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RU – 2023 – 05 - Yulia Sineokaya : « 

La guerre a
mis fin à la recherche intellectuelle libre en
Russie » - AOC
Par Juliette Faure
Politiste
Les philosophes russes se divisent depuis le stalinisme
des années 1950 en six « générations philosophiques »
ayant leur propre rapport au monde, à la philosophie, à
l’Occident. Yulia Sineokaya appartient à celle de la
Perestroïka, et dans ouvrage collectif qu’elle a dirigé
et publié quelques semaines avant l’invasion de
l’Ukraine, elle remonte l’arbre généalogique d’une
communauté désormais soumise au diktat de l’entrée en
guerre, entre autocensure et tentation de l’exil.
Dès le XIXe siècle, dans son roman Pères et fils (1862),
Ivan Tourgueniev décrivait l’histoire de la pensée russe
comme une affaire de querelles entre générations.
L’ouvrage collectif Les Générations philosophiques
(Filosofskie pokoleniya), dirigé par Yulia Sineokaya,
directrice adjointe de l’Institut de philosophie de
l’Académie des sciences russe, poursuit cette enquête sur
la fabrique générationnelle de la pensée. Autoportrait
des philosophes russes du milieu du XXe siècle au début
du XXIe siècle, ce volume encyclopédique rassemble les
témoignages et chroniques des six générations
philosophiques qui se côtoient actuellement en Russie, de
la génération de l’après-seconde guerre mondiale aux
millenials formés dans les années 2010.
Paru seulement quelques semaines avant l’invasion de
l’Ukraine par la Russie, l’ouvrage est la première et
dernière photo de famille d’une communauté désormais
éclatée et divisée par la guerre. À Paris depuis février
2022, Yulia Sineokaya poursuit le projet de rassembler la
voix des philosophes russes luttant contre la «
philosophie de guerre » nationaliste et belliciste promue
par les idéologues du Kremlin. JF
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Au lieu de classer la pensée russe des XXe et XXIe
siècles par écoles ou traditions philosophiques, votre
livre met en valeur le poids de la dimension
générationnelle dans la construction de la pensée.
Pourquoi s’intéresser au facteur générationnel en
philosophie ?
L’histoire de la philosophie vise généralement à étudier
les traditions et les écoles philosophiques, mais je
m’intéresse à une nouvelle perspective, qui consiste à
étudier les échanges interpersonnels et existentiels au
sein des communautés philosophiques. Au cours de ma
carrière, j’ai plus d’une fois réalisé que l’apparition
de nouveaux concepts philosophiques résulte de la
création de liens d’amitié ou au contraire de disputes au
sein de la communauté des philosophes. L’étude des
générations philosophiques permet de restituer le
contexte humain dans lequel se forme la philosophie. En
dehors de ce contexte, beaucoup de choses resteront
incompréhensibles.
Bien sûr, la réponse à la question « Est-ce que les
philosophes travaillent seuls ou ensemble ? » varie selon
les générations de philosophes. L’attitude envers la
philosophie en tant que travail exclusivement personnel,
soumettant l’individu à un mode de vie solitaire dans un
espace de pensée autosuffisante, est caractéristique des
générations russes qui ont commencé la philosophie dans
les années 1950, 1970-80 et 2000. Pour la plupart des
philosophes des générations des années 1960, 1990 et
2010, au contraire, la philosophie est une affaire
commune, collective. Je pense que lire l’histoire de la
philosophie comme une histoire des générations
philosophiques contribuera à changer l’approche
habituelle, à focaliser l’attention des chercheurs sur
les connexions horizontales et verticales au sein de la
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communauté professionnelle, ce qui permettra de clarifier
à la fois les contributions individuelles et les
influences qui déterminent la naissance et le
développement des idées philosophiques, et peut-être
aussi de marquer de nouveaux jalons dans le cheminement
historico-philosophique.
Comment définit-on une génération philosophique ?
L’expression « génération philosophique » que j’ai
introduite est nouvelle et n’est pas encore légitime (on
ne la trouve ni dans les encyclopédies philosophiques ni
dans les dictionnaires d’études culturelles et
d’anthropologie). Les concepts les plus proches de la
« génération philosophique » sont ceux de « génération
intellectuelle » et de « génération culturelle », bien
qu’ils servent tous à refléter une réalité différente. Il
est important de souligner qu’en philosophie, la durée
des intervalles de temps dans lesquels prévaut tel ou tel
paradigme générationnel varie sensiblement. Il n’y a pas
d’automatisme, de schémas ou de durée approximative
classant les générations en multiples de quinze ou vingt
ans.
La spécificité d’une génération philosophique se définit
selon moi par la contribution existentielle à la
philosophie qu’apportent les personnes proches les unes
des autres lors de leur apprentissage et de leur
intégration au sein d’institutions philosophiques
officielles et non officielles. La compréhension mutuelle
de ceux qui appartiennent à la même génération
philosophique, malgré toute leur diversité stylistique et
idéologique, repose sur le partage d’une bibliographie,
c’est-à-dire de fondements intellectuels établis pendant
la jeunesse par la littérature, les films, les blogs, les
spectacles, les expositions, la poésie, la musique, le
journalisme, le folklore, l’expérience sociale et les
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voyages. La génération philosophique ne fait pas
seulement référence à l’âge de ceux qui « font de la
philosophie », mais à une communauté professionnelle
caractérisée par un « mode philosophique de vie » qui lui
est propre, et qui n’existait pas auparavant. Je veux
parler de l’émergence de nouvelles questions et d’une
nouvelle attitude envers la philosophie elle-même, de
nouvelles idées et de significations, de nouvelles façons
de discuter de problèmes ou de phénomènes anciens, d’un
nouveau rôle social et culturel de la philosophie, d’une
nouvelle compréhension du monde et de l’homme dans son
ensemble.
