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HENRI MICHAUX

CHEMINS CHERCHÉS

CHEMINS PERDUS

TRANSGRESSIONS

1981
CHEMINS CHERCHES, CHEMINS PERDUS,

TRANSGRESSIONS
© Éditions Gallimard, 1981.

EN MARGE DE « CHEMINS CHERCHÉS,

CHEMINS PERDUS, TRANSGRESSIONS »

FRAGMENTS INÉDITS DE « MAINS ÉLUES »

© Éditions Gallimard, 2004.


Table des matières
HENRI MICHAUX
CHEMINS CHERCHÉS
CHEMINS PERDUS
TRANSGRESSIONS
I. LES RAVAGÉS
II. COUPS D'ARRÊT
III. EN ROUTE VERS L'HOMME
IV. L'ENFANT-SINGE DU BURUNDHI
V. LA MESSAGÈRE PARTIE EN AVANT
VI. QUAND TOMBENT LES TOITS
VII. JOURS DE SILENCE
DISTRAITEMENT FRAPPÉS, RYTHMES
GLISSEMENT
JOURS DE SILENCE
ONDE
CONSCIENCES
DÉTACHEMENTS
DÉSENSEVELISSEMENT
AFFRANCHI
LE LIMPIDE
QUAND LE RÉEL A PERDU DE SA CRÉDIBILITÉ
UN SEUL NAVIRE RÉPONDRA À TOUT
VIII. MAINS ÉLUES
En marge de « Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions
»
Fragments inédits de « Mains élues »
FILLE DE LA MONTAGNE
Textes et fragments inédits relatifs à « Fille de la montagne »
[FRAGMENT DE « FILLE DE LA MONTAGNE »]
[AUTRE FRAGMENT DE « FILLE DE LA MONTAGNE »]
[DEUX VERSIONS D'UN TEXTE RELATIF À « FILLE DE LA
MONTAGNE »]
[AUTRE TEXTE RELATIF À « FILLE DE LA MONTAGNE »]
I. LES RAVAGÉS

Se montrant, ils se cachent.

Se cachant, ils se montrent.


Pages venues en considérant des peintures d'aliénés, hommes
et femmes en difficulté qui ne purent surmonter l'insurmontable.
Internés la plupart. Avec leur problème secret, diffus, cent fois
découvert, caché pourtant, ils livrent avant tout et d'emblée leur
énorme, indicible malaise.

Celui qui de l'atteinte des « entourants » tient à être préservé, se


garde à présent par un volumineux corps irrenver – sable de grand
quadrupède, en lequel il s'est animalement mué. Une queue léonine
s'achevant en griffes, capable aussi de fouetter, se trouve à demi
ramenée vers l'avant, prête, décidée.
Dispositif de défense en place, il attend. Dans la constance, dans
la méfiance.
Un malaise profondément situé n'empêche pas une sécurité
assise sur des idées inébranlablement implantées.
Bloc de silence qui ne se laisse pas pénétrer, qui ne laisse rien
pénétrer.
Sphinx qui ne répond pas à vos questions, qui sans bouger,
muettement, pose ses questions, les plus graves d'entre les
questions. De face, et toujours les mêmes.
Appuyé de tout son long sur sa base considérable, en
possession du savoir de l'indicible, le sphinx à l'œil d'homme garde
sa pose qui ne doit plus être dérangée.

Renversé, lézardé, morcelé, toute appartenance humaine


oubliée, c'est seulement comme un sol que celui-ci maintenant se
perçoit, sol indéfiniment déchiqueté, aux croulantes mottes
anonymes, dressées-déjetées, qui n'est même plus un terrain, mais
les vagues d'une mer démontée, d'une mer de terre en désordre, qui
jamais plus ne se reposera.
Sous cette forme informe, qui le prive de lui, il survit, empêché de
se reprendre. Incessant écroulement.
Fragments indéfiniment  ; fragments, failles, fissures. Epave
oblique.

La vague, la double, la triple vague, la vague, droit devant soi,


qui se soulève, occupant démesurément l'espace, porte des yeux en
ses lents tourbillons.
Majestueusement roulant et se déroulant, sans fin venant sur lui,
elle apporte, emporte, rapporte des yeux, de vastes yeux aux
regards de reproche, de ressentiment.
En suspens dans la houle montante, ils ne le lâchent pas, ne
voient que lui, ne sont là que pour lui, des yeux qui veulent le mal,
des yeux pleins de furie, sur les vagues toujours revenant, à
l'énergie géante.

Sur une plaine liquide d'une vaste étendue, dans une pirogue,
colossale, pondéreuse, protestante, venue du Nord, il se tient, raide
et seul, seul' comme on peut l'être lorsqu'on n'est pas dans la voie
du salut, lorsque dans la zone noire, on a forcé le passage interdit.
Autour, l'eau  : absolument tranquille, ni animée ni aimée, une eau
lourde.
Sur ce plan horizontal où pénible est la progression, comme s'il
se trouvait sur une pente à remonter, l'homme du retrait, ermite
d'« Absolu », ne montre que son dos, droit comme un mur.
Le sérieux de l'idée unique l'habite. Un sérieux contre tous.
Certitude entre tous. Une mélancolie pourtant, une détresse de fin
de monde, une fatalité irrenversable habitent le paysage froid où
passe celui qui tellement se trompe sur lui-même.
La lourde pirogue monoxyle va s'enfonçant lentement dans
l'espace mort.
Ciel bas. Oiseaux à une seule aile. Arbre sans branches.

Têtes qui ont passé par quelque chose d'aussi grave que la mort,
qui n'ont pu se sauver sinon pauvrement.
Têtes du passé, qui savent la nuit de la vie, le Secret,
l'innommable horrible sur quoi l'être s'est appuyé.
En lutte contre le flou, masses qui vainement essaient de se
refaire, luttant contre le pâteux qui envahit.
Têtes atteintes profondément, qui n'ont plus confiance, qui se
souviennent.
Une d'elles gravement défoncée, aux larges yeux, semblables
pour la fixité à ceux d'un poisson, les muscles oculomoteurs comme
bloqués de façon à ne plus jamais pouvoir regarder que de face,
face aux autres, face, comme le défi fait face.
Un nez géant, débordant, déporté, de travers, tordu, de la base
au sommet tordu, semble presque de profil.
Par-dessus, inaltérés par la torsion, qui devrait être pénible
(comme l'anneau dans les naseaux des taureaux domestiqués) et,
même  » être proprement épouvantable, les yeux impavides –
magistrale discordance, signature de son mal – font comme si de
rien n'était  ; dans cet impossible contraire, si contrariant, ils
continuent, ils maintiennent.
L'habitant de la face en désordre n'abandonne pas.

Demeure aux fenêtres aveugles.


L'ombre est dedans, monumentale. Habitée, lourde, luxurieuse.
Rondeurs, ampleurs. La fumée femelle se condense. Instables
ensuite. Insatiables rongeuses ensuite. Marguerites de crânes.
Regrets ? Remords ? Misère ? Entêtement ?
Le Palais profané garde une vache.

La fille, sa virginité perdue, et sur qui brame un cerf, sans


résistance l'emporte, avec sa couche et tout, un caïman gigantesque
qui bientôt plonge et s'enfonce dans les eaux.
Des fleurs tombent, des fruits sont arrachés, des racines
terreuses remontent à la surface. Ainsi est remémoré le viol d'il y a
longtemps, à jamais insupportable.
Dans la pauvreté des hardes, dans l'indigence du grabat, dans le
mourant coloris des fleurs, dans la petitesse des mains, dans les
torsions grimaçantes de la robe emportée, dans le grouillement
derrière elle de tourbillons excessifs, la malignité des forces
adverses parle.
Penchées dessus, faussement débonnaires, des figures
étrangères, têtes aux colliers de limaces ou de larves, faces d'êtres
distants, qui n'offrent aucun appui, immuables, hypocrites masques
sociaux. À gauche, en bas, une fois encore le crocodile avec la
victime s'enfonce sous les eaux.

Munie de la bille de verre (laquelle ne change pas), la tête à l'œil


unique, la tête faible mais têtue, qui ne se laissera pas conduire, qui
ne se laissera pas séduire, tête enflée du « quant-à-soi », est aussi
celle qui, coupée de tout et hors du rang se tient, se maintient à une
hauteur insolite.
Éternelle quasi.
À part, posée sur un rameau petit, insuffisant, mais qu'elle a
voulu qui lui suffise, elle considère l'horizon plutôt que le sol, si
fâcheusement quitté pour des hauteurs sans base, sans avenir, sans
plus pouvoir être quittées… et en somme pas bien grandes.
Elle est arrivée.
Un éventail s'ouvre en la tête faible, qui se croit forte, un éventail,
comme qui dirait un paon. Et c'est bien cela, un paon, qui
inutilement, inefficacement fait la roue.
Des sortes de rats – ou de tous petits hommes à quatre pattes –
courent au sol. Elle est au-dessus de cette engeance.

La zone, où est venu s'arrêter ce trois-mâts encalminé,


merveilleusement, totalement blanc, si blanc que c'est fou d'être
aussi blanc, est immense et déserte.
N'importe le vent ou l'absence de vent ou la menace de vent, le
trois-mâts qui ne veut pas changer ne dégrée pas. Grêle, mais qui
ne se rend pas, surtout pas à l'évidence, surtout pas à celle des
variations du réel, le voici qui, à force de ne pas se rendre, a abouti
dans un espace où plus rien ne bouge, où c'est depuis longtemps la
mort de toute brise. Et pas de retour en arrière possible.
N'y a-t-il plus rien d'autre, ni personne nulle part  ? Si. Au loin
quelques plis soulevés de la multiforme étoffe des cinq mondes
montrent, serrées, en rang, à l'affût, les faces équivoques des
« autres ».
Menaçantes  ? Envieuses  ? Plutôt hors de portée, toutes
précautions prises.
Dans le calme absolu, où pas une risée, jamais, ne passe, le
trois-mâts vierge, qui ne cargue pas ses voiles immaculées,
demeure préservé des souillures sous un irréprochable ciel de glace.

10

Le volumineux Serpent, qui tient embrassée, comme sa chose,


l'épaisse jouisseuse Mère-Terre, ne la lâchera pas. Infecte l'odeur
qui en sort, on peut en être sûr. Et lui, tout ce qu'il lui fait ! Et elle ce
qu'elle se laisse faire ! (Ainsi l'inavouable tout de même avoué.)
L'énorme tête du démon libidineux à la langue bifide surveille la
Terre afin qu'elle se trouve toujours loin du cône de lumière. Ce n'est
pas que tellement loin passent les rayons admirables, clairs et
régénérateurs, mais, de toute évidence elle n'ira pas jusque-là,
occupée, embrassée, alourdie irrémédiablement. Des filets
l'entourent, comme si elle n'était pas encore assez tenue.

11

Un guéridon est veillé par deux cygnes. Chaque cygne est veillé
par deux ocelots. Chaque ocelot (ou panthère ou gros chat tacheté)
par deux serpents. Chaque serpent par seize triangles, et se
trouvent les triangles sous l'observation d'yeux sans nombre,
braqués, scrutateurs.
Rien ne doit échapper à la multiple police. Rien ne peut se
soustraire à l'omniprésente Ordonnance.
On sent dans tout cela danger qu'il ne soit pas assez veillé, qu'il
y ait manque de vigilance, car un instant d'inattention suffirait. Un
instant d'inattention pourrait dans les secondes suivantes causer la
désagrégation, puis l'universelle désintégration.
Conséquence lointaine d'une Condamnation. Peut-être.
Que de déboîtements possibles dans les «  correspondances  »
de la création, le monde entier pouvant être puni par la faute
d'hommes inconscients, monde qui, en fait, pèse sur les épaules
d'un seul, lequel ne peut plus prendre de repos, devenu surveillant
obligatoire, l'unique qui sache, qui veille, qui puisse encore retarder
le désastre illimité qui approche.

12

Visages enfoncés, engoncés les uns dans les autres.


L'aggloméré de visages, surmonté d'un oiseau médiocre, est
sottement couronné comme une ridicule crétine, un soir de fête et de
trop de bière. Amas de visages, visages dans le vague comme
fœtus dans l'amnios. Mangé par un visage est un autre visage.
Irrésistiblement l'un s'agrège à l'autre, qui le subit, y tombe et périt
doucement. Visages absorbants à la longue langue d'herbivores, l'air
liquoreux, gênant, mois aux baveux désirs, qui sans se presser
s'entre – mangent.
Une figure d'amante agglutine tout un rang de figures proches,
qu'elle s'emploie à rendre tendres, puis plus tendres encore
(l'humain et la pâte si pareils, si remarquablement pareils) et la
visagophagie s'étend et augmente dans la petite butte aux fades
faces inexpressives qui s'engluent, se mangent et ne peuvent s'en
empêcher, nostalgiquement emportées dans une irréversible dérive.
Limbes d'ici-bas, de ceux qui ont perdu le pouvoir d'écarter.

13

À quelque distance du plus haut Sommet, quelque chose comme


l'Arche. Dehors, des barrages. Les hommes qu'on va prendre,
d'autres qu'on ne prend pas, refusés de la dernière heure. Les
abandonnés, les aliénés.
Mouvement intense, inutile, éparpillé, contradictoire, qui ne
cessera plus… cependant que sans profit les rayons d'un astre
semblable à un soleil passent « au large ».

14

La bête sortie du matelas, son appétit est grand. Ses dents


largement découvertes signifient à tous que le loup ne se nourrit pas
de roses. Un espace laiteux dit le trouble et l'enfantement, les
turgescences et le foisonnement et l'accroissement des jouissances.
Eh bien que va-t-il arriver à présent ?
Arriver ! A celui-ci, à jamais sur place ?
Fixes, troubles, les grands yeux téteurs du spectacle du monde
contemplent le dedans tiré au-dehors, et avec tout, avec n'importe
quoi, font du lait. Ils seront bientôt submergés, les grands yeux
penseurs. Le liquide dans l'un monte déjà et s'écoule et se répand
au-dehors sur les images qu'il ne voit plus. Du lait, vraiment, cette
laitance ?

15

Une pouliche blanche étendue, pattes repliées. Sa tête, sauf


qu'elle est plus grande, on l'a sûrement déjà vue quelque part, sur le
col d'une jeune fille, dont elle garde l'évidente expression et pourtant
la voici dans une prairie, au cou d'une bête couchée, et elle songe,
sur la terre humide, lourde et pauvrement fleurie.
Derrière, un épais nuage, presque consistant, et qui ressemble
curieusement à la pouliche blanche, laquelle ressemble tellement à
une fille rêveuse, une fille jamais encore «  touchée  » et qui se
questionne sur son charme qui n'a pas de fin.
Langueur.
Au-delà, évasé comme une baie, un étrange espace, où
cherchent à entrer le nuage à l'étrange matière, la pouliche à
l'étrange abord et la solitaire fille, partout en quelque façon évoquée.
Et quelle robe immaculée elle possède  ! Comme elle doit être
douce, incroyablement douce, par-dessus toutes les autres robes
poulinières, merveille unique, inaccessible sur laquelle «  ils  »
devront fatalement se retourner, médusés, vaincus, au comble de
l'adoration !
Telle est dans le tableau de la campagne la fille jeune jument
rêveuse à qui tout se rapporte.

