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La mise en valeur des langues lors d’une expérience de migration 

: étude de quelques
témoignages de jeunes migrants subsahariens en Algérie.

Depuis le début des années 2000, l’Algérie connait des mouvements migratoires de plus en plus
importants de populations, venant principalement des pays du Sahel. Plusieurs jeunes migrants
choisissent/sont contraints de quitter leurs pays d’origine pour échapper à leur condition familiale et
sociale précaire, due à de multiples facteurs socioéconomiques et politiques (instabilité sécuritaire,
sécheresse, pauvreté, pénurie de ressources, etc. (Khaled et alii., 2007). Si l’Europe demeure la
destination principale des migrants subsahariens, la plupart d’entre eux sont obligés de transiter par
l’un des pays du Maghreb, un transit qui peut se muer souvent en un désir d’installation, du fait de
l’attractivité de la demande de la migration de travail (Lanane, 2013).

Dans cette contribution, j’analyserai un corpus de témoignages recueillis auprès de quelques jeunes
migrants subsahariens de travail (Guinéens Conakry, Ivoiriens) installés dans un chantier de bâtiments
à Alger. Ces jeunes migrants sont généralement en contact avec d’autres locuteurs, entre autres des
superviseurs algériens et syriens ainsi que des ouvriers et clients algériens, lesquels ont d’autres
formes d’appropriation du français, en partage avec des langues locales : arabe dialectal, berbère, etc.
Au cours de mes visites d’inspection de mon appartement dans un projet immobilier, j’ai pu être en
relation avec certains sujets migrants. Leur expérience des « francophonies africaines » (Feussi, 2017)
m’a en effet interpelé, en tant que sociolinguiste algérien et cela, au vu de leurs profils
sociolinguistiques mêlant du français avec d’autres langues endogènes : wolof, bambara, malinké,
soussou, peul, guerzé, houssa, dioula, etc.

Leurs rapports à des normes/formes francophones algériennes m’ont amené à me demander comment
ils vivent ces « relations inter-francophones », s’ils se reconnaissent en tant que locuteurs
francophones légitimes (Boudreau, 2016) et pourquoi. C’est donc en m’intéressant à leurs parcours
migratoires, via des « récits de migration » (Maitilasso, 2014) que je tenterai ici de comprendre, au
sens phénoménologique/herméneutique (PH) ( - - Robillard, 2016), comment ils vivent leur expérience
d’ouvrier migrant. Je défendrai l’idée que, même conscients de leur condition socio-professionnelle
précaire et fragile, les jeunes migrants n’en mettent pas moins en valeur leurs propres pratiques
langagières en faisant primer in situ des logiques de compréhension interculturelle en vue de
s’acquitter des tâches professionnelles qui leur incombent. La valorisation du capital linguistique
devient ainsi pour ces jeunes migrants une manière d’être au monde avec les autres (Auteur à par.),
qui leur procurerait une légitimité, assumée sur le terrain.

1. Circonstances du recueil des témoignages : ma rencontre avec quelques jeunes migrants


Afin de restituer ma participation, contingente et située, au monde des jeunes subsahariens, le récit de
vie m’est apparu comme une manière d’être au monde avec les autres qui permettrait de comprendre,
sans surplomb, les rapports aux autres et aux langues ainsi que les enjeux sous-jacents. En vue
d’emménager dans un projet immobilier, sis à Souidania 1, j’ai effectué plusieurs visites d’inspection
au cours desquelles j’ai rencontré des superviseurs algériens mais aussi syriens. J’ai ainsi été mis en
contacten contact, par le biais des superviseurs syriens, avec un électricien algérien qui m’a orienté
vers un jeune subsaharien, Ismaël, d’origine ivoirienne. Il est devenu de proche en proche un
interlocuteur familier, et c’est à lui que j’ai pensé en premier lieu pour recueillir un témoignage et ainsi
me frayer un chemin dans le monde de ces migrants. Le recueil des récits de vie des quatre autres

1
Une commune située à 20 km à l’ouest d’Alger-centre.
jeunes migrants s’est effectué dans leur base de vie et a été rendu possible par l’intermédiaire de
Hassan, un ouvrier guinéen. Par manque d’espace ici, je propose en condensé le portait de trois des
témoins rencontrés, avec en exergue leurs rapports aux langues, et notamment avec le français :

Hassan (Hn): âgé de 29 ans, de nationalité guinéenne (Conakry), a rejoint l’Algérie fin 2013. Il utilise
le soussou et le malinké, mais comprend les autres langues locales : le peul, le guerzé et le toma, et
arrive à échanger en bambara avec les Maliens et en arabe dialectal avec des locuteurs algériens qui
travaillent sur le chantier. C’est à l’école qu’il a appris le français.

