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A
u début des années 1980, un enseignant débutant gagnait l’équivalent de 2,3 fois le
smic. Cette rémunération est tombée à 1,2 fois le salaire minimum début 2022. Cette
statistique révèle, à elle seule, le déclassement subi par les enseignants. Comment
expliquer ce décrochage salarial et symbolique ? Pourquoi les professeurs ont-ils
dégringolé dans la hiérarchie sociale et comment expliquer qu’aucune action
publique d’envergure n’ait été engagée pour enrayer le phénomène ?
Pour le comprendre – alors que Pap Ndiaye travaille sur une revalorisation « historique »
promise par le chef de l’Etat que beaucoup jugent déjà décevante –, Le Monde a posé la
question à tous les anciens ministres de l’éducation nationale depuis trois décennies. Six ont
accepté de nous faire part de leur expérience : Jack Lang (avril 1992-mars 1993, sous François
Mitterrand et mars 2000-mai 2002, sous Jacques Chirac), Luc Ferry (mai 2002-mars 2004, sous
Jacques Chirac), Gilles de Robien (juin 2005-mai 2007, sous Jacques Chirac), Vincent Peillon
(mai 2012-avril 2014, sous François Hollande), Benoît Hamon (avril-août 2014, sous François
Hollande) et Najat Vallaud-Belkacem (août 2014 -mai 2017, sous François Hollande). Aucun des
ministres de Nicolas Sarkozy n’a souhaité répondre, pas plus que Jean-Michel Blanquer,
ministre du premier quinquennat d’Emmanuel Macron.
Des mesures, d’ampleur différente, ont été prises par les différents locataires de l’Hôtel de
Rochechouart. Mais elles n’ont jamais permis de rattraper le décrochage salarial qui s’est
installé, et avec lui, la perte d’attractivité du métier. Pour ces anciens ministres, la nécessité
d’une revalorisation salariale apparaît aujourd’hui comme une « évidence ». « La
revalorisation sociale et symbolique reviendrait si la dévalorisation financière n’était pas
aussi dévastatrice », juge ainsi Luc Ferry. Et le jeu, pointent les anciens ministres, en vaut la
chandelle. « Une école qui fonctionne constitue une vraie dépense d’investissement pour un
pays : sa compétitivité réside tout de même dans la formation des citoyens », estime Vincent
Peillon.
Benoît Hamon met en avant une sorte de double peine pour les enseignants. Ils voient leurs
revenus s’effriter en même temps que leur rôle leur apparaît plus étriqué. Selon lui, c’est
d’abord parce que la réduction des inégalités n’est plus le sujet central, et que « le métier s’en
trouve dévitalisé ». « Si les enseignants n’ont plus l’impression de contribuer à changer le
destin, à quoi bon se lever le matin ? », explique-t-il.
Le choix cornélien entre création de postes – quand il ne s’agit pas d’en supprimer – et
augmentation des salaires est particulièrement criant au cours de la mandature de François
Hollande. Lors de la campagne électorale, le socialiste avait promis 60 000 emplois
d’enseignants supplémentaires.
« Je suis arrivé après le quinquennat Sarkozy, pendant lequel près de 80 000 postes avaient
été supprimés, une demi-journée de travail enlevée aux élèves et la formation des
enseignants tronquée, rappelle Vincent Peillon, devenu en 2012 le premier ministre de
l’éducation du quinquennat Hollande. Le chantier auquel je devais m’atteler, dans une France
relativement indifférente, était d’une ampleur inouïe. » Mais « la politique définit toujours la
hiérarchie des urgences », ajoute l’ancien ministre, et la création des 60 000 postes promis
par le président Hollande « grévait » l’argent disponible pour augmenter les salaires. Vincent
Peillon reconnaît s’être enlisé dans la réforme des rythmes scolaires, toujours primordiale à
ses yeux. Afin de donner « du temps scolaire de qualité » aux élèves, elle prévoyait le retour à
la semaine de quatre jours et demi. « Il aurait certainement fallu donner un peu d’argent aux
enseignants en contrepartie », estime le philosophe aujourd’hui.
