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PERFORMANCE DURABLE
D’immenses enjeux environnementaux, sociétaux et sanitaires bousculent nos
habitudes et nos certitudes. Pour s’adapter, il va falloir apprendre. Et vite ! Mais
savons-nous encore apprendre ? Nous rêvons d’agilité et d’entreprises libérées, mais
en réalité les process et l’exécution laissent peu de place à l’apprenance, cette
capacité à vouloir et à savoir apprendre. L’intelligence qui progresse est artificielle, les
machines commencent à apprendre tandis que nous restons prisonniers d’un modèle
puissant mais dépassé qui nous a transformés en simples exécutants au service
d’objectifs financiers.
Il existe pourtant une réponse qui conjugue apprenance et croissance durable. C’est
la démarche Lean : un système d’apprentissage individuel et collectif, rentable et
pérenne, qui prend soin des clients, des employés, des actionnaires, de la société et
de la planète. Un système qui fait émerger au quotidien l’intelligence collective pour
répondre aux grands défis d’aujourd’hui.
À la lecture de cet ouvrage, vous comprendrez comment le modèle financier
détermine les modes de pensée, entravant ainsi l’apprentissage et son corollaire, la
performance. Les auteurs, pionniers du Lean et du Learn en France, vous donnent
toutes les clés pour vous libérer du management financier dominant et réussir à
pivoter, étape par étape, vers des raisonnements et des pratiques véritablement
apprenants. C’est un chemin différent, un voyage passionnant et exigeant à
entreprendre sans attendre.
Apprendre à apprendre
avec le LEAN
Accélérateur d’intelligence collective
Éditions Eyrolles
61, bd Saint-Germain
www.editions-eyrolles.com
ISBN : 978-2-416-00258-8
Sommaire
Préface
Introduction
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Diriger une entreprise, surtout de grande taille, est un défi de tous les
instants. Les obstacles et les problèmes sont innombrables, et il suffit de peu
pour se retrouver emporté par l’urgence, dépassé par les concurrents, voire
abandonné par ses clients. Face à ces menaces, la tentation est grande de se
contenter d’optimiser ce qui peut l’être, de réduire les coûts matériels et
humains, de systématiser les process pour éviter les erreurs, de faire
exécuter plus rapidement les directives.
Mais si ces améliorations sont utiles, elles ne sont pas suffisantes par
elles-mêmes. Elles révèlent surtout un manque de vision flagrant de ce qui
fait la réalité de la vie : l’adaptation au changement permanent. Car
l’innovation, la créativité, l’intuition, fondamentales pour que l’entreprise
réussisse à survivre sur le long terme, ne se décrètent pas : elles naissent
lorsque le terreau est fertile.
Le rôle du dirigeant est ainsi trop souvent mal compris. Il consiste moins
à faire exécuter les ordres, aussi pertinents soient-ils, qu’à permettre au
potentiel de chaque collaborateur de s’exprimer en toute liberté. Qu’il
s’agisse d’une équipe de 6, 60 ou même 60 000 personnes (chez Auchan
France), la manière de diriger reste la même : soit vous imposez à tous
l’intelligence de quelques individus et croisez les doigts pour qu’ils aient vu
juste, soit vous faites confiance à chaque homme et chaque femme de
l’entreprise, pour que l’intelligence de tous s’additionne, se multiplie, et
forme au final une synergie impossible à atteindre autrement.
Il est bien plus facile, plus naturel et plus sécurisant de diriger selon la
première approche : donner des ordres et contrôler leur bonne exécution est
à la portée de n’importe qui, et cela rassure les investisseurs et les
actionnaires. Mais c’est dans la seconde approche que se cachent le secret
de la réussite et le vrai talent des dirigeants : rares sont ceux capables de
mettre en place une telle dynamique, mais ceux qui y arrivent connaissent
souvent des résultats extraordinaires. La transformation digitale, que
beaucoup ont comprise à l’envers, est la meilleure illustration du fossé entre
entreprises apprenantes (les entreprises du digital) et entreprises financières
traditionnelles.
Cette transformation peut apparemment se faire sur un mode classique :
racheter des start-up, créer une application ou un site internet, mettre en
place de nouveaux outils numériques pour les collaborateurs… C’est ce que
font la plupart des entreprises actuelles, et cela semble en apparence être
une bonne stratégie.
Pourtant, la transformation digitale demandée est bien loin de se résumer
à de simples nouveaux outils ajoutés parfois artificiellement à des modes de
fonctionnement établis de longue date. Elle consiste en réalité à comprendre
que le monde a changé et que les solutions proposées par les entreprises
doivent également évoluer, parfois de manière drastique et douloureuse.
C’est ce que prouve la percée fulgurante des entreprises technologiques
(GAFA, FANG, NATU, BATX…), qui n’existaient même pas il y a 25 ans :
elles ne se contentent pas d’améliorer l’existant par de nouveaux outils,
elles devinent les nouveaux besoins, parfois même les créent, et les satisfont
avec une efficacité impressionnante, calibrée pour la meilleure expérience
utilisateur possible, résultat d’une intelligence collective opérationnelle, qui
teste, peaufine et corrige la moindre imperfection ou frustration. Ces
entreprises ont compris depuis longtemps que ce n’est pas le client qui doit
s’adapter à l’entreprise, mais l’entreprise qui doit s’adapter au client, ce qui
est le fondement même du commerce, trop souvent oublié par beaucoup
d’entreprises plus anciennes.
Pour initier cette dynamique collective, la question qui se pose de
manière obsessionnelle au dirigeant avisé est de savoir comment,
concrètement, mettre en place les conditions idéales dans son entreprise
pour libérer la totalité du potentiel de chacun, afin d’atteindre le meilleur
service client possible.
C’est là que le Lean entre en jeu. En apprenant à chaque collaborateur –
dirigeant compris – à prendre du recul de manière systématique, à
s’interroger sur son propre travail, sur le pourquoi et le comment de son
activité, il permet à la pensée de chacun de retrouver assez de calme et
d’espace pour se déployer et tenter ensuite de nouvelles choses.
Pour le dire plus simplement : le Lean réapprend à apprendre.
Car cette faculté, pourtant naturelle et essentielle à l’être humain, est
bridée et empêchée lorsque les processus d’exploitation deviennent trop
rigides et automatisés, lorsque le management se fait trop pressant, lorsque
le collaborateur n’est plus qu’un exécutant sans marge de manœuvre. Tout
se fait alors sur un mode automatique, certes efficace la plupart du temps,
mais dénué de toute possibilité d’adaptation et d’innovation réelles, et cela,
sans que personne ne s’en rende vraiment compte.
Au contraire, le Lean souligne la nécessité incontournable de
l’apprentissage permanent et de la valorisation individuelle, non pas comme
des accessoires éventuellement utiles au travail principal, mais comme les
fondements mêmes de toute activité au sein de l’entreprise, et la condition
même de sa survie. Chaque problème n’est plus alors vu comme une
contrainte stressante, mais comme une nouvelle et formidable opportunité
d’interrogation et de progrès, et chaque mécontentement du client comme
une nouvelle piste d’amélioration du service de manière créative.