16

La femme forte, aux amples formes, aux mamelles gonflées,


lourdes, fascinantes, d'un rouge ardent, comme un retour de
flamme, la femme maléfique couverte et entourée de bijoux de
pacotille, tient, plus largement couvrant qu'un loup, un masque
autour des yeux (des yeux sans naïveté, des yeux de turpitude et de
basse domination) et présentement emporte dans sa traînante jupe,
ridiculement impériale, la trame qui retient des hommes, de tout
petits hommes.
Des couleurs heurtées, vulgaires comme la colique, disent à leur
façon ce à quoi avec les hommes elle se plairait. On ne voit pas les
instruments de torture et de tyrannie, mais on les voit mués en
brutales colorations aux raies flagellantes.
Qui, sauf le plus aboli des hommes accepterait leur invite sans
avoir décidément mis pavillon bas ?

17

Le lent quadrupède qui en ces lieux dérisoirement bourgeois


avance, entouré de tourbillons épais, montre, en soulevant de lourds
rideaux, montre par-dessus sa grande gueule triste deux yeux
considérables, pas tout à fait morts, des pleurs en réserve dans le
sac lacrymal, en somme les gros yeux bulbeux du quinquagénaire
alcoolique.
Pas décidé, pas très réveillé, l'air collant (marque peut – être du
« mal caduc »), on peut tout attendre de lui.
Passant, dans sa forme de chien, sous des tentures affreuses et
cossues, sa présence opprimante, avec insistance infligée, présence
d'ignominie fidèle, de latence animale, d'attente de crise, sans cesse
pèse comme un pouvoir enfermé dans de la cire.
Jusqu'à quand enfermé ?

18

Appartenant indubitablement à quelqu'un qui ne sait rien faire, un


corps maigre, faible, d'où chétives pendent deux menottes, signes
d'impuissance et de dépendance et de vie à vau-l'eau. Mais le
visage compte, important, anxieux, visage de qui n'a pas encore
démêlé les intentions du dieu qui si souvent lui parle et si
énigmatiquement.
Sur un horizon spongieux monte un ciel considérable, en deux
moitiés, l'une éthérée, l'autre bourrée de grosses gousses sèches.
Comment sous cette masse reprendre espoir ?
N'importe, vie inutile, vie gâchée, vie de rejetée, de tenue à
l'écart, d'enfermée, de condamnée, mais tout de même vie comme
un ostensoir.

19

L'ange mauvais, l'ange de vice et de mort, l'ange aux rayons roux


tient sous lui le dormeur qui se réveille, le dormeur affolé, qui se fait
petit, se rétrécit, n'est déjà plus grand-chose… sous le surplomb
menaçant d'un grand œil sans ardeur comme l'œil d'une hyène, et
qui fait peur.
Tandis qu'une harpe fleurit, et qu'une sorte d'ecclésiastique subit
une mutilation qui deviendra peut-être immolation, personne alentour
n'est surpris. Personne ne semble trouver là quoi que ce soit de
bizarre, d'à part et hors du naturel et de ce qui devait arriver,
répondant en effet à un problème, à son problème de pauvre diable
qui n'en sort pas : son idée, et lui dedans comme une mouche dans
une cloche à fromage.

20

Sombre, le démon de la conscience brune apparaît, l'œil dément.


Des mains crochues tiennent les cartes du jeu du destin, qu'il va
falloir deviner, plaques des mystères qui affolent celui qui ne peut,
quoi qu'il fasse, rien saisir. Pardessus, un ciel mauvais, sans
miséricorde, qui a jugé déjà, qui n'écoutera plus rien, écrasant dôme
sur lui comme serait un bruit infini de dures petites cymbales aiguës,
partout retentissantes, assourdissantes, obligeant impérativement à
se taire.
Au loin deux tours surveillent et une surface marécageuse luit.
A la limite de la sinistre influence, quatre ou cinq maigres fleurs
incertaines s'élèvent, de biais, pauvres, gênées, empruntées,
misérables.
On attend donc encore quelque chose de la vie ?
Quoi ?

21

Occupant toute la place, bouchant l'horizon, seule dans


l'entièreté du tableau, une tête énorme vient à la rencontre de qui la
regarde et donc de celui qui la peignit et la vit sur lui s'avancer
menaçante, maléfique, marquée des signes outranciers du dominant
féroce. Sans nez, sans bouche, sans front, ou le tout emmêlé
confusément par une force surhumaine du genre des tourbillons, elle
fonce, à une vitesse retenue mais irrésistible, ses immenses forces
d'agression, en réserve, toutes prêtes.
Face sortie d'un maelstrom de haine. Tout ce qui dans ce monde
jusqu'à présent à cet homme a été hostile – devenu énergie pure –
est là et cette fois le tient à sa merci.
Chargés d'un dynamisme diabolique et comme bouillonnant, les
yeux, traversés d'impulsions vampirisantes indiciblement
implacables « commandent ».
Aucune arme nulle part n'est montrée. Pas besoin.
L'irrepoussable est seul et suffit.

22

Une créature d'une espèce inconnue, tout, tout près, à l'énorme


et béante effrayante ouverture propre à engloutir, à faire disparaître
le regardeur, bientôt hypnotisé, bientôt perdu, et surtout perdue toute
idée de retour. Chute dans l'enceinte de chair. Quelqu'un
certainement en a la tentation.
Deux yeux sombres, par-dessus, globes de vision magnétique au
regard droit, monoïdéique, disent uniment  : «  Tu te décides  ? Ou
dois-je attendre encore ? » Car un peu de libre arbitre semble faire
partie de la règle du jeu, du sinistre jeu fascinant.
Des dents sur une rangée gardent – à peine – l'entrée.
Translucides presque, elles ne feraient guère de mal, sauf peut-être
à la sortie, si sortie il peut encore y avoir.
Le fond du palais caverneux, à l'intérieur on dirait des franges,
des poils, un rang de lamelles souples, noires, sortes de fanons
sombres.
Etrange entrée. La gueule d'un rouge presque ardent fait, par sa
circularité et la perfection de sa courbe, songer au parcours
admirable d'une planète autour de sa maîtresse, l'Étoile, l'Étoile dont
on ne saurait se détourner.

23

Elle trempe dans l'indéfini, la petite mongolienne venue au


monde de nulle part.
Vague forme, sur une vague voie, entourée de vapeurs, elle
chemine, brume elle-même, à peine plus dense, passant presque
inaperçue comme le passé entrant dans le présent, le présent dans
l'avenir, le crépuscule dans la nuit.
Vague et totalement désarmée.
Elle ne sait pas qui elle est, elle ne sait pas ce qu'elle faisait,
lorsque avec un tendre crayon de couleur verte et par une légère
touche elle amena distraitement au-dehors sur la feuille de papier
cette pâle forme informe et fantomatique qui, plutôt que cheminer,
flotte et voudrait continuer à flotter… sans se heurter.
Destin douteux.
Le ruban de l'existence commence seulement à se dérouler, et si
mal, pauvre enfant aux pauvres moyens.
Elle ignore qu'elle va être dirigée… manipulée obstinément,
interminablement. Ses mains, jambes, pieds, et d'autres parties de
son corps, « ils » tiennent à ce qu'elle en fasse l'occupation.
Des travailleurs en blouse blanche et aux plans définis en ont
décidé ainsi.
À la dérobée on te regarde, enfant, comme on regarde une
mongolienne, infirme, innocente, à peine humaine, et cependant…

24

Une tête au front bas, aux yeux de ténèbres, à la gueule énorme,


de ses canines pointues, a attrapé, secoue sauvagement et brise et
broie la vaine armature de l'insuffisant refuge.
L'irrémédiable est arrivé, arrive, était déjà quantité de fois arrivé,
répétition sans fin de la même « punition ».
Le nouvel abri, comme les précédents et comme seront les
suivants, a été découvert et détruit, latte par latte.
L'être sans défense doit succomber.
A l'humilié, au vaincu, à l'écrasé, il faudrait un changement
complet. Alors seulement il n'y aurait plus nécessité d'abri, et aucun
carnivore ni de jour ni de nuit n'apparaîtrait plus, du moins pas avec
des dents aussi fortes.
25

Noir, noir, totalement noir, l'avant exagérément haut (comme par


défi, un dernier défi), le milieu et l'arrière courts, un navire sans
occupants, sans équipage, sans agrès, sans rien de cet air allant,
commun à tout ce qui navigue, un navire qui ne fraye pas avec l'eau,
qui ne se mêle pas à la mer.
Lesté de noirs souvenirs, le bateau mélancolique est arrêté. Rien
à bord n'indique une manœuvre à venir.
Complètement inanimé, immobile, approximatif avec ses deux
mâts noirs mal taillés et pas très droits, il reste là, non sans une
certaine bizarre et majestueuse grandeur.
Comment cela  ? Le courage malheureux peut-être qui toujours
impressionne, la persévérance quand la mauvaise fortune, les
éléments contraires et la plus grande misère n'ont pu abattre ni
soumettre la victime.
À quelques encablures, un autre navire, avec le même mauvais
air est stoppé, unités désolées qui n'ont pas à naviguer, mais
seulement à ne pas couler, à tenir bon.
Isolés l'un et l'autre et l'un de l'autre, isolés comme un deuil où
l'étranger n'a pas accès, graves comme le secret d'un chagrin trop
profond pour être exprimé, ils demeurent sombres et « renfermés »
face à la côte déserte, malignement déserte.
Cependant parlant à leur façon, parlant drame et tragédie, à
plusieurs niveaux et en tous sens, ces intermédiaires marins d'un
autre réel, – l'obscurcissement de l'esprit, la stérilité de la pensée,
les empêchements de la conduite – répètent dans le tableau
obligatoirement maladroit, insuffisant, cependant pertinent,
l'accablante^, écrasante, omniprésente infortune dont la victime ne
voit pas la fin.

26

Apathique, sans pouvoir sur les dehors, un de ces êtres du tout


ou rien. Ce sera le rien. Il aurait quand même dû s'approprier
quelques armes, du savoir par exemple, ou un petit savoir-faire.
Avec ce peu de cartes qu'il a, d'avance la partie était perdue, ou
terriblement difficile.
Maintenant paria et paria qui ne peut revenir à la surface. Le
tampon qui l'en empêche, qui le plus l'empêche n'est pas montré, ou
à peine et aussitôt déguisé.
Le dessin qu'il fait, qu'il va faire, n'importe par où il le commence
et par où il le reprend, s'achève dans l'inextricable. Si considérables
en effet que soient les formes animales ou humaines représentées
au début, elles partent en fragments, qui à leur tour, jambes ou
pattes ou poitrail ou menton ou mamelles, se prolongent et
s'achèvent en rameaux, et ces rameaux en fibres ou fils.
Prises et ficelées par les lassos de lignes sans fin, les
représentations premières ont disparu totalement.
Ainsi l'intransmissible ne sera pas trahi.
Pourtant le doute, la méfiance reprend. Et le dessin.
Fils et fibres à présent se continuent en écriture, sur laquelle il
revient, la faisant plus fine, toujours plus fine, la recouvrant, la
traversant de manière qu'elle puisse vraiment échapper à tout
déchiffrement. À l'abri donc, lui et ses secrets, qu'enfin il peut
exprimer librement, en mots aux lettres diminuées et aplaties où il se
terre, et où ses propos s'enfoncent. Une indéchiffrabilité seconde a
été ainsi réalisée qui ne manquera pas de lasser la patience des
espions qui voudraient'' le saisir, le « retenir ».
Voire. Plus tard le dessin déjà défiguré multiplement sera déchiré
en infinis fragments, ensuite dispersés en des lieux éloignés. C'est
plus sûr.
27

Ils sont trois dans le tableau. De face, debout, rangés. Homme,


femme, enfant. Même cou, mêmes mains, même pose.
Même expression : déchargés de toute personnalité, vidés de la
particularité d'être une personne. Ainsi les peignit l'homme à la vie
interceptée  : indifférenciés. La variété du sentir perdue pour lui,
perdue pour tous.
Aucune féminité dans la femme, aucune enfance dans l'enfant.
La femme ne présente aucune différence de taille, et la tête,
strictement égale, pourrait aussi bien être posée sur les épaules de
l'homme sans qu'on remarque la substitution. Le petit entre eux
deux, sauf sa petitesse, ne montre pas d'autre différence.
« Groupe familial. »
Mais il n'a pu vaincre l'invariabilité installée en lui dont il donne la
marque à tout être qu'il peindra dorénavant.
L'anonyme impression qui l'isole, les isole. Le pouvoir de
différencier – le sel de la Terre – lui a été incompré – hensiblement
retiré.
Une même morne masculinité adulte se retrouve aussi bien dans
la femme que dans le garçon, et dans son chien même, quand il lui
arrive de l'ajouter dans le tableau, «  figurant  » avec l'invariable
expression d'un homme fermé, figé-

28

Celui-ci autrefois avait appris à peindre, faisait des tableaux


selon les normes des enseignants, dessinant à leur façon les
formes, rendant la matière, les teintes, la vie.
Dans cet endroit où on le retient depuis un certain drame grave,
on vient de lui donner de quoi peindre, couleurs à l'eau, feuilles de
papier et pinceaux.
Embarras. Situation de malaise ajoutée à son malaise. Formes ?
Quelles formes ? C'est l'informe, son affaire à présent, c'est elle qu'il
lui faudrait exprimer, s'il doit exprimer quelque chose.
Quant à la couleur…, c'est le décoloré à présent, son problème.
Comment avec des couleurs rendre l'absence de couleur, la perte de
couleur ?
Et la vie… ça n'a plus de sens, la vie, tout le contraire, c'est la
non-vie qu'il connaît, qu'il subit, qu'il voit, le béant de la vie, le gelé
de la vie, le mutisme et l'immobilité, l'impénétrabilité des êtres, ce
qu'il exprimera plus ou moins selon ses moyens.
Le visage qu'il va peindre, défait de sa couleur, vingt fois
épongée déjà et qu'il tente d'effacer encore davantage, est tellement
pâli qu'il semble avoir été seulement le lieu d'une exhalaison légère,
ou l'emplacement d'un visage perdu.
Pareillement disparaît le corps réduit, dénué d'épaisseur, par
endroits inachevé, comme s'il n'était pas nécessaire de l'avoir entier.
Méticuleusement rendu en certaines zones, en d'autres un blanc
sans plus, terra incognita.
Des bras – à quoi bon des bras maintenant ? – l'un précis mais
dont on ne voit pas l'insertion sur le corps nu, l'autre court finissant…
en une plantule. Règne végétal, le sien en somme à présent,
pareillement sans animation, sans projets, sans pensées. Inerte.
Bras arrêté que des brindilles terminent, visitées tranquillement par
des insectes.
Mal fermé, sans défense, corps envahi comme sont envahies par
la mer sur les cartes océanographiques les terres aux côtes
dentelées, déchiquetées, défoncées.
Le « rien"» avec naturel a pris la place des chairs.
Entre les jambes, un vide remonte sans s'arrêter jusqu'à la région
du cœur, haut entre les côtes en pleine poitrine qu'il fend par le
milieu où enfin il s'arrête  ; là un pâle semblant de corps fragile
délicatement, timidement se reforme comme fait de pétales roses.
L'être, un souvenir seulement  ; approximatif, fragmentaire,
difficilement suscité. L'homme (ce qu'il en reste), un rideau, un
mince rideau.
Les rapports avec l'entourage seront pénibles.

