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citer cet article : « Le siècle d’Onfray », Les Temps Modernes, n° 668, Paris, Gallimard,
2012, p. 104-112.
Juliette Simont
Le siècle d’Onfray
Bénéficier des enthousiasmes et de l’admiration de Michel Onfray est bien pire que servir
de cible à son agressivité. La lecture de L’Ordre libertaire déconcerte. Non par la haine de
Sartre qui s’y exprime, puisqu’elle est devenue, chez l’« auteur d’une cinquantaine de
livres » (je crains d’ailleurs qu’il n’y en ait plus), un fait de nature, aussi incontestable que le
retour des saisons, la température d’ébullition de l’eau ou la loi de la chute des corps. Mais
bien en raison de la force d’âme qu’il faut au lecteur pour continuer, en dépit de ces 500
pages logorrhéiques, à aimer Camus et la Méditerranée. De ce tsunami de rhétorique, de
manichéisme, de malveillance et d’hagiographie perversement accouplées, on émerge quasi
suffoqué, comme sauvé de justesse de la noyade et complètement hagard. Mais où donc sont
passés la douceur des étés, les dentelures du sel qui sèche sur la peau, les grains de sable
entre les orteils, les cheveux emmêlés d’eau de mer, les rais de lumière à travers les
persiennes, l’odeur interminable des pins et des eucalyptus ? Et où la joie violente de la
lecture ? Où, par exemple, L’Etranger qui, au gré et par la grâce d’une écriture ténue et
infiniment subtile, nous avait emmenés dans l’inconnu, aux lisières des pâles indécisions de
l’existence, de la tragédie et de la métaphysique ? Où donc ce coup à l’estomac, cette
sidération que nous ressentions, insoucieux encore de L’Ordre libertaire, à chaque fois que
notre main retombait sur un vieux « Folio » jauni, effrité, le même depuis nos vingt ans et
qui à la longue avait perdu l’une ou l’autre page —mais la mémoire suppléait les trous—,
quand les rats envahissaient les rues d’Oran ou quand, sur la plage, la canicule allumait la
lame du couteau de l’Arabe ? Où ce sentiment d’une redoutable imminence, qui, alors, en
même temps nous possédait et nous dépossédait de nous-mêmes ?
Je l’ai annoncé, ce livre est un squelette. Onfray ne cesse de célébrer avec pompe et fracas le
concret, le vital, le sensuel, le dionysiaque, le bachique, l’affect, et de décrier, dans les
stériles symétries dont il est coutumier, l’abstrait, le conceptuel, le théorique, l’idéal et
surtout le « transcendantal », mot fourre-tout désignant le péché intellectuel en général,
dont les pires sous-espèces proviennent d’Allemagne (Hegel ! Marx !) ou de la rue d’Ulm
(Hippolyte l’hégélien ! Sartre le marxiste !). Mais il n’y a pas en vérité plus abstrait, plus
idéaliste, plus essentialiste ou plus « platonicien » que lui –j’emploie ici le vocable
« platonicien » comme il le ferait lui-même, c’est-à-dire de la façon la plus sommaire et en
négligeant complètement la lettre de Platon. Une fois encore, Onfray se trahit avec une
ingénuité confondante : Camus, écrit-il à propos d’une des œuvres de jeunesse du « penseur
d’Alger », « était déjà camusien4. » Tout est dit : Camus est camusien, Hegel hégélien, Kant
kantien, Onfray onfrayen. Chacun tel qu’en lui-même l’éternité l’a changé : comme les
Salauds portraiturés au musée de Bouville, dans La Nausée. C’est pourquoi, dans L’Ordre
libertaire, il ne se passe strictement rien : la « ligne claire » (Camus) et « le trait obscur »
(l’axe du Mal, dont Sartre est à la fois le Ben Laden et le Saddam Hussein), sont définis
d’emblée, tout est décidé dès les premières pages, plus rien ne peut advenir et le reste
s’ensuit, comme de l’idée d’un Etre parfait Son existence dans la preuve de Saint Anselme. Il
s’agit de marcher au pas et de suivre la « ligne », sans faillir. Pareils à de géantes pancartes
d’autoroute, les mots clés sont souvent pourvus d’une majuscule emphatique : l’Idée
(attention, voie sans issue, camp de concentration au bout du chemin) ; la Nature, la Vie
(continuez droit devant avec allégresse). C’est ce qu’Aude Lancelin, dans un de ses articles,
nomme « l’art de la philosophie buissonnière » chez Onfray. Si un élément a le mauvais goût
de ne pas se plier à la dualité où il est censé prendre place, on le rabote : la Grèce, ainsi, doit
être lumineuse mesure et s’opposer à la Rome « césarienne » des jurisconsultes et des
3 OL, p. 164.
4 OL, p. 176.
conquérants ; certes, malencontreusement, les Grecs ont aussi produit des tragédies
enténébrées de sanglants assassinats et d’atroces déchirements –peu importe, cela ne cadre
pas, laissons tomber5.
