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Caubet, Dominique, 2004 "A propos de la linguification de l’arabe dialectal-darja,

langue de France", in Des langues collatérales, Problèmes linguistiques,


sociolinguistiques et glottopolitiques de la proximité linguistique , Actes du
Colloque international réuni à Amiens du 21 au 24 novembre 2001, pp. 511-
530.

A PROPOS DE LA LINGUIFICATION DE L’ARABE DIALECTAL-DARJA, LANGUE DE FRANCE


Dominique Caubet, Professeur d’arabe maghrébin – INALCO, CRÉAM

1 – Qu’est-ce que l’arabe dialectal ?


On désigne par arabe dialectal les langues maternelles de tous les arabophones ;
il y a une grande variétés d’arabes dialectaux selon les pays. On oppose l’arabe dialectal
à l’arabe littéral (ou classique ou standard), langue du Coran, de l’école ou de la presse,
qui est essentiellement écrite et lue, qui n’est jamais langue maternelle et qui ne peut
s’acquérir qu’en milieu scolaire (école, mosquée, associations etc.).
On commencera par essayer de définir l’utilisation du terme ‘arabe dialectal’
dans le contexte français et par discuter les connotations éventuelles de l’adjectif
‘dialectal’. On verra tout au long de l’article comment la désignation ‘arabe’, sans
adjectif, va tenter de s’opposer à l’existence de l’arabe dialectal.
L’arabe dialectal, langue de France
‘Arabe dialectal’ est le nom qu’a utilisé Bernard Cerquiglini dans son rapport1
dressant la liste des langues de France, joint à la signature par la France le 7 mai 1999 de
la Charte Européenne des langues régionales et minoritaires du Conseil de l’Europe2 ;
l’arabe dialectal fait partie des cinq langues dites ‘sans territoire’ (Cerquiglini 1999:5),
aux côtés du berbère, du yiddish, du rromani et de l’arménien occidental. Dans l’esprit
de son auteur, l’utilisation du nom ‘arabe dialectal’ n’avait rien de péjoratif, il s’agissait
simplement de réunir sous un seul nom les différentes variétés parlées en France par des
citoyens français, quelle que soit l’origine de leurs familles.
‘Arabe dialectal’ est aussi le nom qui était traditionnellement utilisé au Ministère
de l’Éducation nationale pour désigner la langue maternelle non enseignée, par
opposition à l’arabe ‘littéral’, qui lui, est enseigné comme LVE (langue vivante
étrangère) dans le secondaire. L’arabe dialectal pouvait, jusqu’en 1999, faire l’objet
d’épreuves facultatives en tant que langue ‘ne faisant pas l’objet d’un enseignement’3.
La reconnaissance de l’arabe dialectal comme langue de France a été mal
acceptée par certains milieux et a entraîné toute une série de réactions, surtout au
Ministère de l’Éducation où il s’est vu éliminé des langues facultatives proposées par
une simple suppression de son adjectif. En effet, jusqu’alors, l’arabe littéral était
enseigné et l’arabe dialectal, non enseigné, pouvait être présenté comme tel lors d’une
épreuve facultative au baccalauréat. La solution a consisté, pour l’enseignement
1
Voir Cerquiglini 1999.
2
La Charte a été signée mais n’a pas été ratifiée, le Président de la République, Jacques Chirac ayant saisi
le Conseil Constitutionnel, qui a déclaré en juillet 1999 que la Charte était contraire à l’article 2 de la
Constitution, ce sur quoi les juristes ne sont pas tous d’accord ; mais une telle décision a un caractère
définitif et si l’on veut pouvoir ratifier la Charte, il faudra modifier la constitution.
3
Avec trente autres langues, dont le berbère, le bambara et le peul, voir le BOEN du 8 décembre 1995.
L’épreuve a été supprimée pour l’arabe dialectal, puis rétablie du temps de Claude Allègre, supprimée à
nouveau par Jack Lang en février 2001 (voir points 3 et 8).
secondaire, à confondre les deux langues en ‘arabe’ sans adjectif, ce qui a permis la
suppression de l’épreuve spécifique d’arabe dialectal, au prétexte que cette langue
n’existait plus (voir Caubet 2000b, 2001 a et b). On a utilisé la parenté liant les deux
langues pour les confondre.
Linguification
. La problématique des langues collatérales me semblait s’appliquer
particulièrement bien à la situation de l’arabe dialectal :
« Les variétés ou idiomes – ‘langues’ dans un sens général – que nous visons ont
été longtemps décrites (anciennement de façon consensuelle) comme
‘dialectes’, ‘patois’, mais non ‘langues’. Elles sont appréhendées
aujourd’hui de façon non consensuelle : ‘dialectes’ ou ‘langues’. Elles sont
senties comme proches – ‘trop proches’ - de la langue dominante ou
standard (‘toit’), à laquelle elles sont historiquement associées dans leur
genèse même. Elles sont pour la plupart déclarées en déclin ou en danger –
mais certaines depuis deux siècles ! Ces images brouillées n’empêchent pas
qu’elles sont porteuses d’attachements et de démarches d’identité culturelle,
et objets de revendications ‘de langues’ (linguification ?) au sens de la
Charte européenne. »
Tous les termes du débat sur l’existence de l’arabe dialectal sont posés là
(dialecte ou langue, langue dominante ou ‘toit’ (arabe classique/littéral), croyance que
les dialectes arabes sont des formes abâtardis/déformées de la langue ‘mère’ que serait
l’arabe classique, etc.). Le terme ‘linguification’ est utilisé ici avec le sens d’‘accession
au statut de langue’.
2 – Pour qu’une langue existe, il lui faut un nom : algérien, marocain, darja ou
arabe dialectal, arabe maghrébin ?
Comment nommer la langue de France ? Si l’adjectif ‘dialectal’ semble péjoratif,
on peut utiliser le terme d’‘arabe maghrébin’4, mais il référera alors à un regroupement
de langues : arabe marocain, arabe algérien et arabe tunisien ; ou encore à une éventuelle
variété mixte en train de se créer en France (ce qui reste à prouver).
Je ne suis plus sûre aujourd’hui que le terme d’‘arabe maghrébin’ soit le plus
approprié, d’abord parce que le mot ‘maghrébin’ n’a généralement pas une connotation
positive en France ; et puis que l’arabe dialectal parlé en France ne peut pas se rattacher
à une communauté unifiée : immigrés, rapatriés harkis et juifs venant d’Algérie, du
Maroc ou de Tunisie ; le terme homogénéisant de ‘maghrébin’ n’est sans doute pas le
mieux adapté à cette pluralité.
Une koïné littéraire
C’est plutôt dans le domaine littéraire que l’on peut parler d’arabe maghrébin.
En effet, bien que cela ne se sache pas assez, il existe une koïné littéraire en arabe
dialectal qui est comprise et utilisée dans tout le Maghreb. Il s’agit du niveau de langue
littéraire, essentiellement poétique, que l’on retrouve du Maroc (melhoun) à la Tunisie
(mâlouf), en passant par l’Algérie (chaâbi). Elle en a tous les attributs : conservatisme,
archaïsmes, nominalisations, vocabulaire spécifique et peu connu ; elle a été transmise
oralement, mais également par écrit, dans des cahiers manuscrits (kunnaš, voir plus bas
en 4).

