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3Du même auteur :

LES JARDINS DE PRIAPE, anthologie de la poésie libre du XVI siècle.


Tchou éd.
LE GLOSSAIRE DE LA RADIODIFFUSION (Conseil international de la langue
française).
UNE LANGUE : LE FRANÇAIS DANS LE MONDE, en collaboration avec Jean
Thévenot. Hachette éd.
LES TROUBADOURS, œuvre dramatique, Centre dramatique de La Cour-
neuve.
ROBERT ARNAUT

L'AFRIQUE
DU JOUR
ET DE LA NUIT

PRESSES DE LA CITE
PARIS
La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une
part. que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non
destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations
dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou
partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est
illicite » (alinéa premier de l'article 40).
Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une
contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
© Presses de la Cité, 1976
ISBN 2-258-00169-2
A MA FILLE.
NOTE LIMINAIRE

La plupart des dialogues qui figurent dans cet ouvrage sont les
transcriptions d'enregistrements sur bandes magnétiques. Les
réflexions qui les accompagnent ne représentent que la synthèse des
notes prises sur le terrain. J'ai voulu conserver au tout sa valeur de
reportage, ce qui m'a tenu parfois éloigné d'un style littéraire.
Les noms de populations ne comportent pas d's au pluriel pour
deux raisons :
—afin d'éviter, que cette lettre ne soit prononcée,
—parce que certains de ces noms sont déjà des pluriels.
Ex. : un Mountou, des Bantou. Un Targui, des Touareg.
Une exception toutefois pour certains noms comme peuls ou
haoussas qui sont passés dans le langage courant.
Les chiffres entre parenthèses correspondent aux pays indiqués
sur la carte.
R. A.
VISAGES DU MONDE
DE LA NUIT
LES PAROLES NE POURRISSENT PAS 1

Abidjan, 9avril 1976 (1). Atravers la baie vitrée de ma chambre, au


cinquième étage de l'hôtel Ivoire, je regarde ce qui se passe en bas,
près de la piscine lagunaire : le « barbecue-spectacle » du vendredi
soir. Femmes blanches en pagnes africains, femmes noires en robes
de Cardin, hommes en smokings, repas aux chandelles avec juste
ce qu'il faut de pili-pili pour satisfaire l'exotisme sans déranger le
foie. Six joueurs de tam-tam battent sans conviction. Un chapelet
de danseuses se trémoussent et agitent leurs bras mollement. Les
flashes crépitent. Dans quelques jours, on montrera à ses amis la
photo de la soirée-authentique qu'on a vécue en Côte-d'Ivoire. Heu-
reux touriste qui n'a d'autres curiosités que celles qui ne dérangent
pas son confort et ne troublent ses habitudes que le temps d'un
week-end.
Mon téléphone sonne. La voiture m'attend. Vingt minutes plus
tard, je suis à Bregbo, village Ebrié (1), chez le prophète Albert Atcho
qui m'a permis d'enregistrer une confession diabolique. Il y a foule
ce soir car les accusés sont de taille. Derrière la petite table recou-
verte de percale et sur laquelle est posé un gros réveille-matin, le
prophète Albert Atcho préside la séance. La première accusée est
debout, devant lui, à deux mètres. C'est une femme encore jeune
et assez belle. Jean, le commis du prophète, lit l'acte d'accusation
pris sous la dictée de l'accusée elle-même, il y a quelques jours :
« Je déclare publiquement que je suis une diablesse. Diabolique-
ment j'ai tué les personnes suivantes... » Suit une liste de 28 per-
sonnes accompagnée de la liste des complices qui, eux-mêmes, ont
tué pour leur propre compte 43 personnes, soit au total 71 victimes.
La foule murmure car les personnes citées, elle les a connues, elle
1. Proverbe peul. « Les paroles ne pourrissent pas. » On peut donc les
remettre à plus tard. C'est ce que j'ai fait en conservant pendant des années cer-
tains de ces témoignages oraux que je livre aujourd'hui au lecteur.
les a fréquentées. Chaque nouvelle phrase de la confession augmente
les remous dans l'assistance.
Le secrétaire, Claver, rétablit le silence. L'accusée est immobile.
Elle baisse la tête. Jean continue sa lecture. Il en est au chapitre
des méfaits et dégâts qui sont dévoilés avec un luxe de détails ahu-
rissants :
« J'ai bu la cuvette de sang de celui qu'on a tué l'an dernier
au village. On a mangé la chair en deux mois avec mes associés. Je
m'accuse de faire mourir tous les nouveau-nés de mon quartier.
Je m'accuse de mettre du sperme de mon amant dans la sauce de
poisson que mange mon mari. Je déclare que j'ai donné du jus de
citron et des graines écrasées à ma sœur Katano afin qu'elle avorte.
Un fétichiste m'a fait habiter la tige d'un bananier puis l'a jetée
après. J'adore une statuette avec des œufs et du foutou. Avec le
cadenas j'ai rendu des hommes impuissants. Je couche dans la
brousse avec mon amant et il me fait ça par la bouche, par l'oreille
ou toutes les parties où il faut pas. Je déclare avoir une pine diabo-
lique avec laquelle je baise d'autres femmes et aussi je leur gâte
le ventre. »
En enregistrant cette fantastique confession, je pense à la tête
que feraient ces dames de l'hôtel Ivoire si elles étaient brusque-
ment transportées à 18 kilomètres de leur seau à champagne. Accep-
teraient-elles de croire qu'elles se trouvent sur la même planète et
à la même époque ? Au centre de cet étrange tribunal, j'ai moi-même
du mal à imaginer que nous sommes dans la banlieue de la ville la
plus européenne d'Afrique, qui prépare sa Riviera pour milliardaires
fatigués du monde occidental. Et c'est peut-être ce soir seulement
que je suis ébloui par cette ambivalence de l'Afrique, cette immua-
bilité sous une apparente révolution, cette soif de tout faire éclater
en n'entamant que la croûte, cette fausse rapidité de transformation,
cet immobilisme galopant. C'est peut-être ce soir que je prends cons-
cience du chemin que j'ai parcouru en quinze ans comme un som-
nambule.
Tout a commencé dans la forêt de Saint-Germain-en-Laye. Je parti-
cipais alors à la formation du personnel africain de radio et de télé-
vision. Notre studio-école se trouvait au pavillon de la Muette. Et
dans ce phalanstère où défilaient des dizaines d'ethnies régnait une
atmosphère familiale. Ma fierté est sans doute d'avoir travaillé avec
quatre cents stagiaires africains et d'avoir aujourd'hui en Afrique
au moins quatre cents amis. J'apprenais de mon mieux à ces jeunes
gens ce que je savais de mon métier d'homme de radio, et eux, sans
même s'en apercevoir, me faisaient découvrir les facettes d'un conti-
nent envoûtant. Je leur communiquais ma passion professionnelle, et
ils me transmettaient un virus dont on ne guérit pas, celui de l'Afri-
que. Cet échange se fit insidieusement, jusqu'au jour où la fièvre
devint intolérable et où je décidai de m'extraire de ma civilisation
pour en affronter une autre. Il y a plus de quinze ans de cela.
Pourtant, il est peut-être trop tôt pour dire comment et à quel point
l'Afrique m'a transformé. Je sens confusément qu'elle a travaillé mon
esprit et mon corps comme une termitière en creusant de mysté-
rieuses et innombrables galeries, faisant de moi un être hybride,
africain-blanc ou français-noir.
La personnalité occidentale est à l'Afrique ce que le tissu est à
la teinture ; il y en a qui prennent bien et d'autres qui ne prennent
pas. Certains, très imprégnés, sont garantis « grand teint », d'autres
déteignent au premier lavage. Je connais des Blancs qui vivent en
Afrique depuis des années et qui n'ont pas encore fait la connais-
sance du pays où ils travaillent, où ils mangent, où ils dorment.
Quel secret se cachait en moi pour vouloir à ce point rompre les
amarres, moi qui semblais promis à une carrière paisible, condamné
à promener ma carcasse dans la jungle des couloirs et des studios ?
J'ai toujours refusé d'être enchaîné tout en créant sans cesse des
liens nouveaux. De cette ambiguïté est peut-être né le choix de l'Afri-
que. Ce choix qui n'est sans doute qu'une fuite, une lâcheté. Je dési-
rais abandonner cette civilisation verticale de tours, de buildings et
de grues, pour me rapprocher de la civilisation horizontale des
grands espaces et des petites cases. Je ne cherche pas à expliquer ce
changement de cap dans ma vie ; je sais que d'autres raisons confu-
ses et personnelles ont pesé sur ma décision. Mais j'affirme que le
goût de l'exotisme ne joua aucun rôle. Je refusais le dépaysement
et j'envisageais le tourisme presque comme une offense. Je n'avais
pas besoin de cette Afrique-là. Je présumais que quelque part dans
le désert, la savane ou la forêt vierge, devaient exister des hommes,
noirs ou blancs, qui vivaient simplement comme des hommes. Ces
hommes qui étaient sûrement en voie de disparition, je voulais les
connaître. Tels étaient les arguments que je forgeais peu à peu, et
qui bientôt me parurent suffisants pour accepter mes premières
missions.
Aujourd'hui, quand je tente de mettre en ordre des souvenirs
qui se superposent ou s'enchevêtrent, j'hésite avant de les capturer
pour les livrer au lecteur. Je pense à ce que disait un de mes
confrères : « Quand on connaît l'Afrique depuis une semaine, on a
envie d'écrire un livre ; quand on la connaît depuis un an, on a
envie d'écrire un article ; et quand on la connaît depuis vingt ans,
on n'a plus rien à dire. » Je pense aussi à ce proverbe peul qui
incite à la prudence : « Les paroles ne pourrissent pas. »
LES MANGEURS D'AMES

