ? Vous parlerez en l’air. » L’opposition du λόγος εύσηµος et de la λαλία είς αέρα exprime

137
l’épectase kairotiques dont nous avons fait le centre de la conception paulinienne du temps
pourrait s’apparenter à certaines idées du stoïcisme. Comment distinguer l’ouverture à
l’éternité à laquelle accède le sage dans l’otium selon Sénèque391 et la coalescence du temps et
de l’éternité dans l’expérience du kairos ? Par ailleurs, la définition socratique de la
philosophie comme « anticipation soucieuse de la mort, le soin à apporter au mourir […]
l’expérience d’une veille de la mort possible392 » présente à première vue des similitudes avec
la vigilance du croyant, que l’on pourrait entendre comme une incessante anticipation du finir.
Ajoutons encore, à titre d’exemple, que l’utilisation de l’expression tèn phusikèn, « le
naturel393 » n’est pas sans rappeler l’usage stoïcien ou épricurien des formules kata phusin ou
para phusin394. Mais au-delà de quelques parentés superficielles, le paulinisme est irréductible
à la manière grecque de penser et de vivre le temps. Arrêtons-nous sur quelques exemples.
Nous avons montré la méfiance grecque à l’égard du temps. Avec Chronos, le Devenir
manifestait, au cœur même du drame mythologique, le besoin de s’élever au-dessus de soi
pour accéder à l’immobile fixité de l’Etre. Combat perdu d’avance. En luttant contre sa
condition, Chronos veut se surmonter lui-même. Hubris archétypale. Il est vaincu – antique
figure de la mort. Le temps ne peut se vaincre lui-même. Le Devenir reste Devenir. La
succession chronologique, substrat de la dislocation des étants, est donc considérée comme
une condition malheureuse, un ersatz de l’idéal. La pensée de Paul manifeste au contraire, en
parfait accord avec le judaïsme, une grande confiance dans la succession temporelle,
condition de l’économie divine. Adam, Abraham, Moïse, les Prophètes, sont les étapes d’un
plan dont l’accomplissement ne peut se produire qu’ « en son temps », c’est-à-dire « au
moment venu », eukairos, lorsque le plérôme est réalisé. Le Devenir est le fil d’Ariane de la
déclaration de fidélité du Créateur à ses créatures. Aux tragédies de l’écoulement et de la
corruption se substitue l’idée de déploiement ordonné et nécessaire. « Tout coule », « le
monde n’est que changement », déplorent Héraclite et Marc Aurèle395. « Notre orgueil à nous,
c’est d’espérer », répond Paul (Rm 5, 2).

nettement l’aspiration de Paul à rationaliser et à rendre commune la parole. Une telle exigence relie Paul aux
diverses écoles philosophiques grecques.
391
Voir SENEQUE, La Brièveté de la vie, XIV-XV.
392
J. DERRIDA, Donner la mort, éd. cit., p. 29. Derrida s’interroge sur la proximité de l’exercice de la mort tel
que Platon l’évoque dans le Phédon et la Sorge heideggérienne.
393
Voir par ex. Rm 1, 27 : « Les hommes, de même, abandonnant les rapports naturels [φυσικήν] avec la
femme… »
394
Sur les similitudes envisageables entre le paulinisme et le stoïcisme, voir R. BULTMANN, « Saint Paul et la
doctrine stoïcienne », dans E. DHORME, Le Mémorial des siècles. Saint Paul, Albin Michel, 1965, p. 327-329.
395
MARC AURELE, Pensées, IV, 3, trad. par A. I. Trannoy, Les Belles Lettres, 1953, p. 29.

138
Par ailleurs, si les Grecs ont pu concevoir l’Eternité comme le paradigme du temps,
c’était principalement pour séparer le modèle de son image. Image ou icône de l’Etre, le
temps n’est temps, en deçà du diastèma, que par l’absence d’éternité. L’idée platonicienne
d’une participation (metexis) du Devenir à son modèle avalise à la fois l’intervalle et
l’hétérogénéité ontologiques du parfait et de l’imparfait. Si une ascension de l’âme est
possible, si un contact peut se produire avec la Forme éternelle dont le temps n’est qu’un
évanescent reflet, cela se produit toujours, par extase, dans la transcendance du Devenir. La
« fuite » (phugè) mystique vers l’Un sur laquelle s’achève les Ennéades de Plotin,
bondissement extatique au-delà de tout étant, s’apparente nécessairement à un
affranchissement des « choses d’ici-bas396 ». Pour Paul au contraire, l’eschaton travaille dans
le temps et dans le monde. Le kairos, scission s’opérant dans l’aiôn, inaugure de fait la
rencontre de l’homme avec l’éternel au sein même de l’existence mondaine.
Le Devenir, pour les Grecs, ne pouvait par ailleurs se comprendre que comme un
Devenir sans fin. Là et là seulement résidait l’empreinte du modèle sur la copie. Le cycle
illimité de la diacosmèsis et de l’ekpurôsis, tel que l’a thématisé le stoïcisme, introduit
l’éternité – l’éternité comprise comme durée infinie (une « caricature d’éternité » dirait
Kierkegaard) – dans la fluence du Devenir. Selon Paul, au contraire, le Devenir est histoire,
tribulation, fil de l’Alliance, logique et nomos de Dieu. En tant que tel, puisque le
rassemblement des hommes dans le Christ (en vue de leur union au Père) est le telos de la
Création, le Devenir, l’aiôn touto, doit nécessairement avoir une fin. Et cette fin s’est d’une
certaine manière déjà produite : la plénitude du temps est accomplie. Ainsi, non seulement le
Devenir peut avoir une fin, mais il peut finir, c’est-à-dire se manifester à l’homme comme
finissant, comme temporalité. Une telle affirmation appartient moins encore à l’univers
intellectuel grec qu’une apologie de l’apeiron. Comme le remarque l’historien Michel Fattal :
« [Le] projet divin […] de salut qui s’inscrit dans l’histoire de l’homme et sans le cosmos […]
n’a manifestement rien à voir avec les différentes philosophies de l’époque de saint Paul397 ».
Parce que le présent est la seule réalité temporelle en acte, la philosophie grecque a
souvent insisté, particulièrement dans une perspective morale, sur la primauté du présent. « Il
faut se rappeler que l’avenir n’est ni tout à fait nôtre ni tout à fait non nôtre, dit Epicure, afin
que nous ne l’attendions pas à coup sûr comme devant être, ni n’en désespérions comme

396
Voir PLOTIN, Ennéades, VI, 9 : « Telle est la vie des dieux et des hommes bienheureux ; s’affranchir des
choses d’ici-bas, s’y déplaire, fuir seul vers lui seul » (trad. par E. Bréhier, Les Belles Lettres, 1981, p. 188).
397
M. FATTAL, Saint Paul face aux philosophes épicuriens et stoïciens, L’Harmattan, Ouverture philosophique,
2010, p. 80.

139
devant absolument ne pas être398 ». Cette méfiance à l’égard de l’avenir est inconcevable pour
Paul. Le kairos n’est ce qu’il est que parce que l’à-venir de Dieu y travaille comme un levain.
Le présent messianique tire son essence de sa relation à un futur qui l’ensemence déjà. La
tension kairotique ne se comprend qu’à cette condition. L’espérance s’impose alors comme
une confiance dans l’éternité qui vient et traduit le rapport authentique que le croyant doit
entretenir avec l’aiôn mellôn.
Lorsque la pensée grecque entreprend de formuler un contact possible de l’âme avec
l’éternité, comme en atteste le platonisme et le stoïcisme, c’est d’une relation solitaire et
personnelle qu’il s’agit toujours. « Fuir seul vers lui seul », ponctue l’ascension de l’âme vers
l’Un selon Plotin. Fruit d’une modification objective du temps, la jointure du kairos avec
l’éternel est en revanche nécessairement commun pour Paul. La déchronologisation de la
temporalité ne correspond ni à la fuite silencieuse de l’âme vers l’au-delà du monde, ni au
produit d’une gnose sapientielle. Elle est communion à la résurrection du Christ, et en appelle
à la koinônia fraternelle des hommes. Elle est baptême et liturgie ; prière commune et
entraide ; évidence et charité.
La tragédie avait déjà compris le kairos comme moment de crise et saillie subreptice du
Destin dans la turbulence du temps humain. Mais le kairos hellénique, compris comme temps
opportun et comme forme de la temporalité, est encore largement lié au hasard – et s’en
trouve avili. Si le kairos entre dans la philosophie morale avec Aristote, c’est comme appel à
la prudence, à la phronèsis, au calcul du moindre mal, non comme possibilité d’un savoir
universel. La sophia y achoppe comme la raison sur l’incertain. La prudence est un talent
stochastique. Le kairos paulinien est au contraire la traduction de l’événement messianique et
de la puissance de la résurrection. L’universel s’y joue comme jamais il ne l’avait fait
auparavant : tout ce que l’homme y accomplit résonne déjà pour toujours.
Enfin, comme nous l’avons remarqué, la pensée grecque est passée à côté de
l’eschatologie proprement dite. Si le destin des âmes après la mort fut une inquiétude
récurrente et l’objet de nombreux mythes post-eschatologiques, jamais le temps de la fin,
jamais les confins du temps, jamais la signification propre de l’ultime ne leur est apparue.
Paul en revanche, s’il s’en remet à la tradition hébraïque pour les descriptions de l’avenir
post-eschatologique (l’aiôn mellôn), toute son originalité tient à la détermination d’un temps
de la fin.

398
EPICURE, Lettre à Ménécée, 127, trad. par Marcel Conche, PUF, Epiméthée, 1992, p. 221.

140
Ce quelques exemples suffisent à indiquer l’irréductibilité foncière du paulinisme à
l’hellénisme. Montrer l’irréductibilité du paulinisme au judaïsme requiert davantage de
scrupules. Si elles nous paraissent fondamentales concernant la nature du temps présent, elles
demeurent néanmoins plus ténues. Le judaïsme est bien la « situation originelle » de
l’existence et de la pensée de Paul399. C’est même encore peu dire. Jamais Paul n’a songé
fonder une religion nouvelle. Jamais il ne s’est agi pour lui de rompre, de quelque façon que
ce soit, avec le judaïsme400. L’événement messianique fondant sa pensée comme sa vie de
mission lui semblaient inscrits dans la Création, dans l’Alliance, dans la Loi, dans la Parole et
la voix des prophètes.
Pour lui comme pour tous les Juifs de son époque le temps est en lui-même une
promesse, une bénédiction, un don de Dieu dont la scansion rythmée par les féries enracine la
vie humaine dans l’amour de Dieu. Pour lui comme pour ses coreligionnaires l’Histoire, finie
et orientée, est une suite mémorable de guerres et d’exils dont la clôture finale consistera en
une victoire éclatante de la fidélité sur l’infidélité et en un rassemblement universel de
l’humanité. Paul attend, comme tous les pharisiens (et contre les Sadducéens), le jour de
Yahvé, le Jugement final et la résurrection des morts. Mieux encore, il partage avec l’univers
intellectuel du judaïsme (auquel il participe plutôt qu’il n’appartient) l’idée que l’Histoire se
structure selon deux parts, l’olam hazzeh – ce temps-ci – et l’olam habba – l’éternité promise.
La révélation messianique ne rompt en rien avec la somme des représentations spirituelles et
morales du pharisaïsme ; jusqu’à cette tension du temps prophétique dont nous avons
déterminé la mécanique (sidération catastatique du sentiment de la durée suivie d’une
retemporalisation de l’avenir, tension par laquelle l’eschaton entre, comme souci, comme
inquiétude, comme vigilance, dans le champ de l’attention).
Il y a cependant des différences notables. De ces « petites différences » irréductibles en
vertu desquelles, hors la confession messianique, judaïsme et christianisme ne se
comprendront plus que de cime à cime. Reformulons deux de ces différences. 1) La
dynamique du temps prophétique est devenue dynamique du temps messianique. Le prophète
cède le pas à l’apôtre. Le littéraire au littéral. Nous entendons pas littéraire l’efficace
suggestive du texte. L’eschaton prophétique, poétiquement annoncé par la parole inspirée,
n’est pas moins apodictiquement certain qu’un fait – un fait à venir –, mais son efficience sur
la vie s’en remet et se confie à l’écoute subjective de chacun. Nous entendons par littérale

399
Voir J.-F. BOUTHORS, Paul, le Juif, Parole et Silence, Cahier du Collège des Bernardins, 2011, p.31. Voir
également J. MARITAIN, La Pensée de saint Paul, Parole et Silence, 2008, et plus récemment J.-P. FAYE, Paul
de Tarse et les Juifs. La libération de l’esclavage, Germina, 2012.
400
Voir D. MARGUERAT, E. JUNOT, Qui a fondé le christianisme ?, Bayard, Labor et Fides, 2010.

141
l’efficace objective de l’événement. L’eschaton messianique, pneumatiquement à l’œuvre
dans le temps, est devenu selon Paul un événement dont le séisme et l’onde de choc doivent
saisir tout homme. Du littéraire au littéral, l’esprit (pneuma ) se substitue à la lettre401, l’œuvre
à l’écoute402 et la koinônia (ou l’ekklèsia) à la subjectivité. La fidélité n’est plus seulement
affaire de personne, ni de peuple. L’autre, tout autre, et jusqu’à l’esclave païen, doit pouvoir
confirmer le temps messianique dans lequel existe désormais le croyant, à la manière dont
Hegel ou Sartre ont pu dire que le regard d’autrui, croisé au mien, imbriqué dans un buisson
d’intersubjectivité, a puissance d’objectivation. L’existentialisation de l’eschaton dans le
temps de la fin – ce que nous avons appelé l’immixtion de la fin-en-soi dans le diffèrement
sans cesse vécu de la parousie – ne pouvait conduire Paul qu’à une reconsidération du temps
présent. 2) Le temps de la fin, qui n’était judaïquement considéré que comme la fine
séparation de l’aiôn touto et de l’aiôn mellôn – séparation instrumentale et abstraite –, se
manifeste comme temporalité, c’est-à-dire comme une certaine expérience du temps. Par une
sorte de coupure d’Apelle, subdivision de la séparation du Devenir et de l’éternité, le temps de
la fin se temporalise comme contraction (ho kairos sunestalmenos estin), comme tension,
comme torsion du temps dans la contrainte de laquelle la fin-en-soi, érigée au cœur de la vie
humaine, se conjugue au diffèrement de la parousie (c’est-à-dire à la proximité existentialisée
de la fin qui vient). Si le Talmud, lu par Lévinas, a pu dire que tout homme est Messie pour
l’autre, donc que le messianisme nomme l’éclosion de la responsabilité morale au présent,
cela signifie que le temps messianique est le moment éthique lui-même, toujours renouvelable
et incessamment proposé à mon bon voir (rencontrer la misère, la douleur, le regard, le visage
de l’autre) et à mon bon vouloir (agir selon le commandement propre de ce voir et de ce vu).
Le temps de la fin, tel que le conçoit Paul, se comprend selon d’autres exigences. La tension
kairotique est un don du temps lui-même, non pas seulement du voir et du vouloir. Et c’est en
vertu de cette temporalité commune qu’est découverte l’appartenance de l’autre à ma fin et de
mon existence à la fin de l’autre. L’intersubjectivité et la liberté (qui se déterminent
maintenant pour l’éternité, comme une photographie peut porter l’image, définitivement, hors
de son temps403) résultent de cette tension partageable au sein de laquelle l’existence humaine
se comprend sous un jour nouveau. La créature nouvelle (ou création nouvelle : kainè ktisis)
401
Voir 2Co 3, 6 : « C’est [le Christ] qui nous a rendus capables d’être ministres d’une Alliance nouvelle, non de
la lettre, mais de l’Esprit ; car la lettre tue, mais l’Esprit donne la vie. » L’opposition de γράµµα et de πνευµα
illustre la séparation du littéraire et du littéral.
402
Voir Rm 2, 13 : « Ce ne sont pas les écoutants de la loi [οί άκροαταί νόµου] qui sont justes devant Dieu, mais
les pratiquants de la loi [οί ποιηταί νόµου] » (nous traduisons). Le glissement événementiel du littéraire au
littéral (de la lettre à l’esprit) commande la substitution de l’œuvre à l’écoute (obéissance).
403
Sur la relation entre photographie et Jugement dernier, voir G. AGAMBEN, « Le Jour du jugement », dans
Profanations, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2006.

142
dont parle fréquemment Paul se découvre dans ce temps, dans cette tension, dans cette
advenue de la fin, dans ce diffèrement sans cesse éprouvé de la parousie que nous appelons le
temps (ou indifféremment la temporalité) de la fin.
Nous n’avons pour l’instant pas abordé la question de savoir si la conception
paulinienne du temps se trouve en accord ou non avec les évangiles. Sur cette question très
complexe, nous renvoyons aux travaux d’analyse comparative de Samuel Ngayihembako404.

Ainsi peut être mise en évidence la singularité historique de la conception paulinienne


du temps. Plusieurs concepts ont été pour cela forgés. Nous entendons par tension kairotique
l’effet du kairos contracté (sunestalmenos) sur la conscience. Tétanisée par l’effroi provoqué
par l’imminence indéterminée de la parousie, l’attention se retemporalise dans le diffèrement
de la fin (en vertu du postulat du katechon). Ce diffèrement n’est pas un vulgaire ajournement.
Il est la proximité, l’approche même de la parousie : sa semipraesens. Il ne consiste par à
« remettre à plus tard », dans un futur abstrait, ce qu’on avait d’abord cru présent. Il est bien
plutôt présence réelle et performative de ce-qui-vient ; ravaudage de l’Autre (aiôn mellôn) au
Même (aiôn touto). L’existence croyante, à l’épreuve de la fin-en-soi et du diffèrement
temporalisé dans le kairos, se tend incessamment vers l’insaisissable, vers ce qui se refuse
dans le temps. Nous appelons épectase kairotique l’expérience singulière d’une plongée dans
l’Autre du temps ; cette croissance de l’attention dans une temporalité nouvelle, autre,
fondamentalement différente et devenue, selon l’expression de Kierkegaard, l’« élément
transparent de l’éternité ».
Nous tenons ainsi pour acquis que la conception paulinienne du temps est absolument
originale, et quant à l’hellénisme et quant au judaïsme. Nous tenons également pour acquis 1)
que la coalescence du présent et du futur, du Devenir et de l’éternité – coalescence donnée
dans le diffèrement –, initialisent une temporalité sui generis que Paul nomme kairos. 2) Que
ce kairos se comprend et s’expérimente comme tension, comme épreuve existentielle de la
fin-en-soi s’ouvrant sur le diffèrement, c’est-à-dire sur l’approche vécue de la parousie. Que
ce kairos, que le judaïsme ne prédisposait pas scripturairement à concevoir, est par ailleurs
compris comme un temps opératif, donc comme temporalité de la pensée. 3) Que l’existence
messianique, où se ravaude et se joue la tension du temps et de l’éternité-qui-vient, est grâce,
c’est-à-dire donation, c’est-à-dire encore bénédiction – et mieux encore bénédiction littérale,
c’est-à-dire inchoation de la gloire – donc liberté. Avant de procéder à une heuristique de

404
S. NGAYIHEMBAKO, Les Temps de la fin. Approche exégétique de l’eschatologie du Nouveau Testament,
Labor et Fides, 1994. L’auteur y décèle les multiples points communs et les divergences de formulation.

143
l’existence messianique (III), il devient indispensable de procéder à une lecture
herméneutique de la tension kairotique (II). Le prochain chapitre se propose de revenir, en
une sorte de focalisation, sur la dynamique du kairos et sur ses effets, désormais compris
comme phénomènes. Outre nos propres propositions, nous pourrons constater que certains
philosophes (comme saint Augustin, Kierkegaard ou Heidegger) se sont occasionnellement
inspirés de la temporalité du kairos messianique, inscrivant leur propre pensée dans une
lecture philosophique des épîtres.

144
DEUXIEME PARTIE : L’ATTENTE, LA PRESENCE, LA LIBERTE.
HERMENEUTIQUE DE LA « VIE NOUVELLE »

Εί τις έν Χριστω, καινή κτίσις

« Si quelqu’un est en Christ, le voici


nouvelle créature. »

Paul, 2Co 5, 17

Parce que la « puissance de résurrection405 » travaille le temps, le croyant, enté sur la


mort du Christ, voit selon Paul son existence profondément transformée. La foi chrétienne
primitive coïncide donc nécessairement avec une réinterprétation de l’existence humaine. Que
signifie vivre ? Que veulent dire penser et agir dans la lumière d’une telle relecture de soi ?
En un sens qu’il faut comprendre existentiellement, tout croyant est en situation d’être mort.
Ni réel, ni symbolique, ni biologique ni allégorique, le mourir de l’homme-en-Christ est tout
simplement effectif, c’est-à-dire porté à l’existence. Comme le Résistant (de) Maurice
Blanchot revenu de sa propre mort, il porte déjà dans son existence factuelle la fin-en-soi,
c’est-à-dire quelque chose comme une altérité du temps immanente au temps. A la manière
d’Abraham et d’Isaac, tous deux liés par l’effectuation du sacrifice, son renoncement au fini
immisce en lui quelque chose du non-fini. Une différence absolue s’est insérée dans la
mêmeté constante et insensible du temps. Pour le croyant, la fin-qui-vient (sa propre mort ou
la parousie) se jette à l’encontre d’une fin-déjà-venue. Elle n’est pas encore un quelque chose,
mais elle n’est plus un rien. Et le temps que le croyant vit désormais – ce kairos contracté
dont seul parle Paul – est bien le diffèrement vécu de la fin-hors-de-soi ; diffèrement qui ne
peut être précisément vécu que parce que la fin-en-soi s’attend, extraordinairement familière,
à l’ultime écho de la fin-hors-de-soi. L’existence humaine qui, comme son nom l’indique, est
toujours en quelque sorte projection intentionnelle et sortie de soi, se renouvelle dans cette

405
Voir par ex. 1Co 15, 44 : « Ce qui ressuscite est puissant » (trad. officielle de la liturgie, DDB, Letthielleux) ;
2Co 13, 4 ; Ep 1, 18-20 et Ph 3, 10 : « Il s’agit de connaître le Christ, d’éprouver la puissance de sa
résurrection. »

145
temporalisation de la fin. Bien avant l’analytique existentiale du Dasein proposée par
Heidegger, Paul découvre le caractère ontologique, et non pas seulement ontique, de la
proximité de la mort. Si le Dasein heideggérien « entend sa mort » (seinen Tod versteht406)
comme sa possibilité la plus propre (eigenste Möglichkeit407), s’il entend « l’extrême
proximité de l’être-vers-la-mort » (Die nächste Nähe des Seins zum Tode) comme
« possibilité » (Möglichkeit408), la créature paulinienne (ktisis) découvre en soi-même cet être-
mort qui conditionne désormais toute relation authentique au temps.
Non seulement, pense Paul, la mort est entrée dans la condition de l’humanité par le
péché d’Adam409 – cette prime mort que nous entendons simplement comme séparation
d’avec l’existence à découvert devant la puissance Dieu –, mais elle est devenue, sous le
régime du temps messianique, la première effectivité d’une greffe sur la puissance de la
résurrection : « Ne le savez-vous donc pas, écrit-il : nous tous, qui avons été baptisés en Jésus
Christ, c’est dans sa mort que nous avons été baptisés. Si, par le baptême dans sa mort, nous
avons été mis au tombeau avec lui, c’est pour que nous menions une vie nouvelle, nous aussi,
de même que le Christ, par la toute-puissance du Père, est ressuscité d’entre les morts. Car, si
nous sommes déjà en communion avec lui par une mort qui ressemble à la sienne, nous le
serons encore par une résurrection qui ressemblera à la sienne » (Rm 6, 3-4, trad. de la
liturgie). Si le baptême dans la mort du Christ désigne théologiquement quelque chose comme
les fiançailles avec la croix ou l’adhésion intramondaine au travail de l’Esprit, nous pouvons
également comprendre le baptême, dans une perspective herméneutique, comme une
expérience pérenne de la fin-en-soi ; expérience qui requalifie le temps comme diffèrement
incessamment reconduit de la fin. Vivre, pour le sujet paulinien, c’est en quelque sorte vivre
jusqu’à la fin. Les hommes ne peuvent se mettre au service de Dieu, écrit Paul, que hôsei ek
nekrôn zôntas « comme des vivants revenus des morts » (Rm 6, 13). Toute vie peut être
marquée de ce retour comme par un sceau. Ce mouvement d’extraction de la mort par lequel
la vie se rencontre et se comprend elle-même atteste d’une affection réelle du mourir : kath’
hèmeran apothnèskô, « chaque jour, je meurs » (1Co 17, 3). Un tel retour s’éprouve
également comme un « arrachement à l’ère présente », une exelasis ek tou aiônos tou
enestôtos (Ga 1, 4). La nouveauté en laquelle marche la vie croyante se rencontre peut-être
avant tout dans la caducité de l’aiôn touto et le dépouillement de la chronologie.

406
Voir HEIDEGGER, Etre et Temps, Gallimard, NRF, trad. par F. Vezin, 1986, p. 309, et l’éd. all., Sein und
Zeit, Max Niemeyer Verlag Tübingen, 1986, p. 255.
407
Voir id., p. 318 (éd. fr.) et 262 (éd. all.).
408
Voir id., p. 317 (éd. fr.) et 262 (éd. all.).
409
Voir Rm 5, 12 : « Par un seul homme, Adam, le péché est entré dans le monde, et par le péché est venue la
mort ; et ainsi, la mort est passée en tous les hommes » (trad. officielle de la liturgie).

146
La « vie nouvelle » dont parle Paul, cette « marche en nouveauté de vie » (en kainotèti
zôès peripatèsômen) selon l’expression précise de la lettre aux Romains, cette « créature
nouvelle » (kainè ktisis) en laquelle meurt l’homme ancien (ho palaios anthropos410), ne
s’interprète véritablement que dans l’expérience de la tension du kairos. Philosophiquement,
la résurrection baptismale n’est pas d’abord un dogme métaphysique, pas plus qu’un mystère
sacramentel, mais plutôt une donnée de vie du croyant. Le dogme ne se comprend d’ailleurs
correctement qu’en relation à cette donnée de l’existence. Comme a pu l’avancer
Heidegger411, la compréhension de soi ne naît pas de l’interprétation. C’est au contraire
l’interprétation qui naît de la compréhension. Et puisque comprendre est une expérience
originaire et une attitude première de l’être-au-monde dans laquelle s’éveille la possibilité de
toute interprétation, l’attention doit se porter sur la manière de se comprendre du croyant dans
le temps de la fin.
La résurrection désigne le relèvement du temps et l’afflux d’avenir dans le diffèrement
sans cesse éprouvé de la fin : il s’agit de vivre jusqu’à, de vivre dans la situation d’un délai.
Elle est temporalisation de la fin et ouverture à l’autre de chronos – épectase kairotique, donc.
Si Paul considère la « vie nouvelle » comme une grâce inexplicable du Père (inexplicable
parce que mystérieuse et parce qu’imméritée), cette grâce n’est pas encore immédiate. Le
temps n’est pas encore venu où Dieu sera « tout en tous » (1Co 15, 28). Elle en passe par la
médiation du Fils, et tout autant par la médiation du kairos. Elle a donc selon lui une valeur
existentielle, dicible et même explicable. Quelque chose peut en effet se dire, et quelque chose
relevant davantage du logos eusèmos (du dire commun et philosophique) que de la lalia eis
aera412. Ce qui est « nouveau » (kainos) dans la « vie nouvelle » est sous la plume de Paul de
l’ordre de l’exister apostolique plus que de la promesse prophétique. Qu’il s’agisse de la
créature (ktisis413), de l’esprit (pneuma414) ou de la vie (zôè415), la métamorphose a toujours
pour objet la facticité de l’être-là. Nous voulons maintenant proposer une herméneutique de
cette « vie dans la nouveauté » rendue possible par l’expérience du diffèrement de la parousie.
Il s’agira d’interpréter le sujet paulinien faisant l’épreuve de la tension kairotique comme
structure existentiale. Nous pensons en effet, pour reprendre la terminologie heideggérienne,
que la « vie facticielle » expérimentée dans la « christianité primitive » est à même d’éclairer
certaines modalités communes et fondamentales de l’expérience humaine du temps.

410
Voir 2Co 6, 4-6.
411
Voir par ex. Etre et Temps, § 32.
412
Voir 1Co 14, 9.
413
Comme en 2Co 5, 17 et Gal 6, 15.
414
Comme en Rm 7, 6.
415
Comme en Rm 6, 4.

147
Mais il nous faut encore préciser la manière dont nous entendons l’herméneutique.
Convaincu d’une transparence à soi de la facticité, Heidegger a pu très tôt développer une
interprétation de la vie facticielle sous la forme d’une herméneutique. Il s’agissait alors,
contre les positions néo-kantiennes dont Natorp était le héraut416, d’interpréter de l’intérieur la
vie effective, la vie dans sa facticité. Une telle entreprise d’auto-compréhension de la vie
requerrait moult précisions méthodologiques que nous ne pouvons reprendre ici. Cependant,
outre la possibilité d’éclaircir phénoménologiquement les différents aspects de la facticité,
nous retenons de l’herméneutique heideggérienne la distinction du Quoi (Was) et du
Comment (Wie417). Ce qui nous intéresse n’est en effet pas tant le contenu de la foi en Christ –
qui relèverait en tant que telle d’une théologie –, que la manifestation dans la vie subjective de
la tension du kairos. Cette tension est pour nous une situation de l’existence chrétienne, une
situation extrême et originaire dans laquelle prend corps l’affection de soi. Elle est le
Comment de l’expérience messianique du temps, et livre ainsi à la philosophie un ensemble
de déterminations existentiales dont une herméneutique peut rendre compte. Si l’analytique
existentiale développée dans Être et Temps a pu trouver son fondement méthodologique et
phénoménologique dans l’analyse de l’expérience eschatologique du temps, c’est bien qu’il y
a dans la foi, en deçà de tout ineffable mystère, un don profondément et originairement
révélateur de l’auto-affection de la conscience. C’est un tel don que nous prenons ici tout
simplement au sérieux. Nous entendons donc par « herméneutique » à la fois l’effort de
compréhension textuelle propre à toute hermèneia au sens grec (herméneutique textuelle) et
l’entreprise d’élucidation, dans un sens plus contemporain, de ce que donne à connaître de soi
– tel qu’il s’apparaît à lui-même – l’expérience effective du diffèrement de la fin
(herméneutique existentielle). Comme a pu le remarquer Heidegger, « pour comprendre le
dogme, il faut remonter à une expérience facticielle primitive du christianisme qui s’est
trouvée recouverte par la définition philosophique postérieure, platonico-aristotélicienne, de
l’éternité de Dieu418 ». Si le croire (pisteuein) donné dans la foi a pu se comprendre comme
« structure d’effectuation capable de développement » (steigerungsfähiger
Vollzugszusammenhang) plutôt que comme simple « certitude » ou comme « tenir pour vrai »

416
Voir P. CAPELLE, « L’herméneutique de la vie facticielle », dans Philosophie et théologie dans la pensée de
Martin Heidegger, Cerf, Philosophie et théologie, 2001, p. 177.
417
Voir M. HEIDEGGER, Phänomenologie des religiösen Lebens, GA 60, Klostermann, 2011, p. 139 ss. Voir
aussi la lecture qu’en propose C. Dubois dans Heidegger. Introduction à une lecture, Seuil, Essais, 2000, p. 311-
312.
418
M. HAAR, « Le Moment, l’instant et le temps du monde », dans Heidegger 1919-1929. De l’herméneutique
de la facticité à la métaphysique du Dasein, Actes du colloque organisé par J.-F. Marquet, Université de Paris-
Sorbonne, novembre 1994, Vrin, Problèmes et controverses, 1996, p. 70.

148
(Fürwahrhalten419), c’est bien qu’en lui se présentent diverses modalités facticielles
fondamentalement éclairantes. Comme a pu l’écrire Hans-Georg Gadamer à propos de
l’herméneutique heideggérienne : « La compréhension ne désigne plus un comportement de la
pensée humaine parmi d’autres qui pourraient être disciplinés méthodiquement et élevé au
rang d’une procédure scientifique, elle constitue la mobilité fondamentale de l’existence
humaine420 ». La mise à nu du Comment de l’existence kairotique ouvre méthodologiquement
le phénomène de la foi à des prospections philosophiques.
Notre but étant d’expliciter les modalités de l’expérience du temps messianique, nous
aurons a détailler les différents moments de l’affection de soi dans la tension du kairos. Nous
commencerons par une analyse herméneutique des divers modes de l’attente donnés dans la
proximité maximalisée de la parousie (A), puis nous détaillerons les modes de
l’expérimentation de la coalescence du temps et de l’éternité donnés dans l’être-en-Christ (B),
et nous décrirons enfin le phénomène de la liberté-en-Christ comme relation authentique et
œuvrée au diffèrement de la parousie (C). Nous ne perdrons jamais de vue qu’en tant
qu’herméneutique de la vie facticielle l’analyse philosophique d’une conscience s’éprouvant
elle-même dans le temps de la fin doit toujours pouvoir dévoiler certains modes universels,
mondains et profanes de la conscience de soi.

A) « LE JOUR EST PROCHE » : HERMENEUTIQUE DE L’ATTENTE

De nombreuses formules pauliniennes le disent : la parousie est proche. Et avec elle la


colère de Dieu, le jugement dernier et la fin des temps. « C’est le moment [kairos], l’heure
[hôra] est venue… Le jour [hèmera] est tout proche » (Rm 13, 11-12) ; « la figure de ce
monde passe » (1Co 7, 31) ; « le Seigneur est proche » (Ph 4, 5) ; « la colère vient » (1Th 1,
10). Paul déploie tout un vocabulaire pour le dire. Le temps se presse ou se dissipe. La
chronologie s’effrite ou se coagule. Comment vivre dans la proximité de la parousie ?
Comment s’éprouve le temps dans sa propre évanescence, dans sa propre condensation ?
Comme nous l’avons déjà signalé, la proximité (eggus) dont parle fréquemment Paul n’est pas
tant de l’ordre d’une imminence chronologique que d’une présence (semipraesens) de la fin

419
Voir S.-J. ARRIEN, « Foi et indication formelle. Heidegger, lecteur de saint Paul (1920-1921) » dans Le
Jeune Heidegger, 1909-1926, ouvrage coll. sous la dir. de S.-J. Arrien et S. Camilleri, Vrin, Problèmes et
controverses, 2011.
420
H.-G. GADAMER, La Philosophie herméneutique, PUF, Epiméthée, 2008, p. 100.

149
dans l’attention. Mais même – et surtout – ainsi, comment ne pas perdre la raison ? Comment
ne pas s’agiter ? Comment ne pas être saisi d’effroi ? L’extrême tension temporelle ne peut
laisser la conscience indemne421. Quelles modalités de l’existence se dévoilent alors dans
l’étreinte continue de la fin ? Ce premier chapitre se propose de détailler les diverses
structures de l’attente. Nous y rencontrerons progressivement la folie, l’effroi, l’impatience et
leurs exacts contraires : la patience, l’œuvre et le « courage temporel ».

1) L’évidement de l’attente ou la perte du temps

a) L’exaltation eschatologique

Dans son Commentaire sur Daniel, Hippolyte de Rome rapporte incidemment qu’en son
temps, aux tout débuts du IIIe siècle, eurent lieu quelques troubles liés à l’exaltation
eschatologique : « Il s’agit d’un chef d’une église du Pont, dit-il, homme pieux et modeste
qui, loin d’avoir une connaissance solide des Ecritures, donnait plus créance à ses propres
visions. Après un premier, un second, un troisième songe, il se mit à prédire à ses frères,
comme un prophète : ‘‘Voici ce que j’ai vu, voici ce qui va arriver’’. Et ses égarements lui
faisaient dire : ‘‘Sachez, frères, que dans un an doit avoir lieu le jugement’’. Comme les frères
l’entendaient faire des prédictions comme la suivante : ‘‘Le jour du Seigneur est là’’ ils
priaient le Seigneur jour et nuit, avec larmes et gémissements, car ils avaient devant les yeux
l’imminence du jugement. Cet homme avait provoqué en eux une si grande crainte, une si
grande épouvante qu’ils laissaient leurs campagnes en friche, n’allaient plus à leurs champs,
et presque tous vendaient leurs biens422 ». Nombreuses furent ainsi les petites communautés
qui, dans le sillage des disciples de Montan, attendaient dans les larmes et les gémissements la
venue définitive du Christ. Nombreux les hommes et les femmes qui guettaient derrière
l’horizon des dunes les premières lueurs de l’apocalypse. Nombreux ceux qui s’attendaient à

421
Comme le théorisait Heidegger en 1925 : « La proximité caractéristique de ce qui n’est pas encore là-devant,
et qui s’en vient, constitue la structure d’encontre du nuisible. Il se presse de lui-même à venir là-devant avec
cette capacité déterminée mais non encore présente de nuire. Ce qui possède cette structure d’encontre, nous le
caractérisons comme menaçant. Ces moments structurels : ne pas être encore présent, mais s’en venir – être
nuisible – ne pas être encore présent mais s’approcher, font partie de ce qui présente un caractère de menace. Ce
dont on a peur a donc un caractère de menace ; c’est un malum futurum ou un κακόν µέλλον » (Prolégomènes à
l’histoire du concept de temps, trad. par A. Boutot, Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 2006, p. 413).
422
HIPPOLYTE, Commentaire sur Daniel, trad. par G. Bardy, Cerf, Sources chrétiennes n° 14, 2006, p. 300-
301.

150
voir le Monstre précurseur : « forme de lion, à tête d’homme, au regard sans expression et
sans pitié comme le soleil », comme a pu l’évoquer le poète William Butler Yeats423.
Comment vivre dans la fièvre pré-apocalyptique ? Lorsque la fin du monde (sunteleia tô
kosmô) brille ainsi de tous ses feux pro ophtalmôn, « devant les yeux » des hommes, alors les
travaux et les jours perdent toute signification. Pourquoi cultiver la terre si le monde finit
bientôt, si le monde finit demain ? Et que suis-je moi-même, que reste-t-il de moi, que s’offre-
t-il à ma conscience de moi-même si je dois mourir sous peu ? Il est une imminence qui,
chronologiquement déterminée comme un tout à l’heure, comme un demain ou même comme
un dans un an, évide toute patience. Sous l’effet d’une imbrication chronologique, tout à
l’heure se tient dans maintenant. Et un maintenant qui se fuit lui-même dans l’inquiétude. Ce
n’est pas tant la date elle-même que sa détermination concrète dans la scansion des jours qui
brutalise si violemment les capacités de l’attention portée à soi, aux autres et au monde.
Refermée sur sa propre fin, lovée dans son aujourd’hui comme dans une tanière exiguë, la
conscience évidée de sa puissance de patience atterre la volonté. Sidérée, celle-ci ne se livre
plus que comme souffrance, douleur morale, torture. Ce qu’il faut de force d’âme pour vivre
une fin proche et déterminée est proprement de l’ordre de la sainteté. (La sainteté, dans une
perspective profane, pourrait d’ailleurs se définir comme relèvement du vouloir – et du
pouvoir – dans l’écrasement maximal du temps.)

b) La brûlure du « quand »

Tout condamné à mort en a fait l’expérience terrible : il faut consentir à sa propre fin
pour en éviter, si peu soit-il, la brûlure insoutenable. Il faut acquiescer ou se consumer
d’effroi. « Tout est possible encor, mais à vous seul, Seigneur / Ce peu de jours qui reste est
tenu dans vos mains / S’approche l’oiseleur avec son sac au poing : / Ma vie est un oiseau aux
filets du chasseur », peut écrire Robert Brasillach à quelques jours de son exécution424. Ou
encore : « On dit que la mort ni le soleil ne se regardent en face. J’ai essayé pourtant […]
J’essayais le plus possible d’accepter425 ». Et Jacques Fesch, à quelques pas de la guillotine,
converti au catholicisme durant son incarcération, peut noter dans son carnet : « Il est bon de
partir vers l’aurore qui luit426 ». Le consentement à mourir, qui est la rencontre sensible de la

423
W. B. YEATS, « The Second coming », dans Michael Robartes and the Dancer, The Poems, Everyman,
London, 2003, p. 235.
424
R. BRASILLACH, « Psaume VI », dans Les Poèmes de Fresnes, Godefroy de Bouillon, 2003, p. 47.
425
R. BRASILLACH, « La Mort en face », op. cit., éd. cit., p. 52.
426
J. FESCH, Dans 5 heures je verrai Jésus. Journal de prison, Sarment, Editions du Jubilé, 2008, p. 233.

151
mort-en-soi et de la mort-hors-de-soi (ou de la fin-en-soi et de la fin-hors-de-soi) est en
quelque sorte la forme extrême et ultime de la foi. Mais alors elle est passion, et passion où ne
règne plus la durée, passion dessaisie du temps opératif, passion close sur elle-même.
« Moelle de douleur », selon l’expression de Charles Péguy427. « Agonie » et « sueur de
sang » selon les mots d’un évangéliste (Lc 22, 44).
« Je vais vous raconter ce qui s’est passé il n’y a pas longtemps en Syrie, écrit encore
Hippolyte de Rome. Un chef de cette Eglise lointaine qui ne s’appliquait guère à l’étude des
divines Ecritures et ne suivait pas la voix du Seigneur, se mit à divaguer et fit divaguer les
autres. Le Seigneur avait dit en effet : Il s’éveillera de nombreux faux-christs et des faux-
prophètes, qui feront des signes et des prodiges, pour tromper, si possible, les élus eux-
mêmes. Alors si quelqu’un vous dit : Voici le Christ, il est ici, il est là, ne le croyez pas. Le
voici dans le désert, n’y allez pas. Le voici dans le cellier, n’y entrez pas. Cet homme n’avait
pas compris ces paroles : aussi persuada-t-il à bon nombre de frères de venir, avec femmes et
enfants, à la rencontre du Christ dans le désert. Ils erraient et s’égaraient sur les montagnes et
les chemins, à l’aventure428 ». Hors la sainteté, le séisme de l’imminence déterminée de la fin
porte au délire. Hippolyte appelle justement môria429 cette errance, cette divagation, ce rêve
(esver) inutile et souffrant de l’âme qui a perdu sa capacité d’attendre. Car il ne s’agit plus
d’attendre. L’attente, dans sa folie, a été débarrassée de tout objet, de tout contenu. Elle n’est
plus qu’elle-même, collée à soi, attente d’attente serrée sur son propre effroi. N’attendant plus
rien – rien d’autre que sa fin –, l’attente vide n’est qu’aliénation et souffrance. Le corps lui-
même souffre de perdre espoir : qui peut dire ce que le consentement du condamné doit à
l’agonie musculaire ? L’idée même de la parousie s’évanouit dans le délire : le prêtre de Syrie
ne sait plus ce qu’il attend (son quoi), et c’est bien pour cela qu’Hippolyte rappelle à ses
lecteurs les Ecritures, car celles-ci ramènent au savoir la voix oubliée du Christ, et avec ce
savoir revenu, au diffèrement de la fin et la paix du présent. Môria, « délire », patior,
« souffrance » : telles sont les épreuves de la dissipation de la médiation du diffèrement dans
le phénomène de l’attente. La surdétermination de la fin dépossède l’attention de ses possibles
quoi. Demain n’existe authentiquement qu’en son indétermination. Parce qu’il n’est pas
certain, parce qu’il n’est pas encore réifié ni ratifié par une prophétie (ou par l’hora certa
d’une exécution capitale), demain reste du temps ; il reste dans le temps. « Quant à ceux qui
demandent : Quand cela arrivera-t-il ? ce sont des incroyants [apistôn], des gens sans foi [ou

427
C. PEGUY, Gethsémani, présenté par J. Bastaire, DDB, Les Carnets, 1996, p. 32.
428
HIPPOLYTE, op. cit., IV, XVIII, éd. cit., p. 297.
429
Id., IV, XVIII, 4, p. 298.

152
pisteuontôn] », certifie Hippolyte. Le bégaiement est d’importance : ce n’est pas croire que de
vouloir savoir quand le temps finira, car dans ce savoir se disloquerait l’attente. Fidèle aux
exigences de ce que Jacob Taubes appelle l’« apocalyptique rationnelle », Hippolyte a tout de
même pris la peine de calculer la date de la fin du monde. Mais le résultat obtenu par ses
décomptes techniques ne vise qu’à ramener la quiétude dans les âmes : la date précise de la
fin du monde est encore suffisamment lointaine, suffisamment abstraite – de l’ordre de trois
cents ans –, pour ne pas demeurer en dehors de la vie430.
Paul fut en son temps bien plus radical et bien plus net avec les Thessaloniciens
qu’Hippolyte avec la communauté romaine de son époque : « Quand aux temps et aux
moments, frères, vous n’avez pas besoin qu’on vous en écrive » (1Th 5, 1). Il n’y a rien à
ajouter. Ni calcul, ni comput, ni spéculation. Rien d’autre que ceci : « Vous-mêmes le savez
parfaitement : le Jour du Seigneur vient comme un voleur dans la nuit » (1Th 5, 2). L’évangile
aussi réaffirme de différentes manières la nécessité structurelle de l’indétermination, faisant
dire à Jésus : « Quant à la date de ce jour, et à l’heure, personne ne les connaît, ni les anges
des cieux, personne que le Père, seul » (Mt 24, 36). Dans l’une de ses lettres, saint Augustin
revient sur cette indétermination : « Je n’oserais pas mesurer le temps qui nous sépare de la
venue du sauveur, et je ne pense pas qu’un prophète ait assigné un nombre d’années qui nous
séparent de cet avènement […] Et c’est de la manière la plus claire que se lit à ce sujet la
volonté du sauveur qui dit : ‘‘L’évangile sera prêché dans le monde entier en témoignage à
toutes les nations, et alors viendra la fin’’ (Mt 24, 14). ‘‘Alors viendra’’, qu’est-ce sinon ‘‘ ne
viendra pas avant’’. Après combien de temps viendra-t-il, voilà donc qui nous échappe ; mais
il ne viendra pas avant431 ». Que le Père sache seul le Quand de la fin des temps indique
l’impossibilité de vivre dans la détermination eschatologique. Afin qu’une action puisse
réellement s’y inscrire, l’avenir (le temps fut-il abrégé ou contracté) doit conserver son
indétermination foncière. Comme l’a parfaitement compris Paul, sans diffèrement la « fin des
temps » écrase par trop le « temps qui reste » et le refuse à l’expérience. Mais se garder de la
môria dans l’urgence eschatologique est loin d’aller de soi. La tension du kairos place toute
attente de la conscience en situation de crise.

430
Voir id., Introduction p. 17 et IV, XXIII, p. 307-309.
431
S. AUGUSTIN, Lettre 197, « Nul ne connaît l’heure », trad. par C. Fry, Goldbacher, CSEL 67, reprise dans
L’Antichrist, Migne, Bibliothèque, 4, 2011, p. 300-302.

153
c) « Mikron aphrosunè » (2Co 11, 1) : la « petite folie » de Paul

Paul lui-même témoigne en plusieurs endroits de sa propre « folie » : « Si nous avons


été hors de sens, c’était pour Dieu […] L’amour du Christ nous étreint, à cette pensée qu’un
seul est mort pour tous et donc que tous sont morts » (2Co 5, 13-14). La relation suggérée par
les deux versets entre l’expérience de cette « sortie de soi » (exestèmen) qu’est le délire
(mania) et la « mort baptismale » est notable. Etre hors de soi dit bien la manière dont
s’affecte elle-même, sous le mode de la dépossession, une conscience éprouvée par la mort-
en-soi. Dans d’autres passages, Paul évoque cette « petite folie », mikron aphrosunè (2Co 11,
1), qui le conduit à être jaloux, exigeant et exclusif. Il se dit encore lui-même « fou »
(aphrona) d’avoir à se vanter d’être apôtre (2Co 11, 16-17), ou de devoir prêcher de sa propre
voix : « Je le répète, que l’on ne pense pas que je suis fou – ou bien alors acceptez que je sois
fou, que je puisse me vanter un peu. Ce que je vais dire, je ne le dis pas selon le Seigneur,
mais comme en pleine folie, dans mon assurance d’avoir de quoi me vanter » (id.). Hôs en
aphrosunè, « comme en pleine folie » : l’exigence de l’envoi apostolique en passe par cette
audace que Paul n’hésite pas à nommer « folie ». Mais la croix elle-même, mystère de la mort
du Christ, n’est-elle pas, selon les sagesses du monde, à la fois scandale et folie (môria)432 ?
Et la prédication de la croix, par un renversement des logiques mondaines traditionnelles, ne
doit-elle pas nécessairement prendre les accents de la folie433 ? La vérité dont Paul se dit
l’envoyé (apostolos), qui est la résurrection d’un Messie pendu au bois de l’opprobre,
n’épargne comme on le voit ni de la folie, ni de la mort, ni de l’effroi434. Nul ne s’attendait à
ce que l’« agneau de Dieu » fût à la fois l’agneau royal et victorieux de la littérature
apocalyptique435 et la victime sacrificielle de la Passion. La stupéfiante surprise d’un Messie
mort dans l’infamie et relevé dans la gloire suppose pour être entendue d’en passer par la
folie. Mais précisément parce qu’il situe tout sujet dans la torsion du kairos et parce qu’il jette
l’attention au-devant de sa propre fin, l’évangile de Paul met à nu certaines structures
fondamentales de l’expérience du temps.

432
Voir 1Co 1, 23 : « Mais nous, nous prêchons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les
païens » (TOB).
433
Voir 1Co 1, 21 : « Puisque le monde, par le moyen de la sagesse, n’a pas connu Dieu dans la sagesse de Dieu,
c’est par la folie [διά της µωρίας] de la prédication que Dieu a jugé bon de sauver ceux qui croient » (TOB).
434
Il est notable que Heidegger, dans son cours de Marbourg (1925), appelle menace « la proximité
caractéristique de ce qui n’est pas encore là-devant, et qui s’en vient » et effroi la menace qui fait « soudain
irruption dans le présent de la préoccupation » (Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, trad. par A.
Boutot, Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 2006, p. 413 et 415).
435
Dans le livre d’Hénoch et le Testament des douze patriarches par exemple.

154
Pascal aussi, dans le prolongement de sa nuit de feu, a pu faire l’épreuve de l’effroi. Le
mot revient régulièrement dans les Pensées, souvent pour dire l’effet de l’incommensurabilité
(métaphysique mais éprouvée charnellement) du fini et de l’infini. L’effroi pascalien est en
quelque sorte la secousse existentielle du voisinage de la pensée avec ce que la nature refuse
(avec l’absconditus). Néant à l’égard de l’infini, tout à l’égard du néant, milieu entre rien et
tout : l’homme « qui se considérera de la sorte s’effraiera de soi-même, et, se considérant
soutenu par la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l’infini et du néant,
il tremblera dans la vue de ces merveilles436 ». Il y a nécessairement de l’effroi et du vertige
dans la simultanéité cognitive du fini et de l’infini, comme il y a nécessairement de la « folie »
dans l’approche asymptotique du temps et de sa fin (ou de son Autre). Dans la vue des infinis,
« tous les finis sont égaux437 » : cet écrasement du fini dans la perspective de l’infini,
abolissant les distinctions du connu, fait chanceler la pensée dans ses habitudes et dans ses
évidences. Le fini n’est alors plus rien. Selon un même effet, la représentation mythique (ou
idolâtrique) de la fin écrase le reste du temps. Penser la fin – l’impensable, l’irreprésentable
fin –, revient à penser contre le monde, contre le temps et en quelque sorte à contre-penser.
Ainsi se vide, dans une sorte de contre-intentionnalité, la possibilité de transformer l’attente
en pensées et en actions. Qui s’attend à la fin n’est paradoxalement plus tout à fait en situation
d’attendre. Par un excès idolâtrique de représentation, l’irreprésentable de la fin ruine le
diffèrement. Toute la pensée de Paul s’élève contre cette mythification de la parousie qui
détourne le croyant du kairos donné.
La fièvre eschatologique paraît bien être une modalité extrême de la perte du temps –
cette perte à laquelle s’opposerait ce qu’Agamben nomme le reste. Sénèque a clairement
assimilé l’impression amère d’une vie trop courte avec la vanité des occupations438. L’homme
peut en effet vider son temps dans l’inanité des préoccupations de son âme. Le dimanche
d’ennui sort de la mémoire plus sûrement qu’une journée de travail et nous convainc
volontiers que la vie est singulièrement brève. « Les événements vont vite quand il n’y en a
plus », selon l’expression fameuse de Ionesco439. Mais cette analyse reste commandée par un
certain nombre de jugements de valeur. En présentant l’effroi comme une modalité possible
de la conscience dans le temps de la fin, l’herméneutique de l’existence kairotique n’a, au
premier regard, rien d’axiologique ni de mythique. C’est la nature même du rapport au temps

436
B. PASCAL, Pensées, n°72 dans l’éd. Brunschvicg, Classiques Garnier, 1987, p. 88. Nous soulignons.
437
Id., p. 91.
438
SENEQUE, De la brièveté de la vie, I, 1-4.
439
E. IONESCO, Délire à deux, cité par P. MURAY, Festivus festivus, Flammarion, Champs/essais, 2008, p.
223.

155
qui se trouve ici soulignée. Il est toujours possible, en toute situation, de réduire à néant le
diffèrement par une surreprésentation (ou par ce que nous avons appelé une mythification
idolâtrique) de la fin. (L’inquiétude du lundi peut bien évider l’offrande du dimanche). Mais
une liberté s’élève dans la tension kairotique. Nous dirons ultérieurement quelle modalité
existentielle et quelle réponse humaine correspondent selon Paul aux exigences du kairos.
Nous voyons cependant déjà quel excès de représentation, inutile et mortifère, siphonne
l’attention de son contenu. En s’attendant à ce que paraisse la lumière de la parousie derrière
les dunes de Syrie, les montanistes désertent la vie. L’impatience, qui abandonne la
conscience à l’effroi, n’est qu’une attente évidée. Et dans cet évidement s’éprouve ce qui
semblait impossible : la perte même du temps. Mais il est encore d’autres manières à cette
perte que l’effroi.

2) L’anticipation parousiaque ou le renoncement au temps

a) La mythification de la fin (la gnose)

L’effroi paralysant de qui guette l’eschaton ne se traduit pas nécessairement par l’attente
évidée et torturée. Il existe en effet d’autres modalités de la perte du monde et de la perte du
temps, comme l’extase eschatologique ou l’anticipation parousiaque. Il s’agit là d’une forme
particulière de l’attente qui correspond encore à la mythification idolâtrique de la fin440 : la
conscience expérimente comme un fait accompli ce qui est attendu. Dans son impatience,
l’attention souffrante tendue vers l’absence se donne à elle-même, dans une sorte de rêve
éthéré, ce qui devient alors présence – présence définitive, sans creux ni manque : parousia.
Rapportée à l’attente eschatologique, une telle mythification idolâtrique de l’attendu produit
l’évidence paradoxale d’une résurrection non plus seulement commencée mais consommée.
L’existence quotidienne, dans ses traits les plus banals, peut occasionnellement
rencontrer cette sorte de délectation de la présence anticipée de l’objet attendu, anticipation en
quelque sorte commandée par le besoin de ce que Rousseau nomme consolation. Dans un
passage fameux de La Nouvelle Héloïse, il fait écrire à Mme de Wolmar : « Malheur à qui n’a
plus rien à désirer ! il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on

440
Nous entendons ici par « idolâtrie » la réification imaginaire de la fin. Comme l’écrit en ce sens Simone
Weil : « L’idolâtrie vient de ce qu’ayant soif de bien absolu, on ne possède pas l’attention surnaturelle et on n’a
pas la patience de la laisser pousser » (La Pesanteur et la grâce, Plon, 1988, p. 72, nous soulignons).

156
obtient que de ce qu’on espère et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux. En effet,
l’homme, avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force
consolante qui rapproche de lui tout ce qu’il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui
rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte441 ». Rapprochant l’objet attendu au
gré de ses forces, de ses caprices et de ses délices, l’imagination se donne à elle-même l’objet
comme un bien, comme une possession. Chimérique, certes, mais là – et là parce que joui –,
l’objet convoité se réifie, se solidifie, se substantialise dans l’attention. Nous appelons
« mythification de la fin » cette délectable consolation, cette « imagination combleuse442 » qui
croit bénéficier d’une présence parachevée dans l’attente.
En un sens, les divers courants du gnosticisme se reconnaissent précisément dans une
telle mythification. Certaines formulations que l’on peut rencontrer dans les écrits découverts
dans la bibliothèque de Nag Hammadi signalent un tel glissement de l’attente vers la
jouissance. Il est écrit par exemple dans le Traité de la résurrection : « Nous nous sommes
levés avec [le Sauveur] et nous sommes montés au ciel avec lui443 ». Substituée à la
résurrection future (aiôn mellôn), la « résurrection spirituelle », parce que réalisée dans la
gnôsis, oblitère l’avenir. Dans un mouvement d’inversion opéré au sein du connaître, le
Devenir n’est plus lui-même qu’une chimère, une illusion, un fantôme : « Qu’est-ce donc que
la résurrection ? C’est la révélation, à tout instant, de ceux qui sont ressuscités444 ». « A tout
instant », donc, dans un maintenant suspendu et comme arraché à la continuité par une
répétition régulière, se dévoile la résurrection. Il ne reste plus à dire à l’apprenti qu’il « est
ressuscité » ou qu’il « possède la résurrection445 ». Délivré de l’indétermination ontologique
de l’avenir, délivré de l’insu du futur, le gnostique apprend que le temps dans lequel
s’éprouve sa propre pensée appartient déjà à l’éon supérieur. Bien qu’opposée à l’effroi (ou à
la précipitation ou à l’agitation) par la quiétude qu’une telle expérimentation imaginaire de
l’éternité doit donner, la gnose se rapproche par ailleurs de la frayeur par la négation du pôle
déterminant qu’est l’avenir dans la conscience du temps. « La libération n’est pas fuite dans le

441
J.-J. ROUSSEAU, La Nouvelle Héloïse, VI, Lettre VIII, éd. établie par M. Launay, Flammarion, GF, 1997, p.
528. Sur ce thème, voir aussi SENEQUE, La Brièveté de la vie, IV, 3. L’auteur y rapporte l’extrait d’une lettre
dans laquelle l’empereur Auguste écrit au Sénat au sujet de son désir de retraite : « Le désir de ce moment tant
souhaité a fait de tels progrès en moi que puisque la joie de le voir arriver tarde encore, je prends un plaisir
anticipé [praeciperem uoluptatis] à en prononcer le mot [ex uerborum dulcedine] » (trad. par A. Bourgery, Les
Belles Lettres, 2003, p. 52).
442
L’expression est de Simone Weil. Voir dans La Pesanteur et la grâce le chapitre intitulé « L’Imagination
combleuse ».
443
« Traité de la résurrection », dans Ecrits gnostiques. La bibliothèque de Nag Hammadi, sous la direction de
J.-P. Mahé et P.-H. Hubert, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2007, p. 101.
444
Id., p. 105.
445
Voir Id., p. 107

157
temps, écrivent Emile Gillabert, Pierre Bourgeois et Yves Haas à propos de l’Evangile
gnostique de Thomas, elle est vision ici et maintenant hors du temps446 ».
Peu importe selon nous que cette « résurrection spirituelle » à laquelle la gnose est
censée faire goûter soit un retour aux catégories conceptuelles de l’hellénisme. Ce qui nous
intéresse est la manière dont l’attente cherche à se détruire elle-même, à l’instar du jeu de
consolation dont parle Rousseau, dans la mythification idolâtrique de la fin. Forme « pleine »
et « remplie » de l’impatience, l’anticipation parousiaque gomme l’impression de la durée par
la dissociation maximale de la mondanité et de la connaissance. Le gnostique s’exerce à
penser contre l’être-là, contre la facticité même. La présence sensible de son propre corps
n’est pour lui qu’un voile d’illusion tendu devant la vérité secrète de l’Etre. Comme le sujet
cartésien doutant contre l’évidence empirique de la présence au monde de son corps, le sujet
gnostique pense contre la discursivité même de sa pensée. Mais à la différence du doute
méthodique, qui ne doute que provisoirement et pour en revenir après coup à la certitude
rationnelle du corps et du monde, la gnose cherche à maintenir idéalement (ou
artificiellement) la suspension. Cette « kénose » de l’expérience mondaine nous apparaît
comme l’une des diverses modalités de l’expérience de la tension kairotique : en dissociant
par un exercice constant de la pensée l’illusion du temps et la jouissance de l’éternité le sujet
gnostique s’extrait tant bien que mal de la douleur d’attendre. Mais est-ce bien là ce que Paul
appelle la « créature nouvelle » ? En fait, une telle attitude ne semble aucunement
correspondre aux exhortations épistolaires.

b) Renoncer à l’avenir (S. Weil)

Dans un chapitre de La Pesanteur et la grâce intitulé « Renoncement au temps »,


Simone Weil décrit le sceau de la foi sur l’expérience du temps. Si l’idée du futur entrave
l’effet salutaire du malheur, en lui donnant par exemple un sens imaginaire, en l’orientant vers
une finalité rêvée, le renoncement à l’avenir devient pour Simone Weil « le premier des
renoncements447 ». Le malheur, pour reprendre cet exemple, ne trouverait son plein sens, sa
signification surnaturelle, que dans l’autarcie d’un présent isolé (désolé). Les miliciens du
« Testament espagnol » dont il est ailleurs question inventaient des victoires pour supporter de
mourir. Simone Weil y voit un « exemple de l’imagination combleuse de vide. Quoiqu’on ne

446
L’Evangile de Thomas, trad. et commenté par E. Gillabert, P. Bourgeois et Y. Haas, Dervy poche, 2009,
Introduction, p. 23.
447
S. WEIL, La Pesanteur et la grâce, Plon, 1991, p. 28.

158
gagne rien à la victoire, on supporte de mourir pour une cause qui sera victorieuse, non pour
une cause qui sera vaincue448 ». Et d’ajouter : « Pour quelque chose d’absolument dénué de
force, ce serait surhumain (disciples du Christ). La pensée de la mort appelle un contrepoids,
et ce contrepoids – la grâce mise à part – ne peut être qu’un mensonge449 ». La grâce appelle
donc à se passer de la dimension d’avenir, et le malheur de souffrir pour le Christ doit s’en
tenir à sa seule réalité immédiate, hors même de toute récompense, de tout avantage, de tout
praemium450. Ce que disait déjà Kierkegaard : « Vouloir le Bien en vérité se reconnaît à ce
qu’on le veut indépendamment de la récompense451 ». « Continuellement suspendre en soi-
même le travail de l’imagination combleuse de vides », se recommande à elle-même Simone
Weil452. Ainsi se comprend le renoncement au temps, comme dé-finalisation de l’ici et du
maintenant : « Le présent ne reçoit pas la finalité. L’avenir non plus, car il est seulement ce
qui sera présent453 ». Dans une sorte de paradoxale gnose anti-gnostique, le renoncement au
temps ne consiste pas selon Simone Weil à goûter la fin, mais à se passer de toute fin
imaginée. Et dans cet appauvrissement de la finalité, où peut-être point la sainteté, le désir
atteint déjà l’éternité : « Si on porte sur le présent la pointe de ce désir en nous qui correspond
à la finalité, elle perce jusqu’à l’éternel454 ». Bien qu’originale, la « gnose » weilienne se joue
d’une fin à laquelle l’avenir est refusé. Définalisé, le présent est proprement in-fini. Et dans
cet in-fini du malheur accepté pour lui-même, dans cet in-fini du malheur qui porte en lui sa
propre fin, se rencontre le sentiment de la perpétuité, c’est-à-dire de l’absolu : « Quand la
douleur et l’épuisement arrivent au point de faire naître dans l’âme le sentiment de la
perpétuité, en contemplant cette perpétuité avec acceptation et amour, on est arraché jusqu’à
l’éternité455 ».

c) L’anticipation de la mort (le martyre)

Il y a bien dans l’expérience chrétienne du temps cette possibilité du sentiment de


perpétuité. L’incertitude du salut, si souvent réaffirmé dans les évangiles, oblige à comprendre

448
Id., p. 25.
449
Id.
450
C’est dans un sens similaire que Spinoza peut écrire que « la béatitude n’est pas la récompense de la vertu,
mais la vertu elle-même ». Voir la propositio XLII (Beatitudo non est virtutis praemium, sed ipsa virtus),
Ethique, trad. par B. Pautrat, Seuil, 1988, p. 538-539. La vertu exercée au présent est elle-même la béatitude.
451
S. KIERKEGAARD, « Un Discours de circonstance », trad. par P.-H. Tisseau et E.-M. Jacquet-Tisseau, OC
XIII, 1966, p. 43.
452
Id., p. 27.
453
Id., p. 28.
454
Id., p. 29.
455
Id., p. 30.

159
le présent dans son absoluité, c’est-à-dire dans son absence de relation à autre chose que lui-
même. Ainsi peut se lire la parabole des brebis et des boucs dans l’évangile de Matthieu.
Relisons le texte : « Quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, escorté de tous les
anges, alors il prendra place sur son trône de gloire. Devant lui seront rassemblées toutes les
nations, et il séparera les gens les uns des autres, tout comme le berger sépare les brebis des
boucs. Il placera les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche. Alors le Roi dira à ceux de
droite : ‘‘Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume qui vous a été
préparé depuis la fondation du monde. Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger, j’ai
eu soif et vous m’avez donné à boire, j’étais un étranger et vous m’avez accueilli, nu et vous
m’avez vêtu, malade et vous m’avez visité, prisonnier et vous êtes venus me voir.’’ Alors les
justes lui répondront : ‘‘Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir,
assoiffé et de te désaltérer, étranger et de t’accueillir, nu et de te vêtir, malade ou prisonnier et
de venir te voir ?’’ Et le Roi leur fera cette réponse : ‘‘En vérité je vous le dis, dans la mesure
où vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait.’’»
(Mt 25, 31-4, BJ).
Cette parabole du Jugement dernier, si simple en apparence quant à la détermination des
conditions du salut, porte plus sourdement sur l’indécision de la fin et sur l’incertitude des
résultats du mérite. Si tous les hommes qui souffrent sont Messie(s), est-il seulement possible
de se sauver en sauvant tous les hommes ? Qui peut prétendre avoir toujours reconnu la
messianité du mendiant ? Qui peut se targuer de pouvoir se porter au secours de tous les
regards de détresse ? N’est-ce pas pour Jésus une manière paradoxale de dire : « La perfection
est impossible ; soyez pourtant parfaits » ? Mais alors, bien que la cause du salut soit
magistralement révélée, son avenir post-eschatologique demeure incertain, comme si
l’expérience eschatologique authentique devait en passer par l’obscurcissement de la post-
eschatologie. Ne faut-il d’ailleurs pas croire la perfection impossible (et donc inaccomplie)
pour persévérer, jour après jour, heure après heure, dans l’effort de la charité ? A la lecture de
cette parabole, Guilhen Antier parle à juste titre d’une « éthique de l’insu » : « Le jugement
eschatologique du Christ sur les œuvres humaines donne à celles-ci un sens que personne ne
peut anticiper ni même soupçonner456 ». L’insu de la fin rend possible, par auto-donation d’un
contrepoison, une expérience de l’autarcie du présent. Le martyre, à l’exemple de la douleur
dont parle Simone Weil, ne se soucie aucunement du pôle à venir du temps. Le sacrifice, dans
sa sainteté, est aveugle. Il est une expérience de l’absoluité du maintenant. Sa fin n’a pas à

456
G. ANTIER, « Y a-t-il une suspension eschatologique de l’éthique ? », dans Eschatologie et morale, sous la
direction de O. Artus, Desclée de Brouwer, Institut catholique de Paris, 2009, p. 291.

160
être au-devant. Sa fin n’est plus nulle part. Elle est en lui. Nous comprenons d’ailleurs ce
« sentiment de la perpétuité » dont parle Simone Weil comme la résonance absolue, sans
relation, sans autre que soi, du présent. Le désir du martyre n’est-il pas, dans ses formes les
plus concrètes, une substitution de l’anticipation à la brûlure de l’attente ? « Ne me procurez
rien de plus que d’être offert en libation à Dieu, écrit Ignace d’Antioche aux Romains en
courant au martyre, tandis que l’autel est encore prêt, afin que réunis en chœur dans la charité,
vous chantiez au Père dans le Christ Jésus, parce que Dieu a daigné faire que l’évêque de
Syrie fût trouvé (en lui), l’ayant fait venir du levant au couchant457 ». L’autel est prêt : il faut
se jeter vers le couchant. Telle est la manifestation sacrificielle de la difficulté d’attendre.
Mais là encore, comme avec l’effroi, l’attente se fuit elle-même. Dissociée du temps,
l’attention du croyant perd la cruciale qualité d’absence de la parousie.
S’il est une notion capable d’éclaircir la relation d’une conscience au temps qui vient,
c’est sans doute celle d’anticipation, dont trois modalités peuvent être distinguées. 1)
L’anticipation opérative ou « musicale » consiste pour l’attention à s’attendre, avec plus ou
moins de précision, à ce qui vient. « L’anticipation est le geste d’une conscience qui assure la
cohérence et le sens de son expérience présente en liant cette expérience à une préexistence de
ce qui n’est pas encore là mais accomplira en son temps ce qui est déjà là458 ». C’est le
phénomène qui se dévoile lorsqu’à l’écoute d’une mélodie l’audition des notes déjà jouées
permet de pressentir les notes qui viennent. L’écoute musicale ne peut que s’attendre à des
possibilités déjà anticipées, sans quoi se perd l’intelligibilité de la phrase. Ainsi en est-il
encore de l’écoute des paroles d’autrui – et certainement de l’écoute de soi-même – : les mots
prononcés ne sont entendus et compris que dans une syntaxe pré-entendue. Le sens naît dans
cette concaténation du donné et de l’attendu. Toute signification est évidemment ligatio,
syntaxe. L’intentionnalité se comprend dans cette relation phénoménale opérée par la
conscience entre le déjà-là et l’à-venir. Les premiers mots de la phrase énoncée par autrui
pénètrent en moi par cette ligatio qui me donne, à tort ou à raison, les mots à venir. La
surprise même des mots d’autrui n’est possible que parce que je m’attends à quelque chose.
C’est là, au carrefour de la présence et de l’absence, le prix de l’intelligibilité du langage. 2)
L’anticipation foudroyée par l’effroi, par ailleurs, consiste à s’attendre à la négation de soi.
C’est elle qui fait perdre la raison aux Thessaloniciens et conduit les Montanistes au désert.
C’est elle qui torture le condamné. « La fin arrive ! » ; « déjà tombent les étoiles comme les

457
IGNACE D’ANTIOCHE, « Aux Romains », dans Ignace d’Antioche, Polycarpe de smyrne. Lettres, Cerf,
Sources chrétiennes n° 10 bis, 2007, p. 111.
458
J.-Y. LACOSTE, « La Phénoménalité de l’anticipation », dans La Phénoménalité de Dieu. Neuf études, Cerf,
Philosophie et théologie, 2008, p. 133.

161
459
figues du haut des arbres ! » ; « l’heure pousse l’heure pour s’approcher de
l’accomplissement » ; « voici la fin qui s’avance au-devant de nous pour venir sans
retard !460 » : ainsi parle, dans ses visions tourmentées, l’anticipation foudroyée. Idolâtrique
au sens weilien du terme, une telle modalité du rapport à la fin, par l’effroi suscité, épuise
toute attente. 3) L’anticipation parousiaque-extatique, enfin, consiste à se donner à soi-même,
par la seule puissance de l’« imagination combleuse », le goût de la fin. C’est la voie
gnostique qui renonce au temps et met hors jeu la protension.
Nous montrerons bientôt que la pensée de Paul récuse comme inadaptées ces deux
dernières réponses à la tension kairotique. Il s’agit selon lui, après en être passé par l’effroi et
le diffèrement, d’en revenir à la modalité quotidienne de l’anticipation. Mais il semble par
trop évident que l’anticipation foudroyée par l’effroi et que l’anticipation parousiaque (ou
jouisseuse) résultent du sentiment d’imminence de la fin. La tension kairotique, par-delà
l’effroi ou la jouissance, en appelle à la patience. En fait, la tension du kairos telle que la livre
à l’expérience la foi chrétienne permet de considérer dans sa radicalité la réponse de
l’impatience à la proximité de toute fin.

3) Maladies de l’impatience : de la confusion de Babel à l’agitation de Judas

a) Le péché de Babel : une lecture de Kafka

L’effroi eschatologique comme l’anticipation idolâtrique de la parousie ne sont en fait


que des déclinaisons de l’impatience. Nous entendons ici par impatience l’incapacité dans
laquelle se trouve l’attention de supporter le diffèrement de la fin. Comme nous avons pu le
voir, une telle incapacité s’exprime selon différentes modalités : la « perte du temps » dans les
« larmes et les gémissements » (la frayeur eschatologique), mais aussi bien la délectation
anticipée d’une fin idéelle (le renoncement gnostique au temps). Il s’agit maintenant de
préciser la structure fondamentale de toute impatience.
Au premier regard, critiquer l’impatience peut sembler paradoxal. Le désir du bien
absolu, ici et maintenant, n’est-il pas une exigence conforme à la morale comme à la foi ?
N’est-il pas impensable que Dieu puisse vouloir ajourner le bonheur en différant
l’accomplissement de son projet pour l’humanité ? N’est-il pas insupportable que l’humanité

459
Voir J. DE SAROUG, Homélies sur la fin du monde, III, Migne, Les pères dans la foi, 2005, p. 69.
460
Id., p. 57.

162
ne puisse se donner à elle-même dès aujourd’hui la paix promise ? Il y a bien une patience
fautive, fondée sur l’indifférence ou le refus d’agir ; attente passive et suiviste que Bernard de
Clairvaux reprochait au moine Adam dans sa 7e lettre : « O patience digne de toute
impatience, je ne puis, je l’avoue, ne pas être en colère à la vue de cette patience tout à fait
obstinée461 ». L’opposition bernardienne entre la contentiosissima patientia et la vera
patientia nous avertit de l’existence d’une telle patience indifférente et attentiste462 au sein de
laquelle aucun examen de conscience, aucune discussio ne se produit. Et en effet devant la
souffrance de la condition d’homme, le diffèrement et sa prudente acceptation pourraient
apparaître comme des anomalies ou des scandales.
C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’interprétation proposée par Kafka de l’épisode
de Babel. Le récit biblique semble pourtant insister sur le danger de l’impatience. Toute
proche de son unité originelle, l’humanité veut ériger une tour en symbole de puissance et de
concorde. Mais le travail alla très vite, trop vite, et Dieu s’alarma de cette concentration
soudaine de pouvoir entre les mains d’une seule cité qui risquait de dominer le monde.
« L’unité de la langue – ou, si l’on veut, la transparence de la communication – ne résista pas
à la division du travail qu’exigeait cette entreprise surhumaine, commente Stéphane Mosès.
Les habitants de la cité se divisèrent, se séparèrent, se dispersèrent sur la surface de toute la
terre ‘‘et ils cessèrent de construire la ville’’463 ». C’est dire que les hommes, en voulant
précipiter la perfection, en désirant hâter la fin, détruisent malgré eux l’entreprise. Leur faut-il
tolérer l’absence de la totalité ? Leur faut-il attendre l’unité ? Le refus de parier sur l’avenir
précipite l’échec. Mais si la génération de Babel semble avoir péché par impatience, « Kafka
voit en elle l’incarnation même de l’hésitation464 ». Dans un texte intitulé « Les Armes de la
ville », et quoique attaché par ailleurs à la vertu de la patience465, l’écrivain pragois subvertit
radicalement l’interprétation traditionnelle de l’épisode biblique : « Au début, quand on
commença à construire la tour de Babel, tout était plus ou moins en ordre, il y avait même
trop d’ordre ; on parlait trop poteaux indicateurs, interprètes, logements ouvriers et voies de
communication ; il semblait qu’on eût des siècles devant soi pour travailler à sa guise. Bien
mieux, l’opinion générale était qu’on ne saurait jamais être assez lent ; il eût fallu la pousser

461
BERNARD DE CLAIRVAUX, Lettres, I, Cerf, Sources chrétiennes n° 425, 1997, p. 177.
462
Celle-là même qui faisait dire au moine Adam : Sed quid ad me ?, « Et que m’importe ? » Voir id. p. 179.
463
S. MOSES, L’Ange de l’Histoire, Gallimard, Folio/essais, 2006, p. 12.
464
Id.
465
Voir M. BLANCHOT, De Kafka à Kafka, Gallimard, Folio/essais, 1994, p. 124. L’auteur y cite en note
l’aphorisme suivant : « Il est deux péchés capitaux humains dont découlent tous les autres : l’impatience et la
négligence. A cause de leur impatience, ils ont été chassés du Paradis. A cause de leur négligence ils n’y
retournent pas. Peut-être n’y a-t-il qu’un péché capital, l’impatience. A cause de l’impatience ils n’y retournent
pas. »

163
bien peu pour avoir peur de creuser les fondations466 ». Dans une sorte de retournement de la
signification obvie du texte, Kafka considère cette confiance aveugle dans l’avenir comme le
principe même de l’échec : « Voici comment on raisonnait : l’essentiel de l’entreprise est
l’idée de bâtir une tour qui touche aux cieux. Tout le reste, après, est secondaire. Une fois
saisie dans sa grandeur l’idée ne peut plus disparaître ; tant qu’il y aura des hommes, il y aura
le désir ardent d’achever la construction de la tour. Or, à cet égard, l’avenir ne doit préoccuper
personne ; bien au contraire, la science humaine s’accroît, l’architecture a fait et fera des
progrès, un travail qui demande un an à notre époque pourra peut-être, dans un siècle, être
exécuté en six mois, et mieux, plus durablement. Pourquoi donc s’épuiser dès aujourd’hui
jusqu’à la limite des forces ? Cela n’aurait de sens que si l’on pouvait espérer bâtir la tour
dans le temps d’une génération. Il ne fallait pas compter là-dessus. […] De telles idées
paralysaient les énergies et, plus que de la tour, on s’inquiétait de bâtir la cité ouvrière […] A
la deuxième ou troisième génération on reconnut l’inanité de bâtir une tour qui touchât au
ciel467 ». Selon Kafka, le péché des hommes de Babel aurait donc été de considérer l’avenir
comme illimité, indéfini. Symbole de la mort du désir, l’ajournement perpétuel de tous les
idéaux, détecté par Kafka dans la confiance qu’avaient les hommes de Babel en l’avenir,
corrompt toute énergie en profondeur. La logique de l’herméneutique kafkaïenne est ici
parfaitement claire : parier sur l’avenir, accorder sa confiance à l’humanité qui vient, c’est se
délester de la responsabilité du bien pour maintenant. Et c’est livrer la souffrance présente à
l’idéal abstrait d’une résolution posthume.
Le texte biblique semble pourtant dire le contraire. Lorsque la terre n’était encore
qu’une seule lèvre (cheilos hen) et une seule voix (phônè mia), chacun dit à son voisin :
« Allons, fabriquons… », deute plintheusômen ; « allons, édifions… », deute
oikodomèsômen ; « faisons-nous un nom… », poièsômen onoma (Gn 11). La hâte l’emporte
visiblement sur la délibération. L’unité de l’humanité semble en tous points commandée par
l’efficacité et par l’union sans médiation de la parole, de l’action et du succès. C’est peut-être
cette immédiateté originelle de la décision et de la réussite – immédiateté toute divine – que le
récit s’efforce de mettre en valeur comme faute et comme péché lorsqu’elle signe
l’impatience humaine. L’immédiateté appartient à Dieu. Lui seul, à qui tout est possible, peut
dire : « Allons [deute], descendons et confondons… » Le deute du texte (« Allons ! »), qui
témoigne de la coïncidence idéale du désir et du fait, n’est dicible et viable que pour le

466
F. KAFKA, « Les Armes de la ville », trad. par A. Vialatte, dans Récits et fragments narratifs, Œuvres
complètes II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p. 550.
467
Id., p. 550-551.

164
Seigneur. Il faudra attendre la venue du Christ, d’un point de vue scripturaire, pour que le
deute divin entre dans le monde sous la forme du euthus (« aussitôt ») messianique. Lorsque
Jésus appelle ses apôtres, c’est toujours « aussitôt » (euthus) que ceux-ci se lèvent, oublient
leurs tâches, abandonnent leurs activités et viennent468. Seule une puissance surnaturelle et
gracieuse, l’immixtion du définitif dans le temps, peut accomplir en disant. L’euthus
évangélique est de toute évidence la reprise messianique du fiat originel. En un sens, tout
homme peut éprouver la jonction maximale du dire et du faire dans l’impulsion d’une
décision. L’étincelle du déclic de la volonté, lorsque celle-ci sort brutalement de sa léthargie,
donne bien l’impression d’une imbrication du vouloir et de l’agir. Mais la condition humaine
découvre vite que le maintien durable de la volonté, pour parvenir à sa fin, doit toujours
reposer sur la constance et la persévérance d’un quelconque œuvrer.
L’épisode de Babel pourrait ainsi mettre en garde l’humanité contre la tentation du
refus de la médiation – médiation de l’effort, médiation du travail, médiation de l’œuvre,
médiation de la patience et du temps. Des formules néotestamentaires comme « Quant à la
date de ce jour et à l’heure, personne ne les connaît » (Mt 24, 36), comme : « Il ne vous
appartient pas de connaître les temps et les moments » (Ac 1, 7) ou comme : « Quant aux
temps et aux moments, vous n’avez pas besoin qu’on vous en écrive » (1Th 5, 1) s’entendent
comme autant d’échos de la réponse de Dieu à l’impatience de Babel. Qui veut la fin sans son
diffèrement ne peut rien produire. Qui veut tout dans l’emmêlement du désir et de
l’accomplissement vit dans les décombres de ses propres rêves. Confusion (Sugchusis en grec
et Babel en hébreu) n’est ni seulement le nom d’une ville, ni seulement le résultat de la
punition divine (« confondons [sugcheômen] leur langue »), mais la situation existentielle de
l’impatience. Derrière la désunion et la dispersion des hommes se joue, là encore, l’évidement
de l’attente. La précipitation maximale par laquelle la fin entre mythiquement dans le geste,
dans le plan, dans l’élaboration, dans l’anticipation, détruit déjà le travail, sans même que
Dieu ait a déconstruire quoi que ce soit. Le texte ne dit d’ailleurs nulle part que Dieu ait arrêté
ou déconstruit la tour. Les hommes cessent d’eux-mêmes de construire469. Dieu seul, par le
pouvoir du fiat, et parce que le temps lui appartient, a pouvoir d’accomplir en voulant, par-
delà la médiation de la succession. La condition humaine, quant à elle, s’insère et s’éprouve
justement dans la médiation. Le désir de coïncidence du projet et de sa fin, qui est proprement
l’impatience, est en soi-même un principe de destruction. Et cette destruction, comprise
comme phénomène vécu et comme sentiment, s’expérimente à la manière de

468
Voir par exemple l’appel de Simon, André, Jacques et Jean dans Mc 1, 16-20.
469
Voir Le Pentateuque, LXX, La Bible d’Alexandrie, Cerf, 2001, note 11, 8, p. 164.

165
l’« irrésolution », de la « dispersion », de la « cessation », de l’« arrêt », de la « suspension » ;
en un mot : comme désagrégement du temps et dissolution de l’agir dans l’idéal anticipé.
L’impatience annihile a maxima ce « temps opératif » dont nous avons dit qu’il est à la fois
l’élément de la pensée et l’élément du faire. Pour l’impatient il ne peut pas, il ne doit pas
rester de temps.

b) L’agitation de Judas : une critique de l’impatience (Kierkegaard)

Dans une perspective similaire, Kierkegaard appelle agitation le refus du temps : « Dans
l’agitation, on ne se donne ni temps, ni répit pour acquérir la calme transparence où l’on
apprend la noble simplicité qui met en une intelligence avec tout homme ; dans l’agitation, on
ne se donne ni temps, ni répit pour acquérir une conviction. Aussi, la foi, l’espérance et la
charité et la volonté du Bien y deviennent-elles mots creux470 ». L’impatience figure dans la
pensée de Kierkegaard comme cette espèce d’emportement qui refuse de supporter la
coalescence du temps et de l’éternité. A la manière d’un enfant qui ne veut pas se donner le
temps et qui trépigne dans l’incapacité d’agir, l’agité ne « peut ni ne veut comprendre la
lenteur du Bien plein d’indulgence et de compassion471 ». Son enthousiasme pourrait certes
faire de lui un apôtre, un annonciateur fiévreux, un homme à succès, mais il peut tout aussi
bien faire de lui un « Judas désireux de hâter par la trahison la victoire du Bien472 ».
Il y a peut-être quelque héroïsme à désirer hâter la victoire du Bien. Un héroïsme
emporté. Un héroïsme naïf. Mais aussi un héroïsme craintif et capricieux, en échec de vouloir.
« Celui qui s’emporte aime l’instant ; et celui qui aime l’instant craint le temps473 ».
Kierkegaard décèle dans l’impétueux désir d’en finir la forme suprême de la falsification de
l’éternité. L’agité est un faussaire « qui fait de l’éternité un mirage, l’horizon vaporeux de la
temporalité et l’éblouissante fantasmagorie de l’instant474 ». Judas veut le Bien, certes. Mais il
veut le Bien sans la médiation du temps. De là cette impatience qui le détourne de l’œuvre
temporelle de Dieu et le précipite dans la trahison. Comme le faisait déjà valoir Tertullien : «
Il est clair que l’impatience a vu le jour en même temps que la malignité, ou que la malignité
a vu le jour en même temps que l’impatience. […] On peut référer tout péché à l’impatience.

470
S. KIERKEGAARD, « Un Discours de circonstance », trad. par P.-H. Tisseau et E.-M. Jacquet-Tisseau, OC
XIII, L’Orante, 1966, p. 70.
471
Id., p. 63.
472
Id.
473
Id.
474
Id.

166
Le mal, c’est l’impatience du bien475 ». « Ah ! Pourquoi le temps ! » : telle est l’exclamation
de l’infidélité. Figure kierkegaardienne de l’impatience, Judas refuse, peut-être malgré lui,
d’être ce « serviteur fidèle » qui sait que le Bien « a besoin de longs délais » et que « sa
victoire est longue à venir […], est incertaine, pose lentement ses jalons476 ». Et refusant le
« divin développement de l’éternel477 », à l’instar de la génération de Babel, Judas ne
rencontre paradoxalement que le temps, que du temps, que du temps perdu, que les
décombres de ses propres espoirs.

c) Le caprice, dégoût du temps

La confusion de Babel et l’agitation de Judas expriment en réalité une modalité


fondamentale de l’existence temporelle : le caprice. Nous entendons ici par caprice cet
évidement spécifique du contenu de l’attente que l’on retrouve aussi bien dans la colère de
l’enfant qui veut « tout tout de suite » (et qui ne rencontre finalement que l’étranglement de sa
propre colère), dans l’audace des hommes de Babel qui pensaient pouvoir atteindre au Bien
contre l’ordonnancement temporel de Dieu (et qui laissent leur œuvre en plan) et dans la hâte
de Judas d’en finir avec l’attente (et qui ne trouve littéralement qu’à trahir et livrer). Le
caprice, comme modalité de l’impatience, recherche illusoirement dans l’instant dilaté toute la
richesse opérative du diffèrement. Il serre contre soi confusément une idole du Maintenant.
Mais il ne découvre en fin de compte que la fuite : une fuite où ne s’éprouve qu’un moi aliéné
et souffrant. La dilatation de l’instant ne produit aucunement du temps. Tout au plus donne-t-
elle l’impression, sans raison particulière, que le moment est d’importance. Le refus de la
médiation est aussi un refus de la remédiation. Le caprice ne répond en fait qu’à ce curieux
désir, si souvent constaté dans l’existence humaine, de ruiner la possibilité de penser, d’agir et
d’inclure autrui dans l’effort de vivre. Il est dégoût du temps et désespoir.
La tension kairotique il est vrai, par l’immixtion exceptionnelle de l’à-venir de la fin
dans l’écoulement prosaïque de la vie, peut entraîner au refus de la médiation. Elle peut
appeler aux caprices de la confusion et de l’agitation. Peut-être même est-ce là son premier
objectif : perdre le temps pour le retrouver. Subir le caprice pour le maîtriser. L’impatience
comme le caprice sont des situations d’existence qui ne peuvent tenir la durée. L’enfant

475
TERTULLIEN, La Patience, trad. par C. Labre, Arléa, 2001, p. 35 et 38.
476
S. KIERKEGAARD, op. cit., éd. cit., p. 70. Voir également Tertullien : « C’est donc dans le démon lui-même
que je saisis l’impatience, née à l’instant même où il ne put supporter patiemment que Dieu, le Seigneur, eût
soumis toutes les œuvres de sa création à celle qui était son image, c’est-à-dire l’homme » (La Patience, éd. cit.,
p. 34).
477
Id., p. 67.

167
retrouve son désir dans la dissipation de sa colère ; après Babel viennent les Patriarches et
Abraham ; Judas est remplacé par l’apôtre Matthias478. Il est un temps, un kairos propre, qui
naît de la tentation surmontée du caprice. Un temps d’avertissement qui succède à l’effroi de
la fin. Un temps final, un temps ultime, post-ultime même, qui suit la semonce. C’est bien
dans le temps retrouvé du diffèrement et de la remédiation – dans ce diffèrement qui rend le
temps différent – que Paul saisit la situation authentique de la conscience. Peut-être est-ce
aussi de ce temps que Proust peut dire, dans l’ultime paragraphe de la Recherche que « c’est
quelquefois au moment où tout semble perdu que l’avertissement arrive qui peut nous sauver ;
on a frappé à toutes les portes qui ne donnent sur rien, et la seule par où on peut entrer et
qu’on aurait cherché en vain pendant cent ans, on y heurte sans le savoir, et elle s’ouvre479 ».
C’est en tout cas par l’analyse de cette temporalité singulière imposée par le kairos
messianique que Heidegger s’exercera à l’herméneutique de la vie facticielle.

4) Découverte de la vie facticielle : Heidegger lecteur de Paul

a) L’angoisse et le souci dans « Etre et temps »

La détermination heideggérienne du souci (Sorge) comme être du Dasein prend racine


dans une lecture de la temporalité chrétienne primitive, et en particulier dans une réflexion sur
la conception paulinienne du kairos. Partant du phénomène de l’angoisse, les paragraphes 40
et 41 d’Etre et temps permettent de comprendre ce que Heidegger nomme « facticité ». C’est
de différentes manières, y est-il avancé, que l’existence se voile à elle-même. Sans doute
parce que l’ouverture à elle-même de l’existence ne va pas de soi et porte au vertige, le
Dasein ne cesse de se détourner de lui-même dans l’impersonnalité rassurante d’un on, d’un
quotidien, d’un habituel recouvrement. Parce qu’on meurt, je me trouve détourné de la
possibilité de ma mort propre. Parce qu’on dit (dans le bavardage), je me trouve détourné du
jaillissement de ma pensée propre. Parce qu’on fait, l’étrangeté de tout agir demeure à
distance. L’essentiel de l’existence humaine se déroule dans une significativité strictement
impersonnelle. L’analyse heideggérienne du dévalement (Verfallens), compris comme
immersion de l’existence propre dans le on (Aufgehen im Man), doit sans doute beaucoup au
motif pascalien du divertissement : « Le divertissement [Abkehr] épousant la mouvance même

478
Voir Ac 1, 15-24.
479
M. PROUST, Le Temps retrouvé, Gallimard, NRF, 1982, p. 220.

168
du dévalement écarte du Dasein480 », écrit Heidegger dans la lignée des Pensées. Comme dans
l’œuvre de Pascal, la relation que l’homme entretient avec sa propre existence en passe la
plupart du temps selon Heidegger par la fuite, la dispersion, la dérogation, l’écart, la
diversion. Jeté au monde sans l’avoir voulu, jeté vers sa fin sans pouvoir le vouloir, serré dans
la texture jaillissante et insaisissable du « là », l’homme recherche l’apaisement d’une
signification collectivement prédonnée.
Mais justement, l’existence en proie à l’angoisse est mise en face d’elle-même, en face
de son être, sans intermédiaire ni significativité établie. L’angoisse apparaît donc comme l’un
de ces phénomènes d’ouverture à soi – et peut-être le principal – par lesquels l’ipséité ne
s’échappe plus à elle-même. Parce que le devant-quoi (Wovor) de l’angoisse est la non-
significativité complète du monde, celle-ci place le Dasein devant la mondanité elle-même.
Le retrait du monde est une épreuve de la présence même du monde. A la manière de l’enfant
qui, dans le silence épais et ombré de sa chambre, fait l’expérience inquiétante de l’isolement
de soi et de l’ipséité désolée, le moment d’angoisse situe la conscience esseulée dans
l’inquiétante prégnance de son « là ». « Une fois que l’angoisse s’est calmée, remarque
Heidegger, le parler quotidien a coutume de dire : ‘‘Au fond ce n’était rien’’481 ».
Effectivement, ce devant quoi l’angoisse s’angoisse n’a rien de proprement ontique, rien d’un
utilisable à l’intérieur du monde, rien d’une chose se tenant à disposition. Elle n’a pas d’objet
assignable. « L’angoisse, nous le savons, ne s’angoisse de rien, commente Jean-Yves
Lacoste : aucun étant n’en est la cause. Elle s’angoisse face au monde comme tel, et face à soi
comme étant dans le monde et sans demeure dans le monde482 ». Elle est donc ouverture
ontologique. L’instant de l’angoisse s’éprouve en fait dans la manifestation fuyante du
jaillissement d’être, dans le paradoxe d’une manifestation qui se retire. Son rien n’est rien du
monde, certes, puisqu’il est le monde même, la mondanité même, le « là » de l’être rencontré
en amont de ce qui est. L’existence esseulée dans l’angoisse détermine alors le mode
existential de l’être-au-monde comme un pas-chez-soi (Un-zuhause), dit Heidegger. Mais
dans le saisissant passage du « chez-soi de la publicité » au pas-chez-soi de l’angoisse où « la
familiarité quotidienne tombe en miettes483 » s’élève précisément la possibilité pour
l’existence de se faire face en son être-jeté. Mais que comprend alors l’angoisse ? Que donne-
t-elle à entendre de l’existence soudainement aperçue ?

480
M. HEIDEGGER, Etre et temps, Gallimard, NRF, trad. par F. Vezin, 1986, p. 233.
481
Id., p. 236.
482
J.-Y. LACOSTE, Être en danger, Cerf, Passages, 2011, p. 212.
483
M. HEIDEGGER, Etre et temps, éd. cit. p. 238.

169
Tout le paragraphe 41 d’Etre et temps se met en quête d’une caractérisation de l’être du
Dasein. Il s’agit de rencontrer (selon l’expression consacrée) « l’entièreté existentiale du tout
structuré ontologique du Dasein484 ». Or, selon Heidegger, l’être-déjà-au et l’être-après qui
caractérisent existentialement l’être-au-monde sont les deux moments structuraux de cette
entièreté qu’il nomme souci (Sorge). Le souci, cœur de l’existentialité, apparaît dans les
analyses heideggériennes comme la condition ontologique de toute relation à soi et au monde.
Il est en quelque sorte la disposition originelle du Dasein à l’expérience de tout « là », de toute
présence. Exister, c’est toujours être-à, être-au. Jamais on ne pense, jamais on ne parle, jamais
on ne veut que tourné vers ce qui vient à être pensé, dit ou voulu. Le souci nomme cette
préalable ouverture ontologique par laquelle la pensée vient à penser, par laquelle la parole
vient à dire et la volonté à vouloir. Une pensée particulière n’est jamais première par rapport à
sa possibilité ontologique ; elle n’en vient à penser quelque chose que parce que quelque
chose lui est ouvert en même temps qu’elle lui est ouverte. A l’intentionnalité de la
conscience vient peu à peu se substituer l’idée d’une co-ouverture ou d’une co-appartenance
originaire de l’être et du Dasein. Le souci désigne en quelque sorte cette manière
fondamentale pour l’existence de s’éprouver dans un concernement toujours disponible à
l’être (à soi-même comme Dasein et à l’être du monde). Dans le phénomène de l’angoisse,
avons-nous dit, l’existence devient disponible pour elle-même et, dans l’arrachement au
« chez-soi de la publicité », celle-ci se rencontre brutalement comme être-jeté, comme être-
au-monde et comme facticité. Repensons à l’enfant méditant dans l’ombre silencieuse de sa
chambre. L’évanescence de la disponibilité du monde et la dissipation des significations
quotidiennes révèlent soudain l’existence à elle-même dans un saisissement sauvage et nu.
Disparu comme ensemble de choses, le monde se donne comme pure présence. Et la propre
existence de l’enfant se découvre alors, dans l’immédiateté du saisissement, comme cette
présence de soi à la présence du monde. L’être-jeté du Dasein, cette expérience fondatrice du
« là », se découvre en quelque sorte dans la présence à la présence. Heidegger appelle
facticité cette modalité ontologique par laquelle l’être-là est et demeure toujours en droit
ouvert au « là ». La facticité est dévoilement de l’être-jeté. L’homme n’est donc selon lui ni
un simple étant parmi les autres, ni un simple vivant (homo animalis) situé dans un monde
déjà signifiant : il est fondamentalement et originairement cet étant « pour qui il y va dans son
être de cet être même485 ».

484
Id., p. 242.
485
Id., p. 241.

170
b) La « détresse » des Thessaloniciens selon Heidegger

Il n’est pas surprenant que la mobilité de la vie facticielle en passe selon Heidegger par
le mouvement opéré de la déchéance du on (le dévalement) à l’angoisse dans laquelle le
Dasein s’ouvre à lui-même. Comme nous l’avons dit de la tension kairotique selon Paul,
l’homme ne peut comprendre l’être et le temps (et l’unité ontologique des deux) qu’au prix
d’une dynamique de désaffiliation-réaffilation ou, plus métaphoriquement, du passage du
chez-soi au non-chez-soi. L’être se donne dans l’étrangeté soudainement aperçue de l’étant, et
le temps dans l’étrangeté soudainement recueillie du temps (c’est-à-dire dans le diffèrement
de la fin selon Paul). Il est encore moins étonnant de constater, donc, que l’analytique
existentiale de 1927 ait été précédée par une herméneutique de la facticité (1920), elle-même
étayée par une méditation sur la conception paulinienne du temps486. C’est ce passage qu’il
s’agit d’éclaircir en précisant comment Heidegger a lu et compris la première lettre de Paul
aux Thessaloniciens.
Le matériau qui intéresse la réflexion heideggérienne dans cette lettre se trouve être
précisément celui dont nous avons fait le premier moment de la tension kairotique : l’attente
de la parousie ; la proximité de la colère qui vient ; l’indétermination structurelle du quand de
la fin. Si Heidegger s’intéresse à cette épître, c’est d’abord pour cette situation d’attente
inquiète dans laquelle la jeune communauté se trouve plongée par la prédication apostolique.
Accepter de revêtir la condition de chrétien, c’est éprouver sa propre existence à partir de la
détresse (Not) : « Le comment du dechesthai [acceptation] est caractérisé comme en thlipsei
(dans la tribulation). L’accueil consiste à se placer dans la détresse de la vie [in die Not des
Lebens]487 ». C’est à ce compte, pense Heidegger, que l’être-présent de Dieu (Das
Gegenwärtigsein Gottes) entretient une relation étroite avec la transformation de la vie :
« L’accueil est en lui-même un marcher devant Dieu [ein Wandel vor Got]488 ». Ainsi se joue,
dans le positionnement de soi devant Dieu et dans la détresse éprouvée, une relation nouvelle
au temps. L’attente libère la détresse et devient une modalité fondatrice de l’affection de soi.

486
Heidegger fait lui-même remarquer dans le cours professé à Marbourg en 1925 le legs du christianisme
primitif à sa propre pensée : « Cela fait maintenant déjà sept ans, alors que j’étudiais ces structures dans le cadre
d’une recherche visant à dégager les fondements ontologiques de l’anthropologie augustinienne, que je suis
tombé sur le phénomène du souci. Sans doute ni saint Augustin ni l’anthropologie chrétienne antique en général
n’ont-il eu une connaissance explicite de ce phénomène qui n’apparaît pas non plus ici comme terme technique
bien que la cura, le souci, intervienne déjà chez Sénèque ainsi que, comme on sait, dans le Nouveau Testament »
(Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, trad. par A. Boutot, Gallimard, Bibliothèque de philosophie,
2006, p. 436).
487
M. HEIDEGGER, Phénoménologie de la vie religieuse, trad. par J. Greisch, Gallimard, Bibliothèque de
philosophie, 2011, p. 107. Voir éd. allemande, GA 60, Klostermann, 1995, p. 95.
488
Id.

