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Herméneutique et cognition
Jean-Michel Salanskis
DOI : 10.4000/books.septentrion.73583
Éditeur : Presses universitaires du Septentrion
Lieu d’édition : Villeneuve d'Ascq
Année d’édition : 2003
Date de mise en ligne : 1 octobre 2020
Collection : Philosophie
EAN électronique : 9782757426784
https://books.openedition.org
Édition imprimée
EAN (Édition imprimée) : 9782859398026
Nombre de pages : 272
Référence électronique
SALANSKIS, Jean-Michel. Herméneutique et cognition. Nouvelle édition [en ligne]. Villeneuve d'Ascq :
Presses universitaires du Septentrion, 2003 (généré le 08 août 2023). Disponible sur Internet : <http://
books.openedition.org/septentrion/73583>. ISBN : 9782757426784. DOI : https://doi.org/10.4000/
books.septentrion.73583.
JEAN-MICHEL SALANSKIS
Professeur de Philosophie des sciences, Logique et Épistémologie à Paris X Nanterre, après
avoir occupé une position similaire à l’Université de Lille III. Ses ouvrages et articles
précédents ont porté sur la philosophie des mathématiques, sur la phénoménologie, sur
la tradition juive, sur des thèmes généraux comme le sens ou l’action, ainsi que sur le
débat entre façons de faire de la philosophie qui oppose philosophie analytique,
philosophie continentale et philosophie française des années 60-70.
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À Yves-Marie
Remerciements à
John Stewart
Denis Thouard
et Bernard Victorri
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Herméneutique
et cognition
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La collection « Philosophie »
est dirigée par Jean-Marie BREUVART et Jean QUILLIEN
Du même auteur
Jean-Michel Salanskis
Herméneutique
et cognition
ISBN 2-85939-801-5
en relief la part non-cognitive de la philosophie : il n'est pas vrai que l'on sache
clairement, au départ et a priori, en quoi la philosophie excède les recherches
cognitives, il y faut un travail spécifique. La démarcation de la philosophie
d'avec les sciences de la nature classiques a été pensée, et dans cette mesure
même accomplie, au cours de la tradition, la démarcation analogue concernant
les sciences cognitives nous incombe aujourd'hui, elle est l'une des tâches à
l’occasion desquelles la philosophie peut se comprendre elle-même et se relancer.
Cela dit, pour mener à bien cet examen des sciences cognitives
contemporaines inspiré par l’herméneutique, examen dont il faut tout de suite
annoncer qu’il est très libre dans son ton, ses conclusions et le choix de ses
thèmes, il faut d’abord exposer ce qui, de l’herméneutique, sera pris en compte
dans les pages qui viennent. Le champ est en effet fort vaste et pluriel, et je suis
fort loin d’en reprendre ici tout ce qui pourrait l’être. À la fois dans un souci de
préparation du lecteur aux analyses qui viennent, et dans le but de procéder à une
sorte de mise au point introductive sur cette tradition, déterminant l’ambiance de
la réflexion engagée, je vais donc résumer dans le présent chapitre le contenu de
l’emprunt que je fais, préciser la forme particulière dictée à cet emprunt par le
sujet auquel je m’attache.
LE PARTAGE DILTHEYIEN
Je reprends, pour commencer, l’idée diltheyienne d’un partage scindant de
manière qualitative et essentielle sciences de la nature et sciences de l’esprit.
Il me semble en effet qu’il est absurde et à la limite nuisible d’envisager les
sciences cognitives contemporaines sans affronter ceci qu’elles se définissent
comme la transgression du partage diltheyien : comme des sciences de l’esprit
naturalistes, étudiant le “fait de connaissance” humain en tant que fait naturel, en
tentant de fonder leurs considérations sur une description naturaliste de l’homme,
de son monde et de leur relation. La manière juste de les regarder, les lire et les
comprendre est de constamment discerner comment elles parviennent à
outrepasser cet ancien partage, et à quel prix : cela nous permet en particulier de
saisir quelle perspective sur le fait de connaissance est a priori adoptée pour
pouvoir en donner une image naturaliste.
Mais il faut donc connaître ce partage diltheyien. En substance, Dilthey
affirme que les sciences de la nature expliquent leurs phénomènes, alors que les
sciences de l’esprit comprennent leur document : la frontière s’établit ainsi
entre l’Erklären (expliquer) et le Verstehen (comprendre). On peut aussi retenir
quelques précisions qu’il donne : les sciences de la nature identifient des
phénomènes comme extérieurs au sujet connaissant, et les rapportent à des lois
causales (c’est en cela que consiste l’explication) ; les sciences de l’esprit
affrontent des documents avec lesquelles elles entretiennent une relation
d’empathie, le sujet connaissant se projette en eux, ou les intériorise ; sa
compréhension, de plus, n’est pas la subsomption sous une loi maintenant la
séparation des données, mais plutôt une fusion de ces données dans le sens
compris (Dilthey, pour une part, oppose la science de la nature et la science de
l’esprit comme Bergson l’espace et la durée).
Quelques éléments sur l’herméneutique 9
choses spirituelles une science autre, qui serait science interprétative ou science
de compréhension. Mais il nie, d’un autre côté, que l’on puisse guérir la
philosophie du souci fondationnel, que l’on puisse extraire des livres de sa
recherche le chapitre où elle se demande comment le scientifique se donne ses
objets, ou accède à eux, et avec quelle légitimité il les intègre dans le système
descriptif-narratif complexe qui est celui de la théorie physique du monde. Cela
revient à dire, que, contre Quine, il revendique l’irréductibilité d’une
épistémologie fondationnelle, exposant sur le plan du droit ce qu’il en est de la
science. Mais une telle épistémologie, qui ne peut, par définition, et sauf à
tomber dans un cercle vicieux, se présenter elle-même comme une science
positive, ne remplit-elle pas la fonction d’une science non naturaliste de l’esprit,
dont on a prima facie exclu la possibilité ? En sorte que le discours de ce
Putnam a un pied dans la case 2, voire dans la case 3 ou la case 4, sans en
assumer la responsabilité ontologique ou méthodologique explicite.
Dans ce livre, on se représentera constamment la configuration du problème
des sciences de l’esprit apportée par Dilthey sous cette forme complexe, en
essayant d’éviter la réduction des possibles aux cases 1 et 4, en nous montrant
attentifs à ce qui, dans les démarches, les résultats, les commentaires, ne cesse de
frayer le passage à une variante des cases 2 ou 3.
Mais on retiendra aussi de Dilthey la prise en vue claire, dénuée de tout effort
d’esquive qui fut la sienne du rapport de défi paradoxal qui lie le projet d’une
science de l’esprit avec la vision transcendantale kantienne.
En effet, s’il y a science de l’esprit au sens fort, c’est-à-dire s’il y a une
démarche de connaissance objectivant les comportements réputés intelligents de
l’animal humain et dégageant les lois qui régissent ces comportements, cette
science de l’esprit semble devoir rendre compte, comme telle, de l’activité scien-
tifique en particulier, de la construction par l’homme de théories couvrant
l’expérience qui est la sienne. La science de l’esprit semble donc en mesure, en
tant que connaissance vraie de l’esprit comme part de ce qui est, de formuler les
conditions de genèse de la connaissance scientifique, conditions de sa production
ou son engendrement réel, formulation qui peut paraître dévaluer complètement
celle par le kantisme des conditions purement juridiques auxquelles devrait se
soumettre une démarche de connaissance pour être une science légitime. C’est
surtout si la science de l’esprit est naturaliste, c’est-à-dire si elle réalise en
principe le projet d’une science cognitive, qu’elle semble devoir et pouvoir de la
sorte “englober” ce dont traite le discours transcendantal tout en le dévaluant.
Mais même une science de l’esprit non naturaliste, en un sens, dans la mesure
où, du moins, elle serait toute de même objectivante, ou dégagerait en tout cas
une quelconque nécessité de fait des démarches de l’esprit, peut apparaître comme
se substituant, par le dévoilement effectif qu’elle apporte, aux descriptions
normatives de la connaissance dont se compose la doctrine transcendantale.
Mais l’englobement réciproque est tout aussi inévitable : chaque démarche
de science de l’esprit, qu’elle se tienne dans le cadre naturaliste ou non, suscite et
appelle une élaboration fondationnelle, “crée” un nouvel enjeu de légitimation,
et tombe sous la juridiction transcendantale à ce titre, même si elle est une
science qui croise le raisonnement transcendantal en rendant raison du “lieu”
mental où il semble situer son réseau de normes.
Le face à face de ces deux principes d’englobement est irrémédiable, on ne
voit aucune ruse conceptuelle qui pourrait nous l’épargner. La stratégie de lecture
Quelques éléments sur l’herméneutique 13
des sciences cognitives contemporaines que nous essayons de suivre dans ce livre
veut que l’on n’oublie pas cette double prétention, que l’on reconstitue
constamment la légitimité avec laquelle chacune parvient à “ramasser la mise”
dans tout contexte particulier.
seulement tous les actes de la pensée, mais encore tous les devenir de la
quotidienneté humaine. Chez Schleiermacher, le point de départ est un texte à
interpréter, le point d’arrivée est un texte explicitant les significations du
premier texte, et l’activité herméneutique avec ses règles et ses problèmes
intervient au milieu. Chez Heidegger, le point de départ est le Dasein jeté dans
son monde, mais projeté en avant de lui-même par son existentialité futurisante,
le point d’arrivée est une explicitation à nouveau, concernant les renvois dont se
compose le monde du Dasein, et le cheminement est le fait même de la pensée
sous un éclairage qui ne la distingue pas de l’existence : tant il est vrai que le
comprendre du Dasein est indissolublement pratique et théorique, dévoilement
de sens et auto-projection vers des possibles.
Le premier élément important à relever et analyser au sujet de ce schème
général de la pensée en situation, est la circularité du chemin. Circularité
paradoxale, car comment un cercle pourrait-il conduire d’un point de départ à un
point d’arrivée ? Il semble qu’il y faut un trajet linéaire. Mais Schleiermacher et
Heidegger, chacun à leur manière et dans leur langage, ont voulu nous
convaincre que le cheminement herméneutique, cheminement typique de la
pensée, relevait d’une sorte de cercle sans perdre pour autant la faculté de
progressivité : cercle vertueux, cercle fécond et productif, que nous devrions
peut-être nous représenter plutôt comme une spirale qui, dans son processus, ne
repasse pas sur soi et devient du même coup capable de conquérir de l’espace
dans une direction non quelconque.
Chez Schleiermacher, le cercle advient parce que l’activité interprétative se
divise en deux voies dont chacune a besoin des progrès de l’autre pour avancer,
dont chacune appelle l’autre comme sa pré-condition, engendrant ce qui pourrait
être un blocage logique absolu “à l’initialisation”. D’un côté, l’interprétation
d’un texte doit être locale, et passer par la juste estimation, le juste
enregistrement des significations de chaque mot du texte, de chaque syntagme.
D’un autre côté, l’interprétation d’un texte doit être globale, et attribuer à chaque
donnée locale plurivoque la signification qui lui revient dans l’optique de la
signification d’ensemble du texte. Mais la signification globale s’élabore en
agrégeant et accumulant les significations locales, cependant que les signifi-
cations locales se décident en référence à la signification globale supposée
acquise. L’appel réciproque des deux procédures les enchaîne en une boucle
infinie, dont l’indéfini parcours réalise la figure du cercle vicieux, cercle qui
paraît à vrai dire immobiliser l’interprétation à l’origine, l’empêcher
absolument, ou du moins lui interdire d’avoir cours comme interprétation juste.
Pourtant, le cercle, selon ce que l’expérience la plus banale enseigne, n’est pas
vicieux, l’interprétation s’engage et s’avère possible. La raison en est
évidemment que l’on ne part jamais de zéro. Le procès interprétatif s’inaugure
avec un certain pré-jugé quant à la signification globale, et chaque élément
lexical ou fragment syntagmatique pris en considération au fil de l’interprétation
se voit attribuer une signification standard “par défaut”, en attendant toute
correction susceptible d’apparaître comme nécessaire. La voie locale et la voie
globale étant de la sorte toujours déjà inaugurées, procurant toujours à
l’interprétation une esquisse double de son résultat, il est loisible que
l’interprétation globale s’élabore progressivement comme cumul de
l’interprétation locale tout en servant, en l’état où elle se trouve, à la critiquer et
Quelques éléments sur l’herméneutique 15
Quesne dans son effort de reconstruction1 , Heidegger définit une méthode philo-
sophique pour faire parler le phénomène comme question hantant la vie,
méthode qui enchaîne contenu (Gehalt), liaison (Bezug) et accomplissement
(Vollzug), au long entretien avec un japonais de Acheminements vers la parole,
Heidegger ne cesse de gager la révolution de pensée qu’il essaie d’introduire en
phénoménologie et plus généralement en philosophie sur une attitude
interprétative voulue toujours plus pure et plus respectueuse de ce qui est à
interpréter, qu’il dénomme finalement « ce qui donne le plus à penser » et « ce
qui est herméneutique ».
Dans Sein und Zeit même, l’ouvrage fondateur, l’herméneutique est croisée
trois fois :
— elle est nommée au début de l’ouvrage, au paragraphe 7, comme
l’élément méthodologique appelé à différencier la phénoménologie
heideggerienne de la phénoménologie husserlienne : il s’agit de considérer le
phénomène comme quelque chose qui se dissimule tout en se montrant, et que
l’on ne peut donc dire qu’en l’interprétant ;
— elle est indirectement présentée au paragraphe 32, lorsque Heidegger
expose le comprendre et l’explicitation comme deux existentiaux, c’est-à-dire
comme deux attitudes typiques de l’existence, en lesquelles elle révèle le sens
d’être distinctif qui est le sien à l’égard de la réalité ; c’est là qu’il apparaît que
nous ne faisons en un sens jamais autre chose que comprendre, et nous donner
à nous même la matière d’une explicitation, chaque fois que, dans
l’environnement de notre quotidienneté, nous nous laissons porter d’un point à
l’autre de la configuration des “choses de notre activité” ; ce que nous faisons en
effet, dans la logique muette de notre navigation compétente au sein du monde de
notre affairement, c’est prendre quelque chose comme quelque chose, ainsi
qu’un énoncé thématique, apportant une prédication explicite, peut alors le
manifester ; autant dire qu’en un sens originairement inassumé, nous
interprétons (le « texte de notre monde »).
— On la retrouve au paragraphe 63, lorsque Heidegger s’explique sur la
méthode qui vient d’être la sienne dans l’analytique existentiale, et qui lui a
permis d’introduire la figure de l’être-pour-la-mort. Cette mise au point
méthodologique apparaît comme appelée par le sentiment compréhensible
d’avoir franchi un pas important, d’avoir, peut-être, introduit de l’hétérogène
dans le patient examen des structures d’être du Dasein auquel l’auteur se livre :
l’être-pour-la-mort peut sembler quelque chose de si peu contenu dans la notion
initiale du Dasein que Heidegger l’aurait seulement imposée à cet endroit de son
analytique pour faire prévaloir une ligne de vie, comme une sorte de slogan
déguisé. De cela, il se défend, et prétend plutôt que la figure de l’être-pour-la-
mort ne fait que porter à l’explicite quelque chose qui était déjà pensé lorsque
l’on se représentait le Dasein simplement comme cet étant pour qui il y va de
son être. Mais dire cela nous oblige à nous représenter en général notre activité
théorique, en quête de l’être de tel ou tel étant, comme s’enracinant dans un
« premier projet » de l’être de ce X qui l’appréhende plus qu’il ne le sait lui-
même, qui l’anticipe, avant de laisser la parole à cet étant pour que ce dernier
problèmes : telle serait plutôt la perspective tracée par ce que nous appellerons
plus loin dans ce livre herméneutique naturalisée.
Pour le moment, retenons simplement cette idée de la constitution de la
compréhension à partir d’une anticipation de soi qui est la pré-compréhension, et
la conception de la boucle que nouent de la sorte compréhension et pré-
compréhension comme féconde. Nous voyons assez bien, je crois, que cette
figure peut prétendre généraliser les deux cercles de Schleiermacher : la
compréhension locale joue pour la compréhension globale le rôle de pré-
compréhension, et réciproquement, de même que la compréhension technique et
la compréhension grammaticale, se présupposant mutuellement, valent chacune
à la fois comme pré-compréhension de l’autre et compréhension élaborant la pré-
compréhension que l’autre est. Comme dans le schéma heideggerien, nous ne
sortons du cercle vicieux ou de l’immobilité qu’en déclarant le problème résolu,
c’est-à-dire en postulant vigoureusement que le processus est toujours déjà
initialisé.
Ce que la réflexion heideggerienne permet de mieux voir, ce sont les deux
frontières qui limitent le processus circulaire de l’herméneutique, et qui
permettent de matérialiser sa progressivité. Le cercle renvoie à une initalisation,
à un commencement toujours déjà accompli. Dans la description donnée à
l’instant, ce “point de départ” est donné comme immanent au retentissement de
la question, la question ne peut pas insister auprès de moi autrement qu’en me
léguant une pré-compréhension. Je résume et généralise cette idée en disant que
l’on entre dans le cercle herméneutique – dans la progressivité du cercle hermé-
neutique – par une flèche initialisante. Cette flèche est différemment identifiée,
approchée, conçue, par Heidegger lui-même et par ses continuateurs. La
conception selon laquelle la flèche initialisante est celle de la question serait
plutôt celle de Gadamer. Chez le Heidegger de Sein und Zeit, on peut avoir
l’impression que la flèche initialisante est la flèche de projection à laquelle le
Dasein s’égale, dans l’attitude originaire de son existentialité : la flèche de la
transcendance, ouvrant le monde, flèche qui est “redéfinie” comme flèche du
comprendre, de la projection du Dasein vers ses possibles. C’est cette flèche qui
donne au Dasein le monde de son affairement comme monde pré-compris, qui le
fait entrer, donc, dans la pré-compréhension et le cercle qu’elle forme avec la
compréhension. Chez le second Heidegger, c’est plutôt la “flèche” de la
déclosion de l’Être qui jouerait ce rôle, flèche qui n’est pas figurée comme
flèche, d’ailleurs, mais plutôt comme triangle d’ouverture et de fermeture du
séjour, ainsi que je l’ai souvent suggéré. C’est l’Être, en substance, qui, en
s’annonçant, installe l’homme dans une pré-compréhension de tout ce qui peut
faire question pour lui, et ultimement, de l’Être lui-même. Dans le texte
méthodologique du paragraphe 63 de Sein und Zeit, la flèche initialisante
s’appelle premier projet (premier projet de ce qui est en cause pour la pensée).
En tout cas, la description heideggerienne du mode circulaire de l’herméneu-
tique dégage bien cette flèche initialisante, ce premier moment quasi-axiomatique
qui est celui de l’élan, et qui nous fait entrer, nous l’homme ou la pensée, dans
le cercle fécond de l’explicitation, de l’élaboration herméneutique.
Mais nous devons aussi voir que cette vision de la trajectoire herméneutique
de la pensée intègre tout aussi nécessairement une frontière de l’achèvement, qui
sera, en l’occurrence, celle du parler.
Quelques éléments sur l’herméneutique 19
cercle
herméneutique
jaillissement de achèvement
la flèche du parler
cheminement
herméneutique
dans sa globalité, s'apparente de quelque manière au savoir (le document reçu est
un épisode d’un savoir faisant tradition), tout en se laissant monnayer en une
collection d'éléments historico-existentiels, qui le déclinent, précisément,
comme un moment et un lieu, une situation : que la somme des éléments
hérités puisse et doive, selon la logique herméneutique, être vue comme la
réponse à une question, cette clause rapporte dans tous les cas l'ensemble de ces
éléments au champ de la connaissance, à cette guise du textuel où il est affecté
par l'enjeu de la vérité. L'unité pertinente de temps pour cette strate de l'hermé-
neutique serait la décennie : chacun de nous se rend compte qu'il y a un passage
du sens, une césure de la compréhension, une altération des réglages fondateurs
qui se manifestent dans le face-à-face de l'enchaînement qui nous oppose, nous et
ceux qui nous sont parallèles, au groupe similaire de nos aînés de dix ans ; le
même écart d'ailleurs, nous l'éprouvons, s'accuse dans la transmission qui
s'opère de nous vers nos cadets de dix ans. De nombreux brouillages
surviennent, qui font que certains hommes, certains esprits sont des cas
subjectifs mal à l'aise dans l'ambiance de leur saison, cependant que la
granularité objectivement plus fine du temps suscite des cas intermédiaires de
façon variée, mais il me semble tout de même possible de saisir que la
transmission est une affaire herméneutique dont l'enjeu se crispe autour du bloc
temporel de la décennie. La mode en témoigne aussi : Saint-germain des prés +
Sartre + jazz (1950-59), puis structuralisme + Barthes + rock'n-roll (1960-69),
puis nietzshéo-freudisme + Deleuze + Rolling Stones (1970-79), puis
philosophie analytique + Derrida + disco (1980-89), and so on (pour m’en tenir à
une évocation qui trahit à la fois mon âge et la sphère de ce qui me concerne, et
dont j’accepte par avance le caractère inexact : elle suffit à rendre plausible
l’importance des décennies, à ce qu’il me semble). Sur le plan textuel, l'échelle
de ce niveau de l'herméneutique est celle du livre, justement : un traité, une
monographie, est ce par quoi transite la compréhension dont Gadamer raconte
qu'il y a une élaboration transmissive. Il peut y avoir plusieurs livres pour fixer
l'occurrence d'une compréhension culturelle située, mais jamais au point que
l'identité de chacun d'eux se dissolve.
3) L’époque. C’est le niveau pensé par le dernier Heidegger. L'herméneu-
tique a à voir avec la commande de l'Être, à ceci que, pour s'annoncer, il se
voile/dévoile. Sa façon de le faire est d'investir la totalité d'un langage d'une
sorte de grande interprétation configurante de lui-même, que font retentir les
multiples Dasein habitant ce langage comme leur maison. L’Être est ce qui est
herméneutique, et il donne à penser, c’est-à-dire à interpréter, dans une parole qui
annonce la qualité de son avancée. C’est en quelque sorte le langage lui-même,
particulièrement dans la ressource poétique qui est son fond compréhensif, qui
“prononce” la déclosion de l’Être dans l’étant comme qualité, et cet événement
originaire et fatidique vaut pour toute l’extension d’un monde historique. L'unité
de temps pertinente, désormais, est donc celle de la période de grande ampleur, de
l'époque : par exemple, l'époque antique, ou l'époque chrétienne. Quelle est
l'unité textuelle associée? Il est bien difficile de le dire. Quelque chose
d'intermédiaire entre le langage lui-même, considéré comme une sorte de texte
virtuel présidant à la manifestation de tout texte (et donc pas du tout comme la
langue des linguistes, radicalement étrangère par définition à toute
manifestation), et le livre déterminé comme l'unité pertinente du niveau
Quelques éléments sur l’herméneutique 27
précédent : l'entrelacs des textes et des longues phrases subjectives des vies
d'homme tissant l'unité d'une époque, sans doute. Un ensemble langagier qui
n'est pas tout, qui reste daté, mais qui intègre à la fois une multiplicité de livres
et une multiplicité d'existences.
Le problème que pose cette triplicité de l'herméneutique est le problème de
l'unité qui se laisse recomposer une fois qu'elle a été reconnue. La réponse
heideggerienne à ce problème de l'unité réside essentiellement dans sa
philosophie du temps : la temporalité de l'herméneutique, dans tous les cas,
serait une temporalité se temporalisant, suivant les ek-stases du Dasein (son à
venir de projection, son être-été du heurt avec le monde déjà là, son présent de
confrontation avec l’enjeu d’authenticité) ou suivant le battement du don-retrait
de l’Être ; une temporalité non quantitative en tout cas, indépendante de l'idée
d'une droite successive des maintenant faisant ordre et multiplicité comptable.
Donc, du point de vue d'une telle temporalité agissante et fondamentale, les
distinctions d'échelle entre le quotidien, la décennie et l'époque seraient dénuées
de valeur et de portée.
Je ne sais pas si l'on peut si aisément suivre cette conception
heideggérienne, pour estimer qu’elle confère aux strates l’unité : est-il conforme
à l'essence du déploiement du temps, précisément si je le prends dans sa teneur
pré-objective, existentiale notamment, de ne pas tenir compte des échelles ? Le
temps mathématique n'est-il pas le seul à posséder la propriété de l'invariance
d'échelle ?
Mais supposons que nous accordions à Heidegger le mérite d'avoir dégagé
une unité de la temporalisation par delà les échelles où elle a cours. Cela ne
suffit pas à recoller nos trois strates de l'herméneutique, pour une raison
philosophique extrêmement simple : si quelque chose va avec la prise au sérieux
de l'herméneutique, c'est l'idée que les ensembles pertinents se déterminent de
façon intra-herméneutique. Le canon religieux d'une religion est fixé par l'option
interprétative du collectif des exégètes de cette religion. Le classicisme selon
Gadamer est une identité émergente manifestée par une certaine façon pour un
corpus d'être repris dans une tradition. Et ainsi de suite. Or, de ce point de vue, il
me semble indéniable que chaque strate correspond à un “champ clos” de la
reprise et du valoir pour pertinent. Le prendre quelque chose pour quelque
chose de l'explicitation existentiale ne se prolonge pas au recevoir le préjugé
d'une génération dans un domaine, il n'y a pas d'enchaînement ou de continuité
des modes pratiques valant pour interprétatifs d'un champ à l'autre. De même,
une époque est “charriée” par une déclosion, mais cette sorte d'événement ne peut
guère être conçu comme constituant un réseau avec les reprises préjugeantes
“générationnelles” de legs culturel, il est plutôt censé les surplomber et les
commander. Les corrélations établies entre les strates et certains types
d'ensembles textuels confirment la consistance de cette distinction dans l'ordre
herméneutique. Pour valider sur ce versant l'unification heideggerienne, il
faudrait lui prêter un concept de la “textualisation” qui mépriserait les différences
d'échelle du texte. Il est vrai que la philosophie heideggerienne manifeste le
besoin d’une telle pensée : on trouve des contextes où Heidegger privilégie le
28 Herméneutique et cognition
1 .— Comme celui de l’article Das Wort – in Acheminements vers la parole, Paris,1976, 205-
223 – où Heidegger exploite et commente ce vers de Trakl : “aucune chose ne soit, là où le mot
faillit”,
2 .— Ainsi, lorsqu’il traduit de la phrase de Parménide dans Qu'appelle-t-on penser ?, ou, plus
simplement, lorsqu’il décrit le passage à l’énoncé aux paragraphes 32-34 de Sein und Zeit.
3 .— Cf. Le temps du sens, Orléans, Hyx, 1997, 9-43.
4 .— Cf. Dreyfus, H., 1979, Intelligence Artificielle, Mythes et Limites, Paris : 1984
Flammarion.
Quelques éléments sur l’herméneutique 29
LA FIGURE DE L’ÊTRE-AU-MONDE
Dans tout ce qui précède, je n’ai pas dédaigné de me référer à Heidegger
comme à un membre de la lignée herméneutique, je l’ai spontanément et sans
discussion pris comme l’un de ceux qui ont construit la sensibilité
“contemporaine” aux problèmes de l’interprétation et de la compréhension. Je ne
veux pas remettre en cause, dans l’après-coup, la légitimité de cette assimilation,
mais simplement rappeler ce qu’elle peut avoir de non-évident, quel problème
elle surmonte, à quel geste elle tient.
Le “problème” est, en substance, celui du recoupement entre
phénoménologie et herméneutique. Heidegger est celui qui a proclamé une
solidarité nécessaire de la phénoménologie avec l’herméneutique, en décrétant
que, pour un motif méthodologique, le dire du phénomène (la logie de
phénoménologie) ne pouvait être qu’un interpréter, s’efforçant de déceler ce qui
se cèle dans le montrer du phénomène. Dès lors, la phénoménologie devenait
phénoménologie herméneutique. À la suite de Heidegger, Gadamer et Ricoeur
nous ont presque habitués à penser qu’une véritable herméneutique passait
forcément par la phénoménologie, commençait par une certaine vision de la
“donation” de toute chose dans et par le langage. La figure acquise d’un attelage
herméneutique-phénoménologie, nous interdisant d’accéder à l’un sans traverser
– c’est-à-dire apprendre, consommer – l’autre, n’est pourtant pas à tous égards
et par tous ressentie comme satisfaisante. Il se trouve des phénoménologues,
restés proches du projet descriptif-fondationnel qui était celui de Husserl, ou
même se référant à des variantes empiristes ou réalistes de ce projet, pour ne pas
admettre que la diction des phénomènes s’aligne sur le modèle de l’explication de
30 Herméneutique et cognition
de la topologie. Ou, si l’on préfère, et c’est sans doute en effet une façon plus
exacte de dire, la spatialité existentiale est envisagée, dans la description que je
viens de résumer et ramasser, comme une alternative à ou un avatar de
l’intuition pure de l’espace chez Kant : on la considère en tant qu’établissement
d’un certain sens des relations spatiales à partir de l’hypothèse d’une certaine
implication a priori du sujet. Les conclusions sont différentes et décalées,
l’instance obtenue est en fin de compte tout à fait autre, et prétend à vrai dire à
une originarité supérieure (comme l’explicite la conclusion du Kantbuch de
Heidegger1 , d’ailleurs), mais le terrain de la description reste le même,
l’intuition pure de l’espace peut fonctionner comme une cible de démarcation.
On trouve néanmoins, et ce dès le §12 où Heidegger introduit l’Être-à, un
autre langage, qui, pour sa part, échappe complètement à ce registre spatial ou
topologique : Heidegger nous enseigne en effet que, lorsque le Dasein “est à”, il
l’est au sens de la préoccupation, de l’affairement, du souci, formulations qui
semblent bien énoncer un tout autre rapport, absolument pas spatial ou
topologique dans son fond : un rapport tissé de finalité, que cette finalité émane
de la chose ou du Dasein.
Mais la pensée de Heidegger semble bien être que les deux langages sont
complémentaires pour dire le propre de la spatialité existentiale, de l’Être-à,
c’est-à-dire implicitement, au regard du développement ultérieur, de l’Être-au-
monde : bien que l’un ne dise absolument pas ce que dit l’autre, et que la
conversion de sens de l’un à l’autre semble, sinon interdite, du moins frayée par
nul canal, l’idée est bien que l’Être-à est l’ouverture d’une spatialité non
objective, d’une topologie non métrique des relativisations en tant que
déploiement du s’affairer, en tant que mise en œuvre de la préoccupation, du
souci humains sous la forme d’un monde.
Mais nous avons confirmation de ce sentiment lorsque nous lisons la
description complète du monde, la mise au clair de la mondanéité du monde.
Nous constatons en effet que cette mise au clair passe par le traitement phéno-
ménologique de toute la série des concepts sémiotiques fondamentaux (signe,
significativité, signification, sens), qui sont tous replacés et retraduits dans le
contexte des “flèches” de l’Être-à.