A d’autres époques, il a surtout fallu supprimer des postes. Luc Ferry, aux manettes entre 2002
et 2004, le concède. « On m’a demandé, pour des raisons d’affichage libéral de droite, de
supprimer des postes sans faire de réformes structurelles au préalable. Ce qui était
parfaitement absurde. » Najat Vallaud-Belkacem tempère cependant ce dilemme entre
créations de postes et revalorisation salariale, car la qualité de vie au travail est également un
facteur majeur d’attractivité : « Il faut aussi un nombre suffisant d’adultes dans
l’établissement scolaire, pour permettre par exemple de ne pas monter au-dessus de 35 élèves
par classe. »
Tous rapportent le combat permanent pour faire exister cette priorité. « Il faudrait augmenter
la rémunération des enseignants, c’est une évidence absolue, reconnaît Najat Vallaud-
Belkacem, ministre de 2014 à 2017. Mais dans les faits, je vous assure que ce n’est pas si simple.
A l’égard de Bercy, des parlementaires, comme de l’opinion publique. » L’ancienne ministre se
souvient ainsi du poids de l’opinion dans les arbitrages, alors que celle-ci n’est pas toujours
favorable aux professeurs, loin s’en faut.
« L’idée s’était installée que les enseignants ne faisaient pas ce qu’on attendait d’eux, ou qu’ils
n’en faisaient pas assez », rapporte-t-elle, en rappelant l’importance du « prof-bashing », cette
« dynamique quasi sociétale », qui ne se cantonne pas à « quelques esprits chagrins
conservateurs ». Les parents d’élèves, plus éduqués qu’autrefois, sont « tendus par les enjeux
de la réussite scolaire et du poids des diplômes » et reportent leurs angoisses sur les
professeurs avec un moindre respect. « L’opinion publique n’a jamais été convaincue
qu’augmenter les enseignants était une priorité », conclut Najat Vallaud-Belkacem.
Elle se souvient avoir « rapidement fait l’objet de critiques » quand il s’est agi de négocier le
protocole sur les parcours professionnels, les carrières et les rémunérations (PPCR), un
dispositif visant à mieux gérer la carrière des fonctionnaires, doté de près d’un milliard
d’euros pour l’éducation nationale – et reporté d’un an à l’arrivée d’Emmanuel Macron au
pouvoir, en 2017. « Apparemment, je faisaisune fleur au corps professoral », s’agace-t-elle
aujourd’hui. « Mais on ne peut pas se plaindre que les professeurs sont mal payés par rapport
à la moyenne de l’OCDE et en même temps nous reprocher de faire des cadeaux », s’énerve-t-
elle.
« Peu de monde défendait les priorités de l’éducation nationale », confirme Benoît Hamon,
éphémère locataire de la Rue de Grenelle qui se souvient d’un Emmanuel Macron, alors
secrétaire général adjoint de l’Elysée, demandant sans cesse des réductions de budget. « La
doxa budgétaire était omniprésente, dénonce l’ancien ministre. On nous répondait que les
enseignants étaient trop nombreux, ou on nous reprochait d’ouvrir la boîte de Pandore : si on
augmentait les profs, tous les autres allaient réclamer… » Najat Vallaud-Belkacem se souvient
d’avoir réussi à « arracher » au premier ministre, au cours d’un voyage en avion, la création de
l’indemnité de suivi et d’accompagnement des élèves (ISAE), toujours versée aujourd’hui aux
professeurs du premier degré. « Construire son budget est un exercice de proactivité, mais
c’est aussi un exercice de défense, ajoute-t-elle. Bercy revient très régulièrement à la charge, de
toutes les façons possibles, pour essayer de vous reprendre de l’argent. »
Gilles de Robien, lui, a organisé des voyages d’études avec les syndicats en Suède, en Belgique
et en Autriche, pour « voir comment les maîtres étaient formés, combien d’heures ils
faisaient, combien d’élèves il y avait par classe, comment les professeurs étaient rémunérés ».
Il évoque alors l’idée de se baser sur la moyenne européenne pour améliorer ces différents
indicateurs. Si l’idée a fait long feu, il assume avoir plaidé pour que la hausse des
rémunérations s’accompagne d’un temps de présence plus important dans les
établissements. « Les enseignants peuvent alors plus facilement avoir des discussions
informelles avec les élèves et comprendre leur situation et leurs difficultés », estime-t-il, en
nuançant toutefois : cette proposition n’est « plus entendable » dans le contexte actuel, où le
salaire des enseignants a fortement décroché.
