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L’amour : aspects cliniques et psychopathologiques

Laurent Cantonnet

To cite this version:


Laurent Cantonnet. L’amour : aspects cliniques et psychopathologiques. Psychologie. Aix-Marseille
Université, 2011. Français. �NNT : �. �tel-03606651�

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UNIVERSITÉ AIX – MARSEILLE I
U.F.R. des Lettres et Sciences Humaines

N° attribué par la bibliothèque

Thèse de 3ème cycle


En vue de l’obtention du titre de

DOCTEUR EN PSYCHOLOGIE
DE L’UNIVERSITÉ AIX - MARSEILLE I
Spécialité : Psychopathologie et Psychanalyse

présentée et soutenue publiquement


par
Laurent CANTONNET
le 26 mars 2011

L'amour : aspects cliniques et


psychopathologiques
sous la direction de :
Madame le Professeur Michèle BENHAÏM

JURY

Madame Michèle BENHAÏM, Professeur de Psychopathologie, Aix-Marseille I


Monsieur Christian HOFFMANN, Professeur de Psychopathologie, Paris VII (rapporteur)
Monsieur Marie-Jean SAURET, Professeur de Psychopathologie, Toulouse Le Mirail (rapporteur)
Monsieur Jean-Michel VIVES, Professeur de Psychopathologie, Nice Sophia Antipolis
Monsieur Mario PEREIRA, Professeur de Psychopathologie, Aix-Marseille I (président du jury)
Mots-clés : Psychanalyse – Amour – Passion
Résumé : La psychanalyse s'est intéressée dès ses fondements à la question de l'amour en partant de la
clinique de la vie amoureuse telle qu'elle est amenée par la parole des patients. Freud s'est rapidement
confronté au surgissement d'un amour de transfert dans la logique même du dispositif analytique. D'abord
résistance puis ressort, cet amour a enseigné sur la logique même de l'amour véritable. Lacan en reprendra
les enseignement pour en formaliser une logique centrée sur le rapport au savoir. Mais ceci permet-il d'y
réduire l'apport lacanien au vaste champ de la question de l'amour ? Ce travail reprend l'approche par Lacan
de l'amour dans ses différentes figures tout au long de son enseignement. A partir de ce foisonnement de
propositions, est-il possible de dégager une théorie lacanienne de l'amour? Mais surtout, quels apports
trouverons-nous afin de nous permettre une approche clinique de la vie amoureuse?
Il s'agira, après avoir organisés ces apports selon un plan qui suivra la structure d'un nouage des trois
registres Imaginaire/Symbolique/Réel, de mettre à l'épreuve la thèse selon laquelle l'amour est
psychopathologique. De là, l'hypothèse sera la suivante : l'amour est, d'un point de vue métapsychologique,
essentiellement engainé dans le registre Imaginaire; ce sera son nouage au deux autres registres qui lui
permettra de ne pas verser dans le pousse à la mort de la passion amoureuse. L'amour pourra selon ce nouage
à trois s'exprimer dans une clinique au-delà du narcissisme et par là même créer un quatrième registre qui
sera celui de l'amour symptôme et/ou sinthome; celui qui est vécu entre deux sujets dans tous ces avatars
cliniques qui frôlent parfois la clinique et la psychopathologie des psychoses.

Title : Love : clinical and psychopathological aspects


Key words : Psycho-analysis – Love – Passion – Transfer
Summary : Psychoanalysis has focused since its foundation to the question of love from the clinic's love life
as it is brought by the patients' speech. Freud was quickly confronted with the emergence of transference
love in the logic of the analytical device. First resistance is apparent then, that love has taught on the very
logic of true love. Lacan's teaching resume to formalize approaches based on the report to know. But this
allows it to reduce the contribution of the broad field of Lacanian question of love? We revisit the approach
of Lacan's love in its various figures throughout his teaching. From this abundance of proposals, is it
possible to identify a Lacanian theory of love? But more importantly, what will we find contributions to
allow us a clinical approach to the love life? It will, after such contributions held by a plan that will follow
the structure of a knot of three registers Imaginary / Symbolic / Real, to test the thesis that love is
psychopathological. Hence, the assumption is this: love is a metapsychological point of view, sheathed
mainly in the Imaginary register, it will be his knotting two other records that will allow him not to pour into
the shoot death of passion. Love can tie this according to three speak in a clinic beyond the narcissism and
thereby create a fourth register which will be the symptom of love and / or sinthome and one who is
experienced between two subjects in all these avatars sometimes verges on the clinical and psychopathology
of psychoses.

Ecole doctorale : Langage – Cognition - Education (ED 356)

Laboratoire : Psychopathologie clinique et psychanalyse. Université de Provence, Centre Saint-Charles,


Case 37, 3, place Victor Hugo, 13331 Marseille cedex 3

2
Remerciements,

Je tiens à remercier Madame le professeur Michèle Benhaïm de m'avoir accordé sa confiance en


acceptant la direction de ce travail. De m'avoir accordé une liberté de recherche nécessaire à ce
parcours tout en le ponctuant avec pertinence. Enfin, d'avoir réuni un jury de qualité répondant à
mes attentes.

3
à Guillemette et Louis

4
Table des matières
Introduction....................................................................................................................13
Du nouveau dans l'amour............................................................................................14
La polysémie de l'amour.............................................................................................15
L'amour est psychopathologique................................................................................16
Problématique................................................................................................................17
Sur le choix méthodologique de notre plan : la notion de moyen dans la tripartition
Réel, Symbolique et Imaginaire..................................................................................18
Le nœud de l'amour.....................................................................................................19
Quand l'amour prend l'imaginaire comme moyen......................................................20
Quand l'amour prend le symbolique comme moyen..................................................21
Quand l'amour prend le Réel comme moyen..............................................................21
Progression de la thèse..................................................................................................23

SECTION 1- L'IMAGINAIRE COMME MOYEN...................................27

Chapitre 1 : Amour et Narcissisme..............................................................28


I- Les mythes de l'amour narcissique..........................................................................29
1- Le mythe de Narcisse.............................................................................................29
2- Le mythe d'Aristophane..........................................................................................32
II- L’amour et la mort...................................................................................................35
1- L’amour mène-t-il inéluctablement à la mort ?......................................................35
2- La figure de Lucifer-amor......................................................................................36
a) L'amour dans l'enfer de Dante ..........................................................................37
b) Le diable amoureux...........................................................................................38
c) Laissons Lucie faire...........................................................................................39
d) Un thème artistique : le désir et la mort.............................................................40
- Le Revenant de Brassens................................................................40
- Wolfgang GŒTHE, La fiancée de Corinthe (Die Braut von Korinth 1797)41
- Les larmes d’Éros : un essai de Bataille et une exposition.........................41
3- L’amour et la pulsion de mort.................................................................................44
- Le jeu du Fort – da :..................................................................................44
- La mort comme condition de jouissance....................................................45
- L'amour c'est la mort.................................................................................45
- L'amour-ir de rire !.....................................................................................46
- Le Narcissisme et la mort ..........................................................................47
4- L'illusion de l'amour éternel ..................................................................................48
a) Qu'est-ce qui pousse les amoureux à penser que leur amour rime avec
toujours ?................................................................................................................48
b) Un poème de Louise Ackermann.......................................................................49
III- Pour introduire le Narcissisme..............................................................................53
1- Préalables au texte de 1914 sur le Narcissisme .....................................................54
2- Étude du texte de 1914 ..........................................................................................55
a) Le choix d’objet.................................................................................................55
b) La passion amoureuse .......................................................................................58
IV- L'objet en place d'Idéal du moi..............................................................................59
5
1- Le concept d'Idéal...................................................................................................60
a) Idéalisation et surestimation...............................................................................61
- La cristallisation de Stendhal......................................................................61
- L’amour est aveugle : Amour et Folie........................................................62
- Freud et la surestimation............................................................................63
b) La sujétion sexuelle ..........................................................................................68
Le tabou de la virginité.................................................................................69
2- Le versant pathologique de la surestimation amoureuse........................................70
a) Objet en place d'Idéal du moi et logique de la folie : IdéalIch et Ichidéal.........71
b) Dans la psychose, l'Idéal du moi a pris la place de l'Autre. ..............................72
c) Une pause clinique : « Transport amoureux » : le mythe de la passante ou quand
le ravissement imaginaire est paroxystique............................................................73
Les transports amoureux de Libération........................................................73
À une passante de Baudelaire.......................................................................74
Les passantes de Brassens.............................................................................75
La passante dans la Gradiva .........................................................................77
3- Moi Idéal et Idéal du Moi : Le stade du miroir et le Narcissisme dans l'amour.....79
4- L'élan vers l'Un ......................................................................................................82
a) Le baiser de Narcisse.........................................................................................83
b) Exemple dans une chanson : « Je ne sais pas où tu commences », Moustaki. . .83
c) Exemple du Baiser de Brancusi.........................................................................84
Résumons la nature narcissique de l'amour................................................................85

Chapitre 2- L'amour courtois ......................................................................88


I- Cadre imaginaire de l'amour courtois.....................................................................89
1- Naissance de l'amour courtois...............................................................................89
a) Texte de Gaston Paris.........................................................................................89
b) L'amour et l'Occident.........................................................................................90
c)Tristan et Iseult....................................................................................................91
Tristan et l'inceste........................................................................................92
La maladie d'amour .....................................................................................92
Dans l'amour courtois, les rapports amoureux ont pour trame les rapports
féodaux .........................................................................................................92
2- L'amour courtois et la psychose.............................................................................93
3- À la recherche de l'au-delà de l'amour : clinique de l'atermoiement......................95
a) Le bundling........................................................................................................95
b) Quelle est la fonction de cette mise à l'écart de l'objet ? ...................................97
Ce rapport à l'objet dans l'amour courtois n'est pas une perversion : .........98
4- La dame et la sublimation de la chose....................................................................99
a) Das ding et la Dame .......................................................................................100
b) Les prémices de la chose dans le Nebenmensh freudien.................................101
c) L’objet perdu....................................................................................................101
d) L’amour fou et la Chose ..................................................................................101
e) Quand l'objet manque Une chanson de Björk : « I miss you »........................103
f) Une pause sur l'expression : « Tu me manques ».............................................104
g) Le manque d'objet............................................................................................104
5- Retour sur la question de la fonction psychique de l'atermoiement.....................106
II- Glissement du nouage de l'amour courtois vers le moyen symbolique ...........109
6
1- Les codes de l'amour courtois...............................................................................109
a) Juridictions de casuistique amoureuse ...........................................................109
b) Les épreuves ....................................................................................................110
2- L'amour c'est de la poésie : la poésie courtoise....................................................111
III- Que reste-t-il aujourd'hui de cette logique de l'amour courtois ?....................113

Chapitre 3- Le transfert..............................................................................115

A- Le transfert chez Freud..........................................................................116


I- Freud à la découverte de l'amour de transfert......................................................116
1- La fausse connexion et le refus de savoir.............................................................117
a) La fausse connexion ........................................................................................117
La fausse connexion affect/pensée dans « L'homme au rats »...................120
b) Le refus de savoir.............................................................................................120
2- Le transfert comme fausse connexion..................................................................121
a) Le sacrifice du patient doit être récompensé par des succédanés d'amour ....122
b) Le transfert résistance......................................................................................123
3- La magie du mot et l'attente croyante...................................................................126
4- L'amour dans la cure : de la cause au moyen.......................................................127
Perturbation du lien causal...................................................................................128
II- Le maniement de l'amour de transfert.................................................................129
1- L'amour est un des risques du métier...................................................................129
« Le besoin en amour »........................................................................................131
2- Le transfert dans la cure de Dora : de la Mésalliance à la répétition en acte.......132
3- De la névrose commune à la névrose de transfert : le maniement du transfert....135
4- Les différentes formes de transfert identifiées par Freud.....................................137
5- Sur la dynamique du transfert et Remarques sur l'amour de transfert..................140
a) Sur la dynamique du transfert ........................................................................140
b) Remarques sur l'amour de transfert ...............................................................140
III- Comparaison de la relation amoureuse à l'hypnose en suivant deux textes
freudiens de 1890 et 1921............................................................................................142
1- Amour et hypnose dans « Traitement psychique »...............................................142
a) Sujétion, crédulité............................................................................................142
b) Accoutumance et amour Pharmakon ..............................................................143
2- Amour et hypnose dans Psychologie collective...................................................145
Transfert et télépathie : Ubertragung et Gedankenübertragung ...............146

B- Le transfert chez Lacan.........................................................................149


I- De l'attente croyante au sujet supposé au savoir..................................................150
1- De l'attente croyante au sujet supposé savoir.......................................................150
a) Le présupposé du patient : « le médecin sait » ...............................................150
b) Dieu du transfert et Dieu du croyant : S1 et S2 ..............................................154
2- Un nouvel amour..................................................................................................155
3- Celui à qui je suppose un savoir je l'aime.............................................................156
4- De quel savoir s'agit-il ?.......................................................................................158
II- Lacan, le Banquet et le séminaire VIII.................................................................161
1- Lacan et la « Traditionphilosophique » : la philosophie à l'épreuve de l'analyse.161
7
2- La métaphore de l'amour......................................................................................164
3- Deux moments du Banquet...................................................................................167
a) Socrate – Diotime - Agathon............................................................................167
Pourquoi prêter sa voix à Diotime ?...........................................................169
b) Socrate, Alcibiade et Agathon..........................................................................171
4- L'amour s'adresse toujours à un autre : la méprise du sujet savoir.......................172
a) Le transfert comme tromperie .........................................................................172
b) La méprise du sujet supposé savoir..............................................................174
Conclusions sur le transfert........................................................................................176
1- Le Transfert et l’Imaginaire..................................................................................176
2- Sur l'apport de cette lecture lacanienne du Banquet dans l'abord d'une
psychopathologie de la vie amoureuse.....................................................................177

Conclusions de la première section............................................................178


L'amour qui prend l'imaginaire comme moyen est l'une des trois passions
fondamentales avec la haine et l'ignorance...............................................................178
Passion de l’ignorance :...........................................................................................179
La haine :.................................................................................................................179
L’amour est passionnant............................................................................................180
Vers un amour au-delà de l'imaginaire......................................................................181

SECTION 2 : LE SYMBOLIQUE COMME MOYEN...........................182

Chapitre 4- L'amour du prochain et l'amour divin.................................182


I- L'amour du prochain...............................................................................................183
1- « Tu aimeras ton prochain comme toi-même »....................................................183
a) Dans la Thora...................................................................................................183
b) Dans le Christianisme......................................................................................184
2- Critique freudienne du commandement divin......................................................185
3- Reprise de la critique freudienne par Lacan.........................................................186
a) Qui est ce prochain ?........................................................................................186
b) Sur l'universalité de l'amour ...........................................................................187
c) La jouissance du prochain ...............................................................................188
d) Et le sexuel? ....................................................................................................188
II- L'amour de Dieu.....................................................................................................191
1- Éros et Agapè........................................................................................................191
2- Existe-t- il un pur amour ?....................................................................................193
a) Supposition impossible...................................................................................194
b) Psychopathologie du pur amour......................................................................194
3-Amour mystique....................................................................................................196

Chapitre 5 - Amour et lien social................................................................198

A- Freud, la culture, l’amour et les toxiques ............................................199


I- L’amour dans la culture : Éros et Anankè.............................................................199
II- La quête du bonheur..............................................................................................201
8
1- Le briseur de soucis..............................................................................................201
2- L’expérience amoureuse comme modèle de notre aspiration au bonheur............204
III- Mais cette voie vers le bonheur a des faiblesses. ...............................................204
IV- L’intoxication comme voie ultime........................................................................206

B- L'amour et le mariage............................................................................207
I- La distinction amour et mariage............................................................................208
1- Amant ou mari......................................................................................................208
a) Chez Sénèque..................................................................................................208
b) Le mariage dans l'amour courtois....................................................................208
Tristan et Iseult...........................................................................................209
Les cours d'amour : L'amour n'existe que hors mariage ............................209
2- L'amour conjugal..................................................................................................211
a) La splendeur de l'amour conjugal : l'Alceste d'Euripide..................................211
b) Le débitum conjugale.......................................................................................212
c) La loi du mariage.............................................................................................212
Loi religieuse..............................................................................................212
Loi républicaine..........................................................................................213
L'adultère....................................................................................................214
L'amour conjugal : un silence brisé après la mort......................................215
Le rapprochement de l'amour et du mariage au XVIIIe.............................215
II- Freud et le mariage : la morale sexuelle civilisée................................................216
III- Lacan et l'amour conjugal : de la captation imaginaire au pacte symbolique219
1- La référence à Proudhon : amour et justice..........................................................219
2- La référence à Sartre : amour et liberté................................................................220
3- La référence à Levi Strauss : le choix conjugal est pris dans la logique des
structures élémentaires de la parenté........................................................................221
4- Le mariage, la loi et l'inceste................................................................................223

Chapitre 6 - L'amour comme don..............................................................225


I- Le don de ce qu'on n'a pas......................................................................................226
1- Le don actif...........................................................................................................226
2- Au-delà de l'objet..................................................................................................227
3- Le phallus imaginaire et le don symbolique.........................................................228
4- Le don comme signe d'amour...............................................................................229
5- Donner ce qu'on n'a pas........................................................................................229
Nécessité d'une ambivalence amoureuse.............................................................230
II- Besoin, demande et désir.......................................................................................232
1- Besoin et désir......................................................................................................232
a) Le premier état de tension................................................................................232
b) Le 2ème état de tension...................................................................................233
2- Besoin et pulsion..................................................................................................233
3- La demande...........................................................................................................234
a) Le désir de l’Autre ..........................................................................................234
b) Toute demande est demande d’amour ............................................................235
4- Das ding comme ce qui veut être retrouvé...........................................................236
III- La Signification du phallus..................................................................................237

9
1- Retour sur le don...................................................................................................237
2- Le phallus.............................................................................................................238
a) côté femme :....................................................................................................238
b) côté homme : ..................................................................................................238
3- Une leçon lacanienne de séduction.......................................................................239
IV- A quelqu'un qui n'en veut pas..............................................................................240
1- Alcibiade donne ce qu'il n'a pas............................................................................240
2- ...À Socrate qui n'en veut pas...............................................................................240
V- Demander-Refuser-offrir ......................................................................................241
1- « C'est pas ça » et « ce n'est pas ça »....................................................................242
2- Existe-t-il des dons pour rien?..............................................................................243
Conclusion de la deuxième section : le symbolique comme moyen.........................245

SECTION 3- LE RÉEL COMME MOYEN ............................................247

Chapitre 7- Le réel de la rencontre ...........................................................248


I- L'amour est le rapport du Réel au savoir..............................................................249
1- Le jeu de la mourre...............................................................................................249
2- le savoir en jeu......................................................................................................252
a)Le manque à être et le savoir............................................................................252
b) L'impossible savoir.........................................................................................252
II- Retrouver l’objet ...................................................................................................254
1- Du sein au choix d’objet.......................................................................................254
a) Le premier objet : le sein.................................................................................254
b) Du sein à la mère ...........................................................................................255
c) De la mère au choix d’objet ...........................................................................255
2- L’objet retrouvé....................................................................................................256
3- Das Ding..............................................................................................................257

Chapitre 8 : L'amour suppléance .............................................................259


I- De « Il n’a pas d’acte sexuel » à « Il n’y a pas de rapport sexuel ».....................259
1- Critique de l’harmonie sexuelle............................................................................259
2- Il n'y a pas d'acte sexuel........................................................................................260
3- Il n’y a pas de rapport sexuel................................................................................262
a) D’un autre à l’Autre.........................................................................................262
b) Les formules de la sexuation.........................................................................263
c) Le non rapport sexuel et l’acte sexuel : le ratage et la réussite........................265
II- Masculin et féminin : amour et différence des sexes...........................................266
1- Qu’est-ce qu’un homme et une femme ?..............................................................267
a) Jouissance masculine et jouissance féminine ...............................................267
b) Les hommes et les femmes : qu’est-ce que Staferla ? ..................................269
- La fiction mâle versus la valeur homme-elle :........................................269
c) Forme fétichiste et forme érotomaniaque de l’amour ....................................270
2- Le non rapport sexuel et l’amour..........................................................................272
3- L’(a)mour..............................................................................................................274
a) Le mur.................................................................................................................274
b) L’( a )mur.........................................................................................................275
10
c) Arracher un objet à l’être aimé ........................................................................276

Chapitre 9 - Le Réel de la Lalangue ou comment parler d'amour.........278


I- Parler d'amour.........................................................................................................279
1- Marivaudages : le coitus reservatus (impromptus ?)............................................279
2- la comique de l'amour...........................................................................................280
II- La jouissance de Lalangue ou le Réel du langage...............................................284
1- La Lalangue et les jaculations amoureuses sur l'oreiller......................................284
2- Chtème!................................................................................................................285
3- Faire l'amour c'est de la poésie.............................................................................286
III- En quoi un discours sur l'amour ne peut-il être que fragmenté ?....................287
Conclusion de la troisième section..............................................................................288

Conclusion de la première partie...............................................................290

Partie II- Clinique de la vie amoureuse.....................................................292


I- Clinique de l'Amour et des addictions...................................................................294
1- La buveuse et l'amour...........................................................................................294
2- Retour sur le manque de l’objet............................................................................296
3- La réduction du besoin, de la demande et du désir...............................................302
4- L’alcool comme suppléance à l’amour.................................................................305
Conclusion du cas clinique de la buveuse.................................................................306
II- L'amour symptôme................................................................................................308
1- Intersinthomatique................................................................................................308
2- Jean 41 ans, une passion extra-conjugale entre amour et désir............................309
3- Le nouage amour désir.........................................................................................312
a) Distinction amour désir....................................................................................312
Métaphore de l’amour................................................................................312
Métonymie du désir ..................................................................................313
Frontière entre amour et désir.....................................................................314
b) Pourquoi le désir passe-t-il à l’amour? ...........................................................314
Rapport des sexes : d’un rapport complémentaire à un rapport supplémentaire
....................................................................................................................317
4- Retour sur le cas clinique de Jean.........................................................................317
IV- En quoi les psychoses nous enseignent sur l'amour?.........................................320
1- Logique des délires passionnels...........................................................................322
a) Les délires passionnels en psychiatrie.............................................................322
b) Logique des délires paranoïaques chez Freud ................................................323
2- Logique amoureuse et logique délirante...............................................................326
a) La catastrophe de la fin du monde et la catastrophe amoureuse......................326
b) Statut du savoir dans le transfert et dans la paranoïa: Amour, crédulité, savoir,
transfert et paranoïa dirigée..................................................................................326
Du « y croire » à « la croire » ....................................................................327
La croire, c'est aussi croire au rapport sexuel.............................................329
Le risque de « la croire » est de tomber dans le comique de la psychose...329
Un amour athée et la fin de cure.................................................................330
Conclusions...................................................................................................................333
11
Bibliographie.............................................................................................................335
Index rerum...............................................................................................................345
Index nominum.........................................................................................................349

12
« Mes écrits sont impropres à la thèse, universitaire spécialement : antithétiques de
nature. » Lacan1
« Tout est mystère dans l’amour ses flèches, son carquois, son flambeau, son enfance. Ce
n’est pas l’usage d’un jour Que d’épuiser cette science » La Fontaine2

Introduction

Pourquoi la psychanalyse peut-elle parler d'amour ?Dans sa première contribution à


l'étude de la vie amoureuse 3, Freud justifie que la psychanalyse s’intéresse à la question de
l'amour en comparant l'approche scientifique et poétique. Les poètes décrivent très bien les
avatars de la vie amoureuse; il n'est pas question de se substituer à eux. Mais ce que
souligne Freud c'est que leur approche ne peut être détachée d'une volonté esthétique, d'une
certaine déformation des faits. Voilà pourquoi il pense qu'il peut prendre le sujet de l'amour
comme sujet d'étude de la psychanalyse dans une démarche qui n'est pas prise dans le
principe de plaisir. Ce n'est pas là une dévaluation de la richesse de la littérature sur ce
sujet. Il rajoute aussi ailleurs qu'on ne doit pas le laisser aux religieux :« la psychanalyse
n'a pas à rougir de parler d'amour car la religion use du même langage. »4
Nous retrouvons-là la logique freudienne consistant à ne pas écarter de sujets
d'étude. L'amour peut être abordé par la psychanalyse comme d'autres champs. Il serait
même difficile d'imaginer le contraire étant donné l'importance du sujet dans ce qui affecte
nos patients. Nous dirons même plus : le traitement psychanalytique découvre, par le
transfert, une logique amoureuse nouvelle, qui d'une part va nous enseigner sur le sujet,
mais aussi va utiliser l'amour pour le traitement : « Eh bien ! la psychanalyse vous annonce
que vous n’êtes plus le centre de vous-même, car il y avait en vous un autre sujet,
l’inconscient. C’est une nouvelle qui n’a pas d’abord été bien acceptée. Ce prétendu
irrationalisme dont on a voulu affubler Freud ! Or c’est exactement le contraire : non
seulement Freud a rationalisé ce qui jusque-là avait résisté à la rationalisation, mais il a
même montré en action une raison raisonnante comme telle, je veux dire en train de

1 Lacan J., Préface à une thèse, in Autres écrits, Paris : Seuil, 2001, p. 394
2 La Fontaine, Fable XIV, livre XII, « L’amour et la folie »
3 Freud S. (1910), « Un type particulier de choix d’objet chez l’homme » in La vie sexuelle, Paris : PUF,
1970, p. 47-55
4 Freud S., 1933, Pourquoi la guerre, Œuvres complètes, vol XIX, Puf, Paris :1995, p.78
13
raisonner et de fonctionner comme logique, à l’insu du sujet – ceci dans le champ même
classiquement réservé à l’irraison, disons le champ de la passion. »1

Du nouveau dans l'amour

Cet abord de l'amour par la psychanalyse va apporter ce que Lacan a pu appeler « du


nouveau dans l'amour » : « Or le discours analytique, lui, fait promesse : d'introduire du
nouveau. Ce, chose énorme, dans le champ dont se produit l'inconscient, puisque ses
impasses, entre autres certes, mais d'abord, se révèlent dans l'amour. »2
Ce nouveau dans l'amour, nous verrons que c'est le transfert, et notamment ce que
Lacan en formalise par le Sujet Supposé Savoir: « D'où ce n'est pas pour rien qu'il [le
nouveau] du nom de Transfert. Pour réveiller mon monde, ce transfert, je l'articule du
sujet supposé savoir. Il y a là explication, dépliement de ce que le nom n'épingle
qu’obscurément. Soit : que le sujet, par le transfert, est supposé au savoir dont il consiste
comme sujet de l'inconscient et que c'est là ce qui est transféré sur l'analyste, soit ce savoir
en tant qu'il ne pense, ni ne calcule, ni ne juge pour n'en pas moins porter effet de
travail. »3
Lacan se pose là en « ouvrier » dans le sillage de Freud: « Et on ne reprendra de
l’avance que lorsqu’il y aura suffisamment de gens formés pour faire ce que nécessite tout
travail scientifique, tout travail technique, tout travail où le génie peut ouvrir un sillon,
mais où il faut ensuite une armée d’ouvriers pour moissonner. »4
C'est en ouvrier de ces sillons creusés par Freud et Lacan que nous nous proposons
de travailler ce sujet de l'amour : il s'agira, afin de continuer à se former à recevoir les
diverses plaintes de nos patients sur leur vie amoureuses, de recourir à ce que Freud
nomma « la sorcière », c'est-à-dire la théorie psychanalytique, afin d'en dégager des pistes,
de « moissonner » le champ ouvert par la psychanalyse sur le terrain de l'amour.

1 Lacan J., Entretien avec Madeleine Chapsal paru dans L’express du 31 mai 1957, n° 310, puis édité dans
Madeleine Chapsal, Envoyez la petite musique, Paris : Grasset, 1984
2 Lacan J., (1973) Télévision, in Autres écrits, Paris : Seuil, 2001, p.530
3 Lacan J., (1973) Télévision, in Autres écrits, Paris : Seuil, 2001, p.531
4 Lacan J., Entretien avec Madeleine Chapsal, op. cit.
14
La polysémie de l'amour

Amour : de l'amour filial à l'amour divin en passant par l'amour entre un homme et
une femme, l'amour pour une idée, un objet, jamais un mot n'aura englobé une telle
diversité de formes, n'aura été pris dans une telle polysémie. « La négligence de la langue
dans l’emploi du mot « amour » trouve une justification génétique. »1 Freud lui-même n'a
pas échappé à cette polysémie.
Dans les Trois essais2, il fait la distinction entre « l’amour normal » (Liebe) et la
« passion amoureuse » (Verliebtheit). Dans la Liebe, le modèle de cet amour dit normal est
celui du mythe de la recherche de la moitié manquante tel qu'Aristophane le présente dans
le Banquet3. Quant à l'amour passion, le but sexuel est hors d’atteinte, comme suspendu.
Lacan proposera la traduction d'énamoration pour cette forme d'amour (qu'il écrira
hainamoration).
En 1910, l'amour freudien sera lié au concept de « psychosexualité »4 : il est lié au
sexuel car il est du côté de la tendresse dans laquelle le but sexuel est inhibé. Cette
conception se retrouve en 1915 dans Pulsions et destins des pulsions: « L’emploi le plus
adéquat du mot "aimer" se trouve dans la relation du moi à son objet sexuel; cela nous
apprend que l’emploi de ce mot pour une telle relation ne peut commencer qu’avec la
synthèse de toutes les pulsions partielles de la sexualité sous le primat des organes
génitaux et au service de la fonction de reproduction. »5
Dès 1920, avec la modification de la théorie des pulsions, il devient équivalent à la
libido: l'amour est l'Éros des poètes qui maintient la cohésion de tout ce qui vit. Dans
Psychologie des foules, la Liebe est le mot de la langue qui signifie toutes les formes
d’amour. « Nous pensons qu’en assignant au mot amour une telle multitude de
significations, nous ne saurions faire que mettre cette synthèse à la base de nos
considérations »6.
Ce postulat freudien se trouve déjà chez Descartes qui, dans Les passions de l’âme,
rappelait que les différentes formes d'amour participent d'une même logique: « Comment

1 Freud S. (1930), Malaise dans la culture, Pari : PUF, 1971, p. 45


2 Freud S. (1905), Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris : Gallimard, 1962
3 Platon, Le Banquet, 191a
4 Freud S. (1910), De la psychanalyse dite sauvage in La technique psychanalytique, Paris :PUF, 1953, p.35-
42
5 Freud S. (1915), Pulsions et destins des pulsions, in Métapsychologie, Paris : Gallimard, 1968, p.40
6 Freud S.(1921), Psychologie des foules et analyse du Moi, in Essais de psychanalyse, Paris : Payot, 1981,
p.150-151
15
des passions fort différentes conviennent en ce qu’elles participent de l’amour. Il n’est pas
besoin aussi de distinguer autant d’espèces d’amour qu’il y a de divers objets qu’on peut
aimer ; car, par exemple, encore que les passions qu’un ambitieux a pour la gloire, un
avaricieux pour l’argent, un ivrogne pour le vin, un brutal pour une femme qu’il veut
violer, un homme d’honneur pour son ami ou pour sa maîtresse, et un bon père pour ses
enfants, soient bien différentes entre elles, toutefois, en ce qu’elles participent de l’amour,
elles sont semblables. »1
Freud a toujours défendu son choix de maintenir un même mot pour toutes les
acceptions de l’amour, car céder sur les mots, c’est céder sur la chose : « On cède d’abord
en paroles (in Worten), puis peu à peu aussi en fait (in der Sache). »2 Il s’appuie donc sur
l’usage de la langue, en tant qu’elle prescrit un seul mot pour toutes ces acceptions, et sur
l’Éros de Platon qui correspond exactement selon lui au concept de la libido. Pour Freud,
toutes les distinctions dans l’usage du mot amour sont secondaires à l’existence d'un noyau
commun : « Nous pensons donc que la langue a créé avec le mot « amour », dans ses
multiples acceptions, une synthèse parfaitement justifiée et que nous ne pouvons rien faire
de mieux que de la prendre également pour base de nos discussions et exposés
scientifiques. »3 Nous partirons de ce postulat freudien que toute l’échelle des possibilités
des phénomènes amoureux qu’offre l’observation est regroupée sous le même mot, et est
théoriquement justifiée4.
Mais il y a un autre point commun à ces différentes formes d'amour, qui réside dans
leurs caractères foncièrement anormaux, ce sera notre hypothèse de départ : l'amour relève
d'une psychopathologie.

L'amour est psychopathologique

L'amour est un pharmakon : il est à la fois son propre mal et son propre remède. Le
pharmakon grec est à l’origine de la Pharmacie. Il désigne à la fois le poison et le remède.
L’origine de cette double acception se retrouve par exemple dans les rituels de purgation
des tensions collectives de la cité par la violence et l’horreur d’un sacrifice humain. Le mot
« médicament » ne préserve pas ce double sens ; nous pouvons supposer que les premiers
1 Descartes, Les passions de l'âme, Art. 82
2 Freud S. (1921), Psychologie des foules et analyse du Moi, in Essais de psychanalyse, Paris : Payot, 1981,
p.152
3 Ibid., p.151
4 Ibid., p.175
16
remèdes trouvés dans la nature faisaient partie de la famille des poisons et que de
nombreux sacrifices ont du être nécessaires afin de les distinguer ou d’en établir le dosage
adéquat. Car souvent dans la pharmacopée, c’est dans le dosage que réside la distinction
entre remède et poison. C’est par exemple ce mot qui est employé dans le Phédon pour
désigner la potion que l’on fait boire à Socrate lors de son exécution. C'est pourtant dans le
Phèdre, à propos de l'écriture, que le mot de pharmakon est amené par Platon : sa mise en
garde réside en ceci que l’écriture n’est pas qu’un remède à la mémoire et au défaut de
science des hommes mais qu’elle est aussi un poison qui fera penser les hommes, non plus
avec ce qu’ils ont à l’intérieur, mais avec des caractères extérieurs. Nous voyons alors que
le pharmakon, au-delà de la pharmacie, est un concept de la dialectique des contraires.
Derrida érigera le pharmakon en principe « qui dissimule le mort sous l’apparence du vif »1
c'est-à-dire relevant de l’illusion et de la tromperie.
C'est aussi le cas dans l'amour. Ovide, après avoir rédigé son Art d'aimer, a écrit un
peu plus tard un texte moins célèbre qui constitue une liste de Remèdes à l'amour :
« Apprenez à guérir par qui vous a appris à aimer! »2 Nous aurons pour tâche dans ce
travail de montrer en quoi l'amour est une folie, c'est-à-dire en quoi il relève d'une
psychopathologie.

Problématique

En quoi la clinique de la vie amoureuse relève-t-elle d'une psychopathologie ?


De là nous croiserons des sous questions :
- L'amour n'est-t-il que narcissique, c'est-à-dire que captation imaginaire ?
- Quel est la fonction des deux autres registres Symbolique et Imaginaire au regard de
l'amour ?
- En quoi les trois registres en appellent un quatrième, le symptôme/sinthome qui
formalise la métapsychologie de la vie amoureuse ?
- En quoi la clinique de la vie amoureuse ressemble-t-elle à la clinique des psychoses ?
(érotomanie, paranoïa, le savoir de la rencontre....). En quoi ressemble-t-elle à la

1 Derrida J. (1968), La pharmacie de Platon in La dissémination, Paris : Seuil, 1972, p. 91


2 Ovide, Remèdes à l'amour
17
clinique des addictions ? À partir de cette clinique, quelle formalisation
métapsychologique pourrons-nous en dégager?

Pour cela, nous proposons de plonger dans le séminaire de Jacques Lacan pour en
retirer un enseignement sur les différents aspects de la vie amoureuse. Notre question dans
cette démarche est celle de l'existence – ou pas – d'une théorie psychanalytique lacanienne
sur l'amour. En relisant au plus près l’œuvre de Freud, Lacan a tout au long de son
séminaire a rencontré différentes figures de l'amour : l'amour divin, le transfert, les
ravalements de la vie amoureuse, le choix d'objet, etc.
Reprenant dès le premier séminaire la question de l'amour au point où Freud l'avait
laissée, c'est-à-dire du côté du narcissisme, Lacan postulera très vite l'existence d'un autre
amour. Nous reprendrons avec lui ces différentes figures de la vie amoureuse en les
replaçant dans les trois registres Imaginaire, Symbolique et Réel tels que Lacan les a
formalisés très tôt eux aussi. Ainsi, notre plan suivra cette tripartition.

Sur le choix méthodologique de notre plan : la notion de moyen dans la tripartition


Réel, Symbolique et Imaginaire

« Si la psychanalyse est un moyen, c'est à la place de l'amour qu'elle se tient. »1

En 1973 lors du séminaire Les non dupes errent Lacan reprend sa tripartition
« RSI » (Réel, Symbolique, Imaginaire) conçue en 1953 en l'appliquant à l'amour. Il
décline alors la fonction du moyen : « concernant l'amour, j'ai distingué par ce qu'il en est
du nœud borroméen, la fonction du moyen comme tel. Le moyen justement, c'est ce qui ne
fait nœud qu'à ce qu'il y ait un ordre.»2 Le moyen impique donc un ordre dans le noeud ;
pourtant Lacan a insité sur l'absence d'ordre dans le noeud du fait de la structure de tresse.
Cette structure implique que l'ordre des trois registres Imaginaire, Réel et Symbolique n'a
pas d'importance : dans un nouage borroméen les trois éléments ne font pas série: « Il fait
tresse, et c'est là qu'il faut voir en quoi ce que j'ai avancé tout à l'heure, à savoir que
l'ordre n'y est pas essentiel, est là le point important.»3

1 Lacan J., Le Séminaire XXI : Les Non dupes errent, op. cit., leçon 4 du 18 décembre 1973, AFI p. 72
2 Ibid. p.79
3 Ibid., p.82
18
Bien qu’aucun ordre ne soit impliqué dans le nœud, Lacan nous propose pourtant,
dans une volonté didactique pour les décrire, de prendre chacun des trois éléments un par
un, en en mettant un en avant à chaque fois : c'est ceci qu'il appelle prendre un des registres
comme moyen: « L'intérêt de les prendre chacun comme moyen - puisque aujourd'hui c'est
de sens que je parle - c'est de vous les pousser en avant, comme ça, interprétés.»1
Ceci non sans prendre la précaution de préciser le risque de le pousser trop loin :
«je prends garde à ce que vous ne donniez pas trop de sens et trop vite à ce que je dis, il y
a aussi un bon moyen, enfin, pour obtenir le même résultat, c'est... c'est de vous en donner
assez pour que vous le vomissiez, hein. C'est-à-dire que je ne vais pas y procéder avec le
dos de la cuillère. Je vais vous dire des choses à vomir, et puis après tout, hein, vous aurez
le temps de les ravaler, comme le chien de l'Ecriture. C'est même là quelque chose pour
quoi il n'y a pas à reculer. »2
En suivant Lacan dans cette méthode de présentation didactique et en reprenant
avec lui la précaution de ne pas y donner trop de sens, nous proposons de construire le plan
suivant pour organiser les différentes figures de l'amour que nous trouvons dans
l'enseignement lacanien : la question de l'amour quand, successivement, l'Imaginaire, le
Symbolique et le Réel sont pris comme moyen. A ces trois registres nous proposons le
rajout d'une quatrième partie qui reprendra la structure d'un quatrième rond, c'est-à-dire
une partie dans laquelle nous déclinerons avec nos patients ce que l'amour implique de
symptomatique voire de sinthomatique dans certains cas. Ce sera notre partie clinique,
articulée autour de ce que nous pouvons nommer « l'amour symptôme », c'est-à-dire
l'amour que les sujets éprouvent au quotidien et qui parfois amène les sujet en analyse pour
en dénouer les souffrances.

Le nœud de l'amour

Alors qu'il avait déjà été question d'un nœud de l'amour dans l'enseignement de
Lacan, il avait juste été évoqué en digression lors du Séminaire IX en 1962 :« Pourtant, un
nœud quand même, c'est quelque chose qui est à la portée de tout le monde; ce n'est
pas à la portée de tout le monde de savoir ce qu'il faisait en faisant un nœud, mais
enfin, cela a pris une valeur métaphorique, les nœuds du mariage, les nœuds de
1 Ibid., p.67
2 Ibid., p.68
19
l'amour, les nœuds, sacrés ou pas, pourquoi est-ce qu'on en parle ? »1 Selon nous, la
pertinence d'un abord de l'amour dans la théorie lacanienne par le nouage des trois registres
RSI résonne avec cette proposition : « Les nœuds de l'amour : ce à quoi les corps tendent
dans l'amour c'est à se nouer »2 Il y a en effet une logique du nouage dans la vie
amoureuse. Nous tenterons de le démontrer.
Mais au-delà de la démonstration de la structure de nœud de la vie amoureuse, nous
proposerons la thèse suivante : la psychopathologie amoureuse peut être formalisée par un
déséquilibre dans ce nouage. Nous montrerons que la dimension imaginaire est la
dimension prévalente de l'amour et que les deux autres dimensions, Symbolique et Réel,
viennent sortir l'amour de cette seule captation imaginaire. Notre thèse étant que c'est la
dimension Imaginaire qui, quand elle prend toute la place, pousse l'amoureux vers une
psychopathologie de la vie amoureuse quotidienne. La prévalence de l'Imaginaire dans
l'amour se retrouvera dans la structure de notre travail. En effet, notre première section qui
concernera l'Imaginaire prendra presque les deux-tiers de l'ensemble.

En suivant Lacan dans cet abord de l'amour selon chaque registre pris comme
moyen, nous allons rencontrer différentes figures de l'amour que nous proposons de
reprendre dans ce travail. Mais avant d'en présenter le plan travail, restons pour le moment
sur les propositions de Lacan sur un agencement de différentes formes de l'amour selon les
trois registres. C'est lors de la dernière séance de ce séminaire de 1973 que Lacan tente de
décliner l'amour dans le nœud Borroméen et plaçant à chaque fois l'un des registres en
avant, pris comme moyen :

Quand l'amour prend l'imaginaire comme moyen

Quand l'amour prend l'imaginaire comme moyen, Lacan nous dit que nous sommes
dans le champ de l'amour courtois. Cette place de l'imaginaire, nous verrons tout au long
de ce travail qu'elle est primordiale : c'est dans cet amour courtois que se situe la vraie
place de l’amour, Lacan allant jusqu'à affirmer que l’amour, c’est l’amour courtois3:
« Alors, qu'est-ce que nous démontre le rond de ficelle de l'Imaginaire pris comme moyen?
C'est que ce qu'il supporte, ce n'est rien de moins que ce qu'il faut bien appeler l'amour.
1 Lacan J., L'identification, Inédit, séance 18 du 2 mai 1962, AFI. p. 276
2 Lacan J., Le Séminaire XXI : Les Non dupes errent, op. cit., p.147
3 Ibid., p. 80
20
L'amour, si je puis dire, à sa place, celle qu'il a eue depuis toujours. Et si, un temps dans
mon Éthique, j'ai fait état de l'amour courtois, de l'amour courtois dans ce qu'il imagine
de la jouissance et de la mort, c'est là quelque chose dont il est - j'allais dire miraculeux -
très surprenant et bien fait pour nous retenir, que la féodalité l'ait produit, cet ordre de
l'amour courtois. »1 L'amour courtois imagine quelque chose de la jouissance et de la mort.
Nous retrouvons là la tripartition : Le Réel a pour sens la mort. Le symbolique aura quant à
lui pour sens de supporter la jouissance ; c’est ce que la parole d’amour nous montre.

Quand l'amour prend le symbolique comme moyen

Dans ce registre Symbolique, Lacan place l’amour divin. Il procède du symbolique


qui « joue le rôle de moyen » entre le réel et l’imaginaire : « il est sous la forme de ce
commandement qui met au pinacle l'être et l'amour. »2 En prêchant pour l’amour divin, il y
a un vidage de l’amour sexuel. « L’amour est charité, foi et espérance » : c’est la logique
de l’amour divin que trace Kierkegaard dans Vie et règne de l’amour 3. Lacan fait d’ailleurs
un lapsus prononçant « femme » au lieu de « foi »4. L’image de la femme est présente
puisque l’art représente la charité par une femme aux seins innombrables. L’amour divin
considère la finalité comme désir : tout ce que Dieu fait est désiré par lui. La finalité est
donc attachée à l’intermédiaire du désir. La place du Symbolique comme moyen pour
arriver à cette fin sera donc le désir5. Ce n’est pas pour autant que l’amour chrétien a éteint
le désir; pour Lacan, il apparaît ici que l’amour chrétien situe l’amour à la place du désir.6

Quand l'amour prend le Réel comme moyen

Quand l'amour prend le Réel comme moyen, c'est la dimension de la contingence


qui domine : « c'est bien en quoi intervient la fonction du Réel. Ainsi l'amour s'avère dans
son origine être contingent, et du même coup s'y prouve la contingence de la vérité au
regard du Réel. Car ces modes sont véritables, et même définissables en fait, par notre
épinglage de l'écriture. »7 La contingence de la vérité au regard du Réel : voilà ce sur quoi
1 Ibid., p. 68
2 Ibid., p. 68
3 Kierkegaard S., (1847), Vie et règne de l’amour, Paris : Aubier, 1946
4 Lacan J., Les Non-dupes-errent, op. cit., p. 68
5 Ibid.
6 Ibid., p. 70
7 Ibid., p.80
21
nous reviendrons en ce qui concerne le réel de la rencontre et le passage de la contingence
à la nécessité qu'opère l'amour; d'un réel, le sujet amoureux en voit une destinée, un « ça ne
pouvait pas être autrement. » L'amoureux se plait à croire que « c’était bien lui c'était bien
elle » alors que la psychanalyse nous démontre, à l'instar de la fantaisie d'Allais, que « ce
n’était pas lui, ce n'était pas elle »1. Nous voyons là qu'il sera aussi question de croyance et
de savoir. En effet, « l'amour est le rapport du réel au savoir. »2 C'est bien ce que nous
enseigne le transfert dans son rapport au savoir supposé. Mais ce rapport du Réel au savoir
a une limite qui est justement ce que la formule (a)mur indique : l’objet a associé au mur
puisque la castration fait barrage à la jouissance, au réel, voire entre les hommes et les
femmes.

La tripartition lacanienne des registres SIR a la particularité d'être une formalisation


qui persiste tout au long du séminaire dès son invention en 1953 jusqu'à la mort de Lacan :
il est peu de construction théorique que Lacan n'a pas défaite, transformée, arrangée ou fait
évoluer.
Cette place des trois registres dans l'enseignement leur confère une importance, une
pertinence qu'il nous a semblé bon de mettre en avant. Par contre, concernant la question
de l'amour peut-être plus que d'autres, est-il nécessaire de préciser que ces trois registres
sont noués ? En très peu de cas nous croiserons une forme Imaginaire pure de l'amour, une
forme totalement réelle ou encore seulement symbolique : Lacan en reprenant ce ternaire
en 1973 nous en précise le nouage : « Entre votre Symbolique, votre Imaginaire et votre
Réel, depuis le temps que je vous les ressasse, vous sentez pas que votre temps, votre temps
se passe à être tiraillés ? »3 Les trois registres sont articulés, noués ; de ce nouage, il y a
des tiraillements qui amèneront l'amour plutôt du côté de l'imaginaire –à dominante
imaginaire pourrons nous dire, mais en restant inéluctablement tiraillé par du Réel et du
Symbolique toujours noués à la cheville.
Suivant cette formalisation topologique, nous devons ajouter alors au ternaire SIR
ce que Lacan apporte dans la dernière partie de son enseignement : le quatrième rond, celui
du symptôme/sinthome. En effet, nous proposons après une déclinaison des différentes
formes ou figures de l'amour au fil du séminaire de Lacan et en suivant la répartition

1 Allais A. (1891), Un drame bien parisien, in A se tordre, Paris : Albin Michel, 1986
2 Ibid., p. 72
3 Ibid., séance 3 du 11 décembre 1973, p.48
22
Imaginaire, Symbolique et Réel, de rajouter une quatrième partie qui concernera l'amour
symptôme, soit celui dont nos patients nous parlent, amour symptôme qui est celui qui est
vécu par les hommes et les femmes qui se rencontrent, s'aiment, se haïssent, se jalousent,
comprenant toutes les entraves à cette aventure amoureuse. L'amour symptôme c'est celui
qui est viable, celui qui est compatible à la vie contemporaine. Nous verrons du coup en
quoi il est perméable à la culture dont il s’imprègne, en quoi il est dépendant d'un lien
social contemporain qui a la particularité d’être de nature capitaliste.

Le nouage des trois registres selon la topologie du nœud Borroméen implique la


structure d'une tresse : c'est-à-dire que les trois n'ont de consistance que de tenir l'un à
l'autre selon ce nouage si particulier qui fait que la rupture de l'un défait l'ensemble. Ce
tressage nous évoque la tendance de l'amour vers le Un : les amoureux ne veulent faire
qu'un (voyez comment Aristophane dans le Banquet invoque Héphaïstos qui fondrait les
deux dans un Un1).

Progression de la thèse
Reprenant dans la suite de Lacan ces différentes formes d'amour qui prennent
respectivement l'un des trois registres comme moyen, nous proposons d'en ajouter d'autres,
qui nous semblent incontournables dans notre travail.
Dans une première partie dans laquelle est traité l'amour qui prend l'imaginaire
comme moyen, nous montrerons en quoi cet arrimage narcissique de l'amour est mortifère;
c'est le champ de l'amour passion qui ne peut mener les sujets qu'à leur perte en tant que ce
qu'ils visent c'est la fusion dans l'Un. Nous avons là tous les cas des histoires d'amour
tragiques qui jalonnent tant l'Histoire que la littérature. Lacan a fait l'hypothèse dès le
départ qu'il doit il y avoir un autre amour qu’imaginaire, un autre amour, « dans sa forme
achevée »... Bien que posant la nécessite de cet autre amour, il ne lâchera pas, même dans
les dernières années du séminaire, que l'ancrage de l'amour reste imaginaire, donc
narcissique. Nous prêterons donc beaucoup d'attention à cette dimension narcissique de
l'amour dans notre premier chapitre. Nous poursuivrons ensuite toujours dans cette
première partie, dans l'imaginaire avec le sujet de l'amour courtois qui est pour Lacan,
comme nous l'avons rappelé plus haut, le paradigme de l'amour qui prend l'imaginaire
1 Cf infra p.32
23
comme moyen. Nous proposons ensuite dans le troisième chapitre de notre première
section, de placer la figure de l'amour de transfert. Nous aurons le souci de montrer en quoi
il nous enseigne sur la vie amoureuse.

Puisque l'amour relève essentiellement du registre imaginaire, nous suivrons Lacan


dans les autres formes d'amours, ou autres adjuvants à l'amour passion qui permettent à
l'amour de se dégager d'une emprise purement imaginaire.
Nous arrivons donc à une deuxième section dans laquelle nous traiterons de l'amour
qui prend le symbolique comme moyen.

Lacan place ici l'amour divin. Nous nous arrêterons sur la parole divine « tu
aimeras ton prochain comme toi-même ». Nous reprendrons avec Freud et Lacan le
paradoxe d'un tel commandement. Mais on voit déjà que c'est une forme d'amour qui d'une
part, tente de dégager le sujet de la dimension strictement narcissique, et d'autre part que
c'est un commandement, soit une parole qui tente de placer l'amour dans une fonction de
lien social.
C'est la dimension de la parole d'amour, de la parole donnée notamment dans le
pacte symbolique du mariage notamment. Cette figure de l'amour conjugal nécessitera un
développement sur la distinction amour/mariage et sur la dimension “hors d'eux” de
l'amour dans sa fonction de lien social qui dépasse deux êtres. Car selon nous, avec le
symbolique comme moyen, l'amour fait bien lien social. Freud évoque ce paradoxe dans
Malaise : si l'amour vise la perpétuation de l'espèce par la copulation, il nécessite pourtant
le collage de deux sujets qui par leur amour, s'excluent de la communauté sociale ; comme
s'il fallait que deux fassent exception, sortent de l'ensemble social, pour que cet ensemble
puisse continuer à exister.
Enfin, dans un troisième chapitre de cette deuxième section, nous traiterons de
l'amour en tant que don : qu'est-ce qui est donné à l'autre dans la relation amoureuse?
Lacan propose que dans l'amour, on donne ce que l'on a pas. Il sera donc question, comme
dans l'amour divin, de la question du désir c'est-à-dire du manque. Cette piste nous mènera
alors jusqu’aux arcanes de la relation d'objet pour laquelle l'apport théorique lacanien
permet de dégager une approche singulière de la vie amoureuse.

24
Enfin la troisième section de notre partie théorique traitera de l'amour quand il
prend le Réel comme moyen. Lacan a placé là la question de la contingence de la
rencontre. Nous y consacrerons donc un des trois chapitres de cette section en reprenant la
notion du passage de la contingence à la nécessité qu'opère l'amour. Mais l'amour est aussi
un ratage: « J'ai paru vous chanter le los de l'amour, oui, il y a un inverse: c'est que vous
allez voir comment, si l'amour devient réellement le moyen par quoi la mort s'unit à la
jouissance, l'homme et la femme, l'être au savoir, s'il devient réellement le moyen, l'amour
ne se définit plus [que] comme ratage. Parce que il n'y a plus que vraiment le moyen qui
puisse dénouer l'un de l'autre. »1 Ce ratage est lié à l'impossibilité pour les deux sexes de
faire rapport. Nous aborderons donc dans un huitième chapitre la question du Réel de
l'impossible du rapport sexuel auquel l'amour supplée. Enfin, nous montrerons en quoi ce
réel est aussi à l’œuvre dans le langage amoureux : le Réel de la Lalangue étant ce qui au
cœur de la parole d'amour, vise asymptotiquement la vérité de l'amour. En effet, puisque
les mots ne suffisent jamais à dire ces choses là, c'est la Lalangue qui peut être convoquée.

Puis dans une seconde partie de notre travail, nous approcherons la clinique de la
vie amoureuse. Notre première partie concernant l’Imaginaire, le Symbolique et le Réel
appelle en effet une quatrième dimension : celle que nous appellerons l'amour symptôme.
Lacan insiste en effet sur la nature nodale de l'amour : « L’amour n’est ni le désir, ni le
sentiment. Mais bel et bien un nœud. »2 Ainsi, le quatrième « rond de ficelle » que Lacan
formalise dans la dernière partie de son enseignement sous le nom de sinthome, permet
selon nous de penser la clinique de la vie amoureuse. Cet amour résulte du nouage des trois
autres moyens; il est celui qui est vécu au quotidien par tout un chacun et qui en amène
certains vers l'analyse. Il sera question de ce qu'il en est des symptômes de la vie
amoureuse, de l’aménagement ou plutôt du nouage que les partenaires-symptômes
inventent pour permettre à tout ces ronds de ficelle de tenir ensemble.
Nous choisirons dans cette partie clinique de ne pas présenter les cas sous une
forme classique de présentation de malades mais bien plutôt de raconter des moments
cliniques pris dans la transfert. L'étude des symptômes amoureux étant indissociable de la

1 Ibid.
2 Sauret M.-J., Séminaire de l'APJL, L'amour : Hors d'eux, « amour(-) propre », séance du 2 mars 2010,
Toulouse, en ligne : http://www.apjl.org/IMG/pdf/AMOUR_PROPRE_1er_mars_10.pdf (visité en octobre
2010)

25
structure des sujets, nous choisirons de tirer des enseignements de ces moments cliniques
concernant notre sujet de recherche.

26
SECTION 1- L'IMAGINAIRE COMME MOYEN
« L'amour est l'imaginaire spécifique de chacun »1

Nous allons donc consacrer cette première section de notre travail à trois chapitres
qui concernent cet amour qui prend l'Imaginaire comme moyen. L'ancrage imaginaire de
l'amour est si important que cette section prendra une grande partie de notre recherche.
Nous avons rappelé en introduction que pour Lacan, l'Imaginaire est le point central de
l'amour. Nous verrons dans la progression de notre recherche qu'il essaiera de sortir
l'amour de ce seul registre pour supposer un amour au-delà de l'imaginaire. Ce sera le cas
avec l'appel aux deux autres registres que nous traiterons dans les sections suivantes. Mais
il convient donc selon nous de consacrer une étude approfondie de cette première section.
Elle se déclinera en trois temps. Dans un premier chapitre, nous allons nous arrêter
sur ce qui fait le noyau de tout amour c'est-à-dire le Narcissisme. Nous montrerons en quoi
cette souche narcissique de l'amour est ce qui le fait se retourner sur lui-même dans une
mise en abîme incessante qui ne peut mener inéluctablement qu'à la mort. L'étude au plus
près du texte freudien sur le Narcissisme nous amènera à poser la place de l'objet d'amour
idéalisé; c'est celui-là même qui sera l'objet du chapitre suivant.
Dans le deuxième chapitre, il sera en effet question de cet amour que Lacan postule
comme étant le paradigme de l'amour imaginaire : l'amour courtois. Cet amour nous
enseignera sur la logique de la relation à un objet d'amour idéalisé dans cette relation si
particulière que le XIIe siècle a vu éclore en Occident.
Enfin, dans le troisième chapitre, nous détaillerons ce à partir de quoi la
psychanalyse entre dans le champ de l'amour, soit l'amour de transfert. Cet amour qui, chez
Freud, n'a rien de différent d'un amour véritable, nous enseignera sur l'amour en général.
Nous verrons qu'il n'est pas que répétition d'une histoire déjà vécue par le sujet mais que
Lacan en fait un véritable nouvel amour. Nous tacherons de montrer en quoi, de Freud à
Lacan, l'amour de transfert permet de dégager des formalisations opérantes à partir de la
notion de savoir. Nous étudierons un des premiers textes freudiens, de la période dite « pré-
analytique », dans lequel la notion de savoir est déjà au cœur du dispositif ; Lacan en fera
la notion de Sujet Supposé Savoir. Ce savoir en jeu dans l'amour sera d'autant plus
intéressant pour nous qu'il nous permettra de postuler dans notre deuxième partie clinique
une proposition de lecture de l'amour passionnel qui nous semble n'être qu'une poussée à
l'extrême de toute logique amoureuse.

1 Lacan J., Les non-dupes-errent, op. cit., p. 72


27
Chapitre 1 : Amour et Narcissisme

Freud dans ses nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse en 1916


revient sur ce point essentiel du Narcissisme : « Il arrive parfois, rarement, que le moi se
prenne pour objet comme s'il était amoureux de lui-même, d'où ce nom emprunté à la
fable: le Narcissisme. Mais il ne s'agit là, en fin de compte, que de l'extrême exagération
d'un état de choses normal. »1
Comme à chaque fois chez Freud un point « d’extrême exagération » est en fait un
point tout à fait normal quand il n'est pas exagéré. Nous avons là la marque de fabrique de
la psychanalyse : la frontière entre le normal et le pathologique n'est pas prise dans une
logique quantique -où l'on passe d'un point A à un point B sans intermédiaire, mais prise
dans un continuum : ainsi tous les stades intermédiaires entre le normal et le pathos sont
rendus possibles ce qui élargi le champ de vison de la psychopathologie ; nous pourrions
reprendre à notre compte l'expression de J. Oury qui, fortement ancré dans le champ de la
psychanalyse, convoque le terme de Normopathie.2 En effet, quel autre domaine de la vie
humaine est plus propice à cette difficulté de distinction de ce qui fait le normal et ce qui
fait le pathologique ? L'amour rend fou, tel est notre postulat. Nous aurons pour tâche dans
ce travail de montrer en quoi dans la clinique bien entendu, mais aussi dans la théorie :
comment rendre compte de cette clinique avec les éléments construits depuis plus d'un
siècle dans le corpus théorique de la psychanalyse, depuis son découvreur Freud, jusqu'à
son fondateur Lacan, pour reprendre la formule de Michel Lapeyre. 3 Revenons donc sur la
fable comme l'appelle Freud.

