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Jean Bellemin-Noël, Paris VIII.

LE MOTIF DES ORANGERS


DANS «LA CHARTREUSE DE PARME»

Vu sous un certain angle, un roman peut apparaît


organisation (systématique) de micro-systèmes fonction
plus ou moins visible les uns avec les autres. Appelon
imaginaire, ou un terme métaphorique - à ce niveau d'a
rence semble importer fort peu, - en tant préciséme
un de ces micro-systèmes, en tant qu'on le trouve « mo
dans une œuvre close. On dira par exemple que la Chart
est en partie formée de motifs comme l'oranger, l'oisea
ment eau, l'arme, la chapelle, etc..., dont la récurre
lecteur. Ces termes-objets sont autant de fils de couleur
texte, leur répartition dessine insensiblement les figur
une couleur ne vaut guère en elle-même, pour le peintre
ses rapports avec les voisines, les masses où elle vien
séries qu'elle met en valeur, les lieux d'où elle tire son s
Précisons sur un cas précis les règles de fonctionnem
dans le roman. Et disons d'abord, pour justifier l'emplo
cette acception 1, ce à quoi il ne renvoie pas. A suppo
engagé à étudier le « thème de l'oranger » en général, cette a
recouvrir a priori et grosso modo trois démarches ir
à l'autre :
Io Un thème socio-historique : l'oranger venu du Moyen-Orient (avec
les Croisés? les Médicis? le mot apparaît au xive siècle et connaît l'essor
à la fin du xvie), comme arbuste de serre, qu'il faut l'hiver abriter dans
des orangeries (spécification architecturale), plante rare et précieuse
liée à l'agrément des châteaux et palais (indice nobiliaire), faisant partie
1. Ce terme est en outre choisi pour différencier notre démarche de celle de Gil-
bert Durand {Décor mythique de la Ch. de P., Paris, Corti, 1961); non que nous utili-
sions un autre matériel tiré du roman, mais parce qu'il nous semble préférable, pour
des raisons théoriques, d'évacuer dans la mesure du possible la symbolique et la
mythologie de l'analyse d'une œuvre particulière, du moins tant que l'on n'a pas
dégagé les structures internes qui permettent aux objets de prendre sens. Nous vou-
drions plus qu'il ne fait valoriser l'axe syntagmatique dans le discours de l'imagination,
plutôt que de confier l'essentiel de la signification à des archétypes dont le statut est
problématique (et qui, au demeurant, ont un effet réducteur dans l'analyse littéraire).

