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bell hooks' essay 'Choosing the Margin as a Space of Radical Openness' has been

translated into French for the first time. The translation by Matthieu Abonnenc was
published in PETUNIA#3 in the special issue devoted to SPACE.

bell hooks, 'Choisir la marge comme espace d’ouverture radicale'


Traduit de l’anglais par Matthieu Abonnenc
Extrait de Désirs. Race, genre et politique culturelle (1989)

« Choosing the Margin as a Space of Rapidal Openess », extract from Gender Space


Architecture. An Interdisciplinary Introduction, New York, Routledge, p. 203

En tant que point de vue, perspective et position radicale, la « politique du lieu »


exige nécessairement de celles et ceux d’entre nous qui seraient susceptibles de prendre
part à la formation d’une pratique culturelle anti-hégémonique, d’identifier les espaces
depuis lesquels engager ce processus de ré-vision.

Invitée à m’exprimer sur « ce que signifie le fait d’aimer lire  Beloved, de s’extasier
devant  Schooldaze, tout en ayant une inclination théorique pour le post-structuralisme
» (une de ces questions insensées, soulevée par le Focus Forum du Cinéma du Tiers
Monde), j’ai inscrit ma réponse très concrètement dans le champ du combat politique
d’opposition. Des plaisirs aussi divers ne peuvent en effet être éprouvés, et même
appréciés, que parce qu’il y a transgression, sortie « au dehors de son propre lieu ». Pour
beaucoup d’entre nous, ce déplacement exige de repousser les frontières de
l’oppression, érigées par la race, le sexe et la domination de classe. Ainsi, dès le départ, il
s’agit d’un geste politique provocateur. Par ce déplacement, nous confrontons les réalités
de choix et de lieu.

Dans ce champ complexe et toujours mouvant des relations de pouvoir, nous devons
nous poser la question : sommes-nous du côté de la mentalité colonisatrice  ? Ou
parvenons-nous à nous maintenir dans une opposition politique aux côtés des oppressés,
prêts à offrir nos interprétations et nos analyses, à constituer une culture, et ainsi à mener
à bien cet effort révolutionnaire qui cherche à créer un espace dans lequel le plaisir et le
pouvoir de la connaissance sont en accès illimités, un espace où le changement est
possible ? Ce choix est crucial. Il façonne et détermine notre attitude face aux pratiques
culturelles existantes, et notre capacité à imaginer des actes esthétiques d’opposition,
nouveaux et alternatifs. Il informe la manière dont nous parlons de ces questions, le
langage que nous choisissons.
Le langage est aussi un lieu de combat.

Pour moi, l’effort nécessaire pour parler de ces problématiques d’« espace et de lieu » a
été douloureux. Les questions soulevées m’ont contrainte à de difficiles explorations de
ces «  silences  » –  ces lieux sans adresse qui jalonnent mon évolution politique et
artistique. Avant même de pouvoir formuler des réponses, il m’a fallu faire face à la façon
dont chacune de ces problématiques était intimement liée à de profonds
bouleversements affectifs en ce qui concerne le lieu, l’identité, le désir. Au cours d’une
intense conversation avec Eddie George (membre du Black Audio Film Collective), durant
laquelle nous avons parlé toute une nuit de la lutte des peuples opprimés pour faire
entendre leur voix, il me fit ce commentaire absolument exténuant que « la nôtre est une
voix cassée ». Je lui répondis simplement que lorsqu’on entend une voix cassée, on
entend aussi toute la souffrance contenue dans cette cassure – et ce serait là en fait le
discours de la souffrance même ; et c’est bien souvent ce son que personne ne veut
entendre. Stuart Hall parle à ce propos de la nécessité de créer une «  politique de
l’articulation  ». Après qu’ils ont entendu mon combat pour les mots. Lui, Eddie et moi
nous sommes engagés dans un dialogue profond et mélancolique. Un dialogue entre
camarades comme un geste d’amour ; et pour lequel je leur suis reconnaissante.