A Bregbo (1), ce matin du 10 avril 1976, je demande à Jean Vangah,


qui a repris ses fonctions normales d'infirmier de la communauté,
si les confessions diaboliques comme celle à laquelle nous avons
assisté la veille au soir sont courantes. Il ouvre une grande caisse
en carton et en sort une brassée de cahiers d'écoliers que je feuil-
lette. Ce que j'ai entendu la nuit précédente n'est rien à côté de
ce que je lis. Jean éprouve le besoin de m'expliquer :
— Chez nous, il y a plusieurs façons de nuire à son prochain.
Il y a d'abord le vampirisme. C'est un phénomène fréquent ici. Une
personne pompe en quelque sorte la vitalité physique et psychique
de l'autre plus faible et finit par l'épuiser. C'est une sorte de science
secrète. Les pratiquants se réunissent en sociétés de 4, 5, 7, 9, 17,
25 ou 30 membres. Ces sociétés sont appelées « sociétés psychiques »,
et elles ne groupent que des esprits nuisibles. Chaque sociétaire
est tenu de donner un parent pour être tué. Je prends un exemple :
le premier des neuf est tenu de livrer sa mère ou son père. Le
groupe se met alors à pomper, à sucer le sang de la victime jusqu'à
l'épuisement. Aucun docteur ne peut comprendre cette anémie et
bientôt la femme ou l'homme expire. Alors il se produit quelque
chose de plus étonnant. La société s'empare du corps, le découpe
en morceaux et mange la chair. C'est le signal pour le deuxième de
la société des neuf de se mettre au travail : il doit livrer à son tour
l'un de ses parents ; son frère par exemple qui subira le même sort.
Le troisième de la société désignera la plantation d'un de ses proches,
une plantation de caféiers ou de cacaoyers, et cette plantation sera
ravagée par des animaux de toutes sortes. Inutile de dire que les
animaux sont les neuf personnes qui ont pris des formes animales
pour gâter tout. Le quatrième donnera une de ses filles qui ne sera
pas tuée mais restera toquée toute sa vie. Le cinquième donnera la
verge de son oncle ou l'utérus de sa tante. En quelques semaines
cet homme ou cette femme seront frappés des pires maladies ingué-
rissables.
— Il n'y a pas que les vampires ?
— Non. Il y a aussi les jeteurs de sorts. Ceux-là agissent seuls. Ils
utilisent des procédés bizarres pour conjurer le sort ou la maladie,
mais ils travaillent surtout pour nuire, par haine, par jalousie. Ils
ne savent faire que le mal. Pour ça, ils font appel à leurs fétiches.
Ils peuvent aussi te faire avoir l'accident d'auto. Il leur suffit de
posséder une mèche de cheveux, un morceau de pagne, un morceau
d'ongle ayant appartenu à la personne pour lui donner la maladie
ou la mort. Bien sûr, je ne parle pas de tous les poisons qu'ils con-
naissent : les poudres, les jus qu'ils mettent dans la boisson, dans
la nourriture. Ils peuvent même te tuer avec une poudre qui rentre
dans la peau rien qu'en touchant le manche d'un outil, ta machette
ou autre.
— Mais vous ne croyez pas que ces pratiques sont quand même
moins répandues qu'autrefois ?
— Non, au contraire. Plus ceux de la ville font semblant de ne
pas y croire, plus il y a de machinations diaboliques, de fétichismes
et de maraboutages.
Quel rationaliste africain oserait contredire Jean ? Quel intellec-
tuel, quel homme politique moderne néglige ce monde invisible
redoutable et fait fi du maléfice et du poison ? Quel fonctionnaire
prendra une sanction contre un subordonné présumé sorcier sans
se « blinder » de peur d'être « bouffé » ? J'attends une réponse
honnête et sincère. Et quoi de plus normal ? Pour l'Africain, toutes
les choses qui nous entourent sont liées par des liens mystérieux ;
tout ce qui vit est régi par des forces occultes : l'homme, l'animal,
le végétal, le minéral. Toutes ces choses sont donc autant de forces
maléfiques en puissance. Tout est à craindre ; le mal peut se cacher
aussi bien en nous que dans une termitière, une caverne, le tronc
d'un arbre ou un animal. Combien de fois ai-je entendu dire dans
les conversations : « Il a tourné léopard. » Quand a éclaté l'histoire
de l'homme-éléphant d'Edéa (4), je me trouvais là-bas, et mon chauf-
feur béti me disait : « Je l'ai bien connu ; c'était un chic type.
Mais il a été pris par l'esprit mauvais qui l'a fait éléphant. »
Cet homme de 48 ans avait, paraît-il, le pouvoir de se transformer
en éléphant et passait ses nuits à ravager les plantations, à piétiner les
récoltes. Il pouvait se mêler aux autres éléphants et leur faire com-
mettre des pillages et des meurtres. L'homme était bien connu de
la population. Une nuit, une battue fut organisée. L'homme-éléphant
fut traqué et abattu. Ses amis et ses voisins le pleurèrent car, dans
la journée, c'était un bien brave homme.
On pourrait croire que ces histoires de sorcellerie ou de dédou-
blement relèvent d'une tradition archaïque. Les preuves contraires
fourmillent. En 1969, j'eus l'occasion de rencontrer dans la région
de Garoua (4), dans le nord-Cameroun, un chasseur français extrê-
mement sérieux. Son rationalisme avait été quelque peu ébranlé par
des histoires semblables dont il avait été le témoin. Il me raconta
qu'un de ses pisteurs, Abakar, était depuis longtemps soupçonné
d'être un homme-éléphant. Il sortait la nuit pour dévaster les plan-
tations. Un soir, les voisins surveillèrent sa case et le virent sortir.
Ils le suivirent jusqu'au moment où il disparut derrière un taillis ;
presque aussitôt surgit du même endroit un gros éléphant. Les chas-
seurs affolés tirèrent. La bête fut touchée au sommet de la patte
avant gauche, mais réussit à s'enfuir. Quand les chasseurs épouvan-
tés rentrèrent au village, ils décidèrent d'aller voir ce qui se passait
dans la case d'Abakar. Celui-ci était étendu sur sa natte, gémissant,
une plaie béante et fraîche au sommet de l'épaule gauche.
Ces personnages-animaux aux pouvoirs étranges peuvent agir en
solitaire ou se grouper en association. Ils se distinguent de la masse
des communs des mortels par leur comportement bizarre, leurs atti-
tudes ambiguës et surtout par un regard spécial, une sorte d'éclat
magnétique dans les prunelles.
Avant d'aller plus loin, il est bon, je crois, d'apporter quelques
précisions qui nous permettront de nous mouvoir avec plus d'aisance
dans tous les compartiments de ce Panthéon maléfique. Car il ne faut
pas mélanger les étiquettes que l'Afrique délivre à tout ce personnel
occulte. Il ne faut pas confondre les féticheurs, les guérisseurs, les
magiciens et les sorciers. Les trois premiers sont plutôt au service
de la société sans pour cela perdre de vue l'aspect mercantile.
La sorcellerie n'est pas un métier. C'est un état qui pousse l'indi-
vidu à commettre le mal. Le sorcier utilise des forces occultes parfois
à son insu. Certains enfants d'apparence innocente peuvent être des
sorciers et font le mal sans en avoir conscience. Certaines personnes
n'ont la révélation de leur état de sorcier qu'assez tard dans leur
existence, et ils cherchent à cacher ce secret toute leur vie. Ils
souffrent énormément mais le Mal qui est en eux triomphe presque
toujours et les pousse à commettre des actes qui tôt ou tard les
dénonceront. Le sorcier, comme le vampire, a le pouvoir de capter la
substance des autres. On dit souvent qu'il est mangeur d'hommes,
non qu'il soit anthropophage, mais il s'empare symboliquement de
la force vitale d'autrui.
Certains films ou récits extravagants ont tenté de nous faire croire
que dans la tradition africaine le sorcier était un personnage de la
vie quotidienne admis dans le décor d'un village et dont la présence