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ďun décor luxueux avec une note ostentatoire (valeur quasi idéologique).
Par ailleurs, l'oranger renvoie à la Méditerranée, c'est-à-dire aux régions
du Midi (voyez Mme de Staël), aux charmes du Sud ensoleillé (voyez
Goethe, les nostalgies célèbres de Mignon). Arbre, donc, aristocratique
et italien, doublement cher à un Stendhal.
2° Un thème symbolique, hors de toute inscription dans un discours
particulier : la couronne d'oranger portée par la mariée et - à cause de
la blancheur des fleurs? - réservée aux épousées de premières noces
(Littré). La fleur d'oranger connote pour nous la virginité et le mariage;
rien d'étonnant qu'elle soit en rapport avec les jeunes héros d'une histoire
d'amour en civilisation occidentale.
3° Un thème biographique qui révélerait l'importance de la plante
pour Beyle. Regardons le Brulard (Pléiade, p. 67) : le grand-père maternel
était originaire d'Avignon, « pays où venaient les orangers » - dont on
peut voir à Grenoble quelques dizaines en pots - ; « Il y a donc un pays
où les orangers viennent en pleine terre, dis-je à ma tante... Quel pays
de délices! » Puis, c'est l'abbé Raillane qui interdit qu'on mange près des
orangers sur sa fenêtre, car les miettes attirent les mouches qui pourraient
les endommager! Objets merveilleux du monde enfantin, les orangers
paraissent d'emblée se rattacher à deux régimes imaginaires : à celui de
la Mère et de l'origine (par le grand-père Gagnon), sous leur forme libre;
à celui du Père et de l'interdit (par le tyran Raillane), sous leur forme
cultivée 2. On lit encore dans De V Amour (Divan, p. 57) cette phrase :
« l'oranger, arbre qui ne croît ou qui ne parvient à toute sa hauteur qu'en
Italie, et en Espagne... » : l'espagnolisme de la tante et l'italianisme du
neveu trouvent ici aussi des références.
Si rapide que soit cette dernière esquisse, elle montre une étonnante
prégnance de l'oranger chez Beyle, qui diffuse dans tout l'œuvre écrit
de Stendhal. Hormis, pour l'instant, la Chartreuse, un repérage sommaire
donne des résultats concluants. Voici deux mentions de « terrasses d'oran-
gers » dans Vanina Vanini ; voici surtout Armance : c'est près d'un oranger
qu'Octave contemple, ému et frustré, la gorge de la jeune fille évanouie,
c'est auprès de ce même arbre qu'ils échangent leur premier baiser, c'est
près de lui qu'ils déposent les billets de leur correspondance amoureuse
- arbre médiateur, artefact symbolique pour Octave? Un des titres
envisagés pour Lucien Leuwen fut « l'Orange de Malte », « uniquement
à cause de la beauté des sons », dit Stendhal, « pour la phonie, dirait
Monsieur Ballanche »; voilà qui pose un petit problème : y a-t-il une valeur
exceptionnelle, une « beauté » du signifiant? « Orange » est gratifiant parce
qu'il relaie des configurations ou formations inconscientes liées à l'objet
du désir et à son interdiction 3. La plante merveilleuse (osera-t-on dire :

2. Cette symétrie inversée est caractéristique du registre de l'imagination comme


lieu où travaillent les pulsions, où s'inscrivent les fantasmes; en tant que matériel
de représentation (nécessairement substitutive), l'oranger vaut selon le clivage pour
l'interdit paternel-culturel et pour le refuge maternel-naturel. Ainsi l'accueillant jardin
d'Éden recélait-il au moins un arbre aux fruits défendus...
3. On sait que Proust appréciait également le mot [et] la couleur, liés à Mme de
Guermantes [et] aux syllabes même de son nom - mais dans un jeu de résonances
différent (cf. G. Genette, « Proust et le langage indirect », Figures II, Paris, Seuil,
1969, surtout p. 232-251).