J’ai travaillé à changer la façon dont je parle et j’écris, afin d’inclure dans ma manière de
raconter, un sens du lieu, qui ne dirait pas seulement ce que je suis maintenant, mais aussi
d’où je viens, la variété des voix qui m’habitent. Je me suis confrontée au silence, à
l’inintelligible. C’est pourquoi, lorsque je déclare que ces mots naissent de la souffrance,
je fais allusion à mon combat personnel pour parvenir à nommer ce lieu à partir duquel je
fais entendre ma voix – l’espace de ma pensée.

Souvent, lorsqu’une voix radicale s’élève pour parler de domination, nous parlons à ceux
qui dominent. Leur présence change la nature et la direction de nos mots. Le langage est
aussi un lieu de combat. J’étais encore une jeune fille découvrant peu à peu la féminité,
lorsque j’ai lu ces mots d’Adrienne Rich, «  c’est la langue des oppresseurs, et pourtant
j’en ai besoin pour vous parler.  » Cette langue, qui m’a permis de faire des études de
troisième cycle, d’écrire un mémoire, de passer des entretiens d’embauche, est la même
que celle qui charrie avec elle des relents d’oppression. Le langage est aussi un lieu de
combat. Les Aborigènes australiens disent que « c’est l’odeur de l’homme blanc qui nous
tue. » Je me souviens des odeurs de mon enfance, des pains de maïs bouillis, des feuilles
de navet, des beignets fourrés. Je me souviens de la manière dont nous nous parlions les
uns les autres, de nos mots lourdement accentués par l’élocution du Sud noir. Le langage
est aussi un lieu de combat. Nous sommes mariés au langage, sommes contenus dans les
mots. Le langage est aussi un lieu de combat. Aurais-je le courage de parler aux
opprimés et aux oppresseurs avec la même voix  ? Aurais-je le courage de vous parler
dans un langage qui s’élèvera au-delà des frontières de la domination – un langage qui
ne vous attachera pas, qui ne vous emmurera pas, pas plus qu’il ne vous immobilisera ?
Le langage est aussi un lieu de combat. L’opprimé combat dans le langage pour nous
retrouver, nous réconcilier, nous réunir, nous renouer. Nos mots ne sont pas dénués de
signification, ils sont action, résistance. Le langage est aussi un lieu de combat.

Ce n’est pas une tâche facile que de parvenir à concilier la variété de nos voix tout au
long des nombreux textes que nous créons –  que ce soient les films, la poésie ou la
théorie féministe. Ce sont des sons et des images que les consommateurs du courant
dominant ont du mal à comprendre. Ces sons et ces images qui ne peuvent être assimilés
et qui sont souvent ce signe que tout le monde remet en cause, désire éliminer, réduire à
néant. Je le ressens en ce moment même, alors que j’écris ce texte, comme je pourrais le
ressentir en en parlant ou en le lisant, que ce soit d’une manière spontanée, ou en usant
d’un ton académique plus orthodoxe ; « Talking the talk » (en faisant des beaux discours)
– pour employer une expression tirée du langage vernaculaire noir, ces sons et ces gestes
intimes que je réserve normalement à ma famille et aux êtres qui me sont chers. Une
parole privée pour un exposé public, une intervention intime, afin d’élaborer un texte
différent, un espace qui me permet de recouvrir tout ce que je suis par le langage. Je
découvre tellement de lacunes, d’absences dans ce texte écrit. Les évoquer permet au
moins d’informer le lecteur que quelque chose manque, ou se maintient par la force de
ces quelques allusions – là, au plus profond de la structure.

Au long de Freedom Charter, une œuvre qui retrace différents moments du mouvement
de lutte contre l’apartheid raciale en Afrique du Sud, on retrouve constamment cette
affirmation : « notre lutte est aussi une lutte de la mémoire contre l’oubli. » Dans nombre
de pratiques culturelles, d’une nouveauté enthousiasmante, dans nombre de textes
culturels – de films, de la littérature d’auteurs noirs, de la théorie critique – il y a un effort
de mémoire, qui est l’expression d’une nécessité de créer des espaces où chacun serait
capable de redécouvrir et de s’emparer du passé, cet héritage de chagrin et de
souffrance, et de le surmonter de telle sorte que cela transforme la réalité présente. Des
fragments de mémoire ne sont pas simplement exposés comme des documents sans
relief, mais conçus pour offrir un nouveau point de vue sur le passé, conçus pour nous
amener vers des modes d’articulation différents. C’est ce qui est à l’œuvre dans un film
comme  Dreaming Rivers  ou  Illusions, ou dans un livre comme  Mama Day  de Gloria
Naylor. C’est en repensant à ces problématiques d’espace et de lieu, que je me suis
rappelé ce  :  «  notre lutte est aussi une lutte de la mémoire contre l’oubli  »  ; une
politisation de la mémoire qui distingue la nostalgie (ce désir pour que quelque chose
redevienne comme avant, une espèce d’acte inutile) de ce souvenir qui sert à éclairer et à
transformer le présent.

