Vous êtes sur la page 1sur 211

CONJUGUER LE LEAN ET LE LEARN POUR UNE

PERFORMANCE DURABLE
D’immenses enjeux environnementaux, sociétaux et sanitaires bousculent nos
habitudes et nos certitudes. Pour s’adapter, il va falloir apprendre. Et vite  ! Mais
savons-nous encore apprendre ? Nous rêvons d’agilité et d’entreprises libérées, mais
en réalité les process et l’exécution laissent peu de place à l’apprenance, cette
capacité à vouloir et à savoir apprendre. L’intelligence qui progresse est artificielle, les
machines commencent à apprendre tandis que nous restons prisonniers d’un modèle
puissant mais dépassé qui nous a transformés en simples exécutants au service
d’objectifs financiers.
Il existe pourtant une réponse qui conjugue apprenance et croissance durable. C’est
la démarche Lean  : un système d’apprentissage individuel et collectif, rentable et
pérenne, qui prend soin des clients, des employés, des actionnaires, de la société et
de la planète. Un système qui fait émerger au quotidien l’intelligence collective pour
répondre aux grands défis d’aujourd’hui.
À la lecture de cet ouvrage, vous comprendrez comment le modèle financier
détermine les modes de pensée, entravant ainsi l’apprentissage et son corollaire, la
performance. Les auteurs, pionniers du Lean et du Learn en France, vous donnent
toutes les clés pour vous libérer du management financier dominant et réussir à
pivoter, étape par étape, vers des raisonnements et des pratiques véritablement
apprenants. C’est un chemin différent, un voyage passionnant et exigeant à
entreprendre sans attendre.

Michael Ballé est chercheur en sociologie cognitive et étudie le Lean management


depuis 30 ans. Il est cofondateur de l’Institut Lean France, du magazine Web planet-
lean.com et du Certificat d’études spécialisées en Lean Management de Télécom
Evolution.

Régis Medina, pionnier des méthodes agiles puis du Lean IT en France,


accompagne les dirigeants de start-up en forte croissance dans leur transformation
Lean. Parallèlement, il anime l’Académie Lean pour les Scale-up au sein de l’Institut
Lean France.
Jacques Chaize a dirigé des entreprises, références en termes d’apprenance et de
pratiques Lean. Ancien président national du CJD et de l’Association Progrès du
Management, il a cofondé SOL France (Société pour l’organisation apprenante). Il est
administrateur indépendant.

Anne-Lise Seltzer, sociologue, s’est intéressée aux organisations apprenantes et au


Lean en conduisant des projets de transformation au sein d’un grand groupe.
Directrice exécutive de l’Institut Lean France, elle accompagne les entreprises dans
leur démarche Lean.
Michael BALLÉ | Jacques CHAIZE | Régis
MEDINA | Anne-Lise SELTZER
Préface d’Alexandre Mulliez

Apprendre à apprendre
avec le LEAN
Accélérateur d’intelligence collective
Éditions Eyrolles

61, bd Saint-Germain

75240 Paris Cedex 05

www.editions-eyrolles.com

En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou


partiellement le présent ouvrage, sur quelque support que ce soit, sans autorisation de
l’éditeur ou du Centre français d’exploitation du droit de copie, 20, rue des Grands-
Augustins, 75006 Paris.

© Éditions Eyrolles, 2021

ISBN : 978-2-416-00258-8
Sommaire

Préface
Introduction

Chapitre 1

Apprendre à apprendre par la pratique du Lean


Il ne suffit pas d’apprendre – il faut apprendre les bonnes choses
La crise de l’apprenance
L’alternative anti-fragile : une stratégie apprenante

Chapitre 2

Les 6 conditions essentielles de l’apprenance


Idée #1 : le monitorat
Idée #2 : les connexions
Idée #3 : pour comprendre, il faut fabriquer
Idée #4 : accélérer l’apprentissage par un échafaudage
Idée #5 : pour retenir, il faut oublier puis faire l’effort de se souvenir
Idée #6 : l’intelligence collective est systémique

Chapitre 3

Réconcilier le temps court et le temps long


Plus on gagne de temps, moins on a de temps
Comprendre les circuits mentaux
Réagir est dans un temps court, apprendre est dans un temps long
Le temps est au cœur de l’apprentissage
Aborder le temps est essentiel pour reconnaître ce qu’il faut apprendre
Avec qui doit-on se synchroniser ?
Quel est le rythme des livrables ?
En vendre un, en faire un ; en utiliser un, en commander un
Descendre du vélo pour se regarder pédaler : l’apprentissage en double
boucle
Ce que cette deuxième boucle de réflexion nous apprend

Chapitre 4

Sept questions pour apprendre à apprendre pendant son travail


Q1 : à quoi chaque client est-il sensible dans le travail rendu ?
Q2 : quelles difficultés rencontrons-nous avec chaque client ?
Q3 : comment corriger plus vite nos erreurs ?
Q4 : comment faciliter notre travail et celui du client ?
Q5 : comment répondre plus vite aux demandes des clients ?
Q6 : quels nouveaux problèmes rencontrent nos clients ?
Q7 : que devons-nous apprendre pour répondre à nos challenges ?

Chapitre 5

Apprendre est aussi une stratégie d’entreprise


Les 4 idées clés pour explorer le système de l’entreprise
1. Les clients ne sont jamais satisfaits
2. Les technologies évoluent en permanence
3. Un système de production qui ne s’améliore pas se dégrade
4. Une supply chain ralentit toujours si on ne l’accélère pas
Les 3 boucles d’apprentissage : accélérer le flux des idées et augmenter
le stock de confiance

Chapitre 6

Un « modèle invisible » qui nous empêche d’apprendre


Itinéraire d’un(e) startupper : espoir et sabotage
Comment en sommes-nous arrivés là ?
1er modèle : les militaires inventent les hiérarchies spécialisées
2e modèle : les ingénieurs inventent les processus standardisés
3e modèle : les financiers inventent le management par les chiffres
L’émergence du management financier
Les 3 hypothèses du modèle d’exploitation
Le raisonnement exploitant : je décide, tu t’exécutes

Chapitre 7

Un modèle alternatif fondé sur le raisonnement apprenant


Les 3 intuitions du raisonnement apprenant
1re intuition : diriger, c’est comprendre les situations et coordonner les initiatives
2e intuition : standardiser les méthodes d’apprentissage mais pas les comportements
3e intuition : co-construire des solutions collectives pour chercher les améliorations
La confiance mutuelle est la sauce secrète du Lean
Se mettre d’accord sur le problème au lieu de s’affronter sur les
solutions

Chapitre 8

Pivoter vers l’apprenance


1er pivot : nous faisons tous un raisonnement exploitant par défaut
2e pivot : le Lean est une méthode d’apprenance

Chapitre 9

Chercher plutôt que définir


Automatisme ou réflexion ?
Pensée automatique et erreurs stratégiques
Le raisonnement exploitant définit la situation sans la questionner
Y voir clair et agir vite
Le symbole de ce raisonnement : l’analyse SWOT
Le raisonnement apprenant commence par chercher le vrai problème
Problème, question et créativité vs la pensée automatique
Alliances et apprenance
Voir ensemble : le système Lean de management visuel

Chapitre 10

Se confronter à ses lacunes plutôt que décider


Le raisonnement exploitant repose sur la capacité de décider sans savoir
Le symbole de ce raisonnement : le plan d’action
Le fantasme du workflow parfaitement fluide
Le cœur du raisonnement apprenant consiste à se confronter à ses
lacunes
Bâtir son plan d’apprentissage en situation
Obtenir un consensus sur le problème à résoudre
Réunir l’équipe
Définir la victoire
Faire face à ce qu’on ne sait pas faire pour réussir
Se poser la question : « Quelle est la première chose à apprendre ? »
Animer des revues régulières d’apprentissage
S’entraîner à s’entraider

Chapitre 11

Cadrer les sujets plutôt que diriger


Le raisonnement exploitant se concentre sur diriger la mise en œuvre
Le symbole de ce raisonnement : le management par objectifs
Un contexte qui bloque la créativité et l’intérêt pour le travail lui-même
Créer un cadre d’orientation et de référence, l’enjeu du raisonnement
apprenant
Quatre questions de cadrage
Le cadre Lean

Chapitre 12

Co-construire plutôt que démêler


Pour exploiter, il faut démêler les situations qui ne se déroulent pas
comme prévu
Chercher le coupable
Le symbole de ce raisonnement : la réorganisation
Le raisonnement apprenant conduit à co-construire les solutions
Chercher les idées créatives sur le terrain
Soutenir les initiatives
Partager les idées pour en encourager d’autres
Mener les changements un à un
L’intelligence collective est émergente
Conclusion
Remerciements
Des mêmes auteurs
Préface

Diriger une entreprise, surtout de grande taille, est un défi de tous les
instants. Les obstacles et les problèmes sont innombrables, et il suffit de peu
pour se retrouver emporté par l’urgence, dépassé par les concurrents, voire
abandonné par ses clients. Face à ces menaces, la tentation est grande de se
contenter d’optimiser ce qui peut l’être, de réduire les coûts matériels et
humains, de systématiser les process pour éviter les erreurs, de faire
exécuter plus rapidement les directives.
Mais si ces améliorations sont utiles, elles ne sont pas suffisantes par
elles-mêmes. Elles révèlent surtout un manque de vision flagrant de ce qui
fait la réalité de la vie  : l’adaptation au changement permanent. Car
l’innovation, la créativité, l’intuition, fondamentales pour que l’entreprise
réussisse à survivre sur le long terme, ne se décrètent pas  : elles naissent
lorsque le terreau est fertile.
Le rôle du dirigeant est ainsi trop souvent mal compris. Il consiste moins
à faire exécuter les ordres, aussi pertinents soient-ils, qu’à permettre au
potentiel de chaque collaborateur de s’exprimer en toute liberté. Qu’il
s’agisse d’une équipe de 6, 60 ou même 60 000 personnes (chez Auchan
France), la manière de diriger reste la même  : soit vous imposez à tous
l’intelligence de quelques individus et croisez les doigts pour qu’ils aient vu
juste, soit vous faites confiance à chaque homme et chaque femme de
l’entreprise, pour que l’intelligence de tous s’additionne, se multiplie, et
forme au final une synergie impossible à atteindre autrement.
Il est bien plus facile, plus naturel et plus sécurisant de diriger selon la
première approche : donner des ordres et contrôler leur bonne exécution est
à la portée de n’importe qui, et cela rassure les investisseurs et les
actionnaires. Mais c’est dans la seconde approche que se cachent le secret
de la réussite et le vrai talent des dirigeants  : rares sont ceux capables de
mettre en place une telle dynamique, mais ceux qui y arrivent connaissent
souvent des résultats extraordinaires. La transformation digitale, que
beaucoup ont comprise à l’envers, est la meilleure illustration du fossé entre
entreprises apprenantes (les entreprises du digital) et entreprises financières
traditionnelles.
Cette transformation peut apparemment se faire sur un mode classique :
racheter des start-up, créer une application ou un site internet, mettre en
place de nouveaux outils numériques pour les collaborateurs… C’est ce que
font la plupart des entreprises actuelles, et cela semble en apparence être
une bonne stratégie.
Pourtant, la transformation digitale demandée est bien loin de se résumer
à de simples nouveaux outils ajoutés parfois artificiellement à des modes de
fonctionnement établis de longue date. Elle consiste en réalité à comprendre
que le monde a changé et que les solutions proposées par les entreprises
doivent également évoluer, parfois de manière drastique et douloureuse.
C’est ce que prouve la percée fulgurante des entreprises technologiques
(GAFA, FANG, NATU, BATX…), qui n’existaient même pas il y a 25 ans :
elles ne se contentent pas d’améliorer l’existant par de nouveaux outils,
elles devinent les nouveaux besoins, parfois même les créent, et les satisfont
avec une efficacité impressionnante, calibrée pour la meilleure expérience
utilisateur possible, résultat d’une intelligence collective opérationnelle, qui
teste, peaufine et corrige la moindre imperfection ou frustration. Ces
entreprises ont compris depuis longtemps que ce n’est pas le client qui doit
s’adapter à l’entreprise, mais l’entreprise qui doit s’adapter au client, ce qui
est le fondement même du commerce, trop souvent oublié par beaucoup
d’entreprises plus anciennes.
Pour initier cette dynamique collective, la question qui se pose de
manière obsessionnelle au dirigeant avisé est de savoir comment,
concrètement, mettre en place les conditions idéales dans son entreprise
pour libérer la totalité du potentiel de chacun, afin d’atteindre le meilleur
service client possible.
C’est là que le Lean entre en jeu. En apprenant à chaque collaborateur –
dirigeant compris – à prendre du recul de manière systématique, à
s’interroger sur son propre travail, sur le pourquoi et le comment de son
activité, il permet à la pensée de chacun de retrouver assez de calme et
d’espace pour se déployer et tenter ensuite de nouvelles choses.
Pour le dire plus simplement : le Lean réapprend à apprendre.
Car cette faculté, pourtant naturelle et essentielle à l’être humain, est
bridée et empêchée lorsque les processus d’exploitation deviennent trop
rigides et automatisés, lorsque le management se fait trop pressant, lorsque
le collaborateur n’est plus qu’un exécutant sans marge de manœuvre. Tout
se fait alors sur un mode automatique, certes efficace la plupart du temps,
mais dénué de toute possibilité d’adaptation et d’innovation réelles, et cela,
sans que personne ne s’en rende vraiment compte.
Au contraire, le Lean souligne la nécessité incontournable de
l’apprentissage permanent et de la valorisation individuelle, non pas comme
des accessoires éventuellement utiles au travail principal, mais comme les
fondements mêmes de toute activité au sein de l’entreprise, et la condition
même de sa survie. Chaque problème n’est plus alors vu comme une
contrainte stressante, mais comme une nouvelle et formidable opportunité
d’interrogation et de progrès, et chaque mécontentement du client comme
une nouvelle piste d’amélioration du service de manière créative.
C’est ainsi que les entreprises existantes pourront rattraper leur retard sur
les entreprises technologiques, mais c’est aussi et surtout ainsi qu’elles
seront les plus utiles à la société, et pourront créer plus de bonheur et de
sens pour tous leurs collaborateurs.
C’est tout l’enjeu de ce livre que de révéler d’abord ce modèle invisible
qui paralyse et étouffe l’initiative et la créativité, pour ensuite donner des
clés très concrètes pour les libérer. L’entreprise pourra alors devenir une
véritable entreprise apprenante et, comme un être vivant, saura s’adapter
avec intelligence, efficacité et rapidité à n’importe quelle évolution
nécessaire, sans crainte et même avec plaisir.
Alexandre Mulliez, vice-président Auchan France
Introduction

Notre société s’est construite sur


l’Apprenance
Nous avons plus que jamais besoin d’apprendre. D’immenses défis,
environnementaux, sanitaires et sociétaux mettent en cause nos
connaissances, nos points de vue et nos façons d’agir les plus enracinés.
Notre société tout entière est bâtie sur nos capacités individuelles
d’apprentissage et nos capacités collectives d’innovation. Mais savons-nous
encore apprendre ?
Au fil des crises et des rebonds, le modèle de pensée et d’action qui a
construit nos succès passés montre aujourd’hui ses limites et ses dangers.
Modèle de productivité et de rentabilité financière, il sait exploiter jusqu’au
bout chaque ressource et chaque instant, mais laisse peu de place au temps
de la réflexion, aux zigzags de l’exploration, aux hésitations de
l’apprentissage. Modèle à l’efficacité inégalée, il déploie chaque jour de
nouveaux processus et algorithmes censés nous libérer mais qui, de fait,
nous emprisonnent et nous réduisent au rôle de simples exécutants, tout en
augmentant les inégalités économiques, les fractures sociales et les
désastres écologiques. L’exploitation a banni l’exploration. Ironie de
l’histoire, l’apprentissage des hommes semble mis à l’arrêt au moment
même où les machines commencent à apprendre avec le deep learning !
Comment retrouver nos capacités d’apprentissage, celles-là mêmes qui
ont nourri progrès et prospérité au cours des décennies et des siècles
passés  ? Comment retrouver le temps d’apprendre pour nous adapter  ?
Comment apprendre à apprendre ce qu’il est impérieux d’apprendre  ?
Comment – chacun et tous ensemble – retrouver le chemin de
« l’apprenance », cette volonté et cette capacité d’apprendre à découvrir et
maîtriser les nouveaux savoirs et compétences indispensables qui nous
permettront d’aborder les challenges du moment avec sérénité et de nous
adapter tout en enrichissant nos vies ?
Pour nous aider à sortir de cette crise de l’apprenance, plusieurs
approches nouvelles émergent afin de développer l’intelligence collective,
l’initiative et la créativité, pour libérer les organisations et les entreprises,
les rendre agiles, résilientes et apprenantes. Leur promesse est séduisante
mais reste souvent impuissante face à l’efficacité redoutable de ce modèle
dominant qui nous prive du temps et de l’espace indispensables dont
l’apprenance a besoin pour « atterrir » dans le quotidien et s’ancrer dans la
durée.
Réunis par l’écriture de ce livre, nous avons chacun dans notre domaine
fait l’expérience de ces défis, débats, expérimentations et obstacles que ces
approches diverses et passionnantes peuvent susciter.
Dirigeant d’entreprise apprenante (Jacques), docteur en sciences de la
connaissance et expert du Lean de réputation internationale (Michael),
pionnier de l’agilité (Régis), sociologue du changement (Anne-Lise), nous
avons en commun d’avoir étudié et pratiqué longuement une de ces
approches, la seule qui semble tenir sa promesse concrète de croissance
durable et responsable. Elle fait ses preuves depuis longtemps. Elle reste
pourtant méconnue et mal comprise. C’est l’approche Lean.
L’apprentissage ne se fait jamais hors cadre – nous sommes, après tout,
des êtres sociaux. Pour la plupart d’entre nous, ce cadre au quotidien est
l’entreprise.
Au cours de sa vie, une entreprise connaît essentiellement quatre phases
qui correspondent à deux modes d’apprentissage  : une première phase de
start-up pendant laquelle les fondateurs inventent une nouvelle façon de
faire, qu’il s’agisse d’un produit, d’un service ou d’une technologie ; puis
une phase de développement pendant laquelle ces fondateurs essaient de
convaincre le monde d’adopter leur idée et apprennent à créer l’organisation
qui leur permet de la distribuer à grande échelle. Lorsque l’entreprise
grandit, elle devient intéressante pour le monde financier. Le plus souvent,
ses fondateurs sont remplacés par des exploitants dont le rôle est de tirer le
plus de profit possible de cette innovation. Cela a pour effet de stabiliser
l’entreprise et de l’enrichir mais aussi de ralentir son développement et de
rigidifier ses structures, l’empêchant en particulier de produire de nouvelles
innovations. L’entreprise se sclérose, se fait dépasser par ses concurrents et
les évolutions de marché pour finir dans les mains de fossoyeurs qui
l’exploitent jusqu’à la faillite ou la dépècent et la vendent par petits
morceaux.

Ces quatre phases reposent sur deux conceptions opposées de


l’entreprise, une entreprise apprenante ou une entreprise exploitante :

ENTREPRISE APPRENANTE ENTREPRISE EXPLOITANTE


Le but est la croissance en s’adaptant sans Le but est la rentabilité en exploitant au
arrêt aux sensibilités des clients pour les mieux les ressources de l’entreprise par
convaincre d’adopter une nouvelle solution l’optimisation de l’offre (se concentrer sur les
et leur proposer toujours plus de valeur. segments les plus juteux) et des processus
internes (pour réduire les dépenses).
Chacun participe par ses idées, ses Chacun se cantonne au principe de
initiatives et son ingéniosité, et collabore au subordination en obéissant aux instructions
projet de développement dans un cadre de son manager et en suivant les
d’organisation centré sur l’apprentissage de procédures par l’exécution de plans d’action
tous au quotidien. pour atteindre des objectifs financiers.
Cette entreprise est dirigée par des À la tête de cette entreprise, un
innovateurs qui favorisent l’apprentissage de management financier fait des choix
la qualité et de l’agilité par la créativité et le d’optimisation comptable (ou de satisfaction
sens pratique de l’expérimentation, plus que des marchés financiers) et s’entoure de
l’obéissance ou le respect des règles, et qui managers exécutants qui feront appliquer
s’entourent de managers ayant le même les directives et mettront en place des
respect de l’apprenance. systèmes informatiques de pilotage des
activités.
Bien que ce cycle de start-up, développement, exploitation et disparition
de l’entreprise soit facilement observable autour de nous, il n’est pas une
fatalité. Certaines entreprises parviennent à se réinventer en permanence, à
continuer d’innover et d’offrir de nouveaux services à la société tout en
s’adaptant à ses exigences. Toyota est un de ces cas exceptionnels  :
l’entreprise a non seulement su se réinventer et innover, devenant ainsi un
acteur dominant du monde automobile, mais a également initié la révolution
verte dans le domaine. Cette entreprise a par ailleurs formalisé une méthode
pour demeurer apprenante même en croissance, la méthode Lean (fin, agile,
rapide, souple, flexible comme le lévrier ou le guépard), méthode qui a
inspiré d’autres entreprises apprenantes telles qu’Apple ou Amazon,
lesquelles en ont élaboré leur propre interprétation (mais qui, par contre,
n’en parlent pas).
Certes, les managers exploitants ont essayé de concevoir et d’utiliser le
Lean comme une méthode d’optimisation, un néotaylorisme comme
l’excellence opérationnelle, mais ils sont complètement passés à côté du
problème que le Lean résout chez Toyota et les autres entreprises qui en
adoptent le fond  : une méthode pour ne pas céder aux tendances
exploitantes, pour sans cesse revenir à l’apprenance malgré la taille et l’âge
de l’entreprise et contrer la dérive naturelle de l’apprenance à l’exploitation
par un retour permanent à l’apprentissage individuel, la collaboration et
l’adaptation collective.
Exploitation Apprenance
Notre expérience nous a montré – et le montre tous les jours – ce qu’est
véritablement le Lean quand il se pratique au plus près de ce qu’il est
réellement : un système dynamique d’apprentissage individuel et collectif,
rentable et pérenne, qui prend soin des clients, des employés, des
actionnaires, de la société et de la planète… et fait émerger au quotidien une
véritable intelligence collective pour répondre aux grands défis
d’aujourd’hui. L’expérience nous a aussi démontré que, malgré leurs
mérites indiscutables, les autres tentatives d’apprenance (les cinq
disciplines de l’entreprise apprenante1 ou plus récemment l’agilité et
l’entreprise libérée) n’atterrissent pas sur le terrain et cèdent fatalement au
management exploitant faute de disposer de la structure d’apprentissage, la
colonne vertébrale ancrée dans le travail quotidien, que propose le Lean. Le
Lean est à l’heure actuelle la méthode d’apprenance la plus aboutie que
nous ayons rencontrée.
Cette conviction est le message de notre livre  : le Lean ne décolle pas
sans Apprenance. Mais sans Lean, l’Apprenance n’atterrit pas !
Fruit de plusieurs dizaines d’années de pratique, de recherches et
d’échanges, cet ouvrage vous aidera à redécouvrir le sens et la pratique
concrète de l’apprenance, au niveau individuel comme au niveau de votre
organisation. Il vous donnera les clés pour comprendre comment le modèle
financier dominant – obsédé par l’exploitation et souvent invisible –
impacte nos façons de penser et bloque l’apprenance. Il vous montrera
comment s’en libérer et, enfin, il vous apprendra à « pivoter  », pas à pas,
pour engager des raisonnements vraiment apprenants. Nous explorerons
trois thèmes principaux :
Comment reconnaître l’apprentissage en pratique  ? Tout le monde
parle facilement d’apprentissage, mais les notions en restent très
vagues, ce qui rend difficile sa pratique concrète. Entendre une
nouvelle information ou découvrir un nouveau fait n’est que le premier
pas de l’apprentissage – la découverte. Reconnaître une situation
nouvelle qui revient souvent, le deuxième. Décider de pratiquer un
nouveau geste ou de contempler une nouvelle idée est le troisième pas.
Et enfin, changer une croyance fondamentale dans nos cartes mentales
de manière à voir le monde différemment et, ce faisant, acquérir une
nouvelle compétence par la pratique, le quatrième. Pour apprendre à
apprendre, nous devons tout d’abord reconnaître les situations
d’apprentissage et les moments d’apprentissage dans notre vie
quotidienne.
Comment créer des environnements d’apprentissage  ? À l’école, nos
enfants vivent les cours de manières très différentes  : certains
professeurs créent des environnements propices à l’apprentissage,
d’autres pas – du coup les enfants progressent vite avec certains
enseignants et stagnent avec d’autres. D’où viennent ces différences ?
L’apprentissage se produit quand le sens proposé rejoint le sens pour la
personne – qu’elle s’y retrouve, s’y engage, s’y amuse. Inversement, si
le sens proposé n’est qu’une exposition de faits et formules et qu’on ne
demande à l’apprenant que d’absorber et d’exploiter sans y engager sa
motivation, l’apprentissage ne se produit tout simplement pas au-delà
d’une mémorisation de surface des termes. Comme les salles de classe,
les entreprises créent des environnements d’exploitation du connu ou
d’apprentissage du nouveau et, ce faisant, ont une influence
considérable sur l’apprentissage individuel – et collectif, en termes
d’adaptation à des situations changeantes.
Comment s’entourer de managers apprenants ? Les cultures humaines
sont bien plus que des structures. Elles reflètent les valeurs, attitudes et
comportements de leurs leaders, autant par mimétisme inconscient que
par reproduction délibérée. Le choix et la promotion de cadres
apprenants sont donc au cœur de la création d’une culture
d’apprentissage. Nous avons découvert que les managers apprenants
ne font pas les mêmes raisonnements en pratique que les managers
exploitants et nous pouvons ainsi expliciter concrètement la différence
entre ces modes de raisonnement, pour reconnaître l’orientation
intellectuelle et émotionnelle des managers et forger, pas à pas, une
véritable culture de l’apprenance.

1 Peter Senge, La Cinquième Discipline, Eyrolles, 2015.


Chapitre 1

Apprendre à apprendre par la


pratique du Lean

Tout le monde apprend, tout le temps. On ne peut s’en empêcher : nos têtes
sont des machines à réagir. Les événements nous forment, d’une manière ou
d’une autre. La question est  : «  Qu’est-ce qu’on apprend  ?  » Pour mieux
comprendre comment s’organiser soi-même à apprendre en continu et créer
une organisation fondée sur l’apprenance, il faut d’abord explorer les
ressorts fondamentaux de l’apprentissage. Qu’entend-on au juste par
apprendre ?
L’apprentissage est le propre du vivant. Des vers de terre jusqu’à nous,
toutes les créatures vivantes ont des moyens de réagir aux menaces et de
rechercher ce dont elles ont besoin. D’une certaine façon, l’évolution peut
se voir comme l’apprentissage de l’autonomie par ces deux mouvements :
la fuite du danger et la recherche de satisfaction plus efficacement. La
nature sélectionne les adaptations les plus payantes, par exemple le sang
chaud des mammifères qui leur permet de rester plus mobiles quand les
températures baissent. Cependant, dans l’ensemble, cet apprentissage est
aveugle, les facultés ou comportements nouveaux sont des adaptations à la
pression, et non le résultat d’un effort délibéré et dirigé d’apprentissage.
En tant qu’êtres humains, nous nous distinguons de toutes les autres
espèces par notre intelligence sociale. Nous sommes les seuls à savoir nous
coordonner pour un but commun, apprendre et surtout transmettre cet
apprentissage. Une adaptation étonnante (et encore largement mystérieuse)
nous a permis, il y a quelques dizaines de milliers d’années, de partager des
histoires, des mythes, des projets et de nous coordonner sur des intentions
communes. Nos proches cousins, les chimpanzés, par exemple, nous sont
similaires presque en tout, mais ne savent construire des relations de
confiance que par de longs temps de présence côte à côte – et donc ne
peuvent bâtir de groupes de plus de trente, voire au maximum cinquante
individus. Ils n’ont pas notre capacité de s’accorder sur une histoire, qu’il
s’agisse de créer des pyramides à la gloire des dieux ou des entreprises au
service de la société, et de s’organiser en conséquence en communiquant
des idées. Ces idées sont apprises et évoluent elles-mêmes au fur et à
mesure de cet apprentissage.
Non seulement nous savons apprendre individuellement, comme
beaucoup d’autres animaux, mais nous savons aussi enseigner, c’est-à-dire
transmettre cet apprentissage délibérément à d’autres, groupes ou
générations. Nous avons la capacité unique d’apprendre personnellement,
collectivement et culturellement. Une réponse pertinente à une situation
nouvelle peut ainsi se répandre dans un groupe, être adoptée très largement
comme allant de soi, et devenir une partie de la culture.
L’intelligence peut être vue comme la capacité à trouver des réponses
adaptées aux situations changeantes : il est possible de parler d’intelligence
individuelle dans le cas d’une personne qui sait trouver son chemin dans
des situations compliquées, d’intelligence collective lorsqu’un groupe de
personnes réagit adroitement dans des environnements complexes, et peut-
être même d’intelligence culturelle s’il s’agit de sociétés ou de populations
entières qui doivent se confronter à des problèmes qui les dépassent, tels
que des pandémies ou le changement climatique.

Il ne suffit pas d’apprendre – il faut


apprendre les bonnes choses
Toutefois, nos réponses ne sont pas toutes intelligentes, et c’est bien le
problème. Quand notre situation change (parfois du fait même de la
solution précédente), les pratiques courantes deviennent souvent inadaptées,
voire contre-productives. La capacité d’enseigner se retourne alors contre
nous car nous continuons à propager culturellement des enseignements qui
sont désormais nuisibles.
Bien souvent, lorsque les solutions classiques ne fonctionnent plus, nous
revenons à des comportements instinctifs et tribaux qui se tournent vers
l’autorité et la désignation arbitraire de boucs émissaires ou d’ennemis.
Notre Histoire est pleine d’expériences collectives ou de cultures qui, après
avoir appris à dominer leur environnement à un moment donné,
s’effondrent lorsque la situation change et se défont souvent violemment
par un refus d’apprendre, en s’obstinant à appliquer avec brutalité des
recettes qui ne marchent pas et dont les effets sont de plus en plus
désastreux.
De quel «  apprentissage  » s’agit-il  ? Est-ce une réaction d’adaptation
inconsciente ou une tentative délibérée de chercher une nouvelle façon de
faire, un «  enseignement  », voire l’imposition d’une pratique, théorie ou
perspective  ? L’enseignement est la clé de l’intelligence collective car il
permet de transmettre rapidement des idées nouvelles efficaces. C’est aussi
une source de désarroi social quand l’enseignement transmet des façons de
faire qui, à l’évidence, sont sans efficacité faute de savoir apprendre.
Les solutions que nous mettons en œuvre pour faire face à nos problèmes
n’ont pas une valeur égale. Certaines nous rendent plus fragiles (la solution
appliquée améliore la situation dans l’immédiat mais l’empire sur le fond),
plus robustes (la solution ne nous permet pas de changer le jeu mais de
résister plus longtemps) ou anti-fragiles (la solution ouvre de nouvelles
possibilités qui font que chaque déconvenue permet d’apprendre plus vite).
Le véritable enjeu de l’apprentissage n’est pas d’apprendre, cela se
produira d’une façon ou d’une autre. Le véritable enjeu, c’est d’apprendre à
apprendre. Apprendre à apprendre signifie concrètement :
Explorer : découvrir et se doter délibérément de nouvelles capacités
pertinentes et pas simplement changer de façon de faire en réagissant
aux événements sans construire de nouvelles compétences ;
Élaborer : regarder attentivement, commencer à envisager et évaluer
les nouvelles solutions en fonction de leur impact futur sur la capacité
d’apprentissage. Est-on en train de fragiliser la situation, de la
rigidifier ou, au contraire, de se doter d’une plus grande flexibilité pour
plus d’agilité dans des situations incertaines et changeantes que nous
ne comprenons pas complètement  ? C’est faire le va-et-vient entre
retourner dans le passé (est-ce que c’était vrai  ?) et simuler un futur
(quelles seront les conséquences ?) ;
S’Exercer  : pratiquer, pratiquer et encore pratiquer car aucun
apprentissage ne se fait sans une pratique délibérée et répétée, par essai
et erreur, afin de maîtriser une nouvelle compétence ;
Échanger les apprentissages, les réussites et les échecs pour rebondir
sur les idées et les initiatives des uns et des autres, et créer, ensemble,
une pratique et une théorie communes.

Le choix entre apprendre à apprendre et exploiter ce que l’on sait (ou


croit savoir) est réel. Cependant, il n’est ni facile ni évident, surtout quand
les bénéfices ne sont pas clairs et les risques manifestes. Pourquoi prendre
le risque d’apprendre quand il suffit d’exploiter l’immensité des savoirs et
des savoir-faire existants ? Tel est souvent le cas dans l’entreprise, domaine
dans lequel beaucoup considèrent l’intelligence et la compétence comme de
simples commodités qui s’achètent aisément sur le marché. Il est plus facile
de moissonner que de labourer, de même les organisations sont
généralement plus faites pour exploiter davantage une niche que pour
innover et découvrir de nouvelles opportunités. Cette logique s’est imposée
et s’est dévoyée – nous allons le voir – avec le management financier dont
le fondement est l’exploitation optimisée à l’extrême des ressources
existantes.
Apprendre à apprendre ou exploiter ce qu’on sait  ? De fait, ces deux
approches coexistent. L’enjeu et la difficulté sont de savoir trouver un
équilibre entre apprendre de nouvelles idées et pratiques (ce qui requiert un
investissement) et exploiter ce qu’on sait et maîtrise (ce qui permet d’en
recueillir les fruits).
Atteindre cet équilibre est en jeu aujourd’hui. Contrairement aux idées
reçues, l’exploitation est reine et l’exploration est en panne. Nous sommes
en pleine crise de l’apprenance.

La crise de l’apprenance
On pourrait croire qu’il est désormais de plus en plus facile d’apprendre :
les nouvelles technologies sont censées nous faciliter la vie en mettant à
notre portée, d’un simple clic, tous les savoirs et savoir-faire du monde,
tous les apprentissages, via tutos, e-learning, réseaux sociaux et autres
communautés d’échanges et de pratiques. Dans un monde incertain et
complexe, on pourrait croire aussi que la nécessité d’apprendre à apprendre
est devenue la norme. Nous sommes entrés, nous dit-on, dans l’ère de
l’intelligence collective, des organisations apprenantes, bref dans une
véritable société de «  l’apprenance  », vocable de plus en plus utilisé pour
décrire la volonté et la capacité, individuelles et collectives, d’apprendre à
apprendre.
Mais s’agit-il d’un apprentissage de surface, d’une simple familiarité
avec les termes ou d’un apprentissage en profondeur, qui implique la
compréhension des mécanismes sous-jacents  ? C’est pour cela que vous
préférez que votre médecin ait fait de longues études cliniques plutôt que de
faire votre propre diagnostic avec Google. L’apprentissage distingue
l’expert du novice : le mélange de théorie et d’expérience permet d’élaborer
des cartes mentales pour apprécier une situation, un cas, de la manière la
plus pertinente et la plus prédictive. L’apprentissage est en pratique une
connexion soudaine entre deux choses connues qui se présentent
différemment : un lien entre les liens.
Concrètement, il est possible de se représenter notre connaissance
comme un sapin de Noël, avec son tronc et ses branches (ce qu’on croit) et
les boules de Noël (les faits) que nous ordonnons autour de nos idées.
L’apprentissage se produit quand nous connectons deux boules
apparemment séparées et créons ainsi une nouvelle «  branche  ». Plus
rarement et plus difficilement, il faut parfois reconnaître que c’est le tronc
lui-même qu’il faut mettre en cause pour changer radicalement de
perspective et réorganiser l’ensemble des faits – ce qui s’appelle savamment
un changement de paradigme. Par exemple, l’entreprise peut se voir selon
un paradigme exploitant (le tronc de l’arbre nous fait tout interpréter en
termes de profit) ou apprenant (le tronc de l’arbre nous fait tout interpréter
en termes d’adaptation). De même, les méthodes de l’entreprise peuvent se
voir comme de l’excellence opérationnelle (qui nous fait tout interpréter en
termes d’application des procédures) ou de Lean (qui nous fait tout
interpréter en termes de kaizen – amélioration pas à pas menée par chaque
personne). Développer son arbre de connaissances se fait essentiellement en
contemplant les nouveautés et les expériences afin de mettre en cause les
connexions ou d’en découvrir de nouvelles. Cela nécessite curiosité et
réflexion.
Pourtant la vie quotidienne de la plupart d’entre nous se réduit encore
très souvent à une succession de routines – exécutions et réactions – quasi
réflexes qui laissent peu de place à l’apprenance. Pressés par les objectifs et
les urgences de toutes sortes, nos marges de manœuvre sont limitées. Plutôt
que prendre le risque de chercher ce qu’il nous faudrait apprendre pour
construire de nouvelles capacités et de nouvelles compétences, nous nous
concentrons sur nos périmètres familiers.
Nous sommes persuadés d’apprendre car nous sommes bombardés de
notifications aguichantes et d’informations étonnantes. En fait, nous
n’apprenons pas grand-chose tant que nous ne construisons pas
délibérément nos cartes mentales, tant que nous n’enrichissons pas nos
arbres de connaissances en établissant de nouveaux liens et en coupant les
branches caduques.
Même les start-up les plus innovantes privilégient l’exploitation. Très
souvent, elles sont incitées par leurs financeurs à adopter une logique
d’exploitation de niches, de prise de territoires et de recherche de
monopoles. Malgré des pratiques d’apprentissage rapide à leurs débuts,
leurs pratiques organisationnelles, comme celles de la plupart des
entreprises, se figent dans le monde de l’exploitation financière.
Les stratégies d’exploitation – de ce qu’on sait et maîtrise – ne sont pas
nouvelles. Depuis des millénaires, elles ont fait l’Histoire sous des formes
différentes, portées par les outils ou les armes, des grandes conquêtes aux
révolutions industrielles. Mais depuis un peu plus de cinquante ans, dans
nos sociétés, une nouvelle stratégie d’exploitation a pris un relief particulier
et dominant, jusqu’à transformer la nature même des entreprises.
En quoi la stratégie financière est-elle devenue un tel problème
aujourd’hui ? Dans un article célèbre publié en 1970, l’économiste Milton
Friedman arguait que la seule valeur de l’entreprise est la valeur créée pour
ses actionnaires – la valeur créée pour la société est selon lui un mythe naïf
et nocif. La seule responsabilité des dirigeants est de se concentrer sur la
création de cette valeur actionnariale, à l’exclusion de toute autre, sociale,
sociétale, voire environnementale1. Cette approche strictement financière a
été ensuite mise en pratique à grande échelle avec la montée progressive
des fonds de pension dans les années 1980, puis l’apparition de fonds
activistes comme les hedge funds dans les années 1990.
Là où l’entreprise se voulait patrimoniale et pérenne, une source de
bénéfices pour la société, de sécurité de l’emploi pour ses employés et de
garantie de revenus dans le long terme pour ses actionnaires, elle est
devenue un objet financier dont la valeur se réduit au prix de l’action
évaluée par la Bourse ou les fonds d’investissement sur des critères 1)
d’augmentation des dividendes, 2) d’augmentation de la valeur des actions
par des anticipations sur la rentabilité future ou 3) par de la croissance
future financée par de la dette.
L’activité de l’entreprise tout comme ses employés ont disparu du débat.
Seul compte l’objectif final de refinancement ou de revente – avant cinq ou
six ans – avec la plus-value la plus élevée possible.
L’impact de la pensée de Friedman et des pratiques qu’elle a inspirées et
justifiées depuis un demi-siècle a été majeur. L’adoption du profit court
terme, avec comme seule stratégie l’augmentation des revenus, la réduction
des dépenses et le refinancement des dettes, a consacré l’abandon de la
gestion traditionnelle de l’entreprise, construite sur la coordination des
personnes et le développement des ressources. Une nouvelle gestion s’est
imposée avec des méthodes d’exploitation éprouvées  : bureaucratie
hiérarchique, taylorisme, management par les objectifs financiers.
Pendant cinquante ans, les investisseurs professionnels ont répété aux
dirigeants d’entreprise que leur seul critère de succès était la valeur de
l’action en bourse ou la valeur de la société à la revente (tout
particulièrement en liant leur rémunération à la valeur de l’action). Cette
idée est devenue tellement dominante que la plupart des managers que nous
interrogeons en entreprise répondent sans hésiter que la valeur de leur
société est un multiple de ses résultats (de l’EBITDA – earnings before
interests, taxes, depreciation and amortization, soit le résultat financier,
hors intérêts, impôts, dépréciation et amortissements, ce qui signifie que les
effets de la dette, de la fiscalité, des stocks et des investissements peuvent
être passés sous silence).
C’est absurde. Bien entendu, la valeur de l’entreprise va bien au-delà de
son profit trimestriel. Une entreprise a avant tout des clients loyaux qui lui
font confiance, un collectif d’employés compétents qui savent travailler
ensemble, l’accès à des ressources physiques et intellectuelles d’un tissu de
partenaires, le tout maintenu par une culture dont l’organisation et la
comptabilité ne sont que des éléments parmi d’autres. Et pourtant, la vision
financière est l’enseignement qui s’est répandu dans le monde des
entreprises occidentales.
Quel est le coût de l’adoption généralisée d’un modèle financier ? Il nous
a rendus fragiles à l’extrême. On a pu le voir – à vrai dire le subir – depuis
les années 2000, surtout lors de la grande crise de 2008 qui en a révélé les
faiblesses. Sous l’influence des grands cabinets de conseil, cette pensée
s’est même étendue à l’action des gouvernements. Les stratégies publiques
pendant la pandémie du Covid-19 ont souvent montré leurs difficultés
d’apprentissage : incapacité à mobiliser les populations sur les changements
sanitaires nécessaires et à développer les ressources critiques, qu’il s’agisse
de l’approvisionnement en masques, de la disponibilité des tests, des
services de soins hospitaliers ou de la distribution de vaccins. La perte des
savoir-faire essentiels de coordination, d’exploration et d’engagement de
tous a conduit les gouvernements à tenter de faire face à la vague
d’événements en créant des structures ad hoc (court-circuitant les structures
en place, considérées comme inefficaces2), en communiquant et en
imposant à tous des contraintes dont les conséquences économiques se
feront sentir pendant des années.
Cette idéologie réductrice s’est muée en modèle mental collectif  : ce
modèle est désormais notre modèle par défaut, notre mode de
fonctionnement réflexe. Nous n’en avons même plus conscience, il est
devenu quasi invisible. Ce modèle est pourtant la source même de la crise
globale de l’apprenance. Dans un contexte général d’exploitation, il n’y a
plus guère de place pour prendre le temps d’apprendre. Explorer, Élaborer,
s’Exercer et Échanger sont vus comme des pertes de temps et des dépenses
inutiles, car la réponse exploitante est évidente  : le dirigeant n’a qu’à 1)
faire une stratégie financière d’optimisation de ses ratios pour convaincre
les analystes et conseils en investissement, et 2) la faire exécuter par son
encadrement. De fait, les cadres sont de plus en plus tenus eux aussi à
montrer qu’ils exploitent mieux les ressources dont ils ont la responsabilité,
sans être tenus de les développer, leur faisant perdre ainsi le sens de leur
métier, de leur fonction et de leur rôle.
Les grandes entreprises, en particulier, sont obsédées par mieux acheter
(acheter à moindre prix), externaliser (pour pouvoir exercer la pression sur
les prix des prestataires) et digitaliser (afin de remplacer la ressource
humaine par des systèmes informatiques). Cette idéologie déteint sur les
petites entreprises qui subissent la pression sur les prix imposée par les
grandes sociétés. On voit où cela conduit  : plus on exploite sans
réapprendre, plus la base de ce qui est exploité se fragilise, puis se réduit.
Comment briser un tel cercle vicieux ? Comment réapprendre à apprendre ?
Comment retrouver le goût et l’énergie de l’apprenance ?

