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Presses universitaires du Septentrion 

Herméneutique et cognition
Jean-Michel Salanskis

DOI : 10.4000/books.septentrion.73583
Éditeur : Presses universitaires du Septentrion
Lieu d’édition : Villeneuve d'Ascq
Année d’édition : 2003
Date de mise en ligne : 1 octobre 2020
Collection : Philosophie
EAN électronique : 9782757426784

https://books.openedition.org

Édition imprimée
EAN (Édition imprimée) : 9782859398026
Nombre de pages : 272

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Référence électronique
SALANSKIS, Jean-Michel. Herméneutique et cognition. Nouvelle édition [en ligne]. Villeneuve d'Ascq :
Presses universitaires du Septentrion, 2003 (généré le 08 août 2023). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/septentrion/73583>. ISBN : 9782757426784. DOI : https://doi.org/10.4000/
books.septentrion.73583.

© Presses universitaires du Septentrion, 2003


Licence OpenEdition Books
RÉSUMÉS
Les sciences cognitives ont pris une place importante dans le paysage intellectuel, depuis une
vingtaine d’années. Regardées avec effroi par beaucoup comme réductrices et déshumanisantes,
elle reprennent d’un autre côté le grand programme de recherche qui fut au dix-neuvième et au
début du vingtième siècle celui des sciences de l’esprit, et pour lequel les doctrines hautement
« spiritualistes » de l’herméneutique ont joué un rôle essentiel. Ce livre propose une lecture des
recherches cognitives contemporaines avec les lunettes de l’herméneutique. Très largement
didactique, il inclut des exposés synthétiques à la fois des contenus de l’herméneutique
philosophique et de plusieurs théories cognitives. Mais il offre, en même temps, une vision
inorthodoxe et critique de ce dont il parle, puisque, par exemple, il utilise la pensée de Michel
Foucault pour analyser le traitement de la notion de représentation, ou puisqu’il fait droit, du
côté cognitif, aux orientations récentes et anti-logicistes du morpho-dynamicisme et de la vie
artificielle. Tel quel, il est susceptible d’intéresser tous ceux qui ont de la curiosité pour les
domaines qui viennent d’être évoqués, et qui aiment la manière dont la philosophie dérange les
situations intellectuelles en ajoutant son grain de sel.

JEAN-MICHEL SALANSKIS
Professeur de Philosophie des sciences, Logique et Épistémologie à Paris X Nanterre, après
avoir occupé une position similaire à l’Université de Lille III. Ses ouvrages et articles
précédents ont porté sur la philosophie des mathématiques, sur la phénoménologie, sur
la tradition juive, sur des thèmes généraux comme le sens ou l’action, ainsi que sur le
débat entre façons de faire de la philosophie qui oppose philosophie analytique,
philosophie continentale et philosophie française des années 60-70.
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À Yves-Marie

Remerciements à
John Stewart
Denis Thouard
et Bernard Victorri
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Herméneutique
et cognition
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La collection « Philosophie »
est dirigée par Jean-Marie BREUVART et Jean QUILLIEN

Cet ouvrage est publié après


l’expertise éditoriale du comité
Savoirs et Systèmes de Pensée
composé de

BERNER Christian : Lille 3


BLAISE Fabienne : Lille 3
BOULOGNE Jacques : Lille 3
BREUVART Jean-Marie : F.U.P.L.
CANIVEZ Patrice : Lille 3
CAULLIER Joëlle : Lille 3
CELEYRETTE Jean : Lille 3
GERGONDEY Robert : Lille 1
LAKS André : Lille 3
MACHEREY Pierre : Lille 3
QUILLIEN Jean : Lille 3
ROUSSEAU Philippe : Lille 3
THOUARD Denis : Lille 3

Du même auteur

• L’herméneutique formelle, Paris, Éditions du CNRS, 1991.


• Heidegger, Paris, Les Belles Lettres, 1997.
• Le temps du sens, Orléans, Éditions Hyx, 1997.
• Husserl, Paris, Les Belles Lettres, 1997.
• Le constructivisme non standard, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 1999.
• Modèles et pensées de l’action, Paris, L’Harmattan, 2000.
• Sens et philosophie du sens, Paris, Desclée de Brouwer, 2001.
• Extermination, Loi, Israël, Paris, Les Belles Lettres, 2002.
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Jean-Michel Salanskis

Herméneutique
et cognition

PRESSES UNIVERSITAIRES DU SEPTENTRION


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Quelques éléments sur l'herméneutique

Il y a beaucoup de manières d'aborder les recherches cognitives contem-


poraines, même en tant que philosophe.
Deux voies, cela dit, s'opposent clairement :
1) Ou bien l'on aborde ces recherches en présupposant une sorte de
congruence entre elles et la philosophie, estimant que c'est en reconnaissant dans
l'entreprise cognitive la même chose que soi, une variante, ou peut-être la forme
nouvelle, le prolongement vivant de soi, que la philosophie peut adéquatement
comprendre cette entreprise. Cette voie consiste à envisager les sciences ou
recherches cognitives depuis la philosophie comme les sciences cognitives
considèrent la philosophie depuis leur projet : comme une connaissance
susceptible de contribuer à leur ambition, c’est-à-dire comme une connaissance
profondément homogène à elles.
2) Ou bien l'on estime que la philosophie n'est en mesure de gagner un
regard intéressant sur les recherches cognitives que si, tout au contraire, elle
s'appuie fermement sur ce qui la singularise et la différencie, sur ce propre qui la
distingue et lui procure une perspective plus ample, et si, depuis ce poste
consciencieusement réaffirmé, elle produit une vision des sciences cognitives qui
en est en même temps une évaluation, et qui à vrai dire les révèle à elles-mêmes
pour la première fois.
Dans ce livre, et c'est même ce qui en fait toute la substance, en définit toute
l’intention, je me suis efforcé de présenter les sciences cognitives, rapporter
certains de leurs progrès assez récents et entrer dans certains de leurs conflits et
problèmes, en choisissant pour cela le biais de l’herméneutique. En
m'attachant à confronter systématiquement les développements “cognitifs” avec
les idées et analyses de la tradition herméneutique, mais aussi plus largement, à
lire les dispositifs cognitifs à la lumière des dispositifs herméneutiques et
réciproquement, ou bien à croiser les enseignements et les filiations de l'une et
de l'autre.
La démarche résultante se rattache plutôt à la seconde voie, mais ne s'y laisse
pas totalement identifier. Le pôle philosophique de l’herméneutique, en effet ne
fonctionne pas comme pur sujet, déterminant la grille de lecture dans ce livre, il
opère aussi en tant qu'analogue formel dans son ordre de ce qui se fait et se dit
dans le domaine cognitif, et devient en ce sens tout autant objet que les
recherches cognitives.
L'approche proposée est plutôt une approche de mélange et de confrontation
avec ce qui, de prime abord, peut paraître le plus étranger, mais qui, pour ce
motif même, fonctionne comme un révélateur particulièrement efficace de
l'essence de l'entreprise cognitive. Cette approche, de plus, est de nature à mettre
8 Herméneutique et cognition

en relief la part non-cognitive de la philosophie : il n'est pas vrai que l'on sache
clairement, au départ et a priori, en quoi la philosophie excède les recherches
cognitives, il y faut un travail spécifique. La démarcation de la philosophie
d'avec les sciences de la nature classiques a été pensée, et dans cette mesure
même accomplie, au cours de la tradition, la démarcation analogue concernant
les sciences cognitives nous incombe aujourd'hui, elle est l'une des tâches à
l’occasion desquelles la philosophie peut se comprendre elle-même et se relancer.
Cela dit, pour mener à bien cet examen des sciences cognitives
contemporaines inspiré par l’herméneutique, examen dont il faut tout de suite
annoncer qu’il est très libre dans son ton, ses conclusions et le choix de ses
thèmes, il faut d’abord exposer ce qui, de l’herméneutique, sera pris en compte
dans les pages qui viennent. Le champ est en effet fort vaste et pluriel, et je suis
fort loin d’en reprendre ici tout ce qui pourrait l’être. À la fois dans un souci de
préparation du lecteur aux analyses qui viennent, et dans le but de procéder à une
sorte de mise au point introductive sur cette tradition, déterminant l’ambiance de
la réflexion engagée, je vais donc résumer dans le présent chapitre le contenu de
l’emprunt que je fais, préciser la forme particulière dictée à cet emprunt par le
sujet auquel je m’attache.

LE PARTAGE DILTHEYIEN
Je reprends, pour commencer, l’idée diltheyienne d’un partage scindant de
manière qualitative et essentielle sciences de la nature et sciences de l’esprit.
Il me semble en effet qu’il est absurde et à la limite nuisible d’envisager les
sciences cognitives contemporaines sans affronter ceci qu’elles se définissent
comme la transgression du partage diltheyien : comme des sciences de l’esprit
naturalistes, étudiant le “fait de connaissance” humain en tant que fait naturel, en
tentant de fonder leurs considérations sur une description naturaliste de l’homme,
de son monde et de leur relation. La manière juste de les regarder, les lire et les
comprendre est de constamment discerner comment elles parviennent à
outrepasser cet ancien partage, et à quel prix : cela nous permet en particulier de
saisir quelle perspective sur le fait de connaissance est a priori adoptée pour
pouvoir en donner une image naturaliste.
Mais il faut donc connaître ce partage diltheyien. En substance, Dilthey
affirme que les sciences de la nature expliquent leurs phénomènes, alors que les
sciences de l’esprit comprennent leur document : la frontière s’établit ainsi
entre l’Erklären (expliquer) et le Verstehen (comprendre). On peut aussi retenir
quelques précisions qu’il donne : les sciences de la nature identifient des
phénomènes comme extérieurs au sujet connaissant, et les rapportent à des lois
causales (c’est en cela que consiste l’explication) ; les sciences de l’esprit
affrontent des documents avec lesquelles elles entretiennent une relation
d’empathie, le sujet connaissant se projette en eux, ou les intériorise ; sa
compréhension, de plus, n’est pas la subsomption sous une loi maintenant la
séparation des données, mais plutôt une fusion de ces données dans le sens
compris (Dilthey, pour une part, oppose la science de la nature et la science de
l’esprit comme Bergson l’espace et la durée).
Quelques éléments sur l’herméneutique 9

Ce partage est important. Il est simple, des générations d’intelligences


profondes et virtuoses l’ont déclaré simpliste, mais il faut, je crois, lui céder, il
faut reconnaître qu’il est extrêmement difficile de nier de façon crédible et radicale
la distinction introduite par Dilthey, distinction qui correspond de fait à deux
“univers” intellectuels, deux styles de mise en œuvre de la pensée et du savoir. Il
suffit de visiter de nos jours une faculté des lettres et sciences humaines, puis,
dans la foulée, une faculté des sciences, pour constater la permanence du clivage,
l’auto-reproduction des attitudes distinctives qu’il décrit et oppose.
Je voudrais, dans l’intérêt de la suite du livre, renforcer ce clivage, en
essayant de dire dans quels termes il se laisse formuler aujourd’hui, dans l’époque
“épistémologique” qui est la nôtre.
On dira qu’il y a, touchant la question de l’unité possible de la science entre
les “domaines” dont elle est appelée à traiter, des options “monistes” qui
s’opposent à des options “dualistes”. En principe, ce couple d’opposés
caractérise deux types d’“engagement ontologique” : le dualiste soutient qu’il y
a, dans l’Être, deux “couches” ou strates qui le divisent, celle du spirituel et celle
du matériel. Entre l’une et l’autre règne une hétérogénéité et une étanchéité
absolue. Le physicien ne trouvera tout simplement jamais les choses spirituelles
parmi celles qu’il inspecte et dont il inventorie les lois, le savant de l’esprit
symétriquement n’a aucune chance d’affronter comme un de ses objets quelque
élément que ce soit de l’ordre naturel. Le moniste, à l’inverse, proclame que le
mot nature désigne nécessairement la totalité de ce qui est : comme nous
réputons que les faits spirituels sont d’authentiques faits, nous leur attribuons de
l’existence, ce qui veut dire que nous avons déjà décidé sans nous en apercevoir
qu’ils étaient appréhendables dans la nature ; d’ailleurs, s’ils ne l’étaient pas,
comment pourrions-nous avoir accès à eux ? Le moniste soutient que l’idée
d’une division de l’être est proprement absurde.
Normalement, on expose cette alternative entre monisme et dualisme comme
une alternative méthodologique en même temps qu’ontologique, on considère
que chaque option ne peut pas être seulement une option pour ou contre la
division de l’être, qu’elle est indissolublement décision concernant ce qui mérite
d’être adopté comme mode d’approche – science – du spirituel et du matériel, ou
du matériel seulement. Je viens d’essayer de présenter de manière purement
ontologique l’alternative, avec quelque difficulté je l’avoue, je vais maintenant
faire l’effort symétrique, et proposer une description purement méthodologique
de l’alternative monisme/dualisme.
Le monisme méthodologique est la conviction que la science ne peut pas
varier son procédé de manière essentielle sans cesser d’être science. Par
conséquent, elle est assujettie à traiter de la même manière ce qui relève de
l’esprit et ce qui relève de la matière, même si de l’un à l’autre règne une
différence irréductible : une science de l’esprit ne pourra faire autrement que
l’appréhender comme domaine phénoménal régi par des lois strictes.
Le dualisme méthodologique, inversement, soutient que nous avons déjà
l’expérience de deux styles d’approche intellectuelle de faits, que ces deux styles
s’opposent comme tels de manière vérifiable et largement connue. Même si le
réel est un, s’il n’y pas de clivage ontologique inter-couches, il y a donc deux
modes d’approche, deux genres de science.
Si j’ai raison de disjoindre, de traiter comme autonomes les options
monistes ou dualistes concernant l’objet et la connaissance, on peut prévoir
10 Herméneutique et cognition

quatre types d’attitude : 1) l’attitude moniste sur l’objet et sur la connaissance ;


2) l’attitude moniste sur l’objet et dualiste sur la connaissance ; 3) l’attitude
dualiste sur l’objet et moniste sur la connaissance ; 4) l’attitude dualiste sur
l’objet et dualiste sur la connaissance.
Les attitude normales et prévisibles sont les attitudes 1) et 4). Celui qui
professe l’unité de la nature considère en même temps que cette nature une est
uniformément l’objet de la science physique : tout relève en droit des
explications de l’unique science mathématisée prédictive. Celui qui professe la
division de l’être entre matériel et spirituel professe en même temps qu’il faut,
au motif de cette division justement, deux sciences d’un genre différents, n’ayant
pas les mêmes démarches. La distinction diltheyienne apparaît alors comme une
manière simple et claire de caractériser les deux démarches de savoir
correspondant aux deux types d’être.
Si l’on regarde d’un peu plus près les écrits de Dilthey – notamment, son
ouvrage Critique de la raison historique – il ne semble pas sûr que Dilthey
incarne parfaitement cette case numéro 4. On lit chez lui des passages où il
envisage sérieusement la perspective d’une science standard, naturaliste, de
l’esprit, cherchant à en ramener les phénomènes et les régularités à des lois
fondées sur les paramètres normaux de la description du monde1 . Il évoque ainsi
les recherches de Helmholtz, qui vise à ce genre de connaissance, de manière
profondément respectueuse, voire approbative2 . Pourtant, dans l’ensemble de ses
écrits, il plaide surtout, comme la tradition le retient, que les faits de l’esprit
sont par principe réfractaires à la mise en ordre séparante légalisante de la science
ordinaire.
Un des intérêts de la situation épistémologique créée par les sciences
cognitives est d’avoir mis en évidence la non inexorabilité de l’alternative 1-4.
Les cases 2 et 3 apparaissent ainsi comme correspondant à des positions plus
subtiles et plus authentiques.
En général, la case 2 se comprend comme suit : quoi qu’il en soit de la non-
division “en soi” de l’être, de la non-pertinence ultime de la distinction esprit-
matière, nos voies d’accès, nos modes de description et de connaissance de
l’esprit et de la matière sont ce qu’ils sont, et il n’est pas sûr qu’il soit conforme
à notre intérêt rationnel de nous en départir. A la limite, il se pourrait même que
les voies herméneutisantes fondent pour nous une sorte d’effectivité de la
distinction de l’esprit : si les documents qui s’imposent à nous comme
témoignant de l’esprit sont justiciables d’une compréhension qui n’est pas vide,
qui apporte quelque chose, cela attribue déjà une certaine “réalité intentionnelle”
à l’esprit, la tradition méthodologique jouant ici le rôle d’un facteur
d’intentionnalité.

1 .— Cf. Dilthey [1883], p. 162-167, où Dilthey, discutant les idées de Du Bois-Reymond,


explique que la seule considération des « limites immanentes à la connaissance expérimentale »
ne suffit pas à réfuter le projet de naturalisation. Il conclut, certes, contre ce dernier, mais peut
écrire par exemple « l’impossibilité de déduire les faits spirituels à partir de ceux qui surviennent
dans l’ordre mécanique de la nature – impossibilité qui a pour fondement la diversité de leur
provenance – n’empêche pas d’intégrer les premiers dans le système des seconds » (p. 164).
2 .— Cf. Dilthey [1883], p. 280, où Dilthey, parlant de la nécessité, pour obtenir une fondation
épistémologique des sciences de l’esprit, selon ses propres termes, de procéder à une « extension
de la logique », écrit « Sur la voie d’une telle extension de la logique, nous trouvons le profond
concept de raisonnement inconscient forgé par Helmholtz ».
Quelques éléments sur l’herméneutique 11

Je peux clarifier ce qui précède par un exemple. On peut considérer que


l’activité de langage est une activité naturelle de l’organisme humain, et que,
donc, la linguistique en tant que discipline doit ultimement se reverser
entièrement dans la psychologie, se reformuler à partir d’une explication
physiologique complète de la formation du code linguistique et de sa corrélation
avec les données perceptives : c’est, en substance, le but que se donnent les
chercheurs affiliés au paradigme morpho-dynamiciste, je veux notamment parler
de Jean Petitot, qui suit en l’occurrence les grandes intuitions léguées par René
Thom. Mais leurs travaux, et la perspective de succès qu’ils tracent, ne nous
rendent pas quittes d’autres analyses de la langue, comme par exemple celles de
la sémantique interprétative de François Rastier, qui s’attache plutôt à décrire
avec une certaine systématicité les possibilités de la compréhension au sens
diltheyien des textes.
La case 3 peut sembler plus étrange, mais elle n’est pas moins plausible si
l’on y réfléchit. On peut estimer que le mot science prescrit une fois pour
toutes le style de l’approche, qu’à déroger du modèle de la légalisation
mathématique des phénomènes, une connaissance renonce au label scientifique,
et, du même coup, renonce en vérité à être connaissance jusqu’au bout, à
rechercher de manière illimitée l’explication de ce qui est. On en déduit que la
connaissance scientifique, comme telle, ne peut absolument pas déterminer a
priori le champ du spirituel comme à elle étranger, elle doit au contraire aller à
ce qui, du domaine spirituel, se laisse décrire et saisir dans l’espace et le temps,
en termes de processus ou de matériau substrat, pour tenter la science de cet
ensemble de données sans démission. Donc, on valide comme seule science
acceptable de l’esprit la “science cognitive”, ou du moins ce que celle-ci devrait
être suivant son programme officiel. Mais cela n’empêche pas de penser, par
exemple, que le champ “pratique” exige de nous une autre considération du
comportement humain, nous force absolument à nous regarder les uns les autres
comme fixant des contenus d’action “à accomplir” au nom d’intentions dont
l’analyse et l’interprétation met en jeu la complexité virtuellement infinie de
notre édifice rationnel, et donc à déclarer pour des raisons de principe non
réductible à la science cognitive – par ailleurs désirable – ledit champ pratique
comme tel. Cette position, qui est en substance celle de Davidson, et qu’il
baptise monisme anomal, m’apparaît comme une variante de la case 3, bien
qu’elle ne soit pas présentée de la sorte : Davidson se considère lui-même
comme un propagandiste de la case 1, comme prônant les deux monismes. Mais
comment ne serions-nous pas sensibles à ceci qu’il dégage quand même, hors
connaissance il est vrai, un champ non réductible à l’objectivation scientifique ?
La différence avec un dualiste de l’objet réside dans ceci qu’il ne pose pas le
champ en question comme une couche ontologique. En cela, il reprend Kant,
qu’on peut estimer avoir été le premier adepte de la case 3, dans la mesure où,
tout à la fois, il “pose” en un sens, via la philosophie pratique, le noumène de
liberté en l’homme, et récuse la possibilité d’une science durablement et
essentiellement autre que la physique.
Certains discours actuels de résonance kantienne, d’ailleurs, se laissent
difficilement intégrer à la case 1 ou à la case 4, pareillement. Soit, ainsi, le
discours du second Putnam, celui de Raison, vérité et histoire ou celui de
Définitions. Putnam n’envisage pas que l’on doive déléguer au traitement des
12 Herméneutique et cognition

choses spirituelles une science autre, qui serait science interprétative ou science
de compréhension. Mais il nie, d’un autre côté, que l’on puisse guérir la
philosophie du souci fondationnel, que l’on puisse extraire des livres de sa
recherche le chapitre où elle se demande comment le scientifique se donne ses
objets, ou accède à eux, et avec quelle légitimité il les intègre dans le système
descriptif-narratif complexe qui est celui de la théorie physique du monde. Cela
revient à dire, que, contre Quine, il revendique l’irréductibilité d’une
épistémologie fondationnelle, exposant sur le plan du droit ce qu’il en est de la
science. Mais une telle épistémologie, qui ne peut, par définition, et sauf à
tomber dans un cercle vicieux, se présenter elle-même comme une science
positive, ne remplit-elle pas la fonction d’une science non naturaliste de l’esprit,
dont on a prima facie exclu la possibilité ? En sorte que le discours de ce
Putnam a un pied dans la case 2, voire dans la case 3 ou la case 4, sans en
assumer la responsabilité ontologique ou méthodologique explicite.
Dans ce livre, on se représentera constamment la configuration du problème
des sciences de l’esprit apportée par Dilthey sous cette forme complexe, en
essayant d’éviter la réduction des possibles aux cases 1 et 4, en nous montrant
attentifs à ce qui, dans les démarches, les résultats, les commentaires, ne cesse de
frayer le passage à une variante des cases 2 ou 3.
Mais on retiendra aussi de Dilthey la prise en vue claire, dénuée de tout effort
d’esquive qui fut la sienne du rapport de défi paradoxal qui lie le projet d’une
science de l’esprit avec la vision transcendantale kantienne.
En effet, s’il y a science de l’esprit au sens fort, c’est-à-dire s’il y a une
démarche de connaissance objectivant les comportements réputés intelligents de
l’animal humain et dégageant les lois qui régissent ces comportements, cette
science de l’esprit semble devoir rendre compte, comme telle, de l’activité scien-
tifique en particulier, de la construction par l’homme de théories couvrant
l’expérience qui est la sienne. La science de l’esprit semble donc en mesure, en
tant que connaissance vraie de l’esprit comme part de ce qui est, de formuler les
conditions de genèse de la connaissance scientifique, conditions de sa production
ou son engendrement réel, formulation qui peut paraître dévaluer complètement
celle par le kantisme des conditions purement juridiques auxquelles devrait se
soumettre une démarche de connaissance pour être une science légitime. C’est
surtout si la science de l’esprit est naturaliste, c’est-à-dire si elle réalise en
principe le projet d’une science cognitive, qu’elle semble devoir et pouvoir de la
sorte “englober” ce dont traite le discours transcendantal tout en le dévaluant.
Mais même une science de l’esprit non naturaliste, en un sens, dans la mesure
où, du moins, elle serait toute de même objectivante, ou dégagerait en tout cas
une quelconque nécessité de fait des démarches de l’esprit, peut apparaître comme
se substituant, par le dévoilement effectif qu’elle apporte, aux descriptions
normatives de la connaissance dont se compose la doctrine transcendantale.
Mais l’englobement réciproque est tout aussi inévitable : chaque démarche
de science de l’esprit, qu’elle se tienne dans le cadre naturaliste ou non, suscite et
appelle une élaboration fondationnelle, “crée” un nouvel enjeu de légitimation,
et tombe sous la juridiction transcendantale à ce titre, même si elle est une
science qui croise le raisonnement transcendantal en rendant raison du “lieu”
mental où il semble situer son réseau de normes.
Le face à face de ces deux principes d’englobement est irrémédiable, on ne
voit aucune ruse conceptuelle qui pourrait nous l’épargner. La stratégie de lecture
Quelques éléments sur l’herméneutique 13

des sciences cognitives contemporaines que nous essayons de suivre dans ce livre
veut que l’on n’oublie pas cette double prétention, que l’on reconstitue
constamment la légitimité avec laquelle chacune parvient à “ramasser la mise”
dans tout contexte particulier.

LA FLECHE, LE CERCLE ET LE PARLER


Il faut ajouter au nom de Dilthey ceux de Schleiermacher et Heidegger :
collectivement, ces trois auteurs définissent le lieu de la pensée que constitue,
pour tout un chacun à l’heure où j’écris, l’herméneutique. Si, de Dilthey, je
retiens donc le partage diltheyien et sa reformulation selon quatre cases que je
viens d’exposer, de Schleiermacher et de Heidegger, je retiens la notion d’un
itinéraire typique de la pensée qui serait l’itinéraire herméneutique. Je vais tenter
de présenter cet itinéraire de façon quasi-formelle, en le déterminant par les trois
moments de la flèche, du cercle et du parler. La terminologie est pour
l’essentiel reprise ou démarquée de Heidegger, mais mon exposition de ces trois
moments les autonomise du contexte de l’analytique existentiale dans Sein und
Zeit, d’où ils sont tirés.
Très grossièrement, la jeune tradition herméneutique décrit la pensée comme
un cheminement situé : lorsque je pense, je pense depuis une situation,
toujours absolument singulière, qui rassemble autour de moi les éléments d’un
contexte pertinent pour moi, contexte fait de l’ensemble des facteurs qui valent
auprès de moi, contexte des récits qui me précèdent, des vues du monde
auxquelles j’ai l’habitude de me conformer, contexte intime de mon humeur, ou
de mon projet, ou de la sédimentation récente de ma pensée antérieure par
exemple. De cette situation, je fais quelque chose, ou bien, à cette situation, je
réagis, en telle sorte que je vais, au bout d’un itinéraire qui est celui de mon
élaboration de la situation, afficher une déclaration, ramassée dans un mot, une
phrase ou un texte. Ce cheminement, il est le fait même de la pensée selon
Heidegger, mais nous devons aussi accepter que, s’il est authentiquement
cheminement de pensée, il est toujours en quelque manière interprétatif. Parmi
toutes les activités de l’esprit, l’interprétation possède un privilège, que ne
possèdent pas, par exemple, l’analyse ou la construction mentale : c’est elle qui
est au plus près du propre de la pensée, c’est elle sur quoi se règle toujours sous
un aspect au moins le cheminement de pensée comme tel. Cela, au fond, parce
que ce cheminement répond à ou réagit à la situation, et ce mouvement faisant
écho à la situation vaut toujours comme dévoilement ou explicitation de cette
situation sous un certain rapport. La pensée est cette activité dont l’acte vaut
toujours comme interprétation de la situation qu’elle transforme, altère. On peut
dire, je crois, que l’alternative proposée par Marx dans les Thèses sur
Feuerbach, entre comprendre le monde et le transformer, se dissout pour la
pensée dans la perspective de l’herméneutique : pour elle, le monde se résume à
chaque fois à sa situation, et c’est la comprendre ou l’interpréter que la
transformer.
Il revient à Heidegger d’avoir systématisé la généralité de cette description,
d’avoir expliqué en quoi, ultimement, tout comportement du Dasein dans son
monde était à envisager, en un sens, comme la lecture interprétative d’un texte
et, donc, d’avoir conjoint sous la figure de l’enchaînement explicitatif non
14 Herméneutique et cognition

seulement tous les actes de la pensée, mais encore tous les devenir de la
quotidienneté humaine. Chez Schleiermacher, le point de départ est un texte à
interpréter, le point d’arrivée est un texte explicitant les significations du
premier texte, et l’activité herméneutique avec ses règles et ses problèmes
intervient au milieu. Chez Heidegger, le point de départ est le Dasein jeté dans
son monde, mais projeté en avant de lui-même par son existentialité futurisante,
le point d’arrivée est une explicitation à nouveau, concernant les renvois dont se
compose le monde du Dasein, et le cheminement est le fait même de la pensée
sous un éclairage qui ne la distingue pas de l’existence : tant il est vrai que le
comprendre du Dasein est indissolublement pratique et théorique, dévoilement
de sens et auto-projection vers des possibles.
Le premier élément important à relever et analyser au sujet de ce schème
général de la pensée en situation, est la circularité du chemin. Circularité
paradoxale, car comment un cercle pourrait-il conduire d’un point de départ à un
point d’arrivée ? Il semble qu’il y faut un trajet linéaire. Mais Schleiermacher et
Heidegger, chacun à leur manière et dans leur langage, ont voulu nous
convaincre que le cheminement herméneutique, cheminement typique de la
pensée, relevait d’une sorte de cercle sans perdre pour autant la faculté de
progressivité : cercle vertueux, cercle fécond et productif, que nous devrions
peut-être nous représenter plutôt comme une spirale qui, dans son processus, ne
repasse pas sur soi et devient du même coup capable de conquérir de l’espace
dans une direction non quelconque.
Chez Schleiermacher, le cercle advient parce que l’activité interprétative se
divise en deux voies dont chacune a besoin des progrès de l’autre pour avancer,
dont chacune appelle l’autre comme sa pré-condition, engendrant ce qui pourrait
être un blocage logique absolu “à l’initialisation”. D’un côté, l’interprétation
d’un texte doit être locale, et passer par la juste estimation, le juste
enregistrement des significations de chaque mot du texte, de chaque syntagme.
D’un autre côté, l’interprétation d’un texte doit être globale, et attribuer à chaque
donnée locale plurivoque la signification qui lui revient dans l’optique de la
signification d’ensemble du texte. Mais la signification globale s’élabore en
agrégeant et accumulant les significations locales, cependant que les signifi-
cations locales se décident en référence à la signification globale supposée
acquise. L’appel réciproque des deux procédures les enchaîne en une boucle
infinie, dont l’indéfini parcours réalise la figure du cercle vicieux, cercle qui
paraît à vrai dire immobiliser l’interprétation à l’origine, l’empêcher
absolument, ou du moins lui interdire d’avoir cours comme interprétation juste.
Pourtant, le cercle, selon ce que l’expérience la plus banale enseigne, n’est pas
vicieux, l’interprétation s’engage et s’avère possible. La raison en est
évidemment que l’on ne part jamais de zéro. Le procès interprétatif s’inaugure
avec un certain pré-jugé quant à la signification globale, et chaque élément
lexical ou fragment syntagmatique pris en considération au fil de l’interprétation
se voit attribuer une signification standard “par défaut”, en attendant toute
correction susceptible d’apparaître comme nécessaire. La voie locale et la voie
globale étant de la sorte toujours déjà inaugurées, procurant toujours à
l’interprétation une esquisse double de son résultat, il est loisible que
l’interprétation globale s’élabore progressivement comme cumul de
l’interprétation locale tout en servant, en l’état où elle se trouve, à la critiquer et
Quelques éléments sur l’herméneutique 15

la redresser, les rétroactions que cette collaboration implique n’ayant pas de


limite théorique.
Schleiermacher envisage à vrai dire un autre cercle de l’interprétation, du
même type : le cercle de l’interprétation grammaticale et de l’interprétation
technique, pour reprendre ses termes. L’interprétation grammaticale est celle qui
regarde le texte en tant que performance dans le système conventionnel de la
langue, et se construit en prenant appui uniquement sur les valeurs publiques et
partagées des éléments lexicaux, ainsi que sur les acceptions conformes à la règle
des formes syntagmatiques, c’est-à-dire sur ce que, usuellement, on appelle
grammaire, justement. Elle s’attache donc à dégager la signification comme
quelque chose de codé de manière adéquate et complète dans la lettre du texte, et
d’accessible par confrontation de cette lettre avec des valeurs et des règles
transsubjectives, sociales. Inversement, l’interprétation technique postule que les
mots ont une signification spéciale dans la bouche de chaque auteur, qui émane
de la personnalité particulière qui est la sienne, ne pouvant pas ne pas décaler et
déformer le contenu sémantique des termes. De même, l’interprétation technique
s’attend à ce que les tours constructifs de la grammaire n’aient pas exactement la
même portée d’auteur à auteur, que la subjectivité exceptionnelle de l’auteur
induise une déclinaison de leur contribution sémantique normale. D’où il résulte
que l’interprétation technique tente en fait de traduire le texte non pas depuis le
dialecte englobant, mais depuis l’idiolecte de l’auteur. Cette interprétation
technique, d’un autre point de vue, a le sujet du texte comme résultat, elle est
par excellence l’activité qui construit pour nous le contenu sémantique d’une
personne en amont d’un texte.
Il apparaît aussitôt qu’interprétation grammaticale et interprétation technique
sont dans le même rapport de double recours qu’interprétation locale et
interprétation globale : je ne puis valablement construire l’idée que je me fais de
l’auteur qu’à travers le déchiffrement de son texte, en présupposant les valeurs
communes et publiques des termes et constructions ; mais ce déchiffrement, s’il
veut être fidèle, doit à chaque étape tenter de capter la nuance ou déformation qui
provient du contexte idiolectal, toujours agissant même si cela n’est pas avoué,
proclamé ou même signalé. En sorte que je devrais déjà connaître la subjectivité
de l’auteur pour savoir vraiment ce qu’il dit. Ce nouveau double recours, cette
seconde figure de l’incomplétude solidaire, amène donc comme la précédente la
possibilité d’un parcours indéfini de type circulaire, ou, alternativement, fait
peser la menace d’une immobilisation, d’une impossibilité d’engager
l’interprétation. De nouveau, la “solution” réside dans le caractère toujours déjà
commencé de l’interprétation : nous abordons un texte nantis des valeurs
conventionnelles du “système fonctionnel de la langue”, et depuis un pré-jugé
concernant la qualification subjective de l’auteur. De la sorte, dès les premières
phrases de notre lecture, une signification se capitalise du côté grammatical qui
peut déjà faire l’objet de la correction “technique”, et réciproquement.
Heidegger, en reprenant à son compte de façon si originale et si radicale le
motif herméneutique, a en un sens généralisé cette figure du cercle, ou encore, il
l’a radicalisée. Heidegger s’est exprimé à maintes reprises sur l’herméneutique, et
l’on peut même dire que sa pensée a visiblement suivi une évolution importante
sur ce sujet, à travers laquelle nous pouvons saisir la courbe générale de son
aventure. Des cours de jeunesse de Fribourg, au sein desquels, si je suis Philippe
16 Herméneutique et cognition

Quesne dans son effort de reconstruction1 , Heidegger définit une méthode philo-
sophique pour faire parler le phénomène comme question hantant la vie,
méthode qui enchaîne contenu (Gehalt), liaison (Bezug) et accomplissement
(Vollzug), au long entretien avec un japonais de Acheminements vers la parole,
Heidegger ne cesse de gager la révolution de pensée qu’il essaie d’introduire en
phénoménologie et plus généralement en philosophie sur une attitude
interprétative voulue toujours plus pure et plus respectueuse de ce qui est à
interpréter, qu’il dénomme finalement « ce qui donne le plus à penser » et « ce
qui est herméneutique ».
Dans Sein und Zeit même, l’ouvrage fondateur, l’herméneutique est croisée
trois fois :
— elle est nommée au début de l’ouvrage, au paragraphe 7, comme
l’élément méthodologique appelé à différencier la phénoménologie
heideggerienne de la phénoménologie husserlienne : il s’agit de considérer le
phénomène comme quelque chose qui se dissimule tout en se montrant, et que
l’on ne peut donc dire qu’en l’interprétant ;
— elle est indirectement présentée au paragraphe 32, lorsque Heidegger
expose le comprendre et l’explicitation comme deux existentiaux, c’est-à-dire
comme deux attitudes typiques de l’existence, en lesquelles elle révèle le sens
d’être distinctif qui est le sien à l’égard de la réalité ; c’est là qu’il apparaît que
nous ne faisons en un sens jamais autre chose que comprendre, et nous donner
à nous même la matière d’une explicitation, chaque fois que, dans
l’environnement de notre quotidienneté, nous nous laissons porter d’un point à
l’autre de la configuration des “choses de notre activité” ; ce que nous faisons en
effet, dans la logique muette de notre navigation compétente au sein du monde de
notre affairement, c’est prendre quelque chose comme quelque chose, ainsi
qu’un énoncé thématique, apportant une prédication explicite, peut alors le
manifester ; autant dire qu’en un sens originairement inassumé, nous
interprétons (le « texte de notre monde »).
— On la retrouve au paragraphe 63, lorsque Heidegger s’explique sur la
méthode qui vient d’être la sienne dans l’analytique existentiale, et qui lui a
permis d’introduire la figure de l’être-pour-la-mort. Cette mise au point
méthodologique apparaît comme appelée par le sentiment compréhensible
d’avoir franchi un pas important, d’avoir, peut-être, introduit de l’hétérogène
dans le patient examen des structures d’être du Dasein auquel l’auteur se livre :
l’être-pour-la-mort peut sembler quelque chose de si peu contenu dans la notion
initiale du Dasein que Heidegger l’aurait seulement imposée à cet endroit de son
analytique pour faire prévaloir une ligne de vie, comme une sorte de slogan
déguisé. De cela, il se défend, et prétend plutôt que la figure de l’être-pour-la-
mort ne fait que porter à l’explicite quelque chose qui était déjà pensé lorsque
l’on se représentait le Dasein simplement comme cet étant pour qui il y va de
son être. Mais dire cela nous oblige à nous représenter en général notre activité
théorique, en quête de l’être de tel ou tel étant, comme s’enracinant dans un
« premier projet » de l’être de ce X qui l’appréhende plus qu’il ne le sait lui-
même, qui l’anticipe, avant de laisser la parole à cet étant pour que ce dernier

1 .— Cf. Quesne, P., « Les recherches philosophiques du jeune Heidegger », thèse de


doctorat de philosophie de l’Université Paris X Nanterre, 1999.
Quelques éléments sur l’herméneutique 17

puisse vérifier ou rectifier le sens en partie indéterminé suivant lequel il a été


attendu. Cette façon de procéder est celle du cheminement herméneutique,
observe Heidegger, et il souligne à nouveau qu’elle repose sur un cercle, risquant
d’apparaître comme un cercle vicieux à un point de vue exclusivement et
impertinemment logicien.
Au-delà de ce rappel des occurrences d’une référence à l’herméneutique, et
d’une méditation de ce qu’elle fait, de ce qu’elle peut, de ce que nous lui devons,
ce qui nous intéresse est de comprendre simplement, et pas nécessairement dans
les termes mêmes et à propos des objets mêmes qui sont ceux de Heidegger,
comment tourne l’herméneutique chez lui, en quel scénario elle consiste.
Notamment du point de vue de la circularité du chemin, puisque tel est le motif
auquel nous nous attachons d’abord.
Je dirai alors que le cercle herméneutique, chez Heidegger, est essentiellement
cercle de la compréhension et de la pré-compréhension. Heidegger soutient que
nous ne parvenons jamais à comprendre quoi que ce soit autrement qu’en faisant
fond sur une pré-compréhension, que nous élaborons afin de la porter au rang
d’une compréhension authentique. Il n’est pas difficile de voir la paradoxalité,
tissée de circularité, qu’une telle thèse induit : la compréhension, d’après elle, se
précède et se présuppose toujours elle-même comme compréhension, ce qui
revient à dire qu’elle ne s’acquiert jamais au sens radical, soit encore, que notre
faculté de comprendre ce que nous ne comprenons pas du tout serait nulle, ou
encore que nous serions enfermés dans des compréhensions qui sont
définitivement les nôtres. Mais tout cela semble nier l’aventure que nous avons
pourtant le sentiment de vivre « souvent », et qui est celle d’une véritable
acquisition dans l’ordre du comprendre.
Le cercle est, formellement, du même ordre que chez Schleiermacher : le
comprendre est une activité qui ne peut pas commencer parce qu’elle a besoin
pour cela d’elle-même (car tel est bien ce que paraît nommer le mot pré-
compréhension, une compréhension d’avant la compréhension). Comment peut-
il dans de telles conditions, y avoir néanmoins (parfois) compréhension ?
La réponse, bien entendu, est que nous avons toujours déjà commencé. Le
fait que nous nous interrogions sur l’être de X, sur “ce qu’il en est de X” prouve
ou signale en quelque sorte que nous avons déjà une prise sur cet être de X
demandé. Le paradoxe du Ménon selon lequel nous ne saurions rechercher ce qui
nous est réellement inconnu est retourné en notre faveur par l’argumentaire
herméneutique heideggerien : la question que nous nous posons atteste une
compréhension d’avant toute explicitation, d’avant tout apport énonciatif de
réponse. Le mouvement de la “réponse” – c’est-à-dire de la compréhension –
s’amorce donc dans l’élaboration même de la pré-compréhension qui habite et
pour ainsi dire inspire la force de la question en nous. Pourquoi en va-t-il ainsi,
comment il se fait et il se peut que l’être de X s’annonce constamment auprès de
nous comme pré-compréhension sise dans la question, c’est ce qu’on ne saurait
expliquer autrement que par un décret métaphysique impossible à fonder : en
substance, il faudrait raconter un récit analogue à celui de Er l’arménien, jouant
pour la compréhension herméneutique le même rôle que celui-ci tient pour la
théorie de l’anamnèse. Ou bien, suppléer à ce récit métaphysique part un récit
scientifique, justifiant au plan du fonctionnement zoologique, biologique et
neurophysiologique ce mode humain de position et de traitement de ses propres
18 Herméneutique et cognition

problèmes : telle serait plutôt la perspective tracée par ce que nous appellerons
plus loin dans ce livre herméneutique naturalisée.
Pour le moment, retenons simplement cette idée de la constitution de la
compréhension à partir d’une anticipation de soi qui est la pré-compréhension, et
la conception de la boucle que nouent de la sorte compréhension et pré-
compréhension comme féconde. Nous voyons assez bien, je crois, que cette
figure peut prétendre généraliser les deux cercles de Schleiermacher : la
compréhension locale joue pour la compréhension globale le rôle de pré-
compréhension, et réciproquement, de même que la compréhension technique et
la compréhension grammaticale, se présupposant mutuellement, valent chacune
à la fois comme pré-compréhension de l’autre et compréhension élaborant la pré-
compréhension que l’autre est. Comme dans le schéma heideggerien, nous ne
sortons du cercle vicieux ou de l’immobilité qu’en déclarant le problème résolu,
c’est-à-dire en postulant vigoureusement que le processus est toujours déjà
initialisé.
Ce que la réflexion heideggerienne permet de mieux voir, ce sont les deux
frontières qui limitent le processus circulaire de l’herméneutique, et qui
permettent de matérialiser sa progressivité. Le cercle renvoie à une initalisation,
à un commencement toujours déjà accompli. Dans la description donnée à
l’instant, ce “point de départ” est donné comme immanent au retentissement de
la question, la question ne peut pas insister auprès de moi autrement qu’en me
léguant une pré-compréhension. Je résume et généralise cette idée en disant que
l’on entre dans le cercle herméneutique – dans la progressivité du cercle hermé-
neutique – par une flèche initialisante. Cette flèche est différemment identifiée,
approchée, conçue, par Heidegger lui-même et par ses continuateurs. La
conception selon laquelle la flèche initialisante est celle de la question serait
plutôt celle de Gadamer. Chez le Heidegger de Sein und Zeit, on peut avoir
l’impression que la flèche initialisante est la flèche de projection à laquelle le
Dasein s’égale, dans l’attitude originaire de son existentialité : la flèche de la
transcendance, ouvrant le monde, flèche qui est “redéfinie” comme flèche du
comprendre, de la projection du Dasein vers ses possibles. C’est cette flèche qui
donne au Dasein le monde de son affairement comme monde pré-compris, qui le
fait entrer, donc, dans la pré-compréhension et le cercle qu’elle forme avec la
compréhension. Chez le second Heidegger, c’est plutôt la “flèche” de la
déclosion de l’Être qui jouerait ce rôle, flèche qui n’est pas figurée comme
flèche, d’ailleurs, mais plutôt comme triangle d’ouverture et de fermeture du
séjour, ainsi que je l’ai souvent suggéré. C’est l’Être, en substance, qui, en
s’annonçant, installe l’homme dans une pré-compréhension de tout ce qui peut
faire question pour lui, et ultimement, de l’Être lui-même. Dans le texte
méthodologique du paragraphe 63 de Sein und Zeit, la flèche initialisante
s’appelle premier projet (premier projet de ce qui est en cause pour la pensée).
En tout cas, la description heideggerienne du mode circulaire de l’herméneu-
tique dégage bien cette flèche initialisante, ce premier moment quasi-axiomatique
qui est celui de l’élan, et qui nous fait entrer, nous l’homme ou la pensée, dans
le cercle fécond de l’explicitation, de l’élaboration herméneutique.
Mais nous devons aussi voir que cette vision de la trajectoire herméneutique
de la pensée intègre tout aussi nécessairement une frontière de l’achèvement, qui
sera, en l’occurrence, celle du parler.
Quelques éléments sur l’herméneutique 19

Le comportement explicitant, en effet, s’achève nécessairement dans une


énonciation effective, dans un emploi ouvert du langage. Nous agissons dans
l’affairement le « prendre le marteau comme trop lourd » en le laissant tomber,
mais nous aboutissons dans l’articulation de l’énoncé « Ce marteau est trop
lourd », répondant à la forme apophantique traditionnelle S est P. L’énoncé qui
se forme montre l’articulation existentiale qui le motive dans l’articulation
linguistique qui le charpente, tout en prenant, par le fait de son énonciation, la
valeur pragmatique qui lui revient (de rapport, demande, prière, plainte, etc.). Cet
énoncé paraît ainsi chargé de la signification qui est la sienne, le mot nommant
au fond la prise en lui de toutes ces structures d’obédiences diverses. La
manifestation de signification en laquelle consiste l’achèvement du mouvement
s’initiant dans le comprendre, dans la flèche projective du comprendre, reçoit
chez Heidegger le nom de parler. Le mot désigne, donc, un peu plus que le
simple assemblage en langue d’un énoncé : une délivrance de l’énoncé qui se
rattache au renvoi sous-jacent de l’existence, et qui le publie avec sa valeur dans
le réseau des êtres parlants1 . Si l’on comprend bien cette facette du parler,
exposition embrayant déjà sur un type de relance langagière, on doit voir que la
trajectoire herméneutique appelle à son extrémité de nouveau le cercle qu’elle
comporte en son centre : le parler ouvre sur une nouvelle flèche, assurant
l’indéfinie perpétuation du cheminement herméneutique de la pensée.
Ce caractère interminable, et la fonction essentielle d’un moment de
l’explicitation langagière et publique, se trouvent également marqués dans les
différentes approches de l’herméneutique d’espèce heideggerienne. Au paragraphe
63 de Sein und Zeit, le premier projet de l’être du X interrogé fait entrer dans un
cercle, qui est celui du dialogue de ce projet avec l’étant qu’il vise, mais il
s’achève nécessairement sur une énonciation conceptuelle de ce qui était pré-
compris, et qui se voit jusqu’à nouvel ordre confirmé comme compris. On peut
néanmoins conjecturer que l’être du X demeure en question, et qu’un nouvel
intellect herméneutisant, celui du même Dasein éventuellement, ré-abordera cet
être suivant un nouveau premier projet. Ce qui fait transition d’une explicitation
discursive à une autre de l’être de ce qui est en question, nous pouvons le
nommer au moyen de l’instance de la question précisément. Cette façon de
comprendre la trajectoire herméneutique devient en tout cas parfaitement
thématique chez Gadamer. Le “premier projet”, chez lui, vient toujours comme
effort de réponse, dicté par une familiarité qui est celle de la pré-compréhension,
à ce qui se vit comme question : je reçois certains énoncés, certains textes,
comme m’adressant la question de l’être d’un X qui est en cause en eux. Et les
résultats discursifs de mon cheminement herméneutique (circulaire) au sein de
cette question sont toujours de nature à la relancer pour les autres aussi bien que
pour moi.
L’enseignement majeur de la tradition herméneutique contemporaine est
donc, à mes yeux, la mise en lumière de cette structure quasi-formelle, celle de la
flèche, du cercle, et du parler. Le cercle tient essentiellement au devancement

1 .— La citation suivante vient à l’appui de l’ensemble de l’analyse qui précède : « Le parler


est l'articulation “signifiante” de la compréhensivité de l'être-au-monde auquel l'être-avec
appartient et qui se tient à chaque fois en une guise déterminée de l'être-l'un-avec-l'autre
préoccupé. Celui-ci est parlant en ce sens qu'il acquiesce, décline, requiert, avertit – en tant qu'il
débat, confère, intercède – en tant encore qu'il dépose et parle au sens précis du
“discours”. » [129].
20 Herméneutique et cognition

de soi de la compréhension dans la pré-compréhension, qui contraint la pensée


comme compréhension à un progrès circulaire, suivant une spirale, progrès au
cours duquel elle se fonde constamment sur l’esquisse d’elle-même. Ce cercle
n’est pas vicieux ou immobilisant, il s’intègre en fait à la linéarité d’un
déplacement effectif, d’un progrès, dont les bornes sont pleines de sens : au bord
initial, la flèche selon laquelle s’élance la pré-compréhension, au bord terminal,
le parler suivant lequel s’expose la compréhension. Mais le caractère traditional
de l’herméneutique s’explique par ceci que le parler, “au tour suivant”, motive à
nouveau la flèche : sa trace textuelle est affrontée comme transmettant la
question de l’être du X à laquelle elle répond.
Le diagramme de la figure 1 résume notre description de l’intrigue herméneu-
tique :

cercle
herméneutique

jaillissement de achèvement
la flèche du parler

cheminement
herméneutique

Figure 1 L’intrigue herméneutique


A partir de cette description, on comprend par avance ce qui peut être le
problème de sa reprise par une démarche de science cognitive, ou encore, pour
utiliser la terminologie qui dans ce contexte s’impose à nous, et que le livre
reprendra plus loin, ce qui peut être le problème d’une herméneutique
naturalisée. Le schéma formel de la flèche, du cercle et du parler, en effet, paraît
être celui d’une dynamique. Les deux premiers moments de cette “intrigue du
comprendre” sont désignés par une métaphore géométrique, mettant en scène
l’analogie du comprendre avec un mouvement matériel dans l’espace. C’est
seulement le troisième moment de cette courte narration qui échappe à cette orbe
métaphorique, pour se rattacher sans ambiguïté à l’ordre langagier. Si la
compréhension herméneutique est regardée, lue oserais-je dire, comme
effectuation dynamique, on ne peut que se sentir invité à situer dans le monde
jusqu’au bout cette dynamique, en cherchant à identifier ce qui se meut, quelle
part de la nature (biologique, neurophysiologique, psychologique, les trois
adjectifs évoquant un unique et même réel dont les versions théoriques se
recouvrent) est réellement agitée suivant un scénario qui se manifeste dans
l’intrigue herméneutique. Cette démarche est celle de la naturalisation de
l’herméneutique, elle consiste à chercher une confirmation positive, dans les
termes des disciplines maîtresses de l’explication cognitive, de la grande
intuition des philosophes de l’herméneutique.
Mais il est fort difficile d’oublier que ces derniers n’ont pas voulu une telle
naturalisation, et se sont même explicitement défendu, par avance, contre les
Quelques éléments sur l’herméneutique 21

prétentions qu’elle pouvait émettre. Ma terminologie de la flèche et du cercle,


donc, ne doit pas être entendue comme livrant déjà la ville aux envahisseurs,
véritable Cheval de Troie.
La manière normale de résister à une telle lecture de l’intrigue herméneu-
tique, à une telle interprétation de son diagramme, est d’internaliser au contraire
explicitement les moments ou scènes de l’herméneutique au registre du langage
et de la signification. On obtient ainsi (à la figure 2) la version plus ou moins
gadamérienne à laquelle je me suis référé dans L’herméneutique formelle.

texte 1, valant texte 2, nouvelle


comme instance version de ce qui
de la question chemin fait question
herméneutique

le Dasein est dans un Il y a


rapport de familiarité et explicitation,
de dessaisissement, écriture,
en lequel consiste sa verbalisation
précompréhension

Figure 2 Le mouvement herméneutique de la question


Que la flèche soit flèche et “lance” l’herméneutique, cela n’est plus dit
qu’indirectement, en mentionnant la force inaugurale de la question et le mixte
de dépossession et de familiarité qui témoigne du rattachement de l’existence à la
question.
Le moment du parler est présenté dans une formulation qui s’éloigne peu de
celles que nous avons déjà rencontrées, ce qui ne saurait surprendre, puisque ce
moment est celui qui engageait “déjà” l’herméneutique dans le registre linguis-
tique : on y retrouve l’idée d’articulation (écriture, verbalisation, version) et
celle de valence pragmatique (relance de la question).
Le chemin herméneutique, en revanche, n’est pas montré comme circulaire,
il est ramené au schème de progression linéaire auquel en effet il doit satisfaire,
puisque le cercle n’est pas vicieux, et s’avère le mode d’un déplacement
authentique du comprendre (nous avions suggéré de penser le chemin comme
spirale, afin de conjuguer les deux exigences qui pèsent sur le “cercle herméneu-
tique”). Dans cette version du diagramme, la circularité est au fond envisagée
comme une condition d’arrière-plan, qui n’est pas appelée nécessairement à se
montrer au niveau de ce qui sera dit ou écrit au fil du chemin, mais qui se
contente d’être la voie ou le style “profond” de la compréhension.
Ce terme de chemin, par ailleurs, apparaît comme une concession résiduelle
à la perspective dynamique porte ouverte à une reprise naturalisante. Dans le
nouveau contexte, elle n’a pas cet effet, le chemin est clairement celui d’une
maturation dans l’ordre de la signification. Je rappelle d’ailleurs que, dans
L’herméneutique formelle toujours, j’accepte que le chemin soit tissé de
déductions et de calculs, dans le cas où, par exemple, le texte 1 est un texte
mathématique porteur de la question “Qu’est-ce que le continu ?”, et où le
22 Herméneutique et cognition

texte 2 est un nouveau texte mathématique apportant une compréhension


théorique déplacée, une version du même continu.

L'INTRIGUE DE L'UNIVERSEL ET DU PARTICULIER


J'aborde maintenant un troisième enseignement que je tire de l'herméneutique
post-schleiermacherienne, et qui configure le regard que je compte porter sur les
affaires cognitives lorsque je vais examiner dans quelle mesure elles croisent les
conceptions herméneutiques (les instrumentalisent, les objectivent, les simulent,
etc.). Cet enseignement a trait à la relation logico-philosophique de l'universel et
du particulier.
Je crois judicieux de revenir à Kant pour apprécier le traitement herméneu-
tique de cette relation : on sait que le penseur de Königsberg l’envisage de deux
façons, selon qu'elle s'établit dans le contexte d'un jugement déterminant ou
dans celui d'un jugement réflexif. Dans le premier cas, l'universel est supposé
disponible et premier, et il “tombe” sur le particulier, le reconnaissant comme
son instance. Dans le second cas, le particulier est d'abord là, et aucun universel
qui lui convienne n'est en revanche donné : la réflexion, précisément, va
conduire à un tel universel, avec lequel mettre en relation le particulier sur lequel
elle s’exerce. Une différence temporelle et une différence quant à la donation
séparent donc les deux types de jonction de l'universel et du particulier :
l'universel est là avant dans un cas et seulement après dans l'autre, il est donné
dans le premier cas et trouvé dans l'autre. Pourtant, il me semble qu'en fin de
compte, la “copule” de l'universel et du particulier est la même dans un
jugement réflexif et dans un jugement déterminant. De toute façon, la
subsomption a lieu au titre de la signification additive de l'universel : ce dernier
est la somme de tous les particuliers qui tombent sous lui, et il s'attribue à eux
par simple restriction de cette signification additive.
Dans le contexte herméneutique, l’universel s’écarte dans une certaine mesure
de cette figure additive, et il importe de le mettre au clair, dans la perspective de
nos discussions à venir, liées au thème cognitif. L’universel, en effet, intervient
d’abord co-extensivement avec le “premier projet” de l’être d’un étant, moment
inaugural de l’herméneutique dans la version heideggerienne du §63 de Sein und
Zeit (moment de la flèche, dans notre terminologie). Ce “premier projet” n’est
en effet pas autre chose, regardé au plan logique, que l'anticipation d'un universel
pour le particulier. Et, plus généralement, si l’on veut bien y réfléchir a priori,
la structure de la pré-compréhension ne serait pas ce qu’elle est si elle
n’enveloppait pas une certaine saisie, approche ou possession de l’universel :
dans la pré-compréhension, j’atteins ou je pré-trace plus que ce à quoi j’ai affaire
“factuellement”, j’accède par avance à une sorte de contenu de généralité non dit
(contenu de finalité lié à la tournure d’ensemble des renvois du monde, contenu
conceptuel au moyen duquel penser l’être de l’étant, contenu global du message à
quoi chaque signification plus spécifique locale s’intègre, etc.).
Ce que nous devons alors bien comprendre est le rapport entre cet universel
de la pré-compréhension et le particulier auquel il se destine. Je le vois à vrai
dire comme double :
Quelques éléments sur l’herméneutique 23

— d'une part, l'universel est avant le particulier en tant qu'anticipation, il


est conçu, jeté avant que le particulier ne l’ait vérifié (ce qui suppose d’ailleurs,
rappelons-le, que ce particulier prenne la parole, selon les termes mêmes de
Heidegger) ; l'universel est, autrement dit, pré-jugé ;
— mais d'autre part, l'universel n'est vraiment là qu'après le particulier, sa
fixation publique au particulier ne peut avoir lieu qu'au moment du parler, après
que le particulier, ayant valu pour ce qu'il est, l'a éprouvé et peut-être rectifié ;
dans la formulation heideggerienne du §63, nous apprenons ainsi que la
subsomption n'est pas jouée d'avance (Heidegger dit que la parole est donnée à
l’étant interrogé « (…) afin qu'il décide de lui-même s'il fournira, en tant que
cet étant, la constitution d'être en direction de laquelle il fut ouvert (…) »).
Mais ce point est général, il y a quelque chose d’heuristique dans la pré-
compréhension à laquelle on s’abandonne dans le moment de la flèche, qui nous
force à poser le principe de la rectifiabilité de l'universel préjugé. Cet universel
subit donc une sorte d’ajustement : son identité se remet à jour dans l’intérêt de
la subsomption, si bien que la figure qu’il possède lorsque le particulier se fixe
sous lui n'est acquise qu'après qu'il a enduré son jugement, l'universel est après
le particulier.
Mais si l'universel peut ainsi être à la fois après et avant, cela veut
certainement dire que son interprétation additive ne doit pas être maintenue, n'est
plus pertinente : sinon, son « sens » s’épuiserait dans la donnée de la liste des
particuliers qui tombent sous lui, et aucune subsomption ne pourrait forcer son
réaménagement. Or il faut, dans notre cas herméneutique, en raison de la
temporalité du couple pré-compréhension/compréhension, que l’universel
possède une universalité non additive avant tout particulier, et que cette
universalité se trouve rectifiée sans être supprimée dans sa forme après la
rencontre du particulier auquel elle est vouée. Le cercle herméneutique, à y bien
regarder, existe aussi comme cercle de l'universel et du particulier : le
particulier, pour l’herméneutique, n’est jamais reçu simplement comme tel,
mais comme renvoi à un universel où il s’insère tout en le rectifiant ;
l’universel, de même, n’est jamais pensé purement pour lui-même de façon
éternitaire, mais projeté plutôt en vue d’un ou des particuliers qui seraient
susceptibles de l’illustrer, de le vérifier. Cela suppose que l’universel soit
anticipé sur un mode “intensionnel”, qu’il ne soit pas strictement superposable
avec la liste des particuliers qu’il subsume, et cela suppose aussi qu’aucun
particulier ne soit jamais un pur cas détaché, sans horizon de généralité,
incapable de coopération critique avec l’universel. Bien entendu, l'universel et le
particulier restent les notions logiques qu’elles sont, et ce que j’appelle
l'interprétation additive, d'un certain point de vue, est inévitable et inattaquable.
Le “fonctionnement” herméneutique requiert seulement une temporalisation, et
une sorte de jeu de jugement mutuel qui nous font en tout cas vivre sur le mode
circulaire, en dépit de la forme logique et sans jamais lui faire ouvertement
exception, la relation de l’universel et du particulier.
Nous sommes partis de Kant, chez qui nous trouvions à vrai dire, avec sa
distinction entre jugement réfléchissant et jugement déterminant, l’esquisse de
l'intrigue temporelle de l'universel et du particulier décrite à l’instant, bien qu’il
ne s’y engage pas véritablement à nos yeux, dans la mesure où il maintient en
24 Herméneutique et cognition

dernière analyse la contrainte de l'interprétation additive, n’essaie pas de penser


l’universel lui-même autrement.
On est donc naturellement tenté de demander si cette intrigue, telle que je
viens de la dire, est autre chose que la dialectique de l'universel et du
particulier : le dépassement de ce qui apparaît comme dynamique bloquée chez
Kant n’est-il pas toujours ce qu’apporte le discours spéculatif hégélien ? Et pour
répondre, il semble nécessaire de se référer à la manière dont le jeu de l'universel
et du particulier est traité dans la Science de la Logique1 . Je ne vais pas
commenter ce traitement dans son détail, ni même le discuter avec un sérieux
suffisant : je vais simplement tenter quelques remarques qui me semblent
invalider a priori un tel rapprochement. Ce qui est exposé sur le mode
dialectique dans la Science de la logique, c’est en fait le jeu relationnel de trois
termes et non pas de deux, l'universel et le particulier étant solidaires du
singulier pour lui. En cela Hegel reprend à vrai dire la table des jugements
kantiennes, qui, à la rubrique quantité, distingue les jugements universels,
particuliers et singuliers. Sa dialectique se guide d'ailleurs sur la figure du
jugement, et tout spécialement sur les configurations syllogistiques auxquelles
ceux-ci donnent lieu — et qui constituent, on le sait, le morceau de bravoure de
la logique traditionnelle. Hegel, en conduisant un mouvement conceptuel qui
amène chacun des trois termes à la valeur ou la position de l'autre, les persuade
finalement de s'identifier dialectiquement dans l'objectivité. La table des
jugements kantiennes, elle aussi, résulte d'un regard sur les jugements qui en
retient la connaissance qu'ils apportent, c'est-à-dire l'intention et le pouvoir de
déterminer l'objet. Chez Hegel, il est évident que le singulier en général a
beaucoup à voir avec l'effectivité de l'objet, la singularité est la modalité
originaire de donation qui doit être dépassée vers l'intégration de l'universel pour
que l'on accède à une authentique stabilisation de l'objet, stabilisation qui est
aussi, au bout du compte, sa subjectivation. La présence du singulier dans le jeu
dialectique du syllogisme trahit donc l'orientation sur l'objectivité de celle-ci,
avouée dans son résultat. En revanche, ce qui se joue dans l'herméneutique entre
l'universel et le particulier me semble étranger à la perspective de l'objet. Les
moments du parler ne sont pas des énonciations de l'objet, des occurrences du
connaître : cela, c'était la conception de l'ancienne herméneutique, la spinoziste,
l'herméneutique rationnaliste pré-schleiermacherienne. Un moment du parler
cristallise plutôt une accommodation de l'universel et du particulier qui est une
étape de la pensée comme compréhension, qui fait date dans le sens.
Une deuxième remarque permet de protéger de la dialectique l'intrigue her-
méneutique de l'universel et du particulier : le cercle qui les y conjoint n'a rien à
voir avec la logique de la contradiction. Le grand opérateur hégélien, selon lequel
la position de P “passe” dans celle de ¬P, ne joue ici aucun rôle, ne fait pas
partie du dispositif qui met en crise l'interprétation additive de l'universel. Le
“sens” du rapport du particulier à l'universel, qu'il soit envisagé depuis
l'anticipation préjugeante de l'universel ou depuis la prise de parole du
particulier, ayant la puissance d'un jugement de l'universel, est toujours le sens
positif de la subsomption. La positivité effective de la subsomption sera
1 .— Cf. Science de la logique, deuxième tome, La logique subjective ou doctrine du concept,
trad. franç. P.-J. Labarrière et G. Jarczyk, Paris, Aubier, 1981, Section I, Chap. 2 et 3, [Le
Jugement et le Syllogisme], p. 99-205 (éd. Originale[71-191]).
Quelques éléments sur l’herméneutique 25

seulement différée ou décalée sans qu’on passe par un moment où elle


s’inverserait en son contraire.
La question du rapport entre herméneutique et dialectique est une grande
question, que je ne vais pas traiter comme elle le mériterait dans ce livre. Mais
de loin en loin, j'essaierai tout de même, comme ici, de marquer une différence
profonde d'ambiance et de régime entre les deux univers philosophiques.

LES TROIS STRATES


L’histoire de l’herméneutique “contemporaine”, post-schleiermacherienne,
témoigne encore d’une sorte d’hésitation concernant le niveau auquel l’attribuer.
Cette hésitation, qui peut donner matière à débat, n’est pas sans rapport avec le
problème fondamental évoqué plus haut : celui de savoir s’il faut comprendre le
scénario de la flèche, du cercle et du parler comme émanant d’une dynamique
naturelle. Mais l’incertitude d’attribution, je crois, préexiste à cet enjeu, s’en
montre indépendante : même s’il est entendu que l’herméneutique n’est pas un
mouvement naturel, il reste à choisir où “situer” sa non-naturalité, déterminer à
quelle figure de la hors-nature la confier. En gros, trois réponses apparaissent
comme possibles : l’existence, la culture reçue, l’époque.
1) L’existence. C’est le niveau que suggère le §32 de Sein und Zeit. Ce qui
est herméneutique, à ce niveau, est ce qu'on appellerait plus communément
l'engagement du sujet dans son monde : il se réalise, avec le “prendre quelque
chose pour quelque chose” (prendre le marteau de l’atelier comme trop lourd),
l'équivalent d'une interprétation de ce qui est projeté comme l'environnement de
l'existence comme telle, d'une accentuation interprétative de la structure
complexe qu'est cet environnement. L'échelle temporelle associée à ce niveau de
l'herméneutique est celle du quotidien. Les exemples de Heidegger sont
spontanément au niveau du geste, de la phrase : on ne sort jamais de
l'affairement d'une journée, de l'enchaînement imprévisible de l'humeur
(l'affection, l'être-intoné) au fil des heures d'une vie. Cette échelle est encore
qualifiable comme celle d'avant le texte : l'explicitation inclut un comme
existential-herméneutique (je laisse tomber le marteau trop lourd) qui, relevé
dans l'énoncé (« ce marteau est trop lourd »), composera la phrase élémentaire,
mais elle explicite avant que ce dernier ne soit actuel.
2) La culture reçue. C’est le niveau défini par Gadamer, niveau qui est
typiquement celui de la chose langagière, présente à nous à travers la
sédimentation des documents de culture d’une tradition. L'herméneutique
apparaît surtout, au gré de cette autre perspective, comme l'opération de
l'enchaînement des générations. Une somme de textes irradiant la cohérence
compréhensive d'un moment et d'un lieu de la culture est reçue à une certaine
distance, qui est génériquement celle du décalage générationnel, et il en résulte le
phénomène herméneutique de la reprise, via la fusion d'horizon, ce scénario
constituant l'âme de l'herméneutique : nous entendons les textes reçus comme
efforts de réponse-interprétative à une question qui se pose toujours à nous, à
laquelle nous répondons à nouveau, par un ajustement interprétatif
supplémentaire, en homologuant l’horizon de notre rapport à la question avec
celui qui présidait à la réaction reçue. Le moment-lieu de la culture, appréhendé
26 Herméneutique et cognition

dans sa globalité, s'apparente de quelque manière au savoir (le document reçu est
un épisode d’un savoir faisant tradition), tout en se laissant monnayer en une
collection d'éléments historico-existentiels, qui le déclinent, précisément,
comme un moment et un lieu, une situation : que la somme des éléments
hérités puisse et doive, selon la logique herméneutique, être vue comme la
réponse à une question, cette clause rapporte dans tous les cas l'ensemble de ces
éléments au champ de la connaissance, à cette guise du textuel où il est affecté
par l'enjeu de la vérité. L'unité pertinente de temps pour cette strate de l'hermé-
neutique serait la décennie : chacun de nous se rend compte qu'il y a un passage
du sens, une césure de la compréhension, une altération des réglages fondateurs
qui se manifestent dans le face-à-face de l'enchaînement qui nous oppose, nous et
ceux qui nous sont parallèles, au groupe similaire de nos aînés de dix ans ; le
même écart d'ailleurs, nous l'éprouvons, s'accuse dans la transmission qui
s'opère de nous vers nos cadets de dix ans. De nombreux brouillages
surviennent, qui font que certains hommes, certains esprits sont des cas
subjectifs mal à l'aise dans l'ambiance de leur saison, cependant que la
granularité objectivement plus fine du temps suscite des cas intermédiaires de
façon variée, mais il me semble tout de même possible de saisir que la
transmission est une affaire herméneutique dont l'enjeu se crispe autour du bloc
temporel de la décennie. La mode en témoigne aussi : Saint-germain des prés +
Sartre + jazz (1950-59), puis structuralisme + Barthes + rock'n-roll (1960-69),
puis nietzshéo-freudisme + Deleuze + Rolling Stones (1970-79), puis
philosophie analytique + Derrida + disco (1980-89), and so on (pour m’en tenir à
une évocation qui trahit à la fois mon âge et la sphère de ce qui me concerne, et
dont j’accepte par avance le caractère inexact : elle suffit à rendre plausible
l’importance des décennies, à ce qu’il me semble). Sur le plan textuel, l'échelle
de ce niveau de l'herméneutique est celle du livre, justement : un traité, une
monographie, est ce par quoi transite la compréhension dont Gadamer raconte
qu'il y a une élaboration transmissive. Il peut y avoir plusieurs livres pour fixer
l'occurrence d'une compréhension culturelle située, mais jamais au point que
l'identité de chacun d'eux se dissolve.
3) L’époque. C’est le niveau pensé par le dernier Heidegger. L'herméneu-
tique a à voir avec la commande de l'Être, à ceci que, pour s'annoncer, il se
voile/dévoile. Sa façon de le faire est d'investir la totalité d'un langage d'une
sorte de grande interprétation configurante de lui-même, que font retentir les
multiples Dasein habitant ce langage comme leur maison. L’Être est ce qui est
herméneutique, et il donne à penser, c’est-à-dire à interpréter, dans une parole qui
annonce la qualité de son avancée. C’est en quelque sorte le langage lui-même,
particulièrement dans la ressource poétique qui est son fond compréhensif, qui
“prononce” la déclosion de l’Être dans l’étant comme qualité, et cet événement
originaire et fatidique vaut pour toute l’extension d’un monde historique. L'unité
de temps pertinente, désormais, est donc celle de la période de grande ampleur, de
l'époque : par exemple, l'époque antique, ou l'époque chrétienne. Quelle est
l'unité textuelle associée? Il est bien difficile de le dire. Quelque chose
d'intermédiaire entre le langage lui-même, considéré comme une sorte de texte
virtuel présidant à la manifestation de tout texte (et donc pas du tout comme la
langue des linguistes, radicalement étrangère par définition à toute
manifestation), et le livre déterminé comme l'unité pertinente du niveau
Quelques éléments sur l’herméneutique 27

précédent : l'entrelacs des textes et des longues phrases subjectives des vies
d'homme tissant l'unité d'une époque, sans doute. Un ensemble langagier qui
n'est pas tout, qui reste daté, mais qui intègre à la fois une multiplicité de livres
et une multiplicité d'existences.
Le problème que pose cette triplicité de l'herméneutique est le problème de
l'unité qui se laisse recomposer une fois qu'elle a été reconnue. La réponse
heideggerienne à ce problème de l'unité réside essentiellement dans sa
philosophie du temps : la temporalité de l'herméneutique, dans tous les cas,
serait une temporalité se temporalisant, suivant les ek-stases du Dasein (son à
venir de projection, son être-été du heurt avec le monde déjà là, son présent de
confrontation avec l’enjeu d’authenticité) ou suivant le battement du don-retrait
de l’Être ; une temporalité non quantitative en tout cas, indépendante de l'idée
d'une droite successive des maintenant faisant ordre et multiplicité comptable.
Donc, du point de vue d'une telle temporalité agissante et fondamentale, les
distinctions d'échelle entre le quotidien, la décennie et l'époque seraient dénuées
de valeur et de portée.
Je ne sais pas si l'on peut si aisément suivre cette conception
heideggérienne, pour estimer qu’elle confère aux strates l’unité : est-il conforme
à l'essence du déploiement du temps, précisément si je le prends dans sa teneur
pré-objective, existentiale notamment, de ne pas tenir compte des échelles ? Le
temps mathématique n'est-il pas le seul à posséder la propriété de l'invariance
d'échelle ?
Mais supposons que nous accordions à Heidegger le mérite d'avoir dégagé
une unité de la temporalisation par delà les échelles où elle a cours. Cela ne
suffit pas à recoller nos trois strates de l'herméneutique, pour une raison
philosophique extrêmement simple : si quelque chose va avec la prise au sérieux
de l'herméneutique, c'est l'idée que les ensembles pertinents se déterminent de
façon intra-herméneutique. Le canon religieux d'une religion est fixé par l'option
interprétative du collectif des exégètes de cette religion. Le classicisme selon
Gadamer est une identité émergente manifestée par une certaine façon pour un
corpus d'être repris dans une tradition. Et ainsi de suite. Or, de ce point de vue, il
me semble indéniable que chaque strate correspond à un “champ clos” de la
reprise et du valoir pour pertinent. Le prendre quelque chose pour quelque
chose de l'explicitation existentiale ne se prolonge pas au recevoir le préjugé
d'une génération dans un domaine, il n'y a pas d'enchaînement ou de continuité
des modes pratiques valant pour interprétatifs d'un champ à l'autre. De même,
une époque est “charriée” par une déclosion, mais cette sorte d'événement ne peut
guère être conçu comme constituant un réseau avec les reprises préjugeantes
“générationnelles” de legs culturel, il est plutôt censé les surplomber et les
commander. Les corrélations établies entre les strates et certains types
d'ensembles textuels confirment la consistance de cette distinction dans l'ordre
herméneutique. Pour valider sur ce versant l'unification heideggerienne, il
faudrait lui prêter un concept de la “textualisation” qui mépriserait les différences
d'échelle du texte. Il est vrai que la philosophie heideggerienne manifeste le
besoin d’une telle pensée : on trouve des contextes où Heidegger privilégie le
28 Herméneutique et cognition

mot1 , et des contextes où il s'attache à la phrase2 ; par ailleurs, lorsqu'il parle


du langage ou de la dite (die Sage), il semble viser l'expressivité langagière par
delà toute découpe et toute dimension, comme quelque chose dont l'événement
fait monde et insère un Dasein se désinsérant dans ce monde, et qui coïncide au
bout du compte avec la temporalisation fondamentale. Cependant, il me semble
qu’une thématisation générale, unifiante de la textualisation à un niveau libre
n'est pas explicitement fournie par Heidegger. Elle représente à vrai dire pour
une philosophie du langage sérieuse une difficulté essentielle, encore
insuffisamment aperçue. Il ne semble pas admissible en tout cas que dans le
cadre de l’idée post-schleiermacherienne, notamment heideggerienne de l’hermé-
neutique, on prétende facilement dépasser la distinction qualitative entre ces
protagonistes incommensurables du sens que sont les niveaux textuels, en
faisant fond uniquement sur une pensée du texte inchoative, indigente. Bien
plutôt, la prise en compte non réductrice de cette distinction de niveaux va de
pair avec le “respect du texte” qui est la maxime ultime et constituante de la
communauté des “gens du texte”, dont toute l'affaire herméneutique part, et à
laquelle elle ne peut éviter de toujours revenir.
Je maintiens donc, en dépit de la perspective unitaire apportée par Heidegger,
que les trois strates divisent véritablement l'herméneutique, la divisent dans son
style et ses modes fondamentaux, et pas simplement comme des
exemplifications numériquement diverses mais n'engageant à chaque fois rien qui
importe quant à l'herméneutique les subsumant. Je n'esquisserai pas ici, comme
je l'ai fait dans Le temps du sens3 , une façon personnelle de penser l'unité de
l'herméneutique dans cette triplicité.
Dans le cadre de ce livre, l'important est plutôt le retentissement de cette
triplicité sur la jonction de l'herméneutique avec les sciences cognitives. De ce
point de vue, on peut faire immédiatement quelques remarques générales,
anticipant ce qui sera rencontré plus précisément dans les chapitres centraux du
livre.
La strate 1 est “spontanément anthropologique”, elle nous est révélée par une
authentique description du comportement de l'homme, dans son affairement, son
quotidien, son agir antéprédicatif. Le rapprochement de l'herméneutique de la
strate 1 avec la psychologie cognitive se recommande donc de lui-même. Les
arguments de Dreyfus contre le “postulat psychologique” de l'IA4 se rattachent
tendanciellement à cette strate. Les considérations anthropologiques
“dynamiques” d'un Piaget, d'un Vygotski ou d’un Bakhtine, avancées au nom de
la psychologie ou de l’analyse littéraire, peuvent alimenter une critique du
cognitivisme affine au discours de la strate 1. Cela dit, vu du côté cognitif, c’est
surtout la notion heideggeriano-merleau-pontienne d’Être-au monde qui
caractérise la strate en question (plutôt que l'herméneutique). Je tenterai, dans la
seconde partie de cette introduction, de faire quelques remarques générales sur la

1 .— Comme celui de l’article Das Wort – in Acheminements vers la parole, Paris,1976, 205-
223 – où Heidegger exploite et commente ce vers de Trakl : “aucune chose ne soit, là où le mot
faillit”,
2 .— Ainsi, lorsqu’il traduit de la phrase de Parménide dans Qu'appelle-t-on penser ?, ou, plus
simplement, lorsqu’il décrit le passage à l’énoncé aux paragraphes 32-34 de Sein und Zeit.
3 .— Cf. Le temps du sens, Orléans, Hyx, 1997, 9-43.
4 .— Cf. Dreyfus, H., 1979, Intelligence Artificielle, Mythes et Limites, Paris : 1984
Flammarion.
Quelques éléments sur l’herméneutique 29

congruence et la non congruence de la figure phénoménologique de l’Être-au-


monde et du motif herméneutique.

Les strates 2 et 3, en revanche semblent par leur thème et leur tonalité


beaucoup moins récupérables par les recherches cognitives. Pourtant, on trouve
un certain nombre de considérations, dans les publications récentes, qui évoquent
la notion gadamérienne de la tradition, voire la notion heideggerienne d'époque
– ou nous y font penser – et tentent d'en faire quelque chose dans le domaine
cognitif. On peut être soupçonneux quant à leur pertinence et leur valeur, mais il
serait déraisonnable, je crois, de poser trop hâtivement que les recherches
cognitives n'ont pas à connaître de ces deux strates, du moins si on leur fait
crédit qu'elles s'intéressent à la totalité de l'accomplissement de l'esprit.
Dans la suite de ce livre, la question de la jonction entre herméneutique et
sciences cognitives sera abordée essentiellement à propos de deux disciplines, la
linguistique et les neurosciences. Il apparaîtra notamment que ces dernières, pour
tolérer l’importation en elles du motif herméneutique, auraient besoin d’une
sorte de strate 0, dont l’échelle de temps serait de l’ordre de la milliseconde, et
dont le niveau de texte serait celui de l’anté-conceptuel plutôt que de l’anté-
prédicatif : cette strate serait celle de la synthèse de la conscience primitive dans
ses procédés neurophysiologiques, dont on peut encore imaginer qu’elle réponde
au schéma “général” de l’herméneutique, qu’elle montre l’enchaînement de la
flèche, du cercle et du parler.

LA FIGURE DE L’ÊTRE-AU-MONDE
Dans tout ce qui précède, je n’ai pas dédaigné de me référer à Heidegger
comme à un membre de la lignée herméneutique, je l’ai spontanément et sans
discussion pris comme l’un de ceux qui ont construit la sensibilité
“contemporaine” aux problèmes de l’interprétation et de la compréhension. Je ne
veux pas remettre en cause, dans l’après-coup, la légitimité de cette assimilation,
mais simplement rappeler ce qu’elle peut avoir de non-évident, quel problème
elle surmonte, à quel geste elle tient.
Le “problème” est, en substance, celui du recoupement entre
phénoménologie et herméneutique. Heidegger est celui qui a proclamé une
solidarité nécessaire de la phénoménologie avec l’herméneutique, en décrétant
que, pour un motif méthodologique, le dire du phénomène (la logie de
phénoménologie) ne pouvait être qu’un interpréter, s’efforçant de déceler ce qui
se cèle dans le montrer du phénomène. Dès lors, la phénoménologie devenait
phénoménologie herméneutique. À la suite de Heidegger, Gadamer et Ricoeur
nous ont presque habitués à penser qu’une véritable herméneutique passait
forcément par la phénoménologie, commençait par une certaine vision de la
“donation” de toute chose dans et par le langage. La figure acquise d’un attelage
herméneutique-phénoménologie, nous interdisant d’accéder à l’un sans traverser
– c’est-à-dire apprendre, consommer – l’autre, n’est pourtant pas à tous égards
et par tous ressentie comme satisfaisante. Il se trouve des phénoménologues,
restés proches du projet descriptif-fondationnel qui était celui de Husserl, ou
même se référant à des variantes empiristes ou réalistes de ce projet, pour ne pas
admettre que la diction des phénomènes s’aligne sur le modèle de l’explication de
30 Herméneutique et cognition

textes. Il se trouve des herméneutes, ou en tout cas des spécialistes de


l’interprétation et de ses problèmes théoriques, pour ne pas s’accommoder
facilement de ce que tout problème de compréhension des textes soit renvoyé à
l’existentialité du Dasein ou à la déclosion de l’Être, et pour regretter en
particulier que l’approche phénoménologique paraisse obstruer pour le théoricien
le problème de la bonne interprétation. En dépit du succès de l’attelage, donc, le
coup de force sur lequel il repose s’est signalé au moins par ce type de
résistance, et par l’effort pour maintenir “à côté” de lui la tradition d’une
phénoménologie non herméneutique et d’une herméneutique non phénoménolo-
gique.
Inversement, les spécialistes des sciences cognitives, ou plutôt les
chercheurs divers gravitant dans l’espace social des recherches cognitives, ont
principalement rencontré l’herméneutique dans l’attelage herméneutico-phénomé-
nologique, et ce, non pas pour des raisons historiques et contingentes : parce
que, à vrai dire, le nouage heideggerien passe éminemment par un philosophème
qui a tout à voir avec l’entreprise cognitive, celui d’Être-au-monde. Le chemin
canonique conduisant de l’herméneutique aux recherches cognitives ne part pas de
Schleiermacher et de Dilthey, ni même du Heidegger du §7 décidant la
phénoménologie herméneutique, il part de l’exposition de l’Être-au-monde dans
Sein und Zeit pour arriver à sa transposition cognitive en passant par Merleau-
Ponty. Ce chemin sera présent aux analyses qui viennent, aux évocations plus
ou moins détaillées des travaux et problèmes “cognitifs” qui vont suivre : il
faut, je pense, en avoir une juste représentation non seulement pour lire la suite
de cet ouvrage, mais surtout et plus encore pour participer en parallèle avec sa
lecture au débat motivé par la reprise cognitive du motif herméneutique.
Je vais donc m’attacher à en dire un peu plus, tout en restant à un niveau
d’exposition très général et sans entrer en particulier dans la posture du
commentateur, sur ce chemin.

Heidegger : topologie et finalité


La première chose qu’il importe de voir, c’est la fonction du philosophème
de l’Être-au-monde chez Heidegger. J’affirme que c’est lui qui réalise en
profondeur la jonction de la phénoménologie et de l’herméneutique, laquelle
s’accomplit en fait comme nouage de l’intentionnalité et de l’interprétation. La
phénoménologie, certes, est déclarée devoir être herméneutique dès le §7 de Sein
und Zeit ainsi que nous venons de le rappeler, mais à ce moment de la démarche
de Heidegger, elle semble tout au plus récupérée telle qu’en elle même comme
instrument nécessaire de la diction des phénomènes, elle semble ne pas être du
tout exposée à une redéfinition phénoménologique de son geste : c’est ce qui
advient pourtant, justement avec le déploiement de la figure de l’Être-au-monde.
Et c’est cette opération intellectuelle qui “constitue” l’attelage phénoménolo-
gico-herméneutique, attelage dans lequel chaque terme au bout du compte est
redéfini à la lumière de l’autre.
L’événement apporté par l’introduction du concept d’Être-au-monde peut
être rapidement décrit, et l’a souvent été, comme généralisation de la situation
d’interprétation, qui apparaît finalement comme co-extensive à l’existence
humaine regardée de manière radicale chez le premier Heidegger, ou au cheminer
Quelques éléments sur l’herméneutique 31

fidèle de la pensée chez le second. Je voudrais ici proposer un autre éclairage,


fondé sur la lecture de Sein und Zeit essentiellement, pour faire valoir comme la
contribution essentielle de l’exposition de l’Être-au-monde ce que j’ai envie
d’appeler l’instauration sémiotique du monde. Ma thèse est que, dans Sein und
Zeit, en s’attachant à décrire dans ses structures profondes l’existence, et en
découvrant que le monde en est une fonction originaire, Heidegger décide aussi
que le monde est originairement sémiotisé pour nous. Et c’est sur cette vision
que repose l’équivalence de notre mouvoir existentiel avec un comportement
interprétatif. Le dispositif ainsi monté, sur lequel, je pense, Heidegger ne
reviendra jamais, prescrit le nouage assimilant de l’intentionnalité et de
l’interprétation.
Tout commence, dans Sein und Zeit, on le sait, avec l’Être-à. L’existence
humaine, le Dasein, se caractérise en premier lieu comme Être-à, c’est-à-dire
comme riche d’une spatialité qui n’est pas la spatialité objective des étants sous-
la-main futurs, qui n’est pas la spatialité du cadre spatial ayant puissance pour
accueillir toute chose du monde. Heidegger appelle spatialité existentiale cette
spatialité plus originaire selon son analyse, et tente de nous la faire comprendre.
Il donne, à son sujet, quelques indications “topologiques”, nous faisant savoir
que cette spatialité ouvre à l’espace, confère sens à la distinction bio-éthologique
entre organisme et environnement plutôt qu’elle ne s’appuie sur elle, qu’elle
“engendre” l’espace objectif ou du moins en est la source, que son mouvement,
en tout cas, n’est pas celui de l’insertion en un espace préalable du Dasein ; que
le geste fondamental de cette spatialité est celui du des-éloignement (Ent-
fernung) de l’étant, de l’approchement de ce qui du même coup fait partie du
monde. Il insiste sur ceci que les distances du monde ne sont jamais “intégrées”
phénoménologiquement sur le mode du des-éloignement, comme si le Dasein
pouvait faire d’un des étants qu’il des-éloigne un centre de des-éloignement à son
tour : ces distances n’ont pas de sens existential, uniquement un sens objectif. Il
explique encore que le Dasein doit, pourtant, s’approcher lui-même dans son
monde pour se situer, qu’il n’est pas, comme centre des des-éloignements,
l’équivalent ponctuel d’une conscience douée de la propriété d’auto-des-
éloignement : bien que toutes les proximités dérivent de lui, lui-même n’accède
à lui-même selon la spatialité existentiale qu’en “revenant” de l’approchement de
quelque jalon de son monde (en déterminant son ici dans la rétro-action du des-
éloignement d’un là).
Suivant cette description, la spatialité existentiale apparaît comme une
spatialité comparable à la “spatialité” de la topologie générale en mathéma-
tique : non métrique, fondée sur la seule thèse des proximités. Sauf qu’il semble
interdit de prendre vis-à-vis du monde la perspective du surplomb, pour totaliser
un “ensemble” en tant que récipiendaire des proximités. Et sauf que, de même, le
Dasein est pris dans la relativité topologique du monde qu’il relativise, ne peut
en aucune manière jouer le rôle d’une instance de référence pour une telle
totalisation : il reste seulement référence des relativisations prise dans le jeu de
la relativisation.
L’ensemble de ce qui précède est la description discriminant la spatialité
existentiale de la spatialité objective, mais la discriminant sur le terrain de celle-
ci, terrain que nous identifions, forts du savoir du vingtième siècle, comme celui
32 Herméneutique et cognition

de la topologie. Ou, si l’on préfère, et c’est sans doute en effet une façon plus
exacte de dire, la spatialité existentiale est envisagée, dans la description que je
viens de résumer et ramasser, comme une alternative à ou un avatar de
l’intuition pure de l’espace chez Kant : on la considère en tant qu’établissement
d’un certain sens des relations spatiales à partir de l’hypothèse d’une certaine
implication a priori du sujet. Les conclusions sont différentes et décalées,
l’instance obtenue est en fin de compte tout à fait autre, et prétend à vrai dire à
une originarité supérieure (comme l’explicite la conclusion du Kantbuch de
Heidegger1 , d’ailleurs), mais le terrain de la description reste le même,
l’intuition pure de l’espace peut fonctionner comme une cible de démarcation.
On trouve néanmoins, et ce dès le §12 où Heidegger introduit l’Être-à, un
autre langage, qui, pour sa part, échappe complètement à ce registre spatial ou
topologique : Heidegger nous enseigne en effet que, lorsque le Dasein “est à”, il
l’est au sens de la préoccupation, de l’affairement, du souci, formulations qui
semblent bien énoncer un tout autre rapport, absolument pas spatial ou
topologique dans son fond : un rapport tissé de finalité, que cette finalité émane
de la chose ou du Dasein.
Mais la pensée de Heidegger semble bien être que les deux langages sont
complémentaires pour dire le propre de la spatialité existentiale, de l’Être-à,
c’est-à-dire implicitement, au regard du développement ultérieur, de l’Être-au-
monde : bien que l’un ne dise absolument pas ce que dit l’autre, et que la
conversion de sens de l’un à l’autre semble, sinon interdite, du moins frayée par
nul canal, l’idée est bien que l’Être-à est l’ouverture d’une spatialité non
objective, d’une topologie non métrique des relativisations en tant que
déploiement du s’affairer, en tant que mise en œuvre de la préoccupation, du
souci humains sous la forme d’un monde.
Mais nous avons confirmation de ce sentiment lorsque nous lisons la
description complète du monde, la mise au clair de la mondanéité du monde.
Nous constatons en effet que cette mise au clair passe par le traitement phéno-
ménologique de toute la série des concepts sémiotiques fondamentaux (signe,
significativité, signification, sens), qui sont tous replacés et retraduits dans le
contexte des “flèches” de l’Être-à.
En un sens, la description de base du monde, lieu originaire de l’existence,
est intégralement “spatiale” suivant une spatialité généréralisée, celle de la
spatialité existentiale : le monde apparaît comme un réseau de renvois ou de
flèches. Ce réseau des renvois “ustensilaires”, qui partent de chaque jalon de
l’utilité vers chaque autre à lui corrélé selon l’automatisme de l’affairement
quotidien-irréfléchi, est complété par la flèche de projection de l’existence vers
ses possibles, ne pouvant jamais se manifester autrement que par le suivi d’un
de ces renvois, et par la flèche d’ouverture globale du monde vers une sorte d’au-
delà méthodologique, flèche qui le fait monde à proprement parler et que fait
nécessairement valoir l’existence dans sa poursuite du possible. On peut, et, je
pense, on doit jusqu’à un certain point éprouver cette description comme une
pure description topologique-dynamique de ce qu’est, au gré de notre
incontournable pré-compréhension, le monde pour nous (cf. figure 3).