4
Ce que j’ai fait, voir Caubet 2000c.
Nommer la langue : où, quand et en quelle langue ?
Comment ses locuteurs la nomment-ils, en arabe dialectal et en français ?
Comment la distinguent-ils de l’arabe littéral ? Au Maghreb, on désigne l’arabe
classique/littéral par el-luġa (‘la langue’) ou el-fuṣḥa (‘la pure’). L’arabe dialectal est
appelé ed-dar(i)ja (‘la courante/véhiculaire’), el-lehja taɛ-na (‘notre parler’) ; on
n’utilise le mot el-ɛarbiya ‘l’arabe’ que pour l’opposer au berbère ou au français5.
Plusieurs sites internet lui sont consacrés, sous le nom de dar(d)ja (‘courante’) et
edziria (l’‘algérienne’). Aucun de ces noms ne contient de référence à l’arabe.
Supprimer l’adjectif ou le substantif ?
C’est donc seulement en français que l’on utilise le substantif ‘arabe’
accompagné d’un adjectif : arabe ‘dialectal’, ‘maghrébin’, ‘populaire’ (Kateb Yacine, en
particulier) et parfois arabe ‘de la rue’ ou ‘argot’, en faisant l’amalgame avec une langue
jugée familière ou populaire.
On note cependant que beaucoup aujourd’hui tendent instinctivement à
supprimer le substantif, permettant une identification directe du locuteur avec un pays,
et non pas à une identité supranationale comme Arabe (voir plus bas en 3). Ainsi, il
n’est pas rare de parler en français de ‘marocain’, d’‘algérien’ et de ‘tunisien’. En
France, dans les enquêtes où l’on demande aux gens quelle est la langue parlée dans leur
famille, on obtient une très grande variété dans les appellations, mais des noms comme
‘marocain’ ou ‘algérien’ sont courants.
De façon réfléchie cette fois-ci, des hommes de théâtre qui utilisent l’arabe
algérien dans leurs créations, comme Fellag6 ou Slimane Benaïssa, n’hésitent pas à
appeler cette langue l’‘algérien’, en enlevant le substantif.
Pour que la langue ait une plus grande visibilité et puisse acquérir une
indépendance (linguification), il me semble que le terme de ‘darja’7 serait le plus
approprié ; reste à le faire connaître…
3 – Arabe, avec ou sans adjectif : une ou plusieurs langues ?
Dans le difficile processus d’individuation et de linguification, on a vu que la
suppression de l’adjectif entraînerait la disparition de la (ou des) langue(s) appelée(s)
arabe ‘dialectal’ et sa confusion dans un vaste ensemble désigné comme ‘arabe’,
englobant toutes les langues maternelles des pays arabes, l’arabe classique du Coran et
l’arabe littéral des médias et du renouveau littéraire depuis la fin du 19ème siècle.
Il faut redire ici que, s’il y a une proximité génétique, il n’y a pas
d’intercompréhension possible, d’une part, entre les arabes dialectaux maternels de pays
éloignés, et d’autre part, avec l’arabe littéral, si celui-ci n’a pas été étudié en milieu
scolaire dans les pays arabes.
Entretenir l’ambiguïté…