Moussa (Ms) : Ivoirien, il est arrivé en Algérie il y a deux ans. Il a appris le français à l’école, mais
ses autres langues, dans la rue. Il parle malinké avec les Guinéens Conakry et bambara avec les
Maliens.

Laïd (Ld.) : Agé de 33 ans, ivoirien, a rejoint le chantier en 2017. Il n’a pas fait d’école. Il dit avoir
acquis le français dans la rue. Il utilise le malinké au quotidien mais il s’exprime en français avec des
interlocuteurs d’Afrique de l’Ouest qui ont le soussou ou le peul comme langues vernaculaires. Il ne
comprend que quelques mots, fonctionnels, en arabe.

2. Endosser son identité de migrant de travail : quand la compréhension d’autrui devient un


enjeu professionnel primordial

Il semble en effet que nombre des migrants subsahariens biographiés fassent primer, dans leurs
échanges au quotidien avec les superviseurs/ouvriers algériens, la compréhension avant toute autre
préoccupation sociolinguistique. Le respect méticuleux d’une certaine norme du français, entendue ici
rapidement comme ensemble de règles rigides telles que transmises/inculquées par l’institution
scolaire, passe au second plan face aux impératifs pragmatiques de comprendre ce qui leur est
demandé, au chantier, comme tâches professionnelles journalières.

La focalisation sur la compréhension plutôt que sur tout autre enjeu identitaire semble revenir de
manière récurrente dans le récit de beaucoup de migrants. En témoigne cet extrait où Laid (Ld.)
explique ce qu’est, pour lui, bien parler français :

Ab. : Et ici avec les – ceux qui parlent bien français – comment ? Toi tu arrives à leur parler facilement ? Ou
comment ?
Ld. : Oui -- pratiquement – oui
Ab. : Tu te dis pas qu’ils parlent mieux que moi donc ---
Ld. : le problème c’est pas parce qu’ils parlent mieux que moi l’essentiel est d’entendre ce que lui veut me dire
-- - l’essentiel c’est de comprendre tu vois donc il faut savoir ce qu’il veut te dire c’est très important

Tout en reconnaissant une forme de français légitime qu’il ne détient pas forcément, Laid semble ne
pas s’en gêner outre-mesure puisqu’il arrive « pratiquement » à échanger avec ceux qui « parlent bien
français ». L’adverbe « pratiquement » peut certes connoter ici le fait qu’il est à peine en mesure de
s’exprimer facilement avec ceux qui détiennent « le bon français » ; toutefois, « pratiquement » peut
aussi probablement faire référence à l’argument que le migrant prépare plus bas, dans la suite de
l’échange, où il défend l’idée que ce n’est pas le « bon parler » qui est primordial pour lui, dans une
communication, mais le fait de pouvoir comprendre ce que veut dire son interlocuteur. Comme s’il
voulait assumer son identité légitime de jeune migrant de travail 2 face à un enquêteur – revêtu d’une
légitimité – et qui l’interroge sur une forme de français (supposée légitime) en essayant de plaider la
cause de la compréhension.
2
On n’écarte pas ici l‘hypothèse que le jeune migrant puisse aussi dissimuler son sentiment d’insécurité
linguistique, conséquence d’un écart de jugement entre sa façon de parler et celle qu’il pense être plus légitime,
en l’occurrence celle de l’enquêteur/client.
Ce n’est donc pas le sentiment de se voir délégitimer sa façon de parler français, face à d’autres façons
de parler plus prestigieuses ou légitimes, qui serait compromettante ou coûteuse (en termes de
recrutement par des clients, etc.) mais ce serait plutôt le fait de ne pas être en mesure de comprendre
ce que l’autre veut dire. Cette recherche de l’entente se traduit, par ailleurs, en discours chez certains
migrants ivoiriens par un désintéressement aux fautes et autres formes abâtardies générées par la
pratique du français. Dans cet extrait, Moussa (Ms.) explique qu’en Côte d’Ivoire, on ne se soucie pas
trop des règles grammaticales quand on s’exprime en français. Sa déclaration est assortie d’un
parallèle comparatif sur les francophonies africaines (algérienne, ivoirienne et guinéenne) témoignant
d’une certaine conscience linguistique de la variation sociolinguistique, probablement exercée au
cours de son engagement dans le chantier :

Ms. : Les gens ici en Algérie appliquent bien le français nous en Côte d’Ivoire, on prend les choses à la légère
pour qu’on puisse se comprendre
Ab. : C’est-à-dire ?
Ms. : Ce n’est pas tout le monde qui est allé à l’école ici oh ! Putain ! Ici en Algérie, la plupart des gens ils sont
fréquenté l’école ; chaque pays a sa manière de parler français – la Guinée, ils ont une manière de s’exprimer en
français, la Côte d’Ivoire, ils ont une manière de s’exprimer en français, certains appliquent plus les autres –
donc chez nous - on applique pas trop le guinéens ils sont bien en français parce qu’ils appliquent les articles
bien