1 .— Cf. Kant et le problème de la métaphysique, 1929, trad. franç. X, Paris, Gallimard, 1953.
Quelques éléments sur l’herméneutique 33

Plan de la significativité
• avec ses renvois de
Zuhanden en Zuhanden

Flèches de la projection du •b
comprendre, s'accomplissant
comme explicitation du renvoi
• •
de a vers b a •
• •

Dasein •

Figure 3 Spatialité originaire du monde


Mais, en un autre sens, cette description n’est pas jugée suffisante par
Heidegger, elle n’est même pas jugée au fond avoir sa consistance en elle-
même : on ne peut rien comprendre d’aucune de ces flèches si on ne l’envisage
pas en même temps comme flèche de finalité (suivant le modèle du “avec A il
retourne de B”). Les renvois ustensilaires convergent vers la notion d’utilité pour
le Dasein, faisant apparaître sa projection comme un apport de finalité qui
structure à vrai dire le monde, au point que l’ouverture de ce dernier, évoquée à
l’instant, est proprement son ouverture finale en vue de l’existence (le monde est
renvoyé au-delà de lui-même par la poursuite de possible qu’il est en tant que
face du Dasein).
Cette bimodalité, spatiale et finale, de l’analyse existentiale, fonde la
réinterprétation phénoménologique des concepts sémiotiques : le signe est un
étant à portée-de-la-main qui refuse de se laisser absorber dans le ou les renvois
qui partent de lui, et qui se montre en prenant sur soi la vocation à faire voir une
région du réseau des renvois, un sous-monde ; la signification est l’achèvement
en une structure de l’articulation anté-prédicative assumée par le Dasein dans sa
projection lorsqu’il s’approprie un renvoi ; etc.. Ces analyses de Heidegger sont,
éventuellement, opaques pour le lecteur qui doit en ingérer le contenu hors le
contexte plus patient et plus imagé des passages franchement anthropologiques
de l’analytique existentiale, mais il suffit pour nous ici de retenir le principe : le
fait que Heidegger analyse les fonctions et moments centraux de l’univers
sémiotique en termes des renvois, de leur réseau et de la “tension de finalisation”
multiple qui les traverse, les affecte.
Le monde est donc irréductiblement sémiotique, cette sémioticité
apparaissant comme un mixte de “topologie” (spatialité existentiale, renvois,
réseau) et de finalité (poursuite du possible, “retourner de A avec B”). La notion
clef de projection vers ses possibles du Dasein, formule originaire de l’Être-au-
monde, mêle en elle-même les deux versants, le terme projection évoquant le
topologique et le terme possible la finalité.
34 Herméneutique et cognition

C’est évidemment de cette construction intellectuelle – à tous égards


séduisante – que découle l’identification profonde du “mouvement” de l’homme
dans son environnement avec une interprétation. L’Être-au-monde est
interprétation parce que le monde est établi par lui comme sémiotique, et parce
que le mouvoir permanent de cet établissement phénoménologique du monde
comme sémiotique ne saurait valoir pour autre chose que pour une ré-
interprétation de ce qui apparaît toujours comme l’interprété d’une interprétation.
Si le monde est la dé-position déséquilibrée d’une configuration sémiotique, il
est originellement remaniement du sémiotique en lui-même, c’est-à-dire
interprétation.
De fait, Heidegger prétend nous enseigner que certains aperçus fondamentaux
de l’herméneutique “ordinaire”, s’occupant des textes, trouvent leur raison d’être,
leur fondement dans cette structure interprétative de l’existence ou structure
sémiotique du monde, selon le côté que l’on choisit pour dire. Que
l’interprétation de tout texte fasse fond sur un préjugé qui nous relie
originairement à ce texte, cela “procède” ainsi en quelque sorte du rapport de pré-
appropriation qui est celui du Dasein à tout renvoi élémentaire du monde –
rapport qui s’appelle Vorhabe, “pré-acquisition” en substance, dans le discours
du §32 de Sein und Zeit ; que l’érudit reconduise les choses humaines à leur
historicité pour les comprendre va de soi, cette historicité est une dimension
nécessaire de mise en perspective et d’élucidation au titre de la temporalisation
fondamentale que joue l’existence dans sa projection interprétative ou
sémiotisante.
La “généralisation de l’herméneutique” dont on sait que notre modernité est
redevable à Heidegger dépend totalement de cette vision de l’instauration
sémiotique du monde. Cette vision apparente et noue de manière indéchirable le
motif de l’intentionnalité et celui de l’interprétation : pour Heidegger, l’inten-
tionnalité est originairement projection vers les possibles et pas indexation de la
visée ou du matériau phénoménal à un pôle, et la projection vers les possibles
est par essence interprétation, en sorte que l’établissement originaire est celui du
monde comme réseau signifiant et de l’existence comme projection
interprétative.
Il doit être d’emblée clair pour le lecteur qu’une telle exposition du scénario
fondamental de l’existence-monde se laisse analogiquement transmuer en une
explication naturaliste du comportement humain, en termes de l’objectivité
physique de l’environnement et de l’objectivité biologique du sujet vivant. Cette
transmutation a eu lieu, ou, du moins, elle a été conçue, envisagée, et par
avance pour ainsi dire défendue, plaidée au moyen d’arguments empiriques et
théoriques : c’est bien ce qui détermine le contexte dans lequel nous écrivons et
proposons ce livre, c’est toute l’affaire du débat dont il est issu et auquel il
revient en partie pour y prendre part, bien qu’il s’en excepte aussi par d’autres
aspects.
Mais pour comprendre cette transmutation, sa force de suggestion et la
valeur qu’elle prend dans l’esprit des habitants des recherches cognitives, il faut
je crois parler maintenant de Merleau-Ponty, qui, en un sens, amorce la
transmutation au sein même de la démarche phénoménologique.
Quelques éléments sur l’herméneutique 35

Merleau-Ponty : l'Être-au-monde corporel


Merleau-Ponty introduit dans Phénoménologie de la perception l’Être-au-
monde comme solution du “problème” du membre-fantôme, qu’il est allé
chercher du côté de la pathologie clinique : certains sujets qui ont perdu un
membre, disons, un bras, éprouvent néanmoins la présence du bras manquant, la
vivent même (au point que cela peut, pour eux, être un événement que ce bras se
déplie). Ce fait clinique appelle deux types de rationalisation, l’une
“réductionniste”, l’autre “intellectualiste”. Pour le premier point de vue, le
membre fantôme est une réalité neurophysiologique, alors que, pour le second
point de vue, il est un jugement leurré. À l’appui de la seconde conception, le
fait qu’un état psychologique général (tension, affliction) modifie la perception
du membre fantôme ; à l’appui de la première, le fait que, si l’on coupe le
conduit nerveux qui relie le bras (en l’occurrence atrophié) au système central, le
vécu du membre disparaît. En fait, les deux conceptions se disputent la psychè,
qui est, pour le réductionnisme, une super-structure épiphénoménale de la neuro-
physiologie, et, pour l’intellectualisme, une sub-structure ancillaire de l’esprit
logique. Merleau-Ponty analyse en détail comment l’une des lectures comprend
le membre-fantôme comme présence réelle d’une représentation, et l’autre
comme représentation d’une présence réelle, le mot représentation désignant
dans le premier cas une réalité, dans le second une idéalité.
L’interprétation du fait clinique du membre fantôme par l’Être-au-monde
résout ce paradoxe, ou plutôt tranche cette alternative. On dira que le vécu du
membre fantôme atteste simplement que l’élan de l’Être-au-monde passe encore
par le membre mutilé alors qu’il n’est plus là, que l’organisme dans sa
projection, sa prise du monde compte encore sur lui ou avec lui. Mais cette
lecture ne résout la difficulté que si l’Être-au-monde n’est ni intellectuel ni
corporel. Or, Merleau-Ponty nous explique en effet que l’Être-au-monde est vue
pré-objective : vue du monde en termes d’intérêt, d’engagement vital et pas en
termes d’objets thématiques, jugés, disposés dans ce monde comme dans un
théâtre pour une conscience appelée à s’en servir. La vue en question est en fin
de compte plutôt jaillissement de l’énergie vitale du mouvement que
contemplation. Ce jaillissement a dans son essence le fait de retomber en
positivité inerte, et le corps est en premier lieu introduit comme cette retombée,
cette canalisation de la motilité primordiale de l’Être-au-monde. En sorte que
toutes les voies “objectives”, neurophysiologiques en particulier, de la vie sont
bien des composantes du corps, au même titre que les émotions de la
psychologie ou les significations exprimées au moyen du langage. L’Être-au-
monde a une strate culturelle qui est à comprendre comme “reprise” de l’élan
qu’il est au-delà de la retombée biologique, mais le phénomène d’inertie,
d’immobilisation dans un habitus se produit au sein de la strate culturelle aussi
bien et appelle à nouveau la relance du jaillissement essentiel. Dire que le
membre fantôme porte témoignage d’une dimension persistante de l’Être-au-
monde du mutilé n’est donc ni dire qu’il émet un jugement faux sur son corps,
ni dire que son corps secrète une représentation de fantôme : c’est ne dire le
rapport du mutilé au membre fantôme ni en termes de sujet ni en termes
d’objets, mais en termes d’une motilité fondamentale plus vieille que tout sujet
(le corps, fondement de toute subjectivité mûre, est lui-même second vis-à-vis de
36 Herméneutique et cognition

l’Être-au-monde) et que tout objet (les objets de l’environnement de l’organisme


vont être compris comme des stabilisations et des points de résolution pour la
dynamique de l’Être-au-monde).
Cependant, Merleau-Ponty privilégie bien le corps dans la description des
compétences fondamentales de l’Être-au-monde. Il expose la spatialité
existentiale à sa manière, en insistant sur l’espace orienté pour le corps, espace
où le corps est situé et que ce dernier polarise en s’y projetant en vue de telle ou
telle action, en se donnant telle ou telle prise sur lui. Il décrit à cette occasion à
la fois l’inhérence au corps de toutes les perspectives de la perception et tous les
horizons de la motricité, et le constant alignement du corps sur une
configuration dynamique de lui-même engendrée par l’engagement moteur (ainsi,
le corps est une queue de comète “derrière” les deux agrippements du fauteuil par
les mains d’un sujet qui s’y appuie, debout). Les sensations dans chacun des
registre modaux sont pareillement décrites en termes de la motilité fondamentale
du corps, qui, dans son émergence infinitésimale déjà, donne sens au champ
phénoménal et le rend annonciateur de tel objet ou telle qualité. La synesthèse,
la correspondance, l’harmonie, l’homologie entre les approches sensorielles
provenant des diverses modalités, auditives, tactiles et visuelles notamment, se
fonde dans la communauté de l’élan qui les soutient chacune, cette unité de
l’Être-au-monde dans ses moments sensoriels s’exprimant en fin de compte
comme visée convergente d’un unique et même objet.
La description merleaupontienne de la non-subjectivité/non-objectivité de
l’Être-au-monde se prolonge à une conception de l’expression et de la parole :
c’est par cette voie qu’il rejoint à sa manière le côté sémiotique. Le génie du
corps comme Être-au-monde, en effet, est pour lui un génie expressif : le corps
apporte, impose des formes dans le monde. Le corps est un ensemble de
régularités fonctionnelles suivant lesquelles il s’est toujours déjà mis en forme,
il secrète toujours de nouvelles habitudes comportementales qui ajoutent de la
forme dans le monde : ainsi, lorsque j’apprends à taper à la machine, et que mes
mains inventent des gestes de la main qui correspondent aux formes que je décèle
et vis dans la vision du texte. La motilité fondamentale de l’Être-au-monde est
toujours harmonisation, mise en forme, accommodation optimale, et ce selon la
puissance originaire du corps. Le corps, ainsi, est expression, en ce sens très
précis : imposition de formes au dehors. Les formes qu’il prend lui-même, qu’il
montre dans le temps relèvent déjà de ce mouvement d’expression parce que le
corps est, en tant qu’expression, échappement à l’être : les formes prises ou
imposées sont la façon de démentir tout figement, de réaffirmer la pure
projection, la pure transcendance de l’Être-au-monde contre l’inertie ontique.
Mais dès lors que l’on voit cette projection comme expression, on est prêt à
comprendre la parole, l’usage du langage dans les mêmes termes : la parole n’est
pas seulement la parole parlée, jeu renvoyant à un clavier de significations
acquises, que Merleau-Ponty se représente théoriquement déjà sur un mode
structuraliste, elle est plus profondément invention motivée du signe :
modulation de certains gestes (les gestes phonatoires) en sorte que leurs résultats
expressifs soient les émotions que le corps y investit. Telle est donc la théorie
primitive des mots, qui semble contredire l’arbitraire du signe saussurien. Mais
Merleau-Ponty, à vrai dire, affirme aussi que déjà au plan expressif pré-langagier,
le corps montre sa capacité à précipiter au nom d’une émotion des formes
Quelques éléments sur l’herméneutique 37

gestuelles sans rapport de correspondance rationnelle simple avec elle : on


pourrait dire, pour cristalliser le paradoxe plutôt que pour le résoudre, que l’Être-
au-monde motive pour lui l’immotivation du signe, en sorte qu’il rend le signe
expressif avant la convention, bien que sa puissance d’échappement à l’être rende
possible cette convention. La mystérieuse réussite de la communication
langagière est ainsi renvoyée par Merleau-Ponty à la façon tout aussi
mystérieuse dont les traits de mon visage expriment la colère ou dont je
redécouvre le faire l’amour comme accomplissement expressif de l’amour. Toute
son analyse, il faut bien le comprendre, ne rattache pas seulement comme à leur
fond génétique le signe, le langage et la parole à l’Être-au-monde, elle
réinterprète aussi ce dernier en termes de cet achèvement expressif, l’Être-au-
monde devient en fin de compte essentiellement cette échappée à l’être qui ne se
comprend et se saisit nulle part mieux que dans la parole.
Il n’est point besoin de beaucoup d’explications complémentaires pour que
l’on accepte comme vraisemblable le fait que la philosophie de Merleau-Ponty
établit un pont avec les recherches cognitives.
Tout d’abord, et c’est le point essentiel, Merleau-Ponty comme les sciences
cognitives amorce son travail d’analyse dans l’enjeu de l’explication du
comportement cognitif : l’Être-au-monde arrive comme solution d’un
“problème du membre-fantôme” qui n’est pas du tout présenté comme problème
philosophique, mais tout simplement comme problème de ce qui est raison
d’être d’un fait, problème scientifique ou métaphysique selon l’optique que l’on
préfère. Certes, la solution donnée refuse de façon volontariste et méthodique la
forme scientifique d’une loi de la co-variation des paramètres, certes elle met au
principe des faits une institution de l’homme et du monde par l’Être-au-monde
qui ne doit pas être, aux yeux de son auteur, l’agir d’un principe métaphysique
commodément présupposé. Mais l’affinité avec la science et les recherches
positives a déjà été gagnée dans le simple choix de ne pas congédier comme non-
fondationnel le problème du membre fantôme.
Deuxièmement, Merleau-Ponty présente l’étagement de la réalité humaine,
du biologique au sémiotique, dans une continuité profonde. Il cherche à dire
toutes les strates à la fois, dans un langage de l’Être-au-monde qui ne soit
complice d’aucune a priori. Dans son écrit posthume Le Visible et l’Invisible,
il nous fait comprendre que cette unité inter-strates de l’homme renvoie pour lui
à une unité de la nature, qui est “déjà” manifestation trouée par l’invisible, au
plus matériel de ses degrés d’appréhension. En tout état de cause, le discours si
original qu’il développe, lui permettant de prendre en compte avec la même
ferveur la section du canal sensitif sous-jacent au membre fantôme et le rapport
du philosophe germano-pratin à Paris, convient pour ainsi dire magiquement à
l’entreprise cognitive contemporaine, qui ne rêve de rien d’autre que de la
réappropriation rationnelle moniste de la “dérive” de l’intelligence humaine.
Pour conclure ce chapitre introductif, je voudrais tenter de décrire le
réaménagement qu’apporte la version merleaupontienne de l’Être-au-monde par
rapport au dispositif heideggerien conjuguant intentionnalité et interprétation.
Juger, en d’autres termes, de la “position” adoptée implicitement par Merleau-
Ponty vis-à-vis de la généralisation de l’herméneutique via la conception de
l’ouverture du monde comme instauration sémiotique.
38 Herméneutique et cognition

Expression et interprétation
En substance, c’est autour du concept d’expression que tout se joue :
l’affirmation merleau-pontienne qui homologue ou superpose l’Être-au-monde
et le registre sémiotique est celle qui donne l’“acte” de l’Être-au-monde comme
expressif. Nous devons donc essayer de bien comprendre comment, chez lui,
intentionnalité et interprétation (ou quelque chose de proche) se rejoignent dans
l’expression. Dans notre restitution de Heidegger, nous avons essayé de faire
comprendre ce qu’il y a de surprenant a priori dans cette jonction : s’y
mélangent un thème spatial ou topologique avec un thème “final” et sémiotique.
Le thème spatial ou topologique “provient” de l’idée de spatialité existentiale,
d’une spatialité qui n’est pas celle des objets dans le réceptacle de l’externe, mais
qui est la spatialité originaire, la spatialité de la spatialisation apportée par
l’existence comme telle.
Chez Merleau-Ponty, on retrouve éminemment cette fonction spatialisante
de l’Être-au-monde, qui est seulement ordonnée au corps : Merleau-Ponty ne
cesse de nous expliquer que l’espace n’est pas d’abord réceptacle neutre pour les
choses et les mouvements, mais plutôt, originairement, ouverture de monde
polarisée depuis le corps, “prise” du corps sur ce à quoi il va, répartissant et
situant tout ce qui doit l’être. L’espace du greifen (dont le lobotomisé Schneider
est dépourvu) est plus originaire que celui du zeigen : l’espace est d’abord ce que
traversent et où aboutissent les gestes de mon corps, les motions intéressées de
mon corps (attraper l’aliment, écraser l’insecte gênant), il est d’abord
l’institution du privilège de certaines directions, la différenciation des percepts
selon la profondeur, il est, en un mot, espace-orienté-pour-le-corps avant que
d’être espace intelligible. Cette primauté de l’espace existentiel, devenu espace
du corps, Merleau-Ponty va jusqu’à la révéler agissante au cœur de
l’établissement de la vérité mathématique, dans le commentaire qu’il donne de
l’analyse kantienne du théorème de géométrie concernant la somme des angles
d’un triangle. Merleau-Ponty enseigne d’ailleurs que l’espace intelligible n’est
jamais que l’explicitation de ce qui est ouvert par l’espace-orienté-pour-le-
corps : le possible de l’espace neutre, accueillant tout étant, de l’espace où sont
tracés des mouvements virtuels, est déjà “ménagé” au niveau du greifen, nous ne
saurions pas concevoir les référentiels et géométriser si le pouvoir d’ouverture
“abstraite” que cela suppose n’habitait pas la gestualité primitive du corps, celle
de la saisie instinctive en quelque sorte. Seulement ce que fait l’attitude
d’entendement, c’est qu’elle explicite une possibilité muette au niveau premier,
produisant ainsi l’espace intelligible.
Cette très belle conception introduit déjà de l’interprétation au sein de la
thématique de l’espace, et veut nous rendre compréhensible de cette manière le
passage de l’espace “Être-au-monde-ique” à l’espace du monde. Elle est
cependant, à la lettre, évidemment paradoxale, parce que nous n’arrivons jamais à
comprendre complètement comment la gestualité du corps, si primitive et
instinctive soit-elle, ne serait pas gestualité en tant que mouvement, et
mouvement au nom de la référence à un espace où se localisent à la fois les
parties du corps et les régions du monde avec lesquelles il interfère. Comment
toute cette pensée insistante du mouvement fondamental et originaire de l’Être-
au-monde pourrait être réellement antérieure à l’espace et indépendante de lui.
Quelques éléments sur l’herméneutique 39

Une telle résistance, il est vrai, passera pour preuve de la bêtise du philosophe
transcendantal, incapable de sortir du point de vue épistémologique.
Si l’on s’efforce d’entrer dans le détail de ce que se représente Merleau-Ponty
dans cette matière, on arrive je crois à la vision d’un raccordement opéré par et
dans l’Être-au-monde entre deux motilités : 1) la motilité absolument
originaire, corporelle de l’Être-au-monde, que nous devons concevoir comme un
bougé infinitésimal, cet imperceptible frémissement musculaire du corps qui
esquisse la vision d’une couleur par exemple ; 2) la motricité ontique des gestes
effectivement et intersubjectivement observables du corps, sa chute ou son
déplacement vers la gauche de deux mètres par exemple, ou sa prise d’appui sur
le haut du dossier d’une chaise. Le raccordement en question, Merleau-Ponty le
pense en termes de motivation au sens husserlien : la motricité ontique est ce à
quoi tend la motricité infinitésimale suivant sa motivation (de manière non
causalement déterminante). Mais on peut dire aussi que le mouvement concret
motive la disposition musculaire infinitésimale qui va l’esquisser, et, de proche
en proche, le réaliser. La motilité 1) et la motilité 2) sont donc fondées l’une sur
l’autre suivant une double flèche de motivation. C’est ce qui peut nous faire
comprendre que la “logique” de l’espace des mouvements de type 2) renvoie à la
dynamique fondamentale des mouvements de type 1), qui ne comptent pas
comme directement spatiaux, mais comme motivation en vue des mouvements
de type 2). Cette décomposition et cette articulation relationnelle ne dissolvent
pas le paradoxe, mais nous font mieux voir le dispositif de pensée qui le veut.
Le concept de motivation fait le pont entre la motricité ineffable pré-spatiale du
corps, et la motricité ontique soumise à la géométrie. Mais ce pont est un
concept hybride, partiellement dynamique, partiellement sémiotique. Ce qui me
motive se constitue par là simultanément comme objectif à rejoindre dans un
espace et comme terme d’une proposition qui le marque comme à rejoindre, qui
lui confère le sens du devoir-être-rejoint.
Or, la structure d’ensemble, faisant passer de la motilité fondamentale à la
motricité ontique via la double motivation, est proprement la structure de
l’expression. Lorsqu’on dit que le corps exprime, c’est cela que l’on veut dire :
que sa motilité “Être-au-monde-ique” ne cesse pas de se traduire en déplacements
ou routines comportementales objectives. Et l’activité de parole est
fondamentalement analysée suivant ce modèle : renvoyée, en particulier, à une
vocifération originaire du corps qui instancie la motilité primitive, et qui passe
suivant sa motivation à la phrase acceptable formulée au moyen du clavier des
significations, bien qu’elle soit la source et la garantie de tout sens en
profondeur.
Chez Merleau-Ponty, donc, la problématique toujours en quelque manière
“spatiale” du rapport entre le sujet et son extérieur se noue bien avec la
problématique “sémiotique” du signe et de la signification, mais elle le fait
autour du concept d’expression et pas du concept d’interprétation. L’un et
l’autre semblant pourtant s’accorder ou se croiser dans le concept d’explicitation,
soit le concept d’une expression qui “reprend” une ouverture expressive, puisque,
nous l’avons vu, l’espace intelligible, l’espace infini, neutre, homogène où
chacun suppose ordinairement que se place toute chose, c'est-à-dire sans doute
aussi l’espace de la géométrie, au moins de la géométrie euclidienne, est supposé
par Merleau-Ponty être l’explicitation de l’espace-orienté-pour-le-corps. On est
40 Herméneutique et cognition

en droit, je pense, d’imaginer que pour Merleau-Ponty l’acte ou la valeur


d’explicitation s’enveloppe toujours dans l’expression, à quelque niveau qu’on la
considère : comprenons le bien, l’expression “opère” à tout niveau de l’Être-au-
monde, et l’Être-au-monde joue son ambiguïté – entre élan et inertie – à tous
les étages ou à tous les moments, du moment “biologique” de base qui dépose la
première inertie, celle du corps biologique, au moment “littéraire” de la conquête
d’un public par un livre, par exemple (moment d’élan, plutôt).
Formellement, les apports de Merleau-Ponty semblent être : 1) l’indexation
sur le corps ; 2) l’établissement d’une continuité homologuant entre elles toutes
les strates de l’Être sous la figure ambiguë de l’Être-au-monde ; 3) le passage
de l’interprétation à l’expression, c’est-à-dire d’une notion réceptive
originairement liée au texte à une notion centrifuge convenant au corps et à
l’émotion comme au langage, une notion hors-strate en somme.

Herméneutique et dialectique
Le résultat philosophique de cette modification, qui convient à l’évidence aux
recherches cognitives, nous l’avons dit, est que l’Être-au-monde merleau-
pontien endosse plus naturellement la référence dialectique que la référence
herméneutique. L’expression est, à beaucoup d’égards, un dépassement qui
sublime le milieu de la contradiction : par exemple et pour commencer, la
contradiction entre l’explication naturaliste et l’explication intellectualiste du
membre fantôme ; mais tout aussi bien la contradiction entre un espace
antérieur aux choses à la Kant et un espace émanant des choses à la Aristote. De
même, l’Être-au-monde merleau-pontien est un “geste” supposé plus originaire
que le sujet et l’objet, au nom duquel envisager l’un et l’autre comme des
“moments” d’un processus qui les intègre. Merleau-Ponty sent qu’il rencontre le
topos dialectique, et s’en explique. Dans Le Visible et l’Invisible, il se réclame
d’une hyperdialectique qui n’aurait pas les défauts de la dialectique, auxquels il
est sensible. Il sent que la dialectique 1) fige le mouvement dont elle parle en lui
donnant trop de positivité ; 2) qu’elle s’établit comme vérité philosophique
coupée de la situation et dément ainsi le ressort de sa justesse ; 3) qu’elle se
coule dans l’énoncé dogmatique des prédications au lieu de maintenir
l’enracinement dans l’anté-prédicatif qui la fonde ; 4) qu’elle déroge à
l’authenticité du dialogue en devenant un enchaînement de passages mécaniques
au lieu d’être mouvement du contenu solidaire du chemin qui va de l’appel à la
réponse ; 5) qu’elle ne peut s’empêcher de juger et voir ce dont elle parle du
point de vue d’une totalité qui fait de l’ombre au phénomène.
Mais justement, l’herméneutique est une démarche 1) qui accepte la
déréalisation du processus, qui se satisfait de le dire et de l’éprouver comme sens
en s’abstenant de le saisir comme manifestation d’une logique effective de
l’être ; 2) qui pose la compréhension comme mauvaise dès qu’elle ne se tient
pas dans la situation ; 3) qui demande qu’on lise la prédication à la lumière de
l’anté-prédicatif ; 4) qui envisage l’aventure du sens comme aventure indéfinie de
l’excès de l’appel sur la réponse et de la fidélité de la réponse à l’appel ; 5) qui
ne peut concevoir la totalisation, chaque percée de la perspective élargissant le
spectre des perspectives possibles.
Quelques éléments sur l’herméneutique 41

Pourquoi l’hyperdialectique de Merleau-Ponty est-elle encore une modulation


de la dialectique, et pas une herméneutique ouvertement revendiquée ? Il me
semble que la meilleure explication réside dans le déplacement en faveur du corps
d’une part, le choix de l’orientation centrifuge contre la centripète d’autre part.
Merleau-Ponty veut rester en phase avec une certaine intuition de ce que c’est
que la vie : il la voit comme agir, ouverture d’horizons, expression toujours
renouvelée d’un pouvoir d’échappement à l’être qui est d’abord le corps, mais qui
l’est de manière ambiguë, puisqu’il est inertie acquise en même qu’opération
toujours déstabilisée. La vie est ainsi embarrassée de l’être-là et de l’inertie,
qu’elle fuit, mais elle n’est pas en revanche originairement ou fondamentalement
assignée, placée sous la condition de l’appel. L’expression, comme manière de
comprendre le registre du sens, le rabat essentiellement sur le rapport sujet-objet
et le “fait” du dépassement perpétuel du sujet par lui-même dans le dépassement
de l’objet. L’Être-au-monde est plus fortement renvoyé à ce scénario par
Merleau-Ponty que par Heidegger, qui, en “commençant” avec l’existence plutôt
qu’avec le corps, et en interprétant les flèches de l’Être-au-monde à la fois en
termes topologiques et en termes finaux-sémiotiques, adhère plus à l’idéalité de
ce dernier, et maintient mieux le contact, dans la suite de sa philosophie, avec
l’idée d’une énigme enjointe à l’homme. Idée qu’il en vient même à majorer,
dans les termes que l’on sait, au cours de la seconde phase de sa pensée, lorsqu’il
décrit directement l’Être, son annonce, ses époques.

Être-au-monde et transcendantal
Nous avons une ultime observation à faire sur le motif de l’Être-au-monde,
toujours dans la perspective des analyses qui suivent et qui portent sur les
recherches cognitives. Il s’agira cette fois du lien entre cette pensée de l’Être-au-
monde conjoignant intentionnalité et interprétation et la doctrine transcendan-
tale.
Le courant des recherches cognitives qui se reconnaît le plus dans la figure de
l’Être-au-monde, et qui, d’ailleurs, se rattache volontiers à la phénoménologie
de Merleau-Ponty, plus qu’à aucune autre, à savoir le courant constructiviste
dont il sera question dans les chapitres à venir, conçoit la pensée de l’Être-au-
monde comme une pensée qui ruine toute idée de “forme transcendantale”
structurant le sujet et commandant a priori sa saisie du monde. La pensée de
l’Être-au-monde apparaît plutôt à ces lecteurs comme une pensée qui relativise
par principe tout caractère que pourrait avoir le sujet – l’organisme – dans son
intériorité comme appartenant tout aussi bien au monde de ce sujet, ou plutôt
comme dérivant de leur couplage originaire. En montrant et décrivant la
projection du Dasein-corps dans son monde-environnement comme l’événement
ou le fait le plus primitif, la pensée de l’Être-au-monde abolirait toute idée d’un
sujet nanti de structures intimes (formes de la sensibilité, règles de la logique de
l’objet) qui aurait à faire opérer dans un second temps ces structures dans le
champ d’une expérience (du monde). Donc, le courant constructiviste pense
pouvoir en appeler à l’autorité de Merleau-Ponty, voire de Heidegger, pour
rejeter toute conception transcendantale et affirmer la co-émergence interdépen-
dante du corps-Dasein et du monde-environnement.
42 Herméneutique et cognition

Cher Heidegger et Merleau-Ponty, les choses, pourtant, sont plus nuancées.


Heidegger, certes, s’oppose à la vision kantienne du problème dit de la
déduction, et qui est celui de la légitimité a priori des formes transcendantales
(l’espace et le temps d’un côté, les catégories de l’autre) pour l’expérience : il
déclare qu’un tel droit n’a pas à être établi dans la situation de séparation
assumée, mais dérive, comme une nécessité plutôt que comme un droit, de
l’unité originaire de l’entendement et de la sensibilité dans l’Être-au-monde. Ce
qui correspondrait, en termes philosophiques, assez bien à ce que veut le
constructivisme. Mais il professe par ailleurs que l’analytique existentiale est
une investigation transcendantale, que la description des moments
caractéristiques de l’existence est le déploiement de la connaissance ontologique,
anticipative, des étants de la région existence ; aucun existential n’est constaté
factuellement sur les Dasein que nous sommes, chacun lui est imputé a priori
au titre d’une pré-compréhension qui porte sur leur être. La “connaissance”
exposée par l’analytique transcendantale a donc la nécessité et l’aprioricité d’une
connaissance transcendantale.
Merleau-Ponty, de son côté, récuse constamment ce qu’il appelle solution
intellectualiste du problème de l’émergence du sens d’objet dans notre
expérience, et qui consiste à renvoyer cette émergence au jeu de formes a priori
logiques ou esthétiques, au Je pense, à la forme du jugement, à l’espace, etc. Il
demande qu’on remonte à un avant l’objet qui est aussi avant ces formes, où il
n’y a que le champ phénoménal et le tressaillement de la motilité fondamentale
de l’Être-au-monde, sur le point de jaillir. Et il décrit en fin de compte les
formes en question plus comme des corrélats de l’animation ou la polarisation
apportées par l’Être-au-monde que comme des pré-données configurant le monde
pour un sujet lui-même pré-donné. Pourtant, il ne destitue pas absolument la
perspective transcendantale, en maintenant cette idée qu’en fin de compte le
monde se stabilise via l’Être-au-monde comme monde pour une intention de
monde, soumis à une structuration, à des formes sans lesquelles il n’est rien.
Mais transcendantal désigne plutôt pour Merleau-Ponty la forme que prend
téléologiquement le monde sous l’égide de la relance récurrente de l’Être-au-
monde : nous tendons à constituer le monde comme le champ omni-englobant
de l’expérience, toujours plus intégrateur, et comme vérifiant universellement un
ensemble de formes qui procèdent de l’histoire de notre intention-volonté du
monde, en sorte que la cohérence transcendantale apparaît comme l’avenir de la
perception et de la vie, constamment présent à elles.
Cette façon que le transcendantal a de se maintenir pour le point de vue Être-
au-monde-iste se laisserait transposer au contexte cognitif, bien que ce langage
ne soit pas spontanément tenu par les chercheurs du courant constructiviste,
pour ce que j’ai remarqué jusqu’ici.
Il n’est pas difficile de remarquer, en effet, que l’Être-au-monde fonctionne
pour les recherches constructives comme une forme à retrouver et confirmer dans
les données empiriques, le plus souvent au moyen de modèles qui, pour ainsi
dire, la révèlent. L’homme intelligent, objet de l’effort scientifique des sciences
cognitives et de l’aspiration simulatrice de l’Intelligence Artificielle, est anticipé
comme Être-au-monde. Le programme de la construction théorique et factuelle
de cet homme est celui de l’illustration de l’idée d’un couplage déterminant un
environnement et un organisme. Le programme de l’explication génétique des
Quelques éléments sur l’herméneutique 43

facultés en lesquelles l’intelligence de l’homme une fois structurée se décompose


est celui de la description de leur émergence comme règle d’entrée-sortie à partir
de la dynamique du couplage. Tout se passe donc comme si le spécialiste de
sciences cognitives savait a priori la conformité de l’homme à la forme de
l’Être-au-monde, par la vertu d’une réflexion et d’une imagination portant sur ce
que ne peut pas ne pas être pour nous l’homme. En sorte que l’Être-au-monde
apparaît comme un “contenu transcendantal” présidant à la science de la région
cognitive, affirmation qui serait, dans le domaine empirico-scientifique, dans le
domaine positif en somme, le pendant de l’affirmation heideggerienne selon
laquelle les existentiaux déclinent la connaissance ontologique c’est-à-dire trans-
cendantale de l’étant Dasein (la connaissance de son être). Pour Heidegger, les
formes transcendantales du connaître mises au jour par Kant se déduisent de la
caractérisation ontologique de l’existence, tant il est vrai que le connaître est une
modalité de l’existence : les catégories, les formes de la sensibilité et leur
jonction énigmatique dans le schématisme se comprennent en termes de
l’analytique existentiale (de la notion de transcendance du Dasein bien creusée),
en telle sorte de la connaissance transcendantale heideggerienne apparaît comme
méta-transcendantale par rapport à la connaissance transcendantale kantienne. De
même, la théorie cognitive de l’homme guidée par la forme ou l’idée d’Être-au-
monde est appelée à rendre raison de ces formations postérieures que sont le
langage ou l’espace avec leurs logiques, en tant que filtres installés pour
l’exercice mûr de la connaissance par l’organisme dans son environnement.
Si cette “opérativité transcendantale” du concept de l’Être-au-monde était
mieux vue par les chercheurs du courant constructiviste, ils reconnaîtraient peut-
être que le recours à l’herméneutique à travers la notion d’Être-au-monde ne les
a pas divorcés une fois pour toutes et radicalement d’avec la perspective transcen-
dantale. Cela dit, ce qui prévaut plutôt est la pensée que la référence à l’hermé-
neutique à travers l’Être-au-monde est référence à une vision ou une idée de
l’auto-correction infinie et libre, jamais assujettie à aucun cadre, comme on aime
à se représenter la vie. Or, la doctrine transcendantale sous toutes ses formes est
au contraire vue comme une doctrine qui enchaîne l’homme à un ensemble de
contenus à lui imputés comme limite naturelle et rationnelle de lui. Ceux qui
professent la pertinence de l’herméneutique pour comprendre ou simuler
l’intelligence humaine sont donc plutôt ceux qui récusent l’enseignement trans-
cendantal, et le regardent comme devant être dépassé dans une conception qui fait
réellement droit au jeu inentravé de la dynamique.
Cette dernière section de notre chapitre introductif ouvre donc une fenêtre sur
un sujet en lui même délicat et passionnant, qui serait le sujet : herméneutique,
critique et philosophie transcendantale. Il ne sera pas traité systématiquement
dans ce livre, mais son atmosphère le détermine en partie à l’arrière-plan.
Le thème représentationnel

Il est entendu que l'on désire, dans ce livre, examiner les recherches
cognitives contemporaines par le biais de leur confrontation méthodique avec
l'herméneutique philosophique, ou plutôt, avec un ensemble de concepts, de
distinctions et de visons extraites de la récente tradition herméneutique, ensemble
qui a été mis à plat au premier chapitre. On pourrait s'attendre à ce que,
maintenant, nous adoptions résolument et d'emblée le style épistémologique
ordinaire en évoquant directement des modélisations, des démarches, des enquêtes
ou des résultats nés dans la région cognitive, pour les commenter ensuite dans la
perspective qui est la nôtre. Nous n'allons pas procéder de la sorte, et ce, pour
une raison qu'il n'est pas difficile de dire, et, je l'espère, de comprendre.
L'application judicieuse, intelligente du regard “herméneutique” aux affaires
cognitives présuppose une juste évaluation de la chose cognitive, c'est-à-dire
avant tout une bonne sensibilité au problème d'unité et d'identité qu'elle suscite.
Il n'est pas clair du tout qu'une ou des sciences cognitives aient été correctement
définies comme une entreprise unitaire et sensée depuis qu'on le proclame et que
des travaux souvent passionnants sont réalisés. L'affaire cognitive est
certainement un nouage d'énergies de haute qualité intellectuelle dans des
montages institutionnels, et sous l'inspiration de quelques grandes idées ou
métaphores. Elle n'est pas sûrement un projet scientifique bien construit
accumulant sagement de la substance dans un cadre méthodique et avec une
perspective ontologique clairs. Non seulement l'identité et l'unité de la chose
cognitive fait problème, mais le croisement du motif herméneutique avec elle est
éminemment concerné par cette indécision : pour une part, c'est la perplexité où
nous jette l'effort de fondation unitaire de l'entreprise cognitive qui motive et
justifie la convocation des thèmes herméneutiques, à la fois en tant qu'élément
de comparaison et filtre ou langage d'élucidation.
Donc, un premier objectif est d'entrer de manière juste dans l'unité
problématique de la chose cognitive. A cette fin, j'ai choisi de présenter les
paradigmes concurrents qui servent à mettre en perspective cette unité dans un
cadre plus vaste, nous faisant échapper au cercle cognitif à la fois sur le plan
historique et sur le plan thématique. Je me propose en effet, dans ce second
chapitre, d'étudier ce qu'il en est de la représentation dans l'organisation
générale des savoirs, où apparaissent en fin de compte, à la fin du vingtième
siècle, ce qu'on appelle sciences cognitives, mais qui a subi quelques avatars
autres et de grande conséquence depuis la Renaissance. Le recul historique ainsi
adopté est aussi un recul théorique, au sens où j'entends réfléchir sur le rôle de la
notion de représentation non seulement pour l'entreprise cognitive, mais aussi
pour celle des sciences sociales et humaines par exemple.
46 Herméneutique et cognition

Pour conduire cette enquête préalable sur le “thème représentationnel”, à la


faveur de laquelle je compte présenter les recherches cognitives et leur débat une
première fois, de manière globale, j'ai de plus choisi de m'appuyer sur Michel
Foucault : sur son évocation “archéologique” de deux figures de la représentation
au moins, celle qui, à l'âge classique, contribue à définir une épistémè de la
représentation d'une part, celle qui, au XIX° puis au XX° siècles, intègre la
représentation dans une logique générale des sciences de l'homme d’autre part.
Ce recours à Foucault doit lui-même être compris à deux niveaux. D'un côté,
je veux bien valider tout simplement ce qu'il allègue sur les époques du savoir
qu'il présente, et considérer qu'il nous dit le vrai sur au moins deux manières
dont la représentation a pu faire partie d'un vaste dispositif organisant l'approche
connaissante des faits, comportements ou fonctionnements humains en tant que
tels. Mais d'un autre côté, j'entends son discours comme le discours de quelqu'un
qui est contemporain des sciences humaines structuralistes, au plus haut point de
leur faveur et de leur prétention, et qui, conséquemment, construit sa lecture du
passé et une certaine anticipation du futur cognitif depuis cette clairvoyance de
“philosophe structuraliste”. C'est ce qui m'amène, en plusieurs circonstances, à
lire et commenter son montage archéologique en suivant ma propension de
“philosophe cognitif”. La présentation en parallèle du discours “structural” et du
discours “cognitif”, qui se sont offerts comme disponibles l'un à la suite de
l'autre à vingt ou trente ans d'écart, la mise en relief de leur affinité quant à la
forme, quant au contenu, et, j'ose le dire, parfois quant au style, fait à vrai dire
partie de ce que j'ai le désir d'apporter dans ce chapitre et dans ce livre.

LA SAVOIR CLASSIQUE DE LA REPRESENTATION


Michel Foucault raconte, dans Les mots et les choses, la passionnante
histoire du changement d'épistèmè survenu entre le monde renaissant et l'âge
classique. Le roman de Don Quichotte en fournit selon lui l'allégorie
exemplaire : si, dans un premier temps, Don Quichotte expérimente à ses
dépens que le monde n'est pas à la ressemblance des romans de chevalerie qu'il a
lus, que l'homogénéité radicale du signe et du réel qui caractérisait l'univers
(renaissant) de la ressemblance est mort, dans la seconde partie du livre de
Cervantès, il rencontre des personnes qui le connaissent comme le héros de la
première partie, et il s'attache à défendre sa vérité face à leur témoignage.
Foucault commente dans les termes suivants :
« La vérité de Don Quichotte, elle n'est pas dans le rapport des mots au
monde, mais dans cette mince et constante relation que les marques verbales
tissent d'elles-mêmes à elles-mêmes. La fiction déçue des épopées est devenue
le pouvoir représentatif du langage. Les mots viennent de se refermer sur leur
nature de signes. »1

Citation qui fait déjà sentir que l'espace de la représentation est celui d'une
clôture. Herméneutique? Il ne faut pas en préjuger. Essayons plutôt de restituer
le monde dominé par la représentation que décrit Foucault, et d'abord, la notion
même de représentation dont il s'y agit. Dans ce but, nous allons relever en
premier lieu quelques déterminations générales de la représentation de l'âge

1 .— Les mots et les choses [abréviation MC], Paris, 1966, Gallimard, 62.
Le thème représentationnel 47

classique : des déterminations qui, tout à la fois, précisent ce qui est nommé du
nom de représentation en cet âge selon Foucault, et pourquoi et comment la
représentation ainsi entendue peut dominer l'ensemble du savoir.

La représentation comme ressort de la mathesis classique


Le premier trait définitoire de la représentation, selon Foucault, réside en ceci
qu'elle est redoublée et auto-appliquée : la représentation indique l'objet, mais
elle représente aussi – ou même essentiellement – son lien au représenté, qui
dès lors intervient comme contenu d'une idée, soit comme représentation à son
tour. La représentation est donc toujours représentation de représentation. Cela
vaut sans doute la peine de citer Foucault :
« Une idée peut être signe d'une autre non seulement parce qu'entre elles
peut s'établir un lien de représentation, mais parce que cette représentation peut
toujours se représenter à l'intérieur de l'idée qui représente »1.

Mais en fait, ce qui est implicite à ou concomitant avec cette théorie de la


représentation, c'est une certaine “ontologie” du signe, de l'ordre, présentée par
Foucault à partir de citations des Regulae cartésiennes, et qui culmine
naturellement dans la figure de la mathesis. L'esprit classique pose la primauté
de l'activité d'analyse : l'articulation en tableau du complexe qui le ramène au
simple.
Or la représentation et le signe sont coextensifs et couvrent en quelque sorte
intégralement, dans cette congruence, le champ du pensable.
« À l'âge classique, rien n'est donné qui ne soit donné à la représentation ;
mais par le fait même, nul signe ne surgit, nulle parole ne s'énonce, aucun mot ou
aucune proposition ne vise jamais aucun contenu si ce n'est par le jeu d'une
représentation qui se met à distance de soi, se dédouble et se réfléchit en une
autre représentation qui lui est équivalente. »2

La théorie de la signification ne pourra donc jamais être autre chose que


l'explicitation de ce que la représentation/signe articule et distingue comme tel :
« Les signes n'ont donc pas d'autres lois que celles qui peuvent régir leur
contenu : toute analyse de signes est en même temps, et de plein droit,
déchiffrement de ce qu'ils peuvent dire »3.

Le nom reçu pour cette théorie est – déjà – celui de la critique, qui
s'effectue dans le discours, et dont le passage suivant décrit l’opération :
« (…) on ne cherche plus à faire lever le grand propos énigmatique qui est
caché sous les signes ; on lui demande comment il fonctionne : quelles
représentations il désigne, quels éléments il découpe et prélève, comment il
analyse et compose, quel jeu de substitutions lui permet d'assurer son rôle de
représentation. »4

En résumé, la représentation de l'âge classique intervient au sein d'un


complexe ou d'un ordre qui est aussi celui du signe, et dont l'articulation vaut
comme le phénomène de la pensée lui-même. De plus, le tissu représentatif

1 .— MC, 79.
2 .— MC, 92.
3 .— MC, 80.
4 .— MC, 94.
48 Herméneutique et cognition

appelle la procédure de l'analyse comme le mode canonique de l'explicitation et


de la clarification de la pensée en cause. Mais l'idée d'une analyse qui est en
même temps un déchiffrement du vouloir dire, qui organise en une sorte d'arbre
logique le jeu des significations, et, par cette présentation même, prétend
élucider le contenu de vérité du discours et de la pensée, ne peut pas ne pas nous
faire penser à la philosophie analytique contemporaine. Elle aussi se présente
comme une analyse, comme son nom en garde la mémoire, et comme certains
de ses pères fondateurs l'ont souligné (je pense ainsi à Russell dans l'exemplaire
Philosophie de l'atomisme logique). Elle aussi modèle ses opérations sur la
forme logico-algébrique, elle aussi estime que l'analyse du langage, c'est-à-dire,
dans le contexte qui est le sien, que toute analyse de phrase – désormais
reconnue nécessairement formelle – est en même temps, de plein droit,
attestation et repérage du sens.
Or la philosophie analytique est venue, historiquement, après et en partie
contre le criticisme kantien (auquel elle a voulu substituer son propre standard de
la critique), alors que le “représentationnalisme” classique est pré-kantien.
Foucault, conscient de l'importance de cette précession, dégage des
caractéristiques de son “épistèmè de la représentation” plus ou moins inspirées
par le dispositif transcendantal de la première critique kantienne.
Tout d'abord, il nous apprend que la représentation classique affronte en
quelque sorte un “fond” de la ressemblance, de l'analogie, où l'on n'a pas de peine
à reconnaître un continu externe présupposé, quelque chose qui tient une place
ou un rôle comparable au divers spatialisé de l'esthétique transcendantale. La
ressemblance était en effet, dans l'univers renaissant, la trame du monde, que
l'interprétation du signe révélait ; elle devient le régime de ce qui est externe au
champ du signe, et que la représentation analyse en identité et différences. C'est
que
« (…) une égalité ou une relation d'ordre ne peut-être établie entre deux
choses que si leur ressemblance a été au moins l'occasion de les comparer »1,

en sorte que la ressemblance apparaît comme le mode de donation du divers. Au


vu de l’opposition entre le ressemblant – graduel, analogique – et l'identique-
différent – tranchant, catégorisant – on se sent à vrai dire fondé à rattacher le
premier, comme nous le suggérions à l'instant, au continuum présentatif sur qui
la représentation, via le moment catégoriel de l'identique et du différent, installe
son tableau discret. Foucault confirme notre parallèle :
« La similitude dans la philosophie classique (c'est-à-dire dans une
philosophie de l'analyse) joue un rôle symétrique de celui qu'assurera le divers
dans la pensée critique et dans les philosophies du jugement »2.

Mais l'intervention du repérage kantien dans l'exposé de Foucault ne se


limite pas à cette mise en place de la ressemblance comme vis-à-vis de l'analyse.
Ce qu'il dit de la fonction médiatrice de l'imagination, entre le foisonnement des
ressemblances et l'ordre représentationnel, rappelle aussi la place qui lui est
accordée dans la première critique, dans la déduction transcendantale ou la théorie
du schématisme. L'imagination, nous dit-il, est pour l'épistèmè de l'âge

1 .— MC, 82.
2 .— MC, 83.
Le thème représentationnel 49

classique à la fois nécessaire à la pensée du semblable, puisque cette dernière


exige qu'on re-présente l'impression sensible (et c'est ce qui correspond à la
fonction de l'imagination reproductrice kantienne), et dérivée d'elle, puisque la
synthèse imaginative s'appuie sur une puissance d'inter-évocation des
impressions (ici c'est plutôt le canevas conceptuel de la fameuse intuition
formelle que l'on pourrait reconnaître).
Dans la foulée de ces remarques, Foucault raconte les généalogies de
l'imagination, l'ordre et la similitude proposées à l'âge classique. Pour le coup,
cette préoccupation fait échapper à l'ambiance kantienne les conceptions qu'il
rapporte : le problème kantien lié aux instances en question est purement et
strictement juridique, et jamais généalogique, on le sait. Il résulte de cet
accrochage partiel de la description de l'épistèmè classique aux topoi kantien
l'idée que cette épistèmè doit être jugée à la fois étrangère dans son idée du vrai
au référentiel transcendantal, voire opposée à lui, et tout de même apparentée,
conceptuellement affine, comme si l'idée d'une analyse d'un donné des
similitudes exploitait un possible philosophique homologue à celui qui fournit
le criticisme, comme si la conception de cette analyse correspondait à une
manière de ne pas sécréter déjà le transcendantalisme alors même que l'on en
campait le paysage (la figure de l'entendement, la visée du champ externe du
divers, le sentiment de l'importance architectonique d'une procédure de
l'imagination).
Mais s'il en est ainsi, le statut de la mathesis des dix-septième et dix-
huitième siècles est à nouveau très comparable à celui de la philosophie
analytique. Même si cette dernière s'est entre autres choses construite à partir de
“réfutations” du kantisme (à partir d'“anti-Kants” dit Kevin Mulligan), elle
reprend néanmoins profondément le souci kantien de la connaissance et nombre
des philosophèmes associés, et ne cesse d'ailleurs de revenir sur le précédent
supposé dépassé (de Carnap à Putnam en passant par Hintikka, les preuves n'en
manquent pas). Son intention fondationnelle et son attachement à une certaine
idée de la norme logique du vrai maintiennent en quelque sorte un ajointement
essentiel de cette philosophie avec le kantisme (ce que certains auteurs,
d'ailleurs, lui reprochent).
Ce qui vient d'être dit concernait au fond surtout le rapport de l'analyse
classique à l'espace. Mais cela est largement confirmé par l'examen du rapport de
cette même analyse avec le temps, en l'occurrence, le temps de l'énonciation des
phrases, on va le voir.
Foucault dégage en effet une nouvelle détermination essentielle à la
représentation classique – essentielle pour elle et à ses propres yeux – et qui est
la successivité de son régime, le régime de la représentation s'égalant en
l'occurrence à celui du discours, conformément à une présupposition déjà
dévoilée de cette épistèmè :
« (…) pour mon regard, “l'éclat est intérieur à la rose” ; dans mon discours,
je ne peux éviter qu'il la précède ou la suive »1.

1 .— MC, 96.
50 Herméneutique et cognition

Si le parler de la représentation est donc discours, la grammaire générale


– notion dont nous allons mesurer l'importance – est l'étude de l'ordre du
discours, elle est la logique de la temporalité propre de la phrase, en somme :
« La Grammaire générale, c'est l'étude de l'ordre verbal dans son rapport à
la simultanéité qu'elle a pour charge de représenter »1 .

Cette insistance sur la temporalité successive du discours appartient toujours


à la problématique kantienne d'un face-à-face de la représentation et du continu,
qui est au fond une confrontation du temps et de l'espace, sauf que le temps qui
intervient au pôle représentatif est celui de l'égrènement produit, le temps du
schème du nombre chez Kant ou de la construction chez Brouwer, un temps
discret de l'acte et pas le temps continu forme pure de l'intuition interne, qui est
chez Kant jusqu'à un certain point comme l'espace. En même temps, la
problématique est heideggerienne, parce que cette mise en successivité est
effectuation de structure, articulation2 , comme on le verra mieux dans ce qui
suit : le parler de Foucault semble réellement repris de Heidegger.
Mais en tout cas ce parler articulant du discours, à la limite, ne se distingue
pas du connaître :
« (…) connaître et parler consistent d'abord à analyser la simultanéité de la
représentation, à en distinguer les éléments, à établir les relations qui les
combinent, les successions possibles selon lesquelles on peut les dérouler »3.
« Savoir, c'est parler comme il faut et comme le prescrit la démarche
certaine de l'esprit »4.

Cette dernière formulation est cette fois absolument congruente avec ce qu'on
peut juger comme la démarche essentielle de la philosophie analytique :
identifier la connaissance à une fonction du langage et la critique à une
surveillance régulative universelle des pouvoirs représentatifs du langage. C'est
l'empirisme logique historique de Carnap qui a occupé sans doute le premier et
avec l'élan dogmatique le plus grand ce lieu philosophique, mais les réfutations
survenues ultérieurement n'affectent pas le dispositif, seulement les convictions
touchant sa traduction comme théorie logico-scientifique : chez Quine par
exemple, pour citer un fossoyeur célèbre de Carnap, l'idée de la connaissance et
de la critique me semble essentiellement la même. Cette orientiation très
générale, visant à une grammaire épistémologique du connaître, partage quelque
chose avec le criticisme kantien, l'idée de critique, et l'idée d'une consistance a
priori du connaître, malgré tout, mais elle s'oppose résolument à la philosophie
transcendantale sur la question des facultés : chez Kant, la critique reste critique
des pouvoirs facultaires en général, depuis le tribunal de la réflexivité, et non pas
seulement critique du langage.
Un premier résultat qui se dégage de cette peinture de la représentation à l'âge
classique est donc cette figure de la mathesis pré-criticiste, que nous ne
comprenons bien, je crois, qu'en la rapprochant de celle, plus proche de nous, de
la mathesis post-criticiste analytique, le rapprochement nous suggérant au fond

1 .— MC, 97.
2 . — Cf. p. 19.
3 .— MC, 101.
4 .— MC, 101.
Le thème représentationnel 51

que le post est en l'occurrence pour une part indu, ou en tout cas purement
historique.
Foucault nous donne le moyen d’élaborer et de raffiner un tel enseignement
avec le second volet du tableau qu’il donne de cette épistèmè classique, et qui
concerne le problème sémantique. Il le fait en nous proposant une élucidation de
ce qu'il appelle grammaire générale, et qui est en principe, nous l'avons vu, la
théorie de la successivité du discours. Finalement, la grammaire générale
apparaît comme, certes, un ensemble de dogmes concernant les rapports du
langage et du temps, mais de manière concomitante comme une théorie
généalogique-ontologique du sémantisme.

Le quadrilatère du langage : destin du sens représentatif


La théorie générale de la signification à l'âge classique, donc, est ce qu'on
appelle Grammaire générale. Selon la reconstruction qu'en donne Foucault, elle
se déploie en un quadrilatère du langage, que reproduit la figure 4.

articulation

nomenclature- désignation
proposition
taxinomie

dérivation

Figure 4 Le quadrilatère du langage


Il faut prendre en considération chaque sommet du quadrilatère pour
comprendre quels éclairages sont ainsi donnés sur le sémantisme.
1) le terme proposition renvoie à la prééminence de la phrase – de la
thèse – dans ce qui fait signifier la représentation par le discours :
« C'est la proposition en effet qui détache le signe sonore de ses immédiates
valeurs d'expression, et l'instaure souverainement dans sa possibilité
linguistique »1.

Cette prééminence se spécifie en prééminence du verbe – Adam Smith dit


que les autres parties du discours en sont dérivées, s'en sont détachées comme des
planètes d'un soleil – parce que le verbe est ce qui porte l'affirmation de la
phrase, ce qui la rend justiciable de la vérité : ce qui donc est à la couture des
mots et des choses, concentrant en soi le caractère représentatif.

1 .— MC, 107.
52 Herméneutique et cognition

Mais le verbe n'est pourtant pas conçu comme essentiellement


temporalisant par cette grammaire fondamentale. Il est attributif, tout verbe est
soutenu par le verbe être (“je chante” veut dire “je suis chantant”), ce dernier
ayant la valeur de la synthèse représentative :
« La seule chose qu'affirme le verbe c'est la coexistence de deux
représentations : celle par exemple de la verdeur et de l'arbre (…) »1.
« La coexistence, en effet, n'est pas un attribut de la chose elle-même, mais elle n'est
rien de plus que la forme de la représentation : dire que le vert et l'arbre coexistent, c'est
dire qu'ils sont liés dans toutes, ou dans la plupart des impressions que je reçois. »2
« Si bien que le verbe être aurait essentiellement pour fonction de rapporter tout
langage à la représentation qu'il désigne »3.
« Si bien que la fonction du verbe se trouve identifiée avec le mode
d'existence du langage, qu'elle parcourt en toute sa longueur : parler, c'est tout à
la fois représenter par des signes, et donner à des signes une forme synthétique
commandée par la parole. »4

On retrouve, une fois de plus, le parti pris de la philosophie du langage


moderne : une de ses décisions les plus radicales touchant la question de la
signification est celle qui privilégie le niveau de la phrase et corrélativement
celui de la valeur et des conditions de vérité. En substance, c'est Frege qui a mis
en place ces idées-force de la sémantique vériconditionnelle des phrases (bien que
la systématisation notoire soit celle de Tarski). Cependant, la reconnaissance de
la centralité du verbe invite aussi à une autre perspective sur la phrase et le
sens : celle qui met en avant la flexion temporelle, et qui donc regarde le recueil
de l'événementialité dans la langue comme l'élément premier de la signifiance.
Mais le fait de réduire, après avoir transféré toute la charge de la sémantique
verbale sur le verbe être, la fonction de celui-ci à celle de l'établissement du lien,
de la copule, détourne nécessairement de la prise en compte de la dimension
temporelle, événementielle du sémantisme, dont le rôle organisateur du verbe est
pourtant l'indice. Finalement, on le verra, la grammaire générale comprend
plutôt la représentation à partir du nom, comme la philosophie analytique et le
cognitivisme computationnaliste à sa suite. En examinant ce sommet du
quadrilatère, en tout cas, nous découvrons une première fois que la mathesis pré-
critique rencontre les problèmes contemporains de la sémantique : disons, pour
fixer les idées, et en anticipant sur le prochain chapitre, que l'alternative entre la
compréhension de ‘être’ comme facteur de temporalisation et celle de ‘être’
comme copule correspond à l'alternative entre une sémantique cognitive à la
Langacker et une sémantique logique (intensionnelle) à la Montague. Et retenons
que la grammaire générale esquisse, en rapportant le sémantisme à l'événement,
un geste qu'elle conjure par une théorie logique de la copule.
2) l'articulation est la structuration prédicative de la phrase. Bien que ‘S est
P’ soit entendu comme affirmant l'être – ayant sa valeur représentative dans
cette affirmation – le nom commun est regardé comme ce qui, par sa généralité,
rend plus essentiellement la prédication possible : sans lui, la langue serait un
pullulement de noms propres inarticulables. La généralité se déploie en un
réseau de liens de deux façons dans la représentation : selon l'opposition

1 .— MC, 110.
2 .— MC, 110.
3 .— MC, 110.
4 .— MC, 111.
Le thème représentationnel 53

genre/espèce comme inclusion représentative hiérarchique des noms (animal


> quadrupède > chien > barbet), et selon l'opposition substance/accident comme
détermination des noms par les adjectifs. Mais les rôles ne sont pas fixés une
fois pour toutes, l'articulation a du jeu : blancheur est un adjectif
substantivé, une qualité articulée comme substance, humain un substantif
adjectivé, une substance transposée en accident qualitatif :
« Les éléments de la proposition ont entre eux des rapports identiques à ceux
de la représentation ; mais cette identité n'est pas assurée point par point de sorte
que toute substance serait désignée par un substantif et tout accident par un
adjectif. Il s'agit d'une identité globale et de nature : la proposition est une
représentation ; elle s'articule sur les mêmes modes qu'elle : mais il lui appartient
de pouvoir articuler d'une façon ou d'une autre la représentation qu'elle
transforme en discours. »1

À côté de cette théorie de l'articulation centrée sur la représentativité du nom,


l'âge classique rencontre les “morphèmes grammaticaux” (marques de pluriel et
de genre, cas des déclinaisons, articles, démonstratifs, prépositions,
conjonctions) qui lui posent problème, puisqu'ils sont pré-nominaux, et,
semble-t-il, non représentatifs. Ils sont en fait interprétables de deux manières :
— soit comme un auxiliaire autonome-conventionnel de la représentation :
« (…) la syntaxe, au XVIIIe siècle, était considérée comme le lieu de
l'arbitraire où se déployaient en leur fantaisie les habitudes de chaque peuple »2.

— soit comme les résidus d'anciennes nominations, sur le modèle, disons,


de l'étymologie de pas et de rien. Selon cette perspective, le langage est dans sa
totalité nomination :
« Dans toute son épaisseur, et jusqu'aux sons les plus archaïques qui pour la
première fois l'ont arraché au cri, le langage conserve sa fonction
représentative : en chacune de ses articulations, du fond du temps, il a toujours
nommé. Il n'est en lui-même qu'un immense bruissement de dénominations qui se
couvrent, se resserrent, se cachent, se maintiennent cependant pour permettre
d'analyser ou de composer les représentations les plus complexes. À l'intérieur
des phrases, là-même où la signification paraît prendre un appui muet sur des
syllabes insignifiantes, il y a toujours une nomination en sommeil, une forme qui
tient enclos entre ses parois sonores le reflet d'une représentation invisible et
pourtant ineffaçable. »3

Ces deux interprétations, à nouveau, apportent une lumière généalogique sur


l'articulation de la représentation :
— soit on la met du côté de la convention, c'est-à-dire, disons, du social, de
l'ethnique, du régulatif coutumier, si bien que la strate des morphèmes
grammaticaux apparaît comme une part extra-linguistique et non mimétique,
non spéculaire de la représentativité du langage, faisant pendant à la
représentativité plus immédiate qui serait celle des noms ;
— soit on la renvoie tout de même à la nomination, et dans ce cas la
généalogie qui prévaut pour ces morphèmes est celle du devenir-
syncatégorématique de la représentation nominale catégorématique.
Dans les deux cas, le statut de la représentation nominale, autre que la
représentation “assertive” de la phrase, demande à être éclairé : à partir d'un point

1 .— MC, 114.
2 .— MC, 116.
3 .— MC, 118.
54 Herméneutique et cognition

de vue moderne, qui en l'occurrence est déjà celui de Foucault, on se demande si


elle est “arbitraire” ou non, ou plutôt on se demande en quel sens elle peut être
estimée non arbitraire, puisque la discussion sur les termes syncatégorématiques
semble exclure que la représentativité catégorématique ordinaire des noms soit
conventionnelle. De Frege à Langacker, le problème de la sémantique
contemporaine, logique ou cognitive, est en effet de répartir la représentativité
entre noms, termes grammaticaux et phrases complètes, tout en évaluant ses
niveaux de nécessité.
3) la désignation : en fait, nous l'avons d'ailleurs déjà vu et dit, la théorie de
l'articulation comme articulation nominale généralisée indique que la
représentation a deux faces, l'une, l'affirmation de l'être, portée par le verbe,
l'autre, la représentativité élémentaire faisant l'objet de l'articulation, celle du
nom. Et nous venons de poser la question du caractère éventuellement non
arbitraire de la représentation nominale. L'âge classique a, semble-t-il, une
théorie cognitive ambivalente de celle-ci. On admet bien que le signe dénote
conformément à certains antécédents naturels, mais on souligne en même temps
tout ce qui s'ajoute dans et par l'usage symbolique, et fait passer à un autre ordre,
non naturel. Il y a, pense-t-on, une universalité physio-biologique – manifeste
au niveau de notre agitation animale – sur le repérage de laquelle peut se fonder
la représentativité. Je comprends le cri de l'autre par analogie avec le mien, qui
lui est immédiatement égal par universalité naturelle, comme exprimant l'appétit
ou la frayeur. Mais dans cette compréhension, comme dans tout usage du signe,
s'implique la séparation du représentant et du représenté, la symbolisation :
ainsi, j'inverse le temps et la modalité en criant la faim avant qu'elle soit assez
pressante pour que ce cri me vienne naturellement, ou en criant pour faire naître
une représentation chez l'autre (fonction perlocutoire).
Le signe (nominal) n'est donc pas moins conventionnel du fait qu'il est
rapporté à une source “éthologico-biologique” : c'est la convention qui lui donne
sa valeur de signe en plus de son association régulière au réel. En particulier, la
ressemblance – la valeur spéculaire et mimétique, candidate à fonder la
représentativité – ne vient au discours que par l'agencement qu'il réalise :
« Là où il y a nature – dans les signes qui naissent spontanément à travers
notre corps – il n'y a nulle ressemblance ; et là où il y a utilisation des
ressemblances, c'est une fois établi l'accord volontaire entre les hommes »1.

Mais qu’en est-il alors de la ressemblance associée tout à l'heure au


continuum présentatif ? Elle est une ressemblance de l’être avec l’être
justement, et rien qui puisse coopérer à, encore moins fonder la représentation,
elle n’est pas une ressemblance du discours à l’être.
En fin de compte, la grammaire générale propose une nouvelle généalogie,
celle de la désignation : celle-ci conduit des racines nominales, pré-nominations
fondamentales où se loge déjà une mimèsis immédiatement fixée dans une
convention primitive2 , aux nominations de plus en plus complexes et dérivées,
qui participent de l'articulation de la représentation. La temporalité de cette

1 .— MC, 122.
2 .— En principe, il serait contradictoire avec le propos que cette fixation de convention soit
présentée comme la raison de la mimèsis en question, mais, selon ma lecture, Foucault n'interdit
pas une telle interprétation : j'ai tendance à en conclure qu'il y une hésitation profonde de la
grammaire générale vis-à-vis de la notion de généalogie extra-linguistique du langage.
Le thème représentationnel 55

généalogie semble devoir être une temporalité propre du langage : ses étapes ne
peuvent être définies que comme des cas de représentation nominale.
Comme je l'ai explicité dans la note ci-dessus, on a affaire, dans ce
traitement de la désignation, à une sorte de mixte de naturalisme et de logico-
symbolicisme, ou plutôt d'hésitation permanente et intranchable entre ces deux
orientations. Les conceptions analytiques de la signification, une fois de plus,
partagent avec la mathesis précritique ici examinée cette indécision. Des auteurs
comme Dummett ou Quine, en effet, nous renvoient d'un côté inlassablement à
la décision de la vérité des phrases comme la seule source de toute signification,
décision dont le caractère holistique, dépendant de la pleine symboli-
cité/conventionnalité de la culture, est toujours soulignée, mais d'un autre côté,
et sans que cela leur pose le moindre problème de cohérence ou de principe, leurs
textes nous délivrent des scénarios anthropologiques de la fixation de la référence
comme fait naturel1 .
Néanmoins, au bout du compte, la grammaire générale semble choisir une
représentation ou une figuration intralinguistique de la mimèsis nominale, quoi
qu'il en soit de la question de l'origine. Il nous incombe alors de savoir comment
nous pouvons comprendre et situer celle-ci.
4) la dérivation est le processus par lequel la représentation nominale glisse
par rapport à sa première assignation conventionnelle (dans la racine, en
principe) : elle fournit donc la réponse à notre question. L'idée de l'âge classique
serait que cette dérivation va toujours selon les tropes fondamentaux de la
rhétorique (synecdoque, métonymie, catachrèse). Des métaphores comme “les
ailes d'un moulin” ou “les pieds d'une table” font évoluer le sens des noms, et
ces exemples sont prototypiques.
Foucault insiste sur l'idée que l'écriture au sens moderne, alphabétique (et
peut-être grammaticalisée) est une condition nécessaire de la dérivation en ce
sens. Les écritures idéographiques, en effet, investissent la pensée “tropologique”
dans une figuration du réel. Le résultat en est que le langage subit “la loi des
similitudes” (le continu), et se trouve dénué tout à la fois de possibilités de
conservation et de possibilités de novation, ce à quoi suppléent des clercs
ésotériques, garantissant le rapport représentatif figé dans le dessin. Avec
l'écriture alphabétique seulement, on dispose d'une compilation phonique et
spatialisable de la raison elle-même :
« Alors que l'écriture symbolique, en voulant spatialiser les représentations
elles-mêmes, subit la loi confuse des similitudes, et fait glisser le langage hors de
formes de la pensée réfléchie, l'écriture alphabétique, en renonçant à dessiner la
représentation, transpose dans l'analyse des sons les règles qui valent pour la
raison elle-même. »2

C'est cette référence à la raison et à l'analyse qui me fait penser que le


phénomène historique de la grammaticalisation, dépeint par des contemporains
comme D. Goody ou S. Auroux, pourrait aussi faire partie des conditions de la

1 .— Je citerai deux passages typiques : la section II de l'article « Parler d'objets » de Quine,


où il rapporte l'apprentissage de la référence de ‘mère’ et de “eau’ (Relativité de l'ontologie et
autres essais, Quine, 1969, trad. franç. Jean Largeault, Paris, Aubier, 1977, p. 18-23), et la
théorisation des noms de couleur par Dummett à partir de Frege dans le chapitre VIII de Les
origines de la philosophie analytique, 1988, trad. franç. Marie-Anne Lescourret, Paris, Gallimard,
1991, p. 68-84.
2 .— MC, 128.
56 Herméneutique et cognition

dérivation au sens de Foucault. En tout état de cause, dans le contexte


alphabétique, les tropes interviennent par exemple pour assurer la généralisation
des noms par synecdoque :
« À l'origine, tout avait un nom – nom propre ou singulier. Puis le nom s'est
attaché à un seul élément de la chose, et s'est appliqué à tous les autres individus
qui le contenaient également : ce n'est plus tel ou tel chêne qu'on a nommé arbre,
mais tout ce qui contenait au moins troncs et branches. »1

De la sorte, la représentation nominale se raffine par analyse, si paradoxal


que cela semble paraître : de nouvelles généralités prédicables naissent, et le réel
s'en trouve à chaque fois plus analysé, disposé en un tableau dont la profondeur
s'aggrave. Foucault appelle espace tropologique cet espace sémantique dans
lequel s'accomplit le glissement sémantique nécessaire au raffinement et à
l'articulation de la représentation. C'est un espace constamment temporalisé par
le discours, qui surmonte tout à la fois la confusion du continu externe et la
rupture-avec-soi, la perte induite par le temps (en rendant possible la mémoire,
le progrès, etc.).
Mais du point de vue du “type” de généalogie ainsi assumé par la grammaire
générale, il importe de voir qu'il renvoie au rôle constituant de ce qui s'appelle
instance de la parole chez Saussure. Ce qui est notablement compris dans cette
conception de la dérivation, c'est l'idée que la représentation nominale rencontre
un principe de dérivation, d'évolution, de genèse, dans la performance “à chaque
fois” amenée par le sujet-en-situation dans sa langue. Dans le mode de pensée
“dialectique”, il va de soi de présenter l'acte comme facteur d'individuation dans
une relation en boucle avec le système. Dans le mode de pensée d'une mathesis
analytique, cela ne va pas de soi en revanche, et Foucault ne nous dit guère, dans
cette rubrique portant sur la dérivation, que cette difficulté ait été ressentie par
les hommes du siècle qu'il rapporte. Pour la mathesis analytique contemporaine,
que je ne cesse de mettre en parallèle avec la pensée classique de la
représentation, cette difficulté motive en théorie linguistique le développement
de la pragmatique comme complément à la sémantique ou celui en philosophie
du pragmatisme comme complément à l'empirisme logique.
5) Foucault propose aussi un commentaire général du “quadrilatère du
langage”. L'enseignement qui semble à cet égard décisif est celui qui dit la
centralité ultime du nom pour ce dispositif : au centre du quadrilatère, on l'a vu,
figure une rubrique nomenclature-taxinomie qui est en fait celle de la
nomination. En sorte que le nom est à l'intersection de deux diagonales, l'une
qui va de l'articulation à la dérivation, et qui est la diagonale de la spécification
du langage, de son progrès analytique selon la voie tropologique (c'est la
diagonale qui déploie à l'horizon la figure du tableau des nominations), l'autre
qui va de la proposition à la désignation, est qui est proprement la diagonale de
la représentation, celle qui va de la représentativité de l'affirmation à celle de la
désignation, de la représentation de l'Être à celle de l'étant, pourrait-on dire (c'est
encore, si l'on veut, la diagonale qui marque le caractère redoublé de la
représentation, selon lequel la représentation de l'Être est représentation de la
représentation de l'étant).

1 .— MC, 129.
Le thème représentationnel 57

De la position privilégiée du nom résulte finalement, pour cette grammaire


générale de l'âge classique, l'effacement de l'Être au profit de l'étant :
« Bien entendu, seul le jugement peut être vrai ou faux. Mais si tous les noms
étaient exacts, si l'analyse sur laquelle ils reposent avait été parfaitement
réfléchie, si la langue était “bien faite”, il n'y aurait aucune difficulté à
prononcer des jugements vrais, et l'erreur, dans le cas où elle se produirait, serait
aussi facile à déceler et aussi évidente que dans un calcul algébrique. »1

« C'est pourquoi, au milieu du quadrilatère du langage, le nom apparaît à la


fois comme le point vers lequel convergent toutes les structures de la langue (il
est sa figure la plus intime, la mieux protégée, le pur résultat intérieur de toutes
ses conventions, de toutes ses règles, de toute son histoire), et comme le point à
partir duquel tout le langage peut entrer dans un rapport à la vérité d'où il sera
jugé. »2

La représentation analytique et la généalogie


Que retenir, pour ce qui nous concerne, de cette grammaire générale, de cette
épistèmè de la représentation telle que Foucault nous les construit ?
D'abord, c'est clair, l’élément comparatif-historique déjà relevé : l'épistèmè
de la représentation donne lieu à une mathesis analytique, et mérite à ce titre
d'être regardée comme précédent pour l’approche analytique contemporaine du
langage et des choses humaines. Il faudrait raffiner, en principe, la présentation
de cet “écho” inter-séculaire : le devancier métaphysique de la philosophie
analytique est le nominalisme médiéval, Ockham étant le pendant de Frege ; la
configuration nettement postérieure que décrit Foucault est celle de l'innutrition
d'un certain nombre de savoirs – eux-mêmes annonciateurs des savoirs de
l'homme – par la perspective analytique de la mise en tableau des choses ; elle
peut donc être considérée comme devancière des “sciences humaines analytiques”
des Montague, Prior, Von Wright, qui se sont développées de 1950 à 1975 avant
l'essor du cognitif. Mais cette différenciation du parallèle en deux étages a beau
en relativiser, tout en la confirmant, la validité, elle ne suffit pas à le
questionner comme il convient : deux autres problèmes subsistent.
Le premier est celui de l'interférence cartésienne. Foucault explique ce qu'est
l'idée “classique” d'une mise en ordre tabulaire des choses à partir de Descartes,
des Regulae…3 essentiellement. Descartes, pourtant, n'a certainement pas en
profondeur une pensée “réellement” analytique : son thème du cogito en
témoigne, mais plus encore l'importance de l'élément géométrique – c'est-à-dire
implicitement du continu – dans sa pensée. Si la visée de la mathesis à l'âge
classique est vraiment cartésienne, la congruence avec la pensée analytique
contemporaine doit être seulement partielle, et cohabiter avec des non-
congruences méritant considération.
Le deuxième problème est lié au premier, ou du moins il est du même
ordre : il touche à l'extension de la mathesis. Foucault soutient, s'appuyant
notamment sur Descartes à nouveau, que la figure de la mathesis analytique est à
l'âge classique figure de tous les savoirs, et pas seulement des pré-sciences

1 .— MC, 132.
2 .— MC, 133.
3 .— Descartes, R., 1701, Règles pour la direction de l’esprit, Paris, J. Gibert, Œuvres de
Descartes, tome II, p. 7-93.
58 Herméneutique et cognition

humaines : la mathématique et la physique seraient également supposées se


conformer à elle. Or, même s'il est sans doute vrai que Descartes esquisse l'idée
d'une mathématique égalisée au tableau de ses propositions ou de ses concepts,
voire même l'idée d'une mathématique de l'accompagnement constructif d'un
objet arborescent-sériel, il est tout aussi certain que l'enjeu de la conquête du
continu est présent à son esprit, et concerne d'ailleurs également,
immédiatement, la physique. La mathesis analytique contemporaine, cela dit, est
peut-être dans la même ambivalence : elle s'est clairement spécialisée au
domaine des sciences humaines pour ce qui est de son application, fondée sur la
photographie langagière de l'étant, mais elle a revendiqué une certaine prise sur
la mathématique et la physique en même temps (conception nominaliste des
mathématiques, conception “théorico-axiomatique” de la physique).
Dans l'ensemble, disons que notre effort pour présenter la mathesis de l'âge
classique comme une mathesis analytique précritique, déjà engagée dans les lieux
et les problèmes kantiens, même si elle évite tout geste transcendantal
rapportant la représentation à une faculté ou un sujet juridique, ou plutôt notre
effort pour majorer dans la description de Foucault cet élément de description qui
s'y trouve déjà, visait justement à rendre plus subtile et plus équilibrée la notion
de cette “raison analytique” précédant de trois siècles celle qui nous est
contemporaine.
Ce qui vient d'être dit explicite en même temps ce qui résiste à l’idée
analytique de la représentation, avant qu'il soit même question de juger jusqu'à
quel point et avec quelle commodité elle s'applique aux choses humaines, au
champ des sciences humaines : le fait que la représentation est pour ainsi dire
“embarquée” par les sciences dites aujourd'hui exactes dans l'investigation du
continu d'une part, le fait qu'elle semble inséparable d'une réflexivité qui la voue
à des considérations de type transcendantal d'autre part.
Mais dès lors que la décision de ne pas se laisser corrompre par cette double
sollicitation est maintenue – ce qui, sans doute, définit à chaque fois le projet
d'une raison analytique – la mathesis déployée rencontre de plein fouet ses
problèmes généalogiques. C'est ce que nous avons constaté en examinant les
tensions qui s'attachent aux pôles du quadrilatère du langage. Le pôle de la
proposition met au jour l'événementialité que la phrase veut exprimer, la
temporalité que le verbe signifie : la représentation dit le réel en “réengendrant”
l'événement. Le pôle de l'articulation met au jour la tension entre l'élément
nominal et l'élément relationnel dans la grammaire, ce qui introduit à la fois
l'idée d'une genèse nominale de la relation, dont le principe appartiendrait à une
psycholinguistique profonde, et celle d'une genèse sociale de la relation,
renvoyant cette fois à une sociolinguistique indépassable. Le pôle de la
désignation met au jour le caractère relativement inévitable d'une genèse
naturaliste du symbole, et en même temps l'impossibilité pour la grammaire
générale, tout entière vouée à la cartographie et la restitution fidèle de
l'organisation symbolique, d'intégrer une telle genèse comme un discours qui
compte. Le pôle de la dérivation, enfin, met au jour la puissance généalogique
que l'on peut normalement prêter à la parole saussurienne, l'aporie étant, à
nouveau, qu'on ne voit pas clairement comment prendre en compte ce facteur de
genèse autrement qu'au plan d'une métaphysique.
Le thème représentationnel 59

Globalement, tous les problèmes de généalogie, de devenir, de temporalité


ainsi rencontrés sont, si l'on veut, les précurseurs des problèmes cognitifs, ils
correspondent à plusieurs angles d'approche de la question scientifique de
l'origine du langage, de son enracinement naturel. Le concept de représentation
n'est pas naturellement arrimé à une place métaphysique ou à un ordre
scientifique. Il n'est même pas emprisonnable dans les frontières de l'ordre
langagier où il est le plus normal, néanmoins, de chercher à l'attester. Le terme
représentation renvoie forcément, aussi, à l'événement mental ou événement de
pensée où doit se loger toute représentation, et à l'interférence avec le monde ou
à l'appétit du représenté qui font également partie de la notion de représentation.
Tel est en effet le privilège de la représentation, qui nous permet par avance de
comprendre l'importance constante qu'elle a eu pour le projet d'une science de
l'esprit ou de l'homme : cette multivalence qui la partage entre science,
métaphysique, langage, psychologie et éthologie, ou encore, partage qui répète
et résume en un sens le premier, entre fait et droit, empirique et transcendantal.
Foucault, d'ailleurs, dans le courant de son enquête historique de Les mots et les
choses, arrive à dire exactement ce que je viens de formuler selon ma manière
plus ouvertement ratiocinante, c'est une des grandes raisons pour lesquelles j'ai
eu à cœur de construire une partie du propos de ce chapitre sur lui.

LA REPRESENTATION STRUCTURALE
Justement, je vais continuer à prendre Foucault comme guide en passant au
second volet de cet examen du “thème représentationnel”, consacré aux sciences
humaines structurales, c'est-à-dire à ce qui, en France au moins, tenait il y a
vingt ou trente ans une place comparable à celle des sciences cognitives
aujourd'hui.

Trièdre des savoirs et galaxie des disciplines


Foucault aborde l'époque qui fait suite à l'âge classique par le statut des
sciences humaines plutôt que par la notion de représentation. Un trait distinctif,
sinon le trait fondamental de cette nouvelle épistèmè est en effet que l'homme y
devient objet de savoir : étudier la position de ces nouvelles sciences dans la
configuration générale des savoirs paraît donc une bonne façon d'amorcer une
compréhension de cette épistèmè.
Au chapitre X section I de Les mots et les choses (“Le trièdre des savoirs”),
Foucault nous décrit cette situation dans des termes qui nous rendent aisée la
construction d'un petit schéma rassemblant les informations descriptives qu'il
nous donne. Ce passage à la figuration ne va certainement pas contre l'intention
d'auteur de Foucault, puisque lui-même, dans le passage, se réfère à un trièdre
des savoirs dont nous ne pouvons pas ne pas entendre qu'il le voit en pensée. La
figure 5 explicite ainsi son schéma.
Il faut donc se représenter ce trièdre comme un trièdre directeur (Ox,Oy,Oz)
de l'espace cartésien, en sorte qu'il enferme un volume : selon Foucault, les
sciences humaines habitent ce volume, et c'est ce qui fait le privilège et
l'incertitude de leur posture. Ainsi qu'il le dit :
60 Herméneutique et cognition

« Cette situation (en un sens mineure, en un autre privilégiée) les met en


rapport avec toutes les autres formes de savoir : elles ont le projet, plus ou moins
différé, mais constant, de se donner ou en tout cas d'utiliser, à un niveau ou à un
autre, une formalisation mathématique ; elles procèdent selon des modèles ou
des concepts qui sont empruntés à la biologie, à l'économie et aux sciences du
langage ; elles s'adressent enfin à ce mode d'être de l'homme que la philosophie
cherche à penser au niveau de la finitude radicale, tandis qu'elles-mêmes
veulent en parcourir les manifestations empiriques. »1

« Ce qui explique la difficulté des “sciences humaines”, leur précarité, leur


incertitude comme sciences, leur dangereuse familiarité avec la philosophie,
leur appui mal défini sur d'autres domaines du savoir, leur caractère toujours
second et dérivé, mais leur prétention à l'universel, ce n'est pas, comme on le dit
souvent, l'extrême densité de leur objet ; ce n'est pas le statut métaphysique, ou
l'ineffable transcendance de cet homme dont elles parlent, mais bien la
complexité de la configuration épistémologique où elles se trouvent placées, leur
rapport constant aux trois dimensions qui leur donnent espace. »2

philosophie
z

plan des philosophies de la vie,


de l'aliénation, des formes
plan de la formalisation symboliques ; ontologies
de la pensée régionales de la vie, du travail,
O du langage

plan de la mathématisation
des sciences du y
x linguistique,
fonctionnement humain
sciences mathématiques biologie,
et physiques économie

Figure 5 Le trièdre des savoirs


Un tel langage et un tel schéma nous invitent immédiatement à la lecture
récurrente. Les sciences cognitives, en effet, se sont originellement présentées
entre autres choses comme une constellation inter-disciplinaire, à la fois sur le
mode théorique – en affichant l'architecture et le mode de leur inter-disciplinarité
comme élément essentiel de leur identité – et sur le mode institutionnel – en
fondant sur cette inter-disciplinarité leur promotion dans le milieu universitaire
et leur quête de financements. C'est donc pour nous un point de grande
importance que l'identité des sciences humaines ait pu, si nous en jugeons par
Foucault, être pensée relative à des “diagrammes de disciplines” similaires.
Pour tirer de cette première remarque ce qui doit l'être, il faut comparer le
trièdre de Foucault aux diverses schématisations de la “galaxie cognitive”

1 .— MC, 358-359.
2 .— MC, 359.
Le thème représentationnel 61

proposées depuis. Je commencerai par en reproduire trois. La figure 6 présente


celle que donne Daniel Andler dans l'article Sciences cognitives de la version
courante de l'Encyclopædia Universalis.

mathématiques

sociologie
logique économie physique
psychologie
sociale psychophysique
philosophie
anthropologie
psycholinguistique
psychologie
linguistique
psychophysiologie
neuropsychologie
intelligence
artificielle neurosciences
robotique

informatique

Figure 6 La galaxie cognitive de D. Andler


La figure 7 en montre une autre, proposée dans un rapport commandé en
1978 par la fondation Sloan.

philosophie

psychologie linguistique

intelligence anthropologie
artificielle

neuroscience

: lien interdisciplinaire fort


: lien interdisciplinaire faible

Figure 7 L’hexagone cognitif (1978)


62 Herméneutique et cognition

Et enfin la figure 8 montre une représentation due à Le Moigne, qui date de


1986.

épistémologie

psychologie linguistique
(e)
(c)
(d)

sciences de la sciences sociales


computation (communication,
et intelligence (b) décision, économie,
artificielle (a) anthropologie)

neurosciences

(a) cybernétique
(b) neurolinguistique
(c) neuropsychologie
(d) linguistique computationnelle
(e) psycholinguistique

Figure 8 L’hexagone cognitif, version Le Moigne


L'intention de ces schémas et de celui de Foucault, notons le d'emblée, n'est
évidemment pas la même : les figurations de la “galaxie cognitive” prétendent
décrire une région spécifique du savoir en rendant manifeste comment elle
intègre et organise des projections de diverses disciplines constituées. La
figuration de Foucault montre en principe le savoir lui-même dans sa globalité,
chaque discipline y intervenant dans son occurrence pleine et réelle. Ce sont
plutôt les sciences humaines qui, au gré de cette figuration, ont leur identité plus
ou moins mesurée par leur projection possible sur l'un ou l'autre des trois plans
qui les encadrent.
Dire cela, bien entendu, ne peut manquer de réévoquer le problème
perpétuellement en débat dans l'arène cognitive : y a-t-il une science cognitive
unitaire définissable d'une façon qui force le respect, avec un objet et une
méthode propres, ou bien les sciences cognitives sont-elles la récurrence du
“nuage” des sciences humaines dont parlait Foucault, l'abondance des crédits
ayant seulement conduit ses acteurs à croire le volume qui les encadre redéfini
comme environnement plan finalisé sur leur entreprise ? En sorte qu'ils en sont
souvent venu à penser vraiment que les disciplines affines était captées par le
champ cognitif dans une projection d'elles-mêmes, en oubliant que c'est bien
Le thème représentationnel 63

plutôt la recherche cognitive qui ne parvient à prouver sa consistance et son


sérieux qu'en se projetant sur l'une ou l'autre de ces disciplines.

Valeur épistémologique de la représentation


Mais Foucault en dit plus sur ce qui fait la position “dans leur volume” des
sciences humaines : il en déduit, en quelque sorte, un rapport essentiel des
sciences humaines à la notion de représentation d'une part, aux mathématiques
d'autre part.
Le premier point tient dans la phrase suivante :
« C'est pourquoi le propre des sciences humaines, ce n'est pas la visée d'un
certain contenu (cet objet singulier qu'est l'être humain) ; c'est beaucoup plus un
caractère purement formel : le simple fait qu'elles sont, par rapport aux sciences
où l'être humain est donné comme objet (exclusif pour l'économie et la
philologie, ou partiel pour la biologie), dans une position de redoublement, et que
ce redoublement peut valoir a fortiori pour elles-mêmes. »1

Le caractère essentiellement voué à la représentation des sciences humaines


se lit donc dans leur rapport à l'axe Oy du trièdre : les sciences humaines traitent
non pas des trois dimensions de la positivité thématisable de l'homme (la vie, la
production, le langage) – la positivité du fonctionnement de l'homme, pour le
dire mieux – mais de ce que ces dimensions donnent matière à une
représentation. Foucault décline et explicite cette contre-option dans chacun des
trois cas. Les sciences humaines, ainsi, ne traitent pas de la production mais de
« (…) la manière dont les individus et les groupes se représentent leurs
partenaires, dans la production et dans l'échange, le mode sur lequel ils éclairent
ou ignorent ou masquent ce fonctionnement et la position qu'ils y occupent, la
façon dont ils se représentent la société où il a lieu, la manière dont ils se sentent
intégrés à elle ou isolés, dépendants, soumis ou libres »2.

Elles ne traitent pas de la vie, mais de


« (…) ce vivant qui de l'intérieur de la vie à laquelle il appartient de fond en
comble et par laquelle il est traversé de tout son être, constitue des
représentations grâce auxquelles il vit, et à partir desquelles il détient cette
étrange capacité de pouvoir se représenter justement la vie. »3.

Elles ne traitent pas du langage, mais de


« (…) la manière dont les individus ou les groupes se représentent les mots,
utilisent leur forme et leur sens, composent des discours réels, montrent et
cachent en eux ce qu'ils pensent, disent, à leur insu peut-être, plus ou moins qu'ils
ne veulent, laissent en tout cas, de ces pensées, une masse de traces verbales
qu'il faut déchiffrer et restituer autant que possible à leur vivacité
représentative. »4.

Les sciences humaines, donc, constituent leur objet non pas exactement dans
l'homme ou son fonctionnement, mais dans cela que l'homme se représente
comme il fonctionne, dans ceci que l'homme redouble son humanité effective-
fonctionnante (ce qui est, néanmoins, encore manière d'être effectif et de

1 .— MC, 365.
2 .— MC, 364.
3 .— MC, 363.
4 .— MC, 364.
64 Herméneutique et cognition

fonctionner). Foucault repère d'une autre manière cette spécificité d'attitude en


observant que les sciences humaines sont génériquement auto-applicables : on
peut faire l'histoire de l'histoire, la sociologie de la sociologie, etc.. On peut
évidemment se demander si le caractère ainsi mis en vedette met les sciences
humaines en rapport avec un cercle du savoir susceptible de converger avec le
cercle herméneutique évoqué au cours du premier chapitre.
Ce qui compte surtout, dans le présent contexte, néanmoins, est que la
représentation comme objet des sciences humaines se trouve à nouveau liée à un
redoublement, comme dans la configuration de l'âge classique : redoublement
qu'elle est à l'égard du fonctionnement, redoublement qu'elle suscite ou appelle à
l'égard d'elle-même comme forme de fonctionnement. Ce n'est certes pas le
même redoublement que celui de l'époque précédente, qui consistait en ceci que la
représentation était supposée se représenter comme rapport en même temps
qu'elle représentait le représenté. Il semble que la “nouvelle” structure de
redoublement établisse la représentation dans une relation problématique avec
une extériorité, celle de l'effectivité fonctionnante de l'homme, quoi qu'il en soit
du jeu itératif ou spéculaire qui s'instaure, alors que le redoublement de
l'épistèmè de l'âge classique enfermait au contraire la représentation dans un
ordre où elle pouvait faire mathesis et internaliser à elle toute chose et tout
problème.
En tout cas, cette première approche de la représentation comme objet
privilégié des sciences humaines modernes semble lier ces dernières à l'horizon
herméneutique des sciences de l'esprit. Foucault le sent, et prétend en fait le nier.
Il affirme au contraire que sa façon de concevoir la spécificité des sciences
humaines lui permet d'éclairer leur relation aux trois axes du trièdre, et d'éviter de
voir dans leur rapport à la mathématisation un trait d'essence. Qu'on en juge par
ce passage, où il évoque explicitement la position diltheyienne :
« D'ordinaire on essaie de la définir (n.d.l.r. la forme de positivité des
sciences humaines) en fonction des mathématiques : soit qu'on cherche à l'en
approcher au plus près, en faisant l'inventaire de tout ce qui dans les sciences de
l'homme est mathématisable, et en supposant que tout ce qui n'est pas susceptible
d'une pareille formalisation n'a pas encore reçu sa positivité scientifique ; soit
qu'on essaie au contraire de distinguer avec soin le domaine du mathématisable,
et cet autre qui lui serait irréductible, parce qu'il serait le lieu de l'interprétation,
parce qu'on y appliquerait surtout les méthodes de la compréhension, parce qu'il
se trouverait resserré autour du pôle clinique du savoir. »1.

Foucault voit plutôt l'essence des sciences humaines dans leur perspective
“représentationnaliste”, qui consiste principalement, si l'on veut bien y réfléchir,
dans une mise en rapport des deux autres axes : une façon de ramener l'axe des
sciences du fonctionnement humain à la philosophie, ou le plan de leur
mathématisation au plan des philosophies de la vie, de l'aliénation, des formes
symboliques. Rapporter le fonctionnement humain à sa contre-partie
représentationnelle, cela ressemble fort, en effet, à une reconduction de
l'effectivité au pour soi, où il est possible de reconnaître une mission classique
de la philosophie. Sur le plan des discours constitués et des disciplines, la
science du fonctionnement humain est susceptible, conformément à une
propension générale de la science positive, de se produire sous des formes plus

1 .— MC, 360.
Le thème représentationnel 65

ou moins mathématisées1 . La “reprise” de ces discours disciplinaires et de leurs


objets au plan caractérisé par Foucault comme celui des sciences humaines, à
savoir celui des représentations, ne peut donc consister qu'en une transposition
de ces mathématisations en des analyses de la façon dont ces fonctionnements
“valent pour” l'homme, ce qui, en effet, nous renvoie aux rubriques des
philosophies de la vie ou de l'existence.
Foucault, cela dit, semble passer sous silence, ou même ne pas voir que
cette rotation peut aussi être vue dans le sens inverse, qu'il s'agisse de la rotation
de l'axe des sciences du fonctionnement humain ou de celle du plan de la
mathématisation de ces sciences. Rapporter l'effectivité du fonctionnement
humain au pour soi représentationnel qui l'accompagne, c'est aussi réfléchir et
inscrire ce contenu représentationnel dans le fonctionnement préalablement
objectivé. Reprendre les mathématisations dans des discours de modalité
réflexive sur les mêmes objets, cela possède également la valeur d'un ancrage des
concepts-clefs des discursivités philosophiques mobilisées dans une construction
théorique mathématisée du fonctionnement humain.
De cette remarque, je tirerai ceci que Foucault ne peut pas réellement
prétendre, en situant la spécificité des sciences humaines dans le rapport de leur
nuage à l'axe Oy des sciences du fonctionnement de l'homme et à l'axe Oz de la
philosophie, avoir effacé l'alternative diltheyienne, ou en avoir ruiné la
pertinence. C'est que, en substance, l'axe mathématico-physique est “emporté”
dans la rotation caractéristique des sciences humaines représentationnelles, il y a
une solidarité du trièdre et un lien de sens entre les positions qu'il déploie, qui
rend l'axe Ox non indifférent à ce qui se trame entre Oy et Oz concernant le
nuage.
On peut en fait relire l'alternative diltheyienne dans le référentiel du trièdre
proposé par Foucault, et à la lumière de sa caractérisation par le redoublement
représentationnel : selon qu'on voit la rotation dans un sens ou dans l'autre,
selon qu'on la pense au niveau des axes ou au niveau des plans, on a l'idée de la
mathématisation des sciences de l'homme ou celle de leur distinction comme
herméneutiques. Si je vois la rotation uniquement au niveau des axes, de Oy
vers Oz, en oubliant toute liaison du nuage à la profondeur de type Ox, j'arrive à
une idée des sciences humaines comme redoublement herméneutique des sciences
du fonctionnement, ce qui, à son tour, peut s'accentuer différemment selon que je
réadresse ou nom la structure représentationnelle élucidée aux fonctionnements
sous-jacents. Si je vois en revanche la rotation comme allant du plan xOy vers
le plan xOz, les sciences humaines apparaissent au minimum comme un
redoublement épistémologique des mathématisations du fonctionnement humain
par leurs élaborations philosophiques. Et dans le cas où je suis sensible à l'“effet
en retour” sur le dispositif philosophant de cette élaboration, les sciences
humaines deviennent en même temps le renforcement ou la refondation mathé-
matiques de l'analyse philosophique des sciences du fonctionnement : ce qui, en
l'occurrence, suppose que l'acte de “passage aux représentations” a son répondant
ou son indice générateur du côté des mathématisations, que ce supplément même

1 .— C'est d'ailleurs ce qui, de fait se produit : il y a une économétrie, une linguistique logico-
mathématique, et la biologie emprunte depuis longtemps une part de sa scientificité à la chimie et
à la physique ; récemment, elle a commencé d'acquérir des modes de mathématisation propres,
quoiqu'il faille reconnaître que cette partie de l'histoire est plutôt postérieure à l'énonciation
théorique de Foucault ici commentée.
66 Herméneutique et cognition

que la perspective philosophique met en pleine lumière, constituant la démarche


de science humaine proprement dite, a des corrélats dans la mathématisation des
fonctionnements, peut-être même l'existence de ces corrélats est-elle
programmatiquement inscrite dans l'essence des sciences humaines.
J'aurai donc envie de n'être pas d'accord avec ce que déclare Foucault, lorsqu'il
consacre dans les termes suivants le déplacement du problème qu'il croit avoir
réussi :
« En d'autres termes, parmi les trois dimensions qui ouvrent aux sciences
humaines leur espace propre et leur ménagent le volume où elles forment masse,
celle des mathématiques est peut-être la moins problématique ; c'est avec elles
en tout ca que les sciences humaines entretiennent les rapports les plus clairs, les
plus sereins, et en quelque sorte les plus transparents : aussi bien le recours aux
mathématiques, sous une forme où sous une autre, a-t-il toujours été la manière
la plus simple de prêter au savoir positif sur l'homme, un style, une forme, une
justification scientifiques. En revanche, les difficultés les plus fondamentales,
celles qui permettent de définir au mieux ce que sont, en leur essence, les
sciences humaines, se logent du côté des deux autres dimensions du savoir : celle
où se déploie l'analytique de la finitude, et celle au long de laquelle se
répartissent les sciences empiriques qui prennent pour objet le langage, la vie et
le travail. »1.

Pourtant, je retiens comme absolument pertinente son identification du lieu


spécifique de l'approche de sciences humaines comme étant la représentation (du
fonctionnement). Reste à évoquer une seconde remarque de Foucault qualifiant le
rôle de la représentation dans les sciences humaines, qui conduit cette fois à
mettre en relief la dimension inconsciente.

Les trois couples et la représentation inconsciente


Foucault décrit en effet trois couples de concepts ayant une valeur directrice
pour les sciences humaines, et qui sont pris aux trois disciplines des “sciences
du fonctionnement humain” : le couple fonction-norme de la biologie, le
couple conflit-règle de l'économie, et le couple signification-système de la
linguistique. Il explique comment chacun de ces modèles est utilisé
universellement dans toutes les sciences humaines :
« Tous ces concepts sont repris dans le volume commun des sciences
humaines, ils valent en chacune des régions qu'il enveloppe : de là vient qu'il est
difficile souvent de fixer les limites, non seulement entre les objets, mais entre
les méthodes propres à la psychologie, à la sociologie, à l'analyse des littératures
et des mythes. »2.

Il raconte encore comment chaque couple a eu son heure de gloire et de


dominance au cours de l'histoire récente des sciences humaines. Puis il constate
et tente d'analyser un glissement qui
« (…) a fait reculer le premier terme de chacun des couples constituants
(fonction, conflit, signification), et fait surgir avec d'autant plus d'intensité
l'importance du second (norme, règle, système) : Goldstein, Mauss, Dumezil
peuvent représenter, à peu de choses près, le moment où s'est accompli le
renversement en chacun des modèles. »3.

1 .— MC, 362.
2 .— MC, 369.
3 .— MC, 371.
Le thème représentationnel 67

Ce glissement correspond, il le remarque par ailleurs, à la montée en


puissance du paradigme linguistique : il est en fait lié à la constitution des
sciences humaines structurales proprement dites, qui sont tout à la fois la
motivation à penser de Foucault lorsqu'il écrit, et ma préoccupation dans cette
section. C'est pourquoi le plus intéressant à mes yeux est ce que Foucault infère
de ce glissement quant au statut de la représentation. Il juge qu'elle
s'autonomise, à sa faveur, de la conscience :
« Et maintenant ne faut-il pas reconnaître que le propre de la norme, par
rapport à la fonction qu'elle détermine, de la règle par rapport au conflit qu'elle
régit, du système par rapport à la signification qu'il rend possible, c'est
précisément de n'être pas donné à la conscience? »1.

Foucault accentue de manière profonde cette remarque en montrant comment


chaque contre-concept (le système, la règle, la norme) élabore la représentabilité
affirmée dans le premier pour ajouter une dimension d'inconscience qui renvoie
en fait à la finitude :
« (…) par rapport à la conscience d'une signification, le système est bien
toujours inconscient puisqu'il était déjà là avant elle, puisque c'est en lui qu'elle se
loge et à partir de lui qu'elle s'effectue »2.

« (…) le rôle du concept inverse de règle, c'est de montrer comment la


violence du conflit, l'insistance apparemment sauvage du besoin, l'infini sans loi
du désir sont en fait déjà organisés par un impensé qui non seulement leur
prescrit leur règle, mais les rend possible à partir d'une règle. »3.

« Enfin, le concept de fonction a pour rôle de montrer comment les


structures de la vie peuvent donner lieu à la représentation (même si elles ne
sont pas conscientes) et le concept de norme comment la fonction se donne à
elle-même ses propres conditions de possibilité et les limites de son exercice. »4.

Donc la perspective représentationnaliste qui caractérise les sciences


humaines est par essence tournée vers la représentation inconsciente, et cela veut
dire encore qu’elle s’engage à comprendre la sphère représentationnelle de
l'homme en termes de sa finitude ; ce qui, on le verra, implique de jouer un
certain jeu inédit avec le rapport de l'empirique et du transcendantal.
L'inconscient dont il s'agit, bien entendu, est l'inconscient du système et
pas l'inconscient freudien. L'idée d'un tel inconscient fut un élément essentiel de
la cristallisation d'une Weltanschauung structuraliste au cours des années
soixante. Un des buts de mon commentaire de Foucault est d'en comprendre la
logique. Quelques remarques sont aussitôt possibles :
— l'inconscient de système intervient à l'intérieur d'un projet d'étude
scientifique du redoublement représentatif des fonctionnements humains. Mais ce
redoublement est usuellement le témoignage ou l'indice par excellence de
l'activité de conscience. L'inconscient structuraliste est avant tout un inconscient
de la conscience. C'est d'ailleurs ce trait que Foucault a voulu majorer en
dégageant un inconscient du discours comme tel – comme énonciation en
substance – soit un inconscient de la conscience comme acte, purement et

1 .— MC, 373.
2 .— MC, 373.
3 .— MC, 373.
4 .— MC, 373-374.
68 Herméneutique et cognition

simplement (je pense à la conception d'ensemble qu'il développe dans


Archéologie du savoir1 ).
— L'époque du structuralisme a conçu la mise en vedette de l'inconscient de
système comme parfaitement complice et solidaire de la psychanalyse
freudienne. Néanmoins, cela ne put aller, en fin de compte, sans une “relecture”
de Freud qui en était sans aucun doute une interprétation : celle proposée par
Lacan, qui inscrivit, au moins dans un premier temps, l'inconscient freudien
dans le cadre de l'inconscient de système. Sans nul doute, cette inscription n'a
jamais été possible sans tension et sans paradoxe, comme d'ailleurs le
cheminement même du später Lacan semble l'avoir illustré. Pour J.-F. Lyotard
rédigeant Discours, figure, la difficulté était tout simplement que cette
redéfinition de l'inconscient freudien méconnaissait le critère “énergétique” du
refoulement formulé par l'auteur de Métapsychologie2 .
— Mais le fond de l'affaire est que, comme il a déjà été dit, la pensée de
l'inconscient de système a toujours été implicitement solidaire d'une pensée de la
finitude, et c'est ce à quoi nous venons maintenant.

L'analytique de la finitude et le doublet empirico-transcendantal


Le thème de la finitude est un thème phénoménologique et existentiel, du
moins c’est dans le contexte de ce siècle qu’il a pris l’importance que nous lui
connaissons et que Foucault lui connaît, bien qu’on puisse nommer Kant
comme son véritable initiateur. Ce qui est spécifiquement intéressant pour notre
propos, à vrai dire, et tout à fait représentatif de l'époque de la philosophie
française dont provient Les mots et les choses, c'est l’élément dans lequel
Foucault fait valoir la finitude, et qui est celui de l'analyse de la situation
“épistémique” des sciences humaines.
Les deux ressorts de la finitude
Dans le chapitre IX (“L'homme et ses doubles”) de Les mots et les choses,
Foucault décrit l'apparition de la figure de l'homme dans le champ des positivités
lors de l'effondrement de l'épistèmè classique de la représentation. Le rôle que
tient la finitude dans l'architecture des savoirs post-classiques est en effet
directement lié pour lui à la disponibilité de ce nouvel objet qu'est l'homme.
Il faut en effet comprendre que, dans l’épistèmè post-classique, la figure de
l'homme prend consistance et s'impose à partir du retrait de la représentation :
« Du fait même, la représentation a cessé de valoir, pour les vivants, pour
les besoins et pour les mots, comme leur lieu d'origine et le siège primitif de leur
vérité ; par rapport à eux, elle n'est rien de plus, désormais, qu'un effet, leur
répondant plus ou moins brouillé dans une conscience qui les saisit et les restitue.
La représentation qu'on se fait des choses n'a plus à déployer, en un espace
souverain, le tableau de leur mise en ordre ; elle est, du côté de cet individu
empirique qu'est l'homme, le phénomène – moins encore peut-être, l'apparence –
d'un ordre qui appartient maintenant aux choses mêmes et à leur loi
intérieure. »3.

1 . — Cf. Foucault, M., L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.


2 . — Cf. le chapitre Le travail du rêve ne pense pas, in Discours, figure, Paris, Klincksieck,
1971, p. 239-270.
3 .— MC, 323-24.
Le thème représentationnel 69

L'homme est donc le répondant de l'intériorité en référence à laquelle sont


désormais compris la vie, le travail et le langage. La représentation témoigne de
cette intériorité, elle devient la manifestation de l'homme : elle passe d'une
position d'être-de-l'étant à celle de médiation de l'extérieur pour l'intérieur.
Selon la description de Foucault, c'est dans cette structure que se révèle à
l'homme sa finitude :
« En un sens, l'homme est dominé par le travail, la vie et le langage : son
existence concrète trouve en eux ses déterminations ; on ne peut avoir accès à
lui qu'au travers de ses mots, de son organisme, des objets qu'il fabrique,
– comme si eux d'abord (eux seuls peut-être) détenaient la vérité ; et lui-même,
dès qu'il pense, ne se dévoile à ses propres yeux que sous la forme d'un être qui
est déjà, en une épaisseur nécessairement sous-jacente, en une irréductible
antériorité, un vivant, un instrument de production, un véhicule pour les mots qui
lui préexistent. »1.

La finitude réside donc d'abord en cela que l'homme se sait fini à travers les
nouveaux savoirs de l'homme : ces savoirs arrêtent pour lui une détermination
finie (à vrai dire, ils l'arrêtent seulement à chaque fois, il reste possible à
l'homme de rêver, dans l'aventure inachevée de sa condition, un dépassement de
cette détermination, une desaliénation). Cette notion de finitude correspond à un
sentiment instinctif très largement répandu, elle est presque une pensée de sens
commun, inférant de la simple “perte de mystère” du fonctionnement humain, et
plus encore de sa représentation, la réduction de l'homme.
Mais le “rapport de finitude” est en fait plus profond que cela, ce qui vient
d'être dit en est la face empirique, pour ainsi dire. Plus encore, l'homme accède
au savoir de l'homme par la finitude, et s'y trouve en ce sens plus
essentiellement arrimé :
« Mais à l'expérience de l'homme, un corps est donné qui est son corps
– fragment d'espace ambigu, dont la spatialité propre et irréductible s'articule
cependant sur l'espace des choses ; à cette même expérience, le désir est donné
comme appétit primordial à partir duquel toutes les choses prennent valeur, et
valeur relative ; à cette même expérience, un langage est donné dans le fil
duquel tous les discours de tous les temps, toutes les successions et toutes les
simultanéités peuvent être donnés. C'est dire que chacune des formes positives
où l'homme peut apprendre qu'il est fini ne lui est donnée que sur fond de sa
propre finitude. »2.

Donc, la finitude consiste aussi en cela que le corps, le désir et le langage ne


sont pas seulement les objets des trois sciences fondamentales du
fonctionnement humain (la biologie, l'économie et la linguistique), redoublées
en sciences humaines (psychologie, sociologie des représentations, analyse du
discours), ils sont aussi ce qui donne accès aux documents de toutes ces sciences,
à l'objet comme cristallisation de vie, comme gage du besoin ou du désir, ou
comme archive signifiante. Ce qui est déterminé comme fini par la batterie
solidaire des savoirs de l'homme fonctionne aussi comme présupposition
directrice de ces savoirs, ceux-ci ne sauraient programmatiquement excéder ce que
donnent à voir le corps, le désir et le langage.
Ce que Foucault dénomme analytique de la finitude est en premier lieu le
discours qui décrit ce rapport de fondation. Mais au-delà, l'analytique de la
finitude accueille et restitue le rapport de répétition ou redoublement qui

1 .— MC, 324.
2 .— MC, 325.
70 Herméneutique et cognition

s'instaure entre la finitude positive – selon laquelle l'homme est fini en tant que
corps, désir et langage connus – et la finitude comme fondement – selon
laquelle l'homme a un horizon de savoir et de pensée finis, circonscrits a priori
par son corps, son désir et son langage. Foucault utilise le mot Même pour
décrire ce redoublement, par opposition au couple identité/différence,
régulateur de la représentation à l'âge classique. Il évoque dans les termes
suivants cette convergence selon le Même des deux aspects de la finitude :
« (…) la mort qui ronge anonymement l'existence quotidienne du vivant, est
la même que celle, fondamentale, à partir de quoi se donne à moi-même ma vie
empirique ; le désir qui lie et sépare les hommes dans la neutralité du processus
économique, c'est le même à partir duquel toute chose est pour moi désirable ; le
temps qui porte les langages, se loge en eux et finit par les user, c'est le temps qui
étire mon discours avant même que je l'ai prononcé dans une succession que nul
ne peut maîtriser. D'un bout à l'autre de l'expérience, la finitude se répond à elle-
même ; elle est dans la figure du Même l'identité et la différence des positivités
et de leur fondement. »1.