171
Devant Dieu, le temps n’est plus pour les Thessaloniciens la condition quotidienne de ce qui
demeure ; il n’est plus l’élément insensible de la continuité ; il n’est plus ni chronos ni aiôn,
ni durée ni âge, mais manque, crise, précipitation, resserrement, sujet d’inquiétude et
ouverture au phénomène du saisissement de soi dans la détresse : « Le décisif, c’est l’attente
de la parousia, écrit Heidegger. Ce n’est pas en un sens humain que, pour Paul, les
Thessaloniciens sont une raison d’espérer, mais au sens de l’expérience de la parousia
[Erfahrens der παρουσία]. Cette expérience est une tribulation absolue (thlipis) qui fait partie
de la vie du chrétien lui-même. Accueillir (dechesthai), c’est s’exposer à la détresse [Sich-
hinein-Stellen in die Not]. Cette tribulation est une caractéristique fondamentale, c’est un
concernement absolu dans l’horizon de la parousia, celui du Retour à la fin des temps. Ainsi
sommes-nous introduits dans le monde propre de Paul489 ». Ce qui intéresse Heidegger dans la
première lettre aux Thessaloniciens est justement l’articulation herméneutique de la situation
authentique de la vie et la détresse éprouvée comme dépassement de l’attente. « Cette
tribulation articule la vraie situation de Paul. C’est elle qui détermine chaque instant de sa
vie », dit-il490. Le temps est bien ce qui fait défaut, ce qui presse, oppresse et manque :
« L’être-devenu des Thessaloniciens est en même temps un devenir nouveau. Ta husterèmata
veut dire : il a besoin d’être complété [es bedarf der Ergänzung]491 ». Nous pourrions tout
aussi bien traduire : « Un supplément est nécessaire. » Mais comment réagir authentiquement
contre cette pression ? Comment Heidegger interprète-t-il la réaction de la communauté en
proie à l’inquiétude du manque de temps ?
Nous devinons à la lecture de la lettre elle-même que la question du quand de la
parousie s’est concrètement posée aux Thessaloniciens. Et nous avons déjà remarqué le refus
catégorique d’y répondre. Dans la perspective herméneutique heideggérienne, Paul s’y refuse
pour des raisons évidentes : « On pourrait penser de prime abord : l’attitude fondamentale
envers la parousia est une attente, et l’espérance chrétienne (elpis) est un cas particulier de
celle-ci. Mais cela est totalement faux ! Jamais la simple analyse de la conscience que nous
avons d’un événement futur ne nous fera atteindre le sens référentiel de la parousia. La
structure de l’espérance chrétienne, qui est en vérité le sens référentiel qui nous rapporte à la
Parousie, diffère radicalement de toute attente492 ». Heidegger souligne que la relation
authentique au sens de la parousie n’est pas de l’ordre d’une détermination objective du temps
– détermination qui permettrait de définir la structure propre d’une attente –, mais consiste à

489
Id., p. 109.
490
Id., p. 110.
491
Id.
492
Id., p. 114. Ed. allemande p. 102.

172
laisser sa propre vie se déterminer par la parousie. Comme il le remarque, la question du
quand n’est pas pour Paul un problème cognitif. Celui-ci ne dit en effet ni quand viendra le
Seigneur, ni qu’il ne le sait pas. Le quand regarde en fait exclusivement le maintenant de la
vie. Heidegger le répète à plusieurs reprises dans son cours de Fribourg : la relation
authentique du chrétien à la parousie se situe dans une constante transformation de soi. A la
relation objective au temps se substitue, dans l’existence chrétienne, une temporalité nouvelle
et originaire jaillie de la présence insistante de cette inquiétude qui déborde toute attente.
« Parce que [les Thessaloniciens] vivent dans cette attente, la perdition les atteint de telle
manière qu’ils ne peuvent pas s’enfuir. Ils ne peuvent se sauver eux-mêmes, parce qu’ils ne se
possèdent pas eux-mêmes, parce qu’ils ont oublié leur propre soi ; parce qu’ils ne se
possèdent pas eux-mêmes dans la clarté du savoir authentique493 ». La question se pose donc
de savoir quel eigentlichen Wissens, quel « savoir authentique » correspond à l’expérience de
la parousie. L’interprétation heideggérienne du paulinisme répond : « La question du
‘‘quand’’ ramène à la façon dont je me comporte. La question de savoir comment la parousia
se tient dans ma vie nous renvoie à l’accomplissement de la vie elle-même494». La
signification du quand, bien plus que la situation de l’attente, est en quelque sorte la
temporalité même dans laquelle vivent les chrétiens. Une temporalité qui s’extrait
singulièrement selon Heidegger de toute caractérisation objective : « Le sens de cette
temporalité est également fondamental pour l’expérience facticielle de la vie495 ».
Dans cette situation de vie heurtée par la parousie, situation de constante insécurité et
d’inquiétante indétermination, l’existence se rencontre elle-même dans sa nudité et dans son
esseulement. Il est ici manifeste que l’existentialisation de la parousie dont Heidegger fait le
point nodal de la réponse de Paul à l’exaltation eschatologique des Thessaloniciens anticipe
sur l’angoisse dont parlera plus tard Etre et temps. Se rencontrant elle-même dans l’inquiétude
d’un telos intériorisé et devant réformer la vie, l’existence chrétienne fait l’épreuve d’une
fuite (d’un retrait) de la significativité quotidienne. Détournée de toute préoccupation
chronologique, l’existence eschatologique se retrouve tout entière livrée à elle-même et face à
elle-même. Elle est tout entière dans la tension du kairos ce qu’elle fait et ce qu’elle détermine
pour elle-même : « La réponse de Paul à la question du quand de la parousia est donc son
exhortation à veiller et à rester sobre. Elle contient une pointe dirigée contre l’enthousiasme,
ainsi que contre la tendance maladive à ressasser de ceux qui se laissent emporter par de telles

493
Id., p. 115. Ed. allemande p. 103.
494
Id., p. 116. Ed. allemande p. 104.
495
Id.

173
questions, comme celle du « quand » de la parousia, et qui se perdent en vaines spéculations à
son sujet496 ». L’expérience de ce que nous avons appelé la tension kairotique manifeste ainsi
selon Heidegger le passage herméneutiquement significatif de l’inquiétude à la veille, de
l’effroi (qui cherche à s’échapper à lui-même dans un comput chronologique) à l’effort
d’existentialisation de la fin : « Le quand est déterminé par le comment du comportement, et
celui-ci est déterminé par l’accomplissement de l’expérience facticielle de la vie en chacun de
ses moments497».

c) La vie facticielle chrétienne

Plusieurs enseignements peuvent être tirés de la lecture heideggérienne de la première


lettre de Paul aux Thessaloniciens. 1) L’expérience spécifiquement chrétienne de la vie (die
christliche Erfahrung) se trouve commandée de l’intérieur par l’expérience nouvelle de la
temporalité. « L’expérience chrétienne vit le temps lui-même [lebt die Zeit selbst] », écrit
Heidegger498. 2) La proximité de la fin des temps n’est pas de l’ordre d’une imminence
chronologique objective – ainsi Paul soulage-t-il l’exaltation eschatologique de la
communauté –, mais réside plutôt dans l’urgence de transformer sa vie devant Dieu (veiller),
devant soi (être sobre) et devant l’autre (aimer). 3) Sommé de vivre maintenant (ho nun
kairos) dans la clarté de la parousie, le chrétien fait l’expérience de la découverte de la vie
facticielle. « Dans ce temps tendu par l’attente de la parousie, remarque Christian Dubois,
dans ce temps comme attente (déjà, ce qui passe pour un rapport subjectif au temps devient ici
le temps lui-même), en un sens rien ne change de ce qui se trouve dans le monde. Le chrétien
vit comme tout le monde, en ce monde – mais son rapport au monde, dans le comment, son
être-au-monde, si on veut, est transfiguré. Dans l’accomplissement chrétien de soi (de l’être-
au-monde) les rapports au monde sont bouleversés, suivant le comme si : être du monde
comme si on n’en était pas, lumière de la parousie499 ». Comme le dit Heidegger lui-même en
commentant un passage de la première lettre aux Corinthiens : « Comment le chrétien doit-il
se rapporter au monde ambiant et au monde commun […] ? – Ta onta : c’est la réalité de la
vie dans le monde qui est visée. La réalité de la vie consiste dans la tendance à s’approprier de
telles significativités. Mais au sein de la facticité de la vie chrétienne, celles-ci ne deviennent

496
Id., p. 117-118. Ed. allemande p. 105.
497
Id., 119. Ed. allemande p. 106.
498
Id., p. 93. Ed. allemande p. 82.
499
C. DUBOIS, « Dieu et le sacré », dans Heidegger. Introduction à une lecture, Seuil, Essais, 2000, p. 316.
Nous modifions la typographie.

174
en rien dominantes. Au contraire : en tè klèsei menetô (qu’il demeure dans l’état où l’a trouvé
l’appel). C’est simplement une nouvelle manière fondamentale de se comporter envers toutes
ces réalités. […] Les significativités de la vie réelle sont certes présentes, mais vécues hôs mè,
comme si elles ne l’étaient pas [als ob nicht]500 ». 4) Parce que la significativité du monde
commun s’est dissipée quoique le monde se maintienne ontiquement, la vie se trouve en
demeure de se reconsidérer elle-même et de se poser à nouveau à partir de son étrangeté, de
son pas-chez-soi. Ainsi se dévoile la facticité comme être-jeté originaire. La vie facticielle
chrétienne se rencontre donc dans la tension du kairos messianique. « Lorsque la vie
facticielle s’aperçoit qu’elle n’a plus de temps pour rien, pour aucune de ses activités si
importantes, mais cela provisoirement, pour le moment (Zeitweilig), écrit Michel Haar, elle
peut par un complet renversement […] se donner le temps, redécouvrir qu’elle a son temps
(hat seine Zeit). […] Paradoxalement, à l’extrême de sa ruinance, c’est-à-dire de sa perte dans
l’affairement mondain, où le temps lui-même vient à manquer, la vie factuelle redécouvre
l’essence agissant en elle-même du temps501 ». C’est cette redécouverte existentielle du
temps, telle que la dévoile la lecture philosophique de l’épistolaire paulinien, que nous
proposons maintenant de synthétiser sous le concept d’hupomonè, de patience.

5) « Avoir le temps » : l’œuvre de patience

a) « Gelassenheit » : supporter l’être (Heidegger)

Le motif de l’attente ou de la patience ne sont pas absents de l’œuvre de Heidegger.


Gelassenheit502, mot emprunté à la mystique rhénane, nomme une réponse possible, sous la
forme du laisser-être, aux ravages de l’être-au-monde techniciste. Comme l’écrit Jean-Marie
Vaysse : « De même que l’angoisse est un contre-mouvement par rapport à la déchéance, la
sérénité est une expression historiale de ce contre-mouvement à l’ère atomique503 ». Il va de

500
M. HEIDEGGER, Phénoménologie de la vie religieuse, éd. cit., p. 132. Ed. allemande, p. 117.
501
M. HAAR, « Le Moment, l’instant et le temps-du-monde. 1920-1927 », dans Heidegger 1919-1929. De
l’Herméneutique de la facticité à la métaphysique du Dasein, Vrin, Problèmes et controverses, 1996, p. 72. Nous
modifions la typographie.
502
Rendu la plupart du temps par « sérénité » ou « laisser-être », P. Arjakovsky et H. France-Lanord proposent
« attente » : « La Gelassenheit, qui n’a rien à voir avec la soporifique ou ataraxique ‘‘sérénité’’, nomme la
dimension qui est celle de la pensée autrement commençante. Dans notre dialogue, c’est surtout l’attente, en tant
qu’elle laisse venir qui désigne la manière d’être engagé dans le laisser être de la Gelassenheit » (dans M.
HEIDEGGER, La Dévastation et l’attente, « Notes de traduction », Gallimard, NRF, l’Infini, 2006, p. 76).
503
J.-M. VAYSSE, Dictionnaire Heidegger, Ellipses, 2007, p. 160.

175
soi, selon Heidegger, que l’âge atomique, qui consiste bien davantage en une manière
d’envisager l’étant qu’en une simple production d’énergie à partir des atomes, détient une
puissance propre déterminant le rapport de l’homme à ce qui est504. Manipuler la nature
comme un simple fonds d’énergie potentielle n’est possible qu’à l’humanité qui n’est plus
ouverte à l’énigme de la présence des choses. C’est d’ailleurs ainsi que l’essence de la
technique, entendue comme recouvrement de l’être, prime sur le fait technique lui-même. La
dévastation qui étend son emprise sur la terre n’est au fond qu’une conséquence de la
« désertation [Verlassenheit] de l’être505 ». Or, selon Heidegger, l’humanité qui n’accède plus
qu’à l’étant-chose, hors l’énigme de son être, hors le mystère de sa présence, perd en même
temps le propre de la pensée, qui se trouve dans une certaine disposition d’ouverture au secret
(Offenheit für das Geheimnis506). La sérénité à laquelle appelle Heidegger après la Seconde
guerre mondiale n’est autre qu’une manière de se mettre à l’épreuve du pouvoir de la
méditation dans l’inséparabilité de « l’égalité d’âme devant les choses et [de] l’esprit ouvert
au secret507 ». Elle est aussi le nom d’une attente et d’une patience : « En fait l’attente de
quelque chose, à supposer qu’elle soit une attente essentielle, c’est-à-dire décisive à tous
égards, se fonde sur ceci que nous appartenons à ce vers quoi notre attente est tournée508 ». La
patience consisterait, par disposition méditative, à demeurer libre pour la délatence de la
présence des choses, et serait ainsi attente de l’être – voire attente d’être pour autant que l’être
de la pensée se laisserait déterminer par l’être même. Il y a dans la manière heideggérienne de
considérer la pensée comme recueillement et comme accueil509, ainsi que dans la manière de
concevoir la réponse authentique à l’époque atomique comme patience, un discret rappel des
différentes formes de l’hupomonè chez Paul.

b) « Hupomonè » : supporter le temps (Paul)

Paul emploie de manière particulièrement insistante le mot hupomonè510. Deux


significations principales peuvent être dégagées. 1) L’hupomonè désigne tout d’abord l’attente

504
Voir M. HEIDEGGER, « Sérénité », dans Questions III, trad. par A. Préau, J. Hervier et R. Munier,
Gallimard, NRF, 1989, p. 172.
505
M. HEIDEGGER, La Dévastation et l’attente. Entretien sur le chemin de campagne, trad. par P. Arjakovsky
et H. France-Lanord, Gallimard, NRF, l’Infini, 2006, p. 28.
506
Voir « Sérénité », op. cit., éd. cit., p. 179.
507
Id.
508
M. HEIDEGGER, « Pour servir de commentaire à Sérénité », dans Questions III, éd. cit., p. 203-204.
509
Voir par exemple Qu’appelle-t-on penser ? La pensée y est régulièrement présentée comme un se-tourner-
vers ce qui se donne à être pensé.
510
Quinze occurrences dans l’ensemble des épîtres contre deux dans les quatre évangiles canoniques (en Lc 8, 15
et 21, 19).

176
et la patience. C’est la force qui permet à l’homme de supporter, dans une tension paradoxale,
le temps comme un sursis. C’est aussi la puissance qui assure à l’homme la possibilité de
vivre la fin dans son incessant diffèrement. Il s’agit à la fois d’éprouver la fin, la présence
mystique du Sauveur (en un sens que nous préciserons ultérieurement) tout en supportant le
temps. L’hupomonè désigne en quelque sorte cette « persévérance dans l’attente » dont Paul
peut dire qu’il s’agit d’espérer ce que nous ne voyons pas. La parousie est absence, point
aveugle de la connaissance et de la foi. Mais une certaine qualité de relation à cette absence
est donnée dans l’espérance : « Car nous avons été sauvés, mais c’est en espérance. Or, voir
ce qu’on espère n’est plus espérer : ce que l’on voit, comment l’espérer encore ? Mais espérer
ce que nous ne voyons pas, c’est l’attendre avec persévérance [di’ hupomonès] » (Rm 8, 24-
25, TOB). Espérer est inutile à qui voit : le contenu constaté (blepomenè) est un excès, et un
excès si comble, si excessif, qu’il ne laisse place à aucune autre représentation que voir – et se
réjouir de voir. Mais la parousie ne se constate pas dans la présence inaugurée du salut. Dans
cet interstice de la présence et de la parousie trouve place une disposition particulière de
l’existence que Paul nomme « espérance ». Et l’hupomonè désigne justement la résistance de
cette disposition existentielle devant l’impatience d’en finir avec la fin. C’est elle qui
maintient l’invisibilité du point aveugle ; elle qui garde vive l’articulation de la foi (qui reçoit)
et de l’espérance (qui attend) ; elle qui conserve opératif le reste du temps. Il faut un courage
particulier, en effet, pour espérer dans la durée et contre l’impatience d’en jouir
immédiatement le fruit du salut commencé.
2) L’hupomonè désigne aussi ce courage (ou persévérance) qui est à la fois
consentement au diffèrement et endurance dans la persécution. Elle est « patience de
souffrir » comme le dit Charles Péguy : patientia patiendi511. La patience du chrétien apparaît
souvent chez Paul sous la figure du courage, ne serait-ce que parce que celle-ci devient
historiquement la première forme de la fidélité : « Nous mettons notre orgueil dans nos
détresses [thlipseis] mêmes, sachant que la détresse produit la persévérance [hupomonè], la
persévérance la fidélité [dokimè] éprouvée, la fidélité éprouvée l’espérance [elpis] » (Rm 5, 3-
4, TOB). Dans cette chaîne qui s’origine dans les détresses de l’existence (humiliations,
persécutions, effrois) et s’accomplit dans l’espérance de la gloire, la patience (patior) joue un
rôle intermédiaire : elle est acceptation et recueil du temps. Or, qu’est-ce que le temps pour
Paul sinon l’œuvre de Dieu ? Dieu est ho theos tès hupomonès, un « Dieu de patience », un
Dieu qui se manifeste scripturairement et littéralement comme « Dieu de persévérance512 ».

511
Voir C. PEGUY, Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, Gallimard, NRF, 1942, p. 78.
512
Voir par ex. Rm 15, 5.

177
Ainsi, la patience de l’espérance apparaît comme une mimèsis de la patience même de Dieu
qui donne à l’humanité le temps de la conversion. Comme l’écrit Cyprien de Carthage au IIIe
siècle en commentant les propos du beatus apostolus Paulus : « Il a dit juste le jugement de
Dieu, car il est tardif, car il est différé [differtur] bien longtemps pour qu’il soit pourvu au
salut de l’homme par la longue patience de Dieu513 ». La longa Dei patientia est même
présentée dans le traité de Cyprien comme un attribut de Dieu, une Dei res. Qui fait preuve de
patience peut ainsi être appelé Dei patris imitator, « imitateur de Dieu le Père » – imitateur en
ce sens profond qu’à la « ressemblance divine » (similitudo diuina) il participe à l’attribut
divin. Paul ne renierait certainement pas la lecture métaphysique de Cyprien. Le diffèrement
de la fin ouvert par la résurrection est possibilité pour l’homme de divinisation. Dieu se trouve
dans le temps qui reste. Ce reste en est pour ainsi dire l’attribut, la res. En supportant le
diffèrement de la parousie et en endurant les persécutions, le croyant reçoit une grâce, ce qui
revient à dire qu’il « vit par le Christ » : « La patience de Dieu demeure en nous [maneat in
nobis] », dit Cyprien514. L’épreuve du temps est grâce de patience. Elle est donc relation à la
présence. Ni exaltation vide (attente évidée), ni mythification idolâtrique de la fin (béatitude
gnostique), l’hupomonè fait l’expérience au présent, par ouverture existentiale
(Erschlossenheit), de la proximité de ce qui approche.

c) « Kairon echomen » (Ga 6, 10) : le bénéfice du temps

L’hupomonè est donc aussi accueil et praxis. Qui attend se donne à l’attendu. Comme le
dit Heidegger, l’attendant appartient et se configure par son attente même à ce vers quoi celle-
ci est tournée. C’est ainsi, en dépit de l’absence, qu’une espèce de donation y trouve place. Et
quel est le donné du don sinon le temps lui-même ? « Tant que nous avons le temps », écrit
Paul (Ga 6, 10). Kairon echomen : « Nous bénéficions du kairos » : « Nous possédons le
temps ». Le temps est possédé dans l’exacte mesure où il est donné et reçu. « Avoir le temps »
ne signifie donc pas prioritairement disposer d’un avenir indéfini (contrairement à ce que
suggèrent toutes les traductions), mais plutôt posséder maintenant l’occasion de répondre à
l’appel. Cela ne signifie pas bénéficier d’un après grand ouvert devant soi à la manière d’un
horizon dilaté, mais plutôt pouvoir et devoir reconsidérer son existence dans le don, dans la
grâce, dans le délai serré du kairos messianique. L’attente possède ainsi la modalité

513
CYPRIEN DE CARTHAGE, La Vertu de patience, trad. par J. Molager, Cerf, Sources chrétiennes n° 291,
2007, p. 191.
514
Id., p. 195.

178
existentielle de la disposition à l’accueil. Et cette disposition se définit avant tout comme
œuvrer ; elle est une saisie à bras le corps du temps retrouvé dans le diffèrement de la fin. Il
n’est à ce titre pas fortuit que la formule mentionnée plus haut de l’épître aux Galates
s’inscrive dans une péricope de parénèse : « Faisant le bien, ne nous lassons pas : dans le
temps qui convient [kairô] en effet, sans nous relâcher, nous moissonnerons. Ainsi donc,
comme nous recevons le temps [hôs kairon echomen], œuvrons au bien pour tous » (Ga 6, 9-
10, nous traduisons). Nous appelons « œuvre de patience » cette conversion de l’attente en
praxis. La patience reçoit du temps lui-même (c’est-à-dire de Dieu qui s’y donne) le
diffèrement opératif suffisant pour la mise en œuvre de la charité. Le reste du temps se
confond d’ailleurs aisément avec une telle mise en œuvre : le temps reçu est ainsi rendu au
monde, comme en superposition, par la compassion et l’entraide.
C’est aussi de cette manière que l’entend Kierkegaard dans l’un des discours édifiants
intitulé « Garder son âme dans la persévérance ». Le bon Samaritain de l’évangile, l’impur, le
mauvais Juif qui vient au secours de l’homme blessé, y porte même le nom de patience :
« Dirons-nous donc : heureux le malheureux étendu sur le chemin entre Jéricho et Jérusalem ;
car la patience passa devant lui sous les traits du bon Samaritain ?515 » Le bon Samaritain
venant au secours de l’homme à demi mort sur la route est lui-même patience. Il est lui-même
la patience. Il y a en effet, comme nous l’avons suggéré, deux manières de patienter : par
l’attente et par l’œuvre. La patience kairotique n’est plus, selon Paul, du même ordre que
l’attente messianique. L’attente messianique est un guet, un affût : elle est la saveur goûtée de
l’Absent ; l’excès vécu d’une promesse inouïe. Son œuvre rencontre l’autre, certes, mais non
l’autre dans sa divinisation. La Loi, le geste rituel, le sacrifice, la prière, la liturgie du
Temple… sont tout entiers adressés à Dieu. Tous les fidèles, les uns à côté des autres, se
tournent ensemble vers l’Absent en lui dédiant d’un seul cœur toute la fidélité dont l’amour
est capable. Mais la fidélité demeure seule devant son objet. Seule comme la subjectivité
devant Dieu. La patience kairotique consiste plutôt à œuvrer dans la semiabsens516 (qui est
aussi semipraesens) de la fin. L’autre s’y rencontre à la manière d’une catégorie de Dieu. Le
bon Samaritain peut être appelé patience précisément parce que l’homme à terre, le faible, le
souffrant, l’impuissant, l’humilié et l’offensé sont une réalité du Christ à présent disponible
dans le monde. Telle est en effet la conséquence de l’incarnation et de la résurrection du
Messie : la littéralité de la messianité disponible dans le temps. A l’intersubjectivité, qui est

515
S. KIERKEGAARD, « Garder son âme dans la persévérance. Luc XXI, 19 », dans Dix-huit discours
édifiants, trad. par P.-H. Tisseau et E.-M Jacquet-Tisseau, OC VI, l’Orante, 1979, p. 183.
516
Selon l’expression de Pétrarque déjà utilisée.

179
croisement et entrecroisement des perspectives subjectives, se substitue brutalement ce que
Jean-Yves Lacoste nomme la coaffection517, c’est-à-dire le sentir-ensemble des croyants
rassemblés par la « puissance de résurrection » déjà à l’œuvre dans le monde et dans le temps.
« C’est pourquoi nous appelons Dieu le Dieu de patience, peut écrire Kierkegaard, car il est
lui-même la patience et n’est nulle part loin de nous518 ». La proximité littérale de Dieu (ou de
la fin) devient rencontre dans le temps de la messianité matérielle et mondaine. Et non
seulement l’autre homme – tout autre homme – reflète dans le kairos la res de Dieu, mais le
secours qui lui est apporté y devient coaffectivité « dans le Christ », rendant possible et
nécessaire l’œuvre de patience.

Parce que la fin s’y expérimente a maxima, la tension kairotique isole des
comportements d’attente qui s’observent aussi, quoique de manière beaucoup plus discrète,
dans l’existence mondaine profane. Vivre s’éprouve lui-même d’une manière singulièrement
aiguë lorsque la possibilité de la fin se réalise sous la forme de la fin-en-soi. Le baptême, mais
aussi bien le danger, la maladie ou l’imagination eschatologique519 peuvent soudain dévoiler
la vie comme phénomène, c’est-à-dire comme expérience de la facticité. A deux doigts de se
perdre, l’attention à soi, brutalement dépouillée de l’indifférenciation, devient accessible à
elle-même comme expérience interne. Nous pouvons appeler oubli la manière indistincte et
insensible de se tenir dans le monde. Ainsi (nous) oublions-nous lorsque nous réalisons nos
désirs ou accomplissons nos tâches sociales ou pensons mollement à quelque chose dans
l’océan prégnant du on impersonnel. Un tel oubli n’est que la traduction du dévalement
(Verfallens) dans la familiarité quotidienne. Nous pouvons au contraire nommer vie l’oubli
soudain rappelé à l’ipséité, au soi-même, dans quelque situation que ce soit.
La rencontre avec le possible de la fin (entendons : le possible littéralisé) est à même
d’arracher la vie subjective au courant de l’oubli et à la faire accéder à la facticité.
L’avivement de l’inquiétude dans la tension kairotique coïncide avec un certain dévoilement
de l’ipséité. Nous laissons ici de côté l’oubli et le recouvrement de la fin, qui ne sont somme
toute qu’une rétrocession de l’effroi dans la somnolence des habitudes familières. Le motif
pascalien du divertissement peut d’ailleurs se comprendre dans cette perspective comme
enfouissement de l’ipséité dans la vie impersonnelle du on. Mais l’effroi n’est et ne sera
jamais que le premier moment de cet arrachement à la somnolence insensible du sujet enfoui ;

517
Voir J.-Y LACOSTE, Présence et parousie, Ad Solem, 2006, p. 56.
518
S. KIERKEGAARD, « Garder son âme dans la persévérance. Luc XXI, 19 », éd. cit., p. 183.
519
Nous entendons ici par « imagination eschatologique » le pouvoir d’anticipation idéale de la fin.

180
il n’est donc que le premier moment de l’expérience de la facticité. L’effroi est en quelque
sorte la trame sous-jacente, la toile de fond sur laquelle apparaît l’oubli ou, à l’inverse, le
« courage temporel520 ». Nul ne peut simplement en rester à l’état de l’effroi. Celui-ci n’est
donc pas en lui-même une modalité de l’existence, mais plutôt un événement structurant.
Outre l’oubli dans la familiarité quotidienne nous avons identifié trois modalités
distinctes de l’existence en proie à la possibilité littérale de sa fin. 1) La nécessité de subir le
diffèrement de la fin peut d’abord se refuser elle-même et se fuir dans l’impatience d’en finir.
Ainsi en va-t-il pour la colère enfantine ; ainsi pour l’exaltation montaniste. Nous avons
résumé sous la modalité du caprice cette manière propre de précipiter la fin en perdant
l’opérativité du présent. Le temps y est en effet moins éprouvé comme reste que comme
évidement de l’attente et souffrance. 2) Le diffèrement de la fin peut être également nié par
« l’imagination combleuse » qui croit donner à l’attente la jouissance de son but. Ainsi en va-
t-il pour le désir de Mme de Wolmar (La Nouvelle Héloïse) ; ainsi pour la délectation
gnostique. La mythification idolâtrique du telos, qui est proprement une mise en congé du
temps, confère à l’attention l’impression qu’aucun après n’est en mesure de donner sens au
maintenant. Le kairos ne s’y manifeste plus sous la forme de l’occasion, mais plutôt de la
suspension extatique (enstase) close sur elle-même. Une telle mythification procède de
l’incapacité à « patienter le temps » : elle est proprement patientia non patiendi. 3) L’attente
peut enfin recevoir le temps comme reste et comme grâce. Le temps vient. Le temps est ce qui
vient. Ce qui approche. Il est aussi, dans un croisement de présence, ce qui en moi reçoit la
venue, le don, la grâce de ce qui vient. Le reste du temps n’est donc pas seulement un
élargissement minimal du maintenant. Il n’est pas un simple sursis. Il est patience à l’œuvre
(patientia patiendi) et transfiguration possible de l’effroi en agapè. A la découverte
douloureuse et désolée de l’ipséité dans l’effroi succède, dans un mouvement de
réappropriation, la mise en oeuvre du temps (ou ce que Péguy appelle le « courage
temporel ») et la coaffection d’autrui. La « nouvelle créature » (kainè ktisis) dont parle Paul
n’est selon nous pas autre chose que le résultat de cette réappropriation de soi et de cette
coappropriation de l’autre et du monde, au pli de la présence et de la parousie, dans le temps
de la fin.
Nous voulons maintenant questionner cette pliure elle-même. Le temps de la fin n’est-il
que du temps ou s’y insère-t-il de quelque manière son exact contraire, son élément étranger,
son Autre apparemment absolu : le définitif (l’éternité) ? Dieu se trouve-t-il dans le

520
Expression de Charles Péguy. Voir Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne, Gallimard,
NRF, 1942, p. 174.

181
diffèrement de la fin et dans le reste du temps ? Autrement dit : la présence du temps
rencontrée dans la patience (patientia patiendi) n’est-elle encore qu’attente intramondaine ou
déjà inchoation du définitif (du décisif ?), inchoation de la fin, inchoation de la gloire ? Et que
change une telle inchoation, d’un point de vue herméneutique, à l’auto-affection de
l’existence ?

B) « A DECOUVERT DEVANT DIEU » : HERMENEUTIQUE DE LA


PRESENCE

« Pourquoi, après la si longue absence qu’impliquait l’attente messianique, et après


l’accomplissement que réalise enfin la Résurrection du Crucifié, imposer aux hommes
l’épreuve d’un délai sans fin prévisible, demande Jean-Luc Marion521 ». Et ailleurs : « Une
fois acquise la Résurrection, quelle présence nous est donnée ?522 » De telles questions se
posent d’autant plus que l’Ascension du Christ, si elle peut être décrite à la manière d’une
disparition ou d’un devenir-invisible (apophantos523), le croyant se définit lui-même comme
l’être pour lequel une présence nouvelle est donnée. « Ce qui s’offre paradoxalement à
méditer, poursuit Jean-Luc Marion, ne consiste pas en une réduction de la présence à l’esprit,
mais en un renforcement de la présence du corps et de l’esprit tel que, dans l’absence, l’un et
l’autre se trouvent incompréhensiblement maintenus, conservés, sauvés – ressuscités en un
mot524 ».
Comment s’éprouve et se pense selon Paul la présence de l’altérité temporelle
(l’irrévocable, le définitif ou le décisif) dans le kairos de la fin ? Si le kairos s’expérimente en
effet comme pliure de la présence et de la parousie, comment concevoir l’une et l’autre –
l’une par l’autre ? Comment la proximité parousiaque (l’à-venir de Dieu) dévoile-t-elle au
présent sa propre présence ? Et de quelle manière s’affecte elle-même une existence
déterminée par la coalescence du temporel et de l’absolu ? Telles sont les questions
auxquelles ce chapitre veut répondre. En arrière plan de celles-ci, et en continuité des analyses
de saint Augustin sur la relation de l’éternité au temps, se dévoileront progressivement
certains caractères existentiaux spécifiques de la « vie nouvelle ».

521
J.-L. MARION, Prolégomènes à la charité, La Différence, Les Essais, 2007, p. 155.
522
Id., p. 154.
523
Voir Lc 24, 30-31.
524
J.-L. MARION, op. cit, éd. cit., p. 157.

182
1) En Christ ou avec Christ ?

a) L’Evangile : Règne présent ou Royaume à venir ?

La question de la présence actualisée de la fin investit de part en part le Nouveau


Testament. Elle en est la toile de fond tantôt manifeste et tantôt discrète. Dans une optique
strictement théologique le problème est le suivant : Jésus annonce-t-il le Royaume à venir ou
inaugure-t-il le commencement du Règne ? Comme nous l’avons déjà dit, une telle alternative
ne semble pas pertinente. En effet, le Royaume ne peut s’envisager comme à-venir qu’en
étant du même coup facticiellement déjà effectif. (Le remplacement du mot avenir par celui
d’à-venir auquel nous avons procédé voulait déjà suggérer la manière dont ce qui vient se
rencontre au présent comme venir, et donc la manière dont le futur s’existentialise dans la
patience.) Par ailleurs, le Règne ne peut être commencé qu’en ne cessant jamais de
commencer, et ainsi qu’en advenant. Les deux propositions ne se pensent donc pas isolément.
Le Royaume ne vient que dans l’exacte mesure où le Règne est commencé ; le Règne n’est
commencé que dans la mesure où le Royaume approche. L’approche ou la proximité sont en
quelque sorte des modes de présence de la présence, c’est-à-dire de la présence devenue
sensible. C’est pourquoi l’évangile de Jean peut-il faire dire à Jésus au sujet du Jour de la
résurrection des morts : « En vérité, en vérité je vous le dis, l’heure vient – et maintenant elle
est là – où les morts entendront la voix du Fils de Dieu et ceux qui l’auront entendu vivront »
(Jn 5, 25, TOB, nous soulignons). L’à-venir et le présent de la fin coïncident textuellement. Et
bien sûr derrière cette textualité s’impose l’idée d’une coïncidence objective : Erchetai hôra
kai nun estin, « l’heure vient – et maintenant elle est là ». L’incise n’est pas une simple
parenthèse, ni une digression, ni un avertissement, mais dit plutôt à sa manière la présence de
ce qui vient, ou la superposition (plutôt que la concaténation) de ce qui vient à ce qui est.
Comme l’a bien montré Hans Weder, la compréhension du temps présent représentait le point
crucial de la prédication eschatologique de Jésus525. « Il n’y a plus chez Jésus d’alternative
entre présent ou futur du Règne de Dieu, dit l’exégète Allemand, dans la mesure où le Règne
de Dieu s’étend du futur jusque dans le présent. De ce fait, la succession chronologique du
présent et du futur perd tout sens. Le temps décisif est incontestablement le présent et non le

525
Voir H. WEDER, Présent et règne de Dieu. Considérations sur la compréhension du temps chez Jésus et
dans le christianisme primitif, Cerf, Lectio Divina, 2009, p. 52.

183
futur, dans la mesure où le présent acquiert une importance décisive dans la perspective du
futur. Ainsi la fuite apocalyptique pour s’échapper du présent (conçu simplement comme
temps préliminaire à l’apparition du Vrai) est littéralement transformée en une nouvelle façon
d’accéder au présent (comme temps d’apparition du Vrai526) ». Le présent apparaît ainsi
comme l’à-venir de l’eschaton, et cet à-venir de l’eschaton se révèle en sa présence même,
c’est-à-dire en tant qu’expérience.
Dans une optique philosophico-herméneutique, le problème pourrait se formuler de la
manière suivante : la « vie nouvelle » (que nous entendons comme existence s’auto-affectant
sous le régime de la tension kairotique) est-elle tension vers le futur de la fin ou affection de
la fin présente ? Autrement dit : la « vie nouvelle » est-elle davantage constituée par une
conscience en attente ou par la jouissance d’un datum de la gloire ? Mais là encore, comme ce
chapitre se propose de le montrer, l’alternative semble mal posée. L’existence n’est
(pro)tendue que pour autant qu’elle reçoit déjà les fruits (aparchè) de ce qui vient. Et elle ne
peut recevoir de « fruits », par réponse à l’appel (ou par don rendu au don), qu’en tension.
Mais quels sont ces « fruits » ? Quelles sont ces « prémices » ou « commencements527 » ? En
quels termes Paul évoque-t-il la présence de la fin et comment formule-t-il l’avènement du
décisif ou du définitif dans le transitoire ?

b) « En Christô » et « sun Christô » : l’unification présente et l’union à venir

Deux syntagmes idiomatiques reviennent régulièrement dans l’épistolaire paulinien :


« En Christ » (en Christô528) et « avec Christ » (sun Christô529). Nous voyons dans ces deux
expressions une clef philosophique de la conception du temps dans les épîtres. Toutes les
deux permettent d’ailleurs de passer sans heurt de la perspective théologique à la perspective
herméneutique dans la mesure où elles désignent, plus que la nature métaphysique du temps,
deux modalités de relation existentielle au telos de tout étant et de toute vie possibles.
Examinons quatre occurrences significatives de l’idiome en Christô afin d’en comprendre le
sens, nous en tenant à la seule épître aux Romains. 1) « Il n’y a donc, maintenant, plus aucune
condamnation pour ceux qui sont en Jésus Christ [en Christô Ièsou]» (Rm 8, 1, TOB, nous
526
Id., p. 57.
527
Le terme άπαρχή, spécifiquement paulinien (à l’exception d’une occurrence dans l’épître de Jacques et d’une
autre dans l’Apocalypse), apparaît six fois dans l’épistolaire, en Rm 8, 23 ; 11, 16 ; 16, 5 ; 1Co 15, 20 ; 16, 15 ;
2Th 2, 13. Il désigne la plupart du temps le caractère premier d’une révélation.
528
L’expression έν Χριστω et ses équivalents (έν θεω ou έν κυριω) apparaissent plus de 90 fois dans les seules
épîtres authentiques.
529
L’expression σύν Χριστω et ses équivalents, beaucoup plus rares, apparaissent 4 fois dans les épîtres
authentiques.

184
soulignons). Etre en Jésus, c’est participer de sa « personne » et de sa « puissance ». La
reconnaissance messianique, mais aussi bien la conformation de sa vie aux exigences
évangéliques, unissent l’homme à la puissance christique désormais disponible dans le
monde. C’est donc maintenant (nun), dans le reste du temps (ho nun kairos), que s’opère la
conformation au Christ par la foi. En Christô exprime avec netteté le lien organique unissant
le croyant à la « puissance de résurrection » œuvrant dans le monde. Participation,
conformation, union, lien : le Christ, absenté selon la chair mais pneumatiquement donné
dans le kairos, est agissant dans l’existence médiatisée du croyant. 2) « En Christ [en Christô]
je dis la vérité, je ne mens pas, par l’Esprit Saint ma conscience m’en rend témoignage » (Rm
9, 1, TOB, nous soulignons). L’expression en Christô ne renvoie ici aucunement à une
manière de « jurer » ou de prendre le Christ à témoin, comme si Paul disait : « Par le Christ, je
vous assure que je ne mens pas ! » Il s’agit plutôt d’insérer la parole, le logos particulier, dans
une vérité qui se laisse saisir et proférer. La vérité prend place dans la parole pour autant que
celle-ci, dans un double rapport d’appropriation, se laisse déterminer par celle-là. La
préposition en exprime en l’occurrence la co-inclusion du logos et de l’alètheia rendue
disponible par la présence pneumatique du Christ. Selon l’évangile de Luc, la dernière parole
de Jésus sur la croix fut celle-ci : « Père, en [eis] tes mains je remets mon esprit » (Lc 23, 46).
La parole de l’apôtre est un abandon et une attente du même ordre, la signification de la
préposition grecque en recouvrant en l’occurrence celle du eis. Dessaisie de son intention
propre le logos apostolique noue l’écoute au dire et devient homologein du Christ530. 3) « En
effet, comme nous avons plusieurs membres en un seul corps et que ces membres n’ont pas
tous la même fonction, ainsi, à plusieurs, nous sommes un seul corps en Christ [en Christô] »
(Rm 12, 4-5, TOB, nous soulignons). La présence du Christ est également mesurée par Paul à
l’aune de l’unité ou de la cohésion du corps mystique. A l’absence selon la chair se substitue,
par la puissance de l’Esprit, l’unité du corps spirituel. Il ne peut être question ici d’interroger
le contenu métaphysique du concept paulinien de corps mystique. Une telle entreprise relève
de la théologie (voir infra III, B, 4). Mais nous remarquons que la ligatio renouvelée du
peuple des croyants, au-delà de la simple intersubjectivité (phénoménologique) et au-delà de
l’empathie (l’Einfühlung chère à Edith Stein), substantialise en quelque sorte déjà la présence
du telos dans le temps. A défaut de pouvoir être déjà « corps de gloire » du Christ (sôma tès

530
C’est dans une direction similaire que Heidegger interprète le Logos héraclitéen : « Ούκ έµου του Λόγου
άκούσαντας : ‘‘Si vous ne m’avez pas seulement prêté l’oreille (à moi qui vous parle), mais si vous vous tenez
dans une appartenance capable d’écouter, alors le véritable entendre est.’’ Mais qu’est-ce qui est alors, quand il
est ? Alors όµολογειν est, lequel ne peut être ce qu’il est, si ce n’est comme un λέγειν. Entendre, au sens propre,
appartient au Λόγος » (voir « Logos », dans Essais et conférences, trad. par A. Préau, Gallimard, TEL, 1984, p.
262).

185
doxès531), les baptisés forment déjà dans le kairos une totalité organique. Dans l’être-un (hen
esmen) en Christ, tous les croyants sont allèlôn melè, dit Paul, « membres les uns des autres »
(Rm 12, 5). Le corps n’est pas ici une simple métaphore de l’interdépendance, mais le nom de
la coexistence des hommes dans la foi. Aux liens visibles du mépris ou du secours, de
l’indifférence ou de l’amitié, de la haine ou de l’amour, vient s’adjoindre de manière invisible
(c’est-à-dire événementielle plutôt que factuelle) l’unité de ce qu’Augustin appellera plus tard
la civitas Dei. 4) « Je vous recommande Phoebé, notre sœur, ministre de l’Eglise de
Cenchrées. Accueillez-la dans le Seigneur [en kuriô] d’une manière digne des saints » (Rm
16, 1-2, TOB, nous soulignons). Accueillir un frère ou une sœur « en Christ », ce n’est pas
seulement ouvrir sa porte à un ami, quelque importance que l’on accorde à la philia. Cela
consiste moins à rencontrer un alter ego ou à offrir l’hospitalité à un semblable qu’à recevoir
ni plus ni moins qu’une part du Christ en sa présence. Se dresse désormais entre un homme et
un autre homme, de foi à foi, la présence pneumatique de l’accomplissement. Chaque
rencontre particulière peut alors se vivre comme mimèsis des réjouissances du « banquet
eschatologique » ou comme inchoation temporelle, en quelque sorte iconique, du salut final.
A quelle nature de la présence l’en Christô nous renvoie-t-il ? Paul veut assurément dire
qu’en dépit de son absence selon la chair (depuis l’Ascension) le Christ imprime et exprime la
vie de Dieu en chacun des croyants. Il n’est pas indifférent que l’expression puisse valoir dans
les deux sens. Le croyant est « en Christ » tout autant et pour autant que le Christ est « en
lui » : « Si Christ est en vous… » (Rm 8, 10) ; « par la vérité du Christ en moi » (2Co 11, 10) ;
« Christ parle en moi » (2Co 13, 3) ; « ne reconnaissez-vous pas que le Christ est en vous ? »
(2Co 13, 5). La présence est coprésence, croisement, rencontre, imprégnation, nouement. Elle
s’opère dans la temporalité de la foi partagée, de la joie vécue, et en tant que telle ne
s’apparente pas encore à la parousie, bien que le temps de cette présence ne soit plus le temps
profane, comme le remarque justement Karl Barth : « Qu’y a-t-il en Christ Jésus ? Cette
chose terrifiante que dans l’histoire a lieu une abolition de cette histoire, dans l’enchaînement
connu des choses, une rupture de cet enchaînement, dans le temps, un arrêt de ce temps532 ».
Mais l’ « abolition de l’histoire » et l’ « arrêt du temps » s’effectuent dans l’histoire et dans le
temps. Le kairos est justement le temps d’une crise du temps. La présence du Christ vécue par
le croyant n’est donc pas encore parousie. Cette distinction de la présence et de la parousie
demeure la condition déterminante de la présence elle-même.

531
Voir Ph 3, 21.
532
K. BARTH, L’Epître aux Romains, Labor et fides, 1972, p. 101.

186
La présence éprouvée comme médiatisation de l’à-venir (1), comme homologie du
définitif (2), comme ligatio événementielle des hommes (3) et comme mimèsis iconique du
banquet eschatologique (4) ne donne pas accès à la fin elle-même, qui demeure un horizon. Il
semble en effet que Paul choisisse une autre expression pour nommer la relation post-
eschatologique de Dieu à l’homme et de l’homme à Dieu. La première épître aux Corinthiens
parle certes d’une immixtion de Dieu en tous pour désigner la réalité future de la parousie :
« Et quand toutes choses lui auront été soumises, alors le fils sera soumis à Celui qui lui a tout
soumis, pour que Dieu soit tout en tous [panta en pasin] » (1Co 15, 28, TOB, nous
soulignons). Le salut définitif et parousiaque semble pouvoir se formuler d’une manière aussi
simple que celle-ci : tout Dieu en tout homme ; tout de Dieu dans la totalité de chacun et de
l’humanité. Paul utilise préférentiellement l’expression sun Christô pour désigner, autant que
possible533, l’accomplissement factuel du dénouement parousiaque : « Mais si nous sommes
morts avec Christ, nous croyons que nous vivrons aussi avec lui [suzèsomen autô] » (Rm 6, 8,
TOB, nous soulignons) ; « car nous le savons, celui qui a ressuscité le Seigneur Jésus nous
ressuscitera nous aussi avec Jésus [sun Ièsou] » (2Co 4, 14, TOB, nous soulignons) ; « j’ai le
désir de m’en aller et d’être avec Christ [sun Christô] » (Ph 1, 23, TOB, nous soulignons) ;
« ensuite nous, les vivants, qui serons restés, nous serons enlevés avec eux sur les nuées, à la
rencontre du Seigneur, dans les airs, et ainsi nous serons toujours avec le Seigneur [sun
kuriô] » (1Th 4, 17, TOB, nous soulignons).
Être sun Christô ne peut se dire qu’au futur, dans sa dimension d’absence ou de
frustration, et ne peut se dire que d’une situation contre-mondaine ou contrefactuelle. Comme
le remarque justement l’exégète Jean-François Collange : « La préposition sun indique une
communion personnelle et profonde. Dans les textes pauliniens cette communion s’établit à
deux moments privilégiés : à la Parousie d’une part, lors de la participation à la mort du Christ
de l’autre, participation marquée par le baptême, mais dont les effets se font sans cesse sentir
dans la vie du croyant. Comme le dit M. Bouttier de façon suggestive : ‘‘L’expression sun
Christô soutient le en Christô de la vie présente à ses deux extrémités, elle nous en dévoile les
tenants et les aboutissants’’534». Sans viser exclusivement la parousie, l’idiome paulinien sun
Christô renvoie de toute évidence le lecteur à une réalité future voire à une situation
d’existence atemporelle (donc de transfiguration de l’existence en divinisation définitive).

533
Le petit nombre des occurrences de cette expression (4 fois en tout dans l’épistolaire authentique) nous laisse
entendre deux choses : 1) que la prédication paulinienne est plus largement orientée vers le présent de la foi que
vers la spéculation post-eschatologique ; 2) que la rencontre parousiaque, dans la stratégie argumentative de Paul
impose une limite au dire.
534
J.-F. COLLANGE, L’Epître de saint Paul aux Philippiens, Delachaux et Niestlé, Commentaire du Nouveau
Testament, Xa, 1973, p. 63.

187
Nous pensons que l’usage différencié des deux expressions permet à Paul de maintenir
l’insu du salut dans le temps, ou l’incomplétude du définitif, ou encore la nécessité facticielle
de la patience et de l’œuvrer messianique. La parousie doit demeurer le point aveugle de la
présence, faute de quoi la présence, réduite à elle-même, perdrait dans la familiarité et
l’habitude sa force de paraître et sa puissance performative. Mais alors, de quelle manière le
présent messianique est-il déjà fécondé par la fin ?

c) Le définitif et le décisif

Nul en ce monde ne peut avoir fait l’expérience de l’avec, où plus rien n’advient de
clairement dicible. Nul n’a reçu le tout de Dieu, et nul ne peut ici le recevoir. Sans doute n’y
a-t-il d’ailleurs aucune expérience possible de l’avec puisque celui-ci nomme l’extraction
définitive hors du monde, hors de l’histoire et hors du temps. En revanche, à bien considérer
la différence conceptuelle du décisif et du définitif535, l’en-Christ est une expérience possible
du décisif donné dans le temps. Le désir du définitif habite assurément l’homme, et peut-être
plus foncièrement encore que le désir de l’immortalité. Tout ce qui possède une importance
ou une valeur particulière dans la vie quotidienne voudrait pouvoir être haussé au rang du
définitif, c’est-à-dire de l’indépassable et du permanent. Ainsi de la déclaration d’amour, qui
n’a de sens qu’à supposer qu’un « pour toujours » formel l’accompagne. Ainsi de la beauté,
dont la jouissance esthétique accompagne le discret désir d’immobilité : « Les intérieurs de
Vermeer nous présentent un homme à demeure et dont l’être-à-demeure, à en croire les
tableaux, ne souffre d’aucun déficit », écrit Jean-Yves Lacoste536. Mais ni le définitif ni le
sans-déficit n’appartiennent au monde, sinon dans l’instant d’un désir suspendu (mais
évanescent). « Nous vivons sous le gouvernement du temps et dans un monde, pour laisser
parler un non-philosophe, dont la figure, schèma, a pour destin de passer, écrit encore Jean-
Yves Lacoste. Si cette figure passe, comme le dit Paul de Tarse, c’est pour qu’un autre monde
advienne dont la figure ne passera pas. Le monde tel quel, le nôtre, n’a pas la qualité du
définitif537 ». Non seulement les « choses » y passent et changent, mais l’homme, face aux
autres hommes, peut toujours s’y reprendre, refaire ou redire ce qui a été fait ou dit :
précisément parce qu’il y a encore du temps et de la succession, toute parole ou toute action

535
Nous entendons ici par décisif le choix possible (ou le désir) de se reconnaître en Christ et par définitif le
« Dieu tout en tous » de la parousie future. Le décisif est en quelque sorte inchoation du définitif, et le définitif
est glorification du décisif. L’un se pense par l’autre mais ne peut être confondu avec lui.
536
J.-Y. LACOSTE, Etre en danger, Cerf, Passages, 2011, p. 359.
537
Id., p. 358.

188
peuvent être corrigées, remédiées ou réparées, du moins quant à certains de leurs effets. Le
pardon des offenses reçues, si déterminant dans l’éthique évangélique538, n’est possible qu’à
la condition que ni cet homme ni cet autre, ni les deux dans leur relation à Dieu ne soient
entrés dans le régime du définitif. La possibilité du pardon évangélique appartient à la
structure du temps décisif, non à celle du temps définitif. La différence du décisif et du
définitif, comme celle de l’en et du sun, est donc à maintenir. La pensée de Paul s’y abreuve
sans cesse. Dans le présent de la foi, qui est approche de la fin, se rencontrent déjà les traits du
décisif, mais non pas encore ceux du définitif – qui structurent ceux-là par leur absence
même. Dieu – l’Autre du temps539 – ne peut se présentifier dans le temps qu’à la condition
d’une tension (la tension kairotique) elle-même donnée dans le pli expérimentable d’une fin
en retrait. La fin ne vient jamais que comme à-venir. Mais dans cet à-venir de la fin, dont les
contours sont dessinés par l’absence (c’est-à-dire par le futur indéterminé) de la parousie, se
donne à vivre une présence au présent. Le présent de le diffèrement de la fin, avons-nous dit,
est aussi un présent différent, un présent qui diffère de lui-même, un présent renouvelé et
redécouvert. Kairos n’est plus chronos. En lui se rencontre, sous la figure du monde qui
passe, l’approche du définitif. En lui s’éprouve de manière particulièrement claire cette
inchoation temporelle de la fin que nous appelons le présent décisif.

2) « Ephapax » (Rm 6, 10) : le présent décisif

a) L’expérience de l’irrévocable

Il est parfois donné à l’homme, dans la situation du monde et du temps, de faire


l’expérience de cela même qui semble résister au monde et au temps. Par une trouée que
l’attention vit souvent sur le mode de la joie, l’immuable s’appréhende parfois dans la durée.
Une intelligence qui comprend d’un seul coup que la somme des angles d’un triangle est

538
A tel point que la « remise des dettes » figure dans l’unique prière confiée par Jésus à ses disciples. Voir Mt
6, 9-15 et Lc 11, 2-4. « Dieu requiert de notre part que nous pardonnions à notre prochain les offenses qu’il nous
fait, commente saint Thomas d’Aquin. […] Si nous agissions autrement, il ne nous pardonnerait pas » (Le Pater
et l’Ave, Nouvelles éditions latines, Docteur Commun, 1988, p. 119). Le salut de l’homme n’est ainsi corrélé au
pardon qu’il peut accorder aux autres qu’à la condition que le salut se joue déjà maintenant sous le régime du
non-définitif.
539
Au sens où saint Augustin peut écrire : « Tes années ne sont qu’un seul jour, et ton « jour », il n’est pas là
jour après jour, mais aujourd’hui, et ton « aujourd’hui » ne cède pas plus devant un « demain » qu’il ne succède
à un « hier ». Ton « aujourd’hui », c’est l’éternité [hodiernus tuus aeternitas] », Confessions, XI, XIII,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, dir. Lucien Jerphagnon, 1998, p. 1040.

189
nécessairement égale à deux angles droits, quelle que soit la dimension ou la forme du
triangle, rencontre en pensée une propriété géométrique indépendante du monde et du temps.
Une semblable nécessité, parce qu’elle donne idée d’un absolu (c’est-à-dire d’un pensable qui
ne tient jamais, inconditionnellement, qu’à soi), s’offre à penser comme un éternel en droit.
La nécessité rationnelle ouvre ainsi à l’activité noétique le champ d’une permanence
métaphysique. Les « notions universelles » (to katholou) dont parle Aristote dans les Seconds
analytiques se révèlent annonciateurs d’une éternité suprasensible possible et pensable :
« L’universel, ce qui s’applique à tous les cas, est impossible à percevoir, car ce n’est ni une
chose déterminée, ni un moment déterminé, puisque nous appelons universel ce qui est
toujours et partout540 ». A la pensée du katholou, ce « toujours et partout » (aei kai pantachou)
qui vient à l’esprit, s’adjoint parfois le sentiment délicieux d’accéder à une géographie
intelligible préétablie et immobile541. « Le triangle a ses angles égaux à deux droits » :
quoique la noèse de cette propriété n’ait d’intelligibilité vis-à-vis d’elle-même que dans une
situation mondaine et temporelle, un tel jugement porte en lui la nécessité intrinsèque de l’aei
kai pantachou. Si le particulier (le toionde et le tode ti dont parle Aristote542) se comprend sur
le mode de l’existence, selon la terminologie scolastique, l’universel (katholou), lui, se
comprend sur le mode de la subsistance543. Se donnent à penser des universaux subsistants
sous la forme de noèmes envisageables tels quels pour l’éternité. Ce qui est ainsi pensable
dans la fluence du temps ne le serait pas autrement in aeternam.
Mais la noèse de noèmes éternellement valables n’éternise aucunement la pensée qui
s’en trouve capable. Aventure étrange s’il en est : la pointe de notre attention concentrée sur
son objet et portée à la rencontre de subsistants atemporels n’intemporalise pas le moins du
monde la subjectivité pensante. Tout au plus fait-elle provisoirement oublier le temps et
s’effectue-t-elle dans la contre-temporalité de l’extase intellectuelle. Sénèque a beau se
convaincre que la conversation partagée avec les meilleurs esprits du passé – ces « familles de
nobles génies » – parvient à convertir l’existence fugace en condition immortelle (in

540
ARISTOTE, Organon, IV, « Les Seconds analytiques », I, 31, trad. par J. Tricot, Vrin, 1987, p. 147. Texte
grec : Analytica priora et posteriora, éd. établie et annotée par W. D. ROSS, Oxford Classical Texts, 1988, p.
154.
541
C’est ce que constate et précise dans une perspective strictement platonicienne le mathématicien Alain
Connes contre l’avis du neurobiologiste Jean-Pierre Changeux : « Il existe indépendamment de l’homme une
réalité mathématique brute et immuable […] Lorsqu’il se déplace dans la géographie des mathématiques, le
mathématicien perçoit peu à peu les contours et la structure incroyablement riche du monde mathématique » (J.-
P. CHANGEUX et A. CONNES, Matière à pensée, Odile Jacob, Poche, 2000, p. 48-49.)
542
Voir ARISTOTELIS, Analytica priora et posteriora, éd. cit, p. 154.
543
Voir B. RUSSELL, Problèmes de philosophie, trad. par F. Rivenc, Bibliothèque philosophique Payot, 1989,
p. 123.

190
immortalitatem uertendae544), la nature métaphysique de l’objet pensé ne transforme pas la
nature physique du sujet pensant. L’immortalité dont parle Sénèque dans la Brièveté de la vie
n’est qu’une métaphore de la plénitude puisque ce qui se pense sub specie aeterni ne se pense
pas pour autant in aeternam. Il existe bien cependant une manière pour l’attention de se porter
à la rencontre d’universaux subsistants par une activité propre dans laquelle se donne à
deviner quelque chose comme une persistance intemporelle.
L’homme rencontre de l’irréparable dans le temps même. Ce qui est fait, ce qui est dit,
est toujours fait ou dit une seule fois et une fois pour toutes. En vertu de l’irréversibilité
temporelle, le geste que je fais, le mot que je prononce, ne peuvent plus être effacés. Je peux
certes me reprendre, m’excuser, regretter, mais cette manière de se débattre contre l’accompli
manifeste assez, paradoxalement, le caractère irréparable de l’agir temporel. L’expérience
commune du temps est en soi une expérience de l’irréversibilité, et donc de l’irrévocable.
Mon état présent, aussi insignifiant soit-il, peut même être pensé comme un hapax, un unique
une-seule-fois, dans l’ensemble du temps cosmologique. Quelque insignifiante que soit la
seconde à présent vécue, l’expérience de ce moment n’a jamais eu aucun équivalent antérieur,
ni n’aura jamais aucun équivalent postérieur. Le temps est une succession d’états dans
lesquels l’étant paraît non seulement « nouveau » (neos), mais « sans cesse toujours
nouveau » (aei neos sunechôs) selon la formule d’Héraclite545. Comme a pu l’écrire Vladimir
Jankélévitch en guise de consolation : « La plus fragile fulguration, fragile comme un feu
follet dans la nuit, fonde la plus ineffaçable quoddité : car si la vie est éphémère, le fait
d’avoir vécu une vie éphémère est un fait éternel546 ». Le caractère impérissable de la
quoddité, comme le caractère irrévocable de tout ce qui se trouve donné à être dans le temps,
pourrait en un sens laisser penser que du définitif se rencontre déjà au présent. « L’Irréparable
c’est que les choses soient ainsi comme elles sont, de cette façon ou d’une autre, livrées sans
remède à leur manière d’être, écrit Giorgio Agamben. Irréparables sont les états de chose,
quels qu’ils soient : tristes ou joyeux, atroces ou bienheureux. Comment tu es, comment est le
monde – tel est l’Irréparable547 ». L’homme est précisément l’être qui, en se heurtant aux
choses, s’ouvre pour ainsi dire métaphysiquement à ce qui n’est pas une chose : l’irrévocable
de la quoddité.

544
Voir SENEQUE, La Brièveté de la vie, XV, 4.
545
Voir Héraclite, fragment 6 : Ό ήλιος ού µόνον νέος έφ’ήµέρι έστίν, άλλ’άεί νέος συνεχως, « le soleil n’est pas
seulement nouveau chaque jour, mais sans cesse toujours nouveau ».
546
V. JANKELEVITCH, La Mort, Champs Flammarion, 1985, p. 460.
547
G. AGAMBEN, « L’Irréparable », dans La Communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, trad.
par M. Raiola, Seuil, La Librairie du XXe siècle, 1990, p. 95.

191
Mais l’irrévocable de la situation donnée n’est pas tout à fait de l’ordre du définitif. Le
phénomène du pardon, comme nous l’avons déjà dit, peut apparaître à bien des égards comme
une limitation herméneutique du définitif. Lorsqu’un homme pardonne efficacement à celui
qui l’a blessé, c’est-à-dire lorsque la dette contractée dans la violence est entièrement et
absolument remise (lorsqu’elle échappe dans sa totalité, non à nos mémoires respectives, mais
à nos volontés en construction), se dissipe le caractère irrévocable de l’injustice. Ce pardon
que Vladimir Jankélévitch appelle le « pardon fou » (acumen veniae), et qui est pardon
hyperbolique, sans raisons ni intérêts, est aussi et surtout une « intention de paix
perpétuelle548 » rayonnant aussi bien sur le passé que sur l’avenir. Mon pardon peut être en un
sens plus irrémissible que la blessure reçue. Sans effacer la quoddité purement métaphysique
de l’injure, ni la réalité factuelle de la blessure passée, le pardon, passant outre et récusant les
conséquences attendues du passé, ouvre un nouveau possible dans l’ordre des relations
humaines. Ce possible improbable impose une limite au définitif. La quoddité, pour n’être pas
métaphysiquement révocable, l’est au moins herméneutiquement : la libération morale, cette
joie de la réconciliation consécutive au pardon, nous avertit de la substantialité affective de
l’effacement des dettes. Mais la parousie seule est le royaume du définitif. Tant qu’il y a du
temps, tant que les affections et coaffections humaines se déroulent dans le temps,
l’irrévocable et le définitif demeurent incomplets. Comment se présente alors à nous l’ombre
portée de la parousie sur le temps vécu ? Encore une fois : comment la présence se donne-t-
elle ?

b) Le présent décisif

Paul emploie dans l’épître aux Romains un terme inédit dans le vocabulaire
néotestamentaire549 pour désigner la manière dont s’éprouve le caractère décisif de la vie
messianique. Ce mot, c’est ephapax, que la plupart des traducteurs rendent par l’expression
« une fois pour toutes ». Il arrive parfois à Paul d’employer le terme dans sa signification la
plus ordinaire. Ainsi dans la première lettre aux Corinthiens : « Ensuite [le Christ] est apparu
à plus de cinq cents frères à la fois [ephapax] » (1Co 16, 6, TOB, nous soulignons). Mais dans
l’épître aux Romains, comme plus tardivement dans l’épître aux Hébreux550, le mot semble

548
V. JANKELEVITCH, Le Pardon, dans Philosophie morale, Flammarion, Mille et une pages, 1998, p. 1139.
549
Ni les évangiles synoptiques, ni l’évangile de Jean, ni les Actes, ni les épîtres de Pierre, Jacques et Jean, ni
l’Apocalypse ne l’emploient.
550
Voir He 7, 27 ; 9, 12 et 10, 10. En chacune de ces occurrences έφάπαξ désigne l’immutabilité et
l’irrévocabilité de l’offrande christique.

192
chargé d’une forte détermination conceptuelle. Il ne s’agit plus alors de marquer simplement
l’unicité d’un fait, mais plutôt d’en signaler l’irréversibilité historique. Comme le remarque
James D. G. Dunn : « L’ephapax met en évidence la différence entre la perspective
chrétienne, structurée sur l’eschatologie juive, et les conceptions cycliques de l’histoire […]
La mort du Christ marque le point final de l’histoire ainsi que de l’âge cosmique délimité à
une extrémité par l’entrée de la mort dans le monde et à l’autre extrémité par sa fin551 ». Le
contexte théologique est en effet le suivant : Paul, évoquant le baptême dans la mort du
Christ, pose que l’ensevelissement avec le Christ place l’homme « en nouveauté de vie » (en
kainotèti zôès). L’union du baptisé à la mort du Christ annonce et assure l’union à sa
résurrection. C’est alors que Paul écrit : « Nous le savons en effet : ressuscité des morts,
Christ ne meurt plus ; la mort sur lui n’a plus d’empire. Car en mourant, c’est au péché qu’il
est mort une fois pour toutes [tè hamartia apethanen ephapax] ; vivant, c’est pour Dieu qu’il
vit. De même vous aussi : considérez que vous êtes morts au péché et vivants pour Dieu en
Jésus Christ » (Rm 6, 9-11, TOB, nous soulignons). Ephapax désigne à première vue la
caractéristique de la victoire du Christ sur la mort. Cette victoire, dans une perspective
théologique, appartient au règne du définitif552. Elle raccorde, par la puissance de Dieu, le
temporel au parousiaque. « Le caractère décisif [decisiveness] de la mort du Christ est ici
pointé, commentent les biblistes William Sanday et Arthur Headlam. C’est le point de rupture
avec les sacrifices du Lévitique : ceux-ci doivent être répétés ; la mort du Christ, non553 ».
L’ephapax désigne donc bien à la fois l’unicité et l’irrévocabilité de la victoire du Christ sur
le péché.
Mais l’analogie opérée par Paul entre le triomphe du Christ et la manière dont le baptisé
doit désormais considérer sa propre vie (houtôs kai humeis logizesthe heautous, « et vous
aussi, considérez-vous vous-mêmes… », dit précisément le texte) laisse entendre au lecteur
que l’ephapax christique appartient aussi, par participation, à l’existence messianique. C’est
bien « une fois pour toutes » que le vieil homme (ho palaios anthrôpos) cède selon Paul à la
grâce. « Un fondamentalement Autre, commente Karl Barth, est entré ‘‘une fois pour toutes’’
dans mon champ de vue. Cet Autre, saisi comme le Vis-à-vis avec qui je suis visiblement un,
aussi certainement que je suis visiblement un avec le Christ mourant, ce ressuscité, ce mort à
la vie dans le péché, ce vivant en Dieu, c’est l’homme, l’individu, l’âme et le corps ;… il se

551
J. D. G. DUNN, Romans, 1-8, Word Biblical Commentary, 38A, 1988, p. 323. Nous traduisons.
552
C’est en ce sens que Luther comprend Rm 6, 9-11 dans son Cours sur l’épître aux Romains, traduisant
έφάπαξ (ou plutôt le semel de la Vulgate) par l’expression « pour l’éternité », voir LUTHER, Œuvres I,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, p. 46.
553
W. SANDAY et A. HEADLAM, Romans, The International Critical Commentary, T & T Clark, 1992, p. 160.
Nous traduisons.

193
tient à ma place, il est Moi554 ». Il s’agit bien pour le baptisé d’entrer dans un régime
d’existence dans lequel une succession s’est produite – le basculement du péché vers la grâce
– d’une manière irréversible : « Tes péchés te sont pardonnés ! C’est ce qui explique que le
Christ ne meurt plus, parce que l’ordre de succession mort et résurrection n’est pas
réversible ;… c’est ce qui explique que l’ordre de succession péché et grâce ne l’est pas non
plus555 ». Cet ordre de succession non réversible, cette effraction de l’irréversibilité dans
l’auto-affection de l’existence, c’est ce que nous appelons le décisif. Il est évident que le
caractère ineffaçable et non réitérable des sacrements de l’Eglise catholique, en tant que
sceaux (sphrageis) de Dieu, procède intentionnellement d’un décisif opératoire556. Il y a bien
dans la liturgie, nous le redirons, une tension du décisif vers le définitif, comme si l’action
sacramentelle anticipait de manière décisive l’eschaton. « Qui dit liturgie ne dit pas
dévoilement et avent du définitif, écrit Jean-Yves Lacoste. L’expérience liturgique est
expérience sacramentelle. Qui dit ‘‘sacrement’’ parle de dons consentis à l’histoire. Qui dit
histoire dit distance par rapport aux eschata. Mais qui dit liturgie dit aussi les conditions
d’une paix, données certes sur un mode précaire dans le temps qui nous conduit à la mort,
capable toutefois de mettre entre parenthèses les logiques soucieuses qui gouvernent le temps
du monde557 ».
Le caractère décisif du présent messianique ne se rencontre donc pas seulement dans le
cadre d’une métaphysique du sacrement, mais d’abord et avant tout dans l’expérience de la
vie facticielle chrétienne. Bien sûr, cette « mise entre parenthèses » des logiques qui
gouvernent le temps s’expérimente de manière parfaitement profane sur le mode de la
résolution ou du serment, pour n’évoquer que ces exemples. Qu’est-ce qu’une résolution,
qu’est-ce qu’un serment, sinon la décision de rendre décisive une volonté qui se professe ? Et
quand bien même nous reviendrions factuellement sur notre résolution en ne la respectant pas,
quand bien même serait-elle sans lendemain, le fait d’avoir été résolu – ne fût-ce qu’un bref
instant – nous fait connaître le caractère potentiellement décisif d’un choix saisi dans la
fragile évanescence du Devenir. Il est d’ailleurs paradoxalement possible de « donner sa
parole » en devinant qu’on n’en respectera peut-être pas l’engagement, tout en éprouvant
intimement la gravité décisive de notre propre volonté. En plus de « garantir la vérité et

554
K. BARTH, L’Epître aux Romains, Labor et Fides, 1972, p. 200.
555
Id.
556
Voir Catéchisme de l’Eglise catholique, § 698.
557
J.-Y. LACOSTE, Présence et parousie, Ad solem, 2006, p. 131.

194
l’efficacité du langage558 », le serment ouvre à elle-même la volonté en la spécifiant comme
décision. « L’homme de parole, écrit Georges Gusdorf, s’affirme au cœur de la réalité
humaine ambiguë comme un repère et un jalon, comme un élément de calme certitude559 ».
Qui s’est résolu ne serait-ce qu’une fois, qui n’a qu’une seule fois « donné sa parole » en
conscience, a éprouvé la puissance de la volonté sur le temps et s’est rendu compte qu’une
tension décisive vers le définitif y était malgré tout possible. Même falsifiable, la parole
donnée fait entrer le sentiment de la certitude dans la mouvance du changement. Dans la
mesure où le mépris factuel d’une résolution n’efface aucunement l’expérience subjective de
l’être-résolu, dans la mesure donc où la valeur de la résolution n’est pas abolie par la fragilité
de sa validité, le temps apparaît à l’homme, qui est un être capable de serment, comme le
domaine possible de l’absolu.
Mais la promesse de l’ephapax dont parle Paul nous conduit plus loin encore que
l’expérience profane de l’être-résolu. Le définitif rencontré par l’être en « nouveauté de vie »
n’est pas seulement de l’ordre d’un serment consenti ou donné de tout cœur. Il n’est pas
seulement une résolution proclamée devant Dieu ou devant l’autre. Le décisif de l’ephapax
est une promesse reçue avant de pouvoir être une promesse donnée. L’offrande du corps du
Christ précède nécessairement le baptême dans l’Esprit. Pour le dire autrement : l’événement
messianique précède et rend possible l’entrée de l’existence croyante (ou l’auto-affection de
la vie nouvelle) dans la temporalité du décisif. Et c’est dans ce nouement que se tient la
différence du serment prosaïque et de l’ephapax messianique. Parce que l’existence du baptisé
se déroule coram Deo, c’est-à-dire dans une réceptivité fondamentale à l’altérité de la grâce,
toute promesse – renoncer au pouvoir du péché par exemple – est exigée du dehors. Répondre
à une promesse par une promesse, c’est tout autre chose que faire serment. Dans le serment
profane, l’homme n’est tenu que par sa volonté et le respect des témoins. C’est sans doute
déjà beaucoup, car ainsi la parole (la « parole d’honneur ») engage la volonté et la fait exister
objectivement devant l’autre. Mais dans la promesse vécue par l’existence messianique, le
baptisé porte en lui, à la manière d’un sigillum pour reprendre le vocabulaire du Magistère,
l’ephapax de la résurrection. Le caractère décisif de toute décision et de toute praxis renvoie
le croyant de manière efficiente au définitif parousiaque. L’engagement ne s’effectue pas
seulement dans le temps, mais coram Deo, dans une relation à un autre que soi et à un autre
que l’autre. Si le serment profane ne tient son caractère décisif qu’à l’effet produit par

558
G. AGAMBEN, Le Sacrement du langage. Archéologie du serment, trad. par J. Gayraud, Vrin, Textes
philosophiques, 2009, p. 12.
559
G. GUSDORF, La Parole, PUF, Quadrige, 2008, p. 122.

195
l’intense expérience subjective de la résolution, l’ephapax messianique raccorde la manière de
se tenir là maintenant dans le monde avec la proximité de la fin. La promesse de conversion
par laquelle le croyant répond aux exigences de son baptême – pour n’être pas moins
récusable factuellement que le serment profane – demeure sans cesse appelée et rappelée du
dehors, précisément en vertu de ce tiers absolu (l’autre que moi, l’autre que l’autre) devant
lequel l’existence croyante s’éprouve sans cesse.

c) L’ à-demeure dans le temps

Quatre remarques s’imposent désormais sur la manière dont cette vie messianique que
Paul appelle « existence en nouveauté de vie » rencontre le temps présent. 1) Le temps n’est
plus expérimenté sous le régime du Devenir ou de l’histoire, mais comme un « reste »,
comme un « excédent », un afflux et un advenir du telos. Moins un délai qu’un excès, un tel
« reste » s’expérimente comme un débordement sur soi du temps reçu. Nous avons parlé
d’épectase kairotique pour nommer la tension incessante de l’attention (et, partant, de la vie
tout entière) vers la fin qui approche (aiôn mellôn). S’il existe bien, comme l’énonce Jean-Luc
Marion560, quelque chose comme des phénomènes saturés, c’est-à-dire une expérience
possible d’un excès de l’intuition sur le concept, ou encore une expérience possible d’un
débordement du donné par rapport à la possibilité de recevoir, alors existe aussi un sujet
adonné (ou interloqué561) qui reçoit ce débordement et s’éprouve lui-même dans cet excès de
donation. Il nous semble pertinent de raccorder le concept de « sujet adonné » à l’expérience
du kairos messianique. L’existence « en nouveauté de vie », qui est à la fois l’adonnée du
kairos et l’interloquée de la grâce, reçoit le temps comme excès de l’à-venir. Le mode de
manifestation à elle-même de la vie messianique, son advenir à soi, ne s’effectue que dans la
singularité ou dans l’événementialité permanente du temps messianique. La « vie nouvelle »,
avant de consister en une quelconque conversion éthique, reçoit le temps comme ce qui la
définit : elle est bien en ce sens l’adonnée du kairos. Il semble évident que la formule de la
première lettre aux Corinthiens : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » (1Co 4, 7), vaut aussi bien
pour le temps – qui est ici l’echein ou l’avoir du sujet562 – que pour la promesse du salut.
2) Précisément parce que le sujet de la « vie nouvelle » est adonné et reçoit le présent à
la manière d’un temps excédentaire ou excessif et comme afflux contre-intentionnel, la

560
Voir par ex. Le Visible et le révélé, Cerf, Philosophie et théologie, 2010, p. 57.
561
Voir id., éd. cit., p. 70. Voir aussi De surcroît, PUF, Quadrige, 2010, p. 55-60 et Au lieu de soi. L’approche
de saint Augustin, PUF, Epiméthée, 2008, p. 139-148.
562
Voir la formule de Ga 6, 10 : ώς καιρόν έχοµεν , « Tandis que nous possédons le temps ».

196
disponibilité du phénomène de la promesse décisive devient pour ainsi dire constante, à portée
de soi, présente en débordement de sa propre conscience et du respect dû aux témoins, comme
si l’exister messianique vivait continuellement le moment décisif (kairos) de sa conversion.
Vivant sous le regard d’une promesse à la fois reçue (l’existence chrétienne est appelée à elle-
même en marge de toute tradition familiale ou sociale) et rendue (le baptême s’éprouve ou
doit s’éprouver comme mort et relèvement en Christ), le croyant expérimente facticiellement
le temps présent comme constance de la promesse, comme disponibilité sans déficit, c’est-à-
dire comme ligature permanente de ce qui est (le décisif) à ce qui vient (le définitif). Dans une
perspective herméneutique l’espérance dont parlent les épîtres peut d’ailleurs se comprendre
comme adonation du décisif. Un passage de la deuxième épître aux Corinthiens rend compte
avec beaucoup de subtilité de la portée existentielle de l’espérance. Par l’effet de ce que Paul
appelle le ministère de l’Esprit, hè diakonia tou pneumatos (2Co 3, 8), ce qui n’est que
passager (to katargoumenon) se manifeste désormais comme ce qui demeure (to menon563).
Dans ce mouvement du transitoire vers l’à-demeure, du katargoumenon vers le menon, se
découvre une espérance qui n’est plus seulement d’attente : « En possession d’une telle
espérance, écrit Paul, nous nous comportons avec beaucoup d’assurance [parrhèsia], et non
comme Moïse, qui mettait un voile sur son visage pour empêcher les fils d’Israël de voir la fin
de ce qui était passager » (2Co 3, 12-13, BJ). L’assurance donnée par l’espérance, que Paul
interprète cinq versets plus loin comme bénéfice de la liberté564, ne se réduit en rien à un
positionnement subjectif. Il ne s’agit pas de se dire à soi-même : « Pourvu que s’accomplisse
la promesse ! » Les temps sont révolus, pense Paul, où le telos du katargoumenon (c’est-à-
dire la cessation du transitoire) pouvait encore être voilé aux hommes. L’aujourd’hui
messianique interdit le kalumma, ce voile dans lequel Moïse enveloppa son visage. Dans le
temps de la fin, en effet, la fin de ce qui est passager et la révélation de ce qui demeure accède
au statut d’expérience. La promesse vécue dans l’existence en Christô apporte ainsi déjà l’à-
demeure (to menon) qu’elle vise.
3) Le croyant comprend sa propre situation d’existence à partir de l’ephapax de la
résurrection du Christ. Cet une-fois-pour-toutes qu’il reçoit dans l’expérience personnelle de
l’événement messianique lui ouvre en même temps la possibilité d’un présent singulier. La
tension entre le déjà-là du salut et le pas-encore de la parousie n’est certes pas dépassée dans
une telle expérience. Mais si le salut n’est pas définitivement donné, s’il reste hors de toute

563
Voir 2Co 3, 11.
564
Voir 2Co 3, 16-17 : « C’est quand on se convertit au Seigneur que le voile est enlevé. Car le Seigneur, c’est
l’Esprit, et où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté » (BJ).

197
révocation possible, il n’est pas non plus temporellement indisponible. Vivre en Christô, c’est
en quelque sorte partager l’une-fois-pour-toutes rendu disponible dans le kairos messianique.
Ni la conversion ni le baptême ne rendent irréversible les promesses de la perfection. Paul ne
doute pas un instant qu’un membre de la communauté des appelés (ekklèsia) puisse encore
pécher et s’arracher de lui-même à la puissance de la résurrection reçue. « C’est vous qui
pratiquez l’injustice et le vol, écrit-il aux Chrétiens de Corinthe, et cela vous le faites à des
frères ? » (1Co 6, 8). La nouvelle alliance peut toujours être rompue. Le missionnaire ne
l’ignore pas. Mais en dehors de ce rejet têtu de la grâce, le croyant vit sous le régime d’une
décision permanente, d’une décision « sans cesse toujours nouvelle » (aei neos sunechôs), et
donc d’un présent continuellement décisif.
4) L’être « en situation de vie nouvelle » s’éprouve enfin comme serviteur, comme
doulos. Mais qu’est-ce que vivre en doulos ? Il s’agit bien sûr beaucoup moins de se
soumettre passivement à la situation ou de la recevoir machinalement que de se rendre soi-
même le plus constamment possible disponible à l’appel de la promesse. Autre que le
phénomène d’éveil de la conscience morale, qui répond le plus souvent par le dilemme à une
situation factuelle particulière ; autre que l’expérience socratique du daimôn, qui reste, au dire
même de Socrate, occasionnel et surprenant565, la vie messianique décrite par Paul, en se
présentant comme doulos du temps qui reste, découvre et redécouvre sans cesse la nature
décisive du présent. Le présent messianique est donc incessamment décisif dans la mesure où
l’appel à se conformer aux exigences de la fin y retentit sans cesse, dans la mesure encore où
le lien de l’homme à la promesse est une donnée même de la tension kairotique.
Si le croyant n’a pas davantage accès que le non-croyant à des réalités mondaines
définitives, le décisif ne lui est toutefois plus seulement disponible dans le moment de la
résolution ou du serment, mais, de manière incessamment réitérée, dans l’à-venir de la fin.

3) Trois modes d’affection du décisif : la justification, la réconciliation et la paix

Nous avons suffisamment insisté sur le hiatus séparant le « temps de la fin » (ho nun
kairos) et la « fin des temps » proprement dite (parousia). Maintenu dans sa dimension future,
l’eschaton demeure indisponible dans le temps vécu. Il existe cependant selon Paul des

565
Voir par exemple Apologie de Socrate, 31c-31d. Cette « puissance démonique » (θειόν δαιµόνιον) que
Socrate décrit comme une voix (φωνή) le détourne toujours (άεί άποτρέπει) plus ou moins brutalement de ce
qu’il va faire sans jamais le pousser à l’action.

198
manières d’éprouver la présence de la fin dévoilées dans l’existence « en nouveauté de vie ».
Ce sont ces modes d’affection de soi dans le présent décisif qu’il s’agit maintenant de préciser
dans le cadre d’une herméneutique de la présence. Nous en retiendrons et en analyserons
trois : la justification (dikaiosunè), la réconciliation (katallagè) et la paix (eirènè).

a) « Dikaiosunè » : la justification

Bien loin de se réduire aux notions modernes d’équité ou de conformité à une norme, la
justice (şedeq) dont parle la Bible hébraïque désigne généralement la reconnaissance par Dieu
du mérite de la foi humaine. Dans la Genèse par exemple, en réponse à la confiance que lui
accorde Abram, Yahvé – selon une expression stéréotypée – lui « compte [sa foi] comme
justice » (elogisthè eis dikaiosunèn566). Dans une dynamique subtile et complexe, la justice
dont parle la Torah – justice qui est d’abord et avant tout la qualité propre des œuvres de
Yahvé567 – est une réponse que Dieu fait à la réponse (la foi) que l’homme fait à l’appel de
Dieu. Elle est en quelque sorte le retour d’un retour. Elle est le contre-don d’un acte de
confiance qui est lui-même le contre-don d’une promesse ou d’une vocation. Dieu se tient par
sa justice – et même en tant que juge – aux tenants et aux aboutissants de la façon dont
l’homme se détermine lui-même. La manière dont Paul utilise les termes de « justice » et de
« justification », en particulier dans ses dernières lettres568, s’inscrit largement dans cette
acception vétérotestamentaire, à ceci près cependant qu’avec l’Apôtre la dikaiosunè devient
pour ainsi dire un existential569 de la situation messianique. Comme dans la Torah, la justice
qualifie dans les épîtres la réponse de Dieu à la foi de l’homme, qui elle-même répond à la
promesse (pour les Juifs) ou à l’annonce (pour les païens) initiale et première de Dieu570. Les
gigantomachies théologiques inspirées par les reformulations augustinienne et luthérienne de
la « justification par la foi » ont largement obscurci le fait que la dikaiosunè paulinienne doit
d’abord s’entendre comme une modalité de la facticité chrétienne. Paul en effet insiste trop

566
Voir Gn 15, 6. Saint Paul cite cette traduction de la Septante pour en faire l’exégèse en Rm 4, 3.
567
Voir par ex. Mi 6, 5 : « Mon peuple, souviens-toi donc : quel était le projet de Balaq, roi de Moab ? Que lui
répondit Balaam, fils de Béor ? depuis Shittim juqu’à Gilgal, pour que tu connaisses les justes œuvres de Yahvé »
(BJ, nous soulignons).
568
Voir J. BECKER, Paul. L’Apôtre des nations, Cerf, Médiaspaul, 1995, p. 13 : « Le message relatif à la
justification est-il la conception qui détermine dès le départ toute la pensée théologique de l’Apôtre ? […] On est
en présence d’une séquence qu’on peut décrire sous les rubriques de : théologie de l’élection (1Th), théologie de
la croix (1 et 2Co) et théologie de la justification (Ga ; Ph 3 ; Rm). » La notion de justification apparaîtrait donc
principalement dans les derniers moments de l’élaboration de la pensée paulinienne.
569
Nous entendons ici par « existential » non pas tant, dans la stricte acception heideggérienne, une structure du
Dasein qu’une modalité particulière de la facticité et de la subjectivité.
570
Voir par ex. Rm 4, 3.

199
régulièrement sur le bénéfice présent de la justification pour que le compté-pour-justice
(elogisthè eis dikaiosunèn) n’apparaisse pas, en deçà de toute sotériologie, comme une
structure fondamentale et interne de la « vie nouvelle ». L’épître aux Romains, par exemple,
appelle « bonheur de l’homme » (makariotès tou anthrôpou) la justice reçue de Dieu
indépendamment des œuvres (Rm 4, 6). La justice se comprend ainsi à la manière d’une
affection de la promesse, comme le bonheur de savoir affectivement que l’en Christô est
« compté » une fois pour toutes, peut-être même comme la garantie d’un lien décisif, au creux
du phénomène de la foi, entre le transitoire (to katargoumenon) et l’à-demeure (to menon).
Mieux encore : puisque ne relevant d’aucune œuvre ni d’aucun faire, elle détermine purement
et simplement l’aperception du sujet croyant. La justice en effet ne se comprend pas
seulement à la manière d’une récompense reçue de Dieu, mais comme l’affection de soi dans
la relation à Dieu. Elle est en quelque sorte une « tonalité affective », une Stimmung de
l’existence messianique – joie ouverte par le débordement du décisif sur le passager571. Mais
comment s’expérimente ce « bonheur » dans l’assurance de la présence ?
L’idée selon laquelle une certaine qualité de joie doit parapher ou couronner la vertu se
rencontre dans les différents courants du stoïcisme. On ne doit cependant pas confondre la
justification dont parle Paul avec la vertu stoïcienne. D’abord, la vita beata résulte d’une
volonté atomique et close sur elle-même alors que la justification paulinienne, comprise
comme assurance d’une conformation de l’être-présent à l’être-toujours, est une affection de
soi relevant d’une rencontre. Ensuite, ce sentiment de « joie qui naît de la vertu » (gaudium ex
uirtute) et qui sanctionne l’être-moral n’appartient pas lui-même au « bien absolu » (absoluti
boni) selon le stoïcisme, n’en étant pour ainsi dire qu’une suite, un effet, une consequentia572,
alors que le bonheur dont parle Paul, et qui doit être entendu comme la « tonalité affective »
correspondant intrinsèquement à la justification, est la réalité même, la pâte, la substance de
l’ouverture de soi à Dieu. Si Sénèque peut séparer la vertu et la joie dans la description de
l’être-moral (et après lui Descartes et Spinoza), c’est précisément parce que la vertu est un
don que la volonté reçoit d’elle-même. La justification paulinienne au contraire s’expérimente
comme accueil et comme confiance. Recevoir la justice et s’en trouver justifié peut
opportunément se décrire à partir du phénomène de la confiance. Rarement l’autre que soi
n’est donné à saisir aussi clairement que dans la confiance en lui. Le phénomène de la

571
La joie (χαρά) se présente souvent dans l’épistolaire en relation à la certitude que procure l’espérance (voir
par exemple Rm 15, 13 et Ph 1, 25). Subsistant en l’homme malgré l’adversité et la souffrance, elle est un signe
privilégié du Royaume (Rm 14, 17 ; 15, 13 ; 1Th 1, 6). Voir J. CÔTE, Cent mots-clés de la théologie de Paul,
Cerf, Novalis, 2000, p. 257-267.
572
Voir SENEQUE, La Vie heureuse, XV, 2.

200
confiance-en, qui ne peut se réduire à la simple candeur ou à la fade crédulité, apparaît
comme une manière intersubjective de se mettre à l’écoute d’autrui, et mieux encore comme
une manière de se porter en lui. L’homme en qui j’ai confiance peut désormais, du fait de
cette confiance donnée, me dire ou me montrer ce qu’il est ou qui il est pour moi. Mon
intention le charge, dans un avenir désormais partagé, d’un avoir-à-être. Et réciproquement
l’homme dont j’ai la confiance, par cette confiance reçue, peut savoir ce que je suis ou qui je
suis pour lui. L’intention d’autrui me charge également pour l’avenir commun d’un avoir-à-
être. Parce que portés l’un en l’autre pour le temps qui vient, nous sommes toujours avec qui
nous avons confiance – un avec témoignant d’une intense préoccupation au pouvoir-être
d’autrui.
Par ailleurs, la confiance-en cherche toujours plus ou moins à rendre intelligible
l’opacité du futur. Par elle chacun porte trace de ce qui vient en décidant de s’y engager. Les
possibles de l’avenir sont chargés de nos intentions emmêlées. La confiance-en crée pour
ainsi dire un destin commun, ou du moins cherche-t-elle à le faire, en se donnant comme en se
recevant. La confiance apparaît ainsi comme un mode clé de l’être-avec (Mitsein). S’adressant
au pouvoir-être à venir d’autrui, la confiance reçoit déjà la garantie la plus vive de nos
attentions mutuelles au temps. Lorsque Paul écrit aux Romains que « l’Esprit est [leur] vie à
cause de la justice [dia dikaiosunèn] » (Rm 8, 10), ou lorsqu’il s’adresse aux membres de la
communauté de Corinthe en affirmant qu’ils peuvent désormais « devenir [en Christ] justice
de Dieu » (2Co 5, 20), il s’agit visiblement de rappeler que la justice dont il est question est
un mode décisif de l’être-avec délivré par la confiance. La confiance messianique (pistis)
reçoit donc d’ores et déjà cette présence finale que l’épître aux Hébreux n’hésitera pas à
qualifier de « garantie » ou de « possession » : « La foi est l’hupostasis des biens espérés » ;
en elle se donne à éprouver l’à-demeure qui approche : « [La foi], ajoute le texte, est la
démonstration [elegchos, c’est-à-dire à la fois la preuve et la phénoménalisation morale] des
réalités invisibles » (He 11, 1).
Quoique les structures d’être du sujet n’aient pas été philosophiquement explicitées en
tant que telle par l’anthropologie chrétienne primitive, comme le remarquait Heidegger dans
ses cours de Marbourg573, il est cependant notable que le mot « justification » n’ait ni la
valeur ni l’usage d’un simple concept onto-théologique dans la pensée de Paul. Avant d’être
un concept la dikaiosunè désigne en effet un phénomène de l’existence renouvelée. Elle
désigne la manière dont se reçoit phénoménalement dans le temps de la fin, au creux de

573
HEIDEGGER, Prolégomènes à l’histoire du concept de temps, trad. par A. Boutot, NRF, Gallimard,
Bibliothèque de philosophie, 2006, p. 436.

201
l’imbrication complexe du « bonheur » et de la « confiance », l’assurance que l’être-présent se
conforme et s’affilie déjà ici et maintenant à l’être-toujours, ou pour le dire autrement que
l’existence messianique est arrachée dans sa vie même au domaine du passager (to
katargoumenon) pour être rapportée à celui de l’à-demeure (to menon). Si la justification est
le contre-don de Dieu à la profession de foi messianique (qui est elle-même un contre-don du
Père, comme l’indiquera clairement l’évangile de Matthieu à propos de la confession de
Simon-Pierre574), cela signifie que le sujet messianique, entré dans le renouvellement du sens
de sa propre vie, est bien un sujet adonné, un sujet recevant, un sujet gratifié par la présence
de la fin et ouvert à l’une-fois-pour-toutes de la venue de l’à-demeure (à l’ephapax du
katargoumenon), tenant son affectivité même de ce qui échappe à la « chair et au sang », pour
reprendre l’expression matthéenne.

b) « Katallagè » : la réconciliation

Le sujet de la vie messianique s’affectionne également lui-même, dans la présence de la


fin, sur le mode de la réconciliation. Mais de quelle « réconciliation » peut parler un pharisien
converti au Christ comme Paul ? « La réconciliation connote essentiellement dans la
littérature grecque l’idée de ‘‘rendre autre’’, remarque Julienne Côté. Si on lui adjoint un
préfixe, elle peut prendre le sens de ‘‘transformer’’, celui de ‘‘changer’’, d’‘‘échanger’’ une
chose pour une autre, par exemple des prisonniers. De là découle l’idée de réconcilier des
adversaires, ‘‘de rétablir la concorde chez des personnes ennemies ou des peuples en guerre,
par une transformation de leurs sentiments et de leurs relations mutuelles’’575 ». Insistant
simultanément sur l’acte politique et sur ses conditions psychologiques, le verbe katallassô
signifie à la fois « échanger » et « changer » – « changer » afin de pouvoir « échanger ». La
réconciliation (katallagè), en deçà même de la valeur théologique du concept, peut donc être
entendue comme ce devenir-autre rendant possible la vie en Christô. Elle est un aspect tout à
fait déterminant du comment (Wie) de la facticité chrétienne.
Se réconcilier, selon Paul, c’est d’abord tout simplement faire la paix et raccommoder ce
que le péché a pu défaire. C’est l’acte de restauration par lequel se recompose ce que l’erreur,
l’envie, la jalousie, la rancœur, l’indifférence, la méchanceté ont pu délier. C’est en ce sens
que peut s’entendre la formule suivante : « A ceux qui sont mariés j’ordonne, non pas moi,

574
Voir Mt 16, 15-17 : « ‘‘Mais pour vous, leur dit [Jésus], qui suis-je ?’’ Simon-Pierre répondit : ‘‘Tu es le
Christ, le Fils du Dieu vivant.’’ En réponse, Jésus lui dit : ‘‘Tu es heureux, Simon fils de Jonas, car cette
révélation t’est venue, non de la chair et du sang, mais de mon Père qui est dans les cieux’’ » (BJ).
575
J. CÔTE, Cent mots-clés de la théologie de Paul, Cerf, Novalis, 2000, p. 388.

202
mais le Seigneur : que la femme ne se sépare pas de son mari – si elle en est séparée, qu’elle
ne se remarie pas ou qu’elle se réconcilie avec son mari –, et que le mari ne répudie pas sa
femme » (1Co 7, 10-11). Paul insiste tout au long de cette section sur la nécessité de
demeurer, durant la période qui sépare la résurrection de la parousie, dans la « condition dans
laquelle chacun a été appelé [hôs ekklèken] ». La réconciliation nomme cette manière de
maintenir ou de restaurer l’hôs ekklèken, le comme-appelé que le Jugement dernier viendra
cueillir. Permettant en quelque sorte de retenir l’homme dans la condition de sa vocation, la
réconciliation possède une fonction messianique fondamentale. Elle est une praxis de
l’attente, une œuvre de paix ; elle est la pérennisation d’un état que le temps pourrait encore
faire chanceler. Il ne s’agit pas seulement de fuir le péché, qui ternit l’existence nouvelle,
mais plus profondément de travailler à l’harmonie et la fraternité propices à l’état de gloire.
Mais la réconciliation n’a de fonction messianique que parce qu’elle procède, là encore,
d’un croisement du don et du contre-don. Si la réconciliation atténue la distance entre le
temps présent et l’à-venir de Dieu – elle opère déjà maintenant (nun576) – ; si la réconciliation
suture le sujet à la présence du Christ – si elle s’apparente ainsi à une alliance eschatologique
–, c’est d’abord parce que Dieu intervient de manière messianique comme puissance de
réconciliation. « Tout vient de Dieu [ta panta ek tou theou], qui nous a réconciliés avec lui par
le Christ et nous a confié le ministère de la réconciliation, écrit Paul aux Corinthiens. Car de
toute façon, c’était Dieu qui en Christ réconciliait le monde avec lui-même, ne mettant pas
leurs fautes au compte des hommes, et mettant en nous la parole de réconciliation » (2Co 5,
18-19, TOB). La réconciliation émanant de Dieu par la mort de son Fils donne au monde ce
qui auparavant lui faisait défaut : la justification préalable au salut. C’est du moins ainsi que
l’entend l’existence chrétienne primitive. Or une telle justification, qui est comme nous
l’avons dit la gratification de la présence messianique, se réalise ici et maintenant dans le
monde. Il ne s’agit pas de l’apocatastase dont parleront plus tard Origène577 et Grégoire de
Nysse578, puisque celle-ci n’intervient qu’au-delà du temps dans l’aiôn mellôn, mais bien
plutôt d’une manière de faire valoir dans le monde, dans la tension du kairos, la réintégration

576
Voir Rm 5, 11. Faisant écho à ces expressions pauliniennes de « ministère de la réconciliation » et de « parole
de réconciliation », le Magistère ecclésiastique justifie ainsi le sacrement de la Réconciliation : « Le péché est
avant tout offense à Dieu, rupture de la communion avec Lui. Il porte en même temps atteinte à la communion
avec l’Eglise. C’est pourquoi la conversion apporte à la fois le pardon de Dieu et la réconciliation avec l’Eglise,
ce qu’exprime et réalise liturgiquement le sacrement de la Pénitence et de la Réconciliation » (Catéchisme de
l’Eglise catholique, § 1440). Voir également la Constitution dogmatique Lumen Gentium, 11 : la miséricorde de
Dieu reçue du sacrement de Pénitence permet aux fidèles d’être réconciliés avec l’Eglise (reconciliantur cum
Ecclesia). Il est notable que l’Eglise se substitue peu ou prou à la relation au Christ.
577
Voir par ex. le Traité des principes, I, 6, Cerf, Sources chrétiennes n° 252, 1978, p. 195ss.
578
Voir par ex. Sur l’âme et la résurrection, 125, Cerf, Sagesses chrétiennes, 1995, p. 197ss. La doctrine de
l’apocatastase sera condamnée au concile de Constantinople en 543.

203
(proslèmpsis579) de l’homme dans la justice du Père. C’est bien entre frères, entre époux, de
soi à soi et de soi à Dieu que se temporalise et se présententifie la figure de la gloire à venir.
Il ne s’agit cependant là que d’une lecture théologique et métaphysique. Dans une
perspective herméneutique, comment s’affectionne lui-même l’être réconcilié et que donne à
entendre la réconciliation de l’existence renouvelée ? Pour répondre à ces questions, il semble
nécessaire d’en revenir à la manière dont Paul conçoit le rapport de l’homme au péché. Une
telle conception est trop étendue et trop complexe pour qu’il soit possible d’en délimiter
rapidement les contours. Néanmoins, dans le septième chapitre de l’épître aux Romains, Paul
entre dans une description existentielle de la dynamique du péché. Retenons et reformulons
les trois phases de cette description. 1) L’Apôtre énonce d’abord que les croyants, par leur foi
même, sont morts à la loi mosaïque : « Vous de même, mes frères, vous avez été mis à mort à
l’égard de la loi, par le corps du Christ, pour appartenir à un autre, le Ressuscité d’entre les
morts » (Rm 7, 4, TOB). Le chrétien n’est plus le sujet de la Torah, il n’est plus affilié à la loi
– affirmation d’une grande violence pour tout Juif – parce que toute sa personne s’engendre
(genesthai) dans sa relation au Christ : « Vous êtes devenus morts à la loi [ethanatôthète tô
nomô]… pour passer à un autre [genesthai heterô] ». Par sa relation éprouvée avec le Christ le
croyant se trouve au contact du telos de la loi. L’accomplissement de la loi est venu jusqu’à
lui à la manière d’une présence excédant la lettre. 2) Paul précise ensuite la manière dont la
loi a suscité autrefois le péché : « La loi serait-elle péché ? Certes non ! Mais je n’ai connu le
péché que par la loi » (Rm 7, 7, TOB). Affirmation plus complexe qu’il n’y paraît. Le péché
s’apparente ici à la convoitise, à la tentation, à la représentation du mal. « Je n’aurais pas
connu la convoitise si la loi n’avait dit : ‘‘Tu ne convoiteras pas’’ » (Rm 7, 7). Dans une
acception contemporaine et hors de toute référence à la pensée hébraïque, nous pourrions
comprendre que c’est l’explicitation de l’interdit qui génère l’idée de la possibilité de la faute
– idée qui suffit à définir le péché580. La voix extérieure nommant l’objet réprouvé donne une
consistance subjective au désir. Dire l’interdit, c’est bien sûr suggérer la possibilité de le
désirer. La dénomination est toujours éclosion d’une possibilité auparavant muette. Mais cette
lecture n’épuise pas le sens des formules de Paul. C’est pourquoi celui-ci précise à la
communauté romaine que c’est le péché, présenté comme une puissance autonome, qui
s’empare de l’occasion et naît à lui-même dans la prescription ou dans l’interdiction : « Sans

579
Voir Rm 11, 15.
580
Cette radicalisation de la conception du péché remonte certainement à la prédication de Jésus lui-même, si
l’on en croit l’évangile de Matthieu (5, 27-28) : « Vous avez entendu qu’il a été dit : ‘‘Tu ne commettras pas
l’adultère’’. Eh bien ! moi je vous dis : Quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son
cœur, l’adultère avec elle » (BJ).