J’ai ressenti le besoin de me souvenir, comme d’une partie d’un processus d’auto-
critique, où l’on fait une pause afin de repenser aux choix et aux lieux. J’ai retracé ainsi
mon parcours depuis ma vie dans une communauté noire d’une petite ville du Sud des
États-Unis, depuis les traditions populaires, depuis mon expérience dans les églises,
jusqu’aux villes, jusqu’aux universités, jusqu’à ces quartiers qui ne sont plus ségrégués
racialement, jusqu’à ces lieux où je découvre pour la première fois un cinéma
indépendant, où je découvre la théorie critique, où je commence à écrire de la théorie
critique. Tout au long de cette trajectoire, je conserve le souvenir vivace des efforts
employés à faire taire ma voix encore balbutiante. Dans mes présentations publiques,
j’étais capable de raconter des histoires, de partager des souvenirs. Ici encore, j’y fais
seulement allusion. L’essai qui ouvre mon livre  Talking Back, décrit mes efforts pour
émerger en tant que théoricienne, artiste, romancière, au sein d’un contexte répressif. J’y
fais mention de ces punitions, de Maman et Papa me faisant taire avec agressivité, je
parle de cette censure au sein même des communautés noires. Je n’avais pas le choix.
J’ai dû lutter et résister afin de pouvoir me dégager de ce contexte, et ensuite de bien
d’autres lieux, en conservant mon esprit intact, et le cœur ouvert. J’ai du m’éloigner de ce
lieu que j’appelais maison pour en franchir les limites, tout en conservant le besoin d’y
retourner. Dans la tradition des églises noires, nous avons une chanson qui dit « j’escalade
la face la plus dure de la montagne pour rentrer chez moi  ». Il est évident que ce
qu’incarne profondément le « foyer » se modifie avec l’expérience de la décolonisation,
de la radicalisation. Parfois, ce foyer n’est nulle part. Parfois, on ne connaît plus que ce
sentiment extrême d’être étranger, aliéné. Le foyer n’est plus alors un endroit unique. Il
est des lieux. Le foyer devient ce lieu qui autorise et encourage des points de vue variés
et en perpétuelle évolution, un lieu où chacun peut découvrir de nouvelles façons
d’appréhender la réalité, les frontières de la différence. Chacun se confronte et accepte
alors la dispersion et la fragmentation comme des éléments de la construction d’un
nouvel ordre mondial qui n’exigerait plus d’oublier. « Notre lutte est aussi une lutte de la
mémoire contre l’oubli. »

Cette expérience de l’espace et du lieu n’est pas la même pour les Noirs1 qui ont
toujours été privilégiés que pour ceux qui n’aspirent qu’à échapper à leur statut de
prolétaire et accéder ainsi à certains privilèges ; elle n’est pas la même en effet pour ceux
d’entre nous qui sommes issus de milieux pauvres et qui avons eu à mener un combat
politique réel, tout autant au sein de la communauté noire, qu’en dehors, afin d’affirmer
une présence esthétique et politique.

Les Noirs2 issus de communautés défavorisées, pauvres, qui accèdent à l’université ou à


toute autre position privilégiée culturellement, et qui ne sont pas disposés à abandonner
aucun des vestiges de ce que nous étions avant d’être là, tout ces «  signes  » de notre
classe et de notre « différence » culturelle, ceux qui ne sont pas disposés à jouer le rôle
de l’«  Autre exotique  », ceux-là même doivent créer des espaces à l’intérieur de cette
culture de la domination, si nous voulons y survivre entièrement et préserver nos âmes.
Notre seule présence est déjà un bouleversement.