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fétiche?) apparaît encore, non plus comme élément de décor mais comme
terme de comparaison cette fois, dans le même Leuwen : « les discours
élégants sont comme un oranger qui croîtrait au milieu de la forêt de
Compiègne : ils sont jolis, mais ils ne semblent pas de notre siècle », ou
dans De V Amour : « Ne pas aimer quand on a reçu une âme faite pour
l'amour, c'est se priver, soi et autrui, d'un grand bonheur; c'est comme
un oranger qui ne fleurirait pas de peur de faire un péché » (curieux rap-
prochement de l'arbre et de la faute : il y a donc un ailleurs, - Espagne,
Italie? - une « matrie » où l'arbre mythique - phallique? - peut s'en-
raciner, se développer et parvenir à une condition porteuse de satis-
faction...). Pour Stendhal comme pour Beyle, l'oranger est lié aux condi-
tions d'efflorescence de l'égotisme, il est un moyen de s'élever jusqu'au
bonheur, ou de céder la parole au principe de plaisir.
Qu'en est-il alors pour la Chartreuse de Parme? Les apparitions de
l'oranger y sont plutôt fréquentes; elles prennent sens dans leur contexte
immédiat d'une part, d'autre part dans leur enchaînement. Cet arbre
est lié à deux lieux et à deux héros : Grianta /Parme, Fabrice /Clélia; à
part l'abbé Blanès et le bon geôlier de la tour Farnèse qui relate les faits
et gestes de Clélia, nul autre personnage ne participe de l'existence des
orangers. Chronologiquement, leurs manifestations couvrent la vie entière
de Fabrice, son enfance 4, son emprisonnement, son fragile et court
triomphe. Du point de vue fonctionnel, on dirait que cet élément de
décor, en apparence anodin, polarise ou rayonne un nombre exceptionnel
de significations.
Les premières occurrences font partie de l'épisode du retour au pays
natal. A l'insu de tous, Fabrice est revenu à Grianta dans l'intention
avouée d'interroger sur son avenir l'abbè Blanès, « son véritable père ».
Au cours d'une fugue 5 depuis Belgirate, où il est exilé auprès de sa
mère, inquiet de ses sentiments pour Gina (il craint une insupportable
brouille avec cette quasi-mère), doutant même de sa capacité d'aimer
(jusqu'alors il n'a guère connu qu'une Marietta dont le nom est identique
au sien, Valserra : aimer, c'était s'aimer, figure du narcissisme), on le voit
rêver au bord de son lac de Còme et réfléchir sur le sens des présages (il
ira ainsi s'occuper en partant du marronnier qui est son double végétal).
La toute première mention des orangers est oblique, mais non moins
significative, liée à un souvenir - « une de ces choses si simples qui
inondent d'émotion l'âme de Fabrice et la remplissent de bonheur »
4. Dans la chronologie de la narration - et non plus celle de la fiction, - cela
se distribue entre les chapitres VIII-IX (château paternel, clocher de Grianta), XV
(Clélia chez le comte Zurla), XV III-XIX (Fabrice dans la tour Farnèse) et XXVIII
(au palais Crescenzi). Le décalage du début est typique de la technique du récit sten-
dhalien : le lecteur n'apprend l'existence des orangers à Grianta qu'au moment où
Fabrice en prend lui-même conscience, c'est-à-dire après coup; il s'agit d'un souvenir
en qui se résume (avec le lac et les oiseaux) l'enfance du jeune homme; mais l'enfance
existe-t-elle en fait autrement que lorsqu'on en est sorti, comme passé? Il n'y a d'en-
fance pour un sujet qu'à l'instant où il fait retour sur elle. G. Blin dirait que c'est là
un effet de réalisme, la narration colle à la fiction.
5. « Fabrice donc , puisqu'il faut tout dire... », écrit Stendhal en commençant cet
épisode : comme si l'acte aberrant devait être souligné dans son caractère en quelque
sorte compulsionnel; cette incartade n'a pas de sens, - sauf dans le cadre d'un désir
inconscient.