C’est ainsi que les entreprises existantes pourront rattraper leur retard sur
les entreprises technologiques, mais c’est aussi et surtout ainsi qu’elles
seront les plus utiles à la société, et pourront créer plus de bonheur et de
sens pour tous leurs collaborateurs.
C’est tout l’enjeu de ce livre que de révéler d’abord ce modèle invisible
qui paralyse et étouffe l’initiative et la créativité, pour ensuite donner des
clés très concrètes pour les libérer. L’entreprise pourra alors devenir une
véritable entreprise apprenante et, comme un être vivant, saura s’adapter
avec intelligence, efficacité et rapidité à n’importe quelle évolution
nécessaire, sans crainte et même avec plaisir.
Alexandre Mulliez, vice-président Auchan France
Introduction
Tout le monde apprend, tout le temps. On ne peut s’en empêcher : nos têtes
sont des machines à réagir. Les événements nous forment, d’une manière ou
d’une autre. La question est : « Qu’est-ce qu’on apprend ? » Pour mieux
comprendre comment s’organiser soi-même à apprendre en continu et créer
une organisation fondée sur l’apprenance, il faut d’abord explorer les
ressorts fondamentaux de l’apprentissage. Qu’entend-on au juste par
apprendre ?
L’apprentissage est le propre du vivant. Des vers de terre jusqu’à nous,
toutes les créatures vivantes ont des moyens de réagir aux menaces et de
rechercher ce dont elles ont besoin. D’une certaine façon, l’évolution peut
se voir comme l’apprentissage de l’autonomie par ces deux mouvements :
la fuite du danger et la recherche de satisfaction plus efficacement. La
nature sélectionne les adaptations les plus payantes, par exemple le sang
chaud des mammifères qui leur permet de rester plus mobiles quand les
températures baissent. Cependant, dans l’ensemble, cet apprentissage est
aveugle, les facultés ou comportements nouveaux sont des adaptations à la
pression, et non le résultat d’un effort délibéré et dirigé d’apprentissage.
En tant qu’êtres humains, nous nous distinguons de toutes les autres
espèces par notre intelligence sociale. Nous sommes les seuls à savoir nous
coordonner pour un but commun, apprendre et surtout transmettre cet
apprentissage. Une adaptation étonnante (et encore largement mystérieuse)
nous a permis, il y a quelques dizaines de milliers d’années, de partager des
histoires, des mythes, des projets et de nous coordonner sur des intentions
communes. Nos proches cousins, les chimpanzés, par exemple, nous sont
similaires presque en tout, mais ne savent construire des relations de
confiance que par de longs temps de présence côte à côte – et donc ne
peuvent bâtir de groupes de plus de trente, voire au maximum cinquante
individus. Ils n’ont pas notre capacité de s’accorder sur une histoire, qu’il
s’agisse de créer des pyramides à la gloire des dieux ou des entreprises au
service de la société, et de s’organiser en conséquence en communiquant
des idées. Ces idées sont apprises et évoluent elles-mêmes au fur et à
mesure de cet apprentissage.
Non seulement nous savons apprendre individuellement, comme
beaucoup d’autres animaux, mais nous savons aussi enseigner, c’est-à-dire
transmettre cet apprentissage délibérément à d’autres, groupes ou
générations. Nous avons la capacité unique d’apprendre personnellement,
collectivement et culturellement. Une réponse pertinente à une situation
nouvelle peut ainsi se répandre dans un groupe, être adoptée très largement
comme allant de soi, et devenir une partie de la culture.
L’intelligence peut être vue comme la capacité à trouver des réponses
adaptées aux situations changeantes : il est possible de parler d’intelligence
individuelle dans le cas d’une personne qui sait trouver son chemin dans
des situations compliquées, d’intelligence collective lorsqu’un groupe de
personnes réagit adroitement dans des environnements complexes, et peut-
être même d’intelligence culturelle s’il s’agit de sociétés ou de populations
entières qui doivent se confronter à des problèmes qui les dépassent, tels
que des pandémies ou le changement climatique.
La crise de l’apprenance
On pourrait croire qu’il est désormais de plus en plus facile d’apprendre :
les nouvelles technologies sont censées nous faciliter la vie en mettant à
notre portée, d’un simple clic, tous les savoirs et savoir-faire du monde,
tous les apprentissages, via tutos, e-learning, réseaux sociaux et autres
communautés d’échanges et de pratiques. Dans un monde incertain et
complexe, on pourrait croire aussi que la nécessité d’apprendre à apprendre
est devenue la norme. Nous sommes entrés, nous dit-on, dans l’ère de
l’intelligence collective, des organisations apprenantes, bref dans une
véritable société de « l’apprenance », vocable de plus en plus utilisé pour
décrire la volonté et la capacité, individuelles et collectives, d’apprendre à
apprendre.
Mais s’agit-il d’un apprentissage de surface, d’une simple familiarité
avec les termes ou d’un apprentissage en profondeur, qui implique la
compréhension des mécanismes sous-jacents ? C’est pour cela que vous
préférez que votre médecin ait fait de longues études cliniques plutôt que de
faire votre propre diagnostic avec Google. L’apprentissage distingue
l’expert du novice : le mélange de théorie et d’expérience permet d’élaborer
des cartes mentales pour apprécier une situation, un cas, de la manière la
plus pertinente et la plus prédictive. L’apprentissage est en pratique une
connexion soudaine entre deux choses connues qui se présentent
différemment : un lien entre les liens.
Concrètement, il est possible de se représenter notre connaissance
comme un sapin de Noël, avec son tronc et ses branches (ce qu’on croit) et
les boules de Noël (les faits) que nous ordonnons autour de nos idées.
L’apprentissage se produit quand nous connectons deux boules
apparemment séparées et créons ainsi une nouvelle « branche ». Plus
rarement et plus difficilement, il faut parfois reconnaître que c’est le tronc
lui-même qu’il faut mettre en cause pour changer radicalement de
perspective et réorganiser l’ensemble des faits – ce qui s’appelle savamment
un changement de paradigme. Par exemple, l’entreprise peut se voir selon
un paradigme exploitant (le tronc de l’arbre nous fait tout interpréter en
termes de profit) ou apprenant (le tronc de l’arbre nous fait tout interpréter
en termes d’adaptation). De même, les méthodes de l’entreprise peuvent se
voir comme de l’excellence opérationnelle (qui nous fait tout interpréter en
termes d’application des procédures) ou de Lean (qui nous fait tout
interpréter en termes de kaizen – amélioration pas à pas menée par chaque
personne). Développer son arbre de connaissances se fait essentiellement en
contemplant les nouveautés et les expériences afin de mettre en cause les
connexions ou d’en découvrir de nouvelles. Cela nécessite curiosité et
réflexion.