Il nous arrive bien souvent d’être tout autant perçus comme «  Autre  », comme une
menace, par des Noirs issus de milieux privilégiés, qui ne comprennent ni ne partagent
nos opinions, que nous ne le sommes par des Blancs mal informés.

Où que nous allions, nous sommes réduits au silence, on utilise nos mots pour mieux les
saper. La plupart du temps, bien sûr, nous ne sommes même pas là. Nous ne sommes
jamais «  arrivés  » jusque là, où nous «  ne pouvons rester  ». De retour dans les espaces
d’où nous venons, nous nous tuons à force de désespoir, nous nous noyons dans le
nihilisme, coincés par la pauvreté d’un côté, l’addiction de l’autre, cernés par toutes les
façons de mourir de l’ère post-moderne qui peuvent être nommées. Cependant, quand
quelques-uns parmi nous parviennent à demeurer dans cet espace « Autre », nous restons
souvent trop isolés, trop seuls. Et là aussi, nous mourons. Ceux d’entre nous qui
continuent à vivre, qui « y arrivent », s’agrippant avec passion à tous les aspects de la vie
d’ici (downhome) que nous n’avons aucune intention de perdre, tout en cherchant de
nouvelles connaissances et expériences, inventent ainsi des espaces d’ouverture radicale.
Sans ce type d’espace, nous ne pourrions pas survivre. Notre existence dépend de notre
capacité à conceptualiser ces alternatives, qui sont le plus souvent improvisées. Théoriser
autour de cette expérience, sur le plan esthétique et critique, est la priorité pour pouvoir
faire usage d’une politique culturelle radicale.

Pour moi, cet espace d’ouverture radicale est une marge, une lisière fondamentale. Se
situer à cet endroit est difficile mais nécessaire. Ce n’est pas un lieu sûr. On y est toujours
en danger. Chacun a besoin d’une communauté de résistance.

Dans la préface de  Feminist Theory From Margin to Center  (1984), j’ai exprimé ces
réflexions sur la marginalité :
« Être dans les marges, c’est être une partie du tout, mais en dehors du corps principal.
En tant qu’Américains noirs vivant dans une petite ville du Kentucky, les voies ferrées
étaient des rappels quotidiens de notre marginalité. De l’autre côté des rails on trouvait
des rues pavées, des magasins dans lesquels nous ne pouvions entrer, des restaurants
dans lesquels nous ne pouvions manger, et des gens que nous ne pouvions regarder en
face. De l’autre côté de ces rails, il y avait un monde où nous pouvions travailler en tant
que femmes de chambre, concierges, prostituées, aussi longtemps que nous restions
dans une position de serviteur. Nous pouvions entrer dans ce monde, mais nous ne
pouvions y vivre. Nous devions toujours nous en retourner vers cette marge,
systématiquement traverser les rails pour rejoindre les cabanes et les maisons en ruines à
la lisière de la ville.

Il y avait des lois pour s’assurer de notre retour. Ne pas repartir c’était prendre le risque
d’être punis. À vivre comme cela –  à la lisière  – nous avons développé une singulière
façon de voir la réalité. Nous regardions tout à la fois de l’extérieur vers l’intérieur que de
l’intérieur vers l’extérieur. Nous concentrions notre attention tout autant sur le centre que
sur la marge. Nous comprenions les deux. Cette façon de voir nous rappelait sans cesse
l’existence d’un univers complet, un corps principal composé tout à la fois par la marge et
le centre. Notre survie dépendait d’une conscience permanente, dans l’espace public, de
cette séparation entre marge et centre, et d’une reconnaissance permanente, dans
l’espace privé, que nous étions une partie indispensable, vitale, de ce tout.

