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Giuseppe Vena Numéro étudiant 12126083

Curriculum ECCA (Ethiques contemporaines et conceptions anciennes)


Cours d’Histoire de la philosophie arabe
Le politicien, le philosophe et le médecin : plus qu’une simple
métaphore dans la philosophie de Al-Fârâbî
Table des matières
1. Introduction
2. La comparaison entre philosophie et médicine dans l’œuvre
platonicienne
3. La pensée du corps humain et du corps politique dans Al-Fârâbî
4. L’interprétation du paradigme du médecin en politique
5. Le rôle du philosophe entre médecin et politique
6. Conclusion

1) Introduction

Abu Nasr Al-Fârâbî est une des figures majeures de la philosophie arabe, un maitre qui peut tout à
fait être considéré au niveau d’Averroès et Avicenne pour son importance dans le développement
de la philosophie arabe, surtout dans le champ de la philosophie politique. Ses efforts dans la
divulgation de la pensée grecque ne doivent pas être considérés simplement comme les résumés
acritiques de tous les contenus principaux de la philosophie ancienne, au contraire il arrive à
proposer une synthèse originelle de Platon et Aristote, en soulignant les points de contact plutôt
que les divergences (s’opposant ainsi à notre tendance historiographique qui tend plutôt à ne pas
concilier les deux). C’est pour ça que, même dans les œuvres à l’apparence seulement de
divulgation, on peut toujours reconnaitre une herméneutique particulière, qui n’est jamais simple
répétition de la parole du penseur grec. C’est dans cet esprit alors qu’on approche le thème au
centre de ce travail, à savoir le paradigme médical partagé par Platon et Al-Fârâbî dans une
déclination plutôt similaire, surtout par rapport au destin de cette analogie dans le contexte
hellénistique. Si, en fait, pour Platon et Al-Fârâbî il y a très souvent le troisième terme de la
politique entre philosophie et médicine, la déclination choisie après l’âge d’or de la philosophie
classique est plutôt orientée vers l’exclusion de la politique, dans un horizon où la métaphore
entre philosophie et médicine change substantiellement. Le contexte de l’epimeleia eautoù
souligné dans les cours de Michel Foucault témoigne un changement de paradigme qui se reflet
dans les modalités d’usage du paradigme médicale. Le rapport au médecin est, dans ses analyses à
propos de la philosophie hellénistique, étroitement lié à la dimension individuelle et sans relation
directe avec le gouvernement de la cité. C’est l’école d’Epictète à être représenté tel qu’un hôpital
de l’âme, c’est chez les philosophes qu’on va se faire soigner. « Musonius dit : On appelle le
philosophe comme on appelle le médecin en cas de maladie »1. C’est très facile de noter la
différence avec les aphorismes d’Al-Fârâbî, par exemple l’aphorisme 4 qui récit : « Celui qui soigne
les corps est le médecin, et celui qui soigne les âmes est le politique, qui est également appelé
roi »2. Est-ce qu’il y a seulement une différence en raison de la diversité du contexte politique ou
c’est possible de situer le partage plus en profondeur ?

2) La comparaison entre philosophie et médicine dans l’œuvre platonicienne

Peut être utile à nos yeux de remonter jusqu’à Platon, étant parmi les premiers à suggérer le
rapprochement, pour saisir le sens historique et les dynamiques de cette division. Le rapport de
Platon avec la médicine a été interrogé plusieurs fois dans les dernières années, soit du côté de la
métaphore avec l’activité politique, soit pour éclaircir avec des nouvelles lunettes le rapport
problématique entre âme et corps. Catherine Joubaud écrit ça à propos du statut de la médicine :

Le fait que la médicine se base sur l’observation indique qu’elle n’est pas une science au sens rigoureux du
terme, même si elle tente de se présenter comme telle : elle est art médical, dont « l’œuvre est la bonne
santé ». Cependant, elle sert de référence, de modelé pour mieux comprendre ce que doit être la science
véritable et en particulier la philosophie : l’obstétrique est le paradigme de la maïeutique socratique. (..) Dès
lors, la médicine du corps, c’est-à-dire la médicine au sens strict, permet de comprendre la médecine de
l’âme et ses procédés.3