Pourtant la vie quotidienne de la plupart d’entre nous se réduit encore
très souvent à une succession de routines – exécutions et réactions – quasi
réflexes qui laissent peu de place à l’apprenance. Pressés par les objectifs et
les urgences de toutes sortes, nos marges de manœuvre sont limitées. Plutôt
que prendre le risque de chercher ce qu’il nous faudrait apprendre pour
construire de nouvelles capacités et de nouvelles compétences, nous nous
concentrons sur nos périmètres familiers.
Nous sommes persuadés d’apprendre car nous sommes bombardés de
notifications aguichantes et d’informations étonnantes. En fait, nous
n’apprenons pas grand-chose tant que nous ne construisons pas
délibérément nos cartes mentales, tant que nous n’enrichissons pas nos
arbres de connaissances en établissant de nouveaux liens et en coupant les
branches caduques.
Même les start-up les plus innovantes privilégient l’exploitation. Très
souvent, elles sont incitées par leurs financeurs à adopter une logique
d’exploitation de niches, de prise de territoires et de recherche de
monopoles. Malgré des pratiques d’apprentissage rapide à leurs débuts,
leurs pratiques organisationnelles, comme celles de la plupart des
entreprises, se figent dans le monde de l’exploitation financière.
Les stratégies d’exploitation – de ce qu’on sait et maîtrise – ne sont pas
nouvelles. Depuis des millénaires, elles ont fait l’Histoire sous des formes
différentes, portées par les outils ou les armes, des grandes conquêtes aux
révolutions industrielles. Mais depuis un peu plus de cinquante ans, dans
nos sociétés, une nouvelle stratégie d’exploitation a pris un relief particulier
et dominant, jusqu’à transformer la nature même des entreprises.
En quoi la stratégie financière est-elle devenue un tel problème
aujourd’hui ? Dans un article célèbre publié en 1970, l’économiste Milton
Friedman arguait que la seule valeur de l’entreprise est la valeur créée pour
ses actionnaires – la valeur créée pour la société est selon lui un mythe naïf
et nocif. La seule responsabilité des dirigeants est de se concentrer sur la
création de cette valeur actionnariale, à l’exclusion de toute autre, sociale,
sociétale, voire environnementale1. Cette approche strictement financière a
été ensuite mise en pratique à grande échelle avec la montée progressive
des fonds de pension dans les années 1980, puis l’apparition de fonds
activistes comme les hedge funds dans les années 1990.
Là où l’entreprise se voulait patrimoniale et pérenne, une source de
bénéfices pour la société, de sécurité de l’emploi pour ses employés et de
garantie de revenus dans le long terme pour ses actionnaires, elle est
devenue un objet financier dont la valeur se réduit au prix de l’action
évaluée par la Bourse ou les fonds d’investissement sur des critères 1)
d’augmentation des dividendes, 2) d’augmentation de la valeur des actions
par des anticipations sur la rentabilité future ou 3) par de la croissance
future financée par de la dette.
L’activité de l’entreprise tout comme ses employés ont disparu du débat.
Seul compte l’objectif final de refinancement ou de revente – avant cinq ou
six ans – avec la plus-value la plus élevée possible.
L’impact de la pensée de Friedman et des pratiques qu’elle a inspirées et
justifiées depuis un demi-siècle a été majeur. L’adoption du profit court
terme, avec comme seule stratégie l’augmentation des revenus, la réduction
des dépenses et le refinancement des dettes, a consacré l’abandon de la
gestion traditionnelle de l’entreprise, construite sur la coordination des
personnes et le développement des ressources. Une nouvelle gestion s’est
imposée avec des méthodes d’exploitation éprouvées : bureaucratie
hiérarchique, taylorisme, management par les objectifs financiers.
Pendant cinquante ans, les investisseurs professionnels ont répété aux
dirigeants d’entreprise que leur seul critère de succès était la valeur de
l’action en bourse ou la valeur de la société à la revente (tout
particulièrement en liant leur rémunération à la valeur de l’action). Cette
idée est devenue tellement dominante que la plupart des managers que nous
interrogeons en entreprise répondent sans hésiter que la valeur de leur
société est un multiple de ses résultats (de l’EBITDA – earnings before
interests, taxes, depreciation and amortization, soit le résultat financier,
hors intérêts, impôts, dépréciation et amortissements, ce qui signifie que les
effets de la dette, de la fiscalité, des stocks et des investissements peuvent
être passés sous silence).
C’est absurde. Bien entendu, la valeur de l’entreprise va bien au-delà de
son profit trimestriel. Une entreprise a avant tout des clients loyaux qui lui
font confiance, un collectif d’employés compétents qui savent travailler
ensemble, l’accès à des ressources physiques et intellectuelles d’un tissu de
partenaires, le tout maintenu par une culture dont l’organisation et la
comptabilité ne sont que des éléments parmi d’autres. Et pourtant, la vision
financière est l’enseignement qui s’est répandu dans le monde des
entreprises occidentales.
Quel est le coût de l’adoption généralisée d’un modèle financier ? Il nous
a rendus fragiles à l’extrême. On a pu le voir – à vrai dire le subir – depuis
les années 2000, surtout lors de la grande crise de 2008 qui en a révélé les
faiblesses. Sous l’influence des grands cabinets de conseil, cette pensée
s’est même étendue à l’action des gouvernements. Les stratégies publiques
pendant la pandémie du Covid-19 ont souvent montré leurs difficultés
d’apprentissage : incapacité à mobiliser les populations sur les changements
sanitaires nécessaires et à développer les ressources critiques, qu’il s’agisse
de l’approvisionnement en masques, de la disponibilité des tests, des
services de soins hospitaliers ou de la distribution de vaccins. La perte des
savoir-faire essentiels de coordination, d’exploration et d’engagement de
tous a conduit les gouvernements à tenter de faire face à la vague
d’événements en créant des structures ad hoc (court-circuitant les structures
en place, considérées comme inefficaces2), en communiquant et en
imposant à tous des contraintes dont les conséquences économiques se
feront sentir pendant des années.
Cette idéologie réductrice s’est muée en modèle mental collectif : ce
modèle est désormais notre modèle par défaut, notre mode de
fonctionnement réflexe. Nous n’en avons même plus conscience, il est
devenu quasi invisible. Ce modèle est pourtant la source même de la crise
globale de l’apprenance. Dans un contexte général d’exploitation, il n’y a
plus guère de place pour prendre le temps d’apprendre. Explorer, Élaborer,
s’Exercer et Échanger sont vus comme des pertes de temps et des dépenses
inutiles, car la réponse exploitante est évidente : le dirigeant n’a qu’à 1)
faire une stratégie financière d’optimisation de ses ratios pour convaincre
les analystes et conseils en investissement, et 2) la faire exécuter par son
encadrement. De fait, les cadres sont de plus en plus tenus eux aussi à
montrer qu’ils exploitent mieux les ressources dont ils ont la responsabilité,
sans être tenus de les développer, leur faisant perdre ainsi le sens de leur
métier, de leur fonction et de leur rôle.