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- : apercevant la lanterne laissée au second étage du clocher par le
vieil astrologue, il devine que celui-ci est dans son observatoire en train
de contempler le planisphère, « carte du ciel tendue sur un grand vase de
terre cuite qui avait appartenu jadis à un oranger du château ». Détail
technique de peu de poids? Voire. On apprend par là que le château
possédait des orangers. En outre, par liaison métonymique, ceux-ci
font l'objet et deviennent le signe d'une translation : du père réel (refusé)
au père véritable (choisi et tenu pour un idéal du moi), le vase de terre
cuite a changé de propriétaire et du même coup changé de fonction; il
n'est plus signe de la richesse du marquis Del Dongo, il produit des signes
dans l'univers sublime de l'abbé, il est gros de l'avenir dont il autorise la
connaissance; vidé de son contenu - tel un signifiant! - il travaille
autrement, grâce à son creux illuminé, métamorphosé en une espèce
d'objet magique. Entre les mains du bon père, celui dont Fabrice reconnaî-
tra la loi lorsqu'il la promulguera (« Ne tombe pas dans le crime »), le
récipient s'est transformé en instrument de salut; simplement parce que
son vide ouvre sur le futur tandis que son plein se fermait sur un passé.
Le jeune homme est un peu ce vase-là, arraché aux fausses plénitudes,
prêt pour les véritables enracinements.
Après les prédictions du vieillard, Fabrice dort dans le clocher :
cette nuit préfigure la transformation, la ré-générescence qu'accompliront
les neuf mois dans la Tour Farnèse. Au réveil, observant en cachette, il
est attendri par la vue « ďun grand nombre d'orangers dans des vases de
terre sur le balcon de la salle à manger du château de son père », - « cet
homme sévère qui ne l'a jamais aimé ». Un moment plus tard, le voilà
qui frémit, croyant « reconnaître son père traversant une terrasse garnie
ďorangers qui se trouvait de plain-pied avec sa chambre » : encore des
orangers, et toujours en pots; quant au promeneur matinal, ce n'était
qu'un valet. Il semble décidément que le père réel soit interdit de séjour
auprès des arbres sacrés. Car il faut que tout lui échappe de ce qui signifiait
la paradis pour Fabrice et de ce qui avère la possibilité d'un nouveau para-
dis. Serait-il excessif de dire d'ores et déjà que l'arbuste représente pour le
garçon la revendication de son autonomie, c'est-à-dire, pour parler un
langage plus exact, qu'il figure dans l'imaginaire cet objet que la psycha-
nalyse contemporaine désigne sous le nom de « phallus » 6? En tout état
de cause, on peut résumer les valeurs de l'oranger durant cette première
séquence en disant qu'il compte parmi les signaux de l'enfance (édénique,
soumise supérieurement à la domination du principe de plaisir, investie
par le narcissisme primaire), parmi ceux du bien-être autarcique (lieu
dominant, voir sans être vu, maîtrise des expériences passées, recherche
d'un moi idéal) et qu'il fonctionne dans le cadre d'un refus de la réalité
actuelle 7 au profit de l'état originel et /ou de l'avenir en tant qu'ils ont

6. Non pas, comme se le figurerait une pensée naïve, le « pénis » - l'organe dans
son apparence anatomique - , mais une fonction de Tordre du symbolique qui parti-
cipe à la constitution dialectique du sujet dans son rapport à la Loi et au Désir.
L'oranger est un des signifiants qui peuvent renvoyer au signifiant-clef de l'Œdipe,
de la castration (laquelle n'est pas non plus « éviration », mais renoncement à l'inceste
imaginaire).
7. Lisons (en soulignant), juste avant l'entrée nocturne à Grianta : a son âme