1 Freud S., Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Paris : Gallimard 1936, p.63
2 La « Normopathie » au sens d'Oury : « on est tous des normopathes et c’est la chose la plus incurable qui
soit » (cf Le pré-pathique et le tailleur de pierre, revue Chimères, Les enjeux du sensible, n°40, automne
2000) est à distinguer de ce qu'un certain courant psychodynamique épingle par ce signifiant sous l'idée d'un
hyperconformisme aux normes sociales (cf. le « normopath » de Joyce McDougall, Plea for a measure of
abnormality, International University Press, New York, 1978, p. 156)
3 Qu'il me soit ici permis de rendre hommage à Michel Lapeyre qui fut l'un de mes enseignants: il appréciait
de formuler ainsi le retour à Freud de Lacan tel qu'on le conçoit dans un champ dit d' « orientation
lacanienne » ; voir par exemple son intervention au 1er Forum de Toulouse 1er octobre 1998 : « Nul ne peut
plus occuper la position d’exception de Freud le découvreur, de Lacan le fondateur (" la psychanalyse est ma
création : pendant dix ans, j’ai été le seul à m’en occuper " ; " Je fonde aussi seul que je lai toujours été
dans ma relation à la cause analytique"). »
28
I- Les mythes de l'amour narcissique

1- Le mythe de Narcisse

Narcisse est un personnage mythologique. C'est aussi le nom d'une fleur.


Étymologiquement, Narcisse vient de la racine Narké qui signifie sommeil, que l'on
retrouve dans Narcose par exemple. La narcisse était connue dès l'antiquité pour cette
propriété ainsi Perséphone aurait été engourdie par son parfum ce qui aurait permis à
Hadès de l'emporter aux Enfers.1 Notons l'absence de la fleur Narcisse dans la version
d'Ovide de l’enlèvement de Persiphone (Prosperine) par Hades (Pluton).2
Le lien est donc très intime entre la fleur et le personnage puisque chacun est tourné
vers la mort. Nous trouvons ici les arcanes de l’élan vers la mort du Narcissisme et par là
même de l'amour narcissique. Nous aborderons plus loin ce point crucial de la passion
amoureuse.3
Le mythe de Narcisse nous est parvenu par plusieurs sources : Tout d'abord par les
Métamorphoses d'Ovide4, et plus tard par Pausanias5.
Chez Ovide, l'histoire de Narcisse est contée en exemple de l'étendue de la
renommée de Tirésias : « Le bruit de cet événement rendit le nom de Tirésias justement
célèbre dans les villes de la Grèce : le crédit du devin était immense. »
C'est Liriope, la mère de Narcisse, qui fit l'épreuve de l'oracle Tirésias. Narcisse naquit du
viol de Liriope et de Céphise, un fleuve violent et sinueux. Narcisse est donc fils de la
beauté (Leirion est le nom du Lys) et de l'eau dangereuse. A la question « est-ce que mon
fils vivra vieux ? », le devin Tiresias répondit « oui, s'il ne se connaît pas ». Ovide précise
que cet enfant « semblait né pour inspirer l'amour » : c'est ce que Narcisse éprouvera
quand il verra son image. Narcisse est un jeune homme d'une beauté immense et il
déchaîne les passions autour de lui. Mais, ne répondant jamais à ses amants (hommes ou
femmes), il ne laisse que tristesse et frustration derrière lui.

1 « un Narcisse que Gaia avait produit pour tromper la Vierge à la peau rosée, par la volonté de Zeus, et afin
de plaire à Aidôneus l'insatiable. Et ce Narcisse était beau à voir, et tous ceux qui le virent l'admirèrent,
Dieux immortels et hommes mortels. Et de sa racine sortaient cent têtes, et tout le large Ouranos supérieur,
et toute la terre et l'abîme salé de la mer riaient de l'odeur embaumée ». in Hymne Homérique à Déméter,
Trad. de Leconte de Lisle (1868)
2 Ovide, Les Métamorphoses V
3 Cf référence plus loin
4 Ovide, Les métamorphoses, III, 339-510
5 Pausanias, Description de la Grèce : livre 9, chapitre 31, section 8 : « Narcisse avait une sœur jumelle qui
lui ressemblait en tous points. Ils s'habillaient de même et chassaient ensemble. Ils s'aimaient. Il perdit sa
sœur. Son image dans l'eau lui rappela sa jumelle et il pensa trouver une consolation à son chagrin en
imaginant y voir l'image de sa sœur. Mais il ne put alors plus la quitter et mourut à ses côtés. »

29
Alors que la nymphe Écho, qui s'est éprise de lui, le poursuit dans la forêt, elle le voit
contemplant pour la première fois son reflet dans une fontaine. Écho avait la particularité
de ne pouvoir que répéter les derniers mots qu'elle avait entendus; cet handicap était la
conséquence de la punition de Junon pour avoir protégé Jupiter de ses amours adultères :
« Junon l'avait ainsi punie : souvent sur les montagnes, lorsqu'elle cherchait à surprendre
les nymphes dans les bras de Jupiter, Écho l'avait adroitement retenue par de longs
entretiens, pour donner aux nymphes le temps de fuir. La fille de Saturne découvrit
l'artifice : «Cette langue qui m'a trompée, dit-elle, perdra presque tout son pouvoir, et je
restreindrai pour toi l'usage de la parole ». L'effet suit la menace ; Écho ne peut plus
désormais que redoubler les derniers sons, et répéter les dernières paroles de la voix
qu'elle entend. »
Chez Ovide, la scène de la mort de Narcisse se passe devant une fontaine. Mais ce
n'est pas le hasard s'il s'y arrête poussé par une soif non ordinaire. C'est une des
nombreuses nymphes éconduites par Narcisse qui, bien qu'il déclenchait les plus ardents
désirs n'en rendait jamais rien, implora les cieux pour qu'il connut un tel châtiment :
« Puisse-t-il aimer à son tour, et puisse-t-il ne jamais posséder l'objet de sa tendresse ! »
Rhamnusie exauça cette juste prière. » Rhamnusie est un autre nom de Némésis, la
Vengeance : elle est ainsi appelée en référence au nom de la ville d'Ithaque près de laquelle
son plus grand temple est construit : Rhamnus.
Narcisse est donc capté par son image mais une image qu'il ne reconnaît pas
comme sienne quand il en tombe amoureux. Ce n'est qu’après l'énamoration et après les
multiples plaintes amoureuses sans réponse (là s’accomplit la vengeance de Némésis) qu'il
comprend que c'est son image. À partir de là, la folie et l'agonie vont prendre le dessus.
Ovide parle de « délire » : « Insensé ! C'est à lui-même qu'il adresse ses vœux ; il est lui-
même, et l'amant et l'objet aimé, c'est lui-même qu'il recherche, et les feux qu'il allume, le
consument lui-même ! » Narcisse est alors précipité dans le vortex absurde de la situation
qui ne peut avoir d'autre issue que la mort : « Mais je suis en toi, je le reconnais enfin ; ma
propre image pourrait-elle m'abuser ? Je brûle d'amour pour moi-même, et j'allume la
flamme que je porte dans mon sein. Quel parti prendre ? Dois-je attendre la prière ou
l'employer ? Mais que demander ? Ce que je désire est en moi : c'est pour trop posséder
que je ne possède rien. Ah ! Que ne puis-je me séparer de mon corps ! Souhait étrange
dans un amant, je voudrais éloigner de moi ce que j'aime ! Déjà la douleur épuise mes
forces. »
Les seules paroles qu'il aura en réponse sont les écholalies de la nymphe qui le regarde
agoniser : écholalies ici en place de miroir de la voix si l'on peut dire : voici toute la
30
pertinence dans le récit d'Ovide du choix de cette nymphe plutôt qu'une autre pour les
derniers instants de Narcisse : « Témoin de son malheur, la nymphe en eut pitié, bien
qu'irritée par de pénibles souvenirs. Chaque fois que l'infortuné Narcisse
s'écriait hélas ! La voix d'Echo répétait : hélas! Lorsque de ses mains il frappait sa
poitrine, elle faisait entendre un bruit pareil au bruit de ses coups. Les dernières paroles
de Narcisse, en jetant selon sa coutume un regard dans l'onde, furent : « hélas ! Vain objet
de ma tendresse ! » Les lieux d'alentour répètent ces paroles. Adieu, dit-il ; adieu, répond-
elle. »

D'autres versions diffèrent un peu de celle d'Ovide. Dans la version du mythe


rapportée par Pausanias1, c'est pour se consoler de la mort de sa sœur jumelle, qu'il adorait
et qui était faite exactement à son image, que Narcisse passait son temps à se contempler
dans l'eau de la source, son propre visage lui rappelant les traits de sa sœur. Nous avons
donc chez Pausanias une figure de l'amour narcissique particulière en ceci que c'est pour
retrouver l'image d'un autre que le sujet s'attache à sa propre image; Tel l'Alceste
d'Euripide qui cherche à rester accroché à l'image de son épouse défunte. C'est ici en
quelque sorte un amour vers l'objet qui précède un amour narcissique ; Nous proposons
d'entendre cette version comme une dénégation : Pausanias apportant cette transformation
pour recouvrir l’égocentrisme d'un choix amoureux, comme si cette vérité n'était pas bonne
à entendre. Il pose en tous cas les bases d'une conception de l'amour pur, celui qui
n'apporte pas d'autre satisfaction que l'amour lui même. Nous y reviendrons2.

Le mythe de Narcisse intègre la mythologie grecque mais est essentiellement


présenté dans les Métamorphoses d'Ovide. Mais la nature d'un amour narcissique n'a pas
attendu Ovide pour être décrite -c'est d’ailleurs là toute la force d'un mythe : de confiner à
l'universel.
Dans ce qui est considéré comme le plus grand écrit philosophique sur l'amour, le Banquet,
cet amour narcissique a selon nous une place importante ; c'est la figure de l'amour décrite
par Aristophane : la recherche de sa moitié. Alors que ce mythe est souvent présenté
comme métaphore de la logique du désir, nous proposons d'entendre cette recherche de sa
partie manquante comme une logique de l'amour narcissique.

1 Cf supra
2 Voir infra p.193
31
2- Le mythe d'Aristophane

Aristophane (celui dont tout le temps se passe à cultiver Dionysos et Aphrodite,


selon le brocard de Socrate1) fait de l'amour une recherche d’unité : pour cela il compose
le mythe de l’androgyne ou dit de l'homme primitif.
Ce mythe a selon nous la particularité de présenter à la fois les deux aspects d'un
amour narcissique : la recherche du même ou d'une partie de soi-même, et l’élan vers la
mort d'une telle entreprise. Cet élan vers la mort des hommes primitifs est souvent occulté,
ou au moins passé au second plan du mythe dont on retient surtout « la recherche de sa
moitié » ; Alors que la dimension de la mort dans l’amour est distinctement mise en scène
dans le mythe des hommes primitifs d’Aristophane. Quand les deux moitiés se
retrouvaient, elles s’enlaçaient et restaient comme cela au risque de mourir car elles
oubliaient de se nourrir2. Elles n’étaient donc plus animées par aucun désir.
Pour ne pas que la race humaine s’éteigne, Zeus leur permis alors de se reproduire
en leur « prescrivant » du sexuel. Par toute une opération complexe, il leur place les
organes génitaux devant car ils étaient alors positionnés à l’arrière : la reproduction se
faisait sans contact direct le mâle venant féconder les œufs que la femelle avait
préalablement déposés dans le sol. De cette opération chirurgicale, il reste une cicatrice :
l'ombilic ou le nombril de la personnalité dite « nombriliste » pour qualifier son égoïsme,
voire son Narcissisme... Ainsi parés de leurs organes génitaux sur le devant, quand les deux
moitiés se retrouvent et qu'elles restent alors accolés sans ne plus rien désirer, cela n'est
plus utile puisque cette copulation n'est plus stérile mais permet la perpétuation de l'espèce.
Dans ce mythe, le sexuel fut donc prescrit pour contrer la pulsion de mort à l’œuvre
dans l’amour. La pulsion de mort se manifeste par cette homéostasie du système, cet état
de totalité, de plénitude dans lequel plus aucun désir ne subsiste une fois que les deux êtres
sont réunis. Dans cet état, comme une sphère de Magdebourg3, rien ne peut séparer les
deux moitiés réunies. C’est en effet la version d’Aristophane sur l’amour : il est désir de
fusion. Il nous rappelle que c’est le souhait de tout amoureux : si Héphaïstos, le Dieu de la
forge, propose aux amoureux de les fondre ensemble et de ne faire qu’un, ils accepteraient
sans hésitation.... 4

1 Platon, Le Banquet, 177e


2 Platon, Le Banquet, 191b
3 Cet objet tire son nom de la ville allemande « Magdeburg » où il fut créé au milieu du 17ème siècle par
Otto Von Guericke : il s'agit de deux demi sphères accolées pour ne faire qu'une sphère à l’intérieur de
laquelle un vide est créé par aspiration : les deux parties sont alors collées par la pression atmosphérique;
cette invention permis de mettre en évidence deux phénomènes physiques : le vide et la force de la pression
atmosphérique.
4 Platon, Le Banquet, 192d
32
Freud a fait référence à ce mythe pour qualifier l’Éros de Un. Lacan lui reproche
d’ailleurs d’avoir cru à ce corps rond de la bête à deux dos 1. Ce Un est en tout cas ce qui
est visé dans l’amour : cet état de satisfaction totale, de jouissance infinie. Ce qui est visé,
c’est cette fusion qui passe par la fusion des corps : « c'est dans l'amour, (...) ce à quoi les
corps tendent, c'est à se nouer ».2
Nous avons donc ici une conception de l’amour qui confine avec la passion;
passion dans sa dimension mortifère, mue par l’élan vers la mort, par la constance (ganz)
de la pulsion de mort. Reste que cette lecture du mythe d'Aristophane n'exclut pas l'autre
qui y voit une mise en scène du désir. La différence entre les deux mythes, de Narcisse et
d'Aristophane, se centre par contre autour de l'ignorance de Narcisse qu'il est l'origine de
cette image qu'il adore. Ce point d'ignorance est fondateur de la suite de l'histoire : c'est
parce qu'il ne se reconnaît pas dans le reflet que « l'hainamoration » se produit. Qu'en
aurait-il été s'il s'était reconnu ? Nous souhaitons souligner ici ce point d'ignorance à
l'origine de l'hainamoration : point d'Ignorance à l'origine aussi du transfert dans la cure.
Cette ignorance confère au savoir un statut privilégié dans l'amour : c'est ce que l'étude de
l'amour de transfert nous montrera en suivant Lacan dans sa lecture du Banquet3. Donc, un
point d'ignorance comme ressort de l'amour de Narcisse pour sa propre image (bien que ce
savoir résidait chez un Autre : Le devin Tirésias en l’occurrence) mais aussi ressort de
l'amour de transfert : un savoir insu pousse le sujet en analyse. Qu'en est-il alors de la
fonction de ce point d’ignorance dans l'amour ?
La psychiatrie du 19e a récupéré le mythe de Narcisse pour élaborer une
psychopathologie de la perversion : est narcissique celui qui prend son propre corps
comme objet sexuel : Dès les premières lignes de l'Introduction au Narcissisme, Freud
évoque cette définition qu'en donne P. Näcke 4 : « il le [son propre corps] contemple donc
en y prenant un plaisir sexuel, le caresse, le cajole, jusqu'à ce qu'il parvienne par ces
pratiques à la satisfaction complète. »5 Nous verrons que Freud dépassera ce modèle. Mais
nous devons nous poser la question de qu'est-ce qu'aime Narcisse ? Quel est l'objet de son
1 Lacan J., Le Séminaire XXII : RSI, inédit, version AFI, p. 39
2 Lacan J., Le séminaire XXI : Les non-dupes errent, op. cit. p. 147
3 Cf Infra, p. 161
4 Paul Nacke ne fut pas le premier à introduire le terme de Narcisse en psychiatrie en 1899 ( P, Näcke,
« Kritisches zum Kapitel der normalen und pathologischen Sexualität », Berlin, Archiv für Psychiatrie und
nervenkrankleiten, Verlag Von August Hirschwald, 1899. ) mais, Freud le corrige lui-même dans un rajout de
1920 aux Trois essais, il s'agit de Hellis en 1898 ( H. Ellis : « Auto-Erotism, a Psychological Study », in The
Alienist and Neurologist, Saint-Louis (Etats-Unis), Garland, avril 1898. );(même si Hellis avoue que c'est
Nacke qui a ajouté le « isme » : cf. H. Ellis, « Le Narcissisme » in « Le Mécanisme des déviations
sexuelles », Etudes de Psychologie sexuelle, Paris : Mercure de France, 1932.) notons que ce rajout de 1920
est lui même un supplément à un rajout de 1910 au chapitre sur les aberrations sexuelles des Trois essais dans
lequel apparaît pour la première fois chez Freud le terme de Narcisse, (cf : Freud S. (1905), Trois essais sur
la théorie de la sexualité, Paris : Gallimard, 1962,)
5 Freud S., Pour introduire le Narcissisme, in La vie sexuelle, Paris : PUF, 1969, p. 81
33
amour ? Ce n'est pas son propre corps : c'est son reflet. Narcisse n'aime ni les hommes, ni
les femmes, ni même son propre corps avant de le voir dans le miroir. Quand il est ravi par
son image, il tente de l'embrasser : elle s'efface, elle articule mais il n’entend pas sa voix...
Ce que décrit Ovide de ce ravissement ne ressemble pas à une extase sexuelle qui décrirait
le pervers jouissant de son image : c'est de ne pas pouvoir posséder cet objet devant lui qui
le fait tomber dans le vortex de la symptomatologie de la passion/souffrance, dans les
vertiges de l'amour. Ovide qualifie cet état de démence : ceci est un point qu'il nous faut
retenir pour notre thèse de la nature psychopathologique de l'amour. Mais voilà, ce
Narcissisme n'est pas perversion au sens de P. Näcke. Nous verrons l’importance de ce
point quand nous traiterons la question de la sortie du Narcissisme.
Nous avons vu que ces deux mythes, celui d'Aristophane et celui de Narcisse, ont
en commun une issue mortelle. Se pose alors pour nous la question de ce rapport entre
l'amour et la mort : un amour narcissique mène-t-il inéluctablement à la mort ? Nous
proposons pour avancer sur cette question de reprendre quelques vignettes cliniques
glanées dans des œuvres artistiques autour de ce lien entre Éros et Thanatos.

34
II- L’amour et la mort

Fallait-il que je vous aimasse


Que vous me désespérassiez
Et qu'enfin je m'opiniâtrasse
Et que je vous idolâtrasse
Pour que vous m'assassinassiez ?
Alphonse ALLAIS1

1- L’amour mène-t-il inéluctablement à la mort ?

L’amour et la mort : l'amor ! Voilà une paronomase qui dit un bout de vérité... Voici
par exemple ce blason d’amour que l’on trouve en épigraphe dans Le rouge et le noir de
Stendhal2 mais aussi dans Un drame bien Parisien d'Alphonse Allais3,
Amour en latin faict amor
Or donc provient d’amour la mort,
Et, par avant, soulcy qui mord,
Deuil, plours, pieges, forfaitz, remords...

L’amour mène-t-il inéluctablement à la mort ? Nos grands amoureux de la


littérature ne se séparent que dans la mort, et encore... parfois leur amour dure encore et
encore : c'est le cas dans l'exemple cité plus loin d'Alceste d'Euripide.4
Notre hypothèse est que c'est la dimension narcissique de l'amour qui le pousse vers
la mort. La mort non pas entendu comme la disparition inéluctable des amants (dont le
paradigme serait Roméo et Juliette) mais plutôt comme mise à l’œuvre de la pulsion de
mort ; c’est à dire mise à l’œuvre d'un retour à l'inanimé, à un degré zéro de l’excitation.
C'est en quelque sorte l'inclination de l'amour vers la jouissance. En effet, si l'amour est ce
qui permet à la jouissance de condescendre au désir, nous verrons que parfois, cette
« condescendance » laisse l'amour très proche de la jouissance.
Donc pour reprendre la formulation de cette hypothèse, qui est en fait double,
l'amour tend vers la mort quand :
− La composante narcissique (c'est-à-dire imaginaire) est plurivalente
− Quand l'amour ne fait que très peu condescendre la jouissance a u désir, c'est-à-dire
reste massivement du côté de la jouissance.
La résultante de cette deuxième acception (l'amour fou se situe plus du côté de la
jouissance que du désir) place le désir, en opposition à la jouissance certes, mais plus que

1 Allais A., Complainte amoureuse, in Poésie complète, Paris : Gallimard, 2005


2 Stendhal, Le rouge et le noir, Chapitre XV : Le chant du coq
3 Allais A., Un drame bien parisien, chapitre II, op. cit.
4 Cf. plus loin p.212
35
cela, le désir devient ce qui contrebalance la prise de l'amour dans la jouissance. Il nous
faudra alors démontrer dans ce travail en quoi l'amour et le désir ne s'opposent pas : le
désir s'oppose à la jouissance et c'est entre les deux que l'amour se situe. Mais en effet, le
désir et l'amour semblent s'opposer quand l'amour ne fait pas condescendre la jouissance
vers le désir mais s'y colle un peu trop près. Nous reviendrons plus en détail sur ce point
dans notre partie « le réel et l'amour » où il sera question de cette articulation Amour-
Jouissance-Mort.
Voici ce qu’assène Lacan à Louvain en 1972 devant les étudiants en philosophie
ébahis : On a raison de croire qu’on va mourir, c’est ce qui permet de supporter la vie
qu’on a ! Mais alors, pourquoi n’en est-il pas de même avec l’amour ? Savoir que l’amour
pour un tel va finir permet-il de supporter cet amour ? Les amoureux ne pensent pas à la fin
de leur histoire. On peut même penser que c’est la mise à l’écart de l’idée même de sa
propre fin qui soutient cet amour. Mais alors qu’en est-il des grandes tragédies amoureuses
dans lesquelles les amants savent justement leurs amours impossibles ? Nous pouvons
émettre l’hypothèse que c’est justement quand il y a prise en compte de la mort de l’amour
que celui-ci devient passion. Cette prise de conscience de la mort de l'amour, c'est-à-dire de
sa fin ou de son impossibilité, rabat l'amour du côté du Narcissisme, lui plombe son versant
narcissique. Nous proposons que ce soit ce versant narcissique, avec sa valeur mortifère,
qui pousse l'amour du côté de la passion.

2- La figure de Lucifer-amor

Monique Schneider a exhumé d'une lettre de Freud à Fliess daté du 10 juillet 1900,
ce qu'elle nomme une « créature hybride »1; alors que Freud accuse le coup du manque de
succès de la Traumdeutung, voici ce qu'il écrit au sujet de son travail : « En ce qui
concerne les grands problèmes, rien n'est encore décidé. Tout est flottant, vague, un enfer
intellectuel, des couches superposées, et dans le tréfonds ténébreux se distingue la
silhouette de Lucifer-Amor »2 .
Freud veut ici décrire dans quel enfer intellectuel il se situe concernant les grands
sujets de la psychanalyse, mais tout en accolant l'amour à cet enfer, laisse paraître quel est
son plaisir à atteindre un objet sur lequel il porte son amour : la psychanalyse. Cette
expression « Lucifer-amor » a aussi donné son nom à une revue allemande d'histoire de la

1 Schneider M., La cause amoureuse, Paris : Seuil 2009. Cf aussi : Monique Schneider, « Lucifer-Amor, ou
la grande peur du transfert », in Études freudiennes, no 19-20, Novembre 1985
2 Lettre 142 (138?) du 15-02-1902, Freud S., Naissance de la Psychanalyse, Paris : PUF, 1956, p. 291
36
psychanalyse crée en 1988 : « LUZIFER-AMOR : Zeitschrift zur Geschichte der
Psychoanalyse ».
Mais d'où Freud tire-t-il cette figure de Lucifer amor ? Et quel bout de vérité
recouvre cette appellation, certainement pas choisie au hasard.

a) L'amour dans l'enfer de Dante


Dans un premier temps nous avons pensé à une référence à Dante. En effet, dans la
Divine Comédie au chant V1, alors que Dante descend aux enfers accompagné de Virgile, il
arrive au deuxième cercle, celui où résident les luxurieux, les impudiques et les âmes des
amoureux ayant péri de leur passion : sont là, à subir comme peine les coups de vents qui
les plaquent aux parois des falaises, les âmes des Damnés : Sémiramis 2, Didon, Cléopâtre,
Hélène, Tristan et Francesca et Paolo :
Souvent, le tourbillon les pousse vers les côtes escarpées de l'abîme ; et c'est alors qu'on
entend les cris de la douleur et les hurlements du désespoir qui insulte le ciel. J'appris que
de tels tourments étaient réserves aux âmes charnelles dont l'amour enivra la raison.

C'est l'un des chants les plus connus de la Comédie car il raconte l'amour de ces
deux derniers : Francesca da Rimini et Paolo. Nous avons là en quelques lignes la
description d'un amour au-delà de la mort. Voici ce que dit à Dante l’âme de Francesca
venue auprès de lui après qu'il ait appelé ces deux âmes qui volaient ensemble : « L'amour
qui ne permet point à l'aimé de ne pas aimer, m'éprit pour celui-ci d'une passion si forte
que maintenant même, comme tu le vois, elle ne m'abandonne point. L'amour nous
conduisit à une même mort ». Francesca, remarquable par sa grande beauté, était mariée
à Lancette, un homme laid mais notable. Paolo, le frère de Lanciotto, au contraire, était
très beau : il s'éprit pour sa belle-sœur d'un amour partagé ; ils furent surpris par le mari,
qui les tua tous deux. Voici comment Francesca narre à Dante, à sa demande, la naissance
de leur amour :
Un jour, par plaisir, nous lisions les amours de Lancelot ; comment l'amour l'enserra de
ses liens ; nous étions seuls et sans aucune défiance. Plusieurs fois cette lecture attira nos
regards l'un vers l'autre et décolora notre visage ; mais un seul moment nous vainquit.
Quand nous lûmes comment les riantes lèvres désirées furent baisées par un tel amant,
celui-ci, qui jamais de moi ne sera séparé, tout tremblant me baisa la bouche : pour nous
le livre et celui qui l'écrivit fut Galeotto : ce jour nous ne lûmes pas plus avant. »

C'est en lisant le récit du premier baiser de Lancelot et Genièvre que Francesca et


Paolo tombèrent amoureux. Puisque Galeotto fut pour Lancelot et Genièvre l'entremetteur,

1 Dante Alighieri, La divine comédie, Paris : Flammarion, 1880, v. 127-142


2 Sémiramis fut d'abord l'épouse d'Onnès, un conseiller du roi Ninos de Ninive; Puis Ninos tomba amoureux
d'elle et poussa Omnes au suicide ; Elle devint alors reine de Babylon.
37
Francesca dit que c'est ce récit qui fut pour eux l’entremetteur. Les deux jeunes gens, dans
une mise en abîme qui leur sera fatale, tombèrent eux aussi amoureux.
Dante est tellement bousculé par ce récit et par ces deux âmes qui errent en enfer
dans une passion/ souffrance éternelle, qu'il en tombe évanoui : « Pendant qu'ainsi parlait
l'un des esprits, l'autre pleurait tellement que de pitié je défaillis, comme si je me mourais ;
et je tombai comme tombe un corps mort. »
Pour Jacqueline Risset, traductrice de l’œuvre, cette catalepsie de Dante est le signe
d'une mise en abime du récit de l'âme de Francesca avec la propre vie de Dante : « Il a
compris que c’est lui qu’il risque sans cesse de rencontrer chez ces tourmentés qu’il visite.
Effet de répercussion en miroir que décrit la séduction de la lecture : Dante trouve dans
ce récit de la complicité profonde entre le désir érotique et la littérature l’image même de
sa propre expérience et la mise en scène de la contagion poétique qu’il avait lui-même
théorisée :« je ferais en parlant énamourer les gens »1
Dans cette partie du périple dantesque, l'enfer est un lieu où l'on peut rendre
hommage à l'amour : voilà une figure d'un Lucifer-amor qui n'aura peut-être pas échappé à
Freud.2

b) Le diable amoureux
Cette figure d'un « Lucifer – Amor » se retrouve dans d'autres œuvres. Par exemple
dans le Diable amoureux de Cazotte3, célèbre depuis que Lacan en a extrait le « Che
Vuoi? » inscrit en point d'interrogation sur le graphe du désir. Cette nouvelle rédigée en
1772 est considéré comme le premier récit fantastique français. Il met en scène un jeune
homme Alvare qui, ayant défié le diable, se voit en proie à son propre désir : Lucifer
prenant les traits d'une belle jeune femme, Biondetta, Alvare en oubliera qui est vraiment
derrière cette image.
Le diable semble donc Être amoureux d'Alvare : c'est d’ailleurs cette lecture qui
sera retenue pour le projet de ballet de Roland Petit monté avec la participation de Jean
Anouilh.4

1 Risset Jacqueline, Dante écrivain ou l’intelletto d’amore, Paris : Seuil, 1982; Jacqueline Risset est
professeur de Littérature française à l’Université de Rome et traductrice de Dante; elle fait fréquemment
allusion à Lacan et Freud dans ses commentaires sur la Divine Comédie (Lacan a également cité son nom
comme référence sur Dante).
2 Je dois à Monique Dessegno de m'avoir alerté sur cette référence à J. Risset; Je l'en remercie.
3CAZOTTE Jacques (1772), Le Diable amoureux, Paris : Mille et Une Nuits, 2002
4 1965 Le Diable Amoureux, Ballet de Roland Petit, sur une idée de Jean Anouilh, Musique d'Henri
Dutilleux; Spectacle non réalisé sous cette forme mais monté en 1989 par le ballet de l'opéra de Marseille sur
une musique de Gabriel Yared., cf aussi le ballet de Joseph Mazilier 1840 "Le Diable amoureux" (titré en
Russie "Satanella")
38
Nous voyons donc là aussi dans cette oeuvre une correlation entre le diable et l'amour, soit
une figure de l'enfer de la passion amoureuse.
c) Laissons Lucie faire
Nous tenons à évoquer une autre déclinaison de la figure d'un « Lucifer-Amor » que
l'on trouve là dans le cinéma contemporain.
Laissons Lucie faire est le premier long métrage d'Emmanuel Mouret, réalisé en
2000 après un court-métrage : Caresse en 1998 et un moyen métrage Promène-toi donc
tout nu! film de fin d'études à la Fémis en 1999 (film qui bénéficiera d'une sortie en salle).
Il réalisera ensuite « Vénus et Fleur » en 2004, Changement d'adresse en 2006, Un baiser
s'il vous plaît en 2007 et Fais-moi plaisir en 2009. Il débute actuellement le tournage de
L'art d'aimer.
Laissons Lucie Faire met en scène un jeune couple, Lucie et Lucien vivant à
Marseille. Elle vend des maillots de bain sur la plage et lui devient agent secret. Elle
s'interroge sur leur couple -ils sont ensemble depuis neuf ans. En effet elle fait un rêve
récurrent depuis un certain temps qui la fait se réveiller en fou rire en plein milieu de la
nuit. Dans ce rêve, elle se fait chatouiller le visage et le trou de l'oreille par le bout de la
langue d'un ancien camarade de classe qui se trouve être le plus beau garçon de la classe.
Une amie, qui fait des études de psychologie, à qui elle raconte ce rêve, lui suggère qu'il
s’agirait d'un rêve érotique et elle l'invite à une conférence de psychologie sur l'amour. Elle
y apprendra que la formule de l'amour est « a + A = ♥» : a désignant l'attirance, A l'amitié.
Ce conférencier prône l'amitié dans le couple : Lucie se mettra alors en tête de tout dire à
Lucien et de lui demander de même dans un souci de confessions réciproques. De son côté
Lucien s'aventure dans un flirt qui le mènera à mentir à Lucie sur son emploi du temps ;
mensonges amenant des scènes cocasses dans lesquelles Lucien doit s’extirper
maladroitement de ses méandres.
La figure de Lucifer-Amor est dans ce film incarné par tous les détours qui séparent
les deux amants mais qui finalement les rapprochent à la fin. Lucifer c'est le désir exprimé
dans le rêve récurrent de Lucie, le désir de Lucien pour d'autres femmes (il lui avoue dans
une confidence comique que parfois il la caresse en pensant à une de ses copines). Mais
dans ce film, la figure de Lucifer, au lieu de précipiter les amants dans l'enfer d'une relation
purement narcissique (le risque était là avec la pente psycholo-gisante 1 ici d'une
communication totale dans le couple).

1 L'écriture que nous proposons là vise à souligner la morbidité du gisant


39
Nous avons traversé jusque là différentes figures de la pente mortifère de l’ancrage
narcissique de l'amour. Attachons-nous maintenant à étudier de plus près ce qu'il en est de
la pulsion de mort dans l'amour.

d) Un thème artistique : le désir et la mort

- Le Revenant de Brassens1
Cette chanson de Brassens met la rencontre d'une femme fantôme revenant des
temps jadis avec qui le narrateur passe une nuit d'amour torride. La chute de la chanson
nous apprend qu'il s'agissait en fait d'un rêve.
Moi, qu'un chat perdu fait pleurer,
Pensez si j'eus le cœur serré
Devant l'embarras du fantôme.
Venez, dis-je en prenant sa main,
Que je vous montre le chemin,
Que je vous reconduise at home "

L'histoire finirait ici,


Mais la brise, et je l'en r'mercie,
Troussa le drap d'ma cavalière...
Dame, il manquait quelques oss'lets,
Mais le reste, loin d'être laid,
Etait d'un' grâce singulière.

Mon Cupidon, qui avait la


Flèche facile en ce temps-là,
Fit mouche et, le feu sur les tempes,
Je conviai, sournoisement,
La belle à venir un moment
Voir mes icônes, mes estampes...

Mon cher, dit-ell', vous êtes fou !


J'ai deux mille ans de plus que vous... "
Le temps, madam', que nous importe ! --
Mettant le fantôm' sous mon bras,
Bien enveloppé dans son drap,
Vers mes pénates je l'emporte !

Eh bien, messieurs, qu'on se le dis' :


Ces belles dames de jadis
Sont de satanées polissonnes,
Plus expertes dans le déduit
Que certain's dames d'aujourd'hui,
Et je ne veux nommer personne !

Au p'tit jour on m'a réveillé,


On secouait mon oreiller
Avec un' fougu' plein' de promesses.
Mais, foin des dédic's de Capoue !

1 Brassens G., Le Fantôme, Supplique pour être enterré à la plage de Sète, Philipps, 1966
40
C'était mon père criant : " Debout !
Vains Dieux, tu vas manquer la messe ! "

- Wolfgang GŒTHE, La fiancée de Corinthe (Die Braut von Korinth 1797)


C'est l'histoire d'un voyageur accueilli dans une maison dans laquelle, pendant la
nuit, une jeune fille vient rejoindre la couche. Ils s’étreignent et promettent de s'aimer pour
toujours. Alors que leur amour est consommé, la mère les surprend et la fille révèle qu'elle
est morte et qu'elle hantera les lieux jusqu'à ce qu'on brûle son corps. En effet, elle est
morte avant d'avoir connu son mari, elle le cherche donc par delà la mort en hantant la
maison. L’étreinte avec ce fantôme précipite le jeune voyageur vers une mort certaine car
lui aussi sera condamné à devenir cet errant qui sera uni à sa maîtresse dans l'éternité.
Goethe introduit, dans ce poème en trois actes, le mythe du vampire un siècle avant
le Dracula de l'écrivain irlandais Bram Stoker (1897) et peu avant la mode du roman
gothique au début du 19e (avec notamment Théophile Gauthier). Il est ainsi considéré
comme la première histoire de vampire de la littérature1.
Le mythe de Dracula est en effet un paradigme de cette alliance entre le désir et la
mort (dont nous ne pouvons que souligner la mise en perspective dans l'adaptation
cinématographique qu'en fit Coppola en 1992).

- Les larmes d’Éros : un essai de Bataille et une exposition


« L'abîme de l'érotisme, aux derniers sanglots que seul l'érotisme
illumine. »

Entre Novembre 2009 et janvier 2010 a eu lieu au Musée Thyssen-Bornemisza de


Madrid une exposition intitulée Les Larmes d’Éros dans laquelle 119 œuvres, toutes
époques confondues, tendait à retracer la relation entre Éros et Thanatos. Le titre même de
l'exposition est une reprise du titre d'un ouvrage de Georges Bataille, Les Larmes d’Éros,
publié en 19612 est tout dernier ouvrage succédant à L’érotisme (1957). Dans cet essai,
Bataille montre le lien entre les sacrifices, notamment religieux, et la sexualité. Une des
documents dont il se sert pour sa démonstration est d'une rare violence. Il s'agit d'une
photographie prise le 10 avril 1905 montrant un supplicié chinois subissant le Leng Tch'é
(les Cent Morceaux) : cette torture consiste à découper petit à petit sur la place publique un

1 Nous recommandons à ce sujet l'anthologie suivante : Sadoul Barbara, Les cent ans de Dracula : 8
histoires de vampires de Goethe à Lovecraft, Paris : J'ai lu, 1997
2 Bataille G., Les larmes d'Eros, Paris : J.J. Pauvert Ed., 1961, p. 234
41
homme attaché debout à un poteau. La trachée est tranchée pour qu'il ne puisse crier et de
l'opium lui est administré en continu pour le maintenir le plus longtemps possible en vie.
Ce supplice fut appliqué, par décret impérial publié dans les journaux de Pékin, à Fou-
Tchou-Li, meurtrier du prince Ao-Han-Ouan.
Voici comment Bataille évoque ce cliché : « Je possède, depuis 1925 un de ces
clichés. Il m'a été donné par le docteur Borel, l'un des premiers psychanalystes français.
Ce cliché eut un rôle décisif dans ma vie. Je n'ai jamais cessé d'être obsédé par cette
image de la douleur, à la fois extatique (?) et intolérable. »1
Ce cliché a été offert à Bataille par Adrien Borel, qui fut son analyste. Il est extrait
d'un livre sur la Chine, publié en 1913 par Louis Carpeaux.2 L'auteur, qui a assisté au
supplice des cents morceaux, en a fait des clichés et relaté minutieusement le déroulé.
Bataille précise qu'un de ces clichés fut reproduit, en 1923 dans le Traité de psychologie de
Georges Dumas et que l'auteur l'a choisi pour illustrer le phénomène de l’horripilation des
cheveux sur la tête.
Mais ce n'est pas tant l'origine du cliché qui nous intéresse ici que la raison pour
laquelle Bataille s'y réfère. Mais puisque nous nous sommes arrêtés un moment sur
l'histoire de ce cliché, nous devons préciser qu'une étude récente montre qu'il y a erreur sur
la personne du supplicié.3 Si Bataille convoque cette photographie dans son livre, c'est pour
argumenter « l'identité de la "petite mort" et d'une mort définitive» : il voit dans le visage
du supplicié l'attitude extatique propre à la figure de l'orgasme.
Le titre de cet essai a donc été repris pour l'exposition Lagrimas de Éros. Cette
exposition s'organisait autour d'un parcours allant de la beauté vers l'horreur de la fusion
des amants arrivant à son paroxysme à nos yeux avec le bronze de Maria Martins
(L’Impossible III, 1946). Le baiser est représenté dans sa dimension latente de dévoration :
le baiser du vampire d'Andy Warrol, et autres baisers cannibales. La dimension mortelle du
désir est ici représentée dans ce que la possession de l'autre implique de sa destruction.
Nous retrouvons ici toute la portée de ce que Platon énonce de la relation de l'aimant à
l'aimé dans le Phèdre : « L'amant aime l'aimé comme le loup aime l'agneau »4; On devine
le sort réservé à l'agneau autour d'un Miam-miam archaïque....

1 Ibid.
2 Carpeaux Louis, Pékin qui s'en va, Paris : Maloine, 1913
3 cf. Jérôme Bourgon, Bataille et le « supplicié chinois » - erreurs sur la personne, La revue des ressources,
Le 27 janvier 2010 , http :/www.ressources.org . Jérome Bourgon est Docteur en histoire (EHESS), chargé de
recherche au CNRS, section 33, Histoire du monde moderne, spécialisé dans l’histoire de la modernisation
du droit chinois. Il a notamment dirigé le projet « Supplice chinois/ Chinese Torture : Approche historique,
littéraire et iconographique d’une représentation exotique »
4 Platon, Phèdre, 241 d
42
Les amants de Magritte
Ce tableau de 1928 représente un homme et une femme vus en bustes, côte à côte :
leurs visages sont recouverts d'un voile blanc qui épouse les formes de leurs visages. Il fait
partie d'une série de quatre toiles de format identique que le peintre a réalisées la même
année. Celui-ci est le numéro II. Dans Les amants I, l'homme et la femme ont aussi leurs
visages sous un voile mais ils s'embrassent. Dans Les amants III et IV, il n'y a plus de voile
mais une femme assise embrasse une tête d'homme qui n'a pas de corps et qui semble
flotter devant elle.
D'autres tableaux de Magritte mettent en scène des visages voilés (L'Histoire
centrale ou L'Invention de la vie). Ce voile sur le visage des amants évoque plus la
suffocation que la dissimulation : le tissu est au plus près de la peau et finit en écharpe
autour du cou. Il y a quelque chose du linceul dans ce tissu blanc, ce tissu dont on recouvre
le visage d'un cadavre pour cacher le visage de la mort. Cette tonalité morbide prend
encore plus d'ampleur quand nous apprenons que la mère de l'artiste, alors qu'il avait
quatorze ans, s'est suicidée en se jetant depuis un pont dans la Sambre ; son corps a été
retrouvé avec la chemise de nuit qui, retroussée laissant voir sa nudité, recouvrait son
visage.1
Cette dimension morbide, qui fait écho à la biographie de l'artiste, est pourtant
convoquée pour représenter l'amour. La mort violente de la mère a-t-elle imprimé le voile
de la mort sur tout objet d'amour ?
Toujours est-il que dans cette exposition, le désir, l'amour et la mort s’entremêlent
pour nous délivrer un morceau de vérité dans leur proximité. Poursuivons sur ce chemin en
reprenant une dimension théorique pour lire ce rapport entre amour et mort.

1 À ce sujet, cf. Louis Scutenaire, Avec Magritte, Bruxelles, 1977 et aussi : Jacques Meuris, René Magritte,
Taschen, Köln, 1990
43
3- L’amour et la pulsion de mort

Freud en 1924 dans Le Problème économique du masochisme, postule un monisme


primordial de la pulsion qui, au fil du developpement ontologique, tend à se délier : «à
savoir cette étape première où nous devons penser qu'il y a primitivement, au moins pour
une part importante, Bindung, liaison, fusion des instincts libidinaux, des instincts de vie,
avec les instincts de mort, tandis que l'évolution instinctuelle comporte une défusion,
Entbindung, plus ou moins précoce de ces instincts.»1
Cette conception monisye de la pulsion est un point esentiel du corpus théorique
freudien; Lacan en formalisera la logique avec la topologie de la bande de Moebius : selon
que l'on considère un objet dans une perspective synchronique ou diachronique, on
distinguera deux choses diffréntes ou bien une seule et même chose. La pulsion est ainsi
divisée synchroniquement en pulsion de vie et pulsion de mort, alors qu'elle est moniste
dans une perspective synchronique: tel l'animacule -cher aux topologistes, qui ne distingue
pas en se promenant sur la bande de Moebius qu'il change de face.

Moustapha Safouan dans L’échec du principe de plaisir2 montre en quoi la pulsion


de mort est à l’œuvre dans l’amour. Reprenons son élaboration.

- Le jeu du Fort – da :
Le petit Ernst en disant « bébé oooo » a fait sa première déclaration d’amour à sa
mère. Mais il faut entendre ce premier signifiant selon la formule lacanienne : la parole
reçue comme son propre message inversé : « il lui disait son amour à elle, pour signifier le
sien. »3
La répétition du fort-da servirait à maîtriser le déplaisir lié ici à l’absence de la mère. La
répétition est pour Freud la tendance primordiale de la vie vers la mort, le retour à
l’inanimé.
Dans cette perspective, Safouan souligne que le jeu du fort–da exprime l’entrée inaugurale
de la mort dans la vie.4 Cette introduction de la mort dans la vie est l’effet de la prise du
sujet dans la chaîne signifiante. Pour Safouan, le souhait de mort que comporte tout amour
est vœu « de retour à l’inanimé que le sujet était comme signifiant avant de naître. »5

1 Freud S., Le problème économique du masaochisme, in Névrose, psychose et perversion, Paris : PUF, 1973
2 Safouan M., L’échec du principe de plaisir, Paris : Seuil, 1979
3 Ibid., p. 74
4 Ibid., p. 75
5 Ibid., p. 81

44
- La mort comme condition de jouissance
La pulsion de mort se manifeste aussi en tant que la mort est condition de
jouissance. Ainsi l’identification d’Éros et Thanatos confère à l’union supposée dans
l’amour un sens ironique. Pour Safouan, l’amour c’est la jouissance d’un signifiant : en ce
sens, l’union n’est possible que dans le discours. Nous pourrions rajouter à la suite de
Safouan : l'union n'est possible que dans la Lalangue : nous y reviendrons avec la
dimension du réel.1
Le Narcissisme est à entendre comme passion de l’être, passion dont l’autre face est
l’oubli de la vie, voire sa forclusion. C’est en ce sens que Safouan considère le Narcissisme
comme pulsion de mort.
Le Narcissisme est doublement modulé selon un conditionnement phallique :
- la vie peut être refusée à moins d’être le phallus
- la mort dans laquelle se signifie et s’occulte à la fois la castration se
représente comme condition de la jouissance.
L’amour n’est pas union, mais fantasme d’union : sa réalité ne peut que démontrer
ce qu’il y a là de ratage. En effet, nous avons vu avec le Mythe de Narcisse en quoi cette
union est mortelle si elle est mise en acte.

- L'amour c'est la mort


Dans le cadre du séminaire tenu à Toulouse depuis 2008 par l'Association de
Psychanalyse Jacques Lacan2, suite à l'intervention de Balbino Bautista dans laquelle il
proposait comme formule de l'amour mystique « là où c’était, dois Je disparaître », Pierre
Bruno formulait qu'à « ce niveau, nous réalisons l’équation : la mort, c’est l’amour ». Que
dire de cette équation ?
La mort dans le champ de l'amour c'est la disparition du sujet; dans l'amour
mystique, le don de soi à Dieu est le paradigme de la sujétion amoureuse. La pleine
réalisation de cet élan vers l'autre, de cet abattage des frontières psychique, de cette
hémorragie libidinale ne peut s'accomplir pleinement que dans la mort. Nous proposons de
formuler cet élan vers la mort que nous pensons inhérent à l'état amoureux : le « Pousse-à-
la-mort » de l'amour. Cette formulation ramasse les propos de Lacan à ce sujet : « À
vouloir ses propres chaînes, l'amour ne peut que se réfléchir dans l'imaginaire infiniment,
indéfiniment et c'est en quoi il veut sa propre mort. »3

1 Cf infra p.248
2 Bruno P., Séminaire de l’APJL : « Deux l'amour », séance du 11 janvier 2010 : « le forçage de l’amour »,
en ligne : http://www.apjl.org/spip.php?article363 (visité en octobre 2010)
3 Lacan J., Le Séminaire XII : Problèmes cruciaux, Inédit, séance 13 du 24 mars 1965, version AFI p.247)
45
- L'amour-ir de rire !
Cette proposition renvoie à la formule lacanienne propre à la psychose : « le
pousse à la femme ». Cette féminisation propre à la logique de la psychose est un fait
clinique patent chez Schreber. Le fantasme du président Schreber formule qu'il doit être
bon d’être une femme pour connaître la pénétration par Dieu. Nous nous trouvons ici à un
point nodal, un nouage entre l'amour, la mort, la psychose et la féminisation.
Nous verrons que ces différents éléments s'articulent avec l'amour : L'amour avec la
mort (que nous traitons dans cette partie); l'amour avec la psychose (que nous traiterons
dans une autre partie)1, l'amour et la féminisation2... Nous y reviendrons ultérieurement.
Mais dans cette partie traitant du lien entre l'amour et la mort, il est intéressant de
mentionner ce lien que Lacan effectue entre l'amour, la mort et la psychose : il s'agit de la
formule « l'amour-ir-de rire ». Nous sommes alors dans le Séminaire X à un moment où il
est question de l'amour en lien à la demande :
Nous demandons, je n'ai pas encore dit à qui, mais enfin comme il faut bien toujours
demander quelque chose à quelqu'un, il se trouve que c'est à notre partenaire, est-il bien
sûr que ce soit à lui, c'est à voir dans un second temps, mais ce que nous demandons c'est
quoi ? C'est à satisfaire une demande qui a un certain rapport avec la mort. Ça ne va pas
très loin, ce que nous demandons, c'est la petite mort, mais enfin il est clair que nous la
demandons, que la pulsion est intimement mêlée à cette pulsion de la demande, nous
demandons à faire l'amour, si vous voulez à faire l'a-mourir, c'est à mourir, c'est même à
mourir de rire! Ce n'est pas pour rien que je souligne ce qui, de l'amour, participe à ce
que j'appelle un sentiment comique. En tout cas, c'est bien là que doit résider ce qu'il y a
de reposant dans l'après-orgasme. Si ce qui est satisfait, c'est cette demande, eh! bien mon
Dieu, c'est satisfaire à bon compte, on s'en tire!3

Cet extrait nous permet de rappeler que la mort, dans le champ de l'amour, c'est
aussi la petite mort ; petite mort comme détumescence, castration permettant de remettre
en branle le désir ; Car si l'orgasme vient taire le désir ce n'est que jusqu'à ce que la
demande « encore » vienne relancer la dialectique du désir. Nous avons à l'esprit que cette
demande « Encore ! » est selon Lacan dans le séminaire XX, éponyme, la formule de
l'amour... Ce qui voient confondre amour et désir ; mais nous croiserons souvent dans ce
travail cette confusion ou au moins croisement entre ces deux champs. Nous consacrerons
à cette dyade Amour/Désir un temps de réflexion plus loin.4

1 Cf infra, p.327
2 Cf infra, p.170
3 Lacan J., Le Séminaire X : L'angoisse, Paris, Seuil, 2004, séance 20 du 29 mai 1963, AFI p.327
4 Cf infra, p.312
46
- Le Narcissisme et la mort
Cette dimension mortelle de l'amour nous proposons de la lier directement au
Narcissisme. La question se déplace donc de « quelle relation entre l'amour et la mort ? » à
« quelle relation entre le Narcissisme et la mort ? ».
Dans Malaise, Freud lie Narcissisme et pulsion de mort : « Même là où la pulsion
de mort survient, y compris dans la rage de destruction la plus aveugle, on ne peut
méconnaître que la satisfaction est connectée à une jouissance narcissique
extraordinairement élevé du fait qu’elle fait voir au moi ses anciens souhaits de toute-
puissance accomplis. » C'est suite au texte de 1914 d'introduction au Narcissisme que
Freud délaissera l’opposition pulsion d'auto-conservation et pulsion sexuelle pour
construire sa deuxième théorie des pulsions avec le texte fondateur de 1920 au-delà du
principe de plaisir.
« Tout le bruit de la vie provient surtout de l'Éros ... De l'Éros et du combat contre
l'Éros ! »1 En face, Thanatos tend vers le retour à l'inanimé.
La mise en place de Thanatos dans le corpus théorique commence donc dès 1914
pour aboutir en 1920. Cette chronologie ne peut que nous faire évoquer le contexte
historique de cette première mondiale. En 1915, Freud publie « Considérations actuelles
sur la guerre et sur la mort ». Il y aura un autre texte publié précisément sur le thème de la
guerre En 1932 : c'est la lettre à Einstein suscitée par l’Institut International de Coopération
Intellectuelle rattaché à la Société des Nations, publié sous le titre « Pourquoi la
guerre ? ». Dans ce » texte de 1915, Freud n’emploie pas le terme de Narcissisme alors
qu'il l'a amené un an avant : il évoque pourtant un fond pulsionnel archaïque « égoïste »
toujours prêt à ressurgir et potentiellement agressif.
L'autre opposition de motions théoriques est l'opposition Principe de plaisir et
Principe de réalité. Le lien qui nous intéresse ici est que « le principe de plaisir semble être
en fait au service de la pulsion de mort ».2 La pulsion de mort comme retour à un état
antérieur peut servir le principe de plaisir dans ce qu'elle amène de stable, de degrés zéro
de l'excitation. Le plaisir résidant dans la résolution d'une tension. Cette pulsion de mort
apparaît donc en 1923 dans la théorie alors que dans le texte de 1915 elle y est présente
sous forme embryonnaire :

On peut résumer ce que la pulsion de mort désigne selon trois axes différents :
− La compulsion de répétition

1 Freud S., « Le Moi et le ça » (1923), in Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981.


2 Ibid.
47
− Le principe de Nirvâna et la réduction des tensions au zéro
− La tendance à la destruction
Cette dimension de la mort dans l'amour pousse alors les amoureux à croire en
l'éternité de leur amour.

4- L'illusion de l'amour éternel

a) Qu'est-ce qui pousse les amoureux à penser que leur amour rime avec
toujours ?
« Amour rime avec toujours » : comme toute parole prise dans le discours courant
(le disque-ourcourant selon Lacan1), nous considérons qu'elle dit un bout de vérité : la
vérité du sujet amoureux s'entend. Nous proposons comme amorce de réponse à cette
question le recours à une formalisation lacanienne proposée dans le séminaire XX à
l'endroit de l'amour : «Le déplacement de la négation, du cesse de ne pas s'écrire au ne
cesse pas de s’écrire, de la contingence à la nécessité, c'est là le point de suspension à quoi
s'attache tout amour. »2 Ce passage de la contingence à la nécessité fait selon Lacan le
drame de l'amour3.
De quelque chose qui n'est que de l'ordre de la contingence, hasard des rencontres,
« destinées », de deux êtres « exilés », exilés du rapport sexuel, le sujet amoureux va en
faire quelque chose de nécessaire.
C'est parce que de ce Réel de la rencontre il ne peut en accepter le caractère de Réel
(ce n'est pas qu'il ne le veut pas mais que par définition le réel ne peut être appréhendé), le
sujet amoureux en fait du nécessaire : « c'était bien elle » « ça ne pouvait être que lui ».
Autant de déclinaison de ce refus du réel de la rencontre de deux savoirs inconscients
-nous y reviendrons plus loin.4
Quand Lacan en 1973 formalise ce passage de la contingence à la nécessité opéré
par la logique de l'amour, il utilise la formule de l'impossibilité de l'existence du rapport
sexuel en passant par la formule suivante : le rapport sexuel ne cesse pas de ne pas s'écrire.
Arrêtons-nous un instant sur la logique de cette formalisation, sans toute fois y aller trop
avant car cela nous mènera du côté du Réel alors que nous y consacrerons une partie de
notre thèse.
Que le rapport sexuel n'existe pas, Lacan l'amène dans son enseignement depuis le
séminaire D'un autre à l'Autre en 1967. C’est lors de la dernière séance du séminaire XX

1 Lacan J., Le séminaire XX : Encore, Paris : Seuil, 1975, p. 34


2 Ibid., p. 132
3 Ibid., p.132
4 Cf. Chapitre 7, infra p.248
48
que Lacan introduit les notions de contingence, nécessité et d’impossible au sujet de
l’amour et du non-rapport sexuel. L’amour est ce qui est mis à l’épreuve par le réel de
l’impossible :
- « Ça ne cesse pas de ne pas s’écrire » : telle est l’impossibilité de dire l’existence du
rapport sexuel.
- « Ça cesse de ne pas s’écrire » : c’est une contingence, c’est la rencontre amoureuse
qui aurait pu ne pas être, mais qui pourtant est là; elle n’est ni impossible ni nécessaire.
- « Ça ne cesse pas de s’écrire » : voilà le temps de la nécessité, après la rencontre,
quand l’amour est là, il est inconcevable qu'il ne soit pas !
Ici, l’amour est donc ce qui fait l’épreuve du réel, de l’impossible. L’amour vient
donc en suppléance à ce réel, tout en le reconnaissant, mais seulement par la voie de
l’illusion : « …illusion que quelque chose (…) s’inscrit dans la destinée de chacun, par
quoi (…) ce qui serait le rapport sexuel, trouve chez l’être parlant sa trace et sa voie de
mirage. »1
Pourtant, loin de cette illusion d'une éternité de l'amour, il y a le réalisme de
certains. Une poétesse de la fin du XIXe siècle, Louise Ackermann, en a fait de très beaux
vers.

b) Un poème de Louise Ackermann


Dans un poème de Louise Ackermann intitulé L'amour et la mort, l'amour est certes
éternel mais c'est nous qui sommes mortels. Il est comme une flamme que l'on se passe de
générations en générations. Celui qui la porte un instant est pris dans l'illusion que c'est
pour lui qu'il est éternel. Voici un extrait de ce poème de 17 quatrains :

Amants, autour de vous une voix inflexible


Crie à tout ce qui naît : "Aime et meurs ici-bas ! "
La mort est implacable et le ciel insensible ;
Vous n'échapperez pas.

Eh bien ! Puisqu’il le faut, sans trouble et sans murmure,


Forts de ce même amour dont vous vous enivrez
Et perdus dans le sein de l'immense Nature,
Aimez donc, et mourez !
(...)
Tous les êtres, formant une chaîne éternelle,
Se passent, en courant, le flambeau de l'amour.
Chacun rapidement prend la torche immortelle
Et la rend à son tour.

Aveuglés par l'éclat de sa lumière errante,

1 Lacan J., Le séminaire XX : Encore, op. cit., p. 132


49
Vous jurez, dans la nuit où le sort vous plongea,
De la tenir toujours : à votre main mourante
Elle échappe déjà.

Du moins vous aurez vu luire un éclair sublime ;


Il aura sillonné votre vie un moment ;
En tombant vous pourrez emporter dans l'abîme
Votre éblouissement. 1
Louise Ackerman est une poétesse française, veuve de Paul Ackermann (un pasteur
protestant ami de Proudhon). Leur mariage n'a pas duré très longtemps car son époux est
décédé après cinq ans. Bien qu'ayant qualifié son mariage de convenance, elle a été très
affectée par ce deuil et s'est installée à Nice à trente quatre ans pour se consacrer à la
poésie. On peut penser que ses mots sur l'amour et la mort ont donc éclos sur le terreau de
cette expérience. Pourquoi la nature permet-elle aux amants de s'aimer si c'est pour se
séparer rapidement dans la mort? Dans un poème rédigé quatre ans plus tôt en 1867, voici
ce qu'elle énonce, sous la voix d'un narrateur masculin :
Je sais que je n'étreins qu'une forme fragile,
Qu'elle peut à l'instant se glacer sous ma main,
Que ce cœur tout à moi, fait de flamme et d'argile,
Sera cendre demain ;
(...)
Et l'on viendrait serein, à cette heure dernière,
Quand des restes humains le souffle a déserté,
Devant ces froids débris, devant cette poussière
Parler d'éternité !