204
la loi, le péché est chose morte […] Le commandement est venu, le péché a pris vie » (Rm 7,
8-9, TOB). Le péché n’est donc pas l’infraction à la loi. Il n’est pas seulement la transgression
pratique de l’interdit. Bien en amont, le péché est la représentation, née de l’interdit, de la
possibilité d’obéir ou de désobéir. Cela ne signifie pas que l’interdit soit mauvais en soi – « la
loi est sainte et le commandement saint, juste et bon » (Rm 7, 12, TOB) –, mais plutôt que son
explicitation extérieure et forensique (la loi gravée) fait reposer sur chaque personne
désormais scindée la possibilité d’être juste. Si telle chose m’est interdite, si conséquemment
je peux la désirer malgré (ou à cause de) l’interdit, je suis appelé intérieurement à résister à
une tentation. Et cet appel intérieur – en quoi repose la conscience morale – divise en moi le
vouloir et l’agir : je peux désormais vouloir sans faire ou faire sans vouloir ; je peux vouloir
sans vouloir vouloir (désirer) ou faire sans vouloir faire (désobéir). En nommant le mal, la loi
sépare dans la vie subjective l’intention et l’action. 3) Suit alors dans l’épître la description
complexe et novatrice de la scission subjective : « Je ne comprends rien à ce que je fais : ce
que je veux, je ne le fais pas, mais ce que je hais, je le fais » (Rm 7, 15, TOB). La loi, séparant
par la tentation la volonté de la possibilité d’y conformer ses actes, a rendu l’homme opaque à
lui-même. La loi ne lui permet pas d’échapper à la dialectique de la chair. Pire : elle suscite en
l’homme une telle dialectique. Mal agissant, ce n’est pas l’homme qui fait le mal, mais le
péché devenu vivant en lui : « Vouloir le bien est à ma portée, mais non pas l’accomplir,
puisque le bien que je veux, je ne le fais pas et le mal que je ne veux pas, je le fais. Or, si ce
que je ne veux pas, je le fais, ce n’est pas moi qui agis, mais le péché qui habite en moi » (Rm
7, 19-20, TOB). La logique est complexe mais implacable : l’homme qui connaît l’interdit et
ne peut s’empêcher de le désirer n’est plus maître de ne pas vouloir le mal ; le péché s’est
autonomisé en lui. La scission subjective, qui n’est rien d’autre que la séparation
malheureuse581 du vouloir (thelein) et du pouvoir-faire (katergazesthai), qui n’est rien d’autre,
donc, que la naissance du « deux-en-un »582, définit l’homme sous le régime de la loi. Comme
le remarque Hannah Arendt : « Le problème vient de ce que le conflit interne ne peut jamais
être résolu, soit en obéissant à la loi, soit en cédant au péché ; selon saint Paul, cette
‘‘affliction’’ intérieure ne peut être guérie que par la grâce583 ».
Que se passe-t-il, selon Paul, lorsque l’existence se trouve réconciliée ? La
réconciliation se présente herméneutiquement comme un bond hors de la loi mosaïque,
comme le passage d’une situation de foi à une autre. A l’interdiction formelle et

581
Voir Rm 7, 24 : « Malheureux homme que je suis ! » (TOB).
582
Voir H. ARENDT, « Saint Paul et l’impuissance de la volonté », dans La Vie de l’esprit, trad. par L.
Lotringer, PUF, Quadrige, 2007, p. 352.
583
Id., p. 353.

205
« pédagogique584 » vient se substituer la présence réelle du sens ultime de la loi – pour ainsi
dire la loi-en-personne. Ce corps à corps avec l’origine et la fin de l’interdit divin dispense le
sujet d’un dilemme intérieur malheureux. Il remédie aux amphibologies, aux hésitations et
aux contradictions possibles de la volonté. A la scission subjective succède ainsi l’heureux
moment de coïncidence de soi à soi ; à la séparation du vouloir et du pouvoir (à la séparation
du vouloir d’avec lui-même) succède la cohésion de l’être-en-Christ. Voilà certainement ce
que suggère à Paul le mot même de katallagè : le changement nécessaire à l’échange ; la
puissance reçue de concilier la totalité rassemblée du vouloir avec la détermination de l’agir.
Pour Paul, la situation d’existence des Juifs (du moins des Juifs d’avant la Croix ou de ceux
qui se refusent à confesser le Christ) est celle de la tentation et du devoir. La loi était le tout de
la relation à Dieu. Y manquait, dans la distance séparant le mot de la voix et l’interdit de
l’interdicteur, la présence du législateur lui-même. Comme l’enfant585 devant se conformer,
en l’absence du père, aux interdits formulés, il s’agissait alors de s’en remettre au souvenir
des mots. Il s’agit maintenant de rencontrer en soi la voix législatrice. Il est alors moins
question d’obéir à des préceptes que d’imiter un principe immanent. Le Juif se détermine dans
sa relation à Dieu « selon la loi » (kata nomon586). La croyant dont parle Paul, transporté du
kata nomon vers le kata pistin (« selon la foi »), se rapporte tout à fait fondamentalement à
lui-même, à un excès de présence. Marquant un passage significatif de l’hétéronomie
amoureuse (judaïsme) à l’autonomie mimétique (christianisme) ou de l’écoute à l’adhésion,
l’événement-Christ a fait voler en éclats les conséquences de l’esprit de justice et de
législation si cher au judaïsme. La situation nouvelle à laquelle ouvre le présent décisif et dont
témoigne la réconciliation est celle d’une double coïncidence : coïncidence de la vie avec le
telos vivant de la loi et coïncidence restaurée de soi avec soi.

c) « Eirènè » : la paix

Enfin, l’existence messianique s’affecte elle-même dans l’état de paix (eirènè). Nous
pouvons entendre la « paix » à la fois dans le sens d’une relation calme et sans violence entre
personnes (paix civile) ou entre Etats (paix politique), ou encore dans le sens d’une profonde
tranquillité intérieure (équanimité, ataraxie). En deçà de cette distinction d’échelle, la « paix »
s’oppose communément aux conflits, tensions, troubles et autres modes de l’agressivité ou de

584
Voir Ga 3, 24 : « La loi a été notre surveillant [παιδαγωγός], en attendant le Christ » (TOB).
585
Voir, encore une fois, le thème de la pédagogie mosaïque, par ex. en Ga 3, 24.
586
Voir Ph 3, 4-5 : « Moi, circoncis le huitième jour, de la race d’Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu fils
d’hébreux ; selon la loi [κατά νόµον], Pharisien… » (TOB, nous soulignons).

206
l’inquiétude. Elle peut désigner l’« accord raisonnable » entre différents partis587 comme le
« repos de l’âme588 ». Mais de telles définitions, pour communes qu’elles soient, manquent
assez largement le phénomène de la paix. Pour déterminer celui-ci sans doute faut-il recourir
au phénomène qui lui est le plus étranger et le plus opposé : celui de l’inquiétude. Comment
l’homme inquiet rencontre-t-il le temps ? Comment se joue pour lui la jonction au présent du
passé et de l’avenir ? L’inquiétude, par laquelle se froisse « la présence même du présent »
(praesens de praesentibus589), peut d’abord provenir de l’ombre portée du passé : l’homme
inquiet sent peser sur lui la conscience d’une faute, un léger remords, la pesante puissance du
souvenir. En elle s’avive sur un mode douloureux le « présent des choses passées » (praesens
de praeteritis590). L’inquiétude peut en effet tout aussi bien provenir d’une certaine
représentation de l’avenir : l’homme inquiet sent alors peser sur lui quelque préoccupation
désagréable ou quelque anticipation apeurée. En elle s’avive, sur le mode de la souffrance, le
« présent des choses futures » (praesens de futuris591). Dans sa connexion affective, la
temporalité de l’être inquiet subit la contrainte de la mémoire ou celle de l’anticipation. Elle
est en quelque sorte la temporalisation malheureuse de la memoria ou de l’expectatio592. A
l’inquiétude correspond une certaine coloration malfaisante du présent par le passé ou par
l’avenir. La temporalité de l’être en paix est au contraire doublement libérée des ombres
portées du passé et du futur. La paix se connaît dans l’intimité du présent. Elle est toujours là,
jamais ailleurs qu’à disposition, jamais autre que donnée. Attendre la paix, ce n’est toujours
pas être en paix ; regretter la paix, c’est encore souffrir l’inquiétude. La paix imaginée pour
l’avenir n’est pas la paix, pas plus que le souvenir de la paix ne suffit à redonner le sentiment
de la paix. Le présent est donc bien le moment effectif de la paix. Comme l’écrit à ce sujet
Jean-Yves Lacoste : « La paix, l’être-en-paix, est le nom que nous conviendrons de donner à
une présence non ‘‘vulgaire’’ du présent, dans laquelle le présent n’est pas vécu comme
‘‘ständige Anwesenheit’’ mais comme un instant heureux toujours renouvelé, ou comme une
durée que ne troublent jamais un souvenir malheureux ou un avenir apeurant593 ». La paix ne
se soucie pas d’un avenir qui la ruinerait, et pas davantage d’un passé qui lui ferait ombrage.
La paix découvre l’impossibilité d’anticiper un temps autrement qu’en paix. Si je suis
maintenant véritablement en paix, la certitude que l’avenir m’ôtera cette paix ne possède pas

587
Voir N. de CUES, La Paix de la foi (« De pace fidei »), trad. par Hervé Pasqua, Téqui, 2008, p. 153.
588
Voir PETRARQUE, Le Repos religieux (« De otio religioso »).
589
Voir S. AUGUSTIN, Confessions, XI, XX, 26.
590
Id.
591
Id.
592
Id.
593
J.-Y. LACOSTE, Etre en danger, Cerf, « Passages », 2011, p. 182.

207
le pouvoir de me troubler. Si je suis en paix, l’évidence qu’un certain passé serait en droit de
gâcher le présent ne possède plus le pouvoir de me troubler. « ‘‘Paix’’, l’expérience est par
exemple celle de celui qui ne craint pas ce qui n’est pas encore, et pour lequel l’avenir
n’apparaît, sous la forme de l’anticipation, que comme perpétuation heureuse du présent ou
comme accomplissement d’une promesse. ‘‘Paix’’, l’expérience est aussi celle de celui que
nul regret n’obsède, que nulle nostalgie ne fait souffrir, dont nul repentir ne rend le présent
malheureux594 ». Compris dans sa relation fondamentale au temps le phénomène de la paix
témoigne de la possibilité d’éprouver l’espérance que le temps à venir confirmera le temps
présent. Il consiste ainsi en l’expérience heureuse d’un présent reçu comme décisif. « La paix,
ainsi brièvement décrite, se présente comme porteuse d’un espoir, celui d’avoir les moyens de
durer595 ». Avoir les moyens de durer, pour l’expérience heureuse du présent, ce n’est rien
d’autre, selon nous, que se découvrir en une situation temporellement décisive.
C’est précisément en ce sens que Paul interprète l’eirènè messianique. La « paix » peut
bien sûr désigner pour l’Apôtre l’harmonie dans les relations humaines (paix civile), comme
nous en trouvons témoignage dans l’épître aux Romains : « Recherchons donc ce qui convient
à la paix et à l’édification mutuelle. Pour une question de nourriture, ne détruis pas l’œuvre de
Dieu » (Rm 14, 19, TOB). Aucune situation mondaine ne doit pouvoir affecter la fraternité de
la communauté messianique : « C’est pour vivre en paix que Dieu vous a appelés » (1Co 7,
15, TOB). Paul oppose parfois la paix au désordre (akatastasia) dans les sections morales596.
L’akatastasia ne désigne pas seulement les tensions de la vie commune et quotidienne, elle
consiste surtout à refuser ou à tourner le dos à ce don messianique, ce don de l’Esprit qu’est
l’eirènè correctement comprise597. Mais c’est surtout dans son opposition à la situation de
détresse que la « paix » s’expérimente. Une formule de l’épître aux Romains est
particulièrement saisissante à ce propos : « Détresse et angoisse pour tout homme qui commet
le mal, pour le Juif d’abord et pour le Grec ; gloire, honneur et paix à quiconque fait le bien,
au Juif d’abord puis au Grec » (Rm 2, 9-10, TOB). L’ouverture universelle de la paix de Dieu
à la gentilité nous avertit de la signification messianique de la « paix » dont Paul parle ici.
Mais le plus important et le plus significatif réside dans l’usage des mots « détresse »
(thlipsis) et « angoisse » (stenochôria). Ce sont précisément là, comme nous l’avons déjà
souligné, les affections de la tension kairotique. « Angoisse » et « détresse » nomment la
réaction inauthentique (mais inévitable) des croyants à l’annonce de l’imminence de la fin des

594
Id., p. 183.
595
Id.
596
Voir par exemple 1Co 14, 33.
597
Voir Rm 1, 7 et Ga 5, 22 : la « paix » y est clairement associée à la grâce et au don de l’Esprit.

208
temps. Elles sont l’inquiétude à laquelle manque encore le diffèrement. La « paix » se conçoit
et s’éprouve par conséquent comme le dépassement de l’angoisse eschatologique rendu
possible par l’existentialisation du diffèrement de la fin et par la retemporalisation du temps.
C’est pourquoi Paul peut-il suggérer que vivre la paix messianique est une manière d’ouvrir
son existence à l’espérance598. Dans le passage si important pour notre étude de la détresse à
la paix, de l’angoisse eschatologique à l’œuvre de patience, se dévoile une manière
fondamentale pour la vie nouvelle d’attendre de l’avenir la confirmation perpétuelle de l’être-
présent. La paix est donc en ce sens un existential du présent décisif.

Nous venons de mettre en lumière trois phénomènes déterminants de l’existence « en


nouveauté de vie » : la justification, la réconciliation et la paix. Il est indubitable que de tels
phénomènes se rencontrent dans l’existence commune, indépendamment de toute confession
de foi messianique. La clarté des analyses pauliniennes concernant l’unité de ces modalités
dans la vie facticielle chrétienne nous laisse cependant entendre que l’expérience messianique
du temps présente des particularités propres à souligner la manière dont peut s’existentialiser
(et devenir phénomènes) la relation du présent à l’éternité. C’est l’analyse philosophique et
herméneutique d’une telle relation que voulons maintenant prolonger.

4) « Tendu vers l’avant » (Ph 3, 13) : Augustin lecteur de Paul

a) Questions sur le temps dans le livre XI des « Confessions »

S’interroger sur la relation du présent à l’éternité, non pas métaphysiquement mais à


partir de l’expérience du temps, commande d’en passer par la lecture du onzième livre des
Confessions, d’abord parce que l’articulation du temps sur l’éternité est peut-être le sujet
précis de ce livre, ensuite parce que les épîtres de Paul y sont convoquées de manière
systématique599.
Plusieurs questions innervent la méditation du livre XI. La première – Dieu a-t-il besoin
de temps pour créer le ciel et la terre ? – s’apparente à un prétexte d’ordre introductif. Ce
préambule liminaire permet à l’auteur de poser un premier jalon théologique d’importance : ni

598
Voir Rm 15, 13.
599
Le livre XI comporte 11 références claires aux épîtres de Paul. La méditation finale se présente comme une
herméneutique de Ph 3, 12-14.

209
ciel ni terre ne se sont créés eux-mêmes, faisant signe par leur seule existence vers un principe
extérieur600. Tel est le point de départ de « l’ontologie augustinienne du créé601 » : l’étant ne
peut venir à l’être que par une opération de création. Mais le comment (quomodo) d’une telle
création restait à préciser. Alors que le livre de la Genèse s’en tient à l’ellipse poétique602,
Augustin précise d’une phrase le comment de la création : « Vous avez donc parlé, et les
choses furent, et c’est par votre parole que vous les avez créées603 ». Parole divine et
existence du monde semblent s’ensuivre comme cause et effet. L’antériorité grammaticale du
dire sur son accomplissement, du dixisti sur le facta sunt, ne doit cependant pas nous
tromper : le Verbe de Dieu ne procède selon Augustin d’aucune succession ni d’aucune durée
proprement dite. L’imagination achoppe à une telle affirmation. Comment se représenter une
Parole irréductible à toute succession ? Le Verbe ne peut rien dire que simul ac sempiterne, en
même temps et éternellement. Mais qu’est-ce qu’un dire qui ne se déploierait pas
discursivement ? Un hiatus ontologique sépare le Créateur du créé, le Verbe du fait. D’une
Parole hors temps procède tout ce qui devient, et le temps lui-même604, car si le dire créateur
résonne de toute éternité, sans avoir à commencer ni finir, la créature, elle, « ne reçoit son être
ni tout à la fois, ni de toute éternité605 ». Cela signifie certes que le principe de la création
divine, pour Augustin, ne partage d’aucune manière le caractère temporel de l’être créé, mais
aussi que l’être de toute créature a déjà été dit de toute éternité, et que le Devenir n’est en
définitive que la temporalisation et la concaténation d’un déjà dit éternellement présent dans
le Verbe de Dieu. Le temps n’est donc pas comme chez Platon une eikôn mobile de
l’éternité606, mais plutôt le dépliement dans l’ordre de la succession d’une Parole au sein de
laquelle tout est perpétuellement présent à soi-même. Si l’avenir est caché à l’âme humaine,
ce n’est pas tant qu’il n’a pas encore été pensé ou vu ou dit (par le Créateur). La succession
temporelle dans laquelle vit l’esprit fait simplement obstacle à la contemplation d’une réalité
– celle de l’histoire humaine par exemple, ou celle de notre vie particulière – déjà totalisée.

600
Voir Confessions, XI, IV, 6. Sur la création simultanée du monde et du temps, voir aussi Cité de Dieu, XI, VI.
601
Voir A. PIC, « Le Temps selon saint Augustin. Lecture du livre XI des ‘‘Confessions’’ », dans Saint
Augustin, collectif, dir. M. Caron, Cerf, Les Cahiers de la Philosophie, 2009, p. 245.
602
« Au commencement Dieu fit [έποίησεν] le ciel et la terre… » Dans la logique poétique du texte, le faire,
parce qu’action de Dieu, semble en même temps tenir lieu de comment.
603
Confessions, XI, V, 7, trad. par P. de Labriolle, Les Belles Lettres, 2002, p. 301. Nous soulignons.
604
Voir Confessions, XI, XIII, 15 : « Comment y eût-il eu un temps, si vous ne l’aviez vous-même établi » (éd.
cit., p. 307) ; XI, XIII, 16 : « C’est vous qui avez fait tous les temps » (éd. cit., p. 307), etc.
605
Id., XI, VII, 9.
606
Cf. C. ROMANO, L’Evénement et le temps, PUF, Quadrige, rééd. 2012, p. 92 : « L’éternité et le temps
n’entretiennent plus un rapport iconique de ressemblance – selon la célèbre définition du Timée – mais
proviennent l’un de l’autre par l’efficace d’une création. »

210
Se pose alors la question de ce que sont exactement éternité et temps. L’éternité, tranche
Augustin contre la pensée grecque, n’est pas une durée interminable. Ce n’est pas une
succession infinie ou un Devenir à perpétuité. Pas davantage que la dilatation maximale de la
représentation naturelle que l’homme se fait du mouvement qui va de l’avant vers l’après.
Penser ainsi, c’est encore déduire le concept d’éternité de la notion de temps. L’affirmation
d’une création du temps permet justement à Augustin de séparer radicalement les deux
termes. L’éternité, par rapport au Devenir, est présence co-actuelle de l’ensemble du temps.
Elle est l’aujourd’hui (hodie607) de tous les temps rassemblés, l’être d’un tout incessamment
présent à lui-même (esse totum praesens608). Elle est un toujours-présent ou une toujours-
présence (semper praesentis) non pas vide, mais empli(e) de la Parole (où rien ne passe ni
succède609) et riche de la totalité des temps que le Verbe porte en lui-même. Le temps quant à
lui – cette étrange évidence dont la clarté se dissipe dès lors que nous y prêtons attention610 –
ne demeure guère moins difficile d’accès pour la pensée que l’idée de l’éternité. « Qu’est-ce
donc que le temps ? », interroge Augustin. Quid est ergo tempus ? Qu’est-ce donc, sinon cette
énigme oscillant entre savoir et non-savoir, entre évidence et obscurité (scio… nescio) ?

b) Rétrocéder du concept vers l’expérience

Pour appréhender la nature propre du temps, pense l’évêque d’Hippone, il faut


rétrocéder du concept vers l’expérience. Tel est l’un des acquis les plus originaux des
Confessions. A l’explicare métaphysique venant buter contre l’opacité (ou plutôt la
paradoxale transparence) d’un « objet » sans cesse s’absentant doit se substituer un
affectare611 ou un sentire612 dont l’acquis ne sera pas moins précieux qu’une spéculation
d’ordre théorique. Le temps n’est pas un objet qui se donne à contempler dans quelque
idéalité, pas davantage qu’un étant matériel, car alors il se confond avec les choses dont il est
la condition d’appréhension, mais il est une affectio de l’existence. Une telle rétrocession de
l’explicare vers le sentire commande fondamentalement l’appréhension augustinienne de la
temporalité. Cette tâche de décrire avec un soin particulier l’affectio temporelle permet en

607
Voir Confessions, XI, XIII, 16.
608
Id., XI, XI, 13.
609
Voir Confessions, XI, VII, 9.
610
« Qu’est-ce donc que le temps ? Quand personne ne me le demande, je le sais ; dès qu’il s’agit de l’expliquer,
je ne le sais plus », Confessions, XI, XVI, 17, éd. cit. p. 308.
611
Affectionem, quam res praetereuntes in te faciunt… : « L’impression que laissent en toi les choses qui
passent… » (Confessions, XI, XXVII, 36, éd. cit., p. 323.)
612
Sentimus intervalla temporum… : « Nous percevons les intervalles du temps » (Confessions, XI, XVI, 21, éd.
cit. p. 311.)

211
outre de dépasser la définition platonicienne du temps : au temps compris comme
« mouvement des astres », à ce temps cosmique qui serait le produit de la mobilité du monde,
vient se substituer le temps créé de la Révélation. Le temps, à l’instar de l’âme, est bien le
produit de l’efficace d’une création.
L’âme et le temps étant également créatures, se rencontre en eux un nexus commun
permettant en quelque sorte d’expliquer le propre du temps par le propre du sujet et le propre
du sujet par le propre du temps. Comme le remarque Jean-Luc Marion : « Le temps n’a pas
pour fonction de caractériser en général le monde […], mais l’homme, exactement le statut de
créature qui se manifeste, par excellence, en lui ou plus précisément en cet homme qu’à
chaque fois je suis. Car je ne suis pas seulement dans ou avec le temps, je suis le temps lui-
même613 ». Parce que créés, âme et temps se comprennent (ou com-prennent) ensemble. Et
c’est la raison pour laquelle intervient alors la question de la mesure du temps, qui est l’acte
même d’un éclaircissement réciproque de l’âme et du temps. Si le temps est ce par quoi je
mesure une durée, s’il est ce que je mesure lorsque je mesure des intervalles de temps, s’il est
enfin ce qui passe sans cesse et fuit – ce passé qui n’est plus, ce présent qui passe et ce futur
qui n’est encore rien – comment le définir ? Que mesure-t-on, que saisit-on, que rencontrons-
nous lorsque nous prêtons la plus grande attention à la durée ? La thèse d’Augustin est
connue. Certes, indubitablement, le temps « s’achemine sans cesse vers le non-être » – tendit
non esse614. Le passé n’est plus, le futur n’est pas encore, et le présent, se néantisant
perpétuellement, coule sans cesse dans le non-être du passé : « D’où vient, par où passe, où va
le temps, – quand on le mesure ? D’où, sinon du futur ? Par où, sinon par le présent ? Où,
sinon vers le passé ? Sorti de ce qui n’est pas encore, il traverse ce qui est inétendu, pour se
perdre dans ce qui n’est plus615 ». Mais là justement se retrouve le nexus commun de la
pensée et du temps. L’aporie du non-être du temps trouve sa solution dans les facultés de
l’âme. Si le passé n’est plus rien en lui-même (sinon dans le Verbe), la mémoire le ramène à
soi comme « présent des choses passées » (praesens de preteritis) ; si le futur n’est encore
rien en lui-même (sinon dans le Verbe), l’attente (expectatio) le fait venir à soi comme
« présent des choses futures » (praesens de futuris) ; si enfin le présent, se néantisant sans
cesse, n’est qu’un passage insaisissable, la « vision directe » (contuitio) lui confère une
épaisseur comme « présent des choses présentes » (praesens de praesentibus616). Mémoire
(memoria), attente (expectatio) et attention (contuitio) sont les facultés inhérentes à l’âme par

613
Id., p. 297.
614
Confessions, XIV, 17.
615
Id., XI, XXI, 27, éd. cit., p. 315.
616
Voir Confessions, XI, XX, 26, éd. cit., p. 314.

212
lesquelles une mesure est possible, et avec cette mesure, la temporalisation même du temps.
C’est donc dans l’âme et par l’âme, dans et par l’activité pensante, que le temps se comprend
(se com-prend). Et il se comprend comme distentio, c’est-à-dire comme « extension617 » ou
« distension618 ».
Concept crucial du livre XI, la distentio semble à la fois nommer l’étirement (d’où
« extension ») des facultés permettant d’épouser la durée par un lien interne opéré entre le
futur, le présent et le passé, et cette dissipation spécifique dans laquelle s’effiloche une unité
perdue (celle des « trois temps » comme celle de l’âme). Elle est à la fois condition de
perception du temps et caractéristique de cet être éclaté, disséminé, éparpillé et dispersé qu’est
l’homme. A plusieurs reprises en effet le temps lui-même est qualifié par la distentio : « Je
vois donc que le temps est une sorte d’extension619 », et plus loin : « Le temps n’est qu’une
extension620 ». Mais l’extension (ou dissipation) du temps est aussi extension de l’âme elle-
même (ipsius animi) : « Ma vie n’est que dissipation621 ». Temps et âme sont donc également
marqués du sceau de la distentio. L’un comme l’autre s’étirent, se dispersent, se perdent, se
divisent, se multiplient, se pluralisent (nos multos, « notre pluralité », dit plus loin le texte622).
Dans cette similitude de l’âme et du temps se trouve peut-être la clé de la méditation
augustinienne, car c’est bien cette co-appartenance qui fonde la possibilité d’une
phénoménologie de l’affectio du temps. Cherchant le temps, prêtant la plus grande attention à
cette attente et à cette mémoire tendues, l’une vers ce qui vient, l’autre vers ce qui est
passé623, la pensée mesure ensemble et pour ainsi dire d’un seul tenant sa propre opération
mentale. Qu’en conclure sinon que l’âme se temporalise dans le temps ? Sinon même que
l’esprit temporalise le temps ? Mais cette co-détermination de l’âme et du temps comme
distentio n’est en fait ni le terme ni le but de la méditation augustinienne. Car il faudrait alors
conclure que l’être de la pensée, comme celui du temps, ne consisterait qu’à « s’acheminer au
non-être » (tendit non esse), que l’on entende par cette expression la « dissipation » morale de

617
Selon la traduction de P. de Labriolle (éd. Les Belles Lettres).
618
Selon la traduction de P. Cambronne (éd. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade).
619
Video igitur tempus quandam esse distentionem (Confessions, XI, XXIII, 30, éd. cit., p. 318).
620
Tempus quam distentionem (Confessions, XI, XXVI, 33, éd. cit., p. 320).
621
Ecce distentio est uita mea (Confessions, XI, XXIX, 39, éd. cit., p. 325.) Nous soulignons. Labriolle commet
l’imprudence de traduire distentio tantôt par « extension », tantôt par « dissipation ».
622
Voir Confessions XI, XXIX, 39.
623
Voir l’analyse du chant en Confessions XI, XXVIII, 38 : « Je veux chanter un morceau que je sais par cœur :
avant de commencer, mon attente se tend vers l’ensemble du morceau ; dès que j’ai commencé, tout ce que j’en
laisse tomber dans le passé vient tendre aussi ma mémoire. Toute mon activité est donc tendue vers deux
directions : elle est mémoire par rapport à ce que j’ai dit ; elle est attente par rapport à ce que je vais dire. Et
pourtant mon attention reste présente, elle par qui ce qui n’était pas encore passe à ce qui déjà n’est plus » (éd.
cit. p. 324).

213
la vie (ecce distentio est uita mea624) ou l’incessant écartèlement dans le temps (distentio…
ipsius animi625). L’homme est-il à ce point disjoint de l’éternité ? Est-il condamné à demeurer
étranger à l’éternel aujourd’hui du Verbe ?

c) Une herméneutique de l’« emprosthen » paulinien

La pierre angulaire du livre XI se trouve dans ce décrochage textuel ou dans ce postlude


que les traducteurs appellent tantôt « méditation finale », tantôt « épilogue626 ». Loin de se
réduire à une polémique contre le néoplatonisme627, la méditation augustinienne sur le temps
reconduit en réalité le lecteur à la possibilité subtilement suggérée d’aller à la rencontre de
l’éternité628. Car à bien y regarder, le livre XI s’entend moins à contredire Platon ou Plotin629
qu’à déboucher sur une glose de l’épître de saint Paul aux Philippiens. Suivons le texte.
Augustin pose d’abord que sa « vie n’est que distentio ». « Ma vie n’est que dissipation »,
traduit Pierre de Labriolle630. Jean-François Lyotard propose : « Ma vie à moi, la voici :
distentio, laisser-aller, étirement631 ». Désunie par le péché, dispersée par l’oubli de soi et
perdue dans la dissémination mondaine, l’âme n’est plus suffisamment une pour se connaître
elle-même et rencontrer son origine. Augustin comprend manifestement ici la distentio animi
dans le sens d’une « perdition », d’une « diversion » ou d’une « distraction632 » : fuyant son
unité originelle, l’esprit se trouve distrait (à la fois étiré et détourné) dans le temps. Le Christ,
dont Paul fera le grand récapitulateur des temps633, est alors invoqué comme intermédiaire :

624
Confessions XI, XXIX, 39.
625
Confessions XI, XXVI, 33.
626
Il s’agit du bref chapitre XI, XXIX, 39. L’édition de Labriolle (Les Belles Lettres) parle de « méditation
finale » et celle de Cambronne (Bibliothèque de la Pléiade) emploie l’expression « épilogue ».
627
Comme le laisse cependant entendre C. Romano dans son commentaire du livre XI. Cf. « Augustin et la
subjectivation du temps », dans L’Evénement et le temps, éd. cit.
628
Comme le remarque justement Jean-Luc Marion : « Il ne s’agit pas, dans le livre XI des Confessiones, de
définir le temps, ni donc de sa prétendue réduction psychologique […] ; il s’agit de concevoir comment le temps
ne ferme pas plus à l’éternité qu’il ne s’y abolit – bref, comment il pourrait s’articuler sur elle sans confusion, ni
séparation » (Au lieu de soi, éd. cit., p. 263).
629
A qui le terme de distentio (διάστασις en grec) est de toute évidence emprunté. Voir C. ROMANO,
L’Evénement et le temps, éd. cit., p. 91, et J. GUITTON, Le temps et l’éternité chez Plotin et saint Augustin,
Vrin, 1971.
630
Confessions, Les Belles Lettres, p. 324. Arnauld d’Andilly, traducteur janséniste de l’œuvre, rend en chaque
occurrence distentio par « dissipation ».
631
J.-F. LYOTARD, La Confession d’Augustin, Galilée, Incises, 1998, p. 36.
632
Jean-Luc Marion propose de « transposer la distentio en une distraction » (Au lieu de soi. L’approche de saint
Augustin, éd. cit., p. 310).
633
Voir Ep 1, 9-10 : « [Dieu] a fait connaître le mystère de sa volonté, le dessein bienveillant qu’il a d’avance
arrêté en lui-même pour mener les temps à leur accomplissement : récapituler sous un seul chef
[άνακεφαλαιώσασθαι] l’univers entier, ce qui est dans les cieux et ce qui est sur la terre » (TOB modifiée, nous
soulignons). A notre connaissance, peu de commentateurs d’Augustin rapprochent la mediatio du livre XI et le
concept paulinien de récapitulation.

214
« ‘‘Votre main m’a recueilli’’ en mon Seigneur, le Fils de l’homme, le Médiateur entre votre
unité et notre pluralité – Médiateur en tant de choses et par tant de moyens634 –… ». Quoique
peu de commentateurs l’aient remarqué, sans doute Augustin pense-t-il ici aux versets de
l’évangile de Luc : « Qui ne rassemble pas avec moi disperse » (Lc 11, 23). Le Christ
lucanien assemble et recueille (colligit) ce qui, sans lui, reste diffracté et dispersé (dispergit).
Il est cette puissance médiatrice en vertu de laquelle le tempus distentionem de l’existence
disséminée peut être reconduit vers l’unité du totus esse praesens. Par la prière en laquelle la
pensée tend vers le plus intime et le plus élevé de soi – interior intimo meo et superior summo
meo635 –, l’âme confessante se rassemble en une contracture du temps dont la distentio n’est
assurément plus le propre.
Invoquer le Christ comme Augustin le fait devant son lecteur, c’est fouiller au cœur de
son âme, in domicilio cogitationis636. Et c’est bien ici, dans la parole naissante où l’amour
cherche l’amour (amore amoris tui637), que s’effectue la médiation ; ici que la dispersion
temporelle se rassemble et se recueille dans l’unité. L’âme qui désire et cherche Dieu, saisie
autant que saisissante, convertit véritablement son rapport au temps. Elle est à la fois
« affranchie des jours anciens », « oublieuse de ce qui est derrière elle », et « sans aspiration
inquiète vers ce qui doit venir et passer638 ». La memoria et l’expectatio sont ramenées l’une
sur l’autre, en un présent qui se concentre. Un tel recueillement du temps rappelle à sa
manière la tension kairotique décrite plus haut. En lui le passé se ranime comme typologie de
la fin ; en lui la contuitio trouve assez de force pour aimer et chercher la vérité ; en lui
approche l’achèvement du temps – in te conflumam. Réunifiée dans la confluence des temps,
la distentio ne permet donc plus de définir l’âme confessante. Quelque chose de fondamental
se produit en elle, qui est nouement de l’attention de l’homme et de la médiation du Christ, et
qu’Augustin s’efforce de formuler en une chaîne de mots qui semblent se corriger les uns les
autres : …non distentus, sed extentus, non secundum distentionem, sed secundum
intentionem… Tel est l’état que l’âme reçoit de son objet lorsqu’elle est tournée vers cet « en-
avant » dont parlait Paul, et qui ne saurait en aucun cas désigner selon Augustin les choses
futures ; tel est l’être qu’elle reçoit de sa propre visée en se projetant vers ce que nous avons
appelé plus haut l’à-venir de la fin, et qui est l’affection de la proximité de Dieu : « Non pas
distendue, mais extendue, non selon la distension, mais selon l’intention ». Comprenons que

634
Confessions XI, XXIX, 39, éd. cit., p. 325.
635
Confessions III, VI, 11 : « Mais toi, tu étais plus intérieur que l’intime de moi-même et plus haut que le plus
haut de moi-même », trad. P. Cambronne, Gallimard, Pléiade, 1998, p. 825.
636
Confessions XI, III, 5.
637
Confessions XI, I, 1.
638
Voir Confessions XI, XXIX, 39.

215
l’âme confessante dont l’être est unifié par la médiation du Christ « conflue » déjà,
« purifiée » et « liquéfiée » au feu de l’amour de Dieu, vers l’éternelle stabilité du Père639.
Augustin propose dans ces lignes une exégèse herméneutique de l’épître aux
Philippiens. Paul y écrivait en effet : « Il s’agit de le connaître, lui, et la puissance de sa
résurrection, et la communion à ses souffrances, de devenir semblable à lui dans sa mort, afin
de parvenir, s’il est possible, à la résurrection d’entre les morts. Non que j’aie déjà obtenu tout
cela ou que je sois déjà devenu parfait ; mais je m’élance pour tâcher de le saisir, parce que
j’ai été saisi moi-même par Jésus Christ. Frères, je n’estime pas l’avoir déjà saisi. Mon seul
souci : oubliant le chemin parcouru et tout tendu en avant, je m’élance vers le but, en vue du
prix attaché à l’appel d’en haut que Dieu nous adresse en Jésus Christ » (Ph 3, 10-14, TOB,
nous soulignons). Nulle part ailleurs qu’en ces lignes la question de la relation existentielle à
l’avenir et à la fin n’est mieux exprimée. 1) Le but n’est certes pas encore atteint. La gloire
n’appartient pas à ce temps-ci. Saisir totalement (katalabô) le Christ est une tâche que le
kairos ne rend pas possible. Le jour n’est pas encore venu où « Dieu sera tout en tous » (1Co
15, 28). Cela est clairement rappelé par Paul et précisément repris par Augustin640. 2) Une
force est cependant déjà à l’œuvre – cette « puissance de la résurrection du Christ » pour
Paul641, cette « médiation du Fils de l’homme » pour Augustin642 – qui modifie aussi bien
notre connaître que notre exister. Communion (koinônia) à la mort du Christ et conformation
(summorphizomenon) à ses souffrances n’offrent pas seulement une connaissance abstraite
(gnôsis) de la personne du Christ ou des réalités qui viennent, comme s’il s’agissait
d’anticiper la fin des temps par un acte de pensée, mais permettent à tout le moins de
poursuivre (diôkô) cette fin en étant « tendu en avant » (emprosthen epekteinomenos).
L’affirmation paulinienne d’une transformation intrinsèque de l’existence par la proximité de
la fin est exactement reformulée par Augustin : distentus, extentus, intentus. 3) L’un et l’autre
font également comprendre que la proximité de la fin ne doit pas s’entendre dans le sens
d’une imminence temporelle. Il ne s’agit pas ici de communier à la fin du temps, comme si la
pensée se donnait à elle-même la résurrection par-devers le diffèrement de la fin. L’en-avant
vers lequel plonge le désir, emprosthen selon Paul ou quae ante selon Augustin, ce n’est pas
un futur ; ce n’est pas « ce qui va arriver bientôt » ; ce n’est pas non plus la parousie tenue

639
Voir Confessions XI, XXX, 40.
640
Voir Confessions XI, XXIX, 39. Augustin conjugue au futur, comme Paul, le temps de la fusion : « Mais moi,
je me suis dispersé dans le temps, dont l’ordre m’est inconnu. Mes pensées, la vie la plus intime de mon âme, se
sentent déchirées par tant de vicissitudes tumultueuses, - jusqu’au jour où, purifié et fondu au feu de votre
amour, je m’écoulerai [confluam] en vous tout entier » (éd. cit., p. 325).
641
Ή δύναµις της άναστάσεως αύτου (Ph 3, 10).
642
« Mediatore filio hominis » (Confessions XI, XXIX, 39).

216
dans ses mains. C’est bien plutôt un nouvel état de l’existence, et c’est la tension elle-même,
point de rencontre du saisi-saisissant, imprégnant à l’âme sa forme nouvelle. Cette tension de
l’âme vers la présence et cette plongée du désir dans l’avant montrent que le temps n’interdit
plus que perce ici même un effet de l’éternité. Par elle s’oblitèrent ce qui fut et ce qui sera –
praeterita et futura. En elle se dissipent la mémoire et l’attente – memoria et expectatio. Dans
cette attraction643, donc, s’offre au désir ce qui est désiré et se donne dans l’amour ce qui est
aimé – Da quod amo : amo enim, et hoc tu dedisti, « donne-moi ce que j’aime, car j’aime, et
c’est Toi qui me donne d’aimer644 ». En un point de rencontre qui n’est pas encore parousie se
libère cependant pour l’âme l’attraction eschatologique. Et c’est elle, épectase ou intentio, qui
doit se comprendre à proprement parler comme présence de Dieu. Ainsi s’amenuise la rupture
ontologique de l’éternité et de l’âme désirante.

5) La présence comme méta-phore

a) L’image de la course (Ph 3, 14)

Nous venons de voir qu’il est possible d’interpréter l’emprosthen epekteinomenos (« [je
suis] tendu en avant ») de l’épître aux Philippiens comme intentio ou « attraction ». L’en-
avant ne s’entend plus alors dans le sens d’un « tout à l’heure » ou d’un « bientôt », mais d’un
en-avant-de-soi, c’est-à-dire d’une transformation en cours de l’existence. Le mouvement de
l’âme traduit dans la pensée de l’évêque d’Hippone l’image paulinienne de la course : « Je
m’élance…, je m’élance vers le but en vue du prix… » (Ph 3, 12-14). Loin de n’être qu’une
comparaison propre à séduire une communauté macédonienne adepte de l’athlétisme,
l’exemple de la course emprunté à l’olympisme grec doit être phénoménologiquement pris
très au sérieux. Courir, en effet, c’est d’abord consentir à la chute. C’est se pencher en avant
jusqu’à provoquer le déséquilibre. Puis c’est répondre à l’instabilité par une accélération et
rattraper par une saccade des jambes le geste de tomber. Tout coureur le sait bien : la
projection du corps en avant de lui-même commande le souffle, le cœur et le rythme des
foulées. Le corps tout entier, rassemblé dans son unité et ramassé vers l’avant, répond au
déséquilibre pour traduire la chute en vitesse. L’en-avant (emprosthen) dont parle Paul ne

643
Jean-Luc Marion, dans une analyse originale, propose de traduire distentio par « distraction », extensio par
« extraction » et intentio par « attraction ». Voir Au lieu de soi, éd. cit., p. 311.
644
Confessions XI, XXII, 28.

217
désigne pas l’espace ouvert au-devant du coureur, mais bien plutôt la chute elle-même sans
cesse rattrapée, sans cesse rétablie par l’accélération du mouvement. L’en-avant n’est ni de
l’ordre de l’espace, ni de l’ordre du temps. Il nomme le rapport à soi provoqué par une
modification singulière de l’existence. C’est ainsi d’ailleurs que nous entendions plus haut
l’épectase kairotique. Mais pour que déséquilibre et instabilité soient, pour que la chute puisse
durer, il faut bien tout de même qu’un « espace » s’ouvre au-devant de soi. C’est ainsi que
peut se comprendre la « présence paradoxale » de la fin (son à-venir). Pour Paul comme pour
Augustin, le Christ est bien présence médiatisée de Dieu. Mais c’est une présence ouverte
vers l’absence. La futurité de la parousie libère l’épectase. La dimension future de la fin
garantit la transformation de soi. Toujours nous retombons sur l’articulation de l’avenir et du
maintenant – copule existentialisée que nous désignons du terme d’à-venir.
La conception paulinienne du temps, habitée par la tension de l’accompli et de
l’inaccompli, exprime régulièrement le paradoxe d’un déjà-donné-encore-absent. Dans
l’aujourd’hui de la foi commence assurément le salut : « Elle passe, la figure de ce monde »
(1Co 7, 31) ; « Voici maintenant le kairos favorable, voici maintenant le jour du salut » (2Co
6, 2) ; « avec [le Christ] Dieu nous a ressuscité et fait asseoir dans les cieux » (Ep 2, 6)…
Mais demeure aussi le pôle futur, véritable horizon de signification de la gloire : « Le jour
approche » (Rm 13, 12) ; « vous [frères] qui attendez avec patience la révélation de notre
Seigneur Jésus Christ » (1Co 1, 7) ; « nous moissonnerons en temps voulu » (Ga 6, 9)… Ce
qui importe en réalité, c’est le pouvoir de transformation de l’existence « courant » vers son
achèvement. L’attente est féconde de présence, comme la présence est féconde d’attente.
L’avenir est bien en ce sens imminent, dans la mesure où il est concerné, requis et proprement
« menacé » (imminere) par l’attention de l’homme à la présence. Mais cela veut-il dire que
cette présence de Dieu, là maintenant, n’est au fond qu’une image ou une figure de style ? La
réalité du renouvellement de soi n’est-elle qu’une métaphore de ce qui adviendra plus tard, un
jour, on ne sait quand ?

b) « Eucharistia » : au-devant du définitif

Certains commentateurs des évangiles considèrent que l’annonce par Jésus de l’irruption
du Règne pourrait n’avoir eu dès l’origine qu’une valeur symbolique ou métaphorique645. La

645
Sur ce sujet, voir par exemple H. WEDER, Présent et règne de Dieu. Considérations sur la compréhension
du temps chez Jésus et dans le christianisme primitif, Cerf, Lectio divina, 2009, et D. GOWLER, Petite histoire
de la recherche du Jésus de l’histoire, Cerf, Lire la Bible, 2009.

218
basileia révélée par les gestes de guérison du prophète de Galilée ne serait en ce sens qu’une
image, une figuration emblématique de ce que sera le Royaume de Dieu à la fin des temps. A
la question posée par les disciples de Jean-Baptiste : « Es-tu celui qui doit venir ou devons-
nous en attendre un autre ? », Jésus répond de manière quelque peu sibylline : « Allez
rapporter à Jean ce que vous entendez et voyez : les aveugles voient et les boiteux marchent,
les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle
est annoncée aux pauvres » (Mt 11, 3-5). Différentes interprétations de ces paroles auraient
été adoptées dans les tout premiers temps du christianisme. La communauté de Jérusalem,
dont les évangiles synoptiques expriment la christologie, a compris cette péricope dans un
sens clairement messianique : Jésus accomplit et réalise ici et maintenant les promesses du
Royaume ; il est donc le Messie, le Fils de Dieu, l’Attendu, le Roi davidique. Puisque toute
infirmité est cicatrice d’un péché, et puisque seul Dieu peut remettre les péchés, les guérisons
de Jésus attesteraient l’effraction réelle du Règne de Dieu dans l’histoire immédiate.
Mais selon certains exégètes de la Source Q646, dans laquelle figurent ces paroles de
Jésus647, il aurait existé une communauté galiléenne, réfractaire au messianisme judéen. Et
cette communauté missionnaire au sein de laquelle circulait la Source aurait interprété les
paroles de Jésus dans le sens d’une prédication sapientiale du type : « Les pauvres, les
souffrants et les déclassés sont relevés. Voilà ce qui adviendra lorsque Dieu manifestera sa
puissance finale. Ce que je fais devant vous maintenant n’a pas d’autre but que de vous
instruire de ce qui se produira à la fin des temps ». D’après l’approche strictement sapientiale
et anti-messianique de la Source648, Jésus se présenterait comme un herméneute laïc (voire
anti-sacerdotal) de Royaume futur ou comme une sorte de pédagogue des promesses de la
Torah. C’est du moins ce que pense le bibliste André Myre : « ‘‘Faut-il attendre encore ?’’,
demandait Jean. La réponse est évidemment oui, puisque la Source écrit un quart de siècles
plus tard et que ‘‘Celui qui vient’’ n’est manifestement pas encore venu. Ou pas encore
pleinement venu. En effet, si nous cherchons à comprendre le texte en nous projetant dans le

646
La Source ou « document Q » est une collection de logia de Jésus dont se seraient servis Matthieu et Luc en
plus de l’évangile de Marc et de renseignements propres. Elle constitue un ensemble cohérent et construit, une
sorte de pré-évangile sans récit de la passion ni référence à la résurrection. Sur la signification du Royaume de
Dieu dans la Source, voir J.-M BABUT, A la recherche de la Source. Mots et thèmes de la double tradition
évangélique, Cerf, 2007.
647
André Myre traduit ainsi Q 7, 18-19.22 : « Jean lui envoie demander par ses partisans : ‘‘Es-tu Celui qui vient
ou nous faut-il encore attendre ?’’ ‘‘Vous entendez ? Vous voyez ? Allez faire votre rapport à Jean. Les aveugles
voient, les boiteux marchent droit, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, et les morts se lèvent. Voilà de
bonnes nouvelles pour les pauvres’’ » (dans La Source des paroles de Jésus, Bayard, 2012, p. 21).
648
Voir F. AMSLER, L’Evangile inconnu. La Source des paroles de Jésus, Labor et Fides, 2006, p. 39 : « Jésus
peut être rattaché à la tradition sapientiale qui, le plus souvent en Israël, et sous la forme d’une sagesse pratique,
s’efforce de donner un sens à l’existence ici-bas ». Voir aussi A. DETTWILER et D. MARGUERAT, La source
des paroles de Jésus (Q). Aux origines du christianisme, Labor et Fides, Le Monde de la Bible, 2008.

219
passé comme la Source le fait, il s’y trouve une réalité qui existe déjà : c’est la série de bonnes
nouvelles pour les pauvres dont témoigne la vie de Jésus. Bien sûr, le Régime de Dieu n’est
pas instauré, puisque la maladie existe encore, la mort aussi, Rome opprime toujours Israël,
etc. Mais les gestes de Jésus, et ses paroles qui les interprètent, annoncent déjà ce qui se
passera sous le Régime de Dieu : plein de bonnes nouvelles pour les pauvres649 ». André
Myre650 avance donc l’hypothèse que les gestes et paroles de Jésus pouvaient être interprétés
par les communautés du Ier siècle, en particulier par les Nazaréniens, comme les simples
images d’une réalité à venir.
Le Règne annoncé par Jésus et la présence du Christ proclamée par Paul ne sont-ils en
définitive que des métaphores ? Métaphore, certes, le kairos l’est. Au même titre que la
basileia dont Jésus enseignait l’imminence. Mais dans l’acception première du terme :
metaphora, « transport », « changement » ; et meteimi, même, « être dans l’intervalle »,
« aller vers ». La profession de foi messianique, selon Paul, porte la vie au-delà d’elle-même.
S’immergeant dans l’efficience du kairos, l’existence croyante est conduite à devenir autre.
Précisons quelque peu ce qu’est cet « autre » dans son rapport au temps en analysant
brièvement la fonction de l’eucharistia dans les épîtres. « Eucharistier » (eucharistein),
étymologiquement, c’est « rendre grâce », « bénir », « louer ». Ainsi s’exprime Paul dans un
passage de la deuxième lettre aux Corinthiens : « Nous le savons, Celui qui a ressuscité le
Seigneur Jésus nous ressuscitera nous aussi avec Jésus et il nous placera avec vous près de lui.
Et tout ce que nous vivons, c’est pour vous, afin qu’en s’accroissant la grâce [charis] fasse
surabonder, par une communauté accrue, l’eucharistia à la gloire de Dieu. C’est pourquoi ne
perdons pas courage et même si, en nous, l’homme extérieur va vers sa ruine, l’homme
intérieur se renouvelle de jour en jour. Car nos détresses d’un moment sont légères par rapport
au poids extraordinaire de gloire éternelle qu’elles nous préparent. Notre objectif n’est pas ce
qui se voit, mais ce qui ne se voit pas ; ce qui se voit est provisoire, mais ce qui ne se voit pas
est éternel » (2Co 4, 14-18, TOB modifiée).
Quatre remarques. 1) L’eucharistia, parole de louange, est la réponse communiante à la
grâce (charis) reçue. Elle est dans l’ordre du dire le croisement du reçu et du rendu : le nexus
de la relation présente à Dieu. C’est de toute évidence pour cette raison que la liturgie
nommera plus tard « eucharistie » la fraction du pain, échange suprême, « source et sommet

649
A. MYRE, La Source des paroles de Jésus, Bayard, 2012, p. 141-142.
650
Et avec lui tous les partisans d’un Jésus professeur de sagesse et pédagogue du Royaume. C’était déjà la quête
de David Friedrich Strauss en 1835, et c’est la coloration du Jésus non apocalyptique du « Jesus Seminar ».

220
de la vie ecclésiale » selon l’expression du Magistère651. S’institue en effet dans l’eucharistie
la plus concrète et la plus matérielle, dans la manducation du Corps, cette manence dont parle
Emmanuel Falque : « Il y a […] dans l’acte de communier une per-manence ou une sorte de
manence (manere, « se tenir », « rester ») par laquelle je demeure ‘‘en [Christ]’’ et ‘‘lui en
moi’’ (Jn 15, 4), comme aussi lui-même demeure ‘‘dans le Père’’ et ‘‘nous en eux’’ (Jn 17,
21) »652. 2) L’eucharistia paulinienne, comprise comme louange, convertit la détresse
(thlipsis) en bénédiction, que cette détresse désigne la tribulation historique, la persécution ou
l’angoisse eschatologique. Elle donne courage et étaye la patience. Elle est persévérance et
endurance en acte ; action de l’attente ; relation authentique au temps. Loin de désigner de
loin, du bout des lèvres, une quelconque espérance abstraite, l’eucharistia, donnant courage,
se caractérise par sa puissance performative. Elle affecte l’unité de la personne, en son corps
comme en l’esprit. 3) Elle a pour contenu, non pas une prière de demande (« donne-nous
aujourd’hui… »), mais la doxa tou theou, la « gloire de Dieu » elle-même, c’est-à-dire l’état
final de la Création, pour ainsi dire la fin même des temps. Elle est une parole « courant » vers
son en-avant ; un signifiant dont le signifié est l’accomplissement et le terme de toute
signification ; un dire toujours au-delà de soi-même, signifiant ce qui excède tout dire. La
parole eucharistique vise l’au-delà d’elle-même ; elle situe l’auditeur autant que le locuteur
dans l’intentionnalité même d’un dire qui s’échappe et se surprend. C’est le sens de son
efficience sacramentelle : devancer le définitif en une sorte de « transparence
eschatologique653 » afin de produire le décisif. Correspondant assez précisément à la confessio
augustinienne, l’eucharistia paulinienne est tension vers le but en même temps
qu’« attraction » de la fin654 : nouement disponible (à disposition du langage) de la réponse à
l’appel ; manence de l’existence mondaine dans ce Dieu qui approche. 4) En vertu de cette
rencontre de la parole et de la fin, l’eucharistia prépare (à) la gloire. Sans instaurer ni établir
historiquement l’état de gloire, elle y porte, y trans-porte néanmoins (le texte grec dit eis :
« vers »). De ce fait, l’eucharistia telle que la conçoit Paul commence ici même à

651
Voir la Constitution dogmatique Lumen Gentium, 11 (« Participant au sacrifice eucharistique, source et
sommet de toute vie chrétienne, ils offrent à Dieu la victime divine et s’offrent eux-mêmes avec elle »), et le
Catéchisme de l’Eglise catholique, § 1324.
652
E. FALQUE, Les Noces de l’Agneau. Essai philosophique sur le corps et l’eucharistie, Cerf, La Nuit
surveillée, 2011, p. 68. Sur le concept de manence, voir tout le § 36.
653
Voir J.-Y. LACOSTE, Présence et parousie, Ad Solem, 2006, p. 55.
654
L’ancienne prière araméenne « maranatha ! », reprise dans la liturgie eucharistique, joue ce double rôle de
demande et d’obtention. L’expression veut à la fois dire « Viens, Seigneur ! (maranatha !) et « il vient, le
Seigneur ! » (marana tha !). Paul emploie cette prière en 1Co 16, 22, Jean en Ap 22, 20, et la Doctrine des
Douze apôtres (Didachè) en 10, 6. La valeur synchronique de la prière (« le Seigneur s’est approché de
l’humanité ») se superpose à sa valeur diachronique (« le Seigneur sera bientôt là »). Voir J.-F. COLLANGE,
L’Epître de Paul aux Philippiens, Commentaire du Nouveau Testament, Xa, Delachaux et Niestlé, 1973, p. 126.

221
« effectuer » la fin : la détresse supportée grâce à la bénédiction « produit » (katergazetai)
l’ « éternel poids de la gloire » (aiônion baros doxès). Embarrassée par le caractère actuel de
l’éternité suggérée par le texte, la traduction œcuménique de la Bible (TOB) traduit
katergazomai par « préparer ». Mais c’est là fléchir le texte. Paul dit bien que l’eucharistia
« produit », « effectue » pour nous (hèmin) le « poids éternel de la gloire ». La synchronicité
ontologique se substituant herméneutiquement à la diachronicité historique, le « poids éternel
de la gloire » pèse d’ores et déjà de tout son poids sur l’éthos présent. Cela signifie
explicitement que l’homme intérieur (hô esô anthrôpos), libéré de son extériorité (hô exô), vit
sous l’influence de la fin. Nous comprenons cette affirmation de la façon suivante : l’homme
intérieur – c’est-à-dire l’intériorité de l’homme (hô esô) ou encore l’homme en son en-avant –
existe déjà comme il paraîtra au dernier jour. Tel est l’acquis s’existentialisant de la présence.
Tournée vers le non-visible (mè blepomena), arrachée aux « réalités visibles et provisoires »
(ta blepomena proskaira), la vie croyante se déroule désormais theô pephanerômetha,
« phénoménalisée devant Dieu655 », « à découvert » devant l’éternité. Etre ainsi déterminé par
l’à-demeure de la perspective divine (to menon656), c’est être méta-phoriquement (pro-jeté) en
présence de l’aiôn.

c) Devancer l’achèvement

La méta-phore n’est donc pas une image, car il y a réellement une manière d’exister, de
vivre, de penser et d’agir dans la « synthèse du temporel et de l’éternel657 ». Une péricope de
l’évangile de Marc, l’épisode de l’onction de Béthanie, se trouve en résonance parfaite avec
une telle assertion. Deux jours avant la Pâque, à l’aube de sa Passion, Jésus se trouve à table
dans la maison de Simon le lépreux : « Une femme vint avec un flacon d’albâtre contenant un
parfum de nard, pur et très coûteux. Elle brisa le flacon d’albâtre et lui versa le parfum sur la
tête. Quelques uns se disaient : ‘‘A quoi bon perdre ainsi ce parfum ? On aurait bien pu
vendre ce parfum-là plus de trois cents pièces d’argent et les donner aux pauvres !’’ Et ils
s’irritaient contre elle » (Mc 14, 3-5, TOB). Sans que cela ne se perçoive ni ne se comprenne
selon la logique du temps quotidien (les hommes ne sont pas fautifs de vouloir tirer bénéfice
du parfum pour en redistribuer la valeur aux pauvres), la femme, anonyme dans la version

655
Selon la formule forte de 2Co 5, 11.
656
Voir l’opposition du « passager » (τό καταργούµενον) et du « demeurant » (τό µένον) en 2Co 3, 11.
657
Expression kierkegaardienne que l’on rencontre par exemple dans Le Concept d’angoisse. Voir OC VII,
L’Orante, 1973, p. 185.

222
marcienne658, accomplit un geste messianique. « Ce qu’elle pouvait faire » – le texte grec dit
exactement : « ce qu’elle eut, elle fit », soulignant la continuité de l’appel et de la réponse (la
liaison de l’avoir et du faire), cet entrecroisement de temporel et d’éternel – « ce qu’elle
pouvait faire », donc, désigne précisément à quoi se reconnaît l’agir conforme au kairos. Jésus
parle ici au passé, l’aoriste restituant le caractère parachevé de l’action. Il faut avoir fait (fut-
ce comme Abraham ayant déjà sacrifié Isaac dans l’intention d’un geste ébauché seulement)
pour être entré dans le régime de l’agir et pour se trouver à la mesure du temps messianique.
Mais la signification profonde de la péricope apparaît dans les versets qui suivent : « Jésus
leur dit : ‘‘Laissez-là, pourquoi la tracasser ? C’est une bonne œuvre qu’elle vient d’accomplir
à mon égard. Des pauvres, en effet, vous en aurez toujours avec vous, et quand vous voulez,
vous pouvez leur faire du bien. Mais moi, vous ne m’avez pas toujours. Ce qu’elle pouvait
faire, elle l’a fait : d’avance elle a parfumé mon corps pour l’ensevelissement » (Mc 14, 3-8,
TOB, nous soulignons). « D’avance », la femme s’est rendue conforme aux exigences du
Règne. « Elle anticipa » (proelaben) c’est-à-dire : « elle devança », « elle pris l’avance ». Elle
pensa, voulut et agit « au-devant d’elle-même » (emprosthen). C’est là, dans cet en-avant du
temps, se comprendre soi-même sous un régime dans lequel les normes changent. Le nard
précieux contenu dans le vase d’albâtre ne possède plus sa valeur d’échange historique, mais
s’élève à sa pleine valeur d’usage messianique (conforme au définitif). Les trois cents pièces
d’argent ne sont plus trois cents pièces d’argent. L’échange prosaïque a perdu sa signification
mondaine. En l’instant de l’onction659, en une contraction fulgurante des temps, se
comprennent la quotidienneté d’une scène de repas, la Passion qui approche et la gloire
eschatologique. Dans l’agir messianique se métamorphosent les catégories mondaines et
quotidiennes. Tout s’y reconnaît sous le signe de l’exceptionnel et de l’unique ; tout s’y
comprend à l’aune de l’ephapax. Là, dans la tension messianique du temps et du monde (ho
kairos sunestalmenos estin), il devient possible d’anticiper l’achèvement de soi. Prolambanô
dit bien que la femme s’est avancée dans l’aiôn et qu’elle a reçu d’ores et déjà le paraphe du
définitif.
Ce passage peut-être interprété de plusieurs façons. 1) D’un point de vue théologique, le
lecteur est appelé à comprendre qu’avec le Christ, en sa présence actuelle, le Royaume de
Dieu configure au présent le temps. Le Devenir s’est ouvert à l’Eternel et s’en trouve

658
Il s’agit de Marie, sœur de Marthe et Lazare, dans la version johannique. Notons que l’épisode de l’onction de
Béthanie figure dans trois évangiles canoniques, en Mc 14, 3-9, Mt 26, 6-13 et Jn 12, 1-8.
659
Kierkegaard nomme justement Instant (Øjeblik) le point de contact du temps et de l’éternité. Voir par ex. Le
Concept d’angoisse, dans OC VII, L’Orante, 1973, p. 187 : « Si le temps et l’éternité entrent en contact, ce doit
être dans le temps, et nous avons l’instant ». Voir aussi OC XX, Index terminologique, p. 68.

223
homogène. La femme a conquis son salut d’un seul coup et une fois pour toutes, ne serait-ce
qu’à conformer ses actes à la puissance du kairos. La profession de foi messianique (oindre
Jésus) lui ouvre la signification totale de l’histoire. Le temps présent est donc bien le temps du
salut, l’ouverture à l’histoire du Règne de Dieu660. 2) D’un point de vue éthique, nous
pouvons aussi comprendre qu’il est maintenant possible de mimer les gestes eschatologiques
comme pour une préparation. En brisant le vase d’albâtre pour une onction purement terrestre,
en un lieu où toucher est encore toucher et où parfumer est encore parfumer, la femme agit
comme si elle se trouvait déjà par anticipation avec l’Epoux dans le Royaume définitif. Elle
devance symboliquement la fin à la manière d’un coureur olympique qui pense chacun de ses
pas avant de s’élancer ou d’un skieur qui repasse en son imagination chacune des portes à
franchir. A ceci près que la femme de Béthanie se prépare à ce qui ne s’imagine pas. Une
telle liberté, une telle audace, une telle prodigalité manifestées par une femme inconnue
préparent à l’état de gloire comme la répétition des acteurs rend possible la représentation. 3)
D’un point de vue herméneutique enfin, substituant le Comment (Wie) au Quoi (Was),
l’onction de Béthanie révèle scripturairement qu’il existe une manière de comprendre son
existence propre en rupture avec l’ordre de l’habitude temporalisée. Vivre d’avance,
proprement devancer son propre achèvement – fut-ce comme si –, c’est en quelque sorte
expérimenter le temps comme ce qui ne passe pas, comme ce qui se mêle dès maintenant à la
« substance (Gehalt) de l’éternel661 ». C’est rencontrer la temporalité dans son étrangeté la
plus marquée.
Une telle détermination du temps par l’éternité, du successif par le décisif et du décisif
par le définitif, donne à expérimenter le commencement d’une liberté nouvelle, une liberté
messianique et kairotique dont il est maintenant possible de préciser les structures.

660
Voir J. VALETTE, L’Evangile de Marc. Parole de puissance et message de vie, Les Bergers et les Mages,
1986, t. II, p. 192 : « Jésus, désormais, n’apparaît plus d’abord comme le prédicateur de la basileia, mais comme
autobasileia, le Règne lui-même. Et cela ne signifie plus seulement le règne incarné, obéi, vécu, mais la
puissance du Règne, en même temps que sa présence et sa réalité divine ». Voir aussi J. HERVIEUX, L’Evangile
de Marc, Bayard, Commentaires, 2003, p. 202ss.
661
S. KIERKEGAARD, Le Concept d’angoisse, trad. par P.-H Tisseau et E.-M. Jacquet-Tisseau, OC VII,
L’Orante, 1973, p. 187.

224
C) «TOUT EST PERMIS, MAIS TOUT N’EST PAS PROFITABLE » :
HERMENEUTIQUE DE LA LIBERTE

Heidegger le notait déjà en 1920 : dans le christianisme primitif, la découverte facticielle


de la vie est l’expérience même du temps662. L’expérience de la parousie (Erfahren der
parousia), qui consiste en un « concernement absolu », se présente comme une « tribulation
qui fait partie de la vie du chrétien lui-même663 ». Accueillir le Christ, c’est s’exposer à cette
« détresse » que Paul nomme thlipsis et que l’on peut entendre comme inquiétude autant que
comme persécution. Mais là n’est pas le terme définitif de l’analyse herméneutique de
l’expérience du kairos. « Accueillir » (dechesthai), ce n’est pas seulement se porter au souci
ou supporter la pression de l’histoire, c’est aussi reprendre pied dans la structure d’un
« devenir nouveau » (ein neues Werden664). C’est ce devenir-nouveau que nous voulons
décrire sous ses différents aspects comme « liberté ».
Réagissant aux nouvelles inquiétantes qui lui parviennent de la communauté
corinthienne665, Paul affirme ainsi sa propre autorité : « Ne suis-je pas libre ? Ne suis-je pas
apôtre ? N’ai-je pas vu notre Seigneur Jésus ? N’êtes-vous pas mon œuvre dans le
Seigneur ? » (1Co 9, 1). Être libre, être apôtre, avoir vu et œuvrer (fonder des communautés
messianiques) forment une chaîne dont l’ordre n’est pas indifférent. La rencontre du Christ et
l’activité missionnaire fondent spécifiquement l’apostolat et la liberté, liberté qui se joue
comme nouveauté de vie et comme réponse à la tension du kairos. L’œuvre de patience, dont
nous avons dit qu’elle constitue la réponse adéquate à l’attente, ainsi que l’être à découvert
devant Dieu, qui témoigne en quelque sorte de l’effectivité de la présence, engendrent un
certain nombre de dispositions que Paul nomme de manière insistante la « liberté »
(eleutheria). Il n’est pas inutile, avant d’en spécifier les modalités, de distinguer cette liberté
messianique de la liberté philosophique grecque.

662
Voir M. HEIDEGGER, Phénoménologie de la vie religieuse, trad. par J. Greisch, Gallimard, Bibliothèque de
philosophie, 2012, p. 93.
663
Id., p. 109.
664
Id., p. 110. Ed. allemande, GA 60, Klostermann, 2011, p. 98.
665
Voir R. SOMERVILLE, La Première épître de Paul aux Corinthiens, Edifac, CEB, 2001, t. I, p. 26 : « Paul
réagit aux nouvelles qui lui ont été données par les gens de Chloé. La première source d’inquiétude de l’apôtre
est la division de l’Eglise en partis qui se présentent chacun comme le détenteur de la vérité et se réclament d’un
maître. Plus inquiétant encore : le fait que ces rivalités révèlent que les Corinthiens s’intéressent davantage à la
sagesse humaine (ou la philosophie) qu’à l’Evangile du Christ crucifié, seule puissance de Dieu qui peut les
sauver et changer leur vie. »

225
1) Liberté grecque et liberté messianique

a) « Zèn hôs bouletai » et « autexousia » : la liberté selon Aristote et Epictète

Il semble impossible de circonscrire de manière satisfaisante l’essence de la liberté


grecque. A la lecture de la tradition philosophique, cependant, certains traits saillants
paraissent qui, sans être pleinement satisfaisants, fournissent un contour acceptable. Pour ce
qui regarde la liberté dans sa dimension politique, centre de gravité de la conception grecque
de l’eleutheria, le sixième livre de la Politique d’Aristote fournit un précieux matériau. Moins
hostile à l’égard de la constitution démocratique que son maître Platon, le Stagirite voit dans
celle-ci le régime le plus favorable à la liberté666. La « liberté en partage », reconnaît-il, est le
but de toute démocratie. Outre qu’elle s’expérimente en partage dans l’acceptation de
l’égalité numérique (l’égale autorité politique des citoyens indépendamment de leurs fortunes
ou mérites), la liberté est donc à la fois principe (hupothesis) et fin (telos) de cette
organisation politique particulière qu’est la démocratie. La liberté se comprend ici
fondamentalement dans sa dimension organisationnelle et institutionnelle. Elle est d’abord
affaire de politeia et de koinônia. Mais celle-ci n’est ainsi concevable qu’à condition de
pouvoir reconnaître en l’homme libre, acteur de la liberté partagée, cet être particulier qui est
à lui-même (et en lui-même) sa propre fin667. Porter en soi sa fin, échapper à toute
détermination téléologique extérieure, se tenir dans la totalité autarcique que forment
l’hupothesis et le telos : l’ensemble de ces caractères métaphysiques de la liberté se présentent
d’un seul tenant comme la possibilité anthropologique de la démocratie, « libre régime
d’hommes libres ». A cela s’ajoute selon Aristote la « prétention de n’être gouverné
absolument par personne », ou à défaut, par rotation consentie, « de gouverner et d’être
gouverné chacun son tour668 ».
Déduisant l’anthropologie de la politique (plutôt que l’inverse), la pensée grecque ne
peut qu’exceptionnellement concevoir l’eleutheria autrement que comme pratique de la
souveraineté : souveraineté de la praxis individuelle ou souveraineté d’une Assemblée
constituée, celle-ci donnant sens à celle-là669. Etre libre, c’est d’abord délibérer, décider,

666
Voir ARISTOTE, La Politique, VI, 2, 1317a, 40.
667
Voir Métaphysique A, 2, 982b, 25, trad. par J. Tricot, Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, 1991, t. I,
p. 9 : « Nous appelons homme libre celui qui est à lui-même sa fin et n’est pas la fin d’autrui ».
668
La Politique, VI, 2, 1317b, 15, trad. par J. Tricot, Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, 1987, p. 432.
669
Voir id., VI, 2, 1317b, 25.

226
administrer, gouverner, prendre part aux affaires publiques – politeuomai. Rompant largement
avec l’autoritarisme platonicien670, Aristote se risque à joindre à ces différents caractères
l’indice (sèmeion) d’une autre modalité de la liberté : « Un autre signe, c’est de vivre chacun
comme il veut, car, dit-on, tel est l’office de la liberté, s’il est vrai que la marque propre de
l’esclave est de vivre comme il ne veut pas671 ». Si l’esclave est esclave parce qu’autrui (le
maître) se trouve porteur de la finalité de ses actions, on ne peut qu’en conclure que le citoyen
n’est libre, quoique gouverné, qu’à condition de demeurer individuellement maître du but de
ses faits et gestes. « Vivre chacun comme il veut » (to zèn hôs bouletai), qu’est-ce sinon, au
sein même de la liberté en partage, pouvoir encore déterminer pratiquement le telos de sa
propre action ? Dans une articulation complexe de mise en œuvre collective et de volonté
individuelle, tentent de cohabiter le partage des responsabilités et l’indépendance d’une
volonté porteuse de son propre sens.
A ne s’en tenir qu’à ces lignes d’Aristote, trois caractéristiques de la liberté se
manifestent déjà. 1) Elle se détermine de prime abord dans l’univers intellectuel grec comme
une donnée politique : partage de la magistrature et de l’autorité judiciaire, par exemple, mais
aussi légitimité à participer personnellement à la délibération civique. 2) Elle peut
occasionnellement, dans l’opposition du libéralisme à l’autoritarisme, se peindre sous les
traits d’une indépendance concrète (« vivre chacun comme il veut »), c’est-à-dire sous la
forme de la conduite autonome des affaires privées. Etre libre, les citoyens grecs comme les
Français d’aujourd’hui pouvaient s’en rendre compte672, c’est aussi nécessairement échapper
peu ou prou au regard d’une masse et à la norme d’un régime. 3) La liberté se pense en amont
(mais après coup), du point de vue de sa condition anthropologique, comme la situation ou
l’état de l’être qui porte en lui-même la finalité de son agir. Etre libre, c’est assumer son
propre but, mais l’assumer subsidiairement, au sein d’une polis constituée673. Cette primauté
du politique sur l’anthropologie, fut-elle nuancée par Aristote, n’épuise cependant pas, loin
s’en faut, la manière grecque d’interroger la liberté.

670
Qui se trouve pour l’essentiel exprimé dans La République et Les Lois.
671
La Politique, VI, 2, 1317b, 10, éd. cit., p. 432. Nous soulignons. Pour le texte grec, voir l’édition des Belles
Lettres, texte établi par Jean Aubonnet, t. II, 2ème partie, 1973, p. 116.
672
L’opposition bien connue de la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes effectuée par Benjamin
Constant mériterait selon nous d’être nuancée. La pensée d’Aristote, entre autres, en témoigne suffisamment.
673
Aristote est parfaitement conforme à la mentalité grecque lorsqu’il affirme que « la cité est par nature
antérieure à la famille et à chacun de nous pris individuellement. Le tout, en effet, est nécessairement antérieur à
la partie », (La Politique, I, 2, 1253a, 20, trad. par J. Tricot, Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, 1987,
p. 30).

227
Le stoïcisme, pour ne s’en tenir qu’à cet exemple674, a su joindre aux modalités
politiques de la liberté l’idée d’un pouvoir (exousia) intrinsèque à la volonté. L’esclave
affranchi que fut Epictète était peut-être le mieux placé pour penser la liberté contre le primat
du statut civique675. Consacrant un chapitre entier au sujet (le « Peri eleutherias »), l’auteur
des Entretiens définit l’homme libre, dans les mêmes termes qu’Aristote, comme celui qui vit
selon sa volonté (hôs bouletai) : « Est libre celui qui vit à sa guise, celui qu’on ne peut ni
contraindre, ni empêcher, ni violenter, celui dont les propensions ne sont point entravées, dont
les désirs se réalisent, dont les aversions ne subissent point d’échec676 ». La liberté réside dans
l’effectivité d’une volonté sans empêchements. Il s’agit plus loin de « vivre dans la paix, […]
être heureux, […] faire tout ce que [l’on] veut, […] n’être pas entravé ni contraint677 ». Plus
loin encore, la liberté se définit comme autonomie (autonomon), autodétermination ou
pouvoir-propre (autexousia678), c’est-à-dire comme indépendance à l’égard de toute
hétéroboulie. L’analyse stoïcienne est la suivante : responsabilités sociales, désirs, passions et
événements divers (pragmata679) engendrent des sujétions pouvant être plus tyranniques que
les servitudes objectives que subit l’esclave. « La servitude retient peu d’hommes, écrit
Sénèque ; il en est plus qui retiennent la servitude680 ». Qui est tenu en laisse par sa frivolité ;
qui par ses amours ; qui par son ambition ou son orgueil ; qui par ses craintes ; qui par ses
faux jugements (le mauvais usage des prénotions). L’un court toute la nuit après une jeune
maîtresse ; l’autre se prosterne devant le tyran ; un autre souffre de ses représentations
erronées ; le dernier s’inquiète des aléas de la fortune.
Seul le discernement de ce qui dépend de nous ou n’en dépend pas681, et seul
l’attachement à ce qui est intégralement en notre pouvoir, à ce qui se trouve être de part en
part « notre affaire » (ergon hèmôn682), sont à même d’enclore le sujet dans la citadelle
inexpugnable de sa volonté. « N’as-tu donc rien dont tu sois le maître, qui soit sous ton unique
dépendance ? » demande le stoïcien avant de livrer un exemple définitif : « Y a-t-il quelqu’un

674
Une analyse méthodique de la liberté cynique mériterait d’être développée.
675
Sur la relation possible de la pensée d’Epictète avec ce que l’on sait de sa vie, voir J.-J. DUHOT, Epictète et
la sagesse stoïcienne, Bayard, L’Aventure Intérieure, 1996, p. 31ss.
676
EPICTETE, Entretiens, IV, I, 1, trad. par J. Souilhé, Les Belles Lettres, t. IV, 2002, p. 2.
677
Id., éd. cit., p. 8.
678
Id., p. 11.
679
Voir sur ce sujet l’analyse de IV, I, 59-60 : « Nous avons les événements pour maîtres ; or ils sont nombreux.
C’est pourquoi nous avons aussi nécessairement pour maîtres des gens qui ont sur l’un de ces événements
quelque influence. Car, en vérité, nul ne redoute la personne même de César, mais la mort, l’exil, la confiscation
des biens, la prison, la privation de ses droits » (éd. cit., p. 11).
680
SENEQUE, Lettres à Lucilius, III, 22, 11, trad. par H. Noblot, Les Belles Lettres, 1965, t. I, p. 95.
681
Voir Entretiens, I, 1, trad. par J. Souilhé, Gallimard, TEL, 1993, p. 15 : « Quel secours avoir donc sous la
main […] ? En serait-il d’autre que cette pensée : Qu’est-ce qui est à moi et qu’est-ce qui n’est pas à moi ?
Qu’est-ce qui est en mon pouvoir et qu’est-ce qui n’est pas en mon pouvoir ? »
682
Voir Entretiens, IV, 71.

228
qui puisse te faire donner ton assentiment à l’erreur ? Personne. Par conséquent, en matière
d’assentiment [tô sugkatathetikô], tu ne peux subir ni entrave ni empêchement ». Et à
l’objection attendue : « Mais si l’on me menace de mort, on peut me contraindre à m’y
porter », Epictète répond que mépriser la mort est précisément « notre affaire683 ». Le dernier
terme de l’analyse donne la clé de l’interprétation stoïcienne de la liberté. Rien ne peut
affecter ni détourner une volonté délivrée de la crainte de mourir, ni maître, ni ordre social, ni
coup du sort. Là se trouve le foyer de l’autexousia, le pouvoir du pouvoir, la puissance de la
puissance, le noyau dur d’une autodétermination inaliénable et inviolable. Epictète se plaît
souvent à mettre en scène cette puissance de vouloir que rien d’extérieur ne fait trembler,
cette liberté proprement sans extériorité : spectacle édifiant d’une volonté de fer dans la mêlée
des servitudes volontaires. « Voilà ce qu’est la dignité personnelle ; telle est sa force chez
ceux qui sont habitués à la faire entrer en ligne de compte dans leurs délibérations. – Mais
voyons, Epictète, rase-toi. – Si je suis philosophe, je réponds : ‘‘ Je ne me raserai pas.’’ –
Alors je te ferai couper le cou. – Si cela te fait plaisir, fais-le-moi couper684 ».
Ainsi, lorsque la pensée grecque ne détermine pas la liberté comme état civil ou
comme exercice de la citoyenneté, comme obéissance amoureuse à la législation (Socrate) ou
comme gouvernement de soi, lorsqu’elle ne la détermine pas comme existence porteuse de
son propre telos (Aristote), celle-ci la reconnaît dans l’intériorité sans retrait de l’autorité du
vouloir. L’autexousia, dernier pas de l’évolution de la conception grecque de la liberté,
nomme en effet ce pouvoir spécifique (exousia) que l’on trouve en soi (auto) lorsqu’aucune
crainte ni aucun désir n’enchaînent le jugement à autre chose qu’à lui-même. Mon choix pour
lui-même, mon assentiment pour lui-même, défaits l’un et l’autre de ce qui vient du corps et
des vices, voilà le site exclusif de l’autexousia : sommet autarcique d’une volonté qu’aucune
situation ni aucun prince ne peut plier. Il est notable que l’acceptation de la mort – ce
consentement tacite à « sortir de la scène » – demeure en quelque sorte le soubassement de la
liberté philosophique685 : « Le seul moyen d’assurer la liberté, reprend Epictète à Diogène
c’est d’être prêt à mourir686 », ou comme l’écrit encore Sénèque : « Loin d’avoir à redouter la
mort, nous lui devons de n’avoir plus rien à redouter687 ». Il n’y a rien de tel que ce

683
Id., IV, 69-71.
684
Entretiens, I, 1, 28-29, Gallimard, TEL, 1993, p. 18.
685
Socrate considérait déjà dans le courage (ou l’acceptation de la possibilité de la mort) la vertu inaugurale de la
vie philosophique. Voir Apologie de Socrate 28b : « Il est mal, mon ami, d’affirmer, comme tu le fais, qu’un
homme de quelque valeur ait à calculer ses chances de vie et de mort, au lieu de considérer uniquement, lorsqu’il
agit, si ce qu’il fait est juste ou non, s’il se conduit en homme de cœur ou en lâche » (trad. par M. Croiset,
Œuvres complètes I, Les Belles Lettres, 1999, p. 155).
686
Id., IV, 30, éd. cit., p. 6.
687
SENEQUE, Lettres à Lucilius, III, 24, 11, éd. cit., p. 105.

229
consentement à mourir dans le Nouveau Testament, où la liberté se fait bien plutôt reconnaître
dans la disponibilité de l’amour.

b) L’antécédence ontologique de l’Amour (l’accueil du fils prodigue)

Nous proposons maintenant de comprendre le sens évangélique de la liberté à partir de


l’expérience de l’amour de Dieu. Etre libre, pour les auteurs du Nouveau Testament, ce n’est
d’abord ni disposer de soi, ni bénéficier d’une volonté close sur elle-même. C’est se retrouver,
après s’être perdu, dans l’antécédence ontologique de l’agapè. La parabole du « fils
prodigue », mise en scène par Luc et peinte admirablement par Rembrandt, livre une
excellente matière. Effectuant un va-et-vient entre la toile et le texte, entre la description et la
narration, nous nous laisserons conduire par le regard du père Baudiquey, remarquable
connaisseur de l’œuvre. Nous montrerons ensuite que le concept paulinien de « grâce »
(charis) répond assez exactement à l’agapè évangélique et définit clairement la situation dans
laquelle se rencontre la liberté messianique.
Rembrandt van Rijn, nous venons de le suggérer, a su dévoiler le sens évangélique de
l’amour. Le Retour du fils prodigue est une grande toile de deux mètres soixante sur deux
mètres, actuellement exposée au musée de l’Ermitage. Dans l’obscurité tenace d’une pièce
indistincte, un père accueille son enfant. Décalés sur le tiers gauche du tableau, les deux corps
fusionnés captent le regard. Le fils est agenouillé, la tête enfouie dans l’arche que forment les
bras du père. Sa tunique est sale, rapiécée, élimée jusqu’à laisser deviner la chair. Son crâne
est rasé, comme celui des condamnés qui attendent l’exécution de la sentence. « Appuyé sur
la joue – tel un nouveau-né au creux du ventre maternel – il achève de naître688 ». Le pied
droit porte encore les restes d’un chausson écorné par l’errance. Le pied gauche est nu, la
voûte est râpée, blessée, écaillée par la longue marche du retour. Au-delà de la fatigue et de la
misère se devine la honte de ne n’avoir pas su aimer. « Un homme avait deux fils, raconte la
parabole. Le plus jeune dit à son père : ‘‘Père, donne-moi la part de bien qui doit me revenir.’’
Et le père leur partagea son avoir. Peu de jours après, le fils ayant tout réalisé, partit pour un
pays lointain et il y dissipa son bien dans une vie de désordre. Quand il eut tout dépensé, une
grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans l’indigence. Il alla se
mettre au service d’un des citoyens de ce pays qui l’envoya dans ses champs garder les porcs.
Il aurait bien voulu se remplir le ventre des gousses que mangeaient les porcs, mais personne

688
P. BAUDIQUEY, Rembrandt et le retour du fils prodigue, Voir et Dire, Ame, Ref. : DVD132.

230
ne lui en donnait. Rentrant alors en lui-même, il se dit : ‘‘Combien d’ouvriers de mon père ont
du pain de reste, tandis que moi, ici, je meurs de faim ! Je vais aller vers mon père et je lui
dirai : ‘‘Père, j’ai péché envers le ciel et contre toi. Je ne mérite plus d’être appelé ton fils.
Traite-moi comme un des ouvriers.’’ Il alla vers son père » (Lc 15, 11-20a, TOB). « Je
regarde le fils, médite Pierre Baudiquey devant la toile de Rembrandt. Une nuque de bagnard.
Et cette voile informe où s’enclôt son épave […]. Le naufragé s’attend au juge […]. Il ne sait
pas encore qu’aux yeux d’un père comme celui-là, le dernier des derniers est le premier de
tous. Il s’attendait au juge, il se retrouve au port, échoué, déserté, vide comme sa sandale,
enfin capable d’être aimé689 ». « Or, poursuit la parabole, comme il était encore loin, son père
l’aperçut et fut pris de pitié : il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers » (Lc 15, 20b).
Le père se trouve là, en effet, ni sévère ni hiératique, enveloppant du mouvement de la
miséricorde l’enfant revenu. L’amour paternel anticipe toute explication, précède tout
discours, couvrant le repentir avant même qu’il n’ait à s’exprimer. Il coupe brutalement court
au dialogue par la geste du salut. « Le père en majesté […]. Voûté comme un arc de roman
[…]. Son visage d’aveugle. Il s’est usé les yeux à son métier de père. Scruter la nuit, guetter
du même regard l’improbable retour […]. Oui, c’est bien lui, le père, qui a pleuré le plus690 ».
Au-delà du récit, la parabole du fils prodigue enseigne ce qu’aimer et être aimé veulent
dire évangéliquement691. Plus exactement : ce qu’est et ce que donne de recevoir l’à-peine-
espérable, le tout-juste-envisageable d’un amour qui nous précède. Il s’agit apparemment de
retrouvailles. Une déchirure est rapiécée, retissée, ravaudée d’un seul coup. Aimer, par delà
les réticences d’un cœur qui n’ose y croire, c’est accepter d’atteindre au sommet de
l’existence – un sommet dont la honte perd l’espoir. Mais le récit des retrouvailles met en
scène le surcroît du don sur la capacité naturelle de recevoir. Car il ne s’agit ici que de cette
antécédence ontologique et de ce débordement imprévisible de l’offrande sur la demande que
désigne l’agapè du Père692. Si l’expérience d’un excédant d’intuition sur le concept est
philosophiquement envisageable693, celle d’un excès de l’amour sur les potentialités de
l’affectivité ne l’est pas moins. L’amour humain, aussi quelconque qu’il puisse être, prosaïque

689
Id.
690
Id.
691
Sur les interprétations patristiques, théologiques et littéraires de la parabole, voir R. LUNEAU, L’Enfant
prodigue, Bayard, Evangiles, 2005. Voir aussi J. JEREMIAS, Les Paraboles de Jésus, trad. par B. Hubsch,
Seuil, Livre de vie, 1984, p. 184ss.
692
Voir sur ce sujet la première lettre encyclique de Benoît XVI, Deus caritas est, notamment les paragraphes 3-
8. Voir aussi A. NYGREN, Erôs et agapè, en particulier, Première partie, III, Cerf, t. I, 2009, p. 223-259. Sur
l’interprétation de Dieu comme Amour et sur la primauté de l’Amour comme don qui contient tous les autres,
voir le Catéchisme de l’Eglise catholique, § 733.
693
Voir les analyses de Jean-Luc Marion sur les phénomènes saturés, par exemple dans Le Visible et le révélé,
Cerf, Philosophie et Théologie, 2010, p. 171ss.

231
et mondain, répond d’un amour premier, originaire, qui en a circonscrit la possibilité : amour
d’une mère, confiance d’un être cher, amitié triomphante. La définition de Dieu comme
agapè694 est le parangon même de cet amour primal toujours plus vaste que le cœur qui reçoit
et plus spacieux que ce qu’un désir attend. Si l’erôs grec est une puissance faisant tendre le
sujet vers un objet qui lui est extérieur, l’agapè chrétienne est nouement intérieur d’un
surcroît disponible dans l’existence et d’une conversion attentive. Aimer Dieu, comme à se
retourner pour un bruit, c’est entendre l’amour de Dieu. Phénomène saturé s’il en est,
l’acceptation fulgurante d’être aimé, que l’on pense à la relation de l’homme à Dieu ou de
l’enfant aux parents, met à rude épreuve la conscience bien davantage que la simple joie
d’aimer.

c) « Huperperisseuô » (Rm 5, 20) : la surabondance de la grâce

La pensée de Paul se raccorde mieux à cette conception de l’agapè qu’à la manière


grecque, et stoïcienne en particulier, de saisir la liberté. Le concept de « grâce » ou de « don »
(charis) illustre nettement cette antécédence ontologique de l’amour que met en scène la
parabole lucanienne. Absorption du péché, présent de Dieu délivrant l’homme de ses
dilemmes et de ses sujétions, instrument d’élection (skeuos eklogès) de la liberté, la grâce
désigne bien la primauté, ontologique aussi bien que chronologique, de la justification sur tout
ethos et sur toute praxis. La voix passive du verbe « aimer » précède nécessairement la voix
active. Ainsi le commande la logique évangélique. Ainsi le veut la grammaire de la grâce
selon Paul. L’existence kairotique se relève sans cesse d’une semblable passivité. « Etre à
découvert » signifie expérimenter l’accueil.
La communauté de vue des évangiles et de la pensée paulinienne est particulièrement
saisissante concernant la manière de poser la liberté. La parabole représente le débordement
constitutif de la grâce sur la vie, de l’être-aimé sur l’aimer, de la surabondance sur
l’abondance : « Là ou le péché a abondé [epleonasen], la grâce a surabondée
[hupereperisseusen] » (Rm 5, 20). L’espérance fugace du fils prodigue (« je vais partir et aller
jusqu’en présence de mon père »), ce coup de tonnerre qui retentit dans sa perdition,
transfigure sa vie de fond en comble. Il lui fut pourtant difficile d’accéder à l’éclair de cette
audace : des mois de famine avant de se lever (« alors il partit et alla vers son père »). Le fils

694
Voir 1Jn 4, 8 : « Celui qui n’aime pas n’a pas connu Dieu, car Dieu est amour. » La formule ό θεός άγάπη
έστίν est, bien plus qu’une simple définition de Dieu, l’écho messianique des paroles du Sinaï : éhyé asher éhyé,
« Je serai qui je serai ». Le futur de Dieu se présentifie et s’actualise comme Amour.

232
ne peut s’imaginer comme le père l’aime. Il ne peut espérer cet amour-là. Et pourtant,
enseigne l’évangile, c’est dans l’acceptation d’une telle effusion que l’existence s’atteint elle-
même. L’existence kairotique surgit herméneutiquement dans l’éclat de cette acceptation.
Telle est la liberté messianique : un accueil, un événement : la surprise imprévisible d’un
bouleversement consécutif à l’acceptation : l’encontre d’un appel dans la conversion intime.
La pensée stoïcienne a cru pouvoir clore la liberté dans la puissance propre de la volonté
(autexouisa). Tout juste a-t-elle pu déduire qu’en ces moments (kairoi) d’autodétermination la
volonté consentait à l’ordre d’une Providence raisonnable en s’y confiant en quelque sorte.
Mais une telle conformation cosmique n’est qu’une certitude inerte et intellectuelle, une
donnée de sagesse – une idée695. La liberté messianique se thématise au contraire comme
réception d’une puissance contre-intentionnelle et dynamique. Elle est la retrouvaille salutaire
de mes possibilités d’exister avec la vie même : la surabondance d’une puissance à l’encontre
de laquelle se redécouvre l’existence particulière. Elle est l’événement de la résurrection
donnant en présence ses prémices. Ce sont ces données nouvelles de l’existence libre que
nous allons peu à peu décrire.

2) « Tout m’est permis » (1Co 6, 12) : licence ou édification ?

Les Frères Karamazov retentissent du célèbre dialogue de Dimitri et d’Aliocha :


« Quelle belle chose que la science, Aliocha ! L’homme se transforme, je le comprends…
Pourtant, je regrette Dieu ! – C’est déjà bien, dit Aliocha. – Que je regrette Dieu ? […] Mais
alors, que deviendra l’homme, sans Dieu et sans immortalité ? Tout est permis par
conséquent, tout est licite696 ». La question hantait Dostoïevski : la civilisation de l’athéisme
et de la sécularisation pourra-t-elle protéger l’homme de l’amoralité ? Si le Ciel est le contour
du sens ; si l’éternité donne à tout geste son poids ; si l’ethos trouve en Dieu sa conséquence,

695
Il est notable que la représentation de la Providence ne s’accompagne dans l’œuvre d’Epictète que d’une
louange de reconnaissance : « Si nous étions intelligents, que devrions-nous faire d’autre en public et en privé,
sinon chanter la divinité, la célébrer, énumérer tous ses bienfaits ? » (Entretiens, I, XVI, trad. par J. Souilhé,
Gallimard, TEL, 1993, p. 55). Dans les Pensées de Marc Aurèle, la découverte de l’harmonieuse cohésion du
Tout ne se traduit pas davantage par l’expérience d’une réception ou d’un accueil, mais plutôt par une
compréhension à portée morale : « Toutes choses s’enchaînent entre elles et leur connexion est sacrée et aucune,
peut-on dire, n’est étrangère aux autres, car toutes ont été ordonnées ensemble et contribuent ensemble au bel
ordre du même monde. Un, en effet, est le monde que compose toutes choses ; un le dieu répandu partout ; une la
substance, une la loi, une la raison commune à tous les êtres intelligents ; une la vérité, car une aussi est la
perfection pour les êtres de même famille et participants de la même raison » (Pensées, VII, 9, trad. par A. I.
Trannoy, Les Belles Lettres, 1953, p. 69).
696
F. DOSTOÏEVSKI, Les Frères Karamazov, trad. par H. Mongault, Gallimard, Folio, t. II, 1988, p. 264. Nous
soulignons.

233
sa signification, son « après » révélateur : comment « subsister sans groin dans une société
sans Dieu697 » ? Lorsque, dans leur contingence assumée, l’existence et les actes de l’homme
ne renvoient plus qu’à eux-mêmes, brutalement dépouillés de leur au-delà, aucune obligation
ne tient plus. « Tout est permis » signifie : « Il n’y a pas de mal » ; « l’homme n’est plus
l’homme, l’héritier du langage et du sens, le légataire de l’obligation et du commandement ».
La corrélation de l’athéisme et de l’apesanteur morale est un leitmotiv de l’œuvre de
Dostoïevski. Jean-Paul Sartre saisira dans cette clause de la « mort de Dieu » (« tout est
permis ») l’expression même de l’antécédence ontologique de l’existence sur l’essence :
« Dostoïevski avait écrit : ‘‘Si Dieu n’existait pas, tout serais permis.’’ C’est là le point de
départ de l’existentialisme. En effet, tout est permis si Dieu n’existe pas, et par conséquent
l’homme est délaissé, parce qu’il ne trouve ni en lui, ni hors de lui une possibilité de
s’accrocher. […]. Nous sommes seuls, sans excuses. C’est ce que j’exprime en disant que
l’homme est condamné à être libre698 ». Délaissé, c’est-à-dire dépossédé de toute essence
comme de toute morale prédonnée, l’homme se rencontre en chaque situation comme le
créateur de la valeur de son choix. Il est tout à fait notable que ce retournement de
l’inquiétude dostoïevskienne en paradigme de la liberté fasse (involontairement ?) référence à
la pensée de Paul.
Derrière le débat existentialiste, comme un arrière-plan difficilement surmontable, se
cachent en effet deux versets de la première épître aux Corinthiens. En 1Co 6, 10, Paul écrit :
« Tout m’est permis, mais tout ne convient pas. Tout m’est permis, mais moi je ne me laisserai
asservir par rien ». Et un peu plus loin, en 1Co 10, 23 : « Tout est permis, mais tout ne
convient pas. Tout est permis, mais tout n’édifie pas ». Chaque fois dédoublé comme en une
litanie binaire, cet hapax testamentaire – Panta exestin, littéralement : « Tout se peut » – pose
de nombreux problèmes d’interprétation. Quel sens peut revêtir une semblable expression
dans des sections d’exhortations morales ? Est-ce à dire que le chrétien, enté sur le Christ,
réalise enfin le grand rêve de l’existence sociale : faire tout ce qu’elle veut ? Est-ce à dire que
toute obligation morale s’est dissoute dans la foi ? La liberté messianique se donne-t-elle
d’abord comme dissipation des contraintes ? Quatre interprétations dominent, auxquelles nous
ajouterons notre lecture propre.

697
La formule est de Léon Bloy, voir La Femme pauvre, Gallimard, Folio, 1980, p. 154-155 : « A tout prendre,
ces gracieux lecteurs feraient encore mieux de ne pas ouvrir du tout le présent volume qui n’est lui-même qu’une
longue digression sur le mal de vivre, sur l’infernale disgrâce de subsister, sans groin, dans une société sans
Dieu ».
698
J.-P. SARTRE, L’Existentialisme est un humanisme, Nagel, 1970, p. 36-37. Nous soulignons. Sur le concept
de « délaissement », voir id., p. 39-47.

234
a) Premier groupe d’interprétations : « Fay ce que vouldras » (les Khlysty et Rabelais)

Le « tout est permis » paulinien peut d’abord s’entendre comme l’impératif d’une
révocation de l’éthique ou comme un blanc-seing donné à la licence morale. Puisque « la
cognée est déjà sur la racine » (Mc 3, 10) et que la fin des temps brûle le présent de sa
proximité, à quoi bon la tempérance ? A quoi bon la limitation des désirs ? A quoi bon
renoncer à la débauche ? Les khlysty russes, et bien d’autres sectes eschatologiques, ont ainsi
pu présenter le dérèglement moral comme un chemin de rédemption. Certains courants
carpocratiens ont scrupuleusement exploré cette voie. Si l’œuvre de patience ne répond pas à
la tension du kairos, dans cette décrue d’avenir qui menace le temps (sens littéral de
l’imminence), tout devient effectivement possible. Tout, c’est-à-dire ce qui demeurait jusque
là inaccessible, interdit, refusé. Nous avons déjà mentionné cette possibilité herméneutique.
Arasant la signification mondaine des normes morales et abolissant des valeurs devenues
superflues, la fin, donnant congé du monde, offre en même temps permission de tout.
(Raspoutine, qui appartint à la secte des khlysty dans sa jeunesse, conservera longtemps le
souvenir des « orgies rédemptrices ».) Sous la domination de l’indifférence eschatologique, ni
mal ni péché ne hantent plus la conscience délestée d’avenir. Mieux encore : l’épreuve du
fantasme réalisé – voire du fantasme forcé – impose in extremis à l’esprit, par sa violence
même, la palinodie du dernier instant. Contrainte au mal et contre-pliée, la conscience
violentée se craquelle et se repend. La douleur de se perdre prend alors forme de conversion
au salut. En s’abolissant dans le temps de la fin, la moralité découvre au-delà d’elle-même la
transmutation des valeurs. Sans se référer explicitement à Paul, c’est ainsi que Nietzsche
comprendra la puissance dissolvante de la « vraie liberté d’esprit » : « Lorsque les Croisés se
heurtèrent en Orient sur cet invincible ordre des Assassins, sur cet ordre des esprits libres par
excellence, dont les affiliés de grades inférieurs vivaient dans une obéissance telle que jamais
ordre monastique n’en connut de pareille, ils obtinrent, je ne sais par quelle voie, quelques
indications sur le fameux symbole, sur ce principe essentiel dont la connaissance était
réservée aux dignitaires supérieurs, seuls dépositaires de cet ultime secret : ‘‘Rien n’est vrai,
tout est permis’’699 ». Se substituant au Symbole des Apôtres, l’ultime secret de la liberté,
« symbole fameux » de la secte des Assassins, vient subvertir de fond en comble l’idéal
ascétique. Le Non inhibiteur et émollient de la conscience chrétienne vient se briser sur la
force brutale d’un Oui triomphateur : « Rien n’est vrai, tout est permis ». Ce face à face

699
F. NIETZSCHE, La Généalogie de la morale, Troisième partie, § 24, trad. par H. Albert, Mercure de France,
1948, p. 262-263.

235
guerrier est celui de la vie patricienne devant le ressentiment plébéien, de la santé devant
l’anémie, de la volonté de puissance devant l’idéal ascétique. Mais est-ce bien la victoire que
Paul envisageait ?
« Tout est permis » peut encore se comprendre comme un idéal d’affranchissement. La
vie bienheureuse des habitants de Thélème telle que la rêve Rabelais dans son gigantal
Gargantua s’en réfère, via saint Augustin700, au panta exestin paulinien. Il ne s’agit plus ici
d’abus licencieux. Nous sommes loin des cérémonies orgiaques préconisées par certains
khlysty. Il s’agit plutôt de se fier, au gré des caprices et dans une coordination spontanée des
existences, aux diverses directions de la volonté (thelèma en grec). Utopie d’une harmonie
préétablie des désirs701, Thélème affirme la possibilité de vivre selon son bon vouloir (le hôs
bouletai de la philosophie grecque) sans porter préjudice à l’existence d’autrui. Outre qu’aux
trois vœux monastiques ordinaires (chasteté, pauvreté et obéissance702) s’en substituent trois
contraires (« estre marié, que chacun feut riche et vesquist en liberté703 ») et que « là ne seroit
horrologe ny quadrant aulcun704 », l’Abbaye de Thélème subvertit la vie réglée des ordres
monastiques : « Toute leur vie estoit employée non par loix, statuz ou reigles, mais selon leur
vouloir et franc arbitre. Se levoient du lict quand bon leur sembloit, beuvoient, mangeoient,
travailloient, dormoient quand leur désir leur venoit ; nul ne les esveilloit, nul ne les
parforceoit ny à boyre, ny à manger, ny à faire chose aultre quelconques705 ». Paraphrasant
alors la formule célèbre de saint Augustin, Rabelais précise ainsi le cœur de la Règle
Thélémite : « En leur reigle n’estoit autre que ceste claue : FAY CE QUE VOULDRAS parce
que gens liberes, bien nez, bien instruictz, conversans en compaignies honnestes, ont par
nature un instinct et aiguillon qui tousjours les poulse a faictz vertueux et retire de vice, lequel
ils nommoient honneur706 ». En se mutant en cette clause : « fay ce que vouldras », le « tout
est permis » paulinien entérine une liberté déjà donnée, déjà établie, déjà constituée – armée

700
« Fay ce que vouldras » paraphrase de toute évidence le Dilige, et quod vis fac du Commentaire de la
Première épître de S. Jean (VII, 8) – dont nous proposerons plus loin une lecture –, qui renvoie lui-même de près
ou de loin au πάντα έξεστιν de saint Paul.
701
Comme l’écrit M. Plattard : « La confiance dans la générosité de la nature humaine est consacrée, en quelque
sorte, par l’Abbaye de Thélème… Rabelais a pu tenir cette société de Thélème pour une chimère, mais non les
principes sur lesquels il la fondait. Sa philosophie, si l’on ose appeler de ce nom ses idées générales sur
l’homme, comporte un acte de foi dans l’excellence de la nature humaine » (cité par R. Morçay, dans L’Abbaye
de Thélème, Introduction, Droz, 1947, p. 22).
702
L’obéissance contre laquelle s’érige la clause Thélémite apparaît souvent dans les Regulae comme l’un des
premiers, sinon le premier devoir du cénobite. Voir par exemple le chapitre VII de la Règle de saint Augustin
(dans Saint Augustin. La Règle, lue par P. Raffin, Cerf, L’Abeille, 2010, p. 77) et le De oboedentia de saint
Benoît (dans La Règle de saint Benoît, trad. par A. de Vogüé, Cerf, Sources chrétiennes n° 181, 1972, p. 465).
703
F. RABELAIS, L’Abbaye de Thélème, chap. LII, éd. critique publiée par R. Morçay, Droz, 1947, p. 38.
704
Id., p. 37.
705
Id., chap. LVII, p. 60. Nous soulignons.
706
Id.