Pour Michel Onfray, le philosophe n’a le choix qu’entre deux possibilités : soit la conformité
monolithique à sa propre essence doctrinale (Kant est kantien, c’est-à-dire coupable à
jamais de l’impératif catégorique au nom duquel Eichmann se livra aux forfaits que l’on
sait ; Sartre sartrien, c’est-à-dire, telle Lady Macbeth, les mains rougies d’un sang
ineffaçable) ; soit l’exercice sophistique et superficiel, l’édification gratuite de châteaux de
concepts qui ont pour seul but d’exhiber la virtuosité de leur auteur et de servir son désir
de gloire (la pensée à coups de marteau de M. Onfray s’alimente à trois sources, la haine et,
pires que la haine, l’étroitesse d’esprit et la bassesse morale ; exemple : « Sartre prend la
littérature en otage pour un projet existentiel très simple : la célébrité, la renommée –
aspirations bourgeoises à souhait6 » ; et, plus bas, une description de ce que serait la
pratique de la philosophie pour Sartre et ses semblables normaliens : « un petit monde
ludique où l’on brille à peu de frais en répétant les recettes transmises par un membre de la
famille7 » ).
Les philosophes, les vrais, c’est-à-dire ceux qui recherchent une vérité, sont au contraire,
justement, buissonniers. Ils n’élaborent pas de dogmes autoritaires ni ne jonglent avec
d’étincelantes et creuses pelotes de concepts. Ils ne savent pas où ils vont, ils ne savent pas
qui ils sont, ils essayent de savoir ce qu’ils font. Loin de disposer dès les premières pages de
leur traité de la réponse à tout –à la manière d’Onfray–, ils sont en proie à un problème qui
les dépasse et dont ils ignorent où il les entraînera, qui les dirige en même temps qu’ils
tentent de le maîtriser. Ils ne posent pas pour l’éternité, ils ne soupçonnent rien des digest
et slogans qui permettront, plus tard, de les ranger aisément dans les tiroirs de l’histoire de
la philosophie : ils travaillent. Quand Kant aborde l’Apparence transcendantale, c’est-à-dire
le lieu de l’erreur métaphysique, ce n’est pas hasard ou artifice s’il emploie des métaphores
de voyageur aventureux, se voyant cerné « d’aveuglantes nappes de brouillard », embarqué
sur un « océan tumultueux », emporté sur des « bancs de glace8 » : c’est qu’il découvre
réellement, là où ses chers collègues s’ébattent en toute sérénité comme sur une terre
familière, un continent inconnu et inapparent –d’où, précisément, la puissance redoutable
de l’Apparence–, terra incognita qu’il ne cessera de défricher jusqu’à la fin de sa vie. Après
s’être brouillé avec Camus, en 1952, pour des raisons politiques, polémique violente de part
et d’autre9, Sartre a écrit, à sa mort, en 1960, un lumineux texte d’hommage10. Puisque, dans
5 Cf. OL, p. 163. En règle générale, d’ailleurs, le crime se doit d’être politique et révolutionnaire, mu par des
idées et non par des passions. On tue seulement pour des idées, avance tranquillement Onfray (ce qui lui
permet, puisque « le transcendantal » tue, de parler, par métonymie, de « guillotine transcendantale » et de
« fascisme transcendantal »), on ne tue « jamais pour une sensation » (p.399) : certains serial killers seraient
peut-être honorés de se voir crédités de tant d’ « idéalité ». Enquêteurs de la brigade criminelle et profileurs,
instruisez-vous auprès de Michel Onfray. Isaac Deutscher disait : « Ce ne sont jamais les luttes des idées qui
sont mortelles, ce sont les luttes réelles qui rendent quelquefois les luttes des idées mortelles. »
6 OL, p. 337
7 Ibidem.
8 Critique de la raison pure, trad. Alexandre J.-L. Delamarre et François Marty, in Œuvres philosophiques, I,
L’Ordre libertaire est un livre squelette, où rien ne bouge, où rien ne pense, où seules des
essences immuables s’affrontent, combats d’ombres dont rien ne peut résulter qui ne soit
déjà connu. Mais c’est aussi un livre gras et mou, plein de paresses et de laisser-aller.