5
Ainsi, on dira hḍeṛ b-el-ɛarbiya ! ‘Parle (en) arabe !’ (dialectal, bien sûr !) à celui qui aurait utilisé le
berbère ou le français mal à propos.
6
Voir l’émission de B. Pivot ‘Double Je’ du 31 mars 2002.
7
Alors que j’avais terminé la rédaction de cet article en mai 2002 paraissait au Maroc un numéro de
l’hebdomadaire TEL QUEL (n° 34, 15-21 juin 2002,pp. 18-26), qui titrait pleine page et pour la première
fois au Maroc : ‘DARIJA Langue nationale’, avec la phrase suivante : « L’arabe marocain, notre parler de
tous les jours, n’est pas pris au sérieux. Pourtant, c’est la seule langue qui nous unit. » ; le journal
comprend un dossier intérieur de huit pages sur le sujet.
En France, on remarque chez certains arabisants un curieux maniement des
adjectifs ou de leur suppression. En effet, les responsables de l’enseignement secondaire
jouent sur les ambiguïtés, ajoutant ou enlevant l’adjectif selon leurs besoins :
- ils enlèvent l’adjectif quand il s’agit de faire disparaître l’arabe dialectal de la
liste des langues non enseignées et de supprimer l’épreuve de langue facultative qui
avait cours jusqu’en 1999 pour les baccalauréats général et technologique8. Dans ce cas,
on ne conserve que le nom d’‘arabe’, prétendant qu’il s’agit d’une seule et même
langue.
- lorsqu’il s’agit par contre, de maintenir des enseignements, et donc des postes,
dans deux lycées parisiens prestigieux et proches géographiquement, malgré les effectifs
réduits (Louis-le-Grand et Henri IV), on utilise des adjectifs : ainsi, on déclare enseigner
l’arabe dans l’un et l’arabe littéral, dans l’autre, comme s’il s’agissait de deux langues
différentes…
Si l’on veut rester au niveau scientifique, il est donc important de toujours
accoler un adjectif à arabe pour préciser de quoi on parle.
Une langue qui transcende les nations
Les adversaires de l’existence de l’arabe dialectal en tant que langue se sont
appuyés sur les positions officielles des pays arabes qui ne reconnaissent comme langue
officielle (Maroc) et/ou nationale (Algérie) que l’arabe, considéré comme commun aux
élites de tous les pays arabes9, c’est-à-dire l’arabe classique. Il faut savoir que ces pays
ont adopté comme langue officielle et/ou nationale une langue supranationale qui ne
permet pas l’identification avec les nations marocaine, algérienne ou syrienne, mais
plutôt avec une ‘nation arabe’, enfant du nationalisme arabe et du panarabisme (voir
Youssi 2001).
Le débat n’est donc pas linguistique ; en effet, pour les linguistes comme David
Cohen, s’il existe bien un élément arabe, déterminer à l’intérieur de ce vaste élément, ce
qui a le statut de langue ou de dialecte, relève du politique et de l’idéologique.
L’arabe classique n’est pas la langue mère
Pour essayer de faire le point, on rappellera que l’arabe classique d’une part, et
les langues maternelles de l’autre, n’appartiennent pas au même type de langues :
- l’arabe classique n’est et n’a jamais été la langue maternelle de personne ; il ne
s’apprend donc qu’en milieu scolaire et n’est pas parlé naturellement.
- par contre, les dialectes arabes se transmettent oralement dans le cercle familial
et social10.
Il est probable que si on les a appelés ‘dialectes’, c’est qu’on les pensait dérivés
de l’arabe classique, langue du Coran, souvent posé de façon erronée comme étant la
langue mère dont seraient issus par déformation les dialectes. Cette croyance est très
ancrée dans les mentalités et a permis, d’une part, de mépriser ce qui n’est pas arabe, le