L'idée semble être, simplement, que la finitude empirique rejoint la finitude


fondante pourvu qu'elle soit simplement pensée comme englobante et
impersonnelle, ce à quoi nous invitent toujours, justement, les savoirs des
nouvelles sciences humaines.
Leçons heideggeriennes
Cette construction intellectuelle de l'analytique de la finitude nous renvoie
doublement à Heidegger.
D'une part, le Même, en tant que catégorie d'une autre portée que l’identité
dans son opposition à la différence, est une notion heideggerienne. À la fin de
Qu'appelle-t-on penser ?, notamment, la relation de l'Être et de la pensée est
décrite à partir de Parménide comme de l'ordre du Même, une telle caractérisation
étant présentée comme une des décisions typiques et centrales de la métaphysique
depuis les Grecs jusqu'à Kant2 : Heidegger va jusqu'à comprendre dans cette
ligne la fameuse formule « Les conditions de la possibilité même de
l’expérience sont du même coup les conditions de la possibilité des objets de
l’expérience »3 . Comme la relation que décrit Foucault est foncièrement
apparentée à celle de la pensée et de l'Être, la finitude positive étant à la place de
la pensée (elle est le discours des savoirs de l'homme) et la finitude fondamentale
à celle de l'Être (elle est le corps le désir le langage comme être de l'homme), il
me paraît légitime de pointer ici une filiation et une influence4 .
D'autre part, le contenu existentiel du Même foucaldien se laisse rattacher à
la considération de la mort qui est celle de Heidegger dans Sein und Zeit. La
mort est pour lui, rappelons-le, à la fois l'impossible, ou la possibilité ultime
qui est celle de la ruine de toute possibilité comme il le dit, et ce qui travaille
l'existence de l'intérieur, ce qui la porte et l'institue à certains égards dans toute

1 .— MC, 326.
2 .— Qu’appelle-t-on penser ?, 222, 224-225.
3 .— Critique de la raison pure, A 158, B 147.
4 .— En fait, on peut opérer la double assignation de l'autre manière aussi, obtenant dans
l'ensemble une sorte de chiasme : la finitude positive est le discours qui réfère à l'homme dans
l'Être, comme étant externe, la finitude fondamentale est l'élément dans lequel on conçoit l'homme
comme pensant au sens heideggerien.
Le thème représentationnel 71

sa faculté compréhensive, par l'intermédiaire des caractères existentiaux de


l'angoisse et de la dette. Le corps, le désir et le langage de Foucault peuvent, je
crois, être regardés – côté positivité – comme des “spécifications” de ce “déjà-
là” reçu qui frappe le Dasein de nullité au yeux de Heidegger, et – côté
fondement – comme autant de noms de l'agir qu’il ne cesse d’être sur fond
d’absence et de perte. L'affinité de la finitude-fondement avec la finitude positive
serait donc comparable à l'affinité de la mort comme propre de l'existence et de la
mort comme limite néantisante de la même existence.
Pour compléter cette élaboration de Foucault sur le sens et le rôle de la
finitude, il faut encore tenir compte de ce que le jeu de la finitude qui vient d'être
décrit s'installe à la place de la métaphysique de l'infini de l'âge classique. Celle-
ci, en effet, connaît déjà un certain visage de la finitude, révélée par et dans son
contraste avec l'infini : lorsque la représentation est l'être de l'étant, et le rend
connu par son analyse, il faut néanmoins que cet étant et notre possibilité
bornée de le connaître soient expliqués dans leur finitude de fait pour nous. C'est
à quoi l'idée de l'excès de l'infini, justement, pourvoit, éclairant du même coup
notre finitude :
« Comme inadéquation à l'infini, la limite de l'homme rendait compte aussi
bien de l'existence de ces contenus empiriques que de l'impossibilité de les
connaître immédiatement. Et ainsi le rapport négatif à l'infini – qu'il fût conçu
comme création, ou chute, ou liaison de l'âme et du corps, ou détermination à
l'intérieur de l'être infini, ou point de vue singulier sur la totalité, ou lien de la
représentation avec l'impression – se donnait comme antérieur à l'empiricité de
l'homme et à la connaissance qu'il peut en prendre. »1.

En revanche, ce qui vient d'être décrit comme redoublement/mêmeté du fini


comme positivité et du fini comme fondement correspond à une institution de la
finitude :
« (…) pour la pensée moderne, la positivité de la vie, de la production et du
travail (qui ont leur existence, leur historicité et leurs lois propres) fonde comme
leur corrélation négative le caractère borné de la connaissance ; et inversement
les limites de la connaissance fondent positivement la possibilité de savoir, mais
dans une expérience toujours bornée, ce que sont la vie, le travail, le
langage. »2.

Mais cette circularité d'institution de la finitude vient à la place de l'infini


fondant, et en tient désormais le rôle. Or, dans la description qu'en donne
Foucault, l'élément dominant est la limitation du savoir. Foucault n'insiste pas
sur ce point, ne conceptualise même pas cet aspect, mais il me semble
essentiel : la finitude dans son attribution à la représentation est ce dispositif
biface de limitation et de fondement du savoir, l'analytique de la finitude est le
savoir de l'homme en tant qu'illustration de cette limitation, ce fondement, cette
finitude. A moins qu’elle ne soit, plus exactement, une excroissance philoso-
phique de ce savoir qui assume l'organisation délicate de la finitude, de la
limitation, du fondement et du savoir (par le truchement d'opérateurs
sophistiqués comme celui du même heideggerien).
Le plus important, pour le point de vue épistémologique qui est ici le mien,
c'est que le caractère inconscient de la représentation structurale est absolument
solidaire de la constellation visée par l'analytique de la finitude. Si la

1 .— MC, 327.
2 .— MC, 327.
72 Herméneutique et cognition

représentation est affectée de l'inconscient de son système pour les sciences


humaines structurales, c'est, en quelque sorte, parce que ces sciences humaines
sont une analytique de la finitude, ou encore parce que le “retrait du système” est
la condition de limitation et de fondement de la finitude elle-même.
La représentation sur laquelle roule la pensée structurale est non
nécessairement consciente, et cette faculté qu'elle a d'échapper à l'homme dans
l'inconscient correspond au cercle de sa finitude. La perte de la métaphysique de
l'infini signifie que l'homme apparaît comme figure d'une part, que sa finitude
est signée dans l'opacité nécessaire de son rapport à la représentation d'autre part.
L'ensemble de cette accentuation rapproche à nouveau Foucault de
Heidegger : l'analytique de la finitude me semble difficilement pouvoir être
entendue autrement que comme une répétition de l'analytique existentiale. Les
existentiaux sont les conditions de possibilité de leur propre compréhension,
comme Heidegger le dit en propres termes à propos de l'angoisse. Ils sont en
même temps la carte de la finitude. Cette finitude se laisse donc, éventuellement,
reformuler comme la condition d'un homme constamment réduit à la carte de soi
que délivre son monde, à tel point que son excès sur toute telle carte ne se
connaît lui-même que par ces cartes. La différence entre Heidegger et Foucault
est, d'une part, que les existentiaux ne sont pas chez le premier liés à des
systèmes parties prenantes de leur identification comme le corps, le désir et la
langage chez le second, d'autre part qu'à l'inverse de ce qui se produit chez
Foucault, la valeur d'inconscience de la représentation ne vient pas dans le
raisonnement, ne joue pas de rôle comme telle chez Heidegger (l’opposition
qu’il pratique est plutôt celle du verbalisé et du non verbalisé, de la signification
anticipée et de la signification actualisée, ou encore celle du conceptuel-
propositionnel à l'égard de son autre).
En revanche, on remarquera que Derrida et Lacan, l'un comme l'autre1 ,
adoptent une conception de la finitude qui équivaut à un heideggerianisme
complété par ce double thème du système et de l'inconscient. L'origine du
“derrido-lacanisme” se situe bien évidemment là. Foucault n'a pas été pris dans
la même configuration, parce que son travail était trop proche de l'histoire des
sciences et de l'histoire des idées, ou peut-être aussi en raison d'une passion de
l'empirique qui est un autre trait de sa pensée, et que les premiers cités ne
partageaient pas. Mais il me semble important de comprendre à quel point, dans
l'affaire qui nous occupe, il est congruent avec ses voisins idéologiques.
Leçons kantiennes
Cette conception de la représentation ne peut pas ne pas faire penser par
ailleurs au criticisme kantien : lui aussi vient après une “métaphysique de
l'infini”, celle de Leibniz, prolongé par le dogmatisme leibnizo-wolfien, en
l’occurrence. Lui aussi centre la connaissance sur les représentations et leur
synthèse : et Kant est de fait le premier à affirmer sur un mode général que les
principes de la synthèse représentative sont des invariants “transcendant” la
conscience (catégories, formes de la sensibilité), invariants que la réflexion va
rechercher en quelque sorte comme les grammaires insues de l'usage de la
représentation. Un article de Corinne Enaudeau sur Freud et la chose en soi le dit

1 .— Mais le second plus que le premier, sans doute, le crédit fait au système et à
l’inconscient étant chez Derrida plus relatifs.
Le thème représentationnel 73

fort clairement, non sans expliciter la proximité de cette démarche avec celle du
structuralisme :
« Règles de la subjectivité transcendantale pour Kant qu'il faut dégager par
voie régressive : on part des phénomènes connus et l'on remonte à ce sans quoi
ils ne pourraient être tels : les synthèses a priori qui les régulent, dont le foyer est
la conscience transcendantale. (…). Pour Kant, rien ne fait défaut au texte lui-
même, aux phénomènes, nul élément qu'il faudrait interpoler pour les rendre
compréhensibles. L'absent à inférer n'est pas “matière”, mais “forme”, non pas
données manquantes mais syntaxe à l'œuvre. Au reste une matière, une
existence, ne se cherche pas, elle est donnée ou elle n'est pas. Ce qui veut dire
finitude. La syntaxe, elle, se cherche et se trouve, comme en témoignent les
succès de l'analyse structurale. L'analogie, usuelle depuis les travaux de Levi-
Strauss, entre l'inconscient et les structures latentes qui informent les productions
humaines semble donc irrecevable. Ces structures qui font l'architecture secrète
des sociétés étudiées sont, somme toute, l'équivalent des formes a priori
kantiennes, quand l'inconscient doit plutôt se comparer à une civilisation
disparue, ou pire, jamais apparue, à la chose en soi. »1.

J'ai laissé parler la fin de la citation pour qu'il soit clair que cette fonction
inconsciente de la représentation – constitutive de la finitude structurale – n'est
pas du tout certainement assimilable à la catégorie freudienne de l'inconscient.
Comme je l'ai laissé entendre tout à l'heure, Lacan a sans doute tenté une
égalisation de cette sorte, sur laquelle s'est construite se première image
théorique, mais dont il ne s'est lui-même pas absolument satisfait, semble-t-il.
Il y a en tout cas des motifs freudiens d'importance de résister à cette
égalisation : c'est un point sur lequel J.-F. Lyotard a critiqué Lacan dans
Discours, Figure2 .
Mais venons en à ce qui nous intéresse désormais : la manière dont la
pensée structurale retrouve et officialise selon une nouvelle guise le conflit entre
science de l'esprit et transcendantalisme, dont nous avons rencontré une première
fois la description et la dramatisation chez Dilthey. Si le transcendantalisme vise
des grammaires inconscientes, sa différence avec les sciences de l'esprit vient-elle
uniquement de ce qu'il s'adresse à ce qui est absent, et ne procède donc pas selon
une démarche empiriste – ce qui signifierait a contrario que les sciences de
l'esprit, de leur côté, sont toujours empiriques en ce sens ? Réciproquement, si
des sciences humaines recherchent des grammaires insues, sont-elles ipso facto
des sciences transcendantales ?
Foucault est au plus près de cette sorte d'interrogation. Il décrit pour sa part
de façon saisissante comment les sciences humaines conduisent spontanément à
“prendre l'empirique pour le transcendantal” :
« Car le seuil de notre modernité n'est pas situé au moment où on a voulu
appliquer à l'étude de l'homme des méthodes objectives, mais bien le jour où s'est
constitué un doublet empirico-transcendantal qu'on a appelé l'homme. On a vu
alors naître deux sortes d'analyses : celle qui se sont logées dans l'espace du
corps, et qui par l'étude de la perception, des mécanismes sensoriels, des
schémas neuro-moteurs, de l'articulation commune aux choses et à l'organisme,
ont fonctionné comme une sorte d'esthétique transcendantale : on y découvrait
que la connaissance avait des conditions anatomico-physiologiques, qu'elle se
formait peu à peu dans la nervure du corps, qu'elle y avait peut-être un siège
privilégié, que ses formes en tout cas ne pouvaient pas être dissociées des
singularités de son fonctionnement ; bref, qu'il y avait une nature de la

1 .— « Le psychique en soi », in Nouvelle revue de psychanalyse, L'inconscient mis à


l'épreuve, XLVIII, Automne 1993, 44.
2 .— Dans le chapitre « Le travail du rêve ne pense pas », pré-publié autrefois dans la revue
Critique.
74 Herméneutique et cognition

connaissance humaine qui en déterminait les formes et qui pouvait en même


temps lui être manifestée dans ses propres contenus empiriques. Il y a eu aussi
les analyses qui par l'étude des illusions, plus ou moins anciennes, plus ou moins
difficiles à vaincre de l'humanité, ont fonctionné comme une sorte de dialectique
transcendantale ; on montrait ainsi que la connaissance avait des conditions
historiques, sociales, ou économiques, qu'elle se formait à l'intérieur de rapports
qui se tissent entre les hommes et qu'elle n'était pas indépendante de la figure
particulière qu'ils pouvaient prendre ici ou là, bref qu'il y avait une histoire de la
connaissance humaine, qui pouvait à la fois être donnée au savoir empirique et
lui prescrire ses formes. »1.

Ce que Foucault évoque dans ce long paragraphe, ce n'est pas, cette fois, la
science humaine structurale, mais plutôt d'une part ce qu'on appelle aujourd'hui
science cognitive – la théorisation naturaliste du processus biologique et
psychologique de la connaissance – et d'autre part ce qu'on connaît sous le nom
d'études de sciences, et qui relativise le savoir à partir de l'investigation
empirique de sa culture. Ces deux catégories de recherches sont celles qui
désormais tiennent le haut du pavé, et il ne faut pas y voir un hasard,
puisqu’elles réalisent toutes deux, du moins dans leur exercice naïf, la
répudiation du transcendantal au profit de l'empirique. Un enseignement par lui-
même tout à fait important de l'ouvrage de Foucault est évidemment que ces
recherches, en tout cas, sont des prolongements normaux des “sciences
humaines”.
Foucault – formation et provenance obligent – est sensible à la naïveté
ordinaire de ces répudiations “empiriques” du transcendantal (« La naïveté
critique y règne sans partage »2 , dit-il). Mais, comme nous savons que sa cause
n'est pas le transcendantalisme, nous devons nous demander si, pour lui, il y a
une façon non naïve d'assumer une science humaine de la science. Dans Les
mots et les choses, Foucault semble tout d'abord reconnaître une possibilité de
cet ordre dans l'analyse des vécus, ainsi qu'il la nomme, avant de la présenter
plus simplement sous le nom de phénoménologie. Il s'agit en l'espèce
« (…) d'un discours dont la tension maintiendrait séparés l'empirique et le
transcendantal, en permettant pourtant de viser l'un et l'autre en même temps ; un
discours qui permettrait d'analyser l'homme comme sujet, c'est-à-dire comme lieu
de connaissances empiriques mais ramenées au plus près de ce qui les rend
possibles, et comme forme pure immédiatement présente à ces contenus »3.

Pourquoi l'analyse des vécus peut-elle être un tel discours? Parce que
« Le vécu, en effet, est à la fois l'espace où tous les contenus empiriques
sont donnés à l'expérience ; il est aussi la forme originaire qui les rend en
général possibles et désigne leur enracinement premier ; il fait bien
communiquer l'espace du corps avec le temps de la culture, les déterminations
de la nature avec la pesanteur de l'histoire (…) »4.

Ou encore parce que l'analyse des vécus


« (…) s'adresse à une couche spécifique mais ambiguë, assez concrète pour
qu'on puisse lui appliquer un langage méticuleux et descriptif, assez en retrait

1 .— MC, 330.
2 .— MC, 331.
3 .— MC, 331.
4 .— MC, 332.
Le thème représentationnel 75

cependant sur la positivité des choses pour qu'on puisse, à partir de là, échapper
à cette naïveté, la contester et lui quérir des fondements. »1.

Cette justification de la phénoménologie – pour une part dissimulée,


énoncée à propos d’une “analyse des vécus” dont il n'est pas officiellement dit
qui elle est, d'où elle vient – est assez étrange quand on y réfléchit : elle est
fondée sur la thèse implicite selon laquelle le vécu est à la fois positivité ou
contenu et forme, thèse dont on se demande si Husserl l'aurait volontiers
endossée. Cela dit, il faut à nouveau saluer au passage la clairvoyance de
Foucault : de fait, la phénoménologie est bel et bien, comme on peut
aujourd'hui le constater, le levier à partir duquel on essaie de sortir de la naïveté
précritique des sciences cognitives ou des études de sciences : étant entendu
que c'est plutôt la phénoménologie herméneutique gadamérienne qu'on va
mobiliser pour la seconde mission, plutôt la phénoménologie husserlienne pour
la première.
À la vérité, la manière dont Foucault argumente le privilège du niveau des
vécus témoigne de ce qu'il voit bien la difficulté qu'il y a, pour une
phénoménologie à la Husserl, à être véritablement transcendantale : une telle
phénoménologie, selon lui, ne fait en un sens que « remplir avec plus de soin
les exigences hâtives qui avaient été posées lorsqu'on avait voulu, en l'homme,
faire valoir l'empirique pour le transcendantal »2 . C'est classer un peu vite le
profond et subtil projet qui fut celui de Husserl, mais il est indéniable qu'il y a
en l'espèce une difficulté, largement reconnue par Husserl lui-même au fond, si
on le lit bien. D'une certaine manière tout l'effort husserlien, pour lequel il a
besoin des aperçus les plus profonds et des mises au point les plus subtiles,
consiste à assurer la démarcation de son discours d'avec une description factuelle
de la psychê : il y parvient si et seulement si il est acquis, si et seulement si on
lui accorde que la méthode de la variation eidétique fait autre chose que
“sacraliser” des formes ou régularités simplement rencontrées.
Foucault conclut quant à lui que le dépassement du positivisme et de
l'eschatologie (les deux formes de la naïveté précritique selon lui) ne se peut que
par le décret/l'annonce de la mort de l'homme. Ce frisson nietzschéen, nous ne le
partageons pas. Surtout, il nous semble qu’une telle hypothèse dissout le
problème plutôt qu'elle ne le résout, et ne fait nullement droit au projet de
rétablir la conscience critique : quelle est l'option d'un “savoir nietzschéen” de
l'homme quant aux fonctions de l'empirique et du transcendantal? Selon toute
apparence, le type de discours qu'on peut imaginer sur ce patron sera derechef un
discours prenant la positivité de ce qui est rapporté sur l'homme comme une
base acceptable, et ne se distinguant de l'eschatologie marxiste que par la
négativité ou la pensée de la puissance qui le charge. Le propos de Nietzsche
n'endosse-t-il pas d'ailleurs, pour une grande part, la position de parole des
“études de science” contemporaines ?
Il importe en tout cas de penser ce qui a été la position de fait des sciences
humaines structurales vis-à-vis de ce problème. On doit d’abord reconnaître
qu’elles ont dégagé des systématicités inconscientes de la représentation qui
valaient comme des limitations régissant la connaissance dont l'homme était
capable, et donc prenaient la place du transcendantal, en tant que détermination

1 .— MC, 332.
2 .— MC, 332.
76 Herméneutique et cognition

empirique de l'homme néanmoins. C'est par ce geste, en se produisant comme


des enseignements sur le connaître humain, c'est-à-dire en méconnaissant
l'idéalité de ce dernier, qu'elles ont prolongé la naïveté pré-critique dont parle
Foucault.
Pourtant, comme le disait tout à l'heure Corinne Enaudeau, elles ont suivi la
méthodologie kantienne : méthode régressive, des phénomènes vers la
grammaire des synthèses. Donc elles ont, semble-t-il, répété le kantisme au
niveau empirique : non plus pour comprendre a priori la connaissance, mais
pour décrire la systématicité inconsciente régissant l'usage de fait des
représentations, sous les angles divers qui se proposaient. De telles remarques
nous conduisent à l'appréciation selon laquelle le criticisme est un méta-
structuralisme, ou le structuralisme un kantisme régionalisé.
Mais on peut sans doute être plus précis à ce sujet. Kant travaille a partir
d'une mise en scène ontologique : il régresse vers les grammaires à partir d'une
épure générale du connaître. Telle est peut-être la singularité épistémologique de
la philosophie, une manière de la dire : elle dégage la grammaire d'un
imaginaire1 . De là nous comprenons que le divers, pour Kant, n'est pas d'abord
qualifié discursivement, mais comme spatial-temporel : puisque c'est cela que
l'on trouve si l'on régresse à partir de l'imagination d'un sujet recevant un
monde. Pour les structuralistes, il n'y a pas au départ cette réception imaginée du
monde, mais le corpus : l'homme, qui est à connaître plutôt que le scénario
d'une connaissance, lègue la trace d'un texte, à partir duquel les grammaires
pourront être cherchées. La représentation discursive, alors, peut être saisie
comme texte légué de multiples façons incommensurables, qui donnent lieu à
autant de sciences humaines structurales.
Mon hypothèse est que cet exercice de la science structurale est de type
herméneutique, et qu'il révèle le caractère herméneutique du criticisme lui-même.
Caractère que Heidegger aura pressenti mais nullement explicité
(cf. L'herméneutique formelle chapitre IV) : bien qu'il ait situé le kantisme
comme étape majeure de ce que l'on pourrait appeler “herméneutique de la
métaphysique”, retour dans le fondement et interprétation de la valeur fondante de
l'être à l'égard de l'étant, Heidegger se refuse à comprendre l'intuition et la
logique transcendantale comme des droits interprétant des moments de la pensée-
du-monde essentiellement indéterminés, faisant question, et préfère les concevoir
comme l'expression de deux dimensions de l'homme dont il montre la solidarité
profonde dans le cadre de son “anthropologie métaphysique” du Dasein.

LA REPRESENTATION DU COMPUTO-
REPRESENTATIONNALISME
Suivant toujours le fil de la question de la représentation, j'en arrive enfin
aux sciences cognitives proprement dites, dont j'ai désormais resitué l'affaire
dans le contexte qui me semble le bon : celui de l'approche positive de l'humain
en général, dont les savoirs de l'âge classique et les sciences humaines,
notamment structurales, étaient déjà des exemples. Je vais commencer par

1 .— Ce trait du véritable transcendantal se retrouve, on le sent, chez Husserl avec la


méthode de la variation eidétique.
Le thème représentationnel 77

examiner ce que devient la notion de représentation dans le référentiel théorique


propre au premier moment des recherches cognitives, à leur fondation sociale et
institutionnelle en quelque sorte : celui du paradigme symbolique, autrement
appelé computo-représentationnalisme (cette dénomination étant sans doute celle
qui dit le plus et le mieux de quoi il s'agit). En accomplissant cet examen
critique, je serai naturellement amené à rendre compte, pour un lecteur qui n'en
serait pas informé, de ce que sont ces recherches cognitives computationnalistes,
dont il a dû entendre parler sous un nom ou un autre (par exemple
“cognitivisme”). À cette fin, je m'appuierai essentiellement sur l'exposé limpide
et exemplaire qu'en donne Z. Pylyshyn dans Computation and cognition1 .

Le double cercle herméneutique du représentationnalisme


Je vais d'abord, quitte à surprendre en dérogeant au sentiment courant, tenter
de montrer comment et à quel point le computo-représentationnalisme, lorsqu'il
définit en général sa démarche, se montre proche du motif herméneutique de la
pré-compréhension.
Selon Pylyshyn dans Computation and Cognition, le but des sciences
cognitives est, en quelque sorte, de sauver les explications du comportement
humain faisant recours au vocabulaire intentionnel, de valider ce qu'il appelle –
avec tout un environnement – la folk psychology (psychologie populaire), c'est-
à-dire les explications en termes de connaissances, intentions, croyances, désirs,
etc..
Fodor – dans un court article synthétisant sa conception pour un public
large – présente le “fonctionnalisme” pour lequel il plaide de façon similaire,
comme une doctrine qui réhabilite les états mentaux et les processus mentaux en
tant que facteurs explicatifs, contre le behaviourisme. Il est alors amené à
introduire l'idée de base du fonctionnalisme dans les termes suivants :
« (…) ce qui détermine la structure psychologique dont relève un état
mental individué, c'est le rôle causal des traits individuels au sein de l'activité
mentale de l'organisme. Une fonction s'individualise par le mode particulier de sa
causalité. Un mal de tête, par exemple, sera identifié au type d'état mental qui,
entre autres choses, entraîne une disposition à prendre de l'aspirine chez les gens
croyant à son efficacité, déclenche un désir de se soulager, pousse souvent une
personne parlant français à dire quelque chose comme “j'ai mal à la tête” et
advient en cas de surmenage, tension oculaire ou fatigue. »r.

Où l'on voit comment le langage de la croyance et du désir intervient dans ce


qui sera systématisé comme le rôle fonctionnel du mal de tête.
Pylyshyn est encore beaucoup plus explicite. Il écrit ainsi :
« L'aspect crucial de la connexion entre les conditions stimulantes et le
comportement résultat – l'aspect que doit intégrer un compte rendu théorique s'il
veut capturer la systématicité du comportement de la personne – est (a) que c'est
l'environnement de l'événement antécédent en tant que vu ou interprété par le
sujet, plutôt qu'en tant que décrit par la physique qui est le déterminant
systématique des actions ; et que (b) ce sont des actions accomplies dans
certaines intentions, plutôt que des comportements en tant que décrits par une
science de la nature objective comme la physique, qui interviennent dans les
régularités comportementales »2.

1 .— Computation and cognition [abréviation CC], Cambridge, Masschussets, London,


England : MIT Press, 1984.
2 .— « The critical aspect of the connection between stimulus conditions and subsequent
78 Herméneutique et cognition

Pylyshyn recommande, nous l'avons dit, un certain type d'explication du


comportement humain, c'est ce type d'explication qui va définir pour lui le
champ et la méthode des sciences cognitives. Deux options caractérisent ces
“bonnes explications” :
— elles ne prennent pas l'environnement de l'agir humain comme objectif
mais comme perçu ou mieux interprété ; nous ne transformerions guère le sens
de cette clause en disant que l'environnement est pris comme situation
herméneutique ;
— elles mettent au premier plan la notion d'intention humaine, c'est-à-dire la
faculté de projeter des actions de manière sensée.
De la sorte, le schéma behaviouriste est doublement renversé au profit d'une
notion d'auto-affection :
— le conditionnement extérieur de l'action n'est pas strictement une flèche
orientée du non-moi vers le moi, puisqu'il ne vaut que “tel qu'interprété”, soit
comme produit en même temps que comme inducteur ;
— la “sortie” comportementale n'est pas prise purement et simplement
comme observable, mais comme voulue, comme habitée par une intention
qu'elle accomplit, si bien que, là aussi, l'agir prend le sens de l'achèvement ou la
résolution d'un contrat interne, et ne se réduit pas à une flèche centrifuge.
Les deux mots clefs sont interprétation et intention, soit deux mots-clef de
l'herméneutique d'une part, de la phénoménologie d'autre part. Cette simple
analyse nous place déjà un peu ailleurs qu'on ne l'attendrait.
Il ne s'agit pas ici de nier qu'en fin de compte, l'argumentaire fonctionnaliste
valide une technologie de la connaissance dont les aspects logicistes et
positivistes ont été assez sensibles pour être soulignés et critiqués à juste titre
par plus d'un auteur. Mais de se souvenir que le point de départ
“méthodologique” réside néanmoins dans la volonté de donner un statut
scientifique à l'auto-compréhension de l'homme en termes de sa situation/son
projet. On aurait donc envie de dire que l'explication fonctionnaliste s'adresse à
ce que j'ai appelé dans mon premier chapitre l'herméneutique de niveau 1,
l'anthropologique, celle du §32 de Sein und Zeit. Mais tout le problème est qu'il
s'agit d'en donner une explication justement, et non pas d'en proposer une
compréhension. Le lexique de Pylyshyn croise-t-il en l'occurrence celui de
Dilthey de façon non hasardeuse, y a-t-il une pertinence intertextuelle de leurs
discours? C'est ce dont il faut essayer de juger en examinant ce que Pylyshyn
entend par une explication.
Certes, Pylyshyn écrit d'entrée de jeu, dans le chapitre décisif The
Explanatory Vocabulary of Cognition
« Dans les sciences, le processus suivant lequel nous cherchons à
comprendre est appelé explication »1,

behavior – the aspect that must be incorporated in the theoretical account if the latter is to capture
the systematicity of the person's behavior – is that it is (a) the environment of the antecedent event
as seen or interpreted by the subject, rather than as described by physics, that is the systematic
determiner of actions; and (b) actions performed with certain intentions, rather than behaviors as
described by an objective natural science such as physics, that enter into the behavioral
regularities. » [CC, 9].
1 .— « In science, the process of seeking to understand is called explanation. », [CC, 1].
Le thème représentationnel 79

ce qui confirme le lien de la démarche explicative avec la science (clairement, la


science de la nature dans le contexte). Mais le géométral diltheyien est quelque
peu perturbé par la référence au comprendre que comporte la même phrase :
l'expliquer de la science apparaît comme un mode local du comprendre. On dira
que ce n'est pas du même comprendre qu'il s'agit. Mais pourquoi, dès lors, ne
s'agirait-il pas aussi d'un autre expliquer?
On est d'autant plus tenté de le croire que Pylyshyn, un peu plus loin,
insiste sur cette idée essentielle que toute explication est relative à un
vocabulaire dans lequel elle est couchée :
« Les scientifiques ne peuvent pas choisir un vocabulaire entièrement pour son
intérêt et sa commodité, bien qu'ils puissent augmenter et raffiner le vocabulaire pour
coller à leurs besoins (et le fassent souvent). Il en va ainsi parce qu'une partie au moins
du vocabulaire spécifie la chose à expliquer, qui porte l'énigme initiale et qui intervient
dans ce qui fait la substance de questions comme :
Pourquoi est-ce que telle chose se produit ?
Quelles choses (cachées) sont responsables de tel ou tel phénomène ? et
Comment celles-ci engendrent-elles ce phénomène ?
La psychologie cognitive est fondamentalement liée à une certain classe de termes
qui définissent en partie les phénomènes qu'elle s'attache à expliquer (mais seulement en
partie, parce qu'une conséquence de l'explication est qu'elle redéfinit fréquemment la
chose à expliquer) et dictent en particulier les sortes de compte-rendus qui se laissent
qualifier d'explications putatives. Les questions du pourquoi, du quoi et du comment sont
si intimement liées à certains termes qu'un compte-rendu fondé sur un vocabulaire
complètement différent est tout simplement et à juste titre écarté en tant que mé-
compréhension de la question.
Mon propos dans ce chapitre est d'introduire le lecteur à l'idée que les
explications sont relatives à des vocabulaires particuliers »1.

D'un côté, cette citation ne donne que des indications vagues sur ce qu'est
une explication : elle apparaît comme ce qui répond aux trois questions
Pourquoi ?, Quoi ?, Comment ?. Celles-ci mettent chacune l'accent sur l'une des
acceptions philosophiques non redondantes de l'explication : Pourquoi ? insiste
sur l'énoncé d'une raison, la découverte d'un principe d'intelligibilité sous-jacent
à la chose à expliquer, Quoi ? renvoie plutôt à la recherche d'un autre réel (autre
objet, autre phénomène) avec lequel synthétiser la chose à expliquer, et
Comment ? semble demander une règle qui couvre le passage de l'expliquant à la
chose à expliquer. En termes kantiens, on hésite entre le modèle d'une cause
intelligible et celui d'une cause empirique, elle même scindée dans son concept
entre le pur renvoi et l'enchaînement réglé. Mais enfin, cette perspective sur
l'explication semble en tout cas la faire relever de l'imputation ontologique, et
pas de la sphère du sens, de la compréhension.

1 .— « Scientists cannot choose a vocabulary entirely for its interest and convenience, though
they can (and frequently do) augment and refine the vocabulary to suit their needs. This situation
exists because at least part of the vocabulary specifies the explananda, which carries the initial
puzzle and which occurs in the substantive portion of such questions as :
Why does such and such happen?
What (hidden) things are responsible for such and such phenomenon? and
How do these things bring about that phenomenon?
Cognitive psychology is fundamentally tied to a certain class of terms which in part define the
phenomena it seeks to explain (but only in part, for a consequence of explanation is that it
frequently redefines its explananda) and in part dictate the sort of accounts that qualify as putative
explanations. Questions of why, what and how are bound so intimately to certain terms that an
account based on a completely different vocabulary is simply, and correctly, dismissed as a
misunderstanding of the question.
My purpose in this chapter is to introduce the reader to the idea that explanations are relative
to particular vocabularies » ; Pylyshyn [1984], 1-2.
80 Herméneutique et cognition

D'un autre côté pourtant, le passage insiste sur le fait que tout à la fois
l'identification de la chose à expliquer, et la signifiance pour nous des trois
questions, sont relatives au vocabulaire dans lequel la chose à expliquer se ren-
contre, vocabulaire que Pylyshyn présente dans l'antécédence herméneutique du
pré-jugé (« Les scientifiques ne peuvent pas choisir un vocabulaire entièrement
pour son intérêt et sa commodité »). Le texte va jusqu'à dire que l'explication
redéfinit la chose à expliquer, au sens où elle altère le vocabulaire ambiant dans
lequel elle se présente, apporte sa contribution de sens : une telle description est
tout à fait consonante avec la conception herméneutique, fût-elle gadamérienne.
On voit donc que la solution fonctionnaliste vient comme la solution d'un
problème doublement présenté comme herméneutique : elle est la façon
d'expliquer le comportement qui respecte la situation herméneutique de l'esprit,
soit
1) le fait que l'esprit cherche à se comprendre en termes de soi, en termes de
son intention, sa croyance, son désir, c'est-à-dire d'entités attestées uniquement
au plan réflexif ;
2) le fait que cette auto-compréhension est inscrite dans le langage comme la
seule formulation donnant sens au problème de l'esprit : ce n'est pas seulement
dans le cercle herméneutique du soi, mais aussi dans celui du langage que
Pylyshyn déclare originellement être pris.
Bien entendu, il y a, dans le computo-représentationnalisme, une idée qui
corrige beaucoup l'impression que pourrait donner cette mise au point : l’idée
que ce qui vient d'être dit caractérise seulement un point de départ, un
enracinement, et n'empêcherait donc nullement les recherches cognitives, au-
delà, de se couler dans le positivisme, l'expérimentalisme et même le
mathématisme ordinaire de la science. Pour mieux juger de la crédibilité ou la
légitimité d'une telle perspective, prenons au sérieux le geste méthodologique
opérant chez Pylyshyn le divorce d'avec ce fondement herméneutique avoué du
représentationnalisme.

Le champ cognitif et son intuition computo-représentationnelle


Le deuxième temps de la réflexion instituante de Pylyshyn est, justement,
celui où le concept de représentation est décidé comme le concept cardinal du
champ, et l'approche computationnelle comme celle qui convient à un tel
concept. Pylyshyn introduit la représentation comme cette entité sur laquelle
travaillent toutes les disciplines de la galaxie cognitive, et dans l'étude
convergente de laquelle se fonde l'unité possible d'une science cognitive. Et il
affirme, dans un enchaînement donné comme nécessaire avec cette première
thèse, que la mise en forme computationnelle est ce qui confère en quelque sorte
son essence cognitive à la représentation.
C'est que l'élection de la représentation comme thème risque d'apparaître
d'abord comme un artifice unifiant :
« Quelle est, alors, la commune nature des membres de la classe des
“cogniseurs” ? Je veux suggérer qu'une des choses principales que les
cogniseurs ont en commun est qu'ils agissent sur la base de représentations »1.

1 .— « What, then, is the common nature of members of the class of cognizers? I will suggest
that one of the main things cognizers have in common is that they act on the basis of
Le thème représentationnel 81

Artifice en effet, car qu'est-ce qui nous dit que la représentation est un terme
univoque, ne donnant lieu qu'à une science, ou même à un groupe de sciences
commensurables? Le simple fait que la représentation puisse se concevoir
comme représentation discursive ou comme représentation imagée semble
soulever une difficulté majeure à cet égard. Mais, à vrai dire, il est déjà décidé
pour Pylyshyn que la représentation est de type discursif/logique, cette décision
s’énonçant curieusement dans un vocabulaire “épistémologique”. Après nous
avoir rappelé que
« La géométrie plane illustre de façon remarquable le fait que l'acceptation
comme une vision de la réalité de ce qui fut autrefois un outil de calcul apporte
une différence fondamentale dans les sciences »1,

observation complétée par un bref paragraphe d'histoire des sciences, Pylyshyn


conclut ou propose :
« Qu'est-ce que cela donnerait de traiter la computation de la même manière
que nous traitons la géométrie aujourd'hui, comme la description littérale d'un
aspect de la nature (en l'occurrence, l'effectivité mentale) ? »2.

Nous ne pouvons pas, bien sûr, suivre Pylyshyn lorsqu'il nous donne la
géométrie comme la description – encore moins, littérale – d'un aspect de la
nature. La réflexion transcendantale kantienne, sur ce point, impose le même
enseignement que le développement contemporain de la physique, enseignement
selon lequel l'espace est plutôt la scène décidée pour les phénomènes dont la
science est science, si bien que la géométrie porte en elle l'ensemble des
contraintes auxquelles nous soumettons a priori l'ensemble de ces phénomènes,
du simple fait que nous nous représentons qu'ils se présentent à nous. En
d'autres termes, c'est comme intuition pure régulant l'énoncé des lois de la
sciences, format descriptif de base retentissant sur la façon dont la substance et la
causalité objective seront légalisées3 , que l'espace intervient, et non pas comme
dimension “réelle”, “étante” de la nature. Il suffit à vrai dire de s'écarter du
réalisme naïf, de le ressentir comme une option métaphysique intenable, pour
devenir incapable d'égaler l'espace à une “description littérale d'un aspect de la
nature”. Mais le prototype de cet évitement du réalisme reste le kantisme.
Ce que Pylyshyn dit de la computation doit donc être décalé pareillement, si
l'on veut reconstruire son message en se détournant du réalisme : ramenée au
niveau de prétention le moins contestable, la citation suggère que le caractère
computationnel rend compte de la façon dont nous scénarisons a priori les
représentations. Notre familiarité langagière avec nos représentations veut dire
autant que l'anticipation permanente de ces représentations comme entités
distribuées en tableau, en réseau, ayant en elles la structure de l'occurrence
répétable, propices à une manipulation réglée. La théorisation moderne de la
computation expliciterait ainsi une intuition pure de la présentation des

representations. » Pylyshyn [1984], xi.i.


1 .— « Plane geometry is an outstanding example of how the acceptance, as a view of
reality, of what was once a tool for calculation made a fundamental difference in science. » CC,
xiv.
2 .— « What would it take to treat computation the same way we treat geometry today — as
a literal description of some aspect of nature (in this case, mental activity) ? » Pylyshyn [1984],
xv.
3 .— Cf. à ce sujet, les formulations de J. Petitot, notamment dans « Actuality of
Transcendantal Aesthetics », in Boi-Flament-Salanskis [1992].
82 Herméneutique et cognition

représentations, comme la géométrie différentielle moderne explicite l'intuition


pure de la présentation du divers externe – ou du moins beaucoup d'aspects de
cette intuition. De même que nous ne pouvons penser un divers externe
autrement que comme spatial, de même nous ne pourrions penser une
représentation autrement que liée par des liens symboliques à un domaine de
calcul. Pour compléter ce parallèle phénoménologique, notons-le, il faudra
encore dire que nous pouvons bien nous représenter un domaine de calcul sans
représentations, bien que nous ne puissions pas nous représenter une
représentation sans domaine de calcul. Or, cette assertion semble de prime abord
fausse : si la seconde moitié en est plausible, la première apparaît comme
irrecevable, on a plutôt le sentiment que nous n'avons aucune entrevision
informelle, intuitive d'un domaine de calcul vide, comparable à notre entrevision
de l'espace. À quoi il est, je crois, possible et pertinent de rétorquer que le
structuralisme d'abord, le computationnalisme ensuite se sont précisément
efforcé d'“ajouter à l'esprit objectif” une telle entrevision. Il reste que cela ne
confère sans doute pas une légitimité “transcendantale” au point de vue implicite
au propos de Pylyshyn, ou du moins pas une pleine légitimité.
Mais il est déjà possible de prendre la mesure de l'actuel accueil par l'esprit
objectif de cette notion d'un “espace computationnel” valant comme cadre de
présentation pour toute représentation. Y contribue, pour commencer, la
perspective conquise par la logique et la mathématique sur leur objet et leurs
méthodes tout à la fois : la théorie de l'effectivité (Turing, Church, Post, Gödel)
a dégagé une perspective discrète-computationnelle sur le calcul, et rattaché
formellement la déduction à ce modèle machinique/computationnel. Le point
fondamental est que, lorsqu'un langage formel et un mode d'inférence sont
donnés – soit ce qu'on appelle généralement un système formel – les théorèmes
qu'il est loisible de démontrer dans le cadre de ce système sont susceptibles de
l'énumération par une machine : leur classe est “récursivement énumérable”,
selon une terminologie consacrée1 .
Du côté de l'auto-interprétation des mathématiques comme déduction dans des
systèmes formels (soumise au contrôle d'une métamathématique), un moment
important de la démarche est l'identification des représentations de la pensée
mathématique à des énoncés ou formules du langage de la théorie des ensembles,
qui est une théorie logique du premier ordre : ainsi est assurée dans sa
possibilité la perspective computationnelle de la métamathématique sur les
représentations mathématiques.

1 .— J.-P. Delahaye précise ce point dans les termes suivants, en choisissant comme
référentiel de la notion de calculabilité la notion de Machine de Turing :
« Cette façon de voir la notion de système formel est compatible avec les définitions qu'on
donne habituellement (par exemple Delahaye [1986]). En effet, on montre que l'ensemble des
théorèmes d'un système formel au sens habituel peut être produit par une machine de Turing à
deux rubans (l'essence d'un système formel c'est d'avoir un ensemble de théorèmes récursivement
énumérable, et de pouvoir avoir pour ensemble de théorèmes n'importe quel ensemble
récursivement énumérable de formules) » Delahaye, 1999, Information, complexité et hasard,
Paris, Hermès, p. 73.
La deuxième partie de l'affirmation est celle qui en dit le plus : le type de sélection parmi des
assemblages symboliques licites qu'introduit la notion de déductibilité formelle est exactement la
sélection d'une série machiniquement engendrable, tout engendrement machinique d'une série de
formules peut être “relu” comme engendrement de théorèmes selon une axiomatique et des règles
appropriées.
Le thème représentationnel 83

Dans un ordre d'idées voisin, un philosophe des mathématiques comme


F. Gonseth parle, dans son ouvrage La géométrie et le problème de l'espace,
d'un horizon spécifique recueillant du langage sa forme d'assemblage linéaire
discret, et d'un autre horizon qui en recueille la forme de la logique des prédicats
du premier ordre. Le concept phénoménologique d'horizon, chez lui, désigne
assez bien l'attitude de la science que nous avons dégagée et soulignée à l'instant
en évoquant la notion kantienne d'intuition pure : un horizon à la Gonseth, c'est
en substance une décision sur ce qui est le niveau élémentaire d'une présentation,
et sur le type de cohérence qui qualifie la multiplicité envisagée, l'ensemble
pouvant être considéré comme ayant lieu au plan antéprédicatif d'une
perspective1 .
Pour nous résumer, l'esprit objectif contemporain est de fait habitué à
concevoir que les représentations sont le divers d'un espace computationnel a
priori, puisque la représentation mathématique a été analysée comme formelle,
les produits de la déduction formelle comme la prestation d'un calcul
machinique, et le langage comme docile à la perspective donnant à voir en lui
des représentations du type des représentations mathématiques. Cela dit, si
familières que soient ces considérations, nous ne devrions pourtant pas négliger
le fait qu'elles n'établissent le lien, entre les représentations au sens courant et le
computationnel au sens technique, qu'à travers une série de médiations, chacune
pouvant faire l'objet d'un questionnement critique, et leur chaîne héritant d'une
fragilité démultipliée par ces diverses objections possibles.
Si l'on suit ce qui a été dit jusqu'ici, on voit apparaître naturellement, sinon
un problème, au moins une tension : l'affirmation d'une intuition pure de la
“computationnalité” des représentations, chez Pylyshyn et plus généralement
dans le courant de pensée dont il est le porte parole le plus clair et le plus
brillant peut-être, est-elle compatible avec l'herméneuticité d'abord avouée de
l'approche représentationnaliste ? Est-il concevable, en d'autres termes, que les
représentations soient a priori soumises à la forme computationnelle, si elles
sont par ailleurs tenues comme la manière dont l'esprit se comprend en termes de
lui-même ? Si on regarde leur sémantisme comme l'élection de ce qui fait
question pour la pensée? On va voir comment ce problème se pose à Pylyshyn :
essentiellement au niveau de la description de l'architecture fonctionnelle de
l'esprit, et de la notion de représentation inconsciente qui s'introduit
nécessairement.

Computation inconsciente, et architecture fonctionnelle


Il faut en effet relever deux idées qui ont une valeur directrice pour les
recherches menées dans le cadre du paradigme cognitiviste : celle de module
périphérique et de computation inconsciente d’une part, celle d'architecture
fonctionnelle d’autre part.
Commençons par expliquer la seconde idée. L'architecture fonctionnelle,
Pylyshyn la définit comme l'ensemble des caractéristiques propres de
l'implantation de la régularité computationnelle sur le substrat neurologique :
l'activité de notre esprit se comprend comme calcul sur des représentations,

1 .— Cf. son évocation de l’“horizon de la dialectique de la déduction”, Gonseth (1945-


1955), IV, 294.
84 Herméneutique et cognition

certes, mais le calculateur que l'esprit est se laisse singulariser par des
déterminations comme l'espace-mémoire dont il dispose, le système
d'entrée/sorties dont il est nanti, ou finalement, les opérations qui sont
primitives pour lui, en termes desquelles toutes les autres s'expriment. Ces
déterminations, collectivement, caractérisent ce type d'ordinateur particulier que
l'esprit représentationnel est : par conséquent, d'une part, elles se formulent en
termes des propriétés revenant génériquement aux ordinateurs – dans le langage
du design informatique – et d'autre part elles doivent à chaque fois être garanties
avec leurs traits structuraux par la biologie sous-jacente, par le corps humain,
son appareil sensoriel et son complexe neurophysiologique essentiellement.
Pour mieux dépeindre ce qu’est cette architecture fonctionnelle, détaillons un
peu le contenu qu'elle accueille.
1) L'entrée/sortie :
Les “entrées-sorties” de l'esprit computationnel sont d'une part la sensibilité
de cet esprit au flux de l'information externe, d'autre part sa continuité avec
l'effectuation du comportement moteur. La question du rapport avec le flux
informationnel externe, par exemple, est traitée en substance par la théorie de la
transduction. Ce qui doit être perçu relève par principe d'une description
physique, donc en termes de paramètres continus comme la force, la masse, la
longueur, la date ou la durée, l'intensité. Ce qui en sera retenu par l'esprit
computationnel ne peut être que des vecteurs de données discrètes, seules entités
sur lesquelles cet esprit sache calculer. Il s'en suit que la transduction doit être un
processus physique produisant le matériel symbolique voulu : un processus
physique réalisant la projection sur un ensemble quotient qui assimile les
innombrables situations perceptives cognitivement équivalentes (du moins si
elles sont équivalentes pour tout calcul spirituel), mais aussi et inversement
retenant une trace symbolique de toute diversité pertinente pour au moins un
calcul (par exemple la transduction d'une scène visuelle doit être assez fine pour
rendre compte de tout ce à quoi nous accédons intelligemment en matière de
forme, de couleur, etc.).
2) Les structures de données :
L'architecture fonctionnelle est aussi l'instance qui décide de l'organisation
interne des données.
Il peut apparaître, d'un strict point de vue de simulation, d'intelligence
artificielle en somme, que l'exécution de certaines tâches serait hautement
simplifiée par une structuration adéquate des données : Pylyshyn invoque
l'exemple à tous égards capital d'une organisation arithmétique des données
(qu'elle soit vue comme celle d'un ensemble ordonné ou celle d'un ensemble
additif-multiplicatif) et celui, de même centralité, de l'organisation spatiale-
géométrique.
Dans le cadre d'une étude neurophysiologique, une telle organisation des
données serait supposée décelable et déterminable au plan de la spatialité du
cerveau. Mais le point de vue fonctionnaliste-computationnaliste interdit
d'évoquer l'implantation en aucune manière, en telle sorte que la “réalité” de
l'organisation des données se réduit complètement à la disponibilité de certaines
opérations primitives dans l'architecture fonctionnelle :
« Par exemple, une machine nantie d'opérations arithmétiques et de certains
prédicats arithmétiques parmi ses primitives (donc, une machine qui peut utiliser
des nombres et des noms, ou, comme on les appelle le plus souvent, des
Le thème représentationnel 85

“adresses”) rend une diversité d'algorithmes supplémentaires possibles, parmi


lesquels la recherche binaire, dans laquelle l'ensemble des options restantes est
déduite du calcul d'une fraction à l'occasion de chaque comparaison, comme
dans le jeu “Vingt questions”. L'existence de primitives arithmétiques en tant
qu'éléments de l'architecture signifie qu'il est possible de spécifier un ordre total
sur un ensemble arbitrairement large de noms, et en conséquence de partitionner
de manière primitive certains espaces de recherche (…) »1

« (…) certaines propriétés formelles des axiomes de Peano pour


l'arithmétique, aussi bien que des axiomes métriques, peuvent être modélisées en
termes de ces relations “arithmétiques” primitives. Cela veut dire que, dans une
telle architecture, certains aspects des échelles métriques sont disponibles sans
qu'il soit besoin d'encoder explicitement les axiomes métriques »2

Et Pylyshyn ajoute juste après que la compétence arithmétique d’une


machine permet, de la même façon, d'avoir une organisation spatiale implicite
des données, du simple fait qu'on code les points par des couples de nombres.
Les deux exemples d’organisation des données – l’organisation spatiale et
l’organisation arithmétique – sont donc conjugués et superposés dans l’esquisse
d’architecture cognitive à laquelle songe Pylyshyn.
Mais surtout, on voit à cette occasion que l'architecture fonctionnelle intègre
en elle quelque chose qui rappelle la fonction de l'intuition pure dans le dispositif
kantien : les opérations câblées qui confèrent aux données leur structure sont
comme un préjugé sur la scène des données, ou, pour être plus exact, ce que
nous envisageons usuellement et facilement comme un préjugé de mise en scène
est “traduit” dans l’architecture comme préférence de traitement, affectation a
priori aux données d’opérations présélectionnées. Or, cela revient à dire, me
semble-t-il, que la structure de “l'espace des données” est implicitée dans la
nature et les propriétés des opérations de l'architecture fonctionnelle comme dans
les axiomes d'une arithmétique ou d'une géométrie. D’où il résulte évidemment
que ce qui n'est pas déjà axiomatisé à ce niveau, mais dont l’esprit a besoin pour
sa compétence cognitive, devra l'être explicitement, par l'émission de règles et de
représentations “de haut niveau”.
Je suis évidemment tenté de rapprocher cette description “cognitive” du
préjugé spatial des thèses de L'herméneutique formelle : l'idée computation-
naliste semble être qu'une interprétation mathématique de l'espace est pour ainsi
dire déjà donnée dans l'architecture fonctionnelle. L’herméneutique
correspondante serait pré-existentielle, et donc sans doute de niveau 0 par rapport
à ma classification du premier chapitre : son temps est infra-quotidien (ou bien
il est celui d’une quotidienneté perdue de l’onto- ou de l’épigenèse) et son texte
est infra-textuel (il est couché dans la neurologie, là où le sujet ne lit ni n’écrit
consciemment).

1 .— « For example, a register machine with arithmetic operations and certain arithmetic
predicates among its primitive operations (hence, which can use numerals as names, or, as they
are more frequently called, “addresses”) makes various additional algorithms possible, including
binary search, in which the set of remaining options is deduced by a fraction with each
comparison, as in the game “Twenty Questions”. The existence of arithmetic primitives as part of
the architecture means it is possible to specify a total ordering on an arbitrary large set of names,
and thus primitively partition certain search spaces (…) » ; CC, 98-99.
2 .— « (…) certain formal properties of the Peano axioms for arithmetic, as well as metrical
axioms, can be modeled in terms of these primitive “arithmetic” relations. This means that, in such
an architecture, certain aspects of metrical scales are available without having to explicily encode
the metrical axioms. » ; CC, 100.
86 Herméneutique et cognition

Remarquons pour le moment que cette herméneutique n'a pas rapport à


l'espace avant de l'interpréter, que le moment de la “question” n'est plus marqué
comme tel pour elle, et qu'il n'y a pas la continuité d'une responsabilité entre
l'axiomatisation implicite-câblée qu’elle produit et l'axiomatisation ultérieure,
représentationnelle, dont traite si l’on veut L’herméneutique formelle. Dans le
modèle de mon livre, la présentation de l'espace est d'une autre nature que sa
représentation, bien qu'elle soit toujours interprétée dans sa représentation, en
sorte que les différentes représentations sont toutes sur le même rang (elles sont
la procession de l'herméneutique de l'espace). Dans le scénario
computationnaliste, l'espace est uniquement représenté (et même, axiomatisé),
mais une certaine couche de sa représentation est “naturalisée”, et, pour cette
raison, présumée inconsciente, ce qui la sépare absolument de sa représentation
de niveau supérieur, cognitivement ultérieure. En dehors des représentations de
l’espace, implicites ou explicites, il n’y a plus que l’espace lui-même, l’espace
“objectif” ou “ontologique”, c’est-à-dire l’espace en tant que facteur de la phusis,
exerçant à ce titre un “contrôle” sur ses modélisations. Cette position de la
contrainte spatiale, du côté de l’en soi ou de sa figuration physique, “remplace”
pour ainsi dire ce qui s’appelle présentation de l’espace ou intuition pure dans
la problématique phénoménologique de L’herméneutique formelle.
La brève discussion de cette dimension de l’architecture fonctionnelle, à
laquelle je viens de me livrer, fait signe, à l’évidence, vers une question plus
générale, qui est celle de l’espace, et plus précisément de la difficulté théorique
qu’il y a à conjoindre une idée transcendantale de l’espace et une conception
cognitive des traitements spatiaux câblés.
3) Nous comprenons mieux ce que c'est que l'architecture fonctionnelle, du
moins dans sa concrétion psychologique, si nous assimilons la signification du
critère de pénétrabilité cognitive, ouvertement mis en avant par Pylyshyn
comme un critère permettant de déterminer les opérations susceptibles
d’appartenir à cette architecture et celles qui ne le sont pas. Pylyshyn énonce en
substance qu'une opération que nous parvenons à décomposer rationnellement, à
reconstruire comme l'application successive de règles, la manipulation de
représentations, ne saurait appartenir à l'architecture fonctionnelle : elle met en
jeu la cognition centrale (logique, inférentielle, plastique, holistique).
Ce qui appartient à l'architecture fonctionnelle, c'est donc bien ce qui échappe
à la clôture sémiotico-logico-représentationnelle, ce qui n'est plus apparenté au
niveau de la règle suivie, de la croyance assumée, de la vérité déduite, qui est
proprement le niveau représentationnel selon Pylyshyn, et dont nous avions
souligné l'essence herméneutique (il est, disions-nous, le niveau où le savoir se
comprend en termes de soi et comprend la relativité de ce qu'il pense au langage
où il se formule).
Mais cette dernière lumière jetée sur l'architecture fonctionnelle nous oblige
à voir en même temps comment le computationnalisme complique
considérablement sa fresque en introduisant par ailleurs le concept de module
périphérique, et de computation inconsciente. Les opérations de l'architecture
fonctionnelle, en effet, ne sont pas nécessairement l'extraction d'input
symbolique par le biais de la transduction (même si tout appel à la transduction
fait partie de l'architecture fonctionnelle, nécessairement) : la théorie
computationnaliste prévoit aussi des calculs inconscients – accomplis sur la
Le thème représentationnel 87

base des data de la transduction – qui sont cognitivement impénétrables et


appartiennent à l'architecture fonctionnelle. Chez Fodor, on appelle modules
périphériques les modules abritant cette sorte de calcul, et on les oppose aux
“processus holistiques centraux” qui relèvent purement de ce que Pylyshyn
appelle niveau sémantique ou représentationnel : ces processus, si j’ai bien
compris, sont conscients, et, à la limite, ils sont peut-être même libres et non
simulables.
Il faut en fait rattacher l'hypothèse de ces modules périphériques à la
distinction entre le niveau fonctionnel et le niveau sémantico-
représentationnel : Pylyshyn observe que toutes les régularités susceptibles
d'être câblées au niveau de l'architecture fonctionnelle ne le sont pas, par
exemple, on ne trouve pas un mécanisme enjoignant l'opération 2+3=12.
L'esprit computationnel est en fait largement contraint par la “vérité”. Le
comportement, dans de nombreux cas, ne pourra être expliqué que comme celui
d'un agent rationnel, qui associe à ses états fonctionnels un contenu
intentionnel, et qui transite d'un état représentationnel à un autre selon un
schème inférentiel : l'état fonctionnel devient une présomption quant à ce qui
est, et le traitement auquel il est soumis participe pour cette raison de ce que l'on
pourrait appeler une “logique de la vérité”.
Vue à l'aune de cette distinction, la notion de module périphérique prend tout
son sens : un calcul de module périphérique est un calcul qui ne relève pas du
niveau sémantico-représentationnel, qui ne consiste donc pas en l'application de
règles de transformation à des représentations douées de contenu intentionnel.
Peut-être roule-t-il sur des data symboliques issus de la transduction et
transmettant donc la vérité d’une perception, et peut-être les principes qui
gouvernent l’action du module sont ils tels que les sorties du calcul seront des
ingrédients de vérité, mais les représentations dont il s’agit ne sont pas intégrées
au système des croyances de l’agent, elles n’ont pas l’intentionnalité que ce
système administre dans son ensemble, d’une manière ouverte vis-à-vis de
l’instance consciente. En ce sens donc, les calculs des modules ne participent pas
du niveau sémantico-représentationnel.
Bien entendu, ce qui nous intéresse est l'incidence de cette distinction, et de
la conception des modules périphériques qu’elle induit, sur le thème
représentationnel. Lorsqu'il distingue son niveau sémantico-représentationnel
(parfois encore nommé symbolique) Pylyshyn insiste sur des critères
classiques : le contenu intentionnel – c'est-à-dire l'ouverture sur la référentialité,
et à travers elle, la vérité – en même temps que la capacité à survenir de façon
autonome (il fait partie de l'essence d'une représentation du niveau en cause de
pouvoir être imaginée), la plasticité de la relation au fonctionnel (un même
contenu représentationnel peut épingler des états fonctionnels variés, en même
temps qu'un état fonctionnel peut donner lieu à de multiples interprétations
représentationnelles). Mais l'opposition avec le calcul des modules périphériques
surdétermine l’ensemble de ces critères par celui de l'être-conscient : les
représentations proprement dites – sémantiques – semblent être celles à travers
lesquelles la cognition se pénètre elle-même.
Toute la problématique nord-américaine de l’intentionnalité est dominée par
cette difficulté : la “tendance” induite par la naturalisation est d’envisager toutes
les notions classiques de la rationalité – celle de représentation, celle
88 Herméneutique et cognition

d’intentionalité, celle de dérivation logique – sans les subordonner ni à la


conscience ni plus généralement à l’assomption par une existence. Pourtant, la
distinction introduite entre processus holistiques centraux et processus
périphériques – à partir de la notion, parfaitement nécessaire dans le cadre de la
modélisation computationnaliste, d’une architecture fonctionnelle – réintronise
la perspective existentielle et anti-naturaliste sur la représentation, perspective
qui, par ailleurs, avait été mobilisée à l’origine pour définir la tâche du
computationnaliste.
On hérite donc, “au milieu”, entre transduction et cognition centrale, d’un
résidu représentationnel qu’on a soumis à la naturalisation computationnelle, qui
réfère et opère comme de la représentation sémantique, chargée de croyance et
investie d’existence, mais qui est pensé comme détaché du complexe dont la
conscience est la prestation prestigieuse et spécifique. Ce résidu instancie une
notion nouvelle de l’inconscient, produit d’une sorte de “refoulement épistémo-
logique”, pour faire le lien avec les vues et le langage de Freud dans
Métapsychologie.
Nous allons essayer de conclure cette section en reprenant et discutant de
façon synthétique la difficulté au devant de laquelle nous allions dans cette
section.

Synthèse et apories
Cette difficulté est, tout simplement, celle de la notion de représentation
inconsciente. Je ne vais nullement tenter ici de la dénouer, mais plutôt d’en
décrire plusieurs épisodes, afin de rétablir les liens entre l’aporie
computationnaliste et ses cousines : ce faisant, j’ai le sentiment, tout à la fois,
de construire le vrai contexte de l’entreprise computationnaliste – le plus
souvent masqué pour cause de “différence atlantique” – et, tout de même, de
procurer à cette impasse de la représentation inconsciente l’importance et la
généralité qui lui reviennent de droit.
Nous l’avons vu, la description fonctionnaliste prétend originairement
restituer l'auto-explicitation de l'esprit, si bien qu'elle se met en rapport
doublement, à ce titre, avec l'herméneuticité de la pensée. Mais le
fonctionnalisme est aussi un projet naturaliste, et cela se traduit par la décision
d'une certaine “valeur objective” du computationnel : la mathématique discrète
de la récursivité et/ou la morphologie et la syntaxe de la logique des prédicats
sont prises comme l'interprétation mathématique d'une forme d'apparition propre
aux représentations, ce qui semble vouloir dire en fin de compte que tout ce qui
se laisse articuler dans ce champ arithmético-logique a la dignité de phénomène
représentatif. C’est par cette voie que le concept de représentation tend à être
transposé au niveau inconscient : l'esprit computationnel est génériquement un
calcul et même un calcul logique, inconscient lorsqu'il est effectué à l'intérieur
des modules périphériques, imputable à une symbolicité proprement
représentative lorsqu'il est l'activité rationnelle du sujet. Cette transposition se
fait en suivant la “voie royale” de la naturalisation, dont l'acte directeur est
toujours l'interprétation mathématique d'une forme d'intuition.
Nous venons de voir que la mise en œuvre d’une description unitaire de
l’activité spirituelle contenant la modulation de ces deux niveaux représentatifs
ne va en fait pas de soi, que les intentions contradictoires du compte rendu
Le thème représentationnel 89

intrinsèque et de la projection-imputation de spiritualité à des systèmes


périphériques suscitent une sorte de conflit, que prétend seulement résoudre
l’esquisse de répartition spatiale incluse dans la distinction centre-périphérie.
Mais l’aporie liée à l’“imputation périphérique” a été repérée comme telle, en
fait, par un acteur du débat de la philosophie de l'esprit, qui l’a formulée en une
guise argumentative convenant à ce monde : je veux parler de Ronald Searle.
Je reprends donc son argument, dans mon langage. On remarque d’abord que
la forme récursive/logique – dont il s’agit de faire analogiquement la spatialité
du cognitif-représentatif – ne peut pas du tout être conçue et présentée
indépendamment de la notion de règle. Ce qui est un atome logique et les
traitements qu'il peut subir, on le spécifie intégralement en termes de règles
(règles d’assemblage des termes, des formules, règles d’inférence ou de calcul).
Le champ du calcul et de la constructivité – que les mathématiques de la
computation se contentent en fait d’assumer – coïncide si l’on veut avec le
champ des règles et de leurs applications : en témoigne par exemple ceci que la
formulation “minimale” par Curry du lambda-calcul comme théorie des
combinateurs – qui est une photographie théorique de la conception constructive
du calcul – reçoit volontiers le nom de théorie des règles1 . Dès lors, le calcul
des modules périphériques sera nécessairement conçu par la théorie
computationnaliste comme un “suivi inconscient de règles”. Il faut qu'il en aille
ainsi, manifestement, pour que le computo-représentationnalisme puisse couvrir
tout le champ de l'activité de l'esprit et le naturaliser sous l'égide de la notion de
représentation. Or c’est justement cette notion de “suivi inconscient de règles”
que Searle a crucifiée dans un article paru en 19902 . Il a fait observer qu'il y
avait une réciprocité fondamentale entre l'idée qu'on peut se faire de la règle et
celle qu'on se fait de la liberté ou du projet conscient. Ce à quoi j'obéis, c'est ce
que je peux vouloir, ce que je veux au sens authentique, c'est ce qu'on peut
m'enjoindre. Or, du côté du vouloir au moins, il est clair que je ne veux rien
sinon via un objet intentionnel : je veux de l'eau, mais pas de la substance de
formule H2O, du moins si j'essaie de décrire mon vouloir avec fidélité
phénoménologique (mais cette exigence de fidélité recoupe celle de restituer la
valeur de vérité des énoncés de vouloir). Cela doit donc se transposer à ce qui est
règle pour moi, et qui ne saurait dès lors me spécifier des actes comme permis
ou interdits que sous un angle intentionnel : les seuls actes qui peuvent entrer
dans mon observance sont des actes suffisamment explicités comme faisant sens
pour moi. Selon cette argumentation, la notion de suivi de règle inconsciente
est purement et simplement contradictoire : il faut une présence intentionnelle à
l'acte pour qu'on puisse parler de règle et de suivi de règle.
Searle a beau jeu de dénoncer ce naturalisme qui tourne court parce que la
forme même dans laquelle il présente la nature cognitive la spiritualise. À la
différence de la spatialité, escortée de son interprétation mathématique dans les
géométries, la forme récursive-logique n’est pas réellement forme de distribution
d’un divers, mais plutôt forme d’auto-position d’un agir, et donc elle ne fournit
pas au même titre le médium d’une objectivation. Le concept de représentation

1 .— Cf. Beeson, M.J., 1985, Foundations of Constructive Mathematics, Berlin Heidelberg


New York Tokyo, Springer Verlag, ch. VI, 97-147.
2 .— « Consciousness, explanatory inversion, and cognitive science », Behavioral and Brain
Sciences, 585-596.
90 Herméneutique et cognition

inconsciente, à cet égard, n’apparaît pas comme autre chose que comme un
compromis : que la représentation soit inconsciente serait la clause grâce à
laquelle elle pourrait être du spirituel naturalisé, son caractère inconscient
assurerait le gel a posteriori de cette subjectivité non naturaliste accordée à la
représentation du simple fait qu’on la donne comme synthétisée selon la règle.
Ce que j’ajouterai au raisonnement de Searle est qu’on retrouve, dans cette
affaire du computationnalisme, les nœuds problématiques du freudisme et du
structuralisme : la définition par Freud de l'inconscient et l'invocation par le
structuralisme des grammaires inconscientes gouvernant la positivité humaine
soulevaient le même problème, et ne le résolvaient pas plus. On peut seulement
créditer ces courants de pensée moins aveuglés par une identification imaginaire
à la science exacte d’avoir plus et mieux reconnu l’aporie.
Si le structuralisme (linguistique, ethnologique, etc.) reconstruisait les
grammaires présidant à la manifestation de ce message textuel qu'était l'homme
sous tel ou tel rapport, que faisait-il d'autre, en effet, que comprendre cette
manifestation comme suivi inconscient de règles? Il y a bien, certes, un léger
décalage entre les styles formels dans lesquels les choses ont été dites, entre le
structuralisme et le cognitivisme : si le “modèle” cognitiviste est celui du
calcul, de l'effectivité et de la dérivation logique, le “modèle” structuraliste est
plutôt celui de la structure équilibrant des transformations. Un message est décrit
par la science structurale comme dispersion de relations invariante par un groupe
de transformations, le possible est cartographié par une algébricité formelle qui
caractérise le jeu de son occurrence, de son enchaînement. En fin de compte,
néanmoins, malgré l'importance historiale/épistémologique de cette nuance,
l'incidence “empirique” de la structure décelée est bel et bien une limitation a
priori de ce qui peut avoir lieu, spécifiable par le moyen de règles, c'est ce qui,
d'ailleurs, justifie la terminologie de la grammaire utilisée par Corinne
Enaudeau dans l’article que je citais tout à l’heure. Donc, l'objection de Searle
atteint aussi la science structurale.
Comme je l’ai laissé entendre à l’instant, le structuralisme, en son temps, a
connu cette difficulté. Majoritairement, il a réagi en admettant que la science
structurale n'était pas naturalisable1 , donc en considérant que cette notion de
suivi-inconscient-de-règles était en quelque sorte sa “métaphore constituante”, en
termes de laquelle, tout à la fois, il met en perspective l'homme comme son
objet et dégage la signification métaphysique de la finitude. L'homme du
structuralisme s'interprète comme cette intentionnalité qui persiste au-delà de la
conscience. La finitude résultant de la mise à distance ontologique de l'infini
s'exprime comme l'efficience de la règle par delà la destination : de la règle
m'atteint sans que j'en sois destinataire, en quelque sorte. Toute cette guise du
structuralisme est naturellement appelée à reconnaître dans la phénoménologie
heideggerienne la doctrine qui dit sa vérité, comme, nous l'avons vu, Foucault le
pressent sur le terrain de la question de l'empirique et du transcendantal.
Observons d'ailleurs, au passage, que la proposition de Ricœur, celle d'une
explication structurale convergeant sur une reprise herméneutique, fonctionne au
fond sur le même dispositif : l'explication n'est possible que parce qu'il existe

1 .— Foucault considère qu'on fait un mauvais procès au structuralisme en l'accablant de sa


non-scientificité, il estime qu'on doit accepter qu'il existe des savoirs “en charge de positivités”
bien qu'ils ne soient pas des sciences.
Le thème représentationnel 91

un niveau reconstructible au plan de la règle, celui du texte, qui procède de


l'interpellation vivante tout en lui échappant. Donc, son compromis et sa
division du travail entre structuralisme et herméneutique tourne autour de
l’aporie de la représentation inconsciente, consacre l'interférence de la finitude
avec l'expression humaine en mettant en scène et en valeur l’autonomie
structurale du texte.
Il s'est rencontré aussi des auteurs pour essayer de naturaliser le
structuralisme, de rapporter les limitations de l'exercice du texte aux nécessités
énoncées par un récit scientifique de l'activité textualisante (phonétisante,
phrasante, etc.) : Jean Petitot, légitimant à partir du théorème de Thom les
grammaires casuelles des langues, ne faisait pas autre chose, et tentait donc de
supprimer toute référence à la notion de règle, avec les problèmes métaphysiques
qu'elle suscitait.
Dans le cas freudien, comme le rappelle aussi Corinne Enaudeau, il y avait
un aspect par où la naturalisation pouvait revenir : c'est celui de la théorie
économique. Le fait de dire le désir comme poussée, Trieb, plutôt que comme
représentation de l'objet en tant que manquant, Wunsch, invite à comprendre la
métapsychologie au niveau économique (et non pas au niveau logique ou
dynamique, également définis par lui). Le psychique apparaît alors comme
originairement inconscient, comme avant tout poussée, animation, et en dernière
analyse, si je comprends bien, même pas représentatif dans son fond. Il y a en
l'espèce une ligne de fuite naturaliste qui traverse la pensée psychanalytique.
Comment comprendre l’énergie, la poussée auxquelles il est fait référence
autrement qu’en termes naturalistes ? Ce sont des concepts physiques transposés
au contexte biologique, et Freud les emploie, selon toute apparence, en
connaissance de cause. Ce qui a pu empêcher de le voir et le comprendre, c’est
sans doute une sorte de voile nietzschéen : l’usage par cet auteur du lexique de la
force et de l’énergie a pu faire oublier sa provenance. À mon humble avis,
pourtant, même chez Nietzsche ces mots sont indéchirablement affiliés au
naturalisme scientifique.
Ce dont je suis en train de parler fut l’objet de la querelle de J.-F. Lyotard
contre la réduction du désir au fantasme et à la représentation prônée par Lacan,
dans le chapitre “Le travail du rêve ne pense pas” de Discours, Figure. Mais
Lyotard, quant à lui, acceptait de concevoir le “contenu” psychique comme un
texte : seul relevait de l'“autre du texte” l'opération qu'il subissait, décrite
comme celle d'une force s'emparant de lui depuis une autre dimension. Pouvait-
on vraiment adhérer une telle description? Si, finalement, toutes les opérations
du désir sont identifiées en termes de leur incidence textuelle, est-il vraiment
évitable de reconstruire le travail du désir en termes d'une grammaire? Et, après
tout, les opérations nommées par Freud semblent bien s'intégrer à une telle
grammaire (condensation, déplacement, considération de la figurabilité,
élaboration secondaire). La seule façon de sortir vraiment du cercle
représentationnel serait de concevoir le contenu lui-même comme mobilisation
d'énergie, simple concrétion de l'économie/animation perpétuelle de la psychè :
mais cela se peut-il sans naturaliser justement, sans échapper à l'herméneuticité
fondamentale de la représentation, où le désir, en règle générale, reconnaît sa
patrie et sa maison? Telle est à mon sens une des difficultés de fond que
92 Herméneutique et cognition

rencontre la théorie psychanalytique, et qui entre en résonance avec l’aporie


computationnaliste évoquée ici.
L’enquête menée jusqu’ici ne cesse donc de confirmer que l’intention d’établir
un savoir de l’homme comme savoir de la représentation, intention qui, à
l’évidence, ne se dément pas au fil des siècles, amène irrésistiblement une sorte
de configuration aporétique, dont le style se contente de varier au fil des
contextes. Au stade de la représentation “analytique” de l’âge classique, la
tension paradoxale résulte de l’incompatibilité entre le point de vue de la
mathesis et celui de la généalogie, sans doute a-t-elle son point de fixation dans
la théorie de l'origine et de l'évolution du langage, ou dans la conception
englobante de la chute et de l’infinité divine. Au stade de la représentation
structurale des sciences humaines, la difficulté devient celle du partage entre
l’empirique et le transcendantal, difficulté qui est nouée dans l’analytique de la
finitude. Au stade computationnaliste, la binarité impossible est celle de
l’herméneuticité et de la naturalisation, elle produit la figure d’un refoulement de
la représentation comme périphérique.
Nous allons essayer de suivre ce scénario dans deux nouvelles étapes, ce qui
nous amène à nous établir un peu plus dans le “temps court” du débat cognitif
actuel, en vouant notre attention à l’exercice de la modélisation, intégré au style
contemporain de la science. Les deux dernières étapes envisagées, en effet, sont
celles de la morphodynamique et du courant dit de la “vie artificielle” : elles
correspondent, pour la première, à un paradigme de modélisation alternatif dont
on ne peut dire qu’il existe de façon reconnaissable que depuis le début des
années 80, et à une toute récente option qui ne s’est pas même clairement
constituée comme courant de modélisation au sens plein. Après avoir examiné
ce qu’il en est de nos problèmes dans ces deux autres contextes, nous
proposerons une “théorie philosophique” personnelle de la représentation, à la
lumière de laquelle nous reconsidérerons les divers paradigmes cognitifs.

LE POST-REPRESENTATIONNALISME COGNITIF
La construction philosophico-scientifique dont le texte de Pylyshyn est
l'exposition exemplaire est celle du cognitivisme orthodoxe, et elle est
aujourd'hui d'une part critiquée, d'autre part concurrencée par de nouvelles
conceptions et de nouvelles modélisations. Il est naturel de se demander quelle
place celles-ci réservent – ou ne réservent pas – au thème représentationnel.
Mais pour cela, il faut d’abord prendre connaissance de ces conceptions et
modélisations.

L’approche morphodynamique
On doit d'abord prendre en considération l’approche dite morphodynamique.
C’est de ce nom, en effet, que Jean Petitot désigne synthétiquement la
modélisation dite connexionniste ou néo-connexionniste, et la modélisation
catastrophiste : comme il l’a profondément montré, les récents développements
connexionnistes réassument le principe de la modélisation par attracteurs qui
était la grande idée de Thom, et dont celui-ci avait pressenti l’universelle
applicabilité.
Le thème représentationnel 93

C’est donc plutôt en partant des idées de Thom qu’on doit décrire la
perspective de cette nouvelle objectivation scientifique de l’humain, de la
psychè, de ses comportements et de ses œuvres.
Il est aujourd’hui possible d’expliciter ce qui est conceptuellement le fond de
cette nouvelle démarche. Elle s’attaque prioritairement au sens, comme si elle
voyait, plus clairement que les attitudes précédentes, que l’élément commun à
tout ce dont il s’agit de faire la science est le sens. Mais le sens est interprété
comme organisation, tel est le geste ou la décision qui commande tout. Dans la
ligne de la troisième critique kantienne, le propre des choses vivantes, et plus
généralement des choses sensées, est trouvé dans l’arrangement final d’un
ensemble, dans cela même qu’une organisation vaut comme telle. Le “sens” est
alors, dans la définition la plus générale qu’on en puisse donner, l’émergence, ou
plutôt l’achèvement de l’émergence, l’apparition-stabilisation de la forme. La
phusis fait sens chaque fois que par elle ou en elle la forme s’impose. On voit
tout de suite, sans entrer dans le moindre détail, à quel point cette perspective se
détourne des axiomes herméneutiques de la clôture langagière du sens, ou de la
supposée ou présumée teneur destinale du sens. On voit tout aussi
immédiatement la proximité de ce qui est avancé avec la pensée de Merleau-
Ponty, comme nous le laissions entendre au premier chapitre déjà.
La conception encadrante et générale du sens qui vient d’être formulée
s’applique à plusieurs domaines classiquement connus comme domaines
d’investigation pour les sciences cognitives. Le remarquer est, pour commencer,
une manière de prendre acte de ce que l’intuition de Thom a trouvé dans le champ
cognitif son lieu, comme Jean Petitot l’a excellemment rendu clair, et bien que
cela n’eût pas été visible et compréhensible, sans doute, au moment où Thom a
mis en avant ses idées. La “genèse d’organisation” est typiquement ce en quoi
consiste le comportement cognitif. Ce qui, dans les termes de la définition
directrice du sens adoptée, peut encore se formuler comme l’interprétation du
comportement cognitif comme synthèse de sens : une telle définition de l’objet
des recherches cognitives n’était pas disponible d’emblée, elle est un des apports
du point de vue morphodynamique.
J’en viens à l’illustration de l’approche sur quelques domaines privilégiés.
1) L’imposition de sens doit être repérée dans l'internalité psychique : cela
constitue l’explication morphodynamique du concevoir humain, du fait que nous
avons des idées. Selon le “modèle de Zeeman”, l'appareil psychique est regardé
comme un système dynamique : les états possibles de l’esprit sont les points
d’un hypercube [0 1] N – c'est-à-dire qu’ils sont identifiés comme des listes
infinies de nombres réels – et un champ de vecteur est supposé donné sur
l’hypercube, définissant une tendance évolutive locale associée à toute “position”
de l’esprit dans l’espace de ses possibles ; le système dynamique est alors
pourvu de trajectoires, en termes de la totalité desquelles peuvent être caractérisés
ce qu’on appelle des attracteurs, à savoir des zones de l’hypercube siège de la
dynamique ayant une double propriété : 1) leurs points sont maintenus par
l’évolution induite par le champ de vecteur dans la zone, l’évolution dans la
zone est purement intérieure à la zone donc ; 2) au voisinage de la zone – dans
ce qu’on appelle le “bassin” de l’attracteur, l’évolution “reconduit” tout point à
l’intérieur de la zone. La grande intuition est alors qu’un “contenu de pensée”,
une “idée”, un “sens conçu” est mathématiquement saisissable comme un tel
94 Herméneutique et cognition

attracteur : donc, lorsque je dis que je suis en train de concevoir quelque chose de
non quelconque, cela correspond à ceci que la capacité générique d’évolution de
mon esprit m’a conduit – c'est-à-dire a conduit un point qui “me” représente
dans l’espace de ma psychè – en un point qui s'insère dans un environnement du
type attracteur. En d’autres termes, l’état où “je” suis prend place dans un
ensemble d’états ayant des propriétés “finales” par rapport à l’évolutivité
congénitale à mon psychisme. Selon les termes de Thom :
« La signification d’une idée est alors entièrement définie par la topologie
interne de l’attracteur structurellement stable A, ainsi que par sa position dans le
cube IN »1.

Dans cette citation, on voit s’esquisser un raffinement du modèle : l’idée en


tant qu’actualité de la Vorstellung est différenciée de sa signification, laquelle est
forcément “lue” dans des propriétés de l’attracteur actualisé (position et topologie
interne). On peut supputer que Thom retrouve ici naturellement la distinction
husserlienne des Recherches logiques entre l’individualité psycho-phénoméno-
logique des actes, jugements, perceptions, etc. et les contenus idéaux de signifi-
cation posés en et par eux.
2) Dans un autre usage de la “raison catastrophiste”, ce qui est étudié est la
distribution d'une qualité sur une extension. On envisage alors, au-dessus de
chaque point d’un espace substrat, un espace interne muni d’un champ de
vecteur, constituant ce qu’on appelle une dynamique interne. Les qualités
susceptibles de s’affecter aux points de l’espace substrat sont interprétées comme
les attracteurs des dynamiques internes : un conflit entre plusieurs qualités
disponibles “plane” donc au-dessus de chaque point. Si l’on modélise aussi
mathématiquement la façon dont chaque point “s’envoie” dans la dynamique au-
dessus de lui, et selon quelle logique un attracteur peut alors être sélectionné, on
se trouve en mesure d’expliquer comment les qualités se partagent globalement
l'espace substrat, ou comment la discontinuité qualitative peut se produire au
plan de l'observation comme conséquence de la déstabilisation de la dynamique
interne. Le fonctionnement général de la modélisation est fortement lié aux
hypothèses de régularité qui la gouvernent (en général, la configuration des
attracteurs de la dynamique interne est inchangée sous une petite variation, et les
possibilités qualitatives se laissent donc réidentifier ; le processus de sélection,
par dessus le marché, aboutit en général à la même issue pour un point proche ;
les exceptions à ces deux estimations génériques sont précisément ce que la
théorie situe et décrit, sous le nom totalisant de catastrophe). Jean Petitot
s’efforce de montrer2 que ce discours de l’établissement des qualités sur un
substrat est exactement parallèle à celui que tient Husserl dans les Recherches
logiques, parlant notamment de fusion et de séparation. Ce qui est modélisé, en
l’occurrence, est ou bien la structure qualitative (par exemple chromatique) du
monde, ou bien le fonctionnement neurophysiologique de la perception des
qualités. Je reviendrai sur ce type de bivalence, inhérent à l’approche
catastrophiste.

1 .— Thom, R., 1974, 154.


2 .— Cf. Petitot, J., Phénoménologie naturalisée et morphodynamique : la fonction cognitive
du synthétique a priori, in Intellectica, n° 17, 1993/2, Philosophies et sciences cognitives, J.-
M. Salanskis, éd., 105-115.
Le thème représentationnel 95

3) Il est aussi possible d’envisager avec les yeux catastrophistes la


sémantique des langues naturelles. Ce qui a été le plus ou le mieux étudié à ma
connaissance, à cet égard, est le sémantisme des verbes. L’idée est qu’une “signi-
fication de verbe” est identifiée ou interprétée par une classe de lacets dans
l'espace externe d'un déploiement universel de singularité élémentaire. Par
exemple, la singularité élémentaire “pli” est celle dont le type est donné par la
fonction x |→ x3. Le “déploiement universel” racontant la modulation canonique
contrôlée par paramètres de cette fonction est x3 + ux. Ce qu’on appelle “espace
de contrôle” de la singularité est alors la droite R , où varie l’unique paramètre u
modulant le type x3. Une “signification de verbe” est dans ce cas “incarnée” par
les lacets du type [-a,a], parcourus de la gauche vers la droite (on habite donc
d’abord la partie négative de l’axe, puis on traverse l’origine 0, et on accède à la
partie positive). Il est possible de visualiser ce qui arrive à la “dynamique”
associée à chaque position sur ce parcours “au-dessus” de lui. Pour une valeur u
du parcours en effet, on regarde la fonction x 3 + ux comme un “potentiel”
définissant des états d’équilibre du système régi par lui, qui sont simplement ses
minima. Il arrive alors que, lorsque u est négatif, la fonction x |→ x 3 + ux a
comme dérivée x |→ 3x 2 + u, qui s’annule en − −u/3 et −u/3 , et qui est
négative entre ces valeurs, de sorte que la fonction admet un minimum local en
−u/3 . Lorsque u est positif, en revanche, la dérivée de la fonction est toujours
positive, et le potentiel n’admet donc pas de minimum.

0.15

0.1

0.05

-2 -1 1 2
-0.05

-0.1

-0.15

10

2
5

-2 -1 1 2
-2 -1 1 2

-2 -5

-10
-4


u
-a 0 a

• • •
- √-u/3 0 √-u/3
(portait de phase
pour u<0)

Figure 9 La catastrophe pli


96 Herméneutique et cognition

En fait, l’interprétation requise des minima du potentiel est ici non pas celle
d’état d’équilibre, mais celle d’actant. Un minimum du potentiel régissant la
dynamique fictive est conçu comme un protagoniste du “jeu événementiel”
qu’elle est. Lorsqu’il y a plusieurs minima, le jeu est donc supposé “offrir”
plusieurs acteurs. À l’évolution du paramètre sur le lacet spécifié peut ainsi être
corrélée une aventure des protagonistes, aventure de leur apparition-disparition
ou de leur relation de dominance. Dans l’exemple extrêmement simple que nous
venons de prendre, en l’empruntant à la singularité du pli, “ce qui arrive” selon
les lacets de type [-a a] se laisse dire en un seul mot, disparition, puisque l’on
passe d’une situation à un actant-protagoniste à une situation à zéro actant-
protagoniste : cette classe de lacets modélise donc, dans le contexte du pli, la
“signification de verbe” disparaître. (cf. la figure 9 pour tout ce qui précède).
On arrive à figurer ainsi par un prototype géométrique des matrices
événementielles un peu plus complexes, en envisageant des singularités elles-
mêmes plus complexes. Déjà la singularité cusp, pourvue d’un plan de contrôle
puisque son déploiement universel fait intervenir deux paramètres, donne lieu à
des récits verbaux plus riches, où il est possible de suivre sur la fronce des
extrema l’évolution de la configuration des actants.
Cette théorie a été imaginée par Thom, et reprise avec quelque détail et
quelque systématicité par Jean Petitot et par Wolfgang Wilgden1 . L’hypothèse
métaphysique sous-jacente est celle d’une réductibilité des structures de base de la
signification à des schèmes spatio-temporels, c’est pourquoi J. Petitot la
présente dans son Morphogenèse du sens comme la pointe actuelle de ce qu’on
appelle classiquement “hypothèse localiste” en linguistique. Il n’est guère
possible d’entendre l’intention de cette modélisation autrement que comme celle
d’une réduction géométrique du sens, même si les “contenus” géométriques
mobilisés pour la réduction sont extrêmement abstraits et chargés d’idéalité.
Dans un article de 1993 (« Différence ontologique et cognition »2 ), j’ai porté
un regard critique sur cette mise en œuvre de la raison catastrophiste, en prenant
comme outil d’élucidation épistémologique la “différence ontologique”
heideggerienne : il me semblait que le principe de la modélisation était de
“déduire” ce qui tient dans la langue le rôle de l’étant (les protagonistes-actants)
de la dynamique sous-jacente à la signification verbale, mais que, justement, les
actants obtenus de la sorte n’avaient pas la substantialité et l’autonomie requises
pour constituer les authentiques scénarios de la signification verbale, tels que la
grammaire cognitive de Langacker, dont il sera question plus loin, en rend
compte. En bref, les étants de la modélisation thomienne adhèrent trop à l’Être,
ils sont trop heideggeriens et pas assez « métaphysiques » Un jeune chercheur,
Philippe Lacorre, a repris le problème en altérant la modélisation, et en essayant
d’identifier les actants par les potentiels intervenant additivement dans le
potentiel total, auxquels s’attachent des paramètres intrinsèques et relatifs mieux
propices à leur faire jouer le rôle de l’étant3 .

1 .— Cf. Petitot, J., Morphogenèse du sens, Paris : 1985 PUF.


2 .— Cf. « Différence ontologique et cognition », in Philosophies et sciences cognitives,
J.-M. Salanskis (éd.), Intellectica n° 17, 127-171.
3 .— Cf. Lacorre, P., 1997, « Sur un nouveau type de représentation catastrophiste pour les
modélisations en biologie et en sciences cognitives », in Intellectica n° 24, Olfaction : du
linguistique au neurone, Paris, 109-140.
Le thème représentationnel 97

4) Il faut mentionner une autre application, sinon de la théorie des


catastrophes, du moins des idées dynamicistes sous-jacentes, à la sémantique
cognitive : la modélisation de la polysémie, plus précisément de la précipitation
du sens en contexte selon la ligne définie par Bernard Victorri. J’en rendrai
compte avec quelque détail dans le chapitre suivant, puisqu’elle figurera parmi
les contributions cognitives récentes choisies pour leur affinté avec le motif
herméneutique.
5) Parfois, la théorie est mobilisée pour rendre compte de la perception des
formes géométriques elles-mêmes, qui sont supposées reconnues à partir de leurs
contours apparents ou de leur cut-locus : c’est, en fait, à la mathématique des
singularités en général qu'il est ici fait appel plutôt qu'à la théorie des
catastrophes au sens strict. L’idée, s’il est permis et sensé de la formuler à ce
niveau de stylisation de l’évocation, est que toute réception ou toute
schématisation de forme « passe par » une analyse mathématique de ses
singularités selon certaines projections ou perspectives géométriques1 .
6) En fait, comme en témoigne notamment ce point 5), qui correspond à
l’élaboration d’une sorte de « phénoménologie mathématique de la perception »,
se donnant une interprétation mathématique des notions husserliennes d’esquisse
et de noème, l’approche morphodynamique tend à s'égaler à une fondation
mathématique de la référentialité du langage comme mimèsis : la phrase dit le
réel parce que le noyau de l'événementialité interne (celle du système dynamique
psychique, produisant la représentation) est géométriquement le même que celui
de l'événementialité externe (celle du monde, produisant son organisation).
Notamment, à travers l’identification de l’esquisse perceptive à un contour
apparent, celle-ci se trouve récupérer une structure d’analogie à l’égard de ce qui
est esquissé, puisqu’aussi bien les projections envisagées conservent par principe
quelque chose du projeté, elles ont pour cela la régularité qu’il faut. Et la
performance langagière (la phrase, une fois de plus) prolonge l’analogie jusque
dans la trace logico-linguistique « formelle » qu’elle prend de la dynamique
psychique (dynamique de l’idéation, du concevoir). D’ailleurs l'universalité du
théorème de classification porte profondément secours à cette thèse : les sept
modèles sont prouvablement les seuls susceptibles de persister avec
vraisemblance pour des potentiels contrôlés dans l'espace-temps. Sous réserve
que le dynamisme psychique – naturalisé – relève du même espace-temps que
les dynamismes mondains, l'homologie des formes apparaît donc comme
plausible, et comme un possible critère ontologique de vérité. Voici une citation
de Thom qui témoigne bien, à mes yeux, d’une conception à la fois causale et
mimétique de la perception :
« C’est dire que ce sont précisément les catastrophes stables qui sont a priori
les plus aptes à survivre dans le couplage Réalité→Esprit défini par la
perception. Autrement dit, ces “catastrophes” présentent un caractère
contagieux, et dès qu’elles trouvent par couplage un substrat compétent, elles s’y
implantent en suscitant une singularité isomorphe à elles-mêmes »2.

Il faut maintenant dire quelque chose, à l’issue de cette énumération, de la


manière dont les néo-connexionnistes ont repris ces modèles. En substance, ils

1 .— Cf. Petitot, J., Physique du sens, Paris, 1992, Éditions du CNRS, 71-75.
2 .— Cf. Thom, R. [1974]—Modèles Mathématiques de la Morphogenèse, Paris : Unions
Générale d'Editions, p. 157.
98 Herméneutique et cognition

les ont fait opérer sur une échelle moins vaste, tout en leur donnant parfois des
valeurs différentes. Et, en tout état de cause, ils leur ont procuré une effectivité
et une testabilité qu’ils ne possédaient pas auparavant, en transcrivant les
dynamiques continues dans les réseaux finis et le temps discret des machines
turingiennes. L’idée de base est de décrire la dynamique interne comme supportée
par un réseau, résultant des interactions de ce réseau. Le réseau est constitué
d’une population d’unités interconnectées. Entre l’unité u i et l’unité u j du
réseau, lorsqu’elles sont connectées, circule une “force d’influence” w ij qui
exprime dans quelle mesure l’activation ai de ui est renforcée (si w ij est positif)
ou inhibée (si w ij est négatif) par l’activation a j de u j. Chaque unité u i reçoit
donc, des unités auxquelles elle est reliée, une influence qui s’écrit comme le
produit de l’activation a j par le “poids” w ij associé : en sommant ces
influences, on obtient un “champ” ∑ j ≠i
wij a j agissant sur le destin de
l’activation ai de u i . Reste à compléter le modèle en ajoutant éventuellement à
ce champ interne un champ “externe” exprimant l’action de l’extérieur du réseau,
en spécifiant la règle selon laquelle l’activation de u i à un instant t [ai(t)] se
remet à jour en l’activation ai(t+1) de la même cellule à l’instant suivant, c'est-
à-dire en décidant selon quelle fonction du champ incident total se calcule le
nombre ai(t+1). De la donnée de ces interactions, actions, fonctions de remise à
jour, résulte une évolution nécessaire de chaque cellule du réseau qui permet de
définir une dynamique sur l’espace des états globaux. Les “attracteurs”
interprétant, conformément à l’idée de Thom, les élaborations cognitives du
réseau, sont alors les attracteurs de cette dynamique déduite du réseau.
Les réseaux connexionnistes, ainsi définis, sont aptes à des tâches de
catégorisation d’un échantillon bigarré. Un des réseaux présentés dans le
deuxième tome de l’ouvrage PDP, manifeste-bible des premières heures du néo-
connexionniste, identifie, d’après le mobilier qu’elle recèle, de quelle sorte est
une pièce de maison : une chambre, un salon, un bureau, une cuisine … Chaque
pièce est décrite par quarante descripteurs, enregistrant la présence ou l’absence de
telle ou telle fourniture (une tasse de café, une machine à écrire, un lit …). On
forme un réseau de quarante unités, une par descripteur, et l’on établit, par
ajustement des poids, une dynamique sur l’espace des états globaux du réseau
telle que ses attracteurs correspondent en quelque sorte au prototype d’une
“catégorie de pièce” (une cuisine, par exemple) : la dynamique envoie alors tout
état du bassin de cet attracteur sur le prototype en question, ce qui permet la
“recognition”. Dans l’article de PDP qui expose cet exemple1 , la résonance
kantienne de cette idée de recognition n’est pas ignorée, elle donne son titre à
l’article et oriente la présentation.
Innombrables sont les utilisations de ces nouveaux modèles pour simuler ou
comprendre des performances cognitives. Ainsi, certains réseaux reconnaissent
des phonèmes, d’autres fabriquent le prétérit d’un verbe anglais, d’autre
reconnaissent des lieux et localisent des buts. Dans le chapitre suivant, comme
il a déjà été annoncé, nous nous intéresserons à la modélisation de la polysémie
proposée par Bernard Victorri, et qui est usuellement présentée par lui dans le

1 .— Rumelhart, M. E., Smolensky, P., Mclelland, J. L. & Hinton, B. E., 1986, « Schemata and
Sequential Thought Process in PDP Models », in PDP, vol. 2, p. 7-57.
Le thème représentationnel 99

langage de la morphodynamique thomienne, mais mise en œuvre ensuite pour


l'obtention de la compétence espérée dans un réseau connexionniste. Le réseau,
dans ce cas, identifie d’après le contexte de la phrase où il figure le “sème” que
porte le mot encore.

Le courant dit de la “vie artificielle”, ou “constructivisme”


L’orientation de modélisation que je veux évoquer maintenant, et qui
correspond en même temps à une perspective originale sur l’ensemble des
sciences cognitives, quelque chose comme une autre stratégie et une autre
évaluation, s’exprime d’abord par l’idée que la cognition n’est pas distinguable
de la vie. Ce qu’on appelle génériquement connaître, les comportements que
l’on classe comme cognitifs et dont on programme la simulation dans le projet
de l’intelligence artificielle ne peuvent pas être opposés de façon pertinente à un
ensemble disjoint de comportements ou de fonctionnements des organismes qui
ne seraient pas cognitifs. Dans la mesure où l’“accomplissement” de la vie est
constamment et primordialement adaptation à un environnement d’une entité qui
s’est construite comme décalée dans cet environnement, cet accomplissement est
de part et part ajustement pertinent à la situation, soit ce qu’on peut définir
comme la cognition, dans un concept suffisamment large.
D’où il résulte qu’il faut abandonner l’idée d’une description de la cognition
comme le filtrage par un “appareil cognitif” d’une entrée environnementale selon
des mécanismes, structures, ou catégories prédonnées. Il n’est pas concevable
que les humains naissent avec des routines cognitives psychologiquement
câblées, que l’on envisage celles-ci comme des sous-programmes rédigés dans un
langage de programmation lui-même inné, ou comme des “formes géométriques”
gouvernant les dynamismes mentaux, ou encore comme des “dispositions”
inscrites originairement dans les forces d’influences agissant d’un neurone sur
l’autre : dans chacune de ces hypothèses, quelque chose est prévu qui tienne la
place de l’apprentissage – paramétrisation de routines, ajustement mimétique à
une morphologie externe ou correction progressive des poids – mais
l’apprentissage ne laisse pas de présupposer que le genre, la structure, la forme
au sens philosophique de la compétence à acquérir sont rigidement fixés dès le
départ. La description scientifique de la cognition devrait plutôt, selon la
demande du courant de la “vie artificielle”, être la description de l’émergence dans
sa qualification de la forme de structuration selon laquelle le sujet cognitif
“traite” son monde, émergence qui, à y bien réfléchir, n’est pas distincte de la
constitution-même de ce sujet comme distinct dans cet environnement. Il y a un
texte de style et de propos absolument général qui expose avec une précision et
une radicalité exemplaires cette thèse, c’est l’article « Fonctionnalismes
1996 »1 de Y.-M. Visetti.
Le courant dit de la “vie artificielle” se présente donc comme en conflit de
principe avec le computationnalisme en même temps qu’avec le
morphodynamicisme. En fait, comme nous le verrons mieux dans la suite de ce
livre, ce courant, qu’on peut encore appeler courant “constructiviste” – en
comprenant la dénomination comme rappelant que “tout” se construit – est
proche du courant morphodynamiciste, il partage avec lui le vœu d’une

1 .— Cf. Visetti Y.M., 1995, « Fonctionnalisme 96 », Intellectica n° 21, 1995/2, 282-311; voir
aussi Rosenthal-Visetti [1999] et Cadiot-Visetti [2001].
100 Herméneutique et cognition

description dynamique, d’une explication génétique. Le point de désaccord porte


sur l’admission d’une structuration prédonnée, ce qui, on va en discuter, n’est
pas loin de coïncider avec le rejet de tout représentationnalisme.
Avant d’en venir à cette discussion, donnons une idée des applications ou
descriptions auxquelles donne lieu la perspective constructiviste.
I. Rosenfield illustre cette sensibilité dans le domaine de la compréhension
des processus de perception et de mémoire. D’après la recension qu'en donne
W. Clancey1 , il insiste sur le fait que la perception et la catégorisation des
percepts ont lieu sans stockage d'invariants, la performance cognitive ne consiste
pas en la confrontation de termes, règles ou même formes avec un matériel
sensoriel toujours renouvelé. Sa conception, donc, semble invalider par avance,
à un niveau très radical, la possibilité même de représentations, du moins selon
l'acception courante.
La modélisation neurophysiologique de G. Edelman dégage une notion de
conscience primaire, dont les procédés neurologiques (constitutions de cartes
locales, globales, multimodales, connexions “réentrantes” entre les cartes) ne
semblent pas dégager clairement des formes représentatives canoniques : on a le
sentiment, certes, que, selon le schème évolutif proposé, la “sélection neurale”
(par analogie avec la sélection naturelle darwinienne) ne cesse de différencier les
connexions d'une façon qui exprime la compétence accrue de l'esprit neural, mais
que les configurations résultantes ne sont pas identifiées pour elles-mêmes,
retenues, stockées. Les compétences acquises sont mises en rapport avec des
dispositifs complexes, généralement des interconnexions de groupes neuraux
hétérogènes, mais ces dispositifs eux-mêmes ne sont pas mis en relief comme
reflets de l’externe, ou supports d’emplois sémantiquement assignables : tout se
passe comme si l’adaptation ne se laissait pas “relever” dans un ordre sémantique
autonome, ce qui semble exigible pour qu’on parle de représentation.
John Stewart, dans un article important2 , propose une définition de bas
niveau de la cognition comme fait d'interaction dans un environnement,
satisfaisant une contrainte proscriptive. Comme ce qui s'appelle contrainte,
dans le contexte, est ce que nous reconstruisons comme tel, la cognition semble
ne pouvoir, selon cette définition, qu'être imputée : une conception
intentionnelle de la cognition paraît donc a priori éliminée, du moins au niveau
de généralité maximale où l’on se place, permettant d’interpréter toute
manifestation vitale comme cognition. Le système immunologique est décrit par
Stewart comme capable de deux types de réaction à des anticorps incidents, l'un
qui consiste à les fixer et les annuler par des anticorps propres pertinents, l'autre
qui est plutôt la rééquilibration-redistribution générale des anticorps ambiants
dans un système de couches homogènes. Seul le premier type de réaction a
quelque chose à voir avec la notion de représentation, du moins si l'on persiste
à exiger qu'une représentation soit une entité chargée de contenu local répondant
en quelque manière à un “contenu” du monde : le “contenu” manifesté par le
système immunologique, dans ce second mode de réaction, est une forme
instanciée au niveau de la globalité des anticorps, qui ne semble pas s'attribuer
– en quelque sens plausible – à ce qui était incident. À la fin de son article,

1 .— Cf. Clancey, W.J., 1991, “Israel Rosenfield, The Invention of Memory: A new View of
the Brain”, Artificial Intelligence, 50, 241-284.
2 .— Cf. Stewart, J., 1994.
Le thème représentationnel 101

d’ailleurs, comme on pouvait s’y attendre, l’auteur se demande comment il est


possible de récupérer, dans le cadre de la définition de la cognition comme
fonctionnement optimisant sous contrainte proscriptive, la symbolicité des
modes supérieurs de la cognition. Les adeptes du paradigme de la “vie
artificielle”, soulignons le, assument cette difficulté et ne cachent pas qu’elle est
immense, mais elle leur paraît le seul enjeu pertinent des recherches cognitives :
éviter la difficulté en se donnant déjà toute faite (c'est-à-dire seulement à
paramétrer) la représentativité symbolique leur semble une “tricherie” qui
renonce à l’essentiel de la question cognitive.
Très sommairement, donc, l’approche morphodynamique semble dissoudre le
primat de la réprésentation langagière décidé par le computo-
représentationnalisme pour tout le champ des recherches cognitives, en mettant
en avant une mimèsis géométrique plus profonde, ayant valeur explicative et
génétique pour la représentation langagière elle-même. De son côté le courant
constructiviste de la “vie artificielle” demande qu’on abandonne purement et
simplement la notion de représentation, parce qu’elle donne forcément de la “co-
dépendance” de l’organisme et de son environnement une image figée et
limitative, selon laquelle cette co-dépendance vient toujours après la schize de
l’organisme et la constitution de son filtrage ; et parce qu’elle réduit l’émergence
des formes de la vie dans et par l’adaptation à une unique procédure, celle de la
réplication et du stockage d’éléments externes au sein d’une structure.
Pour traiter synthétiquement et en profondeur du destin de la représentation
dans ces nouvelles approches, je vais prendre un peu de recul, et tenter une
réflexion générale et, peut-être, personnelle sur la représentation, de deux
façons :
— d’abord sur le mode de l’histoire des idées, en dégageant une similitude
d’évolution entre l’aventure de la représentation rapportée par Foucault et celle
qui vient d’être traversée dans le champ cognitif, à la faveur de l’évolution des
approches retracées jusqu’ici ;
— ensuite sur le mode de la conceptualisation “directe”, en proposant quatre
traits composant le philosophème de la représentation à ce que j’en juge, et en
examinant quel travail sur chacun de ces traits supposent d’un côté la conception
herméneutique de la représentation, de l’autre côté les naturalisations
concurrentes qu’en esquissent les paradigmes cognitifs.