L'éternité ! Quelle est cette étrange menace ?


A l'amant qui gémit, sous son deuil écrase,
Pourquoi jeter ce mot qui terrifie et glace
Un cœur déjà brisé ?

Quoi ! Le ciel, en dépit de la fosse profonde,


S'ouvrirait à l'objet de mon amour jaloux ?
C'est assez d'un tombeau, je ne veux pas d'un monde
Se dressant entre nous.
(...)
Mon ciel est ici-bas, grand ouvert et sans borne ;
Je m'y lance, âme et corps.

Durer n'est rien. Nature, ô créatrice, ô mère !


Quand sous ton œil divin un couple s'est uni,
Qu'importe à leur amour qu'il se sache éphémère
S'il se sent infini ?

C'est une volupté, mais terrible et sublime,


De jeter dans le vide un regard éperdu,
Et l'on s'étreint plus fort lorsque sur un abîme
On se voit suspendu.

1 Ackermann Louise-Victorine (1813-1890), L'amour et la mort (1871), in Poésies philosophiques, Paris :


Harmattan, 2005
50
Quand la Mort serait là, quand l'attache invisible
Soudain se délierait qui nous retient encor,
Et quand je sentirais dans une angoisse horrible
M'échapper mon trésor,

Je ne faiblirais pas. Fort de ma douleur même,


Tout entier à l'adieu qui va nous séparer,
J'aurais assez d'amour en cet instant suprême
Pour ne rien espérer.

L'union dans l'éternité promise au veuf est ici considérée comme une piètre
tentative de consolation : « L'éternité ! Quelle est cette étrange menace ? (…) C'est assez
d'un tombeau/ je ne veux pas d'un monde / Se dressant entre nous. »; L'amoureux vante à
contrario la puissance d'un amour qui connaît ses limites c'est-à-dire la mort : «Et l'on
s'étreint plus fort lorsque sur un abîme, On se voit suspendu ». Ce qui n’empêche pas
l'amoureux de penser que son amour est infini : « Qu'importe à leur amour qu'il se sache
éphémère/ S'il se sent infini ? ». Ici la distinction entre le « savoir » et le « senti » permet
au poète de concilier l'imaginaire de l'amour éternel à l’éphémère de la vie. Et quand la
proximité de la mort se fera sentir, l'amant puisera dans son amour la force de rien espérer :
Fort de ma douleur même,
Tout entier à l'adieu qui va nous séparer,
J'aurais assez d'amour en cet instant suprême
Pour ne rien espérer.

Cette conception réaliste d'un amour qui se suffit à ne rien espérer de l’immensité
d'un soi-disant au-delà nous rappelle ce qu'un peu plus tard un surréaliste pourtant,
exposera sur cet amour contenu dans l'immensité de l'instant présent. Dans ce petit opus de
vingt-cinq pages, Bataille montre ce que nous essayons ici de souligner, que nous
appellerons un effet de vertige entre le caractère fini de l'amour entant que mortel et infini
en tant que vécu par le sujet amoureux. Tout semble tendre dans l’état amoureux vers un
rejet, par différentes formes de négation que nous connaissons : dénégation, déni, désaveu,
forclusion, des limites de l'amour.
Les humains sont mortels : voilà la première borne de l'amour ; alors, à cet endroit,
le sentiment amoureux les poussera à croire en un amour au-delà de la mort.
L'amour est synchronique : il est un vécu de l'instant. A cet endroit, l’état amoureux
poussera les sujets à glisser sur la diachronie, soit en interprétant le passé : « nous nous
attendions, tout était fait pour qu'on se rencontre (l'amour fait prendre le contingent pour du
nécessaire, nous y reviendrons plus loin1) ; Pour Bataille, c'est justement quand on
reconnaît le caractère contingent de l'amour que l'on peut, paradoxalement, le porter à la
plénitude de l'univers : « l'amour ne s'élève à la plénitude démesurée de l'univers qu'à la
1 Cf infra p.248
51
condition de ne pas la vouloir absolue : elle suppose, donnée sous une forme contingente,
un caractère incomplet, et il s'avère que le complément, qui manque, aura lui-même une
forme de hasard. »1.
Ainsi, l'amoureux peut appréhender l'immensité de son amour qui n'a rien à envier à
l'immensité de l'amour divin : « je crois que jamais, dans l'instant, l'effusion qui assemble,
en esprit, deux êtres de chair n'est moins profonde que celle qui élève le fidèle à Dieu : et
peut-être le sens de l'amour divin est-il de nous donner le pressentiment de
l'immensité contenue dans l'amour d'un être mortel. L'amour humain est même plus grand,
s'il est en lui de ne pas nous donner d'assurance allant plus loin que l'instant même, et de
nous appeler toujours à l'irréparable déchirement. »2
Il est intéressant de noter qu'ici Bataille parle de l'immensité de l'amour alors qu'il
évoquait plutôt ce vertige entre immensité et finitude (entre totalité et infini pour reprendre
les mots de Lévinas) concernant le désir : on peut dire que c'est même là sa théorie de
l’Érotique : « Le plaisir -c’est-à-dire l’orgasme- permet selon Georges Bataille
d’« embrasser la totalité » sans laquelle l’homme ne se trouve « qu’en dehors ». Dans le
même temps, la totalité reste « pourtant indéfiniment hors d’atteinte ». Par ce paradoxe se
joue un désir aux allures d’asymptote : le plaisir dans les œuvres de Bataille est presque
constamment évité. En effet, l’érotisme bataillien4 coïncide avec un fantasme de totalité. »3
La clinique des discours amoureux décline à foison dans les formes de déni
évoquées plus haut, la lutte paradoxale entre ces deux bords : l'infini et le fini. Si l'on
voulait formaliser cette dialectique entre fini et infini, la théorie de Cantor sur les nombres
Transfinis serait la plus pertinente.
Nous reviendrons donc plus tard sur le détail de cet ancrage dans le réel de
l'amour : quand l'amour prend le Réel comme moyen. Nous avons fait tout de même cette
légère incursion dans ce registre car le versant mortifère de l'amour nous y a conduit : la
mort impliquant le réel et la jouissance.
Après avoir rencontré la figure de la mort dans cette dimension narcissique de
l'amour, poursuivons maintenant dans les autres figures de ce registre imaginaire de
l'amour. Le texte freudien fondamental d'introduction au Narcissisme auquel nous allons
maintenant nous intéresser n'est tout de même pas étranger à la mort, même si elle n'y a pas
sa place d'une façon manifeste : le lien est plutôt chronologique, ce texte étant publié
l'année du déclenchement de la première guerre mondiale.

1 Bataille G., L'Amour d'un être mortel, Ludd, Paris, 1990


2 Ibid.
3 Simon Agathe, Georges Bataille, le plaisir et l’impossible, Revue d'Histoire Littéraire de la France 2003/1,
Vol. 103, p.181
52
III- Pour introduire le Narcissisme

« Mme K est investie de la fonction narcissique qui est au fond de toute énamoration. »
Lacan1

Le Narcissisme est posé par la psychanalyse au fond de tout état amoureux; Dès le
premier séminaire2, Lacan demande à Serge Leclaire de lire et commenter le texte de Freud
de 1914 l'Introduction au Narcissisme.
Dans le premier séminaire de Lacan, il est beaucoup question de l'amour. D'abord
parce qu'il est question des écrits techniques de Freud et donc notamment de l'article sur
l'amour de transfert : « Nous ne pouvons pas ne pas voir que l’une des questions les plus
importantes de la théorie analytique, c’est de savoir quel est le rapport qu’il y a entre les
liens de transfert et les caractéristiques, positive et négative, de la relation amoureuse. »3
Nous reviendrons plus loin sur cet article fondamental4.
Mais aussi parce que Lacan aborde son enseignement par la voie de l'imaginaire. Il
sera donc beaucoup question de l'amour autour de cet imaginaire. L'amour dont il est
question dans cette partie là de l'enseignement lacanien est l'amour dont il est question
chez Freud : «L'amour, non pas de l'amour en tant que l'éros, la présence universelle, le
pouvoir de lien entre les sujets, qui est celle qui est en quelque sorte sous-jacente à toute la
réalité dans laquelle se déplace l'analyse, mais de l'amour-passion, tel qu'il est
effectivement et concrètement vécu par le sujet, comme une sorte de catastrophe dans le
domaine psychologique, et qui, vous le savez, pose de toutes autres questions, très
précisément, je devance, là, parce que vous aurez à le confirmer, comment, en quoi cet
amour-passion est dans son fondement également lié à la relation analytique. »5Lacan
relève donc ici ces deux figures de l'amour chez Freud : Éros et l'amour passion :
− Éros : la présence universelle qui unit les sujets entre eux. Sous-jacent à la réalité
dans laquelle se déplace l'analyse
− L'amour passion : vécu concrètement par le sujet, l'amour « catastrophe
psychologique » ; il est lié dans son fondement à la relation analytique.

1 Lacan J. (1956-57), Le séminaire livre IV : La relation d’objet, Paris : Seuil, 1994, p. 139
2 Ibid.
3 Ibid., p.128
4 Cf Infra; p.140
5 Ibid., p.130
53
1- Préalables au texte de 1914 sur le Narcissisme

En1913, Freud dans Totem et tabou : « Au stade intermédiaire (...),


les pulsions sexuelles, jusqu’alors isolées, se sont déjà composées en une unité et ont aussi
déjà trouvé un objet ; mais cet objet n’est pas un objet externe, étranger à l’individu, c’est
le Moi propre, constitué à cette époque (...), la personne se comporte comme si elle était
amoureuse d’elle-même. »1
Zur Einführung des Narzissmus : Pour introduire le Narcissisme : telle est la
traduction proposée aux PUF. Comme l'indique un note des traducteurs, le titre de ce texte
comporte l'idée d'une introduction du Narcissisme dans la théorie psychanalytique et non
pas une introduction à la notion de Narcissisme. Paul-Laurent Assoun, dans son
dictionnaire des œuvres psychanalytique, propose la traduction « Pour l'introduction du
Narcissisme » afin de marquer cette notion.
Le terme de Narzissmus est une création de Freud. Le terme de Narzizissmus est
celui qui sera finalement retenu même si Freud avoue, d’après ce qu'en rapporte Jones,
qu'il sonne mal : « Son sens esthétique l'avait emporté sur sa conscience philologique et il
me répondit : je n'en n'aime pas le son ». 2 Certainement que ce néologisme visait à
marquer la distance prise par le « Narcissme » que voulut introduire Freud par rapport au
Narcissisme de la psychiatrie qui visait une perversion.3
Si la psychanalyse va s’approprier le terme de Narcissisme et le porter au rang de
concept, ce n'est qu'à partir de 1914. Dans les séances des 3 et 10 novembre 1909 de la
société psychanalytique de Vienne, la discussion porte sur un exposé clinique d'Isidor
Sadger présentant un cas homosexualité masculine. Freud rappelle alors la logique du
choix d'objet (tel qu'il le présentera dans le texte de 1914) : on aime deux types d’objets :
celui qui nous nourrit et soi-même : « En général l'homme a deux objets sexuels
primaires : et sa vie ultérieure dépend de celui auquel il reste fixé. Ces deux objets sexuels
sont, pour chacun, la femme (la mère, la nurse, etc.) et soi-même. Et il importe de ne pas
s'attarder trop longtemps auprès d'eux. »4
L'écriture de ce texte sur le Narcissisme, commencée en septembre 1913 lors de
vacances à Rome avec sa belle sœur Minna Bernays et achevée en mars 1914 n'est pas sans
douleur pour Freud : après avoir utilisé la métaphore de l'accouchement difficile5, il avoue

1 Freud S. (1911-1913), OCP, t. XI, Paris : PUF, 1998, p. 299


2 Jones E., La vie et l'oeuvre de S. Freud, t.II, Paris : Puf, 1958, p.426
3 Cf note de bas de page supra p.32
4 Minutes de la société psychanalytique de Vienne, t.II, Paris : Gallimard, 1976, p. 282
5 « Ce fut un accouchement difficile : il [le texte] en présente toutes les déformations », Lettre à Abraham du
25 mars 1914, cité par Assoun PL, Dictionnaire des œuvres psychanalytiques, op. cit., p. 701
54
à Abraham être dans « une mauvaise passe : un mal de tête fréquent , des difficultés
intestinales »1.
Ce texte peut être considéré comme un texte fondamental de la psychanalyse : outre
le concept de Narcissisme, il introduit aussi les notions d'Idéal du moi (Ichideal) et Moi
Idéal (Idealich) qui seront reprises notamment dans Deuil et Mélancolie et Psychologie des
masses.

2- Étude du texte de 1914

Dans ce texte, Freud considère précisément la vie amoureuse comme l’une des trois
voies ouvrant à l’étude du Narcissisme (à côté de l’hypocondrie et de la maladie
organique). C’est dans ce texte qu’il définit deux types de choix d’objet qui prennent leur
racine dans le Narcissisme.

a) Le choix d’objet
« Vous savez que c’est dans les perturbations de la vie amoureuse que gît une part
importante de l’expérience analytique, et qu’une part importante de nos spéculations
concerne ce qu’on appelle le choix de l’objet d’amour. » Lacan 2

▪ Amour selon le type par étayage


Tout d’abord, le choix d’objet par étayage (Anlehnungstypus) : le sujet tire son objet
sexuel de ses premières expériences de satisfaction, c’est à dire que l’objet choisi est « en
premier lieu la mère ou son substitut »3.
Nous sommes alors encore dans la première théorie des pulsions : à ce moment là
de l'élaboration théorique freudienne, les pulsions sexuelles se distinguent des pulsions du
moi. Mais dans un premier temps, les pulsions sexuelles s'étayent sur les pulsions du moi
avant de s'en distinguer. Cet étayage premier du sexuel sur le moi reste à l’œuvre dans ce
type de choix d'objet qui élira ceux qui sont en rapport avec l'alimentation, les soins et la
protection.
« La mère » comme premier objet est donc à entendre au sens large de celui qui nourrit et
protège : un homme qui protège peut donc être choisi selon la voie de l' étayage : ce que
Freud résume comme ceci :
On aime :
2- Selon le type par étayage :
a) La femme qui nourrit ;
1 Lettre à Abraham du 2 avril 1914, cité par Assoun P.L., Dictionnaire...., op. cit., p. 701
2 Lacan J., Le séminaire X : L’angoisse, op. cit., p. 133
3 Ibid., p. 93
55
b) L'homme qui protège ;
et les lignées des personnes substitutives qui en partent. 1

Notons de suite que dans ce résumé sous forme d'alinéas que Freud place à la suite
des paragraphes précédents, il place le type par étayage en numéro deux alors qu'il a été le
premier évoqué. Ceci montre dans quelle mesure ce choix par étayage est lui même pris
dans la logique narcissique mais dans une voie plus secondaire que le type narcissique
proprement dit.

▪ Amour selon le type narcissique


L'autre type de choix d’objet est donc le type narcissique (Narzisstischen Typus) :
ici le choix de l’objet d’amour ne se fait pas sur le modèle de la mère mais « bien sur celui
de leur propre personne ». C’est dans l’observation clinique des sujets pervers ou
homosexuels que Freud trouve « le plus puissant motif qui nous contraint à l’hypothèse du
Narcissisme. »
Voici comment Freud résume ce type :
On aime :
1) Selon le type narcissique :
a) ce que l'on est soi même ;
b) Ce que l'on a été soi même ;
c) Ce que l'on voudrait être soi même ;
d) la personne qui a été une partie de son propre soi ;2

Ces deux types de choix d’objet ne correspondent pas à deux groupes distincts,
mais sont présents chez tous les sujets. Un sujet a ainsi deux objets sexuels originaires :
« lui-même, et la femme qui lui donne ses soins. »3 Ce à quoi Lacan, lorsque Leclaire
commente le texte dans le Séminaire I, ajoutera : « Lui-même, c'est-à-dire son image, c'est
tout à fait clair. »4

▪ Coté homme – côté femme


Freud compare ce qu’il en est chez les deux sexes : d’une part, le choix d’objet par
étayage est caractéristique de l’homme et a pour conséquence la surestimation de l’objet

1 Ibid., p. 95
2 Ibid., p. 95
3 Ibid., p. 94
4 Lacan J, Le séminaire I : Les écrits techniques de Freud, Paris : Seuil, 1995, séance 12 du 31 mars 1954,
p.231
56
par transfert du Narcissisme primaire sur cet objet ; d’autre part, le choix d’objet
narcissique est propre aux femmes, que Freud qualifie à cette occasion de « femmes
narcissiques ». Sa démonstration est ponctuée de rappels de son absence de parti pris non
seulement dans ce cas particulier, mais aussi, nous avoue-t-il : « tout parti pris en général
m’est étranger. »1 Ce développement du type féminin est lié à la formation des organes
sexuels féminins à la puberté qui « provoque une augmentation du Narcissisme originaire
défavorable à un amour d’objet régulier s’accompagnant de surestimation sexuelle ». Si
de surcroît elle est belle, la femme en s’aimant elle-même, est alors dédommagée de
l’absence de liberté sexuelle dont son statut dans la société la prive. Ces femmes
« n’aiment donc qu’elles-mêmes » et elles tendent plutôt à être aimées qu’à aimer. Les
hommes qui leur plaisent sont donc ceux qui les aiment : « être aimé représente le but et la
satisfaction dans le choix d’objet narcissique »2.
Freud continue en précisant « qu’on ne saurait surestimer l’importance de ce type
de femmes dans la vie amoureuse de l’être humain ». En effet, il démontre que ces sujets
narcissiques « déploient un grand attrait sur ceux qui se sont dessaisis de toute la mesure
de leur propre Narcissisme et sont en quête de l’amour d’objet ». Il justifie cet attrait par
l’envie qu’ils suscitent à ceux qui ont abandonné leur libido narcissique. Mais il existe un
revers au charme de la femme narcissique : c’est l’incongruence avec le type de choix
d’objet par étayage qui rend l’homme amoureux insatisfait, le faisant douter de l’amour de
la femme et le faisant se plaindre de sa nature énigmatique.
Freud a donc introduit ici la dialectique aimer / être aimé que l’on retrouve au cœur
de la clinique de la vie amoureuse. Il termine l’article par une série de propositions en
avouant l’impossibilité de rendre une vue d’ensemble de ce sujet d’étude.
- Le développement du moi consiste à s’éloigner du Narcissisme primaire créant une
aspiration intense à le recouvrer. L’éloignement est dû à un déplacement de la libido sur
un idéal du moi imposé de l’extérieur, et la satisfaction se produit par
l’accomplissement de cet idéal.
- Le moi, en émettant des investissements, s’appauvrit donc au bénéfice des objets et de
l’idéal. Il s’enrichira alors des satisfactions objectales et de l’accomplissement de
l’idéal.
- L’idéal du moi limite, par la censure, la satisfaction objectale, la valorisation du moi
« [n’étant] possible qu’en retirant la libido des objets. »3 Ce gain de Narcissisme

1 Freud S., Pour introduire le Narcissisme, op. cit., p. 95


2 Ibid., p. 102
3 Ibid., p. 103
57
représente alors le « rétablissement d’un amour heureux. »1 Le bonheur visé est alors
d’« être à nouveau, comme dans l’enfance, et également en ce qui concerne les
tendances sexuelles, son propre idéal. »2
Nous comprenons alors que des sujets narcissiques seront entravés dans leurs
investissements d’objet, voire dans leur « capacité à aimer ». Freud nous avait déjà indiqué
que des fixations de la libido entravaient cette capacité.

b) La passion amoureuse
Dans ce cadre de la théorie du Narcissisme, Freud nous propose alors une approche
de la passion amoureuse :
- Elle est un débordement de la libido du moi sur l’objet.
- Elle a la force de supprimer les refoulements et de rétablir les perversions.
- Elle élève l’objet sexuel au rang d’idéal sexuel
- Elle se produit dans les deux types de choix d’objet sur la base de l’accomplissement
de conditions déterminant l’amour infantile
- Ce qui accomplit cette condition déterminant l’amour est donc idéalisé.

L'objet est mis en place d’Idéal de Moi : Nous proposons de nous arrêter un
moment sur cet apport théorique majeur à la clinique de la vie amoureuse. Bien
qu'introduit dans ce texte sur le Narcissisme, nous choisissons d'y consacrer une partie à
part en l'extrayant de la présente partie sur l'étude linéaire du texte lui-même. Ceci pour en
souligner la portée clinique. Lacan le souligne dans son premier séminaire : «La notion de
la stricte équivalence de l'objet et de l'idéal du Moi dans le rapport amoureux est une des
notions les plus fondamentales, et qu'on retrouve partout dans l'œuvre de Freud. »3 Freud
reprendra surtout cette notion dans un autre texte de 1921.

1 Ibid., p. 104
2 Ibid., p. 95
3 Lacan J., Le Séminaire I : Les écrits techniques de Freud, op. cit., séance 11 du 24 mars 1954, p.224
58
IV- L'objet en place d'Idéal du moi

L’idéal sexuel peut être dans une relation d’assistance avec l’Idéal du moi : il peut
servir de satisfaction substitutive en cas d’obstacles réels à la satisfaction narcissique. Dans
le choix narcissique, « ce qui possède la qualité éminente qui manque au moi pour
atteindre l’idéal, est aimé »1. Le névrosé qui investit excessivement les objets appauvrit
son Moi, et n’atteint donc pas son idéal. Il peut alors l’atteindre par procuration s’il choisit
selon le type narcissique un objet sexuel conforme à cet idéal. C’est son « plan de
guérison ». Dans la cure il choisit alors la personne de l’analyste. Mais son « incapacité à
aimer » due à ses refoulements, l’en empêche. Mais quand ceux-ci sont levés et que la
capacité à aimer est retrouvée, « le malade se dérobe maintenant à la poursuite du
traitement pour faire un choix amoureux, laissant à sa vie commune avec la personne
aimée le soin d’achever son rétablissement »2. Le danger est alors « une dépendance
accablante envers ce sauveur »3.
Nous avons vu que c’est parce que le sujet place l’objet en position d’idéal qu’il le
surestime. Nous faisons ici un pas de plus dans l’approche de la sujétion sexuelle en
considérant que cette place de l’objet permet au sujet de satisfaire son Narcissisme par
procuration. Dans un texte publié sept ans après l'introduction au Narcissisme, Freud
revient sur cet élément métapsychologique fondamental de la vie amoureuse : il s'agit du
chapitre 7 de la Massenpsychologie titré « État amoureux et hypnose » : « L'objet s'est mis
en place d'Idéal du moi ».4 Lacan, dans le commentaire qu'il effectue de l'Introduction au
Narcissisme dans le séminaire I, souligne l'importance capitale de cette opération
d'équivalence entre objet et Idéal du Moi dans la clinique dela vie amoureuse :
Vous ne pouvez pas - car vous la rencontrez à chaque pas - ne pas quand
même vous être posé la question alors, tout de même, si l'objet aimé
c'est, enfin de compte, dans l'investissement amoureux, dans la captation
du sujet par l'objet d'amour, c'est quelque chose qui est strictement
équivalent à cet idéal du Moi, et c'est pour cela qu'il y a cette fonction
économique si importante dans la suggestion, dans l'hypnose, cet état de
dépendance, véritable perversion de la réalité, de fascination,
surestimation de l'objet aimé, toute cette psychologie de la vie amoureuse
déjà si finement développée par Freud et dont nous avons là un morceau
important ; tellement gros que, comme vous le voyez, nous le grattons,
nous le graspons à peine aujourd'hui. Mais il y en a là de toutes les
couleurs sur ce sujet des rapports fondamentaux avec ce qu'il appelle le

1 Freud S., Introduction au Narcissisme, op. cit., p.95


2 Ibid., p.105
3 Ibid., p.105
4 Freud S. (1921), État amoureux et hypnose : Psychologie des foules et analyse du moi, in Essais de
psychanalyse, Paris : Payot, 1981, p.198
59
choix de l'objet.1
1- Le concept d'Idéal

« L'Idéal » du Moi et Moi « Idéal » : Freud écrit que « c'est vers ce Moi idéal que
va maintenant l'amour de soi, dont jouissait dans l'enfance le véritable Moi. » L'amour de
soi se détourne donc d'un véritable Moi pour s'adresser à cet Idéal. «Véritable moi » : das
wirkliche Ich, que Lacan propose de traduire « Moi réel »2, et non pas « véritable ».3
C'est la première fois dans ce texte de 1914 que Freud introduit le concept d'Idéal.
Pour cela, il part du refoulement. Il cherche alors à comprendre ce qu'il advient de ce
Narcissisme primaire au cours du développement. « La formation d'Idéal serait du côté du
moi la condition du refoulement » : dans cette acception, l'Idéal est une instance à laquelle
se mesure le Moi : il mentionne d'ailleurs une « estime de soi » qu'a le Moi
(Selbstachtung).
Comme nous le rappelle alors Leclaire dans cette séance du séminaire, un amour heureux
correspond donc à l'état primitif dans lequel la libido objectale et celle du Moi ne sont pas
distinguées. Freud, dans cette première théorie des pulsions, considère donc que le Moi se
mesure à cet Idéal fait de la soumission aux interdits énoncés par les figures parentales.
Dans ce texte Freud utilise, semble-t-il indifféremment, trois formules pour nommer cet
Idéal : IdéalIch, IchIdéal ou Idéal Ich.
Cet Idéal du Moi deviendra neuf ans plus tard en 1923 le Surmoi : le troisième
chapitre du texte «Le Moi et le ça » s'intitule « Le Moi et le Sur-moi (Idéal du Moi)» :
l'Idéal du Moi est passé entre parenthèse ; il n'a finalement servi qu'à amener ce tiers terme
capital de la seconde topique. Mais il y a eu des étapes entre 1914 et 1923 dans la genèse
du Surmoi : Freud évoque l'Idéal du Moi en 1917 dans Les conférences en tant que
« instance morale ». Puis dans le texte de 1921, dans le chapitre sur « État amoureux et
Hypnose », lorsque Freud remet en lien l'état amoureux et l'Idéal du Moi, il en fait une
instance bien distincte du Moi. Dans les Nouvelles conférences de 1933, dans la 33ème qui
est consacrée au Surmoi, Freud rappelle que cette instance est en lien étroit avec les imagos
parentales.
Cet Idéal du Moi, place à laquelle le sujet amoureux mettra son objet d'amour, a
donc une origine narcissique et parentale. Nous retrouvons donc là les deux types de choix
d'objet qui se présentent au sujet : lui-même et celui qui le nourrit ou le protège. Nous
soulignons cet effet de bouclage car il nous semble paradigmatique de ceci : il sera très
difficile de sortir du modèle d'un amour narcissique. « Existe-t-il un autre amour que
1 Lacan J., Le Séminaire I : Les écrits techniques de Freud, op. cit., séance 11, 24 mars 1954, p.224
2 Ibid., p.234
3 Traduction retenue comme cela dans la traduction de Laplanche de1969 utilisée par nous ici.
60
Narcissique ? », nous l'avons déjà évoqué, est la question qui selon nous accompagnera
Lacan tout au long de son enseignement.
Détaillons donc cette notion capitale de l'objet d'amour mis en place d'Idéal du Moi
dans la clinique de la vie amoureuse.

a) Idéalisation et surestimation
La surestimation de l’objet aimé est une caractéristique de l’état amoureux. Cette
déformation de la perception dans l’état amoureux a maintes fois été décrite dans la
littérature. Déjà, Lucrèce recommandait de jouir de l’amour sans tomber dans la passion,
car celle-ci déforme la réalité : "C'est le défaut le plus fréquent chez tous les hommes
aveuglés par la passion, d'attribuer à celles qu'ils aiment des mérites qu'elles n'ont pas. »1
Par ailleurs, Descartes écrivait que les passions font apparaître "presque toujours tant les
biens que les maux qu'elles représentent, beaucoup plus grands et plus importants qu'ils ne
2
sont." La surestimation déforme donc l’objet, il n’est plus perçu tel qu’il est. Nous
trouvons une remarquable description de ce phénomène chez Stendhal, dans son concept
de « cristallisation ».

- La cristallisation de Stendhal
Stendhal 3, alors amoureux de Mathilde Dembowski, a décrit avec pertinence la
construction de l’objet surestimé, dans son essai sur l’amour. François Perrier dira de
Stendhal qu’il tentât alors « de se guérir par l’écriture de sa cristallisation sur Mathilde. »4
Voici la description de la cristallisation : Une branche banale jetée dans les salines de
Salzbourg est plus tard retirée toute recouverte de cristaux, étincelante comme un bijou :
« La cristallisation du sel a recouvert les branches noirâtres de ce rameau avec des
diamants si brillants et en si grand nombre que l'on ne peut plus voir qu'à un petit nombre
de places ses branches telles qu'elles sont. » La cristallisation est ainsi " l'opération de
l'esprit qui tire de tout ce qui se présente la découverte que l'objet aimé a de nouvelles
perfections." Un objet banal est alors cristallisé par la passion, l'objet est ainsi toujours un
objet enrichi. Le sujet énamouré lui confère des qualités qu’il n’a pas.
N’est-ce pas aussi en lien avec cette surestimation de l’objet que l’on dit de l’amour
qu’il est aveugle ? Ne pas voir les choses telles qu’elles sont participerait un peu de la
folie. D’ailleurs, le mythe de Folie et d’Amour en dit quelque chose sur leur union.

1 Lucrèce, De la nature, Paris : Gallimard, 1990, vers 1153-1154


2 Descartes R. (1649), Les passions de l'âme, Paris : PUF, 1988.
3 Stendhal (1822), De l’amour, Paris : Flammarion, 1965
4 Perrier F., L’amour : séminaire 1970-1971, Paris : Hachette, 1998, p.98
61
- L’amour est aveugle : Amour et Folie
Louise Labé dans « Les débats d’Amour et de Folie »1, nous donne en préambule
les faits du différent entre les deux : Amour et Folie sont conviés chez Jupiter pour un
festin. Ils se disputent alors au seuil de la porte car chacun prétend devoir entrer le premier.
Amour ne la pouvant veincre de paroles, met la main à son arc, et lui
lasche une flesche, mais en vain : pource que Folie soudain se rend
invisible : et se voulant venger, ôte les yeux à Amour.
Et pour couvrir le lieu ou ils estoient, lui mit un bandeau, fait de tel
artifice, qu'impossible est lui ôter.

Il y eut alors un procès pour faire justice à Amour. Prenons la suite de l’histoire
chez La Fontaine qui en a fait une fable2.
Quand on eut bien considéré
L'intérêt du public, celui de la partie,
Le résultat enfin de la suprême cour
Fut de condamner la Folie
À servir de guide à l'Amour.

L’amour et la folie sont ainsi liés pour toujours. L’amour est aveugle et c’est la folie
qui guide ses pas. Que l’amour soit aveugle, peut nous amener à dire que le sujet ne voit
alors plus que lui-même. « L’amour est aveugle » peut être entendu comme «l’amour ne
regarde pas son objet ». L’amour n’aurait donc que faire de l’objet ; en tout cas, de l’objet
de la réalité faut-il rajouter. C’est justement ce que la cristallisation souligne. La
surestimation ce serait : « je n’ai que faire de ce que tu es, car je te vois comme je le
souhaite ». La cécité d’Éros, aussi bien que la surestimation de l’objet, sont directement
issus de cet ancrage narcissique de l’amour. Comme Perrier le souligne dans la première
séance de son séminaire sur l’amour, la cristallisation ce n’est rien d’autre que de dire à
l’autre de son amour : « Tu n’es jamais qu’une vielle branche, et ce que j’aime en toi, ce
sont les diamants dont mon cœur te pare pour que je te voie avec d’autres yeux que ceux
de la lucidité »3.
Nous en trouvons aussi une remarquable formulation dans Un amour de Swann
alors que Swann, en l’absence d’Odette, s’efforce de reconstruire tous les bons souvenirs
des moments passés avec elle. Ainsi, par le souvenir, il « coulait en or une Odette de bonté
pour laquelle il fit plus tard des sacrifices que l’autre Odette n’eut pas obtenu. »4 Ceci
faisant, il n’est pas dupe de construire une image d’Odette qui lui convienne. Et ce qui lui

1 Labé L. (1555), Sonnets, Élégies, Débat de folie et d'amour, Paris : Flammarion, 2004.
2 De La Fontaine J., Fables, Paris : Flammarion, 1990
3 Perrier F., Op. cit., p. 27
4 Proust M., Un amour de Swann, Paris : Gallimard, 1954, p. 169
62
convient participe de son idéal, donc de son Narcissisme. Le titre même du roman « amour
de Swann » est en effet une très belle paronomase : « un amour de soi ».
Freud aborde cette caractéristique de la vie amoureuse à plusieurs reprises. La
surestimation de l'objet d'amour est une déclinaison de l'opération consistant à placer
l'objet en place d'Idéal du moi. Reprenons les éléments qu’il nous fournit dans les
différents textes.

- Freud et la surestimation

▪ La surestimation est avant tout « corporelle »


La notion de surestimation est abordée dès le premier des Trois essais, dans la
partie traitant des déviations du but sexuel, au titre des transgressions anatomiques. Ce qui
peut surprendre au premier abord. Mais c’est parce qu’il considère d’abord la surestimation
à un niveau corporel, en tant que la valeur attachée à l’objet ne se porte pas que sur les
parties génitales, mais sur le corps tout entier. Le dégoût est, par exemple, surmonté par
cette surestimation, mais il garde parfois un bout de terrain, comme Freud le note dans
cette digression : « Celui qui baise avec ardeur les lèvres d’une jolie fille ne se servira
qu’avec déplaisir de sa brosse à dents à elle »1. Exemple d’une « clinique de la vie
quotidienne » dont la pertinence freudienne nous réjouit…C’est dans un deuxième temps
qu’il développe ce qu’il en est au niveau psychique. Il la décrit alors très précisément :
« un aveuglement, un manque de mesure dans l’appréciation des qualités psychiques et
perfection de l’objet sexuel, une soumission facile aux jugements émis par lui. »2 En plus
des caractéristiques propres à la surestimation, il parle déjà de la « soumission » à l’objet.
Nous y reviendrons plus loin avec la notion de « sujétion », mais retenons déjà que
surestimation et sujétion sont étroitement liées.

▪ Différence de surestimation chez l’homme et chez la femme


Freud précise que cette surestimation est facile à étudier chez l’homme alors qu’il
en est autrement chez la femme. Mais est-ce parce qu'une femme ne surestime pas ? Freud
nous donne la réponse en précisant que la femme surestime aussi, mais pas son objet
sexuel. Dans une note ajoutée en 1920, il nous dit qu’elle ne surestime pas l’homme, mais
son enfant3. Il donne alors les raisons de la difficulté à étudier la vie amoureuse de la
femme : « la vie érotique de la femme, en raison d’une atrophie venant de la civilisation,

1 Freud S. (1905), Trois essais sur la théorie de la sexualité, op. cit., p.36
2 Ibid., p. 35
3 Ibid., p. 171
63
en partie aussi à cause des réserves conventionnelles et d’un certain manque de sincérité,
est encore entourée d’un voile épais. »1
Dans la première contribution à la psychologie de la vie amoureuse 2, Freud énonce
la surestimation comme la troisième condition déterminante pour ce type particulier de
choix d’objet étudié dans ce texte. Les autres conditions étant « le tiers lésé », « l’amour de
la putain », et la « tendance à sauver la femme aimée ». Ces hommes portent la valeur la
plus haute à des femmes qui sont pourtant socialement dévalorisées de part leur « manque
d’intégrité sexuelle ».

▪ Origine maternelle de la surestimation


Dans ce texte, après avoir cliniquement peint le tableau de ce type particulier de
choix d’objet, Freud annonce que la méthode psychanalytique permet de montrer que tous
ces traits ont la même source, et que celle-ci est la même que celle de la vie amoureuse du
sujet normal. Cette origine commune est « la fixation de la tendresse de l’enfant à sa
mère »3. Ce « prototype maternel du choix d’objet » est peu visible dans la vie amoureuse
normale car la libido du sujet s’est détachée assez tôt de la mère. L’hypothèse freudienne
est que dans le type de cas présentés, la libido s’est attardée sur la mère et les objets
amoureux ne sont alors que des substituts de ce prototype. La surestimation de l’objet
renvoie donc ici à l’unicité de la mère : « on ne possède jamais qu’une seule mère »4.

▪ Chemin de la libido dans la surestimation


Freud précise qu’une partie de la libido du moi est cédée aux objets mais que
malgré cela, « l’investissement du moi persiste et se comporte envers les investissements
d’objets comme le corps d’un animalcule protoplasmique envers les pseudopodes qu’il a
émis. »5 Cette particularité fait que les émanations de cette libido permettent que les
investissements d’objets puissent « être émis puis de nouveau retirés ». L’opposition entre
les deux libidos, libido du moi et libido d’objet, en fait un système de vases communicants,
c’est à dire que « plus l’une absorbe, plus l’autre s’appauvrit ». Dans ce contexte, c’est la
passion amoureuse (Verliebtheit) qui posée comme « la plus haute phase de
développement que peut atteindre la libido d’objet ». La verliebtheit est un
« dessaisissement de la personnalité propre » au profit de l’objet. Pulsions sexuelles et

1 Ibid., p. 36
2 Freud S. (1910), Contributions à la psychologie de la vie amoureuse (1) : «Un type particulier de choix
d’objet chez l’homme»., La vie sexuelle, Paris, PUF, 1970, p. 47-55
3 Ibid., p. 50
4 Ibid., p. 51
5 Freud S. (1914), Pour introduire le Narcissisme, in La vie sexuelle, Paris, PUF, 1969, p.83
64
pulsions du moi sont tout d’abord réunies dans l’état de Narcissisme et ce n’est que plus
tard, avec l’investissement d’objets, que la distinction est possible.
Dans la suite de la notion d'une origine maternelle de la surestimation, Freud la
définit comme conséquence du choix d’objet par étayage. Mais il montre en quoi ce choix
répond à un transfert du Narcissisme originaire sur l’objet. La surestimation consiste alors
en « un appauvrissement du moi en libido au profit de l’objet » 1.

▪ Surestimation de l’enfant
Freud revient alors sur la surestimation de l’objet en précisant qu’elle s’applique
aussi à l’amour des parents pour l’enfant, « his majesty the baby » qui n’a aucun défaut,
mais qui surtout porte toutes les espérances de réussite et de succès des parents. Nous
avons vu plus haut que c’est surtout la femme qui tend à surestimer l’enfant. Mais cette
surestimation est aussi de nature narcissique. En effet, le Narcissisme des parents renaît
dans leur amour pour leur enfant, car comme le précise Freud, « malgré sa métamorphose
en amour d’objet, manifeste à ne pas s’y tromper son ancienne nature »2.
Le Narcissisme s’est déplacé sur le moi idéal (idealich) « qui se trouve comme le
moi infantile, en possession de toutes les perfections »3. Cet idéal « est le substitut du
Narcissisme perdu de son enfance ; En ce temps là, il était lui-même son propre idéal. »4
On voit que la surestimation de l’objet est donc une déclinaison de la projection de l'Idéal
du Moi.

▪ Surestimation et idéalisation
Dans Psychologie des foules et analyse du moi, une partie est consacrée à la
comparaison de l’état amoureux à l’hypnose. 5 On retrouve ce qu’il avait avancé sept ans
plus tôt sur l’équivalence entre la surestimation et l’idéalisation : « la surestimation
sexuelle de l’objet est une idéalisation de celui-ci. »6 Mais après l’avoir liée alors au
Narcissisme, il la pose ici comme effet du refoulement ou de la mise à l’écart des motions
sensuelles. Ce destin des tendances sensuelles donne l’illusion que l’objet est aimé à cause
de ses avantages psychiques, alors qu’au contraire c’est le contentement sensuel qui les lui
confère.

1 Ibid., p.94
2 Ibid., p.96
3 Ibid., p.98
4 Ibid.
5 Freud S. (1921), Psychologie des foules et analyse du Moi (8) : Etat amoureux et hypnose, in Essais de
psychanalyse, Paris : Payot, 1981
6 Freud S., Pour introduire le Narcissisme, op. cit., p.99
65
Par ailleurs, il reprend aussi la notion de fuite de la libido, c’est à dire qu’une
« certaine quantité de libido narcissique déborde sur l’objet »1 et précise alors
que « l’objet est traité comme le moi. »2 Dans la relation amoureuse, l’objet est choisi car il
« sert à remplacer un idéal du moi propre, non atteint »3, ses perfections enviées pouvant
alors être récupérées « par un détour pour satisfaire son Narcissisme » 4.
Cette hémorragie de libido peut aller jusqu’à l’absorption du moi par l’objet, ce qui
est le cas dans l’amour romanesque du jeune homme par exemple, mais aussi pour ce qui
concerne la soumission à une idée abstraite. C’est ce qu’il notait déjà en 1914 au sujet de
l’amour dans lequel il y a « un dessaisissement de la personnalité propre au profit de
l’investissement d’objet »5. Mais avec l’apport de la seconde topique, il ajoute qu’il y a une
défaillance de l’idéal du moi, toute critique se tait : « Le moi devient de moins en moins
exigent et prétentieux, l’objet de plus en plus magnifique et précieux. »6 Surestimation et
idéalisation sont donc bien une même chose : ce « mouvement qui fausse le
jugement est celui de l’idéalisation » 7.
L’étude de la surestimation, dans ces deux textes, suit l’élaboration du concept de
surmoi. On voit qu’il était déjà présent en 1914, précisément quand Freud suppose
l’existence d’une instance qui surveillerait cet idéal du moi dans sa mission de satisfaction
du Narcissisme, une instance qui « observe sans cesse le moi et le mesure à l’idéal. »8 Mais
il soupçonnait déjà l’existence d’une instance qui surveille et punit en 1910, lorsqu’il
évoque « une voix vengeresse »9 qui approuverait la cécité psychogène.

▪ État amoureux et hypnose


Après avoir repris la surestimation, Freud compare l’amour et l’hypnose. Il note
que l’état amoureux et l’hypnose ont en commun :
- Une soumission humble
- Une docilité
- Une absence de critique envers l’hypnotiseur ou l’objet aimé10
- Une résorption de l’initiative personnelle

1 Freud S., Psychologie des foules et analyse du Moi, op. cit., p.177
2 Ibid.
3 Ibid., p.177
4 Ibid.
5 Freud S. Pour introduire le Narcissisme op. cit., p.84
6 Ibid., p.177
7 Ibid., p.177
8 Ibid., p. 99
9 Freud S. (1910), Le trouble psychogène de la vision in Névrose, psychose et perversion, Paris : PUF, 1973,
p. 172
10 cf. note 15 dans Les trois essais, op. cit.
66
En fait, l’hypnotiseur a pris la place de l’idéal du moi1. La relation hypnotique est
alors un abandon amoureux illimité. A ceci près que la satisfaction sexuelle est exclue alors
que dans l’amour elle est repoussée. Qu’un objet vienne en place d’idéal du moi, nous
amène vers un peu plus loin, vers la soumission à cet objet.

▪ La dépersonnalisation dans l’amour


Ce que l’on pourrait appeler phénoménologiquement la dépersonnalisation, est un
appauvrissement du moi, tel que nous venons de le reprendre chez Freud. Ce processus est
directement lié à celui de la surestimation, en tant que l’objet est mis à la place de l’ idéal
du moi. Dans l’hypnose, elle implique une « soumission crédule »2 à l’objet. Freud voyait
là l’origine du phénomène de soumission à l’autorité : « La crédulité provoquée par
l’amour est une source importante, sinon la source originelle de l’autorité. » 3

▪ Surestimation et Identification
Mais pour être plus précis, c’est en comparant la sujétion amoureuse à
l’Identification que l’on peut aller plus loin. Ce n'est pas pour rien que dans psychologie
des foules, Freud fait précéder le chapitre sur l'amour par celui sur l'identification.
Notons que Lacan commente très précisément ce passage sur les différences entre
l’amour et l’Identification, dans le Séminaire IV.4 Ce commentaire porte surtout sur la
traduction du texte allemand dont Lacan pointe les défauts. La traduction dont nous
disposons aujourd’hui, celle de 1981 par Bourguignon, tient compte de ces critiques.
Dans l’Identification, le moi se serait enrichi suite à une introjection de l’objet ;
Alors que dans la passion amoureuse, le moi se serait appauvri suite à la substitution par
l’objet de l’idéal du moi. Mais, comme Lacan le note, Freud ne nous ménage pas et revient
en arrière pour préciser que l’on ne peut pas parler d’appauvrissement du moi au sens
économique.
Dans l’identification, l’objet qui est perdu puis introjecté, sert de modèle au moi : « le moi
se modifie partiellement selon le modèle de l’objet perdu. »5 Alors que dans l’autre cas,
l’objet introjecté est idéalisé et surinvesti. Freud se pose ici la question, dans un autre
retour en arrière, de savoir si finalement la distinction ne se résume pas à la place à laquelle
est mis l’objet : à la place du moi ou de l’idéal du moi.

1 Freud S., Psychologie des foules et analyse du Moi, op. cit., p. 179
2 Ibid., p. 171
3 Freud S., (1905), Trois essais sur la théorie de la sexualité, op. cit., p. 35
4 Lacan J. (1956-57), Le séminaire livre IV : La relation d’objet, Paris : Seuil, 1994, p. 171-173
5 Freud S., Essais de psychanalyse, op. cit., p. 178
67
Plus tard en 1961, le séminaire IX aura pour objet l'Identification. Lacan en
soulignera la portée conceptuelle chez Freud rappelant que le trait unaire, l'Einziger Zug
freudien du chapitre VII de la psychologie collective, est l'expression la plus précoce d'une
liaison de sentiments à une autre personne : « Nous nous rendons, en outre, compte que
nous sommes loin d'avoir épuisé le problème de l'identification, que nous nous trouvons en
présence du processus connu en psychologie sous le nom de Einfühlunq (assimilation des
sentiments d'autrui) et qui joue un très grand rôle, grâce aux possibilités qu'il nous ouvre
de pénétrer l'âme de personnes étrangères à notre moi. »1
Puis encore dans le séminaire XI Lacan revient sur cette dialectique Amour /
Identification en soulignant que Freud lui-même s'est heurté à une difficulté qui est
pourtant soluble. L’identification à l’objet d’amour se déroule comme ceci : « Ce qu’on ne
peut pas garder au-dehors, on en a toujours l’image au dedans. (...)C’est l’objet d’amour,
ça, mon cher. »2
Donc ce cadre, il est logique que la surestimation de l'objet d'amour et le
Narcissisme soit dans un rapport d'équivalence : « Que la face narcissique de l’amour et
la surestimation de l’objet, la Verliebheit, dans l’amour c’est exactement la même
chose. »3 L’investissement de l’objet tel que nous venons de l’étudier nous a amené à
comprendre en quoi la surestimation et la sujétion sexuelle sont liées. Arrêtons-nous
maintenant un instant sur cette dernière.

b) La sujétion sexuelle

« A partir du mois de septembre l’année dernière, je n’ai plus rien fait d’autre qu’attendre un
homme : qu’il me téléphone et qu’il vienne chez moi » Annie Ernaux4

Ainsi commence ce roman d’une passion, dans lequel une femme raconte comment,
pendant un an, elle n’a vécu que pour cet homme marié qui venait la voir de temps en
temps : « Toute activité a été pour moi pendant une année un moyen d’user le temps entre
deux rencontres. »5
« Tu es tout pour moi » : ce fragment de discours amoureux passionnel est le
paradigme de la sujétion : le sujet se suspend dans son être à un autre sujet. Cette prise

1 Freud S.,, Psychologie des foules et analyse du Moi, op. cit., p.120
2 Lacan J., Le séminaire XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, séance 19 du 17 juin
1964, Paris : Puf,1973 et version AFI, p.288
3 Ibid., version AFI, p.304
4 Ernaux A., Passion simple, Paris : Gallimard, 1991, p.13
5 Ibid., p.15
68
avec une Totalité est un des ancrages de la psychopathologie amoureuse ; nous montrerons
plus loin en quoi ceci fait tendre l'amour vers la folie.
Roland Gori propose dans la Logique des passions d'entendre ce cri « tu es tout
pour moi » comme message inversé du désir incestuel d'être tout pour la mère : « je suis
tout pour toi », tu ne peux manquer de rien d'autre que de moi1 ; Il nous rappelle aussi qu'à
cet endroit nous approchons de ce que Breton nomme « le délire de la présence absolue ».
Cet angle d'approche de la clinique des passions nous sera utile lorsqu'il s'agira de recevoir
des patients jaloux qui n'en peuvent plus de sans cesse vérifier qu'ils sont Tout pour l'autre.
La sujétion emprunte donc, via le Narcissisme, sa logique à la clinique des psychoses.

Le tabou de la virginité
Avant d’avoir étudié la soumission à l’objet dans les corrélations entre l’état
amoureux et l’hypnose, Freud avait détaillé la sujétion sexuelle dans sa « Psychologie de la
vie amoureuse. » C’est dans l’étude du tabou de la virginité2 que Freud, par un retour à
l’origine de l’humanité, aborde le sujet. En effet, l’attachement des primitifs à la virginité
prolonge le droit de possession exclusive d’une femme, constituant ainsi l’essence de la
monogamie. Freud précise que la liaison d’un homme avec une femme qu’il a déflorée est
singulière et durable. Il avance deux raisons à cela :
− Il est celui qui a apaisé le désir amoureux longtemps et péniblement retenu par la
femme
− Il a vaincu les résistances érigées en elle par son éducation et son milieu
La femme entre alors dans un état de sujétion garantissant sa possession
permanente et la rendant résistante aux tentations étrangères. La notion de « sujétion
sexuelle » est une expression empruntée à Krafft-Ebing 3, signifiant un assujettissement et
une dépendance à un objet sexuel. Elle peut selon lui mener à une perte de toute
indépendance et au sacrifice de son propre intérêt. C’est ce que nous avons vu plus haut
avec Freud. Mais il relève que ce qu’en dit Krafft-Ebing sur son origine, « un amour et une
faiblesse de caractère d’intensité exceptionnelle » et un « égoïsme sans limite » ne peut
contenter la psychanalyse. Freud voit plutôt deux facteurs décisifs à cette sujétion :
− La grandeur de la résistance sexuelle surmontée
− La concentration et l’unicité du processus ayant permis de la surmonter.
Freud précise que la sujétion est donc plus fréquente et plus intense chez la femme,
à cause de l’interdit qui recouvre sa sexualité. Pour l’homme, elle serait plutôt le résultat

1 Gori R., Logique des passions, Denoël : Paris, 2002, p.33


2 Freud S., (1918), Le tabou de la virginité in La vie sexuelle, Paris, Puf, 1969, p. 66-80
3 Krafft-Ebing R. (1892), Psychopathia sexualis, paris : Climats, 1990
69
du dépassement de l’impuissance psychique avec une femme donnée. La perte
d’indépendance et le sacrifice de ses intérêts est bien la conséquence de l’amour de Swann
pour Odette, comme Proust nous le décrit, lorsqu’il est dans « un état de mélancolique
indifférence à toute les choses qui ne touchaient pas Odette. »1
Mais dans la suite de son texte, Freud développe l’étude de ce tabou en tant qu’il
préserve l’homme de l’agressivité de la femme déflorée. L’homme s’est donc protégé de
cela en instaurant des rituels préservant l’époux de ce premier acte sexuel. Freud cite une
pièce de théâtre, Le venin de la pucelle d’un certain Anzengruber, pour préciser que « les
charmeurs de serpents laissent d'abord les serpents venimeux mordre dans un mouchoir
pour pouvoir ensuite les manipuler sans danger. »2 Nous ne développerons pas ici l’étude
du texte qui s’éloignerait de notre propos, mais retiendrons seulement que la sujétion
sexuelle, chez la femme, est étroitement liée à l’hostilité envers son premier amant. Ainsi,
ici aussi, nous soulignons une ambivalence dans la relation à l’objet de l’amour.

Après cette incursion dans la clinique freudienne de la vie amoureuse, en étant parti
de ce fait fondamental « l'amoureux place l'objet à la place de l'idéal du moi » pour arriver
à la surestimation et son corolaire la sujétion, reprenons avec Freud ce que ceci a de
pathologique.

2- Le versant pathologique de la surestimation amoureuse

Dans les conférences d'introduction à la psychanalyse, Freud revient sur cette


idéalisation qu'il compare à la psychose : « La manie des grandeurs peut d'ailleurs être
comparée à l'exagération de la valeur sexuelle de l'objet qu'on observe dans la vie
amoureuse. C'est ainsi que pour la première fois un trait d'une affection psychotique nous
est révélé par sa confrontation avec la vie amoureuse normale. »3
Reprenant la notion d'hémorragie de libido du moi vers l'objet mais en y ajoutant la
notion d'un d'une transfusion altruiste, Freud pose que l'objet peut absorber le moi : « C'est
seulement dans l'état amoureux absolu que l'altruisme coïncide avec la concentration de la
libido sur l'objet. L'objet sexuel attire généralement vers lui une partie du Narcissisme,
d'où il résulte ce qu'on peut appeler l'« exagération de la valeur sexuelle de l'objet ». Qu'à

1 Freud S., Le tabou de la virginité, op. cit., p. 180


2 Ibid., p. 78
3 Freud S. (1916), Introduction à la psychanalyse, conférence 26, op. cit., p.123
70
cela s'ajoute encore la transfusion altruiste de l'égoïsme à l'objet sexuel, celui-ci devient
tout puissant : on peut dire alors qu'il a absorbé le moi. »1
De là, dans cette sujétion extrême, on conçoit dans quelle mesure l’état amoureux
est psychopathologique : « Nous appliquons maintenant à la maladie, au sommeil et à
l'état amoureux ce dont nous avons trouvé ailleurs une confirmation irréfutable. Nous
devons poursuivre ces applications, afin de voir jusqu'où elles nous mèneront. »2
Nous avons avec la proposition freudienne de l'objet en place d'idéal du moi le
substrat métépsychologique d'une clinique de la vie amoureuse qui fait tendre les sujet vers
le vécu de dépersonnalisation et le fantasme de fusion dans l'autre (fusion que le jeu de la
«bête à deux dos» met en scène dans la copulation).

a) Objet en place d'Idéal du moi et logique de la folie : IdéalIch et Ichidéal


Nous avons repris jusqu'ici en quoi cette instauration de l'objet d'amour en place
d'Idéal du moi fait tendre le sujet vers une psychopathologie que l'on pourrait reprendre
brièvement sous les termes de « fusion », sujétion, surestimation de l'objet, autant d'avatars
de cette clinique de la vie amoureuse.
Mais si la description clinique de cet état amoureux semble pathologique, il
convient de tenter d'en dire un peu plus sur cette psychopathologie clinique de l'amour.
Sur ce point précis de l'objet d'amour en place d'Idéal du moi, Lacan cerne tout à
fait ce qu'il en est de cette logique qui tend vers la folie. Il nous dit en substance, toujours
dans son commentaire de l'Introduction au Narcissisme, que l'amour qui se situe, lui, au
niveau imaginaire, perturbe la fonction de l'Idéal de Moi qui, elle, est symbolique :
« L'amour, pour autant précisément qu'il est un phénomène qui se passe au niveau de
l'imaginaire, et qui, par rapport au symbolique, provoque une véritable subduction du
symbolique, une sorte d'annulation, de perturbation de ce qui est appelé à proprement
parler fonction de l'idéal du Moi. »3
La formulation «subduction du symbolique» montre bien en quoi une instance
symbolique, l'Idéal du Moi, est mise à mal par l'amour lui-même puisque l'objet d'amour
vient s'y loger. La dimension imaginaire vient reprendre le terrain symbolique qu'elle a
pourtant permis d'ériger; Tout se passe comme si l'imaginaire, toujours là en fondation,
réattirait à lui toutes les constructions qu'il suporte; comme si quoi que le sujet fasse pour
s'extirper d'un carcan imaginaire, cette dimension reprenait toujours ses droits. Nous

1 Ibid., p.124
2 Ibid.
3 Lacan J., Le Séminaire I : Les écrites techniques de Freud, op. cit., séance 12, 31 mars 1954, p.246
71
pensons qu'il y a là une logique propre à l'amour qui le fait tendre d'une part vers le tableau
clinique de la folie, et d'autre part dans une psychoptahologie même de cette folie.
Si cet Idéal du Moi, donc le Surmoi pour utiliser le concept final, est « annulé »,
substitué par autre chose, le sujet amoureux devient profondément perturbé. C'est l'une des
raisons pour lesquelle on peut dire avec Lacan que l'amour rend fou : L'amour rend fou car
L'Ichideal (symbolique) vient en place d'Idealich (imaginaire) : «Cet Ichideal, en tant que
parlant, vient se situer dans le monde des objets, au niveau de l'Idealich, au niveau où peut
se produire cette captation narcissique dont Freud, pendant tout ce texte, nous rebat les
oreilles. Vous pensez qu'au moment où toute cette confusion se produit, il n'y a plus aucune
espèce de régulation possible de l'appareil, autrement dit, quand on est amoureux, comme
le dit le langage populaire, on est fou. »1
Notons au passage que si, selon Pontalis et Laplanche, Freud utilisait
indistinctement les terminologies de Ichideal et Idealich, Lacan soutient pourtant qu'il y a
bien deux notions distinctes bien présentes dans le texte freudien. Comme nous venons de
le voir, L’idéal du Moi est du registre Symbolique alors que le Moi Idéal est du côté
Imaginaire puisant son origine dans le stade du miroir. Nous trouverons notamment dans le
texte de 1960 des Écrits intitulé « Remarques sur le rapport de Daniel Lagache », la
démonstration de Lacan sur cette distinction des deux : « Il nous faut enfin concentrer nos
remarques sur la distinction magistrale qu'introduit Daniel Lagache, des fonctions du Moi
Idéal et de l'Idéal du Moi 1. N'est-ce pas là que doit se juger le bienfondé de la thèse par où
son étude se conduit dans une avenue personnaliste ? »2

b) Dans la psychose, l'Idéal du moi a pris la place de l'Autre.