Quelles sont les diverses générations philosophiques qui
cohabitent aujourd’hui en Russie ? Comment les
caractérisez-vous ?
À mon avis, on peut distinguer six générations
philosophiques dans l’espace philosophique russe. La
génération des années 1950 a commencé ses études après la
Seconde guerre mondiale mais a étudié la philosophie
selon le paradigme d’avant-guerre. Cette génération est
venue à la philosophie en des temps sombres, lorsque la
communauté philosophique soviétique était en ruines après
les purges de Staline. Cette génération était livrée au
marxisme dogmatique et au léninisme, mais elle a conservé
un vif intérêt critique pour la philosophie et a pu se
réaliser professionnellement dans ses années de maturité.

La génération des années 1960 est celle dont les années


universitaires ont coïncidé avec les réformes de
Khrouchtchev. C’est une génération romantique ouverte sur
le monde, caractérisée par le corporatisme et la
solidarité. Les philosophes des années 1960 se sentaient
en confiance dans leur propre cercle, ils étaient unis
par leur « langue d’oiseaux », leurs mythes (par exemple,
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le mythe de l’Arbat[1]). La culture occidentale était à


bien des égards leur culture. Leur philosophie se définit
par la possibilité de communiquer, ils se sentaient comme
un maillon de la tradition culturelle mondiale. Ils
avaient quelque chose à dire au monde dans un dialogue
égalitaire, il était donc nécessaire pour eux de lever le
rideau de fer. Cette génération se sentait gênée et
opprimée par l’isolationnisme. C’est une génération
universaliste, œcuménique, qui croyait sincèrement au
progrès, d’où la popularité de la philosophie hégélienne
dans les années 1960. Cette génération a réformé le
marxisme, relancé l’étude de la philosophie moderne, la
phénoménologie et l’existentialisme. S’y associe l’essor
de l’étude des philosophies orientales, le développement
de la recherche logique et de la méthodologie des
sciences. C’est la première génération philosophique de
l’après-guerre à obtenir une reconnaissance
professionnelle internationale. Son centre intellectuel
est la revue Voprosy filosofii (Questions de
philosophie), fondée en 1947. Cette génération se
positionne elle-même et est perçue par tous comme la
génération philosophique par excellence.
La génération des années 1970 est une longue génération
qui commence son parcours philosophique à la fin des
années 1960 et s’étoffe avant le début de la perestroïka
de Gorbatchev. C’est une génération d’individus
solitaires, autonomes et autosuffisants. Chacun a cultivé
sa propre direction, sans se sentir impliqué dans sa
propre génération. Ils n’aiment pas qu’on leur applique
des normes générationnelles ou qu’on les compare à la
génération des années 1960. Ils ne se font pas
d’illusions, sont pragmatiques et s’opposent à la
génération du « dégel », qui ne les acceptait pas dans
leur cercle. Entrés dans la profession dans l’atmosphère
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étouffante du brejnévisme, la génération des années 1970
a, en règle générale, cherché un soutien spirituel dans
l’absolu, au-delà de l’histoire et du temps. Leur
avancement professionnel fut difficile et lent. N’ayant
pas la possibilité de se réaliser, leur carrière
professionnelle et parfois même leur vie se sont arrêtées
tôt. Si la génération des années 1960 gravitait autour de
projets de grande envergure, celle des années 1970-1980
appréciait la profondeur de l’immersion dans un sujet
précis. Ils se sont réunis en cercles, mais n’ont pas
créé leur propre journal générationnel.
La génération des années 1990 est celle qui a étudié la
philosophie à l’aube de la perestroïka — de la seconde
moitié des années 1980 au début des années 1990.
J’appartiens à cette génération. L’entrée dans la
philosophie de ma génération a eu lieu pendant une courte
période de l’histoire, la « perestroïka », dans une
atmosphère de liberté et de discussion ouverte. De
nouveaux livres sont apparus, les archives ont été
ouvertes. La tradition de l’ère de « L’Âge d’argent »
[formule qui désigne la prolifération artistique et
intellectuelle en Russie à la fin du XIXe – début du XXe
siècle] a été ravivée, des débats ouverts entre des
personnes de différentes générations, de différentes
professions et croyances, convergeant vers la poursuite
d’un dialogue animé et d’une compréhension mutuelle. Au
cours de ces années, une nouvelle génération d’idéalistes
a émergé, vivant sincèrement une vie livresque, qui a eu
la chance d’entrer dans la profession au début de la
période la plus brillante de la « glasnost », quand il
semblait que l’histoire en Russie prenait un nouveau
tournant, définissant un rôle spécial pour la génération
des années 1990. Ayant reçu l’impulsion de la liberté, ma
génération l’a portée tout au long de sa vie. Le centre
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de gravité de ma génération philosophique était la revue
Logos (fondée en 1991).