3. Mettre en valeur son capital linguistique : une manière de vivre (légitimement) sa


francophonie africaine

J’ai été interpellé, au cours des échanges que j’ai eus avec quelques migrants subsahariens, par la
rencontre de quelques formes francophones qui, pour un moment, échappaient à mon entendement, en
tant que locuteur/ sociolinguiste francophone. En effet, en leur demandant de dire s’il y a une
différence dans l’usage du français entre Algériens et Guinéens, deux des témoins expliquent qu’il
existe effectivement une différence et que celle-ci consiste en une façon particulière d’utiliser sa
gorge :

Ab : c’est-à-dire les Algérien sont différents de vous ? La façon de parler des Algériens ?
Hn : Bon 
Ab : Est-ce qu’elle est différente ?
Hn : Oui, bon. Il y en la différence un peu
Ab : C’est-à-dire ?
Hn : C’est-à-dire le gorge ici c’est pas les mêmes gorges que ça doit gorger.

Si, intuitivement, j’ai compris que par « « gorge » mon témoin entendait que la différence des
manières de parler le français est une affaire de prononciation, d’articulation, d’accent, etc.,
l’occurrence du verbe « gorger » m’a laissé perplexe. Cela a réveillé en moi le réflexe normatif
d’enseignant de français que je suis dans la mesure où je me suis immédiatement demandé si cette
forme était bel et bien « correcte » ou le fait d’une créativité lexicale.

Une attitude sociolinguistique verrait bien dans ces formes soit une particularité lexicale pour le cas de
« gorger », soit un indice d’insécurité linguistique (IL) pour l’expression « le gorge », » ; le migrant,
ayant conscience d’une forme de français prestigieuse ou supérieure - dont j’étais censé être le
dépositaire en situation3 – a probablement tendu à hypercorriger sa façon de parler . On peut tout aussi
bien imputer l’occurrence de cette expression au fait que le témoin ne souffrait pas « d’un déficit de
légitimité » (Boudreau, 2016 : 39) puisqu’il pouvait, même minoritaire, nommer un phénomène qu’il
percevait dans sa langue et non dans la langue dite légitime.
3
Puisque je représentais peut-être, à ses yeux, un interlocuteur particulier : propriétaire dans une résidence, etc.
qui possèderait donc la forme de français légitime et cela, outre ma façon de parler le français dont je ne sais
quel jugement ce migrant portait sur elle.
Ma sensibilité aux courants PH m’a amené à relativiser mon point de vue en recevant ces formes
francophones africaines comme « vision du monde » (Humboldt, 1974), c’est-à-dire comme éléments
d’un vécu, celui de ces migrants, faisant sens au sein d’une expérience globale du monde, à la fois le
mien et celui des migrants. Cette façon de voir découle du fait que la compréhension de ces formes
n’est pas uniquement affaire de « méthode » (Gadamer, 1976 : 317).

Le sens de ces expressions serait lié à des horizons, qui se délimitent par un ensemble de facteurs tels
que les anticipations de sens, l’histoire et l’expérience singulière de l’interprète, ses appartenances et
ses projections, etc. Ayant déjà fait l’expérience par le passé de formes francophones similaires
relativement à un contexte algérien (Auteur, 2017), leur perception a pris la forme d’une intuition non
pas au sens d’une « vue de l’esprit » qui serait irrationnelle, infondée, un savoir naïf, etc. mais au sens
d’ « une fine pointe d’un apprentissage, l’exercice d’une mémoire pratique » (Romano, 2007 : 16).
C’est cette mémoire pratique, au sens d’une réactualisation d’un vécu au cas présent, que j’ai réactivée
lors de ma rencontre avec quelques formes de francophonies algériennes. La rencontre d’une autre
forme francophone africaine, « blesser », m’a conduit à ne pas conclure hâtivement à une erreur ou
discordance grammaticale du fait que le jeune migrant l’utilise dans un sens qui m’est peu familier :

Ab. : Est-ce que les Algériens ici parlent français ?