Les grandes entreprises, en particulier, sont obsédées par mieux acheter
(acheter à moindre prix), externaliser (pour pouvoir exercer la pression sur
les prix des prestataires) et digitaliser (afin de remplacer la ressource
humaine par des systèmes informatiques). Cette idéologie déteint sur les
petites entreprises qui subissent la pression sur les prix imposée par les
grandes sociétés. On voit où cela conduit : plus on exploite sans
réapprendre, plus la base de ce qui est exploité se fragilise, puis se réduit.
Comment briser un tel cercle vicieux ? Comment réapprendre à apprendre ?
Comment retrouver le goût et l’énergie de l’apprenance ?
1 « Il y a une et une seule responsabilité sociale de l’entreprise – utiliser ses ressources et
s’engager dans des activités destinées à accroître ses profits tant qu’elle reste dans les
règles du jeu, ce qui signifie qu’elle s’engage dans une concurrence ouverte et libre sans
tromperie ou fraude. » (Traduction de l’anglais : « There is one and only one social
responsibility of business—to use its resources and engage in activities designed to
increase its profits so long as it stays within the rules of the game, which is to say, engages
in open and free competition without deception or fraud. »)
2 Le Monde, « Covid-19 : “Aucune leçon n’a été tirée de la gestion de la crise entre mars et
mai” », 22 octobre 2020.
Chapitre 2
Avez-vous l’impression que tout va plus vite ? Que les heures de la journée
sont de plus en plus remplies de choses à faire ? Que plus on court, moins
on s’en sort ? Que plus on invente des gadgets et des systèmes pour gagner
du temps, plus le temps nous manque ? Sommes-nous plus productifs ? Pas
vraiment. Nous avons même le sentiment de faire du sur place. Notre
économie ne se porte pas tellement mieux. Les grands sujets sociaux
avancent à très petits pas. La compétitivité de nos entreprises peine. Notre
pouvoir d’achat ne progresse plus. Nous n’avançons pas plus vite ni dans
nos carrières, ni en rémunération. Comment en est-on arrivé là ?
Il n’en reste pas moins que notre curiosité naturelle nous rend friands de
toute nouvelle information qui pourrait influencer nos postures et nos
décisions. Les ingénieurs des réseaux sociaux font tout ce qu’ils peuvent
pour déclencher une réaction du circuit bas en nous notifiant sans arrêt :
« Hep, j’ai quelque chose d’important à te dire qui va changer ce que tu vas
faire ensuite ! »
En toute naïveté, nombre de managers déclenchent également le circuit
bas sans s’en rendre compte en commençant leurs requêtes par « j’ai
besoin », « il me faut », « tu dois », autant d’injonctions qui font
immédiatement réagir l’amygdale et produisent les réflexes classiques de
fuite, de sidération ou d’attaque. Une fois le circuit bas enclenché, la
réflexion se réduit à un tunnel de réactions.
Comment brancher le circuit haut ? Aborder une question par les buts, les
enjeux ou le problème à régler, sans la personnaliser immédiatement, dirige
vers le circuit haut et permet un bien meilleur niveau de réflexion – et
d’engagement – en évitant le stress permanent que créent les managers
persuadés d’obtenir de meilleurs résultats par la « pression ».
Si nous étions des zèbres ou des gazelles, ce ne serait pas grave. La
gazelle n’est stressée que lorsque le lion a faim et qu’il chasse. Quand le
lion dort, elle revient brouter sans s’en soucier – elle l’a oublié et son
niveau de stress physiologique revient à la normale, sans risque d’ulcère.
Nous, en revanche, nous souvenons très bien de tout et passons notre temps
à ruminer les informations qui pourraient signaler un danger (même si le
danger n’est pas immédiat). De ce fait, nous vivons en permanence avec un
stress physiologique qui non seulement nous empêche d’apprécier les
bonnes choses de la vie, mais peut nous rendre physiquement malade.
L’accélération des multiples décisions à prendre nous sollicite de plus en
plus et réduit notre temps de délibération. De plus, la saturation
d’informations et la concurrence des circuits d’action nous embrouillent
l’esprit et nous empêchent d’y voir clair. Tout ceci nous garde en
permanence en état de stress et nous interdit de nous sentir en paix avec nos
décisions. Le temps ne s’accélère pas mais les sollicitations, oui…
Sommes-nous encore capables de réfléchir dans ce contexte
d’accélération ?
Une décision réactive est une décision prise dans un temps court, sans
délibérations suffisantes. Toutefois, une décision réactive n’est pas prise
sans réfléchir. Nous réfléchissons tout le temps. Elle est prise en
réfléchissant selon nos habitudes mentales, sans se poser de questions. Dans
toute profession, nous avons l’habitude de résoudre un certain nombre de
problèmes au quotidien. L’ingénieur calcule. Le vendeur convainc. Le
manager commande. Le chef d’entreprise investit et licencie, et ainsi de
suite. Cela nous rend caricaturaux et fait sourire nos amis, car nous posons
tous les problèmes selon nos habitudes de travail. Le directeur d’usine va
poser le problème en termes de carnet de commandes et de disponibilité des
moyens. Le vendeur lui répondra en termes de manque de compétitivité des
produits (trop cher, pas assez attractif). La coach voit la même situation
comme un problème de motivation, d’énergie et de relations
interpersonnelles. Le chef d’entreprise tranchera en demandant plus de
productivité et d’agilité. L’actionnaire ne verra que le rendement des
placements, etc.
Il en est de même pour les opportunités que nous choisissons de traiter
dans nos modes habituels. Dans le flux de notre travail, il y a un certain
nombre de choses que nous savons bien faire car nous les pratiquons
couramment. Ce sont les opportunités que nous reconnaissons
immédiatement et dans lesquelles nous nous engouffrons quand nous
n’avons pas le temps de réfléchir plus profondément à la situation.
L’acheteur veut renégocier les contrats et changer de prestataire. La
directrice des services informatiques veut acheter la dernière mise à jour des
systèmes.
Une décision réactive s’inscrit dans des schémas mentaux habituels :
les problèmes qu’on a l’habitude de résoudre ;
les opportunités qu’on a l’habitude de rechercher.
Souhaitable ou pas, notre esprit réagit à n’importe quelle situation en
termes habituels (c’est d’ailleurs ce qui en fait une habitude). Si on ne
connaît qu’un marteau, on traite tout comme un clou : les réactions
habituelles sont un point de départ inévitable, mais conduisent rarement aux
meilleures décisions. En fait, la plupart du temps, si l’on a mal interprété la
situation, on résout le mauvais problème et on obtient de mauvais résultats.