En un sens, la description de base du monde, lieu originaire de l’existence,
est intégralement “spatiale” suivant une spatialité généréralisée, celle de la
spatialité existentiale : le monde apparaît comme un réseau de renvois ou de
flèches. Ce réseau des renvois “ustensilaires”, qui partent de chaque jalon de
l’utilité vers chaque autre à lui corrélé selon l’automatisme de l’affairement
quotidien-irréfléchi, est complété par la flèche de projection de l’existence vers
ses possibles, ne pouvant jamais se manifester autrement que par le suivi d’un
de ces renvois, et par la flèche d’ouverture globale du monde vers une sorte d’au-
delà méthodologique, flèche qui le fait monde à proprement parler et que fait
nécessairement valoir l’existence dans sa poursuite du possible. On peut, et, je
pense, on doit jusqu’à un certain point éprouver cette description comme une
pure description topologique-dynamique de ce qu’est, au gré de notre
incontournable pré-compréhension, le monde pour nous (cf. figure 3).
1 .— Cf. Kant et le problème de la métaphysique, 1929, trad. franç. X, Paris, Gallimard, 1953.
Quelques éléments sur l’herméneutique 33
Plan de la significativité
• avec ses renvois de
Zuhanden en Zuhanden
•
Flèches de la projection du •b
comprendre, s'accomplissant
comme explicitation du renvoi
• •
de a vers b a •
• •
•
Dasein •
Expression et interprétation
En substance, c’est autour du concept d’expression que tout se joue :
l’affirmation merleau-pontienne qui homologue ou superpose l’Être-au-monde
et le registre sémiotique est celle qui donne l’“acte” de l’Être-au-monde comme
expressif. Nous devons donc essayer de bien comprendre comment, chez lui,
intentionnalité et interprétation (ou quelque chose de proche) se rejoignent dans
l’expression. Dans notre restitution de Heidegger, nous avons essayé de faire
comprendre ce qu’il y a de surprenant a priori dans cette jonction : s’y
mélangent un thème spatial ou topologique avec un thème “final” et sémiotique.
Le thème spatial ou topologique “provient” de l’idée de spatialité existentiale,
d’une spatialité qui n’est pas celle des objets dans le réceptacle de l’externe, mais
qui est la spatialité originaire, la spatialité de la spatialisation apportée par
l’existence comme telle.
Chez Merleau-Ponty, on retrouve éminemment cette fonction spatialisante
de l’Être-au-monde, qui est seulement ordonnée au corps : Merleau-Ponty ne
cesse de nous expliquer que l’espace n’est pas d’abord réceptacle neutre pour les
choses et les mouvements, mais plutôt, originairement, ouverture de monde
polarisée depuis le corps, “prise” du corps sur ce à quoi il va, répartissant et
situant tout ce qui doit l’être. L’espace du greifen (dont le lobotomisé Schneider
est dépourvu) est plus originaire que celui du zeigen : l’espace est d’abord ce que
traversent et où aboutissent les gestes de mon corps, les motions intéressées de
mon corps (attraper l’aliment, écraser l’insecte gênant), il est d’abord
l’institution du privilège de certaines directions, la différenciation des percepts
selon la profondeur, il est, en un mot, espace-orienté-pour-le-corps avant que
d’être espace intelligible. Cette primauté de l’espace existentiel, devenu espace
du corps, Merleau-Ponty va jusqu’à la révéler agissante au cœur de
l’établissement de la vérité mathématique, dans le commentaire qu’il donne de
l’analyse kantienne du théorème de géométrie concernant la somme des angles
d’un triangle. Merleau-Ponty enseigne d’ailleurs que l’espace intelligible n’est
jamais que l’explicitation de ce qui est ouvert par l’espace-orienté-pour-le-
corps : le possible de l’espace neutre, accueillant tout étant, de l’espace où sont
tracés des mouvements virtuels, est déjà “ménagé” au niveau du greifen, nous ne
saurions pas concevoir les référentiels et géométriser si le pouvoir d’ouverture
“abstraite” que cela suppose n’habitait pas la gestualité primitive du corps, celle
de la saisie instinctive en quelque sorte. Seulement ce que fait l’attitude
d’entendement, c’est qu’elle explicite une possibilité muette au niveau premier,
produisant ainsi l’espace intelligible.
Cette très belle conception introduit déjà de l’interprétation au sein de la
thématique de l’espace, et veut nous rendre compréhensible de cette manière le
passage de l’espace “Être-au-monde-ique” à l’espace du monde. Elle est
cependant, à la lettre, évidemment paradoxale, parce que nous n’arrivons jamais à
comprendre complètement comment la gestualité du corps, si primitive et
instinctive soit-elle, ne serait pas gestualité en tant que mouvement, et
mouvement au nom de la référence à un espace où se localisent à la fois les
parties du corps et les régions du monde avec lesquelles il interfère. Comment
toute cette pensée insistante du mouvement fondamental et originaire de l’Être-
au-monde pourrait être réellement antérieure à l’espace et indépendante de lui.
Quelques éléments sur l’herméneutique 39
Une telle résistance, il est vrai, passera pour preuve de la bêtise du philosophe
transcendantal, incapable de sortir du point de vue épistémologique.
Si l’on s’efforce d’entrer dans le détail de ce que se représente Merleau-Ponty
dans cette matière, on arrive je crois à la vision d’un raccordement opéré par et
dans l’Être-au-monde entre deux motilités : 1) la motilité absolument
originaire, corporelle de l’Être-au-monde, que nous devons concevoir comme un
bougé infinitésimal, cet imperceptible frémissement musculaire du corps qui
esquisse la vision d’une couleur par exemple ; 2) la motricité ontique des gestes
effectivement et intersubjectivement observables du corps, sa chute ou son
déplacement vers la gauche de deux mètres par exemple, ou sa prise d’appui sur
le haut du dossier d’une chaise. Le raccordement en question, Merleau-Ponty le
pense en termes de motivation au sens husserlien : la motricité ontique est ce à
quoi tend la motricité infinitésimale suivant sa motivation (de manière non
causalement déterminante). Mais on peut dire aussi que le mouvement concret
motive la disposition musculaire infinitésimale qui va l’esquisser, et, de proche
en proche, le réaliser. La motilité 1) et la motilité 2) sont donc fondées l’une sur
l’autre suivant une double flèche de motivation. C’est ce qui peut nous faire
comprendre que la “logique” de l’espace des mouvements de type 2) renvoie à la
dynamique fondamentale des mouvements de type 1), qui ne comptent pas
comme directement spatiaux, mais comme motivation en vue des mouvements
de type 2). Cette décomposition et cette articulation relationnelle ne dissolvent
pas le paradoxe, mais nous font mieux voir le dispositif de pensée qui le veut.
Le concept de motivation fait le pont entre la motricité ineffable pré-spatiale du
corps, et la motricité ontique soumise à la géométrie. Mais ce pont est un
concept hybride, partiellement dynamique, partiellement sémiotique. Ce qui me
motive se constitue par là simultanément comme objectif à rejoindre dans un
espace et comme terme d’une proposition qui le marque comme à rejoindre, qui
lui confère le sens du devoir-être-rejoint.
Or, la structure d’ensemble, faisant passer de la motilité fondamentale à la
motricité ontique via la double motivation, est proprement la structure de
l’expression. Lorsqu’on dit que le corps exprime, c’est cela que l’on veut dire :
que sa motilité “Être-au-monde-ique” ne cesse pas de se traduire en déplacements
ou routines comportementales objectives. Et l’activité de parole est
fondamentalement analysée suivant ce modèle : renvoyée, en particulier, à une
vocifération originaire du corps qui instancie la motilité primitive, et qui passe
suivant sa motivation à la phrase acceptable formulée au moyen du clavier des
significations, bien qu’elle soit la source et la garantie de tout sens en
profondeur.
Chez Merleau-Ponty, donc, la problématique toujours en quelque manière
“spatiale” du rapport entre le sujet et son extérieur se noue bien avec la
problématique “sémiotique” du signe et de la signification, mais elle le fait
autour du concept d’expression et pas du concept d’interprétation. L’un et
l’autre semblant pourtant s’accorder ou se croiser dans le concept d’explicitation,
soit le concept d’une expression qui “reprend” une ouverture expressive, puisque,
nous l’avons vu, l’espace intelligible, l’espace infini, neutre, homogène où
chacun suppose ordinairement que se place toute chose, c'est-à-dire sans doute
aussi l’espace de la géométrie, au moins de la géométrie euclidienne, est supposé
par Merleau-Ponty être l’explicitation de l’espace-orienté-pour-le-corps. On est
40 Herméneutique et cognition
Herméneutique et dialectique
Le résultat philosophique de cette modification, qui convient à l’évidence aux
recherches cognitives, nous l’avons dit, est que l’Être-au-monde merleau-
pontien endosse plus naturellement la référence dialectique que la référence
herméneutique. L’expression est, à beaucoup d’égards, un dépassement qui
sublime le milieu de la contradiction : par exemple et pour commencer, la
contradiction entre l’explication naturaliste et l’explication intellectualiste du
membre fantôme ; mais tout aussi bien la contradiction entre un espace
antérieur aux choses à la Kant et un espace émanant des choses à la Aristote. De
même, l’Être-au-monde merleau-pontien est un “geste” supposé plus originaire
que le sujet et l’objet, au nom duquel envisager l’un et l’autre comme des
“moments” d’un processus qui les intègre. Merleau-Ponty sent qu’il rencontre le
topos dialectique, et s’en explique. Dans Le Visible et l’Invisible, il se réclame
d’une hyperdialectique qui n’aurait pas les défauts de la dialectique, auxquels il
est sensible. Il sent que la dialectique 1) fige le mouvement dont elle parle en lui
donnant trop de positivité ; 2) qu’elle s’établit comme vérité philosophique
coupée de la situation et dément ainsi le ressort de sa justesse ; 3) qu’elle se
coule dans l’énoncé dogmatique des prédications au lieu de maintenir
l’enracinement dans l’anté-prédicatif qui la fonde ; 4) qu’elle déroge à
l’authenticité du dialogue en devenant un enchaînement de passages mécaniques
au lieu d’être mouvement du contenu solidaire du chemin qui va de l’appel à la
réponse ; 5) qu’elle ne peut s’empêcher de juger et voir ce dont elle parle du
point de vue d’une totalité qui fait de l’ombre au phénomène.
Mais justement, l’herméneutique est une démarche 1) qui accepte la
déréalisation du processus, qui se satisfait de le dire et de l’éprouver comme sens
en s’abstenant de le saisir comme manifestation d’une logique effective de
l’être ; 2) qui pose la compréhension comme mauvaise dès qu’elle ne se tient
pas dans la situation ; 3) qui demande qu’on lise la prédication à la lumière de
l’anté-prédicatif ; 4) qui envisage l’aventure du sens comme aventure indéfinie de
l’excès de l’appel sur la réponse et de la fidélité de la réponse à l’appel ; 5) qui
ne peut concevoir la totalisation, chaque percée de la perspective élargissant le
spectre des perspectives possibles.
Quelques éléments sur l’herméneutique 41
Être-au-monde et transcendantal
Nous avons une ultime observation à faire sur le motif de l’Être-au-monde,
toujours dans la perspective des analyses qui suivent et qui portent sur les
recherches cognitives. Il s’agira cette fois du lien entre cette pensée de l’Être-au-
monde conjoignant intentionnalité et interprétation et la doctrine transcendan-
tale.
Le courant des recherches cognitives qui se reconnaît le plus dans la figure de
l’Être-au-monde, et qui, d’ailleurs, se rattache volontiers à la phénoménologie
de Merleau-Ponty, plus qu’à aucune autre, à savoir le courant constructiviste
dont il sera question dans les chapitres à venir, conçoit la pensée de l’Être-au-
monde comme une pensée qui ruine toute idée de “forme transcendantale”
structurant le sujet et commandant a priori sa saisie du monde. La pensée de
l’Être-au-monde apparaît plutôt à ces lecteurs comme une pensée qui relativise
par principe tout caractère que pourrait avoir le sujet – l’organisme – dans son
intériorité comme appartenant tout aussi bien au monde de ce sujet, ou plutôt
comme dérivant de leur couplage originaire. En montrant et décrivant la
projection du Dasein-corps dans son monde-environnement comme l’événement
ou le fait le plus primitif, la pensée de l’Être-au-monde abolirait toute idée d’un
sujet nanti de structures intimes (formes de la sensibilité, règles de la logique de
l’objet) qui aurait à faire opérer dans un second temps ces structures dans le
champ d’une expérience (du monde). Donc, le courant constructiviste pense
pouvoir en appeler à l’autorité de Merleau-Ponty, voire de Heidegger, pour
rejeter toute conception transcendantale et affirmer la co-émergence interdépen-
dante du corps-Dasein et du monde-environnement.
42 Herméneutique et cognition
Il est entendu que l'on désire, dans ce livre, examiner les recherches
cognitives contemporaines par le biais de leur confrontation méthodique avec
l'herméneutique philosophique, ou plutôt, avec un ensemble de concepts, de
distinctions et de visons extraites de la récente tradition herméneutique, ensemble
qui a été mis à plat au premier chapitre. On pourrait s'attendre à ce que,
maintenant, nous adoptions résolument et d'emblée le style épistémologique
ordinaire en évoquant directement des modélisations, des démarches, des enquêtes
ou des résultats nés dans la région cognitive, pour les commenter ensuite dans la
perspective qui est la nôtre. Nous n'allons pas procéder de la sorte, et ce, pour
une raison qu'il n'est pas difficile de dire, et, je l'espère, de comprendre.
L'application judicieuse, intelligente du regard “herméneutique” aux affaires
cognitives présuppose une juste évaluation de la chose cognitive, c'est-à-dire
avant tout une bonne sensibilité au problème d'unité et d'identité qu'elle suscite.
Il n'est pas clair du tout qu'une ou des sciences cognitives aient été correctement
définies comme une entreprise unitaire et sensée depuis qu'on le proclame et que
des travaux souvent passionnants sont réalisés. L'affaire cognitive est
certainement un nouage d'énergies de haute qualité intellectuelle dans des
montages institutionnels, et sous l'inspiration de quelques grandes idées ou
métaphores. Elle n'est pas sûrement un projet scientifique bien construit
accumulant sagement de la substance dans un cadre méthodique et avec une
perspective ontologique clairs. Non seulement l'identité et l'unité de la chose
cognitive fait problème, mais le croisement du motif herméneutique avec elle est
éminemment concerné par cette indécision : pour une part, c'est la perplexité où
nous jette l'effort de fondation unitaire de l'entreprise cognitive qui motive et
justifie la convocation des thèmes herméneutiques, à la fois en tant qu'élément
de comparaison et filtre ou langage d'élucidation.
Donc, un premier objectif est d'entrer de manière juste dans l'unité
problématique de la chose cognitive. A cette fin, j'ai choisi de présenter les
paradigmes concurrents qui servent à mettre en perspective cette unité dans un
cadre plus vaste, nous faisant échapper au cercle cognitif à la fois sur le plan
historique et sur le plan thématique. Je me propose en effet, dans ce second
chapitre, d'étudier ce qu'il en est de la représentation dans l'organisation
générale des savoirs, où apparaissent en fin de compte, à la fin du vingtième
siècle, ce qu'on appelle sciences cognitives, mais qui a subi quelques avatars
autres et de grande conséquence depuis la Renaissance. Le recul historique ainsi
adopté est aussi un recul théorique, au sens où j'entends réfléchir sur le rôle de la
notion de représentation non seulement pour l'entreprise cognitive, mais aussi
pour celle des sciences sociales et humaines par exemple.
46 Herméneutique et cognition
Citation qui fait déjà sentir que l'espace de la représentation est celui d'une
clôture. Herméneutique? Il ne faut pas en préjuger. Essayons plutôt de restituer
le monde dominé par la représentation que décrit Foucault, et d'abord, la notion
même de représentation dont il s'y agit. Dans ce but, nous allons relever en
premier lieu quelques déterminations générales de la représentation de l'âge
1 .— Les mots et les choses [abréviation MC], Paris, 1966, Gallimard, 62.
Le thème représentationnel 47
classique : des déterminations qui, tout à la fois, précisent ce qui est nommé du
nom de représentation en cet âge selon Foucault, et pourquoi et comment la
représentation ainsi entendue peut dominer l'ensemble du savoir.
Le nom reçu pour cette théorie est – déjà – celui de la critique, qui
s'effectue dans le discours, et dont le passage suivant décrit l’opération :
« (…) on ne cherche plus à faire lever le grand propos énigmatique qui est
caché sous les signes ; on lui demande comment il fonctionne : quelles
représentations il désigne, quels éléments il découpe et prélève, comment il
analyse et compose, quel jeu de substitutions lui permet d'assurer son rôle de
représentation. »4
1 .— MC, 79.
2 .— MC, 92.
3 .— MC, 80.
4 .— MC, 94.
48 Herméneutique et cognition
1 .— MC, 82.
2 .— MC, 83.
Le thème représentationnel 49
1 .— MC, 96.
50 Herméneutique et cognition
Cette dernière formulation est cette fois absolument congruente avec ce qu'on
peut juger comme la démarche essentielle de la philosophie analytique :
identifier la connaissance à une fonction du langage et la critique à une
surveillance régulative universelle des pouvoirs représentatifs du langage. C'est
l'empirisme logique historique de Carnap qui a occupé sans doute le premier et
avec l'élan dogmatique le plus grand ce lieu philosophique, mais les réfutations
survenues ultérieurement n'affectent pas le dispositif, seulement les convictions
touchant sa traduction comme théorie logico-scientifique : chez Quine par
exemple, pour citer un fossoyeur célèbre de Carnap, l'idée de la connaissance et
de la critique me semble essentiellement la même. Cette orientiation très
générale, visant à une grammaire épistémologique du connaître, partage quelque
chose avec le criticisme kantien, l'idée de critique, et l'idée d'une consistance a
priori du connaître, malgré tout, mais elle s'oppose résolument à la philosophie
transcendantale sur la question des facultés : chez Kant, la critique reste critique
des pouvoirs facultaires en général, depuis le tribunal de la réflexivité, et non pas
seulement critique du langage.
Un premier résultat qui se dégage de cette peinture de la représentation à l'âge
classique est donc cette figure de la mathesis pré-criticiste, que nous ne
comprenons bien, je crois, qu'en la rapprochant de celle, plus proche de nous, de
la mathesis post-criticiste analytique, le rapprochement nous suggérant au fond
1 .— MC, 97.
2 . — Cf. p. 19.
3 .— MC, 101.
4 .— MC, 101.
Le thème représentationnel 51
que le post est en l'occurrence pour une part indu, ou en tout cas purement
historique.
Foucault nous donne le moyen d’élaborer et de raffiner un tel enseignement
avec le second volet du tableau qu’il donne de cette épistèmè classique, et qui
concerne le problème sémantique. Il le fait en nous proposant une élucidation de
ce qu'il appelle grammaire générale, et qui est en principe, nous l'avons vu, la
théorie de la successivité du discours. Finalement, la grammaire générale
apparaît comme, certes, un ensemble de dogmes concernant les rapports du
langage et du temps, mais de manière concomitante comme une théorie
généalogique-ontologique du sémantisme.
articulation
nomenclature- désignation
proposition
taxinomie
dérivation
1 .— MC, 107.
52 Herméneutique et cognition
1 .— MC, 110.
2 .— MC, 110.
3 .— MC, 110.
4 .— MC, 111.
Le thème représentationnel 53
1 .— MC, 114.
2 .— MC, 116.
3 .— MC, 118.
54 Herméneutique et cognition
1 .— MC, 122.
2 .— En principe, il serait contradictoire avec le propos que cette fixation de convention soit
présentée comme la raison de la mimèsis en question, mais, selon ma lecture, Foucault n'interdit
pas une telle interprétation : j'ai tendance à en conclure qu'il y une hésitation profonde de la
grammaire générale vis-à-vis de la notion de généalogie extra-linguistique du langage.
Le thème représentationnel 55
généalogie semble devoir être une temporalité propre du langage : ses étapes ne
peuvent être définies que comme des cas de représentation nominale.
Comme je l'ai explicité dans la note ci-dessus, on a affaire, dans ce
traitement de la désignation, à une sorte de mixte de naturalisme et de logico-
symbolicisme, ou plutôt d'hésitation permanente et intranchable entre ces deux
orientations. Les conceptions analytiques de la signification, une fois de plus,
partagent avec la mathesis précritique ici examinée cette indécision. Des auteurs
comme Dummett ou Quine, en effet, nous renvoient d'un côté inlassablement à
la décision de la vérité des phrases comme la seule source de toute signification,
décision dont le caractère holistique, dépendant de la pleine symboli-
cité/conventionnalité de la culture, est toujours soulignée, mais d'un autre côté,
et sans que cela leur pose le moindre problème de cohérence ou de principe, leurs
textes nous délivrent des scénarios anthropologiques de la fixation de la référence
comme fait naturel1 .
Néanmoins, au bout du compte, la grammaire générale semble choisir une
représentation ou une figuration intralinguistique de la mimèsis nominale, quoi
qu'il en soit de la question de l'origine. Il nous incombe alors de savoir comment
nous pouvons comprendre et situer celle-ci.
4) la dérivation est le processus par lequel la représentation nominale glisse
par rapport à sa première assignation conventionnelle (dans la racine, en
principe) : elle fournit donc la réponse à notre question. L'idée de l'âge classique
serait que cette dérivation va toujours selon les tropes fondamentaux de la
rhétorique (synecdoque, métonymie, catachrèse). Des métaphores comme “les
ailes d'un moulin” ou “les pieds d'une table” font évoluer le sens des noms, et
ces exemples sont prototypiques.
Foucault insiste sur l'idée que l'écriture au sens moderne, alphabétique (et
peut-être grammaticalisée) est une condition nécessaire de la dérivation en ce
sens. Les écritures idéographiques, en effet, investissent la pensée “tropologique”
dans une figuration du réel. Le résultat en est que le langage subit “la loi des
similitudes” (le continu), et se trouve dénué tout à la fois de possibilités de
conservation et de possibilités de novation, ce à quoi suppléent des clercs
ésotériques, garantissant le rapport représentatif figé dans le dessin. Avec
l'écriture alphabétique seulement, on dispose d'une compilation phonique et
spatialisable de la raison elle-même :
« Alors que l'écriture symbolique, en voulant spatialiser les représentations
elles-mêmes, subit la loi confuse des similitudes, et fait glisser le langage hors de
formes de la pensée réfléchie, l'écriture alphabétique, en renonçant à dessiner la
représentation, transpose dans l'analyse des sons les règles qui valent pour la
raison elle-même. »2
1 .— MC, 129.
Le thème représentationnel 57
1 .— MC, 132.
2 .— MC, 133.
3 .— Descartes, R., 1701, Règles pour la direction de l’esprit, Paris, J. Gibert, Œuvres de
Descartes, tome II, p. 7-93.
58 Herméneutique et cognition
LA REPRESENTATION STRUCTURALE
Justement, je vais continuer à prendre Foucault comme guide en passant au
second volet de cet examen du “thème représentationnel”, consacré aux sciences
humaines structurales, c'est-à-dire à ce qui, en France au moins, tenait il y a
vingt ou trente ans une place comparable à celle des sciences cognitives
aujourd'hui.
philosophie
z
plan de la mathématisation
des sciences du y
x linguistique,
fonctionnement humain
sciences mathématiques biologie,
et physiques économie
1 .— MC, 358-359.
2 .— MC, 359.
Le thème représentationnel 61
mathématiques
sociologie
logique économie physique
psychologie
sociale psychophysique
philosophie
anthropologie
psycholinguistique
psychologie
linguistique
psychophysiologie
neuropsychologie
intelligence
artificielle neurosciences
robotique
informatique
philosophie
psychologie linguistique
intelligence anthropologie
artificielle
neuroscience
épistémologie
psychologie linguistique
(e)
(c)
(d)
neurosciences
(a) cybernétique
(b) neurolinguistique
(c) neuropsychologie
(d) linguistique computationnelle
(e) psycholinguistique
Les sciences humaines, donc, constituent leur objet non pas exactement dans
l'homme ou son fonctionnement, mais dans cela que l'homme se représente
comme il fonctionne, dans ceci que l'homme redouble son humanité effective-
fonctionnante (ce qui est, néanmoins, encore manière d'être effectif et de
1 .— MC, 365.
2 .— MC, 364.
3 .— MC, 363.
4 .— MC, 364.
64 Herméneutique et cognition
Foucault voit plutôt l'essence des sciences humaines dans leur perspective
“représentationnaliste”, qui consiste principalement, si l'on veut bien y réfléchir,
dans une mise en rapport des deux autres axes : une façon de ramener l'axe des
sciences du fonctionnement humain à la philosophie, ou le plan de leur
mathématisation au plan des philosophies de la vie, de l'aliénation, des formes
symboliques. Rapporter le fonctionnement humain à sa contre-partie
représentationnelle, cela ressemble fort, en effet, à une reconduction de
l'effectivité au pour soi, où il est possible de reconnaître une mission classique
de la philosophie. Sur le plan des discours constitués et des disciplines, la
science du fonctionnement humain est susceptible, conformément à une
propension générale de la science positive, de se produire sous des formes plus
1 .— MC, 360.
Le thème représentationnel 65
1 .— C'est d'ailleurs ce qui, de fait se produit : il y a une économétrie, une linguistique logico-
mathématique, et la biologie emprunte depuis longtemps une part de sa scientificité à la chimie et
à la physique ; récemment, elle a commencé d'acquérir des modes de mathématisation propres,
quoiqu'il faille reconnaître que cette partie de l'histoire est plutôt postérieure à l'énonciation
théorique de Foucault ici commentée.
66 Herméneutique et cognition
1 .— MC, 362.
2 .— MC, 369.
3 .— MC, 371.
Le thème représentationnel 67
1 .— MC, 373.
2 .— MC, 373.
3 .— MC, 373.
4 .— MC, 373-374.
68 Herméneutique et cognition
La finitude réside donc d'abord en cela que l'homme se sait fini à travers les
nouveaux savoirs de l'homme : ces savoirs arrêtent pour lui une détermination
finie (à vrai dire, ils l'arrêtent seulement à chaque fois, il reste possible à
l'homme de rêver, dans l'aventure inachevée de sa condition, un dépassement de
cette détermination, une desaliénation). Cette notion de finitude correspond à un
sentiment instinctif très largement répandu, elle est presque une pensée de sens
commun, inférant de la simple “perte de mystère” du fonctionnement humain, et
plus encore de sa représentation, la réduction de l'homme.
Mais le “rapport de finitude” est en fait plus profond que cela, ce qui vient
d'être dit en est la face empirique, pour ainsi dire. Plus encore, l'homme accède
au savoir de l'homme par la finitude, et s'y trouve en ce sens plus
essentiellement arrimé :
« Mais à l'expérience de l'homme, un corps est donné qui est son corps
– fragment d'espace ambigu, dont la spatialité propre et irréductible s'articule
cependant sur l'espace des choses ; à cette même expérience, le désir est donné
comme appétit primordial à partir duquel toutes les choses prennent valeur, et
valeur relative ; à cette même expérience, un langage est donné dans le fil
duquel tous les discours de tous les temps, toutes les successions et toutes les
simultanéités peuvent être donnés. C'est dire que chacune des formes positives
où l'homme peut apprendre qu'il est fini ne lui est donnée que sur fond de sa
propre finitude. »2.
1 .— MC, 324.
2 .— MC, 325.
70 Herméneutique et cognition
s'instaure entre la finitude positive – selon laquelle l'homme est fini en tant que
corps, désir et langage connus – et la finitude comme fondement – selon
laquelle l'homme a un horizon de savoir et de pensée finis, circonscrits a priori
par son corps, son désir et son langage. Foucault utilise le mot Même pour
décrire ce redoublement, par opposition au couple identité/différence,
régulateur de la représentation à l'âge classique. Il évoque dans les termes
suivants cette convergence selon le Même des deux aspects de la finitude :
« (…) la mort qui ronge anonymement l'existence quotidienne du vivant, est
la même que celle, fondamentale, à partir de quoi se donne à moi-même ma vie
empirique ; le désir qui lie et sépare les hommes dans la neutralité du processus
économique, c'est le même à partir duquel toute chose est pour moi désirable ; le
temps qui porte les langages, se loge en eux et finit par les user, c'est le temps qui
étire mon discours avant même que je l'ai prononcé dans une succession que nul
ne peut maîtriser. D'un bout à l'autre de l'expérience, la finitude se répond à elle-
même ; elle est dans la figure du Même l'identité et la différence des positivités
et de leur fondement. »1.
1 .— MC, 326.
2 .— Qu’appelle-t-on penser ?, 222, 224-225.
3 .— Critique de la raison pure, A 158, B 147.
4 .— En fait, on peut opérer la double assignation de l'autre manière aussi, obtenant dans
l'ensemble une sorte de chiasme : la finitude positive est le discours qui réfère à l'homme dans
l'Être, comme étant externe, la finitude fondamentale est l'élément dans lequel on conçoit l'homme
comme pensant au sens heideggerien.
Le thème représentationnel 71
1 .— MC, 327.
2 .— MC, 327.
72 Herméneutique et cognition
1 .— Mais le second plus que le premier, sans doute, le crédit fait au système et à
l’inconscient étant chez Derrida plus relatifs.
Le thème représentationnel 73
fort clairement, non sans expliciter la proximité de cette démarche avec celle du
structuralisme :
« Règles de la subjectivité transcendantale pour Kant qu'il faut dégager par
voie régressive : on part des phénomènes connus et l'on remonte à ce sans quoi
ils ne pourraient être tels : les synthèses a priori qui les régulent, dont le foyer est
la conscience transcendantale. (…). Pour Kant, rien ne fait défaut au texte lui-
même, aux phénomènes, nul élément qu'il faudrait interpoler pour les rendre
compréhensibles. L'absent à inférer n'est pas “matière”, mais “forme”, non pas
données manquantes mais syntaxe à l'œuvre. Au reste une matière, une
existence, ne se cherche pas, elle est donnée ou elle n'est pas. Ce qui veut dire
finitude. La syntaxe, elle, se cherche et se trouve, comme en témoignent les
succès de l'analyse structurale. L'analogie, usuelle depuis les travaux de Levi-
Strauss, entre l'inconscient et les structures latentes qui informent les productions
humaines semble donc irrecevable. Ces structures qui font l'architecture secrète
des sociétés étudiées sont, somme toute, l'équivalent des formes a priori
kantiennes, quand l'inconscient doit plutôt se comparer à une civilisation
disparue, ou pire, jamais apparue, à la chose en soi. »1.
J'ai laissé parler la fin de la citation pour qu'il soit clair que cette fonction
inconsciente de la représentation – constitutive de la finitude structurale – n'est
pas du tout certainement assimilable à la catégorie freudienne de l'inconscient.
Comme je l'ai laissé entendre tout à l'heure, Lacan a sans doute tenté une
égalisation de cette sorte, sur laquelle s'est construite se première image
théorique, mais dont il ne s'est lui-même pas absolument satisfait, semble-t-il.
Il y a en tout cas des motifs freudiens d'importance de résister à cette
égalisation : c'est un point sur lequel J.-F. Lyotard a critiqué Lacan dans
Discours, Figure2 .