236
comme Athéna naissante – par un instinct purgé de vices. Le Pantagruélisme, pour
philosophique qu’il se présente, reconnaît chez les « gens bien nez » un « franc arbitre »
naturel qu’aucune interdiction n’a plus de sens à réfréner. Mais, là encore, est-ce bien ce que
préconisait Paul ?

b) Deuxième groupe d’interprétations : le sens « accomodatice » et la « dilectio »


(Thomas d’Aquin et Augustin)

Saint Thomas d’Aquin semble, quant à lui, assez embarrassé par l’expression
paulinienne. Comment l’Apôtre fondateur de l’Eglise peut-il écrire, entre deux exhortations,
que « tout est permis » ? Après les interprétations licencieuse (subvertir la norme) et libertaire
(« fay ce que vouldras ») du panta exestin s’impose, dans un effort visant à sauvegarder une
morale d’obligation, la lecture accomodatice : « Ce que l’Apôtre dit ici : Toutes choses me
sont permises, ne peut se comprendre dans un sens absolu, mais dans un sens accomodatice ;
ces mots : Toutes choses me sont permises, signifient alors les choses qui ne sont pas
interdites par la loi divine707 ». L’affirmation du sens accomodatice, plus bas degré de
l’herméneutique biblique708, nous avertit du caractère embarrassant du verset paulinien. Il
s’agit peu ou prou de plier l’explicite du texte à la cohérence contextuelle. « Ces mots peuvent
se référer à trois choses, précise saint Thomas d’Aquin : Premièrement, à ce qu’il avait dit à
propos des jugements, à savoir qu’il est permis à chacun de réclamer tous ses biens au
tribunal, puisque cela n’est pas interdit par la loi divine. Ou bien à ce qu’il dira plus loin, à
propos de l’usage indifférent des aliments […]. Enfin, à ce qu’il dira plus loin, à propos des
rétributions à recevoir709 ». Mais une telle évacuation par « accommodation » de la rugosité
du texte, quoiqu’elle présente le mérite de mettre en garde contre l’apologie licencieuse et le
laxisme moral, ne saurait guère plus satisfaire le lecteur de l’épître que l’interprétation
littérale. A quoi bon préciser en effet que tout ce qui n’est pas interdit par la loi divine est
permis au croyant ?
Plus en profondeur que les lectures licencieuse, libertaire et accomodatice nous conduit
l’interprétation radicale (de radix, racine) de saint Augustin. Dans le septième traité du
Commentaire de la première épître de saint Jean, l’évêque d’Hippone constate qu’il est

707
S. THOMAS D’AQUIN, Commentaire de la Première épître aux Corinthiens, 290, 1, trad. par J.-E.
Stroobant de Saint-Eloy, Cerf, 2002, p. 199.
708
Considéré comme une méthode médiocre en comparaison des interprétations typologique, anagogique ou
tropologique, le « sens accomodatice » consiste à rendre intelligible, par une « accommodation » souvent tirée
par les cheveux, tel verset des Ecritures.
709
S. THOMAS D’AQUIN, op. cit., éd. cit., p. 199.

237
nécessaire pour comprendre l’effectivité de la charité chrétienne de discerner les actes (factis)
et leur racine (radix). Un homme peut sévir par charité (de caritate) ou cajoler par
méchanceté (de iniquitate) ; un père peut corriger son enfant et un marchand d’esclaves
cajoler sa marchandise. Cela montre s’il en était besoin que le bien se manifeste moins dans
l’effet que dans l’intention. « Ce qui distingue les actes des hommes, c’est la charité qui est à
la racine [de radice caritatis]. Bien des choses peuvent avoir l’apparence du bien, qui ne
procèdent pas, à la racine, de la charité710 ». Cet amour radical (de radice) est la présence de
Dieu prenant corps dans l’agir humain. Il traduit en acte cette action de la grâce qu’Augustin,
après Jean, nomme dilectio711. Présence surabondante (contre-intentionnelle) de l’Amour sur
l’affectivité et sur la facticité de l’existence humaine, la dilectio dispose l’homme au bien en
substituant à la légalité mondaine sa loi ontologique. Vivre par le Christ (per ipsum) veut dire
vivre de lui : portant « au fond du cœur la racine de l’amour » – radix sit intus dilectionis712.
L’être-en-Christ paulinien se comprend clairement comme accueil d’une puissance (dunamis)
restructurant le sujet. C’est en vertu d’une telle efficience de la dilectio sur l’agir humain –
parce que la vie se détermine désormais « par amour » (dilectione) – qu’Augustin peut
conclure : « Une fois pour toutes t’est donc donné ce court précepte : Aime et fais ce que tu
veux ; si tu te tais, tais-toi par amour ; si tu parles, parle par amour ; si tu corriges, corrige par
amour ; si tu pardonnes, pardonne par amour713 ». En coupant la conséquence (« Fay ce que
vouldras ») de son principe (« aime ») et en remplaçant l’amour par la bonne naissance,
Rabelais prive les Thélémites de l’origine radicale de la liberté messianique. Augustin, lui, ne
s’y est pas trompé – Dilige, et quod vis fac.

c) « Oikodomèsis » : l’édification de soi

C’est la dilection, non la naissance, qui ouvre l’existence à sa liberté714. Le précepte


augustinien ne peut être dissocié du panta exestin paulinien715. Comme lui il conditionne la

710
S. AUGUSTIN, Commentaire de la Première épître de S. Jean, VII, 8, trad. par P. Agaësse, Cerf, Sources
chrétiennes n° 75, 1961, p. 329. Plus loin, en VIII, 9 : « La charité est-elle à la racine ? sois tranquille, rien n’en
peut sortir de mal » (éd. cit., p. 359). La notion de racine n’est pas absente de l’épistolaire paulinien, comme en
Rm 11, 16 : « Si la racine [ή ρίζα] est sainte, les branches aussi le sont », ou en Rm 11, 18 : « Ce n’est pas toi qui
porte la racine, mais c’est la racine qui te porte. » Ρίζα nomme à la fois le judaïsme et la foi authentique.
711
Voir id., VII, 9, éd. cit., p. 329 : « En cela consiste la dilection. En cela s’est manifestée la dilection de Dieu
pour nous, que Dieu a envoyé son Fils unique en ce monde, afin que nous vivions par lui. En cela consiste la
dilection : ce n’est pas nous qui l’avons aimé, mais c’est lui qui nous a aimés ».
712
Id., VII, 8, éd. cit., p. 329.
713
Id.
714
L’amour dont il est ici question ne désigne évidemment pas un élan affectif ou une attirance subjective, mais
la présence et l’œuvre de Dieu dans le cœur humain.

238
liberté au débordement de la grâce. On ne peut pas davantage séparer le quod vis fac du dilige
que le panta exestin de l’hymne à la charité qui lui fait écho quelques versets plus loin716.
Ainsi, la liberté messianique se comprend moins comme un affranchissement que comme une
puissance d’être. « Si je n’ai pas la charité, je ne suis rien [outhen eimi] », écrit Paul (1Co 13,
2). « Etre » signifie « aimer », et « aimer » signifie « être ». Dans le renouvellement
ontologique dispensé par le débordement de l’agapè sur l’affectivité, l’homme se trouve
libéré des structures subjectives du péché : « [La charité] ne tient pas compte du mal [ou
logizetai to kakon] » (1Co 13, 5). Et c’est bien l’abrogation spontanée de la propension au mal
qui permet à Paul d’introduire à deux occasions ses exhortations morales par la formule « tout
est permis ». Cette concomitance de la liberté et de l’être, de l’éthique et de l’ontologie, ne
peut qu’inviter à une lecture herméneutique du panta exestin.
Se saisissant elle-même dans la tension du kairos, la facticité chrétienne s’ouvre à
l’expérience de l’être-en (l’en Christô paulinien). Comme le remarque Heidegger : « Le
chrétien a conscience du fait que cette facticité ne peut pas être conquise par sa propre force,
mais qu’elle vient de Dieu – c’est le phénomène des effets de la grâce717 ». Il y a en effet
possibilité pour le sujet de s’éprouver (comme s’il s’en trouvait circonscrit) dans le
débordement de l’agapè sur les capacités de l’affectivité718. Cette encontre du plus-que-soi
qui vient à soi et redéfinit les possibilités de l’affectivité est l’expérience spécifique de la foi
chrétienne, en même temps qu’une expérience de la facticité. Le sujet est alors un adonné de
la grâce, un recevant se découvrant dans la réception. C’est ce phénomène que nous avons
voulu lire plus haut dans la parabole lucanienne de l’enfant prodigue : le transbordement de
l’affectivité par la présence de Dieu.
En cela consiste l’édification (oikodomèsis) du sujet dont parle l’Apôtre dans les
occurrences qui nous intéressent. « Tout est permis », tout est utile et tout édifie dans la vie
715
Comme le précise Paul Agaësse à propos du Dilige, et quod vis fac : « On a souvent abusé de ce texte en
l’entendant dans un sens laxiste, comme si les parfaits étaient libérés de toute loi. La pensée d’Augustin est tout
autre. S’appuyant sur l’Evangile et sur les Epîtres de saint Paul et de saint Jean, il professe que toute la loi se
trouve résumée dans le double précepte de la charité, non parce que la charité dispense de pratiquer les autres
commandements, mais parce qu’elle en est la plénitude et qu’elle en assure l’accomplissement » (op. cit., éd. cit.,
note 1, p. 328).
716
« Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, je ne suis qu’airain qui
sonne ou cymbale qui retentit. Quand j’aurais le don des prophéties et que je connaîtrais tous les mystères et
toute la science, quand j’aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter des montagnes, si je n’ai pas la charité,
je ne suis rien. Quand je distribuerais tous mes biens en aumônes, quand je livrerais mon corps aux flammes, si
je n’ai pas la charité, cela ne me sert de rien. La charité est longanime ; la charité est serviable ; elle n’est pas
envieuse ; la charité ne fanfaronne pas, ne se gonfle pas ; elle ne fait rien d’inconvenant, ne cherche pas son
intérêt, ne s’irrite pas, ne tient pas compte du mal ; elle ne se réjouit pas de l’injustice, mais elle met sa joie dans
la vérité. Elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout. La charité ne passe jamais… » (1Co 13, 1-8).
717
M. HEIDEGGER, Phénoménologie de la vie religieuse, trad. par J. Greisch, Gallimard, NRF, 2012, p. 136.
718
Nous renvoyons une fois encore aux notions de « phénomène saturé » et de « sujet adonné » telles que les
développe Jean-Luc Marion.

239
messianique précisément à mesure que le comme (Wie) de l’existence, facticiellement
déterminé par la prégnance de l’agapè, déborde le quoi (Was) de l’éthique normative. Il n’est
donc pas question d’en revenir aux caprices du désir personnel, ni de céder au plaisir de
« faire (enfin) ce que l’on veut », mais au contraire de déployer l’agir conformément (comme)
à la grâce reçue. Tel est le premier aspect de la liberté chrétienne : une « connexion de vie
concrète719 » : une « expérience facticielle de la vie720 » : un comme, une manière, une
disposition affective disponible in statu finalis temporis721. Loin de se réduire au libre-arbitre
(Erasme) ou au serf-arbitre (Luther), la liberté messianique se manifeste à la manière d’un
« appel » (klèsis).

3) Ni libre arbitre ni serf arbitre : la liberté comme « appel »

Des siècles durant, le problème de la liberté chrétienne fut enfermé dans la question du
pouvoir de la grâce. Le salut procède-t-il d’une opération de l’élection divine ou des actions
délibérées des hommes ? Ainsi s’est posée l’énigme des rôles respectifs de la puissance de
Dieu et de la possibilité des hommes. De la confrontation magistrale de saint Augustin avec
les Pélagiens au Ve siècle jusqu’au débat opposant les Jansénistes aux Molinistes au XVIIe
siècle, au cours d’un long millénaire de heurts, toutes les options semblent avoir été
proposées : toute-puissance de la grâce (sola gratia), efficience réelle de l’action (libre
arbitre) ou collaboration des actes et de la grâce (grâce coopérante). Ces conflits théologiques
prennent évidemment racine dans l’interprétation de la conception paulinienne de la grâce et
de la liberté, et chacune des positions exprime inévitablement, par le truchement d’Augustin,
une exégèse du paulinisme. Mais l’opposition – ou la dialectique – de la puissance divine et
de l’action humaine expose-t-elle convenablement, c’est-à-dire pour nous philosophiquement,
la question de la liberté messianique ? Nous rendrons compte dans un premier temps de la
querelle qui dressa Luther contre Erasme au début du XVIe siècle. Débordant par la marge les
termes et l’axe du conflit, nous déterminerons ensuite la liberté paulinienne à partir d’une
herméneutique de l’ « appel » (klèsis).

719
Voir M. HEIDEGGER, Phénoménologie de la vie religieuse, éd. cit., p. 97.
720
Id., p. 101.
721
Voir S. BONAVENTURE, « Le Jugement dernier », Breviloquium, 7, Editions Franciscaines, Série
« Textes », 1967, p. 84.

240
a) Le libre arbitre : Erasme lecteur de Paul

Quel rôle accorder aux efforts de l’individu dans l’obtention du salut ? C’est à cette
question brûlante – brûlante parce que conditionnant la nature même de l’espérance et de
l’éthique chrétiennes – qu’Erasme s’est proposé de répondre dans l’Essai sur le libre arbitre.
Le premier argument que l’on rencontre dans la Diatribe est une condamnation de ce que l’on
pourrait appeler la « résignation fataliste ». A supposer que la totalité de ce que l’homme
accomplit dans sa vie n’est pas l’œuvre du libre arbitre mais de la pure nécessité, il serait
« dangereux de divulguer ce paradoxe aux profanes », affirme Erasme722. Qui, en effet,
sachant que Dieu opère complètement en lui le bien comme le mal, pourrait encore tenir
compte d’une quelconque exhortation morale ? « Quel pécheur soutiendrait dans ces
conditions cette lutte continuelle et laborieuse avec sa chair ? Quel méchant s’appliquerait à
723
corriger sa vie ? » Reprenant à sa manière la distinction paulinienne entre « ce qui est
permis » et « ce qui est à propos », l’humaniste de Rotterdam conclue que s’il est permis de
nier le libre arbitre par une analyse scripturaire, il n’est pas à propos de l’exprimer en langage
vernaculaire et vulgaire724. Suit un certain nombre d’arguments scripturaires. Si
l’Ecclésiastique peut écrire qu’ « au commencement Dieu créa l’homme et le laissa à la merci
de son jugement », en vertu du principe de cohérence interne souvent rappelé par Erasme,
c’est en même temps supposer qu’Adam, « chef de notre espèce », a été créé « en possession
d’une raison intacte, capable de discerner ce qu’il fallait rechercher et ce qu’il fallait fuir725 ».
Dans la Genèse, le Deutéronome, les Prophètes, partout « on retrouve ce terme de
proposer, ce terme de choisir, ce terme de repousser qui auraient été employés mal à propos si
la volonté de l’homme n’était pas libre pour le bien, mais seulement pour le mal726 » ;
« L’Ecriture ne retentit que de ces mots de conversion, d’application et d’effort vers le
mieux ! Or, tous ces textes n’ont plus aucun sens dès qu’on admet la nécessité d’agir bien ou
mal727 ». Comment concilier par ailleurs l’idée de jugement avec l’affirmation de la nécessité
du bien et du mal ? « Pourquoi me réprimander alors que je n’ai pas les moyens de garder le

722
ERASME, Essai sur le libre arbitre, traduit par P. Mesnard, éd. Robert et René Chaix, Alger, 1945, p. 83.
723
Id., p. 83.
724
Voir id., p. 92 : « Mon livre est déjà à moitié fini si j’ai convaincu mon lecteur du point que j’ai avancé, à
savoir qu’il vaudrait mieux ne pas discuter trop minutieusement ces matières, surtout devant la foule. »
725
Id., p. 95.
726
Id., p. 106.
727
Id., p. 108.

241
bien que vous m’avez donné ni de repousser le mal que vous m’envoyez ?728 » Ni la nature, ni
la nécessité ne peuvent prétendre au mérite ; or, l’agir dépourvu de mérite ne peut prétendre
au jugement ; il faut donc, s’il y a jugement – et pour qu’il y ait jugement –, que la liberté
humaine soit une réalité. L’autorité de Paul, l’Apôtre de la grâce par excellence, est bien sûr
invoquée : « Que signifient les comparaisons de saint Paul sur ceux qui courent dans le stade,
sur le prix, la couronne, etc… si nous ne pouvons rien attendre de notre effort ? […] La
couronne n’est donnée qu’à ceux qui combattent et elle tient lieu de prix à ceux qui ont mérité
cet honneur729 ». On ne peut ainsi résoudre les questions de la justice et de la miséricorde
divines qu’en prenant garde de ne pas « ruiner le libre arbitre ».
Ancien et Nouveau Testaments sont convoqués au fil des pages pour attester l’absurdité
du principe de la nécessité absolue. Au-delà de cette somme de références, Erasme n’expose
en définitive dans la Diatribe qu’un seul argument théologique : il est possible de concevoir
en accord avec l’Ecriture et les Pères une forme de nécessité qui ne soit pas exclusive de la
libre volonté. Il faut pour cela séparer la providence divine de la perspective particulière de
l’homme : « Dieu savait d’avance […] que Notre Seigneur fût trahi par Judas. Si donc nous
contemplons la prescience infaillible de Dieu et sa volonté immuable, il devait nécessairement
arriver que Judas livre son Maître. Et cependant Judas pouvait changer sa volonté ou,
certainement, ne pas entretenir cette volonté impie730 ». Il s’agit finalement d’attribuer à la
grâce l’impulsion première « qui vient exciter l’âme », mais qui laisse cependant à la volonté
humaine, lorsqu’elle n’a pas fait défaut à la potentialité divine, « une certaine place dans le
déroulement de l’acte731 ». Deux causes concourraient donc à la même action : une cause
principale, la grâce, et une cause secondaire ne pouvant rien sans l’impulsion de la principale,
la volonté humaine732.

b) Le serf arbitre : Luther lecteur de Paul

Un tel compromis ne pouvait convenir à Luther, qui croisa violemment le fer avec
Erasme. A l’argument d’après lequel la négation du libre arbitre conduirait le peuple à
renoncer au progrès (et selon lequel il est donc préférable de ne rien affirmer), Luther objecte

728
Id., p. 109. Et plus loin, p. 160 : « Pourquoi l’Ecriture fait-elle si souvent mention de jugement s’il n’est tenu
aucun compte de nos mérites ? Comment sommes-nous obligés de comparaître devant le souverain juge, si tout
s’accomplit en nous par pure nécessité et non point suivant notre libre arbitre ? »
729
Id., p. 117. Erasme fait ici référence au vocabulaire olympique de l’épître aux Philippiens.
730
Id., p. 128.
731
Id., p. 165-166.
732
Voir id., p. 166.

242
avec insistance que « ce n’est pas un tourment inutile que de rechercher si notre volonté est
efficace ou non dans les choses qui concernent le salut733 ». Se conformant à la tradition
chrétienne de l’affirmation734, il s’agit donc de recourir à la plérophorie, « qui est la certitude
pleine et entière de notre conscience735 ». Où se trouve en effet le plus grand danger pour
l’âme, d’affirmer ou de nier le libre arbitre ? « Tant qu’un homme croit qu’il peut se sauver
par lui-même, si peu que ce soit, il se repose et se confie en soi, et ne renonce nullement à ses
propres forces […] Celui qui sait que tout notre salut est dans la main de Dieu, celui-là
renonce à ses propres forces, ne choisit plus ses propres moyens, mais attend l’action de Dieu
en lui. Et celui-là est proche de la grâce salutaire736 ».
Que dit par ailleurs l’Ecriture du libre arbitre ? Références contre références, verset
biblique contre verset biblique, Luther pointe ici et là le renoncement à soi dans la prière et
l’affirmation (chez Paul en particulier) de la toute-puissance de Dieu737. A la transparence
scripturaire maintes fois soulignée par Erasme, Luther oppose l’opacité de l’Ecriture, en
particulier sur la question du libre arbitre738. Si la Bible affirme en effet que « Dieu rendra à
chacun selon ses œuvres ; la vie éternelle à ceux qui, en persévérant à faire le bien, cherchent
la gloire, l’honneur et l’immortalité739 », il ne s’ensuit pas que soit posée l’efficacité salutaire
de l’action humaine : « Tout cela montre que le salaire est nécessaire, dit Luther, mais non pas
que nous le méritons par notre dignité740 ». Une interprétation s’impose toujours, sise entre
lettre et sens. Et c’est finalement l’idée d’une nécessité compatible avec la liberté que Luther
s’efforce de nier dans la contre argumentation suivante : que l’action humaine puisse
terminer, en tant que cause secondaire, une excitation première émanant de la puissance
divine pose d’abord le problème de la contingence : « Si maintenant la volonté de Dieu était
telle qu’elle cessait d’agir une fois l’œuvre achevée […], on pourrait vraiment affirmer qu’il y
a de la contingence dans le monde741 ». Or, d’évidence, « les dispositions de Dieu sont
invariables » et « sa prescience n’est pas contingente742 ». De plus, lorsque Dieu agit en nous,
fut-ce à titre de cause principale, et principale seulement, « la volonté qu’il donne à notre

733
M. LUTHER, Traité du serf arbitre, trad. par D. de Rougemont, Labor, Genève, 1937, p. 48.
734
Voir id., p. 38 : « Le saint Esprit n’est pas un sceptique ».
735
Id., p. 34. Luther appuie la pratique de la plérophorie sur l’épistolaire paulinien.
736
Id., p. 78.
737
Voir id, p. 48.
738
Voir Id., p. 115 : « J’ajoute contre toi qu’il n’est pas une seule partie de l’Ecriture Sainte qui ne soit claire. »
739
Rm 2, 6-7, cité par Luther, op. cit., éd. cit., p. 177-178.
740
Id.
741
Id., p. 52.
742
Id., p. 51.

243
cœur […] n’est pas une contrainte, mais une joie et une inclination spontanée à faire le
bien743 ».
Une semblable contrainte ne peut pas consister à proprement parler en une volonté,
c’est-à-dire en l’affirmation d’une puissance personnelle à agir de telle ou telle manière,
conclue Luther. Elle est purement et simplement, en tant que joie reçue, une nolonté, un
contre-vouloir, et pour ainsi dire une kénose de l’impulsion individualisée744. Toute volition
impulsée de Dieu, parce que nécessairement bonne, est en même temps une nolition pour la
subjectivité. Si le libre arbitre n’est qu’un son creux, un « bruit de syllabe derrière quoi il n’y
a rien745 » – simple flatus vocis théologique –, c’est parce que la « volonté humaine se trouve
placée entre Dieu et Satan, et se laisse guider et pousser comme un cheval. Si c’est Dieu qui la
guide, elle va là où Dieu veut et comme il le veut746 ». Dans l’agir de la volonté de Dieu
s’éteint l’impulsion du vouloir humain, sans retrait ni frustration puisqu’une joie acquiescante
vient se substituer à l’affirmation de soi.

c) Herméneutique de l’appel

Cette querelle du libre arbitre et du serf arbitre, tissée sur le canevas paulinien, porte de
toute évidence la marque de son époque. La liberté devait s’exprimer en terme de volition
propre ou d’impulsion de la vie subjective, que celles-ci soient affirmées ou niées. Le débat ne
pouvait alors qu’être métaphysique, c’est-à-dire suspendu à un dogme théologique et à une
pétition de principe. Une approche herméneutique de la question de la liberté dans sa relation
avec une dunamis extrinsèque (cette puissance théologale que les épîtres décrivent à partir de
l’en-christô), oblige en réalité à méditer à la marge. Nulle part Paul ne pose la liberté dans le
sens restreint d’une puissance de choix. Et nulle part il n’en nie la possibilité. Nulle part les
épîtres ne dogmatisent à ce sujet747. La liberté n’est pas, dans la complexité de l’expérience
messianique, un simple déclic ou une étincelle transcendantale. La liberté ne saurait se réduire
à la décision arbitraire ou à l’explosion décisionnelle. Elle ne présente aucun point de
convergence avec la liberté empirico-psychologique, pas plus qu’avec une quelconque
causalité inconditionnée. Elle consiste plutôt en une certaine configuration de l’existence
743
Id., p. 81-82.
744
Voir id., p. 82 : « Car la contrainte est bien plutôt, si je puis dire, une nolonté qu’une volonté. »
745
Id., p. 99.
746
Id., p. 82-83, nous soulignons.
747
Voir S. BRETON, Saint Paul, PUF, Philosophies, 1988, p. 64-65 : « La liberté […] ne suggère ni réflexion de
ce genre ni insertion de l’agir dans une théorie générale, et psychologique, de ‘‘l’acte humain’’ […]. Elle crée un
‘‘milieu de libre devenir’’, aussi étranger au libre arbitre des philosophes qu’à la compulsion répétitive et
sécurisante qui nous ramènerait au passé. » (Nous soulignons.)

244
croyante. Elle est pour ainsi dire le Comme (Wie) de la conformation de soi à l’appel
messianique, et relève en tant que telle d’une phénoménologie plutôt que d’une métaphysique.
Dans l’œuvre de Paul, la liberté s’atteste fondamentalement comme appel. Etre libre, ce
n’est ni pouvoir, ni avoir le choix, ni agrandir le nombre de ses possibilités par une
quelconque action, mais se rendre digne d’un appel : « Je vous y exhorte donc dans le
Seigneur, moi qui suis prisonnier : accordez votre vie à l’appel que vous avez reçu » (Ep 4, 1).
Le texte dit littéralement : « Conduisez-vous selon l’appel [tès klèseôs] dont vous avez été
appelé [eklèthète] ». Cette conduite (peripatos), précisée plus loin, consiste fondamentalement
en douceur, humilité, patience, amour, unité, paix. Le contenu de l’exhortation morale ne se
présente cependant pas comme une somme de prescriptions à respecter – il ne s’agit plus de
commandements –, mais comme une manière d’exister et de se mouvoir (peripatos) inclusive
de ces valeurs morales. C’est bien la vie toute entière jusqu’en ses péripéties qui traduit
l’appel (klèsis) en action. Comment comprendre un tel événement, sinon comme la rencontre
en soi, par dévoilement de la foi, de ce à quoi se conformer ? L’appel dont le chrétien est
appelé – le doublement n’est pas fortuit – n’est aucunement un « rappel à l’ordre », comme
serait rappelé d’un coup de sifflet le promeneur piétinant une pelouse ou d’un coup de voix
l’élève rêveur à son devoir. La vocatio désigne bien plutôt la résonance intérieure d’une
réorganisation de l’agir – soi témoin de soi. La musique et l’écoute, la vocatio et le vocatus,
forment une totalité atomique. Le sujet et le suggéré sont indistincts dans l’appel. Telle est la
liberté messianique : la mise en œuvre, dans l’ordre de l’agir, du sujet-en-Christ qui s’entend
lui-même, et qui, s’entendant lui-même, laisse advenir le décisif. L’appel se reçoit en effet
dans la temporalité kairotique de l’une-fois-pour-toutes (ephapax). Paul le dit lui-même
clairement : « Irrévocables [ametamelèta] sont les dons et l’appel de Dieu » (Rm 11, 29). La
liberté chrétienne, en son aube, consiste à se redécouvrir, se ressaisir, se retrouver dans le
temps décisif, et l’appel commande cette découverte facticielle. Il ne s’agit ici ni d’affirmer sa
puissance propre (libre arbitre), ni de dissoudre sa subjectivité dans la puissance de Dieu (serf
arbitre), mais de se saisir soi-même dans l’unité du sujet et du suggéré. L’appel messianique
dans lequel nous reconnaissons la liberté s’entend donc fondamentalement comme une
réindividuation irrévocable. Il ne s’agit pas de comprendre par là que le sujet est rappelé à soi
dans une sorte d’effroi, mais qu’il existe une façon de s’accueillir soi-même dans une relation
d’appel (proprement événementiale) qui transforme décisivement toute manière d’être.
Cette modification de l’interprétation de la vie atteint nécessairement l’homme dans son
existence politique puisque l’appel messianique s’adresse également – et même d’abord – aux

245
laissés-pour-compte et aux marginalisés de l’organisation sociale748. Mais ce n’est pas encore
là l’essentiel. Au-delà de l’indifférenciation sociale des appelés s’impose pour Paul l’évidence
d’une abrogation pure et simple des statuts mondains : « Que chacun demeure dans la
condition où il se trouvait quand il a été appelé. Etais-tu esclave quand tu as été appelé ? Ne
t’en soucie pas… » (1Co 7, 20-21, TOB749). « Demeurer dans sa condition » signifie « ne pas
s’en soucier » ou encore « s’y rendre indifférent ». Toute qualité mondaine se dissout dans la
facticité messianique. Nous reviendrons ultérieurement sur ce point crucial de la prédication
paulinienne. La situation d’appel – littéralement l’en-appel : en tè klèsei –, parce qu’elle
(re)conduit l’homme dans une situation décisive (menetô), repousse à l’arrière-plan la
signification strictement séculière (ou « charnelle », c’est-à-dire fuyante750) de son statut
socio-politique. Dans la situation d’appel, l’esclave est « libre en Christ », et l’homme libre
devient l’ « esclave du Christ », chacun devenant le semblable de l’autre. La situation d’appel
messianique est ainsi de portée politique. La communauté des appelés – littéralement
« église » ou ekklèsia – ne peut être que la communauté universelle des semblables (ou la
communauté de l’au-delà de toute différenciation). Cela n’a pas échappé aux commentaires
philosophiques récents de l’œuvre de Paul751. Mais ce n’est pas la révolution politique opérée
par la situation d’appel (l’en-appel) qui conditionne la découverte chrétienne de la facticité.
C’est à l’inverse l’en-appel lui-même, c’est-à-dire la réinterprétation subjective coïncidant
avec la foi messianique, qui conditionne la révolution politique. Et c’est celui-ci qu’il s’agit
de clarifier.
Qu’est-ce qu’être appelé ? Nous l’avons dit, ce n’est pas prioritairement être interpellé
dans l’écoulement prosaïque des jours. Ce n’est pas non plus seulement être convoqué de
l’extérieur par une puissance forensique et transcendante. L’appel messianique ne résonne pas
à la manière des appels prophétiques : « J’entendis la voix du Seigneur qui disait… » (Is 6, 8).
Il est d’une autre nature et d’une autre portée. Pour le comprendre il nous faut revenir au
débordement de l’agapè (divine) sur les possibilités affectives de l’homme et à cette ontologie

748
Voir par exemple 1Co 1, 26 : « Considérez, frères, qui vous êtes, vous qui avez reçu l’appel de Dieu : il n’y a
parmi vous ni beaucoup de sages aux yeux des hommes, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de gens de bonne
famille » (TOB).
749
En suivant le texte de près, nous traduirions : « Que chacun demeure [µενέτω] dans l’appel [έν τη κλήσει] où
il a été appelé [έκλήθη]. »
750
Voir 1Co 7, 31 : « La figure de ce monde passe » (TOB).
751
Voir G. AGAMBEN, Le Temps qui reste. Un Commentaire de l’Epître aux Romains, Rivages Poche, 2004,
en particulier le chapitre « Klètos », p. 39-78 ; A. BADIOU, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, PUF,
Les Essais du Collège international de philosophie, 1997, l’ensemble de l’ouvrage ; S. BRETON, Saint Paul,
PUF, Philosophies, 1988, en particulier le chapitre « Foi chrétienne et liberté », p. 62-65 ; J.-P. FAYE, Paul et
les Juifs. La libération de l’esclavage, Germina, 2012, l’ensemble de l’ouvrage ; B. SICHERE, Le Jour est
proche. La révolution selon Paul, Desclée de Brouwer, 2003, en particulier le chapitre « La communauté du
nouvel amour », p. 197-205.

246
du surcroît révélée par la parabole du fils prodigue. La révolution messianique s’enracine
dans la circonscription subjective du sujet débordé, anticipé et enclos par l’Amour du Père.
Cette circonscription événementiale est proprement l’appel. La révélation évangélique
consiste moins à admettre intellectuellement que « Dieu est amour », selon la formule de la
première lettre de saint Jean (1Jn 4, 8), qu’à s’éprouver soi-même dans la relation à un
surcroît. De même que le dehors délimite positivement le dedans752, le débordement
circonscrit le sujet. « Dieu est plus grand que le cœur », précise saint Jean (1Jn 3, 20). « Plus
grand », meizôn, est l’être de Dieu. Non comme si l’on définissait ici un concept à la manière
des scolastiques : Quo nihil maius cogitari possit753. Dieu n’est d’abord ni un ce que, ni un ce
dont, ni un quoi – quo. Il est esse : être infinitif circonscrivant par appel la subjectivité. Dans
la parabole du père courant vers le fils perdu s’exprime une expérience herméneutique
fondamentale : être attendu contre toute attente ; être aimé sans mérite ; être pardonné sans
espoir ; être ramené à soi contre l’éparpillement de l’oubli. Et c’est en cela que consiste selon
nous l’appel messianique. Dieu, « maître de l’impossible754 », sauve (sôzei) d’un appel
(klèsei) incalculable : « Souffre avec moi, comptant sur la puissance de Dieu, qui nous a
sauvés et appelés par un saint appel, non en vertu de nos œuvres, mais en vertu de son propre
dessein et de sa grâce » (2Ti 1, 8-9). La situation d’appel, circonscrivant l’ipséité par ce
dehors tout à fait particulier qu’est l’impossible, est donc proprement la liberté. Elle est
l’entrée dans le décisif. Elle est l’onde de choc de l’événement messianique. Et cela non
seulement parce qu’elle suspend la signification de tout statut social, mais aussi et surtout
parce qu’elle est un phénomène inaugural de la facticité. Il reste bien sûr à conformer
l’existence à cette situation d’appel, à ce comme-appelé (hôs keklèken) de l’expérience de la
foi. Par le dire et par l’agir, nous allons le voir. Et cela en marge des décisions du libre arbitre
comme des renoncements du serf arbitre.

752
Pensons au mot frontier désignant dans la langue des pionniers américains à la fois la terre extérieure,
sauvage, lointaine (les confins), et la limite encerclant le territoire propre (le dedans). La représentation
topographique d’un au-delà de soi conditionne l’intériorité géographique.
753
Voir S. ANSELME, Proslogion, II, trad. par M. Corbin, Cerf, 2008, p. 101-102 : « Nous croyons en effet que
Tu es quelque chose dont rien de plus grand ne puisse être pensé. »
754
Voir Mt 19, 26 : « Fixant sur eux son regard, Jésus leur dit : ‘‘Aux hommes c’est impossible, mais à Dieu tout
est possible [πάντα δυνατά]’’. »

247
4) « Parrhèsia », l’ouverture de la parole

a) La subversion des normes : la « parrhèsia » cynique

Se rendre digne de l’appel réclame une forme singulière de position de soi que Paul
nomme à plusieurs reprises parrhèsia, terme complexe que les traducteurs rendent par
« audace », « liberté », « franchise » ou « parole ouverte » selon les contextes. Commençons
tout de suite par dire que la parrhèsia messianique ne relève en rien d’une sorte de « culot »,
de « sans-gêne » ou d’ « outrance ». L’école cynique a certes pu vanter les mérites de la
provocation verbale. Il s’agissait alors de révéler à renforts d’altercations le fondement
strictement conventionnel de l’ordre social, et de faire paraître par contraste le caractère
paradigmatique de la nature. Ridiculiser les normes admises exigeait sans doute de forcer le
trait. Les injures d’Antisthène755, les sarcasmes de Diogène756, les leçons de Cratès757, la
licence d’Hipparchia758 n’avaient pas d’autre but que de déshabiller les habitudes pour en
désigner l’inanité. Comme plus tard la généalogie pour Nietzsche, la parrhèsia cynique
consistait à dévoiler le caractère historique et accidentel des mœurs. Mieux, la morsure du
cynique, cette liberté de ton aux effets volontairement ravageurs, arrachait l’homme au
recouvrement de sa nature par les conventions. Il fallait pour cela brutaliser le comportement
catanomique (kata nomon : selon la convention) par l’irruption, dans la structure sociale,
d’une manière de vivre cataphysique (kata phusin : selon la nature). Diogène, crachant au
visage de son hôte, rappelait la primauté de la nature (le besoin) sur l’ordre conventionnel (la

755
Voir par ex. DIOGENE LAËRCE, Vie, doctrine et sentences des philosophes illustres, Flammarion, GF,
1994, t. II, p. 9 : « Voyant dans une fête un cheval se dandiner, [Antisthène] lui jeta : ‘‘Tu aurais bien fait,
Platon, un cheval qui se pavane !’’. »
756
Voir id. p. 15 : « [Diogène] était étrangement méprisant, nommait l’école d’Euclide école de bile, et
l’enseignement de Platon perte de temps. Il appelait les concours en l’honneur de Dionysos de grands miracles
de fous, et les orateurs les valets du peuple… »
757
Voir id., p. 43 : « [Théophraste] était si malade qu’il se laissa aller un jour, en pleine discussion
philosophique, à lâcher un vent qu’il ne pouvait retenir. Il en fut si honteux, qu’il s’enferma chez lui, et voulut se
laisser mourir de faim. Cratès l’apprit, vint le voir, après avoir à dessein mangé des fèves. Il lui démontra
d’abord qu’il n’avait rien fait de mal, il lui dit que ce serait une chose bien surprenante de ne point lâcher de vent
comme le veut la nature. Et là-dessus, il se met à péter. »
758
Voir id. : « [Hipparchia] s’éprit si passionnément de la doctrine et du genre de vie de Cratès qu’aucun
prétendant, fût-il riche, noble ou bien fait, ne put la détourner de lui. Elle alla jusqu’à menacer ses parents de se
tuer si elle n’avait pas son Cratès. Cratès fut invité par eux à la détourner de son projet : il fit tout ce qu’il put
pour cela, mais finalement, n’arrivant pas à la persuader, il se leva, se dépouilla devant elle de ses vêtements, et
lui dit : ‘‘Voilà votre mari, voilà ce qu’il possède, décidez-vous, car vous ne serez pas ma femme si vous ne
partagez pas mon genre de vie.’’ La jeune fille le choisit, prit le même vêtement que lui, le suivit partout, fit
l’amour avec lui au grand jour, et alla avec lui au repas. »

248
propreté759). Mais les leçons de cet activiste de l’injure qu’est le cynique ne valent que dans
un univers historique déjà constitué. Que cessent les convenances, que se dissipent les
habitudes, que la nature reprenne ses droits dans l’agir humain, et voilà le « chien » réduit au
silence, toute provocation s’alimentant au flux des traditions. Rien de tel pour la parrhèsia
chrétienne, qui est un nom de la liberté, et donc, comme nous allons le montrer, de l’ouverture
de l’homme au Règne de Dieu.

b) La subversion du temps : la « parrhèsia » évangélique

Il arrive assez fréquemment dans les évangiles que la parole de Jésus possède ce
caractère de l’ouvert dont nous voulons faire un mode important de la liberté messianique.
Jésus, bien plus que les prophètes, est le véritable initiateur de la parrhèsia760. Au verset 14 du
chapitre 11 de son évangile, Jean écrit par exemple : « Jésus leur dit alors ouvertement
[parrhèsia] : ‘‘Lazare est mort, et je suis heureux pour vous de n’avoir pas été là, afin que
vous croyiez’’ » (TOB, nous soulignons). La parole qui possède la marque de la parrhèsia
annonce davantage que ce qui peut être compris, voire entendu, faisant signe vers un miracle
(le relèvement de Lazare) qui, non seulement n’a pas encore eu lieu (anticipation temporelle),
mais qui ne relève pas de l’ordre naturel (anticipation ontologique). Ni Marthe ni Marie ne
peuvent comprendre ce que veut dire Jésus en cet instant crucial. Elles ne peuvent entendre ni
la folle négligence de Jésus, ni la nécessité de la mort d’un frère aimé. Court-circuitant le
temps et la causalité, la parrhèsia est en quelque sorte une anticipation événementielle de la
fin. Elle pro-jette l’auditeur vers l’éclat par trop lumineux du but. Parler ouvertement, selon
Jean, c’est ouvrir l’écoute vers l’invisible, vers l’inespérable (l’à-peine-espérable), et
finalement vers une signifiance eschatologique dont la portée échappe peu ou prou, dans un
emmêlement paradoxal de sens et de non-sens, à l’auditeur.
Dans la tradition johannique, le kairos messianique est justement l’heure venue d’une
telle parole ouverte : « Je vous ai dit tout cela de façon énigmatique, mais l’heure vient
[erchetai hôra] où je ne vous parlerai plus de cette manière, mais où je vous annoncerai

759
Voir id., p. 18 : « Un jour, un homme le fit entrer dans une maison richement meublée, et lui dit : ‘‘Surtout ne
crache pas par terre.’’ Diogène, qui avait envie de cracher, lui lança son crachat au visage, en lui criant que
c’était le seul endroit sale qu’il eût trouvé et où il pût le faire. »
760
Il faudrait du moins distinguer la parrhèsia prophétique de la parrhèsia messianique, celle-là rappelant plus
ou moins brutalement au peuple d’Israël ses infidélités (voir par ex. Ezéchiel), celle-ci pré-formulant la gloire
finale.

249
ouvertement [parrhèsia] ce qui concerne le Père » (Jn 16, 25, TOB, nous soulignons761). Les
temps viennent (l’à-venir) où la parole, visant l’à-peine-audible, est appelée à un changement
de forme. Aux logiques du monde viennent se superposer, en un moment de déchirement des
consciences, les logiques de l’Ailleurs absolu, de l’Autre, de l’Après – de ce que Paul appelle
ho ou blepomen : « Ce que nous ne voyons pas » (Rm 8, 25). Et dans ce déchirement se
reconnaît et s’éprouve elle-même la foi chrétienne. La « parole analogique » (en paroimiais
lelalèka), par la trouée de l’événement messianique, devient alors « parole ouverte »
(parrhsèsia) – « ouverte » au sens figuré de la sincérité et de la franchise en même temps
qu’au sens messianique de l’ouverture au Règne.
C’est encore selon le mode de la parrhèsia que Jésus annonce sa passion dans l’évangile
de Marc : « Puis il commença à leur enseigner qu’il fallait que le fils de l’homme souffre
beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu’il soit mis à
mort et que, trois jours après, il ressuscite. Il tenait ouvertement ce langage [parrhèsia ton
logon elalei]… » (Mc 8, 31-32a, TOB, nous soulignons). Parler selon la parrhèsia c’est, pour
Jésus, signifier crûment le plan de Dieu, la totalité des promesses advenant enfin : c’est
récapituler l’ensemble du sens. Qui peut entendre ? La parole de Jésus énonce au présent un
événement qui ne peut pour l’heure que demeurer inaccessible. En se disant au présent
l’avenir subvertit l’historicité même du sens. L’ouverture messianique opérée par les paroles
de Jésus fait paradoxalement sonner ce qui ne s’entend pas. Les disciples et les apôtres,
d’ailleurs, ne comprennent rien à la signifiance de la parrhèsia, comme l’atteste clairement la
réaction pétrinienne : « Pierre, le tirant à part, se mit à le réprimander. Mais [Jésus], se
retournant et voyant ses disciples, réprimanda Pierre ; il lui dit : ‘‘Retire-toi ! Derrière-moi,
Satan, car tes vues ne sont pas celle de Dieu, mais celle des hommes’’» (Mc 8, 32b-33, TOB).
Parole de gloire énoncée dans le temps, percée subreptice de l’éternité dans le discours, la
parrhèsia évangélique prononce cet événement particulier qui est absolument conforme à la
puissance de Dieu. Et, de même qu’un patient n’entend pas la remarque la plus pertinente et la
plus abrupte du psychanalyste (par effet de collapsus), l’apôtre Pierre ne peut que demeurer
sourd, diaboliquement sourd762, aux « vues de Dieu ».

761
Voir également Jn 10, 24 : « Les Juifs firent cercle autour de lui et dirent : ‘‘Jusqu’à quand vas-tu nous tenir
en suspens ? Si tu es le Christ, dis-le nous ouvertement [παρρησία]’’. » La confession messianique ne peut se
dire que sous le régime de la parrhèsia.
762
Nous entendons ici le mot « diable » moins dans le sens de l’Adversaire (le Satan) que dans celui du
Séparateur (διαβόλος)

250
c) Le dévoilement du définitif : la « parrhèsia » paulinienne

La parrhèsia est donc bien la parole libre (la parole de Jésus par excellence), c’est-à-dire
la parole adhérente aux « pensées de Dieu » (phroneis tou theou). Elle n’est pas seulement
franchise morale, mais parole ouverte, voix de l’ouvert. Elle n’est pas seulement audace
publique, mais parole jetée en avant (en avant du temps comme du signifié), engagement de la
fin, mots d’une surabondance inouï. Elle n’est pas seulement provocation politique, mais
inchoation dans le temps d’une signifiance de gloire. S’il n’était pas encore temps d’entendre
la parrhèsia lorsque l’apôtre Pierre écoutait parler Jésus sur le chemin de Césarée763, celle-ci
devient avec Paul, dans le kairos de la fin, une forme importante de l’acceptation de la liberté
messianique.
Paul utilise parfois le terme de parrhèsia de manière tout à fait commune. Il s’agit alors
de désigner simplement une manière de parler en toute liberté, sans détours, sans
circonlocutions et dans la transparence764. Ainsi par exemple dans la deuxième lettre aux
Corinthiens : « Je vous parle en toute franchise [parrhèsia], j’ai grand sujet de me glorifier de
vous… » (2Co 7, 4, Crampon, nous soulignons) ; ou encore dans le billet à Philémon : « J’ai,
en Christ toute liberté [en Christô parrhèsian] de te prescrire ton devoir » (Phm 8, TOB, nous
soulignons). Parler selon la parrhèsia, c’est renoncer aux masques convenus et bousculer
quelque peu les usages. Plusieurs occurrences le montrent. Mais Paul se sert également de ce
mot comme d’un concept spécifique afin de décrire une réalité nouvelle tout à fait
fondamentale. D’abord, l’assurance de la parole vient de Dieu (et non plus comme pour les
cyniques d’un logos personnel conforme à la nature) : « Alors que nous venions de souffrir et
d’être insultés à Philippes, comme vous le savez, nous avons trouvé en Dieu l’assurance
[eparrèsiasametha en tô theô] qu’il fallait pour vous prêcher son évangile à travers bien des
luttes » (1Th 2, 2, TOB, nous soulignons). Constance, courage, redressement de soi,
prédication, assurance, relèvent clairement ici du régime de la grâce. Ce sont des empreintes
de l’activité spirituelle de Dieu sur l’homme.
La parrhèsia ouvre donc la parole humaine à la présence du Règne. Elle est une faille
dans la structure du monde et du temps, une faille où se fait jour la puissance de Dieu, une
faille où percent les prémices de la gloire. Plus encore, la parrhèsia ouvre l’homme à l’à-
demeure libéré par le kairos : « Si ce qui était passager [to katargoumenon] a été marqué de

763
Voir Mc 8, 27-30.
764
Voir le dictionnaire Bailly, pour lequel la parrhèsia désigne la « liberté de langage », la « franchise » et la
« liberté de parole ».

251
gloire, combien plus ce qui demeure [to menon] le sera-t-il ? Forts d’une pareille espérance,
nous sommes pleins d’assurance [parrhèsia] » (2Co 3, 11-12, TOB, nous soulignons). Au-
delà de la parole elle-même, du dit comme du dire, la parrhèsia nomme une relation nouvelle,
commencée dans la vie messianique, au domaine du décisif. Tandis que Moïse devait couvrir
son visage d’un voile (kalumma) afin que les Israélites ne voient pas « la fin d’un éclat
passager765 », Paul, soumis au régime de la tension kairotique et vivant du diffèrement de la
fin, peut maintenant poser objectivement, dans le discours, la gloire de ce qui demeure (to
menon) ; ou, ce qui revient au même, dévoiler ce qui demeure dans ce qui passe. Ce que dit
Giorgio Agamben de la photographie, en laquelle le philosophe italien voit une « prophétie du
corps glorieux766 », vaut particulièrement pour la parrhèsia : la parole ouverte, sans rien
enlever à l’historicité du discours, sans même brutaliser le « cours des choses », manifeste
discrètement la nature eschatologique du langage.
Il existe donc selon Paul une liberté qui « ôte le voile », non pas pour démasquer la
mesquinerie du paraître social, mais pour laisser luire dans le monde, dans l’objectivité des
relations humaines, l’éclat du décisif. Luire de Dieu, étinceler de la foi, refléter l’éclat du
décisif, cela ne consiste pas selon l’Apôtre à commander aux autres, comme s’il se trouvait
dépositaire d’un commandement nouveau ou d’une table gravée inédite. Il s’agit bien plutôt
de porter sur soi, sur ce visage resplendissant de la présence, le sceau de la joie. Le « secret
messianique767 » si cher au Jésus des évangiles (« Jésus ne leur permettait pas de parler », « il
leur dit de se taire », « il leur commanda de ne rien dévoiler ») n’a plus lieu d’être. Le temps
de la fin libère dans le parler même la signifiance de la gloire. Le chrétien du temps
messianique (post-pascal et pré-parousiaque) découvre à sa voix une possibilité d’ouverture à
ce qui ne s’atteste pas totalement ici, et qui relève déjà de la présence et de l’exousia de Dieu.

765
Voir 2Co 3, 13. Paul fait ici référence à l’épisode de l’Exode (34, 29-34) : « Lorsque Moïse descendit de la
montagne, les deux tablettes étaient dans les mains de Moïse ; or, comme il descendait de la montagne, Moïse ne
savait pas que l’aspect de son visage était devenu resplendissant tandis qu’il lui parlait. Aaron et tous les anciens
d’Israël virent Moïse et l’aspect de son visage était resplendissant, et ils eurent peur de s’approcher de lui. Et
Moïse les appela, et Aaron et tous les chefs de la communauté retournèrent vers lui, et Moïse leur parla. Après
cela tous les fils les fils d’Israël vinrent vers lui, et il leur commanda tout ce dont avait parlé le Seigneur avec lui
sur la montagne du Sinaï. Et quand il s’arrêta de parler avec eux, il mit un voile [κάλυµµα] sur son visage. Mais
chaque fois que Moïse pénétrait devant le Seigneur pour lui parler, il ôtait le voile jusqu’à ce qu’il sortît »
(Pentateuque, éd. et trad. dirigés par C. Dogniez et M. Harl, Cerf, 2001, p. 441).
766
G. AGAMBEN, « le Jour du Jugement », dans Profanations, trad. par M. Rueff, Rivages poche, Petite
bibliothèque, 2006, p. 26. Sur l’analyse de la photographie comme art eschatologique, voir p. 23 : « A l’instant
suprême, l’homme, tout homme, est assigné pour toujours à son geste le plus intime et le plus quotidien. Et
cependant, grâce à l’objectif photographique, ce geste se charge désormais du poids de toute une vie, cette
conduite insignifiante et presque disgracieuse assume et contracte en soi le sens d’une existence tout entière. »
767
On appelle « secret messianique » l’obligation que fait Jésus à ses témoins de ne pas rapporter aux scribes et
aux Pharisiens ses propres signes messianiques (les miracles en particulier). Ce « secret », particulièrement
revendiqué dans l’évangile de Marc, rend possible l’accomplissement historique de la mission de Jésus. Voir sur
ce sujet J. VALETE, L’Evangile de Marc. Commentaires, Les Bergers et les Mages, 1986, p. 26.

252
La parole missionnaire prolonge la parole encore narrative qui est celle de Jésus. Telle est la
modalité langagière de la liberté messianique que nous voulions souligner : la parole de l’être-
en-Christ, autant par son acte même qu’en son contenu, prolonge dans le temps qui reste
l’événement de la résurrection.

Il y a, pour nous résumer, trois manières de comprendre la parrhèsia messianique. 1)


D’un point de vue théologique, la parole ouverte, qui est prioritairement celle de Dieu,
annonce ce qui déborde toute signification historique – ou ce qui ne peut être complètement
entendu : la résurrection, l’amour primal de Dieu, la gloire finale. Recevoir une telle parole,
c’est à la manière du fils prodigue rencontrer un surcroît inépuisable de significations. 2) D’un
point de vue moral, la parrhèsia, comprise cette fois-ci comme parole apostolique, désigne
l’inscription de la voix propre (le langage personnel) dans un dire qui la dépasse et la
surprend. Elle est en ce sens une expérience de la conscience dans sa relation à l’en Christô ;
une expérience « parlante » de la liberté messianique en marge du libre arbitre et du serf
arbitre, en marge également de la liberté gréco-romaine. 3) D’un point de vue herméneutique,
la parole ouverte, nommant cette inscription du sujet parlant dans un débordement du sens,
renouvelle en profondeur l’interprétation de soi du sujet messianique. Parler dans l’ouverture
de la fin (dans l’ouvert de ce qui vient), c’est se comprendre soi-même en amont des
significations communes et admises. Le sens des mots, le sens des actions, le sens des
relations humaines ne se trouvent plus dans l’univers historique des hommes comme des
réalités préétablies, mais, pris à la source, ils s’entendent à la manière d’un contact personnel
et intériorisé avec le jaillissement anhistorique de l’ordre final du sens. La parole humaine,
« langue de chair » selon l’expression d’Eusèbe de Césarée, peut exprimer « les réalités
étrangères à la chair et au corps768 ». Et, bien sûr, une telle possibilité raccorde la nouveauté
du langage à la nouveauté de l’existence : « Le langage n’est pas un instrument disponible,
écrit Heidegger dans une perspective comparable ; il est, tout au contraire, cet avènement
(Ereignis) qui lui-même dispose de la suprême possibilité de l’être de l’homme769 ». Un
missionnaire de l’envergure de Paul de Tarse ne pouvait pas ignorer la consubstantialité du
dire et de l’accomplir, de la parole et de son efficience. Il ne pouvait pas ignorer non plus
l’engagement des possibilités d’être dans les ressources du langage.

768
EUSEBE DE CESAREE, « Louanges de Constantin » (Triakontaétérikos), dans La Théologie politique de
l’Empire chrétien, trad. par P. Maraval, Cerf, Sagesses chrétiennes, 2001, p. 99.
769
M. HEIDEGGER, « Hölderlin et l’essence de la poésie », dans Approche de Hölderlin, trad. par H. Corbin,
Gallimard, NRF, Classiques de la philosophie, 1988, p. 48.

253
5) « Paroikein » (Pierre) ou «menein » (Paul) : contre-habiter le monde ou s’y
engager ?

Libre, c’est-à-dire ouvert à la signifiance du Règne, le sujet messianique l’est dans sa


parole. Nous venons de le voir. Il l’est encore, en vertu de la codétermination du langage et de
l’interprétation de la vie, dans sa propre relation au monde. Qu’est-ce qu’être là ? Comment se
comprendre dans la « figure d’un monde qui passe » (1Co 7, 31) ? Comment y habiter
encore ? C’est cette manière nouvelle d’envisager la mondanité de l’homme que nous voulons
interroger, y décelant un caractère particulier de la liberté. Le problème se pose plus
précisément de la manière suivante : l’existence chrétienne, heurtée de plein fouet par le
kairos de la fin, entretient-elle une relation de rupture avec le monde ? Rompt-elle avec la
mondanité ordinaire ou s’implante-t-elle au contraire dans l’historicité commune ? Afin
d’aborder cette question difficile, il nous faudra 1) déterminer, sur les traces de Pierre et de
Jean, l’habiter chrétien comme paroikein (« contre-habiter ») ; 2) situer Paul, penseur par
excellence de l’historicité et de la mondanité, par rapport à la ligne néotestamentaire
dominante.

a) Que veut dire « habiter » ? (Heidegger)

Mais précisons tout de suite la signification d’habiter. Se trouver ici, saluer un ami,
jouer aux cartes, ouvrir un livre, attendre le bus, sarcler son lopin de terre, scruter le ciel pour
y deviner le temps qu’il fera demain, c’est toujours entretenir une relation singulière de
concernement avec le monde. Mieux encore, c’est parce que l’homme est ontologiquement
concerné par la prégnance du réel que de telles activités se déploient ainsi qu’elles le font.
Aucun animal n’est de cette manière déterminé par la prise en charge des objets qui
l’entourent, et sans doute l’animal n’est-il environné que d’un halo insignifiant de choses à
peine perceptibles (de presque riens). Vivre, pour l’homme, c’est au contraire sans cesse
donner sens. C’est rencontrer le détail. C’est nommer dans un soliloque permanent tout ce qui
se présente à lui. C’est en un mot signifier le monde. Et ce signifier commande subtilement,
sans que l’on y prête garde, une manière d’habiter le monde.
Aucun philosophe plus profondément que Heidegger n’a su penser ensemble l’existence
humaine et l’habiter : « Que veut dire alors ich bin (je suis), demande-t-il à la langue
allemande ? Le vieux mot bauen, auquel se rattache bin, nous répond : ‘‘je suis’’, ‘‘tu es’’,

254
veulent dire : j’habite, tu habites770 ». Du point de vue significatif (cratylien) de l’étymologie,
seul l’homme est capable d’habiter « quelque chose » (appartement, maison, peut-être
village) ou « quelque part » (région, pays, territoire). Seul l’homme rencontre ainsi son
existence propre dans l’attention qu’il porte à ce qui l’entoure : « Le vieux mot bauen, qui
nous dit que l’homme est pour autant qu’il habite, ce mot bauen, toutefois, signifie aussi :
enclore et soigner, notamment cultiver un champ, cultiver la vigne. En ce dernier sens, bauen
est seulement veiller, à savoir sur la croissance, qui elle-même mûrit les fruits771 ». Mais
habiter n’est possible, selon Heidegger, qu’à l’être (Dasein) ouvert à la différence
(Unterschied) de l’être et de l’étant – l’être pour lequel il y va de son être propre –, car seule
une telle disposition existentiale est à même de dévoiler le monde comme monde772. C’est par
l’ouverture à l’être de l’étant – ce surgissement singulier du pommier devant moi qui n’est ni
l’arbre lui-même, ni cette sculpture ontique dont la masse me fait obstinément face, mais cette
pure présence où (quand) l’étant s’efface – que nous apparaissent les objets du monde, et nous
apparaissant se donnent à y habiter.
Et plus encore, comme le dira la Lettre sur l’humanisme, l’homme est l’habitant de cette
différence par laquelle il se tient dans le « destin de l’Etre ». « Revendiqué par l’Etre » (vom
Sein angesprochen) et pour ainsi dire sommé par l’étrangeté d’être là, l’homme découvre le
site de sa propre essence : « C’est seulement à partir de cette revendication qu’il a trouvé cela
même où son essence habite773 ». L’habitation, se comprenant comme une réquisition de
l’Etre, ne relève donc pas d’une décision de l’homme, comme si nous pouvions choisir d’être
ce que nous avons à être ou comme si nous pouvions vouloir, là maintenant, que la chose
paraisse à être. L’homme, parce que le Dasein ne peut qu’être requis, n’est pas le souverain de
son habiter : « Que le là, l’éclaircie comme vérité de l’Etre lui-même advienne, c’est le décret
de l’Etre lui-même774 ». Dit autrement : « L’Etre est le destin de l’éclaircie775 ».

770
M. HEIDEGGER, « Bâtir habiter penser », dans Essais et conférences, trad. par A. Préau, Gallimard, TEL,
1984, p. 173. Plus loin : « La façon dont tu es et dont je suis, la façon dont nous autres hommes sommes sur terre
est le buan, l’habitation. Etre homme veut dire : être sur terre comme mortel, c’est-à-dire : habiter. »
771
Id.
772
Heidegger, commentant des vers de Hölderlin, a cru voir dans la poésie une disposition fondamentale de
l’habiter : « L’homme n’habite pas en tant qu’il se borne à organiser son séjour sur la terre, sous le ciel, à
entourer de soins, comme paysan (Bauer), les choses qui croissent et en même temps à construire des édifices.
L’homme ne peut bâtir ainsi que s’il habite (baut) déjà au sens de la prise de la mesure par le poète. Le vrai
habiter (Bauen) a lieu là où sont des poètes : où sont des hommes qui prennent la mesure pour l’architectonique,
pour la structure de l’habitation […] La poésie édifie l’être de l’habitation » (« …L’homme habite en poète… »,
dans Essais et conférences, éd. cit., p. 242-243). Voir également le texte « Hebel. L’ami de la maison », dans
Questions III, trad. par J. Hervier, Gallimard, NRF, Classiques de la philosophie, 1989, p. 70 : « Le langage
maintient ouvert le domaine où l’homme, sur terre et sous le ciel, habite la maison du monde. »
773
M. HEIDEGGER, Lettre sur l’humanisme, trad. par R. Munier, Aubier, Philosophie de l’esprit, 1989, p. 57.
774
Id., p. 93.
775
Id.

255
Habiter ainsi l’ « éclaircie de l’Etre » (Lichtung des Seins776), est-ce quelque chose
comme avoir une patrie ? Est-ce appartenir aux spécificités d’un site, d’un lieu, d’un
paysage (au sens où Maurice Barrès a pu écrire que « la terre commande à la sensibilité » ou
que « le nationalisme, c’est l’acceptation d’un déterminisme777 ») ? Quoique la « patrie »
(Heimat) ne s’entende pas selon Heidegger à la manière d’une appartenance nationale778, c’est
cependant bien de « patrie » qu’il s’agit pour désigner la proximité-à-l’Etre (die Nähe zum
Sein) : « Dans cette proximité, dans l’éclaircie du là, habite l’homme en tant qu’ek-sistant,
sans qu’il soit encore à même aujourd’hui d’expérimenter proprement cet habiter et de
l’assumer. Cette proximité de l’Etre qui est en elle-même le là de l’être-là, le discours sur
l’élégie Heimkunft de Hölderlin, qui est pensé à partir de Sein und Zeit, l’appelle ‘‘la
patrie’’779 ». Heimat, la « patrie », peut donc nommer authentiquement l’habitat de l’homme,
quelque acception que l’on donne à ce terme. Le Nouveau Testament parle également d’une
habitation singulière dans le monde. Lui aussi, bien avant Heidegger et quoiqu’en un sens
infra ontologique, relie l’être de l’homme à cet habiter. Assurément, l’événement messianique
a changé la donne. Par un tel évenement le Royaume ne se comprend plus à la manière d’un
horizon, mais comme « à-venir présent de la fin ». Mais en quoi consiste habiter pour les
premiers chrétiens : est-ce s’y sentir étranger ou au contraire s’y engager ?

b) « Paroikein » (Pierre et Jean) : un « habiter » paradoxal

Lorsqu’ils se trouvent confrontés à la nécessité de nommer la manière dont l’homme se


tient dans le monde, certains auteurs du canon néotestamentaire utilisent deux verbes distincts
s’éclairant l’un l’autre : katoikein et paroikein. Katoikein signifie s’ « installer à demeure »,
« domicilier », « habiter ». Joseph, sur les conseils de l’ange, vient « habiter » (katoikein) à
Nazareth (Mt 2, 23) ; les esprits impurs prennent domicile (katoikein) en l’homme (Mt 12,
45) ; vivre à Jérusalem, c’est s’ y « installer » (katoikein) (Ac 1, 19) ; l’Esprit fait « gésir »

776
Id., p. 96.
777
Voir M. BARRES, « Nationalisme, déterminisme », dans Scènes et doctrines du nationalisme, Juven, Paris,
1895, p. 8. Penseur éminent du déterminisme, Maurice Barrès évoque régulièrement, en particulier dans le
Roman de l’énergie nationale, ces « particularités insaisissables » tissées par l’hérédité, l’atavisme, les morts,
mais aussi la terre, le « sol », les paysages qui constituent l’âme humaine : « Tout être vivant naît d’une race,
d’un sol, d’une atmosphère, et […] le génie se manifeste tel qu’autant qu’il se relie étroitement à sa terre et à ses
morts » (L’Appel au soldat, dans Romans et voyages, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1994, t. I, p. 766).
778
Voir M. HEIDEGGER, Lettre sur l’humanisme, éd. cit., p. 97 : « Le mot [patrie] est ici pensé en un sens
essentiel, non point patriotique, ni nationaliste, mais sur le plan de l’histoire de l’Etre. L’essence de la patrie est
nommée également dans l’intention de penser l’absence de patrie de l’homme moderne à partir de l’histoire de
l’Etre. »
779
Id., p. 97.

256
(katoikein) le Christ dans le cœur des croyants (Ep 3, 17) ; la plénitude de l’histoire « habite »
(katoikein) le Christ (Col 1, 19).
Comme l’indique la formation même du verbe, s’entend dans katoikein une chute (kata)
en habitation (oikein) ; en d’autres termes : « gésir », « demeurer », « habiter ». Katoikein,
c’est appartenir au lieu, et c’est encore trouver dans une « patrie » le site pour l’essence de
l’homme. Beaucoup d’hommes souhaitent vivre ainsi dans un pays qui leur appartient et
auquel, par une sorte d’entrelacs chthonien, ils appartiennent en retour. Le pays fait le paysan
comme l’adama fait l’Adam ou comme l’humus fait l’homme. Il n’y a non seulement rien de
répréhensible ni d’inauthentique à ce désir d’enracinement terrestre, mais la poésie, comme la
littérature, a souvent plaidé en faveur d’une telle coappartenance de l’individu et du locus
familier. La maison où vivre, le lieu d’accueil, la région élue, le genius loci, le territoire où
l’on se sent « chez soi », tout cela prélude certainement à bien des attachements. La terre
natale ou la terre d’adoption animent sans aucun doute les premiers émois de la sensibilité :
« Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux / Que des palais Romains le front
audacieux…780 » ; « Comme une offrande levée / vers d’accueillantes mains : / beau pays
achevé, / chaud comme le pain ! 781 » Est-ce encore ainsi, dans la codétermination de l’homme
et du monde, que vit le croyant dans le temps de la fin ? Le sujet messianique est-il à
proprement parler un habitant de la terre ? Le monde est-il encore territoire et chez-soi ? La
vie nouvelle ne consiste-t-elle pas justement à subvertir les modes traditionnels de l’être-ici ?
Beaucoup plus rare dans le Nouveau Testament, mais aussi plus complexe d’usage, le
verbe paroikein se rencontre parfois782 pour nommer une manière particulière, et pour ainsi
dire paradoxale, de se tenir en un certain lieu. Lorsqu’il est par exemple question de désigner
le séjour du peuple juif en terre d’Egypte, les Actes des apôtres utilisent le substantif
paroikia : « Le Dieu de notre peuple d’Israël a choisi nos pères. Il a fait grandir le peuple
pendant son séjour [paroikia] au pays d’Egypte » (Ac 13, 17, TOB, nous soulignons). La
paroikia désigne ici, en une singulière contraction de sens, à la fois le lieu de la croissance
spirituelle (nécessairement métacosmique) et le lieu de la servitude temporaire
(nécessairement catacosmique). Lorsqu’elle veut par ailleurs signifier comment Abraham
vécut en terre promise à la façon d’un étranger, d’un migrant, d’un passant, d’un pèlerin, la
lettre aux Hébreux emploie le verbe paroikein : « Par la foi, [Abraham] vint résider

780
J. DU BELLAY, « Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage », dans le recueil des Regrets.
781
R. M. RILKE, « Petite cascade », 2, dans Vergers.
782
Sept occurrences néotestamentaires.

257
[parôkesen] en étranger dans la terre promise, habitant sous la tente avec Isaac et Jacob » (He
11, 9, TOB, nous soulignons).
La fidélité à l’appel, de même que l’existence messianique qui rend celle-ci décisive,
modifie profondément le mode de l’habiter. Etre ici ne veut plus nécessairement dire
demeurer dans cet ici de manière intramondaine. D’autres exemples néotestamentaires
peuvent être donnés. Ainsi, dans la première lettre de Pierre est-il écrit : « Et si vous invoquez
comme Père celui qui, sans partialité, juge chacun selon son œuvre, conduisez-vous avec
crainte durant le temps de votre séjour [paroikias] sur la terre » (1Pe 1, 17, TOB, nous
soulignons). Plus loin dans la même lettre : « Bien-aimés, je vous exhorte, comme des gens de
passage [paroikous] et des étrangers, à vous abstenir des convoitises charnelles, qui font la
guerre à l’âme » (1Pe 2, 11, TOB, nous soulignons783). Paroikein, donc, c’est « passer »,
« pérégriner », « migrer », « transiter », « séjourner sans racine ». C’est être au monde, et à lui
d’extrême justesse, sans être du monde. Nous dirons d’un mot : « contre-habiter » (para-
oikein).
Il est possible de lire ce contre-habiter pétrinien de manière politique, comme le prouve
l’analyse qu’en a proposé Giorgio Agamben à l’occasion d’une conférence : « Le séjour784 de
l’Eglise sur la terre peut durer – et il a de fait duré – des siècles et des millénaires, sans que
cela change en rien la nature particulière de son expérience messianique du temps. Je tiens à
souligner cela, contre une opinion que l’on trouve souvent répétée par les théologiens, au sujet
du prétendu ‘‘retard de la parousie’’. Selon cette opinion […], quand la communauté
chrétienne des origines, qui attendait le retour du messie et la fin des temps comme
imminentes, s’est rendue compte qu’il y avait là un retard dont on ne voyait pas le terme, elle
aurait alors changé son orientation pour se donner une organisation institutionnelle et
juridique stable. C’est-à-dire qu’elle a cessé de paroikein, de séjourner en étrangère, et s’est
disposée à katoikein, à habiter en citoyenne comme toutes les autres institutions de ce monde.
Si cela était vrai, cela impliquerait que l’Eglise aurait perdu l’expérience du temps

783
L’adresse de l’épître de Clément de Rome (fin du Ier siècle) utilise également ce verbe : « L’Eglise de Dieu
qui séjourne [paroikousa] à Rome à l’Eglise de Dieu qui séjourne [paroikousa] à Corinthe… » (« Epître de
Clément de Rome aux Corinthiens », trad. de Sœur Suzanne-Dominique, o.p., dans Les Pères apostoliques, Cerf,
Sagesses chrétiennes, 2001, p. 69. Voir aussi Le Pasteur d’Hermas, 50 : habitant du Royaume, le chrétien habite
ici (paroikei) comme sur une terre étrangère.
784
Ainsi qu’Agamben traduit le mot paroikousa : « Le mot grec paroikousa, que je traduis ‘‘en séjour’’, désigne
le séjour de l’exilé, du colon ou de l’étranger par opposition à l’habitation à demeure du citoyen, qui se dit en
grec katoikein » (« L’Eglise et le Royaume », dans Saint Paul, Juif et Apôtre des nations. Conférences de carême
à Notre Dame de Paris, Parole et Silence, 2009, p. 27).

258
messianique qui lui est consubstantielle785 ». C’est évidemment toujours une possibilité, voire
une tentation, pour l’Eglise terrestre comme pour le croyant singulier, de perdre de vue le
caractère propre du temps de la fin, qui devrait être selon Pierre de métamorphoser le
katoikein mondain en paroikein spirituel : alors survient la sécularisation politique (la
« parodie sécularisée786 »). Le temps du Messie n’est pas, en effet, un temps futur (ce que
nous avons appelé l’avenir) qui ferait défaut à l’expérience chronologique du temps présent.
La fin se temporalise au contraire dans un à-venir constamment disponible pour le croyant.
Contre-habiter le monde, ce qui signifierait comprendre le monde à partir de sa dissipation,
est une conséquence flagrante de la transformation de soi dans l’à-venir de la fin787. Giorgio
Agamben indique avec raison la tentation possible d’un retour rassurant de l’Eglise ou du
croyant au katoikein – ce qui était l’objet propre et quelque peu subversif de sa conférence.
Tout ordre retrouverait alors, soustrait à la tension kairotique, sa nature et sa pérennité
intramondaine. C’est dire alors que paroikein constituerait bien selon Agamben et selon Pierre
l’être-au-monde messianique.
Indépendamment du corpus paulinien, différents dispositifs littéraires et philosophiques
sont déployés dans le Nouveau Testament pour exprimer la modification de la relation au
monde du sujet messianique (nous entendons par « relation au monde » à la fois un existential
au sens heideggérien – in-der-Welt-sein – et la manière spécifique dont l’homme interprète
quotidiennement son environnement immédiat – cosmique ou social). Dans la longue prière
sacerdotale de Jn 17, Jésus, les yeux levés au ciel, s’adresse ainsi à son Père : « Et maintenant
je viens à toi, et je parle ainsi étant dans le monde [en tô kosmô], afin qu’ils [les hommes]
aient en eux la plénitude de ma joie. Je leur ai donné ta parole, et le monde les a pris en haine,
parce qu’ils ne sont pas du monde [ek tou kosmou], comme moi-même je ne suis pas du
monde » (Jn 17, 13-14, Crampon, nous soulignons). Selon Jean la Parole de Dieu ne peut se
donner que dans le monde. Elle ne détourne ni l’oreille, ni l’écoute de la signifiance
mondaine, comme la tradition gnostique pourra l’affirmer. Mais la Parole entendue produit
néanmoins chez le sujet croyant une altération du sens donné à l’appartenance au monde. Le
Christ fait en effet selon Jean participer les écoutants à son essence extra-mondaine. Ne plus

785
G. AGAMBEN, « L’Eglise et le Royaume », conférence prononcée à la cathédrale Notre-Dame de Paris à
l’occasion des Conférences de carême de 2009, et publiée dans Saint Paul, Juif et Apôtre des nations, Parole et
Silence, 2009, p. 27-28.
786
Voir id., p. 36 : « Si l’Eglise brise sa relation originelle avec la paroikia, elle ne peut que se perdre dans le
temps. »
787
Voir id., p. 32 : « Or, comme le temps messianique n’est pas un autre temps, mais une transformation du
temps chronologique, de même vivre les choses dernières c’est avant tout vivre autrement les choses avant-
dernières. L’eschatologie véritable n’est peut-être qu’une transformation de l’expérience des choses avant-
dernières. »

259
être du monde (ek tou kosmou) signifie ne plus en provenir (ek), c’est-à-dire ne plus
interpréter la Parole et le monde lui-même à partir de la quotidienneté ordinaire, commune.
Mais il ne saurait s’agir d’être déjà hors du monde. L’évangile poursuit : « Je ne demande pas
de les retirer du monde, mais de les garder du mal. Ils ne sont pas du monde [ek tou kosmou],
comme moi je ne suis pas du monde. Sanctifie-les dans la vérité : ta parole est vérité. Comme
tu m’as envoyé dans le monde [eis ton kosmon], je les ai aussi envoyés dans le monde » (Jn
17, 15-18, Crampon, nous soulignons). Ne plus être du monde ne peut signifier encore, dans
l’intervalle du temps de la fin, vivre la gloire. Contre-habiter, pour Jean, ne veut pas tout à fait
dire déshabiter. Une torsion du sens s’opère cependant dans la condition duelle du sujet
messianique : n’être plus du monde (ek tou kosmou) tout en étant, plus que jamais, jeté vers le
monde (eis ton kosmon). Autrement dit, le monde ne s’interprète plus à la manière de ce-d’où-
l’on-vient (un principe – archè), mais de ce-vers-quoi-l’on-est (une situation – stasis). La
significativité du monde s’accidentialise en quelque sorte et reprend sens, en tant qu’accident,
dans le passage existentialisé du ce-d’où (ek) au ce-vers (eis). Etre vers le monde sans être du
monde signifie donc à la fois comprendre la Parole à partir d’elle-même et redécouvrir
(réinterpréter) le monde à partir de l’écho de cette Parole. Le croyant épouse ainsi sous un
jour neuf sa condition mondaine. Pierre et Jean sont donc bien les défenseurs zélés d’un
contre-habiter nouveau et révolutionnaire. Il s’agit d’ailleurs pour eux beaucoup moins d’un
dogme précis que de l’interprétation plus ou moins spontanée de la situation messianique de
l’homme dans le monde post-pascal. Comment Paul comprend-il l’être-au-monde chrétien ?
Oppose-t-il autant que Pierre et Jean, et dans les mêmes termes, le contre-habiter messianique
(paroikein) à l’habiter commun (katoikein) ?

c) « Menein » (Paul) : œuvrer dans le monde

Paul lui-même n’emploie aucun de ces verbes788. Pourtant, plus que tout autre
(quoiqu’en termes différents et selon des modalités personnelles), il semble avoir largement
médité le caractère propre de la situation messianique de l’homme dans le monde. Certaines
péricopes des épîtres pourraient laisser entendre que l’être-en-Christ se trouve pour le moins
détourné des manières d’être ordinaires de l’existence mondaine. Lorsque l’Apôtre demande
aux Corinthiens de « pleurer comme s’ils ne pleuraient pas », de « se réjouir comme s’ils ne
se réjouissaient pas », d’ « acheter comme s’ils ne possédaient pas » ou encore de « tirer profit

788
La tradition paulinienne marque une préférence pour le verbe κατοικειν qui est employé à trois reprises dans
deux épîtres deutéropauliniennes, en Ep 3, 17 ; Col 1, 19 ; Col 2, 9.

260
de ce monde comme s’ils n’en tiraient pas profit » (1Co 7, 30-31), celui-ci semble insister sur
la rupture radicale de l’être-au-monde chrétien. « Etre comme non » (hôs mè), n’est-ce pas
nier la signification commune de la vie dans un monde caduc ? (Nous proposerons dans la
troisième partie une lecture approfondie de ce passage déterminant.) Cependant, comme le
remarque à juste titre Chantal Reynier, le caractère provisoire du cosmos ne constitue
aucunement pour le chrétien un motif de désengagement789. Paul insiste sans cesse, et
davantage sans doute que la plupart des auteurs du Canon, sur l’implantation foncière de
l’homme dans le monde et dans l’histoire. Outre que les activités missionnaire et épistolaire
de l’Apôtre témoignent d’un goût prononcé pour l’usage du monde, la place accordée aux
exhortations (paraclèses) dans les épîtres laisse suffisamment deviner l’importance cruciale de
l’agir dans l’interprétation de l’existence messianique. Il n’y est partout question que
d’entraide, d’exemplarité, d’amendement de soi, de progrès, de bienveillance. Les formes les
plus prosaïques de l’existence mondaine – alimentation, sexualité, relations conjugales et
communautaires – font régulièrement l’objet de consignes ou de recommandations.
La grâce messianique, loin d’arracher l’homme aux vicissitudes de l’histoire ou de
l’extraire mentalement de la Création, ne fait que l’y plonger et replonger sans cesse de
manière intense et significative. La condition messianique n’est pas le rebours de la condition
humaine. Une responsabilité nouvelle, qu’il s’agit toujours d’assumer, se fraye un chemin à
l’intérieur même du monde et de l’histoire. Nulle part Paul ne demande aux fidèles ou aux
saints – aux agioi (Ph 1, 1) – de tourner le dos aux obligations séculières et aux liens
historiques. Comme nous allons le préciser, le chrétien est appelé au contraire à donner sens
au monde sans s’y soustraire. Nous utiliserons pour cela deux passages importants des épîtres,
le premier extrait de l’épître aux Philippiens (Ph 1, 20-26), le second de la première épître aux
Corinthiens (1Co 7, 20-21).
La lettre aux Philippiens laisse transparaître en certains endroits une sorte de dégoût
pour la vie ou à tout le moins d’indifférence à être là ; indifférence et dégoût attisés par
l’impatience d’être uni au Christ (sun Christô einai) par-delà le voile charnel : « Pour moi,
vivre, c’est Christ, et mourir m’est un gain » (Ph 1, 21, TOB). Est-ce à dire que vivre par le
Christ (di’ hou hèmeis790) revient à périr pour le monde, à s’en absenter, à s’en déduire le plus
complètement possible, à « lever l’ancre » (analusai) à la manière dont le Socrate du Phédon
peut identifier l’ascension dialectique à la mort ? Un puissant désir d’en finir avec ce monde-
là et avec ce temps-ci semble à première vue répondre à l’aspiration fusionnelle : « J’ai le

789
Voir C. REYNIER, L’Evangile du Ressuscité. Une lecture de Paul, Cerf, Lire la Bible, 2004, p. 238.
790
« Par qui nous sommes », voir 1Co 8, 6.

261
désir de m’en aller et d’être avec Christ » (Ph 1, 23, TOB). Mais il est notable que le désir de
mourir, comme ici décrit à sa naissance, est immédiatement mis en balance, comme s’il ne
pouvait s’éprouver seul ; comme s’il ne pouvait sourdre des profondeurs de la vie humaine
qu’à la manière d’un phénomène subjectif fondamentalement relatif, ambigu, dans un
dilemme aigu : « Je suis tiraillé entre les deux [sunechomai ek tôn duo] », écrit l’Apôtre (Ph 1,
23, TOB). Paul affirme clairement dans l’épître aux Philippiens, quelques versets seulement
avant d’évoquer son désir de mourir, que le Christ peut être « exalté dans le corps » (Ph 1,
20), ce qui signifie que l’existence corporelle inaugure en l’homme la vie du Christ.
Exalter ou magnifier le Christ dans le corps, philosophiquement parlant, c’est
expérimenter le corps comme une réalité indépassable de l’ipséité, et plus fondamentalement
encore comme un élément du caractère définitif de l’homme. Réalité eschatologique, le corps
ne se comprend pas comme le tombeau temporaire d’une âme exilée parmi les ombres et les
simulacres inconsistants, mais comme la personne elle-même, totale, unie, homogène,
complète, reliant de manière plus ou moins continue l’être-en-Christ temporel à l’être-avec-le-
Christ magnifié et définitif. C’est bien dans le corps, avec le corps, par le corps que
commence le salut, et c’est bien dans (avec et par) le monde que prend racine l’état glorieux
de toute chose. De là ces appels continuels de Paul à l’attention et au soin du corps. Comme le
fait remarquer Chantal Reynier : « L’homme n’est pas dans son corps comme dans une
enveloppe, celle-ci étant faite de matière périssable dont la destinée serait la destruction et la
mort. La vision de Paul n’est pas celle de Platon qui représente l’âme immortelle, captive de
la geôle corporelle et qui ne peut atteindre sa plénitude que dans la mort qui la libère du corps.
L’épisode évangélique de la transfiguration, qui figure dans les trois synoptiques, pose les
jalons d’une théologie, voire d’une philosophie du corps : en resplendissant au Tabor à la
manière du soleil (Mt 17, 2) le visage du Christ n’est plus seulement le fugace reflet de la
lumière divine comme le fut celui de Moïse au Sinaï (Ex 34, 30), mais la lumière même, la
chair vivifiée, la forme corporelle aperçue dans l’éclair eschatologique, préfiguration
didactique de la glorification finale. Si les évangélistes ne semblent pas avoir tramé une
réflexion approfondie sur la corporéité, l’Apôtre, lui, ne s’en prive pas. Chez Paul, le corps
n’est pas vu de manière négative, comme emprisonnant l’esprit. L’homme est son propre
corps. La relation entre l’homme et le corps est identitaire. Elle confère un caractère
éminemment positif à la corporéité791 ». La corporéité de l’existence mondaine, rachetée,
relevée, reconfigurée par l’incarnation et la résurrection du Christ, est devenue pour l’Apôtre

791
C. REYNIER, L’Evangile du Ressuscité. Une lecture de Paul, Cerf, Lire la Bible, 2004, p. 209.

262
la dimension native du salut, pour ne pas dire une modalité déterminante de l’ephapax.
« Temple de l’esprit » (1Co 6, 19), instrument de la glorification de Dieu (1Co 6, 20), le corps
appartient intégralement au dessein eschatologique de Dieu. Il n’est pas un accident
transitoire, mais bien plutôt une essence ou une substance définitive de la personne. « Le
corps [sôma] est pour le Seigneur [tô kuriô], et le Seigneur est pour le corps [tô sômati] »
(1Co 6, 13, TOB) : une formule aussi forte que celle-ci ne peut se comprendre qu’à la lumière
de l’interprétation paulinienne du kairos messianique. Parce que le Christ a été relevé de la
mort par le Père dans la totalité de sa personne, comme le monisme pharisien pouvait
d’ailleurs le prévoir792, le corps n’est plus le corps étranger de la destination de l’homme,
mais au contraire le corps propre de sa stature finale. Davantage que Pierre ou Jean, Paul
évoque constamment le monde empirique comme le lieu de l’exaltation de ce qui demeure (to
menon), et c’est bien en ce sens, parce qu’ici et maintenant s’origine le salut, qu’il invite à
plusieurs reprises les fidèles à demeurer (menein) dans leur situation d’appel (en tè klèsei). Il
n’y a de gain à demeurer que parce que le monde (à l’instar du temps) est lui-même la
demeure de la justification.
Le dilemme du désir naissant – vivre ou mourir - n’est par ailleurs posé dans l’épître aux
Philippiens que pour être tranché selon une logique manifestant la positivité de l’existence
mondaine. 1) Vivre est la condition d’une œuvre (ergon) dont nous avons déjà signalé qu’elle
constituait la réponse authentique à la tension du kairos : « Si vivre ici-bas [to zèn en sarki]
doit me permettre un travail fécond, je ne sais que choisir » (Ph 1, 22, TOB). La possibilité
d’œuvrer dans le monde contrebalance le désir d’en finir maintenant et constitue la double
face ou le revers du dilemme. Œuvrer, c’est transformer le désir en motif de justification.
C’est donc ouvrir l’existence empirique à sa dimension finale. 2) Par ailleurs, la vie de
l’Apôtre s’éprouve et s’interprète elle-même comme étant fortement nécessaire aux
communautés, afin de travailler à leur sanctification mondaine, afin de les encourager, de les
conseiller, de les corriger : « Demeurer ici-bas est plus nécessaire [anagkaioteron] à cause de
vous [que mourir] » (Ph 1, 23, TOB). Loin d’être purement et simplement accidentalisée par
la proximité de la fin, l’existence empirique, dans sa relation à autrui, rencontre une nécessité
et une absoluité qui lui faisaient auparavant défaut. 3) Vivre, c’est enfin « rester dans la
chair » (epimenein en tè sarki), c’est « rester là » (menein) et c’est « demeurer pour autrui »
(paramenien eis). Par ces expressions s’exprime, bien loin du platonisme ou du gnosticisme,
la réhabilitation messianique de l’habiter mondain. La vie dans la chair ne s’oppose pas au

792
Voir J. DANIELOU, La Résurrection, Seuil, 1969, p. 26-27.

263
salut final comme deux topographies de lisière à lisière, mais inaugure sur le mode temporel
du commencement ou sur le mode spatial de l’enracinement la justice de Dieu.
Comme nous le voyons, c’est avant tout par un verbe – menein – que s’énonce chez Paul
la forme de l’habitation messianique du monde. Incarnation et résurrection du Christ
confèrent à la corporéité sa place finale ; et depuis ces événements déterminants que sont
l’incarnation et la résurrection l’existence mondaine accomplit pleinement et clairement
l’essence de la création. La facticité (être) et la factualité (être tel) ne sont plus pour la vie des
voiles tendus devant l’avenir, mais plutôt des données neutralisées. « Rester » (parmi les
hommes ou dans la situation dans laquelle l’individu se trouve) veut dire chez Paul, sans qu’il
y ait le moindre paradoxe, « tendre vers autre chose » et « se définir par autre chose » qu’une
donnée séculière. Mais c’est toujours dans le monde, dans la chair, dans l’histoire et selon le
temps qu’une telle reconfiguration s’effectue. Lorsque Paul écrit aux Corinthiens : « Que
chacun demeure [menetô] dans la condition où il se trouvait quand il a été appelé » (1Co 7,
20, TOB), celui-ci ne veut pas dire qu’il faut s’en tenir à ce qui est, à l’état des choses. On ne
peut reprocher à Paul de se montrer passif ou fataliste. D’abord, notons-le, il est pour le moins
étrange de demander à quelqu’un dans une même formule de demeurer ce qu’il était :
l’aoriste du verbe kaleô laissant entendre que la situation d’appel est en quelque sorte déjà
passée. Que veut dire demeurer dans une situation qui n’est plus telle qu’elle était ? Ensuite,
c’est bien dans l’action, au cœur des structures factuelles et historiques du monde, que
s’accomplit le sens pénultième de l’existence croyante. Outre que le verbe menein est ici suivi
de chraomai, « mettre à profit », il faut encore ouvrir la péricope concernée au verset qui la
précède : « Que chacun vive [peripateitô] selon la condition que le Seigneur lui a donnée en
partage quand il l’a appelé » (1Co 7, 17, TOB). Dans le contexte et dans la ligne des
exhortations de Paul, menein décline peripatein, « se conduire », « vivre », « agir »…
« Demeurer » veut bien dire enraciner la gloire qui vient dans le temps qui reste ; disposer du
kairos selon les exigences décisives ; agir conformément à la grâce du temps. L’action de
l’homme dans le monde et les péripéties de l’existence concrète sont elles-mêmes
transformées par l’à-venir de la fin, et elles ne peuvent être transformées que dans leur
factualité.
La portée herméneutique de ces analyses semble claire. Le croyant découvre par effet de
contraste une nette dissociation entre ce qui est (la factualité) et ce qui « bientôt » sera (l’état
de gloire). Une telle dissociation s’accompagne d’une réinterprétation inévitable des valeurs
mondaines, un peu à la manière dont le prisonnier libéré du livre VII de la République se
retrouve étranger dans la caverne une fois redescendu des hauteurs. Mais – et c’est là

264
l’originalité de la pensée paulinienne – cette réinterprétation ne doit aucunement conduire le
croyant à mépriser ou à fuir l’état du monde. Paul n’écrit jamais que le monde empirique n’est
plus désormais, à la lumière de l’événement messianique, qu’une dépouille impure, mais
d’abord et avant tout – la nuance est philosophiquement fondamentale – que « la figure
[schèma] de ce monde passe » (1Co 7, 31, TOB). La « figure » du monde, son « schème »,
c’est sa forme sans le Christ. Dire que la forme de ce monde passe (paragei), c’est signifier
que ce qui, dans le monde, n’est pas du Christ, est caduc et indifférent, et que ce qui, non
moins dans le monde, appartient au Christ, se différencie et devient patent. La relation au
monde retrouve son sens selon le principe et l’effet de cette distinction. Disons-le une fois
encore, la facticité chrétienne ne délivre pas sons sens comme un voile opaque tendu devant
l’avenir de Dieu, mais à la manière d’une disposition mondaine à la grâce, à la justice et au
salut. Telle est la liberté messianique dans son acception herméneutique : pouvoir trouver
dans la facticité (être) et dans la factualité (être tel) le moyen de se conformer à ce qui
demeure.
Ainsi, selon Paul, la manière chrétienne d’habiter le monde – si l’on entend par ce verbe
l’ordre que l’homme confère à sa présence immanente – ne consiste ni à se détourner de sa
situation, ni à épouser le temps présent comme s’il était à lui-même sa propre finalité, mais à
bénéficier du monde comme du terrain de la grâce. Le paradigme de la sainteté n’est donc ni
le repli, ni l’abri contre-mondain, ni l’attente indifférente, ni l’adhésion passive et béate à ce
monde-ci, mais assurément demeurer dans ce qui passe (paragein) comme la vigile et
l’artisan du décisif.

Heidegger a posé les fondations d’une phénoménologie de la vie religieuse. Il n’est


évidemment pas fortuit que l’ « explication phénoménologique de phénomènes religieux
concrets » se soit effectuée « en liaison avec des épîtres de Paul793 », celles-ci recelant en effet
de précieuses données, tant descriptives que déjà conceptualisées. Le système théologique
paulinien, qui fait ordinairement l’objet de toutes les attentions, n’intéressait par Heidegger. Il
fallait au contraire « mettre en évidence l’expérience religieuse fondamentale de Paul [die
religiöse Grunderfahrung] et, en se maintenant dans cette expérience fondamentale, tenter de
comprendre la connexion de tous les phénomènes religieux originels avec celle-ci794 ». La
« détresse » dans laquelle situe la menace parousiaque, distincte de l’inquiétude prophétique,

793
HEIDEGGER, Phénoménologie de la vie religieuse, trad. par J. Greisch, Gallimard, Bibliothèque de
philosophie, 2012, p. 77.
794
Id., p. 83. Ed all. p. 73.

265
n’est pas d’abord pour le chrétien l’élément d’un dogme, ni même le contenu d’une réflexion,
mais l’expérience la plus intime d’une existence bousculée par le kairos. Heidegger a déduit
de cette « expérience fondamentale » deux déterminations d’importance : 1) « La religiosité
du christianisme primitif réside dans l’expérience facticielle de la vie », et 2) « l’expérience
chrétienne vit le temps lui-même »795.
Nous avons quant à nous voulu détailler dans cette deuxième partie, par focalisation ou
effet de loupe, les différents moments et les différents aspects de l’expérience du kairos.
L’herméneutique, moins comprise comme effort pour donner une intelligibilité aux textes que
comme manière originaire d’interpréter l’existence temporelle (expérience toujours située en
amont de toute compréhension et de toute détermination conceptuelle796), nous a fourni la
méthode appropriée. Voici les quatre principaux acquis de l’analyse. 1) La confession
messianique place l’existence au centre d’une torsion temporelle (1Co 7, 29) que nous avons
appelé tension kairotique et dont nous avons décrit les effets (I, C, 4). 2) La proximité de la
fin du temps, existentialisée dans le temps de la fin, est à même de provoquer différentes
maladies ou différentes pathologies de l’attente (décrites en II, A, 2 et II, A, 3). Paul propose
en différents endroits de ses lettres de convertir l’impatience eschatologique en « œuvre de
patience » (II, A, 5) : le temps qui reste – que nous avons requalifié comme diffèrement de la
fin –, loin de se réduire à l’expérience d’un vulgaire sursis, actualise une exigence nouvelle
capable de donner naissance à une « nouvelle créature » (kainè ktisis). 3) Cette même
proximité parousiaque peut également conduire le croyant, par effet d’anticipation, à se
considérer déjà en présence de sa propre gloire. Et effectivement, pour Paul, l’homme vit
désormais « à découvert devant Dieu » (2Co 5, 11). Mais, comme nous l’avons montré,
l’Apôtre s’efforce de maintenir coûte que coûte la distinction entre un déjà-là et un pas-
encore. Non seulement être en Christ ne signifie pas être avec le Christ (II, B, 1), mais le
« présent décisif » vécu par le chrétien n’est pas encore un accomplissement du définitif (II,
B, 2). La présence messianique de Dieu consiste en réalité en une détermination du temps par
l’éternité, du successif par le décisif, de l’historique par le final. Et cette redétermination du
temps par sa propre fin reconfigure de manière concomitante l’existence comme étant
projetée dans l’à-venir de Dieu. L’Etre-en-avant (II, B, 4) et la méta-phore (II, B, 5) décrivent
cette situation nouvelle. 4) L’expérience de l’attente (II, A) et de la présence (II, B) ainsi

795
Ib., p. 93.
796
Voir H.-G. GADAMER, La Philosophie herméneutique, PUF, Epiméthée, 1996, p. 99-100. Dans un cours de
1920, Heidegger définissait l’herméneutique comme « explicitation de la facticité par elle-même, c’est-à-dire
comme la tâche de rendre accessible le Dasein dans son « caractère d’être ». Voir M. HEIDEGGER, Ontologie.
Herméneutique de la factivité, trad. par A. Boutot, Gallimard, NRF, 2012, p. 33sq.

266
comprises résout enfin sa tension dans l’exercice d’une liberté dont nous avons manifesté les
modalités les plus caractéristiques : transbordement de l’affectivité par l’agapè divine (II, C, 1
et 2) ; réinterprétation de toute situation mondaine comme « situation d’appel » ou klèsis ; (II,
C, 3) ; épreuve de la parole (parrhèsia) comme disponibilité du Règne (II, C, 4) ; attention
renouvelée au corps et au monde (II, C, 5).
L’ « expérience fondamentale » du temps de la fin, cette Grunderfahrung dont parlait
Heidegger, est celle d’un reflux temporel sans cesse soumis à l’à-venir de Dieu. Une telle
expérience, pour facticiellement fondatrice qu’elle soit, ne se résume cependant pas à la
réinterprétation continue de sa propre vie, réinterprétation conquise sur le terrain de
l’inquiétude ou de la paix (II, B, 3). Elle ouvre également un vaste horizon de compréhensions
nouvelles, anthropologiques aussi bien qu’historiques ou politiques, qu’il est maintenant
nécessaire de détailler.

267
TROISIEME PARTIE : L’HOMME, LA COMMUNAUTE, L’HISTOIRE.
HEURISTIQUE DE L’EXISTENCE MESSIANIQUE

Παράγει γάρ τό σχηµα του κόσµου τούτου

« Elle passe en effet la figure de ce monde. »

Paul, 1Co 7, 31

Toute expérience critique du temps engage un bouleversement des représentations


intellectuelles et morales. Le cancéreux à qui l’on prédit la mort dans de brefs délais ou
l’homme revenu d’un extrême danger ne peuvent manquer de reconsidérer, l’un dans la
douloureuse condensation du sursis, l’autre dans le délai inquantifiable que recouvre sa vie,
tous les éléments de leur savoir. On ne peut rencontrer le temps dans son adversité la plus
crue sans renouveler aussi bien la hiérarchie des valeurs que la portée des connaissances. La
temporalité, de fait, n’est jamais pour nous qu’un conditionnement originaire du sens.
Quelles représentations intellectuelles correspondent à l’irruption du kairos ? Si un
certain savoir (Wissen) accompagne toujours la facticité, comme le remarquait Heidegger en
1920 à propos de la situation temporelle vécue par Paul et les Thessaloniciens797, quelles
connaissances, directement induites, se constituent à partir de la situation messianique ?
L’herméneutique à laquelle nous avons procédé dans la deuxième partie se restreignait au
dynamisme de la vie intérieure. Le « souci de soi » (par la médiation du Dieu qui vient) et son
interprétation en formaient les objets principaux, si bien que toute extrapolation ne faisait que
prolonger la description d’un tel souci. Il reste à interroger les éléments du savoir délivré par
l’expérience du kairos. Tandis que l’herméneutique cherchait à décrire les principaux
phénomènes de l’existence messianique, nous voulons en proposer maintenant une

797
HEIDEGGER, Phénoménologie de la vie religieuse, Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 2012, p. 113 :
« La caractérisation phénoménologique de la proclamation devra en outre dégager la perspective authentique que
voici : 1. Une compréhension claire de la référence au monde commun de Paul dans son rapport aux
Thessaloniciens. 2. Ce qui accentue véritablement la situation de Paul. 3. Il en résultera la solution du problème
du savoir qui accompagne la facticité. » La dernière formulation, que nous soulignons, semble fonder en droit la
possibilité d’une heuristique de la situation kairotique.

268
heuristique. « Grain à moudre » ou réévaluation de la compréhension commune, l’expérience
du kairos ne se réduit aucunement à un séisme subjectif et personnel. La grâce du temps –
diffèrement par lequel s’active avec vigueur la compréhension nouvelle – se réalise, dans
l’intense travail des vies, comme un appel à penser. Nous entendons précisément ici par
heuristique la mise au jour et l’explicitation de ce que donne à comprendre (heuriskô) la
situation messianique. Nous nous en tiendrons à trois domaines du sens nous paraissant
essentiels ou premiers : la représentation de l’homme (A), la compréhension de l’autre et de la
communauté (B), la relation à l’autorité politique et à l’histoire (C).

A) L’« HOMME INTERIEUR » : LA NOUVEAUTE ANTHROPOLOGIQUE

Commençons par l’homme. Comment l’épreuve du kairos messianique le donne-t-il ?