L’alternative anti-fragile : une stratégie


apprenante
Lorsqu’un mode de pensée est aussi dominant, où chercher une alternative ?
Au cours de la période qui a vu émerger ce modèle d’exploitation
financière, une entreprise japonaise a développé une méthode toute
différente : une méthode pour apprendre à être anti-fragile.
Toyota devient visible pour la première fois au Japon lors du choc
pétrolier de 1974, quand l’opinion publique lui reproche d’avoir bien mieux
résisté que ses confrères et l’accuse de profiter de la crise. Toyota décide
alors de communiquer sur sa méthode de management, appelée en interne le
Toyota Production System (il faut comprendre production au sens large de
mode de travail, et pas seulement de fabrication) et diffusée plus tard sous
l’appellation Lean hors de l’entreprise, dans le monde entier.
Le principe fondateur et directeur de cette méthode est d’apprendre à
aider ses clients à résoudre leurs problèmes en développant les
compétences de chaque collaborateur – compétences techniques et
compétences en leadership. Comme tous les constructeurs automobiles,
Toyota essuie crise après crise, mais grâce à son système, s’établit
progressivement comme le premier constructeur mondial et le plus rentable
dans un marché dominé par les géants américains en adoptant un business
model différent de ses concurrents :
une gamme large pour que chaque client y trouve son bonheur,
permise par une grande flexibilité des sites de production (et donc sans
payer le premium de la variété) ;
une qualité supérieure à celle de ses concurrents au même coût grâce à
une culture de la résolution de problèmes et de l’amélioration continue
– et ainsi une plus grande technicité de ses ingénieurs et opérateurs ;
le refus de jouer au casino financier et d’accepter la valorisation
boursière de l’entreprise comme mesure du succès – Toyota estime sa
réussite à 1) sa réputation de qualité, 2) sa part de marché et 3) son
indépendance financière, gardant ainsi du cash inutilisé en réserve
pour les crises globales qui ne manquent pas de se produire – crises
économiques ou crises naturelles comme les tsunamis et tremblements
de terre.
Le développement des compétences des personnes a pour fondement une
approche de l’apprentissage claire : donner les moyens à chacun d’être en
mesure de reconnaître les difficultés et les pertes entraînées par la méthode
de travail utilisée, en chercher les sources dans les raisonnements et les
corriger par des améliorations pas à pas. Depuis les années 1980, cette
approche inclut les pertes pour l’environnement.
Ainsi Toyota mène de front une double révolution : des autos plus vertes
– avec le moteur hybride, qui incite l’industrie automobile à changer de
point de vue sur l’électrique – et des usines plus vertes, transformant
radicalement les méthodes de production et réduisant drastiquement leur
impact environnemental.
Et sur le plan financier  ? Obsédée par la défense de son autonomie et
pour se prémunir de crises inévitables, la firme ne joue pas sur les marchés
financiers et continue à s’autofinancer, gardant sous le coude des millions
en cash «  improductif  »  ; ce que lui reprochent d’ailleurs les analystes
financiers. Elle refuse également les aides de l’État pour préserver son
indépendance. Ses seuls soucis sont la satisfaction de sa base de clients
ainsi que l’engagement et l’implication de ses collaborateurs afin de
pouvoir répondre intelligemment aux challenges présents et futurs.
Toyota a ouvert et montré un chemin, que suivent maintenant d’autres
entreprises  : placer l’apprenance en premier, puis en second exploiter son
savoir. Dans cette démarche, l’entreprise met la priorité sur la pérennité de
la satisfaction des clients, de ses employés, de ses sous-traitants et de ses
prestataires, et sur le développement des systèmes qui sous-tendent son
activité. L’entreprise peut ainsi développer l’agilité nécessaire pour
affronter les grands enjeux qui se présentent en investissant sur la flexibilité
et l’accroissement indispensable des compétences de tous.
Sans surprise, les résultats financiers de Toyota sont parfaitement stables.
Dans la durée, sans essayer d’optimiser la valeur de l’action à chaque
trimestre, ils sont largement supérieurs à ceux des concurrents de
l’entreprise. Dans la pratique, Toyota s’interdit de regarder la valeur de
l’action à court terme et étudie ses résultats sur des tranches de cinq ans.
Cette stratégie, très différente de celle prônée par les investisseurs
professionnels, s’appuie sur l’impératif d’apprendre en continu sur des
sujets larges, mais bien définis :
Apprendre à mieux comprendre ce qui satisfait les clients. Plutôt que
de choisir les clients qui correspondent le mieux à son offre et sur lesquels
la marge se fait, Toyota s’attache à satisfaire tous les clients, même lorsque
leurs besoins évoluent (client une fois, client toujours). Concrètement,
l’entreprise cherche à mieux connaître ce qui fait la qualité, la disponibilité,
le juste prix et la mode du moment. Toyota sait que ses clients sont
sensibles non seulement à ses produits mais aussi à ses méthodes et à son
investissement de longue date dans l’amélioration de la situation
environnementale et sociale. Les sites ont pour objectif explicite de réduire
à zéro leur production de déchets et d’émissions et d’éviter à tout prix les
grèves et les mouvements sociaux.
Apprendre à mieux coordonner les ressources en formant les
responsables de ces ressources à mieux collaborer entre eux. Les
ressources n’existent pas hors-sol, comme le prétendent les financiers – tout
n’est pas une commodité qui s’achète immédiatement sur un marché (on le
voit bien lorsqu’on cherche un bon plombier  !). Les ressources sont
détenues par des personnes physiques, « des gens » qui travaillent bien ou
qui travaillent mal, avec qui on sait bien travailler ou on ne sait pas
travailler du tout. Au global, pour réussir, il faut apprendre à mieux
s’entourer et à mieux travailler avec ceux qui nous entourent. Toyota a
expérimenté un grand nombre de techniques de coordination. Bien au-delà
de partager un objectif commun ou d’imposer un plan d’action aux autres,
ces techniques impliquent de développer des relations de confiance,
d’apprendre les uns des autres, et de résoudre les problèmes ensemble.
Apprendre à créer des chaînes d’aide qui permettent de soutenir
ceux qui travaillent, qui ajoutent véritablement de la valeur, dans leurs
difficultés au quotidien. Toyota a inversé la notion de hiérarchie. Il ne
s’agit plus de prendre des décisions et de les faire appliquer, mais d’aller sur
le terrain, de comprendre les difficultés des personnes qui travaillent et de
les aider 1) en se mettant d’accord sur les problèmes afin de développer leur
autonomie et 2) en leur facilitant la tâche en résolvant les points de blocage
hors de leur portée. De ce point de vue, le rôle du management est de créer
un système qui permet de repérer les points faibles et les difficultés, non
pour blâmer mais pour enseigner à l’équipe comment s’en sortir le plus
rapidement possible et l’aider afin de remettre l’ensemble en bon état (une
organisation est performante au niveau de son maillon le plus faible). Les
managers sont formés à accepter avec équanimité les mauvaises nouvelles,
à s’intéresser avant tout aux problèmes et aux situations contrariantes, et à
créer une atmosphère de confiance et de sécurité qui seule est susceptible
d’engager tout le monde dans la résolution des problèmes et de surmonter
ensemble les obstacles.
Apprendre à encourager et soutenir les initiatives individuelles et à
les partager jusqu’à ce qu’elles soient reprises collectivement, créant
ainsi une véritable intelligence collective à partir des contributions de
chacun. Nous sommes des êtres humains. Quel que soit l’endroit ou le
moment dans l’Histoire, il est très difficile pour un individu de se mettre en
avant et de présenter une idée au reste de la tribu – tous nos instincts vont
en sens inverse, nous poussent à faire ce qu’on nous dit et à ne pas se faire
remarquer. Pour obtenir des idées et initiatives – et donc de l’apprentissage
–, le management doit faire un effort considérable pour 1) aller sur le terrain
et s’intéresser aux faits et aux difficultés réelles que rencontrent les
personnes (ce qui ne se verra jamais dans le reporting), 2) les encourager à
se servir de méthodes d’analyse qui permettent d’expliquer aux autres ce
qu’ils voient et ce qu’ils comptent faire, 3) leur créer un espace
d’expérimentation et les soutenir dans leurs tentatives, que les idées
fonctionnent ou pas, 4) si leur idée marche, les aider à la présenter à leurs
collègues et à la faire adopter tout en acceptant les idées d’amélioration des
autres, et enfin 5) changer le climat et les conditions d’expérimentation
dans l’entreprise pour que la nouvelle idée soit adoptée plus généralement
et suscite de nouvelles réflexions ailleurs. C’est une méthode très précise
qui ne s’invente pas et qui nécessite des années de pratique de la part des
managers et un investissement réel de la part des dirigeants.
Apprendre à investir et améliorer les systèmes de fond qui sous-
tendent l’activité de l’entreprise. La pandémie, par exemple, nous a fait
découvrir à quel point les systèmes de travail à distance sont essentiels –
certaines entreprises s’en sont bien mieux sorties que d’autres car elles
avaient déjà étudié, exploré et pratiqué les outils de distanciel. Le travail à
distance est un système, mais il en existe bien d’autres dans n’importe
quelle entreprise, depuis le CRM jusqu’à la comptabilité et la paie.
Depuis de nombreuses années, Toyota a compris que sa capacité
d’apprendre sur le terrain était contrainte par la capacité à soutenir les
changements au niveau des systèmes de fond qui doivent, eux aussi, être
challengés, améliorés et changés. Partant de la maintenance des machines
en usine dans les années 1950, Toyota investit dans tous ses systèmes et ses
technologies pour permettre aux équipes de travailler dans les meilleures
conditions possibles en leur offrant des systèmes qui les aident sans les
freiner ni les enfermer.
Voilà pourquoi Toyota ! De toutes les entreprises que nous avons appris à
connaître en trente ans de recherche, c’est l’une des rares qui a su, d’une
part, inscrire concrètement l’apprenance au cœur de sa culture, en faire une
réalité de tous les jours pour les collaborateurs plutôt qu’un vœu pieux de la
direction et, d’autre part, formaliser sa méthode pour la partager avec ses
fournisseurs et même, lors de son expansion internationale, à l’acclimater à
d’autres cultures, inspirant des milliers d’entreprises dans tous les métiers et
secteurs, y compris les plus emblématiques, comme Amazon ou Apple.
La pensée fondatrice de Toyota remonte au XIXe siècle lorsque le
fondateur de l’entreprise découvre le premier ouvrage de self-help du
monde moderne, Self Help, traduit en Japonais (et diffusé à un million
d’exemplaires durant l’ère Meiji), dans lequel le réformateur écossais
Samuel Smiles vante les vertus du développement personnel par l’étude et
l’expérimentation. La personne apprend, puis enseigne, et c’est ainsi que le
collectif apprend – parfois. Mais cela commence toujours par la personne.
Le leitmotiv des ingénieurs de Toyota est que «  pour développer des
produits, il faut commencer par développer des personnes ». Cette méthode
est donc une méthode d’apprentissage individuel avant d’être une méthode
d’apprentissage collectif.
Cela signifie qu’elle s’applique à vous et à moi, bien avant de s’appliquer
à l’entreprise. D’ailleurs, les dirigeants qui essayent d’appliquer le Lean par
le haut sans comprendre que le point de départ est l’observation et la
discussion avec chaque personne, sur le terrain, en regardant la valeur
produite pour chaque client, passent complètement à côté du Lean et
échouent à chaque fois.
Quelles clés permettront de rendre l’entreprise apprenante  ? Pour
commencer :
Apprendre à mieux faire son travail pour mieux satisfaire ses clients et
mieux réussir dans son métier.
Apprendre à mieux travailler avec les autres, se coordonner et
développer ses capacités de leadership (elles ne sont pas innées, elles
s’apprennent) de manière à apprendre à entraîner un collectif dans la
direction de l’amélioration.
Apprendre à mieux manager les organisations pour que le collectif
devienne lui-même apprenant.
Le Lean est avant tout une méthode de développement personnel, puis
une méthode de management d’équipe et enfin une méthode de leadership
d’entreprise. Tout commence toujours sur le terrain, dans les conditions
réelles, avec les personnes, là où «  l’outil touche la pièce  » et crée de la
valeur pour le client, qu’il s’agisse d’un sourire à l’accueil d’un magasin,
d’une ligne de code dans un logiciel ou effectivement d’un outil de presse
qui fabrique une pièce. Saisir la portée de l’approche requiert un pas de
recul afin de poser les conditions de l’apprenance.

1 « Il y a une et une seule responsabilité sociale de l’entreprise – utiliser ses ressources et
s’engager dans des activités destinées à accroître ses profits tant qu’elle reste dans les
règles du jeu, ce qui signifie qu’elle s’engage dans une concurrence ouverte et libre sans
tromperie ou fraude.  » (Traduction de l’anglais  : «  There is one and only one social
responsibility of business—to use its resources and engage in activities designed to
increase its profits so long as it stays within the rules of the game, which is to say, engages
in open and free competition without deception or fraud. »)
2 Le Monde, « Covid-19 : “Aucune leçon n’a été tirée de la gestion de la crise entre mars et
mai” », 22 octobre 2020.
Chapitre 2

Les 6 conditions essentielles de


l’apprenance

Les trois dimensions de l’apprenance (individu-équipe-leadership)


évoquées à l’instant sont les leviers du Lean pour apporter des réponses
concrètes à des questions éternelles. Peut-on apprendre tout seul  ? Sinon,
quel enseignement pour mieux apprendre  ? Suffit-il de comprendre pour
apprendre  ? Apprend-on vraiment de la pratique  ? Peut-on accélérer
l’apprentissage  ? Comment apprendre quand l’environnement change très
vite ? Comment découvrir ce qu’il faut apprendre ?
Que sait-on vraiment de l’apprentissage ? Des générations de chercheurs
et de praticiens ont réfléchi aux enjeux, mécanismes et leviers qui
construisent et animent l’apprenance. Depuis quelques années, les
neurosciences ouvrent de nouveaux champs de recherche, d’analyse et de
compréhension. À ce jour, voici ce que nous connaissons sur le sujet, à
propos des six idées essentielles – six conditions de l’apprenance – que
nous allons retrouver au fil de ce livre.

Idée #1 : le monitorat


Souvent oublié, le monitorat reste la forme la plus puissante de transmission
de savoir. D’une part, elle est contextualisée – on voit bien ce qu’on nous
apprend en situation – et, de l’autre, elle est personnalisée. Comme les
étoiles au ski ou les galops à cheval, les progrès dépendent de l’acquisition
de l’enseigné et non du programme de l’enseignant. Pas question de classe
ou de niveau, chacun apprend à son rythme. Le théoricien de cette
approche, maintenant oublié, est Andrew Bell. Au début du XIXe siècle, il
extrapole l’enseignement traditionnel qu’il observe à Madras (Chennai)
pour créer des écoles dans lesquelles les élèves les plus avancés enseignent
aux novices – avec un succès spectaculaire. Son système fut très repris puis,
malheureusement associé à l’enseignement pour enfants pauvres, est
abandonné alors que l’école pour tous s’étend à la fin du siècle.
Quoi qu’il en soit, les formes de compagnonnage restent les modes les
plus effectifs d’enseignement et se retrouvent dans toutes les disciplines de
pointe : recherche, sport de haut niveau, arts martiaux, etc., mais aussi dans
les métiers d’artisanat. À l’échelle de l’enseignement pour tous, ce mode
d’apprentissage, qui demande un tuteur par groupe de cinq à six élèves, est
difficile à appliquer et a été largement abandonné. Une méthode qui refait
surface néanmoins dans certaines écoles qui offrent des pédagogies
différentes de l’enseignement traditionnel, telle que l’École 42.

Idée #2 : les connexions


Le père fondateur de la recherche sur l’apprentissage est sans doute Edward
Thorndike, dont l’idée principale est que l’apprentissage est une connexion
qui se fait entre une action et un résultat ou, plus généralement, pour les
êtres humains, entre un fait et une abstraction, et que l’apprentissage se fait
par essai et erreur.
Au tournant du XXe siècle, il formulera trois lois de l’apprentissage :
La loi de la préparation  : l’apprentissage peut être bien accueilli par
un sujet prêt à apprendre, ou être une source d’irritation et de refus
chez le sujet qui n’est pas prêt. Il y a donc un état de mise en condition
pour que l’apprentissage se produise.
La loi de l’exercice  : plus la situation se répète et plus le
comportement produit le même effet, plus la connexion se renforce et
l’apprentissage devient robuste.
La loi de l’effet  : le sentiment positif (ou négatif) apporté par la
récompense lors d’un exercice réussi renforce la connexion et
l’apprentissage.
De ces trois lois, la loi de l’effet (à l’origine de la pensée béhavioriste) est
celle qui a le plus été mise en cause par les recherches contemporaines,
mais il n’en reste pas moins que les deux premières ont plutôt bien résisté à
l’épreuve du temps.
Cette vision béhavioriste de l’apprentissage et son intérêt pour les tests
d’apprentissage, le QI sur lequel Thorndike a travaillé, l’ont conduit à
conclure qu’il existe un niveau d’intelligence fixe chez les personnes qui,
de ce fait, ont la capacité d’apprendre ce qu’on leur enseigne ou pas.
Thorndike était très impliqué dans la théorie de l’enseignement de son
époque. On lui doit une école qui tente de standardiser le processus
d’apprentissage et d’enseignement. C’est en fait un système de sélection des
enfants qui apprennent de la manière qu’on veut leur enseigner.

Sans jeter le bébé avec l’eau du bain, il est possible de retenir de


Thorndike la notion de connexion, tout particulièrement de connexion entre
un fait et une abstraction – puis entre les faits et les idées, entre les faits
entre eux ou les idées entre elles –, ainsi que la difficulté de se débarrasser
des connexions qui se révèlent fausses. Le projet scientifique est tout autant
un projet de validation empirique des connexions intuitives que de
découverte de nouvelles connexions.

Idée #3 : pour comprendre, il faut fabriquer


Dans les années 1920, Jean Piaget étudie le développement du
raisonnement chez les enfants et découvre que ceux-ci font des erreurs
systématiques, non pas de logique, mais de compréhension du contexte. Il
formule une théorie des stades de développement de l’intelligence par
classe d’âge, une théorie qui s’avérera séduisante mais peu solide.
En revanche, il développe également l’idée de schémas, de modèles
mentaux qui se construisent par l’expérience et, plus particulièrement, par
l’expérience tactile : on construit ses idées avec ses mains. De ce point de
vue, l’apprentissage n’est plus l’accumulation de «  photographies  »
passives, mais la fabrication continue (et sélective) d’esquisses et de règles
qui forment des modèles mentaux, liés entre eux comme les branches sur un
tronc de connaissance.
Piaget propose ainsi la distinction entre assimilation – ramener une
information nouvelle, idée ou fait, aux schémas préexistants – et
accommodation – changer ses schémas pour les réorganiser autour de l’idée
nouvelle (bien plus rare et bien plus dur).
L’influence de Piaget fut considérable et donna lieu à de nombreuses
expériences éducatives – pas toujours heureuses – par la découverte et
l’expérimentation libre. La leçon à retenir de ces diverses théories peut être
que chacune éclaire une nouvelle facette du mécanisme complexe que
constitue l’apprentissage, et il est périlleux d’en tirer des conclusions
pratiques en termes d’enseignement.
Il n’en ressort pas moins qu’il y a une différence nette entre apprendre un
concept en surface (comprendre l’idée et les mots) et le comprendre en
profondeur (la différence entre un expert et un novice). Les connexions à la
Thorndike sont la clé de l’apprentissage en surface et la manipulation
« piagétienne » correspond à la compréhension en profondeur. À la lumière
de cette distinction, nous pouvons retenir la différence entre avoir le
sentiment de comprendre une idée parce que nous en comprenons les mots,
et comprendre réellement un concept dans ses applications et implications
pour l’avoir pratiqué – c’est-à-dire, avoir fabriqué des modèles concrets de
ses propres mains.
Le cerveau n’est pas une machine qui absorbe de la connaissance,
comme une éponge, mais au contraire un principe actif qui dirige son
attention – ou la trouve capturée par simple curiosité –, qui teste ses
hypothèses et soit les conserve, soit les reformule par un jeu constant
d’essai et d’erreur qui corrige et consolide nos modèles du monde. Les
adultes, en particulier, quand ils doivent intégrer les nouvelles découvertes à
leurs cartes existantes, ont tendance à privilégier et tenir pour vraies les
idées les plus fluides à assimiler et les plus en résonance avec leurs
convictions les plus profondes. C’est pour cela que la résolution de
problèmes, avec ses efforts de résolution, ses tentatives, ses revers et ses
réussites, est une manière si puissante d’aborder l’apprentissage.

Idée #4 : accélérer l’apprentissage par un


échafaudage
Le psychologue soviétique Lev Vygotski fut à la fois un admirateur et un
opposant de la première heure aux idées de Piaget. De son point de vue, on
ne pouvait ignorer l’environnement de l’enfant au cours de son
apprentissage. Vygotski n’a jamais pu rencontrer Piaget et, l’ayant
beaucoup lu, rejoignait ses idées sur le développement de schémas
mentaux. Toutefois, il tira de ses recherches une «  zone proximale de
développement », la distance entre ce que des apprenants peuvent réussir à
apprendre par eux-mêmes et ce qu’ils peuvent acquérir s’ils sont formés par
une personne qui sait.
Il théorisa cet apprentissage, qu’il conçoit comme un «  échafaudage
cognitif  » selon lequel l’expert confie progressivement une tâche à
l’apprenant jusqu’à ce que celui-ci devienne autonome. De la même
manière, il faut ensuite démanteler l’échafaudage pour que l’apprenant vole
de ses propres ailes et explore le sujet par lui-même.
La conception de l’étayage complète celle de l’expérience personnelle de
Piaget et, à elles deux, ces théories posent bien le problème de
l’enseignement : il faut aider l’apprenant à construire des connexions en les
lui montrant, mais l’apprenant ne peut se les approprier qu’en
expérimentant et en construisant ses propres modèles. Il y a donc une
tension continue entre enseigner/apprendre (au sens de montrer et faire
appliquer) et coacher (guider l’expérimentation concrète).
Un effet concret de la théorie de l’échafaudage et du développement
proximal est qu’on apprend plus vite si on est entouré de personnes plus
expertes ou dans le même domaine. Le mimétisme, délibéré ou inconscient,
reste une des forces motrices les plus puissantes de l’apprentissage. Si vous
voulez apprendre à courir le marathon, rejoignez un groupe de gens qui
s’entraînent au marathon. C’est pour cela que la structure de l’organisation
dans laquelle vous travaillez a un tel impact sur votre apprentissage
personnel.

Idée #5 : pour retenir, il faut oublier puis faire


l’effort de se souvenir
L’explosion des recherches en sciences cognitives depuis les années 1980 a
permis d’étudier les modalités de l’apprentissage au niveau neuronal. Là
encore, les conclusions à tirer de ces recherches au niveau psychologique
sont fragiles et il faut manifestement rester prudent. Jusqu’à présent, les
idées de renforcement des connexions, de construction de modèles mentaux
et d’échafaudages pour passer d’une aire de développement proximale à la
suivante ont l’air de tenir l’épreuve des nouvelles découvertes.
L’idée majeure qui ressort des recherches des trente dernières années est
surprenante  : pour apprendre, il faut oublier. Le cerveau n’est plus vu
comme une feuille blanche que l’on remplit, ou même comme un ordinateur
qui mouline les informations que lui transmettent les sens, mais comme un
flux de modèles projetés sur le monde et corrigés (ou pas) en fonction de ce
que le monde renvoie. Certaines idées sont changées très vite, comme
quand on met la main sur une surface brûlante que l’on pensait froide  ;
d’autres, bien plus difficilement, comme les opinions politiques ou des
croyances fondamentales.
Nos têtes sont désormais vues comme un plan de travail (la mémoire à
court terme) et les classeurs à tiroirs dans la cave (la mémoire long terme).
La mémoire court terme est rapidement saturée, tant dans le nombre de
blocs d’information que peut recevoir le plan de travail simultanément que
dans la capacité à aller chercher/retrouver les informations dans la mémoire
long terme (il semble que le vrai goulot d’étranglement se produise là : on
ne sait pas faire remonter plus d’un bloc à la fois du classeur à tiroirs sur le
plan de travail). Du coup, si on a quatre éléments en mémoire vive sur le
plan de travail et si on cherche à en faire remonter un cinquième, il y a de
fortes chances d’en perdre un de vue.
Dans ce modèle, l’apprentissage (le renforcement des connexions
neuronales) se produit quand on fait l’effort de se souvenir – quand on a
trouvé la fiche dans le classeur à tiroirs et qu’on remonte le dossier de la
cave. À cet égard, le questionnement socratique est puissant quand il
s’adresse à des éléments connus, mais rangés en mémoire long terme  ;
inversement, il est frustrant lorsque les faits discutés sont totalement
nouveaux.
En pratique, cela signifie essentiellement qu’il faut 1) espacer les
moments d’apprentissage et 2) créer un minimum de difficultés (via des
puzzles, des exercices, des problèmes qui doivent mobiliser les
connaissances acquises et susciter un effort intellectuel). La maîtrise du
temps est donc une composante essentielle de l’apprentissage. Sans
moments clairs pour apprendre, on se noie dans le courant du quotidien sans
pouvoir sortir la tête de l’eau pour s’exercer et réfléchir.

Idée #6 : l’intelligence collective est


systémique
Comment relier les apprentissages individuels et l’acquisition d’une
intelligence collective qui seule peut rendre nos sociétés et nos
organisations véritablement apprenantes ?
C’est la contribution de Peter Senge1 au début des années 1990. Senge
montre l’importance décisive de la pensée systémique, véritable terreau de
l’intelligence collective, qui permet de construire une vision globale et
dynamique d’une situation. Il fait de la pensée systémique la première des
cinq disciplines de l’apprenance.
Systémique ne veut pas dire que tout est dans tout et réciproquement – il
ne s’agit pas d’ajouter de la complexité à l’infini. Systémique signifie
regarder les relations entre les éléments en même temps que les éléments
eux-mêmes. Dans un système, toute action crée une réaction. Or cette
réaction provient souvent d’un élément du système qui ne participe pas au
processus que l’on est en train de regarder. Par exemple, nous cultivons des
aliments pour nous nourrir. Les cultures sont attaquées par des parasites
indésirables qui réduisent le rendement. En regardant le processus de
culture il paraît évident que les pesticides permettent d’améliorer la
production. Toutefois, de nombreuses espèces végétales dépendent des
abeilles pour leur pollinisation (70 % des cent espèces qui fournissent 90 %
de notre nourriture). Si les pesticides déciment les abeilles, elles auront un
effet indirect sur la production. Les abeilles et la pollinisation sont un
élément du système ignoré par le processus de production qui a pourtant des
conséquences graves.
Peter Senge détaille également quatre autres disciplines essentielles.
Deux de ces disciplines sont individuelles  : la maîtrise personnelle de son
apprentissage et la mise en cause de ses modèles mentaux. Les deux autres
disciplines sont collectives  : la coordination d’une vision partagée et
l’apprentissage en équipe.
Ces disciplines sont la résultante d’un changement de mode de
raisonnement. Il faut intervenir au niveau de la façon d’aborder les
situations et de l’intention de créer des solutions co-construites ; se changer
soi-même et, pour développer de meilleures solutions, commencer par
développer chaque personne.
En résumé, ces six approches essentielles constituent l’architecture et les
conditions d’un apprentissage efficace :
1. un mentor plus avancé que soi ;
2. une théorie permettant de créer un échafaudage pour avancer par
questionnement ;
3. des occasions rythmées (régulières et espacées) de pratiquer par
exercices concrets et expériences ;
4. des opportunités de tester ses connaissances – sans enjeu et sans
stress ;
5. la reformulation de ses propres abstractions (par l’écriture,
l’enseignement ou le mentorat) pour reconstruire les connexions entre
les modèles mentaux ;
6. une vision globale et dynamique des situations.
Cet ouvrage vous propose une méthode pour changer du tout au tout
votre façon d’approcher votre propre apprentissage, puis celui de vos
collègues et collaborateurs ou de votre entreprise, pour retrouver un espace
de développement et d’épanouissement malgré la chape d’exploitation que
nous impose l’idéologie financière aujourd’hui dominante.
C’est un livre sur l’apprenance qui repose sur une méthode concrète, le
Lean. Comme on le sait tous, apprendre pour de vrai est rarement facile,
surtout quand il ne s’agit pas d’apprendre plus sur ce qu’on sait déjà mais
de mettre en cause certains a priori implicites ou, pire, des croyances
fondamentales auxquelles on tient, souvent inconsciemment. Pour faire ce
chemin, il faut accepter que nos idées les plus enracinées sur le
fonctionnement de l’entreprise – notre conditionnement en quelque sorte –
font naturellement obstacle aux idées nouvelles.
Par où commencer ? Pour apprendre à apprendre, il nous faudra d’abord
maîtriser notre temps de travail pour trouver des occasions d’apprentissage
au sein du travail quotidien.

1 Peter Senge, op. cit.


Chapitre 3

Réconcilier le temps court et le


temps long

Avez-vous l’impression que tout va plus vite ? Que les heures de la journée
sont de plus en plus remplies de choses à faire ? Que plus on court, moins
on s’en sort ? Que plus on invente des gadgets et des systèmes pour gagner
du temps, plus le temps nous manque ? Sommes-nous plus productifs ? Pas
vraiment. Nous avons même le sentiment de faire du sur place. Notre
économie ne se porte pas tellement mieux. Les grands sujets sociaux
avancent à très petits pas. La compétitivité de nos entreprises peine. Notre
pouvoir d’achat ne progresse plus. Nous n’avançons pas plus vite ni dans
nos carrières, ni en rémunération. Comment en est-on arrivé là ?

Plus on gagne de temps, moins on a de


temps
Les gains de temps sont pourtant réels. On reçoit des réponses aux emails
plus rapidement. En cas d’urgence, un texto ou un WhatsApp nous permet
d’obtenir une information sur-le-champ. Télétravail et visioconférences
nous font gagner des milliers d’heures perdues dans les transports. Faire ses
courses sur Internet et se faire livrer plutôt que se déplacer en magasin est
un gain de temps considérable. Les gains de temps sont réels, mais ils ont
pour première conséquence d’accélérer les décisions, petites ou grandes,
que nous devons prendre.
Que faisons-nous de ce temps gagné ? Nous le réinvestissons rarement en
apprentissage par la lecture, la réflexion, voire la méditation. Le plus
souvent, nous remplissons l’espace du temps avec d’autres activités pour
avancer sur l’interminable liste des choses à faire. Ce faisant, nous oublions
souvent que chaque item sur la liste, chaque activité nouvelle nécessite une
décision, si simple soit-elle. In fine, le nombre de décisions qui s’enchaînent
dans une journée augmente tandis que le temps de réflexion, de délibération
se réduit, mécaniquement.
Pour simplifier, notre cognition travaille à quatre tâches plus ou moins
simultanées : observer, s’orienter, décider et agir. Plus les sollicitations sont
nombreuses, moins nous pouvons nous empêcher de les observer, puis de
nous orienter en nous demandant ce que cela signifie pour nous dans
l’instant, de décider de faire, ne pas faire, ou quoi faire et de passer à l’acte,
ne serait-ce que pour appuyer sur un bouton.

Chacune de ces décisions est insignifiante, certes, mais le volume de


décisions à prendre crée une charge mentale réelle – surtout que ces
microdécisions nous demandent de parcourir la boucle observation-
orientation-décision-action en un temps éclair, sans laisser de temps à la
délibération.
Décider est fatigant. Avant de prendre une décision, il faut la mûrir. Pour
cela, il faut prendre le temps de délibérer, faire le tour du sujet, mesurer les
zones d’incertitude et peser le pour et le contre, les risques et les bénéfices.
Nous avons chaque jour une ressource limitée de prises de décisions
délibérées, qui se consomme à parts égales sur les petites décisions (quelle
couleur de veste vais-je porter aujourd’hui ?) comme sur les grandes (dois-
je accepter ce nouveau poste  ?). En fin de journée, quand la ressource est
épuisée, on ne décide plus – on réagit.
Réagir n’est pas difficile. Nos cerveaux sont des machines à réagir. Mais
ce n’est pas très satisfaisant, c’est même stressant. Le stress est causé par
l’écart entre la difficulté perçue des challenges à affronter et notre capacité
perçue à les surmonter.

On se sent bien quand on a le sentiment d’avoir bien fait les choses et


pris des décisions qui auront de bons résultats. Mais quand les décisions
arrivent trop vite, on a l’impression de vivre sans arrêt en se demandant si
on a bien fermé la porte à clé en partant de chez soi. Malheureusement,
cette impression est souvent justifiée. Plus on prend de décisions en mode
automatique, plus s’accroît le risque de commettre des erreurs, de faire des
bêtises à corriger plus tard – augmentant ainsi notre insatisfaction et notre
charge de travail.
Le premier pas pour retrouver notre équilibre est de se convaincre,
intimement et profondément, de l’importance du temps de délibération. Le
temps passé en amont à réfléchir aux « pourquoi ? » et « comment ? » est
du temps gagné à éviter de faire, de défaire et de corriger plus tard en aval.
Le deuxième pas consiste à bloquer des plages de délibération dans notre
agenda. Il ne s’agit ni de «  buller  » ni de méditer en pleine conscience
(activités fort satisfaisantes par ailleurs), mais bien de temps de travail  :
explorer les problèmes et formuler des alternatives avant de se jeter dans
l’action. Réfléchir, c’est faire – et éviter d’avoir à défaire !
À l’évidence, nous nous sentons mieux quand nous récupérons du temps
de délibération pour prendre de meilleures décisions à notre rythme et
réduisons de ce fait le temps consacré à corriger erreurs et bêtises. Or cela
paraît de moins en moins possible. La pression constante à l’exécution sans
réflexion nous prive de ce temps de délibération qui nous permet d’être à
l’aise avec nos décisions.
Un deuxième mécanisme renforce l’accélération du rythme des décisions
à prendre. Ceux qui souhaitent que vous preniez une décision d’achat ou de
travail savent que nous sommes tous saturés et qu’ils sont en concurrence
avec les autres demandes d’attention. S’ils sont vendeurs, ils font tout leur
possible pour vous pousser à décider tout de suite, maintenant, et souvent,
quel que soit le sens de votre décision. Embarqués eux aussi dans le
maelstrom de l’accélération, plutôt que de prendre le temps de vous
convaincre et de vendre, ils veulent savoir si vous allez acheter, oui ou
non  ? S’ils sont managers, ils veulent que vous traitiez le dossier, tout de
suite, sans se soucier de savoir si le travail sera bien fait ou pas, s’il faudra
revenir dessus ou pas, si les conséquences seront une amélioration de la
situation ou une détérioration. Dans tous les cas, il faut conclure au plus vite
chaque séquence, pour passer à la suite.
Les concepteurs d’applications sur le Web le savent très bien. Ils
conçoivent leurs services pour essayer d’obtenir le plus possible votre
attention et votre engagement. Tous les coups sont permis pour vous notifier
de nouvelles informations, vous interpeller, vous faire accepter tacitement
des conditions, vous faire réagir. Les concepteurs de jeux tels que Candy
Crush font appel à des psychologues pour concevoir une addiction de toutes
pièces et pousser les joueurs à consacrer non seulement des dizaines ou
centaines d’heures, mais aussi de l’argent, à leur produit. Ce n’est pas très
difficile. La machine à réagir du cerveau est activée par un petit module
appelé l’amygdale qui déclenche les réactions instinctives de s’enfuir, se
battre ou rester sidéré. Il y a 50 000 ans dans la savane, ce dispositif était
très utile, voire critique  : il valait mieux s’enfuir au premier bruissement
dans les herbes hautes plutôt que d’attendre pour vérifier la conjecture
« animal dangereux ? ». Aujourd’hui, la situation a changé, mais le module
est toujours là, prêt à servir !

Comprendre les circuits mentaux


Comment fonctionne notre cerveau ? Deux circuits mènent à l’action : un
circuit «  haut  » et un circuit «  bas  ». Le circuit bas mobilise directement
l’amygdale, court-circuite la partie délibérative du cerveau, le néocortex, et
nous fait réagir par instinct ou par habitude. C’est très rapide, plus rapide
que de réfléchir.

Le circuit haut, la délibération, passe par un peu de réflexion avant de


solliciter l’amygdale et de réagir. Prendre le temps de se rendre compte que
la corde posée par terre n’est pas un serpent ne déclenche pas l’amygdale et
interrompt le « hold-up cognitif » des réactions instinctives : on décide, on
n’est pas réduit à un simple réflexe, on est ou on redevient soi-même.

Il n’en reste pas moins que notre curiosité naturelle nous rend friands de
toute nouvelle information qui pourrait influencer nos postures et nos
décisions. Les ingénieurs des réseaux sociaux font tout ce qu’ils peuvent
pour déclencher une réaction du circuit bas en nous notifiant sans arrêt  :
« Hep, j’ai quelque chose d’important à te dire qui va changer ce que tu vas
faire ensuite ! »
En toute naïveté, nombre de managers déclenchent également le circuit
bas sans s’en rendre compte en commençant leurs requêtes par «  j’ai
besoin  », «  il me faut  », «  tu dois  », autant d’injonctions qui font
immédiatement réagir l’amygdale et produisent les réflexes classiques de
fuite, de sidération ou d’attaque. Une fois le circuit bas enclenché, la
réflexion se réduit à un tunnel de réactions.
Comment brancher le circuit haut ? Aborder une question par les buts, les
enjeux ou le problème à régler, sans la personnaliser immédiatement, dirige
vers le circuit haut et permet un bien meilleur niveau de réflexion – et
d’engagement – en évitant le stress permanent que créent les managers
persuadés d’obtenir de meilleurs résultats par la « pression ».
Si nous étions des zèbres ou des gazelles, ce ne serait pas grave. La
gazelle n’est stressée que lorsque le lion a faim et qu’il chasse. Quand le
lion dort, elle revient brouter sans s’en soucier – elle l’a oublié et son
niveau de stress physiologique revient à la normale, sans risque d’ulcère.
Nous, en revanche, nous souvenons très bien de tout et passons notre temps
à ruminer les informations qui pourraient signaler un danger (même si le
danger n’est pas immédiat). De ce fait, nous vivons en permanence avec un
stress physiologique qui non seulement nous empêche d’apprécier les
bonnes choses de la vie, mais peut nous rendre physiquement malade.
L’accélération des multiples décisions à prendre nous sollicite de plus en
plus et réduit notre temps de délibération. De plus, la saturation
d’informations et la concurrence des circuits d’action nous embrouillent
l’esprit et nous empêchent d’y voir clair. Tout ceci nous garde en
permanence en état de stress et nous interdit de nous sentir en paix avec nos
décisions. Le temps ne s’accélère pas mais les sollicitations, oui…
Sommes-nous encore capables de réfléchir dans ce contexte
d’accélération ?
Une décision réactive est une décision prise dans un temps court, sans
délibérations suffisantes. Toutefois, une décision réactive n’est pas prise
sans réfléchir. Nous réfléchissons tout le temps. Elle est prise en
réfléchissant selon nos habitudes mentales, sans se poser de questions. Dans
toute profession, nous avons l’habitude de résoudre un certain nombre de
problèmes au quotidien. L’ingénieur calcule. Le vendeur convainc. Le
manager commande. Le chef d’entreprise investit et licencie, et ainsi de
suite. Cela nous rend caricaturaux et fait sourire nos amis, car nous posons
tous les problèmes selon nos habitudes de travail. Le directeur d’usine va
poser le problème en termes de carnet de commandes et de disponibilité des
moyens. Le vendeur lui répondra en termes de manque de compétitivité des
produits (trop cher, pas assez attractif). La coach voit la même situation
comme un problème de motivation, d’énergie et de relations
interpersonnelles. Le chef d’entreprise tranchera en demandant plus de
productivité et d’agilité. L’actionnaire ne verra que le rendement des
placements, etc.
Il en est de même pour les opportunités que nous choisissons de traiter
dans nos modes habituels. Dans le flux de notre travail, il y a un certain
nombre de choses que nous savons bien faire car nous les pratiquons
couramment. Ce sont les opportunités que nous reconnaissons
immédiatement et dans lesquelles nous nous engouffrons quand nous
n’avons pas le temps de réfléchir plus profondément à la situation.
L’acheteur veut renégocier les contrats et changer de prestataire. La
directrice des services informatiques veut acheter la dernière mise à jour des
systèmes.
Une décision réactive s’inscrit dans des schémas mentaux habituels :
les problèmes qu’on a l’habitude de résoudre ;
les opportunités qu’on a l’habitude de rechercher.
Souhaitable ou pas, notre esprit réagit à n’importe quelle situation en
termes habituels (c’est d’ailleurs ce qui en fait une habitude). Si on ne
connaît qu’un marteau, on traite tout comme un clou  : les réactions
habituelles sont un point de départ inévitable, mais conduisent rarement aux
meilleures décisions. En fait, la plupart du temps, si l’on a mal interprété la
situation, on résout le mauvais problème et on obtient de mauvais résultats.
A posteriori, on peut s’en vouloir de ne pas avoir vu, su, compris. Pourtant
l’information est le plus souvent là, sous nos yeux. Nous ne la prenons pas
en compte car nous sommes trop embarqués dans l’urgence de la situation,
en pilote automatique. Pour mieux réagir dans le temps court des situations
présentes, il n’y a pas d’autre solution que d’apprendre. Oui, mais quoi et
comment ?

Réagir est dans un temps court, apprendre


est dans un temps long
Prenez-vous le temps de vous demander si votre interlocuteur réagit en
novice ou en expert  ? Si vous-même abordez un sujet en novice ou en
expert  ? Le novice ne connaît qu’une seule façon de faire, le maître en
connaît plusieurs. Apprendre, c’est d’une part étendre son domaine de
connaissances pour reconnaître un plus large éventail de situations, de
manière à comprendre les problèmes avec plus d’ouverture d’esprit ; c’est,
d’autre part, approfondir sa compréhension des mécanismes pour mieux
voir l’effet de ses décisions et distinguer d’autres opportunités. Le novice
résout le problème qu’on lui pose, le maître regarde les conséquences
possibles des solutions imaginées.
Nos réactions sont très largement le reflet de nos capacités  : nous
décidons en fonction de ce que nous savons faire. Plus nous sommes
capables de faire des choses différentes, plus nos possibilités sont ouvertes
et plus nous pouvons réagir astucieusement, en tenant compte des
spécificités de la situation rencontrée, et obtenir les résultats que nous
souhaitons – tant au niveau des compétences individuelles de chacun dans
son travail qu’au niveau des capabilités de l’entreprise dans son ensemble.
Apprendre, c’est-à-dire acquérir de nouvelles compétences, se fait dans le
temps long de la découverte, de la pratique, de l’expérimentation.
L’apprentissage est une familiarisation avec de nouvelles connaissances et
une appropriation progressive en situation réelle. Ce n’est jamais instantané.
Par ailleurs, particulièrement chez l’adulte, l’apprentissage doit être
délibéré pour contrer les habitudes mentales. Pour apprendre quelque chose,
on doit tout d’abord se décider à l’apprendre – manifestement, lire un article
Wikipédia ne suffit pas. Puis on doit s’engager à une pratique régulière
d’exercices, avec un coach qui sait corriger les erreurs que l’on ne voit pas,
jusqu’à progressivement se tester en situation autonome. L’apprentissage
est un investissement de temps, et dans la durée.
Le nœud du problème est là  : pour mieux réagir à l’accélération des
décisions et des changements que nous impose la période actuelle, il faut
élargir nos compétences. Pour élargir ses compétences il faut du temps
d’apprentissage, ce qui est précisément ce que nous ôte l’accélération des
activités et des décisions. Le temps dans lequel on nous demande de réagir
est de plus en plus court. Le temps d’acquisition de capabilités pour mieux
réagir est long. Il faut du temps pour apprendre à réagir à temps. Comment
résoudre ce dilemme ?