Les rapprochements entre les deux champs, selon cette analyse, vont bien au-delà d’une simple
métaphore avec le but de faire comprendre le métier du philosophe. Nombreuses ont étés les
analyses sur le rapport entre Hippocrate et Platon, surtout à partir de la référence dans le Phèdre
au célèbre homme de médicine. Il s’agit là d’une comparaison entre l’activité du soigneur et celle
du rhétoricien, où Platon accorde à Hippocrate le mérite de nous avoir montré que c’est
impossible de s’occuper d’un organe en faisant abstraction de la totalité du corps. Dans les Lois,
livre X, il s’explique ainsi: « quand il (le médecin) travaille une partie contribuant à la perfection

1
Michel Foucault, L’herméneutique du sujet, Gallimard 2001, p.94
2
Al-Fârâbî, Aphorismes choisis, Fayard 2003, p.42
3
Catherine Joubaud, Le corps humain dans la philosophie platonicienne, Vrin 1991, pp.205-206
générale, c’est en vue de l’ensemble qu’il le fait »4. La correcte méthodologie du médecin doit être
prise à la lettre même dans l’art oratoire, c’est ça la thèse que Socrate va expliquer à Phèdre.

Dans l’un et l’autre cas, on doit procéder à l’analyse d’une nature  : celle du corps dans le premier cas, et celle
de l’âme dans le second, si l’on souhaite ne pas en rester à la routine et au savoir-faire, mais recourir à l’art
pour, d’une part, administrer au corps remèdes et nourriture, en vue de faire naitre en lui santé et vigueur, et
pour, d’autre part, proposer à l’âme discours et pratiques conformes aux usages et ainsi lui communiquer la
conviction et la vertu que l’on souhaite.5

Même si dans ce cas particulier le paradigme médical se tourne vers la rhétorique, en général nous
reste toujours l’impression d’un grand respect accordé à ce type d’art, qui se reflète un peu
partout dans l’œuvre platonicienne. En dépit de la version vulgaire d’un dualisme âme-corps qui
reviendrait à exclure le champ matériel du regard de Platon, les observations à propos de la santé
et de la manière correcte de se prendre soin du corps sont nombreuses. Catherine Joubaud essaie
de tracer une carte des conseils platoniciens, à partir d’une critique à propos de l’usages des
drogues jusqu’à arriver à des indications sur le régime alimentaire à suivre ou sur la gymnastique.
Cet intérêt nous oblige donc à considérer l’importance de la médecine non seulement du point de
vue métaphorique mais aussi à partir de la pratique concrète du soigner. Ce qu’il faudrait atteindre
c’est une harmonie entre les deux dimensions du corps et de l‘âme, ce qui prévoit nécessairement
une sorte de collaboration entre les deux maitres qui sont responsables de l’équilibre, c’est-à-dire
le philosophe et le médecin. Jusqu’ici ce qui n’est pas encore en jeu est le rôle du politique. On a
quand-même une piste, à partir de la vision organiciste défendue par Platon. De même que la
santé des parties singulières du corps doit être assurée afin de garder la globalité de l’organisme, il
faudra alors envisager le soin de l’être humain non dans une perspective atomiste mais plutôt au
contraire. L’individu singulier dans la polis devient alors ce qu’est un organe dans le corps. Ce
passage comporte néanmoins l’entrée en jeu d’un autre personnage, le gouvernant de la cité. Si
on prend comme point de départ la médicine du corps et comme point d’arrivée l’activité de
direction de la cité, on est obligé à reconnaitre l’importance de ce qui se situe au milieu, à savoir le
soin de l’âme assuré par l’activité philosophique. D’abord elle est la conditio sine qua non pour que
les deux autres activités puissent rester toujours pleinement efficaces, mais en même temps dans
la perspective platonicienne on peut voir que le « soin de soi » vise toujours un accomplissement
au-delà de l’individu. Il est en un certain sens nécessaire que le paradigme de la médicine ait sa
traduction finale sur le plan de la réflexion politique. La technique thérapeutique du médecin est
le modelé parfait pour la technique gouvernementale du politicien, comme l’Etranger affirme dans