Quelle compréhension anthropologique dérive-t-elle plus ou moins spontanément de la
situation temporelle du croyant ?
Le contour du problème doit être précisé. Dans un discours célèbre prononcé à
l’Athénée royal en 1819, Benjamin Constant s’est appliqué à comparer la liberté des Anciens
et celle des Modernes. Les anciens, pour Constant, ce sont les hommes de l’Antiquité grecque
et latine. Leurs libertés s’exercent collectivement mais toujours au détriment des
individualités. Soumis au « corps collectif » comme la cellule à l’organisme et dilués dans
l’entité d’un peuple au-delà duquel s’estompe toute identité, « rien n’est accordé à [leur]
indépendance individuelle798 ». Les modernes, par contraste, ce sont les hommes directement
issus des idéaux philosophiques des Lumières, soumis à la seule autorité des lois, mais par là
même libérés du joug de l’omnipotence sociale et de l’impéritie arbitraire. « Indépendant dans
la vie privée799 », le moderne se définit par cette « existence individuelle800 » que les multiples
garanties des droits circonscrivent. D’un côté, le peuple tout-puissant ; de l’autre, le sujet
autonome auteur de sa propre histoire801. Quel rôle accorder au premier christianisme dans la
formation de cette modernité ? Deux écoles s’opposent sans compromis. Pour les uns,
sectateurs de la sécularisation, l’individualisation de l’homme moderne fut conquise contre les

798
B. CONSTANT, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, dans P. MANENT, Les Libéraux,
Gallimard, TEL, 2001, p. 441.
799
Id.
800
Ib, p. 442.
801
Benjamin Constant s’est appliqué à nuancer une telle opposition, notamment sur le plan politique.

269
dogmes et contre l’ethos même du catholicisme. Pour d’autres, seul le christianisme, malgré
les heurts de son histoire, pouvait couver en son sein l’anthropologie moderne. La mythologie
républicaine a-t-elle purgé à tort la modernité de ses atavismes et ascendants chrétiens ? On ne
peut s’interroger sur l’anthropologie paulinienne sans répondre, fut-ce de biais, à cette
question.

1) L’universel comme tension (philosophique) et comme mission (messianique)

a) L’universalisme grec (Platon et Aristote)

Remontons aux sources et comparons la manière dont les pensées grecque et


néotestamentaire ont pu concevoir l’homme. Nous préciserons ensuite la position spécifique
de Paul.
La fréquentation des philosophes grecs laisse incontestablement remarquer une tension
certaine de la pensée vers une « anthropologie universalisante ». Il est assez évident que la
pensée antique, contre un fort tropisme ethniciste ou essentialiste, s’est orientée vers une
qualification générale et englobante de l’homme. En voici deux exemples802. 1) Le Cratyle de
Platon porte sur la question de la rectitude naturelle des noms. Hermogène, défenseur de
l’origine arbitraire des mots, s’oppose à Cratyle, pour qui les noms appartiennent par nature
aux choses qu’ils décrivent. Pour le premier, le langage est un instrument strictement
conventionnel. Pour le second, le signifiant dérivant directement des qualités naturelles du
signifié, la parole dévoile toujours quelque vérité intime des choses. Un certain nombre de
noms propres et de noms communs font ainsi l’objet d’une minutieuse étude génétique sous la
direction de Socrate. Lorsqu’il s’agit de donner la raison pour laquelle l’ « homme » s’est
appelé anthrôpos, ce dernier apporte l’explication suivante : « Le sens du mot anthrôpos,
‘‘homme’’, est que, les autres animaux étant incapables de réfléchir sur rien de ce qu’ils
voient, ni d’en raisonner, ni d’en ‘‘faire l’étude’’, anathrein, l’homme au contraire, en même
temps qu’il voit, autrement dit qu’ ‘‘il a vu’’, opôpé, ‘‘fait l’étude’’ aussi, anathrei, de ce qu’
‘‘il a vu’’, opôpé, et il en raisonne. De là vient donc que, seul entre les animaux, l’homme a

802
La tension universalisante précède largement en Grèce la pensée philosophique. En affrontant les points de
vue des Achéens et de Troyens sans prendre position, les vingt-quatre chants de l’Iliade avaient ouvert une
brèche vers la « notion d’humanité ». Que l’on songe en particulier à l’émoi suggéré par l’entretien d’Hector, le
héros étranger, avec sa femme Andromaque devant son jeune fils. L’empathie littérairement produite au chant
six insère discrètement dans la conscience patriotique, par une sorte d’induction poétique, l’idée d’une humanité
partagée, enveloppant sans distinction les belligérants, faite de courage, de grandeur, de tristesse et d’abnégation.

270
été à bon droit nommé « homme », anthrôpos : ‘‘faisant l’étude de ce qu’il a vu’’, anathrôn-
ha-opôpé803 ». Pour opaque et fantaisiste qu’elle paraisse linguistiquement, l’étymologie
socratique ne manque pas d’intérêt. Certes, ce sont les Grecs et eux seuls qui disposent de la
dénomination la plus adéquate ; et l’on pourrait assurément en déduire qu’en ne parlant pas
grec, le barbare ne réalise de facto (à défaut de le faire de jure) que superficiellement son
essence humaine. Mais l’ « homme » se trouve ici défini contre l’animal (« seul contre les
animaux »), s’élevant ainsi au rang d’ « a priori concret », pour reprendre une formule de
Pierre Boutang804, voire au statut d’un genre. Tout homme trouve en lui une propension
naturelle et universelle (examiner ce qu’il voit, donner sens à ses perceptions, comprendre ce
que manifeste la nature), et se trouve ainsi arraché purement et simplement aux brumes
animales de la vie immédiate.
2) Si c’est le logos (ce que ne dit pas le Cratyle), capacité linguistique aussi bien que
puissance rationalisante, qui assume la compréhension du visible, la continuité entre le
socratisme et l’aristotélisme s’avère sur ce point évidente. En opposant le logos, capable de
formuler le juste et l’injuste, à la phônè, réduite à clamer douleur ou plaisir805 ; en reliant par
ailleurs le logos à la capacité à vivre en cité806, Aristote pose clairement lui aussi l’unité
naturelle du genre humain – unité englobante déterminée par une faculté intellectuelle et
morale plutôt que par la morphologie. L’homme n’est pas seulement l’ « être qui marche
tantôt à deux pattes, tantôt à trois, tantôt à quatre », selon l’énigme du Sphinx ; il devient le
vivant qui pense. Deux phrases comme celles-ci : « L’homme est par nature un vivant destiné
à vivre en cité807 » et « seul d’entre les animaux l’homme possède le langage808 » ont
fortement contribué à forger, contre l’évidence des distinctions morphologiques et culturelles,
ce que Claude Lévi-Strauss appellera la « notion d’humanité809 ». Werner Jaeger, parmi
d’autres, a mis en lumière le rôle éminent joué par la spéculation philosophique dans le
803
PLATON, Cratyle, 399c, trad. par L. Robin et M.-J. Moreau, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de
la Pléiade, 1984, p. 634.
804
P. BOUTANG, Ontologie du secret, PUF, Quadrige, 2009, p. 6 (première édition 1973).
805
Voir ARISTOTE, Politique, I, 2.
806
Voir id.
807
Voir id. : Άνθρωπος φύσει πολιτικόν ζωον.
808
Voir id. : Λόγον µόνον άνθρωπος έχει των ζώον.
809
Dans une brochure consacrée au problème du racisme dans le monde et publiée par l’Unesco en 1952, Claude
Lévi-Strauss oppose la fragile « notion d’humanité » à cette attitude « ancienne et solide » qu’il nomme
l’ethnocentrisme. Voir Race et histoire, Gallimard, Folio/essais, rééd. 2012, p. 20. Au IIe siècle, en parfait accord
avec les grands principes du stoïcisme, Marc Aurèle prolongera l’affirmation d’une communauté générique des
hommes. Au livre XII des Pensées, par exemple, l’empereur-philosophe insiste sur la nécessité de se rappeler le
principe suivant toutes les fois que la colère le surprendra : « Quelle étroite parenté unit l’homme à tout le genre
humain, parenté qui n’est pas celle du sang ou d’un germe, mais participation à la raison » (trad. par A. I.
Trannoy, Budé, Les Belles Lettres, 1953, p. 141). La distinction du sang, de la semence et de la communauté de
raison n’est pas anodine : si la « communauté noétique » (νου κοινωνία) est étroite, elle ne relève en rien, selon
Marc Aurèle, d’une « parenté génétique » (συγγένεια σπερµατίου).

271
dépassement de la particularité singularisante – l’idiôtès – par l’affirmation universelle du « Je
rationnel810 ».

b) Une simple tension ?

Pourtant, les assertions d’un Platon ou d’un Aristote n’expriment paradoxalement que de
simples tensions vers l’universalité anthropologique. Attaché par essence au parler grec, le
logos demeure une qualité particulière (ouverte, certes, à une large assimilation possible) ; et
anthrôpos pourrait n’avoir désigné en fait qu’une forme d’humanité déjà accomplie, pour
ainsi dire déjà grecque811. Un grand nombre de marqueurs discriminants sont sans cesse posés
ou conservés dans la culture grecque, non seulement entre les hommes et les femmes812, mais
également entre les différents tempéraments sociaux813, entre les êtres normaux et les
handicapés814 ou entre les esclaves et les hommes libres815. Parce que fondamentalement
commandée par la perspective politique (relative à la polis), la tension universelle de
l’anthropologie grecque ne se libère que partiellement, et du bout des lèvres, de
l’essentialisme. Le recours platonicien au mythe oriental de la métempsychose pourrait
d’ailleurs n’avoir eu comme principal mobile que la justification du maintien politique d’un
certain différentialisme anthropologique. Le cosmopolitisme cynique ou stoïcien a peut-être
poussé plus avant la tension universelle816. En caractérisant l’activité suprême de l’homme

810
Voir W. JAEGER, Paideia. La Formation de l’homme grec, Gallimard, Bibliothèque des idées, 1964,
notamment le chap. IX du Livre I. Défenseur acharné d’un « nécessaire retour aux Grecs », Marcel Conche note
cependant que chez Homère, les « meilleurs ne sont nullement les égaux en droits » et que dans la civilisation
agonistique grecque « le fort l’emporte toujours sur le faible », voir « Devenir grec », dans Analyse de l’amour et
autres sujets, Biblio essais, 2011, p. 141-145.
811
Si les évangélistes et Paul lui-même peuvent couler l’Evangile dans une langue commune qui n’est pas leur
langue maternelle, c’est parce que pour eux, à la différence des penseurs grecs, un idiome particulier ne saurait
en aucun cas s’apparenter à un attribut de la vérité. Hermogéniens plutôt que cratyliens, les auteurs du Nouveau
Testament ne considèrent plus la vérité comme un dévoilement du langage, mais comme une personne (Jn 14, 6 :
Έγώ είµι ή άλήθεια). La déséssentialisation du langage opéré par la personnalisation de la vérité est, dans
l’histoire de l’humanité, un moment clé de l’universalisation anthropologique.
812
Voir PLATON, La République, V, 451-461. Par ailleurs, l’homme accompli ne peut être que l’άνήρ άγαθός,
le « mâle bon ». Voir également G. CAMBIANO, « Devenir homme », dans L’Homme grec, collectif, sous la
direction de Jean-Pierre Vernant, Seuil, 1993, p. 110 : « Une femme ne s’intégrait pas dans la cité en tant que
citoyenne mais en tant que fille ou femme de citoyen. »
813
Voir par exemple PLATON, La République, III, 415-419. Dans les Lois, les activités artisanales et agricoles
sont entièrement laissées aux mains des étrangers et des esclaves.
814
Voir les analyses de Giuseppe Cambiano sur la pratique de l’ « exposition » à Sparte et à Athènes, L’Homme
grec, éd. cit., p. 103-104.
815
Voir ARISTOTE, Politique, 5.
816
Au chapitre XIX du Traité Des Fins des biens et de maux, s’interrogeant sur la « société universelle du genre
humain », Cicéron affirme sentencieusement que « par cela même qu’il est homme, un homme ne doit pas être
un étranger pour un autre homme. » Le monde dans son ensemble est décrit comme la « ville universelle des
hommes et des dieux » (dans Les Stoïciens, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, réed. 2007, p. 285sq.). Mais il
est notable 1) que de telles assertions servent essentiellement à justifier le suicide, et non à fonder une

272
comme ethos plutôt que comme théorétique (donc lié au langage), ces deux écoles s’ouvraient
certainement davantage que le platonisme ou l’aristotélisme à la possibilité d’un dépassement
de l’ethnicisme, du relativisme culturel817 ou du différentialisme anthropologique. Mais
cyniques et stoïciens, comme le montre les Vies et doctrines des philosophes de Diogène
Laërce, comme le montre encore l’imperium de Marc Aurèle – zélé cosmopolite –, sont
restés attachés d’une manière ou d’une autre à leurs civilisations et à leurs citoyennetés
spécifiques. Le cosmopolitisme doctrinal n’a jamais donné lieu en Grèce à l’effacement
concret de l’ethnocentrisme ou du déterminisme politique, sinon sous la forme d’une timide
contestation. Même les fameuses « lois non écrites » de la tragédie (thémeis ou agrapta
nomima), nécessairement transcendantes aux cités, trouvent leur raison d’être dans l’existence
des divinités tutélaires des cités grecques818. Scrutant les origines de la notion de personne,
Emmanuel Mounier constate qu’ « à ne considérer que l’Europe, le sens de la personne reste
embryonnaire dans l’Antiquité jusqu’aux abords de l’ère chrétienne. L’homme antique est
aspiré par la cité et par la famille, soumis à un destin aveugle, sans nom, supérieur aux dieux
mêmes819 ». « L’esclavage, ajoute-t-il, ne choque pas les plus hauts esprits de ces temps. Les
philosophes n’estiment que la pensée impersonnelle et son ordre immobile qui règle la nature
comme les idées. L’apparition du singulier est comme une tache dans la nature et dans la
conscience820 ». L’universalisme anthropologique païen demeure une tension inaccomplie,
comme demeure largement théorique et axiologique l’ouverture du salut aux nations dans les
traditions prophétique et apocalyptique juives. Partiellement anachronique pour les Grecs de
l’Antiquité, la question de la possibilité d’une universalité a priori concrète l’est-elle de
manière comparable pour la génération des évangélistes ?

c) L’universalisme néotestamentaire

Les Juifs du Ier siècle étaient préparés à penser que la manifestation du Messie dans
l’histoire d’Israël, scripturairement corrélée au « Jour du Seigneur » et à la fin des temps,
devait s’accompagner d’une extension maximale du salut. Le premier livre d’Isaïe, par

communauté politique universelle ; 2) que l’homme dont il est ici question se définit principalement par ses
caractéristiques physiologiques plutôt que par ses aptitudes rationnelles ou politiques.
817
Au sens où Claude Léci-Strauss entend cette expression : hiérarchie des cultures et rejet des autres cultures
que la sienne dans le sous-ordre de la nature.
818
Voir J. de ROMILLY, La Grèce antique à la découverte de la liberté, l’ensemble du chapitre V, De Fallois,
1989. La « loi non écrite » dont se réclame Antigone contre l’autocratie civile de Créon trouve en Zeus et en lui
seul, le père du Panthéon, sa justification définitive. Voir SOPHOCLE, Antigone, v. 450-470.
819
E. MOUNIER, Le Personnalisme, PUF, Quadrige, 2010, p. 12.
820
Id.

273
exemple, affirme que toutes les nations afflueront (dans un avenir flou) vers Jérusalem (Is 2,
2). Le Seigneur y est appelé « juge des nations » et « arbitre de la multitude des peuples » (Is
2, 4). Le troisième livre d’Isaïe affirme également, dans le même horizon eschatologique, que
les « étrangers » attachés au Seigneur seront par lui conduits à la montagne sainte (Is 56, 1-8).
Le livre d’Ezéchiel, outre la réunification des tribus dispersées d’Israël, annonce la révélation
du Seigneur aux nations : « Ma demeure sera chez eux, je serai leur Dieu et ils seront mon
peuple. Alors les nations sauront que je suis le Seigneur, celui qui sanctifie Israël, lorsque
mon sanctuaire sera au milieu d’eux pour toujours » (Ez 37, 27-28). Le livre de Joël appelle
quant à lui la totalité des peuples au Jugement : « Que les nations se réveillent, qu’elles
montent jusqu’à la vallée de Josaphat, car c’est là que je vais siéger pour juger tous les
peuples qui vous entourent » (Jl 4, 12). Les exemples peuvent être multipliés. Mais
l’ouverture du salut aux nations, autrement dit l’appel des peuples païens à partager les
promesses de Yahvé, dans son plan d’extrapolation global, demeure dans les livres
prophétiques un horizon axiologique. La conjugaison au futur de cet événement a certes un
effet psychologique voire physiologique immédiat (appeler les Juifs à la vigilance et les
conduire à la tolérance), mais la fin des temps, comme nous l’avons dit (I, B, 3),
s’expérimente à la manière d’un horizon littéraire apodictique (un avenir) bien plus que
comme une donnée factuelle de l’existence (un à-venir). Dans la prophétie, la durée de
l’histoire fait encore médiation entre l’approfondissement nécessaire de la conversion du
peuple Juif et l’ouverture du salut aux nations. Expérience vicaire et médiatrice que permet
toute littérature, l’indétermination du temps est pour ainsi dire le vecteur d’une espérance
plutôt que d’un agir.
Entre 70 (pour l’évangile de Marc) et 90 (pour celui de Jean), à la différence des
prophètes, les évangélistes ont été confrontés à l’obligation de comprendre l’universalisation
du salut comme une possibilité historique proprement immédiate, sans médiation ni d’espace
ni de temps. Et cela pour deux raisons principales. La première est que les premières missions
chrétiennes, quoique tournées vers le Temple et les synagogues, réussissaient davantage dans
les milieux païens (prosélytes et craignant-Dieu) que dans les milieux hébraïques. La seconde,
plus déterminante, est que l’événement de la résurrection du Christ annonçait la réalité
factuelle de l’ouverture du salut aux différents peuples du monde. L’axiologie littéraire s’est
transformée en factualité historique. Nous passons ainsi, avec la confession de la résurrection
du Messie, d’une tension universalisante strictement scripturaire à une universalisation
actualisable. Cette universalisation s’exprime dans les évangiles de trois façons : un usage
spécifique du mot anthrôpos ; la manifestation d’un élargissement possible du salut durant le

274
ministère public de Jésus ; l’annonce explicite de l’universalisation du salut après la
résurrection accompagnée d’un appel missionnaire. Examinons chacune de ces nouveautés. 1)
Employé plus de cinquante fois dans les quatre évangiles canoniques, le mot anthrôpos
désigne aussi bien les prophètes (Jn 1, 6), les Juifs hostiles à la prédication de Jésus (Mt 10,
17 ; Lc 6, 22 ; Jn 7, 23), les païens (Mt 8, 9), les disciples et les apôtres (Jn 17, 6) que Jésus
lui-même en certaines occurrences (Mt 26, 72 ; Mc 15, 39821). L’abondance et la flexibilité du
terme habituent le lecteur à concevoir l’homme de la manière la plus large possible.
Radicalisant une tendance déjà manifeste dans la plupart des livres prophétiques, l’évangéliste
Jean donne d’anthrôpos l’acception la plus archétypique possible, comme au quatrième verset
du fameux Prologue : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu,
et le Verbe était Dieu. Il était au commencement tourné vers Dieu. Tout fut par lui, et rien de
ce qui fut, ne fut sans lui. En lui était la vie et la vie était la lumière des hommes [to phôs tôn
anthrôpôn]… » (Jn 1, 1-4, BJ, nous soulignons). La lumière, selon la logique de la métaphore,
ne peut luire dans le monde que de manière omnidirectionnelle et sans retenue, symbolisant
l’irradiante ubiquité du don822. La parabole du « bon Samaritain » dans l’évangile lucanien
(Lc 10, 25-37) emploie le mot anthrôpos pour désigner le « prochain » (plèsion) que la foi
donne à aimer comme soi même. Emu aux entrailles par cet homme battu et laissé sur la route
à demi mort, par cet homme qui n’est ni le Juif ni le païen, ni rien de mondainement
spécifiable, l’impur Samaritain indique la mesure véritable de l’amour. Dans la perspective
d’un messianisme réalisé, parce que la puissance de l’agapè (en débordant la légalité) ne
« regarde pas au visage », la notion d’homme s’élève au paradigme. Non que les Juifs aient pu
refuser l’humanité aux païens – pas davantage que les penseurs grecs n’ont refusé l’humanité
aux barbares, l’ouverture paradigmatique devient cependant avec le Christ une réalité
factuelle plus pressante et plus insistante.
2) Jésus manifeste par ailleurs, et cela dès son ministère public (fut-ce parfois avec
réticence823), l’ouverture possible du salut aux païens. Ainsi suggère-t-il discrètement la
réalisation historique du règne eschatologique de Dieu. En Mc 7, 24-30, par exemple, Jésus

821
L’un des titres les plus fréquemment donnés à Jésus dans les évangiles est le « Fils de l’homme ». Or, comme
la souligné Pierre de Martin de Viviés dans une monographie consacrée à ce titre (Jésus et le Fils de l’homme,
Université catholique de Lyon, Faculté de théologie, Profac, 1995), le « Fils de l’homme » condense de manière
paradoxale la nature angélique de la vision de Daniel (Dn 7, 13) et la filiation biologique humaine. Les
évangélistes ont accepté ce contraste et semblent en avoir joué.
822
Maître Eckhart reprend l’image dans l’un de ses sermons : « Le soleil, dans sa maîtrise et son agir qui
consistent à éclairer, fait tout cela très rapidement. Aussi facilement qu’il fait jaillir ses rayons, le monde entier
est éclairé en un instant jusqu’aux confins de l’univers ». Voir Le Silence et le Verbe. Sermons 87-105, trad. par
E. Mangin, Seuil, 2012, p. 134sq.
823
Voir par exemple Mt 7, 6 : « Ne donnez pas aux chiens ce qui est sacré… » et 16, 24 : « Je n’ai été envoyé
qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël. » Mais l’évangile matthéen est rédigé pour un public judéo-chrétien.

275
guérit de la puissance d’esprits impurs la fille d’une Syrophénicienne en bravant la frontière
des peuples suggérée par la Torah : « Cette femme était grecque, syrophénicienne de
naissance, et elle le priait d’expulser le démon hors de sa fille. Et il lui disait : ‘‘laisse d’abord
les enfants se rassasier, car il ne sied pas de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits
chiens.’’ Mais elle de répliquer : ‘‘Oui, Seigneur ! et les petits chiens sous la table mangent
les miettes des enfants !’’ » (Mc 7, 26-27, BJ). Cette seule parole (logon) d’une païenne
impure, parce qu’elle témoigne d’une reconnaissance surnaturelle, suffit à convaincre Jésus :
« Alors il lui dit : ‘‘A cause de cette parole, va, le démon est sorti de ta fille » (Mc 7, 29, BJ).
La « reconnaissance » qui nous intéresse ici désigne en même temps, et d’un seul tenant, la
connaissance du Christ (« je vois qui tu es ») et la gratitude anticipée pour le miracle à venir.
La « reconnaissance » projette ainsi déjà le païen, contre la fluence régulière de la
chronologie, vers la rencontre de l’à-venir de Dieu. Pour lui comme pour le Juif advient ce
que Julia Kristeva put nommer le « devenir immanent de la transcendance824 ». En vertu de la
présence du Fils, la reconnaissance messianique, fut-elle condensée en une simple phrase
comme ici (« les petits chiens sous la table mangent les miettes des enfants825 »), s’impose
désormais comme le medium de tout rachat. Nous rencontrons la même logique narrative (ou
dramatique) en Mt 8, 5-13 où un centurion de l’armée romaine supplie Jésus de sauver son
enfant : « [Jésus] lui dit : ‘‘Je vais aller le guérir.’’ – ‘‘Seigneur, reprit le centurion, je ne
mérite pas que tu entres sous mon toit ; mais dis seulement un mot et mon enfant sera guéri.
Car moi, qui ne suis qu’un subalterne, j’ai sous moi des soldats, et je dis à l’un : Va ! et il va,
et à un autre : Viens ! et il vient, et à mon serviteur : Fais ceci ! et il le fait.’’ » (Mt 8, 7-9, BJ).
Confronté à cette humble reconnaissance et à la confession inattendue de la puissance du Fils,
Jésus se retourne vers ses propres disciples, tous Juifs : « En vérité, je vous le dis, chez
personne je n’ai trouvé une telle foi en Israël. Eh bien ! je vous dis que beaucoup viendront du
levant et du couchant prendre place au festin avec Abraham, Isaac et Jacob dans le Royaume
des Cieux » (Mt 8, 10-11, BJ). La conversion des païens n’est plus seulement une espérance
d’Israël pour la fin des temps, mais, alors que le Règne objective sa puissance, un ensemble
de faits concrets dont Jésus semble prendre acte dans ses différents périples. Si dans les deux
cas (la fille de la Syrophénicienne en Mc 7 et l’enfant du centurion en Mt 8) ce sont
précisément les enfants qui sont sauvés plutôt que les demandeurs eux-mêmes, c’est sans

824
J. KRISTEVA, « La Parole, cette expérience », dans Chercher Dieu. Discours au monde de la culture de
Benoît XVI, Parole et silence, Lethielleux, Collège des Bernardins, 2008, p. 35.
825
Entendons : « Les païens se contentent de ce que laissent les Juifs. »

276
doute, dans la logique rédactionnelle, afin d’indiquer qu’aux générations à venir, alors que s’y
brise la continuité phylétique, le Royaume s’ouvre déjà.
3) Les textes annoncent enfin l’universalisation anthropologique du salut après les
événements pascals. Dans sa gloire de ressuscité Jésus s’adresse une dernière fois à ses
apôtres rassemblés : « Allez dans le monde entier, proclamez l’Evangile à toute la création »
(Mc 16, 15, BJ) ; « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre. Allez donc, de toutes les
nations faites des disciples… » (Mt 28, 18-19826). Ainsi disent les deux finales. Le « monde
entier » (ho kosmos hapanta), « toute la création » (pasè tè ktisei) et « toutes les nations »
(panta ta ethnè) sont les formules qui décrivent l’universalité. On ne peut mieux dire le grand
évasement eschatologique qu’en utilisant de telles expressions, sachant que le « monde »
renvoie le lecteur à la totalité de l’espace, la « création » à la totalité de l’être et les « nations »
à la totalité de l’humanité. L’envoi reçu par les apôtres (poreuthentes, « allant… ») définit la
nouvelle relation au monde du chrétien. Plus qu’un simple devoir, davantage même qu’un
commandement, il désigne un aspect crucial de l’être-au-monde messianique. L’universalité
contenue dans l’espérance eschatologique juive cède brutalement la place à la « mission
universelle ». La nécessité scripturaire devient en quelque sorte grondement intérieur,
structure de vie. Mais qu’est-ce qu’une mission, et comment Paul en déduit-il le sens de l’
« homme » ?
Si les apôtres reçoivent la consigne de la mission universelle dans l’arrachement à la
personne de Jésus, Paul, lui, la reçoit à l’aube de sa conversion. Ce qui conclue l’évangile est
pour Paul inaugural. Comme les Actes le décriront en détail, l’ensemble de sa vie, depuis le
baptême à Damas jusqu’au dernier voyage à Rome, fut intégralement consacrée à la mission.
Celle-ci, donc, ne lui apparaît pas seulement comme une vocation tournée vers soi, mais
comme la contrainte consentie de parcourir le monde « jusqu’en ses extrémités » pour y
annoncer l’Evangile du Ressuscité et fonder des communautés messianiques. La mission est
proprement une structure d’être. C’est pour cela qu’infatigable serviteur du Christ, athlète de
l’exploration géographique – les confins du monde se dévoilant dans le temps de la fin –, la
vie de Paul sert d’exemple édifiant à tous les missionnaires. C’est d’ailleurs selon nous par la
mission, par l’envoi et par l’apostolat, phénomène peu remarqué, que l’apôtre donne sens à ce

826
Les Actes donnent la formulation suivante : « Vous allez recevoir une force, celle de l’Esprit Saint qui
descendra sur vous. Vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie, et jusqu’aux
extrémités de la terre [έως έσχάτου της γης] » (Ac 1, 8, BJ). L’ensemble du livre de Luc suit scrupuleusement ce
programme, commençant à Jérusalem pour se conclure avec Paul à Rome, confins du monde connu. Sur le
programme des Actes et sur l’unité métaphorique de l’espace et de l’universalisation évangélique, voir D.
MARGUERAT, La Première histoire du christianisme. Les Actes des Apôtres, Cerf, Labor et fides, Lectio
divina n° 180, réed. 2007.

277
qu’est l’homme. L’anthropologie se déduit de l’ethos messianique bien plus que d’une
quelconque dogmatique ou d’un quelconque kérygme – peut-il d’ailleurs se concevoir un
quelconque kérygme portant sur l’homme ? Tout d’abord, la vie croyante se confond pour
Paul avec l’apostolat. Rencontrer le Christ et se placer sous la puissance de la résurrection,
vivre le kairos de manière authentique, signifie devenir « apôtre », apostolos, c’est-à-dire à la
fois « envoyé827 » et « envoyeur828 ». Déterminée par cette situation, l’existence kairotique
parcourt le monde sans discernement des frontières et se projette à la rencontre des hommes
sans distinction mondaine. D’une manière très profonde et philosophiquement novatrice,
l’autre appartient à cet en-avant (voir supra II, B, 4) dans lequel s’accomplit la vie
messianique. Le temps de la fin est le kairos, le moment déterminant, l’instant toujours
opportun de cette frénésie de voyage et de rencontres.
Ensuite, selon une corrélation complexe, la foi et la fidélité des nouveaux convertis (ses
« frères » ou ses « enfants » comme il les appelle) rejaillissent sur l’Apôtre lui-même. Le salut
ne se joue pas exclusivement entre l’individu et Dieu dans un face à face exclusif. Loin s’en
faut. La justification à l’œuvre dans le monde est pour Paul une co-justification, et la
sotériologie se mute en co-sotériologie. « Quelle est notre espérance, notre joie, écrit-il aux
Thessaloniciens, l’orgueil qui sera notre couronne en présence de notre Seigneur Jésus, lors de
sa venue sinon vous ? » (1Th 2, 19-20, TOB). Et aux Corinthiens : « J’espère que vous nous
comprendrez complètement, puisque vous nous avez compris en partie : nous sommes votre
sujet de fierté, comme vous êtes le nôtre au jour du Seigneur Jésus » (2Co 1, 14, TOB). C’est
cette « réciprocité eschatologique », que nous comprenons comme la co-appartenance des
hommes au salut dans le kairos de la fin, qui donne la véritable dimension totale de
l’humanité. Mitsein, « être-avec », ou Miteinandersein, « être-les-uns-avec-les-autres », sont
des modalités originaires de la vie missionnaire. La mission universelle consiste en définitive
à être envoyé vers des hommes afin de déployer a maxima la puissance de la résurrection. Or,
la grâce de cette puissance (grâce comprise comme unité de la donation et de l’accueil), parce
que relevant de l’agapè divine, est nécessairement immérité, gratuite, inconditionnée, infondé
selon le monde. Elle ne couronne aucun pédigrée ni aucun effort. Elle n’appartient en propre à
aucun peuple, à aucune race, à aucune caste, à aucune noblesse, à aucun titre, à aucun talent.
Elle n’est commandée ni par la biologie, ni par la politique, ni même par l’éthique. Telle est la
grande affirmation de Paul : « C’est la justice de Dieu par la foi en Jésus Christ pour tous ceux
qui croient, car il n’y a plus de différence [ou estin diastolè] » (Rm 3, 22, TOB modifiée). Le

827
Voir par exemple 1Co 1, 17.
828
Voir 2Co 12, 17.

278
débordement des « œuvres de la loi » par la « foi en Christ » (Ga 2, 16) dans le processus de
justification – cette immense et invincible crue de l’Amour – abolit l’écart ethnique, la
distance culturelle, et finalement cette diastolè anthropologique dont parle l’épître aux
Romains829. Par conséquent, l’effort missionnaire pour diffuser parmi les hommes la grâce
reçue ne peut différencier les hommes qui la reçoivent selon aucun critère. En superposant
« tous les croyants » (panta ta pisteuonta) à « tous les hommes », loin d’ajouter une
séparation aux clivages existant déjà (ceux qui croient et ceux qui ne croient pas),
l’anthropologie paulinienne prend très au sérieux l’actualisation de l’unification
eschatologique universelle. La vie du croyant prend ainsi la forme de la mission, et sa manière
de penser s’harmonise heuristiquement avec sa situation d’existence.
L’anthropologie universaliste de Paul, dont nous allons préciser maintenant les
interprétations possibles, n’est pas première. Elle n’est pas le fruit d’une réflexion théorique.
Elle coule et dérive bien plutôt de l’ethos messianique. C’est pour cela que l’universel
messianique ne demeure pas une simple « tension inaccomplie » comme pour la pensée
grecque, mais devient une réalité nouvelle, une œuvre dont les conséquences se manifestent
dans le monde.

2) Quel universalisme ? Lectures philosophiques de l’anthropologie paulinienne


(Faye, Badiou, Agamben)

a) L’universalisme paulinien

En certaines formules aussi frappantes qu’originales – scandaleuses pour l’ensemble du


monde antique – Paul a suggéré la dissolution des principaux discriminants culturels. Dans
aucune œuvre de l’Antiquité n’est ainsi proposée, avec une semblable transparence, la

829
Nous pourrions objecter que la « doctrine de la prédestination » distingue les hommes de la manière la plus
radicale qui soit. Mais une telle « doctrine », telle qu’elle se rencontre chez saint Augustin ou les Réformateurs
n’est pas thématisée par Paul lui-même. Une formule comme celle-ci : « Ceux que d’avance [Dieu] a connus, il
les a prédestinés à être conformes à l’image de son fils » (Rm 8, 29, TOB) peut aussi bien (et selon nous bien
mieux) se traduire : « Ceux que d’avance il a connus [προέγνω], il les a d’avance vus [προώρισεν] se conformer
à l’image de son fils. » Si Dieu pré-connaît et pré-voit la conformation des hommes à la grâce du Christ, ce n’est
pas qu’il choisit d’avance ses élus selon un critère inintelligible pour l’homme – ce que sous-entend le terme de
« prédestination » –, mais simplement qu’il embrasse, en Maître absolu de l’histoire, la totalité des temps. La
phrase de Rm 8 implique seulement qu’ici et maintenant, à l’heure où Paul vit et écrit, tous les hommes ne
reconnaissent pas encore le Christ, et que cela ne peut pas échapper au plan d’un Dieu nécessairement
omniscient. Nous souscrivons sur ce point à l’analyse de Jean-Pierre Faye, voir Paul de Tarse et les Juifs. La
libération de l’esclavage, Germina, 2012, p. 31.

279
caducité des distinctions d’usage. Hommes ou femmes, Juifs ou païens, Grecs ou Barbares,
Jérusalémites ou Scythes, citoyens libres ou esclaves…, tous les marqueurs identitaires volent
en éclats dans la temporalité messianique. Précisons d’emblée que la dissolution d’une
distinction comme celle de l’homme et de la femme (distinction générique s’il en est) ne
signifie aucunement pour Paul que la différence sexuelle (voulue et créée par Dieu) est
dépassée (voir infra III, A, 4). Seule la signification mondaine accordée à cette différence est
devenue caduque ; seule la valeur discriminante des marqueurs identitaires est désactivée par
l’expérience du kairos. Ainsi, dans l’épître aux Romains : « Si, de ta bouche, tu confesses que
Jésus est Seigneur et si, dans ton cœur, tu crois que Dieu l’a ressuscité des morts, tu seras
sauvé. En effet, croire dans son cœur conduit à la justice et confesser de sa bouche conduit au
salut […] Ainsi, il n’y a pas de différence entre Juif et Grec : tous ont le même Seigneur, riche
envers tous ceux qui l’invoquent » (Rm 10, 9-12, TOB, nous soulignons). La différence
(diastolè) séparant le Juif du Grec s’évanouit dans la « reconnaissance » du Christ ressuscité.
Foi (« dans ton cœur ») et confession (« de ta bouche ») abolissent la séparation la plus
structurante du judaïsme. Ailleurs, dans la première épître aux Corinthiens : « Prenons une
comparaison : le corps est un, et pourtant il a plusieurs membres : mais tous les membres du
corps, malgré leur nombre, ne forment qu’un seul corps : il en est de même du Christ. Car
nous avons tous été baptisés dans un seul esprit en un seul corps, Juifs ou Grecs, esclaves ou
hommes libres, et nous avons tous été abreuvés d’un seul Esprit » (1Co 12, 12-13, TOB, nous
soulignons). L’égalité messianique n’est pas une donnée naturelle. Elle n’est pas un état de
fait, non plus qu’une équivalence. Mais l’immersion d’hommes de conditions variées dans
l’unité de l’Esprit dissout la signification accordée dans le monde à ces conditions diverses.
Dans l’épître aux Colossiens (non authentique mais d’inspiration paulinienne) : « Plus de
mensonge entre vous, car vous vous êtes dépouillés du vieil homme, avec ses pratiques, et
vous avez revêtu l’homme nouveau, celui qui, pour accéder à la connaissance, ne cesse d’être
renouvelé à l’image de son créateur ; là il n’y a plus Grec et Juif, circoncis et incirconcis,
barbare, Scythe, esclave, homme libre, mais Christ : il est tout en tous » (Col 3, 9-11, TOB,
nous soulignons). La présence messianique dans l’intériorité la plus intime de chacun des
croyants, là encore, accidentalise de manière décisive toute diastolè historique. Conjuguée au
futur dans la première épître aux Corinthiens (1Co 15, 28), l’expression « Dieu tout en
tous (ou en tout) », qui dénote chez Paul le terme final de l’économie du temps, se conjugue
ici au présent, comme pour dire, malgré l’extrême audace d’une telle assertion, que
l’existence messianique accomplit déjà par anticipation la promesse eschatologique. Enfin,
dans l’épître aux Galates : « Avant la venue de la foi, nous étions gardés en captivité sous la

280
loi, en vue de la foi qui devait être révélée. Ainsi donc, la loi a été notre surveillant, en
attendant le Christ, afin que nous soyons justifiés par la foi. Mais, après la venue de la foi,
nous ne sommes plus soumis à ce surveillant. Car tous, vous êtes, par la foi, fils de Dieu, en
Jésus Christ. Oui, vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu Christ. Il n’y a
plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave, ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la
femme ; car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus Christ » (Ga 3, 23-29, TOB, nous soulignons).
Raccordée à des perspectives complémentaires (confession, baptême, renouvellement de
l’humanité, règne de la foi, union à l’Esprit, union au Christ), l’affirmation de l’abolition des
différences et des discriminations séculières ne peut être plus claire. Il ne s’agit pas d’une
pétition de principe qu’aucune œuvre ni aucune réalisation ne viendraient couronner :
l’attitude de Paul vis-à-vis de l’esclave fugitif de son ami Philémon le prouve830, au même
titre d’ailleurs que la place accordée aux païens831 ou aux femmes832 dans les communautés
fondées par l’Apôtre.
Le travail missionnaire, compris comme pratique de l’existence messianique, atteste
d’un effort insistant pour désactiver les particularismes les plus structurants de l’ordre civil
antique. Plus d’un siècle après la rédaction des épîtres, les églises chrétiennes revendiqueront
encore la tolérance et le cosmopolitisme comme leur caractère propre. Justin par exemple, qui
connaît les lettres de l’Apôtre et les cite abondamment, précise dans sa grande Apologie en
quoi consiste le passage des comportements d’autrefois (palai) à ceux de maintenant (nun). Il
y est rapidement question de la relation de l’autochtone à l’étranger : « Nous qui nous
haïssions et nous égorgions les uns les autres, nous qui, à cause de leurs coutumes,
n’admettions pas d’étrangers à notre foyer, maintenant, après la manifestation du Christ, nous
partageons avec eux le même genre de vie833… ». Le savoir induit de la situation kairotique
(que Justin appelle les « préceptes du Christ ») ne peut demeurer lettre morte. D’un
830
Voir Phl 10-16 : « Oui, moi Paul, qui suis un vieillard, moi qui suis maintenant prisonnier de Jésus Christ, je
te prie pour mon enfant, celui que j’ai engendré en prison, Onésime, qui jadis t’a été inutile et qui, maintenant,
nous est utile, à toi comme à moi. Je te le renvoie, lui qui est comme mon propre cœur. Je l’aurais volontiers
gardé près de moi, afin qu’il me serve à ta place, dans la prison où je suis à cause de l’Evangile ; mais je n’ai rien
voulu faire sans ton accord, afin que ce bienfait n’ait pas l’air forcé, mais qu’il vienne de ton bon gré. Peut-être
Onésime n’a-t-il été séparé de toi pour un temps qu’afin de t’être rendu pour l’éternité, non plus comme un
esclave mais comme bien mieux qu’un esclave : un frère bien-aimé ; il l’est tellement pour moi, combien plus le
sera-t-il pour toi, et en tant qu’homme et en tant que chrétien » (TOB). Sur la corrélation entre la conception
paulinienne de l’esclavage et son intercession auprès de Philémon pour affranchir Onésime, voir J.-F.
COLLANGE, L’Epître de saint Paul à Philémon, Labor et Fides, Commentaire du Nouveau Testament, XIc,
1987, p. 16-29.
831
Voir par exemple le rôle déterminant joué par Paul dans les controverses d’Antioche et de Jérusalem (Ac 15).
La « lettre apostolique » dispensant les pagano-chrétiens de la circoncision, premier signe concret de la
dissolution de la diastolè, lui doit tout.
832
Voir le rôle que Paul a pu accorder à des diaconesses dans l’organisation des communautés. Nous abordons
précisément la question de la différence homme/femme en III, A, 4.
833
JUSTIN, Apologie pour les chrétiens, trad. par C. Munier, Sources chrétiennes n° 507, 2006, p. 165.

281
« universalisme » accompli et concret témoignent comme les lettres de Paul. Mais nous avons
affaire ici à un vocable ambigu qui demande clarification.

b) Deux interprétations : Jean-Pierre Faye et Alain Badiou…

S’il est une originalité de la pensée paulinienne qui intéresse les philosophes
contemporains, c’est bien celle de cette dissolution de la diastolè mondaine dont nous parlons.
Pourtant, les différentes lectures philosophiques en proposent une interprétation souvent
différente. Nous étudierons successivement dans l’analyse qui suit : 1) l’universalité comme
« effacement des altérations de l’homme » (Jean-Pierre Faye) ; 2) l’universalité comme
« bénévolence à l’égard des coutumes et des opinions » (Alain Badiou) ; 3) La critique de ces
interprétations par Giorgio Agamben. Déduisant l’heuristique anthropologique de
l’herméneutique du kairos, nous proposerons au chapitre suivant une lecture de l’universalité
messianique à la lumière du concept d’individuation.
Le philosophe Jean-Pierre Faye, spécialiste des interconnexions du langage et de la
politique, publie une étude dans laquelle il se propose de relire l’épistolaire selon la
chronologie, à rebours de l’agencement canonique. Apparaît ainsi que l’anti-judaïsme imputé
à l’Apôtre des nations ne serait en fait qu’initial, liminaire, un prélude introductif, et non pas
le point d’aboutissement d’un long cheminement. D’après Faye, l’œuvre de Paul est en fait
comparable à une longue « cantate » dans laquelle se resserre et s’unifie peu à peu le motif
des « Juifs et des Grecs ». Loin de repousser les Juifs dans la ténèbre du péché, l’Apôtre
conclurait au contraire, en une puissante coda prosodique, à la primauté génétique du peuple
Juif et à l’association des peuples. En son langage personnel, Jean-Pierre Faye s’interroge
particulièrement sur la remise en cause des frontières identitaires. Frontière séparant le Juif du
non-Juif, d’abord : « Voici la nouvelle géographie corporelle du monde : nulle ‘‘différence’’
entre Juifs, Grecs et Scythes… Le Danube lui-même n’est plus une ‘‘différence’’. Qui sont
donc les ‘‘Scythes’’ ? Dans le discours paulinien, tous les ‘‘autres’’, qui échappent à la
différence désormais abolie entre ‘‘les Juifs et les Grecs’’. Les voici porteurs de l’abolition
accomplie de toute ‘‘différence’’ exclusive, et comme les porteurs absolus de la non-
exclusion. A travers eux, toute ‘‘altération’’ humaine est en voie d’effacement834 ». Frontière
séparant l’esclave de l’homme libre, ensuite : « La pratique cruelle de l’esclavage, qu’aucun
des penseurs les plus grands de l’antiquité grecque et romaine n’a osé soumettre à la critique,

834
J.-P. FAYE, Paul de Tarse et les Juifs. La libération de l’esclavage, Germina, 2012, p. 33.

282
la voici pour la première fois mise en cause. La voici qui demeure la cible majeure d’un chant
de libération. […] Penser la relation ‘‘Juif et Grec’’ vient à effacer la frontière
‘‘esclave/libre835’’ ». Frontière distanciant culturellement l’homme de la femme, enfin :
« Quel rôle discret et profond a pu avoir également la Cantate dans l’amélioration du statut de
la femme, par-delà le cours de l’antiquité gréco-romaine ? […] Sans entrer dans les donnes de
la libération sexuelle, ici le texte [Ga 3, 29] signifie avec une intensité singulière la mise à
égalité, sous le signe de la condition réciproque : du masculin et du féminin, de ‘‘mâle’’ et
‘‘femelle836’’ ». Faye retient fondamentalement de l’épistolaire paulinien la force d’une
position nouvelle, source de toute « modernité » anthropologique, face aux servitudes
diverses : « Ceci demeure, que la cantate de Paul a raison de la Rome esclavagiste : seul texte
qui nomme l’esclave en le libérant. Elle continue à se faire source, pour l’opposition à la
servitude. C’est à peine si elle est invoquée en référence. Mais son murmure résonne à notre
écoute – ‘‘dans la cabane ouverte à tous les vents de la conscience’’, comme Emmanuel
Lévinas l’a nommée837 ». « Gommage », « abolition », « disparition », « effacement » :
l’auteur de l’essai dessine en caractères filigranés les contours de cette humanité conquise
contre la législation (nomothesia) ou les usages (nomima) du monde antique. La négation
fameuse de l’épître aux Galates (« il n’y a pas le Juif et le Grec… »), si elle est parfois
audacieusement entendue dans le sens d’une union des païens – par delà la phylogénie – au
« sperme d’Abraham » (négation d’une conjonction discriminante), est plus souvent comprise
comme « disparition », « annulation » ou « abolition » de la valeur des distinctions (négation
pure et simple). L’universel, tel que le nomme Faye, enveloppe finalement toute « altération »
humaine838.
Dans un essai remarqué sur Paul839, Alain Badiou pousse plus avant, dans une direction
sciemment politique – pour ne pas dire militante840 –, l’interprétation de l’universalité
anthropologique. « L’universalisme est la passion de Paul », écrit Badiou841. Son projet serait
de « montrer qu’une logique universelle du salut ne peut s’accommoder d’aucune loi, ni celle
qui lie la pensée au cosmos, ni celle qui règle les effets d’une exceptionnelle élection842 ».

835
Idem, p. 19-20.
836
Id., p. 23-24.
837
Id., p. 26.
838
Voir Id., p. 33.
839
A. BADIOU, Saint Paul. La fondation de l’universalisme, PUF, Les Essais du Collège international de
philosophie, 1997.
840
Insistant sur la contemporanéité de Paul, Badiou voit en lui un « Lénine dont le Christ aurait été le Marx
équivoque » (p. 2). Il n’hésite pas à lui comparer les communistes chinois (p. 106) ou à lui opposer, en assumant
l’anachronisme le plus échevelé, la « barbarie » supposée du Front national de Jean-Marie le Pen (p. 8-9).
841
A. BADIOU, op. cit., éd. cit., p. 101.
842
Id., p. 45.

283
L’événement de la résurrection, que l’auteur considère comme une fable, donne à comprendre
au chrétien cette « connexion paradoxale entre un sujet sans identité et une loi sans support ».
Or, dit Badiou, c’est précisément une telle « connexion » entre la nouvelle anomie
(« pourquoi la loi ? ») et l’érosion des particularismes (« il n’y a pas le Juif et le Grec ») qui
« fonde la possibilité dans l’histoire d’une prédication universelle843 ». Pourtant, remarque
l’auteur, Paul s’accommode parfaitement de ces identités particulières qui demeurent dans le
monde. Et de citer la première épître aux Corinthiens : « Je me suis fait Juif avec les Juifs,
afin de gagner les Juifs ; sujet de la Loi avec les sujets de la Loi – moi, qui ne suis pas sujet de
la Loi, afin de gagner les sujets de la Loi. Je me suis fait un sans-loi avec les sans-loi – moi,
qui ne suis pas sans une loi de Dieu, étant sous la loi du Christ – afin de gagner les sans-loi »
(1Co 9, 20-21, BJ). Est-ce là pur et simple opportunisme ? Si les distinctions identitaires
persistent selon le monde et peuvent être utilisés dans l’intérêt de la prédication apostolique,
comment comprendre l’universel dont il est question ? « On ne peut transcender les
différences, conclue Badiou, que si la bénévolence à l’égard des coutumes et des opinions se
présente comme une indifférence tolérante aux différences, laquelle n’a pour épreuve
matérielle que de pouvoir, et de savoir, comme le raconte Paul, les pratiquer soi-même844 ».
La « bénévolence », terme clé de l’analyse de l’anthropologie, désigne ici la concrète actualité
de l’universalisme. Elle consiste à ne tenir aucun compte, non des particularités elles-mêmes,
visiblement, mais de la valeur culturelle des identités particulières. Elle est l’annulation en
esprit des structures communautaires. Alain Badiou considère donc bien qu’il existe un
universalisme paulinien caractéristique en rupture avec l’ordre civil antique. Mieux, comme le
suggère le sous-titre de l’ouvrage, il impose l’œuvre de Paul comme « fondation » de
l’universalisme.

c) …Et leur critique : Giorgio Agamben

Subtile lecteur de Paul, Giorgio Agamben conteste au contraire la pertinence de ces


mots d’ « universalité » ou d’ « universalisme » tel qu’Alain Badiou (et plus tard Jean-Pierre
Faye) les emploie. Nous avons déjà rendu compte de ce que le philosophe italien appelle la
« coupure d’Apelle » (voir supra I, C, 3). Le kairos messianique divise une division ancienne :

843
Id., p. 6.
844
Id., p. 106.

284
la séparation mosaïque entre Juifs et non-Juifs845. Désormais, chacun des termes de cette
division – coupure dans la coupure – est lui-même divisé. Il n’y a plus les Juifs et les non-
Juifs, mais les Juifs selon la chair (qui refusent le Messie), les Juifs selon le souffle (le
« reste » d’Israël), les non-Juifs selon la chair (qui demeurent idolâtres) et les non-Juifs selon
le souffle (qui sont entés sur le « reste » d’Israël). Cette « division de la division », comme
l’appelle Agamben, « oblige à penser de manière complètement nouvelle la question de
l’universel et du particulier, pas seulement du point de vue de la logique mais également du
point de vue de l’ontologie et de la politique846 ». Est-il possible de penser chez Paul un
universalisme comme « production du Même » se demande-t-il ? Et de répondre que les Juifs
selon le souffle et les non-Juifs selon le souffle ne sont pas des universels, mais « représentent
plutôt l’impossibilité pour les Juifs et les goyim de coïncider avec eux-mêmes847 ». La
division atteint la structure même de la subjectivité. Elle consiste pour ainsi dire en une
dissociation interne. Ne présentant que peu de ressemblance avec l’universalisme moderne
pour lequel l’humanité de l’homme vaut comme principe abolissant les différences848,
l’universalisme ne serait aucunement pour Paul un « principe transcendant en fonction duquel
regarder les différences849 », mais bien plutôt une « opération qui divise les divisions de la
loi850 », ou encore la séparation de toute situation d’appel (klèsis) d’elle-même851. Selon
Giorgio Agamben, la situation messianique n’apporte au croyant aucune perspective
heuristique surplombant les distinctions séculières – un point de vue depuis lequel
s’estomperaient les identités particulières. Elle ne fournit pas une « identité ultérieure852 ».
L’événement du kairos ne fait que scinder du dedans l’identité propre. Agamben peut ainsi
conclure que « cela n’a pas beaucoup de sens de parler d’universalisme à propos de Paul –
tout au moins tant que l’universel est pensé comme un principe supérieur aux coupures et aux
divisions et l’individuel comme la limite ultime de chaque division853 ».
Que le kairos, étonnamment laissé de côté par les analyses de Badiou et de Faye, soit
d’abord une donnée de la facticité, nous le pensons avec Agamben. Seul le philosophe italien
raccorde la question de l’universalité à celle du temps messianique – condition d’une

845
Voir G. AGAMBEN, Le Temps qui reste. Un commentaire de l’Epître aux Romains, trad. par J. Revel,
Rivages poche/Petite bibliothèque, 2004, p. 91sq.
846
Id., p. 92.
847
Id.
848
Voir id., p. 93.
849
Id.
850
Id.
851
Id., p. 94.
852
Id.
853
Id.

285
compréhension correcte. Mais comment se mêlent la non-coïncidence de l’identité avec elle-
même et la compréhension de l’homme ? Quel savoir surgit de la situation de vie nouvelle ?
Agamben nous abandonne au pied de la question. Nous pensons quant à nous qu’il s’agit là
d’un problème cardinal qu’une heuristique de la vie messianique, induite de l’herméneutique
de l’expérience du kairos, se trouve à même de trancher.

3) Foi et individuation

a) Retour à l’herméneutique de l’appel

Par son effraction bouleversante, l’irruption du kairos dans la fluidité du temps


quotidien revitalise à la manière d’un événement originaire le souci de soi. Ce souci n’est sans
doute pas premier. En amont se configure le séisme d’une appréhension intime que nous
voulons appeler l’individuation et qui nous paraît être contemporaine – plus exactement la
traduction existentielle – de l’« appel messianique ». C’est à partir d’un tel phénomène854 que
l’universalité spécifique dont témoigne la pensée de Paul peut le mieux se comprendre.
Au sens philosophique le plus commun, l’individuation désigne le processus par lequel
un sujet pensant accède à la différentiation et à l’aperception claire. Je suis autre que l’autre,
autre que le monde, je suis moi, non pas d’abord par ma mémoire et mon identité, non pas en
vertu d’un ensemble de qualités distinctives, mais par l’effectuation d’un retour sur soi de
l’attention. Nous entendons plus précisément ici par individuation un événement spécifique
du dynamisme affectif : une sorte d’« appel à soi » reconduisant le flux de la pensée vers un
noyau d’identité brut, dépouillé de tout contenu, de tout souvenir, de tout projet – noyau
dépouillé en quelque sorte de tout ce qu’est le soi hormis d’être. Cet « appel » ou ce
« rappel » à soi ne constitue pas seulement une aperception singulière et brutale, comme
lorsque une voix nous appelle du dehors par notre nom et nous arrache au soliloque rêveur.
Dans un tel cas, le saisissement de soi en passe d’abord, et souvent de manière brutale, par
l’évanescence de l’intimité, voire par un détournement plus ou moins fulgurant de la
conscience. L’individuation que nous voulons ici décrire s’empare de la personne entière en la
dynamisant et en la singularisant de manière absolue.

854
Auquel nous ajouterons celui de l’existence intérieure (Rm 7, 22) et secrète (Rm 2, 16-28). Voir infra III, A,
5.

286
Il y a peut-être, à première vue, une contradiction à raccorder l’appel (au sens biblique
du terme – klèsis ou vocatus) et l’individuation. Etre appelé par l’intrusion d’une adresse
divine dans le cours ordinaire de son existence, c’est recevoir l’injonction de ne plus s’en
référer à soi-même pour commander sa propre vie. La vocation biblique, insufflant une
sommation extérieure à la volonté propre, extérieure même à la pensée, non seulement
détourne de soi, mais parait à première vue diluer l’individualité dans une irrépressible et
fusionnelle hétéronomie. Qu’est-ce en effet qu’un Patriarche, qu’est-ce qu’un Prophète,
qu’est-ce qu’un Saint sinon l’homme s’étant vu ravir la conduite personnelle de sa vie ?
Qu’est-ce, sinon la personne dont l’individualité s’est fondue dans la direction d’une
opération divine ? Expérience d’élision du je, tout appel paraît déporter l’attention à soi
précisément hors de soi. Dans l’écriture biblique, aucun temps ne veut séparer la vocation de
l’action, comme si l’appel de Dieu s’immisçait jusqu’aux nerfs et commandait jusqu’aux
muscles du corps humain. « Sors de ta terre », exige d’Abram le Seigneur ; « et Abram fit
route… » (Gn 12, 1 et 4). « Lève-toi, parcours cette terre… Et Abram déplaçant ses tentes,
partit s’établir près du chêne de Mambré… » (Gn 13, 17-18). « Dieu dit…, et [kai] Abram
fait… » Entre Parole reçue et geste de réponse ne prend place qu’un seul mot, copule
infinitésimale et atemporelle. Idiome scripturaire de l’immédiateté, le connecteur (kai) écrase
la durée de la délibération sur elle-même pour signifier l’entrée de l’individu dans l’actualité
de Dieu. La vocation du prophète se présente sous les mêmes auspices. Le livre de Jérémie
par exemple, rédigé pendant la domination assyrienne, dévoile en ces termes la situation de
l’appelé : « La parole de Yahvé me fut adressée en ces termes : Avant même de te modeler au
ventre maternel, je t’ai connu. […] Alors Yahvé étendit la main et me toucha la bouche ; et
Yahvé me dit : Voici que j’ai placé mes paroles en ta bouche » (Jr 1, 4-5 et 9, BJ). Dans ce
contact immédiat de la main de l’Eternel855 et de la bouche humaine s’abolit l’abîme d’une
faille pourtant infranchissable. La présence de Dieu s’actualise, s’immédiatise, s’investissant
dans la chair des hommes. La puissance divine atteint le corps dans un singulier mouvement
de pénétration de la Parole intemporelle dans la voix particulière. On ne peut mieux dire, dans
l’univers imaginaire du judaïsme antique, le remodelage (poièsis) d’une existence singulière
par la main du Créateur. Expérience de dépossession de soi, voire de destitution de
l’individualité, la vocation du prophète semble altérer jusqu’à cette forme élémentaire de

855
Israël emploie essentiellement deux noms pour nommer Dieu : Yahvé (l’Eternel, « Celui qui était, qui est et
qui sera » selon l’expression d’Ap 1, 4), et Elohim (le Créateur, « Celui devant lequel on tremble » selon
l’expression de Gn 1, 1). Voir par ex. F. Godet, Les Psaumes, Commentaires bibliques, AT, 6, Impact, rééd.
2003, p. 6. C’est ici la « main » puissante et dynamique de l’Eternel, Maître du temps, qui prend possession de la
voix du prophète. Celui-ci devient le porte-voix, dans l’histoire, du plan panhistorique de Dieu.

287
l’autonomie qu’est l’articulation immédiate de la pensée avec les mots. Comment dès lors,
attentifs à cette soudure de la réponse humaine à l’appel divin, lier la foi (qui recueille l’appel
et s’atteint elle-même dans le devancement de l’agapè de Dieu856) à l’individualité ?

b) Le « mouvement de l’Individu » (Kierkegaard)

Kierkegaard a ouvert une brèche qu’il nous faut explorer. Nous trouvons en effet dans
l’œuvre du penseur Danois plusieurs termes servant à désigner l’homme individuel.
Kierkegaard emploie le mot « exemplaire » (Exemplar) pour nommer l’individualité qui ne
fait qu’exprimer l’espèce857. Il s’agit alors de l’entité, simple fraction dans la confusion des
choses, à peine dissociée du genre auquel elle appartient. Solidaire des déterminations
intellectuelles de son temps, immergé dans l’océan des réflexes ou des automatismes
génériques, l’homme n’est à ce titre qu’un « exemplaire » de l’humain. Le mot « individu »
(Individ), plus fréquemment utilisé par Kierkegaard, nomme le stade du devenir auquel
l’individualité appartient autant à elle-même, par différenciation, qu’à l’espèce858. Le mot
« individualité » (Individualitet) renvoie quant à lui à cette manière d’être humain par
certaines qualités individuelles remarquables. Le talent, l’audace, le courage, le jugement,
sont ainsi à même d’établir une « personnalité » distincte. Mais le concept kierkegaardien le
plus fort et le plus original est bien celui d’ « Individu » (den Enkelte), notion complexe et
mercuriale qui désigne le plus souvent l’homme transformé par un rapport existentiel à
Dieu859. Transcendant l’espèce, solitude irréductible à toute généralité et ramenée à soi par le
sérieux de l’existence, l’Individu ne s’érige en l’homme que devant Dieu. Deux œuvres, que
nous aborderons successivement, fournissent d’irremplaçables analyses : Crainte et
tremblement (1843) et Un Discours de circonstance (1847).
Dans Crainte et tremblement, libre méditation sur l’« histoire d’Abraham860 »,
Kierkegaard engage une réflexion sur la naissance de l’Individu dans la situation de sa
vocation. Abraham est l’homme qui accepte l’épreuve suprême et définitive de la ligature
(l’aquéda hébraïque) de l’enfant choyé : « Prends ton fils, ton bien-aimé, que tu aimes, Isaac,
et pars vers la haute terre et offre-le là haut en apanage total sur l’une des montagnes que je te
dirai… » (Gn 22, 2, LXX, Bible d’Alexandrie). Le doublement de l’affection du père (ton

856
Voir notre lecture de la parabole du fils prodigue en II, A, 1.
857
Voir KIERKEGAARD, OC XI, éd. de l’Orante, p. 45.
858
Voir OC VII, p. 131.
859
Sur ces distinctions, voir OC XX, « Index terminologique », p. 67.
860
Voir KIERKEGAARD, Crainte et tremblement, trad. par P.-H.Tisseau, Aubier, Bibliothèque philosophique,
1988, p. 86.

288
agapèton, hon ègapèsas) ne laisse aucun doute : il ne peut y avoir pour Abraham, dans sa
condition temporelle, de plus complet ni de plus définitif abandon861. Parangon littéraire des
vocations, le texte n’accorde aucune durée à une quelconque réflexion ou lamentation :
« Abraham se leva au matin et chargea son ânesse… » (Gn 22, 3). La nuit précédant le départ,
les trois jours de marche vers le site, la préparation des outils sacrificiels : cette durée
constitue bien un temps qui passe, une chronologie prosaïque – du temps de vie. Mais la Bible
ne remplit ce temps de rien. La Parole de Dieu sculpte sans médiation le geste du « héros de la
foi ». C’est précisément le paradoxe odieux d’un père fidèle à Dieu s’apprêtant à égorger son
fils – ce fils aimé deux fois, sans nuance ni calcul – qui retient la pensée de Kierkegaard862.
Comment Dieu peut-il éprouver la fidélité de l’homme, du plus juste des hommes, dans le
renoncement à l’amour le plus juste ? « Au point de vue moral, la conduite d’Abraham
s’exprime en disant qu’il voulut tuer Isaac, et au point de vue religieux, qu’il voulut le
sacrifier863 ». Mais la dissociation des deux points de vue, telle que la relève Kierkegaard,
n’est-elle pas en soi un drame qui obligerait à se méfier de tout appel et à temporaliser, pour
ne pas dire temporiser la réponse ? La contradiction du moral et du religieux, reprend
Kierkegaard, à laquelle s’ajoute précisément l’impossibilité de temporiser l’agir, est
l’expérience même de l’angoisse864. L’angoisse n’est cependant pas un évidement de
l’existence, comme si la signifiance du monde chutait en entraînant la conscience dans le
vortex. Elle est en un tout autre sens la possibilité, immiscée dans le kairos et entrée par
effraction dans l’existence, de se « jeter dans l’absurde », c’est-à-dire, en termes
kierkegaardiens, d’effectuer le « mouvement de la foi865 ». L’angoisse ouvre au « paradoxe
inouï qui est la substance de [la] vie [d’Abraham]866 ». Le propre d’Abraham, dont le geste est
parfaitement solidaire de l’existence, ce n’est pas d’avoir eu à réfléchir ne fut-ce qu’un instant
sur la dissociation du moral et du religieux, mais d’avoir accompli, dans le kairos de la
fidélité, le mouvement de la foi : « Que fit Abraham ? Il ne vint ni trop tôt ni trop tard. Il
scella son âne et suivit lentement la route. Tout ce temps il eut la foi […]. Il crut en vertu de
l’absurde867 ». Dans le souple cours du temps fait irruption l’éternel ; et dans l’immédiat

861
Comme le remarque Georges Bataille : « Sacrifier n’est pas tuer, mais abandonner et donner ». Voir Théorie
de la religion, Gallimard, 1974, cité par Jean-Luc Marion, dans Certitudes négatives, Grasset, Figures, 2010, p.
210, note 3.
862
L’auteur de Crainte et tremblement, inapte selon ses propres termes à se glisser dans la peau d’Abraham
emplit de sa méditation cette durée que la Bible efface.
863
Crainte et tremblement, éd. cit., p. 37.
864
Id.
865
Id., p. 43.
866
Id., p. 42.
867
Id., p. 47.

289
consentement à l’éternel, qui est le « mouvement de l’Individu868 », se regagne le temps :
Isaac est une deuxième fois donné à Abraham, une deuxième fois né de lui.

c) Unique devant Dieu

Or, c’est précisément en « vertu de l’absurde » (Kierkegaard) ou par adhésion à la


« folie de la croix » (Paul) que l’Individu naît à lui-même et s’atteste en surplomb de toute
généralité. En fondant son geste dans la Parole de Dieu, sans conditionner le moins du monde
l’obéissance, Abraham ne se dessaisit de sa personnalité que pour devenir unique, et même
parangon de l’Unique. Il transcende l’interdit moral (« tu ne tueras point ») et, partant,
s’extrait d’une norme applicable à chacun. Mais il devient en même temps norme de la foi –
et norme regagnant le fini, regagnant le temps, regagnant Isaac. « La foi, conclue
Kierkegaard, est justement ce paradoxe suivant lequel l’Individu est comme tel au-dessus du
général, est en règle vis-à-vis de celui-ci, non comme subordonné, mais comme supérieur869 ».
La fidélité immédiate à l’appel (ce qu’est à proprement parler la foi) dissocie l’homme de
l’obligation du commandement extérieur. « C’est ce qui est caché [en tô kruptô] qui fait le
Juif », dirait Paul (Rm 2, 29, TOB). Le général n’existe plus. La loi n’a plus cours.
L’universalité extérieure et commune (« le visible », en tô phanerô, Rm 2, 28) perd toute
intelligibilité. Mais alors s’impose, par mouvement de transcendance, une situation nouvelle.
Dans le face à face avec Dieu tel que le décrit la Genèse (ainsi que Kierkegaard le comprend),
et que Paul requalifiera messianiquement comme être-à-découvert devant Dieu (theô
phanerôthènai, 2Co 5, 11), la généralité se disloque. Dans le mouvement de la foi par lequel
l’homme consent à cet état d’interpellation qui pourrait le perdre, le moral (ce qui est
applicable à chacun) se trouve téléologiquement suspendu. Dieu ne s’adresse à l’homme
qu’en produisant une situation irréductible à toute autre. Une situation d’existence au sein de
laquelle, en toute nouveauté, le telos de l’agir n’appartient qu’à l’instant. « L’histoire
d’Abraham comporte cette suspension téléologique du moral », conclue Kierkegaard870. Et
alors, au même moment, dans ce buisson paradoxal de temps et d’éternité, l’homme qu’était
Abraham, avec sa part confuse et pesante d’espèce, s’élève en sa qualité d’Individu « opposé
au général871 ». En face de Dieu l’existence est dépouillée de tout ce qui ne vaudrait pas
uniquement pour elle, ici et maintenant. Qu’est-ce alors que l’homme, ainsi dépossédé de

868
Id., p. 64.
869
Id., p. 85.
870
Id., p. 86.
871
Voir id., p. 96.

290
l’espèce et délesté de la généralité du moral ? Bien avant Kierkegaard, Paul a déjà répondu :
le moment (kairos) de l’être-à-découvert devant Dieu réindividualise ou recréé l’homme selon
l’image (eikôn) et la ressemblance (homoiôsis) du Créateur.
Le troisième chapitre d’Un Discours de circonstance872 prolonge ces analyses. Vivons-
nous avec la conscience d’être un Individu, demande le Discours ? Vivons-nous de telle
manière que nous ayons conscience de notre responsabilité devant Dieu ? Vivons-nous de
telle sorte que cette conscience ait le temps nécessaire pour imprégner le détail de la vie873 ?
Individu (Enkelte) est l’homme interpellé, l’homme devant Dieu. Crainte et tremblement le
disait déjà, et Un Discours de circonstance en creuse la formulation : Dieu ne veut pas la
multitude, mais « l’Individu avec lequel il entend entrer en relations, qu’il soit indifféremment
grand ou humble, éminent ou misérable874 ». Aucun tiers ne sachant intervenir dans ce « tête à
tête de Dieu et de l’Individu875 », l’Individualité nomme selon Kierkegaard la relation
immédiatisée de la conscience avec sa vocation éternelle. Dans l’éternité, en effet, « chacun
n’est plus que l’Individu876 ». Conscient d’être un Individu et donc saisi par l’absolue
singularité de sa situation d’existence, l’homme – comme Abraham cheminant sans lutter vers
la montagne du sacrifice – juge du monde « avec la responsabilité de l’éternité877 ». Notons
bien que l’Individu dont parle Kierkegaard n’est aucunement dessaisi de sa personnalité. Il ne
dilue ni ne dissout sa liberté dans l’hétéronomie du commandement. Bien au contraire :
acceptant le « poids écrasant » et l’ « accablement d’être878 », l’Individu évalue, discerne,
juge, et juge (en vertu d’une « conscience éternelle », précise le texte879) selon ce qui perce
d’éternité dans le temps. Kierkegaard a parfaitement formulé le lien herméneutique de la
vocation avec l’individuation. L’Individu est l’unique se rapportant à soi-même devant
Dieu880 à la manière du Séraphin dont Maître Eckhart peut dire qu’il n’a « rien qu’une seule
image881 ». Dans le nouage de temps et d’éternité qu’expérimente l’homme par-delà le
général, en cet instant de suspension téléologique du moral, il ne s’agit que de devenir soi-
même : « Il faut avant tout que chacun en particulier devienne un Individu responsable devant

872
Publié en première partie des Discours édifiants à divers points de vue, trad. par P.-H Tisseau et E.-M.
Jacquet-Tisseau, OC XIII, L’Orante, 1966.
873
Voir op. cit., éd.cit., p. 123 et 132.
874
Id., p. 124.
875
Id.
876
Id., p. 127.
877
Id., p. 128.
878
Id., p. 129.
879
Id., p. 130.
880
Voir Id., p. 125.
881
ECKHART, « Sermon 101 », dans Le Silence et le Verbe. Sermons 87-105, trad. par E. Mangin, Seuil, 2012,
p. 135.

291
Dieu, et que chacun subisse dans toute sa rigueur le jugement qu’entraîne cette
individuation882 ». Cette conclusion semble d’une grande importance : la vocation de chaque
homme à l’éternité ne le dissocie de lui-même et de sa personnalité ordinaire que pour le
réindividuer.

Une telle idée se trouve déjà chez Paul. Et nous voulons en faire le centre d’une
nouvelle compréhension de l’homme et de l’universalité. Etre en christ (en Christô) ou bien
n’être plus ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme (Ga 3, 28) ne veut
aucunement dire selon les épîtres devenir une identité neutre, comme suspendue au-dessus des
qualités du monde fini. Il ne s’agit pas d’après Paul de se fondre, en tant que créature
temporelle, dans une indistinction fusionnelle où « tous les chats seraient gris », mais plutôt
de devenir soi selon l’exigence d’un bouleversement inédit du temps. Là nous semble se situer
l’origine de l’universalité chrétienne.
Nous concédons à Giorgio Agamben contre Alain Badiou et Jean-Pierre Faye que la
notion d’humanité découlant de l’expérience messianique ne prend aucunement la forme
d’une perspective anthropologique transcendant ou traversant les différences mondaines
comme le sexe, l’ethnie ou la condition civile. Nous pensons plutôt – ce qu’Agamben ne
précise nulle part – que la foi messianique, suscitant une nouvelle situation herméneutique,
produit en même temps le principe d’une réindividuation jamais posée ailleurs que dans le
premier christianisme. Le chapitre suivant sera précisément consacré à l’explicitation de cette
universalité anthropologique sui generis qui peut se déduire, à titre heuristique, des lettres de
Paul. Nous illustrerons nos propositions par l’examen de la conception paulinienne de la
féminité.

4) De la différence sexuelle

a) Le moment de l’unique

En quel sens pouvons-nous parler d’universalisme anthropologique chez Paul ou, plus
généralement, d’universalité messianique ? Il est désormais nécessaire de rassembler des

882
Un Discours de circonstance, éd. cit.., p. 144. Nous soulignons.

292
analyses encore éparses en une conception unifiée avant d’illustrer celle-ci par l’étude de la
conception paulinienne de la féminité.
Nous concédons à Agamben que l’universalité dont les épîtres sont travaillées ne
consiste aucunement en une « production du Même » en vertu de laquelle tous les êtres
humains seraient semblables en Christ. La pensée anthropologique de Paul ne transcende pas
les distinctions par l’affirmation d’une perspective métaphysique surplombant la diversité.
Mais faut-il pour autant renoncer à qualifier d’universaliste la position anthropologique des
lettres ? La foi messianique, particulièrement parce qu’elle ne se transmet d’aucune tradition
ni ne coule d’aucun héritage, consiste selon nous en une individuation. L’Individu, dont la
pensée de Kierkegaard a clarifié la signification, est l’homme faisant l’expérience angoissante
d’avoir à être et à agir sans recours possible à la norme morale commune – agir en quelque
sorte dans le monde mais sans recours possible au monde. Etre au-dessus du général veut dire
pour l’Individu ne pouvoir s’en référer qu’à l’exigence d’une situation unique – hapax
ontologique dans le monde et le temps. Chaque situation d’existence requiert en effet du
croyant une évaluation sui generis irréductible à quelque forme de loi que ce soit. Il existe
bien sûr un « commandement nouveau », repris et modifié du Lévitique883, que Jésus a laissé
à ses disciples : « Comme je vous ai aimé, aimez-vous les uns les autres » (Jn 13, 34). Mais
c’est précisément par mimèsis d’un amour mondain, incarné, irréductible à l’impersonnalité
d’un ordre (« comme moi aussi… »), que se détermine désormais l’existence messianique.
C’est par une personne, présente « jusqu’à la fin des temps » (Mt 28, 20), que s’intime le
commandement, et non plus selon une règle objectivable. Aimer veut maintenant dire aimer-
par. Ainsi, toute situation d’existence ne peut se rapporter, en elle-même, qu’à la foi, c’est-à-
dire à la relation présente à la présence du Christ. Et de ce point de vue chaque moment de
l’existence se trouve isolé, non de l’histoire du salut, mais du moins d’un rapport extérieur à
soi. Le kairos est le temps de la singularité. Le temps du toujours-nouveau. Le temps de
l’unique. L’universel paulinien naît ici. Car si chaque situation est unique, si chaque homme
ne se rencontre plus que dans l’unique, aucune identité historique (ethnique, sociale ou
générique) n’est plus à même de garantir une norme. S’il ne procède ni d’une perspective
métaphysique ni d’une définition englobante de l’anthrôpos, l’universel surgit cependant de la
situation d’existence messianique. Seul devant le seul884 et dissocié intérieurement de sa

883
Lv 19, 18, 34 : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »
884
Bien que nous plagions une formule célèbre de Plotin (φυγή µόνου προς µόνον, Enn, VI, 9, 11), il ne s’agit
pas ici d’une fuite extatique vers l’Un. C’est dans et par la finitude d’une situation unique, dans et par la situation
kairotique, que l’Individu expérimente la singularité du temps.

293
propre condition (ou « situation d’appel »), l’Individu n’est plus que ce qu’il est – dans le
monde et dans le temps – au devant de Dieu. Ainsi s’étiolent les déterminations factuelles.
Le temps de la fin, que Paul interprète précisément comme le temps de la foi, se trouve
disjoint de l’ancienne normation, donc des habitudes, des usages et des repères établis. Le
commandement mosaïque, sans changer de portée, se modifie quant à la modalité. Le temps
de la fin est le temps de l’ephapax, de l’une-fois-pour-toutes. Ce présent décisif, comme nous
l’avons appelé (voir II, B, 2), ne relève pas tant d’un présent dans lequel ce qui est accompli
l’est pour toujours. Le salut demeure ouvert jusqu’à la fin des temps, comme le suggère par
exemple la parabole des brebis et des boucs (Mt 25, 31-46885). Il s’agit plus exactement d’un
temps pour lequel chaque situation d’existence appelle une évaluation unique, singulière, hors
norme. L’autre devant moi, pas plus que le choix que je dois faire, n’est plus guère
interprétable à partir d’une codification a priori. C’est bien comme le Christ a aimé, et mieux
encore par lui (aimer-par), qu’il est donné d’aimer, non plus comme une phrase peut
commander de le faire. Ainsi se lève une situation toujours propre, au cœur de laquelle, par
une interprétation renouvelée sans cesse, le croyant devient lui-même l’unique, le propre –
seul auprès d’autrui et dans le monde, seul au-devant de Dieu. Si l’ephapax est précisément le
temps dans lequel s’éprouve l’Individu, il est également le temps de l’être-à-découvert devant
Dieu (2Co 5, 11), expression audacieuse désignant un rapport à soi-même réévalué dans
l’actualisation de la puissance de Dieu (la puissance de la résurrection à l’œuvre dans le
monde).

b) Quiproquo sur les femmes

L’Individu est donc cet être-à-découvert toujours requis par la nouveauté du temps.
L’être devant qui le général, la morale ou la norme universalisable s’estompent et se
disloquent – fut-ce dans l’absurdité mondaine (Kierkegaard). Et c’est bien en tant
qu’Individu, à la manière d’Abraham gravissant la montagne du sacrifice, à la manière de

885
Nous faisons nôtre l’analyse qu’en propose Guilhen Antier, professeur à la faculté de théologie protestante de
Montpellier. Ni les brebis (auxquelles le Royaume est donné) ni les boucs (auxquels le Royaume est refusé) ne
peuvent savoir à quel moment du temps ils ont nourri l’affamé ou accueilli l’étranger ; à quel moment, donc,
l’agir fut définitif. La parabole signifie – entre autre – que « ni les justes ni les injustes ne savent qu’ils agissent
justement ou injustement », autrement dit que « nul ne dispose du savoir de la fin ». L’existence croyante est
« marquée du sceau de cette incertitude apposée sur l’éthique elle-même, de manière que le geste accompli à
l’égard d’autrui ne puisse faire l’objet d’aucune mainmise. » Voir G. ANTIER, « Y a-t-il une suspension
téléologique de l’éthique ? », dans Eschatologie et morale, collectif, sous la direction d’Olivier Artus, Desclée de
Brouwer, Institut catholique de Paris, 2009, p. 281ss.

294
Simon confessant le « Fils du Dieu vivant », que le croyant expérimente l’universalité de la
personne humaine.
Mais alors, en régime messianique, qu’est-ce encore qu’être homme ? Qu’est-ce qu’être
soi ? Comment se conserve dans l’appel la condition mondaine ? « Que chacun demeure dans
la condition où il se trouvait quand il a été appelé », commande Paul aux disciples de Corinthe
(1Co 7, 20). C’est bien que quelque chose se transforme (« il se trouvait », à l’aoriste) et aussi
bien que quelque chose demeure (menei) de l’identité. « Que chacun demeure devant Dieu
[menetô para theô] dans la condition où il se trouvait quand il a été appelé », ajoute Paul
quelques versets plus loin (1Co 7, 24). Comment se maintient ce dont la signification
historique est renouvelée ? Cette question est d’autant plus essentielle qu’elle conduit au sens
de l’universel chrétien. Etudions le cas, critique s’il en est, de la féminité.
« Ce n’est pas la femme qui dispose de son corps, c’est son mari » (1Co 7, 4). « La
femme est liée à son mari aussi longtemps qu’il vit » (1Co 7, 39). « Le chef de la femme, c’est
l’homme » (1Co 11, 3). « Ce n’est pas l’homme qui a été tiré de la femme, mais la femme de
l’homme. Et l’homme n’a pas été créé pour la femme, mais la femme pour l’homme » (1Co
11, 8-9). « La femme doit porter sur la tête une marque d’autorité » (1Co 11, 10). « Que les
femmes se taisent dans les assemblées : elles n’ont pas la permission de parler ; elles doivent
rester soumises » (1Co 14, 34, TOB). De telles formules fournissent de précieux arguments
aux détracteurs de Paul et du christianisme. Comment ne pas y déceler un inégalitarisme
parfaitement incompatible avec la norme contemporaine ? S’ « il n’y a plus le mâle [arsen] et
la femelle [thèlu] », selon l’audacieuse expression de l’épître aux Galates (3, 28), ce n’est
apparemment pas au sens d’une existence indifférenciée de l’homme (anèr) et de la femme
(gunè). Certains exégètes défendent les lettres en invoquant de possibles interpolations
tardives. D’autres nuancent la dénotation des phrases en se référant au contexte intellectuel du
judaïsme antique. Il n’en reste pas moins qu’à première vue l’anthropologie de Paul paraît
marquée du sceau de la misogynie. Dans un brûlot viscéral et imprécateur, Michel Onfray
accuse le trait : « Faut-il voir dans la haine des femmes commune au judaïsme, au
christianisme et à l’islam, la conséquence logique de la haine de l’intelligence ? […] La haine
des femmes ressemble à une variation sur la haine de l’intelligence886 ». Et plus loin,
accordant au christianisme en général et à Paul en particulier un rôle actif dans l’expression de
cette « haine pathologique » : « Le Jésus primitif ne parle guère de la vie. […] On cherche en
vain ses prescriptions rigoureuses sur le terrain du corps, de la sexualité, de la sensualité.

886
M. ONFRAY, Traité d’athéologie, Grasset, le Livre de poche, 2006, p. 142.

295
Cette relative bienveillance à l’égard des choses de la vie se double d’un éloge et d’une vie
pratique de la douceur. Paul de Tarse transforme le silence de Jésus sur ces questions en
vacarme assourdissant en promulguant la haine du corps, des femmes, de la vie887 ». Bien sûr,
le débat ne peut pas reposer philosophiquement sur l’alternative anachronique de
l’égalitarisme et de la misogynie. Les anathèmes réducteurs de Michel Onfray n’atteignent en
réalité que le spectre inconsistant d’un paulinisme fantasmé. Il convient cependant de donner
sens à la différence de l’homme et de la femme (donc de répondre à l’anathème) afin
d’approcher la conception paulinienne de la féminité.
Remarquons d’abord, contre un préjugé tenace, que la différence des sexes s’exprime
primordialement dans la Bible en termes de symétrie et de complémentarité. Se référant aux
récits de la création de l’homme, Paul ne fait jamais qu’en décliner le sens : jamais l’homme
seul, jamais la femme seule, n’actualiseront la totalité de ce qu’est l’humanité. Ou comme le
dit François de Muizon dans un ouvrage consacré à la signification scripturaire de l’altérité
des sexes : « L’homme ne saurait jamais d’aucune façon incarner le tout888 ». Or dans l’esprit
d’Israël, à la différence du mythe bouffon d’Aristophane889, la complétude anthropologique ne
peut procéder que du rassemblement de deux êtres originellement différenciés. Dans le
premier récit de la création (Gn 1, 27), anthrôpos, l’homme, est créé à la fois arsen et thèlu,
mâle et femelle. Les deux sexes appartiennent à l’eikôn primordiale. La dualité se rencontre
d’emblée dans la condition d’homme. Dans le second récit (Gn 2, 7 et 20-23), la femme
(gunè) est édifiée du côté d’Adam890. Du « côté », et non d’une « côte ». L’intention du texte
est assez limpide : le femme n’est pas seulement une « aide » (boèthos) ou une collaboratrice
du premier homme. Elle n’est pas édifiée891 pour combler la vacuité de l’existence adamique.
Elle est plutôt cette part différenciée, cette part axialement symétrique nécessaire à la réunion
de la chair (« tous deux deviendront une seule chair »), c’est-à-dire au commencement de
l’histoire. Jamais l’homme, jamais la femme, pris isolément, n’expliciteront donc la totalité de
l’anthrôpos. Cette complémentarité structurelle suppose une certaine symétrie axiale, donc
une non-équivalence. La femme (gunè), en effet, n’est pas un « symbole » ou une « tessère »

887
Id., p. 175.
888
F. de MUIZON, Homme et femme. L’altérité fondatrice, Cerf, 2008, p. 33. L’auteur enseigne l’éthique à
l’Institut catholique de Lyon.
889
Voir Platon, Le Banquet, 189d-193d.
890
Voir la traduction du texte grec (LXX) dans Le Pentateuque. La Bible d’Alexandrie, sous la direction de C.
Dogniez et M. Harl, Cerf, 2001, p. 141.
891
Le texte hébreu emploie le verbe bânah, qui signifie « bâtir », « construire », « édifier ». La version grecque
rendra ce verbe par ώκοδόµησεν. La féminité (‘ischâh) fait entrer ha’âdâm dans la civilisation. Voir F. de
MUIZON, op. cit., p. 127.

296
(le Même du Même) comme dans le mythe d’Aristophane892, mais précisément un « côté » –
pleuron – de l’homme (anèr). Ce n’est donc pas de fraction à fraction que s’unit la chair, mais
de côté à côté, c’est-à-dire selon l’altérité et la dissemblance symétrique. La sexuation de
l’anthrôpos n’est pas secondaire, comme le prétend aujourd’hui le constructivisme des gender
studies, mais principielle, c’est-à-dire à la fois originelle (archè) et vouée à la gloire (telos893).

c) Une soudaine indifférence de la différence

Le discours différentialiste de Paul exprime la complémentarité iconique de l’homme et


de la femme sous ce jour biblique. « Ce n’est pas la femme qui dispose de son corps, c’est son
mari [anèr]. De même [homoiôs] ce n’est pas le mari qui dispose de son corps, c’est sa
femme » (1Co 7, 4, TOB, nous soulignons). La similitude (homoiôsis) des deux conditions
sexuées ne se comprend pas à la manière de l’identité ou de l’égalité, mais plutôt selon la
réciprocité. Car ce n’est pas assez de dire que jamais l’homme ou la femme n’incarneront
seuls la complétude iconique de Dieu, il faut encore ajouter, parce que « dans le Seigneur, la
femme n’existe pas sans l’homme, ni l’homme sans la femme » (1Co 11, 11), que le corps de
l’un se doit à l’autre, et le corps de l’autre au premier. Le texte ne veut bien sûr pas dire que
l’être individuel ne dispose pas librement de son propre corps, mais que cette disposition,
dans la co-appartenance conjugale, demeure tournée vers la complétude première et dernière.
Comment mieux glorifier le corps sexué qu’en le rapportant ainsi à l’unité iconique de la
création ?
Mais la réciprocité ne vise pas seulement la disposition des corps conjugaux. Elle atteint
également les obligations et les responsabilités : « Que le mari remplisse son devoir [tèn
opheilèn] envers sa femme, et que la femme fasse de même [homoiôs] envers son mari » (1Co
7, 3). Le devoir, dans la Bible, désigne toujours une responsabilité partagée. Mieux encore,
travaillant à l’éternité par leur finitude même, homme et femme sont liés par la chaîne de la
création : « La tête [kephalè] de l’homme, c’est le Christ ; la tête de la femme, c’est l’homme ;
la tête du Christ, c’est Dieu » (1Co 11, 3). L’essentiel n’est pas ici la différence des positions
de l’homme et de la femme dans la chaîne capitale, mais la chaîne elle-même dont les
maillons sont inséparablement liés. Paul prend d’ailleurs soin de placer au centre du verset la
relation de la femme et de l’homme. Il veut dire par là, crête de la description, que la relation

892
François de Muizon montre avec pertinence que la pensée de l’éros dans le Banquet « marginalise la
différence des sexes ». Voir Homme et femme. L’altérité fondatrice, éd. cit., p. 33ss.
893
Voir sur ce sujet la glose de François de Muizon sur la pensée de Tertullien, dans un chapitre intitulé « Une
chair sexuée pour la gloire », op. cit., p. 172ss.

297
symétrique de l’homme et de la femme, appelée à la récapitulation finale (anakephalaiosis),
concourre à Dieu par le Christ. Paul défend la complémentarité messianique des deux sexes
jusqu’à supposer qu’homme et femme peuvent se sauver conjugalement l’un par l’autre894.
Cela suffit à le distinguer du pharisaïsme d’un Flavius Josèphe pour qui le salut de la femme
passe par son mari895. Loin de nuire à la gloire future, la finitude sexuée, vouée au
parachèvement de soi, y dispose la condition humaine. Sous le régime du Christ, in finibus
temporis, la femme reste femme et l’homme reste homme. Non comme monades isolées, mais
en tant qu’individualités ouvertes à la complémentarité symétrique.
Paul va plus loin encore. Il ne se contente ni de proposer une exégèse de la Torah, ni de
rappeler l’évidence scripturaire de la sexuation originelle de l’être humain. L’homme et la
femme sont encore homme et femme, êtres sexués, symétriques et complémentaires, mais
selon une possibilité nouvelle qui nous ramène à la notion d’universalité. Car un changement
d’importance s’est tout de même produit dans le temps de la fin. Relisons le verset 29 du
chapitre 7 de la première épître aux Corinthiens : « Voici ce que je dis, frères : le temps s’est
contracté. Désormais, que ceux qui ont femme soient comme s’ils n’en avaient pas… » (TOB,
modifiée). La conjugalité est rapportée de manière significative à la particularité du kairos
messianique. C’est bien parce que le temps lui-même se donne en rupture que la relation
conjugale peut se comprendre d’une manière nouvelle. Comment comprendre ici : « Avoir
une femme comme n’en ayant pas » ? Nous proposons la lecture suivante. Par l’effet d’une
dissociation tout à fait singulière, ce qui est et restera différent sous le régime de la gloire
(avoir été créé homme ou femme, être né Juif ou païen, être actuellement marié ou célibataire,
c’est-à-dire la « situation d’appel ») peut être considéré comme étant indifférent sous le
régime du temps de la fin. Le kairos engendre une scission. Ecourté, contracté, jeté par la
présence du Christ vers l’à-venir de Dieu, le temps de la fin permet à l’homme d’assumer la
différence de sa condition (« que chacun demeure dans la condition où il se trouvait quand il a
été appelé ») tout en y devenant, en tant qu’Individu « à découvert devant Dieu », indifférent.
Ainsi peut se comprendre la succession des « comme… non » (hôs mè) de la péricope : avoir
une femme comme n’en ayant pas ; pleurer comme ne pleurant pas ; se réjouissant comme ne
se réjouissant pas ; achetant comme ne possédant pas ; profiter du monde comme n’en

894
Voir 1Co 7, 16.
895
Voir J. CÔTE, Cent mots-clés de la théologie de Paul, article « Femme », Cerf, Novalis, 2000, p. 305. Sur la
conception paulinienne de la féminité, voir D. LONG, Jésus, le rabbin qui aimait les femmes, en particulier le
chapitre 4 : « Il n’y a plus ni Juif, ni Grec… ni l’homme, ni la femme », Bourin, 2008, p. 231ss. Voir également
les études suivantes : M. GOURGUES, « Qui est misogyne : Paul ou les Corinthiens ? Note sur 1Co 14, 33b-
36 » dans Des femmes aussi faisaient route avec lui. Perspectives sur la Bible, ouvrage collectif, Médiaspaul,
1995 ; R. LAMBIN, Paul et le voile des femmes, Clio, Histoire, Femmes et sociétés, 1995.

298
profitant pas. Cela se comprend d’ailleurs comme un caractéristique « signe des temps » (Mt
16, 3). Puisque aucun homme ne peut se substituer au jugement définitif, ce qui a valeur
devant Dieu peut être considéré comme étant indifférent selon le monde. Etre une femme
plutôt qu’un homme est une réalité ontologique indépassable. Mais, parce que la figure de ce
monde passe (1Co 7, 31), le regard ne comprend plus la différence que comme un don gratuit
de Dieu en vue de la gloire.
Que gagne-t-on à considérer la femme comme non femme ? Dans la mesure où nul ne
peut mériter la grâce de Dieu – véritable nexus de la pensée paulinienne –, il est indifférent
d’être homme ou d’être femme. Ce qui compte désormais, loin des codifications
traditionnelles, est la manière dont l’Individu fait face à la révélation de la résurrection. Ainsi
surgit l’idée nouvelle d’égalité des personnes, comme actualisation d’une possibilité contenue
discrètement dans le judaïsme. Comme le remarque Julienne Côté : « Le point de vue de Paul
à propos de la femme se distingue de celui du monde juif où la femme est assimilée aux
enfants, aux vieillards, aux infirmes et aux esclaves, sans rôle dans la vie religieuse publique,
sans aucune reconnaissance au plan juridique et sans pouvoir quant à la possibilité de
divorcer896 ». Il fallait que l’imminence historique de la fin des temps fécondât le temps pour
que s’érige ainsi une égalité originale. « Paul affirme avec une grande netteté que la femme
est l’égale de l’homme et l’homme l’égal de la femme, dans une parfaite réciprocité », précise
Chantal Reynier897. Le principe de l’égalité fondamentale de l’homme et de la femme
constitue bien une nouveauté théologique. Le comme non de la première lettre aux
Corinthiens traduit l’indifférence soudaine de la différence. Si la différence regarde encore
Dieu – peut-être même plus que jamais –, elle n’est plus l’affaire de l’homme comme elle
pouvait l’être avant l’événement de la résurrection. Comme le remarque à ce propos le
journaliste Patrick Kéchichian : « Paul n’invite évidemment à faire semblant, à jouer ou à se
jouer la comédie. Je peux garder femme et pleurer, je peux acheter et être dans la joie… Je
dois simplement, en tout cela, en chaque circonstance de ma vie, préserver une sorte de recul
intérieur898 ». Et c’est de la sorte, par un recul indifférencialisant, que s’expérimente
l’universel.

896
J. CÔTE, Cent mots-clés de la théologie de Paul, éd. cit., p. 205.
897
C. REYNIER, L’Evangile du Ressuscité. Une lecture de Paul, Cerf, Lire la Bible, 2004, p. 222.
898
P. KECHICHIAN, Saint Paul. Le génie du christianisme, Points, Seuil, Voix spirituelles/sagesses, 2012, p.
73.

299
5) « En tô kruptô » : l’intériorité offerte

a) La notion de « personne »

L’indifférenciation de la condition de l’homme dans la situation d’appel, telle que


l’exprime le comme-non (hôs mè) de la première lettre aux Corinthiens, n’est pas sans porter
« une certaine idée de l’homme ». L’herméneutique précède ainsi l’heuristique. Résultat de la
temporalité kairotique, il devient possible de considérer l’homme selon son individualité. Ce
qui spécifiait historiquement l’autre dans le monde : « race », « classe », « sexe », ne se donne
plus à comprendre que dans sa relation à Dieu. Ainsi se trouve désactivée toute possibilité de
juger autrui selon la condition mondaine – condition qui se trouve accidentalisée et comme
désessentialisée par l’imminence historique de Dieu. L’universel (katholou) n’est un autre
nom de la foi chrétienne (katholikos) que pour autant qu’il procède d’une telle indifférence
messianique.
Ajoutons toutefois une analyse. Dans le sillage de Renouvier, Emmanuel Mounier a
clairement défini le « mode personnel d’exister » comme la plus haute forme de l’existence.
Indéfinie et indéfinissable, inobjective et inappropriable, la personne est ce qui dans chaque
homme ne se laisse jamais réifier. « Voici mon voisin, écrit Mounier. Il a de son corps un
sentiment singulier que je ne puis éprouver ; mais je puis regarder ce corps de l’extérieur, en
examiner les humeurs, les hérédités, la forme, les maladies, bref le traiter comme une matière
de savoir physiologique, médical, etc. Il est fonctionnaire, et il y a un statut du fonctionnaire,
une psychologie du fonctionnaire que je puis étudier sur son cas, bien qu’ils ne soient pas lui,
lui tout entier et dans sa réalité compréhensive. Il est encore, de la même façon, un Français,
un bourgeois, ou un maniaque, un socialiste, un catholique, etc. Mais il n’est pas un Bernard
Chartier : il est Bernard Chartier. Les mille manières dont je puis le déterminer comme un
exemplaire d’une classe m’aident à le comprendre et surtout à l’utiliser, à savoir comment me
comporter pratiquement avec lui. Mais ce ne sont pas des coupes prises chaque fois sur un
aspect de son existence. Mille photographies échafaudées ne font pas un homme qui marche,
qui pense et qui veut899 ». La personne est cet élan, ce dynamisme en nous qu’aucun acte
particulier, aucun choix, aucune essence ne peut figer. Elle est un fonds inépuisable de
devenir que rien n’enclôt. La condition première pour appréhender en soi (par expérience
interne) et hors de soi (dans le regard portée sur autrui) une personne est d’y pressentir un

899
E. MOUNIER, Le Personnalisme, PUF, Quadrige, 2010, p. 9 (première édition 1949).

300
secret : « Si la personne est dès l’origine mouvement vers autrui, ‘‘être-vers’’, sous un autre
aspect elle nous apparaît caractérisée, en opposition aux choses, par le battement d’une vie
secrète ou elle semble incessamment distiller sa richesse900 ». Secrète pour l’autre et pour soi,
la « vie personnelle » se puise elle-même dans les plis et les replis de possibilités
indiscernables. Sous les aspects de la pudeur901 ou du recueillement, de l’intime ou du privé,
de la surprise ou de l’inexplicable, une telle vie ne se connaît qu’à mesure de s’échapper à
elle-même.

b) « Ho esô anthrôpos » (2Co 4, 16) : « Notre humanité intérieure »

En amont de toute tradition personnaliste, Paul de Tarse est le premier penseur à poser
de manière structurelle et développée la différence de l’homme intérieur et de l’homme
extérieur. Dans la seconde lettre aux Corinthiens par exemple, après avoir évoqué les
épreuves rencontrées dans le monde par les apôtres du Christ, Paul ajoute en guise
d’encouragement : « C’est pourquoi nous ne perdons pas courage et même si, en nous,
l’homme extérieur va vers sa ruine, l’homme intérieur se renouvelle de jour en jour » (2Co 4,
16, TOB, nous soulignons902). Notre « humanité extérieure » (ho exô hèmôn anthrôpos), loin
de se réduire au corps, désigne cette contre-puissance résistant à la glorification de l’homme.
Elle est ce qui se perd, s’étiole dans la temporalité messianique. Par opposition, l’« humanité
intérieure » (hô esô hèmôn), qu’on ne peut pas davantage superposer à l’esprit que
l’extériorité au corps, désigne cette part en l’homme qui attend, confiante, la gloire éternelle et
ne juge plus désormais la légèreté actuelle (to parautika elaphron) qu’à l’aune du poids de la
gloire (baros doxès). L’intériorité désigne pour ainsi dire la forme intime du consentement
messianique. Notion fondamentalement dynamique, elle est un acte de foi par lequel le regard
porté sur le monde plonge du « visible provisoire » (ta blepomena proskaira) vers l’ « éternel
invisible » (ta mè blepomena aiônia). L’extériorité, comme le précise l’épître aux Romains,
c’est « le péché qui habite en nous » (Rm 7, 20) : tendance réfractaire et crispée. S’en
distingue une intériorité comprise comme désir et confiance. Commentant la séparation de l’
« homme intérieur » et du péché, Karl Barth note : « La religion, c’est le dualisme qui

900
Id., p. 53. Nous soulignons.
901
Max Scheler interprète la pudeur, dissociée de la pruderie, comme un retour de l’individu sur lui-même et
comme « le sentiment qu’il a de la nécessité de se préserver soi-même de tout universel » (La Pudeur, trad. par
M. Dupuy, Aubier, Montaigne, 1952, p. 49. La pudeur est un secret qui se manifeste à lui-même comme secret.
902
L’expression « homme intérieur » se rencontre également en Rm 7, 22-23 : « Car je prends plaisir à la loi de
Dieu, en tant qu’homme intérieur [κατά τόν έσω άνθρωπον], mais, dans mes membres, je découvre une autre loi
qui combat contre la loi que ratifie mon intelligence » (TOB).