était presque indispensable à la vie du groupe. En fait, le sorcier a
toujours été un personnage non seulement redouté mais pourchassé.
S'il parvient à s'imposer, c'est parce qu'il est plus fort que le féti-
cheur qui le combat, plus fort que la société dans laquelle il évolue ;
mais dès qu'elle en a la possibilité, cette société n'hésite pas à
l'exterminer. Les jeteurs de sorts au Gabon étaient autrefois placés
sur le bûcher et la foule, tout comme notre bon peuple du Moyen
Age, se réjouissait en voyant les mauvais se tordre dans les flam-
mes. Chez les Bakélé (6) les sorciers avaient la tête tranchée d'un
coup de sabre. Le corps décapité était ensuite attaché à une bille
de bois flottante et jeté à l'eau où il allait ainsi à la dérive, de
village en village, jusqu'à ce qu'il soit mangé par les poissons et les
crocodiles.
La sorcellerie est omniprésente en Afrique parce que dans la
cosmogonie africaine le Mal a sa place et que le sorcier est son repré-
sentant. Elle existe dans tous les pays, toutes les régions, toutes les
classes sociales, toutes les classes d'âge. Tout ce qui est inexplicable
relève de la sorcellerie : de la maladie incurable à l'échec à un
examen.
Chez les Ngombé (8) lorsqu'une personne était soupçonnée de
sorcellerie, on la conduisait devant le chef, et, en présence de tout
le clan, elle devait subir l'épreuve du poison (Mbondo-nzonguma). Si
elle était coupable, elle mourait sur-le-champ, sinon elle était recon-
nue innocente et acquittée. Par cette pratique de l'épreuve du poison
le nombre des maladies et des morts inexpliquées diminua considé-
rablement entre les deux guerres mondiales. Je viens d'employer à
tort l'expression « mort inexpliquée ». Tout s'explique en Afrique :
les maladies et les morts naturelles cherchent elles-mêmes un sup-
port ; ce support c'est le maléfice qui ronge l'organisme et provoque
la mort si on ne le chasse pas avant. Pour vaincre les esprits néfastes
et les hommes « puissants » il n'y a que deux solutions : se les
concilier ou les combattre. Pour les combattre, il y a surtout les
fétiches protecteurs. Dans le Bas-Zaïre (8) il existe des statuettes
hérissées de clous. Chaque clou représente un acte magique et se
dresse contre l'ennemi ou le malfaiteur présumé. Dans le jugement
coutumier de cette région, le présumé coupable plante un clou dans
la statuette pour prouver son innocence ; s'il n'est pas sorcier, il ne
se passe rien ; si au contraire il est coupable, il meurt d'une douleur
fulgurante ressentie à la partie anatomique dans laquelle il a enfoncé
le clou dans la statuette. J'ai assisté à plusieurs de ces jugements
coutumiers. Un soir, en République centre-africaine, j'ai été le témoin
de la cérémonie suivante : le village était frappé d'un mal étrange
et persistant. Seule l'action d'un sorcier pouvait expliquer cette puni-
tion collective. Mais aucun suspect n'était désigné. Le chef décida
donc de réunir la population dans la clairière derrière le village.
Je me trouvais au milieu des notables. Les habitants formaient le
cercle dans le silence et l'expectative. L'heure n'était pas à la joie,
car, dans quelques minutes, l'un des leurs, un voisin, un ami, un
frère peut-être, serait reconnu sorcier et jugé comme tel. Le féti-
cheur arriva et alla se placer au milieu du cercle. Il portait son
costume d'apparat et tous les fétiches protecteurs. Il tenait à la main
droite une machette et dans la main gauche un poulet blanc qui
s'égosillait. Pendant un court instant le silence fut total. L'homme leva
ses deux bras, montrant à l'assistance l'instrument du sacrifice et la
victime. Puis il plaça son bras gauche à l'horizontale devant lui, prit
son élan avec son bras droit, et, d'un coup, trancha la tête du poulet.
Le corps décapité tomba à terre. Le sang arrosait les plumes blan-
ches et le sol par saccades comme une pompe refoulante, mais la
bête encore frémissante trouva la force de se dresser sur ses pattes
et de parcourir en titubant une dizaine de mètres pour aller s'abat-
tre devant un vieil homme assis au premier rang. La foule mur-
mura. Le féticheur leva le bras pour rétablir le silence. On apporta
aussitôt un deuxième poulet blanc que le féticheur éleva au-dessus
de sa tête. La machette s'abattit une seconde fois. L'animal décapité
tomba, se releva, entreprit sa marche titubante et alla s'abattre
dans une flaque de sang devant le même vieil homme. Les murmu-
res montèrent d'un ton. Cette fois, c'est le chef qui obtint le silence.
On apporta un troisième poulet. Le féticheur refit mécaniquement
les mêmes gestes et l'animal, comme les deux premiers, alla mourir
au pied du vieil homme dont le masque se figeait. Au cinquième
poulet accusateur, le vieillard n'y tenant plus se leva et laissa échap-
per un chapelet de paroles, de cris rauques, de supplications qui,
bien que je ne comprenne pas, me parurent être des aveux mêlés
de remords et d'objurgations. Il tendait les mains vers le chef, vers
la foule, vers les siens qui le regardaient maintenant comme un
monstre. Cet homme était bien le responsable du Mal qui pesait
sur le village depuis des mois. Et il n'avait fallu qu'un quart d'heure
pour obtenir des aveux complets. Je songeais en regardant cela aux
longs interrogatoires de nos commissaires et de nos juges d'instruc-
tion. 0, puissance de la magie ! Cinq poulets pour faire avouer
un crime !
Deux ans plus tard, je me trouvais dans le Kasaï occidental (8)
avec mon équipe de la Voix du Zaïre. Comme il n'y avait pas d'hôtel
à Tshikapa, nous avions trouvé refuge chez une brave femme. Tous
les soirs, nous bavardions dans la cour où venaient nous rejoindre
les curieux du village. Un soir, la conversation roula sur la sorcel-
lerie. Les Tshiokwé et les Bapendé nous avouèrent que, dans ce
domaine, leur région avait une solide réputation. Les langues se
délièrent au fur et à mesure que chacun donnait un exemple. On
me promit de faire venir une vieille qui, en plaçant un morceau de
liane par terre, la transformait aussitôt en serpent qui fuyait entre
vos jambes. Je n'ai pas pu assister à cette démonstration, un contre-
temps ne nous ayant pas permis d'être au rendez-vous. On me
montra, en revanche, à Tshikapa même, un vieux qui se tenait en
communication permanente avec d'autres sorciers habitant à des
centaines de kilomètres. Par télépathie, ces hommes se « télépho-
nent » comme disent les habitants admiratifs et craintifs. On me
raconta aussi l'histoire de la femme d'un village voisin : elle
était sorcière et avait la faculté de pouvoir détacher un membre
de son corps pendant un certain temps et ensuite de le reprendre,
le ressouder, sans avoir à souffrir le moins du monde. Cette femme
trompait son mari. Elle sortait toutes les nuits pour aller rejoindre
ses amants. Mais comme le mari était soupçonneux et avait le som-
meil plutôt léger, la femme se collait à lui en s'endormant, et, en
pleine nuit, sortait du lit en laissant l'une de ses jambes tièdes près
de son époux. Une nuit, le mari réveillé sentit la jambe de sa
femme ; cette tiédeur lui inspira un geste tendre. Horreur ! il n'y
avait plus qu'une jambe dans le lit ! Le mari trompé comprit aussi-
tôt. Il prit la jambe de sa femme, et la badigeonna de pili-pili. Quand,
trois heures plus tard, la sorcière infidèle revint et réajusta sa
jambe, le pili-pili fit son effet et la femme connut alors d'atroces
douleurs et de terribles brûlures qui la dénoncèrent comme sor-
cière.
L'imagination du sorcier est sans bornes. Il suffit de visiter le
petit musée dans lequel le prophète Josué Edjro conserve les