Mais venons en à ce qui nous intéresse désormais : la manière dont la
pensée structurale retrouve et officialise selon une nouvelle guise le conflit entre
science de l'esprit et transcendantalisme, dont nous avons rencontré une première
fois la description et la dramatisation chez Dilthey. Si le transcendantalisme vise
des grammaires inconscientes, sa différence avec les sciences de l'esprit vient-elle
uniquement de ce qu'il s'adresse à ce qui est absent, et ne procède donc pas selon
une démarche empiriste – ce qui signifierait a contrario que les sciences de
l'esprit, de leur côté, sont toujours empiriques en ce sens ? Réciproquement, si
des sciences humaines recherchent des grammaires insues, sont-elles ipso facto
des sciences transcendantales ?
Foucault est au plus près de cette sorte d'interrogation. Il décrit pour sa part
de façon saisissante comment les sciences humaines conduisent spontanément à
“prendre l'empirique pour le transcendantal” :
« Car le seuil de notre modernité n'est pas situé au moment où on a voulu
appliquer à l'étude de l'homme des méthodes objectives, mais bien le jour où s'est
constitué un doublet empirico-transcendantal qu'on a appelé l'homme. On a vu
alors naître deux sortes d'analyses : celle qui se sont logées dans l'espace du
corps, et qui par l'étude de la perception, des mécanismes sensoriels, des
schémas neuro-moteurs, de l'articulation commune aux choses et à l'organisme,
ont fonctionné comme une sorte d'esthétique transcendantale : on y découvrait
que la connaissance avait des conditions anatomico-physiologiques, qu'elle se
formait peu à peu dans la nervure du corps, qu'elle y avait peut-être un siège
privilégié, que ses formes en tout cas ne pouvaient pas être dissociées des
singularités de son fonctionnement ; bref, qu'il y avait une nature de la
Ce que Foucault évoque dans ce long paragraphe, ce n'est pas, cette fois, la
science humaine structurale, mais plutôt d'une part ce qu'on appelle aujourd'hui
science cognitive – la théorisation naturaliste du processus biologique et
psychologique de la connaissance – et d'autre part ce qu'on connaît sous le nom
d'études de sciences, et qui relativise le savoir à partir de l'investigation
empirique de sa culture. Ces deux catégories de recherches sont celles qui
désormais tiennent le haut du pavé, et il ne faut pas y voir un hasard,
puisqu’elles réalisent toutes deux, du moins dans leur exercice naïf, la
répudiation du transcendantal au profit de l'empirique. Un enseignement par lui-
même tout à fait important de l'ouvrage de Foucault est évidemment que ces
recherches, en tout cas, sont des prolongements normaux des “sciences
humaines”.
Foucault – formation et provenance obligent – est sensible à la naïveté
ordinaire de ces répudiations “empiriques” du transcendantal (« La naïveté
critique y règne sans partage »2 , dit-il). Mais, comme nous savons que sa cause
n'est pas le transcendantalisme, nous devons nous demander si, pour lui, il y a
une façon non naïve d'assumer une science humaine de la science. Dans Les
mots et les choses, Foucault semble tout d'abord reconnaître une possibilité de
cet ordre dans l'analyse des vécus, ainsi qu'il la nomme, avant de la présenter
plus simplement sous le nom de phénoménologie. Il s'agit en l'espèce
« (…) d'un discours dont la tension maintiendrait séparés l'empirique et le
transcendantal, en permettant pourtant de viser l'un et l'autre en même temps ; un
discours qui permettrait d'analyser l'homme comme sujet, c'est-à-dire comme lieu
de connaissances empiriques mais ramenées au plus près de ce qui les rend
possibles, et comme forme pure immédiatement présente à ces contenus »3.
Pourquoi l'analyse des vécus peut-elle être un tel discours? Parce que
« Le vécu, en effet, est à la fois l'espace où tous les contenus empiriques
sont donnés à l'expérience ; il est aussi la forme originaire qui les rend en
général possibles et désigne leur enracinement premier ; il fait bien
communiquer l'espace du corps avec le temps de la culture, les déterminations
de la nature avec la pesanteur de l'histoire (…) »4.
1 .— MC, 330.
2 .— MC, 331.
3 .— MC, 331.
4 .— MC, 332.
Le thème représentationnel 75
cependant sur la positivité des choses pour qu'on puisse, à partir de là, échapper
à cette naïveté, la contester et lui quérir des fondements. »1.
1 .— MC, 332.
2 .— MC, 332.
76 Herméneutique et cognition
LA REPRESENTATION DU COMPUTO-
REPRESENTATIONNALISME
Suivant toujours le fil de la question de la représentation, j'en arrive enfin
aux sciences cognitives proprement dites, dont j'ai désormais resitué l'affaire
dans le contexte qui me semble le bon : celui de l'approche positive de l'humain
en général, dont les savoirs de l'âge classique et les sciences humaines,
notamment structurales, étaient déjà des exemples. Je vais commencer par
behavior – the aspect that must be incorporated in the theoretical account if the latter is to capture
the systematicity of the person's behavior – is that it is (a) the environment of the antecedent event
as seen or interpreted by the subject, rather than as described by physics, that is the systematic
determiner of actions; and (b) actions performed with certain intentions, rather than behaviors as
described by an objective natural science such as physics, that enter into the behavioral
regularities. » [CC, 9].
1 .— « In science, the process of seeking to understand is called explanation. », [CC, 1].
Le thème représentationnel 79
D'un côté, cette citation ne donne que des indications vagues sur ce qu'est
une explication : elle apparaît comme ce qui répond aux trois questions
Pourquoi ?, Quoi ?, Comment ?. Celles-ci mettent chacune l'accent sur l'une des
acceptions philosophiques non redondantes de l'explication : Pourquoi ? insiste
sur l'énoncé d'une raison, la découverte d'un principe d'intelligibilité sous-jacent
à la chose à expliquer, Quoi ? renvoie plutôt à la recherche d'un autre réel (autre
objet, autre phénomène) avec lequel synthétiser la chose à expliquer, et
Comment ? semble demander une règle qui couvre le passage de l'expliquant à la
chose à expliquer. En termes kantiens, on hésite entre le modèle d'une cause
intelligible et celui d'une cause empirique, elle même scindée dans son concept
entre le pur renvoi et l'enchaînement réglé. Mais enfin, cette perspective sur
l'explication semble en tout cas la faire relever de l'imputation ontologique, et
pas de la sphère du sens, de la compréhension.
1 .— « Scientists cannot choose a vocabulary entirely for its interest and convenience, though
they can (and frequently do) augment and refine the vocabulary to suit their needs. This situation
exists because at least part of the vocabulary specifies the explananda, which carries the initial
puzzle and which occurs in the substantive portion of such questions as :
Why does such and such happen?
What (hidden) things are responsible for such and such phenomenon? and
How do these things bring about that phenomenon?
Cognitive psychology is fundamentally tied to a certain class of terms which in part define the
phenomena it seeks to explain (but only in part, for a consequence of explanation is that it
frequently redefines its explananda) and in part dictate the sort of accounts that qualify as putative
explanations. Questions of why, what and how are bound so intimately to certain terms that an
account based on a completely different vocabulary is simply, and correctly, dismissed as a
misunderstanding of the question.
My purpose in this chapter is to introduce the reader to the idea that explanations are relative
to particular vocabularies » ; Pylyshyn [1984], 1-2.
80 Herméneutique et cognition
D'un autre côté pourtant, le passage insiste sur le fait que tout à la fois
l'identification de la chose à expliquer, et la signifiance pour nous des trois
questions, sont relatives au vocabulaire dans lequel la chose à expliquer se ren-
contre, vocabulaire que Pylyshyn présente dans l'antécédence herméneutique du
pré-jugé (« Les scientifiques ne peuvent pas choisir un vocabulaire entièrement
pour son intérêt et sa commodité »). Le texte va jusqu'à dire que l'explication
redéfinit la chose à expliquer, au sens où elle altère le vocabulaire ambiant dans
lequel elle se présente, apporte sa contribution de sens : une telle description est
tout à fait consonante avec la conception herméneutique, fût-elle gadamérienne.
On voit donc que la solution fonctionnaliste vient comme la solution d'un
problème doublement présenté comme herméneutique : elle est la façon
d'expliquer le comportement qui respecte la situation herméneutique de l'esprit,
soit
1) le fait que l'esprit cherche à se comprendre en termes de soi, en termes de
son intention, sa croyance, son désir, c'est-à-dire d'entités attestées uniquement
au plan réflexif ;
2) le fait que cette auto-compréhension est inscrite dans le langage comme la
seule formulation donnant sens au problème de l'esprit : ce n'est pas seulement
dans le cercle herméneutique du soi, mais aussi dans celui du langage que
Pylyshyn déclare originellement être pris.
Bien entendu, il y a, dans le computo-représentationnalisme, une idée qui
corrige beaucoup l'impression que pourrait donner cette mise au point : l’idée
que ce qui vient d'être dit caractérise seulement un point de départ, un
enracinement, et n'empêcherait donc nullement les recherches cognitives, au-
delà, de se couler dans le positivisme, l'expérimentalisme et même le
mathématisme ordinaire de la science. Pour mieux juger de la crédibilité ou la
légitimité d'une telle perspective, prenons au sérieux le geste méthodologique
opérant chez Pylyshyn le divorce d'avec ce fondement herméneutique avoué du
représentationnalisme.
1 .— « What, then, is the common nature of members of the class of cognizers? I will suggest
that one of the main things cognizers have in common is that they act on the basis of
Le thème représentationnel 81
Artifice en effet, car qu'est-ce qui nous dit que la représentation est un terme
univoque, ne donnant lieu qu'à une science, ou même à un groupe de sciences
commensurables? Le simple fait que la représentation puisse se concevoir
comme représentation discursive ou comme représentation imagée semble
soulever une difficulté majeure à cet égard. Mais, à vrai dire, il est déjà décidé
pour Pylyshyn que la représentation est de type discursif/logique, cette décision
s’énonçant curieusement dans un vocabulaire “épistémologique”. Après nous
avoir rappelé que
« La géométrie plane illustre de façon remarquable le fait que l'acceptation
comme une vision de la réalité de ce qui fut autrefois un outil de calcul apporte
une différence fondamentale dans les sciences »1,
Nous ne pouvons pas, bien sûr, suivre Pylyshyn lorsqu'il nous donne la
géométrie comme la description – encore moins, littérale – d'un aspect de la
nature. La réflexion transcendantale kantienne, sur ce point, impose le même
enseignement que le développement contemporain de la physique, enseignement
selon lequel l'espace est plutôt la scène décidée pour les phénomènes dont la
science est science, si bien que la géométrie porte en elle l'ensemble des
contraintes auxquelles nous soumettons a priori l'ensemble de ces phénomènes,
du simple fait que nous nous représentons qu'ils se présentent à nous. En
d'autres termes, c'est comme intuition pure régulant l'énoncé des lois de la
sciences, format descriptif de base retentissant sur la façon dont la substance et la
causalité objective seront légalisées3 , que l'espace intervient, et non pas comme
dimension “réelle”, “étante” de la nature. Il suffit à vrai dire de s'écarter du
réalisme naïf, de le ressentir comme une option métaphysique intenable, pour
devenir incapable d'égaler l'espace à une “description littérale d'un aspect de la
nature”. Mais le prototype de cet évitement du réalisme reste le kantisme.
Ce que Pylyshyn dit de la computation doit donc être décalé pareillement, si
l'on veut reconstruire son message en se détournant du réalisme : ramenée au
niveau de prétention le moins contestable, la citation suggère que le caractère
computationnel rend compte de la façon dont nous scénarisons a priori les
représentations. Notre familiarité langagière avec nos représentations veut dire
autant que l'anticipation permanente de ces représentations comme entités
distribuées en tableau, en réseau, ayant en elles la structure de l'occurrence
répétable, propices à une manipulation réglée. La théorisation moderne de la
computation expliciterait ainsi une intuition pure de la présentation des
1 .— J.-P. Delahaye précise ce point dans les termes suivants, en choisissant comme
référentiel de la notion de calculabilité la notion de Machine de Turing :
« Cette façon de voir la notion de système formel est compatible avec les définitions qu'on
donne habituellement (par exemple Delahaye [1986]). En effet, on montre que l'ensemble des
théorèmes d'un système formel au sens habituel peut être produit par une machine de Turing à
deux rubans (l'essence d'un système formel c'est d'avoir un ensemble de théorèmes récursivement
énumérable, et de pouvoir avoir pour ensemble de théorèmes n'importe quel ensemble
récursivement énumérable de formules) » Delahaye, 1999, Information, complexité et hasard,
Paris, Hermès, p. 73.
La deuxième partie de l'affirmation est celle qui en dit le plus : le type de sélection parmi des
assemblages symboliques licites qu'introduit la notion de déductibilité formelle est exactement la
sélection d'une série machiniquement engendrable, tout engendrement machinique d'une série de
formules peut être “relu” comme engendrement de théorèmes selon une axiomatique et des règles
appropriées.
Le thème représentationnel 83
certes, mais le calculateur que l'esprit est se laisse singulariser par des
déterminations comme l'espace-mémoire dont il dispose, le système
d'entrée/sorties dont il est nanti, ou finalement, les opérations qui sont
primitives pour lui, en termes desquelles toutes les autres s'expriment. Ces
déterminations, collectivement, caractérisent ce type d'ordinateur particulier que
l'esprit représentationnel est : par conséquent, d'une part, elles se formulent en
termes des propriétés revenant génériquement aux ordinateurs – dans le langage
du design informatique – et d'autre part elles doivent à chaque fois être garanties
avec leurs traits structuraux par la biologie sous-jacente, par le corps humain,
son appareil sensoriel et son complexe neurophysiologique essentiellement.
Pour mieux dépeindre ce qu’est cette architecture fonctionnelle, détaillons un
peu le contenu qu'elle accueille.
1) L'entrée/sortie :
Les “entrées-sorties” de l'esprit computationnel sont d'une part la sensibilité
de cet esprit au flux de l'information externe, d'autre part sa continuité avec
l'effectuation du comportement moteur. La question du rapport avec le flux
informationnel externe, par exemple, est traitée en substance par la théorie de la
transduction. Ce qui doit être perçu relève par principe d'une description
physique, donc en termes de paramètres continus comme la force, la masse, la
longueur, la date ou la durée, l'intensité. Ce qui en sera retenu par l'esprit
computationnel ne peut être que des vecteurs de données discrètes, seules entités
sur lesquelles cet esprit sache calculer. Il s'en suit que la transduction doit être un
processus physique produisant le matériel symbolique voulu : un processus
physique réalisant la projection sur un ensemble quotient qui assimile les
innombrables situations perceptives cognitivement équivalentes (du moins si
elles sont équivalentes pour tout calcul spirituel), mais aussi et inversement
retenant une trace symbolique de toute diversité pertinente pour au moins un
calcul (par exemple la transduction d'une scène visuelle doit être assez fine pour
rendre compte de tout ce à quoi nous accédons intelligemment en matière de
forme, de couleur, etc.).
2) Les structures de données :
L'architecture fonctionnelle est aussi l'instance qui décide de l'organisation
interne des données.
Il peut apparaître, d'un strict point de vue de simulation, d'intelligence
artificielle en somme, que l'exécution de certaines tâches serait hautement
simplifiée par une structuration adéquate des données : Pylyshyn invoque
l'exemple à tous égards capital d'une organisation arithmétique des données
(qu'elle soit vue comme celle d'un ensemble ordonné ou celle d'un ensemble
additif-multiplicatif) et celui, de même centralité, de l'organisation spatiale-
géométrique.
Dans le cadre d'une étude neurophysiologique, une telle organisation des
données serait supposée décelable et déterminable au plan de la spatialité du
cerveau. Mais le point de vue fonctionnaliste-computationnaliste interdit
d'évoquer l'implantation en aucune manière, en telle sorte que la “réalité” de
l'organisation des données se réduit complètement à la disponibilité de certaines
opérations primitives dans l'architecture fonctionnelle :
« Par exemple, une machine nantie d'opérations arithmétiques et de certains
prédicats arithmétiques parmi ses primitives (donc, une machine qui peut utiliser
des nombres et des noms, ou, comme on les appelle le plus souvent, des
Le thème représentationnel 85
1 .— « For example, a register machine with arithmetic operations and certain arithmetic
predicates among its primitive operations (hence, which can use numerals as names, or, as they
are more frequently called, “addresses”) makes various additional algorithms possible, including
binary search, in which the set of remaining options is deduced by a fraction with each
comparison, as in the game “Twenty Questions”. The existence of arithmetic primitives as part of
the architecture means it is possible to specify a total ordering on an arbitrary large set of names,
and thus primitively partition certain search spaces (…) » ; CC, 98-99.
2 .— « (…) certain formal properties of the Peano axioms for arithmetic, as well as metrical
axioms, can be modeled in terms of these primitive “arithmetic” relations. This means that, in such
an architecture, certain aspects of metrical scales are available without having to explicily encode
the metrical axioms. » ; CC, 100.
86 Herméneutique et cognition
Synthèse et apories
Cette difficulté est, tout simplement, celle de la notion de représentation
inconsciente. Je ne vais nullement tenter ici de la dénouer, mais plutôt d’en
décrire plusieurs épisodes, afin de rétablir les liens entre l’aporie
computationnaliste et ses cousines : ce faisant, j’ai le sentiment, tout à la fois,
de construire le vrai contexte de l’entreprise computationnaliste – le plus
souvent masqué pour cause de “différence atlantique” – et, tout de même, de
procurer à cette impasse de la représentation inconsciente l’importance et la
généralité qui lui reviennent de droit.
Nous l’avons vu, la description fonctionnaliste prétend originairement
restituer l'auto-explicitation de l'esprit, si bien qu'elle se met en rapport
doublement, à ce titre, avec l'herméneuticité de la pensée. Mais le
fonctionnalisme est aussi un projet naturaliste, et cela se traduit par la décision
d'une certaine “valeur objective” du computationnel : la mathématique discrète
de la récursivité et/ou la morphologie et la syntaxe de la logique des prédicats
sont prises comme l'interprétation mathématique d'une forme d'apparition propre
aux représentations, ce qui semble vouloir dire en fin de compte que tout ce qui
se laisse articuler dans ce champ arithmético-logique a la dignité de phénomène
représentatif. C’est par cette voie que le concept de représentation tend à être
transposé au niveau inconscient : l'esprit computationnel est génériquement un
calcul et même un calcul logique, inconscient lorsqu'il est effectué à l'intérieur
des modules périphériques, imputable à une symbolicité proprement
représentative lorsqu'il est l'activité rationnelle du sujet. Cette transposition se
fait en suivant la “voie royale” de la naturalisation, dont l'acte directeur est
toujours l'interprétation mathématique d'une forme d'intuition.
Nous venons de voir que la mise en œuvre d’une description unitaire de
l’activité spirituelle contenant la modulation de ces deux niveaux représentatifs
ne va en fait pas de soi, que les intentions contradictoires du compte rendu
Le thème représentationnel 89
inconsciente, à cet égard, n’apparaît pas comme autre chose que comme un
compromis : que la représentation soit inconsciente serait la clause grâce à
laquelle elle pourrait être du spirituel naturalisé, son caractère inconscient
assurerait le gel a posteriori de cette subjectivité non naturaliste accordée à la
représentation du simple fait qu’on la donne comme synthétisée selon la règle.
Ce que j’ajouterai au raisonnement de Searle est qu’on retrouve, dans cette
affaire du computationnalisme, les nœuds problématiques du freudisme et du
structuralisme : la définition par Freud de l'inconscient et l'invocation par le
structuralisme des grammaires inconscientes gouvernant la positivité humaine
soulevaient le même problème, et ne le résolvaient pas plus. On peut seulement
créditer ces courants de pensée moins aveuglés par une identification imaginaire
à la science exacte d’avoir plus et mieux reconnu l’aporie.
Si le structuralisme (linguistique, ethnologique, etc.) reconstruisait les
grammaires présidant à la manifestation de ce message textuel qu'était l'homme
sous tel ou tel rapport, que faisait-il d'autre, en effet, que comprendre cette
manifestation comme suivi inconscient de règles? Il y a bien, certes, un léger
décalage entre les styles formels dans lesquels les choses ont été dites, entre le
structuralisme et le cognitivisme : si le “modèle” cognitiviste est celui du
calcul, de l'effectivité et de la dérivation logique, le “modèle” structuraliste est
plutôt celui de la structure équilibrant des transformations. Un message est décrit
par la science structurale comme dispersion de relations invariante par un groupe
de transformations, le possible est cartographié par une algébricité formelle qui
caractérise le jeu de son occurrence, de son enchaînement. En fin de compte,
néanmoins, malgré l'importance historiale/épistémologique de cette nuance,
l'incidence “empirique” de la structure décelée est bel et bien une limitation a
priori de ce qui peut avoir lieu, spécifiable par le moyen de règles, c'est ce qui,
d'ailleurs, justifie la terminologie de la grammaire utilisée par Corinne
Enaudeau dans l’article que je citais tout à l’heure. Donc, l'objection de Searle
atteint aussi la science structurale.
Comme je l’ai laissé entendre à l’instant, le structuralisme, en son temps, a
connu cette difficulté. Majoritairement, il a réagi en admettant que la science
structurale n'était pas naturalisable1 , donc en considérant que cette notion de
suivi-inconscient-de-règles était en quelque sorte sa “métaphore constituante”, en
termes de laquelle, tout à la fois, il met en perspective l'homme comme son
objet et dégage la signification métaphysique de la finitude. L'homme du
structuralisme s'interprète comme cette intentionnalité qui persiste au-delà de la
conscience. La finitude résultant de la mise à distance ontologique de l'infini
s'exprime comme l'efficience de la règle par delà la destination : de la règle
m'atteint sans que j'en sois destinataire, en quelque sorte. Toute cette guise du
structuralisme est naturellement appelée à reconnaître dans la phénoménologie
heideggerienne la doctrine qui dit sa vérité, comme, nous l'avons vu, Foucault le
pressent sur le terrain de la question de l'empirique et du transcendantal.
Observons d'ailleurs, au passage, que la proposition de Ricœur, celle d'une
explication structurale convergeant sur une reprise herméneutique, fonctionne au
fond sur le même dispositif : l'explication n'est possible que parce qu'il existe
LE POST-REPRESENTATIONNALISME COGNITIF
La construction philosophico-scientifique dont le texte de Pylyshyn est
l'exposition exemplaire est celle du cognitivisme orthodoxe, et elle est
aujourd'hui d'une part critiquée, d'autre part concurrencée par de nouvelles
conceptions et de nouvelles modélisations. Il est naturel de se demander quelle
place celles-ci réservent – ou ne réservent pas – au thème représentationnel.
Mais pour cela, il faut d’abord prendre connaissance de ces conceptions et
modélisations.
L’approche morphodynamique
On doit d'abord prendre en considération l’approche dite morphodynamique.
C’est de ce nom, en effet, que Jean Petitot désigne synthétiquement la
modélisation dite connexionniste ou néo-connexionniste, et la modélisation
catastrophiste : comme il l’a profondément montré, les récents développements
connexionnistes réassument le principe de la modélisation par attracteurs qui
était la grande idée de Thom, et dont celui-ci avait pressenti l’universelle
applicabilité.
Le thème représentationnel 93
C’est donc plutôt en partant des idées de Thom qu’on doit décrire la
perspective de cette nouvelle objectivation scientifique de l’humain, de la
psychè, de ses comportements et de ses œuvres.
Il est aujourd’hui possible d’expliciter ce qui est conceptuellement le fond de
cette nouvelle démarche. Elle s’attaque prioritairement au sens, comme si elle
voyait, plus clairement que les attitudes précédentes, que l’élément commun à
tout ce dont il s’agit de faire la science est le sens. Mais le sens est interprété
comme organisation, tel est le geste ou la décision qui commande tout. Dans la
ligne de la troisième critique kantienne, le propre des choses vivantes, et plus
généralement des choses sensées, est trouvé dans l’arrangement final d’un
ensemble, dans cela même qu’une organisation vaut comme telle. Le “sens” est
alors, dans la définition la plus générale qu’on en puisse donner, l’émergence, ou
plutôt l’achèvement de l’émergence, l’apparition-stabilisation de la forme. La
phusis fait sens chaque fois que par elle ou en elle la forme s’impose. On voit
tout de suite, sans entrer dans le moindre détail, à quel point cette perspective se
détourne des axiomes herméneutiques de la clôture langagière du sens, ou de la
supposée ou présumée teneur destinale du sens. On voit tout aussi
immédiatement la proximité de ce qui est avancé avec la pensée de Merleau-
Ponty, comme nous le laissions entendre au premier chapitre déjà.
La conception encadrante et générale du sens qui vient d’être formulée
s’applique à plusieurs domaines classiquement connus comme domaines
d’investigation pour les sciences cognitives. Le remarquer est, pour commencer,
une manière de prendre acte de ce que l’intuition de Thom a trouvé dans le champ
cognitif son lieu, comme Jean Petitot l’a excellemment rendu clair, et bien que
cela n’eût pas été visible et compréhensible, sans doute, au moment où Thom a
mis en avant ses idées. La “genèse d’organisation” est typiquement ce en quoi
consiste le comportement cognitif. Ce qui, dans les termes de la définition
directrice du sens adoptée, peut encore se formuler comme l’interprétation du
comportement cognitif comme synthèse de sens : une telle définition de l’objet
des recherches cognitives n’était pas disponible d’emblée, elle est un des apports
du point de vue morphodynamique.
J’en viens à l’illustration de l’approche sur quelques domaines privilégiés.
1) L’imposition de sens doit être repérée dans l'internalité psychique : cela
constitue l’explication morphodynamique du concevoir humain, du fait que nous
avons des idées. Selon le “modèle de Zeeman”, l'appareil psychique est regardé
comme un système dynamique : les états possibles de l’esprit sont les points
d’un hypercube [0 1] N – c'est-à-dire qu’ils sont identifiés comme des listes
infinies de nombres réels – et un champ de vecteur est supposé donné sur
l’hypercube, définissant une tendance évolutive locale associée à toute “position”
de l’esprit dans l’espace de ses possibles ; le système dynamique est alors
pourvu de trajectoires, en termes de la totalité desquelles peuvent être caractérisés
ce qu’on appelle des attracteurs, à savoir des zones de l’hypercube siège de la
dynamique ayant une double propriété : 1) leurs points sont maintenus par
l’évolution induite par le champ de vecteur dans la zone, l’évolution dans la
zone est purement intérieure à la zone donc ; 2) au voisinage de la zone – dans
ce qu’on appelle le “bassin” de l’attracteur, l’évolution “reconduit” tout point à
l’intérieur de la zone. La grande intuition est alors qu’un “contenu de pensée”,
une “idée”, un “sens conçu” est mathématiquement saisissable comme un tel
94 Herméneutique et cognition
attracteur : donc, lorsque je dis que je suis en train de concevoir quelque chose de
non quelconque, cela correspond à ceci que la capacité générique d’évolution de
mon esprit m’a conduit – c'est-à-dire a conduit un point qui “me” représente
dans l’espace de ma psychè – en un point qui s'insère dans un environnement du
type attracteur. En d’autres termes, l’état où “je” suis prend place dans un
ensemble d’états ayant des propriétés “finales” par rapport à l’évolutivité
congénitale à mon psychisme. Selon les termes de Thom :
« La signification d’une idée est alors entièrement définie par la topologie
interne de l’attracteur structurellement stable A, ainsi que par sa position dans le
cube IN »1.
0.15
0.1
0.05
-2 -1 1 2
-0.05
-0.1
-0.15
10
2
5
-2 -1 1 2
-2 -1 1 2
-2 -5
-10
-4
•
u
-a 0 a
• • •
- √-u/3 0 √-u/3
(portait de phase
pour u<0)
En fait, l’interprétation requise des minima du potentiel est ici non pas celle
d’état d’équilibre, mais celle d’actant. Un minimum du potentiel régissant la
dynamique fictive est conçu comme un protagoniste du “jeu événementiel”
qu’elle est. Lorsqu’il y a plusieurs minima, le jeu est donc supposé “offrir”
plusieurs acteurs. À l’évolution du paramètre sur le lacet spécifié peut ainsi être
corrélée une aventure des protagonistes, aventure de leur apparition-disparition
ou de leur relation de dominance. Dans l’exemple extrêmement simple que nous
venons de prendre, en l’empruntant à la singularité du pli, “ce qui arrive” selon
les lacets de type [-a a] se laisse dire en un seul mot, disparition, puisque l’on
passe d’une situation à un actant-protagoniste à une situation à zéro actant-
protagoniste : cette classe de lacets modélise donc, dans le contexte du pli, la
“signification de verbe” disparaître. (cf. la figure 9 pour tout ce qui précède).
On arrive à figurer ainsi par un prototype géométrique des matrices
événementielles un peu plus complexes, en envisageant des singularités elles-
mêmes plus complexes. Déjà la singularité cusp, pourvue d’un plan de contrôle
puisque son déploiement universel fait intervenir deux paramètres, donne lieu à
des récits verbaux plus riches, où il est possible de suivre sur la fronce des
extrema l’évolution de la configuration des actants.
Cette théorie a été imaginée par Thom, et reprise avec quelque détail et
quelque systématicité par Jean Petitot et par Wolfgang Wilgden1 . L’hypothèse
métaphysique sous-jacente est celle d’une réductibilité des structures de base de la
signification à des schèmes spatio-temporels, c’est pourquoi J. Petitot la
présente dans son Morphogenèse du sens comme la pointe actuelle de ce qu’on
appelle classiquement “hypothèse localiste” en linguistique. Il n’est guère
possible d’entendre l’intention de cette modélisation autrement que comme celle
d’une réduction géométrique du sens, même si les “contenus” géométriques
mobilisés pour la réduction sont extrêmement abstraits et chargés d’idéalité.
Dans un article de 1993 (« Différence ontologique et cognition »2 ), j’ai porté
un regard critique sur cette mise en œuvre de la raison catastrophiste, en prenant
comme outil d’élucidation épistémologique la “différence ontologique”
heideggerienne : il me semblait que le principe de la modélisation était de
“déduire” ce qui tient dans la langue le rôle de l’étant (les protagonistes-actants)
de la dynamique sous-jacente à la signification verbale, mais que, justement, les
actants obtenus de la sorte n’avaient pas la substantialité et l’autonomie requises
pour constituer les authentiques scénarios de la signification verbale, tels que la
grammaire cognitive de Langacker, dont il sera question plus loin, en rend
compte. En bref, les étants de la modélisation thomienne adhèrent trop à l’Être,
ils sont trop heideggeriens et pas assez « métaphysiques » Un jeune chercheur,
Philippe Lacorre, a repris le problème en altérant la modélisation, et en essayant
d’identifier les actants par les potentiels intervenant additivement dans le
potentiel total, auxquels s’attachent des paramètres intrinsèques et relatifs mieux
propices à leur faire jouer le rôle de l’étant3 .
1 .— Cf. Petitot, J., Physique du sens, Paris, 1992, Éditions du CNRS, 71-75.