301
éclate903 ». La religiosité qui s’expérimente dans la foi messianique s’accompagne en effet de
cette scission par laquelle l’ipséité se retranche de toute extériorité. Et telle est bien l’avancée
qu’accomplit la pensée de Paul : se révèle en l’homme un retrait dont le monde est absent. Un
retrait déjà en Dieu, tourné vers Dieu. Un retrait qui traverse l’évidence. C’est sous le nom de
secret (kruptos) que Paul conceptualise ce retrait.
Penser en secret, se parler à soi-même sans voix – par ce « dialogue silencieux de l’âme
avec elle-même904 » –, mais aussi bien garder un secret, sont des expériences fondatrices de la
personne. Ce n’est peut-être que parce qu’elle peut se taire, et justement par ce fonds de
silence, que l’expérience de penser a pu se doubler d’une représentation de soi. Dans le secret
s’éprouve une puissance en recul, une potentialité féconde. L’homme y découvre une réserve
inépuisable, fertile, qui l’individualise et le distancie du monde objectif. L’étymologie nous
l’apprend : le secret (secretus) est ce qui se tient à l’écart en même temps que ce qui met à
part (secernere). « Secrète » est l’intention cachée ; « secret » le mot retenu ; « secret » encore
le dilemme de la conscience morale. Ecarté du monde phénoménal, soustrait à la quantité,
arraché à l’étendue, le silence constitue un puits qu’aucune lumière objective n’atteint. Tout
secret relève en tant que tel d’une vie personnelle retirée dans le monde, voire retranchée du
monde. Dès la plus petite enfance, l’homme rencontre dans la possibilité du secret (se taire ou
simplement soliloquer) la dimension même de sa singularité. La pensée grecque, accaparée
par l’obligation sociale, n’a pas été particulièrement frappée par cette réalité. La dialectique
suppose pour elle l’objectivation de la parole. Paul élabore quant à lui, en marge de toute
civilisation constituée, une réflexion profonde sur l’intériorité secrète par laquelle, au sein du
monde finissant, le cœur humain se projette déjà vers sa fin. Le secret, pour Paul, c’est la foi
messianique enfouie dans le cœur et qui paraîtra bientôt au grand jour. « Quand les païens,
sans avoir de loi, font naturellement ce qu’ordonne la loi, écrit-il, ils se tiennent lieu de loi à
eux-mêmes, eux qui n’ont pas de loi. Ils montrent que l’œuvre voulue par la loi est inscrite
dans leur cœur ; leur conscience [suneidèseôs] en témoigne également, ainsi que leurs
jugements intérieurs qui tour à tour les accusent et les défendent. C’est ce qui paraîtra au jour
où, selon mon Evangile, Dieu jugera par Jésus les secrets des hommes » (Rm 2, 14-16, TOB
modifiée, nous soulignons). Origène, au milieu du IIIe siècle, interprète ces versets de manière
personnelle. Les « secrets des hommes », occulta hominum selon la traduction de Rufin,
désigneraient l’ensemble des pensées bonnes et mauvaises (bona et mala cogitamus) que

903
K. BARTH, L’Epître aux Romains, Labor et Fides, 1972, p. 259.
904
Selon l’expression célèbre du Sophiste de Platon (263 e).

302
notre conscience elle-même, dans le face à face eschatologique, jugera avec le Christ905. Les
occulta n’existent que sous le regard croisé de la conscience et du Christ, au point de jonction
du temporel et du final. Et en effet les « secrets des hommes » (ta krupta tôn anthrôpôn)
désignent clairement pour Paul cette vie personnelle retranchée, écartée, qui se réserve au
salut : « En effet, ce n’est pas ce qui se voit qui fait le Juif, ni la marque visible dans la chair
qui fait la circoncision, mais c’est ce qui est secret qui fait le Juif, et la circoncision est celle
du cœur, celle qui relève de l’Esprit et non de la lettre » (Rm 2, 28-29, TOB modifiée).

c) Dieu dans le secret

Penseur de l’intériorité et du silence, Maître Eckhart prolonge l’analyse du secret.


Revenant sur une formule de la lettre aux Colossiens : « Vous êtes morts, en effet, et votre vie
est secrète [kekruptai] avec le Christ en Dieu » (Col 3, 3, TOB modifiée), le théologien
rhénan commente : « [L’âme] doit demeurer en elle-même, car la vérité vient de l’intérieur et
non de l’extérieur. […] Dieu est l’intériorité intime de l’âme906 ». Le secret ne se comprend
plus à la manière d’une simple délibération intérieure, à voix tue, mais comme le « milieu du
silence » au sein duquel peut retentir la Parole de Dieu. Ce silence, qu’évoque également le
Livre de la Sagesse907 et qu’Eckhart exhume de la pensée de Paul, n’est pas tant une pensée
coite que le fond même d’une âme disposée à « pâtir Dieu » : « Il faut donc qu’un silence
s’installe dans le fond de l’âme, une tranquillité, et là, le Père doit s’exprimer, donner
naissance à son fils et opérer son opération sans aucune image908 ». La vie secrète représente
selon Maître Eckhart cette forme de l’intériorité en laquelle Dieu opère la renaissance de
l’homme : « Ici commence pour nous dans le temps la naissance éternelle que Dieu le Père a
engendrée et qu’il engendre sans cesse dans l’éternité, de telle sorte que cette même naissance
soit engendrée maintenant dans le temps, à l’intérieur de la nature humaine909 ». La vie secrète
dont parle Paul désigne en effet, plus que la voix chuchotante de la conscience, l’intériorité

905
Voir ORIGENE, Commentaire sur l’Epître aux Romains, Livre II, 7, 5-7, trad. d’après la version latine de
Rufin par L. Brésard, Cerf, Sources chrétiennes n° 532, 2009, tome I, p. 353sq. Dans sa lecture de la première
épître aux Corinthiens, Thomas d’Aquin interprète dans une même direction les expressions « secrets des
ténèbres » et « desseins du cœur ». Voir Commentaire de la première épître aux Corinthiens, trad. par J.-E.
Stroobant de Saint-Eloy, Cerf, 2002, p.165.
906
ECKHART, « Sermon 90a », dans Le Silence et le Verbe. Sermons 87-105, trad. par E. Mangin, Seuil, 2012.
907
Voir Sg 18, 14-15, commentée dans le Sermon 101 : « Lorsque toutes choses se tenaient au milieu du
silence… »
908
ECKHART, « Sermon 101 », éd. cit., p. 136.
909
Id., p. 129.

303
offerte au jugement de Dieu. Elle est le théâtre d’une relation eschatologique effacée du
monde.
L’Apôtre oppose la visibilité de l’existence (en tô phanerô) au secret intangible de la vie
spirituelle (en tô kruptô) pour mieux affirmer le caractère désormais inopérant de tout
jugement mondain. Depuis l’événement de la Résurrection, les catégories séculières ne sont
plus d’aucune façon des sceaux de la grâce. Si la grâce est partout dispensée, partout
disponible – si donc la grâce ne constitue plus ni ne prolonge des identités préétablies –, que
reste-t-il donc à juger ? Dans la vie messianique, la circoncision du Juif ne peut plus être
qu’une circoncision du cœur (kardias). Affirmation que complète son corollaire : tout païen
peut agir désormais selon la loi « inscrite dans [son] cœur ». Le cœur dont parle Paul ne
désigne rien d’autre que la relation de l’homme à Dieu entretenue dans cette part secrète de la
vie spirituelle. Désessentialisées selon le monde, la judaïté visible n’est plus en soi un
principe de salut, et la gentilité visible n’est plus en soi un principe de condamnation. Ainsi,
puisque le secret est précisément ce qui appartient en chaque homme à Dieu, ce qui se donne
ou se refuse, ce qui enfin s’offre au jugement définitif, toute évaluation ethnique ou sociale
devient impossible et même injuste : « Ne jugez pas avant le temps [pro kairou], avant que
vienne le Seigneur, insiste Paul. C’est lui qui éclairera les secrets des ténèbres [ta krupta tou
skotous] et éclairera les volontés du cœur » (1Co 4, 5, TOB modifiée). Le temps de la fin, s’il
est le moment d’ouverture du cœur au regard de Dieu, est aussi le moment crucial d’une
suspension du jugement humain. S’il n’est pas encore temps pour tous les secrets de paraître
objectivement au jour, il n’est déjà plus temps pour l’homme de juger autrui. Les deux
propositions n’en font qu’une : quand approche l’heure pour Dieu de juger l’homme se
volatilise la possibilité pour l’homme de se substituer à Dieu. Le temps de la fin est
l’impossibilité de l’idolâtrie.
La vocation messianique implique ainsi un arasement des conditions mondaines que
l’injonction de ne plus juger, aussi difficile qu’elle soit à mettre en pratique, rend
particulièrement manifeste. L’humanité nouvelle s’épanouit in occulto, hors de portée des
jugements. Le salut se détermine désormais dans le silence d’un feu croisé qui échappe à tout
ordre social, ethnique, historique. Qu’est-ce qu’un Juif si la judaïté visible n’est plus digne
d’aucun jugement ? Qu’est-ce qu’un païen si la gentilité apparente n’est plus digne d’être
jugée ? Qu’est-ce qu’une femme, un homme ? Qu’est-ce qu’être libre ou esclave si les
jugements s’interdisent d’eux-mêmes ? Jean-Louis Chrétien, dans un ouvrage intitulé Lueur

304
du secret910, fait dialoguer le théophanique (le révélé) avec le théocryptique (le voilement).
Paul, lui, pourrait-on dire, distingue l’anthropocryptique de l’anthorpophanique. Secret pour
autrui (« ne jugez pas avant le temps », 1Co 4, 5), secret pour soi-même (« moi-même je ne
me juge pas » 1Co 4, 3), énigme parmi les énigmes, l’homme s’universalise également de
cette manière dans la temporalité du kairos. La scission du visible et de l’invisible opérant
également en chaque homme, l’humanité tout entière est appelée à se refaire à neuf en deçà
des distinctions historiques et mondaines. Ainsi s’articulent selon Paul les « secrets des
hommes » (Rm 2, 16) et l’ « humanité nouvelle » (Col 3, 10).

L’universalité messianique peut se comprendre d’au moins deux manières. 1) Parce que
la grâce de Dieu excède tout mérite (en vertu de la résurrection du Christ) et parce que l’appel
est désormais indistinctement disponible au cœur des hommes, l’humanité est réellement
vouée à l’unité eschatologique. 2) Indifférenciées selon l’intériorité, toutes les conditions
factuelles se valent : il n’est plus admissible ni même possible de « regarder aux personnes »
selon l’expression évangélique911, c’est-à-dire d’évaluer les différences que la finitude exige.
Une humanité unifiée par le débordement de la grâce et des individus soustraits à tout
classement ainsi qu’à toute hiérarchie, tel est le sens de l’universalité paulinienne. Une telle
indifférenciation des hommes ne signifie cependant pas que le salut ne se joue
qu’invisiblement. Ni que le peuple de Dieu se diffracte en une kyrielle d’individualités
séparées les unes des autres. La vie secrète n’est aucunement monadique. Infatigable
fondateur de communautés, Paul ne pouvait pas s’en tenir à cette position. Il s’agit maintenant
de comprendre comment l’Individu est appelé à vivre avec autrui et comment se fonde la
communauté messianique ; d’expliquer enfin de quelle manière s’objective historiquement
cette vie secrète tendue vers la gloire.

910
L’Herne, Bibliothèque des mythes et des religions, 1985. Voir en particulier le premier chapitre :
« Théocryptique de le révélation », p. 17ss.
911
Voir Mt 22, 16. L’expression grecque ού βλέπεις είς πρόσωπον άνθρώπων signifie à la fois ne pas tenir
compte des rangs (BJ), des conditions (TOB), des apparences (Français courant) et des personnes.

305
B) « EKKLESIA » : LA COMMUNAUTE MESSIANIQUE

Le drame secret du salut n’isole d’aucune manière l’existence messianique.


Intérieurement saisi par la grâce, le croyant n’est jamais soustrait au monde des hommes. Il ne
peut s’agir pour lui de bénéficier d’une intimité salvifique jalouse, recluse, vécue pour soi. La
vocation messianique se déploie au contraire dans le maillage et la dynamique des relations
humaines. L’ample mouvement auquel les Actes des apôtres veulent mêler le lecteur atteste
de ce qui fut une certitude première pour les communautés pauliniennes : la « puissance de la
résurrection » se dispense en partage bien plus qu’elle ne se disperse ou ne s’atomise. De la
théophanie du chemin de Damas à l’incarcération romaine, il n’est question dans les Actes que
de voyages, de pérégrination, de missions, de fondations, de tribulations. La « première
histoire du christianisme », comme Daniel Marguerat nomme l’œuvre de Luc912, circule à
travers les sociétés constituées comme en son milieu d’élection. La Parole reçue, à la manière
d’une vasque pleine, n’aspire qu’à s’écouler. En cercles concentriques s’élargissant sans cesse
jusqu’aux confins du monde, la trajectoire apostolique représente le cheminement de
l’Evangile dans la pâte humaine, dans le dédale des rencontres et des relations. Paul l’écrit
lui-même : « Depuis Jérusalem, en rayonnant [kuklô mechri] jusqu’à l’Illyrie, j’ai pleinement
assuré l’annonce de l’Evangile du Christ » (Rm 15, 19b, TOB). Ces cercles s’évasant à
mesure du temps – kuklô mechri – sont l’empreinte visible de la « puissance de l’Esprit » (Rm
15, 19a) sur la vie de l’apôtre.
C’est ainsi que le « testament nouveau », immiscé dans la vie secrète, propulse hors de
celle-ci ce dont l’individu est le plus riche. L’épistolaire lui-même doit se comprendre comme
un mode spécifique de la relation à l’autre. Paul n’écrit pas seulement pour se faire
comprendre des communautés qu’il a fondées, ni principalement pour les corriger ou les
encourager. Pas plus qu’il n’écrit pour poser des principes et fixer des dogmes. Comme
Heidegger le constate avec justesse dans ses leçons de 1920 : « En écrivant [aux
Thessaloniciens], Paul les envisage comme des gens dont il a investi la vie. Leur être-devenu
est lié à son entrée dans leur vie913 ». Témoignage performatif du temps de la fin, l’envoi des
lettres garantit la présence opérante de l’apôtre parmi les fidèles914 : « Moi en effet, écrit Paul
à la communauté de Corinthe, absent de corps [apôn tô sômati], je suis présent d’esprit [parôn

912
Voir D. MARGUERAT, La Première histoire du christianisme. Les Actes de apôtres, Cerf, Labor et fides,
Lectio divina, 2007.
913
M. HEIDEGGER, Phénoménologie de la vie religieuse, Gallimard, NRF, Bibliothèque de philosophie, 2012,
p. 105.
914
Voir sur ce sujet l’ouvrage de R. BURNET, Epîtres et lettres. Ier-IIe siècle, de Paul de Tarse à Polycarpe de
Smyrne, Cerf, Lectio divina, 2003.

306
tô pneumati] » (1Co 5, 3). C’est dire comme l’interprétation de soi commandée par
l’expérience du kairos (herméneutique) renouvelle la compréhension des liens humains
(heuristique). L’œuvre de Paul autant que sa vie témoignent suffisamment d’un indéfectible
engagement parmi les hommes et les cultures. Comment autrui devient concrètement le
prochain, puis le frère, au sein d’un monde dont la « figure passe » (1Co 7, 31) ? Comment se
comprend la communauté messianique et quelles en sont les spécificités ? Telles sont les
questions que ce chapitre veut traiter.

1) La notion grecque de l’amitié (« philia »)

a) Rencontrer l’autre

La perception humaine ne saurait être réduite à une quelconque mécanique. Elle ne


relève strictement ni du factuel ni de l’organique. Un certain état d’âme colore sans cesse le
rapport sensible que nous entretenons avec le monde, et le monde lui-même n’a jamais de
paraître que sous l’augure d’un état affectif. Qu’on veuille qualifier avec Heidegger cet état de
« disposition » (Befindlichkeit) ou de « tonalité » (Stimmung), il n’y a de relation d’expérience
au monde qu’anticipée par une sorte d’humeur affective originelle. Une atmosphère de
voyage, par exemple, dans son emmêlement d’inquiétude, d’inconfort et d’impatience, nous
ouvre l’espace, nous le donne à voir de manière singulière. Il est aussi des humeurs de
fermeture, comme la préoccupation, la concentration et la remémoration, où l’extériorité
s’étiole et se resserre, s’évanouissant dans la lumière crue d’un rapport à soi intense et jaloux ;
des états de dislocation, comme la souffrance, la stupeur et l’angoisse, où le monde paraît par
intermittence, selon des éclats diffractés, fugitifs ; des états de condensation, comme
l’observation méditative et la rêverie du promeneur solitaire, où les détails du réel éclosent
exagérément. Jamais le Raphaël de La Peau de chagrin, dans le roman de Balzac, n’aurait pu
voir le petit morceau de peau d’onagre discrètement accroché au mur, ni la lueur inexplicable
qui rayonnait de ce vulgaire bout de chagrin, s’il n’avait été dans une certaine disposition à
mourir. Un état d’âme précède toujours, pour lui être même indispensable, l’épanouissement
du réel sous nos yeux.
Et non seulement percevoir est anticipé par ces innombrables états de l’âme, mais la
nature du perçu conditionne la forme même de la perception. Ainsi peuvent être distingués

307
l’objet et la personne, autrement que par la « possession du Je dans la représentation915 ». Un
objet n’est jamais que vu, quand les hommes qui m’environnent sont aperçus, regardés ou
rencontrés. Bien sûr, les objets peuvent avoir leur présence, leur chatoiement, leur volubilité.
Ils peuvent être prétextes à l’observation la plus intéressée, comme lorsque William Harvey,
préoccupé par la circulation du sang et penché sur la poitrine d’un porc tout juste ouverte,
porte attention aux infimes variations de la coloration du cœur pendant sa contraction916. Les
objets sur lesquels porte l’observation existent d’une réalité plus stable, plus riche, plus
adverse que ceux que je croise accidentellement du regard. Ils peuvent également être
prétextes à poétisation, comme lorsque Colette détaille, admirative, le jardin familial de Saint-
Sauveur-en-Puisaye : « Ô géraniums, ô digitales… Celles-ci fusant des bois-taillis, ceux-là en
rampes allumées au long des terrasses917 .» L’objet de la contemplation poétique dévoile à
l’œil mille nuances, mille particularités, mille distinctions que l’œil pressé abandonne au
néant. Là encore, un certain état d’âme détermine les possibilités intimes du voir. Selon
l’intérêt momentané ou les capacités intentionnelles que porte notre attention, l’objet est tel ou
tel : invisible ou rutilant, disponible (zuhanden) ou subsistant (vorhanden), opaque ou détaillé,
insignifiant ou envahissant… L’intérêt joue comme un curseur sur la perception des choses,
les faisant surgir ou disparaître au gré des états de l’âme. Mais ce ne sont encore là que des
modalités du voir.
Autrui, lui, sous sa forme la plus vague, peut être aperçu. Simple fantôme derrière moi ;
présence indistincte et diffuse alentour, dans le métro ou dans la rue ; foule mouvante me
pressant de sa compacité : autrui est aperçu lorsque, se refusant à n’être que vu, il porte
néanmoins, par son haut degré d’impersonnalité et d’abstraction, les attributs possibles de
l’objet. Mais être aperçu n’est pas être vu. Le nourrisson n’a sans doute pas tort de croire aboli
le monde auquel il tourne le dos. La rue derrière moi n’est certes pas oubliée – parce que mon
chemin en garde mémoire –, mais elle n’est plus vue. Si « ce qui est derrière mon dos n’est
pas sans présence visuelle », comme le remarque subtilement Maurice Merleau-Ponty918, ce
n’est pas tant parce des objets emplissent cet immense et mouvant angle mort qui se forme en
arrière que parce que des hommes peuvent s’y trouver présents. C’est l’actualité potentielle
d’autrui dans l’espace que je ne vois pas qui confère à cet espace sa « présence visuelle »

915
Voir E. KANT, Anthropologie du point de vue pragmatique, Livre I, §1.
916
Voir W. HARVEY, De Motu cordis, en particulier le deuxième chapitre.
917
Voir COLETTE, Sido, éd. Ferenczy & Fils, 1930, p. 29. Colette évoque par ailleurs le don de sa mère pour
comprendre et définir les objets du jardin. L’auteur nomme ce don la « forme décrétale de l’observation » (p.
13).
918
M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Gallimard, NRF, Bibliothèque des idées, 1949,
p. 12.

308
minimale. Apercevoir autrui, simple passant spectral dans mon champ de vision, c’est deviner
la position d’un regardant, position par laquelle le monde est établi ontologiquement comme
monde commun. Mais autrui peut également être regardé, en-visagé, découvert dans un face-
à-face où éclate le plus violemment possible l’expression d’une subjectivité personnelle. On
ne peut regarder que ce qui regarde en retour, fut-ce virtuellement, dans la promesse d’un
moment singulier de jonction, de percée. Différencié de la foule ou du passant par mes
propres jugements, l’être regardé anime en moi moult affects ou pensées disponibles. Nos
volontés et nos désirs naissent déjà de cette sociabilité première, de cet entrecroisement et de
ce face à face sans lendemain, presque sans présent.
Autrui peut enfin être rencontré, c’est-à-dire fréquenté ou connu, en quelque sorte mêlé
à mon histoire bien plus encore qu’à mon affectivité. Rencontrer quelqu’un, au sens le plus
large du terme, c’est permettre qu’une existence au dehors nous fasse encontre et nous
conditionne pour l’avenir ; c’est livrer aux incertitudes et aux nouveautés d’une coexistence
que je ne maîtrise jamais à l’avance la morne prévisibilité de mes propres choix. Dans
l’exacte proportion où l’être rencontré intègre son devenir au mien, il fait entrer dans ma vie
des possibles que je ne peux ni anticiper ni prévoir. Et c’est bien cela la première joie d’une
rencontre : lier sa personne à l’indéterminé et inaugurer un régime d’aventure919. La rencontre
expérimente l’avenir comme pari, comme promesse ou comme choix, illuminant
l’indéterminé sans en appauvrir la surprise.
Comme nous allons le préciser, la philosophie peut qualifier de différentes manières le
plus haut degré de la rencontre ou, pour mieux dire, l’état de l’âme le plus favorable : la
pensée grecque nommant ce summum amitié (philia), les évangiles amour (agapè) et Paul
fraternité (philadelphon).

b) L’amitié comprise par le manque (Platon)

C’est dans le Lysis que l’approche platonicienne de la philia semble la plus complète.
Modèle de réflexion anatreptique, le dialogue peine à formuler l’essence de l’amitié, certes,
ne parvenant de manière claire qu’à mettre à bas quelques idées courantes. Nous y trouvons
néanmoins de précieuses analyses. L’intrigue liminaire est la suivante : tombé sous le charme
du jeune Lysis, Hippothalès chemine vers la palestre pour regarder l’adolescent tout à loisir et
s’en émerveiller à distance. N’osant approcher l’objet de son amour par timidité ou par peur

919
Sur la notion d’aventure et sa relation philosophique au temps, voir V. JANKELEVITCH, L’Aventure,
l’ennui, le sérieux, Aubier, Présence de la pensée, 1976, 1ère éd. 1963, p. 10ss.

309
d’échouer, Hippothalès fatigue la patience de ses proches à force de chanter la gloire du
garçon, « achevant de les assourdir » et les assommant de ses « délires920 ». Socrate, croisé sur
la route, se joint à eux. Deux discussions s’ensuivent, l’une avec Lysis lui-même, l’autre avec
Ménexéne.
Il ressort d’abord que l’étendue sémantique de la notion de philia déborde largement,
dans l’esprit grec, la dénotation et les connotations de notre concept contemporain d’amitié.
Socrate évoque ainsi la philia parentale (« Dis-moi, Lysis […], ton père et ta mère ont pour
toi, je suppose, beaucoup d’amitié921… »), ou le désir érotique (« C’est comme un don que
m’a fait la Divinité, d’être à même de reconnaître rapidement un amant aussi bien qu’un
aimé922 »), ou encore la tendance naturelle pour deux choses à s’attirer mutuellement (« Ce
qui est semblable est-il nécessairement toujours ami de ce qui lui est semblable923 ? »), voire
la camaraderie masculine (« Je suis une espèce d’amoureux de la camaraderie924 »). Comprise
à la fois sous la forme de l’affection filiale, de la sympathie virile, de l’attraction physique et
du désir sexuel, l’essence de la philia n’en est que plus difficile à circonscrire. C’est pourquoi,
vraisemblablement, Socrate prend-il le temps de remettre en cause deux opinions courantes.
Se pose d’abord la question de la réciprocité : l’ami ne peut-il être appelé « ami » que
d’une personne qu’il aime et qui l’aime en retour ? Jugement banal, après tout : c’est au
croisement de deux tendances réciproques que s’éprouve à plein la force et la vigueur de toute
affection, une même qualité devant unir le sujet (en même temps objet) et l’objet (en même
temps sujet). Cela ne va pourtant pas de soi, reprend Socrate. Les « amis » des chevaux, les
« amis » des cailles, ceux du vin, de la gymnastique ou de la sagesse ne font aucunement
dépendre leur amitié de la réciprocité925. L’étendue sémantique de la philia empoisonne toute
assertion portant sur la réciprocité. Il est pourtant nécessaire qu’un être tende vers un autre
pour quelque raison précise et par quelque visée.
Se pose alors le problème de la complémentarité : le Même est-il attitré par le Même ?
C’est du moins ce que chantait Homère : « Toujours, en vérité, c’est vers le semblable que la
Divinité mène le semblable926 ». Mais le méchant est pour le méchant un ennemi, rétorque
Socrate, citant cette fois-ci Hésiode en opposant poète à poète : « Le potier jalouse le potier

920
Voir Lysis, 205 c-d.
921
PLATON, Lysis, Œuvres complètes, t. I, Gallimard, Pléiade, trad. par M.-J.Moreau, 1984, p. 326. Nous
soulignons.
922
Id., p. 322.
923
Id., p. 336. Nous soulignons.
924
Id., p. 332.
925
Voir 212d
926
HOMERE, Odyssée, XVII, 218, cité par Platon en 214a. Ce principe est également affirmé par Empédocle,
voir Fragment B 90 Diels et pour son commentaire : ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, VIII, 1155 b 5.

310
comme l’aède, l’aède, et le mendiant, le mendiant927. » Faut-il en conclure, la méchanceté ne
pouvant être riche de l’amitié, que « ce sont les bons qui sont entre eux semblables et
amis928 » ? Mais une différence, sous l’auspice d’une altérité minimale ou d’un infime écart
d’être, semble cependant indispensable à la recherche d’un bien au dehors de soi. (Maurice
Blanchot évoque ce « pur intervalle qui, de moi à cet autrui qu’est un ami, mesure tout ce
qu’il y a entre nous929 ».) « Or, demande enfin Socrate, là où on se recherche pas, comment y
aurait-il amitié930 ? »
La mise en échec des deux opinions, la première d’après laquelle l’amitié n’existe que
dans la réciprocité, la seconde selon laquelle il n’y a d’amitié qu’entre le semblable et le
semblable, entraîne l’ultime définition du dialogue : « Ce qui n’est ni mauvais, ni bon, a, en
raison de la présence du mal, de l’amitié pour le bien931. » Ce faible mal, cette infime fêlure,
ce « pur intervalle » qu’est la conscience du manque du bien oriente l’être-moindre vers la
présence alentour du surcroît – exactement comme la reconnaissance de l’ignorance (« je sais
que je ne sais pas ») oblige Socrate à l’examen philosophique dans l’Apologie –. Et philia
nomme justement, dans l’œuvre de Platon, cette relation de tension de la conscience du
moindre à la présence du surcroît. Ce que le dialogue ne dit pas mais à quoi tout lecteur est
attentif, est qu’une telle définition de l’amitié correspond exactement à ce que pouvait
attendre Hippothalès, rouge de plaisir en voyant Lysis acquiescer à l’idée qu’un jeune homme
désiré est « apparenté » par son incomplétude au désir de son amant. L’exercice maïeutique,
s’il a peiné à déterminer théoriquement l’essence de la philia, a du moins engendré
pratiquement une relation d’amitié. Faute d’avoir saisie la forme, la dialectique en a épanoui
l’ombre remuante. Ainsi se termine d’ailleurs le dialogue : « A l’heure qu’il est […], nous
nous sommes, Lysis et Ménexéne, couverts de ridicule, vous aussi bien que le vieil homme
que je suis ! Car ces gens-là qui s’en vont diront que nous nous imaginons être mutuellement
amis (je me mets, vous le voyez, dans votre intimité !), mais que nous ne sommes pas encore
à même d’avoir réussi à découvrir ce que c’est qu’un ami [ho ti estin ho philos932] ! » Si
l’amitié elle-même, en tant que réalité affective, nous élève en visant une forme transcendante

927
HESIODE, Les Travaux et les jours, 25, cité de manière inexacte par Platon en 215c-d.
928
Lysis, 214c.
929
M. BLANCHOT, L’Amitié, Gallimard, NRF, 1971, p. 328-329. Nous soulignons.
930
Id., 215a.
931
Id., 218c.
932
Id., 223b, éd. cit., p. 349-350. Voir Œuvres complètes, Belles Lettres, t. II, 1921, p. 155 pour le texte grec.

311
à son objet933, en rechercher l’essence (ti estin) suffit au penseur pour bénéficier d’un effet de
la dialectique – car penser est une philia.
Retenons deux caractéristiques de l’approche platonicienne de l’amitié. 1) A la
différence de la pensée chrétienne primitive, l’état affectif dans lequel autrui m’est le plus
présent n’est pas fondamentalement orienté vers autrui. Non seulement l’aimant ne bénéficie,
dans l’efficace même de son amitié, que d’une qualité de l’aimé (un surcroît dont manque son
être-en-défaut), mais l’amitié ne qualifie au fond que l’orientation, la tension, l’attraction pour
ainsi dire mécanique du vide vers le plein. Nous verrons plus loin comment l’agapè accorde
au contraire l’être à l’être et mêle les hommes dans une aventure commune. 2) Par ailleurs, ce
n’est pas pour Platon la bonté qui se trouve porteuse d’amitié, mais ce qui, en chacun, s’en
trouve dépourvu, ou ne serait-ce que désireux. L’amitié procède du manque plutôt que du
surcroît puisque le bon, saturé de lui-même, ne peut que se complaire statiquement. La pensée
platonicienne est largement passée à côté de la possibilité d’une propulsion généreuse et
centrifuge de l’affectivité débordant d’elle-même.

c) Une vertu de la personne morale (Aristote et Epictète)

Aristote a largement renouvelé la conception grecque de la philia. Celui-ci pose d’abord


contre Platon que l’amitié ne se conçoit que s’il existe une mutualité des sentiments et des
agissements : « Ce n’est que si la bienveillance est réciproque qu’elle est amitié », écrit-il934.
Comment concevoir en effet que puisse durer une relation dont l’un des partenaires ne
répondrait pas aux exigences concrètes de l’amitié ? « Il faut donc qu’il y ait bienveillance
mutuelle, chacun souhaitant le bien de l’autre ; que cette bienveillance ne reste pas ignorée
des intéressés935. » Aristote distingue par ailleurs au huitième livre de l’Ethique à Nicomaque
deux formes d’amitié, l’une, factice et accidentelle, basée sur l’utilité ou le plaisir ; l’autre,
authentique et absolue, fondée sur la vertu. Cette distinction est devenue classique. Il existe en
effet de nombreux cas où l’amitié prend l’intérêt pour fin. Ingénieux efforts en vue d’une
ascension sociale ou méticuleuse utilisation des qualités d’autrui : il n’est pas rare que
l’affectivité peine à s’extraire des multiples manigances de l’intérêt. La fin se noie dans les

933
Le Lysis est l’un des premiers dialogues où se fait entendre la théorie platonicienne des idées. Voir en
particulier 220b où la finalité de l’amitié est présentée comme portant sur un au-delà de l’objet. D’autres
traditions, sans recourir à la transcendance de l’essence, affirmeront également l’insaisissablité conceptuelle de
l’amitié, ne serait-ce que par son caractère aveuglant : voir G. AGAMBEN, L’Amitié, Rivages, 2011.
934
ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, VIII, 1155 b 30, trad. par J. Tricot, Vrin, Bibliothèque des textes
philosophiques, 1987, p. 387.
935
Id. 1156 a, éd. cit., p 387.

312
moyens. Comme le remarque Aristote : « Ceux dont l’amitié réciproque a pour source l’utilité
ne s’aiment pas pour eux-mêmes, mais en tant qu’il y a quelque bien qu’ils retirent l’un de
l’autre936. » De même pour le plaisir : « Ce n’est pas en raison de ce que les gens d’esprit sont
ce qu’ils sont en eux-mêmes que [leurs amis] les chérissent, mais parce qu’ils les trouvent
agréables personnellement937. » Comment pourrait se pérenniser une relation confondant ainsi
la personne aimée et le gain personnel ? « Les amitiés de ce genre sont fragiles, dès que les
deux amis ne demeurent pas pareils à ce qu’ils étaient : s’ils ne sont plus agréables ou utiles
l’un à l’autre, ils cessent d’être amis938. » Si l’ami n’est pas lui-même la fin, la visée de
l’amitié, alors périt bientôt la racine même de toute fidélité. Epictète apporte également un
éclairage intéressant sur les distorsions possibles de l’amitié. Sommes-nous toujours bien
certains de la gratuité de nos affections ? Telle amitié n’est-elle pas simplement le produit de
circonstances favorables ? Le stoïcien nous met en garde : « En règle générale – ne vous faites
pas d’illusion – tout être vivant n’a rien qui lui soit plus cher que son propre intérêt939. »
Ailleurs : « Du côté où se trouvent ‘‘le moi’’ et ‘‘le mien’’ penche nécessairement l’être
vivant940. » Et d’en conclure sous la forme d’une brève métaphore : « Eh quoi ! As-tu jamais
vu des petits chiens se caresser et jouer entre eux, ce qui te faisait dire : ‘‘ Il n’y a rien de plus
amical’’ ? Mais pour voir ce qu’est l’amitié, jette entre eux un morceau de viande et tu le
sauras941. »
L’amitié intéressée, amoindrie par l’hypothétique, ne révèle rien de la plénitude des
amitiés absolues. C’est pour cela qu’Aristote décrit avec soin une philia fondée sur la vertu942.
Parfaite est l’amitié des hommes vertueux et semblables en vertu, la vertu étant une
« disposition stable ». « Ces amis-là, précise le Stagirite, se souhaitent pareillement du bien
les uns des autres en tant qu’ils sont bons943. » Enveloppant tout à la fois l’utilité et
l’agrément, comme le tout contient les parties, la bonté des hommes vertueux dispense en
même temps l’ensemble des biens consubstantiels à l’amitié : « Chacun d’eux est bon à la fois
absolument et pour son ami, puisque les hommes bons sont en même temps bons absolument
et utiles les uns aux autres. Et de la même façon qu’ils sont bons, ils sont agréables aussi l’un

936
Id., 1156 a 10, éd. cit., p. 388.
937
Id.
938
Id., 1156 a 20, éd. cit., p. 389.
939
EPICTETE, Entretiens, II, XXII, « Sur l’amitié », trad. par J. Souilhé, Gallimard, TEL, 1993 (première
édition 1949), p. 167. Pour le texte grec : Belles Lettres, 2002 (première édition 1949), t. II.
940
Id., p. 168.
941
Id., p. 167. Sur le concept stoïcien de φιλία, voir l’ouvrage d’A. BANATEANU, La Théorie stoïcienne de
l’amitié. Essai de reconstruction, Cerf, Editions universitaires de Fribourg, 2001.
942
Voir Ethique à Nicomaque, VIII, 4.
943
Ethique à Nicomaque, 1156 b 5, éd. cit., p. 390.

313
pour l’autre944. » Ce qui signifie – véritable lieu-commun de la philosophie antique – que
« c’est au sage seul qu’appartient le privilège de l’amitié945 ».
Si Aristote définit la vertu, de manière générale, comme disposition morale et
médiété946, Epictète situe quant à lui la puissance d’accueillir autrui, de manière peut-être plus
parlante, dans la capacité à neutraliser l’égocentrisme et dans l’exercice de la « personne
morale » (en proairesei). Transcendant les liens organiques traditionnels de l’affection, la
sagesse morale contient selon lui toutes les conditions de l’amitié véritable : « Ne va pas
examiner, comme font les autres, si ces hommes ont les mêmes parents, s’ils ont été élevés
ensemble et par le même pédagogue, mais uniquement s’ils placent leur intérêt en dehors
d’eux ou dans leur personne morale […]. Si tu entends dire [qu’ils] pensent vraiment que le
bien ne se trouve nulle part ailleurs que dans la personne morale, dans le bon usage des
représentations, ne te fatigue pas davantage à rechercher si c’est un fils et un père, ou si ce
sont des frères, ou s’ils ont été longtemps ensemble à l’école et s’ils sont camarades, mais tu
en sais assez pour prononcer hardiment qu’ils sont amis, tout comme tu peux déclarer qu’ils
sont fidèles, qu’ils sont justes. Car où l’amitié se trouvait-elle sinon où est la fidélité, la
réserve, l’estime de ce qui est beau, et rien d’autre947 ? »
La principale originalité d’Aristote concernant l’amitié tient dans son rapprochement
avec la question politique. Le troisième livre de La Politique pouvait déjà définir l’Etat, au-
delà d’une simple « communauté de lieu », comme la « communauté du bien-vivre »,
précisant que les différentes formes de sociabilité (vivre ensemble) sont l’« œuvre de
l’amitié » et faisant ainsi de la philia la structure idéale du suzèn948. Mais le huitième chapitre
de l’Ethique à Nicomaque pousse plus avant l’analyse. Considérant la « concorde » à la
manière d’une amitié civile spécifique, Aristote peut écrire à la fois que « l’amitié semble
constituer le lien des cités » et que « les législateurs paraissent y attacher un plus grand prix
qu’à la justice même949 ». Et de préciser : « La concorde, qui paraît bien être un sentiment
voisin de l’amitié, est ce que recherchent avant tout les législateurs, alors que l’esprit de
faction, qui est son ennemie, est ce qu’ils pourchassent avec le plus d’énergie. » Les
différentes propositions se tiennent et s’entendent ensemble. Quand les hommes sont amis, il
n’y a plus besoin de justice. La concorde tient lieu de constitution tacite ; l’entente, de

944
Id., 1156 b 10, éd. cit., p. 390.
945
EPICTETE, Entretiens, II, XXII, éd. cit., p. 166.
946
Voir Ethique à Nicomaque, II, 4-5. Voir également, sur la définition générique de la vertu, J.MOREAU,
Aristote et son école, PUF, DITO, 1985 (première édition 1962), p. 206-217.
947
Id., éd. cit., p. 168-169.
948
Voir Politique, III, 9, 1280 b 30-40.
949
Ethique à Nicomaque, VIII, 2, 1155 a 20-25, éd. cit., p. 383.

314
magistrature naturelle ; l’amitié, de législation invisible. Une telle conception de l’amitié
pourrait d’ailleurs s’étendre aux mœurs mêmes : la gentillesse ne dispense-t-elle pas de code
pénal ? La politesse, « qui est un bonheur d’apparence » selon l’expression d’Alain950, n’est-
elle pas une politique du cœur, une politique dispensée de droits, une politique sans police ?
Voilà pourquoi, selon Aristote, « la plus haute expression de la justice est, dans l’opinion
générale, de la nature de l’amitié951 ».
Ainsi s’embrassent l’analyse morale et l’étude politique de la philia. Mais l’extension
sémantique de la notion telle qu’on la rencontre dans la philosophie d’Aristote ne réduit pas la
distance séparant la conception grecque de l’amitié de la compréhension évangélique de
l’amour. Explorer cette différence – ce que nous nous proposons à présent de faire – revient à
aborder l’originalité la plus criante de l’Evangile.

2) De l’ami (« philos ») au prochain (« plèsion ») : la percée de l’Evangile

a) « Et qui est mon prochain ? » (Lc 10, 29) : l’amour comme temporalisation de
l’avenir

La prédication de Jésus, telle que les évangélistes la restituent et la dramatisent,


conditionne la promesse du Royaume au regard porté sur l’autre homme. Comme les fils d’un
écheveau compliqué, les deux thèmes scripturaires du salut et de la rencontre se mêlent dans
l’Evangile de manière exclusive. Avec un soupçon d’ironie, Emmanuel Lévinas aimait à
rappeler l’obsession éthique animant déjà la Bible hébraïque. Les Juifs n’ont pas attendu le
rabbi de Nazareth, voulait-il dire, pour soumettre la justice à l’exigence de la solidarité ou
pour conditionner le salut au pardon des offenses952. Et en effet la récurrence du motif
judiciaire dans L’Ancien Testament révèle le souci biblique de la paix sociale. D’autres
historiens, de Pierre Hadot à Marcel Conche, ajouteraient que la mythologie, la littérature, la

950
ALAIN, Propos sur le bonheur, XC, « Que le bonheur est généreux », Gallimard, Folio/essais, 1985
(première édition 1928), p. 206.
951
Ethique à Nicomaque, 1155 a 25-30, éd. cit., p. 383.
952
Voir par exemple « La loi du talion » : « ‘‘Si quelqu’un fait périr une créature humaine, il sera mis à mort.
S’il fait périr un animal, il paiera corps pour corps. Et si quelqu’un fait une blessure à son prochain, comme il a
agi lui-même, on agira à son égard : fracture pour fracture, œil pour œil, dent pour dent […].’’ Sévères paroles !
Combien éloignées de celles qui magnifient la non-résistance au mal. Vous avez sans doute pensé à cette autre
page des Ecritures : le ‘‘juste qui présente sa joue à celui qui frappe et qui se rassasie d’humiliations’’. Vous
reconnaissez ce passage et vous vous rappelez les références. Il s’agit bien entendu des Lamentations de Jérémie,
chapitre 3, verset 30. Un autre fragment de ce même, si ancien Testament ! » (Difficile liberté, Albin Michel,
Présences du judaïsme, 1976, p. 194.

315
philosophie grecques, regorgent davantage peut-être qu’aucune doctrine ou religion de
puissantes méditations sur l’amour953. Il n’en reste pas moins que l’obsession du rapport
humain demeure la ligne de crête et pour ainsi dire la dominante entêtante de la prédication de
Jésus. Ni Platon ni Aristote, ni Epictète ni Marc Aurèle, ni les manuscrits de la mer Morte ni
les pseudépigraphes de l’Ancien Testament, ni Philon d’Alexandrie ni Flavius Josèphe, et pas
davantage la première littérature rabbinique, ne reviennent avec une insistance aussi marquée
sur la nécessité d’une réinterprétation des rapports humains954. Voyons sous quel jour paraît
l’autre dans l’Annonce du Règne.
La parabole du bon Samaritain (Lc 10, 25-37) débute, à l’instar du Lysis, par une
situation factuelle précise. Après avoir écouté l’enseignement de Jésus, un légiste se lève et
s’approche pour le mettre à l’épreuve. « Que dois-je faire pour recevoir en partage la vie
éternelle ? » lui demande-t-il. La question du faire (ti poièsas), articulée au problème du salut,
veut embarrasser la position déclarative du « rabbi » de Nazareth. Ayant affaire à un légiste,
Jésus renvoie la question : « Qu’est-il écrit dans notre loi ? » Le spécialiste répond par deux
références à la Torah, l’une au Deutéronome, l’autre au Lévitique : « Tu aimeras le Seigneur,
ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de tout ton esprit » (Dt 6,
5) ; « tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Lv 18, 5). Le dialogue aurait pu en rester
là. « Tu as bien répondu. Fais cela et tu vivras », ajoute Jésus, laissant entendre que la
continuité du commandement (agapèseis, « tu aimeras ») et de l’agir (touto poiei, « fais
cela ») coule de source. Mais le légiste, à tort ou à raison, reconnaît une difficulté, non pas
tant dans la continuité de l’aimer et du faire que dans la détermination de l’Autre : « Et qui est
mon prochain ? »
C’est en réponse à cette question qu’est prononcée la parabole : « Un homme descendait
de Jérusalem à Jéricho et tomba sur des bandits qui, l’ayant dépouillé et roué de coups, s’en
allèrent, le laissant à moitié mort » (Lc 10, 30, TOB). Agression banale sur un chemin désert.
Le corps ensanglanté d’un inconnu, d’un homme quelconque – anthrôpos tis – gît dans la
poussière de Judée. Un prêtre descend par ce chemin, voit l’homme et passe son chemin. Sa
responsabilité liturgique n’a pas fait de lui l’homme secourable qu’il aurait dû être. Un lévite,
indifférent ou méfiant, fait de même. Sa responsabilité sacerdotale ne lui a pas permis de
reconnaître dans le blessé une image du prochain. Puis un Samaritain qui était en voyage

953
Voir par exemple M. CONCHE, Analyse de l’amour, Librairie Générale Française, 2011.
954
Voir sur ce sujet les travaux approfondis de l’exégète John P. Meier : Un Certain Juif, Jésus. Les données de
l’histoire, tome IV, La loi et l’amour, Cerf, Lectio Divina, 2009. Bien que le verbe « aimer » ou le substantif
« amour » ne se retrouvent que rarement dans la bouche de Jésus (p. 280), le prophète de Galilée a pourtant fait
de l’amour la clé herméneutique de la Loi (p. 383) – et cela de manière tout à fait singulière.

316
passe par là. Sa réaction est d’abord personnelle, intime : le blessé sitôt aperçu (idôn), le voici
qui se trouve « ému aux entrailles » (esplagchnisthè). Pour lui, la dépouille pitoyable de
l’homme à terre n’est ni un objet se donnant à voir ni un spectre se donnant à percevoir, mais
une personne qui se donne en toute circonstance à rencontrer : présence disponible à
l’aventure de sa vie. Et cette réaction intime du Samaritain se traduit sans aucun heurt ni
aucune discontinuité en décisions et en actions spontanées. Il s’approche, d’abord –
proselthôn –, d’un mouvement qu’on devine vif, fulgurant l’espace, et sans craindre
l’impureté de la mort ou du sang. Puis il panse les blessures de l’inconnu, nettoyant chaque
plaie avec de l’huile et du vin – mets eschatologiques –, charge le corps sur sa monture pour
conduire l’inconnu dans une auberge où il paye d’avance les frais des soins en promettant de
revenir. Une fois la parabole achevée, Jésus demande au légiste lequel des trois, du prêtre, du
lévite ou du Samaritain, est le « prochain » de l’homme.
Faisons trois remarques. 1) La réaction du Samaritain apparaît ici comme un paradigme
de l’amour évangélique. L’agapè ne désigne pas seulement la surabondance de la miséricorde
de Dieu, mais également ce que l’exégète Simon Légasse appelle l’« agapè interhumaine955 »,
c’est-à-dire l’incarnation, par l’œuvre humaine, de l’Amour originel de Dieu. La spécificité la
plus flagrante de l’agapè interhumaine mise en scène par la parabole est son triple caractère à
la fois immédiat, inconditionné et complet. Immédiat d’abord, parce que la miséricorde du
bon Samaritain se traduit tout de suite en gestes d’attention, sans délibération ni calcul, sans
médiation temporelle. Inconditionné ensuite, parce qu’elle ne regarde pas au visage de la
personne : l’homme secouru est indistinct, anonyme, un quelconque – anthrôpos tis –.
Complet enfin, d’une complétude paradoxalement ouverte, d’une exhaustivité indéfinie,
puisque le secours, s’il commence par une simple rencontre de fortune (« il était en voyage »),
ne s’achève pas (« je repasserai »). Jamais le présent ne porte la borne d’une aventure, jamais
il n’en circonscrit les possibles. Et l’agapè, temporalisant l’avenir, nomme justement ce
régime de la relation humaine où l’aventure n’a pas de terme assigné, où, la fin n’appartenant
qu’à Dieu, tout regard en appelle à la complétude ouverte, à l’exhaustivité indéfinie de la
rencontre – « où je suis responsable pour moi et pour tous956 ».
2) Jésus s’adresse à un légiste. Le fait n’est pas fortuit. Le légiste est spécialiste de la
Loi, nécessairement scrupuleux dans la discrimination du pur et de l’impur. Or, c’est un
Samaritain qui devient le modèle de l’agapè interhumaine, c’est-à-dire un étranger. Pire : un

955
S. LEGASSE, « Et qui est mon prochain ? » Etude sur l’agapè dans le Nouveau Testament, Cerf, Lectio
Divina 136, 2013 (première édition 1989), p. 15ss.
956
J.-P. SARTRE, L’Existentialisme est un humanisme, Gallimard, Folio/essais, 2013, p. 33.

317
apostat, un renégat, un « mauvais Juif ». (Jésus dit lui-même à ses apôtres en les envoyant en
mission : « Ne prenez pas le chemin des païens et n’entrez pas dans une ville de Samaritains »
(Mt 10, 5957) Le légiste est ainsi discrètement appelé à devenir lui-même le prochain (plèsion)
du réprouvé et de l’impur, le prochain de ce qui est pour lui inapprochable. Le Règne
messianique bouleverse les séparations légales. Tout homme devient le quelconque ayant
vocation à participer à l’aventure de toute existence. C’est d’ailleurs cela, le régime
d’aventure inauguré par l’ère messianique : un avenir où tout nous regarde, et jusqu’à rebours
de nos prévisions, de nos calculs, voire de nos volontés.
3) Revenons enfin à la question posée par le légiste (« et qui est mon prochain ? »).
Jésus ne répond pas explicitement à la question, cachant une énigme dans la parabole (la
question est elle-même le drame). Il fait néanmoins comprendre à ses auditeurs que le
prochain désigne moins la qualité d’une personne qu’un choix d’attitude qui s’ouvre à
l’homme. Il est moins un qui qu’un quoi ou un comment. La question finale de Jésus ne laisse
aucun doute : « Lequel des trois, à ton avis, s’est montré le prochain de l’homme qui était
tombé sur les bandits ? » (Lc 10, 36). Le mot plèsion renvoie clairement ici au Samaritain et
non à l’homme blessé. « Le prochain n’est plus l’objet de l’amour mais son sujet », remarque
Simon Légasse958. Prochain est l’individu qui porte secours à l’inconnu, à l’impur, à
l’étranger. Mieux encore, il est celui qui peut transfigurer le quelconque en personnage de son
aventure ; celui qui intègre l’homme indéterminé (anthrôpos tis) aux structures de son propre
drame. Le prochain est donc l’homme pour qui l’autre-quelconque, l’autre-inattendu,
l’imprévisible, l’incalculable, le tout-autre, donc l’autre-de-l’autre – pauvre hère gisant dans
la poussière ou visage croisé parmi les fantômes –, a toujours partie liée avec mon avenir.

b) Deux écueils : l’hémorragie du pour-l’autre et l’idolâtrie du lointain

L’autre, dans le temps de la fin, devient ainsi un autre nom de Dieu. Inattendu,
imprévisible, mêlé aux surprises de l’aventure, autrui prend les traits du visage de la fin, de la
figuration vivante de l’à-venir, du lieu et du moment du Jugement Dernier959. Dès son origine,
le christianisme a rendu central le problème des relations humaines. Aucune religion comme
le catholicisme – dont le nom même rappelle la réalisation universelle des peuples à la fin des

957
Les évangiles synoptiques mettent en scène à plusieurs reprises des Samaritains, toujours pour montrer que, si
les scribes et les Pharisiens les considèrent comme des hérétiques (voir Jn 8, 48), Jésus transgresse les
obligations liées à l’impureté (voir Jn 4, 7-26).
958
S. LEGASSE, « Et qui est mon prochain ? » Etude sur l’agapè dans le Nouveau Testament, éd. cit., p. 68.
959
Voir G. AGAMBEN, « Le Jour du Jugement », dans Profanations, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2006
(première édition Payot & Rivages, 2005), p. 21-27.

318
temps – ne fait de l’autre la condition de Dieu. Mais accueillir chaque homme comme la
présence de Dieu, comme un tabernacle dans le monde ou comme la lueur annonciatrice de la
parousie, est un commandement dont le chrétien ne peut être à la hauteur que temporairement
et ponctuellement. Répondre continûment à l’exigence messianique est largement
impossible960. Nous pouvons concevoir deux écueils à l’impatience du désir de rencontrer
Dieu en l’autre – à l’impatience d’en finir avec le temps, donc : l’hémorragie du pour-l’autre
et l’idolâtrie du lointain.
L’hémorragie du pour-l’autre nomme cette manière désordonnée, brouillonne, de se
donner soi-même, obsessionnellement, aux inconnus fortuitement croisés. Charité frénétique,
don de soi à corps perdu, le trépignement du pour-l’autre est en même temps oubli de soi, déni
de l’autre et mépris du temps. L’homme quelconque (anthrôpos tis) de la parabole lucanienne
n’est pas indéterminé au point d’être interchangeable. Il ne se rencontre que dans une situation
donnée, caractérisée, imprévisible à force de détails – situation nécessairement reçue dans le
temps et au sein de laquelle l’agapè peut prendre corps. Il s’agit ici d’un homme blessé,
couché dans la terre. Il pourrait s’agir d’un ouvrier réclamant son salaire ou d’un père pleurant
la mort de son enfant. Tous les personnages des évangiles prennent chair dans des histoires
particulières. Aucun n’est un simulacre ni un prétexte. Considérer derrière chaque homme un
« mendiant d’amour » relève donc d’une manière douteuse d’abstraire autrui de son
historicité. Le don hémorragique de soi ne se plaît finalement qu’à fuir la responsabilité de la
relation temporelle à l’autre. C’est une manière, en somme, de s’assurer de n’avoir jamais à
prendre des nouvelles d’autrui, comme le fait au contraire le Samaritain en ouvrant la
rencontre à son futur indéterminé (« je repasserai »). Une obole par-ci, une obole par là,
véritable donjuanisme de la bonté, l’hémorragie du pour-l’autre refuse toute aventure en
biffant l’avenir. Son don est sans appel. Il existe mille manières concrètes d’étouffer l’autre de
sa prévenance ou de l’éluder par des offrandes devenues machinales. L’autre grouille, alors. Il
est partout. C’est-à-dire nulle part. Il est innombrable et sans visage. Tout fait office d’autre,
ne laissant au « grand cœur » qu’un vertige à satisfaire dans la jubilation du présent. La
prodigalité sans mesure de l’hémorragique lui donne, certes, l’impression plaisante d’être
l’indispensable baume du monde. Mais bien peu d’amis peuplent cette existence éparpillée.
Lui manque toujours ces rugosités, ces rebuffades, ces accidents, par lesquels autrui entre

960
Voir sur cette question la lecture déjà mentionnée que Guilhen Antier propose de Mt 25, 31-46, « Y a –t-il
une suspension eschatologique de l’éthique », dans Eschatologie et morale, collectif, sous la direction d’Olivier
Artus, DDB, Institut Catholique de Paris, 2009, p. 281-296.

319
dans notre vie, nous conduisant cahin-caha où nous ne le pensions pas ni ne pouvions le
vouloir.
Il est une autre manière assez voisine et tout aussi calamiteuse de répondre à l’exigence
messianique : idolâtrer le quelconque sous la figure abstraite du lointain. Idolâtrer le
quelconque, l’hypostasier jusqu’à le perdre, c’est prendre l’homme de la parabole (anthrôpos
tis) pour un concept. C’est confondre l’homme et l’humanité, ce qui revient à dissoudre
l’accident dans l’essence, à subsumer le singulier sous l’idée. Il n’est pas rare que la charité,
dans son acception la plus vulgaire, se complaise en ce niveau d’abstraction où s’estompent
aussi bien les qualités de l’individu que les structures temporelles de la situation. La charité de
l’idolâtre ne s’encombre pas de la présence réelle d’autrui. Préférant magnifier une généralité,
l’autre devient pour lui un « universel abstrait961 », c’est-à-dire un absent. Le fantasme de
l’autre, dans sa soif d’héroïsme, transforme incidemment le quelconque de la parabole en
horizon fuyant. Adepte des larmes sélectives, des sentimentalités rêveuses, des idéaux
désincarnés, des utopies politiques, l’idolâtre exauce toujours ses visions dans les nuées :
« Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher loin dans leurs livres des devoirs qu’ils
dédaignent de remplir autour d’eux, prévient Rousseau. Tel philosophe aime les Tartares,
pour être dispensé d’aimer ses voisins962. » L’autre est d’autant plus agréable à secourir, en
effet, qu’il échappe par son idéalité vaporeuse à ma temporalité et qu’il reste au-dehors de
mon aventure : telle est du moins l’affectivité secrète de tous les révolutionnaires.
L’hémorragique et l’idolâtre s’épargnent de rencontrer l’autre. Mais puisque le
quelconque n’en appelle au prochain ni sous l’aspect de l’innombrable ni sous la forme du
lointain, il faut bien que s’entende une forme plausible de l’agapè.

c) « Va, désormais ne pèche plus » (Jn 8, 11) : une herméneutique de l’« agapè »

Agapèseis : « Tu aimeras… » Curieuse injonction qu’en ces mots. L’amour ne se


décrète ni ne s’ordonne. Nécessairement reçu (en soi) avant de pouvoir se dispenser (au-
dehors et vers autrui), l’amour appartient à ces phénomènes de précellence qui limitent la
puissance de la volonté963. C’est d’ailleurs un truisme psychologique. Tout commandement

961
Voir J.-P. SARTRE, Cahiers pour une morale, Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 1983, p. 14-15.
962
J.-J. ROUSSEAU, L’Emile, La Renaissance du Livre, Jean Gillequin & Cie Editeurs, t. I, p. 14-15.
963
Mesurant la liberté à la grandeur de la volonté (voluntas, sive arbitrii libertas), Descartes ne s’est interrogé ni
sur les limitations ni sur les conditionnements affectifs du vouloir. L’expérience de la volonté est l’expérience
d’une totalité : « En même façon si j’examine la mémoire, ou l’imagination, ou quelque autre puissance, je n’en
trouve aucune qui ne soit en moi très petite et bornée, et qui en Dieu ne soit immense et infinie. Il n’y a que la
seule volonté, que j’expérimente en moi être si grande, que je ne conçois point l’idée d’aucune autre plus ample

320
d’amour est donc intrinsèquement paradoxal. Il est vrai que la loi, dans son acception
hébraïque, est d’abord une déclaration, une parole, une intervention et une bénédiction de
Dieu. Pour autant, l’obligation d’aimer n’a de sens qu’en s’adressant à des membres d’une
communauté déjà liée, comme une famille ou un groupe d’intérêts. Un père peut bien exiger
de ses enfants qu’ils s’« aiment » : son appel à la réconciliation veut restaurer une union
naturelle défaite. C’est à la condition de s’adresser à des amis, des frères, des amants, que le
commandement d’aimer trouve un sens. Il est alors un rappel, quelque chose comme
l’anamnèse d’une évidence effacée. Pourtant, dans sa radicale nouveauté, l’Evangile s’adresse
à tous, et particulièrement au quelconque. L’Annonce s’étend pour cela jusqu’aux confins de
la terre : « Allez donc, de toutes les nations faites des disciples… » (Mt 28, 19). In finibus
temporis, la Parole s’aventure aux confins : « Vous serez mes témoins à Jérusalem, dans toute
la Judée et la Samarie, et jusqu’aux extrémités de la terre » (Ac 1, 8b). Dans sa forme
messianique, l’amour de Dieu eschatologise ensemble et l’homme et l’espace : heôs eschatou
tès gès, dit le texte grec ; usque ad ultimum terrae, traduit la Vulgate : « Jusqu’à l’ultime de la
terre »
L’amour évangélique ne peut donc pas s’entendre dans le sens du commandement
littéral ou de la Loi vétérotestamentaire. Puisqu’on ne peut être le prochain que d’un
quelconque à la fois imprévisible (un autre véritable) et incarné (un autre véritable), la Loi ne
saurait valoir comme loi. « L’une des différences les plus frappantes qui existent entre le
commandement d’aimer au sens de l’Ancien Testament et au sens chrétien, précise l’exégète
Anders Nygren, réside dans la portée universelle qu’il prend dans le christianisme. Dans le
judaïsme, l’amour est exclusif et particulariste964. »
On ne peut comprendre philosophiquement l’agapè évangélique qu’à partir de sa
nouveauté réelle, à savoir sa radicalisation en « amour des ennemis965 ». Relisons trois versets
de Matthieu : « Vous avez entendu qu’il a été dit : ‘‘Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton
ennemi’’ [Lv 19, 18]. Eh bien ! moi je vous dis : aimez vos ennemis, et priez pour vos
persécuteurs, afin de devenir fils de votre Père qui est aux cieux, car il fait lever son soleil sur
les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et les injustes » (Mt 5, 43-45). La
question n’est pas tant de savoir si un tel amour, dans sa radicalité contre-nature, est
simplement possible, mais plutôt d’en spécifier le bénéfice heuristique pour l’homme. Car
l’amour des ennemis, bien au-delà du pardon – qu’il devance ontologiquement –, maximalise

et plus étendue… » (Méditations métaphysiques, IV, trad. par le duc de Luynes, Vrin, Bibliothèque des textes
philosophiques, 1978, p. 57.)
964
A. NYGREN, Erôs et Agapè, Cerf, 2009 (première édition Aubier, 1944), t. I, p. 59.
965
Ce que pense également Nygren. Voir op. cit., éd cit, p. 103-105.

321
toute rencontre en élevant le regard humain à son summum et en hissant l’attention à son
faîte. En redevenant pour moi un quelconque, l’ennemi concret, réel, l’ennemi empirique –
l’echtros de la rencontre infernale – me dispose à toute humanité possible (anthrôpos tis) en
existentialisant l’esprit de réconciliation (diallagè966). Aimer ses ennemis, c’est devenir le
prochain de tous sans être pour autant hémorragique ni idolâtre.
Enoncée sous cette forme extrême (« eh bien ! moi je vous dis967… »), l’agapè relève
d’une herméneutique existentielle. En effet, le Christ n’énonce pas ici un contenu dogmatique,
comme s’il apportait du Ciel une nouvelle Table ou proposait à la synagogue une
interprétation du Lévitique. Le Règne ne se présente pas, pour le croyant, à la manière d’une
nouvelle aube pour l’histoire. Ne relevant visiblement plus d’aucune justice distributive (« œil
pour œil… »), l’amour des ennemis désigne en fait une modalité originaire de l’affectivité
croyante. Il entre en cela dans l’orbe de la philosophie, voire de la phénoménologie. Un tel
amour ne s’apparente pas non plus au pardon occasionnel, à la remise des dettes, à
l’effacement d’un contentieux. Il relève d’une modalité de l’affectivité, de la vie même de
l’homme aimant et gratifié d’un don jusque-là inenvisagé.
La condition herméneutique de l’amour, maximalisé en « amour des ennemis », est
fondamentalement la reconnaissance de l’être-pécheur – à condition de comprendre le péché
comme un existential de l’être-là plutôt que comme une faute de l’être moral. Comme
l’écrivait Max Scheler : « Celui qui n’a pas grand besoin de pardon, n’a pas non plus
beaucoup aimé968. » Ce n’est pas que le besoin de pardon précède historiquement l’amour, ou
que l’amour n’anticipe chronologiquement le besoin de pardon : c’est en fait une même
affectivité, selon l’Evangile, que recevoir la condition de ce que l’on donne et être transformé
de donner. Se comprendre pécheur, justement, c’est avoir « besoin de pardon », c’est-à-dire
requérir un amour premier, un amour primal, une grâce accompagnant toute saisie de soi-
même. Cette grâce, comprise ici comme condition ontologique, n’est pas un concept
théologique, mais une expérience possible de l’existence finie. C’est la disposition affective
originaire du pardonnant. Or, l’état de pardonnant répond à l’état de pardonné, qui répond lui-
même, moins dans la succession chronologique que dans l’unité de l’être-là chrétien, à la

966
Il faut entendre la réconciliation (διαλλαγή) dont parle Mt 5, 24 dans le sens grec du mot, et non dans son sens
latin : trouver un accord. Il s’agit d’une action plutôt que d’une décision et d’un existential plutôt que d’une
simple intention morale.
967
Voir toute la péricope en Mt 5, 17-48. L’exégèse messianique de la Loi présentée dans ce chapitre, Loi
« accomplie » et non pas « abrogée », s’achève par le verset suivant : « Vous donc, vous serez parfaits comme
votre Père céleste est parfait. » Il ne s’agit plus de se conformer au commandement de Dieu, mais de s’assimiler,
par sa propre existence (έσεσθε ύµεις), à la perfection du Père.
968
M. SCHELER, Von Umsturz der Werte, cité par A. NYGREN, Erôs et Agapè, éd. cit., t. I, p. 71.

322
reconnaissance de l’être-pécheur. Si l’être-pardonné est en quelque sorte un transcendantal de
l’être-pardonnant, être pécheur est la condition originaire d’être pardonné969.
La péricope de la femme adultère dans l’évangile de Jean offre le cadre herméneutique
le plus complet pour resituer l’agapè dans sa dimension existentielle – et reconduire le
théologal dans l’ordre philosophique. La situation est la suivante (Jn 8, 1-11) : Jésus vient de
descendre du mont des Oliviers pour se rendre au Temple, où il enseigne assis parmi le
peuple. Des scribes et des Pharisiens amènent devant lui une femme surprise en adultère. Ils la
placent au milieu du groupe. La Loi mosaïque prescrivant de lapider ces femmes (Lv 20, 10),
les scribes et les Pharisiens demandent à Jésus ce qu’il exige d’en faire (« et toi, qu’en dis-
tu ? »). L’évangéliste précise que les accusateurs parlent ainsi dans l’intention de lui tendre un
piège. Jésus, se baissant, écrit sur le sol (kategraphen eis tèn gèn) – peut-être pour signifier
l’actualisation de la Loi, sa descente in terra, donc sa traduction dans la situation présente et
messianique. L’interrogatoire dure un certain temps (« comme ils continuaient à lui poser des
questions… »). Jésus se redresse alors et dit : « Que celui d’entre vous qui n’a jamais péché
lui jette la première pierre. » Il s’incline à nouveau vers le sol pour y écrire (egraphen eis tèn
gèn970). Lentement, scribes et Pharisiens se retirent, « l’un après l’autre » précise le texte, « à
commencer par les plus âgés. » Jésus reste seul, tourné vers la « terre inscrite ». Voyant que la
femme – une femme quelconque, sans nom ni titre (hè gunè) – demeure au milieu du peuple,
il se redresse une dernière fois pour un bref dialogue (en manière de conciliation définitive –
diallagè971) : « Femme, où sont-ils donc ? Personne ne t’a condamnée ? » « Personne,
Seigneur », répond la femme. « Moi non plus, je ne te condamne pas. Va, et désormais ne
pèche plus. »
Quel est le sens de cette situation ? D’un point de vue théologique, Jésus est bien le
personnage central de la scène : lui seul, « qui n’a commis aucun péché » (1P 2, 22), peut
remettre tout péché. Il est le Fils, la présence immédiate du Père sur terre. Mais d’un point de
vue philosophique et herméneutique, c’est la femme qui est centrale. Non la femme en
situation d’adultère, la femme pénitente, mais la femme pardonnée. Celle-ci est reconduite au
maintenant messianique de son existence (apo tou nun) pour vivre d’une vie pardonnée. Le

969
Dans une lettre aux Chartreux et au prieur de Guigues, Bernard de Clairvaux évoque en d’autres termes ce
mouvement herméneutique de la réception et du don : « La Charité donne la charité [Caritas dat caritatem], la
charité substantielle donne la charité accidentelle [substantiva accidentalem]. » Voir Lettres, t. I, Cerf, 1997, p.
227.
970
Κατέγραφεν devient dans le texte έγραφεν. L’élision du préfixe κατά indique scripturairement l’entrée
fatidique du Christ – son Incarnation – dans la situation messianique : il se trouve maintenant au niveau de la
terre elle-même, in terra pour reprendre l’expression de la Vulgate.
971
La réconciliation eschatologique se rencontre dans l’aventure temporelle, et non plus sous la forme d’un
commandement. Ce qui s’écrit in terra pénètre le temps.

323
« va… » (poreuou) de la parole christique, inaudible sans la foi, ouvre clairement l’existence
à une nouvelle relation à soi. La foi ne réside d’ailleurs qu’en cette inédite saisie, qu’en cet
inouï de l’être-pardonné. Une certaine affectivité, tout à fait phénoménale et mondaine,
s’éprouve dans ce maintenant sauvé et disposé à l’aventure. Aimer veut dire revenir sans
cesse du pardon reçu, le prolonger, le dispenser, l’élargir dans les actes de sa vie ; ce que
signifie précisément ne plus pécher (« et désormais ne pèche plus »). C’est une même
situation d’existence qu’être pardonné et porter le pardon au-devant de soi. Aimer est l’état de
l’existence qui se découvre toujours anticipée par la miséricorde. Bien loin de susciter un
sentiment d’impunité (anneau de Gygès), l’anticipation du pardon sur la conscience de soi et
sur l’action imprime en l’existence croyante une vulnérabilité heureuse.
Sartre interprétait la découverte de la contingence à partir de la responsabilité totale de
l’homme : « Tout ce qui m’arrive est mien972 ». Nous pouvons dire autrement. Si l’existence
ne se déduit en effet de rien de mondain ni d’historique, ce que signifie la découverte de la
contingence, elle peut s’éprouver elle-même à partir de la certitude d’être précédée, anticipée
et conditionnée par la miséricorde messianique. L’existence croyante, en un mouvement de
sécularisation de la transcendance, est en quelque sorte adonnée au surcroît du pardon et
prend conscience d’elle-même dans la certitude éprouvée empiriquement d’être devancée par
un appel, devancée par un amour. La première épître de Jean (1Jn 3, 20) exprime nettement le
caractère existentiel d’une telle foi : « Dieu est plus grand que notre cœur973. » Et Paul lui-
même, auquel il nous faut revenir, est également un penseur de cette crue de l’anticipation du
pardon sur l’existence croyante – phénomène saturé par excellence – : « Où le péché a
abondé, la grâce a surabondé » (Rm 5, 20).

3) Du prochain (« plèsion ») au frère (« adelphos ») : métamorphose du quelconque


(Paul)

a) Phénoménologie de l’apostolicité

Plus que quiconque Paul est un penseur de la rencontre. L’affectivité de l’être-pardonné,


dont nous faisons la condition herméneutique de l’agapè, se dit dans les épîtres : « être

972
J.-P. SARTRE, L’Etre et le néant, Gallimard, TEL, 1987 (première édition 1943), p. 612. Un peu plus haut :
« La responsabilité du pour-soi est accablante, puisqu’il est celui par qui il se fait qu’il y ait un monde. »
973
Μείζων έστίν ό θεός της καρδίας. Καρδία, le cœur, est un nom pour l’affectivité croyante. Il désigne la
modalité existentielle de l’amour reçu et donné.

324
justifié » (dikaioutai anthrôpos, Ga 2, 16). Encore une fois, il ne s’agit pas là d’un concept de
théologie. La justification, telle que nous l’entendons, nomme la métamorphose
herméneutique du sujet messianique qui, se reconnaissant pécheur, se relève (au sens fort :
« ressuscite ») en mesure d’aimer ses ennemis974. Paul a expérimenté de manière
particulièrement violente une telle conversion, le persécuteur brutalement justifié (Ac 9, 4)
devenant soudain proclamateur de la justification universelle (Rm 5, 17). Le « chemin de
Damas » et ses conséquences biographiques ne sont rien d’autre que l’actualisation
existentielle, l’herméneutique intime, de l’être-justifé. Très vite, l’œuvre (ergon) à laquelle il
se dit appelé prend le sens d’une mission auprès des païens : « Tel est l’ordre que nous tenons
du Seigneur : ‘‘Je t’ai établi lumière des nations, pour que tu apportes le salut aux extrémités
de la terre’’ » (Ac 13, 47). Le but de son apostolat ne lui pose aucune difficulté particulière.
Mais qu’est-ce, phénoménologiquement, qu’être apôtre ? Ni la définition du Magistère
ecclésiastique, qui voit dans le ministère apostolique la continuation de la mission de Jésus975,
ni les précisions de Giorgio Agamben distinguant l’apostolicité de la prophétie976, ne suffisent
à clarifier la « situation de Paul977 ». Car c’est au sens philosophique qu’il faut comprendre
que l’apôtre est un envoyé (apostellô), et non pas seulement dans la dimension étymologique
du mot.
Qu’est-ce qu’être envoyé selon Paul ? La question conduit plus loin qu’il n’y paraît.
L’être-envoyé entretient une relation particulière avec le temps, d’abord. L’envoi (vers les
païens en l’occurrence) consiste à retemporaliser la sidération de la justification, à lui rendre
le temps pour ainsi dire. Nous le préciserons plus loin. Mais l’être-envoyé, compris comme
modalité ontologique, entretient également une relation spécifique avec le monde, et en
particulier avec le monde comme spécification et orientation de l’espace. Car la spatialité du
monde relève d’une phénoménologie au même titre que le temps. « Du seul fait qu’il y a un
monde, écrit Sartre, ce monde ne saurait exister sans une orientation univoque par rapport à
moi978. » Le monde est l’espace objectivé par les intentions d’une conscience. Il prend forme
au gré de ses états et projections. Dans Lumière d’août, Faulkner décrit longuement Lena
Grove, une petite paysanne de l’Alabama, parcourant les longues routes du Sud. Son aventure,

974
« En mesure de », c’est-à-dire à la hauteur de la grâce reçue.
975
Voir le Catéchisme de l’Eglise catholique, § 858.
976
Voir G. AGAMBEN, Le Temps qui reste. Un commentaire de l’Epître aux Romains, en particulier le chapitre
« Apostolos », Rivages poche/ Petite Bibliothèque, 2004 (première édition 2000), p. 105-110.
977
Voir Phénoménologie de la vie religieuse, trad. par J. Greisch, Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 2012,
p. 101.
978
SARTRE, L’Etre et le néant, éd. cit., p. 354.

325
comme celle de Paul, est entièrement tributaire des chemins979. « Elle ne bouge pas, écrit
Faulkner. La charrette, maintenant, suit une sorte de rythme. Son bois usé, sans huile, ne fait
plus qu’un avec la lente après-midi, avec la route et la chaleur […]. Elle ne bouge pas. Elle
semble surveiller la route, lente entre les oreilles des mulets, la distance peut-être, taillée en
forme de route, définie980. » Il y a des distances taillées en forme de route, comme le précise
avec une exactitude de phénoménologue l’écrivain Américain. Il existe également des espaces
aimantés par l’intention, sculptés par le désir. L’espace auquel l’envoyé (apostolos) a affaire
est proprement déterminé par le monde eschatologisé : eôs eschatou tès gès. L’espace est lui-
même un appel qui, dans sa particularité nouvelle de confins, de limite, d’extrémité (de
frontier au sens américain du terme), galvanise la volonté. Paul est sans doute le premier
homme pour lequel la notion d’« espace méditerranéen », voire d’espace géographique tout
court, appartient aux représentations et aux préoccupations mentales, et cela sans cartes ni
image satellite. Le monde de l’apôtre paraît donc dans une spatialité à la fois évasée par
l’élargissement des limites et étirée par des pôles. Il se manifeste, « espace promis » comme il
y a une « terre promise », dans la clarté matinale du désir981.
Souvenons-nous de la métaphore du coureur. « Ne savez-vous pas que, dans les courses
du stade, tous courent, mais un seul obtient le prix ? Courez donc de manière à l’emporter
[…]. Et c’est bien ainsi que je cours, moi… » (1Co 9, 26) ; « votre course partait bien… » (Ga
5, 7) ; « oubliant le chemin parcouru, je vais droit de l’avant, tendu de tout mon être, et je
cours vers le but… » ( Ph 3, 13). Oubliant l’arrière (opisô epilanthanomenos) et tendu vers
l’avant (emprosthen epekteinomenos), l’apôtre s’élance (diôkô) au-devant des confins. Le
coureur désire la distance, d’un désir qui œuvre, comme l’impatient se détourne de la fin. Son
monde multi-polarisé est ouvert au mouvement, ouvert au projet, désencombré, libre à la
manière dont le monde de l’aventurier est libéré des contraintes et des impondérables982. Il
existe certes différents coureurs : les « coureurs aveugles », tels le Lapin Blanc des Aventures

979
Refaisant par eux-mêmes le parcours de Paul à travers le monde méditerranéen, Paul Dreyfus (Saint Paul. Un
grand reporter sur les traces de l’Apôtre, Centurion, 1990) et Alain Decaux (L’Avorton de Dieu. Une vie de
saint Paul, Perrin, 2003) apportent d’importantes précisions sur la nature du périple paulinien.
980
FAULKNER, Lumière d’août, trad. par M.-E. Coindreau, dans Œuvres complètes II, Gallimard, Bibliothèque
de la Pléiade, 1995 (première édition 1935), p. 10-11.
981
En 1966-1967, Pier Paolo Pasolini, après avoir réalisé L’Evangile selon saint Matthieu, voulait transcrire en
film le « parcours terrestre » de saint Paul. Une exigence s’est imposée à lui : le cadre géographique devait être
actualisé et étendu à toute la terre. Jérusalem devait devenir Paris ; Damas, Barcelone ; Antioche, Londres ;
Athènes, Rome ; Rome, New York. Le maillage du globe terrestre devait ainsi rendre compte de l’espace mental
de Paul. Mort en 1975, Pasolini n’a jamais pu en commencer le tournage, ne laissant qu’un « fil conducteur »
assez amplement rédigé. Voir PASOLINI, Saint Paul, trad. par G. Joppolo et préfacé par A. Badiou, Nous, 2013.
982
L’aventurier n’est pas seulement l’homme qui confie avec délice son existence aux impondérables de
l’avenir. Il est également celui qui sait que les contraintes matérielles seront dominées ou contournées par
l’entêtement de son désir.

326
d’Alice dont le regard exténué s’abîme dans un point de fuite983 ; les « coureurs voyants »
aussi, tels l’abbé Donissan du roman de Bernanos qui, sur les chemins mouillés du pays de
l’Artois, dans cette marche obstinée qui le conduit infatigablement aux quatre coins de sa
paroisse de Lumbres, rencontre les hommes avec une intensité que seuls connaissent les
exilés, les pèlerins et les errants, jusqu’à pouvoir radiographier les âmes984. Paul, lui, dans sa
course missionnaire, convertit la tension du kairos en souci de l’autre. Etre apôtre l’engage à
cette aventure qui s’accomplit à la fois par-devers les dangers multiples (flagellation et
prison) et au-devant des hommes quelconques (les païens). En ce sens aussi sa vie est une
aventure.
Si l’apostolicité nomme, comme nous le pensons, la conversion de la situation d’urgence
temporelle (« Le temps se fait court », 1Co 7, 29) en devenir-prochain, le temps messianique
ouvre à Paul une existence nouvelle déterminée par l’être-justifié (« Moi non plus je ne te
condamne pas. Va, désormais ne pèche plus », Jn 8, 11), existence lui prescrivant l’obligation
de porter au monde le salut.

b) « Kairô douleuontès » (Rm 12, 11) : « Servez le temps ! »

La question du temps redevient centrale. Partons pour la retrouver d’un problème de


critique textuelle. Dans sa lettre aux Romains (12, 11), Paul formule l’exhortation suivante :
« D’un zèle sans nonchalance, d’un esprit fervent, servez le Seigneur. » Le texte grec de la
Deutsche Bidelgesellschaft pour le verset 11c, comme celui de l’UBS Greek New Testament,
est en effet le suivant : tô kuriô douleuontès, « en servant le Seigneur ». Mais une ancienne
traduction latine a lu : tô kairô douleuontès, « en servant le temps985 ». La Bible de
Jérusalem mentionne en note la variation suivante : « attentifs à l’occasion opportune », et la
TOB : « Au lieu de servez le Seigneur (kyrios), certains manuscrits portent : servez le temps
(kairos), ce que certains commentateurs interprètent : soyez attentifs à l’occasion opportune. »
L’édition du Chanoine Crampon ajoute l’explication suivante : « Les exégètes s’accordent à
voir dans cette dernière lecture [kairô plutôt que kuriô] le résultat d’une confusion graphique
entre deux abréviations presque semblables utilisées dans les vieux manuscrits pour ces deux
mots grecs respectifs. » C’est également l’analyse que soutient L’International Critical
Commentary : « La corruption s’est produite à partir de la confusion de κω [abréviation de

983
Voir L. CAROLL, Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, en particulier les premiers chapitres.
984
Sous le soleil de Satan.
985
Voir La Bible, Nouveau Testament, sous la direction de Jean Grosjean, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
2005 (première édition 1971), p. 503, note.

327
kuriô] et κρω [abréviation de kairô], qui proviendrait elle-même de réminiscences telles que
l’expression de l’épître aux Ephésiens, 5, 16986. » Les éditions critiques des épîtres sont sans
appel : Paul appellerait les chrétiens de Rome au service du Seigneur, et non au service du
temps.
Karl Barth pense au contraire qu’il ne peut s’agir ici que du kairos, proposant la
traduction suivante du verset 11 : « Ne soyez pas nonchalants quand il faut agir tout de bon !
Soyez ardents en esprit ! Servez le temps !987 » Trois raisons critiques justifient selon lui ce
choix : d’abord le caractère de « généralité insupportable » que prendrait dans le contexte la
formule « servez le Seigneur » ; ensuite, la « fâcheuse résonance » qui revêtirait
paradoxalement le signe de l’authenticité ; enfin, l’impossibilité d’une « faute matérielle ». La
substitution de kairos à kurios lui permet par ailleurs de développer une exégèse
particulièrement pertinente : « Le temps, avec ses tâches très proches, à portée de la main,
n’est-il pas qualifié par l’instant du grand désarroi divin ? Est-il autre chose que l’esprit
objectif, parlant de l’extérieur ? N’est-il pas possible également, voire nécessaire, de laisser
son agir être entièrement motivé par le temps ? […] Donc : Servez le temps ! Entrez dans la
crise de la situation, dans la crise de l’instant ! C’est grâce à cette entrée que la décision sera
prise. Pourquoi le temps ne serait-il pas chargé de signification dans tout ce que sa
détermination accidentelle a de problématique ? Mais alors, servez-le ; alors, soyez-lui
entièrement obéissants ; alors, progressant à travers toutes ses contingences, et les dépassant,
poussez en avant jusqu’à sa teneur critique la plus profonde988. »
« Servez le temps ! » est une proposition à la fois critique, exégétique et philosophique
très sérieuse. Karl Barth a parfaitement raison de raccorder l’ensemble de la péricope à la
crise du kairos. Voici comment nous comprenons Rm 12. Tout le chapitre est une paraclèse.
Les exhortations se succèdent selon un agencement littérairement recherché. Les croyants
sont appelés à être transformés (metamorphousthe, 12, 2), c’est-à-dire à saisir intrinsèquement

986
W. SANDY, A. HEADLAM, The Epistle to the Romans. A critical and exegetical commentary. The
International Critical Commentary, T&T Clarck LTD, Edinburgh, 1992 (première edition 1980), p. 362. Nous
traduisons.
987
K. BARTH, L’Epître au Romains, Labor et Fides, 1972 (première édition allemande 1922), p. 427. Nous
soulignons. Une note, même page, ajoute : « Malgré la protestation de Jülicher, je persiste à déclarer fade la
leçon κυρίω δουλεύοντες, au verset 11c, car, dans ce contexte, l’invitation à ‘‘servir le Seigneur’’ m’apparaît
d’une généralité insupportable. Dans Col. 3 : 24, elle revêt, assurément, un sens parfaitement expressif qui,
cependant, n’entre certainement pas en ligne de compte ici, et ceci me semble encore moins prouver ici le
δουλος Χριστου Ιησου de Rom 1 : 1. Jülicher tente de soutenir cette leçon en interprétant : ‘‘le Seigneur seul’’.
Cependant, dans toute cette série d’exhortations, l’accent est mis sur les verbes, tandis que les substantifs
désignent uniquement ce qui est, chaque fois, le problème. Le verset 11c constituerait-il ici une exception,
comme il serait nécessaire si le « seul » de Jülicher était justifié ? La leçon καιρω δουλεύοντες, que je préfère à
cette interprétation, offre un excellent paradoxe qui, par sa ‘‘fâcheuse résonnance’’ précisément, blâmée par
Lietzmann, pourrait revêtir le signe de l’authenticité. »
988
K. BARTH, L’Epître aux Romains, éd. cit., p. 433.

328
leur propre moi, ses motivations, son agir, de manière critique et différente, par le
renouvellement (anakainôsei) de l’esprit (nous). Ce bouleversement herméneutique se produit
à partir des « compassions de Dieu » (dia tôn oiktirmôn, 12, 1), ce qui implique,
conformément à ce que nous venons de montrer, que c’est bien l’être-pardonné, l’homme se
comprenant lui-même à partir de l’antécédence de Dieu (ou encore de l’anticipation
ontologique de la justification), qui est désormais à même de changer et de faire bénéficier
autrui de ce changement. De ce point de vue, l’accessibilité à l’agapè relève entièrement de
l’être-justifié. La femme adultère s’en allant au-devant d’une nouvelle existence (Jn 8) ou le
fils prodigue enlacé par les bras du père qui n’avait cessé d’attendre (Lc 15 et Rembrandt)
incarnent les modèles vivants de la révélation du kairos messianique. Comme Paul sur le
chemin de Damas, ils se relèvent de cette crue du pardon sur les possibilités de penser et
d’agir. Dans ce mouvement – qui est un signe de ce que le Nouveau Testament nomme
« résurrection » – l’âge présent (aiôn touto) se soumet à la tension du kairos. Et c’est bien de
cela qu’il s’agit dans l’épître aux Romains. « Ne vous conformez pas au monde présent » (12,
2) ne veut pas dire : fuyez les hommes ou n’imitez pas les usages en vigueur ici et
aujourd’hui, mais : entrez dans la tension du kairos (Barth), laissez l’urgence du présent
messianique vous transformer, abandonnez-vous à ce que la menace de la fin fait de vous.
D’abord dépossédée d’avenir, sidérée par l’imminence, incapable d’agir, oscillant entre
l’attente vide et l’impatience aveugle, voire anéantie par l’angoisse (1Th), l’existence
messianique retemporalise son propre temps comme à-venir de la fin, comme advenance de
Dieu (2Th).
Nos analyses de la tension kairotique (voir supra I, C, 4) trouvent ici leur dénouement :
le service du temps est le relèvement objectif du croyant. Il est la réaction authentique de
l’être-justifié à la temporalité messianique (kairos sunestalmenos).

c) Dévoilement du frère (« adelphos »)

Comme le fait remarquer Sartre après Heidegger, « la compréhension est une structure
originelle de la perception de l’Autre989 ». L’herméneutique de la facticité appliquée à
l’existence chrétienne s’établit aussi comme heuristique. Comme nous allons maintenant le
montrer, le « service » du kairos consiste à reconnaître le « frère » (adelphos) sous les traits
du quelconque. Là divergent encore la tradition philosophique et la promesse chrétienne. Où

989
J.-P. SARTRE, Cahiers pour une morale, Gallimard, Bibliothèque de philosophie, 1983, p. 288.

329
la pensée grecque a culminé dans la pratique d’exercices (askèseis) rendant possible une
nouvelle perception du monde, du temps, de soi et des autres990, l’Evangile en appelle à un
renouvellement de soi par l’œuvre de l’agapè. L’autre n’est plus un vivant rencontré dans le
monde à la manière d’une présence à interpréter ou à domestiquer, mais comme le co-
bénéficiaire de mon existence même.
La fraternité est un motif biblique dont le sens a évolué au fil du temps. Le terme hébreu
ah désigne concrètement le frère et la sœur de sang, l’ami, l’allié, le cousin, le compatriote, le
coreligionnaire. Il traduit toujours un lien particulier, la qualité d’une relation de proximité
naturelle. Mais l’acception reste limitée à l’intérieur du peuple d’Israël991. Les évangiles en
élargissent considérablement la portée. Le frère n’appartient plus seulement à la sphère du
peuple de l’Alliance (Mt 5, 22 ; 24, 47 ; Lc 17, 3) : la véritable fraternité découle désormais
de l’union à Dieu ou de la soumission à sa volonté (Mc 3, 31-35 ; 10, 29-30 ; Lc 10, 30-37),
sanctionnant moins un héritage qu’une liberté. L’épistolaire paulinien contient pour sa part
plus de 130 occurrences du mot adelphos, manifestant par là une préoccupation marquée.
Trois aspects de la fraternité paulinienne sont à retenir. 1) Premier aspect : la relation de
frère à frère prend corps dans un temps de crise. La fraternité messianique relève entièrement
de la temporalité du kairos. Les lettres de Paul invitent régulièrement les fidèles au réconfort
(paraklèsis). C’est un premier point important. « J’ai en effet un très vif désir de vous voir,
écrit-il par exemple aux Romains, afin de vous communiquer quelque don spirituel pour que
vous en soyez affermis, ou plutôt pour être réconforté avec vous [sumparaklèthènai] et chez
vous par la foi qui nous est commune à vous et à moi » (Rm 1, 11). Se réconforter, c’est
trouver dans la relation à l’homme ce dont le monde est privation. C’est convertir la détresse
(la persécution sociale ou l’imminence de la fin) en sérénité (« ma joie est aussi la vôtre »,
2Co 2, 3). Le réconfort est donc intrinsèquement réactif : il répond au temps comme le cri à la
douleur, comme l’inspiration à l’essoufflement. La deuxième épître aux Corinthiens explicite
clairement la relation qu’établit la situation vécue avec la nécessité – voire la simple
possibilité – de se secourir mutuellement : « Grande est ma confiance en vous, grande est la
fierté que j’ai de vous, je suis tout rempli de réconfort [paraklèsei], je déborde de joie dans
notre détresse [thlipsei] » (2Co 7, 4992). Le réconfort fraternel (parakaleite allèlous, 1Th 4,
18) est une expérience inséparable du sentiment de détresse temporelle. Il n’y a pas que le

990
Sur la question des exercices philosophiques, voir P. HADOT, Qu’est-ce que la philosophie antique ?,
Gallimard, 1995, ainsi que les recherches plus récentes de X. PAVIE, Les Exercices spirituels. Leçons de la
philosophie antique, Belles Lettres, 2012.
991
Voir J. CÔTE, Cent mots-clés de la théologie de Paul, Cerf, Novalis, 2000, p. 223.
992
Voir également Ph 1, 12-14 où la détention de Paul favorise son lien avec le Christ, excite sa confiance et
développe l’audace nécessaire à la proclamation.

330
risque de la persécution religieuse, pas plus que celui des vicissitudes ordinaires de la vie, qui
puissent engendrer la thlipsis dont Heidegger fait le cœur de sa description de la facticité
chrétienne. Loin s’en faut. Le kairos est une exigence de fraternité, lui et d’abord lui, parce
que le kairos est une expérience du danger – parce que le kairos est lui-même le danger. Le
temps qui noue le monde dans sa crise libère une affectivité inattendue. Et cette affectivité a
vocation à durer – et à durer jusqu’à la fin – pour autant que la crise temporelle, par
définition, ne sera pas tranchée par le temps. Ainsi se dévoile une fraternité neuve à
pérenniser, en retour de l’angoisse ; une fraternité où perce déjà la fin, et peut-être aussi la
lumière du « Dieu de tout réconfort » (2Co 1, 3c).
2) Deuxième aspect : la fraternité au sens paulinien est une donnée facticielle, et non pas
un concept théologique. La tension du kairos a libéré la compréhension de l’autre comme
participant à la même foi que soi. La notion de communauté, déterminée par l’union de foi,
détourne les données sociales. Saul-Pharisien vivait en quelque sorte avec (sun) les hommes :
lui incombait de s’écarter des païens et de surveiller la pratique de ses coreligionnaires. Son
attention à l’autre portait sans cesse le souci de la légalité et du jugement. Paul-chrétien est à
la fois parmi (meta993) et pour (dia994) les autres : « parmi » dans le sens où la rencontre avec
le quelconque regarde sa propre aventure messianique, et « pour » dans la mesure où il n’est
lui-même justifié que par la proclamation universalisante de l’agapè (« jusqu’aux extrémités
de la terre »). Ce sont là des nouveautés très importantes. Suspendu par l’expérience du
pardon, le jugement se convertit en praxis de la fraternité (Ph 4, 9). Lorsque Paul, dans le
« billet » à Philémon, demande l’émancipation de l’esclave Onésime, il témoigne par là d’une
attention relevant davantage de l’être-pour que de l’être-avec. L’ouverture du temps à
l’éternité (aiôn mellôn) par la surrection du kairos modifie la structure ontologique de la
relation. Ainsi peut-il écrire à Philémon : « Peut-être aussi Onésime ne t’a-t-il été retiré pour
un temps qu’afin de t’être rendu pour l’éternité, non plus comme un esclave, mais bien mieux
qu’un esclave, comme un frère très cher : il l’est grandement pour moi, combien plus va-t-il
l’être pour toi, et selon le monde et selon le Seigneur ! » (Phm 15-16). Dans le texte, le
basculement retiré-rendu (echôristhè-apechès) exprime la conversion du rapport à l’autre en
même temps que l’irruption de ce-qui-vient (aiônion) dans le temps présent (pros hôran).
L’attente que le kairos suscite (outre la détresse) est donc féconde d’une responsabilité
nouvelle. L’ordre du monde, de ce monde dont la figure passe (1Co 7, 31), a charge de ce-

993
Voir Mt 28, 20b. Jésus annonce qu’il est et demeure « parmi » les disciples (µεθ’ ύµων) jusqu’à
l’accomplissement du temps.
994
Le service des autres (diaconie) est une forme privilégiée de l’être-pour (δία). Voir E. COTHERET, Paul,
serviteur de la nouvelle Alliance selon la seconde épître aux Corinthiens, Cerf, Lire la Bible, 2013.

331
qui-vient. Un attachement insoupçonné éclaire alors toute rencontre. Onésime doit être
réaffilié à la communauté, greffé au Christ, enté sur l’Eglise. Et il ne peut l’être qu’en tant que
« frère » dans la mesure où, maintenant, le jugement ne relève plus d’aucun homme, ni du
monde ni du temps, mais de ce-qui-vient. C’est pourquoi l’apôtre ajoute les mots suivants à
l’intention de son ami Philémon : « Si donc tu as égard aux liens qui nous unissent, reçois-le
comme si c’était moi » (Phm 17, nous soulignons). Le salut de l’apôtre, dans la crise du
temps, est intimement corrélé au salut des hommes. « Comme si c’était moi » veut dire que
l’aventure messianique ne peut qu’être commune : soi répond de l’autre dévoilé comme frère.
Se révèle alors une fraternité fondée sur la co-participation objective au temps de la fin, l’être-
pour s’éprouvant dans un monde eschatologisé. A son plus haut niveau expérientiel, la
facticité chrétienne prend la forme d’une co-détermination du salut. Paul affirme à plusieurs
reprises qu’il devra rendre compte du comportement des baptisés. Il faut prendre très au
sérieux sa certitude d’une co-responsabilité dans la gloire. « Quelle est notre espérance, notre
joie, l’orgueil qui sera notre couronne en présence de notre Seigneur Jésus, lors de sa venue
sinon vous ? Oui, c’est vous qui êtes notre gloire et notre joie », écrit-il aux Thessaloniciens
(1Th 2, 19-20). Cela ne signifie pas seulement que la justification des fidèles de sa
connaissance le réjouit (sens faible), mais que personne dans l’aventure messianique « ne
regarde qu’à soi » (sens fort). Mieux encore : le kairos associe toutes les aventures dans son
envol (sunestalmenos) : « Nous sommes votre sujet de fierté, comme vous êtes le nôtre au
Jour du Seigneur Jésus » (2Co 1, 14b). C’est pour cela que l’Apôtre voyage, fonde des
églises, revient les visiter dès qu’il le peut, ne cesse de communiquer avec ses communautés,
de répondre à leurs questions… L’épistolaire, au même titre que le constant souci de
maintenir l’unité et la paix des églises, est une aventure de l’être-parmi et la concrétisation
littérale de l’être-pour. Le futur (définitif), là encore, perce le présent (décisif). Ce que Paul
aura à être de manière éternelle (dans l’aiôn mellôn) le charge dès maintenant (dans
l’expérience du kairos) de la préoccupation d’autrui. La fraternité nomme également cette co-
justification dont l’expérience concrète et vivante est ontologiquement contemporaine de
l’être-justifié.
3) Troisième aspect de la fraternité, justement : sa concrétude historique. Rm 12, dont
nous venons de proposer une lecture, présente de manière précise les modalités
communautaires de l’agapè. Voici précisément en quoi consiste le renouvellement
(anakainôsei) de l’esprit (nous) exigé par l’expérience du kairos. Il s’agit en premier lieu de
se « faire humble » (Rm 12, 3), condition de l’aperception d’autrui. La kénose du croyant
transforme le quelconque en frère, après que la kénose du Christ a unifié l’humanité dans le

332
salut. S’évider de soi, ce n’est pas se mortifier, et encore moins se haïr (jansénisme). C’est
éprouver la réciprocité de la foi, ou encore se dé-préoccuper de soi (Ph 2, 4) jusqu’à entrer de
manière vivante et dynamique dans la structure intersubjective de l’univers humain. Plus
encore : c’est se maintenir dans la modalité affective de la fraternité. L’épître aux Philippiens
ne laisse aucun doute sur le caractère facticiel de la kénose. Si le terme désigne
théologiquement le fait de l’incarnation (l’entrée de Dieu dans la condition de finitude comme
Fils), il nomme également une possibilité de l’existence humaine. Le dépouillement décrit la
disposition affective originaire du pardonnant, la découverte de l’autre dans la luminosité de
la miséricorde. L’anomie, comprise comme suspension de la contrainte légale et comme
« politique de la politesse », n’est d’ailleurs concevable qu’à partir de l’instant où chacun,
s’évidant de ses préoccupations nombrilistes (kénose), « ne regarde pas [mè skopountes] à soi
seulement [ta heautôn], mais aussi aux autres [ta heterôn] » (Ph 2, 4). « Regarder aux autres »
veut dire porter dans son regard la promesse du pardon : recevoir l’autre dans son être-justifié.
Il s’agit en second lieu pour le croyant de faire bénéficier les membres de la koinônia de sa
bienveillance, de sa charité, de sa douceur, de sa gratitude, de sa déférence, de sa prévenance,
de ses conseils, de son zèle (Rm 12, 9-13) ; de partager la joie des heureux et les larmes des
malheureux (Rm 12, 15), rempli de cette « égale complaisance » (BJ), de cet « accord
mutuel » (TOB), ou encore de ce sentir-commun (allèlous phronountes, Rm 12, 16) dont
Paul fait le syntagme-clé de la fraternité. Il s’agit enfin – retour à la condition ontologique de
l’agapè interhumaine – de bénir ceux qui nous persécutent, c’est-à-dire, outre de pardonner
les offenses (orienter l’être-justifié vers l’autre), de convertir la relation naturelle en présence
de la parole (bénir – eulogein – signifiant ici laisser retentir le Verbe dans l’histoire).
Comme on le voit, l’expérience du kairos a métamorphosé de manière explicite le
quelconque en frère. L’herméneutique du sujet messianique s’est élargie en heuristique de
l’agapè. Il ne fait aucun doute que la description de la communauté comme corps du Christ
dans les épîtres traduit l’expérience singulière de la fraternité.

4) « Hen sôma » : la métaphore corporelle

a) Corps grec, corps juif

L’expérience corporelle occupe une place de choix dans la pensée paulinienne. Mais
pour la comprendre dans son originalité, il est avant tout nécessaire de comparer les

333
conceptions grecque et juive du corps. Deux critères peuvent être utilisés : l’opposition
dualisme/monisme et la distinction matière/chair. La pensée grecque est en effet nettement
dualiste, d’un dualisme complexe, certes, mais assumé. En définissant la mort comme
séparation de l’âme d’avec le corps, Platon thématise clairement l’hétérogénéité de deux
natures : « Etre mort, c’est bien ceci : à part de l’âme et séparé d’elle, le corps s’est isolé en
lui-même ; l’âme, de son côté, à part du corps et séparée de lui, s’est isolée en elle-même ? La
mort, n’est-ce pas, ce n’est rien d’autre que cela995 ? » La mort est donc déchirure ou
désunion. Avec elle, le corps (sôma) se retrouve esseulé, pantelant, reclus en lui-même (auto
kath’auto) ; et l’âme (psuchè), fuyante, se libère, se retrouve dans sa pureté, s’isole en elle-
même (autèn kath’autèn). La séparation (apallagè) rétablit ainsi la dualité des essences que
naître avait contrariée et que seul philosopher parvenait temporairement à restaurer :
« Quiconque s’attache à la philosophie au sens droit du terme […], son unique occupation
c’est de mourir [apothnèskein] et d’être mort [tethnanai996]. » La philosophie ne se définit
comme occupation à mourir, parce que les essences sont hétérogènes à l’ordre empirique, que
par une condamnation subreptice de la corporalité. Le corps se décrit (décrie) en termes de
réceptacle, de pesanteur, d’obstacle, de gangue ou de tombeau (sema) dans lequel l’âme se
trouve exilée. La mise en scène de la mort de Socrate éclaire la question. Refusant les
lamentations de ses proches après avoir bu d’un trait le restant de ciguë, Socrate fait constater
la rigidité de ses membres. Lui-même porte la main sur les bribes froides de son propre
corps – lambeaux de matière enfin rendus à l’immobilité. Dans ce moment d’évanescence de
la proprioception, le philosophe fait l’expérience de la disjonction997. Le corps-tombeau
(sôma-sema) se vide peu à peu, non pour une résurrection glorieuse, mais par l’émancipation
discrète de l’âme. Socrate se voile alors le visage, comme si la face elle-même, lieu des
expressions et instrument de la voix, appartenait déjà à la terre. Puis il relève une dernière fois
le drap pour s’acquitter d’une prière : « Sacrifiez pour moi un coq à Asclèpios998. » Ultime
parole clamant la joie d’être guéri du corps. Mourir, en termes platoniciens, c’est bien
s’arracher à la tombe, non descendre dans l’abîme.
Si la conception grecque du corps ne peut être réduite au platonisme, et quoique le
platonisme ne puisse se réduire au dualisme du Phédon, la dramatisation de la mort de Socrate
éclaire néanmoins le cadre général de l’épistémè grecque : le corps est une pâte de matière
corruptible et vouée à la dispersion, une chaîne friable. La pensée juive antique est toute autre.