1. Prophète de Côte-d'Ivoire (p. 87).


fétiches saisis aux hommes du Mal. C'est une pièce de quatre mètres
sur quatre, dont les murs sont tapissés de fétiches jusqu'au plafond.
Les talismans, les bouteilles, les objets les plus inattendus, les
paquets mystérieux, les chiffons, rognures d'ongles, cornes d'antilo-
pes, poissons calcinés, crapauds putréfiés enveloppés dans des sachets
d'étoffe, de cuir, des filets ; la boule de plumes pour rendre fou,
la sagaie avec laquelle on découpe la chair humaine, le couteau
traversé par un clou pour vider la tête des gens, l'avion taché de
sang pour nuire à distance à ceux qui sont en exil en Europe, le
Coran inversé, le cadenas qui permet au voleur de venir opérer en
toute tranquillité, les poudres qui rendent invisibles les fuyards, les
poisons les plus subtils, les pierres qui rendent les femmes stériles.
Les prophètes qui luttent contre ces fétiches ne les méprisent pas,
au contraire. Les adeptes des religions nouvelles citent avec terreur
les actes de sorcellerie pratiqués encore couramment. Ils sont ras-
surés par le fait que le prophète est une sorte de super-sorcier qui
vient toujours à bout des forces du mal.
Dans les confessions diaboliques on lit et on entend des décla-
rations effrayantes. La jalousie est le plus souvent le moteur de toute
action maléfique ; dans la famille d'un polygame, l'une des femmes
est toujours préférée aux autres et les coépouses n'hésitent pas à
faire appel au sorcier pour éliminer la favorite. Pour cela, tous les
moyens sont bons : en ramassant du bois, la favorite se fait piquer
par un serpent ; c'est évidemment l'une des coépouses qui s'est
transformée en reptile. Une femme malade avoue avoir provoqué
l'accident d'automobile qui a coûté la vie à son propre frère ; elle
fournit une quantité de détails qui permettent de ne plus douter de
sa culpabilité. Cette autre, raconte comment le 10 mai 1940, sur le
front de Sedan, elle a dirigé la balle allemande qui a tué son père.
« Ceux qui ont le diable en eux bénéficient d'étranges pou-
voirs », me dit Claver, le secrétaire du prophète Atcho 1 « S'il y a
parmi nous, ici, dans l'assistance, deux ou trois personnes qui sont
« en diable », ils peuvent conserver entre eux sans que nous les
entendions. Ils tiennent deux conversations en même temps. Tout
comme les Blancs, ils possèdent les machines les plus perfectionnées.
Ils ont, eux aussi, des avions, des sous-marins ; ils prennent ces
engins pour voyager la nuit et aller faire le mal souvent très loin. »
Presque tous les jeteurs de sorts pratiquent l'envoûtement par
l'aiguille. Je l'ai même rencontré chez les Haoussas de religion musul-
mane. Le sorcier utilise une aiguille métallique spéciale. L'opération
se fait le soir, au crépuscule. Il frotte l'aiguille avec quelques gouttes
de sève d'une plante (Euphorbia), puis il l'expose à la vapeur qui
s'échappe d'une marmite dans laquelle trempent des feuilles d'une
autre plante (Eclipta alba). Le sorcier parle alors à l'aiguille : il
lui confie sa mission ; il désigne la victime, il exige une exécution
rapide. Puis, il plonge l'aiguille dans l'eau bouillante et lui ordonne
d'aller. Alors l'aiguille vibre et, dans un bruit d'orage, disparaît dans
l'espace en laissant un sillage de comète. A.M. Bergiat raconte, dans

1. Chap. Albert Atcho, p. 65.


un ouvrage sur les rites secrets 1 la suite de l'opération : l'aiguille
s'envole et s'arrête au-dessus de la porte de la case habitée par la
victime. Elle attend que la victime sorte ; à ce moment-là, elle pénè-
tre dans sa chair et lui inocule la mort. L'homme ne ressent qu'une
légère piqûre. Il s'alite deux jours plus tard et trépasse dans la
semaine. Sa mission accomplie, l'aiguille revient chez le sorcier en
emportant un peu de terre de la tombe.
Certains sorciers utilisent cette méthode pour exercer une sorte
de chantage. Ils vont trouver une personne et, au cours de la con-
versation, font quelques allusions : « Tu n'as rien senti cette
nuit ? Ce sont peut-être les mânes qui sont fâchés contre toi. Il
faudrait les satisfaire. Si tu connais un poulet ou un cabri, on pour-
rait sûrement les calmer. » Et la victime paye toujours.