2 .— Cf. Thom, R. [1974]—Modèles Mathématiques de la Morphogenèse, Paris : Unions
Générale d'Editions, p. 157.
98 Herméneutique et cognition
les ont fait opérer sur une échelle moins vaste, tout en leur donnant parfois des
valeurs différentes. Et, en tout état de cause, ils leur ont procuré une effectivité
et une testabilité qu’ils ne possédaient pas auparavant, en transcrivant les
dynamiques continues dans les réseaux finis et le temps discret des machines
turingiennes. L’idée de base est de décrire la dynamique interne comme supportée
par un réseau, résultant des interactions de ce réseau. Le réseau est constitué
d’une population d’unités interconnectées. Entre l’unité u i et l’unité u j du
réseau, lorsqu’elles sont connectées, circule une “force d’influence” w ij qui
exprime dans quelle mesure l’activation ai de ui est renforcée (si w ij est positif)
ou inhibée (si w ij est négatif) par l’activation a j de u j. Chaque unité u i reçoit
donc, des unités auxquelles elle est reliée, une influence qui s’écrit comme le
produit de l’activation a j par le “poids” w ij associé : en sommant ces
influences, on obtient un “champ” ∑ j ≠i
wij a j agissant sur le destin de
l’activation ai de u i . Reste à compléter le modèle en ajoutant éventuellement à
ce champ interne un champ “externe” exprimant l’action de l’extérieur du réseau,
en spécifiant la règle selon laquelle l’activation de u i à un instant t [ai(t)] se
remet à jour en l’activation ai(t+1) de la même cellule à l’instant suivant, c'est-
à-dire en décidant selon quelle fonction du champ incident total se calcule le
nombre ai(t+1). De la donnée de ces interactions, actions, fonctions de remise à
jour, résulte une évolution nécessaire de chaque cellule du réseau qui permet de
définir une dynamique sur l’espace des états globaux. Les “attracteurs”
interprétant, conformément à l’idée de Thom, les élaborations cognitives du
réseau, sont alors les attracteurs de cette dynamique déduite du réseau.
Les réseaux connexionnistes, ainsi définis, sont aptes à des tâches de
catégorisation d’un échantillon bigarré. Un des réseaux présentés dans le
deuxième tome de l’ouvrage PDP, manifeste-bible des premières heures du néo-
connexionniste, identifie, d’après le mobilier qu’elle recèle, de quelle sorte est
une pièce de maison : une chambre, un salon, un bureau, une cuisine … Chaque
pièce est décrite par quarante descripteurs, enregistrant la présence ou l’absence de
telle ou telle fourniture (une tasse de café, une machine à écrire, un lit …). On
forme un réseau de quarante unités, une par descripteur, et l’on établit, par
ajustement des poids, une dynamique sur l’espace des états globaux du réseau
telle que ses attracteurs correspondent en quelque sorte au prototype d’une
“catégorie de pièce” (une cuisine, par exemple) : la dynamique envoie alors tout
état du bassin de cet attracteur sur le prototype en question, ce qui permet la
“recognition”. Dans l’article de PDP qui expose cet exemple1 , la résonance
kantienne de cette idée de recognition n’est pas ignorée, elle donne son titre à
l’article et oriente la présentation.
Innombrables sont les utilisations de ces nouveaux modèles pour simuler ou
comprendre des performances cognitives. Ainsi, certains réseaux reconnaissent
des phonèmes, d’autres fabriquent le prétérit d’un verbe anglais, d’autre
reconnaissent des lieux et localisent des buts. Dans le chapitre suivant, comme
il a déjà été annoncé, nous nous intéresserons à la modélisation de la polysémie
proposée par Bernard Victorri, et qui est usuellement présentée par lui dans le
1 .— Rumelhart, M. E., Smolensky, P., Mclelland, J. L. & Hinton, B. E., 1986, « Schemata and
Sequential Thought Process in PDP Models », in PDP, vol. 2, p. 7-57.
Le thème représentationnel 99
1 .— Cf. Visetti Y.M., 1995, « Fonctionnalisme 96 », Intellectica n° 21, 1995/2, 282-311; voir
aussi Rosenthal-Visetti [1999] et Cadiot-Visetti [2001].
100 Herméneutique et cognition
1 .— Cf. Clancey, W.J., 1991, “Israel Rosenfield, The Invention of Memory: A new View of
the Brain”, Artificial Intelligence, 50, 241-284.
2 .— Cf. Stewart, J., 1994.
Le thème représentationnel 101
Mais cette vision d’histoire des idées ne nous dispense pas d’interroger
philosophiquement le concept de représentation, de chercher à décrire l'espace des
significations qu'il rassemble. Je vais m’y employer maintenant, en profitant des
études menées au cours de ce chapitre.
Le thème représentationnel 105
Je vais donc suggérer que ce que l’on entend par représentation, dans tout ce
qui précède, c'est-à-dire aussi bien dans les contextes scientifiques où le mot est
mobilisé que dans les segments philosophiques convoqués pour la critique, le
commentaire ou la mise en ordre des éléments de science, se laisse caractériser
par la convergence de quatre traits. Une représentation au sens qui nous intéresse
ici peut se définir comme ce qui supporte d’être envisagé des quatre façons qui
suivent.
1 .— Je reprends, dans ces deux parenthèses, les analyses et les conclusions de ma thèse Le
continu et le discret, Université Louis Pasteur, Strasbourg, 1986.
2 .— Cf. Husserl, E., Recherches logiques 2 1re partie, Paris, PUF, 1961, §1-5, p. 27-36.
106 Herméneutique et cognition
Cette option est secondairement justifiée par ceci que les quatre traits sont
attestés dans cette représentation de Descartes et de Port-Royal dont nous parle
Foucault1 . Vérifions le rapidement.
Le fait que la représentation est toujours redoublée, qu’elle représente à vrai
dire “aussi” le rapport selon lequel elle pointe sur le représenté satisfait à ce que
je viens d’appeler fonction du renvoi. Le redoublement de la représentation
classique est à la fois une condition de clôture et une condition qui met en série
toute représentation avec une autre.
1 .— Faut-il que je le précise ? Je ne m'engage pas dans ce texte directement sur Descartes et
sur Port-Royal, je ne parle que de l'image que nous en donne ou qu'en tire Foucault.
Le thème représentationnel 107
sur cette thèse. Remarquons au passage que cette “version” de la dualité est la
part de la tradition herméneutique que Derrida a reprise, pour y voir au fond ce
que le texte – ou plus généralement le Faktum du langage – imposent et
induisent comme tel : c’est dans son attachement à cette conception du clivage
présentation/représentation qu’il se montre le plus près de l’herméneutique dont
par ailleurs il s’écarte sensiblement, je crois.
3) la mimèsis est d'une certaine manière annulée, mais quelque chose vient à
sa place, et qui serait le supplément : il convient ici de citer le propos
gadamérien selon lequel la repraesentatio de l'art est essentiellement quelque
chose qui ajoute de l'être au représenté. La perspective de la mimèsis stricte,
selon laquelle la ressemblance procure à la relation avec le représenté sa
légitimité, s'efface devant la nouvelle perspective selon laquelle la repraesenta-
tio élève pour la première fois à la dignité ontologique le représenté, ou du
moins le représenté-dans-sa-guise1 . La repraesentatio est interprétation, mais
ce qu'elle apporte revient au représenté comme son être. Dès lors, ce n'est sans
doute plus, à la lettre ou essentiellement, la mimèsis qui est le cœur de la
relation au représenté, mais plutôt ce concernement ontologique qui fait de la
repraesentatio le moment de la venue à son être du représenté. Cette valence
herméneutique de la représentation est associée par Gadamer au mot Darstellung,
mot qui signifie la représentation sur son versant présentatif 2 : cela est
normal, la représentation ne peut dire l'être du représenté qu'en acquérant une
valeur présentative. En tout état de cause, et en dépit du rejet de l’idée primitive
de mimèsis inhérent à cette perspective du supplément, rejet que je viens de
souligner, je crois qu’il faut y voir une modalité de la mimèsis comprise de
manière plus large : si la repraesentatio confère au représenté un supplément
d’être, ou si elle assoit le représenté dans son être, la représentation confère de la
présentation, enveloppe le présentatif dans sa secondarité. Il s’établit ainsi, entre
représentation et présentation, une sorte de circuit ontologique qui les
homologue : en cela, une sorte de mimèsis est décrite comme opérante.
1 .— Cf. Gadamer, H.-G., Vérité et Méthode, Paris, 1976, Seuil, 80-89, notamment 83-84..
2 .— Cf. Ibidem, notamment p. 89.
Le thème représentationnel 109
Il est à noter que, de là, un pas supplémentaire peut-être franchi, qui réfère le
pour soi de la représentation au pour soi du couple Je-Tu : on peut lire l'essence
existentielle de la représentation comme résidant dans la traversée de l'entre-deux
qu'elle accomplit, et réexprimer sa valence d'auto-concernement comme suit : le
champ représentatif est celui où sont formulés des contenus qui ne font sens que
via leur rapport à une adresse, où sont posées des questions qui sont
indéchirablement celles de cette adresse ou de celle qui enchaîne sur elle, et ne
peuvent donc pas être assumées de manière signifiante en dehors du cercle
éthique de l'advocation, voire du cercle politique de l'intersubjectivité. Telle
serait l’accommodation du quatrième trait nécessaire à une herméneutique
lévinasienne2 .
LA REPRESENTATION ET L’ESPRIT :
RETOUR SUR LES MODELES COGNITIFS
Il faut commencer par dire que la représentation, décrite selon les quatre axes
qui viennent d'être nommés, semble bien, en effet, appartenir de manière
essentielle à ce que nous appelons esprit. Cela paraît une détermination a priori
de l'esprit qu'il en passe par des représentations : appellerions nous spirituelle
une activité qui ne reviendrait pas sur la présentation, qui ne suivrait pas des
renvois qui lui sont propres, qui n'aurait pas le rapport spéculaire au monde
comme une de ses modalités privilégiées, qui ne s'accumulerait pas sur elle-
même auprès d’une instance affectée par elle/porteuse d'elle? Il est donc tentant
de dire que depuis le début, la science de l'esprit ne peut être entendue que comme
l'objectivation ou la naturalisation de la représentation. Et le mouvement des
sciences cognitives serait la première assomption non dissimulée de ce projet.
1 .— Tugendhat insiste beaucoup sur cette mutation dans Conscience de soi et auto-
détermination (Paris, Armand Colin, 1995).
2 .— Plus substantiellement suggérée dans mon Sens et philosophie du sens, Paris, 2001,
Desclée de Brouwer.
110 Herméneutique et cognition
sur la notion de sens? La représentation est ce qui véhicule le sens, elle n'est pas
le sens lui-même. Mais comme le sens n'est rien que l'on puisse capter en
dehors des représentations, la distinction serait à faire, en vérité, entre la
représentation comme contenu mental et la représentation comme véhicule du
sens. La représentation comme contenu mental serait la représentation déjà
naturalisée, enclose dans le corps par une irrépressible perspective de sens
commun. Parler de “contenu” mental fait certainement partie de l'usage normal
de la langue, et c'est semble-t-il situer dans l'être, localiser la pensée : au moins
en va-t-il ainsi tant que la métaphore est entendue, tant qu’elle suggère qu’on la
prenne au sérieux, ce qui peut, dans un usage philosophique ou sémiotique,
cesser totalement d’être le cas. La représentation comme véhicule du sens, en
revanche, est la représentation non naturalisée, uniquement rapportée à l'atteinte
virtuelle d'un sujet par son sens.
Ce qui est bien évidemment exigible pour que l'on commence à envisager la
détermination scientifique de la représentation comme contenu mental, c'est
qu'on accepte de l'inscrire dans la phusis jusqu'au bout, en lui procurant des
coordonnées spatiales et temporelles ayant à voir avec son essence entrevue. Il
s'agit, pour être explicite, de regarder la représentation dans un espace qui lui
convienne, et de la penser comme occurrente dans un temps qui lui convienne.
CONCLUSION
Les naturalisations de la représentation retravaillent les quatre dimensions de
la représentation d'une tout autre manière que la tradition herméneutique, comme
il est normal puisque ce n'est au fond pas à la même représentation qu'on
s'intéresse dans un cas et dans l'autre. En même temps, c'est aussi la même
représentation, il y a par exemple une intention explicite de s'emparer des
énoncés de la langue de part et d'autre.
116 Herméneutique et cognition
Le jeu qui vient d’être joué avec les quatre traits philosophiques de la repré-
sentation, le travail de réflexion et de commentaire qui nous a permis de déceler
une trace conceptuelle de ces traits dans les modélisations nécessairement
naturalisantes que nous envisagions, démontre en quelque sorte la vraisemblance
qu’acquiert la notion d’herméneutique naturalisée dans le contexte cognitif
actuel. Si les recherches cognitives, dans leurs styles successifs, ne cessent
d’élaborer les quatre traits caractéristiques de la représentation comme attribut de
l’homme – y compris lorsqu’il s’agit de la déconstruire ou de l’évincer – si
l’herméneutique philosophique a dû elle-même produire une inflexion ou une
version de ces quatre traits pour attirer la notion de représentation du côté de la
pure transition du sens, alors on comprend dans le principe que les inflexions
caractéristiques de l'assomption herméneutique de la représentation puissent avoir
leur pendant au cœur des naturalisations qui ont chacune emporté dans leur
dispositif quelque chose des quatre traits. Ces remarques purement a priori,
purement intellectuelles, ne portent par ailleurs aucun tort à la validité
inconditionnée de la distinction entre représentation comme contenu mental et
représentation comme véhicule du sens, énoncée plus haut : il s’agit
simplement de dire que des analogies formelles ou fonctionnelles sont
néanmoins visiblement possibles.
Dans la section qui suit, on essaiera d’examiner ce qu’il en est de la
crédibilité scientifique de l’herméneutique naturalisée directement, sans passer
par la représentation et ses quatre traits. On gardera néanmoins l’option
méthodique de l’analogie formelle : on demandera aux enseignements cognitifs
de la linguistique et des neurosciences s’ils recèlent de quoi illustrer le dispositif
formel de l’herméneutique dégagé dans la première section, celui de la flèche, du
cercle et du parler.
Anthropologie linguistique et
neurophysiologique
propre de chacune, et pour le jeu que joue chacune vis-à-vis de l'alternative entre
l'expliquer et le comprendre.
Quant à ce qui est du contenu précis des analyses qui viennent, j’aurai deux
remarques d’ensemble à faire, susceptibles d’aider à leur bonne réception et
bonne compréhension.
1) Je ne me limiterai pas à repérer les rencontres ou les accointances des
travaux que je rapporte avec l’herméneutique stricto sensu, mais je prendrai en
compte aussi leur lien avec des thèmes purement phénoménologiques,
husserliens essentiellement. Je pense que la mise en relief du thème de l’homme
comme “animal herméneutique” n’y perdra rien, ce thème ayant tout à gagner à
être présenté sur fond des notions communes de la phénoménologie. Par ailleurs,
le compte rendu proposé des travaux en question y gagnera en complétude et en
fidélité.
2) On verra qu’au bout du compte, la confrontation principale que j’opère est
celle des descriptions et démarches cognitives avec l’épure formelle du
“mouvement herméneutique” dégagée au premier chapitre de ce livre : avec les
trois figures de la flèche, du cercle et du parler, dans l’organisation qui est la
leur. Mes évaluations tendent à montrer, ainsi, que les modélisations procèdent à
une naturalisation, une objectivation ou une mécanicisation du mouvement her-
méneutique.
Il en a été assez dit pour en venir à l’objet, qui sera, d’abord, la linguistique
cognitive de Ronald Langacker.
LA LINGUISTIQUE COGNITIVE
On appelle généralement linguistique cognitive le courant post-chomskien
qui s’est développé en Californie depuis la fin des années soixante-dix et qui
s’est fait connaître au cours des années quatre-vingt par les travaux de
R. Jackendoff, G. Lakoff, L. Talmy et R. Langacker, pour citer les chefs de
file reconnus. En dépit de la volonté de remaniement dont, semble-t-il, n’a cessé
de faire preuve Chomsky, sa linguistique générativiste a été très souvent perçue
comme une formation discursive “impériale”, donnant lieu à une certaine surdité
et un certain conformisme d’école. Sur le fond, ce qu’on lui a le plus facilement
reproché, au fil du temps, est d’une part l’hypothèse cognitive de l’innéisme des
règles de réécriture universelles, d’autre part le formalisme de principe, la
conviction que l’effet de sens dans toute sa richesse et sa subtilité pouvait être
capté par une convention logico-formelle adéquate. Les auteurs de la linguistique
cognitive, après avoir, pour la plupart, contribué aux études générativistes, ont
en quelque sorte joué l’hypothèse cognitive contre le formalisme : ils ont essayé
de donner plus de substance à l’intention de rendre compte du langage en termes
des capacités cognitives de l’homme, dans la conviction que, de cette façon, ils
introduiraient dans le système explicatif la souplesse nécessaire, les dynamiques
psycho-cognitives sous-jacentes à l’exercice de la faculté de langage étant
supposées contredire le réductionnisme formel.
Je m’intéresserai ici exclusivement aux travaux de Ronald Langacker, dont
l’essentiel est, à ma connaissance, consigné dans le traité en deux tomes de la
Cognitive Grammar, parus en 1987 et 1991. Je pense qu’il n’y a guère de doute
que sa synthèse est plus significative que les contributions des autres membres
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 119
du courant : à la fois elle va plus loin dans le détail et la mise en œuvre, elle
prend le langage plus à bras le corps, elle témoigne d’un souci des fondements et
de la méthode plus authentique, et elle est la seule à proposer un mode
diagrammatique original de représentation des structures sémantiques.
J’organiserai ma restitution des idées de Langacker en quatre temps. D’abord,
j’exposerai la perspective et la méthode propres de l’auteur, en discutant
immédiatement la congruence partielle de certains des principes qu’il met en
avant avec le motif herméneutique tel que nous le connaissons. Ensuite,
j’examinerai de façon plus spécifique les points de rencontre entre Langacker et
la phénoménologie, en m’intéressant successivement aux contenus husserliens
et aux contenus heideggeriens de la GC (sigle pour Grammaire Cognitive).
Enfin, je reviendrai de manière globale sur tout ce qui a été dit pour expliciter
quels traitements on aura pu trouver du dispositif herméneutique de base, avec
ses trois instances de la flèche, du cercle et du parler.
qu'un patron particulier d'activité neurologique s'est établi, en telle sorte que des
événements fonctionnellement équivalents puissent être évoqués et répétés avec
une relative facilité »1 .
Il est plaisant d’observer que l’exemple choisi pour présenter le scanning est
celui de la perception d'un enchaînement sonore, typiquement d'une mélodie, soit
l’exemple même sur lequel roulent les Leçons sur la conscience intime du
temps de Husserl.
La proximité ne se limite pas à cet élément illustratif, qui pourrait être
fortuit. Langacker, dans la suite de son analyse du scanning comme acte
fondamental de la psychè connaissante, est amené à préciser qu’il ne faut pas
attribuer a priori la qualité d’acte attentionnel au scanning. Selon ses propres
termes :
1 .— « Mind is the same as mental processing; what I call a thought is the occurrence of a
complex neurological, ultimately electrochemical event; and to say that I formed a concept is
merely to note that a particular pattern of neurological activity has become established, so that
functionally equivalent events can be evoked and repeated with relative ease » ; GC, 100.
2 .— GC, 107-109.
3 .— « Consider the judgment that two pure tone differ in pitch. Presentation of one tone
elicits from the perceiver a cognitive event —event A— which constitutes his auditory experience
of this sound. Presentation of the second tone induces event B. (…). Let the notation A>B
symbolize the complex event in which the two tones are perceived in relation to one another and
judged to be of different pitch. » ; GC, 101.
4 .— « From this example we can isolate three functional components required for any act of
comparison. Such an act has the general schematic form S >T, where S can be called the standard
of comparison and T the target. » ; GC, 102.
122 Herméneutique et cognition
1 .— « Highly complex events of comparison and recognition occur, and contribue to the
richness of our ongoing mental experience, even in domains to which we are not specifically
attending, at the periphery of those to which we are. When I focus on the trumpet part in a
symphony, I nethertheless continue to hear the oboe part and all the others as well, though I
process them in less depth and detail. In short, attention is superimposed on the intricately woven
fabric of our mental experience and selectively augments its salience; it is not a prerequisit of
such experience » ; GC, 116.
2 .— « In particular, linguistic entities generally pertain to higher levels of cognitive
organization: the functional and phenomenological characterization of mental experience is
consequently more directly relevant to linguistic analysis than descriptions that refer to the firing
of specific neurons » ; GC, 99.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 123
On pense à l'argument selon lequel on ne peut pas penser quelque chose sans
espace, bien que l'inverse soit possible. Mais Langacker conclut en termes de
psychologie cognitive :
« Il apparaîtrait comme plus prometteur de regarder la conception de
l’espace (qu’il soit bi- ou tri-dimensionnel) comme un champ représentationnel
de base fondé sur des propriétés physiques génétiquement déterminées du
dispositif humain. C’est-à-dire que notre capacité à concevoir des relations
spatiales présuppose une sorte d’espace représentationnel créant le potentiel
pour de telles relations, mais il est douteux que l’analyse conceptuelle puisse
aller au-delà de la simple position de cet espace représentationnel et l’acte
d’élucidation de ses propriétés »2
1 .— « A unit is a structure that a speaker has mastered thoroughly, to the extent that he can
employ it in largely automatic fashion, whithout having to focus his attention specifically on its
individual parts or their arrangement. » ; GC, 57.
2 .— « More specifically, the grammar of a language is defined as those aspects of cognitive
organization in which resides a speaker's grasp of established linguistic convention. It can be
characterized as a structured inventory of conventional linguistic units. » ; GC, 57.
126 Herméneutique et cognition
1 .— « The grammar lists the full set of particular statements representing a speaker's grasp of
linguistic convention, including those subsumed by general statements. Rather than thinking them
as en embarassement, cognitive grammarians regard particular statements as the matrix from
which general statements (rules) are extracted. For example, the N+-s rule of English plural
formation is extracted by speakers from an array of specific plural forms (toes, beads, walls,
etc.), including some learned previously as fixed units ; in fact the rule is viewed simply as a
schematic charaterization of such units. Speakers do not necessarily forget the forms they already
know once the rule is extracted, nor does the rule preclude their learning additional forms as
established units. Consequently, particular statements (specific forms) coexist with general
statements (rule accounting for those forms) in a speaker's representation of linguistic convention,
which incorporate a huge inventory of specific forms learned as units (conventional expressions).
Out of this sea of particularity speakers extract whatever generalizations they can. Most of these
are of limited scope, ands some forms cannot be assimilated to any general pattterns at all. Fully
general rules are not the expected case in this perspective, but rather a special, limiting case along
a continuum that also embraces totally idiosyncratic forms and patterns of all intermediate degrees
of generality. The archetypal conception is thus seen as a matter of false expectations. » ; GC, 46.
2 .— « It is common for linguists to demand of a rule, principle, or definition what might be
called absolute predictability. What it means, roughly, is that a statement pertaining to a certain
class must be valid for all and only the members of the class if it is to be accepted as having any
predictive value at all. » ; GC, 48.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 127
Ce à quoi cette mise au point de Langacker me fait penser, bien entendu, est
le traitement herméneutique du rapport de l’universel et du particulier, que j’ai
mentionné comme une option conceptuelle essentielle de la pensée herméneu-
tique au premier chapitre. Visiblement, ce que Langacker exprime en dénonçant
la « rule-list fallacy » (le faux semblant de la liste/règle) est le refus d’adhérer à
une vision simpliste selon laquelle l’universel et son aire de pertinence sont
prédonnés, avec une clarté suffisante pour que l’application à tout particulier
relevant s’ensuive mécaniquement.
À y regarder de plus près, lorsqu'il écrit « (…) les grammairiens cognitifs
voient les assertions particulières comme la matrice dont sont extraites les
assertions générales (les règles). », Langacker semble accorder à l'universel le
statut d'universel réfléchissant au sens kantien. Symétriquement, son rejet de la
notion de règle productive, ou de l'“absolue prédictibilité”, classiquement
demandée par les linguistes, semble un rejet de l'universel déterminant comme
non adapté à son projet. Cela au moins est sûr, mais, selon mon analyse du
premier chapitre, le jeu herméneutique de l'universel et du particulier comporte
quelque chose de plus que le jugement réfléchissant kantien : l'idée que
l'universel est à la fois antérieur au particulier (comme préjugé de lui) et
postérieur (parce que le particulier en juge). Ce qui revient encore à dire que leur
rapport ne s'épuise pas dans la subsomption, il y a un comportement mutuel, un
drame qualitatif se nouant entre le particulier et son universel, l'universel et son
particulier. Une telle dynamique est-elle indiquée en filigrane par le discours de
Langacker ? Les unités schématiques coexistent avec les formes particulières.
Par leur caractère schématique, elles émettent une prétention à couvrir le
particulier, mais celui-ci n'est pas effacé pour autant, il se tient dans la
grammaire et garde la faculté de récuser la forme schématique principale : un
schème adapté à un nombre limité de formes peut prendre en charge des formes
qui ne se placent pas sous le schème le plus fréquemment instancié. Dans le
discours de Langacker la temporalité est monovalente, l'universel vient
uniquement après les particuliers comme résultat d'abstraction : cela tendrait à
faire penser qu’on a affaire à une conception empiriste plutôt qu’herméneutique.
Il semble bien, en effet, qu’aucune constitution dynamique des classes en soit
suggérée, ou, plus restrictivement et plus précisément encore, que l’hypothèse
d’une correction de l’universel ne soit pas envisagée.
Mais nous pouvons, je crois, suppléer au discours de Langacker dans une
certaine mesure, et soutenir que le simple fait d'imaginer la coexistence dans une
même grammaire de l'universel et du particulier dans un même statut – celui
d’unités, c’est-à-dire de singularités répétables, ayant l’universalité concrète de
l’habitus dans leur être – ouvre la voie à leur confrontation herméneutique : la
non prédictibilité veut dire que l'extension de chaque universel s'exprime à même
1 .— « For one thing, it rejects the supposition that full generality is criterial for syntax or that
it isolates a natural, coherently describable body of phenomena. Because it rejects the rule/list
fallacy, moreover, the ability to predict exactly which forms a rule applies to is not seen as an
overriding concern; the grammar specifies a rule's range of applicability directly and explicitly, by
listing established expressions (even if regular) together with whatever generalizations they
support (i.e. patterns and subpatterns described at different levels of abstraction—cf. Ch. 11). » ;
GC, 50.
128 Herméneutique et cognition
1 .— « For one thing, only by assuming the privilegied status of a restricted class of semantic
properties can one hope to describe language as an autonomous formal system; otherwise the task
of semantic description is essentially open-ended, and linguistic analysis is inextricably bound up
with the characterization of knowledge and cognition in general » ; GC, 156.
2 .— « Cognitive grammar, by contrast, asserts that linguistic structure can only be understood
and characterized in the context of a broader account of cognitive functioning. This has the
theoretical consequence (which I find neither un natural nor disturbing) that an exhaustive
description of language cannot be achieved without a full description of human cognition. » ; GC,
64.
3 .— « To put the case in positive terms, I suggest that an encyclopedic conception of
linguistic semantics permits a natural and unified account of language structure that accomodates,
in a coherent and integral way, such essential matters as grammatical valence relations, semantic
extension, and usage. » ; GC, 156.
130 Herméneutique et cognition
1 .— « Suppose for example, that I use the term triangle not as the name of a general class,
but as the complete description of a particular figure; let us say that I point a drawing in a
geometry textbook and declaim This is a triangle. The specific conceptualization prompting my
vocalization in this situation is obviously more detailed and elaborate than the conventionalized
semantic value of the linguistic unit. The triangle I have in mind has an exact size and shape, is
drawn with lines having a specific color and thickness, and is found in a particular setting, but
nothing about the conventions of English allows a person to deduce, from these conventions alone,
that the entity I call a triangle has precisely these specifications as opposed to many other
conceivable ones. » ; GC, 66-67.
132 Herméneutique et cognition
idéalisés. Ce qui les rend jusqu’à un certain point particuliers est que ces
conceptualisations ont trait aux circonstances de l’acte de parole lui-même, au
niveau d’une spécification de type ou d’un événement actuel qui l’instancie »1.
1 .— « The various aspects of a sentence's meaning are not all of equal standing, for they
include both “semantic” specifications and those traditionally regarded as “pragmatic”. Although
cognitive semantics claims that any sharply drawn distinction between these categories is
artefactual, the standard division is not entirely lacking in motivation. The “pragmatic” aspects of
sentence meaning share with semantic structure the property of being characterized with respect
to conceptual complexes, some of which are fully idealized cognitive models. What makes them
special to some extent is that these conceptualizations pertain to the circumstances of the speech
event itself, at the level of either a type specification or an actual event that instantiates it. » ;
GCII, 497.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 133
Dj Dk
Di
V W
1 .— « With respect to the possessor, the thing possessed may constitue: a part (my elbow); a
more inclusive assembly (her team); a relative (your cousin); some other associated individual
(their friend); something owned (his watch); an unowned possession (the baby's crib); something
manipulated (my rook); something at one's disposal (her office), something hosted (the cat's fleas);
a physical quality (his health); a mental quality (your patience); a transient location (my spot); a
permanent location (their home); a situation (her predicament); an action carried out (his
departure); an action undergone (Lincoln's assassination); something selected (my horse [i.e. the
one I bet on]); something that fulfills a particular function (your bus); someone serving in an
official capacity (our mayor); and so on indefinitely. » ; GCII, 169.
134 Herméneutique et cognition
son voisinage dans W ; ou comme l’ensemble des objets qu’il peut servir à situer.
L’observateur repère un objet lorsqu’il établit un contact mental avec lui
(lorsqu’il le singularise devant la vigilance consciente individuelle). Les flèches
en pointillé représentent les chemins variés suivant lesquels un tel contact peut
être accompli (cf. Fig. 2.15) ; les lignes épaisses indiquent le chemin particulier
par lequel V entre en contact avec T »1
1 .— « Let us refer to this idealized conception as the reference-point model. Its essential are
diagrammed in Fig 4.6, where W stands for the world, V for the viewer, and T for the target, i.e.
the object that the viewer seeks to locate.
The world contains many salient objects with the potential to serve as reference points (RP),
allthough just three are shown explicitly. Each reference point anchors a region that will be called
its dominion (D). Depending on one's purpose, the dominion of a reference point can be
characterized in either of two ways: as its neighborhood in W; or as the set of objects that it can
be used to locate. The viewer locates an object when he establishes mental contact with it (singles
it out for individual conscious awareness). The dashed arrows represent various paths through
which such contact can be acheived (cf. Fig. 2.15); heavy lines indicate the specific path trhough
which V makes contact with T. ». ; GCII, 170-171.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 135
s'anticipe dans ces emplois, ce qui n'est pas mettre la main sur une universalité
descriptible du processuel profond, mais attester un universel sémantique
spécifique en-train-de-se-faire, qui se trouve et se cerne dans et par la pragmatique
singulière du sens. L'universel de la point-de-référentialité serait un bon cas
d'universel herméneutique, en avance et en retard sur son particulier, le normant
et jugé par lui.