HERMENEUTIQUE, SCIENCE DE L'HOMME,


REPRESENTATION
Le parcours d'histoire des idées suivi jusqu'ici montre en tout cas à quel
point la notion de représentation a été au centre de toutes les tentatives de
construction rationnelle universelle de la sphère humaine depuis les dix-septième
et dix-huitième siècles.
Ces tentatives, certes, n'ont pas toujours eu nom sciences de l'homme, et
c'est justement tout l'intérêt de l'étude archéologique de Michel Foucault de nous
donner à comprendre que la “théorie de la représentation” est déjà en place avant
que la science de l'homme ne se déploie, dans l'une ou l'autre de ses figures :
elle anime alors une famille de descriptions – analyse des richesses, histoire
naturelle, grammaire générale – où l'on n'a pas de peine à reconnaître les
102 Herméneutique et cognition

ancêtres de l'économie, la biologie et la linguistique modernes, regardées par


Foucault comme les “sciences de la vie” (du “fonctionnement”), par rapport
auxquelles se définissent désormais les sciences humaines.
Je voudrais maintenant rappeler, dans une intention comparative, les trois
“étapes” de l’aventure de la représentation qu’il raconte à partir de son corpus.

La représentation, de l’ontologie à la phénoménologie, en


passant par l’homme
En fait, Foucault raconte la genèse de la science de l'homme comme le
rattachement de la représentation à la figure de l'homme. Au commencement, la
représentation était le trait caractéristique de la rationalité en général, et comme
telle, elle se soumettait l'ensemble du champ du savoir (y compris la science
exacte) d'une part, elle contractait une dépendance philosophique profonde à
l'égard d'une métaphysique de l'infini d'autre part. La représentation est devenue
l'attribut de l'homme et le lieu d'auto-fondation de la finitude, et c'est cette
configuration qui a ouvert le champ de la “science de l'homme”. Ce que je
résume ici est le destin de la représentation dans le basculement de l’épistèmè
classique de la représentation aux dix-sept-ième et dix-huitième siècles vers
l’épistèmè historiciste de l’homme, du travail et de la vie au dix-neuvième
siècle, selon la fresque de Foucault. Le troisième temps de l’aventure, on le sait,
est pour lui le “retour du langage”, que Foucault appréhende comme l'événement
profond du vingtième siècle, et qu'il paraphrase comme “Mort de l'homme”. Il
correspond à la perte de la représentation par l’homme sans qu’elle cesse de lui
être attribuée au titre de la finitude : la représentation ne “retrouve” pas son
statut de centre organisateur de l’ontologie sous la bénédiction de l’infini, elle
persiste à renvoyer à l’unilatéralité finie de la relation humaine à l’être, mais son
attribution à l’homme cesse devaloir comme l’octroi de la moindre maîtrise, elle
prend plutôt l’unique sens d’une assignation de l’homme au langage. La
“mauvaise nouvelle” de cette situation étant – selon ce que suggère plus ou
moins formellement Foucault – annoncée par Nietzsche et la phénoménologie
(tardive).
L'histoire que raconte Foucault a eu une suite remarquable dans une autre
aire. Pour ainsi dire, il semble que les trois temps se soient reproduits à
l’intérieur de ce qui semblait d’abord la manifestation du troisième. Le “retour du
langage”, en effet, n'a pas eu pour seul mode d’accomplissement l'institution des
sciences humaines structurales et la montée en puissance en elles du paradigme
linguistique : il s'est aussi traduit dans l'aire anglo-saxonne – en première
apparence, plus radicalement encore, ainsi que des commentateurs l’ont
observé – par le développement triomphal du paradigme logico-linguistique. Ce
dernier était à la fois un paradigme philosophique et un paradigme scientifique,
impliquant clairement la décision de laisser dans l’ombre la vie
représentationnelle subjective. Mais le paradigme logico-linguistique, dans son
déploiement historique récent, s’est aussi avéré une restitution de la figure
classique de la rationalité de la représentation. La philosophie dite analytique a
prononcé la fin de la réflexivité phéno-transcendantale, et elle a désigné l'analyse
du langage, pris comme contexte d'effectuation de la représentation, comme
l'unique tâche de la rationalité philosophique. Or, il est facile de constater, nous
l’avons fait tout à l’heure en rapportant les analyses de Foucault sur l’âge
Le thème représentationnel 103

classique, que de Frege à Dummett ou Davidson, les théories de la signification


proposées au sein du courant analytique reprennent nombre d'éléments de la
doctrine reconstruite à partir des Regulae et de la Grammaire de Port-Royal. La
correction logico-linguistique des phrases est inséparablement, pour
l’entendement analytique, explicitation du vouloir dire et mise en relief
inambiguë du contenu de connaissance, c'est-à-dire du contenu représentatif.
Toute l’utilisation de la théorie des modèles comme instrument interprétatif
évaluant le sémantisme des phrases est une analyse du langage du point de vue
de la représentation. Elle constitue à l’évidence le langage comme le dépositaire
d’une ontologie (tendanciellement nominaliste) de la représentation.
La nouvelle épistèmè de la représentation issue du “cartésianisme frégéen”
– si l’on m’autorise ce parallèle – présente le même trait d’universalité que
Foucault pointe à l’âge classique : la plupart des savoirs du vingtième siècle, y
compris les sciences de base, la mathématique, la physique et la biologie, ont
été affectés par une sorte de domination de la logique dont une signification
importante bien que méconnue était la prise du pouvoir de la représentation. Si,
en effet, la rationalité se laissait logiciser, si la logique elle-même pouvait
fonctionner comme l'agent du progrès de la science, c'est parce que la
connaissance était implicitement ramenée à ses phrases, et ces phrases elles-
mêmes envisagées en termes de leur pouvoir représentatif.
On a souvent insisté, non sans quelques raisons, sur la “crise” de la
rationalité au début du vingtième siècle et sur la critique ou la mise en échec de
la représentation dont cette crise aurait été grosse (en ayant à l’esprit, pêle-mêle,
l’apparition du formalisme ensembliste en mathématiques, et les révolutions
apportées par les théories de la relativité et la physique quantique). Certaines
modalités de la représentation ont peut-être été mises en échec en effet, les
modalités qu'on peut nommer intuitives ou évidentielles ; mais pas de ce noyau
dur de la représentation qu'est le déploiement conforme aux hiérarchies
catégorielles de la phrase. Quoi qu’il en soit du second Wittgenstein, la figure
d'un langage soumettant a priori le monde à la forme logique, que théorisait son
Tractatus logico-philosophicus, n'en a pas moins été dominante dans les lieux
les plus vivants de la connaissance de 1900 à 1975 environ : c’est en elle que
venait le plus volontiers se réfléchir l’orgueil de la science.
De ce point de vue, le cognitivisme orthodoxe apparaît comme la
transposition au domaine de la science de l'homme (transdisciplinaire comme
d'habitude, et nouvellement nommé domaine cognitif) de cette figure restituée de
la rationalité de la représentation : avec les sciences cognitives, la représentation
passe à nouveau de son statut rationnel/métaphysique au statut d'attribut de
l'homme, en l'espèce de caractérisation de sa spiritualité. C’est ce que, sentant
l’importance de ce basculement, on a parfois baptisé Mind Turn outre-
atlantique. Suivant notre analogie, le passage de la philosophie analytique aux
sciences cognitives (sur le territoire philosophique, à la “philosophie de
l’esprit”) est donc la répétition du passage de l’épistèmè de la représentation à
l’épistèmè de l’homme (du travail, de la vie, de l’histoire). Mais le parallèle ne
s’arrête pas là : le renvoi à l’homme de la représentation suscite la tension
problématique de l’empirique et du transcendantal, elle institue l’homme comme
“doublet empirico-transcendantal” selon les mots de Foucault. Jamais peut-être
la difficulté n’a été aussi nettement rencontrée, éprouvée que dans le contexte
104 Herméneutique et cognition

actuel du débat cognitif. Mille débats de la philosophie de l’esprit, pour


commencer, résultent de la difficulté qu’il y a à devoir penser la logique non plus
comme mesure métaphysique de tout, mais comme mécanisme implanté, secret
empirique de toute pensée. Putnam, en mettant en crise le dispositif philoso-
phique du computo-représentationnalisme, en arrive à une position qui retrouve à
beaucoup d’égards le motif transcendantal, comme il en convient d’ailleurs lui-
même. Mais l’esprit transcendantal reste en délicatesse avec l’esprit empirique, et
la question de savoir comment situer l’identité cognitive de l’homme par rapport
à une détermination transcendantale des conditions du connaître persiste. Elle
conduit naturellement à une réactivation du motif phénoménologique, comme
Foucault le décrivait et l’expliquait a priori avec une grande pénétration en se
penchant sur la science structurale de l'homme. Les tentatives actuelles de
comprendre la portée et le destin des sciences cognitives “après” le computo-
représentationnalisme dans une perspective phénoménologique sont donc
comparables à ces lectures en contrepoint des développements des sciences
humaines qu’ont pu être les analyses de Husserl et de Heidegger, et surtout, dans
leur conjonction précise avec le motif disciplinaire structural, plus près de nous,
celles de Derrida. On a donc une sorte de tableau à deux lignes, où
l'enchaînement historial se fait de la gauche vers la droite :

la représentation la représentation comme critique


comme rationalité attribut de l'homme phénoménologique de la
représentation
Descartes, Port-Royal Sciences humaines du Husserl, Heidegger,
XIX° et surtout du XX° Derrida
siècle (structurales)
philosophie analytique, Sciences cognitives Dreyfus, Winograd,
logicisation de la science représentationnalistes Petitot, Varela

Selon ce qu’en dit Foucault, l’“objet” de la troisième case, c’est de


comprendre l’homme comme à la fois objet et condition ou mesure de la
connaissance, comme empirique et transcendantal, comme fait et comme droit,
comme finitude fondée et finitude fondante. L’analogie entre les deux lignes
n’est évidemment pas pleine, il y a beaucoup de différences, comme
l’incommensurabilité des durées le signale. L’intérêt du tableau est de nous
apporter une connaissance supervisante de la fonction de la représentation dans
les recherches cognitives : c’est autour de la représentation, de la circulation
entre les divers statuts qui lui reviennent, métaphysique, transcendantal,
empirique, phénoménologique, que s’articule l’enchaînement des étapes ou des
paradigmes.

Mais cette vision d’histoire des idées ne nous dispense pas d’interroger
philosophiquement le concept de représentation, de chercher à décrire l'espace des
significations qu'il rassemble. Je vais m’y employer maintenant, en profitant des
études menées au cours de ce chapitre.
Le thème représentationnel 105

La représentation en quatre traits

Je vais donc suggérer que ce que l’on entend par représentation, dans tout ce
qui précède, c'est-à-dire aussi bien dans les contextes scientifiques où le mot est
mobilisé que dans les segments philosophiques convoqués pour la critique, le
commentaire ou la mise en ordre des éléments de science, se laisse caractériser
par la convergence de quatre traits. Une représentation au sens qui nous intéresse
ici peut se définir comme ce qui supporte d’être envisagé des quatre façons qui
suivent.

1) D'un premier côté, le concept de représentation est lié à la dualité


présentation/représentation. Cela fait partie de la finitude – c'en est à vrai dire
la définition kantienne – que celui qu'elle affecte fait face à une présentation,
quelque chose se présente à l'homme, et ce quelque chose, non sans que se perde
comme support et comme qualité l'événement qui le présente, revient dans la re-
présentation. Génériquement, la présentation est subie, et elle se déploie en une
dimension infinitaire (l'espace chez Kant, le continu du flux chez Husserl, le
sans mesure de l'apeiron chez Heidegger) ; génériquement, la représentation est
libre, et elle donne lieu au discret (la discursivité chez Kant, le réseau du
ressouvenir ou la grammaire noématique chez Husserl, la logique de l'étant ou
l'insularisation de l'adikia chez Heidegger1 ).

2) D'un second côté, le concept de représentation est lié à la notion de


renvoi. La représentation est un pur renvoi, Anzeig dans les termes de Husserl2 ,
elle est l'indice qui fait passer en un autre lieu, probablement lui aussi de
renvoi : elle est le commutateur de représentation, définition récursive qui
exprime correctement l'essence visée.

3) D'un troisième côté, le concept de représentation est lié à la notion de


mimèsis. La représentation est le tableau du représenté, elle accomplit à son
égard une ressemblance qui établit un rapport de participation ontologique entre
la représentation et le représenté. La difficulté inhérente à l'interprétation
mimétique de la représentation provient de la notion 1), du divorce d'avec la
présentation dans lequel la représentation est par ailleurs constitutivement
engagée. Il ne paraît pas réellement possible de restituer pleinement la valeur
mimétique sans rétablir une forme quelconque du platonisme, peut-être
définissable de manière absolument générale comme cette option philosophique
qui efface le clivage présentation/représentation. Ou alors, il faut invoquer la
manière kantienne (la dimension de la présentation est toujours-déjà interprétée
par un système représentatif – la géométrie – la représentation discursive trouve
sa valeur mimétique à la faveur de l'opération imaginative du schématisme : la
mimèsis est sauvée grâce à une double fictionnalisation, celle de la forme de
présentation et celle du rattachement de la ressemblance à une activité instituante
de celle-ci).

1 .— Je reprends, dans ces deux parenthèses, les analyses et les conclusions de ma thèse Le
continu et le discret, Université Louis Pasteur, Strasbourg, 1986.
2 .— Cf. Husserl, E., Recherches logiques 2 1re partie, Paris, PUF, 1961, §1-5, p. 27-36.
106 Herméneutique et cognition

4) D'un quatrième côté, le concept de représentation est lié à la notion


d'auto-affection. Une représentation est quelque chose qui vaut pour :
minimalement, pour celui qui la pense. Le concept kantien de Vorstellung
désigne de façon totalement générale un contenu de pensée (imaginique ou
discursif), mais il le désigne comme ce qu'un sujet “pose devant soi” (stellt sich
vor), c'est-à-dire, implicitement, s'adresse à soi-même. Le champ représentatif
est celui où sont formulés des contenus qui ne font sens que via leur rapport à
un sujet, où sont posées des questions qui sont indéchirablement celles de ce
sujet, et ne peuvent donc pas être assumées de manière signifiante en dehors du
cercle subjectif.

On demandera, d’une part, quel concept de représentation j’ai ainsi codifié,


d’autre part, comment j’ai procédé pour exhiber ces quatre traits. Ainsi que je l’ai
annoncé, j’ai procédé par ingestion-digestion de tout ce qui avait été traversé dans
ce chapitre. Si, donc, ma faculté d’extraction des significations présupposées
dans l’usage du terme représentation commis au cours de l’investigation
historico-épistémologique de ce chapitre n’est pas trop défaillante, les quatre
traits cernent le concept de représentation qui convient à ce corpus, qui le hante
ou lui est coextensif. C’est, je crois, le concept de la représentation comme
attribut de l’homme. La conjecture d’unification du parcours suivi est que la
représentation est le fil rouge des études de l’homme, quelle que soit la diversité
de leur façons d’être des études. Cela signifie en particulier que la représentation
de l’âge classique, dégagée comme telle par Foucault, est prise ici comme
attribut de l’homme avant l’homme et sans l’homme : le rapport de précession à
vide que Foucault établit entre le triplet formé par l’analyse des richesses,
l’histoire naturelle et la grammaire générale d’une part, les sciences de l’homme
d’autre part, je le prolonge et le valide à un plan plus général et plus abstrait en
considérant que la représentation essence analytique de l’étant, qu’il décrit comme
l’âme de l’épistèmè classique, fait partie de l’espace de possibilités plus vaste
que je désigne sous le nom de “représentation comme attribut de l’homme”.
Comme c’était au fond prévisible, mon point de vue “conceptuel” ne respecte
pas intégralement les catégories de mon point de vue “historique”.

Cette option est secondairement justifiée par ceci que les quatre traits sont
attestés dans cette représentation de Descartes et de Port-Royal dont nous parle
Foucault1 . Vérifions le rapidement.
Le fait que la représentation est toujours redoublée, qu’elle représente à vrai
dire “aussi” le rapport selon lequel elle pointe sur le représenté satisfait à ce que
je viens d’appeler fonction du renvoi. Le redoublement de la représentation
classique est à la fois une condition de clôture et une condition qui met en série
toute représentation avec une autre.

Le fait que la représentation affronte du dehors le monde des ressemblances


– cela même qui établit un tel contraste avec l’épistèmè de la Renaissance pour
laquelle tout est similitude – correspond à l’instauration de la structure duelle

1 .— Faut-il que je le précise ? Je ne m'engage pas dans ce texte directement sur Descartes et
sur Port-Royal, je ne parle que de l'image que nous en donne ou qu'en tire Foucault.
Le thème représentationnel 107

présentation-représentation, la similitude jouant ici le rôle du niveau


présentatif : dans mon commentaire, j’avais insisté sur le pré-kantisme qu’on
pouvait y voir, la similitude pouvant être associée au continu des phénomènes.

L’idée que la représentation accomplit de la mimèsis est tout à fait présente à


cette épistèmè, Foucault y insiste de plusieurs façons : d’une part la
représentation répète dans la successivité du discours les rapports de l’étant dans
sa simultanéité, d’autre part la représentation roule sur une dimension de la
désignation qui prolonge au langage une universalité “éthologique”, naturelle,
enfin et surtout l’articulation prédicative produit la mimèsis selon Foucault.

Seul manque en premier examen le trait de l’auto-affection. Dans la


présentation qu’en donne Foucault, la représentation de l’âge classique semble
ignorer le valoir-pour-un-soi de la représentation. On dira que c’est tout ce qui
sépare une conception phénoménologique de la représentation d’une conception
rationnelle-logiciste, et l’on retrouvera dans cette discussion la bifurcation Frege-
Husserl. En fait, dans le dispositif décrit par Foucault, l’auto-affection est prise
en compte au niveau des dimensions de l’articulation et de la dérivation, et elle
est conçue comme auto-affection du langage, ou de la communauté linguistique.
L’articulation est l’élaboration de la structure prédicative, elle est agie et peut
imposer sa perspective sur ce qui est substance et ce qui est qualité, dans le jeu
qu’elle joue avec les morphèmes syncatégorématiques réside peut-être la
signature ethnique d’une langue ; la dérivation est le processus selon lequel la
représentation nominale, par la voie tropologique, glisse sur elle-même et se
complexifie. Toute la description de la “dynamique de la manifestation”, passant
par l’opposition du discours au système de la langue, met en scène un “retour”
de la manifestation sur le langage lui-même qui est éventuellement l’indice ou
l’expression de la subjectivité collective “derrière”. De fait, dans la
problématique logico-linguistique de la représentation, assumée et illustrée par le
nominalisme médiéval, l’âge classique et la philosophie analytique, la
dimension phénoménologique du pour soi, de l’auto-affection, de la finalisation
par soi de la représentation est récupérée sous cette forme, sous celle d’un en vue
du langage ou d’un en vue du socius travaillant la représentation.

Dans l’intérêt de la recherche menée ici, j’en viens à une seconde


“application” de ma caractérisation en quatre critères de la représentation, que je
mobilise cette fois pour décrire et comprendre la conception herméneutique de
la représentation. La tradition herméneutique me semble avoir essayé de repenser
chacune des dimensions constitutives de la représentation, pour lui donner la
tonalité souhaitable :

1) la dualité présentation/représentation est prise en compte, mais plutôt


que de la penser par rapport à un contenu, en quelque manière intuitionnable,
appartenant à la dimension propre de la présentation, on insiste sur le caractère
retiré/absent de la présentation. La formule selon laquelle la représentation est
l'occurrence d'un second qui est le véritable premier apparaît ainsi comme le
résultat du traitement du clivage présentation/représentation par la tradition
herméneutique : l'enseignement de Gadamer, par exemple, converge exactement
108 Herméneutique et cognition

sur cette thèse. Remarquons au passage que cette “version” de la dualité est la
part de la tradition herméneutique que Derrida a reprise, pour y voir au fond ce
que le texte – ou plus généralement le Faktum du langage – imposent et
induisent comme tel : c’est dans son attachement à cette conception du clivage
présentation/représentation qu’il se montre le plus près de l’herméneutique dont
par ailleurs il s’écarte sensiblement, je crois.

2) le renvoi est, nous l'avons vu, le ressort principal de l'explicitation


herméneutique telle que le premier comme le second Heidegger la conçoivent.
L'explicitation est toujours une assomption du renvoi. Mais le plus important
est que le renvoi est lui même renvoyé à un “vecteur” originaire assignant
l'existentialité, que ce soit celui du pro-jet, de la transcendance du Dasein chez le
premier Heidegger, ou celui de l'injonction immanente à la duplication-parole
chez le second Heidegger.

3) la mimèsis est d'une certaine manière annulée, mais quelque chose vient à
sa place, et qui serait le supplément : il convient ici de citer le propos
gadamérien selon lequel la repraesentatio de l'art est essentiellement quelque
chose qui ajoute de l'être au représenté. La perspective de la mimèsis stricte,
selon laquelle la ressemblance procure à la relation avec le représenté sa
légitimité, s'efface devant la nouvelle perspective selon laquelle la repraesenta-
tio élève pour la première fois à la dignité ontologique le représenté, ou du
moins le représenté-dans-sa-guise1 . La repraesentatio est interprétation, mais
ce qu'elle apporte revient au représenté comme son être. Dès lors, ce n'est sans
doute plus, à la lettre ou essentiellement, la mimèsis qui est le cœur de la
relation au représenté, mais plutôt ce concernement ontologique qui fait de la
repraesentatio le moment de la venue à son être du représenté. Cette valence
herméneutique de la représentation est associée par Gadamer au mot Darstellung,
mot qui signifie la représentation sur son versant présentatif 2 : cela est
normal, la représentation ne peut dire l'être du représenté qu'en acquérant une
valeur présentative. En tout état de cause, et en dépit du rejet de l’idée primitive
de mimèsis inhérent à cette perspective du supplément, rejet que je viens de
souligner, je crois qu’il faut y voir une modalité de la mimèsis comprise de
manière plus large : si la repraesentatio confère au représenté un supplément
d’être, ou si elle assoit le représenté dans son être, la représentation confère de la
présentation, enveloppe le présentatif dans sa secondarité. Il s’établit ainsi, entre
représentation et présentation, une sorte de circuit ontologique qui les
homologue : en cela, une sorte de mimèsis est décrite comme opérante.

4) la notion d'auto-affection, quant à elle, est assumée par la tradition


herméneutique, parfois telle quelle. Parfois, elle subit un déplacement qui la fait
transiter du registre contemplatif vers le registre pratique. Si l'implication
circulaire-subjective caractéristique de la représentation a pu être pensée, d'abord
et classiquement, du côté de la conscience comme faculté de contemplation
interne illimitée, de l'introspection comme “méthode métaphysique”, il semble

1 .— Cf. Gadamer, H.-G., Vérité et Méthode, Paris, 1976, Seuil, 80-89, notamment 83-84..
2 .— Cf. Ibidem, notamment p. 89.
Le thème représentationnel 109

bien que Heidegger, en introduisant le thème de l'existentialité, redéfinisse le


rapport à soi comme le nœud pratique du projet-de-soi : le il y va de. On passe
de la circularité de la conscience à celle de l'existence ; la représentation n'est
plus portée par l'auto-description sous-jacente à toute formulation de contenu,
elle est plutôt mue par l'auto-prescription enveloppée en tout rapport au
monde1 . Dans la mesure où l’herméneutique contemporaine suit cette piste
heideggerienne, elle adopte une version pratique de l’auto-affection.

Il est à noter que, de là, un pas supplémentaire peut-être franchi, qui réfère le
pour soi de la représentation au pour soi du couple Je-Tu : on peut lire l'essence
existentielle de la représentation comme résidant dans la traversée de l'entre-deux
qu'elle accomplit, et réexprimer sa valence d'auto-concernement comme suit : le
champ représentatif est celui où sont formulés des contenus qui ne font sens que
via leur rapport à une adresse, où sont posées des questions qui sont
indéchirablement celles de cette adresse ou de celle qui enchaîne sur elle, et ne
peuvent donc pas être assumées de manière signifiante en dehors du cercle
éthique de l'advocation, voire du cercle politique de l'intersubjectivité. Telle
serait l’accommodation du quatrième trait nécessaire à une herméneutique
lévinasienne2 .

LA REPRESENTATION ET L’ESPRIT :
RETOUR SUR LES MODELES COGNITIFS

Je voudrais essayer de profiter de la mise en place de cette grille philoso-


phique concernant la représentation pour réexaminer le jeu que jouent les
approches scientifiques avec elle.

Il faut commencer par dire que la représentation, décrite selon les quatre axes
qui viennent d'être nommés, semble bien, en effet, appartenir de manière
essentielle à ce que nous appelons esprit. Cela paraît une détermination a priori
de l'esprit qu'il en passe par des représentations : appellerions nous spirituelle
une activité qui ne reviendrait pas sur la présentation, qui ne suivrait pas des
renvois qui lui sont propres, qui n'aurait pas le rapport spéculaire au monde
comme une de ses modalités privilégiées, qui ne s'accumulerait pas sur elle-
même auprès d’une instance affectée par elle/porteuse d'elle? Il est donc tentant
de dire que depuis le début, la science de l'esprit ne peut être entendue que comme
l'objectivation ou la naturalisation de la représentation. Et le mouvement des
sciences cognitives serait la première assomption non dissimulée de ce projet.

Mais il y a une difficulté : l'esquisse d'expérience de pensée que nous venons


de faire afin d'identifier l'énoncé de nos quatre dimensions de la représentation à
une détermination transcendantale de celle-ci (“appellerions nous spirituelle une
activité qui…”) porte-t-elle véritablement sur la notion de représentation, ou

1 .— Tugendhat insiste beaucoup sur cette mutation dans Conscience de soi et auto-
détermination (Paris, Armand Colin, 1995).
2 .— Plus substantiellement suggérée dans mon Sens et philosophie du sens, Paris, 2001,
Desclée de Brouwer.
110 Herméneutique et cognition

sur la notion de sens? La représentation est ce qui véhicule le sens, elle n'est pas
le sens lui-même. Mais comme le sens n'est rien que l'on puisse capter en
dehors des représentations, la distinction serait à faire, en vérité, entre la
représentation comme contenu mental et la représentation comme véhicule du
sens. La représentation comme contenu mental serait la représentation déjà
naturalisée, enclose dans le corps par une irrépressible perspective de sens
commun. Parler de “contenu” mental fait certainement partie de l'usage normal
de la langue, et c'est semble-t-il situer dans l'être, localiser la pensée : au moins
en va-t-il ainsi tant que la métaphore est entendue, tant qu’elle suggère qu’on la
prenne au sérieux, ce qui peut, dans un usage philosophique ou sémiotique,
cesser totalement d’être le cas. La représentation comme véhicule du sens, en
revanche, est la représentation non naturalisée, uniquement rapportée à l'atteinte
virtuelle d'un sujet par son sens.

Dans le principe, il semble qu'il doive y avoir deux constructions a priori de


la représentation, selon qu'on la prend de l'une ou l'autre manière. Seule la
construction a priori de la représentation comme contenu mental relève de la
“métaphysique de la nature”, elle seule peut – et doit – être rattachée à la
construction a priori d'une nature qu'est l'ontologie scientifique comprise selon
le standard de la Critique de la raison pure, et les Premiers principes métaphy-
siques de la science de la nature.

Ce qui est bien évidemment exigible pour que l'on commence à envisager la
détermination scientifique de la représentation comme contenu mental, c'est
qu'on accepte de l'inscrire dans la phusis jusqu'au bout, en lui procurant des
coordonnées spatiales et temporelles ayant à voir avec son essence entrevue. Il
s'agit, pour être explicite, de regarder la représentation dans un espace qui lui
convienne, et de la penser comme occurrente dans un temps qui lui convienne.

En revanche, dans l'autre perspective, la représentation n'est pas dans un


espace, elle constitue la polarité moi-autrui (ou celle-ci se recueille et se réfléchit
en elle), elle n'est pas occurrente, elle temporalise l'atteinte éthique (ou celle-ci
s'accomplit en elle). En général, l'aménagement des quatre dimensions de la
représentation par la tradition herméneutique correspond à l'intention de
considérer la représentation comme véhicule du sens, ainsi qu'il est très normal
étant donné ce que signifie d'abord le mot herméneutique. En revanche, le
computationnalisme, le morpho-dynamicisme et la vie artificielle s'attachent
tous trois à naturaliser la représentation, de trois manières différentes. Nous
allons essayer, en partie par jeu, mais aussi pour clarifier notre sujet à l’occasion
d’un tel jeu, de décrire et distinguer ces voies de naturalisation dans leur
incidence sur les quatre traits de la représentation.
a) le computationnalisme a vu la représentation dans l'espace du discret,
l'espace logico-arithmétique, et a compris son occurrence comme celle d'une
étape – éventuellement d'une macro-étape – de calcul ou dérivation logique.
a-1— Dans ce cadre, le clivage présentation/représen-
tation se traduit comme cette distance même qui fait que la perception a une
dimension cognitive/inférentielle, n'est pas une perception directe à la Gibson, et
il se comprend en dernière analyse à la lumière de l'écart entre les espaces
Le thème représentationnel 111

continus de la description physique du monde, et les référentiels purement


discrets de la représentation. Le niveau présentatif est celui de la stimulation
informationnelle prise comme événement physique ; le niveau représentatif est
celui du matériel symbolique résultant de la transduction de cette stimulation, et,
inséparablement, celui de l’emploi réglé auquel elle donne lieu, celui des formats
et des traitements de la cognition computationnelle. Désormais, le clivage passe
donc complètement dans le mode d'objectivation auquel présentation et
représentation sont soumis, plus rien ne reste d'une valeur ou d'un contenu
“subjectif” pour lui.
a-2— Dans ce cadre, le renvoi se traduit comme la
contrainte structurale, l'application de la règle. La représentation est lieu et
occasion de renvoi parce qu’elle est liée à des traitements, prise dans une
structure, il est renvoyé à partir d’elle au dispositif de relations où elle se tient, à
la règle générale de réécriture qui s’applique à elle. C'est donc la computation
elle-même qui est le moteur du renvoi, avec tous les problèmes d’immotivation
a priori du “moteur d"inférence” qui se posent aussitôt, et qui ont été rencontrés
dans le programme de recherche des systèmes experts.
a-3— Dans ce cadre, la mimèsis, nous l'avons déjà dit en
fait, ne peut être que celle de la forme logique à l'égard de la forme des états de
chose, revendiquée par le Tractatus de Wittgenstein, avec toutes les difficultés
ontologiques que cela introduit, comme il est normal puisque toute conception
de la mimèsis est implicitement une décision sur l'être. Nommément, on a à
justifier, dans ce programme scientifique, le fait qu’une manifestation
symbolique, l’émission intime ou phonique d’un assemblage formel, puisse
correspondre, sur le mode du reflet ou de la simulation, à des événements ou
configurations de matière-énergie de la phusis construite comme continue.
a-4— Dans ce cadre, l'auto-affection est transcrite comme
auto-programmation, sans qu'on sache très bien ce que cela veut dire : il me
semble qu'on n'a jamais mis sous ce mot autre chose que l'idée d'une perte de
contrôle des concepteurs, idée qui détermine plus essentiellement le projet de
l'intelligence artificielle que celle du test de Turing. Les représentations et leur
intelligence sont interprétées comme données structurées d’un programme et
programme, en sorte que l’auto-concernement de la représentation ne peut plus
se comprendre que comme la capacité du programme et des données structurées à
induire leur propre altération dans un devenir. Mais la définition qui est donnée
du cas où l’altération induite est véritablement auto, appartient au programme-
aux données et pas à la source humaine d’implantation et de programmation, est
la perte de contrôle : ce qui signifie, notamment, que l’auto reste conçu en
termes hétéro.
b) C'est le privilège du computationnalisme d'avoir déployé sa
“naturalisation” de la représentation sur les quatre axes qui la caractérisent, de
manière complète ; et c'est peut-être pour cela qu'il mérite le nom de
représentationnalisme computationnel ou turingien. C’est aussi pour cela, sans
doute, que ce paradigme reste plus qu’un paradigme en sciences cognitives, il est
en quelque sorte le paradigme paradigmatique, le rôle qu’il assume n’est pas
réellement pris en charge par ce qui se présente comme alternative. Le
morphodynamicisme, certes, contient la prétention à un statut similaire. Mais il
me semble qu’il reste à ce jour une mise en œuvre moins systématique ou
112 Herméneutique et cognition

moins “totale” du projet de naturalisation de la représentation. Examinons


comment l’option morphodynamiciste se traduit sur chacun de nos quatre pôles.
En tout cas, le fond de la naturalisation morphodynamique de la
représentation, grossièrement, est que celle-ci a pour espace celui des
configurations globales possibles de l'internalité psychique, espace de plus
supposé le siège d'une dynamique : dès lors, les représentations s’incarnent dans
des attracteurs, et leur occurrence est celle d’une stabilisation de la dynamique en
un tel attracteur (mais il faut sans doute ajouter à cette imagination des choses la
vision d'une projection du “sujet” en son espace représentationnel, “donnée” par
une section d'un fibré approprié).
b-1— Dans ce cadre, le clivage présentation/représen-
tation perd de sa charge en hétérogénéité. Les représentations profondes, y
compris linguistiques, ont un caractère profondément géométrique, en sorte
qu'elles sont sur ce point homologues à ce qui se présente. Le re de
représentation désigne alors simplement une récurrence du spatial externe dans le
spatial interne, souvent conçu comme un entraînement par résonance. Ou bien,
on peut dire que le clivage se maintient, mais purement à l'intérieur : la
représentation, c'est l'habillage langagier complet de la morphologie psychique
profonde. Et cet habillage comporte en lui le moment de la discrétisation
véritable (l'oubli de la richesse géométrique de la morphologie), aussi bien que
celui de l'ontologisation : c'est au niveau de cet habillage qu'apparaissent les
étants proprement dits, alors qu'au niveau profond, on n'a qu'un scénario
actantiel, une intrigue dynamique entre des qualités qui passent les unes dans les
autres1 . Cela dit, même lorsque le clivage est ainsi reconstruit, et lié à ces deux
moments cruciaux, la forme de la représentation est supposée spatialement
homogène en quelque façon à la morphologie de la présentation, et cela infléchit
le clivage dans le sens d’une assimilation.
b-2— Le renvoi fait profondément problème pour le
morphodynamicisme. Comme nous l’avons vu, les nouvelles modélisations
mettent en exergue le temps de la stabilisation d'une catégorie, le temps de la
recognition, de l'association, soit, en bref, le temps intime du psychique sous
plusieurs formes, mais le temps du processus représentationnel semble d'abord
introuvable pour elles. C’est ce défaut qu’Yves-Marie Visetti a plusieurs fois
souligné avec plus de compétence et de précision que je ne saurais le faire2 .
Selon ce que je comprends, néanmoins, le principe de la naturalisation
morphodynamiciste paraît exiger qu’on décrive comme nécessité dynamique
d'ordre supérieur le passage d'une représentation à une autre. D’où une
proposition comme celle d’Amit, qui distingue un temps lent et un temps
rapide du dynamisme psychique, et introduit des réseaux dont la matrice des
poids est antisymétrique3 . Mais dans une construction comme la sienne, y a-t-il
vraiment renvoi représentationnel ? Puisque la transition est soumise à une
nécessité globale, l’enchaînement n'est plus à proprement parler de cette
représentation à cette autre, il n’est pas un renvoi de l’une à l’autre ayant
proprement sa raison en elles.

1 .— Comme j’ai tenté de l’expliquer dans « Différence ontologique et cognition ».


2 .— CF. notamment Visetti, Y.-M., 1990, « Modèles connexionnistes et représentations
structurées », Intellectica 9-10, 167-212.
3 .— Cf. Amit, 1989, Modeling Brain Function, Cambridge University Press, ch. V.
Le thème représentationnel 113

b-3— Ce qui est le plus massivement offert par ce


paradigme, c'est une naturalisation crédible de la mimèsis, parce qu'elle se situe
au niveau de l'ontologie physique de référence : la mimèsis a lieu dans
l'homologie évoquée en b-1 entre la morphologie mondaine et la morphologie
intrapsychique. Mais le prix payé est que le discours, quant à lui, la
représentation que je me représente, n'est plus dans une concordance mimétique
avec son réel. Il s’en distingue et s’en sépare par la discrétisation pourvoyeuse
d’étant (ontologisante) qu’il opère et apporte. La cognition – même ordinaire et
de bas niveau – est en fait transcendantale, non dénotative, le langage y porte
des synthèses légales et pas directement l'image du monde : la “validité” de cette
connaissance renvoie à un “schématisme” projetant les formes et données
représentationnelles sur le fond présentatif dont elles émergent. Pourtant ce
schématisme, à la différence du schématisme kantien, est supposé garanti par la
spatialité mathématique : c’est elle qui raccorde les arbres ou graphes de la
représentation langagière avec les espaces internes intensifs et leur différenciation
dynamique. En ce sens, les représentations comme telles restent des effecteurs de
mimèsis.
b-4—Y a-t-il dans ce cadre encore auto-affection ? C'est,
semble-t-il, du côté de la théorie de la prégnance, et des spéculations
biologiques de Thom qu'on pourrait trouver une réponse. En principe, une forme
prégnante, c’est une forme du monde qui a une résonance spécifique avec les
enjeux fondamentaux du métabolisme humain (nourriture, prédation, sexualité) :
disons par exemple que les traits morphologiques caractéristiques du sexe opposé
sont pour les humains des formes prégnantes. Mais en fait, Thom fait une
double hypothèse au-delà de cette simple définition de formes saillantes
“vitalement intéressantes” : que la prégnance (le caractère vitalement intéressant)
est contagieuse – une forme saillante hérite de la prégnance si elle a rencontré
dans l’espace et le temps une forme saillante prégnante – en sorte qu’elle
s’investit dans le système symbolique et circule en lui, et que le phénomène de
recognition de la prégnance est commandé par une visée à vide. Citons
l’incontournable Physique du sens de Jean Petitot à ce sujet :
« Dans ce cas, les sources innées de prégnances seraient des sortes de
“trous noirs” psychiques associés aux grandes catastrophes à actants de la
régulation, et donc, d’après ce que nous avons esquissé plus haut des
corrélations entre celles-ci et les champs fonctionnels de la physiologie, associés
à l’image mentale du corps propre. Ce qui serait codé serait alors la possibilité
pour le sujet de s’identifier à une forme externe, c'est-à-dire de viser une forme
prégnante ayant le statut d’objet intentionnel (…) »1.

L’hypothèse est, en substance, que ce qui est forme prégnante se décide et


s’élabore dans l’histoire infantile du sujet, et qu’il en résulte une “intentionnalité
de prégnance” commandant ultérieurement à la dynamique et à l’historique de
l’existence symbolique du sujet. À travers le phénomène ou le circuit de la
prégnance, le sujet s’affecte donc lui-même, le commutateur morphologique et la
généralisation métonymique ne cessent de donner lieu à la reconnaissance du
“vitalement intéressant” comme quelque chose de rencontré et d’éprouvé. La
difficulté – qui fait aussi la valeur de cette spéculation – est que les éléments
sur lesquels joue ce circuit d’auto-affection sont fortement hétérogènes (la forme,

1 .— Physique du sens, p. 317.


114 Herméneutique et cognition

l’enjeu vital, le symbole, la contiguité spatio-temporelle), en sorte que le lieu


ou l’élément dans lequel l’auto-affection a cours n’est pas aisément désignable
(est-ce le corps, le monde symbolique, ou le monde effectif des états de chose et
des expériences ?).
c) il faudrait reprendre le parcours pour le constructivisme ou approche
de la vie artificielle, bien qu’ils inaugurent peut-être une science cognitive non
représentationnelle : voir comment, par rapport à quels traits et jusqu'à quel
point est du plus haut intérêt. Je ne pense pas savoir le faire assez bien pour que
ma contribution soit significative et intéressante. Néanmoins, voici ce que je
puis rapidement dire, pour arriver au moins à une sorte de complétude
d’exposition.
Le constructivisme nie, d’une certaine façon que, les représentations
aient un espace d’inscription qui permette de les saisir a priori. Ou alors, le lieu
où se nouent les représentations serait toujours l’entre-deux corps-environne-
ment. Pour autant que l’approche accepte, localement et relativement à une
phase de l’adaptation, de consentir à des représentations, il me semble qu’elle le
fait à la manière morphodynamicienne, qu’elle regarde les représentations comme
corrélées à des stabilisations de dynamique. D’où il résulte que la conception de
l’occurrence (temporelle) des représentations serait aussi la même. Mais en un
sens plus radical, la représentation est comprise comme le fait indécomposable
de l’adaptation, et donc elle a toute son identité dans l’effectivité provisoire et
datée de cette adaptation, elle ne peut pas être projetée sur un espace indépendant
de cette effectivité.
c-1—Le clivage présentation-représentation. Dans la
mesure où la représentation n’a pas son espace séparé d’inscription, n’est pas
extractible de l’adaptation, ce clivage semble disparaître. Ce qui se présente, c’est
le couplage, et la représentation ne s’en autonomise pas pour lui faire face. Ou
plutôt, elle le fait, mais seulement au niveau supérieur de symbolicité et de
complexité qui est celui du langage et de la pensée. Alors, une réflexivité
générale de l’adaptation se surajoute au fait de celle-ci, et permet l’articulation de
représentations langagières absolument clivées d’avec le processus dynamique
profond sous-jacent du couplage. Ce qu’on perd, par rapport au
morphodynamisme ou au computationnalisme, c’est l’idée d’une consistance “de
bas niveau” du clivage présentation-représentation. Ce qui revient à dire que la
naturalisation ne prend peut-être pas en charge le clivage.
c-2—Le renvoi. J’ai beaucoup de mal à dire dans quelle
mesure le point de vue constructiviste s’intéresse au renvoi, cherche à le
“traduire” dans le référentiel de l'adaptation. C’est que le renvoi, en principe,
présuppose la séparation du plan des représentations, il est la motilité propre de
ce plan : une représentation, comme représentation, renvoie à une autre repré-
sentation selon la logique qui est celle des représentations, si bien que le renvoi
a lieu par principe dans l’espace des représentations. Donc, l’approche vie-
artificialiste paraît vouée à nier le renvoi, ou à en réserver le concept à une
sphère de haut niveau que l’on prétend justement ne pas se donner dans
l’approche. Dans l’article de John Stewart sur le système immunitaire, déjà
évoqué, le phénomène de la “réponse immunitaire”, bien qu’il se place au niveau
“cellulaire” infra où les concepts cognitifs sont utilisés a priori de manière
métaphorique, semble bien avoir quelque chose d’un renvoi représentationnel (je
Le thème représentationnel 115

l’avais d’ailleurs laissé entendre tout à l’heure) : le jeu compliqué de marquage,


de fixations, d’enveloppement et de sécrétions qui constitue le “traitement” de
l’antigène étranger a quelque chose d’une élaboration spéculaire en face d’un
“contenu” ou référent étranger ; même si elle ne “renvoie” pas à d'autres “repré-
sentations”, la réponse immunitaire dégage, délimite, construit un vis-à-vis sur
un mode qu'on peut comprendre comme de l'ordre du renvoi, renvoi intentionnel
de la représentation à son contenu à tout le moins (ce qui n’est pas encore le
vrai renvoi). Alors que l’autre mode de réaction, conduisant à l’émergence de
chaînes monocolores dans un système dynamique global des antigènes (ceux du
moi et du non-moi, la distinction entre les deux émergeant elle-même
dynamiquement) donne au contraire le modèle d’une adaptation non
représentative, qu’on a aucune raison de considérer comme représentative, et qui,
corrélativement, est tellement illocalisée et non adressée qu'elle ne manifeste pas
de caractère de renvoi. Où il apparaît aussi que dans le premier cas, le “réel”
auquel le système immunitaire fait face est originairement pris comme motif de
représentation : c’est ce qui rend un certain type de renvoi possible. Disons
donc qu’une catégorie naturalisée du renvoi, l’interprétant comme restriction
singulière de la causalité, jouant sur des déterminations qualitatives, peut jouer
un rôle dans l’analyse du processus d’adaptation à laquelle nous invite l’approche
constructiviste. Mais, encore une fois, ce n’est pas le renvoi “canonique”
c-3—La mimèsis. En raison de la perte du clivage
présentation-représentation décrite en c-1, il ne peut plus y avoir, semble-t-il, de
mimèsis représentative. C’est sans nul doute ce qui incline le plus fortement à
penser que le courant de la vie artificielle est non représentationnaliste
c-4. L’auto-affection. C’est du côté de cette rubrique que le
constructivisme me semble à la fois le plus gêné et le plus ambigu. Par certains
côtés, il revendique une “subjectivation” du propos des sciences cognitives, ou la
prise au sérieux sur le mode de la scientificité de la subjectivité comme élément
déterminant des sciences cognitives. Le livre de Varela, L’inscription corporelle
de l’esprit, et tout spécialement sa référence au boudhisme, en portent
constamment témoignage. Mais d’un autre côté, la position de principe mettant
en position fondatrice le couplage, et tolérant à vrai dire, la plupart du temps,
une image empiriste de celui-ci, évince plus radicalement le sujet – instance
inéliminable de l’auto-affection – que le paradigme de la science classique (où le
sujet reste inattaqué comme lieu épistémologique). Dans une certaine mesure, le
constructivisme hérite ici de l’ambiguïté, vis-à-vis de ce thème de l’auto-
affection, de la phénoménologie heideggerienne, plus précisément de la pensée de
l’Être-au-monde étudiée au chapitre précédent.

CONCLUSION
Les naturalisations de la représentation retravaillent les quatre dimensions de
la représentation d'une tout autre manière que la tradition herméneutique, comme
il est normal puisque ce n'est au fond pas à la même représentation qu'on
s'intéresse dans un cas et dans l'autre. En même temps, c'est aussi la même
représentation, il y a par exemple une intention explicite de s'emparer des
énoncés de la langue de part et d'autre.
116 Herméneutique et cognition

Le jeu qui vient d’être joué avec les quatre traits philosophiques de la repré-
sentation, le travail de réflexion et de commentaire qui nous a permis de déceler
une trace conceptuelle de ces traits dans les modélisations nécessairement
naturalisantes que nous envisagions, démontre en quelque sorte la vraisemblance
qu’acquiert la notion d’herméneutique naturalisée dans le contexte cognitif
actuel. Si les recherches cognitives, dans leurs styles successifs, ne cessent
d’élaborer les quatre traits caractéristiques de la représentation comme attribut de
l’homme – y compris lorsqu’il s’agit de la déconstruire ou de l’évincer – si
l’herméneutique philosophique a dû elle-même produire une inflexion ou une
version de ces quatre traits pour attirer la notion de représentation du côté de la
pure transition du sens, alors on comprend dans le principe que les inflexions
caractéristiques de l'assomption herméneutique de la représentation puissent avoir
leur pendant au cœur des naturalisations qui ont chacune emporté dans leur
dispositif quelque chose des quatre traits. Ces remarques purement a priori,
purement intellectuelles, ne portent par ailleurs aucun tort à la validité
inconditionnée de la distinction entre représentation comme contenu mental et
représentation comme véhicule du sens, énoncée plus haut : il s’agit
simplement de dire que des analogies formelles ou fonctionnelles sont
néanmoins visiblement possibles.
Dans la section qui suit, on essaiera d’examiner ce qu’il en est de la
crédibilité scientifique de l’herméneutique naturalisée directement, sans passer
par la représentation et ses quatre traits. On gardera néanmoins l’option
méthodique de l’analogie formelle : on demandera aux enseignements cognitifs
de la linguistique et des neurosciences s’ils recèlent de quoi illustrer le dispositif
formel de l’herméneutique dégagé dans la première section, celui de la flèche, du
cercle et du parler.
Anthropologie linguistique et
neurophysiologique

Dans cette nouvelle section, on entre dans le vif du sujet, on prend en


considération quelques recherches récentes, participant plus ou moins directement
de l'entreprise cognitive, pour déterminer les voies selon lesquelles ces
recherches recoupent le motif ou le contenu herméneutiques.
Ce recoupement, en bref, a lieu essentiellement de deux manières : d’une
part, le discours cognitif peut adopter pour son propre compte un style ou une
voie herméneutiques, c'est-à-dire assumer le rôle d’une science de l’esprit à la
Dilthey, en s’éloignant d’une certaine norme de la raison scientifique
déterminante, d’un certain usage classique de la modélisation ; d’autre part, il est
susceptible de promouvoir, en suivant sa pente positive, une image de l’homme
comme animal herméneutique, pour peu qu’il présente l’actualisation
biologique, psychologique, épistémologique de l’intelligence humaine comme
un comprendre, un expliciter, un Être-au-monde : c’est donc à l’entente
heideggerienne de l’herméneutique qu’on se réfère plutôt dans ce second cas.
L’objectif de ce chapitre est à vrai dire principalement d’analyser cette
seconde interférence des recherches cognitives avec l’herméneutique. On va en
l’occurrence étudier jusqu’à quel point la linguistique et les neurosciences
contemporaines accréditent l’image d’un homme “animal herméneutique”.
Pourtant, il sera impossible d’ignorer complètement le premier aspect, parce que
les travaux que j’examinerai, souvent, auront un souci de leur méthode qui les
rattache à la perspective diltheyienne, et parce que, plus profondément, leur façon
d’apparenter la démarche de science au regard herméneutique apparaîtra comme la
médiation incontournable du message délivré sur l’homme et sa cognition.
Une autre manière d’annoncer la structure des réflexions et commentaires qui
suivent – tout en laissant deviner les difficultés qu’elles affrontent – est de dire
tout simplement que j’ai choisi d’exposer ici les choses à partir des
disciplines : je vais donner la parole dans un premier temps à la linguistique en
me penchant sur les travaux récents de Ronald Langacker et de François Rastier,
dans un second temps à l’“intelligence artificielle linguistique” en évoquant,
principalement, la modélisation de Bernard Victorri, dans un troisième temps
aux neurosciences en m’intéressant à la théorie biologique de la conscience de
Gérard Edelman. En faisant intervenir de la sorte les disciplines comme telles, et
en ne taisant pas la façon dont elles s’inscrivent dans le programme cognitif, je
ne pouvais éviter, en dépit de l’attention portée au savoir que ces disciplines
dispensent, de maintenir l’intérêt “épistémologique” pour leur diversité, le style
118 Herméneutique et cognition

propre de chacune, et pour le jeu que joue chacune vis-à-vis de l'alternative entre
l'expliquer et le comprendre.
Quant à ce qui est du contenu précis des analyses qui viennent, j’aurai deux
remarques d’ensemble à faire, susceptibles d’aider à leur bonne réception et
bonne compréhension.
1) Je ne me limiterai pas à repérer les rencontres ou les accointances des
travaux que je rapporte avec l’herméneutique stricto sensu, mais je prendrai en
compte aussi leur lien avec des thèmes purement phénoménologiques,
husserliens essentiellement. Je pense que la mise en relief du thème de l’homme
comme “animal herméneutique” n’y perdra rien, ce thème ayant tout à gagner à
être présenté sur fond des notions communes de la phénoménologie. Par ailleurs,
le compte rendu proposé des travaux en question y gagnera en complétude et en
fidélité.
2) On verra qu’au bout du compte, la confrontation principale que j’opère est
celle des descriptions et démarches cognitives avec l’épure formelle du
“mouvement herméneutique” dégagée au premier chapitre de ce livre : avec les
trois figures de la flèche, du cercle et du parler, dans l’organisation qui est la
leur. Mes évaluations tendent à montrer, ainsi, que les modélisations procèdent à
une naturalisation, une objectivation ou une mécanicisation du mouvement her-
méneutique.
Il en a été assez dit pour en venir à l’objet, qui sera, d’abord, la linguistique
cognitive de Ronald Langacker.

LA LINGUISTIQUE COGNITIVE
On appelle généralement linguistique cognitive le courant post-chomskien
qui s’est développé en Californie depuis la fin des années soixante-dix et qui
s’est fait connaître au cours des années quatre-vingt par les travaux de
R. Jackendoff, G. Lakoff, L. Talmy et R. Langacker, pour citer les chefs de
file reconnus. En dépit de la volonté de remaniement dont, semble-t-il, n’a cessé
de faire preuve Chomsky, sa linguistique générativiste a été très souvent perçue
comme une formation discursive “impériale”, donnant lieu à une certaine surdité
et un certain conformisme d’école. Sur le fond, ce qu’on lui a le plus facilement
reproché, au fil du temps, est d’une part l’hypothèse cognitive de l’innéisme des
règles de réécriture universelles, d’autre part le formalisme de principe, la
conviction que l’effet de sens dans toute sa richesse et sa subtilité pouvait être
capté par une convention logico-formelle adéquate. Les auteurs de la linguistique
cognitive, après avoir, pour la plupart, contribué aux études générativistes, ont
en quelque sorte joué l’hypothèse cognitive contre le formalisme : ils ont essayé
de donner plus de substance à l’intention de rendre compte du langage en termes
des capacités cognitives de l’homme, dans la conviction que, de cette façon, ils
introduiraient dans le système explicatif la souplesse nécessaire, les dynamiques
psycho-cognitives sous-jacentes à l’exercice de la faculté de langage étant
supposées contredire le réductionnisme formel.
Je m’intéresserai ici exclusivement aux travaux de Ronald Langacker, dont
l’essentiel est, à ma connaissance, consigné dans le traité en deux tomes de la
Cognitive Grammar, parus en 1987 et 1991. Je pense qu’il n’y a guère de doute
que sa synthèse est plus significative que les contributions des autres membres
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 119

du courant : à la fois elle va plus loin dans le détail et la mise en œuvre, elle
prend le langage plus à bras le corps, elle témoigne d’un souci des fondements et
de la méthode plus authentique, et elle est la seule à proposer un mode
diagrammatique original de représentation des structures sémantiques.
J’organiserai ma restitution des idées de Langacker en quatre temps. D’abord,
j’exposerai la perspective et la méthode propres de l’auteur, en discutant
immédiatement la congruence partielle de certains des principes qu’il met en
avant avec le motif herméneutique tel que nous le connaissons. Ensuite,
j’examinerai de façon plus spécifique les points de rencontre entre Langacker et
la phénoménologie, en m’intéressant successivement aux contenus husserliens
et aux contenus heideggeriens de la GC (sigle pour Grammaire Cognitive).
Enfin, je reviendrai de manière globale sur tout ce qui a été dit pour expliciter
quels traitements on aura pu trouver du dispositif herméneutique de base, avec
ses trois instances de la flèche, du cercle et du parler.

La méthode de Langacker : réduction cognitive ou analyse


herméneutique ?
Je m’attache donc d’abord à caractériser de manière synthétique et générale
l’entreprise de Langacker. La première chose à noter est qu’il rédige une
sémantique, son but est ouvertement de rendre compte de la signification
linguistique. Certes, le titre de son traité en deux volumes est “grammaire
cognitive”, ce qui semble plutôt renvoyer à la syntaxe et au projet grammatical.
Peut-être, en choisissant un tel nom de guerre pour la théorie qu’il apporte,
Langacker sacrifie-t-il à l’idée dominante du monde scientifique et intellectuel
dans lequel il gravite et s’est formé, idée selon laquelle le seul traitement
rigoureux du sens est grammatical et syntaxique. Peut-être veut-il de la sorte
s’inscrire dans la filiation des “grammaires universelles” de Chomsky et
Montague, par souci de respectabilité en quelque sorte. Mais, on le verra, il est
en fait amené à redéfinir pour les besoins de sa “cause du sémantisme” la notion
même de grammaire, si bien que le résultat de cette supposée démarche de
bienséance est un comble de transgression.
Façade réductionniste
En tout état de cause, la première déclaration de principe concernant cette
nouvelle enquête sémantique réclame pour elle un fondement psychologique,
l’enracine dans une description de l’intériorité mentale :
« Je pense que l'expérience mentale est quelque chose de réel, susceptible
de faire l'objet d'une investigation empirique et d'une description systématique, et
qui constitue le thème naturel de la sémantique »1

D'une part, l'analyse du sens est ramenée à la description de l'expérience


mentale, d’autre part, l'introspection est envisagée comme une voie possible
pour l'investigation de cette expérience. Cela nous donne-t-il déjà le droit de
rapprocher la sémantique cognitive du projet phénoménologique husserlien ? Il
s’en faut de beaucoup. Demeure au moins l’obstacle de l’intention

1 .— « I believe that mental experience is real, that it is susceptible to empirical investigation


and principled description, and that it constitutes the natural subject matter of semantics. » ;
GC, 99.
120 Herméneutique et cognition

transcendantale de Husserl. On sait que sa description des synthèses de la


conscience prétend ne pas être celle d'un fait, mais d'une norme : l'enquête
phénoménologique est supposée savoir accéder, par la méthode dite de la
variation eidétique, aux structures qui font la recevabilité même des thèmes
pour la conscience, et non pas à l'arrangement contingent des vécus. C'est à ce
titre que Husserl distingue absolument sa démarche de toute psychologie.
La tonalité est bien différente chez Langacker, qui, dès le début du premier
volume de sa Cognitive Grammar1 , affirme qu'il désire produire une description
linguistique qui dévoile pour ainsi dire la réalité psychologique du langage :
« La grammaire cognitive prend au sérieux l'objectif de la réalité
psychologique pour la description linguistique »2.

Ce que précise peut-être cette autre citation voisine :


« La représentation psychologique d'un système linguistique est aussi
dénommée par les linguistes grammaire d'un langage. Le modèle ici présenté
identifie cette grammaire “interne” comme l'objet de la description, objet qu'elle
conçoit de manière dynamique, comme un ensemble en constante évolution de
routines cognitives qui sont formées, maintenues et modifiées par l'usage de la
langue »3.

Où nous découvrons aussi une première élaboration du concept de


grammaire : ce qu’on appelle usuellement grammaire coïnciderait avec la “repré-
sentation psychologique d’un système linguistique”. Cette égalisation s’autorise
peut-être en partie de Chomsky et de son idée innéiste, mais elle l’excède en
même temps, à ce qu’il me semble, parce que le système formel de la grammaire
générative est tout de même, sauf erreur de ma part, présenté comme tel et dans
sa transcendance chez Chomsky, sa supposée “réalité psychologique” n’en
délivre pas l’identité, la portée, le sens de système. Ici on peut avoir le
sentiment que Langacker appelle de ses vœux une description “vivante” des
routines de la grammaire dans leur réalité psychologique.
Cela dit, ce qui nous intéresse réellement, dans ce livre, c’est de savoir si le
propos de Langacker épouse effectivement la voie d'une enquête positive sur les
routines du psychisme humain : ce qui est une tout autre histoire.
À lire et découvrir le premier tome de la Cognitive Grammar, au fil de ses
premiers chapitres, on a d’abord l’impression que la position de principe est bien
celle du positivisme cognitif. Ainsi, dans le chapitre Cognitive Abilities, le
premier chapitre ayant trait au contenu, et supposé d'après ce qui précède
configurer toute la théorie du sémantisme offerte par Langacker, on voit que
Langacker soutient très clairement une conception réductionniste de l'activité
mentale, au moins un fonctionnalisme, peut-être un éliminativisme :
« L'esprit coïncide avec le processus mental ; ce que j'appelle une pensée est
l'occurrence d'un événement neurologique complexe, ultimement
électrochimique ; et dire que j'ai formé un concept est simplement constater

1 .— Langacker R., 1987, Foundations of cognitive grammar, Stanford : Stanford University


Press. Abréviation : GC.
2 .— « Cognitive grammar takes seriously the goal of psychological reality in linguistic
description » ; GC, 56.
3 .— « The psychological representation of a linguistic system is also referred to by linguists
as the grammar of a language. The present model identifies this “internal” grammar as its object
of description, conceiving it dynamically, as a constantly evolving set of cognitive routines that are
shaped, maintained and modified by language use. » ; GC, 57.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 121

qu'un patron particulier d'activité neurologique s'est établi, en telle sorte que des
événements fonctionnellement équivalents puissent être évoqués et répétés avec
une relative facilité »1 .

Cela dit, la théorie générale de l'activité mentale proposée par Langacker,


bien qu’affirmée sur le mode de la positivité scientifique, est tout à la fois
rudimentaire et non rattachée à aucuns travaux psychologiques ou neurologiques
précis. Faut-il se laisser impressionner par des exemples rappelant les recherches
de la Gestalt, comme celui de la perception d'un rayon de lumière sur un fond
noir2 ? Pour en juger, j’essaierai d’aller au bout de ce qui est dit, et surtout de
prendre en compte l’usage réel que Langacker fait de ses références cognitives.
Nulle notion ne semble l’occasion d’un meilleur test que celle du scanning,
acte élémentaire de comparaison auquel Langacker accorde une importance
cruciale et fondatrice dans l’esquisse de description des facultés mentales qu’il
propose. L’enregistrement comparatif de deux contenus mentaux A et B est
génériquement présenté comme dissymétrique, comme la situation d’une cible
vis-à-vis d’un standard, ce qu’on notera A>B si A est le contenu privilégié
comme standard. Voici un extrait du discours de psychologie empirique tenu par
Langacker :
« Considérons le jugement que deux tons purs diffèrent par la hauteur. La
présentation de l'un des tons suscite chez le sujet perceptif un événement cognitif
– l'événement A – qui constitue une expérience auditive de ce son. La
présentation du second ton induit l'événement B (…). Posons que la notation A>B
symbolise l'événement complexe par lequel les deux tons sont perçus en relation
l'un avec l'autre et jugés de hauteurs différentes »3

« À partir de cet exemple nous pouvons isoler trois composantes


fonctionnelles requises pour tout acte de comparaison. Un tel acte a la forme
générique S>T, où S peut être appelé le standard de comparaison et T la cible »4

Il est plaisant d’observer que l’exemple choisi pour présenter le scanning est
celui de la perception d'un enchaînement sonore, typiquement d'une mélodie, soit
l’exemple même sur lequel roulent les Leçons sur la conscience intime du
temps de Husserl.
La proximité ne se limite pas à cet élément illustratif, qui pourrait être
fortuit. Langacker, dans la suite de son analyse du scanning comme acte
fondamental de la psychè connaissante, est amené à préciser qu’il ne faut pas
attribuer a priori la qualité d’acte attentionnel au scanning. Selon ses propres
termes :

1 .— « Mind is the same as mental processing; what I call a thought is the occurrence of a
complex neurological, ultimately electrochemical event; and to say that I formed a concept is
merely to note that a particular pattern of neurological activity has become established, so that
functionally equivalent events can be evoked and repeated with relative ease » ; GC, 100.
2 .— GC, 107-109.
3 .— « Consider the judgment that two pure tone differ in pitch. Presentation of one tone
elicits from the perceiver a cognitive event —event A— which constitutes his auditory experience
of this sound. Presentation of the second tone induces event B. (…). Let the notation A>B
symbolize the complex event in which the two tones are perceived in relation to one another and
judged to be of different pitch. » ; GC, 101.
4 .— « From this example we can isolate three functional components required for any act of
comparison. Such an act has the general schematic form S >T, where S can be called the standard
of comparison and T the target. » ; GC, 102.
122 Herméneutique et cognition

« Des événements hautement complexes de comparaison et de récognition


ont lieu, et contribuent à la richesse de l'expérience mentale en cours, même
dans des domaines auxquels nous ne sommes pas spécifiquement présents, à la
périphérie de ceux auxquels nous le sommes. Lorsque je me focalise sur la
partition de la trompette dans une symphonie, je continue pourtant à entendre
celle du hautbois et les autres aussi bien, quoique je les traite avec moins de
profondeur et de détail. En bref, l'attention se surimpose à la fabrique entre-
tissée de notre expérience mentale et augmente de façon sélective sa saillance ;
elle n'est pas un prerequisit de cette expérience »1 .

Si la psychè de la cognition est originairement le théâtre d’actes de


scanning, elle l’est donc comme le champ phénoménal husserlien est théâtre de
l’intentionnalité, par exemple : rappelons en effet que pour Husserl, tout vécu
participe de l’intentionnalité sans doute, mais tout vécu ne porte pas la référence
à un objet comme sa structure “consciente” et “volontaire”, tout vécu n’est pas
attentivement intentionnel. En général, la notion de conscience d’arrière-plan,
celle de l’effectuation permanente de synthèses inattentionnelles, élargit chez
Husserl l’image de la vie institutrice du monde bien au-delà du cercle étroit de la
conscience vigilante, de l’attention.
Si l'on s'accorde le droit de rapprocher le scanning de la rétention
husserlienne, ce qui ne serait pas absurde, vu la position fondatrice que
Langacker lui donne, l’exemple princeps de la mélodie auquel il fait recours, et
la façon naturelle dont il évoque un champ d’activités synthétiques non
vigilantes, les cognitive abilities de Langacker semblent pouvoir être
correctement restituées en termes phénoménologiques, et se trouvent du même
coup en position de perdre leur aura “positive”. Cela prouve au moins que la
psychologie dont s’inspire Langacker est très générale et peu technique, qu’elle a
plutôt un style conceptuel et apriorique.
Mais, à mieux y regarder, Langacker introduit lui-même une limitation a
priori de la compétence réductive de la psychologie pour son projet de
sémantique cognitive. C'est sensiblement ce qu'indique la phrase suivante :
« En particulier, les entités linguistiques ont en général trait aux niveaux
supérieurs de l'organisation cognitive : la caractérisation fonctionnelle et phéno-
ménologique de l'expérience mentale relève par conséquent plus directement de
l'analyse linguistique que de descriptions parlant de l'activation de neurones
spécifiques »2 .

La phrase dit seulement, à l’écouter à la lettre, qu’il ne sera pas nécessaire de


“descendre” au niveau dont s’occupent les neurosciences pour faire de la
linguistique cognitive. Mais qu’est-ce que ce niveau psychologique accessible à
une caractérisation “fonctionnelle et phénoménologique” ? Encore une fois, pour
en juger vraiment, il faut regarder ce que lui emprunte de facto Langacker, les
moments où il lui donne la parole et de quelle façon.

1 .— « Highly complex events of comparison and recognition occur, and contribue to the
richness of our ongoing mental experience, even in domains to which we are not specifically
attending, at the periphery of those to which we are. When I focus on the trumpet part in a
symphony, I nethertheless continue to hear the oboe part and all the others as well, though I
process them in less depth and detail. In short, attention is superimposed on the intricately woven
fabric of our mental experience and selectively augments its salience; it is not a prerequisit of
such experience » ; GC, 116.
2 .— « In particular, linguistic entities generally pertain to higher levels of cognitive
organization: the functional and phenomenological characterization of mental experience is
consequently more directly relevant to linguistic analysis than descriptions that refer to the firing
of specific neurons » ; GC, 99.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 123

Il semble à vrai dire que la grammaire cognitive de Langacker n'examine en


profondeur le processus cognitif que pour justifier (fonder, comprendre?) la
distinction figure/fond, qui est de fait un opérateur crucial pour la plupart des
analyses proposées dans les deux tomes du traité. De ce point de vue, la prise en
considération du scanning permet une sorte de reconstruction explicative de la
saillance de la figure : Langacker envisage le cas d’une surface noire au centre de
laquelle figure une tache ponctuelle blanche, et rend raison du fait que cette tache
est plus vraisemblablement la figure que l’aire noire qui l'environne ; en effet
les chaînes de comparaison, statistiquement, s'amorcent dans la zone noire, et
prennent fin avec la détection d'un contraste lorsque le point blanc est
rencontré ; donc le bilan de séquences aléatoires d’actes de scanning
s’interrompant dès qu’une différence est rencontrée privilégie la tache. Ainsi, le
scanning est en position fondatrice à l’égard du concept gestaltiste de figure de
deux façons : non seulement le processus d'enregistrement élémentaire de
l'identité ou la différence d'une cible à partir d'un standard est le mécanisme
cognitif sous-jacent à la “valeur de saillance” des figures, mais encore cette
saillance elle-même se définit par l'être-cible tendanciel de la figure vis-à-vis du
standard-fond.
Quoi qu’il en soit de l’importance effective du couple conceptuel figure/fond
dans la grammaire cognitive de Langacker, et de l’effort qu’il accomplit pour
enraciner cette distinction clef de la Gestalttheorie dans les capacités cognitives
de l’homme, on constate aussi, dès le début des analyses du traité, que nombre de
concepts-clefs de la sémantique langackerienne ne sont en fait pas présentés sur
le mode cognitif : ainsi les notions d'orientation et de point de référence
(orientation, vantage point), sont introduites aux pages 123-124 directement à
partir des exemples en langue, et de même les notions ayant trait à la deixis, à la
distinction sujet/objet, etc. dans la suite de la section. La caractérisation
“fonctionnelle et phénoménologique” de l’activité mentale, dès lors qu’elle est
supposée à la fois introspectivement accessible et inscrite dans la langue par ses
effets, peut-elle encore renvoyer vraiment à une psychologie positive, ayant la
dimension physiologique, et partie liée avec l’intention réductionniste ? Ou
tombe-t-elle de toute nécessité dans les filets de la raison réflexive et
interprétative ?
Un cas symptomatique est celui de la notion de domaine sémantique.
Langacker soutient que toute prédication (c'est-à-dire, dans sa terminologie, toute
délivrance de signification) est relative à un tel domaine :
« Tout prédicat se laisse caractériser relativement à un ou plusieurs
domaines cognitifs, collectivement appelés sa matrice »1

Et la valeur privilégiée de l'espace, domaine prototypique, est aussitôt


affirmée :
« Le mouvement physique dans un domaine spatial est regardé comme une
illustration particulière (bien que prototypique) de conceptualisations plus
abstraites douées d’une grande signifiance linguistique »2

1 .— « Every predicate is characterized relative to one or more cognitive domains,


collectively called its matrix. » ; GC, 147.
2 .— « Physical motion in the spatial domain is regarded as a special (though prototypical)
manifestation of more abstract conceptions with great linguistic signifiance. » ; GC, 147.
124 Herméneutique et cognition

Un chapitre est consacré à cette notion de domaine, qui élabore en fait de


façon plus adaptée au contexte sémantique la notion gestaltiste de fond, et qui est
donc absolument décisif pour l’entreprise de la grammaire cognitive. Langacker
ne semble pas s'interroger sur la teneur psychologique de ce concept, et s'engage
en fait uniquement dans une discussion des propriétés des divers domaines qui
relève plus d'une topologie a priori que d'une psychologie, notamment parce
qu’elle est indexée sur le cas spatial. Les exemples de domaines non spatiaux,
pourtant, sont bigarrés : le corps humain est un domaine relativement auquel
les prédications pouce, doigt, bras sont prononcées ; il y a un domaine des
couleurs, mais aussi un domaine des émotions, et la liste finie-discrète des
jours de la semaine constitue un domaine.
Ce qui définit pour Langacker le domaine est le caractère présupposé. Son
explication sur l'espace a, du coup, d'abord quelque chose de kantien :
« La notion [CORPS] (pour autant qu’il s’agit de la forme) est celle d’une
configuration dans un espace tri-dimensionnel, c'est-à-dire celle d’un concept
définissable relativement à un autre objet de conception, plus fondamental »1

On pense à l'argument selon lequel on ne peut pas penser quelque chose sans
espace, bien que l'inverse soit possible. Mais Langacker conclut en termes de
psychologie cognitive :
« Il apparaîtrait comme plus prometteur de regarder la conception de
l’espace (qu’il soit bi- ou tri-dimensionnel) comme un champ représentationnel
de base fondé sur des propriétés physiques génétiquement déterminées du
dispositif humain. C’est-à-dire que notre capacité à concevoir des relations
spatiales présuppose une sorte d’espace représentationnel créant le potentiel
pour de telles relations, mais il est douteux que l’analyse conceptuelle puisse
aller au-delà de la simple position de cet espace représentationnel et l’acte
d’élucidation de ses propriétés »2

Cependant, le rapport de présupposition qui fonde le concept de domaine est


conçu par Langacker dans des termes plutôt logiques, représentationnalistes, si
bien que les types sont automatiquement des domaines, et que la nature de forme
de présentation de l'espace n'est pas relevée comme un trait essentiel de la
notion de domaine. En fin de compte, l'allégation de psychologie cognitive citée
à l'instant n'affecte pas l'usage du concept de domaine dans la grammaire
cognitive. Ce qui semble réellement régulateur pour le repérage des domaines et
leur mobilisation aux fins de la lecture diagrammatique des significations est la
notion purement langagière, sémantique, philosophique de présupposition, dont
nous sommes censés avoir une bonne intuition et une bonne compréhension
comme utilisateurs lettrés du langage.
Je reviendrai, à la fin de cette étude de la méthodologie de Langacker, sur
cette duplicité de son propos, sur la nature endo-linguistique et interprétative de
ses analyses, en évoquant de façon plus précise un exemple. Pour le moment, je

1 .— « The notion [BODY] (so far as shape is concerned) is a configuration in three-


dimensional space as a concept definable relative to some other, more fundamental
conception. » ; GC, 148.
2 .— « It would appear more promising to regard the conception of space (either two- or
three-dimensional) as a basic field of representation grounded in genetically determined physical
properties of the human apparatus. That is, our ablility to conceive spatial relationships
presupposes some kind of representational space creating the potential for such relationships, but
it is doubtful that conceptual analysis can go beyond positing this representational space and
elucidating its properties. » ; GC, 148.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 125

vais m’efforcer de mettre en évidence des aspects de sa méthode qu’il revendique


et qui le rapprochent de l’herméneutique philosophique : j’aurai ainsi établi à
tout le moins que son intention théorique est ambivalente, qu’elle va à la fois
dans le sens du réductionnisme cognitif et dans celui de l’émancipation hermé-
neutique de la linguistique.
Je vois essentiellement trois indices de ce que je viens d’avancer : la thèse de
la non-productivité des règles, celle de l’encyclopédisme du sens, et le rejet de la
distinction pragmatique-sémantique. Examinons les donc chacun à son tour.
La non-productivité des règles
Langacker refuse, en matière de science du langage, l'exigence de
productivité des règles ou prédictibilité complète sur la base du modèle,
exigence communément reçue avant lui, et tout particulièrement au sein de la
famille générativiste : elle peut sembler inséparable de la volonté même de la
linguistique de se hisser au rang d’une science.
Pourtant Langacker entend échapper à cette exigence, ce qui le conduit à
redéfinir la notion de grammaire, comme je l’ai déjà laissé entendre plus haut.
Plus précisément, il caractérise la grammaire qu’il veut écrire comme
l'inventaire des unités grammaticales. Une unité est à son tour définie ainsi :
« Une unité est une structure qu’un locuteur a maîtrisée de fond en comble
en telle sorte qu’il peut l’employer de manière largement automatique, sans
avoir à concentrer spécifiquement son attention sur ses parties dans leur
individualité ou sur leur arrangement »1

Ce qui conduit à la formulation du projet grammatical qui suit :


« Plus précisément, la grammaire d’un langage est définie comme ces
aspects de l’organisation cognitive en lesquels réside l’appropriation par le
locuteur de la convention linguistique établie. Elle peut être caractérisée comme
un inventaire structuré d’unités linguistiques conventionnelles »2

La notion de règle est, dans cette perspective, ramenée à celle d'unité


schématique. La fabrication du pluriel en anglais par adjonction du s, pour
prendre cet exemple simple et parlant, n'est pas traduite ou restituée dans la
grammaire par une prescription universelle (du type : “pour former le pluriel,
ajouter s au substantif”), mais par une unité avec une place vide pour le
substantif concerné (quelque chose comme la forme —— s). Mais l’important
arrive maintenant : il y a des pluriels qui relèvent de cette unité, d'autres non.
Donc, à côté d'une unité schématique quasi-générale peuvent exister des unités
généralisant une petite collection de morphologies (comme des types de temps
primitifs pour des verbes forts, à côté du schème ——ed/——ed prédominant),
ou même des unités absolument particulières, qui n'existent pas dans la
grammaire comme subordonnées à un schème à place vide. Voici comment
Langacker le dit, nous devons l’écouter pour comprendre cette option théorique
essentielle sans le trahir :

1 .— « A unit is a structure that a speaker has mastered thoroughly, to the extent that he can
employ it in largely automatic fashion, whithout having to focus his attention specifically on its
individual parts or their arrangement. » ; GC, 57.
2 .— « More specifically, the grammar of a language is defined as those aspects of cognitive
organization in which resides a speaker's grasp of established linguistic convention. It can be
characterized as a structured inventory of conventional linguistic units. » ; GC, 57.
126 Herméneutique et cognition

« La grammaire énumère l’ensemble complet des assertions particulières


représentant la saisie de la convention linguistique par un locuteur, y compris
celles qui sont subsumées par des assertions générales. Plutôt que de les regarder
comme un embarras, les grammairiens cognitifs voient les assertions
particulières comme la matrice dont sont extraites les assertions générales (les
règles). Par exemple, la règle N+s de la formation du pluriel anglais est extraite
par les locuteurs d’une série de formes plurales particulières (toes, beads, walls,
etc.), comprenant certaines formes apprises préalablement en tant qu’unités
fixes. En conséquence, les assertions particulières (les formes spécifiques)
coexistent avec les assertions générales (règles rendant compte de ces formes)
dans les représentations que possède un locuteur de la convention linguistique,
laquelle incorpore un inventaire énorme de formes spécifiques apprises comme
des unités (expressions conventionnelles). De cet océan de particularités les
locuteurs extraient toutes les sortes de généralisations qu’ils peuvent. La plupart
sont de portée limitée, et certaines formes ne peuvent pas du tout être ajustées à
un patron général. Des règles complètement générales ne sont pas le cas attendu
dans cette perspective, mais plutôt un cas particulier limite, parmi un continuum
qui embrasse aussi des formes totalement idiosyncrasiques et les patrons de tous
les degrés intermédiaires de généralité. La conception archétypale apparaît ainsi
comme résultant d’anticipations fausses »1

Dans une telle perspective, il est hors de question de tester empiriquement


les théories en regardant si elles prédisent de manière absolue les formes de la
langue, comme le font d'ordinaire les linguistes:
« C’est l’habitude des linguistes de demander à une règle, un principe ou
une définition ce qu’on pourrait appeler la prédictibilité absolue. Ce que cela
veut dire, en substance, est qu’une assertion ayant trait à une certaine classe doit
être valide pour tous les membres de la classe et eux seulement, si elle doit être
acceptée en tant que douée de quelque valeur prédictive »2.

Ce à quoi la linguistique cognitive s'oppose dans les termes suivants :


« Pour commencer, elle rejette la supposition que la généralité complète
constitue un critère de la syntaxe, ou qu’elle isole un ensemble naturel de
phénomènes, descriptibles de façon cohérente. Parce qu’elle rejette le faux
semblant de la liste/règle, de plus, on ne voit plus comme une préoccupation
prioritaire la capacité de prédire exactement à quelles formes une règle
s’applique ; la grammaire spécifie le champ d’applicabilité d’une règle
directement et explicitement, en énumérant des expressions établies (même si
elles sont régulières) à côté des généralisations qu’elles supportent quelles

1 .— « The grammar lists the full set of particular statements representing a speaker's grasp of
linguistic convention, including those subsumed by general statements. Rather than thinking them
as en embarassement, cognitive grammarians regard particular statements as the matrix from
which general statements (rules) are extracted. For example, the N+-s rule of English plural
formation is extracted by speakers from an array of specific plural forms (toes, beads, walls,
etc.), including some learned previously as fixed units ; in fact the rule is viewed simply as a
schematic charaterization of such units. Speakers do not necessarily forget the forms they already
know once the rule is extracted, nor does the rule preclude their learning additional forms as
established units. Consequently, particular statements (specific forms) coexist with general
statements (rule accounting for those forms) in a speaker's representation of linguistic convention,
which incorporate a huge inventory of specific forms learned as units (conventional expressions).
Out of this sea of particularity speakers extract whatever generalizations they can. Most of these
are of limited scope, ands some forms cannot be assimilated to any general pattterns at all. Fully
general rules are not the expected case in this perspective, but rather a special, limiting case along
a continuum that also embraces totally idiosyncratic forms and patterns of all intermediate degrees
of generality. The archetypal conception is thus seen as a matter of false expectations. » ; GC, 46.
2 .— « It is common for linguists to demand of a rule, principle, or definition what might be
called absolute predictability. What it means, roughly, is that a statement pertaining to a certain
class must be valid for all and only the members of the class if it is to be accepted as having any
predictive value at all. » ; GC, 48.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 127

qu’elles soient (c'est-à-dire les patrons et sous-patrons décrits aux différents


niveaux d’abstraction – cf. Ch. 11) »1 .

Ce à quoi cette mise au point de Langacker me fait penser, bien entendu, est
le traitement herméneutique du rapport de l’universel et du particulier, que j’ai
mentionné comme une option conceptuelle essentielle de la pensée herméneu-
tique au premier chapitre. Visiblement, ce que Langacker exprime en dénonçant
la « rule-list fallacy » (le faux semblant de la liste/règle) est le refus d’adhérer à
une vision simpliste selon laquelle l’universel et son aire de pertinence sont
prédonnés, avec une clarté suffisante pour que l’application à tout particulier
relevant s’ensuive mécaniquement.
À y regarder de plus près, lorsqu'il écrit « (…) les grammairiens cognitifs
voient les assertions particulières comme la matrice dont sont extraites les
assertions générales (les règles). », Langacker semble accorder à l'universel le
statut d'universel réfléchissant au sens kantien. Symétriquement, son rejet de la
notion de règle productive, ou de l'“absolue prédictibilité”, classiquement
demandée par les linguistes, semble un rejet de l'universel déterminant comme
non adapté à son projet. Cela au moins est sûr, mais, selon mon analyse du
premier chapitre, le jeu herméneutique de l'universel et du particulier comporte
quelque chose de plus que le jugement réfléchissant kantien : l'idée que
l'universel est à la fois antérieur au particulier (comme préjugé de lui) et
postérieur (parce que le particulier en juge). Ce qui revient encore à dire que leur
rapport ne s'épuise pas dans la subsomption, il y a un comportement mutuel, un
drame qualitatif se nouant entre le particulier et son universel, l'universel et son
particulier. Une telle dynamique est-elle indiquée en filigrane par le discours de
Langacker ? Les unités schématiques coexistent avec les formes particulières.
Par leur caractère schématique, elles émettent une prétention à couvrir le
particulier, mais celui-ci n'est pas effacé pour autant, il se tient dans la
grammaire et garde la faculté de récuser la forme schématique principale : un
schème adapté à un nombre limité de formes peut prendre en charge des formes
qui ne se placent pas sous le schème le plus fréquemment instancié. Dans le
discours de Langacker la temporalité est monovalente, l'universel vient
uniquement après les particuliers comme résultat d'abstraction : cela tendrait à
faire penser qu’on a affaire à une conception empiriste plutôt qu’herméneutique.
Il semble bien, en effet, qu’aucune constitution dynamique des classes en soit
suggérée, ou, plus restrictivement et plus précisément encore, que l’hypothèse
d’une correction de l’universel ne soit pas envisagée.
Mais nous pouvons, je crois, suppléer au discours de Langacker dans une
certaine mesure, et soutenir que le simple fait d'imaginer la coexistence dans une
même grammaire de l'universel et du particulier dans un même statut – celui
d’unités, c’est-à-dire de singularités répétables, ayant l’universalité concrète de
l’habitus dans leur être – ouvre la voie à leur confrontation herméneutique : la
non prédictibilité veut dire que l'extension de chaque universel s'exprime à même

1 .— « For one thing, it rejects the supposition that full generality is criterial for syntax or that
it isolates a natural, coherently describable body of phenomena. Because it rejects the rule/list
fallacy, moreover, the ability to predict exactly which forms a rule applies to is not seen as an
overriding concern; the grammar specifies a rule's range of applicability directly and explicitly, by
listing established expressions (even if regular) together with whatever generalizations they
support (i.e. patterns and subpatterns described at different levels of abstraction—cf. Ch. 11). » ;
GC, 50.
128 Herméneutique et cognition

la liste-grammaire – Langacker le dit en propres termes dans nos citations –


mais la liste n'est pas close, il s'y adjoint sans cesse de nouvelles unités. Et il
semble inévitable que la présence dans la liste de formes particulières soit
notamment ce qui gouverne et configure les valeurs d'universel des universaux.
De même la notion de degré d'entrenchment, mesurant jusqu'à quel point
quelque chose est ou n'est pas une unité (le terme qualifie donc, comme je
l’évoquais à l’instant, le degré de répétition acquise, d'implantation comme
norme de comportement) permet de concevoir l'universalité d'un schème elle-
même comme quelque chose qui se propose et se module.
Bien entendu, le jeu de l'universel et du particulier ne se met en l'occurrence
à ressembler à leur jeu herméneutique que comme jeu objectivé, il faut faire
intervenir le caractère cognitif de la grammaire – avec la notion d’unité, et celle
de l’historique de la liste des unités – pour avoir la détermination réciproque de
l'universel et du particulier. Alors que la “doxa” herméneutique voudrait que ce
rapport à double orientation et double temporalité de l'universel et du particulier
fût un rapport de sens : que l’universel attendît et appelât son particulier, et que
ce dernier lui répondît et le déterminât du même coup. Mais, d'une part, ce que
met en place Langacker a tout de même valeur méthodologique pour lui, cela dit
aussi de quelle façon il va peser dans chaque cas la pertinence des généralisations
qui lui viendront à l'esprit, en vue de l’inventaire grammatical le meilleur, le
plus pertinent ; et d'autre part, l'interaction cognitive des unités dans la
grammaire nous présente tout de même le tableau d’une fonction auto-
classifiante à la base du sémantisme linguistique : est-il tout à fait sûr que ce
jeu des routines lui-même puisse être conçu purement en extériorité, comme une
mécanique objective, et qu’il ne prenne pas la figure d’un fond subjectif de la
catégorialité langagière ?
L’encyclopédisme du sens :
Deuxième élément de type méthodologique qui rapproche Langacker de
l’esprit herméneutique : la manière dont il affirme l’inévitable présupposition
encyclopédique du sens. Chaque expression, selon lui, ne peut être comprise
qu’à l’aune des domaines dont elle spécifie quelque chose : c’est, rappelons le, la
théorie générale de la prédication – de l’événement de signification – selon
Langacker. Or, ces spécifications tissent un réseau multi-domanial virtuellement
illimité :
« Deuxièmement, la sémantique linguistique est tenue pour encylopédique.
Le sens d’une expression met typiquement en jeu des spécifications dans de
nombreux domaines cognitifs, dont certains comptent de façon beaucoup plus
centrale pour sa valeur que d’autres »1

Dilthey s’oppose à la réduction des sciences de l'esprit à des lois


sociologiques (Comte) ou une métaphysique totalisante (Hegel) : son point de
vue herméneutique fait au fond valoir la dépendance de la signification sur la
totalité comme ce qui contraint à une dispersion d'analyses cherchant entre elles
la compatibilité épistémologique. Que tout soit lié à tout empêche la construc-
tion univoque des faits plutôt qu’il ne l’appelle. Langacker ouvre la voie à une

1 .— « Second, linguistic semantics is held to be encyclopedic. The meaning of an expression


typically involves specifications in many cognitive domains, some of which are far more central to
its value than others. » ; GC, 63.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 129

théorisation du sens de chaque énonciation du même type : en tant qu'elle


entrecroise la référence à de multiples domaines sémantiques, en tant qu'à la
limite elle a de la pertinence vis-à-vis de tout contexte possible, son sens ne
peut être décidé que de manière plurielle et compétitive. Conférer une unité à ces
décisions diverses requiert, dans cette perspective, à chaque fois une élaboration,
ce qui conduirait à l’idée que les unifications sont aussi singulières que les signi-
fications unifiées : l’encyclopédisme du sens menace l’univocité de la théorie sé-
mantique.
Langacker rencontre ce problème à sa manière. Dans un chapitre consacré
aux domaines en général, il explique comment la méthodologie formelle s'est
promue à partir du rejet de l’encyclopédisme du sens, sous l'hypothèse que ce
dernier était réfractaire à toute théorisation :
« Pour tout dire, c’est seulement en assumant le statut privilégié d’une classe
restreinte de propriétés sémantiques que l’on peut espérer décrire le langage
comme un système formel autonome ; sinon la tâche de la description séman-
tique est essentiellement inachevable, et l’analyse linguistique est
inextricablement liée avec la réalisation du savoir et de la cognition en
général »1 .

La menace est donc bien là : ce qui est décourageant, c'est l'intervention du


knowledge, c'est-à-dire du savoir humain en première personne, et pas de la
cognition, la part primitive/objectivée du premier. C’est décourageant, parce que,
comme je l’ai suggéré à l’instant, cela semble récuser comme provisoire et
modifiable toute synthèse théorique.
Langacker croit au contraire à la viabilité d'une sémantique encyclopédiste,
qui est, selon lui, de toute façon nécessaire :
« La grammaire cognitive, par contraste, affirme que la structure lingui-
stique peut seulement être construite et caractérisée dans le contexte d’un
compte rendu plus vaste du fonctionnement cognitif. Ceci a la conséquence
théorique (que je ne trouve ni non-naturelle ni dérangeante) qu’une description
exhaustive du langage ne peut pas être accomplie sans une description complète
de la cognition humaine »2.

« Pour dire la chose en termes positifs, je suggère qu’une conception


encyclopédique de la sémantique linguistique permet un compte rendu naturel et
unifié de la structure de langage, qui accommode, d’une façon cohérente et
intégrale, des matières aussi essentielles que les relations de valence
grammaticale, d’extension sémantique, et d’usage »3.

La première citation donnerait à penser que c’est de l’enracinement cognitif


qu’il s’agit et pas de l’encyclopédisme au sens où je l’entends ici, mais la

1 .— « For one thing, only by assuming the privilegied status of a restricted class of semantic
properties can one hope to describe language as an autonomous formal system; otherwise the task
of semantic description is essentially open-ended, and linguistic analysis is inextricably bound up
with the characterization of knowledge and cognition in general » ; GC, 156.
2 .— « Cognitive grammar, by contrast, asserts that linguistic structure can only be understood
and characterized in the context of a broader account of cognitive functioning. This has the
theoretical consequence (which I find neither un natural nor disturbing) that an exhaustive
description of language cannot be achieved without a full description of human cognition. » ; GC,
64.
3 .— « To put the case in positive terms, I suggest that an encyclopedic conception of
linguistic semantics permits a natural and unified account of language structure that accomodates,
in a coherent and integral way, such essential matters as grammatical valence relations, semantic
extension, and usage. » ; GC, 156.
130 Herméneutique et cognition

locution finale « full description of human cognition » est je crois, inambiguë,


« full » et « human » signalent nettement que c’est l’ensemble du savoir
“supérieur” de l’homme qui est visé. En fait, la référence aux “domaines”
relativement auxquels se qualifient les prédications est déjà claire, ces domaines
étant, selon la définition qu’en donne Langacker, n’importe quel champ sémanti-
que présupposé.
Qu’est-ce qui permet donc, dans l’esprit de Langacker, à sa grammaire
d'assumer l'encyclopédisme sans “exploser” comme construction théorique ?
C’est, je crois, justement le principe de coexistence entre universel et particulier
défini ci-dessus : l'inflation de la complexité trouvera sa place dans la
grammaire. Les unifications diverses mais pertinentes, ayant valeur de
perspective acquise, seront actualisées dans des unités et coexisteront sans
problème avec ce qu’elles prétendent subsumer et ce qui prétend les catégoriser.
De la sorte, on constate la solidarité naturelle des éléments de méthodologie
herméneutisante que je mets en évidence chez Langacker. Mais il faut justement,
maintenant, en envisager un troisième, celui qui a trait à ce qu’on appelle
communément dimension pragmatique de la communication.

Rejet de la distinction pragmatique/sémantique


Pour comprendre la position de Langacker sur cette difficulté classique de la
linguistique contemporaine, il faut d’abord observer qu’il demande à sa théorie,
en quelque sorte, qu'elle comprenne l'instanciation ultime par laquelle une unité
répond à chaque situation singulière de la parole. Son idée de la tâche analytique
ou compréhensive d’une théorie est donc déviante de cette autre façon, et en
accord avec ce que nous venons de voir touchant son traitement du rapport de
l’universel et du particulier.
À la vérité, et pour commencer, le rapport de l'unité symbolique de langue à
la situation singulière de l’énonciation est vu par Langacker comme le même
rapport de catégorisation ou sanction que toute sa grammaire ne cesse d'étudier.
« La tâche de trouver une expression linguistique appropriée pour les
conceptualisations peut être évoquée sous le nom de problème du codage ; sa
solution est une structure cible (terme que nous utilisons plus loin dans un sens
plus inclusif). La cible est donc un événement d’utilisation, i. e. une expression
symbolique assemblée par un locuteur face à un ensemble particulier de
circonstances et dans un but particulier : cette relation symbolique s’établit entre
une conceptualisation détaillée, dépendante du contexte, et un certain type de
structure phonologique (dans le cas du discours, c’est la profération actuelle »1.

L’objectif général est de décrire comment la profusion des schèmes bien


implantés que sont les unités s’agence hiérarchiquement selon le rapport de
catégorisation (un schème couvre une particularité relativement à lui, une
particularité élabore l’indétermination d’un schème), l’inventaire hiérarchique
résultant étant supposé aller d’une certaine manière jusqu’à la singularité

1 .— « The task of finding appropriate linguistic expression for a conceptualization can be


referred to as the problem of coding; its solution is a target structure (the term is used later in a
more inclusive sense). The target is therefore a usage event, i.e. a symbolic expression assembled
by a speaker in a particular set of circumstances for a particular purpose: this symbolic
relationship holds between a detailed, context-dependent conceptualization and some type of
phonological structure (in the case of speech, it is the actual vocalization). » ; GC, 65-66.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 131

énonciative, jusqu’à ce qui s’appellerait dans le lexique philosophique la


singularité de l’expérience sensible.
Du rapport générique de subsomption, Langacker donne l’exemple
superlativement classique de la subsomption d'un triangle particulier sous le
triangle symbolique, revenant pour ainsi dire sur un topos privilégié de l’histoire
de la philosophie :
« Supposons par exemple que j’utilise le terme triangle non pas comme le
nom d’une classe générale, mais comme la description complète d’une figure
particulière ; disons que je pointe sur un dessin dans un manuel de géométrie et
que je déclare C’est un triangle. La conceptualisation spécifique amenant ma
profération dans cette situation est à l’évidence plus détaillée et plus élaborée
que la valeur sémantique conventionnelle de l’unité linguistique. Le triangle que
j’ai dans l’esprit a une taille et une forme exacte, il est dessiné avec des lignes
ayant une couleur et une épaisseur spécifiques, et il est trouvé dans une
disposition d’ensemble particulière, mais rien dans les conventions de l’anglais
n’autorise une personne à déduire, de ces conventions seulement, que l’entité
que j’appelle un triangle a précisément ces spécifications en tant que distinctes
de beaucoup d’autres concevables »1.

Ce qui intéresse Langacker, visiblement, est exactement l'inverse de ce que


souligne Kant dans sa théorie de la construction de concept : ce n'est pas que le
triangle particulier vaut pour le triangle universel, en est une présentation
singulière, mais plutôt que la couverture du triangle particulier par le triangle
symbolique est une sous-spécification de la “conceptualisation singulière”
associée au triangle particulier. L’orientation réfléchissante de l'analyse
langackerienne se trouve donc soulignée. Mais le point essentiel, je l’ai dit, est
que cette relation de sanction ou de catégorisation liant la “conceptualisation
schématique” à la conceptualisation moins schématique, à la limite singulière,
est proprement l'objet de la grammaire cognitive : dans tous les cas, Langacker
ne fait jamais autre chose que décrire les élaborations de schémas en lesquels
consistent la hiérarchie et l'assemblage des unités de la grammaire.
Il est normal, dans de telles conditions, que la sémantique cognitive de
Langacker soit en mesure d'aborder la dimension pragmatique sans sortir de sa
méthode, de l'intégrer à son propos. L'objet de la pragmatique n'est-il pas
justement, de façon générale, la singularité de la situation de parole et sa
contribution au sens ? De fait, à la fin du tome II de son traité, il aborde les
valeurs pragmatiques, comme des valeurs sémantiques liées au fait que la
conceptualisation considérée a trait à l'événement de parole lui-même :
« Les aspects variés de la signification d’une phrase ne sont pas tous de
statut égal, puisqu’ils intègrent à la fois des spécifications “sémantiques” et
celles qui sont traditionnellement regardées comme “pragmatiques”. Bien que la
sémantique cognitive proclame que toute distinction tranchée entre ces
catégories est artificielle, la division standard n’est pas entièrement dénuée de
motivations. Les aspects “pragmatiques” de la signification de phrase partagent
avec la structure sémantique la propriété d’être caractérisés en rapport avec des
complexes conceptuels, dont certains sont des modèles cognitifs complètement

1 .— « Suppose for example, that I use the term triangle not as the name of a general class,
but as the complete description of a particular figure; let us say that I point a drawing in a
geometry textbook and declaim This is a triangle. The specific conceptualization prompting my
vocalization in this situation is obviously more detailed and elaborate than the conventionalized
semantic value of the linguistic unit. The triangle I have in mind has an exact size and shape, is
drawn with lines having a specific color and thickness, and is found in a particular setting, but
nothing about the conventions of English allows a person to deduce, from these conventions alone,
that the entity I call a triangle has precisely these specifications as opposed to many other
conceivable ones. » ; GC, 66-67.
132 Herméneutique et cognition

idéalisés. Ce qui les rend jusqu’à un certain point particuliers est que ces
conceptualisations ont trait aux circonstances de l’acte de parole lui-même, au
niveau d’une spécification de type ou d’un événement actuel qui l’instancie »1.