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affaire à l'amour et à la loi (de là la pertinence et l'impact sur le jeune
homme des prédictions de Blanès, la voix du Père). Regardons seulement
cette image en diptyque : Fabrice, bien à l'abri dans son clocher, considère
de loin les orangers « par un soleil éclatant », après avoir contemplé d'en
bas, avec les yeux de l'imagination, le vase devenu planisphère « où
brûlait la plus exiguë des lampes » : il suffit d'accomplir une mutation,
et la chaleur illuminera du dedans; la chasse au bonheur passe par la
conquête du Feu - celui dont est faite l'épée de l'Archange qui mit
l'homme primitif hors de son paradis...
La deuxième série nous entraîne à Parme. Il s'agit d'abord de Clélia.
Elle est au bal du comte Zurla, où elle a rencontré Gina; elle songe avec
pitié à sa « rivale » (déjà!) et au jeune héros (« enfermé dans quelque
affreuse chambre en tête à tête avec sa petite lampe » - peut-on mieux
dire?); elle nourrit des « pensées graves » sur l'amour. Il lui faut bientôt
se retirer, elle aussi, dans l'encoignure d'une « fenêtre qui donnait sur un
petit bois ďorangers en pleine terre » (le sens de cette précision n'est pas
seulement dû à un effet de réel), bois dont l'odeur, virginale et nuptiale,
calme son désarroi : elle se remémore aussitôt sa rencontre avec Fabrice
au bord du lac de Còme. « Si au moins sous ma petite fenêtre à la forteresse
j'avais la vue de jolis orangers tels que ceux-ci , mes pensées seraient moins
tristes [...] J*ai de V argent Je pourrais acheter quelques orangers qui , placés
sous la fenêtre de ma volière , m'empêcheraient de voir ce gros mur de la tour
Farnèse », - ce gros mur qui « cache à la lumière » une « personne que
je connais »... Clélia, on le devine, est en train de cristalliser, et l'oranger
pourrait bien lui fournir un de ces rameaux qui aux mines de Salzbourg
se couvrent de diamants.
Qu'est-ce à dire? Les orangers, cette fois, sont « en pleine terre » :
connotation maternelle, et féminine. Clélia, tout comme Fabrice naguère,
regarde du haut d'une fenêtre, évoquant solitaire et tourmentée son passé
et l'événement qui y fut marquant. Pour elle, Fabrice est désormais
implicitement lié à ces arbustes : il faut les transporter, accompagnés de
toute leur lumière, au cœur de la prison, quitte à les mettre en pots 8.
Comme Fabrice, auprès de Fabrice : métaphore et métonymie. Regard
plongeant, exigence de lumière, report à l'enfance, orientation vers
l'avenir et refus du présent, la ressemblance va jusqu'au fait de s'intéresser
aux orangers à l'occasion d'une angoisse devant l'amour (menaçant-
absent). Clélia est bien une sorte de Fabrice femelle, et l'oranger, fidèle
compagnon des oiseaux, sert d'embrayeur figuratif à cette identification.
Mais le rôle de la plante se manifeste encore durant la transformation
de Clélia en amoureuse. Le geôlier nous apprend donc que des orangers
ont été effectivement installés en face de la fenêtre de la volière, « sous la
fenêtre de Fabrice » : ils vont désormais être associés activement à l'amour

s'occupait avec ravissement à goûter les sensations produites par les circonstances
romanesques que son imagination était toujours prête à lui fournir [...] Le réel lui
semblait plat et fangeux »...
8. Pour la théorie psychanalytique, la castration chez la fille marque l'entrée
dans l'Œdipe (positif); que penser alors de cette idée d'arracher les orangers de la
terre, pour en faire l'écran et le révélateur de la Tour où réside Fabrice, et où règne le
père, Fabio Conti flanqué de l'oncle Cesare (analogue de Blanès)?