Ms. : ils y en a qui parlent bien mais il y en a qui blessent
Ab. : C’est-à-dire blessent ?
Ms : ils essaient de parler mais
Ab. : Ah ! ils s’efforcent de parler en français – c’est ça ?
Ms. : Oui – c’est ça

L’explication causale par le recours à la matrice objectiviste de l’IL me semble, elle aussi, peu
satisfaisante dans la mesure où l’on peut trouver, dans le dictionnaire de l’IFA des particularités
lexicales en Afrique noire, une entrée au mot « blesser » :

« BLESSER, v. tr. ou pronom. SEN. Faire mal à, se faire mal. « Tu l'as blessé » (08). « Lorsqu'il se
blessait, ses cris alertaient la maman » (51, 02-01-1975). »

On voit bien que la définition ci-dessus n’est pas en phase avec les commentaires explicatifs du jeune
migrant. Cette expression ne peut alors s’entendre que comme sa propre appropriation de l’expérience,
son propre vécu mais livré à un interlocuteur dont il se représente qu’il peut en avoir une forme
d’intelligibilité en vertu du partage d’une certaine appropriation du français ; or, ma propre réception
de cette forme est lestée de tout le poids de ma culture locale et scientifique, mon vécu, sa réduction à
une simple particularité lexicale ou un indice de je ne sais quelle IL serait peu pertinente dans la
mesure où le mot « blesser » renvoie, comme « gorger » plus haut, à un rapport au monde qui va au-
delà de la perception, à une expérience du sensible qui ne saurait s’épuiser dans un dit, dans une
prédication langagière.

Le terme « blesser » est chargé ici d’une histoire, d’une culture guinéenne dont le jeune migrant ne
peut rendre que des éléments visibles, toute une partie imaginaire, affective y est par contre sous-
jacente mais dont la compréhension ne peut se passer par le régime de la rationalisation, de la
neutralisation : « nous ne nous rapportons pas au monde selon le seul registre perceptif mais selon de
multiples modalités pratiques et affectives » (Romano, 2010 : 114).

Si l’on accepte d’adhérer à la thèse PH, la forme « blesser », qui m’est initialement apparue, dans le
récit du jeune migrant, comme chevillée à une norme qui en déterminait le sens pour toujours, devient
plutôt une expérience d’un mot renvoyant à une vision du monde, celui du Guinéen, mais dont la
signification implique mon être-au monde, mon histoire, etc.
Conclusion

L’analyse de quelques témoignages de jeunes migrants subsahariens a permis de montrer que ceux-ci
endossent leur identité de migrant de travail ayant une francophonie africaine légitime et cela, même
s’ils reconnaissent, au sein du chantier, d’autres façons de parler plus légitimes, imputées notamment à
des clients algériens. Cette légitimité se construit sur des enjeux de compréhension d’autrui où la
norme standard est moins respectée et ce, au profit d’une mise en valeur de ressources langagières
assez variables. L’exploitation de ce capital symbolique en contexte professionnel met en évidence le
fait que ces jeunes migrants ne souffrent pas d’un déficit de légitimité. Ils en exhibent toute la portée
expérientielle, traduction de leur rapport au monde vécu.

La compréhension de certaines formes francophones qu’ils utilisent en discours ne peut se faire sous le
seul régime des théories classiques (insécurité linguistique, particularité lexicale, etc.). C’est ainsi que
nous avons recours aux approches phénoménologiques/herméneutiques, qui permettent d’interpréter
ces appropriations comme vision du monde, impliquant à la fois les migrants et le chercheur, et dont la
signification requiert non seulement la langue mais la mise au jour d’éléments non linguistiques tels
que l’histoire, l’imaginaire, l’expérience, etc. de chacun.

Références bibliographiques

Rajouter deux références

BOUDREAU, A., 2016, À l’ombre de la langue légitime. L’Acadie dans la francophonie, Paris,
Classiques Garnier.
FEUSSI, V. (dir.) (2017), « Francophonies africaines », Le français en Afrique n°31.
GADAMER, H-G., 1976, Vérité et méthode. Les grandes lignes d'une herméneutique philosophique,
Paris, Seuil.
I.F.A., 1988, Inventaire des particularités lexicales du français en Afrique noire, Paris, EDICEF.
KHALED N. et alii, 2007, Profils des migrants subsahariens en situation irrégulière en Algérie.
Rapport intermédiaire de recherche. Alger, SARP.
LANANE, M., 2013, « La migration africaine en Algérie : une éventuelle intégration ou un passage à
l’autre rive de la méditerranée ? » dans Ferréol G, & Berretima A. (dir.), Polarisation et enjeux des
mouvements migratoires entre les deux rives de la méditerranée, Brussels, EME, p. 199-218.
MAITILASSO A., 2014, « Raconte-moi ta migration » : l’entretien biographique entre construction
ethnographique et autonomie d’un nouveau genre littéraire», Cahiers d’études africaines 213-214, p.
241-266.
ROBILLARD D. (de), 2016, « Fenêtres sur une sociolinguistique de la réception ou
phénoménologique-herméneutique, ou sur des SHS qualitatives à programme fort », in Glottopol n°
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ROMANO C., 2007, « L’avenir d’une intuition », Trans-paraître n°1, p. 5-35.
ROMANO C., 2010, L’aventure temporelle, Paris, Presses Universitaires de France.

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