C’est la structure même de nos vies quotidiennes qui a gravé dans nos consciences cette
perception du tout, en nous dotant d’une vision du monde oppositionnelle – une façon
de voir inconnue de la plupart de nos oppresseurs, qui nous a soutenus, qui nous a aidés
dans notre combat pour surmonter la pauvreté et le désespoir, qui a renforcé notre
perception de nous-mêmes et notre solidarité. »

Bien qu’incomplètes, ces déclarations définissent la marginalité comme beaucoup plus


qu’un lieu de dénuement. En fait, je disais même tout à fait l’inverse, que c’est surtout le
lieu d’une possibilité radicale, un espace de résistance. C’est cette marginalité que je
définissais comme lieu central de production d’un discours anti-hégémonique, qu’on ne
trouve pas seulement dans les mots mais aussi dans les habitudes et les mœurs de
chacun. En cela, je ne parlais pas d’une marginalité dont on souhaiterait se débarrasser –
  que l’on souhaiterait abandonner ou céder, comme si c’était une condition  sine qua
non pour pouvoir emménager au centre – mais plutôt d’un site où l’on demeure, auquel
on se cramponne même, car il alimente la capacité de résistance de chacun. Elle offre à
chacun la possibilité d’atteindre un point de vue radical à partir duquel regarder et créer,
à partir duquel imaginer des alternatives, des mondes nouveaux.

Il ne s’agit pas d’une idée mythique de la marginalité. Tout cela naît d’expériences
vécues. Cependant j’aimerais parler de ce que cela signifie d’avoir à lutter pour maintenir
ce lieu de la marginalité, alors même que l’on travaille, que l’on produit, ou plus
simplement que l’on vit au centre. En effet, je ne vis plus depuis longtemps dans ce
monde ségrégué, de part et d’autre des rails. Un monde au centre duquel trônait cette
conscience continuelle de la nécessité de l’opposition. Quand Bob Marley chante  :
« Nous refusons d’être ce que vous voulez que nous soyons, nous sommes ce que nous
sommes, et ce sera toujours comme ça », cet espace du refus, où chacun peut dire non
au colonisateur, non au  downpressor3, est situé dans les marges. Cette capacité que
chacun a de dire non, de s’exprimer dans cette voix de la résistance, n’est possible que
par l’existence d’un contre-langage. Et bien que ce langage puisse ressembler à la langue
du colonisateur, il a subi une transformation, il a été irrémédiablement modifié. Quand je
m’éloigne de cet espace bien réel des marges, je conserve entières dans mon cœur ces
façons d’interpréter la réalité, ces façons qui affirment la primauté de la résistance, mais
aussi la nécessité de la résistance, renforcée par le souvenir du passé, qui contient en lui
le retour de ces langues brisées qui nous ont transmis ces manières de parler et ont
décolonisé nos esprits, nos véritables façons d’être. Un jour Maman m’a dit, alors que je
m’apprêtais une fois de plus à intégrer une université composée majoritairement de
Blancs : « tu peux prendre ce que les Blancs ont à t’offrir, mais tu n’as pas forcément à les
aimer  ». Maintenant que je comprends mieux ses codes culturels, je sais qu’elle ne me
disait pas de ne pas aimer les peuples d’autres races. Elle me parlait de colonisation et de
la réalité de ce que cela représente de recevoir un enseignement dans une culture de la
domination, par ceux-là mêmes qui l’exercent. Elle était en train d’insister sur ma capacité
à distinguer les connaissances utiles que j’obtiendrais sûrement de ce groupe dominant,
de ma participation à l’acquisition de ces connaissances qui pourraient m’amener vers cet
« estrangement », l’aliénation, et pire – l’assimilation et la co-optation. Elle était en train
de me dire qu’il n’est pas nécessaire de s’abandonner complètement à eux pour
apprendre. Bien qu’elle n’ait jamais été dans de telles institutions, elle savait que je serais
confrontée encore et toujours à de telles situations, au cours desquelles je serais
éprouvée, où l’on me ferait bien sentir que la condition centrale de mon acceptation,
signifierait participer à ce système d’échange, pour assurer mon succès, ma « réussite ».
Elle était en train de me rappeler cette nécessité de l’opposition, tout en m’encourageant
à ne pas perdre de vue cette perspective radicale, formée et conçue dans et par la
marginalité.
Il est fondamental de comprendre la marginalité comme position et comme lieu de
résistance pour les peuples oppressés, exploités et colonisés. Si nous ne voyons dans la
marge qu’un signe marquant le désespoir, un nihilisme profond et destructeur pénètre les
fondements les plus stables de notre être lui-même. Et c’est à cet endroit, dans ce lieu du
désespoir collectif que la créativité de chacun, l’imagination de chacun est menacée.
C’est à cet endroit précis que l’esprit de chacun est totalement colonisé, à cet endroit
que la liberté à laquelle chacun d’entre nous aspire, est perdue. En réalité, l’esprit qui
résiste à la colonisation lutte pour la liberté d’expression. Et la lutte ne commence
sûrement pas avec le colonisateur, elle commence dans la famille de chacun, dans la
communauté de chacun, colonisé et ségrégué. Mais je veux faire remarquer que je ne
tente pas ici de ré-inscrire de manière romantique ce concept d’espace de la marginalité,
où l’opprimé vivrait à l’écart de ses oppresseurs, comme un espace « pur ». J’entends par
là que ces marges ont toujours été à la fois sites de répression et sites de résistance. Et
comme nous sommes plus à même de définir la nature de cette répression, nous
fréquentons plus la marge comme un lieu de dénuement. Nous sommes en revanche plus
discrets dès qu’il nous faut parler de la marge comme d’un lieu de résistance. Car nous
sommes le plus souvent sommés de nous taire quand nous en venons à parler de la
marge comme d’un tel lieu.

