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Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/economierurale/8849
DOI : 10.4000/economierurale.8849
ISSN : 2105-2581
Éditeur
Société Française d'Économie Rurale (SFER)
Édition imprimée
Date de publication : 30 juin 2021
Pagination : 37-53
ISSN : 0013-0559
Référence électronique
Miravo Rakotovao, Lucile Godard et Loïc Sauvée, « Dynamique agricole d’une filière de valorisation de
la biomasse : cas de la Centrale Biométhane en Vermandois », Économie rurale [En ligne], 376 | Avril-
juin, mis en ligne le 03 janvier 2023, consulté le 06 janvier 2023. URL : http://journals.openedition.org/
economierurale/8849 ; DOI : https://doi.org/10.4000/economierurale.8849
Creative Commons - Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International - CC BY-NC 4.0
https://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0/
Dynamique agricole d’une filière
de valorisation de la biomasse
Cas de la Centrale Biométhane en Vermandois
Miravo RAKOTOVAO ● CCI Hauts-de-France, Lille
miravorakotovao@gmail.com
Lucile GODARD ● Agro-Transfert Ressources et Territoires, Estrées Mons
l.godard@agro-transfert-rt.org
Loïc SAUVÉE ● Unité de recherche InTerACT, UniLaSalle, Beauvais
loic.sauvee@unilasalle.fr
Aujourd’hui la biomasse est identifiée comme la seule source de carbone naturelle et renouvelable
connue qui soit suffisamment importante pour être substituée aux combustibles fossiles.
Dorénavant, il est attendu de cette ressource des fonctions sociétales entraînant un changement
de nos modes de production et de consommation des produits agricoles. Face au foisonnement
de projets territoriaux de valorisation de biomasse, l’objectif de l’article consiste à appréhender
les modalités socio-économiques de leur émergence sur les territoires agricoles et les processus
décisionnels des acteurs engagés sous l’angle de leurs motivations et de leurs freins à s’impliquer
dans un projet de méthanisation. Des entretiens semi-directifs ont été menés auprès des agriculteurs
impliqués. Une typologie a alors émergé de cette recherche, mettant en évidence la complexité des
processus de décision dans une filière de valorisation non alimentaire de la biomasse.
MOTS-CLÉS : biomasse, valorisation non alimentaire, motivations des agriculteurs, dynamique
agricole, méthanisation, bioéconomie
The agricultural dynamics of a biomass valorization chain:
The case of the methanization plant in Vermandois
Today, biomass is the only known natural and renewable carbon source of which there is enough
to substitute fossil fuels. This resource is expected to have societal functions, leading to a change in
our methods of production and consumption of agricultural products. Faced with the proliferation
of territorial biomass valorization projects, this article seeks to understand the socioeconomic
modalities of their emergence in agricultural territories and the decision-making processes of actors
involved in terms of their motivations and their obstacles to getting involved in a methanization
project. Semi-structured interviews were conducted with some of the farmers involved in the
project. A typology then emerged from this research, demonstrating the complexity of decision-
making processes in a non-food biomass valorization chain. (JEL: Q12, Q57).
KEYWORDS: biomass, non-food use, farmers’ motivations, agricultural dynamics, methanization,
bioeconomy
e terme biomasse (du grec « bio », signi- produits à haute valeur ajoutée (analogues
Lfaitfiant vie et « maza », signifiant masse)
référence à une matière organique
aux produits pétrochimiques), ainsi que de
l’énergie, un bien qui s’avère de moins en
non fossilisée et biodégradable provenant moins accessible. Parallèlement à ces ap-
de plantes, d’animaux et de micro-orga- plications non alimentaires, la ressource,
nismes. En épousant certaines propriétés notamment d’origine agricole, doit assurer
des combustibles fossiles (Laurent et al., les besoins alimentaires de la population.
2011), la biomasse permet de produire des Aujourd’hui, la biomasse est au centre des
Exploitations agricoles
Exploitation agricole familiale / non familiale, céréales et légumes peu diversifiés, arrêt des ateliers élevage
Surface : 150 – 1000 ha sur plusieurs sites, volonté d’expansion
Volonté forte de se diversifier face à un modèle agricole « à bout de souffle »
Recherche de techniques innovantes (travail du sol, réduction phytosanitaire, projet biomasse, etc.)