4
Platon, Lois, X, 903c. Traduction Robin
5
Platon, Phèdre, 270b. Œuvres complètes sous la direction de Luc Brisson, Flammarion
le Politique (293b). Les politiciens exercent leur autorité « en vertu d’une technique », et si ça
arrive à comporter de ne s’appuyer pas sur les lois c’est toujours en vue de la sauvegarde de la
cité. La comparaison avec le médecin qui dans son travail est forcé à « des incisions, des brulures »
ou « quelque autre traitement douloureux » sert alors à rendre explicite la supériorité de la
science du professionnel par rapport aux indications écrites (soient les codes de la loi, soient les
traités de médicine). Dans les pages du Politique la comparaison avec le médecin démontre
clairement cette idée de Platon. La compétence du médecin peut bien sûr conduire à aller contre
la persuasion du patient ou contre les lois écrites mais s’il fait ça pour sauver le patient, celui-là ne
pourra pas dénoncer un traitement nuisible à son égard. La figure du capitaine de navire est aussi
approchée à celle du politicien, en ce qu’il « veille constamment à ce qui est avantageux pour son
navire et ses marins sans édicter de règles écrites mais en donnant à son art force de loi »6.

Les références platoniciennes à la médicine sont tellement nombreuses qu’il serait impossible de
les évoquer toutes, il suffit de rappeler en générale l’idée d’un savoir technique spécialisé qui,
comme dans le Théétète, est censé capable d’engendrer un changement de l’hexis du malade,
point sur lequel on fera retour à propos de Fârâbî. Entre les arts pris en compte par Platon, c’est
évident que celle médicale occupe une place plutôt considérable, elle se distingue et devient
aisément un modèle très correct de l’agir politique. C’est quand-même correct de remarquer que
l’action politique ne se configure précisément comme un savoir-faire direct, mais plutôt comme
une connaissance directive avec le but de coordonner les actions pratiques d’une cité entière.
Sous cet ongle elle se situe à un niveau plus haut que le simple savoir pratique du soigneur.

3) La pensée du corps humain et du corps politique dans Al-Fârâbî

Pour comprendre l’influence de la science médicale sur le développement de la philosophie de Al-


Fârâbî, avant de parler de son usage de la médicine en tant que métaphore, c’est mieux d’aborder
en général quelque trait générale sur la dimension corporelle selon Fârâbî. Ce qui peut nous être
utile, c’est avant tout la présence d’une hiérarchie plutôt détaillée des parties du corps humain.
Dans son commentaire des Opinions des habitants de la cité vertueuse Amor Cherni analyse le
début du paragraphe sur l’homme en faisant attention au « modèle de gouvernement et de
servitude » appliqué par Fârâbî lorsqu’il parle du fonctionnement du corps humain. Il souligne
avant tout l’influence aristotélicienne, à propos d’un passage du De anima peu clair qui contient
en soi deux concepts clés pour Al-Fârâbî, à savoir le gouvernement et la hiérarchisation du rapport

