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Yahia Djafri

Enseigner le berbère aux immigrés


In: Langage et société, n°23, 1983. pp. 77-85.

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Djafri Yahia. Enseigner le berbère aux immigrés. In: Langage et société, n°23, 1983. pp. 77-85.

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ENSEIGNER LE BERBERE AUX IMMIGRES

Yahia DJAFRI

II est, sans doute, difficile dans le cadre d'un court

article de traiter, même très superficiellement, de l'ensemble


des problèmes posés par l'enseignement du berbère. C'est volon

tairement qu'on se limitera seulement à quelques aspects : le


matériel pédagogique, la formation des enseignants, les motivations

des élèves.

Il est généralement admis que la langue berbère vit, à

côté de l'arabe, du bambara, du haoussa, etc., sur un territoire


qui va ou qui allait de l'Océan Atlantique à l'oasis de Siwa, de

la Méditerranée au Sahara (1) , englobant les pays suivants :


l'Algérie, la Libye, le Maroc, le Mali, le Niger, et, dans une

moindre mesure, l'Egypte, la Haute-Volta, la Maurétanie, le

(1) L. GALAND, "La langue et les par 1ers" dans l'article "Berbères",
Encyclopaedia Universalis, volume 3, Paris, 1974, pp. 171-173.
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Nigeria, la Tunisie (1) . Hors de l'Afrique et hors de son berceau

natal, le berbère est parlé, du fait de l'immigration, dans


d'importantes communautés berbérophones établies dans un grand

nombre de pays européens (la France, l'Allemagne, la Belgique,

la Suède) .

En dépit de la présence relativement forte du berbère

en France, il y a seulement peu de temps qu'il commence à être


enseigné parmi les immigrés : en 1978, la bibliothèque municipale

et la mairie de Saint-Ouen organisèrent le premier cours de

langue berbère (kabyle) destiné aux jeunes (en majorité algériens)


habitant la commune (2). A partir de cette date, la situation

va évoluer. D'autres cours vont être créés non seulement dans

la région parisienne mais aussi en province. Pour bien comprendre


la portée même limitée de ces tentatives, il convient de rappeler

que, pour des raisons historiques, politiques, etc. (que nous ne

pouvons examiner ici), le berbère, contrairement à l'arabe


littéral ou au portugais, ne jouit dans presqu1 aucun Etat

comprenant une communauté berbérophone, du statut de langue


officielle, à l'exception peut-être du Mali et du Niger où le

(1) "Etudes berbères", livret de l'étudiant 1982-1983, Institut


National des Langues et Civilisations Orientales, Paris,
p. 60.
(2) Y. DJAFRI, "Une expérience d'enseignement du berbère à des
Jeunes, enfants d'immigrés algériens", Paris, novembre 1979,
(texte inédit) .
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berbère (la tamasheq) est reconnu comme langue nationale au même

titre que les autres langues africaines parlées dans ces pays,

le français étant, quant à lui, langue officielle.

UN MATERIEL PEDAGOGIQUE INEXISTANT

L'absence d'un support institutionnel et l'introduction

toute récente de l'enseignement du berbère dans le milieu asso

ciatif, semblent être une des causes du très petit nombre de


publications disponibles en librairie. Citons cependant, pour

les berbérophones de Kabylie, l'existence de Langue berbère


(kabyle) - initiation à l'écriture du Groupe d'Etudes Berbères

de l'Université Paris VlII-Vincennes, Tajerrumt N Tmaziyt


(Tantala Taqbaylit) , Grammaire berbère (kabyle) de Mou loud

Mammeri, et, tout récemment paru, Dictionnaire kabyle-français


parler des At Mangellat, Algérie (Paris, SELAF, 1982, 1050 p.),

important travail scientifique de J.M. Dallet. Peuvent être


utilisés également dans les cours, des textes d'auteurs contem
porains : Llem ik ddu d uçlar ik de Muhend U Ye^iya (adaptation

kabyle de la pièce de théâtre L'exception et la règle de Bertolt

Brecht), Asfel, roman de Rachid Aliche, Tibbur 'useggwas - Agenda


berbère 1982, de A. et F. Sayad, comprenant de nombreux textes

berbères (chansons, poèmes, contes, proverbes,...), Les isefra


poèmes de Si Mohand-ou-Mhand et Les poèmes kabyles anciens,
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textes berbères recueillis et traduits en français par Mouloud