Le temps est au cœur de l’apprentissage


Nous avons tous des convictions sur comment apprendre et enseigner, mais
comment se sont-elles forgées ? Bien souvent, notre seule référence est le
système scolaire qui nous a façonnés. Cela nous a donné beaucoup d’idées
fausses sur «  comment apprendre  ». Nos systèmes d’éducation sont des
systèmes de sélection autant que d’enseignement. Les enseignants s’en
plaignent et vous diront que leur premier objectif est de faire passer aux
élèves des tests standardisés de manière à les orienter le plus vite possible.
Pour l’élève que nous avons été un jour, nous savons bien que mettre les
enfants – et les étudiants – face à un maximum d’informations, leur
«  bourrer le crâne  », puis sélectionner ceux qui s’en sortent le mieux lors
des contrôles et examens est loin d’être optimal en matière d’apprentissage.
Pire, il peut même dégoûter de l’apprentissage  ! Passés par ce type de
système, nous pouvons en avoir gardé une certaine frustration, voire une
résistance.
Cette résistance à l’apprentissage est partagée aussi bien par ceux qui ont
échoué (ils ont peur d’apprendre) que par ceux qui ont réussi (ils croient
n’avoir plus besoin d’apprendre  !). Malheureusement, ce modèle
d’enseignement reste bien souvent le seul modèle d’apprentissage que nous
avons en tête.
Le temps est une variable clé de l’apprentissage que l’on retrouve chez
tous les animaux et qui s’inscrit au niveau synaptique. Une leçon bachotée
en un coup ne se retient que jusqu’au lendemain. Une leçon répétée avec un
espacement régulier s’inscrit profondément dans la mémoire. La régularité
et l’espacement des leçons sur le même sujet ou le même point sont
essentiels à l’apprentissage – il faut s’exercer dans la durée pour progresser.
De plus, connaître un mot ou un concept veut-il dire le comprendre ? On
peut savoir ce qu’est la constante de Planck sans avoir la moindre idée de ce
que cela signifie réellement – sans modèle mental opératoire de son sens et
de son utilisation. Des élèves brillants, sortis des meilleures écoles, peuvent
manier le vocabulaire sans en comprendre le sens – ce qui est qualifié de
bullshit en anglais : parler sans respect pour la réalité.
Pour comprendre le sens des concepts, il faut les pratiquer en contexte –
c’est la deuxième certitude de l’apprentissage. La création de schémas
opératoires est progressive et plus proche de la familiarisation que de
l’acquisition soudaine  : c’est de la poterie, pas de l’architecture. Il faut
tourner la glaise sur le tour en posant les mains dessus pendant des heures
pour sentir vraiment le pot. Nos cartes mentales se forment en manipulant
directement les objets que nous essayons d’apprendre.
La plupart des concepts acquis durant notre scolarité ou une formation en
salle restent vagues ou oubliés parce que ces concepts n’ont pas été mis en
pratique de manière répétée et délibérée après avoir été «  appris  ». Nous
gardons une connaissance des mots et des idées, mais pas de leur sens.
Ces deux points d’ancrage sont lourds de conséquences pour
l’apprentissage professionnel. D’une part, celui-ci passe par la maîtrise du
temps et la création de temps d’apprentissage, espacés et réguliers. D’autre
part, il demande d’apprendre dans le courant de l’activité professionnelle et
non pas dans des sessions isolées, hors-sol. Certes il faut un minimum de
théorie par la lecture ou l’enseignement formel, mais c’est la pratique
régulière en contexte qui fait l’essentiel de l’apprentissage.
Pour reprendre le contrôle de l’accélération  : l’astuce est de l’affronter
plutôt que de l’ignorer – on peut apprendre à manager par le temps. C’est
une des grandes découvertes de la méthode Lean  : le développement des
compétences suppose l’amélioration des modes de travail par les agents
eux-mêmes en leur permettant de manipuler leur environnement par petites
étapes – ce qu’on appelle le kaizen (amélioration constante pas à pas) – et,
pour ce faire, la maîtrise du temps afin de créer des espaces d’apprentissage
dans le quotidien du travail.

Aborder le temps est essentiel pour


reconnaître ce qu’il faut apprendre
Sauriez-vous trouver quelques minutes de plus dans une journée ? Le temps
est la seule ressource que nous ne pouvons accroître ou acquérir :
Le temps est avant tout une ressource limitée et non-renouvelable : les
journées font 24 heures, pas une minute de plus.
De ce fait, chaque minute est précieuse et le temps perdu à rattraper
une mauvaise décision, à refaire un travail mal fait, à produire plus que
nécessaire en espérant que ce sera utile, est du temps gâché qui ne sera
jamais récupéré.
Il faut maîtriser le temps pour investir dans du temps d’observation, de
réflexion, de discussion et d’expérimentation pour apprendre à mieux
faire ce que les situations évolutives requièrent et donc mieux se servir
du temps dont on dispose, tout en se réalisant dans son travail et en
retrouvant du temps pour soi.
Apprendre commence par un questionnement. Mais là où le philosophe
imagine un questionnement spéculatif et méditatif, nous suggérons un
problème bien plus concret  : nous devons adopter un questionnement
structuré qui nous permet d’aborder les situations réelles et de nous donner
le temps de réfléchir malgré la pression du moment. Il s’agit de se poser des
questions types afin de prendre de la hauteur, de voir la situation dans son
ensemble et d’ouvrir le champ des réactions possibles à la situation
rencontrée.
La méthode Lean consiste à se poser un certain nombre de questions
systématiques, même face à une situation dans laquelle on pourrait réagir de
manière instinctive et habituelle, pour découvrir progressivement de
meilleures réponses.
Ce jeu de questions-réponses change du tout au tout notre manière de
travailler. Il nous permet d’abord de lâcher prise sur la tension du moment
en nous faisant voir la globalité de la situation. Ensuite, il libère de l’espace
pour permettre à l’esprit de réagir de manière créative et efficace.
La pratique familière de cet aller-retour de questions et de réponses
permet également de développer la résilience quand les revers sont
fréquents et les situations difficiles.

Avec qui doit-on se synchroniser ?


À qui doit-on quoi ?
C’est la première question. Nous recevons à tout moment des
sollicitations de toutes parts  : faire quelque chose pour quelqu’un ou
s’intéresser à ce que quelqu’un nous dit alors qu’on est en train de faire
quelque chose d’autre.
Ce «  quelqu’un  » est sans doute votre client, votre chef, vos collègues,
vos collaborateurs directs ou vos actionnaires. Mais ce peut être aussi votre
téléphone qui vous notifie que votre journal préféré a préparé un nouveau
briefing urgent des nouvelles de la journée ou l’arrivée d’un SMS, d’un
email ou d’un appel prioritaire.
La première étape est de clarifier à qui nous devons rendre un travail ou à
qui nous devons quel « livrable » : nos clients, nos chefs, nos partenaires ?

La seconde étape est d’identifier nos sources régulières d’information ou


de travail qui nous permettent de réaliser nos livrables  : nos fournisseurs,
nos collègues, un mentor, une plateforme Web ?
Vous pouvez être votre propre client si vous travaillez sur un projet
personnel.
Bien entendu, il ne s’agit que d’une partie des sollicitations reçues et
envoyées. Si on organise les plus fréquentes, on est en bien meilleure
position pour gérer tout le reste calmement. Tout ce qui ne provient pas de
cette shortlist n’est pas habituel et mérite de respirer profondément et de
réfléchir à deux fois avant de réagir. Ensuite, il s’agit de s’organiser pour
traiter tous les clients en intégrant la question du temps, et plus précisément
du rythme. C’est la deuxième question.

Quel est le rythme des livrables ?


Les demandes intempestives (interruptions, coups de pression) nous posent
des difficultés cognitives sérieuses parce qu’elles bousculent notre boucle
observation-orientation-décision-action. Pour retrouver de la sérénité,
l’astuce du Lean est de voir les livrables comme des événements, puis de
rythmer ces événements, ce qui nous permet de parcourir la boucle en nos
termes et donc d’éviter la surréaction de l’amygdale et le stress qu’elle
provoque. Il s’agit de changer de regard sur le travail :
Rythmer les événements redonne du contrôle sur des situations
chaotiques ou difficiles. Plutôt que de penser  : «  il me faut livrer tels
livrables pour telle date  », on s’apprend à penser  : «  tous les combien de
temps » me faut-il livrer un livrable à mon client ?
Il ne s’agit plus d’une quantité de travail, d’une liste de choses à faire,
mais d’une fréquence de livraison. Un tempo, ou, dans le vocabulaire du
Lean, un takt. Comme le « takt » d’un métronome.
Ce takt est une moyenne. Par exemple, si notre éditeur nous demande
deux articles cette semaine, puis rien pendant deux semaines et un article à
la fin du mois, le takt du travail est sept jours ouvrés (21 jours ouvrés dans
le mois/3 articles)  : si nous finissons un article tous les sept jours en
moyenne, nous saurons livrer à l’heure.
Un article tous les sept jours est très différent de 3 articles par mois – cela
oblige à une régularité de travail. Le takt, par exemple, n’a rien à voir avec
la durée du travail. Un article peut prendre un mois ou un jour à écrire. Le
takt donne le tempo des livraisons attendues, par client, et peut aller de
plusieurs mois, s’il s’agit de gros projets, à quelques secondes, s’il s’agit de
production ou d’un centre d’appels.
Avec le takt en tête, on peut construire le tableau suivant (chaque trait
représente un livrable) :

Ce tableau permet de visualiser le calendrier des livrables en événements.


On peut tout de suite voir que le mardi est une grosse journée en termes de
livrables (la périodicité dépend de l’activité, le tableau peut être à l’heure, à
la semaine ou au mois). Cette représentation du temps nous aide à pacifier
les demandes et à se caler pour livrer sereinement.
Chaque tâche semble unique, mais chaque livraison est un événement qui
se répète. Par exemple, chaque recrutement est unique
(profil/poste/candidat), mais la livraison d’un recrutement est un événement
récurrent (comprendre le besoin, description de poste, annonce,
dépouillement des candidatures, gestion des rendez-vous, décision, contrat).
Voir les livraisons comme des événements qui se répètent conduit à
imaginer une courbe d’apprentissage  : que doit-on améliorer et par
conséquent apprendre d’une livraison à l’autre ?
L’apprentissage délibéré dépend d’une structure temporelle qui nous
permet de reconnaître le même geste dans des circonstances différentes,
pour l’améliorer. C’est ainsi que les artistes et les sportifs apprennent. Ils
décomposent leurs actions en gestes (le démarrage de la course par
exemple) et les travaillent avec des exercices pour maîtriser, puis améliorer
chacun d’entre eux.

En vendre un, en faire un ; en utiliser un, en


commander un
Une fois ce planning des livraisons créé et visualisé, on peut se poser la
question de savoir quelle est notre capacité réelle à répondre à la demande.
La façon naturelle et classique de s’organiser est de faire une liste des
choses à faire – une to-do list – et de les aborder en fonction des priorités du
moment et de ce qui paraît le plus important aux yeux de son chef, lequel a
par ailleurs toujours une idée de dernière minute pour rajouter du travail.
En revanche, s’organiser en livraisons avec un calendrier permet de :
remettre les clients au centre de l’activité,
comprendre de plus en plus précisément la charge de travail réelle
à mettre en face d’une capacité réelle.
Cet équilibre charge/capacité est la variable essentielle pour travailler
sereinement et satisfaire ses clients. Plus on apprend à maîtriser la balance
charge/capacité, plus le travail se pacifie – et s’apprécie.
Cette nouvelle façon de s’organiser en manageant par le temps nous
permet de combiner le temps court de l’exécution avec le temps long de
l’apprentissage. Car une fois le décor planté, on peut continuer avec un jeu
de questions plus précis, la clé de la performance. Maîtriser ces questions
au quotidien permet de répondre efficacement aux sollicitations tout en se
gardant du temps pour soi.
Se donner le temps des questions est essentiel, nous les détaillerons au
chapitre suivant. Encore faut-il que notre cerveau soit notre allié, qu’il ne
succombe pas aux démons réactifs de l’amygdale mais emprunte le chemin
haut de la délibération et de l’exploration.
Ce chemin haut est la voie de l’apprentissage en double boucle, clé de
l’apprenance.

Descendre du vélo pour se regarder


pédaler : l’apprentissage en double boucle
Qu’entendons-nous par «  apprendre  » en pratique  ? Ce terme peut
s’envisager de deux façons :
soit s’adapter inconsciemment par réaction à une situation,
soit faire l’effort délibéré de se doter de nouvelles compétences pour
mieux faire face à ces situations.
Ce deuxième apprentissage, le vrai, est toujours le résultat d’une action
volontaire, d’une délibération sur le sujet afin d’élargir ses représentations
initiales. Délibérer passe par :
des questions types,
des exercices,
une autoévaluation des exercices.
Ainsi se crée un apprentissage différent, qui va au-delà de la réaction et
permet d’avoir une véritable réflexion sur l’efficacité de la réaction
première. Apprendre signifie donc tout d’abord reconnaître et accepter les
challenges d’apprentissage qui nous font face, ce qui n’est jamais facile car
cela nous sort de notre zone de confort, puis d’inscrire l’apprentissage dans
le courant du travail quotidien en se servant de son expérience et en
réfléchissant à ce qu’on fait alors même qu’on le fait.
C’est l’apprentissage en double boucle1. Au-delà de simplement
s’adapter et répondre à une nouvelle situation (premier schéma), on
questionne et étudie la réponse pour l’améliorer (second schéma).
On construit ainsi le temps long de l’apprentissage par un regard
conscient sur le temps court de la réaction (lever le nez du guidon, se
regarder pédaler).
Qu’a-t-on fait qui a bien fonctionné ? Qu’est-ce qui n’a pas marché ? Que
ne savait-on pas (ce qui aurait fait toute la différence) ? Apprendre nécessite
d’essayer de nouvelles façons de faire, puis de distinguer ce qui a marché
de ce qui n’a pas marché et se demander pourquoi. Avoir tort est l’occasion
d’apprendre des choses qu’on ne sait pas et d’enrichir son arbre de
connaissances. Pour cela, il faut également apprendre à avoir tort sans
ressentir de profonde blessure identitaire.
Étiqueter des situations comme des situations d’apprentissage (apprendre
à écouter les plaintes d’un client, les critiques d’un chef, les reproches d’un
collègue) permet de s’en servir comme matériau de base pour mieux
contrôler la situation, pour comprendre plus profondément et développer
des capacités plus pertinentes. In fine, cela permet de rebrancher le
néocortex, d’éviter ainsi le hold-up hormonal de l’amygdale et de se sentir
mieux car plus en contrôle, si ce n’est de la situation, pour le moins de notre
posture d’apprentissage.
De ce point de vue, il n’y a pas d’échec : soit je réussis, soit j’apprends.
Les techniques du Lean nous permettent de combattre le feu par le feu. À
l’accélération et à la modernité qui nous assaillent, nous pouvons répondre
par une meilleure maîtrise du temps et retrouver, dans l’urgence constante
du tout/tout de suite, du temps pour nous, du temps pour élaborer et
délibérer ; du temps pour observer, discuter, connecter, réfléchir, apprendre
à améliorer les choses et non les subir.
Plus que des techniques pour réussir professionnellement, le Lean
propose des attitudes pour se réaliser personnellement, même dans
l’adversité du quotidien. Cette pratique nous donne du temps pour nous-
même, pour apprendre et surtout pour apprendre à apprendre, pour
développer notre apprenance.

Ce que cette deuxième boucle de réflexion


nous apprend
Pris dans la boucle de la réactivité (pédaler), il est parfois difficile de
faire l’effort mental d’en sortir (se regarder pédaler). Pire, beaucoup de
managers pensent que le management se résume à :
Problème action : répondre à un problème par une action
Mais pour commencer à faire réfléchir les gens et à sortir de la boucle
réactive, il faut s’astreindre à explorer les problèmes et leurs causes :
Problème cause réaction : rechercher la cause du problème avant de
passer à l’action
Le véritable enjeu est de saisir chaque problème comme une occasion de
réfléchir  : est-on en train de bien réagir  ? Où cette réaction nous mène-t-
elle ? Que se passe-t-il au bout de ce chemin ?
Problème cause réaction réflexion : non seulement rechercher la
cause mais aussi réfléchir aux raisons qui ont généré la cause, aux impacts
de la réaction…
Chaque problème résolu est l’occasion de regarder nos modes de travail
et de se poser deux questions omniprésentes et essentielles :
1. Notre solution a-t-elle amélioré la qualité de l’expérience client ou,
au contraire, l’a-t-elle détériorée ?
2. Que faut-il changer dans notre façon de travailler et que faut-il
préserver à tout prix ?
À ce stade, il est important de faire attention à ne pas tomber dans le
piège de l’agilité en pensant que si on change tout et tout le temps, si on
multiplie les tests et essais de toute nature, on finira bien par découvrir de
bonnes façons de travailler. C’est au mieux un moyen long et hasardeux
d’apprendre. Mais le plus souvent, ce n’est qu’une autre façon de se perdre
à nouveau dans la réactivité avec les résultats que l’on connaît. Ici,
l’intention est toute différente. Il s’agit de se doter en permanence d’un
sujet de délibération et d’expérimentation, un seul à la fois :
Et si on essayait X ?
Se donner comme but de mieux comprendre ce qui se passe plutôt que
réagir immédiatement :
Et si on essayait X pour mieux comprendre les mécanismes sous-
jacents ?
L’essai, le test, est un moyen de mieux comprendre ce qui se passe, pas
de voir quelle solution marche.
Dans une véritable organisation apprenante, chaque personne et chaque
équipe ont, à tout moment, un sujet d’exploration en cours. De ce fait, ces
personnes et ces équipes peuvent regarder le reste de leur travail
d’exécution à la lueur de ce sujet d’exploration et progressivement mieux
comprendre les sujets inhérents à leur métier : c’est là tout l’enjeu de cette
seconde boucle d’apprentissage.
Par exemple, des experts du marketing en ligne réfléchissent à rendre
plus facile la création de nouvelles campagnes de publicité sur les réseaux
sociaux. Des développeurs explorent la façon de rendre leur code plus
rapide.
Dans la multiplicité des sujets qui se présentent à nous, face à
l’impitoyable canon à balles de tennis qui nous bombarde sans arrêt de
sollicitations, d’instructions, de demandes de toutes sortes, comment s’y
retrouver ? Quelle est l’étoile polaire qui nous permettrait de reconnaître où
est le nord à tout instant, et donc de se poser les bonnes questions pour
avancer sur les bons sujets, ceux qui sont clés pour le développement de
notre activité ?

1 Chris Argyris, « Single-Loop and Double-Loop Models in Research on Decision Making »,


Administrative Science Quarterly, septembre 1976.
Chapitre 4

Sept questions pour apprendre à


apprendre pendant son travail

Si la maîtrise du temps est la clé pour retrouver un espace de délibération,


d’exploration et d’amélioration, comment «  amorcer la pompe  » de
l’apprentissage dans le temps de travail ?
Il faut d’abord mettre en place une organisation simple en partant du
tempo des livrables. Ce tempo permet de s’attaquer en même temps à la
réalisation du travail lui-même et à son exploration.
Il s’agit ensuite de transformer l’action en apprentissage en se posant les
bonnes questions. Les réponses apportées à ces questions seront de
nouvelles sources d’apprentissage dans le courant même de ce travail.
Chacune de ces questions peut donner lieu, individuellement et/ou
collectivement, à des «  exercices  » qui seront pour nous à la fois des
opportunités d’apprendre de la situation rencontrée et d’améliorer la
satisfaction de chacun de nos clients.
Dans ce chapitre, nous abordons sept questions d’exploration qu’il est
possible de se poser et nous proposons, pour chacune d’entre elles,
plusieurs exercices pratiques d’apprentissage.
Q1 : à quoi chaque client est-il sensible dans
le travail rendu ?
Qu’est-ce qui plaît ou ne plaît pas à mon client ? Pourquoi ou pour qui s’en
sert-il  ? Que souhaite son propre client  ? Plus on se rapproche dans notre
organisation « d’en livrer un, en faire un », plus on peut regarder chacun de
nos livrables juste avant de les rendre au client et vérifier que tout est bien
fait. En se faisant une check-list rapide des points sur lesquels nous devons
être vigilants, nous allons découvrir que le client n’est toujours pas
complètement satisfait. C’est notre première pratique d’apprentissage.
Objectif : mieux comprendre chaque client.
Exercice 1 : avoir vérifié chaque travail avant de le livrer ;
Exercice 2  : mieux écouter ce que le client veut dire sans surréagir
affectivement ;
Exercice 3 : comprendre le problème que lui pose notre travail.
Il n’est jamais facile d’écouter une personne se plaindre du travail que
nous venons de faire pour elle  ! L’étiquette «  exercice d’apprentissage  »
crée un espace mental protégé dans lequel la curiosité est l’émotion
dominante. Nous pouvons ainsi résister à l’accélération des demandes sans
pour autant les rejeter. Chaque client est une pièce d’un puzzle géant que
nous apprenons à mieux comprendre pour découvrir comment cette pièce
s’inscrit dans l’assemblage final et voir ce que l’ensemble représente.

Q2 : quelles difficultés rencontrons-nous


avec chaque client ?
L’exercice suivant est de prendre un peu de recul et de se demander, client
par client, si nous avons des difficultés récurrentes  : se plaignent-ils
toujours de la même chose  ? Si c’est le cas, il y a certainement quelque
chose qui pose problème dans notre façon habituelle de travailler, un sujet
sur lequel on bute systématiquement. L’apprentissage adulte se fait
essentiellement par la correction d’erreurs et la résolution de problèmes.
Votre professeur de piano doit avant tout 1) vous donner envie
d’apprendre le piano et 2) vous corriger pour vous libérer des tics acquis par
l’expérience. Comme se faire reprendre sans arrêt est difficile pour un
adulte, votre professeur vous montrera les erreurs que vous faites à
répétition et sur lesquelles vous pourrez travailler.
La pression du « tout/tout de suite » nous empêche souvent de prendre de
la distance et de reconnaître les problèmes types. Reconnaître ces
problèmes, qui reviennent dans notre façon de travailler, nous permet de les
voir quand ils se produisent sans déclencher de surréaction émotionnelle.
Nous créons ainsi un espace d’apprentissage dans le cadre même du travail.
Objectif : identifier les zones à travailler.
Exercice 1  : repérer un problème type récurrent dans ce que nous
faisons pour chaque client ;
Exercice 2 : essayer d’en comprendre les raisons dans notre façon de
travailler.
Nous nous disons souvent que nous apprenons sur le tas, par expérience,
mais ce n’est pas vraiment le cas. À l’âge adulte, nos expériences ne font
que renforcer nos habitudes mentales et nos gestes automatiques. Pour
réellement apprendre, les adultes doivent se doter délibérément de sujets
d’apprentissage, d’objectifs et d’une pratique répétée. Sans cela, à chaque
occasion, les comportements automatiques reprennent le dessus. D’ailleurs,
même en pratiquant régulièrement, les automatismes reviennent
rapidement !
L’apprentissage lui-même est rarement difficile. La vraie difficulté est de
reconnaître les situations d’apprentissage, de se voir revenir aux réflexes
habituels, de s’arrêter volontairement pour reprendre la main sur le pilote
automatique et essayer de changer ses réactions.

Q3 : comment corriger plus vite nos


erreurs ?
La première source d’erreurs qui vient à l’esprit est le fait que, pour une
raison ou une autre, on a raté une étape ou on n’a pas été assez précis dans
une de nos tâches. Dans la pratique Lean, la méthode la plus classique de
correction d’erreurs est d’écrire explicitement les instructions clés et les
niveaux de tolérance, sous forme de check-lists, pour pouvoir vérifier que
tout a été bien fait. C’est ce que l’on appelle des standards. En Lean, les
standards ne sont ni des procédures ni des modes opératoires. Ce sont des
points de difficulté sur lesquels les personnes butent et qui méritent une
attention particulière pour, dans un premier temps, les maîtriser et, dans un
deuxième temps, les simplifier.
Des standards peuvent être créés à propos de n’importe quel point de
connaissance en le mettant dans son contexte, dans la séquence de tâches en
question, puis en expliquant la différence entre le bon et le mauvais geste.
Un standard d’écriture, par exemple, est d’éviter les répétitions. Ce n’est
pas toujours facile ou possible, mais c’est un idéal aisé à garder en tête.
Les standards permettent de se mettre rapidement d’accord sur la nature
du problème. S’agit-il d’un sujet de formation (apprendre à connaître le
standard) ou de résolution (il n’y a pas de standard ou le standard existant
est erroné)  ? Ici encore, il n’est pas question d’appliquer les meilleures
pratiques, mais d’accélérer l’apprentissage en visualisant les points de
connaissance et en se demandant pourquoi ils ne s’appliquent pas dans
telles ou telles circonstances.
Chez l’adulte, on se rendra vite compte que les erreurs sont moins
souvent dues à un manque de connaissance des standards qu’à une
mauvaise interprétation du contexte. Chaque personne sait ce qu’elle fait,
mais elle rate fréquemment un élément contextuel qui modifie la situation.
Le client fâché qui vient de perdre son emploi, la voisine de table qui a très
peur d’une abeille parce qu’elle est allergique aux piqûres, le joint de
caoutchouc qui résiste mal au froid… De nombreuses erreurs viennent
d’informations de type «  cygne noir  » (découvrir que les cygnes noirs
existent réellement et changer d’avis sur les cygnes en général), des
informations qui, lorsqu’elles sont connues, permettent de comprendre la
situation très différemment.
De fait, pour découvrir quoi que ce soit, il faut regarder les erreurs à
chaud, «  dans leur jus  », et essayer de capturer les éléments de contexte.
L’analyse a posteriori d’un travail défectueux ne tient pas compte de son
contexte. Elle conduit à des interprétations fausses : par exemple, blâmer la
personne pour inattention. C’est rarement la cause première, mais c’est
néanmoins la première cause qui vient à l’esprit. Les données en elles-
mêmes ne disent pas grand-chose, elles ne permettent pas de comprendre.
C’est pourquoi il faut réagir au plus vite dès que le moindre doute émerge :
s’arrêter, regarder et résoudre le problème immédiatement. Plus on est
proche de l’instant où le problème survient, plus on a de chance de trouver
l’élément contextuel qui révèle comment le processus dysfonctionne, ce
qu’on appelle le point de cause.
Objectif : réagir plus vite à tout ce qui semble douteux.
Exercice 1 : écrire nos standards ;
Exercice 2 : identifier le point de cause du problème ;
Exercice 3 : regarder le contexte ;
Exercice 4 : reconnaître une information « cygne noir ».
Certes, réagir vite aux problèmes permet de ne pas laisser la non-qualité
se propager dans le système et évite un incident lorsque le travail
défectueux aboutit entre les mains du client final. Mais une réaction rapide
permet surtout d’apprendre plus efficacement à chercher les causes
effectives du problème. Quelle information de type « cygne noir » explique
l’erreur ? En quoi cette information vient-elle modifier la situation que nous
connaissions déjà ?
Q4 : comment faciliter notre travail et celui
du client ?
Isoler les problèmes et découvrir leurs causes est un savoir-faire clé pour
l’apprentissage adulte. Toutefois, la correction d’erreurs est le point de
départ de l’apprentissage, pas le point d’arrivée. Bien sûr, il faut corriger
l’erreur et se remettre « en ligne » par rapport au standard, que l’on a appris
à connaître et dont on vérifie la pratique constante, à la poursuite du geste
parfait. Cette approche est utile dans un premier temps, mais elle porte sa
propre limite. Ne faire que cela risque d’alourdir le travail par les
vérifications sans jamais susciter des idées nouvelles.
L’apprentissage débute véritablement lorsque, l’erreur une fois corrigée,
on commence à voir ce qu’on n’avait pas vu, à découvrir et à expérimenter
de nouvelles façons de faire pour répondre à la question de fond : comment
faciliter le travail ?
Améliorer permet avant tout de mieux comprendre le problème. La
découverte et l’expérimentation sont nécessaires à l’apprentissage pour
élargir son domaine de connaissance et approfondir son savoir sur ce que
l’on sait déjà. L’essai d’idées nouvelles conduit à se heurter aux contraintes
réelles des situations et à établir de nouvelles connexions.
Dans notre planning hebdomadaire, le Lean dédie a minima une heure
par semaine à réfléchir, sujet après sujet, sur la facilitation du travail. Quand
un sujet est clos, réussi ou non, on passe au suivant. Toutefois, il est
impératif de continuer à réfléchir. Or toute idée d’amélioration implique un
changement. Pour expérimenter, la méthode est le PDCA1 :
Plan : planifier le changement qu’on a en tête ;
Do : le réaliser à petite échelle sur des cas concrets ;
Check : vérifier les résultats et les effets sur le reste du système ;
Act : adopter le changement, l’adapter ou l’abandonner.
Les efforts pour faciliter le travail vont bien au-delà de notre
apprentissage personnel. Ils nous permettent également de tisser des liens
plus forts avec nos clients, nos collègues, nos sous-traitants. Toutes ces
relations rendent notre travail performant à la fin. Les idées nouvelles
donnent une dynamique positive qui éveille la curiosité et l’apprentissage.
Objectif : avoir des idées nouvelles pour faciliter le travail.
Exercice 1 : regarder les points difficiles ;
Exercice 2 : imaginer un changement possible ;
Exercice 3 : conduire une expérimentation en PDCA ;
Exercice 4 : faire adopter l’idée nouvelle aux autres.
L’apprentissage fonctionne comme une hélice à deux pales : d’une part,
réduire les erreurs et, de l’autre, expérimenter des idées nouvelles. Inclure
ces deux activités dans le courant du travail transforme son job et améliore
sa performance. Cette transformation et cette amélioration ne sont pas
attribuables au fait que chaque idée géniale est géniale ou même marche,
mais elles résultent de l’apprentissage qu’on en retire et qui nous permet de
mieux faire chaque tâche de notre travail au quotidien !
Q5 : comment répondre plus vite aux
demandes des clients ?
Que faut-il pour répondre instantanément avec fluidité à chaque demande
des clients ? Nous avons besoin d’avoir sous la main :
Main-d’œuvre : la disponibilité et la compétence pour faire le travail
tout de suite ;
Machines : les équipements disponibles et réglés pour faire le travail
tout de suite ;
Matières : tous les composants et informations nécessaires pour faire
le travail tout de suite ;
Méthodes : la bonne méthode pour faire le travail efficacement, sans
risque, sans se tromper et sans interruption.
Vu la grande variété des demandes des clients, auxquelles s’ajoutent les
demandes de nos chefs, il est peu probable d’avoir toujours tout sous la
main. Une partie du travail exige de demander une information ou un travail
à quelqu’un et d’attendre que cette personne réponde pour pouvoir avancer.
Ce moment d’attente est un moment clé de notre apprentissage sur
l’ensemble du système. Or un système ne fonctionne qu’à la vitesse de son
lien le plus lent et sa robustesse n’est qu’au niveau de sa partie la plus
faible. Ceci conduit à deux constats :
les clients nous demanderont toujours quelque chose de plus que nous
ne savons pas faire dans l’immédiat,
notre capacité à répondre à leur demande est contrainte par le point le
plus faible de notre système, ce que nous ne savons pas faire ou nous
procurer.
Les attentes de réponses, la stagnation du travail déjà fait, l’impossibilité
de passer à l’étape suivante faute de temps ou de composant disponibles
sont autant de points d’investigation pour comprendre comment fonctionne
le système dans son ensemble. Plutôt que les ignorer, ils méritent d’être
observés pour dégager la faiblesse de nos modes de pensée et de travail qui
les a occasionnés.
Objectif : identifier les faiblesses de notre système.
Exercice 1 : identifier les stagnations et les attentes ;
Exercice 2 : comprendre ce qui prend autant de temps pour passer à
l’étape suivante ;
Exercice 3 : imaginer des manières d’accélérer le flux.
Pouvons-nous espérer des processus parfaits partout, tout le temps ? Peu
probable, car les clients nous poseront toujours une colle à laquelle nous ne
saurons pas répondre sur-le-champ. Nous n’aurons jamais la lampe
d’Aladin pour tout obtenir tout de suite. Nos partenaires nous feront
toujours défaut sur ceci ou cela.
Nous pouvons l’accepter et considérer que le travail se fera quand il se
fera, point final. Dans ce cas, nous acceptons aussi que notre système se
dégrade progressivement. Il va s’en suivre d’abord des ralentissements, puis
des incidents, voire des catastrophes au fur et à mesure que les points les
plus faibles cèdent. Nous pouvons aussi choisir d’investiguer sur tous ces
points d’attente et nous poser la question  : pourquoi  ? Que ne sait-on pas
faire à l’heure actuelle qui provoque ce ralentissement ?

Q6 : quels nouveaux problèmes rencontrent


nos clients ?
Les problèmes que rencontrent nos clients évoluent avec la société. Nous
avons tendance à séparer nos vies personnelles et professionnelles et à
réagir différemment en privé et au travail, mais nous sommes bien une seule
et même personne. Les changements qui nous bousculent dans nos vies en
tant que client sont les mêmes que ceux que nos clients affrontent. Nous
avons tous à apprendre à stocker nos données dans le Cloud, nos
Smartphones nous le font apprendre. Nous devenons tous plus sensibles aux
impacts environnementaux de nos modes de vie, nos enfants nous
l’apprennent.
En tant que professionnels, nous pouvons refuser ces changements
jusqu’à ce qu’ils nous soient imposés. Nous pouvons également nous
investir dans des initiatives séparées de nos activités normales en espérant
tomber sur une solution simple, ou nous en tirer en faisant semblant. Ou
bien nous pouvons apprendre à aider nos clients avec ces nouvelles
difficultés et voir comment nos efforts affectent notre façon actuelle de faire
les choses.
Le raisonnement est le même que pour répondre à des demandes
spécifiques de clients particuliers, mais à une plus grande échelle et à plus
long terme  : combien de temps nous faut-il pour répondre aux nouveaux
problèmes des clients  ? Qu’est-ce qui nous retient  ? Quels sont les
changements que nous devons apprendre à faire, un par un ?
Objectif  : résoudre un nouveau problème de nos clients, créé par une
évolution de la société.
Exercice 1 : reconnaître de nouveaux problèmes que nous rencontrons
tous ;
Exercice 2 : regarder comment les clients abordent la chose ;
Exercice 3 : imaginer ce que nous pourrions leur proposer ;
Exercice 4  : reconnaître les blocages qui nous en empêchent et la
première chose qu’il faut apprendre pour se lancer sur le sujet.
Le changement externe est toujours surprenant et bien plus rapide que
nos capacités d’adaptation. Les entreprises sont organisées pour délivrer un
service prévisible et optimiser les ressources pour le faire à moindre coût,
pas pour changer. Certes, il est possible de se lancer dans des grands projets
de transformation, mais l’expérience montre que les chances de succès sont
faibles et le coût humain souvent élevé. Alternativement, on peut se poser la
question de la première chose à apprendre pour aborder le sujet et s’y
mettre !

Q7 : que devons-nous apprendre pour


répondre à nos challenges ?
Ces différents exercices nous permettent de créer des espaces
d’apprentissage dans le temps court du travail quotidien. L’avantage de
cette méthode est qu’elle permet de se développer personnellement tout en
améliorant notre performance individuelle et collective au jour le jour. En
partant de la maîtrise des livrables à nos clients, on peut clarifier
progressivement les niveaux de difficulté que nous rencontrons :
Satisfaire chaque client en découvrant ses exigences ;
Découvrir nos difficultés « qualité » ;
Découvrir plus vite nos erreurs et réagir immédiatement pour
apprendre ce qui nous pose problème dans le travail quotidien ;
Regarder les séquences de travail et trouver des opportunités pour le
faciliter ;
Découvrir les faiblesses du système dans son ensemble et développer
les capabilités ;
Faire face aux changements de la société et s’adapter à ces évolutions.
Ce foisonnement de sujets nous pousse à nous sortir de notre zone de
confort mental. Au lieu d’être bousculés par l’accélération du monde, il
incite à s’en servir pour apprendre plus vite (et s’amuser en le faisant).
Toutefois, pour finir, il faut prendre le temps de contempler nos challenges
et de méditer sur l’ensemble des sujets qui apparaissent afin de formuler un
ou deux sujets d’évolution fondamentale sur lesquels nous pourrons
apprendre en temps long, sur plusieurs années.
Formuler ces challenges nous permet de poser des étiquettes sur les
grands changements qui nous bousculent le plus et s’en faire des alliés. On
peut ainsi se définir par les réponses que nous essayons d’apporter aux
challenges plus que par l’imposition des plans que nous avions construits et
qui sont rendus caduques par les évolutions de la société. Trop souvent, le
monde ne va ni dans le sens que nous avions imaginé, ni dans le sens que
nous aurions souhaité. Accepter d’être challengé et d’y répondre change du
tout au tout notre posture.
Sur quoi sommes-nous challengés  ? Que devons-nous apprendre pour
répondre au mieux à ces challenges ? Quel savoir-faire complètement hors
de notre zone de confort devons-nous acquérir pour prospérer dans la
période actuelle ? Ces questions sont difficiles et méritent du temps pour se
familiariser avec les challenges qu’elles dessinent et la formulation de
réponses susceptibles de se traduire progressivement en actions.
Prendre en main son apprentissage va bien plus loin qu’ajouter des
informations nouvelles à son arbre de connaissances au gré de ce que l’on
entend ou lit. Le véritable apprentissage ne se produit que lorsqu’on change
d’avis en découvrant une idée fausse, en éclairant une zone d’ombre dans ce
que l’on pensait savoir. Apprendre, vraiment apprendre, est bien moins
intuitif qu’il n’y paraît. Il est plus facile de chercher une solution à un
problème nouveau dans ce qui est déjà connu en espérant qu’un nouveau
raisonnement ou une nouvelle méthode de réflexion aboutira à une idée
neuve.
Bien entendu, la tentation est forte de se contenter d’exploiter ce qu’on
sait déjà  : s’accrocher à ses idées reçues, appliquer ses procédures, se
cantonner à ses habitudes. La plupart de nos entreprises nous y
encouragent  : servez-vous mieux de ce qui existe et ne gaspillez pas de
temps à essayer quoi que ce soit de nouveau, vous n’y arriverez pas.
Pourtant, on voit bien que les plus créatifs sortent de leur propre cadre pour
s’inspirer de ce qui se fait ailleurs et adopter des méthodes et des techniques
nouvelles. L’exploitation enferme, l’apprenance libère l’esprit – et la
capacité d’agir.
Le fait est que les idées neuves naissent de connaissances nouvelles, ce
qui nécessite un effort délibéré d’exploration et de délibération. Faire de
nouvelles connexions ne paye réellement que si on parvient à réorienter
l’ensemble de ce qu’on sait dans un changement total de perspective. Pour y
parvenir, il faut manipuler chaque objet connu jusqu’à ce qu’il révèle ses
facettes inconnues – le travail quotidien du kaizen, de l’amélioration par
petits pas. En améliorant, on apprend.
S’engager dans cet apprentissage requiert tout d’abord de maîtriser le
temps du travail  : le regarder, c’est-à-dire suivre le temps de réaction aux
demandes et le rythme des réponses demandées, puis le maîtriser en
essayant de comprendre ce qui prend un temps normal et ce qui prend plus
de temps que prévu. La maîtrise du temps conduit à une meilleure
compréhension des capacités réelles et des priorités de charge, pour ne plus
se perdre dans la fuite en avant permanente de la réaction à toutes les
sollicitations. La mainmise sur nos propres ressources – et leurs limites –
permet de créer des temps d’apprentissage au quotidien pour s’entraîner à
apprendre plus vite et avec plus de fluidité.
Se mettre en condition pour apprendre à apprendre requiert de se créer un
cadre d’apprentissage – mais cela ne concerne-t-il que nous ? Ces questions
sont des guides d’apprentissage pour chacun d’entre nous, mais constituent
également des enjeux collectifs majeurs pour les entreprises. Sans
apprentissage, il y aura en effet peu d’innovation ou de développement au-
delà des lignes habituelles de l’entreprise. Chaque organisation peut tout à
fait se saisir de ce sujet de l’apprentissage, voire le mettre au cœur de sa
stratégie. Dans une approche Lean, le développement des compétences
individuelles et collectives est au cœur même de la stratégie de l’entreprise.

1 Edward Deming (1900-1993), s’inspirant des travaux de W. Shewhart, a appliqué le


raisonnement scientifique du PDCA pour développer la maîtrise de la qualité dans
l’industrie au Japon et dans le monde entier.
Chapitre 5

Apprendre est aussi une stratégie


d’entreprise

Comment se décide-t-on à apprendre ? Le développement personnel repose


sur une stratégie d’apprentissage  : on doit d’abord découvrir ce qu’on a à
apprendre. Cette première phase est souvent le produit long et confus de
revers répétés, de frustrations avec des situations qui se passent mal, voire
des échecs cuisants, mais aussi de la curiosité, de la découverte de
nouvelles possibilités et du plaisir de maîtriser un nouveau savoir-faire. À
un moment donné, on se dit : « Il faut vraiment que j’apprenne à faire ce
truc ! » Cet instant pivot se produit souvent en phase d’exploration du sujet,
par une convergence de trois sentiments : la nécessité de changer (on en a
assez de se casser le nez sur la même porte encore et encore), l’entrevue
d’une possibilité de faire autre chose (on a découvert une voie prometteuse)
et la confiance que si on s’y met vraiment, on finira par maîtriser le
nouveau domaine. Ce moment d’engagement est la clé de
l’expérimentation  : trouver la motivation nécessaire pour se doter d’une
structure d’apprentissage (instructeur, cours) et se lancer dans une pratique
répétée et délibérée.
Cette logique s’applique-t-elle à l’entreprise  ? À l’apprentissage
collectif  ? En fait, le problème est très similaire, mais pour le voir il faut
aborder la stratégie d’entreprise de manière un peu différente du sens
commun. Le Larousse définit la stratégie comme « l’art de coordonner des
actions, de manœuvrer habilement pour atteindre un but ». Ou encore, l’art
de diriger et coordonner des actions pour atteindre un objectif. Ces
définitions font l’hypothèse implicite qu’une fois le problème compris, il
suffit de le résoudre pour atteindre l’objectif. En réalité, nos stratégies sont
très souvent contraintes par la formulation des objectifs – on a tendance à
les formuler en fonction de ce que nous avons su faire par le passé – et par
notre capacité à mettre en œuvre des solutions maîtrisées. C’est ainsi que
nombre de stratégies «  bien pensées  » s’effondrent lors de leur mise en
œuvre concrète.
Une stratégie est en fait une dynamique : chercher à faire quelque chose
d’autre en apprenant quelque chose de nouveau.
Donc une vraie stratégie est bien un effort d’apprentissage  : le but est
défini en termes de ce qu’on doit surmonter pour faire face au nouveau
challenge et la solution reste à inventer ou à améliorer. Bien souvent, les
humains se coordonnent spontanément face à une menace  : il s’agit de
vaincre l’ennemi, la maladie, la catastrophe, la pauvreté, etc., ou encore
construire ensemble un temple, un chemin de fer, une fusée lunaire, et ainsi
de suite. Atteindre ce but nécessite des savoir-faire nouveaux, mais on ne
peut pas non plus partir de rien. La question est  : que devons-nous
améliorer par rapport à ce que nous savons déjà faire ?
Au niveau de l’entreprise, la question stratégique est double : d’une part,
comment se mettre d’accord sur les buts que nous devons atteindre et, de
l’autre, quelles compétences devons-nous acquérir pour y arriver, en partant
de quelles capacités ?
Pour les financiers, ces deux questions sont résolues d’entrée de jeu. Le
but est d’améliorer l’EBITDA (la valeur de l’entreprise est souvent calculée
par un multiple de l’EBITDA) et les moyens sont l’augmentation des
revenus et la réduction des dépenses. Or pour un dirigeant qui a à cœur la
pérennité de son entreprise, cette vision de la stratégie est extrêmement
réductrice et mène inexorablement à l’assèchement, la revente et la perte de
la société. À l’opposé, une véritable stratégie pose des questions plus
larges  : où vont les marchés  ? Quelles nouvelles solutions recherchent les
clients  ? Quelles technologies alternatives sont en train d’apparaître  ? Où
sont les faiblesses structurelles de l’entreprise  ? Où doivent porter les
efforts d’amélioration ?
Une stratégie apprenante se pose sans arrêt les mêmes questions  :
poursuivons-nous les bons buts et apprenons-nous assez vite ? Pour se poser
ces questions de manière structurée, il est possible de toujours revenir aux
hypothèses de base sur l’évolution des marchés et des entreprises.
Pour illustrer cette démarche, nous allons aborder dans ce chapitre quatre
idées fondamentales pour déclencher l’apprentissage collectif, au niveau de
toute l’entreprise. Ces quatre idées profondes, qui sous-tendent la réflexion
Lean, sont d’autant plus intéressantes qu’elles s’inscrivent à rebours des
hypothèses du raisonnement financier dans lequel nous sommes immergés
et que nous tenons comme normal.