A posteriori, on peut s’en vouloir de ne pas avoir vu, su, compris. Pourtant
l’information est le plus souvent là, sous nos yeux. Nous ne la prenons pas
en compte car nous sommes trop embarqués dans l’urgence de la situation,
en pilote automatique. Pour mieux réagir dans le temps court des situations
présentes, il n’y a pas d’autre solution que d’apprendre. Oui, mais quoi et
comment ?
Un flux des idées ne se déclenche pas tout seul, par magie. Ce flux
provient des échanges entre les clients et l’entreprise, entre les
collaborateurs, entre l’entreprise et ses partenaires, fournisseurs et
prestataires. Ce flux n’est possible que si le « stock » de confiance mutuelle
est positif. La confiance mutuelle favorise la discussion sur les problèmes
rencontrés, la résolution de ces problèmes et le flux d’idées qui nourrissent
et soutiennent l’apprenance. Dans chaque boucle, plus le stock de confiance
est haut, plus la résolution de problèmes et l’apprenance sont rapides et
puissantes, à chaque endroit du système.
Les métaphores mécaniques avec lesquelles nous avons grandi ne nous
aident guère à ce sujet : nous voyons encore trop souvent l’entreprise
comme une suite de rouages bien huilés, un organigramme où les décisions
prises au sommet sont exécutées impeccablement à la base, une
organisation militaire au service d’une stratégie visionnaire (même si les
organisations militaires modernes sont tout sauf comme ça).
À la métaphore mécanique peut s’opposer une image organique. Si
l’entreprise est vue comme un arbre, les feuilles en sont les activités, les
fruits les profits, les branches les modes de travail et les racines la
connaissance qui sous-tend ces modes de travail.
Pour développer la connaissance (et les racines), il faut :
Accélérer le flux d’idées collaboratives dans l’entreprise ;
Approfondir la connaissance théorique et pratique de chacun.
Dans une autre représentation encore, la métaphore nautique, imaginez
un équipage de régate qui se prépare pour une course importante. Très
naturellement, l’équipage s’entraîne à :
Représenter les parcours pour comprendre et résoudre les problèmes
qui peuvent survenir en navigation ;
Pratiquer des manœuvres pour s’approprier les gestes techniques et la
collaboration sur des gestes qui nécessitent une coordination fine ;
Faire des topos théoriques pour approfondir la compréhension que
chacun des équipiers a de leur sport.
Portées par la recherche de résultats à court terme et les divisions
bureaucratiques (qui ont pour conséquence des décisions managériales
généralement subies par d’autres que ceux qui les prennent), les entreprises
tentent toujours de faire de la fausse productivité en augmentant l’activité
(les feuilles) ou en arrachant du profit (les fruits) sans jamais développer les
racines.
Que ce soit pour un autoentrepreneur ou un PDG d’une entreprise du
CAC 40, la performance durable tient à la synchronisation des trois
boucles d’apprentissage. La synchronisation est la clé « managériale » de
la performance immédiate et de la croissance responsable. Elle passe
par la synchronisation de la confiance mutuelle entre toutes les parties du
système, tous les intervenants en amont et en aval. C’est la condition
indispensable pour générer et accélérer le flux d’idées et la synchronisation
de l’apprenance afin de renforcer et d’élargir les capacités de réponse.
Apprendre en même temps à ces trois niveaux permet d’« apprendre en
faisant » sur le temps court et, par là même, de mieux comprendre les
problèmes de fond qui nécessitent un investissement en temps long.
1 Alex Pentland, Social Physics: How Social Networks Can Make Us Smarter, Penguin
Press, 2015.
Chapitre 6
Cette troisième planète n’est pas simple à aligner. Les situations sont
souvent complexes et, dans un système, toute action déclenche une réaction.
Aussi les effets des plans d’action sont-ils rarement ceux escomptés. Dans
cette vision, l’entreprise est totalement dépendante de la compréhension et
des choix du leader, avec un risque non négligeable de s’enfermer dans de
mauvaises options et de tenter de les optimiser plutôt que de changer d’avis.
Ce modèle d’exploitation – spécialiser les hiérarchies, standardiser les
processus et financiariser les décisions – prend tout son sens lorsqu’il s’agit
d’une ressource à exploiter, telle une mine, une plantation ou encore une
technologie que les autres ne savent pas reproduire. En revanche, dès que la
situation est plus complexe, il faut découvrir des nouvelles voies de succès
ou de manière de faire.
Dans ce modèle de management, les retours sur investissements des
entreprises diminuent plutôt qu’augmentent. Une analyse des retours sur
investissements des firmes américaines depuis 1965, quand le modèle
d’exploitation de la firme se généralise, montre une dégradation continue de
l’efficacité des entreprises :
La performance des entreprises, mesurée selon la rentabilité des actifs, continue de décliner.
(« Firm performance, as measured by ROA, continues to decline. »)
Source : Compustat, Deloitte analysis
L’étude, depuis trente ans, de la manière dont Toyota prend des décisions
montre un raisonnement radicalement différent du raisonnement financier.
Le but du Lean n’est pas de dire aux gens quoi penser, mais de leur
apprendre comment penser par eux-mêmes. Le but d’une stratégie Lean
n’est pas de toujours prendre la décision optimale mais de construire les
capacités pour prendre de meilleures décisions en développant plus
d’options. Il s’agit d’un raisonnement apprenant, qui contraste avec le
raisonnement exploitant.
Le raisonnement apprenant se construit sur quatre points fondamentaux :
Comprendre quel est le vrai problème et la clé de la résolution, ce
qui commence par aller voir sur le terrain et découvrir qui doit
parler à qui : le premier réflexe à développer en situation est : « Qui
dois-je aller voir ? À qui dois-je parler ? » Et, du coup, qui doit parler à
qui pour clarifier la situation ? Le problème réel n’est jamais celui qui
est énoncé au départ, jamais. La curiosité de chercher et l’envie
d’apprendre, première discipline individuelle décrite par Peter Senge,
est le moteur de ce premier point.
Faire face à la partie difficile du problème, celle qu’on ne sait pas
résoudre, et construire les capabilités qui nous permettront de le
faire : quand on doit faire des choix, nos options sont contraintes par
ce qu’on sait faire, or les solutions sont souvent au-delà de notre zone
de compétence et de notre zone de confort. Pour pouvoir trouver des
stratégies astucieuses, il faut commencer par faire face à la partie du
problème qu’on ne sait pas résoudre et se donner l’objectif
d’apprendre. Ou tout du moins de plonger dans ce qui est connu à ce
sujet. L’attitude qui porte cette dimension, c’est le courage de se
confronter, y compris à ses propres modèles mentaux, deuxième
discipline individuelle de Peter Senge.
Fédérer les intuitions autour d’un challenge, une description claire
et synthétique du problème et de la direction de la solution
recherchée pour que tous ceux qui ont une idée s’y essayent : en
exploration, on ne sait jamais d’où va venir la solution, ni qui va avoir
la bonne idée. En expliquant le problème clairement, on peut inciter
tout le monde à essayer de trouver sa part de la réponse, puis à partager
idées et intuitions jusqu’à ce qu’on imagine un chemin différent qui
mènera à d’autres solutions. Cette clarté pour cadrer le challenge est,
chez Peter Senge, la discipline collective de la vision partagée.