La génération des années 2000 est constituée de ceux qui
ont maintenant un peu plus de quarante ans, qui sont
entrés dans la profession dans la seconde moitié des
années 1990. Elle poursuit le modèle des années 1970 et
1980, éclaté en individus solitaires et en petits groupes
de personnes. Ils ont vécu l’effondrement des illusions
quant à la possibilité pour la Russie de reproduire
rapidement et facilement le modèle européen et intégrer
le mode de vie occidental. De plus, après l’engouement
massif pour la vie intellectuelle à la fin des années
1980, il était très difficile de survivre économiquement
en tant que philosophe dans les années 1990, marquées par
les difficultés de la transition russe vers une économie
de marché. Cette génération a accepté la logique des
événements, a obéi au cours objectif des choses. De
nombreux représentants de cette génération se sont
cloitrés dans la philosophie, consacrant leur vie à la
multiplication des connaissances, oubliant la sagesse,
c’est-à-dire la compréhension existentielle de ces
connaissances. D’autres, au contraire, ont abandonné le
savoir vain, devenu une barrière mortelle entre eux et
leur vie. Une ligne de partage entre les partisans de la
tradition analytique et ceux de la philosophie
continentale traverse cette génération. Cette génération
est fondamentalement étrangère à l’idée d’une revue comme
centre corporatif générationnel. Elle est un ensemble
composé d’unités dissemblables qui se distinguent par
leurs orientations de valeurs.
La génération des années 2010 est celle des « petits-
enfants de la perestroïka », âgés de plus ou moins trente
ans. Elle a hérité de ses professeurs de la génération
des années 1990 l’intérêt pour l’identité de la culture
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et de la vie, de la tradition et de la liberté, de
l’histoire européenne et du caractère concret de la
Russie. Un signe distinctif de cette génération est son
ouverture à l’interaction. Il s’agit d’une génération
brillante et soudée qui se sent à l’aise dans l’espace
philosophique russe et au-delà. Une génération qui a reçu
une éducation brillante, libre, professionnelle,
travaillant pour le plaisir et orientée vers le succès.
Malheureusement, cette génération prometteuse a été mise
à mal par la guerre. Beaucoup de membres de cette
génération ont quitté la Russie après le 24 février 2022.
Ceux qui sont restés vivent aujourd’hui une crise. Le
temps nous dira qui attend cette génération, comment et
où ils pourront se réaliser professionnellement. Je crois
en leur réussite dans les études et dans la vie. L’esprit
de cette génération, qui gravite vers diverses formes de
travail en commun et considère la philosophie comme une
affaire collective, peut se retrouver dans la revue
Finikovyy kompot (Jus de Figue), fondée en 2012.
En bref, ces six générations peuvent être désignées comme
suit : post-Staline, dégel, stagnation, glasnost,
réformes du marché et relocalisation… Ou encore : la
génération de la philosophie marxiste-léniniste ; la
génération de Hegel et du jeune Marx ; la génération du
marxisme réformé, de Kant et de Derrida ; la génération
de Nietzsche, de Foucault, de Berdyaev et de Solovyov ;
la génération de Heidegger, de Wittgenstein et d’Ivan
Ilyin ; la génération de Deleuze, d’Arendt, de Dennett et
de Chalmers… Ou encore : une génération qui parlait des
dogmes, une génération qui parlait sa « langue
d’oiseaux », une génération silencieuse, une génération
qui traduisait en russe, une génération d’interprètes,
une génération qui parle les langues du monde… Les
variations sont nombreuses.
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Vous commencez à étudier la philosophie à l’Université de
Moscou à partir de 1987, en pleine perestroïka. Quelle
était l’ambiance intellectuelle, à cette époque, à
Moscou ?
Ma génération philosophique rassemble des personnes qui
sont venues à la philosophie au milieu des années 1980 et
dans les années 1990. Notre entrée dans la profession
s’est faite à une époque d’ouverture des opportunités et
de sentiments vibrants, c’était des années d’espoir de
transformation. Les frontières et les stéréotypes se sont
brisés. Les valeurs nationales traditionnelles se sont
ravivées dans un esprit d’universalisme. Le sentiment
d’ouverture sur le monde a donné naissance à un sentiment
de vie dans l’Histoire. C’était une époque où l’on
ressentait réellement le lien entre les temps, où l’on
reconnaissait le monde dans sa diversité et son
hétérogénéité. La culture et la vie quotidienne étaient
inséparables et pleines de sens. Dans l’atmosphère
spirituelle de cette période, on ressentait la naissance
d’un nouveau sens global, la participation personnelle de
chacun d’entre nous à la culture mondiale. En 1989, le
département d’histoire et de théorie de la culture
mondiale a été créé à la faculté de philosophie de
l’Université d’État de Moscou. Je ne pense pas qu’il n’y
ait jamais eu, et il est peu probable qu’il n’y ait
jamais un autre département universitaire qui rassemble
autant de génies. Sergey Averintsev, Vladimir Bibikhin,
Mikhail Gasparov, Aron Gurevich, Vyacheslav Ivanov,
Georgy Knabe, Elezar Meletinsky y faisaient des
conférences publiques qui étaient extrêmement populaires.
Même les immenses auditoriums du premier bâtiment
humanitaire de l’Université d’État de Moscou ne pouvaient
pas accueillir tous ceux qui souhaitaient y assister.
À la fin des années 1980, les conversions religieuses des
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jeunes sont également devenues fréquentes. Les
conférences du père Alexandre Men, du père Artemy
Vladimirsky et du diacre Andrei Kuraev étaient à peine
moins populaires que les discours de scientifiques
célèbres. Toutefois, il serait faux de dire que seule
l’Église orthodoxe russe a prospéré. Le début des années
1990 a été une époque d’autodétermination religieuse et
confessionnelle : le nombre de paroisses catholiques et
protestantes a considérablement augmenté, et un second
souffle s’est ouvert parmi les communautés musulmanes et
juives de Russie.