Cette fois, la singularité de la situation apparaît comme un domaine de


présupposition particulier, par rapport auquel peut se spécifier la prédication (le
sens linguistique). Mais on doit, je crois, penser que la grammaire cognitive ne
connaîtrait pas la singularité énonciative comme domaine de présupposition si
son effort analytique n’était pas dans sa totalité indexé sur la singularité
phénoménologique et représentationnelle des pensées.
En tout état de cause, la manière dont Langacker entend faire jouer le rapport
entre l'universel et le particulier dans l'inventaire systématique visé par son
projet grammatical correspond à une intention de prendre en compte ce où la
conception herméneutique a toujours vu le lieu du sens, lieu où le sens advient
comme en excès sur les formes et les règles, même s'il tombe sous elles : la
situation singulière de la parole, valorisée par toute la tradition herméneutique,
de Schleiermacher à Gadamer. La question est de savoir si cette intention
d'inclure le singulier dans le propos théorique affecte de façon irréversible le
discours tenu, au point de l'emporter au-delà de la scientificité, voire de la
théoricité : question qui se posait déjà pour l’option de l’encycloplédisme du
sens, envisagée à l’instant.
L’intention de rapporter les significations à l'effectivité cognitive sous-
jacente, en revanche, s'inscrit sans ambiguïté dans le cadre de la science et de la
théorie telles qu’elles sont couramment comprises : ce qu'elle risque seulement,
c'est de produire des résultats indigents, en raison de l'insuffisance de la méthode
introspective, c'est-à-dire qu’elle s’expose au fond à la pauvreté empirique.
Mais Langacker ne croit pas risquer une telle pauvreté, ni même en général
le moindre défaut de rigueur ou de rationalité, du fait qu’il intègre à son ambition
les paramètres “singularisant” de la conception herméneutique du sens. C’est, à
mon avis, parce qu’il se sent sûr de la fécondité et de la clarté de l’enquête
philologique et philosophique sur la signification dans laquelle il s’engage. Le
mot d’ordre de la non-productivité des règles, si l’on y réfléchit, exprime de
façon assez limpide cette assurance et ce projet : la compétence qui sait
juxtaposer avec pertinence les morceaux d’universalité, ou plus exactement de
“valeur acquise d’universalité”, c’est la compétence philologico-philosophique,
la compétence de la recension, de l’enregistrement judicieux des normes, et de la
compréhension des relations de présuppositions comme telles.
Je vais, en conclusion de ce commentaire de la méthodologie de Langacker,
illustrer ce que je viens de laisser entendre sur la nature profonde de sa démarche
à propos d’un exemple simple, celui de la théorisation linguistique de la
possession en anglais.

1 .— « The various aspects of a sentence's meaning are not all of equal standing, for they
include both “semantic” specifications and those traditionally regarded as “pragmatic”. Although
cognitive semantics claims that any sharply drawn distinction between these categories is
artefactual, the standard division is not entirely lacking in motivation. The “pragmatic” aspects of
sentence meaning share with semantic structure the property of being characterized with respect
to conceptual complexes, some of which are fully idealized cognitive models. What makes them
special to some extent is that these conceptualizations pertain to the circumstances of the speech
event itself, at the level of either a type specification or an actual event that instantiates it. » ;
GCII, 497.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 133

Le sujet est abordé dans le second tome de la grammaire cognitive, lorsque


l'auteur décrit les “constructions nominales”. La possession peut être marquée en
anglais par l'adjectif possessif, le génitif ou la préposition of. Langacker
énumère les valeurs manifestant la dispersion sémantique extrême associée à ces
formes linguistiques :
« Par rapport au possesseur, la chose possédée peut être : une partie (mon
coude) ; un assemblage englobant (son équipe) ; un parent (ton cousin) ; un
individu associé autre (leur ami) ; une chose possédée (sa montre) ; une chose
dont on a l’usage sans la posséder (le berceau du bébé) ; une chose manipulée
(ma tour) ; une chose qui est à la disposition de quelqu’un (son bureau) ; une
chose accueillie (les mouches du chat) ; une qualité physique (sa santé) ; une
qualité morale (ta patience) ; une localisation transitoire (ma place) ; une
localisation permanente (leur maison) ; une situation (son état fâcheux) ; une
action accomplie (son départ) ; une action subie (l’assassinat de Lincoln) ; une
chose choisie (mon cheval [c’est-à-dire celui sur lequel j’ai parié]) ; une chose
qui remplit une fonction particulière (ton bus) ; quelqu’un qui exerce une
fonction officielle (notre maire) ; et ainsi de suite indéfiniment »1.

Puis il propose comme clef unifiante une notion de possession abstraite : il


en décèle comme noyau sémantique le fait que la chose possédée vaut comme
point de référence à l'égard du possesseur. Ce qui est diagrammatisé et glosé
comme la citation qui vient et la figure 10 le montrent.
« Nommons modèle du point de référence cette conception idéale.
L’essentiel en est représenté sous forme de diagramme à la figure 4. 6 [n.d.l.r.
notre figure 10], où W désigne le monde, V l’observateur, et T la cible, c'est-à-
dire l’objet que l’observateur cherche à repérer.

RPi RPj RPk

Dj Dk
Di

V W

Figure 10 (Fig. 4.6 de Cognitive Grammar, vol. II)

Le monde contient de nombreux objets saillants ayant la potentialité de


servir de points de référence (RP), bien que trois d’entre eux seulement soient
montrés explicitement. Chaque point de référence ancre à soi une région que
nous appellerons son dominion (D). Selon le but poursuivi, le dominion d’un point
de référence peut être caractérisé de l’une des deux façons suivantes : comme

1 .— « With respect to the possessor, the thing possessed may constitue: a part (my elbow); a
more inclusive assembly (her team); a relative (your cousin); some other associated individual
(their friend); something owned (his watch); an unowned possession (the baby's crib); something
manipulated (my rook); something at one's disposal (her office), something hosted (the cat's fleas);
a physical quality (his health); a mental quality (your patience); a transient location (my spot); a
permanent location (their home); a situation (her predicament); an action carried out (his
departure); an action undergone (Lincoln's assassination); something selected (my horse [i.e. the
one I bet on]); something that fulfills a particular function (your bus); someone serving in an
official capacity (our mayor); and so on indefinitely. » ; GCII, 169.
134 Herméneutique et cognition

son voisinage dans W ; ou comme l’ensemble des objets qu’il peut servir à situer.
L’observateur repère un objet lorsqu’il établit un contact mental avec lui
(lorsqu’il le singularise devant la vigilance consciente individuelle). Les flèches
en pointillé représentent les chemins variés suivant lesquels un tel contact peut
être accompli (cf. Fig. 2.15) ; les lignes épaisses indiquent le chemin particulier
par lequel V entre en contact avec T »1

Certes, le concept de point de référence serait un cheval de Troie


vraisemblable pour une réduction cognitive : il semble se rattacher au concept
de saillance, au couple figure-fond, qui est le grand principe psycho-
phénoménologique en lequel Langacker enracine sa sémantique.
Mais, dans le passage dont nous venons d’évoquer l’essentiel, la découverte
du sémantisme du point de référence passe-t-elle de fait par une investigation
interne qui rattacherait le procès sémantique de la possession aux occurrences
atomiques de scanning A>B dont nous parlions tout à l'heure? On a toutes les
raisons d'en douter. De plus, un tel rattachement ne survient même pas dans
l’après-coup pour apporter à l’explicitation de la possession abstraite son
éclairage décisif. Le caractère convaincant, démonstratif, informatif du propos de
Langacker réside entièrement dans l’adaptation sémantico-conceptuelle de la
“point-de-référentialité” à la multiplicité d’emplois présentée d’une part, dans la
suggestivité schématique du diagramme d’autre part.
On peut soupçonner à vrai dire que la “point-de-référentialité” dont s’occupe
Langacker n’est pas la même que celle à laquelle il pourrait (devrait) envisager de
la réduire : qu'elle est la “point-de-référentialité” du sémantique lui-même, le
concept général qui couvre tous les cas nommés et qui s’apparente à la notion
encore plus générale et plus sémantique de présupposition, notion sans nul
doute non identifiable critériellement, mais sur qui roulent manifestement la
sémantique comme la philosophie. La saillance est-elle une saillance qui
s'impose depuis son extériorité spatiale, où est-elle saillance-pour, relativisée à
l'orientation mentale du viewer ? Le dominion d'un (RP) est-il ce en terme de
quoi se définit la présupposition (ce que semble indiquer son identification à un
voisinage de RP dans W) ou se définit-il au contraire en termes de la
présupposition (ce que semble indiquer son identification comme “l'ensemble des
objets que RP peut servir à situer”) ? Le jeu du sens se joue, selon toute
apparence, entre les horizons irréductibles du spatial kantien de l’intuition pure
et du purement sémantico-conceptuel de la présupposition. Mais la mise en
évidence empirique ou théorique des mouvements et actes de la psychè n’a de
fait aucune part dans ce jeu.
Pour une part, la démarche par laquelle Langacker exhibe le sens abstrait de
la possession se laisse décrire comme une pure et simple démarche réflexive-
herméneutique : en parcourant les emplois, il parvient à nommer l'universel qui

1 .— « Let us refer to this idealized conception as the reference-point model. Its essential are
diagrammed in Fig 4.6, where W stands for the world, V for the viewer, and T for the target, i.e.
the object that the viewer seeks to locate.
The world contains many salient objects with the potential to serve as reference points (RP),
allthough just three are shown explicitly. Each reference point anchors a region that will be called
its dominion (D). Depending on one's purpose, the dominion of a reference point can be
characterized in either of two ways: as its neighborhood in W; or as the set of objects that it can
be used to locate. The viewer locates an object when he establishes mental contact with it (singles
it out for individual conscious awareness). The dashed arrows represent various paths through
which such contact can be acheived (cf. Fig. 2.15); heavy lines indicate the specific path trhough
which V makes contact with T. ». ; GCII, 170-171.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 135

s'anticipe dans ces emplois, ce qui n'est pas mettre la main sur une universalité
descriptible du processuel profond, mais attester un universel sémantique
spécifique en-train-de-se-faire, qui se trouve et se cerne dans et par la pragmatique
singulière du sens. L'universel de la point-de-référentialité serait un bon cas
d'universel herméneutique, en avance et en retard sur son particulier, le normant
et jugé par lui.
Sur cette remarque en partie interrogative, je cesse de m’interroger sur la
méthode de Langacker, pour m’intéresser désormais à ce qui, dans le résultat de
ses analyses, me fait penser à la phénoménologie, celle de Husserl et celle,
corrigée en phénoménologie herméneutique, de Heidegger.

Contenus husserliens
Un des contenus les plus accentués par R. Langacker dans sa grammaire
cognitive est la distinction nom/verbe : toute sa description du langage est dans
une certaine mesure commandée par la manière dont il procure une signification
conceptuelle à cette distinction, de même que toute la stratégie générativiste
résultait en un sens de l'adoption d'un dogme (largement contre-intuitif) de
l'indiscernabilité conceptuelle des catégories de nom et de verbe.
Il se trouve que la distinction nom/verbe, chez Langacker, est fondée sur la
prise au sérieux du rôle de la temporalisation dans la fonction verbale, et que
cette analyse elle-même s'appuie sur ce qu'on pourrait appeler un examen
phénoménologique de la temporalité.
Présentons donc les conclusions de cet examen, ce qui, on l’observera, nous
renvoie à la pièce de base du réductionnisme putatif de Langacker, le scanning.
Mais il faudra voir comment celle-ci contribue à la construction sémantique
proposée.
Le temps
Langacker comprend la temporalité en termes de la distinction qu'il opère
entre sequential scanning (enregistrement séquentiel) et summary scanning
(enregistrement cumulatif) : l'un comme l'autre enregistrent successivement les
états d'un processus. Mais alors que le summary scanning les accumule dans une
image globale, le sequential scanning fait venir chaque état dans la disparition
du précédent, enchaîne les états dans un “rythme” phénoménologique de
l’apparition-disparition. Langacker affirme donc que le sémantisme d'un verbe
anglais comme cross ne diffère de celui de la préposition across que par la
nature de l'enregistrement des états du processus conceptualisé de la traversée :
sequential scanning pour le verbe, summary scanning pour la préposition. Ce
qu'il diagrammatise comme indiqué à la figure 11.
136 Herméneutique et cognition

a b c d

C T1 C T2 C T3 C T4

SEQUENTIEL

a a a a
b b b
c c
d

C T1 C T2 C T3 C T4

CUMULATIF

Figure 11 L’enregistrement séquentiel


et l’enregistrement cumulatif
Le C marque à chaque fois la conceptualisation, les lettres latines
minuscules déclinent le contenu de cette conceptualisation. Si les contenus a, b,
c, d se font suite dans cet ordre en disparaissant l’un après l’autre selon le
sequential scanning, le summary scanning conserve en revanche les contenus
antérieurs, auxquels il ajoute à chaque fois le plus récent.
Il faut commenter tout d'abord la notion de scanning : nous l'avons déjà
rencontrée, elle est l'acte cognitif élémentaire de la vie cognitive aux yeux de
Langacker, acte de comparaison, par l'efficace duquel, notamment, la saillance
d'une figure sur son fond vient à être éprouvée. Cet acte de scanning, rappelons
le, n'est pas astreint à être porté par l'attention, il témoigne d'une certaine
autonomie de la vie psychique à l'égard de l'instance consciente au sens pur et
classique, thème que nous avons relevé comme husserlien. Lorsqu’il opère la
synthèse du temps dans le sequential scanning, le scanning compare un instant
avec l'instant immédiatement révolu, ce qui est conforme à sa définition
générale :
« Pour qu’une série de configurations distinctes soit perçue comme
l’évolution cohérente d’une scène, des correspondances doivent être établies
entre elles, et chaque configuration sert de standard pour un acte de
comparaison (possiblement tout à fait complexe) entre lui et le suivant qui
constitue la reconnaissance d’une disparité. Parce que les scènes sont vues
successivement plutôt que simultanément, la reconnaissance de la disparité
équivaut à une reconnaissance de changement »1 .

Cette façon d'introduire le temps a tout à voir avec la théorie de la


temporalisation donnée par Husserl en 1905 dans ses Leçons sur la
phénoménologie de la conscience intime du temps. On comprendra que nous

1 .— « For a series of distinct configurations to be perceived as a coherent evolving scene,


correspondances must be established among them, and each configuration serve as a standard for
an act of comparison (possibly quite complex) that constitutes a recognition of disparity between it
and the next. Because the scenes are viewed successively rather than simultaneously, recognition
of disparity amounts to recognition of change » ; GC, 145.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 137

essayions de prendre au sérieux cette accointance et d’argumenter un peu plus en


détail la confrontation des approches.
Comme Husserl à première vue, Langacker oppose temps objectif et temps
conçu. Lorsqu’il écrit ainsi
« Toute conceptualisation, quelle qu'elle soit, demande un certain laps de
temps d'enregistrement pour les opérations cognitives qu'elle requiert. A fortiori,
un temps d'enregistrement est nécessaire pour conceptualiser le passage du
temps ou pour suivre mentalement l'évolution temporelle d'une situation. »1,

il n’est pas si loin de l'analyse husserlienne du Zeitbewusstsein2 , distinguant, à


partir du cas d'une mélodie, le temps chosique et le temps intime. La différence
est qu'à l'intérieur de ce temps intime lui-même Langacker ne veut pas opposer
le temps constituant et le temps constitué. Le sequential scanning est un
processus “objectif” d'enregistrement perceptif/conceptuel des états datés des
scènes, et n'a pas la charge de donner du sens à l'écoulement temporel lui-même.
On le voit bien, dans la première citation donnée, lorsque Langacker formule
« Parce que les scènes sont vues successivement plutôt que simultanément,
la reconnaissance de la disparité équivaut à une reconnaissance de
changement ».

Le temps objectif est en l'occurrence présupposé, il ne provient pas


phénoménologiquement du temps du scanning. Par conséquent, lorsque
Langacker insiste sur l'autonomie de ce temps du scanning, et va jusqu'à
remarquer qu'il autorise le sujet à introduire par sa conceptualisation le temps
dans ce qui “objectivement” n'est pas temporel :
« Nous sommes ainsi capables d’accomplir un enregistrement séquentiel
relativement à une situation conçue comme stable le long du temps ; des phrases
comme (18) peuvent être expliquées dans ces termes (cf. Ch. 7) :
(18) Cette route serpente à travers les montagnes. »3,

il ne renvoie pas implicitement à une essence phénoménologique du temps.


Mais oublions cette différence d’intention et de position de parole, qui,
encore une fois, sépare un discours à prétention empiriste d’un discours à
revendication transcendantale. Et tâchons d’examiner pour eux-mêmes dans notre
perspective comparatiste les diagrammes (reproduits à la figure 1) par lesquels
Langacker représente la distinction entre summary et sequential scanning4 . On
constate que le sequential scanning est purement et simplement sans mémoire
chez Langacker, alors que le summary scanning donne lieu à un diagramme
pratiquement identique à celui par lequel Husserl figure la temporalisation
originaire5 : un diagramme où chaque instant capitalise les enregistrements déjà
effectués. Par une sorte d’inversion étrange, le diagramme de ce qui chez
Langacker est le plus purement temporel (le sequential scanning) semble en

1 .— Langacker, R., 1987, « Noms et verbes » (abréviation NV), paru dans Language, 63.1,
trad. franç. Communications 53, 1991, 103-153., 129.
2 .— Husserl [1905].
3 .— « Thus we are perfectly capable of carrying out sequential scanning with respect to a
situation conceived as being stable through time; sentences like (18) can be explicated in these
terms (cf. Ch. 7):
(18) This road winds through the mountains. » ; GC, 145-46.
4 .— Cf. Langacker [1987], 131.
5 .— Du moins tel que l'a discrétisé Merleau-Ponty ; cf. Merleau-Ponty [1945], 477.
138 Herméneutique et cognition

revanche manquer de ce qui chez Husserl est le temporalisant par excellence, à


savoir la rétention du tout-juste-passé. Ou bien cette estimation est-elle trop
rapide ? Les citations suivantes ne permettent peut-être pas de trancher :
« (…) la conceptualisation est donc dynamique, dans la mesure où son
contenu change d'un instant à l'autre. Au niveau des événements cognitifs, nous
pouvons supposer que les événements qui représentent une scène donnée ne sont
que momentanément actifs et commencent à s'estomper dès que la scène
suivante commence. »1
« L’enregistrement séquentiel est le mode de traitement de l’information que
nous employons lorsque nous regardons un film ou nous observons un ballon qui
vole à travers les airs ».2

Est-ce que “commence à s'estomper” contient l'idée de “persistant quelque


peu”? La métaphore du cinéma me semble impliquer l'idée de rétention, mais
Langacker l'entend-il ainsi? En tout état de cause, je serais d'avis que le thème de
la rétention fait partie de droit d'un bon concept de sequential scanning, et que
les diagrammes de Langacker ne capturent donc pas parfaitement la distinction
qu'il opère.
D’un côté, il n'est pas sûr que le diagramme du summary scanning montre
bien ce qui en est l'essence, et qui est que le scanning converge sur l'image
cumulative finale (la Gestalt finale, dit Langacker). De l’autre, comme je l'ai
dit, le diagramme du sequential scanning ne montre pas ce qui en fait le
dynamisme, et qui est la mémoire immédiate de transition que Husserl appelait
rétention du tout-juste-passé.
En résumé, la conception phéno-cognitive du temps qu'on trouve chez
Langacker se rapproche et se distingue de la description-constitution du temps
intime proposée par Husserl en 1905 par les traits suivants :
— comme chez Husserl, le “temps conçu” l'est à travers un arrangement
bidimensionnel des phases, comme cela se montre à vrai dire surtout dans le
diagramme du summary scanning.
— le composant élémentaire de la perception du temps est le scanning, qui
est défini comme un acte logique (de comparaison). Mais ce point commun est
aussi un point de divergence : Husserl “construit” le temps et l'éprouver du
temps sur la notion de rétention, qui est celle d'un retenir infinitésimal de la
phase tout-juste-passée, et pas du tout d’une représentation visant son contenu
dans sa séparation. Alors que Langacker, sans doute sous l’influence du
computationnalisme ambiant, veut comprendre la perception en termes
d'opérations logiques inconscientes, compilées, et, donc, nous parle plutôt du
scanning comme d’un jugement subconscient. Si bien que l’on retrouve quelque
chose du sens de la rétention dans ce que dit Langacker du sequential scanning,
mais pas de manière certaine.
Pour tirer un bilan et mieux comprendre les différences des deux auteurs au
sein même de leur troublante convergence, nous nous souviendrons que le but
linguistique de l'analyse de Langacker lui impose sans doute de répartir la pensée
du temps entre son aspect substantif et son aspect verbal, alors que la
compréhension tentée par Husserl se situe par principe au-delà d'une telle

1 .— NV, 130.
2 .— « Sequential scanning is the mode of processing we employ when watching a motion
picture or observing a ball as it flies through the air » ; Langacker [1986], 26.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 139

distinction. Mais justement, au prix de synthétiser les deux diagrammes du


sequential et du summary scanning, on récupère pour ainsi dire la vision
husserlienne, en prenant le cumul des rétentions du côté du summary scanning,
et le sens infinitésimal du passage, l'irréversibilité induisant la “descente dans la
profondeur” du côté du sequential scanning.
Même réarrangée de la sorte, il est vrai, cette description est moins riche que
celle de Husserl, et surtout, elle n'affronte pas de manière aussi intéressante le
paradoxe de toute compréhension logicienne du temps, que le texte de 1905
dégage si nettement dans ses premiers paragraphes : il faut à la fois une
conscience simultanée-actuelle des phases révolues et l'affectation d'une perte,
d'une absence à chacune. Il faut que le passé soit “là avec le présent” et
“repoussé comme passé”. Exigence à laquelle satisfait Husserl avec la notion de
rétention et le diagramme qu'il construit sur elle. Chez Langacker, les deux
exigences sont en quelque sorte absolutisées dans les approches substantives et
verbales du temps, elles-mêmes rapportées aux deux modes du scanning. Mais
étant donnée la nature peut-être logique, au demeurant obscure du scanning, on
ne voit pas exactement quelle peut être leur unité.
Continuons ce commentaire des convergences en évoquant le cas de la
négation.

La négation

Langacker en rend compte dans le tome II de sa grammaire cognitive, à


l'intérieur de la section consacrée à la structure nominale. Ce qu'il donne comme
le diagramme de la négation est représenté à la figure 12.

NEG

Figure 12 Diagramme de la négation


140 Herméneutique et cognition

Et la glose accompagnatrice est la suivante :


« Par rapport à une conception d’arrière-plan dans laquelle une entité
occupe un espace mental M, elle [n.d.l.r. la négation] dépeint une situation dans
laquelle cette entité manque à apparaître dans M. L’entité manquante est un
processus dans le cas de la négation clausale, mais ce n’est pas la seule
possibilité ; par exemple, lorsque no est utilisé pour fonder un groupe nominal
(comme dans no cat ou no luck), l’entité absente de M est une chose »1.

Je voudrais rapprocher cette analyse de ce que dit Husserl dans Expérience et


jugement, texte où il s'attache, dans une longue première partie, à décrire les
structures antéprédicatives sur lesquelles se fondent les objectivités, les
opérations et les catégories de la logique. La négation est abordée, au chapitre
des “modalisations” primitives, celles qui affectent le déroulement même du
processus perceptif, et non pas celles qui, ultérieurement, peuvent être
véhiculées par un jugement explicite.
Au §21 de Expérience et jugement, Husserl explique l'“origine de la
négation” à partir de l'expérience de la perception d'une boule colorée :
« Par exemple, supposons que nous ayons une boule uniformément rouge ;
pendant un certain temps, le cours de la perception s'est déroulé de telle manière
que cette saisie s'est remplie dans la concordance. Mais voici que dans le
progrès du percevoir se montre peu à peu une partie de la face arrière qui
n'avait pas été vue d'abord, et, s'opposant à la prescription primitive :
“uniformément rouge, uniformément sphérique”, voici que se produit une
conscience d'altérité qui déçoit l'attente : “non pas rouge, mais verte”, “non pas
sphérique, mais bosselée”. »2

Cette situation de l'attente déçue est celle où s'origine le sens de négation.


En substance, le scénario de la négation consiste en ceci que la nouvelle
détermination s'impose, afin que se maintienne l'unité de sens objectif de la
chose en train d'être perçue, mais en même temps l'ancienne est retenue affectée
de la modalisation négative :
« (…) le sens objectif récemment constitué évince, pour ainsi dire, son
opposé, de par sa vie même, car il recouvre de toute sa plénitude vivante ce qui
n'était que pressenti et attendu à vide, et ainsi l'emporte. Le nouveau sens
objectif : “vert” dans sa force de remplissement impressif comporte une
certitude dont la force originelle l'emporte sur la certitude de l'attente antérieure
de l'être-rouge. Mais la certitude vaincue est encore présente à la conscience
affectée du caractère : « ne…pas ». »3

Husserl récapitule sa description du “phénomène originaire de la négation”


comme suit :
« La négation dans son originaireté présuppose ici la constitution d'objet
normale et originaire que nous désignons ici du nom de perception normale,
effectuation normale et non empêchée de l'intérêt perceptif. Il faut que cette
perception soit, pour pouvoir être modifiée dans l'originaireté. La négation est
une modification de conscience qui s'annonce comme telle de soi-même quant à
son essence propre. Elle est toujours un biffage partiel sur le sol d'une certitude

1 .— « With respect to a background conception in which some entity occupies a mental


space, M, it portrays as actual a situation in which that entity fails to appear in M. The missing
entity is a process in the case of clausal negation, but that is not the only possibility; for example,
when no is used to ground a nominal (as in no cat or no luck), the entity absent from M is a
thing. » ; GCII, 134.
2 .— Husserl, E., 1954, Expérience et jugement (abréviation EJ), trad. franç. D. Souches-
Dagues, Paris, PUF, 1970, 103.
3 .— EJ, 104.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 141

de croyance qui se maintient par là même et qui est finalement le sol de la


croyance universelle au monde. »1

Nous en savons assez pour énoncer le premier élément justifiant le


rapprochement : Husserl et Langacker comprennent la négation à partir de la
présence de ce qui est nié. Le sémantisme de la négation contient un certain
degré de conservation de ce qui est nié, c'est-à-dire évacué par la négation
précisément : on sent combien cette analyse est proche de la paradoxalité, dans
laquelle une assomption dialectique accepterait de la faire tomber.
Mais chez nos auteurs, l’implosion ou le court-circuit paradoxal sont évités.
Chez Langacker, la présence de la chose niée est donnée sur le mode fictionnel :
est supposée comprise dans la conceptualisation négative une « conception
d’arrière-plan dans laquelle une entité occupe un espace mental ». Chez Husserl,
cette présence est anticipée au sein du processus de saisie perceptive de la chose.
Il s'agit aussi, si l'on veut, d'une fiction, mais d'une fiction située, strictement
inséparable de ce rapport dans lequel s'élabore pour et par nous la certitude du
monde.
Pour tenter de compléter cette confrontation, faisons un deuxième
rapprochement. La réalisation sémantique de la négation, dans les deux cas,
exige que les deux mondes, celui où ce qui est nié est présent et celui où il ne
l'est pas, soient pris ensemble. Chez Langacker, c'est l'ampleur fictionnelle de la
conceptualisation qui le permet, puisqu'elle profile l'espace mental M sans
l'entité dans sa relation à la conceptualisation de référence de M avec l'entité.
Chez Husserl, c'est la persistance rétentionnelle de ce-qui-était-attendu qui assure
cette cohabitation des mondes : soit en fait le liant fondamental de la
temporalisation.
Il est encore à remarquer que Langacker prévoit une théorie qui couvre aussi
bien le cas de la négation clausale que celui de la négation nominale : il lui
suffit, à cette fin, de moduler l'entité du diagramme en chose ou en processus.
Husserl, de son côté, prend parti en faveur de l'originaireté2 de la négation
adjectivale – négation de moment dans ses termes3 – car c'est bien de la
négation d'une détermination fixée sur l'objet qu'il s'agit dans son histoire de
l'attente perceptive déçue. Bien entendu, cette différence correspond au fait que
Husserl réserve tout ce qui concerne la clause au sens de Langacker pour le stade
ultérieur des objectivités d'entendement, produites par les actes judicatifs. Nous
observons ainsi une seconde fois que la préoccupation sémantique de Langacker
pour la distinction nom/verbe est ce qui le sépare de Husserl dans les moments
où son analyse des conceptualisations consignées-comme-répétables par la
langue est la plus proche des résultats phénoménologiques hussserliens.
Cette remarque fournit une transition vers ce qui vient : la phénoménologie
heideggerienne, quant à elle, est infiniment sensible à la distinction nom/verbe,
qui correspond chez elle à la différence ontologique.

1 .— EJ, 107.
2 .— Je reprends le néologisme de la traduction.
3 .— Cf. la distinction entre fragment et moment exposée dans la troisième recherche logique.
142 Herméneutique et cognition

Contenus heideggeriens
De fait, on trouve, dans les descriptions et analyses de Langacker, des
éléments proches de Heidegger, de son ontologie ou son anthropologie.
J’évoquerai ici trois rubriques de la grammaire cognitive en exemple :
— la distinction nom/verbe, la théorie de la forme participiale et de la
nominalisation des verbes, que je lirai à la lumière de la conception
heideggerienne de la différence ontologique ;
— l’analyse de la fonction des auxiliaires modaux dans ce que Langacker
appelle grounding (enracinement) des verbes, que je commenterai à la lumière de
la conception heideggerienne de l’Être-au-monde ;
— le traitement sémantique des constructions où le cadre de l’action est pris
comme sujet de la phrase, que je confronterai avec la pensée de L’Ereignis et
l’exploitation par Heidegger de la tournure allemande Es gibt.

Noms et verbes
Donc, pour commencer, la distinction nom/verbe ne peut pas ne pas évoquer
la différence ontologique. Disons donc quelques mots de la notion
heideggerienne elle-même, en préparant le terrain de notre confrontation avec des
considérations linguistiques.
Il faudrait peut-être appeler autrement la différence ontologique, parce qu’à
l’époque où il la met le plus en avant, Heidegger l’évoque plutôt sous le nom de
duplication, et parce qu’à certaine époque où il utilise déjà la terminologie diffé-
rence ontologique, il n’est pas sûr qu’il ait déjà en vue ce que j’appelle ici de ce
nom1 . Mais j’ai choisi de passer outre à cette difficulté historico-philologique
pour privilégier une locution qui me semble plus parlante que toute autre.
En tout état de cause, la présentation de la différence ontologique, chez
Heidegger déjà, passe essentiellement par trois thèses “linguistiques” :
1) La signification langagière fait fonds de part en part sur l'existence
d'une signification propre du verbe Être. Heidegger plaide par exemple cette
thèse dans ce court passage :
« Si, pour un instant, nous nous arrêtons et que nous essayons, sans
médiations ni jeux de glaces, de nous représenter exactement ce que disent les
mots “Etant” et “Être”, alors nous nous apercevons, dans un tel examen, de
l'absence de tout appui. Toute représentation se dissipe dans l'indéterminé. Pas
complètement toutefois, car quelque chose continue à résonner sourdement et
confusément, qui secourt notre croyance et notre prédication. S'il n'en était ainsi,
nous ne pourrions jamais comprendre d'aucune façon, ce que pourtant en c e
moment nous ne cessons de penser : “Cet été est torride.” »2

2) Les formes participiales témoignent de ce que cette signification se


scinde, en quelque sorte. Il y a une bivalence sémantique profonde, selon
laquelle fleurissant peut vouloir dit cela qui fleurit (signification substantive)
ou purement et simplement en-train-de-fleurir (signification participiale).
Voici les exemples de Heidegger :

1 .— Cf. Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, Paris, Gallimard, 1985, trad.


franç. J.-F. Courtine, deuxième partie, chapitre premier.
2 .— Heidegger [1954], 208.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 143

« Le mot “fleurissant” peut vouloir dire : chaque chose, chaque fois, qui fleurit, le
rosier, le pommier. … .
Fleurissant peut aussi vouloir dire “en fleur”, par opposition à “se fanant”, c'est-à-
dire en train de se faner. »1

3) C’est la charge temporelle de la signification verbale qui est le secret


de cette bivalence et permet de la comprendre.
On obtient alors le concept de la différence ontologique en appliquant ces
thèses à la compréhension de la forme participiale étant. D’après la deuxième
thèse, il faut opposer la désignation d'une entité absolument quelconque sous le
nom de étant à l'évocation à travers le même mot de la participation d’une telle
entité à la pure événementialité de l'Être. Le “sens de l'Être” dont la première
thèse affirme l'importance consiste notamment dans cette polysémie : le sens
d'événement de l'Être se recueille et se dissimule dans le sens substantif de
l'étant, la possibilité de désigner le pommier comme un fleurissant repose
constamment sur la compréhension du fleurir dans sa pure contingence
intransitive.
C’est alors le couple en fusion-séparation instable de ces deux significations
s’empilant dans leur superposition conflictuelle qui définit ce qu'on appelle
différence ontologique : la différence ontologique est la différence entre l’étant
déposé et son “étance”, entre l’entité quelconque et l’événement de l’Être auquel
elle participe.
Dans cette opposition, nous le voyons, et la troisième thèse l’énonce, l'Être
se laisse caractériser par l'événementialité, ce qui nous renvoie au temps comme
contenu secret déterminant la différence ontologique, et par là même le sens de
l'Être. Dans Sein und Zeit déjà, mais plus ouvertement et d'une autre façon dans
les textes de sa seconde période, Heidegger laisse entendre que le fond de sens qui
porte l'usage du verbe être, et à travers lui l'usage de tous les verbes et tous les
substantifs, est le temps. Selon lui, donc, le langage fait sens parce qu'il dit le
temps dans ses verbes – et dans ses noms aussi, de façon négative et
compensatoire – en quelque sorte.
Toute chose qui est nous vient de l’événementialité de l’Être, qui est
temporalisante : en se déclarant dans sa différence, l’Être délivre une narration
originaire de la donation que le second Heidegger appelle déclosion (« L’Être se
déclôt dans l’étant », selon sa belle et mystérieuse formulation). Je crois
éclairant de schématiser la déclosion comme le montre la figure 13.

1 .— Heidegger [1954], 203.


144 Herméneutique et cognition

séjour
Elément du Sans-mesure,
provenance déclin réserve de l'Être

plan de l'étant

Figure 13 Diagramme de la déclosion


Où l’on voit que le don de l’étant par l’Être “procède” d’un battement
temporel dont frémit l’infinie réserve, au sein de laquelle se tracent, pour enserrer
le traingle d’un insaisissable séjour, la provenance et le déclin. En nous
contentant de cet exposé succinct de la différence ontologique heideggerienne, qui
en accentue l’audace métaphysique, efforçons nous maintenant de comprendre ce
qu’il est possible de rapprocher de cette conception chez Langacker.
Je l’ai déjà dit, Langacker assume ouvertement le projet de donner un
contenu conceptuel à la distinction catégoriale entre noms et verbes, s’inscrivant
en faux dans l’a posteriori contre le dogme de son école générativiste. La
distinction qu’il propose est articulée en référence au temps : les verbes
signifient les processus comme tels, alors que les noms nomment des choses.
Nous devons donc entrer dans les arcanes de l’ontologie langackerienne.
domaine

chose

Figure 14 Diagramme de la chose


Une chose est définie par Langacker comme une région bornée dans un
domaine, ainsi que le montre la figure 14. Une relation est un concept
superordonné à celui de processus, concept qui, avec le concept de chose, divise
en deux espèces et sans reste le genre ultime des entités. Les processus sont les
relations processuelles, les relations contiennent, outre les processus, les
relations statives, ou bien les relations mettant en jeu le temps de façon non
processuelle. Le diagramme suivant (figure 15) résume donc l’ontologie de
Langacker.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 145

entité

relation chose

processus relation stative

Figure 15 L’ontologie de Langacker


Ce qui nous importe est la catégorie générale de processus. Langacker en
symbolise le sémantisme comme l’indique la figure 16.

tr tr tr

lm lm lm

Figure 16 Diagramme du processus


La flèche qui figure en bas du diagramme est celle de l'écoulement du temps.
Le fait qu'elle soit renforcée par une épaisseur de trait, du moins sur tout un
segment d'elle, signifie que le long de ce segment, le sujet qui conceptualise le
fait selon le mode du sequential scanning. Les phases conceptualisées sont
génériquement représentées par trois d'entre elles ; à chaque fois, ce qui est mis
en scène, c'est, dans un domaine, la relation qu'entretient une chose-trajecteur
(tr) avec un site-entité (lm pour landmark). La distinction trajecteur-site est la
récurrence au niveau sémantique général de la distinction cible-standard, dont
nous avons vu qu'elle était constitutive de l'élément cognitif auquel Langacker
renvoie toute sa construction, le scanning. En même temps, conformément à
nos remarques générales de tout à l’heure, le seul contenu conceptuel
effectivement mis en avant pour fonder cette distinction est celui de la
présupposition : le trajecteur est ce dont la conceptualisation présuppose celle
146 Herméneutique et cognition

du site, prend appui sur elle dans l’ordre sémantique. Alors que, dans l'emploi
cognitif de base, scanning désigne un acte de comparaison perceptive entre data
sensoriel contigus, le trajecteur est en général ce qui est conceptualisé par
rapport à autre chose, qui se trouve alors désigné comme le site : la comparaison
n'a plus lieu dans un espace perceptif classique mais dans un domaine
sémantique, et la relation de présupposition elle-même est purement sémantique.
Langacker introduit donc en l’espèce un analogue général de la saillance de la
figure sur son fond.
« Chaque prédicat relationnel est asymétrique en ce qui concerne
l'importance du rôle attribué aux entités qui participent aux interconnexions
mises en profil : un des participants est présenté comme celui dont la nature ou la
localisation doit être établie. Je l'appelle trajecteur et je l'analyse comme la
figure dans le profil de la relation. Le terme site s'applique aux autres
participants saillants, par rapport auxquels le trajecteur est situé. »1

Donc, le processus le plus général est celui qui enregistre, sur le mode
séquentiel, une relation par laquelle une chose se situe vis-à-vis d'un site dans un
domaine. Mais ce processus général, c'est encore ce que vise le verbe être, et
Langacker associe en effet le diagramme représenté ci-dessus à la forme be,
comme l'explicitation de son sens. La diagrammatisation du processus général
semble donc “répondre” à la demande heideggerienne portant sur le sens de l’être.
Le rapprochement avec la construction philosophique heideggerienne peut se
préciser de plusieurs façons :
1) Langacker ratifie l'idée que la temporalisation est au cœur de la
signification du mot être ; ici c'est le mode d'enregistrement du sequential
scanning qui porte cette valeur ; selon nos remarques antérieures, le type
philosophique du temps mis en jeu est plutôt husserlien, ce qui fait que
Langacker articule un propos heideggerien avec un temps husserlien (comme a
pu le faire tout à fait autrement Merleau-Ponty).
2) Le schéma de la différence ontologique se laisse retrouver dans cette
diagrammatisation : comme processus général, l'Être, selon le diagramme,
singularise toujours un étant, à savoir la chose symbolisée par un cercle ;
mieux, cela fait partie du sens de l'être que cette chose se trouve située par une
relation, le processus originaire qu'est l'Être est celui de la situation d'une chose.
On est donc fondé à dire que l’Être langackerien distingue un étant en lui, et
distingue cet étant de lui, de façon indubitable et soulignée par le formalisme du
diagramme.
Mais on va pouvoir affiner cette comparaison, parce que Langacker prend en
charge de façon plus précise les éléments linguistiques sur lesquels s'appuie
Heidegger dans sa construction : le participe et la nominalisation.
La transformation du contenu sémantique du verbe – celui du processus – en
le contenu du participe correspondant consiste, au gré de Langacker, en trois
modifications : le sequential scanning est converti en summary scanning, la
base temporelle sur fond de laquelle est vue le profil temporel du processus est
restreinte au “champ de présence” visé par le participe, et finalement les états
intervenants dans la Gestalt restreinte sont conçus comme homogènes. Cela
pourrait se représenter comme le schéma de la figure 17 l'indique.

1 .— NV, 126.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 147

verbe participe

Figure 17 Le verbe et le participe (la partie épaisse de la flèche


temporelle signale le sequential scanning).
Le résultat, donc, est une relation atemporelle (“stative”), et non plus un
processus : “dansant” signifie une Gestalt homogène de moments de processus
de danse, dont la durée sature le champ temporel de référence. “étant”, d'après
cette option, dit donc une Gestalt homogène de l'Être-processus saturant le
déploiement temporel.
Mais, avec ce participe, nous n'en sommes pas encore à ce dont parle
Heidegger : l'étant substantif, la nominalisation “étant”, qu'on impose en
disant, justement, l'étant. Langacker a aussi une lecture sémanticienne des
nominalisations ; le schéma de la figure 18 la résume. L'opération sémantique de
nominalisation consiste d’abord, comme celle de passage au participe, en
l'annulation du sequential scanning au profit du summary scanning. Mais, par
dessus le marché, elle suppose que soit portée à l'explicite, afin d’être imposée
comme le nouveau profil, la région des interconnexions temporalisées dans le
processus :
« L'effet de la nominalisation est de transférer le profil à ce niveau
supérieur : il prend le processus désigné par la racine verbale comme base et,
dans cette base, il sélectionne comme profil la région d'ordre supérieur
comprenant les états composant le processus. Ces états ne sont mis en profil que
collectivement, en tant que facettes de la région abstraite ; ainsi, bien qu'il aient
individuellement le statut de relations, le prédicat dans son ensemble est
nominal. »1

verbe nominalisation

Figure 18 Le verbe et la nominalisation


148 Herméneutique et cognition

On voit donc ce qu'apporte spécifiquement la nominalisation : au niveau du


participe présent, on a certes une Gestalt homogène de moments, mais c'est
encore une Gestalt temporelle, ou plutôt, le temps et le système des relations
qui se manifestent au fil du processus sont co-immobilisés dans une même
Gestalt mentale conjointement “domaniale” et temporelle. La nominalisation,
en revanche, prend comme profil la “région implicite” trace dans l'externalité
“domaniale” du processus ; tout se passe comme si la Gestalt du participe était
projetée sur l'espace externe, sur la dimension non temporelle où se dispose la
relation temporalisée, le domaine où, déjà, s'inscrit le trajecteur de cette relation.
Dans le cas du participe, il y a aussi quelque chose comme une restriction,
mais qui opère en l’occurrence dans le temps : on passe à un intervalle temporel
restreint que la Gestalt du participe sature. Dans le cas de la nominalisation, la
restriction est en quelque sorte portée à son comble dans la mesure où le
processus “d’origine” est écrasé spatialement aussi, sur l'externe où elle dessine
les limites de la région d'un nom. Ce qu’on enregistre est au bout du compte une
sorte de restriction dimensionnelle, qui consiste en cela que le déroulement
temporel passe totalement à l'arrière-plan, puisque le processus s'aplatit pour
ainsi dire sur le domaine où il se joue.
La description de Langacker s'enrichit ainsi de nouvelles résonances avec le
discours heideggerien sur l'Être et la différence ontologique : toute la pensée
heideggerienne selon laquelle le passage de l'Être à l'étant est une réduction
dimensionnelle (l'Être, lorsqu'il se déclôt dans l'étant, meurt à soi comme
dimension de réserve) et une finitisation (l'Être relève de l'apeiron, figure de
l'infini, l'étant est fini) trouve ici son écho. Pour ce qui concerne la finitisation,
ce qui lui correspond chez Langacker est le passage d'une certaine illimitation
originaire (celle de la base temporelle sur laquelle est profilé le pur verbe, qui
est en excès sur le profil dans une mesure indéfinie2 ) à la limitation exprimée
par la clause de saturation du champ temporel du participe par le profil. Pour ce
qui concerne la réduction dimensionnelle, l’élément correspondant est bien
évidemment la projection-synthèse du scanning sur le domaine des
interconnexions, que nous venons de rencontrer dans le modèle de la
nominalisation.
Somme toute, le traitement sémantique du verbe Être et de la tournure
substantive l’étant, dans ce contexte linguistique et partiellement empirio-
cognitif, qui est aussi le contexte d’une grande proximité des descriptions à
celles de Husserl, est étonnamment en accord avec la construction philosophique
heideggerienne de la différence ontologique.
Venons en, poursuivant l’essai de cette confrontation, à un second sujet,
celui de l’enracinement-instanciation des verbes.

1 .— NV, 148.
2 .— Mais sans doute, pour concevoir cet excès indéfini comme analogue au déploiement de
la provenance et du déclin dans l'apeiron faut-il prendre le temps comme temps continu, se
représenter la restriction comme passage d'un intervalle ouvert à un sous-intervalle compact,
d'une manière qui n'est pas sans évoquer, si je les ai bien comprises à Cæn en juin 1992, certaines
analyses d'A. Culioli.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 149

Le grounding des verbes


Ce que Langacker appelle grounding (enracinement, si l’on veut) est,
génériquement, le rattachement de la conceptualisation à l'événement de parole
(speech event) et à ses protagonistes (speaker and hearer). Le grounding est à
vrai dire ce par quoi passe la singularisation du sens. Langacker envisage aussi
cette fonction dans le cas des structures nominales : le grounding s’accomplit
alors principalement dans l'instanciation, le passage du type désigné par un nom
(chat) à l'individu référé dans une phrase (‘Le chat’ dans ‘Le chat joue sur la
fenêtre’ désigne mon chat domestique, qui me fait face au moment de ma
profération). L’“enracinement” du grounding consiste donc ici en l'identification
de l'exemplaire du type qui est le sujet de l'énoncé, et il résulte du rattachement
au référentiel de l'événement de parole :
« Les entités conformes peuvent néanmoins constituer une classe illimitée, si
bien que si un groupe nominal doit remplir sa fonction de singularisation
d’instances particulières du type spécifié, il doit fournir une information
additionnelle. Celle-ci est de deux espèces. Premièrement, un groupe nominal
délivre une indication de quantité, ou bien en termes absolus (e.g. trois chats) ou
bien en termes de proportion (la plupart des chats). Deuxièmement, un groupe
nominal effectue l’enracinement des instances désignées, c'est-à-dire qu’il
indique de quelle manière elles se lient à l’acte de discours et à ses protagonistes
(la racine). L’enracinement a primitivement trait à la question de savoir si, dans
un certain cadre de référence, une instance (ou un ensemble d’instances) du
type en cause apparaît seul(e) à la fois au locuteur et à l’allocutaire. Il n’est
donc pas vrai que tout exemplaire reçoit un label distinct, la même expression (
le chat) renvoie à des entités différentes selon l’occasion. Ce dispositif procure
néanmoins au protagoniste de l’acte de discours une manière utile dans la
communication de faire allusion à quelque membre de la classe »1.

Ce qui est ici expliqué à propos de la structure nominale se transpose à la


structure verbale : un passage s’opère également du type processuel désigné par
le verbe principal au processus singularisé que la phrase énonce. Ce passage est
essentiel à l’obtention de ce que Langacker appelle une clause finie, justiciable
d'une valeur de vérité. Les auxiliaires sont des agents de la singularisation du
type processuel, de l’enracinement du verbe.
« L’auxiliaire anglais n’est pas un constituant grammatical. Bien plutôt, il
comprend une série de prédications qui remplissent une fonction sémantique
particulière : collectivement, elles convertissent le type processuel initial désigné
par un contenu verbal en l’instance processuelle enracinée profilée par une
clause finie »2.

1 .— « The conforming entities may nevertheless constitute an open-ended class, so if a


nominal is to serve its function of singling out particular instances of the specified type, it must
supply additional information. This is of two sorts. First, a nominal provides some indication of
quantity, either in absolute terms (e.g. three cats) or proportionally (most cats). Second, a nominal
effects the grounding of the designated instances, i.e. it indicates how they relate to the speech
event and its participants (the ground). Grounding pertains primarily to whether, within some
frame of reference, an instance of the type (or a set of instances) is uniquely apparent to both the
speaker and hearer. It is therefore not the case that every instance receives a distinct label—the
same expression (e.g. the cat) refers to different entities on different occasions; This arrangement
does however afford the speech-act participant a communicatively useful way of alluding to any
member of the class. » ; GCII, 53-54.
2 .— « The English auxiliary is not a grammatical constituent. Rather, it comprises a series of
predications that fulfill a particular semantic function: collectively, they convert the initial process
type specified by a content verb into the grounded process instance profiled by a finite clause. » ;
GCII, 240.
150 Herméneutique et cognition

Plus précisément, Langacker relève qu’à cette fonction d’enracinement


relative à la clause verbale contribuent les fonctions de temps (tense) et de
modalité (modality). Est visée, sous ce dernier nom, l'intervention d'un mot du
type might, shall, should etc. dans le préfixe effectuant l’enracinement du
contenu verbal (ex. : I might come ; come dit le type processuel, I might est le
préfixe opérant l’enracinement, might est un modal auxiliaire). Ce qu’il s’agit
alors d’analyser est la contribution sémantique du modal à l’enracinement.
Langacker commence par éclairer cette contribution au moyen d'un double
couple d'oppositions : passé/présent et médiat/immédiat. Ces oppositions
sont d’un côté comprises en termes d’un modèle épistémique, de l’autre
interprétées à la lumière de l'opposition proche/lointain (proximal/distal), qui
fonctionne donc comme plus fondamentale :
« Formellement, il y a deux oppositions : la présence vs absence d’un modal,
et la présence vs absence du morphème du passé (le présent étant marqué par
zéro). Chaque opposition formelle signale une opposition conceptuelle, et le fait
de manière iconique, en ceci que zéro représente l’option par défaut, dans
laquelle le processus désigné est directement accessible au locuteur, cependant
que l’élément manifeste marque une forme de séparation. Dans le cas des
modaux, le contraste concerne le savoir du locuteur : l’option zéro indique que
le locuteur accepte le modèle désigné comme partie de la réalité connue,
cependant qu’un modal le place explicitement dans le domaine de l’irréalité.
L’autre opposition est fondée sur une notion abstraite de proximité, si bien qu’à
la place de “présent” vs “passé” nous pouvons plus généralement parler d’un
contraste proximal/distal dans la sphère épistémique. L’import du membre non
marqué (zéro) est que le processus désigné est immédiat pour le locuteur. Sa
contrepartie manifeste – ce que nous pouvons maintenant appeler le morphème
distal – véhicule une espèce de non-immédiateté. Le croisement de ces deux
oppositions donne lieu à quatre types fondamentaux de prédications
enracinantes. Chacune situe le procès désigné dans une région épistémique
particulière : la réalité immédiate, la réalité non immédiate, l’irréalité immédiate,
ou l’irréalité non immédiate »1.

Du modèle épistémique proposé comme référentiel, Langacker propose une


représentation diaphragmatique, reproduite à la figure 19.

1 .— « Formally, there are two oppositions: the presence vs. the absence of a modal, and the
presence vs. the absence of the “past-tense” morpheme (the present being marked by zero). Each
formal opposition signals a conceptual opposition, and does so iconically, in that zero represents
the default-case option in which the designated process is directly accessible to the speaker, while
the overt element marks some kind of separation. In the case of modals, the contrast pertains to
speaker knowledge: the zero option indicates that the speaker accepts the designated model as
part of known reality, whereas a modal specifically places it in the realm of irreality. The other
opposition is based on an abstract notion of proximity, so instead of “present” vs “past” we can
speak more generally of a proximal/distal contrast in the espistemic sphere. The import of the
unmarked (zero) member is that the designated process is immediate to the speaker. Its overtly-
marked counterpart—what we can now call the distal morpheme—conveys some sort of non-
immediacy. The intersection of these two oppositions yields four basic types of grounding
predications. Each situates the designated process in a particular epistemic region: immediate
reality, non-immediate reality, immediate irreality, or non-immediate irreality. » ; GCII, 245.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 151

Modèle épistémique de base

Irréalité

Réalité
Réalité
(connue)
immédiate

Figure 19 Modèle épistémique de base


Et il fait l’objet de la glose suivante :
« Certaines situations (ou “états de choses”) sont acceptées par un
conceptualiseur particulier (C) comme réelles, alors que d’autres ne le sont pas.
Collectivement, les situations auxquelles il accorde ce statut constituent la
conception de C de la réalité connue (que j’appelle désormais simplement
réalité à moins qu’il ne soit besoin de faire une distinction). La réalité n’est
jamais simple ni statique, elle est plutôt une entité toujours évoluante, dont
l’évolution augmente constamment la complexité de la structure déjà définie par
son histoire antérieure ; le cylindre la dépeignant doit être imaginé “croissant” le
long de l’axe indiqué par la flèche. La figure de proue de cette structure en
expansion (c'est-à-dire la face du cylindre) est nommée réalité immédiate.
C’est de ce point de vue, celui de la réalité au dernier stade de son évolution,
que C voit les choses, et il n’a un accès perceptuel direct qu’à des portions de
cette région. L’irréalité comprend tout ce qui n’est pas la réalité (connue). Il est
important de garder à l’esprit qu’une situation n’appartient pas à la réalité ou à
l’irréalité sur la base de l’évolution actuelle du monde, sa qualité dépend plutôt
de la question de savoir si le conceptualiseur la reconnaît et l’accepte comme
partie intégrante de la séquence évolutive en cours »1.

La fin de cette explication, remarquons le d'abord, pose sans ambiguïté la


relativité de la réalité au pro-jet subjectif, et même l'historicité de ce projet. La
distinction réalité/irréalité, à cette aune, est de nature phénoménologique en un
sens large de l'adjectif. De plus, elle est schématisée par la proximité spatiale :

1 .— « (…) certain situations (or “states of affairs”) are accepted by a particular


conceptualizer (C) as being real, whereas others are not. Collectively, the situations accorded that
status constitue C's conception of known reality (which for now I will simply refer to as reality
unless there is some need to make a distinction). Reality is neither simple nor static, but an ever-
evolving entity whose evolution continuously augments the complexity of the structure already
defined by its previous history; the cylinder depicting it should be imagined as “growing” along the
axis indicated by the arrow. The leading edge of this expanding structure (i.e. the face of the
cylinder) is termed immediate reality. It is from this vantage point—from reality at the latest
stage of its evolution— that C views things, and he has direct perceptual access only to portions of
this region. Irreality comprises everything other than (known) reality. It is important to bear in
mind that a situation does not belong to reality or irreality on the basis of how the world has
actually evolved, but depends instead on whether the conceptualizer knows and accepts it as
being part of that evolutionary sequence. » ; GCII, 243.
152 Herméneutique et cognition

le cylindre est caractérisable, dans chaque tranche temporelle, comme l'ensemble


des points situés à une distance du conceptualiseur inférieure à la valeur cruciale
du rayon : le savoir étant ainsi exprimé en termes de proximité, l'irréalité prend
essentiellement le sens de la distance, de ce qui, dans l'histoire d'un
approchement conceptuel de l'étant que le sujet ne cesse de ménager, n'a pas été
jusqu'ici intégré. La tendance de l'explicitation que je viens de proposer est – on
le voit – de superposer la conceptualisation engrangeant le réel comme proche
de Langacker et l'Ent-fernung heideggerienne, cette fonction ou attitude par
laquelle le Dasein fait entrer un étant dans le cercle de son affairement dans son
monde, en le “soustrayant” au lointain.
L'interprétation du morphème passé, dans sa distinction d'avec le présent,
par le lointain va dans un sens comparable. Dans la description heideggerienne
de la temporalisation fondamentale dans Sein und Zeit, le passé est compris par
rapport à l'ek-stase de l'avoir-été, qui elle-même est associée au moment du
« toujours déjà jeté dans un monde » de la formule fondamentale décrivant le
Dasein comme souci (l’équation qui dit la temporalisation du souci s’écrit à vrai
dire : [Être-en-avant-de-soi] [toujours-déjà-jeté-dans-un-monde] [comme-être-
auprès] = [A VENIR] [AVOIR ETE] [PRESENCE]). Donner le passé comme lointain
est consonant avec la lecture heideggerienne du temps par les ek-stases : la
situation du toujours-déjà-jeté-dans-un-monde est celle d'un éloignement et d'une
perte de soi constitutives du Dasein comme souci. Un des ressorts de la pensée
heideggerienne du souci est que le monde et l’abandon au monde y sont la raison
déterminante du passé, qui se trouve en quelque sorte interprété comme la
fixation loin de soi de la compulsion futurisante du Dasein : ce qui “reste” en
plus dans la temporalisation extatique est l’ek-stase du présent ou ek-stase du
raccordement contingent de ce passé et de ce futur, si l’on veut aller au bout de
cette reformulation du dispositif1 que suggère le rapprochement avec Langacker.
En résumé l'analyse de Langacker décèle une modulation du proche et du
lointain selon deux axes, l'un, celui de la médiation/immédiation (qui est en fait
temporel dans le schéma, la réalité immédiate est la réalité contemporaine de la
conceptualisation), l'autre, celui de l'approchement centripète du réel comme tel.
L'auxiliaire de tense/modality, au fond, affecte la conceptualisation d'un
caractère de proximité résultant du « schème ek-statique horizontal » que le
Dasein établit entre les deux axes : l’usage des auxiliaires, en général, à l’instar
du diagramme ci-dessus, témoigne de ce que le degré d’accessibilité de l’étant pris
en considération est “mesuré” par l’Être-au-monde, qu’une même notion
“universelle” de proximité existentiale place les scènes selon les divers axes de la
réception. Il résulte de cette vision unifiante, comme il est normal, quatre
possibilités techniques de situation des scènes “à leur distance”, que Langacker
nomme et détaille dans les termes suivants :
« Un modal place le processus désigné dans la région de l’irréalité. Dasn
une première approximation très grossière, les modaux peuvent être décrits
comme se distinguant les uns des autres parce qu’ils situent le processus à des

1 .— Certains jugeront d’ailleurs que ma manière de dire ici le souci est infidèle, qu’elle
prend le Dasein trop comme un soi indépendant, qu’il ne doit pas être. J’accorderai à cette
objection que le Dasein “monde” toujours, mais je tiens qu’au gré de l’analytique existentiale, c e
monder du Dasein a constitutivement le sens d’un é-loignement, je nierai que l’instance du “sujet”
subisse la “destruction” en ce sens.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 153

distances variées de la position du locuteur en la réalité immédiate. Must, par


exemple, le place très près de la réalité connue – le locuteur a déduit que
l’acceptation de ce processus comme réel semblait garantie (bien qu’il n’ait pas
encore franchi ce pas final) – cependant que may implique seulement qu’il
regarde la situation comme compatible avec ce qu’il connaît. Les formes
alternatives des modaux (may/might ; will/would ; shall/should ; can/could) sont
analysées comme réfléchissant la présence vs absence du morphisme distal (e.g.
may+DIST=might) ; la forme invariante must est déclarée ne pas avoir de forme
distale. Il est important de voir que DIST signale la non-immédiateté plutôt que le
temps du passé (qui compte en effet, cependant, comme un type possible de non-
immédiateté). Il est évident que la forme distale du modal indique dans chaque
cas une plus grande distance épistémique que la forme zéro ; might, par
exemple, suggère une possibilité plus fragile que may. Que les significations
distales soient à un certain degré variables et idiosyncrasiques ne pose pas de
problème à la grammaire cognitive, où la compositionnalité partielle est prise
comme norme (Vol. I, Ch. 12) et où les expressions bien établies sont prévues
nanties de plusieurs sens apparentés »1.

Pour essayer de mieux comprendre cette théorie de la distance selon deux


dimensions – temporelle et épistémique – toutes deux spatialement
schématisées, et qui finalement se compénètrent d’après la dernière citation, il
peut être judicieux de confronter aussi ces définitions avec l’enseignement
kantien. Le spectre sémantique couvert par les modaux semble celui que visent
les “postulats de la pensée empirique”2 de la Critique de la raison pure, même
si c'est en référence à une catégorialité purement logique, non concernée par
l'esthétique transcendantale : might définit le possible comme ce qui est
compatible avec le réel connu, ce qui ressemble, tout en se distinguant, à la
définition kantienne du “possible de la nature” comme « ce qui s'accorde avec les
conditions formelles de l'expérience (quant à l'intuition et aux concepts) ». must
caractérise le nécessaire comme ce dont l'acceptation comme réel semble
garantie, ce qui consonne similairement avec la définition kantienne du
nécessaire naturel comme « ce dont l'accord avec le réel est déterminé suivant les
conditions générales de l'expérience ». La catégorialité sous-jacente à la
construction de Langacker, signalée par les mots compatible, acceptation,
garantie, est de toute évidence celle de la validité logique, fonctionnellement
évaluée par le moyen de l'inférence. Tout au contraire Kant met l'intuition au
nombre des conditions formelles dont dépend la notion de possible, et regarde le
nécessaire comme ce qui est déterminé a priori, ce qui signifie, dans son
contexte, ce qui est déterminé en regard de la variabilité intrinsèque du donné
intuitif.

1 .— « A modal places the designated process in the region of irreality. As a very rough first
approximation, the modals can be described as contrasting with one another because they situate
the process at varying distances from the speaker's position at immediate known reality. Must, for
example, places it very close to known reality—the speaker has deduced that accepting it as real
seems warranted (though he has not yet taken that final step)—whereas may implies only that he
regards the situation as compatible with what he knows. The alternate forms of the modals
(may/might ; will/would ; shall/should ; can/could) are analyzed as reflecting the presence vs. the
absence of the distal morpheme (e.g. may + DIST = might); the invariant must is claimed not to
have a distal form. Importantly, DIST signals non-immediacy rather than past time (which does,
however, count as one possible type of non-immediacy). It is evident that the distal form of the
modal does in each case indicate a greater epistemic distance than the zero form; might, for
instance, suggests a more tenuous possibility than may. That the distal meanings are to some
degree variable and idiosyncratic is unproblematic in cognitive grammar, where partial
compositionality is taken as the norm (Vol. I, Ch. 12), and where established expressions are
expected to have a number of related senses. » ; GCII, 246.
2 .— Critique de la raison pure, A 218-235, B 265-287.
154 Herméneutique et cognition

Il est normal qu'une proximité dite épistémique renvoie à un mécanisme de


la validation du réel, on constate simplement au passage que Langacker est ici
plus proche d'une épistémologie “analytique”, pour laquelle cette validation est
opérée par l'enchaînement à soi cohérent du jugement, que d'une épistémologie
transcendantale, pour laquelle cette validation est produite par la mise en œuvre
dans le champ intuitif de la catégorialité discursive.
Si nous nous demandons sérieusement jusqu’à quel point, dans ce compte
rendu des préfixes modaux “enracinant” des clauses verbales, Langacker épouse
une conception logicienne de l’expérience, négligeant les droits propres de
l’intuition, une deuxième remarque me semble s’imposer : la modulation
may/might, dans la dernière citation, apparaît comme simplement quantitative
(« Il est évident que la forme distale du modal indique dans chaque cas une plus
grande distance épistémique que la forme zéro ; might, par exemple, suggère une
possibilité plus fragile que may. »). Cela pose le problème de l’analogie
spatiale selon laquelle l’élément épistémique et l’élément temporel-distal sont
conjugués : y a-t-il plus qu’une analogie, qu’un recouvrement “schématique”, y
a-t-il une assimilation ? Le modèle de l’Être-au-monde qui est implicite au
propos de Langacker comprend-il la thèse que la proximité épistémique et la
proximité associée au morphème DIST sont originairement les mêmes ? Ou
peut-on trouver dans la distinction de ces deux axes un résidu de kantisme, une
concession de principe à la conception duale de la connaissance humaine, comme
scindée entre entendement et intuition ?
Une interprétation possible serait que les modaux, disant la proximité
épistémique, disent en fait la proximité en termes de l'activité constituant le
monde, de ce qu’on peut appeler la “prestation objectivante” : cette activité,
comme le souligne Kant dans son système, s’identifie au système des
jugements, inférences, validités que déploie la connaissance dans sa discursivité.
Le morphème distal nie ou affirme en revanche une proximité subie : le fait
qu'elle reçoive une marque superficiellement temporelle aurait ainsi un sens, il
qualifierait la proximité dont il s'agit comme celle qui fait sens au niveau de la
modalité la plus universelle et la primitive de toute réceptivité du phénomène,
en termes kantiens, à savoir la modalité temporelle. Donc l'élément intuitif
spontanément absent des gloses des modaux proposées par Langacker se
retrouverait au contraire du côté du morphème distal ; la sémanticité ultimement
spatiale (proche vs. lointain) de ce morphème s'unissant à la base temporelle de
cette sémanticité pour former une expression élémentaire du champ intuitif dans
sa globalité, celle d'un proche et d'un lointain connaturellement spatiaux et
temporels.
Une telle interprétation confirme la proximité de la construction
langackerienne de la sémantique du préfixe tempo-modal avec l'Ent-fernung, les
ek-stases temporelles et le schème ek-statique horizontal, au besoin en passant
par une lecture kantienne de l'objectivation.
Il n'y a donc pas lieu d'être surpris que cette construction s'achève par le
rappel de l'admissibilité au sein de la grammaire cognitive du point de vue du
singulier (« Que les significations distales soient à un certain degré variables et
idiosyncrasiques ne pose pas de problème à la grammaire cognitive, où la
compositionnalité partielle est prise comme norme (Vol. I, Ch. 12) et où les
expressions bien établies sont prévues nanties de plusieurs sens apparentés »).
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 155

La conceptualisation du proche et du lointain en termes des oppositions


réel/irréel et médiat/immédiat, si elle doit être relue comme conceptualisation du
proche selon les deux axes résonnants de l’activité d'objectivation et du subir
intuitif d'un espacement primitif (pour le dire avec des mots derridiens) à la fois
spatial et temporel, est une affaire singulière, plutôt une loisibilité de se placer
comme Être-au-monde pour le Dasein que l'adaptation de possibilités
catégorielles à une variété de cas externes.
L’idée qu'à partir de prémisses sémantiques, les locuteurs fabriquent des
significations composées qui excèdent l'additivité, ou que des occurrences
symboliques peuvent revêtir des valeurs multiples, l’idée du travail permanent de
la singularisation du sens au sein de l'inventaire universel du symbolique en
somme, semble donc trouver ici le lieu par excellence où s'appliquer :
l’ajustement d’une distance au monde, qui donne ce monde, est typiquement une
délivrance de sens singulière.
On voit de plus dans cet exemple que le “principe de singularité” dans la
grammaire cognitive est à la fois un principe cognitif (l'homme est une
situation singulière et donc une conceptualisation singulière, l'homme
linguistique est l'homme d'une conceptualisation singulière toujours inscrite
dans l'universel et dialoguant avec lui) et un principe méthodologique (nos
explicitations théoriques des significations doivent respecter la dimension de
singularité du sens en dégageant les façons pour le sémantisme de diverger et de
se désinsérer, tout autant qu'en exhibant les schèmes sémantiques et les cas qui
tombent sous eux). Cette dualité place vraiment le travail de Langacker à
l'intersection de la problématique cognitive et de la problématique
méthodologique, dans ce qu'elles ont d'a priori antagoniste pourtant. Tout ce qui
est dit par Langacker de la façon dont la langue profile la “distance au monde” au
moyen des modaux peut ainsi être à la fois entendu comme preuve cognitive du
caractère psycho-physiologiquement fondé des concepts de l’Être-au-monde, et
comme indice et résultat de la perspective propre d’une sémantique réceptive aux
présuppositions, aux habitus, aux singularités qui configurent le sens.
Évoquons maintenant un dernier endroit de la théorisation langackerienne
dont la consonance avec des thèmes heideggeriens est saisissante : le traitement
qu'il donne des phrases dont le sujet est un “cadre abstrait”.
La construction du cadre comme sujet
L'exemple cardinal de telles constructions est celui de la tournure there is en
anglais : il correspond au Es gibt allemand, qui est une des “pièces à conviction”
de la pensée tardive de l’Être chez Heidegger, celle qui passe par des mots comme
déclosion ou Ereignis.
Mais pour comprendre, nous devons d’abord réfléchir à la possibilité générale
pour un cadre d'être sujet de phrase (à ce que Langacker appelle la setting-subject
construction). On part pour cela d’exemples de phrases où le sujet grammatical
est le cadre spatial ou temporel de l’action :
« Les phrases en (11) représentent une construction de ce type :
(11) (a) Thursday saw yet another startling development.
156 Herméneutique et cognition

(b) Independence Hall has witnessed many historic events. »1

Langacker propose de comprendre de telles constructions en référence aux


phrases de perception (du type “Je vois le pugilat sur le pelouse”) :
« Le sujet dans (11) est le cadre spatial ou temporel pour une occurrence
exprimée par l’autre groupe nominal. Puisque ces groupes nominaux élaborent
respectivement le trajecteur et le site primaire du verbe, nous devons attribuer à
see ou witness une valeur sémantique constituant une extension de son sens de
base, qui profile une relation EXPER- - - ->ZERO avec alignement canonique du
trajecteur et du site. Dans cette construction, le verbe désigne au contraire la
configuration plus abstraite [(EXPER- - - ->) ZERO], où la relation expérientielle
est défocalisée (bien que non complètement absente) et le cadre (représenté par
les crochets) fonctionne comme trajecteur. C’est-à-dire que see ou witness
prennent une valeur que nous pouvons gloser (tout à fait grossièrement) comme
“être le cadre pour ({voir/témoigner})” »2

Les phrases perceptives dont je parlais à l’instant sont évoquées par


Langacker au moyen de la relation EXPER- - - ->ZERO : comme il définit cette
dernière, il s’agit d’une action verbale ne se ramenant pas au modèle “canonique”
de l’action – celui du transfert d'un objet jusque dans le domaine d'un
récipiendaire – mais consistant plutôt en l'établissement d'un contact mental ou
perceptif entre un sujet d'expérience et un objet. Dans nos phrases illustrant la
setting-subject construction, les verbes see ou witness n'ont pas cette
signification expérientielle simple, ils signifient le fait d'être le cadre d'une telle
action : ils supportent une conceptualisation seconde ayant la relation EXPER- -
- ->ZERO pour fond, où cette relation est “défocalisée” – à la faveur de quoi le
cadre prend la place du sujet d’expérience, et l’accueil offert par le cadre se
substitue à l’établissement de contact opéré par ce sujet.
Cela dit, la nature spatio-temporelle du cadre est au moins claire, et
contrainte par les verbes, dans cette première sorte de phrase. Or Langacker veut
traiter un cas de “construction du cadre comme sujet” plus général : le cas où le
cadre signifié est totalement abstrait, et où il apparaît corrélativement dans la
phrase sous la forme d'une véritable variable linguistique, au sens logico-
mathématique du mot. C’est de cela que la locution there is est l'exemple-type.
« Même notre répertoire limité de cas devrait rendre apparent le fait que les
constructions du cadre comme sujet représentent un phénomène linguistique
commun, si ce n’est ubiquitaire. Dans leur forme et leur comportement elles sont
réminiscentes à l’égard d’une autre vaste classe de constructions, qui sont
caractérisées par des sujets usuellement regardés comme des “variables

1 .— « The sentences in (11) represent one such construction:


(11) (a) Thursday saw yet another startling development.
(b) Independence Hall has witnessed many historic events. » ; GCII, 346.
2 .— « The subject in (11) is the spatial or temporal setting for some occurrence that is
expressed by the other nominal. Since these nominals respectively elaborate the trajector of the
primary landmark of the verb, we must attribute to see or witness a semantic value that constitutes
a semantic extension from its basic sense, which profiles an EXPER- - - ->ZERO relationship with
canonical trajector/landmark alignment. In this construction, the verb instead designates the more
abstract configuration [(EXPER- - - ->)ZERO], in which the experiential relationship is defocused
(though not altogether absent) and the setting (represented by brackets) functions as trajector.
That is, see or witness assumes a value that we can gloss (quite roughly) as ‘be the setting for
({seeing/witnessing})’. » ; GCII, 346.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 157

syntaxiques” – des lieu-tenants dénués de signification insérés pour un motif


purement grammatical. On attribue souvent un tel rôle à l’allemand es »1.

Il est du plus haut intérêt pour nous de regarder dans le détail la


diagrammatisation proposée par Langacker du sens de there is, que montre la
figure 20. Elle est glosée dans les termes suivants :
« There désigne un cadre abstrait construit comme accueillant une relation.
Celle-ci est mise en correspondance avec la relation profilée par be, c'est-à-dire
la persistance temporelle d’une situation stable (caractérisée de manière
seulement schématique). La structure composite there be est un processus
imperfectif équivalent à be en dehors du (désormais familier) décalage qui
résulte de l’attribution du statut de trajecteur au cadre. Le trajecteur de be
demeure un participant saillant à ce niveau supérieur d’organisation ; il est donc
un site (lm1) élaboré par un groupe nominal complément (there be a vase). Sert
aussi de site (lm2) et de site d’élaboration la situation schématique invoquée par
be, qui est instanciée par un complément circonstanciel approprié (there be a
vase on the table). L’enracinement donne alors une clause finie (There is a vase
on the table) »2.

THERE-BE

tr

lm1 lm2

tr
lm

THERE BE

Figure 20 Diagramme du Es gibt

1 .— « Even our limited sample should make it apparent that setting-subject constructions
represent a common, if not ubiquitous, linguistic phenomenon. In form and behavior, they are
reminiscent of another large class of constructions, which are characterized by subjects usually
regarded as “syntactic dummies”—meaningless “placeholders” inserted for purely grammatical
purposes. The German es ‘it’ is often attributed such a role » ; GCII, 351.
2 .— « There designates an absract setting construed as hosting some relationship. This is put
in correspondance with the relationship profiled by be, namely the continuation through time of a
stable situation (characterized only schematically). The composite structure there be is an
imperfective process equivalent to be apart from the (by now familiar) shift in locus that results
from trajector status being conferred on the setting. The trajector of be remains a salient
participant at this higher level of organisation; it is thus a landmark (lm1) and is elaborated by a
nominal complement (there be a vase). Also serving as landmark (lm2) and as e-site is the
schematic situation invoked by be, which is instantiated by an appropriate relational complement
(there be a vase on the table). Grounding then yields a finite clause (There is a vase on the
table). » ; GCII, 352-353.
158 Herméneutique et cognition

On a l'impression que le “sens de l'être” se partage en deux strates


hiérarchisées.
A/ Il y a d'une part la pure donation du cadre, mais comme cadre où quelque
chose se tient, prend place. Cela, c'est ce que véhicule le diagramme de there. La
“variable” there n'est pas une variable de type 1, qui serait là pour un objet
quelconque d'une classe, mais une variable de cadre en quelque sorte, une variable
de domaine. Elle signifie la situation dans un domaine en général.
Donc there supporte cet aspect du sens de l'Être heideggerien qui en fait la
donation d'une dimension où se situe l'étant, soit un bon analogue de l'espace a
priori kantien à ceci près que la dimension se retire, et que Heidegger se refuse
corrélativement à la concevoir comme domaine au sens d'un contenant actuel,
alors que l'espace possède, semble-t-il, cette valeur. En fait, je pense qu'il n'y a
jamais une actualité simple de l'espace comme forme de présentation, et que la
proximité avec la “dimension de réserve” qu'est l'Être du second Heidegger est
plus grande qu'il n'y paraît : c’est en substance ce que j’ai essayé de plaider
depuis L’herméneutique formelle, dans divers écrits. Chez Langacker, le
domaine qui se donne dans la “variable” there est un domaine quelconque du
sémantique, soit quelque chose dont le degré d'actualité est difficile à déterminer.
Ce qui est sûr, c'est que ce domaine sera finalement instancié par le domaine
d'inscription du processus signifié par be, éventuellement le cadre spatial comme
dans l'exemple ‘there is a vase on the table’ choisi.
Pour ressaisir ce qui se passe dans ce diagramme, nous pouvons observer que
le “domaine” relativement auquel le sémantisme se construit a trois
occurrences :
— la première, complètement indéterminée, au sein de la variable there, où
il est domaine sémantique quelconque d'une situation ;
— la seconde, dans le schème de l'être-processus, où il est le domaine de la
localisation temporalisée d'un trajecteur par rapport à un site (cela constitue un
commencement de détermination) ;
— la troisième, dans l'énoncé singulier, où ce domaine devient un domaine
sémantique spécifique, implicité dans la nomination du site et du trajecteur de
l'être-processus (dans notre exemple ‘there is a vase on the table’, ce
supplément de détermination identifie le domaine à l’espace).
Il semble bien, au vu de cet étagement de la détermination, de cette
élaboration progressive du fond du sémantisme lui-même à travers la structure de
la forme there is, que le there de cette formule y exprime la donation de la
dimension de réserve, la source de la duplication au sens du second Heidegger.
B/ be, de son côté, et nous l’avons déjà rappelé, exprime l'inscription
temporelle de l'être comme instanciation relationnelle de l'étant. C’est encore la
différence ontologique qui est le contenu (nous avons étudié en détail tous les
aspects de la diagrammatisation de be qui répercutaient les conceptions
heideggeriennes sur la différence ontologique), mais plus du côté de l'étant. Dans
les termes de Heidegger, le diagramme de be est une schématisation plus
“métaphysique” de l'Être.
Mais nous devons aussi être attentif à cela que la hiérarchisation d’ensemble
imagée par le diagramme est que be élabore there, be instancie le carré entitaire
nommé par there. B/ se voit donc subordonné à A/.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 159

Par un côté cela semble enseigner que la donation de cadre est le moment le
plus primitif, le “sens de l'Être” ultime se déclinant à partir de l'Être lui-même et
pas de l'étant, et que ce moment se subordonne l'effectuation de l'Être comme
localisation temporalisée d'un étant. À cette aune, le diagramme de there be
répéterait sans faille la pensée du second Heidegger.
Par un autre côté there est structurellement une variable, c'est-à-dire un
nom, comme le marque le cercle à trait gras renforcé de son diagramme. À la
lettre le diagramme de there ne dit pas la donation du cadre abstrait, mais celle
de l'entité (relationnelle) qui s'y place. Seul le diagramme de l'être-processus a la
valeur événementielle qui est si fondamentale à la pensée heideggerienne de
l'Être, et qui ne cesse naturellement pas d'être affirmée lorsque Heidegger décrit,
dans « Temps et Être », le sens non-métaphysique de l'Être à partir du mot
Ereignis. En ce sens, le véritable “Être” du dédoublement there/be reste be et
non pas there. There redouble nominalement l'être-processus en présentant dans
un cadre abstrait une entité indéterminée, présentation par laquelle est sous-
entendue la donation du cadre comme moment primitif de l'Être. Sans doute le
mot Ereignis, ou tout autre mot qu'on peut faire parler, n'en use-t-il pas
autrement : lui aussi est un nom, et ne dit pas l'événement ; ou alors il le dit
au sens d'une récapitulation de ses phases. La décomposition langackerienne est
peut-être indépassable, elle enseigne ce que le langage est par rapport à l'Être :
pas simplement et seulement sa maison, mais une structuration discrétisante
séparant irrémédiablement l'événement du nom, séparation qui est l'âme de toute
logique, par excellence de la logique formelle moderne.
En fait, l’article « Temps et Être » n’est guère conclusif vis-à-vis du
problème ici soulevé. On y trouve aussi cette idée que Ereignis dit l’événement
par delà toute temporalisation ontique, qu’il n’est plus l’événement au sens
primitif et courant, étant l’événement de tous les événements, et qu’il chronifie
donc aussi peu que l’Être n’est. Et l’on trouve aussi des textes où la parole dans
laquelle retentit la donation, s’annonce la duplication, est nominale plutôt que
processuelle.
Cette esquisse de discussion, directement inspirée par les subtils diagrammes
de Langacker, montre comment il est possible de relancer et raffiner la “pensée
de l’Être” de Heidegger entre ses deux périodes à la faveur d’une réflexion
théorique sur le langage qui amène une sorte de nouvelle philosophie analytique,
centrée sur l’opposition nom/verbe plutôt que sur la vérité de la phrase, et pour
cette raison même mieux capable de reprendre le flambeau de la phénoménologie
et de l’herméneutique.
J’en ai donc fini avec mes morceaux choisis de la Grammaire cognitive de
Langacker. Je vais maintenant revenir sur l’ensemble de ce qui a été dit pour en
extraire et en expliciter tout ce qui est reprise ou traitement intra-linguistique du
“mouvement herméneutique” dont le schéma a été proposé au premier chapitre :
étudier de quelle façon la flèche, le cercle et le parler sont présents à ces
travaux sémantiques et s’y ordonnent mutuellement.

Les pôles du mouvement herméneutique chez Langacker


Il faut, pour que cette étude soit pertinente, décider d’abord ce qui, dans la
théorisation de Langacker, mérite d’être considéré comme une récurrence de la
160 Herméneutique et cognition

situation, du mouvement, de l’attitude herméneutiques : ce à propos de quoi il


est légitime d’invoquer le schéma de la flèche, du cercle et du parler. De tout
ce qui précède, il me semble qu’on peut dégager sans peine deux candidats :
— le Langacker méthodologique : l'intégration du pragmatique,
l'encyclopédisme du sens et la quête de règles non productives définissent
globalement une sorte de conception herméneutique de la description sémantique.
Y a-t-il une figure conjointe de la flèche, du cercle et du parler qu’on puisse lui
associer ?
—l’Être-au-monde linguistique décrit – et modélisé – pour rendre compte
de la fonction des modaux dans l’enracinement (grounding) des verbes.
Les autres éléments de confrontation relevés n’ont pas directement trait à
l’affaire herméneutique : soit il s’agit d’éléments de résonance husserlienne dont
la portée est purement phénoménologique, soit il s’agit d’éléments de résonance
heideggerienne qui concernent ce qu’on pourrait appeler par provocation la méta-
physique de la différence ontologique, laquelle ne met pas forcément en jeu l’her-
méneutique.
Regardons maintenant ce qu’il en est de chaque pôle du dispositif.
La flèche
D’abord, la flèche originante : l’impulsion, le don de directionnalité qui
“lance” l’herméneutique ; la projection du comprendre, le premier projet de
l’être d’un étant, l’annonce-requête qui sourd de la déclosion, la question selon
Gadamer (pour mémoire).
L'orientation de description du Langacker méthodologique n'est pas présentée
comme l'orientation d'un comprendre au sens heideggerien : il y a un fait du
langage et une telle orientation descriptive s'y conforme, mais il n'est pas fait
état d'un être-au-langage du linguiste dont ces éléments d'orientation pourraient
être reconstruits comme des composantes. Il n’est pas non plus renvoyé à un
être-au-monde du sujet parlant que ces caractéristiques du sens ou de la science
du sens refléteraient : ou du moins, il n’y est pas renvoyé au-delà du renvoi
implicite contenu dans le simple fait que cette linguistique s’affiche comme
cognitive. Nous retrouvons ici l’ambiguïté, que j’ai analysée dans une large
mesure comme leurre, de la démarche cognitive de Langacker : elle n’est pas
assumée dans la logique de recherche et la formulation de résultats qui sont
observablement les siennes. Le sujet du langage et sa façon de s’impliquer dans
son monde sont de facto absents de la mise au point méthodologique
substantielle que nous avons relevée. Cette mise au point est formulée depuis la
volonté de vérité du spécialiste des sciences du langage, et sans qu’il soit
question d’empathie avec l’usager, ni avec la cristallisation de son être-au-monde
que lui fournit la “grammaire” au sens de Langacker (puisqu’elle est inventaire
d’habitus). Comme stratégie du linguiste, du savant, par ailleurs, et comme on
l’a vu tout à l’heure, elle est formulée plutôt sur le mode empiriste qu’en rapport
avec une orientation herméneutique de ce savant. Le régime de l'universel et du
particulier qui va avec l'idée de non-productivité des règles, ainsi, est associé à la
démarche empiriste par laquelle le linguiste recueille et abstrait l'universel à
partir de la distribution des particuliers – et pas à une relation compréhensive-
herméneutique qu’il aurait avec ce qui n’est jamais simplement son objet, le
langage (relation au titre de laquelle l'universel est l'anticipation des particuliers,
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 161

l'explicitation d'une attente de ceux-ci et d'une place pour eux, en sorte qu’il
relève de la flèche du pro-jet). D’après le commentaire que j’avais donné, une
telle configuration de l’universel et du particulier ne s’esquisse
– éventuellement – que dans la mesure où elle correspondrait à la dynamique de
la stabilisation et l’incorporation des unités, mais tout cela est délégué, encore
une fois, à un discours cognitif, à une naturalisation l’un et l’autre pour
l’essentiel absents bien qu’on les invoque.
En revanche, selon ce que nous avons vu, la théorie de l’enracinement des
actions en termes de modalités et de flexion temporalle conduit Langacker à
l'évocation diagrammatique de quelque chose qui est bel et bien l'Être-au-monde.
Ce que j’ai souligné dans mon commentaire est néanmoins que c’est l’Être-au-
monde de la connaissance qui est ainsi campé, plutôt que celui, plus canonique,
de la natation primordiale dans le monde. Langacker appelle modèle épistémique
ce qu’il diagrammatise, ce qui exprime bien les choses : qu’il s’agit d’un
élément normatif vis-à-vis du connaître, d’un supposé facteur transcendantal, ce
qui justifie d’ailleurs l’usage que j’ai fait de la référence kantienne pour
l’interpréter. On devrait donc y retrouver la flèche comme projet. À la vérité, ce
que j’ai cru pouvoir identifier dans le modèle, c’est l’Ent-fernung,
l’approchement fondamental de l’étant par lequel le Dasein, selon Heidegger,
ménage son monde selon sa spatialité existentiale. Mais le rattachement de cette
fonction de “mise à distance” de l’étant avec un jaillissement ne va pas de soi :
selon l’analyse que j’ai essayée, les deux axes de la mise à distance contiennent
l’opposition entre un agir de la construction du monde et une passivité de
l’accueil présentatif. Il n’est pas clair que dans son idée d’un diagramme normatif
de la mise en perspective d’une réalité, Langacker soit prêt à inclure l’idée que
cette mise en perspective, comme arrangement singulier, procède d’une sortie-
hors-de-soi, de quelque chose comme un comprendre ou une attente anticipante
du monde. En même temps, l’insistance qui est la sienne sur le mélange de
primitivité spatio-temporelle et de secondarité “scientifique” que subsume son
modèle épistémique, et sur la singularité du jeu de la modalisation du placement
de tout étant, irait dans ce sens, justifierait le diagnostic de la présence implicite
d’une flèche ayant la valeur de la flèche du comprendre.
En tout état de cause, s’il y a flèche, c’est à ce pôle objectivé où la
linguistique rend compte de l’habitus selon lequel nous mettons en scène le plus
ou moins réel : s’agit-il d’une anthropologie sociale, cognitive, transcendantale
ou existentiale, c’est ce qu’il est strictement impossible de décider à partir des
textes, et ce d’autant plus que la position de base de Langacker est à cet égard
entachée de l’ambiguïté que j’ai déjà plusieurs fois signalée.
Le cercle
Est-il évoqué chez Langacker ? Ce que nous aurons à en dire reprend en
partie ce qui vient d’être vu.
Du côté du Langacker méthodologique, on ne relève pas trace de la pensée
d'aucune co-évolution du sens à décrire et de l'approche du linguiste : la
grammaire cognitive ne vient pas équipée d’une historicité propre, en quelque
sorte. Tout au plus peut on envisager une interaction de co-détermination au
niveau de ce que Langacker dit des unités universelles et des unités particulières,
c'est-à-dire au niveau d’une description cognitive dans son esprit de l’habitus
162 Herméneutique et cognition

sémantique. Mais si j’ai cru légitime pour ma part de suggérer une telle lecture,
pour souligner la parentée entre la façon langackerienne d’en user avec
l’universel et le particulier et la façon herméneutique, force est de reconnaître que
l’auteur n’entre pas lui-même dans un tel propos. Notons au passage que, même
s’il le faisait, il faudrait encore distinguer entre la simple mention d’une
détermination réciproque et l’évocation d’un cercle : pour qu’on puisse parler de
mise en perspective du cercle, il faut que le discours envisage la résultante de
l’enchaînement de deux déterminations réciproques comme un retour à soi, un
bouclage permanent, capitalisable comme cercle.
Du côté de ce que j’ai appelé l’Être-au-monde linguistique (la référence au
“modèle épistémique de base” pour analyser le rôle des modaux dans
l’enracinement des verbes), le dynamisme auto-déterminatif est à vrai dire
évoqué, mais pas comme une mutuelle et profonde passibilité. Les modaux avec
leur déclinaison temporelle disent les fluctuations possibles de l'Ent-fernung, la
variation essentielle à la constitution d'une image du monde connu – naïve ou
scientifique –, mais la relativité de cette constitution à sa propre tradition, aux
perspectives qu'elle a introduites déjà, n'est pas soulignée ni pensée. La
signification a à connaître de l'Être-au-monde, mais seulement à travers sa
stabilisation formelle en quelque sorte : la mutabilité essentielle de la
construction du monde, mutabilité pas seulement extensionnelle mais aussi
conceptuelle, n'est pas prise en compte. Ou encore, la mise en série temporelle
de l’acquisition du réel est certes prise en compte, puisque figurée par le
“cylindre” du modèle, mais la dimension de réaménagement, d’héritage,
nécessaire à la mise en jeu du cercle de la précompréhension-compréhension dans
sa variante traditionale n’est pas explicite : on peut subodorer qu’elle n’est pas
spontanément l’objet disciplinaire du linguiste.
Le parler
Regardons d'abord, comme les deux autres fois, l'aspect méthodologique.
Est-ce que la dimension interprétative de la linguistique cognitive s'accomplit
dans un parler, un dire spécifiques ? En lequel ce qui est pressenti et présumé
comme sens accéderait au statut de signification ? J'aurais tendance à distinguer
de ce point de vue les trois rubriques de l'orientation herméneutisante de la
linguistique langackerienne.
L'encyclopédisme du sens où l'inclusion de la pragmatique dans les
sémantiques sont des articles de principe qui ne donnent lieu à aucune
effectuation en situation : certaines analyses sémantiques feront appel à des
connaissances encyclopédiques, ou bien alors relèveront de ce qu'on appelle
ordinairement la pragmatique, mais cela ne peut qu'avoir lieu “en toute
simplicité” et dans le cadre des conventions de diagrammatisation généralement
adoptées. Chaque occurrence d’une analyse de cette sorte renvoie
conceptuellement à l'herméneuticité de la signification, mais n’en relève pas
moins de l'application déterminante d'un schème de jugement, sans se montrer
dans la valeur d'une décision herméneutique du sens.
On serait tenté de traiter différemment la théorie de la non productivité des
règles. Celle-ci, en effet, tout en étant imputée à l'objet (elle résulte de l'état de
fait des routines cognitives câblées et de leurs rapports de sanction), détermine la
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 163

position même de l'investigation sémantique. La manière dont Langacker, au fil


des deux tomes de sa Grammaire cognitive, cherche ou ne cherche pas des
invariants conceptuels au-dessus de chaque dispersion de cas, renvoie à sa pensée
méthodologique du rapport entre universel et singulier. L'exemple que j'ai
évoqué plus haut du traitement de la possession en anglais est très significatif à
cet égard : Langacker cherche et propose une “version” de l'énigme de la
possession, expliquée en termes de point-de-référentialité, mais il est clair que
cette élucidation ne fait pas disparaître les sous-élucidations d'abord évoquées
pour jalonner le problème, et que son enracinement psycho-cognitif reste
envisagé. On a donc envie de dire que le parler de la linguistique cognitive, dans
chaque cas, énonce l'universel, et négocie/discute/éclaircit son rapport avec le
sens prédonné (particulier et universel) aussi bien que son incarnation possible
dans des processus de la psyché. Il y aurait donc bien une valeur d’achèvement
dans la mise en oeuvre du décret de la théorie. Est-ce là exactement ce qui
s'appelle articulation dans Sein und Zeit ? Sans doute pas, il y a plus et moins
à la fois [plus= le versant ontico-psychologique ; moins= l'articulation est
considérée comme d’un autre ordre (général, abstrait, diagrammatique) que le
sémantisme anticipé dans les emplois, à tel point que la fonction du parler n’est
pas vraiment la fonction d’achèvement de la pré-compréhension voulue par le
dispositif canonique]. Cependant la fonction instauratrice et décisoire de la
linguistique cognitive me paraît évidente dans ces occasions, et d'une très grande
importance.
Qu'en est-il maintenant de la dimension du parler dans le cas de l'Être-au-
monde linguistique ? Dans le traitement des modaux que nous avons étudié,
Langacker fait la place à une réflexion de la singularité de la situation de l'Être-
au-monde dans le dispositif linguistique qui en témoigne. L’accommodation
particulière et contingente de l'approchement réaliste d'un environnement et de
l'ajustement de sa “distance” selon les axes qui comptent est bien dite par lui être
une affaire en dernière analyse idiosyncrasique. Langacker prévoit que les
universaux de la modalité et de la flexion temporalle, dont il parle, ne qualifient
pas de façon intersubjectivement constante la singularité de l'Être-au-monde, et
que, donc, la pertinence de l’énonciation à l'égard de celle-ci résulte d'une
reconfiguration elle-même singulière, en tant qu'immanente à cette énonciation
justement, de la portée de ces universaux. De la sorte, l’accent est mis sur le
supplément “achevant” que constitue l’énonciation, la parole : sur le moment du
parler de l’herméneutique.
On peut analyser cette accentuation comme liée à une sorte de court-circuit
entre plusieurs instances de l’élément herméneutique chez Langacker : l’Être-au-
monde linguistique dont le “modèle épistémique de base” fixe l’identité
transcendantale en quelque sorte, l’encyclopédisme du sens virtuellement
impliqué dans l’idée d’une accumulation de la réalité connue, et le parler
“objet”, celui du locuteur dont la linguistique rend compte, qui nous renvoie à
l’Être-au-monde à chaque fois concret d’un Dasein en train d’acquérir sa réalité
et de la dire.
164 Herméneutique et cognition

LA “LINGUISTIQUE HERMENEUTIQUE” DE
FRANÇOIS RASTIER
Tout mon compte-rendu de la sémantique de R. Langacker, et de son rapport
avec les thèmes herméneutiques, est organisé autour du fait que cette sémantique
se présente comme cognitive, et, à ce titre, plutôt comme une enquête positive
sur les routines de l'appareil conceptuel que comme une théorie de la réception
du sens conformément à la valeur d'adresse des énoncés, ou comme une doctrine
concernant les événements interprétatifs que seraient les phrases. Le rapport à
l'herméneutique de cette linguistique est donc médiat, on y accède en analysant,
comme je l'ai fait, le faux-semblant partiel de la méthodologie cognitive mise en
avant, et la co-présence, dans les analyses et modélisations proposées, d'éléments
husserliens et d'éléments heideggeriens.
Tout autre est la position de parole de la sémantique textuelle ou
interprétative de François Rastier. Elle invoque ouvertement la dimension
interprétative, et prétend seulement l'accommoder dans un compte-rendu exact
des effets de sens. Pour présenter ici tout ce que je vois comme les
enseignements de cette œuvre savante vis-à-vis de mon sujet, je suivrai
néanmoins un plan analogue à celui que j'ai adopté dans la section précédente :
je commencerai par montrer comment Rastier rencontre Langacker sur un certain
nombre de grandes options méthodologiques, qui trahissent toutes la proximité à
l'égard de l'option herméneutique. Puis je réfléchirai sur un thème de la
sémantique interprétative, celui de l'impression référentielle, qu'on peut classer
comme husserlien. En troisième lieu je m’attacherai aux notions de parcours
interprétatif, d’isotopie, d’interprétation intrinsèque et extrinsèque, par lesquels
passe toute l’élaboration herméneutisante de la sémantique interprétative.

Méthodologie singulariste
Deux des articles de méthode que j'ai mis en avant chez Langacker sont
également présents chez François Rastier (je rappelle d'ailleurs que le premier
tome de la Grammaire cognitive et la Sémantique interprétative sont sortis la
même année). Il s'agit du principe de l'inclusion de la dimension pragmatique
dans la sémantique d'une part, de la conception encyclopédiste du sens d'autre
part.
Le premier point — l’incorporation de la pragmatique – vient chez Rastier
avec la notion de sème afférent : les unités sémantiques de base du discours
sont les sémèmes, et leur signification effective est la résultante d'une collection
de sèmes (prenons pour le moment ces notions comme claires, j’y reviendrai
tout à l’heure). Parmi les sèmes, on distingue ceux qui sont véhiculés par le
“système fonctionnel de la langue” – appelés sèmes inhérents – et ceux qui
sont induits par une caractéristique quelconque de l'emploi, appelés sèmes
afférents : cette caractéristique peut avoir trait à la singularité de la donne
textuelle ou à une convention englobante non universelle (aux valeurs spécifiées
par l'idiome d'une sous-socialité pertinente). Il est clair que les effets de sens que
l'on rattache volontiers à la pragmatique, ou plus généralement à la prise en
compte de la situation de parole, se prêtent à une description en termes de sèmes
afférents. Dans la phrase « Mon père, je suis femme et je sais ma faiblesse »,
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 165

il y a récurrence sémantique (isotopie) de femme à faiblesse en raison d’une


afférence ‘femme’→/faiblesse/ qui est valide pour l’énonciation du vers dans
son monde (cornélien). On voit bien comment cet appel aux normes et
conventions qui ne sont pas dans le système de la langue est nécessairement la
mise en relief de situations d’énonciation où les normes et les conventions
considérées valent. Dans la mesure où l’investigation des sèmes et de leurs
types, notamment des sèmes afférents comme tels, est la tâche de la sémantique
interprétative, celle-ci reprend à son compte au moins certaines compétences de
la pragmatique.
Le second point – l’encyclopédisme du sens – est affirmé ouvertement
comme un principe. Je relève notamment la citation suivante, à la fin du traité
de 1987 :
« Bref, nous préférons éviter ce genre de distinction, en rappelant que
n'importe quelle connaissance lexicale encyclopédique peut être l'interprétant
d'une relation sémique. »1

Mais on trouve en fait, dans le propos méthodologique de Rastier, d’autres


éléments, plus spécifiques de sa démarche et de la tradition structuraliste où il
s’inscrit, qui le font rejoindre l’herméneutique.
En premier lieu, Rastier reprend le classique problème méthodologique de la
détermination du corpus, problème que le structuralisme a soulevé et dont il a
débattu. Il récuse les linguistiques dont le corpus est constitué de ce qu’on
pourrait appeler des “expériences de pensée linguistiques”, et demande que le
corps des énoncés attestant la doctrine soit un sous-ensemble strict du “texte
naturel”, du texte naturellement produit en langue – ce qui peut parfaitement
inclure des formulations en langue spécialisée, pour peu qu'elles n'aient pas été
émises en vue de la théorisation linguistique. Le corpus doit être prélevé sur un
usage effectif, en substance. On peut critiquer un tel principe : le tri entre ce qui
est du bel et bon usage et ce qui est ad hoc risque après tout d'être fort délicat, il
se pourrait qu’il donne lieu dans certains cas à des décisions d’inclusion ou
d’exclusion parfaitement contre-intuitives, bien qu’elles aient été prononcées
pour des raisons plausibles. On peut même soutenir que ce principe est mal
venu, en arguant de ce qu'une théorie de la langue doit couvrir la langue
imaginée ou imaginable aussi bien que l'usage effectif, que c'est même ce qui
distingue une description empirique des faits de langue d'une théorie au sens vrai.
Sans doute François Rastier entend il d’ailleurs, dans cette affaire, justement
récuser le modèle “théorique”, ou du moins un certain modèle “théorique”, ce qui
serait en l’occurrence la pointe diltheyienne de son approche.
Pour moi ici, il ne s’agit pas en tout état de cause d'amorcer le débat avec les
conceptions linguistiques de François Rastier, d'autant plus que je ne partage pas
la compétence et la responsabilité envers son objet du linguiste. Ce qui compte
est l'idée de la caractérisation du bon corpus comme celui qui est inclus dans
l'usage. Cette idée résout en effet le problème méthodologique du corpus en le
renvoyant à un autre problème, celui de l'usage. Ce second problème, comme il
vient d’être suggéré, n’a guère de raison d’être plus traitable a priori. Mais il y a
entre les deux problèmes une différence importante : le problème du corpus est

1 .— Rastier, F., 1997, Sémantique interprétaive (abréviation SI), Paris, PUF, 251.
166 Herméneutique et cognition

celui de la délimitation d'une région dans une textualité qui se donne déjà comme
objective ; le problème de l'usage est celui de l'appartenance des énoncés à la
“structure situationnelle”. Un énoncé atteste un usage si et seulement si il y a au
moins un sujet dont il a été à quelque date l'énonciation. Il en va ainsi même si
par la faute ou la grâce de l'écrit, comme l'explique Ricœur, cette structure
situationnelle est effacée (la date est oubliée, impossible à déterminer,
l'énonciateur une fois pour toutes inconnu, comme c'est le cas, disons, pour le
mèden agan du Parthénon). Donc, reconduire le corpus à l'usage, c'est tout de
même reconduire la linguistique à l'herméneuticité du langage en insistant sur la
dépendance du sens à l'égard de la situation du faire-sens. Ce discours s'intègre à
la famille des propos “singularistes” dont nous faisons l'inventaire chez
Langacker comme chez Rastier, la demande d’authenticité du corpus qu’émet
Rastier va dans le même sens que le mot d’ordre d’incorporation de la
pragmatique à la sémantique.
Le deuxième trait qu'il faut relever, à mon avis, est celui de l'inter-définition
des sèmes et des sémèmes, évoquée un peu plus haut. Il y a là, je pense, un
élément extrêmement important, d’une part en ce qu’il commande toute
l’entreprise théorique et descriptive de Rastier (rien de ce qu’il a construit et
proposé depuis 1987, à ce qu’il me semble, n’échappe à la conception du sème
qu’il a d’emblée fixée, l’analyse sémique reste l’opération de base du savoir qu’il
édifie1 ), d’autre part en ce que l’intention de bien comprendre philosophiquement
le concept de sème nous conduit à réévaluer le structuralisme, nous amène à une
mise au point de l’ordre de l’histoire des idées rejoignant certaines choses dites
dans le premier chapitre de cette section, en marge du commentaire de Foucault.
Rastier explique bien, tout d’abord, qu’il refuse l'idée d'une
compositionnalité universelle et ultime du sémantique : il rompt avec les
tentatives, dont il mentionne quelques unes, de construire toute signification à
partir d'une (petite) batterie de significations fondamentales. Les “sèmes” de
Rastier ne seront donc pas des mots algébriques constitués à partir d’un alphabet
de sèmes fondamentaux. Mais, comme il l’explique tout aussi clairement, son
rejet n'est pas un plaidoyer en faveur de la complexité labyrinthique, infinitaire
du sens linguistique (complexité qu'il pourrait être prêt à reconnaître par ailleurs,
par exemple lorsqu'il affirme le principe de l'encyclopédisme linguistique, ainsi
qu'on l'a déjà vu). Finalement, Rastier prétend lui aussi que le sens se pose et se
décide dans un contexte fini, mais il ne s'agit pas de celui de l'assemblage d'un
“mot” à partir d'atomes sémantiques une fois pour toutes donnés. Le contexte est
celui du taxème, c'est-à-dire de la petite batterie de mots (de sémèmes)
composant l’univers pertinent dans la situation (textuelle, sociale, subjective) :
ses éléments sont en nombre fini, et chacun vaut dans et selon le rapport aux
autres, conformément à l'idée saussurienne/structuraliste. Ainsi chaise et
fauteuil sont dans un même taxème, celui des “mobiliers d’assise” je suppose,
et leur distinction décèle le sème ‘avec accoudoir’, présent dans le second et
absent dans le premier. À l'intérieur de ce jeu (de la distinction dans le taxème),
on observe une circularité avouée : si les sémèmes se laissent construire comme
l'addition des sèmes qu'ils portent, les sèmes se définissent en termes des écarts
de signification entre les sémèmes du taxème.