Les 4 idées clés pour explorer le système de


l’entreprise
Ces quatre idées vont nous aider à regarder le système global de l’entreprise
– avec tous ses intervenants, ses interfaces, ce qui structure son offre – et à
nous poser un certain nombre de questions qui sont autant de pistes
d’exploration et de découverte sur son fonctionnement. Elles nous
permettront d’ouvrir trois sujets d’exploration, points de départ pour
apprendre, trois boucles « stratégiques » d’apprentissage.

1. Les clients ne sont jamais satisfaits


Il faut faire confiance aux clients. Pourtant nombre d’entreprises
développent plutôt des relations de concurrence voire de méfiance avec
leurs clients, pour une bonne et simple raison  : les clients ne sont jamais
satisfaits.
En cela, on peut leur faire confiance. Les clients ne sont jamais satisfaits
et ne le seront jamais. Or, en fait, un client satisfait est un client qui ne nous
permet pas de grandir. Dans la perspective Lean, accepter que les clients ne
soient jamais satisfaits – et que cela est bien – est notre étoile du nord. Cela
nous permet de toujours voir la direction dans laquelle il faut avancer.
Dans leur acte d’achat, les clients recherchent essentiellement trois
choses :
1. se faire plaisir,
2. résoudre un problème,
3. dans le cadre de leurs préférences éthiques et de leurs possibilités.
Il est donc difficile de les satisfaire pleinement – c’est dans la nature des
choses et, pour paraphraser Jeff Bezos d’Amazon, l’accepter est la source
du plus grand avantage compétitif imaginable. En effet, apprendre à mieux
répondre aux insatisfactions des clients nous apprend à mieux les satisfaire.
La première question, le premier défi est donc : que faut-il changer pour
maintenir la continuité de la satisfaction des clients, sans pour autant
faire disparaître ce qu’ils apprécient fondamentalement dans la
marque ?
Pas besoin d’être chef d’entreprise pour se poser cette question. Chacun
d’entre nous a des clients : les personnes qui utilisent notre travail pour faire
leur travail. Quelles sont leurs insatisfactions ?
Que pensent-elles :
de notre performance ?
de notre attention aux détails de qualité ?
de notre disponibilité ?
de ce que notre service leur coûte, d’une manière ou d’une autre ?
Il ne s’agit pas d’essayer de corriger toutes les lubies ou les sautes
d’humeur que peuvent avoir nos collègues, mais de réfléchir profondément
à la ou les faiblesses que notre travail peut présenter.
Quelle est la dimension que tous nous réclament et que nous ne savons
pas donner ?
Il n’y a évidemment jamais de réponse claire et précise à cette question.
Toutes nos opinions sur le sujet s’avèrent à moitié justes et à moitié fausses.
On ne peut que continuer à explorer le sujet et à se poser la question,
individuellement et collectivement, pour faire des paris et suivre nos clients
au fur et à mesure que leurs problèmes évoluent. Puis, essayer de faire un
premier pas.

2. Les technologies évoluent en permanence


De la même manière que les besoins clients changent au jour le jour, les
technologies disponibles pour mieux répondre à ces besoins évoluent.
La constellation de technologies nées des Smartphones a complètement
changé la donne dans de nombreux métiers de vente et de distribution. Les
plateformes de travail distribué ont changé la manière dont de nombreux
services sont réalisés. L’Internet des objets est en train de changer la façon
de faire fonctionner les technologies dans des systèmes complexes. Les
voitures sont en passe de devenir électriques et autonomes, etc.
Une nouvelle technologie peut-elle s’acquérir par réaction rapide  ?
Difficilement  : il faut se donner le temps de s’y familiariser et de se
l’approprier. Contrairement à ce que pensent de nombreux managers
financiers, on ne peut acquérir une technologie clé en main. Chaque
technologie est issue d’un corps de connaissances et d’une culture qu’il faut
comprendre pour savoir s’en servir correctement.
Ces nouvelles technologies apparaissent au gré des trouvailles de leurs
inventeurs, mais ne s’installent pas par hasard. Elles s’établissent quand
elles permettent à leurs utilisateurs de résoudre leurs problèmes plus
efficacement ou de faire les choses de manière différente. Le Segway est
sans doute aussi inventif que l’iPhone, mais n’a pas rencontré le même
succès car peu de personnes en ont vu l’avantage.
De l’exploration à l’expérimentation, la première boucle d’apprentissage
« stratégique » à garder en tête est le couple :
Évolution des problèmes des clients/Meilleures technologies pour les
résoudre
Il n’y a aucune réponse ferme ou définitive, mais si nos produits et
services n’évoluent pas, ils resteront sur le bord de la route.
Traditionnellement, les chefs d’entreprise essayent d’organiser cette
première boucle d’exploration en répartissant les rôles. Le marketing est
chargé de comprendre l’évolution des goûts des clients, la recherche se
penche sur les nouvelles technologies et la conception les intègre dans les
nouveaux produits. Cela fonctionne rarement car il faut intégrer trois
intuitions :
À quoi les clients sont-ils vraiment sensibles  ? Rarement à ce qu’ils
disent.
Quelles sont les technologies réellement utiles  ? Rarement celles qui
font la une des magazines.
Comment ces technologies s’intègrent-elles à celles déjà présentes
dans le produit pour réussir l’ensemble ?
Intégrer ces trois éléments complexes requiert de l’intuition et une vraie
démarche d’exploration et d’apprentissage, alors que suivre le chemin
habituel – tenter d’exploiter ce qui existe déjà sur le marché – ne peut
conduire qu’à l’échec.
En donnant, d’un côté, au marketing la recherche des goûts des clients et,
de l’autre, à la R&D celle des technos, on passe à côté du sujet. Trop
souvent, les introductions de nouveaux produits sur le marché échouent. La
plupart des nouvelles fonctionnalités des produits ne sont jamais utilisées.
La vraie difficulté d’apprentissage est l’intégration des intuitions sur ce
que cherchent les clients (souvent sans le savoir) et ce que permettent les
technologies (souvent sans qu’on le sache si on ne l’a pas fait).
On ne peut pas faire l’économie d’aller sur le terrain si l’on veut voir
comment les clients se servent réellement des produits, dans leur contexte ;
il faut aller dans les salons pour voir quelles nouvelles technologies sont
présentées et expérimenter sans cesse pour comprendre comment les
nouvelles techniques s’intègrent aux produits existants pour offrir une
meilleure expérience client.
C’est en allant sur le terrain que la première boucle d’apprentissage se
nourrit de ces trois questions, concrètes et pragmatiques :
Quelle technologie devrions-nous mieux maîtriser pour mieux servir
nos clients ?
Comment pouvons-nous apprendre à nous en servir ?
Sur quel produit, service, pouvons-nous expérimenter quelque chose
qui va nous permettre de commencer à apprendre sur ce sujet ?

3. Un système de production qui ne s’améliore pas se dégrade


Depuis que Henry Ford a perfectionné la production de masse, tous les
systèmes de production sont fondés sur la « répétabilité ». Répétabilité des
performances des machines : les outils doivent produire les mêmes pièces à
chaque fois, avec des degrés de similitudes de l’ordre de 3 à 6 sigmas
statistiques. Les opérations d’assemblage ou de service doivent pouvoir se
répéter également, ce qui conduit à réduire l’étendue des gammes proposées
et finit par traiter les humains comme des machines en leur demandant de
répéter exactement les mêmes gestes.
Toutefois, il n’y a pas de répétition sans fatigue ni usure.
Comme tous les sportifs le savent (pour leur malheur), la répétition d’un
geste met une pression continue sur les points les plus faibles du système et
crée des blessures chez les humains (troubles musculosquelettiques ou
psychologiques) ou des pannes pour les machines. C’est inévitable.
Ces défaillances peuvent avoir des conséquences désastreuses. Vous
souvenez-vous de la tragédie de l’explosion de la navette Challenger, le 28
janvier 1986  ? Malgré des avertissements répétés des ingénieurs qui
affirmaient que les températures locales étaient trop basses pour garantir le
bon déroulement du lancement, les gestionnaires ont décidé de donner le
feu vert pour respecter le planning commercial. Le même type de décision a
conduit plus récemment au désastre des Boeing 737 Max, ou à l’incendie de
la plateforme Deepwater Horizon de BP. Les raisonnements contraints par
le résultat conduisent tôt ou tard à des catastrophes systémiques. Les
financiers les ignorent, mais les conséquences financières sont également
désastreuses. Pour chacune des organisations concernées – NASA-Boeing-
BP – les pertes ont été incalculables.
Challenger a explosé en vol car un joint mineur, un « O-ring  », dont la
valeur est de quelques centimes pièce, a mal réagi au froid, n’a pas pu
remplir son rôle et a laissé échapper du gaz qui s’est enflammé. Tristement
célèbre, ce joint a donné son nom à toute une théorie économique : dans un
système complexe de tâches enchevêtrées, chaque élément doit fonctionner
au même niveau de performance. Sans cela, le système performe au niveau
de son maillon le plus faible.
Les décisions prises à partir des seuls critères économiques finissent
toujours par affaiblir les éléments apparemment peu importants, mais qui
sont capables de mettre en cause la performance de l’ensemble dès que
plusieurs circonstances imprévues s’enchaînent. En voulant gagner sur
chaque jeu, chaque élément, chaque transaction comptable, les managers
financiers mettent en danger, voire détruisent, la valeur qu’ils croient
produire.
Le deuxième sujet d’exploration, deuxième boucle d’apprentissage, est
celui qui concerne le produit et le système de production.
Entretenir un système de production au quotidien n’est pas une simple
question de maintenance des équipements, mais d’adéquation avec les
évolutions de conception des produits :
Le système de production est le meilleur test qui soit de la qualité de la
conception. Les problèmes de production révèlent les problèmes de
conception.
Pour fonctionner en bon système de test de la conception, le système
de production doit être amélioré tous les jours.
L’approche apprenante d’un système de production est simple, même si
elle n’est pas toujours facile. Les problèmes de qualité de production sont
liés à des difficultés de réalisation de certaines opérations, soit parce que le
travail est mal conçu et les équipements mal entretenus, soit parce que le
produit lui-même est mal pensé. Dans tous les cas, s’attendre à ce que les
opérateurs soient plus astucieux que le système qui leur est mis entre les
mains pour réussir la qualité chaque heure de chaque jour est plus que
futile  : c’est voué à l’échec. Les opérateurs ont beau vouloir souvent
compenser les défauts qu’ils repèrent dans le système par quelques actions
de « bricolage », cela ne suffit pas à garantir une production de qualité dans
le temps. Les défauts fabriqués ont un coût très souvent sous-estimé. Pour
comprendre un système de production il faut ainsi avoir en tête que :
Difficulté de réalisation défaut de qualité
Améliorer un système de production consiste à se poser tous les jours les
questions suivantes :
Quels sont les problèmes de qualité produits ?
Par quelles difficultés de travail ?
Comment faciliter le travail pour les équipes et avec les équipes ?
Étonnamment, les grands investissements dans de nouveaux équipements
résolvent rarement les vrais problèmes des équipes (et la qualité et la
productivité ne s’améliorent guère comme le prévoit le plan
d’investissement). Avant d’investir, il vaut mieux comprendre le problème
rencontré. Cela nécessite de passer du temps sur le terrain avec les équipes
et de leur demander d’essayer de résoudre le problème en le détaillant et en
expérimentant des solutions, sans prendre de risques de sécurité, en
proposant de le suivre avec le tableau ci-dessous :

DATE PROBLÈME CAUSE CONTREMESURE IMPACT

Chaque équipe de production est responsable de sa qualité, en charge de


ses méthodes et de ses équipements. Avant d’investir, on peut donc
demander à chaque équipe de suivre son propre chantier d’apprentissage
pour mieux expliquer le problème, puis demander au management le
support technique ou financier nécessaire pour généraliser les expériences
réussies.
La conception des produits va main dans la main avec l’amélioration du
système de production en menant deux activités en parallèle : l’analyse de
la valeur et l’ingénierie de la valeur.

ANALYSE DE LA VALEUR INGÉNIERIE DE LA VALEUR


Impliquer l’ingénierie dans la résolution de Imaginer des améliorations produit et
problèmes qualité sur les produits ou décliner les conséquences de ces
services en production afin de mieux changements en production pour les
comprendre les problèmes de sécurité, de intégrer avec fluidité au système en place, et
qualité et de productivité. en faisant travailler les équipes de
production sur la résolution de problèmes
concrets.

Ce raisonnement peut se faire au niveau individuel  : quelle tâche


quotidienne demande sa reconception  ? Quelles idées peut-on avoir pour
imaginer de nouvelles choses à faire ? Et étendre le domaine du possible ?

ANALYSE DE LA VALEUR INGÉNIERIE DE LA VALEUR


Que dois-je reconcevoir dans ma façon Que puis-je imaginer pour travailler
actuelle de travailler ? différemment dans le futur ?
Ces questions se posent tout autant sur les méthodes de travail d’une
équipe de développement que sur les façons de collaborer avec les autres
équipes, l’utilisation des machines, la connaissance des clients…

4. Une supply chain ralentit toujours si on ne l’accélère pas


Toute activité fait partie d’une chaîne complexe d’achats et de prestations
entre différents intervenants de la même entreprise ou de multiples
entreprises (fournisseurs, par exemple)  : une supply chain. Cette chaîne,
souvent traitée comme subsidiaire, est au cœur de la performance de
l’activité pour deux raisons principales :
1. Les problèmes les plus graves et les plus difficiles à traiter
proviennent le plus souvent d’une difficulté chez un fournisseur ou
un prestataire : quand le problème se produit dans une entité séparée,
reliée uniquement par des enjeux contractuels, il est souvent long à
identifier, à comprendre et à résoudre.
2. Les innovations technologiques les plus intéressantes sont chez les
fournisseurs et les prestataires  : fournisseurs et prestataires sont
spécialisés dans leurs domaines et sont plus à même d’être au fait des
évolutions technologiques. Toutefois, on leur demande rarement leur
avis ou, quand ils en ont un, ils comprennent rarement les impacts sur
les activités en aval.
Un bon prestataire vous permet de gagner en qualité et en efficacité. Un
mauvais prestataire vous ralentit sans arrêt  : c’est traîner une ancre dans
l’eau en essayant de gagner une course. Ici s’ouvre le troisième sujet
d’exploration, celui qui relie : la production avec les fournisseurs. Si on
analyse la performance d’une chaîne de la valeur, on découvre que l’impact
de la cause des problèmes de qualité et de livraison à l’heure s’accentue au
fur et à mesure que l’on remonte vers l’amont.
Une chaîne de la valeur est ralentie car chaque maillon gère ses
problèmes et ses priorités plus ou moins en aveugle, en fonction de la
pression exercée sur le moment par les clients. La tendance naturelle est de
faire du stock et de mettre de côté les problèmes qualité pour les résoudre
selon la méthode statistique habituelle des diagrammes de Pareto. Par
conséquent, la réactivité de la chaîne ne fait que s’alourdir. Le seul moyen
d’éviter cet alourdissement est de faire des efforts constants pour accélérer
la chaîne de la valeur en demandant des plus petites livraisons plus
fréquentes. Les supply chains montrent de manière spectaculaire les
oppositions :
Calculs d’optimisation des coûts à chaque maillon ≠ fluidité des
livraisons sur l’ensemble du système
Pour accélérer une supply chain, il faut commencer par comprendre
comment nous, les clients, l’empêchons de bien fonctionner. Par exemple,
nous donnons des informations tardives (chaque nouvelle information
donnée a des impacts sur toute la chaîne, particulièrement lors de
changements de version ou de date). Nous planifions de grandes variations
de demande, qui se répercutent comme un coup de fouet, et nous acceptons
des livraisons référence par référence plutôt que de demander de tout, tout
le temps.
La question globale est donc :
Quels modes d’action aident la supply chain à mieux fonctionner ?
Ces modes d’action peuvent se décliner sur un certain nombre de sujets
structurants :
Accélérer le partage des informations : nos plans de production ou
nos prévisions d’actions internes sont rarement des secrets d’État. Plus
nous les partageons avec les fournisseurs, plus ceux-ci sont à même de
se préparer et de nous aider. Le premier processus à améliorer pour
aider les fournisseurs, c’est le flux d’information – plans,
changements, nouveautés – qui leur permettra de planifier à leur tour.
Quelle information donner sur mes besoins à mes fournisseurs ?
Stabiliser les plannings de production  : lisser notre demande et
stabiliser les plannings de production sont les meilleurs moyens de
modérer l’effet Forrester (quand les variations de demande
s’amplifient dans toute la supply chain et créent des ruptures
d’approvisionnement et du surstockage). Ce n’est pas la peine de faire
porter aux fournisseurs tout le poids des stocks ; les coûts globaux de
la supply chain nous affectent tous.
Comment passer une commande à mon fournisseur ?
Augmenter la fréquence des livraisons  : chaque livraison (de
matériel, d’information, etc.) est l’occasion de communiquer sur l’état
des choses. Plus on livre fréquemment, plus on peut résoudre les
problèmes et améliorer la relation avec le fournisseur. Il est donc plus
judicieux de commander de tout, tout le temps, que de faire des
grosses commandes et de les stocker.
Quel est le rythme de livraison de mes fournisseurs ?
Ne pas lui mettre le pied sur la gorge en termes de prix  : les
fournisseurs dont les prix sont les plus bas sont aussi ceux qui ne
peuvent plus faire de recherche et de développement et dont les
opérations se dégradent. Il vaut mieux demander des améliorations de
qualité et de productivité pour faire baisser les coûts que des ristournes
et des remises qui poussent le fournisseur à nous traiter comme un
adversaire, et non comme un partenaire.
Quels sont mes critères de négociation avec mes fournisseurs ?
Honorer ses échéances de paiement  : une recette simple du
management d’exploitation consiste très souvent à payer ses
fournisseurs le plus tard possible pour améliorer la situation de cash.
Les stratégies et stratagèmes pour y parvenir sont multiples  : faire la
sourde oreille aux relances multiples, rejeter des factures non
conformes pour des raisons futiles, égarer le créancier dans un dédale
de procédures, etc. Comment établir et pérenniser la confiance
mutuelle quand on ne respecte pas ses propres engagements ?
Quelle est ma façon de payer mes fournisseurs ?
Le tout correspond au choix d’écouter le fournisseur – ou le prestataire –
et de le suivre dans sa manière de faire. Un partenaire est quelqu’un dont on
espère tirer profit en raison de son expérience et de ses connaissances.
Traiter les partenaires comme de simples exécutants nous prive d’apprendre
d’eux.
L’idée forte, à approfondir, est que nous sommes, chacun d’entre nous, au
cœur de notre propre supply chain :
De qui avons-nous besoin pour pouvoir travailler efficacement ?
Quels partenaires écoutons-nous car nous avons confiance en leur
jugement et leurs intentions ?
Lesquels prennent une idée au vol et la réalisent intelligemment ?
Et ceux qui, une fois le quoi et le comment expliqués dans le détail,
s’appliquent à bien faire ?
Ou encore ceux qui, quoi qu’on dise ou fasse, ont l’art et la
manière de toujours tout planter ?
Chaque fois que nous nous fâchons avec un prestataire, chaque fois que
nous rencontrons un nouveau collègue, nous pouvons imaginer l’impact de
ces relations sur notre propre travail.

Les 3 boucles d’apprentissage : accélérer le


flux des idées et augmenter le stock de
confiance
Ces trois boucles d’exploration et d’apprentissage sont le moteur de
l’apprenance et de l’intelligence collective. Elles s’élaborent par un échange
d’informations et d’idées  : le client communique fréquemment et
précisément sur ce qu’il fait et ce qu’il souhaite, le fournisseur partage un
flux d’idées. Ce flux d’idées est au cœur de la performance réelle de
l’entreprise et lui permet de construire simultanément réactivité et
résilience. Sur la base d’analyses de données des interactions dans des
firmes, le chercheur Alex Pentland1, pionnier de l’utilisation du Big Data en
sociologie, montre qu’une simple accélération du flux des idées augmente
considérablement la productivité de chaque groupe, et ceci sans même
regarder le contenu des idées. D’où la question : comment accélérer le flux
des idées et la qualité des idées émises ?

Un flux des idées ne se déclenche pas tout seul, par magie. Ce flux
provient des échanges entre les clients et l’entreprise, entre les
collaborateurs, entre l’entreprise et ses partenaires, fournisseurs et
prestataires. Ce flux n’est possible que si le « stock » de confiance mutuelle
est positif. La confiance mutuelle favorise la discussion sur les problèmes
rencontrés, la résolution de ces problèmes et le flux d’idées qui nourrissent
et soutiennent l’apprenance. Dans chaque boucle, plus le stock de confiance
est haut, plus la résolution de problèmes et l’apprenance sont rapides et
puissantes, à chaque endroit du système.
Les métaphores mécaniques avec lesquelles nous avons grandi ne nous
aident guère à ce sujet  : nous voyons encore trop souvent l’entreprise
comme une suite de rouages bien huilés, un organigramme où les décisions
prises au sommet sont exécutées impeccablement à la base, une
organisation militaire au service d’une stratégie visionnaire (même si les
organisations militaires modernes sont tout sauf comme ça).
À la métaphore mécanique peut s’opposer une image organique. Si
l’entreprise est vue comme un arbre, les feuilles en sont les activités, les
fruits les profits, les branches les modes de travail et les racines la
connaissance qui sous-tend ces modes de travail.
Pour développer la connaissance (et les racines), il faut :
Accélérer le flux d’idées collaboratives dans l’entreprise ;
Approfondir la connaissance théorique et pratique de chacun.
Dans une autre représentation encore, la métaphore nautique, imaginez
un équipage de régate qui se prépare pour une course importante. Très
naturellement, l’équipage s’entraîne à :
Représenter les parcours pour comprendre et résoudre les problèmes
qui peuvent survenir en navigation ;
Pratiquer des manœuvres pour s’approprier les gestes techniques et la
collaboration sur des gestes qui nécessitent une coordination fine ;
Faire des topos théoriques pour approfondir la compréhension que
chacun des équipiers a de leur sport.
Portées par la recherche de résultats à court terme et les divisions
bureaucratiques (qui ont pour conséquence des décisions managériales
généralement subies par d’autres que ceux qui les prennent), les entreprises
tentent toujours de faire de la fausse productivité en augmentant l’activité
(les feuilles) ou en arrachant du profit (les fruits) sans jamais développer les
racines.
Que ce soit pour un autoentrepreneur ou un PDG d’une entreprise du
CAC 40, la performance durable tient à la synchronisation des trois
boucles d’apprentissage. La synchronisation est la clé « managériale » de
la performance immédiate et de la croissance responsable. Elle passe
par la synchronisation de la confiance mutuelle entre toutes les parties du
système, tous les intervenants en amont et en aval. C’est la condition
indispensable pour générer et accélérer le flux d’idées et la synchronisation
de l’apprenance afin de renforcer et d’élargir les capacités de réponse.
Apprendre en même temps à ces trois niveaux permet d’«  apprendre en
faisant  » sur le temps court et, par là même, de mieux comprendre les
problèmes de fond qui nécessitent un investissement en temps long.

Comparé à cette approche alternative apprenante, le raisonnement


dominant d’exploitation induit un manque à gagner considérable car il
cumule deux erreurs. D’une part, il sectionne les sujets pour exploiter
chaque point et ne permet pas de synchroniser le flux de connaissances sur
l’ensemble de la chaîne. D’autre part, chaque décision d’optimisation, de
consolidation ou de restructuration bloque le flux d’idées et ralentit le bon
fonctionnement de l’ensemble.
Prendre la continuité de la satisfaction client comme boussole, l’étoile du
nord, conduit à construire une entreprise très différente de celle dans
laquelle on considère que l’augmentation des revenus et la réduction des
dépenses sont tout ce qui compte. Les coûts, comme les gains, sont globaux
et ne peuvent être optimisés point par point. Le seul chemin pour réellement
réduire les coûts est de mieux comprendre les problèmes qui se posent, les
partager, écouter les idées des uns et des autres et encourager les initiatives
pour continuer à synchroniser l’apprentissage sur l’ensemble de l’activité.
Aborder les décisions à prendre sous l’angle du risque d’interrompre la
satisfaction client – tout en s’assurant que chaque équipe travaille sur un
sujet d’apprentissage et le partage largement avec les autres équipes – crée
un environnement d’entreprise radicalement différent. Cet environnement
offre à chacun une plus grande opportunité de s’intéresser à son travail et de
se réaliser en ayant la satisfaction d’être apprécié par ses clients et préféré
par ses sous-traitants.
Néanmoins, il ne faut pas perdre de vue que l’apprentissage collectif qui
découle du flux d’idées est inextricablement lié à l’apprentissage individuel.
Au chapitre précédent, nous avons abordé l’apprenance du point de vue
personnel, comme un effort délibéré d’apprentissage à la portée de chacun
d’entre nous. Ici, nous adoptons une perspective plus stratégique sur
l’apprenance : les trois boucles d’apprentissage qu’il faut animer pour créer
une organisation véritablement apprenante. Bien évidemment, les deux
perspectives sont liées, ce sont les deux faces d’une même pièce, la paume
et le dos de la même main. Les idées naissent des contributions
individuelles et celles-ci sont encouragées – ou découragées – par la
structure organisationnelle.
La logique apprenante est-elle plus naturelle dans une start-up  ?
Quelques personnes qui travaillent d’arrache-pied ensemble et se grattent la
tête pour savoir comment faire adopter leur nouvelle idée par une audience
ont de toute évidence plus intérêt à apprendre. Cela implique de changer
souvent d’avis, de chercher la bonne idée et de pivoter stratégiquement
quand des opportunités se présentent. En phase de scale-up, la logique
apprenante est également intuitive lorsqu’il s’agit de mettre rapidement en
œuvre des capacités pour passer à l’échelle supérieure – même si, à ce
stade, de nombreux choix douteux sont faits, avec des conséquences
souvent néfastes au stade suivant.
En effet, plus l’entreprise se structure, plus elle attire des profils
d’encadrement classique, plus le travail se spécialise et les processus se
mettent en place, plus il est facile de basculer dans une logique
d’exploitation. Le lien avec l’initiative individuelle se perd, la collaboration
aisée de l’équipe de fondateurs se noie dans la masse des opérations et les
financiers, pour rentabiliser ce qui a été investi, poussent à sortir du résultat.
L’apprentissage devient de plus en plus difficile et l’exploitation s’établit
comme allant de soi.
Dans une phase terminale, l’entreprise perd le contact avec ses clients,
établit avec ses employés un rapport de subordination et tout dialogue
créatif disparaît. Les pertes de chiffre d’affaires dues à l’effritement de la
base client doivent être compensées par des baisses de coûts drastiques afin
de préserver la rentabilité et la valeur de la société. Cette situation
encourage des logiques d’exploitation de plus en plus extrêmes qui
conduisent à réduire les capacités de l’entreprise jusqu’à son éventuelle
dissolution.
La logique d’exploitation étouffe l’apprentissage individuel, tarit le flux
d’idées et, au final, détruit la valeur de l’entreprise sous le prétexte de la
soutenir par l’obtention de résultats à court terme. Pour mieux comprendre
la crise de l’apprenance, tant individuelle que collective, dans laquelle nous
nous trouvons actuellement, nous devons mieux comprendre en quoi le
management financier inhibe l’apprentissage individuel autant que collectif.

1 Alex Pentland, Social Physics: How Social Networks Can Make Us Smarter, Penguin
Press, 2015.
Chapitre 6

Un « modèle invisible » qui nous


empêche d’apprendre

Pourquoi trouvons-nous l’apprentissage si difficile  ? Malgré nous, malgré


nos envies de travailler et de manager autrement, nous restons prisonniers
d’un « modèle invisible » de l’entreprise.
Il faut comprendre que ce modèle – un carcan, une véritable prison – est
inscrit dans les habitudes de pensée et les schémas mentaux que nous
portons et transportons avec nous où que nous allions. Tant que nous ne le
voyons pas, il reste là. Notre premier réflexe sera toujours d’aller dans le
sens de ce modèle car il nous a été enseigné depuis cinquante ans dans les
écoles, les universités et les entreprises.
Pour le reconnaître, le voir pour ce qu’il est vraiment – une formule qui
mène à l’impasse –, il faut considérer le management financier comme un
point de départ et non comme une destination. Pour nous libérer de ce
modèle qui nous enferme, il faut le comprendre, complètement, intimement.
D’où vient-il, comment fonctionne-t-il et pourquoi a-t-il une telle emprise
sur nos esprits ?
Pour mieux comprendre cette emprise, faisons un détour par la petite
histoire d’un(e) startupper.

Itinéraire d’un(e) startupper : espoir et


sabotage
Imaginez un instant le bonheur de faire décoller une start-up. On a fait un
pari géant qui commence à payer et qui intéresse du monde. On est à fond
tout le temps avec des « potes » qu’on a choisis et on voit un futur plein de
promesses. Bien sûr, il faut travailler d’arrache-pied et rien n’est facile,
mais les problèmes se surmontent un à un quand on s’en occupe
directement.
Dix ans plus tard, l’entreprise est lancée. À un moment, il a fallu
embaucher des managers expérimentés pour structurer les activités. Les
employés de la première heure claquent la porte les uns après les autres, se
plaignant que rien n’est plus comme avant. Les nouveaux venus n’ont
d’ailleurs pas le même profil. Ils ne prennent aucune initiative et, quand il y
a un problème, semblent incapables de se parler d’un bureau à l’autre. La
croissance a fortement ralenti. Avec plus de marketing, la plus grande
visibilité de l’enseigne permet d’acquérir de nouveaux clients, mais de
nombreux autres quittent le navire en se plaignant de la mauvaise qualité du
service. Tout semble lourd et compliqué. Il faut se fâcher pour obtenir quoi
que ce soit. La société est rentable, mais son succès ne satisfait pas les
financeurs qui réclament plus de rentabilité et un meilleur contrôle des
coûts – ils ont d’ailleurs plein de conseils pour réduire les dépenses.
L’entreprise est devenue une entreprise normale. Que s’est-il passé ?
Au cours de sa croissance, la start-up a été «  contaminée  », remodelée
par le modèle de management d’exploitation.
Au-delà d’une certaine taille, tout gérer avec une bande de copains a ses
limites et commencer à organiser les activités devient sans aucun doute une
nécessité. La taille génère sa propre complexité. La division du travail
s’impose progressivement en réponse, d’une part, à l’environnement
législatif et fiscal qui demande de s’en occuper de plus en plus et, de
l’autre, au besoin de spécialiser les activités en interne pour maîtriser le
volume d’affaires. Au fur et à mesure que les équipes se spécialisent – on
voit mal les vendeurs écrire du code pour les systèmes informatiques –,
elles ont besoin d’être managées par des personnes dont cela devient le job
à plein temps. Des directeurs, souvent embauchés à l’extérieur, prennent la
responsabilité de ces départements et apportent leur expertise managériale à
la fonction.
Chaque directeur est responsable d’organiser son département et de
repenser les hiérarchies ainsi que les méthodes de travail utilisées. Les
directeurs opérationnels doivent néanmoins suivre les processus mis en
place par les directeurs fonctionnels – le budget de la direction financière,
les règles de prudence de la direction juridique, les politiques de
recrutement et de salaires de la direction des ressources humaines, etc. Ils
doivent se servir des systèmes mis en place par les services support tels que
l’informatique de la DSI, la décoration des bureaux des services généraux,
ou les prestataires sélectionnés par les achats. Tout cela paraît parfaitement
normal à tout le monde et, surtout, on ne voit pas très bien comment faire
autrement.
Maintenant, imaginez que vous rejoignez cette entreprise comme simple
employé. Son projet vous intéresse et elle a bonne réputation, même si les
témoignages que vous trouvez sur Internet (sur Glassdoor, par exemple)
sont mitigés. On vous présentera votre chef, qui vous expliquera les tâches
à faire. Vous travaillerez avec un système qu’il faudra apprendre à maîtriser
et qui note tous vos faits et gestes. Votre responsable vous donnera des
objectifs et vous rassurera sur le fait que le job est facile à apprendre sur le
tas. Vous aurez sans doute quelques séances de formation sur les processus
généraux de l’entreprise, sur les comportements souhaités et aussi ceux qui
entraîneront une réprimande. On vous donnera d’ailleurs peut-être la charte
managériale de l’entreprise, celle qui porte ses valeurs et définit les
attitudes attendues des collaborateurs. Vous essaierez de faire de votre
mieux chaque jour – personne ne se lève le matin en souhaitant faire un
« mauvais boulot » –, mais vous rencontrerez plein de cas complexes où il
vous faudra choisir entre résoudre le problème de vos clients, internes ou
externes, et suivre les procédures de votre département. Vous serez
occasionnellement félicité, mais recevrez tout de suite du feed-back dès que
vous aurez commis une erreur – souvent sans savoir pourquoi vous aviez
mal fait. Vous aurez souvent besoin de l’aide de vos collègues d’autres
départements, mais ceux-ci ne vous répondront que si vous faites passer vos
requêtes par votre chef – ou le chef de votre chef. À chaque fois que vous
aurez une idée pour faire les choses différemment, on vous expliquera que
votre idée est excellente mais qu’elle ne pourra pas s’appliquer à tout le
monde, donc qu’il vaut mieux suivre le process en place ; même si, dans le
cas présent, tout le monde est d’accord pour dire que ce dernier est idiot. Le
travail, quoi.
Un jour vous serez promu et, un soir par hasard, en lisant distraitement
un fil sur les réseaux sociaux, vous tomberez sur le manuel de sabotage de
l’OSS1 (Office of Strategic Services, remplacée par la CIA après la Seconde
Guerre mondiale) adressé aux travailleurs en territoire occupé pendant la
guerre (document sans doute apocryphe – c’est la CIA après tout). Pour
saboter une entreprise, le manuel conseille de :
insister sur le fait qu’il faut toujours suivre la voie hiérarchique pour
toute décision et ne jamais court-circuiter pour accélérer la prise
d’une décision ;
faire passer tous les sujets par des comités pour revue et consultation,
et mettre le plus de gens possible dans ces commissions, jamais moins
de cinq personnes ;
revenir sans cesse pour clarification sur des points sans importance ;
débattre sur la formulation précise des comptes rendus et
communications ;
ralentir la transmission d’informations techniques ;
revenir sur les décisions prises et demander à d’autres hiérarchiques
de confirmer que c’est bien cela qu’il faut faire ;
demander à tout signer, et traiter les sujets les moins importants en
priorité ;
apprécier les travailleurs les plus inefficaces et les promouvoir pour
réduire le moral de l’ensemble ;
organiser des réunions alors qu’un travail urgent doit être accompli ;
démultiplier les procédures et les « gates » de manière à ce qu’au
moins trois personnes doivent approuver tout changement ;
mal travailler et passer son temps à blâmer les outils ou
l’organisation ;
ne jamais apprendre à qui que ce soit ce qu’on sait.
Riant jaune, vous reconnaîtrez les tics de certains de vos collègues et
vous demanderez en soupirant  : comment en est-on arrivé là  ? Comment
des actions de sabotage peuvent-elles être devenues le mode normal de
fonctionnement d’une entreprise ?
Comment en sommes-nous arrivés là ?
Il nous paraît évident que pour qu’une entreprise marche, il faut de l’ordre,
il faut y voir clair. Il faut des chefs qui donnent des consignes auxquelles on
obéit, des règles et des procédures que l’on suit. Premièrement, le manager
a l’autorité de donner des ordres auxquels l’employé doit obéir. Il a toute
latitude pour contrôler ce que fait l’employé et pour le récompenser ou le
sanctionner, selon que l’employé se conforme ou non aux règles.
Deuxièmement, ce mode de fonctionnement est encadré par des règles
fixées au sein de l’entreprise, elles-mêmes également encadrées par le droit
du travail du pays. Troisièmement, il paraît évident également que les
personnes sont embauchées pour leurs compétences et promues pour leur
réussite, c’est-à-dire leur capacité à atteindre les objectifs que leur chef et
les chefs de leur chef ont fixés. Nous acceptons comme naturels les quatre
éléments constitutifs de la bureaucratie :
1. des rôles décrits par des définitions de poste ou de fonction ;
2. qui donnent l’autorité de commander et contrôler ses subordonnés ;
3. selon des règles établies ;
4. un recrutement par la compétence et un avancement par le mérite.
Or ces évidences ne tombent pas sous le sens. Après tout, en famille,
vous vous débrouillez bien sans qu’il y ait un chef qui donne des ordres
toute la journée. En vacances, vous vivez en coopérant avec les
commerçants locaux sans avoir le moindre lien de subordination. Après
tout, pourquoi les entreprises n’ont-elles pas été conçues comme la réunion
de travailleurs indépendants qui se rendent service les uns aux autres ? Les
entreprises sont obsédées par trois principes curieux  : des hiérarchies
spécialisées, des processus standardisés et des décisions économiques –
pourquoi ?
Pour bien comprendre le problème, prenons un – grand – pas de recul.
Nos proches cousins les chimpanzés vivent en groupe, mais ils ne savent
pas constituer des troupes de plus d’une trentaine d’individus. À partir de
50, le groupe se scinde en deux. Pourquoi  ? Sans langage symbolique, la
coopération entre les individus demande énormément de temps de présence
pour établir les liens et les alliances qui font la communauté. Nous autres
humains pouvons assembler des communautés bien plus grandes car nous
savons nous coordonner autour d’une idée ou d’un concept, lesquels
peuvent se transmettre bien au-delà des interactions de personne à personne.
Chaque culture invente, en se développant, des mythes de coordination
auxquels chacun croit et donc se soumet volontairement. L’Empire romain
maintenait des centaines de milliers de personnes en esclavage, les
considérant comme des objets et leur faisant faire les tâches les plus
serviles. Mais l’Empire romain faisait attention à la valeur marchande des
esclaves. Dans une certaine mesure, il les traitait comme un investissement.
Comment est-ce possible  ? Des chimpanzés n’y arriveraient certainement
pas. Un mâle alpha mal luné peut faire régner la terreur dans sa troupe un
moment mais, très vite, d’autres mâles et leurs alliances le contesteront, ou
des groupes fuiront, etc.
L’esclavage n’est possible que parce que la société romaine s’est
structurée autour de l’idée et que ses institutions, des légions aux tribunaux,
ont été dédiées à garder les esclaves en esclavage. Les Grecs croyaient à un
esclavage naturel. Les Romains à un esclavage judiciaire. Lorsque l’Empire
romain se défait et que les forces de répression s’affaiblissent, l’esclavage
évolue vers le servage : le serf est libre, mais il est attaché à sa terre et ainsi
de suite. Le serf a besoin de la permission du maître ou seigneur pour la
plupart des actes civils. Cependant, il n’est plus un objet  : il ne peut être
vendu. La société s’organise alors autour d’une idée différente, celle du fief.
Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, en Angleterre d’abord, puis sur le
continent européen et ultérieurement dans tout l’Occident, une idée
nouvelle se développe  : pour être mieux exploitées, les terres doivent
appartenir à un propriétaire, à qui seul revient la décision de quoi en faire.
Préalablement, les habitants d’une localité utilisaient collectivement de
nombreux espaces qu’ils pouvaient cultiver ou sur lesquels ils pouvaient
élever leur bétail, à leur choix et selon leur gré. En vue d’intensifier la
culture ou l’élevage, les grands propriétaires terriens se mirent à clore ces
espaces. De nombreux paysans démunis durent quitter la campagne et
vendre leur travail à la ville, nourrissant ainsi la révolution industrielle en
plein essor. Se développent alors 1) l’idée que le droit à la propriété de
chacun est inviolable, et 2) l’idée que chacun est tenu de chercher les
moyens de mieux exploiter sa propriété pour la faire fructifier. Ce sont les
débuts de la pensée rationnelle.
1er modèle : les militaires inventent les hiérarchies spécialisées

À la fin du XIXe siècle, le sociologue Max Weber se passionne pour


l’évolution de l’armée prussienne, qui se professionnalise sous l’influence
de la dynastie des «  Frédéric-Guillaume  ». L’armée, traditionnellement
formée d’un ramassis de repris de justice, de mercenaires et d’officiers
nobles à qui on a payé une charge, se transforme progressivement en un
ensemble constitué de rôles uniformes, régis par des règlements, des
hiérarchies bien définies et des spécialités par fonctions. Weber remarque
que l’armée prussienne devient beaucoup plus efficace et exerce sa
supériorité pour dominer ses voisins. Il remarque également que le pays lui-
même s’organise de manière analogue, au fur et à mesure que l’armée
assure certaines fonctions administratives en Prusse ou que les officiers
prennent des postes civils.
Dans cette évolution, Max Weber voit la victoire du calcul rationnel sur
l’arbitraire et les passions des nobles. Selon lui, dans tous les domaines en
Occident, le comportement humain peut se comprendre comme l’expression
de buts et l’obtention de moyens selon un calcul d’efficacité qui ne laisse
plus place aux valeurs ou aux émotions. Le calcul rationnel entraîne la prise
en compte des fins, des moyens et des conséquences. De ce point de vue, la
mise en place d’une hiérarchie spécialisée, régie par des règles et avec un
personnel choisi et promu pour ses compétences, est le meilleur moyen
d’atteindre ses objectifs.
La pensée de Max Weber est aussi riche que subtile. Il serait peu
pertinent de la réduire à une seule idée ou un seul modèle. Le sociologue
allemand explore les interactions entre pensée rationnelle et pensée
traditionnelle, en particulier en ce qui concerne la place et l’importance des
valeurs dans la vie des sociétés. Il voit la rationalité comme une avancée
sociale, mais il reconnaît que le recul des croyances religieuses et magiques
devant les explications scientifiques a pour risque le désenchantement du
monde. Weber forge l’image effrayante du concept d’iron cage. La
rationalisation des sociétés occidentales piège les individus dans une « cage
de fer ». Dans une « nuit polaire de ténèbres glaciales », ils sont paralysés
par un système bureaucratique qui obéit aux principes de contrôle et de
calcul…
Quoi qu’il en soit, faites le test suivant :
PLUTÔT PLUTÔT PAS
D’ACCORD D’ACCORD

Le rôle du dirigeant est de définir une organisation


rationnelle.
Chaque rôle doit correspondre à une hiérarchie.
Les règles et règlements doivent s’appliquer à tout le
monde.
Les compétences et fonctions de chaque rôle doivent
être clairement délimitées.
Les gens doivent être sélectionnés pour un rôle
compte tenu de leur capacité à le tenir.
Chaque rôle doit être rémunéré en salaire et donner
droit à une retraite.
La succession des rôles doit former une carrière, les
promotions dépendent du jugement des supérieurs
hiérarchiques.
La personne ne peut s’approprier son rôle et les
moyens dont le poste dispose à des fins
personnelles.
La personne doit être contrôlée, promue, rémunérée
et disciplinée selon l’exercice de sa fonction.
Chaque personne doit être contrôlée par son
supérieur hiérarchique et disciplinée ou rémunérée
en raison de son respect du rôle.

Si vous êtes plutôt d’accord avec ces affirmations, vous souscrivez au


projet wébérien de rationalité. Toutes les grandes organisations sont
construites sur le principe d’un organigramme composé de postes
impersonnels qui sont occupés par des professionnels compétents.