D’autre part, cette époque était également marquée par
une politisation de la société russe qui a atteint des
proportions sans précédent, même pour un pays aussi
idéologique que la Russie soviétique. À partir du premier
Congrès des députés du peuple, presque tous les
événements politiques ont rassemblé un nombre
considérable de personnes devant les téléviseurs. La
session d’examens de l’été 1989 était menacée, car les
professeurs et les étudiants étaient devant leur écran de
télévision, regardant les débats gouvernementaux qui se
déroulaient dans le pays. Des milliers de manifestations
démocratiques sont devenues partie intégrante de la vie
métropolitaine à la fin de 1989 et au début des
années 1990.
Cette période a également été remarquable car imprégnée
d’art. De minuscules studios de théâtre ont vu le jour,
se lançant avec audace dans des expériences et des
innovations ; des ateliers de photographes, d’artistes et
de sculpteurs se sont transformés en clubs. L’Université,
et en fait tout Moscou, vivait la vie d’un grand
spectacle festif. Le hall d’entrée de l’Université d’État
de Moscou était alors à mi-chemin entre un laboratoire
créatif, une salle de concert et une salle d’exposition.
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Quelle références communes, figures d’inspiration et
lectures ont formé le socle commun de votre génération de
philosophes ? Quels étaient les grands débats qui vous
animaient ?
Je pense que je ne me tromperais pas si je citais, parmi
les livres que tout étudiant de la génération
philosophique des années 1990 a lu dans sa jeunesse, deux
monographies de Piama Gaidenko, La tragédie de
l’esthétisme. Une expérience de caractérisation de la
vision du monde de Kierkegaard et La philosophie de
Fichte et la modernité, l’ouvrage d’Erich Solovyov,
L’hérétique invaincu (Martin Luther et son temps), et la
trilogie de Valery Podoroga La métaphysique du paysage.
Stratégies communicatives dans la culture philosophique
des XIXe et XXe siècles. Je suis sûre qu’aujourd’hui,
parmi les philosophes de ma génération, personne n’a
oublié les chansons de Boris Grebenshchikov, Yuri
Shevchuk et Viktor Tsoi. Nous discutions de la musique
d’Edison Denisov, de Sofia Gubaidullina et d’Alfred
Schnittke, nous chantions Jim Morrison, Janis Joplin,
Jimi Hendrix. Nos films cultes, avec Stalker d’Andrei
Tarkovsky, Zabriskie Point de Michelangelo Antonioni et
Assa de Sergei Solovyov, étaient Pink Floyd : The Wall
d’Alan Parker et Le Coursier de Karen Shakhnazarov. Nous
connaissions par cœur les films de Bertolucci, Visconti,
Pasolini, Fellini, Buñuel et Bergman. Nous parlions en
citant Borges, Hesse, Mann, Proust, Salinger, nous
connaissions par cœur non seulement Brodsky, Mandelstam,
Pasternak, Gumilyov, Akhmatova, Tsvetaeva, mais aussi
Mallarmé. Nous débâtions d’Umberto Eco, Kafka, Joyce,
Dürrenmatt, Nossack, Pavic, Kundera, Cortazar, Amado et
Marquez.
Notre génération s’est réalisée au maximum dans le
travail historique et philosophique. Elle a produit une
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quantité impressionnante d’analyses et de traductions des
derniers travaux occidentaux et orientaux, et des
classiques de la philosophie en russe. Plusieurs
représentants de notre génération ont fondé des maisons
d’édition qui ont façonné les goûts philosophiques et le
style de pensée des intellectuels russophones.
Quel était votre rapport aux générations précédentes ? De
quelles générations vous sentiez-vous les héritiers ?
Le poète Andrei Voznesensky a qualifié les années 1990
d’écho des années 1960. Cette formule est également vraie
pour les générations philosophiques. Ma génération a
appris la philosophie de la génération du dégel de
Khrouchtchev, qui a initié le deuxième dégel – celui de
Gorbatchev. La génération des années 1990 a hérité des
professeurs des années 1960 la sociabilité, la foi dans
la fraternité, la solidarité, l’ouverture au monde, la
conviction que la science en général, et la philosophie
en particulier, est une affaire collective. C’est la
génération des années 1960 qui nous a transmis le bâton
de l’engagement personnel dans la tradition culturelle et
l’idéal d’une communauté scientifique libre et ouverte,
dont les principaux critères de succès sont le
professionnalisme et la capacité de créer de nouvelles
significations. Ils nous ont transmis l’aspiration à
l’avenir, le désir de dépasser les limites de ce qui
avait été fixé à l’origine. Ils nous ont ouvert les
portes de la communauté scientifique en nous prenant
immédiatement au sérieux. Ils nous ont vus comme leurs
successeurs intellectuels. Comme la génération des
années 1960, notre génération philosophique s’est formée
autour d’une revue philosophique qui est devenue le
porte-parole de notre paradigme philosophique – Logos,
qui, après dix ans d’existence, est devenue un véritable
concurrent de la revue de la génération des années 1960,
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Problèmes de philosophie. Notre génération ne se
considérait ni soviétique, ni non-soviétique. Nous étions
la première génération philosophique post-soviétique.