1. Rites secrets de l'Oubangui (A.M. Vergiat), Payot.


SOCIETES SECRETES

L'Afrique est encore pleine de mystères, plus pour ceux qui la


connaissent que pour ceux qui l'ignorent. C'est le continent des socié-
tés secrètes. Les plus actives se trouvent dans les pays côtiers :
Guinée, Sierra Leone, Libéria, Côte-d'Ivoire, Dahomey, Nigeria,
Cameroun, Gabon, Congo, Zaïre, Angola, etc.
On peut diviser les sociétés secrètes africaines en plusieurs caté-
gories, mais il faut tout de suite faire une distinction entre les
sociétés magico-religieuses et les associations criminelles.
Les sociétés magico-religieuses sont le plus souvent des associa-
tions protectrices, conservatrices des traditions, mais dont le carac-
tère secret rend souvent les actes incontrôlables. Le « Gor » (1) est
une société secrète qui combat le mal et cherche l'équilibre de la
société. Si un homme est trop riche, si sa plantation est trop impor-
tante, le Gor annonce aux chefs qu'il va devoir intervenir. Et le
lendemain, une partie de la plantation est ravagée. Si, par une for-
tune trop vite acquise, un homme dans le village vient narguer ses
anciens amis et voisins en construisant une maison somptueuse à
étages, une tornade la démolira sûrement. Pour les récalcitrants, les
cas de fautes graves vis-à-vis du groupe, le Gor dispose d'un poison
fait avec de la bile de crocodile. Le Gor est donc une confrérie
qui cherche à imposer l'harmonie et la paix grâce à des moyens
que la justice moderne n'apprécie pas toujours, mais incontestable-
ment efficaces.
Les sociétés subversives et criminelles sont, bien entendu, inter-
dites dans tous les pays. Parmi toutes ces sociétés, il faut citer les
hommes-panthères, les hommes-léopards, les hommes-caïmans, les
hommes-babouins, les hommes-éléphants. La plus célèbre est certaine-
ment celle des hommes-panthères. On en a beaucoup parlé à tort
et à travers. On a même vu les hommes-panthères là où ils n'ont
jamais existé. On en a surtout parlé sous forme anecdotique sans
savoir exactement qui ils étaient et pourquoi ils agissaient. J'écris
volontairement au passé car ces sociétés criminelles sont, semble-t-il,
en voie de totale disparition. Pourquoi ? En acquérant leur indé-
pendance, la plupart des pays africains ont cherché à limiter l'action
de ces sociétés secrètes qui sévissaient sur leur territoire, estimant
qu'elles pouvaient être une entrave à l'unité nationale et à la nou-
velle gestion administrative. De plus, la réaction à l'occupant étran-
ger étant l'un des moteurs de ces sociétés, l'indépendance anéantis-
sait tout. Il est pourtant bien difficile d'affirmer que ces sociétés
n'existent plus du tout. Mais je n'accorde personnellement que peu
de crédit aux observateurs qui se vantent d'avoir fréquenté, ou
même seulement vu une telle société en activité. Quant à moi, je
n'ai pu retrouver que des traces, deviner des actions, pas très ancien-
nes il est vrai. J'ai trouvé chez les Bakumu du Haut-Zaïre certains
masques d'écorce d'arbres tachetés et des griffes de fer qui ne lais-
saient aucun doute sur l'utilisation passée de ces objets. Mais jamais,
au cours de mes enquêtes, un homme ne m'a avoué faire partie d'une
société d'hommes-panthères ou autre société criminelle.
On sait plus ou moins ce qu'étaient les hommes-panthères ; des
hommes revêtus d'une peau de panthère et accomplissant des
crimes à la manière de cet animal. En déchirant la chair avec leurs
griffes de fer (que l'on conserve dans tous les musées africains) ils
laissaient également sur le terrain des empreintes imitant celles du
fauve. On a longtemps cru d'ailleurs à des crimes d'animaux. Pour-
quoi ces sociétés ? A l'époque où l'influence étrangère cherchait à
faire tomber en désuétude les traditions tribales, les coutumes, les
croyances, les sociétés secrètes ont été un véritable frein. Dès lors,
on comprend mieux pourquoi les crimes devaient être mystérieux et
spectaculaires : mystérieux parce que le mystère provoque l'effroi, et
spectaculaire pour qu'on sache bien qu'il y a punition. D'où les muti-
lations horribles des victimes.
Le phénomène aniotique 1est un phénomène social. Il trouve ses
origines dans la pratique des sacrifices humains et des crimes rituels.
Par exemple, une très vieille coutume qui m'a été racontée dans la
région de Kisangani (8) voulait qu'à la mort d'un chef, non seule-
ment ses femmes soient enterrées vivantes avec lui, mais que des
émissaires tuent un certain nombre de personnes rencontrées le long
des pistes. Ces coutumes avaient pour but de « pleurer le mort ».
On retrouve cette coutume chez les vieux peuples d'Asie ou d'Améri-
que centrale. Peu à peu, le phénomène s'est transformé. D'abord, les
hommes-panthères devinrent des tueurs professionnels qui, pour le
compte de la communauté, exécutaient les hors-la-loi. Ils représen-
taient les bourreaux de la justice traditionnelle. C'est en cela qu'ils
faisaient œuvre sociale. Puis, évidemment, les choses se déformant
et les abus étant inévitables, ces équipes de tueurs exécutèrent des
vengeances individuelles ou collectives afin d'assurer le profit ou la
domination du chef à la solde duquel ils travaillaient. Les crimes
devenaient alors des règlements de compte tribaux. A l'arrivée des
étrangers, les Arabes d'abord, et puis les Européens, ces sociétés
secrètes sont devenues des instruments politiques, le symbole de la
1. Littéralement : homme-panthère (en langue vernaculaire du Haut-Zaïre).
résistance à l'occupant. Pourtant, ces crimes ne touchaient encore
que les Noirs ; en effet, il s'agissait bien de vengeances claniques :
lorsqu'un petit chef s'était soumis aux Blancs, avait accepté de leur
verser le tribut au lieu de le payer au grand chef coutumier, celui-ci
envoyait ses hommes-panthères. Ces derniers observaient la plus
grande discrétion. Et pourtant, paradoxalement, lorsqu'ils étaient
traduits devant la justice européenne, ils avouaient leurs crimes avec
une grande facilité. Pourquoi ? Parce que la métamorphose était
telle que lorsqu'ils étaient dans la peau de la panthère, leur respon-
sabilité d'homme n'était plus engagée à leurs yeux : ils n'étaient
plus que des animaux agissant par instinct.
Comment devenait-on homme-panthère ? Il fallait subir une ini-
tiation très spéciale, après la circoncision. Pendant la période d'ini-
tiation à la circoncision, certains jeunes gens avaient été désignés
pour devenir hommes-panthères. Après avoir passé un certain temps
chez leurs parents, ils déclaraient qu'ils devaient partir pour un long
voyage. En réalité, ils partaient pendant plusieurs mois dans un
camp qui se trouvait évidemment à l'écart, souvent sur une île.
Là, ils subissaient un entraînement très dur. Ils étaient souvent bat-
tus ; ils devaient endurer toutes les formes de la douleur, appre-
naient à grimper, à sauter, toujours avec sur le dos un poids corres-
pondant à celui d'un homme. Les anciens, au cours de ces exer-
cices, ne les épargnaient pas : ils leur jetaient des lances. Si l'un
des initiés était blessé c'est qu'il n'était pas digne de devenir homme-
panthère. Ils apprenaient à imiter le cri des animaux, à se servir
du couteau spécial, des griffes, à faire des empreintes avec les pattes.
« Quand ils étaient suffisamment formés, ils devaient passer leur
examen, c'est-à-dire accomplir leur premier crime. En général, pour
commencer, on leur confiait des proies faciles : femmes, enfants, ou
vieillards. Les anciens désignaient la personne à tuer. C'était parfois
un proche parent de l'homme-panthère. L'initiateur poursuivait deux
buts : observer les réactions de l'assassin devant sa victime ; acqué-
rir la certitude que l'homme-panthère ne trahirait jamais la secte
en dénonçant ses propres crimes 1 »
Certains auteurs ont prétendu que l'anthropophagie ou le canni-
balisme était l'objectif principal de ces sociétés criminelles. Il n'en
est rien. L'anthropophagie a de tout temps existé et dans tous les
continents. Certaines de ces coutumes remontent aux temps les plus
reculés. Paradoxalement, on a pu observer que les tribus cannibales