6
Platon, Le Politique, 297a. Vrin
entre la puissance nutritive et l’aliment. Cherni nous rappelle que la métaphore de la main et du
gouvernail, avant d’être utilisé par Aristote est déjà présent dans la République. On a déjà fait
mention dans le paragraphe précèdent qu’il y a des passages dans Platon où le médecin et le
gouverneur du navire sont rapprochés dans un cadre directement politique. Cherni en outre trace
dans la note les traits d’une structure commune au « monde entier, celui des êtres célestes,
comme celui des êtres terrestres (physiques), ou celui des hommes »7. Bien que la tache finale soit
celle d’abandonner le matériel, c’est à travers lui qu’on se met sur la voie du bonheur, de l’auto-
perfectionnement intellectuel et moral. Tous les puissances humaines sont au service du maintien
du corps, sauf celle raisonnable qui en même temps « ne subsiste d’abord que par le corps » au
sens physique et dans le monde sublunaire. 8 Même lorsqu’il parle des affections qui peuvent
corrompre le tempérament de l’homme, il admet parmi les causes aussi des causes naturelles qui
vont affecter le physique (tel est le cas des bilieux). Dans le chapitre voué à l’analyse de la société
on lit : 

La cité vertueuse ressemble au corps parfait et sain, dont tous les membres s’entraident à assurer la vie de l’animal et
à la lui conserver. De même que les organes du corps sont de natures et de puissances différentes et hiérarchisées,
qu’il ne s’y trouve qu’un seul membre qui soit gouvernant : le cœur et d’autres membres dont les rangs se
rapprochent de ce gouvernant, et dont chacun est naturellement doué d’une puissance par laquelle il agit
conformément au but de cet organe gouvernant ; (…) de même la cité dont les parties sont de natures différentes et
de dispositions graduées et où il y a un homme qui est le gouvernant et d’autres dont les rangs s’approchent du sien.
Chacun d’eux a une disposition et une faculté par lesquelles il agit selon l’intention de ce gouvernant. 9

Cette métaphore ainsi étroite et prolongée entre corps animale et corps de la cité prépare
clairement le terrain théorique où s’installe la figure du politicien/médecin. Ici, dans ce passage, il
n’y a pas encore aucun médecin, parce que le rôle du gouverneur est censé interne à l’organisme
de la société. C’est pour ça qu’au lieu du regard analytique de l’extérieur apporté par le médecin,
ici le rôle du gouverneur est assigné au cœur (et, en tant qu’assistant du cœur, au cerveau). Ce qui
ressort en premier plan dans l’analogie, c’est « le caractère naturel du politique et le caractère
politique du naturel » qui permettent cette juxtaposition théorique. La structure biologique du
corps, avec des parties gouvernantes, des parties intermèdes et des parties totalement servants
peut aux yeux de Fârâbî être appliqué sans problèmes à la diagnostique du corps sociale, pour la
simple raison qu’elle est bien plus qu’une simple métaphore, étant tout à fait un véritable
« modèle épistémologique et ontologique10 ». Il faut sans doute ajouter l’élément de la volonté
dans le cadre de la constitution politique, mais il n’est pas nécessaire de le concevoir en opposition

7
Al-Fârâbî, Les opinions des habitants de la cité vertueuse, Albouraq, p.143 note 4.
8
Ibidem, p.190
9
Ibidem, pp.221-222
10
Ibidem, p. 220
avec la nature des organes biologiques si on songe à l’hexis au sens d’Aristote, c’est-à-dire en tant
que perfectionnement d’une qualité (ou disposition) naturelle. L’analogie entre cœur et chef
politique est le véritable noyau théorique du chapitre, jusqu’à arriver à soutenir que le politicien
est la cause première de la formation de la cité, de la même manière dont le cœur est la cause du
développement des autres organes. La cité vertueuse est celle où le mouvement de toutes ses
parties suit celui du premier citoyen, un « homme achevé » qui a acquis la connaissance des
intelligibles en acte (suit ici dans l’explication de Fârâbî une description de ces états intermèdes
qui mènent à l’intellect acquis et à son rapport avec l’intellect agent). Par rapport à Platon il y a
peut -être une plus forte caractérisation « théologico-politique » de l’activité gouvernementale
mais, si on considère le cadre farabien dans son complexe, c’est important de remarquer que la
question de la théologie n’absorbe pas celle de la politique.

