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BTS ESF2 Connaissance des publics B.

Lair

CHAPITRE 4
La jeunesse

Introduction : « La jeunesse n’est qu’un mot »

Document 1

Il faudrait au moins analyser les différences entre les jeunesses, ou, pour aller vite, entre les deux
jeunesses. Par exemple, on pourrait comparer systématiquement les conditions d'existence, le
marché du travail, le budget temps, etc., des « jeunes » qui sont déjà au travail, et des adolescents du
même âge (biologique) qui sont étudiants : d'un côté, les contraintes, à peine atténuées par la
solidarité familiale, de l'univers économique réel, de l'autre, les facilités d'une économie quasi
ludique d'assistés, fondée sur la subvention, avec repas et logement à bas prix, titres d'accès à prix
réduits au théâtre et au cinéma, etc. (…) On connaît le cas du fils de mineur qui souhaite descendre à
la mine le plus vite possible, parce que c'est entrer dans le monde des adultes. (Encore aujourd'hui,
une des raisons pour lesquelles les adolescents des classes populaires veulent quitter l'école et entrer
au travail très tôt, est le désir d'accéder le plus vite possible au statut d'adulte et aux capacités
économiques qui lui sont associées : avoir de l'argent, c'est très important pour s'affirmer vis-à-vis
des copains, vis-à-vis des filles, pour pouvoir sortir avec les copains et avec les filles, donc pour être
reconnu et se reconnaître comme un « homme ». C'est un des facteurs du malaise que suscite chez
les enfants des classes populaires la scolarité prolongée).

Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, 1984, p. 143-154.

Document 2
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1. Quelles sont les deux catégories de jeunes identifiés par Pierre Bourdieu ?

Jeunes travailleurs : doivent être économiquement responsables et autonomes, favorisent les


études courtes pour trouver un emploi tôt et les ressources associées. Ils sont plutôt issus des
catégories populaires.

Jeunes étudiants : ont moins l’obligation d’être financièrement autonomes en raison des aides que
l’État ou leurs parents leur apportent, ils favorisent les études longues. Avant les années 1980, ils
étaient principalement issus des classes supérieures ou moyennes, mais l’augmentation de la durée
d’études pour tous a conduit des enfants d’ouvriers à acquérir ce statut d’étudiant.

Les études montrent que cette différence de statut a de nombreuses conséquences sur les
différences de modes de vie : les goûts et les pratiques culturelles sont très différentes, l’âge du
mariage et du premier enfant, du premier logement, etc.

2. En quoi le document 2 illustre-t-il l’idée que « la jeunesse n’est qu’un mot » ? Justifiez votre
réponse avec deux données du tableau.

Les jeunes connaissent des situations diverses par rapport à l’activité. Alors qu’une majorité relative
d’hommes de 21-24 ans sont en emploi en 2017 (47%), 1 jeune sur 5 est encore en études et près d’1
jeune sur 4 est au chômage ou inactif.

→ Parler de « la jeunesse » au singulier contient l’idée implicite que « les jeunes » constitueraient un
même groupe social (càd que les jeunes auraient tous plus ou moins les mêmes caractéristiques, les
mêmes aspirations, les mêmes goûts…), ce qui est loin d’être le cas. Par ailleurs, il est impossible de
délimiter des âges qui marqueraient le début et la fin de la jeunesse : l’âge ne nous intéresse pas ici
comme marqueur biologique, mais comme construction sociale.

I) La jeunesse, une période de transition incertaine entre l’enfance et


l’âge adulte
Au cours des périodes précédentes, la « jeunesse » n’était pas une phase de la vie en tant que telle :
on passait du statut d’enfant à celui d’adulte sans réelle transition. D’ailleurs, dans de nombreuses
sociétés traditionnelles, la transition s’effectue par des rites de passage (ex. des Masai). Depuis que
l’éducation s’est étendue à toutes les classes sociales, « la jeunesse » s’est constituée.

Aujourd’hui il semblerait qu’il y ait plusieurs moments qui marquent le passage à l’âge adulte, mais
plus un seul moment unique (accès à l’emploi ? décohabitation ? mise en couple ? résultats du
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baccalauréat ? mariage ? permis de conduire ?). Le passage de la jeunesse à l’âge adulte n’est pas un
processus linéaire et irréversible, mais plutôt un processus incertain fait d’allers-retours.

On trouve d’ailleurs plusieurs conceptions de la jeunesse selon les pays (Cécile VAN DE VELDE,
Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe, 2008).