Bâillonnée. Tout au long de mes années d’études, je me suis souvent entendue parler
avec cette voix de la résistance. Et je ne peux pas dire que mon discours fut bien accueilli.
Je ne peux pas dire que mon discours fut entendu de telle sorte qu’il modifia les relations
entre colonisateurs et colonisés. J’ai pourtant pu remarquer que ces spécialistes, plus
particulièrement ceux qui se définissent comme des penseurs d’une critique radicale, ces
penseurs féministes, participent maintenant pleinement à la construction d’un discours
sur «  l’Autre  ». J’ai été instituée comme «  Autre  », là, dans cet espace que nous
partagions pourtant. Mais pas dans cet autre espace aux marges, dans ce monde
ségrégué tellement accueillant de mon passé et de mon présent. Ils ne sont pas venus à
ma rencontre dans ce lieu. Ils m’ont rencontrée au centre. Ils m’ont accueillie en
colonisateurs. J’attends d’eux qu’ils m’indiquent la voie de leur résistance, ce qui fut
nécessaire pour qu’ils soient capables de capituler au point d’agir comme des
colonisateurs. J’attends d’eux qu’ils témoignent, qu’ils passent aux aveux. Ils disent que
le discours sur la marginalité, sur la différence s’est maintenant déplacé au-delà d’un
débat entre « nous et eux ». Mais ils ne disent pas comment ce déplacement a eu lieu.
Voilà une réponse en provenance de l’espace radical de ma marginalité. C’est un espace
de résistance. C’est un espace que j’ai choisi.
J’attends d’eux qu’ils cessent de parler de « l’Autre », qu’ils cessent même de décrire à
quel point il est important d’être capable de parler de la différence. Car l’enjeu
d’importance n’est pas seulement de quoi nous parlons, mais aussi comment et pourquoi
nous parlons. Bien souvent, ce discours au sujet de «  l’Autre  » est aussi un masque, un
exposé oppressant dissimulant des vides, des absences, un espace où se trouveraient nos
mots si nous étions en train de parler, si il y avait un moment de silence, si nous étions là.
Ce «  nous sujet  » (we) est ce «  nous objet » (us) dans les marges. Ce «  nous  » (we) qui
habite l’espace marginal qui n’est pas un lieu de domination mais un lieu de résistance.
Entre dans cet espace. Souvent ce discours à propos de « l’Autre » annihile, efface. « Je
n’ai aucun besoin d’entendre ta voix car je peux parler de toi bien mieux que tu ne
pourrais le faire toi-même. Je n’ai aucun besoin d’entendre ta voix. Parle-moi seulement
de ta douleur. Je veux connaître ton histoire. Et ensuite je te la redirai d’une nouvelle
façon. Je te la raconterai de telle sorte qu’elle sera devenue mienne, à moi. En te ré-
écrivant, je m’écris à nouveau. Je suis encore l’auteur, l’autorité. Je suis encore le
colonisateur, le sujet qui parle, et tu es maintenant au cœur de mon exposé. » Stop. Nous
vous accueillons comme des libérateurs. Ce «  nous  » (we) est ce «  nous» (us) dans les
marges, ce nous qui habite cet espace marginal qui n’est pas un lieu de domination, mais
un lieu de résistance. Entre dans cet espace. Ceci est une intervention. Je vous écris. Je
vous parle depuis cet espace dans les marges où je suis différente, d’où je vois les choses
différemment. Je parle de ce que je vois.