1 .— Aujurd’hui (Janvier 2003), cette affirmation me semble un peu audacieuse.


Anthropologie linguistique et neurophysiologique 167

On observera aussitôt que cette circularité avouée est simplement celle que la
théorie structuraliste du sens avait très largement proclamée, comme un principe
universel de la consistance différentielle du sens : ce principe fut en son temps
érigé en une thèse ontologico-philosophique.
Beaucoup se sont demandés, à l'époque, comment concevoir l'inter-définition
constitutive du sens comme sens structural : comment était-il possible que les
différences fussent fondatrices de l'effet de signification alors qu'elles
présupposaient les significations qu'elles devaient fonder ? Diverses réponses
ont été données.
Certains ont assumé ce paradoxe comme indice de la paradoxalité ultime dont
la langue témoignerait, et qui serait la paradoxalité propre du sens, du temps, du
sujet : c'est en substance la réaction lacano-derridienne. Je la caricature ici,
pourtant le geste qui consiste à ériger en axiome cela même que nous ne savons
pas penser n’a rien d’absurde, et cette réaction fut sans doute la réponse
“historique” de l’esprit philosophique français lorsque ce problème fut élaboré à
l’heure du plus grand intérêt pour le motif structuraliste.
D'autres ont vu dans la dynamique circulaire de la détermination du sens
– entre différence et identité – la preuve de sa dialecticité essentielle, et ont
considéré que le paradoxe n'en était donc pas un, puisqu'il était le paradoxe du
devenir : il manifestait seulement l'insuffisance – connue par ailleurs – de
l'organon logique vis-à-vis du devenir.
D'autres encore ont stigmatisé la faute logique d'une telle vue et cherché à
construire une linguistique formelle, positiviste, logicienne hors de cette
inconséquence (je comprendrais assez le générativisme comme une réponse à
cette demande – bien que Chomsky n’ait sans doute pas conçu son système en
réponse aux questions très françaises que je viens d’évoquer – et je remarquerais
en même temps que ce choix semble induire l'entrée dans le domaine cognitif :
une linguistique qui abandonne le paradoxe structuraliste, peut-être, prend
aussitôt un visage cognitif).
D'autres encore, ont voulu fonder scientifiquement l'inter-définition dans une
modélisation géométrisée. C'est ce qui a été l'attitude de Thom, que Wilgden et
Petitot ont systématisée : l'inter-définition correspond à l'ancrage du signifier
dans un dynamisme caché (psychologique, acoustique, etc.), thèse qui vaut pour
l'interdéfinition des phonèmes, celle des morphèmes, ou celle des phrases. La
“catégorie” de la détermination réciproque schématise universellement dans le
diagramme de la catastrophe cusp dramatisé par un parcours de “confusion des
actants”. Que la différence des sens précède leur identité devient donc totalement
compréhensible, il y a un récit géométrique de la genèse distinctive qui en rend
compte, et qui place en fait “derrière” la figure de la différence l’identité d’un
potentiel, d’un système dynamique, œuvrant dans sa dimension propre.
La sémantique interprétative de Rastier me paraît indiquer la possibilité d'une
nouvelle compréhension de cette inter-définition : une compréhension
herméneutique. Il me semble clair, en effet, que le rapport des sèmes et des
sémèmes est mutuellement interprétatif : les sèmes sont l'explicitation des
écarts entre les sémèmes, et les sémèmes sont interprétés dans chaque contexte
comme la somme des sèmes qu'ils portent. Ce sont ces deux rapports qui rendent
compte du jeu intra-théorique de ces deux concepts, plutôt qu’un hypothétique
scénario génétique ou un schéma constructif-réductionniste. Il y a inter-définition
168 Herméneutique et cognition

parce que le sens s'établit dans une anticipation caractéristique de soi, qui le
conduit à faire appel à son extériorisation pour se comprendre soi-même : le
sens des sémèmes ne cesse de renvoyer à une mémoire différentielle du possible
consignée dans un répertoire qu'explicitent les sèmes du taxème pertinent ; mais
cette mémoire est aussi la ressource à partir de laquelle le sens s'anticipe et se
projette dans un contexte, qui le module et le détermine en retour, l'effectue, le
promouvant du même coup au rang d’élément possible de la mémoire ultérieure.
En d’autres termes, le croisement des axes paradigmatiques1 et syntagmatiques
spécifie la parole comme le jeu herméneutique qu'elle est : le dispositif
structural rejoint ainsi la théorie du sens de Heidegger, le sens étant une
directionnalité qui vise une structure, et la signification, comme effectuation du
sens, étant le fait du parler qui articule.
Comme on le voit, les articles principaux de la méthodologie de la sémanti-
que interprétative nous situent très près de l’inspiration herméneutique, on sent
que l’accointance de cette linguistique avec l’herméneutique est plus profonde et
plus nécessaire que celle de la sémantique cognitive de Langacker. Examinons
donc ce qu’il en est de certains thèmes plus précis de la sémantique de François
Rastier, d’abord “husserliens”, ou pour le dire de façon affaiblie, se laissant
rattacher au motif de l’intentionnalité.

L'impression référentielle
On trouve en effet dans l’ouvrage de 1987 de François Rastier une
explication de l'intentionnalité linguistique à partir de la notion d'impression
référentielle : une tentative de comprendre au plan sémantique comment et
pourquoi une phrase – un texte – peuvent viser un monde, fait qui d’ordinaire
est ou bien pris pour acquis, ou bien renvoyé à l’intentionnalité “phénoménolo-
gique”, à la polarisation de la conscience comme “conscience de” (à la limite,
comme chez la plupart des auteurs anglo-saxons, à une version empiriste de cette
intentionnalité).
La conceptualisation de Rastier s'appuie notamment sur l'analyse sémantique
des tautologies et antilogies de la langue naturelle. Notre compréhension
ordinaire, soutient-il, dissimile spontanément les occurrences du même, en sorte
que revienne un contenu non ridicule à la phrase considérée. Ainsi, « Une
femme est une femme » sera entendu en telle manière que le premier femme
désigne la catégorie zoologique de l'humain femelle, et le second une somme – à
déterminer avec prudence – de sèmes conventionnellement imputés à la féminité
comme catégorie affective, sexuelle et sociale. Citons tout de même le passage
où Rastier rend compte, de manière très complète, de cet exemple :
« La catégorie oppositive /concret/vs /abstrait/ peut distinguer les deux
occurrences de ’femme’ dans (2) [n.d.l.r. Une femme est une femme] :
’femme1’ /concret/ vs ’femme2’ /abstrait/. Ce qu'on peut paraphraser en disant
qu'une femme déterminée a les qualités d'une femme sur le plan moral. Cette
dissimilation est codifiée, car l'énoncé a un caractère proverbial ; c'est du moins
ce que confirme l'enquête de Robert Martin au près de ses étudiants : (2) leur a
paru signifier qu'une femme est faible, coquette, volage, perfide, dépensière,

1 .— La dimension du “paradigme”, selon Rastier, se réduit au taxème en contexte, si je


comprends bien.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 169

rouée (!), bavarde ; ou encore, pour une faible minorité des réponses, intuitive,
pudique, soumise, ayant besoin de plaire, pleine de tendresse »1.

Donc la “dissimilation” sauve la phrase de l’insignifiance du “A est A”.


Les antilogies – soit, selon la terminologie logique classique, les phrases
propositionnelles nécessairement fausses – ont une manière similaire de
résonner. Voici un exemple parlant, que traite Rastier :
« Pour les contradictions par négation non codifiées ou sans interprétant
pragmatique, c'est encore le contexte linguistique qui permettra de sélectionner la
catégorie dissimilatrice. Par exemple, la maxime confucéenne dit, in extenso : “Ton fils
n'est pas ton fils, il est le fils de son temps”. On a alors :
’fils1’ : enfant mâle de qqn.
’fils2,3’ : enfant mâle éduqué par qqn ou qqch.
En somme, pour qu'un énoncé contradictoire par négation soit interprétable,
il faut et il suffit que les occurrences du lexème ou du syntagme récurrent ne
réalisent pas le(s) même(s) sémèmes(s) »2.

L'idée qui se suggère alors est que l'on touche, avec ces phénomènes
d'adaptation contextuelle des sèmes affectant les sémèmes en vue d'une cohérence
non seulement logique mais informationnelle des phrases, à une condition très
générale de viabilité sémantique de ce qui est dit. Ce qui rend une phrase tenable
n'est pas tant qu'elle tisse une prédication non contradictoire (correction logique)
ou qu'elle attribue à l'étant ce qui lui appartient effectivement (véridicité
dénotative), mais qu'elle module des différences à l'intérieur d'un lieu
sémantique : qu'en elle et le long d'elle ce lieu revienne, dans des guises et à des
degrés divers. Cette condition fait de la phrase une phrase qui s'obstine en
quelque chose, et cette “unité” minimale assure pour la phrase une impression
référentielle : tout se passe comme si le fait de revenir sémantiquement sur soi
prenait ipso facto la valeur de parler de quelque chose. Rastier formule cette
clause de “consistance sémantique” en posant que l'impression référentielle est
subordonnée à l'existence d'une isotopie qui s'étend sur la phrase, qui la traverse
de part en part : cela revient à définir le mot isotopie, qui désigne donc,
conformément à l’étymologie, toute récurrence du sens dans un lieu au fil d’une
unité de corpus (phrase, texte,…).
L’hypothèse de l’impression référentielle se vérifie en partie sur le cas des
énoncés absurdes. Rastier analyse quelques exemples classiques en soulignant
leur défaut d'isotopie :
« Ainsi ces quelques exemples, forgés par des linguistes :
(5) Colourless green ideas sleep furiously (Chomsky).
(6) Le silence vertébral indispose le voile licite (Tesnière).
(7) Le chlore lui a enlevé les anacoluthes (Martin).
L'énoncé (5) a suscité assez de littérature pour fournir prétexte à une mauvaise
thèse. Certains y ont vu de la poésie — moderne —, voire de la “bonne poésie moderne”
(Shaumjan). Chomsky, il est vrai, accumule des oppositions sémiques qui constituent
autant de quasi-oxymorons : ’colourless’ (= /incolore/) vs ’green’ (→ /coloré/) ; ’sleep’
(→ /calme/) vs ’furiously’ (→ /agité/) ; ’ideas’ (→ /abstrait/) vs ’green’ (→ /concret/) et
’sleep’ (→ /concret/).
Ces oppositions constituent autant d'allotopies. Elles ont pour effet de limiter les
isotopies génériques à celles qui sont obligatoires entre grammèmes liés.

1 .— SI, 143.
2 .— SI, 151.
170 Herméneutique et cognition

Par ailleurs, les sémèmes correspondant aux lexèmes n'appartiennent pas à un


domaine socialement codifié, et par suite l'énoncé (5) ne présente pas d'isotopie
mésogénérique. Corrélativement, il ne crée pas d'impression référentielle. Retenons que
son absurdité reconnue est déterminée par l'absence d'isotopie générique »1.

Il est ainsi amené à formuler de façon plus précise la condition sémantique de


non vidité intentionnelle déjà évoquée :
« (…) l'absurdité d'un énoncé syntaxiquement bien formé (recevable pour
ce qui concerne la forme du contenu) est un effet de l'absence d'isotopie
générique : l'énoncé est alors irrecevable en ce qui concerne la substance de son
contenu. Pour qu'un énoncé ne soit pas absurde et paraisse doué de sens, il faut
qu'il comporte au moins une isotopie générique minimale, c'est-à-dire qu'il
compte au moins deux sémèmes pourvus d'au moins un sème générique
commun »2.

Les diverses citations et définitions que nous venons de rencontrer évoquent


les notions de “niveau sémantique” par ailleurs introduites par Rastier. Il est
donc utile de rappeler ici comment il présente la “généricité sémantique” à des
paliers divers.
On commence – j’en ai touché quelques mots plus haut – par définir les
taxèmes et les domaines : les premiers regroupent des sèmes spécifiques au plus
bas niveau, Coseriu définit le taxème comme une « structure paradigmatique
constituée par des unités lexicales (’lexèmes’) se partageant une zone commune
de signification et se trouvant en opposition immédiate les unes avec les
autres » ; les seconds sont des groupes au sein desquels les sémèmes se
désambiguisent. Ainsi que l'écrit Rastier :
« Le domaine est un groupe de taxèmes, tel que dans un domaine donné il
n'existe pas de polysémie. Dans le domaine //alimentation//, canapé manifeste le
sémème ’tranche de pain garnie’ et non ’long siège à dossier’ ; chinois,
’passoire conique’ et non ’ citoyen de la R.P.C.’. Tous les dictionnaires
recourent au moins implicitement au concept de domaine, en utilisant des
abréviations qui signalent l'appartenance de contenus à des domaines comme
cuis. (terme de cuisine) pour blanquette, ou mar. (terme de marine) pour
carguer »3.

Mais il est envisagé un troisième type de région sémantique, la dimension,


présentée ainsi :
« Une dimension est une classe de généralité supérieure. Elle inclut des
sémèmes comportant un même trait générique, du type de /animé/, ou /humain/,
par exemple (ces traits sont analogues aux selectional features de la grammaire
générative). À la différence des taxèmes ou des domaines, des dimensions
peuvent être articulées entre elles par des relations de disjonction exclusive (cf.
//animé// vs //inanimé//) »4.

Disposant de ces trois paliers, on en déduit trois types de sèmes génériques,


distingués selon leur niveau de généricité :
« On distingue ainsi trois types de sèmes génériques, selon qu'ils notent
l'appartenance d'un sémème : (i) à un taxème, (ii) à un domaine, (iii) à une
dimension. Nous les nommerons, respectivement, sèmes microgénériques,
mésogénériques, et macrogénériques »5.

1 .— SI, 155.
2 .— SI, 156.
3 .— SI, 49.
4 .— SI, 50.
5 .— SI, 50.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 171

Se trouvent donc rejetés hors cette récapitulation les sèmes qui identifient les
sémèmes dans un taxème : ceux-là sont dits spécifiques.
Pour en revenir, cela dit, au concept d'impression référentielle, nous
l’aurons mieux compris si nous prenons en considération la façon dont Rastier
lui fait recours, notamment le genre de typologie qu'il en extrait, en modulant
son critère. Si, en effet, la présence d'une isotopie générique est le critère de
l'impression référentielle, il paraît normal que des critères analogues et plus fins
permettent de classifier quelque chose comme un degré ou un type d'impression
référentielle.
Rastier propose par exemple le tableau de la page 171, qui analyse six
phrases du point de vue de ce qu’elles contiennent en fait d’isotopie : une
isotopie générique (conformément au critère), une isosémie, c'est-à-dire une
isotopie d’un genre particulier, une isotopie spécifique, ou finalement une
allotopie, c'est-à-dire une étrangeté dans le sens, une disparité (éventuellement à
l’intérieur d’une isotopie). Au bout du tableau sont explicités, pour chaque
phrase, leur qualification en termes de vérité, et, pour finir, leur qualification en
termes d’intentionnalité, la propriété de projection de monde qu’on peut leur
attribuer : cela va de la dénotation platement réaliste à la non-dénotation pour
cause d'absurdité.

Isotopie Isotopie Valeur de Impression


Exemples Isosémie Allotopie
générique spécifique vérité référentielle

A. La blanquette
Référence à
est un plat de + – vérité
+ + l'univers
viande en sauce analytique
standard
blanche.

B. Le signal Référence à
vérité a
vert indique la + + – – l'univers
priori
voie libre. standard

Référence à
C. Le voisin – + – – indétermi-
l'univers
dort. nabilité
standard

D. Une Référence à
fausseté
orange est + + – + un monde
analytique
bleue. contrefactuel

E. La gare part Référence à


en riant à la – + fausseté
+ affaiblie
analytique
un monde
recherche du
contrefactuel
voyageur.

F. Le silence
Absence
vertébral
indispose la
– affaiblie – + absurdité d'impression
référentielle
voie licite
172 Herméneutique et cognition

D’après le tableau, la présence d'une allotopie en sus de l'isotopie générique


assurant l'impression référentielle transpose celle-ci en une impression de monde
possible (et non plus de monde réel). Dans l'exemple ‘Une orange est bleue’,
cette allotopie est celle de la détermination chromatique orangée, inférable de
’orange’, à l'égard de la détermination explicite bleue. L'identité de position
sémantique ouvrant la dimension référentielle (l’isotopie “chromatique”) est
contrebalancée par une différence de position plus spécifique. Cette tension
isotopie générique/allotopie spécifique induit l'orientation de la référence sur un
monde possible. Intervient aussi, on l’a dit, le paramètre d'isosémie, concept que
Rastier définit comme celui d’une “isotopie prescrite par le système fonctionnel
de la langue”. Dans l'exemple E, ainsi, la rupture d'isosémie (on pourrait dire
allosémie, il me semble) consiste en ce que
« (…)’gare’ comporte le sème générique /inanimé/, en allotopie avec le
sème générique /animé/ inhérent à ’riant’. »1.

Nous comprenons que la langue, ici, voudrait une cohérence ou une


compatibilité entre gare et riant en raison de leur lien “attributif” au sens large.

Compte tenu du fait que la phrase contient par ailleurs une isotopie
(‘voyage’), l’allosémie a de nouveau comme effet la modalisation du monde
projeté.
On voit donc comment l'utilisation ramifiée et diversifiée du critère
d'isotopie permet de rendre compte d'une façon non logique mais linguistique de
la modalité de référence des phrases : la pure analyse selon la vérité, par
exemple, ne nous permettrait pas de distinguer selon l’intentionnalité les phrases
E et F.
La théorie de l'impression référentielle nous fournit en quelque sorte une
théorie linguistique de l'intentionnalité, entendue au sens husserlien : comme
cette propriété structurale intrinsèque des représentations ou vécus de contribuer à
l'orientation du système auquel ils participent sur un corrélat objectal. Dire
qu’une phrase produit une impression référentielle, c’est comme dire qu’un
agencement de vécus détermine une visée intentionnelle. Ce parallèle doit,
néanmoins être discuté et commenté.
Une première remarque porte sur le choix du terme impression : c'est dans le
registre de l'éprouver que Rastier définit la référentialité des phrases. Alors que
chez Husserl, la disponibilité des noèmes renvoie à l'activité des noèses. La
théorie de l'intentionnalité linguistique ici proposée est la théorie de la réception
par l'esprit d'un “effet de bord” en lui de ce qui se noue au plan langagier plutôt
que la théorie d'une activité synthétique, productrice des corrélats objectaux
comme tels.
Une seconde remarque porterait sur l'idée même que la référentialité s'atteste
par la récurrence du même (l'isotopie). Cette idée n'est évidemment pas inédite
comme idée phénoménologique. On la trouve, à tout seigneur tout honneur,
chez Kant : dans la déduction transcendantale des catégories, Kant dit bien que le
Je pense se reconnaît lui-même à la récurrence de ses modes de synthèse

1 .— SI, 157.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 173

(catégoriaux)1 : dans la “phénoménologie kantienne”, que le Je pense se


saisisse le long du temps interne, c’est cela qui donne consistance à l’objet
transcendantal, les fonctions du Je pense sont en même temps celles de
l’objectivation.
Pourtant, évidemment, c’est surtout à Husserl que l’idée renvoie, le Kant que
je viens d’évoquer est un Kant pré-husserlien.
Chez Husserl, comme on l'a dit, le noème est mis en rapport avec la noèse,
qui est elle-même décrite comme prescription de règle et imposition de forme.
En second lieu, Husserl dit en substance que si la pluralité hylétique cesse de se
conformer à la forme agie par les noèses, le noème se modifie afin de se sauver
(c'est-à-dire que la noèse bouge), ou, si la correction n’est plus possible, il
s'effondre en quelque sorte. En sorte que l'idée selon laquelle l'en face ne tient que
par une stabilité, une ressemblance à soi de la structure des vécus est
éminemment présente chez lui.
Mais on peut encore, je crois, commenter la théorie de l’impression
référentielle en la confrontant avec celle de la variation eidétique. Cette théorie,
on le sait, nous explique comment, en faisant fond sur notre capacité d'imaginer
ce qui peut être et ce qui ne peut pas être dans l'ordre des configurations de vécus,
nous sommes en mesure de saisir conformément à quel système des essences
nous constituons toute réalité. La relation imaginative à des mondes possibles
internes est ce qui permet de détecter la loi de constitution du monde réel externe
et englobant. Alors que, chez Rastier, c'est la modulation du même au niveau de
cet interne non subjectif qu'est le texte qui décide de ce qui est reçu comme se
plaçant dans un monde possible et de ce qui est reçu comme se plaçant dans le
monde réel. Donc, en substance, au lieu que l’accès au possible soit le moyen de
la saisie de l’identité des essences, c’est le jeu textuel sur l’identité sémantique
qui donne son sens au possible comme tel (qui détermine l’intentionnalité du
contrefactuel).
Ces trois remarques, j’estime, sont suffisantes pour dire qu’en développant sa
conception de l’impression référentielle, François Rastier a proposé un article de
“phénoménologie sémanticienne” (alors que les approches para-husserliennes de
Langacker relèvent plutôt d’une sorte de sémantique phénoménologique).

Le volet herméneutisant de la sémantique interprétative


Nous en venons maintenant à ce qui est directement et ouvertement
traitement du thème interprétatif chez François Rastier. Selon ma lecture, il faut
retenir trois sortes de développements qui élaborent effectivement ce thème :
— une définition de l’interprétation comme réécriture des sèmes, qui
“résulte” en quelque sorte de la méthodologie elle-même herméneutisante
analysée plus haut ;
— une problématique de l’imputation des isotopies à un “passage”,
principalement une réflexion sur ce qui peut distinguer une isotopie intrinsèque
d’une isotopie extrinsèque, dans les termes du livre : ce développement

1 .— Il y a l'aspect selon lequel le Je pense est présupposé comme unité originaire de


l'aperception, ou encore selon lequel le Je pense est l'exigence d'un rattachement à sa monadicité
de la dispersion temporelle des représentations, c’est ce qui est plus souvent compris et souligné,
mais il y a aussi cet autre aspect d'une récurrence primitive qui supporte l'essence du Je pense
dans la mesure où celle-ci se réfléchit en elle.
174 Herméneutique et cognition

correspond à une sorte d’intériorisation à la sémantique interprétative de la


revendication de l’“herméneutique critique” ;
— sur la base et dans la ligne de la réflexion mentionnée à l’instant, une
sorte de description et de codification a priori de l’œuvre interprétative à laquelle
la sémantique de François Rastier nous engage dans l’approche d’un texte
quelconque.
Tâchons donc de prendre connaissance de l’ensemble de ce travail.
L’interprétation comme réécriture
On trouve, au début du chapitre IX – « Objets et moyens de
l’interprétation » – de Sémantique interprétative une sorte de récapitulation
par Rastier des notions ou concepts directeurs de l’interprétation qui sont le
contexte de sa proposition, auxquels il entend s’opposer notamment. Quel que
soit son intérêt, je ne reprendrai pas cette “synthèse introductive” au fil de
laquelle l’auteur convoque Chomsky, Greimas, Ricœur et l’interprétation
logique : je veux en venir directement à la notion d’interprétation comme
réécriture que le livre met en avant.
Retenons tout de même de ce préambule que Rastier veut une méthodologie
de l'interprétation des textes – ou plutôt du textuel rencontré, quelle que soit sa
“taille” – qui tout à la fois
i) soit contrainte et réglée ;
ii) vaille comme dégagement du sens dans sa genèse et sa dynamique (ait le
caractère d’une “production” en somme) ;
iii) ne renvoie pas à la garantie d’un sujet-source.
Le passage suivant exprime dans une certaine mesure ce programme :
« a) Pour ce qui nous concerne, nous éviterons de postuler des
structures sémantiques profondes. Au niveau sémique où nous situons notre
analyse, nous évitons de postuler des isotopies superficielles – ou manifestes –
qui s'opposeraient à d'autres, profondes – ou fondamentales – (cf. ch. VIII).
b) L'interprétation – et notamment la lecture des isotopies – se réduit
pour nous à une assignation réglée du sens, sans qu'il soit besoin d'évoquer un
herméneute, ou un lecteur modèle (cf. Eco, 1979) pour convoquer les divers
types de normes dont la rencontre transforme la phrase ou le texte en énoncé
pourvu de signification.
c) L'intentionnalité du sujet énonçant (sinon ce sujet lui-même) se
réduit alors pour nous à une conjecture invérifiable »1.

L'idée est donc que l'interprétation n'a rien d'archéologique, que le sous-sol
visé soit une absoluité primitive du sens ou l'empreinte de la subjectivité. Elle
est purement prospective, elle obtient le sens selon ses règles, et elle l'obtient
comme une nouveauté anonyme. Les isotopies sont l’enjeu majeur de
l’interprétation ainsi conçue, parce qu’au fond, elles sont l’effet de sens dans sa
dimension, qui seule importe : les “sèmes” sont donnés avant, et le niveau du
sémantique est dans cette mesure convenablement marqué dans son
herméneuticité profonde par la sémantique interprétative, mais le sens qui est en
débat pour l’intention de la juste compréhension des textes est plutôt celui qui
“émane” de la configuration et l’équilibration des isotopies. C’est à cette aune
que le mode interprétatif proposé a valeur de “production” instituant pour le
sens.

1 .— SI, 219-220.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 175

L’opération fondamentale de l'interprétation est, comme annoncé, la


réécriture. En fait, l’interprétation consiste dans le retraitement des sèmes d'un
texte-source afin de constituer un texte-but, c’est la définition qui en est
proposée.
Voici un tout petit exemple de cette activité de réinscription, qu'il donne au
fil de son exposé :
« Le syntagme “le soir de la vie” contient les traits inhérents /temporalité/ et
/terminatif/ dans ’soir’, /animé/ dans ’vie’. Si l'on propose la paraphrase
’vieillesse’ on sélectionne un sémème qui contient /terminatif/ comme sème
spécifique, /temporalité/ comme sème micro-générique, /animé/ comme sème
macrogénérique »1.

Ainsi définie, l'interprétation au sens de Rastier est essentiellement partagée


entre deux options qui sont naturellement celles de la réécriture : celle de
l'interprétation intrinsèque, qui « met en évidence les sèmes (inhérents ou
afférents) qui sont actualisés dans le texte »2 , et celle de l'interprétation
extrinsèque qui « met en évidence des contenus qui ne sont pas actualisés dans
le texte interprété »3 . Cette distinction commande toute la réflexion
philologique de Rastier, et détermine en particulier l’orientation critique de son
propos.
En fait, on peut selon lui, dans un premier temps, distinguer ces deux modes
de réécriture en termes des opérations propres à chacun d’eux.
Pour l'interprétation intrinsèque, ces opérations sont
« (i) L'analyse : mise en évidence de tous les sèmes composant un sémème-
source donné. Un sémème-source sera réécrit par plusieurs sémèmes-but qui
dénomment ses sèmes.
(ii) la conservation : le sémème-but est identique au sémème-source.
(ii) la condensation : plusieurs sémèmes-source sont réécrits par un seul
sémème-but (qu'on appelle parfois métasémème)4 ».

Et pour l'interprétation extrinsèque :


« (iv) La transposition : le sémème-but contient au moins un sème commun
avec le sémème-source, et au moins un sème que celui-ci ne possède pas.
(v) La substitution : le sémème-but ne contient aucun des sèmes de sa
source.
(vi) la délétion : un sémème du texte-source n'est pas transformé dans le
texte-but.
(vii) L'insertion : un sémème du texte-but ne transforme aucun sémème du
texte-source »5.

Le problème est bien évidemment de savoir si cette classification des


opérations locales, qui a quelque chose de quasi formel, permet réellement de
construire l'opposition intrinsèque/extrinsèque dans toute la signification ultime
que lui prête la sémantique interprétative.
Pour aggraver et préciser le problème, notons que les réécritures sont aussi,
pour Rastier, des lectures : le concept “quasi-formel” de réécriture interprète à la
fois la vieille notion herméneutique d’interprétation et la notion de sens

1 .— SI, 220.
2 .— SI, 221.
3 .— SI, 221.
4 .— SI, 221.
5 .— SI, 221.
176 Herméneutique et cognition

commun de lecture, infiniment prisée à l’époque théorique contemporaine pour


l’indication qu’elle donne de la possibilité d’une pluralité indéfinie-ouverte de
lectures. Il y a donc une distinction lecture descriptive/lecture productive qui fait
écho à la distinction entre interprétation (réécriture) intrinsèque et interprétation
(réécriture) extrinsèque. D’où le schéma de la figure 21.

N
Int. intrinsèque Int. extrinsèque
(2) (4)
L+N

R R
Texte empirique
(1)

Lecture descriptive Lecture productive


(3) (5)

L : système fonctionnel de la langue


N : normes
R : réécriture

Figure 21 Diagramme des lectures et des interprétations


Dans ce schéma, on remarquera d’abord que les interprétations sont
présentées comme des sortes d’actions cachées, ayant leur élément purement dans
le rapport à des normes, qui “précèdent” ou commandent des réécritures
produisant ce qu’on appelle proprement des lectures. Au départ, pourtant, la
réécriture était l’interprétation, pour ce que nous avions compris : il semble
qu’en fait, Rastier ne renonce pas à un concept de l’interprétation comme
subjectivité en retrait par rapport aux opérations, au moins dans ce contexte.
Pour aborder maintenant le contenu informatif du schéma, les lectures
productives sont celles qui sont au moins partiellement interprétations
extrinsèques. De toute façon les lectures sont des réécritures, mais les
interprétations extrinsèques se fondent sur un recours à des normes
excédentaires : c’est ce que symbolise le décalage vers la droite apporté par la
flèche du haut, labellisée N.
Rastier insiste, par dessus le marché, sur l'idée que ces modalités
interprétatives sont susceptibles d'un certain enchâssement :
« (i) l'interprétation intrinsèque peut faire l'objet de plusieurs interprétations
extrinsèques ; (ii) de même pour l'interprétation extrinsèque, qui peut être
réinterprétée à son tour ; (ii) les lectures peuvent elles-mêmes être prises pour
textes objets »1.

Rastier confirme par ailleurs son orientation “tout-sémantique” en refusant de


nommer interprétation les réécritures qui ne passent pas par le sens. Il évoque
ainsi le transcodage en braille, qui est un chemin du type (1)-(3) ne passant pas

1 .— SI, 232.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 177

par (2), et la réécriture oulipienne par l'algorithme S→S+7, qui est du type (1)-
(5) sans passer par (4). Cette considération confirme l’attribution à l’interpréta-
tion d’une certaine “intériorité”, qui est sans doute plutôt intériorité du
sémantique qu’intériorité subjective. Néanmoins, telle quelle, elle relativise la
portée de la définition de l’opposition intrinsèque/extrinsèque en termes
d’opérations.
L'imputation des isotopies
Cela dit, comme je le faisais déjà valoir tout à l’heure, la prestation
maîtresse de la sémantique interprétative est la construction des isotopies.
Rastier doit donc nous expliquer ce qu'est – dans sa différence spécifique – la
construction d'une isotopie extrinsèque.
Il le fait effectivement, dans la section 3.2, en s'appuyant sur un exemple
d'interprétation chrétienne de l'ancien testament, due à Bède le vénérable. Comme
on va le constater, il enchaîne aussitôt, de cet exemple, à une discussion de la
légitimité des imputations d’isotopie extrinsèque. Le problème de l’interpréta-
tion, en effet, ne sera pas pour lui purement et simplement problème de la
limitation de la spontanéité interprétative à l’intrinsèque : la frontière de la
légitimité, si j’ai bien compris, passe à l’intérieur de l’extrinsèque, et c’est ce
qui fait toute la difficulté et la subtilité de l’affaire.
L’interprétation de Bède qu’il prend comme exemple – traditionnellement
classée comme allegoria quae verbis fit – est la réécriture de
‘Egredietur virga de radice Iesse, et flos de radice eius ascendet’
en
‘de stirpe David per Mariam Virginem Dominum Saluatorem fuisse
nasciturum’.
(Il nous faut parler quelque peu latin pour la comprendre, mais pas trop)
Cette réécriture est une lecture productive, elle se range du côté de
l’extrinsèque. Elle est en effet, selon Rastier, organisée autour de l'opposition
entre l'isotopie /végétal/ de la source et l'isotopie /humain/ du but.
Le tableau complet de la distinction des sèmes est le suivant :

sèmes génériques sèmes du modalisateur

Énoncés inhérents afférents temps aspect

source /végétal/ /ancien/ /futur/ /imperfectif/


/judaïque/
/littéral/

but /humain/ /nouveau/ /passé/ /perfectif/

/chrétien/
/spirituel/
178 Herméneutique et cognition

Les déterminations de modalisation correspondent au passage des futurs


(egredietur, ascendet) au passé (fuisse nasciturum)1 .
Globalement, la réécriture en cause justifie à la fois qu’on oppose et qu’on
assimile la source et le but. Elle roule sur trois opérations locales :
— la conservation radie→stirpe (les deux termes sont parasynonymes)
— les transpositions e→ de (le e à la source doit être celui de e-gredietur),
Jesse→David (/père de David/→/David/), ascendet→nasciturum (décalage dans
le trait ’production’ compte tenu des contextes /végétal/ vs /humain/, etc.)
— la substitution (egredi)-etur, (ascend)-et → fuisse.
La structure d'ensemble de cette interprétation est qu'il y a une isotopie
immanente au texte source (/végétal/), et une autre au texte but (/humain/), et
que ces deux isotopies sont de plus connectées :
« (…) bien que les énoncés source et but renvoient mutuellement l'un à
l'autre, dans la mesure où chacun comprend un sémème porteur du sème dont la
récurrence constitue l'isotopie générique de l'autre2. ».

Dans l'exemple, cette double fonction est assumée par Iesse du texte source
qui porte le sème /humain/ et stirpe du texte but qui porte le sème /végétal/.
Nous avons maintenant une idée plus précise de ce qu'est une interprétation
extrinsèque : une réécriture qui déploie une isotopie générique autre, nouvelle.
Nous connaissons aussi un procédé fondamental qui limite en quelque sorte le
degré d’altérité de la source et du but dans le cas d’une telle interprétation : une
sorte de transposition (selon les définitions de Rastier) inter-isotopique selon
laquelle la source et le but se nouent sur des sémèmes d'intersection.
L’exemple de l’interprétation de Bède est-il en même temps celui de
l’interprétation extrinsèque acceptable, c’est-à-dire le type de nouage qu’elle
présente fait il critère en matière d’acceptabilité ?
Rastier se pose le problème à partir de la position de Greimas, et même d’un
exemple de lecture productive pris chez lui : dans sa lecture de Deux amis, ce
dernier regarde tout en termes d'une isotopie religieuse, qui semble de prime
abord convoquée par lui, surajoutée aux isotopies immanentes au texte de
Maupassant. L'exemple est largement décrit dans Sémantique interprétative,
nous n’en retenons que la discussion à laquelle il donne lieu. Rastier cite les
conditions de validité mises en avant par Greimas :
« elle [n.d.l.r. : la nouvelle isotopie] ne deviendra acceptable que si, d'une
part, une nouvelle lecture permet son élargissement aux limites du texte et que si,
d'autre part, elle ne met pas en évidence l'existence d'éléments sémantiques ou
narratifs qui seraient en contradiction avec la première isotopie figurative » 3.

Figurative renvoie, pour Greimas, à ce niveau de scénarisation réaliste,


notamment spatiale, que doivent rejoindre les contenus du carré sémiotique
profond pour devenir de belles et bonnes narrations de surface. Rastier n'est
d'accord avec aucun de ces deux critères :
« Ces conditions ne sont sans doute pas inutiles, mais elles n'ont pas à nos
yeux un caractère nécessaire : d'une part une isotopie peut en contredire une

1 .— Que je comprends comme un futur antérieur affecté de la concordance des temps, c e


qui contient en effet une composante de passé.
2 .— SI, 234.
3 .— SI, 239.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 179

autre, au sens où leurs sèmes constitutifs sont en relation d'incompatibilité ;


d'autre part une isotopie locale peut parfaitement se révéler valide »1.

De son côté il fixe une autre condition, qui est en substance celle du sémème
justifiant, condition critique très importante à ses yeux, et au nom de laquelle il
récuse par exemple les interprétations déconstructionnistes :
« Une première recommandation, formulée jadis (l'auteur, 1972, p. 93),
conseille, avant d'établir une isotopie générique, d'identifier au moins un sémème
appartenant sans équivoque au domaine sémantique considéré, c'est-à-dire
pourvu d'un sème générique inhérent, actualisé en contexte, et qui l'indexe dans
ce domaine »2.

Il y a une vraisemblance philologique à ce critère : les gens qui étudient les


textes exigent d'eux-mêmes et les uns des autres qu'ils puissent désigner dans le
texte le support de leur glose. On a bien le sentiment que c'est ce qui fait critère
“dans la pratique”. Dans le cas de la lecture de Greimas, Rastier affirme que la
condition n'est pas remplie : la seule présence de la dimension religieuse dans
Deux amis, dit-il, serait le syntagme « une vraie pêche miraculeuse », mais,
précisément, l'instruction relativisante3 ‘vraie’ en annule la portée.
Le critère mis en avant par Rastier est plus faible que le nouage attesté dans
l’exemple de Bède : on demande seulement que l’isotopie ‘lisante’ soit annoncée
dans le texte lu, et pas de plus que l’isotopie du texte lu revienne dans le texte
lisant.
À première vue, comme je l’ai dit, ce critère est le critère philologique par
excellence, dans sa pureté : l’érudition philologique est la compétence “dure” du
savoir des occurrences, avec la règle corrélative du commentaire énonçant que
seul peut être proposé en guise d’éclaircissement interprétatif ce qui s’appuie sur
des occurrences, précisément.
Mais le problème doit être reposé dans le cas où l’interprète doit prendre en
compte de façon simultanée plusieurs isotopies. Dans ce cas, où l'interprétation
devient jeu ou navigation poly-isotopique, Rastier décrit son exercice comme
parcours interprétatif :
« 1) Là où le texte comprend des isotopies successives ou entrelacées, le
parcours interprétatif consiste principalement à identifier les connexions
métaphoriques qui relient ces isotopies.
2) Là où le texte comprend des isotopies superposées, il faut en outre
identifier au moins un domaine (ou une dimension) non lexicalisée avec lequel
seront établies les connexions symboliques. La plausibilité des réécritures
opérées dépendra en premier lieu de celle du domaine (ou dimension) retenu »4.

Le parcours interprétatif consiste donc, d'une part, dans le geste qui décide de
l'isotopie supplémentaire, l'indexation des sémèmes sur une dimension
surimposée, et d'autre part dans un suivi synthétisant de la pluralité des
isotopies, qui les rapporte l'une à l'autre et identifie en quelque sorte secrètement
les identifications hétérogènes qu'elles sont.
Pour ce qui regarde l'introduction d’un domaine sémantique – afin de
connecter grâce à lui des isotopies déjà acquises par la lecture – Rastier répète la

1 .— SI, 239.
2 .— SI, 240.
3 .— Ce qui s’appelle enclosure chez Rastier.
4 .— SI, 243.
180 Herméneutique et cognition

condition “philologique” du support dans le texte, il demande qu'on puisse


exhiber une occurrence à l’appui : il faut que le domaine ou la dimension
introduits soient attestés dans le passage lu et/ou dans l'ensemble de l'œuvre.
Ces exigences “critiques” ne signifient pas du tout que la sémantique
interprétative soit disposée à construire la relation de l'interprète à son texte de
manière objectiviste, comme on pourrait l’imaginer, puisque la liberté de
procéder à de mauvaises imputations sémantiques est reconnue à cet interprète.
Rastier propose plutôt à cet égard une thèse radicale qui dissout la différence
statutaire entre le texte source et le texte but de l'interprétation. Il se place pour
tout dire dans l'hypothèse d'une inclusion du texte source dans le texte but.
N’ignorant pas l’audace de cette nouvelle thèse, il énumère d’abord les arguments
que l'on peut produire en faveur de la distinction statutaire :
— les textes source et but ont des énonciateurs distincts ;
— le texte but désigne le texte source par des déictiques (structure de
citation) ;
— il y a une démarcation typographique.
Rastier soutient que ces critères ne sont pas bons : il y a dit-il, des textes
bi-isotopiques où les segments de l'une des isotopies ont le même type de
rapport aux segments de l'autre et qui ne sont pas interprétatifs1 . La description
du sens d'un texte et la production “libre” d'un additif sémantique ne seraient
donc pas distinguables comme telles :
« (…)les rapports entre texte-source et texte-but au sein d'une lecture
peuvent être décrits comme les rapports de séquences au sein d'un texte global.
Une lecture descriptive sera un texte-but qui comporte la même isotopie
générique que le texte-source, alors qu'une lecture productive peut comporter
une isotopie générique différente »2.

De même que Rastier fournit une théorie sémantique de l'intentionnalité


standard, sujet-monde, avec sa notion d'impression référentielle, de même il
prétend réduire au sémantique la forme de la référence linguistique elle-même, le
rapport de thématisation d'une phrase ou plus généralement d'un texte à un autre.
Cela veut dire en particulier que les citations ne sont pas des citations, elles
modifient les afférences et donc le sémantisme des textes cités. On en arrive à
une conception où l'interprétation est l'adjonction d'une variante, sur le modèle
de la notion de variante externe d'un mythe. Cela signifierait donc que l’impératif
critique du bon usage de l’interprétation extrinsèque, de la juste mise en rapport
domaniale des isotopies imputées, serait en quelque sorte un impératif immanent
au texte ou au sémantisme, un impératif “immanent” de suivi du sens, que le
sens lui-même dans son arrangement textuel dégagerait inexorablement. On
reconnaît, dans une telle idée, quelque chose de la Stimmung structuraliste dont la
pensée de François Rastier procède en effet.
Cette contestation, depuis une conviction “hypersémantiste”, de la relation
de référence me semble pourtant devoir être elle-même critiquée, et, du même
coup, le criticisme de la méthode du parcours interprétatif réévalué dans des
termes plus classiquement subjectivistes-rationnels. On peut, je crois, objecter à
la dissolution catégoriale du rapport de citation l'argument transcendantal auquel

1 .— Comment ne pas songer, sans savoir si cela constitue un exemple ou un contre-exemple,


à la distinction Guemara/Michna dans le Talmud ?
2 .— SI, 245.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 181

recourt Husserl contre H.J. Watt dans les Ideen I : ce dernier oppose à la
phénoménologie le caractère possiblement altérant de la réflexion, seul moyen de
l'enquête phénoménologique, et Husserl lui répond en substance que la réflexion
est ce par quoi l’objet de type “vécu” nous est donné, et que donc une réflexion
fidèle – ou à tout le moins donatrice – est constamment présupposée dans
toutes les hypothèses de déformation qu’émet Watt. Il me semble, de même,
évident qu'une citation n'altérant pas le sémantisme des textes est constamment
présupposée par toute enquête sémantique, et fait partie sans doute des conditions
transcendantales “philologiques” de la sémantique comme connaissance : c’est
par la citation que l’objet textuel, phrase, mot ou passage nous est donné. Je
crois donc que l’orientation critique prise par la sémantique interprétative est une
véritable orientation critique, impliquant un sujet en tant qu’agent de l’opération
qu’est l’interprétation, et avant elle ou avec elle – mais de lui et pour lui – la
citation.
Ce point apparaît d’ailleurs assez nettement dans la suite du livre, où Rastier
continue à analyser les conditions de l'interprétation, en portant son attention sur
ce qui peut fonctionner comme instruction intrinsèque ouvrant la voie à une
interprétation et comme instruction extrinsèque : la mise en relief des fonctions
de ces instructions fait signe vers le sujet auquel elles s’adressent.
Rastier retient comme type d'instructions extrinsèques – susceptibles
d’autoriser ce dont la légitimité est constamment en question pour lui, à savoir
la réécriture productive, hétérogène – les normes de cohésion, de pertinence et
de cohérence.
Les premières autorisent à introduire des niveaux de sens (dissimiler) lorsque
le texte menace sinon d'être contradictoire. Rastier estime qu'en général, un
élément du contexte effectif permet d'éliminer la contradiction, et que les
isotopies supplémentaires n'ont donc été introduites que parce qu'on les voulait
depuis le début. Ces instructions ne sont donc pas légitimes.
Les secondes sont illustrées par l'exemple d'une isotopie érotique sous-
jacente déduite par l’interprète des redondances d'un texte, où il voit les
manifestations d'une “énergie” venant d’ailleurs. Rastier n'en réfute pas le
principe.
Les troisièmes se résument en fait à une norme d'adaptation du sens du texte
à l'idéologie du lecteur : celle-ci ne vaut pas grand'chose aux yeux de Rastier1 .
Au bout de cette longue réflexion sur la possible légitimité d’une lecture qui
ajoute, Rastier propose une conclusion qui délivre en même temps un jugement
sur le statut et les tâches respectifs de l’herméneutique et de la sémantique.

1 .— C’est pourtant, sans nul doute, l'opérateur interprétatif le plus fécond !


182 Herméneutique et cognition

Herméneutique, sémantique, interprétation


On aura compris, au fil des paragraphes qui précèdent, comment Rastier
conçoit la compétence interprétative : celle-ci est, pour lui, la compétence d'un
parcours, qui s'adresse à des systèmes de normes multiples, dédoublés en
systèmes internes (donnés dans et par le texte) et externes (induits par un “hors-
texte” quelconque).
La question se pose alors si le suivi d’un tel parcours peut et doit être
considéré comme une œuvre de science, si la compétence de l’interprétation, dans
l’image qu’en donne Rastier, devient scientifique.
Un élément de réponse nous est donné par la façon dont Rastier accommode
la “démarcation diltheyienne”, la réfléchit dans son dispositif : s’appuyant sur
une citation de Ricœur, il envisage de reconnaître dans l'explication ce qu'il
appelle interprétation intrinsèque, et dans l’interprétation-comme-
compréhension ce qu'il appelle interprétation extrinsèque. Une telle double
équation fait évidemment problème, dès lors que les deux types d'interprétation,
chez Rastier, sont épistémologiquement homologues, ce qui les sépare est
seulement la localisation – intra-textuelle ou seulement ambiante – des normes
convoquées ; alors que dans la problématique de la tradition herméneutique,
l’interprétation-comme-compréhension est l'auto-décision et la projection
intropathique d'un sujet, et s'oppose à l'explication – conçue comme usage de
l'entendement logique, du jugement déterminant – de l'imputation causale
naturaliste.
Ce qui rend pourtant envisageable pour Rastier une telle double équation est
qu’il adopte à l'égard de la question de la scientificité de l'interprétation une
position non monolithique. Il affirme souvent qu'il vise une scientificité pour sa
sémantique interprétative tout en reconnaissant en même temps l'ouverture
essentielle des possibilités interprétatives. En fait il pense que sa sémantique
peut décrire le système des stratégies qui inspirent ces possibilités (et être
scientifique à ce niveau) :
« La sémantique ne peut donc prétendre exhiber l'interprétation qui serait
scientifique et périmerait toutes les autres. Il existe sans doute des stratégies
interprétatives plus rationnelles que d'autres. Mais la théorie des stratégies
interprétatives ne relève pas pour autant de la sémantique, et bien plutôt d'une
théorie des idéologies, considérées notamment comme systèmes de production et
de transformation du sens textuel.
La sémantique opère en deçà. Elle peut montrer comment une stratégie
produit une lecture, comment aux types de stratégies correspondent des familles
de lectures ; fournir les moyens d'une évaluation relative des stratégies, voire (la
vérité étant exclue) établir des degrés de plausibilité en fonction de telle ou telle
hypothèse. Mais les critères d'une évaluation des lectures ne sont pas à
proprement parler de son ressort.
Cependant, en conservant sa spécificité, et sans se confondre avec une
psychologie ou une sociologie, elle permet de mieux comprendre comment un
texte résulte de la rencontre entre une langue, un homme, et une société »1.

Comme description du système des stratégies interprétatives possibles,


recension des isotopies imputables en fonction des normes convocables, mise en
relief des compatibilités, cohérences et subordinations des choix disponibles,
l’interprétation à la Rastier se rapproche en effet du moment de l’explication

1 .— SI, 263.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 183

structurale tel que le décrivait Ricœur. Mais l’attitude sémanticienne qui est
derrière cette description des parcours interprétatifs offerts connaît
l’indétermination du sens, et reste ouverte sur les lectures productives selon un
critère qui n’est pas formellement limitant, qui ne circonscrit pas a priori le
possible à la manière d’une reconstruction scientifique standard. Enfin, la séman-
tique se refuse comme telle à être une théorie du déploiement des possibilités
interprétatives qu’elle enregistre et décrit : seule serait compétente à cet égard
une science des normes, que Rastier identifie a priori comme science des
idéologies.
Je termine cet examen du traitement de la question de l’interprétation proposé
par Rastier par quelque remarques esquissant un débat avec lui : mes remarques
ont été, je l’avoue, quelque peu préparées dans le compte rendu qui précède.
La première a trait à la question de l'instance subjective. Il fait explicitement
partie du projet de la sémantique interprétative – nous l’avons vu – de ne pas
faire entrer en ligne de compte ce qui se voit appeler “l'intentionnalité du sujet”
dans l’enquête sur le contenu sémantique des textes. Mais en même temps,
l'explication sémantique présuppose un caractère situé du texte. On ne cesse de
renvoyer les mots, les phrases, les passages à des normes ou conventions
environnantes, qui sont environnantes précisément au sens d'une situation du
texte. François Rastier a d'ailleurs pleinement mis en lumière ce point dans ses
plus récents travaux. Ce qui m’importe en l’espèce est simplement que la
situation est conceptuellement nécessaire à l’idée que se fait déjà dans
Sémantique interprétative Rastier de la modulation du sens par les normes. Le
concept historial de situation est d’ailleurs, en bilan, ce qu'il partage le plus
évidemment peut-être avec la tradition herméneutique. Mais ma question est
alors : comment le texte peut-il être situé sans que sa signification porte la trace
de l'engagement du sujet qui fait et qui est la situation ? En d’autres termes, il
n’y aura de normes proches et pertinentes pour des textes que si et pour autant
que des destinataires de ces normes sont impliqués dans l’occurrence de ces
textes : il est sans doute simpliste de donner ces sujets par qui le texte
s’événementialise comme leurs auteurs, leurs rédacteurs, mais il ne me semble
pas possible d’objecter à ceci que c’est “pour un sujet” que le texte se
singularise, et que, par suite, son système de normes plausibles devient
déterminable.
Je pense donc, en bref, que la méfiance dont Rastier fait preuve envers la
dimension subjective, dans cette affaire, se comprend à la lumière de l’anti-
subjectivisme structuraliste que relaie encore son travail. Mais qu’au point où il
s’est engagé dans la prise en compte de la situation, il devrait concéder que son
étude des parcours interprétatifs définit à vrai dire un sujet, dégage un “niveau de
subjectivité” lié au sémantique. Cette remarque pourrait être prolongée de
plusieurs manières, mais nous nous en tiendrons là.
Ma deuxième considération conclusive sur cette contribution de Rastier à la
question de l’interprétation sera qu’elle a généralement le style d’une
objectivation : pas de sujet, certes, mais la sémantique interprétative promeut
en revanche un objet. Ce que Rastier objective est – tout simplement, et
conformément à ce qu’implique le sigle sémantique – le sens : il tient qu'il y a
une description légitime du sens dans l'objectivité qui lui revient de droit. En
184 Herméneutique et cognition

quoi consiste donc cette objectivation, intégrant la sémantique interprétative à la


cohorte des théories sinon des sciences ?
D'une part, elle est opérée sous la dépendance du paradigme différentiel
– gardé du structuralisme – qui commande de chercher l'effectivité du sens dans
sa distribution contrastive au sein des paradigmes ; d'autre part, et de façon liée,
elle me semble résulter de la finitude et de la cohérence relationnelle que les
descriptions obtiennent. Une fois que le champ des contrastes pertinents est
réduit au taxème, on est, en principe, dans une combinatoire finie ; dès lors
qu'on ne prend en compte que des dimensions attestées, portées par au moins un
sémème, pour construire des isotopies et des lectures, le jeu des lectures
possibles, de même, se laisserait présenter au moyen d'une arborescence finie. Si
l’on accepte donc de considérer la maîtrisabilité finie comme un critère de
l’objet, tableaux et diagrammes, fréquents au fil de la Sémantique
interprétative, ne cessent de porter témoignage de ce que l'objectivation a été
réussie.
Bien évidemment, une différence est ainsi marquée avec la tradition
herméneutique. La phénoménologie herméneutique, en général, ne travaille pas
sur des objets, mais sur des genres de discours, des attitudes dans la culture,
qu'elle s’efforce de reconduire aux motifs centraux du cercle herméneutique, de la
précompréhension, de l'horizon, du projet, de l'annonce de l'Être dans l'époque,
etc. Cela est encore vrai, à mon sens, dans une étude aussi largement
épistémologique que celle de Ricœur sur l'histoire dans Temps et récit. Nous
devons bien voir, cependant, que Rastier, certes, se coupe de la filiation
herméneutique par cette objectivation, mais pas au point d'entrer dans une
naturalisation : le sens dont il construit les distributions et les diagrammes est
“culturel”. L'instrument de la recherche est l'oreille immensément cultivée de
celui qui séjourne parmi les textes, et tout ce qu'il décèle roule sur un partage
culturel qu'il ne s'agira jamais de tenter d'installer dans la phusis. Rastier
déconnecte le sujet et vise l'objet pour échapper à l'espace philosophique de
l'herméneutique et proposer une science descriptive, mais il n'entend pas pour
autant contribuer aux sciences de la nature. Ce point est de la plus grande
importance pour situer l’entreprise de Rastier parmi les naturalisations
cognitives qui font surtout l’objet de ce chapitre : elle n’en illustre pas la
démarche. Si j’ai voulu la prendre en considération, c’est, en partie, pour que,
par contraste, la position de discours de Langacker, qui assume la démarche
cognitive, apparaisse plus clairement, et en partie pour mettre en évidence ce
qu’implique déjà, quant à l’herméneutique, un traitement qui l’engage dans une
objectivation, qui la compromet avec le genre théorique.
Pour finir, et comme avec Langacker, je vais examiner ce que nous avons pu
rencontrer, dans cette section sur la sémantique interprétative de Rastier, en fait
d’éléments formels constitutifs du mouvement herméneutique en général.
Les pôles du mouvement herméneutique chez Rastier
Pour ce faire, il faut commencer par recenser les illustrations possibles de
l’herméneutique apparues au fil de l’exposé théorique de Rastier. Selon ce que
j’ai observé au fur et à mesure, la chose herméneutique apparaît en filigrane une
première fois dans le rapport du sème et du sémème, instituant le sens ; une
seconde fois dans la description raisonnée de la réécriture productive
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 185

acceptable, dont est choisi un exemple pris dans Bède ; une troisième fois dans
l’exposé de la “stratégie” de l’exploration des parcours interprétatifs possibles.
Étudions ces illustrations du point de vue de nos trois pôles caractéristiques.
La flèche
Il ne doit pas y avoir, chez Rastier, quelque chose comme un comprendre
heideggerien : dans sa perspective, cela reviendrait à autoriser l'intentionnalité du
sujet comme paramètre du sémantique, ce qui va expressément contre ses vœux.
On peut tout de même détailler le problème, en regardant plus précisément si
quelque chose tient lieu de la flèche dans chaque putatif cas d’herméneutique :
1) le sème et le sémème nouent leur rapport dans le taxème indépendamment
d’une “projection” (vers le possible) ou d’un engagement du sujet. Évidemment,
je sais toujours, en situation, de quel taxème relève le sémème que je rencontre,
et l’on pourrait dire que cet “effet de situation” est la flèche, mais il est clair
qu’il n’est pas thématisé dans la sémantique interprétative. Pour celle-ci, en
somme, j’appartiens aux normes et j'éprouve donc les valeurs, mais on ne décrit
pas cet éprouver comme ma projection, signant mon appartenance et posant
mon monde de normes comme tel : donc, il ne se dégage aucune valeur de
“flèche” en notre sens, que ce soit la flèche centrifuge du comprendre ou la
flèche centripète de l’annonce.
2) En décrivant l’interprétation comme réécriture, et l’interprétation
canonique comme une réécriture productive licite, il est clair que Rastier décrit
un mouvoir orienté. Il est donc implicitement présenté une flèche impulsion de
la réécriture, en même temps que notre attention est attirée sur la responsabilité,
inhérente à son exercice, de la divergence possible : réécrire apparaît en quelque
sorte comme une activité qui joue avec un écart par lequel elle est
essentiellement tentée. On peut estimer qu’on n’est pas loin de la conception du
Dasein comme projection-engagement, dans une figure littérale et sémantique de
ce dernier.
3) La doctrine conclusive de l’interprétation met en scène explicitement une
flèche, s’il est vrai qu’il faut prendre au sérieux la notion de parcours
interprétatif. Si l'interprétation est un chemin, elle ne peut que s'originer dans
une impulsion ouvrant le chemin. En fait Rastier envisage clairement cette
impulsion comme l'esquisse d’une arborescence : le pré-dessin des possibilités
de réécriture, avec leurs bifurcations, s’exprime si je comprends bien par un arbre
fini et discret. Cette flèche est la même que celle évoquée en 2), elle enveloppe
la considération de l’existentialité de l’interprète, gouvernée par la responsabilité
de divergence.
La “flèche de la phénoménologie” par excellence, à savoir celle de
l’intentionnalité, est, cela dit, présente chez Rastier, nous l’avons vu : avec sa
théorie de l’impression référentielle. Nous avions alors remarqué que
l’intentionnalité sémantique était décrite comme un éprouver : cela tendrait à
rapprocher la “flèche” en question de sa version centripète chez le second Heideg-
ger (la flèche de l’annonce). Mais ce qui est le plus notable, à y mieux réfléchir,
est que, chez Rastier, la flèche de l’intentionnalité et celle de l’impulsion de
l’herméneutique ne coïncident pas : cette superposition est le fond de l’apport de
la phénoménologie herméneutique, et nous avons vu dans la première partie du
livre à quel point elle engendrait un problème (chez Heidegger, tout d’abord, le
186 Herméneutique et cognition

problème de la compatibilité des deux valeurs de l’Être-au-monde, celle de la


spatialité existentiale et celle de l’instauration sémiotique du monde). Pour
Rastier au contraire, il me semble, il doit y avoir distinction absolue de ces deux
flèches, c’est une façon dont la sphère du sémantique se démontre autonome.
Le cercle
Le cercle herméneutique a fondamentalement deux figures qui peuvent
intervenir ici : celle du cercle “temporel” de la compréhension et de la pré-
compréhension, ou cercle de Heidegger, et celle du cercle textuel de la significa-
tion locale et de la signification globale, ou cercle de Schleiermacher. Il y aurait
bien aussi, a priori, le second cercle de Schleiermacher, le cercle de
l’interprétation grammaticale et de l’interprétation technique, mais
l’interprétation technique (de la pensée de l’auteur) est si ouvertement rejetée par
Rastier qu’on ne peut même pas envisager de trouver chez lui ce cercle. Il faut
accorder un peu de réflexion à chacune des trois “occurrences” de l’herméneutique
relevées.
1) la constitution du sens entre le sème et le sémème fait peut-être cercle, et
même cercle de Heidegger. C’est à peu près dans ces termes que nous l’avions
évoquée dans le corps de notre commentaire : le sème explicite les écarts du
taxème où est pris le sémème, le sémème se comprend comme la somme des
sèmes qu’il actualise, et cela peut se “relire” à la fois selon le cercle de Heidegger
(le sémème accomplit et achève via l’articulation intersémique une anticipation
du sens qu’est le taxème-paradigme) et selon le cercle de Schleiermacher (le sens
dépend d’une donnée locale qu’est le sémème, mais c’est le contexte qui,
sélectionnant le taxème auquel rattacher ce sémème, achève la détermination du
sens). On aurait donc là un cercle herméneutique fort et canonique, sauf que,
comme je l’ai dit plus haut, le structuralisme que Rastier prolonge encore dans
sa Sémantique interprétative n’a pas vu la co-dépendance impliquée par son
différentialisme sous cet angle, c’est moi qui formule et accentue cette
alternative à ses discours de prédilection, en jugeant qu’elle est plus en accord
avec ce que dit et pense Rastier.
2) Du côté de l’interprétation comme réécriture, à y bien regarder,
l’exemple de Bède nous montre une figure circulaire : dans cet exemple, non
seulement l’isotopie lisante est anticipée dans l’isotopie lue, mais la phrase
réécrite contient une récurrence de l’isotopie lue. La configuration et
l’accomplissement du sens étant, dans ce nouveau contexte, égalés à
l’établissement d’une isotopie, on voit qu’une lecture productive comme celle de
Bède manifeste un renvoi mutuel des deux accomplissements successifs. Il se
suggère alors que la “bonne” réécriture serait toujours l’instauration d’un cercle
de l’isotopie lisante et de l’isotopie lue. Nous avons vu, cependant, que Rastier
ne retient pas un critère aussi riche, et qu’il demande seulement à une réécriture
“extrinsèque” qu’elle soit en même temps conservative : qu’elle s’appuie sur une
anticipation du sème générique de son isotopie dans le passage lu. Cette clause
de conservativité ne prescrit pas que la flèche de l’impulsion de réécriture
s’engage dans un cercle : l’interprétation, à cette aune, apparaît plutôt comme
linéaire.
3) Reste la doctrine de l’exploration des parcours interprétatifs possibles.
Celle-ci ne donne pas lieu à cercle parce qu’elle est pensée comme description et
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 187

pas comme engagement interprétatif : ce qui conduit l’établissement du


diagramme des lectures possibles, c’est la compétence des normes. Or cette
compétence, on est bien entendu supposé la tenir de la situation, mais
l’effectuation du diagramme n’est pas la façon dont nous accomplirions et
relancerions notre compréhension de ces normes, notre appartenance à elles, et
peut-être, ultimement, l’essence de ce qu’elles veulent : les normes sont prises,
pour les besoins de la description complète espérée, comme stables et n’ayant
pour ainsi dire aucun besoin du lecteur qui en repère l’incidence. La figure qui se
dégage de cette doctrine est donc plutôt celle d’un diagramme arborescent
organisant la linéarité de la réécriture dans ses diverses possibilités.
En bilan, la façon dont Rastier rend raison du travail interprétatif qu’il
préconise fait obstacle à l’affirmation d’un cercle herméneutique, principalement
parce qu’il ne fait pas fonctionner comme paramètre d’entrée et de sortie, à cet
endroit, l’engagement ou l’appartenance : le défaut de cercle de Heidegger résulte
du défaut qui frappe la flèche, dont le caractère existential a été oblitéré.
Il y a bien néanmoins un cercle dans le rapport du sème et du sémème, cercle
porté par le jeu de la langue indépendamment de toute existence qui le fasse
tourner, semble-t-il. Mais ce cercle, justement parce que la temporalisation de
“cercle de Heidegger” qu’il recèle n’est pas dite, reste implicite, c’est moi qui
dois le construire.
Je voudrais, pour finir cet examen, dire quelques mots de la manière dont le
cercle de Schleiermacher, me semble-t-il, fonctionne dans les lectures prônées
par Rastier, fondées sur l’imputation d’isotopies.
Ma première remarque sera toute simple : l’isotopie, certes, est le concept
d’une induction de sens dont l’échelle est plus ample que celle du sémème ;
mais d’un autre côté, elle est toujours nommée par un sémème. Cette
considération peut d’ailleurs être répétée au niveau de l’analyse sémantique du
texte proposée par Rastier dans Sens et textualité, que je ne commente pas ici :
les niveaux directeurs de sens, traversant un passage, une nouvelle, un livre un
poème, qu’il prévoit et recense systématiquement, quelque nom qu’il leur donne,
sont toujours “représentés” ou incarnés” par un sémème, ou par une “molécule
sémique” déclinable au moyen de quelques sémèmes. Il semble qu’un implicite
du travail de Rastier soit que le sens a sa manifestation privilégiée dans le
sémème, ou encore qu’il est saisissable-explicitable seulement à ce niveau.
Il en résulte que, lorsque le global affecte le local, dans ses analyses, c’est
presque toujours sous cette forme qu’un sémème modifie un autre sémème, le
premier valant comme héraut de la globalité en quelque sorte : ainsi, dans
l’hypothèse ou une isotopie induit la sélection de tel ou tel sème afférent d’un
sémème. Si nous nous autorisons à parler sur le mode analogique un langage de
physicien, il n’y a pas chez Rastier de théorie “pure” du champ sémantique.
Le global, à vrai dire, a aussi un second mode d’actualité dans les analyses
qu’il conduit : le mode normatif. On doit être toujours prêt à lire en fonction de
normes appartenant à l’idiolecte pertinent, et ces normes ont une incidence
globale par définition.
La question se pose donc de savoir si le cercle de Schleiermacher intervient
“vraiment”. À un certain niveau, on aura envie de dire que l’ouvrage Sémantique
interprétative ne cesse de parler de l’incidence du contexte sur le sens, que ce
soit pour mentionner l’influence des isotopies ou pour décrire les phénomènes de
dissimilation rendant sensées les tautologies et antilogies. Mais pour qu’il y ait
188 Herméneutique et cognition

cercle de Schleiermacher au sens le plus pur, il faut, me semble-t-il, que le


global intervienne comme tel, comme chaîne signifiante, réserve plurielle et
organisée de la manifestation linguistique, au lieu qu’elle est, chez Rastier,
toujours vicariée par l’extra-linguistique de la norme ou par un emblème
sémémique. En sorte que la double détermination constitutive du cercle est ou
bien annulée par la perspective méthodologique dans le cas où le global est la
norme (comme j’y ai déjà insisté, la norme est une donnée de la description, elle
n’est pas envisagée comme un facteur variable du sens en liaison avec
l’existence ou l’inter-existentialité), ou bien ramenée au plan d’une interaction
intersémémique dans le cas où le global est “épinglé” par son emblème. Dans ce
dernier cas, le cercle qui s’établit est au fond le même que celui de la co-
identification des sèmes et des sémèmes, soit le cercle du différentialisme
structural, qui rebondit au-delà du taxème pour constituer la trame générale du
sens.
À la limite, on se demande parfois si les analyses de Rastier, lorsque nous
prenons en compte par ailleurs leur “finitisme” diagrammatique, donnant lieu à
tableaux et arbres, ne reconstruisent pas la figure de la sémantique
componentielle qu’il s’agissait pourtant essentiellement de contrer à l’origine :
la figure d’un sémantisme qui serait toujours l’agencement algébrique d’une
batterie de sèmes fondamentaux. L’effet d’une lecture selon la sémantique
interprétative n’est-elle pas toujours de ramener le jeu du sens à l’entrelacement
et la composition de quelques sémèmes directeurs ?
Évidemment l’objection est injuste : chaque lecture est elle-même en
situation, Rastier le sait bien et le dit nettement, en sorte qu’il n’y a pas, à
l’horizon, une synthèse des lectures qui permettrait d’exhiber au bout du compte
une liste exhaustive de sèmes irréductibles. Mieux, les sémèmes qui apportent
quelque chose d’irréductible dans une lecture seront éventuellement pris comme
lieu en lesquels tombe la modulation et l’altération du sens dans une autre. Et le
diagramme des isotopies imputables exhausse certains sémèmes comme porteurs
d’isotopie : cette valence, qui ne saurait être oubliée par la méthode, maintient
en quelque sorte la fonction du global comme tel. Reste simplement que cette
façon de construire les effets de signification contextuelle du type “cercle de
Schleiermacher” ne célèbre pas le caractère circulaire, il me semble, elle le
renvoie à la circularité “originaire” du différentialisme ou bien, en “bloquant”
dans le hors-lieu de la norme certaines inspirations globales et en produisant les
empilements pertinents de possibilités ou de déterminations, elle met plutôt en
vedette des figures linéaires-arborescentes.
Le parler
J'en viens donc au thème du parler chez Rastier. Parcourons d’abord les trois
niveaux où l’on peut en attendre l’illustration.
1) Du côté du jeu mutuel du sème et du sémème, il est clair que le sémème
est ce qui est “d’abord” inscrit, les sèmes d’un taxèmes sont méthodologi-
quement déjà le résultat d’une interprétation prenant en compte la pluralité
rassemblée des sémèmes de ce taxème. Ce qui pouvait en effet nous conduire,
dans les deux rubriques précédentes à prendre le sème comme lié à un moment
d’anticipation a priori du sens dans le paradigme, et le sémème comme lieu et
occurrence de la détermination, actualisation inscrite du sens : à ce prix, nous
récupérions une flèche et un cercle de Heidegger. Je ne veux pas révoquer
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 189

maintenant ces analyses, mais pointer ce qui fait défaut néanmoins pour qu’on
puisse voir dans l’occurrence du sémème l’illustration du parler : au parler doit,
en principe, être attaché une valence “pragmatique” du sens. Or cela convient
beaucoup mieux à un parler phrastique, que Heidegger a visiblement à l’esprit
dans les paragraphes de Sein und Zeit où il introduit ces notions, qu’à aucun
parler nominal. De même le parler doit être articulation actuelle, et, dans le cas
du sémème, l’articulation se produit au plan virtuel du taxème, entre ses divers
sémèmes.
2) Du côté de l’interprétation comme réécriture, il y a cette fois un sujet
méthodologique, qui inscrit son interprétation comme réécriture, manifestant
telle ou telle des diverses opérations envisagées par Rastier (délétion,
condensation, etc.). Quoique, cependant, il y ait inscription et qu’elle soit émise
par un sujet, dans un acte interprétatif contingent, il ne semble pas que cette
inscription détermine et porte à la publicité quelque chose de d’abord
informellement intentionné, comme il arrive dans le schéma canonique. Rastier
insiste bien sur le fait que les réécritures doivent “passer par le sens” pour être
des interprétations, c’est au nom de quoi il disqualifie la transcription en Braille
ou une anamorphose oulipienne, mais le sens n’est pas vu en même temps
comme anticipation, pas même comme anticipation de réécriture tout
simplement. Ou du moins le texte de la Sémantique interprétative ne nous
force pas de comprendre ainsi les choses. Similairement, il me semble que
Rastier n’insiste pas non plus sur la valence pragmatique des “réécritures-
comme-interprétations”, sur le fait qu’elles s’adressent à un destinataire et
modulent une sorte de contrat intellectuel ou sémantique avec lui. Le moment du
parler n’est donc que faiblement illustré.
3) Du côté de la doctrine interprétative enjoignant la composition du
diagramme des lectures possibles, on est plus près d’avoir une instance du
parler : le diagramme des imputations d’isotopies pertinentes d’après les
occurrences “philologiques” et les instructions extrinsèques plausibles est
comme l’anticipation structurée de toutes les interprétations possibles du texte.
Mais l’achèvement ou l’accomplissement qu’est cette inscription du théoricien
est l’achèvement ou l’accomplissement de ce qui se situe “avant” la performance
interprétative vivante, en situation, il ne s’agit donc pas d’un parler comme on
l’entend strictement dans notre modèle. Une performance interprétative, un
accomplissement explicite du sens du texte via une réécriture de celui-ci
correspond plutôt à une branche du diagramme. La doctrine interprétative de
Rastier prévoit donc une sorte de pré-parler herméneutique, ayant le caractère de
l’effectivité et de l’articulation sans avoir celui de la destination contingente, de
l’événementialité de la parole. La mise en forme du diagramme est-elle
néanmoins, de la part du sémanticien, une prise de position dans un espace
dialogique, une performance, une énonciation polarisée ? Oui, en quelque sorte,
fût-ce de manière neutralisée et négative. Pour former le diagramme, le
sémanticien doit prêter l’oreille à toutes les normes qui environnent le texte, se
glisser dans toutes les volontés de réécriture qu’il sollicite : il doit habiter pour
ainsi dire toutes les postures pragmatiques liées aux réécritures singulières que le
texte motive, en sorte que son diagramme “parle” la situation sémantique à
l’intention de tous les lecteurs “vraiment” situés par le texte.
190 Herméneutique et cognition

Reste, pour en terminer complètement avec cette section sur la sémantique


de François Rastier, à dire quelque chose du grand principe philologique de
l’occurrence, dont nous avons vu qu’il revient dans ce que Rastier propose
comme critère de l’interprétation extrinsèque licite. On peut voir l’occurrence
comme un nom du parlé : ce qui est reçu dans les textes ne peut l’être que dans
la mesure où la “situation de lecture” a été instanciée, si bien que le texte n’est
pas ou n’est plus en suspens, il est là, devant l’œil sémantique. Chaque
occurrence de sémème participe de l’occurrence plus ample des phrases, des
passages, des textes. La dévotion envers les occurrences et les attestations de
l’esprit philologique est donc une façon pour cet esprit de rester rivé au parler
comme mesure de tout : seul compte du sens ce qui en a été finalement articulé,
et qui est disponible comme tel, dans la mesure où cela fait occurrence pour
nous autres lecteurs. L’esprit philologique tient fermement, comme à son noyau
de scientificité dure, en quelque sorte, à ce que la distinction soit maintenue entre
les moments du mouvement herméneutique qui en sont des attributs idéaux – la
flèche et le cercle – et ce à partir de quoi on remonte à de tels attributs via une
reconstruction : le parlé, qui fait trace, dans la mesure où il y a eu parler,
achèvement, articulation. La première remontée est celle qui remonte du parlé
au parler, identifié comme la raison suffisante et nécessaire du parlé.
À cette perspective ou cette règle d’or de l’esprit philologique, toutes nos
analyses montrent que Rastier tient rigoureusement.

INTRODUCTION AUX DEUX PROCHAINES SECTIONS


Après l’examen des idées et des approches descriptives de François Rastier,
nous délaissons la discipline linguistique proprement dite, pour faire mouvement
vers les neurosciences : autant dire que nous allons au devant de l’intention
naturaliste la plus prononcée. Dans le contexte actuel en effet, la “visée”
réductionniste maximale des démarches cognitives est un compte rendu des
comportements intelligents en termes de la physiologie et des lois de
fonctionnement du cerveau : pour le moment, la perspective d’une réduction de
cette réduction à des primitives physiques universelles, en dépit des allusions
qu’ont pu y faire certains auteurs, reste plus ou moins mythique.
La section qui vient constitue une sorte de moyen terme et de transition entre
ce qui précède et ce qui suivra : ce dont elle traite est, à le nommer aussi
exactement qu’il est possible, la modélisation proposée par l’“IA linguistique”,
soit, à l’origine, ce canton de l’entreprise de l’intelligence artificielle où l’on
s’occupe de simuler la compréhension du langage naturel. Pourquoi désignai-je
de tels travaux comme intermédiaires entre ceux de la linguistique et ceux des
neurosciences ? Par leur objet, ils se rattachent à la linguistique, dont ils
partagent le souci envers les phrases, les textes, et le sémantisme en général.
Mais d’un autre côté leur appartenance à l’IA veut qu’on s’y donne constamment
comme but la programmation et l’utilisation de machines effectives, la mise en
ordre d’un fonctionnement indépendant de la délibération et la conscience
humaines : dans la mesure où ce qui est ainsi en jeu, c’est la mise au point
d’une sorte de “corps opératoire” de l’exercice intelligent du sens, cette IA
linguistique n’est pas étrangère – dans sa sensibilité, sa méthode et ses
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 191

horizons – à la biologie, la physiologie et les neurosciences. Elle ne se fait pas


défaut d’ailleurs d’y puiser son inspiration.
On remarquera, par ailleurs, que les analyses portant sur ces recherches en IA
linguistique, comme celles, de même type, qui suivront et seront consacrées au
modèle neurologique de la conscience de Edelman, mettent en vedette la “figure”
ou le problème de la synthèse “en contexte” du sens, figure ou problème qui,
dans la tradition herméneutique, sont rapportées à ce que j’ai appelé dans le
premier chapitre le cercle de Schleiermacher, établissant une co-dépendance
entre le niveau global et le niveau local du sémantisme.
De fait, dans les deux sections qui viennent, la question de la naturalisation
de l’herméneutique sera principalement abordée par ce biais : on essaiera, avant
toute réflexion conclusive ou toute prise de position sur le bien fondé de
l’exportation des concepts, de juger si, dans les modélisations ou les théories
neuroscientifiques, le “cercle de Schleiermacher” est déjà noué ou identifié à un
“cercle de Heidegger”, en essayant de donner un sens positif, dans le contexte, à
ce dernier. Selon ce que j’en juge, cette fenêtre de lecture s’avère un outil épisté-
mologique pertinent, adéquat à ce qui se trame dans les documents scientifiques
en cause : cela constitue d’ailleurs à mes yeux à soi tout seul un enseignement
important.

INTERPRETATION CONNEXIONNISTE DE LA LANGUE


Nous allons principalement commenter le travail sur la polysémie de Bernard
Victorri, accompli dans le laboratoire de Catherine Fuchs et en liaison avec elle
depuis une dizaine d’années aujourd’hui. Notre source de prédilection sera
l’article de 1988 « Modéliser la polysémie », qui est une formulation déjà
ample et réfléchie du programme, survenue tôt dans le processus de mise en
œuvre et de vérification. On pourra s’étonner de ce choix, à l’heure où un livre
– La polysémie1 – est paru qui expose plus complètement les tenants, les
aboutissants, les voies, les arrière-pensées et les futurs attendus de l’entreprise. Il
se trouve en fait que dans le texte que nous avons choisi, B. Victorri présente de
lui-même sa modélisation comme une modélisation de l’interprétation des
phrases, en accordant quelque profondeur psychologique au concept
d’interprétation, alors qu’en revanche, dans La Polysémie, le point de vue est
plutôt celui de la “construction du sens”, qui se prête moins directement aux
traductions et aux commentaires que j’ai en vue. Comme le fond du propos est
évidemment le même, du moins quant à l’essentiel, j’avais tout intérêt à profiter
de la proximité métaphorique de cette première rédaction plus succincte. Ce qui
ne m’interdira pas, bien entendu, d’évoquer les contenus du livre lorsqu’ils
apporteront une information complémentaire pertinente pour moi.

La question du contexte en IA linguistique connexionniste


Avant d’aller plus, loin, une remarque générale situant cette modélisation
dans le contexte du “connexionnisme linguistique” semble souhaitable. Que le
courant connexionniste ait souhaité depuis le début traiter du langage et de sa

1 .— C. Fuchs et B. Victorri, La Polysémie, 1996, Paris, Hermès.


192 Herméneutique et cognition

compréhension va de soi si l’on considère l’importance des questions


“linguistiques” pour l’intelligence artificielle. Ce qui est sans doute plus
intéressant est que, d’entrée de jeu, le connexionnisme s’est essayé à rendre
compte de la synthèse du sens en contexte. Dans le chapitre 19 du volume 2 de
Parallel Distribued Processing, la “Bible” théorique et programmatique du
connexionnisme, on trouve un article de McClelland et Kawamoto qui présente
un réseau capable d’“attribuer leurs rôles aux constituants des phrases” en
fonction du contexte1 . Ce réseau prend en entrée des phrases simples en anglais,
et, à partir d’une évaluation sémantique dynamique des éléments lexicaux
intervenant dans la phrase, construit correctement (dans la plupart des cas) l’arbre
syntaxique de la phrase, identifiant l’agent, l’objet, l’instrument ou le modifieur
(le verbe lui est donné comme tel au départ) : il effectue donc une sorte
d’analyse casuelle de la phrase. Pour donner une idée de la compétence espérée
pour ce réseau, citons l’article-source :
« Le but premier de notre modèle est de fournir un mécanisme qui peut
commencer de rendre compte de l’intervention conjointe de l’ordre des mots et
des contraintes sémantiques dans l’attribution des rôles casuels. Nous voulions
que le modèle soit capable d’apprendre à faire ceci sur la base de l’expérience
des phrases et de leur représentation casuelle. Nous voulions que le modèle soit
capable de généraliser ce qu’il apprenait à de nouvelles phases constituées à
partir de nouvelles combinaisons de mots.
En addition, nous avions plusieurs autres buts pour le modèle :
• Nous voulions que le modèle soit capable de choisir en fonction du
contexte la lecture appropriée de mots ambigus.
• Nous voulions que le modèle choisisse le cadre verbal approprié, cadre
défini en termes d’un patron d’arguments avec leurs traits sémantiques.
• Nous voulions que le modèle remplisse les arguments manquants dans les
phrases incomplètes avec des valeurs par défaut plausibles.
• Nous voulions que le modèle soit capable de généraliser ses assignations
correctes de rôles à des phrases contenant un mot qu’il n’avait jamais vu
auparavant, sur la seule spécification d’une des propriétés sémantiques du
mot »2.

La première phrase de la citation dit bien l’essentiel : il s’agit de rendre


compte – sur le mode de la simulation, comme c’est la règle en IA – de la
double incidence de la séquentialité des unités de sens (des sémèmes) et du
spectre sémantique revenant à chacune sur la synthèse du sens global des
phrases. Or, ce programme est bien une manière d’entrer dans le “cercle de

1 .— J.L. McClelland and A.H. Kawamoto, « Mechanisms of Sentence Processing: Assigning


Roles to Constituents of Sentences », in Parallel Distribued Processing, Explorations in the
Microstructure of Cognition, vol. 2, J.A. Feldman, P.J. Hayes et D.E. Rumelhart (Eds), 1986, MIT
Press, 272-325.
2 .— « The primary goal of our model is to provide a mechanism that can begin to account for
the joint role of word order and semantic constraints on role assignment. We wanted the model to
be able to learn to do this based on experience with sentences and their case representations. W e
wanted the model to be able to generalize what it learned to new sentences made up of novel
cominations of words.
In addition, we had several other goals for the model:
• We wanted the model to be able to select contextually appropriate readings of ambiguous
words.
• We wanted the model to select the appropriate verb frame based on the pattern of
arguments and their semantic features.
• We wanted the model to fill in missing arguments in incomplete sentences with plausible
default values.
• We wanted the model to be able to generalize its knowledge of correct role assignment to
sentences containing a word it has never seen before, given only a specification of some of the
semantic properties of the word » ; PDP II, 276.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 193

Schleiermacher” : la position dans la chaîne et la charge sémantique propre des


différents sémèmes déterminent une contribution semi-locale, qui entretient un
rapport à nouveau circulaire avec la teneur globale du sens.
Les précisions qui viennent ensuite sont de simples explicitations de ce
programme. Insistons sur l’aspect que reprend le dernier point : il s’agit aussi de
créer un réseau qui puisse être tenu pour opérer des généralisations : c'est-à-dire
que les corrélations qui apparaissent entre certains traits locaux du sens et les
formes globales que sont les rôles casuels doivent être obtenues avec une valeur
d’universalité, elle doivent être elles-mêmes acquises comme des sortes de
schèmes ouverts sur des applications ultérieures. On voit ainsi que l’ambition de
cette modélisation – comme de toutes les modélisations cousines – est de fixer
dans le fonctionnement machinique du réseau la double relation de l’universel et
du particulier caractéristique de la perspective herméneutique : l’universel
anticipe le particulier et se trouve jugé par lui, est à la fois avant et après. Dans
notre contexte, ce double rapport est présenté sur le mode empiriste,
sensiblement comme chez Langacker : l’universel résulte inductivement de
l’occurrence et l’agencement du particulier, mais il résulte avec une authentique
valeur d’universel, puisqu’il est déterminé comme attente de particuliers
ultérieurs. En sorte que l’aspect d’anticipation du particulier par l’universel est
donné après l’aspect de jugement de l’universel par le particulier, jugement qui
est lui-même plutôt envisagé comme un engendrement (comme le veut par
excellence l’inductivisme empiriste). Ce qui vient d’être dit suffit néanmoins à
nous convaincre que cette modélisation aborde la question sémantique
exactement à l’endroit qui nous intéresse depuis le début de ce livre.
Dans ce préambule destiné à éclairer la modélisation de Victorri en évoquant
une tendance profonde du connexionnisme linguistique, et en l’illustrant par une
modélisation qui a eu valeur de référence et d’incitation pour tout le courant, je
voudrais encore insister un peu sur les deux aspects essentiels que sont à mes
yeux d’une part la prise en compte de la séquentialité, d’autre part celle de l’effet
de contexte. À cette fin, je ferai valoir ce qui oppose à cet égard la présente
approche à celle de l’école chomskienne d’un côté, celle du morphodynamisme
d’inspiration thomienne d’autre part. Je serai ainsi amené à dire quelques mots de
la façon dont le réseau de McClelland et Kawamoto fonctionne effectivement,
pour juger de sa fidélité, dans le détail de son activité, à l’objectif formulé.
La question de la séquentialité est de la plus haute importance. Comme le
remarquent chacun à leur manière Rastier et Langacker, une présupposition
courante de la linguistique du type “grammaire universelle” est que le sens se
comprend à la lumière d’une structuration dont le “temps” est indifférent au
temps processuel du texte, en l’occurrence de la phrase : cette structuration est
ce dont est censé rendre compte, dans la doctrine générativiste originaire, l’arbre
de la structure profonde. Les réarrangements possibles d’une phrase dans sa
“structure de surface” ne donnent lieu en principe qu’à des variantes : nous
devons nier cette apparente diversité comme non sémantique, et rapporter les
variantes au même et unique arbre qui en fixe le sens, comme dans le cas
exemplaire de la tournure passive. La grammaire prévoit bien certaines exigences
sur la position des termes, comme celle qui place – génériquement – le
syntagme nominal sujet en 1 et le syntagme verbal en 2, mais ce qu’elle exclut
par principe est qu’un “fait occurentiel” pur, l’affectation d’un rang à tel ou tel
terme, produise comme tel de la signification. Cette conception correspond, on
194 Herméneutique et cognition

le voit, à une vision qui privilégie une certaine notion de forme atemporelle, ou
relevant d’un temps propre de son déploiement, comme âme du sens. Ce que
Jean Petitot a montré de façon profonde et convaincante dans son
Morphogenèse du sens1 , c’est que de telles formes pouvaient être considérées
comme toujours foncièrement géométrico-dynamiques : l’arbre chomskien de la
phrase devra être lui-même compris à la lumière d’une intrigue dynamique
profonde de la phrase “dictée” par le verbe, intrigue par le chemin de laquelle
s’organise la structure casuelle et prennent leur place formelle sles différents
actants. De cette structure l’arbre chomskien reflète quelque chose en la projetant
sur un arbre finitaire-discret, où la signifiance géométrico-dynamique des rôles
est oubliée. Quoi qu’on pense de la légitimité de la correction ou de
l’approfondissement ainsi apportés par le morphodynamisme, le principe déniant
toute valeur intrinsèquement sémantique au facteur positionnel n’est
apparemment pas remis en cause par elle ou lui : dans les deux lectures, le sens
est rapporté à une structure étrangère au temps linéaire de la phrase. Donc, une
modélisation sémantique restaurant pour cette linéarité une incidence sémantique
légale apporterait une rupture essentielle. Il est clair aussi que cette rupture est
exigée par le point de vue herméneutique sur le sens : pour celui-ci, le moment
d’occurrence – intra-existentiel, intra-textuel et même intra-phrastique – fait
partie de ce qui peut qualifier la situation, dont le sémantisme est supposé
dépendre à tous égards. Comme on va le voir, le modèle de McClelland et
Kawamoto n’accomplit pas une telle rupture. Pourtant, il est clair que la
technicité informatique a les moyens de prendre en charge la séquentialité : le
genre d’effectivité que possèdent les réseaux, ainsi que le genre de procédures de
vérification qui leur est associé, appelle pour ainsi dire l’intégration de la
séquentialité au traitement sémantique.
La question de l’effet de contexte est d’une importance égale. La conception
qui égalise le sens à une forme directrice de la phrase – évoquée à l’instant pour
être imputée à la fois au chomskisme originaire et au morphodynamisme
thomien – implique aussi, prise à la lettre, ou réduite à son style fondamental,
la non prise en considération de l’altération contextuelle du sens : si le sens est
une forme directrice, cette forme doit, pour être directrice précisément, se
déployer de manière architectonique, c'est-à-dire à chaque fois à partir de règles ou
de schèmes qui ne peuvent pas être affectés par ce qui les remplit ou ce à quoi ils
s’appliquent (soit, toujours, des éléments lexicaux particuliers). Selon cette
vision, c’est un sémantisme de verbe qui choisit des entrées lexicales convenant
à ses rôles, et pas le “cercle” de détermination émanant de la séquence des
stimulations sémantiques qui sélectionne la forme d’ensemble ainsi que les
sémantismes locaux.
Là encore, le passage au connexionisme invite à la prise en compte de cet
élément laissé pour compte par le “platonisme” spontané des points de vue
évoqués : il n’y a rien de plus naturel à modéliser dans un réseau qu’une
interdépendance entre termes ou fragments de détermination de termes. Si l’on
analyse de ce point de vue le passage du morphodynamisme thomien au
connexionisme, on voit que cette nouvelle possibilité est justement un bénéfice
apportée par ce passage : dans l’approche thomienne, la configuration
catastrophique est attachée à un potentiel déterminant un champ de vecteurs, dans

1 .— Petitot, J., 1985, Morphogenèse du sens, Paris , PUF.


Anthropologie linguistique et neurophysiologique 195

la transposition catastrophiste, ce champ de vecteurs est vu comme “engendré”


par une distribution d’interactions. Sur ce point, le modèle de McClelland-
Kawamoto – comme nous allons le voir – apporte ce qu’il promet, sa
principale vertu est de montrer par exemple comment le bon “homonyme” du
verbe broke1 est sélectionné en contexte.
Ajoutons encore qu’en dernière analyse, les deux aspects ne peuvent pas être
séparés : comment un contexte pourrait-il être réellement défini sans prise en
compte de la séquentialité du message ? Ce qui fait que certains éléments sont
“avec” au sens du contexte est leur proximité selon la séquentialité. Ce qui
permet un traitement comme celui du modèle de McClelland-Kawamoto où la
séquentialité n’intervient pas est simplement qu’on a “figé” ce qu’il fallait de
contexte et qu’on a nourri le programme d’emblée avec ces “formes de contexte
prélevées”.

Le modèle de “ sentence processing” de McClelland-Kawamoto


J’en termine avec ce préambule en décrivant quelque peu le fonctionnement
du modèle de McClelland-Kawamoto, comme annoncé. Les phrases d’entrée sont
représentées dans le système en trois temps :
— d’abord, à chaque élément lexical susceptible d’intervenir dans le lot de
phrases dont on veut acquérir la compétence, on associe un vecteur de traits
repérant le sémantisme du terme sur un certain nombre d’axes choisis (pour leur
signifiance vis-à-vis de l’attribution des rôles casuels justement) : il y a un
système d’axes pour les verbes (avec, par exemple, l’axe cause, susceptible de
prendre les valeurs oui, pas de cause et pas de changement, selon que le verbe
est causal, exprime un changement sans en dire la cause, ou n’exprime pas de
changement du tout) et un système d’axe pour les noms (avec, par exemple,
l’axe volume, susceptible de prendre les valeurs petit, moyen et grand, selon la
taille de l’objet désigné). Le codage est tel qu’à chaque possibilité de valeur
correspond une unité : par exemple, il y aura trois unités pour exprimer le
volume d’un nom, une pour small, une pour medium, une pour large, dont une
seule sera active en général. Lorsqu’un terme est polysémique (exemple :
chicken, qui peut désigner un poulet vivant ou cuit), il y a un vecteur par
acception, et on représente le terme par la moyenne de ces vecteurs ; dans le cas
des verbes, on choisit plutôt une acception générique.
— Ensuite, à chaque entrée lexicale de la phrase est associé un tableau
d’unités représentant le degré de conjonction en cette entrée de traits
sémantiques d’axes différents. Par exemple, un nom aura dans son tableau une
unité qui “dit” dans quelle mesure son sémantisme inclut la conjonction
genre=mâle et volume=petit. Cette unité reçoit son activation des deux unités
correspondant aux deux valeurs de trait dans le terme considéré, mais l’activation
résultante est stochastique : pour deux valeurs 1, l’unité de conjonction prend la
valeur 1 avec la probabilité 0,85, pour deux valeurs 0, avec la probabilité 0,15,
pour deux valeurs différentes, avec la probabilité 0,5.

1 .— Les possibilités étant : 1) broke agent-verbe-patient-instrument (Jean brise la vitre avec


un marteau) 2) broke agent-verbe-patient (Jean brise la vitre) 3) broke instrument-verbe-patient
(le marteau brise la vitre) 4) broke patient-verbe (la vitre se brise).
196 Herméneutique et cognition

— Finalement, les cases de ce second tableau sont toutes connectées avec les
cases de quatre nouveaux tableaux, un par rôle casuel (agent, patient, instrument,
modifieur). Chaque rôle appelle deux relata, l’un verbal et l’autre nominal pour
les trois premiers, les deux nominaux pour le dernier : la fonction agent est, par
exemple, assumée par un nom vis-à-vis d’une action exprimée par un verbe. Le
tableau associé à agent, conséquemment, contiendra une unité pour chaque
conjonction de trait de verbe avec un trait de nom (par exemple, cause=oui et
volume=grand). L’activation de l’unité, dans l’exemple, dit dans quelle mesure
ce qui est effectivement agent est grand et ce qui est effectivement action une
causation.
Comme les activations au deuxième niveau sont stochastiques, les
activations dans les quatre tableaux finaux le sont aussi. On effectue
l’apprentissage du réseau en modifiant progressivement les valeurs des forces
d’influence des connexions des cases des tableaux de niveau 2 vers les tableaux
de niveau 3, selon la méthode de convergence du perceptron, c'est-à-dire en
corrigeant ces influences au fur et à mesure en fonction de l’erreur commise. En
faisant tourner le système sur un réseau devenu compétent, le système produit à
partir de la phrase d’entrée quatre tableaux de rôles qui permettent de
“reconnaître” par leurs traits sémantiques les éléments lexicaux qui entretiennent
la “relation casuelle” liée au rôle : en “projetant” en quelque sorte le tableau sur
ses colonnes, on “voit” par exemple quel vecteur sémantique de nom sous-tend
les activations de conjonction avec les traits du verbe.
Ce dont le modèle rend compte, ce sur quoi il travaille en quelque sorte, c’est
la résonance ou l’affinité sémantique entre les relata de rôles : si une influence
de connexion d’une unité du tableau 2, exprimant un degré de cooccurrence entre
deux traits sémantiques dans un élément lexical, vers une unité d’un tableau de
niveau 3, exprimant jusqu’à quel point le couple de tel trait nominal d’agent et
tel trait verbal se réalise dans le fait d’agentivité de la phrase, possède de la force,
cela traduit le fait qu’en bilan sur le corpus, la co-occurrence de ces traits dans cet
élément lexical “appelle” une réalisation de l’agentivité dans la phrase de ce type,
incluant un tel couple. Le rapport sémantique de soi à soi de chaque mot exerce
en somme une pression pour l’actualisation d’un “élément” de forme
relationnelle, d’une esquisse sémantique de relation agentive. L’effet de contexte
est donc mis en scène ici comme causalité du sémantisme occurrentiel vers le
couplage sémantique structurant la phrase : chaque mot prétrace le visage sé-
mantique des relations de l’arbre. La résultante de ces influences va “fixer” le
verbe, l’agent et les autres rôles non pas comme occurrences lexicales
estampillées mais comme vecteurs de traits, c'est-à-dire acceptions de telles
occurrences : c’est de cette façon que l’on peut comprendre que le système sache
sélectionner une acception de broke ou de chicken. En mettant en entrée
l’acception générique de broke, on peut récupérer en sortie une autre acception
du même broke.
On peut essayer de juger jusqu’à quel point le système intègre à la
modélisation la fonction de la séquentialité d’une part, celle de l’effet de contexte
d’autre part.
Mais une première remarque s’impose d’abord : la modélisation prévoit en
fait que le sémantisme occurentiel “agit” par le truchement de son rapport de soi
à soi. Ce qui “envoie” de l’activité, c’est le tableau des conjonctions de traits sé-
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 197

mantiques de dimensions différentes dans le sémème, pour parler en termes


rastieriens. L’approche retient donc au passage l’enseignement de la sémantique
structurale : d’une part, elle semble emprunter le chemin d’une sémantique
componentielle en proposant pour chaque élément lexical un codage en traits sé-
mantiques, mais à vrai dire sans soutenir nullement la prétention réductrice d’une
telle sémantique (il est tout simplement affirmé dans l’article que les auteurs ne
croient pas à la notion d’un sens déterminé pour un élément lexical, en raison de
l’effet de contexte) ; d’autre part, et plus essentiellement, l’élément lexical
compte pour elle de manière différentielle, par l’intermédiaire d’une confrontation
de soi à soi où les autres sont en profondeur présents, puisqu’ils justifient le
choix des dimensions et l’identité des repères choisis sur ces dimensions. La
conception différentialiste du sens sur laquelle François Rastier insiste tellement,
où il voit la meilleure part de la contribution structuraliste à la linguistique,
intervient donc de façon essentielle dans cette modélisation. Nous verrons que le
modèle de B. Victorri entretient le même rapport de célébration et de
confirmation avec les vues structuralistes sur le langage.
J’en viens maintenant à la (brève) évaluation du modèle annoncée.
Le modèle accorde-t-il un rôle à la séquentialité d’occurrences constituant le
document linguistique comme tel ? À l’évidence, non. La séquentialité a joué
pour déterminer l’unité phrastique, ce qui fait que nous connaissons tels et tels
éléments lexicaux comme constituants d’une même phrase est originellement
leur voisinage séquentiel, mais si cet aspect a compté pour la compétence du
programme, c’est uniquement au niveau de l’analyseur qui opère en interface et
livre au système les unités qu’il code (et encore : il se pourrait que cet analyseur
lui-même travaille sur des entités déjà distinguées comme phrase, l’article ne dit
rien à ce sujet, à ce qu’il me semble). Ultérieurement, le système “ignore” si la
séquence est The hammer broke the window ou The window broke the hammer
(où the hammer resterait sujet), et, pire encore, il ne comprend et ne conçoit
même pas en sortie une telle différence : à un arbre conférant à la collection de
sémèmes (broke, hammer, window) une signification de phrase correspond
implicitement une unique actualisation séquentielle, ou plutôt, s’il en
correspond plusieurs, le système n’est pas préparé à interpréter ce qui les
distingue.
Le modèle prend il en charge l’effet de contexte ? Sans nul doute, comme
nous l’avons dit, il le fait en “construisant” au fil de l’apprentissage des
“vecteurs de détermination” selon lesquels le rapport de soi à soi d’une entrée
lexicale prétrace le visage sémantique des relations de l’arbre, le type sémantique
de l’instanciation par remplissement de rôle de ces relations. Si l’on examine les
choses seulement au niveau de ce que le réseau apprend et de la compétence qu’il
acquiert, ces vecteurs de détermination expriment uniquement une détermination
du global par le local, ou du moins de ce degré de globalité qu’est la
complémentarité sémantique entre relata casuels par ce niveau de localité qu’est
la table des conjonctions associée à un terme. En fait il n’en va pas tout à fait
ainsi, parce que les éléments lexicaux (le local) sont partiellement sous-
déterminés – en raison des homonymes – et la détermination sémantique des
relations de l’arbre peut retomber sur ceux-ci en les désambiguisant. Une
limitation du modèle, cela dit, réside dans le caractère fixé a priori en fonction
du corpus des dimensions retenues pour le codage des éléments lexicaux : un
198 Herméneutique et cognition

premier niveau d’interaction structurale, nous l’avons dit, est en fait présupposé
par ce moment de l’approche, il faut déjà avoir envisagé sur le mode différentiel
les significations pour disposer des axes sémantiques pertinents et des repères qui
les jalonnent. On peut se demander, d’ailleurs, si la voie suivie permettrait de
rendre compte, via des raffinements ad hoc, du phénomène contextuel que décrit
Rastier, et qui est la sélection d’une dimension sémantique par le contexte, ou
l’influence du genre ou de la dimension d’un sens sur le sémantisme des
voisins : il n’est pas clair, si l’on s’en tient au modèle comme il est présenté,
qu’un “type” sémantique pertinent pour la compréhension puisse émerger dans
cette valeur de pertinence de la séquentialité de la phrase. La détermination
contextuelle émane de la subsomption de l’élément lexical sous des prédicats
préparés, et concerne une description sémantique des relations de l’arbre
similairement préparée.
Convaincus que notre lecteur aura déjà compris et senti à quel point cette
problématique de modélisation “marche sur les brisées” de l’herméneutique, nous
abordons maintenant la modélisation sur laquelle nous voulions principalement
faire porter notre attention.