Sur cette remarque en partie interrogative, je cesse de m’interroger sur la
méthode de Langacker, pour m’intéresser désormais à ce qui, dans le résultat de
ses analyses, me fait penser à la phénoménologie, celle de Husserl et celle,
corrigée en phénoménologie herméneutique, de Heidegger.
Contenus husserliens
Un des contenus les plus accentués par R. Langacker dans sa grammaire
cognitive est la distinction nom/verbe : toute sa description du langage est dans
une certaine mesure commandée par la manière dont il procure une signification
conceptuelle à cette distinction, de même que toute la stratégie générativiste
résultait en un sens de l'adoption d'un dogme (largement contre-intuitif) de
l'indiscernabilité conceptuelle des catégories de nom et de verbe.
Il se trouve que la distinction nom/verbe, chez Langacker, est fondée sur la
prise au sérieux du rôle de la temporalisation dans la fonction verbale, et que
cette analyse elle-même s'appuie sur ce qu'on pourrait appeler un examen
phénoménologique de la temporalité.
Présentons donc les conclusions de cet examen, ce qui, on l’observera, nous
renvoie à la pièce de base du réductionnisme putatif de Langacker, le scanning.
Mais il faudra voir comment celle-ci contribue à la construction sémantique
proposée.
Le temps
Langacker comprend la temporalité en termes de la distinction qu'il opère
entre sequential scanning (enregistrement séquentiel) et summary scanning
(enregistrement cumulatif) : l'un comme l'autre enregistrent successivement les
états d'un processus. Mais alors que le summary scanning les accumule dans une
image globale, le sequential scanning fait venir chaque état dans la disparition
du précédent, enchaîne les états dans un “rythme” phénoménologique de
l’apparition-disparition. Langacker affirme donc que le sémantisme d'un verbe
anglais comme cross ne diffère de celui de la préposition across que par la
nature de l'enregistrement des états du processus conceptualisé de la traversée :
sequential scanning pour le verbe, summary scanning pour la préposition. Ce
qu'il diagrammatise comme indiqué à la figure 11.
136 Herméneutique et cognition
a b c d
C T1 C T2 C T3 C T4
SEQUENTIEL
a a a a
b b b
c c
d
C T1 C T2 C T3 C T4
CUMULATIF
1 .— Langacker, R., 1987, « Noms et verbes » (abréviation NV), paru dans Language, 63.1,
trad. franç. Communications 53, 1991, 103-153., 129.
2 .— Husserl [1905].
3 .— « Thus we are perfectly capable of carrying out sequential scanning with respect to a
situation conceived as being stable through time; sentences like (18) can be explicated in these
terms (cf. Ch. 7):
(18) This road winds through the mountains. » ; GC, 145-46.
4 .— Cf. Langacker [1987], 131.
5 .— Du moins tel que l'a discrétisé Merleau-Ponty ; cf. Merleau-Ponty [1945], 477.
138 Herméneutique et cognition
1 .— NV, 130.
2 .— « Sequential scanning is the mode of processing we employ when watching a motion
picture or observing a ball as it flies through the air » ; Langacker [1986], 26.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 139
La négation
NEG
1 .— EJ, 107.
2 .— Je reprends le néologisme de la traduction.
3 .— Cf. la distinction entre fragment et moment exposée dans la troisième recherche logique.
142 Herméneutique et cognition
Contenus heideggeriens
De fait, on trouve, dans les descriptions et analyses de Langacker, des
éléments proches de Heidegger, de son ontologie ou son anthropologie.
J’évoquerai ici trois rubriques de la grammaire cognitive en exemple :
— la distinction nom/verbe, la théorie de la forme participiale et de la
nominalisation des verbes, que je lirai à la lumière de la conception
heideggerienne de la différence ontologique ;
— l’analyse de la fonction des auxiliaires modaux dans ce que Langacker
appelle grounding (enracinement) des verbes, que je commenterai à la lumière de
la conception heideggerienne de l’Être-au-monde ;
— le traitement sémantique des constructions où le cadre de l’action est pris
comme sujet de la phrase, que je confronterai avec la pensée de L’Ereignis et
l’exploitation par Heidegger de la tournure allemande Es gibt.
Noms et verbes
Donc, pour commencer, la distinction nom/verbe ne peut pas ne pas évoquer
la différence ontologique. Disons donc quelques mots de la notion
heideggerienne elle-même, en préparant le terrain de notre confrontation avec des
considérations linguistiques.
Il faudrait peut-être appeler autrement la différence ontologique, parce qu’à
l’époque où il la met le plus en avant, Heidegger l’évoque plutôt sous le nom de
duplication, et parce qu’à certaine époque où il utilise déjà la terminologie diffé-
rence ontologique, il n’est pas sûr qu’il ait déjà en vue ce que j’appelle ici de ce
nom1 . Mais j’ai choisi de passer outre à cette difficulté historico-philologique
pour privilégier une locution qui me semble plus parlante que toute autre.
En tout état de cause, la présentation de la différence ontologique, chez
Heidegger déjà, passe essentiellement par trois thèses “linguistiques” :
1) La signification langagière fait fonds de part en part sur l'existence
d'une signification propre du verbe Être. Heidegger plaide par exemple cette
thèse dans ce court passage :
« Si, pour un instant, nous nous arrêtons et que nous essayons, sans
médiations ni jeux de glaces, de nous représenter exactement ce que disent les
mots “Etant” et “Être”, alors nous nous apercevons, dans un tel examen, de
l'absence de tout appui. Toute représentation se dissipe dans l'indéterminé. Pas
complètement toutefois, car quelque chose continue à résonner sourdement et
confusément, qui secourt notre croyance et notre prédication. S'il n'en était ainsi,
nous ne pourrions jamais comprendre d'aucune façon, ce que pourtant en c e
moment nous ne cessons de penser : “Cet été est torride.” »2
« Le mot “fleurissant” peut vouloir dire : chaque chose, chaque fois, qui fleurit, le
rosier, le pommier. … .
Fleurissant peut aussi vouloir dire “en fleur”, par opposition à “se fanant”, c'est-à-
dire en train de se faner. »1
séjour
Elément du Sans-mesure,
provenance déclin réserve de l'Être
plan de l'étant
chose
entité
relation chose
tr tr tr
lm lm lm
du site, prend appui sur elle dans l’ordre sémantique. Alors que, dans l'emploi
cognitif de base, scanning désigne un acte de comparaison perceptive entre data
sensoriel contigus, le trajecteur est en général ce qui est conceptualisé par
rapport à autre chose, qui se trouve alors désigné comme le site : la comparaison
n'a plus lieu dans un espace perceptif classique mais dans un domaine
sémantique, et la relation de présupposition elle-même est purement sémantique.
Langacker introduit donc en l’espèce un analogue général de la saillance de la
figure sur son fond.
« Chaque prédicat relationnel est asymétrique en ce qui concerne
l'importance du rôle attribué aux entités qui participent aux interconnexions
mises en profil : un des participants est présenté comme celui dont la nature ou la
localisation doit être établie. Je l'appelle trajecteur et je l'analyse comme la
figure dans le profil de la relation. Le terme site s'applique aux autres
participants saillants, par rapport auxquels le trajecteur est situé. »1
Donc, le processus le plus général est celui qui enregistre, sur le mode
séquentiel, une relation par laquelle une chose se situe vis-à-vis d'un site dans un
domaine. Mais ce processus général, c'est encore ce que vise le verbe être, et
Langacker associe en effet le diagramme représenté ci-dessus à la forme be,
comme l'explicitation de son sens. La diagrammatisation du processus général
semble donc “répondre” à la demande heideggerienne portant sur le sens de l’être.
Le rapprochement avec la construction philosophique heideggerienne peut se
préciser de plusieurs façons :
1) Langacker ratifie l'idée que la temporalisation est au cœur de la
signification du mot être ; ici c'est le mode d'enregistrement du sequential
scanning qui porte cette valeur ; selon nos remarques antérieures, le type
philosophique du temps mis en jeu est plutôt husserlien, ce qui fait que
Langacker articule un propos heideggerien avec un temps husserlien (comme a
pu le faire tout à fait autrement Merleau-Ponty).
2) Le schéma de la différence ontologique se laisse retrouver dans cette
diagrammatisation : comme processus général, l'Être, selon le diagramme,
singularise toujours un étant, à savoir la chose symbolisée par un cercle ;
mieux, cela fait partie du sens de l'être que cette chose se trouve située par une
relation, le processus originaire qu'est l'Être est celui de la situation d'une chose.
On est donc fondé à dire que l’Être langackerien distingue un étant en lui, et
distingue cet étant de lui, de façon indubitable et soulignée par le formalisme du
diagramme.
Mais on va pouvoir affiner cette comparaison, parce que Langacker prend en
charge de façon plus précise les éléments linguistiques sur lesquels s'appuie
Heidegger dans sa construction : le participe et la nominalisation.
La transformation du contenu sémantique du verbe – celui du processus – en
le contenu du participe correspondant consiste, au gré de Langacker, en trois
modifications : le sequential scanning est converti en summary scanning, la
base temporelle sur fond de laquelle est vue le profil temporel du processus est
restreinte au “champ de présence” visé par le participe, et finalement les états
intervenants dans la Gestalt restreinte sont conçus comme homogènes. Cela
pourrait se représenter comme le schéma de la figure 17 l'indique.
1 .— NV, 126.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 147
verbe participe
verbe nominalisation
1 .— NV, 148.
2 .— Mais sans doute, pour concevoir cet excès indéfini comme analogue au déploiement de
la provenance et du déclin dans l'apeiron faut-il prendre le temps comme temps continu, se
représenter la restriction comme passage d'un intervalle ouvert à un sous-intervalle compact,
d'une manière qui n'est pas sans évoquer, si je les ai bien comprises à Cæn en juin 1992, certaines
analyses d'A. Culioli.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 149
1 .— « Formally, there are two oppositions: the presence vs. the absence of a modal, and the
presence vs. the absence of the “past-tense” morpheme (the present being marked by zero). Each
formal opposition signals a conceptual opposition, and does so iconically, in that zero represents
the default-case option in which the designated process is directly accessible to the speaker, while
the overt element marks some kind of separation. In the case of modals, the contrast pertains to
speaker knowledge: the zero option indicates that the speaker accepts the designated model as
part of known reality, whereas a modal specifically places it in the realm of irreality. The other
opposition is based on an abstract notion of proximity, so instead of “present” vs “past” we can
speak more generally of a proximal/distal contrast in the espistemic sphere. The import of the
unmarked (zero) member is that the designated process is immediate to the speaker. Its overtly-
marked counterpart—what we can now call the distal morpheme—conveys some sort of non-
immediacy. The intersection of these two oppositions yields four basic types of grounding
predications. Each situates the designated process in a particular epistemic region: immediate
reality, non-immediate reality, immediate irreality, or non-immediate irreality. » ; GCII, 245.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 151
Irréalité
Réalité
Réalité
(connue)
immédiate
1 .— Certains jugeront d’ailleurs que ma manière de dire ici le souci est infidèle, qu’elle
prend le Dasein trop comme un soi indépendant, qu’il ne doit pas être. J’accorderai à cette
objection que le Dasein “monde” toujours, mais je tiens qu’au gré de l’analytique existentiale, c e
monder du Dasein a constitutivement le sens d’un é-loignement, je nierai que l’instance du “sujet”
subisse la “destruction” en ce sens.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 153
1 .— « A modal places the designated process in the region of irreality. As a very rough first
approximation, the modals can be described as contrasting with one another because they situate
the process at varying distances from the speaker's position at immediate known reality. Must, for
example, places it very close to known reality—the speaker has deduced that accepting it as real
seems warranted (though he has not yet taken that final step)—whereas may implies only that he
regards the situation as compatible with what he knows. The alternate forms of the modals
(may/might ; will/would ; shall/should ; can/could) are analyzed as reflecting the presence vs. the
absence of the distal morpheme (e.g. may + DIST = might); the invariant must is claimed not to
have a distal form. Importantly, DIST signals non-immediacy rather than past time (which does,
however, count as one possible type of non-immediacy). It is evident that the distal form of the
modal does in each case indicate a greater epistemic distance than the zero form; might, for
instance, suggests a more tenuous possibility than may. That the distal meanings are to some
degree variable and idiosyncratic is unproblematic in cognitive grammar, where partial
compositionality is taken as the norm (Vol. I, Ch. 12), and where established expressions are
expected to have a number of related senses. » ; GCII, 246.
2 .— Critique de la raison pure, A 218-235, B 265-287.
154 Herméneutique et cognition
THERE-BE
tr
lm1 lm2
tr
lm
THERE BE
1 .— « Even our limited sample should make it apparent that setting-subject constructions
represent a common, if not ubiquitous, linguistic phenomenon. In form and behavior, they are
reminiscent of another large class of constructions, which are characterized by subjects usually
regarded as “syntactic dummies”—meaningless “placeholders” inserted for purely grammatical
purposes. The German es ‘it’ is often attributed such a role » ; GCII, 351.
2 .— « There designates an absract setting construed as hosting some relationship. This is put
in correspondance with the relationship profiled by be, namely the continuation through time of a
stable situation (characterized only schematically). The composite structure there be is an
imperfective process equivalent to be apart from the (by now familiar) shift in locus that results
from trajector status being conferred on the setting. The trajector of be remains a salient
participant at this higher level of organisation; it is thus a landmark (lm1) and is elaborated by a
nominal complement (there be a vase). Also serving as landmark (lm2) and as e-site is the
schematic situation invoked by be, which is instantiated by an appropriate relational complement
(there be a vase on the table). Grounding then yields a finite clause (There is a vase on the
table). » ; GCII, 352-353.
158 Herméneutique et cognition
Par un côté cela semble enseigner que la donation de cadre est le moment le
plus primitif, le “sens de l'Être” ultime se déclinant à partir de l'Être lui-même et
pas de l'étant, et que ce moment se subordonne l'effectuation de l'Être comme
localisation temporalisée d'un étant. À cette aune, le diagramme de there be
répéterait sans faille la pensée du second Heidegger.
Par un autre côté there est structurellement une variable, c'est-à-dire un
nom, comme le marque le cercle à trait gras renforcé de son diagramme. À la
lettre le diagramme de there ne dit pas la donation du cadre abstrait, mais celle
de l'entité (relationnelle) qui s'y place. Seul le diagramme de l'être-processus a la
valeur événementielle qui est si fondamentale à la pensée heideggerienne de
l'Être, et qui ne cesse naturellement pas d'être affirmée lorsque Heidegger décrit,
dans « Temps et Être », le sens non-métaphysique de l'Être à partir du mot
Ereignis. En ce sens, le véritable “Être” du dédoublement there/be reste be et
non pas there. There redouble nominalement l'être-processus en présentant dans
un cadre abstrait une entité indéterminée, présentation par laquelle est sous-
entendue la donation du cadre comme moment primitif de l'Être. Sans doute le
mot Ereignis, ou tout autre mot qu'on peut faire parler, n'en use-t-il pas
autrement : lui aussi est un nom, et ne dit pas l'événement ; ou alors il le dit
au sens d'une récapitulation de ses phases. La décomposition langackerienne est
peut-être indépassable, elle enseigne ce que le langage est par rapport à l'Être :
pas simplement et seulement sa maison, mais une structuration discrétisante
séparant irrémédiablement l'événement du nom, séparation qui est l'âme de toute
logique, par excellence de la logique formelle moderne.
En fait, l’article « Temps et Être » n’est guère conclusif vis-à-vis du
problème ici soulevé. On y trouve aussi cette idée que Ereignis dit l’événement
par delà toute temporalisation ontique, qu’il n’est plus l’événement au sens
primitif et courant, étant l’événement de tous les événements, et qu’il chronifie
donc aussi peu que l’Être n’est. Et l’on trouve aussi des textes où la parole dans
laquelle retentit la donation, s’annonce la duplication, est nominale plutôt que
processuelle.
Cette esquisse de discussion, directement inspirée par les subtils diagrammes
de Langacker, montre comment il est possible de relancer et raffiner la “pensée
de l’Être” de Heidegger entre ses deux périodes à la faveur d’une réflexion
théorique sur le langage qui amène une sorte de nouvelle philosophie analytique,
centrée sur l’opposition nom/verbe plutôt que sur la vérité de la phrase, et pour
cette raison même mieux capable de reprendre le flambeau de la phénoménologie
et de l’herméneutique.
J’en ai donc fini avec mes morceaux choisis de la Grammaire cognitive de
Langacker. Je vais maintenant revenir sur l’ensemble de ce qui a été dit pour en
extraire et en expliciter tout ce qui est reprise ou traitement intra-linguistique du
“mouvement herméneutique” dont le schéma a été proposé au premier chapitre :
étudier de quelle façon la flèche, le cercle et le parler sont présents à ces
travaux sémantiques et s’y ordonnent mutuellement.
l'explicitation d'une attente de ceux-ci et d'une place pour eux, en sorte qu’il
relève de la flèche du pro-jet). D’après le commentaire que j’avais donné, une
telle configuration de l’universel et du particulier ne s’esquisse
– éventuellement – que dans la mesure où elle correspondrait à la dynamique de
la stabilisation et l’incorporation des unités, mais tout cela est délégué, encore
une fois, à un discours cognitif, à une naturalisation l’un et l’autre pour
l’essentiel absents bien qu’on les invoque.
En revanche, selon ce que nous avons vu, la théorie de l’enracinement des
actions en termes de modalités et de flexion temporalle conduit Langacker à
l'évocation diagrammatique de quelque chose qui est bel et bien l'Être-au-monde.
Ce que j’ai souligné dans mon commentaire est néanmoins que c’est l’Être-au-
monde de la connaissance qui est ainsi campé, plutôt que celui, plus canonique,
de la natation primordiale dans le monde. Langacker appelle modèle épistémique
ce qu’il diagrammatise, ce qui exprime bien les choses : qu’il s’agit d’un
élément normatif vis-à-vis du connaître, d’un supposé facteur transcendantal, ce
qui justifie d’ailleurs l’usage que j’ai fait de la référence kantienne pour
l’interpréter. On devrait donc y retrouver la flèche comme projet. À la vérité, ce
que j’ai cru pouvoir identifier dans le modèle, c’est l’Ent-fernung,
l’approchement fondamental de l’étant par lequel le Dasein, selon Heidegger,
ménage son monde selon sa spatialité existentiale. Mais le rattachement de cette
fonction de “mise à distance” de l’étant avec un jaillissement ne va pas de soi :
selon l’analyse que j’ai essayée, les deux axes de la mise à distance contiennent
l’opposition entre un agir de la construction du monde et une passivité de
l’accueil présentatif. Il n’est pas clair que dans son idée d’un diagramme normatif
de la mise en perspective d’une réalité, Langacker soit prêt à inclure l’idée que
cette mise en perspective, comme arrangement singulier, procède d’une sortie-
hors-de-soi, de quelque chose comme un comprendre ou une attente anticipante
du monde. En même temps, l’insistance qui est la sienne sur le mélange de
primitivité spatio-temporelle et de secondarité “scientifique” que subsume son
modèle épistémique, et sur la singularité du jeu de la modalisation du placement
de tout étant, irait dans ce sens, justifierait le diagnostic de la présence implicite
d’une flèche ayant la valeur de la flèche du comprendre.
En tout état de cause, s’il y a flèche, c’est à ce pôle objectivé où la
linguistique rend compte de l’habitus selon lequel nous mettons en scène le plus
ou moins réel : s’agit-il d’une anthropologie sociale, cognitive, transcendantale
ou existentiale, c’est ce qu’il est strictement impossible de décider à partir des
textes, et ce d’autant plus que la position de base de Langacker est à cet égard
entachée de l’ambiguïté que j’ai déjà plusieurs fois signalée.
Le cercle
Est-il évoqué chez Langacker ? Ce que nous aurons à en dire reprend en
partie ce qui vient d’être vu.
Du côté du Langacker méthodologique, on ne relève pas trace de la pensée
d'aucune co-évolution du sens à décrire et de l'approche du linguiste : la
grammaire cognitive ne vient pas équipée d’une historicité propre, en quelque
sorte. Tout au plus peut on envisager une interaction de co-détermination au
niveau de ce que Langacker dit des unités universelles et des unités particulières,
c'est-à-dire au niveau d’une description cognitive dans son esprit de l’habitus
162 Herméneutique et cognition
sémantique. Mais si j’ai cru légitime pour ma part de suggérer une telle lecture,
pour souligner la parentée entre la façon langackerienne d’en user avec
l’universel et le particulier et la façon herméneutique, force est de reconnaître que
l’auteur n’entre pas lui-même dans un tel propos. Notons au passage que, même
s’il le faisait, il faudrait encore distinguer entre la simple mention d’une
détermination réciproque et l’évocation d’un cercle : pour qu’on puisse parler de
mise en perspective du cercle, il faut que le discours envisage la résultante de
l’enchaînement de deux déterminations réciproques comme un retour à soi, un
bouclage permanent, capitalisable comme cercle.
Du côté de ce que j’ai appelé l’Être-au-monde linguistique (la référence au
“modèle épistémique de base” pour analyser le rôle des modaux dans
l’enracinement des verbes), le dynamisme auto-déterminatif est à vrai dire
évoqué, mais pas comme une mutuelle et profonde passibilité. Les modaux avec
leur déclinaison temporelle disent les fluctuations possibles de l'Ent-fernung, la
variation essentielle à la constitution d'une image du monde connu – naïve ou
scientifique –, mais la relativité de cette constitution à sa propre tradition, aux
perspectives qu'elle a introduites déjà, n'est pas soulignée ni pensée. La
signification a à connaître de l'Être-au-monde, mais seulement à travers sa
stabilisation formelle en quelque sorte : la mutabilité essentielle de la
construction du monde, mutabilité pas seulement extensionnelle mais aussi
conceptuelle, n'est pas prise en compte. Ou encore, la mise en série temporelle
de l’acquisition du réel est certes prise en compte, puisque figurée par le
“cylindre” du modèle, mais la dimension de réaménagement, d’héritage,
nécessaire à la mise en jeu du cercle de la précompréhension-compréhension dans
sa variante traditionale n’est pas explicite : on peut subodorer qu’elle n’est pas
spontanément l’objet disciplinaire du linguiste.
Le parler
Regardons d'abord, comme les deux autres fois, l'aspect méthodologique.
Est-ce que la dimension interprétative de la linguistique cognitive s'accomplit
dans un parler, un dire spécifiques ? En lequel ce qui est pressenti et présumé
comme sens accéderait au statut de signification ? J'aurais tendance à distinguer
de ce point de vue les trois rubriques de l'orientation herméneutisante de la
linguistique langackerienne.
L'encyclopédisme du sens où l'inclusion de la pragmatique dans les
sémantiques sont des articles de principe qui ne donnent lieu à aucune
effectuation en situation : certaines analyses sémantiques feront appel à des
connaissances encyclopédiques, ou bien alors relèveront de ce qu'on appelle
ordinairement la pragmatique, mais cela ne peut qu'avoir lieu “en toute
simplicité” et dans le cadre des conventions de diagrammatisation généralement
adoptées. Chaque occurrence d’une analyse de cette sorte renvoie
conceptuellement à l'herméneuticité de la signification, mais n’en relève pas
moins de l'application déterminante d'un schème de jugement, sans se montrer
dans la valeur d'une décision herméneutique du sens.
On serait tenté de traiter différemment la théorie de la non productivité des
règles. Celle-ci, en effet, tout en étant imputée à l'objet (elle résulte de l'état de
fait des routines cognitives câblées et de leurs rapports de sanction), détermine la
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 163
LA “LINGUISTIQUE HERMENEUTIQUE” DE
FRANÇOIS RASTIER
Tout mon compte-rendu de la sémantique de R. Langacker, et de son rapport
avec les thèmes herméneutiques, est organisé autour du fait que cette sémantique
se présente comme cognitive, et, à ce titre, plutôt comme une enquête positive
sur les routines de l'appareil conceptuel que comme une théorie de la réception
du sens conformément à la valeur d'adresse des énoncés, ou comme une doctrine
concernant les événements interprétatifs que seraient les phrases. Le rapport à
l'herméneutique de cette linguistique est donc médiat, on y accède en analysant,
comme je l'ai fait, le faux-semblant partiel de la méthodologie cognitive mise en
avant, et la co-présence, dans les analyses et modélisations proposées, d'éléments
husserliens et d'éléments heideggeriens.
Tout autre est la position de parole de la sémantique textuelle ou
interprétative de François Rastier. Elle invoque ouvertement la dimension
interprétative, et prétend seulement l'accommoder dans un compte-rendu exact
des effets de sens. Pour présenter ici tout ce que je vois comme les
enseignements de cette œuvre savante vis-à-vis de mon sujet, je suivrai
néanmoins un plan analogue à celui que j'ai adopté dans la section précédente :
je commencerai par montrer comment Rastier rencontre Langacker sur un certain
nombre de grandes options méthodologiques, qui trahissent toutes la proximité à
l'égard de l'option herméneutique. Puis je réfléchirai sur un thème de la
sémantique interprétative, celui de l'impression référentielle, qu'on peut classer
comme husserlien. En troisième lieu je m’attacherai aux notions de parcours
interprétatif, d’isotopie, d’interprétation intrinsèque et extrinsèque, par lesquels
passe toute l’élaboration herméneutisante de la sémantique interprétative.
Méthodologie singulariste
Deux des articles de méthode que j'ai mis en avant chez Langacker sont
également présents chez François Rastier (je rappelle d'ailleurs que le premier
tome de la Grammaire cognitive et la Sémantique interprétative sont sortis la
même année). Il s'agit du principe de l'inclusion de la dimension pragmatique
dans la sémantique d'une part, de la conception encyclopédiste du sens d'autre
part.
Le premier point — l’incorporation de la pragmatique – vient chez Rastier
avec la notion de sème afférent : les unités sémantiques de base du discours
sont les sémèmes, et leur signification effective est la résultante d'une collection
de sèmes (prenons pour le moment ces notions comme claires, j’y reviendrai
tout à l’heure). Parmi les sèmes, on distingue ceux qui sont véhiculés par le
“système fonctionnel de la langue” – appelés sèmes inhérents – et ceux qui
sont induits par une caractéristique quelconque de l'emploi, appelés sèmes
afférents : cette caractéristique peut avoir trait à la singularité de la donne
textuelle ou à une convention englobante non universelle (aux valeurs spécifiées
par l'idiome d'une sous-socialité pertinente). Il est clair que les effets de sens que
l'on rattache volontiers à la pragmatique, ou plus généralement à la prise en
compte de la situation de parole, se prêtent à une description en termes de sèmes
afférents. Dans la phrase « Mon père, je suis femme et je sais ma faiblesse »,
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 165
1 .— Rastier, F., 1997, Sémantique interprétaive (abréviation SI), Paris, PUF, 251.
166 Herméneutique et cognition
celui de la délimitation d'une région dans une textualité qui se donne déjà comme
objective ; le problème de l'usage est celui de l'appartenance des énoncés à la
“structure situationnelle”. Un énoncé atteste un usage si et seulement si il y a au
moins un sujet dont il a été à quelque date l'énonciation. Il en va ainsi même si
par la faute ou la grâce de l'écrit, comme l'explique Ricœur, cette structure
situationnelle est effacée (la date est oubliée, impossible à déterminer,
l'énonciateur une fois pour toutes inconnu, comme c'est le cas, disons, pour le
mèden agan du Parthénon). Donc, reconduire le corpus à l'usage, c'est tout de
même reconduire la linguistique à l'herméneuticité du langage en insistant sur la
dépendance du sens à l'égard de la situation du faire-sens. Ce discours s'intègre à
la famille des propos “singularistes” dont nous faisons l'inventaire chez
Langacker comme chez Rastier, la demande d’authenticité du corpus qu’émet
Rastier va dans le même sens que le mot d’ordre d’incorporation de la
pragmatique à la sémantique.
Le deuxième trait qu'il faut relever, à mon avis, est celui de l'inter-définition
des sèmes et des sémèmes, évoquée un peu plus haut. Il y a là, je pense, un
élément extrêmement important, d’une part en ce qu’il commande toute
l’entreprise théorique et descriptive de Rastier (rien de ce qu’il a construit et
proposé depuis 1987, à ce qu’il me semble, n’échappe à la conception du sème
qu’il a d’emblée fixée, l’analyse sémique reste l’opération de base du savoir qu’il
édifie1 ), d’autre part en ce que l’intention de bien comprendre philosophiquement
le concept de sème nous conduit à réévaluer le structuralisme, nous amène à une
mise au point de l’ordre de l’histoire des idées rejoignant certaines choses dites
dans le premier chapitre de cette section, en marge du commentaire de Foucault.
Rastier explique bien, tout d’abord, qu’il refuse l'idée d'une
compositionnalité universelle et ultime du sémantique : il rompt avec les
tentatives, dont il mentionne quelques unes, de construire toute signification à
partir d'une (petite) batterie de significations fondamentales. Les “sèmes” de
Rastier ne seront donc pas des mots algébriques constitués à partir d’un alphabet
de sèmes fondamentaux. Mais, comme il l’explique tout aussi clairement, son
rejet n'est pas un plaidoyer en faveur de la complexité labyrinthique, infinitaire
du sens linguistique (complexité qu'il pourrait être prêt à reconnaître par ailleurs,
par exemple lorsqu'il affirme le principe de l'encyclopédisme linguistique, ainsi
qu'on l'a déjà vu). Finalement, Rastier prétend lui aussi que le sens se pose et se
décide dans un contexte fini, mais il ne s'agit pas de celui de l'assemblage d'un
“mot” à partir d'atomes sémantiques une fois pour toutes donnés. Le contexte est
celui du taxème, c'est-à-dire de la petite batterie de mots (de sémèmes)
composant l’univers pertinent dans la situation (textuelle, sociale, subjective) :
ses éléments sont en nombre fini, et chacun vaut dans et selon le rapport aux
autres, conformément à l'idée saussurienne/structuraliste. Ainsi chaise et
fauteuil sont dans un même taxème, celui des “mobiliers d’assise” je suppose,
et leur distinction décèle le sème ‘avec accoudoir’, présent dans le second et
absent dans le premier. À l'intérieur de ce jeu (de la distinction dans le taxème),
on observe une circularité avouée : si les sémèmes se laissent construire comme
l'addition des sèmes qu'ils portent, les sèmes se définissent en termes des écarts
de signification entre les sémèmes du taxème.
On observera aussitôt que cette circularité avouée est simplement celle que la
théorie structuraliste du sens avait très largement proclamée, comme un principe
universel de la consistance différentielle du sens : ce principe fut en son temps
érigé en une thèse ontologico-philosophique.
Beaucoup se sont demandés, à l'époque, comment concevoir l'inter-définition
constitutive du sens comme sens structural : comment était-il possible que les
différences fussent fondatrices de l'effet de signification alors qu'elles
présupposaient les significations qu'elles devaient fonder ? Diverses réponses
ont été données.