Recherche d’une rentabilité économique maximale combinée aux enjeux nouveaux (responsabilité sociétale,
diversification des cultures, etc.)
Agriculteurs
Âge compris entre 32 et 65 ans diplômés du supérieur (BTS – Ingénieur agronome)
Expérience professionnelle extérieure à l’exploitation agricole (EA)
Pluriactivité
Reprise de l’EA, parfois sous la « contrainte » familiale
Engagements syndicaux forts – Responsabilités multiples (coopératives, banques, etc.) –
Responsabilités politiques
Participation à des groupes de travail, CETA, etc. : intérêt vis-à-vis des innovations, recherches d’alternatives
Source : Caroux et al. (2018).
plus des déchets provenant d’industries ou en dehors du monde agricole. Cette ca-
agro-alimentaires du territoire. ractéristique est un élément explicatif des
La diversité constitue l’un des traits facilités plus grandes à s’engager dans des
dominants des agriculteurs du projet, en projets nouveaux et diversifiés.
l’occurrence un effectif total de 29 agricul-
teurs (Caroux et al., 2018 ; voir tableau 1). Le projet de méthanisation
Le projet de méthanisation permet de ras- au prisme de la dynamique agricole
sembler des agriculteurs aux motivations
et aux caractéristiques différentes. L’âge 1. L’émergence d’une filière courte
de valorisation de la biomasse
ne représente pas un critère de différen-
ciation puisque nous rencontrons aussi Par définition, la motivation est l’ensemble
bien des agriculteurs en fin qu’en début de des raisons qui déterminent le compor-
carrière. Toutefois, tous sont diplômés du tement adopté par un individu (Herath,
supérieur et ont eu une expérience profes- 2010). L’élaboration de typologies des
sionnelle avant de reprendre une exploita- agriculteurs sur la base de leurs motiva-
tion en majorité familiale. Cette conclusion tions est pratiquée depuis les années 1920
est d’ailleurs partagée par Sutherland et al. (Garforth, 2010). Dans le cas d’espèce,
(2016) dans leur étude sur l’engagement il s’agit d’identifier les motivations des
des agriculteurs dans les projets d’énergies exploitants agricoles à adhérer ou non à
renouvelables. En outre, la pluriactivité un projet territorial de valorisation de bio-
est aussi rencontrée, tout comme le fait masse. Les entretiens réalisés ont permis
que la reprise de l’exploitation familiale d’isoler trois types de motivations des agri-
n’était pas le projet premier de certains culteurs justifiant leur engagement dans le
agriculteurs mais s’est imposé naturelle- projet de méthanisation : des motivations
ment, faute de repreneur. Au-delà de ces d’ordre « individuel », d’ordre « cognitif »
critères, la prise de responsabilité constitue et d’ordre « sociétal et territorial ».
une autre caractéristique commune, que ce Au-delà de ces critères, la prise
soit dans les organisations professionnelles de responsabilité constitue une autre
caractéristique commune, que ce soit dans un gain économique. Force est de consta-
les organisations professionnelles ou en ter que la motivation économique des agri-
dehors du monde agricole. Cette caracté- culteurs est effectivement l’une des plus
ristique est un élément explicatif des faci- rencontrées dans la littérature scientifique
lités plus grandes à s’engager dans des pro- quant à leur décision d’adopter ou non un
jets nouveaux et diversifiés. projet (Greiner et Gregg, 2011 ; Sutherland
et al., 2016). Dans le cas échéant, comme
« J’ai toujours regardé un p’tit peu ce
le projet de méthanisation porte sur un
qui se passait à l’extérieur, déjà de par échange paille-digestat, les agriculteurs
mon expérience précédente et... j’ai déjà à souhaitent réduire les charges liées à l’achat
d’autres... je ne suis pas un paysan... j’ai de fertilisants, en particulier d’azote.