8
Voir Caubet 2000b, 2001 a et b et les BOEN (Bulletin Officiel de l’Education Nationale) des 16
septembre 1999, 6 janvier 2000 et 1 février 2001 ; et aussi plus bas en 8.
9
Les taux d’analphabétisme sont très élevés dans certains pays arabes et tout le monde n’a pas accès à
l’arabe littéral, loin s’en faut ! Le Maroc est au 126e rang mondial pour l'alphabétisation, selon
l’UNESCO) ; voir Youssi 2001.
10
Ainsi, beaucoup de berbérophones apprennent l’arabe dialectal pour communiquer avec les
arabophones et pour se comprendre entre eux, puisque la compréhension est difficile entre les différents
parlers berbères, tachelhit, tamazight, tarifit au Maroc, kabyle, chaoui, mozabite en Algérie
berbère, et de l’autre, de faire comme si l’arabe était un tout indissociable et de
considérer l’arabe littéral comme la langue maternelle, en évitant de reconnaître les
problèmes que l’on crée, au niveau de l’enseignement au particulier.
Or, on a toutes les raisons de penser que l’arabe classique ou littéral a toujours
été une langue littéraire non transmise de façon maternelle ; il aurait été, dès avant
l’islam, une koïné poétique demandant un long apprentissage et éloignée des parlers
arabes déjà assez fortement différenciés ; l’arabe était en effet devenu dès le 3 ou 4e
siècle, la langue véhiculaire d’une vaste région (Nord de l’Arabie, Mésopotamie,
Palestine etc.), en remplacement de l’araméen. Les dialectes arabes d’aujourd’hui
descendent des dialectes d’autrefois dont on n’a que peu de traces et ont reçu une forte
influence des substrats auxquels ils se sont superposés (araméen, copte, berbère etc.).
Une langue par pays
Aujourd’hui, le sociolinguiste peut poser l’existence d’une langue par pays
(arabe marocain, algérien, égyptien, irakien etc.) ; en effet, après les indépendances, les
frontières ont joué leur rôle et des koïnés nationales se sont mises en place, formant des
langues immédiatement repérables, dans lesquelles les idiolectes régionaux sont intégrés
comme relevant de la variation : on reconnaît immédiatement un Marocain, d’un
Algérien, d’un Tunisien ou d’un Mauritanien, etc. Il s’agit à l’évidence de systèmes
linguistiques, parfois proches, mais différents.
Au niveau plus large des régions, il y a presque toujours intercompréhension
(mais avec quelques ajustements), au Maghreb (Maroc, Algérie, Tunisie, par exemple),
où l’on se comprend, mais sans se reconnaître comme appartenant à la même
communauté ; c’est plus difficile au-delà, sauf pour les lettrés qui peuvent faire un effort
pour communiquer, en adaptant leurs façon de parler ou en faisant occasionnellement
appel à l’arabe littéral. Par ailleurs, des urbains se comprendront plus facilement que des
ruraux.
D’une région à l’autre, on remarque également que les Maghrébins comprennent
souvent assez bien les Orientaux, parce qu’ils ont été nourris de chansons et de films
égyptiens ou libanais, mais que l’inverse n’est pas vrai ; les Orientaux étant souvent
persuadés, y compris chez des intellectuels, que les Maghrébins sont incompréhensibles
(il n’est pas rare d’entendre dire que ce qu’il parlent n’est pas de l’arabe11), que les
parlers orientaux sont ‘plus proches de l’arabe classique’, toutes croyances erronées qui
entravent le désir de communication et qui gênent une compréhension déjà difficile du
fait de l’éloignement des systèmes linguistiques.
Arabe, arabophone, musulman : ne pas tout confondre !
On a donc d’un côté l’arabe classique, langue littéraire et religieuse, commune à
la fois à ceux qui se définissent comme Arabes (doit-on définir comme ‘Arabes’ ceux
qui ont pour langue première l’arabe dialectal, ou bien les citoyens d’un état ayant pour
langue officielle l’arabe classique ?, ce qui n’est pas du tout la même chose !12), et aux

11
Ce discours est courant chez des gens par ailleurs cultivés, mais qui perdent toute raison sur ce sujet ; je
rapporterai les paroles d’un Syrien : « Tous les Arabes se comprennent » ; quand on lui demande s’il
comprend les Algériens : « Ce sont des Kabyles qui ne parlent pas arabe, mais un sabir résultant du
mélange entre français, kabyle et arabe » ; quant au Maroc : « les Marocains sont bien Arabes, mais
incultes ; ils ont mal appris leur langue et ne comprennent même pas le sens des prières qu’ils récitent. ».
On voit que ces propos ne sont pas ‘raisonnables’, mais guidés par des préjugés.
12
Que dire des citoyens français dont les parents sont originaires du Nord de l’Afrique ? Peut-on les
assigner à une identité arabe, qui est idéologique et pas ethnique, sans leur demander leur avis ?
Musulmans (l’arabe classique (à l’exclusion des dialectes cette fois-ci) est la langue
sacrée des Musulmans). Les termes ‘arabe’ et ‘musulman’ ne se recoupent que très
partiellement ; et, au niveau mondial la très grande majorité des musulmans (plus des
trois-quarts) est non-arabophone.
Par ailleurs, il existe des arabophones (en France, mais aussi dans les pays du
Maghreb) qui ne se revendiquent pas forcément comme arabes :
- des ‘minorités’13 linguistiques des pays arabes, dont la langue première est le
berbère
- des communautés juives arabophones qui disent souvent parler le ‘judéo-arabe’
pour le distinguer de l’arabe maghrébin.
Au Maghreb, il est erroné de parler d’Arabes et de Berbères et il faut considérer
qu’il y a des arabophones et des berbérophones.
Enfin, on trouve au Moyen-Orient, un autre type de minorité, religieuse cette
fois, des Chrétiens, qui se vivent comme arabes (le panarabisme et le ‘baathisme’14 sont
nés dans ces milieux).
4 – Nier la linguification : la notion de continuum
Les partisans de l’existence d’une seule langue arabe banalisent dans leur
discours la spécificité de l’arabe que nous venons d’exposer, en essayant de le
rapprocher des autres ‘grandes langues’ que sont pour eux le français, l’anglais ou
l’allemand ; ils assimilent les différences qui séparent l’arabe littéral des dialectes
(qu’ils qualifient, contre toutes les évidences, de faciles à dépasser15 !), à celles existant
entre un français littéraire et un français parlé et reprennent la notion de continuum
linguistique :
« La distinction que l’on opère entre arabe littéral d’une part et arabe dialectal de
l’autre, bien que commode pour l’analyse, est toutefois singulièrement réductrice
et rend mal compte de cette situation de continuum. Elle permet toutefois de
distinguer les variétés littéraires, administratives, médiatiques, et savantes,
prioritairement écrites, des innombrables variétés principalement réservées à la
communication orale spontanée. Si cette situation de pluriglossie a le mérite en
arabe d’être particulièrement claire, elle n’est pas pour autant unique. Elle est
même probablement générale aux langues du monde, et ne peut être comprise
qu’en l’associant à la notion fondamentale de continuum linguistique. Cette
distinction en effet ne peut en aucun cas conduire à considérer que ces deux
pôles de variétés constituent des langues distinctes et autonomes. »16
En somme, il serait facile de passer de l’un à l’autre et la population des pays
arabes dans son ensemble jonglerait avec aisance avec les deux. Or c’est loin d’être le
cas ; il existe au Maghreb (mais également au Moyen-Orient) un taux élevé
d’analphabétisme (officiellement 50 % au Maroc, 35 % en Algérie et 25 % en Tunisie).
Ces gens n’ont absolument pas accès à l’arabe classique et sont donc monolingues en
arabe dialectal.

