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La guerre a
mis fin à la recherche intellectuelle libre en
Russie » - AOC
Par Juliette Faure
Politiste
Les philosophes russes se divisent depuis le stalinisme
des années 1950 en six « générations philosophiques »
ayant leur propre rapport au monde, à la philosophie, à
l’Occident. Yulia Sineokaya appartient à celle de la
Perestroïka, et dans ouvrage collectif qu’elle a dirigé
et publié quelques semaines avant l’invasion de
l’Ukraine, elle remonte l’arbre généalogique d’une
communauté désormais soumise au diktat de l’entrée en
guerre, entre autocensure et tentation de l’exil.
Dès le XIXe siècle, dans son roman Pères et fils (1862),
Ivan Tourgueniev décrivait l’histoire de la pensée russe
comme une affaire de querelles entre générations.
L’ouvrage collectif Les Générations philosophiques
(Filosofskie pokoleniya), dirigé par Yulia Sineokaya,
directrice adjointe de l’Institut de philosophie de
l’Académie des sciences russe, poursuit cette enquête sur
la fabrique générationnelle de la pensée. Autoportrait
des philosophes russes du milieu du XXe siècle au début
du XXIe siècle, ce volume encyclopédique rassemble les
témoignages et chroniques des six générations
philosophiques qui se côtoient actuellement en Russie, de
la génération de l’après-seconde guerre mondiale aux
millenials formés dans les années 2010.
Paru seulement quelques semaines avant l’invasion de
l’Ukraine par la Russie, l’ouvrage est la première et
dernière photo de famille d’une communauté désormais
éclatée et divisée par la guerre. À Paris depuis février
2022, Yulia Sineokaya poursuit le projet de rassembler la
voix des philosophes russes luttant contre la «
philosophie de guerre » nationaliste et belliciste promue
par les idéologues du Kremlin. JF
RU – 2023 – 05 - Yulia Sineokaya : « La guerre a
mis fin à la recherche intellectuelle libre en
Russie » - AOC
Au lieu de classer la pensée russe des XXe et XXIe
siècles par écoles ou traditions philosophiques, votre
livre met en valeur le poids de la dimension
générationnelle dans la construction de la pensée.
Pourquoi s’intéresser au facteur générationnel en
philosophie ?
L’histoire de la philosophie vise généralement à étudier
les traditions et les écoles philosophiques, mais je
m’intéresse à une nouvelle perspective, qui consiste à
étudier les échanges interpersonnels et existentiels au
sein des communautés philosophiques. Au cours de ma
carrière, j’ai plus d’une fois réalisé que l’apparition
de nouveaux concepts philosophiques résulte de la
création de liens d’amitié ou au contraire de disputes au
sein de la communauté des philosophes. L’étude des
générations philosophiques permet de restituer le
contexte humain dans lequel se forme la philosophie. En
dehors de ce contexte, beaucoup de choses resteront
incompréhensibles.
Bien sûr, la réponse à la question « Est-ce que les
philosophes travaillent seuls ou ensemble ? » varie selon
les générations de philosophes. L’attitude envers la
philosophie en tant que travail exclusivement personnel,
soumettant l’individu à un mode de vie solitaire dans un
espace de pensée autosuffisante, est caractéristique des
générations russes qui ont commencé la philosophie dans
les années 1950, 1970-80 et 2000. Pour la plupart des
philosophes des générations des années 1960, 1990 et
2010, au contraire, la philosophie est une affaire
commune, collective. Je pense que lire l’histoire de la
philosophie comme une histoire des générations
philosophiques contribuera à changer l’approche
habituelle, à focaliser l’attention des chercheurs sur
les connexions horizontales et verticales au sein de la
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communauté professionnelle, ce qui permettra de clarifier
à la fois les contributions individuelles et les
influences qui déterminent la naissance et le
développement des idées philosophiques, et peut-être
aussi de marquer de nouveaux jalons dans le cheminement
historico-philosophique.
Comment définit-on une génération philosophique ?
L’expression « génération philosophique » que j’ai
introduite est nouvelle et n’est pas encore légitime (on
ne la trouve ni dans les encyclopédies philosophiques ni
dans les dictionnaires d’études culturelles et
d’anthropologie). Les concepts les plus proches de la
« génération philosophique » sont ceux de « génération
intellectuelle » et de « génération culturelle », bien
qu’ils servent tous à refléter une réalité différente. Il
est important de souligner qu’en philosophie, la durée
des intervalles de temps dans lesquels prévaut tel ou tel
paradigme générationnel varie sensiblement. Il n’y a pas
d’automatisme, de schémas ou de durée approximative
classant les générations en multiples de quinze ou vingt
ans.
La spécificité d’une génération philosophique se définit
selon moi par la contribution existentielle à la
philosophie qu’apportent les personnes proches les unes
des autres lors de leur apprentissage et de leur
intégration au sein d’institutions philosophiques
officielles et non officielles. La compréhension mutuelle
de ceux qui appartiennent à la même génération
philosophique, malgré toute leur diversité stylistique et
idéologique, repose sur le partage d’une bibliographie,
c’est-à-dire de fondements intellectuels établis pendant
la jeunesse par la littérature, les films, les blogs, les
spectacles, les expositions, la poésie, la musique, le
journalisme, le folklore, l’expérience sociale et les
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voyages. La génération philosophique ne fait pas
seulement référence à l’âge de ceux qui « font de la
philosophie », mais à une communauté professionnelle
caractérisée par un « mode philosophique de vie » qui lui
est propre, et qui n’existait pas auparavant. Je veux
parler de l’émergence de nouvelles questions et d’une
nouvelle attitude envers la philosophie elle-même, de
nouvelles idées et de significations, de nouvelles façons
de discuter de problèmes ou de phénomènes anciens, d’un
nouveau rôle social et culturel de la philosophie, d’une
nouvelle compréhension du monde et de l’homme dans son
ensemble.
Quelles sont les diverses générations philosophiques qui
cohabitent aujourd’hui en Russie ? Comment les
caractérisez-vous ?
À mon avis, on peut distinguer six générations
philosophiques dans l’espace philosophique russe. La
génération des années 1950 a commencé ses études après la
Seconde guerre mondiale mais a étudié la philosophie
selon le paradigme d’avant-guerre. Cette génération est
venue à la philosophie en des temps sombres, lorsque la
communauté philosophique soviétique était en ruines après
les purges de Staline. Cette génération était livrée au
marxisme dogmatique et au léninisme, mais elle a conservé
un vif intérêt critique pour la philosophie et a pu se
réaliser professionnellement dans ses années de maturité.