les pieds dans la terre mais je n’ai pas non
plus que la tête dans la terre, je regarde un Aux motivations économiques
s’ajoutent les avantages agronomiques.
p’tit peu ce qui se passe autour. Donc je
Les agriculteurs avancent que grâce au
suis engagé dans tout un tas de choses. »
digestat, ils disposent d’un meilleur ferti-
(Caroux et al., 2018)
lisant dont ils connaissent la composition
Ceci se traduit par une attention forte mais aussi son processus de fabrication
de ces agriculteurs aux innovations et aux car il est issu de leur paille ainsi que des
alternatives, et ce d’autant plus qu’il s’agit déchets des industries agroalimentaires
d’exploitations principalement céréalières auxquelles ils confient leurs matières.
et donc à la recherche de nouveaux débou- Ensuite, l’engagement dans ce projet
chés pour anticiper et répondre aux nou- permet aux agriculteurs de diversifier leur
velles demandes de diversification des exploitation. Cela leur permet de rompre
exploitations. La recherche de l’innovation avec une certaine routine de travail.
s’effectue aussi dans le but d’atteindre une Certains agriculteurs voient aussi l’occa-
rentabilité économique plus forte tout en sion d’implanter de nouvelles cultures qui
répondant aux exigences sociétales qui pourraient être acceptées dans le métha-
pèsent sur le métier. niseur. Ces cultures constitueraient une
diversification, permettraient d’améliorer
Motivations individuelles à l’engagement la rentabilité de l’exploitation tout en anti-
dans le projet de méthanisation cipant les futures et possibles exigences
Les motivations individuelles se re- environnementales.
trouvent dans l’ensemble des entretiens Enfin c’est un projet « de fierté » conçu
(figure 1). En premier lieu, les agriculteurs comme une réussite personnelle car il se
attendent de leur engagement dans le projet situe au cœur des enjeux nouveaux et est
Motivations individuelles
lié à une représentation du « beau projet qui participent au projet. Le travail col-
qui tourne bien ». lectif et les réunions régulières imposent
« des occasions pour se voir ». Cela per-
Motivations cognitives à l’engagement met de briser une routine et un isolement
Les agriculteurs interrogés mettent égale- dans le travail tout en reconstruisant géo-
ment en avant des motivations d’ordre co- graphiquement et socialement un groupe
gnitives qui touchent au gain en apprentis- de pairs.
sage à travers le projet, ainsi qu’au travail
collectif stimulant qui s’est créé dans le Motivations « sociétales et territoriales »
groupe (figure 2). La curiosité et le souhait à l’engagement dans le projet
de contribuer aux nouveaux enjeux agri- Des motivations d’ordre sociétal appa-
coles et aux projets technologiques font raissent dans certains discours d’agri-
partie des motivations importantes. Les culteurs, notamment les plus moteurs et
agriculteurs marquent leur intérêt particu- leaders de groupe. Ils voient par ce projet
lier à l’égard des innovations en matière une manière de contribuer à la fourniture
de valorisations nouvelles de la biomasse. d’énergie citoyenne, de communiquer sur
Certains avaient d’ailleurs développé des le rôle de l’agriculture et d’en améliorer
réflexions sur ce sujet mais sans s’engager l’image.
dans aucune forme de valorisation. Ces
agriculteurs se montraient donc aux aguets « Un truc qui était intéressant, c’était
et en attente de projets potentiellement sociétal. Moi j’ai toujours dit ça, de ren-
rentables et compatibles avec le fonction- trer beaucoup plus dans la vie des gens.
nement de leurs exploitations. Là on n’intervient pas dans la vie de nos
concitoyens que par la nourriture, on in-
Le mode de valorisation des déchets fait
tervient aussi par la fourniture d’énergie
aussi partie des motivations de ces agricul-
et ça je trouve ça intéressant. Cette énergie
teurs. Ils souhaitaient développer des lo-
qui est produite naturellement et qui s’éva-
giques de valorisation circulaires, c’est-à-
pore dans l’atmosphère, là on la capte et
dire maîtriser la production du composant
on s’en sert. Et c’est grâce à nos produits,
organique tout en permettant un retour à
à l’organisation qu’on met autour que ça
l’exploitation des déchets produits via une
se passe, et j’ai trouvé ça intéressant. »
transformation agroalimentaire locale.