29

Un intérieur modeste : chaises, tabourets, une table, un fauteuil.


Cependant il se dégage du tableau une impression de tricot. Une
étrange possessivité en émane.
Des fils, ou ficelles (ou brins de laine) établissent des liens (ou
des empêchements  ?) qui ne devraient pas exister. La pièce n'est
plus libre.
Malaise. Dans un nouveau tableau le fauteuil à son tour est
devenu possessif.
Etonnant effort mou qui s'empare de…
De qui ? De quoi ? Du « milieu » ? D'un homme « désiré » ? Ou
possédé déjà… et toujours à reposséder ?
Armes et liens des faibles. Qui est moins fort va circonvenir.
Toute la pièce retient, veut, voudrait retenir.
Retenir, qu'est-ce pour celle qui n'a plus rien, perdues ses
pensées, son centre, les siens, ses modestes biens d'autrefois… ?
Radoteurs désirs. Retenir… mais la pièce reste vide.

30

Bruns, vastes, opaques, le ciel et la terre également terreux.


Débris. Une longue ligne inégalement brisée, de constructions en
partie écroulées, maisons penchées, un aqueduc interrompu, une
église à demi renversée, de travers, comme repoussée en arrière,
mais qui tient toujours que c'en est surprenant.
L'aqueduc enjambe de la terre. De la terre, tout ce qui demeure
après le désastre.
Devant la rangée curieusement propre et pas bien irrégulière des
récentes ruines, deux hommes leur tournant le dos, aux jambes
minces comme des pattes d'échassiers, sont en conversation.
Quoique seulement à demi couverts et mal, visiblement des non-
travailleur s. Ils ont en effet les attitudes, l'air dégagé qu'on a dans
des salons ou dans ces lieux choisis pour gens disponibles, ayant le
temps, intéressés par la discussion courtoise et des paroles à la
légère sur tel sujet qui se présente. (Est-ce pour cela qu'ils ont de si
maigres jambes dépourvues de chair?)
Les deux hommes mannequinés poursuivent leur entretien.
Fin du Monde  ? Si c'est elle, les derniers de l'humanité  : deux
discoureurs.

31

Dans le visage un œil qui n'existe plus, comme bu par un buvard.


Il en reste le pli. Œil qui a renoncé à être, ne trouvant au-dehors rien
à sa convenance.
L'autre, fermé par une large et pesante paupière semble bien
déterminé à ne pas se relever.
Un être a baissé ses volets.
Douloureuse, la bouche amère exprime assez que ce n'est pas
pour rêver à des fleurs ou à des charmes que l'œil a été refermé si
décisivement, ni pour contempler d'intéressantes constructions du
subconscient, mais pour seulement rester cantonné en sa misère, à
l'abri dans sa misère, où il y a annulation de tout, mélancolie
exceptée.
À distance, formant une rougeoyante, menaçante inégale ligne
d'horizon, un incendie, les minces lèvres d'un grand incendie.
Brasier impossible à maîtriser. On ne va pas pouvoir le contenir
davantage.
Lointain encore, encerclant déjà, que lui seul voit.

32

Celui-ci qui, enfant, presque adolescent, connut un cheval revoit


longtemps encore le géant compagnon.
Dans les habitudes sans importance de la vie de refus du petit
citadin rêveur se rouvre la patrie chevaline.
Les naseaux chercheurs, le cheval fougueux arrive, repart,
réapparaît, bourré d'impatience, intenable d'impatience.
À d'autres moments, le cheval visiblement a des problèmes, non
pas des problèmes communs ; mais les grands problèmes pressants
de l'indicible et de tout ce qui déborde et dépasse le quotidien.
Lui aussi la question de l'Absolu, immensément au-dessus de
tout, l'occupe. On dirait même que c'est sa charge : cheval-lévite…
Comment voir sans malaise celui qui vous fait face ?
Avec handicap ou non, le cheval que voici n'admet pas
l'insignifiance.

33

Le tableau :
Sur quatre pattes basses, un corps long, rudimentaire, tubulaire,
tête d'homme devant, poitrine courte, le milieu (le bassin) n'en
finissant pas et le derrière en l'air, dilaté, relevé, grand ouvert telle
une embouchure de saxo, embouchure-anus, ainsi apparaît cet
interminable humano – basset.
Homme, il l'est tout de même, comme il apparaît à la tête restée
importante de cet être infiniment embarrassé – une haute tête pour
pouvoir observer et un énorme nase sentant ce qu'il y aura à sentir.
À l'autre bout plus importante encore, la sphère anale – bouche
dévergondée, bouche d'égout, bouche terminus des intérieurs non
dominés – c'est un tout à la fois, comme une dégringolade, masse
malsaine d'irraisonné arrivant de partout à grands flots, pour
emmêler, engloutir, emboutir la conscience dépassée. Le saxo
l'exprimera, en plus fort, en plus bas. Il clamera à la place du faible,
apathique individu, le méli – mélo tonitruant de sa base, de ses
ténèbres, de ses entrailles devenues excessives, exorbitantes.
Envers qui ne se gêne plus, anus qui est pavillon, qui retentira, aidé
par les sons graves et outrés d'une contrebasse, dont à défaut de
l'instrument lui-même ont été dessinées sur ses flancs trois clefs
volumineuses de façon, dans le brouhaha des sons emmêlés, à en
diriger au moins quelques-uns. Le dedans appesanti, obnubilé, aura
sa mélodie.
Sons du saxo-contrebasse, pour les aveux les plus intérieurs, les
plus troublants, les plus ensorcelants, les plus inavouables, touchant
à tout ce qui lui arrive en son être ravagé et qui l'envahit de déchets,
qu'il voudrait pouvoir relancer au jour et aux oreilles de ceux qui ne
veulent toujours pas comprendre.
Dans le corps bas si étonnamment prolongé du monstrueux
animal-objet, dont l'immobilité ne doit pas tromper, est dit en vrac ce
qui, tout ordre arraché, encombre et pèse dans un homme envahi et
dépossédé de son «  moi  », lequel inconfortablement,
dangereusement, inharmonieusement tente encore, vaille que vaille,
de se reconstituer.

34

L'Homme marqué.
Tout devait passer par le cercle. C'était sa vie, passer, avoir à
passer par la blancheur. Il n'eut pas la persévérance. Il n'avait pas
les moyens pour garder le courage de continuer. Et puis le mal de la
maladie est venu, autre glissement, autre chute, autre invasion…
Ascension maintenant impossible.
Parmi les communes présences il reste l'homme marqué.
Marchant marqué, reposant marqué, vivant marqué. Le cercle de
lumière qui devait empêcher l'errance, empêche l'oubli. Captif du
ciel, cercle qui le tient à l'écart des aventures médiocres.
Porteur du signe. On ne lui enlèvera pas cela. Dans le tableau un
grand cercle blanc demeure plaqué sur lui.
Nombreux sont les ennemis du cercle  ; dès qu'ils le voient,
d'emblée furieux.
Les étangs d'âmes damnées auraient-ils aussi des cercles  ?
Cercles d'illuminations rentrées, cercles d'ombres luisantes. Une
même plaque désigne ceux qui, dans un parti ou dans l'autre, furent
désignés.
À jamais.

35

Le sentiment de la catastrophe imminente habite ces lieux… et


l'univers entier du peintre au sourire vide.
Être élémentaire, ni homme, ni singe, ni ange. L'occupation
prématurée de la Mort a tout changé.
La nature fondamentale, il la connaît à présent dans sa
mélancolie.
Sur la planète l'envahissement funèbre de plus en plus.
Ailleurs, un désordre qui n'en est pas un. Même la plus évidente
inappropriation d'objets est encore appropriée, disant justement la
grande inappropriation de tout, par tout, tout de travers se
chevauchant contradictoirement mais toujours pour arriver à l'issue
fatale.
Fin du monde, à qui sait voir, à qui sait comprendre les signes
avant-coureurs.
Dans un autre tableau, un soleil, un grand soleil de sang occupe
toute la place : l'avenir.
Cependant, dans les tableaux même les plus désordonnés,
toujours une place reste nette, absolument imper – turbée.
Singulièrement ce coin demeure préservé de la destruction des
mondes, comme aussi de tout découragement, délire ou malfaçon.

36

Celui qui se montre ici dans ce tableau les jambes enroulées


autour de la tête et un bras sortant de la poitrine, ce n'est pas un
symbole, une analogie, une prétention, une bizarrerie, il subit cela,
tel quel, comme il le montre, ressenti aussi désespérément.
Même si les jambes au cou qu'il a dessinées peuvent avoir
quelque chose de commun avec « prendre ses jambes à son cou »,
expression dont le cocasse, l'incohérence, l'absurde à la fois et la
justesse le frappe d'une façon unique, et le fascine, c'est pour
s'imposer à lui et le ramener une fois de plus à son état misérable,
aucunement semblable à la ridicule association de mots que les
autres aperçoivent.
Le menton pendant et en torsade (!), comme un déchet
incompréhensible, comme une ordure épouvantable, c'est vrai, vrai,
totalement vrai.
Par un arrachement à partir de l'épaule, un membre s'est
détaché, un autre bras (?), un tuyau plutôt.
Il n'a pas à travestir le réel, c'est le réel lui-même, comme il le
sent, comme il en est accablé, c'est ce qui lui reste de corps, qui
ainsi défait se présente maintenant, impossible à regagner comme
auparavant.
Qui dans pareil état, avec pareil problème, irait se laisser distraire
par une prise d'otage, un soulèvement de terres ou de troupes au
loin ?
Il entend crier dans le fin fond de son oreille une autre voix, celle
d'un parleur, occupant la place, ayant tout le savoir du monde, pour
de quelque endroit que ce soit venir jusqu'à lui et l'atteindre dans
son fond sans défense et lui dire et répéter ce qu'il voudrait ne
jamais avoir entendu, l'incessante immonde accusation.

37

Ses forces ont diminué, vont de plus en plus diminuant. Le


moribond fiévreux va céder, devra céder.
Lentement les formes de la population de l'Au-delà arrivent. On
dirait une dérive. La prochaine mort les a mises en route.
Sur l'oreiller, la tête anguleuse, creusée, proie qui ne peut plus
grand-chose pour sa défense. Sa résistance rongée il est à point,
exténué, bientôt immobile.
Elles, lentes, inéluctables, arrivant, dirait-on en flottant,
supportées par rien, pâles, glabres, têtes inexpressives comme de
phoques imberbes, ou de pumas albinos, presque sphériques, signe
d'égalité.
Lui, l'impulsivité même (qui à présent serait risible), amaigri.
Elles, pleines, à leur aise, nœuds d'un calme non terrestre, voguant
sur un courant invisible. Prêtes, attendant la dernière transe avant la
fin.
L'agression va commencer à la frontière ou un peu avant.
Maîtresses d'elles-mêmes, avides d'envahir, d'entourer, d'investir le
nouveau venu elles guettent, sans brusquerie inopportune.
Dans un angle du «  tableau des approches de la Mort  », peint
par l'angoissé, la Terre, toute la terre sûrement est en train de faillir.
Au loin, un rien d'horizon gris – celui du Passé  ? – comme une
dernière averse.

38

Disgracieuse, devenue digne, dure, à allure de gouvernante,


chantonnant par moments, en grande colère imprévisible à d'autres,
la femme sans attraits, sur le papier est pleine d'attraits.
ENFERMÉE. INDÉPENDANTE.
Oubliée son apparence, elle offre sur l'aire aux couleurs, sa
poitrine, désormais débordante, emplie du désir de provoquer des
désirs.
Appas qui n'ont servi à rien, maintenant célébrés en cent
tableaux, citernes de voluptés, gonflés, nacrés, d'opale, ses seins de
rêve se présentent, donnés sans retenue, donnés auxquels aucun
de la foule des hommes ne pourra résister.
Le corps, son nouveau corps sur le papier qui se colore toujours
irrassasié d'amour, sans fin offre une poitrine généreuse,
surabondante avec laquelle, très voyante mais avec des marques
peu différentes, Cléopâtre et d'autres grandes amoureuses de
l'Histoire reviennent s'exhiber «  debout  » et sans expression, les
mamelles seules, impudentes, attirantes, aimantées, les mêmes
pour toutes, leurs tétins rouges, rouges, démesurément grands,
prêts à saigner, plaies de celle qui attendit et ne fut pas élue.
N'aura pu autrement se donner, la fière fille, qui à présent peint,
marmonnant pour elle seule d'inintelligibles mots.
Tandis que la vieille main gercée étale ou écrase hypno –
tiquement, véhémentement les doucereuses couleurs de l'accueil,
ou de la luxure, apparaissent sur la feuille coloriée les fiancées
dénudées qui n'en pouvaient plus, les amantes dilatées au corps
ballon, au visage en extase, les yeux sans pupille, sans prunelle,
sans sclérotique, uniquement bleus, bleu ciel, tout ciel, des yeux
refusés à tout le reste et qui s'abandonnent, livrés à l'enivrement
sans borne.
Le jeûne de l'amour aboutit ici.
Celle pour qui seul l'amour d'un prince royal, entr'aperçu une fois
chevauchant en somptueux uniforme derrière la grille d'un parc
magnifique aurait paru suffisant, reçoit, isolée, méprisée, en habits
misérables, dans l'espace étroit d'une chambre d'internée, l'inouïe
revanche d'une liberté incomparable.

39

Elle s'est mise à tout jeter par la fenêtre, bagues, bracelets, un


collier, quelques objets précieux, et, arrachés du porte-billets, des
milliers de francs à la volée, et les coussins.
Des robes tombent sur le trottoir. Nue, elle en jette encore.
Horreur de la possession. Insupportable, indigne possession.
En une minute d'illumination, le voile est déchiré.
Elle voit la bassesse de posséder, de garder, d'accumuler.
Les vêtements sur elle, ça lui fut insupportable tout à coup et les
objets réunis, assemblés autour d'elle, elle devait tout de suite s'en
arracher.
Ignoble d'avoir désiré s'approprier, garder pour soi.
À la suite de cet acte si personnel, cependant public (aperçu de
la rue), sa liberté lui fut retirée.
Elle parla d'abord beaucoup, vite, incessamment, puis presque
plus.
En même temps que d'autres internées poussée à dessiner, à
peindre, un jour des crayons de couleur furent mis dans sa main et
une blanche feuille de papier posée devant elle sur une table.
Inerte, elle fait, distraite, quelques points et traits épars, puis tout
à coup, tout à coup et sans plus s'arrêter, des fleurs, des fleurs sans
support.
Fleurs franches à corolles simples et simplement colorées, fleurs
offrandes, fleurs de naissance, fleurs marquées d'innocence.
Beaucoup. Beaucoup.
Plus de paroles, plus jamais.
Fleurs seulement, fleurs, fleurs.
Le don, donner, se donner.
« Il fallait bien la défendre contre elle-même… »
Fleurs est sa seule réponse. Fleurs, fleurs, fleurs.

