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2. Bilan sociolinguistique
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Emigration interne et externe en Kabylie d’un côté, et, de l’autre,
installation de populations arabophones dans les agglomérations et les
villages.
schématisée par l’existence d’un couple H (langues « hautes ») et
d’un triplet B (langues « basses ») :
- un couple H comprenant deux langues « hautes », l’arabe
littéraire2 (langue H1) et le français (langue H2) qui se partagent le
domaine formel, le prestige, etc. :
Couple H = (langue H1 ; langue H2)
- un triplet B comprenant trois langues « basses » : l’arabe dialectal
(variété B1), le berbère3 (variété B2) dans ses différentes variantes,
et le français (langue B3), qui se partagent le domaine informel :
Triplet B = (langue B1 ; langue B2 ; langue B3)
- ainsi que par les interactions et les conflits qui existent à
l’intérieur de chacun de ces regroupements H et B d’une part, et
entre les regroupements globalement ou composante à composante
d’autre part.
La relation de couple H à triplet B relève d’une situation
diglossique4 tout à fait classique : il y a bien répartition ou
complémentarité fonctionnelle entre le couple H et le triplet B. Par
contre, la situation à l’intérieur du triplet B, c’est-à-dire les
relations entre l’arabe dialectal, le berbère et le français B3 (le
français utilisé en situation informelle), ne relèvent pas de la
diglossie dans la mesure où les trois variétés se partagent le même
domaine informel. Se partagent, ou plutôt se chevauchent et se
disputent le même domaine informel, avec un avantage très net à
l’arabe dialectal à l’échelle de l’histoire d’une part, mais aussi en
synchronie dynamique d’autre part. Traditionnellement, le partage
du domaine informel, celui des échanges quotidiens, intimes, etc.,
était décrit essentiellement en termes géographiques : telle ou telle
région était par exemple (considérée comme) berbérophone. Ce
critère n’a plus aujourd’hui la même pertinence que par le passé :
les conquêtes de l’arabe dialectal ne se contentent plus des marges
de la berbérophonie, mais s’attaquent désormais aux fiefs les plus
importants (une grande ville comme Tizi-Ouzou par exemple),
voire à des fiefs encore plus reculés : agglomérations de taille
2
En première approche, nous confondons volontairement arabe littéraire,
arabe classique, arabe scolaire, arabe moderne, etc., cette confusion
n’ayant pas d’incidence sur la suite des développements qui sont faits ici.
3
Nous ne jugeons pas utile d’introduire ici, en première approche, une
diglossie formelle entre le berbère oral et le berbère écrit, ce dernier étant
pour le moment d’un poids social plutôt négligeable.
4
Nous utilisons ici la notion de diglossie en un sens large où les systèmes
linguistiques en présence ne sont pas nécessairement apparentés.
moyenne, villages, etc. La progression semble continue, elle
connaîtrait même une sorte d’accélération depuis les dernières
décennies, comme si le moment était venu de porter le coup de
grâce, même si nous ne disposons pas d’enquêtes précises pour
l’affirmer de façon absolue. Les anciennes barrières, les anciennes
protections sautent les unes après les autres avec, quelquefois, une
facilité déconcertante, une sorte d’acquiescement même,
presqu’impatientes de s’écrouler comme pour en finir une bonne
fois pour toutes.
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Jusqu’au mélange codique ou code mixing et l’alternance codique ou
code- switching. Voir l’ouvrage que Farid Benmokhtar a consacré au
code-switching en Kabylie.
Les seules observations de surface montrent d’ailleurs que dans
les différentes combinaisons des trois variétés du triplet B, l’arabe
dialectal, le berbère et le français informel, ce n’est plus seulement
le lexique du berbère qui est atteint mais aussi la grammaire, c’est-
à-dire les structures mêmes de la langue, ce qui est le signe d’un
étiolement très avancé encore plus grave que la seule carence ou
déperdition lexicale. Dans les cas extrêmes, la langue berbère n’est
plus qu’un indice d’appartenance identitaire et n’a plus aucune
valeur dans la communication linguistique proprement dite, tant sa
présence est réduite à l’état symbolique, comme un dernier clin
d’œil avant la sortie6.