(Caroux et al., 2018)
Ce travail collectif d’échange entre les
agriculteurs et l’industriel Vol’V Biomasse À ces motivations sociétales s’ajoutent
se retrouve également entre les agriculteurs les motivations d’ordre territorial
Motivations cognitives
Motivations sociétales et
territoriales
(figure 3). C’est un circuit court de valo- ce projet, Meynard et al. (2013) mettent
risation des déchets qui s’est créé entre le bien en évidence cette pluralité de fac-
méthaniseur et la ferme. Ceci permet de teurs, avec une prégnance forte du poids de
valoriser les déchets localement et donc la structuration de filières existantes dans
de limiter le transport tout en gardant la le fonctionnement des exploitations agri-
valeur ajoutée sur le territoire. En arrière- coles. Un rapport prospectif de l’INRAE
plan, il s’agit de contribuer à des projets consacré à la bioéconomie (Axelos et al.,
pour réinsérer l’agriculture dans son ter- 2020) précise bien qu’une meilleure com-
ritoire tout en échangeant avec d’autres préhension de ces freins aux changements,
acteurs. Une solidarité et une cohésion ter- à différentes échelles territoriales, est un
ritoriale sont ressenties entre agriculteurs, élément clé à surmonter pour impliquer le
mais aussi entre agriculteurs et habitants. monde agricole.
Ce projet offre l’occasion de discussions En bioéconomie le déficit de connais-
plus ouvertes et sans animosité. sances techniques et de capacité à caracté-
Ce changement de regard que le projet riser la biomasse, à l’interface de questions
peut créer est relié aux évolutions du mé- technico-économiques et d’incertitudes
tier, il s’agit pour les agriculteurs de contri- de marchés, constitue une limite majeure
buer aux enjeux agricoles nouveaux (lutte (Grillot et al., 2019). Pour le cas de la
contre les pollutions, énergies vertes, etc.) méthanisation, les travaux de Grouiez
et ce, par principe, mais aussi par stratégie et al. (2020) montrent bien le caractère
d’anticipation. déterminant de certains modèles d’affaires
rentables au détriment d’autres et de la dif-
2. Les freins à l’engagement dans le projet ficulté pour un certain nombre d’agricul-
de valorisation de la biomasse teurs à s’insérer dans ces modèles. Sur le
Cette question des freins à l’engagement plan des exploitations individuelles, Reise
dans des projets en rupture avec l’exis- et al. (2012) évoquent la diversité des situa-
tant est à relier à de multiples facteurs, et tions en matière de niveaux de rentabilité et
notamment à des dimensions contextuelles d’investissements dans une unité de métha-
comme la connaissance insuffisante de nisation. Cette multiplicité de facteurs est
l’environnement économique et/ou tech- également présente dans notre approche.
nique, mais aussi à des dimensions indi-
viduelles d’aversion au risque ou au chan- La crise de confiance et le manque
gement organisationnel. Ainsi, pour des d’intérêt au centre du rejet du projet
situations de diversification agricole, qui Durant les entretiens, les agriculteurs
montrent de nombreuses similitudes avec ont évoqué les obstacles rencontrés ou la
Une association a alors été créée dans ce a permis de mettre au point une typologie
sens mais après réflexion, aucun agricul- de ceux-ci. Les profils d’agriculteurs en
teur n’a décidé de s’engager. question correspondent à des logiques par-
ticulières qui les animent et qu’ils avancent
« On n’est pas allé avec eux au finan-
comme éléments explicatifs de leur enga-
cement. Premièrement, trop lourd économi-
gement. Aussi des éléments de trajectoire
quement… et puis autant la plupart d’entre
permettent-ils de mieux comprendre la
nous on va aller mettre 50 000, 100 000 eu-
nature des motivations de ces agriculteurs
ros dans un bâtiment de stockage de
et la logique qu’ils adoptent. Nous propo-
pommes de terre, c’est notre métier, on le
sons ainsi une typologie autour de quatre
sent bien, ou 100 000 euros dans un trac-
teur, ça c’est notre métier. Mais aller mettre groupes, basée sur le positionnement des
30 000 euros dans un machin qui ne nous agriculteurs dans la dynamique globale
appartient pas, dont la rentabilité pff... bon du projet : l’agriculteur-leader, l’agricul-
ils y croient, on se dit s’ils y vont c’est qu’ils teur-moteur, l’agriculteur-entrepreneur, et
croient que c’est rentable, maintenant y’a l’agriculteur réfractaire.