Mammeri, etc. Outre cela, les enseignants peuvent également


trouver dans les bibliothèques des instruments de travail plus

anciens : pour l'étude de la langue, Eléments de grammaire

berbère, Kabylie, Irjen, d'A. Basset et A. Picard, Le verbe


kabyle de J.M. Dallet, Initiation à la langue berbère (kabylie)

de J.M. Dallet et Sr L. de Vincennes, etc. ; pour la littérature


écrite kabyle, Méthode de langue kabyle - Cours de deuxième année.
Etude linguistique et sociologique sur la Kabylie du Djurdjura.

Texte zouaoua suivi d'un glossaire de S.A. Boulifa, Les cahiers

de Belaid, ou la Kabylie d'antan de J.M. Dallet et J.L. Degezelle,


etc. ; pour la littérature orale, Légendes et contes merveilleux

de la Grande Kabylie d'A. Mouliéras, Poésies populaires de la

Kabylie du Djurdjura d'A. Hanoteau, Recueil de poésies kabyles

de Si Said Boulifa, etc. Et, enfin, les disques de la chanson


kabyle, la poésie de Muhend U YeTjya enregistrée sur cassettes,

peuvent être utilisés comme aides pédagogiques.

Les enseignants de berbère ne peuvent que déplorer


l'indigence, le caractère disparate de ce matériel rare, et,

pour le peu qui en existe, difficile à trouver. Cependant, il


est à espérer que l'actuel développement (tout relatif) de
l'enseignement du berbère, la création et le renforcement des

associations culturelles, la spécialisation de certains


universitaires algériens dans le domaine de la linguistique

berbère, soient de nature à faire évoluer favorablement cette

situation.
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UN MANQUE TOTAL DE FORMATION DES ENSEIGNANTS

Actuellement, aucun diplôme n'est demandé aux

enseignants de berbère. Il en existe cependant plusieurs


délivrés par l'Institut national des langues et civilisations

orientales : le certificat de langue et de civilisation

berbères, le diplôme unilingue de berbère (DULCO) , le diplôme


supérieur de langue et civilisation berbères, etc. S'il est

des Ecoles, des Instituts, des Universités (INALCO, Ecole

Pratique des Hautes Etudes, Ecole des Hautes Etudes en Sciences


Sociales) qui donnent une formation linguistique et ethnologique,

il n'y a strictement rien en didactique du berbère, ni enseignement,


ni recherche, ni documents et matériel à expérimenter ou à réfléchir.

Le travail pédagogique est pour l'instant réalisé par les enseignants

eux-mêmes, individuellement.

Qui enseigne donc ? Il est difficile de répondre avec


précision à cette question, sans une enquête préalable. Néanmoins,

nous pouvons dire que grosso modo les autodidactes forment,


vraisemblablement, le groupe le plus nombreux. Une partie de ces

enseignants a reçu des formations universitaires diverses et les


préoccupations de certains d'entre eux dépassent largement l'aspect

scientifique (c'est-à-dire purement linguistique) de l'enseignement


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de la langue ; ils participent, généralement, activement à la


vie culturelle berbère de l'immigration algérienne en France

et ils enseignent dans ce cadre, le plus souvent, bénévolement,

bien sûr, et sont portés par cette mouvance culturelle militante.


Aussi, ne faut-il pas se cacher les difficultés que présente

une pédagogie de la langue berbère car, jusqu'à ce jour, aucune


recherche en ce domaine n'a été faite. Peut-on alors reprocher

aux enseignants de la langue berbère leur incompétence en


pédagogie berbère ? Qui les a formés ? Où ont-ils été formés ?

La majorité d'entre eux, sinon la quasi-totalité, n'a jamais

reçu le moindre enseignement de_ langue berbère, ni le moindre


enseignement en berbère. Et pour ceux qui ont suivi à l'université

un enseignement çie_ berbère, comment ont-ils été formés ?