Luc Ferry aussi a pensé à différencier les rémunérations sans pouvoir réaliser son projet,
« coincé entre un président qui n’avait qu’un objectif, surtout pas de vagues, et une gauche
qui n’avait pas digéré d’avoir été obligée de voter pour lui pour éviter Jean-Marie Le Pen » . Le
philosophe aurait aimé « régionaliser le capes » et proposer à la sortie du concours un double
statut : les uns auraient conservé l’horaire et le salaire de base, les autres auraient connu « une
augmentation substantielle » contre un temps de travail rallongé de quelques heures. « Les
jeunes professeurs auraient eu le choix en fonction de leur vie familiale, de leurs aspirations
et de leurs besoins », détaille Luc Ferry.
Les effets de la mastérisation – l’entrée dans le métier à bac +5 après un master –, même si elle
n’est pas remise en cause, sont largement décriés. « Donner à penser qu’on améliorerait le
système en recrutant les profs au niveau master est une formidable escroquerie », commente
Jack Lang. Pour lui, c’est une certitude : pour changer l’école, « il faut transformer le système
de formation des maîtres ». « Mon plus grand regret ? Les difficultés qu’ont connues les
ESPE », confie Vincent Peillon, persuadé lui aussi que « l’effet maître » est primordial. « Toutes
les études le montrent, insiste-t-il. Un système qui réussit est un système où le maître est bien
dans sa peau, heureux de faire ce métier, avec les outils institutionnels, pédagogiques, pour
bien agir. » Pour l’ancien ministre, « avec une véritable formation professionnelle des
enseignants du premier degré, on peut faire beaucoup pour les enseignants et pour les
élèves ».
Pour travailler sur l’attractivité du métier, l’ancien socialiste a expérimenté les « emplois
d’avenir professeur » pour les étudiants boursiers. Ce programme permettait à des jeunes de
deuxième et troisième années de licence et de première année de master d’occuper un emploi
à temps partiel dans une école, douze heures par semaine en moyenne, afin d’intégrer le
métier en douceur. Avec un succès mitigé : moins de 8 000 contrats signés. « La réalisation
n’a pas été à la hauteur des ambitions, en raison de salaires trop bas et d’un accueil compliqué
au sein des établissements scolaires », reconnaît Vincent Peillon. « Mais construire ce type de
pré-recrutement permet d’attirer des jeunes qui n’ont pas toujours les moyens de faire des
études, surtout depuis l’obligation d’un bac +5 pour entrer dans la carrière », met-il en avant.
Des phases où la priorité est de « restaurer la confiance » succèdent à des périodes de tension,
souvent en lien avec des suppressions de postes. « J’ai été confronté à une certaine colère, plus
ou moins justifiée et légitime, témoigne Jack Lang, arrivé après le passage fracassant de
Claude Allègre à l’éducation nationale. On m’a demandé d’être celui qui redonnerait aux
professeurs et aux élèves de la considération. Il m’a fallu dans un premier temps redonner de
la confiance. » Il en a tiré une certaine philosophie : « Les bonnes idées peuvent tomber dans
les limbes si on ne trouve pas le chemin pour atteindre le cœur des principaux intéressés,
explique-t-il. Le ministre doit payer de sa personne, donner des gages. Les rapports humains
comptent beaucoup. »
Redonner confiance, c’est aussi la mission confiée à Pap Ndiaye après un quinquennat où la
colère des enseignants s’est cristallisée sur la personne de Jean-Michel Blanquer. Mais les
alternances en elles-mêmes provoquent souvent un changement de cap, y compris quand les
ministres qui se succèdent sont du même bord. En son temps, et dès son arrivée Rue de
Grenelle, Xavier Darcos avait abrogé un décret très contesté sur le temps de service des
enseignants, pris par son prédécesseur Gilles de Robien.
Pour ce dernier, aujourd’hui président du conseil d’orientation de l’Ileri, une école supérieure
privée, l’école devrait faire l’objet d’un consensus politique, qui lui fait cruellement défaut
aujourd’hui. « Il faudrait redéfinir ses missions, ses moyens, mettre d’accord l’ensemble de la
classe politique et les grands spécialistes. Et ensuite, laisser au moins dix ans pour la mise en
œuvre et la mesure des résultats. »