Lacan écrit au sujet de la psychose, dans la Question préliminaire3, que l'Idéal du
moi a pris la place de l'Autre. Cette substitution s’inscrit dans le schéma I (ou schéma de
Schreber) par distorsion du quadrant du schéma R : « Toute l'épaisseur de la créature
réelle s'interpose par contre pour le sujet entre la jouissance narcissique de son image et
l'aliénation de la parole où l'Idéal du moi a pris la place de l'Autre. »4 Sans reprendre ici
cette démonstration, qui passe par la formalisation du schéma optique, nous retiendrons
simplement que nous pouvons formuler cette différence dans leur rapport à l'autorité : dans
une formule de Lagache citée par Lacan en note de bas de page : « [...] l'antinomie du Moi

1 Ibid.
2 Lacan J., Écrits, Paris : Seuil, 1966, p. 671
3 Lacan J., (1958) D'une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose, in Ecrits, op. cit.,
pp.531-582
4 Lacan J., Écrits, op. cit., p. 572
72
Idéal et du Surmoi-Idéal du Moi, de l'identification narcissique à la toute-puissance et de
la soumission à la toute-puissance [...] »1
Ce qui nous intéresse ici au plus près de notre hypothèse (la psychopathologie
amoureuse emprunte les logiques de la psychose), c'est cette similitude entre paranoïa et
amour. Là où l'amoureux place son objet (Idéal du moi), le psychotique le déplace vers le
grand Autre.
Que l’Idéal du moi ait pris la place du grand Autre dans la psychose rend compte de
la clinique de l'aliénation au symbolique dans la paranoïa : la dimension symbolique
devient un lieu de jouissance dans lequel toute parole fait vérité; le paranoïaque est
assujetti au symbolique comme l'amoureux à son objet.

c) Une pause clinique : « Transport amoureux » : le mythe de la passante ou


quand le ravissement imaginaire est paroxystique.

« London to Paris, 13 mars, 18h30. Sourires, paroles, toi place 12, moi 16 puis loin. Trop
court. eurostarplace12@xxxx.fr »
« 17h30 gare d'[xxxx], tu étais assise sur un banc de la voie A, nos regards se sont croisés.
Tu portais une robe, tu étais seule et moi assis dans le train d'en face.
J'aimerais te revoir. »
« Nous étions assis à côté l'un de l'autre dans le train [xxxx- ]Caen où vous vous êtes
arrêtée. Je vous avais proposé de regarder une vidéo. A vrai dire je serai bien descendu à
Caen aussi... »
« Ton regard reste gravé en moi...
J'aimerais passer ma vie avec toi... »2

Les transports amoureux de Libération


Il est une rubrique du quotidien français Libération qui donne libre cours à toute
une clinique de la vie amoureuse : il s'agit de la rubrique « Transport Amoureux » qui
permet de passer une petite annonce pour retrouver un ou une inconnue croisée au hasard
d'un train ou d'un métro. Un mémoire de DEA en science de la communication a été
présenté en 20013 sur ce sujet ; Un livre y consacre une étude sociologique 4 et enfin un
1 Ibid., p. 671, pour la citation de Lagache : D. Lagache, La Psychanalyse et la structure de la personnalité,
(rapport au Colloque de Royaumont, 10-13 juillet 1958), recueilli dans La Psychanalyse, n° 6, Paris : PUF,
1961, p. 46.
2 Extraits d'annonces de la rubrique Transport amoureux de Libération.
3 Bouron Gaël, Entre un journal et ses lecteurs : les petites annonces personnelles du quotidien Libération,
Mémoire de DEA en Science de l'information et de la communication, Conjoint Université Paris XII Nord –
Université Paris X Naterre, s/dir de Bautier Roger, Juin2010, disponible à l'adresse suivante : http
://www.mediapart.fr/files/bouronpalibe.pdf (visité en juillet 2010)
4 Mors Candice, Neiman Ophélie, Daycard-Heid Sébastien, Les transports amoureux : Les petites annonces
de Libération et autres déclarations nomades, Paris : Milan, 2009
73
documentaire TV1 s'y attache aussi dans lequel les auteurs ont retrouvé des hommes et des
femmes qui se sont retrouvés par ces annonces.
Voici ce que Roland Barthes disait de ses annonces de Libération : « J'aime bien ce
monde littéral où il n'y a aucun discours autour, c'est jeté comme ça (…) il ne s'y ajoute
aucune littérature, et c'est ça qui est beau »2 Le mythe de la passante3 se perpétue sur
internet avec la création de sites qui permettent de passer ce type d'annonces4 ;
Transports amoureux peut s'entendre dans deux acceptions : Le mode de transports
d'une part et l’élan amoureux d'autre part comme dans le poème de Goethe cité plus haut :
« Il l’étreint avec ardeur dans ses bras puissants, enhardi par la force juvénile de
l’amour : - Sois sûre de te réchauffer près de moi, me fusses-tu envoyée du tombeau. -
Échange d’haleines et de baisers ! Transports amoureux ! Tu ne brûles pas, et me sens
brûler ! »5

À une passante de Baudelaire


Le poème de Baudelaire a été initialement publié dans la revue L'Artiste en 1860
avant d’être placé l'année suivante dans la deuxième édition des Fleurs du mal.
À UNE PASSANTE

La rue assourdissante autour de moi hurlait.


Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.


Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son œil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair… puis la nuit ! – Fugitive beauté


Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

Ailleurs, bien loin d’ici ! Trop tard ! Peut-être !


Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

Le coup de foudre est retranscrit dans ce vers : « Un éclair… puis la nuit ! –


Fugitive beauté ». L'ombre de la Chose dans la notion que cette image permet la
« renaissance » : « Dont le regard m’a fait soudainement renaître »; mais aussi comment
1 Fléchaire Laurent, Bordes François, Transports amoureux, Kuiv production, France : 2006, documentaire
2 Barthes Roland, « Mes petites annonces », Libération supplément sandwich, 15/12/1979, p.5-6
3 Voir à ce sujet l'ouvrage de Leroy Claude, Le mythe de la passante de Baudelaire a Mandiargues, Paris :
PUF, 1999
4 Par exemple les sites internet dilelui.com, terevoir.fr, flashesurtoi.com (visité en juillet 2010)
5 Goethe W. (1797), La fiancée de Corinthe (Die Braut von Korinth
74
ne pas penser au regard de la mère qui, dans le mythe du stade du miroir, est celui qui
permet la reconnaissance par l'Infans de son autre spéculaire ?
Ce surgissement de l'autre primordial est aussi à l’œuvre dans le texte suivant.

Les passantes de Brassens


Cette chanson de Brassens est publiée en 1972 sur son treizième album intitulé
« Fernande ». Le texte est d'Antoine Pol, un poète quasi inconnu, qui l'avait publié dans un
recueil en 1918 intitulé "Émotions poétiques". Brassens l'aurait déniché aux puces. Le texte
est dans la lignée directe de poème de Baudelaire tout en étant beaucoup plus réaliste.
Je veux dédier ce poème
A toutes les femmes qu'on aime
Pendant quelques instants secrets
A celles qu'on connait à peine
Qu'un destin différent entraîne
Et qu'on ne retrouve jamais

A celle qu'on voit apparaître


Une seconde à sa fenêtre
Et qui, preste, s'évanouit
Mais dont la svelte silhouette
Est si gracieuse et fluette
Qu'on en demeure épanoui

A la compagne de voyage
Dont les yeux, charmant paysage
Font paraître court le chemin
Qu'on est seul, peut-être, à comprendre
Et qu'on laisse pourtant descendre
Sans avoir effleuré sa main
A celles qui sont déjà prises
Et qui, vivant des heures grises
Près d'un être trop différent
Vous ont, inutile folie,
Laissé voir la mélancolie
D'un avenir désespérant

Chères images aperçues


Espérances d'un jour déçues
Vous serez dans l'oubli demain
Pour peu que le bonheur survienne
Il est rare qu'on se souvienne
Des épisodes du chemin

Mais si l'on a manqué sa vie


On songe avec un peu d'envie
A tous ces bonheurs entrevus
Aux baisers qu'on n'osa pas prendre
Aux cœurs qui doivent vous attendre
Aux yeux qu'on n'a jamais revus

75
Alors, aux soirs de lassitude
Tout en peuplant sa solitude
Des fantômes du souvenir
On pleure les lèvres absentes
De toutes ces belles passantes
Que l'on n'a pas su retenir

La version de Brassens tronque le poème d'une strophe :


« A la fine et souple valseuse
Qui vous sembla triste et nerveuse
Par une nuit de carnaval
Qui voulut rester inconnue
Et qui n'est jamais revenue
Tournoyer dans un autre bal »

Ce caviardage est intéressant car c'est la seule strophe dans laquelle c'est la passante
qui se soustrait volontairement à l'amour ; en enlevant ce passage, Brassens met l'accent
sur le ravissement de l'image de la passante, qui poursuit son chemin non pas parce qu'elle
fuit, mais parce qu'elle continue et ne s'est aperçue de rien de ce qui se passait pour
l'observateur.
L'auteur souligne très nettement que ces « chères images aperçues » auront deux
destins : si le bonheur est au rendez-vous ou pas. Si celui qui a été ravi poursuit son chemin
de vie dans le bonheur, il oubliera ce qui restera comme un instant vécu mais qui s'oublie.
Mais si la mélancolie l'envahie, il convoquera ces images pour se délecter encore plus
intensément de son affect en regrettant « tous ses bonheurs » entrevus.
Cette image entraperçue qui a le pouvoir d'enflammer passionnément l'amoureux,
de le captiver au point de la regretter n’est pas sans rappeler ce qui est à l’œuvre dans
l'amour courtois que l'on traitera plus loin, dans lequel la place de la Dame vient rappeler
une autre Chose qui a déjà été là et qui manque. La formalisation par Lacan de la Chose
freudienne nous permettra d'avancer dans cette clinique du ravissement au-delà de la
captation imaginaire de cet Idéal du Moi.
Ce motif de l'image furtive qui vient captiver le sujet est aussi au centre d'une autre
œuvre de la littérature, célèbre depuis son commentaire par Freud : il s'agit de la Gradiva
de Jensen.

76
La passante dans la Gradiva
« Nous trouvons toutes ces descriptions si fidèles à la réalité que nous n’élèverions aucune
objection à ce que Gradiva ne s'intitule pas fantaisie mais étude psychiatrique » Freud1

Gradiva de W. Jensen est une nouvelle publiée en 1903. Si Freud y consacre une
étude publiée en 1907, cette œuvre fait référence pour nombre d'artistes : Salvador
Dalí dans Gradiva trouve les ruines de Antropomorphos2, André Masson, André Breton en
créant une galerie éponyme, Roland Barthes avec un chapitre de ses Fragments d'un
discours amoureux, ou encore une adaptation cinématographique en 2007.3
Norbert Harnold est un archéologue qui tombe amoureux d'une représentation d'une
femme sur un bas-relief qu'il découvre au Musée National d'Archéologie de Naples. Il la
nomme alors « Gradiva », celle qui s'avance. Le trait particulier qui le ravit est la courbe du
pied dans une position très précise : le talon est relevé alors que la pointe touche le sol.
Lors d'un rêve, ou plutôt d'un cauchemar, un délire va se mettre en place : Pour
Harnold, Gradiva est une pompéienne qui vécu il y a deux mille ans et qui a péri dans
l'éruption du Vésuve. Nous apprenons par Freud dans le supplément à la deuxième édition
que le bas relief reproduit en frontispice de l'édition de Jensen, appartient à l’apogée de
l'art grec et se trouve au musée Chiaramonti du Vatican. Harnold se rend donc à Pompéi et
il voit Gradiva lui apparaître. Mais il s'agit en fait de Zoé, son amour d'enfance, qui, n'étant
pas dupe du délabrement de l’état psychique du jeune homme, décide de se déguiser en
Gradiva pour lui rappeler leur amour. Harnold passera alors par Gradiva/Zoé pour
appréhender son amour pour Zoé.
La guérison passe par l'amour : « Le processus de la guérison s'accomplit dans une
récidive de l'amour, si nous rassemblons sous le terme d'amour toutes les diverses
composantes de la pulsion sexuelle et cette récidive est indispensable, car les symptômes à
cause desquels le traitement a été entrepris ne sont rien d'autre que des précipités de luttes
antérieures liées au refoulement ou au retour du refoulé, et ne peuvent être dissipées et
balayées que par une nouvelle marée des mêmes passions. Tout traitement psychanalytique
est une tentative pour libérer de l'amour refoulé qui avait trouvé dans un symptôme une
piètre issue de compromis. (…) dans la psychothérapie analytique aussi la passion
réveillée, qu'elle soit de l'amour ou de la haine, choisit chaque fois pour objet la personne
du médecin. »4
1 Freud S. (1907), Le délire et les rêves dans la Gradiva de Jensen, Paris : Gallimard, 1986, p.182
2 Dalí S., Gradiva Finds the Anthropomorphic Ruins, 1931, Huile sur toile, Thyssen-Bornemisza Collection,
Madrid, Espagne, voir aussi : William Tell and Gradiva, 1931 – Huile sur cuivre, Collection privée.
3 Gradiva de Alain Robbe-Grillet, 2007
4 Freud S., Le délire et les rêves …, op. cit., p.241
77
Ce traitement par l'amour mis en place par Zoé est pour Freud un véritable
maniement pertinent du transfert : à ceci près que l'amour entre Zoé et Harnold peut se
réaliser alors qu'il ne le peut pas dans la cure : « Gradiva peut répondre à l'amour qui
perce de l'inconscient à la conscience, le médecin ne le peut pas. »1
Ce passage par Gradiva pour (re)trouver Zoé met en exergue, comme dans le mythe
d’Œdipe, « la fatalité qui a décidé que la fuite est précisément le moyen de se livrer à ce
qu'on fuit. »2 Il en est ainsi de l'amour d'Harnold pour Zoé.
C'est poussé par Jung3 que Freud décide d'écrire en 1906 cette étude sur la nouvelle
de Jensen : il fera partie du premier volume des Écrits de psychologie appliquée. L’intérêt
de cette étude est de relier le rêve et le délire dans leurs oppositions et points communs. Si
le rêve est la réalisation d'un désir inconscient, le délire est un fantasme qui a pris le dessus
sur « le croire et l 'agir ». Pour la première fois dans l’œuvre de Freud, le délire, qui est du
côté de la psychopathologie trouve son succédané normal dans le rêve. L’étude s'attachera
d'ailleurs à comprendre la guérison d'Harnold par l'amour de Zoé. Cette guérison n'est pas
sans lien avec l'amour de Zoé : « on ne doit pas dédaigner la puissance thérapeutique de
l'amour dans un cas de délire et l'engouement de notre héros pour l'image de Gradiva
n'est-il pas aussi un véritable état amoureux, orienté encore sans doute, vers le passé et
l’inanimé ? »4
Ce passé et l'inanimé vers lequel s'oriente l'amour est le substrat infantile, refoulé
qui préside à l'éclosion du sentiment amoureux. L'image du pied de Gradiva est venue faire
resurgir des motions refoulées qui ont conditionné des amours archaïques et qui, dans le
hic et nunc de la rencontre, viennent conditionner un amour présent.
Nous sommes ici avec Freud dans une conception de l'amour comme répétition,
répétition de relations d'objet passées. Cette perspective est en adéquation avec la
perspective sur le transfert à ce moment là de l’œuvre freudienne : le transfert comme
répétition. Nous reviendrons très précisément sur le transfert dans un chapitre suivant et
nous verrons alors, qu'au-delà de la répétition, et avec les apports de Lacan, le transfert
sera considéré non plus comme simple répétition mais comme un véritable « nouvel
amour ».5
Mais cet ancrage dans le passé que Freud souligne là avec ce qui envahit Harnold,
est aussi ce qui est au cœur du contenu latent de la nouvelle de Jensen : le destin de Pompéi
est en effet une métaphore pertinente du refoulement : « Il n'y a vraiment pas de meilleure
1 Ibid., p.241
2 Ibid., p.182
3 Assoun P.-L., Dictionnaire des œuvres psychanalytiques, op. cit., p.370
4 Freud S., Le délire et les rêves ..., op. cit., p. 158
5 Cf infra, p.155
78
analogie du refoulement- qui tout à la fois rend un élément psychique inaccessible et le
conserve, qu'un ensevelissement comme celui qui a été le destin fatal de Pompéi, et dont la
ville a pu à nouveau émerger par le travail de la pioche. »1 Nous connaissons aussi la
passion de Freud pour les objets anciens et surtout sa qualification de l'analyste comme
archéologue de l'inconscient.

▪ « Naturam expellas furca, tamen usque recurret »2


« Chassez le naturel à coup de fourche, il revient au galop »3 : Freud note que ce
dicton dit bien une vérité alors qu'il ne s'appliquait certainement pas à des conditions
internes mais externes. Mais, comme il le précise, « il (…) ne décrit pas la manière
extrêmement curieuse dont s’effectue ce retour, qui s’accomplit en quelque sorte par une
trahison sournoise. »4 Cette trahison sournoise consiste à revenir par là où il a été chassé.
Freud cite ici en exemple La tentation de St Antoine de Félicien Rops5, tableau dans lequel
le diable fait apparaitre une femme, la chevelure rougeoyante, sur la croix : le refoulé
revient au lieu même de l'instance refoulante, ici la croix. C'est le motif de l'analyse
freudienne du roman de Jensen : le jeune archéologue ne pouvait pas ne pas avoir déjà vu
Zoé près de chez lui : il avait refoulé cette rencontre.
Partant de cela, nous pouvons faire l’hypothèse que dans l'éclair amoureux, le coup
de foudre de l'image furtive et captivante de l'objet aimé, quelque chose du passé, un
élément refoulé, vient s'offrir au grand jour. Il s'agira pour nous de reprendre cet
enseignement clinique pour en rechercher une formalisation théorique dans le corpus
psychanalytique. Mais pour le moment, poursuivons notre lecture de la place du
Narcissisme dans l'amour.

3- Moi Idéal et Idéal du Moi : Le stade du miroir et le Narcissisme dans l'amour

Avec « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du je », l'un de ses


textes considérés comme « écrits souches », Lacan pose les jalons de sa propre lecture du
Narcissisme.
Le stade du miroir a été présenté par Lacan dès 1936 au congrès de la Société
Psychanalytique de Londres à Marienbad. Mais cette communication a été interrompue

1 Freud S., Le délire et les rêves ..., op. cit., p.179


2 Horace, Épitre 1, 10, v. 24
3 Traduction du Dictionnaire Gaffiot, latin-français, 1934, p.1024
4 Freud S., Le délire et les rêves …, op. cit., p.174
5 Rops F., La tentation de St Antoine, 1878, Bibliothèque royale Albert Ier, Bruxelles

79
selon Lacan au « quatrième top de la dixième minute »1 (une séance courte ?) par le
président de séance Ernest Jones.

« L’autre se confond pour l’homme à l’image que le Moi se propose à lui-même


c’est l’Ich-ideal. C’est l’identification à l’autre qui permet à l’homme de situer son
rapport imaginaire et libidinal au monde. Le sujet voit son être dans une réflexion par
rapport à l’autre. »2 Lacan précise dès le début de son texte qu'il convient de lire le stade
du miroir comme une Identification : « à savoir la transformation produite chez le sujet,
quand il assume une image. »3 Cette image, que l'on peut appeler Imago, Lacan en propose
aussi dans ce texte le nom de « je-Idéal ». Mais il ne gardera pas cette appellation par la
suite comme il le précise dans une note de bas de page ajoutée en 1966 lors de la
publication des écrits4.
Il s'agit pour l'Infans âgé entre six et dix-huit mois de cet instant où il reconnaît son
image dans le miroir. Il est décrit une « assomption jubilatoire » dans laquelle « la matrice
symbolique où le je se précipite en une forme primordiale, avant qu'il s'objective dans la
dialectique de l'identification à l'autre et que le langage ne lui restitue dans l'universel sa
fonction de sujet. »5
La particularité dans l'apport théorique du stade du miroir est d'opérer une rupture
avec une conception du Moi fort. Ici le moi n'est qu'une image dépendante de la dimension
symbolique existant chez l'autre (qui deviendra le grand Autre). En d'autres termes, ce n'est

1 Lacan J., Écrits, op. cit., p. 184.


2 Lacan J., Le Séminaire I, op. cit., seuil p. 144
3 Lacan J., Le stade du miroir …, in Écrits, op. cit., p.94
4 « Nous laissons sa singularité à la traduction que nous avons adoptée, dans cet article, de l'idéal Ich de
Freud, sans plus en donner les motifs, ajoutant que nous ne l'avons pas maintenue depuis lors », Ibid.
5 Lacan J., Le stade du miroir …, in Ecrits, op. cit., p.94
80
que parce qu'un autre qui pré-existe au sujet lui parle en le nommant (c'est bien toi que tu
vois dans le miroir), que le je peut advenir. Le moi est chez Lacan d'emblée Imaginaire.
Mais, au même titre que Freud n'avait pas inventé l'inconscient mais l'a bel et bien
découvert, Lacan n'a pas « inventé » le stade du miroir. Il l'a théorisé et porté au rang de
paradigme. C'est Henri Wallon en 1931 qui a décrit « l’épreuve du miroir »1 : cette étape du
développement du petit d'homme qui reconnaît son corps dans la surface réfléchissante.
Quand Lacan fait passer cette « épreuve » au rang de « stade », il se détache de la
perspective Wallonienne en ceci qu'il n'en fait pas une épreuve dans le développement de
l'enfant mais une véritable opération ontologique qui structure le psychisme humain par
identification au semblable. Mais ce semblable n'est pas l'autre que l'enfant peut par
exemple côtoyer dans les crèches ou autres, ce semblable est dans le miroir c'est-à-dire
n'est pas pris dans la dialectique de l'altérité.
Ici le sujet est en quête d'unité : une unité qui n’appréhende pas encore en aval de
ce stade puisque son corps est alors morcelé. Cette inclination à l'anticipation de son image
est, nous rappelle Lacan, propre à l'humain du fait de son immaturité fonctionnelle liée à la
prématuration phylogénétique du nouveau né. C'est ce qui confère à cette opération, à ce
stade, la qualité d'un « drame dont la poussée interne se précipite de l’insuffisance à
l'anticipation. »2
La recherche d'unité dans l'identification à l'image spéculaire, voilà une formulation
qui irait « comme une bague au doigt »3 à l'amour : à partir d'un manque dans la structure
subjective, le sujet recherche une réparation imaginaire dans le semblant d'unité avec un
autre sujet... Nous reviendrons bien entendu sur cette comparaison qui a pour le moment le
mérite de nous permettre d'ancrer la psychopathologie de la voie amoureuse dans les
arcanes les plus archaïques de la construction psychique subjective.
Avec ce texte fondateur de la théorie lacanienne, la dimension de l'imaginaire est
ainsi posée comme étant le registre du spéculaire. La lecture par Lacan du Narcissisme
freudien est ainsi révisée à la lumière de cette dimension spéculaire. Le registre imaginaire
devient le noyau de la construction subjective.
Partant de là, nous nous étonnerons moins d'apercevoir dans la clinique de la vie
amoureuse cette captation d'un sujet par un autre, cette clinique de la sujétion, de la

1 Wallon H. (1934), Les Origines du caractère chez l'enfant. Les préludes du sentiment de personnalité,
Paris : PUF, 2002
2 Lacan J., Le stade du miroir …, in Ecrits, op. cit., p.94
3 Référence ici faite par nous à ce que Lacan dira en découvrant le nœud Borroméen : cf LACAN J., ou pire,
séminaire inédit, 9 février 1972 : « il m’est arrivé, dînant avec une charmante personne qui écoute les cours
de M. GUILBAUD que, comme une bague au doigt, me soit donné quelque chose que je vais maintenant, que je
veux vous montrer, quelque chose qui n’est rien de moins, paraît-il, je l’ai appris hier soir, que les armoiries
des Borromées. »
81
captation imaginaire, attirant la relation amoureuse vers une relation parfois aliénante,
parfois mortelle, tout du moins dans ses avatars les plus passionnels.

4- L'élan vers l'Un

Revenons sur cette inclination inhérente à la passion amoureuse : la route vers


l'UN. Il n’échappera pas au moindre observateur de la vie amoureuse que l'amour et la
question de l'Un sont intimement liés. Et cette question est extrêmement complexe. C'est ce
que souligne par exemple Badiou dans un de ses séminaires sur Lacan : « Mais la question
de l'un est très complexe. À mon avis, il y a deux questions extraordinairement
compliquées chez Lacan. Ce sont la question de l'un et la question de l'amour. Elles sont
extrêmement liées entre elles. On va y venir c'est notre trajectoire. »1
Lors du Séminaire XX2, Lacan nous rappelle que « l'idée de l'amour » part de ceci
« nous ne sommes qu'un ». Le Un est abordé de façon intuitive, fusionnelle, amoureuse
nous dit-il, en précisant qu'il n'y a que les mathématiques, par la voie de la théorie des
ensembles, qui abordent la question de l'un d'une autre façon.
Cet Un vers lequel les amoureux prétendent tendre, est un mirage narcissique :
« Cet Un dont tout le monde a plein la bouche est d'abord de la nature de ce mirage de
l'Un qu'on se croit être. »3 Il est le Un qu'on se croit être c'est-à-dire le Un auquel il ne
manquerait aucun Phallus dans le miroir.
Pour Freud, Éros est la force de vie qui unit. C'est ce que Lacan lui reproche avec
amusement dans Télévision : « Ce qu'il impute à Éros, en tant qu'il oppose à Thanatos,
comme principe de « la vie »,c'est d'unir, comme si, à part une brève coïtération, on
n'avait jamais vu s'unir deux corps en un ».4
Cette conception de l' « amour union » est aussi présente chez Descartes. Dans les
Passions de l’âme, voici ce qu'il énonce à l'article 79 : « L’amour est une émotion de l’âme
causée par le mouvement des esprits, qui l’incite à se joindre de volonté aux objets qui
paraissent lui être convenables. » Et concernant la haine : « Et la haine est une émotion
causée par les esprits, qui incite l’âme à vouloir être séparée des objets qui se présentent à
elle comme nuisibles. »

1 Badiou A., 1994-95 : Séminaire sur Lacan J., 2nd Cours, La métaphysique chez Lacan J., Inédit, (Notes
d’Aimé Thiault et transcription de François Duvert),
2 Lacan J., Le séminaire XX: Encore, op. cit., p. 46
3 Ibid., p. 46
4 Lacan J. (1973), Télévision, in Autres écrits, op.cit., p.527
82
Descartes amène donc une conception de la dyade Amour -Haine qui met en œuvre
les mouvements de « jonction-séparation ». Cet élan vers la « jonction » inhérente à l'état
amoureux, cette route vers l'un, nous en trouvons bien entendu des descriptions cliniques
très pertinentes dans les œuvres d'art.

a) Le baiser de Narcisse
Le baiser est l'un des préliminaires les plus communément admis. Il est le signe de
l'union des corps, le signe de la fonte des corps l'un dans l'autre. Or nous voulons montrer
en quoi le baiser est un acte profondément narcissique. Peut-être même l'acte narcissique
paradigmatique – en dehors de la masturbation qui ne nécessite par de partenaire.
Que se passe-t-il si l'on veut embrasser son image ? La zone du baiser sera dans le
miroir obligatoirement la bouche : nous proposons ici d’appréhender le baiser comme le
geste paradigmatique du Narcissisme. Embrasser l'autre sur la bouche n'est-ce pas
embrasser sa propre image ?
Dans son film sur l'adolescence, « Les beaux gosses », Riad Satouff1 met en scène
deux collégiens qui tentent de rencontrer l'autre sexe. Dans une scène, l'un des adolescents
qui voit s'approcher l’échéance du premier baiser avec une de ses camarades de classe,
choisit de s'entrainer à ce baiser en embrassant sa propre image dans le miroir de la salle de
bain du domicile parentale. Alors qu'il lèche allègrement le miroir, sa mère entre
soudainement. Elle lui demande amusée s'il était en train de se masturber. Au-delà du
comique de la situation, nous voyons là une vignette de ce que le baiser est un acte
narcissique par excellence.

b) Exemple dans une chanson : « Je ne sais pas où tu commences », Moustaki

Tu as des cicatrices
Là où je suis blessé.
Tu te perds dans ma barbe,
J'ai tes poignets d'enfant.
Tu viens boire à ma bouche
Et je mange à ta faim.
Tu as mes inquiétudes
Et j'ai tes rêveries.

Je ne sais pas où tu commences,


Tu ne sais pas où je finis.

1 Riad Satouff est un dessinateur de bande dessinée. Les beaux gosses est son premier film (présenté à la
quinzaine des réalisateurs à Cannes 2009 et primé comme meilleure première œuvre) mais le sujet de
l'adolescence est un champ de travail privilégié. Il a notamment publié « Retour au collège » ainsi qu'une
rubrique hebdomadaire dans Charlie Hebdo : « la vie secrète des jeunes ».
83
Tes jambes m'emprisonnent,
Mon ventre te retient.
J'ai ta poitrine ronde,
Tu as mes yeux cernés.
Ton souffle me réchauffe
Et j'étouffe tes cris.
Je me tais quand tu m'aimes,
Tu dors quand je le dis.

Dans ce texte, le poète chante les déclinaisons de l'union vers l'Un : c'est une mise
en acte de paroles du vœu amoureux qu'Aristophane énonce dans son récit : Héphaïstos
pourra fondre les amants l'un dans l'autre. C'est la recherche de l'unité primitive à jamais
perdue que chante le poète. Cette unité est pourtant à jamais perdue, non pas à cause de la
naissance qui sépare le bébé du corps de la mère mais à cause de la parole. En entrant dans
le champ du langage, le petit d'homme perd à tout jamais la jouissance d'une prise directe
sur le réel. Il n'y a que l'amour qui pourra y suppléer, voire comme ici les paroles d'amour.

c) Exemple du Baiser de Brancusi1

Brancusi est un sculpteur roumain du début du XXe2. Sa première version du Baiser


a été une commande de 1910 pour un monument funéraire 3 : celui d'une jeune femme
suicidée par amour4.... La valeur mortelle du narcissique est ici encore soulignée. Cette
version de baiser représente un couple vu de plein pied. La version plus connue est une vue
de buste. En voici la description faite par des spécialistes : « Le Baiser se présente comme
un bloc de pierre à peine dégrossie, dans lequel s’inscrivent deux bustes vus de profil et

1 Brancusi, Le Baiser, 1923-1925, Pierre calcaire brune, 36,5 x 25,5 x 24 cm


2 1876-1957
3 Visible au cimetière Montparnasse (division 22, section 22)
4 Tatiana Rachewskaïa.
84
accolés l’un à l’autre. Seuls la différence des chevelures et le sein légèrement apparent de
la femme permettent de percevoir la présence des deux êtres. La jonction parfaite des
bouches et des yeux et l’enlacement des bras métamorphosent les corps en un être unique
vu de face. Cette double présence accentue fortement l’unité du bloc de pierre »1.
La masse du bloc de pierre rend bien compte de la fusion des deux corps qui ne
tendent qu'à faire Un. Ce ne sont en effet que de très petits détails pris dans cette masse qui
nous permettent de distinguer une différence sexuelle : le mouvement de la chevelure et le
relief discret d'un sein.
A nos yeux, cette sculpture illustre à merveille la fusion mortifère de l'amour dans sa
dimension narcissique, c'est-à-dire, après Lacan, quand l'imaginaire est pris comme moyen.
Il serait intéressant de comparer cette œuvre avec « l'autre baiser » célèbre, celui de
Rodin; ce n'est malheureusement pas l'objet de ce travail ; mais notons simplement que
dans le baiser de Rodin, l'expression de cette fusion mortifère n'est pas du tout
représentée : c'est plus la dimension érotique qui est au devant de la scène. Le baiser de
Brancusi s'adresse directement à l’archaïque pourrait-on dire. Lui en parlait avec d'autres
mots, et surtout avec la préoccupation qui était la sienne, la sculpture : « C’est en taillant
la pierre que l’on découvre l’esprit de la matière, sa propre mesure. La main pense et suit
la pensée de la matière. »2

Résumons la nature narcissique de l'amour

L'amour, dans sa dimension passionnnelle, c'est-à-dire dans l'acception que


recouvre le mot allemand de Verliebtheit, l'énamoration est aliéné, captivé par la dimension
de l'Imaginaire : «c'est à ce moment que l'image narcissique, en tant que captivante et en
tant qu'aliénante sur le plan imaginaire, devient à proprement parler l'image investie de
cette relation spéciale qui est la Verliebtheit, qui est ce que nous connaissons
phénoménologiquement du plus évident du registre de l'amour.»3 Plus loin encore : « dans
son phénomène l'amour-passion - la Verliebtheit est autre chose que la Liebe, si l'on donne
deux mots différents, ce n'est pas sans raison - est captivé, si l'on peut dire, capturé
essentiellement chez l'être humain par une relation narcissique. »4 Cet ancrage dans le
Narcissisme fait pour Lacan « l'acuité problématique du phénomène de l'amour. »5

1 Notice du Centre Pompidou, Paris


2 Cité dans la Notice du Centre Pompidou, Paris
3 Lacan J., Le Séminaire I : Les écrites techniques de Freud, op. cit., séance 15, 19 mai 1954, p.297
4 Ibid., p.457
5 Ibid.
85
Cette dimension narcissique produit, nous l'avons repris plus haut, les déclinaisons
d'une clinique de la vie amoureuse autour des notions de sujétions, de surestimation, en
lien avec la place conférée par l'amoureux à son objet, par là, la relation à l'autre s'engage
dans ce que Lacan nomme «le mirage de la Verliebtheit. »1
Ce qui découle de cette dimension narcissique, l'exigence de l'amour est d'être
aimé.2 Être aimé est la satisfaction recherchée dans le choix d'objet anaclitique. Lacan y
insistera encore dix ans plus tard dans le Séminaire XI : « Il est clair que cet amour n’est
repérable, comme Freud nous l’indique, comme tout amour, que dans le champ du
Narcissisme. Amour, comme en tout amour, c’est essentiellement vouloir être aimé. »3
Quand Lacan nous rappelait que l'idée de l'amour était de ne faire qu'un, c'est-à-dire
le ressors narcissique que l'on étudie dans cette partie de notre travail, il rajoutait ceci : « Si
c'est ça, tout ça, et rien que ça, que Freud a dit en introduisant la fonction de l'amour
narcissique, tout le monde sent, a senti, que le problème, c'est comment il peut y avoir un
amour pour un autre. »4; Et de préciser : « Ça pourrait toucher n'importe qui d'ailleurs,
n'est-ce pas, de s'apercevoir que l'amour, s'il est vrai qu'il a rapport avec l'Un, ne fait
jamais sortir quiconque de soi-même. »5. Si l'amour n'a donc jamais fait sortir quiconque
de soi-même, et que pourtant l'amour, bien que d'essence narcissique, pousse un sujet vers
un autre, c'est qu'il doit il y avoir un autre amour que narcissique. C'est cette supposition
fondamentale que Lacan emet, ici dans les années soixante-dix, mais que l'on retrouve dès
le premier séminaire : Un autre amour que narcissique? «Car, c'est l'un ou l'autre : ou
l'amour est ce que Freud décrit, imaginaire en son fondement, ou bien il est autre chose
(...) De même qu'il y a deux Narcissismes, il doit y avoir deux amours. »6
On peut même relever que cette question restera active chez Lacan durant tout son
enseignement : elle butera pourtant à l'autre problème qui est l'essence narcissique de
l'amour. Nous avons donc cette problématique dont nous proposons la formulation
suivante : il doit il y avoir un autre amour que narcissique puisque l’amoureux s’intéresse à
d'autres qu'à lui-même, mais même avec cet autre amour supposé, l'essence narcissique de
l'amour perdure.
Cette question a vraiment suivi Lacan au fil du séminaire. En 1968, il rappelle qu'il
n'y a pas d'amour qui ne relève de cette dimension narcissique : «Il y a deux faussetés

1 Ibid.,
2 Ibid., p.458
3 Lacan J., Le séminaire XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris : Seuil, 1973,
séance 19 du 17 juin 1964, AFI p.301
4 Souligné par nous
5 Lacan J., Le Séminaire XX : Encore, op. cit., p. 46
6 Lacan J., Le Séminaire I : Les écrites techniques de Freud, op. cit., séance 11, 24 mars 1954, p.225
86
distinctes. Chacun sait que quand je suis entré dans la psychanalyse avec une balayette
qui s'appelait le stade du miroir, j'ai commencé par repérer, - parce qu'après tout, c'était
dans Freud, c'est dit, repéré, sérié - j'ai pris le stade du miroir pour faire un porte
manteau. Il est même beaucoup plus accentué, tout de suite, que je n'ai jamais pu le faire
au cours d'énonciations qui ménageaient les sensibilités, qu'il n'y a pas d'amour qui ne
relève de cette dimension narcissique. Que si l'on sait lire Freud, ce qui s'oppose au
Narcissisme, ce qui s'appelle la libido objectale, ce qui concerne en bas, au coin à
gauche l'objet a, car c'est ça la libido objectale ça n'a rien à faire avec l'amour puisque
l'amour c'est le Narcissisme et que les deux s'opposent : la libido narcissique et la libido
objectale.»1

Tout en maintenant qu'il n'y a pas d'autre amour que narcissique, Lacan en postule
un autre... Nous verrons que ce qui semble se présenter comme un paradoxe ne fait plus
aporie lorsque l'on appréhende la question via les registres Imaginaire, Symbolique et Réel;
L'amour narcissique est un amour dont l'imaginaire est pris comme moyen. L'autre amour
que suppose Lacan, nous le trouverons -nous les trouverons vaut-il mieux dire, avec les
amours qui prennent le Symbolique comme moyen et les amours qui prennent le Réel
comme moyen. Nous tenons à rappeler ici que la formule « prendre comme moyen » a
toute sa pertinence en ce qu'elle n'exclut pas les deux autres registres ; gardons à l'esprit
que l'amour est un nouage.
Nous avons rencontré à plusieurs reprises, dans ce chapitre sur le Narcissisme, la
place de l'objet d'amour. Nous avons vu qu'elle était celle de l'Idéal du Moi. Mais,
notamment avec les exemples cliniques du fantasme des transports amoureux et des
passantes, nous avons avancé que quelque chose de refoulé refaisait surface dans une
pulsation rendant compte du coup de foudre par exemple. Passons maintenant à notre
deuxième chapitre de cette première section qui nous permettra d'avancer sur cette place de
l'objet d'amour avec le paradigme de l'amour courtois.

1 Lacan J., Le Séminaire XV : L’acte analytique, Inédit, séance 5 du 10 janvier 1968, version AFI p. 80
87
Chapitre 2- L'amour courtois

Comme nous l'avons évoqué plus haut dans notre introduction, Lacan place
l 'amour courtois dans le tiers terme de l'imaginaire pris comme moyen.
Cette dimension imaginaire de l'amour courtois est évidente en termes d'ancrage
narcissique de cet amour : nous nous proposons de nous arrêter plus précisément dans ce
qui suit. Mais nous voulons aussi monter que cette dimension imaginaire tente d’être
dépassée dans ce mode particulier d'amour qui est né au XIIe siècle en Occident. En effet,
tout le maillage de codes et de règlements qui encadrent la pratique du fol amor, nous
semble attirer le nouage de l'amour du côté du symbolique. Nous tenterons de démontrer
cela dans cette partie.
Si nous devions résumer l'amour courtois d'un point de vue clinique, nous
utiliserions le terme d'atermoiement pour l'épingler. Atermoiement vient de atermoyer qui
se découpe en trois unités : « a-terme-oyer ». Termoyer est un mot de l'ancien français
signifiant « vendre à terme ». En ajoutant le préfixe privatif, la signification devient ainsi le
fait de remettre à plus tard. Ce qui est remis à plus tard dans l'amour courtois c'est bien
entendu la satisfaction d'un acte sexuel complet pour reprendre une façon de dire
freudienne. Et pour cela, l'Occident du XIIe siècle a développé tout une gamme de savoir
faire et de code à suivre scrupuleusement. C'est sur la base de ces codes que nous posons
-au-delà de Lacan, l'hypothèse d'une dimension symbolique qui tire l'amour courtois hors
d'une gaine strictement imaginaire. Cet amour est le signe d'un changement radical dans la
conception du sentiment amoureux en Occident : c'est la thèse de Denis de Rougemont en
19391. Cet amour de l'amour est selon certains auteurs2 le paradigme des amoures
adolescentes : le fait d'aimer l'amour pour ce qu'il affecte le sujet dans un état amoureux à
la fois douloureux et délicieux. Mais reprenons tout d'abord la dimension narcissique de
l'amour courtois.

1 Rougemont Denis De- (1939), L’amour et l’Occident, Paris : Plon, 1972


2 Cf Lauru D., Folies d'amour, Paris : Calmann Levi, 2003
88
I- Cadre imaginaire de l'amour courtois

S'il est une figure de l'amour dans laquelle la position de l'objet en Idéal du Moi est
paradigmatique, c'est bien celle de l'amour courtois. Voici comment Lacan le formule en
1966 : « Ajoutons que ce Narcissisme, c'est l'impasse, la grande impasse de l'amour dit
courtois, qui de la mettre en la position du 1 de l' idéal du moi au champ de l'Autre, à
organiser le statut de l'amour à partir de ce point de repère, ne peut qu'exalter le
Narcissisme, c'est-à-dire accentuer la différence. »1 Cette logique tend à « exalter le
Narcissisme » : en ce sens elle est le paradigme de l'amour imaginaire, ce que nous avons
repris de Lacan en introduction de ce travail.

1- Naissance de l'amour courtois

Nous devons à Denis de Rougemont d'avoir daté, dans son Histoire de l'amour en
Occident, la naissance de l'amour au XIIème siècle : dans ce siècle féodal, les Trouvères et
Troubadours chantaient les amours de Tristan et Iseult donnant ainsi naissance à l'amour
courtois. Mais avant d'entrer dans l'histoire de Tristan et Iseult, arrêtons-nous sur le terme
d'amour courtois.

a) Texte de Gaston Paris


Le terme d’amour courtois n'était pas utilisé au XIIème siècle : il est introduit pour
la première fois en 1883 par Gaston Paris dans son article sur Le conte de la Charette2.
Pour G. Paris le roman de Chrétien de Troie pose les bases, la trame de ce qu'il définit par
amour courtois. Voici les caractéristiques qu'il décrit :
− L'amour est illégitime et donc furtif
− Supériorité de la dame
− Dévotion de l’amant
− L’amant doit accomplir des prouesses
Quant aux origines de l’amour courtois, il cite bien entendu l'Art d'aimer d'Ovide
(dont Chrétien de Troie a été l'un des traducteurs), la galanterie chevaleresque avec la vie
mondaine des cours du Midi, et la lyrique des troubadours.

1 Lacan J., Le séminaire XIII : L'objet de la psychanalyse, inédit, Séance 10 du 9 février 1966, AFI p.167
2 Paris G., Études sur les romans de la Table Ronde. Lancelot du Lac, II. Le Conte de la
Charrette in Romania XII
89
Pour Gaston Paris, l'histoire de Lancelot est le paradigme de l'amour courtois. La
trame de l'histoire est simple : Lancelot doit délivrer la reine Guenièvre, prisonnière
de Méléagant; pour cela, il doit passer des épreuves. Guenievre possède toutes les
caractéristiques de la Dame : elle est reine et son enlèvement la rend difficile d’accès. On
peut voir en Guenièvre une déclinaison de Perséphone, que nous évoquions plus haut à
propos du Narcissisme. Parmi les épreuves de Lancelot, il en est une qui donnera son
surnom au chevalier : il doit monter dans la charrette des condamnés – et par là se
déshonorer : nous avons là les fondements de l'acte sacrificiel propre à l'amour courtois.
Mais ce n'est pas de ce conte que Denis de Rougemont fait naitre l'amour en
Occident mais de celui de Tristan et Iseult (dont une version a aussi été contée par Chrétien
de Troie). Le roman de La Charrette reprend d'ailleurs les thématiques présentes dans le
Tristan.

b) L'amour et l'Occident
Aux conditions d'éclosion de l'amour courtois établies par G. Paris, Rougemont
ajoute le contexte du catharisme1. Le mot « cathare » signifiant « pur » en grec, les cathares
s’appelaient aussi les « parfaits ». Leur conception du monde est dualiste : il y a le bien et
le mal. Cette conception réfutait donc la notion de trinité. Se positionnant contre le mariage
-un des sacrements de l’Église, et la procréation, ils avaient créé un sacrement hérétique :
le consolamentum évoqué par Lacan comme rite rappelant le don de mercie de l'amour
courtois (consistant en la récompense charnelle de la dame au chevalier). Les comtes de
Toulouse leur permirent de créer une Église : Mais le Vatican mis alors en place une
répression sévère, une inquisition qui détruisit l’Église cathare. Le catharisme est donc
aussi un terreau important ayant permis l'éclosion de l'amour courtois en Languedoc.
A la lecture de l'ouvrage de De Rougemont, nous proposons d'en formuler ainsi la
thèse majeure : l'amour au XIIe siècle en Occident est devenu mortel ; il se sent alors
menacé d'extinction et doit s'alimenter en permanence. Voilà en quoi la clinique de
l'atermoiement sera le ressort de cet amour : en mettant en tension constante le désir,
l'amour tente de se soustraire à son terme. Nous avons donc plus à faire à cette logique là
qu'à un culte de la non satisfaction : celle-ci n'est pas adorée pour elle même mais pour sa
fonction de ressort du désir.
C'est une « façon raffinée » – pour reprendre une expression de Lacan que nous
développerons plus bas, de mettre en œuvre la pulsion de mort comme au-delà du principe

1 Voir à ce sujet Nelli René, Les Cathares du Languedoc, Paris : Hachette, 1969
90
de plaisir. C'est sur ce point précis que nous pouvons d'ailleurs souligner à nouveau
l'intrication de la pulsion de mort et de l'amour.1 Nous verrons que cet état qui est
recherché dans l'amour courtois, état de tension d'un désir qui ne serait jamais satisfait, est
proche du concept de jouissance que Lacan façonnera. La logique de cet amour courtois
nous mènera alors à examiner dans une autre partie la dialectique entre amour jouissance et
désir.2
Dans L'amour et l'Occident, le mythe fondateur sur lequel De Rougemont établit
son étude est celui de Tristan et Iseult.

c)Tristan et Iseult
Le mythe de Tristan et Iseult nous est parvenu par plusieurs histoires, poèmes,
romans, lais et folies qui circulent dès le XIIe siècle 3 . Mais deux versions sont
particulièrement remarquables : celle de Thomas (entre 1170 et 1173) et celle de Béroul
(entre 116O et 1180).
Pour reprendre rapidement l'architecture de l'histoire, rappelons que Tristan devient
orphelin à la naissance, sa mère étant morte en couche; c'est ce deuil qui est marqué dans
son prénom. Il est alors confié à son oncle, le roi Marc. Devenu jeune homme, son oncle
lui confie la tâche de lui rechercher une femme qui deviendra reine du royaume en
l'épousant. C'est lors de cette quête que Tristan croise un terrible soldat, le Murdoch, qu'il
terrasse mais en étant gravement blessé. C'est alors qu'agonisant sur la grève, il est secouru
par une jeune femme. Le temps de la convalescence sera un temps d'énamoration entre eux
deux. Pourtant, ce sera elle, Iseult que le roi Marc voudra prendre pour épouse : elle est en
effet la fille du roi du pays voisin. Tristan est donc chargé de la ramener en Cornouaille.
Dans le bateau qui les mène vers le roi marc, ils vont boire un philtre d'amour qui ne leur
était pourtant pas destiné à eux deux mais à Iseult et Marc. Ils consommèrent donc leur
amour dans le bateau.
De là, leur histoire d'amour deviendra impossible : Tristan ne pouvant prendre la
femme de son oncle. Tristan décidera donc de s'exiler. Il rencontrera une deuxième Iseult,
qu'il épousera. Mais l'image de la première Iseult le hantera au point qu'il n'aura plus aucun
goût à la vie. Il ne pourra plus cacher à Iseult aux blanches mains que son amour s'adresse
à Iseult la blonde. Celle-là lui conseille donc de la retrouver.

1 Cf supra, p.43
2 Cf infra p.312
3 Cite par ex : Marie de France (1160/1180) Le lai du Chèvrefeuille ; Chrétien de Troyes (1160 et 1190) le
roman del roi Marc et d'Ysalt la blonde
91
C'est dans une scène finale, celle des retrouvailles, où une erreur d’interprétation
d'un code établi entre eux deux, les mènera à la mort. Les deux amants seront alors enterrés
ensemble, deux chèvrefeuilles sur leurs tombes respectives s’enlaçant, symbolisant leur
union par delà la mort.

Tristan et l'inceste
De Rougemont souligne l'incestuel dans les amours de Tristan et Iseult 1. Tristan n'a
certes pu coucher avec sa mère puisque celle-ci est morte en couche. Mais lorsqu’il couche
avec la femme de son oncle, il réalise cet inceste par une voie détournée : dans la culture
celte l'oncle maternel porte en effet la fonction paternelle.

La maladie d'amour
C'est avec le roman de Tristan et Iseult que l'amour comme maladie est introduit
dans la littérature Occidentale au XIIe. Car c'est l'un des thèmes de ce roman qui donnera
une des caractéristiques de l'amour courtois : le mal d'aimer qui ne peut être soigné que par
l'agent même de la maladie (l'amour Pharmacon, poison et remède à la fois). Cette figure
de l'amour maladie est mise en scène dans Tristan par les déguisements qu'il utilise : le
lépreux par exemple lorsqu'il cherche à s’approcher discrètement d'Iseult.
Cet amour poison est aussi représenté dans le mythe par le fameux « philtre
d'amour », le vin herbé que les deux boivent par erreur : « El beivre fud la nostre mort,
Nus n’en avrum jamais confort. »2

Dans l'amour courtois, les rapports amoureux ont pour trame les rapports
féodaux
La souveraineté de la dame dans l'amour courtois est directement liée au contexte
dans lequel l'amour courtois a éclos : le système social de la féodalité. Lacan le souligne
très fortement à plusieurs reprises. L'amour courtois s'enracine dans le discours de la
féodalité, c'est-à-dire de la fidélité à la personne : « Au lieu d'être là à flotter sur le
paradoxe que l'amour courtois soit apparu à l'époque féodale, les matérialistes devraient y
voir une magnifique occasion de, montrer au contraire comment il s'enracine dans le
discours de la féodalité, de la fidélité à la personne. »3
Dans cette époque de féodalité, la suprématie de la dame est aussi à mettre dans le
contexte où « l'âmusement hommosexuel était tombé dans la suprême décadence. »4
Beaucoup de poètes courtois ne pouvant chanter d'hymnes d'amour homosexuels, cette

1 De Rougemont Denis, L'amour et l'Occident, op. cit., p. 464


2 Ce breuvage contenait notre mort, nous n’en aurons jamais de guérison
3 Lacan J., Encore, op. cit., p.65
4 Ibid., p.65
92
figure sublimée de la dame permettait aussi de chanter un amour « sans objet » afin de ne
pas en révéler la vraie nature.

2- L'amour courtois et la psychose

Quand on évoque l'amour courtois dans l’œuvre de Lacan, c'est souvent au


séminaire VII que l'on se réfère. Pourtant quand on regarde de plus près, on s'aperçoit que
c'est à propos des psychoses qu'il évoque pour la première fois cette figure de l'amour. Ceci
nous intéresse au plus haut point car, si Lacan posera que « l'amour, c'est l'amour
courtois »1, cette relation première avec la psychopathologie vient étayer notre thèse d'une
psychopathologie de l'amour. Reprenons avec Lacan en quoi l'amour courtois et la
psychose ne sont pas étrangers avant de détailler ce qu'il en est de la nature de ce « fol
amor » né en Occident au XIIème siècle.
Lors de la 20ème séance du séminaire sur les psychoses, Lacan fait le détour par
l'amour courtois pour parler des psychoses. Si c'est lors du séminaire VII qu'il sera le plus
étudié, c'est jusqu'à la fin de son enseignement que Lacan en parlera. Nous trouvons ainsi
des occurrences qui s'étalent donc du Séminaire III au XXIV avec des arrêts plus prononcés
lors des séminaires XX et XXI.
Dans ce Séminaire III, Lacan amène donc l'amour courtois mais ce n'est pas tant
pour parler directement de cette figure de l'amour que pour commenter l'affirmation
freudienne « les psychotiques aiment leur délire comme eux-mêmes ». Il fera ce parallèle
entre amour courtois et psychose par la notion d'assassinat d'âme.
L’assassinat d’âme (Seelenmord) est évoqué par Schreber dans ses mémoires.2 Le
mot en lui même n’est pas une création de Schreber. Il existe dans un dictionnaire de 1875
où il désigne un « meurtre moral » 3. Il faut noter au passage que certains auteurs 4 ont
soulevé ce point extrayant ainsi le Seelenmord de tout néologisme délirant : « Chez
Schreber, Seelenmord était la description formelle, concrète et métaphorique, de la
manière dont un homme innocent devenait la victime d’une déshumanisation réelle, non
imaginaire ou délirante, par deux systèmes : le système juridique et le système
psychiatrique. »5 Le meurtre d’âme désignant cette mort psychique que l'on inflige à un

1 Lacan J., Le séminaire XXI : Les non-dupes errent, séance 5 du 8 janvier 1974, inédit, AFI p.80
2 Schreber D. P. (1903), Les mémoires d'un névropathe, Éd. Oswald Mutz, Leipzig, 1903.
3 W. de Suckau, Dictionnaire allemand-français et français-allemand, Paris : Hachette,1875, p.5 14, relevé
par Rauber Alfred , Le père du président Schreber :l’obsession de la symétrie ou « l’assassinat d’âme », Le
mensuel 5, Mensuel de l'EPFCL, mars 2005
4 Prado De Oliveira Luiz (s/dir de), Schreber et la paranoïa : le meurtre d'âme, Paris : L'Harmattan, 1996
5 Lothane Zvi, Le meurtre d’âme : un cas de persécution psychiatrique, in Prado De Oliveira Luiz (s/dir de),
93
captif en le privant de toute vie psychique. Mais là encore, la mort plane autour d'une
notion que l'on reliera à l'amour.
L’assassinat d’âme est pour Lacan le signal de l’entrée dans la psychose : « Il se
rapporte au court-circuit de la relation affective, qui fait de l’autre un être de pur désir,
lequel ne peut être dès lors, dans le registre de l’imaginaire humain, qu’un être de pure
interdestruction. » 1 Il désigne l'aliénation de cette captation imaginaire du sujet à un autre.
« Cet assassinat d'âme avec ce qu'il comporte de sacrificiel et de mystérieux, de
symbolique »2 voilà le point commun avec l'amour courtois : le versant sacrificiel de
l'amant qui s’assujettit complètement à la Dame. Alors Lacan relève au passage que c'est
une formulation qui serait propre au déclenchement amoureux dans un langage digne des
Précieuses. Là dessus, l'association libre de Lacan est intéressante en ce que la Préciosité
du XVIIème a inauguré le Libertinage et par là rend hommage après-coup à l'amour
courtois comme précurseur.
Avant donc de commenter l'amour courtois dans le séminaire VII, c'est à propos de
cette captation imaginaire – donc folle, que Lacan convoque l'amour courtois : « cette
dimension qui va nettement dans le sens de la folie à proprement parler, de pur mirage, qui
est celle qui se produit dans la mesure où est perdue la relation, l'accent original de cette
relation amoureuse, pour autant qu'elle était, ce qui nous paraît à nous comique, ce
sacrifice total d'un être à l'autre, poursuivi systématiquement par les gens, bien entendu,
qui avaient le temps de ne faire que ça ».3
Il semble ici dénigrer cette figure de l'amour en soulignant que ces gens-là devaient
bien s’ennuyer pour se préoccuper de ces atermoiements ; pourtant la suite de son
enseignement nous montrera qu'il placera l'amour courtois à une place magistrale puisqu'il
ira jusqu'à formuler que « l'amour : c'est l'amour courtois.» 4 pour justement attraper cette
notion d'impossibilité (l'impossibilité qui sera référée dans les années soixante dix à
l'impossible rapport sexuel alors qu'à cette époque des années 50 et 60, il s'agit de la
distance instaurée entre le sujet et son objet dans la courtoisie). Évoquons donc cette
distance instaurée dans l'amour courtois.