Telles sont les conditions dans lesquelles travaillent


- bénévolement - les enseignants de berbère, conscients que leurs

efforts, même s'ils ne portent pas de fruits dans l'immédiat,

n'en demeurent pas moins nécessaires pour le maintien et la


promotion de cette langue, dans les circonstances les plus

difficiles, car les plus dangereuses, qui soient : langue non


seulement minoritaire et dominée sur son sol natal même (ou sur

ses terres natales) , langue menacée sur son propre territoire


par toute l'évolution économique, sociale, culturelle, mentale,
actuelle des sociétés où elle est parlée, mais langue en
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situation plus critique encore dans la mesure où elle est

expatriée, décontextualisée et s 'efforçant malgré cela de


se maintenir contre vents et marées et - pourquoi pas ? -

de se revivifier et de s'épanouir.

DES ELEVES FORTEMENT MOTIVES

Les raisons qui poussent les élèves à suivre des cours


de berbère - très souvent, ce sont eux qui ont provoqué l'ouverture

de ces cours - sont certainement plus complexes que cela n'apparaît

au premier abord : besoin d'un enracinement plus grand, de contacts

qu'on veut plus profonds et plus authentiques avec la partie de


la famille (donc de soi) restée au pays, d'une affirmation de soi,

de ses origines et de tout son être social et culturel distinctifs,


mais aussi influence du réveil, sans précédent, de la chanson

kabyle (1), des activités culturelles de toutes sortes, réaction


contre un enseignement totalement aveugle et sourd, volontairement

ignorant de la langue et de la culture berbères, etc. Les motivations


d'ordre ludique (spectacles, fêtes) sont évidentes mais pour les

lycéens l'intérêt principal réside surtout dans le fait que les


berbérophones voient là une occasion de "valoriser" leurs pratiques

langagières d'une langue exclue du système scolaire, bien sûr,

(1) Y. DJAFRI, "Le mouvement culturel berbère en France : au-delà


de la survie du groupe". Pour, n° 86 ("Vers une société
interculturelle ?", sous la direction de Martine Chariot,
128 p.), Paris, novembre-décembre 1982, pp. 81-84.
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voire plus largement de tout le système social, surtout si cela

leur donnait l'occasion d'obtenir quelques point supplémentaires


à l'épreuve facultative de berbère comptant pour l'admission

du baccalauréat. Très souvent, d'ailleurs, ils se présentent

à l'épreuve de berbère sans avoir suivi le moindre cours.

Est-il nécessaire de préciser que cet enseignement

ne répond nullement aux besoins exprimés par la population


immigrée berbérophone en France ? Le bilan est difficile à

dresser, car les renseignements manquent à obtenir en raison

de l'extrême dispersion géographique des cours et de l'inexis

tence
de toute association susceptible de regrouper les
enseignants et les informations concernant les cours dispensés,

Enfin, l'enseignement du berbère relève toujours d'initiatives

individuelles •

Mais le sort de la langue berbère n'est pas lié


uniquement au nombre de cours ou à la progression des candidats

se présentant à l'épreuve facultative de la langue au baccalauréat,


II se joue dans la totalité du combat culturel que la société

berbère mène pour sa (sur) vie. > Le succès de la chanson berbère,


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le dynamisme des "radios libres" telles que "Radio Tamaziyt"

qui diffuse, en berbère, quotidiennement, depuis quelques mois,

des émissions d'informations, de reportages, d'enquêtes,

d'entretiens, des émissions récréatives ; l'intérêt des


universitaires berbérophones pour la "chose berbère" (1), le

développement des revendications culturelles (et plus largement


démocratiques) des masses maghrébines et africaines (2) sont

les éléments et les moyens matériels les plus affirmés pour


s'assurer de leur avenir.

Paris, décembre 1982

(1)Y. DJAFRI et N. FARES, "La question berbère aujourd'hui",


Dérives, Nos 31-32, ("Voix Maghrébines", sous la direction
de Hédi BOURAOUI, 132 p.), Montréal, 1982, pp. 15-19.

(2) Lire à ce sujet, par exemple, les articles de la presse


paraissant à Paris : Sans Frontière, Le Monde, Libération,

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