2e modèle : les ingénieurs inventent les processus standardisés


Et du point de vue de l’organisation du travail ? À la même période, la fin
du XIXe siècle, alors que Max Weber s’interroge sur la rationalité des
organisations et des sociétés, Frederick Taylor – un ingénieur américain –
aborde le problème de l’efficacité industrielle de manière plus pratique. Il
observe le travail en usine sur le terrain et constate que des gains de
productivité spectaculaires peuvent être atteints par la mécanisation des
procédés techniques, mais que le travail humain reste malencontreusement
improductif. Embauché comme ouvrier dans une aciérie, Taylor gravit peu à
peu les échelons. Il obtient un diplôme d’ingénieur en suivant des cours du
soir et devient finalement ingénieur en chef. À la suite de son expérience
ouvrière, il garde la conviction que les travailleurs font tout ce qu’ils
peuvent pour travailler le moins possible et déploient une grande créativité
dans ce sens.
Taylor s’inspire de la méthode d’analyse des tâches inventée par Frank et
Lillian Gilbreth. Il observe l’écoulement du travail, le décompose en
phases, puis mesure les résultats de différents ouvriers, prenant les meilleurs
à chaque étape et codifiant leur façon de faire. Il conclut que l’entreprise,
qui investit dans un ingénieur pour étudier le travail avec minutie et dans les
outils nécessaires pour que l’ouvrier puisse accomplir la tâche qui lui est
prescrite, peut faire d’énormes gains de productivité.
Taylor considère qu’il ne faut pas attendre d’un ouvrier qu’il travaille et
réfléchisse en même temps à son organisation du travail. La formation de
professionnels spécialisés dans l’organisation du travail permet de définir le
travail de chacun dans les plus petits détails pour plus d’efficacité. De plus,
il constate lui-même que les rythmes de travail ainsi définis sont durs à tenir
et invente la rémunération au rendement, pour payer beaucoup plus les
quelques ouvriers qui sont prêts à se plier à une telle organisation.
Taylor se sert ainsi de la division verticale du travail entre ingénieurs et
ouvriers pour établir une division horizontale du travail en standardisant les
processus, une innovation qui mènera à la révolution industrielle de la
chaîne fordiste. Ses idées inspirent de nombreux ingénieurs, dont Henry
Gantt, qui travailla avec Taylor et appliqua l’idée de la standardisation des
tâches à la gestion de projet, inventant le fameux diagramme de Gantt.
Les conceptions de Taylor ne se sont pas imposées d’elles-mêmes. Elles
ont même rencontré beaucoup de résistances pour la simple raison qu’elles
ne s’appliquent que dans les cas très spécifiques de tâches qui ne requièrent
ni savoir-faire particulier, ni prise de décision, en fonction du contexte –
c’est-à-dire les cas rares d’opérations mécaniques sans intelligence.
Comment des ingénieurs peuvent-ils comprendre la réalité du travail sans se
tromper ?
Avec la montée en puissance de l’industrie au XXe siècle, les managers
ont progressivement adopté les deux piliers du taylorisme  : des processus
standardisés définis par des experts et la rémunération au rendement par des
bonus de performance. Le développement de l’informatique permet
d’inscrire les processus «  en dur  » dans le fonctionnement de l’entreprise
avec des systèmes de workflow qui ne laissent faire le travail que dans la
séquence prescrite par le système.
Les experts sont aveugles au fait qu’un processus standardisé est un
mécanisme de sélection qui ne permet de traiter que les cas conformes. Par
exemple, un robot sera bien plus exigeant sur les dimensions des pièces
qu’on lui fournit qu’un opérateur qui pourra ajuster la pièce ou contourner
la difficulté. Bien entendu, dans les cas les plus standards, les opérations
industrielles sont plus efficaces, mais le service rendu est plus rigide et
incapable de s’adapter à des changements externes. Cette notion permet de
réduire toutes les situations à une séquence figée :
ÉTAPE 1 > ÉTAPE 2 > ÉTAPE 3
Comme les hiérarchies spécialisées, les processus standardisés ont le
grand mérite de faciliter la coordination des personnes au-delà des
frontières et, par conséquent, la création de très grandes organisations,
pilotées par des processus centraux diffusés de par le monde en tant que
« meilleures pratiques ». La notion de processus standardisés est largement
un mythe, mais elle permet de coordonner des gens à une très grande
échelle et de globaliser les opérations, même si la standardisation sur le
terrain est souvent fictive en fonction des conditions locales.

3e modèle : les financiers inventent le management par les


chiffres
Le problème que pose la bureaucratie est la lourdeur de sa complexité,
croissante avec la taille de l’organisation. C’est le prix à payer de son
efficacité, un tribut sans doute tolérable pour une bureaucratie
gouvernementale qui n’a pas d’objectif de profits. Mais c’est inacceptable
pour les petites entreprises qui ont besoin de garder leur souplesse
entrepreneuriale pour rester concurrentielles et rentables. Pour résoudre ce
problème, Alfred Sloan, président de General Motors, a l’intuition géniale
de découper son entreprise en comptes de résultat séparés et de la manager
comme un ensemble de petites entreprises pilotées par leurs seuls résultats
financiers.
Contrairement à la Ford Motor Company qui s’est construite autour du
succès de la Ford modèle T, le groupe GM se constitue par le rachat de
marques diverses et disparates. L’approche de Sloan lui permet d’abord de
gérer ses marques par segment de consommateurs afin de spécialiser
chaque marque par types de besoins. Cela lui permet ensuite de s’exonérer
du contrôle en détail des opérations puisque chaque entité est managée par
ses résultats financiers. Cette approche financière se marie particulièrement
bien avec une vision verticale de l’entreprise, parce qu’elle permet
d’attribuer les coûts par fonction spécialisée.
De la même façon, les processus standardisés permettent d’évaluer les
revenus lors du passage à l’échelle supérieure par l’addition des opérations,
comme des franchises de restaurants McDonald’s  : chacune rapporte tant
pour un coût de tant.
Cela rend possible de traiter l’ingénierie, la production et les achats
comme des boîtes noires qui se dirigent par leur chiffre d’affaires, leurs
coûts et un nombre croissant de ratios financiers pour évaluer la bonne
santé financière de chaque unité.
Peter Drucker, le consultant visionnaire, voit dans ce modèle une forme
de décentralisation qui libère le management, puisqu’il suffit de fixer des
objectifs financiers et de laisser faire. La vision de Drucker est bien loin du
centralisme de GM qui fait sa force dans un marché de croissance et sa
perte dès que des concurrents, tels les constructeurs allemands et japonais,
apparaissent.
Le management par les chiffres et par les objectifs devient le troisième
pilier constitutif du management moderne – hiérarchies spécialisées,
processus standardisés et décisions financières permettant d’exploiter au
mieux les très grandes entreprises, en proposant une recette de management
simple :
d’abord un calcul simple (recettes-dépenses) pour viser un résultat ;
pour l’obtenir, il faut une organisation avec une hiérarchie qui
commande et contrôle l’exécution ;
l’exécution doit être encadrée dans une trame de processus
standardisés pour obtenir le résultat visé ;
il faut optimiser financièrement en permanence pour atteindre, voire
dépasser le résultat visé.
L’émergence du management financier
Les 3 hypothèses du modèle d’exploitation
Après les militaires prussiens et les ingénieurs américains, dans le sillage de
Von Mises et Friedman, le modèle d’exploitation s’est renforcé avec
l’arrivée des financiers. Les financiers sont partis des techniques éprouvées
de comptabilité en partie double, héritées des banquiers vénitiens, et ont mis
la hiérarchie et les processus au service de nouveaux principes clés –
rentabilité, productivité, allocation des ressources – et de leurs indicateurs
désormais universels : EBITDA, free cash-flow, ROI et RONA, etc.
militaires ingénieurs financiers
Ainsi s’est appliquée dans l’entreprise la pensée des militaires, des
ingénieurs puis des financiers. Le résultat est une pensée composite, qui
idéalise la décision au fil de l’eau, contrôle minutieusement son exécution,
et évacue complètement la discussion sur les buts et les situations que l’on
cherche à créer.
Il est facile de comprendre en quoi ce modèle est attractif : il permet de
contourner les personnes. Il n’est jamais question de clients ou de
collaborateurs. Tous sont réduits à des agents économiques qui, les uns,
achètent selon des comportements de segments et, les autres, suivent les
instructions qu’on leur donne, moyennant salaire. Un business plan
financier promet un chiffre d’affaires (les clients achètent) sur des coûts
maîtrisés (les employés exécutent) grâce à un management éclairé (qui sait
quoi faire et prend les bonnes décisions). Or la mise en place de ce modèle
amène les entreprises au déclin. Pourquoi ?
Le modèle exploitant repose sur trois hypothèses qui sont loin d’être
vérifiées dans les faits. Pour que le modèle tienne, il faut pouvoir aligner
trois planètes, ce qui repose sur trois hypothèses. La première est  : «  Le
manager sait ce qu’il faut faire. »
Il faut savoir augmenter les revenus et diminuer les dépenses – certes.
Réduire les dépenses est simple, il suffit de prendre la liste des coûts et de
voir ce qui peut être coupé. Augmenter les recettes est plus mystérieux  :
qu’est-ce qui attire les clients ? Qu’est-ce qui les satisfait ? Qu’est-ce qui les
convainc d’acheter plus ou de payer davantage  ? De plus, réduire les
dépenses sans réduire les recettes ni décevoir les clients par moins de
qualité ou de service est loin d’être une mince affaire. Les managers
réduisent les coûts parce qu’ils savent le faire, mais ils savent rarement
comment augmenter les revenus.
La deuxième hypothèse est  : les gens s’attachent à bien faire ce qu’on
leur dit parce qu’ils sont payés. À la planète « savoir ce qu’il faut faire », il
faut aligner la planète : « Les gens font bien ce qu’on leur dit. »
Dans l’ensemble, les gens font bien les choses parce qu’ils 1) sont
d’accord (ils y voient l’intérêt – et c’est leur intérêt), 2) savent le faire et 3)
en ont envie – ou n’ont pas le choix. Bien évidemment, dans de nombreuses
situations, ces trois éléments s’alignent sans difficulté – quand on va
chercher du pain à la boulangerie, le boulanger le vend sans hésiter. Mais,
en entreprise, il y a de nombreuses situations où un manager demande à
quelqu’un de faire une chose avec laquelle la personne n’est pas d’accord,
qu’elle ne sait pas faire ou qui est tellement rébarbative et pénible qu’elle
n’a aucune envie de le faire, à moins d’y être forcée. Dans ce cas, elle le
fera mal et de mauvais gré.
La troisième hypothèse est  : malgré la complexité des situations et des
organisations, « ce qu’on fait marche et peut être optimisé ».

Cette troisième planète n’est pas simple à aligner. Les situations sont
souvent complexes et, dans un système, toute action déclenche une réaction.
Aussi les effets des plans d’action sont-ils rarement ceux escomptés. Dans
cette vision, l’entreprise est totalement dépendante de la compréhension et
des choix du leader, avec un risque non négligeable de s’enfermer dans de
mauvaises options et de tenter de les optimiser plutôt que de changer d’avis.
Ce modèle d’exploitation – spécialiser les hiérarchies, standardiser les
processus et financiariser les décisions – prend tout son sens lorsqu’il s’agit
d’une ressource à exploiter, telle une mine, une plantation ou encore une
technologie que les autres ne savent pas reproduire. En revanche, dès que la
situation est plus complexe, il faut découvrir des nouvelles voies de succès
ou de manière de faire.
Dans ce modèle de management, les retours sur investissements des
entreprises diminuent plutôt qu’augmentent. Une analyse des retours sur
investissements des firmes américaines depuis 1965, quand le modèle
d’exploitation de la firme se généralise, montre une dégradation continue de
l’efficacité des entreprises :
La performance des entreprises, mesurée selon la rentabilité des actifs, continue de décliner.
(« Firm performance, as measured by ROA, continues to decline. »)
Source : Compustat, Deloitte analysis

Pourquoi croyons-nous tous si fermement à ce modèle  ? Il faut se


souvenir que ces idées renvoient aux mythes de coordination évoqués plus
haut plutôt qu’à des vérités sur l’organisation. La notion d’un business plan
porté par des dirigeants, qui voient tous les coups venir, prennent les
décisions qui s’imposent et s’assurent que leurs équipes les suivent
infailliblement, est un mythe qui permet au financier de lever des millions
pour soutenir le projet – la clé de la valorisation des entreprises.

Le raisonnement exploitant : je décide, tu t’exécutes


Il faut comprendre – et admettre – que même si nous décrions les effets
délétères du modèle exploitant sur l’innovation, la qualité de service ou le
bien-être au travail, nous participons activement à ce modèle par les
raisonnements que nous faisons. En écartant toute délibération sur les buts,
sur la forme des situations que l’on espère créer et les résultats humains que
l’on cherche, le raisonnement financier en action met en exergue la décision
et l’exécution, jamais les conséquences.
Face à un problème, il nous paraît naturel de poser le problème pour le
résoudre puis, solution en main, de la faire appliquer – et de gérer plus tard
ses conséquences, le plus souvent inattendues. C’est ainsi que se déroule le
cycle familier de la prise de décision :
Définir : trouver une niche à exploiter.
Décider : choisir la manière la plus efficace et rapide de l’exploiter.
Diriger l’exécution  : déployer le plan d’exécution (en trouvant les
bonnes incitations si nécessaire).
Démêler au fil de l’eau : gérer les conséquences inattendues au fur et à
mesure qu’elles se produisent en protégeant au maximum
l’exploitation et en faisant porter par d’autres les coûts exceptionnels.

Pourquoi ce raisonnement nous paraît-il si intuitif  ? En fait, il est issu


tout droit du modèle invisible : 1) c’est au chef de savoir quoi faire et de 2)
décider, puis déployer une solution standardisée que les autres doivent
adopter. Selon ce raisonnement, on résout le problème sans se soucier de
l’avis de ceux qui le mettent en œuvre, on formule des stratégies hors-sol
sans prendre en compte leurs modalités d’adoption. La séparation
décision/exécution, élément inhérent du modèle exploitant, est le plus grand
frein à l’apprentissage et, le plus souvent, produit des résultats déplorables.
La crise de l’apprenance est profonde car nous reproduisons au quotidien,
sans nous en rendre compte, des raisonnements issus d’une vision
d’exploitation des ressources des entreprises, qu’il s’agisse de marchés, de
technologies ou de travail. Ce n’est qu’en cherchant d’autres conceptions de
la coordination que nous pourrons rétablir les conditions de l’apprenance,
tant individuelle que collective.

1 Voir «  Stories—The Art of Simple Sabotage  », 2019  :


https://www.cia.gov/stories/story/the-art-of-simple-sabotage/ et «  Simple Sabotage Field
Manual  », 1944, p. 28, «  General Interference with Organizations and Production  »,
https://www.hsdl.org/?view&did=750070
Chapitre 7

Un modèle alternatif fondé sur le


raisonnement apprenant

Face à l’omniprésence du modèle exploitant, où chercher des exemples


concrets de réussites du modèle apprenant  ? Ironiquement, c’est chez les
militaires qu’on les trouve. La vision wébérienne d’une armée de soldats de
plomb, qui obéissent comme des automates aux directives d’un stratège
infaillible en haut de la colline, restant dans leur rôle et suivant les règles,
est parfaitement mythique. De fait, la pensée stratégique militaire, celle des
militaires eux-mêmes, prend une tout autre direction.
Dès le XIXe siècle, l’armée prussienne tire des conclusions radicalement
différentes de ses défaites lors des guerres napoléoniennes. Des penseurs
militaires comme von Clausewitz ou von Moltke considèrent que le
brouillard de la guerre est une condition normale des situations fluides et
que, sur un champ de bataille, le niveau de friction, c’est-à-dire de
résistance des conditions, est tel que même les actions les plus simples
peuvent devenir incroyablement difficiles. Von Moltke part du principe que
seul le premier pas peut se planifier. Après, tout dépend de la compétence,
du jugement et de l’initiative des officiers de terrain. Avec un collectif de
jeunes officiers, von Clausewitz et von Moltke imaginent une alternative à
la doctrine bureaucratique dans laquelle les ordres sont des directives qui
expliquent les intentions du commandant et non des instructions à suivre à
la lettre. Les officiers sont promus pour leur initiative et ne sont pas blâmés
quand ces initiatives se finissent mal. Pour renforcer leur capacité
d’initiative, ils sont formés en continu et encouragés à mener leurs hommes
par l’exemple.
Ce courant de pensée qui favorise l’adaptation et la rapidité de réaction
s’oppose à la vision administrative de l’armée et conduit les stratèges
allemands à imaginer le Blitzkrieg, la guerre de mouvement, pour
contourner la ligne Maginot, symbole même de rigidité bureaucratique.
Après la Seconde Guerre mondiale, les armées évoluent au fur et à
mesure que les conflits se transforment en points chauds partout dans le
monde plus qu’en affrontements frontaux entre pays. Les États ont de plus
en plus recours aux forces spéciales et la doctrine militaire se tourne vers la
coordination d’équipes de spécialistes plutôt que le déploiement de forces
massives.
En 2020, dans un document étonnant1, le corps des Marines américain
publie son intention de devenir une organisation apprenante, qu’il définit en
trois points :
L’organisation doit sans cesse s’adapter pour vaincre, et cette
capacité d’adaptation repose sur une théorie partagée de
l’apprentissage individuel et des savoir-faire de résolution de
problèmes.
Une culture de l’apprentissage repose sur des environnements
apprenants, tant en entraînement qu’en mission, pour faciliter et
soutenir l’apprentissage individuel.
Cette culture n’est possible que si les officiers sont choisis pour leurs
propres capacités d’apprentissage et apprennent à diriger leurs
hommes par l’enseignement.
On est bien loin du modèle bureaucratique.

Les 3 intuitions du raisonnement apprenant


La vision opérationnelle de l’organisation apprenante repose ainsi sur
quelques intuitions de base, qui diffèrent radicalement de la perspective
exploitante. Il ne s’agit plus de s’approprier une ressource à exploiter, mais
d’explorer sans arrêt le terrain pour en comprendre les challenges et
s’adapter en conséquence.
1re intuition : diriger, c’est comprendre les situations et
coordonner les initiatives
A-t-on vraiment besoin de diriger à chaque instant du temps court du
quotidien ? De toute manière, les gens feront 1) ce qu’ils savent faire et 2)
ce qu’ils considèrent une priorité. Le vrai souci du temps court est la
coordination des uns et des autres pour qu’ils puissent connaître ces
priorités. Cela signifie répéter souvent le plan d’ensemble et faire partager
les points de vue et positions de chacun. Être en permanence sur le pont et
donner des instructions à tout le monde en permanence n’aide pas. Cela
devient un goulot d’étranglement car les gens s’habituent à ne bouger que
lorsqu’on le leur dit explicitement. De plus, ils sont seuls à savoir ce qui se
passe exactement dans leur secteur. Si on ne leur demande pas, on ne saura
jamais.
Que l’entreprise soit en rythme de croisière ou au milieu d’une tempête
soudaine, diriger consiste d’abord à coordonner les intentions des uns et des
autres. Pour cela, il faut créer des instances de revue des plans et de partage
des intentions et non commander sans arrêt, puis contrôler que les choses
sont faites.
Une deuxième prise de conscience s’impose  : l’entreprise a sans cesse
besoin de s’adapter – mais on ne sait pas toujours à quoi. Alors que chaque
manager est occupé à faire tourner sa section et réaliser ses propres
objectifs, seul le dirigeant peut se poser la question fondamentale du temps
long : à quoi doit-on s’adapter ?
Une question difficile, car personne n’a envie d’affronter ce qu’on ne sait
pas faire. Il est plus facile de chercher de nouvelles applications de ce que
l’on sait déjà faire que de se poser de nouvelles questions. La seule façon de
répondre raisonnablement à cette question est de passer du temps sur le
terrain à observer les clients, à les questionner sur leurs propres clients, à
rencontrer les employés et à les écouter parler de leur métier. Foires et
rencontres professionnelles sont également des occasions de rencontrer les
concurrents et de chercher à comprendre comment ceux-ci abordent les
situations.
Peut-on faire l’économie de la curiosité et de l’intuition pour saisir des
changements d’environnement  ? Toutes les analyses ont pour effet de
revenir vers le connu. Diriger requiert de passer le plus de temps possible
sur le terrain et de faire confiance à son intuition pour connecter les points
différemment. Pour ce faire, il faut se mettre en recherche active des
challenges qui se présentent, s’attacher à la nécessité d’adaptation qui, bien
souvent, ne se voit pas de l’intérieur, et comprendre que c’est précisément
quand les choses vont bien que ce besoin est le plus pressant.
Dans le temps long de l’adaptation, le rôle du dirigeant est de convaincre
les managers, malgré la pression du quotidien, de faire face au nouveau
challenge et de coordonner les initiatives. Il est ridicule d’ordonner à
quelqu’un d’apprendre – on ne peut pas le forcer à le faire –, mais on peut
l’inciter à s’intéresser. Diriger de manière apprenante n’est pas commander
puis contrôler, mais orienter puis soutenir. Il faut coordonner les équipes sur
des buts qui changent, des plans qui changent, et soutenir les intuitions et
les initiatives des uns et des autres pour y parvenir. Comment se donner des
outils pour réussir en pratique ?
Le « juste-à-temps » est l’un d’entre eux, sans doute le plus puissant.
Du point de vue de la logique exploitante, le «  juste-à-temps  » n’est
qu’un outil de gestion de production plus efficace – car plus rigoureux –
mais, pour beaucoup, le gain en performance de livraison ne justifie pas le
besoin de discipline logistique ou le risque de rupture de stock en cas de
problème soudain. C’est une erreur complète d’interprétation du juste-à-
temps, un contresens.
Pour en revenir aux Marines, John Boyd, le penseur stratégique le plus
écouté par tous les corps d’armées et l’inventeur de la boucle OODA
(observer, s’orienter, décider, agir) évoquée au chapitre 3, est l’un des
premiers à voir le juste-à-temps de Toyota pour ce qu’il est, comme il
l’explique dans un cycle de conférences sur l’agilité stratégique2  : un
formidable outil d’adaptation et de flexibilité.
Le premier principe du juste-à-temps est de produire ce qui vient d’être
vendu – «  en vendre un, en fabriquer un  ». Le deuxième principe est de
transmettre cette information aux unités de production et aux fournisseurs
sous la forme de cartes kanban pour ne produire que ce qui a été consommé
– «  en consommer un, en commander un  ». Le troisième principe est de
regarder en continu les plans de production et les lead times pour, d’une
part, anticiper les variations d’approvisionnement et, d’autre part, lisser ces
variations dans la supply chain. Le juste-à-temps n’est pas un système
conçu pour ne plus s’occuper de la logistique, bien au contraire. Comme le
lait sur le feu, c’est un système à surveiller afin d’anticiper l’impact des
variations sur la valeur, pour servir les clients.
Plus encore, le juste-à-temps est l’outil qui permet au dirigeant de
comprendre ce qui se passe réellement sur ses marchés :
1. On voit tout de suite les produits qui se vendent et ceux qui ne se
vendent pas car la chaîne de production ne doit pas produire trop de
stocks d’avance.
2. On voit tout de suite les difficultés capacitaires car les unités qui ont
du mal à répondre à la demande apparaissent immédiatement, ce qui
conduit à piloter avec beaucoup de soin les équilibres
charges/capacités.
3. On voit les difficultés futures alors que la demande des clients se
tourne vers d’autres solutions ou que la supply chain tire trop fort sur
des ressources rares.
Les vétérans de la découverte du juste-à-temps chez Toyota racontent
comment les stocks sont devenus un véritable atout de développement des
personnes. Zéro stock  ? Oui, idéalement – mais pas pour les raisons que
l’on croit. Le but n’était pas d’avoir le stock le plus bas, mais de motiver
l’ingénieur, le superviseur et les opérateurs pour mieux comprendre
l’impact de leurs décisions et de leurs problèmes de production sur le flux.
Les pionniers du juste-à-temps conseillaient d’aller sur la ligne à chaque
heure pour discuter avec l’équipe de l’heure précédente et réfléchir à
l’heure suivante en cherchant à comprendre ce qui se passe vraiment. Ainsi,
on remet des stocks là où on en a besoin, pour ensuite trouver comment les
baisser à nouveau sans rupture de flux. Le temps long de l’apprentissage
rejoint ici le temps court de l’observation.
« Ces simples conversations vont créer la confiance », explique Takehiko
Harada, un pionnier du juste-à-temps. «  Et amener plein de bonnes idées
d’amélioration. La supervision digitale automatique des lignes ne mènera
jamais à avoir ces conversations, il faut aller voir le suivi de production soi-
même. Nul besoin de longues discussions ni de demander aux opérateurs ce
qu’ils ont fait exactement. Le simple fait de les remercier de leurs efforts et
les encourager pour l’heure suivante est assez pour les encourager à prendre
la responsabilité de leurs lignes et de leurs stocks3. »
Qu’il s’applique au niveau de l’activité individuelle de chacun ou du
pilotage d’une équipe, d’un département et d’une société, ce raisonnement
apprenant est le pivot pour comprendre une autre forme de leadership : le
juste-à-temps révèle les problèmes de coordination sur le terrain – il est
conçu dans ce seul but. Les discussions autour des difficultés du juste-à-
temps sont le moteur de la réflexion, de l’initiative et de l’apprentissage,
individuel et collectif.

2e intuition : standardiser les méthodes d’apprentissage mais


pas les comportements
Nos options pour faire face à un changement, qu’il soit dans le temps court
d’une crise ou le temps long de l’adaptation, sont contraintes par les
compétences que nous maîtrisons  : on fait ce qu’on sait faire. Élargir ses
options passe par augmenter ses capabilités. Diriger de manière trop étroite
ce que les gens doivent faire étouffe leur capacité de réaction dans leur
contexte. La souplesse stratégique requiert un développement des savoir-
faire des équipes de terrain et de leurs managers.
L’avantage des processus standardisés est qu’ils peuvent être déployés
largement sans trop de difficulté. Leur inconvénient est leur inflexibilité
dans les conditions locales  : tous les clients sont dans des situations
particulières, tous les employés rencontrent des obstacles dans leur
contexte. La standardisation des processus conduit à échanger la simplicité
centrale – commander le déploiement puis l’auditer – contre la performance
locale. Au final, comme la performance globale est la somme des
performances locales, le déploiement de processus standardisés produit un
résultat à grande échelle, qui est non seulement moyen mais également
difficile à améliorer par plus de standardisation  : chaque problème est
unique.
Les problèmes créés par l’inadaptation des processus standardisés aux
circonstances des utilisateurs, clients et employés, peuvent être soit une
source de stress et d’anxiété (la crainte de la catastrophe imminente), soit
une occasion d’apprendre. En effet, chez l’adulte, l’apprentissage se fait
principalement par la résolution de problèmes, quand on adapte son
expérience passée à un problème nouveau. Pour devenir une opportunité
d’apprentissage, le problème doit être isolé et la cause confirmée :
Isoler le problème : observer le problème dans son contexte précis et
éviter d’aller trop vite à des conclusions génériques du genre «  c’est
toujours…  ». Isoler le problème requiert d’aller voir sur place et de
comprendre le point de cause, ainsi que le moment de divergence du
déroulement normal et ses conditions particulières : que s’est-il passé
de spécifique et de différent  ? Quel est problème posé, à qui et
pourquoi ?
Confirmer la cause : confirmer la cause signifie avoir tous les faits en
main et avoir vérifié que chaque explication donnée tient la route
concrètement. Le premier diagnostic est rarement le bon. Pour
confirmer une cause, il faut mener une analyse plus approfondie que le
premier coup d’œil. Une bonne formulation d’un problème tourne
autour de « Pourquoi ? Parce que » : un écart de résultat est expliqué
par un écart de processus. La cause est la raison de cet écart de
processus.
Observer les faits, établir un premier diagnostic puis le faire évoluer en
fonction des confirmations de cause, c’est apprendre – la pratique
d’apprentissage qui nous permet d’approfondir notre connaissance. C’est
ainsi que sont formés les spécialistes, tels les médecins ou les ingénieurs.
Ce temps de réflexion est rarement pris dans un raisonnement exploitant où
l’enjeu est de contourner le problème le plus vite possible (souvent en
désignant un responsable).
Dans un raisonnement apprenant, il ne s’agit pas de «  qui  ?  » mais de
«  pourquoi  ?  »  : être «  doux  » avec les personnes mais «  durs  » avec les
problèmes ! Quand quelqu’un se fourvoie, il faut comprendre les raisons et
remonter aux erreurs de pensée – car il y a toujours quelque chose à
apprendre.
Comment créer un cadre organisationnel de détection et d’investigation
des difficultés ? La technique Lean de l’arrêt au défaut (andon) est un outil
essentiel pour isoler un problème. Chaque personne, chaque machine est
dotée d’un moyen d’arrêter le processus en cas de doute afin d’éviter de
prolonger les erreurs et de comprendre exactement ce qui se passe. Le but
de ce système d’alerte est de ne jamais laisser quelqu’un seul face à un
problème, de pouvoir regarder les difficultés à deux et d’aider si possible.
Cette technique est au centre de la vision apprenante de la chaîne
hiérarchique : il ne s’agit pas d’une chaîne de commandement mais d’une
chaîne d’aide. En accourant sur le poste en difficulté, le manager peut créer
un « champ opératoire » pour discuter du problème avec la personne qui fait
le travail et entrer immédiatement dans le détail du sujet ainsi que dans le
contexte pour isoler le problème et le transformer en opportunité
d’apprentissage.
L’andon crée un environnement d’apprentissage dans le courant même
du travail et est la clé de la confirmation des causes. Tous les participants à
un système Lean sont formés à des outils d’analyse qui leur permettent
d’entrer rapidement dans les problèmes et de confirmer les causes. Par
exemple, les standards de travail ne sont pas des procédures, mais des
moyens d’analyser la situation. Quand un résultat est douteux, le standard
de travail permet de vérifier la séquence d’opérations normale et les points
connus pour leur difficulté – afin d’établir rapidement le point de cause.
Partant de là, managers et employés peuvent se poser la question
«  pourquoi  ?  » plusieurs fois et lister des causes possibles avant de
rechercher la confirmation.
Pour les problèmes difficiles, il n’est pas rare qu’ils s’organisent pour
effectuer des tests et des expériences pour confirmer la cause. Même les
hypothèses qui ne sont pas confirmées font partie de l’apprentissage – il ne
s’agit pas seulement de régler le problème, mais de mieux comprendre la
faiblesse du système qui a permis au problème d’apparaître :
Le client demande-t-il quelque chose d’inattendu ?
La personne est-elle formée à ce cas de figure ?
L’équipement fonctionne-t-il correctement ?
Les composants et les informations sont-ils adéquats ?
Utilise-t-on la bonne méthode dans ce cas précis ?
Il est bien entendu impossible de créer une procédure pour chaque cas de
figure. Au lieu de standardiser les comportements, nous pouvons
standardiser les environnements de travail en mettant en place le juste-à-
temps (avec du kanban, par exemple) ou l’arrêt au défaut (par de l’andon)
ou standardiser la formation des intervenants aux modes d’analyse et de
résolution de problèmes pour les laisser libres de réagir selon leur intuition
et leur initiative.
Ce faisant, l’apprenance s’inscrit au cœur même du travail, surtout si des
revues de résolution de problèmes sont organisées pour partager les
découvertes et lancer d’autres investigations et expérimentations. Par la
mise en place systématique d’environnements d’aide et la formation de tout
le monde à la résolution de problèmes ainsi qu’à l’analyse de problèmes
types, il est possible, pas à pas, de transformer complètement l’organisation
en une véritable structure apprenante.

3e intuition : co-construire des solutions collectives pour


chercher les améliorations
Ne détestez-vous pas appliquer une solution inventée par quelqu’un d’autre
qui ne prend pas en compte votre contexte personnel ? Des collaborateurs
formés systématiquement à la résolution de problèmes pour les clients, pour
eux-mêmes et au sein de leurs équipes, développent au fil du temps une
compréhension approfondie de leur travail et de leur contexte local. Ils sont
ainsi tout à fait capables d’avoir des avis, idées et recommandations sur les
problèmes de performance que l’entreprise essaye de résoudre.
Les résultats financiers d’une activité ne parlent qu’aux dirigeants dont
c’est le travail de faire le lien entre performances physiques telles que
réactivité, qualité, investissement, etc. et chiffre d’affaires ou résultat. Pour
l’ensemble des collaborateurs, la performance physique (quantité de
produits ou de ressources, nombre de personnes, durée, poids, etc.) fait bien
plus sens que les résultats financiers ou le cours de l’action. Qui plus est, les
résultats financiers sont issus de la performance physique. Un chiffre
financier est toujours le produit d’une quantité physique multipliée par un
coût ou un prix :
chiffre financier = quantité physique × coût en euros
Lorsqu’une équipe de terrain trouve une meilleure façon de faire quelque
chose, leur méthode peut être partagée aux autres, ce qui va en inspirer
d’autres à chercher autrement et produire de nouvelles intuitions pour
nourrir le flux d’idées au sein de l’entreprise. En partageant avec tous les
collaborateurs les enjeux en termes concrets de satisfaction des clients, de
qualité, de délais, de coûts, de flexibilité, d’empreinte environnementale et
ainsi de suite, on crée un tissu de réactivité et d’initiative qui, au final,
produit des solutions bien plus robustes que celles pensées hors-sol par les
services centraux.
La manière Lean d’aborder ce problème est de créer des communautés de
pratiques par sujet et d’encourager la participation volontaire des
collaborateurs à la résolution de challenges concrets. Le rôle du
management est d’identifier les sujets et de libérer des espaces de réflexion
et de collaboration sur ces points. Dans une entreprise Lean, les silos sont
transpercés par des clubs ou groupes de travail sur des sujets précis qui
expérimentent de nouvelles pratiques et partagent leurs résultats très
largement. Il est clair qu’une telle pratique est impensable dans une
entreprise exploitante qui ne verra jamais de retour assez immédiat pour
convaincre le management de s’y investir. Pourtant, au final, la performance
globale d’une entreprise apprenante en termes de croissance de sa base
client et de maîtrise des coûts globaux est bien meilleure.
Par ailleurs, c’est en discutant avec les équipes de terrain qui explorent
des sujets que les dirigeants eux-mêmes peuvent ouvrir les yeux sur de
nouvelles opportunités et élargir leur éventail d’options stratégiques. En
soutenant les initiatives d’employés talentueux et en leur donnant les
moyens d’aller jusqu’au bout de leurs idées créatives, les dirigeants se
dotent d’une véritable force de frappe d’innovation, bien plus puissante
qu’une simple acquisition de nouvelles technologies sur le marché. Les
innovations issues de ce travail d’exploration sont largement plus robustes
et plus faciles à adopter par le reste de l’entreprise, en offrant un ajout clair
de valeur pour les clients.

La confiance mutuelle est la sauce secrète


du Lean
Comment mettre en marche le raisonnement apprenant  ? Nous l’avons
évoqué en introduction  : l’apprentissage se produit quand le sens proposé
rejoint le sens pour la personne – qu’elle s’y retrouve, s’y engage, s’y
amuse. La confiance déclenche l’apprentissage ; l’apprentissage renforce la
confiance. Pour faciliter cette confiance, il est important de commencer par
clarifier le sens donné par l’entreprise : ce qu’on veut faire et pourquoi…
… puis d’aider les personnes à trouver leur propre sens dans ce qu’on
leur propose – où chacun y voit son intérêt –, et d’aligner ces deux regards.

La confiance dans l’alignement entre le sens proposé (par l’entreprise) et


le sens trouvé (par les personnes) est la sauce secrète qui fait marcher le
système. Cette confiance dépend également des ressources à la disposition
de la personne pour réussir.
Cet alignement est la véritable source de performance de n’importe quel
collectif  : attirer des gens positifs avec une bonne énergie, leur faire
partager des buts et des théories communs et les aider à mieux travailler
ensemble. Cette confiance mutuelle est nécessaire à la résolution de
problèmes, particulièrement au-delà des barrières hiérarchiques ou
fonctionnelles, mais la résolution de problèmes ensemble est tout autant le
creuset de la confiance.

L’étude, depuis trente ans, de la manière dont Toyota prend des décisions
montre un raisonnement radicalement différent du raisonnement financier.
Le but du Lean n’est pas de dire aux gens quoi penser, mais de leur
apprendre comment penser par eux-mêmes. Le but d’une stratégie Lean
n’est pas de toujours prendre la décision optimale mais de construire les
capacités pour prendre de meilleures décisions en développant plus
d’options. Il s’agit d’un raisonnement apprenant, qui contraste avec le
raisonnement exploitant.
Le raisonnement apprenant se construit sur quatre points fondamentaux :
Comprendre quel est le vrai problème et la clé de la résolution, ce
qui commence par aller voir sur le terrain et découvrir qui doit
parler à qui : le premier réflexe à développer en situation est : « Qui
dois-je aller voir ? À qui dois-je parler ? » Et, du coup, qui doit parler à
qui pour clarifier la situation ? Le problème réel n’est jamais celui qui
est énoncé au départ, jamais. La curiosité de chercher et l’envie
d’apprendre, première discipline individuelle décrite par Peter Senge,
est le moteur de ce premier point.
Faire face à la partie difficile du problème, celle qu’on ne sait pas
résoudre, et construire les capabilités qui nous permettront de le
faire : quand on doit faire des choix, nos options sont contraintes par
ce qu’on sait faire, or les solutions sont souvent au-delà de notre zone
de compétence et de notre zone de confort. Pour pouvoir trouver des
stratégies astucieuses, il faut commencer par faire face à la partie du
problème qu’on ne sait pas résoudre et se donner l’objectif
d’apprendre. Ou tout du moins de plonger dans ce qui est connu à ce
sujet. L’attitude qui porte cette dimension, c’est le courage de se
confronter, y compris à ses propres modèles mentaux, deuxième
discipline individuelle de Peter Senge.
Fédérer les intuitions autour d’un challenge, une description claire
et synthétique du problème et de la direction de la solution
recherchée pour que tous ceux qui ont une idée s’y essayent  : en
exploration, on ne sait jamais d’où va venir la solution, ni qui va avoir
la bonne idée. En expliquant le problème clairement, on peut inciter
tout le monde à essayer de trouver sa part de la réponse, puis à partager
idées et intuitions jusqu’à ce qu’on imagine un chemin différent qui
mènera à d’autres solutions. Cette clarté pour cadrer le challenge est,
chez Peter Senge, la discipline collective de la vision partagée.
Co-construire la solution à mettre en œuvre sur les idées des uns et
des autres afin de construire la solution en même temps que l’on
développe les capabilités et d’apprendre en faisant, ou de faire en
apprenant : les nouvelles idées n’existent pas hors-sol. Elles doivent
s’inscrire dans nos systèmes actuels et les changements doivent être
menés un à un pour que la greffe prenne. C’est pourquoi les solutions
sont co-construites par la collaboration de tout le monde pour faire
marcher les idées prometteuses et créer de nouveaux standards qui
fonctionnent avec le reste de l’organisation. La confiance mutuelle est
essentielle pour co-construire et apprendre en équipe, autre discipline
collective décrite par Peter Senge.
La pratique du Lean développée par Toyota depuis ses origines nous
permet de formuler plus précisément, plus concrètement, ce qu’est un
raisonnement apprenant par contraste avec un raisonnement exploitant.

Le raisonnement apprenant part d’une recherche du problème. Le


problème n’est pas connu, il doit être découvert. Le premier diagnostic
n’est qu’un diagnostic de surface, il faut le faire évoluer rapidement en
allant voir sur place et en écoutant ce que les uns et les autres ont à dire. On
part du monde tel qu’il est avant de se faire une raison sur les termes du
problème que l’on essaye de résoudre. Le problème n’est ni évident, ni
partagé, c’est à nous de créer un consensus sur le problème à résoudre. Ce
sera la porte d’entrée dans le raisonnement apprenant.

Se mettre d’accord sur le problème au lieu


de s’affronter sur les solutions
L’exploration d’un problème comme premier pas du raisonnement
apprenant nous met à coup sûr face à des sujets que nous ne maîtrisons pas,
des choses que nous ne savons pas faire. Ce n’est ni évident ni confortable
car nos têtes sont faites pour réduire les problèmes à la partie que nous
pensons contrôler. Prenons un exemple :
Quelles sont les trois plus grandes villes du monde ?
Notez votre réponse :

Grandes villes de quel point de vue ? Frontières administratives ? Zone


urbaine ? Population ? Surface ? Prestige ? La réponse de Wikipédia sur les
estimations des Nations unies en population donne  : Tokyo, Delhi,
Shanghai. Mais si on regarde la population par municipalité – les limites de
la ville intra-muros –, on obtient Chongqing, Shanghai et Pékin.
En fait, lorsque vous avez répondu intuitivement, votre cerveau a
remplacé inconsciemment la question d’origine  : «  Quelles sont les trois
plus grandes villes du monde  ?  » par la question  : «  Quelles sont les
grandes villes dont vous vous souvenez  ?  » Ce mécanisme est normal,
inévitable, et constitue précisément « la » raison d’investiguer les questions
avant d’y répondre  ! Ou pour le moins, d’accepter que notre réponse
instinctive soit un point de départ, et non un point d’arrivée.
L’exploration des problèmes nous confronte rapidement à ce que nous ne
savons pas – dans l’exemple des villes, définir la différence entre limites
administratives, métropolitaines et urbaines. La confrontation du challenge
à relever commence en se posant les questions : qui doit parler à qui ? Qui
sait ? Qui a un avis différent ? Qu’est-ce qu’ils savent que nous ne savons
pas ? Qu’est-ce qu’ils voient que nous ne voyons pas ? Se confronter à un
challenge, c’est faire converger vers un consensus sur le problème à
résoudre.
Si nous avons une solution en tête, tout est simple et nous n’avons besoin
de personne. Les problèmes sont des blocages à surmonter pour progresser
vers l’application de la solution, notre solution.
Toute action suscite une réaction, on ne sait jamais tout à l’avance et les
solutions imposées se perdent dans les sables car ceux qui les subissent
peuvent refuser de s’y associer. On peut forcer les gens à faire, notamment
en mettant en œuvre beaucoup d’accompagnement du changement, mais
pas à réfléchir, ou à être d’accord. Les problèmes ne sont pas des obstacles
à éliminer les uns après les autres. Ce sont des énigmes à apprivoiser, des
enquêtes à mener.
La meilleure métaphore est la forteresse que l’on veut conquérir.

Un seul chemin y parvient, mais lequel ? Il faut le découvrir. Pour cela, il


faut écouter les personnes sur le terrain, mener des expériences, puis
coordonner les actions. Cela nécessite de travailler avec les personnes et de
fédérer les talents.
Comprendre réellement un problème, c’est découvrir l’information clé, le
« cygne noir » qui permet de savoir quel chemin choisir pour faire tomber
la forteresse. Chercher cette information et découvrir ce chemin requiert de
commencer par bien formuler le problème  : essayer tous les chemins
jusqu’à trouver le point faible.
La plupart des conflits au travail proviennent de la confrontation de
solutions, untel veut faire ceci, un autre veut faire cela, alors que personne
n’est d’accord sur le problème à résoudre. Bien souvent, les gens préfèrent
s’affronter sur leurs solutions plutôt que de dévoiler leurs véritables raisons
de les souhaiter.
Dans une entreprise, que se passe-t-il quand la direction financière arrive
avec un projet d’ERP et la direction marketing avec un projet de CRM  ?
Comment va se faire le choix entre ces deux outils portés par des directions
qui soutiennent chacune leur vision métier ? Y a-t-il une chance pour que
les deux directions concernées réfléchissent ensemble à ce qui sera le plus
utile pour les clients plutôt qu’à ce qui est considéré comme l’état de l’art
dans leur métier respectif ? Qui gagnera au final ? Est-ce que les problèmes
à résoudre sont clairs pour chacune des deux directions ?
C’est le monde de la loi du plus fort dans lequel l’un impose sa solution
et l’autre la suit avec mauvaise grâce tout en restant frustré. Dans ce mode
de fonctionnement, les décisions prises révèlent les rapports de force, mais
ne sont pas orientées pour mieux résoudre les véritables problèmes des
clients.