Co-construire la solution à mettre en œuvre sur les idées des uns et
des autres afin de construire la solution en même temps que l’on
développe les capabilités et d’apprendre en faisant, ou de faire en
apprenant : les nouvelles idées n’existent pas hors-sol. Elles doivent
s’inscrire dans nos systèmes actuels et les changements doivent être
menés un à un pour que la greffe prenne. C’est pourquoi les solutions
sont co-construites par la collaboration de tout le monde pour faire
marcher les idées prometteuses et créer de nouveaux standards qui
fonctionnent avec le reste de l’organisation. La confiance mutuelle est
essentielle pour co-construire et apprendre en équipe, autre discipline
collective décrite par Peter Senge.
La pratique du Lean développée par Toyota depuis ses origines nous
permet de formuler plus précisément, plus concrètement, ce qu’est un
raisonnement apprenant par contraste avec un raisonnement exploitant.
Espace de résolution
Avez-vous déjà pensé à chercher les problèmes plutôt qu’à les résoudre ?
Ou à résoudre un problème pour mieux le comprendre plutôt que le faire
disparaître ? Vous êtes-vous donné le temps d’explorer une situation plutôt
que de vous lancer tête baissée vers votre solution favorite ? Une des
grandes différences entre le raisonnement exploitant et le raisonnement
apprenant réside précisément là : aborder les problèmes par la découverte et
la compréhension de leurs causes profondes est la véritable source de cette
créativité tant recherchée. Les solutions astucieuses naissent d’elles-mêmes
une fois que le problème est compris en profondeur.
L’apprenance est une discipline. L’exploration des problèmes est le
premier savoir-faire qu’elle requiert.
Pour découvrir les nouvelles options et perspectives qui s’ouvrent à nous
grâce à la pratique de l’apprenance, commençons par faire un détour par
notre cerveau pour mieux comprendre comment il essaye toujours de nous
orienter vers les mêmes pistes de solutions et de nous faire agir par
automatisme. Par conséquent, comment pouvons-nous résister à ce travers
de manière délibérée ?
Automatisme ou réflexion ?
Notre cerveau est une machine à réagir, mais pas uniquement. Dans
n’importe quelle situation, le cerveau réagit sous la forme de pensées
automatiques, qui apparaissent dans notre esprit sans être sollicitées, sans
arrêt. Des chercheurs estiment le nombre de pensées par jour entre 50 000
et 70 000. En comptant 8 heures de sommeil, cela revient à une pensée par
seconde. Beaucoup de ces pensées sont fugaces et sans conséquence.
Certaines, heureuses, tristes ou angoissantes, influent sur nos humeurs et
vice versa. D’autres nous conduisent à faire, à bouger, à agir.
Pour vous faire votre propre idée de l’automatisme de votre cerveau,
faites sonner un verre de cristal ou tinter une cloche. Essayez d’écouter le
son jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’il s’estompe complètement, et repérez la
première pensée consciente qui interrompt votre écoute. Ou bien encore,
asseyez-vous quelques instants au calme dans un canapé et comptez les
minutes avant que votre main n’attrape votre Smartphone d’elle-même ou
que vous vous leviez pour aller vous faire une tasse de café.
Même pendant le sommeil, le cerveau produit des pensées, mais le corps
n’y réagit pas – ou plutôt, réagit moins. La machine à penser ne se
débranche jamais.
La plupart de nos pensées sont automatiques. Elles apparaissent
instantanément sans effort de réflexion : il suffit, par exemple, de chercher
la source d’un bruit inattendu, terminer la phrase « qui va à la chasse perd
sa… » ou « 2 + 2 = ? ». D’autres pensées, en revanche, nécessitent un
effort : compter le nombre de pièces de votre logement, choisir comment
vous habiller si le temps est incertain ou faire face à n’importe quelle autre
situation problématique.
Le cerveau fonctionne selon des circuits neuronaux qui engagent
ensemble différents modules. À l’heure actuelle, la représentation la plus
simple du cerveau dont nous disposons est celle de deux circuits, un circuit
rapide et un circuit lent :
Circuit rapide : automatismes. Principalement associatif, ce circuit
nous permet de réagir immédiatement à toutes les situations sans avoir
à les comprendre auparavant.
Circuit lent : réflexion délibérée. Effort analytique qui demande de la
concentration et un suivi d’attention afin de manipuler délibérément
des idées et de les assembler pour aboutir à une conclusion.
Ces deux circuits sont complémentaires, on peut tout aussi bien se
tromper en réfléchissant trop à une situation (le premier instinct était le bon)
qu’en sautant sans regarder où cela nous mène (on aurait mieux fait d’y
réfléchir à deux fois). La différence principale entre ces deux options est la
suivante : le circuit rapide est automatique et ne nécessite aucun effort
conscient alors que le circuit lent est délibératif et demande de la réflexion.
La réflexion coûte cher au cerveau, elle nécessite de l’énergie, consomme
du glucose… C’est elle qui nous enjoint à ouvrir la porte du frigo et à
prendre un snack. Lorsqu’une situation se représente fréquemment, le
cerveau la repère et l’automatise pour économiser notre énergie et la faire
passer par son circuit rapide. C’est le début de l’apprentissage.
De fait, ce n’est que l’apprentissage du débutant. Précisément parce qu’il
est automatique, le geste ou le raisonnement perd son efficacité dès que le
contexte est un peu différent. Cela nous arrive quand on conduit si on
n’apprend pas à ralentir volontairement dès que les conditions changent, par
exemple, quand il y a du verglas sur la route. Un novice ne connaît qu’une
seule manière de faire les choses alors qu’un expert en connaît plusieurs.
Nos réflexes suffisent en situation normale, mais ils peuvent être
catastrophiques en situation exceptionnelle. Les grands experts continuent à
questionner, réfléchir et délibérer sur des sujets qu’ils connaissent par cœur
pour cette raison. Face à une situation spécifique, ils veulent s’assurer de ne
jamais fournir une réponse automatique, même s’ils pensent la connaître.
Pouvoir faire cela de manière délibérée est une compétence qui s’apprend.
DÉCIDEURS COLLABORATEURS
Réagir le plus vite possible aux opportunités Exécuter efficacement et sans discussion
du marché pour les exploiter avant les pour pouvoir exploiter rapidement les
autres. opportunités.
Par exemple, produire des produits plus green de manière plus green est
un défi clair de la société. Aucun processus industriel n’est pensé comme
cela, donc le challenge est de taille. En regardant chaque aspect de ce qu’on
fait et en se demandant « comment pourrait-on faire cela avec moins
d’impact sur l’environnement ? », on se familiarise avec le problème. Tout
d’abord, la pensée automatique réagit : ce n’est pas possible, c’est trop
difficile. Mais si l’on pose réellement le problème et qu’on s’attache à
essayer d’en résoudre des aspects, on se rend compte que ce n’est pas
impossible, juste pas facile. C’est un pas décisif.