6
Dans un poème inédit consacré à la ville de Tizi-Ouzou, Ali Akkache
décrit ainsi sa situation linguistique (la strophe est reproduite avec
l’autorisation de l’auteur) :
Lγaci-m beddlen ssekka
Yal wa ansi d-yusa
Tarwa-m d tabeṛṛanit tura
S wiyaḍ i taɛmeṛ lḥedṛa
Deg wezniq neγ di lqahwa
D taɛṛabt i heddṛen ass-a.
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Un très grand nombre de discussions relativement sérieuses se terminent
par l’inévitable « En tout cas, nous les Kabyles, on est comme ci, on est
comme ça… », suivi d’un interminable chapelet de défauts. Cette façon
de conclure est bien trop fréquente pour ne pas susciter des interrogations
sur son origine. Il en va d’ailleurs de même du phénomène d’auto-
dépréciation en général.
Cette haine de soi a très probablement sa part dans le
basculement qui s’opère en faveur de l’arabe dialectal, dans les
régions traditionnellement berbérophones. Parallèlement, la norme
de prestige latent qui caractérise les langues dominées, ici le
berbère, et qui traditionnellement associait un certain nombre de
valeurs de la sphère socio-affective à cette langue (proximité,
sympathie, chaleur humaine, intimité, solidarité, etc.), cette norme
elle-même est sérieusement bousculée dans les centres urbains, et
voit toutes les valeurs qu’elle mobilisait habituellement en faveur
du berbère se déplacer progressivement au bénéfice de l’arabe
dialectal. Même le capital de sympathie et de solidarité qui
entourait la langue berbère, de par le long combat de reconquête
identitaire qui a été mené, a été sérieusement érodé. La page de ce
combat (et des acteurs qui l’ont mené) a été tournée, remplacée par
d’autres pages, d’autres péripéties, d’autres événements. Usé,
épuisé, vidé de son contenu, ciblé, réduit et détruit, le combat
identitaire n’est plus socialement subversif, il ne suscite plus,
généralement, que de l’indifférence ou bien, dans le meilleur des
cas, qu’une attention polie, surtout de la part des acteurs sociaux
institutionnels. La montée en puissance des années 1970 et 1980
fait désormais partie de l’histoire, et ce qui est intervenu depuis est
bien plus qu’une simple inversion de courbe. Il faut être d’une
grande naïveté pour croire que le travail de déconstruction, de
régression, de destruction et de dépossession s’est fait tout seul,
spontanément, naturellement.
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Message privé, octobre 2012.
9
Politique linguistique en Algérie : Entre le monolinguisme d’Etat et le
plurilinguisme de la société. Vienne, 2011. Communication publiée in
Synergie Pays germanophones, Revue du Gerflint, N°5, Année 2012, pp.
73-89, Berlin.
Du même auteur, voir également : L’enseignement de tamazight en
Algérie : contexte socio-politique et problématique d’aménagement
linguistique. Article publié dans la revue Langues et linguistique, n° 27,
2011.
Tamazight, sa sœur nationale, ne possède ni académie, ni conseil
supérieur (dont les décrets de création ont été déprogrammés du conseil
des ministres en 2008), ni des centres de recherche relevant du MESRS.
Elle n’est servie que par un haut commissariat (HCA) sans haut
commissaire, un centre de recherche relevant de l’éducation nationale
(CNPLET) où la recherche est statutairement impossible (EPA), et de
trois instituts universitaires de tamazight à Tizi-Ouzou, Bouira et Bejaia !
Pourtant c’est Tamazight qui a le plus besoin du soutien de l’Etat par des
institutions scientifiques compétentes, statutairement et financièrement
outillées à cet effet !!
10
Article publié sur le site Iselmaden n tmazight, 2009.
sauvegarde et de développement de la langue, plus que jamais
menacée par des facteurs objectifs autrement plus puissants que
tous les textes juridiques. Ni les vrais moyens institutionnels et
matériels, ni surtout la volonté politique ne sont au rendez-vous. Le
tambour désormais national de l’amazighité est avant tout destiné à
apaiser les tensions de surface, à jeter de la poudre aux yeux, à
domestiquer la revendication, à la faire rentrer dans les rangs,
pendant que l’histoire, la vraie, la seule, continue de rogner et
d’éroder la langue.