rien de sûr avec tout ce dont on entendait, – L’agriculteur-leader,
avec les méthaniseurs qui n’arrivaient pas au profil managérial et territorial
à tourner… Et pff… c’est de l’argent qui
En premier lieu, nous identifions le profil
est bloqué avec une rentabilité pas avant
de l’agriculteur-leader qui, dans le projet,
cinq ans, entre trois et cinq ans. Voilà, il y
va positionner son action et son engage-
a un laps de temps assez important entre
ment suivant une logique managériale et
l’investissement et les premiers dividendes.
territoriale. Parmi les ressorts explicatifs
Et donc on s’était dit, si on veut avoir un
de son engagement, ce type d’agriculteur
poids il faut au minimum peser 30 % et
met en avant le développement territorial
donc là 30 % ça fait beaucoup d’argent,
et la communication sur le rôle de l’agri-
5 % ce n’est pas la peine d’y aller, 10 % ça
sert à rien. C’est 30 et plus ou rien. Donc culture que permet ce projet. Le travail
voilà c’est rien. Et encore aujourd’hui cer- collectif engendré, la diversification agri-
tains disent, ah c’est bête, ça marche bien, cole et les aspects agronomiques figurent
on voit que ça tourne, on aurait peut-être parmi les moteurs de son engagement. En
dû étudier ça un peu mieux. » (Un agricul- revanche, les aspects économiques sont
teur, Caroux et al., 2018) pris en compte mais n’apparaissent pas
en priorité dans le discours, tout comme
Les freins sont donc de natures diverses. le sentiment de réussite personnelle et la
Ils mobilisent à la fois des caractéristiques capacité d’action.
individuelles des agriculteurs et des élé- Concernant leurs trajectoires, les agri-
ments de contexte, notamment réglemen- culteurs leaders sont globalement des per-
taire, et générateur d’un niveau élevé d’in- sonnes plus âgées, donc libérées de cer-
certitude. taines contraintes économiques, elles sont
aussi plus investies dans les organisations
3. Place des agriculteurs professionnelles agricoles et occupent
dans la dynamique agricole également des responsabilités agricoles
du projet de méthanisation et dans la société civile. La situation éco-
L’agriculteur et son engagement nomique et agronomique de leur exploi-
dans le collectif : proposition de typologie tation leur permet donc de s’investir dans
La connaissance des diverses motivations des projets nouveaux, parfois risqués. De
des agriculteurs dans leur décision d’adhé- même, leurs responsabilités leur offrent
rer ou non au projet de méthanisation nous une position solide dans l’espace local et
leur permettent d’être au courant des pro- perdu parmi toutes les injonctions qui lui
jets en cours. Leurs responsabilités créent sont posées. La rentabilité économique de
également une sensibilité au développe- son exploitation, sa bonne gestion agrono-
ment du territoire local, qu’ils recherchent mique font partie de ses priorités. L’avenir
au travers de leurs multiples engagements. de l’agriculture lui paraît incertain, l’ame-
nant ainsi à privilégier des projets consi-
– L’agriculteur-moteur, dérés comme moins risqués. Il cherche
vers une logique agricole et collective à tirer parti au mieux de ces projets pour
Le second profil identifié est celui de l’agri- la solidité de son exploitation. Peu enga-
culteur-moteur, il développe une concep- gés dans des responsabilités diverses, ces
tion agricole et collective de son engage- agriculteurs considèrent le projet de la
ment dans le projet. Le travail collectif, les CBVER comme une opportunité à saisir
intérêts économiques et agronomiques le pour consolider le fonctionnement de leur
motivent particulièrement. En revanche, exploitation.