- Pays Scandinaves (Danemark…) : «  se trouver  ». Jeunesse = période d’exploration,


d’expérimentation, de développement personnel. On devient vite indépendant, mais les
parcours discontinus sont bien vécus, sans sentiment d’urgence.
- Pays anglo-saxons (UK…) : «  s’assumer  ». Jeunesse = période courte au cours de laquelle il
faut vite s’émanciper de sa famille et de l’État, rechercher rapidement un emploi pour être
autonome financièrement quitte à s’endetter.
- Pays de l’Europe du sud (Espagne…) : «  s’installer  ». Jeunesse = période d’émancipation
lente où l’on insiste sur l’appartenance et la solidarité familiales. On trouve un emploi, on se
marie, on achète un logement (28 ans en moy.) et seulement au terme de ces 3 étapes, on
est « adulte ».
- France : «  se placer  ». Course au diplôme avec un sentiment d’urgence à trouver une
« bonne situation », tout en restant relativement dépendant de sa famille. Il faut s’intégrer
rapidement, une fois pour toutes et pour toute la vie (sentiment qu’après, plus rien
n’évolue).

II) La jeunesse et les études

A) Une démocratisation de l’accès aux études


Aussi « massification scolaire » = accès ouvert à l’école à des niveaux de plus en plus élevés. Ecole
autre fois réservée à quelques-uns → obligatoire pour tout le monde (jusqu’à 16 ans du moins ; en
moyenne on passe 18 ans à l’école). Enjeu de l’égalité des chances scolaires.

Première vague de démocratisation (1830 - 1900) : gratuité de l’école pub primaire + obligation de 6


à 13 ans. Mais il y a deux filières étanches :

- filière primaire et écoles communales : enfants des milieux populaires, ouvriers, employés,
petits agriculteurs (certificat d’études primaires créé en 1867 : donne un socle commun de
connaissances pour permettre aux élèves de participer à la production artisanale et
industrielle).
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- filière secondaire et lycées : milieux privilégiés, qui vont aller jusqu’au baccalauréat qui
couronne le lycée (passeport pour l’enseignement universitaire). La filière secondaire reste
réservée à une élite (env. 75 000 élèves).

Deuxième vague de démocratisation (1945 - aujourd’hui) : scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans +


création d’un « collège unique » (pour tous les milieux sociaux) + création de lycées professionnels.

QUELQUES CHIFFRES POUR ILLUSTRER

Pour le lycée

1914 = 1% d’une classe d’âge (personnes nées la même année) a accès au baccalauréat

→ 1960 = 11% → 1980 = 25% → 1995 – 2010 = 62% Pourquoi cette évolution rapide sur une courte
période  ? Parce qu’on a créé de nouveaux baccalauréats (bac techno en 1969, bac pro en 1985)

→ 2011 – ajd = > 70% d’une classe d’âge au bac (et 92% réussite bac G, 89% bac T, 83% bac P)

Dans l’enseignement supérieur

310 000 (1960) → 2 623 000 étudiants (2017).

B) Les conséquences ambivalentes de la démocratisation scolaire

1. Des enfants des classes populaires aux espoirs déçus ?


Document 3

Stéphane Beaud complète ces constats à travers le suivi de trajectoires scolaires de jeunes originaires
d'un quartier HLM à forte composante immigrée de la région de Montbéliard. (…) À travers le suivi
des élèves, du collège au lycée, du lycée au supérieur et de l'université au marché du travail, l'auteur
met en scène attentes, espoirs, difficultés et désillusions, posant d'une manière incisive la question
des conséquences concrètes, à la fois individuelles et collectives, de la politique scolaire de
prolongation de la scolarité pour tous.

Pour ces jeunes collégiens et pour leurs familles, la nouvelle politique scolaire a joué un rôle d'autant
plus important qu'elle encourage, en la rendant possible, l'idée d'une sortie de la condition ouvrière.
Stéphane Beaud souligne le premier malentendu, qui tient à la confusion entre bacs professionnels
et bacs généraux. L'accès au bac concrétise pour les ouvriers la possibilité offerte à leurs enfants
d'accéder aux études supérieures, au moment même où se répand l'idée qu'il n'y a plus d'avenir pour
ceux qui n'ont pas de « bagage scolaire », l'enseignement professionnel ne semblant plus ouvrir
qu'aux métiers d'exécution.
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Ces nouveaux lycéens ont été, dans leur très grande majorité, des élèves « moyens » au collège,
travaillant juste assez pour obtenir le passage dans la classe supérieure. Aller au lycée représente un
saut qualitatif dont ils ont bien conscience, qui génère chez eux de fortes tensions . L'accès aux filières
générales, qui permet d'éviter le [lycée pro], ressenti par tous « comme l'antichambre du chômage »,
leur apparaît comme une orientation positive. En même temps, l'entrée en seconde est aussi vécue
par certains comme un déracinement, une déstabilisation sociale, morale et symbolique et engendre
la crainte diffuse de ne pas être à la hauteur de la situation.