Contrairement au raisonnement exploitant, la connaissance n’est pas une
commodité qui s’acquiert. Apprendre veut dire se familiariser avec un
sujet : c’est une expérience qui se vit. En se familiarisant avec le problème,
en essayant des idées concrètement, on repousse la frontière de l’impossible
et on découvre l’espace du pas impossible.
Vaut-il mieux chercher activement les problèmes ou attendre passivement
que la créativité nous touche ? Plutôt qu’appliquer une solution connue à
une situation inconnue, chercher le problème commence par explorer la
situation pour se familiariser avec sa dimension inconnue. L’esprit est en
mode éclaireur, en exploration, pas en mode décideur qui doit trancher et
passer à autre chose. En cherchant les problèmes, on comprend vite que les
situations ne sont pas toutes les mêmes et qu’elles peuvent mener à des
points de sortie très différents.
Considérons, par exemple, le célèbre problème de Duncker. Un
expérimentateur demande à des participants de fixer une bougie au mur
avec des allumettes, une bougie et une boîte de punaises.
Pour la plupart des participants, le problème ne se pose pas : il faut fixer
la bougie au mur soit en la clouant avec les punaises, soit en la faisant
fondre avec les allumettes. Bien entendu, aucune de ces solutions ne
marche. Et pourtant, malgré leurs échecs répétés, pris dans leur « toboggan
mental », les participants continuent de choisir entre les punaises et les
allumettes sans jamais prendre un pas de recul.
Plus rarement, des participants décident d’explorer le problème avant de
le résoudre : ils regardent chaque élément un à un et imaginent des usages
incongrus pour chacun d’entre eux, jusqu’à tomber sur une solution
astucieuse :
Cette pensée divergente permet d’éviter la rigidité fonctionnelle qui nous
rend aveugles à des utilisations originales des pièces du puzzle en face de
nous.
Alliances et apprenance
Chercher à résoudre les problèmes conduit également à construire les
alliances qui nous permettront plus tard de forger des solutions. Notre
espèce est hyper-collaborative et nous avons ainsi des capacités uniques à
construire sur les idées les uns des autres :
Mais ce pouvoir ne se met en œuvre que dans le cadre d’une relation de
confiance et de reconnaissance d’un intérêt partagé. Développer des
relations constructives avec d’autres personnes qui s’intéressent aux mêmes
types de problèmes contribue à développer le tissu social dont les idées
créatives seront issues.
Contrairement à tous les autres mammifères, nous savons reconnaître une
intention commune et réfléchir ensemble pour former des plans
collaboratifs et les mettre en œuvre. Mais cette tendance naturelle à la
confiance permet aussi à certains de tricher, d’abuser du système pour leurs
propres intérêts. Nous sommes donc aussi extrêmement méfiants. En
situation de collaboration, nous ne pouvons pas nous empêcher d’évaluer
constamment le degré d’implication de l’autre, voire, s’il y a un doute, ses
intentions. La confiance mutuelle qu’offrent des relations solides est un des
ingrédients essentiels de la créativité.
APPRENANT EXPLOITANT
Confronter nos zones d’incompétence et Décider de la meilleure façon d’avancer
faire face à ce qu’on a besoin d’apprendre avec ce que l’on sait déjà en étant certain
pour bien répondre à la question. que, bien exécutée, c’est la bonne décision.
Réunir l’équipe
Confronter veut dire également faire face à notre instinct qui nous entraîne
bien souvent à penser que l’on n’est jamais si bien servi que par soi-même
et qu’un problème se résout seul, les autres ayant un rôle d’exécutants dans
un film dont on écrit le scénario.
Par construction, le manager exploitant a tendance à instrumentaliser les
gens, c’est-à-dire à :
considérer qu’une personne est une ressource, un outil pour obtenir
quelque chose ;
n’accepter aucune autonomie de la part des personnes, surtout si elles
ont un avis différent sur le sujet ;
les voir comme interchangeables et sans avis sur les sujets qui les
intéressent ou non ;
ne pas reconnaître les barrières ou les frontières à la dignité de la
personne.
Les personnes ne sont pas des outils et on sait rarement résoudre un
problème seul. Plusieurs cerveaux valent toujours mieux qu’un et la
première étape pour affronter une situation difficile est de réunir l’équipe
pour résoudre le problème. C’est plus une question de coordination que de
direction. Chaque personne vient avec son expérience, sa connaissance, sa
créativité et son réseau d’influence et permet d’ouvrir les perspectives sur le
sujet pour l’ensemble du groupe.
La question clé à (se) poser : « Qui doit parler à qui ? »
Définir la victoire
Comment visualiser le succès ? Confronter signifie aussi prendre une pause
mentale et définir ce que serait une victoire dans le cas présent. Dans le
raisonnement apprenant, gagner signifie résoudre le problème tout en
renforçant les relations (si l’un gagne aux dépens des autres, on n’a rien
gagné) et en apprenant quelque chose de nouveau ou de profond. Même si
on est déjà engagé dans des actions immédiates, il est toujours possible de
se demander : où nous mène ce chemin et où pourrons-nous changer de
direction ?
Sans une définition claire de ce qu’on cherche à obtenir, le risque est
grand que la mission change de manière si progressive qu’on ne s’en rende
jamais compte. La dérive des objectifs des projets fait qu’on ne peut jamais
gagner ou perdre puisque la ligne d’arrivée change tout le temps. De ce fait,
on ne peut pas apprendre non plus puisque les intentions d’origine ont
changé.
Se forcer à définir la victoire nous oblige à ne pas y réfléchir
indéfiniment, à affirmer des buts et une ligne d’arrivée.
La question clé à (se) poser : « Comment saurons-nous si nous avons
réussi ? À quoi cela se verra ? »
S’entraîner à s’entraider
Une organisation ne sait performer qu’au niveau de son maillon le plus
faible. La performance globale sur la durée se construit par de l’entraide :
lorsqu’un maillon souffre, les autres viennent l’aider et le soulager pour
maintenir le niveau de fonctionnement d’ensemble. Dans des organisations
hiérarchiques, pilotées par des processus, l’entraide est loin d’être
spontanée. Tout le monde considère que chacun doit faire son travail à sa
place, dans la hiérarchie et le processus, et que tout ira bien, d’autant plus si
les objectifs sont individuels et parfois même en concurrence. Une personne
en difficulté n’est pas à sa place et doit être remplacée : une attitude qui nuit
à la confiance mutuelle et qui rend les entreprises sur-organisées si
inefficaces.