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naissant, puisqu'ils participeront à la communication entre les héros, à
l'échange de messages et de nourriture. Imaginant que son prisonnier
va être empoisonné, - prélude au « As-tu mangé? » qui scellera plus
tard leur union, - la jeune fille lui chante un avertissement : « Ce soir
à neuf heures [...] laissez le fil descendre de votre fenêtre sur les orangers ,
j'g attacherai une corde , » etc. Cette fois, il ne s'agit plus de contempler,
mais de sauver une vie. Le soir, « il entendit fort bien de petits coups frappés
sur les caisses des orangers qui se trouvaient sous sa fenêtre » et reçut ainsi
eau et chocolat, crayons et papier, à la barbe de Barbone et malgré l'abat-
jour rabat-joie 9. Les métaphores de l'amour (alimenter et communiquer)
sont rapportées par métonymie aux objets magiques.
Il ne reste qu'une ultime séquence, celle de l'apothéose, « Entre ici,
ami de mon cœur » : « la petite porte indiquée sur le billet n'était autre
que celle de V orangerie du palais Crescenzi ». L'orangerie combine en une
synthèse résolutoire la pleine terre et la culture en pots; les arbustes y
sont plantés comme dans la nature, mais protégés des intempéries, ils
font partie de la maison; le vase ou la caisse qu'ils ont perdu, c'est mainte-
nant tout un édifice qui en tient lieu. Les voilà désormais complètement
à l'intérieur du nid, de ce nid qui n'abrite plus seulement leurs racines,
mais la totalité de leur floraison, comme il va abriter les amours de Fabrice
et de Clélia. Amours réalisées, et non plus rêvées, dans la nuit du plaisir
où n'accède pas le regard de la loi, et avec la sanction de l'enfant,
Sandrino...
Après coup , il devient évident que les orangers de Grianta préparaient
l'arrivée de ceux de la forteresse, et que ceux-ci à leur tour annonçaient
l'orangerie. La mise en système rétrospective permet de justifier une
interprétation qui ne reposait que pour les besoins de l'exposé sur une
traduction au fur et à mesure : en fait, les orangers ne recélaient pas en
eux-mêmes la signification que nous leur avons attribuée, celle-ci est née
de la configuration totale (contextes et enchaînement). Les orangers
prennent sens ici de leur travail par oppositions et remplacements, par
contrastes et succession; relais et non symboles, nœuds plutôt que noyaux,
pris dans l'architecture de l'œuvre plutôt que puisés dans un dictionnaire
archétypologique. C'est par leur fonctionnement qu'ils font signe à l'ap-
parition du bonheur, à l'accomplissement de l'amour. Ils jalonnent ainsi
le passage de la solitude au couple, de l'enfance à la maturité, du monde
parental au monde autarcique. Ils plongent également leurs racines
jusque dans l'inconscient des héros dont ils structurent les fantasmes.
Tout cela, insistons encore, n'est valable que pour Fabrice et Clélia dans
la situation exemplaire où les place ce roman - ou, plus exactement,
les deux héros sont la représentation commode des forces imaginaires qui
entrent en jeu dans l'espace où poussent ces orangers.
9. Décidément, l'association répétitive entre les mots oranger et fenêtre ne connaît
pas d'exception, fût-ce au prix des redites et d'une apparente lourdeur; même lors
de Fentrevue finale dans l'orangerie Crescenzi, il y aura non pas un grillage quel-
conque, mais « une fenêtre fortement grillée »... Telle est F efficace du souvenir de l'épi-
sode H. Beyle/abbé Raillane, dirait M. J.-P. Weber; en fait, allusifs à des données
sexuelles, ces deux signifiants ne sont-ils pas, en tant que « représentants de repré-
sentation », enchaînés par leur complémentarité métaphoro-métonymique? L'oranger
est inséparable de la fenêtre par où... on le voit.