Comment expliquer que l’héritage de la pensée libérale de
la pérestroïka (Youri Afanassiev, Leonid Batkine, Youri
Levada, Youri Bourtine…) ait été rapidement oublié et
négligé en Russie post-soviétique ?
Oui, à partir de l’automne 1986, nous lisions tous les
revues Novy Mir, Znamya, Ogonyok, Moskovskie Novosti avec
des articles de Youri Afanassiev, Leonid Batkine, Youri
Levada, Youri Bourtine, Boris Grushin, Otto Latsis,
Nikolai Shmelev… Mais au cours des années de perestroïka,
la trajectoire du développement de la société russe a
changé. D’une part, le boom révolutionnaire intellectuel
a été remplacé par une lutte pour l’amélioration de la
vie privée. D’autre part, la recherche académique a pris
le dessus sur le journalisme socio-politique. Les
sciences sociales, en s’isolant de l’agitation
quotidienne dans les bibliothèques et en se cantonnant
aux discussions au sein de leurs communautés
professionnelles, ont manqué le coche, n’ont pas remarqué
la restauration des anciennes valeurs anti-occidentales
cultivées dans les années soviétiques. Les leaders
libéraux étaient des véritables maîtres de pensée, leur
autorité était absolue, et leur renommée avoisinait celle
des classiques de la littérature mondiale et des héros
des guerres mondiales. Pourquoi leurs noms ont-ils
disparu ? Je pense que c’est un processus naturel : ils
ont rempli leur devoir civil avec honneur et sont restés
dans la mémoire reconnaissante de très nombreux Russes.
C’est grâce à ces personnes que la Russie a vécu dans la
dignité pendant plus de deux décennies. Pourquoi leurs
noms ne sont-ils pas entendus aujourd’hui ? À cause d’un
retour de balancier. L’arrivée au pouvoir des
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conservateurs s’est appuyée sur de nombreux facteurs :
les vieux stéréotypes sociaux, la peur de la nouveauté,
le manque de connaissance personnelle du monde extérieur
à la Russie, la méconnaissance des langues étrangères par
la plupart des Russes et, par conséquent, le manque de
sources d’information alternatives, l’absence d’une
remise en question sans ambiguïté du passé stalinien au
niveau de l’État… À cela s’ajoutent des peurs et des
antinomies persistantes, qui opèrent au niveau
archétypal : admiration pour tout pouvoir et toute force,
et, en même temps, manque de confiance dans les
institutions de l’État ; persistance du collectivisme
soviétique mais manque de solidarité ; suspicions contre
ceux qui osent élever la voix et, en même temps, refus de
prendre des responsabilités… Se débarrasser du passé
demande de la patience et beaucoup de temps.
D’autres penseurs, notamment ceux issus de l’émigration
comme Nikolaï Berdiaev et Ivan Iline, sont devenus au
contraire très populaires…
Effectivement, au lieu d’une idéologie unique, reposant
sur la citation nécessaire des textes de Marx ou de
Lénine à chaque occasion, appropriée comme inappropriée,
le pluralisme idéologique est arrivé – chaque groupe
politique a choisi un philosophe approprié, dont le nom a
commencé à être utilisé comme une étiquette dénotant ses
préférences idéologiques. Avant l’effondrement de l’URSS,
au début des réformes démocratiques de Gorbatchev,
Vladimir Solovyov (1853-1900) était la référence
philosophique principale. Son universalisme inhérent, ses
appels à la tolérance et l’affirmation de l’unité de la
culture et de la civilisation occidentale se sont avérés
être les mieux accueillis au moment de l’entrée du pays
dans une communauté mondiale unique. Nikolay Berdyaev
(1874-1948) peut être considéré comme le deuxième auteur
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le plus populaire à cette époque. Ses célèbres ouvrages :
Les sources et le sens du communisme russe, L’idée
russe : Problèmes essentiels de la pensée russe au XIXe
et au début du XXe siècle et Le sens de la création, avec
leur recherche caractéristique de la vérité religieuse du
communisme, ont atténué le choc de l’effondrement des
valeurs socialistes et ont permis au pays de sortir de la
crise idéologique. En 1990, lorsque la souveraineté de la
Russie a été déclarée, la figure de Vasily Rozanov (1856-
1919) est passée au premier plan. Les thèmes de sa pensée
– conservatisme et nationalisme modérés, admiration pour
le mode de vie traditionnel, l’accent mis sur les
problèmes quotidiens de l’individu, les questions de
famille et de genre, la glorification du confort
domestique – lui ont valu une immense popularité.
L’autodétermination ultérieure de la Russie en tant
qu’État souverain et les difficultés qui y ont été
associées ont ensuite mené à l’émergence de deux camps
antagonistes dans l’espace idéologique du pays : le camp
libéral-anti-impérial, qui prisait les idées de Georgiy
Fedotov (1886-1951), et l’union des forces impériales
anti-occidentales, qui lui était vivement opposée, dont
l’effigie était Ivan Ilyin (1883-1954).
Vous soutenez votre thèse de doctorat en 1996 sur « La
philosophie de Friedrich Nietzsche en Russie (fin du XIXe
– début du XXe siècle) ». Pourquoi avez-vous choisi ce
sujet ? Quelle est la réception de Nietzsche chez les
générations philosophiques post-soviétiques ?
Mon intérêt pour Nietzsche est né de mon intérêt pour la
philosophie religieuse russe du début du XXe siècle.