Schreber et la paranoïa : le meurtre d'âme, Paris : L'Harmattan, 1996


1 Lacan J., Le Séminaire III : Les psychoses, Paris : Seuil, 1981, p. 343.
2 Lacan J., Séminaire III : les psychoses, séance 20 du 31 mai 1956, AFI p.448
3 Ibid., version AFI p.446
4 Lacan J., Le séminaire XXI : Les non-dupes errent, séance 5 du 8 janvier 1974, inédit, version AFI p.80
94
3- À la recherche de l'au-delà de l'amour : clinique de l'atermoiement

L'amour courtois est un amour de loin. Et cette distance instaurée relève d'une
technique très précise et codifiée : « a le caractère d'une technique spirituelle, d'une
technique qui avait, comme vous le savez, ses modes et ses registres,(..) un certain nombre
de pratiques très précises, très singulières d'ailleurs, qui pourraient nous intéresser nous
autres analystes, y compris cette sorte d'ambigu, de sensualité et de chasteté,
techniquement soutenues au cours d'une sorte, semble-t-il de concubinage singulier, sans
relations, ou tout au moins à relations atermoyées, qui constituaient ce qui sans doute
fondait dans ses détails la pratique de l'amour à laquelle je fais allusion. »1
Nous avons proposé comme plan de travail dans cette partie sur l'amour courtois de
séparer le versant strictement imaginaire et le versant symbolique. Nous procédons donc à
une schize artificielle mais qui facilite la présentation de notre propos : arrêtons-nous donc
premièrement sur la métapsychologie de cet atermoiement, et ensuite nous aborderons les
codes de l'amour courtois dans la partie suivante de notre travail.

a) Le bundling
Après le séminaire de 1953, c'est en 1956 que Lacan va revenir sur l'amour courtois
en évoquant le Bundling dans le Rapport de Rome et dans le séminaire IV : La relation
d'objet. Dans ce séminaire il s'agira pour Lacan de reprendre la notion de « relation
d'objet » à la lumière des « structures freudiennes » ( c'est le sous-titre du séminaire) : la
relation du sujet à son objet sera la relation à son objet de désir, c'est-à-dire mise au
diapason du manque qui en est le ressort.
Abordant ainsi la relation d'objet par le manque – avec la trilogie
Privation/Frustration/Castration – la mise en perspective par l'amour courtois semblait
inéluctable. En effet, il est en effet intéressant de noter qu'au fil des séminaires, donc des
différents concepts élaborés ou remodelés par Lacan, l'amour se décline selon ses
différentes figures en accord avec ces concepts ou notions. Il en va ainsi de la figure de
l'amour courtois, basée sur le manque, dans ce séminaire sur le manque.
Lacan entre dans le champ de l'amour courtois par la référence à une technique
sociale très particulière et confinée à un groupe très restreint. Il s'agit de la pratique du
Bundling. Bundling est un mot anglais qui est traduit « empaqueter, lier ». Il désigne une
technique sociale particulière à la communauté des Amish. «Dans mon rapport de Rome2

1 Lacan J., Séminaire III, séance 20 du 31 mai 1956, version AFI p.446
2 Lacan J. (1953), Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, in Écrits, op. cit., p. 229 –
322
95
j'ai fait quelque part allusion à ce mode de relation d'objet en le comparant à ce que nous
en trouvons déjà dans Stendhal qui raconte cela comme une espèce de particularisme des
fantaisistes suisses ou du sud de l'Allemagne, dans differents endroits qui ne sont pas
indifférents au point de vue géographique. Ce bundling consiste très exactement dans la
conception des relations amoureuses d'une technique, d'un pattern de relations entre mâle
et femelle qui consiste en ceci qu'on admet que dans certaines conditions pour un autre
partenaire par exemple qui aborde le groupe d'une façon privilégiée, quelqu'un de la
maison, la fille généralement, peut au cours d'une relation qui est essentiellement fondée
comme un type de relation d'hospitalité, lui offrir de partager son lit, et ceci étant lié à la
condition que le contact n'aura pas lieu.»1
Voici ce qu'il disait dans ce rapprort de Rome : « la psychanalyse reste-t-elle une
relation dialectique où le non-agir de l'analyste guide le discours du sujet vers la
réalisation de sa vérité, ou se réduira-t-elle à une relation fantasmatique où « deux abîmes
se frôlent » sans se toucher jusqu'à épuisement de la gamme des régressions imaginaires, -
à une sorte de bundling, poussé à ses limites suprêmes en fait d'épreuve psychologique?» 2
Dans une note de bas de page, il nous précise ce qu'est ce Bundling : « On désigne, sous ce
terme, la coutume d'origine celtique et encore en usage dans certaines sectes bibliques en
Amérique, qui permet aux fiancés, et même à l'hôte de passage conjoint à la jeune fille de
la maison, de coucher ensemble dans le même lit, à la condition qu'ils gardent leurs
vêtements. Le mot tire son sens de ce que la jeune fille est ordinairement empaquetée dans
des draps. (Quincey en parle. Cf. aussi le livre d'Aurand le Jeune sur cette pratique dans
la secte des Amish.) Ainsi le mythe de Tristan et Yseut, voire le complexe qu'il représente,
parrainerait désormais le psychanalyste dans sa quête de l'âme promise à des épousailles
mystifiantes par la voie de l'exténuation de ses fantasmes instinctuels. »
Les Amish, qui vivent actuellement essentiellement aux Etats Unis,trouvent en effet
leur origine entre la France (Alsace) la Suisse et l'Allemagne; Ils sont issus des
Ménnonites, eux mêmes issus de la réforme preotestante du XVIe siecle suisse; ils ont
ensuite émigrés vers le nouveau monde dans lequel les Quakers les ont accueillis comme
d'autres réprouvés.
Donc quand Lacan évoque ce mode particiulier de relation d'objet dans son
séminaire éponyme, c'est pour faire la comparaison avec ce qu'il se passe en analyse : « La
fille est très fréquemment dans ces modes d'usages enveloppée d'un drap, de sorte qu'il y a
toutes les conditions de l'approche, mise à part la dernière. Ceci qui peut passer pour être

1 Lacan J., Le Séminaire IV : La relation d'objet, op. cit., séance 5 du 19 décembre 1956, AFI p.64
2 Lacan J., (1956) Fonction et champ de la parole et du langage, in Écrits, op. cit., p.308
96
simplement une heureuse fantaisie de mœurs dont nous pouvons peut-être regretter de
n'être pas participants, cela pourrait être amusant, mérite une certaine attention, car en
fin de compte il n'y a rien de forcé à dire que la situation analytique dix-sept ou dix-huit
ans après la mort de Freud est paradoxale et aboutit à être conçue, et formalisée ainsi . »1
Lacan critique déjà ici en 1956 la position de l'IPA sur le transfert qui se réduirait « à une
relation fantasmatique où deux abîmes se frôlent sans se toucher jusqu'à épuisement de la
gamme des régressions imaginaires».
Partant de cette digression sur les Amish, il développe alors son propos sur l'amour
courtois qui est né quatre siècles plus tôt que le Bundling. Le point commun étant cette
mise à distance de l'objet. Cette distance, Lacan en parle en termes de « stages refrénés » :
« Il est clair que tout ce que nous savons de la pratique de l'amour courtois et de toute la
sphère dans laquelle il s'est localisé au Moyen-Age, implique cette sorte d'élaboration
technique très rigoureuse de l'approche amoureuse qui comportait de longs stages réfrénés
en la présence de l'objet aimé. » 2

b) Quelle est la fonction de cette mise à l'écart de l'objet ?


Nous savons depuis Freud que la force d'un désir croît en fonction de l'entrave qui
s'exerce sur lui. Dans le Banquet, le désir est défini comme objet que l'on a pas. Donc la
première idée qui vient est celle de la mise à l’écart de l'objet pour maintenir le désir en
tension. Mais l'amour courtois n'est pas une mise en scène du désir courtois (même si cette
confusion amour désir doit être traitée : nous le proposons pour plus loin3).
Alors on pourrait penser à une mise en scène de la frustration : se frustrer de la
satisfaction permettrait là aussi de maintenir le désir en tension. Mais Lacan amène
justement dans ce séminaire la distinction des différentes formes de manque :
« Frustration n'est pas privation. Pourquoi ? La frustration est quelque chose dont vous
êtes privés par quelqu'un d'autre dont vous pouviez justement attendre ce que vous lui
demandiez. Ce qui est en jeu dans la frustration, c'est ce quelque chose qui est moins
l'objet que l'amour de qui peut vous faire ce don, si cela vous est donné. L'objet de la
frustration c'est moins l'objet que le don.»4

1 Lacan J., Le Séminaire IV, op. cit., p.64


2 Ibid., p.66
3 Cf infra p.312
4 Lacan J., Le Séminaire IV, op. cit., séance 6 du 9 janvier 1957, version AFI p.75
97
Ce rapport à l'objet dans l'amour courtois n'est pas une perversion :
Il y a aussi la piste, si nous faisons la confusion entre amour et désir, d'une
perversion. Mais il n'en est rien : « ce qu'on fait de l'usage de la relation imaginaire
comme telle - peut- être elle-même employée d'une façon délibérée - l'usage si on peut dire
de pratiques qui peuvent paraître aux yeux d'un naïf être des pratiques perverses, et qui en
réalité ne le sont pas plus que n'importe quel règlement de l'approche amoureuse d'une
sphère définie des mœurs et des patterns, comme on s'exprime. »1
Alors une autre piste qui sera la plus pertinente est que la fonction de
l'atermoiement dans l'amour courtois vise un au-delà de l'amour : « qui visait à la
réalisation en effet de cet au-delà qui est cherché dans l'amour, cet au-delà proprement
érotique, et que ces techniques, toutes ces traditions à partir du moment où on en a la clé,
on en retrouve d'une façon tout à fait formulée dans d'autres aires culturelles les points
d'émergence. »2
Allant plus loin dans cette même leçon, alors qu'on est toujours dans le
commentaire du cas de la jeune homosexuelle de Freud, il poursuit sur cet amour si
particulier qu'il met en exergue le manque : « Or, ce que Freud souligne d'une façon
absolument admirable, c'est ce qu'il appelle ce choix objectal du type proprement masculin
(...) littéralement c'est l'amour platonique dans ce qu'il a de plus exalté, c'est quelque
chose qui ne demande aucune autre satisfaction que le service de la dame, c'est vraiment
l'amour sacré si on peut dire, ou l'amour courtois dans ce qu'il a de plus dévotieux. »3
Cet amour courtois est le paradygme de l'amour qui instaure le manque en son sein:
«C'est quelque chose qui en soi, non seulement se passe de satisfaction, mais vise très
précisément cette non satisfaction. C'est l'institution du manque dans la relation à l'objet
comme étant l’ordre même dans lequel un amour idéal peut s'épanouir.»4 Ainsi, la leçon
lacanienne est bien de nous enseigner que tout amour, puisque l'amour c'est l'amour
courtois, tourne autour d'un manque. Il nous faut donc poursuivre sur cette notion en ayant
à l'esprit la question de la nature de cet objet qui manque.

1 Ibid., p.66
2 Ibid.
3 Ibid., p 83
4 Ibid.
98
4- La dame et la sublimation de la chose

Dans ce Séminaire VII : l’Éthique de la psychanalyse, Lacan nous montre en quoi


l'érotique courtoise est l'expression d'une éthique du désir. Il est nécessaire de replacer le
contexte de ce séminaire pour comprendre en quoi l'amour courtois y est étudié par Lacan.
Si l'amour courtois intéresse ce séminaire de 1959 c'est pour conceptualiser la
Chose en prenant appui sur la figure de la Dame. L'objet de ce séminaire est la question de
l’éthique de la psychanalyse : Sur quoi peut se fonder une éthique de la psychanalyse en
dehors du Bien ? La réponse sera le désir : l’éthique de la psychanalyse est de ne pas céder
sur son désir. Voilà pourquoi Lacan plaçait ce séminaire dans le « droit fil » du précèdent
Le désir et son interprétation. P. L. Assoun nous rappelle que le contexte historique de ces
années là n'y est pas pour rien : en effet nous somme à l'époque où Lacan propose
l'adhésion de la SPF à l'IPA : ce séminaire VII se déroule donc en pleine commission
Turquet qui surveille Lacan. Il y a donc un enjeu important pour Lacan à définir le désir et
l’éthique.
Le lien entre le désir et l’éthique passera donc par l'apport original de Lacan à la
lecture du texte freudien de l'Esquisse : Das Ding, la Chose. C'est donc pour travailler sur
la Chose que la dame sera convoquée : en effet la dame sera portée, « sublimée à la dignité
de la Chose »1.
Lacan évoque en premier la figure de la dame que l'on trouve dans la littérature
allemande, la Minne chantée dans les Minnesang : « dans des formes spécifiées
historiquement, socialement, les éléments a, éléments imaginaires du fantasme, viennent à
recouvrir, à leurrer le sujet au point même de das Ding. C'est ici que nous ferons porter la
question de la sublimation, et c'est pour cela que je vous parlerai la prochaine fois un peu
de l'amour courtois au Moyen Âge, et nommément du Minnesang.»2
Ce Minne est autre chose que la Liebe dans la langue allemande : Lacan souligne
cette polysémie qui n'existe pas en français. 3 On peut traduire Minne par le « fin amor »
des troubadours. On peut penser que Lacan s’arrête sur cette figure allemande de la poésie
courtoise c'est, encore une fois, en lien avec l'actualité de la parution d'un ouvrage auquel il
fait référence dans cette leçon du 27 janvier 1960 : « le romaniste en question est monsieyr

1 Lacan J., Le séminaire VII : l'éthique de la psychanalyse, Paris : Seuil, 1986, p.133
2 Ibid., p.119
3 Ibid., p.150
99
André Morin1, professeur à la faculté des lettres de Lille, à qui l'on doit également une très
belle anthologie du Minnesang parue chez Aubier. »2
a) Das ding et la Dame
Das Ding est introduite au cours des séances de décembre 1959. Afin de replacer le
développement de Lacan, il nous faut repartir de l’hypothèse freudienne suivante : les
objets amoureux sont des substituts d’un prototype qui est la mère. La sérialité des objets
choisis répond à une logique, celle de l’inconscient dont Freud fait la magistrale
démonstration avec la notion de « l’irremplaçable dans l’inconscient » qui engendre à
l’infini une succession de substituts. En effet, en tant que substitut, « chaque objet fait
regretter l’absence de la satisfaction vers laquelle on tend »3 et ainsi la série ne finit
jamais. Lacan prononcera à la première séance du séminaire XX : « Encore, c’est le nom
propre de cette faille d’où dans l’Autre part la demande d’amour. »4
Les substituts font donc toujours référence à un objet antérieur qui a procuré une
satisfaction. On est passé du sein à la mère, puis à un choix d’objet sexuel à la puberté.
Mais quel est alors, en deçà de la mère, le premier terme de la relation d’objet ? C’est ici
que nous allons rencontrer das Ding, qui pourrait être le « premier objet », objet mythique,
celui qui justement a été perdu et qui serait le premier élément de la chaîne substitutive.
Le rapport entre la Chose et l'amour courtois est le rapport de la sublimation à la
pulsion qui, comme tel, apporte une satisfaction différente de son but et qui nous montre
comment la pulsion a un rapport particulier avec la Chose : « La sublimation élève l’objet
à la dignité de la Chose. »5
Dans l’amour courtois, l’amour des troubadours est toujours un amour de loin,
l’attente d’un bonheur toujours à venir. La poésie courtoise crée autour de ce rien. Le
trobar chante le « joi » extatique et l’éros mélancolique. Mais renoncer à l’objet aimé n’est
pas renoncer à l’amour. Nous retrouvons ici la même distinction que dans l’énamoration de
l’adolescent qui aime plus l'amour que son objet. D’ailleurs on peut tout à fait se demander
si cette Dame ne serait pas toujours la même à travers toute la littérature courtoise… Car la
place de la Dame est une place vide, et a à voir avec das Ding, une vacuole dira Lacan :
« ce que demande l’homme, c’est d’être privé de quelque chose de Réel, et cette place
qu’occupe le « das Ding » est ce qu’on peut appeler la vacuole. »6 Cette vacuole est située
au centre du système des signifiants car « la demande d’être privé de quelque chose est
1 Lacan fait là une petite erreur de nom : il s'agit de Moret André, Anthologie du Minnesang, Paris : Aubier,
1949.
2 Lacan J., Le séminaire VII..., op. cit., p.151
3 Freud S. (1910), Contributions à la psychologie de la vie amoureuse, op. cit., p. 51
4 J. Lacan (1972-73), Le séminaire livre XX : Encore, op.cit., p. 12
5 J. Lacan (1959-60), Le séminaire livre VII : L’éthique de la psychanalyse, Paris : Seuil, p. 133
6 Ibid., p.179
100
essentiellement liée à la symbolisation primitive qui est toute entière dans la signification
du don d’amour. »1 Lacan s’appuie donc sur l’Esquisse d’une psychologie scientifique
d’où il extrait « das ding » et le « Nebenmensch ».

b) Les prémices de la chose dans le Nebenmensh freudien


Le Nebenmensch, le prochain, c’est la première rencontre de l'enfant avec un aspect
inconnu de l'autre, du monde extérieur, la partie du « complexe d’autrui » donnant « une
impression de structure permanente »2. C'est ce qui est radicalement étranger. C’est le
personnage préhistorique, que Freud mentionne dans la lettre 52 : « cet autre personnage
préhistorique, inoubliable, que nul n’arrive plus tard à égaler. »3
C’est sur ce personnage que Lacan pose la notion de das Ding : « Le Ding est
l’élément qui est à l’origine isolé par le sujet, dans son expérience du Nebenmensch,
comme étant de sa nature étranger, Fremde. »4.

c) L’objet perdu
Lacan insiste sur le fait que das Ding n’est pas un objet que l’on peut retrouver. En
fait, ce qui importe c’est plus la perte que l’objet. Das Ding n’a de consistance que d’être
radicalement autre, d’être ce qui manque structuralement. « (…) il est clair que ce qu'il
s'agit de trouver ne peut pas être retrouvé. C'est de sa nature que l'objet est perdu comme
tel. Il ne sera jamais retrouvé. Quelque chose qui est là en attendant mieux, ou en
attendant pire, mais en attendant. »5 La perte est en fait antérieure à ce qui est perdu, elle
est elle-même l'origine. Nous revenons donc ici sur l’idée que retrouver l’objet, c’est aller
vers lui, c’est à entendre comme une quête, un chemin vers quelque chose qu’on ne
retrouvera de toute façon pas. Das Ding, comme perdu à tout jamais, ne sert « à rien
d'autre qu'à référer par rapport à ce monde de souhaits et d'attente, orienté vers ce qui
servira à l'occasion à atteindre das Ding. »6 Les objets sont là en attendant, pire ou mieux,
mais ce qui importe c’est l’attente !

d) L’amour fou et la Chose


Le « Hasard objectif » que nous évoquions chez Breton, contient alors cette idée
que quelque chose est là et nous attend. Quand il voit pour la première fois Jacqueline

1 Ibid.
2 Freud S. (1897), Naissance de la psychanalyse, Paris : PUF, 1956, p. 349
3 Ibid., p. 159
4 Lacan J., op. cit., p. 64-65
5 Ibid., p. 65
6 Ibid.
101
Lamba, il avait déjà pressenti cette rencontre dans un poème antérieur Tournesol1. Lacan
nous dira que c’est « à la place de la Chose que Breton fait surgir l’amour »2. Nous
pensons aussi au pied de Gradiva que Norbert aperçoit à Pompéi : il y a quelque chose ici
de retrouvé, qui remet à jour son amour pour Zoé, dont il était le seul des deux à se faire
encore la dupe.
La Chose a donc à voir avec une expérience originaire de satisfaction, une
expérience de jouissance. Alors qu’il était dans l’état de détresse originaire, l’enfant a reçu
une première satisfaction, qu’il n’a pas demandée, de la part du Nebenwensch, satisfaction
que Lacan nommera Jouissance. Le concept lacanien de Jouissance est donc en lien avec la
Chose. La Jouissance est cet état de totale satisfaction tombée du ciel, qui sera
l’inauguration, le « Big Bang » oserions-nous dire, de toute expérience ultérieure. Le but
serait ainsi de jouir de la Chose. Mais la Chose n'est pas un objet dont le sujet aurait
originairement joui avant de le perdre. C'est pourquoi Lacan reprend la formule de Freud :
« L'objet est, de sa nature, un objet retrouvé. Qu'il ait été perdu en est la conséquence -
mais après coup. Et donc il est retrouvé sans que nous sachions autrement de ces
retrouvailles qu'il a été perdu. »3 Tous les autres objets ne viendront que pour la
représenter. C’est pour cela que Lacan parle alors de l’Autre-Chose. En effet, ce qui
représentera la Chose passera par le langage : « Évidemment, ce qui est trouvé est cherché,
mais cherché dans les voies du signifiant. »4
De même qu’en tant que parlêtre, on ne peut chercher le sens d'un mot que dans
d'autres mots, sans que jamais aucun mot ne fasse accéder au sens « pur », de même le
sujet du désir ne peut chercher sa satisfaction que dans des objets successifs, sans que
jamais aucun d'eux n’offre de jouir de la Chose.
On appréhende ici la dimension structurale du concept de la Chose : en tant que
perte même, elle est un trou, un vide constitutif. Ce manque à être primordial, pivot de la
théorie, est un point de structure comme on peut le trouver dans le jeu du taquin ou bien du
solitaire. C’est parce qu’une pièce est manquante que le jeu peut commencer. Si ce terme
premier n’est pas une pure absence, rien ne peut se constituer autour. Le centre de la
structure du sujet est le vide de la Chose.

1 Breton A., L’amour fou, op. cit., p. 80


2 Lacan J., L’éthique de la psychanalyse., op. cit., p.184
3 Ibid., p.143
4 Ibid.
102
e) Quand l'objet manque Une chanson de Björk : « I miss you »
Björk Guðmundsdóttir, est un auteur compositeur et interprète islandaise. Dans une
de ses chansons intitulée "I Miss You" 1, elle dépeint avec beaucoup de lucidité ce qu'il en
est de la nature de l'objet qui manque. Comme si l'artiste savait déjà que la chose est un
objet à retrouver mais qui n'a jamais été là. Ici encore les propos de Freud adressés à
Jensen dans l’étude de sa Gradiva, sont plus que jamais appropriés : « En effet, la
description de la vie psychique de l'homme est bien son domaine le plus spécifique; il a été
de tous temps le précurseur de la science et par là aussi celui de la psychologie
scientifique. »2
I miss you Tu me manques
but i haven't met you yet Mais je ne t'ai pas encore rencontré
so special Si fabuleux
but it hasn't happened yet Mais ce n'est pas encore arrivé
you are gorgeous Tu es magnifique
but i haven't met you yet Mais je ne t'ai pas encore rencontré
i remember Je me souviens
but it hasn't happened yet Mais ce n'est pas encore arrivé

and if you believe in dreams Et si tu crois aux rêves


or what is more important Ou, peut-être plus important
that a dream can come true Si tu crois qu'ils se réalisent,
i will meet you alors je te rencontrerais

i was peaking J'étais tout là haut


but it hasn't happened yet même si ce n'est pas encore arrivé
i haven't been given Il ne m'a pas encore été donné
my best souvenir Mon meilleur souvenir

i miss you Tu me manques


but i haven't met you yet Mais je ne t'ai pas encore rencontré
i know your habits Je connais tes habitudes
but wouldn't recognize you yet Mais je ne te reconnaîtrais pas encore

and if you believe in dreams Et si tu crois aux rêves


or what is more important Ou ce qui est plus important
that a dream can come true Qu'un rêve puisse se réaliser
i will meet you Je te rencontrerais

i'm so impatient Je suis si impatiente


i can't stand the wait Je n'en peux plus d'attendre
when will i get my cuddle? Quand aurai-je mon étreinte?
who are you? Qui es-tu ?

i know by now that you'll arrive Je sais maintenant que tu surgiras


by the time i stop waiting Le jour où je cesserai de t'attendre

i miss you Tu me manques

1 Björk Guðmundsdóttir, « I miss you », in Post, Polydor, 1995 ; Je tiens à remercier Gilles Bertrand pour
son aide à la traduction du texte.
2 Freud S., 1907, Le délire et les rêves ..., op. cit., p.184-185
103
L'artiste ne semble pas dupe de la nature de cet objet : l'objet qui manque est un
objet qui n'a encore jamais rencontré. Cet objet est de nature archaïque, il est une
déclinaison de la Chose : cet objet qui , justement de n'avoir jamais été rencontré, est celui
qui est le plus pur. Le mythe du prince charmant en est aussi un substitut : il préfigure de
ces amoures adolescentes dans lesquelles l'amour est préféré à son objet. Car c'est bien de
ça dont il s'agit dans la passion : en mettant l'accent sur cet objet inexistant, l'amoureux se
rapproche asymptotiquement, c'est-à-dire sans jamais l'atteindre, de cet amour sans objet
que serait le pur amour.
f) Une pause sur l'expression : « Tu me manques »
En anglais l'expression « I miss you » serait traduite littéralement par « je te
manque ». En français, l'expression est « tu me manques ».Nous proposons de comparer
ces deux formes syntaxiques pour tenter d'en extraire un point de vérité sur la logique du
manque dans l'amour.
En français, le verbe manquer peut donc s'entendre dans deux acceptions : d'une
part manquer en tant que créer du vide et d'autre part manquer en tant que rater. Dans
l'expression anglaise, « To miss » se traduit par « rater ». Toujours est-il qu'il est intéressant
de relever qu'en anglais, c'est le sujet qui manque son objet alors qu'en français c'est l'objet
qui manque le sujet. Nous en tirons pour enseignement, en restant fidèle à l'idée que « les
mots savent de nous plus que l'on sait d'eux » (René Char), que la réciprocité du manque
est ici soulignée : que ce soit l'objet ou bien le sujet, le manque est des deux côtés. Cette
réciprocité renforce la conception du manque amoureux car si l'un seul des deux manquait
à l'autre, nous ne serions peut-être plus dans le champ de l'amour. Dans l’érotomanie peut-
être puisqu'un seul est pris dans les rets de la passion. N'oublions pas que Lacan postule
qu'en amour « les sentiments sont toujours réciproques ». Sans réciprocité, sommes-nous
encore dans l'amour ?
g) Le manque d'objet
C'est en passant par le manque de l'objet que l'on peut appréhender que ce qui est
visé dans l'amour soit un au-delà de l'objet. Dans le Séminaire sur la relation d'objet, dans
la séance du 9 janvier 1957 à propos de Dora et de la jeune homosexuelle, Lacan fera le
lien entre la figure de la Dame et le signifiant du manque qu'est le Phallus : « L’amour que
la jeune fille voue à la dame, vise quelque chose qui est autre chose qu’elle. Cet amour qui
vit purement et simplement dans l’ordre du dévouement et qui porte au suprême degré
l’attachement du sujet et son anéantissement dans la Sexualüberschätzung ( surestimation
sexuelle), Freud semble le réserver, et ce n’est pas pour rien, au registre de l’expérience
masculine…La réflexion de la déception fondamentale à ce niveau, son passage sur le
104
plan de l’amour courtois, l’issue que le sujet trouve dans ce registre amoureux, posent la
question de savoir ce qui est, dans la femme, aimé au-delà d’elle-même… Ce qui est, à
proprement parler, désiré chez la femme aimée, c’est justement ce qui lui manque. Et ce
qui lui manque dans cette occasion, c’est précisément cet objet primordial dont le sujet
allait trouver dans l’enfant l’équivalent, le substitut imaginaire, et auquel il fait retour. A
l’extrême de l’amour, dans l’amour le plus idéalisé, ce qui est cherché dans la femme, c’est
ce qui lui manque. Ce qui est cherché au-delà d’elle, c’est l’objet central de toute
l’économie libidinale-le phallus. »1
La vérité de l'amour dans le manque
Un des moyens de reconnaître qu’on est amoureux est de souffrir de l’absence de
l’aimé. Ainsi Freud écrivit à Martha le 19 juin 1882 : « je savais bien que toute la
grandeur de mon amour comme aussi, hélas ! toute l’étendue de ma privation ne me
deviendrait consciente qu’après ton départ. »2 Freud est ici au plus proche d’une définition
de l’amour que l’on pourrait proposer : l’amour, c’est ce que l’on ressent quand l’autre
n’est pas là… Barthes en fait une juste description quand il décrit la conséquence de
l’absence de l’aimé : « je suis tristement une image décollée, qui sèche, jaunit, se
recroqueville. » 3
Dans le séminaire sur la relation d’objet, Lacan précise ce qu’il en est du manque
de l’objet et propose une triade pour en qualifier ses différentes modalités. Privation,
Frustration et Castration se résument ainsi dans le tableau suivant présenté à la séance du 3
avril 19574, auquel nous avons rajouté les termes de dette, dam et trou pour reprendre les
propres termes de Lacan en début de séminaire : « dette symbolique, dam imaginaire, et
trou, ou absence, réel, voilà ce qui nous permet de situer ces trois éléments que nous
appellerons les trois termes de référence du manque de l’objet. »5
Agent Manque Objet
Père Castration Imaginaire
Réel Dette symbolique Phallus
Mère Frustration Réel
Symbolique Dam imaginaire Sein
Père Privation Symbolique
Imaginaire Trou réel phallus

1Lacan J. (1956/57), Le séminaire livre IV : La relation d’objet, Paris : Seuil, 1994, p.110
2Freud S., Correspondance 1873-1939, Paris : Gallimard, 1979, p. 17
3 Op. cit., p. 21
4 J. Lacan (1957), La relation d’objet, op.cit., p. 269
5 Ibid., p. 37
105
Nous proposons de garder ce tableau comme cela pour le moment et de le réutiliser
dans notre partie clinique. Mais nous tenons à souligner cette prégnance du manque dans la
relation d'amour.
Nous pouvons donc avancer qu'il y a une vérité de l'amour dans le manque. Ce qui
est visé dans l'amour se situe au-delà de l'objet, c'est le Phallus en tant que signifiant du
manque. Toute une clinique de la délectation des amoureux éconduits s'en trouve éclairée :
ceux-là aiment l'amour plus que son objet. C'est le modèle des amoures adolescentes.
Brassens en a chanté très finement les effets : alors qu'un amoureux éconduit commémore
dans la mélancolie chaque année le Vingt deux Septembre, date de la rupture amoureuse, il
réalise qu'un jour ce jour là devient aussi banal que les autres ; le poète écrit alors : « Le
vingt deux septembre, aujourd'hui je m'en fous, qu'il est triste de ne plus être triste sans
vous. »1
Cette délectation semble embellir les amours passés : le Narcissisme reprenant le
dessus sur la dure réalité de la rupture. Brassens en a aussi fait une chanson :
Dans ta petit' mémoire de lièvre
Bécassine, il t'est souvenu
De notre amour du coin des lèvres
Amour nul et non avenu
Amour d'un sou qui n'allait, certes
Guèr' plus loin que le bout d'son lit
Cependant, nous pleurons sa perte
Il est mort, il est embelli2

5- Retour sur la question de la fonction psychique de l'atermoiement

Après ce détour par la Chose et les modalités du manque de l'objet, nous proposons
de revenir sur la question que nous posions plus haut de la fonction du Bundling.
Ayant tracé la logique de cet objet particulier qu'est la Chose, nous pouvons
comprendre en quoi le jeu autour de cet atermoiement sera un moyen de conférer à un
objet d'amour « la dignité de la Chose ».
Tous ces atermoiements ritualisés permettent au sujet amoureux de sublimer son
objet et de le faire scintiller aux feux de la Chose. Ainsi, c'est à une certaine
métapsychologie de la cristallisation amoureuse que vient se rajouter cette sublimation, là

1 Brassens G., Le vingt deux septembre, , album « Les copains d’abord », Philipps, 1964
2 Brassens G., Le temps passé, album « Le temps ne fait rien à l’affaire », Philipps, 1961
106
où nous l'avions étudiée plus haut exclusivement du côté du Narcissisme : « Das Ding, en
tant que l'homme, pour suivre le chemin de son plaisir, doit littéralement en faire le tour ».1
C'est là, dans la jonction entre la Chose et l'Imaginaire qu'intervient le concept de
Sublimation : Lacan en donne la formule dans ce séminaire : « nous avons pour nous
guider la théorie freudienne des fondements narcissiques de l'objet, de son insertion dans
le registre imaginaire. L'objet- pour autant qu'il spécifie les directions, les points d'attrait
de l'homme dans son ouvert, dans son monde, pour autant que l’intéresse l'objet en tant
qu'il est plus ou moins son image, son reflet -cet objet, précisément n'est pas la Chose,
pour autant qu'elle est au cœur de l'économie libidinale. Et la formule la plus générale que
je vous donne de la sublimation est celle-ci -elle élève un objet (…) à la dignité de la
Chose. »2 Mais c'est aussi avec des conceptualisations ultérieures à ce Séminaire VII que
Lacan avancera un peu plus sur cette fonction de l'obstacle dans l'amour courtois, donc
dans l'amour tout court puisque nous n'oublions pas que « l'amour c'est l'amour courtois ».

L'amour courtois est une façon très raffinée de suppléer à l'absence de rapport sexuel
Nous avons relevé jusqu'ici que Lacan a surtout travaillé sur l'amour courtois au
cours du séminaire VII bien qu'il s'en soit servi dans le séminaire sur les psychoses. Cette
figure de l'amour restera cependant présente tout au long de l'enseignement de Lacan, en
arrière plan de ses propositions sur l'amour. L'amour courtois restera en effet le paradigme
de l'amour qui prend l'imaginaire comme moyen : et vu que l'amour sera sans cesse
engainé dans la dimension imaginaire – même lorsqu'il s'agira de chercher un autre amour
qu'imaginaire, Lacan soutiendra jusqu'au bout que l'amour, c'est l'amour courtois.

Le choix de suivre dans notre plan la tripartition Imaginaire Symbolique et Réel,


nous oblige à traiter la question de l'impossible rapport sexuel dans une partie ultérieure.
Mais autorisons-nous tout de même une incursion dans ce champ là même si nous le
développerons plus loin. Car il est une formulation lacanienne des années soixante dix,
plus précisément au cours du fameux Séminaire XX, considérée comme le séminaire de
Lacan sur l'amour – ce qui est discutable sans être totalement faux, une formulation qui
relie l'amour courtois à cet impossible.
Alors que nous sommes dans ce Séminaire XX à l'epoque où Lacan formalise
l'impossible du rapport sexuel et la notion de suppléance de l'amour, il propose ceci :
L'amour courtois «est une façon tout à fait raffinée de suppléer à l'absence de rapport

1 Lacan J., L’éthique de la psychanalyse., op. cit., p.114


2 Ibid., p.133
107
sexuel.»1 Alors pourquoi raffinée (ou élégant comme il le reformule plus loin2)? Il est
certainement question de toute la ritualisation de cette forme d'amour, de son ancrage dans
les «cours» comme nous l'avons mentionné plus haut; Mais surtout, ce que Lacan souligne
c'est que, dans l'amour courtois, tout se passe «en feignant que c'est nous qui y mettons
obstacle.»3 Voila le raffinement de cette suppléance : plutot que de se confronter
brutalement à l'impossible rapport sexuel, le sujet fait de cet impossible le ressort même de
son rapport à la Dame; c'est une façon de croire prendre le dessus sur ce qui est de toute
façon incontournable. Voilà les rouages métapsychologiques de toute cette clinique de
l'atermoiement mise en oeuvre dans l'amour courtois qui vient à jour avec la notion de
suppléance à ce réel de l'impossible rapport sexuel.
L'obstacle prend alors une place active dans la logique amoureuse : Lacan nous
rappelle d'ailleurs que chez aristote, l'obstacle s'appelle justement, l’ενστασις. De cet
obstacle, nous en trouvons aussi une figure dans Tristan et Iseult qui en dit un bout de
vérité : C'est l’épée déposée entre les corps demeurés vêtus des deux amants isolés dans la
forêt.

1 Lacan J., Encore, op.cit., p.65


2 Ibid.
3 Ibid.
108
II- Glissement du nouage de l'amour courtois vers le moyen symbolique
« Il y a un moment maximum qui va à peu près du début du XIIe siècle au premier tiers du
XIIIe siècle, où cette technique très spéciale qui est celle des poètes d'amour courtois joue
un rôle et une certaine fonction. » Lacan1

L'amour courtois, bien qu'ancré dans l'imaginaire est selon nous déjà une tentative
d'en sortir pour glisser lentement vers la dimension Symbolique. En effet, tous les rites et
codes du Fol Amor tendent vers une symbolisation de cet imaginaire. Il en va ainsi de la
poésie courtoise : quoi de plus symbolique que des mots placés sur des choses. Ces
excursions symboliques visent selon nous à rendre viable cet amour qui sans elles ne serait
pas viable, c'est-à-dire entrainerait directement vers la mort.

1- Les codes de l'amour courtois

a) Juridictions de casuistique amoureuse


Lacan rappelle que c'est dans l'ouvrage d'André le Chapelain De arte amandi
(homonime de l'ouvrage d'Ovide) que sont retranscrites certaines des fameuses
Juridictions de casuistique amoureuse. Ce sont des textes de jugements portés par des
Dames. La plus célebre est Éléonore d'Aquitaine : « Il ne s'agit pas là de termes
approximatifs; il s'agit de termes extrêmement précis, ayant une connotation d'idéal à
poursuivre, de conduite typifiée. » Ces juridictions établissaient de veritables codes de
conduite de l'amour courtois. Des troubadours venaient présenter des cas qui leur posaient
question.
Le plus célèbre Verdict, daté de 1174, est émis par la cours d'amour présidée par
Marie de Champagne. Il est repris dans De arte amandi. C'est celui sur la distinction
Amour/Mariage qui est la clef de voûte de l'amour courtois : « il est donc juste de dire que
l'amour ne peux étendre ses droits entre époux »2. Mais gardons cette distinction pour notre
chapitre où il en sera question.3

Exemple des cours d'amour en Provence :


Ces cours d'amour ne semblent pas avoir été de simples lubies de Dames qui
s'ennuyaient. Elles avaient une vocation sociale d'édicter des règles à l'amour. « Il existait

1 Lacan J., Le Séminaire VII: L'éthique de la psychanalyse, op.cit., p.174


2 Lafont R., Prémices de l'Europe, Paris : Sulliver, 2007, p.177
3 Cf infra, p.208
109
quatre cours d'amour principales en Provence : Pierrefeu, Romani, Avignon et Signe, une
des plus nobles et des plus célèbres de Provence et dont invoquait les arrêts. (…) La noble
dame de Signe étendit partout la renommée de son code et le résuma en sentences courtes
et précises afin qu'elles puissent être retenues et obéies par les dames et les chevaliers ;
(...) voici au reste les maximes de ce code d'amour »1 :
« qui ne sait se taire, ne sait aimer »
« personne ne peut avoir deux amours sincères à la fois »
« l'amour n'a jamais logé dans la maison de l'avarice
« l'amour ne peut rester stationnaire, il doit toujours augmenter ou diminuer.
« la facilité de posséder tue l'amour, les difficultés l'augmentent.
« quand l'amour diminue, il finit bientôt et nécessairement ».

Ces cours d'amour prenaient pour modèle le débat juridique : des questions
proposées à la cours étaient donc discutées dans l’objectif de prononcer une sentence.
Comme le mentionne Capefigue, les dames pouvaient siéger « en pleine campagne sous le
pin ou l'olivier émaillés de roses odorantes. » A titre d'exemple de questions proposées au
verdict, en voici une issue du même ouvrage : « Un chevalier épris d'une dame dont il ne
pouvait vaincre les refus, lui envoya quelques présents, robe, bijoux, affiquets, oiselets de
proie, faucon, lévriers de chasse ; la dame accepta tout et ne donna rien : n'a-t-elle pas
forfait aux lois de l'amour ? » La cour prononça alors le verdict suivant : « il faut refuser
les dons d'amour ou accorder quelque chose. Nulle dame ne peut accepter des gages de
tendresse sans rendre de l'amour. »2

b) Les épreuves
Les épreuves sont des preuves de la fidélité de l'amant à la Dame. Ces épreuves ou
joutes sont la mise en scène de l'amour à mort : le chevalier doit être capable de se sacrifier
par amour. Le thème du deuil dans la poésie courtoise est d'ailleurs très présent : « C'est du
même système qu'il s'agit et ce système s'organise autour de thèmes divers, dont le premier
par exemple est celui du deuil, et même d'un deuil jusqu'à la mort par exemple. Le départ
ici, comme l'a exprimé l'un de ceux qui en Allemagne, au début du XIXe siècle ont mis en
évidence les caractéristiques de cet amour courtois, c'est d'être une scolastique de l'amour
malheureux.»3

1 Capefigue Baptiste-Honore-Raymond, Les cours d'amour, les comtesses et chatelaines de Provence, Paris :
Amyot, 1863, p.45
2 Ibid, p.48
3 Lacan J., Le séminaire VII : L'éthique de la psychanalyse, op. cit., p.175
110
Mais cet amour malheureux aboutit tout de même à une récompense dans les bras
de la Dame. L'amour courtois, malgre ses atermoiement, ses obstacles, n'en demeure pas
moins un chemin vers la récompense, «la délivrance» : «Il y a des termes définissant le
registre dans lequel sont obtenues ce qu'on peut appeler les valeurs de la Dame, ce que
représente telle ou telle norme sur lesquelles sont réglés les échanges entre les
partenaires, de cette sorte de rite singulier, la notion de récompense, de clémence, de
grâce, de Gnade, de félicité. »1
On peut même affirmer que sans doute l'épreuve suprême n'est pas tel ou tel combat
de chevalier mais bien ce «bundling» cité plus haut, qui est donc un combat du chevalier
contre son propore désir. Nous pouvons déjà nous avancer sur notre articulation clinique de
deuxième partie de these, dans laquelle nous verrons que ces épreuves de l'amour courtois
se retrouvent dans cette lutte du névrosé contre son propore désir : une lutte au coeur de la
clinique de la vie amoureuse la plus quotidienne.

2- L'amour c'est de la poésie : la poésie courtoise

« Tous les historiens sont univoques, cet amour courtois était en somme un exercice
poétique, une façon de jouer avec un certain nombre de thèmes idéalisant qui ne pouvaient
avoir, si l'on peut dire, aucun répondant concret réel à l'époque où il fonctionnait. »2 Lacan
replace l'amour courtois comme exercice poétique dans le contexte des mœurs de 'époque car
ceux-ci n’étaient pourtant pas des plus galants : la sexualité était plutôt à ciel ouvert : « à une
époque où, quand même, on baisait ferme et dru. Je veux dire où l'on n'en faisait pas mystère
et où on ne mâchait pas les mots. »3
Rappelons que si Lacan fait intervenir assez longuement l'amour courtois dans son
séminaire sur l’Éthique de la psychanalyse, c'est pour travailler le concept de la
Sublimation : « C'est bien pourquoi, pour aborder ces problèmes des rapports de l'art à la
sublimation, je vais partir de l'amour courtois, c'est-à-dire des textes qui en montrent
justement sous une forme spécialement exemplaire, le côté, si l'on peut dire, conventionnel,
au sens où le langage participe toujours de cette espèce d'artifice, par rapport à quoi que
ce soit d'intuitif, de substantiel et de vécu. »4 C'est dire si ce rapport entre l'amour et le
symbolique est parfaitement illustré par cette poésie courtoise.

1 Ibid.
2 Ibid., p.176
3 Ibid, mais version Afi, séance du 3 février 1960, p.207
4 Ibid., p.153
111
Les Troubadours en pays d’Oc, les Trouvères En Pays d’Oïl, chantent cet amour
courtois en décrivant les affres de la passion du Fol amor. Il y a au XIIème siècle toute une
érotique courtoise qui se développe en Occident. Parmi eux les plus célèbres sont le roman
de Tristan, les romans de la Table Ronde.
Ces poètes décrivent un « esbahissement » (forme d’extase) devant la
« semblance » du visage de la femme aimée ; et un état pseudo onirique qu'ils nomment la
Dorveille. « L’esbahissement » prive de la parole, une parole en défaut, une parole
impossible, uniquement articulables dans l’après-coup de l’extase.
« La dorveille » est un état qui nous évoque bien entendu le rêve éveillé décrit par Freud.
Le chevalier est dans cet état alors qu'il chemine sur son cheval : c'est à ce moment là qu'il
compose ses vers. On peut rapprocher la « dorveille » du sommeil, là où l’esbahissement
se rapproche plus de la catalepsie.
Un autre mot de l’érotique courtoise tente d'en épingler la caractéristique : le Joy.
Le Joy est la recherche de la sublimation du désir. C'est parce que l'amour courtois est
« amour de loin » que la poésie courtoise tourne autour de cet atermoiement qui enflamme
le désir et ceci jusqu'à la délivrance.
Lacan dira de la poésie, même si c'était au sujet de Dante et non pas des
troubadours que la poésie joue de « l'imaginairement symbolique ».1 La poésie courtoise a
pour fonction en effet selon nous de symboliser cet imaginaire narcissique de la passion.
C'est peut-être pour formaliser ceci que Lacan utilise la distinction signification / sens;
signification à l'endroit de l'amour alors que le désir a lui un sens : « Le désir a un sens,
mais l'amour tel que j'en ai déjà fait état dans mon séminaire sur l'Éthique, tel que l'amour
courtois le supporte, ça n'est qu'une signification. »2
Cette notion de l'amour comme signification est peut-être à mettre en lien avec la
fonction de la sublimation dans l'amour courtois : la sublimation est ce qui fait confiner la
courtoisie avec la poésie, c'est-à-dire avec l’œuvre d'art : « (…) une forme exemplaire, d'un
paradigme de la fonction de l'amour courtois en tant que forme exemplaire de sublimation
très proche de l'art, puisqu'en somme nous n'en avons des témoignages documentaires
qu'essentiellement par l'art, mais qui néanmoins a l'intérêt d'être quelque chose dont nous
sentons encore maintenant les retentissements éthiques. »3

1 Lacan J., Le Séminaire XXIV : L'insu que sait de l'une bévue s'aile à mourre, inédit, séance 9 du 15 mars
1977, version AFI p.108
2 Ibid., p.112
3 Lacan J., Le Séminaire VII : L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p.177
112
III- Que reste-t-il aujourd'hui de cette logique de l'amour courtois ?

Nous répondrons qu'il reste un enseignement sur les choses de l'amour. L'amour
courtois, dont la particularité réside dans cette relation si particuliere à l'objet «Dame», est
à prendre comme un élément clinique, voire psychopathologiue, qui nous enseigne sur
l'amour dit «normal». Nous verrons dans notre deuxieme partie que certains traits cliniques
de la vie amoureuse de patients contempotrains seront éclairés par cette logique.1
Mais si cette logique courtoise est toujours d'actualité, c'est aussi parce que cette
littérature a tout de même laissé des traces dans notre culture. Lacan fait remarquer à la fin
du Séminaire III que ce qu'il reste de figures de la Dame aujourd'hui ne se retrouve pas
forcément dans la vie quotidienne mais au cinéma : « La chose, si elle ne se passe plus
avec une belle ou avec une dame, se passe dans la relation du spectateur dans la salle
obscure avec une image qui est sur l'écran et avec laquelle tout le monde communique et
participe. »2
Mais même au-delà du cinéma, les traces sont dans notre inconscient, non pas un
inconscient collectif contre lequel Lacan nous met en garde mais un « inconscient
traditionnel véhiculé par toute une littérature, par une imagerie dans laquelle nous vivons
dans nos rapports avec la femme. »3
Selon Lacan, l'amour courtois n'a été pourtant qu'un méteore dans l'histoire : il n'y
a pas eu de synthèse après l'amour courtois : « L'amour courtois a brillé dans l'histoire
comme un météore et on a vu revenir ensuite tout le bric-à-brac d'une renaissance
prétendue des vieilleries antiques. »4
Toujours est-il qu'il est une autre forme d'amour qui a poussé l'amour courtois,
d'une part sur le plan historique mais aussi logique, c'est l'amour chrétien. « L'amour
courtois a été vidé de sa place, pour à la place du désir présider à l'ascension d'un amour
chrétien. De l'amour courtois à l'amour divin, le désir a été poussé ailleurs là où le Réel
lui-même est un moyen entre le Symbolique et l'Imaginaire. »5 Nous pouvons déjà citer la
place de la dame qui a été transposée à celle de la Vierge. Mais ce sera l'objet de notre
prochain chapitre dans une nouvelle partie concernant -toujours en suivant notre plan
Imaginaire/Symbolique/Réel/, cet amour qui prend non plus l'imaginaire comme moyen
mais le symbolique.

1 Cf infra, p.292
2 Lacan J., Le Séminaire III : Les Psychoses, op. cit., p.288
3 Lacan J., Le Séminaire VII : L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p.134
4 Lacan J., Encore, op. cit., séance du 13 mars 1973, p.79
5 Lacan J., Le Séminaire XXI : Les non dupes errent, op. cit., sénace 4 du 18 décembre 1973
113
Notons que c'est à la fin de ce séminaire VII, après avoir développé l'amour
courtois, que Lacan s’arrête sur le commandement divin de l'amour du prochain -pour le
critiquer dans la suite de Freud. Notamment lors de la séance 14 du 16 mars 1960. Cet
enchaînement nous semble tenir logiquement dans le cadre de ce que nous
proposons comme lecture de l'amour courtois qui tend vers le symbolique : car le
commandement de l'amour divin est pour Lacan l'expression d'un nouage de l'amour
qui prend le symbolique comme moyen.

Nous avons vu avec l'amour courtois que la place de l'objet d'amour est bien celle
d'un objet idéalisé à l'extrême. La nature narcissique de l'amour imaginaire donne à cet objet
la place de l'Idéal du moi. Mais avec l'étude par Lacan de cet forme d'amour, nous avons
rappelé que cet objet relève d' une sublimation à la dignité de la Chose. Voilà l'objet qui vient
répondre à la question que nous nous posions plus haut à propos d'un objet qui ferait retour
devant les yeux ébahis du sujet amoureux dans le coup de foudre ou dans le fantasme de la
passante. « C'est vraiment comme si je m'étais perdu et qu'on vînt me donner de mes
nouvelles » écrit Breton dans L'amour fou1. Quelque chose d'à tout jamais perdu (parce que
jamais possédé pourrions nous préciser) vient surgir devant l'amoureux qui a la certitude que
c'est de quelque chose de lui dont il s'agit. L'amour courtois nous enseigne sur cette part
imaginaire de tout amour qui croit voir en son objet (croyance qui peut virer à la certitude,
nous y reviendrons plus loin) une ombre portée de la Chose, objet mythique à la fois
fondateur et jamais possédé.
Enfin, toute la poésie courtoise nous enseigne sur le discours amoureux et
l'impossibilité à dire la portée de l'amour. Certains en font œuvre artistique, création
littéraire, dans un montage sinthomatique. D'autres seront en prise avec cet impossible à dire
l'amour ce qui les fera tourner autour de ce noyau de Réel de la Lalangue2.
Ce moulin de parole qui tourne autour d'un vide central sera aussi à l’œuvre dans la
cure : consacrons nous maintenant à l'étude du transfert et de l'amour de transfert que produit
ce dispositif.

1 Breton A., L'amour fou, Gallimard : Paris, 1937, p. 13


2 Cf. le chapitre 9 de ce travail.
114
Chapitre 3- Le transfert

« Et il nous faudra bien, cette année, articuler ce qui est là comme au pivot de tout ce qui
s’est institué de l’expérience analytique – l’amour » Lacan1
« La cellule analytique, même douillette, n’est rien de moins qu’un lit d’amour » Lacan2
« Au commencement de la psychanalyse est le transfert » Lacan3

Nous choisissons de traiter le transfert dans cette première partie de notre travail
qui s'attache à tracer les voies imaginaires- donc les plus larges, de l'amour. Freud a pris le
temps de découvrir et d’étudier le transfert. Nous verrons qu'il en a identifié les effets très
tôt dans sa pratique, dès la période dite pré-analytique. D'abord résistance puis ressort du
traitement, le transfert est chez Freud confiné à une réédition de la névrose infantile. Il en a
postulé le caractère d'amour véritable. Nous verrons qu'avec Lacan, le transfert acquiert le
statut d'un véritable nouvel amour qui se dégage de la seule répétition du passé. Mais la
grande avancée théorique sera de conceptualiser le transfert dans son rapport au savoir : il
est un amour qui s'adresse au savoir. Nous tacherons dans ce chapitre de montrer en quoi le
transfert nous enseigne une vérité sur l'amour mais aussi en quoi ce rapport de l'amour au
savoir se trouvait déjà présent dès la naissance de la psychanalyse.
L’intérêt de ce chapitre sera enfin de poser les bases théoriques, à partir du transfert,
qui nous permettront plus loin d'étayer notre hypothèse d'une distribution des différentes
psychopathologies de la vie amoureuse autour du rapport du sujet au savoir.

1 J. Lacan J., Le Séminaire : XX, Encore, séance du 16 janvier 1973, op. cit., p. 40
2 J. Lacan J., Le séminaire : VIII, Le transfert, op. cit., p. 24
3 J. Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », dans Autres écrits, Paris :
Seuil, 2001, p. 24
115
A- Le transfert chez Freud

I- Freud à la découverte de l'amour de transfert

Les risques du métier : "Être calomniés et roussis au feu de l'amour avec lequel nous opérons" 1

Le terme de transfert, übertragung, est introduit en 1895 dans les Études sur
l'hystérie. La première mention faite du rôle du transfert dans la cure est dans la
correspondance à Fliess : « je commence à comprendre que le caractère apparemment sans
fin de la cure est quelque chose de régulier et qui dépend du transfert ».2
Freud va conceptualiser l'amour de transfert comme à la fois ressort et résistance à
la cure. Cet amour qui surgit durant la cure a d'abord surpris Freud. Mais il l'a de suite
rattaché à l'inclination normale qu'a le patient pour son médecin. Il soulignera d'ailleurs
que cette inclination est pour beaucoup responsable de la réussite du traitement, de tout
traitement médical plus largement. Mais un autre facteur est aussi favorable à la réussite du
traitement ; c'est l'attente que le patient a à l'égard du médecin : Freud nomme cela l'attente
croyante.
Ces deux éléments, inclination et attente croyante, Freud ne les relie pas
directement ensemble... Mais si nous mettons ces deux éléments côte à côte, nous avons
explicitement ce que Lacan formalisera plus tard sur le rapport entre les savoirs et le
transfert dans la formalisation du « sujet supposé savoir » et le rapport entre l'amour au
savoir : « celui à qui je suppose un savoir : je l'aime »
Un autre élément est aussi souligné par Freud, c'est l'inclination du médecin pour le
patient qu'il ne nomme pas comme cela mais qu'il appelle « la bienveillante sympathie »,
ce qui fait que le médecin poursuit son travail malgré la fatigue et la pénibilité. Cette
incitation est ce que Lacan formalisera plus tard comme le « désir de l'analyste »,
soulignant que c'est lui qui donne le premier temps du transfert. Le lien entre le désir de
l'analyste et le supposé savoir réside dans antériorité, pour l'analyste, d'une position de
sujet du désir sur celle de supposé au savoir.
Nous avons donc là le temps inaugural du transfert, l'énamoration de transfert
pourrions nous dire. Ensuite, une fois le transfert installé (!), il est le support de ce qui sera
1 Freud S., Jung C.G., Correspondance, Paris : Gallimard, 1975, p.287
2 Freud S., Lettres à Fliess, Lettre 242 du 16 avril 1900, Paris : PUF, 2006, p. 517
116
analysable. C'est la première théorie freudienne « antéanalytique » du transfert comme
fausse connexion. C'est une fausse connexion entre un souvenir refoulé et un élément de
« l'ici et maintenant » de la séance qui sera souvent la personne du médecin ; c'est le temps
de transfert comme résistance, comme détour pour ne pas se souvenir; c'est le support d'un
savoir insu qui se met en acte dans la relation à l'analyste.
Encore le savoir qui pointe son nez ! Nous verrons qu'en effet le savoir se situe au
centre de la problématique transférentielle et amoureuse. La résistance dans la cure est un
refus de se souvenir. Au-delà du transfert, La fausse connexion ou la fausse association, ou
bien encore la mésalliance, est au cœur des processus psychiques secondaires : c'est ce qui
fera le lit des théories dynamiques freudiennes. Car le transfert est certes bien au cœur de
la cure, mais aussi au cœur de la théorie analytique (Lacan en fera un des quatre concepts
fondamentaux).

1- La fausse connexion et le refus de savoir

Nous allons tenter de montrer en quoi le transfert est, dès sa découverte et sa


formalisation dans les premiers textes freudiens, déjà lié à la notion de savoir. Le savoir est
ce qui, plus tard dans l'œuvre de Lacan, en lien intime avec l'amour et le transfert avec la
conceptualisation du « sujet supposé savoir » : « celui à qui je suppose un savoir, je
l'aime »1.

a) La fausse connexion
C'est dans l'exposé du cas de Emmy Von N... à l'occasion d'une longue note de bas
de page2 que Freud introduit ce que nous pouvons considérer comme étant la première
théorie du transfert : la fausse connexion.
Le matin du 15 mai 1889 Mme Emmy Von N... est agitée et dit à Freud être morte
de peur. Cela fait quinze jours qu'elle est en traitement entre les mains de Freud qui
applique avec elle pour la première fois la méthode cathartique de Breuer dont il dit ne pas
bien «en posséder le maniement ». Maniement est un signifiant sur lequel il est intéressant
de s'arrêter un instant : d'une part parce que Freud emploiera souvent maniement pour le
transfert mais aussi parce que le sens propre de manipuler s'avère tout à fait opportun pour
décrire la technique d'hypnose (« pour consolider l'effet de la suggestion, je lui passe

1 Lacan J., Le séminaire XX : Encore, op. cit., p.64


2 Freud S., Breuer J., (1895), Études sur l'hystérie, Paris : PUF., 1956, pp..51-54
117
plusieurs fois la main sur le front »1) et de massage que Freud emploi avec Emmy :
« j'ordonne des bains chauds et pratiquerai, deux fois par jour, des massages de tout le
corps »2. Mais aussi « en lui effleurant plusieurs fois épigastre, je supprime les
souffrances »3. Au-delà de la particularité de l'usage du toucher, du maniement dans cette
première cure, il est intéressant de noter que ce sont à ces moments charnels que la patiente
confèrera beaucoup de valeur, notamment dans le support qu'ils offrent au transfert. Pour
préciser ceci, voici par exemple ce que nous trouvons : « pendant le massage, elle déclare
se reprocher amèrement, en dépit de tout, d'avoir la veille trahi le Dr Breuer. »4 ou encore :
« elle m'avoue sa crainte de m'avoir offensé, hier pendant le massage, par une remarque
qui lui semble impolie »5. Ce sont dans ces moments où Freud la touche qu'elle se soucie
de la personne de son médecin, en craignant de l'offenser ou alors en évoquant ses
confrères ; nous dirons aujourd'hui qu'elle parle dans ces moments ou bien en lien avec ces
moments de son transfert sur Freud. Même plus en avant, et Freud ne semble pas le relever
l'adresse qui lui est faite, c'est autour de ces moment qu'elle met en acte ses affects : « elle
était navrée à cause de moi, d'avoir ainsi manifesté ce reste de poltronnerie »; Ou ailleurs,
alors qu'elle était encline à se reprocher la moindre petite chose, c'est sur les serviettes de
massage et le journal de Freud qu'elle se reproche : «de n'avoir pas posé à leur place les
serviettes pour le massage ni placé en évidence le journal que je devais lire pendant son
sommeil »6.
Freud, dans la dernière note de l'article ajoutée en 1924, précise : « je sais que nul
analyste ne lira cette histoire de malade sans un sourire de pitié »; Non sans savoir la
valeur inaugurale de ce cas, Freud choisit de le publier tel quel. Sans doute a -t-il vu après
coup que ce qu'il appellera plus tard l'amour de transfert était là naissant dans l'attente
d'Emmy de cette visite bi-quotidienne du jeune médecin viennois.
Cela fait donc quinze jours que Freud manie avec Emmy cette nouvelle technique
thérapeutique. Ce matin là, la patiente est agitée, anxieuse ; elle en donne la cause à Freud :
elle craint que l'ascenseur de la pension ne soit pas sûr or ses deux filles l'utilisent tous les
jours. Freud, connaissant le propriétaire de l'établissement qui fait valoir l'avantage d'un
ascenseur, ne croit pas en cette causalité. C'est donc sous hypnose que Freud demande à la
patiente la raison de son anxiété : elle lui rétorque qu'elle avait « eu peur de voir ses règles

1 Ibid., p.39
2 Ibid., p.37
3 Nous pouvons ajouter à cela l'expression « se remit entre mes mains » que Freud empoie pour dire que la
patiente repris son traitement un an plus tard (cf. Op. cit., p.60)
4 Ibid., p.42
5 Ibid., p.45
6 Ibid., p.50
118
revenir et empêcher les massages ». Le motif causal de cette anxiété matinale était donc en
lien direct avec le médecin : Freud s'arrête sur le mécanisme de fausse connexion mais pas
sur son adresse à lui, le médecin. Si Emmy était anxieuse ce matin là, c'est qu'elle a craint
de ne pas se faire masser par Freud !
C'est donc sur le mécanisme de cette fausse connexion que Freud s'arrête
longuement dans cette note de bas de page. D'une part parce qu'il lui confère le statut de
« fait psychologique » mais aussi la qualité de prototype.
« Il semble exister un besoin de procurer aux phénomènes psychiques dont on
devient conscient un lien causal avec d'autres éléments conscients » : Freud postule que la
patiente, ressentant cette anxiété, a choisi la première représentation angoissante qui s'offrit
à elle : « En se réveillant le matin, elle s'était sentie anxieuse, et pour donner un motif à ce
malaise, s'était jetée sur la première représentation angoissante venue »; en l'occurrence
l'éventualité d'une défaillance de l'ascenseur puisque la veille il avait fait l'objet d'un
entretien. « Une erreur de mémoire » permit donc à la patiente d'attacher la représentation
de l'ascenseur à l'affect d'angoisse.
Un deuxième exemple est donné dans cette note : Emmy est de mauvaise humeur et
les traitements médicaux sont sans effets. Freud prescrit lui tout de même des bains de
siège froids. Il fait exprès de ne pas être trop insistant pour qu'elle puisse, malgré la
crédulité habituelle avec laquelle elle applique les prescriptions, oser dire qu'elle ne croit
pas que les bains froids lui feront du bien, mais qu'elle va tout de même essayer car « soyez
sûr que je fais tout ce que vous me dites » précise-t-elle. Freud fait mine de renoncer aux
bains froids mais sous hypnose, lui suggère que cette prescription vient d'elle et lui donne
les arguments la justifiant. Le lendemain Emmy s'exécute et donne à Freud les arguments
qu'il lui a suggérés. Le jour suivant Emmy est encore de mauvaise humeur. Freud lui
demande pourquoi et elle lui répond que c'est à cause des bains froids. Il lui dit alors que
c'est elle qui les a voulus ! Alors, c'est là que sous hypnose, elle peut donner le vrai motif
de son humeur triste : elle est inquiète pour son frère qui vit à Saint-Domingue où une
révolution a éclaté.
Freud a voulu par ce montage délier la fausse connexion entre l'affect de tristesse et
les bains froids. Non sans savoir que l'humeur triste serait mise sur le compte de la dernière
recommandation médicale, il a fait en sorte-par suggestion hypnotique, qui ce soit la
patiente qui se les auto-prescrive. Le résultat n'étant pas là, elle peut alors se défaire de la
fausse association pour rechercher la vraie cause à sa tristesse.