995
PLATON, Phédon, 64c, trad. par Léon Robin, Belles Lettres, t. IV, 1ère partie, 1949, p. 12.
996
Id., 64a, éd. cit., p. 11.
997
Phédon, 118a.
998
Id.

334
Naître ne peut se comprendre qu’à la lumière de la Création de l’homme. Or, le récit de la
Genèse n’évoque à aucun moment une quelconque descente de l’âme dans la matière. Plus
exactement, si un emmêlement de matière et d’âme se produit, la vie donnée par le Créateur
fusionne pour toujours les deux natures. Vivre, c’est être corps, corporifié, incorporé. La
traduction grecque de la Thora se trouve d’ailleurs embarrassée lorsqu’il s’agit de rendre le
mot hébreu basar, hésitant entre sôma (corps) et sarx (chair). Mais lorsque le mot sôma est
employé dans la Bible alexandrine, c’est indiscutablement pour dire autre chose que le corps
grec999.
Cet autre chose est déjà nettement circonscrit dans le deuxième récit de la création de
l’homme (Gn 2). Le récit se décompose selon nous en quatre moments-clés : 1) Dieu façonne
(eplasen) l’homme, « poussière prise à la terre ». Cette poussière retirée de la terre (apo tès
gès) annonce une première élévation : les débris sont repris à la création du premier jour (Gn
1, 1) pour être modelés, remodelés, pétris par le Verbe. 2) Dieu souffle sur la face de l’homme
un souffle de vie. Le verbe (enphusaô) se substantive (pnoè) pour exprimer, par l’effet de
redondance, l’incarnation véritable de la volonté : l’agir objective, le Verbe fait chair (il se
fera chair plus tard pour les chrétiens, dans l’Incarnation). La respiration divine imprègne
alors la créature du dernier jour. La figure (prosôpon) reçoit à la manière d’une caresse
l’expiration de Dieu et devient peau, vie, visage. 3) Le Seigneur donne au vivant, au seul et
unique vivant de la terre, l’écrin d’un jardin (paradeison). Il place l’homme dans ce
« paradis » qui est sa demeure pour lui en confier la garde et le soin. 4) Transformé par la
parole de Dieu, qui s’adresse alors à lui, l’anthrôpos prend le nom d’Adam. L’appel suscité
par cette voix retentissant dans le silence du jardin détermine la possibilité d’un face-à-face.
Prononcé par Yahvé dans cette langue adamique qu’aucune culture ne précède, l’interdit
inaugure la relation réciproque de Dieu et de l’homme.
Adam est corps, forme surgie de la poussière. Mais le souffle reçu au visage, ce même
souffle qui flottait au-dessus des eaux au commencement de la création, implique une
représentation particulière de la corporalité. Le corps n’est pas une matière en attente de feu –
pauvre loque en manque de forme1000. Il est la vie même, souffle reçu, respiration du Verbe.
Et s’il peut être loué comme le « seul temple dans le monde », selon l’image de Novalis, c’est

999
Voir Le Pentateuque, LXX, La Bible d’Alexandrie, Cerf, 2001.
1000
Comme l’exprimera de manière originale l’hylémorphisme aristotélicien. Voir par exemple De L’Âme II, 1,
412b, 10 : l’âme est une substance au sens de forme ; elle est la quiddité d’un corps déterminé.

335
d’abord parce qu’en lui, toujours selon la vision du poète, se reflète le ciel : « On touche au
ciel quand on touche au corps humain1001. »
Mais c’est encore le phénomène de la pudeur, une fois l’interdit transgressé, qui
exprime le plus distinctement la nature inspirée du corps. Adam et Eve se trouvent soudain
confrontés à ce qu’ils sont, chacun pour soi et l’un devant l’autre. Images du Verbe – images
d’autant plus ressemblantes que, maintenant, ils savent –, les deux corps se saisissent par la
médiation du trouble : « Et leurs yeux à tous deux s’ouvrirent et ils surent qu’ils étaient nus et
ils cousirent des feuilles de figuiers et ils se firent des ceintures » (Gn 3, 7). Cet instant de
dessillement où se croisent connaissance et vision, intelligence et stupeur, préside au premier
geste de la culture : le corps devient corps sexué, séparé de l’immédiateté de l’en-soi. Il est, en
ce moment fatidique de son histoire – lumière brutalement séparée de l’obscurité –, le site et
l’occasion de la conscience de soi. La pudeur exprime l’affectivité originelle du corps, sa
conscience native. Elle est en un sens le cogito préréflexif de la corporalité. S’il peut y avoir
pudeur dans le corps d’Adam comme en celui d’Eve (pour autant justement que leur corps est
pudeur l’un pour l’autre), c’est parce que la poussière arrachée à la terre a déjà reçu le souffle
du Créateur – parce qu’ils sont, en tant que corps, « image » et « ressemblance » du Verbe. La
pudeur, cri primal de l’être qui connaît, est la première réponse de l’humanité à la parole de
Dieu. Et si Adam et Eve se voilent l’un devant l’autre, d’un geste soudé à l’affectivité, ce
n’est pas pour se retirer de la vie, comme Socrate se couvrant le visage à l’orée de la mort,
mais pour pouvoir habiter le monde et supporter le temps.
Nous pouvons conclure de cette lecture qu’à la différence du Phédon, la Genèse pose
sans équivoque une conception non dualiste du corps et de l’âme. Le corps, arraché à son
immédiateté matérielle, est chair (sarx) dans la mesure où il est hanté par la pudeur, qui est
tout à la fois transcendance du regard et saisie interne de soi. La chair n’est pas seulement un
corps sensible, mais un corps sensé, un corps pensant ; elle est l’impulsion de la première
réflexion. Ce qui implique que la chair, poussière respirante, n’est réductible ni à l’en-soi de
la matière ni à la forme du corps. Soumise à la transcendance regardante d’un dehors, elle est
en même temps pour-soi et pour-l’autre. « En la pudeur, remarque Max Scheller, l’esprit et la
chair, l’éternité et la temporalité, l’essence et l’existence entrent en contact d’une manière
obscure et remarquable1002. »

1001
Novalis poétise une formule johannique : « Les Juifs prirent la parole et lui dirent : ‘‘Il a fallu quarante-six
ans pour construire ce temple et toi, tu le relèverais en trois jours ?’’ Mais lui parlait du Temple de son corps [του
ναου του σώµατος αύτου] » (Jn 2, 20-21, TOB, nous soulignons).
1002
M. SCHELLER, La Pudeur, Aubier Montaigne, 1952, p. 13.

336
Le corps juif donc, fondamentalement compris comme chair (sarx), est nécessairement
appelé au salut. En homogénéisant le corps et l’esprit dans l’idée de chair, le monisme
hébraïque inscrit la corporalité de l’existence humaine dans l’histoire de la rédemption. Le
Psaume 145, par exemple, se termine par ces mots, inaudibles pour l’oreille grecque : « Que
ma bouche dise la louange de Yahvé, que toute chair bénisse son saint nom, toujours et à
jamais » (145, 21, BJ). Une chair qui bénit n’est pas un corps, pas une matière putrescible, pas
même la corruption de l’âme pécheresse (une chute), mais l’élan de l’homme complet, sa
supplique inquiète, sa parole amoureuse. On trouve dans le « deuxième chant du serviteur »
d’Isaïe la formulation suivante : « Toute chair saura que moi, Yahvé, je suis ton sauveur… »
(Is 49, 26). Si la chair peut accueillir un certain savoir de Dieu, c’est qu’elle a vocation, d’une
manière irrévocable, à participer et contribuer au salut, car savoir, ici, veut dire entrer dans la
familiarité de la fin. Le judaïsme élève ainsi le corps à la dignité pleine et entière du rachat : la
justification enveloppe le corps et s’adresse à la chair.
Mais l’institution du repas pascal dans les évangiles, en écho à l’Incarnation du Verbe et
à la Passion du Christ, approfondit encore la compréhension du corps en ouvrant de nouvelles
perspectives herméneutiques.

b) Eucharistie et incorporation

La philosophie contemporaine a amplement légitimé l’approche biblique du corps.


L’application de la méthode phénoménologique, en particulier dans l’œuvre de Merleau-
Ponty, atteste en effet du caractère irréversible de l’existence corporelle : « Qu’il s’agisse du
corps d’autrui ou de mon propre corps, je n’ai d’autre moyen de connaître le corps humain
que de le vivre, c’est-à-dire de reprendre à mon compte le drame qui le traverse et de me
confondre avec lui. Je suis donc mon corps et réciproquement mon corps est comme un sujet
naturel, comme une esquisse provisoire de mon être total1003. » Je ne peux penser ma
conscience dans un corps qui ne serait pas ce corps-ci1004. Mais l’expérience eucharistique,

1003
M. MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Gallimard, Bibliothèque des idées, 1949,
(première édition 1945), p. 231.
1004
Dans Identité et différence, John Locke pose déjà le problème de la conscience incorporée : « Si l’âme d’un
prince, emportant avec elle la conscience de sa vie passée de prince, venait à entrer dans le corps d’un savetier et
à s’incarner en lui à peine celui-ci abandonné par son âme à lui, chacun voit bien qu’il serait la même personne
que ce prince, et comptable seulement de ses actes : mais qui dirait que c’est le même homme ? Le corps lui
aussi entre dans la constitution de l’homme [to the making the man]… » (trad. par E. Balibar, Seuil,
Points/essais, 1998, p. 161.)

337
quoiqu’elle engage une révolution herméneutique de l’expérience corporelle, n’a fait l’objet
d’aucune lecture philosophique approfondie1005.
« Prenez, mangez, ceci est mon corps » (Mt 26, 26) : de corps à corps, l’offrande pascale
en dit pourtant long sur un changement de paradigme. Il y eut certes un précédent biblique.
Après avoir transcrit les paroles de Dieu, Moïse fait immoler de jeunes taureaux en « sacrifice
de communion » (Ex 24, 8). L’aspersion du sang, comme un paraphe de la promesse d’obéir,
scelle l’Alliance avec la Loi. Mais les mots que prononce le Christ lors du repas pascal
résonnent de manière inédite : « Tandis qu’il mangeait, Jésus prit du pain, le bénit, le rompit
et le donna aux disciples en disant : ‘‘ Prenez, mangez, ceci est mon corps.’’ Puis, prenant une
coupe, il rendit grâces et la leur donna en disant : ‘‘ Buvez-en tous ; car ceci est mon sang, le
sang de l’alliance, qui va être rendu pour une multitude en rémission des péchés » (Mt 26, 26-
28, BJ). Le pain et le vin inscrivent les corps des disciples dans le processus du salut. Il ne
s’agit plus seulement de recevoir, d’accueillir, d’obéir à la Parole, mais d’ingérer. Le corps,
chapelle sensible, devient le lieu d’une singulière absorption. (Ce n’est d’ailleurs pas un
hasard si l’acte de manger le pain précède la justification de l’acte – « car ceci est mon
corps » –, puisque c’est dans l’action atteignant son sens que la chair, dans l’immanence,
prépare sa glorification.) Substance matérielle de la familiarité fraternelle, le pain et le vin
sont donnés en tant que corps et sang, en tant que vie1006. Et c’est par l’oblation de sa vie,
justement, que le Christ prépare son absence : « Je vous le dis, je ne boirai plus désormais de
ce produit de la vigne jusqu’au jour où je le boirai avec vous, nouveau, dans le Royaume de
mon Père » (Mt 26, 29, BJ). Jésus confie sa présence (pro-messe de la parousie, au pli du
déjà-là et du pas-encore) au corps des fidèles, à la manière d’une incorporation de la patience.
Que dire alors d’un corps divin qui se donne jusqu’à la fin (problème théologique) ? Et que
penser des corps humains qui pensent recevoir le corps de Dieu (problème philosophique) ?
Irénée de Lyon associe justement l’eucharistie à une transformation d’ordre heuristique :
« Comment [les Juifs] peuvent-ils dire encore que la chair s’en va à la corruption et n’a point
part à la vie, alors qu’elle est nourrie du corps du Seigneur et de son sang ? […] Pour nous,
notre façon de penser s’accorde avec l’eucharistie, et l’eucharistie en retour confirme notre

1005
E. Falque et J.-Y. Lacoste, rares philosophes contemporains à aborder le problème, fournissent de précieuses
analyses sur le corps tel que l’expérience eucharistique en éclaire la phénoménalité.
1006
C’est ainsi que la théologie johannique comprendra le sacrifice (Jn 6, 51-58).

338
façon de penser1007. » C’est une telle transformation (l’accord intellectuel du communiant
avec ce qu’il fait) qu’il s’agit de penser.
Dans le troisième volet d’un triptyque philosophique, Les Noces de l’Agneau1008,
Emmanuel Falque se propose de repenser le corps à partir de l’expérience eucharistique.
L’entreprise est inédite et porte loin. Pour de nombreux pratiquants, la communion
s’apparente sans doute peu ou prou à un exercice liturgique ou sacramentel parmi d’autres. La
scansion régulière du sacrifice peut effacer la portée de l’acte. A l’annonce du prêtre :
« Corpus Christi », le chrétien répond plus ou moins mécaniquement : « Amen », à la manière
d’une ponctuation attendue, sans se rendre compte de la transformation appelée par ce « oui ».
Le sacrifice opère pourtant un changement d’importance : « A l’instar de la naissance ou de la
résurrection, écrit Emmanuel Falque, l’eucharistie marque elle aussi, et d’abord, un passage –
corps à corps d’une transsubstantiation (du pain en corps et du vin en sang), d’une
assimilation (de Dieu en l’homme par la manducation), et d’une incorporation (de l’homme
en Dieu par le mystère de l’Eglise comme aussi des époux1009. » Cette Pâque intime qu’est la
communion réalise un double mouvement, de Dieu à l’humain (par le pain consacré) et de
l’homme au divin (par l’hostie mangée1010). Emmanuel Falque détaille deux mouvements
différents. L’assimilation consiste en l’ingestion de Dieu. « Don de l’organique à de
l’organique1011 », elle indique la pénétration du corps du Christ dans le corps humain : « Dieu
se fait homme dans une sorte d’enfoncement-enfouissement tel que le sacrement de
l’eucharistie achève le mouvement de l’incarnation du Verbe et de sa kénose1012… » Avec
l’incorporation, le mouvement est inverse : c’est le communiant qui entre en Dieu, se dissout
en lui, s’en laisse manger1013, « car ce qui est assimilé par nous, dans le cas unique du corps
du Christ, nous assimile, ou plutôt nous incorpore paradoxalement à Celui-là même que nous
mangeons1014 ». Le mouvement de l’assimilation (manger) à l’incorporation (être mangé)
suppose une sorte d’effusion transformante. En recevant le corps du Christ, le corps humain,

1007
IRENEE DE LYON, Contre les hérésies, IV, 18, 5, trad. par A. Rousseau, Cerf, Sagesses Chrétiennes, 2007
(première édition 1984), p. 467. Comme sous allons le voir, l’association de l’eucharistie à une certaine forme de
compréhension et d’examen de soi a été posée par Paul en premier lieu (1Co 10, 16).
1008
E. FALQUE, Les Noces de l’Agneau. Essai philosophique sur le corps et l’eucharistie, Cerf, La Nuit
Surveillée, 2011. L’œuvre fait suite et complète deux autres livres : Le Passeur de Gethsémani. Angoisse,
souffrance et mort : lecture existentielle et phénoménologique, Cerf, La Nuit Surveillée, 1999, et Métamorphose
de la finitude. Essai philosophique sur la naissance et la résurrection, Cerf, La Nuit Surveillée, 2004.
1009
E. FALQUE, Les Noces de l’Agneau, éd. cit., p. 289.
1010
Id.
1011
Id., p. 336.
1012
Id., p. 337.
1013
Saint Dominique avait coutume de prononcer la prière suivante au moment de la communion : « Seigneur, ce
n’est pas moi qui te mange ; c’est toi qui me manges. »
1014
Id.

339
sans se perdre comme corps ni se dématérialiser, entre dans un processus de modification
fatidique. Le « oui », comprenant que l’irréversible (la corporalité) n’est pas l’irrémissible (la
perdition), engage l’existence entière de l’homme dans un nouveau rapport à soi : tout corps
est justiciable devant Dieu, donc justifiable.
Emmanuel Falque éclaire l’incorporation (§30 des Noces de l’Agneau) à partir de ce
qu’il appelle la manence (§36). Le sacrifice eucharistique permet en effet au chrétien de
demeurer, « non pas seulement dans ce monde tel qu’il est ou tel qu’il devrait être, mais dans
ce monde en tant qu’il est eucharistiquement incorporé en Dieu1015 ». Citant une formule de
l’évangile de Jean (« qui mange ma chair et boit mon sang demeure [meinein] en moi et moi
en lui », Jn 6, 56), Falque insiste sur la valeur particulière de ce demeurer, de cette manence,
qui introduit le corps dans le renouvellement de l’homme et du monde. L’incorporation
eucharistique (être mangé par ce qui est mangé) établit l’existence humaine dans le règne du
présent décisif (voir supra II, B, 2), sans que le corps n’y fasse obstacle, sans qu’il n’entre en
résistance. Le corps n’est pas seulement en attente de la parousie, promis qu’il est à la
résurrection comme le proclame le Symbole des Apôtres. En demeurant dans un monde dont
la figure passe (1Co 7, 31), le corps participe de plein droit à la patience de l’aventure
messianique. Il abrite (par l’assimilation) et constitue (par l’incorporation) la présence du
Christ dans le temps de la fin. C’est dans un tel contexte herméneutique que doit se lire la
métaphore paulinienne du corps.

c) « Un seul corps » (1Co 12, 12) : la coaffection messianique

Le lecteur des épîtres rencontre bien ici et là une manière traditionnelle (gréco-romaine)
de parler du corps. Le « corps mortel », thnètô sômati (Rm 6, 12) est siège du péché, lieu de
combat (Rm 7, 23) ; il est un rebelle indocile que l’esprit doit traiter durement et assujettir
(1Co 7, 27). Mais il est aussi un bien précieux, joyau inestimable, et cela mieux encore que la
chair qui renvoie chez Paul à la lignée, à la race (Rm 1, 3), à l’histoire (Rm 2, 28) ou encore à
la finitude (Rm 8, 3). Le pécheur ne peut avilir son corps qu’en mesure d’une sacralité
reconnue. Le corps (sôma) doit être protégé du mal parce qu’il a partie liée avec le définitif et
parce qu’il est voué à la transformation finale. L’épître aux Romains est tout à fait claire sur la
question : tenir captive la vérité dans l’injustice (ne pas reconnaître Dieu) conduit à la fois à
perdre la raison, à corrompre son cœur et à salir son corps (Rm 1, 18-23). La chaîne logos-

1015
Id., p. 367-368.

340
kardia-sôma veut exprimer la totalité de l’humain, cette même totalité qui se constitue dans le
présent décisif et qui est appelée à la glorification. Car le corps est offert à Dieu (1Co 6, 13),
selon Paul, et promis à la résurrection (1Co 15, 35).
Parce qu’elle consacre le corps humain à Dieu et voue Dieu au corps humain,
l’eucharistie altère l’expérience ordinaire du corps. Elle synthétise dans une même action la
communion au corps et au sang du Christ (koinônia) et un bouleversement heuristique
(krisis). Communion réelle au corps du Christ, d’abord, la première lettre aux Corinthiens le
dit sans détour : « La coupe de bénédiction que nous bénissons, n’est-elle pas communion au
sang du Christ ? Le pain que nous rompons, n’est-il pas communion au corps du Christ ? »
(1Co 10, 16). Conversion existentielle, ensuite, la même lettre le suggère de manière entêtante
puisqu’il ne s’agit pas seulement, dans la communion, de faire mémoire d’un drame passé,
mais d’annoncer la mort du Christ (thanaton kataggellete), et ce jusqu’à la fin des temps
(1Co 11, 26). Cette responsabilité angélique du croyant oblige celui-ci à « discerner le corps »
(diakrinôn to sôma), selon l’expression de l’épître (1Co 11, 29), c’est-à-dire à comprendre son
corps à partir de sa relation au définitif qui approche (et ainsi à le préserver du péché1016). Tel
est le gain heuristique le plus patent : le corps se comprend (heuriskô) et se juge (krinô)
désormais à partir de lui-même, dans le phénomène le plus quotidien de manger, comme un
être décisif travaillé par le venir (eggus) de Dieu. Le corps (se) prépare (à) la parousie.
Mais il est un autre gain, non moins essentiel parce qu’il regarde le présent (ho nun
kairos) et donne idée de la nature du rapport social : en communiant au corps du Christ, le
corps individuel, le corps particulier et concret (ce corps-ci), se lie à d’autres corps
individuels, particuliers et concrets (ces corps-là). La subsomption du temporel particulier
(mon corps) sous l’éternel unique (le Corps christique) dévoile la relation d’interdépendance
des divers corps : « Parce qu’il n’y a qu’un pain, à plusieurs nous ne sommes qu’un corps, car
tous nous participons à ce pain unique » (1Co 10, 17). La métaphore paulinienne du corps, qui
compare l’existence présente des croyants à des membres du Christ, s’insère évidemment
dans l’interprétation de l’eucharistie.
Deux passages significatifs de l’épistolaire énoncent l’image corporelle. Dans l’épître
aux Romains, Paul écrit ceci : « En effet, comme nous avons plusieurs membres en un seul
corps [en heni sômati polla melè] et que ces membres n’ont pas tous la même fonction, ainsi,
à plusieurs, nous sommes un seul corps en Christ [hen sôma en Christô], étant tous membres

1016
Quiconque mange le pain et boit la coupe indignement aura à répondre du corps et du sang du Christ. Pécher
redevient par la communion une responsabilité suprême, atteignant immédiatement la corporalité mystique du
Ressuscité. Par l’eucharistie, la réciprocité de la relation engage le corps. Voir 1Co 11, 17-33.

341
les uns des autres [allèlôn melè], chacun pour sa part » (Rm 12, 4-5, BJ). Il s’agit là d’une
comparaison : « de même que… » (kathaper). Mais la double affirmation du rassemblement
des croyants en Christ et de la cohésion des divers membres transgresse le cadre purement
rhétorique d’une métaphore. Paul proclame une image. Et cette image n’est pas à proprement
parler un artifice littéraire. Elle n’est pas une clause de style. Paul affirme au contraire,
comme s’il s’agissait d’une parabole performative1017, que la manière dont les disciples sont
« membres les uns des autres », chacun apportant ses dons à l’ensemble, conditionne la
justification individuelle. Les divers charismes sont indispensables à l’unité messianique au
même titre que l’œil, le pied ou l’omoplate sont nécessaires à la vie corporelle. L’être-en-
Christ ne dissout aucunement l’existence factuelle particulière.
La métaphore (ou méta-phore) du corps suscite donc la communauté messianique.
L’urgence de coordonner les talents, les charismes et toutes les particularités de l’existence
historique de chacun est chaque fois mise en avant. Cette coordination des hommes dans la
subordination au Christ devient même l’énoncé de la réalisation de l’universel concret. Ainsi
Paul peut-il écrire dans la première lettre aux Corinthiens : « En effet, prenons une
comparaison : le corps est un, et pourtant il a plusieurs membres : mais tous les membres du
corps, malgré leur nombre, ne forment qu’un seul corps : il en est de même du Christ. Car
nous avons tous été baptisés dans un seul Esprit en un seul corps, Juifs ou Grecs, esclaves ou
hommes libres… » (1Co 12, 12-13, BJ). La variété du monde et la diversité des vocations,
tout en se conservant (« que chacun reste dans la condition qui était la sienne »), coopèrent
enfin à l’œuvre de Dieu.
Le sacrifice eucharistique n’est donc pas seulement une sacralisation du corps
individuel, mais l’expérience inédite, rendue possible par le kairos, d’un dépassement de
l’intersubjectivité ordinaire (révolution herméneutique). Le phénoménologue Jean-Yves
Lacoste parle à ce propos de coaffection1018. Au pli de la présence (la communion au corps du
Christ) et de la parousie (l’à-venir de Dieu) se joue un nouveau sentir, un nouvel éprouver :
l’autre m’est à la fois co-présent dans la présence et co-projeté dans l’à-venir. La liturgie n’est
rien d’autre, en termes philosophiques, qu’une nouvelle détermination de l’être-avec et de
l’être-pour. « La liturgie nous offre ainsi un cas pur de l’existence comme coexistence, écrit
Jean-Yves Lacoste, de l’être-là comme co-être-là1019. » La coaffection1020, qui est un sentir-
ensemble, a profondément affaire au monde et au temps. L’effectivité liturgique permet en

1017
La seule « parabole » que l’on trouvera dans l’épistolaire.
1018
J.-Y. LACOSTE, Présence et parousie, Ad Solem, 2006.
1019
Id., p. 52
1020
Le mot Mitbefindlichkeit, « coaffection », est emprunté à Heidegger, voir op. cit., éd. cit., p. 56.

342
effet aux chrétiens de se maintenir et de demeurer (car c’est bien de cela qu’il s’agit) dans un
monde dont la figure passe, dans un monde dont la mondanité s’évide de son sens. Ainsi se
retemporalise le temps abrégé (sunestalmenos), sans distancier l’imminence ni affadir la
détresse. Le temps apocalyptique des Prophètes s’ouvre maintenant au temps messianique
(kairos), et la figure du monde « fuit » (paragei), faisant éclore une communauté, une
sociabilité, une organisation méta-historique nouvelles – l’ekklèsia.

5) « Ekklèsia » : la communauté de la fin

a) Qu’est-ce que l’Eglise ?

Il ne faut cependant pas se méprendre sur le sens de la métaphore du corps. Une erreur
guète l’exégèse. Paul ne veut pas dire que l’unité seule compte. Car il existe une manière de
comprendre l’unité comme totalité indivise qui se trouve en contradiction manifeste avec le
texte. L’Apôtre n’en appelle pas à une fusion organique par laquelle chacun, par une sorte de
kénose immédiate, n’aspirerait plus qu’à se perdre soi-même. La métaphore valorise au
contraire dans toutes ses occurrences la coopération des particularités, des qualités, des
dissemblances. Une interprétation de cet ordre a pu conduire dans l’histoire, fut-ce par sa
sécularisation, à des utopies totalisantes, voire totalitaires. Les images organiques et les
définitions fusionnelles de la communauté présentent toujours un risque lorsqu’elles se
traduisent dans le registre politique. « La multitude ainsi unie en une seule personne est
appelée une République », écrit Thomas Hobbes en insistant lourdement sur l’homogénéité
lithique de ce dieu mortel qu’est le Léviathan1021. Jamais le frontispice de l’édition anglaise de
1651, représentant un prince armé de l’épée, du sceptre et composé de milliers de corps
microscopiques et indistincts, ne traduira la réalité de l’Ekklèsia paulinienne. Et, pas
davantage, la formulation rousseauiste du contrat social (« chacun de nous met en commun sa
personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale, et nous
recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout1022 ») n’exprimera
convenablement la nature des relations messianiques. La koinônia chrétienne (Ekklèsia) ne
s’apparente ni à la civitas moderne, ni à la societas classique.

1021
T. HOBBES, Léviathan, trad. par F. Tricaud, Sirey, Philosophie politique, 1983 (première édition 1971), p.
171. Nous soulignons.
1022
J.-J. ROUSSEAU, Du Contrat social, I, 6. Nous soulignons.

343
Mais alors, qu’est-ce que l’Eglise ? Ni fusion des baptisés ni bâtiment de pierres, ni
administration ni Etat : en saisir le sens est intrinsèquement problématique. Parce qu’elle ne
peut être réduite à une réalité mondaine et parce qu’elle est nécessairement incomplète toute
définition de l’Eglise demeure (et doit demeurer) insatisfaisante. L’Eglise ne peut se
comprendre qu’à partir de l’indicible, de l’incomplet, de l’ouvert. Par son caractère
eschatologique, et dans l’exacte mesure où la fin n’a pas d’assignation chronologique, elle est
fondamentalement un mystère. Le Magistère ecclésiastique le reconnaît expressément,
d’ailleurs, qui insiste sur la nature pérégrine et inachevée de l’organisation terrestre :
« L’Eglise n’aura sa consommation que dans la gloire céleste, lors du retour glorieux du
Christ1023. » Et la Constitution dogmatique Lumen gentium, après s’être penchée sur
l’Ecclesia mysterio, précise que « l’Eglise […] n’aura que dans la gloire céleste sa
consommation, lorsque viendra le temps où sont renouvelées toutes choses et que, avec le
genre humain, tout l’univers lui-même, intimement uni avec l’homme et atteignant par lui sa
destinée, trouvera dans le Christ sa définitive perfection1024. » L’incomplétude mondaine de
l’Eglise nous interdit d’en clore l’essence dans une définition.
En lisant Paul, nous pouvons cependant préciser que la koinônia sur laquelle se fonde
temporellement l’Ekklèsia est d’abord et avant tout une manière d’être, une modalité
d’existence (essentiellement structurée par la communion et la fraternité). Mais s’il faut
comprendre l’Eglise comme réalité collective, cela ne peut se faire qu’à partir de ce qui lui est
absent. A la charnière de la présence eucharistique et de la parousie, paradoxalement
cristallisée par ce pôle d’absence et d’extériorité qu’est l’à-venir de Dieu, l’Eglise
expérimente une manière de demeurer dans le temps sans s’inscrire dans le monde ; une
manière d’exister ensemble sans prolonger une histoire.

b) « Hôs mè » (1Co 7) : en extraterritorialité

Le kairos fait l’Eglise. Celle-ci est l’expérience même du temps de la fin,


l’herméneutique du temps abrégé, la retemporalisation du temps heurté. Fondée par la
présence liturgique et projetée hors d’elle-même vers sa fin, l’Eglise fait entrer dans le monde
une manière spécifique d’être-là, d’un là que n’épuise rien de mondain. Le non-lieu de la
parousie commande de fait une forme insigne d’extraterritorialité ne relevant plus de la
simple spiritualité. L’extraterritorialité dont nous voulons parler ne relève aucunement du sens

1023
Catéchisme de l’Eglise catholique, § 769, Pocket, 2005, p. 200.
1024
Lumen gentium, Vatican II, l’intégrale, Bayard, 2002, p. 99.

344
commun : une errance apatride et exilée. Elle ne relève pas davantage du multilinguisme ou
de l’écriture au « seuil de la syntaxe » dont parle le linguiste George Steiner1025.
L’extraterritorialité traduit plus exactement la modalité fondamentale de la relation de
l’existence chrétienne à l’Etat, à l’histoire et au monde.
La liturgie déjà, comme le remarque Jean-Yves Lacoste, se définit par le pouvoir de
déquotidianiser les gestes et les mots1026. Ce qui bouge et retentit dans l’église, et jusqu’à la
lecture des textes, et jusqu’à la lumière filtrant au travers des vitraux, place l’existence
humaine dans une situation d’exception mondaine et temporelle : « L’ici-et-maintenant de la
liturgie est lié à tout autre ‘‘ici’’ et tout autre ‘‘maintenant1027’’. » Se demandant comment lier
phénoménologiquement présence et lieu à partir de l’eucharistie, Jean-Yves Lacoste évoque
une triple extraterritorialité1028. Extraterritorialité par rapport au monde, d’abord, puisque le
pain et le vin sont présence divine ici, mais dans un ici qui « affole toute herméneutique de la
facticité ». Et en effet l’expérience communiante de la localité ne relève plus exclusivement
de l’être-jeté, ni même de l’être-là. Extraterritorialité par rapport à l’histoire, encore, puisque
le temps du mémorial eucharistique est bien « celui d’une contemporanéité avec celui qui
donna son corps et son sang ». Extraterritorialité par rapport à la terre enfin, dans la mesure
où, par la parole eucharistique, le sacré (païen) se retire du monde dont il saturait l’espace.
Mais l’extraterritorialité opérée par la liturgie ne dit pas tout de la relation chrétienne au
monde. Ou plus exactement, il faudrait ajouter aux analyses de Jean-Yves Lacoste, la messe
se prolongeant par un envoi dans le monde (ite missa est), que l’extraterritorialité persiste à
titre d’existential durable. Le chrétien ne communie hebdomadairement qu’afin de réitérer ou
« relancer » autant qu’il est possible de le faire la condition d’une extraterritorialité pérenne.
Etre chrétien ne veut pas dire expérimenter phénoménalement le démondanisation liturgique
occasionnellement, mais porter au monde, par une maïeutique constante, les effets d’un tel
décentrement. C’est ce que Paul appelle dans ses lettres l’arrachement (exelètai1029). Vivre
arraché-à, retiré, extrait-de, c’est retrouver le temps sans l’histoire, le monde sans le schème

1025
G. STEINER, Extraterritorialité, en particulier le premier chapitre : « En extraterritorialité », Calmann-
Lévy, 2002 (éd. anglaise 1968), p. 19-28.
1026
J.-Y. LACOSTE, Présence et parousie, éd. cit., p. 54.
1027
Id., p. 54-55.
1028
Pour cette analyse de l’extraterritorialité, voir id., p. 13-14.
1029
« Paul, apôtre, non de la part des hommes, ni par un homme, mais par Jésus Christ et Dieu le Père qui l’a
ressuscité d’entre les morts, et tous les frères qui sont avec moi, aux Eglises de Galatie : à vous grâce et paix de
la part de Dieu notre Père et du Seigneur Jésus Christ, qui s’est livré pour nos péchés, afin de nous arracher
[έξέληται ήµας] à ce monde du mal, conformément à la volonté de Dieu, qui est notre Père » (Ga 1, 1-4, TOB).
Nous soulignons.

345
du monde (1Co 7, 31), la loi sans la lettre – et soi, et l’autre, comme Adam et Eve au Jardin,
sans mémoire sociale.
C’est ainsi que se comprend le comme-non (hôs mè) de la première épître aux
Corinthiens. L’indifférence aux situations mondaines, que Giorgio Agamben appelle
« révocation des vocations » et que nous avons intitulé précédemment « indifférence
klétique », désigne précisément l’extraterritorialité de l’existence messianique. Paul demande
à chaque membre de l’ekklèsia de Corinthe, en des formules qui ont dû surprendre, d’avoir
une femme comme s’ils n’en avaient pas1030, de pleurer comme s’ils ne pleuraient pas, de se
réjouir comme s’ils ne se réjouissaient pas, d’acheter comme s’ils ne possédaient pas, de tirer
profit du monde comme s’ils n’en tiraient pas profit (1Co 7, 29-31). Le comme-non de la
péricope n’en appelle à aucun faux-semblant, nous l’avons déjà dit. Il ne saurait s’agir de
mimer la vie sans vivre, de mesurer ses élans. Il ne saurait s’agir non plus d’exhorter les
chrétiens à l’indifférence la plus complète au monde (gnose mystique ou érémitisme). Vivre –
et vivre bien – n’est pas indifférent. « Que chacun demeure (menei) dans la situation (klèsis)
dans laquelle il a été appelé », est-il dit quelques versets plus haut (1Co 7, 20). Dieu ne se
moque ni des situations temporelles ni des conditions mondaines. Mais la conversion de
l’homme à Dieu in finibus temporis requiert une distanciation que synthétise
l’extraterritorialité. Vivre comme-non, bien loin d’être un renoncement au monde, veut dire
comprendre autrement la vie, en oublier la valeur ancienne, en effacer les repères quotidiens.
La temporalité du kairos avive ainsi, par élision de la territorialité, le caractère critique de la
facticité.
L’extraterritorialité de l’existence chrétienne se joue dans le monde, dans les paysages
de la terre, sur les chemins et les mers, parmi les cultures et les hommes. Rien ne vient altérer
l’inclusion de l’homme dans le décor qu’il reçoit de la nature ou façonne par sa technique.
Rien ne vient le dégager de sa responsabilité écologique (Gn 2). Mais la territorialité de
l’existence, c’est-à-dire la facticité de l’être-là historique, se trouve bouleversée et comme
décentrée de soi. L’être-jeté subit une crise, il est lui-même la crise du kairos. Et cela d’autant
mieux que la « situation » (Sartre) de l’existence, qui formait un tout pour la liberté, se double
d’autre chose, d’une « chose absente », d’un par-devers du là, d’une attente déjà féconde ici-
même (l’espérance ou la retemporalisation du temps).

1030
La réciproque ne fait aucun doute.

346
c) Une crise de la « situation »

Une situation historique qui n’est plus un tout pour la liberté est une situation
paradoxale. Le concept sartrien de « situation », en particulier tel que le thématise la dernière
partie de l’Etre et le néant, et à condition d’en remanier quelque peu les termes, semble
précieux pour éclairer l’existence chrétienne. On le sait : Sartre associe la facticité à la notion
de « situation ». La liberté n’est pas sans fondement, dit-il : « Sans obstacle, pas de
liberté1031. » Ce qui revient à constater que la liberté suppose l’être pour s’y soustraire, ou
qu’elle travaille dans les mailles d’un datum qu’elle ne cesse de néantiser par ses intentions.
Ce datum néantisé par les fins de la liberté est une « situation1032 ». Sartre développe
l’exemple devenu célèbre du rocher : ce rocher m’apparaît comme « non esclaladable » ; il se
dévoile donc à la lumière d’une escalade projetée, se découpant « sur fond de monde par
l’effet du choix initial de ma liberté » ; il est donc intégré par ma liberté dans une situation
dont le thème général est l’escalade1033. La « situation » dont parle Sartre désigne comme on
le voit l’état des choses signifié par mes choix et mes buts. Elle est le monde que je reçois
(datum) – ou justement ne reçois déjà plus – en le constituant comme motif par mon projet.
L’Etre et le néant décrit soigneusement les cinq structures fondamentales de la
situation : ma place, mon corps, mon passé, ma position, ma relation à autrui. Ce sont
précisément ces structures, distinguées les unes des autres, que la kairos commande de
changer. Par souci d’efficacité, nous n’en retiendrons que trois.
1) Ma place, selon Sartre, c’est l’implantation de la facticité dans un décor spatial,
naturel : mon « pays » avec son sol, son climat, ses richesses, sa configuration. Changer de
place par un mouvement de la liberté (un déplacement, un voyage) ne dispensera jamais
d’avoir reçu une place première, originaire, « me renvoyant, précise Sartre, à la contingence
pure de ma place1034 ». Ici se rencontre un premier changement d’importance. Par la foi, la
place originaire ne peut plus être entendue ni vécue comme contingence pure. Chaque
situation, si elle devient indifférente du point de vue de la justification (vivre comme-non)
relève du plan de Dieu. Plan indiscernable ici et maintenant, peut-être, mais compris comme
nécessité abstraite. L’expérience de « ma place », quoiqu’elle m’indiffère, se double de l’idée

1031
J.-P. SARTRE, L’Etre et le néant, éd. cit., p. 541.
1032
Voir id., p. 544 : « Nous appellerons situation la contingence de la liberté dans le plenum d’être du monde en
tant que ce datum, qui n’est là que pour ne pas contraindre la liberté, ne se révèle à cette liberté que comme déjà
éclairé par la fin qu’elle choisit. Ainsi le datum n’apparaît jamais comme existant brut et en-soi au pour-soi ; il se
découvre toujours comme motif puisqu’il ne se révèle qu’à la lueur d’une fin qui l’éclaire. »
1033
Voir id., p. 544-545.
1034
Id., p. 547.

347
d’une raison d’être de cette place. Paul ne cesse de « changer de place », tenant peu compte
des agréments du voyage, des paysages, des splendeurs locales. Mais « sa place » originaire
n’a rien de contingente. Cette place originaire, comme une naissance, un avènement au
monde, c’est l’événement de Damas : cette apostrophe divine qui le met à terre et lui ferme
les yeux, comme Œdipe devant la vérité de son histoire. Au fond, la notion paulinienne de
grâce découvre la nécessité de ma place originaire.
2) Par ailleurs, mon corps, compris comme structure de la situation, participe au même
décentrement que ma place. L’ipséité ou l’haecceitas corporelle (être mon corps, ce corps-ci,
irréversiblement) se voit modifiée, quoique sans se perdre, par les phénomènes de
l’assimilation et de l’incorporation (Falque) ; l’eucharistie donnant à croire que ce corps-ci,
expérimenté objectivement comme singularité absolue, corrobore le corps transcendant du
Christ. Appelé au définitif, mon corps est davantage qu’une structure de la « situation », autre
chose qu’un accident, se devinant par projection au-delà de l’expérience de la facticité. Mon
corps devient quelque chose que ce corps n’est pas ni ne peut être par lui-même. Il entre, lui
aussi, dans la nécessité de Dieu.
3) Mon passé, quant à lui – ce passé irrémédiable que je ne peux me donner moi-même
par caprice et que j’ai cependant à être à chaque moment de mon existence1035 – n’est plus
une « situation » comme il l’était avant l’événement de la foi. En situation de crise, je n’ai
plus à être mon passé, j’ai à ne plus l’être. Non pas que je ne le possède plus : la conservation
des situations dans l’Eglise, des klèseis dans l’Ekklèsia, exige la conservation de l’identité, qui
requiert à son tour une mémoire. Mais mon passé ne me renseigne plus, ni sur ce que j’ai à
être ni sur ce qu’est autrui. Pour que le quelconque devienne le frère et que la suspension du
jugement se mute en fraternité, il faut encore que le passé se fasse discret, murmurant. De
manière très compréhensible, le kairos atténue la volubilité du passé. Vivre comme-non se
fonde sur un certain silence des sédiments du souvenir. Le baptême, spécifié comme
naissance-en, suggère à l’homme la possibilité d’une évanescence du passé sans perte de
l’identité.

Sans aller plus loin dans la critique des structures de la situation, nous constatons
l’originalité de l’expérience facticielle chrétienne. Extraterritorialité et crise de la situation
reconfigurent la relation que le croyant entretient avec l’autre et avec la communauté.
Extraterritorialité et crise de la situation redessinent également le rapport que l’Eglise

1035
Voir id., p. 553.

348
entretient avec le temps, le monde et la politique. Y a-t-il encore de histoire ? Faut-il se
soumettre aux autorités ? La communauté chrétienne, au service de Dieu (Rm 6, 13) dans un
temps de fin (Rm 13, 11), existe-t-elle en marge de l’aiôn (1Co 2, 6) ? Questions d’autant plus
décisives qu’elles ne s’adressent pas moins aux chrétiens d’aujourd’hui qu’à Paul et qu’elles
plongent la recherche sur le christianisme primitif au centre du vortex.

C) « EXOUSIA » : POLITIQUE DE LA FIN

« Avant tout, frères très chers, aimons Dieu, aimons le prochain : ce sont les
commandements qui nous sont donnés en premier. Et voici les prescriptions sur votre manière
de vivre dans le monastère. Tout d’abord, pourquoi êtes-vous réunis sinon pour habiter
ensemble dans l’unanimité, ne faisant qu’un cœur et qu’une âme en Dieu… »
Ainsi commence la Règle de saint Augustin1036. Le monachisme cénobitique constitue
une communauté originale, en marge de l’histoire, en marge de l’Etat, géographiquement
enclavée dans ses murs, et néanmoins présente au milieu des hommes et du temps. En
choisissant de vivre conformément à une règle, les moines retranchent de la vie sociale leur
existence commune (koinos bios) structurée par l’oraison et le travail (ora et labora). Car il
s’agit bien, dans la cénobie, de s’écarter de l’appréhension historique du temps et de se
désengager des structures du monde. En prenant la forme d’une liturgie ininterrompue, les
heures de la journée s’abandonnent à Dieu. L’obéissance au Seigneur, précise la Règle de
saint Benoît, ne doit jamais faiblir, s’inscrivant dans une tension sans relâche : « En tout
temps il nous faut obéir1037 ». Omni tempore : chaque heure de la vie monastique est
appréhendée comme une réponse – « tandis qu’il en est encore temps » (dum adhuc vacat) –
aux appels patients de Dieu1038.
Les moines s’efforcent de vivre comme en la fin. Comme si le temps, venant à manquer,
valait mieux que l’oubli, la dispersion, la dérision, la comédie séculière. Comme si chaque
seconde méritait une consécration particulière. Pourtant les moines ont le temps, prennent le

1036
S. AUGUSTIN, La Règle, lue par Pierre Raffin, Cerf, L’Abeille, 2011, p. 59.
1037
La Règle de saint Benoît, Prologue, Cerf, Sources chrétiennes n° 181, 1972, p. 415.
1038
Voir id., p. 417.

349
temps. Chacun de leurs gestes exprime la patience d’exister encore, dans la lenteur étale et la
régularité métronomique du quotidien. Leurs corps, leurs actes, leurs paroles étirent une
liturgie incessante. Et le silence alentour enclôt leur vie dans la prière, cette « prière sans fin »
déjà recommandée par Paul aux Thessaloniciens1039. Vigiles d’un temps dont il faut prendre
soin, dont il faut se faire les gardiens, les moines cénobites immiscent discrètement
l’exceptionnel (l’à-venir de Dieu) dans l’ordinaire1040. Comme le remarque à ce sujet Giorgio
Agamben : « L’idéal monacal est celui d’une mobilisation intégrale de l’existence au moyen
du temps1041 » ; ce temps monastique qui s’étend, se creuse, ne cesse jamais de finir (et ne
finit jamais qu’en Dieu).
Le monachisme naît cependant longtemps après les communautés pauliniennes. Il
s’agissait alors de répondre au (prétendu) retard de la parousie autrement que par la
dogmatique et le magistère – et sans doute en réaction contre eux – par une forme-de-vie à la
fois pérenne, stable, durable et conforme à l’urgence eschatologique1042. Il n’est pas fortuit
que Pacôme le Grand (292-346), généralement considéré comme le fondateur du cénobitisme
chrétien, soit un contemporain du premier concile œcuménique, le Concile de Nicée (325). Le
monachisme entreprend d’existentialiser le diffèrement de la fin des temps plutôt que de
théologiser l’Eglise temporelle. Cette manière tout à fait singulière d’expérimenter
collectivement l’extraterritorialité par l’abdicatio iuris (ne plus appartenir au droit civil), la
pauvreté (ne plus jouir des valeurs du monde) et la liturgisation de la vie quotidienne
(s’arracher au temps historique) ne fut possible qu’une fois la détresse eschatologique
amoindrie, lorsque l’attente put s’instituer en ordre et en règle.
Mais existentialiser le « retard » de la fin ne revient pas tout à fait à épouser la crise du
kairos. Le monachisme n’est nullement préparé ni expérimenté par Paul. Le disciple de
l’Ekklèsia paulinienne ne vit pas sous une règle, ne sanctuarise pas son existence, ne se
marginalise pas séculièrement – ni par son habit (prendre l’habit ou le voile) ni par une
position géographique particulière (le monastère). Si le cloître put être considéré comme
« source de Dieu dans le monde » et « lieu du colloque éternel » par Bernard de Clairvaux1043,
jamais Paul ne théorise une quelconque chrétienté. Son « temps » n’est pas celui du Moyen-
Âge. Sa « cité » n’est pas claustrale. Le problème politique se pose donc pour lui d’une toute
1039
Dans la première lettre aux Thessaloniciens (1Th 5, 17), Paul exhorte ses frères à prier sans cesse
(άδιαλείπτως προσεύχεσθε).
1040
Voir à ce sujet le film de Philip Gröning, Le Grand silence, 2005.
1041
G. AGAMBEN, De la très haute pauvreté. Règles et forme de vie (Homo Sacer, IV, 1), Rivages, 2011, p. 38.
1042
Agamben a bien montré comment l’imprégnation de la règle dans le temps quotidien donnait naissance à une
forme-de-vie particulière. Voir De la très haute pauvreté, éd. cit., en particulier le troisième chapitre.
1043
Voir BERNARD DE CLAIRVAUX, Textes politiques, choisis et traduits par P. Zumthor, 10/18,
Bibliothèque médiévale, 1986, p. 9.

350
autre manière que pour les moines, à quelque époque que l’on songe. Quelle relation
entretenir avec l’autorité quand on se pense membre du corps du Christ ? Quelle position
occuper dans l’histoire – s’il y a encore histoire ? Ce sont ces questions difficiles, éclairées
par l’expérience transformante du kairos, que l’heuristique de l’existence messianique permet
finalement de traiter. Mais avant d’aborder frontalement le problème politique du paulinisme,
il convient de revenir sur les différences de l’existence ecclésiale telle que Paul la conçoit et la
vie monastique.

1) « Ekklèsia » et monachisme

a) Vie érémitique…

Paul est une incontestable autorité du monachisme. Peu d’écrits mystiques, peu de
Règles n’oublient de le citer. Les épîtres alimentent amplement les textes fondateurs et les
réformes successives des ordres1044. Cela semble d’autant plus étrange que l’Apôtre n’a lui-
même jamais vécu très longtemps dans ses propres communautés, sinon par la procuration de
l’épistolaire, et d’autant plus curieux encore que les communautés pauliniennes, sur lesquels
l’historien est correctement documenté1045, n’ont jamais expérimenté l’isolement.
L’érémitisme oriental a pourtant représenté, dès les premiers siècles, une manière mystique de
porter au monde une existence de type acosmique. La Thébaïde égyptienne représente
clairement l’aspiration individuelle à rompre avec le monde, à trouver au désert ou dans la
cellule un repli hors du siècle.
Les anachorètes, dans leurs écrits, nomment volontiers praktikè la forme concrète de
l’existence spirituelle. Il n’est pas encore question de règle, ni d’ordre. Mais la praktikè
désigne déjà la praxis de la consécration à Dieu en marge de ce monde. Le Traité pratique
d’Evagre le Pontique est particulièrement intéressant à ce sujet. Evagre est un anachorète du
IVe siècle. Disciple des Cappadociens et des Pères du désert, il se fit moine à Nitrie, en
Egypte, puis aux Kellia (« les Cellules ») réservées aux moines les plus éprouvés, où il vécut

1044
La Règle de saint Benoît, par exemple, contient plus de 70 références aux lettres de Paul contre 2 à l’évangile
de Mars, 5 à celui de Jean.
1045
Voir par exemple Aux origines du christianisme, collectif, Gallimard, Folio/histoire, ou Les Premiers temps
de l’Eglise, collectif, Gallimard, Folio/histoire, ou encore les travaux de l’historienne M.-F. Baslez sur Paul et le
paulinisme.

351
jusqu’à la fin de ses jours en plein désert1046. Dans l’esprit chrétien antique, le désert ne
représente plus, comme pour les Hébreux, le lieu du Passage, le couloir vers Sion, mais plutôt
l’occasion assurée d’une lutte contre les Démons. En allant au désert, il ne s’agit plus tant de
cheminer vers la Terre promise que se distancier du monde, poussé par l’Esprit, pour un
combat ultime. Imitant le Christ au désert (Mc 1, 12-13 et //), Evagre évoque sans cesse la
lutte qu’il mène contre les tentations, qu’il vit parfois jusqu’à l’hallucination. Ces tentations
sont autant d’apocalypses personnelles, autant de catastrophes isolées, de désastres intérieurs
derrière lesquels le moine, affamé et assoiffé par l’ascèse, scrute la parousie.
Il est évident que l’anachorétisme, au même titre que le monachisme en général, cultive
une position eschatologique existentielle. Vivre comme en la fin, disions-nous. Il s’agit peut-
être même de vivre en la fin, voire d’expérimenter la fin même, c’est-à-dire d’eschatologiser
sans cesse sa propre situation temporelle (non par la liturgie mais par le combat intime1047).
Après avoir décrit les différentes parties du vêtement monastique et les symboles
correspondants : la cuculle qui encapuchonne la tête, le scapulaire qui se croise sur la poitrine,
la ceinture qui serre les hanches, la mélote en peau de chèvre qui rappelle la pureté des
Prophètes…, Evagre ajoute la précision suivante : « Telles sont les réalités dont le vêtement
est, comme en résumé, le symbole ; et voici les paroles que les Pères leur répètent
constamment : la foi, enfants, est affermie par la crainte de Dieu, et celle-ci à son tour par
l’abstinence ; celle-ci est rendue inflexible par la persévérance et par l’espérance, desquelles
naît l’impassibilité, qui a pour fille la charité ; et la charité est la porte de la science naturelle,
à laquelle succède la théologie, et, au terme, la béatitude1048. »
La chaîne ici décrite, qui conduit de la foi à l’abstinence, de la persévérance à
l’espérance et de la charité à la béatitude, pourrait être trompeuse si l’on ne consultait pas le
texte grec. Evagre ne dit pas seulement que l’existence spiritualisée par la pratique mène
finalement au bonheur, comme si la béatitude était le « terme » d’un chemin de lutte. Il dit
plutôt que la vie quotidienne de l’anachorète, se vêtant le matin de ses symboles, résistant à
midi à la morosité mordante de l’acédie (ce nadir de l’espoir) et s’abîmant le soir dans la
prière, accède à la théologie (entendons : la connaissance directe de Dieu) et à la béatitude
finale. Le huitième paragraphe du Prologue s’achève en effet sur ces trois mots : hè eschatè

1046
Voir les travaux de Gabriel Bunge, notamment Akèdia. La Doctrine spirituelle d’Evagre le Pontique sur
l’acédie (Spiritualité orientale, n°52, Abbaye de Bellefontaine, 1996) ; Paternité spirituelle. La Gnose chrétienne
chez Evagre le Pontique (Spiritualité orientale n°61, Abbaye de Bellefontaine, 1994) ; Traité pratique ou Le
Moine d’Evagre le Pontique (Spiritualité orientale n°67, Abbaye de Bellefontaine, 1996).
1047
Un tel « combat » peut être interprété comme une liturgie eschatologique.
1048
EVAGRE LE PONTIQUE, Traité pratique ou Le Moine, trad. par A. et C. Guillaumont, Cerf, Sources
chrétiennes n° 171, t. II, 1971, p. 491-492.

352
makariotès, « le bonheur eschatologique ». Marqué par la gnose alexandrine, Evagre annonce
que la contemplation de Dieu, dans ce décrochage d’avec le monde qui se veut factuel et
radical, offre déjà un « avant-goût du repos eschatologique où le Seigneur introduit1049 ».
L’ermite antique inscrit son existence quotidienne dans l’apocalypse. Sa journée est une
apocalypse. Ses visions, ses souffrances, ses victoires, ses sommeils, ses agonies, sont des
apocalypses. Sa vie de chaque instant prend en souci la parousie. Afin de n’être pas surpris
par la venue finale du Christ, l’anachorète transfigure son attention au monde, aux autres, à
soi, en une veille aiguë, incandescente. Le temps lui devient occasion de l’affût. Et comme
Paul annonçait aux Thessaloniciens : « Quand les hommes se diront : paix et sécurité ! c’est
alors que tout d’un coup fondra sur eux la perdition, comme les douleurs sur la femme
enceinte… » (1Th 5, 3), l’anachorète a choisi de rendre quotidien le combat des derniers
jours. Bien sûr, on pourrait entendre dans les mots de Paul que, quoiqu’on fasse, Dieu nous
surprendra – et que la surprise parousiaque ne saurait être évitée d’aucune manière. Mais le
moine veut incorporer au regard qu’il jette sur le monde, à ses propres gestes et aux moments
journaliers de sa lutte l’ensemble des signes de la fin. Toute sa vie, dans la solitude d’une
cellule, mime en fait la ruine du monde.
Comme nous le dirons, ce n’est pas ce que Paul commandait aux chrétiens.

b) …et vie cénobitique

La tradition cénobitique pourrait sembler plus conforme aux exigences de Paul. La


cénobie, déjà, est une vie commune, et Paul fonde des communautés. C’est une vie de lenteur
où l’impatience de l’avenir est aussi loin des feux apocalyptiques que l’aube estivale peut
l’être des tempêtes d’automne. Les moines cénobites travaillent, prient, ouvragent, rangent,
nettoient, prient à nouveau… Le rythme des jours est sans aléas, sans péripéties, sans drames.
La succession languide des jours mime un recommencement indéfini. La lecture des Règles
monastiques peut d’ailleurs rebuter le lecteur par leur prosaïsme appuyé. Il n’y est question
que de l’obéissance à l’abbé, de l’humilité renouvelée, de l’appel des frères en conseil, de
l’heure et de la durée des vigiles, de la distribution des psaumes, des dortoirs, du cellérier, des
semainiers de la cuisine, de la composition des repas, du silence nocturne, du signal de
l’office, des restrictions en carême… On n’y trouve ni lyrisme ni grandiloquence. Pas même

1049
Voir le commentaire que Gabriel Bunge propose du Traité pratique, dans EVAGRE LE PONTIQUE, Traité
pratique ou Le Moine, Spiritualité orientale n° 67, Abbaye de Bellefontaine, 1996, p. 59.

353
ces fleurs de poésie mystique qui ornent la philocalie des Pères. Rien n’est plus terne que la
Règle d’un ordre.
Mais c’est pour mieux dire, en creux, l’éminence du quotidien. « Pour le chrétien, tous
les temps sont fastes », comme l’écrit Wilfrid Stinissen, prieur des Carmes Déchaux de
Norraby (Suède1050). « Les dieux sont aussi dans la cuisine », disait Héraclite aux voyageurs
timides qui n’osaient pas approcher du fourneau où le philosophe se chauffait les mains1051.
« Dieu se trouve aussi dans les petites affaires du quotidien », clament subtilement les Règles.
« Le temps est rempli d’éternité1052. » Dans le « chœur philosophique », comme les
Cappadociens aimaient à nommer le monastère1053, les moines vivent sur terre « la vie des
anges1054 ». Une vie de patience et d’attention. Une vie de vigilance et de charité. Une vie de
louange (« citadelle de prière », dit Bernard de Clairvaux). La Règle n’est pas une loi à
laquelle conformer ses actes, comme on se plierait à un règlement. Elle imprègne le temps
vécu jusqu’à devenir la vie même. Entrer dans les ordres, selon l’expression consacrée, c’est
donner une forme à sa vie. Vivre selon la règle (secundum regulam vivere, dit Bernard), c’est
faire entrer en soi (in su mittere) une forme nouvelle jusqu’à s’y confondre (forma vitae).
Paul, à première vue, ne demandait rien d’autre aux croyants, puisque l’oubli de la Loi
(Torah) devait coïncider, dans le temps de la foi, avec une vie en Christ.
Il n’est pas jusqu’à la pauvreté du cénobite qui rappelle les communautés premières. Les
Actes des apôtres décrivent avec soin la vie des premiers chrétiens : « Ils se montraient
assidus à l’enseignement des apôtres, fidèles à la communion, à la fraction du pain et aux
prières […]. Tous les croyants ensemble mettaient tout en commun [eichon hapanta koina] ;
ils vendaient leurs propriétés et leurs biens et en partageaient le prix entre eux selon les
besoins de chacun » (Ac 2, 42-45, BJ). Que chacun reçoive d’un supérieur selon la pauvreté
de son besoin est une des premières précisions de la Règle d’Augustin. Quant à la haute, la
très haute pauvreté franciscaine (altissima paupertas), elle redécouvre dans le dénuement et le
dépouillement une forme-de-vie coïncidant avec la charité. De ce point de vue, la pauvreté
monastique n’est pas une caractéristique factuelle, sociale, mais une donnée existentielle.
L’oubli de toute possession dispose aux grâces et dévoile ce qui vient sous les traits d’un
afflux, d’une crue, d’une rencontre avec Dieu, conformément à ce que proclamait Jésus dans
1050
W. STINISSEN, L’Eternité au cœur du temps, Editions du Carmel, Vie intérieure, 2004 (première édition
2002), p. 43.
1051
Anecdote rapportée par Aristote, voir Les Parties des animaux, 645a, Belles Lettres, 2002 (première édition
1957), p. 18.
1052
W. STINISSEN, op. cit., éd. cit., p. 46.
1053
GREGOIRE DE NYSSE, Le But divin (De Instituto christiano), Téqui, Les Maîtres de vie spirituelle, 1986,
note 15, p. 15.
1054
Id., p. 45.

354
les évangiles : « Et du vêtement, pourquoi vous inquiéter ? Observez les lis des champs,
comme ils croissent : ils ne peinent ni ne filent… » (Mt 6, 28, TOB). Accueillir le temps de
Dieu requiert cette forme essentielle de la pauvreté qu’est l’insouciance des contraintes
séculières.
C’est cependant sur la question de la fuite du monde (fuga mundi) et du renoncement au
droit (abdicatio iuris) que la tension, pour ne pas dire la contradiction, entre le paulinisme et
le monachisme occidental se fait sentir. C’est aussi sur elle que s’exprime le plus clairement
le problème politique du paulinisme. Giorgio Agamben raccorde l’incongruité du mouvement
franciscain, ses succès comme ses échecs, à la « question de la pauvreté ». Mais la vie
conforme à l’altissima paupertas ne se contente pas d’abdiquer quelque possession que ce
soit. La « haute pauvreté » ne se résume pas au renoncement matériel. Elle ne commande pas
seulement d’être démuni, mendiant. Il s’agit en fait, de manière beaucoup plus radicale, de
vivre en dehors du droit, en marge de toute juridiction, en deçà de toute législation. C’est ce
que remarque justement Agamben : « Le franciscanisme peut-être défini – et c’est en cela que
réside sa nouveauté, encore aujourd’hui impensée et, dans les conditions actuelles de la
société, tout à fait impensable – comme la tentative de réaliser une vie et une pratique
humaine absolument en dehors des déterminations du droit1055. » Neutralisation du droit par
rapport à la vie, abdicatio iuris, suspension de toute relation juridique et judiciaire avec le
monde : le franciscanisme propose en fait un retour à l’état de nature antérieur à la chute, les
frères mineurs ayant « ce seul droit de n’avoir aucun droit » (hoc ius : nullum in his quae
transeunt ius habere1056) ; dit autrement : de renoncer au droit de propriété sans renoncer à
l’usage des choses.
Si l’idéal franciscain accomplit comme nous le pensons la tension continue du
monachisme cénobitique1057, en quoi s’inspire-t-il de Paul ? Les motifs de la fuga mundi et de
l’abdicatio iuris figurent-ils déjà dans les lettres ? Nous avons déjà dit que non. La réponse à
ces questions mérite néanmoins d’être précisée.

1055
G. AGAMBEN, De La très haute pauvreté, éd. cit., p. 149.
1056
Hugues de Digne, De finibus paupertatis, cité par Agamben, op. cit., éd. cit., p. 153.
1057
Notamment en identifiant l’ordre monastique à l’ordre de la fin des temps. Voir J. RATZINGER (BENOÎT
XVI), La Théologie de l’Histoire de saint Bonaventure, PUF, Quadrige, 2007 (première édition française 1988),
p. 55-56 ; 62-63 ; 68 ; 77 ; 87.

355
c) « Ek tou kosmou exelthein » (1Co 5, 10) : sortir du monde ?

L’apôtre a jeté son corps dans la mêlée, et les communautés fondées par lui ne se
retranchaient nullement derrière de hautes façades. Peu de temps avant sa mort, Pier Paolo
Pasolini avait l’intention de filmer Paul dans la gare de Genève, à la terrasse du Rosati de Via
Veneto, marchant à travers les rues de Paris, apostrophant ses contemporains dans un
immeuble de Vichy, évangélisant dans un appartement de Gênes, devisant dans un petit hôtel
de New York, dans un paquebot, dans une prison, dans la foule1058… Paul a pris le monde et
ses chemins à bras-le-corps. Les chrétiens menaient leur vie à découvert, sans intention
ésotérique. Ils avaient leur place dans les dédales de ce monde. Et quoique la première lettre
aux Corinthiens (1Co 5 12-13) fasse la distinction entre « ceux du dehors » (tous exô) et
« ceux du dedans » (tous esô), il ne fut jamais question pour les membres de l’Ekklèsia de fuir
l’univers commun ou de lui tourner le dos. Fuir le monde n’a d’ailleurs pas de sens pour Paul.
« Je vous ai écrit dans ma lettre de ne pas avoir de relations avec les débauchés, écrit-il aux
Corinthiens. Je ne visais pas de façon générale les débauchés de ce monde, ou les rapaces et
les filous ou les idolâtres, car il vous faudrait alors sortir du monde. Non, je vous ai écrit de
ne pas avoir de relation avec un homme qui porte le nom de frère, s’il est débauché, ou rapace
ou idolâtre ou calomniateur ou ivrogne ou filou… » (1Co 5, 9-11, TOB, nous soulignons).
« Sortir du monde » (ek tou kosmou exelthein), selon l’expression de la lettre, est une
prévention qui n’a pour Paul aucun sens. La vie sainte des frères de la communauté (à la fois
concrète et spirituelle) impose des exigences internes parmi lesquelles ne figure pas celle de la
retraite. Mais de quoi est-il question au juste lorsque Paul parle de monde ? S’agit-il des
saisons, des rochers et des arbres : la phusis ? Des planètes et du soleil : le kosmos ? De la
société des hommes : le koinon tôn anthrôpôn ? De la Cité : la polis ? De cet âge de
l’histoire : l’aiôn touto ? Qu’y aurait-il à fuir, en fin de compte ?
Souvenons-nous de la formule fameuse de la première lettre aux Corinthiens : « La
figure de ce monde passe » (1Co 7, 31). Le texte grec dit : Paragei gar to schèma tou kosmou
toutou, « car il s’en va, le schème de ce monde. » Il est difficile de savoir ce que Paul entend
exactement par l’expression de schème. La plupart des travaux d’exégèse passe la difficulté
sous silence, ou peu s’en faut. Les analyses insistent le plus souvent sur le caractère provisoire
des usages du monde. Les activités humaines n’auraient plus, dans l’urgence du kairos,

1058
P. P. PASOLINI, Saint Paul (projet pour un film), Nous, 2013.

356
qu’une valeur toute relative1059. Pourtant, la rétroversion du texte grec vers l’hébreu biblique
fournit quelques indications dignes d’intérêt1060. La phrase donnerait en hébreu, si Paul l’avait
écrite dans sa langue maternelle : Toar olam kalil yakhalof. Toar désigne à la fois le « titre »,
le « contour », l’ « aspect », la « forme », la « description ». La phrase peut donc s’entendre
d’au moins deux manières différentes. 1) Le « contour » (ou l’« aspect ») du monde fuit.
Autrement dit : la forme empirique du monde s’étiole, se disloque, s’évanouit, disparaît.
L’indifférence au monde procéderait donc d’une obligation pragmatique : on ne fait pas son
lit dans un paquebot qui coule… Mais cette lecture ne nous semble pas compatible avec les
résonances du mot hébreu toar. 2) C’est plutôt le « titre » (toar) de « ce monde » (olam kalil)
qui « fuit » (yakhalof), c’est-à-dire le sens que nous accordons aux choses – par habitude ou
par coutumes –, le regard de notre intérêt, la marque de l’intention. C’est pour ainsi dire la
disponibilité même du monde (Zuhandenheit) que le kairos altère.
Il est donc tout à fait inconcevable, en vertu de l’acception de toar, que Paul ait pu
recommander aux membres de l’Eglise de se détourner du monde – détour d’autant plus
impropre à la vie chrétienne que celle-ci doit justement s’employer à « profiter du monde
comme n’en profitant pas » (1Co 7, 31a). Le monde est bien là, dans son enveloppante
prégnance, dans son incontournable stature. Or, puisque le monde nomme à la fois les choses,
les biens, les mœurs, le pouvoir, l’histoire…, et qu’il ne saurait s’agir pour les communautés
pauliniennes de ne pas faire corps avec les réalités sociales de leur temps, le problème
politique ne s’en pose qu’avec davantage de vigueur.
Quelle relation Paul recommande-t-il d’entretenir avec le droit, avec l’Empire, avec
l’histoire ? Le kairos n’entraîne pas au-delà du monde, ni en lisière des choses. Mais il
arrache assurément le croyant à l’univocité de la politique et de l’histoire. Loin de
l’érémitisme et du cénobitisme, l’épistolaire revendique néanmoins une place spécifique pour
chrétien dans la Cité, une sorte d’extraterritorialité sui generis qui ne se laisse réduire ni à
l’extériorité ni à l’appartenance.

1059
Voir par exemple R. SOMERVILLE, La Première épître de Paul aux Corinthiens, Edifac, CEB, t. I, 2002, p.
240.
1060
Voir Le Nouveau Testament en hébreu et français, The Society for Distributing Hebrew Scriptures, UK,
2006, p. 336. Mes remerciements à Avishag Noyman, professeur d’hébreu, pour les précisions lexicales et
sémantiques.

357
2) Problèmes politiques du paulinisme : Barth, Schmitt et Taubes lecteurs de
l’épître aux Romains

a) Première approche de l’ « exousia » (Rm 13)

Aucune péricope n’a plus d’importance concernant la politique que le treizième chapitre
de l’épître aux Romains. Examinons d’abord le texte dans son ampleur et sa complexité. Il est
indispensable pour ce faire de raccorder les chapitres 12 et 13. Se dégagent ainsi 5 parties
qu’il nous semble impossible de disjoindre.
1) La totalité du passage concerné forme une vaste exhortation éthique. La première
recommandation porte sur la modalité de l’appartenance à ce monde-ci : « Ne vous conformez
pas au monde présent » (12, 2a). A première vue, une telle formulation contredirait nos
analyses précédentes. L’Apôtre demanderait aux frères de l’Eglise de Rome de s’éloigner des
structures du monde commun. Mais le texte grec mérite d’être regardé de près. Paul écrit : Mè
suschèmatizesthe tô aiôni toutô. Nous retrouvons dans la construction verbale le substantif
schèma, dont nous avons dit qu’il traduit dans l’esprit de Paul l’hébreu toar. Il est moins
question, donc, de renier le monde ou d’en fuir l’impureté, que de se dissocier de l’usage
habituel des traditions, des mœurs, des us et coutumes, des valeurs, etc. Ce-qui-est n’a plus le
même sens qu’auparavant – telle est l’expérience du kairos – ; mais cela est, cela demeure et
doit demeurer puisque la fin du monde ne peut pas trouver sa cause dans le monde (l’heure
n’appartenant qu’à Dieu). Cet aiôn-ci (grec), cet olam (hébreu), doit perdre pour le croyant
son univocité sémantique et expérientielle. Mais cela ne peut se faire que si le chrétien lui fait
encore face. Ne pas se conformer au monde (mè suschèmatizesthe) veut précisément dire :
accueillir la bivalence introduite par le kairos. Il s’agit désormais de discerner (dokimazein) la
volonté de Dieu (to thelèma tou theou) par le renouvellement de l’intelligence (anakainôsei
tou noos). Le monde n’est plus ce qu’il était, mais il est encore tel qu’il était, et ce tel (cette
coïncidence avec soi) est devenu indifférent.
2) Resituée dans son contexte, l’ambiguïté du monde signifie qu’il faut accueillir la
diversité des personnes, des dons, des charismes ou des situations (klèseis) comme si la
multiplicité formait en fait une unité, une perfection, un achèvement (teleios). C’est pourquoi
Paul demande aux disciples de Rome, filant une fois de plus la métaphore du corps (voir supra
III, B, 4), de reconnaître la complémentarité messianique de toutes les parts : « Comme nous
avons plusieurs membres en un seul corps et que ces membres n’ont pas tous la même
fonction [praxin], ainsi à plusieurs, nous sommes membres les uns des autres, chacun pour sa

358
part » (Rm 12, 4-5). La pluralité des grâces compose une unité supérieure à laquelle contribue
la différence (diaphora). Chacun n’apporte sa part (to de kath’heis) qu’à condition de
conserver sa situation (klèsis) et sa particularité (charis). Le schème (ou « titre ») du monde ne
concerne que le regard renouvelé du croyant sur la valeur de ce qu’il est.
3) Suivent des exhortations éthiques précises (Rm 12, 9-21). L’amour doit être sincère ;
il faut fuir le mal et s’attacher au bien ; être lié fraternellement les uns aux autres ; être joyeux
dans l’espérance, patients dans la détresse, persévérants dans la prière ; exercer l’hospitalité ;
bénir les persécuteurs ; rester humbles ; ne rendre à personne le mal pour le mal, mais le
vaincre au contraire par le bien. Ces diverses recommandations, présentées dans un ordre
croissant d’importance, concernent prioritairement la vie intra-communautaire (« ceux du
dedans »). Paul demande pourtant aux Romains de vivre en paix, autant que possible, « avec
tous les hommes » (Rm 12, 18). L’expression meta pantôn anthrôpôn ne peut désigner ici que
l’ensemble des personnes fréquentées, y compris à l’extérieur de la communauté (« ceux du
dehors ») : les païens de la rue, les Juifs de la synagogue, les commerçants, les étrangers, les
bourgeois, les paysans, les esclaves, les légionnaires… Preuve une fois encore que l’existence
messianique ne se déroule pas hors les murs.
4) C’est alors qu’intervient le verset fameux : « Que tout homme soit soumis aux
autorités qui exercent le pouvoir, car il n’y a d’autorité que par Dieu et celles qui existent sont
établies par lui » (Rm 13, 1, TOB). La signification la plus obvie de l’exhortation est la
suivante : le chrétien, cherchant la paix meta pantôn anthrôpôn, ne peut que se soumettre
(hupotattomai) aux autorités légales, judiciaires, politiques de Rome, que Paul nomme
« autorités supérieures » (exousiais huperechousais). En clair, le chrétien doit être un citoyen
exemplaire et faire allégeance à la loi. « Vivez en citoyens [politueuesthe] d’une manière
digne de l’évangile du Christ », demandait déjà la lettre aux Philippiens1061. Le texte présente
deux justifications. Premièrement, il n’y a d’autorités que par Dieu. Ce qui veut dire que
chaque homme est à sa place dans l’économie du salut : l’empereur, le préfet, le magistrat, le
citoyen, l’esclave1062. Toute opposition et toute rébellion sont donc condamnables.
Deuxièmement, les lois civiles ne sont pas à craindre quand on fait le bien ; elles ne sont à
craindre que pour le « méchant ». Argument qui sous-entend soit que le légal est toujours
nécessairement légitime (argument de l’optimisme), soit que, même devant des lois injustes,

1061
Nous reproduisons la traduction de Marie-Françoise Baslez, plus conforme au texte que les traductions
courantes du Nouveau Testament. Voir l’article « Vivre dans la cité : les choix de Paul », dans Saint Paul. Juif et
Apôtre des nations, collectif, Parole et Silence, 2009, p. 111.
1062
D’où la recommandation de la première lettre aux Corinthiens : « Que chacun vive selon la condition [ώς
κέκληκεν] que le Seigneur lui a donnée en partage » (1Co 7, 17).

359
l’obéissance aveugle met à l’abri de l’injustice (argument de la passivité). Conscient de cette
ambiguïté, Paul ajoute qu’il est indispensable de se soumettre, non seulement par crainte de la
colère (dia tès orgèn), mais aussi et surtout par discernement et conscience (dia tèn
suneidèsin).
5) Le chapitre 13 se termine par un retour sur la question du temps (Rm 13, 11-14). Les
lecteurs sont rappelés à l’objectivité du kairos : « Vous savez en quel temps [ton kairon] nous
sommes… » Ce temps spécifique, cet aujourd’hui de crise, c’est l’heure (hôra) de sortir du
sommeil (ex hupnou), l’heure d’être éveillé (egerthèmai) ; c’est l’aujourd’hui (to nun) de la
proximité du salut ; c’est la lueur du jour (hèmera) rampant dans la nuit avancée (nux). Toutes
les paraclèses pauliniennes se terminent par un rappel de l’imminence de la fin1063.
Exactement à la manière dont la péricope 1Co 7, 29-31 enclavait les conseils éthiques
(vivre comme-non) entre deux qualifications du temps (« le kairos est abrégé » et « la figure
de ce monde passe »), l’ordre de se soumettre aux autorités s’imbrique dans deux affirmations
du même ordre (« ne vous conformez pas au monde présent » et « le jour s’est approché »).
Paul ne comprend la praxis messianique qu’en relation au kairos. Il faudra nous en souvenir
lorsque nous proposerons notre propre lecture de la pensée politique de Paul. Examinons
préalablement trois manières différentes de comprendre l’obéissance aux autorités
supérieures, celles de Karl Barth, de Carl Schmitt et de Jacob Taubes.

b) « Hupotassô » : ne pas résister (Karl Barth) ou faire allégeance (Carl Schmitt)?

Le théologien protestant Karl Barth publie son Römerbrief, une lecture personnelle de
l’épître de Paul, en 1919, au sortir de la Grande Guerre. Marquée par l’effondrement
civilisationnel de l’Europe et par la violence des nationalismes, la longue méditation du
théologien Suisse porte la marque du feu et du sang1064. Comme le remarque Jean-Claude
Monod, le commentaire de Barth a « ouvert un cycle de lecture ‘‘de crise’’ de Paul »,
représentant une « fronde contre les interprétations routinisées et tranquillisées de la théologie
paulinienne1065 ». La politisation agressive de Dieu (la devise Gott mit uns était inscrite sur les
casques des soldats1066) a profondément marqué l’esprit du théologien, le conduisant à
développer une exégèse fortement teintée d’antipolitisme. L’expérience des « orages d’acier »

1063
Le choix de lire « servez le temps » plutôt que « servez le Seigneur » (Rm 12, 11) n’en est que plus légitime.
Voir supra III, B, 3.
1064
A l’instar par exemple de L’Etoile de la rédemption de Franz Rosenzweig, dont elle est contemporaine.
1065
J.-J. MONOD, « Destins du paulinisme politique : K. Barth, C. Schmitt, J. Taubes », dans la revue Esprit de
février 2003 : L’Evénement saint Paul : Juif, grec, romain, chrétien, p. 114.
1066
Remontant au Saint Empire romain germanique, elle figurera encore sur différents emblèmes nazis.

360
(Ernst Jünger) et du suicide des Etats, encore brûlante, non cicatrisable, ne permettait plus,
comme au temps d’Eusèbe de Césarée (et jusqu’au XIXe siècle encore), de justifier la
conduite d’un Etat par une quelconque théologie politique. La royauté de l’Empereur ne
pouvait assurément plus se comprendre comme une image de la royauté du Logos1067. Le
chapitre que Barth consacre à Rm 13 doit se lire à la lumière du terrifiant chaos que fut 14-18.
Dieu est le seul vainqueur de l’injustice. Ni l’homme providentiel ni la structure sociale
ne peuvent venir à bout du mal. Et pas davantage quelque institution politique que ce soit. Tel
est le sens principal de « Romain 13 » selon Karl Barth. La soumission dont parle le premier
verset (« que chacun se soumette [hupotassesthô] aux autorités… ») serait un concept moral
purement négatif, marquant « un retrait, une esquive, la non-rébellion, le non-
bouleversement1068 ». Se soumettre aux autorités ne signifierait donc pas consentir au bon
ordre des affaires humaines, ou encore faire allégeance à l’Empereur, mais ne pas résister
politiquement au désordre et au mal. Comme si Antigone, dans sa grandiose insurrection,
motivait les raisons de Créon, le chrétien ne doit pas opposer au déchaînement de la violence
historique l’espoir d’un ordre politique d’où le mal serait techniquement extirpé. Barth ne
semble pas douter que le contexte historico-social auquel l’épître de Paul répond, bien loin de
faire référence à la Pax Romana ou à l’efficace ordonnancement civil de l’Empire, désigne en
fait les persécutions et les injustices. De là cette leçon de l’exégète : « Le rebelle, avec sa
rébellion même, se range du côté de ce qui est établi. Et, pour cette même raison, qu’il se
convertisse et qu’il ne soit pas rebelle1069 ! » Tout calcul humain est faux et trompeur ; tout
jugement hasardeux et inconséquent. Jamais une réalité politique, donc, qu’il s’agisse de la
monarchie, du capitalisme, du militarisme, du patriotisme, du libéralisme, du socialisme, du
communisme ou de la social-démocratie, ne dispensera l’homme d’expérimenter la forme
collective du mal.
La crise historique, comme la souffrance et ses cris insistants de désespoir, nous apprend
paradoxalement la valeur de l’« esquive » politique : « C’est la crise justement, dans laquelle
l’ordre établi se trouve au regard de Dieu, qui, par conséquent, défavorise pour nous la
possibilité de nous révolter et favorise celle de ne pas nous rebeller1070. » Est-ce à dire
qu’ériger la justice n’est pas notre affaire et que l’édification de la paix ne relève d’aucune
puissance humaine ? La conversion du romantisme au réalisme que préconise Barth, et qui

1067
Voir EUSEBE DE CESAREE, La Théologie politique de l’Empire chrétien, Cerf, Sagesses chrétiennes,
2001.
1068
K. BARTH, L’Epître aux Romains, trad. par P. Jundt, Labor et Fides, 1972, p. 454.
1069
Id., p. 455.
1070
Id., p. 457.

361
caractérise selon lui l’attitude exigée par Paul1071, ne saurait bien sûr se comprendre comme
une adhésion aveugle à l’état de la violence. Mais le théologien ne cesse d’opposer dans son
analyse la « paisible réflexion sur le juste et l’injuste » à la « crispation révolutionnaire1072 ».
Paul romprait ainsi avec les logiques de l’apocalyptique traditionnelle, remplaçant l’anathème
et le scandale par le calme d’une obéissance fondée sur la conscience (dia tèn suneidèsin).
La clé de la lecture barthienne de Rm 13 se trouve, outre les secousses bien réelles de la
Grande Guerre, dans la reconnaissance de la puissance de Dieu. Œuvrer en la faveur de cette
puissance requiert, tout à fait prosaïquement, de « faire ce que, de toute façon, nous
faisons1073 ». « Nous n’oublierons pas un seul instant, écrit-il, que ‘‘le bien’’ n’est pas une
chose dont l’homme, à présent, puisse se prévaloir […]. Que le bien, au contraire, reste pour
nous, toujours et uniquement, la question du bien, et que, pour nous, ‘‘se soumettre’’ ne sert
au bien que dans la mesure où délivrer de tout romantisme la vie humaine vécue en
communion, faire descendre Dieu de l’actualité humaine où il trône, non seulement laisse
ouverte cette question même du bien, mais encore se saisit d’elle avec une urgence extrême et
rend sans cesse inéluctable la grande négation, la réflexion critique sur Dieu1074. » La non-
rébellion laisse ouverte la question du bien. Et l’esquive du politique, en renonçant à arracher
à Dieu le privilège de la totalité, inaugure une relation de communion, de communion
pacifique, avec le Maître du temps.
Ce sont là les grandes lignes de l’analyse barthienne. La soumission aux autorités, sans
insurrection ni résistance, reconduirait le cœur chrétien, ici et maintenant, du temporel vers
l’éternel – à la coalescence de l’éternel et du temporel. Toute autre est la lecture de Carl
Schmitt. Grand juriste (il a notamment travaillé sur l’article 48 de la Constitution de Weimar),
chantre de l’homme providentiel et de l’Etat homogène, hostile au libéralisme de la
bourgeoisie « discutante », penseur de la « dictature présidentielle », Schmitt fut aussi un
lecteur avisé de Paul. C’est en s’appuyant sur une analyse originale du katechon, en référence
à la deuxième lettre aux Thessaloniciens (2Th 2, 6-7), qu’il s’est opposé à Karl Barth sur la
question qui nous occupe. Schmitt considère en effet que chaque siècle, dans l’histoire, est
porteur d’une « force », d’une « présence totale », qu’il importe à l’époque d’identifier afin de
ne pas s’effondrer1075. Le katechon ne désignerait, selon lui, ni l’Antéchrist ni Néron (saint
Augustin), mais, cachée sous les voiles de l’histoire, la puissance de maintient de l’ordre

1071
Voir id., p. 460.
1072
Voir id.
1073
Id., p. 463.
1074
Id., p. 461.
1075
Voir Glossarium. Aufzeichungen der Jahren 1947-1951, Berlin, Duncker & humblot, 1991, p. 80.

362
politique. Mieux : le katechon serait la seule image chrétienne possible de l’histoire1076.
Chercher le porteur de ce qui retient l’ordre, du principe efficace qui tenet, de la structure qui
retarde le chaos, devient alors la grande affaire de la pensée politique.
Dès les années Trente, Carl Schmitt verra dans l’Etat total et sa « dictature politique
légitime » – ce que Ernst Jünger appellera l’Etat universel (Der Weltstaat) – le katechon
indispensable pour maintenir l’histoire et retarder le tohu-bohu. Son adhésion au NSDAP, le
1er mai 1933, ne fait que traduire sa certitude que seul un Führer et sa führertum peuvent
empêcher l’Europe, menacée d’éclatement, de sombrer avec la démocratie parlementaire en
faillite. Il va pour lui de soi, donc, que les « autorités supérieures » auxquelles Paul demande
de se soumettre, fut-ce par peur de la colère civile (dia tèn orgèn), sont intrinsèquement
indispensables, bonnes, justes, louables, précieuses, ne serait-ce que parce qu’elles
maintiennent l’Empire et le font durer en dépit des menaces d’éclatement. La stabilité de
l’Etat, comme l’insinuait déjà Machiavel dans Le Prince, justifie (tous) les moyens politiques,
tous les coûts, car l’Etat, en sa qualité de status, est en corrélation avec le problème
fondamental de l’« homme debout », de sa stabilité sur terre1077.
Cette conception révolutionnaire-conservatrice du pouvoir politique ne s’appuie pas
moins sur le texte paulinien que celle de Karl Barth. « Antipolitique » et « Politique totale »,
anarchisme1078 et totalitarisme, peuvent se prévaloir en même temps (et dans un contexte
historique similaire) de l’épître aux Romains. Nous trancherons ultérieurement entre ces deux
pôles extrêmes (voir infra III, C, 3). On doit cependant à Jacob Taubes d’avoir intercalé entre
les analyses de Barth et de Schmitt – ces deux « zélotes de l’absolu1079 » – une approche
différente et originale.

c) La sous-jacence politique selon Jacob Taubes

Le cycle de conférences prononcées par Jacob Taubes à Heidelberg en février 1987


s’intitule originellement : « Dernier délai. L’expérience apocalyptique du temps jadis et

1076
Voir Le Nomos de la terre, trad. par L. Deroche-Gurcel, PUF, 201, p. 64.
1077
Voir E. JÜNGER, L’Etat universel, trad. par H. Plard et M. B. de Launay, Gallimard, TEL, 1990, p. 21.
1078
Voir la lecture que Jacques Ellul propose de Rm 13 dans Anarchie et christianisme. Ses conclusions, quoique
différentes, peuvent être comparées à celles de Karl Barth : « Paul se situe dans cette Eglise chrétienne du début
qui, unanimement, est hostile à l’Etat, au pouvoir impérial, aux autorités, alors, dans le texte, il vient modérer
leur hostilité […]. Le pouvoir politique n’est jamais une instance dernière, il est toujours relatif, et on ne peut
rien en attendre qui soit plus que relatif et à mettre en question ! » (La Table Ronde, Petite Vermillon, 1998
(première édition 1988), p. 121 et 126.)
1079
Voir le chapitre « Les zélotes de l’absolu et de la décision : Carl Schmitt et Karl Barth », dans La Théologie
politique de Paul, trad. par M. Köller et D. Séglard, Seuil, Traces écrites, 1999, p. 95-106.

363
aujourd’hui. » Atteint d’un cancer en stade avancé, marqué par un état physique général tout à
fait déplorable (il fut hospitalisé entre la deuxième et la troisième conférence), le sociologue
autrichien s’efforça de « tenir bon » et de conduire son auditoire au terme de la démonstration.
C’est donc sous la pression du dernier délai et de l’urgence existentielle que Taubes, mort
quelques semaines après la dernière conférence, se propose de relire Paul.
Le grand apport de Taubes, dans son approche du « problème paulinien du délai
(Frist) », consiste tout d’abord à rapatrier l’Apôtre dans la judéité. Rapatrier Paul ne voulait
pas dire, dans son intention, en arracher l’autorité aux milieux théologiques catholique et
protestant, mais plutôt réentendre, grâce à la pratique talmudique, l’inouï de l’épistolaire.
Taubes rapporte à ce sujet une conversation qu’il eut avec l’helléniste Emil Staiger à propos
du style de Paul. Celui-ci lui aurait dit – l’anecdote est devenue célèbre : « Taubes, vous
savez, hier j’ai lu l’Epître aux Romains de saint Paul […]. Ce n’est pas du grec, c’est du
yiddish1080. » Impression confirmée par l’historien Kurt Latte, pour qui les lettres de Paul ne
peuvent pas être comprises par une oreille sensible au grec1081. Le mouvement de la Nouvelle
Perspective sur Paul (Sanders) avait déjà, dans les années 70, effectué le même travail de
déchristianisation (ou de dépaganisation) de l’Apôtre des nations. Mais Jacob Taubes
entreprend de manière plus sociologique qu’exégétique, d’une manière par ailleurs
personnelle tout à fait assumée, de réintroduire les épîtres dans l’histoire religieuse juive ainsi
que dans la logique interne du judaïsme1082.
Fidèle à son intérêt pour l’apocalyptique et l’eschatologie, Taubes entend l’épître aux
Romains comme une déclaration de guerre politique à César. Il évoque à ce propos le travail
de l’exégète Bruno Bauer qui, au début du XXe siècle, notamment dans son ouvrage Le Christ
et les Césars, avançait déjà que l’ensemble de la prose chrétienne, des épîtres de Paul jusqu’à
l’Apocalypse de Jean, était une « littérature de protestation contre le culte césarien
florissant1083 ». La critique paulinienne de la loi viserait d’un même trait, selon Taubes, et la
Torah, et la loi civile, et la loi naturelle. « Paul est un fanatique, déclare-t-il. Paul est un
zélote, un zélote juif […]. Il est totalement ‘‘illibéral’’, intolérant, j’en suis tout à fait
certain1084. » Et d’ajouter, en guise d’argument : « Paul est […] quelqu’un qui réagit au
problème [de la loi] de manière différente, c’est-à-dire par une protestation, par un
renversement des valeurs : ce n’est pas le Nomos mais le crucifié au nom du Nomos, qui est

1080
J. TAUBES, La Théologie politique de Paul, trad. par M. Köller et D. Séglard, Seuil, Traces Ecrites, 1999, p.
20.
1081
Voir id.
1082
Voir id., p. 23-24.
1083
Voir id., p. 37.
1084
Id., p. 47.

364
Imperator1085. » Le paradoxe de la Croix – qui appartient en propre au judaïsme selon
Taubes1086 –, joue dans l’analyse comme l’arme la plus absolue, la plus radicale, la plus
efficace, la plus novatrice aussi, contre le césarisme.
L’interprétation proprement dite de Rm 13 n’intervient qu’au terme de la quatrième
conférence. D’accord sur ce point avec Barth (et contre Schmitt), Taubes pense que le
chapitre ne peut se lire qu’enchâssé dans une péricope plus vaste, qu’il ouvre pour sa part à
Rm 9, ce qui ne laisse planer aucun doute, selon lui, sur le caractère maléfique (au pire) ou
indifférent (au mieux) du politique. Trois assertions fondamentales ponctuent le
raisonnement. 1) L’exhortation à obéir aux pouvoirs supérieurs retentit dans un contexte
d’urgence temporelle. « Vous le voyez donc, dit Taubes [commentant Rm 13, 11] : dans la
dernière grande Epître de Paul adressée à une communauté qu’il ne connaît pas, sa profession
de foi apocalyptique-eschatologique reste inébranlable. Ce n’est pas qu’il aurait eu des
fantasmes de ce genre au début, à Thessalonique, et que par la suite il se soit assagi, mais il
maintient cela jusqu’à l’Epître aux Romains1087 ! » 2) Devant l’imminence de la fin, au cœur
du temps écourté, il est inutile, superflu, dérisoire, d’entrer en lutte contre les pouvoirs :
« Sous cette pression du temps, demain tout ce bavardage, tout ce bluff va finir – alors ça ne
vaut vraiment pas la peine de faire une révolution. C’est tout à fait vrai, je conseillerais la
même chose. Obéir au pouvoir de l’Etat, payer ses impôts, ne rien faire de mal, ne pas
rechercher les conflits1088… » 3) Ne pas se faire remarquer en tant que communauté est la
véritable finalité de la soumission civile : « [Les communautés chrétiennes] n’ont pas de
légitimation, comme c’est par exemple le cas des juifs en tant que religio licita, aussi bizarres
qu’ils fussent, ils étaient toutefois reconnus et étaient dispensés de participer au culte de
César. Mais là entre en scène une société sous-jacente, mi-juive, mi-païenne, on ne sait pas ce
que c’est que cette racaille… alors, pour l’amour de Dieu, il ne faut pas se faire
remarquer1089 ! »
Les communautés pauliniennes auraient donc assumé leur extraterritorialité
sociologique et politique (ni César ni religio licita) en s’imposant une discrétion timide, une
transparence, un effacement. La soumission aux autorités formerait la condition la plus
concrète de la sous-jacence sociale : ne pas se faire remarquer pour demeurer ici sans être
d’ici, pour garantir une marginalité au cœur de la Cité – où l’Evangile doit retentir.

1085
Id., p. 48.
1086
Voir id., p. 28.
1087
Id., p. 83-84.
1088
Id., p. 83.
1089
Id.

365
Barth, Schmitt et Taubes forment une « chaîne d’interprétation1090 » tout à fait
intéressante. Le protestant (Barth) insiste sur l’apolitisme du christianisme paulinien (théorie
du « Paul anti-révolutionnaire ») ; le catholique (Schmitt) voit en Paul un précurseur de
l’étatisme absolu (théorie du « Paul conservateur ») ; le Juif (Taubes) entend dans les
différentes épîtres le grondement d’une insurrection eschatologique contre toutes les formes
de la loi (théorie du « Paul zélote »). Bien que les assertions de Karl Barth nous semblent les
plus conformes à l’intention de Paul, aucune de ces trois lectures ne nous satisfait de manière
décisive. Y manque sans doute la perspective herméneutique.

3) La chaîne mimétique

a) « Mustèrion anomias » (2Th 2, 7) : l’impuissance du politique

Dans l’avant-dernier chapitre du Pavillon des cancéreux, intitulé « Le premier jour de la


création », Alexandre Soljenitsyne décrit une petite scène (de ces scénettes de la vie ordinaire
dont l’écrivain Russe possède l’art) où les drames de l’histoire viennent se fondre dans les
situations les plus banales. Oleg Kostoglotov, ancien soldat, ancien déporté au Goulag,
cancéreux tout juste guéri et libéré du « pavillon », tient la promesse qu’il fit au jeune
Diomka : rendre visite aux animaux du zoo. Sa récente sortie de l’hôpital, où il avait pensé
finir ses jours, lui livra le monde dans la splendeur aurorale de la nouveauté : « C’était le
matin de la création ! L’univers était recréé pour être rendu à Oleg : Va ! Vis ! Et seule la
lune, pure, lisse comme un miroir, n’était pas jeune, n’était pas celle qui éclaire les amoureux.
Et, le visage décomposé de bonheur, souriant non pas à quelqu’un, mais au ciel et aux arbres,
dans cette joie du printemps naissant, du matin naissant, qui pénètre les vieillards et les
malades, Oleg s’en fut par les allées familières1091… »
Le zoo l’accueillit comme un univers raisonnable, calculé, compatible avec ses anciens
états de prisonnier et de cancéreux. Sa structure, sa faune captive, ses cages rangées côte à
côte et ses allées balisées, toute cette logistique des soins, lui rappelaient la triste suavité de la
détention. Il vit d’abord les mouflons, les ours, puis les oies, les chouettes, enfin les singes.
C’est à ce moment que Soljenitsyne relate l’incident dont nous voulons parler : « N’attendant

1090
L’expression est de J.-C. Monod. Voir l’article « Destins du paulinisme politique », revue Esprit, février
2003, p. 113.
1091
A. SOLJENITSYNE, Le Pavillon des cancéreux, Le Livre de poche, 1974 (première édition française 1968),
p. 638-639.

366
rien d’intéressant de sa visite aux singes, Kostoglotov passait rapidement et était même sur le
point de prendre un raccourci lorsque, sur une cage éloignée il aperçut un avis que quelques
personnes étaient en train de lire. Il les rejoignit : la cage était vide ; à l’emplacement habituel,
un écriteau indiquait : ‘‘Macaque rhésus’’ et un avis écrit à la hâte et fixé à la plaque disait : ‘‘
Le singe qui vivait là est devenu aveugle par suite de la cruauté insensée d’un visiteur. Un
méchant homme a jeté du tabac dans les yeux du macaque rhésus’’1092. »
Il n’y a rien dans cette situation que d’extrêmement quotidien, insignifiant. Mais cet
« avis » maladroitement rédigé et accroché sur la grille de la cage fut pour le personnage
central du roman l’occasion d’un véritable choc. A tel point que le lecteur s’invite à y déceler,
par-delà le détail, l’occasion d’une méditation plus essentielle. « Pourquoi ?... continue
Soljenitsyne. Pourquoi simplement comme ça ?... Pourquoi sans raison ?... Plus que pour
toute autre chose, c’était cette simplicité enfantine de la rédaction qui serrait le cœur. De cet
inconnu, qui était parti impunément, on ne disait pas qu’il était antihumanitaire, on ne disait
pas que c’était un agent de l’impérialisme américain. On disait seulement qu’il était méchant.
Et c’est cela qui était frappant ! Pourquoi donc était-il tout simplement méchant ? Enfants !
Ne devenez pas méchants en grandissant ! Ne faites pas de mal à ceux qui ne peuvent pas se
défendre1093. »
Les pensées qui traversent le cœur serré d’Oleg Kostoglotov nous reconduisent à la
politique, même si le romancier, comme à son habitude, ne tire explicitement aucune leçon de
la « fable ». Que signifie cette pauvre pancarte ? Ni le matérialisme historique ni la révolution
prolétarienne (mettant fin à la lutte des classes) n’ont accompli l’« acte libérateur du
monde1094 ». Ni l’athéisme d’Etat ni l’appropriation des moyens de production n’ont amendé
l’homme et ne l’ont libéré de ses travers maléfiques. Ni la collectivisation des terres ni la
rééducation morale léniniste n’ont extirpé le mal de la société humaine. Tel semble bien être
l’arrière-plan de ces pages du Pavillon des cancéreux. La politique, en effet, n’offre que des
solutions techniques à des problèmes techniques. Or, la question du mal n’est pas et ne sera
jamais une question technique. Le mal, où qu’on le rencontre, ne peut être complètement
évacué des relations humaines par aucun dispositif conventionnel et civil. « Pourquoi ?...
Pourquoi simplement comme ça ?... Pourquoi sans raison ?... » Oleg Kostoglotov rencontre le
mysterium iniquitatis en plein cœur de l’Union soviétique, au sein de l’utopie réalisée.
Aucune constitution ni police, donc, aucune administration ni code pénal ne détiennent la

1092
Id., p. 666.
1093
Id., p. 666-667.
1094
Selon l’expression de F. Engels dans l’Anti-Düring (Paris, 1956, p. 324).

367
solution de l’homme, et la politique bien comprise n’en appelle jamais qu’à rencontrer sa
propre frontière.
Il n’est pas infructueux de raccorder ces pages du Pavillon à la conception paulinienne
du mal. La notion de mysterium iniquitatis, invention lexicale du Tarsiote, est souvent
interprétée dans le sens d’une présence paradoxale du mal dans le temps du salut. Comment
rendre compte, en effet, de la persistance des injustices (anomiai) et des péchés (hamartiai)
dans l’ère ouverte par la Résurrection ? Paul utiliserait le mot grec mustèrion afin de
conserver à cette présence anachronique de l’impiété dans l’histoire finissante sa dimension
énigmatique, inexplicable, insondable1095. Le contexte de la deuxième lettre aux
Thessaloniciens, où se rencontre l’expression mysterium iniquitatis (Vulgate), oblige pourtant
à quelques scrupules. Paul, retemporalisant l’attente des disciples (voir supra I, C, 4), y écrit
ceci : « Maintenant, vous savez ce qui retient [le Seigneur], pour qu’il ne soit révélé qu’en son
temps. Car le mystère de l’impiété [mustèrion anomias] est déjà à l’œuvre [energeitai] ; il
suffit que soit écarté celui qui le retient à présent » (2Th 2, 6-7, TOB modifiée). La formule
clé de ces phrases est mustèrion energeitai tès anomias : « Le mystère à l’œuvre de
l’impiété. » La notion paulinienne d’anomia, presque systématiquement opposée à celle de
justice (dikè ou dikaiosunè), renvoie clairement aux faits d’apostasie, de péché ou d’impiété,
que ceux-ci soit subis ou agis1096. Quant au mot mustèrion, plus difficile à traduire qu’il n’y
paraît, il se raccorde toujours à l’avenir et à la providence, donc au problème du temps. Un
« mystère », dans son acception paulinienne, désigne un aspect du définitif (aiôn mellôn)
aperçu dans l’opacité du décisif (nun kairos) ; il est la percée du final dans le maintenant de la
vie par-devers la continuité chronologique1097. Il y a « mystère » lorsque se manifeste l’ordre
dernier. On doit ainsi comprendre le mustèrion anomias, non à partir des capacités de
l’homme à faire le mal, mais comme le réveil de l’activité de Satan (energeia tou Satana, 2Th
29) ou l’excitation des puissances maléfiques agissant dans le monde. La parousie de
l’activité du mal (parousia kat’energeian tou Satana), s’intercalant temporellement entre la
Résurrection et la parousie du Seigneur, est l’argument de Paul permettant de retemporaliser
le temps (en temporisant la fin) par la justification apocalyptique du diffèrement de la fin.
L’anomia dont parle Paul et dont l’existence même atteste du combat eschatologique,
n’entretient par conséquent aucun rapport avec la politique telle qu’on la comprend
aujourd’hui. Elle correspond au contraire au duel céleste de l’energeia de Satan et de la

1095
Voir Y. REDALIE, La Deuxième épître aux Thessaloniciens, CNT IXc, Labor et Fides, Genève, 2011, p. 82-
119 ; F. BASSIN, Les Epîtres de Paul aux Thessaloniciens, CEB, Edifac, 1991, p. 207-238.
1096
Voir Rm 4,7 ; 6, 19 ; 2Co 6, 14.
1097
Voir, entre autres références, Rm 11, 25 ; 1Co 2, 1 ; 2, 7.