4) L’interprétation du paradigme du médecin en politique

Dans l’aphorisme 57 (dans les Aphorismes choisis) on peut lire que la cité est composée par cinq
genres d’homme : les vertueux, les maitres d’éloquence, les experts, les combattants et ceux qui
produisent la richesse. La catégorie du médecin est rangée parmi les experts, avec les comptables,
les ingénieurs et les astronomes. Fârâbî, à la manière de Platon, soutient une division du travail
plutôt rigide et hiérarchisée où chacun doit être consacré à un seul travail et en devenir
spécialiste. Il cite aussi les médecins entre les catégories qui doivent être financés par la cité en
raison du fait que leur métier n’a pour but l’argent. Cependant, en se plongeant dans ses textes,
semble évident la place privilégiée occupée par l’art médicale, en raison de sa valeur symbolique
aussi.

Une référence au rapport entre médecin et patient est présente lorsqu’il s’agit de classifier les
cités qui ne sont pas vertueuses et qui sont, au contraire, affectés par des différentes pathologies
(même si spirituelles). Les « malades de corps » après être tombés victimes de la fièvre, arrivent à
confondre les bonnes saveurs et les mauvais en raison de leur état anomale ; de manière similaire,
les âmes malades peuvent expérimenter un certain plaisir dans les mauvaises actions en raison de
la corruption de leur capacité de juger et de leur inclination naturelle. Le comportement est
tellement ressemblant qu’ils s’obstinent à nier leur maladie et à ne faire pas confiance aux
médecins qui leur offrent aide. Ça c’est l’impasse de toute cité qui n’est pas vertueuse, où la sage
parole de celui qui essaie de soigner les âmes est rejetée et oubliée. Ou encore : « Il en est de
même du malade qui souffre ; lorsqu’il s’occupe de quelque chose, ou bien son mal diminue, ou
bien il ne le ressent plus. Mais dès qu’il se détourne des choses qui l’occupent, il ressent le mal, ou
celui-ci lui revient. »11. On peut observer en fait la même dynamique pour la partie raisonnable,
laquelle, après avoir entrevu la possibilité de s’immortaliser, est forcée à mesurer sa distance du
but chaque fois qu’elle n’est pas obsédée par les sens ou que lui arrive de rencontrer un intellect
perdu du même rang. La figure de la cité malade qui a besoin de l’aide et du savoir pratique d’un
médecin est présent même dans La politique civile ou les principes de l’existant, où en effet Cherni
évoque le fameux passage de La République sur la nécessité de considérer Asclépios un politique
pour sa capacité de distinguer entre ceux qu’il serait encore utile de soigner et ceux maladifs et
indisciplinés que serait difficile de récupérer. La corruption des âmes dans l’optique de Fârâbî,
selon le commentaire, suit la séquence : politique-social-psychologique-moral. Si on accepte ça, il
faudra alors penser à l’activité politique surtout au sens de la prévention. Le cadre politique ne se
placerait pas à la fin du système (comme s’il était capable de sauver une cité au bord d’une crise)
mais plutôt, suivant l’analogie avec le cœur et avec le Premier, ce serait de l’activité fondatrice du
gouverneur qui découle l’état de santé ou de maladie du corps social. Cette lecture marque une
distinction à propos de la manière principale d’entendre la mission du médecin par rapport au
paradigme platonicien et semble plutôt issue de la métaphysique aristotélicienne. Si on veut
tenter une comparaison avec la structure cosmologique de matrice aristotélicienne, on dirait qu’ici
le gouverneur est le Premier moteur immobile qui transmet ses indications aux autres sphères de
la vie communautaire.

Ce qui semble fondamentale est l’effort qu’il faut faire en tout cas pour éviter l’impasse qui
caractérise la cité malade, à savoir l’échec du médecin qui rencontre des malades qui sont
convaincus d’être en parfaite santé. A propos du statut particulier du roi, dans l’aphorisme 32 Al-
Fârâbî conteste la théorie selon laquelle le roi parce que obéi par le peuple ou parce que riche et
puissant. De même que le médecin est tel « en vertu du métier de médecin »12, le roi doit être
considéré roi par sa maitrise de l’art royal. Le peuple en effet n’a pas la compétence nécessaire à
juger quelle serait la meilleure manière de diriger les affaires de la cité, penser le contraire serait
comme soutenir qu’un patient pourrait interdire au médecin l’exercice de son métier simplement
en vertu d’une opinion superficielle. L’écho de l’argument classique contre la démagogie semble
assez évident dans ce type de raisonnement et d’usage de la figure du médecin.