119
• La fausse connexion affect/pensée dans « L'homme au rats »
Dans un article sur le mécanisme de la névrose obsessionnelle, Freud compare le
mécanisme de conversion hystérique à celui de substitution dans l'obsession. Le
mécanisme formant les obsessions prend appui sur des « fausses connexions » : « Lorsqu'il
n'existe pas, chez une personne prédisposée, cette aptitude à la conversion [...] l'affect
devenu libre s'attache à d'autres représentations, en elles mêmes non-inconciliables, qui,
par cette “fausse connexion” se transforment en représentations obsédantes. [...] La
représentation de l'action compulsive de l'enfance est substituée par une autre
représentation qui attire l'attention du sujet. »1
Ernst, l'homme aux rats, présente un tableau clinique d'inhibition intellectuelle, de
culpabilité et de reproches. Cet état s'est déclenché suite au décès d'une tante qui lui a
rappelé qu'à la mort de son père, un an et demi plus tôt, il n'a pas voulu y croire. Le patient
connait donc l'évènement de sa vie qui a déclenché ses troubles : c'est la mort de son père.
N'ayant pas voulu croire à cette mort et pleurer ainsi la perte de son père, Ernst s'en ferait
le reproche un an et demi après. Mais Freud considère que ces affects sont
disproportionnés et fait donc l'hypothèse d'une fausse connexion Affect/Pensée : il doit il y
avoir d'autres pensées qui étaient initialement liées à ces affects encore présents. Les
séances d'analyse pendant lesquelles il est question de son père permettent au patient
d'associer sur les signifiants de son histoire : il s'agit du choix d'une épouse. Depuis la mort
de son père, il est question de lui faire épouser une femme riche alors qu'il aime une fille
plus pauvre. Ce choix auquel il est confronté lui rappelle que son père eut le même à
effectuer : alors qu'il était amoureux de la fille d'un boucher, il a choisi d'épouser la fille
d'un riche industriel – la mère de Ernst, et ainsi de faire fortune. Ce qui inhibe Ernst est
donc le choix de contrarier ou pas son père en épousant l'une ou l'autre des filles.
Les symptômes obsessionnels ont donc été produits par cette logique que Freud
décrit par le terme de fausse connexion entre une pensée et un affect. Ici, fausse connexion
signifie donc « déplacement » entre une connexion latente et une connexion manifeste.
Notons qu'à la différence de l'hystérique, l'obsessionnel n'a pas refoulé l'évènement causal
(la mort du père) mais en a modifié les connexions affectives. La connexion en question est
donc secondaire à une déconnexion : celle de l'affect et de la représentation.

b) Le refus de savoir
Cette fausse connexion, Freud la relève initialement dans le cas de liaisons entre
deux « évènements conscients ». Il distingue deux conditions qui déclenchent la fausse

1 Freud S., Névrose, psychose et perversion, Paris : PUF., 1973, p.6


120
connexion : la méfiance et la « scission du conscient ». La méfiance est toujours présente
tandis que la scission du conscient est dissimulée pour deux raisons possibles : soit parce
que le sujet ne connaît jamais les causes réelles de son mal, soit parce qu'il refuse de
reconnaître la part de responsabilité dans ce mal. Plus tard en 1905, dans l’étude du cas de
Dora, Freud évoquera encore ce double aveuglement : « l'insincérité consciente »
consistant en un refus du patient de dire, de respecter la règle fondamentale, et une
« insincérité inconsciente »1. Ce que nous souhaitons souligner ici en choisissant cet angle
d'attaque de la fausse connexion, c'est que le lien entre le transfert et le savoir est déjà
présent.
A ce stade très précoce de la découverte de l'inconscient, Freud émet l'hypothèse
d'une « compulsion à l'association »2. C'est cette compulsion qui est aussi notamment à
l'œuvre dans la production onirique ce qui explique « les contradictions et l'absurdité des
rêves ».
Toujours dans cette note de bas de page, il évoque ce qui sera les bases de
développements ultérieurs sur le concept de « représentation », dans le postulat de
l'existence d'une dissociation entre « l'état d'âme » et le contenu d'un incident. Il cite le cas
de Mme Cécile M qui, ayant subi de nombreux traumatismes psychiques dans l'enfance,
subit, trente trois ans après, « la liquidation d'une vielle dette » sous forme de
réminiscences accompagnés de symptômes.
Plus tard, Freud conceptualisera plus précisément ce qu'il avait déjà repéré là : la
fausse connexion entre affect et pensée, opérante dans la logique de la névrose
obsessionnelle, notamment avec le cas de l'homme aux rats.

2- Le transfert comme fausse connexion

Ce que Freud a décrit comme fausse connexion est explicitement appliqué à la


relation médecin-patient dans le chapitre 4 des Études intitulé Psychothérapie de
l'hystérie3.

1 Freud S. (1905), Cinq psychanalyses, Paris: PUF, 1954, p.9


2 Freud S., Breuer J., (1895), Études sur l'hystérie, op. cit., p.53
3 Ibid., pp.206-247
121
a) Le sacrifice du patient doit être récompensé par des succédanés d'amour
C'est en traitant du sujet de la résistance que Freud s'arrête sur le « rôle
considérable que joue la personne du médecin ». Mais ce rôle n'est pas initialement
considéré par Freud dans la résistance même à l'œuvre dans l'amour de transfert dont il sera
question plus tard, mais dans l'aide à apporter au patient pour surmonter la puissance des
résistances. Quand le patient se trouve donc entravé dans sa parole par ces résistances –
Freud évoque ici les associations érotiques qu'une patiente pourrait ne pas s'autoriser à
dire, il doit alors faire « un sacrifice personnel » pour pouvoir continuer à parler. Et c'est en
récompense à ce sacrifice que le médecin doit, en quelque sorte, en faire un lui aussi, c'est-
à-dire payer de sa personne pourrions-nous dire. Voici le passage dans le texte : « (…) la
collaboration des patients devient un sacrifice personnel qu'il faut compenser par
quelques succédanés d'amour. » Ces succédanés sont pour Freud « les efforts du médecin,
son attitude de bienveillante patience ». Nous l'avons déjà souligné plus haut, Freud insiste
beaucoup sur cet élan du médecin vers le patient : le médecin doit avoir un « grand intérêt
pour les faits psychologiques » mais aussi « beaucoup de sympathie personnelle pour les
malades qu'il traite. » Donc un double intérêt est requis du médecin pour dépasser la
difficulté de sa tache : un intérêt pour son travail et pour son patient. Freud de rajouter :
« Je ne saurais m'imaginer étudiant dans le détail le mécanisme d'une hystérie chez un
sujet qui me semblerait méprisable et répugnant et qui, une fois mieux connu, s'avèrerait
incapable d'inspirer quelque sympathie humaine. » Il fait là la différence entre le
traitement psychique et le traitement somatique : « Je pourrais au contraire soigner
n'importe quel diabétique, n'importe quel rhumatisant, sans me soucier de sa
personnalité ».1 C'est donc tout cet intérêt du médecin pour son travail et son patient qui
constitue pour Freud « les succédanés d'amour » dont il convient de gratifier le patient
pour récompenser celui-ci de ses efforts.
Nous voyons là dans ces « succédanés » le prototype de ce que Lacan formalisera à
une autre époque avec le « désir de l'analyste » : dans le Séminaire XI, Lacan indique que
c’est la rencontre avec le désir de l’analyste qui produit le transfert : « C’est pourquoi,
derrière l’amour dit de transfert, (...) ce qu’il y a, c’est l’affirmation de ce lien, du désir de
l’analyste au désir du patient lui-même. »2 Mais nous y voyons aussi ce qui est de l'ordre
du transfert de l'analyste : ce qui a un temps été appelé « contre transfert » : en effet, ces
succédanés ne participent-ils pas aux préjugés de l'analyste qui définissent chez Lacan le

1 Ibid., p.213
2 Lacan J., Le séminaire XI : les quatre concepts..., op. cit., p.229
122
contre-transfert : « le contre-transfert n’est rien d’autre que la fonction de l’ego de
l’analyste, ce que j’ai appelé la somme des préjugés de l’analyste »1.
L'influence du médecin est mise par Freud à une place primordiale dans le
traitement : « il semble même que cette influence exercée par le médecin soit la condition
même de la solution du problème ». Mais cette influence peut aussi servir la résistance à la
résolution du problème : Là où nous avons vu que l'amour du médecin pour le patient va
servir la cure, que les difficultés rencontrées par le patient vont être surmontées car le
médecin donne de son amour, cette relation peut se renverser.

b) Le transfert résistance
Ce qui peut servir la résistance, Freud nous le livre quelques lignes après avoir
mentionné les succédanés d'amour. Il décrit trois cas dans lesquels la relation de confiance
au médecin peut-être entravée.
Le premier est le cas où le patient a un grief personnel contre le médecin : c'est pour
Freud le cas de figure le moins grave car il suffit de s’expliquer pour lever l'obstacle.
Le second cas est celui de crainte d'un attachement excessif au médecin : « quand
la malade est saisie d'une crainte de trop s'attacher à son médecin, de perdre à l'égard de
celui-ci son indépendance et même d'être sexuellement asservie à lui »2. C'est donc le cas
où la patiente craint de tomber amoureuse du médecin... et Freud de rajouter que cet
obstacle n'est pas insurmontable car « [sa] raison tient à la nature même du traitement ».
Le traitement que Freud est alors en train de créer en prenant appuis sur les méthodes de
confrères3, produit un attachement à la personne du médecin qui a des caractéristiques de
l'état amoureux : perte d'indépendance, sujétion, désir sexuel... Mais Freud ne développe
pas plus que cela dans ce texte en quoi le dispositif crée cet obstacle.
Un troisième cas est celui « quand la malade craint de reporter sur la personne du
médecin les représentations pénibles liées au contenu de l'analyse ». C'est ici que Freud
emploiera pour la première fois le mot de Transfert défini ici comme le résultat d'une
Fausse association (falsche Verknüpfung) se manifestant par le report sur la personne du
médecin de représentations que l'analyse a convoquées.
Freud donne l'exemple du « baiser soustrait»4 :
Chez l'une de mes patientes, un certain symptôme hystérique tirait
son origine du désir éprouvé longtemps auparavant mais aussitôt
rejeté dans l'inconscient de voir l'homme avec qui elle avait alors
1 Lacan J. (1954), Le séminaire III : Les psychoses, op. cit., séance du 20 janvier 1954, p.31 ;
2 Freud S., Breuer J, (1895), Études sur l'hystérie, op. cit., p.245
3 Freud nous rappelle plus haut que sa méthode combine la méthode cathartique de Breuer à la cure de repos
de Weir-Mitchell (op. cit., p. 215)
4 Aufdrângen : qui peut être aussi traduit par « imposé »
123
conversé, la serrer affectueusement dans ses bras et lui soustraire
un baiser. Or il advint qu'à la fin d'une séance un tel désir surgit à
l'égard de ma personne ; elle en est épouvantée, passe une nuit
blanche et à la séance suivante, où elle ne refusa pourtant pas de
se laisser traiter, le procédé reste entièrement inopérant.1

Et Freud d'analyser cette fausse association : « le contenu du désir avait surgit dans
le conscient » mais sans le souvenir des circonstances dans lesquelles ce désir était né.
C'est par ce que Freud décrit comme une « compulsion à l'association » que le contenu du
désir vécu dans le passé s'est lié à la personne présente dans les préoccupations de la
patiente à ce moment là, soit Freud.
La résistance prend donc appui sur le présent dans le hic et nunc de la séance; Freud
en donne un autre exemple dans lequel son procédé de pression ne fonctionnait pas. Il
pressentit que c'était sa personne qui devait être l'obstacle : il fit donc une pression sur la
tête de la patiente en lui demandant de dire quel était l'obstacle ; elle lui répondit « je vous
vois là assis sur cette chaise, c'est idiot »2. La nature de l'obstacle était donc révélée à la
patiente.
Lacan, dans son premier séminaire public, rendra compte de cette résistance qui
prend pour effigie la présence de l'analyste : « le sujet s'interrompt et est capable dans
certains cas de manifester, de formuler en paroles, comme quelque chose qui peut être
ceci : "Je réalise, dit-il, soudain, à ce moment, le fait de votre présence". »3 Tout se passe
comme si, à un moment donné de son récit, de ses associations, le patient s'arrêtait,
refusant ainsi la règle fondamentale de la libre association, pour revenir dans la situation
présente du cabinet, réalisant la présence de l'analyste. Ce phénomène clinique est une
illustration nette de transfert au service de la résistance. Là l'analyste n'est pas pris pour un
autre, il n'y a pas de «déplacement» mais une incarnation réelle de ce qui fait obstacle. Le
dispositif du divan avec l'analyste hors de la vue du patient permet de repousser cet
obstacle à la parole.
Devant des résistances, Freud nous avoue s'être au début fatigué à rendre conscient
l'obstacle avant de s'apercevoir que ce n'était pas un travail supplémentaire mais que ce
transfert pouvait au contraire servir la cure : « il importait peu qu'en me révélant, dans
cette partie de mon travail, le rejet psychique, elle le situât dans un passé historique ou
dans le présent et, dans ce dernier cas en m'y impliquant »4.

1 Freud S., Breuer J, (1895), Études sur l'hystérie, op. cit., p. 245.
2 Ibid., p. 246
3 Lacan J., Le Séminaire I : les écrits techniques de freud, op. cit., p. 53
4 Freud S., Breuer J, (1895), Études sur l'hystérie, op. cit., p. 246
124
Ce transfert sur la personne du médecin, Freud en minimise la portée de résistance
puisque, écrit-il dans les dernières lignes des Études, « il s'agissait d'une pulsion et d'une
erreur que la fin d'analyse dissiperait ». Et de rajouter que s'il ne faisait pas comprendre
cela au patient, il ne ferait que «remplacer un symptôme hystérique spontanément apparu
par un autre plus léger il est vrai.»1 Merveilleuses formulations de ce qui deviendra «la
névrose de transfert», «la liquidation du transfert».
Nous proposons de nous arrêter un instant sur un point que cette conception du
transfert comme déplacement de l'objet implique, ce qui nous ouvrira d'autres questions sur
le chemin de la clinique de la vie amoureuse. Le fait qu'un affect puisse se déplacer sur un
objet (le médecin) implique qu'il y avait initialement un autre objet auquel cet affect était
lié; Cette conception ne donne pas beaucoup de valeur à l'objet. Tout se passe comme si,
pour servir la résistance, il vaut mieux céder sur l'objet. Est-ce que la substitution d'objet
rabaisse l'objet initial? En d'autres termes, est-ce que l'objet 2 vaut-il mieux que l'objet 1?
Nous pressentons que cette manière de poser le problème est insatisfaisante. Car si cet
objet 2 est choisi, ce n'est pas pour lui (ce sera l'enseignement de Freud aux jeunes
analystes dans le texte de 1915 : ne pensez pas que c'est pour votre valeur que l'amour de
transfert s'exprime2). Ce qui a été à l'initiative du déplacement, de la dés-alliance on
pourrait dire, c'est que la liaison affect -représentation résiste à advenir à la conscience.
C'est une motion qui doit rester dans l'inconscient et qui se contente du compromis. Mais
cet inconnu qui reste à découvrir, est un savoir insu; Un objet 1 pour reprendre notre
exemplification. Il y a là, derrière le déplacement, la mésalliance, le transfert, un savoir
dont le sujet ne veut rien savoir. Nous voulons pointer là la présence de ce lien étroit que
nous développerons plus loin entre le transfert, l'amour et le savoir.
Nous allons poursuivre maintenant sur cette voie de la découverte du transfert dans
cette période freudienne dite « pré-analytique » avec l'étude d'un texte précédant de cinq
ans les Études. Nous y verrons que la relation du patient au médecin est précédée d'une
attente croyante, que ce patient à une tendance à l'inclination pour la personne qui le soigne
et là aussi que le médecin doit lui aussi prendre garde à ne pas se laisser aller au-delà d'une
sympathique bienveillance nécessaire.

1 Ibid.
2 Freud S. (1915) Observations sur l'amour de transfert, in La technique psychanalytique, Paris : PUF, 1953
125
3- La magie du mot et l'attente croyante

Dans Traitement psychique (ou traitement d'âme)1, texte de 1890, c’est à dire de la
période dite pré-analytique, Freud mentionne déjà l'inclination (Zuneigung) que le médecin
éveille chez le malade. Mais arrêtons nous d'abord sur le contexte de cet article.
Ce texte est un article que Freud a rédigé pour une encyclopédie de vulgarisation
médicale intitulée La santé. On apprend dans la note de bas de page qui accompagne la
traduction française dans le premier volume de Résultats, Idées, Problèmes, que l'on a
longtemps cru que ce texte datait de 1905, soit de la troisième édition de l'ouvrage médical.
Cette erreur de datation se trouvera même dans les GW et la Standart Édition jusqu'à ce
qu'elle soit rectifiée en 19662. Mais des travaux très récents de Gerhard Fichtner3
permettent de dater le texte entre 1895 et 1897, soit après les Études sur l'hystérie.
Le titre même de l'article nous intéresse particulièrement pour notre recherche car il
va relier le transfert et l'amour par l'intermédiaire de l'âme. C'est-à-dire qu'à partir de ce
texte nous pouvons survoler trois quarts de siècle dans l'histoire de la psychanalyse sur le
sujet de l'amour et du transfert.
Le titre choisi par Freud est exactement : Traitement psychique suivi entre
parenthèse de Traitement d'âme. Traitement psychique est la traduction de «Psychische
behandlung» et « traitement d'âme » traduction de « Seelbehandlung ». Les traducteurs ont
fait le choix dans le corps du texte d'utiliser « psychique » à la place « d'âme » pour ne pas
alimenter la confusion possible entre « traitement par l'âme » et « traitement de l'âme ».
Freud s'appuie sur le terme de Psyché pour affirmer que le traitement psychique est le
traitement d'âme.
Freud dit que le traitement « prend origine dans l'âme » (behandlung von der Seele
aus) ; et l'outil qui prend son origine dans l'âme est le mot. Il devance ici la critique qui
peut lui être faite : on pourrait qualifier ce traitement de « magique ». Freud accepte cette
idée en arguant que les mots ont eu d'antan une force magique que la science tendra à leur
restituer : « les mots de nos discours quotidiens ne sont rien d'autre que magie
décolorée. »4

1 Freud S. (1890), « Traitement psychique (traitement d’âme) », trad. M. Borch-Jacobsen, P. KŒppel, F.


Scherrer, in Résultats, idées, problèmes, I, Paris : PUF, 1984
2 Assoun P.-L., Dictionnaire des Œuvres psychanalytique, Paris : PUF, 2009. Il nous précise que nous devons
cette rectification au Pr S. Rozensweig de la Washington University de St Louis.
3 Fichtner Gerhard, Du « traitement psychique » à la psychanalyse. À propos de l’erreur de datation de l’un
des premiers textes de Freud et d’un ajout à celui-ci jusque-là négligé, in Revue française de psychanalyse,
74, Paris : Puf, 2010
4 Freud S. (1890), Traitement psychique, in Résultats, idées, problèmes 1, Paris : Puf, 1984, p. 2
126
De cette magie, Lacan en dira un mot en 1957 lors d'une interview à l'Express : « Il
ne faut pas voir en l’analyste un « ingénieur des âmes » ; ce n’est pas un physicien, il ne
procède pas en établissant des relations de cause à effet : sa science est une lecture, une
lecture du sens. Sans doute est-ce pourquoi, sans bien savoir ce qui se cache derrière les
portes de son cabinet, on a tendance à le prendre pour un sorcier, et même un peu plus
grand que les autres. »1 Mais de cette magie des mots, Lacan en fera bien plus qu'une
allusion puisque ce sera le fondement même de son apport à la psychanalyse : l'inconscient
structuré comme un langage. Tout ce qui touche à la linguistique est, comme aime à le dire
Lacan, « dans la pièce d'à côté. »2
Freud insiste ici sur ce qu'il nomme « l'attente croyante » du patient à l'égard du
médecin. C'est cette attente qui explique les guérisons dites miraculeuses chez les
guérisseurs et autres thérapeutes naturels. L'effet thérapeutique dépend de deux facteurs ici
distingués : l'attente croyante qui mesure l'aspiration à la guérison et le pouvoir que le
patient attribue au médecin ; dans ce pouvoir supposé, Freud y inclus « l'inclination
purement humaine que le médecin éveille »3 chez le patient.
Freud nous rappelle que ce facteur favorable à la thérapie est bien le plus ancien : il
existait d'ailleurs bien avant la naissance de la médecine : il était alors l'apanage des
prêtres. La figure du médecin est en effet une déclinaison de la figure du prêtre. Le
magicien rejoint ici le médecin sur un point que Freud a le génie de distinguer : « la magie
du mot ».
Précédant de vingt-cinq ans le texte des Écrits techniques sur l'amour de transfert,
Freud met en garde ici les médecins des sentiments pouvant surgir au cours du traitement.
En effet, relevant déjà l'importance du facteur relationnel dans le traitement psychique,
Freud met en garde contre les sentiments tendres que le médecin pourrait avoir à l'égard de
son patient : « le médecin se doit de bannir toutes le relations avec le malade qui sont liées
à des sentiments tendres. »4

4- L'amour dans la cure : de la cause au moyen

L'amour s'invite dans la cure, certes mais en est souvent aussi la porte d'entrée.
Combien de patients viennent chez l'analyste dans les suites de déboires amoureux, de

1 Entretien avec Madeleine Chapsal paru dans L’express du 31 mai 1957, n° 310, puis édité dans Chapsal
Madeleine, Envoyez la petite musique, Paris : Grasset, 1984
2 Ibid.
3 Freud S., Traitement psychique, op. cit., p. 11
4 Ibid., p. 13
127
ruptures : « Puisqu’en fin de compte, quand on voit quelqu’un sur le divan, de quoi est-ce
qu’il vous parle ? Non seulement de quelle peine il a bien souvent, comme ça, à faire
l’amour, mais de quelle peine il a à savoir en fin de compte qui il aime. »1
Comme si les sujets venaient chercher chez l'analyste un savoir sur l'amour :
« comment la garder ? Pourquoi n'est-elle pas restée ? Comment la faire revenir ? Pourquoi
je n'arrive donc pas à l'oublier ? » Etc. Il est intéressant de noter que le thème de ce savoir
supposé au thérapeute, de cette « attente croyante » sur les choses de l'amour, se retrouvera
au cœur même du transfert et donc de la cure proprement dite. Il y a un changement de
place logique de l'amour dans ce trajet particulier : Quand l'amour est l'une des causes
particulière d'entrée dans la cure, quand cette attente croyante a pour objet même l'amour,
et qu'on le retrouve plus tard comme moyen, et bien cette trajectoire n'est pas sans rappeler
ce que Stendhal épingle de la nature de l'amour : « l'amour est la seule passion qui se paie
d'une monnaie qu'elle se fabrique elle-même. »2

Perturbation du lien causal


La fausse association ou connexion viendrait de cette compulsion à associer qui, du
coup, détourne le lien causal inaugural pour en recréer un nouveau. On peut dire que la
causalité est mise à mal mais qu'elle n'en demeure pas moins une vérité dite par le sujet.
Freud est loin de dire que la patiente dit n'importe quoi : il évoque même un
« enchaînement logique des faits »3. Monique Schneider dans un article intitulé « Amour,
fausse liaison et passion de la causalité. »4
« Fausses connexions », « mésalliance », « faux rapport » voilà comment Freud
interprète cette première rencontre de l'amour de transfert : « parce que c'était elle, parce
que ce n'était pas lui » pourrions nous dire pour détourner Montaigne5. Nous verrons plus
loin que c'est une caractéristique que l'on retrouve à différents niveaux de la clinique de la
vie amoureuse. Il est notable que dans la note de la page 52 des Études consacrée aux
fausses connexions que nous avons commentées plus haut, il n'était pas question de
transfert. « La fausse connexion » est un phénomène psychique que Freud a repéré et qui
s'adapte à l'explication du transfert. Mais nous pouvons constater que par là, la
responsabilité du médecin n'est pas impliquée -sauf d'être là au moment de la résurgence
du désir, mais pas plus que cela. Ce que nous voulons montrer ici, c'est que pourtant, dans
1 Lacan J., le 30 mars 1974, Alla Scuola Freudiana, in Lacan in Italia 1953-1978, Milan : La Salamandra,
1978, pp. 104-147.
2 Stendhal, De l'amour
3 Freud S. Breuer J, (1895), Études sur l’hystérie, op. cit., p. 246
4 Schneider M., Amour, «fausse liaison » et passion de la causalité, in RFP, Paris : 1991, pp.145-160
5Montaigne au sujet de son amitié pour La Boetie : « parce que c'était lui, parce que c'était moi », in Essais,
livre Ier, chapitre XXVII
128
le récit même de Freud, on peut lire à la lumière après-coup des développements ultérieurs
sur le transfert mais surtout du « désir de l'analyste » tel que Lacan l'a situé, que le médecin
est un acteur, voire un instigateur de cette scène où se rejoue des amours passés.

Nous sommes donc partis de cette attente croyante du patient de Freud de 1890,
attente qui fait le lit d'une possibilité de guérison, au transfert chez le Freud de cette même
époque. Transfert qui, ici, sert donc la thérapie : mais Freud met déjà en garde les
médecins de se laisser aller à des comportements tendres même s'il a éveillé chez le patient
une inclination. Lacan nous montre bien plus tard que cette inclination, ce transfert, cette
« attente croyante » peut émerger de la simple règle fondamentale qui le positionne, lui le
médecin, en sujet supposé savoir. De là, le transfert, donc l'amour s'invite dans la relation.
Suivons maintenant Freud dans ce qu'il va proposer comme maniement de ce transfert.

II- Le maniement de l'amour de transfert

« Nous contraignons le patient à renoncer à ses résistances par l’amour pour nous ; nos
traitements sont des traitements par l’amour »Freud1.

1- L'amour est un des risques du métier

C'est dans sa correspondance à Jung, que Freud formule que l'amour est un des
risques du métier : « être calomnié et roussis au feu de l'amour avec lequel nous
opérons. »2 Ce rappel n'est pas anodin quand on se penche sur la relation que Jung a
entretenue avec cette jeune patiente russe en 1909. Dans un ouvrage sur la relation de Jung
à Freud, Trois figures de la passion3, Nicole Kress-Rosen nous rappelle l'histoire d'amour
entre Karl-Gustav Jung et Sabrina Spielrein révélée par leur correspondance mise en jour
en 1977. Freud avouera à son correspondant que lui même n'a jamais succombé à cet
amour bien qu'il en ait été « plusieurs fois très près et a eu une narow escape. »4
Selon Conrad Stein5, l'article sur l'amour de transfert publié en 1915 sera d'ailleurs
un avertissement aux jeunes médecins basé sur cette expérience de Jung mais aussi sur
celle de Ferenczi avec Elma Palos. Freud y emploie à cet endroit un ton plutôt léger en
1 Freud S., Les premiers psychanalystes, Minutes de la société psychanalytique de Vienne, Paris : Gallimard,
1976, p.287
2 S. Freud, C.G. Jung, Correspondance I, Paris :Gallimard, 1975, p.287, 134F
3 Kress-Rosen Nicole, Trois figures de la passion, Paris : Arcanes, 1994
4 S. Freud, C.G. Jung, Correspondance, op. cit., p309, 327
5 Stein C., « Nouvelles observations sur l'amour de transfert » in Études freudiennes, Paris, 1992 cité par
Gori Roland, Logique des passions, op; cit., p.55
129
utilisant un Witz pour épingler plutôt la capacité de séduction des patientes que la légèreté
des analystes : il s'agit de la blague du prêtre appelé pour l’extrême onction d'un mourant
athée et agent d'assurance : non seulement le prêtre n'aura pas obtenu la conversion de
l'homme mais se sera laissé vendre un contrat d'assurance1 !
Nous citons ce cas d'amour entre un médecin et sa patiente non pas pour le
développer ici mais pour nous amener vers celui qui fut fondateur de la pratique
analytique. Car nous pouvons faire remonter le premier cas de « prise de risque » dans le
métier d'analyste, à Anna O.
Anna O, Bertha Pappenheim, est en thérapie avec Breuer entre 1880 et 1882. Nous
sommes à l'époque ante-analytique : Breuer utilise ici sa méthode cathartique que la
patiente, anglophone, qualifia de « Talking cure » et aussi de « chimney sweeping »
(ramonage).
Nous ne reviendrons pas sur ce cas clinique et sur tout l'enseignement que Breuer et
Freud en ont tiré quant à l'étude de l'hystérie. Nous nous attacherons à noter un point
fondamental pour ce qui nous concerne ici : dans le transfert entre Breuer et Anna O, le
sexuel s'est manifesté en première intention du côté du psychanalyste : c'est Breuer qui
donne une teinte sexuelle à la relation qu'il entretient avec sa patiente.
Freud, plus tard dans la première des cinq leçons de psychanalyse prononcées en
2
1904, revenant sur Anna O et Breuer parlera de « La façon aimante (liebevolle) » avec
laquelle Breuer observa sa patiente. « Libevolle » est pourtant traduit par « façon
sympathique » par Yves Le Lay dans l'édition chez Payot... Liebevolle est pour nous un
mot très précieux : il renverse l'idée défendue dans les Études selon laquelle le transfert
provient initialement des patientes traitées : « la façon aimante » avec laquelle le médecin
aborde la patiente est ici instigatrice du transfert. Cette conception du transfert comme
étant le transfert de l'analyste est donc très précoce dans le chemin de la découverte
freudienne.
Quand Breuer décide de mettre un terme à la cure d' Anna O. , elle se met à
manifester une grossesse nerveuse. La question se pose alors de savoir si ce désir d'enfant
est du côté de Breuer ou d'Anna … Car dès que la thérapie sera interrompue, Breuer fait un
enfant à sa femme. Expression dans la réalité de la logique du désir : « le désir est le désir
de l'autre » : Anna développe le symptôme d'une grossesse nerveuse là où Breuer désire
avoir un enfant. Voici ce qu'en dit Lacan dans le Séminaire XI :
Or, ce désir, quel est-il ? Pensez-vous que c’est là que je désigne
l’instance du transfert ? Oui et non.

1 Freud S. (1915), Observation sur l'amour de transfert, op. cit., p.123


2 Freud S, (1904) Cinq leçons sur la psychanalyse, Paris : Payot, 1924, 1966, p.13
130
Il s’agit de savoir comment je vais l’entendre et vous verrez que la
chose ne va pas toute seule si je vous dis que le désir dont il s’agit,
c’est le désir de l’analyste.
(…)
Anna O., vous le savez, c’est à son propos qu’on a découvert le
transfert.
(...) Plus Anna en donnait de signifiants, et de jaspinage, mieux
ça allait. C’était le cheminey-cure, le ramonage.
(...)
Pas de sexualité, ni au microscope ni à la longue vue. L’entrée de
la sexualité, elle se fait tout de même par Breuer. Il commence
quand même à lui revenir quelque chose, c’est peut-être d’abord
de chez lui que ça lui revient : « Tu t’en occupes un peu beaucoup
». Là-dessus, le cher homme alarmé, et bon époux au reste, trouve
qu’en effet, ça suffit comme ça.
(…) pourquoi est-ce que la grossesse de Bertha, nous ne la
considérerions pas plutôt, selon ma formule « que le désir de
l’homme, c’est le désir de l’Autre », comme la manifestation du
désir de Breuer ? Pourquoi est-ce que vous n’iriez pas jusqu’à
penser que c’était Breuer qui avait un désir d’enfant. Et je vous en
donnerai un commencement de preuve, c’est que Breuer, partant
en Italie avec sa femme, s’empresse de lui faire un enfant.
(…)
Laissons de côté ce que nous pouvons penser en effet d’un désir
auquel même cette issue n’est point indifférente. Mais observons
ce que fait Freud en disant à Breuer : « Mais quoi! Quelle affaire!
Le transfert, c’est la spontanéité de l’inconscient de ladite Bertha.
Ça n’est pas le tien, ton désir », lui dit—il. Je ne sais pas s’ils se
tutoyaient, mais c’est probable. « C’est le désir de l’Autre ». En
quoi je considère que Freud traite Breuer comme un hystérique,
car il lui dit, « ton désir, c’est le désir de l’Autre ».

La grossesse nerveuse d'Anna O. est le désir de Breuer : voilà les coordonnées


lacaniennes du transfert qui sont posées. Nous y reviendrons plus loin. Mais cette capacité
du patient à transférer sur la personne du médecin des affects tendres a interrogé Freud sur
ce besoin d'amour des patients.

« Le besoin en amour »
Si le patient transfère sur le médecin, c’est que « son besoin en amour n’est pas
entièrement satisfait dans la réalité »1 : Quand en 1912 Freud évoque un « besoin d'aimer »
chez le patient qui ne serait pas satisfait dans la réalité, ce n'est pas la seule fois qu'il le fait.
Dans un texte publié deux ans plus tard, pour justifier que bien d'autres avant lui avaient
repéré que le facteur sexuel n'était pas étranger à la névrose, il nous livre les paroles de ses
maîtres entendues alors qu'il était jeune médecin :

« Jeune médecin des hôpitaux, j’accompagnais un jour Breuer


dans une promenade à travers la ville, lorsqu’il fut abordé par un

1 Freud S. (1912), Sur la dynamique du transfert, in La technique psychanalytique, op. cit., p.51
131
monsieur qui demanda instamment à lui parler. Je restai en
arrière, et lorsque Breuer, la conversation terminée, vint une
rejoindre, il m’apprit, dans sa manière amicalement instructive,
que c’était le mari d’une malade qui venait de lui donner des
nouvelles de celle-ci. La femme, ajouta-t-il, se comportait en
société d’une manière tellement singulière qu’on avait jugé utile,
la considérant comme nerveuse, de la confier à ses soins. Il s ’agit
toujours de secrets d’alcôve, fit-il en manière de conclusion.
Étonné, je lui demandai ce qu’il voulait dire ; il m’expliqua alors
de quoi il s’agissait au juste, en remplaçant le mot «alcôve » par
les mots « lit conjugal », et en disant ne pas comprendre pourquoi
la chose me paraissait si inouïe.
Quelques années plus tard, j’assistais à une réception de Charcot.
Je me trouvais tout près du vénéré maître qui, justement, était en
train de raconter à Brouardel un fait, sans doute très intéressant,
de sa pratique. Je n’avais pas bien entendu le commencement,
mais peu à peu le récit m ’avait intéressé au point que j ’étais
devenu tout attention. Il s’agissait d’un jeune couple de lointains
orientaux : la femme souffrait gravement, le mari était impuissant
ou tout à fait maladroit. «Essayez donc, entendais-je Charcot
répéter, je vous assure, vous y arriverez. » Brouardel, qui parlait
moins haut, dut exprimer son étonnement que des symptômes
comme ceux de la femme en question pussent se produire dans des
circonstances pareilles. En effet, Charcot lui répliqua avec
beaucoup de vivacité : « Mais, dans des cas pareils, c ’est toujours
la chose génitale, toujours... toujours... toujours. » Et ce disant il
croisa les bras sur sa poitrine et se mit à sautiller avec sa vivacité
habituelle. Je me rappelle être resté stupéfait pendant quelques
instants et, revenu à moi, m ’être posé la question : « Puisqu’il le
sait, pourquoi ne le dit-il jamais ? »1

Dans ces lignes, Freud veut donc justifier que le sexuel est au cœur des troubles
névrotique : mais les exemples de maris impuissants suggèrent que ces dames devaient être
frustrées dans leur satisfaction sexuelle ce qui ferait le lit d'un besoin d'amour, les rendant
donc avides de traitement....
Mais pour le moment continuons de reprendre le fil de la découverte de l'amour de
transfert par Freud en nous arrêtant sur l'exposé du cas de Dora.

2- Le transfert dans la cure de Dora : de la Mésalliance à la répétition en acte

Dans la présentation du cas de Dora, Freud développe précisément une étude de ce


qu'il nomme soit Le transfert, soit Les transferts.
Le transfert est considéré d'abord par Freud comme résistance, comme entrave au
traitement : « Les symptômes ne disparaissent pas pendant le travail, mais quelque temps
1 Freud S. (1914), Contribution à l’histoire du mouvement psychanalytique, in Cinq leçons de
psychanalyse, op. cit., p. 80
132
après, lorsque les rapports avec le médecin sont rompus. Le retard apporté à la guérison
ou l'amélioration n'est en réalité dû qu'à la personne du médecin. »1 Il faut ajouter à cela
que, bien que de nouveaux symptômes n’apparaissent pas pendant la cure, Freud nomme
« Les transferts » ces états psychiques particuliers qui iront à l'encontre de la guérison.
Lacan en 1951, dans son Intervention sur le transfert, prononcée au congrès dit des
psychanalystes de langue romane, appuie son argumentation sur le cas de Dora : « Je
fonderai ma démonstration sur le cas de Dora, pour ce qu'il représente dans l'expérience
encore neuve du transfert, le premier où Freud reconnaît que l'analyste y a sa part. (…)
Or c'est la première fois que Freud donne : le concept de l'obstacle sur lequel est venu se
briser l'analyse, sous le terme de transfert. »2
Les premières traces écrites de la prise en compte du transfert comme faisant partie
intégrante de la cure se retrouvent en effet dans le cas Dora. Le cas est publié en 1905 mais
nous savons que la cure de Dora s'est déroulée en 1899. Freud met sur le compte d'un
défaut d'interprétation du transfert l'interruption de la cure. Et même « Après l'échec du
traitement il persiste à rêver d'une « victoire de l'amour.»3
Pour expliquer les raisons de l'interruption de la cure par la patiente, Freud fait
l’hypothèse d'un transfert de la relation de Dora à M.K sur sa personne : « Ainsi je fus
surpris par le transfert et c'est à cause de facteur inconnu par lequel je lui rappelais
M.K..., qu'elle se vengea de moi, comme elle voulait se venger de lui ; et elle m'abandonna
comme elle se croyait trompée et abandonnée par lui ; »4
Par là, Dora met en acte cette rupture avec M.K; ce qui permet à Freud de postuler
le transfert comme un mise en acte : « Ainsi elle mit en action une importante partie de ses
souvenirs et de ses fantasmes au lieu de la reproduire dans la cure. »5 C'est ce qu'il
formulera plus tard en précisant que « Nul ne peut être tué "in abstentia" ou "in effigia".» 6 :
il faut bien que quelq'un, ici le medecin, vienne incarner le support des motions à travailler
en analyse; ainsi la personne de l'analyste sera responsable de tous les maux dont soufffre
le patient : ce qui a pour le moins le mérite de permettre d'identifier ces maux. C'est ce que
Freud, dans le texte de 1914 Remémoration, répétitions et perlaborations, soulignera en
terme de passage de la névrose commune à la névrose de transfert « dont le malade pourra

1 Freud S. (1905), Cinq psychanalyses, op. cit., p.88


2 Lacan J. 195, Intervention sur le transfert, in Écrits, op. cit., p. 218
3 Ibid, p.223; Lacan se réfère à la page 82 des Cinq psychanalyses, op. cit.
4 Freud S. (1905),, Cinq psychanalyses, Paris : Seuil, 1954, p.89
5 Ibid.
6 Freud S.(1912), La dynamique du transfert, in La technique psychanalytique, trad. Anne Berman, Paris :
PUF, 1977, p.60
133
être guéri par le travail thérapeutique »7. La cure établit une « maladie artificielle » qui est
accessible aux interventions du psychanalyste.
La compulsion de répétition est la manière du patient de se souvenir. « La
répétition est le transfert du passé oublié»1 dit Freud dans ce texte. Parfois le patient
remplace l'impulsion au souvenir par la compulsion de répétition et tombe amoureux en
cours d'analyse. Ces répétitions en actes sont mises par Freud au compte de la résistance :
là où le sujet résiste à se souvenir, il met en acte une répétition. C'est pour cela que le
traitement devra considérer la maladie non comme une « force de passé » mais comme une
force actuelle agissante.
Nous avons donc un lien entre un désir qui se situe dans le passé et qui vient
s'exprimer dans le présent sur une autre personne. Les circonstances passées ne sont pas
remémorées mais mises en acte dans le hic et nunc de la séance. C'est une conception bien
ultérieure du transfert que nous formulons là mais qui est déjà à l'œuvre ici : le transfert
comme répétition en acte.
C'est en s’appuyant sur cette notion que Lacan posera le transfert comme création au-delà
de la répétition : « La présence du passé, donc telle est la réalité du transfert… C’est une
présence, un peu plus qu’une présence ; c’est une présence en acte… Il y a, dans la
manifestation du transfert, quelque chose de créateur. Cet élément me paraît tout à fait
essentiel à articuler. »2
Ce qui corrobore cette notion de création, c'est aussi l'idée que le transfert a besoin
d'un ancrage dans la réalité pour se produire : « Freud, rappelons-le, touchant les
sentiments qu'on rapporte au transfert, insistait sur la nécessité d'y distinguer un facteur
de réalité, et ce serait, concluait-il, abuser de la docilité du sujet que de vouloir le
persuader en tous les cas que ces sentiments sont une simple répétition transférentielle de
la névrose. Dès lors, comme ces sentiments réels se manifestent comme primaires et que le
charme propre de nos personnes reste un facteur aléatoire, il peut sembler qu'il y ait là
quelque mystère. »3 Il y a bien un au-delà de la répétition dans le transfert, un acte de
création hic et nunc. Pour Lacan l'amour de transfert sera bel et bien un « nouvel amour ».4
Pour revenir à l'exposé par Freud du transfert dans le cas Dora, il poursuit par des
développements sur la place du transfert dans la cure : « là où l'on arrive à englober le

7 Freud S., (1914) Remémorations, répétitions, perlaboration, in La technique psychanalytique, trad. Anne
Berman, Paris : PUF, 1977, p.113
1 Ibid.
2 Lacan J., Le séminaire XII : Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, inédit, séance du 1 er mars 1961,
version AFI p.14
3 Lacan J. (1953), Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, in Écrits, op. cit., p.308
4 Cf infra, p.155
134
transfert dans l'analyse, celle-ci se déroule plus lentement et devient moins claire, mais
elle est mieux assurée contre de subites et invincibles résistances. »1 Par le maniement du
transfert, ce qui était un obstacle peut alors devenir un ressort puissant à la cure : « Le
transfert, destiné à être le plus grand obstacle à la psychanalyse, devient son puissant
auxiliaire, si l'on réussit à le deviner chaque fois et en traduire le sens au malade. »2
« je ne réussi pas à me rendre à temps maître du transfert. »3 Voilà comment Freud
comprend que l'amour de transfert n'est pas seulement une résistance mais qu'il est le levier
avec lequel l'analyste pourra diriger la cure.

3- De la névrose commune à la névrose de transfert : le maniement du transfert

La question précise du maniement du transfert dans la cure sera étudiée par Freud
dans le texte de 1914 : Remémoration, répétition, perlaboration qui se situe dans la suite
logique de La dynamique du transfert. Le transfert devient donc un outil thérapeutique : il
est un intermédiaire qui permettra la cure. « C'est dans le Maniement du transfert que l'on
trouve le principal moyen d'enrayer la compulsion de répétition et de la transformer en
une raison de se souvenir. »4
La répétition qui est en jeu ici et l'est donc clairement définie comme une répétition
en actes, qui vient en lieu et place de la remémoration : c'est parce qu'on a oublié que l'on
agit, et l'on voit l'articulation possible avec l'acting-out et nécessaire avec la résistance
l'analyse : on tombe amoureux de son analyste pour ne pas se remémorer.
À partir de là on pourrait arrêter une définition de l'amour comme tromperie. C'est
ce que fait par exemple Lacan dans le Séminaire XI, en s'appuyant sur le développement
freudien sur l'enjeu narcissique de l'idéalisation de l'objet, c'est-à-dire une définition qui
reste au niveau du rapport de désir ; Car pour Lacan rappelons que le transfert est un
véritable nouvel amour en ceci qu'il est une mise en acte de la réalité « sexuelle » de
l’inconscient.
L'analyste est dans la cure offert à la libération d'affect amoureux : Freud formule
cela très clairement dans son étude sur Gradiva : « sa personne offre aussitôt un but
désirable à l'aspiration amoureuse libérée. Le médecin a été un étranger et il doit aspirer
à redevenir un étranger après la guérison ; souvent il ne sait quoi conseiller aux patients
guéris pour qu'ils puissent utiliser dans la vie leur capacité d'amour recouvrée. De quels

1 Freud S.(1905), Cinq psychanalyses, op. cit., p.89


2 Ibid., p.88
3 Ibid.,
4 Freud S. (1914) Remémorations, répétitions, perlaboration, in La technique psychanalytique, op. cit., p.113
135
expédients, de quels succédanés le médecin se sert-il alors pour s'approcher avec plus ou
moins de succès du modèle d'une guérison par l'amour, telle que nous l'a dépeinte l’auteur
de Gradiva ? »1
Le maniement du transfert, à manier avec les mêmes précautions que des explosifs,
est donc le levier par lequel l'analyse peut-être conduite. La répétition en acte est liée en
effet à un refus de savoir, à la poussée d'un savoir insu qui malgré la venue du patient en
analyse ne se laisse pas attraper facilement. Cette répétition est à la fois ce qui va permettre
l’interprétation du transfert et à la fois un puissant outil de résistance ; nous retrouvons là
cette duplicité du transfert comme ressort et résistance à la cure. Notons que cette duplicité
se retrouvera aussi au premier plan de la clinique de la vie amoureuse.
La névrose commune est alors transformée en névrose de transfert : c'est sur cette
névrose de transfert que l'on pourra travailler. Le terme de névrose de transfert est introduit
dans ce texte pour la première fois : « remplacer sa névrose commune par une névrose de
transfert dont il peut être guéri par le travail thérapeutique »2. Si un effet thérapeutique
peut être produit c'est que cette névrose artificielle gardera « les caractères de la maladie »
tout « en les rendant accessibles à nos prises »3. Le travail analytique consistera alors à
faire glisser la répétition en perlaboration et remémoration : en effet, quand Freud
reviendra plus tard sur cette notion de névrose de transfert, il précisera qu'il ne s'agit pas
tant de la laisser trop se développer que de « de lui permettre [au patient] de reconnaître
dans ce qui apparaît comme réalité le reflet renouvelé d'un passé oublié . »4 Encore une
fois ici nous rencontrons une déclinaison de l'amour médecin.
Mais dans ce texte de 1914 sur la répétition, il s'agit aussi pour Freud d'introduire
les bases de ce qui sera plus tard la pulsion de mort dans au-delà du principe de plaisir : il
évoque, comme deuxième explication à la résistance dans le transfert, le principe du Lust;
Le Lust est ici ce qui pousse à la répétition des échecs, des « inhibitions, des attitudes ne
servant à rien, des traits de caractère pathologique. »5
Nous trouvons ici en écho à notre premier chapitre sur la dimension narcissique de
l'amour, un effet de boucle, voire de point de capiton entre les notions d'amour, de
répétition et de pulsion de mort mais cette fois en articulation avec le transfert. Nous
pouvons alors répéter qu'en effet, rien ne permet de dénier à l'amour de transfert son
caractère d'amour véritable.

1 Freud S. (1907), Le délire et les rêves dans la Gradiva de Jensen, op. cit., 1986, p.241
2 Freud S. (1914) Remémorations, répétitions, perlaboration, op. cit., p.113
3 Ibid, p.114
4 Freud S. (1920), Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, Paris : Payot, p.19
5 Freud S. (1914), Remémorations, répétitions, perlaboration, op. cit., p.113
136
4- Les différentes formes de transfert identifiées par Freud

Freud en 1916 consacre sa 27ème conférence d'introduction à la psychanalyse 1 au


transfert. Après avoir rappelé les conditions de la découverte du transfert : « Nous
constatons notamment que le malade, qui ne devrait pas chercher autre chose qu'une issue
à ses conflits douloureux, manifeste un intérêt particulier pour la personne de son
médecin », Freud avoue que cet intérêt du malade pour la personne du médecin provoque
en retour une sympathie vers le patient : « Il finit par inspirer une opinion favorable au
médecin, et celui-ci bénit le hasard qui lui a fourni l'occasion de venir en aide à une
personnalité particulièrement remarquable. Si le médecin a l'occasion de parler à
l'entourage du malade, il a le plaisir d'apprendre que la sympathie qu'il éprouve pour ce
dernier est réciproque. » Voilà que la « sympathie » qu'inspire le patient (celle là même
que nous avons relevée dans le texte des Études sur l'hystérie. 2) Freud remet en garde les
analystes de devenir dupes de cette « fausse connexion » : « Je suppose que le médecin
sera assez modeste pour ne voir dans toutes ces louanges qu'une expression de la
satisfaction que procurent au malade les espérances qu'il lui donne ».
Il énumère donc dans cette conférence les trois formes du transfert. Elles peuvent
tout de même se réduire à ce qu'il nomme « l'amour de transfert » :
− Positif tendre
− Positif érotique
− Négatif : « Il est incontestable que les sentiments hostiles à l'égard du médecin
méritent également le nom de « transfert », car la situation créée par le traitement
ne fournit aucun prétexte suffisant à leur formation. »
Le transfert positif devient alors résistance : « Mais le beau temps ne peut pas
toujours durer. Il arrive un jour où il se gâte. Des difficultés surgissent au cours du
traitement, le malade prétend qu'il ne lui vient plus aucune idée. On a l'impression très
nette qu'il ne s'intéresse plus au travail et qu'il se soustrait d'un cœur léger à la
recommandation qui lui a été faite de dire tout ce qui lui passe par la tête, sans se laisser
troubler par aucune considération critique. Il se comporte comme s'il n'était pas en
traitement, comme s'il n'avait pas conclu de pacte avec le médecin ; il est évident qu'il est
préoccupé par quelque chose qu'il tient à ne pas révéler, C'est là une situation dangereuse
pour le traitement. On se trouve sans conteste en présence d'une violente résistance. Que
s'est-il donc passé ? »

1 Freud S. (1916), Introduction à la psychanalyse, Paris : Payot, 1990, p.271


2 Freud S., Breuer J, (1895), Études sur l'hystérie, op. cit., pp.206-247
137
Ce transfert positif tendre peut devenir érotique en fonction de la situation du
patient et du médecin : dans le cas où la patiente est une jeune femme et le médecin un
jeune homme, tout se passe comme si la patiente ne conçoit de guérison que dans un amour
consommé avec son médecin : « Mais dans les cas dont nous nous occupons, on entend de
la bouche de femmes et de jeunes filles des propos qui révèlent une attitude déterminée à
l'égard du problème thérapeutique : elles prétendent avoir toujours su qu'elles ne
pourraient guérir que par l'amour et avoir eu la certitude, dès le début du traitement, que
le commerce avec le médecin qui les traitait leur procurerait enfin ce que la vie leur avait
toujours refusé. »
Freud avoue avec lassitude que, ne pouvant dénier l'importance d'un tel transfert
dans les cures et son apparition chez tous les patients, il est difficile de l'accepter en tant
que scientifique : toutes ces recherches, tout ce travail, tous ces écrits pour en arriver à ceci
que c'est l'amour qui est un remède ! « Plus en effet notre expérience s'amplifie, et moins
nous pouvons nous opposer à cette correction si humiliante pour nos prétentions
scientifiques. »
Il reprend alors la notion de fausse connexion : « il s'agirait donc d'un transfert de
sentiments sur la personne du médecin, car nous ne croyons pas que la situation créée par
le traitement puisse justifier l'éclosion de ces sentiments. Nous soupçonnons plutôt que
toute cette promptitude a une autre origine, qu'elle existait chez le malade à l'état latent et
a subi le transfert sur la personne du médecin à l'occasion du traitement analytique. »
puis il évoque les différentes déclinaisons de l'amour de transfert : « Le transfert
peut se manifester soit comme une exigence amoureuse tumultueuse, soit sous des formes
plus tempérées ; en présence d'un médecin âgé, la jeune patiente peut éprouver le désir,
non de devenir sa maîtresse, mais d'être traitée par lui comme une fille préférée, sa
tendance libidineuse peut se modérer et devenir une aspiration à une amitié inséparable,
idéale, n'ayant rien de sensuel. Certaines femmes savent sublimer le transfert et le modeler
jusqu'à le rendre en quelque sorte viable ; d'autres le manifestent sous une forme brute,
primitive, le plus souvent impossible. Mais, au fond, il s'agit toujours du même
phénomène, ayant la même origine. »
Enfin, il précise que le transfert négatif se découvre plutôt en première intention
avec des patients masculin : « Chez ses patients mâles, le médecin observe aussi plus
souvent que chez les femmes une forme de transfert qui, à première vue, paraît en
contradiction avec tout ce qui a été décrit jusqu'à présent : le transfert hostile ou
négatif. » Freud considère ce transfert de sentiments hostile comme relevant de la même
logique que l'amour de transfert : « Tout comme les sentiments tendres, les sentiments
138
hostiles sont un signe d'attachement affectif, de même que le défi et l'obéissance expriment
le sentiment de dépendance, bien qu'avec des signes contraires. »
Nous arrivons avec Freud à un point de conceptualisation de l'amour de transfert
comme faisant partie intégrante de la thérapie. La qualification même des affections
névrotiques, Hystérie, Obsession et Angoisse, comme « Névrose de transfert » montre à
quel point le transfert n'est pas un artéfact de la cure mais en fait partie, voire fait partie de
la psychopathologie elle-même : « Nous pouvons dire que notre conviction d'après
laquelle l'importance des symptômes tient à leur qualité de satisfaction libidineuse
substitutive, n'a reçu sa confirmation définitive qu'à la suite de la constatation du fait du
transfert. »
Ceci nous intéresse dans la validation de notre thèse selon laquelle l'amour est
psychopathologique. L'amour est lui-même une psychopathologie dont les symptômes sont
des satisfactions substitutives à des conflits psychiques. C'est ce point précis que nous
développerons dans notre partie sur « l'amour symptôme »1. D'ailleurs Freud répète que le
transfert est un phénomène qui existe en dehors de la cure, dont il n'est là qu'une
exagération : « La faculté de concentrer l'énergie libidineuse sur des personnes , doit être
reconnue à tout homme normal. La tendance au transfert que nous avons constatée dans
les névroses citées plus haut ne constitue qu'une exagération extraordinaire de cette
faculté générale ».
De plus, une autre caractéristique de cet amour de transfert est qu'il surgit dans la
cure sans y être invité : « un peu comme quand retenti le signal de l'incendie pendant une
représentation théâtrale ».Au commencement, l'amour est chez Freud du côté de
l'indésirable. Cette auto-invitation de l'amour dans la cure nous fait écho au mythe de la
naissance de l'amour tel qu'on le trouve dans le Banquet par la bouche de Diotime :
l'arrivée impromptue de Poros à la cérémonie organisée pour la naissance d'Aphrodite.
Le transfert est une vérité de l'amour, et il nous faudra donc en tirer les conclusions
sur ce qu'il nous enseigne de la vie amoureuse.

1 Cf infra, p.308
139
5- Sur la dynamique du transfert et Remarques sur l'amour de transfert

a) Sur la dynamique du transfert


Ce texte est rédigé entre novembre et décembre 1911 et publié en janvier 1912. Le
titre aurait pu être Observations sur la dynamique du transfert car Freud le mentionne ainsi
dans une lettre à Jung1 alors qu'il en commence la rédaction pour ses écrits techniques.
Freud revient plus précisément sur les raisons du transfert comme résistance à la
cure. Il va chercher la réponse dans la dynamique elle-même du conflit sous-jacent.
− Pourquoi le transfert est-il intense ?
− Pourquoi fait-il résistance ?
− En quoi sert-il intensément la résistance ?
− Le patient veut agir ses passions même si la situation est déplacée.
− Le patient place le médecin dans «l'une des séries psychiques déjà formées. »2

b) Remarques sur l'amour de transfert3


Ce texte, publié en 1915, est rédigé fin 1914. Le titre original est «Bemerkungen
über übertragungsliebe» : Bemerkungen traduit une première fois par « observations »
dans la 1ère édition, et par « remarques » dans les OCF. Le terme de Remarques est à
préférer à celui d'observation : en effet, cela le place dans la série des textes freudiens dont
le titre commence par « Remarques » : Remarques psychanalytiques sur un cas de
paranoïa, Remarques sur la théorie et la pratique de l'interprétation des rêves, et
Remarques sur un cas de névrose obsessionnelle. Initialement, il est regroupé avec deux
autres textes (Sur l'engagement du traitement et Remémoration, répétition et
perlaboration) sous le surtitre « Nouveaux conseils sur la technique de la psychanalyse » :
ce qui lui confère le statut de texte didactique. D'ailleurs Freud écrira à Abraham qu'il tient
cette contribution comme « la meilleure et la plus utile de toute la série »4. En effet ce
texte est à l'articulation d'une clinique de l'amour et d'une clinique du transfert :
− Il revient sur la question du « maniement » du transfert : ce maniement est
difficile et dangereux car il ne s'agit pas de le repousser mais pour autant de ne
pas y céder non plus : « le consentement à la demande d'amour de la patiente
est tout aussi fatal pour l'analyse que la répression de cette demande. »

1 Freud S., Jung C.G., Correspondance, t. II, op. cit., p. 216


2 Freud S. (1912), La dynamique du transfert, in La technique psychanalytique, trad : Anne Berman, Paris :
Puf, 1977, p.51
3 Freud S., Remarques sur l'amour de transfert, OC, t.XII, p. 197-212,
4 Relevé par Asoun P.-L., in Dictionnaire des œuvres psychanalytiques, op. cit., L. du 4 mars 1915, p. 372
140
− Il reprend la question de l''amour de transfert comme résistance en insistant sur
le caractère puissant de celle-ci.
− Il y pose ce fait que l'amour de transfert est un amour véritable : « En résumé,
rien ne nous permet de dénier à l’état amoureux, qui apparaît au cours de
l’analyse, le caractère d’un amour « véritable ». Son apparence peu normale
s’explique suffisamment si nous songeons que tout état amoureux (…) rappelle
plutôt les phénomènes psychiques anormaux »1.Cette allusion à la proximité de
l'amour et du pathologique se retrouve aussi quand il est question des ancrages
infantiles du transfert : « Il n'en existe pas, précise-t-il, qui n'ait son prototype
dans l'enfance » et c'est précisément « le facteur déterminant infantile » qui
« confère justement à l'amour son caractère compulsionnel et frisant le
pathologique. »
− Enfin, il généralise à la structure de tout amour la notion de répétition de
relations archaïques qui prennent la personne du médecin comme support : mais
si l'on change le médecin, le transfert suivra : « Prenons le deuxième cas, celui
où médecin et patiente se séparent après que la patiente s’est amourachée du
médecin ; le traitement est abandonné. Mais bientôt l’état de la malade va
nécessiter une seconde tentative de cure analytique chez un autre médecin. On
constatera bientôt que la patiente s’est à nouveau éprise de cet analyste, puis
après de son successeur, et ainsi de suite »2. Nous retrouvons ici la
caractéristique de l'amour de prendre un à un des objets d'une série substitutive
dont le prototype est le premier objet d'amour.