13
Qui ne sont pas toujours minoritaires en nombre ; au Maroc, le pourcentage de berbérophones, chiffre
non connu officiellement, oscille, selon les sources entre 60 et 40 % !
14
Mouvement politique laïc panarabe, au pouvoir en Irak et en Syrie, et très influent en Algérie.
15
Répétons que l’arabe littéral est totalement incompréhensible à ceux qui ne l’ont pas étudié en milieu
scolaire ; voir Youssi 2001.
16
Levallois 2001 : 218. Bruno Levallois a été nommé Inspecteur Général d’arabe en septembre 2000.
A. Youssi (2001 : 9) a une tout autre vision de la question et souligne le fait que
l’arabe est un cas tout à fait à part :
« The Arabic speaking communities, undeniably and in more than one respect,
constitute a unique entity in the world, as far as the sociolinguistic – and, for that
matter, the socio-cultural and the social-psychological – features are concerned.”
Si l’on a continuum entre l’arabe dialectal et l’arabe littéral, où situe-t-on la
koïné littéraire dialectale que j’évoquais en 2 ? David Cohen parle de la ‘véritable
diglossie du peuple’ à ce niveau-là (Voir David Cohen, 1994, pp.11-12.):
« On négligerait donc des réalités importantes dans la connaissance de la
civilisation humaine, mais l’interprétation courante de la notion de diglossie,
contribuait à faire ignorer aussi ce fait qui me paraît fondamental : les différents
groupes d’arabophones, musulmans, juifs ou chrétiens, disposaient de littératures
importantes, poésie, prose, chroniques, etc. composée dans des koïnés littéraires,
recouvrant de vastes zones de compréhension et présentant les mêmes traits
d’archaïsme et de formalisme que n’importe quelle autre langue littéraire dans le
monde. La diglossie du peuple, c’est là qu’elle se trouvait. »
En France, la transmission familiale ne véhicule que l’arabe dialectal et ne
connaissent l’arabe littéral que ceux qui l’ont étudié à l’école, dans des associations ou à
la mosquée17. On note cependant un grand taux d’abandon dans ces études, souvent
commencées et rarement terminées, laissant un goût d’échec ; ceci est peut-être dû au
décalage inattendu entre l’arabe de la maison et l’arabe de l’école ou de la mosquée, et
à la difficulté d’appréhender un système graphique qui demande une lecture globale
immédiate18. Les connaissances familiales n’aident en rien à progresser dans cette
acquisition ; au contraire, c’est presque un handicap puisque, dans un souci de
correction, la pédagogie dans les pays arabes s’applique souvent à déconstruire tout ce
que sait l’apprenant19.
A. Youssi, analysant les causes de l’échec des politiques linguistiques et
éducatives, résume en ces termes la situation (2001 : 16) :
« (…) the users speak a form of language they cannot write ; write a form they
don’t speak ; hear a form they cannot understand ; and the form that makes
up their conceptual universe (i.e. the one they understand) neither offers
anything to read nor is customarily written. The consequence of this is that,
for most adolescents, reading is basically a school-activity, and when they
do read, it is rather late. » voir aussi Bnoussina 1999.
5 - « L’arabe est une grande langue internationale, de portée universelle, dont
l’avenir ne se définit pas et ne se joue pas en France, ni en Europe. »20
Les réactions des associations d’arabisants (comme l’AFDA (Association
française des Arabisants)) à la signature par la France de la Charte européenne des