Certains ont assumé ce paradoxe comme indice de la paradoxalité ultime dont
la langue témoignerait, et qui serait la paradoxalité propre du sens, du temps, du
sujet : c'est en substance la réaction lacano-derridienne. Je la caricature ici,
pourtant le geste qui consiste à ériger en axiome cela même que nous ne savons
pas penser n’a rien d’absurde, et cette réaction fut sans doute la réponse
“historique” de l’esprit philosophique français lorsque ce problème fut élaboré à
l’heure du plus grand intérêt pour le motif structuraliste.
D'autres ont vu dans la dynamique circulaire de la détermination du sens
– entre différence et identité – la preuve de sa dialecticité essentielle, et ont
considéré que le paradoxe n'en était donc pas un, puisqu'il était le paradoxe du
devenir : il manifestait seulement l'insuffisance – connue par ailleurs – de
l'organon logique vis-à-vis du devenir.
D'autres encore ont stigmatisé la faute logique d'une telle vue et cherché à
construire une linguistique formelle, positiviste, logicienne hors de cette
inconséquence (je comprendrais assez le générativisme comme une réponse à
cette demande – bien que Chomsky n’ait sans doute pas conçu son système en
réponse aux questions très françaises que je viens d’évoquer – et je remarquerais
en même temps que ce choix semble induire l'entrée dans le domaine cognitif :
une linguistique qui abandonne le paradoxe structuraliste, peut-être, prend
aussitôt un visage cognitif).
D'autres encore, ont voulu fonder scientifiquement l'inter-définition dans une
modélisation géométrisée. C'est ce qui a été l'attitude de Thom, que Wilgden et
Petitot ont systématisée : l'inter-définition correspond à l'ancrage du signifier
dans un dynamisme caché (psychologique, acoustique, etc.), thèse qui vaut pour
l'interdéfinition des phonèmes, celle des morphèmes, ou celle des phrases. La
“catégorie” de la détermination réciproque schématise universellement dans le
diagramme de la catastrophe cusp dramatisé par un parcours de “confusion des
actants”. Que la différence des sens précède leur identité devient donc totalement
compréhensible, il y a un récit géométrique de la genèse distinctive qui en rend
compte, et qui place en fait “derrière” la figure de la différence l’identité d’un
potentiel, d’un système dynamique, œuvrant dans sa dimension propre.
La sémantique interprétative de Rastier me paraît indiquer la possibilité d'une
nouvelle compréhension de cette inter-définition : une compréhension
herméneutique. Il me semble clair, en effet, que le rapport des sèmes et des
sémèmes est mutuellement interprétatif : les sèmes sont l'explicitation des
écarts entre les sémèmes, et les sémèmes sont interprétés dans chaque contexte
comme la somme des sèmes qu'ils portent. Ce sont ces deux rapports qui rendent
compte du jeu intra-théorique de ces deux concepts, plutôt qu’un hypothétique
scénario génétique ou un schéma constructif-réductionniste. Il y a inter-définition
168 Herméneutique et cognition
parce que le sens s'établit dans une anticipation caractéristique de soi, qui le
conduit à faire appel à son extériorisation pour se comprendre soi-même : le
sens des sémèmes ne cesse de renvoyer à une mémoire différentielle du possible
consignée dans un répertoire qu'explicitent les sèmes du taxème pertinent ; mais
cette mémoire est aussi la ressource à partir de laquelle le sens s'anticipe et se
projette dans un contexte, qui le module et le détermine en retour, l'effectue, le
promouvant du même coup au rang d’élément possible de la mémoire ultérieure.
En d’autres termes, le croisement des axes paradigmatiques1 et syntagmatiques
spécifie la parole comme le jeu herméneutique qu'elle est : le dispositif
structural rejoint ainsi la théorie du sens de Heidegger, le sens étant une
directionnalité qui vise une structure, et la signification, comme effectuation du
sens, étant le fait du parler qui articule.
Comme on le voit, les articles principaux de la méthodologie de la sémanti-
que interprétative nous situent très près de l’inspiration herméneutique, on sent
que l’accointance de cette linguistique avec l’herméneutique est plus profonde et
plus nécessaire que celle de la sémantique cognitive de Langacker. Examinons
donc ce qu’il en est de certains thèmes plus précis de la sémantique de François
Rastier, d’abord “husserliens”, ou pour le dire de façon affaiblie, se laissant
rattacher au motif de l’intentionnalité.
L'impression référentielle
On trouve en effet dans l’ouvrage de 1987 de François Rastier une
explication de l'intentionnalité linguistique à partir de la notion d'impression
référentielle : une tentative de comprendre au plan sémantique comment et
pourquoi une phrase – un texte – peuvent viser un monde, fait qui d’ordinaire
est ou bien pris pour acquis, ou bien renvoyé à l’intentionnalité “phénoménolo-
gique”, à la polarisation de la conscience comme “conscience de” (à la limite,
comme chez la plupart des auteurs anglo-saxons, à une version empiriste de cette
intentionnalité).
La conceptualisation de Rastier s'appuie notamment sur l'analyse sémantique
des tautologies et antilogies de la langue naturelle. Notre compréhension
ordinaire, soutient-il, dissimile spontanément les occurrences du même, en sorte
que revienne un contenu non ridicule à la phrase considérée. Ainsi, « Une
femme est une femme » sera entendu en telle manière que le premier femme
désigne la catégorie zoologique de l'humain femelle, et le second une somme – à
déterminer avec prudence – de sèmes conventionnellement imputés à la féminité
comme catégorie affective, sexuelle et sociale. Citons tout de même le passage
où Rastier rend compte, de manière très complète, de cet exemple :
« La catégorie oppositive /concret/vs /abstrait/ peut distinguer les deux
occurrences de ’femme’ dans (2) [n.d.l.r. Une femme est une femme] :
’femme1’ /concret/ vs ’femme2’ /abstrait/. Ce qu'on peut paraphraser en disant
qu'une femme déterminée a les qualités d'une femme sur le plan moral. Cette
dissimilation est codifiée, car l'énoncé a un caractère proverbial ; c'est du moins
ce que confirme l'enquête de Robert Martin au près de ses étudiants : (2) leur a
paru signifier qu'une femme est faible, coquette, volage, perfide, dépensière,
rouée (!), bavarde ; ou encore, pour une faible minorité des réponses, intuitive,
pudique, soumise, ayant besoin de plaire, pleine de tendresse »1.
L'idée qui se suggère alors est que l'on touche, avec ces phénomènes
d'adaptation contextuelle des sèmes affectant les sémèmes en vue d'une cohérence
non seulement logique mais informationnelle des phrases, à une condition très
générale de viabilité sémantique de ce qui est dit. Ce qui rend une phrase tenable
n'est pas tant qu'elle tisse une prédication non contradictoire (correction logique)
ou qu'elle attribue à l'étant ce qui lui appartient effectivement (véridicité
dénotative), mais qu'elle module des différences à l'intérieur d'un lieu
sémantique : qu'en elle et le long d'elle ce lieu revienne, dans des guises et à des
degrés divers. Cette condition fait de la phrase une phrase qui s'obstine en
quelque chose, et cette “unité” minimale assure pour la phrase une impression
référentielle : tout se passe comme si le fait de revenir sémantiquement sur soi
prenait ipso facto la valeur de parler de quelque chose. Rastier formule cette
clause de “consistance sémantique” en posant que l'impression référentielle est
subordonnée à l'existence d'une isotopie qui s'étend sur la phrase, qui la traverse
de part en part : cela revient à définir le mot isotopie, qui désigne donc,
conformément à l’étymologie, toute récurrence du sens dans un lieu au fil d’une
unité de corpus (phrase, texte,…).
L’hypothèse de l’impression référentielle se vérifie en partie sur le cas des
énoncés absurdes. Rastier analyse quelques exemples classiques en soulignant
leur défaut d'isotopie :
« Ainsi ces quelques exemples, forgés par des linguistes :
(5) Colourless green ideas sleep furiously (Chomsky).
(6) Le silence vertébral indispose le voile licite (Tesnière).
(7) Le chlore lui a enlevé les anacoluthes (Martin).
L'énoncé (5) a suscité assez de littérature pour fournir prétexte à une mauvaise
thèse. Certains y ont vu de la poésie — moderne —, voire de la “bonne poésie moderne”
(Shaumjan). Chomsky, il est vrai, accumule des oppositions sémiques qui constituent
autant de quasi-oxymorons : ’colourless’ (= /incolore/) vs ’green’ (→ /coloré/) ; ’sleep’
(→ /calme/) vs ’furiously’ (→ /agité/) ; ’ideas’ (→ /abstrait/) vs ’green’ (→ /concret/) et
’sleep’ (→ /concret/).
Ces oppositions constituent autant d'allotopies. Elles ont pour effet de limiter les
isotopies génériques à celles qui sont obligatoires entre grammèmes liés.
1 .— SI, 143.
2 .— SI, 151.
170 Herméneutique et cognition
1 .— SI, 155.
2 .— SI, 156.
3 .— SI, 49.
4 .— SI, 50.
5 .— SI, 50.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 171
Se trouvent donc rejetés hors cette récapitulation les sèmes qui identifient les
sémèmes dans un taxème : ceux-là sont dits spécifiques.
Pour en revenir, cela dit, au concept d'impression référentielle, nous
l’aurons mieux compris si nous prenons en considération la façon dont Rastier
lui fait recours, notamment le genre de typologie qu'il en extrait, en modulant
son critère. Si, en effet, la présence d'une isotopie générique est le critère de
l'impression référentielle, il paraît normal que des critères analogues et plus fins
permettent de classifier quelque chose comme un degré ou un type d'impression
référentielle.
Rastier propose par exemple le tableau de la page 171, qui analyse six
phrases du point de vue de ce qu’elles contiennent en fait d’isotopie : une
isotopie générique (conformément au critère), une isosémie, c'est-à-dire une
isotopie d’un genre particulier, une isotopie spécifique, ou finalement une
allotopie, c'est-à-dire une étrangeté dans le sens, une disparité (éventuellement à
l’intérieur d’une isotopie). Au bout du tableau sont explicités, pour chaque
phrase, leur qualification en termes de vérité, et, pour finir, leur qualification en
termes d’intentionnalité, la propriété de projection de monde qu’on peut leur
attribuer : cela va de la dénotation platement réaliste à la non-dénotation pour
cause d'absurdité.
A. La blanquette
Référence à
est un plat de + – vérité
+ + l'univers
viande en sauce analytique
standard
blanche.
B. Le signal Référence à
vérité a
vert indique la + + – – l'univers
priori
voie libre. standard
Référence à
C. Le voisin – + – – indétermi-
l'univers
dort. nabilité
standard
D. Une Référence à
fausseté
orange est + + – + un monde
analytique
bleue. contrefactuel
F. Le silence
Absence
vertébral
indispose la
– affaiblie – + absurdité d'impression
référentielle
voie licite
172 Herméneutique et cognition
Compte tenu du fait que la phrase contient par ailleurs une isotopie
(‘voyage’), l’allosémie a de nouveau comme effet la modalisation du monde
projeté.
On voit donc comment l'utilisation ramifiée et diversifiée du critère
d'isotopie permet de rendre compte d'une façon non logique mais linguistique de
la modalité de référence des phrases : la pure analyse selon la vérité, par
exemple, ne nous permettrait pas de distinguer selon l’intentionnalité les phrases
E et F.
La théorie de l'impression référentielle nous fournit en quelque sorte une
théorie linguistique de l'intentionnalité, entendue au sens husserlien : comme
cette propriété structurale intrinsèque des représentations ou vécus de contribuer à
l'orientation du système auquel ils participent sur un corrélat objectal. Dire
qu’une phrase produit une impression référentielle, c’est comme dire qu’un
agencement de vécus détermine une visée intentionnelle. Ce parallèle doit,
néanmoins être discuté et commenté.
Une première remarque porte sur le choix du terme impression : c'est dans le
registre de l'éprouver que Rastier définit la référentialité des phrases. Alors que
chez Husserl, la disponibilité des noèmes renvoie à l'activité des noèses. La
théorie de l'intentionnalité linguistique ici proposée est la théorie de la réception
par l'esprit d'un “effet de bord” en lui de ce qui se noue au plan langagier plutôt
que la théorie d'une activité synthétique, productrice des corrélats objectaux
comme tels.
Une seconde remarque porterait sur l'idée même que la référentialité s'atteste
par la récurrence du même (l'isotopie). Cette idée n'est évidemment pas inédite
comme idée phénoménologique. On la trouve, à tout seigneur tout honneur,
chez Kant : dans la déduction transcendantale des catégories, Kant dit bien que le
Je pense se reconnaît lui-même à la récurrence de ses modes de synthèse
1 .— SI, 157.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 173
L'idée est donc que l'interprétation n'a rien d'archéologique, que le sous-sol
visé soit une absoluité primitive du sens ou l'empreinte de la subjectivité. Elle
est purement prospective, elle obtient le sens selon ses règles, et elle l'obtient
comme une nouveauté anonyme. Les isotopies sont l’enjeu majeur de
l’interprétation ainsi conçue, parce qu’au fond, elles sont l’effet de sens dans sa
dimension, qui seule importe : les “sèmes” sont donnés avant, et le niveau du
sémantique est dans cette mesure convenablement marqué dans son
herméneuticité profonde par la sémantique interprétative, mais le sens qui est en
débat pour l’intention de la juste compréhension des textes est plutôt celui qui
“émane” de la configuration et l’équilibration des isotopies. C’est à cette aune
que le mode interprétatif proposé a valeur de “production” instituant pour le
sens.
1 .— SI, 219-220.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 175
1 .— SI, 220.
2 .— SI, 221.
3 .— SI, 221.
4 .— SI, 221.
5 .— SI, 221.
176 Herméneutique et cognition
N
Int. intrinsèque Int. extrinsèque
(2) (4)
L+N
R R
Texte empirique
(1)
1 .— SI, 232.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 177
par (2), et la réécriture oulipienne par l'algorithme S→S+7, qui est du type (1)-
(5) sans passer par (4). Cette considération confirme l’attribution à l’interpréta-
tion d’une certaine “intériorité”, qui est sans doute plutôt intériorité du
sémantique qu’intériorité subjective. Néanmoins, telle quelle, elle relativise la
portée de la définition de l’opposition intrinsèque/extrinsèque en termes
d’opérations.
L'imputation des isotopies
Cela dit, comme je le faisais déjà valoir tout à l’heure, la prestation
maîtresse de la sémantique interprétative est la construction des isotopies.
Rastier doit donc nous expliquer ce qu'est – dans sa différence spécifique – la
construction d'une isotopie extrinsèque.
Il le fait effectivement, dans la section 3.2, en s'appuyant sur un exemple
d'interprétation chrétienne de l'ancien testament, due à Bède le vénérable. Comme
on va le constater, il enchaîne aussitôt, de cet exemple, à une discussion de la
légitimité des imputations d’isotopie extrinsèque. Le problème de l’interpréta-
tion, en effet, ne sera pas pour lui purement et simplement problème de la
limitation de la spontanéité interprétative à l’intrinsèque : la frontière de la
légitimité, si j’ai bien compris, passe à l’intérieur de l’extrinsèque, et c’est ce
qui fait toute la difficulté et la subtilité de l’affaire.
L’interprétation de Bède qu’il prend comme exemple – traditionnellement
classée comme allegoria quae verbis fit – est la réécriture de
‘Egredietur virga de radice Iesse, et flos de radice eius ascendet’
en
‘de stirpe David per Mariam Virginem Dominum Saluatorem fuisse
nasciturum’.
(Il nous faut parler quelque peu latin pour la comprendre, mais pas trop)
Cette réécriture est une lecture productive, elle se range du côté de
l’extrinsèque. Elle est en effet, selon Rastier, organisée autour de l'opposition
entre l'isotopie /végétal/ de la source et l'isotopie /humain/ du but.
Le tableau complet de la distinction des sèmes est le suivant :
/chrétien/
/spirituel/
178 Herméneutique et cognition
Dans l'exemple, cette double fonction est assumée par Iesse du texte source
qui porte le sème /humain/ et stirpe du texte but qui porte le sème /végétal/.
Nous avons maintenant une idée plus précise de ce qu'est une interprétation
extrinsèque : une réécriture qui déploie une isotopie générique autre, nouvelle.
Nous connaissons aussi un procédé fondamental qui limite en quelque sorte le
degré d’altérité de la source et du but dans le cas d’une telle interprétation : une
sorte de transposition (selon les définitions de Rastier) inter-isotopique selon
laquelle la source et le but se nouent sur des sémèmes d'intersection.
L’exemple de l’interprétation de Bède est-il en même temps celui de
l’interprétation extrinsèque acceptable, c’est-à-dire le type de nouage qu’elle
présente fait il critère en matière d’acceptabilité ?
Rastier se pose le problème à partir de la position de Greimas, et même d’un
exemple de lecture productive pris chez lui : dans sa lecture de Deux amis, ce
dernier regarde tout en termes d'une isotopie religieuse, qui semble de prime
abord convoquée par lui, surajoutée aux isotopies immanentes au texte de
Maupassant. L'exemple est largement décrit dans Sémantique interprétative,
nous n’en retenons que la discussion à laquelle il donne lieu. Rastier cite les
conditions de validité mises en avant par Greimas :
« elle [n.d.l.r. : la nouvelle isotopie] ne deviendra acceptable que si, d'une
part, une nouvelle lecture permet son élargissement aux limites du texte et que si,
d'autre part, elle ne met pas en évidence l'existence d'éléments sémantiques ou
narratifs qui seraient en contradiction avec la première isotopie figurative » 3.
De son côté il fixe une autre condition, qui est en substance celle du sémème
justifiant, condition critique très importante à ses yeux, et au nom de laquelle il
récuse par exemple les interprétations déconstructionnistes :
« Une première recommandation, formulée jadis (l'auteur, 1972, p. 93),
conseille, avant d'établir une isotopie générique, d'identifier au moins un sémème
appartenant sans équivoque au domaine sémantique considéré, c'est-à-dire
pourvu d'un sème générique inhérent, actualisé en contexte, et qui l'indexe dans
ce domaine »2.
Le parcours interprétatif consiste donc, d'une part, dans le geste qui décide de
l'isotopie supplémentaire, l'indexation des sémèmes sur une dimension
surimposée, et d'autre part dans un suivi synthétisant de la pluralité des
isotopies, qui les rapporte l'une à l'autre et identifie en quelque sorte secrètement
les identifications hétérogènes qu'elles sont.
Pour ce qui regarde l'introduction d’un domaine sémantique – afin de
connecter grâce à lui des isotopies déjà acquises par la lecture – Rastier répète la
1 .— SI, 239.
2 .— SI, 240.
3 .— Ce qui s’appelle enclosure chez Rastier.
4 .— SI, 243.
180 Herméneutique et cognition
recourt Husserl contre H.J. Watt dans les Ideen I : ce dernier oppose à la
phénoménologie le caractère possiblement altérant de la réflexion, seul moyen de
l'enquête phénoménologique, et Husserl lui répond en substance que la réflexion
est ce par quoi l’objet de type “vécu” nous est donné, et que donc une réflexion
fidèle – ou à tout le moins donatrice – est constamment présupposée dans
toutes les hypothèses de déformation qu’émet Watt. Il me semble, de même,
évident qu'une citation n'altérant pas le sémantisme des textes est constamment
présupposée par toute enquête sémantique, et fait partie sans doute des conditions
transcendantales “philologiques” de la sémantique comme connaissance : c’est
par la citation que l’objet textuel, phrase, mot ou passage nous est donné. Je
crois donc que l’orientation critique prise par la sémantique interprétative est une
véritable orientation critique, impliquant un sujet en tant qu’agent de l’opération
qu’est l’interprétation, et avant elle ou avec elle – mais de lui et pour lui – la
citation.
Ce point apparaît d’ailleurs assez nettement dans la suite du livre, où Rastier
continue à analyser les conditions de l'interprétation, en portant son attention sur
ce qui peut fonctionner comme instruction intrinsèque ouvrant la voie à une
interprétation et comme instruction extrinsèque : la mise en relief des fonctions
de ces instructions fait signe vers le sujet auquel elles s’adressent.
Rastier retient comme type d'instructions extrinsèques – susceptibles
d’autoriser ce dont la légitimité est constamment en question pour lui, à savoir
la réécriture productive, hétérogène – les normes de cohésion, de pertinence et
de cohérence.
Les premières autorisent à introduire des niveaux de sens (dissimiler) lorsque
le texte menace sinon d'être contradictoire. Rastier estime qu'en général, un
élément du contexte effectif permet d'éliminer la contradiction, et que les
isotopies supplémentaires n'ont donc été introduites que parce qu'on les voulait
depuis le début. Ces instructions ne sont donc pas légitimes.
Les secondes sont illustrées par l'exemple d'une isotopie érotique sous-
jacente déduite par l’interprète des redondances d'un texte, où il voit les
manifestations d'une “énergie” venant d’ailleurs. Rastier n'en réfute pas le
principe.
Les troisièmes se résument en fait à une norme d'adaptation du sens du texte
à l'idéologie du lecteur : celle-ci ne vaut pas grand'chose aux yeux de Rastier1 .
Au bout de cette longue réflexion sur la possible légitimité d’une lecture qui
ajoute, Rastier propose une conclusion qui délivre en même temps un jugement
sur le statut et les tâches respectifs de l’herméneutique et de la sémantique.
1 .— SI, 263.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 183
structurale tel que le décrivait Ricœur. Mais l’attitude sémanticienne qui est
derrière cette description des parcours interprétatifs offerts connaît
l’indétermination du sens, et reste ouverte sur les lectures productives selon un
critère qui n’est pas formellement limitant, qui ne circonscrit pas a priori le
possible à la manière d’une reconstruction scientifique standard. Enfin, la séman-
tique se refuse comme telle à être une théorie du déploiement des possibilités
interprétatives qu’elle enregistre et décrit : seule serait compétente à cet égard
une science des normes, que Rastier identifie a priori comme science des
idéologies.
Je termine cet examen du traitement de la question de l’interprétation proposé
par Rastier par quelque remarques esquissant un débat avec lui : mes remarques
ont été, je l’avoue, quelque peu préparées dans le compte rendu qui précède.
La première a trait à la question de l'instance subjective. Il fait explicitement
partie du projet de la sémantique interprétative – nous l’avons vu – de ne pas
faire entrer en ligne de compte ce qui se voit appeler “l'intentionnalité du sujet”
dans l’enquête sur le contenu sémantique des textes. Mais en même temps,
l'explication sémantique présuppose un caractère situé du texte. On ne cesse de
renvoyer les mots, les phrases, les passages à des normes ou conventions
environnantes, qui sont environnantes précisément au sens d'une situation du
texte. François Rastier a d'ailleurs pleinement mis en lumière ce point dans ses
plus récents travaux. Ce qui m’importe en l’espèce est simplement que la
situation est conceptuellement nécessaire à l’idée que se fait déjà dans
Sémantique interprétative Rastier de la modulation du sens par les normes. Le
concept historial de situation est d’ailleurs, en bilan, ce qu'il partage le plus
évidemment peut-être avec la tradition herméneutique. Mais ma question est
alors : comment le texte peut-il être situé sans que sa signification porte la trace
de l'engagement du sujet qui fait et qui est la situation ? En d’autres termes, il
n’y aura de normes proches et pertinentes pour des textes que si et pour autant
que des destinataires de ces normes sont impliqués dans l’occurrence de ces
textes : il est sans doute simpliste de donner ces sujets par qui le texte
s’événementialise comme leurs auteurs, leurs rédacteurs, mais il ne me semble
pas possible d’objecter à ceci que c’est “pour un sujet” que le texte se
singularise, et que, par suite, son système de normes plausibles devient
déterminable.
Je pense donc, en bref, que la méfiance dont Rastier fait preuve envers la
dimension subjective, dans cette affaire, se comprend à la lumière de l’anti-
subjectivisme structuraliste que relaie encore son travail. Mais qu’au point où il
s’est engagé dans la prise en compte de la situation, il devrait concéder que son
étude des parcours interprétatifs définit à vrai dire un sujet, dégage un “niveau de
subjectivité” lié au sémantique. Cette remarque pourrait être prolongée de
plusieurs manières, mais nous nous en tiendrons là.
Ma deuxième considération conclusive sur cette contribution de Rastier à la
question de l’interprétation sera qu’elle a généralement le style d’une
objectivation : pas de sujet, certes, mais la sémantique interprétative promeut
en revanche un objet. Ce que Rastier objective est – tout simplement, et
conformément à ce qu’implique le sigle sémantique – le sens : il tient qu'il y a
une description légitime du sens dans l'objectivité qui lui revient de droit. En
184 Herméneutique et cognition
acceptable, dont est choisi un exemple pris dans Bède ; une troisième fois dans
l’exposé de la “stratégie” de l’exploration des parcours interprétatifs possibles.
Étudions ces illustrations du point de vue de nos trois pôles caractéristiques.
La flèche
Il ne doit pas y avoir, chez Rastier, quelque chose comme un comprendre
heideggerien : dans sa perspective, cela reviendrait à autoriser l'intentionnalité du
sujet comme paramètre du sémantique, ce qui va expressément contre ses vœux.
On peut tout de même détailler le problème, en regardant plus précisément si
quelque chose tient lieu de la flèche dans chaque putatif cas d’herméneutique :
1) le sème et le sémème nouent leur rapport dans le taxème indépendamment
d’une “projection” (vers le possible) ou d’un engagement du sujet. Évidemment,
je sais toujours, en situation, de quel taxème relève le sémème que je rencontre,
et l’on pourrait dire que cet “effet de situation” est la flèche, mais il est clair
qu’il n’est pas thématisé dans la sémantique interprétative. Pour celle-ci, en
somme, j’appartiens aux normes et j'éprouve donc les valeurs, mais on ne décrit
pas cet éprouver comme ma projection, signant mon appartenance et posant
mon monde de normes comme tel : donc, il ne se dégage aucune valeur de
“flèche” en notre sens, que ce soit la flèche centrifuge du comprendre ou la
flèche centripète de l’annonce.
2) En décrivant l’interprétation comme réécriture, et l’interprétation
canonique comme une réécriture productive licite, il est clair que Rastier décrit
un mouvoir orienté. Il est donc implicitement présenté une flèche impulsion de
la réécriture, en même temps que notre attention est attirée sur la responsabilité,
inhérente à son exercice, de la divergence possible : réécrire apparaît en quelque
sorte comme une activité qui joue avec un écart par lequel elle est
essentiellement tentée. On peut estimer qu’on n’est pas loin de la conception du
Dasein comme projection-engagement, dans une figure littérale et sémantique de
ce dernier.
3) La doctrine conclusive de l’interprétation met en scène explicitement une
flèche, s’il est vrai qu’il faut prendre au sérieux la notion de parcours
interprétatif. Si l'interprétation est un chemin, elle ne peut que s'originer dans
une impulsion ouvrant le chemin. En fait Rastier envisage clairement cette
impulsion comme l'esquisse d’une arborescence : le pré-dessin des possibilités
de réécriture, avec leurs bifurcations, s’exprime si je comprends bien par un arbre
fini et discret. Cette flèche est la même que celle évoquée en 2), elle enveloppe
la considération de l’existentialité de l’interprète, gouvernée par la responsabilité
de divergence.
La “flèche de la phénoménologie” par excellence, à savoir celle de
l’intentionnalité, est, cela dit, présente chez Rastier, nous l’avons vu : avec sa
théorie de l’impression référentielle. Nous avions alors remarqué que
l’intentionnalité sémantique était décrite comme un éprouver : cela tendrait à
rapprocher la “flèche” en question de sa version centripète chez le second Heideg-
ger (la flèche de l’annonce). Mais ce qui est le plus notable, à y mieux réfléchir,
est que, chez Rastier, la flèche de l’intentionnalité et celle de l’impulsion de
l’herméneutique ne coïncident pas : cette superposition est le fond de l’apport de
la phénoménologie herméneutique, et nous avons vu dans la première partie du
livre à quel point elle engendrait un problème (chez Heidegger, tout d’abord, le
186 Herméneutique et cognition
maintenant ces analyses, mais pointer ce qui fait défaut néanmoins pour qu’on
puisse voir dans l’occurrence du sémème l’illustration du parler : au parler doit,
en principe, être attaché une valence “pragmatique” du sens. Or cela convient
beaucoup mieux à un parler phrastique, que Heidegger a visiblement à l’esprit
dans les paragraphes de Sein und Zeit où il introduit ces notions, qu’à aucun
parler nominal. De même le parler doit être articulation actuelle, et, dans le cas
du sémème, l’articulation se produit au plan virtuel du taxème, entre ses divers
sémèmes.
2) Du côté de l’interprétation comme réécriture, il y a cette fois un sujet
méthodologique, qui inscrit son interprétation comme réécriture, manifestant
telle ou telle des diverses opérations envisagées par Rastier (délétion,
condensation, etc.). Quoique, cependant, il y ait inscription et qu’elle soit émise
par un sujet, dans un acte interprétatif contingent, il ne semble pas que cette
inscription détermine et porte à la publicité quelque chose de d’abord
informellement intentionné, comme il arrive dans le schéma canonique. Rastier
insiste bien sur le fait que les réécritures doivent “passer par le sens” pour être
des interprétations, c’est au nom de quoi il disqualifie la transcription en Braille
ou une anamorphose oulipienne, mais le sens n’est pas vu en même temps
comme anticipation, pas même comme anticipation de réécriture tout
simplement. Ou du moins le texte de la Sémantique interprétative ne nous
force pas de comprendre ainsi les choses. Similairement, il me semble que
Rastier n’insiste pas non plus sur la valence pragmatique des “réécritures-
comme-interprétations”, sur le fait qu’elles s’adressent à un destinataire et
modulent une sorte de contrat intellectuel ou sémantique avec lui. Le moment du
parler n’est donc que faiblement illustré.
3) Du côté de la doctrine interprétative enjoignant la composition du
diagramme des lectures possibles, on est plus près d’avoir une instance du
parler : le diagramme des imputations d’isotopies pertinentes d’après les
occurrences “philologiques” et les instructions extrinsèques plausibles est
comme l’anticipation structurée de toutes les interprétations possibles du texte.
Mais l’achèvement ou l’accomplissement qu’est cette inscription du théoricien
est l’achèvement ou l’accomplissement de ce qui se situe “avant” la performance
interprétative vivante, en situation, il ne s’agit donc pas d’un parler comme on
l’entend strictement dans notre modèle. Une performance interprétative, un
accomplissement explicite du sens du texte via une réécriture de celui-ci
correspond plutôt à une branche du diagramme. La doctrine interprétative de
Rastier prévoit donc une sorte de pré-parler herméneutique, ayant le caractère de
l’effectivité et de l’articulation sans avoir celui de la destination contingente, de
l’événementialité de la parole. La mise en forme du diagramme est-elle
néanmoins, de la part du sémanticien, une prise de position dans un espace
dialogique, une performance, une énonciation polarisée ? Oui, en quelque sorte,
fût-ce de manière neutralisée et négative. Pour former le diagramme, le
sémanticien doit prêter l’oreille à toutes les normes qui environnent le texte, se
glisser dans toutes les volontés de réécriture qu’il sollicite : il doit habiter pour
ainsi dire toutes les postures pragmatiques liées aux réécritures singulières que le
texte motive, en sorte que son diagramme “parle” la situation sémantique à
l’intention de tous les lecteurs “vraiment” situés par le texte.