40

Sur aucun arbre, dans aucun parc, en aucun domaine de Reine,


fleurs pareilles on ne vit, en aucun été, en aucune contrée, en aucun
règne.
Dans la couronne d'étranges arbres graves, à tous les niveaux,
sur toutes les ramures elles débordent, épaisses, charnues.
Arbres de la magnificence, qui en offrandes se projettent,
débordent, s'étalent  ; sans retenue pour la fille retenue, fleurs de
l'arbre du paradis, de l'unique.
Oh, ces fleurs, quelle douceur elles doivent avoir si on pouvait les
toucher.
Ainsi le cœur de l'infirme au corps douloureux, en sa peine
grande est reçu par la nature, aveuglément accueillante.
Pour son bien, pour le bien de toutes les éplorées, surtout pour te
fêter, fille folle.
Pour arranger l'inarrangeable, ces plantes partout aux mille
lèvres ouvertes, outrées, insistantes, nécessaires.
Pas de fruit dans le tableau affranchi ; rares feuilles, couleurs sur
couleurs. Dans la surcharge florale une certaine fadeur est
demeurée.
II. COUPS D'ARRÊT

En regardant la grande figure, on s'enfonce. Beaucoup déjà sont


enfoncés. À quel point, ils ne le savent pas : ils parlent encore.
Ceux qui sont destinés à être collés sur les murs de la cité, c'est
avec des déchets qu'ils seront nourris. On les a habitués à cette
nourriture. Ça doit leur suffire.

Dans le bas de la mémoire, le ciel. Des restes. Des restes de


lumière dont on ne sait que faire.

On attend des pansements. L'arrivage des pansements a du


retard.

La crasse s'épaissit.

Machines alors. D'autres machines. D'autres encore. On


trouvera. La tête est restée plastique.

Des vagues passent : de froid, de peur, de rage, d'impuissance,


d'insoumission, d'inconditionnelle protestation…
Des vagues ; pour accoster où ?

Et toujours plus bas chercher dans la citerne du corps.


Époque des latrines sacrées. Les regards ne voient plus les


mêmes parties, les mêmes ensembles non plus.

À vau-l'eau. À vau-l'eau ou dos au mur.


10

Christus n'a pas résisté à la confrontation.


11

Au-dessus des villes les nuages ne partent plus. Les matins ne


reviennent pas.

12

Violemment agitées les cages, mais toujours des cages.


13

Le Nombre augmente.
Uniformément l'œuf, par myriades, l'œuf, les sorties de l'œuf  ;
famille pour les besoins de l'œuf, famine pour les besoins de l'œuf,
chaîne sans fin, manivelle venue des désirs. Que d'ovaires offerts de
par le monde !

14

Les destins de milliers de millions d'hommes. Partout visibles,


montrés, montrés à nouveau. On les suit. Tout le monde blessé par
tout le monde. En masse en réservoirs.

15

Écouter, écouter encore, devoir d'écouter, devoir de connaître les


événements.

16

Le solitaire sera éclaboussé par tous.


17

On est là, où l'on ne peut être sans disparaître.


18

Quelques jours encore.


19

Alentour des engins à roues tournent. En haillons colorés, les


derniers en selle font encore quelques tours.

20

Il en tombe. On ne les revoit plus. Il en reste. Il en reste


énormément.

21

Les nouveaux venus. La nouvelle agitation. La nouvelle


explication. Nouveaux maléfices.

22

Criant, ils s'accrochent, ils s'accrochent. Tous, à tout prix, au


moins une fois paraître à la terrasse.

23

À peine sachant lire, déjà empereurs. Des troupeaux


d'empereurs.

24

Veille de catastrophe. Aménagement-déménagement précédant


anéantissement.

25

En civilisation attelée, la mouette et le cerf attelés au même joug.


26

Profonds sont les puits où l'on est aspiré  ; profonds comme la


mer.

27

La quantité aura prévalu.


Ils aiment tirer une corde où beaucoup sont accrochés.

28

La barrière des signes retient, la barrière des dénominations, la


barrière des injonctions. Universalité de la mathématique mesure.
Cependant ceux qui cherchent, rencontrent, en avançant,
l'impensable, de plus en plus l'impensable, l'inconcevable,
l'indéfiniment insaisissable.

29

Plus de refuges.
Espèce à l'activité démesurée, l'espèce à la croissance
démesurée aura tout coupé.

30

Étouffant, là où l'on entre, étouffant quoique ouvert à tous les


vents.

31

Présence. Hominienne omniprésence. Ses bruits, carnivores des


nerfs.
De partout, de milliers de lieues de distance leurs voix
reviennent, retentissantes, accablantes, sans répit pénétrant à
l'intérieur des chambres les plus retirées.

32

Se retirer. Qui le pourrait ? De l'espèce on ne s'évade pas.


33

Sur l'homme, sur tout homme se rabat l'hominité.


Le solitaire, en sa retraite, tourné en soi, est rejoint. Il entend, il
les entend réfléchissant, lui aussi il bêche le Monde avec des
hommes.
Comment ferait-il autrement ?
III. EN ROUTE VERS L'HOMME

Un être savant, un jour, est venu, nous a instruits, nous,


ignorants.
Il nous a appris à parler. Auparavant nous ne savions que
chanter.
Ce fut une tentation. Il ne fallait sans doute pas accepter.
Maintenant nous savons tous parler, après quelques années
d'enfance et de balbutiements. Mais à présent on n'est plus comme
avant. Ce n'est plus l'enchantement.
Il se faisait des choses. Il y avait des entreprises, des réunions,
des travaux, des préparations en vue du futur. On avait des arbres. Il
s'occupait de presque tout.
Autrefois il nous gouvernait. Nous n'avions pas à vouloir, à
décider. Nous pouvions encore jouer. Il a disparu sans qu'on se
l'explique.
Maintenant tout nous incombe à nous, il laisse faire. Il n'est plus
intéressé.
Il fait comme s'il n'était pas au courant.
Ce n'est pas la première fois qu'il s'était détaché. Certes, à ses
yeux nous ne sommes pas satisfaisants, pas non plus très
intéressants. Nos pères-prédécesseurs savaient comment
l'intéresser. Ils savaient eux, ce qu'il fallait pour ne pas rester seuls
et le faire revenir. Mais nous, nous ne savons pas, nous n'en avons
pas trouvé le moyen.
Une musique auparavant nous reliait. Une musique nous avait
été donnée pour cela, pour revenir à lui  ; à l'être si important qui
pouvait nous gouverner notre terre. Une certaine musique. Elle le
ramenait à nous, cette musique-là qui nous avait été léguée afin
d'être le lien. Mais elle a été perdue celle-là.
Certains parmi nous quittent la tribu afin d'aller vivre avec les
animaux sauvages. Nous les laissons partir.
Les bêtes sauvages n'en veulent pas. Elles ne se laissent pas
tromper par des inclinations tumultueuses, par simplement des
intentions.
De ce côté le fossé est grand et large, un fossé qui ne peut
actuellement être comblé.
Car nous ne sommes pas des bêtes. Quoique d'une certaine
façon nous ne soyons pas encore parfaitement des hommes. Nous
le serons. Il ne faut pas désespérer. Nous l'avons été. Dans des
temps anciens, nous le fûmes. En même temps que ceux-là qui
présentement dans les bois et la savane sont redevenus
entièrement des bêtes mais nous les respectons. Nous nous
interdisons de surveiller leurs vies ou de chercher à savoir des
choses sur elles, qui d'une manière ou d'une autre les humilieraient
peut-être.
Car, malgré que nous nous soyons restés plus qu'à moitié
hommes surtout par l'aspect et donc en avance sur elles, il est à
craindre, il est possible que nous ne redevenions hommes complets
et véritables, qu'après elles. On ne peut savoir. On ne peut être sûr.
Se vanter ne serait pas bien.
Pour le moment, sur quatre pattes, ou autrement, elles attendent
dans la forêt, dans des terriers leur lointain avenir d'hommes avec
une grande dignité, avec une dignité exemplaire.
IV. L'ENFANT-SINGE

DU BURUNDHI

On ne sait pas son âge. Il babille. Après des mois dans un


hôpital, puis dans un orphelinat, il n'aime toujours pas les hommes,
la cuisine des hommes. Il aime les bananes.
Dans des lieux pleins de parlants, il n'a pas appris la parole.
Dans son babil ininterrompu, pas un mot. Fatigué il s'étend par terre.
Il s'évente machinalement de la main. Des cercopithèques font
pareil. Il fait chaud en pays tropical.
Quelqu'un – pas retrouvé – aurait dit l'avoir vu dans les arbres,
faisant avec de petits singes enkendes1 des bonds prodigieux.
C'était encore l'époque des grands massacres. Par tribus
entières les exterminations, l'exode.
Agité, fixé par rien, par personne, un malheureux petit nègre, l'air
perdu et son nom perdu s'il en eut jamais, de force chaque soir est
introduit dans un lit, où par des sangles il est maintenu.
On cherche – difficile recherche – s'il n'aurait pas quelque part,
vivant, un père. Les ans, les lieux ne concordent pas. Sa solitude où
n'entra jamais personne, pas place pour un père en sa solitude.
Quelque chose, souvenir ou épreuve trop dure, a tout bloqué.
Un balancement, un balancement le plus souvent entraîne son
corps. Il ne connaît pas de repos hors ce balancement.
Pour exprimer l'inexprimable qui est en lui, le débordant,
l'immense, le totalement inexprimable, il a un certain hurlement, pour
l'inexprimable du mal, du manque, de la détresse.
Hurlement, qui éloigne. Les autres enfants, c'est l'exprimable qui
est leur affaire, leur apprentissage, leur étude, seulement
l'exprimable. Hurlement bon pour les singes.
Faut-il pour hurler avoir vécu en singe parmi des singes ?
Il se frappe la tête des heures durant, encore et encore, jusqu'à
en avoir des cals aux mains, aux oreilles, à la tempe, des coups qu'il
s'y donne, à la tête qui ne le laisse pas tranquille, là où est son
dérangement, son vide, sa vraie histoire, là où peut-être une scène
intolérable ne se dissipe pas.
Enfant perdu dans la nature, sans guide, sans outils, sans
sécurité, quand résister au froid, au vent, au soleil ardent requérait
toutes ses forces… Comment en serait-il resté pour penser, pour
parler ?
Pauvre enfant d'un pauvre pays, «  si pauvre  », écrit un envoyé
en ces années terribles, «  que pour économiser les balles, on
exécutait les gens à coups de marteau sur la tête ».
Que quelqu'un lui touche seulement la tête, il s'affole ; une crise
s'empare de lui. L'enfant évasif, distrait, à l'instant réveillé, devient
présent, électriquement présent, ramené comme par un ressort à
l'intolérable, à l'indiciblement intolérable.
V. LA MESSAGÈRE PARTIE EN AVANT