Contenu du modèle morphodynamique de B. Victorri


Il s’agit, donc, d’une modélisation de la polysémie. Les premiers chapitres
du livre La polysémie, à la différence de l’article sur lequel nous allons plus
nous pencher, présentent de façon ample et riche le phénomène visé, et la
perspective dans laquelle une modélisation est entreprise. La polysémie, lit-on,
est un phénomène omniprésent dans la langue, le cas où une unité lexicale
produit un sens univoque doit être regardé comme l’exception : en témoigne
aussi le fait que les unités les plus courantes sont en même temps les plus
polysémiques (par exemple, un verbe comme marcher). À la notion de
polysémie se rattache immédiatement le problème théorique le plus fondamental
de la sémantique au moins, de la linguistique sans doute, celui de l’individualité
et de l’identité du sens : si l’on veut, en effet, étudier la polysémie, il faut en
principe la distinguer de l’homonymie, il faut savoir dans quel cas on regarde
deux significations supportées par un signifiant identique comme les signifi-
cations de deux unités lexicales distinctes réalisées de façon identique dans le
système expressif1 – auquel cas il s’agit d’homonymie – et dans quel cas on
juge au contraire que les deux significations correspondent à deux acceptions
d’un même élément lexical – auquel cas il s’agit de polysémie proprement dite.
Mais poser le problème d’un tel critère, c’est évidemment aborder de front la
question de la corrélation signifiant-signifié constitutive du signe, et de
l’identitification des termes de base du système expressif, c'est-à-dire encore, au
fond, poser le problème du sens – de son individualité, de son identité – dans
toute sa radicalité.
L’approche de B. Victorri et C. Fuchs se caractérise alors par la conjugaison
de deux choix fortement marqués, qui placent la recherche dans son cadre
spécifique :

1 .— Constituées des mêmes phonèmes, ou des mêmes graphèmes selon le niveau


d’identification pris en compte.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 199

— la polysémie est étudiée avant tout comme variabilité au sein de laquelle


le contexte sélectionne : on se donne pour but non pas purement et simplement
de connaître la diversité des acceptions que supporte a priori une unité lexicale,
mais aussi ou plutôt de comprendre comment et pourquoi le contexte d’une
phrase sélectionne une et une seule acception de ce spectre ;
— l’hypothèse générale est que les “valeurs” qui comptent et déterminent la
signification en langue sont privilégiées sur le fond d’un continuum de
possibilités ; on ne conteste pas la discrétion du système fonctionnel de la
langue, à tous égards et à tout niveau, ni la discrétion en fin de compte du jeu de
“positions” échangées qui constitue intersubjectivement la signification, mais
on postule que ces positions renvoient à un continu relativement auquel elles
sont en quelque manière remarquables. D’où il résulte que le “filtrage” discret du
sémantique consistera, notamment, en ce que des positions proches d’une
position remarquable lui seront assimilées ; et que les distinctions catégorielles
comme celle de l’homonymie et de la polysémie devront être comprises à la
lumière d’une différenciation en milieu continu, associant à chaque catégorie sa
région et son destin. Ce second choix est, en substance, celui du paradigme
morphodynamique, mais nous serons tout particulièrement intéressés à
comprendre dans quel style il est ici embrassé.
La conception du sens à laquelle B. Victorri et C. Fuchs s’arrêtent et qu’ils
explicitent avant d’exposer la modélisation elle-même doit être envisagée à la
lumière de cette double option. Elle se formule comme suit, pour un énoncé,
d’abord :
« (…) nous définirons le sens d’un énoncé-type comme la contribution
constante du matériau linguistique dont il est constitué au sens de toute
occurrence de cet énoncé »1.

Puis pour une expression quelconque :


« On appellera sens de l’expression l’ensemble constitué par son apport
propre, qui est le facteur invariant, et les règles qui régissent l’interaction de c e
facteur avec l’ensemble des énoncés dans lesquels elle peut être insérée et qui
conduisent à lui attribuer un sens dans chacun de ces énoncés. C’est en somme
le mode d’emploi sémantique de l’expression, que l’on pourrait, de manière
caricaturale, décliner ainsi : insérée dans telle position dans tel type d’énoncé,
elle acquiert tel sens ; insérée dans telle autre position dans tel autre type
d’énoncé, elle prend tel autre sens »2.

Cette convention définitionnelle, pour commencer, regarde à l’évidence le


sens comme lié à un effet de contexte. Dans le cas des énoncés, le sens est conçu
purement et simplement comme le noyau invariant de la diversité des valeurs
selon le contexte des énoncés voisins. Mais finalement, lorsqu’on formule une
définition du sens des expressions élémentaires, on intègre aussi au sens la règle
qui produit le sens en contexte, la spécification de la transformation
noyau+contexte→ (sens en contexte). Cette conception porte ouvertement la
marque de la première option, de la volonté d’étudier la sélection polysémique
comme fonction du contexte. Mais il faut aussi la comprendre à la lumière de la
seconde option : les valeurs noyaux et les règles du sens ne devront pas, en
principe, être identifiées à des unités déjà explicites-discrètes et des schèmes de

1 .— Fuchs, C. & Victorri, B., 1996, La polysémie (abréviation LP), Paris, Hermès, 27.
2 .— LP, 37.
200 Herméneutique et cognition

réécriture, mais à des positions, des régions, des principes de contamination, de


répartition ou de synthèse dynamico-géométriques.
Sans plus de glose et d’introduction, entrons dans la modélisation elle-
même.
L'article « Modéliser la polysémie »1 décrit d’abord le phénomène de
polysémie comme celui du conflit des interprétations : il y a polysémie
lorsque l'énoncé est sémantiquement indécis en raison de la possibilité de le
soumettre à plusieurs interprétations. Le fait qu’une même unité lexicale donne
lieu à deux sens se traduit par ceci qu’elle peut être doublement interprétée : la
modulation interprétative est ce qui dans sa diversité authentifie l’invariance d’un
support, et de quelque chose ayant trait au sémantique de ce support, on le
devine.
Pour reprendre l'exemple avancé dans l'article, il faut distinguer les énoncés
(b) Une minute plus tard, le train déraillait.
et
(b') Ou le conducteur intervenait à la dernière minute, ou le train
déraillait.
L'énoncé (b') est référentiellement ambigu, il ne permet pas de savoir, en se
fiant à lui, si le train a déraillé ou non (cela dépend de l'intervention ultime du
conducteur, dont rien ne nous dit qu'elle a eu lieu). Mais il n’est pas
polysémique, il n'y aucun doute sur ce qu'il dit : à savoir précisément que
l’advenue ou la non-advenue du déraillement se déduit de l'information sur
l'intervention du conducteur.
En revanche, l'énoncé (b) s'entend de deux manières, ou bien comme disant
que, si les circonstances étaient demeurées les mêmes une minute de plus, le
train eût déraillé, ou bien comme narrant que le train a effectivement déraillé une
minute après un événement de référence. La différence est que, cette fois, la
disjonction ou … ou … s'articule au niveau métalinguistique de l'interprétation,
de l'entente, dans le vocabulaire qui vient d'être le mien.
Le but de l'article de B. Victorri est donc de fournir un analogon dynamique
de ce ou … ou … méta, le ou… ou … de l'interprétation. Il adopte à cette fin
une construction théorique de l'interprétation, dont je résume maintenant les
principes :
— le sémantisme ouvert pour un énoncé est un espace où chaque
position figure une valeur sémantique ; cet espace peut être conçu en général
comme une variété différentielle produit, chaque facteur correspondant à une
dimension sémantique, suivant laquelle l'énoncé peut prendre une valeur
oscillant entre deux valeurs polaires.
— l'interprétation dépend d'indices contextuels. Ces indices sont des
facteurs sémantiques décelables dans le contexte susceptibles d'influencer
l'interprétation de l'énoncé. Par exemple, pour l'interprétation du sens de
l'adverbe encore dans une phrase, le type de procès indiqué par le prédicat de la
phrase (en substance, le terme verbal) est important. La modélisation, une fois
de plus, décrit les indices par la présence ou l'absence de certains traits
élémentaires (ainsi, le procès peut être ou n'être pas terminatif, statif, sécable,
etc.), et les indices sont en fin de compte idéalement considérés comme des

1 .— B. Victorri, « Modéliser la polysémie », T.A. informations 1988, N° 1-2, 21-42.


Anthropologie linguistique et neurophysiologique 201

points d'un hypercube obtenu en faisant le produit avec soi d'autant de segments
[0,1] qu'il y a de traits pertinents.
— l’objet mathématique fondamental du modèle est une application qui
à chaque élément de l'espace des indices – donc à chaque qualification du
contexte – associe une fonction sur l'espace sémantique, fonction qui est
dénommée “cas de figure de l'interprétation” : sa valeur en un point de l'espace
sémantique est en quelque sorte le degré d’invraisemblance de la valeur
sémantique considérée dans le contexte dont la fonction est l'image. Sont donc
privilégiés par le “cas de figure” les minima de la fonction, les valeurs en
lesquelles il y a minimum étant des valeurs de plausiblité maximale (localement
en général). Pour fixer, les idées, montrons (à la figure 22) comment il faut
concevoir le “cas de figure de l'interprétation” associé aux deux énoncés (b) et
(b') envisagés tout à l'heure.

(b')
(b)

exclu possible certain exclu possible certain

Figure 22 Géométrie de l’ambiguïté


L’espace sémantique est ici réduit à une droite, le long de laquelle on repère
ce qu’il en est du déraillement du train. L'énoncé (b) place le sujet devant deux
possibilités interprétatives, qui sont incarnées par deux minima de la fonction
d’invraisemblance au-dessus des valeurs exclu et certain respectivement,
l'énoncé (b') dit de manière univoque une indétermination ontique, et sa fonction
d’invraisemblance ne présente donc qu'un minimum, au dessus de la valeur
possible.
B. Victorri propose de lui-même une esquisse de description ou transcription
psychologique du processus d'interprétation tel que reconstruit par ce modèle :
« Il est aussi possible de donner une interprétation psycholinguistique de ce modèle.
En effet, on peut considérer la fonction d'interprétation comme une fonction potentielle
définissant une dynamique dans l'espace des significations. Concrètement cela revient à
décrire le processus d'interprétation comme un processus temporel, le sujet interprétant
se trouvant dans un état initial donné qui va évoluer en fonction des indices linguistiques
présents et se stabiliser dans un état final à la fin du processus. Si l'on associe à chaque
état du sujet un point dans l'espace des significations, la dynamique dérivée de la
fonction potentielle engendre un déplacement du point suivant la ligne de plus grande
pente de la fonction et conduit à une stabilisation sur l'un de ses minima.
Cette perspective permet de rendre compte par un même mécanisme de la diversité
des comportements interprétatifs des sujets. Ainsi, le comportement du lecteur pressé
correspond à une trajectoire simple dans l'espace des significations à partir d'un point de
départ entièrement déterminé par “l'état d'esprit” du sujet. Dans un cas d'ambiguïté, le
lecteur ne prend même pas conscience de l'existence de minima autres que celui sur
lequel il se stabilise. On peut d'ailleurs remarquer que le processus sera d'autant plus
court que le point de départ est proche d'un minimum, ce qui donne tout son sens à la
notion d'anticipation. Mais le lecteur peut aussi “revenir” sur une expression et parcourir
alors une autre trajectoire qui lui permettra de prendre conscience de l'ambiguïté. Enfin,
on peut modéliser le comportement du linguiste qui analyse systématiquement tous les
202 Herméneutique et cognition

bassins pour en tirer une vision d'ensemble de la configuration interprétative de


l'expression. »1

Cette explication montre bien en quoi consiste l'interprétation ici proposée


de l'acte interprétatif en termes duquel le phénomène polysémique est compris.
La situation de l'interprétation est interprétée par le paysage d'attracteurs – id est
en l'occurrence le tableau de variation de la fonction potentiel appelée fonction
d'invraisemblance par moi et fonction d'interprétation par Victorri. La
contingence et la singularité de cette situation sont interprétées par le point de
la variété interne où tombe l'état d'esprit du lecteur, et qui détermine lui-même
l'attracteur sur lequel il se stabilise. La décision de l'interprétation est interprétée
par le déterminisme de la stabilisation justement, c'est en ce sens qu'il y a
artificialisation ou naturalisation de l'herméneutique (selon que l'on prend au
sérieux ou non le psycho de psycholinguistique). Le comprendre décrit par le
modèle met en jeu une temporalité anticipante : il est fait état d’une
hypothétique faculté d'anticiper son propre état d'esprit afin d'optimiser la
stabilisation, l’esprit est décrit comme s’adaptant sans cesse par avance à la
décision dynamique du sens, et donc comme la pilotant à un certain niveau, ou
du moins comme faisant sienne la finalité de la décision interprétative du sens.
Enfin, le discours de B. Victorri prévoit une sorte de position neutre du savoir
au-delà des interprétations, et qui se définit comme l'exploration exhaustive des
possibilités d'interprétation, position dont on dit qu'elle est elle-même modélisée
par le modèle, ce qui reviendrait à dire, si j'entends bien, que le caractère total du
regard apporté par le modèle dans sa déterminité mathématique serait une
représentation indirecte du modélisateur lui-même : du “sujet transcendantal” du
sens, aurait-on envie de dire, en rappelant à cette occasion que François Rastier
énonce quelque chose d’assez semblable lorsqu’il assigne à la sémantique
interprétative la tâche de prédessiner les parcours interprétatifs possibles des
textes.

Discussion du modèle
Les termes mêmes qu’utilise Bernard Victorri pour présenter son modèle
nous montrent que pour lui, à ce moment de sa recherche au moins, le réseau
qu’il a conçu et rendu compétent “interprète”. Et nous avons vu, mieux encore,
que cette performance interprétative, il se la représente comme une figuration
schématique de celle de la psychè humaine, il décrit le geste interprétatif mis en
scène par son modèle en analogie avec l’accomplissement psychologique de la
compréhension du langage. On aurait donc, avec cette modélisation rendant
compte de la désambiguisation des termes polysémiques en contexte, un
exemple d’herméneutique artificielle témoignant en faveur d’une herméneu-
tique naturalisée, d’un fonctionnement herméneutique de la psychê. Pourtant,
selon la méthode adoptée depuis le début de cette section, nous devons soumettre
ce sentiment à une épreuve critique, en nous demandant dans quelle mesure les
trois moments du dispositif herméneutique sont repris dans la construction
théorique de Victorri. Cela nous permettra aussi de juger si son emploi du
vocabulaire interprétatif correspond à quelque chose de profond, ou si, comme

1 .— MP, 26.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 203

tendrait à la faire croire le fait que ces formulations ont été abandonnées dans la
rédaction ultérieure du livre, il ne s’agissait là que d’une “façon de
communiquer”.
La flèche
La “situation herméneutique”, nous l’avons vu, est représentée dans cette
modélisation par la fonction d’invraisemblance, ou, si l'on préfère, par le
paysage d'attracteurs qu'elle détermine. Ou plutôt, ce qui précède n'est encore pas
tout à fait exact, car ce paysage n'est à la lettre que le champ de possibilité
sémantique de la situation, résultant de la somme des influences contextuelles :
cette distribution du possible est pour ainsi dire le legs des différents indices
contextuels. La situation totale inclut aussi ce qui est la projection du sujet en
ou devant cette distribution : la sélection d'un point de l'espace sémantique, dont
va dépendre l'attracteur de stabilisation. D'ailleurs, Victorri est prêt à penser le
contrôle de la sélection de ce point par le sujet, comme en témoigne la fin d'une
citation que nous avons donnée. Si on prend la situation comme la simple
donnée du paysage d’attracteurs, on refuse implicitement le cadre herméneu-
tique : ce dernier “veut” qu’une situation soit toujours une implication orientée,
ce que j’ai appelé la flèche est justement ce “phénomène“ originaire
d’implication (ou de sollicitation).
Selon mon analyse, le modèle de Victorri comprend la flèche comme celle de
l'entrée dans l'interprétation : celle-ci a un aspect décisoire, événementiel, qui
est la sélection d'un point dans un espace (sémantique), mais elle est inséparable
de cette sorte de “préparation passive” qu’est la polarisation dynamique de la
qualité dans cet espace par le contexte (en se déterminant selon la dynamique
induite par le contexte, les attracteurs font de l’espace de projection qu’est
l’espace sémantique un champ inducteur de qualités).
On peut raffiner la discussion en observant que dans un tel dispositif, la
“chute” du sujet dans la situation herméneutique passe en quelque sorte au niveau
méta-théorique. Victorri l’évoque uniquement dans le parallèle psychologique
qu’il propose, et plutôt comme un acte libre (le sujet anticipe un point de la
courbe pour aller optimalement à un attracteur) : il ne prend pas en charge, dans
le modèle proprement dit, une naturalisation de la sélection d’attracteur, la
rapportant à quelque mécanisme mathématiquement déterminable. Dans le
modèle catastrophiste général, on prévoit en principe une physicalisation de la
sélection : la convention de Maxwell, notamment, inscrit la sélection comme
nécessité, analogisée à la nécessité variationnelle classique de la physique (c’est
toujours l’attracteur incarné par le plus petit minimum qui est choisi, en sorte
que le point de chute dans la fibre où se tient la dynamique interne – ici “l’espace
sémantique” – n’importe plus). Peut-être la convention du délai parfait
constitue-t-elle à cet égard une sorte de demi-mesure : la sélection s'“explique”,
si l’on veut, par la trajectoire des sélections, résumant les positions de
projection dans l'espace sémantique (en général la fibre) à chaque instant, elle est
“déterminée” au sens d’une contamination le long du continu par le passé de
cette trajectoire, mais celle-ci dans sa globalité n’est pourtant pas nécessairement
rapportée à une nécessitation mécanique “externe”, à des équations de contrôle
supplémentaires. Donc la convention du délai parfait peut “traduire” la façon
dont un choix de qualité se prend dans sa propre loi, dont une décision se projette
en nécessité. Pour discuter jusqu’au bout de la contingence de la flèche dans le
204 Herméneutique et cognition

modèle de Victorri, remarquons enfin que, même si une nécessitation physique


de la sélection était fournie par la théorie, il resterait la relativité interprétative
du paysage des attracteurs lui-même : la situation herméneutique consiste aussi
dans une configuration des possibles fournie par les indices contextuels, et on
peut plaider que les décisions d’interprétations incluses dans cette donation ne
sont pas toutes psychologiquement agies (que certaines, comme le dit Rastier,
sont dictées par le méta-contexte d’une norme sociale).
En bref, la flèche se maintient dans le modèle de Victorri, mais
1) elle est partiellement renvoyée au niveau méta-théorique, dans la mesure
où la sélection du point de l’espace sémantique n’est pas prise en charge dans le
modèle.
2) la dimension passive et la dimension active de la situation ne sont pas
vraiment assumées comme du même ordre et liées dans une relation de co-
détermination : le processus qui délivre un paysage d’attracteurs à partir du
contexte n’est pas envisagé dans une relation essentielle, figurée dans le modèle,
avec le ou les événements de sélection.
3) Dans ces conditions, on peut se demander si la directionnalité de la flèche,
ce qui est après tout le plus important, est une vraie directionnalité : il est
difficile de regarder comme une direction dans une dimension propre ce qui se
définit par la ponctualité d'une instance métathéorétique à la source et un point
d’un espace dynamique sémantique au but.
Telle quelle, néanmoins, partagée de façon étrange, en partie transversale au
modèle, la flèche de Victorri nous met bien dans l’élément de l’herméneutique.
Elle nous rappelle si l’on veut le problème de la spatialité du Dasein au sens de
Heidegger, qui se voue à l’espace en même temps qu’il est supposé l’engendrer,
qui se repère dans un monde dont sa projection est l’ouverture configurante.
Le cercle
Tout d’abord, il faut observer qu’en exposant sa modélisation, Bernard
Victorri semble retrouver le fameux cercle, il en rencontre la structure et la
signale avec une remarquable acuité. Cela se produit à l'occasion de la décision
méthodologique fixant le statut des indices :
« – les indices présents dans le contexte forment eux-mêmes un système : la
valeur d'un seul d'entre eux ne suffit pas, à de rares exceptions près, à forcer
une interprétation. C'est l'ensemble des indices qui détermine le processus décrit
ci-dessus. En fait, il y a une part d'arbitraire dans notre approche qui consiste à
isoler une expression de l'énoncé pour l'analyser. Les indices qui vont nous servir
à cette analyse sont portés en général par des expressions tout aussi
polysémiques que celles que nous étudions, et une théorie générale devra
s'articuler autour du rapport entre un ensemble d'expressions localement
polysémiques et le processus global d'interprétation de l'énoncé. »1

Dans le cadre d’une “théorie générale”, donc, l’effet de contexte serait décrit
comme une interaction, soit une détermination circulaire.
La difficulté est réévoquée lorsque, détaillant quelque peu le contenu formel
du modèle, Bernard Victorri évoque le repérage des indices par les sommets d'un
hypercube :
« Comme nous l'avons déjà fait remarquer dans notre première partie, il y a
un problème de fond qui se cache derrière l'attribution de valeurs à certains

1 .— MP, 23.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 205

indices. Quand ces indices sont portés par des expressions elles-mêmes
polysémiques, il y a souvent une relation étroite entre le choix d'une valeur pour
cet indice et le type d'interprétation de l'expression que l'on étudie. Nous nous
sommes efforcés de briser ce cercle vicieux en limitant le codage de ces indices
à des informations qu'une machine pouvait obtenir dans le contexte immédiat lui-
même. Nous sommes conscients de la précarité de ce critère, mais une fois de
plus, il s'agit là d'une première étape : le problème de fond trouvera de lui-même
sa solution quand nous serons à même de modéliser les interactions entre
plusieurs expressions polysémiques dans un même énoncé. »1

Ici le mot magique cercle est prononcé, seulement pour nommer la menace
d’une inconsistance, d’un cercle vicieux il est vrai ; mais la fin du passage nous
informe à nouveau de ce qu’il devrait y avoir, au fond, un (bon) cercle
d’interaction.
En fait, la problématique du cercle est aussi croisée à un autre moment de la
modélisation, plus en amont : lorsque le modélisateur choisit d'identifier les
valeurs polaires autour desquelles se détermine l'espace de signification de
l'énoncé à ses paraphrases admissibles :
« Ce choix des paraphrases comme éléments de sens est discutable. En effet
chaque paraphrase présente un degré de complexité équivalent à l'énoncé initial,
et s'il est vrai qu'elle “tire” le sens de l'énoncé dans une direction particulière,
elle le fait dans plusieurs dimensions du champ à la fois, et n'a donc pas c e
caractère élémentaire souhaitable. De plus, certaines contraintes syntaxiques
peuvent rendre une paraphrase inadmissible pour des raisons autres que
sémantiques (nous avons essayé de nous prémunir contre ce phénomène en
admettant des variantes pour certaines des paraphrases). Mais ce choix a un
énorme avantage qui nous a fait passer outre ces objections : il permet de
travailler de bout en bout à l'intérieur du système de la langue, en utilisant des
critères strictement linguistiques dans la détermination des interprétations. »2

Le problème de la paraphrase est un problème qui, pour autant que j'en juge
bien, traverse toute la linguistique, indépendamment de l'effort original de
modélisation commenté ici, et il se rattache effectivement au cercle
herméneutique. La nécessité et l'insuffisance des paraphrases réside dans cette
clôture du sens qui fait que le sens ne s'explicite que dans des phrases, qui en
sont toujours à nouveau des implicitations, nécessité qu'affronte comme
l'obstacle à contourner tout projet de naturalisation du sens, cependant que
l'insuffisance corrélative est le fardeau que traînent tous les projets de description
exacte du sens. La circularité qui affecte les explicitations paraphrastiques du
sens résulte aussi de la résistance du sémantique à toute articulation
compositionnelle de lui : les paraphrases reprennent “globalement” le sens
qu’elles sont supposer éclairer au lieu d’en mettre à plat et en série
d’hypothétiques constituants élémentaires. Ce qui nous ramène au cercle
herméneutique de Schleiermacher, celui de la double dépendance du local et du
global en sémantique.
En tout cas mes citations prouvent que, dans sa modélisation, Bernard
Victorri a en quelque sorte la volonté d'assumer le cercle dans plusieurs de ses
formes. D’un côté, il souhaite mettre en œuvre un réseau qui “traduise” le cercle
de Schleiermacher dans ses interactions, de l’autre, il veut garder sa construction
théorique, dans son ensemble liée à la clôture paraphrastique du sens, en tant que

1 .— MP, 33.
2 .— MP, 33.
206 Herméneutique et cognition

celle-ci définit la compétence et le point de vue de la linguistique, du savoir


adéquat et autorisé de la langue.
Quel commentaire peut-on faire sur ce “traitement du cercle”, du point de vue
comparatiste et philosophique qui est le nôtre ?
D’abord la modélisation informatique réalise dans la mécanique d'un réseau
la dépendance des situations interprétatives sur les indices contextuels. Elle
explore jusqu'à quel point on peut machiniser la co-dépendance du cercle de
Schleiermacher, ou du moins d'une forme de ce dernier : la relation local-global
limitée au sémantique, le global étant identifié au niveau phrastique et le local
au niveau lexématique. C’est ce qui me conduit à parler d’herméneutique
artificielle : si l’on oublie la référence à la psychologie cognitive commentée
plus haut, qui reste à tous égards facultative, rien ne dit que le fonctionnement
du réseau doive être conçu comme celui de la nature en l’homme.
Comme mécanisation, néanmoins, elle rend causale la circularité herméneu-
tique, elle en élimine la dimension intentionnelle, la dimension de motivation.
Mais elle le fait en imputant cette causalité au sémantique lui-même : en cela,
elle diffère profondément des “réductions” morphodynamiques par ailleurs
envisagées. La “dynamique” mise en scène par le réseau n’est pas celle de
l’énergétique de l’esprit, ou des processus spatio-temporels que recueille ou
mime le langage, elle est celle de la détermination sémantique elle-même, la
fonction selon laquelle l’occurrence en phrase d’un terme “pousse” à
l’actualisation de certaines possibilités sémantiques recelées par un autre terme.
Comme dit parfois Bernard Victorri, il s’agit d’une certaine manière de
“représenter” le jeu différentiel du sens dont parlait le structuralisme.
S’il faut le mesurer, le “déficit” de la simulation par rapport à une
conception véritablement herméneutique de l'interaction se formulerait
probablement des deux manières suivantes :
— d'une part, elle présente l'influence sémantique comme une détermination
donnée, non variable et intrinsèquement inentravable, et dont l'effectuation est
causale (c'est le déficit qui est inhérent à la notion même de simulation
machinique) : selon la simulation, le sens perd localement tout “choix de lui-
même”. Cela revient à dire que l’approche n’intègre pas une “flèche” herméneu-
tique immanente au sens.
— D'autre part, mais c’est la même chose, elle immobilise le jeu de
l'interaction sémantique dans un mécanisme n'ayant pas besoin de la projection
en lui d'un sujet pour opérer. La flèche n’est pas non plus clairement rattachée à
un moment de subjectivation, et le cercle se trouve donc orphelin de toute
implication d’un Dasein.
Dans une certaine mesure, ce double déficit est reconnu et thématisé dans le
livre La Polysémie : il est bien précisé que le modèle rend compte du
dynamisme de la polysémie “en langue” et laisse de côté la dimension de la
parole, soit justement de la situation complète où un sujet se place et se joue.
Le choix de décrire en termes de construction du sens ce qui était d’abord
présenté comme interprétation des énoncés polysémiques correspond, peut-être, à
la volonté de réintroduire la dimension subjective. Selon toutes probabilités,
cette option éloigne néanmoins le modèle du cadre herméneutique, et peut-être
est-ce une fatalité si l’on veut faire porter des fruits scientifiques à l’entreprise :
comment, en ne séparant pas la dynamique du sens de l’implication subjective,
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 207

et en gardant de celle-ci une vision destinale, pourrait-on proposer un système


machinique ayant des vertus opératoires ?
Le parler
Dans la simulation de Victorri, ce que la machine produit, ce sont stricto
sensu des interprétations : il y a stabilisation en un minimum de la fonction
d'invraisemblance, qui vaut comme sélection d'une acception, d'un sens. Mais
cela ne rend pas le moment du parler présent dans le modèle, cela ne fait pas
qu’il soit “couvert”. La flèche ou le projet du sens sont représentés par le
paysage d'attracteurs d'une part, par la sélection locale d'un point de l'espace
sémantique d'autre part. La résolution qu'enfante cette situation herméneutique
arrive au bout d’un cercle d’interaction comme une stabilisation, une affectation
des valeurs en attente : a priori pas comme une articulation. Mais le parler,
selon le dispositif de référence, c’est l’achèvement dans un texte explicite d’une
articulation d’abord projetée.
On retrouve peut-être ici certains aspects de la critique adressée par Fodor et
Pylyshyn au connexionnisme : le principe d'une modélisation de la synthèse du
sens par une stabilisation évince la représentation qu'on peut se faire par ailleurs
de la signification (achevée, transmissible) comme une articulation. La tradition
herméneutique demande que l'on conçoive cette articulation de quelque chose qui
est d'abord ouvert, esquissé, mais elle s'accorde avec la tradition
“propositionnaliste” pour assimiler l'effectivité de la signification à une
articulation.
Dans la modélisation de Victorri, le choix de s’adresser au sémantique
comme tel semble interdire de concevoir ensuite le sens en tant que résultant
comme une articulation. L’enjeu de cette remarque, ou plutôt la demande
implicite qu’elle adresse aux modélisations, c’est d’essayer une “reprise” de
l’herméneutique dans le cadre connexionniste qui intègre la dimension
syntaxique.
Il faudrait, en fait, que le cercle de Schleiermacher soit d’un côté modélisé de
façon assez large pour que la structure syntaxique puisse être un résultat de sa
stabilisation, de l’autre mis en résonance avec un “cercle de Heidegger” rattachant
la flèche à une implication du Dasein. À moins qu’une telle plénitude de la
reprise ne convienne pas à l’intention modélisante.

HERMENEUTIQUE NEURALE ?
Le computo-représentationnalisme avait construit tout un système de raisons
raisonnables pour maintenir hors du champ cognitif la connaissance du substrat
neurologique de l'activité mentale. Cette connaissance, en principe, ne devait
servir qu'à comprendre l'enracinement organique d'une intelligence dont les
opérations et le mécanismes eussent été rendus clairs par ailleurs. En fait, les
traités et les articles avouaient souvent, au détour d'un argument, que la
connaissance positive de l'implantation pouvait avoir des conséquences non
négligeables sur la représentation théorique d'ensemble de l'activité cognitive.
Dans l'ouvrage de Pylyshyn, on exprime ainsi cette vraisemblance en disant que
la structure des entrées-sorties n'est pas sans retentissement sur la caractérisation
de la machine informavore qu'est la pensée : on l'exprime dans les termes
208 Herméneutique et cognition

imposés par le paradigme computo-représentationnaliste, en l'occurrence, ici,


ceux de l'analogie directrice de l'ordinateur, c’est ce qui conduit Pylyshyn au
concept d’architecture fonctionnelle.
Comme il a été déjà rappelé, le point de vue computo-représentationnaliste a
subi depuis les années 1980 en tout cas une critique générale : il est désormais
soumis à une concurrence non évidemment illusoire, de la part du point de vue
“connexionniste” et plus généralement morpho-dynamiciste d'abord, mais aussi,
plus récemment, de la part du point de vue dit de la “vie artificielle”. Cette
critique et cette concurrence ont des aspects purement théoriques ou
philosophiques : il s'agit de rapprocher les sciences cognitives de la physique, de
prendre en compte les aspects spatiaux, temporels, dynamiques de la pensée, de
rétablir dans ses droits ontologiques et méthodologiques le continu, ou bien de
faire place à un certain nombre d'évidences psychologiques ou
phénoménologiques trop systématiquement minimisées par le computo-
représentationnalisme. Nous avons déjà vu amplement tout cela. Mais il s'agit
aussi – cette intention me semble commune à tous les “post-cognitivismes” –
de faire entrer la structure et les processus neuraux dans la discussion cognitive,
de développer une compréhension et des modèles de la cognition dont
l'événement neural qui la sous-tend soit une composante essentielle, et non plus
un facteur réprimé, maintenu dans l'ombre. La plupart des options théoriques du
post-cognitivisme sont justifiées à la fois sur le plan de la méthodologie et des
considérations générales et sur le plan de leur conformité avec ce que l'on sait de
la neurologie.
De là résulte qu'il est aujourd'hui naturel et possible de confronter toute idée
que l'on se donne du fait de la pensée avec la connaissance neurologique : peut-
être pas exactement pour juger cette idée au nom de la viabilité d'une
implantation qui l'illustre, mais tout de même, au moins, pour expérimenter si
un imaginaire prolongeant la vérité neurologique acquise peut lui être adjoint qui
résonne avec elle. Disons que c'est à une opération intellectuelle de ce genre que
nous allons nous livrer maintenant : nous allons étudier si certaines pièces
disponibles de la description neurologique de la pensée suggèrent une image
convaincante de l'herméneutique naturalisée dont il a déjà été souvent question.
Pour cela, nous nous appuierons surtout sur l'ouvrage The Remembered
Present de G. M. Edelman1 .
On pourra s’étonner de trouver dans les pages qui suivent une restitution
assez riche – ou en tout cas diverse, prenant en compte plusieurs de ses
couches – de l’édifice théorique proposé par Edelman, de sa “théorie biologique
de la conscience”. On aurait pu s’attendre, en effet, dans un tel ouvrage et de la
part d’un auteur n’ayant aucun titre d’érudition dans le domaine des neurosciences
(même pas celui d’amateur !), à une synthèse ne retenant de cette théorie que son
accent principal. Il y a pourtant, je crois, une bonne raison de contenu à la
“complication” relative de mon compte rendu. Ce que je pourchasse, en effet,
c’est une herméneutique naturalisée, c'est-à-dire, dans les termes de ma
conception des strates exposée au début du livre, une herméneutique de degré 0,
plus dénuée de texte, et enclose dans un temps plus rapide que l’herméneutique
anthropologique de degré 1, celle de la quotidienneté du Dasein et de

1 .— Cf. Edelman, G.M., 1989, The Remembered Present A Biological Theory of


Consciousness (abréviation RP), New York, Basic Books.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 209

l’explicitation prédiscursive. Mais en l’étape neurophysiologique du problème,


la question des strates devient à vrai dire l’essentiel : le geste théorique consiste
avant tout à décomposer l’activité cognitive en couches tout en déterminant de
façon plausible et satisfaisante ce qui est propre à chacune, cependant que le
mystère de la pensée circule entre les strates envisagées, sans qu’on puisse peut-
être associer rigoureusement à l’émergence de l’une d’elle l’avènement
fondamental de la symbolicité et de l’universalité du concept. Le discours
“topobiologique” a donc ses propres méandres, et la question de savoir s’il donne
crédit à une notion d’herméneutique naturalisée doit être posée à chaque niveau
qu’il est amené à introduire. C’est cet étagement de la description que j’ai choisi
de suivre et d’exposer, étagement qui reproduit et prolonge, en quelque sorte,
celui que j’avais introduit pour des motifs philosophiques au premier chapitre.

La catégorisation primitive
La première brique sur laquelle se construit la “théorie biologique de la
conscience”, la TNGS (theory of neuronal group selection) comme l’appelle
Gerard Edelman, est l'explication de la catégorisation perceptuelle élémentaire
par la notion de réentrée. Cette catégorisation définit donc le premier niveau
que nous aurons à prendre en considération.
Ce dont Edelman veut rendre compte, au moyen de la réentrée, semble
précisément ce que nous avons vu au centre de toutes les démarches descriptives
de Merleau-Ponty : la synthèse des différentes modalités perceptives dans le
contexte d'une dynamique du sentir où co-intervient le comportement moteur. En
d'autres termes, le dispositif neurophysiologique mis en avant est supposé sous-
jacent à notre manière de conquérir les objets de notre environnement et leurs
qualités perceptives : la sensation n’est jamais séparable du mouvement qui
nous porte vers le senti, la passivité de la réception est toujours circulairement
reliée à l’activité du se tourner-vers. La notion husserlienne de kinesthèse avait
originairement introduit dans le discours phénoménologique cette circularité1 .
Edelman décrit en termes de réentrée la même circularité, qu’il comprend,
donc, comme à la source de ce qu’il appelle catégorisation perceptuelle : on
risquerait, comme philosophe, de comprendre qu’il s’agit déjà du jugement
prédicatif énonçant qu’un objet déterminé a une qualité déterminée, une couleur
par exemple. Comme la suite le montrera, il n’en est rien, le “niveau” est trop
primitif pour cela.
Restituons maintenant le “récit” positif de l'avènement de la catégorisation
perceptuelle proposé par Edelman, avec ses schémas. Edelman distingue trois
phases, figurées comme l’indique la figure 23.
La première phase, correspondant à la première rangée (1) du schéma, est
celle où s'établissent des liens entre certaines cellules cérébrales, sous l'influence
de molécules “morphorégulatrices” (les “cell adhesion molecules” = CAM et
les “substrate adhesion molecules” = SAM). Cette phase est purement interne à
l'organisme, elle résulte d'une dynamique inspirée par un contrôle chimique. À
l'issue de cette phase se sont spécifiés des groupes, le graphe neural résultant
s'appelle le “répertoire primaire”, symbolisé au bout à droite de cette première
rangée.

1 .— Telle qu’elle est introduite par exemple dans Chose et espace, §45 et 46.
210 Herméneutique et cognition

La seconde phase – qui fait l’objet de la rangée (2) – est celle de l'exposition
du répertoire primaire à l'expérience, id est aux stimuli externes : le signal
externe suscite un comportement qui a sa part neurophysiologique, et donne lieu
à une modulation quantitative des liens synaptiques. Le graphe à connexions de
forces variables qui en résulte – et qu’on trouve à nouveau au bout à droite de la
rangée – s'appelle le répertoire secondaire.

(1) Division cellulaire


Sélection au cours du Mort cellulaire
développement
(donnant le répertoire Croissance et
primaire) élimination des
prolongements
Temps 1 Action des CAM Temps 2

(2)
Modification
Sélection à travers des forces
l'expérience (donnant
le répertoire d'une population
secondaire) de synapses

Stimuli
Temps 1 Temps 2

(3) Carte 1 Carte 2 Carte 1 Carte 2

Cartographie
réentrante

Stimuli Stimuli Stimuli Stimuli


arrivant à arrivant à arrivant à arrivant à
la carte 1 la carte 2 la carte 1 la carte 2

Figure 23 Histoire neurale de la catégorisation primitive


La troisième phase est celle qui proprement nous intéresse, celle de la
réentrée, à laquelle Edelman consacre un schéma particulier, en plus de la
troisième rangée du précédent, que reproduit la figure 24.
Le mot réentrée désigne pour les neurophysiologues le phénomène
universel ou quasi universel de l’interconnexion cérébrale des neurones, selon
lequel à tout envoi d’influence d’une source vers une région but correspond un
contre-envoi de ce but vers la source, en sorte que le cheminement de l’influence
nerveuse retraverse toute région “au retour” des diverses régions atteintes : si ce
phénomène est universel, il instaure de la circularité entre toutes les
configurations de pôles, et empêche précisément de parler d’aller et de retour en
ayant à l’esprit un ordre temporel univoque.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 211

Aux fins de la synthèse de la catégorisation primitive, on le voit d’après nos


schémas, la réentrée survient entre deux cartes : Edelman désigne de ce nom des
localisations neurophysiologiques de l'Être-au-monde, deux zones de cellules
qui expriment une information spatialement distribuée en redoublant
mimétiquement dans leur spatialité propre cette distribution. Ainsi, une plage
cellulaire pourra contenir des informations de couleur concernant telle portion du
champ visuel, qu'elle cartographiera de ce point de vue, et les diverses plages
concernant les diverses portions être assemblées dans une structure recevant
justement le nom de carte : on désigne fort suggestivement du nom de
rétinotopie le principe de l'assignation “homéomorphe” de domaines neuraux à
des zones de la rétine.

Réentrée
Caractéristiques
Caractéristiques corrélées

x y
° x° x y
x y
x
°
y
°
° x
y
°
Carte 1 Carte 2

Figure 24 La corrélation sensation-action


L'exemple princeps de réentrée à fonction synthétique pour la catégorisation,
pour Edelman, est celui où la carte 1 accomplit la détection de caractéristiques
visuelles locales, cependant que la carte 2 enregistre des informations de
mouvement : les neurones de la carte 2 « agissent comme des corrélateurs de
traits, tracent un objet au moyen du mouvement »1 . Donc la réentrée, dans ce
cas, incarne ou fonde au plan biologique la fameuse interaction sensation-action
dont parle Merleau-Ponty.
Les x, y du dernier schéma reproduit désignent des groupes de neurones. Les
cercles noirs symbolisent un renforcement des liens synaptiques du groupe,
induit par le jeu dynamique de la réentrée. On imagine que les activations des
cellules neurales évoluent au gré d’influences de coactivation de type hebbien.
Les renforcements qui en résultent sont de plus temporellement situés, ils ont
cours pour un intervalle de durée biologique où il est besoin d’eux. Dans les
termes de Edelman :

1 .— « (…) act as feature correlators, tracing an object by motion » RP, 48.


212 Herméneutique et cognition

« La réentrée est un processus temporellement permanent de signalisation


parallèle entre des cartes séparées, le long de connexions anatomiques
ordonnées. La signalisation réentrante peut s’établir via des connexions
spécifiques entre cartes (comme on peut le voir dans les radiations cortico-
corticales, cortico-thalamiques et thalamico-corticales) ; elle peut aussi avoir
cours par le biais de dispositifs plus complexes tels que des connexions
concernant le cortex, les ganglions de la base et le cervelet »1

Nous devons comprendre, cela dit, que ce dispositif – fondé sur les réentrées
entre cartes – de la catégorisation perceptuelle primitive vaut comme solution de
ce qui s’appelle, dans le contexte cognitif, le binding problem : grâce au lien
réciproque entre cartes, les informations émanant des diverses modalités
sensorielles peuvent être fixées sur les “mêmes objets”, de façon à constituer
notre manière d’avoir ces objets comme catégorisés de telle ou telle manière. Ce
dispositif est donc le substrat neurophysiologique de la “prédication
antéprédicative” de l'“objet pré-objectif” :
« Sous l’effet de la signalisation réentrante, et par le moyen de changements
synaptiques (cercles remplis), des configurations de réponse particulières dans
la carte 1 seront associées avec des configurations de réponse dans la carte 2.
Une généralisation peut avoir lieu en présence de signaux émanant d’objets non
encore rencontrés par le biais de réponses à des combinaisons de traits locaux
ou corrélations de traits résultant d’un échantillonage disjonctif antérieur de
signaux provenant d’objets similaires »2

En fait, il y aurait beaucoup plus à dire pour commencer à comprendre


véritablement, au sens d’un suivi de processus complètement spécifiés,
comment les informations co-référentielles forment un ensemble cohérent au
plan neurologique, susceptible d'être superposé à d'autres ensembles similaires et
distingué d'eux. Les développements de la théorie des “oscillations”, auxquels
Edelman et son laboratoire ont pris part, et où Von der Marlsburg semble jouer
un rôle prépondérant, sont à ma connaissance les tentatives les plus
satisfaisantes de résoudre ces questions. J’évoquerai ailleurs3 ces recherches, en
les rattachant à une autre question, celle de l’espace (elles sont en effet aussi une
manière de mettre en jeu spatialité externe et spatialité interne, et de concevoir
leur relation de façon originaire). Pour le moment, ce qui importe, c'est
d’analyser comment la réentrée incarne au plan neuro-physiologique la
conception phénoménologique d’une “boucle” entre sensation et motricité ou
action, fournissant du même coup une esquisse de compréhension de l'esprit
perceptif. À cet égard, il me semble nécessaire de faire trois remarques :
1) Ce qui est présenté par le modèle biologique est à la fois un processus de
complétion et la fixation neurophysiologique d’un universel, d’une possibilité
systématique. Edelman décrit une relation de détermination réciproque affectant
n cartes neurales, et présente la “catégorisation” qui en résulte comme

1 .— « Reentry is a process of temporally ongoing parallel signaling between separate maps


along ordered anatomical connections. Reentrant signaling can take place via reciprocal
connections between maps (as seen in corticocortical, corticothalamic, and thalamo-cortical
radiations) ; it can also occur via more complex arrangements such as connections among cortex,
basal ganglia, and cerebellum. » ; RP, 49.
2 .— « As a result of reentrant signaling, and by means of synaptic changes (filled circles),
particular patterns of responses in map 1 will be associated with patterns of responses in map 2.
Generalization can occur on signals from objects not encountered before through responses to
combinations of local features or feature correlations resulting from the effects of previous
disjunctive samplings of signals from similar objects. » ; RP, 48.
3 .— Dans un autre ouvrage, à paraître.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 213

complétion de la connaissance perceptive primaire. Chaque carte ne donne qu'une


information unilatérale sur l'objet, le jeu de la réentrée rapporte ensuite les
déterminations à des localisations en passant par la carte des mouvements, et
construit de la sorte l'appréhension qualifiée de cet objet. Mais le résultat
cognitivement crucial est à certains égards que les associations de patrons
d'activation propres aux différentes cartes, qui se nouent à la faveur de la réentrée,
inscrivent l'ouverture d'une généralité : les liens propres à ces associations
sont re-suscités ad libitum, permettant la réimputation d'une prédication anté-
prédicative complexe à tout nouvel objet, le retour de ces configurations ayant
lieu par la grâce de la même causalité de la réentrée qui est à leur origine.
2) une deuxième observation importante sur la “réentrée catégorisante” est
qu'elle est essentiellement temporelle, située dans le temps. Edelman en dépeint
le processus comme « processus temporellement permanent de signalisation
parallèle », ou bien, glosant son schéma, il écrit
« Les cercles remplis représentent le renforcement des synapses dans le
contexte de la réentrée, produisant le couplage en parallèle de domaines de c e
type pendant une période déterminée [n.d.l.r. c'est moi qui souligne]. »1

Cette observation se laisse développer dans deux directions :


a) d'une part, du côté de la naturalisation, comme je l'ai déjà laissé entendre,
la véritable nature de la cohérence entre groupes neuraux induite par la réentrée
semble ne pouvoir être conçue que comme temporelle ; en substance, des
activations neurales sont cointentionnelles si leur sont associés des potentiels
électriques oscillant en phase2 . Cela signifie donc que le substrat psychique de
la prédication primitive, antéprédicative est temporel, la copule a son pendant
physique dans l'intervalle fixe des oscillations. Donc le jeu de la réentrée qui
fonde la catégorisation primitive n’est pas seulement temporel en tant que daté
dans l’ontogenèse expérientielle de l’organisme, en tant qu’événement effectif de
l’apprentissage, mais dans le “critère” même du couplage qui s’introduit.
b) L'observation a) ne suit pas seulement la piste de la naturalisation, elle la
suit vers le temps rapide. Les échanges d’influence dont se tisse la rééntrance
ont cours dans le temps des transitions synaptiques, c'est-à-dire un temps
sensiblement plus court que celui de nos discernements vécus. S’il doit y avoir
une “instanciation” du dispositif herméneutique à ce niveau des processus
neuraux constitutifs de la conscience, il s’agira, comme nous l’avions prévu,
d’une instanciation de degré 0, liée à un temps plus bref que celui de la
quotidienneté et à un moindre degré de textualité que le comme existential-her-
méneutique (pour comparer cette nouvelle strate de l’herméneutique à la strate
1).
3) La troisième de mes observations est que la réentrée de la catégorisation
perceptuelle est encore la présence du continu à la conscience. Edelman écrit

1 .— « Filled circles represent strengthening of synapses on reentry, coupling such domains in


parallel within a particular time period. » ; RP, 48.
2 .— Evaluation prononcée en 1995. On m’a dit depuis que l’évolution des neurosicences
n’avait pas confirmé la théorie des oscillations : est-ce au point de l’avoir infirmée dans son
principe ? Je l’ignore.
214 Herméneutique et cognition

« (…) l’échantillonnage des signaux en tant qu’événements dans le monde


doit suivre les lois physiques gouvernant la continuité spatio-temporelle. Ceci
requiert (…) » 1,

et le texte expose alors le dispositif de la réentrée. Un des aspects, une des


fonctions de la réentrée, est d'assurer que chaque apport de stimulus est
immédiatement pris en compte par les constructions (les émergences, les
solidifications) en cours au sein de chaque modalité sensorielle. La réentrée
assure le suivi, le feed-back. Et c'est, selon les propres termes de Edelman,
quelque chose qui est rendu nécessaire par la continuité de l'espace et du temps.
On est évidemment tenté de chipoter Edelman, de lui demander comment un
dispositif d'interaction nécessairement tributaire de l'horloge biologique des
pulsations neurales, et donc en quelque manière discret, réglé sur un intervalle
minimal du temps, peut se rendre adéquat à la continuité idéale imputable au
phénomène externe (en laissant de côté la discussion ontologico-épistémologique
classique qui soupçonne à son tour le bien fondé de cette continuité). Une
réponse possible est que les dates des impulsions de la réentrée, bien que
soumises à une chronicité discrète caractéristique du système nerveux,
présenteraient un caractère aléatoire, voire pourraient avoir des intervalles auto-
empiétant, ce qui serait une sorte de restitution analogique du continu.
Mais laissons cela de côté, et plaçons nous dans le plus mauvais cas, celui
où le propos de Edelman témoigne d'une confusion, usuelle dans le monde non-
mathématicien, entre le continu et le continuel, entre la détermination
caractéristique du substrat R et le fait d'un enchaînement avec soi toujours
confirmé. Dans le cas de la conception de l'esprit, cette confusion télescope une
fois de plus deux aspects de la critique du cognitivisme : sa critique au nom du
continu spatio-temporel – sa révocation pour défaut de physicalisme résultant
nécessairement de son inféodation au logicisme discret – et sa critique au nom
de l'herméneutique – sa récusation comme photographie procédurale indue du
processus de signification en tant qu'il est irrémédiablement interprétation
située.
La figure mathématique naturellement associée à l'herméneutique est la
série, mais celle d'une série qui contient en elle-même, en chacune de ses
troncatures, l'appel du terme suivant. À l'herméneutique correspond donc
adéquatement le motif de la série continuelle. Si bien que l’on saisit, avec l'in-
terprétation du continuel de la réentrée comme accordé au continu de la nature,
un symptôme de plus de la mystérieuse convergence entre la philosophie de la
série continuelle et celle du substrat continu, convergence dont on repère déjà des
manifestations dans le discours critique tenu par Dreyfus dans son What
computers can't do, puisqu’il critique le cognitivisme à la fois comme oubli de
la situation et de son régime herméneutique de l’enchaînement et comme
méconnaissance de l’enracinement de l’intelligence dans le continu du monde et
du corps. En droit, le mystère et le problème de cette convergence excède
évidemment le contexte cognitif, et constitue à vrai dire une des grandes affaires
de la pensée (apparentée au double labyrinthe de Leibniz).

1 .— « (…) sampling of signals as events in the world must follow the physical laws
governing spatiotemporal continuity. This requires… » ; RP, 47-49.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 215

Poursuivant l’examen des couches de constitution de la conscience et de la


pensée envisagées par Edelman, je parlerai maintenant du modèle de la
conscience primaire.

Le modèle de la conscience primaire


Ce qui m’intéresse au premier chef est la “boucle” temporelle de la
conscience primaire telle qu’interprétée et modélisée dans la théorie de Edelman :
le comportement neurophysiologique baptisé “conscience primaire” est, au titre
de cette boucle, candidat à la confrontation avec le dispositif herméneutique.
Nous allons voir, cela dit, que l’exposition de la conscience primaire nous
renvoie à la théorie de la présyntaxe et du (pré)-concept donnée auparavant par
Edelman, et qui est à certains égards la pièce décisive de la “naturalisation”
opérée en l’espèce.
J’aborderai ce nouveau sujet, tout simplement, en présentant le diagramme
de la conscience primaire, avec le discours dont Edelman l’accompagne, avant
d’apporter les commentaires qui me semblent nécessaires.
Le modèle s’explicite donc par le schéma reproduit à la figure 25.

W I
Cerveau moyen,
Septum, Centres de
Cortex Hippocampe, l'autonomie
Amygdale, etc.

C(W) C(I)

C(W).C(I)

Cortex
préfrontal, C[ C(W).C(I) ] (Mémoire)
limbique

Figure 25 Schéma de la conscience primaire


La conscience primaire est définie par Edelman, dès le début de The
Remembered Present, comme cette conscience que selon toute vraisemblance
les animaux possèdent aussi : qui n'est pas intégralement tissée de symbolicité
et d'auto-référence. C’est pour ce motif d’ailleurs qu’elle est l'objectif de base de
la théorie neurophysiologique en gestation (de la TNGS) : Edelman entend
comprendre biologiquement la conscience en général à partir de l'élucidation de
216 Herméneutique et cognition

son dispositif de base. La conscience primaire est un bon point d’appui à la fois
parce qu’elle est plausiblement le processus support de tous les autres processus
sophistiqués, le tremplin et la source, et parce que sa révélation expérientielle
n’est pas tributaire de l’introspection comme celle de la conscience supérieure
risque de l’être.
Le diagramme reproduit ci-dessus, pour y venir enfin, montre
essentiellement la coopération de deux registres, correspondant à deux
localisations ou spécialisations du système cérébral : les registres de la
catégorie et de la valeur, supportés par les systèmes thalamo-cortical et
limbique respectivement. Selon les mots d’Edelman, il y a opposition entre
« (…) deux sortes très différentes de structures et de fonctions nerveuses :
le système limbique et le tronc cérébral d’un côté, le système thalamo-cortical
de l’autre (…) »1

Le premier système est celui de l'intériorité profonde et originaire du


“principe de plaisir” biologique :
« Le premier de ces systèmes est relié au comportement appétitif,
consommatoire et défensif. (…) En géneral, les circuits neuraux dans le système
limbique et du tronc cérébral sont des boucles polysynaptiques avec un degré
relativement bas de cartographie locale, et leurs réactions d’ordre temporel à
l’entrée ont tendance à se produire dans des cycles lents. Ces boucles dépendent
de manière étendue des circuits biochimiques aussi bien que des circuits
neuraux, et elles sont apparues dans l’évolution bien avant le cortex et ses
connexions thalamiques. »2

On voit d'emblée que la spécificité de ce système consiste notamment en un


certain rapport au temps : lenteur (les réponses qui transitent dans ce système
parviennent au bout de délais plus importants), cyclicité (l’interconnexion
neurale, au lieu d’apparier tout avec tout en un réseau, sépare des groupes en
situant leurs éléments sur des cycles, ce qui soumet le fonctionnement du
système à de multiples récurrences), primitivité (le système limbique est
antérieur, il est le soi originel avant le lien au monde et la résonance interne
complexe qui en est solidaire).
Le second système est celui dans lequel s’insère la catégorisation primitive
sommairement décrite à l’instant : c’est, si l’on veut, le système de la
perception / motricité / catégorisation. Il inclut aussi la conceptualisation pré-
discursive, sur laquelle nous reviendrons. Edelman le dépeint au niveau
neurophysiologique en insistant sur la densité de ses connexions réentrantes et la
rapidité de ses réponses dynamiques :
« Le second système, ou système thalamocortical, est fortement relié aux
extérorécepteurs et il est extensivement et finement organisé en cartes de façon
polymodale (…). Sauf dans ses appendices il comporte un nombre restreint de
longues boucles polymorphiques, mais il est caratérisé par une structure
synaptique locale hautement interconnectée, réentrante et étagée. Adapté à la
réception de séries rapides et de haute densité de signaux multimodaux, il est

1 .— « (…) two very different kinds of nervous structures and functions : the limbic and
brain-stem system, and the thalamo-cortical system. » ; RP, 152.
2 .— « The first of these systems is related to appetitive, consummatory, and defensive
behavior. (…) In general, the neural circuits in the limbic and brain-stem system are polysynaptic
loops with a relatively low degree of local topographic mapping, and their temporal responses to
input tend to occur in slow cycles. These loops depend extensively on biochemical as well as
neural circuits, and they appeared in evolution well before the cortex and its thalamic
connections. » ; RP, 152.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 217

apparu à une étape ultérieure du développement, permettant un comportement


moteur toujours plus sophistiqué. »1

Dans cette citation, nous trouvons comme il est normal les seconds termes
de la triple opposition esquissée ci-dessus dans la présentation du système
limbique (rapidité, interconnexion, secondarité).
La boucle que montre le diagramme raconte alors en substance ceci :
— I est l'input interne du système limbique, W est l'input externe,
l'information sensorielle. C(I) est la catégorisation de I et C(W) la catégorisation
de W, ou du moins leur support neural. C(W) est ce qui a été amplement exposé
et diagrammatisé plus haut, comme le résultat de la réentrée motrice-
intermodale. C(I) est simplement postulé, en quelque sorte, de manière
analogique :
« C(I) est le support neural de la catégorisation de I, l’entrée intéroceptive –
autonome, hypothalamique, endocrine. Il est antérieur sur le plan de l’évolution,
commandé par des événements internes, médiatisé par des circuits limbiques ou
du tronc cérébral couplés avec des circuits biochimiques, et il manifeste une
activité phasique lente »2.

— Il y a des liens entre les catégorisations indigènes des deux systèmes (c'est
ce qui est noté C(W).C(I)).
— Par dessus ces liens, C(I) et C(W) font à leur tour l'objet d'une
comparaison (pré)-conceptuelle, comparaison entre catégorie (C(W)) et valeur
(C(I)) – entre ce qui est et ce qui est bon pour moi, pour formuler la chose avec
assez de limpidité quotidienne pour qu’elle devienne claire : c'est ce qui est noté
C[C(W).C(I)]. Le gras est là pour désigner plus qu'une catégorisation : une
(pré)-conceptualisation. Cette comparaison fait qu'un résultat catégoriel de la
perception peut être repris comme porteur de valeur, que quelque chose qui a été
perçue peut être classée comme bonne pour moi.
Edelman formule ainsi cette performance régulière de la conscience
primaire :
« À la difference de la catégorisation perceptuelle simple, ce système de la
mémoire corticale peut recatégoriser l’interaction combinée des deux systèmes
de base ou conduire une comparaison entre états de ces systèmes. Son operation
est médiatisée par des altérations synaptiques reflétant la relation entre catégorie
et valeur, qui sont largement le résultat de l’apprentissage et du changement
conceptuel fondé sur la catégorisation perceptuelle. La catégorie, qui est
largement mais pas entièrement médiatisée par des signaux extéroceptifs, est
déterminée par le comportement d’un animal dans sa niche lorsqu’il reçoit des
signaux environnementaux. La valeur est principalement auto-déterminée, dans
la mesure où elle est donnée par des contraintes évolutionnaires et éthologiques
reliées au phénotype. Néanmoins, certains éléments neuraux et certaines

1 .— « The second, or thalamocortical, system is linked strongly to exteroceptors and is


closely and extensively mapped in a polymodal fashion. (…) Except for its appendages, it has a
low number of long polymorphic loops but is characterized by a highly interconnected, reentrant,
and layered local synaptic structure. Adapted to receive a highly dense and rapid series of
multimodal signals, it appeared as a later evolutionary development permitting increasingly
sophisticated motor behavior. » ; RP, 152.
2 .— « C(I) is the neural basis for categorization of I, the interoceptive input – autonomic,
hypothalamic, endocrine. It is evolutionnary earlier, driven by inner events, mediated by limbic
and brain-stem circuits coupled to biochemical circuits, and it shows slow phasic activity » ; RP,
156, légende de la figure 9.1.
218 Herméneutique et cognition

synapses determinant ces contraintes peuvent être modifiables, et la valeur peut


jusqu’à un certain point être altérée par l’expérience. »1

— Enfin, le diagramme dit encore que la conceptualisation comparante est


constamment confrontée avec la catégorisation perceptuelle du monde en cours :
c’est ce que symbolise la double flèche encadrée, qui est l’élément le plus
saillant du diagramme.
Exactement, la conceptualisation comparante de l'instant t-1 est confrontée
avec la catégorisation perceptuelle de l'instant t. Cette confrontation offre la
possibilité que la “tradition de ce qui est valeur” pour l'organisme se trouve
modifiée, que certaines situations se trouvent nouvellement marquées comme
bonnes pour lui. Elle est aussi ce qui fait que, pour Edelman, la réception
sensible atteint le statut d'une “image mentale” : le monde devient, par cette
interaction, cette comparaison, chargé de sens pour le sujet biologique. Comme
si sa totalisation perceptive, sa consistance d’en-face étaient inséparables de notre
intéressement (hédonique), idée merleaupontienne s’il en est.
Voici le langage que tient Edelman pour raconter la confrontation
symbolisée par les deux flèches courant de C[C(W).C(I)] à C(W) et vice
versa :
« D’une manière qui s’accorde avec les idées de sélection de groupes
neuronaux, le modèle suggère que des circuits spéciaux se sont formés par
évolution pour assurer une signalisation réentrante continuelle entre la seconde
composante (médiatisant la “mémoire de la catégorie de valeur”) et les cartes
globales extéroceptives fonctionnant en temps réel, qui sont concernées par la
catégorisation perceptuelle des stimuli extéroceptifs courants avant qu’ils
puissent faire partie de cette mémoire de la catégorie de valeur. Suivant cette
idée, il y a des groupes neuronaux dont l’activité est sous-jacente à l’“auto-
catégorie” accumulée, reflétant une succession antérieure d’états autonomes,
consommatoires et dominants. Ces groupes, correspondant à des éléments de
valeur majeurs reliés à la survie aussi bien qu’à des éléments catégoriels,
interagissent par réentrée en temps réel avec d’autres groupes médiatisant les
catégorisations perceptuelles nouvellement en cours. De telles catégories
perceptuelles peuvent être incorporées ensuite comme part supplémentaire de
l’“auto-catégorisation”. »2

Citons le aussi pour ce qui concerne la valeur d'image mentale gagnée par le
recept sensible à l’étape de la conscience primaire :

1 .— « Unlike simple perceptual categorization, this cortical memory system would


recategorize the combined interaction or carry out a comparison of states of the two basic
systems. It would be mediated by synaptic alterations reflecting the relation between category and
value, largely as a result of learning and conceptual change based on perceptual categorization.
Category, which is largely but not entirely mediated by exteroceptive signals, is determined by
behavior in an animal's niche as it receives environmental signals. Value il mainly self-determined,
inasmuch as it is given by evolutionnary and ethological constraints related to the phenotype.
Nonetheless, some neural elements and synapses determining those constraints may be modifiable,
and value can be altered to some extent by experience. » ; RP, 153.
2 .— « Consistent with the ideas of neuronal group selection, the model proposes that special
circuits evolved that carry out a continual reentrant signaling between the second component
(mediating “value category memory”) and the ongoing, real-time exteroceptive global mappings
that are concerned with perceptual categorization of current exteroceptive stimuli before they can
form part of that value-category memory. According to this idea, there are neuronal groups
whose activities underlie accumulated “self-categorie”, which reflect a previous succession of
states that are autonomic, consummatory, and dominant. These groups, responding to major value
elements related to survival as well as categorical elements, interact by reentry in real time with
other groups mediating novel ongoing perceptual categories. Such perceptual categories can then
become incorporated as further parts of “self-categories”. » ; RP, 154.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 219

« Sur le plan phénoménal, cette fonction peut apparaître comme une


“peinture” des éléments couramment catégorisés au sein d’une “image
mentale”. (…) . C’est l’interaction physique entre les circuits réentrants
mentionnés par nous et la mise en ordre spatio-temporelle des signaux provenant
couramment de la niche qui déterminent conjointement “l’image”. »1

Explorons un peu plus ce modèle de la conscience primaire du point de vue


du traitement qu’il donne de la temporalité. Pour cela, il nous faut encore
reproduire le schéma de la temporalisation de cette conscience que nous offre
Edelman, ce qui est fait à la figure 26.

W1 I W I1 W I
1
1 2 3

C(W ) C( I1 ) C(W ) C( 1
I ) C(W ) C( I1)
1 2 3

C(W ). C( I1 ) C(W ). C( 1
I)
C(W1 ). C( I1 ) 2 3

C[ C(W).C(I) ] C[ C(W).C(I) ] etc.

t
t-1 t+1

Temps

Figure 26 L’enchaînement temporel de la conscience primaire


Schéma qu'Edelman glose dans les termes suivants :
« Une illustration schématique des interactions est montrée à la
figure 9.1 comme une fonction du temps (les notations sont
identiques dans les deux figures ; les indices renvoient aux
signaux). Parce que les catégorisations perceptuelles dans chacun
des canaux d’entrée parallèles sont commandées par l’action, et
parce qu’elles sont en constante interaction avec des systèmes
accomplissant la catégorisation conceptuelle et avec les organes de
la succession, la continuité de la conscience est assurée. La
réentrée, qui a un fort caractère temporel et rythmique, contribue
aussi tout à la fois à la continuité et au changement, ce qui amène
des propriétés jamesiennes. Parce que la distinction soi/non soi est
dominante (voir figure 9.3), la conscience primaire est subjective.
Pour autant que l’interaction a lieu avec la catégorisation
perceptuelle, C(W), cependant, son contenu est concerné par les
choses, les mouvements et les événements. Il est important de
comprendre que la conscience primaire, à tout instant, doit se
décaler, et que, à un moment déterminé, elle peut être ou n’être
pas configurée par les épisodes conscients antérieurs. En effet,

1 .— « Phenomenally, this function would appear as a “picture” of ongoing categorized


events of a “mental image”. (…) It is the actual physical interaction between the reentrant circuits
we have mentioned and the spatiotemporal ordering of current signals from the niche that together
determine the “image”. » ; RP, 154.
220 Herméneutique et cognition

comme le diagramme le rend clair, les actions de systèmes qui ne


peuvent jamais devenir conscients contribuent constamment au
processus. Notez que dans la période montrée par la figure, les
signaux W changent rapidement, comme l’indique la succession
des indices, cependant que les signaux I n’ont pas changé de façon
significative, comme l’indique le fait que l’indice est resté le
même. Chez un animal doué seulement de conscience primaire,
les représentations qui prennent place pendant une période de
temps constituent l’expérience en la période considérée –
évidemment, aucune expérience directe du passé reculé n’est
possible. »1

Comme cette citation évoque la figure 9.3, reproduisons la également, dans


notre figure 27.

C(I) Action
Primaire

C(W)

C[ C(W).C(I)]
Expérientiel,
appris,
épigénétique

Primauté de C(I), qui peut conduire à une action indépendamment de C[ C(W).C(I)] ,


est antérieur sur le plan de l'évolution, et qui est continu en tant que partie du contrôle
homéostatique dans le phénotype (les notations sont celles des figures 9.1 et 9.2).

Figure 27 Action et conscience primaire (figure 9.3 de T h e


Remembered Present)

1 .— « A schematic illustration of the interactions is shown in figure 9.1 as a function of time.


(Symbols identicals in the two figures ; subscripts refer to signals.) Because perceptual
categorizations in each parallel input channel are driven by action, and because they are in
constant interaction with systems carrying out conceptual categorization and the organs of
succession, the continuity of consciousness is assured. Reentry, which has a strong temporal and
rythmic character, also contributes to both continuity and change, yielding Jamesian properties.
Because the self-nonself distinction is dominant (see figure 9.3), primary consciousness is
subjective. Inasmuch as the interaction is with perceptual categorization, C(W), however, its
content is concerned with things, movements, and events. It is important to understand that primary
consciousness, in any time period, must shift and that, at a given time period, it may or may be not
shaped by previous conscious episodes. Indeed, as the diagramm makes clear, the actions of
systems that can never become conscious always contribute to the process. Note that in the time
period illustrated, W signals change rapidly, as indicated by successive subscript, whereas I
signals have not yet changed significantly, as indicated by the same subscript. In an animal with
primary consciousness only, the representations in any time period are the experience at that
period — obviously, no direct experience of the more remote past is possible. » ; RP, Légende de
la figure 9.2, p. 158.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 221

À ce point de l'exposition, il devient possible de commenter le modèle, et de


s'interroger sur sa correspondance avec une théorie philosophique de la
temporalisation.
De ce dernier point de vue, la première chose qui frappe est que la conscience
primaire est fondée sur la confrontation entre quelque chose qui ressemble à ce
que Husserl appellerait conscience impressionnelle – C(W), qui est, cela dit,
autre chose qu'une stricte passivité, puisque la neurologie sous-jacente est déjà
responsable d'une catégorisation – et un rappel conceptuel (qui vise lui-même
la dualité oppositive de la catégorisation perceptuelle et de la catégorisation
hédonique). Nous ne sommes pas obligés de comprendre l'enchaînement montré
par la figure 25 comme une constitution du temps, il y a même à vrai dire de
bonnes raisons de ne pas le faire : Edelman a déjà présenté des organes cérébraux
du temps avant et indépendamment de la conscience primaire, à savoir le cervelet
qui contrôle la continuité lisse des mouvements et l'hippocampe qui gère la
succession sur la courte durée ; ces organes sont d'ailleurs invoqués dans la
présente description. Par ailleurs, l'auteur souligne que la conscience primaire ne
donne pas de rapport au passé lointain, et donc, semble-t-il, ne donne pas un
temps mûr ; mais après tout, il en va de même avec le “champ temporel
originaire” husserlien. La figure 25 expose la constitution de la conscience
primaire et pas du temps, le terme constitution n'ayant, bien entendu, pas sa
signification phénoménologique ou transcendantale dans un tel contexte.
Cependant, il faut bien que ces diagrammes enseignent ce qu'il en est du temps-
pour-la-conscience-primaire, et, à ce titre, ils possèdent tout de même une
certaine valeur directrice, dans le cadre de la naturalisation en cours.
Si, donc, on accepte de les regarder d'un tel point de vue, la remarque qui
s'impose est que, comme Husserl, Edelman prend comme phénomène originaire
du temps-pour-nous une synthèse du présent et du passé : sur ce point, il se
distingue donc de Heidegger, qui comprend le temps à partir de la futurition :
rappelons que le déploiement phénoménologique du temps, selon Sein und Zeit
ou Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, est aussi quelque chose
comme une synthèse (par la voie des schèmes ek-statiques horizontaux), mais
qu’il s'agit cette fois d'une synthèse du futur, du présent et du passé
conjointement, et surtout que cette synthèse est supposée procéder de l'élan de
futurition.
Mais, d'un autre côté, la synthèse présent-passé, chez Husserl, repose sur une
donation originaire du passé dans la rétention, sur une “contraction
infinitésimale” du passé sur le présent de type primaire : Husserl a insisté sur
ce point, parce qu’il était l’essentiel de ce qui le séparait de Brentano, pour
lequel, en revanche, le tout juste passé était présent à la conscience comme une
imagination, comme une fiction libre de l’absent, une re-présentation. Chez
Edelman le passé “revient” sous la forme d'une conceptualisation, la
comparaison C[C(W).C(I)] : le tout-juste-passé n’est pas neurophysiologique-
ment possédé, selon son modèle, par une intentionnalité primitive accrochant à
soi le contenu interne et la visée venant de quitter la présence, mais plutôt sur le
mode de la réinscription, de l’élaboration conceptuelle-catégorisante. Néanmoins
le retour du contenu conceptuel-catégorisant C[C(W).C(I)] a le statut biologique
de la connexion réentrante : or celle-ci peut être qualifiée de “primaire” puisque
la réentrée est la structuration fondamentale de l’immédiateté à soi de la vie neu-
222 Herméneutique et cognition

rophysiologique – c’est, si j’ai bien compris, un des enseignements majeurs des


recherches contemporaines – elle est donc, si l’on veut, homogène dans le
dispositif d’Edelman à la rétention chez Husserl. Retour primaire d’un
secondaire, d’une formation qui tient de la représentation comme
conceptualisation de catégorisations, la temporalisation primaire d’Edelman tient
semble-t-il à la fois du modèle de Brentano et de celui de Husserl, mais, à
première vue, pas du tout de celui de Heidegger, qui est pourtant celui qui
convient à notre “schéma herméneutique”.
On est également frappé de l'importance que prend dans le modèle de
Edelman une hétérogénéité interne faisant écho à l'hétérogénéité fondamentale de
l'organisme et de son monde : tout le dispositif de la conscience primaire résulte
de la différence accusée entre le système limbique et le système thalamocortical.
Mais le premier est la prémonition biologique du moi, cependant que le second
est la surface de toutes les réceptivités, l'organe cérébral de l'Être-au-monde, en
quelque sorte, c'est-à-dire en l’occurrence un représentant interne de l’extérieur.
Cela pourrait nous faire juger, à tout prendre, que la conscience primaire de
Edelman évoque le sujet kantien de plus près que l'homme herméneutique. L'idée
que l'opposition de la pensée et de l'être, du sujet et du monde, se transfère à un
clivage intra-subjectif est éminemment kantienne : chez Kant c'est l'intuition de
l'espace et du temps qui tient le rôle de cette présence interne de l'externe, et la
spontanéité logique du jugement qui incarne le radicalement interne. Chez
Edelman, le système thalamo-cortical tient donc globalement le rôle de l'espace,
le déploiement intracérébral d'une spatialité relationnelle complexe venant ainsi
se substituer à la synthèse intuitive de l'espace a priori. Le rôle de l'interne est
tenu par le principe hédonique, par la puissance de conservation et de jouissance
qui habite profondément l'homme : c'est un interne plus freudien que kantien,
pour le coup. Edelman suggère, de manière profonde et inattendue, qu'il est
nécessaire à la conscience primaire que son ressort identitaire soit inconscient,
majorant le rapprochement que je viens d'esquisser :
« En général, C(I) n’est pas conscient et n’est pas accessible à
l’“l’imagerie” consciente ; dans chaque circonstance, C(I) ne reflète pas des
structures extensivement organisées en cartes, comme le fait C(W). En effet, si
l’assymétrie n’était pas maintenue, la conscience primaire (qui est fondée sur la
différence de nature entre catégorisations interne et externe et sur la dominance
de l’interne) ne pourrait pas advenir. »1

Pour en revenir à l’exposé des thèses cognitives, Edelman revendique avec


fierté l'indépendance de sa théorie de la conscience primaire à l'égard de toute
notion d'homoncule. On sait l'importance que possède ce critère dans la
discussion cognitive : en fait, la nécessité d'introduire un homoncule pour rendre
conséquente une explication théorique de la cognition témoigne de l'échec du
projet de naturalisation auquel les sciences cognitives s'identifient. Un
homoncule est un “manipulateur” interne au cerveau humain qui en agit les
dispositifs comme le ferait un homme : on comprend bien que s’il est besoin de

1 .— « In general, C(I) is nonconscious and not accessible to conscious “imaging” ; in any


event, C(I) does not reflect extensively mapped structures, as does C(W). Indeed, if the
asymmetry were not maintained, primary consciousness (which is based on the difference in the
nature of internal and external categorizations and on the dominance of the internal) could not
arise. » ; RP, 159.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 223

faire intervenir un tel manipulateur, l’opération pensante n’a pas été captée du
tout par les dispositifs naturalisant.
Voici comment Edelman argumente – si l'on peut dire – le succès de sa
théorie vis-à-vis de ce critère :
« Puisque la réentrée vers et depuis les aires réceptives organisées en cartes
est en corrélation avec les signaux variés émanant d’un objet, et puisque les
catégorisations antérieures en mémoire peuvent interagir avec les sorties de ces
chemins de réentrée, il n’y a pas d’homoncule “regardant l’image”. C’est la
comparaison discriminante entre une mémoire dominée par la valeur mettant en
jeu le système conceptuel et la catégorisation perceptuelle en cours qui
engendre la conscience primaire des objets et des événements. Parce que cette
comparaison met en jeu un processus d’auto-amorçage temporellement
conditionné et une croissance ou altération continue de la mémoire, il n’y a pas
de régression à l’infini, comme dans les modèles homonculaires. »1

Il faut examiner cette auto-justification, pour déterminer ce qui soutient la


prétention d'Edelman. Sans entrer dans son détail, on voit bien je crois, où la
difficulté se noue : la conscience primaire fait intervenir, continûment, une
conceptualisation comparative de la catégorisation limbique et de la
catégorisation externe. Pour qu’il n’y ait pas d’homoncule, il faut donc que cette
activité de conceptualisation ait été préalablement naturalisée de façon probante,
sans homoncule. Nous allons donc, pour en juger, prendre en considération
maintenant ce que la TNGS enseigne sur le niveau du concept, dont nous
savons déjà qu’il est distinct de celui de la catégorisation perceptuelle de base,
c’est d’ailleurs à mon sens une finesse de la TNGS.
Cela dit, nous avons aussi des motifs propres pour nous intéresser au
traitement neurobiologique de la notion de concept : nous voulons au bout du
compte comprendre la manière dont Edelman rend compte de la production et de
la perception sémantiques, ce pourquoi la conceptualisation est, personne ne s’en
étonnera, mobilisée.

Concepts et présyntaxe
Edelman soutient, pour le dire brutalement, qu'il y a une conceptualité en
l'homme non enracinée dans l'usage linguistique, non tributaire de l'auto-
dépassement thématisant qu’est la conscience. Il essaie donc de spécifier au plan
neurologique des préconcepts. Cela suppose clairement que l'on possède des
critères de ce qui relève du conceptuel indépendamment de l'usage linguistique
ou du témoignage de la conscience intime. Voici ce que propose Edelman à cet
égard :
« Un animal capable de concepts est capable d’identifier une chose ou une
action particulière et de contrôler son comportement futur sur la base de cette
identification d’une façon plus ou moins générale. Il doit agir comme si il pouvait
former des jugements fondés sur la reconnaissance de l’appartenance à une
catégorie ou intégrer des “particuliers” à des “universaux”. Cette

1 .— « Since reentry to and from mapped receiving areas correlates the various signals
emerging from an object, and since previous categorizations in memory can interact with the
outputs of these reentrant paths, there is no homonculus “looking at the image”. It is the
discriminative comparison between a value-dominated memory involving the conceptual system
and current ongoing perceptual categorization that generates primary consciousness of objects
and events. Because this comparison involves a temporally conditioned bootstraping process and a
continual growth or alteration of memory, there is no infinite regress, as there is in homuncular
models. » ; RP, 155.
224 Herméneutique et cognition

reconnaissance ne repose pas seulement sur la catégorisation peceptuelle (bien


qu’un concept puisse avoir un contenu hautement sensoriel), mais à un certain
degré, doit aussi être relationnelle. Elle peut relier une catégorisation
perceptuelle à une autre même en l’absence des stimuli qui ont déclenché ces
catégorisations. »1

Les deux critères retenus sont d'une part le “comportement-de-catégorie”, ce


qui me semble une sorte de critère d'imputabilité à la Dennett (un sujet
conceptualise lorsqu’il agit comme si il opérait des subsomptions), d'autre part,
ce qu'Edelman appelle le caractère relationnel, soit, si je comprends bien, ce que
nous appellerions plutôt la symbolicité : le fait que les “comportements-de-
catégorie” s'appellent les uns les autres en l'absence de toute stimulation
sensorielle.
La façon dont Edelman rapporte l'exemple positif des chimpanzés permet
d'éclairer quelque peu ce qui précède, de confirmer ce que je viens d'en dire :
« Il est moins évident mais néanmoins convaincant de considérer le cas du
chimpanzé comme positif. Ces animaux montrent sans conteste la capacité à
classifier et généraliser à partir de relations – qu’elles soient de choses ou
d’actions. Ils peuvent aussi décider de la mêmeté ou de la différence, faire des
analogies, évaluer des intentions, et ils guident leurs actes par de tels processus.
Par exemple, les enfants singe âgés de dix-huit mois peuvent donner la démon-
stration non seulement qu’ils savent reconnaître quand deux objets qu’ils voient
appartiennent à la même catégorie, mais aussi qu’ils perçoivent que deux objets
différents sont organisés dans la même relation. Je conclus que, comme les
humains, ils ont des concepts. »2

Ici, c'est la capacité de faire une analogie qui semble garantir que le
chimpanzé possède ses catégories sur un mode “relationnel”. Le terme
relationnel est-il chargé, dans ce contexte, du genre de connotation
– hégélianisante – qui lui revient chez Cassirer ? Il est à la fois absurde et
excessif de le suggérer, et en dernière analyse impossible de le nier sans reste.
Mais poursuivons la discussion à partir de la théorie biologique
effectivement mise en avant. Edelman décide de comprendre la conceptualisation
à partir de la notion de carte globale. Une carte globale est un agencement
interactif de zones cérébrales concourant à un “traitement de base” du monde –
impliquant tout à la fois sa réception sensible multimodale, sa catégorisation, sa
mise en ordre temporelle locale, et un comportement moteur. La figure 28
contient le schéma que donne Edelman pour présenter la notion, et la citation qui
suit est la glose accompagnant ce schéma.
« (…) Les composantes essentielles sont (1) des couches sensorielles liées à
des ensembles moteurs séparés capables d’échantillonnages disjonctifs, comme

1 .— « An animal capable of concepts is able to identify a particular thing or action and


control its future behavior on the basis of that identification in a more or less general way. It must
act as if it could make judgments based on recognition of category membership or integrate
“particulars” into “universals”. This recognition rests not just on perceptual categorization
(although a concept may have a highly sensory content) but, to some degree, must also be
relational. It can connect one perceptual categorization to another even in the absence of the
stimuli that triggered these categorizations. » ; RP, 141.
2 .— « It is less obvious but nonetheless persuasive to consider the case of chimpanzees as
positive. These animals definitely show the ability to classify and generalize on relations
– whether of things or of actions. They can also decide on sameness or difference, make
analogies, and assess intentions, guiding their actions by such processes. For example, eighteen-
month-old infant apes can demonstrate not only that they can recognize when two objects they see
belong to the same category but also that two different objects are organized in the same relation.
I conclude that, like humans, they have concepts. » ; RP, 142.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 225

la rétine des yeux liée au système oculomoteur, ou les récepteurs d’un toucher
léger ou de kinesthèse liés aux doigts, à la main ou aux bras ; (2) une application
locale de ces couches sensorielles vers des aires réceptives primaires
appropriées, formant elles-mêmes des cartes locales ; (3) une profusion d’aires
secondaires organisées en cartes, une par modalité, pour réaliser les diverses
réponses submodales aux échantillonnages disjonctifs – ces aires secondaires
étant liées à leur tour aux aires motrices organisées en cartes ; (4) des
connexions extensives réentrantes entre cartes variées de chaque ordre, avec
réentrée ultime revenant à la carte locale primaire en vue de maintenir la
continuité spatio-temporelle ; (5) des aires sous-corticales (par exemple,
l’hippocampe, le cervelet, les ganglions de la base) pour mettre en ordre de
façon séquentielle les événements ou pour déclencher la sortie ; et (6) des
changements d’orientation et de posture appropriés, par le biais des couches
sensorielles de sortie, peuvent par là mener à des corrélations futures pendant la
période où ces mêmes couches accomplissent la détection de traits. Une carte
globale donnée peut consister en des contributions variables de la part des
différentes composantes et met en jeu une corrélation entrée-sortie. C’est donc
une structure dynamique qui est altérée lorsque l’échantillonnage par différentes
couches sensorielles et ses corrélations entrée-sortie sont modifiés par le
mouvement ou le comportement. Chaque altération peut modifier la sélection des
groupes neuronaux au sein des composantes. Notez bien qu’une carte globale
constitue un système distribué »1

Aires pariétales et
frontales, etc.

Aires secondaires multiples Cortex moteur


mutuellement réentrantes et
organisées en cartes

Modulation de
Cervelet
Hippocampe la sortie

Aire de réception
primaire - Carte locale

Couches sensorielles Récepteurs kinesthésiques Ensembles moteurs

ÉCHANTILLONAGE ACTION
SENSORIEL
Altération de l'échantillonage
sensoriel par le mouvement

Figure 28 Carte globale

1 .— « (…) The essential components are (1) sensory sheets tied to separate motor ensembles
capable od disjunctive samplings, such as the retina in the eyes linked to the oculomotor system, or
receptors for light touch or kinesthesia linked to fingers, hand or arm ; (2) a local mapping of the
sensory sheets to appriopriate primary receiving areas, themselves forming local maps ; (3) a
profusion of mapped secondary areas for each modality to carry out various submodal responses
to disjunctive samples — these secondary areas are linked in turn to mapped motor areas ; (4)
extensive reentrant connections among various maps of each order, with ultimate reentry back to
the primary local map for maintenance of spatio-temporal continuity ; (5) subcortical areas (e.g.,
hippocampus, cerebellum, basal ganglia) for ordering sequential events or switching output ; and
(6) appropriate postural or orienting changes via the output sensory sheets can thereby lead to
future correlation during the time when these same sheets are carrying out feature detection. A
given global mapping can consist of varying contributions by each of the different components
and involves input-output correlation. It is therefore a dynamic structure that is altered as the
sampling by different sensory sheets and its input-output correlations are changed by motion or
226 Herméneutique et cognition

Vis-à-vis de ces cartes globales, les préconcepts opèrent sur le mode méta,
par l'intermédiaire de connections issues du cortex frontal. La (pré)-
conceptualisation est une méta-perception :
« Ces observations me conduisent à suggérer une hypothèse sur la fonction
des structures cérébrales qui sont responsables de la formation des concepts :
elles sont des structures qui peuvent catégoriser, discriminer et recombiner les
configurations d’activité dans les différentes sortes de cartes globales. »1

Dans le détail voici ce que font les connexions “préconceptualisantes” du


cortex frontal, connexions aux autres régions corticales, aux ganglions de la
base, et à l'hippocampe en lesquelles consistent les structures visées par la
citation précédente :
« De telles connexions doivent (1) stimuler des portions des cartes globales
antérieures indépendantes de l’entrée sensorielle courante ; (2) relier les
catégories de mouvement aux références spatiales fournies par les cartes, avec
des coordonnées centrées sur l’objet ou centrées sur le corps selon le cas ; (3)
mettre en rapport des paires ou même des collections plus vastes de mouvements
sous le rapport d’une modalité sensorielle ou d’une combinaison de modalités,
par exemple, en termes de frontières d’objets perceptuellement catégorisées ;
(4) distinguer les classes de cartes globales concernant des objets de celles qui
concernent des mouvements ; et (5) médiatiser le stockage à long terme des
résultats de telles activités, puisque la formation des concepts requiert de la
mémoire. »2

Voilà qui, mis bout à bout, fait beaucoup.


Le point (1) suppose une “spontanéité” des structures en charge de la
conceptualisation, ce qui ne va pas sans problème dans la description d'Edelman
(cette spontanéité doit-elle se comprendre en rapport avec le système limbique,
qui intervient déjà comme figure du moi au niveau de la catégorisation
perceptuelle, mais pas comme liberté? ou est-elle apportée naturellement par la
spécialisation “supérieure” de la zone frontale ?)
Les points (2) (3) (4) et (5) esquissent ce qu'on sait depuis longtemps être les
déterminations universelles profondes de la pensée : la mise en espace de tout
phénomène, la synthèse de l'objet intentionnel sur la base des discontinuités, la
discrimination de la différence ontologique objet/action, et le stockage, la faculté
de renvoyer sans perdre. Là encore, il ne va pas de soi qu'on puisse produire une
interprétation physiologique de toutes ces fonctions. Edelman reconnaît le
caractère schématique et incomplet de sa théorie des pré-concepts, mais il semble
ne pas être conscient que la zone du cortex frontal avec les structures
responsables de la pré-conceptualisation ressemble fort à un avatar de
l'homoncule.

behavior. Each alteration can alter neuronal group selection within the components. Notice that a
global mapping constitutes a distribued system » ; RP, 55.
1 .— « These observations lead me to suggest an hypothesis on the function of brain structures
that are responsible for concept formation : they are structures that can categorize, discriminate,
and recombine patterns of activity in different kinds of global mappings. » ; RP, 144.
2 .— « Such connections must (1) stimulate portions of previous global mappings independant
of current sensory input ; (2) relate movement categories to the spatial references provided by
maps with either object-centered or body-centered coordinates ; (3) relate pairs or even larger
collections of movements in respect to a sensory modality or combinations of modalities, for
example, in terms of perceptually categorized object boundaries; (4) distinguish classes of global
mappings relating to objects from those relating to movements; and (5) mediate long-term storage
of the results of such activities, since concept formation requires memory. » ; RP, 144.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 227

Vis-à-vis du concept de réentrée, qui a souvent fonctionné jusqu’ici comme


l’interprétation neurophysiologique du “cercle herméneutique” immanent à
l'Être-au-monde, ce qui est frappant est que la théorie des préconcepts ne se
fonde pas vraiment sur lui. Les connexions qui font la préconceptualisation sont
plutôt des stimulations ou des influences ou des discriminations mystérieuses
issues de la zone frontale que des résultats d'une interaction. Les cartes globales
ne sont pas imaginées elles-mêmes en interaction, les concepts ne sont pas les
résidus de la stabilisation d'une telle interaction de niveau supérieur, pour
laquelle une méta-motricité devrait jouer le rôle que tient la motricité bon teint à
l'étape de la catégorisation perceptuelle.
Mais il faut, pour approfondir la part herméneutique de l'anthropologie
neurale, examiner comment cette théorie des préconcepts se prolonge en une
théorie de la pré-syntaxe, puis du langage lui-même et ultimement de la
signification “en contexte”.
Ce que Edelman appelle présyntaxe, on ne s’en étonnera pas, est le supposé
équivalent neurophysiologique, prélinguistique, des contraintes de manifestation
séquentielle ayant cours au niveau linguistique et connues sous le nom de
syntaxe. La capacité présyntactique est donc conçue comme ce sur quoi
s'appuient les fonctions supérieures de la pensée logique, comme la déduction.
Edelman, cela dit, définit la présyntaxe par son opération sur les préconcepts
qu’il appelle, conformément à une option terminologique et théorique assumée,
systématiquement concepts (sa notion de préconcept recouvre à ses yeux ce que
devrait viser le mot concept, c'est-à-dire le concept en tant que fait de conscien-
ce, non discursif) :
« Cette capacité est une nouvelle forme de mémoire, qui puisse situer des
concepts suivant une relation d’ordre. »1

Il s'agit donc d'une faculté d'agencer en séquence les “prédications” (au sens
de Langacker) élémentaires que sont les préconcepts. Elle se distingue bien
évidemment de la compétence réglée dont rendent compte les grammaires
récursives du paradigme symbolique :
« La capacité d’établir un tel ordre ne coïncide pas avec la syntaxe d’une
grammaire pleinement développée, cependant, parce qu’une telle capacité peut
s’exercer sans qu’il soit fait usage de symboles. »2

« Pour distinguer une telle capacité de mise en ordre de la base syntaxique


du langage, bien plus raffinée sur le mode récursif, je l’appellerai
présyntaxe. »3

Ces définitions sont programmatiques, et non véritablement éclairantes à


mon sens. Peut-être l'indication la plus profonde sur ce que sont ces contraintes
présyntactiques est-elle donnée par l'(unique) exemple que donne Edelman :
« Si des aires temporelles étaient liées de manière réentrante aux aires
frontales (et aux ganglions de la base en tant qu’organes de la succession) d’une

1 .— « That capability is a new kind of memory, one that can place concepts in an ordered
relation. » ; RP, 147.
2 .— « A capacity for such ordering is not the same as the syntax underlying a full blown
grammar, however, for such a capacity can be exercised without the use of symbols. » ; RP, 147.
3 .— « To distinguish such an ordering capability from the much more recursively refined
syntactical base of language, I shall call it presyntax. » ; RP, 147.
228 Herméneutique et cognition

façon telle qu’à certains concepts il serait seulement répondu dans un ordre fixe,
serait mis en place le fondement d’une nouvelle sorte de mémoire. Cette
mémoire – dans laquelle, par exemple, la réponse au concept d’un objet doit
toujours précéder (ou suivre) la réponse à un concept d’action – fournirait une
matrice pour l’usage de l’analogie et donc pour les premières bases de la
pensée. »1

La présyntaxe, si je comprends bien, ajoute un élément de temporalisation


propre aux préconcepts : en fait, cette temporalisation est prélevée sur la
temporalisation “générale”, sur les “organes de la succession” via la fonction
infiniment résolvante de la réentrée. Mais elle prend dans le contexte des
préconcepts une signification prescriptive : les connexions de la présyntaxe font
tant et si bien que certains concepts ne se manifestent que dans un ordre
canonique. Et l'exemple pris est celui de la séquence objet/action : l'évocation
d'un concept d'action présuppose celle d'un concept d'objet (à moins que ce ne
soit l’inverse, ou les deux à la fois, Edelman nous laisse apparemment le choix).
Cet exemple nous lègue une certaine perplexité.
D'un côté, il est vrai que la nécessité d'enchaînement objet/action semble
profondément enracinée, bien au delà du rapport de présupposition qui devient la
matière d'un jugement analytique si l'on définit par exemple l'action en termes
d'un objet qui la pâtit : la bonne fortune commerciale de l'interface menus
déroulants/fenêtre/souris, de la version Palo Alto de Xerox à Windows en
passant par la cristallisation Macintosh, et surtout notre facilité à nous glisser
en l'intuition de l'agir qu'elle induit, portent témoignage de quelque chose
comme une “pré-disposition” profonde en nous à la forme de cet enchaînement
(pour privilégier une des séquences génériques envisagées par Edelman).
Mais d'un autre côté, la différence objet/action – nous en avons dit quelque
chose lorsque nous avons parlé de Langacker – est une figure de la différence
ontologique, ce qui signifie d'un seul coup beaucoup de choses gênantes :
— que la généralité de l'objet et de l'action ne font sens qu'à travers des
médiations et des constructions complexes ;
— que le rapport qui les noue est lui-même chargé de facettes
vertigineusement réciproques.
Ce que les connexions de la présyntaxe doivent faire et savoir faire, c'est
donc, même si Edelman le passe sous silence, quelque chose de considérable :
elles doivent pourvoir la conscience primaire de quelque chose comme une
catégorie générale de l'objet et de l'action, et d'une articulation canonique de leur
enchaînement, ce qui signifie que l'actualisation des (pré)concepts est
originairement soumise à une sorte de règle très abstraite qui lie ensemble le
temps et la nécessité, constituant du même coup le sens premier de la corrélation
objet/action. Tout cela peut-il être théorisé en fait au niveau
neurophysiologique ? Tout cela est-il en principe envisageable comme anté-
symbolique ? Ou, comme le dirait plutôt Heidegger, qu'on prendra en
l'occurrence comme un anthropologue, tout cela n'est-il pas déjà et
implicitement le déploiement même de la parole dans et par le langage ?

1 .— « If temporal areas were linked reentrantly to frontal areas (and basal ganglia as organs
of succession) in such a way that certain concepts were responded to only in a fixed order, the
basis for a new kind of memory would be in place. This memory – in which, for example, the
response to a concept of an object must always precede (or follow) the response to a concept of
action – would provide a matrix for analogy and thus for the first bases of thought. » ; RP, 148.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 229

En bref, l’introduction de la notion de pré-concept et de celle de pré-syntaxe


par Edelman nous semble, dans les deux cas, faire appel à des couches de sens
qui excèdent ce à quoi il devrait se limiter selon l’intention de réduction qui est
la sienne : le “discernement” des cartes globales est présenté comme quelque
chose de plus et d’autrement intelligent que le discernement de base de la
catégorisation perceptive, intégrant l’absence et la relation, puisque la mise en
séquence de la pré-syntaxe intègre l’usage intelligent des pôles liés à la différence
ontologique de l’objet et de l’action.
Mes remarques ne sont pas forcément réfutatives. Elles signalent seulement
qu’un lecteur rationnel standard est en droit d’attendre ici un complément
d’information, un certain nombre d’éclaircissements : cela pourrait se présenter
comme une explication de ce qui distingue pour Edelman l’introduction des
préconcepts et de la présyntaxe d’une invocation “homonculaire”.
Les difficultés que nous venons d’envisager rebondissent avec le traitement
proposé par Edelman de la fonction langagière proprement dite. Nous allons, en
le présentant, aller jusqu'au moment où une mise en regard du discours de la
linguistique cognitiviste la plus intelligente – celle de Jackendoff – et du
discours de Edelman s'offrira à nous comme une profitable occasion de réfléchir.

Le langage
La théorie du langage de Edelman n'est pas autre chose que l'hypothèse d'une
genèse du langage fondée sur les notions clefs de réentrée, préconcept et
présyntaxe. Elle s'oppose à la théorie chomskienne essentiellement par ce
caractère génétique : la morphologie symbolique des phrases n'est pas supposée
manifester la soumission à un code linguistique universel profond, mais se
comprend comme stabilisation apprise, émergeant comme nécessaire des données
neurophysiologiques et du jeu interactionnel de l'expérience.
Certes, Edelman mentionne les conditions purement mécaniques de
l'apparition du langage, qu'elles portent sur la nature de l'appareil vocal ou sur la
disponibilité d'une aire corticale (les aires de Broca et de Wernicke dans le cas
humain). Mais sa description est surtout centrée sur le double enracinement de
l'activité linguistique dans le préconceptuel et la présyntaxe :
— le langage est fondé sur la sémantique, et celle-ci consiste essentiellement
en l'association des contenus préconceptuels à des unités phonologiques ;
— l'exercice du langage est pour une part immense catégorisation des entités
linguistiques elles-mêmes : or Edelman conçoit cette catégorisation comme une
(pré)conceptualisation.
L'image du langage que tend à imposer la théorie neurophysiologique est
donc celle de quelque chose qui a sa sémantique dans la même fonction qui en
assure la réflexion dynamiquement essentielle. C'est une image séduisante,
ayant d’ailleurs des accents phénoménologiques, mais elle pose à nouveau le
problème de l'homoncule. Une telle bivalence du (pré)conceptuel est-elle
compatible avec le dispositif neurophysiologique en lequel il se résout ? Ou
bien cette bivalence confirme-t-elle le soupçon – déjà émis – que le
(pré)conceptuel est l'homoncule de la TNGS ?
Voici des citations présentant les deux modes d'intervention du pré-
conceptuel évoqués à l'instant :
230 Herméneutique et cognition

« (…) lorsque suffisamment de phonologie émerge (comme résultat de


divers développements évolutionnaires spécialisés en vue de la parole), les mots
et les phrases deviennent des symboles de concepts, et la véritable syntaxe
apparaît. »1

« (…) au moment où chez un individu le lexique est suffisamment


développé, l’appareil conceptuel peut traiter récursivement et classifier les
productions variées du langage elles-mêmes – morphèmes, mots, phrases –
comme des entités à catégoriser et recombiner sans aucune référence
nécessaire désormais à leur provenance initiale ou leurs fondements dans la
perception, l’apprentissage et la transmission sociale. »2

Rappelons que concept, dans la première citation, signifie préconcept.