17
Au début des années 90, on avait les chiffres suivants pour la maîtrise de la lecture du français et de
l’arabe classique : pour le Maroc, respectivement 40 % et 41% des personnes arrivées après l’âge de 15
ans savaient lire l’arabe classique et le français ; 26 % et 38 %, pour l’Algérie. Pour ceux arrivés avant 15
ans, ou nés en France, les taux tombent à 18 % (Maroc) et 8 % (Algérie) pour la lecture de l’arabe
classique, contre 94 % de lecture du français (voir Tribalat 1995, pp. 43 et 49).
18
En l’absence de signes vocaliques, on ne peut lire que les mots que l’on sait déjà reconnaître.
19
Discussion avec Malek Boutih, Président de SOS Racisme.
20
Levallois 2001 : 219.
langues régionales et minoritaires et à l’apparition de l’arabe dialectal comme ‘langue
de France’ sont intéressantes parce que quelque peu contradictoires :
- d’une part, il est clairement affirmé que la France n’a pas à se mêler des
questions concernant l’arabe : l’arabe est une langue vivante étrangère gérée par les
pays arabes (comme le montre la citation ci-dessus) ;
- de l’autre, ces mêmes associations demandent la reconnaissance de l’arabe (et
non l’arabe dialectal) comme langue de France.
Qu’en penser ? A l’idée que l’arabe dialectal soit une langue de France, on
oppose « la reconnaissance de la réalité du terrain où arabe littéraire et dialecte sont
indissociablement mêlés. » (Sanagustin 2000).
Le débat tourne en fait autour de l’existence séparée de l’arabe dialectal et de sa
linguification, qui est inacceptable pour eux :
« Le service public français et la Communauté européenne vont-ils se laisser
entraîner sur la voie d’une scission de l’arabe en littéral et dialectal, les
dialectes devenant, au mépris de la réalité sociale et linguistique des pays
arabes, des langues à part entière ? » (Chabbi et Dichy, 1999)
Quelle langue de France ?
Or, dans son rapport, B. Cerquiglini a précisé que les langues vivantes étrangères
enseignées dans le secondaire en France (il cite l’italien, le portugais, le polonais, le
chinois etc.) n’étaient pas à prendre en compte : « Outre que rien ne les menace, elles
sont enseignées, comme langues vivantes étrangères, dans le secondaire et le
supérieur. » (Cerquiglini 1999 : 5). Ainsi l’arabe sans adjectif, contrairement à l’arabe
dialectal, ne peut pas être considéré comme une langue de France, puisqu’il est langue
officielle et/ou nationale dans le monde arabe et qu’il est revendiqué comme étant
enseigné comme langue vivante étrangère en France.
Comme les arabisants ne veulent pas accepter l’existence de l’arabe dialectal, ils
demandent à la Commission européenne21 une reconnaissance de la ‘langue arabe’ en
tant que langue de France :
« Il est de première importance que les responsables français fassent entendre
leurs voix pour que la Charte Européenne sur les langues régionales et
minoritaires reconnaisse non pas la composante tronquée de l’arabe que serait
l’‘arabe dialectal’, mais la langue arabe, dans son ensemble. » (Chabbi et Dichy
1999, annexe technique)
« En donnant, comme il semble qu’elle soit en train de le faire, aux dialectes
arabes le statut de langue de minorité, la Commission européenne est en train de
porter un coup très grave à ses ressortissants issus de l’immigration maghrébine :
au lieu de leur offrir une reconnaissance, c’est un clivage de la partie de leur
identité qui les rattache à leur pays d’origine qu’on leur inflige. (…) C’est
pourquoi il faut en appeler solennellement aux autorités françaises pour que ce
soit l’arabe dans sa globalité, et non la seule composante dialectale de cette
langue qui soit reconnue pas la Charte Européenne sur les langues régionales et
minoritaires. » (Chabbi et Dichy 1999).

21
Il y a une méprise de la part des rédacteurs qui pensaient que la Charte était initiée par la Commission
Européenne alors qu’elle émane du Conseil de l’Europe.
Un appel dans ce sens a d’ailleurs été lancé de la tribune lors d’une journée de
l’AFDA à l’Institut du Monde Arabe le 3 mai 2001 par ce même Joseph Dichy.
6 - Briser l’unité de la langue arabe !
En effet, la reconnaissance des arabes dialectaux est considérée comme pouvant
nuire à l’unité arabe. On voit bien que le glissement vers le terrain politique est
inévitable.
Si l’on n’est pas d’accord avec cette vision, les accusations personnelle sont
assez graves, puisque les ‘non-arabes’, comme moi, se voient traiter de ‘colonialistes’,
et les ressortissants des pays arabes de ‘partisans de la France’ et du français.
La linguification de l’arabe dialectal briserait donc l’unité de la langue arabe, et
par là l’unité arabe ; cette reconnaissance évoquerait la politique coloniale de la France
qui voulait diviser pour mieux régner. Les citations sont malheureusement nombreuses
et méritent d’être connues :
« En scindant les pays maghrébins des pays arabes, en faisant des dialectes
maghrébins des ‘langues’ indépendantes dissociées de l’ensemble
linguistique que constitue l’arabe considéré dans toutes ses variétés, y
compris dialectales, elle [Dominique Caubet] refuse de prendre en compte
les choix historiques des locuteurs de l’arabe, avec souvent, comme fer de
lance, les pays du Maghreb eux-mêmes. En d’autres temps, ce genre de
position avait un visage et un nom : celui de colonialisme. »22
« Il reste que pour l’écrasante majorité du monde arabe (Algériens et Marocains
compris) (sic !), la langue qui exprime leur identité est la langue arabe, et
que la scission entre arabe dialectal et arabe littéral rime fortement avec
colonial : nos voisins du Sud de la Méditerranée ont la mémoire moins
courte que certains d’entre nous. » (Chabbi et Dichy 1999).
« (…) un petit nombre de partisans du seul arabe dialectal, nostalgiques de
l’époque coloniale (la récente réforme de l’épreuve facultative d’arabe au
bac, qui a mis fin à une situation aberrante, a été l’occasion de prises de
position éloquentes à ce sujet.) » (Levallois 2001 : 219)
« Par ailleurs, pour un certain nombre d’enseignants, les propos de D. Caubet
recèlent de fâcheux relents d’un colonialisme dépassé (elle regrette en effet
les épreuves du baccalauréat en Algérie avant 1962). » (Lettre publiée par
l’US Magazine, du SNES, à la suite de la publication d’une interview de
moi, où je mentionnais (sans le regretter) l’existence de cet enseignement et
de cette épreuve ; elle est signée de dix-sept enseignants d’arabe du
secondaire23)
On le voit : l’anathème est lancée !
Il est dur, dans ces conditions, de se revendiquer comme locuteur d’une seule
variété d’arabe dialectal. Il est plus prestigieux de mettre en avant l’arabe en général. Le
problème peut se poser si l’on se retrouve en situation de devoir lire : là, les gens sont
bien obligés d’admettre qu’ils ne savent pas, et essayer d’expliquer les différences entre
l’arabe dialectal et littéral. Il faudrait donc tout un travail de valorisation pour que l’on