LA MISSION ESPAGNOLE  : Ce qu'ils prétendent est impossible, est


absurde.
Vous n'allez pas croire ces Indiens illettrés ?
LE VOYAGEUR  : J'étais là-bas, le premier homme blanc. Ils
n'avaient pas eu connaissance du débarquement.
L'endroit est isolé par la nature du terrain. Quant à moi, plutôt
que de parler, je les écoutais, c'était tellement singulier et mon
voyage me pressait.
Ceux qui sont arrivés hier, presque tout un village – et d'autres
vont suivre – voudraient être baptisés. Ils ont, vous verrez, une
connaissance religieuse qui est extraordinaire.
À vous autres, les religieux, d'élucider le mystère, mais vous ne
pouvez pas éconduire ces gens, si sincères, si bien acquis à notre
religion, et je dirais si graves et qui attendaient depuis des ans. Vous
verrez. Voici l'interprète. Moi, je me retire.
UN DE LA MISSION  : Que croire  ? Ce n'est pas possible.
Commençons l'interrogatoire. Une fois rentrés nous ferons un
rapport au Provincial.
UN DES INDIENS  : C'est ainsi, comme nous l'avons déjà dit. LA
MISSION ESPAGNOLE  : Vous avez rêvé. Un homme blanc vous aura
parlé, vous aura montré des images.
UN DES INDIENS  : Chez nous, aucun Blanc n'était passé. Elle est
venue directement, envoyée par Kiriquisti. Elle nous a appris les
prières. Elle seule. Questionnez. Le pater, je peux le réciter, et les
salutations à la Vierge-Mère.
Combien de fois celle qui nous arriva nous a conté la vie du
Dieu-Sauveur, l'étoile qui du haut du firmament le désigna quand il
n'était qu'un enfant, le sermon sur la montagne, la guérison du
paralysé, les démons qui s'enfuirent avec les porcs… et bien
d'autres choses.
UN DE LA MISSION  : Voyons. Soyez raisonnables. Comment elle,
sans traducteur, ne connaissant pas votre langue, ni vous la sienne,
aurait-elle pu vous prêcher, vous enseigner, vous donner tous ces
détails que vous savez et vous apporter cette conviction que nous
rencontrons en vous et qui ressemble tellement à la foi véritable  ?
Expliquez. On voudrait lever les doutes… si cela est possible.
UN DES INDIENS  : Est-ce à nous, ignorants de tant de choses,
pêcheurs sur un petit rio dans la forêt à vous expliquer  ? Nous la
comprenions, c'est tout. Nous ne perdions pas un mot de ce qu'elle
disait.
Non, nous ne savions pas un mot d'espagnol, nous n'avons
jamais eu besoin d'espagnol avant ce jour. Hier soir pour la première
fois nous avons aperçu un religieux.
UN DE LA MISSION : Elle avait bien un accent, ce qui rend déjà toute
compréhension difficile, incertaine. Où et comment, auprès de qui
aurait-elle appris à parler correctement ?
UN DES INDIENS  : On se comprenait, voilà tout ce que nous
pouvons dire et c'était on ne peut plus clair. C'est maintenant que sur
le clair, on jette une ombre…
UN DE LA MISSION : Et son nom ? Comment s'appelait – elle ? Tout
le monde a un nom et, se trouvant hors de chez soi, décline son
nom, ses qualités.
UN DES INDIENS : Envoyée de Kiriquisti. Elle disait ne pas mériter
d'autre nom. Alors nous n'avons plus demandé.
UN DE LA MISSION (en montrant une gravure représentant une
religieuse) : Venez regarder cette image.
UN DES INDIENS  : Oui, le même habit gris comme je le disais, le
même du haut en bas, et le voile, tout pareil. Mais ce n'est pas elle –
en rien comparable. Elle, elle était jeune, belle, pas simplement
belle, lumineuse. Princesse sans bracelets, sans colliers, sans
plumes colorées ou fleurs, seulement le petit crucifix et un chapelet
à la ceinture pour prier, pour revenir à la prière. Une femme comme
on n'en a jamais vue.
UN DES INDIENS : On l'aurait écoutée des heures.
UN DE LA MISSION : Et d'où venait-elle ? Par un sentier de la forêt ?
Dès l'extrémité du village et même avant, vous, si précautionneux,
deviez bien avoir été alertés.
UN DES INDIENS  : Non. Elle apparaissait sans que personne l'eût
entendue venir. Soudain elle se trouvait parmi nous, au beau milieu
du village et aussitôt à prêcher.
C'était si étrange d'abord, et le message qu'elle apportait, un
crucifié ! Quelle idée singulière !
Nous et les tribus voisines une fois à la guerre, les pieds, les
jambes, les bras, on les coupe aux ennemis faits prisonniers et le
sexe bien sûr, enfin on rapporte la tête (le dessus seulement) en la
tenant par la chevelure. Mais jamais on n'a érigé des planches ou
des poteaux pour y clouer même le pire des malfaiteurs. Cela
jamais.
UN DE LA MISSION  : Alors, vous le lui avez fait remarquer  ? Vous
l'avez interrompue.
UN DES INDIENS  : Elle n'était pas quelqu'un à interrompre. Il est
vrai, on aurait dû. Toute la vie de Kiriquisti était si inattendue. Lui qui
multipliait les galettes, les poissons, qui marchait sur les eaux, qui
calmait les vagues, guérissait les malades, ressuscitait des morts et
même s'ils sentaient déjà mauvais  ; lui qui pouvait tout, qui voyait
dans l'avenir et les pensées les plus cachées, s'être laissé donner la
mort, lui qui pouvait la donner à tous, mais qui ne voulait que donner
le paradis… n'acceptant pas de répandre le sang sauf le sien.
UN DE LA MISSION  : Vous faisiez quand même quelques
objections… Vous ne critiquiez pas ? Souvenez-vous.
UN DES INDIENS  : Nous étions d'abord abasourdis. Mais nous
avons bientôt compris que la dame à la grande clarté n'était pas une
personne à raconter des histoires. Nous ne sommes pas des
enfants, sauf que nous sommes maintenant les enfants de Dieu. Elle
nous l'a promis.
Nous nous pressions auprès d'elle, mais pas vraiment autour. Ce
qu'il y a de curieux, mais c'est après surtout, après son départ que
cela semblait singulier : on la voyait toujours de face, pas de dos ou
de biais – ou très rarement – une fois de dos, au moment de partir.
Cela paraissait naturel, étonnamment naturel.
UN DE LA MISSION : Est-ce qu'elle entrait dans vos huttes ?
Quand il pleuvait, comme il pleut parfois dans ce pays, sous des
avalanches de pluie il fallait bien, alors, qu'elle enlève un vêtement
pour se sécher…
UN DES INDIENS  : Elle est entrée peut-être une fois mais, vous
savez, le jour nous vivons dehors même lorsqu'il pleut : sous un toit
de feuilles de palmiers tressées, on est à l'abri. D'ailleurs la pluie ne
la gênait pas. Elle ne paraissait pas mouillée. Ni étonnée de n'être
pas mouillée.
UNE DES INDIENNES : En pleine averse si elle s'écartait il lui arrivait
d'enlever de la main quelques gouttes de son visage. Plutôt un geste
machinal, la main sur la joue. Elle n'a jamais ôté son habit ni n'en a
montré une partie comme nous faisons, nous les femmes.
UN DE LA MISSION : Elle a dû parfois manger ? N'avait – elle jamais
soif ? Vous lui offriez bien un fruit ?
UN DES INDIENS  : Un jour elle accepta et mangea, mais c'était
plutôt sans doute faire semblant par courtoisie. Je ne l'ai pas vue
moi-même. Avec elle on oubliait le manger, et ce qui était nécessaire
était laissé de côté jusqu'à son départ. Le quotidien, on n'y songeait
plus, on s'en passait.
UN DE LA MISSION : Mais vous la questionniez ? Ce n'était tout de
même pas habituel une femme seule, qui vient du bout du monde.
Qu'est-ce qu'elle apportait avec elle ?
UN DES INDIENS : Mais rien, absolument rien.
Toujours sans bagages, sans quoi que ce soit, ni contre la pluie
ni contre le soleil. Pas même de sandales. Pieds nus et jamais de
boue dessus.
Nous oubliions nos questions sauf sur Kiriquisti, dieu dont nous
allions être les enfants, qui avait choisi une messagère pour nous.
De la Vierge aussi elle nous entretenait volontiers et de Sa Peio et
de Sa Paio, ses disciples.
On ne l'aurait pas embarrassée avec des questions. On ne
l'aurait pas pu. Elle souriait seulement quand elle ne tenait pas à
répondre et on oubliait qu'on avait désiré une réponse.
UNE DES INDIENNES  : Nous les femmes, on l'enviait et on enviait
celles qu'elle appelait Maia et Malta, on aurait voulu pouvoir vivre
ainsi, à leur image, servantes de Kiriquisti, mais à présent que nous
avons rencontré des femmes blanches parées comme elles sont et
tout ce qu'elles apportent avec elles comme certaines que nous
avons aperçues hier, nous comprenons qu'elles ne sont pas du tout
pareilles. Elle – toujours toute simple, sans regarder de gauche à
droite – arrivait portée par la foi, passant les rios et les bois d'arbres
à épines et les tribus en guerre, sans une éraflure et sans peur.
Voyageant sans bagages, ni porteurs, sans même un bâton, toujours
fraîche comme une orchidée qui vient de s'ouvrir à la fin de la nuit.
Quelle chance nous avions !
UNE INDIENNE :… si elle parlait d'autre chose avec nous ? Parfois
de la distance et des temps. Elle disait que la distance était si
grande que nous ne le croirions pas. Elle dit un jour que la grande
Corcillera qui n'en finit pas de remonter au Nord et de descendre au
Sud, que l'Océan qui nous séparait était d'une étendue plus grande
et que, cet océan traversé, il faut encore parcourir un haut plateau
entouré de montagnes avant d'arriver où elle vivait. Et là où le fils du
dieu avait été cloué et crucifié, c'était encore au-delà. Mais son désir
à lui était de sauver les hommes de tous les pays, sans différence.
Elle était certainement comme nulle autre femme. C'est cela
seulement qu'elle nous a caché, qu'elle était sûrement même en son
pays une femme extraordinaire, unique.
UN DE LA MISSION : Que penser de pareils pouvoirs si singuliers ?
Et si ça avait été une mauvaise femme  ? Inspirée par des
démons, dirigée par des esprits mauvais ? Ou bien une malade. Ne
l'avez-vous jamais vue tombant évanouie, l'écume aux lèvres,
tremblant, se mordant la langue qui devient bleue ou faisant de
grands gestes aveugles, le corps s'étirant comme un arc, ou saisie
de convulsions, les yeux chavirés…
UN DES INDIENS : NON NON. Arrêtez. De grâce arrêtez. C'est trop de
dire cela. Ce n'est pas du tout elle. Vous ne parlez pas d'elle, en ce
moment.
KIRIQUISTI savait bien qui il envoyait. Un dieu n'aurait pas envoyé
une femme douteuse. Il n'aurait pas laissé un démon s'emparer
d'elle en chemin. Ne vous a-t-on pas dit qu'elle était lumineuse, tout
le contraire d'un être de la nuit. C'était d'abord sa clarté qu'on
apercevait. Son visage à demi caché par un voile devenait
transparent, et ses yeux, on ne peut en parler tant ils avaient de
clarté.
Sa lumière, justement, l'annonçait, douce, pénétrante, n'allant
pas avec le mal, les pensées du mal, au contraire les éloignant, les
excluant. Et pas pour se faire valoir.
Sa lumière était une arrivée, quel que fût le temps ou la saison.
À l'inverse, lorsqu'on voyait son éclat se tempérer, on savait
qu'elle ne serait plus là longtemps. Le visage clair pâlissait de plus
en plus (alors de très blanche qu'elle était elle devenait moins
blanche, quoique encore fort éloignée de notre couleur sombre ou
rougeâtre à nous), elle devenait diaphane. Mon jeune frère un jour
dit qu'il vit un poteau de la hutte à travers elle. Ce devait être la fin
de sa présence. Plus d'une fois elle disparut, parfois sans une parole
d'adieu, sans en avoir eu le temps, effacée et ses derniers mots
étaient inaudibles. Il restait une impression inouïe de respect.
Seule la ferveur l'avait conduite à nous et Kiriquisti la rappelait.
Nous devions être heureux de l'avoir eue pour nous, pour nous
seuls, toute à nous une partie de la journée. Elle allait revenir tôt ou
tard. On avait confiance.
Kiriquisti lui avait enjoint de nous préparer à un grand événement
qui allait se produire.
Mais une fois, ç'a été la dernière fois…
UNE DES INDIENNES : Moi, je sentais quand elle allait revenir. Je le
disais à l'avance. J'annonçais : « Elle pense à nous. Elle doit être en
chemin.  » Et bientôt aussi vraie que la lumière du jour apparaît le
matin, sans bruit elle était là, visible à tous. Elle se trouvait parmi
nous à nouveau… celle qui nous voulait du bien, le plus grand bien
qui soit… notre amie, la Messagère.
VI. QUAND TOMBENT LES TOITS

L'ABBÉ : Raconte. Dis ce qui s'est passé, comme cela s'est passé.
On répète dans l'entourage que dans les lieux de fausse fête où tu
fus, ton père entra, grisé par la boisson, empli du désir de voluptés ;
il se dirigeait vers ton corps pour y prendre son plaisir, quand…
Est-ce vrai  ? Eh bien  ? Était-ce lui  ? Sans te reconnaître, ou
t'ayant reconnue ? Telle est la question.
LA FILLE : Le ciel est tombé, le toit s'est écrasé.
L'ABBÉ : Tu n'as pas répondu.
LA FILLE  : Le toit s'est écrasé. Aussitôt les maux furent
innombrables.
L'ABBÉ : Mais c'était bien dans la maison des désirs de la chair ?
LA FILLE : Ce l'était. Et c'était le Père.
L'ABBÉ : Et c'était toi. Et tu allais accepter ?
Que disait-il ? Les hommes parlent.
LA FILLE : À peine. Le pantalon tombé, ils perdent l'alphabet…
L'ABBÉ : Ainsi, tu allais accepter ? Comment pouvais-tu ? Il ne te
reconnaissait toujours pas ? ou bien…
LA FILLE : Avant, le ciel fit un signe, le toit tomba, la terre s'ébroua,
la terre se secoua sous le plancher, le soulevant comme un linge
que des bras agitent.
L'ABBÉ  : Juste à ce moment le tremblement de terre  ? Où était
l'homme ?
LA FILLE  : Il approchait, il avançait l'air ivre, la bouche salivant,
quand un morceau du plancher, puis une poutre détachée s'abattant
sur lui, au moment où il tombait sur moi…
L'ABBÉ : Tombait ou se jetait ?
LA FILLE  : Le même moment réunit «  se jeter  » et «  tomber  »,
ouvrant la porte de la mort.
L'ABBÉ : Tout de suite ?
LA FILLE : Presque tout de suite.
L'ABBÉ : Là, il te reconnut ?
LA FILLE : Il ouvrit les yeux. Poisson des profondeurs. Regard en
dessous de tous les regards. Comment l'oublier jamais ?
L'ABBÉ : Et tu vins ici, créant des désordres dans les pensées de
mes novices. Ainsi font les désordres des conduites passées, chaîne
indéfiniment qui se continue.
LA FILLE : Cithare sans cordes… comment pourrai-je à présent ?
L'ABBÉ : Le marchand de vin, les manches de son habit longtemps
encore gardent l'odeur du vin.
En somme tu veux une maison.
LA FILLE  : Si je puis me recueillir, fût-ce dans un tonneau, un
tonneau dans la neige, je l'appellerai une maison.
L'ABBÉ : Bien, tu resteras… un temps.

L'ABBÉ  : Ta présence fait parler. Une vie pareille à la tienne


propage des ondes, des ondes à présent autour du monastère, et
qui ne s'apaisent pas.
Eh bien, que réponds-tu pour ta défense ?
LA FILLE : Foulée aux pieds, ficelle qui traîne par terre, la fille qui
n'est pas de la famille, on n'attend pas qu'elle parle.
L'ABBÉ : Mais si je te dis de parler…
L'ABBÉ  : Ton silence même est lourd. Te rends-tu compte  ? LA
FILLE : Lourd pour qui ?
L'ABBÉ : Lourd aux hommes et aux femmes à l'âme inachevée et
qui s'alourdit des chairs évoquées.
LA FILLE  : La terre ne m'aurait donc pas tout ôté  ? Comment le
croire ?
L'ABBÉ  : Soit. Malgré les murmures que j'entends autour de moi,
on te gardera. Mais veille, veille à t'effacer.

L'ABBÉ : Et toi ?
Eh bien ?
LE NOUVEL ARRIVÉ : Un appel est venu. Un appel a traversé la vie
des années durant, des dizaines d'années durant.
L'ABBÉ : Pourquoi ne t'être pas présenté plus tôt ?
LE NOUVEL ARRIVÉ  : L'appel ne disait pas son nom clairement,
pourtant là, et qui toujours revenait.
L'ABBÉ  : Pourquoi es-tu venu aujourd'hui  ? Précisément
aujourd'hui ? As-tu toi aussi perdu ton toit ?
LE NOUVEL ARRIVÉ  : Le temps était venu de la décision. Voilà ce
que j'ai compris. C'est pourquoi je suis venu. Aujourd'hui préparé par
hier, par beaucoup d'hiers.
L'ABBÉ : Eh bien, reste. Tu prendras la cellule, la troisième dans le
couloir. Ce couloir-là.
L'ABBÉ : Et toi, l'homme blessé. C'est plutôt d'un médecin que tu
as besoin. On t'a trouvé, égaré, la face ensanglantée, presque sans
vue, «  par moments tout opaque  » – selon tes paroles, à ce qu'on
m'a rapporté.
Verras-tu même la lumière des offices ?
L'HOMME BLESSÉ : Je pourrai les entendre, si tu veux bien de moi.
Je peux travailler, pourvu que quelqu'un m'accompagne, je peux
l'aider. J'ai encore des bras.
L'ABBÉ  : On dit que tu fus savant. Tu avais des connaissances
étendues. Tu ne les as plus ?
L'HOMME BLESSÉ  : Le coup qui a frappé la tête a repoussé
beaucoup de savoirs. Je saurais encore m'occuper de plantes, si
elles ne sont pas trop petites pour ma vue, et je pourrais les indiquer
à quelqu'un qui m'accompagnerait, et choisir celles qui conviennent
pour les soins des organes malades.
Et mes mains, je crois, n'ont pas oublié la poterie.
L'ABBÉ  : Néanmoins tu seras un problème, je le crains. Tu
souffres ? Tu ne vas pas crier ? Le silence, ici, tu sais, est important.
L'HOMME BLESSÉ  : Plutôt que de crier je m'enfouirai la tête sous
terre. On ne m'entendra pas plus qu'un œuf ou bien je fuirai.
L'ABBÉ  : Cette demeure-ci n'est pas un lieu pour entrer et sortir,
pour rentrer et ressortir.
Tu restes. Le frère, celui-ci, sera ton compagnon. La deuxième
cellule.
Je te reparlerai. Ta science n'a pas pu – toute – se dissiper.
L'ABBÉ  : Quand le malheur vient, le monastère s'emplit. La vie
redevient-elle ordinaire, le monastère se vide, et les lieux de la vie
facile s'emplissent  ; et l'abbé reste à nouveau seul avec son
jardinier, comme avant.

L'ABBÉ  : Les autres postulants et postulantes, demain. Il ne faut


pas se précipiter.
Allez. Lorsqu'on n'attend plus rien, qu'est-ce que quelques
heures de plus ?
Tant d'étoiles, cette nuit ! Quel toit les vaudrait ?
Quand le destin a frappé, c'est le moment de regarder le ciel la
nuit, toit sans limites, le seul qui toujours reste.