le développement territorial est pris en
compte sans qu’il soit moteur de l’engage- – L’agriculteur réfractaire
ment. De même, les aspects de diversifica- Si les logiques d’action citées précédem-
tion agricole et de pouvoir d’action ne sont ment caractérisent les agriculteurs qui se
pas retrouvés dans les discours. sont engagés dans le projet de méthani-
Généralement, les agriculteurs mo- sation, force est de reconnaître que nom-
teurs sont certes dynamiques, mais leur breux sont ceux qui ne se sont pas iden-
reprise récente de l’exploitation agricole tifiés au projet. Il est donc fondamental
engendre des contraintes économiques et d’accorder une attention particulière à cette
agronomiques. Leur emploi du temps ne frange d’acteurs dans l’optique de mettre
leur permet pas d’occuper de multiples en place une démarche qui permettrait de
responsabilités mais ils sont présents dans les motiver à intégrer le projet. D’après
les sphères agricoles. Ils souhaitent à la Zélem (2012), « les choix d’adhérer ou
fois défendre leur métier et leurs pairs. Ils pas à un projet relèvent de processus qui
sont également investis dans une organisa- convoquent des phénomènes d’influence
tion collective de leurs travaux agricoles. sociale et des contraintes, fortement cor-
L’engagement dans le projet de la CBVER rélés au facteur temps et aux croyances
leur permet donc de consolider une vision sur lesquelles reposent les réflexions des
collective et agricole de leur métier. acteurs, eux-mêmes largement détermi-
nés par des éléments d’ordre socioculturel
– L’agriculteur-entrepreneur, et historiques ». Dans le cadre du projet
animé par une logique entrepreneuriale de méthanisation, nous avons vu que les
et individuelle principaux freins à l’adhésion relèvent de
Enfin, le dernier profil repéré est celui de facteurs variés, qui méritent chacun une
l’agriculteur entrepreneur. Les motivations réaction spécifique de la part des porteurs
économiques, agronomiques, la réussite de projet de valorisation de la biomasse,
personnelle engendrée et la diversification tout comme des structures portant de tels
fondent son engagement dans le projet. En projets.
revanche, le développement territorial, le Pour résumer, en croisant les logiques
travail collectif et le pouvoir d’action sont d’action ayant animées les agriculteurs à
minorés, voire absents de son discours. s’engager ou non dans le projet de métha-
Au regard de sa trajectoire sociologique, nisation avec leurs profils respectifs, nous
l’agriculteur entrepreneur est plutôt jeune pouvons déceler deux grandes catégories
et récemment installé. Il peut se montrer de motivations : des motivations d’ordre
La relation créée entre les porteurs de complexes qui se font jour lors de la mise
projet et le leader local a aussi contribué en place d’un projet de méthanisation. En
au démarchage des agriculteurs. En effet il effet, engendrant des nouveaux modes de
a mené un travail « souterrain » auprès des production des ressources agricoles, l’im-
agriculteurs pour les convaincre d’entrer plantation de ces projets requiert la prise en
dans la dynamique. Cette attitude proac- compte de la diversité des logiques d’action
tive, il la justifie par sa volonté de créer, sur des agriculteurs. Étant l’un des premiers
le territoire, une bonne ambiance de travail maillons de la chaîne de valeur, ces der-
via une dynamique collective et un projet niers jouent un rôle capital dans la filière de
fédérateur. valorisation. Or leur adhésion n’est pas sys-
Cette personne joue donc dans le groupe tématique dans la mesure où de nouvelles
le rôle d’interface entre les agriculteurs organisations du métier agricole, induisant
et les représentants du projet, parfois via de nouvelles motivations et/ou freins, se
des conseils mais aussi dans la résolution font jour, ce qui a pour effet de bouleverser
et l’anticipation des conflits. Il agit pour les modèles organisationnels existants.