Parler depuis les marges. Parler en résistant. J’ouvre un livre. Il y a des mots sur la
quatrième de couverture. Never in the shadows again. Un livre qui suggère la possibilité
de parler comme des libérateurs. Seulement qui parle et qui est muet  ? Seulement qui
demeure dans l’ombre – l’ombre dans l’embrasure d’une porte, un espace où les images
des femmes noires ne sont que des représentations de femmes sans voix, un espace où
nos mots ne sont invoqués que pour servir et apporter une consolation, ce lieu de notre
absence. Où ne reste seulement que de faible échos de protestations. Nous sommes ré-
écrites. Nous sommes «  Autres  ». Nous sommes la marge. Qui est en train de parler et
pour qui ? Où nous situons-nous, nous et nos camarades?

Bâillonnés. Nous craignons ceux qui parlent de nous, qui ne parlent ni à, ni avec nous.
Nous savons ce que c’est que d’être bâillonnés. Nous savons que les forces qui nous
bâillonnent, parce qu’elles ne désirent pas nous entendre parler, sont différentes des
forces qui nous commandent  : parle, raconte-moi ton histoire. Seulement ne parle pas
dans la voix de la résistance. Parle seulement de cet espace dans la marge qui est un
signe de dénuement, une plaie, un désir inassouvi. Parle-nous seulement de ta
souffrance.
Ceci est une intervention. Un message en provenance de cet espace dans la marge qui
est un lieu de créativité et de pouvoir, un espace inclusif où nous recouvrons notre être,
ou nous avançons solidaires, afin d’effacer les catégories colonisateur/colonisé. La
marginalité comme lieu de résistance. Entre dans cet espace. Rencontrons-nous là. Entre
dans cet espace. Nous t’accueillons en libérateurs.

Les lieux peuvent être réels ou imaginés. Les lieux peuvent raconter des contes ou
dévoiler des histoires. On peut les interrompre, se les approprier et les transformer grâce
à l’art ou à la littérature.

Comme le note Pratibha Parma, « l’appropriation et l’utilisation de l’espace sont des actes
politiques ».

Afin de parler de ces endroits d’où mon travail émerge, j’ai choisi un langage politisé et
familier, des codes datés, des mots comme «  lutte, marginalité, résistance  ». J’ai choisi
ces mots tout en sachant qu’ils ne sont plus ni populaires, ni « cool ». Mais je tiens à ces
termes ainsi qu’à l’héritage politique qu’ils convoquent et affirment, et cela bien que je
travaille à changer leur signification, afin de leur donner un sens restauré, bien que
différent.

Je me situe dans la marge. Je fais une distinction précise entre cette marginalité qui serait
imposée par des structures oppressives et cette marginalité que l’on choisit comme site
de résistance –  comme lieu de possibilité d’une ouverture radicale. Ce lieu de la
résistance se forme en permanence au sein de cette culture ségréguée de l’opposition,
qui est notre réponse critique à la domination. Nous sommes parvenus à ce lieu par la
souffrance et la douleur, par la lutte. Nous connaissons la lutte, comme ce qui nous
procure du plaisir, nous ravit et satisfait nos désirs. Nous sommes transformés,
individuellement, collectivement, quand nous fabriquons des espaces de créativité
radicaux qui affirment et soutiennent notre subjectivité, et qui nous donnent ainsi un
nouveau lieu depuis lequel articuler notre idée du monde.

NOTES
1. Traduction du terme «  Black Folks  », utilisé surtout dans le Sud rural des Etats-Unis
[NDT].
2. Ibid [NDT].
3. Néologisme du patois Rasta pour nommer l’oppresseur [NDT].

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