(…) Le passage dans l'enseignement supérieur, une fois obtenu ce bac tant désiré, n'est pas mieux
préparé que le passage au lycée. La plupart des lycéens de la cité tentent d'éviter le DEUG (ancêtre
de la Licence 2), mais leurs demandes de BTS ou d'IUT n'aboutissent pas, en raison de la médiocrité
de leurs dossiers. Ils se retrouvent « par défaut » à l'université. Les quatre étudiants suivis par
Stéphane Beaud sont inscrits en DEUG d'AES (Administration économique et sociale), à la faculté de
Belfort, à une vingtaine de kilomètres de la cité où ils vivent. Faisant bloc, se rendant ensemble en
voiture à leurs cours, ils minimisent le temps passé à la fac, pour revenir rapidement « chez eux »,
dans la cité. Les conditions de travail à l'université semblent bonnes, mais la vie étudiante y reste à
l'état embryonnaire, et s'avère moins attractive pour eux que la sociabilité de leur quartier. Leur font
défaut à la fois la capacité de gérer leur temps - ils expriment le regret du lycée et de son rythme
temporel, journalier, hebdomadaire, annuel -, et la capacité d'auto-contrainte pour se mettre au
travail dans un contexte familial qui ne s'y prête pas toujours. La période de révision des examens, où
l'enquêteur se propose de les aider, permet de mettre à jour à la fois la pression que les attentes
familiales engendrent pour eux - « ils ne se rendent pas compte » - et la conscience de leur
illégitimité culturelle à travers le constat de l'ampleur de leurs lacunes.

Stéphane Beaud, « 80 % au bac »,... et après? Les enfants de la démocratisation scolaire »,


Population, 57ᵉ année, n°6, 2002, p. 923-927.

1. Retrouvez la définition de la massification scolaire.

Massification scolaire = « politique scolaire de prolongation de la scolarité pour tous ».

2. Expliquez la phrase soulignée.

Idée que les jeunes des milieux populaires vivent au lycée une « tension » entre deux choses :

- Une promesse = aspiration à quitter la condition ouvrière, ses conditions de travail difficiles,
ses faibles rémunérations et perspectives de carrière (auxquelles mènent, d’après eux, les
bacs pro). Càd connaître une mobilité sociale ascendante (on monte dans l’échelle sociale).
- Une difficulté à réaliser cette promesse = difficultés scolaires héritées du collège →
déstabilisation (nouvelles façons de travailler, nouveaux contenus) → peur de ne pas être à la
hauteur.

3. Quelles sont les difficultés rencontrées par les étudiants (des milieux populaires) à l’université ?
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- choix par défaut

- attachement au quartier (famille, amis) plus qu’à la fac (autres étudiants)

- gestion du temps, sentiment d’une trop grande liberté dans l’organisation

- manque d’autonomie dans le travail et aide impossible de la part des parents

→ La démocratisation de l’enseignement a eu comme conséquence positive de faire accéder les


enfants des milieux populaires aux études supérieures (facs, BTS et DUT principalement). Les jeunes
sont donc de plus en plus qualifiés et diplômés. Toutefois, cette entrée massive des jeunes dans l’ER
a eu pour conséquence négative ce qu’on appelle l’ « inflation des titres scolaires » ou le « paradoxe
d’Anderson » :

↑nb d’étudiants → ↑nb de diplômes mais pas d’↑ du nb d’emplois correspondant → ↓valeur des
diplômes → il faut des diplômes plus élevés pour des positions similaires (ex. : bac +2-3 pour devenir
instituteur, il faut désormais un Master, donc bac +5) → crée de faux espoirs pour une large partie de
la population, sauf pour ceux qui sont issus des familles plus favorisées. Au niveau individuel
toutefois, avoir un diplôme reste bénéfique pour l’insertion sociale.