190 Herméneutique et cognition
le voit, à une vision qui privilégie une certaine notion de forme atemporelle, ou
relevant d’un temps propre de son déploiement, comme âme du sens. Ce que
Jean Petitot a montré de façon profonde et convaincante dans son
Morphogenèse du sens1 , c’est que de telles formes pouvaient être considérées
comme toujours foncièrement géométrico-dynamiques : l’arbre chomskien de la
phrase devra être lui-même compris à la lumière d’une intrigue dynamique
profonde de la phrase “dictée” par le verbe, intrigue par le chemin de laquelle
s’organise la structure casuelle et prennent leur place formelle sles différents
actants. De cette structure l’arbre chomskien reflète quelque chose en la projetant
sur un arbre finitaire-discret, où la signifiance géométrico-dynamique des rôles
est oubliée. Quoi qu’on pense de la légitimité de la correction ou de
l’approfondissement ainsi apportés par le morphodynamisme, le principe déniant
toute valeur intrinsèquement sémantique au facteur positionnel n’est
apparemment pas remis en cause par elle ou lui : dans les deux lectures, le sens
est rapporté à une structure étrangère au temps linéaire de la phrase. Donc, une
modélisation sémantique restaurant pour cette linéarité une incidence sémantique
légale apporterait une rupture essentielle. Il est clair aussi que cette rupture est
exigée par le point de vue herméneutique sur le sens : pour celui-ci, le moment
d’occurrence – intra-existentiel, intra-textuel et même intra-phrastique – fait
partie de ce qui peut qualifier la situation, dont le sémantisme est supposé
dépendre à tous égards. Comme on va le voir, le modèle de McClelland et
Kawamoto n’accomplit pas une telle rupture. Pourtant, il est clair que la
technicité informatique a les moyens de prendre en charge la séquentialité : le
genre d’effectivité que possèdent les réseaux, ainsi que le genre de procédures de
vérification qui leur est associé, appelle pour ainsi dire l’intégration de la
séquentialité au traitement sémantique.
La question de l’effet de contexte est d’une importance égale. La conception
qui égalise le sens à une forme directrice de la phrase – évoquée à l’instant pour
être imputée à la fois au chomskisme originaire et au morphodynamisme
thomien – implique aussi, prise à la lettre, ou réduite à son style fondamental,
la non prise en considération de l’altération contextuelle du sens : si le sens est
une forme directrice, cette forme doit, pour être directrice précisément, se
déployer de manière architectonique, c'est-à-dire à chaque fois à partir de règles ou
de schèmes qui ne peuvent pas être affectés par ce qui les remplit ou ce à quoi ils
s’appliquent (soit, toujours, des éléments lexicaux particuliers). Selon cette
vision, c’est un sémantisme de verbe qui choisit des entrées lexicales convenant
à ses rôles, et pas le “cercle” de détermination émanant de la séquence des
stimulations sémantiques qui sélectionne la forme d’ensemble ainsi que les
sémantismes locaux.
Là encore, le passage au connexionisme invite à la prise en compte de cet
élément laissé pour compte par le “platonisme” spontané des points de vue
évoqués : il n’y a rien de plus naturel à modéliser dans un réseau qu’une
interdépendance entre termes ou fragments de détermination de termes. Si l’on
analyse de ce point de vue le passage du morphodynamisme thomien au
connexionisme, on voit que cette nouvelle possibilité est justement un bénéfice
apportée par ce passage : dans l’approche thomienne, la configuration
catastrophique est attachée à un potentiel déterminant un champ de vecteurs, dans
— Finalement, les cases de ce second tableau sont toutes connectées avec les
cases de quatre nouveaux tableaux, un par rôle casuel (agent, patient, instrument,
modifieur). Chaque rôle appelle deux relata, l’un verbal et l’autre nominal pour
les trois premiers, les deux nominaux pour le dernier : la fonction agent est, par
exemple, assumée par un nom vis-à-vis d’une action exprimée par un verbe. Le
tableau associé à agent, conséquemment, contiendra une unité pour chaque
conjonction de trait de verbe avec un trait de nom (par exemple, cause=oui et
volume=grand). L’activation de l’unité, dans l’exemple, dit dans quelle mesure
ce qui est effectivement agent est grand et ce qui est effectivement action une
causation.
Comme les activations au deuxième niveau sont stochastiques, les
activations dans les quatre tableaux finaux le sont aussi. On effectue
l’apprentissage du réseau en modifiant progressivement les valeurs des forces
d’influence des connexions des cases des tableaux de niveau 2 vers les tableaux
de niveau 3, selon la méthode de convergence du perceptron, c'est-à-dire en
corrigeant ces influences au fur et à mesure en fonction de l’erreur commise. En
faisant tourner le système sur un réseau devenu compétent, le système produit à
partir de la phrase d’entrée quatre tableaux de rôles qui permettent de
“reconnaître” par leurs traits sémantiques les éléments lexicaux qui entretiennent
la “relation casuelle” liée au rôle : en “projetant” en quelque sorte le tableau sur
ses colonnes, on “voit” par exemple quel vecteur sémantique de nom sous-tend
les activations de conjonction avec les traits du verbe.
Ce dont le modèle rend compte, ce sur quoi il travaille en quelque sorte, c’est
la résonance ou l’affinité sémantique entre les relata de rôles : si une influence
de connexion d’une unité du tableau 2, exprimant un degré de cooccurrence entre
deux traits sémantiques dans un élément lexical, vers une unité d’un tableau de
niveau 3, exprimant jusqu’à quel point le couple de tel trait nominal d’agent et
tel trait verbal se réalise dans le fait d’agentivité de la phrase, possède de la force,
cela traduit le fait qu’en bilan sur le corpus, la co-occurrence de ces traits dans cet
élément lexical “appelle” une réalisation de l’agentivité dans la phrase de ce type,
incluant un tel couple. Le rapport sémantique de soi à soi de chaque mot exerce
en somme une pression pour l’actualisation d’un “élément” de forme
relationnelle, d’une esquisse sémantique de relation agentive. L’effet de contexte
est donc mis en scène ici comme causalité du sémantisme occurrentiel vers le
couplage sémantique structurant la phrase : chaque mot prétrace le visage sé-
mantique des relations de l’arbre. La résultante de ces influences va “fixer” le
verbe, l’agent et les autres rôles non pas comme occurrences lexicales
estampillées mais comme vecteurs de traits, c'est-à-dire acceptions de telles
occurrences : c’est de cette façon que l’on peut comprendre que le système sache
sélectionner une acception de broke ou de chicken. En mettant en entrée
l’acception générique de broke, on peut récupérer en sortie une autre acception
du même broke.
On peut essayer de juger jusqu’à quel point le système intègre à la
modélisation la fonction de la séquentialité d’une part, celle de l’effet de contexte
d’autre part.
Mais une première remarque s’impose d’abord : la modélisation prévoit en
fait que le sémantisme occurentiel “agit” par le truchement de son rapport de soi
à soi. Ce qui “envoie” de l’activité, c’est le tableau des conjonctions de traits sé-
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 197
premier niveau d’interaction structurale, nous l’avons dit, est en fait présupposé
par ce moment de l’approche, il faut déjà avoir envisagé sur le mode différentiel
les significations pour disposer des axes sémantiques pertinents et des repères qui
les jalonnent. On peut se demander, d’ailleurs, si la voie suivie permettrait de
rendre compte, via des raffinements ad hoc, du phénomène contextuel que décrit
Rastier, et qui est la sélection d’une dimension sémantique par le contexte, ou
l’influence du genre ou de la dimension d’un sens sur le sémantisme des
voisins : il n’est pas clair, si l’on s’en tient au modèle comme il est présenté,
qu’un “type” sémantique pertinent pour la compréhension puisse émerger dans
cette valeur de pertinence de la séquentialité de la phrase. La détermination
contextuelle émane de la subsomption de l’élément lexical sous des prédicats
préparés, et concerne une description sémantique des relations de l’arbre
similairement préparée.
Convaincus que notre lecteur aura déjà compris et senti à quel point cette
problématique de modélisation “marche sur les brisées” de l’herméneutique, nous
abordons maintenant la modélisation sur laquelle nous voulions principalement
faire porter notre attention.
1 .— Fuchs, C. & Victorri, B., 1996, La polysémie (abréviation LP), Paris, Hermès, 27.
2 .— LP, 37.
200 Herméneutique et cognition
points d'un hypercube obtenu en faisant le produit avec soi d'autant de segments
[0,1] qu'il y a de traits pertinents.
— l’objet mathématique fondamental du modèle est une application qui
à chaque élément de l'espace des indices – donc à chaque qualification du
contexte – associe une fonction sur l'espace sémantique, fonction qui est
dénommée “cas de figure de l'interprétation” : sa valeur en un point de l'espace
sémantique est en quelque sorte le degré d’invraisemblance de la valeur
sémantique considérée dans le contexte dont la fonction est l'image. Sont donc
privilégiés par le “cas de figure” les minima de la fonction, les valeurs en
lesquelles il y a minimum étant des valeurs de plausiblité maximale (localement
en général). Pour fixer, les idées, montrons (à la figure 22) comment il faut
concevoir le “cas de figure de l'interprétation” associé aux deux énoncés (b) et
(b') envisagés tout à l'heure.
(b')
(b)
Discussion du modèle
Les termes mêmes qu’utilise Bernard Victorri pour présenter son modèle
nous montrent que pour lui, à ce moment de sa recherche au moins, le réseau
qu’il a conçu et rendu compétent “interprète”. Et nous avons vu, mieux encore,
que cette performance interprétative, il se la représente comme une figuration
schématique de celle de la psychè humaine, il décrit le geste interprétatif mis en
scène par son modèle en analogie avec l’accomplissement psychologique de la
compréhension du langage. On aurait donc, avec cette modélisation rendant
compte de la désambiguisation des termes polysémiques en contexte, un
exemple d’herméneutique artificielle témoignant en faveur d’une herméneu-
tique naturalisée, d’un fonctionnement herméneutique de la psychê. Pourtant,
selon la méthode adoptée depuis le début de cette section, nous devons soumettre
ce sentiment à une épreuve critique, en nous demandant dans quelle mesure les
trois moments du dispositif herméneutique sont repris dans la construction
théorique de Victorri. Cela nous permettra aussi de juger si son emploi du
vocabulaire interprétatif correspond à quelque chose de profond, ou si, comme
1 .— MP, 26.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 203
tendrait à la faire croire le fait que ces formulations ont été abandonnées dans la
rédaction ultérieure du livre, il ne s’agissait là que d’une “façon de
communiquer”.
La flèche
La “situation herméneutique”, nous l’avons vu, est représentée dans cette
modélisation par la fonction d’invraisemblance, ou, si l'on préfère, par le
paysage d'attracteurs qu'elle détermine. Ou plutôt, ce qui précède n'est encore pas
tout à fait exact, car ce paysage n'est à la lettre que le champ de possibilité
sémantique de la situation, résultant de la somme des influences contextuelles :
cette distribution du possible est pour ainsi dire le legs des différents indices
contextuels. La situation totale inclut aussi ce qui est la projection du sujet en
ou devant cette distribution : la sélection d'un point de l'espace sémantique, dont
va dépendre l'attracteur de stabilisation. D'ailleurs, Victorri est prêt à penser le
contrôle de la sélection de ce point par le sujet, comme en témoigne la fin d'une
citation que nous avons donnée. Si on prend la situation comme la simple
donnée du paysage d’attracteurs, on refuse implicitement le cadre herméneu-
tique : ce dernier “veut” qu’une situation soit toujours une implication orientée,
ce que j’ai appelé la flèche est justement ce “phénomène“ originaire
d’implication (ou de sollicitation).
Selon mon analyse, le modèle de Victorri comprend la flèche comme celle de
l'entrée dans l'interprétation : celle-ci a un aspect décisoire, événementiel, qui
est la sélection d'un point dans un espace (sémantique), mais elle est inséparable
de cette sorte de “préparation passive” qu’est la polarisation dynamique de la
qualité dans cet espace par le contexte (en se déterminant selon la dynamique
induite par le contexte, les attracteurs font de l’espace de projection qu’est
l’espace sémantique un champ inducteur de qualités).
On peut raffiner la discussion en observant que dans un tel dispositif, la
“chute” du sujet dans la situation herméneutique passe en quelque sorte au niveau
méta-théorique. Victorri l’évoque uniquement dans le parallèle psychologique
qu’il propose, et plutôt comme un acte libre (le sujet anticipe un point de la
courbe pour aller optimalement à un attracteur) : il ne prend pas en charge, dans
le modèle proprement dit, une naturalisation de la sélection d’attracteur, la
rapportant à quelque mécanisme mathématiquement déterminable. Dans le
modèle catastrophiste général, on prévoit en principe une physicalisation de la
sélection : la convention de Maxwell, notamment, inscrit la sélection comme
nécessité, analogisée à la nécessité variationnelle classique de la physique (c’est
toujours l’attracteur incarné par le plus petit minimum qui est choisi, en sorte
que le point de chute dans la fibre où se tient la dynamique interne – ici “l’espace
sémantique” – n’importe plus). Peut-être la convention du délai parfait
constitue-t-elle à cet égard une sorte de demi-mesure : la sélection s'“explique”,
si l’on veut, par la trajectoire des sélections, résumant les positions de
projection dans l'espace sémantique (en général la fibre) à chaque instant, elle est
“déterminée” au sens d’une contamination le long du continu par le passé de
cette trajectoire, mais celle-ci dans sa globalité n’est pourtant pas nécessairement
rapportée à une nécessitation mécanique “externe”, à des équations de contrôle
supplémentaires. Donc la convention du délai parfait peut “traduire” la façon
dont un choix de qualité se prend dans sa propre loi, dont une décision se projette
en nécessité. Pour discuter jusqu’au bout de la contingence de la flèche dans le
204 Herméneutique et cognition
Dans le cadre d’une “théorie générale”, donc, l’effet de contexte serait décrit
comme une interaction, soit une détermination circulaire.
La difficulté est réévoquée lorsque, détaillant quelque peu le contenu formel
du modèle, Bernard Victorri évoque le repérage des indices par les sommets d'un
hypercube :
« Comme nous l'avons déjà fait remarquer dans notre première partie, il y a
un problème de fond qui se cache derrière l'attribution de valeurs à certains
1 .— MP, 23.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 205
indices. Quand ces indices sont portés par des expressions elles-mêmes
polysémiques, il y a souvent une relation étroite entre le choix d'une valeur pour
cet indice et le type d'interprétation de l'expression que l'on étudie. Nous nous
sommes efforcés de briser ce cercle vicieux en limitant le codage de ces indices
à des informations qu'une machine pouvait obtenir dans le contexte immédiat lui-
même. Nous sommes conscients de la précarité de ce critère, mais une fois de
plus, il s'agit là d'une première étape : le problème de fond trouvera de lui-même
sa solution quand nous serons à même de modéliser les interactions entre
plusieurs expressions polysémiques dans un même énoncé. »1
Ici le mot magique cercle est prononcé, seulement pour nommer la menace
d’une inconsistance, d’un cercle vicieux il est vrai ; mais la fin du passage nous
informe à nouveau de ce qu’il devrait y avoir, au fond, un (bon) cercle
d’interaction.
En fait, la problématique du cercle est aussi croisée à un autre moment de la
modélisation, plus en amont : lorsque le modélisateur choisit d'identifier les
valeurs polaires autour desquelles se détermine l'espace de signification de
l'énoncé à ses paraphrases admissibles :
« Ce choix des paraphrases comme éléments de sens est discutable. En effet
chaque paraphrase présente un degré de complexité équivalent à l'énoncé initial,
et s'il est vrai qu'elle “tire” le sens de l'énoncé dans une direction particulière,
elle le fait dans plusieurs dimensions du champ à la fois, et n'a donc pas c e
caractère élémentaire souhaitable. De plus, certaines contraintes syntaxiques
peuvent rendre une paraphrase inadmissible pour des raisons autres que
sémantiques (nous avons essayé de nous prémunir contre ce phénomène en
admettant des variantes pour certaines des paraphrases). Mais ce choix a un
énorme avantage qui nous a fait passer outre ces objections : il permet de
travailler de bout en bout à l'intérieur du système de la langue, en utilisant des
critères strictement linguistiques dans la détermination des interprétations. »2
Le problème de la paraphrase est un problème qui, pour autant que j'en juge
bien, traverse toute la linguistique, indépendamment de l'effort original de
modélisation commenté ici, et il se rattache effectivement au cercle
herméneutique. La nécessité et l'insuffisance des paraphrases réside dans cette
clôture du sens qui fait que le sens ne s'explicite que dans des phrases, qui en
sont toujours à nouveau des implicitations, nécessité qu'affronte comme
l'obstacle à contourner tout projet de naturalisation du sens, cependant que
l'insuffisance corrélative est le fardeau que traînent tous les projets de description
exacte du sens. La circularité qui affecte les explicitations paraphrastiques du
sens résulte aussi de la résistance du sémantique à toute articulation
compositionnelle de lui : les paraphrases reprennent “globalement” le sens
qu’elles sont supposer éclairer au lieu d’en mettre à plat et en série
d’hypothétiques constituants élémentaires. Ce qui nous ramène au cercle
herméneutique de Schleiermacher, celui de la double dépendance du local et du
global en sémantique.
En tout cas mes citations prouvent que, dans sa modélisation, Bernard
Victorri a en quelque sorte la volonté d'assumer le cercle dans plusieurs de ses
formes. D’un côté, il souhaite mettre en œuvre un réseau qui “traduise” le cercle
de Schleiermacher dans ses interactions, de l’autre, il veut garder sa construction
théorique, dans son ensemble liée à la clôture paraphrastique du sens, en tant que
1 .— MP, 33.
2 .— MP, 33.
206 Herméneutique et cognition
HERMENEUTIQUE NEURALE ?
Le computo-représentationnalisme avait construit tout un système de raisons
raisonnables pour maintenir hors du champ cognitif la connaissance du substrat
neurologique de l'activité mentale. Cette connaissance, en principe, ne devait
servir qu'à comprendre l'enracinement organique d'une intelligence dont les
opérations et le mécanismes eussent été rendus clairs par ailleurs. En fait, les
traités et les articles avouaient souvent, au détour d'un argument, que la
connaissance positive de l'implantation pouvait avoir des conséquences non
négligeables sur la représentation théorique d'ensemble de l'activité cognitive.
Dans l'ouvrage de Pylyshyn, on exprime ainsi cette vraisemblance en disant que
la structure des entrées-sorties n'est pas sans retentissement sur la caractérisation
de la machine informavore qu'est la pensée : on l'exprime dans les termes
208 Herméneutique et cognition
La catégorisation primitive
La première brique sur laquelle se construit la “théorie biologique de la
conscience”, la TNGS (theory of neuronal group selection) comme l’appelle
Gerard Edelman, est l'explication de la catégorisation perceptuelle élémentaire
par la notion de réentrée. Cette catégorisation définit donc le premier niveau
que nous aurons à prendre en considération.
Ce dont Edelman veut rendre compte, au moyen de la réentrée, semble
précisément ce que nous avons vu au centre de toutes les démarches descriptives
de Merleau-Ponty : la synthèse des différentes modalités perceptives dans le
contexte d'une dynamique du sentir où co-intervient le comportement moteur. En
d'autres termes, le dispositif neurophysiologique mis en avant est supposé sous-
jacent à notre manière de conquérir les objets de notre environnement et leurs
qualités perceptives : la sensation n’est jamais séparable du mouvement qui
nous porte vers le senti, la passivité de la réception est toujours circulairement
reliée à l’activité du se tourner-vers. La notion husserlienne de kinesthèse avait
originairement introduit dans le discours phénoménologique cette circularité1 .
Edelman décrit en termes de réentrée la même circularité, qu’il comprend,
donc, comme à la source de ce qu’il appelle catégorisation perceptuelle : on
risquerait, comme philosophe, de comprendre qu’il s’agit déjà du jugement
prédicatif énonçant qu’un objet déterminé a une qualité déterminée, une couleur
par exemple. Comme la suite le montrera, il n’en est rien, le “niveau” est trop
primitif pour cela.
Restituons maintenant le “récit” positif de l'avènement de la catégorisation
perceptuelle proposé par Edelman, avec ses schémas. Edelman distingue trois
phases, figurées comme l’indique la figure 23.
La première phase, correspondant à la première rangée (1) du schéma, est
celle où s'établissent des liens entre certaines cellules cérébrales, sous l'influence
de molécules “morphorégulatrices” (les “cell adhesion molecules” = CAM et
les “substrate adhesion molecules” = SAM). Cette phase est purement interne à
l'organisme, elle résulte d'une dynamique inspirée par un contrôle chimique. À
l'issue de cette phase se sont spécifiés des groupes, le graphe neural résultant
s'appelle le “répertoire primaire”, symbolisé au bout à droite de cette première
rangée.
1 .— Telle qu’elle est introduite par exemple dans Chose et espace, §45 et 46.
210 Herméneutique et cognition
La seconde phase – qui fait l’objet de la rangée (2) – est celle de l'exposition
du répertoire primaire à l'expérience, id est aux stimuli externes : le signal
externe suscite un comportement qui a sa part neurophysiologique, et donne lieu
à une modulation quantitative des liens synaptiques. Le graphe à connexions de
forces variables qui en résulte – et qu’on trouve à nouveau au bout à droite de la
rangée – s'appelle le répertoire secondaire.
(2)
Modification
Sélection à travers des forces
l'expérience (donnant
le répertoire d'une population
secondaire) de synapses
Stimuli
Temps 1 Temps 2
Cartographie
réentrante
Réentrée
Caractéristiques
Caractéristiques corrélées
x y
° x° x y
x y
x
°
y
°
° x
y
°
Carte 1 Carte 2
Nous devons comprendre, cela dit, que ce dispositif – fondé sur les réentrées
entre cartes – de la catégorisation perceptuelle primitive vaut comme solution de
ce qui s’appelle, dans le contexte cognitif, le binding problem : grâce au lien
réciproque entre cartes, les informations émanant des diverses modalités
sensorielles peuvent être fixées sur les “mêmes objets”, de façon à constituer
notre manière d’avoir ces objets comme catégorisés de telle ou telle manière. Ce
dispositif est donc le substrat neurophysiologique de la “prédication
antéprédicative” de l'“objet pré-objectif” :
« Sous l’effet de la signalisation réentrante, et par le moyen de changements
synaptiques (cercles remplis), des configurations de réponse particulières dans
la carte 1 seront associées avec des configurations de réponse dans la carte 2.
Une généralisation peut avoir lieu en présence de signaux émanant d’objets non
encore rencontrés par le biais de réponses à des combinaisons de traits locaux
ou corrélations de traits résultant d’un échantillonage disjonctif antérieur de
signaux provenant d’objets similaires »2
1 .— « (…) sampling of signals as events in the world must follow the physical laws
governing spatiotemporal continuity. This requires… » ; RP, 47-49.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 215
W I
Cerveau moyen,
Septum, Centres de
Cortex Hippocampe, l'autonomie
Amygdale, etc.
C(W) C(I)
C(W).C(I)
Cortex
préfrontal, C[ C(W).C(I) ] (Mémoire)
limbique
son dispositif de base. La conscience primaire est un bon point d’appui à la fois
parce qu’elle est plausiblement le processus support de tous les autres processus
sophistiqués, le tremplin et la source, et parce que sa révélation expérientielle
n’est pas tributaire de l’introspection comme celle de la conscience supérieure
risque de l’être.
Le diagramme reproduit ci-dessus, pour y venir enfin, montre
essentiellement la coopération de deux registres, correspondant à deux
localisations ou spécialisations du système cérébral : les registres de la
catégorie et de la valeur, supportés par les systèmes thalamo-cortical et
limbique respectivement. Selon les mots d’Edelman, il y a opposition entre
« (…) deux sortes très différentes de structures et de fonctions nerveuses :
le système limbique et le tronc cérébral d’un côté, le système thalamo-cortical
de l’autre (…) »1
1 .— « (…) two very different kinds of nervous structures and functions : the limbic and
brain-stem system, and the thalamo-cortical system. » ; RP, 152.
2 .— « The first of these systems is related to appetitive, consummatory, and defensive
behavior. (…) In general, the neural circuits in the limbic and brain-stem system are polysynaptic
loops with a relatively low degree of local topographic mapping, and their temporal responses to
input tend to occur in slow cycles. These loops depend extensively on biochemical as well as
neural circuits, and they appeared in evolution well before the cortex and its thalamic
connections. » ; RP, 152.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 217
Dans cette citation, nous trouvons comme il est normal les seconds termes
de la triple opposition esquissée ci-dessus dans la présentation du système
limbique (rapidité, interconnexion, secondarité).
La boucle que montre le diagramme raconte alors en substance ceci :
— I est l'input interne du système limbique, W est l'input externe,
l'information sensorielle. C(I) est la catégorisation de I et C(W) la catégorisation
de W, ou du moins leur support neural. C(W) est ce qui a été amplement exposé
et diagrammatisé plus haut, comme le résultat de la réentrée motrice-
intermodale. C(I) est simplement postulé, en quelque sorte, de manière
analogique :
« C(I) est le support neural de la catégorisation de I, l’entrée intéroceptive –
autonome, hypothalamique, endocrine. Il est antérieur sur le plan de l’évolution,
commandé par des événements internes, médiatisé par des circuits limbiques ou
du tronc cérébral couplés avec des circuits biochimiques, et il manifeste une
activité phasique lente »2.
— Il y a des liens entre les catégorisations indigènes des deux systèmes (c'est
ce qui est noté C(W).C(I)).
— Par dessus ces liens, C(I) et C(W) font à leur tour l'objet d'une
comparaison (pré)-conceptuelle, comparaison entre catégorie (C(W)) et valeur
(C(I)) – entre ce qui est et ce qui est bon pour moi, pour formuler la chose avec
assez de limpidité quotidienne pour qu’elle devienne claire : c'est ce qui est noté
C[C(W).C(I)]. Le gras est là pour désigner plus qu'une catégorisation : une
(pré)-conceptualisation. Cette comparaison fait qu'un résultat catégoriel de la
perception peut être repris comme porteur de valeur, que quelque chose qui a été
perçue peut être classée comme bonne pour moi.
Edelman formule ainsi cette performance régulière de la conscience
primaire :
« À la difference de la catégorisation perceptuelle simple, ce système de la
mémoire corticale peut recatégoriser l’interaction combinée des deux systèmes
de base ou conduire une comparaison entre états de ces systèmes. Son operation
est médiatisée par des altérations synaptiques reflétant la relation entre catégorie
et valeur, qui sont largement le résultat de l’apprentissage et du changement
conceptuel fondé sur la catégorisation perceptuelle. La catégorie, qui est
largement mais pas entièrement médiatisée par des signaux extéroceptifs, est
déterminée par le comportement d’un animal dans sa niche lorsqu’il reçoit des
signaux environnementaux. La valeur est principalement auto-déterminée, dans
la mesure où elle est donnée par des contraintes évolutionnaires et éthologiques
reliées au phénotype. Néanmoins, certains éléments neuraux et certaines
Citons le aussi pour ce qui concerne la valeur d'image mentale gagnée par le
recept sensible à l’étape de la conscience primaire :
W1 I W I1 W I
1
1 2 3
C(W ) C( I1 ) C(W ) C( 1
I ) C(W ) C( I1)
1 2 3
C(W ). C( I1 ) C(W ). C( 1
I)
C(W1 ). C( I1 ) 2 3
t
t-1 t+1
Temps
C(I) Action
Primaire
C(W)
C[ C(W).C(I)]
Expérientiel,
appris,
épigénétique
faire intervenir un tel manipulateur, l’opération pensante n’a pas été captée du
tout par les dispositifs naturalisant.
Voici comment Edelman argumente – si l'on peut dire – le succès de sa
théorie vis-à-vis de ce critère :
« Puisque la réentrée vers et depuis les aires réceptives organisées en cartes
est en corrélation avec les signaux variés émanant d’un objet, et puisque les
catégorisations antérieures en mémoire peuvent interagir avec les sorties de ces
chemins de réentrée, il n’y a pas d’homoncule “regardant l’image”. C’est la
comparaison discriminante entre une mémoire dominée par la valeur mettant en
jeu le système conceptuel et la catégorisation perceptuelle en cours qui
engendre la conscience primaire des objets et des événements. Parce que cette
comparaison met en jeu un processus d’auto-amorçage temporellement
conditionné et une croissance ou altération continue de la mémoire, il n’y a pas
de régression à l’infini, comme dans les modèles homonculaires. »1
Concepts et présyntaxe
Edelman soutient, pour le dire brutalement, qu'il y a une conceptualité en
l'homme non enracinée dans l'usage linguistique, non tributaire de l'auto-
dépassement thématisant qu’est la conscience. Il essaie donc de spécifier au plan
neurologique des préconcepts. Cela suppose clairement que l'on possède des
critères de ce qui relève du conceptuel indépendamment de l'usage linguistique
ou du témoignage de la conscience intime. Voici ce que propose Edelman à cet
égard :
« Un animal capable de concepts est capable d’identifier une chose ou une
action particulière et de contrôler son comportement futur sur la base de cette
identification d’une façon plus ou moins générale. Il doit agir comme si il pouvait
former des jugements fondés sur la reconnaissance de l’appartenance à une
catégorie ou intégrer des “particuliers” à des “universaux”. Cette
1 .— « Since reentry to and from mapped receiving areas correlates the various signals
emerging from an object, and since previous categorizations in memory can interact with the
outputs of these reentrant paths, there is no homonculus “looking at the image”. It is the
discriminative comparison between a value-dominated memory involving the conceptual system
and current ongoing perceptual categorization that generates primary consciousness of objects
and events. Because this comparison involves a temporally conditioned bootstraping process and a
continual growth or alteration of memory, there is no infinite regress, as there is in homuncular
models. » ; RP, 155.
224 Herméneutique et cognition
Ici, c'est la capacité de faire une analogie qui semble garantir que le
chimpanzé possède ses catégories sur un mode “relationnel”. Le terme
relationnel est-il chargé, dans ce contexte, du genre de connotation
– hégélianisante – qui lui revient chez Cassirer ? Il est à la fois absurde et
excessif de le suggérer, et en dernière analyse impossible de le nier sans reste.
Mais poursuivons la discussion à partir de la théorie biologique
effectivement mise en avant. Edelman décide de comprendre la conceptualisation
à partir de la notion de carte globale. Une carte globale est un agencement
interactif de zones cérébrales concourant à un “traitement de base” du monde –
impliquant tout à la fois sa réception sensible multimodale, sa catégorisation, sa
mise en ordre temporelle locale, et un comportement moteur. La figure 28
contient le schéma que donne Edelman pour présenter la notion, et la citation qui
suit est la glose accompagnant ce schéma.