favoriser l’acceptabilité, désamorcer les À travers le cas de la Centrale de bio-
oppositions en expliquant le principe du méthane du Vermandois, une unité de
projet et en se montrant ouvert et dispo- méthanisation localisée dans les Hauts-
nible pour répondre à toutes les questions. de-France, l’article met en lumière les
« J’en ai parlé, je suis quand même éléments ambivalents de décision des agri-
un peu connu dans le coin dès qu’il y a culteurs et leurs appréhensions vis-à-vis de
un article dans le journal, donc en allant ce type de projet, et il devient possible de
chercher le pain ou en allant boire un café proposer une typologie d’agriculteurs sus-
au coin, “c’est quoi ton truc ?”donc on ceptible d’aider dans la mise en œuvre des
explique. Quand on dit que c’est un phé- projets de valorisation non alimentaire de
nomène naturel qu’on va capter et gérer la biomasse sur de nouveaux territoires.
bon bah… tout le monde a un jardin, tu Finalement, le succès de ce type de pro-
laisses tes feuilles mortes dans un coin, ça jet repose sur la mise en place d’un envi-
dégage du méthane que nous on va capter. ronnement de confiance entre exploitants
Ah bon ! Bah d’accord ! » (Un agriculteur, agricoles et industriels, mais aussi sur un
Caroux et al., 2018) travail de communication et d’accompa-
gnement ciblé sur certains profils. Plus
Cette notoriété locale s’explique par un précisément la recherche met en lumière le
ancrage historique familial, des responsabi- rôle majeur du leader local et du leadership
lités multiples, et une confiance de ses pairs dans la mise en place d’une dynamique
dans les projets développés précédemment. agricole collective autour du projet.
Enfin, la dynamique collective qu’il a Cette recherche permet d’identifier
permis de mettre en œuvre et les motiva- un certain nombre d’implications mana-
tions territoriales que l’on retrouve parmi gériales : tout d’abord par les conseils à
les dires des agriculteurs semblent être di- apporter aux porteurs de projet, mais aussi
rectement inspirées de sa vision de l’agri- aux structures scientifiques et techniques
culture et de son rôle. missionnées dans la mise en place et le
* développement de ces projets. Les outils
* * d’accompagnement développés dans le
Réalisé dans le cadre du projet « Réseau cadre de la mise en œuvre de ces projets
de sites démonstrateurs », cet article met de méthanisation doivent appréhender de
en évidence des processus décisionnels manière pertinente la diversité des profils
et intégrer tout l’éventail des motivations financièrement de 2015 à 2020 par le FEDER,
et des freins possibles, et s’appuyer sur les le FNADT au titre de l’initiative « Territoires
capacités différenciées des agriculteurs à catalyseurs d’innovation » et la région Hauts-
s’impliquer dans un projet de ce type. de-France. Nous remercions Delphine Caroux
pour la réalisation du travail de collecte de
Cette recherche de nature exploratoire données. Nos remerciements vont également
constitue une première étape dans cette à Monsieur Yohann Leblanc, le porteur du pro-
compréhension de la place du secteur jet CBVER et Monsieur Philippe Vandermeir, le
agricole dans le tournant bioéconomique. représentant des agriculteurs et leader local du
Un double élargissement est nécessaire : projet, pour leur temps et leur grande ouverture
d’une part en étendant les investigations à dans le cadre de nos recherches. Dans le cadre
une population plus large et d’autre part en de ce projet, une démarche d’accompagnement
prenant en compte d’autres terrains de va- appelée FILABIOM, dont l’objectif est de faci-
lorisation de la biomasse, en biomatériaux liter l’essor des filières territoriales de la bioé-
par exemple. ■ conomie dans les Hauts-de-France, a été créée.
Une vidéo et un guide proposant des clés de
réussite pour fédérer des agriculteurs autour
d’un projet de bioéconomie, construit à par-
Remerciements tir de la recherche présentée dans cet article,
Cette recherche a été réalisée dans le cadre du viennent notamment outiller cette démarche.
projet Réseau de sites démonstrateurs, soutenu http://www.agro-transfert-rt.org/filabiom/
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