Michel Onfray rédige comme on traîne en pantoufles et pyjama, le dimanche matin, en
famille, et manque de la plus élémentaire considération pour son lecteur. La syntaxe est
souvent floue (relisez la phrase sur Sartre attendant-Merleau-Ponty-succombant-bientôt-
d’une-crise-cardiaque) ; les stéréotypes de langage, qui sont légion dans l’écriture d’Onfray
(c’est normal : ils sont le corollaire, au niveau du style, de l’essentialisme de l’auteur), ne
sont même pas restitués correctement. Jugez-en : « Nietzsche brûle ce qu’il a détesté13 » ;
ou, autre pépite qui concerne un autre incendie : « sur les ruines du socialisme fumant14 ».
Il y en a d’autres, passons. M. Onfray semble également avoir une maîtrise approximative
de certains mots de la langue française : « Camus, faussement patelin15 ». Ou bien les
dictionnaires, eux aussi, sont coupables, ou bien dans « patelin », la connotation de fausseté
est incluse –un des synonymes en est « hypocrite » – et la redondance est malvenue. Peut-
10 « Albert Camus », in : Situations, IV,
11 OL, p. 351.
12 OL, p. 53.
13 OL, p. 68.
14 OL, p. 78.
15 OL, p. 189.
être ces détails, aux yeux d’Onfray, relèvent-ils de la détestable et prétentieuse culture
normalienne. Soit. Reste qu’en tant que lectrice (non normalienne d’ailleurs, soit dit en
passant), je revendique le droit minimal à n’être pas traitée comme une abrutie. Les
« révélations » que M. Onfray inflige à son public sont répétées maintes fois : est-il lui-
même amnésique ou suppose-t-il le lecteur incapable de la moindre rétention ? La Volonté
de puissance est un apocryphe, manipulé par la sœur de Nietzsche, antisémite, pronazi et
amie de Mussolini : vous trouverez par deux fois, à ce sujet, une sentencieuse notice de
style Wikipédia16. Camus était battu par sa grand-mère, féroce, illettrée et dominatrice : la
cravache, le nerf de bœuf et la méchanceté de cette femme sont répétés cinq fois en sept
pages, qui se concluent par un résumé essentialiste –au cas où le lecteur serait résolument
rétif à toute compréhension : « La grand-mère incarne la négativité : la brutalité, la
violence, la méchanceté, les passions tristes, le contraire de la joie de vivre, la mutilation de
la vie, l’injustice […]17. »
Camus, adolescent, lisait avidement des livres empruntés dans une bibliothèque municipale
d’Alger. Tout et n’importe quoi. « Y a-t-il vraiment de mauvais livres à cette époque ? »,
questionne Onfray18. Il y en avait sûrement, mais moins qu’aujourd’hui, et leur mode de
diffusion et de réception limitait leur pouvoir de nuisance. Les temps ont bien changé.
Qu’est-ce que ce XXIème siècle pour qu’il transforme en héros ou en héraut un moraliste
qui frappe sous la ceinture, un hédoniste qui ignore la joie, un libertaire ivre
d’autoritarisme dogmatique, un débagouleur de plateaux télévisés ? Un homme et son
temps ont, d’une façon ou d’une autre, partie liée. Michel Onfray est le symptôme d’une
époque malade. Cette époque est aussi la mienne, je veux continuer à croire en une possible
guérison et que, de la modernité, quelque chose de neuf, de saisissant, de fertile puisse
survenir, même si la publication de L’Ordre libertaire, l’accueil que lui ont réservé les
médias, la lecture enfin de ce livre n’incitent pas à l’optimisme. En d’autres temps, où la
générosité intellectuelle existait encore —c’était il y a quarante ans–, Foucault avait écrit :
« Un jour, peut-être, le siècle sera deleuzien. » A nous, qui travaillons et aimons les œuvres,
de tout faire pour que L’Etranger, La Chute, Les Mots, Les Séquestrés d’Altona, L’Etre et le
Néant continuent à ébranler les esprits et les cœurs, pour que les livres à venir ne soient
16 Cf. OL, p. 76, p. 190
17 OL, p. 53.
18OL, p. 59.
pas voués soit à l’indifférence, soit aux têtes de gondole, bref, pour que notre siècle ne soit
pas celui d’Onfray et de ses semblables.
Juliette Simont
Mars 2012