Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
L'AFRIQUE
DU JOUR
ET DE LA NUIT
PRESSES DE LA CITE
PARIS
La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'article 41, d'une
part. que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non
destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations
dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou
partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est
illicite » (alinéa premier de l'article 40).
Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une
contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.
© Presses de la Cité, 1976
ISBN 2-258-00169-2
A MA FILLE.
NOTE LIMINAIRE
La plupart des dialogues qui figurent dans cet ouvrage sont les
transcriptions d'enregistrements sur bandes magnétiques. Les
réflexions qui les accompagnent ne représentent que la synthèse des
notes prises sur le terrain. J'ai voulu conserver au tout sa valeur de
reportage, ce qui m'a tenu parfois éloigné d'un style littéraire.
Les noms de populations ne comportent pas d's au pluriel pour
deux raisons :
—afin d'éviter, que cette lettre ne soit prononcée,
—parce que certains de ces noms sont déjà des pluriels.
Ex. : un Mountou, des Bantou. Un Targui, des Touareg.
Une exception toutefois pour certains noms comme peuls ou
haoussas qui sont passés dans le langage courant.
Les chiffres entre parenthèses correspondent aux pays indiqués
sur la carte.
R. A.
VISAGES DU MONDE
DE LA NUIT
LES PAROLES NE POURRISSENT PAS 1
HIERARCHIE MWAMI
— Le kimbilikiti exige toujours des victimes. Si vous arriviez à
photographier le kimbilikiti ou à l'enregistrer, il y aurait fatalement
mort d'homme, soit parmi les membres de la secte, soit parmi vous.
A ces mots, mon preneur de son pose son magnéto à terre et
me dit :
— Tu es bien gentil, Tonton, mais moi j'ai un gosse à Kinshasa,
et je ne plaisante pas avec ça. Si tu veux, prends le son toi-même ;
moi, le kimbilikiti, je m'en fous ! D'ailleurs, ce n'est pas la peine de
se fatiguer : même si tu filmais et si tu enregistrais, il n'y aurait
rien sur la pellicule et sur la bande magnétique.
Il nous explique que le cas s'est déjà produit à la télévision. Une
équipe était allée filmer la cérémonie d'une secte secrète magico-
religieuse et, revenue à Kinshasa, elle s'est aperçue que les pellicules
n'avaient pas été impressionnées.
Je n'insiste pas, et les grands chefs retrouvent leur sourire. Ils
sont prêts à faire toutes les démonstrations que je voudrai. Ils
nous laissent même filmer des danses rituelles. Au cours de cette
longue séquence, entre dans le cercle des danseurs une femme très
agitée qui est visiblement folle. Elle est habitée par l'esprit de la
danse et chaque fois qu'elle entend ces chants l'esprit ne la quitte
plus. Arrêter brusquement la danse équivaut pour elle à un arrêt du
cœur. Il faut, pour l'exorciser, la faire danser jusqu'à épuisement,
jusqu'à évanouissement, afin que l'esprit satisfait puisse tranquille-
ment sortir de son corps. Je consigne cette observation, mais le
caméraman qui n'a pas entendu et qui arrive en fin de magasin de
pellicule crie : « Coupez ! » Et la danse s'arrête. Alors la folle est
secouée de convulsions, elle se raidit, bave aux lèvres, tombe sur le
sol, se tord, les yeux hors de la tête, elle s'étouffe, ses tempes bat-
tent à se rompre. Le chef mwami hurle : « Continuez ! continuez !
elle va mourir ! » La danse reprend. Et peu à peu, la malade s'apaise,
se détend. Bientôt, elle est inerte : l'esprit l'a quittée.
Inutile de dire que le mot « kimbilikiti » est resté pour notre
équipe comme une sorte de mot de passe, une connivence amusante ;
chaque fois qu'une chose va de travers ou qu'un instrument ne
fonctionne pas normalement on ne manque pas de dire : « C'est le
kimbilikiti. »
Nous nous rendons à 8 heures sur la piste du terrain de Kindu
où l'avion qui doit nous conduire à Goma va se poser. Il y a une
dizaine de passagers. Le plafond est bas. On entend arriver l'appareil
qui tourne autour du terrain pendant un moment puis s'éloigne. Je
me renseigne auprès du chef d'escale.
— Il s'en va, dit-il. Il n'y a pas assez de visibilité.
— Mais il va revenir ?
— Oui. Demain, peut-être.
Nous repartons avec notre quart de tonne de bagages. Nous
décidons de changer de destination pour ne pas perdre de temps.
Nous nous dirigeons vers la petite agence d'Air Zaïre pour échanger
nos billets. Deux employés, d'un flegme exaspérant, somnolent sous
deux pancartes. La première dit : « Il n'y a pas de situation déses-
pérée, il n'y a que des hommes qui désespèrent. » La deuxième, sur
l'autre mur : « L'Homme meurt deux fois ; la première fois lorsqu'il
perd son enthousiasme. » Si cet adage et vrai, les deux Zaïrois que
nous avons sous les yeux sont des zombis.