2. Avoir un diplôme reste très bénéfique pour l’insertion


sociale… mais la rend difficile pour ceux qui n’en ont pas.

Document 4

Taux de chômage Revenu médian net*


    en % (2016) en € (2016)
Ensemble 20 1 475
Non-diplômés 49 1 205
Diplômés du secondaire 21,8 1 278
  CAP, BEP, mention complémentaire 28 1 275
  Bac professionnel ou technologique 18,5 1 300
  Bac général 19 1 260
Diplômés du supérieur court 10,3 1 581
  BTS, DUT et autres bac +2 12 1 425
  Bac+2/3 Santé social 3 1 735
  Licence générale (L3) et autres bac +3 13
  Licence professionnelle 9 1585
  M1 et autres bac +4 14,5
Diplômés du supérieur long 7,7 2 277
  M2 et autres bac +5 10
2025
  Écoles de commerce / d’ingénieurs 7
  Doctorat 6 2 530
Source : d'après l'enquête « Génération 2013 », Céreq (Centre d'études et de recherche sur les qualifications).
Champ : France métropolitaine, personnes sorties du système éducatif en 2013 (en emploi salarié à la date
d’enquête pour les salaires médians).
* revenu médian : 50% des personnes enquêtées perçoivent moins, 50% perçoivent plus que ce revenu.
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1. En 2016, quel était le salaire médian pour les personnes sorties sans diplôme du système
éducatif ?

Les personnes sorties sans diplôme en 2016 touchaient un salaire médian de 1 205€ trois ans après
l’arrêt de leurs études.

2. Complétez le graphique ci-dessous avec les données du tableau. Que constate-t-on ?

On constate que la durée des études a un impact important sur la probabilité d’être au chômage,
ainsi que sur le salaire perçu : en effet, plus le niveau de diplôme est élevé, plus le taux de chômage
est faible et plus le salaire médian est élevé.

→ 1 non-diplômé sur 2 est au chômage trois ans après la fin de ses études ; la moitié restante, qui est
en emploi, perçoit un salaire médian de 1 205€ nets. A l’inverse, seuls 7 salariés sur 100 diplômés du
supérieur long sont au chômage, et ceux qui ont un emploi touchent un salaire médian de 2 777€
nets.

Le diplôme protège donc du chômage et de la précarité, il favorise donc l’insertion sociale, permet de
percevoir un revenu supérieur. Mais l’importance du diplôme pour les diplômés implique, à l’inverse,
une difficulté d’insertion pour les personnes non-diplômées.

Quelles sont ces personnes non-diplômées (≈ 100 000) ?

- 15% ne dépassent pas la 3ème


- 85% commencent des études au lycée mais les arrêtent en cours de route
- En majorité, ce sont des enfants des milieux populaires (27% avaient un père ouvrier, 35%
avaient une mère elle-même sans diplôme)
- Les habitants des « quartiers sensibles » sont surreprésentés parmi les sans-diplôme (19% >
10%)

Quelles difficultés ? Difficultés à trouver un emploi surtout, encore plus un emploi bien rémunéré,
car les employeurs recherchent en priorité des personnes diplômées et valorisent moins les possibles
expériences professionnelles. Ex. : 22% des non-diplômés n’ont pas trouvé d’emploi en trois ans.
Dans la « file d’attente » de l’emploi, les sans diplômes sont au bout de la file.
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III) La jeunesse face à l’emploi

A) Difficultés économiques

1. Financer ses études


→ 7 jeunes sur 10 sont aidés financièrement par leurs parents (enfants de cadres > enfants
d’ouvriers), pour les études elles-mêmes mais aussi le permis de conduire.

→ 1 jeunes en études sur 4 travaille en même temps (620€ mensuels en moyenne). Conséquence : la
probabilité de ne pas réussir les examens lorsqu’on travaille à côté serait plus élevée (INSEE, 2009).

2. Trouver un emploi stable


Document 5
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→ Les premiers emplois se font en majorité en contrats instables, en CDD (42%), puis en intérim ou
en emplois aidés (28%). Les emplois stables, à durée indéterminée, apparaissent donc moins
fréquents (25%).

→ Pour un quart des jeunes qui débutent en emploi salarié, le premier emploi est à temps partiel.
Les femmes sont plus touchées que les hommes par les temps partiels, contraints pour une partie
d’entre elles.