1 Freud S. (1912), La technique psychanalytique, op. cit., p. 127


2 Ibid., p. 117
141
III- Comparaison de la relation amoureuse à l'hypnose en suivant deux
textes freudiens de 1890 et 1921

Cette relation entre l'état amoureux et l'hypnose a fait l'objet d'un texte spécifique
de Freud en 19211. Il est intéressant de faire la comparaison de ces deux textes espacés de
trente ans dans l'œuvre freudienne.
Intérêt résidant notamment dans le fait suivant : Freud ne mentionne pas ce premier
texte dans lequel il traite du sujet de la relation de l'hypnotiseur. Traitement psychique est
un texte qu'il semble avoir oublié (à ceci près qu'il est mentionné dans une lettre à Pfister
du 17 juin 1910 comme étant un texte « aride et sec ») : ceci réside probablement dans la
nature de contribution à un ouvrage collectif de vulgarisation intitulé « La santé ». Il ne fut
d'ailleurs réédité, « tiré à part » de l'ouvrage collectif, qu'en 19372.

1- Amour et hypnose dans « Traitement psychique »

Dès le texte de 1890, Traitement psychique, Freud relève la nature particulière de la


relation entre l'hypnotiseur et l'hypnotisé. Il a déjà souligné que la «magie des mots»
opérait dans l'induction hypnotique. Parmi les différentes méthodes pour hypnotiser un
patient rappelées ici par Freud (demander au patient de fixer son regard sur un objet
brillant, lui demander de fixer son ouïe sur le bruit d'une montre, lui effleurer le visage
avec les mains tendues), il précise que « la persuasion verbale produit le même état que les
autres procédés. »3
Cette relation est particulière en ceci que le sujet est comme en état de sommeil
pour le monde qui l'entoure sauf pour une seule personne : l'hypnotiseur. Cette relation si
particulière est appelée le Rapport ; le terme est en français dans le texte freudien en
référence aux travaux de Mesmer sur la relation entre le magnétiseur et le magnétisé. Cette
relation ressemble à l'état amoureux par l'élection d'un objet sur qui le sujet focalise toute
son attention, tout son être.

a) Sujétion, crédulité
Mais au-delà de cette élection, c'est d'une véritable sujétion dont il s'agit : le sujet
est en état de crédulité à l'égard de son hypnotiseur. Cette relation entre amour et croyance,

1 Freud S. (1921), Psychologie des foules et analyse du Moi (8) : État amoureux et hypnose, in Essais de
psychanalyse, Paris : Payot, 1981
2 Zur psychoanalytische padägogik, XI
3 Freud S. (1890), Traitement psychique, in Résultats, Idées, problèmes 1, op. cit., p. 16
142
ici relevée très précocement dans la période dite pré-analytique, nous renvoie bien entendu
à ce que Lacan en dira quelques décennies plus tard en ceci qu'un homme croit en la
femme qu'il aime1. Nous reviendrons plus tard sur cette relation.
Mais en 1890, Freud souligne que cet état de crédulité ne se trouve que dans une
autre situation de la vie : la relation de l'enfant aux parents aimés2.
Et plus loin dans le texte, au-delà de la crédulité, c'est l'analogie « unique mais
parfaite » entre la sujétion hypnotique et la sujétion amoureuse qui est relevée. C'est dans
« certaines relations amoureuses » que l'on retrouve cet accord soumis entre la vie
psychique d'un sujet sur celle d'un autre. Passant de ces cas posés ici comme particulier.
Freud pose alors la conjonction de ces deux critères comme caractéristique de l'amour :
« l'attachement exclusif [Alleinscätzung] et l'obéissance crédule ».
Cette relation entre amour et hypnose avait déjà été relevée par Freud dans la
27ème conférence d'introduction à la psychanalyse sur le Transfert : Freud rappelle alors
que le transfert dans la cure n'est qu'une exagération d'un phénomène que l'on retrouve
ailleurs dans la vie. Il rappelle que Bernheim avait parlé de « suggestibilité » et en profite
pour distinguer psychanalyse et hypnose justement au lieu du transfert : « C'est ainsi que
Bernheim avait fait preuve d'une pénétration particulière en fondant la théorie des
phénomènes hypnotiques sur la proposition que tous les hommes sont, dans une certaine
mesure, suggestibles. Sa suggestibilité n'est autre chose que la tendance au transfert,
conçue d'une façon un peu étroite, c'est-à-dire à l'exclusion du transfert négatif. Bernheim
n'a cependant jamais pu dire ce qu'est la suggestion à proprement parler et comment elle
se produit. Elle était pour lui un fait fondamental dont il n'était pas besoin d'expliquer les
origines. Il n'a pas vu le lien de dépendance qui existe entre la suggestibilité d'un côté, la
sexualité, l'activité de la libido de l'autre. Et nous devons nous rendre compte que si nous
avons, dans notre technique, abandonné l'hypnose, ce fut pour découvrir à nouveau la
suggestion sous la forme du transfert. »3 Il y a donc dans le transfert les précipités de
son ancienne forme qu'est la suggestion.

b) Accoutumance et amour Pharmakon


Mais revenons sur une des figures de la sujétion hypnotique qui pourra nous
intéresser dans la clinique de la vie amoureuse : il s'agit de l'accoutumance. Freud faisant
état de l'utilisation de l'hypnose en médecine -conseillant en passant à chaque médecin de

1 Lacan J., Le Séminiare XXII : RSI, op.cit., séance du 21 janvier 1975


2 Freud S. (1890), Traitement psychique, op. cit., p. 16
3 Freud S. (1916), Introductuction à la psychanalyse, Paris : Payot, 1990
143
famille de s'y former1, place l'accoutumance comme le seul effet iatrogène de l'hypnose. Il
est intéressant de noter que l'hypnose était alors très utilisée pour traiter justement les
accoutumances à des habitudes morbides : « alcoolisme, morphinomanie, aberrations
sexuelles » cite Freud en exemple2. Là encore, le remède peu amener le mal même dont il
vise la disparition ; ce qui place ici l'hypnose dans la logique du pharmakon, logique dans
laquelle on peut tout aussi bien placer l'amour.
Le pharmakon grec est à l’origine de la Pharmacie. Il désigne à la fois le poison et
le remède. L’origine de cette double acception se retrouve par exemple dans les rituels de
purgation des tensions collectives de la cité par la violence et l’horreur d’un sacrifice
humain. Le mot « médicament » ne préserve pas ce double sens, contrairement à celui de
« drogue ». Nous pouvons supposer que les premiers remèdes trouvés dans la nature
faisaient partie de la famille des poisons et que de nombreux sacrifices ont du être
nécessaires afin de les distinguer ou d’en établir le dosage adéquat. Car souvent dans la
pharmacopée, c’est dans le dosage que réside la distinction entre remède et poison. C’est
par exemple ce mot qui est employé dans le Phédon pour désigner la potion que l’on fait
boire à Socrate pour son exécution. Derrida relève que dans le Phèdre « l’écriture est
proposée, présentée, déclarée comme un pharmakon. »3 En effet, la mise en garde de
Platon réside en ceci que l’écriture n’est pas qu’un remède à la mémoire et au défaut de
science des hommes mais qu’elle est aussi un poison qui fera penser les hommes, non plus
avec ce qu’ils ont à l’intérieur, mais avec des caractères extérieurs. Nous voyons alors que
le pharmakon, au-delà de la pharmacie, est un concept de la dialectique des contraires.
Pour revenir à l’amour comme pharmakon, recourrons au poète pour nous en dire
un mot : le passionné éconduit n’envisage en effet pas d’autre remède que le propre agent
de sa souffrance. Ainsi Swann, pour qui la valeur d’Odette grandit avec la souffrance
qu’elle lui inflige : « Odette d’où lui venait tout ce mal, ne lui était pas moins chère, bien
au contraire plus précieuse, comme si au fur et à mesure que grandissait sa souffrance,
grandissait le prix du calmant, du contre poison que seule cette femme possédait. » 4
L'hypnose et l'amour ont donc un point commun que Freud n'a pas explicitement
énoncé : l'accoutumance soit la mise en jeu de la dialectique poison/remède. Nous
reprendrons ce point plus loin dans une étude clinique sur les liens entre le recours aux
toxiques et l'amour.5

1 Freud S. (1890), Traitement psychique, op. cit., p. 19


2 Ibid.
3 Derrida J. (1968), La pharmacie de Platon in La dissémination, Paris : Seuil, 1972, p. 91
4 Proust M. Un amour de Swann, Paris : Gallimard, 1954, p. 231
5 Cf infra, p.294
144
2- Amour et hypnose dans Psychologie collective

Nous avons déjà évoqué ce texte dans notre premier chapitre pour en extraire la
logique de la dyade Surestimation/Sujétion formalisée par le déplacement topologique de
l'objet en place d'Idéal du moi.
Freud introduit son texte en précisant que l’usage de la langue reste fidèle à une
certaine réalité : le mot « Amour » est employé pour des relations sentimentales très
diverses, il y a toute une échelle de possibilités ; très attaché à l'importance des mots (ce
n'est pas Lacan qui a inventé une psychanalyse attachée à la linguistique : il ne fait là que
lire Freud convenablement c'est-à-dire au plus près du texte), il postule qu'il y a une vérité
derrière ce groupe de différents significations d'un même mot : autrement dit si le même
mot désigne différentes sortes d'amour, c'est bien qu'il y a une logique commune à ces
différentes figures.
Après avoir repris le développement de la libido amenant à un choix d'objet à
l'adolescence, Freud compare l'état amoureux extrême (sujétion amoureuse, fascination) et
l'identification.

Identification Amour

- l’objet est introjecté (Ferenczi) dans le - le moi s’est appauvri, s’est abandonné à l’objet
moi - l’objet est conservé
- L’objet s’est perdu ou on y a renoncé - L’objet est surinvesti aux dépens de moi
- Le moi se modifie selon le modèle de
l’objet perdu

Se pose alors la question de savoir s'il est certain que l’identification renonce à
l’investissement d’objet. Nous pouvons déjà pressentir que la question sera plutôt : l’objet
se met-il à la place du moi ou de l’idéal du moi ?
L’état amoureux et l’hypnose ont en commun :
- La soumission humble
- La docilité
- Absence de critique envers l’hypnotiseur ou l’objet aimé1
- Résorption de l’initiative personnelle
L’hypnotiseur a pris la place de l’idéal du moi. Il convient d’expliquer l’état
amoureux par l’hypnose et non l’inverse (les rapports sont plus intenses). La relation

1 cf. note 18 in Freud S. (1905), Trois essais sur la théorie de la sexualité, op. cit., p.171
145
hypnotique est un abandon amoureux illimité, la satisfaction sexuelle étant exclue alors
que dans l’amour elle est repoussée.

Puisque ce texte sur l'etat amoureux est un chapitre de la psychologie collective,


c'est bien que l'étude du sentiment amoureux va apporter un savoir sur celle-ci. Freud nous
amène donc dans cette voie en postulant la constitution libidinale d’une foule : un groupe
est une somme d’individus qui ont placé un seul et même objet à la place de leur idéal du
moi, et se sont donc identifiés les uns aux autres. À noter que si ce sont les tendances
sexuelles inhibées quant aux buts qui aboutissent à des liens durables entre les hommes,
c’est à cause de leur non satisfaction totale. L’amour sensuel est quant à lui destiné à
s’éteindre dans la satisfaction ; pour durer il doit comprendre des composantes tendres.
L’hypnose est donc un état amoureux avec exclusion des tendances directement sexuelles.

Transfert et télépathie : Ubertragung et Gedankenübertragung


Une déclinaison de cette proximité entre amour et suggestion se retrouve dans la
clinique de la vie amoureuse sous les traits d'une croyance particulière : celle d'être
« connecté » à son objet d'amour.
Il est un fait clinique de la vie amoureuse qui revient souvent dans le discours des
amoureux : il s'agit de la croyance en des « transmissions de pensées ». L'amoureux pense
qu'il a des moments de parfaite communion avec son objet d'amour, tellement forts que
leurs pensées s’interpénètrent, copulent au point que l'un devinerait les désirs, les pensées
de l'autre.
Un premier point d'argumentation que nous pouvons proposer en réponse à ce fait
clinique renvoie au Narcissisme : comme nous l'avons longuement développé dans notre
premier chapitre, le sujet enamouré ne désire qu'une seule chose : fusionner avec son objet.
Nous avons vu que ce penchant vers l'Un engage toute une symptomatologie amoureuse.
Nous n'y reviendrons pas ; mais nous proposons de rajouter à cet éventail de symptômes de
la croyance en une éventuelle fusion, la croyance en un échange de pensées qui ne
passerait pas par le canal de la parole.
Un deuxième point d'argumentation concernera le transfert. En effet quand Freud
s'est intéressé à la télépathie, au pont de se sentir redevable d'une étude sur les liens entre
psychanalyse et télépathie, c'est autour du concept du transfert qu'il donnera les arguments
de la réfutation de ce lien. Dans les années vingt, l'occultisme intéresse beaucoup la société
viennoise. La télépathie est ce qui désigne la communication directe entre deux esprits, la

146
transmission de pensée ; le terme est apparu en 1882 dans les travaux de Gurney et Myers.
Freud, en accord avec son époque, s'est intéressé lui aussi à ce phénomène de la
télépathie : il nous reste aujourd'hui deux textes traitant directement de ce sujet ; les deux
sont écrits à la même période mais l'un est publié de son vivant, alors que l'autre est
posthume.
Le premier s'intitule Rêves et télépathie1. C'est une étude sur l’occultisme, destinée
donc à la publication en 1922, qui a pour tâche de défendre la théorie psychanalytique des
rêves devant la montée de la croyance en la télépathie qui tendait à les confondre. Freud
pose d'emblée qu'il n'a jamais lui-même produit et même pas entendu de la part de ses
patients de rêves télépathiques. Son refus, que Ferenczi présente en 1925, des expériences
sur la transmission de pensée vient valider sa position sur l'occultisme.
Le second est publié aux Gesammelte Werke en 1941 sous le titre « Psychanalyse et
télépathie »2. Rédigé durant l'été 1921, Freud ne l'avait pas destiné à la publication. Sous le
titre de « Rapport préliminaire », il fut plutôt un document interne à l'IPA pour son congrès
directif de septembre 19213. Freud y avoue son penchant pour l'occultisme en s'incluant
lui-même dans cette inclination de la société à la sortie de la Grande Guerre : un
« bouleversement » qui pousse à rechercher dans le « supraterrestre » une « compensation
pour recouvre (…) ce que la vie sur cette terre a perdu en charme »4. Mais il contextualise
aussi ce penchant en citant les découvertes qui bousculent le savoir établi : le radium et la
théorie de la relativité.
Dans les deux textes Freud avoue un intérêt pour la question de l'occultisme qu'il lie
au malaise contemporain à l'après guerre et aux chamboulements des découvertes
scientifique. Mais son objectif est de défendre la singularité de la théorie de l'inconscient
devant toute interprétation occulte : il ne faut pas oublier que sa Traumdeutung fut
critiquée en ce sens. La thèse freudienne à l'endroit de l'occulte est que ces faits sont
interprétables selon la théorie de l'inconscient. C'est ce que Lacan souligne en 1974 dans
Les non-dupe-errent : « Que ce soit télépathique ou pas, autrement dit, il s'en fout, la seule
chose qui l'intéresse c'est que c'est repris dans le rêve, ceci (je ne peux pas vous faire la
lecture parce qu'il est trop tard, n'est-ce pas) ceci est énoncé dans Freud : il faut
considérer pour concevoir quelque chose aux rapports de la télépathie et du rêve, que la
télépathie s'est produite comme un reste, résidu de la journée précédente. »5

1 Freud S., Rêve et télépathie, in Résultats, idées, problèmes, t.II, Paris : PUF, 1985, p.25-50
2 Ibid., p.7-24
3 Cf Assoun PL, Dictionnaire des oeuvres psychanalytiques, op. cit., p.1029
4 Freud S., Psychanalyse et télépathie, op.cit, p.8
5 Lacan J. (1973-74), Le séminaire XXI : Les non-dupes-errent, Inédit, séance 2 du 20 novembre 1973, version
AFI p.37
147
Mais un point commun aux deux textes se situe aussi selon nous dans la proximité
des termes de Übertragung et Gedankenübertragung : transfert et transfert de pensées.
Cette proximité n'est pas étudiée par Freud dans ses textes. Mais nous proposons de les
entendre comme des phénomènes proches dans leur logique. Car la croyance en des
transmissions de pensée entre deux sujets ne va pas sans nous évoquer la croyance d'une
part en un inconscient groupal, et d'autre part en un inconscient co-construit entre
l’analyste et l'analysant dans la cure.
Peut-être que ces deux choses sont d'ailleurs liées. Ceci nécessiterait des
développements dans lesquels nous lancer maintenant nous ferait sortir un peu trop de
notre sujet. Mais la croyance en une « connexion des inconscients » nous intéresse en ce
qu'elle relève selon nous à la fois du transfert -d'une certaine théorie du transfert dirons-
nous1, et de l'amour.
Qu'un sujet croit qu'un autre est en prise directe avec ses pensées, nous en avons
des témoignages très fréquents dans ce que la psychiatrie appelle l'automatisme mental. Le
sujet psychotique est sans cesse en proie à ce vécu douloureux d'être agi par un autre. Cet
automatisme mental est un des avatars du clivage dont le paradigme serait la parole
poétique du « je est un autre » rendant compte de toute cette symptomatologie de la
« dépersonnalisation ». Ceci nous rapproche encore une fois de la symptomatologie
amoureuse dans laquelle le sujet se sent dépossédé de ses pensées, celles-ci convergeant
vers un unique objet : l'objet de son amour.
La croyance en la télépathie serait une dialectisation de ce phénomène
psychopathologique : il y aurait rencontre en somme de deux sujets dont l'un serait l'objet
de l'automatisme mental de l'autre. Une sorte de « folie à deux » qui ne nous déplait pas
comme une des définitions possibles de la passion amoureuse. « Faut-il être fou pour
croire que l'on vous aime ? » se demande Roland Gori dans sa Logique des passions en se
référant à la clinique de l'érotomanie2. Ici, la croyance, et parfois au-delà, la certitude en un
« transfert de pensée » entre sujets amoureux relèvera plutôt de ce que Lacan articulera du
rapport du sujet au savoir : rapport au savoir dans le transfert bien sur, et donc par là
même, dans l'amour. C'est ce que nous allons étudier maintenant.

1 Voir le débat entre Miller et Widloccher organisé par Bernard Granger, publié sous le titre : L'avenir de la
psychanalyse, Paris : Le cavalier Bleu, 2002
2 Gori R., Logique des passions, Paris : Denoël, 2002
148
B- Le transfert chez Lacan

« Et il nous faudra bien, cette année, articuler ce qui est là comme au pivot de tout ce qui s’est
institué de l’expérience analytique – l’amour. » Lacan1
« La cellule analytique, même douillette, n’est rien de moins qu’un lit d’amour » Lacan2

« Au commencement de la psychanalyse est le transfert » Lacan3


« Est-ce le même effet de la relation à l'analyste, qui se manifeste dans l'énamoration primaire
observée au début du traitement et dans la trame de satisfactions qui rend cette relation si difficile à
rompre, quand la névrose de transfert semble dépasser les moyens proprement analytiques? » Lacan
4

Nous proposons dans ce chapitre une lecture du transfert chez Lacan qui suivra ce
que nous avons relevé chez Freud autour de la croyance : c'est-à-dire que nous proposons
de suivre pas à pas les élaborations lacaniennes sur le transfert en prenant l'angle d'attaque
du Savoir. Il s'agira de comprendre en quoi c'est le savoir qui est au centre de la
problématique transférentielle, et par là donc de l'amour dans son acception la plus
générale.
Quel est la nature de ce savoir ?
En quel lieu réside-t-il ?
En quoi il est au cœur de la dynamique du transfert ?
En quoi le rapport du transfert au savoir va nous enseigner une vérité sur l'amour ?

En suivant la construction par Lacan du Sujet Supposé Savoir, nous arriverons à sa


lecture du Banquet dans laquelle le sujet supposé savoir n'était pas encore formalisé, mais
qui a été l'étape nécessaire à son élaboration.
Ce rapport de l'amour au savoir nous permettra d'avancer ultérieurement dans notre
thèse selon laquelle la logique amoureuse est prise dans une psychopathologie qui
emprunte à la psychose : ce qui permet de parler dans certains cas cliniques de véritable
« folies d'amour ».

1 Lacan J., Le Séminair XX : Encore, Paris : Seuil, 1975, leçon du 16 janvier 1973, p. 40.
2 Lacan J., Le séminaire VIII : Le transfert, op. cit., p. 24
3 Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », dans Autres écrits, op. cit.,
p.24
4 Lacan J., Écrits, op. cit., p.602
149
I- De l'attente croyante au sujet supposé au savoir

1- De l'attente croyante au sujet supposé savoir

Nous avons relevé chez Freud cette notion d'attente croyante qui est le prototype de
ce qui sera nommé cinq ans plus tard Transfert. Mais nous pouvons y voir pointer aussi le
prototype du Sujet supposé savoir amené par Lacan quelques 75 ans plus tard. "Le sujet
supposé savoir" est, on peut le dire, le concept lacanien majeur apporté à la problématique
du transfert. Il fait son entrée dans le séminaire Les quatre concepts. Tout d'abord une
première fois dans la séance 11 du 22 avril 1964 1 et ensuite dans la séance 17 du 3 juin
1964.

a) Le présupposé du patient : « le médecin sait »


Mais avant de le formaliser, il était déjà là en instance. Dans un entretien à l'Express
en 1957, voici ce que Lacan articule autour du savoir : "Et aussi il s’y sent poussé par le
préjugé dont nous parlions tout à l’heure : de croire que l’autre, l’expert, l’analyste, sait
sur vous même ce que vous ne savez pas, la présence de la vérité s’en trouve fortifiée, elle
est là à l’état implicite. Le malade souffre mais il se rend compte que la voie vers laquelle
se tourner enfin pour surmonter, apaiser ses souffrances, est de l’ordre de la vérité : en
savoir plus et en savoir mieux."2 Les préjugés auxquels faits référence Lacan sont ceux que
Madeleine Chapsal ont formulés en début d'interview sur justement le savoir supposé à
l'analyste : il en saurait plus que le sujet : « Un psychanalyste, c’est très intimidant. On a le
sentiment qu’il pourrait vous manœuvrer à son gré… qu’il en sait plus que vous-même sur
les motifs de vos actes." et Lacan de répondre : "Ne vous exagérez rien. Et puis croyez-vous
que cet effet soit particulier à la psychanalyse ? Un économiste, pour beaucoup, est bien
aussi mystérieux qu’un analyste. De notre temps c’est le personnage de l’expert qui
intimide. » Pour ensuite placer ce savoir au niveau de l'insu de l’inconscient : au même titre
que le décentrement copernicien du monde, « la psychanalyse vous annonce que vous
n’êtes plus le centre de vous-même, car il y avait en vous un autre sujet, l’inconscient."
"Vous voyez bien que ce qu’on a perdu ce n’est pas la vérité, c’est la clé du nouveau
langage dans lequel elle s’exprime désormais. C’est là qu’intervient le psychanalyste. »3
1 Lacan J. (1963-64), Le séminaire XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris : Seuil, 1973
(p. 157 version AFI)
2 Entretien avec Madeleine Chapsal paru dans L’express du 31 mai 1957, n° 310, puis édité dans Chapsal
Madeleine, Envoyez la petite musique, Paris : Grasset, 1984
3Ibid.
150
Dès le premier séminaire, il est question de cette passion de l'ignorance qui va
permettre au transfert de s'enclencher : « Et qu'est-ce que nous appelons l'institution,
d'emblée, avant tout commencement de l'analyse, de quelque chose qui est déjà de l'ordre
du transfert, le côté déclenché, foudroyant de l'existence de cette dimension, avant qu'il ne
se soit lié rien de ce qui peut se dégager dans les marges, les franges de ce concubinage
qu'est l'analyse ? Si, d'ores et déjà, sont virtuellement présentes ces deux possibilités, et
justement au début dans leur forme extrême de l'amour et de la haine, elles ne sauraient
être conçues que dans ce registre, et avec l'accompagnement de ce quelque chose qui va
tellement de soi que justement on ne le nomme pas dans les composantes primitives du
transfert, et qui est justement l'ignorance en tant que passion. C'est-à-dire en tant qu'elle
est instituée comme telle au fondement de la situation. Le sujet qui vient en analyse se met
comme tel dans la position de celui qui ignore. Il n'y a pas d'entrée possible dans l'analyse
- on ne le dit jamais, on n'y pense jamais - sans cette référence ; et elle est absolument
fondamentale. »1
Cette passion de l’ignorance est ce qui « avant tout commencement de l'analyse »,
est déjà « quelque chose qui est déjà de l'ordre du transfert » ; ce point nous semble relier
parfaitement la notion d'attente croyante que nous avons relevée chez Freud à ce que Lacan
développera à partir de la passion de l’ignorance jusqu'à l'institution du Sujet Supposé
Savoir dans le Séminaire IX.
C'est le 15 novembre 1961 à la fin de la première séance du Séminaire IX :
L’Identification2, que Lacan emploie pour la première fois l'expression de Sujet Supposé
Savoir. C'est en commentant le sujet cartésien qu'il en vient à ceci que la science a toujours
considéré un lieu du savoir supposé : « C'est qu'il n'a jamais été, dans la lignée
philosophique qui s'est développée à partir des investigations cartésiennes dites du
cogito, qu'il n'a jamais été qu'un seul sujet que j'épinglerai, pour terminer, sous cette
forme, le sujet supposé savoir. » Ce sujet supposé savoir n'est pourtant pas tant un
sujet qu'un lieu, le lieu du grand Autre : « Ce savoir absolu lui-même, nous le
verrons, à la lumière de cette question, prend une valeur singulièrement réfutable,
mais seulement en ceci aujourd'hui, arrêtons-nous à poser cette motion de défiance,
d'attribuer ce supposé savoir à qui que ce soit, ni à supposer, subjicere, aucun sujet
au savoir. Le savoir est intersubjectif, ce qui ne veut pas dire qu'il est le savoir de
tous, ni qu'il est le savoir de l'Autre, avec un grand A. Et l'Autre, nous l'avons posé, il

1 Lacan J., Le Séminaire I…, op. cit., séance 22 du 30 juin 1954, version AFI., p.451
2 Lacan J., Le Séminaire IX : L’Identification, inédit, Séance du 15 novembre 1961, version afi, p.20
151
est essentiel de le maintenir comme tel, l'Autre n'est pas un sujet, c'est un lieu auquel
on s'efforce, dit Aristote, de transférer le savoir du sujet .» Ce lieu est donc à entendre
dans sa fonction topologique du lieu de l'Autre : « L'Autre est le dépotoir des
représentants représentatifs de cette supposition de savoir» nous dit Lacan. En tant
que lieu de l'Autre, le lieu de ce savoir est donc aussi l'Inconscient, le lieu du savoir
inconscient : «Il n'a, si je puis dire, d'émoi qu'en fonction d'une supposition indue, à
savoir que l'Autre sache, qu'il y ait un savoir absolu, mais l'Autre en sait encore
moins que lui, pour la bonne raison justement qu'il n'est pas un sujet. et c'est ceci que
nous appelons l'inconscient pour autant que le sujet s'est perdu lui-même dans cette
supposition de savoir.»
Voilà donc commment Lacan introduit ce concept de Sujet supposé savoir à la
fin de cette séance : ce savoir que l'on suppose nous pré-exister est l'inconscient. Le
sujet supposé savoir est en relation épistémologique avec l'Autre, Dieu, l'inconscient;
Ceci est tout à fait cohérent avec d'autres formulations Lacaniennes telles que «
l'inconscient c'est le discours de l'Autre», « Le sujet supposé savoir, c'est Dieu, un
point c'est tout »1 ou bien encore : « Dieu est inconscient ».2
Lacan ne reviendra pas sur ce sujet supposé savoir avant le séminaire suivant. C'est
un peu comme s'il avait amené là ce jour-là, mais pour en puiser les ressources plus tard.
Pourtant, ce « supposé savoir » était aussi là en instance dans le séminaire précédent sur le
transfert.
Plus loin dans le séminaire XI, l'expression « sujet supposé savoir » est reprise plus
précisément par Lacan. Dans la séance 17 du 3 juin 1964, c'est en commentant le cogito
cartésien que le supposé savoir resurgit à l'endroit de Dieu. Bien qu'il ne le nomme pas
comme tel, Descartes considère que la science ne tient que par l’existence d’un savoir qui
existe quelque part, dans "le champ même où errent tous les savoirs (...) dans une
suspension radicale", "cette science actuelle existe quelque part, dans un être existant, et
qui s’appelle Dieu. En d’autres termes, que Dieu soit supposé savoir." Et Lacan de ramener
le débat dans ce qui nous intéresse au plus près, soit l'analyse : « c’est que ce sujet supposé
savoir, c’est l’analyste, pour nous. »3

1 Lacan J., Le Séminaire XV : D’un autre à l’Autre, op. cit., version AFI p. 228
2 « La véritable formule de l’athéisme, n’est pas que Dieu est mort - même en fondant l’origine de la
fonction du père sur son meurtre, Freud protège le Père - la véritable formule de l’athéisme c’est que Dieu est
inconscient », Lacan J, Le séminaire XI : Les quatre concepts de la psychanalyse, Pairs: Seuil, 1973, p.58
3 Lacan J., D’un autre à l’Autre, op. cit., p. 265
152
Toujours est-il qu'il est l'opérateur par lequel le transfert se met en place : « Dès
qu’il y a, quelque part, le sujet supposé savoir, ce que je vous ai écrit aujourd’hui au haut
du tableau par S. s. S., il y a transfert. »4
Il est important de noter que ce transfert existe déjà avant la rencontre avec un
analyste ; le sujet qui suppose un savoir n'en dépose pas encore la supposition sur un sujet :
en ce sens, voilà pourquoi l'analyste peut venir, mais ce n'est pas forcé, à cette place du
grand Autre où certains peuvent mettre Dieu : « De ce ‘sujet supposé savoir’, qu’il soit
Freud ou réduit à ce terme, à cette fonction, peu peuvent se sentir pleinement investis.
Mais là n’est pas la question. Et la question d’abord de chaque sujet, d’où il se repère,
pour s’adresser au sujet supposé savoir, il est clair que chaque fois que cette fonction peut
pour lui être incarnée dans qui que ce soit, analyste ou pas, il résulte de la définition que
je viens de vous donner que le transfert est, d’ores et déjà, fondé. »2
Ensuite, quand la rencontre avec l'analyste a lieu, c'est encore le dispositif qui va
appuyer cette logique d'attente croyante, de présupposition de savoir. En effet, la règle
fondamentale redonne un élan à cette supposition : c'est alors l’analyste qui instaure à son
tour le sujet supposé savoir : La règle fondamentale, que Lacan résume ici en ces termes :
« Allez-y, dites n’importe quoi, ce sera merveilleux » et de développer : « C’est lui que
l’analyste institue comme sujet supposé savoir. Et le transfert se fonde sur ceci, qu’il y a
un type qui, à moi, pauvre con, me dit de me comporter comme si je savais de quoi il
s’agissait. Je peux dire n’importe quoi, ça donnera toujours quelque chose. Ça ne vous
arrive pas tous les jours. Il y a bien de quoi causer le transfert. »3 Et de ce savoir supposé,
le transfert, donc l'amour pourra éclore : « j'ai cru devoir supporter le transfert, en tant
qu'il ne se distingue pas de l'amour, de la formule le sujet supposé savoir. »4. Et un peu
plus loin, Lacan de préciser ce qui restera célèbre « celui à qui je suppose le savoir, je
l'aime »5 ; L'analyste s'offre alors en pâture à l'amour :
Donc, moi je ne vous l’ai absolument pas même laissé entrevoir qu’au milieu de ce nœud,
que vous soyez libres de quoi que ce soit – si ce n’est d’en choir en vous offrant comme
pâture à l’amour : car c’est ça l’analyste, hein ! – c’est quelqu’un qui se fait
consommer…
S’offrir comme objet d’amour : car c’est bien de ça qu’il s’agit dans l’analyse, n’est-ce
pas ? S’apercevoir qu’au nom de ceci, que vous attachez, que vous collez à la question du
savoir, que ça déclenche l’amour. Jamais ça n’a été vraiment élucidé.
Ce que j’ai mis en valeur dans la fonction du transfert, c’est ça, c’est ça la vérité, la raison
de l’amour transférentiel, c’est que l’analyste est supposé savoir.
En général il ne sait absolument rien, n’est-ce pas ?Ce qu’il a tiré de son analyste et zéro,
4 Lacan J., Le séminaire XI : Les quatre concepts de la psychanalyse, Séance 17 du 10 juin 1964, version
AFI, p. 275
2 Ibid., p. 275
3 Lacan J. (1969-70), Le séminaire XVII : L’envers de la psychanalyse, Paris : Seuil, 1991, p.59
4 Lacan J., Encore, op.cit., p.64
5 Ibid. p.64
153
c’est exactement la même chose.
Mais enfin, il est supposé savoir et, sans l’analyse, on ne saurait pas ce que l’amour doit à
cette supposition. Grâce à l’analyse on le sait – c’est un petit pas, hein ?1

b) Dieu du transfert et Dieu du croyant : S1 et S2


Il serait intéressant d'étudier à l'aide du concept de « Sujet Supposé Savoir » la
psychologie de l'amour pour Dieu... Car il existe bien une différence entre le Dieu du
transfert et le Dieu du croyant. Dans un chapitre de son ouvrage Ce que Lacan disait des
femmes2, Colette Soler revient sur cette distinction en reformulant ainsi la définition du
Dieu du transfert posée par Lacan comme lieu de ce savoir pré-existant :« Le sujet
supposé savoir, c’est Dieu lui-même, sans doute, mais le Dieu qui n’existe pas, celui des
philosophes, latent en toute théorie, de quelque nature qu’elle soit, même mathématique,
rien d’autre, donc, que le lieu dit de l’Autre par Lacan. » C'est un lieu que l'on peut donc
écrire « S2 » : lieu du savoir. C'est en effet un Dieu qui n'existe pas, celui de ce que Lacan
nommait lors de sa conférence au Grand orient de France, la « Théologie de la science » :
« C’est ce qu’à l’instant j’appelais la théologie de la science : le Dieu qui sait déjà et
auquel Einstein ne rougit pas de faire appel, quoique n’étant pas un obscurantiste que je
sache. »3
Par contre le Dieu des prophètes est tout autre : « Dieu de volonté, Dieu de la
crainte et des tremblements, Dieu de la terreur sacrée, bref, celui que Lacan nomme “ le
Dieu obscur ”. C’est celui-là qui, à la mesure de son opacité, pousse vers la fascination du
sacrifice. C’est celui-là aussi que nous écrirons S1, le maître vengeur et tous ses dérivés
laïcs. Là où vibre la corde du sacrifice, soyez sûrs que ce n’est pas le nouvel amour qui
règne, mais le vieil amour du vieux Père la terreur. Celui-ci est moins un supposé savoir
qu'un supposé vouloir. » Voilà donc formalisée la différence entre ces deux « (D)
(L)ieux » : le Dieu Autre est le supposé savoir et le Dieu des prophètes est le supposé
vouloir. Nous trouvons cette distinction pertinente et ce rappel opportun en ces temps où
l'on dénigre le discours analytique en le ravalant sur un discours soit-disant religieux.4

Voilà donc la formule de l'amour de transfert condensée à ce rapport au savoir.


Nous proposons de la retenir jusqu'à ce que, plus loin, nous étudions le rapport de l'amour
et de la folie ; car notre hypothèse sera la suivante : c'est la modalité de ce rapport du sujet
au savoir, notamment entre croyance et certitude, qui la différence entre la Verliebtheit et la

1 Lacan J., Alla Scuola Freudiana le 30 mars 1974


2 Soler C., Ce que Lacan disait des femmes, Paris : Ed. Du Champ Freudien, 2003, p.254
3 Lacan J., 1969-04-25, La psychanalyse en ce temps : conférence au Grand Orient De France, inédit
4 Référence ici faite à ces pamphlets sur la vie de Freud qui décrivent un gourou ayant créé sa religion.
154
Liebe, soit entre un amour viable et un amour passionnel dont les excès prennent toutes la
caractéristiques d'une psychopathologie psychotique.

2- Un nouvel amour

Du nouveau dans l'amour : en 1973, dans Télévision, Lacan précise que le discours
analytique introduit du nouveau dans le champ de l'inconscient dont les « impasses se
révèlent dans l'amour »1. Cette nouveauté est que le mot est à prendre comme signe
mathématique2. Ce discours analytique se supporte du nom de « trans-fert » : ce transfert,
Lacan nous rappelle là qu'il l'articule du Sujet supposé savoir. Il en résume alors la
logique : « le sujet, par le transfert, est supposé au savoir dont il consiste comme sujet de
l'inconscient (..) c'est là ce qui est transféré sur l'analyste, soit ce savoir en tant qu'il ne
pense, ni ne calcule, ni ne juge pour n'en pas moins porter effet de travail. »3
Il sera encore question de ce nouvel amour à la Grande Motte en 1975. Lacan ne
put s’empêcher de souligner en introduction le signifiant du lieu : « Le congrès de la
Grande Motte ! Avouez, quand même, la Grande Motte, c’est quelque chose en français ».
Il y répète que le supposé au savoir est ce qui permet de considérer le transfert comme un
nouvel amour : « C’est là d’où surgit ce que j’ai articulé comme fondement d’un nouvel
amour : le sujet supposé à ce savoir, savoir inconscient. »4
Cette formulation « nouvel amour », Lacan l’emprunte à la poésie, plus
précisément à Rimbaud. C'est en 1968 lors du Séminaire XV : se décalant alors d'une
conception du transfert comme simple répétition, Lacan soutient que l'amour de transfert
est un véritable nouvel amour. De ce séminaire sur l'acte analytique, Lacan dit qu'il
correspond aux séminaires sur l'éthique et sur le transfert : « (...) faisant écho en quelque
sorte à l'année sur l'Éthique, ce qui se lit bien dans mon énoncé même de l'acte
psychanalytique et de ce que cet acte psychanalytique que ce soit de quelque chose de tout
à fait lié essentiellement au fonctionnement du transfert, voilà qui permettra à certains
tout au moins de s'y retrouver dans une certaine marche qui est la mienne. »5
Pour Lacan, la formule de l'acte se trouve donc dans les scansions du poème : "A
une raison" de Rimbaud : « Après tout, la question vaut bien d'être posée ici, à un certain

1 Lacan J. (1973), « Télévision », dans Autres écrits, op. cit., p. 530-531


2 « Le mot est à prendre du même signe qu'il constitue dans la théorie des nombres, soit
mathématiquement ».
3 Lacan J. (1973), « Télévision », dans Autres écrits, op. cit., p.531
4 Intervention de Jacques Lacan. Séance du vendredi 2 novembre (après-midi), parue dans les Lettres de
l’École Freudienne, 1975, n° 15, pp. 69-80.
5 Lacan J. (1967-68), Le séminaire XV : L’acte analytique, Inédit, séance 3 du 29 novembre 1967, version
AFI p.52
155
départ, car il y a dans la façon dont je vais m'avancer sur le terrain de l'acte, aussi un
certain franchissement d'évoquer cette dimension de l'acte révolutionnaire et de
l'épingler de ceci de différent de toute efficacité de guerre et qui s'appelle susciter un
nouveau désir. (...) Je pense qu'aucun de vous n'est sans entendre ce texte de Rimbaud que
je n'achève pas et qui s'appelle A une raison. C'est la formule de l'acte. »1 Voici les vers de
Rimbaud :
Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle
harmonie.
Un pas de toi, c’est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche.
Ta tête se détourne : le nouvel amour !
Ta tête se retourne, — le nouvel amour !
« Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps » te chantent ces enfants.
« Élève n’importe où la substance de nos fortunes et de nos vœux » on t’en prie.
Arrivée de toujours, qui t’en iras partout.2

Ce nouvel amour est en relation avec ce savoir qui est supposé dans le transfert et
dans l'amour. Lors du séminaire Les non-dupes errent, après l'introduction de la topologie
du nœud dans son enseignement, Lacan voudra montrer en quoi, s'il y a nouvel amour, c'est
qu'il y a émergence d'un nouveau savoir.

3- Celui à qui je suppose un savoir je l'aime

C'est en 1973 que Lacan formule cette logique du transfert généralisée à tout
amour : « Celui à qui je suppose le savoir, je l'aime. »3 L'envers en est « Celui à qui je dé-
suppose le savoir, je le hais. »4 Ce savoir dont il s'agit, nous avons vu qu'il est un savoir
inconscient. Ainsi, la relation amoureuse est un rapport entre deux savoirs inconscients 5.
Nous percevons là le risque de glisser dans l'amour sur une pente paranoïaque : nous
entendons ainsi après coup la notion de cure comme paranoïa dirigée.
L'année suivante, dans le séminaire XXI, Lacan revient sur la nature de ce savoir
inconscient : il le décrit comme un ensemble ouvert : « Qu'est-ce que ça veut dire, sinon
qu'à la rigueur ce que nous pouvons désigner d'Homme est un ensemble ouvert, ce qui
saute aux yeux ? Alors voyons bien ceci : la vérité a une limite d'un côté, et c'est pour ça
qu'elle est mi-dire. Mais de l'autre elle est sans limite, elle est ouverte. Et c'est bien en quoi

1 Ibid., 78
2 Rimbaud A. (1886), A une raison, in Les illuminations, Œuvres complètes, Paris :Gallimard, 1991
3 Lacan J., Encore, op. cit., p.64
4 Ibid.
5 Lacan J., Encore, op. cit., p.131
156
peut l'habiter le savoir inconscient, parce que le savoir inconscient, c'est un ensemble
ouvert. »1 Il s'en suit donc ce lien lacanien entre l'amour, le savoir et la vérité. L'amour,
c'est la vérité en tant que c'est à partir d'elle que commence le savoir inconscient ; c'est la
vérité en tant qu'elle ne peut être dite du sujet, c'est la vérité en tant que ce qui est supposé
pouvoir être connu du partenaire sexuel.
L'amour comme rencontre de deux savoirs inconscients est donc « deux mi-dire qui
ne se recouvrent pas. » Quand les deux savoirs inconscients se recouvrent, il nous dit que
ça fait « un sale méli-mélo ». Ce qui rejoint l'idée que quand on sait ce que le partenaire va
faire, « ce n'est pas de l'amour, c'est la fête ».
Mais cette incursion dans la dimension du savoir nous amène vers la dimension de
l'amour suppléance : nous traiterons cela dans un prochain chapitre puisque nous avons
choisi un découpage schématique selon les trois registres Imaginaire/Symbolique/Réel :
nous avons donc fait le choix de traiter de l'amour comme suppléance dans la partie de
l'amour Réel puisque c'est au réel de l'impossible rapport sexuel qu'il s'agit de suppléer.
Toujours est-il que ce rapport de l'amour et de la vérité dit encore la même chose :
le transfert est la découverte de la vérité de l'amour. 2 Cet amour de transfert qui n'est venu
qu'en second dans la révélation de l'inconscient : on a voulu le réduire voire le liquider

« Amour du savoir » et non « désir de savoir »


Un autre point nous semble important de reprendre dans la conceptualisation par
Lacan du lien entre amour et savoir : il s'agit de l'amour du savoir.
Dans la préface à l’édition allemande des Écrits Lacan revient sur le fait que le
transfert est de l'amour véritable. Il y rajoute même ceci que dans cette forme d'amour (le
transfert), il y a un sujet qui est en place de répondre, ce qui n’est pas le cas dans les autres
formes ! Puis il poursuit : « J’insiste : c’est de l’amour qui s’adresse au savoir. Pas du
désir : car pour le Wisstrieb, eût-il le tampon de Freud, on peut repasser, il n’y en a pas le
moindre. »3 C'est cet amour du savoir qui fonde ce que Lacan présente comme la passion
majeure de l'être parlant : l'ignorance. C'est la passion de l'ignorance qui produit l'amour du
savoir. Quand Badiou rappelle ceci lors de son cours de 1994/95, il pense que cette thèse
très radicale est peut-être insuffisamment pointée : « La position clé de l’amour dans cette
affaire c’est qu’en réalité l’amour est la véritable corrélation subjective au savoir, il n’y en
a pas d’autre. »4

1 Lacan J., Le séminaire XXI : Les non-dupes-errent, Inédit, séance 6 du 15 janvier 1974, version AFI p.99
2 Op. cit., p.156
3 Lacan J., préface à l'édition allemande des écrits, in Autres Écrits, op. cit., p. 558
4 Badiou A., cours de 1994/95, inédit
157
4- De quel savoir s'agit-il ?

Nous avons répondu plus haut à la question de la pré-existence de ce savoir. Nous


avons aussi vu en quoi ce savoir n'était pas un sujet mais un lieu topologique, une fonction.
Lacan le répète à plusieurs reprises. Nous pouvons encore en rappeler une autre
formulation pertinente : Lacan se sert alors d'un jeu sur l'holophrase « Qui c'est qui sait » :
« La négation "il n'y a pas de sujet supposé savoir", si tant est que j'ai jamais dit ça
sous cette forme négative, ça porte sur le sujet, pas sur le savoir. C'est facile d'ailleurs
à saisir pour peu qu'on ait une expérience de l'inconscient. Ça se distingue en ceci
justement qu'on ne sait pas là-dedans qui c'est qui sait. Ça peut s'écrire de deux
façons : « Qui c'est qui sait » et « Qui sait qui c'est ». Le français est une belle langue,
surtout quand on sait s'en servir. Comme toutes les langues, aucun calembour ne s'y
produit au hasard. »1 Reste à déterminer quel est l'objet de ce savoir.
Toujours dans le séminaire XVI, Lacan nous avancer sr cette question : « En
d'autres termes, ce que nous savons déjà d'une expérience fondamentale qui n'est point
expérience de hasard, production caduque des prêtres, à savoir la question Dieu existe-t-
il ?, nous nous apercevons que cette question ne prend son poids que de précisément
reposer sur une structure plus fondamentale, c'est à savoir, au lieu du savoir pouvons-nous
dire qu'en quelque façon le savoir se sache lui-même ? »2 Et plus loin de déplacer la
question sur la structure signifiante et la béance qu'elle produit : « de quelque façon que
nous supportions la fonction du savoir, nous ne pouvons, fait d'expérience, la supporter
qu'à l'articuler dans le signifiant. Le savoir se sait-il lui-même ou de sa structure est-il
béant ?»3 Structure signifiante, béance, Lacan va aussi utiliser son objet @ pour formaliser
ce savoir.
Le savoir absolu, celui auquel se réfère la supposition de savoir, est indexé sur « la
nécessite répétitive » de l'objet @. C'est par cette formalisation que nous appréhendons que
le savoir est en relation avec le signifiant, avec la structure signifiante, et par là
logiquement avec l'objet métonymique aussi : « C'est donc une des limites autour de quoi
s'articule le lien du maintien de la référence au savoir absolu, au sujet supposé savoir,
comme nous l'appelons dans le transfert avec cet index de la nécessité répétitive qui en
découle qu'est logiquement l'objet petit a. »4

1 Lacan J., Le séminaire XVI : D’un autre à l’Autre, op. cit., version AFI p. 294
2 Ibid., p.43
3 Ibid.
4 Ibid., p.62
158
S--> S2 : telle est la formule du savoir : « C'est bien ce que, dans le transfert j'ai
appelé du terme le sujet supposé savoir, c'est-à-dire cette prime conjonction, S lié à S2, en
tant que, comme je l'ai rappelé la dernière fois, dans la paire ordonnée, c'est lui, c'est cette
conjonction, c'est ce nœud qui fonde ce qui est savoir. »1
Alors le savoir a plutôt un lien avec le signifiant qu'avec Dieu : quand Lacan nous
dit que le Sujet supposé savoir est Dieu, c'est pour dire qu'il en est ainsi si nous gardons
ouverte cette question de la préexistence du savoir. C'est la forme la plus arriérée de
l'idéalisme : « La question est celle-ci, ce savoir en progrès est-il quelque part déjà
là ? C'est la question que j'ai posée sous les termes du sujet supposé savoir. Tant que
ne sont pas essayées à proprement parler les conséquences d'une radicale mise en
suspens de cette question, celle du sujet supposé savoir, nous restons dans l'idéalisme
et, pour tout dire, sous sa forme la plus arriérée, sous celle en fin de compte inébranlée
dans une certaine structure et qui s'appelle, ni plus ni moins, théologie. Le sujet
supposé savoir, c'est Dieu, un point c'est tout. »2
Ce savoir ne peut pré-exister puisqu'il est béance. Il a un rapport étroit avec
l'objet a : c'est à cela que Lacan arrive dans la 13eme séance de ce séminaire XVI :

« Ce que produit le savoir, c'est cela que je désigne sous le nom de l'objet a. Et
ce a, c'est cela qui vient se substituer à la béance qui se désigne dans l'impasse du
rapport sexuel. »3 Cette formulation est, cinq ans plus tard, une évolution de celle du
Séminaire XI : « le transfert est ce qui manifeste dans l’expérience la mise en acte de la
réalité de l’inconscient, en tant qu’elle est sexualité. »4
1 Ibid., p.69
2 Ibid., p.228
3 Ibid., séance du 5 mars 1969, p.282
4 Lacan J., Le Séminaire XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op.cit., p. 159
159
Le lieu de ce savoir devient alors de plus en plus proche de l'inconscient : quand
Lacan se demande si le savoir se sait lui-même, c'est qu'il a déjà la réponse ; réponse
négative bien entendu. Le savoir dont il s'agit est un savoir insu : c'est le savoir de
l'inconscient. Cet insu de l'inconscient sera un savoir sur la réalité sexuelle de l'inconscient,
c'est-à-dire un savoir sur le fait que le rapport sexuel est impossible, un savoir sur la béance
même du savoir.
En résumé ce savoir est un savoir sur la réalité sexuelle de l'inconscient. C'est-à-
dire un savoir au plus près de la structure subjective. Ceci nous permettra de comprendre
en quoi la rencontre amoureuse, conçue comme rencontre de deux savoirs inconscients,
pourra aller jusqu'à faire bousculer cette structure même dans ses fondations, notamment
quand à la place de ce trou dans le savoir, le sujet amoureux y placera la certitude d'être
comblé. Nous verrons plus loin dans notre partie traitant de la clinique de la vie amoureuse
1
que ces différentes caractéristiques du savoir auxquelles est lié l'amour, nous permettront
d’appréhender en quoi la clinique des amours fous s'articule autour de ce rapport
particulier au savoir. Nous pouvons déjà sans les développer ici, faire les hypothèses
suivantes :
− Là où le savoir ne préexiste pas, l'amoureux tendra à le croire
− Là où le savoir a une structure de béance, l'amoureux y déposera des signifiants
maîtres qui la rempliront (façon non plus de suppléer à l'impossible du rapport
sexuel mais de le faire exister).

Cette béance du savoir ne va pas sans évoquer chez nous le point de départ de
Lacan dans son étude sur le transfert quelques années auparavant, c'est-à-dire le discours
de Socrate sur l'amour. Socrate est celui qui dit ne rien savoir si ce n'est quelque chose sur
l'amour. Boucle ici faite avec ce supposé savoir formalisé par Lacan après son
commentaire du Banquet où il était pourtant bien déjà là. Nous allons reprendre ce
commentaire pour tenter de montrer que ce rapport de l'amour au savoir était déjà là dans
le séminaire VIII alors que le Sujet supposé Savoir n' été formalisé que l'année suivante.

1 cf. infra, p.292


160
II- Lacan, le Banquet et le séminaire VIII

« Je n'ai aspiré dans mes années de jeunesse qu'à la connaissance philosophique et


maintenant je suis sur le point de réaliser ce vœu en passant de la médecine à la
psychologie. » Freud1

Nous venons de reprendre avec Lacan en quoi le transfert découvre la vérité de


l’amour : c'est à partir de sa lecture du Banquet qu'il le démontre. Nous n'allons pas le
reprendre en entier mais seulement les grandes lignes notamment dans la dialectique qui
s'établit entre Socrate Alcibiade et Agathon. Avant d'en faire le commentaire, Lacan
propose en tout début de séminaire ce qu'il appelle sa « Métaphore de l'amour »; Nous en
reprendrons ci-après les coordonnées.

1- Lacan et la « Traditionphilosophique » : la philosophie à l'épreuve de l'analyse

C 'est au cours des séances de novembre 1960 à février 1961 que Lacan commente
le texte du Banquet de Platon. Ce long commentaire a la particularité de suivre quasi ligne
à ligne le texte : c'est ce qui rend ce séminaire particulier au regard de la relation de la
psychanalyse à la philosophie : nous n'avons pas là une quelconque référence faite au
Banquet, mais bien une étude précise et minutieuse. Il n'y a pas d'autre commentaire de
textes philosophiques aussi poussé au cours du séminaire.
Alain Badiou, dans son cours de 1994/95 relève ce propos de Lacan dans le
Séminaire XX : « …ce qu'il va y avoir cette année de plus emmerdant, c'est de soumettre à
cette épreuve un certain nombre de dires de la tradition philosophique »2. Cette épreuve en
question c'est l'épreuve du Dire dans son opposition linguistique au dit. Badiou voit là le
Vrai rapport de Lacan à la philosophie : Ce n'est pas un rapport théorique mais une
épreuve : « on va mettre la philosophie à l'épreuve de l'acte analytique (…) quand Lacan
traite la philosophie, c'est toujours dans le registre de cette épreuve. » Il propose, après
avoir relevé que Lacan utilise souvent la formule "tradition philosophique" d'en faire un
mot valise " Traditionphilosophique " pour souligner ce rapport à un ensemble auquel faire
face dans le discours analytique.

1 Freud S., Lettre Fliess à du 2 avril 1896, in Naissance de la psychanalyse, Paris : PUF, 1956, p.143
2 Lacan J., Le séminaire XX : Encore, op. cit., p.25
161
Dans le séminaire sur le transfert, le commentaire du Banquet prend une place
importante. Il en reste bien entendu la place que la Traditionphilosophique mais aussi
Lacan confère à Socrate. Badiou propose qu'on écrive d'ailleurs un jour "Le Socrate de
Lacan" comme il y a le Socrate de Nietzsche, le Socrate de Kierkegaard, le Socrate de
Platon ou le Socrate de Xénophon.
Ce Socrate de Lacan, Badiou y voit deux facettes : « il y un Socrate, disons plutôt
Platon, qui est volontiers captif de la figure du maître, et puis il y a un Socrate, Socrate,
qui est plutôt un analyste. » De cette figure du Socrate analyste, Badiou en déduit une
identification "incontestable" de Lacan à Socrate. Pour Lacan, Socrate est l’homme qui a
suscité le plus long transfert de tous les temps.1 Peut-être parle-t-il de son propre transfert
sur Socrate : toujours est-il que les deux hommes ont en commun de n'avoir pas trop écrit
mais beaucoup parlé; ceci par choix didactique, de transmission. Déjà lors du séminaire II,
Lacan se laisse aller à un éloge de Socrate : « Qui est Socrate ? C'est celui qui inaugure
dans la subjectivité humaine ce style d'où est sortie la notion d'un savoir lié à certaines
exigences de cohérence, savoir préalable à tout progrès ultérieur de la science comme
expérimentale - et nous aurons à définir ce que signifie cette sorte d'autonomie que la
science a prise avec le registre expérimental. Eh bien, au moment même où Socrate
inaugure ce nouvel être-dans-le-monde que j'appelle ici une subjectivité, il s'aperçoit que
le plus précieux, l'arétè, l'excellence de l'être humain, ce n'est pas la science qui pourra
transmettre les voies pour y parvenir. Il se produit déjà là un décentrement - c'est à partir
de cette vertu qu'un champ est ouvert au savoir, mais cette vertu même, quant à sa
transmission, sa tradition, sa formation, reste hors du champ. »2
Dans le contexte de ce séminaire, il convient de rappeler où en est Lacan par
rapport à l'IPA : c'est en effet à la fin de cette année là que la fameuse « recommandation
d'Edinbourg » sera publiée : il y est rappelé les règles strictes de durée des séances
(quarante cinq minutes) et de rythme hebdomadaire pour les didactiques (quatre). De plus,
il est clairement demandé à Lacan de se tenir éloigné des activités didactiques de l'IPA.
Ce que Lacan va développer dans ce séminaire sur le transfert sera en effet en
dehors de la doxa analytique. Le titre complet du séminaire contient en lui-même ce
décalage : « Le transfert dans sa disparité subjective, sa prétendue situation, ses excursions
techniques. » Lacan le commente dès l'ouverture de la première séance : « J’ai annoncé
pour cette année que je traiterai du transfert, de sa disparité subjective. Ce n’est pas un
terme que j’ai choisi facilement. Il souligne essentiellement quelque chose qui va plus loin
1 Ibid., p. 16
2 Lacan J., Le séminaire II : Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, op.cit.,
p.13
162
que la simple notion de dissymétrie entre les sujets. il pose dans le titre même… il
s’insurge, si je puis dire dès le principe, contre l’idée que l’intersubjectivité puisse à elle
seule fournir le cadre dans lequel s’inscrit le phénomène. Il y a des mots plus ou moins
commodes selon les langues. C’est bien du terme impair, de l’imparité subjective du
transfert, de ce qu’il contient d’impair essentiellement, que je cherche quelque équivalent.
Il n’y a pas de terme, à part le terme même d’imparité qui n’est pas d’usage en français,
pour le désigner. Dans sa prétendue situation, dit encore mon titre, indiquant par là
quelque référence à cet effort de ces dernières années dans l’analyse pour organiser,
autour de la notion de situation, ce qui se passe dans la cure analytique. Le mot même
prétendu est là pour dire encore que je m’inscris en faux, du moins dans une position
corrective, par rapport à cet effort. Je ne crois pas qu’on puisse dire de l’analyse purement
et simplement qu’il y a là une situation. Si c’en est une, c’en est une dont on peut dire
aussi : ce n’est pas une situation ou encore, c’est une fausse situation. »1
Les choses sont claires :
− Disparité subjective car il ne s'agit pas d'une relation à deux mais de quelque chose
d'impair.
− Sa prétendue situation : pour Lacan, l'analyse est une fausse situation
− Les excursions techniques ne peuvent donc se fonder que sur ces deux premiers
points théoriques.