L'ASSISTANT  : L'abbé n'a pas trop confiance lorsqu'il… y a


beaucoup d'entrées à la fois.
Il a décidé que les nouveaux passent par moi. Il t'interrogera plus
tard. Excuse-moi si je pose encore la question. Dis-moi, tu nous es
venu bien tard. Pourtant tu ne sembles pas étranger à ces choses
que nous recherchons ici.
LE NOUVEL ARRIVÉ  : J'avais trop de voix pour ma voix. Je les
écoutais. Je tenais à les entendre toutes, une à une. Aujourd'hui je
comprends que cela ne m'a pas conduit où il fallait. Quelqu'un ici, j'ai
pensé, m'aidera à reconnaître la voix unique. C'est la raison pour
quoi je suis venu, pour la réponse unique. Je ne voulais pas remettre
à plus tard.
L'ASSISTANT : Dis, comment cela a-t-il commencé ?
LE NOUVEL ARRIVÉ : Cela a commencé parce que le composé avait
été à l'origine mal composé.
Ensuite, il y eut beaucoup de débats à l'intérieur. Et aussi à
l'extérieur. Ceux de l'extérieur ont bousculé l'homme intérieur, puis le
rasoir critique est passé et rien n'est tout à fait demeuré.
Le grand, le haut surtout n'est pas demeuré.
L'ASSISTANT  : Le Séjour ici a sa vertu propre, son affirmation, sa
solution. Aie confiance. L'abbé un jour te rencontrera, te parlera tout
en marchant de long en large, comme il fait, cueillant des feuilles,
des graines. Le deuxième temps n'est pas encore arrivé.
Des poids doivent d'abord tomber. Ne le sais-tu pas ?
LE NOUVEL ARRIVÉ  : Sans doute. Mais pourtant, si maintenant il
était possible…
L'ASSISTANT : Plus tard. Plus tard.
LE NOUVEL ARRIVÉ  : Il faudra que ce ne soit pas trop tard, Frère
aîné. Il faudra que ce ne soit pas trop tard.
D'un cœur à bout de course, comment tirer de la vaillance  ? Il
faudrait que ce ne soit pas tout à fait trop tard.
S'il y a encore une côte à gravir, j'ai de l'âge, tu sais.
L'ASSISTANT : Redresse-toi. Tu as besoin de te redresser.
LE NOUVEL ARRIVÉ  : Il est vrai. Il est sans doute vrai. Mais fragile
est le radeau. Fragile est le maintien de celui qui n'a pas trouvé.
L'ABBÉ :
As-tu tout dit ? Tout ce qui était important ?
LE NOUVEL ARRIVÉ : Ce qui est venu à ma mémoire, je l'ai dit.
L'ABBÉ : Tu étudiais. Tu pensais ? On venait te questionner ?
LE NOUVEL ARRIVÉ : Peu. Peu souvent.
L'ABBÉ  : Tu écrivais des pensées  ? Elles étaient lues. Louées
peut-être.
LE NOUVEL ARRIVÉ : Parfois.
L'ABBÉ : Ainsi le fruit et le ver mangés en même temps.
LE NOUVEL ARRIVÉ  : Pour apprendre, pour savoir, j'écrivais. Plus
que pour montrer.
L'ABBÉ  : Prenais-tu le goût de montrer  ? Voyais-tu le mal qui
s'enfonce, le mal d'être admiré ?
LE NOUVEL ARRIVÉ : D'admiration il y en avait peu ; de la gêne, il y
en eut beaucoup.
L'occupation de recevoir les présents de la louange, je n'en
aurais pas voulu. Ce n'était pas l'occupation que je désirais.
L'ABBÉ : Mais on venait… pour te voir.
LE NOUVEL ARRIVÉ  : Je ne désirais pas qu'on m'entoure. Je
n'attendais pas qu'on fasse cercle autour de moi. Les problèmes, et
le Problème entre tous, me suffisaient pour faire cercle autour de
moi. Les soucis, les retours de pensées inachevées suffisaient pour
faire cercle autour de moi ; les dégoûts, les habitudes médiocres, les
revenants invisibles.
L'ABBÉ : Ce cercle-là aussi il faut qu'il se dissipe, mon frère. Il ne
faisait pas mal à toi seulement. Combien de jeunes tu as dû
étrangler avec lui. Il ne doit plus être. Tu vas cesser de le nourrir.
Pour cela, ton centre à déplacer. Tu vas à présent aider un autre. Lui
apporter des lumières dont il a besoin pour sa conduite.
LE NOUVEL ARRIVÉ  : Comment ferai-je  ? Moi qui ne peux m'aider
moi-même, moi qui attends la lumière.
L'ABBÉ : En la donnant, tu l'auras. En la cherchant pour un autre.
Le frère à côté, il faut que tu l'aides avec ce que tu n'as pas.
Avec ce que tu crois que tu n'as pas, mais qui est, qui sera là.
Plus profond que ton profond. Plus enseveli, plus limpide, source
torrentielle qui circule sans cesse, appelant au partage.
Va. Ton frère attend la parole de vie.
VII. JOURS DE SILENCE

DISTRAITEMENT FRAPPÉS, RYTHMES

Frères de commencements obscurs rythmes rythmes, pendant


qu'on lit, qu'on repose, qu'on croit réfléchir
Sortis d'une main distraite
cœurs accompagnateurs qui dans des objets, des meubles
familiers se mettent à battre à part
Propagateurs de riens de riens qui veulent être quelque chose
Fondements
Fondement qui parle en battements tel un oiseau avec deux
notes deux pour toute une vie avec deux notes seulement se
rapatriant
Cadre qui lutte, qui répudie, qui combat qui commence une partie
qui monte en ligne
Rythmes
Rythmes afin de se séparer,
de se réparer
arrivant dans le vide du sujet, de tout sujet
tandis que la mécréante pensée analysante se force au profane
et s'y traîne,
Appel !
Appel qui s'élève
Secret muezzin frisson soudain à une brise intérieure qui se lève
Compagnons de musiques intérieures ou encore à venir
Voix du bois bâton d'aveugle
sans le pouvoir de se pavaner
vacants
pitons sur bancs mouvants rustiques
criant en claquements rustique irrémédiablement
serrés
sauvages
Eau lapée par la langue d'un loup

GLISSEMENT

Frémissement
Frémissements à la surface des fonds
Je réponds par une immédiate mise en route disloquante, déviée,
détachante
Le timbre décolle des voix
Les façades ne coïncident plus avec les édifices
La langue aussi a plongé. Mots en attente de sens
Simultanément ampleur Ampleur est venue
Il se répand de la SOUVERAINETÉ
Des golfes s'élargissent
J'assiste à la présentation du « penser »
Les flots de la nuit glissent en plein jour
Ouverture.
Ouverture
Avec une avalanche de douceur on entend la nature respirer
Imprenable, imparable, inarrêtable, la nouvelle onde par-dessus,
par-dessous passe traverse
inonde
apportant calmes,
des calmes à toute allure
Planéité des eaux tranquillement, posément, infiniment
l'horizontal, quelle immensité !
Défait de tout autre attribut
de sa liquidité, de sa luminosité, de sa masse de son poids…
le lac
en voie vers un autre devenir Horizontalité en expansion gagnant
toujours abstraite de tout de presque tout
devenant essence
Inattendue
inouïe, fine, fine, délestée, pure, unique est la jouissance
d'horizontalité
en déportation dans l'horizontalité plus immense qu'un pays
quoique dans l'esprit planant comme une aile une aile qui tout
excède…
idée
horizontalité-idée une brise s'élève – vagues au loin.
Crêtes et creux
Mouvance à perte de vue
Balancements
par centaines
là,
ressentis ici
versements, renversements, rerenversements
En toute direction, en ligne droite vers les embarcations au large
je vais par les vagues une à une
chemin sans trace parcours long, actif, saccadé.
Moutonnement,
de mouvements me saturant
Mouvance
Mouvance indéfiniment se renouvelant Perfection des
Mouvances Excellence qui rappelle qui rappelle d'autres excellences
Souvenirs d'événements récents d'une justesse d'une intensité d'une
délectation l'un suscitant l'autre affluant, chacun à l'état d'excellence
Des riens reviennent à la mémoire incomparables, parfaits
sommets l'un après l'autre d'une chaîne aux imprévisibles relais
Sortant du rang, un simple accent devient emblème un mot
espagnol entendu le matin se rue à mon ouïe puis, à mon esprit
apporte l'hispanité l'essence même de l'hispanité.
Abstraction !
Après un temps tout s'y précipite
Abstractions comme des déclics
Une grande faux invisible en silence s'abat, ne me laisse que des
abstractions Étiré d'admirations de successives extrêmes
admirations trop sollicité je repars,
Dense, continuation du dense le lieu de densité emporté avec
moi dans le véhicule qui fait route.
je descends.
Un parc que je connais, où j'étais… surprenant
les arbres ont-ils tellement changé depuis hier ?
dans l'état qui dilate
qui se plaît à dilater ce qui déjà est dilaté
le port, la couronne des grands arbres ornementaux augmente
encore et rayonne, excessive, triomphale
Plus loin, plus haut
Densité revenue
Densité toujours là quand plus rien ne distrait densité s'étale
montagnes pas toutefois comme je les aime
Malaise. Agacement.
un vague excès sans objet, en pure perte, m'importune
m'incommode
De petites campanules à mes pieds s'inclinent toutes à la fois,
sur le versant qui blanchit
SOUDAIN…
bloc d'une autre réalité substitué à celle-ci le plateau d'en face
tout entier est devenu autre
Dans un moment d'absence le sacré à la place du profane s'est
trouvé sur la montagne
Transgression accomplie un lieu n'est plus dans son lieu un
endroit élu le remplace, sorti du fond des âges
Avec les yeux de la persuasion, venue de je ne sais où
imperturbables semblables aux yeux de la foi mais sans foi
(Comment l'aurais-je ?) je contemple, venue d'ailleurs, l'enclave qui
de tout sépare qui tout répare
La base des déterminations, des explications a perdu sa
prévalence
Le naturel n'est plus soutenu L'au-delà du naturel vibre et
s'impose
La masse d'en face, son état d'auparavant évacué sans qu'aucun
détail ait changé, sa signification seule la fait autre totalement autre
sa radieuse Signification
Un savoir catégorique s'est logé en moi, sans moi stable,
irréductible
L'absurde, l'impossible n'y peuvent rien. Inutile, inégale, la
partition du moi Suis occupé par certitude comme par révélation…
Vaste est la situation insensée
Sans fin elle émerveille
Sous la couverture du Grand Inexpliqué sous son ouverture
une inondation, une pénétration inconnues
Du temps passe devant le non-temps devant un perpétuel
arrière-temps devant l'inaltérable lieu étranger auguste et simple qui,
sans rien détruire, a raison de tout éclairé à sa propre lumière
Permanence de l'irréel
Structures, toutes mineures maintenant Sans force, les
paramètres
Dépris des circonstances occupé d'infinité je glisse
Tout va par mondes à présent
Le lieu du paradis demeure immuable.

JOURS DE SILENCE

Arrêt
arrêt
Jour immobilisateur
Plus d'apports, plus de prises
L'œil ne va pas voir
L'oreille n'écoute plus
n'acquérant plus
n'entassant plus, ne rangeant plus, ne s'emparant plus
ne recevant plus d'arrivages
indiscontinué
ne dérivant pas
Suspendue, l'arrivée des informations l'être ne quitte plus le fond
Le varié, le divers, le distrayant n'a plus sa part sa monstrueuse
part
En pénitence, la diversité
Incuriosité au transitoire
Plus d'investissements
Unité du silence
Superficies par le Silence
Dissolution des masses, des groupes,
des médiocres credos
Jour de l'Absence du Temps Fragmenté
N'est plus, l'incidentel
n'est plus, l'événementiel
l'alentour, sa différence est affaiblie.
Le palpable, sa dureté perdue, le palpable aussi parle
d'impalpable, parents à présent, tous parents parents-poussières
Un matelas d'ondes me porte, m'emporte une bande d'indéfini
passe, traverse
ascension,
Hier encore aux carrefours d'intranquillité
Le réel assourdissant s'est enfoncé.
Dans le dehors, définitivement dehors
l'hérésie s'éloigne où l'on fut mêlé
Relâche
Des flocons ont triomphé du béton
Certitude vibrante
sa touche si fine, qui fait signe
cime et abîme sur la même ligne
Dans la vallée sans commandement des milliers d'hiers occupés
à périr
Le suprême prend la place soulève la vie j'hérite d'inconnus
L'insaisissable m'a saisi qui tout traverse
Quelque chose parachève en moi quelque chose
Fidèle à l'être.

ONDE
Une onde un train d'ondes
Venant d'un lointain allant vers des lointains une onde prend mon
centre à part montrant, visant l'essentiel.
le particulier sombre
Des impatiences se livrent à la patience désignant les défauts sur
fond surnaturel
aspirations
assujetti au sans borne perdant sa volonté propre ses
orientations à soi
Une onde a éloigné le monde que blessure accompagnait
Une ouverture explore un moutonnement passe la poitrine à son
tour s'ouvre
appel à l'expatriation ruisseau lucide qui torrentiellement engage,
emporte aube le tréfonds devient premier les moments du
momentané ont naufragé
l'Unique apparaît au désassoupi
Pinceaux de pureté, de plus de pureté
horizons d'une délicatesse…
s'affaissent alors les postures querelleuses
Ravissement dans l'élémentaire cependant que se retire la
chaleur des membres.
Un jour, il y a mille ans, j'étais lourd je ne connaissais pas l'arche
du Connaissable j'avais besoin de tous mes besoins fugueur et tout
m'incisait
un nouveau moi avance

CONSCIENCES

Séparations
Réparations
À l'ancre dans le fleuve tumultueux je perds mes parasites
une fois encore
des siècles occupent le ponctuel
Sur les récifs du prétendu réel sur les réels qui sont des riens,
s'étend une nappe sans fin
débris anéantis des distractions, les obstacles à l'immuable sont
levés
Délivré des contraires j'arrive au seuil
Clair voir
clair sentir claire intellection
Repoussant mes manques, de l'inconnu avance de l'inconnu se
manifeste
Autres tropismes
Les heures favorisées prospèrent
j'ai rejoint l'attelage
Je ne suis plus banni
On dirait d'autres aptitudes à d'autres niveaux
Multiples torrents sortent d'un seul mont

DÉTACHEMENTS

Se détachent
les insignifiants se détachent
la tension de personnification diminue
Blancheur dans les espaces
Démembrement derrière la gaze des apparences Degrés
différents de démembrement
… comme un épandage
S'il se pouvait qu'ainsi je demeure.
Le naissain arrive, le naissain se dépose
À l'étage des mobiles sillages glissants
Désistement des décideurs
J'assiste \
je laisse faire je laisse défaire
Feuillage, feuillage seulement flottant au vent de l'âme
Un estuaire
proche si proche L'ai-je attendu…
Le souvenir des mots communs, en commun Assez ! assez !
Je ne suis plus avec leurs paroles, paroles qui éparpillent
Calme
… beaucoup encore à venir
Je ne suis pas au bout du désert que je dois traverser
Appels
Appels à renversement appels à renversement total Appels à
embrassement ah ! vous aussi…
Bourdonnement bourdonnements ce n'était donc pas fini me
trompant me trompant toujours
Je vivais dans Babel je n'en étais pas sorti
Trop de bords
Trop de bords encore pour peu de centre
Des vagues reviennent des incursions à nouveau
Incursions jusqu'à quand ?