L’entraide se produit beaucoup plus naturellement lorsque chacun
apprend à se confronter aux problèmes sans drame et sans panique, et
surtout sans peur d’être blâmé pour avoir soulevé la question qui fâche. La
pratique quotidienne de la confrontation avec les problèmes est la clé de
l’entraide qui, à son tour, est la clé de la performance de tout système.
Comme en témoigne l’expérience des équipes sportives ou des commandos,
s’entraîner à s’entraider – au quotidien et sur des cas concrets – permet
d’atteindre ses buts et d’apprendre ensemble à mieux faire.
À l’issue de cette étape de la réflexion sur les apprentissages à réaliser,
nous en savons davantage sur la situation à laquelle nous sommes
confrontés et nous pouvons nous engager dans l’étape suivante, là où le
raisonnement exploitant nous emmène tout droit vers LA solution et où le
raisonnement apprenant nous incite à attendre encore un peu et à se mettre
d’accord sur la méthode à employer. Pour faire simple, est-ce que tout le
monde se met à chercher des solutions chacun dans son coin, à sa manière,
ou essayons-nous de nous mettre d’accord sur une façon d’envisager les
solutions, d’avoir un cadre d’action partagé ?
La question clé à (se) poser : « Quel est le maillon faible qu’il faut
soulager ? »
1 Équipe autonome et secrète d’innovation, mise en place en 1943 par Lockheed Martin
pour concevoir des avions à réaction pour contrer les Allemands. Le succès fut au rendez-
vous : moins de 145 jours pour développer un avion à réaction dépassant la vitesse de 800
km/h.
2 Carol S. Dweck, Mindset: The New Psychology of Success, Random House, 2006.
Chapitre 11
Cadrer, nous l’avons dit plus haut, veut dire contrôler le cadre, pas les
conversations. Lorsqu’on souhaite diriger, on contrôle toutes les
conversations pour obtenir que la personne fasse ce qu’on lui demande et
c’est tout. Les structures autoritaires ont d’ailleurs des rituels pour s’assurer
que seul le chef parle et que la seule réponse possible soit « à vos ordres ».
Bien entendu, dès que la situation est un peu complexe, cela devient
entièrement inapproprié. Les autres savent des choses que nous ne savons
pas, connaissent des choses que nous ne connaissons pas, et chacun
comprend à sa manière ce qu’il entend. Contrôler la conversation revient à
se couper de l’information et de l’engagement de la personne.
En revanche, pour obtenir des résultats, nous devons tous avancer dans le
même sens. En cela les cadres sont très précieux car ils permettent de
donner une direction, un sens, sans pour autant brider les conversations, les
intuitions et les initiatives.
Cadrer revient à donner une impulsion et une direction qui permet de
connecter les personnes à une énergie positive vers un but commun et une
théorie commune, afin que chacun apprenne à résoudre les problèmes et,
ensemble, à répondre au challenge global. Le management financier a un
cadre imparable :
le but du cadre financier est de gagner plus d’argent ;
le moyen du cadre financier est d’augmenter les revenus et de
diminuer les dépenses ;
la méthode du management financier est de donner des objectifs de
rentabilité, partir du budget et voir ligne par ligne comment augmenter
les prix et couper des coûts.
Ce cadre est très fort, il est très simple et immédiatement compréhensible
par tous. Il est aussi très étroit et ne fonctionne que dans le court terme. Dès
le moyen terme, les effets négatifs de ce cadre dépassent rapidement les
gains initiaux (d’ailleurs, les managers qui ont ce type de cadre se
discréditent et changent de poste tous les deux à trois ans). Les cadres se
déclinent de toutes sortes de façons : par exemple, le patron de café qui
vous demande de partir alors que vous êtes sur le point de recommander
parce qu’il passe en horaire de restauration et doit réserver les tables pour
des déjeuners qui lui rapportent plus. Bien entendu, il ne se soucie ni de sa
mauvaise note sur Google ni des commentaires négatifs sur TripAdvisor et
ne se pose pas la question du remplissage de ses tables hors du rush du
déjeuner. Au final, son cadre d’optimisation de l’horaire de déjeuner à court
terme va le conduire à échouer plus globalement sans qu’il s’en rende
compte.
Le cadre Lean
Le cadre Lean est tout aussi clair, mais il est centré sur l’adaptabilité plus
que sur le gain immédiat :
le but du cadre Lean est de répondre aux challenges qui se présentent
par plus d’agilité ;
le moyen est le développement permanent de la qualité et de la
flexibilité ;
la méthode est l’apprenance grâce au système Lean.
Apprendre à mieux intéresser les collaborateurs à ce qu’il font en les formant aux standards et en
les engageant dans du kaizen
Apprendre à développer la confiance entre équipes et management en les aidant à organiser leurs
propres espaces de travail et en leur donnant des outils qui marchent facilement
Ces injonctions représentent certes un idéal qui est bien difficile à suivre
au quotidien, mais surtout elles illustrent un modèle, la volonté de créer
concrètement les conditions d’une entreprise apprenante, en offrant à
chacun un chemin pour participer à cette construction collective.
L’intelligence collective est co-construite : elle repose sur les efforts de
progrès de chacun et sur la meilleure collaboration de tous vers un but
commun.
1 Robert K. Merton, « The Thomas Theorem and the Matthew Effect », Social Forces, vol.
74, Oxford University Press, 1995.
2 Pour William Thomas : « If men define situations as real, they are real in consequences »,
in The Child in America: Behavior Problems and Programs, coécrit avec Dorothy Swaine
Thomas (Alfred A. Knopf, 1928).
Remerciements
Michael Ballé
Le Management Lean, Pearson, 2020, 2e édition (avec Godefroy
Beauvallet)
Devenir un Leader Lean avec un Sensei, Eyrolles, 2020 (avec Nicolas
Chartier, Pascale Coignet, Sandrine Olivencia, Daryl Powell et Eivind
Reke)
La Stratégie Lean, Eyrolles, 2018 (avec Jacques Chaize, Daniel Jones et
Orest Fiume)
Organiser les services de soins : le management par la qualité, Masson,
2004, 2e édition (avec Marie-Noëlle Champion-Daviller)
Les Modèles mentaux, L’Harmattan, 2001
Reengineering des processus, Dunod, 2000
Jacques Chaize
Le Guide de l’organisation apprenante, Eyrolles, 2019 (collectif)
La Stratégie Lean, Eyrolles, 2018 (avec Michael Ballé, Daniel Jones et
Orest Fiume)
Repenser l’entreprise, Le Cherche Midi, 2008 (avec Félix Torrès)
Le Grand Écart, Village Mondial, 1998
La Porte du changement s’ouvre de l’Intérieur, Calmann-Lévy, 1992
Régis Medina
Learning to Scale, Régis Medina, 2020
La Pratique du lean management dans l’IT, Pearson, 2012 (avec Marie-Pia
Ignace, Christian Ignace et Antoine Contal)
Gestion de projet : EXtreme Programming, Eyrolles, 2004 (avec Jean-Louis
Bénard, Laurent Bossavit et Dominic Williams)
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