Pour en revenir à la TNGS, notons encore qu’Edelman noue une alliance,
pour sa théorie de la double dépendance du langage sur le pré-conceptuel, avec le
travail proprement linguistique de Grimshaw, Macnamara et Pinker : ceux-ci
ont développé une “grammaire lexicale fonctionnelle” où intervient de façon
décisive le concept de semantical bootstrapping (auto-amorçage sémantique).
Pour comprendre l’appui qu’Edelman trouve chez eux, l’emprunt qu’il fait à leur
concept de semantical bootstrapping, le mieux est de l’écouter. L'idée de base
qu’il prend chez ces auteurs semble la suivante :
« Cette théorie de la parole suggère que l’acquisition de capacités
phonologiques dans l’évolution a fourni les moyens d’abord de l’émergence de
la sémantique puis de celle de la syntaxe par le biais de la connexion d’un
apprentissage conceptuel préexistant à l’apprentissage lexical. »3

Dans cette formulation, l'idée ne me semble à vrai dire pas absolument


claire. On croit comprendre néanmoins qu'il s'agit de soutenir que le sémantisme
n'est pas d'abord “syntaxique” (renvoyé à la “structure profonde” chomskienne),
mais lexical, et que ce sémantique lexical est re-mobilisé “au second tour” pour
constituer la syntaxe elle-même dans sa valeur régulatrice et sa valeur
sémantique. L'interprétation du sémantisme primitif par une notion
neurophysiologique de préconcept et de présyntaxe crédibilise évidemment la
double fonction prêtée au lexical dans ce schème génétique : les arguments
linguistiques usuels contre l’originarité des significations lexicales perdent leur
force si cette originarité est garantie au niveau neurophysiologique. La
formulation par Edelman de la thèse principale de cette grammaire lexicale
fonctionnelle est donc assez convaincante :
« Je tiens que l’évolution de la capacité à se servir du langage dépend d’une
connexion étroite entre phonologie et syntaxe et que la syntaxe n’émerge de
façon riche en chaque individu qu’après que l’auto-amorçage sémantique a
cours (…) . L’émergence, l’interaction et la corrélation de niveaux syntaxiques,
sémantiques et phonologiques qui en résultent par réentrée fournissent un
fondemment riche pour l’émergence développementale de nouvelles règles

1 .— « (…) when sufficient phonology emerges (as the result of various specialized
evolutionary developments for speech), words and sentences become symbols for concepts, and
true syntax can appear. » ; RP, 174.
2 .— « (…) at that time in an individual when a lexicon is sufficiently developed, the
conceptual apparatus may recursively treat and classify the various productions of language
themselves – morphemes, words, sentences – as entities to be categorized and recombined without
any necessary further reference to their initial origins or their bases in perception, learning, and
social tranmission. » ; RP, 174.
3 .— « This speech theory proposes that the acquisition of phonological capacities in evolution
provided the means first for semantics and then for syntax to arise by the connection of
preexisting conceptual learning to lexical learning. » ; RP, 175.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 231

syntaxiques et interprétations sémantiques. (…) Comme en a discuté Pinker, le


savoir syntaxique déjà acquis peut aussi aider à l’interprétation d’énonciations
dont l’interprétation sémantique n’est sinon pas disponible »1

Pour Edelman, et c’est un point important, le “cercle” de l’auto-amorçage


sémantique est biologiquement supporté par la réentrée, dont nous retrouvons
donc le rôle fondamental pour incarner la dynamique en termes de laquelle la con-
science et la pensée sont comprises :
« La théorie accomplit ceci [n.d.l.r. rendre compte des séquences
syntaxiques d’une manière générative sans présupposer un grand nombre de
règles préexistantes] en supposant qu’une mise en ordre syntaxique initiale ou
primitive (telle que celle offerte par la présyntaxe) peut être étendue par
l’addition de l’activité des aires de Broca et de Wernicke pour traiter
effectivement de chaînes d’énonciations. Cela se produit par la mise en relation
récursive de la sémantique avec les séquences phonologiques, ce qui engendre
des correspondances syntaxiques, puis par le traitement en mémoire de telles
règles comme d’objets pour la manipulation conceptuelle. L’élément
neurobiologique important dans la théorie est que cette récursion se produit par
réentrée entre des répertoires corticaux variés »2

Telle quelle, la théorie de Edelman s’apparente, au moins de façon extérieure,


à une conception herméneutique de la signification, puisqu’elle met en scène une
détermination circulaire des éléments fondamentaux du sémantisme. Il est
étonnant de voir qu’Edelman va jusqu'à proposer une sorte de reprise
“neurologique” de la doctrine du cercle herméneutique appliquée au faire-sens
contextuel du matériel lexical dans une phrase. Il est encore plus étonnant de
constater que le mimétisme de la TNGS à l’égard des conceptions herméneu-
tiques est en même temps un mimétisme à l'égard de la sémantique
computationnaliste, qui, on le sait, représente le fait sémantique comme un
enchaînement de traitements informationnels.
Pour montrer ce double mimétisme, il convient de considérer les diagrammes
résumant la conception edelmannienne du langage. Celui qui décrit sur le mode
topo-biologique la production-perception du discours, d’abord, et qu’affiche notre
figure 29. Puis un diagramme centré sur les fonctions du langage, reproduit à la
figure 30. Et finalement un diagramme traitant de la perception sémantique
d’une phrase, objet de la figure 31.
Ces divers diagrammes, au fond, ne nous racontent guère autre chose que
l'interdépendance, tant du point de vue de la production que de la perception de
discours, des différents niveaux préalablement reconnus et nommés par la

1 .— « I assume that the evolution of the ability to use language depends upon a close
connection between phonology and syntax and that syntax emerges richly in each individual only
after semantic bootstrapping takes place. (…) The resultant emergence, interaction, and
correlation of syntactic, semantic, and phonological levels by reentry provide a rich basis for the
developmental emergence of further syntactic rules and semantic interpretations. (…) As Pinker
has dicussed, syntactic knowledge already acquired can also be used to help interpret utterances
whose explicit semantic interpretation is otherwise not available. » ; RP, 176.
2 .— « The theory achieves this [n.d.l.r. account for syntactic sequences in a generative
manner without already assuming a large number of preexisting rules] by supposing that an initial
syntactic ordering or a primitive (such as that present in presyntax) can be expanded by the
addition of the activity of Broca's and Wernicke's areas to deal effectively with strings of
utterances. This occurs by recursively relating semantic to phonological sequences, generating
syntactic correspondances, and then treating such rules in memory as objects for conceptual
manipulation. The important neurobiological element in the theory is that this recursion occurs by
reentry among various cortical repertoires. » ; RP, 176.
232 Herméneutique et cognition

sémantique computationnaliste, exemplairement celle de Jackendoff1 : les


niveaux phonologiques, syntaxiques, sémantiques et conceptuels. Il faut
rappeler, cela dit, que ces niveaux sont définis, dans une problématique à la
Jackendoff, par un encodage spécifique de l'information, c'est-à-dire en dernière
analyse nécessairement, selon cet auteur, par un langage formel discret classique,
toute la complexité de ce qui se joue dans la production et la perception étant
supposée celle du jeu combiné-interactif des traductions qui relient ces strates
formelles : par exemple, la reprise au niveau syntaxique d’un énoncé identifié au
niveau phonologique est la traduction de l’assemblage symbolique structuré
auquel s’égale l’information phonologique en un assemblage symbolique
inscrivant sa structure syntaxique.

Conceptuel
Cortex frontaux,
pariétaux et
temporels
Sémantique,
Syntaxe
Aire de Aire de
Wernicke Broca
Cortex auditifs Cortex moteur
primaires et Phonologique
et prémoteur
secondaires

Perception du Figure Production du


discours 10.1 discours

Diagramme indiquant le besoin de multiples connexions réentrantes


subvenant à des fonctions phonologiques, syntaxiques, sémantiques
et conceptuelles pour que le langage émerge. A cause de la
nécessaire participation de cartes globales (voir figure 3.4), la
perception et la production sont étroitement liées.

Figure 29 Biologie de la production-perception de la parole


Les phénomènes de dépendance croisée du local sur le global et du bottom
sur le top, analysés par Jackendoff avant qu’il n’émette une hypothèse
d'interaction des modules en temps réel qui lui semble acceptable, sont ici
théorisés en termes de réentrée. Lorsque Jackendoff dit simplement, à un niveau
un peu vague, que l’information acquise au niveau conceptuel pourra exercer une
influence sur l’analyse syntaxique ou phonologique – dont elle provient par
ailleurs – Edelman dit de façon à peine moins vague que la circularité ainsi mise
en scène est celle de la réentrée : toute la différence tient dans une esquisse de
crédibilisation ontologique des “flèches” dont l’un et l’autre font état, et que l’un
et l’autre représentent dans des diagrammes. Les “conclusions” et la figuration
schématique d'ensemble sont donc, comme il est naturel, très proches.

1 .— Nous nous référons dans ce passage à Jackendoff, R., Consciousness and the
Computational Mind, 1987, MIT Press (abréviation CCM).
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 233

Conceptuel

Sémantique

1 3 3

Syntaxique

Phonologique

Acoustique Moteur

Figure 10.2
L'ensemble fortement intriqué des fonctions connectées de manière réentrante du
langage. Comme il est montré en A, les réponses phonologiques peuvent être reliées
(1) à des concepts pour produire (2) une mémoire sémantique via apprentissage. La
mise en séquence motrice fixe un ordre syntaxique (3) dans la perception et la
production de phonèmes, mots et phrases. De multiples interactions dégénérées
peuvent intervenir aux différents niveaux.

Figure 30 Fonctions du langage et connexions réentrantes


234 Herméneutique et cognition

Niveau s m antiq
ue, c
onceptuel

Niveau y
snta
xiqu
e 1

N iveau phonolo
giqu
e
I saw the cat

I saw wood

I saw wood

B syn. sm.
¥ ¥
¡ 3 ¡3

syn. sm. x
¥ p.
3 ¥
3 ¡ 3
¡ 3
Ma ry

syn. sm.
3 p. ¡ ¥ ¥
p. ¡ 3 ¡ 3

I saw

2
p.

lum ber

(…) dans des groupes neuron aux connectés de manière réentrante


présents dans des aires fonctionnellement et anatomiquement
distinctes concernées par la p honologie (p.), la sémantique (sém.) et
la syn taxe (syn.). L'ambiguïté sémantique ou syntaxique (par
exemple, “saw”) résulte dans l'acitivté d e groupes multiples ; la
réslution des alternatives appro priées dépend de l'objet contenu de
la phrase. 3 = activité de grou pes neuronaux corresp ondan t au verbe
dan s la phrase ; x ou 2 = activ ité de grou pes neuronaux
correspondant à des objets en alternative dans la phrase.

Figure 31 Désambiguïsation neurale


Anthropologie linguistique et neurophysiologique 235

Avec l'exemple de I saw the wood, on voit que l'explication neurologique


affronte les ambiguïtés résultant du rôle du contexte dans la sélection du sens,
c'est-à-dire en fait associées au rapport herméneutique schleiermacherien du tout
et de la partie, appliqué au niveau phrastique. Pour l'essentiel, la reconnaissance
du rôle du contexte se fait dans le même langage chez Edelman et chez
Jackendoff. Il y aurait tout de même deux différences d'accent à noter :
— Jackendoff insiste avec quelque militantisme sur le caractère
“automatique” de la sélection, sur le fait qu'il n'y a pas lieu de la réserver à une
instance de la pure conscience libre. Edelman, ayant exclu a priori une telle
instance, n'a pas lieu de l'ostraciser de la même façon à cet endroit de son
parcours.
— Jackendoff essaie de sauver une certaine compositionnalité ascendante du
sens, de limiter le champ de l'incidence top-down tout en lui faisant droit.
Edelman peut, quant à lui, dans sa modélisation naturalisante plus nonchalante,
présenter des interactions réentrantes généralisées et descendant jusqu'en bas.
Présentons, pour étoffer la comparaison, le schéma proposé par Jackendoff
pour illustrer son hypothèse 3 sur le procès de perception sémantique, que
reproduit la figure 32.

conceptuel 1

syntaxique 1

phonologique 1

acoustique 1 2

Figure 32 Schéma bottom-top-bottom de Jackendoff


L'hypothèse 3 en question s'énonce :
« Hypothèse processuelle 3
Dans la compréhension de la parole, chaque partie de chaque niveau de
représentation depuis la phonologie vers le haut est dérivée en vertu de
236 Herméneutique et cognition

correspondances avec les niveaux voisinant (parallèles de manière


interactive) »1.

L'idée est que le matériel acoustique est organisé en segments dont


l'enchaînement linéaire temporel constitue le message, et que les segments, tour
à tour, sont envoyés dans la machine de traitement bottom-up. Seulement les
premiers segments traités acquièrent une “valeur” de plus haut niveau
(syntaxique, conceptuelle) alors que les segments ultérieurs n'ont pas encore été
phonologiquement encodés : ce traitement peu donc subir l'influence top-down
des encodages de haut niveau déjà réalisés. Le cercle herméneutique est assumé,
mais il reste fondamentalement ancré dans une structure monodirectionnelle, il
relève d'un jeu du temps et du glissement. De ce point de vue, le modèle de
Edelman semble reconnaître une interaction des niveaux sui generis, moins liée
au phénomène de glissement de la hiérarchie des encodages sur le temps discret
du traitement que chez Jackendoff : l’interaction entre les niveaux est présentée
comme une mutuelle réceptivité et une mutuelle susceptibilité permanentes,
biologiquement garantie par les canaux de la réentrée, et non pas “contrôlée”,
“bridée” en permanence par la considération de l’état d’avancement d’un
encodage.
Il y a un deuxième point important pour l'évaluation de ces “naturalisations”
du cercle herméneutique : c'est celui du rapport du traitement
circulaire/interprétatif avec l'instance de la liberté-conscience. Jackendoff affronte
le problème de face en réfléchissant sur le phénomène de sélection vis-à-vis des
polysémies et autres ambiguïtés de construction syntactique ou sémantique de la
phrase.
Jackendoff conclut dans les termes suivants sur cette affaire de sélection
désambiguïsante :
« Mon interprétation des phénomènes, à la lumière de ce que l’on sait du
reste du traitement du langage, est que le processeur langagier accomplit lui-
même la selection d’un unique ensemble de structures linguistiques (une par
niveau) et l’ensemble sélectionné est tout ce qui est transmis aux mécanismes
mystérieux quels qu’ils soient responsables de la vigilance. Dans le cas d’une
phrase pleinement ambiguë, le processus de selection ne peut pas s’arrêter à une
unique structure plus saillante, mais, comme dans le cas de l’accès lexical, en
choisit une plus ou moins arbitrairement. Il peut cependant changer son choix
avec le temps.
Comment dans ces conditions le choix délibéré d’une interprétation survient-
il ? Cela pourrait être vu comme la création volontaire d’un contexte intérieur
biaisant. Ce contexte renverse les barêmes du processus de sélection en vue de
la présentation de la nouvelle interprétation et provoque de la sorte la
présentation par le processus de sélection de la nouvelle interprétation à
l’attention et/ou à la vigilance. Donc, cette vision de la fonction de sélection
n’est pas en contradiction avec les phénomènes »2.

1 .— « Processing Hypothesis 3
In speech understanding, each part of each level of representation from phonology up is
derived by virtue of correspondances with neighboring levels. (Interactive parallel) » ; CCM, 101.
2 .— « My interpretation of the phenomenology, in light of the rest of language processing, is
that the language processor itself performs the selection of a single set of linguistic structures (one
of each level), and the selected set is all that is passed on to whatever mysterious mechanisms are
responsible for awareness. With a fully ambiguous sentence, the selection process cannot settle on
a single most salient structure but, as in the lexical access case, chooses one more or less
arbitrarily. It may, however, change its choice of time.
How then does willful choice of interpretation arise? This might be seen as the voluntary
creation of an internal biasing context. This context tips the scales of the selection process to
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 237

Le point crucial est celui de savoir si la désambiguïsation est toujours un


engagement : ce qui voudrait dire en l’occurrence qu'il n'est pas possible de la
saisir et la comprendre hors du niveau dialogique. C’est ce que la tradition
herméneutique, pour autant qu'elle a abordé le problème de la perception des
sens-de-phrase, a toujours tenté de soutenir. En revanche, on peut voir la
désambiguïsation comme automatique, comme dans le début de la citation, et
dans ce cas, le dynamisme interactif/interniveau par lequel elle advient
s’émancipe de toute l'approche dialogique du sens. L'hypothèse d'une
désambiguisation qui résulte de la libre production d'un contexte interne biaisant
n'échappe pas véritablement à cette attitude ou position naturalisante, par ce que
le contexte de désambiguisation, dans cette hypothèse, n'est pas dialogique, il est
à la limite une humeur contingente, un bruitage subjectif de la perception
sémantique. Dans la vision herméneutique, l'engagement désambiguisant du
destinataire est ce que la phrase comme adresse appelle depuis l'origine, du
moins on peut entendre l’enseignement herméneutique de cette manière.
Mais cette esquisse de discussion prouve qu’il est temps d’en venir à ce qui,
pour ce livre, compte le plus, à savoir la confrontation systématique de cette
TNGS à ses divers niveaux avec le “modèle herméneutique”.

Confrontation à l’herméneutique des différentes étapes d’Edelman


Comme les autres fois, j’aborderai successivement la flèche, le cercle et le
parler. Pour chacun de ces examens, j’essaierai d’envisager chaque “niveau”
d’élaboration topobiologique de la conscience prévu par Edelman : dans l’ordre,
donc, les niveaux de la catégorisation primitive, la conscience primaire, la
préconceptualité et la présyntaxe, et le niveau de la conscience langagière
proprement dite.
La flèche

Au niveau de la catégorisation primitive, le plus plausible est de penser que


la flèche est la motricité elle-même, bien que ce ne soit pas dit. Ce qui lance la
co-stabilisation des cartes locales par réentrée, c'est la motricité, dont les
tribulations sont reportées sur une carte jouant le rôle de corrélateurs de traits.
Mais il faut remarquer que la flèche est hors modèle : elle est le présupposé
d'une zoologie non neurophysiologique, ou à la limite de la physique, elle est
essentielle au fonctionnement et à la compréhensibilité de la catégorisation,
mais n'est pas un thème topobiologique. Ce qui est proprement formulé par
Edelman, lorsqu’il insiste sur le caractère temporel de la catégorisation
primitive, c’est une certaine relativité à la situation de cette catégorisation, une
certaine précarité, résultant des processus toujours particuliers et datés qui la
soutiennent. Que cette singularité de la “situation de catégorisation” soit
commandée par la motricité du corps est simplement ce que nous pouvons
ajouter à la fois en prenant en compte l’importance des cartes motrices dans le
dispositif et en tirant avantage de nos connaissances merleaupontiennes.

present the new interpretation and thereby causes the selection process to present the new
interpretation to attention and/or awareness. Thus, this view of the selection function is not
inconsistent with the phenomenology. » ; CCM, 119.
238 Herméneutique et cognition

Mais la motricité est dans le discours edelmanien complètement “factorisée”


par les cartes motrices, comme il est normal en raison de l’identité disciplinaire
de la neurobiologie, il me semble.
Venons en maintenant – toujours en nous intéressant à la flèche – au
“modèle de la conscience primaire”. Ce modèle est relativement complexe, ou du
moins sa description se répartit entre plusieurs éclairages, qui donnent lieu à
autant de diagrammes. Si nous nous souvenons que la flèche doit être
l'irréversible dont jaillit le cours de l'herméneutique, plusieurs candidats à ce
statut se présentent dans le modèle :
— d'une part, l'enchaînement temporel de la conscience primaire est
constamment réanimé par l'arrivée de la nouvelle entrée Wi (dans les notations de
la figure 26). À cet égard, la réélaboration permanente nommée conscience
primaire semble avoir sa flèche originante dans l'intrusion de l'extériorité, soit,
pour effectuer le report analogique possible, du côté de l'Être à la façon du second
Heidegger.
— D'autre part, et à première vue tout à fait autrement, le jeu de la
conscience primaire se fonde bien sur une instance intime qui ne cesse de se
confronter à l'entrée externe, et qui est le système limbique médié par sa
catégorisation propre C(I). Et la figure 27 montre bien que cet endo-facteur C(I)
peut conduire directement à l'action, indépendamment du circuit de la conscience
primaire en quelque sorte. L'originarité de C(I) est marquée de plusieurs façons,
et joue son rôle dans le modèle : le système limbique précède dans l'ontogenèse
le système thalamo-cortical, et s'adresse au réel externe par dessus la juridiction
qu'il compose avec ce dernier dans la conscience primaire. Ce système est,
rappelons-le, celui qui est en charge de l'homéostase, des fonctions hédoniques,
celui dont émane toute notion d'un intérêt de l'organisme. Au sens où le pro-jet
originaire de l'herméneutique philosophique a toujours été supposé l'expression
d'un tel intérêt, on peut dire que le système limbique et ses catégorisations C(I)
devraient être sources des flèches de l'herméneutique : cela, nous le disons, en
extrapolant, à partir de nos connaissances heideggeriennes et merleaupontiennes,
et en nous appuyant sur les quelques indications que nous avons relevées dans
l’exposé de Edelman lui-même.
Donc, la flèche, pour autant qu’on puisse la trouver chez Edelman à ce
niveau, semble avoir un statut ambivalent, elle est à la fois mise au compte de
l’externe et de l’interne, et peut donc être dite ressembler à la flèche de la
“tombée” de la duplication ou à celle de la transcendance du Dasein (sauf que le
système limbique, dans sa façon d’initier la conscience primaire, paraît ne guère
sortir de lui-même : mais l’ensemble du dispositif neurophysiologique et
biologique du corps le fait).
Dans l'ensemble et d’un autre point de vue, la modélisation de la conscience
primaire tend à annuler la valence de la flèche, parce qu'elle ne fait pas droit,
semble-t-il, à la notion de devancement, d'anticipation. Le temps de la
conscience primaire, on l'a vu, se temporalise à partir de la récurrence du passé
– comme chez Husserl – et pas à partir de l'à venir comme chez Heidegger.
L'input W est originant en tant qu'il fait intrusion, mais il n'y a pas de pensée
d'une ouverture de monde et de temps qui fasse écho à l'intrusion : plutôt celle
d'une capture et de l’incorporation à une “tradition de la valeur”. Le système
limbique est porteur d'une valeur initiatrice, mais elle n'est pas croisée avec le
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 239

fonctionnement réitératif de la conscience primaire, elle n’est pas envisagée


comme la puissance d’avenir de cette conscience.
Un troisième visage possible de la flèche originante, dans le modèle de
Edelman, ou du moins dans cette partie de son modèle que nous avons exposée,
est donnée par la théorie de la genèse du langage. La description proposée par
Edelman, rappelons-le, est présentée comme en grande partie consonante avec les
travaux de Pinker. L'idée importante est celle d’auto-amorçage sémantique, dont
nous avons vu qu'elle signifiait, au fond, d'une part que le sémantisme de la
langue était premier et consistait en l'attribution de signification préconceptuelle
aux éléments lexicaux, d'autre part que la syntaxe s'engendrait à partir de la
compétence présyntactique et de la conceptualisation lexicale des configurations
déjà disponibles du langage (conceptualisation elle-même enracinée dans une pré-
conceptualisation, donc). En d'autres termes, il y a clairement une position
d'origine conférée aux préconcepts et à la présyntaxe, la temporalisation typique
de l'herméneutique est respectée à cet égard, et Edelman arrive à des descriptions
de la synthèse du sens en contexte ou de la synthèse de la grammaticalité qui
sont tout à fait homogènes à ce que dit la raison herméneutique des mêmes
sujets. Reste que l'initialité des pré-concepts et de la pré-syntaxe n’est pas du
tout présentées comme l'initialité d'un engagement, et que la modélisation
d'Edelman n’envisage donc pas la signification et le comportement langagiers
comme sous la gouverne d’une flèche à proprement parler : sauf à se contenter
de la nomination – par les notions de préconcept et de présyntaxe – d’une sorte
de disposition ou préparation neurophysiologique cernée de façon plutôt indécise.
On peut encore demander ce qu’il en est de la flèche dans la “restitution” neu-
rophysiologique par Edelman du “cercle de Schleiermacher” gouvernant la recon-
naissance du sens d’une phrase. En commentant l’exposé d’Edelman, et en
présentant, notamment, ses diagrammes, nous avons insisté sur la grande
proximité de sa description avec celle de Jackendoff, qui reste intérieure au
paradigme computationnaliste, et fait donc intervenir des modules de traitement
principiellement indépendants, caractérisés comme modules d’encodage ou de
décodage. Selon l’explication donnée par Jackendoff, rappelons-le, la recognition
sémantique est originairement bottom-top, elle procède par décodage successif
des composants suivant leur ordre d’occurrence, à cela près qu’une certaine dose
d’effet top-bottom est rendue possible par cette séquentialité elle-même, qui
garantit que des résultats cumulés de recognition à tous niveaux sont disponibles
dans le courant de la perception sémantique, et peuvent donc informer le
décodage de la nouvelle unité occurrente : c’est l’explication par le glissement et
le décalage, symbolisée par la figure 32. Nous avions dit qu’Edelman se
démarquait du “modèle” de Jackendoff seulement dans la mesure où il
abandonnait l’insistance sur cette ordination décalée des étapes, pour présenter de
façon globale et “nonchalante” une détermination bottom-up et top-down
commandée par la réentrée. Il en résulte, quant à la flèche, que le processus de
perception sémantique est moins manifestement soumis à l’impulsion originaire
de l’occurrence, de l’entame occurentielle du message, fonction dont on pourrait
envisager de dire qu’elle tient lieu de flèche dans le schéma de Jackendoff (qui,
après tout, est lui aussi une objectivation en principe naturaliste de l’herméneu-
tique). Mais en fait, pour la pensée herméneutique, ce qui fait flèche est un
préjugement orientant la synthèse de la signification, préjugement que l’on
240 Herméneutique et cognition

décrit, selon les époques ou les auteurs, comme apport de l’existence ou de


l’Être, comme anticipation intéressée de tel sens plutôt que tel autre par le sujet
engagé ou comme donne autoritaire, incontournable d’un horizon culturel-
historique pour la construction du sens. De flèche en ce sens, il n’est question,
semble-t-il, ni chez Edelman ni chez Jackendoff, le processus de la perception sé-
mantique n’est fondamentalement pas un processus qui s’accomplit à partir d’une
préfiguration où il se place, mais plutôt une émergence mécanique.
Le cercle
Tout d'abord, le niveau de la catégorisation perceptive, comprise en termes de
réentrée. Il est clair que le mot réentrée désigne précisément l'interaction entre
les cartes qui “tient lieu” de boucle herméneutique. Lorsque Schleiermacher dit
que l'interprétation locale est en attente de l'interprétation globale et vice versa,
ou bien que l'interprétation grammaticale est en attente de l'interprétation
technique et vice versa, ne suggère-t-il pas que l'interprétation, dans chaque cas,
est pour ainsi dire le fruit du travail de modules en interaction ? La réentrée
fournit ici une version neurophysiologique d’une telle interaction, c'est-à-dire du
cercle herméneutique.
On peut préciser ce recoupement. Le fonctionnement du couple perception-
motricité illustre chez Merleau-Ponty, comme on l'a vu, le schème herméneu-
tique d’une double dépendance : la perception est constamment incomplète de
l'action et vice versa, chacune devance l'autre en un sens spécifique – l'action
expose le corps à la perception, la perception informe le projet, fût-il ante-
rationnel, de l'action – tant et si bien que la théorie philosophique de la
perception de Merleau-Ponty, en un sens, consiste purement et simplement à
égaliser l'Être-au-monde de Heidegger au couple perception-action. Dans cette
théorie, le cercle herméneutique de l’Être-au-monde s’identifie ainsi au bouclage
de la perception et de l’action. Or, dans le modèle de Edelman, l'interaction
perception-motricité, au niveau le plus primitif, est imputée à la réentrée de la
catégorisation perceptive : cette réentrée ajointe principalement les cartes
motrices et les cartes strictement sensorielles. La réentrée traduit donc le cercle
dans sa modalité spécifique dégagée par la phénoménologie post-herméneutique
de Merleau-Ponty.
On retrouve aussi, dans cette transcription, le caractère d'ouverture jamais
démentie de la relation herméneutique au monde : elle prend ici la forme de la
pérennisation pour ainsi dire “pré-logique” des structures synthétisées par la
réentrée à même le processus de la catégorisation perceptive de base. Cette
catégorisation est supposée, dans le cadre phénoménologique, produire une
typique empirique de l'objet, sécrétion spontanée de l’intentionnalité perceptive
selon Husserl1 . De même, les forces d’influence et distributions d’activation
acquises via la réentrée de la catégorisation perceptive ont une valeur
“catégoriale”, ce qui veut dire qu’elles peuvent être remobilisées pour produire
une recognition : la catégorisation primitive est ouverte sur un horizon indéfini
d’emplois à la manière d’un mot ou d’un jugement.
Résumons nous : la théorie neurophysiologique de la catégorisation
primitive naturalise l'herméneutique sous trois rapports, une interaction

1 .— Cf. Expérience et jugement, §8, Paris, 1970, PUF, 35-45.


Anthropologie linguistique et neurophysiologique 241

neurologique effective prenant la place de la motivation réciproque du cercle


herméneutique, la motricité ontique du corps prenant la place de l'Être-au-
monde, de sa spatialité existentiale, et l'ouverture-de-projet de l'herméneutique
standard se voyant substituer l'établissement comme reproductible de la
prédication antéprédicative, l'émergence d'une valeur logique stablement
disponible au niveau des agencements neuraux.
Il est clair que la causalité de la réentrée est supposée une causalité physique
standard (elle s'exprime par des influences d'activation cellulaire bidirection-
nelles). On a donc là, en ne négligeant pas la localisation des processus qu'est
censée fournir la neurophysiologie, une véritable naturalisation de la dépendance
herméneutique, sa traduction comme interaction. Peut on proposer une critique a
priori de cette traduction ? C'est assez difficile dans la mesure où elle est
seulement esquissée. Un point d'entrée pour un tel examen critique me semble,
cela dit, le suivant : l'idée de la dépendance herméneutique est que celle-ci résulte
d'un inachèvement qui sollicite, motive, appelle. La transcription du couple
perception-action dans le modèle de la catégorisation perceptive conserve-t-elle
cette idée ? Ou bien les influences de la réentrée ne sont-elles pas plutôt pré-
données, en abondance, en sorte que n'importe quelles esquisses de cartographie
neurale seront conduites aux renforcements suscitant la récurrence globale ? En
d’autres termes, ce ne serait pas au nom d’une incomplétude propre aux esquisses
sensorielles d’un côté, aux parcours moteurs de l’autre que l’interaction aurait
lieu ; ou encore, l’interaction réentrante ne serait pas intelligente comme nous
nous représentons que la double motivation du cercle herméneutique l’est. Il
faudrait travailler plus la question, et le faire essentiellement au niveau neuro-
physiologique, pour savoir si elle est aussi pertinente qu’elle le paraît, surtout si
elle est scientifiquement pertinente.
Nous pouvons maintenant discuter de l’acclimatation neurophysiologique du
cercle herméneutique au niveau du modèle de la conscience primaire. Celui-ci
montre aussi une co-dépendance, celle que symbolise la flèche double du
diagramme de la figure 25. Il y a co-dépendance entre la catégorisation de l'entrée
perceptive courante W et la conceptualisation confrontative mémorisée C[…] de
la catégorisation de l'entrée perceptive passée ou tout-juste passée – de type
C(W) donc – et la catégorisation immanente de la valeur C(I). Cette formule un
peu complexe est très proche du schéma herméneutique : ce qui fait qu'il y a
image mentale du monde est que l'externe est toujours confronté à une
interprétation stockée de l'externe comme valeur. L'interaction entre les deux
pôles concernés est à nouveau prise en charge par une structure de réentrée, donc
les remarques faites à la rubrique précédente se transfèrent automatiquement.
Dans la situation présente, ce qui est frappant est que la réentrée qui fait la
confrontation est supposée fixer l'image mentale : ce qui est dit est bel et bien
que la co-dépendance est ce par quoi l'entrée externe catégorisée vaut comme
notre monde. On a donc une interaction qui est placée sous la gouverne d'une
figure de la subjectivité : dans le modèle, c’est le flux interne limbique I et sa
catégorisation qui fondent cet aspect subjectif. Ce qui semble à nouveau tout à
fait absent est, en revanche, l'idée d'une incomplétude ou d'un défaut de chaque
pôle pris par lui-même, donnant sens à une notion d'appel à l'autre, à une lecture
de la co-dépendance comme motivation mutuelle. Cela dit, l’enjeu de la
confrontation, nommé par le mot valeur, par la perspective d’un stockage de la
242 Herméneutique et cognition

valeur, introduit peut-être cet élément à sa façon, suivant une nécessité


conceptuelle en quelque sorte : une entrée perceptive est toujours incomplète
comme telle, tant qu’on ne sait pas ce qu’elle vaut pour le sujet, une
catégorisation de la valeur ne tient comme telle qu’autant que la sphère de la
valeur est consistante, ce qui se décline en la mémoire des entrées perceptives
catégorisées comme valeur. La question qu’on peut poser au modèle est alors :
qu’est-ce qui, dans le modèle, caractérise le circuit limbique comme lieu où se
catégorise la valeur, qu’est-ce qui traduit, au niveau neurophysiologique, la
spécificité du registre de la valeur ? La description d’Edelman contient sans
doute quelques indications à ce sujet (notamment l’évocation des “longs cycles”),
mais trop allusives1 .
Reste à commenter la modélisation topobiologique de la synthèse du sens en
contexte, et avant elle la conception de l'origine de la grammaire dans l’auto-
amorçage sémantique.
Le terme en italique dit bien une forme d'interaction (d’“auto-interaction”).
On sent bien que la théorie associée – que ce soit celle de Pinker ou celle
d'Edelman – n'est pas loin d'être une théorie de l'herméneuticité constitutive du
langage : dire que la signification est à la fois fondée dans un antéprédicatif et
qu'elle ne cesse pas, en tant qu'auto-interprétation, de s'enrichir et de se relancer à
partir de cet antéprédicatif, c'est tenir un discours singulièrement en résonance
avec celui de l'herméneutique post-heideggerienne. À examiner les choses de
près, l’auto-amorçage sémantique désigne essentiellement l'auto-(pré)con-
ceptualisation du langage. “Au fond” et à l'origine, le mécanisme sémantique est
celui de l'attribution de signifiés (pré)-conceptuels à des formes phonologiques ;
mais la croissance et la complexification du sémantique passe par le syntaxique
et résulte largement de l'application de la faculté (pré)-conceptuelle, érigée en
capacité conceptuelle par sa cristallisation lexicale, au système en cours de
formation de la langue lui-même.
Ce qui est frappant est qu'à ce stade, le modèle ne s'inspire guère des acquis
topobiologiques antérieurs, et qu'en particulier, l'interaction qu'on nomme n'est
pas directement identifiable à une réentrée, comme dans les figures précédentes
du cercle. Il ne s'agit pas, d'ailleurs, d'influences causales symétriques, mais
plutôt de croisement et surcharge de rapports de thématisation conceptuelle. La
thématisation conceptuelle elle-même, certes, est conçue en termes de réentrée :
mais à ce stade de la modélisation, on ne présente plus la co-dépendance dont on
parle dans les termes d'une réduction, d'une mécanisation, on assume plutôt
l'impossibilité épistémique, peut-être supposée provisoire, de dire l'interaction
autrement que dans un langage déjà sémantico-conceptuel.
Par ailleurs, il faut rappeler que la définition naturalisante du préconcept m’a
semblée, lors de ma tentative, tout à l’heure, de restituer l’exposé qu’en donne
Edelman, poser problème. J’ai jugé que la description du processus neurophysio-
logique avancée pouvait être entendue comme homonculaire, dans la mesure où
l’on impute à l’intériorité corticale la faculté de superviser avec un degré
d’intelligence non négligeable les cartes globales. Si on considère que le concept
de préconcept n’est pas naturaliste, Edelman ne peut plus être estimé, dans sa

1 .— Encore une fois, nos demandes ou nos critiques nous semblent légitimes dans le contexte
de la lecture décalée, depuis le référentiel herméneutique, qui est la nôtre. Nous ne prétendons
nullement pointer une faille scientifique dans le discours d’Edelman, ce qui passerait de beaucoup
notre compétence.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 243

théorie du langage, naturaliser le cercle herméneutique, mais simplement


l’évoquer.
Reste à prendre en considération la synthèse du sens en contexte, la
reconnaissance sémantique des phrases, dont j’ai comparé la théorie neurophysio-
logique à la théorie cognitive encore très classique – très computationnaliste –
de Jackendoff. Ce qu’on peut en dire quant au cercle l’a déjà été, à vrai dire : le
passage à la version neurophysiologique des déterminismes de l’interaction
permet à Edelman d’abandonner la séquentialité des traitements si caractéristique
de l’approche computationnaliste, et donc de concevoir une véritable circularité
entre les niveaux phonologiques, conceptuels, etc. Mais ce qui a été dit de la
flèche, ou plutôt de son absence, compromet par ailleurs la possibilité de
regarder cette circularité comme réellement herméneutique, comme fondée dans la
motivation et l’appel.
Le parler
On peut d'abord essayer de le saisir au niveau de la réentrée de la
catégorisation perceptive primitive. Alors, ce qui semble l'analogue du parler,
c'est l'établissement comme reproductible de la prédication antéprédicative, déjà
évoquée : plusieurs cartes sont connectées par la réentrée, et – notamment grâce
à la contamination informationnelle que garantit la motricité, qui intervient
comme une des cartes – des formes de co-occurrence prennent une valeur
systématique, deviennent attendues dans leur totalité dès qu’une fraction de la
stimulation est reçue. D’où l’idée de dire que le parler se retrouverait dans
l’achèvement même de cette “ouverture de généralité” : la catégorisation
perceptive primitive “parle” dans la mesure où elle accomplit dans ses cartes la
disposition à certaines activations futures, qui “serait” l’articulation du parler.
Mais la difficulté est que ce caractère dispositionnel fait, justement, que
l’ouverture de généralité n'a, semble-t-il, lieu que “pour nous”. Du point de vue
de l'objet, le phénomène est seulement que des liens synaptiques se sont fixés et
il en résulte que la complétion des co-occurrences revient tendanciellement dès
qu’une partie de l’occurrence est donnée, la distribution acquise des forces de
liens fonctionne comme facilitation de la récurrence des groupements. Dire qu'il
y a eu parler revient donc à prédiquer la fluctuation temporelle des liens
synaptiques et activations neuronales. La structure devenue récurrente n'est pas
présente dans son articulation, ou encore cette articulation est seulement
récapitulée au vu de la distribution temporelle des forces et activités. Faut-il
encore parler d'un parler ? Y a-t-il sens à dire que la catégorisation perceptive est
l'acquisition d'une phrase de régulation temporelle ? Cela n’est pas exclu, mais
cela conduit à une sorte de reconfiguration, fort intéressante d’ailleurs, de la
conception philosophique de référence de l’articulation1 .
On regarde ensuite les choses au niveau de la conscience primaire. Pour
celle-ci, le fruit de la stabilisation est, semble-t-il, à chaque tour la
conceptualisation C[C(W).C(I)], qui s'intègre à une mémoire de la valeur. D'un
autre côté, le fruit est, phénoménologiquement, le fait que le monde vaut comme

1 .— On peut soutenir que l’articulation syntaxique est “déjà” temporelle : mais elle se laisse
tout de même inscrire comme arborescence, et cet état synoptique de l’articulation compte dans
ce qui atteste l’achèvement du parler au sens heideggerien, du moins selon ma compréhension.
244 Herméneutique et cognition

mon image mentale du monde. On posera la même question : cela peut-il être
pensé comme articulation ?
Puisque les acquisitions conceptuelles du type C[C(W).C(I)] sont supposées
avoir un poids causal vis-à-vis du comportement futur de l'organisme, quelque
chose s’est effectivement achevé en elles et avec elles qui va résonner dans un
futur, il y a bien par elles une promesse de récurrence (celle du dégoût ou du
désir), mais dans cette récurrence promise, ce n’est pas clairement une
articulation qui se montre : l’entrée favorable sera dite reconnue en raison de sa
conceptualisation comme favorable en sa catégorie perceptive, mais dans chaque
accueil futur de l’entrée comme favorable, Edelman ne nous dit pas et ne me
semble pas devoir nous dire que la conceptualisation C[C(W).C(I)] dans ce
qu’elle pourrait avoir d’articulé retentit comme achèvement local de l’herméneu-
tique de la conscience primaire, si j’en crois du moins ce que je comprends au
niveau de restitution du fait humain où la théorie se place.
Mon image mentale du monde, de même, peut-elle être pensée comme ma
décision d'une structure ? Oui, si je porte attention à l’interprétation en termes
de formes, lieux, qualités de l’environnement qu’elle est. Mais ce qui est plutôt
dit, ici, est que mon image du monde vaut comme mienne en raison de ce qui j’y
ai conceptualisé certaines entrées perceptives comme favorables ou défavorables,
auquel cas ce n’est pas la structure du monde qui compte, mais l’étiquetage
hédonique de certains éléments de cette structure.
En gros, le niveau de la conscience primaire met en position de résultat
autre chose que ce qui s’articule en elle (c’est en ce sens, je crois qu’elle est
processus naturel, plutôt que parole).
Nous pouvons traiter globalement de la théorie de la genèse de la signifi-
cation syntaxique et lexicale, et de l’explication de la perception sémantique en
contexte. Edelman, dans ces morceaux de théorie, ne fait rien d'autre qu'ajouter
une plausibilité neuroscientifique à la description linguistico-conceptuelle de ce
dont il s’agit. Il respecte donc la place et la fonction du parler. Dans la genèse
de la signification suivant l’auto-amorçage sémantique, sous les auspices de la
préconceptualisation lexicale, l’achèvement du parler est celui de la structure de
signification elle-même. De même, l’étude de la reconnaissance sémantique des
phrases présuppose que ces phrases sont parlées et reçues comme telles,
présuppose en quelque sorte le retentissement phrastique, comme unité
dramatique à l’intérieur de laquelle la “dynamique” neurophysiologique de la
reconnaissance est libre d’aboutir. Dans les deux cas néanmoins, la modélisation
et le commentaire d'Edelman n'ajoutent rien à la conception par ailleurs
disponible de ce parler : ce qui fait la structure de signification localement
achevée, déployée et mobilisable, le “parler” délivrant le sens en son articulation
comme tel, n’est pas théorisé par la TNGS, pas plus que ce qui rend l’unité de la
phrase – ou toute autre unité de signification, d’ailleurs – pertinente pour la
reconnaissance compétente du sens. Le mode de délivrement – de la structure sé-
mantique ou de l’unité de retentissement du sens – est à chaque fois pris comme
constitué ailleurs, selon d’autres règles et sous d’autres standards que ceux de la
TNGS.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 245

CONCLUSION
Je voudrais, dans cette conclusion, replacer tout ce qui précède dans le
contexte du problème de la naturalisation de l'herméneutique : il a été tout le
temps clair, et tout le temps affirmé, dans l’exposition et l’examen d’un certain
nombres de développements scientifiques contemporains qui précède, qu’il
s’agissait d’évaluer ce dont nous disposions d’ores et déjà en fait d’herméneutique
naturalisée, en fait de description objective de l’homme comme animal hermé-
neutique. Mais ce concept lui-même n’était pas interrogé, on en restait de ce
point de vue à ce qui avait été dégagé au premier chapitre, à peu de choses près.
Je voudrais donc profiter de la fin de ce chapitre pour mieux poser le problème de
la naturalisation, comme je le comprends. Je tenterai ainsi de dire ce que
l’enquête épistémologique menée au cours de ce chapitre enseigne quant à
l’herméneutique naturalisée, sa possibilité et sa légitimité : cela ne fera “pas
grand’chose”, mais cette conclusion modeste pourrait être utile.

Exigences sur la mise en forme et l’élaboration qui viennent


Avant même d’aller plus loin, je crois éclairant d’expliciter quelques
exigences auxquelles doit se soumettre l’approche qui suit du problème de la
naturalisation.
1) Il n'est pas question de faire comme si la naturalisation n'était rien, de
faire comme si l'on pouvait imputer le cercle herméneutique à la nature parlante,
percevante, neurophysiologique sans plus de problème. Interpréter est
originairement, et jusqu'à preuve du contraire constitutivement, l'affaire de la
personne : un tel transfert de compétence du concept apparaît en première
approche comme une impossibilité, une absurdité, un crime.
2) Il n'est pas question non plus, pourtant, de noyer la question sous la
déclaration de ce scandale. En dépit de l'impropriété frontale de la notion
d'herméneutique naturalisée, comment présenterions-nous les recherches dont
nous venons de faire part autrement que comme des esquisses de naturalisation
ou d'objectivation de l'herméneutique, de ses tenants et de ses aboutissants ? Ne
serait-ce pas invalider radicalement tout l’effort descriptif qui précède que s’en
tenir à l’énonciation du scandale et de l’impropriété, ne serait-ce pas rejeter
comme impertinent et pernicieux cela-même qui vient d’être l’objet de notre
intention principale ?
3) Il y a lieu de distinguer soigneusement entre les segments de savoir
déployés au cours de cette section, du point de vue de l'interrogation sur
l'herméneutique naturalisée : il y a d'une part les linguistiques récentes, celles de
Langacker et de Rastier, d'autre part la simulation de Victorri, d'autre part enfin
la “modélisation” de Edelman. Seule cette dernière est clairement une entreprise
de naturalisation, en ce qu'elle désigne en principe les dispositifs biologiques et
les connexions causales par lesquelles passerait l’herméneutique comme auto-
détermination du concept ou du sens. La simulation de Victorri est aussi neutre
quant à de tels enjeux que peut l'être tout accomplissement artificialiste. Certes,
elle “incarne” dans les mécanismes d'un réseau la dynamique de co-détermination
du sens dans les phrases, mais ce succès peut toujours être compris comme
quelque chose qui ne dit rien sur la production humaine du sens et sa
destination : on retrouve ici les discussions sur l'IA forte et l'IA faible. La
246 Herméneutique et cognition

linguistique de Langacker, nous l'avons, je l'espère, suffisamment marqué dans


la sous-section consacrée à la méthodologie de ce dernier, montre un visage
“naturaliste”, avec toute la thématique des routines cognitives et de la réalité
psychologique du langage, mais n'est pas génériquement conforme à ce slogan
sien : les trois éléments de méthodologie herméneutiques dégagés par nous la
caractérisent beaucoup plus pour ce qu'elle est. Enfin, la sémantique
interprétative de F. Rastier semble signifier ouvertement le refus de toute
naturalisation, en se fixant plutôt pour but de manifester l'essence culturelle du
sens. Donc, toute estimation globale assimilante d’un projet de naturalisation
dont on affirmerait qu’il flotte au-dessus de ces exemples semble irrecevable dans
son principe.
4) On voudrait néanmoins arriver à une compréhension de la difficulté qui
soit plus et mieux qu'un simple enregistrement des différences qui constituent
les positions de discours. Il est sûr qu'entre le discours de Rastier et celui de
Langacker s'accuse une démarcation, parce que Rastier ne cesse de traiter
finement du corpus de la littérature alors que Langacker ne s'occupe au fond que
de la langue commune, qui plus est dans la perspective de l'immanence à cette
langue commune des catégories grammaticales les plus classiques. Il est sûr que
la simulation définit un autre genre théorique que l'étude raisonnée des usages de
fait de la langue ou des langages, et que, finalement, la neurophysiologie
détermine de façon très contraignante ce que peut être une description.
Néanmoins, si notre question de l'herméneutique naturalisée possède un sens,
dans l’actuel contexte des recherches cognitives, cela ne peut que se traduire
précisément par ceci qu'elle appelle, sinon une réponse, du moins une évaluation
de l’espace problématique par elle dessiné, de ses possibilités et de ses enjeux,
qui ne se divise pas d'emblée suivant la carte des genres et disciplines.
La quadruple prescription qui précède n'est pas loin de tarir par avance tout
écoulement de pensée, tant elle contrecarre les mouvements spontanés de la
réflexion. Mais il est permis de chercher le moyen de passer outre.
Je commencerai par prendre le problème de très loin. Revenant à l’origine
quinienne de la notion de naturalisation, je tenterai de présenter la difficulté et le
débat de la naturalisation en termes de philosophie analytique, peut-être pas tout
à fait dans le goût et selon les normes des maîtres reconnus du genre, mais tout
de même en faisant réellement mien ce que je comprends comme leur référentiel.
Ensuite, je demanderai, rapidement, aux deux grandes autorités de la
phénoménologie s’ils ont véritablement verrouillé le champ qu’ils nous
léguaient, phénoménologique ou herméneutique, contre toute menée naturaliste.
Il ne me restera plus, alors, qu’à proposer le bilan extrêmement sobre auquel je
me tiens pour le moment.

Vue analytique de la question de la naturalisation


Le terme naturalisation, dans notre contexte, s’entend en deux sens
différents selon qu’il s’applique à une entité non discursive de style substantif et
objectif, même si elle n’est pas aisément identifiée, a priori, comme part de
l’être ou de la nature – ainsi l’intelligence, le sens, la perception – ou à une
démarche théorique, un genre théorique, originairement présumé expression de la
“subjectivité scientifique”. Dire que les sciences cognitives ont le projet de
naturaliser l’intelligence, le sens, la perception signifie simplement qu’elles
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 247

entendent décrire ces dispositions, comportements, domaines d’événements en


termes des notions de la science de la nature de référence, c'est-à-dire toujours,
optimalement, en termes physiques. Naturaliser veut donc dire à la lettre
“exhiber comme partie de la nature ”. Le syntagme herméneutique naturalisée,
dont il est ici débattu, met en jeu une autre acception du terme : l’herméneutique
est un type de discours, une doctrine philosophique, elle est une modalité de
l’activité philosophique ou un message philosophique, une fraction du dire ou du
dit philosophique. Naturaliser l’herméneutique veut dire alors convertir ce dire ou
ce dit un en un dire ou un dit scientifique, c'est-à-dire en un dire ou un dit ayant
trait à la nature sur le mode de la théorie visant le vrai. Le patron de ce second
emploi est donné, pour moi, par Quine dans son célèbre article
« L’épistémologie devenue naturelle »1 . Jean Petitot a suivi ce patron lorsqu’il
a voulu convaincre de la possibilité contemporaine d’assumer une
phénoménologie naturalisée. Ce que j’appelle ici herméneutique naturalisée
est une notion de même espèce, formée dans le même esprit et par analogie :
l’herméneutique naturalisée est pour moi le discours qui découvre comme
déterminations “objectives” de l’homme, dans le cadre d’une naturalisation au
premier sens de ce dernier, les modes spécifiques de l’herméneutique tels que les
ont dégagés les maîtres de l’herméneutique philosophique. Cette acception est,
en quelque sorte, intermédiaire entre ses deux premières époques :
l’herméneutique naturalisée n’est pas simplement la couverture naturaliste d’un
objet ou d’un aspect du comportement, elle n’est pas non plus un discours
naturaliste appelé à se substituer de plein droit au discours philosophique de
l’herméneutique, elle est la réexposition naturaliste de ce que l’herméneutique
voit en l’homme, de comment elle le voit.
Partons, cela dit, pour commencer, de l’épistémologie naturalisée de Quine.
Dans son article, Quine commence par tirer un bilan radicalement négatif de
l’épistémologie fondationnelle, dans son ambition conceptuelle (définir les
concepts de la science en termes de quelques concepts fondamentaux fixés une
fois pour toutes), aussi bien que dans son ambition doctrinale (dériver toutes
les lois de la science à partir de quelques lois fondamentales). On comprend en
fait que l’épistémologie fondationnelle “réussie” ne pourrait être pour lui que la
grande doctrine intégratrice que l’empirisme logique avait en vue : une post-
présentation de toute la science comme déduite dans des théories logiques du
premier ordre avec une base inférentielle fournie par les phrases
observationnelles.
L’épistémologie naturalisée prend le relais de cette ambition impossible.
Elle est en continuité avec elle parce qu’elle s’occupe, elle aussi, de décrire le
rapport entre l’entrée sensorielle reçue par l’homme et la proposition
(« torrentielle » dit Quine) de théorie qui lui répond. Mais au lieu d’encadrer ce
rapport dans un schéma logico-philosophique et de le réguler, on l’expose et
l’explique comme un fait, au moyen des sciences pertinentes, les sciences du
comportement de connaissance, c'est-à-dire, alors même qu’elles n’étaient pas
encore “à la mode”, les sciences cognitives.
On peut identifier l’ambition de cette nouvelle épistémologie dans une
notation logique. Appelons T la théorie à laquelle s’égale la science, dont toutes
les composantes sont unifiées et supposées écrites dans un format de logique des

1 .— [1969] ; In Relativité de l’ontologie et autres essais, Paris, 1977, Aubier, 83-105.


248 Herméneutique et cognition

prédicats, si bien que T est un énorme ensemble de phrases, dont on postule


qu’elles forment un ensemble cohérent, bien entendu. Un certain degré
d’abréviation est autorisé : il suffit d’inscrire dans T ce qui est nécessaire à la
dérivation de tout savoir aujourd’hui disponible, on n’est pas obligé d’expliciter
toutes les conséquences, toutes les phrases de connaissance virtuellement offertes
par l’état actuel de la science. L’épistémologie naturalisée visée est une partie de
T, cela est clair d’après la façon dont Quine la définit en l’opposant à
l’épistémologie fondationnelle. Si cette partie de la science peut être construite
de façon satisfaisante, on aura la relation de déductibilité suivante :
T — Notre(T) .
En d’autre termes, l’épistémologie naturalisée aura accompli son programme
si elle explicite les voies de la déduction de Notre(T) à partir de T, Notre(T)
désignant ce “fait” naturel particulier qu’est notre détention du savoir scientifique
dans sa forme et sa puissance logiques.
Ce petit jeu notationnel a au moins l’avantage de mettre en évidence des
conditions nécessaires à la réussite de l’épistémologie naturalisée :
— il faut que les phrases de T puissent intervenir comme objets du monde
et pas seulement comme discours en quête de validité dans le monde : cette
condition est en substance celle dont Gödel a rencontré la nécessité pour poser et
résoudre le problème d’épistémologie formalisée qui était le sien ; pour énoncer
et prouver le théorème d’incomplétude, il a dû procéder à ce qu’on appelle
arithmétisation de la syntaxe et “coder” comme objets de la théorie qu’il étudiait
(typiquement, l’arithmétique formelle PA) les phrases de cette théorie (les codes
sont donc des nombres entiers). La solution de Gödel n’est pas directement
transposable à notre nouveau contexte, parce que les nombres entiers ne sont pas
clairement des choses du monde.
— il faut aussi que le prédicat Notre puisse être défini dans la théorie T,
c'est-à-dire en termes des prédicats fondamentaux au moyen desquels la science
décrit le monde, la matière.
L’ensemble de ces deux premières contraintes caractérise bien la situation
courante des sciences cognitives. Pour expliquer que je “sais” que l’arbre dans le
jardin est vert, je dois interpréter comme entité naturelle la phrase ‘L’arbre dans
le jardin est vert’, et savoir formuler comme fait naturel l’occurrence de cette
phrase dans mon savoir, avant de, finalement, présenter la phrase énonçant ce
fait comme se déduisant des phrases naturalistes concernant mon environnement
et ma constitution biologique, c'est-à-dire ce fait lui-même comme fruit causal
de la situation telle que scientifiquement déterminable.
La notation dévoile aussi les difficultés que je nommerai, pour aller vite, “de
circularité” qui menacent l’épistémologie naturalisée. On pourra suggérer, par
exemple, que le cahier des charges de l’épistémologie naturalisé augmente au fur
et à mesure qu’il lui est satisfait. Si la déductibilité T — Notre(T) a été
établie, il devient souhaitable d’établir aussi celle de
T — Notre[T — Notre(T)] ;
En effet l’épistémologie naturalisée, s’intégrant au “corpus” théorique de la
science, doit aussi expliquer de façon naturaliste comment elle advient. Et ainsi
de suite.
Cette difficulté de circularité tourne évidemment autour d’un problème
d’instabilité temporelle. T n’est pas une constante, et le projet de
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 249

l’épistémologie naturalisée l’illustre, il est, comme tout projet scientifique, un


projet de faire varier T. La question technique est de savoir si l’on peut arrêter
une base fixe telle que les phrases déclinant le caractère nôtre du savoir aux
divers niveaux métathéoriques, qui forment une suite dénombrable, soient toutes
déductibles. Cela ne constitue pas une impossibilité de principe. Cela signale
simplement que le programme de l’épistémologie naturalisée s’expose aux
mêmes difficultés que le programme de l’épistémologie fondationnelle (dont on
sait bien, en effet, à quel point il a toujours été ébranlé par la considération de
l’historicité du savoir), ou du moins à des difficultés analogues.
Pour aller dans le sens du parallèle esquissé à l’instant, et pour approfondir
notre compréhension de l’enjeu de naturalisation, essayons de formuler de façon
similaire le programme d’une épistémologie fondationnelle privilégiée, la
théorie transcendantale de la connaissance.
Je partirai de la déduction transcendantale des catégories, telle que formulée
dans la deuxième édition, aux paragraphes 16-20, essentiellement. Kant y
explique qu’il n’y a connaissance à proprement parler qu’autant que je tiens
comme miennes une pluralité de représentations qui s’agrègent synthétiquement
en le contenu de ma connaissance. Le “fond” de l’identité du connaître est
l’unification dans le caractère Mien des représentations. Mais cette unité dans le
caractère Mien est à vrai dire concevable de deux façons ou à deux niveaux. Il est
concevable que l’unification s’opère simplement sur le mode associatif, c'est-à-
dire que le prédicat Mien y prenne le simple sens de la coprésence des
représentations dans l’englobant passif du moi phénoménologique, du sens
interne empiriquement déterminé en termes kantiens. Dans ce cas, il n’y a pas
connaissance pour Kant, cette appellation est réservée au cas ou l’unification a
lieu sur un mode nécessaire, ce qui veut dire que les représentations font l’objet
d’une appropriation “active”, de la part du principe logique de la spontanéité
pensante, nommé Je pense. Cette appropriation active, selon Kant, s’accomplit
nécessairement comme rattachement de mes représentations aux douze
catégories, c'est-à-dire, médiatement, aux douze formes dont je suis en état de
reconnaître qu’elles sont ma référence canonique pour la synthèse des
représentations. Leur privilège est une donnée contingente, il s’agit là de quelque
chose que je trouve en moi et que je ne puis commenter ou expliquer d’aucune
façon : certains modes de la synthèse me sont connus dans leur normativité, et
lorsque je les applique à la synthèse effective de telles ou telles représentations,
cette subsomption vaut comme appropriation des représentations en question par
un Je plus élevé que la pure localité du sens interne, par un Je de principe,
baptisé unité originairement synthétique de l’aperception.
Bien entendu, ce Je est plus vrai que le Je empirique de la fenêtre locale du
sens interne, toute la philosophie kantienne va dans ce sens, même si l’on peut
désirer batailler contre cette option kantienne1 . Donc, dans son dispositif, le
rattachement au Je pense canonique est ce par quoi passe la véritable
appropriation des représentations, et, c’est le point qui m’importe, ce
rattachement amène comme “effet de bord”, en quelque sorte, un pré-savoir de
l’objet : à la lettre, si je suis sûr de la vérité de l’énoncé ∀x Substance(x), c’est

1 .— Cf. la position du problème de l’insuffisance de cette “subjectivité logique” chez Kant


par Denis Thouard dans sa thèse Le sentiment du sujet – l’interprétation de la subjectivité de
sentiment chez Kant et Schleiermacher, 1997, thèse de doctorat de l’Université Paris X.
250 Herméneutique et cognition

au titre du principe de rattachement au Je pense, c'est-à-dire, en raccourci, c’est


parce que la connaissance de l’objet quelconque doit être mienne (éminemment
mienne) qu’elle se décline en particulier dans l’énoncé ∀x Substance(x), si bien
que le contenu de la connaissance dérive de son caractère Mien. Le schéma
logique est donc du type
Notre(T) — T.
Il me semble qu’on peut extrapoler, en partant de cette analyse de la
déduction transcendantale, et présenter ce schéma de déductibilité comme
expression de l’ambition de l’épistémologie transcendantale. L’idée de celle-ci,
en effet, est toujours de “fonder” la science en reconstruisant son dogme comme
dérivé d’un dogme transcendantal T satisfaisant au schéma de déductibilité ci-
dessus. Pour Kant, les principes de l’entendement pur constituent sans doute une
connaissance dont le contenu a été légitimé selon ce schème (où l’on peut voir,
tout simplement, une “traduction” logicienne de la notion de déduction
transcendantale). Il est conscient, comme il le dit dans la préface de la troisième
critique, qu’il y a un abîme entre ce canon de la connaissance d’une nature et la
connaissance effective, qui induit constamment des énoncés universels en
répondant à la demande d’unité qui la sollicite. Pourtant, le travail qui est fait
dans Les Principes métaphysiques de la nature vise à l’évidence à raccorder, au
moyen d’un discours intermédiaire encore inspiré par le modèle de la déduction
transcendantale, mais ayant admis l’intrusion d’un concept empirique (celui de la
matière en mouvement), la science transcendantale canonique des principes et la
physique newtonienne. Après Kant, il me semble que le projet de la
compréhension transcendantale de la science reste peu ou prou toujours le
même : dégager du corps doctrinal de la science des éléments qui peuvent être
transcendantalement justifiés, et adjoindre au système de la justification des
codicilles adaptés à ce qui “reste”, à ce qui tombe au dehors de la justification par
excellence qu’est la déduction transcendantale. Je choisis donc de retenir le
schème proposé en ne faisant plus aucune hypothèse restrictive sur T, qui peut
aussi bien être compris comme un noyau, une base, ou la totalité du savoir : T
est en tout cas le savoir significatif fondé.
Si, donc, on joue le jeu de faire crédit à mon deuxième schème de
déductibilité, on n’a pas de peine à dégager, comme je l’ai fait pour le projet
d’épistémologie généralisée, les difficultés et les risques d’aporie pour ainsi dire
programmés dans ce schéma.
Premièrement, peut on admettre que le T qui est dans Notre(T) soit
exactement le même que celui qui est après le symbole — ? Il semble que le T
de droite est celui de l’articulation explicite, discursive, du savoir. En revanche,
simplement pour que la déduction transcendantale soit un mouvement et
comporte une conquête, ne faut-il pas que le T de gauche soit en fait un contenu
intime d’une autre nature, un pré-savoir de T, dont on déduit T en l’érigeant en
pré-savoir (éminemment) nôtre ? Cette question est symétrique de celle qui
demandait comment on pouvait traduire le savoir T comme objet de la nature
dans le schème de déductibilité de l’épistémologie naturalisée.
Deuxièmement, et toujours en suivant l’analogie, le prédicat Notre doit,
dans ce schéma, être interprété au niveau du pré-savoir transcendantal lui aussi :
ce n’est pas sur une identification positive-scientifique du moi qu’on peut le
construire. À vrai dire, une possibilité particulièrement gênante est que le
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 251

prédicat Notre ne puisse être saisi conformément à son sens authentique qu’au
niveau de la pure subjectivité, que dans les termes de l’éprouver lui-même, et pas
suivant la moindre forme logique, thématique, langagière (auquel cas il
deviendrait inconcevable qu’il s’intégrât au schéma de déductibilité).
En rassemblant ces deux remarques, on serait tenté d’écrire plutôt
Tr-Notre(Pre(T)) — T ;
[le caractère originairement, transcendantalement nôtre de notre pré-savoir est
une prémisse pour notre savoir articulé dans son contenu]
ou
Subj-Notre(Pre(T)) — T ;
[le caractère subjectivement nôtre de notre pré-savoir est une prémisse pour
notre savoir articulé dans son contenu]
Au moins apparaît-il, si l’on formule les choses de la sorte, que
l’épistémologie transcendantale a quelques traits communs avec l’herméneutique,
si souvent évoquée et décrite dans ce livre : elle roule en tout cas sur une
précompréhension et un “engagement”. On voit aussi comment la reformulation
husserlienne de l’épistémologie transcendantale se profile dans la seconde de nos
transcriptions.
Mais le projet transcendantal est aussi, bien entendu, exposé à une forme de
régression à l’infini.
On peut suggérer, par exemple, que la “déduction” de T à partir de la prise en
compte de notre possession de T manque de prémisses : qu’il faudrait, pour
contraindre dans son contenu notre savoir T, plus que l’explicitation de notre
possession de T, parce que l’enchaînement Notre(T) — T lui-même, comme le
savoir T, requiert à titre de fondation son imputation au sujet, c'est-à-dire quelque
chose comme une explicitation du type Notre[Notre(T) —T ]. Et ainsi de
suite. Il me semble que cette vue n’est pas formelle et gratuite, que les
raisonnements de Fichte dans la Wissenchaftslehre, par exemple, s’y
apparentent : l’idée transcendantale poussé à son exacerbation est que tout
savoir, fût-il savoir de l’enchaînement, se fonde dans son caractère nôtre, que le
savoir transitif de quelque contenu que ce soit, et pareillement de toute liaison de
contenus dégagés comme telle, s’enracine dans un moi qui est pré-synthèse
absolue, ressaisie ponctuelle de quelque diversité que ce soit. Cet enracinement a
beau être de plus en plus nommé fondement, en un sens philosophique du mot
fondement assurant en principe son extraterritorialité rationnelle, la déduction
logique reste toujours, à mon sens, une mesure implicite pour cette sorte de
fondation : parce qu’il n’y a pas, à vrai dire, d’autre notion totalement générale
de la dérivation dans l’ordre théorique. C’est ce qui accrédite à mes yeux la
version “analytique” que j’en donne ici.
Pour achever de symétriser la discussion menée sur ce second “schéma de
déductibilité”, je dirai que la déduction transcendantale étudiée ici soulève elle
aussi le problème de l’instabilité temporelle du savoir totalisé T. La position de
Notre(T) ou de Notre(Pre(T)) peut être vue comme quelque chose qui s’annexe à
T, la “fondation transcendantale” des savoirs peut être envisagée comme un
processus toujours daté qui, lorsqu’il est réussi, change la nature du savoir à
fonder et repose immédiatement le problème de fondation. Ou encore, plus
classiquement, on peut demander comment la formulation datée d’un Notre(T)
ou d’un Notre(Pre(T)) peut être crue demeurer capable de commander
252 Herméneutique et cognition

déductivement T alors même que T s’est changé en T’ sous l’effet du


développement historique de la science. Le passage de T à Pre(T), en fait, est
une “réponse” anticipée à cette objection : l’idée de la déduction transcendantale
serait que, dans cette hypothèse, Pre(T’) est la même chose que Pre(T). Sous
cette forme aussi, à vrai dire, la thèse philosophique de la déduction transcendan-
tale a peu de partisans aujourd’hui.
La conclusion à tirer de cet examen en partie ludique de la question de
l’épistémologie naturalisée est, selon moi, que le point de vue transcendantal et
le point de vue naturaliste, curieusement, ne sont pas à mille années lumières
l’un de l’autre. En dépit de l’abîme qualitatif qui les sépare, de la différence phi-
losophique considérable qu’il y a entre un point de vue regardant le savoir
comme comportement positif à expliquer et un point de vue regardant le savoir
comme exercice de la responsabilité rationnelle de l’homme, comme liberté dont
les lois et les possibilités demandent à être mises au jour, on constate que la
naturalisation de l’épistémologie projette de “lire” l’énonciation du savoir à la
lumière d’un schème de déductibilité analogue à celui que la pensée transcendan-
tale tend à apposer ou imposer à l’usage de la raison scientifique, et que, bien
plus encore, les problèmes théoriques génériquement associés à chacun des deux
dispositifs se correspondent selon une étrange symétrie logico-philosophique.
Cela suggère, au fond, que la coupure entre les deux sortes de point de vue n’a
jamais pu être un absolu divorce de l’habitus pensant, réduisant à zéro tout
passage de sens d’un bord à l’autre.
Mais ce qui vient d’être dit au niveau de la question transcendantale ou épi-
stémologique peut aussi être soutenu au niveau phénoménologique.

Le fait et le droit chez Husserl et Heidegger


Je ne crois pas, en effet, que la conception phénoménologique de l'homme
parvienne jamais à barrer une fois pour toutes la perspective de la
naturalisation : elle n’interdit pas, mieux elle ne rejette pas hors d’elle
radicalement comme son autre une étude positive de l’homme ou de son esprit.
Ce qui signifie, tout à la fois, et en des sens différents, qu’elle reste à sa façon
très particulière ouverte sur une vue positive d’entités comme le sens ou la
pensée, l’intelligence, sur une naturalisation selon l’acception classée comme la
première plus haut, et qu’elle ne conjure pas une éventuelle phénoménologie
naturalisée, selon l’acception appréhendée comme la seconde tout à l’heure. Cela
peut se juger à la fois dans le contexte husserlien et dans le contexte
heideggerien. Il est clair que Husserl et Heidegger ont choisi, pour leur
phénoménologie et phénoménologie herméneutique respectivement, une posture
antinaturaliste – renouant avec le motif transcendantal dans les deux cas – mais
ce que je nie est qu’ils aient simultanément rendue par avance impossible,
absurde une autre option : ils ont plutôt, l’un comme l’autre, désigné
spontanément par où le naturalisme pouvait faire retour dans leur construction,
en y tolérant une forme de considération positive vulnérable à l’appropriation
naturaliste.
Dans le contexte husserlien, on peut, pour l’établir, partir de la conception
du sens qui s’y livre. Une des définitions ou caractérisations cardinales du sens,
chez Husserl, est en effet celle qui le donne comme la prestation transcendantale
des synthèses : le sens est ce qui gouverne la donation des objets (plutôt que ce
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 253

qui est destiné par la parole), et le sens est donc hors nature autant qu'il la
constitue. C’est ainsi le rattachement du sens au dispositif transcendantal qui
prononce l’exclusion du naturalisme.
Mais je suis pourtant loin d’être le premier à faire la remarque suivante :
Husserl a voulu que les structures transcendantales fussent accessibles à une
enquête subjective rigoureuse, il a critiqué la conception kantienne parce que,
s’accommodant d’un dégagement des éléments transcendantaux par la voie de
l’analyse régressive, elle acceptait par principe la non-intuitivité de ces éléments,
elle se contentait qu’on pût les postuler sans leur connaître une légitimité
subjective réelle. Pour Husserl, en revanche, les structures transcendantales sont
susceptibles d'apparaître à un certain type d’attitude réflexive, suivant la méthode
de la variation eidétique. En d'autres termes, le vécu comme fait se noue
suffisamment au vécu comme norme pour que la fonction du second à l'égard du
premier apparaisse. Apparaisse où ? Dans le vécu évidemment. Il n'est donc pas
surprenant que le fond de la certitude phénoménologique soit une auto-affection,
à la faveur de laquelle la prise de la norme sur son fait s'éprouve : cette affection
constitue à vrai dire un fait supérieur, lui-même éprouvé dans l'immanence.
L'ego pur de la réduction, comme le cogito dont il est l'héritier, est une auto-
affection, un surgissement de présence qui possède d'emblée assez d'absence pour
en être affecté, pour renvoyer à elle comme norme ou idéalité. Sur ce genre de
considération, si je comprends bien, Derrida a construit sa lecture de Husserl ; je
la trouve en tout cas adéquate pour dire ce qui me semble une contrainte logique,
du moins si l’on prend au sérieux l’intention philosophique même de Husserl, la
façon dont il veut reprendre et répéter le geste transcendantal.
D'ailleurs, la jonction originaire du vécu comme fait et de la prestation
transcendantale est mise en scène par Husserl dans son analyse de la temporalité,
dont on sait qu'elle est le fin mot de tout l'édifice de la constitution si l'on en
croit l'économie argumentative à peu près constante du système husserlien. La
constitution du temps renvoie à une apparition du flux des vécus en ce flux lui-
même, ainsi que cette fameuse phrase du Leçons pour une phénoménologie de
la conscience intime du temps nous l'enseigne sans détour :
« Le flux de la conscience immanente constitutive du temps non seulement
est, mais encore, de façon si remarquable et pourtant compréhensible, il est tel
qu'une apparition en personne du flux doit avoir lieu nécessairement en lui, et
que par suite on doit pouvoir nécessairement saisir le flux lui-même dans son
écoulement. L'apparition en personne du flux n'exige pas un second flux, mais en
tant que phénomène il se constitue lui-même. »1.

Dans cette apparition se révèle notamment la structure du diagramme du


temps, qui est normative : en laquelle réside à proprement parler la constitution,
puisque le flux des vécus dans sa subjectivité se connaît comme un à proportion
qu’il ne cesse de voir en lui cette structure. De la sorte, le flux est
simultanément le thème et le regard, l’objet et le sujet si l’on veut, mais par-
dessus cela le fait et la norme, du moins le fait dans sa subjectivité s’éprouve
comme norme. La source philosophique de cette bivalence étant au fond que le
flux est à la fois élément, englobant, datum ou avoir résistant à la réduction, et
foncteur irremplaçable de toute subjectivité.

1 .— Husserl, E., 1905, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps,
trad. franç. Henri Dussort, Paris, 1964, P.U.F., 109.
254 Herméneutique et cognition

En somme, la description husserlienne de la temporalité nous interdit


absolument de penser une séparation radicale du “poste” de la synthèse
transcendantale et de celui de l'effectivité contingente du flux héraclitéen. Le
temps est ce par quoi la synthèse transcendantale sort du fait du flux sans en
sortir. La théorie de la temporalisation semble donc d'une autorité décisive quant
à ce que je veux bien appeler les limites de la réduction : il y a de toute manière
un champ phénoménal (le flux des vécus) qui ne subit jamais aucune réduction,
qui est un donné immédiat, avant toute synthèse ; ce n'est pas un donné naturel,
encore moins un donné psychologique aux yeux de Husserl, mais il participe de
la dimension du fait, et c'est de cette strate du fait que sort la prestation
transcendantale, telle que la dépeint l’explicitation régulative et systématique de
l'auto-affection de ce fait, si l'on peut dire. La pré-nature du fait précède le sens,
donc une (pré)-naturalisation du sens est accomplie par la phénoménologie
transcendantale elle-même. Et par ailleurs, au-delà, il est clair pour Husserl,
comme maintes citations pourraient l’illustrer, que la prestation transcendantale
n'est rien de mystérieux, elle doit pouvoir se retrouver dans son détail lors d'un
parcours empirique du vécu. Y a-t-il donc quoi que ce soit dans le propos
husserlien qui interdise de produire une explication en termes de neuro-sciences
de cette empiricité saisissable de la prestation transcendantale ? Bien entendu, la
“bonne” description phénoménologique, pour Husserl, est celle qui, comme dans
Ideen I, envisage le sens (noématique), dans cette affaire, comme une
composante non réelle, et sa face noétique comme une animation dénuée
d’homogénéité ontologique avec la région conscience elle-même (sans qu’il soit
besoin d’évoquer la région nature, déjà mise hors circuit) : mais toute cette
différence est supposée surcharger le fait sans le trouer d’un invisible, elle ne fait
donc pas objection à la naturalisation. Seule demeure comme limite de cette
naturalisation le fait qu’elle ne sera pas légitimation, ne rendant pas compte de la
norme du flux comme telle, mais seulement de l’effectuation de cette norme, au
mieux.
Selon mon analyse, il n'en va pas différemment avec la phénoménologie
herméneutique heideggeriano-gadamerienne : elle est similairement contaminée
par la dimension du fait, et exposée à des reprises naturalistes.
Certes, on est sensible à l'attitude de refus des positivismes, et même à vrai
dire de la visée scientifique comme horizon bornant le savoir, qu'on trouve
partout sous la plume de Heidegger, ainsi que, dans des tonalités moins
militantes, chez Gadamer. On a en tête l'idée de situation, et le rôle qu'elle joue
chez Gadamer, qui semble en effet ramener par principe à l’historialité de la
situation toute parole, et l'astreindre en quelque sorte à une valeur dont aucune
explication naturaliste ne saurait rendre compte : surtout si, amateur ou
spécialiste des questions cognitives, on a lu ce que Dreyfus, puis Winograd et
Florès ont fait de ce concept de situation, comment ils l'ont utilisé comme
instance critique à l'encontre de la réduction cognitiviste orthodoxe d'abord, à
l'encontre de toutes les captures artificialistes supposées de la cognition ensuite.
Mais il n'est pas possible d'oublier pour autant les concepts heideggeriens du
comprendre, de l'explicitation, et du comme existential-herméneutique. Ainsi
que je l'ai souvent observé déjà, ces concepts nous sont délivrés dans un contexte
dont le caractère anthropologique ne peut être nié.
L'analytique existentiale est en principe une analyse de l'existence procédant
selon la méthode régressive. Elle explicite la précompréhension que nous avons
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 255

de la différence régionale de l'existence à l'égard de la réalité, suivant la voie de la


phénoménologie herméneutique, c'est-à-dire en laissant parler le langage qui dit
déjà, de manière voilée, l'être de l'existence. Ce qui est ultimement le but
intellectuel de Heidegger, c'est le sens de l'Être “par delà” ses acceptions
régionales, plutôt que le sens de l'existence. Mais c'est, en quelque sorte, la
déterminité contrastive de l’être de l’existence – constrastive à l'égard de la
déterminité de l'être de la réalité – qui est supposée procurer la lumière sur le
sens de l'Être.
“Entre temps”, l'analytique existentiale fonctionne comme une anthropologie
transcendantale : être un Dasein est bien entendu la détermination fondamentale
de l'étant homme. Il n'est pas surprenant, donc, que le paragraphe introduisant
l'Être-à fasse état du caractère fondateur de cette notion pour le concept
biologique d'environnement – dont on sait par ailleurs le rôle qu'il joue dans les
naturalisations de l'herméneutique spontanément suggérées aujourd'hui (je pense
à certains aspects des discours de Maturana, Varela et leur école).
On doit donc dire ceci : que l'homme soit un animal herméneutique, qu'il
“soit” le comprendre et l'explicitation, c'est un résultat transcendantal de la
phénoménologie herméneutique. En d'autres termes, l'homme est connu par la
phénoménologie herméneutique devoir être tel. Soit. Mais une détermination
transcendantale de l'homme n'a pas vis-à-vis d'une détermination naturelle de
celui-ci le même rapport qu'une détermination transcendantale de l'étant non
humain vis-à-vis d'une détermination naturelle de ce dernier. En effet, la
détermination transcendantale de l'étant non humain provient de l'imagination a
priori de la nature, soit du cadre où doit prendre place tout étant non humain. En
revanche, la détermination transcendantale de l'homme ne provient pas à vrai dire
de l'imagination a priori de ce que peut ou doit être un englobant où prendrait
place l'étant Dasein, mais plutôt d'une méditation de cet étant lui-même
interrogeant son essence. Et elle procède sur le mode herméneutique à partir
d'une précompréhension déjà déposée de cet étant. La “connaissance transcendan-
tale” de l'homme est donc inextricablement mêlée à une connaissance factice de
l'homme factice, cela est même théorisé par la phénoménologie herméneutique.
Elle consiste dans une sorte de retour à soi ou à son fond de ce fait, elle est d'une
certaine manière, non éliminable, une détermination de fait de ce fait, au
voilement et à l'aliénation près. Que ce qu'elle articule demande à être entendu
comme condition de possibilité n'y change en fin de compte rien, à mon sens :
tout prédicat qui se dit du Dasein au titre que la possibilité propre et distinctive
du Dasein le requiert doit en même temps se dire déjà de l'homme factice, sinon
cette valeur transcendantale demeurerait sans appui.
Dans le cas particulier d'une enquête transcendantale qui ne vise pas un
théâtre de conditions apportées par le Dasein à ce qu'il n'est pas, mais qui vise
l'existence même, c'est-à-dire l'homme dans sa facticité, la connaissance
transcendantale ne vit pas dans la même séparation à l'égard de l'ordre du fait. On
en arrive donc à la même conclusion que chez Husserl, la description de l'Être-
au-monde, du comprendre et de l'explicitation ayant globalement la même
valeur ambiguë que l'analyse de la synthèse du temps : elle exprime
l’interférence nécessaire de la phénoménologie avec une rencontre factice du fait,
elle manifeste sa coïncidence partielle avec une connaissance qui, bien que pas
256 Herméneutique et cognition

encore posée comme connaissance de la nature, ne lui oppose plus la différence


qualitative d'un discours du non-fait à l'égard d'une connaissance du fait.
Je n’entends pas ce qui vient d’être dit comme le fin mot de ce qu’une lecture
de Husserl ou de Heidegger pourrait apporter1 . Mais cela me semble assez
plausible pour maintenir ouvert le problème de la naturalisation, malgré les
efforts argumentatifs que seraient tentés de produire pour le dissoudre les adeptes
bien informés de l'attitude phénoménologique.

Bilan
Que conclure, donc, quant à l’affaire de l’herméneutique naturalisée, du long
examen des théories et des problèmes qui précède, donnant sa substance à ce
chapitre, ainsi que de la brève élaboration que nous venons de traverser ?La
situation intellectuelle semble à vrai dire avoir deux versants.
Il y a d’abord un aspect de droit, selon lequel il est impossible qu'une
description du fait de la nature, et même à la vérité une description de l'objet en
général, puisse jamais valoir comme interprétation ni comme dévoilement de
l'interprétation comme telle. Le phénomène de l'interprétation est
irréductiblement tributaire de l'innaturalisme de l'entre-deux, de l'adresse, de la
responsabilité, de l'enveloppement du sens, etc.2 . Donc un dévoilement de
l'interprétation comme telle ne peut être qu'un discours qui se rend sensible à ces
dimensions. Même un discours de connaissance de l'interprétation peut le faire,
à condition qu'il remonte sans cesse de ce qu'il décrit à ces dimensions.
Mais on aperçoit, sur l’autre versant, que les déterminations philosophiques
de l'herméneutique innaturelle et inobjective entrent en correspondance avec les
propriétés conceptuelles des modélisations, simulations, objectivations,
naturalisations. Les nombreuses analyses, discussions, analogies formelles
proposées dans ce chapitre en témoignent.
Cela résulte, sans nul doute, du désir théorique à la source des recherches
cognitives, du projet de connaître l'esprit lui-même. Ce projet ne peut être qu'un
projet de connaître l'esprit tel que nous le vivons. Si nous soustrayons cette
clause, l'entreprise cognitive perd sa saveur, sa difficulté, sa nouveauté et sa
profondeur. De façon permanente, le projet doit substituer au pour nous de
l'esprit un plan de fonctionnement repérable dont on vise la simulation ou dont
on cherche à élucider les conditions naturelles ; mais de façon tout aussi
permanente, l'insatisfaction reprend ses droits et s'exprime en retournant au
schème philosophique non naturaliste de l'esprit, dont la variante herméneutique
est une des plus convaincantes ; et ce second temps conduit à déplacer l’objet,
décaler le plan de repérage. On est donc assuré qu’en dépit de la différence de des-
cription programmée dans l’ambition naturaliste, on “retrouve” toujours au sein
des dispositifs “naturalisant” le style et les modalités de l’esprit du pour nous.

1 .— En particulier ma lecture de Husserl, telle que peut la suggérer mon Husserl (1998), va
aussi loin que possible dans “l’autre sens”.
2 .— Dans ce livre, j’ai présenté la tradition herméneutique, en particulier au chapitre
consacré à la notion de représentation, comme acquise à une telle vision de l’interprétation,
comme fondamentalement engagée du côté de la compréhension du sens que propose mon Sens et
philosophie du sens (2001). Sans doute ai-je forcé les choses, sans doute une lecture plus précise
des textes conduit-elle à une évaluation plus mesurée.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 257

La façon dont se joue la confrontation permanente entre l’esprit naturalisé et


l’esprit du pour nous – entre le Mind et le Geist1 – à la faveur de cet aller et
retour, c'est notamment la façon formelle : on peut dégager les mêmes formes
de la réflexion des modèles naturalisant et de la réflexion de l'esprit subjectif
comme tel, des formes diagrammatico-logiques simples en substance (telles les
trois sur lesquelles nous avons appuyé l'examen qui précède : la flèche, le
cercle, et la “projection-achèvement de structure” du parler).
La discussion que l'on mène en mettant au jour de telles analogies est à la
fois formelle, scientifique et philosophique : formelle, puisque l'opérateur de
confrontation est formel, scientifique, par ce que le contenu que prend la forme
dans chaque contexte de modélisation est dit par la science, philosophique, parce
que l'on n'oublie pas le sens philosophique pour lequel on a été chercher ces
formes, en raison duquel on a désiré les mettre dans nos modèles.
Donc, l'herméneutique naturalisée peut être prise comme un résultat
transcendantal des sciences de l'esprit : si les déterminations philosophiques de
l'esprit se retrouvent dans les modèles cognitifs de l'esprit, ce n'est pas parce que
l'herméneutique philosophique serait depuis toujours la connaissance d'un
fonctionnement effectif de l'esprit, et que l'investigation de l'objet cognitif
proclamerait enfin sur le mode positif des vérités devinées par elle dès
longtemps, c'est parce que l'herméneutique philosophique et les modèles
cognitifs sont guidés par l'esprit-tel-qu'il-se-vit. L'esprit se vit comme recherche
de sa dette à travers une aventure, comme anticipation de ce qui n'est pas,
construction de signification via le vide futurisant du sens. Les recherches
cognitives se sont mises en quête d'un répondant objectif de cette vie, elles
s'essayent donc aujourd’hui à soumettre a priori leur construction scientifique de
la cognition à l'anticipation transcendantale de quelque chose comme l'Être-au-
monde, rythmé par les trois moments du dispositif herméneutique.
Il n’y a pas de raison de ne pas leur prédire le succès, même si le niveau où
elles obtiendront gain de cause est susceptible de devoir être parfois redéfini. Il
n'est pas sûr que l'on parvienne à lire l'intégralité de la structure herméneutique
de l'esprit sur le substrat neurologique : il est possible, et peut-être même
probable, comme on serait tenté de le dire en lisant Edelman, que certains
aspects de cette structure persistent à ne pouvoir être dits et saisis qu'au plan
langagier.
En tout état de cause, l'herméneutique naturalisée, ainsi comprise, n'est pas
le réductionnisme mettant fin à toute pensée herméneutisante de la pensée. Elle
est la confirmation de ce que cette pensée est le seul référentiel transcendantal qui
puisse inspirer une science de l'esprit. Ce qui ne veut pas dire que la
connaissance obtenue par cette voie soit mauvaise et suspecte, comme un
empiriste pourrait le supposer : la meilleure science est fille du préjugé
transcendantal.
Reste à remarquer que la médiation transcendantale offerte à la science de
l'esprit par le schéma herméneutique de la pensée n'est pas homologue aux
médiations transcendantales sur lesquelles repose la physique. Alors que les
espaces de configuration ou de repérage, les lois et les modes de représentation de

1 .— Cf. mon article « Mathématiques, Mind et Geist », in Methodos, n° 2, Lille, 2002, PUS,
103-129.
258 Herméneutique et cognition

l'élémentaire qui informent la science de la nature sont puisés à une


interprétation mathématique et logique de la présentation et des catégories, soit
globalement à une interprétation du cadre de l'objectivité, l'Être-au-monde
intervient comme transcendantal des recherches cognitives en tant qu'auto-
interprétation, interprétation par l'homme du ressort projectif de l'interprétation
qu'il ne cesse d'être. Le cogito – convenablement redéfini par la
phénoménologie – fonctionne directement comme inspiration transcendantale,
ce qui peut être pris comme une caractérisation des sciences de l'esprit : leur
transcendantal est, en effet, d'abord purement subjectif et réflexif, au lieu que le
transcendantal de la science de la nature est à chaque fois la trace interprétative
d'un rapport fondamental à la présentation et au jugement – à l'espace et à la
logique – qui ne doit jamais être pris purement et simplement au niveau
subjectif. Dans le cas des recherches cognitives, cela dit, les anticipations de
modélisation qui émanent de l'auto-interprétation du Dasein comme Être-au-
monde devront bien entendu se traduire en une modélisation de processus
naturels, qui comme telle passera par les conditions transcendantales de la
nature1 .

1 .— Ce qui est dit dans ce dernier paragraphe, et plus généralement dans ce bilan conclusif,
dessine une certaine image des recherches cognitives, suggère l’idéal d’un bon usage des voies
naturalisantes, qui impliquerait un rapport lucide et respectueux avec le qualitatif de la pensée du
Geist comme irréductible, notamment dans son mode herméneutique. Yves-Marie Visetti est celui
qui, sans conteste possible, est allé le plus loin dans ce sens, dans l’ensemble de ses travaux depuis
dix ans. Cf. notamment ses articles (« Fonctionnalisme 96 », Intellectica n° 21, 1995/2, 282-311 ;
« Sens et temps de la Gestalt », Intellectica n° 28, 1999/1, 147-228 ; « Constructivismes,
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Index des noms propres, figures et
notions

A mit, D.J. 112 Carte globale. 224-225


Cassirer, E.
Analyse des vécus. 74-75
Catégorisation / sanction. 130-
Analytique de la finitude. 69-72 131
Andler, A. 61 Cercle de Heidegger (pré-
Architecture compréhension / compréhen-
fonctionnelle. 83-84, 208 sion). 17-18, 186-188, 191,
Aristote 40 207
Attracteur. 93-94 Cercle de Schleiermacher. 14-
15, 186-188, 192-193, 205,
Auroux, S. 55 207, 235, 239
Auto-affection. 106 Cercle herméneutique. 17, 227
Auto-amorçage sémantique Chomsky, N. 118-120, 167,
(bootstrapping). 230-231, 239, 169, 174
242, 244
Church, A. 82
Auto-apparition du flux (chez
Husserl). 253 Citation (discussion de la
notion de). 180
Clancey, W.J. 100
Bakhtine, M.M. 28 Comme existential-hermé-
neutique. 25, 213,254
Barthes, R. 26
Comprendre. 14, 16, 33, 79,
Bède 177-178, 185 118, 143, 160-161, 185, 202,
Beeson, M. 89 254-255
Bergson, H. 8 Comte, A. 128
Binding problem. 212 Contrainte proscriptive. 100-
Brentano, F. 221-222 101
Broca, P. 229, 231 Copule et flexion. 52
Brouwer, L.E.J. 50 Corpus (question du). 165-166
Coseriu, E. 170
Critique analytique. 50
C adiot, P. 99, 258 Culioli, A. 148
Carnap, R. 50 Curry, H.B. 89
Carte. 211
264 Herméneutique et cognition

Figure 1 L’intrigue herméneuti-


que. 20
D avidson, D. 11, 103 Figure 2 Le mouvement hermé-
Deleuze, G. 26 neutique de la question. 21
Derrida, J. 26, 72, 104, 108, Figure 3 Spatialité originaire du
253 monde. 33
Descartes, R. 57-58, 104, 106 Figure 4 Le quadrilatère du
Dialectique. 24 langage. 51
Différence ontologique. 142- Figure 5 Le trièdre des
144 savoirs. 60
Dilthey, W. 8-10, 12-13, 30, Figure 6 La galaxie cognitive
73, 117, 128 de D. Andler. 61
Dimension (au sens de Figure 7 L’hexagone cognitif
Rastier). 170 (1978). 61
Dissimilation. 168-169 Figure 8 L’hexagone cognitif,
version Le Moigne. 62
Domaine (au sens de
Rastier). 170 Figure 9 La catastrophe pli. 95
Domaine sémantique (au sens Figure 10 (Fig. 4.6 de
de Langacker). 123-124 Cognitive Grammar,
vol. II). 133
Dreyfus, H. 28,104, 214, 254
Figure 11 L’enregistrement
Dumezil, G. 66 séquentiel et l’enregistrement
Dummett, M. 55,103 cumulatif. 136
Durand-Richard, M.-J. 258 Figure 12 Diagramme de la
négation 139
Figure 13 Diagramme de la
E delman, G.M. 100, 117, déclosion. 144
191, 209-219, 221-224, 226- Figure 14 Diagramme de la
232, 235-240, 242-245, 257 chose. 144
Enaudeau, C. 72, 76, 90-91 Figure 15 L’ontologie de
Enracinement (grounding). 149 Langacker. 145
Enregistrement Figure 16 Diagramme du
séquentiel / cumulatif processus. 145
(sequential scanning / summary Figure 17 Le verbe et le
scanning). 135-136 participe. 147
Ent-fernung (chez Figure 18 Le verbe et la
Heidegger). 31,154 nominalisation. 147
Etudes de sciences / sciences Figure 19 Modèle épistémique
cognitives. 73-74 de base. 151
Explication/compréhension. 8- Figure 20 Diagramme du Es
9, 78-80, 182 gibt. 157
Figure 21 Diagramme des
lectures et des
Feldman, J.A. 192 interprétations. 176
Fichte, J.G. 251
Index des noms propres, figures et noms 265

Figure 22 Géométrie de Goody, D. 55


l’ambiguïté. 201 Grammaire. 125-126
Figure 23 Histoire neurale de la Grammaire universelle. 119
catégorisation primitive. 210
Grammaticalisation. 55
Figure 24 La corrélation
sensation-action. 211 Greimas, A. 174, 178-179
Figure 25 Schéma de la Grimshaw, J. 230
conscience primaire. 215
Figure 26 L’enchaînement
temporel de la conscience H ayes, P.J. 192
primaire. 219 Hegel, G.W.F. 24, 128
Figure 27 Action et conscience Heidegger, M. 13-19, 26-34,
primaire. 220 38, 41-43, 50, 70-72, 76, 104-
Figure 28 Carte globale. 225 105, 108-109, 135, 142-143,
146-147, 155, 158-159, 161,
Figure 29 Biologie de la 168, 185-189, 204, 221-222,
production-perception de la 228, 240, 252, 254-258
parole. 232
Helmholtz, H.L.F. 10
Figure 30 Fonctions du langage
et connexions réentrantes. 233 Herméneutique formelle. 21-
22, 85-86, 158
Figure 31 Désambiguïsation
neurale. 234 Herméneutique naturalisée. 20
Figure 32 Schéma bottom-top- Hinton, G. 98
bottom de Jackendoff. 235 Homoncule. 222-223
Flèche. 18 Homonymie / polysémie. 198
Flèche / cercle / parler. 19-20, Husserl, E. 29, 75, 94, 104-
118 105, 107, 120-122, 135-141,
Florès, F. 254 172-173, 181, 221-222, 238,
240, 252-256
Fodor, J. 77, 87, 207
Hyperdialectique et hermé-
Foucault, M. 46-51, 54-60, neutique. 40
62-76, 101-104, 106-107, 166
Frege, G. 52, 54, 57, 103, 107
Freud, S. 68, 72, 90-91 I mpression référentielle. 164,
Fuchs, C. 191 168-173
Fusion / séparation. 94 Interprétation
grammaticale / technique. 15
Interprétation
Gadamer, H.G. 18-19, 25-27, intrinsèque / interprétation
29, 107-108, 132, 160, 254 extrinsèque. 175-176
Gestalt. 121, 138, 146-148 Intuition pure du
computationnel. 81-82
Gibson, J.J. 110
Isotopie. 169
Gödel, K. 82, 248
Goldstein, K. 66
Gonseth, F. 83 Jackendoff, R. 118, 229, 232,
235-236, 239-240, 243
266 Herméneutique et cognition

Je pense (kantien). 249-250 Mimèsis. 105


Mind / Geist. 257
K ant, E. 11, 22-24, 32, 40, Modèle connexionniste. 97-99
50, 68, 70, 72-73, 76, 105, Modèle de Zeeman. 93-94
172-173, 222, 249-250 Module périphérique. 86-87
Kawamoto, A.H. 192-195 Montague, R. 52, 57, 119
Kinesthèse. 209 Motivation. 39
Mulligan, K. 49
L acan, J. 68, 72-73
Lacorre, P. 96 Naturalisation. 246-247
Lakoff, G. 118 Nietzsche, F. 75, 91, 102
Langacker, R. 52, 54, 117-
125, 127-139, 142, 144-150,
152-161, 163-164, 166, 168, O ckham, G. 57
184, 193, 227-228, 245-246 Opérations de réécriture. 175
Le Moigne, J.-L. 62 Oscillations (théorie des). 212
Leibniz, G.W.F. 72, 214
Limbique, thalamo-
cortical. 216-217 Paraphrase. 205
Logique de la contradiction. 24- Parcours interprétatif. 179, 202
25 Parler. 18-19, 50
Lyotard, J.-F. 68, 73, 91 Pénétrabilité cognitive. 86-87
Petitot, J. 11, 91-94, 96-97,
M acnamara, J. 230 104, 113, 167, 194, 247
Piaget, J. 28
Martin, R. 169
Pinker, S. 230, 239, 242
Marx, K. 13
Post, E.L. 82
Mathématique et sciences
humaines. 64-66 Pré-compréhension/compré-
hension = Cercle de
Mathesis. 57-58 Heidegger. 17-18, 186-188,
Maturana, H. 255 191, 207
Maupassant, G. 178 Pré-concept, pré-syntaxe. 215,
Mauss, M. 66 223-229
McClelland, J.L. 98, 192-195 Prédictibilité absolue (en
grammaire). 126-127
Même (chez Foucault et
Heidegger). 70-71 Présentation / représen-
tation. 105
Merleau-Ponty, M. 30, 34-42,
93, 146, 211, 240 Prior, A. 57
Métapsychologie. 91 Putnam, H. 12,104
Micro-, méso-, macro- Pylyshsyn, Z. 77-87, 92,
générique. 170 207-208
Index des noms propres, figures et noms 267

Q uesne, P. 16
Quine, W.O. 12, 50, 55, T almy, L. 118
247-248 Tarski, A. 52
Taxème 166, 170
R astier, F. 11, 117, 164-190, Tesnière, L. 169
193, 197-198, 202, 245-246 Thom, R. 11, 91-94, 96-98,
Réentrée. 211 113, 167
Renvoi. 105 TNGS. 209
Rétention. 138 Trajecteur / site. 145-146
Rétinotopie. 211 Transduction. 84
Ricoeur, P. 29, 90, 166, 174, Trièdre des savoirs. 60
182-184 Tugendhat, E. 109
Rosenfield, I. 100 Turing, A. 82
Rosenthal, V. 99,258
Rumelhart, D. 98, 192 U nité. 125-128
Russell, B. 48
Universel / particulier. 22-25,
127-128, 132, 193
S artre, J.-P. 26
Saussure, F. 56 V arela, F. 104, 115, 255
Scanning Variantes de l’impression
(enregistrement). 121-122 référentielle (tableau). 171
Schleiermacher, F. 13-15, Victorri, B. 97-98, 117, 191,
17-18, 30, 132, 186-188 193, 197-207, 245
Searle, R. 89-90 Vie artificielle. 99-101
Sème afférent / sème Visetti, Y.-M. 99, 112, 258
inhérent 164-165
Von der Marlsburg, C. 212
Sème / sémème 167-168
Von Wright, H. 57
Sémème 197
Vygotski, L.S. 28
Sequential scanning / summary
scanning (enregistrement
séquentiel / enregistrement
cumulatif). 135-136 W att, H.J. 181
Shaumjan, S.K. 169 Wernicke, K. 229, 231
Situation herméneutique. 13 Wilgden, W. 96, 97
Smolensky, P. 98 Winograd, T. 104, 254
Souci (formule du). 152 Wittgenstein, L. 103, 111
Spatialité existentiale. 31 Wunsch / Trieb. 91
Stewart, J. 100, 114
Strates de l’hermé-
neutique. 25-29, 213
Table des matières

QUELQUES ÉLÉMENTS SUR L'HERMÉNEUTIQUE ................................. 7


Le partage diltheyien ................................................................ 8
La flèche, le cercle et le parler ................................................ 13
L'intrigue de l'universel et du particulier................................... 22
Les trois strates ..................................................................... 25
La figure de l’Être-au-monde.................................................... 29
Heidegger : topologie et finalité .............................................. 3 0
Merleau-Ponty : l'Être-au-monde corporel .................................. 3 5
Expression et interprétation .................................................... 3 8
Herméneutique et dialectique..................................................... 4 0
Être-au-monde et transcendantal ............................................... 4 1
LE THÈME REPRÉSENTATIONNEL.................................................. 45
La savoir classique de la représentation .................................... 46
La représentation comme ressort de la mathesis classique................. 4 7
Le quadrilatère du langage : destin du sens représentatif.................... 5 1
La représentation analytique et la généalogie................................ 5 7
La représentation structurale................................................... 59
Trièdre des savoirs et galaxie des disciplines ................................ 5 9
Valeur épistémologique de la représentation ................................. 6 3
Les trois couples et la représentation inconsciente......................... 6 6
L'analytique de la finitude et le doublet empirico-transcendantal......... 6 8
Les deux ressorts de la finitude............................................... 6 8
Leçons heideggeriennes ...................................................... 7 0
Leçons kantiennes ............................................................. 7 2
La représentation du computo-représentationnalisme .................. 76
Le double cercle herméneutique du représentationnalisme ................. 7 7
Le champ cognitif et son intuition computo-représentationnelle ....... 8 0
Computation inconsciente, et architecture fonctionnelle................. 8 3
Synthèse et apories ............................................................... 8 8
Le post-représentationnalisme cognitif ...................................... 92
L’approche morphodynamique.................................................. 9 2
Le courant dit de la “vie artificielle”, ou “constructivisme” ............... 9 9
Herméneutique, science de l'homme, représentation ..................101
La représentation, de l’ontologie à la phénoménologie, en passant par
l’homme ................................................................................102
La représentation en quatre traits ..............................................105
La représentation et l’esprit : retour sur les modèles cognitifs.......109
Conclusion...........................................................................115
ANTHROPOLOGIE LINGUISTIQUE ET NEUROPHYSIOLOGIQUE ............117
La linguistique cognitive.........................................................118
La méthode de Langacker : réduction cognitive ou analyse
herméneutique ?.......................................................................119
270 Herméneutique et cognition

Façade réductionniste.........................................................119
La non-productivité des règles..............................................125
L’encyclopédisme du sens : ................................................128
Rejet de la distinction pragmatique/sémantique.........................130
Contenus husserliens ............................................................135
Le temps ........................................................................135
La négation.....................................................................139
Contenus heideggeriens.........................................................142
Noms et verbes ................................................................142
Le grounding des verbes .....................................................149
La construction du cadre comme sujet .....................................155
Les pôles du mouvement herméneutique chez Langacker..................159
La flèche ........................................................................160
Le cercle.........................................................................161
Le parler.........................................................................162
La “linguistique herméneutique” de François Rastier.................164
Méthodologie singulariste .....................................................164
L'impression référentielle ......................................................168
Le volet herméneutisant de la sémantique interprétative..................173
L’interprétation comme réécriture .........................................174
L'imputation des isotopies ..................................................177
Herméneutique, sémantique, interprétation ..............................182
Les pôles du mouvement herméneutique chez Rastier ..................184
La flèche .....................................................................185
Le cercle .....................................................................186
Le parler .....................................................................188
Introduction aux deux prochaines sections.................................190
Interprétation connexionniste de la langue.................................191
La question du contexte en IA linguistique connexionniste..............191
Le modèle de “ sentence processing” de McClelland-Kawamoto .......195
Contenu du modèle morphodynamique de B. Victorri.....................198
Discussion du modèle ............................................................202
La flèche .....................................................................203
Le cercle .....................................................................204
Le parler .....................................................................207
Herméneutique neurale ? .......................................................207
La catégorisation primitive ....................................................209
Le modèle de la conscience primaire ..........................................215
Concepts et présyntaxe .........................................................223
Le langage .........................................................................229
Confrontation à l’herméneutique des différentes étapes d’Edelman .....237
La flèche .....................................................................237
Le cercle .....................................................................240
Le parler .....................................................................243
Conclusion...........................................................................245
Exigences sur la mise en forme et l’élaboration qui viennent............245
Vue analytique de la question de la naturalisation ..........................246
Le fait et le droit chez Husserl et Heidegger..................................252
Bilan ................................................................................256
BIBLIOGRAPHIE........................................................................259
INDEX DES NOMS PROPRES, FIGURES ET NOTIONS..........................263
TABLE DES MATIÈRES ...............................................................269
achevé d'imprimé 17/10/03 14:25 Page 271

ACHEVÉ D’IMPRIMER SUR LES PRESSES DE L’UNIVERSITÉ


CHARLES-DE-GAULLE – LILLE 3

DÉPÔT LÉGAL : 4e TRIMESTRE 2003


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