Espace de résolution

Pour y parvenir, il faut 1) convaincre chaque personne de formuler le


problème qu’elle essaye de résoudre (en mettant les solutions des uns et des
autres de côté), 2) créer un consensus sur le problème pour 3) obtenir une
résolution de problème commune. Cela permet d’obtenir de bien meilleures
solutions en avançant sur les résultats et sur les relations, mais cela
nécessite un peu de doigté : c’est une technique qui s’apprend.
L’accélération des événements et des décisions rend parfois difficile la
prise de conscience que la reconnaissance des problèmes est le minerai de
la performance et que chaque problème est une graine d’apprentissage. Le
mot problème est connoté négativement par les managers, qui ont un
raisonnement exploitant et veulent des solutions – et des solutions rapides.
Par expérience, les employés ont trop souvent appris qu’il est préférable de
ne pas aborder son chef avec une information peu favorable, au risque de se
faire blâmer pour être le messager de mauvaises nouvelles. Pourtant, c’est
bien l’attitude à changer pour entrer dans le monde de l’apprenance. Les
managers ne sont pas censés être des tyrans. Au contraire, ils sont là pour
aider leurs équipes à collaborer avec les autres fonctions pour faciliter le
travail des gens de terrain, ceux qui créent réellement la valeur.
Pour changer le monde, commençons par nous changer nous-mêmes en
adoptant un raisonnement apprenant.

1 U.S. Marine Corps, Learning, MCDP7,


https://www.marines.mil/Portals/1/Publications/MCDP%207.pdf?ver=2020-03-03-111011-
120
2 https://www.youtube.com/watch?v=i5c3yMy-llA
3 Takehiko Harada, Management Lessons from Taiichi Ohno: What Every Leader Can
Learn from the Man Who Invented the Toyota Production System, McGraw-Hill
Professional, 2015.
Chapitre 8

Pivoter vers l’apprenance

Le pivot, ce moment « eurêka ! » où l’on change radicalement d’avis et où


l’on réorganise tout ce qu’on sait, est le moment clé de l’apprentissage.
Ne sommes-nous que des calculateurs biologiques  ? Certes, non. Nos
cerveaux ne sont pas des ordinateurs passifs qui attendent d’être nourris de
données pour calculer une réponse. Bien au contraire, ils sont faits de
réseaux neuronaux qui tissent des modèles mentaux, des cartes mentales
projetées sur le monde pour le comprendre et corrigées plus ou moins en
fonction de ce qu’ils découvrent. C’est la raison pour laquelle on se fait
encore surprendre par le robinet brûlant alors qu’on le croyait froid ou par
la voiture sortie de nulle part quand notre attention est ailleurs.
Les modèles mentaux sont la source de nos habitudes de pensée, de nos
réflexes, de nos opinions. Ils sont souvent ancrés profondément sur des
croyances difficiles à changer et sur des expériences interprétées au travers
du prisme de ces modèles. Ces modèles concernent tous les domaines de
nos vies, des plus futiles aux plus transcendantaux, de la meilleure manière
de ranger un placard à nos croyances spirituelles.
Les recherches récentes en cognition permettent d’entrevoir un peu
mieux le fonctionnement de l’esprit (les liens avec les mécanismes
neuronaux du cerveau sont encore ténus). Notre esprit poursuit quatre
opérations en parallèle et en continu :
Intention : nous interprétons les objets autour de nous en fonction de
leur destination – à quoi ils servent – et donc nous projetons sur les
situations des intentions (ce que nous voulons faire et ce que les autres
veulent faire) issues de nos cartes mentales (stéréotypes) des personnes
et des objets. Ces intentions colorent notre façon de regarder les
situations où nous plaçons notre attention et ce que nous ignorons.
Orientation  : nous nous orientons ensuite vers ce que nous voulons
faire, ce que nous voulons obtenir, ou l’obstacle qui nous empêche de
le faire. Cette orientation est le plus souvent issue de nos modèles
mentaux, c’est-à-dire les problèmes habituels que nous connaissons et
les opportunités que nous avons l’habitude d’aller chercher. Quand nos
premiers réflexes ne donnent pas de résultats, nous avons également la
capacité de changer d’orientation et de nous remettre à explorer des
aspects du problème jusque-là ignorés – mais le plus souvent, les gens
s’orientent selon leurs cadres habituels.
Effort : une fois orientés, nous choisissons le domaine sur lequel nous
allons faire porter nos efforts et mettre notre énergie. Nous décidons
d’un chemin et nous nous appliquons à le suivre – en découvrant
parfois que nous avons fait une mauvaise hypothèse, ce qui nous
renvoie à la question de l’orientation. Nous sommes souvent surpris
que la somme des efforts collectifs ne conduise pas au résultat que
nous espérions. Par exemple, si chacun de nous voit l’intérêt d’investir
dans une carrière ou une valeur, mais que tout le monde fait le même
raisonnement en même temps, la conséquence sera une surcharge
d’offre par rapport à la demande qui conduira à un krach que personne
n’a souhaité. Toutefois, même si nos raisonnements sont souvent faux
ou limités, ils sous-tendent néanmoins nos efforts sur des points précis.
Méthode  : nous appliquons nos efforts selon des méthodes, le plus
souvent habituelles, qui nous guident dans notre façon d’aborder les
choses, comme des recettes de cuisine – on commence par ça, puis on
fait ci, et ainsi de suite. Qu’elles soient explicites et précises ou vagues
et intuitives, ces méthodes nous permettent d’aborder les situations en
séquence et d’avancer pas à pas. Souvent, d’ailleurs, nos intentions
sont limitées par ce que nous pensons savoir faire : les méthodes avec
lesquelles nous nous sentons à l’aise cadrent les intentions et nous
projetons souvent nos méthodes sur les autres (et nous nous sentons
très décontenancés quand ils s’y prennent autrement).
Confrontés à une idée nouvelle ou une information discordante, nous
pouvons soit assimiler la nouveauté à nos modèles existants, pour reprendre
un terme de Jean Piaget1, c’est-à-dire gommer ses aspects dissonants et
trouver une interprétation en accord avec ce que l’on pense déjà ; soit, au
contraire, accommoder notre pensée et changer nos modèles en tout ou en
partie, c’est-à-dire pivoter. Les modèles mentaux qui sous-tendent les
processus d’intention, d’orientation, d’effort et de méthode sont
généralement très robustes et difficiles à changer.
Rappelez-vous la dernière fois que vous avez complètement changé
d’avis. Pivoter signifie changer totalement de point de vue, de point d’appui
et d’angle de vue  : réordonner nos idées en fonction de ce que l’on vient
d’apprendre – le moment où on se dit : « Ah ! tout s’explique, je comprends
maintenant. » Cela nous arrive à tous un jour ou l’autre, mais ce n’est pas si
fréquent : quand nous sommes pris dans le temps court de la réaction, notre
premier réflexe est l’assimilation.
L’exploration du travail par les pratiques de maîtrise du temps et de
questionnement du Lean conduit à réfléchir sur l’équilibre entre
l’exploitation et l’apprenance, et à découvrir que chacune de ces deux
conceptions est liée à un mode de raisonnement différent :
RAISONNEMENT APPRENANT RAISONNEMENT EXPLOITANT
Intention : Chercher : aller chercher les Définir : définir la situation en
que commence-t-on par problèmes sur le terrain afin fonction de ce que l’on sait
regarder ? de se familiariser avec le déjà et identifier l’opportunité à
véritable challenge à résoudre exploiter.
– faire évoluer son premier
diagnostic en fonction de ce
qu’on découvre.
Orientation : Confronter : faire face à la Décider : distinguer les
à quoi faisons-nous face ? partie du problème qu’on ne options connues et les bonnes
sait pas résoudre et pratiques prouvées ailleurs,
coordonner les avis des puis choisir celle qui présente
témoins et des experts afin de le plus de rentabilité.
converger vers un consensus
sur le challenge de fond.
Effort : Cadrer : formuler le challenge Diriger : mettre en œuvre les
sur quoi allons-nous faire de manière à ce que tout le moyens nécessaires pour
porter notre principal monde comprenne le exécuter la décision, en
effort ? problème et le type de solution termes de hiérarchie, de
cherché. processus et de rémunération
(ou d’ordre), pour s’assurer
l’adhésion des équipes.
Méthode : Co-construire : encourager Démêler : gérer les
comment allons-nous les idées et les initiatives, les conséquences inattendues
nous y prendre ? étudier et les partager afin de tout en protégeant
construire collectivement des l’exploitation.
réponses au challenge et
établir les nouvelles solutions
sur des capabilités concrètes.

À tout moment, ces deux raisonnements peuvent être adoptés.


Notamment quand la situation est bien connue, il fait sens d’exploiter ce
qu’on a déjà appris sur le sujet et de s’en servir pour déterminer la réponse à
donner.

1er pivot : nous faisons tous un raisonnement


exploitant par défaut
Le 1er point de pivot est la réalisation que le raisonnement exploitant se fait
par défaut, de manière automatique, parce qu’il correspond à ce que nous
savons déjà faire, au moins en grande partie – et à ce qui est attendu de
nous. Le raisonnement exploitant est porté par le modèle invisible de
l’entreprise, voire d’une société exploitante : optimiser les ressources pour
maximiser le profit. Un tel raisonnement apparaît sans risque et tout
bénéfice.
Le raisonnement apprenant, au contraire, implique de chercher les
problèmes au lieu de les cacher sous le tapis, de se confronter à la partie des
problèmes qu’on ne sait pas résoudre, d’obtenir la coordination et la
collaboration des autres sur la façon d’aborder la question et enfin de co-
construire à partir des initiatives des uns et des autres, avec la perte de
contrôle que cela implique.
Le raisonnement apprenant demande toujours plus d’efforts et comporte
plus de risques dans nos relations avec les autres personnes concernées par
la situation, surtout lorsque le problème survient sous pression ou dans
l’urgence, il paraît donc beaucoup moins attractif. Le premier point de pivot
est d’accepter que dans la plupart des situations incertaines ou nouvelles, 1)
le raisonnement apprenant donne de meilleurs résultats matériels, humains
et, au final, financiers (il évite des catastrophes coûteuses) et 2) le
raisonnement exploitant est toujours tentant, mais il épuise les ressources
rares les unes après les autres et conduit systématiquement à la rupture du
maillon le plus faible.
Nous – les quatre auteurs – avons pivoté quand nous avons compris que
les outils du Lean n’avaient pas pour but d’améliorer les processus mais de
faire réfléchir les personnes sur leurs pratiques (ce que Toyota affirme
depuis toujours, mais que nous avions du mal à discerner et à accepter car
nombre d’imitateurs se sont servis de ces idées en mode d’exploitation).
Nous avons découvert que le Toyota Production System (TPS) n’était pas
perçu chez Toyota comme un système d’efficacité de la production, mais
comme un outil d’apprenance pour le développement des personnes et la
simplification du travail, ce que les présidents successifs de l’entreprise ont
tous rappelé, tout le temps. D’ailleurs en interne, le TPS est souvent décrit
comme le Thinking People System  : le système pour faire réfléchir les
personnes.
C’est un pivot majeur  : accepter ce point de vue a des conséquences
larges et profondes. Nombre de cadres et de consultants continuent à voir le
Lean comme une méthode top-down d’amélioration des processus et n’en
démordent pas. Dans cette approche, ils identifient les réductions de coût
potentielles, les présentent à la direction, qui choisit les chantiers les plus
adaptés, nomme des «  sponsors  » hiérarchiques, fait travailler les équipes
avec les outils du Lean pour «  chasser les gaspillages en améliorant les
processus  », puis conduisent le changement afin de produire des savings.
C’est en fait du pur taylorisme, qui reprend tous les éléments du
raisonnement «  exploitant  » tels qu’ils apparaissent dans le tableau
précédent.
Ces démarches exploitent davantage l’organisation et ne favorisent aucun
investissement tant dans les personnes que dans les systèmes. Les résultats
attendus des savings ne se matérialisent jamais dans les résultats globaux,
les équipes sont épuisées par les réductions d’effectifs que les chantiers
entraînent et l’entreprise est encore plus fragilisée. Pourtant, toutes les
parties prenantes pensent bien faire et défendent haut et fort que c’est du
Lean (quoi qu’en disent les fondateurs du domaine). On est revenu à un
exemple type d’assimilation, c’est-à-dire  : ramener une chose nouvelle à
son propre cadre de référence, pour l’assimiler…
Nous comprenons bien la difficulté car nous avons partagé le même point
de vue (Michael est d’ailleurs l’auteur d’un ouvrage sur le re-engineering
des processus et Jacques a lancé une première démarche Lean avec des
consultants traditionnels pour obtenir des savings, avant de se rendre
compte que tous les efforts aboutissaient à un retour au point de départ). Il
faut savoir comment les processus fonctionnent, mais il faut aussi se rendre
compte que lorsque Toyota parle de process, il s’agit du procédé technique,
là où l’outil touche la pièce, et non le processus organisationnel. Accepter le
principe de Toyota «  Pour développer des produits il faut développer des
personnes » nous a fait pivoter sur le fait que les outils du Lean sont conçus
pour avoir un effet humain d’engagement, de réflexion et d’intuition.
Ce pivot nous a conduits à nous pencher sur nos modèles mentaux. Nous
nous sommes rendu compte à quel point notre représentation du
fonctionnement de l’entreprise était dominée par des schémas sur la
hiérarchie, les structures, les processus et la microdécision  :
revenu/dépense.
Cette accoutumance à nos systèmes de pensée nous a montré, en creux,
combien les notions de hiérarchie wébérienne, de processus tayloriste et de
calcul financier sont omniprésentes. Considérées comme les seuls modèles
efficaces, ces notions poussent même ceux qui en souffrent à les défendre
avec conviction.
Avant de pivoter, nous étions tous les quatre passionnés depuis longtemps
par les théories de l’apprentissage. Jacques est le cofondateur en France de
la Society for Organizational Learning (SOL) ; Anne-Lise, très active dans
SOL, est sociologue et accompagne le changement  ; Régis est un des
pionniers de l’Agile en informatique en France (« pivoter » est une notion
issue de l’Agile)  ; le premier ouvrage de Michael portait sur les modèles
dynamiques qui sont au centre de La cinquième discipline de Peter Senge,
le fondateur de SOL aux États-Unis.
Ce premier pivot nous a conduits à un deuxième, celui du Lean tel que le
pratique Toyota. Toutes les approches d’apprenance que nous connaissions
(à l’exception peut-être de l’action-learning2, qui se rapproche beaucoup du
Lean mais n’a pas ses outils) sont centrées sur l’exploration et
l’élaboration  : découvrir des idées nouvelles et y réfléchir. D’une manière
très générale, ces approches ne sont pas tournées vers la pratique. Les
tentatives d’apprentissage organisationnel suscitent des débats passionnants,
mais restent le plus souvent hors-sol sans se traduire par des
transformations concrètes.

2e pivot : le Lean est une méthode


d’apprenance
Si nos raisonnements intuitifs sont a priori exploitants, comment se
réorienter ? Notre deuxième pivot est d’accepter que 1) le Lean développé
par Toyota est une méthode d’apprenance individuelle et collective et 2)
qu’à l’heure actuelle, il n’existe aucune autre approche pratique qui
permette de mettre en œuvre, puis de partager des apprentissages concrets
(pas des concepts). Ce constat nous a incités à écrire le présent ouvrage afin
de partager ce que nous avons appris : distinguer le raisonnement apprenant
du raisonnement exploitant.
Dans les chapitres qui suivent, nous avons décortiqué et comparé deux à
deux les quatre étapes qui caractérisent ces deux modes de raisonnement
pour montrer en quoi ils divergent profondément.
MODE D’ACTION DU RAISONNEMENT EXPLOITANT MODE D’ACTION DU RAISONNEMENT APPRENANT
Définir Chercher
Décider Confronter
Diriger Cadrer
Démêler Co-construire

Nous tenons à partager avec vous la conviction suivante  : dans un


premier temps, il est impossible d’éviter le raisonnement exploitant ; mais
dans un second temps, en nous entraînant, nous pouvons apprendre à
construire un raisonnement apprenant.
Le cerveau est avare de ses propres ressources et cherche le moyen le
plus simple de résoudre tout problème en contournant l’obstacle. Il cherche
à se servir au mieux de ce qu’il sait déjà, ce qui veut dire résoudre le
problème sur le papier comme il se présente et ensuite chercher les moyens
de mettre en œuvre la solution sans avoir à se demander si la question est
bien posée, sans avoir à accepter qu’on ne sache pas tout et qu’il va falloir
apprendre quelque chose de nouveau, sans se poser la question d’impliquer
les autres et sans essayer de les engager dans la construction de solutions
nouvelles.
On a beau voir tous les jours des dirigeants s’enferrer dans des solutions
absurdes et se mettre tout le monde à dos, on a du mal à accepter que nous
faisons exactement pareil chaque fois que nous essayons de convaincre ou
d’enjoindre quelqu’un d’adopter une solution qui nous paraît évidente sans
prendre le temps d’écouter son point de vue. C’est instinctif. C’est
inévitable. Il faut l’accepter.
Accepter que le premier raisonnement soit – inconsciemment – exploitant
nous permet d’en élaborer un second – sciemment. Le raisonnement
apprenant n’est pas naturel dans notre société. Il faut donc l’apprendre. Et
comme nous l’avons vu, pour l’apprendre, il faut se familiariser
progressivement avec ses termes. C’est ce que nous allons faire ensemble
en détaillant chaque étape du raisonnement apprenant et en montrant à
chaque pas qu’il est possible de pivoter et de corriger nos réflexes
exploitants pour adopter une vraie démarche apprenante.

1 Jean Piaget, Six études de psychologie, Folio, 1987.


2 Reginald W. Revans, ABC of Action Learning, Gower, 2011.
Chapitre 9

Chercher plutôt que définir

Avez-vous déjà pensé à chercher les problèmes plutôt qu’à les résoudre  ?
Ou à résoudre un problème pour mieux le comprendre plutôt que le faire
disparaître ? Vous êtes-vous donné le temps d’explorer une situation plutôt
que de vous lancer tête baissée vers votre solution favorite  ? Une des
grandes différences entre le raisonnement exploitant et le raisonnement
apprenant réside précisément là : aborder les problèmes par la découverte et
la compréhension de leurs causes profondes est la véritable source de cette
créativité tant recherchée. Les solutions astucieuses naissent d’elles-mêmes
une fois que le problème est compris en profondeur.
L’apprenance est une discipline. L’exploration des problèmes est le
premier savoir-faire qu’elle requiert.
Pour découvrir les nouvelles options et perspectives qui s’ouvrent à nous
grâce à la pratique de l’apprenance, commençons par faire un détour par
notre cerveau pour mieux comprendre comment il essaye toujours de nous
orienter vers les mêmes pistes de solutions et de nous faire agir par
automatisme. Par conséquent, comment pouvons-nous résister à ce travers
de manière délibérée ?

Automatisme ou réflexion ?
Notre cerveau est une machine à réagir, mais pas uniquement. Dans
n’importe quelle situation, le cerveau réagit sous la forme de pensées
automatiques, qui apparaissent dans notre esprit sans être sollicitées, sans
arrêt. Des chercheurs estiment le nombre de pensées par jour entre 50 000
et 70 000. En comptant 8 heures de sommeil, cela revient à une pensée par
seconde. Beaucoup de ces pensées sont fugaces et sans conséquence.
Certaines, heureuses, tristes ou angoissantes, influent sur nos humeurs et
vice versa. D’autres nous conduisent à faire, à bouger, à agir.
Pour vous faire votre propre idée de l’automatisme de votre cerveau,
faites sonner un verre de cristal ou tinter une cloche. Essayez d’écouter le
son jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’il s’estompe complètement, et repérez la
première pensée consciente qui interrompt votre écoute. Ou bien encore,
asseyez-vous quelques instants au calme dans un canapé et comptez les
minutes avant que votre main n’attrape votre Smartphone d’elle-même ou
que vous vous leviez pour aller vous faire une tasse de café.
Même pendant le sommeil, le cerveau produit des pensées, mais le corps
n’y réagit pas – ou plutôt, réagit moins. La machine à penser ne se
débranche jamais.
La plupart de nos pensées sont automatiques. Elles apparaissent
instantanément sans effort de réflexion : il suffit, par exemple, de chercher
la source d’un bruit inattendu, terminer la phrase « qui va à la chasse perd
sa…  » ou «  2 + 2 =  ?  ». D’autres pensées, en revanche, nécessitent un
effort  : compter le nombre de pièces de votre logement, choisir comment
vous habiller si le temps est incertain ou faire face à n’importe quelle autre
situation problématique.
Le cerveau fonctionne selon des circuits neuronaux qui engagent
ensemble différents modules. À l’heure actuelle, la représentation la plus
simple du cerveau dont nous disposons est celle de deux circuits, un circuit
rapide et un circuit lent :
Circuit rapide  : automatismes. Principalement associatif, ce circuit
nous permet de réagir immédiatement à toutes les situations sans avoir
à les comprendre auparavant.
Circuit lent : réflexion délibérée. Effort analytique qui demande de la
concentration et un suivi d’attention afin de manipuler délibérément
des idées et de les assembler pour aboutir à une conclusion.
Ces deux circuits sont complémentaires, on peut tout aussi bien se
tromper en réfléchissant trop à une situation (le premier instinct était le bon)
qu’en sautant sans regarder où cela nous mène (on aurait mieux fait d’y
réfléchir à deux fois). La différence principale entre ces deux options est la
suivante  : le circuit rapide est automatique et ne nécessite aucun effort
conscient alors que le circuit lent est délibératif et demande de la réflexion.
La réflexion coûte cher au cerveau, elle nécessite de l’énergie, consomme
du glucose… C’est elle qui nous enjoint à ouvrir la porte du frigo et à
prendre un snack. Lorsqu’une situation se représente fréquemment, le
cerveau la repère et l’automatise pour économiser notre énergie et la faire
passer par son circuit rapide. C’est le début de l’apprentissage.
De fait, ce n’est que l’apprentissage du débutant. Précisément parce qu’il
est automatique, le geste ou le raisonnement perd son efficacité dès que le
contexte est un peu différent. Cela nous arrive quand on conduit si on
n’apprend pas à ralentir volontairement dès que les conditions changent, par
exemple, quand il y a du verglas sur la route. Un novice ne connaît qu’une
seule manière de faire les choses alors qu’un expert en connaît plusieurs.
Nos réflexes suffisent en situation normale, mais ils peuvent être
catastrophiques en situation exceptionnelle. Les grands experts continuent à
questionner, réfléchir et délibérer sur des sujets qu’ils connaissent par cœur
pour cette raison. Face à une situation spécifique, ils veulent s’assurer de ne
jamais fournir une réponse automatique, même s’ils pensent la connaître.
Pouvoir faire cela de manière délibérée est une compétence qui s’apprend.

Pensée automatique et erreurs stratégiques


Le cerveau s’optimise en effet tout seul en ramenant toutes les situations et
réactions répétées à des automatismes. Ainsi, nous devenons des caricatures
de nous-mêmes en interprétant tout à l’aune de nos professions et en ne
reconnaissant que les opportunités que nous avons l’habitude d’exploiter.
C’est inévitable, et même heureux, car notre charge cognitive serait
insoutenable si on devait réfléchir tout le temps à tout.
En revanche, ce mécanisme est également extrêmement limitant si on
n’en est pas conscient. Une réelle compétence s’obtient en faisant un effort
conscient de remarquer, étudier et challenger les automatismes pour
rechercher les mécanismes cachés qui expliquent les situations.
Par exemple, les grands maîtres aux échecs, très étudiés, ont des heures
de pratique délibérée et apprennent à reconnaître des configurations de jeu
autant qu’à calculer chaque coup. Ils apprennent à comprendre le jeu lui-
même, en même temps qu’ils apprennent à jouer.
Un point essentiel à réaliser, à comprendre et à s’approprier est que le
raisonnement automatique se produit aussi bien à propos de questions de
vie ou de mort que pour la simple décision de «  décrocher le téléphone  »
quand il sonne. Le raisonnement automatique est issu d’une structure
cognitive d’habitudes et de schémas mentaux, fondés à leur tour sur des
croyances profondes (et difficiles à changer).

La pensée automatique naît d’une fixité sur la compréhension d’une


situation, d’un problème. Par exemple, la tristement célèbre ligne Maginot
est une ligne de fortifications construite le long des frontières belges,
allemandes, suisse et italienne de 1928 à 1940. À la suite de la Première
Guerre mondiale, l’objectif est de ne plus permettre de front à ces endroits.
L’armée française de l’époque parle de fortification permanente. C’est un
ouvrage impressionnant, un effort financier colossal et un travail
d’ingénierie spectaculaire pour répondre à la menace fasciste qui monte
d’abord en Italie, puis en Allemagne. Il s’agit d’un projet d’une importance
nationale vitale qui réunit les meilleurs ingénieurs français et requiert une
exécution sans faille. De fait, un pur produit de la pensée automatique  :
pour se prémunir contre une attaque, il faut se défendre et donc fortifier.
Le char d’assaut n’était pourtant pas inconnu. Churchill avait fait de
grands efforts pour construire des tanks et les déployer à la fin de la
Première Guerre mondiale. Des manuels d’utilisation stratégique avaient été
rédigés (et lus par l’état-major allemand). Cependant, leurs premières
tentatives d’utilisation avaient été douloureuses. Dans leur majorité, les
officiers ne voyaient pas en quoi les tanks pouvaient résoudre le problème
de défense des frontières et ils les ont simplement écartés de la réflexion
stratégique. Du côté français, ceux qui imaginaient le Blitzkrieg, le
contournement des positions défensives, pour aller vers une victoire rapide
et décisive, ne furent pas écoutés car ce qu’ils disaient était inimaginable :
ils parlaient d’un cygne noir alors que les cygnes, chacun le sait, sont
blancs.
Les erreurs stratégiques, les catastrophes industrielles ont toutes la même
forme. Les possibilités réelles sont ignorées car elles paraissent impossibles,
jusqu’à ce qu’elles se produisent, bien évidemment. Lorsqu’elles se
produisent, les états-majors tombent dans un état de sidération : ils restent
enfermés dans leur schéma de pensée habituel et refusent de comprendre ce
qui leur arrive. D’une manière très générale, le plus souvent, il ne se passe
rien de nouveau, au moins pendant un temps. De nombreuses personnes en
interne évoquent la possibilité de l’événement, mais les dirigeants s’élèvent
contre et s’engagent pour clore les discussions. Lorsque l’événement se
produit, il leur est très difficile de changer d’avis, au moins publiquement.
La pensée automatique ne se limite pas aux actions banales de la vie
quotidienne. Elle peut tout autant concerner des décisions stratégiques et,
pire, elle touche plus particulièrement les gens intelligents qui résolvent
facilement et efficacement les problèmes tactiques. Le cerveau choisit
intuitivement et inconsciemment les problèmes les plus faciles à résoudre,
même si cela conduit à construire une ligne Maginot après une ligne
Maginot. Tant que les croyances fondamentales ne sont pas remises en
cause, la pensée reste automatique.
Le point de pivot entre le mode de raisonnement exploitant et le mode de
raisonnement apprenant dans cette première étape dépend de notre capacité
à remettre en cause – ou non – nos croyances fondamentales via
l’exploration en profondeur des situations rencontrées.
Le raisonnement exploitant se développe essentiellement à partir des
pensées automatiques. À l’inverse, le raisonnement apprenant a pour
fondement l’exploration des situations et la réflexion. Ceux qui pratiquent
le premier sont entraînés sur la pente des idées automatiques et refont ce
qu’ils savent déjà faire. Pour ceux qui pratiquent l’apprenance s’ouvrent de
nouvelles perspectives d’action jusque-là ignorées. C’est ainsi que les
compétences des équipes commencent à s’enrichir.

Le raisonnement exploitant définit la


situation sans la questionner
Y voir clair et agir vite
Le raisonnement exploitant accepte les termes des problèmes tels qu’ils lui
apparaissent automatiquement. Sa première intuition n’est pas mise en
question car il faut résoudre la situation le plus vite et le plus efficacement
possible en termes de maximisation des gains à moindre coût :

DÉCIDEURS COLLABORATEURS
Réagir le plus vite possible aux opportunités Exécuter efficacement et sans discussion
du marché pour les exploiter avant les pour pouvoir exploiter rapidement les
autres. opportunités.

Cette stratégie exploitante a le grand mérite d’être simple et dynamique :


voici ce que nous savons faire, puisque nous l’avons automatisé le plus
possible  ; trouvons d’autres opportunités de le faire  ; abandonnons les
segments où trop de concurrents nous ont rejoints et qui ne fonctionnent
plus. Plus il y a à prendre, plus l’opportunité à exploiter est vue
rapidement ! C’est vrai, l’heureux gagnant qui, le premier, trouve une niche
à exploiter, fait fortune et est encensé dans les médias avides d’histoires
simples à raconter. En revanche, pour un gagnant, combien de perdants  ?
Sans prendre en compte ceux qui se font exploiter, nous parlons ici de tous
les dirigeants qui échouent stratégiquement, poursuivant opportunité
tactique après opportunité tactique, et laissent leurs entreprises exsangues.
Face à une nouvelle situation qui se présente, le discours du dirigeant
providentiel est donc toujours le même : il faut mettre de l’ordre pour y voir
clair et agir vite. Toute délibération sur ce qu’il faudrait faire est inutile.
L’exploitant sait déjà par expérience qu’il faut :
investir dans les activités rentables pour augmenter les revenus ;
se séparer des activités non rentables pour réduire les dépenses ;
refinancer l’ensemble afin de se donner les moyens d’investir dans les
activités rentables.
Tout est déjà prédéfini. Comment pourrait-il en être autrement
d’ailleurs ? Il suffit de tout mettre à plat, comparer ce qu’on fait avec ce qui
se dit des concurrents et en tirer les conclusions évidentes. Le manager
commence souvent par faire intervenir un cabinet de conseil externe qui fait
un audit et un diagnostic, le plus souvent en accord avec ce que le manager
pensait déjà, et des recommandations sur les opportunités à poursuivre
rapidement.

Le symbole de ce raisonnement : l’analyse SWOT


Les managers exploitants cherchent la simplexité, néologisme qui signifie
« trouver une solution simple à un problème complexe ».
Leur langage est celui de l’opportunité et de la vitesse. Pas le temps de
discuter car une fois le train passé, on n’est pas sûr de monter dans le
suivant. Le diagnostic est censé faire une analyse froide de la situation
actuelle en termes de forces et de faiblesses internes, d’opportunités et de
menaces externes afin d’agir vite.
L’analyse SWOT (Strengths, Weaknesses, Opportunities, Threats),
inventée dans les années 1960 par Albert Humphrey, un consultant
américain1, pour une industrie américaine dominante à la recherche de
nouveaux marchés d’expansion, est aujourd’hui l’un des outils les plus
utilisés en prélude d’une analyse stratégique. À l’époque, cette méthode
était considérée comme de la planification stratégique, alors qu’il s’agissait
en fait d’un raisonnement purement statique et tactique. L’exploitation est
explicite : on s’observe, on évalue nos forces et nos faiblesses et on imagine
comment maximiser l’impact de nos forces et minimiser les menaces que
provoquent nos faiblesses. Bien entendu, la réalité coopère rarement car :
c’est un regard porté vers le passé qui ne permet pas de comprendre les
dynamiques cachées qui créent les situations futures ;
les forces et faiblesses internes proviennent des mêmes processus et ne
peuvent être analysées indépendamment ;
les opportunités et menaces externes sont définies par le niveau de
confiance en ce que nous savons déjà faire. Les forces et les faiblesses
nous ramènent immanquablement à mieux exploiter la situation
actuelle, et non à essayer de la changer ou d’apprendre.
D’un point de vue psychologique, tout porte à un jugement erroné dans
ce type d’analyse en chambre. Premièrement, nous sommes tous victimes
de l’effet Dunning-Kruger2 : moins on est qualifié dans un domaine, plus on
surestime sa compétence. Plus le décideur se pense plus intelligent que les
autres, plus il fait confiance à ses raisonnements et ignore les avis
contraires. Deuxièmement, ce qui paraît intuitif parce que facile à assimiler
cognitivement paraît aussi plus fiable et plus vrai. Plus le raisonnement est
simple, plus il apparaît élégant et plus il semble robuste. Manifestement,
plus les situations sont complexes, plus les raisonnements simples sont
voués à l’échec. Or cela n’est pas ressenti comme tel : la conviction est une
émotion, pas une raison. Troisièmement, les hommes et femmes de pouvoir
préfèrent souvent imposer leurs vues plutôt qu’accepter de découvrir s’ils
ont raison ou tort.
Les faits sont les faits, si vous n’agissez pas plus vite, les conséquences
seront désastreuses, surtout pour vous, et puisque vous ne bougez pas assez
vite je vais vous forcer à le faire  : voici, en résumé, l’argumentaire du
décideur exploitant.
Le SWOT est un cercle vicieux  : on recherche les opportunités à notre
portée, sur la base de nos forces, en espérant trouver un nouveau filon à
exploiter, un « océan bleu », en évitant les menaces liées à nos faiblesses.
Ce faisant, on réduit encore plus ce qu’on a besoin d’apprendre et on se
concentre sur les capabilités connues, ce qui réduit l’éventail des options. À
moins d’être complètement dominant, d’avoir un avantage incontestable et
de pouvoir exploiter de nouveaux territoires sans trop se poser de questions,
les opportunités qui apparaissent sont en fait des mirages, ce qui arrive à
trop d’entreprises. La pensée stratégique de l’exploitation n’est en réalité
qu’une pensée tactique momentanée, qui conduit au final à des déceptions.

Le raisonnement apprenant commence par


chercher le vrai problème
Dans les années 1950, autour d’Eiji Toyoda, les ingénieurs de Toyota se
sont mis d’accord sur deux idées simples mais curieusement
révolutionnaires :
Ce que les gens font découle de ce qu’ils pensent  : les personnes
travaillent mieux lorsqu’elles comprennent ce qu’elles font, et surtout,
tant qu’elles ne comprennent pas le jeu dans son ensemble et en
profondeur, elles jouent mal, elles font des erreurs d’interprétation,
malgré elles.
Les coûts globaux reflètent nos erreurs de pensée  : aux coûts
normaux d’une entreprise, tels qu’acheter la matière, payer les
personnes, investir dans des équipements, financer la recherche, etc.,
s’ajoutent les coûts des erreurs qui sont à corriger  ; par exemple, un
produit nouveau qui ne se vend pas ou une grève qui n’en finit pas. Le
résultat global de l’entreprise est la conséquence des interruptions de la
continuité de service au client parce qu’on a mal compris telle ou telle
situation sur le moment.
Les ingénieurs de Toyota concluent que l’exécution sans l’exploration et
le savoir sans la créativité sont dangereux et coûteux.
Une entreprise est-elle autre chose qu’un groupe de personnes qui
poursuivent un but commun  ? Sa destinée repose sur la somme des
expériences de ces personnes, de leur savoir et de leur ingéniosité. Les
robots se remplacent, pas l’expérience d’une personne. De plus, la carrière
d’une personne se construit sur ses succès, mais son apprentissage s’enrichit
de ses échecs. Sans prise de risque, sans tentative de faire les choses
différemment, sans essais et erreurs, les croyances profondes ne sont pas
mises en cause, la pensée automatique règne et les catastrophes peuvent
advenir.
Plus nous avons des compétences, plus nous pouvons découvrir des
options ignorées. Mais les compétences s’obtiennent rarement par simple
acquisition (l’intégration est souvent trop difficile). Elles se développent en
apprenant à résoudre des problèmes internes, en stabilisant les solutions,
puis en les proposant de manière plus large. Nos capabilités nous permettent
de réagir avec plus de flexibilité et d’agilité. Or ces capabilités se
construisent dans le temps long, en comprenant mieux les problèmes et en
explorant les possibilités. Si l’on réduit les situations à mieux exploiter à ce
que nous avons déjà, nous fermons également l’éventail des possibles.

Problème, question et créativité vs la pensée automatique


Le seul antidote à la pensée automatique est le questionnement  : que se
passe-t-il vraiment  ? Que pensent les autres  ? Quels mécanismes en
profondeur ou cachés sont à l’œuvre ? Que sait-on ? Que ne sait-on pas ?
Que pense-t-on savoir qui se révèle faux  ? Ce sont les fondements de la
pensée scientifique. Les faits d’aujourd’hui seront les erreurs de demain. La
connaissance progresse par la découverte empirique de ses erreurs plus
souvent que par des éclairs de génie (oui, oui, Einstein, mais qui d’autre ?).
Par exemple, l’écologie est un fait de société qui ne fait que grandir de
génération en génération avec la prise de conscience progressive de la
détérioration de notre environnement. Le problème est mal connu et les
réactions qui dominent sont typiques de la pensée automatique  : soit on
l’ignore, soit on cherche des solutions de décroissance radicales. Si l’on
regarde production industrielle par production industrielle, on constate que
le problème est tout simplement mal connu. Toyota s’y attelle depuis les
années 1980 et développe une vision interne plus claire, qui a pour résultat
des produits plus propres – les voitures hybrides – et des procédés plus
propres – une empreinte carbone des usines 40  % plus faible que ses
concurrents.
Se mettre dans une dynamique de résolution de problèmes interrompt la
pensée automatique en mettant en route le système délibératif. Face à un
problème, le cerveau tente tout d’abord d’éviter de réfléchir soit en ignorant
la question soit en répondant par une idée reçue. Mais si notre curiosité est
éveillée, nous commençons à nous intéresser au problème et à réfléchir plus
profondément. Pour cela, néanmoins, il faut commencer par reconnaître les
problèmes pertinents.
La motivation profonde du raisonnement Lean est d’être utile ou agréable
aux clients tout en facilitant le travail des collaborateurs, en leur offrant un
environnement de travail sans danger et intéressant qu’ils peuvent améliorer
eux-mêmes. En partant de ce principe, on peut se poser plusieurs questions :
PRINCIPE QUESTIONS
Client un jour, client Quels sont les nouveaux problèmes que les clients
toujours rencontrent sur l’ensemble de la gamme de produits ?
Si l’on souhaite qu’ils trouvent toutes leurs réponses avec
nous, il faut s’intéresser aux évolutions sur chacun des
produits.
En vendre un, en Quels sont les produits que nos clients choisissent à
fabriquer un chaque fois ?
Ou ceux qu’ils délaissent ? Pourquoi ceux-ci ?
En quoi ces produits ne répondent-ils pas aux besoins
de nos clients ?
La logique du juste-à-temps consistant à ne fabriquer que ce
qu’on a vendu permet de voir en temps réel ce que les clients
choisissent et de se poser les questions autour de leurs choix.
En sécurité et en En regardant les sujets de sécurité tant des clients que des
confiance collaborateurs, il est possible de s’interroger sur la potion
magique de l’entreprise : la confiance mutuelle.
Où se développe-t-elle ?
Où, au contraire, est-elle mise à mal ? Pourquoi ?
Pour améliorer la qualité Comment améliorer la qualité de ce qu’on fait ?
Sur quelle dimension ?
À quoi les clients sont-ils plus sensibles ?
Où produit-on le plus de rework, déchets ou pertes ?
Et faciliter le travail des Qu’est-ce qui bloque le travail des équipes ?
équipes Comment rendre le travail plus simple ?
La meilleure façon de produire de la qualité est d’ôter tout ce
qui est pénible, c’est-à-dire d’améliorer les conditions de travail
chaque jour.
En explorant tous les cas Voyons-nous du travail qui stagne ?
de stagnation Pourquoi ?
Du travail qui stagne est du travail soit fait d’avance, soit que le
client ne veut plus, et dans les deux cas il s’agit de ressources
dépensées inutilement et il faut en comprendre les raisons.

Ce questionnement part de situations concrètes de travail pour


reconnaître des problèmes concrets et les résoudre avec les autres ou voir
comment ils s’y prennent. Il permet de distinguer deux sujets clés du temps
long : les challenges de société en face de nous et les compétences qu’il faut
développer pour y faire face.
Ces réflexions, cette élaboration, toutefois, restent lettre morte si on ne
les pratique pas concrètement de manière délibérée et répétée. Pour ce faire,
il faut 1) se doter d’exercices à pratiquer et 2) chercher les opportunités
dans le courant du travail, c’est-à-dire se servir du temps court pour
développer nos compétences dans le temps long :

CHALLENGES COMPÉTENCES EXERCICES


Sur quoi devons-nous Quelles sont les Quel régime d’exercices
changer d’avis ? compétences dont nous pouvons-nous imaginer
Où sommes-nous challengés manquons pour aborder pour développer ces
par les évolutions de la société astucieusement ces nouveaux compétences tout en
et de nos clients ? problèmes ? faisant tout le reste ?
Dans quels termes les Quels sont les problèmes Qui peut nous aider à
nouveaux problèmes se concrets sur lesquels nous nous entraîner ?
présentent-ils pour nos clients, butons ?
fournisseurs et nous-mêmes ?

Par exemple, produire des produits plus green de manière plus green est
un défi clair de la société. Aucun processus industriel n’est pensé comme
cela, donc le challenge est de taille. En regardant chaque aspect de ce qu’on
fait et en se demandant «  comment pourrait-on faire cela avec moins
d’impact sur l’environnement ? », on se familiarise avec le problème. Tout
d’abord, la pensée automatique réagit  : ce n’est pas possible, c’est trop
difficile. Mais si l’on pose réellement le problème et qu’on s’attache à
essayer d’en résoudre des aspects, on se rend compte que ce n’est pas
impossible, juste pas facile. C’est un pas décisif.
Contrairement au raisonnement exploitant, la connaissance n’est pas une
commodité qui s’acquiert. Apprendre veut dire se familiariser avec un
sujet : c’est une expérience qui se vit. En se familiarisant avec le problème,
en essayant des idées concrètement, on repousse la frontière de l’impossible
et on découvre l’espace du pas impossible.
Vaut-il mieux chercher activement les problèmes ou attendre passivement
que la créativité nous touche  ? Plutôt qu’appliquer une solution connue à
une situation inconnue, chercher le problème commence par explorer la
situation pour se familiariser avec sa dimension inconnue. L’esprit est en
mode éclaireur, en exploration, pas en mode décideur qui doit trancher et
passer à autre chose. En cherchant les problèmes, on comprend vite que les
situations ne sont pas toutes les mêmes et qu’elles peuvent mener à des
points de sortie très différents.
Considérons, par exemple, le célèbre problème de Duncker. Un
expérimentateur demande à des participants de fixer une bougie au mur
avec des allumettes, une bougie et une boîte de punaises.
Pour la plupart des participants, le problème ne se pose pas : il faut fixer
la bougie au mur soit en la clouant avec les punaises, soit en la faisant
fondre avec les allumettes. Bien entendu, aucune de ces solutions ne
marche. Et pourtant, malgré leurs échecs répétés, pris dans leur « toboggan
mental  », les participants continuent de choisir entre les punaises et les
allumettes sans jamais prendre un pas de recul.
Plus rarement, des participants décident d’explorer le problème avant de
le résoudre : ils regardent chaque élément un à un et imaginent des usages
incongrus pour chacun d’entre eux, jusqu’à tomber sur une solution
astucieuse :
Cette pensée divergente permet d’éviter la rigidité fonctionnelle qui nous
rend aveugles à des utilisations originales des pièces du puzzle en face de
nous.

Alliances et apprenance
Chercher à résoudre les problèmes conduit également à construire les
alliances qui nous permettront plus tard de forger des solutions. Notre
espèce est hyper-collaborative et nous avons ainsi des capacités uniques à
construire sur les idées les uns des autres :
Mais ce pouvoir ne se met en œuvre que dans le cadre d’une relation de
confiance et de reconnaissance d’un intérêt partagé. Développer des
relations constructives avec d’autres personnes qui s’intéressent aux mêmes
types de problèmes contribue à développer le tissu social dont les idées
créatives seront issues.
Contrairement à tous les autres mammifères, nous savons reconnaître une
intention commune et réfléchir ensemble pour former des plans
collaboratifs et les mettre en œuvre. Mais cette tendance naturelle à la
confiance permet aussi à certains de tricher, d’abuser du système pour leurs
propres intérêts. Nous sommes donc aussi extrêmement méfiants. En
situation de collaboration, nous ne pouvons pas nous empêcher d’évaluer
constamment le degré d’implication de l’autre, voire, s’il y a un doute, ses
intentions. La confiance mutuelle qu’offrent des relations solides est un des
ingrédients essentiels de la créativité.