se distinguaient des autres par une culture remarquable, ce qui
détruit l'idée d'un comportement primitif. Le phénomène du canniba-
lisme peut s'expliquer de différentes manières.
« Que voulez-vous », me disait un vieil Européen qui vivait
en brousse depuis quarante ans au milieu d'une population réputée
anthropophage, « voilà des gens qui mangent très peu de gibier,
il n'y a pas de rivière, et un interdit les empêche de manger des
œufs ; ils manquent de protéines ; alors ils bouffent leurs vieux :
ça les remonte et ça ne sort pas de la famille ! »
1. Les sociétés secrètes des hommes-léopards en Afrique noire. (P.E. Joset)
édit. Payot.
Pour cynique qu'elle soit, cette remarque n'est pas très éloignée
de celle, beaucoup plus scientifique, de P. Descamps qui soutient que
le cannibalisme est né d'une nécessité d'ordre alimentaire, d'un
manque d'azote. Mais la plupart des thèses préfèrent s'appuyer sur
l'acte rituel. Si l'on mangeait de la chair humaine ce n'était pas
pour se nourrir. Le fait de consommer certaines parties d'un corps
humain, son cœur notamment, permettait d'absorber du même coup
sa force vitale et ses vertus. Dans la drogue (le dava) absorbée par
les hommes-panthères du Haut-Zaïre, il y avait plusieurs ingrédients
mélangés à la chair humaine. Mais il faut savoir interpréter cette
préparation : l'homme-panthère, lorsqu'il est en mission, n'est plus
un homme mais un fauve ; il en a toutes les caractéristiques et il
en ressent tous les besoins, y compris celui de se nourrir d'une
certaine façon ; le léopard peut manger de la chair humaine, donc
l'homme-léopard doit en faire autant pour être totalement identifié
à la bête. Il faut donc, avancer prudemment lorsqu'on aborde le cha-
pitre de l'anthropophagie. Certes, il n'est pas question de nier cette
coutume, mais elle n'a jamais été pratiquée, comme on voudrait le
faire croire, par des groupes entiers ; elle était réservée à certaines
sectes secrètes pour des raisons bien précises.
On m'avait parlé de trois ou quatre tribus particulièrement répu-
tées dans ce domaine parce que traînant derrière elles un lourd passé.
Il s'agissait des Waréga dans le Kivu, des Bakanu et des Ngombé
dans le Haut-Zaïre (8).
Pendant très longtemps, m'avait-on dit, les Waréga ont mangé
aussi bien leurs prisonniers que leurs ennemis tués. Et même l'arri-
vée des Arabes n'a pas réussi à éradiquer cette coutume. D'autre
part, on me dépeignait ces populations comme très cultivées et pos-
sédant une hiérarchie exemplaire. Je voulais donc savoir ce qui sub-
sistait de cela, dix ans après l'Indépendance.
Le 24 mai 1971, avec l'équipe de la « Voix du Zaïre », départ pour
Kalima, à cent kilomètres de Kindu. Nous traversons la forêt du
Kivu : décor grandiose, impressionnant. C'est ici qu'en 1963-64 les
forces congolaises loyalistes rencontrèrent la plus forte résistance de
la part des troupes katangaises et mercenaires. Il est vrai que la
guérilla trouvait là un terrain idéal ; à cette occasion, la technique
sinon la pratique des hommes-panthères ressuscita pendant quelque
temps : on trouvait des cadavres affreusement mutilés, comme au
bon vieux temps !
Prévenu de notre arrivée par radio, le commissaire de zone a bien
fait les choses. Depuis hier, nous sommes attendus par les Waréga
au village de Kinkungwa. Nous entrons dans ce village au milieu
d'une double haie de gens en liesse qui poussent des you-you et jet-
tent sur nous des poignées de riz. Rafraîchissements chez le chef de
localité. Puis on fait entrer les grands chefs waréga. J'ai devant moi
quatre maîtres de la forêt. Ils portent une peau de civette en guise
de cache-sexe, et au cou le collier à dents de léopard dont le nombre
détermine le grade dans la hiérarchie. Sur la tête, le casque de cauris
surmonté de la queue d'éléphant. L'un de ces hommes est très âgé.
Il prend le verre de bière qu'on lui offre et le déguste comme un
prince. Les quatre hommes qui sont devant moi sont les quatre
grands chefs mwami de tout le Kivu. Officiellement, la secte mwami
a pour mission de préserver la tranquillité du groupe ethnique, de
le défendre contre les ennemis éventuels, de faire respecter l'ordre,
la morale et l'esprit social. En fait, la secte mwami a des pouvoirs
illimités et des actions occultes bien difficiles à déceler, même quand
on dispose, comme c'est mon cas, de toutes les autorisations pour
mener une enquête.
Pour entrer dans cette secte, c'est le père du postulant qui pré-
sente la requête au conseil des sages. S'il est agréé, le néophyte
accède au premier grade, celui de « Mwami wa yima ». Dès lors, il
va subir une initiation au cours de laquelle il apprendra à interpréter
les statuettes, à décoder les messages du tam-tam et à respecter les
interdits alimentaires. Désormais, il ne pourra plus manger du pan-
golin tant qu'il n'aura pas accédé aux grades supérieurs. Il en est de
même pour l'aigle et le python qui sont réservés aux grands chefs.
Le Mwami doit franchir plusieurs degrés dans la hiérarchie avant de
parvenir au titre suprême de « Kindi kya Lutumbo ». Il est alors
conseiller et juge ; ses décisions sont sans appel. C'est le grand sage
de la secte.
Que se passe-t-il au cours d'une de ces séances secrètes ?
Après des heures d'interview, je n'ai pas pu le savoir. Seules les
questions anodines recevaient des réponses satisfaisantes. Avant de
répondre, les chefs se retournaient encore vers d'autres conseillers,
et le traducteur n'intervenait qu'après avoir reçu l'autorisation du
grand sage. A aucun moment il n'a été fait allusion à l'anthropopha-
gie, évidemment. Ces défenseurs farouches de la tradition avaient-ils
conservé celle qui avait fait leur réputation ? Je reçus une quantité
de renseignements précieux concernant cette secte très peu étudiée.
Et c'est au cours de cette longue conversation que jaillit soudain
le mot « kimbilikiti ». Après une hésitation, les chefs m'expliquèrent
que lorsqu'un grand chef de la secte meurt, il doit être pleuré par
le « kimbilikiti ». Quand je demandai des précisions, les visages se
fermèrent. Le chef de localité intervint pour me dire que c'était un
sujet à ne pas aborder. Il n'en fallait pas plus pour éveiller l'intérêt
de mon équipe. Après avoir joué la carte de la séduction, nous abat-
tons celle de la voie officielle :
— Après tout, clame mon confrère Vital dans une sorte de réac-
tion civique, nous représentons le gouvernement et nous venons dans
un intérêt national : nous collectons toutes les coutumes en vue de
reconstituer notre patrimoine.
La harangue n'a pas l'air d'émouvoir les chefs. On les sent pour-
tant partagés entre le désir de nous faire plaisir, le souci de ne pas
déplaire aux autorités et l'interdiction absolue de révéler quoi que
ce soit. Je pose quelques questions qui tournent autour du sujet. Les
chefs se décrispent et répondent aimablement. Puis, le « mot » est
de nouveau lâché et les visages se referment. Je décide alors d'accé-
lérer le processus car j'ai besoin d'enregistrer l'aspect négatif de cette
attitude.
— Nous allons vous poser des questions, dis-je aux chefs. Si
vous ne pouvez pas répondre, dites-nous simplement : « Nous ne
pouvons pas répondre. »
Ils acceptent. Nous mettons en marche caméra et magnéto. Aupa-
ravant les chefs se sont consultés et ont désigné un porte-parole.
Je pose ma première question. Sans attendre la traduction, il répond
qu'il ne peut rien dire. Il comprend donc un peu le français. Je lui
demande pourquoi il ne peut rien dire. Il m'explique :
— Nous sommes répartis en trois groupes : pour que je puisse
répondre, il faut l'accord des chefs des trois groupes ; il en manque
un.
Je crois le tenir en répondant :
— Nous allons le chercher. Où est-il ?
Ils sourient. Le groupe manquant est du côté de Goma à trois
jours de voiture par des pistes impraticables. Le vieux m'a roulé. Je
me permets d'insister de nouveau sur le kimbilikiti. Très posément
le chef déclare qu'il vaut mieux ne rien savoir.
— Pourquoi ?
— Parce que le kimbilikiti pourrait vous poursuivre de sa haine.
— Mais si nous ne révélons rien ?