B) Difficultés sociales : la peur du déclassement


Document 6

Il est important de bien distinguer (i) le déclassement lui-même, (ii) le sentiment éprouvé par ceux
qui ont réellement fait l’expérience du déclassement, et (iii) la peur d’être un jour déclassé. Avoir
peur, c’est fondamentalement un rapport à l’avenir. Ce n’est pas souffrir d’un échec ou d’une
injustice passés, phénomène pour lequel le terme de ressentiment serait plus approprié. Certaines
fractions des classes moyennes salariées du privé sont aujourd’hui incontestablement en cours de
déclassement. Mais la peur du déclassement est une réalité bien plus universelle, permanente et
mobilisatrice que le déclassement lui-même. Peur de perdre son statut pour les plus anciens, peur de
ne jamais parvenir à en acquérir un pour les plus jeunes.

La capacité mobilisatrice de la peur n’est jamais aussi limpide qu’au moment des récessions. En 1993
par exemple, la psychologie des jeunes diplômés change complètement avec l’irruption d’un
chômage d’insertion qui ne les épargne plus. Alors qu’ils allaient jusqu’alors presque tous dans le
privé, ils s’orientent soudain massivement vers le secteur public. Le moteur de ce changement, ce
n’est pas un déclassement subi, mais la peur soudaine de son éventualité. À partir du milieu des
années 1990, les jeunes diplômés craignent le chômage et sont prêts à tous les sacrifices pour se
mettre définitivement à l’abri, avec d’importantes conséquences syndicales et politiques dans la
décennie qui suivra.

Je ne nie pas qu’il puisse exister un ressentiment générationnel – un sentiment d’injustice de


certaines générations vis-à-vis du sort qui leur est fait. Lors de récessions qui durent très longtemps,
comme dans les années 1930 – et comme cela sera peut-être le cas pour la crise actuelle ? –, une
proportion importante de la population peut connaître un déclassement durable. Lors des grands
tournants de l’histoire économique et sociale, certaines catégories sociales peuvent elles aussi se
retrouver déclassées. On pense évidemment aux classes moyennes allemandes dans les années
1930, aux petits commerçants français des années 1950, dépassés par l’avènement de la société
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salariale, ou à la classe ouvrière lors de la brutale désindustrialisation des années 1980. Aujourd’hui,
les classes moyennes salariées du privé sont en grande difficulté. À chaque grande rupture, certaines
catégories sociales connaissent un déclin irrémédiable par rapport au reste de la société, et cette
déchéance suscite un ressentiment, qui peut se traduire dans les urnes – le poujadisme dans les
années 1950, le vote populaire d’extrême droite à partir des années 1980 –, même si ce n’est qu’une
explication parcellaire.

Je conçois aussi que puisse exister aujourd’hui une certaine animosité des gens de ma génération vis-
à-vis des générations de l’après-guerre, auxquelles tout semble avoir été acquis très tôt. Mais je
pense qu’il est important de bien distinguer ce ressentiment de la peur du déclassement – peut-être
faudrait-il bannir ce terme trop polysémique de « déclassement » ? Et je ne suis pas convaincu que la
peur de faire moins bien que ses parents permettent d’expliquer quoi que ce soit de la dynamique
sociale. Cette déchéance, lorsqu’elle se produit, peut susciter un ressentiment générationnel, mais
pas de la peur, sentiment qui est fondamentalement tendu vers l’avenir et non vers le passé.

(…)

On a d’autant plus peur qu’on a beaucoup à perdre. Pour lutter contre la peur du déclassement, il
faut donc réduire le fossé entre les statuts qu’une même personne peut occuper tout au long de sa
vie, au fil de ses réussites et de ses échecs. Les sociétés où la peur du déclassement est aujourd’hui la
plus faible – les pays du Nord de l’Europe notamment – se caractérisent par une moindre protection
de l’emploi existant mais par un soutien beaucoup plus actif aux chômeurs ainsi que par des
transitions beaucoup moins irréversibles entre formation et emploi. Au Danemark, par exemple, un
dispositif de « dotation initiale » permet de retourner à l’école tout au long de sa vie pour y acquérir
de nouvelles compétences en réponse aux aléas de la vie professionnelle. Cette dotation initiale
permet de financer jusqu’à six années d’études complémentaires. Ce dispositif contribue à réduire le
caractère irréversible et anxiogène des périodes de transition entre école et emploi.

Eric Maurin, « La peur du déclassement, ciment de l’ordre social ? », Regards croisés sur
l’économie, 2010.

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