DÉSENSEVELISSEMENT

Etapes sans avant, sans arrière Le silence des jours de silence


s'ajoute au silence des masses de silence
Les mailles du dedans devenues plus fines, plus fines filtrant
différemment
Des affinités changent
Le fond de sagesse, même dans l'être le plus brouillon Le fond
de confiance qu'il y a dans le plus méfiant méditerranée à grands
flots m'inonde
printemps revenu après été, après automne par chemin ignoré
préparé autrement quitter Babylone

AFFRANCHI

Grand jour que non-parole a fait sans bornes


Non amolli que la parole ne limite pas qu'interventions,
interruptions, intrusions ne limitent pas
Temps empereur aux heures non dosées oublieux des jours,
résidant en toujours pour l'unique seulement, pour le sans-aspect
affranchi
de l'action, du remuement, de la nourriture affranchi
façonné par impondérable instruit par le permanent seulement
hors du temps, son temps
Les cris s'arrêtent à cette frontière plus de terre pour les
maléfices monde dégagé du monde
Sans mouvement, sans entreprise
à l'air on accède intimement, profondément
Je manie l'arbre respirant, pulmonaire, élastique, monture et j'en
suis l'hôte et avec lui fais équipe
Sustentation, une autre sustentation plus de charge
respir en rapport avec l'universel appelant l'universel en soi
Lorsqu'au mouvement aucunement on ne s'adonne le souffle est
le mouvement,
le retrouvé, le principal, l'unique,
le modificateur
Le calmer le mener le réduire

LE LIMPIDE

Je dévale d'un versant qui ne me convenait plus J'oublie, je jette,


je débarrasse
Des plaques durant des années portaient contre moi Le limpide
est apparu et tout a changé
égalité s'installe dans le versatile effaçant, brèches bouchées, les
contradictoires
je distance les engins,
je quitte les hommes vainement renseignés
Sans nom, sans nommer le dévastant purificateur est passé
Le germinatif, un autre germinatif
un certain continu ne peut plus être désuni
Réveil profond
Intelligence de ses intelligences
Ouvert aux frissons
rouvert
le jeûne a métabolisé le silence éloignant le proche, traversant le
compact illuminant les lointains
illuminant les textures
sans paroles, problèmes résolus, l'esprit avance sur des plages
de secrets dévoilés
Campement un dernier campement ? campement dans l'espace
Je m'arrête d'évoquer
tout stable a défailli
sens radiants
dans un étrange qui me fait sans poids je m'abîme
Transgression de ma dimension
Le corps ne m'enveloppe plus
tout s'allège comme enlevé de terre
la distance de mon espace à l'Espace a changé quelque chose
qui ferait place à la miséricorde… Secours ou traverse
une médiation est venue
pour l'impossible devenant possible, une médiation.

QUAND LE RÉEL A PERDU DE SA CRÉDIBILITÉ

Enlevé à l'ordinaire, au commun


traversé
traversé
et le monde entier traversé d'une grande aile
Nœuds défaits
le lié depuis toujours s'étant délié
et le cœur prenant une position élevée
… comme un avenir, s'étendant,
cœur rempli d'appuis à donner
Une inclination augmente, déporte
Proche, attenante à soi, une poche d'espace veut du bien, émet
du bien
— surprise ! – du bien sans réserve sans mélange, dense,
donateur, sauveteur, dispensateur, fait pour la magnanimité
une coupole a grandi
— en si peu de temps ! – distend l'enveloppe qui l'enserrait
Disposé autrement disposé
La géographie de l'être a changé
À peine soutenable, une sorte de béatitude
… dilaté
percé de purs désirs
Résorbée, la plaie mortelle du mesquin
Un foyer parallèle
comme un carrefour de bénédictions
La petitesse conjointement avec la grandeur est consacrée
Sans avoir à prendre, récolte pleine, biens infinis, indéfendus,
indivis
Où l'on habite, ampleur est à notre disposition inépuisable c'est
l'autrefois qui n'a plus de sens à quoi on n'a plus affaire
Secondé, enfin
les tourmentantes tentations de faiblir
ne nous accompagnent plus
Un lac bénéfique tient à l'écart la terre
Éveil profond, le plus profond
Je vole et il y a vol sur moi
Averses,
apports
des réseaux sortis de l'inconnu s'épanouissent
Corps outrepassé, relégué ailleurs
Le fugueur à l'apogée s'arrête
La région des blasphèmes s'enfonce Compassion par dissolution
La circulation haute
a décimé les troupeaux de la circulation basse
Anonyme
une rayonnante dévastation passe
sans signes, sans déclaration, sans nommer
Un vent de conversion entraîne
Le limpide a tout égalisé
Mots, phrases – engrenage compliqué – comme c'est différent à
présent vieilles querelles et l'humeur versatile, c'était lors des
derniers campements
Un autre besoin
un besoin réorienté maintenant tout interpénètre
Je ne suis plus cerné personnage devenu rivage
Dépassée la longue parenthèse j'étais dans un creux, croyant
marcher enlisé dans la vie courte, la recousue vingt fois, la rallongée
Démuni je regorge
Règne des fondamentaux
Un zèle informel est donné aux fins de franchissement Libéré de
critiquer, de haïr ne ressentant plus l'hétérogène le mal, l'odieux, la
domination
Vacance
Ferveur l'accompagne
Temps
j'avais cécité quant au Temps ne voyais que ses meubles sans
cesse les changeais
Sans créneaux dorénavant
Temps exonéré
sans accompagnement porteur seulement de lui-même
Résidence dans le Temps pas pour le dépenser pas pour se
dépenser
Les larves sont accomplies ou accomplie leur dissolution
MUE
mue tant attendue
Est-ce la vraie ?
Je vivais couvert de gales soustractions-dispersions floculations-
concrétions et nouveaux dépérissements
Segments du provisoire, quelle multitude c'était
L'aversion dissipée l'appétence vers le haut reste seule
Il fallait sacrifier aussi les émotions le nœud de serpents des
émotions penser sans entrailles qu'il ne reste rien à consumer le
plus près possible de rien
Voici l'heure du messager sans chair, sans nomination qui
accorde largement
route coupée à ce qui gaspille le sommet sans attribut émerge
Le comparable cède devant l'incomparable.

UN SEUL NAVIRE RÉPONDRA À TOUT

Plissements, plissements une tête souffre qui n'est plus tête


seulement passage
L'arbre de vie est malmené
… éruptions d'âme
aspiré vers le haut
trop, trop
une force fatigue à vouloir transcender
comme contraint à élévation
Appel à plus à plus hautement exister à plus finement…
des mots appuient des mots maintenant veulent dire plus, plus
au long plus au-delà.
lointains pourtant, comme légendaires !
La base tout est base, à jamais et ne cessera plus
longue, longue ouverture gonflement des graines sur la planche
à penser nu
nuement éprouvant le don nouveau
Plus de relais l'indispensable seulement
quitté les balcons
penser moléculairement
Étale
étale, la mer intérieure
Puisse-t-elle demeurer étale…
Un seul navire répondra à tout
les distances pensent Dans les frissons, le radieux
Souvenons-nous-en toujours Moments'2 où l'on change de patrie,
Lumière
Lumière jusqu'à la fin du Monde.
Pour avoir été emporté si aisément sûrement le mal manquait
d'épaules
présences étrangères
Comme elles frappent avec douceur, traînées de présences
Plus arrive, plus, encore plus
Vêtements de sable ont glissé d'autour de moi Des intrus par
paquets lâchent
Le stagnant resté en arrière
Sphères
sphères sur les eaux
La page s'ouvre
Les intentions se découvrent sens immanent par-dessous les
sens particuliers
À tous, à tout est donnée en partage la beauté d'être
la plénitude d'être
une grâce accompagne
gratifié du dedans gratifiant le dehors
Nappes d'éliminations
Nappes d'illuminations
Bienfaisance sur la place unifiée
VIII. MAINS ÉLUES

à Micheline Phan-Kim.

Après méditation naîtrait une main sereine apaisant l'accablé


renforçant le sage déliant le prostré porteuse réparatrice une grande
main de LUMIÈRE
Dans une autre vie dans une autre vue dans un autre vide sans
âge, sans rides calme, épargnée, éloignant le mal, les pérégrinations
les récriminations
Une main détachée apparaîtrait qui aurait vécu à part dans une
vasque dans une eau lustrale enfoncée dans l'Etre
enlevant toute flétrissure
Une main immaculée montrerait la Voie pure comme le ciel bleu
est bleu bleu sans angoisse
pas le bleu par où commence le noir ne laissant place à aucun
doute éliminant, annulant la mare des larves sortie des entrailles
qui fait basculer la base…
Main d'Azur annulant la main tantrique…
En marge de « Chemins cherchés, chemins
perdus, transgressions »

VERSION DU FRAGMENT 37

DES « RAVAGÉS »
PUBLIÉE DANS « LES RAVAGÉS »

EN 1976

Ses forces ont diminué, vont de plus en plus diminuant,


diminuant. Ainsi apparaît-il dans le tableau des approches de la
Mort, moribond fiévreux qui s'affole.
Lentement le plancton de l'au-delà se forme, arrive. On dirait une
dérive.
Sur l'oreiller, la tête anguleuse, creusée, proie des terreurs, ne
peut reculer. Les populations des territoires de la Mort se sont mises
en route. Il est à point. Elles, lentes ; lui, immobile, exténué et qui ne
pourra plus longtemps présenter de résistance.
Arrivant, dirait-on, en apesanteur, supportées par rien, glabres,
sphériques, des têtes lisses. Car ce sont des têtes, têtes de phoques
imberbes, ou de pumas albinos ou de très gros bébés blancs.
Leur calme, un insurmontable calme et cette inhumaine
sphéricité.
Lui, l'impulsivité même (maintenant risible), impréparé, impréparé
totalement, affolé, amaigri  ; elles, pleines, à leur aise, nœuds de
calme non terrestre, voguant sur un courant invisible.
Visiblement prêtes, qui attendent les derniers moments, les
minutes avant la fin.
L'agression va commencer à la frontière ou un peu avant.
Mort, celle de l'impressionnabilité d'abord.
Dans un angle du tableau angoissé, la Terre, en train de faillir. De
biais, emporté, l'horizon (celui du passé  ?) comme une immense,
une dernière averse.
Fragments inédits de « Mains élues »

La rejetée indéfiniment
celle à qui tout vint à contretemps
le bien indéfiniment différé
torrent d'intentions,
versatile, qu'une brise déchire
la paume marquée des batailles perdues
débris d'une vie gâchée
et des signes d'un géant avenir menaçant
qui se penche et déjà fracture
[L'égarée, la désemparée addition manuscrite interlinéaire] [des
mains pour la confiante attendant toujours biffé] des mains pour finir
viendraient de tous côtés une mer écumante de mains,
pour la sauver tout un cercle de mains l'entourant
pour la justifier, l'absoudre
[la bénir biffé}
la reconnaître

La fille restée petite


chapelet de jours sans fin
sans fenêtre,
sans fleurir
[apeurée biffé]
les doigts pleins d'impedimenta prière qui se rature elle-même,
une main enfin viendrait à son secours une main avec les pouvoirs
de la main la prenant par la main la prenant en main décisive
une main viendrait qui la soutiendrait la mènerait
main pour oser pour atteindre une main viendrait détacher les
amarres
FILLE DE LA MONTAGNE

1984

À Lokenath Bhattacharya.
FILLE DE LA MONTAGNE

© Éditions Gallimard, 1986.


Première édition : Marchant Ducel, 1984.

TEXTES ET FRAGMENTS INÉDITS RELATIFS À

« FILLE DE LA MONTAGNE »

© Éditions Gallimard, 2004.


Fille restée petite
sans fleurir chapelet de jours sans aurore
soignant les bêtes dans un réduit sans air
rêvant fenêtres
une grande large fenêtre, où les disparus réapparaîtraient
pénitence terminée.
La saison de la feuillaison revenue la voici au-dehors
menant les chèvres brouter
À nouveau sur les cimes, l'étrangère immensités devant elle
immensités autour d'elle grimpant dévalant
remontant
Mais loin du pays de sa naissance loin le Grand Continent habité
des dieux
Sur les hauteurs, les cieux sont proches,
de partout reviennent
Montagnes donnant courage aux courageux persévérance aux
persévérants élévation à celles qui aspirent à l'élévation.
Espaces de toute sorte reçus de toute part toujours autres un
infini d'espaces entretenant attirance, transports attente…
attente…
Théâtre silencieux des hauteurs des plateaux et des pentes de
sommet en sommet
vers l'au-delà qui apparaît, qui disparaît, qui reparaît
Les plaines ne savent pas pareillement porter
Des semaines passent, des mois les longs mois de l'émigrée
et un jour…
un matin
loin des rumeurs, hors des sentiers soudainement apparue une
présence est là, diaphane belle, la plus belle qui soit au pied d'une
paroi rocheuse dans la montagne
Beauté comme béatitude
Pureté l'a découverte ; à la pureté s'est découverte
À une fille appauvrie
loin de son pays
Beauté s'est montrée
parfaite, idéale, alourdie par aucune comparaison
Prières dans les pierres, rêveries, aspirations de l'âme – sa vraie
expérience – quP priait-elle lorsqu'elle priait ?
Peut-être que les cieux s'entr'ouvrent.
Ils se sont entr'ouverts
Une Auguste Présence est venue à la démunie.
Pour la fille de la montagne
secrète, réservée l'apparition fut-elle une personne, une
déesse ?
surtout lumière
seulement lumière
comme lumière elle demeura
Simultanément
comme se déchire le sol des pentes d'un volcan qui se réveille
eut lieu le dégrafage général au-dedans d'elle et autour
retranchement singulier, inconnu qui à rien ne se peut comparer
Devenue grave, l'adolescente
Son enfance s'efface ne sera plus revue jeune visage d'un autre
âge d'une autre sphère.
pas seulement lumineuse, la beauté spirituelle qu'elle a vue pas
seulement la plus haute pas seulement gloire' glorification à laquelle
elle a pris part
Si elle ne parle plus, c'est par respect pour la beauté Inconnue
de la vue de laquelle elle fut gratifiée
à laquelle elle fut unie, conjuguée
d'où elle revint instruite
Beauté comme connaissance un degré supérieur de
connaissance
Dans le jeune et pur visage, le regard initié, Miroir d'un Savoir
contemplation du Vrai, ignoré des autres
Vie continuée différemment imprégnée aidée, aidant
LAMPE
Lampe enseignante
Sans paroles convertit qui vient à elle
Sous son regard traversés les visages déchargés de leur charge
Du flou, de l'indistinct de leur vie elle distingue, détache, voyant à
l'avance se trouvant sur le chemin d'événements encore à venir qui
déjà passent devant elle.
Des mois avant sa mort, elle en a prévu le jour, l'heure les
circonstances dans la maison d'accueil où elle aura été portée.

Près du corps qui se refroidit une étrange impression de
rapprochement de l'impossible un moribond demande à manger un
grabataire frotte ses membres ranimés et devant les témoins
stupéfaits se lève.
Près de l'étrangère inerte devenue secourable on vient chercher
la VIE.
Textes et fragments inédits relatifs à « Fille
de la montagne »

[FRAGMENT DE « FILLE DE LA MONTAGNE »]

[Le (ou les) feuillet(s) précédents) manquent).]