HIERARCHIE MWAMI
— Le kimbilikiti exige toujours des victimes. Si vous arriviez à
photographier le kimbilikiti ou à l'enregistrer, il y aurait fatalement
mort d'homme, soit parmi les membres de la secte, soit parmi vous.
A ces mots, mon preneur de son pose son magnéto à terre et
me dit :
— Tu es bien gentil, Tonton, mais moi j'ai un gosse à Kinshasa,
et je ne plaisante pas avec ça. Si tu veux, prends le son toi-même ;
moi, le kimbilikiti, je m'en fous ! D'ailleurs, ce n'est pas la peine de
se fatiguer : même si tu filmais et si tu enregistrais, il n'y aurait
rien sur la pellicule et sur la bande magnétique.
Il nous explique que le cas s'est déjà produit à la télévision. Une
équipe était allée filmer la cérémonie d'une secte secrète magico-
religieuse et, revenue à Kinshasa, elle s'est aperçue que les pellicules
n'avaient pas été impressionnées.
Je n'insiste pas, et les grands chefs retrouvent leur sourire. Ils
sont prêts à faire toutes les démonstrations que je voudrai. Ils
nous laissent même filmer des danses rituelles. Au cours de cette
longue séquence, entre dans le cercle des danseurs une femme très
agitée qui est visiblement folle. Elle est habitée par l'esprit de la
danse et chaque fois qu'elle entend ces chants l'esprit ne la quitte
plus. Arrêter brusquement la danse équivaut pour elle à un arrêt du
cœur. Il faut, pour l'exorciser, la faire danser jusqu'à épuisement,
jusqu'à évanouissement, afin que l'esprit satisfait puisse tranquille-
ment sortir de son corps. Je consigne cette observation, mais le
caméraman qui n'a pas entendu et qui arrive en fin de magasin de
pellicule crie : « Coupez ! » Et la danse s'arrête. Alors la folle est
secouée de convulsions, elle se raidit, bave aux lèvres, tombe sur le
sol, se tord, les yeux hors de la tête, elle s'étouffe, ses tempes bat-
tent à se rompre. Le chef mwami hurle : « Continuez ! continuez !
elle va mourir ! » La danse reprend. Et peu à peu, la malade s'apaise,
se détend. Bientôt, elle est inerte : l'esprit l'a quittée.
Inutile de dire que le mot « kimbilikiti » est resté pour notre
équipe comme une sorte de mot de passe, une connivence amusante ;
chaque fois qu'une chose va de travers ou qu'un instrument ne
fonctionne pas normalement on ne manque pas de dire : « C'est le
kimbilikiti. »
Nous nous rendons à 8 heures sur la piste du terrain de Kindu
où l'avion qui doit nous conduire à Goma va se poser. Il y a une
dizaine de passagers. Le plafond est bas. On entend arriver l'appareil
qui tourne autour du terrain pendant un moment puis s'éloigne. Je
me renseigne auprès du chef d'escale.
— Il s'en va, dit-il. Il n'y a pas assez de visibilité.
— Mais il va revenir ?
— Oui. Demain, peut-être.
Nous repartons avec notre quart de tonne de bagages. Nous
décidons de changer de destination pour ne pas perdre de temps.
Nous nous dirigeons vers la petite agence d'Air Zaïre pour échanger
nos billets. Deux employés, d'un flegme exaspérant, somnolent sous
deux pancartes. La première dit : « Il n'y a pas de situation déses-
pérée, il n'y a que des hommes qui désespèrent. » La deuxième, sur
l'autre mur : « L'Homme meurt deux fois ; la première fois lorsqu'il
perd son enthousiasme. » Si cet adage et vrai, les deux Zaïrois que
nous avons sous les yeux sont des zombis.
Le lendemain, vers 10 heures, nous embarquons dans un petit
bimoteur bourré de passagers, de mamas surtout avec leurs ballu-
chons, leurs bassines de manioc, leurs dames-jeannes de vin de palme.
Le steward, qui a renoncé depuis longtemps à faire respecter toute
discipline à bord, enjambe tous ces paquets en prenant appui sur les
dossiers des sièges. Il ne nous demande même pas de boucler nos
ceintures pour le décollage. Nous prenons la piste. Les moteurs sont
poussés à plein régime ; la carlingue et les ailes vibrent, prêtes à
se désintégrer. La porte du poste de pilotage ne ferme pas. Le pilote
desserre les freins et roule plein gaz. Il tire sur le manche. Il se
crispe... l'appareil ne décolle pas. Il parvient à réduire le régime et
à s'arrêter en bout de piste. On nous annonce un léger incident, rien
de sérieux. Nous revenons près du hangar. Le mécanicien déclare
qu'il y en a pour dix minutes. Nous descendons pour nous détendre.
Un quart d'heure après, nous remontons à bord. Nouvelle tentative
de décollage... nouvel échec. Nous commençons à ne plus rire du tout.
Nous revenons au hangar. Le mécanicien n'a plus le sourire. Troi-
sième tentative, troisième échec. Alors, du fond de la carlingue,
s'élève une voix féminine :
— Bon ! j'ai compris. Je vais vous laisser partir.
Nous nous retournons. C'est une femme de trente ans, environ, un
peu grasse mais pas vilaine. Elle tient sur ses genoux un gros paquet
et une marmite émaillée. Notre électricien, assis à côté d'elle, lui
demande :
— C'est vous qui nous empêchez de partir ?
— Pas moi. Mon mari. Je viens de le quitter. Je veux m'enfuir.
Mais il l'a appris. Il est au kimbilikiti et il me retient. Tant que je
serai là, l'avion ne partira pas.
La femme est descendue avec ses bagages. L'avion a repris la piste
et il a décollé sans difficulté. La surcharge peut-être !
Le steward qui est de Bukavu ne semble pas étonné outre mesure.
Il en a vu d'autres dans le domaine des « actions à distance ». Il
me raconte que les Mapoloni sont des chasseurs-sorciers du nord-
est du Zaïre qui jouissent d'une réputation tout à fait remarquable.
Même si le chasseur ne voit pas sa proie, il lance sa flèche en l'air
ou sa sagaie, et l'engin atteint la bête à coup sûr. La flèche va vers
le gibier comme un missile sur l'obstacle. Mais les Mapoloni paient
ce pouvoir par un sacrifice qui était autrefois un sacrifice humain.
Nous sommes arrivés dans la région de Lisala, chez les Ngombé,
le lendemain du jour où l'on avait enterré un homme en dehors du
village, à la limite de la forêt. Cet homme avait une très mauvaise
réputation. A dire vrai, on était même persuadé, bien qu'on n'ait
jamais pu le prouver, qu'il était sorcier. Alors, selon la coutume, on
l'avait enterré dans ce « no man's land » des esprits, dans la forêt
spécialement aménagée d'où les morts ne ressortent pas. C'est que
le « njoki » (le sorcier) est peut-être plus mauvais ici que partout
ailleurs. Il n'y a pas moyen de se le concilier ou même de l'apaiser.
Doit-on rapprocher ce personnage clandestin du « Ndjiki » qui,
chez les Bakumu, tout en étant très redouté, a une fonction philan-
thropique particulière ? C'est un personnage qui ne cherche pas à
dissimuler sa puissance occulte, mais qui l'utilise, apparemment, à
une seule fin : guérir cette étrange maladie qu'est le kaséa. Le
kaséa est un grossissement monstrueux des testicules. On en ignore
la cause. On sait seulement que cette maladie est apportée par les
« mauvaises femmes bakumu ». En effet, seules les femmes bakumu
portent en elles les causes de ce mal. On ne connaît cette maladie
bizarre que dans cette tribu en Afrique centrale. En fait, la sorcel-
lerie est mêlée à la maladie proprement dite. Certaines de ces « mau-
vaises femmes » partent en brousse pendant plusieurs mois et sont
initiées par une secte secrète malfaisante. Dès lors, elles peuvent
transmettre la maladie. Quand une de ces femmes rentre du camp
d'initiation, elle exerce immédiatement ses ravages. Le premier
homme qui a des rapports sexuels avec elle est un homme mort. Les
suivants sont frappés du kaséa. Seul le ndjiki connaît le secret de
cette maladie et peut sauver ceux qui en sont atteints.
Par l'intermédiaire des autorités de Kisangani (8) nous avions
obtenu l'autorisation exceptionnelle d'assister à une séance de la
secte du Biaba. Les groupes se réunissent toujours en forêt à l'abri
des curieux. Il avait été convenu que deux représentants nous atten-
draient sur la route au kilomètre 11. A l'heure dite, nous étions là.
En voyant débarquer nos 250 kilos de matériel et surtout la caméra,
l'un des hommes affirme qu'il n'est pas possible d'emporter tout
cela. Les palabres commencent. Nous tentons de les convaincre. Ils
veulent prendre l'avis de leur chef, et nous demandent d'attendre
avant de s'enfoncer dans la forêt. Ils sont de retour vingt minutes
plus tard : « Ça va ! disent-ils, venez ! mais les pères de famille
seulement. » Je demande une explication, que l'on est incapable de
me fournir. Après dix minutes de marche en forêt, nous arrivons
dans une clairière. Les notables de la secte du Biaba sont installés
sur des transats de fabrication locale. Le chef est le Kempodye. Il
est juge suprême et arbitre en toute chose. Il parle un peu le lingala.
Nous lui demandons d'abord la définition du Biaba.
— Le biaba est une maladie inconnue de votre médecine.
Il sourit en retroussant légèrement sa lèvre supérieure.
— Le malade s'affaiblit sans raison et meurt d'un mal qui ne peut
être combattu par aucun remède. Seuls les notables du biaba peuvent
guérir cette maladie.
— Ils peuvent donc aussi la provoquer ?
Le chef fait comme s'il n'avait pas entendu ma question et
répond :
« Le biaba désigne à la fois la maladie, celui qui la guérit et notre
société. »
Nous allons certainement assister à la guérison de deux jeunes
gens qui sont là, assis par terre, enduits de kaolin de la tête aux
pieds. Ils ont donné chacun une poule et un zaïre. Le chef a levé la
main. Au fond de la clairière, les musiciens-chanteurs sont entraînés
par le soliste qui est en même temps le maître des cérémonies. Sur
des rythmes rapides, il lance des imprécations. Les répons sont
scandés par tous les membres de la secte. Sur ces rythmes, à tour
de rôle, les hommes entrent en lice et viennent exécuter des danses
acrobatiques, une succession de sauts, de contorsions, de pirouettes.
Le danseur mime les activités de la vie quotidienne, avec des gestes
accélérés. Il s'éloigne ainsi en dansant d'une centaine de mètres,
puis revient. Une accélération du rythme provoque chez le danseur
une sorte de transe. A voir les réactions bizarres des protagonistes,
ces performances sont certainement aidées par une dose de drogue.
Les deux jeunes malades se sont levés et se placent sur le sentier
pour accomplir à leur tour la première phase de l'initiation : le
Kayinga.
Le chef accepte que nous enregistrions le son mais refuse d'être
filmé. Mes coéquipiers de la télé parlementent ; il n'y a rien à faire ;
en insistant ils ne font que braquer le chef. Il ne m'est plus possible
de poser des questions sur les trois autres phases de l'initiation
(Magbugbu, Mogoa, Ilimo). Les patriarches installés sur leurs tran-
sats deviennent hermétiques. Sans me laisser décourager, je pose
des questions sur les activités de la secte. Ils me regardent comme
s'ils ne comprenaient plus. Ils n'acceptent de répondre que lorsque
je parle de l'origine du Biaba.
— La création de Biaba est l'œuvre d'un nouveau-né. C'est pour
cette raison que seuls les hommes mariés et pères de famille sont
admis au Biaba. Toute infraction peut être punie de mort.
Après une discussion stérile de plusieurs heures, nous sommes
contraints de renoncer à en savoir davantage sur cette secte dont
les activités vont certainement au-delà des manifestations auxquelles
nous avons pu assister.
Peu avant notre départ, notre preneur de son commet involon-
tairement l'erreur de traverser le sentier sur lequel évoluent encore
les adeptes. Le maître des cérémonies fulmine ; les yeux exorbités,
il nous injurie, nous maudit peut-être. Le chef préfère nous congé-
dier. Nous comprenons qu'il faut abréger la séance.
Dans les activités de toutes ces sociétés secrètes, de ces sectes,
autrefois criminelles, nous devons voir autre chose qu'un simple
désir de nuire ou de rechercher une suprématie sur le reste du
groupe. Pendant très longtemps l'Afrique colonisée a vécu en désé-
quilibre. La justice était rendue par des étrangers que les coutumes
locales n'intéressaient pas et qui voulaient en imposer d'autres, esti-
mant qu'il n'y avait qu'une civilisation : la leur. Ils oubliaient, ces
juges, que jamais un homme n'est totalement soumis à un autre
homme, et que s'il fait semblant, c'est qu'il conserve au fond de lui-
même l'espoir que sa iustice à lui sera, tôt ou tard, la plus forte.
MAGICIENS ET FETICHEURS