Pendant mes années à l’université, j’étais, comme
beaucoup de mes camarades de classe, fascinée par la
lecture, dans des bibliothèques et archives spécialisées,
de textes de philosophes russes auparavant interdits,
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dans lesquels Nietzsche occupait une des places
centrales. J’étais intéressée par le fait que non
seulement les symbolistes et les philosophes idéalistes,
mais aussi les marxistes russes percevaient Nietzsche
comme un prophète spirituel qui a donné au monde l’idée
d’une justification religieuse du sens de la créativité,
un modernisateur de la vie, un réformateur du
christianisme. En outre, j’ai remarqué que l’attitude
positive ou négative de l’élite intellectuelle russe à
l’égard de l’héritage de Nietzsche depuis la fin du
XIXe siècle sert d’indicateur de la trajectoire pro- ou
anti-occidentale de la Russie. Le nom de Nietzsche
revient invariablement sur le devant de la scène
lorsqu’une des éternelles questions russes – la question
de l’identité culturelle et nationale – devient
d’actualité. Selon que la quête de l’identité russe est
perçue comme un moyen de se rapprocher de l’Occident, un
gage d’occidentalisation de la Russie, ou, au contraire,
comme le fondement d’un isolationnisme par russification
et « nationalisation » de la Russie-non-Europe, le nom de
Nietzsche acquiert des connotations positives ou
négatives. Il était important pour moi de comprendre la
logique de la formation de la philosophie russe du XXe
siècle à travers l’histoire du Nietzschéisme russe.
Si nous parlons d’aujourd’hui, alors Nietzsche est
toujours au centre de l’attention de deux générations
philosophiques – ma génération des années 1990 et la
génération des années 1970-1980. Les néoconservateurs
chrétiens, qui prônent la transformation de la Russie en
une « civilisation chrétienne orientale » anti-
nietzschéenne, reprochent à Nietzsche d’avoir créé ces
valeurs post-classiques du monde moderne, celles de
l’Europe occidentale, qui contredisent l’image de
l’Europe classique, cet idéal éternel et inaccessible de
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l’Europe, qu’ils rêvent d’incarner en Russie, mais qui,
en fait, n’existe que dans le passé ou le futur mythique.
Au contraire, les idéologues de la « troisième voie » de
Douguine citent abondamment les aphorismes de Nietzsche
sortis de leur contexte. Ils considèrent que leur tâche
consiste à former en Russie le « pôle conservateur-
révolutionnaire de l’ordre impérial eurasien » – c’est-à-
dire une nouvelle voie pour le développement de la Russie
en tant que non-Europe. Il reste beaucoup de travail à
faire pour repenser l’héritage de Nietzsche, tant au
niveau universitaire que populaire, pour débarrasser son
nom de ses associations avec le conservatisme russe
d’extrême droite, l’ultranationalisme et l’eurasisme.
Votre génération a-t-elle souhaité maintenir une
spécificité de la « philosophie russe », par rapport à la
philosophie occidentale ? Comment ?
Traditionnellement, les principales caractéristiques qui
distinguent la philosophie russe de la philosophie
européenne sont considérées comme étant le publicisme
(implication dans les réalités politiques et sociales de
l’époque), le rôle central de la littérature, le
messianisme, la prédication (orientation morale), le
désir de conciliarité – c’est le concept de « symphonie »
de Nikolai Trubetskoi ou encore de « toute-humanité »
d’Andrey Smirno – qui, selon les auteurs de ces termes,
prévoit la coexistence de l’altérité, par opposition à
l’ « humanité universelle » européenne, qui unifie
l’hétérogène. Cependant, à mon avis, toutes les
générations actuelles de philosophes russes se
considèrent comme faisant partie intégrante de la
communauté philosophique mondiale. Bien sûr, il y a des
exceptions individuelles. En mai, puis en novembre-
décembre de cette année, dans le contexte de la guerre,
plusieurs dizaines de partisans de Douguine, ainsi que la
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Société philosophique de Donetsk, l’Espace culturel
« Soleil du Nord » et la Maison d’édition « Philosophie
russe », ont créé un Conseil philosophique qui s’est
donné pour tâche de développer une nouvelle philosophie
– la « philosophie militaire russe » – et de travailler à
l’ontologisation de l’« idée russe ». Ces tentatives
bruyantes, mais intellectuellement insoutenables,
semblent toutefois marginales.
Au début des années 2000, le rejet de la culture
occidentale et du libéralisme gagne une partie des élites
intellectuelles libérales. En témoigne, par exemple, la
volte-face de la maison d’édition Ad Marginem, connue
dans les années 1990 pour publier les traductions russes
de Foucault, Deleuze et Derrida, et qui se tourne alors
vers des auteurs ultra-nationalistes russes comme Édouard
Limonov et Alexandre Prokhanov. Comment expliquez-vous ce
tournant ?
C’est une question très intéressante, peut-être la plus
difficile pour moi aujourd’hui… Il m’est difficile d’y
répondre, j’ai besoin de temps pour donner une réponse
qui me satisfasse. Dans les années 1990, la maison
d’édition Ad Marginem était un des centres intellectuels
de la culture européenne les plus réputés à Moscou. Pour
expliquer leur évolution, je peux supposer que ces
intellectuels cultivaient malgré tout une proportion
acceptable et confortable de conformisme, de pluralisme
et d’académisme. Si l’on part de l’optique nietzschéenne
« humain, trop humain », on peut expliquer ce tournant
dans leur parcours intellectuel d’une part par un désir
de surpasser leurs proches plus reconnus dans la société,
qui n’ont pas suffisamment apprécié leurs réalisations,
leur talent, leurs connaissances. D’autre part, des
intérêts matériels ont évidemment pesé : une soif
irrésistible de reconnaissance publique, un désir de
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trouver leur propre clan et de le défendre… Étant des
personnes intelligentes, ces intellectuels ont bien
compris le vecteur d’évolution de l’actualité et ont
essayé d’en tirer le maximum de bénéfices pour eux-mêmes.