« (…) Les composantes essentielles sont (1) des couches sensorielles liées à
des ensembles moteurs séparés capables d’échantillonnages disjonctifs, comme
la rétine des yeux liée au système oculomoteur, ou les récepteurs d’un toucher
léger ou de kinesthèse liés aux doigts, à la main ou aux bras ; (2) une application
locale de ces couches sensorielles vers des aires réceptives primaires
appropriées, formant elles-mêmes des cartes locales ; (3) une profusion d’aires
secondaires organisées en cartes, une par modalité, pour réaliser les diverses
réponses submodales aux échantillonnages disjonctifs – ces aires secondaires
étant liées à leur tour aux aires motrices organisées en cartes ; (4) des
connexions extensives réentrantes entre cartes variées de chaque ordre, avec
réentrée ultime revenant à la carte locale primaire en vue de maintenir la
continuité spatio-temporelle ; (5) des aires sous-corticales (par exemple,
l’hippocampe, le cervelet, les ganglions de la base) pour mettre en ordre de
façon séquentielle les événements ou pour déclencher la sortie ; et (6) des
changements d’orientation et de posture appropriés, par le biais des couches
sensorielles de sortie, peuvent par là mener à des corrélations futures pendant la
période où ces mêmes couches accomplissent la détection de traits. Une carte
globale donnée peut consister en des contributions variables de la part des
différentes composantes et met en jeu une corrélation entrée-sortie. C’est donc
une structure dynamique qui est altérée lorsque l’échantillonnage par différentes
couches sensorielles et ses corrélations entrée-sortie sont modifiés par le
mouvement ou le comportement. Chaque altération peut modifier la sélection des
groupes neuronaux au sein des composantes. Notez bien qu’une carte globale
constitue un système distribué »1
Aires pariétales et
frontales, etc.
Modulation de
Cervelet
Hippocampe la sortie
Aire de réception
primaire - Carte locale
ÉCHANTILLONAGE ACTION
SENSORIEL
Altération de l'échantillonage
sensoriel par le mouvement
1 .— « (…) The essential components are (1) sensory sheets tied to separate motor ensembles
capable od disjunctive samplings, such as the retina in the eyes linked to the oculomotor system, or
receptors for light touch or kinesthesia linked to fingers, hand or arm ; (2) a local mapping of the
sensory sheets to appriopriate primary receiving areas, themselves forming local maps ; (3) a
profusion of mapped secondary areas for each modality to carry out various submodal responses
to disjunctive samples — these secondary areas are linked in turn to mapped motor areas ; (4)
extensive reentrant connections among various maps of each order, with ultimate reentry back to
the primary local map for maintenance of spatio-temporal continuity ; (5) subcortical areas (e.g.,
hippocampus, cerebellum, basal ganglia) for ordering sequential events or switching output ; and
(6) appropriate postural or orienting changes via the output sensory sheets can thereby lead to
future correlation during the time when these same sheets are carrying out feature detection. A
given global mapping can consist of varying contributions by each of the different components
and involves input-output correlation. It is therefore a dynamic structure that is altered as the
sampling by different sensory sheets and its input-output correlations are changed by motion or
226 Herméneutique et cognition
Vis-à-vis de ces cartes globales, les préconcepts opèrent sur le mode méta,
par l'intermédiaire de connections issues du cortex frontal. La (pré)-
conceptualisation est une méta-perception :
« Ces observations me conduisent à suggérer une hypothèse sur la fonction
des structures cérébrales qui sont responsables de la formation des concepts :
elles sont des structures qui peuvent catégoriser, discriminer et recombiner les
configurations d’activité dans les différentes sortes de cartes globales. »1
behavior. Each alteration can alter neuronal group selection within the components. Notice that a
global mapping constitutes a distribued system » ; RP, 55.
1 .— « These observations lead me to suggest an hypothesis on the function of brain structures
that are responsible for concept formation : they are structures that can categorize, discriminate,
and recombine patterns of activity in different kinds of global mappings. » ; RP, 144.
2 .— « Such connections must (1) stimulate portions of previous global mappings independant
of current sensory input ; (2) relate movement categories to the spatial references provided by
maps with either object-centered or body-centered coordinates ; (3) relate pairs or even larger
collections of movements in respect to a sensory modality or combinations of modalities, for
example, in terms of perceptually categorized object boundaries; (4) distinguish classes of global
mappings relating to objects from those relating to movements; and (5) mediate long-term storage
of the results of such activities, since concept formation requires memory. » ; RP, 144.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 227
Il s'agit donc d'une faculté d'agencer en séquence les “prédications” (au sens
de Langacker) élémentaires que sont les préconcepts. Elle se distingue bien
évidemment de la compétence réglée dont rendent compte les grammaires
récursives du paradigme symbolique :
« La capacité d’établir un tel ordre ne coïncide pas avec la syntaxe d’une
grammaire pleinement développée, cependant, parce qu’une telle capacité peut
s’exercer sans qu’il soit fait usage de symboles. »2
1 .— « That capability is a new kind of memory, one that can place concepts in an ordered
relation. » ; RP, 147.
2 .— « A capacity for such ordering is not the same as the syntax underlying a full blown
grammar, however, for such a capacity can be exercised without the use of symbols. » ; RP, 147.
3 .— « To distinguish such an ordering capability from the much more recursively refined
syntactical base of language, I shall call it presyntax. » ; RP, 147.
228 Herméneutique et cognition
façon telle qu’à certains concepts il serait seulement répondu dans un ordre fixe,
serait mis en place le fondement d’une nouvelle sorte de mémoire. Cette
mémoire – dans laquelle, par exemple, la réponse au concept d’un objet doit
toujours précéder (ou suivre) la réponse à un concept d’action – fournirait une
matrice pour l’usage de l’analogie et donc pour les premières bases de la
pensée. »1
1 .— « If temporal areas were linked reentrantly to frontal areas (and basal ganglia as organs
of succession) in such a way that certain concepts were responded to only in a fixed order, the
basis for a new kind of memory would be in place. This memory – in which, for example, the
response to a concept of an object must always precede (or follow) the response to a concept of
action – would provide a matrix for analogy and thus for the first bases of thought. » ; RP, 148.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 229
Le langage
La théorie du langage de Edelman n'est pas autre chose que l'hypothèse d'une
genèse du langage fondée sur les notions clefs de réentrée, préconcept et
présyntaxe. Elle s'oppose à la théorie chomskienne essentiellement par ce
caractère génétique : la morphologie symbolique des phrases n'est pas supposée
manifester la soumission à un code linguistique universel profond, mais se
comprend comme stabilisation apprise, émergeant comme nécessaire des données
neurophysiologiques et du jeu interactionnel de l'expérience.
Certes, Edelman mentionne les conditions purement mécaniques de
l'apparition du langage, qu'elles portent sur la nature de l'appareil vocal ou sur la
disponibilité d'une aire corticale (les aires de Broca et de Wernicke dans le cas
humain). Mais sa description est surtout centrée sur le double enracinement de
l'activité linguistique dans le préconceptuel et la présyntaxe :
— le langage est fondé sur la sémantique, et celle-ci consiste essentiellement
en l'association des contenus préconceptuels à des unités phonologiques ;
— l'exercice du langage est pour une part immense catégorisation des entités
linguistiques elles-mêmes : or Edelman conçoit cette catégorisation comme une
(pré)conceptualisation.
L'image du langage que tend à imposer la théorie neurophysiologique est
donc celle de quelque chose qui a sa sémantique dans la même fonction qui en
assure la réflexion dynamiquement essentielle. C'est une image séduisante,
ayant d’ailleurs des accents phénoménologiques, mais elle pose à nouveau le
problème de l'homoncule. Une telle bivalence du (pré)conceptuel est-elle
compatible avec le dispositif neurophysiologique en lequel il se résout ? Ou
bien cette bivalence confirme-t-elle le soupçon – déjà émis – que le
(pré)conceptuel est l'homoncule de la TNGS ?
Voici des citations présentant les deux modes d'intervention du pré-
conceptuel évoqués à l'instant :
230 Herméneutique et cognition
1 .— « (…) when sufficient phonology emerges (as the result of various specialized
evolutionary developments for speech), words and sentences become symbols for concepts, and
true syntax can appear. » ; RP, 174.
2 .— « (…) at that time in an individual when a lexicon is sufficiently developed, the
conceptual apparatus may recursively treat and classify the various productions of language
themselves – morphemes, words, sentences – as entities to be categorized and recombined without
any necessary further reference to their initial origins or their bases in perception, learning, and
social tranmission. » ; RP, 174.
3 .— « This speech theory proposes that the acquisition of phonological capacities in evolution
provided the means first for semantics and then for syntax to arise by the connection of
preexisting conceptual learning to lexical learning. » ; RP, 175.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 231
1 .— « I assume that the evolution of the ability to use language depends upon a close
connection between phonology and syntax and that syntax emerges richly in each individual only
after semantic bootstrapping takes place. (…) The resultant emergence, interaction, and
correlation of syntactic, semantic, and phonological levels by reentry provide a rich basis for the
developmental emergence of further syntactic rules and semantic interpretations. (…) As Pinker
has dicussed, syntactic knowledge already acquired can also be used to help interpret utterances
whose explicit semantic interpretation is otherwise not available. » ; RP, 176.
2 .— « The theory achieves this [n.d.l.r. account for syntactic sequences in a generative
manner without already assuming a large number of preexisting rules] by supposing that an initial
syntactic ordering or a primitive (such as that present in presyntax) can be expanded by the
addition of the activity of Broca's and Wernicke's areas to deal effectively with strings of
utterances. This occurs by recursively relating semantic to phonological sequences, generating
syntactic correspondances, and then treating such rules in memory as objects for conceptual
manipulation. The important neurobiological element in the theory is that this recursion occurs by
reentry among various cortical repertoires. » ; RP, 176.
232 Herméneutique et cognition
Conceptuel
Cortex frontaux,
pariétaux et
temporels
Sémantique,
Syntaxe
Aire de Aire de
Wernicke Broca
Cortex auditifs Cortex moteur
primaires et Phonologique
et prémoteur
secondaires
1 .— Nous nous référons dans ce passage à Jackendoff, R., Consciousness and the
Computational Mind, 1987, MIT Press (abréviation CCM).
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 233
Conceptuel
Sémantique
1 3 3
Syntaxique
Phonologique
Acoustique Moteur
Figure 10.2
L'ensemble fortement intriqué des fonctions connectées de manière réentrante du
langage. Comme il est montré en A, les réponses phonologiques peuvent être reliées
(1) à des concepts pour produire (2) une mémoire sémantique via apprentissage. La
mise en séquence motrice fixe un ordre syntaxique (3) dans la perception et la
production de phonèmes, mots et phrases. De multiples interactions dégénérées
peuvent intervenir aux différents niveaux.
Niveau s m antiq
ue, c
onceptuel
Niveau y
snta
xiqu
e 1
N iveau phonolo
giqu
e
I saw the cat
I saw wood
I saw wood
B syn. sm.
¥ ¥
¡ 3 ¡3
syn. sm. x
¥ p.
3 ¥
3 ¡ 3
¡ 3
Ma ry
syn. sm.
3 p. ¡ ¥ ¥
p. ¡ 3 ¡ 3
I saw
2
p.
lum ber
conceptuel 1
syntaxique 1
phonologique 1
acoustique 1 2
1 .— « Processing Hypothesis 3
In speech understanding, each part of each level of representation from phonology up is
derived by virtue of correspondances with neighboring levels. (Interactive parallel) » ; CCM, 101.
2 .— « My interpretation of the phenomenology, in light of the rest of language processing, is
that the language processor itself performs the selection of a single set of linguistic structures (one
of each level), and the selected set is all that is passed on to whatever mysterious mechanisms are
responsible for awareness. With a fully ambiguous sentence, the selection process cannot settle on
a single most salient structure but, as in the lexical access case, chooses one more or less
arbitrarily. It may, however, change its choice of time.
How then does willful choice of interpretation arise? This might be seen as the voluntary
creation of an internal biasing context. This context tips the scales of the selection process to
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 237
present the new interpretation and thereby causes the selection process to present the new
interpretation to attention and/or awareness. Thus, this view of the selection function is not
inconsistent with the phenomenology. » ; CCM, 119.
238 Herméneutique et cognition
1 .— Encore une fois, nos demandes ou nos critiques nous semblent légitimes dans le contexte
de la lecture décalée, depuis le référentiel herméneutique, qui est la nôtre. Nous ne prétendons
nullement pointer une faille scientifique dans le discours d’Edelman, ce qui passerait de beaucoup
notre compétence.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 243
1 .— On peut soutenir que l’articulation syntaxique est “déjà” temporelle : mais elle se laisse
tout de même inscrire comme arborescence, et cet état synoptique de l’articulation compte dans
ce qui atteste l’achèvement du parler au sens heideggerien, du moins selon ma compréhension.
244 Herméneutique et cognition
mon image mentale du monde. On posera la même question : cela peut-il être
pensé comme articulation ?
Puisque les acquisitions conceptuelles du type C[C(W).C(I)] sont supposées
avoir un poids causal vis-à-vis du comportement futur de l'organisme, quelque
chose s’est effectivement achevé en elles et avec elles qui va résonner dans un
futur, il y a bien par elles une promesse de récurrence (celle du dégoût ou du
désir), mais dans cette récurrence promise, ce n’est pas clairement une
articulation qui se montre : l’entrée favorable sera dite reconnue en raison de sa
conceptualisation comme favorable en sa catégorie perceptive, mais dans chaque
accueil futur de l’entrée comme favorable, Edelman ne nous dit pas et ne me
semble pas devoir nous dire que la conceptualisation C[C(W).C(I)] dans ce
qu’elle pourrait avoir d’articulé retentit comme achèvement local de l’herméneu-
tique de la conscience primaire, si j’en crois du moins ce que je comprends au
niveau de restitution du fait humain où la théorie se place.
Mon image mentale du monde, de même, peut-elle être pensée comme ma
décision d'une structure ? Oui, si je porte attention à l’interprétation en termes
de formes, lieux, qualités de l’environnement qu’elle est. Mais ce qui est plutôt
dit, ici, est que mon image du monde vaut comme mienne en raison de ce qui j’y
ai conceptualisé certaines entrées perceptives comme favorables ou défavorables,
auquel cas ce n’est pas la structure du monde qui compte, mais l’étiquetage
hédonique de certains éléments de cette structure.
En gros, le niveau de la conscience primaire met en position de résultat
autre chose que ce qui s’articule en elle (c’est en ce sens, je crois qu’elle est
processus naturel, plutôt que parole).
Nous pouvons traiter globalement de la théorie de la genèse de la signifi-
cation syntaxique et lexicale, et de l’explication de la perception sémantique en
contexte. Edelman, dans ces morceaux de théorie, ne fait rien d'autre qu'ajouter
une plausibilité neuroscientifique à la description linguistico-conceptuelle de ce
dont il s’agit. Il respecte donc la place et la fonction du parler. Dans la genèse
de la signification suivant l’auto-amorçage sémantique, sous les auspices de la
préconceptualisation lexicale, l’achèvement du parler est celui de la structure de
signification elle-même. De même, l’étude de la reconnaissance sémantique des
phrases présuppose que ces phrases sont parlées et reçues comme telles,
présuppose en quelque sorte le retentissement phrastique, comme unité
dramatique à l’intérieur de laquelle la “dynamique” neurophysiologique de la
reconnaissance est libre d’aboutir. Dans les deux cas néanmoins, la modélisation
et le commentaire d'Edelman n'ajoutent rien à la conception par ailleurs
disponible de ce parler : ce qui fait la structure de signification localement
achevée, déployée et mobilisable, le “parler” délivrant le sens en son articulation
comme tel, n’est pas théorisé par la TNGS, pas plus que ce qui rend l’unité de la
phrase – ou toute autre unité de signification, d’ailleurs – pertinente pour la
reconnaissance compétente du sens. Le mode de délivrement – de la structure sé-
mantique ou de l’unité de retentissement du sens – est à chaque fois pris comme
constitué ailleurs, selon d’autres règles et sous d’autres standards que ceux de la
TNGS.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 245
CONCLUSION
Je voudrais, dans cette conclusion, replacer tout ce qui précède dans le
contexte du problème de la naturalisation de l'herméneutique : il a été tout le
temps clair, et tout le temps affirmé, dans l’exposition et l’examen d’un certain
nombres de développements scientifiques contemporains qui précède, qu’il
s’agissait d’évaluer ce dont nous disposions d’ores et déjà en fait d’herméneutique
naturalisée, en fait de description objective de l’homme comme animal hermé-
neutique. Mais ce concept lui-même n’était pas interrogé, on en restait de ce
point de vue à ce qui avait été dégagé au premier chapitre, à peu de choses près.
Je voudrais donc profiter de la fin de ce chapitre pour mieux poser le problème de
la naturalisation, comme je le comprends. Je tenterai ainsi de dire ce que
l’enquête épistémologique menée au cours de ce chapitre enseigne quant à
l’herméneutique naturalisée, sa possibilité et sa légitimité : cela ne fera “pas
grand’chose”, mais cette conclusion modeste pourrait être utile.
prédicat Notre ne puisse être saisi conformément à son sens authentique qu’au
niveau de la pure subjectivité, que dans les termes de l’éprouver lui-même, et pas
suivant la moindre forme logique, thématique, langagière (auquel cas il
deviendrait inconcevable qu’il s’intégrât au schéma de déductibilité).
En rassemblant ces deux remarques, on serait tenté d’écrire plutôt
Tr-Notre(Pre(T)) — T ;
[le caractère originairement, transcendantalement nôtre de notre pré-savoir est
une prémisse pour notre savoir articulé dans son contenu]
ou
Subj-Notre(Pre(T)) — T ;
[le caractère subjectivement nôtre de notre pré-savoir est une prémisse pour
notre savoir articulé dans son contenu]
Au moins apparaît-il, si l’on formule les choses de la sorte, que
l’épistémologie transcendantale a quelques traits communs avec l’herméneutique,
si souvent évoquée et décrite dans ce livre : elle roule en tout cas sur une
précompréhension et un “engagement”. On voit aussi comment la reformulation
husserlienne de l’épistémologie transcendantale se profile dans la seconde de nos
transcriptions.
Mais le projet transcendantal est aussi, bien entendu, exposé à une forme de
régression à l’infini.
On peut suggérer, par exemple, que la “déduction” de T à partir de la prise en
compte de notre possession de T manque de prémisses : qu’il faudrait, pour
contraindre dans son contenu notre savoir T, plus que l’explicitation de notre
possession de T, parce que l’enchaînement Notre(T) — T lui-même, comme le
savoir T, requiert à titre de fondation son imputation au sujet, c'est-à-dire quelque
chose comme une explicitation du type Notre[Notre(T) —T ]. Et ainsi de
suite. Il me semble que cette vue n’est pas formelle et gratuite, que les
raisonnements de Fichte dans la Wissenchaftslehre, par exemple, s’y
apparentent : l’idée transcendantale poussé à son exacerbation est que tout
savoir, fût-il savoir de l’enchaînement, se fonde dans son caractère nôtre, que le
savoir transitif de quelque contenu que ce soit, et pareillement de toute liaison de
contenus dégagés comme telle, s’enracine dans un moi qui est pré-synthèse
absolue, ressaisie ponctuelle de quelque diversité que ce soit. Cet enracinement a
beau être de plus en plus nommé fondement, en un sens philosophique du mot
fondement assurant en principe son extraterritorialité rationnelle, la déduction
logique reste toujours, à mon sens, une mesure implicite pour cette sorte de
fondation : parce qu’il n’y a pas, à vrai dire, d’autre notion totalement générale
de la dérivation dans l’ordre théorique. C’est ce qui accrédite à mes yeux la
version “analytique” que j’en donne ici.
Pour achever de symétriser la discussion menée sur ce second “schéma de
déductibilité”, je dirai que la déduction transcendantale étudiée ici soulève elle
aussi le problème de l’instabilité temporelle du savoir totalisé T. La position de
Notre(T) ou de Notre(Pre(T)) peut être vue comme quelque chose qui s’annexe à
T, la “fondation transcendantale” des savoirs peut être envisagée comme un
processus toujours daté qui, lorsqu’il est réussi, change la nature du savoir à
fonder et repose immédiatement le problème de fondation. Ou encore, plus
classiquement, on peut demander comment la formulation datée d’un Notre(T)
ou d’un Notre(Pre(T)) peut être crue demeurer capable de commander
252 Herméneutique et cognition
qui est destiné par la parole), et le sens est donc hors nature autant qu'il la
constitue. C’est ainsi le rattachement du sens au dispositif transcendantal qui
prononce l’exclusion du naturalisme.
Mais je suis pourtant loin d’être le premier à faire la remarque suivante :
Husserl a voulu que les structures transcendantales fussent accessibles à une
enquête subjective rigoureuse, il a critiqué la conception kantienne parce que,
s’accommodant d’un dégagement des éléments transcendantaux par la voie de
l’analyse régressive, elle acceptait par principe la non-intuitivité de ces éléments,
elle se contentait qu’on pût les postuler sans leur connaître une légitimité
subjective réelle. Pour Husserl, en revanche, les structures transcendantales sont
susceptibles d'apparaître à un certain type d’attitude réflexive, suivant la méthode
de la variation eidétique. En d'autres termes, le vécu comme fait se noue
suffisamment au vécu comme norme pour que la fonction du second à l'égard du
premier apparaisse. Apparaisse où ? Dans le vécu évidemment. Il n'est donc pas
surprenant que le fond de la certitude phénoménologique soit une auto-affection,
à la faveur de laquelle la prise de la norme sur son fait s'éprouve : cette affection
constitue à vrai dire un fait supérieur, lui-même éprouvé dans l'immanence.
L'ego pur de la réduction, comme le cogito dont il est l'héritier, est une auto-
affection, un surgissement de présence qui possède d'emblée assez d'absence pour
en être affecté, pour renvoyer à elle comme norme ou idéalité. Sur ce genre de
considération, si je comprends bien, Derrida a construit sa lecture de Husserl ; je
la trouve en tout cas adéquate pour dire ce qui me semble une contrainte logique,
du moins si l’on prend au sérieux l’intention philosophique même de Husserl, la
façon dont il veut reprendre et répéter le geste transcendantal.
D'ailleurs, la jonction originaire du vécu comme fait et de la prestation
transcendantale est mise en scène par Husserl dans son analyse de la temporalité,
dont on sait qu'elle est le fin mot de tout l'édifice de la constitution si l'on en
croit l'économie argumentative à peu près constante du système husserlien. La
constitution du temps renvoie à une apparition du flux des vécus en ce flux lui-
même, ainsi que cette fameuse phrase du Leçons pour une phénoménologie de
la conscience intime du temps nous l'enseigne sans détour :
« Le flux de la conscience immanente constitutive du temps non seulement
est, mais encore, de façon si remarquable et pourtant compréhensible, il est tel
qu'une apparition en personne du flux doit avoir lieu nécessairement en lui, et
que par suite on doit pouvoir nécessairement saisir le flux lui-même dans son
écoulement. L'apparition en personne du flux n'exige pas un second flux, mais en
tant que phénomène il se constitue lui-même. »1.
1 .— Husserl, E., 1905, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps,
trad. franç. Henri Dussort, Paris, 1964, P.U.F., 109.
254 Herméneutique et cognition
Bilan
Que conclure, donc, quant à l’affaire de l’herméneutique naturalisée, du long
examen des théories et des problèmes qui précède, donnant sa substance à ce
chapitre, ainsi que de la brève élaboration que nous venons de traverser ?La
situation intellectuelle semble à vrai dire avoir deux versants.
Il y a d’abord un aspect de droit, selon lequel il est impossible qu'une
description du fait de la nature, et même à la vérité une description de l'objet en
général, puisse jamais valoir comme interprétation ni comme dévoilement de
l'interprétation comme telle. Le phénomène de l'interprétation est
irréductiblement tributaire de l'innaturalisme de l'entre-deux, de l'adresse, de la
responsabilité, de l'enveloppement du sens, etc.2 . Donc un dévoilement de
l'interprétation comme telle ne peut être qu'un discours qui se rend sensible à ces
dimensions. Même un discours de connaissance de l'interprétation peut le faire,
à condition qu'il remonte sans cesse de ce qu'il décrit à ces dimensions.
Mais on aperçoit, sur l’autre versant, que les déterminations philosophiques
de l'herméneutique innaturelle et inobjective entrent en correspondance avec les
propriétés conceptuelles des modélisations, simulations, objectivations,
naturalisations. Les nombreuses analyses, discussions, analogies formelles
proposées dans ce chapitre en témoignent.
Cela résulte, sans nul doute, du désir théorique à la source des recherches
cognitives, du projet de connaître l'esprit lui-même. Ce projet ne peut être qu'un
projet de connaître l'esprit tel que nous le vivons. Si nous soustrayons cette
clause, l'entreprise cognitive perd sa saveur, sa difficulté, sa nouveauté et sa
profondeur. De façon permanente, le projet doit substituer au pour nous de
l'esprit un plan de fonctionnement repérable dont on vise la simulation ou dont
on cherche à élucider les conditions naturelles ; mais de façon tout aussi
permanente, l'insatisfaction reprend ses droits et s'exprime en retournant au
schème philosophique non naturaliste de l'esprit, dont la variante herméneutique
est une des plus convaincantes ; et ce second temps conduit à déplacer l’objet,
décaler le plan de repérage. On est donc assuré qu’en dépit de la différence de des-
cription programmée dans l’ambition naturaliste, on “retrouve” toujours au sein
des dispositifs “naturalisant” le style et les modalités de l’esprit du pour nous.
1 .— En particulier ma lecture de Husserl, telle que peut la suggérer mon Husserl (1998), va
aussi loin que possible dans “l’autre sens”.
2 .— Dans ce livre, j’ai présenté la tradition herméneutique, en particulier au chapitre
consacré à la notion de représentation, comme acquise à une telle vision de l’interprétation,
comme fondamentalement engagée du côté de la compréhension du sens que propose mon Sens et
philosophie du sens (2001). Sans doute ai-je forcé les choses, sans doute une lecture plus précise
des textes conduit-elle à une évaluation plus mesurée.
Anthropologie linguistique et neurophysiologique 257
1 .— Cf. mon article « Mathématiques, Mind et Geist », in Methodos, n° 2, Lille, 2002, PUS,
103-129.
258 Herméneutique et cognition
1 .— Ce qui est dit dans ce dernier paragraphe, et plus généralement dans ce bilan conclusif,
dessine une certaine image des recherches cognitives, suggère l’idéal d’un bon usage des voies
naturalisantes, qui impliquerait un rapport lucide et respectueux avec le qualitatif de la pensée du
Geist comme irréductible, notamment dans son mode herméneutique. Yves-Marie Visetti est celui
qui, sans conteste possible, est allé le plus loin dans ce sens, dans l’ensemble de ses travaux depuis
dix ans. Cf. notamment ses articles (« Fonctionnalisme 96 », Intellectica n° 21, 1995/2, 282-311 ;
« Sens et temps de la Gestalt », Intellectica n° 28, 1999/1, 147-228 ; « Constructivismes,
émergences : une analyse sémantique et thématique », in Des lois de la pensée au constructivisme,
M.-J. Durand-Richard (Dir.), à paraître), et ses livres ( Cadiot, O ; et Visetti, Y.-M., Pour une
théorie des formes sémantiques, Paris, PUF, 2001 ; Rosenthal, V. et Visetti, Y.-M., Kohler, Paris,
Les Belles Lettres, 2002).
Bibliographie
Q uesne, P. 16
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Réentrée. 211 113, 167
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Rétention. 138 Trajecteur / site. 145-146
Rétinotopie. 211 Transduction. 84
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Rumelhart, D. 98, 192 U nité. 125-128
Russell, B. 48
Universel / particulier. 22-25,
127-128, 132, 193
S artre, J.-P. 26
Saussure, F. 56 V arela, F. 104, 115, 255
Scanning Variantes de l’impression
(enregistrement). 121-122 référentielle (tableau). 171
Schleiermacher, F. 13-15, Victorri, B. 97-98, 117, 191,
17-18, 30, 132, 186-188 193, 197-207, 245
Searle, R. 89-90 Vie artificielle. 99-101
Sème afférent / sème Visetti, Y.-M. 99, 112, 258
inhérent 164-165
Von der Marlsburg, C. 212
Sème / sémème 167-168
Von Wright, H. 57
Sémème 197
Vygotski, L.S. 28
Sequential scanning / summary
scanning (enregistrement
séquentiel / enregistrement
cumulatif). 135-136 W att, H.J. 181
Shaumjan, S.K. 169 Wernicke, K. 229, 231
Situation herméneutique. 13 Wilgden, W. 96, 97
Smolensky, P. 98 Winograd, T. 104, 254
Souci (formule du). 152 Wittgenstein, L. 103, 111
Spatialité existentiale. 31 Wunsch / Trieb. 91
Stewart, J. 100, 114
Strates de l’hermé-
neutique. 25-29, 213
Table des matières
Façade réductionniste.........................................................119
La non-productivité des règles..............................................125
L’encyclopédisme du sens : ................................................128
Rejet de la distinction pragmatique/sémantique.........................130
Contenus husserliens ............................................................135
Le temps ........................................................................135
La négation.....................................................................139
Contenus heideggeriens.........................................................142
Noms et verbes ................................................................142
Le grounding des verbes .....................................................149
La construction du cadre comme sujet .....................................155
Les pôles du mouvement herméneutique chez Langacker..................159
La flèche ........................................................................160
Le cercle.........................................................................161
Le parler.........................................................................162
La “linguistique herméneutique” de François Rastier.................164
Méthodologie singulariste .....................................................164
L'impression référentielle ......................................................168
Le volet herméneutisant de la sémantique interprétative..................173
L’interprétation comme réécriture .........................................174
L'imputation des isotopies ..................................................177
Herméneutique, sémantique, interprétation ..............................182
Les pôles du mouvement herméneutique chez Rastier ..................184
La flèche .....................................................................185
Le cercle .....................................................................186
Le parler .....................................................................188
Introduction aux deux prochaines sections.................................190
Interprétation connexionniste de la langue.................................191
La question du contexte en IA linguistique connexionniste..............191
Le modèle de “ sentence processing” de McClelland-Kawamoto .......195
Contenu du modèle morphodynamique de B. Victorri.....................198
Discussion du modèle ............................................................202
La flèche .....................................................................203
Le cercle .....................................................................204
Le parler .....................................................................207
Herméneutique neurale ? .......................................................207
La catégorisation primitive ....................................................209
Le modèle de la conscience primaire ..........................................215
Concepts et présyntaxe .........................................................223
Le langage .........................................................................229
Confrontation à l’herméneutique des différentes étapes d’Edelman .....237
La flèche .....................................................................237
Le cercle .....................................................................240
Le parler .....................................................................243
Conclusion...........................................................................245
Exigences sur la mise en forme et l’élaboration qui viennent............245
Vue analytique de la question de la naturalisation ..........................246
Le fait et le droit chez Husserl et Heidegger..................................252
Bilan ................................................................................256
BIBLIOGRAPHIE........................................................................259
INDEX DES NOMS PROPRES, FIGURES ET NOTIONS..........................263
TABLE DES MATIÈRES ...............................................................269
achevé d'imprimé 17/10/03 14:25 Page 271