11
Ibidem, p. 276
12
Al-Fârâbî, Aphorismes choisis, Fayard, p.68
Au-delà de toutes les nombreuses analogies que Fârâbî essaie de tracer, il y a un écart entre les
deux pratiques : le médecin qui soigne l’œil ne se soucie pas de quel usage le patient fera ensuite
de l’organe soigné. Au contraire le problème de celui qui soigne les âmes est aussi de changer
l’habitus (l’hexis grecque) des hommes afin de les diriger vers la justice. Le rôle de l’art politique
face aux autres technés serait alors comparable au maitre maçon qui s’occupe de coordonner les
autres maçons à lui subordonnés. En réalité la puissance donnée à l’activité directive arrive au
point de changer les inclinations personnelles du peuple et de rendre à un certain moment les
gens capables de poursuivre la vertu de façon spontanée. Au niveau du cadre général reste quand-
même important un principe d’haute spécialisation, surtout à la fin de l’aphorisme 5 où Fârâbî
ajoute : « Mais il faut que le politique ne connaisse de l’âme que ce qui est nécessaire pour son
art, tout comme le médecin n’a besoin de connaitre du corps que ce qui est nécessaire pour son
art… »13. Cette phrase semble en réalité créer une tension par rapport aux conclusions des
derniers aphorismes, qui semblent restituer une idée diffèrent de ce qui serait le roi idéal.
L’homme capable de se mettre à la tête de la cité vertueuse n’est pas conçu simplement comme
un able technicien, ce qu’intervient à ce moment-là est plutôt le passage à un niveau d’être et de
connaissance supérieurs. Cet aspect de la théorie de Al-Fârâbî ne peut être totalement dissocié de
son théorie politique et c’est pour cette raison qu’il est nécessaire de comprendre le statut du
philosophe à l’intérieur de la cité.

5) Le rôle du philosophe entre médicine et politique

Une question compliquée qui se pose à ce moment est celle de comprendre la position dans le
système farabien du philosophe par rapport aux pôles du soin du corps et du soin du vivre
commun. Si en fait dans Platon nous est clair le fait que le philosophe doit descendre à nouveau
dans la caverne, après sa sortie à la lumière, il faut se demander si le paradigme vaut pour Al-
Fârâbî lui-même. Dans le terrain de l’analogie entre médicine et politique, on s’aperçoit aisément
d’être situé dans le champ de la pratique, tandis que le philosophe est toujours (et classiquement)
situé dans celui de la théorie et de l’abstraction, surtout si on pense à l’importance donnée au
moment de l’immortalisation chez Fârâbî. Il y a un aphorisme vers la fin du livre qui semble avoir
été pensé en réponse à ces doutes, à savoir le §94, là où le philosophe décrit le long chemin qui
nous conduit à la connaissance de la vertu et du bonheur, les différents degrés de la connaissance
théorique à accomplir pour monter l’échelle des êtres. Après avoir atteint un haut niveau de
perfection, « il recherche le but en vue duquel l’homme est venu à l’existence, ainsi que
13
Ibidem, p.44
l’ensemble des choses par lesquelles l’homme obtient cette perfection. Il est alors capable de
passer à la partie pratique et il lui est possible de commencer à faire ce qu’il doit faire  »14.
Exactement à la fin de ce paragraphe il ajoute une considération à propos de la différence entre ce
type de savant qui a accompli un long parcours théorétique et celui qui « reçoive la partie pratique
par une révélation ». Il y a entre eux, nous dit Fârâbî, la même différence qui éloigne l’homme qui
détient la science de la nature et l’oracle. Il sera impossible à l’oracle de détenir le «  savoir de la
nature du possible » et donc la conclusion obligée est que le nom partagé de savant cache deux
choses bien différentes. C’est ainsi qu’on arrive à comprendre le milieu de la philosophie en tant
qu’activité nécessaire à la médiation entre la sphère des sages compétents (tels que les médecins
ou les astronomes) et celle de la technique ultime, celle royale. Le champ d’application ici n’a rien
à voir avec celui du contexte hellénistique, où le philosophe était plutôt un maitre de vie, un
« technologue du soi » capable de soigner les deuils intérieurs de l’âme d’un individu. L’homme
qui a gagné la possibilité d’arriver au niveau de l’intellect acquis ne peut se fermer à la maison
comme un ascète quelconque.