Le lendemain, vers 10 heures, nous embarquons dans un petit
bimoteur bourré de passagers, de mamas surtout avec leurs ballu-
chons, leurs bassines de manioc, leurs dames-jeannes de vin de palme.
Le steward, qui a renoncé depuis longtemps à faire respecter toute
discipline à bord, enjambe tous ces paquets en prenant appui sur les
dossiers des sièges. Il ne nous demande même pas de boucler nos
ceintures pour le décollage. Nous prenons la piste. Les moteurs sont
poussés à plein régime ; la carlingue et les ailes vibrent, prêtes à
se désintégrer. La porte du poste de pilotage ne ferme pas. Le pilote
desserre les freins et roule plein gaz. Il tire sur le manche. Il se
crispe... l'appareil ne décolle pas. Il parvient à réduire le régime et
à s'arrêter en bout de piste. On nous annonce un léger incident, rien
de sérieux. Nous revenons près du hangar. Le mécanicien déclare
qu'il y en a pour dix minutes. Nous descendons pour nous détendre.
Un quart d'heure après, nous remontons à bord. Nouvelle tentative
de décollage... nouvel échec. Nous commençons à ne plus rire du tout.
Nous revenons au hangar. Le mécanicien n'a plus le sourire. Troi-
sième tentative, troisième échec. Alors, du fond de la carlingue,
s'élève une voix féminine :
— Bon ! j'ai compris. Je vais vous laisser partir.
Nous nous retournons. C'est une femme de trente ans, environ, un
peu grasse mais pas vilaine. Elle tient sur ses genoux un gros paquet
et une marmite émaillée. Notre électricien, assis à côté d'elle, lui
demande :
— C'est vous qui nous empêchez de partir ?
— Pas moi. Mon mari. Je viens de le quitter. Je veux m'enfuir.
Mais il l'a appris. Il est au kimbilikiti et il me retient. Tant que je
serai là, l'avion ne partira pas.
La femme est descendue avec ses bagages. L'avion a repris la piste
et il a décollé sans difficulté. La surcharge peut-être !
Le steward qui est de Bukavu ne semble pas étonné outre mesure.
Il en a vu d'autres dans le domaine des « actions à distance ». Il
me raconte que les Mapoloni sont des chasseurs-sorciers du nord-
est du Zaïre qui jouissent d'une réputation tout à fait remarquable.
Même si le chasseur ne voit pas sa proie, il lance sa flèche en l'air
ou sa sagaie, et l'engin atteint la bête à coup sûr. La flèche va vers
le gibier comme un missile sur l'obstacle. Mais les Mapoloni paient
ce pouvoir par un sacrifice qui était autrefois un sacrifice humain.
Nous sommes arrivés dans la région de Lisala, chez les Ngombé,
le lendemain du jour où l'on avait enterré un homme en dehors du
village, à la limite de la forêt. Cet homme avait une très mauvaise
réputation. A dire vrai, on était même persuadé, bien qu'on n'ait
jamais pu le prouver, qu'il était sorcier. Alors, selon la coutume, on
l'avait enterré dans ce « no man's land » des esprits, dans la forêt
spécialement aménagée d'où les morts ne ressortent pas. C'est que
le « njoki » (le sorcier) est peut-être plus mauvais ici que partout
ailleurs. Il n'y a pas moyen de se le concilier ou même de l'apaiser.
Doit-on rapprocher ce personnage clandestin du « Ndjiki » qui,
chez les Bakumu, tout en étant très redouté, a une fonction philan-
thropique particulière ? C'est un personnage qui ne cherche pas à
dissimuler sa puissance occulte, mais qui l'utilise, apparemment, à
une seule fin : guérir cette étrange maladie qu'est le kaséa. Le
kaséa est un grossissement monstrueux des testicules. On en ignore
la cause. On sait seulement que cette maladie est apportée par les
« mauvaises femmes bakumu ». En effet, seules les femmes bakumu
portent en elles les causes de ce mal. On ne connaît cette maladie
bizarre que dans cette tribu en Afrique centrale. En fait, la sorcel-
lerie est mêlée à la maladie proprement dite. Certaines de ces « mau-
vaises femmes » partent en brousse pendant plusieurs mois et sont
initiées par une secte secrète malfaisante. Dès lors, elles peuvent
transmettre la maladie. Quand une de ces femmes rentre du camp
d'initiation, elle exerce immédiatement ses ravages. Le premier
homme qui a des rapports sexuels avec elle est un homme mort. Les
suivants sont frappés du kaséa. Seul le ndjiki connaît le secret de
cette maladie et peut sauver ceux qui en sont atteints.
Par l'intermédiaire des autorités de Kisangani (8) nous avions
obtenu l'autorisation exceptionnelle d'assister à une séance de la
secte du Biaba. Les groupes se réunissent toujours en forêt à l'abri
des curieux. Il avait été convenu que deux représentants nous atten-
draient sur la route au kilomètre 11. A l'heure dite, nous étions là.