Il est plus facile de gravir rapidement l’ascenseur
social en étant au service intellectuel de ceux qui ont
le pouvoir et l’argent, et il est plus facile de se faire
remarquer sur fond de gens moins doués et moins savants.
Vous parlez de la maison d’édition Ad Marginem, qui a
choisi une voie antilibérale, pour ainsi dire « avant
l’heure »… Mais aujourd’hui, un scandale a également
éclaté autour des revues Logos et Voprosy filosofy
(Questions de philosophie), qui, après avoir proclamé
comme credo le professionnalisme et fourni des
publications de niveau international, ont publié des
textes d’Oleg Matveychev [homme politique, député à la
Douma, ancien conseiller de l’administration
présidentielle]. Ce personnage, bien qu’il ne soit pas du
tout à la même échelle qu’Édouard Limonov et Alexandre
Prokhanov, n’est pas moins odieux et ambitieux… Qu’est-ce
que cela signifie : une révision de valeurs et de
principes ? Le choix d’un talisman qui puisse garantir la
préservation de la communauté et des échanges
philosophiques en Russie, dans des conditions militaires
et d’isolement de la Russie par rapport au monde ? Ou
est-ce le paiement d’une « redevance d’État » qui
garantit la protection de la communauté philosophique par
l’administration du président Poutine contre le groupe
Douguine-Malofeev ? Je pense que ces trois facteurs sont
évidents… Mais, à mon avis, seuls ceux qui sont encore en
Russie à l’heure actuelle peuvent condamner des collègues
pour collaborationnisme. Il est clair que leur méga-
tâche, au-dessus de l’échelle de « l’humain », est de
survivre par leurs propres moyens et de préserver la
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philosophie en Russie. Bien sûr, la pureté des méthodes
fait également partie de cette tâche. Cependant, je
considère que mon rôle n’est pas de moraliser ou de
blâmer les autres, mais de prendre la responsabilité
d’unir et de préserver la communauté philosophique russe.
Enfin, pour comprendre la cause profonde des
transformations de la vision du monde et en retracer les
conséquences, il faut faire le même travail énorme que
celui que vous avez fait en étudiant l’évolution
idéologique des membres du Club d’Izborsk[2]. Ceux qui
ont quitté la philosophie académique pour l’idéologie de
droite, qui jouent le jeu de l’idéologie de droite sont
des gens talentueux, professionnels, qui étaient pour la
plupart très appréciés et chaleureusement accueillis par
l’Occident d’avant-guerre. Je pense qu’aujourd’hui ce
doit être très dur et inquiétant pour eux, ils traversent
une crise. Il sera intéressant pour moi d’observer la
suite de leur trajectoire de vie.
Vous habitez en France depuis février 2022. Comment
envisagez-vous votre rôle de philosophe exilée ?
Souhaitez-vous poursuivre votre tentative de rassembler
les voix de philosophes russes ?
La guerre a tout changé. La catastrophe humanitaire qui
se déroule sous nos yeux peut transformer la communauté
philosophique russe en ruines. J’ai peur pour l’avenir de
mes collègues, des gens dignes, professionnels et sages,
ceux qui sont actuellement en Russie et ceux qui sont
dispersés dans le monde entier. Vous avez peut-être
entendu dire qu’à la veille de la guerre, en décembre
2021, notre communauté philosophique, ayant fait preuve
de dignité, de solidarité et de courage, a su se défendre
contre l’attaque du groupe d’ultra-droite Douguine-
Malofeev. Ce groupe a tenté de remplacer la direction
académique de l’Institut de philosophie de l’Académie des
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sciences de Russie par des idéologues réunis autour du
holding médiatique Tsargrad (Alexandre Douguine,
Konstantin Malofeev, Alexandre Borodaï, et d’autres).
Déjà à l’époque, Tsargrad a déclaré publiquement que
« dans les conditions de la phase aiguë actuelle de
confrontation des civilisations, la position adoptée par
les philosophes russes par rapport au monde occidental
inamical n’est pas moins importante que la position des
généraux par rapport à l’Occident, et l’Institut de
philosophie de l’Académie des sciences de Russie devrait
stratégiquement être assimilé au quartier général des
forces armées de la Fédération de Russie ». En décembre,
cet assaut des forces de droite a été repoussé, la
communauté philosophique s’est rassemblée et a gagné. Les
médias libres et les discours des collègues de l’Académie
des sciences, de l’Université d’État de Moscou et
d’autres organisations scientifiques nous ont beaucoup
aidés. En conséquence, un statu quo a été établi et la
décision sur le sort de l’Institut reportée à fin 2022.
Depuis lors, rien n’a changé, la menace d’un nouveau
pogrom plane sur l’Institut, mais désormais dans une
situation militaire, où peu de personnes peuvent venir à
la rescousse.
