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Œuvres de Fontenelle
Salmon, libraire-éditeur, 1825 (5, p. 393-396).
DIALOGUE PREMIER.
ALEXANDRE, PHRINÉ.
PHRINÉ.
Vous pouvez le savoir de tous les Thébains qui ont vécu de mon temps. Ils vous
diront que je leur offris de rebâtir à mes dépens les murailles de Thèbes, que vous
aviez ruinées, pourvu que l’on y mit cette inscription : Alexandre-le-Grand avait
abattu ces murailles, mais la courtisane Phriné les a relevées.
ALEXANDRE.
Vous aviez donc grand’peur que les siècles à venir n’ignorassent quel métier vous
aviez fait.
PHRINÉ.
ALEXANDRE.
Il est vrai que Rhodope l’avait déjà eue avant vous. L’usage qu’elle fit de sa
beauté, la mit en état de bâtir une de ces fameuses pyramides d’Égypte qui sont
encore sur pied ; et je me souviens que comme elle en parlait l’autre jour à de
certaines mortes françaises, qui prétendaient avoir été fort aimables, ces ombres
se mirent à pleurer, en disant que dans les pays et dans les siècles où elles
venaient de vivre, les belles ne faisaient plus d’assez grandes fortunes pour élever
des pyramides.
PHRINÉ.
Mais moi, j’avais cet avantage par-dessus Rhodope, qu’en rétablissant les
murailles de Thèbes, je me mettais en parallèle avec vous, qui aviez été le plus
grand conquérant du monde, et que je faisais voir que ma beauté avait pu réparer
les ravages que votre valeur avait faits.
ALEXANDRE.
Voilà deux choses, qui assurément n’étaient jamais entrées en comparaison l’une
avec l’autre. Vous vous savez donc bon gré d’avoir eu bien des galanteries ?
PHRINÉ.
Et vous, vous êtes fort satisfait d’avoir désolé la meilleure partie de l’univers ?
Que ne s’est-il trouvé une Phriné dans chaque ville que vous avez ruinée ! il ne
serait resté aucune marque de vos fureurs.
ALEXANDRE.
PHRINÉ.
ALEXANDRE.
Quoique vous ayez appelé encore une Phriné à votre secours, je ne crois pas que
le parti d’Alexandre en soit plus faible. Ce serait grande pitié, si…
PHRINÉ.
Je sais ce que vous m’allez dire. La Grèce, l’Asie, la Perse, les Indes, tout cela est
un bel étalage. Cependant, si je retranchais de votre gloire ce qui ne vous en
appartient pas ; si je donnais à vos soldats, à vos capitaines, au hasard même la
part qui leur en est due, croyez-vous que vous n’y perdissiez guère ? Mais une
belle ne partage avec personne l’honneur de ses conquêtes ; elle ne doit rien qu’à
elle-même. Croyez-moi, c’est une jolie condition que celle d’une jolie femme.
ALEXANDRE.
il a paru que vous en avez été bien persuadée. Mais pensez-vous que ce
personnage s’étende aussi loin que vous l’avez poussé.
PHRINÉ.
Non, non, car je suis de bonne foi. J’avoue que j’ai extrêmement outré le
caractère de jolie femme ; mais vous avez outré aussi celui de grand homme.
Vous et moi, nous avons fait trop de conquêtes. Si je n’avais eu que deux ou trois
galanteries tout au plus, cela était dans l’ordre, et il n’y avait rien à redire ; mais
d’en avoir assez pour rebâtir les murailles de Thèbes, c’était aller beaucoup plus
loin qu’il ne fallait. D’autre côté, si vous n’eussiez fait que conquérir la Grèce, les
îles voisines, et peut-être encore quelque petite partie de l’Asie mineure, et vous
en composer un état, il n’y avait rien de mieux entendu ni de plus raisonnable :
mais de courir toujours sans savoir où, de prendre toujours des villes, sans savoir
pourquoi, et d’exécuter toujours, sans avoir aucun dessein, c’est ce qui n’a pas plu
à beaucoup de personnes bien sensées.
ALEXANDRE.
Que ces personnes bien sensées en disent tout ce qu’il leur plaira. Si j’avais usé si
sagement de ma valeur et de ma fortune, on n’aurait presque point parlé de moi.
PHRINÉ.
Ni de moi non plus, si j’avais usé trop sagement de ma beauté. Quand on ne veut
que faire du bruit, ce ne sont pas les caractères les plus raisonnables qui y sont les
plus propres.
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