22
Voir Dichy 2000, c’est moi qui souligne. Joseph Dichy est Professeur de linguistique arabe à Lyon II et
président du jury d’agrégation d’arabe.
23
US Magazine 542, mars 2001, p. 27.
puise avec fierté revendiquer l’arabe marocain ou algérien comme la langue de sa
famille (voir points 7 et 9).
A. Youssi (2001 : 25) analyse en ces termes la question de l’unicité :
« It ought to be borne in mind that :
- Firstly, the language, ideologically at least, is the exclusive uniting and/or
unifying element of the Arabic speaking communities.
- Secondly, the thus self-imposed ‘linguistic unity’ has ideological bases
and sociocultural principles rather than straightforwardly and clearly
identified communicative values »
7 - Minoration systématique de l’arabe dialectal
Pour étayer l’argument selon lequel l’arabe dialectal n’a pas d’existence possible
en dehors de l’arabe littéral, il suffit d’en minorer la valeur : sans arabe littéral, l’arabe
dialectal ne vaut rien. Là encore, les partisans de l’unicité de l’arabe son allés très loin,
allant jusqu’à traiter les candidats au bac d’analphabètes. Une motion a été proposée au
comité de l’APLV (Association des professeurs de langue vivante) fin 1999 ; elle traite
la question en ces termes :
« Donner l’illusion à des jeunes gens, issus dans leur immense majorité de
l’immigration maghrébine, que leur connaissance très partielle de l’arabe est
suffisante, est une attitude criminelle : ils sont en réalité analphabètes en
arabe. »
« Sans cette formation en arabe moderne commun, on est totalement
analphabète. »24.
Curieuse façon d’inciter des élèves à apprendre l’arabe à l’école ! Sauf à vouloir
utiliser un sentiment de honte déjà beaucoup trop intériorisé à mon avis. Il n’est pas rare
de se trouver confronté à une véritable ‘haine de soi’ qui empêche de reconnaître une
valeur à la culture et à la langue transmises par les parents.
A propos de la minoration, la motion soumise à l’APLV continue ainsi :
« (…) Cette attitude, défendue par les partisans de la promotion du seul dialectal
(présenté en caractères latins !25), favorise la recherche, par les mêmes
jeunes, d’un enseignement de l’arabe coranique, senti comme le seul
complément possible à une langue dévalorisée, le dialectal, parce que non
porteuse d’une culture écrite à vocation universelle.»
L’argumentation est un peu confuse, mais il en ressort que promouvoir, et donc
valoriser la langue et la culture familiales, pousserait les jeunes vers les mosquées.
Nous sommes nombreux à penser, tout au contraire, et pour la France en
particulier, qu’une valorisation réelle de ces cultures, avec prise en charge par les
institutions, permettrait à des citoyens français de se réconcilier avec eux-mêmes et leurs
familles, sans avoir besoin de chercher ailleurs des identités mythiques exclusives,
supranationales, qu’elles soient arabes ou musulmanes, les coupant du pays où ils ont
grandi.

24
Chabbi et Dichy 1999, texte (pétition ?) du CIDEA Statut de l’arabe en France et dans la Communauté
Européenne, Novembre 1999. c’est moi qui souligne dans les deux textes.
25
Les sujets du bac ont toujours été donnés en double graphie, arabe et latine, comme en témoignent les
annales publiées dans Textarab. Voir plus bas sur cette question.
A. Youssi (2001 : 17) insiste sur ce qu’il appelle ‘self denial’ et parle des ‘native
vernaculars’ dans les pays arabes :
« Their very existence is considered as a stepping stone in the way of
‘civilizational’ progress and prestigious knowledge. (..) The schizophrenic
attitude in fact consists also in evolving within the native culture while
denying its worth (…) Rarely has there been human communities who have
delved so deeply into self-defilement and negation of the being. »
8 – Enseignement secondaire, émergence d’une nouvelle approche : avancée ou
recul ?
Une avancée pédagogique
Lors de la réforme des programmes de langues vivantes, il a été décidé de
prendre en compte l’élément dialectal dans l’enseignement de l’arabe littéral, selon la
formulation suivante : « L’enseignant tirera partie de sa connaissance en arabe dialectal
et de celles de ses élèves pour dynamiser la classe. » (Orientations pour l’enseignement
de l’arabe en collège, nouveaux programmes, Ministère de l’éducation nationale,
janvier 1996). Il s’agit certes d’une bonne chose, mais cela supposerait une formation
spécifique des enseignants en arabe dialectal26 et une place clairement définie dans les
programmes.
En effet, en l’absence totale de manuels d’arabe pour le secondaire en France, il
est difficile de savoir ce qui est réellement enseigné : Bruno Halff, l’ancien Inspecteur
Général d’arabe dit clairement que l’on a toujours enseigné l’arabe littéral et que l’arabe
dialectal n’est utilisé que comme support ou comme complément dans la limite des
compétences des enseignants et des élèves : rien qui puisse justifier la suppression de
l’arabe dialectal de la liste des langues non enseignées pouvant faire l’objet d’une
épreuve facultative au bac et de l’épreuve qui drainait plus de 10 000 candidats, leur
apportant, en plus de quelques points utiles pour l’obtention du baccalauréat, une
valorisation institutionnelle de la culture familiale tant décriée.
Un recul des chiffres
Les mesures touchant l’arabe dialectal ont sans doute pour cause la désaffection
(regrettable) de l’étude de l’arabe littéral dans le secondaire français27, alors que, par
ailleurs, les pays arabes demandent à la France son développement. Intégrer l’arabe
dialectal dans l’arabe devait permettre de ‘gonfler’ les chiffres de l’arabe littéral.
En effet, au lieu de se réjouir du succès de l’arabe dialectal et d’en profiter pour
donner envie aux élèves d’apprendre l’arabe littéral, cette réussite a été vécue comme un
véritable défi face à la désaffection pour l’arabe littéral, d’où l’idée de regrouper les
deux sous une étiquette unique. Mais l’effet n’est pas celui qui était escompté :
Jusqu’en 1999, le nombre de candidats au bac était comptabilisé séparément ;
ainsi en 1996, à l’épreuve facultative, on avait 7320 inscrits en arabe dialectal et 1199
en arabe littéral, soit 8519, auxquels on peut ajouter les candidats à une épreuve
obligatoire d’arabe littéral (Langue 1, 2 ou 3), au nombre de 2160 ; le total était donc de