La guerre a mis fin à la recherche intellectuelle libre
et au discours philosophique critique en Russie. Dans le
milieu scientifique, orienté par les autorités vers
l’isolement du reste du monde, on cultive la dénonciation
et une stricte autocensure. Un désaccord ouvert avec la
version officielle des événements menace les
scientifiques de licenciement et d’emprisonnement. En
observant ce qui se passe, en parlant avec des collègues
en Russie et dans d’autres pays, en gardant le contact
avec ceux qui ont émigré ces derniers mois, je suis
arrivée à la conclusion qu’il est maintenant très
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important pour nous, en tant que communauté, de ne pas
disparaître, de préserver notre unité, notre
communication professionnelle, d’affirmer notre position
civique. Nous devons faire tout ce qui est possible et
impossible pour préserver la philosophie et les
philosophes en Russie, pour préserver l’Institut de
philosophie de l’Académie des sciences de Russie, les
revues philosophiques, les étudiants des facultés de
philosophie, pour préserver le lien entre les philosophes
russes des deux côtés de la frontière sans se diviser en
amis et ennemis.
J’ai décidé de créer une association philosophique en
France, dont le but est de soutenir les chercheurs russes
en sciences humaines, principalement les philosophes qui
ont quitté et continuent de quitter le territoire de la
Russie. Notre association doit prendre en charge l’avenir
de la communauté philosophique russe et créer un nouvel
espace intellectuel dans lequel les chercheurs
russophones pourront poursuivre leurs travaux sans
entrave. Cette association sera axée sur le partenariat
avec des collègues étrangers et vise à promouvoir
l’intégration des scientifiques russes dans des projets
scientifiques internationaux. La tâche principale de
l’association sera de soutenir les voix de la philosophie
moderne russe dans le dialogue international à travers
l’organisation de discussions, de séminaires, de tables
rondes, d’ateliers philosophiques, dans la publication de
monographies et d’ouvrages collectifs. Nous nous
engagerons dans une analyse philosophique des événements
en cours et de leur conceptualisation, nous analyserons
l’expérience personnelle de l’auto-identification dans
une situation d’émigration, nous écrirons de nouveaux
manuels et livres, avec lesquels les étudiants
apprendront la philosophie, et les gens réapprendront
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comment vivre en paix les uns avec les autres après la
fin de la guerre. Pour l’heure, nous ne sommes qu’une
douzaine de personnes situées en France, en Allemagne, en
Israël, en Grèce, en Arménie, en Géorgie, au Kazakhstan
et en Ouzbékistan. En termes de générations, notre
association se compose principalement de représentants
des années 2000 et 2010, mais il y a aussi des
philosophes de ma génération et de la génération des
années 1970 et 1980. Grâce aux moyens de communication
modernes, nous sommes ensemble, nous sentons l’épaule de
l’autre, nous sommes unis dans notre évaluation de la
guerre. J’espère que nous travaillerons en collaboration
avec les philosophes qui se trouvent actuellement en
Russie et qui partagent nos vues et nos projets. Nous
avons l’habitude de travailler ensemble, de nous soutenir
mutuellement dans les situations difficiles, nous
connaissons nos recherches et nos publications
respectives. Perdre cette fraternité qui s’est développée
au fil des décennies serait inexcusable, que ce soit d’un
point de vue humain ou professionnel. Notre communauté
est ouverte à la coopération avec des collègues
étrangers, nous serons heureux de les voir rejoindre
notre association, travailler ensemble et coopérer entre
institutions. Nous espérons qu’avec le temps, nos
collègues des institutions philosophiques russes
partageant les mêmes idées se joindront à nous. Il est
encore difficile de dire ce que nous pouvons faire dans
les nouvelles conditions de notre vie. Le temps nous dira
ce que nous pouvons apporter à la communauté
philosophique internationale. L’essentiel, je le sais
avec certitude, c’est que nous devons rester ensemble,
traverser la guerre ensemble, nous soutenir et nous aider
mutuellement, ne pas perdre la confiance et l’intérêt que
nous avons les uns pour les autres, le désir de se
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comprendre les uns les autres, le don de se pardonner
mutuellement. Notre mission est de préserver la
communauté philosophique russe des deux côtés de la
frontière russe. Il est important de maintenir le contact
avec les personnes partageant les mêmes idées qui n’ont
pas quitté la Russie mais qui sont dans un esprit de
résistance intérieure, celles qui sont parties et ont
décidé de ne jamais revenir, et celles qui sont parties,
mais espèrent revenir et reviendront. Aujourd’hui, je
voudrais dire un grand merci aux philosophes et aux
éditeurs français pour leur soutien, leur hospitalité,
leur compréhension et leur intérêt pour le travail de mes
collègues et pour mon travail, dans nos efforts pour
préserver notre communauté. C’est très important, il ne
faut pas l’oublier, c’est la meilleure façon de vivre
aujourd’hui.
L’ouvrage collectif Générations philosophiques, qui a été
publié en janvier 2022, est devenu une sorte de
conclusion, a tiré un trait sur l’étape qui s’est
terminée le 24 février 2022 dans l’histoire de la
philosophie russe et, en même temps, est devenu la clé de
l’avenir de la communauté philosophique russe. La
création de ce livre serait désormais impossible. Je suis
sûre que le livre Générations philosophiques sera utile
aux futurs philosophes de Russie, à la fois pour nous
comprendre et pour qu’ils se comprennent eux-mêmes. En
février 2022, une nouvelle étape a commencé dans
l’histoire de la philosophie russe.
Yulia Sineokaya (dir.), Filosofskie pokoleniya, LRC
Publishing House Moscow, 2022, 1 232 p.
Juliette Faure
Politiste, Doctorante à Sciences Po, rattachée au Centre
de recherches internationales

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