Arrivés dans la région de Budjala (8), la zone des marais, nous


avions abandonné la Land-Rover et nous étions accroupis sur la
plate-forme d'un camion dix tonnes qui tremblait de toutes ses
ridelles. Nous roulions à 80 à l'heure sur une piste artificielle. Ici,
la terre ferme ne représente que quelques îles où sont installés les
groupes qui vivent du produit de la chasse et de la pêche. Le gibier
et le poisson abondent mais les populations se trouvent très isolées.
Comme il pleut huit ou neuf mois par an, la route est toujours dans
un état lamentable. Les marais viennent à fleur de piste. Il n'est
pas recommandé de rouler la nuit en état d'ébriété.
Nous avions couché et pris nos repas chez le chef de la localité.
La population que nous filmions depuis plusieurs heures ne voulait
plus nous laisser repartir. Il avait fallu précipiter un peu les remer-
ciements et les salutations. Le camion en démarrant avait été suivi
longtemps par les enfants qui n'en finissaient plus d'agiter leurs bras
et de pousser des cris. Nous pensions que nous étions partis pour
une longue étape.
Mais à 18 kilomètres du départ, changement de programme : le
camion s'arrête ; des centaines de personnes barrent la piste. Une
tribu, ayant appris notre passage et ne voulant pas être en reste
avec ceux de Budjala, a dressé des arcs de triomphe pour nous. Nous
devons descendre du camion et marcher en cortège sous une pluie
de vivats, de chants, de slogans civiques, pendant un bon kilomètre.
Nouvelle réception chez le chef de la collectivité. Il faut encore
manger, alors que nous sortons de table. Il faut boire surtout, et
à pleines calebasses, le vin de raphia chaud qui, je le sens bien, va
nous faire le plus grand mal. Notre chauffeur en est à sa troisième
calebasse contenant au moins un litre. Et soudain, la conduite forcée
du ciel lâche ses trombes d'eau. Nos pluies européennes les plus
violentes ne sont que de petites ondées à côté des pluies de la forêt
équatoriale. Elles ne durent d'ailleurs que quelques heures, parfois
quelques minutes, mais ce sont des hallebardes qui transpercent
tout. Nous nous abritons dans la case du chef de la collectivité.
Un homme qui revient de Géména annonce que la piste est encore
praticable. Vers 16 heures, nous démarrons. Quel démarrage ! le
chauffeur est ivre mort. Au premier virage, nous sommes balancés
au fond de la benne. Le pilote fonce dans des torrents de boue qui
giclent au-dessus de la cabine. Mes copains, à travers la lucarne,
tentent de le calmer ; Vital menace même. Mais le chauffeur rit
aux éclats, pied au plancher. Il faudrait l'assommer. On y songe,
mais comment, en pleine vitesse sur une piste de trois mètres de
large, entre les marais ? Pendant trois quarts d'heure nous risquons
ainsi l'accident à chaque tour de roue. Finalement, pour éviter un
tronc d'arbre qui dépasse, le chauffeur donne un coup de volant et
le camion, à 80 à l'heure, entre dans le marais. Nous nous enfon-
çons doucement avec des borborygmes voluptueux. Nous nous regar-
dons. Vital réprime un fou rire. Je suis furieux. Il est 17 heures 30.
Le jour baisse. Nous sommes à cinquante kilomètres du village le
plus proche. Pendant deux heures, notre équipe lutte pour essayer
de tirer le camion du marais. Mais il faudrait un autre camion pour
le dégager. En travaillant, nous nous enfonçons nous-mêmes ! J'ai
de la boue jusqu'aux genoux ; mes chaussures font un agréable bruit
de ventouse. Il n'est pas question d'ôter quoi que ce soit : il fait
déjà froid. Nous nous agglutinons au fond de la benne du camion,
nous nous enveloppons dans une bâche et nous essayons de trouver
le sommeil. Quand le jour se lève, un épais brouillard rampe sur
le marais. Combien de temps attendrons-nous la première voiture ?
Dès que le brouillard se dissipe, il fait très chaud. Nos lèvres sont
dures. Pas d'eau potable. Vital a trouvé un bananier. Avec l'écorce
de cet arbre admirable, nous humectons nos lèvres. La boue a séché
sur nos vêtements et produit maintenant une très belle cotte de
mailles. Enfin, vers midi, un camion apparaît. Il n'est pas question
de nous dépanner, mais il peut nous conduire à Akula. Quand nous
arrivons, toutes les cases de passage sont occupées. On nous conduit
à l'hôpital. Nous pénétrons dans le bâtiment de la maternité qui est
dans un piteux état. Un vieux gardien ouvre la porte de la salle
d'accouchement et nous dit en souriant :
—Installez-vous !
Mes camarades me font l'honneur de m'offrir la meilleure place,
sur la table d'opération de campagne, avec étriers et accessoires
adéquats. Je me couche tout habillé avec ma carapace de boue, et
m'endors en quelques secondes. Le lendemain, nous sommes réveillés
à cinq heures. On m'a secoué, je dois céder ma place à une partu-
riente.
Le sous-régional d'Akula, ayant eu vent de notre aventure, arrive
pour effacer ce mauvais souvenir ; il a organisé pour nous un
Motongu.
Chez les Bangbandi-Ngiri, le Motongu n'apparaît que pour les
grandes occasions : réception d'un chef coutumier, d'une personna-
lité ou un retrait de deuil. Les hommes de cette secte ont un costume
en feuilles de bananes. Aux mollets sont attachés de gros bracelets
de grelots. Leur visage est tacheté de kaolin. Leurs yeux anorma-
Homme de radio, Robert Arnaut est à l'écoute de
l'Afrique depuis de nombreuses années. Il n'a cessé de
fréquenter les gens de la forêt, de la savane et du désert
pour recueillir au magnétophone ce que les livres ne
peuvent nous apprendre puisque l'Afrique n'a eu, jus-
qu'à nos jours, qu'une civilisation orale. Il nous a offert
ses souvenirs de voyageur de la brousse dans les émis-
sions de "L'Oreille en coin" (France-Inter). Les témoi-
gnages sonores qu'il nous a proposés nous ont plongés
dans le climat d'une Afrique complexe et fascinante.
Les auditeurs ont demandé à ce "griot européen" de
rassembler quelques-uns de ses récits authentiques
dans un livre. Le voici.
Il nous présente une galerie de personnages excep-
tionnels. Par leur Sagesse ou leur Savoir, ils sont devenus
si grands « qu'ils peuvent, avec leurs mains, ramasser
les étoiles »comme dit un conte saharien. Qu'ils soient
sorciers, guérisseurs, prophètes ou savants, qu'ils soient
touareg, pygmées ou français, qu'ils soient du Jour ou
de la Nuit, ils possèdent tous un trait commun : ce sont
les jardiniers du verger céleste; ce sont les ramasseurs
d'étoiles.
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