26
Ils ont pu avoir une formation personnelle dans un parler arabe ou être arabophones ; mais savoir le
parler ne signifie pas pouvoir l’enseigner et savoir construire une pédagogie pour passer de l’arabe
dialectal vers l’arabe littéral (voir Benjelloun 1999).
27
On est passé de 374 élèves en 1974 pour toute la France à 8000 en 1982, à la suite de la politique de
regroupement familial, puis à 13 000 en 1990, pour chuter brutalement à 6500 en 1994, 5600 en 1998 et
un peu moins de 6000 depuis 1999 (voir Dumortier 1996 et Caubet 2001).
10679. En 1999, 10111 pour le dialectal et 895 pour le littéral, en facultatif, soit 11006
+ 1772 pour les épreuves obligatoires, en tout, 12778.
Après la réforme de 1999 qui confond arabe littéral et dialectal en ‘arabe’, la
session 2000 ne compte plus que 6392 candidats en tout, 4712 en facultatif (épreuve
unique d’arabe sans adjectif qui exige la connaissance de la graphie arabe), et 1680 en
obligatoire. Le perte est de 50 % ! En 2001, les résultats sont moins bons encore, avec
6179 candidats en tout (1571 en épreuves obligatoires, et 4608 en épreuve facultative
d’arabe sans adjectif).
Le nombre de candidats baisse pour les épreuves obligatoires d’arabe littéral
(2160 en 1996, 1772 en 1999, 1680 en 2000 et 1571 en 2001 ; mais de façon bien plus
spectaculaire pour les épreuves facultatives, à la suite de la réforme qui a fait chuter le
nombre de candidats de près de 60 % (8519 en 1996, 11006 en 1999 ; 4712 en 2000
après la réforme et 4608 en 2001). (sources Midad et D. Caubet, INALCO)
9 - Agir sur les représentations
N’aurait-il pas été plus opportun de continuer à développer cette valorisation de
la langue de la famille que constituait le passage à l’écrit de cette épreuve (en 1995, voir
Caubet 1997, 1999 et 2000b) ? On tenait là un moyen de donner une valeur à ces
véritables savoirs acquis en dehors de l’école.
Vérouiller le choix de la graphie
En effet, il était nécessaire de maintenir pendant plusieurs années la double
graphie que nous proposions (arabe et latine), de façon à ce que tous puissent avoir
accès aux textes, au lieu de se bloquer sur une position idéologique erronée partant du
principe que l’arabe dialectal étant de l’arabe il ne devait s’écrire qu’en graphie arabe.
Ceci est contraire à toutes les réalités qui veulent que l’arabe dialectal n’ayant
pas d’orthographe officielle, il a toujours été écrit dans l’orthographe dont disposaient
ses locuteurs-scripteurs (arabe, mais aussi hébraïque et latine) ; pour la France, nous
avons choisi une double graphie pour respecter ceux, très minoritaires, qui connaissent
la graphie arabe et pour donner accès sans complexe, grâce à la graphie latine, aux textes
à ceux qui ne lisent pas l’arabe. La chute du nombre des candidats au bac est due à ce
que l’on a brusquement exigé d’eux qu’ils puissent se procurer et lire des textes en
graphie arabe, sans enseignement.
En conclusion, je redirai qu’il semble important que la darja puisse sortir du
strict cadre familial, par le biais de reconnaissances dans la société civile, mais aussi
dans les institutions (voir Caubet 2002b). Pour ce qui est du domaine public, cette
visibilité est particulièrement flagrante dans le domaine culturel, musique, humour,
cinéma. La reconnaissance en tant que langue de France est un grand pas, mais cela n’a
pas fait l’objet d’une publicité suffisante ; par ailleurs, les reculs enregistrés au niveau
du Ministère de l’Éducation nationale sont beaucoup plus palpables (impossibilité de
s’inscrire à l’épreuve facultative d’arabe dialectal).
Le processus de linguification de la darja est donc sinueux du fait de l’ambiguïté
entretenue autour de l’ensemble arabe ; il se heurte à de vives résistances en France,
mais des voix commencent à se faire entendre dans les pays du Maghreb. En effet, les
reconnaissances esquissées du berbère en Algérie et au Maroc appellent inévitablement
des questionnements sur l’autre langue maternelle, la darja.

RÉFÉRENCES
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