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Ce n'est que dans une étape ultérieure qu'on peut passer au modèle
du jardin (le cosmos en réduction) et aux prototypes d'Adam et Ève
(le couple originaire). Ce n'est qu'après l'exploration du système textuel
qu'on peut l'enrichir, l'étendre, lui conférer des dimensions « mythiques »,
- au sens de « mythologiques », en n'oubliant pas que « les mythes sont
les reliquats déformés des fantasmes de désir de la jeune humanité »
(Freud). Ainsi peut-on convoquer le jardin des Hespérides, dont les
pommes d'or furent sans doute oranges, et son homologue le jardin
d'Éden, où bien des choses se passèrent à proximité d'un arbre (« le jour
où vous mangerez de ses fruits, dit le serpent, vos yeux s'ouvriront et
vous serez comme des dieux »). L'Arbre de la Connaissance du Bien
et du Mal désignait la nécessaire reconnaissance de la loi des sexes
- section/complément - et de l'existence d'un inconscient : il y a des
spectacles à cacher, des visions à refouler... Les grands mythes, même s'ils
ne peuvent prendre l'initiative d'interpréter les textes sous peine d'arbi-
traire, on a plaisir à les appeler à la rescousse, précisément parce que leur
généralité est plaisante, parce que, d'un mot, leurs racines rejoignent les
nôtres.
Au fond, d'où l'oranger tire-t-il son privilège d'être ici cet indice
ou, mieux, cet insigne , àia fois relais de significations et poteau indicateur?
Certainement pas d'une prétendue silhouette phalloïde, il faut en finir
avec les naïvetés d'une psychanalyse de boulevard (d'ailleurs, arbuste
dont l'apparence est sphérique, dont les fruits feraient des seins mer-
veilleux, sa « semblance » le donnerait plutôt pour féminin!). Cela ne
l'empêche pas de travailler comme phallus aussi bien que le serpent
de la Genèse, dans la mesure où, ici comme ailleurs, il règle dialectiquement
les rapports que chacun entretient avec la sexualité dans son ensemble,
en ordonnant le jeu de la castration et l'accession à un langage. L'avantage
de l'oranger sur tels autres objets phalliques, voire sur d'autres essences
végétales, apparaît dans ce roman-ci fortement structural : il jouit du
privilège d'être un nœud d'échanges parce qu'il est sujet au change :
en même temps naturel et culturel, en terre et en pot, hybride entre le
sauvage et le domestique comme entre l'appartement et les bois, déplaçable
et détachable; de plus, objet d'élection en tant qu'exotique, et que
sait-on sur le choix des fétiches sinon qu'il faut aller les quérir ailleurs
(où ils ne sont rien) pour les chérir ici (où ils deviennent presque tout)?
En tout état de cause, l'œuvre de la Chartreuse compte au nombre
de ses constituants ce motif qu'elle semble utiliser pour souligner des
moments importants, où se fait jour la renonciation à tout ce qui empêche
la maîtrise de soi dans le registre affectif. L'oranger coopère comme signa-
ture à la formation du [moi du] héros, c'est-à-dire à la cohérence du roman,
ou à la structuration du discours. C'est un objet ou un mot « poétique »
dans ce sens qu'il s'inscrit comme partie prenante dans la poétique de
l'ouvrage, et non pas seulement par un effet de mode, un trait de style,
un phénomène d'emprunt. Il est essentiel qu'il s'intègre, et qu'on le
resitue, comme élément d'une relation systématique. Au même titre,
répétons-le, que d'autres motifs, soit homéomorphes (ainsi l'eau : celle
des lacs, celle des fossés de Waterloo, celle du Pô), soit isotopes (le local

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clos, la « contemplation monarchique » 10), soit à la fois homéomorphiques
et isotopiques (l'oiseau); motifs dont on pourrait tenter de dégager la
signification comme systèmes de figuration à l'intérieur du Système du
roman.

Ce serait une manière d'explorer le domaine du figura


romanesque, d'analyser le mode d'existence de ces objets
de la figuration » en apparence, mais sans lesquels il n'y
roman, car il manquerait la « prise en considération de la fig
qui s'avère si importante en esthétique (aisthêtikê), c'est-à-d
vention typique des processus primaires, la voix même de l
- sans lesquels donc il n'y aurait ni narration, ni descrip
texte. Peut-être faut-il redonner un sens à la vieille formu
poesis?

10. Selon l'expression de Gaston Bachelard.


11. Voir Die Traumdeutung , chap. VI, 4e partie - ou l'on relève entre autres
ces formules de Freud : « Une expression abstraite et décolorée des pensées du rêve
fait place [dans le texte manifeste du rêve] à une expression imagée et concrète [...]
Une fois que la pensée du rêve, inutilisable sous sa forme abstraite, a été transformée
en langage pictural [figuratif], on trouve plus facilement entre cette expression et
le reste du matériel du rêve, les points de contact et les identités nécessaires au travail
du rêve. Elle les crée d'ailleurs là où ils n'existent pas, car en toute langue les termes
concrets, par suite de leur évolution, présentent plus de points de contact que les
concepts. » Or, les points de contac ' donnent précisément les articulations de la struc-
ture, et permettent le système.

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LITTÉRATURE N° 5 3

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