Voir ensemble : le système Lean de management visuel


Une fois de plus, ces idées restent des vœux pieux si on ne les pratique pas,
délibérément et de manière répétée. Pour chercher les problèmes dans le
cadre du travail au quotidien, le management Lean a ainsi développé au
cours des années un certain nombre de techniques qui constituent un
système de management visuel.
Les visites de terrain des clients permettent de voir :
comment les clients utilisent réellement nos
services ou produits,
CALENDRIER DE VISITES DE TERRAIN
et surtout comment ils les intègrent dans l’ensemble
DES CLIENTS
de ce qu’ils essayent de faire,
pour voir là où on les aide vraiment et là où on leur
pose des difficultés sans s’en rendre compte.
L’étude de chaque réclamation client permet :
de découvrir les points d’insatisfaction les plus forts
ÉTUDE DE CHAQUE RÉCLAMATION du point de vue des clients,
d’essayer de comprendre ce qui, dans nos
processus, a créé cet effet.
Les visites de terrain des équipes permettent :
de voir comment les équipes s’orientent, quels
indicateurs elles choisissent et ce qu’elles trouvent
CALENDRIER DE VISITES DE TERRAIN
facile ou ce sur quoi elles butent,
DES ÉQUIPES
de découvrir les conditions réelles de Main-
d’œuvre, Matière, Machine, Méthode et Motivation, la
confiance mutuelle.
La défauthèque à chaque poste de travail permet :
de visualiser les défauts les plus courants,
DÉFAUTHÈQUE d’essayer d’en comprendre les causes, même
lorsque celles-ci sont cachées et difficiles à percevoir
immédiatement.
Le kanban est un système de visualisation de la
production qui :
permet de suivre la demande client sur tout centre
KANBAN
de travail ainsi que le lead time de réponse,
révèle ainsi tous les problèmes de planification qui
empêchent les équipes de délivrer sereinement.
Ce système permet à chaque opérateur d’arrêter la
production en cas de défaut, pour :
voir chaque problème immédiatement dans son
contexte réel,
actionner la chaîne d’aide pour renforcer la
ANDON confiance mutuelle avec le management.
Se donner comme ambition de ne pas reprendre tant
que les conditions de travail ne sont pas revenues au
standard permet également de visualiser les lenteurs
dans notre façon de réagir aux problèmes des
collaborateurs.
STANDARDS Les standards de travail permettent :
de visualiser l’état actuel de notre connaissance et
d’engager la résolution de problème lorsqu’une
situation est hors standard ;
de questionner 1) s’il existe un standard, 2) si le
standard est connu et suivi et 3) si le standard est
toujours approprié.
Cette démarche permet de mieux comprendre notre
système de connaissances formelles et de formation.
Les kaizens, qu’il s’agisse de suggestions, de
résolutions de problèmes ou d’activité d’équipe pour
améliorer les processus, permettent :
de voir sur quels problèmes les équipes se
KAIZEN penchent spontanément,
d’identifier les problèmes qu’elles évitent.
Les kaizens sont également l’occasion de constater
de visu en quoi l’organisation les aide ou les ralentit
et là où il faut les aider.
Le 5S est une méthode de travail en équipe pour :
s’approprier l’environnement,
apprendre à maîtriser les conditions de travail
5S autant que le travail lui-même.
Le 5S permet de distinguer en un coup d’œil les
situations normales des situations anormales et
d’engager le dialogue sur les difficultés rencontrées.

Ce système de management est à l’apprenance Lean ce que sont le


reporting et les budgets au management financier. Contrairement au
management financier, il repose avant toute chose sur la présence sur le
terrain afin de discuter avec les équipes et voir ce qu’elles voient. Certes,
cela permet de résoudre de nombreux problèmes au quotidien, mais le
véritable but de ce système est surtout de mieux comprendre les problèmes
endémiques à notre activité. Ces problèmes types, une fois compris, nous
amènent invariablement à contempler l’étendue de ce qu’on ne sait pas.

1 Albert Humphrey, «  SWOT Analysis for Management Consulting  », Stanford Research


Institute, 2005.
2 Justin Kruger et David Dunning, «  Unskilled and Unaware of It: How Difficulties in
Recognizing One’s Own Incompetence Lead to Inflated Self-Assessments  », Journal of
Personality and Social Psychology, 2000.
Chapitre 10

Se confronter à ses lacunes plutôt


que décider

Peut-on vraiment résoudre un problème avec les mêmes compétences que


celles qui l’ont généré  ? Une fois que le problème à résoudre est mieux
compris, on peut soit accepter de se confronter aux lacunes qui nous
empêchent de le résoudre, soit décider de choisir parmi les options les plus
usuelles que nous connaissons déjà. Notre capacité à répondre à un
problème dépend largement de nos capabilités, de ce que nous pouvons
faire et de ce qui nous paraît difficile. Chacun d’entre nous fonctionne dans
une zone de confort dans laquelle nous répondons facilement à toutes les
demandes ; dans une zone de stretch, de tension où nous savons répondre
mais que cela demande un effort  ; et dans une zone de panique où nous
nous sentons totalement incapables de répondre au challenge, et qui nous
met en stress maximal :
Tandis que le raisonnement exploitant va nous pousser à rester dans la
zone de confort et nous entraîner à répondre uniquement au problème avec
les connaissances que nous avons déjà, le mode de raisonnement apprenant
va nous pousser à aller plus loin, à sortir de cette zone de confort et à faire
de nouveaux apprentissages.
Se confronter à ses incompétences et se lancer dans l’apprentissage a
pour résultat d’agrandir notre zone de confort. À l’inverse, se lancer dans
l’action en pensant que ce que l’on a déjà expérimenté suffit à traiter le
problème risque de nous amener à ne jamais le résoudre, voire à le faire
empirer.

Le raisonnement exploitant repose sur la


capacité de décider sans savoir
Plus on a confiance en ses capacités d’analyse et de décision, plus on court
le risque de prendre une décision qui paraît évidente avec une grande
confiance, alors que nous ne sommes pas compétents sur le sujet. La
décision prise conduit naturellement à un plan d’action (qui doit faire
quoi ?) et à la recherche d’exécutants pour le mettre en œuvre.
Les décisions paraissent faciles tout simplement parce que les sujets
paraissent évidents en surface. Mais si l’on cherche les mécanismes sous-
jacents, rien n’est aussi simple qu’il n’y paraît. Par exemple, si on vous
demande d’expliquer comment marchent vos toilettes, vous vous sentirez
très confiants de votre réponse, après tout vous vous en servez tous les
jours. Mais si on vous demande de décrire le mécanisme de la chasse d’eau
qui permet de faire fonctionner les toilettes, à moins d’être plombier à vos
heures perdues, vous vous sentirez beaucoup moins confiants. Or c’est bien
ce niveau de connaissance qui est nécessaire pour prendre une décision
informée.
Face à un problème que l’on connaît mal, la véritable difficulté est de
savoir ce qu’on doit apprendre. Quelles sont les compétences dont on a
réellement besoin pour répondre intelligemment au challenge  ? Le
raisonnement apprenant s’écarte radicalement du raisonnement exploitant :

APPRENANT EXPLOITANT
Confronter nos zones d’incompétence et Décider de la meilleure façon d’avancer
faire face à ce qu’on a besoin d’apprendre avec ce que l’on sait déjà en étant certain
pour bien répondre à la question. que, bien exécutée, c’est la bonne décision.

Le symbole de ce raisonnement : le plan d’action


Le modèle classique de prise de décision consiste à 1) lister les options, 2)
évaluer les avantages et les inconvénients, 3) décider et 4) bâtir un plan
d’action pour mettre en œuvre la décision. Un bon business plan doit
présenter une décision sous la forme de :
Contexte et définition de la situation : quel est le contexte et quelles
sont les hypothèses d’évolution de la situation ?
Proposition d’action  : dans ce contexte, qu’est-ce que l’on compte
faire, quels sont les objectifs que l’on poursuit, pour quelles raisons et
comment expliquer que l’action proposée atteindra ces objectifs ?
Équipe d’exécution : qui sera porteur du projet et quelles ressources
seront nécessaires à son exécution ?
Retour sur investissement  : comment est calculé le gain de
l’opération, quels revenus supplémentaires ou réductions de coûts
seront obtenus, en combien de temps et par quelles dépenses ?
Plan de financement : comment les dépenses s’étaleront-elles dans le
temps et comment seront-elles financées ?
Cela paraît parfaitement raisonnable et logique, n’est-ce pas  ? Si l’on
omet de prendre en compte qu’à ce stade, nous n’avons aucune information
réelle sur le déroulement des événements, il ne s’agit que de suppositions.
Tant que nous n’aurons pas agi, nous ne saurons pas comment la réalité
réagit pour de vrai.
Les décisions managériales erronées sont liées à l’alignement
malencontreux de trois facteurs. Premièrement, la situation est mal
comprise par manque d’approfondissement du problème. Deuxièmement, la
solution choisie est habituelle mais inadéquate par rapport au problème qui
se pose, un travers qui affecte aussi bien les décideurs expérimentés que les
novices quand ils se sentent trop sûrs d’eux. Troisièmement, des effets
sociaux divers verrouillent la décision, comme les effets de rôle (le chef ne
veut pas se dédire ou montrer de faiblesses en questionnant, les
subordonnés n’osent rien dire même quand ils voient la catastrophe arriver)
ou de corps (les personnes présentes sont issues du même milieu et
partagent les mêmes biais).
Dans l’esprit du décideur, un plan d’action est l’ensemble des tâches qu’il
faut réaliser pour réussir le projet : la décision est prise, les ressources sont
trouvées, il s’agit maintenant d’exécuter.
Mais sous pression et dans l’urgence, avec un chef trop sûr de lui et qui
ne se remet pas en question, les éléments sont réunis pour une décision
absurde et un plan d’action catastrophique. Le plan d’action est alors l’outil
du désastre car il projette dans l’avenir les incertitudes du présent.

Le fantasme du workflow parfaitement fluide


Le modèle d’exploitation fondé sur la hiérarchie conduit invariablement à
des organisations découpées en silos fonctionnels toujours plus spécialisés
et plus faciles à optimiser verticalement en contrôlant les coûts par un
budget. Mais les plans d’actions se limitent rarement à un département. La
conviction la plus répandue est qu’ils doivent être transverses pour ajouter
de la valeur. Auteurs et consultants proposent une organisation horizontale
de l’entreprise qui s’oppose à l’organisation verticale en silos fonctionnels.
L’organisation horizontale aligne les activités des départements pour créer
un flux de valeur. Chaque département voit son activité mais le client, lui,
voit la résultante de toutes ces activités. Un processus est alors défini
comme une suite d’entrées (les inputs), qui produisent un résultat (l’output)
représentant de la valeur pour le client.
Les deux façons de mettre en œuvre cette approche sont soit la gestion
par projets, soit l’optimisation des processus transverses :
Gestion par projet  : une structure de gestion de projet s’assure que
des projets spécifiques de progrès, de changement ou d’amélioration
sont menés à bien par les structures métiers. Cela fait sens dans
quelques cas particuliers, comme les Skunk Works1 et autres équipes
agiles. Mais, dans l’ensemble, cela ajoute une couche de planification
et replanification dont le contrôle n’aide en rien la production de
valeur. Au contraire, cette couche bureaucratique alourdit l’entreprise
car elle fait démarrer toujours plus de projets sans les faire toujours
aboutir. Jusqu’à générer un effet mille-feuilles !
Gestion par processus  : afin de mieux comprendre les séquences
d’interdépendances et clarifier les rôles et les responsabilités, elle
établit la cartographie des principaux processus transverses. Cette
approche «  matricielle  » des organisations comporte le même travers
que la gestion par projets. Elle donne la priorité aux activités
principales sans comprendre les véritables liens systémiques tissés
entre les fonctions. Cela conduit à une surplanification et à des
décisions d’optimisation locales qui empêchent les optimisations
globales.
Ces méthodes font l’hypothèse implicite que les métiers produisent et
qu’il suffit de mieux planifier cette production pour améliorer la
performance. En fait, c’est bien au niveau des métiers que les réelles
difficultés existent : rajouter une couche d’ordonnancement ne change rien
à ce qu’on sait faire et ce sur quoi on bute. Malheureusement, les métiers
ont tendance à se replier sur eux-mêmes et se pencher sur les problèmes de
leur spécialité qui n’ont pas toujours d’importance pour la production de
valeur. Comme toutes les techniques qui contournent les problèmes de fond,
mieux extraire le travail des métiers à partir des projets n’aide pas le client.
Le raisonnement financier est toujours le même  : plus on simplifie les
processus et plus on les verrouille de manière à ce que tout le monde soit
obligé de les suivre (ce qui est de plus en plus facile avec l’informatique),
plus cela devrait diminuer les coûts de coordination. L’idée sous-jacente est
que si on contraint assez le processus, on parvient à éliminer la variation
causée par l’intervention humaine et donc à améliorer le flux de travail.
Comme toujours, cette belle idée sur le papier passe sous silence
l’hypothèse implicite  : toutes les tâches dans le flux sont répétitives et
équivalentes. Or ce qui était peut-être vrai dans des usines de charbon, ou
même dans l’assemblage automobile de la Ford T noire, ne l’est
manifestement plus dans les entreprises aujourd’hui.
Une tâche paraît claire en apparaissant sur un workflow, mais en fait
chaque boîte cache un travail plus ou moins difficile (et donc avec plus ou
moins de revers et de retouches), plus ou moins varié (avec plus ou moins
de cas de figure) et plus ou moins spécialisé (pouvant être fait par tous ou
seulement par certains). Regarder l’enchaînement des tâches de très haut,
sans se soucier de la complexité, de la variété réelle du travail à accomplir
et de son exigence, conduit à créer des processus qui avancent par à-coups :
reste-à-faire : backlogs de travail en retard quand on a buté sur trop de
difficultés et qu’il faut toutefois passer le jalon ;
stocks : quand on a pris de l’avance sur les sujets faciles ;
reflux : quand des retouches ou des modifications tardives nécessitent
de refaire passer le travail dans le processus.
Pour aussi organisés qu’ils paraissent sur le papier, les workflows
étranglent la performance et introduisent des retards en limitant l’initiative
des acteurs. Dans un magasin, quand on est coincé dans une file d’attente
derrière quelqu’un qui essaye d’obtenir un remboursement, on est contraint
à attendre. Plus le processus est rigide, plus il est victime des effets
d’accordéon, comme une autoroute dont on ne peut s’échapper. La vieille
théorie de la coordination par des points de rendez-vous clairs est largement
plus efficace en termes de performance, mais nécessite de faire confiance
aux intervenants et par conséquent 1) de les former et 2) de les aider
lorsqu’ils rencontrent une difficulté.
Encore une fois, le management financier s’affranchit de la responsabilité
de livrer la qualité à l’heure au client. Son résultat est de réduire les coûts
des processus en retirant les tâches subsidiaires et en rigidifiant les activités
sur le cas le plus commun. Il est toujours facile de cartographier un
processus et de proposer des actions de simplification pour lui faire gagner
en efficacité… sur le papier. En revanche, coordonner des spécialités
distinctes et multiples pour obtenir un résultat de qualité requiert une tout
autre approche  : s’appuyer sur les personnes, reconnaître leurs
compétences, clarifier les interfaces et résoudre les problèmes ensemble.
Les plans d’action et leurs lots de projets et workflows ne se déroulent
jamais comme prévu car 1) on essaie trop souvent de résoudre le mauvais
problème, 2) on bute sur des situations imprévues qui n’ont pas de solution
évidente et 3) le manager financier n’est guère intéressé à comprendre : on
lui a promis un retour sur investissement et il l’exige, les difficultés
opérationnelles ne sont pas de son domaine.

Le cœur du raisonnement apprenant


consiste à se confronter à ses lacunes
Comment aborder une situation sans plan d’action  ? Les plans d’actions
sont ou semblent être inévitables. C’est ainsi que notre tête fonctionne, nous
sommes des machines à réagir. Dans n’importe quelle situation, face à
n’importe quel problème, la pensée automatique nous pousse à faire ce
qu’on a déjà fait ou bien à éviter la difficulté et à ne pas la surmonter. C’est
d’ailleurs bien ce qui nous permet de fonctionner toute la journée sans se
prendre la tête à chaque microdécision.
Par exemple, imaginez que vous êtes témoin d’une altercation entre deux
automobilistes, là, juste à côté de vous. La réaction automatique est soit de
passer son chemin pour éviter les ennuis, soit de vous en mêler pour
remettre la personne qui a tort ou qui est la plus désagréable à sa place, soit
d’être sidéré et de regarder sans savoir quoi faire. Il faut un effort conscient
pour se dire : quel est le point de sortie que je souhaite à cette situation ?
Comment voudrais-je que se finisse l’histoire  ? Quelle serait une fin
réussie ?
Pour brancher le raisonnement délibératif et échapper à la pensée
automatique, il faut noter son premier réflexe  : je vais… on va…, puis
regarder ce qu’on saurait effectivement faire dans la situation.

Nos réactions automatiques dépendent très largement de nos savoir-faire.


Le négociateur chevronné veut calmer le jeu, le pratiquant d’arts martiaux
veut mettre quelqu’un à terre, le spécialiste des réseaux sociaux filme la
scène sur son téléphone, et la plupart d’entre nous va vite s’en aller. En
pensée automatique, on évolue de « je vais faire » à « je sais faire » pour
finir à « je dois faire ».
Bien entendu, dans les situations de menace physique tout va très vite.
Mais, le plus souvent, nous avons le temps de nous arrêter et de réfléchir
avant de réagir. Il faut simplement se souvenir de la pensée délibérative et
de basculer du plan d’action instinctif, issu de la pensée automatique, au
questionnement sur le problème et à ce qu’on souhaite réussir : quel est le
problème ? Quelle serait une victoire ? Que dois-je apprendre pour réussir ?
Bâtir son plan d’apprentissage en situation
Dans une logique d’apprentissage, se confronter à ses lacunes de
compétences conduit à élaborer un plan d’apprentissage. Pour progresser
rapidement, la question de fond n’est pas l’exécution rigide de plans, pensés
a priori, mais l’accélération de l’apprentissage en avançant. C’est une tout
autre démarche. Les points clés d’un plan d’apprentissage sont :
1. obtenir un consensus sur le problème à résoudre ;
2. réunir l’équipe qui va s’en charger ;
3. définir la victoire ;
4. faire face à ce qu’on ne sait pas faire pour réussir ;
5. se poser la question  : « Quelle est la première chose à apprendre  ? »
pour avancer ;
6. animer des revues régulières de partage d’apprentissage ;
7. s’entraîner à s’entraider.

Obtenir un consensus sur le problème à résoudre


La première chose à laquelle nous sommes confrontés est notre nature.
Puisque nous sommes des machines à réagir et que ces réactions sont
inévitables, la première discipline d’un raisonnement apprenant est de finir
sa phrase, de noter son plan instinctif, puis de s’obliger à se dire : « Je vais
d’abord comprendre le problème que je dois résoudre. »
En cela, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, la discipline
de chercher des problèmes est très fructueuse car on s’apprend soi-même à
ne plus réagir négativement à un problème, mais au contraire à stimuler sa
curiosité et le voir comme une source d’opportunités. Chercher les
problèmes est un talent qui s’acquiert par la pratique, tout comme
confronter ses propres réactions et se demander « quel problème cherchons-
nous à résoudre ? » est une discipline à travailler.
Comprendre un problème est avant tout se mettre d’accord sur la nature
du problème et ses causes. Chacun a son expérience et son point de vue (et
son désir de faire quelque chose). Sur le terrain, la recherche de consensus
sur le problème permet de prendre en compte les intérêts des différents
acteurs et d’écarter les solutions trop à l’avantage des uns et au détriment
des autres et qui, plus tard, créeront de la friction.
La question clé à (se) poser  : «  Quel problème cherchons-nous à
résoudre ? »

Réunir l’équipe
Confronter veut dire également faire face à notre instinct qui nous entraîne
bien souvent à penser que l’on n’est jamais si bien servi que par soi-même
et qu’un problème se résout seul, les autres ayant un rôle d’exécutants dans
un film dont on écrit le scénario.
Par construction, le manager exploitant a tendance à instrumentaliser les
gens, c’est-à-dire à :
considérer qu’une personne est une ressource, un outil pour obtenir
quelque chose ;
n’accepter aucune autonomie de la part des personnes, surtout si elles
ont un avis différent sur le sujet ;
les voir comme interchangeables et sans avis sur les sujets qui les
intéressent ou non ;
ne pas reconnaître les barrières ou les frontières à la dignité de la
personne.
Les personnes ne sont pas des outils et on sait rarement résoudre un
problème seul. Plusieurs cerveaux valent toujours mieux qu’un et la
première étape pour affronter une situation difficile est de réunir l’équipe
pour résoudre le problème. C’est plus une question de coordination que de
direction. Chaque personne vient avec son expérience, sa connaissance, sa
créativité et son réseau d’influence et permet d’ouvrir les perspectives sur le
sujet pour l’ensemble du groupe.
La question clé à (se) poser : « Qui doit parler à qui ? »

Définir la victoire
Comment visualiser le succès ? Confronter signifie aussi prendre une pause
mentale et définir ce que serait une victoire dans le cas présent. Dans le
raisonnement apprenant, gagner signifie résoudre le problème tout en
renforçant les relations (si l’un gagne aux dépens des autres, on n’a rien
gagné) et en apprenant quelque chose de nouveau ou de profond. Même si
on est déjà engagé dans des actions immédiates, il est toujours possible de
se demander  : où nous mène ce chemin et où pourrons-nous changer de
direction ?
Sans une définition claire de ce qu’on cherche à obtenir, le risque est
grand que la mission change de manière si progressive qu’on ne s’en rende
jamais compte. La dérive des objectifs des projets fait qu’on ne peut jamais
gagner ou perdre puisque la ligne d’arrivée change tout le temps. De ce fait,
on ne peut pas apprendre non plus puisque les intentions d’origine ont
changé.
Se forcer à définir la victoire nous oblige à ne pas y réfléchir
indéfiniment, à affirmer des buts et une ligne d’arrivée.
La question clé à (se) poser : « Comment saurons-nous si nous avons
réussi ? À quoi cela se verra ? »

Faire face à ce qu’on ne sait pas faire pour réussir


Quand on accepte de se confronter à ses problèmes, le moment crucial est –
une fois que l’on a mieux compris le problème, avec la bonne équipe et
défini une cible à atteindre – de s’apercevoir que l’on ne sait pas faire
certains des pas nécessaires pour atteindre cette cible.
Le raisonnement exploitant est toujours là. Face à une situation nouvelle,
les managers réagissent souvent en se demandant 1) qu’est-ce qu’on sait
faire ? 2) Comment pourrait-on mieux exploiter ce qu’on sait faire ? et 3)
Dans quelle mesure cela suffira-t-il pour répondre à la crise  ? La réponse
typique aux événements est de renforcer ce qu’on fait déjà et de voir où cela
peut nous mener, ce qui rend les réponses souvent caricaturales et mal
adaptées. Le vrai challenge est de faire face à ce qu’il faudrait faire et qu’on
ne sait pas faire dans l’état actuel des choses.
Une performance est souvent le résultat de trois ressources
incontournables :
Des savoir-faire  : les options d’action s’ouvrent en fonction de la
confiance en nos savoir-faire et, inversement, il est facile d’éviter de
regarder les possibilités si l’on pense qu’on ne saura jamais le faire.
Des ressources rares : toute activité dépend de ressources que l’on se
procure à l’extérieur, certaines facilement, certaines avec difficulté.
Notre champ d’action est également limité par les ressources rares que
l’on possède ou l’accès à ces ressources.
Le tissu de relations : savoir-faire et ressources rares s’obtiennent si
on a le tissu de relations qui permet de le faire, c’est-à-dire des gens
compétents et bien intentionnés à notre égard qui seront prêts à nous
aider.
Faire face requiert de ne pas éviter d’envisager ce qu’il nous faudrait
faire dans l’absolu, même si nous ne sommes pas en position de le faire
dans l’instant. Cela implique d’accepter de s’interroger sur comment
commencer à construire les capabilités pour affronter le sujet. C’est un
choix émotionnel et rationnel qui repose avant tout sur notre croyance en
l’apprentissage. La psychologue Carol Dweck2 montre une différence de
performance nette entre :
les étudiants qui pensent qu’ils ont toujours quelque chose à apprendre
et que cet apprentissage sert à améliorer leurs performances,
et ceux qui croient qu’ils savent tout ce dont ils ont besoin pour
performer et qu’ils doivent seulement mieux se servir de ce qu’ils
savent déjà.
La première attitude est un état d’esprit apprenant : il faut apprendre pour
améliorer ses performances et, pour apprendre, il faut essayer de nouvelles
choses, même si elles ne marchent pas tout de suite et si on passe pour un
idiot au début. Cela paie à la fin.
La seconde attitude est un état d’esprit fixe  : apprendre et prendre des
risques est inutile, il faut appliquer plus systématiquement ce que l’on sait
déjà, toujours avoir l’air intelligent ou ne jamais avoir l’air bête. Ces deux
orientations sont totalement opposées ; elles peuvent se changer, mais avec
difficulté.
Ces deux orientations se renforcent, par nature :
ÉTAT D’ESPRIT FIXE ÉTAT D’ESPRIT APPRENANT
Confirmer qu’on sait déjà ce qu’on a besoin Confirmer qu’apprendre permet de
de savoir, donc ne pas prendre de risque sur progresser, donc chercher le point
des terrains où on se sent incertain et d’apprentissage à chaque expérience,
maximiser les gains sur les terrains connus. prendre des risques sur des idées nouvelles
et persister quand c’est difficile.

Faire face nécessite d’accepter de ne pas réussir du premier coup. On


aura peut-être l’air bête en essayant, mais à force de s’y atteler on finira
bien par traiter le problème.
La question clé à (se) poser  : «  Qu’est-ce qu’il faudrait savoir pour
réussir facilement ? »

Se poser la question : « Quelle est la première chose à


apprendre ? »
Avant de s’engager dans des voies exploratoires, le besoin de certitude
pousse souvent les managers à demander une solution complète et qui peut
être appliquée à une plus grande échelle. Ou tout au moins une roadmap qui
permet d’envisager les étapes futures, le processus qui mène au résultat.
Cependant, l’expérience de l’apprentissage montre que le «  possible  », le
« pas impossible » et « l’impossible » changent au fur et à mesure qu’une
compétence est acquise  : on ne peut prédire ce qu’on saura faire
précisément parce que, ne sachant pas le faire à l’heure actuelle, on ne sait
l’imaginer. Pire, on imagine souvent mal. De nombreux problèmes attendus
ne se produisent jamais, mais nous serons surpris par des obstacles
imprévus, tout comme par les opportunités que nous ne pouvons voir à
l’heure actuelle simplement parce que nous sommes dans le creux de la
vallée, pas au sommet de la colline.
Quoi qu’il en soit, le point de départ est le même : quelle est la première
chose à apprendre ? C’est le seul pas qui peut être vraiment planifié, car le
pas suivant dépend de ce que l’on aura découvert à l’issue du premier pas.
Cette première chose à apprendre peut prendre toutes les formes
possibles, de la plus simple et la plus rapide à la plus complexe et la plus
longue. Apprendre peut simplement être une information à chercher (la
fréquence des bateaux, le poids d’un objet, la procédure à suivre, les
coordonnées d’une personne clé…) ou bien une nouvelle compétence à
acquérir (une langue à apprendre, un logiciel à maîtriser, une technique à
adopter…). Entre ces deux extrêmes, il y a pléthore d’apprentissages
possibles qui vont nous permettre de faire un pas en avant, puis un autre,
pour avancer dans la résolution de notre problème.
La question clé à (se) poser : « Quelle est la première chose que nous
devons apprendre ? »

Animer des revues régulières d’apprentissage


Un projet est tout naturellement piloté par des revues de projet. Un plan est
établi, avec des jalons et des revues pour s’assurer que tout se passe comme
prévu. Si un écart apparaît, le rôle du management est de remettre le projet
sur les rails. Cela est parfaitement logique si, grâce à notre boule de cristal,
on sait à l’avance tout ce qui va se produire. En réalité, les projets butent
souvent sur des difficultés que l’équipe ne sait pas résoudre ou, pire, qu’elle
ignore en espérant que tout se passera bien au final. De nombreuses équipes
projet poussent devant elles un tas de sable de points ouverts, des
incertitudes non résolues, qui finissent par éclater au grand jour et viennent
mettre en cause des choix faits très en amont, suscitant le sentiment de
« faire et défaire » propre aux projets en difficulté.
Bien sûr, un projet requiert un plan d’ensemble avec des jalons de
rendez-vous clairs, c’est ainsi que l’on maîtrise le temps du projet. Mais les
revues peuvent être des revues d’apprentissage, pas d’exécution : au fur et à
mesure que nous avançons dans le projet, que découvrons-nous  ? Que
devons-nous apprendre de nouveau ? Comment allons-nous nous organiser
pour apprendre ce qui est nécessaire ?
La question clé à (se) poser  : «  Faisons-nous assez d’efforts sur nos
apprentissages ? »

S’entraîner à s’entraider
Une organisation ne sait performer qu’au niveau de son maillon le plus
faible. La performance globale sur la durée se construit par de l’entraide :
lorsqu’un maillon souffre, les autres viennent l’aider et le soulager pour
maintenir le niveau de fonctionnement d’ensemble. Dans des organisations
hiérarchiques, pilotées par des processus, l’entraide est loin d’être
spontanée. Tout le monde considère que chacun doit faire son travail à sa
place, dans la hiérarchie et le processus, et que tout ira bien, d’autant plus si
les objectifs sont individuels et parfois même en concurrence. Une personne
en difficulté n’est pas à sa place et doit être remplacée : une attitude qui nuit
à la confiance mutuelle et qui rend les entreprises sur-organisées si
inefficaces.
L’entraide se produit beaucoup plus naturellement lorsque chacun
apprend à se confronter aux problèmes sans drame et sans panique, et
surtout sans peur d’être blâmé pour avoir soulevé la question qui fâche. La
pratique quotidienne de la confrontation avec les problèmes est la clé de
l’entraide qui, à son tour, est la clé de la performance de tout système.
Comme en témoigne l’expérience des équipes sportives ou des commandos,
s’entraîner à s’entraider – au quotidien et sur des cas concrets – permet
d’atteindre ses buts et d’apprendre ensemble à mieux faire.
À l’issue de cette étape de la réflexion sur les apprentissages à réaliser,
nous en savons davantage sur la situation à laquelle nous sommes
confrontés et nous pouvons nous engager dans l’étape suivante, là où le
raisonnement exploitant nous emmène tout droit vers LA solution et où le
raisonnement apprenant nous incite à attendre encore un peu et à se mettre
d’accord sur la méthode à employer. Pour faire simple, est-ce que tout le
monde se met à chercher des solutions chacun dans son coin, à sa manière,
ou essayons-nous de nous mettre d’accord sur une façon d’envisager les
solutions, d’avoir un cadre d’action partagé ?
La question clé à (se) poser  : «  Quel est le maillon faible qu’il faut
soulager ? »

1 Équipe autonome et secrète d’innovation, mise en place en 1943 par Lockheed Martin
pour concevoir des avions à réaction pour contrer les Allemands. Le succès fut au rendez-
vous : moins de 145 jours pour développer un avion à réaction dépassant la vitesse de 800
km/h.
2 Carol S. Dweck, Mindset: The New Psychology of Success, Random House, 2006.
Chapitre 11

Cadrer les sujets plutôt que diriger

Où trouver la satisfaction au travail ? Chacun d’entre nous se lève le matin


et se met au travail pour faire avancer différents sujets : des sujets qui nous
tiennent à cœur personnellement, des sujets alimentaires, les deux dans le
meilleur des cas.
Le manager financier, lui, ne veut faire avancer que son résultat : il faut
augmenter les revenus et réduire les dépenses. Cet objectif a le mérite d’être
simple, mais il met tout le monde en porte-à-faux  : comment calculer le
retour sur investissement d’un sujet  ? Il est facile de faire le total des
dépenses, ligne par ligne, mais comment évaluer l’impact et le retour
global  ? Comment évaluer les gains d’une campagne de notoriété, d’une
nouvelle procédure à mettre en place, d’une nouvelle application à tester,
des efforts sur la sécurité des employés ? Les collaborateurs se heurtent tous
au fait qu’ils doivent réduire la voilure en délivrant le même rendu, trouver
de nouvelles sources de facturation, internes ou externes, ou apprendre à
satisfaire le Comex. En attendant, les sujets – clients ou techniques –, eux,
ne sont pas traités.
Comment le raisonnement apprenant peut-il changer la donne et soutenir
davantage les équipes dans la résolution des problèmes qu’elles rencontrent
au quotidien, pour servir leurs clients, plutôt que d’exiger l’exécution sans
faille des décisions qui ont été prises hors-sol, au niveau le plus haut du
système ?
Le raisonnement exploitant se concentre sur
diriger la mise en œuvre
Dans la vision inhérente au raisonnement exploitant, diriger est sans doute
le maître-mot du rôle de patron et de dirigeant (manifestement). Partout, de
tout temps, un patron dirige ses équipes. Cela paraît tomber sous le sens
pour tout le monde, cela ne se discute même plus.
Selon les sujets, le leader fait lui-même ou dirige les changements, les
fait exécuter selon le plan d’action qu’il a défini et attend des équipes
qu’elles fassent ce qui est leur est demandé, en y adhérant et si possible sans
résistance.
Au-delà de quelques tentatives menées dans les entreprises pour inciter
les personnes à faire preuve d’autonomie (tout en restant dans le cadre), le
système de management actuel s’est construit sur cette vision du monde, sur
ce mode de raisonnement. Les outils qui organisent la vie des équipes
également. C’est même la façon « normale » d’obtenir la performance. Une
décision est prise et chacun doit exécuter sa partie pour atteindre le résultat
attendu.
Pourtant, en y regardant de plus près, la performance se paie vraiment au
prix fort, avec une déresponsabilisation et un coût de frictions entre
directions, équipes et services qui est à la fois immense et s’opère au
détriment des personnes. Un prix trop fort en tout cas pour les derniers
arrivants sur le marché du travail qui recherchent non seulement une
rémunération mais aussi un sens, une responsabilité et une reconnaissance
au travail.

Le symbole de ce raisonnement : le management par objectifs


Le management par objectifs est issu tout droit du raisonnement exploitant.
Il est en effet difficile de convaincre quelqu’un de faire quelque chose dont
il ne comprend pas le sens. En revanche, en posant les objectifs et les
rémunérations qui vont avec, le manager contraint ses collaborateurs à faire
ce qui leur est demandé, même si cela n’a pas de sens pour eux : faire ce
qu’il faut pour obtenir le résultat permet d’en avoir une part.
Les personnes sont des ressources embauchées pour tenir un rôle. On leur
fixe des objectifs, elles reçoivent une prime si elles y parviennent et une
réprimande si ce n’est pas le cas. Après tout, rien de plus simple que la
carotte et le bâton pour faire avancer un âne. L’avantage est de ne plus avoir
à manager qui que ce soit : on achète une performance – c’est pratique.
Imaginons un instant que cette incroyable fiction managériale marche,
qu’obtiendrait-on alors si chacun atteignait ses objectifs ?
Des résultats étroits sans jamais regarder les conséquences. Par
exemple, les acheteurs français ont très largement réussi leurs objectifs
de réduction des prix des fournisseurs, tout en étant persuadés qu’ils
ont ainsi plus contribué à la marge des entreprises que toute autre
fonction. Le résultat  : une délocalisation massive de la production et
une perte irrattrapable de savoir-faire en ingénierie.
Des guerres de territoires incessantes pour les ressources et la
reconnaissance. Les mêmes acheteurs expliquent qu’ils sont plus
importants que les vendeurs parce qu’ils gèrent des portefeuilles plus
larges et ont un impact plus fort sur le pourcentage de réduction des
prix d’achat. Les vendeurs, eux, répliquent que sans ventes, pas besoin
d’acheter. Manifestement, ils sont la fonction la plus importante de
l’entreprise, et ainsi de suite. Les objectifs individuels conduisent
immanquablement à considérer ses collègues comme des concurrents,
parfois des ennemis : « Ce que tu gagnes, je le perds. »
Contrairement à l’idée reçue, les entreprises ne doivent pas leurs succès
au management par objectifs et leurs échecs occasionnels aux «  erreurs
humaines  ». En réalité, elles sous-performent quotidiennement à cause du
management par objectifs car elles doivent gérer les conséquences de toutes
les décisions absurdes que ce mode de management fait prendre aux
collaborateurs. Ces décisions entravent et diminuent les résultats tant sur le
marché – et auprès des clients – que dans leurs comptes de résultat (où elles
apparaissent comme des coûts exceptionnels).
Le management par objectifs est difficile à remettre en cause parce qu’il
paraît si simple, si évident  : plus besoin de manager les états d’âme, les
intuitions, les difficultés des collaborateurs puisqu’un objectif a été
contractualisé. Il n’y a qu’à contrôler, rémunérer ou réprimander, c’est
tellement plus facile. Une fois de plus, le management financier réduit ici la
responsabilité des personnes vis-à-vis de leurs clients et de leur entreprise à
un simple résultat à obtenir.

Un contexte qui bloque la créativité et l’intérêt pour le travail lui-


même
Les objectifs sont puissants car ils accrochent tout de suite notre cerveau
réactif : opportunité ou menace ? Ce qui m’est promis mérite-t-il l’effort ?
Au moins, comme ça c’est clair ! Je n’ai qu’à…
La créativité varie évidemment d’une personne à l’autre, mais les
recherches de psychologie sociale et cognitive montrent que le contexte
influe largement sur le degré de créativité que s’autorisent les gens en
situation. Les principaux freins à la créativité sont :
la compréhension du problème : plus les buts sont vagues et plus les
moyens sont contraints, moins les solutions proposées sont créatives.
Le management par objectifs crée exactement ce type de situation. Les
buts sont vagues car ils sont exprimés comme des objectifs, pas
comme des problèmes à résoudre, et les moyens sont souvent
contraints par l’organisation. Inversement, quand le problème est bien
compris et qu’il fait sens, les personnes sont beaucoup plus créatives
dans leur approche de la situation et y pensent hors des contraintes du
système ;
la pression de l’évaluation : plus la pression de l’évaluation est forte,
moins les gens sont créatifs. Inversement, des discussions fréquentes et
ouvertes encouragent l’exploration des sujets sans mener pour autant à
des jugements. Sans retour, les personnes sont moins des forces de
proposition. Il s’agit de trouver un équilibre entre discussion et
évaluation. Le management par objectifs fait exactement l’inverse : il
évalue mais laisse les personnes se débrouiller pour la mise en œuvre ;
la récompense monétaire : travailler pour l’argent ou la prime réduit
la créativité – et l’engagement. Autant les bonus inattendus apportent
une réelle satisfaction, autant il est rare d’être motivé par l’argent pour
des tâches créatives et d’apprentissage. En revanche, les incitations ou
incentives sont adaptées pour ce qu’on n’a pas envie de faire. L’effet
qualitatif n’est pas évident car il est tentant d’essayer de détourner le
système pour faire le travail au moindre coût. Les récompenses
monétaires sont efficaces pour des tâches peu engageantes
intellectuellement et rébarbatives, comme du travail manuel peu
technique ou l’apprentissage par cœur. En revanche, l’effet s’inverse
dès que le travail nécessite de s’y plonger en profondeur et trouver des
réponses créatives.
Avec l’accélération du temps, la deuxième partie de l’effet rémunération
est de plus en plus difficile à percevoir car nous voyons notre horizon à
quelques mois. Et pourtant, l’apprentissage en temps long, qui doit être
encouragé, ne peut pas être rémunéré comme le travail à la pièce. Il requiert
davantage une motivation intrinsèque qu’une motivation extrinsèque  : on
peut payer les personnes pour qu’elles fassent un travail qui ne les intéresse
pas, mais on ne sait pas les payer pour qu’elles s’intéressent à ce qu’ils font.

Créer un cadre d’orientation et de référence,


l’enjeu du raisonnement apprenant
Comment orienter plutôt que contrôler  ? Le raisonnement apprenant offre
l’alternative de donner un cadre à la discussion qui va avoir lieu. Cadrer ne
veut pas dire contrôler la conversation mais le sujet de la conversation.
Comme le cadre d’un tableau  : on établit le cadre au travers duquel la
situation peut être regardée, puis on laisse les personnes libres d’affirmer
leurs opinions et positions dans ce cadre. Par exemple, les objectifs
individuels sont un cadre très fort – et trop fort – car, une fois établis, la
conversation sur pourquoi et comment ne peut plus se dérouler librement au
fil des événements qui la marquent.
Néanmoins, pour se coordonner efficacement, il faut établir clairement le
but que l’on cherche à atteindre collectivement. Sans objectifs individuels,
chacun peut collaborer avec ses collègues pour atteindre un but commun,
souvent plus ambitieux même s’il est plus lointain. Les grands innovateurs
industriels de la période contemporaine, qui nous ont offert le World Wide
Web, les Smartphones, l’impression 3D et toutes les inventions
révolutionnaires de notre époque, n’ont jamais travaillé avec des objectifs.
Ils ont poursuivi les missions qu’ils s’étaient données, dont ils avaient
assumé la responsabilité, et se sont entourés d’esprits créatifs avec qui ils
ont pu partager leur vision.
Malheureusement, cela ne dure bien souvent qu’un temps. Dans bon
nombre de start-up innovantes, lorsque les fonds d’investissement
interviennent et quand le management financier s’en mêle, les
professionnels embauchés introduisent le management par objectifs. Dès
lors, presque sur-le-champ, l’entreprise arrête d’être innovante. Ses
membres les plus créatifs s’en vont et la start-up devient une société
médiocre de plus, qui essaie de survivre sur les marchés en imposant son
pouvoir à ses clients, ses employés et ses fournisseurs, pour couvrir le coût
des décisions absurdes et des conflits internes.
Concrètement, comment cadrer la conversation ?

Quatre questions de cadrage


Plus le problème est clair, plus il est engageant et donne envie à chacun de
s’en emparer  : personne ne résiste à un puzzle  ! Un problème est clair
quand :
il est bien posé en termes d’analyse des causes et des effets, si possible
en mécanismes sous-jacents ;
les effets recherchés sont concrets et observables (ou mieux,
mesurables) ;
les critères que doivent remplir les solutions sont clairs ;
les coûts à ne pas envisager aussi (pour éviter des victoires à la
Pyrrhus).
Ces quatre points créent le cadre du problème :
Un tel cadre est évolutif  : plus on comprend le problème, souvent à la
suite d’expérimentations, plus le cadre peut être clarifié, et plus il devient
engageant. Bien cadrer le problème permet non seulement de faire
participer plus de monde à sa résolution, mais aussi de trouver de meilleures
solutions. Le piège le plus fréquent se trouve au niveau de l’analyse : sans
rechercher les problèmes et sans se confronter à nos incompétences, on a
vite fait de confondre les symptômes avec les causes et de résoudre le
mauvais problème.
Nous sommes tous porteurs de cadres – ce que nous appelons un point de
vue – mais nous en sommes rarement conscients car, pour nous, notre point
de vue est la réalité, la seule réalité.
Le cerveau délibératif doit faire un effort pour accepter que d’autres
réalités soient envisageables. Quand nous sommes confrontés à d’autres
cadres, notre pensée automatique est sur le mode «  défense  » ou
«  soumission  ». Tels des combattants médiévaux, nos cadres sont nos
armes : dominer ou se rendre. Il faut un grand niveau de confiance pour ne
pas confronter les cadres et, au contraire, les partager et les mélanger afin
d’obtenir un regard original sur la situation. Même avec ses meilleurs
collègues, la première réaction est le bras de fer des cadres (la confiance
nous permet d’en rire et d’aller au-delà).
C’est d’ailleurs amusant à observer : chaque interaction au bureau est une
passe d’armes rapide entre un cadre et un autre. Beaucoup de personnes se
raidissent instinctivement sur leurs positions. Ils sentent inconsciemment
qu’en acceptant les arguments de l’autre, leur cadre est en train de céder.
Comprendre ne veut pas dire être d’accord, mais cela demande un véritable
entraînement pour savoir écouter le point de vue – ou le cadre – des autres
sans mettre le sien en compétition ni entrer instinctivement en lice. Il faut
apprendre que les idées et les émotions des autres leur appartiennent. On a
beau le savoir, les idées et les émotions sont facilement contagieuses. Elles
suscitent parfois des réactions de défense qui nous surprennent nous-
mêmes.
Pour visualiser un cadre, imaginez une aura autour de la personne qui
représente son attitude, son point de vue. Quand les auras se rencontrent,
comme un duel de sabres laser, l’une cède à l’autre. Dès ce moment, quelle
que soit la négociation en cours, elle se déroule dans l’univers de l’aura
dominante – comme jouer un match de foot dans le stade d’une des équipes.
Par exemple, visualisez un manager que vous connaissez et qui porte le
cadre «  obéissez  » – le genre de personne pour qui chaque réponse doit
commencer par «  oui, tu as raison ». Maintenant, visualisez la manageuse
dont le cadre est «  apprenez  », qui s’attend à ce que chacun prenne un
challenge, commence quelque part et lui en parle pour envisager comment
progresser. Imaginez la rencontre de ces deux cadres : que se passe-t-il ?