Gamines n'ont pas pour cela quitté tout à fait l'enfance.


Autre est ou devient celle qui fut appelée la Fille de la Montagne
décourageant les questionneurs
absente
demeurant absente
évitant les déclarations de foi toutes faites
et toute déclaration ne se laissant pas mener la beauté d'esprit
qu'elle a contemplée, elle en garde l'empreinte
le passage l'extase qui l'y avait soumise à plusieurs reprises il en
demeure plus qu'un souvenir.
déjà au [quelques fragments de mots incohérents] après ces
moments uniques
il avait été remarqué en elle
La beauté supérieure qu'elle avait vue à laquelle plutôt elle avait
pris part où elle était donatrice et en même temps que réceptrice elle
l'avait aussi comprise
beauté non pas seulement beauté même la plus haute mais
gloire, glorification qu'elle ne parle presque plus, on comprend que
c'est par respect pour la beauté, l'angélique sainte beauté dont elle
fut gratifiée et qui s'est unie,
à laquelle elle demeure conjuguée
Elle, elle est sortie instruite
en éclairs reparaît la transfiguration
et illumination arrive à son regard
un clerc, qui sans qu'il y eût échange de mots disait-elle.
Si elle parlait, elle serait redoutable aux théologiens, mais jamais
elle ne parle, sauf et à la dérobée son regard pénétrant, illuminé.
Initiée
jeune Visage jeune résidence d'ange de la beauté de l'ange ou
d'une sainte ayant rang d'ange
qui ne peut plus se réduire.
restée voyante annoncé sa mort l'hiver sur les hauteurs fut
extrêmement froid

[AUTRE FRAGMENT DE « FILLE DE LA


MONTAGNE »]

Au pied d'une paroi rocheuse


dans la montagne
loin des rumeurs, hors des sentiers
une dame diaphane est là, soudainement apparue belle, la plus
belle qui soit
Beauté comme béatitude
Pureté l'a découverte ; à la pureté s'est découverte
à une fille qui jamais ne se rendit à la ville n'aperçut dame
aucune
Beauté s'est montrée
parfaite, idéale, diminuée par aucune comparaison unique
Prières dans les pierres, rêveries, aspirations de l'âme, Qui priait-
elle lorsqu'elle priait ?
Peut-être que les cieux s'entr'ouvrent.
Ils se sont entr'ouverts
Dans la montagne, les cieux sont proches, de partout reviennent
De hauteurs à hauteurs efforts salubres pour y accéder, donnant
courage aux courageux persévérance aux persévérants élévation à
celles qui aspirent à l'élévation.
Espaces de toute sorte toujours autres un infini d'espaces
entretenant appels, attirance, transports attente
Théâtre silencieux des hauteurs changeant sans cesse de
sommet en sommet
vers l'au-delà qui apparaît, qui disparaît.
Les plaines ne savent pas pareillement porter
Revenue le lendemain elle a encore vu et le surlendemain
avec deux filles de son âge qui également ont vu
Malgré la promesse de se taire l'une a parlé et un ecclésiastique
a questionné
« Une apparition ! Que veut-elle ?
« A-t-elle dit son nom ?
« vous ne l'avez pas demandé ? » À quoi la rêveuse fille n'avait
pas songé ni non plus l'inconnue qui seulement se montre

[DEUX VERSIONS D'UN TEXTE RELATIF À « FILLE


DE LA MONTAGNE »]

[I]

Quelques mots encore… des généralités, des questions.


À qui le supranaturel apparaît-il ?
Communément à des enfants, en rien brillants, à l'écart des
villes, des enceintes. Peu enviables, on ne les distinguerait pas, ni
trop studieux, ni très pieux, sans aucune qualité spéciale, d'un milieu
modeste connaissant surtout la gêne, en un petit village perdu.
Ils ne sont pas menteurs.
Seul ou avec un ou deux camarades, un enfant en marchant
dans la nature s'arrête. Une forme lumineuse a fait apparition.
Fille, telle qu'on ne peut la regarder qu'extasié.
Le lendemain, les jours suivants, elle revient.
Arrivent des parents, des voisins, plus tard des curieux, des
ecclésiastiques, des religieuses. Gênés ils ne voient rien. Un même
défaut les tient  : celui d'être adultes. Tout accomplissement
(richesse, confort, réussite) d'une part comble, d'autre part
retranche. L'âge adulte est le plus irréversible des
accomplissements… et des retranchements.
Lui, plus tout à fait ici, si on le frappe ou qu'on approche la
flamme d'un briquet de son bras, il n'en a pas connaissance, il ne
recule pas, il est ailleurs, autre.
Ce garçon est-il donc seul à voir ? On amène d'autres enfants, et
eux, quoique pas toujours aussi transformés, voient pareil, ou
incomplètement, souvent ne perçoivent pas le message, les mots
que le premier entend.
Et qui guérit ? En qui se produit la guérison surnaturelle ?
Quantité de gens attirés par les saints viennent à leur tombeau et
dans les lieux où ils vécurent.
L'un s'y trouve soudain guéri, d'une façon singulière quasi
immédiate, inconnue en médecine. Pourquoi lui  ? De plus pieux,
plus « méritants » ne ressentent aucun mieux.
Mais qui sait la foi qu'il a, et celle qu'il n'avait pas quand il croyait
en avoir ?
En pays plurireligionnaire, tandis que nombre de personnes
pieuses prient en vain près du tombeau d'un moine catholique
comme elles le sont elles-mêmes, une femme chiite, qui ne connaît
rien à la religion chrétienne est guérie dans l'instant (mais ne va pas
pour cela se convertir). Elle avait confiance et une foi comme il faut
l'avoir, renversante, trésor rare, exceptionnel.
Une chaîne invisible a-t-elle uni en un instant le saint, la foi sans
tache du saint et la foi quasi injustifiée de l'ignorant ?
En qui, en quoi précisément avait-elle foi  ? Secret. Chacun le
sien. Chacun dans son inconnu. Peut-être la femme chiite aimait-elle
en lui une certaine vertu qui l'a surtout frappée, avec laquelle elle
entendait communiquer. Elle dit simplement selon l'expression
habituelle en pays musulman : le saint homme « ami de Dieu » m'a
guérie.
Et les scientifiques ?
Un jour, peut-être, prenant le gênant problème par un autre bout,
la science, trouvant dans le cerveau grâce à une localisation plus
fine un point commandant dans l'organisme une fonction
autoguérisseuse (sous l'effet notamment d'une intense émotion), à
son tour abordera le miracle avec ses moyens à elle et voudra
même en produire froidement en remplaçant dans certains cas à sa
façon l'exaltation de la foi. Gâchant ici, améliorant là dans
l'inattendu, ouvrant la porte à de nouveaux mystères.

[II]

Quelques mots encore… des généralités.


À qui le supranaturel apparaît-il ?


Communément à des enfants, ni pauvres, qu'on ne distinguerait


pas, en rien brillants, ni beaux ni laids, misérablement ou
médiocrement vêtus, d'un milieu modeste connaissant surtout la
gêne, le manque, sans confort, pas trop studieux, pas les plus pieux,
peu enviables, à qui on n'a remarqué aucune qualité spéciale sauf
qu'ils ne sont pas menteurs.
L'enfant dans la nature à un moment inattendu, s'arrête. Une
apparition est là et lui n'est plus tout à fait ici. Si on le frappe ou
qu'on approche la flamme d'un briquet de son bras, il n'en a pas
connaissance, il ne recule pas, il est ailleurs, il est autre. Arrivent des
parents, des voisins, des curieux de bonne volonté, des
ecclésiastiques, des religieuses. Gênés ils ne voient rien. Sans le
savoir ils ont le même défaut : d'être adultes. Tout accomplissement
(richesse, confort, réussite et pour un peuple l'état de la civilisation)
d'une part comble, d'autre part retranche et l'âge adulte est le
premier, le plus irréversible des accomplissements… et des
retranchements.
Est-il donc seul à voir ? On amène d'autres enfants, et eux aussi
voient (pas toujours transformés comme lui, mais voyant aussi
presque pareil ou incomplètement, et souvent ne percevant pas le
message, les mots que le premier entend.
Et qui guérit ?
En qui se produit la guérison surnaturelle ?
Quantité de gens viennent là, non plus pas d'apparence de
règles. Approchant des saints ou de leur tombeau ? ou des lieux où
ils vécurent.
L'un s'y trouve soudain guéri d'une façon avec une immé –
diateté inconnue en médecine. Pourquoi lui ? Cent autres plus pieux,
plus méritants, ne ressentent aucun mieux.
Tel homme suit dans les pèlerinages plein de piété, de foi n'est
pas guéri.
Mais qui sait la foi qu'il a, et celle qu'il n'a pas quand il croit
l'avoir. «  Homme de peu de foi  », on croit entendre encore ces
paroles dites sans doute avec l'accent d'une triste remontrance et
avec une note de pitié devant l'incroyable pénurie de foi.
En pays de plusieurs religions, tandis que cinquante chrétiennes
pieuses prient en vain, une femme chiite, qui ne connaît rien de la
religion catholique est guérie dans l'instant et qui ne va pas se
convertir par la confiance sans faille de sa foi renversante.
Un trésor, la foi, qui semble disparaître avec le confort de l'être et
n'être presque plus valable.
Une chaîne invisible unit en un instant le saint, la foi sans tache
du saint et la foi quasi injustifiée d'une malade ignorante du moindre
catéchisme et des dogmes.
En qui, en quoi
Mais c'est la grâce, dit le théologien. Et qui peut juger pourquoi
une grâce est accordée ici et refusée là ?
Mais attendre la grâce, être dans cette disposition peut être le
plus important.
Un jour, peut-être, prenant le gênant problème par un autre bout
la science imperturbable et péremptoire comme toujours, tenant
enfin une partielle [un blanc] précise explication permettant son
propre travail et lui ouvrant les yeux sur le prodige qu'auparavant
elle n'acceptait pas de voir, la science, ayant trouvé dans le cerveau
une localisation plus fine, un point commandant dans l'organisme
une fonction autoguérisseuse, sous l'effet d'une intense émotion,
d'une assurance exceptionnelle de l'exaltation de la foi, à son tour
voudra faire voir du miracle et en voudra déterminer les conditions.
La parole qui tant a fasciné, « Homme de peu de foi », adressée
à son insuffisant disciple, parole répétée en d'autres occasions avec
un accent de triste remontrance et la même sorte de surprise et de
pitié devant cette insuffisance de sa foi, cette parole prendra un sens
nouveau pour ceux qui la réécouteront. Seule une foi intense sans la
plus petite restriction est bonne et agissante. Pas de foi à demi. Elle
ne suffit pas.
Loin d'être dans le vrai, c'est le «  juste  » à la foi raisonnable,
modérée, c'est lui, l'insensé, le fou, le pauvre homme qui n'a pas la
renversante.
Et c'est la femme demi-ignorante, irréfléchie mais à la foi
absolue, absurde, à la foi renversante, qui a raison, qui sera la
miraculée. Et qui n'est même pas de la même religion, et n'en va pas
changer.
C'est (en pays plurireligionnaire) des musulmans, des on ne sait
quoi, qui est guéri par un saint catholichrétien en qui il a confiance,
c'est une femme chiite qui est guérie d'un coup par un moine sur le
tombeau d'un moine catholique tandis que des dizaines de
personnes coreligionnaires, pieuses catholiques ferventes… zélées
et connaissant leurs dogmes qui ne sont pas améliorées.
Scandale, la religion dite populaire ou plutôt commune, celle des
non-intellectuels, des non-théologiens regardée de
haut, est celle qui a toujours eu le plus d'attrait, n'est peut-être
pas sotte. Court-circuitant la foi des théologiens, et les dogmes et les
Églises ceux qui s'écartaient du dogme en un surnaturel qui est
proche [phrase inachevée]
*
Revanche tardive du populaire.
Simultanément les points forts des grandes religions, leur édifice,
sa métaphysique sont devenus ses points faibles.
La théologie et ses graves affirmations sans répliques enseignée
autrefois dans les universités à l'égal des sciences et davantage,
comme Vérité des vérités, à présent on la dirait oubliée, évaporée.
Leurs cosmogénies, les prétentions qu'avaient les religions dans
tous les continents de connaître la création du monde qu'elles
décidaient sans réplique. Qui maintenant se retournerait sur elles.
Le cosmique il en connaît un bout sur l'homme d'à présent. Le
soleil l'entretient, il en connaît même la fabrication. La lune, il en
revient avec des blocs, plein des sacs. Jupiter, ses engins qu'il lance
périodiquement au loin sont déjà bien au-delà, filent au-delà du
système solaire (celui où le premier voulait retrouver l'image de la
Trinité, et le vide, on avance dedans, un homme seul au loin marche
dedans, avance dedans [un grand blanc] et à l'oculaire du
microscope et sous l'ultramicroscope-cosmique inversé – il voit
s'étendre le petit, toujours plus petit infiniment plus petit.
Des cosmogénies célèbres plus question.
Le monde, l'âge du monde des millions de fois ? l'âge de l'espèce
«  hommes  ». Indifféremment dans l'infini l'homme reste seul, ne
sachant qu'en penser.
Tandis que – revanche tardive du [interrompu]
Moquées encore, au siècle dernier il [un grand blanc] les
miracles, une voyance dans le temps passé, dans les temps futurs,
comme dans une même marmite est rencontré et un surréel extra
immense extra interdommunication.
Et la communion (des saints seulement?) continue à surprendre,
à embarrasser.

[AUTRE TEXTE RELATIF À « FILLE DE LA


MONTAGNE »]

ENFANT GUÉRISSEUR
Autour d'un berceau où repose une petite fille
à l'ombre d'un arbuste des abeilles en quantité, qui ne lui font
aucun mal
Elle, souriante, bouche entr'ouverte
Une abeille l'aura aperçue.
Halte enchanteresse sur la route des fleurs
Nombreuses, tumultueuses, qui sont autour à voltiger. D'autres
posées sur le minuscule et fin visage sans peur
Ressentant avec leur sens à elles la bonté d'un corps sans
colère
la paix parfaite de l'enfant en harmonie avec tous les êtres
rayonnement que jamais jusque-là elles ne rencontraient chez
personne
Avant tout le monde, ce seront des abeilles les premières des
créatures à reconnaître la merveilleuse nature de la fille plus tard
célébrée pour « sa vertu » de compassion
Un homme aux champs, qui avec la faux s'est blessé regagnait
le village cet après-midi-là afin de se faire panser le pied.
Un bourdonnement l'arrête il a peur pour l'enfant exposé sans
défense.
Mais aucun mal n'arrive
Miracle ! j'ai vu un miracle, pense-t-il, oubliant pourquoi il était là
sur le chemin, ne ressentant plus aucun mal.
De son pied qu'il découvre, le sang ne coule plus, les lèvres de la
blessure se sont rejointes.
Pendant qu'il contemplait le « miracle »
se représentant, en esprit cette harmonie supérieure
il l'accueillait sans le savoir, l'étendait à son propre corps à son
pied blessé qui guérit en silence.
Telle fut, ignorée peut-être d'elle-même la première guérison de
la prédestinée plus tard sainte, vers qui allèrent tant de prières
 
 

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