Conclusion

La redescente dans la caverne on la trouve théorisée dans De l’obtention du bonheur, paragraphe


18 :

De plus, il lui deviendra clair dans cette science que chaque homme n’atteint qu’une portion de cette
perfection, et que ce qu’il en atteint varie en extension, car un individu isolé ne peut parvenir à toutes les
perfections tout seul et sans l’aide de beaucoup d’autres individus. C’est une disposition innée de tout
homme que de s’unir à un autre être humain ou à d’autres hommes dans le travail qu’il doit accomplir  :c’est
la condition de chaque homme particulier.15

Dans ce passage la possibilité de l’isolement et de se sauver seuls est exclue catégoriquement, le


vrai bonheur et la vraie perfection ne peuvent pas être accomplis par un seul individu isolé.
Chronologiquement, la science de l’homme vient après l’étude de la métaphysique au moins selon
ce passage. Qu’est-ce que nous démontre l’ordre en question ? D’abord, le fait que l’obtention du
bonheur n’est pas chez Fârâbî renvoyée au-delà de notre monde sublunaire. Elle peut être acquise
sur la terre, pendant notre vie. Mais le bonheur du sage qui arrive au niveau de perfection plus
haut n’est pas encore achevé et parfait, parce qu’il est seul à jouir de ça. En outre il nous montre
que le bonheur et la santé de l’âme dépendent aussi de la santé du corps, comme Georgio Rahal
souligne, soutenant que dans Fârâbî « le physiologique et la morale sont essentiellement reliés
entre eux » et que les qualité morales sans le corps « demeurent des vertus théoriques, des vertus
14
Ibidem, p.124
15
Al Fârâbî, De l’obtention du bonheur, Allia, p.38
en puissance »16. En conclusion, donc, notre travail a cherché de démontrer avant tout une
certaine importance accordée au corps et à son soin dans le premier grand maitre de la
philosophie arabe, cherchant d’esquisser les analogies mais aussi les différences par rapport à la
réflexion grecque sur le thème, afin d’arriver à comprendre l’entrelacement de la dimension
médicale et de celle politique à travers le medium de la pratique philosophique. Le résultat obtenu
nous empêche de continuer à considérer la figure du médecin en tant que simple métaphore
réussie ; une analyse plus profonde, à notre avis, placerait au contraire la sphère de la médicine au
centre du noyau théorique d’Al-Fârâbî.

Bibliographie principale

Al-Fârâbî, Aphorismes choisis, Fayard

Al-Fârâbî, Les opinions des habitants de la cité vertueuse, Albouraq

Catherine Joubaud, Le corps humain dans la philosophie platonicienne, Vrin

Al Fârâbî, De l’obtention du bonheur, Allia

Georgio Rahal, Le corps dans la Falsafa, Les Presses Universitaires Institut Catholique
de Toulouse

Platon, Le Politique, Vrin

Platon, Œuvres complètes sous la direction de Luc Brisson, Flammarion

16
Georgio Rahal, Le corps dans la Falsafa, Les Presses Universitaires Institut Catholique de Toulouse, pp.84-85

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