368
dunamis de la Résurrection (Ph 3, 10). La convulsion du monde ne concerne l’homme que par
ses effets mondains. Certes l’humain reste vecteur de cet en-œuvre diabolique dont le siècle
s’excite, mais il n’en est pas davantage l’auteur qu’il n’est à l’origine de l’en-puissance du
salut1098. Au même titre que la foi, le mustèrion anomias est fondamentalement apolitique,
hors de portée de l’activité publique, rendant caduc tout espoir de réformer le monde par une
intervention technique.
La position politique de Paul, nous le voyons, ne peut pas se décrire en termes
politiques. Paul n’est pas davantage un « conservateur » (Nietzsche, Schmitt) qu’un
« révolutionnaire » (Pasolini, Badiou) ou un « zélote » (Taubes). Sa position n’anticipe ni
l’Etat libéral bourgeois, ni le Reich totalitaire, ni la République socialiste, ni les théocraties, ni
les utopies libertaires post-modernes. Paul ne sera jamais un païen, soucieux de concilier ses
cultes avec le césarisme traditionnel. Et il n’est plus un Juif, quémandant de l’autorité la
reconnaissance de ses rites. Dans cet interstice inconfortable du ni… ni…, il faut parer au plus
vite. L’obéissance à la loi civile est une nécessité tant qu’il y a encore du temps, tant qu’il y a
encore de l’histoire. Mais la scission subjective du chrétien, directement consécutive à
l’expérience de l’existence sursitaire, l’a déjà libéré de l’univocité mondaine.
L’essentiel est ailleurs que dans la soumission, ailleurs que dans l’obéissance, ailleurs
que dans l’allégeance – et donc qu’en une rébellion (Barth). L’imminence de la fin et la
situation d’urgence existentielle permettent d’accueillir l’ordre civil comme le paradoxe d’une
nécessité indifférente : « nécessité », certes, dans la mesure où Dieu n’en a pas encore fini
avec le temps, mais « indifférente » aussi, et pour au moins deux raisons : d’une part parce
que l’économie de l’histoire n’appartient qu’à Dieu, son seul « contour » possible ; d’autre
part parce que la soumission du chrétien trouve sa finalité hors le bon ordre des affaires
publiques, hors le nomos politikon. Hors, c’est-à-dire dans l’union au Dieu qui vient. Hors :
dans la praxis messianique, dans la fraternité ecclésiale, dans le renouvellement
herméneutique.

b) « Mimètai mou » (1Co 4, 16) : l’imitation messianique

Karl Barth raccorde à juste titre l’impératif de la soumission à la relation à Dieu, relation
transformée par l’événement de la résurrection. « La révolution, précise-t-il, c’est la grande
possibilité de vouloir faire ce que Dieu veut. Elle est impossible […]. Faites ce que, de toute

1098
Paul inverse volontairement la valeur des deux concepts aristotéliciens. Pour lui, l’en-acte (energeia) est
maléfique, présent mais voué à l’échec, et l’en-puissance (dunamis) est bénéfique, récent mais voué à la victoire.

369
façon, vous faites1099… » Dilige, et quod vis fac, écrivait saint Augustin : « Aime et fais ce
que tu veux1100 ». Le chrétien rencontre la loi, au fond, comme l’aigle éprouve la résistance de
l’air : elle ne l’empêche pas de chasser ; elle ne lui apporte pas la proie.
On peut toujours à bon droit pressentir quelque caprice dans cette attitude de neutralité à
l’égard de la politique. Car, après tout, l’histoire nous apprend depuis longtemps ce que c’est
que souffrir de l’absolutisme tyrannique ou du chaos anarchique. Paul a lui-même tâté de la
flagellation, de la prison et du lynchage. Tantôt la loi protège, et tantôt menace. Et l’absence
de lois serait pire encore. Il sait que l’injustice parcourt le monde sous différents visages, et
sans doute devine-t-il mieux que nous aujourd’hui ce qu’un esclave peut subir. La loi n’est
pourtant selon lui qu’une nécessité indifférente. La situation historique (klèsis) n’a plus
aucune espèce d’importance puisque la gloire finale a commencé d’entrer dans le monde. Karl
Barth a parfaitement corrélé cette indifférence à la question du kairos. Mais pas plus que
Taubes, Schmitt ou Badiou, Barth ne semble avoir clairement identifié la forme profonde,
intérieure et philosophique de cette transformation, ou du moins n’en a-t-il pas développé
l’analyse. Il nous semble quant à nous, à bien y regarder, que le maître mot du politique dans
l’épistolaire paulinien – maître mot de l’herméneutique également – est celui de mimèsis.
La mimèsis n’a pourtant pas bonne presse en philosophie, à l’exception notable
d’Aristote pour qui l’homme est l’animal le plus mimétique qui soit. L’image, dans
l’ontologie platonicienne est toujours dégradée, et l’imitation dégradante. En sortant de soi,
l’essence ne peut que se perdre. L’ombre dévalue l’objet, et l’objet déprécie la forme. Dire du
temps qu’il imite l’éternité (aiôna mimoumenou), c’est en affirmer l’amoindrissement, le
caractère « bancal », peut-être même ridicule. C’est le diffamer1101. Et l’imitation poétique
elle-même (poiètikè mimèsis), dont Platon fustige en plusieurs endroits l’efficience sur notre
âme, menace comme la pire des passions – une passion factice – l’intégrité de cette « part de
nous » (to de hèmôn) qui regimbe à la chute1102. La mimèsis platonicienne, comprise comme
mouvement d’éloignement, démembre le modèle, affadit l’essence, disloque l’unité.
Quant au « désir mimétique » cher à René Girard, il inaugure dans l’affectivité humaine
la convoitise et la jalousie. Il est d’emblée « rivalité mimétique », c’est-à-dire promesse de
violence. « Dès que nous désirons ce que désire un modèle assez proche de nous dans le
temps et dans l’espace, écrit Girard, pour que l’objet convoité par lui passe à notre portée,

1099
K. BARTH, L’Epître aux Romains, éd. cit., p. 462-463.
1100
S. AUGUSTIN, Commentaire de la première épître de saint Jean, VII, 8.
1101
Voir Timée, 38a.
1102
Voir République, X, 606c-d.

370
nous nous efforçons de lui enlever cet objet et la rivalité entre lui et nous est inévitable1103. »
Dans les jeux subtils de l’imitation du désir d’autrui se dessine en filigrane, le plus
discrètement du monde, des relations de force et de passion. En polarisant la violence sur un
seul être, le sacrifice ritualisé (le bouc émissaire) tempère la montée en puissance de la
mimèsis. D’abord placée entre tous, puis rejetée hors du cercle, la victime expiatoire emporte
au loin, dans le désert ou la mort, les catastrophes de la spirale mimétique. Il fallait
qu’intervînt dans l’histoire le sacrifice de Dieu, par son Fils, pour que l’humanité pût espérer
s’extraire complètement de l’unanimité violente, le sacrifice archaïque se désagrégeant une
fois pour toutes sur la Croix. Le Christ a brisé le miroir de la rivalité, libérant le désir de la
spécularité. Et il a mis en lumière le mécanisme satanique afin que l’humanité parvienne à
s’en affranchir1104. Soit qu’on l’entende comme mouvement de dégradation, soit comme
principe de violence, l’imitation trouve rarement grâce, on le voit, aux yeux des philosophes.
La pensée de Paul, forgée dans le creuset du kairos, réhabilite pourtant de manière
originale la mimèsis. Remarquons d’abord que l’image, dans sa prose, ne recouvre rien
d’infâmant. Evidemment marqué par la traduction grecque de la Torah, Paul ne conçoit
l’eikôn ni comme une déformation caricaturale (Platon) ni comme un principe de rivalité
(Girard), mais comme le reflet de la transcendance, une irisation de la gloire. « Ceux que
[Dieu] a connus d’avance, écrit-il aux Romains, il les a destinés d’avance à être conformes à
l’image de son fils [eikonos tou huiou autou] » (Rm 8, 29, nous traduisons et soulignons). Il
précise ailleurs que l’homme (anèr) est l’image (eikôn) et la gloire (doxa) de Dieu, de même
que la femme (gunè) est gloire de l’homme (1Co 11, 7, TOB). La chaîne des images,
contrairement à ce qu’un féminisme hâtif a pu redouter, n’a rien de dégradant. Que la gloire
puisse irradier l’humanité par cascades n’entraîne aucune hiérarchie verticale1105. L’eikôn, au
sens paulinien, exprime d’abord et avant tout un lien, une ligatio interne, un corrélat
ontologique.
Mais Paul ne s’en tient pas à cette analyse. La réhabilitation de l’image s’appuie plus
fondamentalement sur une représentation nouvelle de la mimèsis. A de nombreuses reprises,
en effet, l’Apôtre s’en réfère à l’imitation comme à la forme accomplie de la praxis
messianique. « Imitez-moi », écrit-il souvent. « Imitez-moi comme j’imite moi-même le
Christ… » Il ne dit jamais : « Faites ce que je fais » ou « faites comme moi », ce qui ne

1103
R. GIRARD, « Violence et réciprocité », dans Celui par qui le scandale arrive. Entretiens avec Maria Stella
Barberi, Pluriel, 2011 (première édition 2001), p. 18.
1104
Voir à ce sujet les analyses de René Girard dans Le Bouc émissaire, en particulier le chapitre XIV, « Satan
divisé contre lui-même ».
1105
Voir Ga 3, 28.

371
supposerait à vrai dire qu’une mécanique de pantomime, mais bien : « Imitez », « soyez
image », « entrez dans l’eikôn ». Le conseil le plus simple qu’il puisse confier aux chrétiens,
après la loi de l’amour, tient en ces quelques mots d’invitation à la mimèsis : « Et vous, vous
nous avez imité [mimètai hèmôn], nous et le Seigneur, accueillant la Parole en pleine détresse,
avec la joie de l’Esprit saint : ainsi, vous êtes devenus un modèle [tupon] pour tous les
croyants de Macédoine et d’Achaïe » (1Th 1, 6-7, TOB, nous soulignons) ; « en effet, frères,
vous êtes devenus imitateurs [mimètai egenèthète] des Eglises de Dieu qui sont en Judée, dans
le Christ Jésus… » (1Th 2, 14, nous traduisons et soulignons) ; « je vous exhorte donc,
devenez mes imitateurs [mimètai mou ginesthe] (1Co 4, 16, nous traduisons et soulignons) ;
« devenez mes imitateurs [mimètai mou ginesthe], comme moi je le suis du Christ » (1Co 11,
1, nous traduisons et soulignons). L’expression est d’ailleurs si bien entrée dans la tradition
que la lettre aux Ephésiens, rédigée après la mort de Paul, la reprend à son compte :
« Devenez les imitateurs de Dieu [ginesthe mimètai tou theou], comme des enfants aimés »
(Eph 5, 1, nous traduisons et soulignons).
La liste des références à l’imitation n’est pas exhaustive. C’est pourtant une originalité
sans précédent dans la littérature greco-romaine. Il ne serait venu à l’idée d’aucun historien,
d’aucun poète, d’aucun philosophe, de recommander à l’esclave d’imiter le maître, à la
femme d’imiter l’homme, au vulgaire citoyen d’imiter le divin César. (La mythologie a
cultivé le motif de la métamorphose plutôt que celui de l’imitation.) La mimèsis n’avilit pas
seulement l’archétype : appliquée au champ politique elle ne peut que faire injure au modèle –
une injure impardonnable. Que chacun reste à sa place ! Pour la première fois dans l’histoire,
Paul dit le contraire : il recommande d’entrer dans l’image, de prendre place dans la chaîne
mimétique. A notre connaissance, la notion de mimèsis dans l’épistolaire n’a fait l’objet
d’aucune étude conséquente. Elle est pourtant essentielle pour interpréter l’indépendance
docile dont le chrétien du premier siècle fait preuve en matière de vie civile.

c) Herméneutique de l’apolitisme chrétien

Sans entrer par trop dans les détails, nous pouvons repérer trois niveaux de lecture de la
mimèsis. 1) Elle consiste à reproduire avec fidélité une manière d’être, un comportement, un
ethos. Paul demanderait à ses frères des églises lointaines de vivre comme lui-même vivait
parmi eux : évangélisant, se contentant de peu, se comportant fraternellement, travaillant pour
subvenir à ses besoins, etc. L’imitation présente évidemment l’avantage pratique et
économique d’éviter de recourir à un règlement. Comme la politesse, qui dissout la politique

372
dans l’usage, la mimèsis dispense de la légalité sans affranchir de la moralité. 2) Paul utilise la
plupart du temps le motif de l’imitation en lien avec la souffrance physique et le courage.
L’imiter comme lui-même a imité le Christ signifierait que la Croix est la situation kairotique
du chrétien, sa situation dans le « reste » du temps. Imiter, ce serait comprendre que la
souffrance vécue au présent (l’humiliation ou le fouet) est une manière d’appartenir
réellement au corps ecclésial et, pour ainsi dire, d’être en Christ. La mimèsis apparente le
croyant à la souffrance du Christ et l’affilie à la dynamique pascale. 3) Mais la leçon de Paul,
pour le philosophe, entraîne encore dans une autre direction qu’il s’agit de défricher. C’est
peu dire, selon l’expression, qu’un « acte vaut mieux qu’un long discours ». La mimèsis
paulinienne, au détriment du Nomos, insère le Logos dans la Praxis. Et telle est pour lui la
puissance de la Foi. Le chrétien est déjà saisi par le mouvement de la transcendance initié par
le kairos (« être tendu en avant »). Il est jeté dans ce monde-ci (aiôn toutô) tout en appartenant
à l’urgence du kairos. L’heure n’est plus à fonder une école, une sagesse, une manière de
vivre selon des préceptes. La récapitulation (anakephalaiouthai) de l’univers tout entier dans
le Christ (Eph 1, 10) n’est pas une figure de style. Elle est, dans la tradition paulinienne, une
réalité objective qui transforme concrètement la relation de l’homme au monde. La « tête »
(capitus ou kephalè) attire à soi et organise ses membres dans le temps de la fin. De là cette
forme d’ethos politique que représente pour Paul la mimèsis.
Désormais suspendu à la « puissance de la résurrection » (Ph 3, 10) et aimanté par la
récapitulation universelle, le croyant n’est plus en possession de son jugement comme
autrefois. Non pas qu’il n’ait qu’à mimer sans vie, sans intentions, sans volition propre, les
gestes de la fraternité. En Christ, le croyant demeure une personne, avec ses qualités propres
et ses charismes. Nous l’avons dit : le temps de la fin est un temps d’aventure, un temps qui
requiert et mobilise la pluralité humaine (il n’est pas un retour à l’unité adamique ou
babélienne) autant que la turbulence des possibles. Mais assurément, la relation interne que le
chrétien entretient avec ses propres délibérations morales a changé. Il ne s’agit pas, sans
doute, de se démettre de ses jugements, et encore moins d’abdiquer sa conscience. Les
contradictions de la volonté mentionnées dans l’épître aux Romains ont pourtant volé en
éclats. « Vouloir le bien est à ma portée, y disait Paul, mais non plus l’accomplir, puisque le
bien que je veux, je ne le fais pas, et le mal que je ne veux pas, je le fais… » (Rm 7, 18-20,
TOB). La loi – toute loi devrions-nous dire – ouvre un régime de contradiction (ce que

373
l’épistolaire nomme parfois la chair) : la Loi de Dieu non moins que la loi de César1106. La
Foi, qui est pour Paul un existential de l’être-là, a délivré le chrétien de cette contradiction, de
ce déchirement intime qui est encore essentiellement politique. En s’affiliant au Christ par la
mimèsis, le croyant tranche le conflit existentiel de la relation au Dieu-législateur et au César-
législateur. Sa perfection (accomplissement) ne relève plus d’aucune législation.
La situation apolitique du chrétien ne résulte donc ni d’une décision qu’il reviendrait à la
volonté de prendre ni d’une rébellion contre la légalité1107. Elle procède de l’existence
croyante elle-même. La mimèsis introduit la communauté chrétienne dans une position
interstitielle, dans un contexte d’extraterritorialité politique ou de sous-jacence comme disait
Taubes, qui n’a pas de relation directe avec la fuga mundi monastique. Chaque membre
devient paradoxalement un modèle (tupon) en imitant le Christ, et par cette imitation même,
l’imitant faisant vivre l’imité. Car telle est la vertu la plus patente de la chaîne mimétique : le
modèle est appelé à tous les étages, exigé de tous les maillons. C’est ainsi que Dieu entre dans
le monde, ainsi que la fin fouille le temps. Chaque « modèle » particulier doit donc garder sa
place dans le monde et demeurer ici bas (epimenein tè sarki selon l’expression de Ph 1, 25)
afin d’amplifier l’Annonce eschatologique. Mais si le chrétien s’est désaffilié du politique, en
quel sens se trouve-t-il encore dans l’histoire ?

4) « Katechon » : ce qui retient la fin des temps

a) Loin d’Antigone

L’histoire, c’est à la fois la conscience d’une certaine épaisseur du temps et la profonde


mémoire des drames collectifs. Hérodote, dans les formules liminaires de son Enquête,
évoque les « grands exploits », les « monuments », les « travaux des hommes » et le
« conflit » qui mit les Barbares et les Grecs aux prises1108. L’histoire se compose de tout ce
qui, au sens étymologique du terme, est légendaire, digne d’être lu en public. Elle se noue
dans les entreprises et les actions d’envergure, dans les combats et les dangers, dans les
1106
« La mort est toujours horizon de la loi, écrit Maurice Blanchot : si tu fais cela, tu mourras. Elle tue celui qui
ne l’observe pas, et l’observer, c’est aussi déjà mourir, mourir à toutes les possibilités » (Le Pas au-delà,
Gallimard, NRF, 2008, première édition 1973, p. 38.)
1107
Il est nécessaire de distinguer les mots « apolitique », « antipolitique » et « impolitique ». Selon Paul, la foi
situe le croyant dans une relation apolitique à l’histoire, ce qui n’implique ni hostilité à la législation civile (être
antipolitique) ni inaptitude à l’existence mondaine ou maladresse dans les actions (être impolitique).
1108
Voir HERODOTE, L’Enquête, trad. par A. Barguet, Gallimard, Pléiade, 1971 (première édition 1964), p. 51-
52.

374
édifications et les aventures à grande échelle. Elle naît du caractère conséquent des actes
humains. L’histoire est ce qui porte à conséquence, ce qui ne laisse pas l’identité collective
indemne ; ce dont on n’a pas fini d’entendre parler. De ce point de vue, la mémoire collective
se constitue principalement de drames et de malheurs.
Si le bonheur est à proprement parler sans histoire, c’est parce qu’aucune turbulence ne
l’affecte. Sans qu’il soit nécessaire de s’en référer à sa définition marxiste, l’histoire se nourrit
de l’opposition des intérêts, des rapports de puissance, d’une gigantesque tectonique des
peuples. Elle est commandée par ce que le général de Gaulle qualifie dans l’Appel du 18 juin
d’« immenses forces ». La conscience historique grecque est abreuvée de mythes. Or,
contrairement à ce qui est souvent affirmé, le mythe n’est pas du tout l’antonyme de l’histoire.
Ce préjugé repose essentiellement sur l’opposition des civilisations de l’oralité (civilisations
mythologiques) et des civilisations de l’écrit (civilisations historiques). Au contraire, le
muthos (récit) est une épure poétique de l’événement. Tout mythe, en sa pointe, met en scène
un combat, une joute, une opposition, un agôn. Or l’agôn est précisément le fondement du
mémorable et du légendaire, donc le fondement d’une certaine histoire.
De ce point de vue, le personnage d’Antigone (pour ne prendre que l’exemple le plus
frappant) est une source intarissable de l’historicité collective. Non seulement sa révolte n’est
pas un grain de sable dans la mécanique dramatique, mais elle appartient même, en tant que
modèle de résistance, à ces sursauts féconds qui donnent à l’histoire son rythme, son tempo,
ses rebonds. « Je ne pensais pas que tes défenses à toi fussent assez puissantes pour permettre
à un mortel de passer outre à d’autres lois, aux lois non écrites, inébranlables, des dieux !
clame Antigone en face de Créon. Elles ne datent, celles-là, ni d’aujourd’hui ni d’hier, elles
sont éternelles, et nul ne sait le jour où elles ont paru1109. » Son sens de la nécessité vient se
jeter, tel un puissant ressac, contre l’inflexible autorité du Roi. Mais en opposant le nomos des
dieux (agrapta tôn theôn nomima) au nomos de l’arbitraire humain, Antigone fomente la
continuité du drame historique. Non seulement Thèbes survit à l’application de la loi divine
(l’inhumation de Polynice), mais la Cité gardera longtemps, à la manière d’une caution de
grandeur ou d’un tribut poétique, le souvenir du sacrifice d’Antigone. Tous les Etats
conservent ainsi dans leurs annales secrètes, comme un prétexte à la tyrannie, la mémoire des
rebelles. En un sens, même, l’indomptable fille d’Œdipe motive l’historicité. Si Créon
représente le principe passif de l’histoire (son bon vouloir est à lui seul le « décor » du
drame), la jeune révoltée endosse le rôle de l’agent historique. C’est par elle que l’action

1109
SOPHOCLE, Antigone, trad. par P. Mazon, Les Belles Lettres, Classiques en poche, 1997, p. 37.

375
structure le temps, et par elle que l’avenir prend sa forme. Le kairos tragique que met en scène
l’insurrection d’Antigone, à la différence du kairos messianique, est fondamentalement
historique, et même fondement de l’historicité (voir supra I, A, 5). Il s’agit toujours, dans
l’instant du kairos, de s’ériger contre une situation ou de s’affronter avec l’ordre, de le plier,
de l’inverser enfin au nom du monde commun. La source de la légitimité dont Antigone se
revendique, fut-elle immortelle, est encore de ce monde. Les lois dont la geste sacrificielle
tient sa grandeur ont beau n’être pas écrites (agrapta), elles s’en réfèrent encore au monde.
Car les dieux, dans l’esprit tragique comme dans l’esprit mythologique dont il procède, sont
toujours dans l’arène.
Paul, au contraire, n’oppose pas le nomos au nomos. Il réclame de ses disciples une
attitude qui ne relève ni de l’allégeance ni de l’insubordination. Ce que nous avons appelé le
régime de l’aventure a pris la place du drame historique (voir supra III, B, 1 et 3). Puisque le
« modèle » dont le chrétien se fait l’image (par mimèsis) n’est pas de ce monde, le croyant ne
peut militer ni pour tel ordre ni pour tel autre ordre. Paul est loin, très loin d’Antigone. Le
devenir-type (gignomai tupon, 1Th 1, 7), préfiguration existentialisée du définitif, ne trouve
pas sa raison dans une interprétation du monde, ce qui clôt la possibilité pour l’Etat de
représenter un Tout ou un dispositif pour le salut, ou ne serait-ce qu’une image fiable du
Royaume1110. Un Créon aimable et juste ne serait guère plus salvifique du point de vue
chrétien que l’intraitable Créon auquel Sophocle donne voix. Une distanciation d’avec
l’histoire, à première vue indiscernable, a fait son chemin dans le cœur du fidèle. Par
conséquent, Paul ne peut pas s’éprouver comme un agent de l’histoire. Le philosophe païen
Celse reprochera un siècle plus tard aux chrétiens d’être des ennemis de l’Empire, des
asociaux, des factieux1111, des conspirateurs « ligués contre toutes les institutions civiles1112 ».
C’était une manière de signifier aux citoyens de Rome qu’une secte dangereuse, véritable
cheval de Troie, était en train de prospérer au cœur de l’Empire. Le païen lettré avait bien
compris que les chrétiens sont curieusement « sans histoire ». Il avait parfaitement reconnu

1110
Comme nous l’avons déjà dit, la théologie politique formulée par Eusèbe de Césarée dans ses Louanges de
Constantin ne correspond pas au paulinisme. Paul n’a pas voulu dire en Rm 13 que la royauté de l’empereur est
une image acceptable du Logos (voir La Théologie politique de l’Empire chrétien. Louanges de Constantin
(Triakontaétérikos, trad. par P. Malaval, Cerf, Sagesses chrétiennes, 2001). La théologie politique d’Eusèbe
correspond à un second âge du christianisme, contemporain du Concile de Nicée, qui procède d’une entreprise
conceptuelle de « déseschatologisation » de la foi chrétienne.
1111
CELSE, Discours vrai. Contre les chrétiens, trad. par L. Rougier, Phébus, Liberté sur parole, 1999, p. 66.
1112
Id., p. 39. De telles critiques se rencontrent encore au IVe siècle, par exemple dans la Défense du paganisme.
Contre les Galiléens, de Julien l’Apostat. Saint Augustin, au début du Ve siècle, rédigera sa Cité de Dieu pour
répondre à des attaques semblables, le sac de Rome par le Barbare Alaric étant imputée par les païens au
développement du christianisme.

376
que l’ethos de cette secte nouvelle ne pouvait être rapporté à aucune forme identifiable de
civilité. Or, sans identité politique, tout groupe humain introduit une faction dans la Cité.

b) Etre « sans histoire »

L’affirmation de l’anhistoricité de la vie chrétienne paraît être en contradiction avec le


caractère fondamentalement historique de la révélation. S’il est une religion marquée du sceau
de l’historicité, c’est bien le christianisme. Les évangiles regorgent de précisions sur les dates
et les noms propres, enracinant la théologie dans les faits. Et le Symbole des apôtres lui-
même, qui est la première profession de foi de l’Eglise catholique, mentionne le nom d’un
procurateur de Judée. Histoire et archéologie contemporaines ne cessent de vérifier la validité
des localisations et des détails factuels indiqués dans le Nouveau Testament1113.
L’Incarnation, comme la Résurrection, sont par définition des événements intra-historiques.
Le chrétien du Ier siècle vit pourtant « sans histoire ». Sous-jacent aux combats et aux
luttes titanesques qui structurent la dynamique historique, il n’est plus repérable selon les
critères antiques. Il méprise l’Empereur sans mépriser l’Empire, fait fi des magistrats sans
honnir la loi, honore les hommes sans se soucier de leurs traditions, attend la fin du monde
sans se ruer dans la débauche. Le chrétien demeure « sans histoire », donc, et cela de quatre
manières différentes. 1) D’abord, nous venons de le voir, la docile indépendance du croyant à
l’égard de ce que Paul appelle les « autorités supérieures » (exousiai huperechousai) le situe
en marge du champ de bataille historique. Cultivant une neutralité polie, une irrévérence sans
malice, une obéissance absente, il s’est à proprement parler désaffilié du cursus mundi. Il ne
participe pas aux entrechocs titanesques des civilisations. Le croyant sera « martyr »
éventuellement, c’est-à-dire témoin du Christ jusqu’en la mort, mais il ne sera jamais ni agent
(Antigone) ni patient (Créon) de l’histoire. Le martyre est d’ailleurs une voie qu’aucun peuple
ni aucune religion n’avait encore expérimenté de cette manière1114. Païens et Juifs se battaient
tantôt pour leur gloire, tantôt pour leur survie. Faire la guerre faisait partie des devoirs plus ou
moins malheureux de la condition humaine. L’Enquête d’Hérodote porte la trace de ces
conflits au même titre que de nombreux livres de la Bible hébraïque. Le martyre oppose au
contraire à l’autorité publique une forme encore inconnue de présence dans la Cité : une

1113
Voir entre autre G. STANTON, Parole d’évangile ?, Cerf, Novalis, 1997, et Jésus et les nouvelles
découvertes de l’archéologie, ouvrage collectif, Bayard, 2007.
1114
La révolte des Macchabées, par exemple, qui s’achèvera par un sacrifice apparemment comparable au
martyre, est néanmoins tout à fait antigonienne : il s’agit de renverser l’injustice pour y substituer une justice,
divine certes, mais séculière.

377
présence paradoxalement engagée dans les cahots de l’histoire et néanmoins absente,
métahistorique1115. « Pour nous, écrit Paul aux Philippiens, notre citoyenneté s’origine dans
les cieux [to politeuma en ouranois huparchei], d’où nous attendons aussi comme Sauveur le
Seigneur Jésus Christ » (Ph 3, 20, nous traduisons). En résidant comme totalité dans l’avenir,
le principe fondateur (huparchos) de la citoyenneté altère nécessairement l’historicité fondée
sur la continuité et l’accumulation événementielle.
2) « Sans histoire », le chrétien l’est également dans la mesure où il est « pauvre en
passé ». Affirmer comme le fait Paul que tous les hommes ont besoin d’être justifiés (Rm 1),
que le péché pèse aujourd’hui sur tous les peuples (Rm 3) et que Dieu, selon l’expression
consacrée, ne « regarde pas aux personnes » (Ga 2, 6 ; Rm 2, 11 ; Mt 22, 16) revient à
désactiver l’histoire des peuples. L’Alliance et ses vicissitudes sont pour ainsi dire remises à
plat, annulées. En synthétisant l’ensemble du passé dans la réalité présente, l’interprétation
typologique de l’histoire d’Israël, telle qu’on la rencontre dans l’épistolaire, rétrécit
l’amplitude du temps jusqu’à la rendre dérisoire, insignifiante – de l’ordre de l’épaisseur du
trait. Le chrétien ne porte plus le passé comme un Destin, à peine comme une mémoire. « Les
choses anciennes [ta archaia] sont passées, écrit Paul, tout est devenu nouveau [gegonen
kaina] » (2Co 5, 17b). De là sans doute la singularité des paroles du chrétien (Paul est rejeté à
la fois par la synagogue et par la philosophie) et de ses écrits (le genre littéraire « évangile »
n’existait pas davantage que le genre « actes d’apôtres »). De là aussi l’obligation de tenir un
« concile » à Jérusalem pour décider si, oui ou non, il est nécessaire d’en passer par la
circoncision pour appartenir au Christ (Ac 15). Il n’y a de « concile » que parce qu’aucune
jurisprudence préexistante ne pouvait être interrogée. Signe, une fois encore, de la pauvreté
heuristique du passé.
3) « Sans histoire », le chrétien l’est encore par « pauvreté d’avenir ». L’historicité
suppose en effet le vaste horizon du futur. Il lui faut l’amplitude du temps et la certitude que
les œuvres humaines s’engouffreront dans l’étalement des siècles1116. Or, Paul ne cesse de le
rappeler à ses communautés, le chrétien a précisément perdu cet évasement du temps devant
lui. La proximité de la fin amenuise la dimension d’avenir de la conscience collective : « Le
temps s’est abrégé » (1Co 7, 29 ; « voici le jour du salut » (2Co 6, 2) ; « le Dieu de paix

1115
Voir G. W. BOWERSOCK, Rome et le martyre, Flammarion, 2002. Il n’est pas fortuit que les martyrs se
rencontrent essentiellement en milieu urbain, non que les persécutions aient seulement lieu dans les grandes
villes de l’Empire ; mais le martyre, dès la fin du premier siècle, apparaît comme la modalité à la fois active
(témoigner sans faire mentir son baptême) et passive (ne pas entrer dans un processus révolutionnaire historique)
de la civilité métahistorique.
1116
Hérodote consigne les faits passés, comme il le précise lui-même, afin que le temps n’abolisse pas les œuvres
humaines. L’enquête (ίστορία) trouve son sens dans le caractère inépuisable de l’avenir.

378
écrasera bientôt Satan sous vos pieds » (Rm 16, 20a) ; « la nuit est avancée et le jour
approche » (Rm 13, 12). L’imminence de la Parousie déshistoricise ainsi la conscience du
croyant. Elle ne l’abstrait certes pas de la situation présente, qui est toujours temporelle. Mais
elle lui interdit néanmoins, sans même qu’il ne le décide, d’interpréter sa situation propre à la
manière d’une situation historique. Le repli de l’avenir sur le présent évide le caractère
conséquent de l’agir collectif : toute conséquence historique est comme suspendue.
4) « Sans histoire », le croyant l’est enfin dans la mesure où la perfection morale qui est
exigée de lui l’empêche de poser problème dans la société où il se trouve, de « faire des
remous », de « faire des vagues ». La sainteté très concrète qu’il vise le soustrait aux drames
de la vie civile. En un mot, il est pauvre en drames : il « ne fait pas d’histoires ». Deux
péricopes de la première lettre aux Corinthiens montrent précisément cela. Le chapitre 5 porte
sur un cas d’inceste. Un membre de la communauté vit avec la femme de son père. Paul
demande alors aux membres de la communauté d’éviter toute relation avec les
« impudiques ». Il ne s’agit pas d’éviter radicalement la fréquentation des impudiques de ce
monde, précise-t-il, car il faudrait pour cela « sortir du monde » (1Co 5, 10), mais de s’écarter
de l’impudique, du cupide, de l’idolâtre, du médisant, de l’ivrogne ou du rapace qui se
déclarerait « frère » (adelphos). Puisque le partage de la table (1Co 5, 11) engage la fraternité
eschatologique, il appartient au chrétien de juger, d’abord et avant tout, les membres de sa
communauté, que Paul appelle « ceux du dedans ». Le chapitre 6 quant à lui porte sur des
désaccords au sein de la communauté. Paul a appris que des chrétiens de Corinthe ont osé
porter une affaire devant les tribunaux locaux (1Co 6, 1), c’est-à-dire devant des « infidèles »
(1Co 6, 6). La réponse principale que leur apporte l’Apôtre, conforme à ce que dira plus tard
l’évangile de Matthieu (Mt 19, 28), est la suivante : « Ne savez-vous pas que les saints
jugeront le monde ? Et si c’est par vous que le monde doit être jugé, êtes-vous indignes de
rendre des jugements de moindre importance ? Ne savez-vous pas que nous jugerons des
anges ? Pourquoi pas, à plus forte raison, les affaires de cette vie ? » (1Co 6, 2-3, Crampon).
Parce qu’il sera demain juge des mauvais anges, le chrétien ne peut plus aujourd’hui confier
ses plaintes aux tribunaux civils.
A la lumière de ces deux exemples traités par Paul, il est évident que l’exemplarité
morale doit fondre le chrétien dans la communauté civile (« ceux du dehors1117 ») et que,
lorsqu’un comportement immoral apparaît dans l’Eglise (« ceux du dedans »), l’« histoire »

1117
Voir par exemple 1Th 4, 11-12. Paul se soucie de l’exemplarité des frères aux yeux de « ceux du dehors ».

379
doit se traiter en interne. Ces deux exigences de Paul manifestent le caractère métahistorique
de l’existence chrétienne.

c) « To katechon » (2Th 2, 6) : ce qui retient

Paul use pourtant à différentes reprises de syntagmes apocalyptiques qui se réfèrent en


tant que tels à l’histoire universelle telle que les Juifs la comprenaient. La littérature
apocalyptique plonge en effet le lecteur au cœur de la dramatique historique, ne cessant d’en
découdre avec les événements. En quel sens Paul pense-t-il donc appartenir encore à
l’histoire ? Abordons pour répondre à ces questions l’épineux problème du katechon. La
deuxième épître aux Thessaloniciens présente en son milieu un scénario eschatologique dont
le but est de rassurer une communauté dont certains membres pensent que la Parousie est déjà
réalisée. « Contrairement à ce que prétendent certains, commente l’exégète Yann Redalié, le
Jour du Seigneur n’est pas encore arrivé. Et pour en convaincre ses destinataires, l’auteur
rappelle les événements qui doivent précéder le temps de la fin et encore avoir lieu1118. »
Deux versets de cette lettre, datée de l’an 51, ont attiré l’attention à la fois par leur
importance et par leur difficulté d’interprétation : « Et vous savez ce qui le retient [to
katechon] maintenant, pour qu’il ne soit révélé qu’en son temps. Car le mystère de l’impiété
est déjà à l’œuvre ; il suffit que soit écarté celui qui le retient [ho katechôn] à présent » (2Th
2, 6-7, TOB modifiée, nous soulignons). Le texte semble clair : quelque chose (to) et/ou
quelqu’un (ho) use de son pouvoir pour retenir (katechein) l’Impie, que le Christ glorieux
anéantira en prémices de la fin des temps. Ce « retenant » donne du temps au temps. Il
temporise la fin en contenant les foudres de l’Antéchrist. Mais qu’est-il ? Qui est-il ? Les
Thessaloniciens sont censés le savoir (« je vous parlais de cela quand j’étais encore auprès de
vous », 2Th 2, 5), mais le lecteur étranger se confronte à une énigme.
Cette notion de katechon, qui est un hapax testamentaire, fut interprétée de différentes
manières. Retenons-en trois1119. 1) Le katechon a souvent été identifié à l’Empire romain lui-
même. Hippolyte de Rome, au début du IIIe siècle, défend cette thèse dans son Commentaire
sur Daniel. « Qui serait donc celui qui retient [ho katechô] jusqu’à maintenant sinon la
quatrième bête, à laquelle succédera le Trompeur quand elle aura été renversée et

1118
Y. REDALIE, La Deuxième épître aux Thessaloniciens, Commentaire du Nouveau Testament IXc,
deuxième série, Labor et Fides, 2011, p. 84. Sur la dynamique que forment 1Th et 2Th (que nous pensons
authentique), voir nos analyses supra I, C, 4.
1119
Pour un répertoire exhaustif des interprétations du κατέχον, nous renvoyons à l’étude exégétique de Yann
Redalié, op. cit., éd. cit., « Excursus 4 », p. 120ss.

380
évincée1120 ? ». La quatrième bête de l’Apocalypse (Daniel et Jean) à laquelle pense Hippolyte
est Rome. Le neutre (to katechon) indiquerait l’Empire lui-même et le masculin (ho katechôn)
l’Empereur. Ainsi, tant que durera l’Empire, l’Impie ne pourra déverser sur le monde ses
prodiges trompeurs. De nombreux lecteurs défendront cette interprétation, de Tertullien (IIIe
siècle) à l’exégète Paul Metzger (XXe siècle). 2) Dans un sens tout à fait différent, le katechon
peut également être identifié à la mission universelle de l’Eglise. Tant que durera la
prédication de l’Evangile aux païens, l’Antéchrist ne pourra agir librement. Le neutre (to)
renverrait à l’Eglise et le masculin (ho) à Paul lui-même qui a consacré sa vie à cette tâche.
Les lectures de Théodoret de Cyr (Ve siècle), de Théodore de Mopsueste (IVe-Ve siècle), de
Calvin (XVIe siècle) et, plus près de nous, du théologien Oscar Cullmann (XXe siècle), vont
dans cette direction. 3) Le katechon pourrait renvoyer enfin à la grâce de l’Esprit. Théodoret
de Cyr, dans ses Lettres sur Paul, nous révèle une telle interprétation tout en s’y opposant :
« Certains ont compris le mot ‘‘ce qui retient’’ comme se référant à l’empire romain ;
d’autres, à la grâce de l’Esprit. Car, dit-on, tant que la grâce de l’Esprit retient, il ne peut pas
venir. Mais il est impossible que la grâce de l’Esprit cesse complètement d’agir. En effet,
comment serait-il possible de déjouer les machinations de celui-là, si l’on était privé de l’aide
de l’Esprit1121 ? »
Ces trois groupes d’interprétations peinent à nous satisfaire. Si Paul ne propose à
proprement parler aucune théologie politique (mais d’abord et avant tout une herméneutique
ouverte sur la question politique), il est peu probable que l’Empire puisse selon lui retenir la
manifestation eschatologique de l’Impie. Par ailleurs, le katechon ne peut pas désigner la
mission d’évangélisation, car cela voudrait dire que les chrétiens, par leurs actes et leurs
prédications, se sont substitués à l’œuvre de Dieu. L’action divine n’est jamais plus
souveraine, plus absolument maîtresse, que dans la détermination de l’ordre eschatologique.
Le katechon pourrait, certes, désigner la grâce de l’Esprit. Ce serait reconnaître à Dieu sa
domination sur l’histoire. Mais la critique de Théodoret de Cyr reste valide : Paul ne peut pas
penser qu’au moment le plus critique du bouleversement eschatologique l’aide de l’Esprit, qui
est en même temps le Paraclet, le Défenseur, l’Avocat, fasse défection.
Sans doute est-il nécessaire de reconduire le difficile problème du katechon dans l’orbe
du « comment » ou de la « manière » de la vie chrétienne authentique. En conformité avec

1120
HIPPOLYTE, Commentaire sur Daniel, trad. par M. Lefèvre, Cerf, Sources Chrétiennes n°14, 2006
(première édition 1947), p. 305, nous soulignons. Saint Augustin, pour sa part, dans la Lettre 199 comme dans la
Cité de Dieu (XX, 19), se refuse à interpréter le κατέχον, qu’il qualifie volontiers d’« obscur » (voir La Cité de
Dieu, Gallimard, Pléiade, 2008, première édition 2000, p. 931 et 933).
1121
THEODORET DE CYR, Sur quatorze lettres de Paul, dans L’Antichrist, éd. cit., p. 384-385.

381
notre lecture philosophique du kairos, nous pensons que ce-qui-retient est d’abord une
référence à la manière authentique de vivre le temps de la fin. Dans les deux occurrences
épistolaires, la notion de katechon est étroitement liée à celle du temps présent : kai nun to
katechon (2Th 2, 6) et ho katechôn arti (2Th 2, 7). L’action du katechon, c’est bien le
maintenant (nun) et le présent (arti) qui la déploient. L’Aujourd’hui auquel le texte nous
renvoie, à bien y regarder, n’est ni un complément ni un prédicat accidentel du Retenant. Le
présent est lui-même le pouvoir de ce-qui-retient. Paul veut certainement dire en fait que la
vie messianique, consistant à convertir sans cesse la détresse en joie et l’impatience brûlante
en paix, offre la possibilité de veiller (à) Dieu sans se perdre dans l’exaltation1122. Il s’agit
alors de conserver la relation à la gloire inaugurée par l’être-en-Christ et de protéger
l’espérance des déconvenues temporelles. Paul utilise d’ailleurs régulièrement le verbe
katechô dans le sens de « conserver » (1Co 11, 2), de « garder » (Phm 13) ou de « posséder »
(1Co 7, 30). Le katechon est ce qui « garde » et « préserve » l’expérience du kairos. Par oubli
de la date, et sans évacuer l’urgence de la conversion, la compréhension authentique de soi
dans le temps de la fin ne peut que faire abstraction de ce qui lui est à la fois contraire et
hostile – un peu à la manière dont l’expérience du bonheur dissipe phénoménalement la
préoccupation de ce qui lui est autre. Remarquer son bonheur, c’est le comparer, le juger par
ce qu’il n’est pas ; et c’est déjà le perdre.
Autrement dit, c’est l’expérience même de Dieu qui retient la fin. Non pas sur un plan
historique, qui ne dépend d’aucune responsabilité humaine – et qui n’est de toute façon plus
un souci –, mais sur un plan strictement herméneutique. Car qu’est-ce que le temps de la fin
sinon un corps à corps avec ce-qui-vient, un corps à corps excluant toute « figure » mondaine
et toute inquiétude relative au Quand ? Le kairos nomme une expérience de l’approche
paradoxalement anhistorique de Dieu. Le temps, d’abord perdu par la mort baptismale et par
la détresse eschatologique, se retemporalise dans le phénomène de la joie, que Paul comprend
comme l’oubli, non pas seulement de l’avenir, mais de l’aiôn touto lui-même. Il existe en
effet un temps en dehors de l’aiôn, un temps métahistorique où l’à-venir excède l’avenir, un
temps retrouvé dans la marge de la sous-jacence sociale. Car le « temps abrégé » qu’est le
kairos ne s’éprouve pas de manière définitive dans l’essoufflement d’une vie de course ou
dans le galop d’une existence trépidante. Les métaphores athlétiques ne disent pas tout de
l’expérience du temps de la fin. Au contraire, l’œuvre de Paul nous convie à une dynamique

1122
La deuxième lettre aux Thessaloniciens emploie les expressions σαλευθηναι (« être agité »), άπο του νοός
(« perdre la raison ») et θροεισθαι (« être effrayé »), particulièrement fortes, pour qualifier l’affectivité des
croyants qui pensent que le Jour du Seigneur s’est déjà produit (2Th 2, 2).

382
temporelle, et, au terme de cette dynamique, à l’expérience sui generis d’un temps
absolument neuf.

5) « …Il subsiste les gouttes et la fumée » (IV Esdras)

a) L’histoire sans « titre »

Identifier le katechon à l’expérience du kairos arrache définitivement le paulinisme au


cadre apocalyptique traditionnel. Mais nous pensons, contre Jacob Taubes1123, que Paul n’use
de la rhétorique et des syntagmes de l’apocalyptique juive qu’afin de les subvertir
radicalement. Dans la deuxième lettre aux Thessaloniciens, pour reprendre cet exemple, il
n’est question que de modalités existentielles : ne pas perdre la tête, ne pas s’effrayer, ne pas
se laisser séduire, tenir bon, s’affermir dans ses œuvres (2Th 2). Au vocabulaire
apocalyptique (le « mystère de l’impiété », la « venue de l’Impie », l’« activité de Satan », les
« faux prodiges ») se mêle de manière tout à fait singulière des précisions sur la forme de vie
et l’affectivité croyantes. C’est en fait que la relation subjective à l’à-venir de Dieu,
herméneutiquement déterminée, s’est totalement substituée, dans la préoccupation de Paul, à
l’historicité chronologique de l’avenir. Encore une fois, comme l’écrit Heidegger : « Le quand
[das Wann] est déterminé par le comment du comportement [das Wie des Sich-
Verhaltens1124.] » Le scénario eschatologique est essentiellement un prétexte pour temporiser
l’agitation des Thessaloniciens. L’apocalyptique ne relève plus chez Paul d’une inquiétude de
type théologico-historique, à la différence de l’ensemble de la littérature prophétique.
L’histoire a donc déserté sa structure, et l’historicité sa signifification. Cette fuite de la
« figure » du monde dont parle la première lettre aux Corinthiens concerne également la
dissipation, la dissolution, l’évanescence de la « figure » de l’histoire. Le vocabulaire
paulinien ne permet pas de dissocier le monde (kosmos) et l’ère historique (aiôn touto). Ecrire
que le « titre » (toar) du monde a fui, ce qui renvient à dire que l’interprétation séculaire des

1123
Voir Eschatologie occidentale, en particulier le chapitre « Paul et la dissolution du monde antique » où
Taubes s’intéresse à ce qu’il appelle l’« apocalyptique christique de Paul » (L’Eclat, Philosophie imaginaire,
2009, p. 84.) Dans son analyse de la doctrine eschatologique du salut chez Paul, Albert Schweitzer, tout en
opposant Paul et Jean, situe les épîtres dans le contexte de l’apocalyptique ; voir La Mystique de l’Apôtre Paul,
Albin Michel, 1962, p. 63-65.
1124
M. HEIDEGGER, Phénoménologie de la vie religieuse, trad. par J. Greisch, Gallimard, Bibliothèque de
philosophie, 2012, p. 119

383
usages n’a plus cours, c’est affirmer que les événements qui continuent de se produire ont
également perdu leur caractère intéressant.
Rien n’est plus contraire aux logiques de l’apocalyptique qu’une telle affirmation.
L’opposition traditionnelle de la théologie johannique et de la conception paulinienne nous
semble de ce point de vue pertinente. Dans le symbolisme de l’Apocalypse de Jean,
« Babylone la Grande » (Ap 17, 5) et la « Prostituée fameuse » (Ap 17, 1) représentent Rome,
et les « sept rois » (Ap 17, 9) font référence à sept empereurs romains. De toute évidence,
Paul ne partage pas cette haine de l’Empire. Mais ce n’est pas pour lui substituer une
quelconque forme de conservatisme ou de légalisme politique1125. L’expérience du kairos est
au contraire une épreuve intime (herméneutique) de déshistoricisation. Et cette expérience
donne à comprendre (heuristique) que la forme de vie messianique dévitalise le souci de
l’histoire. Ce qui implique au moins deux choses. Premièrement, que le chrétien ne doit pas
« chronologiser » le souci de la fin. Autrement dit, qu’il lui faut se défier de tout décompte
historique. Etouffer en soi la question du Quand, ce qui n’est possible qu’après la sidération
de l’effroi, est pour ainsi dire la première épreuve de l’existence eschatologique.
Deuxièmement, qu’il faut appliquer le comme-non de la vie mondaine également à l’histoire.
Cela signifie concrètement qu’il faut éviter de se préoccuper des événements qui se produisent
à grande échelle, qu’il faut oublier les soubresauts de l’histoire, voire qu’il est parfaitement
inutile de prendre part, par son investissement propre, à la gestion des affaires publiques.
Paul demeure aussi loin de Créon que d’Antigone : le jeu difficile de conduire les
hommes ne regarde pas la vie messianique. Le chrétien, sans entrer en dissidence ni en
sécession, s’efforce de suspendre tout jugement sur la tournure de l’histoire. Selon nous, se
« soumettre aux autorités supérieures » veut aussi dire ceci : pratiquer une sorte d’abstention
politique ou, si l’on veut, d’épochè historique (ce qui suppose précisément que le chrétien
demeure au centre de la scène du monde.)
Une telle affirmation semble pourtant contredire l’engagement politique de l’Eglise
contemporaine. Le Concile Vatican II s’est particulièrement soucié d’inscrire le Magistère
ecclésiastique dans le siècle. La Constitution pastorale Gaudium et Spes sur l’« Eglise dans le
monde de ce temps » porte la trace, et au plus haut niveau, d’une telle entreprise. On peut y
lire en ouverture que « les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes de ce
temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les joies et les espoirs, les

1125
G. Mordillat et J. Prieur ont récemment colporté ce contresens dans des ouvrages de vulgarisation (Jésus
après Jésus, Seuil, Points Essais, 2005 ; Jésus contre Jésus, Seuil, Points Essais, 2008 ; Jésus sans Jésus, Seuil,
Points Essais, 2010) ainsi que dans un triptyque documentaire diffusé sur la chaîne Arte (Corpus Christi, 1997-
1998 ; L’Origine du christianisme, 2004 ; L’Apocalypse, 2008).

384
tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien de vraiment humain qui ne
trouve écho dans leur cœur ». La Constitution ajoute que « la communauté des chrétiens se
reconnaît donc réellement et intimement solidaire du genre humain et de son histoire1126 ». En
témoignant de l’écho que les joies, les espoirs, les tristesses et les angoisses des hommes
produit dans le cœur des catholiques, l’Eglise affirme sa solidarité effective avec le genre
humain et son histoire (cum genere humano eiusque historia). En 1937, le pape Pie XI a
d’ailleurs publié une lettre Encyclique, Mit brennender Sorge1127, afin de protester contre la
politique conduite par le IIIe Reich. Une autre lettre Encyclique, Divini Redemptoris, publiée
neuf jours plus tard, condamnait le communisme athée. On ne pouvait être plus en phase avec
l’histoire. L’institution ecclésiastique n’est pas indifférente au Devenir de l’humanité. Elle ne
peut demeurer sourde aux cris de la détresse du monde.
L’Eglise contemporaine, sans se fondre totalement dans les institutions du siècle, et sans
les imiter, s’exprime donc dans l’histoire. Elle réagit aux événements, répond aux situations
historiques, encourage ou sanctionne les Etats, consacre des intentions de prière aux
dirigeants du monde entier. Mais l’Ekklèsia eschatologique que Paul prétend fonder regarde
ailleurs. Ses intérêts sont reçus d’un autre pôle. Le temps de la fin a désactivé la valeur de
l’histoire.

b) Une métaphore du livre d’Esdras

Cette histoire sans schèma, c’est le temps à nu, le temps sans l’historicité, sans
l’amplitude donnée par la mémoire et l’anticipation. L’histoire sans « figure », c’est la
surrection toujours plus ou moins brutale du kairos dans la vie humaine. Et ce temps
événementiel dont l’expérience fournit à Paul la matière de toute sa pensée, c’est l’approche
même de Dieu – cette approche incessante qui comble l’interstice de l’attente. Car
l’expérience de Dieu et l’expérience du kairos sont une seule et même affectivité, une seule et
même phénoménalité. Le temps de la fin n’est que le saisissable venir de Dieu, la
coalescence, dans le il y a du temps1128, de l’éternel et du temporel. C’est l’immixtion dans
l’existence humaine de la dunamis qui termine et achève le temps. L’histoire sans « titre »,
donc, c’est le délai lui-même, travaillant intrinsèquement la vie – ce délai qui est Dieu à vif
dans le temps.

1126
Gaudium et Spes, dans Vatican II, L’Intégrale, Bayard, Compact, 2002, p. 229-230.
1127
Le texte est publié en traduction française aux éditions de l’Homme Nouveau, 2007.
1128
Voir Heidegger, par exemple la conférence Temps et Etre prononcée en 1962.

385
Une métaphore du Quatrième livre d’Esdras, pseudépigraphe vétérotestamentaire de la
fin du Ier siècle, abordait déjà le phénomène. Le contexte est le suivant : le prophète
s’entretient avec l’ange Ouriel au sujet des « desseins insondables de Dieu ». Avant de décrire
les signes du temps final, selon les codes de l’apocalyptique, l’ange insiste sur l’imminence de
la fin : « Le siècle se hâte d’arriver rapidement à sa fin1129 », annonce-t-il à Esdras. C’est alors
que survient le dialogue et l’image qui nous intéressent : « ‘‘Si j’ai trouvé grâce à tes yeux, si
c’est possible et si j’en suis digne, montre-moi si le temps à venir est plus long que celui qui
est déjà passé ou si au contraire le temps déjà passé est plus long que le temps à venir. Car ce
qui est passé, je le sais, mais ce qui sera je l’ignore.’’ [L’ange] me répondit : ‘‘Tiens-toi à ma
droite et je te montrerai l’interprétation d’une parabole.’’ Je me dressai pour regarder : voici
qu’une fournaise passa devant moi, et quand la flamme fut passée, je vis qu’il restait de la
fumée. Puis un nuage plein d’eau passa devant moi, il répandit en abondance une pluie
violente, et il en resta des gouttes. Et l’ange me dit : ‘‘Réfléchis ! De même que la pluie
surpasse les gouttes et que le feu surpasse la fumée, de même la mesure du passé surpasse
l’avenir. Mais il subsiste les gouttes et la fumée1130.’’ »
Les gouttelettes en suspension dans l’air après l’orage, la fumée qui s’étire après le
passage du brandon, mesurent métaphoriquement le reste du temps. Ouriel, le « Feu de
Dieu », le « Guide des étoiles1131 », gratifie le prophète de cette image du temps restant, de ce
peu de temps, de ce manque, de cette pénurie d’avenir. Il est tard, veut-il dire, toujours tard
pour l’homme qui espère en Dieu. Il est tard parce que la vigilance doit sans cesse répondre à
l’imminence. L’existence prophétique ne se déroule plus dans un temps spacieux, ouvert,
évasé, mais dans un « désormais » fatidique et court. La proximité de Dieu dans l’histoire
appelle le prophète au ressaisissement (« réfléchis ! »). Et de fait la vie religieuse porte en son
sein l’apocalypse de l’imminence. « Mais il subsiste les gouttes et la fumée », ajoute l’ange,
comme pour maintenir l’espérance à distance de son but. Le temps se maintient comme un
écho de la fin.
La pensée de Paul, entièrement conditionnée par l’expérience du kairos, ajoute quelque
chose à la métaphore. Quelque chose que l’apocalyptique ne peut pas dire et qui ne relève
aucunement des signes cosmiques. La proclamation de la Résurrection du Christ apporte à
l’humanité une expérience inédite. Cette expérience, c’est le diffèrement de la fin, le
diffèrement continu de la Parousie (voir supra I, C, 4). Or, une telle phénoménalisation du

1129
IV Esdras, IV, 26, dans La Bible. Ecrits intertestamentaires, trad. par P. Géoltrain, Gallimard, Pléiade, 1999
(première édition 1987), p. 1404.
1130
Id., éd. cit., p. 1406-1407.
1131
Voir le Livre d’Hénoch, 74, La Bible. Ecrits intertestamentaires, éd. cit., p. 557.

386
sursis ne consiste pas seulement en la certitude qu’il reste peu de temps, ou qu’il est toujours
tard pour aimer Dieu. Il ne transforme pas seulement la conversion en vigilence. Le
diffèrement, c’est Dieu pénétrant le temps. C’est Dieu présent dans le don du temps. C’est le
temps devenant Dieu, le temps s’emplissant de Dieu. Ce temps qui vient encore, qui se
déverse comme une ondée dont on ne peut prédire la fin, s’il n’est plus que le diffèrement de
Dieu, se manifeste à la manière d’une grâce. L’histoire, évanouie, ne creuse plus d’espace
entre le temps et Dieu.

c) « Kairos » et phénoménalité de Dieu

Quid est ergo tempus ? – « Qu’est-ce en donc que le temps ? Quand personne ne me le
demande, je le sais ; dès qu’il s’agit de l’expliquer, je ne le sais plus1132. » Ce qu’est le temps,
je le sais, scio, parce que ma pensée épouse le temps. Parce que ma vie est, pour moi, le temps
– parce qu’elle est mon temps. Mais à la fois je ne le sais pas, nescio, parce que le temps n’est
pas quelque chose qui serait à distance de ma pensée, quelque chose qui en serait l’objet en se
donnant à penser. Science et nescience naissent ensemble et s’annulent soudain dans le
silence. L’expérience de ce qui est temporel n’est jamais, à proprement parler, une expérience
du temps, mais seulement de ce qui est temporel. Obstrué par l’étant, par la quiddité, par ce
qui est, le temps reste enfoui sous le derme de la phénoménalité. Non pas seulement au sens
où il s’achemine sans discontinuer vers le non-être (tendit non esse1133) – insaisissable
écoulement du futur dans le passé –, mais au sens où il constitue l’intelligibilité de mon
rapport à moi-même et de ma relation au monde. La constitution de l’intelligibilité n’est pas
elle-même intelligible. Le temps, comme l’être, demeure donc pour la pensée une question.
La question, dit Heidegger : « Etre – une question, mais rien d’étant. Temps – une question,
mais rien de temporel1134. »
Les immenses entreprises pour rendre le temps intelligible n’ont pas manqué dans la
culture européenne. La Recherche de Proust peut se lire comme un tel effort. Le temps s’y
donne par le retour du souvenir et la résurrection de la mémoire. L’endormissement dans la
chambre de Combray, les virevoltantes jeunes filles de Balbec, la beauté de la duchesse de
Guermantes, les amours intermittentes d’Albertine, la douceur des Swann, le salon des
Verdurin…, tout cela revient dans les entrelacs de l’écriture, dans les charmes de la prose. Le

1132
S. AUGUSTIN, Confessions, XI, XIV, 17.
1133
Id.
1134
M. HEIDEGGER, « Temps et Etre », trad. par J. Lauxerois et C. Roëls, dans Questions IV, Gallimard, NRF,
Classiques de la philosophie, 1985 (première édition 1976), p. 17.

387
mémorial est littéraire. La fameuse gorgée de thé mêlée aux miettes du morceau de madeleine
fait soudain palpiter l’image des matins d’enfance à Combray, et voici l’entreprise littéraire
devenue nécessaire. Mais ce qui revient – ce temps racheminé vers l’émotion – n’est que la
fluidification intellectuelle des cristaux de la mémoire enfouis en nous. Le temps proustien,
c’est d’abord le kaléidoscope du passé, c’est ce « décor de théâtre1135 » que ravive une
connexion de la conscience. Et finalement, le temps retrouvé n’est autre que le mystère de
l’âge venu. Un clin d’œil a suffi, et voilà les personnages de la Recherche, les tourbillons de
la mondanité, et le narrateur lui-même, tristement vieillis par une « existence toute en
longueur1136 ».
Paul aussi a vécu semblable résurrection du temps. Mais dans une autre acception du
terme. Rappelons-le, l’Apôtre décrit le kairos comme le moment d’évanouissement de la
mondanité ordinaire. Ce moment, nous l’avons dit, n’est pas un âge de l’histoire, une sorte de
nouvel éon, mais un bouleversement de la temporalité. Paul affirme dans la Première lettre
aux Corinthiens que le temps vulgaire, c’est-à-dire la continuité du futur, du présent et du
passé, est désormais en « possession » du croyant. Le passage mérite attention dans son
ensemble : « Que personne ne s’abuse : si quelqu’un parmi vous se croit sage à la manière de
ce monde, qu’il devienne fou pour être sage ; car la sagesse de ce monde est folie devant
Dieu. Il est écrit en effet : Il prend les sages à leur propre ruse, et encore : Le Seigneur
connaît les pensées des sages. Il sait qu’elles sont vaines. Ainsi, que personne ne fonde son
orgueil sur des hommes, car tout est à vous : Paul, Apollos, ou Céphas, le monde, la vie ou la
mort, le présent ou l’avenir, tout est à vous, mais vous êtes au Christ, et Christ à Dieu » (1Co
3, 18-23, TOB). Paul veut ici mettre en garde les Corinthiens contre l’éloquence d’un certain
Apollos. Et son argumentation est particulièrement intéressante : plus rien dans le monde, ni
les hommes ni le temps, ne peut s’intercaler entre le croyant et Dieu. La chaîne mimétique
doit produire ses effets. L’Apôtre affirme précisément que ni les choses présentes (ta
enestôta) ni les choses à venir (ta mellonta) ne peuvent désormais détourner du Christ et de
Dieu. Dire que le temps est en possession du chrétien, c’est dire en fait que le chrétien est
libéré de la temporalité vulgaire1137 : affirmation capitale.
La même idée se rencontre dans l’épître aux Romains : « Nous ne sommes plus que
vainqueurs par Celui qui nous a aimés. Oui, j’en ai l’assurance : ni la mort ni la vie, ni les
anges ni les dominations, ni le présent ni l’avenir, ni les puissances, ni les forces des hauteurs

1135
M. PROUST, Du Côté de chez Swann. A la recherche du temps perdu, t. I, Gallimard, NRF, 1996, p. 51.
1136
M. PROUST, Le Temps retrouvé. A la Recherche du temps perdu, t. XIV, Gallimard, NRF, 1982, p. 220.
1137
Voir R. SOMMERVILLE, La Première épître de Paul aux Corinthiens, CEB, Edifac, 2002, t. I, p. 128-129.

388
ni celles des profondeurs, ni aucune autre créature, rien ne pourra nous séparer de l’amour de
Dieu manifesté en Jésus Christ, notre Seigneur » (Rm 8, 37-39, TOB, nous soulignons). Là
encore, les choses présentes (ta enestôta) et les choses à venir (ta mellonta) – le temps créé au
même titre que toutes les créatures – ne s’intercalent plus entre la foi et Dieu. Cela signifie
que le temps commun ne sépare plus le croyant de l’amour de Dieu. L’agapè détemporalise
l’aiôn touto.
Et cette désactivation existentielle de la temporalité vulgaire (les choses qui sont et les
choses qui vont être) donne accès à un autre temps, inédit, inouï : le kairos. Répétons-le pour
finir : le kairos est le diffèrement de la présence définitive et complète de Dieu. Cela ne relève
ni d’un postulat métaphysique ni d’un dogme théologique. C’est une expérience. Car il existe
bien quelque chose pour le croyant comme l’expérience du temps comme diffèrement. C’est
ainsi que se libère, pourrait-on dire, la phénoménalité finale de Dieu. Le moment présent ne
désigne plus l’insaisissable engouffrement du futur dans le passé, ni même l’instant
ponctiforme et fulgurant que ma conscience cherche vainement à saisir, mais l’agapè de Dieu
reçue sans médiatisation. Se maintenir dans le diffèrement de Dieu, c’est se maintenir dans la
relation à Dieu. Car Dieu se donne dans son propre diffèrement. Il est ce diffèrement pour
autant qu’il est Amour. Se tenir dans la brèche d’un tel événement, adossé à l’à-venir comme
à la suite immédiate de Dieu ou acollé à son « dos » (Ex 33, 231138), est l’effort de la foi
contre le temps vulgaire, contre l’aiôn touto et chronos, contre la durée, contre l’histoire,
enfin contre le schème du monde.

La conversion herméneutique du croyant donne à comprendre nombre de choses. Nous


avons appelé « heuristique » ce passage du souci de soi (herméneutique) à la connaissance.
Quant au contenu d’un tel savoir, il est nécessairement surprenant, inévitablement nouveau.
La découverte chrétienne de l’indifférence des qualités mondaines a concrétisé la tension
philosophique vers une anthropologie universalisante (A). Le partage de la table, tel que Paul
l’a compris, a dévoilé la singularité de la communauté ecclésiale (B). L’épreuve du kairos,
enfin, a détaché l’homme de l’univocité de l’histoire et l’a conduit, d’une manière nouvelle,
au contact temporellement immédiat de l’Amour de Dieu (C). Bien sûr l’entreprise
heuristique mériterait d’être complétée tant il semble évident que le devenir du christianisme

1138
« Et le Seigneur dit : ‘‘Voici un lieu auprès de moi. Tu te tiendras sur le rocher ; et quand passera ma gloire,
je te mettrai dans un creux du rocher et je te protégerai de ma main, jusqu’à ce que je sois passé. Et je retirerai
ma main et alors tu verras mon dos [όψη τά όπίσω µου], mais ma face ne sera pas vue de toi’’ » (Pentateuque,
LXX, La Bible d’Alexandrie).

389
jusqu’à ce jour, par éloignement ou rapprochement, n’est qu’une longue explication avec la
situation eschatologique de l’existence.

390
CONCLUSION
« MÔRIA » OU LA FECONDITE DE « KAIROS »

« Was in unserer Frage eigentlich wird, ist für den


Glaube eine Torheit. In dieser Tohreit besteht die
Philosophie. Eine christliche Philosophie ist ein
hölzernes Eisen und ein Miβverständnis. »

« Ce qui est demandé à proprement parler dans notre


question est pour la foi une folie. La philosophie réside
dans cette folie. Une philosophie chrétienne est un cercle
carré et un malentendu. »
Heidegger1139

Qu’une lecture philosophique de saint Paul soit possible, l’approche du kairos en a


fourni la démonstration. La philosophie trouve cependant son essence dans une certaine
qualité de suspens. Qu’une question ne puisse être vidée d’elle-même par aucune réponse
révèle sa dimension proprement philosophique. Toute vraie question questionne au-delà des
solutions suggérées, au-delà même de soi et des mots qui parlent, représentant en ce sens un
« risque » : celui que s’y perde comme en un siphon les bâtisses de la connaissance. C’est en
cela, selon Heidegger, que s’opposent irréductiblement l’interrogation philosophique et la foi
chrétienne. « Pourquoi donc y a-t-il de l’étant et non pas plutôt rien ? » : cette question
fondamentale de la métaphysique, née de la rencontre d’une pensée avec sa propre puissance
de néantisation, occupe le premier rang dans l’ordre du savoir parce qu’elle est la plus vaste,
la plus profonde et la plus originaire. Heidegger y décèle même l’événement (Geschehnis) par
lequel le questionner rejaillit sur lui-même, comme si, attentivement entendue, la question ne
pouvait qu’inclure dans son vortex l’être interrogeant. L’abord métaphysique s’accomplit
ainsi dans un saut (Sprung) par lequel l’homme s’arrache à ce qu’il sait déjà, peut-être à ce
qu’il est, et « quitte d’un bond toute la sécurité antérieure1140 ». En répondant avant de
questionner, affirme Heidegger, la Bible retient de philosopher, tarissant à sa source tout

1139
M. HEIDEGGER, Introduction à la métaphysique, trad. par G. Kahn, Gallimard, TEL, 1987 (première
édition PUF, 1958), p. 20. GA 40, Klostermann, Frankfurt am Main, 1983, p. 9 pour l’édition allemande.
1140
Id., p. 18.

391
jaillissement. Le postulat de la création en tant que révélation abolit l’abîme indéfini de la
pensée qui se rencontre dans la question elle-même. Celui qui se tient sur le terrain de la foi,
écrit le professeur de Fribourg, « peut certes de quelque manière suivre le questionner de
notre question et y participer, mais il ne peut pas questionner authentiquement sans renoncer
lui-même comme croyant avec toutes les conséquences de cet acte1141. » Voilà pourquoi,
selon les termes du cours de 1935, « une philosophie chrétienne est un cercle carré et un
malentendu1142. »
Et pourtant, comme le remarque Jean-Yves Lacoste, dans le débat qui oppose
philosophie et théologie, la phénoménologie reste neutre : « Le phénomène est ce qui nous
apparaît, que ce soit dans l’élément de la perception, dans celui de la mémoire, dans celui de
l’anticipation ou dans celui de l’imagination. Et quant à décider a priori de ce qui ‘‘peut’’
nous apparaître, et d’une signature qui en ferait un phénomène sous juridiction philosophique
ou un phénomène sous juridiction théologique, nous en sommes splendidement
incapables1143. » La foi chrétienne, surgie de l’épreuve du temps de la fin et déterminée par la
proclamation de la Résurrection, ne peut être exclue du théâtre de la phénoménalité par un
simple décret. Celle-ci ne se présenterait d’ailleurs comme « sécurité » (Geborgenheit) que
dans la mesure où elle relèverait intégralement d’une éducation ou d’un catéchisme. Que le
dogme puisse atténuer l’insécurité questionnante de la pensée et tuer dans l’œuf le « saut »
philosophique, nous n’en pouvons pas douter. Le Magistère n’a cependant jamais prétendu
pouvoir susciter quelque chose comme la foi. Il reconnaît au contraire par-devers soi, en
amont de sa propre possibilité, une puissance théologale sans laquelle la Parole de Dieu
resterait inaudible et dont il ne peut rendre compte qu’a posteriori et, qui plus est,
incomplètement. Dieu seul porte le définitif de la foi, qui demeure au présent une réception ou
adonation incomplète, et incomplète parce qu’en surcroît. Celle-ci n’est donc pas tant une
réponse qu’un événement de la facticité, et représente moins un fonds de certitude qu’une
folie.
Heidegger, justement, désigne du mot de « folie » (Torheit) l’insondable de la question
métaphysique. L’abîme et la spécularité du questionner véritable, affirme-t-il, sont une folie
pour l’esprit de sécurité et de certitude dans lequel l’humanité s’abrite de l’énigme d’être.
Penser authentiquement, c’est aggraver l’être-là. Questionner, c’est se saisir soi-même dans le

1141
Id., p. 19.
1142
Id., p. 20. L’image du cercle carré traduit en fait l’expression allemande ein hölzernes Eisen, qui signifie « un
fer en bois ».
1143
J.-Y. LACOSTE, La Phénoménalité de Dieu. Neuf études, Cerf, Philosophie et théologie, 2008, p. 9.

392
vertige d’un retrait : « La philosophie réside dans cette folie1144. » Mais c’est aussi de « folie »
que parle Paul pour désigner la relation de la Croix à la philosophie. En intervenant dans le
monde, peut-il clamer avec les prophètes, Dieu mène à sa perte la sagesse des sages et rejette
l’intelligence des intelligents (1Co 1, 19). Nul ne peut épuiser, par un quelconque effort de
théorisation, semblable sans-fond, et d’abord parce que le temps, pour être final, n’est
cependant pas encore consommé. Kairos n’a pas aboli chronos. L’heure est venue mais ne
passe pas, abandonnant l’existence croyante au constant diffèrement de la fin. Le Messie
crucifié dans le monde et ressuscité par la puissance du Père délivre à l’humanité un abîme
(tout à fait comparable à la vertigineuse alternative de l’être et du non-être de l’étant) dont la
foi est la phénoménalisation singulière. Voilà pourquoi Paul peut-il écrire en des lignes
fameuses : « Les Juifs demandent des signes et les Grecs recherchent la sagesse ; mais nous,
nous prêchons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les païens » (1Co 1, 22-
23, TOB, nous soulignons). Assumée pleinement, la folie du « logos de la Croix » (1Co 1, 18)
n’est aucunement un anti-logos. La môria paulinienne ne s’expérimente pas d’abord comme
réponse à la question de l’être – ou à quelque question que ce soit. Pas davantage que comme
certitude sèche et sans aventure. La môria est herméneutiquement esseulée, sans recours ni
secours. Originellement, la foi n’est pas davantage une réponse ou un comprendre que la
confiance n’est un savoir. Elle n’est pas un « mol oreiller » offert à qui cherche un havre pour
le repos. Elle est au contraire une expérience de l’être-là, une brûlure de la facticité, un éveil
herméneutique, une aggravation de la présence : elle est l’événement du questionner de la
finitude elle-même. C’est du moins ce que nous enseigne l’attention au kairos. Si la folie-
Torheit peut être une sagesse – celle de Socrate ne se reconnaissant savant « ni peu ni prou »
(oute mega oute smikron1145) et trouvant sa vocation dans l’interstice du rien et du tout –, la
folie-môria est également sagesse – celle du chrétien, « itinérante, pérégrinante, qui sait
qu’une ombre l’accompagne et lui appartient, celle de n’aimer pas encore assez, et de n’être
pas encore assez fidèle », selon les mots de Jean-Louis Chrétien1146. Et de « folie » à « folie »,
de Torheit à môria, le dialogue est toujours possible. Non la recherche d’un accord ou d’une
vulgaire superposition. Mais du moins, dans la richesse plus précieuse encore d’un mode
commun, l’aventure dialectique du questionner et de la grâce : la rencontre, dans l’événement
de la foi, du logos et de l’Abgrund.

1144
M. HEIDEGGER, op. cit, éd. cit., p. 20. Nous soulignons.
1145
PLATON, Apologie de Socrate, 21b.
1146
J.-L. CHRETIEN, Sous le regard de la Bible, Bayard, Bible et philosophie, 2008, p. 62.

393
*

Le sens naît sur fond d’abîme, en effet, et le kairos ouvre à l’homme l’énigme d’être.
Aux membres de la communauté de Corinthe, Paul écrit ceci : « Ces événements [la mort
pendant l’Exode des Juifs infidèles] leur arrivaient pour servir d’exemples et furent mis par
écrit pour nous instruire, nous qui touchons à la fin des temps » (1Co 10, 11, TOB, nous
soulignons). Le texte grec de la fin du verset dit : hèmôn, eis hous ta telè tôn aiônôn
katèntèken, c’est-à-dire, littéralement : « Nous, vers qui les extrémités des siècles se sont
rencontrées ». La vie qui se déroule à la jonction de l’Histoire (aiôn touto) et de l’Eternité
(aiôn mellôn), sise à l’emmêlement du temps et de sa fin, était notre objet d’étude.
Mais comment vivre dans les contraires qui se sont rencontrés (katèntèken) ? De quelle
manière se présente phénoménologiquement le se-tenir (Stehen) de la parousie ? La parousia
« se tient, menaçante, en son lieu », répondait déjà Heidegger dans ses cours de Fribourg1147.
La lecture heideggérienne de la Première épître aux Thessaloniciens, que le jeune professeur
abordait à la manière d’une « méditation existentielle soucieuse de la situation1148 », a mis en
évidence l’expérience facticielle de la vie, structurée selon le « comment de la Parousie » –
dem Wann der Parusie1149. Néanmoins, l’avancée heideggérienne conquise par une
phénoménologie de la vie religieuse laissait le lecteur sur sa faim. Le travail était
magistralement inauguré, mais n’a pas donné lieu par la suite à autant d’approches
systématiques qu’on pouvait l’espérer. Le vaste problème de la temporalité chrétienne, pris
pour lui-même et comme événement initial de la vie croyante, est retombé sous la coupe de
l’exégèse, de l’histoire religieuse et de la théologie. Il fallait donc, au moment où Paul suscite
un intérêt croissant chez les philosophes, que la question fût à nouveau entendue et traitée. Il
fallait en un mot revisiter le kairos.
L’entreprise d’exploration a tenu nombre de promesses. D’abord, la comparaison de la
conception paulinienne du temps avec les représentations grecque et juive, comparaison sous-
tendue par les concepts de tension kairotique, d’à-venir, de diffèrement et d’épectase, a
permis à la fois de singulariser la pensée de l’Apôtre en le maintenant dans le diastème du « ni
Grec ni Juif » et de l’insérer dans l’histoire des idées philosophiques. Il s’agissait là, en fin de
compte, et contre l’échec d’Athènes, de reconnaître à Paul le droit d’entrer dans l’histoire de

1147
M. HEIDEGGER, Phénoménologie de la vie religieuse, trad. par J. Greisch, Gallimard, NRF, Bibliothèque
de philosophie, 2012, p. 156. GA 60, Klostermann, Francfort, 2011 (première édition 1995), p. 140 pour
l’édition allemande.
1148
Id., p. 155.
1149
Id., p. 172. GA 60, éd. cit., p. 154 pour l’édition allemande.

394
la pensée. Le kairos paulinien ne correspond en effet pas davantage au chronos mythologique
ou platonicien qu’à l’aiôn héraclitéen ou encore au kairos des tragiques et d’Aristote. Il ne
correspond pas davantage au temps scandé, consacré, orienté vers la « fin des jours » de la
Torah, pas plus qu’à l’urgence du prophétisme ou du messianisme. Il consiste en une
existentialisation du diffèrement de la parousie, en une incessante retemporalisation de la
perte d’avenir. En fait, comme nous l’avons montré, Paul ne se contente ni d’examiner la
révélation du Ressuscité (le chemin de Damas) à la lumière de la Loi et des Prophètes
ni d’utiliser les concepts rhétoriques appris à l’université de Tarse pour exprimer en langue
grecque un « messianisme réalisé ». Il est et reste bien, dans le creuset du multiculturalisme
antique, l’homme de l’écart, le penseur du diastème.
Ensuite, l’herméneutique de la facticité chrétienne a rendu possible la reformulation,
sinon le dépassement, d’un problème exégétique traditionnel. Ce problème est le suivant :
Paul pense-t-il, comme certaines formulations le laissent entendre (Rm 6, 5 ; Rm 8, 10 ; Rm
10, 8-10 ; Rm 13, 11-12 ; 1Co 2, 6 ; 1Co 7, 29-31, etc.), que le salut se détermine au présent ?
que l’adhésion au Ressuscité, opérée dans le maintenant de la foi, gratifie du définitif
l’existence croyante (Paul grec) ? Pense-t-il au contraire, comme d’autres expressions le
suggèrent (Rm 8, 25 ; 1Co 1, 7 ; 1Co 3, 13 ; 1Co 4, 5 ; 1Co 7, 26 ; 1Co 13, 12, etc.), que
l’attente est primordiale et que l’orientation vers le futur sanctifie la foi (Paul juif) ? La
phénoménologie de l’attente chrétienne, largement déduite de l’épistolaire, comme celle de la
présence messianique de Dieu (l’existentialité de l’être-en-Christ, le présent décisif et ses
différents modes d’affection, l’achèvement devancé méta-phoriquement) conduisent à une
certaine expérience de la liberté par laquelle demeure vivante, mobile, temporelle, la tension
vers l’avenir et la grâce présente. La liberté messianique, telle que nous l’avons décrite,
synthétise l’attente et la réception, l’absent et le donné.
Enfin, interrogeant l’heuristique de l’existentialité messianique, plusieurs déterminations
nouvelles du savoir ont paru. L’épreuve de l’à-venir de Dieu oriente les universalismes
philosophique (platonico-stoïcien) et prophétique vers une effectuation de l’indifférence des
situations mondaines. Non seulement l’appel final de Dieu indifférencialise les situations
d’appel (klèseis), mais les phénomènes d’envoi et d’apostolicité conduisent Paul à
reconsidérer le quelconque (anthrôpos tis) sous l’auspice d’une inédite fraternité messianique.
Et, de fait, la notion même de communauté humaine s’en trouve modifiée. Le corps, bien plus
qu’une simple image, permet de décrire un nouvel ordre relationnel. Non pas le corps de la
cohésion sociale, ni le corps de la cité organique, mais le corps divers, composite, articulé,
constitué par le « reste » des situations et par les différents « charismes » des membres. En un

395
mot : le corps matérialisé de la vie commune et le corps spiritualisé de la communion. C’est
tout le rapport à la loi, à l’Etat, à l’histoire, qui se trouve décalé de la commune épistémè pour
autant que la facticité du kairos appelle une reconsidération brutale de la mondanité. L’étude
de l’exousia (Rm 13), de la mimèsis (1Co 4, 16) et du katechon (2Th 2) a montré la
possibilité, la nécessité même, d’une situation temporelle de sous-jacence historique. Sans
jamais être vouée à la désertion de l’histoire, la foi n’en expérimente pas moins le « désert
historique » d’un monde qui se distancie de lui-même. Il appert en définitive que le maintien
de la facticité dans le constant diffèrement de la fin, loin de demeurer contemplation vide ou
attente exaltée, est porteur d’un ensemble cohérent de déductions heuristiques – non moins
cohérent que les présupposés dûment clarifiés d’une école de philosophie.

« Kairos » – temps de la fin ou reste de temps (Agamben), temps d’oppression


(Tresmontant) ou temps écourté – dit chez Paul l’entrée fracassante de l’Esprit de Dieu au
moment opportun de l’histoire. Le mot énonce ainsi l’entrelacs de l’existence temporelle et du
venir divin. En un tel embrassement, on s’en doute, l’historialité devient pour le chrétien un
problème singulier ; et avec elle l’historicité. Si, comme le dit Paul avec une audace inouïe, la
structure même de la mondanité s’étiole et se marginalise dans le phénomène de la foi (1Co 7,
31) ; si, malgré cela, le maintenant (to nun) ou l’aujourd’hui (to sèmeron) de Dieu ne cessent
de s’appréhender dans la durée de l’histoire, quel sens alors donner à l’existence civile et
politique ? « Vivant revenu de la mort » (Rm 6, 13), le chrétien est toujours appelé à préserver
kairos de la bouche immense et menaçante de chronos (Hésiode), et à sauver du même geste
la facticité de toute conformation à ce monde-ci (mè suschèmatizesthe tô aiôni toutô, Rm 12,
2). Comment kairos peut-il maintenir sa vigoureuse révolution existentielle dans la
persistance puissante de chronos ? Peut-être en éclairant de manière inédite une historicité
fondée par la facticité même.
« Dans le zèle sans lenteur, dans l’Esprit brûlant, servez le temps », demande Paul au
Romains1150. Kairô douleuontès – se mettre au service de kairos – relève du courage de
penser. C’est à une nouvelle philosophie de l’histoire et à une nouvelle herméneutique de la
politique qu’appellent en définitive, par une actualité ravivée, les épîtres de Paul1151.

1150
Rm 12, 11. Nous traduisons.
1151
On consultera à ce propos l’ouvrage déjà mentionné de François Vouga, Politique du Nouveau Testament.
Leçons contemporaines, Labor et Fides, Essais bibliques, Genève, 2008. Ici débute pour nous une nouvelle
tâche.

396
BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE

I/ TEXTES DE PAUL

En grec :

Nouveau Testament, Interlinéaire grec/français, Alliance biblique universelle, Paris, 1993.


The UBS Greek New Testament, A reader’s edition, Deutsche Bibelgesellschaft, Stuttgart,
2007.

En hébreu :

Nouveau Testament en hébreu et français, The Society for distributing Hebrew scriptures,
Hitching, UK.

En français :

La Bible, Nouveau Testament, trad. par J. Grosjean et M. Léturmy, Gallimard, Bibliothèque


de la Pléiade, Paris, 2005.
La Bible de Jérusalem, Ecole biblique de Jérusalem (BJ), Cerf, Paris, 2003.
La Bible, trad. par A. Chouraqui, Desclée de Brouwer, Genève, 2003 (première édition 1974-
1979).
Epîtres de saint Paul, Traduction officielle de la liturgie, Desclée de Brouwer, Lethielleux,
Paris, 2008.
Nouveau Testament, Traduction œcuménique de la Bible (TOB), Cerf, Société biblique
française, Paris, 2000.
Nouveau Testament, trad. par le Chanoine Crampon, Téqui, Paris, 2004.

397
II/ SUR LES EPITRES DE PAUL

Œuvres ou articles philosophiques :

AGAMBEN G., Le Temps qui reste. Un commentaire de l’Epître aux Romains, trad. par J.
Revel, Rivages poche/Petite Bibliothèque, Paris, 2004 (éd. italienne 2000).
–, « L’Eglise et le Royaume », dans Saint Paul, Juif et Apôtre des nations, Conférences de
carême à Notre-Dame de Paris, collectif, Parole et Silence, Paris, 2009.
ARENDT H., « Saint Paul et l’impuissance de la volonté », dans La Vie de l’esprit, PUF,
Quadrige, Paris, 2007 (première édition 1981).
BADIOU A., Saint Paul. La Fondation de l’universalisme, PUF, Les Essais du Collège
international de philosophie, Paris, 1997.
BRETON S., Saint Paul, PUF, Philosophies, Paris, 1988.
FATTAL M., Saint Paul face aux philosophes épicuriens et stoïciens, L’Harmattan,
Ouverture philosophique, Paris, 2010.
FAYE J.-P., Paul de Tarse et les Juifs. La libération de l’esclavage, Germina, Meaux, 2012.
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414
TABLE DES MATIERES

OUVERTURE : LIRE PHILOSOPHIQUEMENT SAINT PAUL ..…………..…...........4


INTRODUCTION : VIVRE LE TEMPS DE LA FIN ………………………………….24

I. DE L’OLYMPE AU CHEMIN DE DAMAS :


LA CONCEPTION PAULINIENNE DU TEMPS ………………………….…….33

A) L’OLYMPE OU LA CONCEPTION GRECQUE DU TEMPS …...…….….35

1) Chronos à l’aube des temps (Hésiode et Héraclite) ……………………...…...…..35


a) Insaisissable fluence ………………………...…………………...……….…35
b) L’antagonisme de l’Etre et du Devenir ……………………...…......……….36
c) De Cronos à Chronos …………...………………………...……...………....37
2) Le temps « eikôn » dans le Timée de Platon ………………………...……………39
a) L’origine de la durée ………………………………………………………..39
b) Le temps, image mobile de l’« aiôn » …………………………………...…..40
c) Image ou icône ? ..............................................................................................42
3) La représentation cyclique du temps dans la tradition stoïcienne ………………...45
a) La palingénèse ………………………………………………………………45
b) « Diacosmèsis » et « ekpurôsis » ……………………………………….…...46
c) La beauté perpétuelle …………………………..……………………...…….48
4) Premières approches de la temporalité : Epicure, Sénèque, Marc Aurèle …….…..49
a) La brièveté de la vie ………………….…………………………………...…49
b) L’usage du présent …………….………………………………………….....50
c) « Occupati » et « otiosi » ……………………………………………...…….52
5) La pensée du « kairos » chez les tragiques et Aristote ……………………………55
a) Temps et action dans la tragédie ……………………...………………….....55
b) « Kairos » et « phronèsis » (Aristote) ..…….…………………………….....58
c) Une réhabilitation du temps ? ……..……..…………………………...……60
6) Mythologie de l’au-delà (de Pythagore à Platon) ……………………...……….....61
a) Post-eschatologie pythagoricienne ……………………………………….....61
b) Métempsychose et jugement final (Platon) ...………………………………..63

415
c) Timide approche de l’eschatologie ....……………………………………….65

B) LE SINAÏ OU LA CONCEPTION JUIVE DU TEMPS .……..………….…..67

1) Bénédiction du temps : une lecture de la Genèse .………………………………..67


a) « Beréshit » : Dieu crée le commencement ………………………………….68
b) Le temps scandé…….………………………………………………………….70
c) …Et le temps consacré ……………………. ………………………………..72
2) Histoire et rédemption dans la Torah …..…….……………………………………74
a) L’histoire tournée vers le passé (Hérodote) ………………………………...74
b) L’histoire orientée vers l’avenir (Torah) …………….……………………...75
c) Le rôle de l’« eschaton » ….…………………………………………………77
3) La dynamique du temps prophétique ……………………………………………...80
a) Proclamer l’avenir jusqu’à l’éternité …………………………………….....80
b) Trois caractéristiques du temps prophétique ……………………………….80
c) Détemporalisation et retemporalisation …………...………………………..84
4) Représentations hébraïques de l’au-delà ………..…………………………………86
a) La justice plutôt que l’immortalité ? ……………………………………….. 86
b) La résurrection appelée par la souffrance ………………………………….88
c) La promesse du Jugement .…………...………...…………………………....90
5) Messianismes scripturaire et talmudique .…………...…………………………….93
a) Le judaïsme sans messianisme ? ……………………………………………..93
b) Une figure eschatologique .………………………………………………….94
c) Trois interprétations talmudiques : Rabbi Hillel, Rav Guidel
et Emmanuel Lévinas .………………………………………………………....95

C) LE CHEMIN DE DAMAS OU LA CONCEPTION PAULINIENNE


DU TEMPS ……………………………………………………………....……....100

1) L’événement messianique et le temps …………….…………………………..…100


a) Le Messie et la fin des temps ……………….……………………………...100
b) Qu’est-ce qu’un événement ? ……………………………………………….102
c) L’événement-résurrection …………………………...……………………..104
2) Le passé, le futur et le présent reconsidérés …………………..…………….……105

416
a) La relation du présent au passé (typologie) ………..……………………...105
b) La relation du présent à l’avenir …….…………………………………….108
c) Le « kairos » comme à-venir ……………………………………………….110
3) Temps messianique juif et temps messianique paulinien ……………………….113
a) Le temps messianique propre au judaïsme …………………………..…….113
b) La coupure d’Apelle : Giorgio Agamben lecteur de l’épître
aux Romains ………………………………………………………………….115
c) Le « temps qui reste » ………………………………...……………………118
4) La tension du « kairos » .………………………….…………………….………..119
a) L’unité des deux lettres aux Thessaloniciens ……………………...………119
b) La « tension kairotique » …………………………….……………………121
c) Le « diffèrement » de la fin ………………………………………………..123
5) La fin-en-soi et la liberté ……………………………………………...………….126
a) La mort-en-soi (M. Blanchot) ………………………………...……………126
b) L’existence bénie d’Abraham ….……………………………………….....127
c) Mort et liberté selon Paul ………………….……………………………...129
6) Epectase kairotique ………………………………………………………...…….132
a) L’épectase selon Grégoire de Nysse ………………………………………132
b) Une métaphore temporelle ………………….………………………….....134
c) L’éternité qui affleure ……………………………………………………..135
Conclusion : Paul, ni Grec ni Juif …………………………………………………..136

II. L’ATTENTE, LA PRESENCE, LA LIBERTE.


HERMENEUTIQUE DE LA VIE NOUVELLE ..………………………..……145

A) « LE JOUR EST PROCHE » : HERMENEUTIQUE DE


L’ATTENTE …………………………………………………….………………...149

1) L’évidement de l’attente ou la perte du temps …………………………………..150


a) L’exaltation eschatologique ……………...…………………………….....150
b) La brûlure du « quand » ………………...………………………………...151
c) « Mikron aphrosunè » (2Co 11, 1) : la « petite folie » de Paul …………...154
2) L’anticipation parousiaque ou le renoncement au temps ………………………..156
a) La mythification de la fin (gnose) ………………...……………………….156

417
b) Renoncer à l’avenir (S. Weil) ……………………………………………..158
c) L’anticipation de la mort (le martyre) …………………………………….159
3) Maladies de l’impatience : de la confusion de Babel à l’agitation de Judas ..…...162
a) Le péché de Babel : une lecture de Kafka ……………………….………...162
b) L’agitation de Judas : une critique de l’impatience (Kierkegaard) ……….166
c) Le caprice, dégoût du temps ………………………………………………167
4) Découverte de la vie facticielle : Heidegger lecteur de Paul …………………….168
a) L’angoisse et le souci dans Etre et Temps .………………………………..168
b) La détresse des Thessaloniciens selon Heidegger .………………………..171
c) La vie facticielle chrétienne .…………………………………...……….....174
5) « Avoir le temps » : l’œuvre de patience .………………………………………..175
a) « Gelassenheit » : supporter l’être (Heidegger) .……………...…………..175
b) « Hupomonè » : supporter le temps (Paul) .………………………………176
c) « Kairon echomèn » (Ga 6, 9) : le bénéfice du temps .……………….……178

B) « A DECOUVERT DEVANT DIEU » : HERMENEUTIQUE DE LA


PRESENCE …………………………………………………...………………….182

1) En Christ ou avec Christ ? ......................................................................................183


a) L’Evangile : Règne présent ou Royaume à venir ? .......................................183
b) « En Christô » et « sun Christô » : l’unification présente
et l’union à venir ………………………………………………………...…...184
c) Le définitif et le décisif …………………………………………………….188
2) « Ephapax » (Rm 6, 10) : le présent décisif …………………...…………………189
a) L’expérience de l’irrévocable …………………………………......………189
b) Le présent décisif ………………………………………………………….192
c) L’à-demeure dans le temps ………….…………………………………….196
3) Trois modes d’affection du décisif : la justification, la réconciliation
et la paix ………………………………………………………………………........198
a) « Dikaiosunè » : la justification …………………………………………...199
b) « Katallagè » : la réconciliation ……………………………..……………202
c) « Eirèné » : la paix .……………………………………………………......206
4) « Tendu vers l’avant » (Ph 3, 13) : saint Augustin lecteur de Paul ……...………209
a) Questions sur le temps dans le livre XI des Confessions ………………….209

418
b) Rétrocéder du concept vers l’expérience ………………………………….211
c) Une herméneutique de l’ « emprosthen » paulinien ………………………214
5) La présence comme méta-phore ……..…………………………………………..217
a) L’image de la course (Ph 3, 14) …………………………………………..217
b) « Eucharistia » : au-devant du définitif …………………………………...218
c) Devancer l’achèvement ………………………………………….…………222

C) « TOUT EST PERMIS, MAIS TOUT N’EST PAS PROFITABLE » :


HERMENEUTIQUE DE LA LIBERTE ………………………………………..225

1) Liberté grecque et liberté messianique .…………………………………………226


a) « Zèn hôs bouletai » et « autexousia » : la liberté selon
Aristote et Epictète …………………………………………………………..226
b) L’antécédence ontologique de l’Amour (l’accueil du fils prodigue) …......230
c) « Huperperisseuô » (Rm 5, 20) : la surabondance de la grâce …………..232
2) « Tout m’est permis » (1Co 6, 12) : licence ou édification ? …………………….233
a) Premier groupe d’interprétations : « Fay ce que vouldras »
(les Khlysty et Rabelais) ………………………...…….………….………….235
b) Deuxième groupe d’interprétations : le sens « accomodatice »
et la « dilectio » (saint Thomas d’Aquin et saint Augustin) ………………….237
c) « Oikodomèsis » : l’édification de soi …………….……………………….238
3) Ni libre arbitre ni serf arbitre : la liberté comme « appel » ………………...……240
a) Le libre arbitre : Erasme lecteur de Paul …………………………………241
b) Le serf arbitre : Luther lecteur de Paul .…………………………………..242
c) Herméneutique de l’appel .………………………………………………...244
4) « Parrhèsia » : l’ouverture de la parole ……………………………….………….248
a) La subversion des normes : la « parrhèsia » cynique .…………………….248
b) La subversion du temps : la « parrhèsia » évangélique ….………..……...249
c) Le dévoilement du définitif : la « parrhèsia » paulinienne ………….…….251
5) « Paroikein » (Pierre) ou « menein » (Paul) : contre-habiter
le monde ou s’y engager ? ………………………………………………………..254
a) Que veut dire « habiter » ? (Heidegger) …………………………………..254
b) « Paroikein » (Pierre et Jean) : un « habiter » paradoxal ; …………….....256
c) « Menein » (Paul) : œuvrer dans le monde ..…………………………….....260

419
III. L’HOMME, LA COMMUNAUTE, L’HISTOIRE.
HEURISTIQUE DE L’EXISTENCE MESSIANIQUE ………………………...268

A) L’« HOMME INTERIEUR » : LA NOUVEAUTE


ANTHROPOLOGIQUE ……... ..…………………………………………………269

1) L’universel comme tension (philosophique) et comme mission (évangélique) …..270


a) L’universalisme grec (Platon et Aristote) …………….…………………..270
b) Une simple tension ? ..…………………………………….………………...272
c) L’universalisme néotestamentaire …………………………….…………..273
2) Quel universalisme ? Lectures philosophiques de l’anthropologie
paulinienne (Jean-Pierre Faye, Alain Badiou, Giorgio Agamben) .……….……...279
a) L’universalisme paulinien …………………………………….…………..279
b) Deux interprétations : J.-P. Faye et A. Badiou… ..………………………..282
c) …Et leur critique : G. Agamben .………………………………………….284
3) Foi et individuation ………………………………………..…………………….286
a) Retour à l’herméneutique de l’appel ……………………...………………286
b) Le « mouvement de l’Individu » (Kierkegaard) ……………….………….288
c) Unique devant Dieu ………………………………….……………………290
4) De la différence sexuelle ….………………………….……………..…………...292
a) Le moment de l’unique …………………….………………………………292
b) Quiproquo sur les femmes ………………………………………………...294
c) Une soudaine indifférence de la différence …………….………………….297
5) « En tô kruptô » : l’intériorité offerte ……………………………………...…....300
a) La notion de « personne » …………………………………………………...300
b) « Ho esô anthrôpos » (2Co 4, 16) : « Notre humanité intérieure » ………301
c) Dieu dans le secret ………………………………………………………..303

B) « EKKLESIA » : LA COMMUNAUTE MESSIANIQUE ………………….306

1) La notion grecque de l’amitié (« philia ») ……………………….………………307


a) Rencontrer l’autre …………………………………………………….......307
b) L’amitié comprise par le manque (Platon) …………………………...…..309

420
c) Une vertu de la personne morale (Aristote et Epictète) ………………......312
2) De l’ami (« philos ») au prochain (« plèsion ») : la percée de l’Evangile ………315
a) « Et qui est mon prochain » (Lc 10, 29) : l’amour comme
temporalisation de l’avenir …………………………….…………..……….315
b) Deux écueils : l’hémorragie du pour-l’autre et l’idolâtrie
du lointain ........................................................................................................318
c) « Va, désormais ne pèche plus » (Jn 8, 11) : une herméneutique
de l’« agapè » ………………………………………………………………...320
3) Du prochain (« plèsion ») au frère (« adelphos ») :
métamorphose du quelconque (Paul) ……………..………………………….…….324
a) Phénoménologie de l’apostolicité ………………………….……………..324
b) « Kairô douleuontès » (Rm 12, 11) : « Servez le temps ! » ………………..327
c) Dévoilement du frère (« adelphos ») . ………………………….…………329
4) « Hen sôma » : la métaphore corporelle …………………………………….…..333
a) Corps grec, corps juif ……………………………………………………..333
b) Eucharistie et incorporation ………………………………………………337
c) « Un seul corps » (1Co 12, 12) : la coaffection messianique …………......340
5) « Ekklèsia » : la communauté de la fin ………………………………………….343
a) Qu’est-ce que l’Eglise ? …………………………………………………...343
b) «Hôs mè » (1Co 7) : en extraterritorialité ……………………………......344
c) Une crise de la « situation » ………………………………………………347

C) « EXOUSIA » : POLITIQUE DE LA FIN ……………………………………..349

1) « Ekklèsia » et monachisme ..…………………………………………………...351


a) Vie érémitique… …………………………………………………………..351
b) …Et vie cénobitique ……………………………………………………….353
c) « Ek tou kosmou exelthein » (1Co 5, 10) : sortir du monde ? .…….……....356
2) Problèmes politiques du paulinisme : Barth, Schmitt et Taubes lecteurs
de l’épître aux Romains ………………………………...........................................358
a) Première approche de l’ « exousia » (Rm 13) ……………………………..358
b) « Hupotassô » : ne pas résister (Karl Barth) ou faire allégeance
(Carl Schmitt) ? ...............................................................................................360
c) La sous-jacence politique selon Jacob Taubes ……………………………363

421
3) La chaîne mimétique ..…………………………………………………………...366
a) « Mustèrion anomias » (2Th 2, 7) : l’impuissance du politique ..….………366
b) « Mimètai mou » (1Co 4, 16) : l’imitation messianique .………………….369
c) Herméneutique de l’apolitisme chrétien ……………………………...…...372
4) « Katechon » : ce qui retient la fin des temps …………………………………...374
a) Loin d’Antigone …………………………………………………………...374
b) Etre « sans histoire » …………………………………………..………….377
c) « To katechon » (2Th 2, 6) : ce qui retient ………………………………..380
5) « …Il subsiste les gouttes et la fumée » (IV Esdras) ……………………………383
a) L’histoire sans titre …………………………………………….………….383
b) Une métaphore du livre d’Esdras …………….…………………………...385
c) « Kairos » et phénoménalité de Dieu ………….………..…………………387

CONCLUSION : « MÔRIA » OU LA FECONDITE


DE « KAIROS » ……………….………………………………..…………….......390
BIBLIOGRAPHIE ….………………….………………………………...……......397
TABLE DES MATIERES ……..………………………………………………….415

422

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