Cadrer, nous l’avons dit plus haut, veut dire contrôler le cadre, pas les
conversations. Lorsqu’on souhaite diriger, on contrôle toutes les
conversations pour obtenir que la personne fasse ce qu’on lui demande et
c’est tout. Les structures autoritaires ont d’ailleurs des rituels pour s’assurer
que seul le chef parle et que la seule réponse possible soit « à vos ordres ».
Bien entendu, dès que la situation est un peu complexe, cela devient
entièrement inapproprié. Les autres savent des choses que nous ne savons
pas, connaissent des choses que nous ne connaissons pas, et chacun
comprend à sa manière ce qu’il entend. Contrôler la conversation revient à
se couper de l’information et de l’engagement de la personne.
En revanche, pour obtenir des résultats, nous devons tous avancer dans le
même sens. En cela les cadres sont très précieux car ils permettent de
donner une direction, un sens, sans pour autant brider les conversations, les
intuitions et les initiatives.
Cadrer revient à donner une impulsion et une direction qui permet de
connecter les personnes à une énergie positive vers un but commun et une
théorie commune, afin que chacun apprenne à résoudre les problèmes et,
ensemble, à répondre au challenge global. Le management financier a un
cadre imparable :
le but du cadre financier est de gagner plus d’argent ;
le moyen du cadre financier est d’augmenter les revenus et de
diminuer les dépenses ;
la méthode du management financier est de donner des objectifs de
rentabilité, partir du budget et voir ligne par ligne comment augmenter
les prix et couper des coûts.
Ce cadre est très fort, il est très simple et immédiatement compréhensible
par tous. Il est aussi très étroit et ne fonctionne que dans le court terme. Dès
le moyen terme, les effets négatifs de ce cadre dépassent rapidement les
gains initiaux (d’ailleurs, les managers qui ont ce type de cadre se
discréditent et changent de poste tous les deux à trois ans). Les cadres se
déclinent de toutes sortes de façons  : par exemple, le patron de café qui
vous demande de partir alors que vous êtes sur le point de recommander
parce qu’il passe en horaire de restauration et doit réserver les tables pour
des déjeuners qui lui rapportent plus. Bien entendu, il ne se soucie ni de sa
mauvaise note sur Google ni des commentaires négatifs sur TripAdvisor et
ne se pose pas la question du remplissage de ses tables hors du rush du
déjeuner. Au final, son cadre d’optimisation de l’horaire de déjeuner à court
terme va le conduire à échouer plus globalement sans qu’il s’en rende
compte.
Le cadre Lean
Le cadre Lean est tout aussi clair, mais il est centré sur l’adaptabilité plus
que sur le gain immédiat :
le but du cadre Lean est de répondre aux challenges qui se présentent
par plus d’agilité ;
le moyen est le développement permanent de la qualité et de la
flexibilité ;
la méthode est l’apprenance grâce au système Lean.

Apprendre à mieux comprendre et satisfaire les clients

Apprendre à transformer la chaîne


Apprendre à accélérer les flux en apprenant à se
hiérarchique en chaîne d’aide grâce à
servir du kanban
l’arrêt-au-défaut

Apprendre à mieux intéresser les collaborateurs à ce qu’il font en les formant aux standards et en
les engageant dans du kaizen

Apprendre à développer la confiance entre équipes et management en les aidant à organiser leurs
propres espaces de travail et en leur donnant des outils qui marchent facilement

Certes, cette méthode demande plus d’efforts d’apprentissage que de


savoir lire un budget ou un reporting, mais elle est aussi beaucoup plus
performante pour obtenir à la fois des résultats en temps court et construire
des résultats en temps long.
La puissance du cadre Lean tient autant à son intelligence émotionnelle
qu’à sa logique de formulation du challenge. Par la mise en place d’un
environnement de travail stable, dont la base est la confiance entre les
équipes et le management, ce cadre crée des conditions d’engagement
individuel et collectif. Orienté vers un but clair, il stimule la réflexion et la
curiosité, organise les apprentissages et facilite l’appropriation de nouvelles
pratiques ainsi que l’adoption de nouveaux comportements. En cela, le
cadre Lean compose parfaitement bien avec la structure mentale du
cerveau : être intéressé, se socialiser, s’engager et apprendre.
Chapitre 12

Co-construire plutôt que démêler

Vous souvenez-vous du dernier plan d’action qui a produit les résultats


escomptés et dans le calendrier prévu  ? Si oui, vous êtes l’exception  ! En
général, un plan d’action ne se passe jamais comme prévu. Forcément,
certaines équipes atteignent les résultats attendus, mais parallèlement les
résultats d’autres équipes ne décollent pas, malgré l’admonestation des
chefs. Alors la hiérarchie court sur le terrain et va voir les équipes pour les
exhorter à faire quelque chose et, quelles que soient les conditions, à se
débrouiller pour obtenir les résultats.
Cette situation résulte des trois étapes du raisonnement exploitant  :
définir où on veut aller pour améliorer sa rentabilité, décider de la meilleure
route à suivre sans se préoccuper des problèmes des équipes et des
capabilités pour agir, diriger l’exécution des décisions et des changements à
opérer… et au final se retrouver avec peu de résultats. La réalité vous
rattrape toujours  ! Dans ces situations, le réflexe est souvent le même  :
réorganiser plutôt que résoudre les problèmes. L’optique du raisonnement
apprenant est fondamentalement différente  : comprendre les conséquences
de ce qui est engagé et partager les apprentissages avec les parties
prenantes. On est dans une logique de co-construction des solutions avec les
acteurs afin d’atteindre le but défini et partagé.

Pour exploiter, il faut démêler les situations


qui ne se déroulent pas comme prévu
Chercher le coupable
La logique du raisonnement exploitant est toujours la même : le plan actuel
ne marche pas comme prévu, il faut réorganiser. Est-ce que cela marche ?
Tout dépend du point de vue que l’on adopte. En ce qui concerne la
satisfaction du client, cela ne marche jamais. Côté équipe, toute
réorganisation implique des ajustements et des changements, avec des
personnes souvent réfractaires car elles n’ont pas été consultées et ne
comprennent pas la nécessité des changements  : on ne sait plus qui doit
parler à qui, qui décide de quoi et, ce faisant, tout devient difficile.
Du point de vue du manager, cela fonctionne toujours. Il a réagi face à
une situation qui se détériore, mis en œuvre un « recovery plan  », il a fait
quelque chose ! Un ou deux coupables seront tenus responsables du manque
de résultat des décisions précédentes. Et, pour finir, comme personne ne
comprend rien après coup, le problème initial semble avoir disparu.

Le symbole de ce raisonnement : la réorganisation


Qu’est-ce que veut dire réorganiser dans le raisonnement exploitant,
comment cela se matérialise-t-il ? Il s’agit de donner plus de responsabilités
aux chefs les plus « efficaces », c’est-à-dire à ceux qui paraissent avoir une
meilleure emprise sur leurs équipes. Ou bien de consolider plusieurs
départements en un, pour créer des « synergies ». Ou bien encore de sous-
traiter des activités «  non-essentielles  » pour se concentrer sur ce qui
compte et obtenir des concessions de coût de la part des prestataires. Ou
encore de mettre en place un nouveau système d’information pour mieux
intégrer les flux de données et mieux contrôler ce que fait tout le monde au
quotidien, et ainsi de suite.
Une fois la réorganisation achevée, que dire  ? Nous avons assisté à la
mode des externalisations de la production dans les pays à bas coût. Notre
industrie s’en trouve-t-elle plus compétitive  ? Non, le recul industriel
français continue. Nous avons également assisté à la création des services
partagés dans les grandes entreprises pour réduire les coûts administratifs
en les mutualisant. Les coûts ont-ils baissé  ? Non, les coûts globaux des
entreprises françaises continuent d’augmenter car la baisse de compétitivité
les contraint à obtenir du chiffre d’affaires en baissant les prix1.
L’organisation et la réorganisation – de la hiérarchie ou des processus –
sont dans nos entreprises la tarte à la crème du management, employées
faute d’autres idées, mais qui ne fonctionnent pas. Au final, les choses sont
pires. Pourquoi ? Parce que la performance repose sur la compétence et la
compétence requiert de la confiance mutuelle pour apparaître et s’épanouir.
Mettre de l’ordre pour y voir clair, ce réflexe de chef, nous coûte
terriblement cher.
La plupart du temps, les réorganisations sont des pansements pour
soigner des symptômes dont on n’a même pas compris les causes et
génèrent souvent encore plus de frictions que de résultats.
Bien sûr, il faut changer. Bien sûr, il faut faire évoluer les organisations et
les modes de travail.
Mais le premier pas est toujours de résoudre les problèmes liés à la
continuité de la satisfaction client et des employés dans l’organisation
actuelle en sollicitant les intuitions, en suscitant des initiatives de la part des
employés et en menant un changement à la fois.

Le raisonnement apprenant conduit à co-


construire les solutions
Co-construire ne veut pas dire laisser les solutions émerger d’elles-mêmes
sans s’en occuper, ou réunir tout le monde en salle et adopter la résolution
qui recueille le plus de voix. Co-construire signifie s’appuyer sur les
initiatives concrètes que prennent les personnes sur le terrain pour répondre
au problème tel qu’il a été cadré, les partager pour qu’elles inspirent
d’autres personnes puis, quand une religion se fait sur le sujet, adopter le
changement au niveau de l’organisation tout entière : la co-construction est
un processus permanent.
Co-construire ne se fait pas tout seul – ce n’est pas un phénomène
spontané. Cela repose sur plusieurs gestes managériaux qu’il faut apprendre
à maîtriser : 1) aller chercher des idées créatives sur le terrain, 2) soutenir
les initiatives et donner les moyens d’aller le plus loin possible dans leur
réalisation, 3) partager les idées pour en inspirer d’autres et laisser vivre
plusieurs idées en parallèle et 4) mener un changement à la fois.

Chercher les idées créatives sur le terrain


Vos collègues ont-ils fait des suggestions hier  ? La légende veut que
Diogène, ce sage antique, parcourait les rues de sa cité avec une lanterne
allumée en plein jour en disant  : «  Je cherche un homme (un vrai, bon et
sage). » C’est ainsi qu’il faut s’imaginer, parcourant le terrain à la recherche
des idées créatives et des initiatives. Une idée vraiment nouvelle est
rarement bien née. La plupart du temps, ses inconvénients sont évidents  :
elle n’est pas assez pratique, ne résout pas tout le problème, ne peut être
étendue à l’échelle supérieure, et ainsi de suite – la pensée automatique a
vite fait d’écarter tout ce qui est nouveau et bizarre. Ce processus est
d’autant plus probable qu’un biais du cerveau interprète le familier comme
plus « vrai » que ce qui est étranger.
L’intuition Lean est que les problèmes insolubles peuvent disparaître en
prenant une suite de contremesures plutôt que des solutions définitives. Les
contremesures ne sont pas conçues comme des solutions permanentes et
globales, mais comme des idées qui permettent d’aborder les différents
aspects du problème et… d’essayer quelque chose. Certaines fonctionnent
mieux que prévu, d’autres moins bien, mais elles permettent toutes de
mieux comprendre le problème et d’engager les esprits à rechercher des
idées nouvelles.
Co-construire commence par aller sur le terrain fréquemment et lutter
contre le biais «  cela ne marchera jamais  ». Il faut apprendre à écouter,
encourager, chercher l’intuition derrière la suggestion mal exprimée,
remercier la personne et lui permettre de faire le pas suivant pour essayer
son idée sans prendre de gros risques.

Soutenir les initiatives


Le modèle invisible interdit toute co-construction. Les idées doivent être
passées en revue par le management, sélectionnées en tant que pilotes, puis
organisées dans un plan d’action avec un suivi de projet. Bref, tout est fait
pour que l’originalité de l’idée disparaisse et soit assimilée à ce qu’on sait
déjà… et qui ne marchera pas. Le deuxième geste managérial est de
soutenir les initiatives – sans savoir où elles mènent. Les trois questions à
pratiquer quotidiennement sur le terrain sont :
Comment voyez-vous les choses ?
Par où commenceriez-vous ?
De quoi avez-vous besoin pour essayer ?
Le risque pris est faible  : l’action même de construire un espace
d’expérimentation pratique (où, comment, avec quels moyens  ?) aura vite
fait de séparer les idées fausses des bonnes idées, en amenant les personnes
à préciser plus concrètement leur pensée. En fait, on découvrira vite que les
équipes sont aussi frileuses devant l’expérimentation que leur management.
Au cours des dernières décennies, le Lean a développé de nombreuses
techniques pour favoriser ce passage à l’acte, en standardisant la formation
à l’initiative des équipes de terrain par des méthodes claires :
Les « 5S » : on attend des équipes qu’elles prennent en main leur espace
de travail par la méthode des 5S. Les 5 stades d’initiative pour aborder
n’importe quel environnement de travail sont :
Seiri : prendre l’initiative de trier tout ce qui se trouve dans l’espace de
travail et d’éliminer l’inutile (ce qui sert peu est mis en dehors de
l’espace) ;
Seiton  : se mettre d’accord pour trouver une place pratique pour
chaque chose et prendre l’initiative de créer des meubles de rangement
intuitifs ;
Seiso  : se doter d’un planning de nettoyage régulier pour faire la
maintenance des équipements (ou des bases de données) et se mettre
d’accord sur la façon de se coordonner pour le faire ;
Seitsuke : se mettre d’accord sur des routines de travail pour maintenir
les trois premières étapes au fil du travail courant, et pour établir
ensemble de bonnes pratiques de préparation et de rangement pour
chaque tâche. Il faut ainsi se mettre d’accord sur comment débuter ou
finir le travail ;
Shitsuke  : chaque changement requiert une discipline pour être
maintenu dans la durée et l’équipe doit se prendre en main pour établir
sa discipline de contrôle et de mise en cause des efforts précédents.
Le 5S est très loin d’une approche de propreté des espaces telle que
« range ta chambre ». Il s’agit d’une méthode de développement de l’esprit
d’initiative d’une équipe. Elle ne fonctionne en tant que telle que si le
management s’implique et facilite les réalisations envisagées par des
moyens et de l’intérêt.
Le « kaizen en équipe » : le but du kaizen en équipe est d’encourager les
équipes à se prendre en main sur leurs méthodes de travail et à prendre
l’initiative de les modifier en continu pour régler les points difficiles,
faciliter le travail et améliorer les performances. Pour aider une équipe à le
faire, il est possible de suivre une méthode de réflexion standardisée :

L’équipe clarifie le gain envisagé ou le point de


OPPORTUNITÉ D’AMÉLIORATION
difficulté à éliminer et le bénéfice attendu.
L’équipe apprend à détailler sa méthode de travail
actuelle, afin de mieux comprendre les raisons de
ANALYSE DE LA MÉTHODE ACTUELLE
chaque façon de faire et d’isoler les points bloquants,
dangereux ou malcommodes.
L’équipe présente une idée pour changer la façon de
IDÉE NOUVELLE
faire et les impacts escomptés.
L’équipe se demande qui d’autre elle doit convaincre
PLAN DE TEST ET DE VALIDATION et ce qu’il faudrait présenter comme tests positifs
pour obtenir leur accord et leur soutien.
Une fois l’idée testée, comment peut-elle être réalisée
PLAN DE MISE EN ŒUVRE
concrètement et adoptée au quotidien ?
Quand le changement est pratiqué pendant un
moment, l’équipe évalue si les résultats escomptés
ÉVALUATION
sont là, s’il faut changer quelque chose et si l’idée
peut s’appliquer ailleurs.

Ici encore, le but n’est pas l’amélioration pour l’amélioration, mais


l’entraînement des équipes à adopter un regard différent sur leurs pratiques
et à prendre des initiatives – il s’agit en fait de développer le muscle de
l’apprentissage en « double boucle », décrit plus haut.
Les suggestions individuelles  : le but de toutes ces méthodes est de
développer le flux d’idées dans l’entreprise et, de ce point de vue, rien n’est
plus précieux que la suggestion individuelle. Mais comment soutenir une
personne qui a une idée face à la pression conservatrice du collectif  ? Le
management de terrain a un rôle essentiel à jouer pour accompagner chaque
personne, de la formulation de l’idée à la réalisation concrète (être là même
si c’est un autre service ou un prestataire qui réalise). Pour cela il est
possible d’utiliser un tableau de suivi :
DATE IDÉE TEST VALIDATION ADOPTION
Aider la Trouver l’espace Aider la Adopter l’idée
personne à et les astuces personne à dans les
préciser son pour tester l’idée présenter le test standards de
idée en termes rapidement sans à ses collègues travail et la
d’avant/après et engager de gros et les convaincre présenter au
de moyens des bénéfices management
bénéfice/risque

Ces différentes méthodes du Lean sont facilement interprétées par le


raisonnement exploitant comme la recherche de bénéfices – la recherche de
«  la bonne idée  » qui nous permettra de gagner de d’argent – et,
malheureusement, c’est ainsi que les programmes de suggestions sont
construits le plus souvent dans le modèle invisible. Du point de vue du
raisonnement apprenant, le résultat n’a qu’une importance secondaire  : ce
qui compte est le nombre d’idées mises en œuvre. Nous travaillons la
capacité d’initiative des équipes et le savoir-faire du management pour
soutenir ces initiatives. Notre but est de changer la relation des personnes
avec leur travail  : retrouver le plaisir de l’artisanat et le contrôle sur ses
moyens et méthodes de production.

Partager les idées pour en encourager d’autres


Les initiatives fonctionnent rarement du premier coup – il faut apprendre à
les faire marcher. Plus surprenant, les meilleures idées ne s’appliquent pas
toujours à l’endroit où elles sont conçues. Le transfert de domaine est un
des éléments essentiels de la créativité. C’est pour cela que le flux d’idées
est l’un des facteurs les plus puissants de la performance : il faut apprendre
à partager et construire sur les idées des autres.
Le Lean ne déploie pas des « meilleures pratiques » une fois qu’elles sont
finalisées. L’outil Lean est le yokoten, un terme japonais qui signifie copier
et améliorer. Le management a un rôle fondamental dans l’innovation car
c’est grâce à lui que le yokoten se réalise. Les deux gestes à apprendre sont :
«  Parlez-en à un tel  »  : apprendre à rediriger les personnes vers une
autre personne plutôt que de partager l’idée elle-même ;
animer des communautés de pratiques  : quand il s’agit d’un sujet
récurrent, une communauté de pratiques est un endroit de partage et
d’échange qui permet la diffusion comme la construction sur des idées
nouvelles et suscite des initiatives de plus en plus riches.
Co-construire repose sur l’écoute et le partage. En écoutant (sans
nécessairement être d’accord) les parties prenantes afin de mieux
comprendre leurs perspective, soucis et craintes, il est possible de les
amener à participer au changement en cours. En créant un environnement
d’écoute active à l’égard des idées et des initiatives des uns et des autres, on
engage les gens dans le projet collectif et on crée de l’attachement – entre
les personnes et pour la collectivité. Le flux d’idées est une métaphore qui
reflète en fait la solidité des liens affectifs des personnes entre elles et leur
investissement pour changer les choses.

Mener les changements un à un


Co-construire se fait changement par changement. Une fois acceptée, une
nouveauté doit s’intégrer dans le fonctionnement de l’organisation, ce qui
requiert des changements de la part des responsables des ressources
sollicitées. Sans cela, la nouveauté sera rejetée lorsque la force de rappel du
statu quo se mettra en œuvre. Le cadre principal de la co-construction est
son principe d’adoption  : une idée nouvelle part généralement d’une
personne, qui doit la faire adopter par son équipe, son département, le reste
de l’organisation, puis le marché dans son ensemble.
Pour créer un environnement favorable au changement, le dirigeant peut
créer une revue hebdomadaire des changements au sein de son comité de
direction. Une fois par semaine, un membre du comité de direction peut
présenter aux autres membres le changement qu’il ou elle est en train de
mener, afin que chacun voie les effets que ce changement aura sur leur
activité et comment s’y préparer.
L’outil classique du Lean est la présentation du changement sur une seule
feuille de papier A3 (ou l’équivalent électronique) :
CHANGEMENT PROPOSÉ
1-Contexte : qu’est-ce qui a amené le 5-Stratégies alternatives : quelles sont les
changement, quel est le bénéfice alternatives étudiées et pourquoi a-t-on
recherché ? choisi celles-ci, en termes d’impact, sur
quels critères ?
2-Analyse : quel est le problème dans la 6-Mise en œuvre : qui doit faire quoi pour
situation actuelle, où exactement se produit que ce changement devienne opérationnel
le problème et quelles sont les principales et comment ce plan sera suivi ?
causes identifiées (et mesurées) sur le
terrain ?
3-Objectif : quelles cibles se donne-t-on 7-Résultats : ce qui est mis en place pour
pour représenter la victoire ? mesurer les résultats et évaluer les progrès.
4-Modèle causal : quel raisonnement de 8-Standardisation : si le changement
fond sur les causes racines explique le s’avère positif, que faut-il changer dans le
changement proposé ? reste de l’organisation pour qu’il devienne
permanent ?

Tout comme cadrer, co-construire est un savoir-faire de collaboration. Si


les changements ne sont pas compris, ils ne seront pas adoptés. S’ils ne sont
pas discutés, ils ne seront pas compris. S’ils ne sont pas préparés du point
de vue des autres systèmes de l’organisation, ils seront rejetés par le statu
quo.
Former au quotidien les managers à 1) expliquer la logique des
changements qu’ils envisagent, 2) les discuter avec leurs collègues et 3)
obtenir un accord sur l’intégration de ces changements au fonctionnement
normal de l’organisation est une condition nécessaire de la co-construction.
Rien ne se co-construit tout seul, cela s’apprend, tous les jours. La tentation
exploitante d’obtenir le plus de pouvoir et de soutien possible pour imposer
aux autres ses changements est toujours présente, mais il faut comprendre à
quel point les résultats sont ensuite décevants. Pour obtenir une vraie
intelligence collective, chaque modification doit être librement consentie,
pas imposée.

L’intelligence collective est émergente


L’intelligence collective est une propriété émergente des systèmes. Elle
n’est pas le résultat d’un processus.
La capacité d’aller au-delà de l’apprentissage, pas par simple réactivité,
mais d’apprendre des réactions plus adaptées et plus adaptatives, se trouve à
la rencontre de trois conditions  : la compréhension, la coopération et la
coordination.
Bien évidemment, peu de chances d’intelligence sans compréhension de
la situation actuelle et des moteurs de la situation future. Pas non plus de
coopération sans des réseaux de confiance et sans démarches et outils
communs. Et bien sûr, l’un et l’autre n’aboutissent à rien de concret sans
coordination des efforts, action collective et partage des gains.
Historiquement, Toyota a développé son système d’apprentissage, le
Toyota Production System, de bric et de broc, en bâtissant sur les idées des
uns et des autres  : les machines autonomes de Sakichi Toyoda, le juste-à-
temps de Kiichiro Toyoda, le kanban de Taiichi Ohno, le kaizen d’Eiji
Toyoda, le chief engineer de Kenya Nakamura, le A3 et la qualité totale de
Masao Nemoto, l’obeya (à l’occasion du développement de la Prius)
d’Uchiyamada et ainsi de suite. Au fil des documents, on voit le système se
développer, puis se stabiliser au moment où Toyota le communique à ses
fournisseurs pour le diffuser, pas à pas, dans l’ensemble de sa supply chain.
L’adoption du TPS n’a jamais été imposée et s’est toujours faite sur la base
du volontariat par la création de petits groupes d’étude et de partage d’une
demi-douzaine de fournisseurs.
Mais quand l’entreprise a construit ses premières usines aux États-Unis,
puis, dans la foulée en Europe, elle est tombée sur un os : les Occidentaux
ne plaçaient pas la même valeur sur l’apprentissage. Ils attendaient des
meilleures pratiques à appliquer, un point c’est tout. Tout le monde se
trouvait très décontenancé par l’insistance des vétérans sur l’étude
individuelle et l’approfondissement des réflexions.
Se confrontant au problème, le leader de Toyota aux États-Unis Fujio
Cho proposa de rédiger un manuel d’utilisation du TPS à l’attention des
Occidentaux – suscitant une forte résistance du Japon. Comme pour la
formulation du TPS, la crainte, du côté oriental, est qu’en figeant une
expression du système à un moment donné, on le tue. Au final, Cho eut gain
de cause et formula un Toyota Way 2001 (2001 pour rassurer ses collègues
du Japon que ce n’était qu’une forme provisoire) qui reprend les principales
valeurs (une obsession culturelle américaine) qui sous-tendent le TPS, mais
qui est en fait un véritable mode d’emploi du système. Ce Toyota Way se lit
en deux piliers : l’amélioration continue (le challenge, le kaizen, et aller sur
le terrain pour partager le challenge et stimuler le kaizen) et le respect des
personnes (respect et teamwork).
Esprit de challenge : répondre aux challenges à long terme en prenant
des décisions qui permettent l’amélioration de l’organisation dans son
ensemble.
Esprit de kaizen  : aucun procédé ou processus n’est jamais parfait,
toujours encourager l’amélioration pas à pas pour rapprocher la valeur
du client final.
Genchi genbutsu : aller sur le terrain, à la source pour découvrir les
faits, créer un consensus sur les problèmes et prendre de meilleures
décisions pour atteindre nos buts le plus rapidement possible.
Respect : faire les plus grands efforts pour comprendre chacun selon
sa perspective et développer des relations de confiance mutuelle.
Teamwork : progresser individuellement et en équipe en résolvant nos
problèmes ensemble au-delà des frontières organisationnelles.
Le premier pilier, l’esprit de challenge, de kaizen et de genchi genbutsu,
concerne la compréhension des problèmes et des situations particulières de
tous. C’est une démarche active : on va sur place pour voir par soi-même et
comprendre les difficultés, puis on encourage les équipes à tenter des
améliorations afin de progressivement discerner les challenges long terme
auxquels nous devons faire face – il s’agit d’une démarche inductive
d’apprendre en faisant. Le deuxième pilier traite de la coopération par le
respect puis de la coordination par le teamwork.
Le Toyota Way formalise d’une part les valeurs pour bien comprendre
comment interpréter le TPS, mais indique aussi la direction à donner à
l’utilisation du TPS. Les outils du TPS ne sont pas des outils mécanistes à
appliquer à la production, mais des modes d’analyse concrète dont le but est
de produire l’engagement humain dans les valeurs du Toyota Way.
Près de vingt ans plus tard, Toyota a produit une nouvelle version de ce
Toyota Way, le Toyota Way 2020 avec les dix recommandations
managériales suivantes :
Essayer de garder en perspective les clients
et autres parties prenantes au cœur de nos
AGIR POUR LES AUTRES efforts quotidiens. Repousser les barrières
du possible en adoptant les points de vue
des autres.
Contempler où le travail d’aujourd’hui devrait
nous mener et quel sera l’impact sur ceux
TRAVAILLER AVEC INTÉGRITÉ qui nous entourent. Trouver un chemin vers
l’accomplissement de nos objectifs avec
intégrité et honnêteté.
En s’intéressant personnellement à tout,
poser des questions pour découvrir les
SOUTENIR LA CURIOSITÉ mécanismes sous-jacents aux événements
et, par cette approche du monde, générer
des idées nouvelles.
Les êtres humains sentent instinctivement
les choses d’une manière qui leur est
propre, ce dont les machines sont
incapables. Réconcilier les données
mesurées avec l’observation directe et le
OBSERVER RIGOUREUSEMENT ressenti pour interpréter les situations.
Pratiquer « aller sur le terrain pour
encourager la résolution de problèmes et
l’amélioration » pour découvrir rapidement
les solutions les plus créatives et les plus
efficaces.
Aujourd’hui, et tous les jours, prendre la
responsabilité de perfectionner nos savoir-
TOUJOURS SE PERFECTIONNER faire par nous-mêmes et ensemble avec le
cœur, le corps et l’esprit, pour répondre aux
besoins changeants de nos clients.
Nous croyons que chaque personne a une
capacité naturelle à changer les choses
pour le mieux. Chaque amélioration, petite
POURSUIVRE NOTRE QUÊTE DE L’AMÉLIORATION ou grande, a de la valeur. Nous évoluons
par le kaizen, sans jamais accepter le statu
quo et en encourageant les idées créatives,
qu’elles soient progressives ou de rupture.
En se concentrant sur l’essentiel, nous
éliminons les pertes et manageons nos
ressources prudemment pour créer de
CRÉER DE L’ESPACE DE CROISSANCE
l’espace de croissance. C’est ainsi que nous
créons une assise solide pour l’agilité et la
culture de nouvelles idées pour demain.
ACCUEILLIR LA COMPÉTITION Accueillir la compétition sans ego. La
concurrence nous pousse à nous améliorer
et à mieux servir nos clients et la société
pour créer plus de valeur et de meilleures
expériences.
Aucun travail n’est solitaire. Aucun job n’est
l’œuvre d’une seule personne. Nous
embrassons les perspectives différentes
pour transformer ces différences en
résilience d’équipe. Par un respect
RESPECTER LES PERSONNES
fondamental pour les personnes, nous
créons un environnement dans lequel tous
se sentent les bienvenus, en sécurité et
écoutés, et chacun peut contribuer de son
mieux à des buts qui font sens.
Nous devons notre existence à nos clients,
nos employés, nos partenaires, nos
DIRE MERCI financeurs et nos communautés. Nous
avons un « merci » pour chaque personne
que nous rencontrons aujourd’hui.

Ces injonctions représentent certes un idéal qui est bien difficile à suivre
au quotidien, mais surtout elles illustrent un modèle, la volonté de créer
concrètement les conditions d’une entreprise apprenante, en offrant à
chacun un chemin pour participer à cette construction collective.
L’intelligence collective est co-construite  : elle repose sur les efforts de
progrès de chacun et sur la meilleure collaboration de tous vers un but
commun.

1 «  Le recul de l’industrie a été plus rapide en France qu’ailleurs  », Le Figaro, 22 février


2014, https://www.lefigaro.fr/conjoncture/2014/02/22/20002-20140222ARTFIG00071-le-
recul-de-l-industrie-a-ete-plus-rapide-en-france-qu-ailleurs.php
Conclusion

De l’apprentissage individuel à l’intelligence


collective
Des Marines américains à Toyota, d’Apple à Amazon, les organisations
sérieuses sur leur performance placent désormais l’apprentissage au centre
de leurs démarches managériales. Pourtant, la plupart des entreprises
suivent encore un modèle exploitant et anti-apprenant. Pourquoi ?
En temps de guerre, une nation ne se blesse pas et ne souffre pas – ses
habitants sont blessés et souffrent. Une entreprise n’apprend pas, elle n’est
pas intelligente – ses membres apprennent et sont ingénieux. Toutefois,
nous n’avons aucune difficulté à imaginer une nation qui gagne ou qui perd,
une entreprise qui apprend ou une société qui réfléchit.
Êtres humains, notre premier superpouvoir est une capacité à coopérer, à
se coordonner pour collaborer autour d’une idée et pas seulement autour de
relations interpersonnelles. Les histoires que nous nous racontons nous
conduisent à construire des cathédrales ou le capitalisme international et
son tissu d’échanges mondiaux.
Quelle idée perdue dans la nuit des temps a pu conduire nos lointains
ancêtres à bâtir une civilisation de mégalithes qui s’étendait de la Suède à la
Méditerranée ? Pour quelles raisons et à quel coût humain ont-ils transporté
ces pierres géantes sur des distances aussi longues (le revers de la médaille
de la coopération autour de mythes fondateurs) ? Les structures sociales qui
le permettent produisent immanquablement des gagnants qui en profitent et
des perdants qui les subissent. Nous pouvons imaginer les utopies qui
animaient nos aïeux, comme nous pouvons imaginer les mythes fondateurs
des civilisations qui ont précédé la nôtre.
Et c’est là le deuxième superpouvoir des êtres humains  : ils savent
changer d’avis et faire évoluer leurs croyances. Il y a quatre siècles,
l’avènement de la pensée scientifique donne une direction à cette évolution.
L’empirisme permet d’écarter les idées qui étaient les plus manifestement
fausses et donne naissance à une révolution mécaniste qui nous a permis
d’exprimer notre créativité en machines utiles, de plus en plus
sophistiquées, de plus en plus complexes et nécessitant des systèmes de
coopération de plus en plus étendus et interconnectés.
Depuis cinquante ans, une nouvelle histoire s’est progressivement
imposée pour justifier la coopération : l’optimisation des moyens au service
du profit et de la valeur financière de l’entreprise (remarquez comme
chacun de ces mots a lui-même une histoire qui se raconte). Les révolutions
industrielles, depuis toujours, ont été mues par un équilibre entre une
logique exploitante et une logique apprenante  : les inventions des
innovateurs donnent naissance à des entreprises qui les exploitent et qui, on
l’espère, réinvestissent dans de nouvelles innovations. Or c’est de moins en
moins le cas.
Depuis le tournant du siècle, le principe d’exploitation a pris le pas sur
l’innovation (masqué par quelques innovations spectaculaires comme les
Smartphones ou les voitures électriques). Nos challenges sociétaux, issus
des effets de bord de cette exploitation sans retenue, vont croissant  :
environnement, inégalités, pandémies. La crise de l’apprenance est réelle.
Michael a eu la chance de rencontrer Robert King Merton1, l’un des
pères fondateurs de la sociologie américaine, qui lui a confié que l’idée la
plus importante de son œuvre était le théorème de Thomas2  : «  Les
situations que les hommes définissent comme réelles sont réelles dans leurs
conséquences. » Quand les dirigeants d’entreprises considèrent que la seule
raison d’être de l’entreprise est le profit court terme pour soutenir le prix de
l’action, que le ressort managérial principal est le lien de subordination et
que les économies d’échelle s’obtiennent par la standardisation des
processus, leurs conséquences sont bien réelles et nous les vivons tous les
jours.
L’apprenance est une coordination de la collaboration humaine selon un
autre narratif  : l’adaptation aux réalités de la situation, aux besoins des
clients et des employés, et aux challenges de la société. Pour permettre aux
individus de coopérer et de créer une intelligence collective, l’idée
d’apprenance doit être opérationnelle, pragmatique et facile à visualiser. Les
entreprises apprenantes construisent cette histoire autour de trois axes
structurants :
une théorie de l’apprentissage : pourquoi est-il nécessaire de s’adapter
pour réussir, et comment chaque personne apprend ;
un cadre d’apprentissage dans le courant du travail : les organisations
apprenantes créent des espaces d’investigation, de réflexion, de
formation et d’expérimentation dans le cours du travail quotidien ;
une culture de managers apprenants  : la promotion de managers qui
pratiquent le raisonnement apprenant au quotidien et servent
d’exemple tout en guidant l’apprentissage de leurs collaborateurs et la
collaboration entre les services.
Nous devons réapprendre à apprendre. Le modèle de management
financier est devenu une évidence qu’on ne voit plus alors que chaque
décision et chaque raisonnement en sont empreints. Nous devons nous
réapproprier l’évidence de l’apprentissage en comprenant l’urgence de son
besoin, ses ressorts et ses pratiques. L’apprenance telle que nous la
définissons ici est l’idée autour de laquelle nous pourrons coordonner
l’apprentissage individuel pour créer des solutions plus intelligentes
collectivement.
Parmi les entreprises apprenantes que nous avons pu observer, Toyota se
distingue, d’une part, pour sa résilience (et son succès continu) et, de
l’autre, pour avoir formalisé et placé la méthode d’apprenance au cœur de
son modèle managérial : le Lean. Ce n’est pas une méthode à appliquer, et
ce n’est certainement pas un point d’aboutissement. C’est une base solide
pour se lancer et dont on peut s’inspirer sereinement si on l’interprète
correctement, comme un système apprenant de développement des
personnes et non comme une méthode exploitante pour accroître la pression
sur les processus et ceux qui les mettent en œuvre.
Nous avons partagé avec vous ce parcours depuis une théorie et une
pratique de l’apprentissage individuel à la construction d’un cadre
apprenant. Puis nous avons mis en lumière les logiques de management des
situations qu’il faut changer pour apprendre à apprendre, afin de clarifier le
« pas à faire » et d’en montrer la mise en pratique possible dans la routine
du quotidien ou dans les situations de choix pressants.
Nous terminons ce chemin en vous posant les questions fondamentales
de l’apprenance :
Comment voyez-vous les choses ?
Comment vous y prendriez-vous ?
Quelle est la première chose à apprendre ?

1 Robert K. Merton, « The Thomas Theorem and the Matthew Effect », Social Forces, vol.
74, Oxford University Press, 1995.
2 Pour William Thomas : « If men define situations as real, they are real in consequences »,
in The Child in America: Behavior Problems and Programs, coécrit avec Dorothy Swaine
Thomas (Alfred A. Knopf, 1928).
Remerciements

Ce livre est né de très nombreuses rencontres. La rencontre décisive a eu


lieu en janvier 2013, lors d’une journée organisée par SOL France autour du
thème « L’apprenance n’atterrit pas, le Lean ne décolle pas ». Merci à tous
les membres de SOL, particulièrement Irène Dupoux-Couturier et Odile
Schmutz qui nous ont challengés ce jour-là, nous incitant à explorer le
dialogue prometteur du Lean et du Learn.
Merci à tous nos compagnons de route, dans nos entreprises, dans nos
réseaux d’entrepreneurs (du CJD à l’APM) qui nous ont permis, sur le
terrain, de vivre et partager, de décrire et d’écrire la puissance apprenante
du Lean et la dynamique Lean de l’Apprenance.
Merci à toutes celles et tous ceux qui, à la tête de leurs entreprises, font
chaque jour la preuve qu’entreprendre c’est apprendre à apprendre : Steve
Anavi, Godefroy Beauvallet, Jean-Claude Bihr, Aymerik Bouchacourt,
Jean-Baptiste Bouthillon, Patricia Brochard, Benoît Charles-Lavauzelle,
Nicolas Chartier, Rodolphe Darves-Bornoz, Cyril Dané, Pierre Derome,
Boris Evesque, Benjamin Garel, Alain Genet, Marie-Laurence Gouraud,
Nicolas Guillemet, Julien Laure, Jérôme Lecat, Emmanuelle Legault,
Bénédicte Mercier, Margaux Mercier, Alexandre Mulliez, Christophe
Riboulet, David Sobel et Jonathan Vidor.
Merci aux experts Lean qui les aident à transformer leurs entreprises  :
Chloé Dru, Juliette Dumas, Philippe Fenot, François-Xavier Fuhrmann,
Cyril Gras, Rémy Luciani, Christophe Ordano, Pierre Palliez et Séverine
Ruault.
Merci aux membres du groupe de travail sur le Lean Sensei, Nicolas
Chartier, Pascale Coignet, Sandrine Olivencia, Daryl Powell et Eivind
Reke, ainsi que Dan Jones pour son mentorat éclairé et bienveillant et Tom
Ehrenfeld pour son soutien éditorial.
Merci également à toute l’équipe de Lean Sensei Partners pour les
discussions animées sur ce qu’est une réelle transformation Lean  : Siham
Bentalab, Catherine Chabiron, Bérénice Duthuillé, Frédéric Fiancette,
Richard Kaminski, Sophie Lasserre, Cécile Roche et Priscilla Saunier.
Merci à Caroline Sauvegrain pour son soutien aux conférences du lundi,
qui nous permettent d’explorer les dimensions managériales de
l’apprenance.
Merci à tous nos collègues de l’Institut Lean France pour le soutien de
cette communauté Lean qui montre que l’apprenance touche toutes les
entreprises, partout, quelles que soient leur taille et leur industrie.
Merci à Catherine Ballé pour sa relecture patiente et précise.
Merci à Guillaume Bertrand qui a rendu possible cette œuvre commune
et à Céline Hyrien et Laura Belli-Riz qui nous ont accompagnés dans sa
finalisation, ainsi qu’à Claire Anne pour les illustrations.
Anne-Lise  : Merci à ma famille, Hugues, Nina et Rosa-Lou pour leur
soutien tout au long de ce projet de livre, et un merci tout particulier à mes
trois coauteurs pour cette belle aventure d’écriture collective.
Michael : Merci à mon épouse Florence et mes fils, Alexandre et Roman,
pour leur patience et leur soutien dans le travail d’écriture.
Régis : Merci à Séverine, Chloé, Roméo et Tom pour leur patience et leur
soutien.
Jacques  : Merci à nos petits-enfants Chloé, Quentin, Henri, Clément,
Hugo et Timothée qui nous montrent chaque jour qu’apprendre à apprendre
est un jeu d’enfant.
Des mêmes auteurs

Michael Ballé
Le Management Lean, Pearson, 2020, 2e édition (avec Godefroy
Beauvallet)
Devenir un Leader Lean avec un Sensei, Eyrolles, 2020 (avec Nicolas
Chartier, Pascale Coignet, Sandrine Olivencia, Daryl Powell et Eivind
Reke)
La Stratégie Lean, Eyrolles, 2018 (avec Jacques Chaize, Daniel Jones et
Orest Fiume)
Organiser les services de soins  : le management par la qualité, Masson,
2004, 2e édition (avec Marie-Noëlle Champion-Daviller)
Les Modèles mentaux, L’Harmattan, 2001
Reengineering des processus, Dunod, 2000

Jacques Chaize
Le Guide de l’organisation apprenante, Eyrolles, 2019 (collectif)
La Stratégie Lean, Eyrolles, 2018 (avec Michael Ballé, Daniel Jones et
Orest Fiume)
Repenser l’entreprise, Le Cherche Midi, 2008 (avec Félix Torrès)
Le Grand Écart, Village Mondial, 1998
La Porte du changement s’ouvre de l’Intérieur, Calmann-Lévy, 1992

Régis Medina
Learning to Scale, Régis Medina, 2020
La Pratique du lean management dans l’IT, Pearson, 2012 (avec Marie-Pia
Ignace, Christian Ignace et Antoine Contal)
Gestion de projet : EXtreme Programming, Eyrolles, 2004 (avec Jean-Louis
Bénard, Laurent Bossavit et Dominic Williams)
Merci d’avoir choisi ce livre Eyrolles. Nous espérons que sa lecture vous a
été utile et vous aidera pour mener à bien vos projets.

Nous serions ravis de rester en contact avec vous et de pouvoir vous


proposer d’autres idées de livres à découvrir, des nouveautés, des conseils
ou des événements avec nos auteurs.

Intéressé(e) ? Inscrivez-vous à notre lettre d’information.

Pour cela, rendez-vous à l’adresse go.eyrolles.com/newsletter ou flashez ce


QR code (votre adresse électronique sera à l’usage unique des éditions
Eyrolles pour vous envoyer les informations demandées) :

Vous êtes présent(e) sur les réseaux sociaux  ? Rejoignez-nous pour suivre
d’encore plus près nos actualités :

Eyrolles Business et Eyrolles Web Dev et Web Design

Eyrolles Business

Eyrolles Business

Merci pour votre confiance.

L’équipe Eyrolles.
Pour suivre toutes les nouveautés numériques du Groupe Eyrolles,
retrouvez-nous sur Twitter et Facebook

@ebookEyrolles

EbooksEyrolles

Et retrouvez toutes les nouveautés papier sur

@Eyrolles
Eyrolles

Vous aimerez peut-être aussi