En voyant débarquer nos 250 kilos de matériel et surtout la caméra,
l'un des hommes affirme qu'il n'est pas possible d'emporter tout
cela. Les palabres commencent. Nous tentons de les convaincre. Ils
veulent prendre l'avis de leur chef, et nous demandent d'attendre
avant de s'enfoncer dans la forêt. Ils sont de retour vingt minutes
plus tard : « Ça va ! disent-ils, venez ! mais les pères de famille
seulement. » Je demande une explication, que l'on est incapable de
me fournir. Après dix minutes de marche en forêt, nous arrivons
dans une clairière. Les notables de la secte du Biaba sont installés
sur des transats de fabrication locale. Le chef est le Kempodye. Il
est juge suprême et arbitre en toute chose. Il parle un peu le lingala.
Nous lui demandons d'abord la définition du Biaba.
— Le biaba est une maladie inconnue de votre médecine.
Il sourit en retroussant légèrement sa lèvre supérieure.
— Le malade s'affaiblit sans raison et meurt d'un mal qui ne peut
être combattu par aucun remède. Seuls les notables du biaba peuvent
guérir cette maladie.
— Ils peuvent donc aussi la provoquer ?
Le chef fait comme s'il n'avait pas entendu ma question et
répond :
« Le biaba désigne à la fois la maladie, celui qui la guérit et notre
société. »
Nous allons certainement assister à la guérison de deux jeunes
gens qui sont là, assis par terre, enduits de kaolin de la tête aux
pieds. Ils ont donné chacun une poule et un zaïre. Le chef a levé la
main. Au fond de la clairière, les musiciens-chanteurs sont entraînés
par le soliste qui est en même temps le maître des cérémonies. Sur
des rythmes rapides, il lance des imprécations. Les répons sont
scandés par tous les membres de la secte. Sur ces rythmes, à tour
de rôle, les hommes entrent en lice et viennent exécuter des danses
acrobatiques, une succession de sauts, de contorsions, de pirouettes.
Le danseur mime les activités de la vie quotidienne, avec des gestes
accélérés. Il s'éloigne ainsi en dansant d'une centaine de mètres,
puis revient. Une accélération du rythme provoque chez le danseur
une sorte de transe. A voir les réactions bizarres des protagonistes,
ces performances sont certainement aidées par une dose de drogue.
Les deux jeunes malades se sont levés et se placent sur le sentier
pour accomplir à leur tour la première phase de l'initiation : le
Kayinga.
Le chef accepte que nous enregistrions le son mais refuse d'être
filmé. Mes coéquipiers de la télé parlementent ; il n'y a rien à faire ;
en insistant ils ne font que braquer le chef. Il ne m'est plus possible
de poser des questions sur les trois autres phases de l'initiation
(Magbugbu, Mogoa, Ilimo). Les patriarches installés sur leurs tran-
sats deviennent hermétiques. Sans me laisser décourager, je pose
des questions sur les activités de la secte. Ils me regardent comme
s'ils ne comprenaient plus. Ils n'acceptent de répondre que lorsque
je parle de l'origine du Biaba.
— La création de Biaba est l'œuvre d'un nouveau-né. C'est pour
cette raison que seuls les hommes mariés et pères de famille sont
admis au Biaba. Toute infraction peut être punie de mort.
Après une discussion stérile de plusieurs heures, nous sommes
contraints de renoncer à en savoir davantage sur cette secte dont
les activités vont certainement au-delà des manifestations auxquelles
nous avons pu assister.
Peu avant notre départ, notre preneur de son commet involon-
tairement l'erreur de traverser le sentier sur lequel évoluent encore
les adeptes. Le maître des cérémonies fulmine ; les yeux exorbités,
il nous injurie, nous maudit peut-être. Le chef préfère nous congé-
dier. Nous comprenons qu'il faut abréger la séance.
Dans les activités de toutes ces sociétés secrètes, de ces sectes,
autrefois criminelles, nous devons voir autre chose qu'un simple
désir de nuire ou de rechercher une suprématie sur le reste du
groupe. Pendant très longtemps l'Afrique colonisée a vécu en désé-
quilibre. La justice était rendue par des étrangers que les coutumes
locales n'intéressaient pas et qui voulaient en imposer d'autres, esti-
mant qu'il n'y avait qu'une civilisation : la leur. Ils oubliaient, ces
juges, que jamais un homme n'est totalement soumis à un autre
homme, et que s'il fait semblant, c'est qu'il conserve au fond de lui-
même l'espoir que sa iustice à lui sera, tôt ou tard, la plus forte.
MAGICIENS ET FETICHEURS
Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au
sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.
Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire
qui a servi à la numérisation.
Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.
*
La société FeniXX diffuse cette édition numérique en accord avec l’éditeur du livre original,
qui dispose d’une licence exclusive confiée par la Sofia
‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒
dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.