Lacan se justifie de n'aborder ce point fondamental de la pratique analytique que si


tard dans son enseignement. Pourtant il appuie sur le caractère nodal du transfert : « au
commencement était l'amour ». La lecture du Banquet va nous amener à la découverte de
la logique du transfert mais va aussi nous faire buter sur la distinction amour et désir. Cette
distinction, nous le verrons dans notre partie clinique, est fondamentale en ceci que nos
patients tournent souvent autour de ce point dans ce qu'ils déplient de leur discours sur leur
symptômes amoureux. Poursuivons donc sur cette distinction.

1 Lacan J., Le séminaire VIII : Le transfert, op. cit., version Stécriture, p.1
163
2- La métaphore de l'amour

« Ce désir pour l'objet aimé » : l’objet du désir est constitué métonymiquement. Il


ne faut pas le confondre avec l’objet de l’amour. C’est dans un second temps que l’objet de
l’amour se constitue, et ceci par substitution métaphorique à l’objet du désir : « l’amour ici
se transfère par une métaphore au désir qui s’attache à cet objet comme illusoire ;
cependant la constitution de cet objet est autre chose, elle n’est pas métaphorique, elle est
métonymique… »1 Lacan précise que c’est à partir du besoin, et de la nécessité que celui-ci
passe par la parole, que l’objet du désir est métonymique : « Le vrai de cette apparence est
que le désir est la métonymie du manque à être. » 2 Ainsi le phallus représente la
métonymie du désir. Dans sa lecture du Banquet, Lacan relèvera avec cette métaphore de
l'amour ce moment de bascule entre amour et désir : « Saisir le moment de bascule, le
moment de retournement où, de la conjonction désir avec son objet en tant qu’inadéquat,
doit surgir cette signification qui s’appelle l’amour. »3
Lacan propose donc dans ce séminaire sa « métaphore de l'amour ». La relation
amoureuse, telle qu'elle est posée à travers le récit de Socrate, permet de dégager deux
positions : l’érastes et l’éroménos, celui qui aime et celui qui est aimé. Celui qui aime est
celui qui désire. Qu'est-ce qu'il désire ? Quelque chose qu'il n'a pas, quelque chose qui lui
manque. Il ne sait pas ce qu'il lui manque. Celui qui est aimé est supposé par l'aimant avoir
quelque chose. C'est toute la question de la dissymétrie de la relation amoureuse : l’un ne
sait pas ce qui lui manque, l'autre ne sait pas ce qui fait son attrait, il ne sait pas ce qu'il a.
Ce qui amène ce dernier à se poser la question « Che vuoi ? » : que me veux-tu ?
Pour que la rencontre ait lieu, pour que le miracle de l'amour, comme il dit, se
produise, il faut, nous dit Lacan à partir du texte de Platon, que celui qui est aimé, désiré,
se transforme et devienne désirant à son tour. Celui qui était dans un premier temps objet
aimé devient soudain sujet désirant. Cette substitution n'est pas de l'ordre de la symétrie, ce
n'est pas un échange comme si c'était « en face de », c'est une substitution métaphorique,
au cours de laquelle un franchissement est effectué. Pour l’illustrer, Lacan propose ce
« mythe » de la métaphore de l’amour :
Ce qui amorce le mouvement... c'est ce désir pour l'objet aimé qui est quelque chose que, si
je voulais l'imager, je comparerais à la main qui s'avance pour atteindre le fruit quand il
est mûr, pour attirer la rose qui s'est ouverte, pour attiser la bûche qui s'allume soudain...
Si du fruit, de la fleur, de la bûche, une main sort qui se tend à la rencontre de la vôtre et
qu'à ce moment là, c'est votre main qui se fige dans la plénitude fermée du fruit, ouverte de

1 Lacan J., Le séminaire IV : La relation d’objet, op. cit., p. 158


2 Lacan J. (1960), La direction de la cure, op. cit., p. 100
3 Lacan J., Le séminaire VIII: Le transfert, op. cit., séance 2 du 23 novembre 1960, p.30
164
la fleur, dans l'explosion d'une main qui flambe, ce qui se produit là, alors, c'est l'amour. 1

Lacan insiste sur cette substitution métaphorique : « Qu’est-ce qui est désiré ?
C’est le désirant dans l’autre -ce qui ne peut se faire qu'à ce que le sujet lui-même soit
colloqué comme désirable. C'est ce qu'il demande dans la demande d'amour. »2
La question de la dissymétrie des deux positions, celle d'aimant et celle d'aimé, la
reconnaissance de l'objet désirable recherché par l'aimant chez celui qu'il aime, trouve son
plein développement dans le discours que tient Socrate, à la fin du Banquet, à propos de la
déclaration d'amour que lui fait Alcibiade. Ce dernier compare Socrate à une statuette,
d'aspect peu attrayant mais qui recèle des trésors cachés. Socrate répond alors que ces
trésors qui brillent aux yeux d'Alcibiade sont du côté du leurre. L'amour d'Alcibiade pour
Socrate repose sur ces objets cachés, ces agalmata, à la fois objets et cause du désir.
Socrate, lui, et c'est en cela qu'il est savant en amour, sait qu'il n'a rien de cela.
Voici donc comment s’articulent l’amour et le désir. Un sujet suppose qu’un autre
possède l’objet de son désir, alors que cet autre ne le possède pas puisqu’il est lui-même
manquant. Alors, si ce deuxième sujet suppose à son tour que le premier peut posséder son
objet a, la rencontre amoureuse se produit par substitution métaphorique. Celui qui était
désiré devient à son tour désirant. La demande d’amour consistant alors à être pris pour
l’objet a désiré par l’autre. Le sujet demande qu’on lui offre ce que l’autre n’a pas
(l’agalma) ; on retrouve ici la formule que nous avons déjà rencontrée : « je te demande de
m’offrir ce que tu n’as pas. »
Dans le Séminaire XIX intitulé Ou pire, Lacan commence la cinquième séance en
écrivant au tableau : « Je te demande de refuser ce que je t’offre parce que c’est pas ça. »3
Cette formule, qu’il commentera, est en fait une lettre d’a-mur. Il associera les trois verbes
de cette phrase (demander– refuser– offrir) aux anneaux Borroméens qu’il introduit cette
année là dans son enseignement. Nous détaillerons ceci plus loin dans notre partie sur
l'amour et le Symbolique.4
Cette métaphore de l'amour introduit la question de la réciprocité : si vers la main
qui se tend, une autre main vient à s'approcher, ce qui fait le miracle de l'amour, c'est alors
bien d'une nature réciproque dont l'amour se fonde. Lacan le formule à plusieurs reprises :
dans le Séminaire XX : « l'amour est toujours réciproque »5

1 Lacan (1960-61), Le transfert, op. cit., p. 68-69


2 Ibid., p. 419
3 Lacan J., Le séminaire XIX : … Ou pire, inédit, 9 février 1972, version AFI, p. 13
4 Cf infra, p.182
5 Lacan J., Encore, op. cit., p.11
165
« C'est pas parce que j'ai dit que les sentiments sont toujours réciproques - car
c'est ainsi que je me suis exprimé dans le temps devant des gens qui comme d'habitude
n'entendent rien à ce que je dis - c'est pas parce qu'on aime qu'on est aimé. je n'ai jamais
osé dire une chose pareille. »1 Pour Lacan, cette réciprocité veut simplement dire que
quand on aime on est fait énamoré. Formule qui est transposable en termes de savoir : « le
savoir c'est ce qui est su. »2
Mais cette réciprocité ne veut pas dire que l'amour fasse pour autant rapport :
« Entre ces deux termes qui constituent, si je puis dire, dans leur essence, l'amant et l'aimé,
observez qu'il n'y a aucune coïncidence. Ce qui manque à l'un n'est pas ce "ce qu'il a",
caché dans l'autre. Et c'est là tout le problème de l'amour. Qu'on le sache ou qu'on ne le
sache pas ceci n'a aucune importance. On en rencontre à tous les pas dans le phénomène,
le déchirement, la discordance et quiconque n'a pas besoin pour autant de dialoguer, de
'dialectiquer' sur l'amour, il lui suffit d'être dans le coup, d'aimer, pour être pris à cette
béance, à ce discord. »3 Pas de miracle donc à voir dans cette réciprocité, l'amour ne fera
pas rapport sexuel même s'il y supplée.
Par contre cette question de la réciprocité nous amène bien entendu à sa
transposition dans le champ du transfert : les sentiments sont-ils aussi toujours réciproques
dans le transfert ? Certainement pas, mais cette question a le mérite d'introduire le fait que
le transfert n'est jamais dans un seul sens : « nous nous sommes aperçus que la complexité
de la question du transfert n'était aucunement limitable à ce qui se passe chez le sujet dit
patient, à savoir l'analysé. Et par conséquent la question se pose d'articuler d'une façon
un petit peu plus poussée qu'il n'avait été fait jusqu'à présent ce que doit être le désir de
l'analyste. »4 Le désir de l'analyste est en effet en jeu dans le transfert, il en est même le
ressort. Par là, toute la théorisation du prétendu contre-transfert sera remise à plat.

1 Lacan J., Le séminaire XXI : Les non-dupes errent, Inédit, séance 15 du 11 juin 1974, version AFI p.240
2 Ibid.
3 Lacan J., Le transfert, op. cit., séance 3 du 30 novembre 1960, Version AFI. p.35
4 Lacan J., Le transfert, op. cit., séance 7 du 11 janvier 1961, AFI p.92
166
3- Deux moments du Banquet

La structure du Banquet est déjà intéressante dans sa particularité : c'est le récit d'un
récit. Ce qui nous place d'entrée dans la mise à distance de l'objet, comme si dans cette
structure même, le déplacement des objets y était déjà présent. En effet Apollodore, un
disciple de Socrate, fait ce récit à son ami Glaucon, sur la route de Phalère à Athènes.
Appollodore tient lui-même ce récit d’Aristodème qui était lui par contre au Banquet chez
Agathon, quelques années auparavant.
Étaient donc présents à ce Banquet : Agathon puisque c'est lui qui l'organise,
Pausanias qui est l'amant d'Agathon ;Aristophane l'auteur comique, Eryximaque le
médecin, Phèdre, Alcibiade qui arrivera ivre dans la soirée et qui est encore amoureux de
Socrate, et enfin Socrate accompagné donc d'Aristodème son disciple. Nous pourrions
ajouter à ces sept intervenants une huitième Diotime. Elle n'est pas présente lors des
discours si ce n'est dans le discours de Socrate : encore une fois une mise à distance... Il y a
un point d'acmé dans ces discours qui permet d'identifier un point de renversement : c'est
l'irruption d'Alcibiade. Celui-ci fera l’éloge de Socrate et c'est à partir de son discours que
Socrate pourra révéler la vérité de l'amour, soit le transfert mis en acte dans l’interprétation
psychanalytique qu'en fait Socrate : la déclaration qui s'adressait à lui visait en réalité
Agathon.
Nous ne nous aventurerons pas ici dans un commentaire philosophique du Banquet,
ce n'est pas notre objet. Notre objet est de suivre Lacan dans ce que le Banquet nous
enseigne sur l'amour la nature de l'amour, donc du transfert. Cette vérité mise à jour est
d'une part une lecture originale et pertinente du Banquet, et d'autre part sera précieuse pour
notre travail dans l'abord de la psychopathologie de la vie amoureuse.
Nous proposons de distinguer deux moments cruciaux du discours de Socrate qui
sont tous les deux des jeux de questions/réponses mettant chacun en scène trois
personnages : d'une part Socrate, Diotime et Agathon ; D'autre part Socrate, Alcibiade et
Agathon. Dans le premier il sera question de la nature de l'amour. Dans le second il sera
question de l'interprétation psychanalytique que donne Socrate à Alcibiade.

a) Socrate – Diotime - Agathon


Socrate se dit ignorant en tout sauf des choses de l'amour 1. Ce qu'il sait il le tient
d'une femme : Diotime et il compte le transmettre. Notons au sujet de ce propos de Socrate

1 Cette citation est extraite du Théagès (128 b) : « ...je ne sais rien hormis du moins une toute petite
connaissance, celle des choses d'amour... ». Dans le Banquet (177d) : « … ni sans doute pour moi qui assure
ne rien savoir d’autre que ce qui a trait à l’amour ». Et aussi : Phèdre, 257a, Lysis, 204b-c
167
excluant du champ de son ignorance les choses de l'amour, que Lacan en profite pour en
faire de même : « Pour ce qui est d’aimer et savoir ce qu’est d’aimer, je dois à tout le
moins, comme Socrate, pouvoir me rendre ce témoignage que j’en sais quelque chose…»1
Socrate répond au discours d'Agathon sur la nature du Dieu Amour ; discours très
applaudi mais dont il va se moquer indirectement. Pour cela, Socrate va utiliser son ironie
et sa maïeutique en s'adressant à Agathon. Il va tout d'abord montrer que l'amour est
manquant puisqu'il est désirant. Ensuite, il va prêter sa voix à Diotime pour évoquer le
mythe de la naissance de l'amour et ensuite son utilité (Khréia);
Une question nous vient tout d'abord :Diotime a-t-elle existé? On peut penser que
Diotime est un personnage inventé par Platon : elle a en effet deux particularités majeures :
premièrement elle est une femme alors que le Banquet ne regroupe qu'une assemblée
d'hommes. Il y a bien des femmes présentes mais ce sont des "joueuses de flutes"... la
métaphore laisse entendre la place qu'elles occupaient auprès des hommes. Ensuite, son
autre particularité est d'être le seul personnage de ce Banquet dont on ne trouve mention
nulle part ailleurs. Enfin, on peut évoquer son nom qui semble bien trop sur mesure pour
ne pas être une création : Diotime signifierait étymologiquement "honneur de Zeus" et
Mantinée est une ville d'Arcadie qui, comme nous le rappelle Brisson 2, évoque "mantis" (le
devin). Classiquement, on interprète la parole de Diotime comme étant celle de Platon3.
Alors pourquoi avoir convoqué un personnage féminin pour ce discours sur la nature de
l'amour? Ce sera une première question à laquelle nous tenterons de répondre ci-après.
Reprenons ce que nous apprend Diotime : Socrate demande à Diotime l'utilité de
l'amour. Mais la prêtresse répondra sur la nature de l'amour plutôt que sur ses œuvres.
− Éros n'est pas un Dieu mais un Daïmon4 : il lie les mortels aux immortels, c'est un
être intermédiaire, ce qui découle de sa filiation même.
− Il n'est pas un Dieu qui possède le bien et le beau mais les désire.
− Il est fils de Pénia et Poros (fils d'intelligence) (traduits par pauvreté et expédient)
qui se sont unis le soir de la naissance d'Aphrodite : sa nature est donc empreinte de
cette filiation. Par sa mère, il est un enfant de bohème comme le chante Carmen
dans son aria du premier acte5 : il va nus pieds, dort à la belle étoile, il a "l'indigence
en partage"6. Par contre, par son père, il a l'esprit d'un philosophe (car l'amour est
1 Lacan J., Le Transfert, op. cit., p.23
2 Brisson luc, Introduction à l'édition du Banquet chez GF Flammarion, 1998, p.28
3 Au sujet du discours de Diotime et notamment de l'utilité de l'amour dans le Banquet, voir : Pasqualini
Laura, De l'utilité de l'amour dans le Banquet de Platon, Mémoire de Master « histoire de la philosophie »,
s/dir. Tordesillas Alonso, Université de Provence, 2008
4 Platon, Le Banquet, 202d
5 Bizet, 1875, Carmen, "L'amour est un oiseau rebelle"
6 Platon, Le Banquet, 203d
168
amour du beau), il désire le bien, est "fertile en expédient", "tout ce qu'il gagne il le
perdra".
− Il a pour objet l'immortalité1 : c'est là le substrat du désir de procréation.
− Les hommes n'ont pas le désir d'eux même mais le désir de posséder le bien.

Pourquoi prêter sa voix à Diotime ?


Il convient de noter que l'irruption de Diotime dans ces discours est surprenante.
Tout d'abord, comme nous l'avons vu plus haut, il s'agit d'une assemblée d'hommes : les
femmes sont priées de rester à l'extérieur : « Alors, puisque, dit Eryximaque,il est entendu
de ne boire qu’autant qu’il plaira à chacun, mais sans rien d’imposé, j’introduis une
motion additionnelle : c’est de donner congé à la joueuse de flûte, qui tout à l’heure est
entrée ici, et de l’envoyer jouer de la flûte pour elle-même, ou, si elle veut, pour les
femmes de la maison. »2
Cette joueuse de flute qui est priée de rester dehors nous évoque la place de Pénia,
l'autre femme qui est citée dans le récit. En effet, elle aussi est « en dehors » de l'assemblée
des hommes, comme si elle ne pouvait rien posséder d’intéressant : « Or, quand ils eurent
dîné, comme ils avaient fait bombance, survient Pauvreté [Pénia] dans le dessein de
mendier, et elle se tenait contre la porte. »3 Le point commun entre ces deux femmes qui
apparaissent dans le Banquet est qu'elles possèdent quelque chose : Diotime un savoir et
Pénia un enfant.
Pour un des commentateurs du Banquet, G. Reale4, si c'est Diotime qui porte cette
parole, c'est pour préserver Agathon de l'humiliation : ne pas lui dire que ce qu'il a dit était
idiot. Quand Socrate se place en interlocuteur candide devant Diotime, c'est en fait à la
place d'Agathon qu'il se met. Diotime devient donc Socrate enseignant les choses sur
l'amour à Agathon. Socrate aurait ainsi préservé Agathon du ridicule car il avait, d'une part,
gagné la veille un prix de comédie et d'autre part était l’hôte de la soirée. Cette hypothèse
nous convient mais est insuffisante en ceci qu'elle ne mentionne pas la particularité du sexe
de Diotime.
Une autre hypothèse prend en compte cette particularité. Pour Halperin, il y a une
autre hypothèse. Socrate fait parler Diotime -là le féminin importe, car le discours sur
l'amour qu'elle tient fait un point de bascule vers le désir. Or, c'est de la place d'aimé que
l'on peut parler le mieux de l'amour ; pour le désir, c'est de la place d'aimant qu'on en parle

1 Ibid., 207a
2 Platon, Le Banquet, 176 e
3 Platon, Le Banquet, 202 b
4 Reale, G., Eros, dèmone mediatore, Milan : Rizzoli, 1997
169
le mieux ; autrement dit, pour Halperin, Socrate prête la voix à Diotime -en tant que
femme, car le discours qu'il tient là révèle que celui qui le prononce a connu la position
d'aimant, soit la position active féminine : « Voilà donc les choses dites clairement – c’est
le masculin qui est désirable, c’est le féminin qui est actif »1. Cette place active des
femmes est d’ailleurs soulignée par Lacan notamment dans la société antique : « Non
seulement elles [les femmes] avaient leur vraie place, mais ceci veut dire qu'elles
avaient un poids tout à fait éminent dans les relations d'amour comme nous en
avons toutes sortes de témoignages. C'est qu'il s'avère, à condition toujours de
savoir lire – il ne faut pas lire les auteurs antiques avec des lunettes grillagées -
[il s'avère] qu'elles avaient ce rôle pour nous voilé mais pourtant très
éminemment, le leur dans l'amour : simplement le rôle actif, à savoir que la
différence qu'il y a entre la femme antique et la femme moderne c'est qu'elle
exigeait son dû, c'est qu'elle attaquait l'homme. » 2 Socrate ne peut se montrer
manquant ; plus pragmatiquement il ne peut avouer qu'il a été le giron d'un homme (c'est
l’hypothèse d'Halperin3), ou bien Platon ne veut pas le montrer sous cet angle-là.
Toujours est-il que l'on peut se demander si Socrate peut être amoureux s'il ne
manque pas d'un certain savoir ? Puisqu'il affirme ne rien savoir sauf sur les choses de
l'amour, c'est à cet endroit là qu'il ne pourra être désiré. Pour Socrate, la substitution
métaphorique ne peut donc avoir lieu. Peut-être cela participe-t-il aussi de sa passation de
parole à Diotime pour parler de la nature de l'amour. Toujours est-il que ce dont il s’agit
dans le discours de Diotime, c'est que l’amour naît du discours au point où Socrate ne peut
ici se poser dans son savoir qu’à montrer qu'il ne savait pas : ce choix de prêter sa voix à
Diotime est donc une mise en acte de ce qu'il veut montrer : « son mode à ce moment
d'enseigner ce qu'il prouve du même coup. »4.
Enfin, nous proposons quant à nous l'hypothèse suivante : la vérité de l'amour ne
peut être dite que du côté féminin ; ce qui renvoie à ce que nous reprendrons plus loin avec
Lacan sur une vérité de l'amour du côté féminin de la sexuation dans son rapport avec
l'autre jouissance mais aussi dans ce qu'il annonce d'une « féminisation » dans l'amour.
Nous proposerons la formulation d'un « pousse à la femme » dans l'amour.5 Pour le
moment, poursuivons sur le deuxième point que nous souhaitons relever dans le banquet.

1 Lacan J., Le transfert, op. cit., Seuil p. 150.


2 Lacan J., Le transfert, op. cit., version AFI p. 27
3 Halperin D., Cent ans d’homosexualité et autres essais sur l’amour grec, Paris : EPEL, 2000
4 Lacan J., Le transfert, op. cit., séance 9 du 25 janvier 1961, AFI p.117
5 Cf infra, p.329
170
b) Socrate, Alcibiade et Agathon
Alcibiade fait l’éloge de Socrate, dans ce Banquet où il est question de faire l'éloge
de l'amour. Il pose Socrate en Eromène, en aimé et lui demande de donner un signe en tant
qu'Eraste, soit que Socrate se déclare. Socrate s'y refusera et lui indiquera que ce qu'il
désire est caché en lui comme un silène, un objet apparemment sans valeur, caché en son
sein.
Halperin déduit de ceci un « Éros mal orienté »1 : c'est-à-dire que l'amour
d'Alcibiade pour Socrate se trompe de cible ; nous rencontrons à nouveau cette
« tromperie » de l'amour qu'est celle aussi du transfert.
Alcibiade surgit donc dans le Banquet d'une façon non convenable, ivre et bruyant.
Il vient pour fêter la victoire d’Agathon, obtenue la veille. Il se couche, désinhibé, entre
Socrate et Agathon. Lacan relève qu'il se place « au milieu du débat entre celui qui sait et,
sachant, montre qu’il doit parler sans savoir [Socrate] et celui qui, ne sachant pas, a parlé
sans doute comme un sansonnet [Agathon].» 2

Voici donc ce deuxième temps à trois places que nous évoquions. Il prend alors la
parole brusquement pour faire une déclaration d'amour à Socrate. Il lui reproche aussi de
ne s’être pas déclaré, de rester eromene mais de ne pas se faire eraste. C'est ce moment de
la soirée qui est un point de bascule par lequel Socrate pourra montrer la vérité de l'amour,
soit le transfert. Ce point de vérité tourne autour de cet objet agalma. C'est pour Lacan
l'objet de sa dixième séance cette année là. Agalma, c'est cet objet précieux caché dans les
vieilleries. Voilà ce dont Socrate est possesseur aux yeux d'Alcibiade et qui cause son
amour : « Il y a donc des agalma dans Socrate, et c’est ce qui a provoqué l’amour
d’Alcibiade. »3
Cet agalma est le support de ce qui deviendra deux ans plus tard l'objet a,
l'invention de Lacan. D'ailleurs nous pouvons noter que plus jamais il ne se servira de cet
objet dans son enseignement. L'agalma n'a eu pour fonction que de mettre sur la voie
théorique de l'objet du désir à la fois cause et visée.
L'apport pertinent du commentaire de Lacan à la lecture du Banquet réside donc
selon nous dans cette trouvaille de l'agalma qui deviendra son objet a. La place de cet objet
dans les relations humaines sera fondamentale au regard de la dialectique du désir en jeu
notammment dans les relations amoureuses: « nous sommes donc arrivés au terme du
commentaire du Banquet, autrement dit du dialogue de Platon qui, comme je vous l'ai sinon
expliqué au moins indiqué à plusieurs reprises, se trouve historiquement être au départ de ce qu'on

1 Halperin, D. M., Amour et Ironie, six remarques sur l’Éros platonicien, Cahiers de l’Unebévue, Paris, 2005.
2 Lacan J., Le transfert, op. cit., p. 163
3 Ibid., séance 11 du 8 février 1961
171
peut appeler plus qu'une explication dans notre ère culturelle, de l'amour, au départ de ce qu'on
peut appeler un développement de cette fonction en somme la plus profonde, la plus radicale, la
plus mystérieuse des rapports entre les sujets. »1
Non seulement l'objet a sera incontournable dans l'approche lacanienne de l'amour
mais aussi dans sa fonction dans le transfert, donc dans la logique du transfert: comme l'a
révélé Socrate à Alcibiade, il s'agira maintenant d'entendre la méprise du sujet supposé
savoir.

4- L'amour s'adresse toujours à un autre : la méprise du sujet savoir

a) Le transfert comme tromperie


Toute cette logique du transfert que Lacan tire du discours de Socrate dans le
Banquet met en exergue le fait suivant : ce n'est pas moi que tu aimes, mais je vais
t'indiquer le lieu de ton désir. Le transfert, comme l'amour, est donc en quelque sorte un
effet de tromperie.
La première occurrence de la tromperie dans le champ de l'amour , nous la trouvons
dès le premier séminaire. Cette tromperie n'est alors pas encore directement reliée au
transfert mais à l'amour lui même dans sa relation à l’être : « Il y a un point où l'amour
s'arrête, ne peut pas le suivre. Et il y a un point qui se situe quelque part, précisément du
côté de ce que j'appellerais une certaine persévérance dans la tromperie. C'est dans la
mesure où l'être aimé à un certain point va trop loin dans la trahison de lui-même que
l'amour ne suit plus. »2
Ensuite, Lacan répètera à de nombreuses reprises que l'amour est trompeur : il
s'agira surtout des séances du séminaire XI consacrées au Transfert. Ce caractère trompeur
est essentiellement lié à l'ancrage narcissique de l'amour : « Oui, mais qui a commencé ?
Et tout ne commence-t-il pas essentiellement dans la tromperie ? A qui s’adresserait le
premier qui, en disant l’enchantement de l’amour, a fait passer cet enchantement pour
exaltation de l’autre, en se faisant le prisonnier de cette exaltation jusqu’à l’essoufflement,
celui qui avec l’offre a créé la demande la plus fausse, celle de la satisfaction narcissique,
qu’elle soit de l’idéal du moi ou du moi qui se prend pour l’idéal ? »3 L'enchantement de
l'amour est trompeur car il porte sur cet au-delà de l'Être. Nous sommes là dans le premier
questionnement lacanien sur les choses de l'amour : dès le premier séminaire Lacan posait

1 Ibid., séance 12 du 1er mars 1961


2 Lacan J., Le séminiare I, op. cit., séance 23 du7 juillet 1954, p.459
3 Lacan J., Le séminiare XI, op. cit., séance 5 du 12 février 1964, p.72
172
que l'amour s'adressait à l'Être de l'autre, pour ensuite pousser au-delà de cet être même. Il
en arrive alors, en tentant de définir cet « au-delà de l'Être de l'autre », à considérer que
l'amour vise le manque dans l'autre : cet au-delà de l'être, c’est le manque. Ce sera cela
l'enseignement de la lecture du Banquet : La tromperie porte de fait sur ce qui manque.
Ce manque de l'autre, l'amoureux (mais l'analysant aussi) pensera qu'il pourra le
combler lui : « est-ce que ce n’est pas là une structure fondamentale que le transfert nous
donne l’occasion d’imaginer de la dimension de l’amour, c’est qu’à persuader l’autre
qu’il a ce qui peut nous compléter. »1
Ce manque dans l'autre, sur le versant de l'amour de transfert, il s'agit du désir de
l'analyste : « Bien au contraire, à ce temps essentiel qui est le temps de l’amour trompeur,
du sujet qui, en tant qu’assujetti au désir de l’analyste, désire le tromper de cet
assujettissement en se faisant aimer de lui et en lui proposant de lui cette fausseté même
essentielle qu’est l’amour, ceci montre que c’est effet de transfert, c’est en tant que se
répète présentement ici et maintenant, cet effet de tromperie.»2 Voilà donc un des avatars
du ressort de l'amour de transfert en lien avec le désir de l'analyste : «C’est pourquoi,
derrière l’amour dit de transfert, nous pouvons dire que le réel, ce qu’il y a, c’est
l’affirmation de ce lien, du désir de l’analyste au désir du patient lui-même.»3
C'est ce ressort qui est extrait par Lacan de sa lecture du Banquet : derriere l'amour
il y a la logique du désir dans ses effets de tromperie et de changement d'objet. C'est la
lecture lacanienne de l'ironie de Socrate : «occupe toi de ton désir, occupe toi de tes
oignons ; Tes oignons dans l’occasion et c’est un comble d’ironie de la part de Platon, de
l’avoir désigné par un homme à la fois futile et absurde, bouffon — je crois avoir été le
premier à remarquer que les vers qu’il lui met dans la bouche concernant la nature de
l’amour, sont l’indication même de cette futilité confinant à une sorte d’allure bouffonne
qui fait de cet Agathon l’objet sans doute le moins propre à retenir le désir d’un maître.»4
Bien entendu ce désir, cette tromperie, nous allons voir avec la lecture du Banquet
par Lacan que cet objet de désir, un peu avant qu'il soit formalisé par l'objet a, l'invention
lacaniennne formalisée dans l'année suivante, Lacan le situe au niveau de cet objet caché,
l'agalma, dont Socrate dit que c'est à lui que s'adresse l'amour d'Agathon : « Nous n’allons
pas reprendre, ce serait un rabâchage, toutes les caractéristiques, mais je vous le
présentifie, s’il le faut, d’une façon plus syncopée, en vous disant que l’analysé dit en

1 Ibid., p.150
2 Ibid. p.302
3 Ibid.
4 Ibid., séance 19 du 17 juin 1964, p.303
173
somme, à son partenaire, à l’analyste, «je t’aime, mais parce que j’aime inexplicablement
quelque chose en toi plus que toi, qui est cet objet a, je te mutile. »1
Enfin, l'effet de tromperie de l'amour est aussi à mettre en lien avec la dimension
symbolique du signifiant; souvenons-nous de Lacan distribuant des petits éléphants à son
auditoire lors de son séminaire en argant qu' «un signifiant ça trompe énormément». La
tromperie réside dans la distinction énoncé/énonciation. Lacan en donne l'illustration avec
l'apparent paradoxe du menteur. Si je dis «je mens» : je dis vrai; mais puisque je dit vrai, je
mens! Paradoxe apparent car la distinction suivante le résout : «Le ‘je’ qui énonce, le ‘je’
de l’énonciation n’est pas le même que le ‘je’ de l’énoncé, c’est-à-dire le shifter qui, dans
l’énoncé, le désigne.»2

b) La méprise du sujet supposé savoir


Dans son texte de 1967, La méprise du sujet supposé savoir, Lacan revient sur cette
notion de tromperie du transfert : le sujet supposé savoir n'est pas l'analyste ; l'analyste ne
peut savoir car il est lui même pris dans la loi de l'inconscient structuré comme un
langage : « c'est quelque chose qui se dit, sans que le sujet s'y représente, ni qu'il s'y dise –
ni qu'il sache ce qu'il dit » ou encore : « un dire qui se dise sans qu'on sache qui le dit. »3
« Sans qu'on sache qui le dit » : Ce on, cet effacement du sujet, c'est ce qui n'est
peut-être pas immédiatement saisi comme à valoir pour les deux protagonistes du
discours : l'analysant et l'analyste. C'est d'ailleurs particulièrement vrai de ce que ce on
désigne : le sujet supposé savoir.
Nous avons déjà dit que ce savoir porte sur la réalité sexuelle de l'inconscient ;
autrement dit sur un trou dans le réel : Lacan l’assènera à plusieurs reprises dans des
formules plus ou moins sèches : « l’inconscient ça ne découvre rien, puisqu’il n’y a rien à
découvrir, il n’y a rien à découvrir dans le réel puisqu’il y a un trou […]. Pour s’en
apercevoir, il faut l’inventer : pour voir où est le trou, il faut voir le bord du réel. »4
Ce rapport du sujet de l'inconscient au savoir est ici à faire avec le savoir du sujet
de la science : Lacan prend l'exemple des nombres Transfinis de Cantor pour illustrer ce
point de rencontre entre science et psychanalyse : « Le savoir qui ne se livre qu’à la
méprise du sujet, quel peut bien être le sujet à le savoir avant ? […] Mais que cette
question ne nous masque pas cette autre concernant le savoir ainsi surgi : où peut-on dire
que le nombre transfini, comme “rien que savoir”, attendait celui qui devait se faire son

1 Ibid., séance 20 du 24 juin1964, p.317


2 Ibid., séance 11 du 22 avril 1964, p.159
3 Lacan J., La méprise du sujet supposé savoir, in Autres Écrits, Paris : Seuil, 2001, p. 334
4 Lacan J., Les non-dupes errent, op. cit., , séance du 19 février 1974
174
trouveur ? Si ce n’est en aucun sujet, c’est en quel on de l’être. »1 Lacan souligne par là
que le savoir de la science , comme celui de la psychanalyse, présuppose surtout un désir :
« le désir qui leur a donné [aux nombres transfinis] consistance. »2

L'algorithme du transfert :
Cette conception nouvelle du transfert est formalisée en 1967 avec « l’algorithme
du transfert. »3 Lacan montre que le transfert est création de nouveau, qu'il est un véritable
nouvel amour. Puisqu'il est rencontre de deux savoirs inconscients, il est rencontre de deux
sujets pris chacun dans la dimension symbolique (n'oublions pas que l'analyste est lui aussi
un parlêtre, il est soumis aux mêmes lois du signifiant que l'analysant.) C'est cette
rencontre qui permet de mettre l'inconscient sur la table : voire de le construire.
L’algorithme du transfert montre en quoi le savoir est supposé à l'inconscient : car ce n'est
pas le sujet qui suppose, « un sujet ne suppose rien, il est supposé. »4

S -------------------> Sq
__________________________

s (S1, S2, …Sn)

- « S » est le signifiant du transfert soit d'un sujet dans son implication avec un
signifiant quelconque « Sq ».
- Sous la barre, le petit « s » représente le sujet qui en résulte impliquant le savoir
supposé présent des signifiants dans l'inconscient représenté ici par (S 1, S2, …Sn). La
fonction du signifiant quelconque est ici ce qui rend compte du fait que le transfert est déjà
présent avant même la rencontre de l'analyste. Il est aussi ce qui permet d'entendre, selon la
recommandation de Freud, chaque cas clinique comme si c'était le premier.
Pour Lacan, l'inconscient, le savoir de l'inconscient ne sont pas des choses à
retrouver, un savoir refoulé qui viendrait surgir sur un divan comme un diable d'une boite.
L'inconscient reste inexorablement le lieu d'un trou, d'un vide : c'est la conception dite « du
dernier Lacan » (même si nous n'aimons pas cette formulation qui tend à découper une
œuvre chronologiquement là où la richesse du séminaire est selon nous justement de suivre
un temps logique) : celle d'un Inconscient Réel.5 C'est ce qui confère à l'inconscient, et
donc à ce savoir autour duquel nous tournons dans ce travail, son caractère inédit, la

1 Lacan J., La méprise du sujet supposé savoir, op. cit., p. 336


2 Ibid., p. 249
3 Lacan J., J., Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École, in Autres Ecrits, op. cit., p.248
4 Ibid.
5 Nous indiquons à ce sujet l'ouvrage de Colette SOLER, Lacan J., l'inconscient réinventé, Paris : PUF, 2009
175
dimension symbolique ne pouvant jamais recouvrir entièrement le Réel mais simplement
tourner autour.
Encore une fois nous rencontrons avec cette dimension du Réel au champ du savoir,
une base théorique à ce que la clinique de la vie amoureuse – notamment dans ses
expressions passionnelles – touchera au noyau de la structure du sujet : soit au Réel. Nous
verrons plus loin que l'amour dans la dimension du Réel nous mènera à nous approcher de
vacillements de la structure.

Conclusions sur le transfert

1- Le Transfert et l’Imaginaire

Quand Lacan commente l'Introduction au Narcissisme, notamment dans ce que


nous avons vu plus haut autour de la question de la vie amoureuse, il pose ce lien entre
Amour et Transfert dans la dimension imaginaire : Le transfert se passe sur le plan
imaginaire et pour le comprendre il faut comprendre ce qu'est l'amour. C'est-à-dire qu'ici,
c'est la dimension Imaginaire –dans laquelle nous sommes plongés dans cette première
partie, qui fait le lien entre les deux notions : « Cette distinction est absolument essentielle,
mais, en même temps elle nous permet de concevoir exactement ce qui se passe dans
l'analyse sur le plan imaginaire et qui s'appelle transfert. Pour le comprendre - et c'est là
le mérite du texte de Freud -, il faut comprendre ce que c'est que la Verliebtheit, ce que
c'est que l'amour. »1
L'amour nous permet de comprendre le transfert et le transfert nous révèle une
vérité sur l'amour : la structure du transfert est celle de tout amour : « rien ne permet de
dénier à l'amour de transfert son caractère d'amour véritable » nous avait dit Freud. Cette
vérité s'articule autour du concept de sujet supposé savoir : plus largement nous dirons que
c'est dans le rapport de l'amour au savoir qu'elle réside.
Ce savoir est supposé à un sujet : nous avons vu deux choses distinctes qui nous
semblent de la plus grande importance : l'une porte sur la nature de ce savoir, l'autre sur la
nature de ce sujet. D'une part nous avons vu que ce savoir ne préexiste pas caché dans
quelque endroit d'où il devrait être débusqué : il porte sur la réalité sexuelle de
l'inconscient, c'est-à-dire sur l'impossible rapport des sexes ; il est un trou dans le
symbolique, il est Réel.

1 Lacan J., Le Séminaire I : Les écrits techniques de Freud, op. cit., séance 12 du 31 mars 1954, p.246
176
D'autre part le sujet auquel est supposé ce savoir : C'est la leçon de Socrate qui nous
l'enseigne lorsqu'il le met en scène dans la partie du Banquet que nous avons appelée le jeu
à trois entre « Socrate, Agathon et Alcibiade » : il y a une méprise sur ce sujet supposé
savoir.
Mais nous ajoutons que, malgré cette homologie entre l'amour et le transfert,
l'amour est évidement autre chose que le transfert : Lacan apporte cette rectification bien
plus tard en 1974 : le transfert c'est l'amour certes, mais tel qu'on se l'imagine : « Cette
espèce de mise en covibration sémiotique, en fin de compte, c'est pas étonnant qu'on
appelle ça comme ça pudiquement le transfert. Et on a bien raison aussi de ne l'appeler
que comme ça. Ça, je suis pour. Ce n'est pas l'amour, mais c'est l'amour au sens ordinaire,
c'est l'amour tel qu'on se l'imagine. L'amour, c'est évidemment autre chose. Mais pour ce
qui est de l'idée, si je puis dire, qu'on se fait de l'amour, on ne fait pas mieux que dans cette
sorte de connaissance analytique. »1

2- Sur l'apport de cette lecture lacanienne du Banquet dans l'abord d'une


psychopathologie de la vie amoureuse

Lacan précise que « c'est parce que Socrate sait qu'il n'aime pas. »2 L'amour et le
savoir sont ici liés en ceci que l'amour s'adresse à un savoir qui manque : tel est un des
enseignements de ce séminaire sur le transfert qui ne sera pourtant expressément pointé
que plus tard. Par là, celui qui ne suppose pas de savoir peut-il être en capacité d'aimer?
Ceci nous amène à la question de l'amour dans les psychoses : si le sujet doit manquer pour
aimer, la structure de la psychose le permet-elle ? C'est une question que la clinique nous
pose ; nous pensons que la question n'est pourtant pas à formuler en termes de « capacité à
aimer » mais plutôt en termes de « type d'amour » : les amours psychotiques se déclinent
dans leur décompensation dans une clinique de l’érotomanie, de la jalousie, de l'idéalisme
passionné. Mais nombre de patients psychotiques sont tout à fait en capacité d'aimer. Par
contre l’intérêt de ces amours fous réside dans l'enseignement qu'ils nous offrent sur la vie
amoureuse la plus générale : notre hypothèse est que c'est autour de ce rapport au savoir
entre croyance et certitude que résidera la différence des degrés de folie dans l'amour3 ; car
peut-on affirmer qu'il n'existe pas de folie en tout amour ? L'amour peut rendre fou :
certains y succombent, d'autre aménagent des suppléances qui feront tenir leur vie
amoureuse.

1 Lacan J., Les non-dupes-errent, op. cit., séance 15du 11 juin 1974, AFI p.236
2 Lacan J., Le Transfert, op. cit., séance 11 du 8 février 1961, p.137
3 Cf infra p.326
177
Conclusions de la première section

L'amour qui prend l'imaginaire comme moyen est l'une des trois passions
fondamentales avec la haine et l'ignorance
Corneille : « je vous ai trop aimé pour ne point vous haïr »

L’amour est une des trois passions distinguées par Lacan en reprenant les passions
fondamentales bouddhistes : il trône à côté de la haine et de l’ignorance. Il pose cette
distinction dans le tout premier séminaire. Ces trois dimensions passionnelles s’inscrivent
dans la dimension de l’être : « Les trois passions fondamentales, à la jonction du
symbolique et de l’imaginaire cette cassure, si vous voulez, cette ligne d'arête qui s'appelle
l'amour ; à la jonction de l'imaginaire et du réel, la haine; et à la jonction du réel et du
symbolique, l'ignorance. »1 Ces trois passions sont en quelque sorte des « arêtes
passionnelles »2. Nous pouvons alors réunir cette répartition de 1954 avec celle faite 20 ans
plus tard dans Le sinthome3 :

Haine

Ignorance
amour

Nous relevons ici cette correspondance même si nous n’y consacrerons pas une
lecture développée. Nous la soulignons simplement sans chercher à en extraire des
conclusions.

1 Lacan J., Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 413 (poche)
2 Ibid., p. 419
3 Lacan J., Le séminaire XXIII: Le sinthome, Seuil : Paris, 2005
178
Passion de l’ignorance :
C’est au bouddhisme que Lacan emprunte l’ignorance comme troisième volet de la
passion. Lors de la première séance du séminaire XIX : le savoir du psychanalyste, Lacan
rappelle : « Que l'ignorance puisse être considérée dans le bouddhisme comme une
passion, c'est un fait qui se justifie avec un peu de méditation »1. Ce n’est pourtant pas la
méditation qui permet à Lacan de parler d’ignorance mais ses souvenirs de salle de garde :
l’ignorance des internes en médecine d’alors était liée, comme toute ignorance, à un savoir.
C’est la passion du savoir établi que Lacan épingle là. Si l’ignorance porte le savoir au
niveau le plus bas, « ce n'est pas la faute à l'ignorance, c'est même le contraire. »2
L’ignorance dont il s’agit ici est celle de la position de l’analyste : «En d'autres termes, la
position de l'analyste doit être celle d'une ignorantia docta, une ignorance docte, ce qui
veut dire non pas savante mais formelle. »3 L’ignorance docte est opposée à l’ignorance
enseignante, comme Lacan le note en 19674 ; C’est tout autre chose que l'ignorance crasse.
Le savoir de l’analyste est le symptôme de son ignorance 5. Du côté de l’analysant, si cette
ignorance est ce qui permet la cure, c’est par contre, comme le rappelle R. Gori, la règle
fondamentale qui la fabrique6.
L’opposition entre ignorance et savoir se transforme ensuite chez Lacan en
opposition entre savoir et vérité. Mais ce premier rapport, ignorance et savoir, a un point
commun avec l’énamoration dans le sens où c'est le savoir sur la castration qui est en jeu
dans l’amour. Ici se nouent les trois déclinaisons passionnelles, tel le nouage contenu dans
le signifiant d’hainamoration. L'ignorance est bel et bien, à l'égal de l'amour et de la haine,
« une passion de l'être ; car elle peut être, à leur instar, une voie où l'être se forme. »7
La haine :
La haine se décline comme l’amour selon les axes imaginaire et sylmbolique. Sur le
plan imaginaire, elle se pose comme « un déclenchement de court circuit de la destruction
(...) dans le sens de cette impasse de la coexistence entre deux consciences »8. C’est la
figure de la lutte à mort relevée par Hegel dans sa dialectique du maître et de l’esclave telle
qu’elle est développée dans la Phénoménologie de l’esprit. Sur le plan symbolique,
« elle est une passion qui ne se satisfait pas de la disparition de l’adversaire. »9 Ce qu’elle

1 Lacan J. (1971-72), Le séminaire XIX : Le savoir du psychanalyste, Inédit, version AFI, p. 7


2 Ibid.
3 Lacan J., Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 423 (poche)
4 Lacan J., La psychanalyse. Raison d’un échec, in Autres écrits, op. cit., p. 47
5 Lacan J., Variante de la cure type, in Écrits, op. cit., p. 358
6 Gori R., Logique des passions, Paris : Denoël, 2002, p. 192
7 Variante de la cure type, op. cit., p. 358
8 Ibid., p. 459
9 Ibid.
179
vise, c’est le ravalement, l’abaissement de l’être. On voit donc qu’alors, comme l’amour,
elle n’a pas de limite dans son objectif.

L’amour est passionnant

Dans le séminaire XXI : Les non-dupes errent, Lacan affirme que « l'amour est
passionnant »1. Il convient de distinguer l’amour de l’amour passion : « l'amour-passion -
la Verliebtheit est autre chose que la Liebe, si l'on donne deux mots différents, ce n'est pas
sans raison - est captivé, si l'on peut dire, capturé essentiellement chez l'être humain par
une relation narcissique. »2
En effet Lacan situe l’amour, en tant que passion, au niveau d’un plan imaginaire :
« L'amour au sens du désir d'être aimé est essentiellement tentative de capture de l'autre
dans soi-même objet, pris en tant qu'objet. »3 C’est dès ce premier séminaire que Lacan
pose l’amour comme volonté d’être aimé : « L'exigence de l'amour est d'être aimé aussi
loin que peut aller la complète subversion du sujet. »4 Avec l’amour on joue un jeu dont on
ne connaît pas les règles. Connaître les règles ce serait avoir un savoir qui reste à inventer
et c’est ce que peut faire la psychanalyse. Mais si on gagne du côté du savoir sur ces règles,
on perd du côté de la jouissance.
La jouissance est ici opposée au savoir : « mais c'est peut-être le propre de la
jouissance, justement, qu'on ne puisse jamais rien en savoir... »5 Elle est du côté de
l’amour dans le sens que dans l’amour, justement on ne sait rien. C’est peut-être pour cela
que, selon une définition du transfert, dès que l’on suppose un savoir, on aime. Mais Lacan
précise que perdre du côté de la jouissance et gagner du côté du savoir, ce n’est pas près
d’arriver ! Car de plus : « s'il arrivait, s'il arrivait que l'amour devienne un jeu dont... dont
on saurait les règles, ça aurait peut-être, au regard de la jouissance, beaucoup
d'inconvénients. »6
Ce savoir dont il s’agit est un savoir sur la castration, un savoir sur le sexe. Mais ce
savoir manque toujours : si Lacan l’aborde au cours du séminaire XV, c’est plus tard dans
son enseignement ce qui deviendra l’absence de rapport sexuel. Dans ce séminaire il nous
dit que l'importance du fantasme c'est qu'il vient se loger à une place de manque radical,
celle d'un savoir sur le sexe. Or , « on n'a jamais le savoir de l'autre sexe. »7

1 Lacan J., Les non-dupes errent, op. cit., p.111


2 Ibid., p. 420
3 Ibid., p. 420
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Ibid., p. 148
7 Lacan J. (1967-68), Le séminaire XV : L’acte analytique, Inédits, AFI, p. 276
180
Cette distinction de l’amour et de la passion n’est pas évidente. Lacan nous en avait
mis en garde dans le premier séminaire : « apprenez à distinguer maintenant l’amour
comme passion imaginaire, du don actif qu’il constitue sur le plan symbolique. »1 Tout
d’abord parce que l’amour confine souvent avec le phénomène passionnel mais aussi
parce qu’il confine avec la folie...

Vers un amour au-delà de l'imaginaire

Nous venons de le voir : l'amour est une passion de l'être. En ce sens il est captif de
ses racines profondément ancrées dans le Narcissisme. L'amour est captif de la dimension
Imaginaire.
Pourtant Lacan va dès le début de son enseignement poser la question de l'existence
d'un amour au-delà de l'imaginaire, d'un amour autre. Ce fait est relevé avec pertinence par
Jean-Paul Ricoeur dans un article ayant pour objet de retracer les lignes de force de l'amour
chez Lacan.2 Lacan insiste sur cet « au-delà de l'être » : «(...) aimer (..) c'est justement
aimer un être au-delà de ce qu'il apparaît être. »3 Il introduit la notion de Don Actif : « le
don actif de l'amour vise non pas l'être dans sa spécificité, mais dans son être. »
C'est cette dimension du Don qui pourra nous permetttre de sortir de la captation
imaginaire : «Sans cette dimension de la parole, en tant qu'elle affirme l'être, il y a tout ce
que vous voudrez; Verliebtheit, fascination imaginaire, mais il n'y a pas la dimension de
l'amour.»4
Nous voici donc arrivés à la fin de cette premiere section concernant l'amour dans
sa dimension Imaginaire. C'est en suivant donc Lacan dans cette notion de Don que nous
allons en sortir pour entre dans notre deuxième section qui concernera la dimension
Symbolique : plus précisément, en suivant le nouage à trois dimensions que nous
rappelions en introduction, la question sera d'appréhender cet amour qui prend le
symbolique comme moyen.

1 Lacan J., Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 420 (poche)
2 Ricoeur JP, L'amour Lacan J., in Psychanalyse, 2007/3, n° 10, Ramonville : érès, p.5-32
Nous tenons à remercier chaleureusement chacun de nos camarades d'un groupe de travail se
réunissant depuis 2006 autour du theme « L 'amour chez Lacan », inscrit dans les activités du Groupe
Régional de Psychanalyse d'Aix-Marseille, auquel nous participons : Monique Dessegno, Marie-Josée Pahin,
Dominique Pezet, Jean-Paul Ricoeur, Monique Scheil, Françoise Vincent. La pertinence des échanges et du
travail à plusieurs nous a permis depuis quatre ans de ponctuer, infléchir, approfondir, discuter toutes ces
différentes figures de l'amour rencontrées chez Lacan. Notre présent travail n'a pu que s'enrichir de leurs
réflexions.
3 Lacan J., Les écrits techniques de Freud, op. cit., séance 23 du 7 juillet 1954, p.458
4 Ibid. p.459
181
SECTION 2 : LE SYMBOLIQUE COMME MOYEN

Nous avons souligné dans notre introduction que Lacan évoquait l'amour divin au
sujet de l'amour prenant le Symbolique comme moyen.
Nous proposons dans cette partie de traiter la question de cet amour divin mais en
gardant le fil directeur de notre thèse d'une psychopathologie de l'amour : en quoi cet
amour divin va -t-il nous éclairer sur la clinique de la vie amoureuse ?
Nous proposons aussi d'ajouter à cette dimension symbolique de l'amour la
question de l'amour comme don : en quoi ce don de l'amour va-t-il permettre de sortir
l'amour de sa gaine exclusivement imaginaire : en d'autres termes, nous allons tenter de
montrer en quoi consiste ce don.
Ensuite nous traiterons de la question du lien entre amour et mariage : en effet, nous
voulons là aussi montrer que le pacte du mariage, dans sa dimension de don symbolique,
permet lui aussi de pousser l'amour au-delà de l'imaginaire.
Par cette question du don et du mariage – qui sont donc liées, nous arriverons à la
dimension sociale de l'amour : en effet l'amour peut-être considéré comme fondateur d'un
lien social.

Chapitre 4- L'amour du prochain et l'amour divin

Dans le Séminaire VIII, Lacan affirme que les Dieux ne peuvent rien comprendre à
l'amour : « c'est eux qui ont juré de quelque chose auquel leur rapport, disons-le en
passant, n'est qu'un rapport d'admiration, je veux dire d'étonnement, je veux dire qu'ils
sont dépassés par le spectacle de la valeur de ce que leur apportent les humains dans la
manifestation de l'amour. Jusqu'à un certain point les Dieux, impassibles, immortels ne
sont pas faits pour comprendre ce qui se passe au niveau des mortels. Ils mesurent comme
de l'extérieur quelque chose qui est comme une distance, un miracle dans ce qui se passe
dans la manifestation de l'amour. »1
Nous entendons dans cette déclaration de Lacan que les Dieux ne peuvent aimer car
ils ne manquent pas : un peu comme nous l'avons vu pour Socrate, s'il n'y a pas un trou

1 Lacan J., Le séminaire VIII: Le transfert, op. cit., AFI. p49


182
dans le savoir, comment le supposer à un autre ? Dieu est en effet mal placé pour supposer
quelque chose à quelqu'un. Par contre la parole divine n'est pas avare en conseil sur
l'amour; Preuve au passage que l'on peut parler le mieux de ce qu'on ne connait pas.
La parole divine à l'endroit de l'amour est celle-ci : « tu aimeras ton prochain
comme toi même ». Nous allons reprendre la critique freudienne de ce commandement,
qu'il formule notamment dans Malaise.

I- L'amour du prochain

1- « Tu aimeras ton prochain comme toi-même »

a) Dans la Thora
Le commandement divin « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » se trouve
dans le Lévitique 19, 18. La forme grammaticale en est veahavta le reyakha; la traduction
littérale serait : « tu aimeras, en allant vers ton prochain. » En tant que commandement il
fait loi. Cette incursion de la loi dans l'amour va tout à fait dans le sens de l'énoncé lui
même : la loi est la dimension symbolique qui va permettre se dégager l'amour de son
carcan imaginaire. Ainsi, aller vers son prochain est en effet aller vers autre chose que le
Narcissisme, c'est-à-dire vers un objet.
Se pose à nouveau pour nous la question clinique essentielle de l'amour : pourquoi
le sujet choisi-t-il de sortir du Narcissisme ? Si une loi est édictée, c'est bien qu'elle est
nécessaire : le seul fait de proclamer cette loi nous indique que sans elle, le sujet n'irait pas
spontanément vers l'autre. C'est bien là que va résider la critique freudienne de ce
commandement. Une traduction proposée est « ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas
qu'on te fasse : voilà toute la Thora, le reste n'est que commentaire »1. Dans ce sens, aimer
son prochain c'est avant tout s'abstenir de lui nuire. Dans ce sens il est nécessaire
d'entendre aussi le commandement dans sa forme inversée : « empêcher le prochain de
faire du mal. » Un sorte de consentement mutuel est alors prescrit : ne nuit pas à autrui et
autrui ne te nuira pas.
Selon certains rabbins, ce prochain est à entendre aussi comme Dieu lui-même :
ainsi il faut aimer Dieu comme on s'aime soi-même ; cette interprétation a le mérite de
pointer au moins un point de vérité : l'amour narcissique est premier et l'amour pour Dieu
n'est qu'une projection de ce Narcissisme. Nous trouvons là un point de vérité propre à tout

1 Talmud de Babylone, Chabbat 31.


183
amour : C'est encore une fois l'expression de l'ancrage narcissique de l'amour. Mais c'est
aussi l'attestation de la non spontanéité de l'amour du prochain.
Une autre déclinaison de l'hypothèse que le prochain serait Dieu est que « aimer
l'autre, c'est aimer Dieu. » Il n'est donc pas question d'altruisme dans l'amour : je me tourne
vers l'autre car en faisant cela je me tourne vers Dieu. Et cet amour pour Dieu est
normalement sans demande de quoi que ce soit en retour. C'est l'invention de l’altruisme.
Nous savons pourtant que l'altruisme est régi par une logique inconsciente de formation
réactionnelle : le fantasme de l'oblativité, du don de soi à la cause de l'autre est un
renversement dans le contraire des pulsions inconscientes agressives. C'est l'amour et la
haine dialectisée dans la bande de Moebius : pris dans la synchronie, on peut distinguer les
deux ; par contre dans une diachronie, les deux sont l'envers et le revers d'une même chose.
L’élan vers l'autre ici prescrit n'est que l'envers du repli narcissique : les deux facettes sont
à prendre en terme de valeur absolue : un même objet peut avoir une valeur positive ou
négative, peu nous importe, il s'agit toujours du même objet.

b) Dans le Christianisme
Ce commandement est repris dans le Christianisme. C'est dans l'évangile selon St
Matthieu que l'amour du prochain est placé juste après l'amour de Dieu.
Aimer le prochain car il est le semblable
Dans le christianisme, le prochain est le Frère, puisque tous les hommes ont le
même père. Le prochain de la religion est donc ici l'« autrui » de la philosophie. Mais dans
cette fraternité proclamée, il est question alors du « même », du semblable. Nous
retombons alors encore une fois sur cette vérité de l'amour narcissique : si j'aime l'autre, ce
n'est pas parce qu’il le vaut bien mais parce qu'il est mon image.
Aimer le prochain pour l'amour de Dieu
« Je vous donne un commandement nouveau : que vous vous aimiez les uns les
autres comme je vous ai aimés ; comme je vous aime que vous aussi vous vous aimiez
aussi les uns les autres »1 Ici c'est pour l'amour de Dieu qu'il convient d'aimer son prochain
: son message est ici que nous lui devons bien ça.
Nous voyons donc que ce commandement contient en lui-même son inverse : en
édictant l'amour du prochain, il est attesté que cet autre n'est pas du tout aimable dans son
être. C'est de là que Freud va bâtir son commentaire critique.

1 Jean, 13, 34
184
2- Critique freudienne du commandement divin

C'est au chapitre V de Malaise dans la civilisation1 que Freud relève l'étrangeté du


précepte : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » Il va baser sa critique sur la
méchanceté foncière du prochain : il va montrer en quoi le prochain n'est pas digne de
l'amour. L'impossible injonction du précepte biblique repose sur deux erreurs :
- il postule l'universalité de l'amour
- il pose « l’autre » comme un « prochain »
Freud part de ceci que l'amour est tellement précieux que celui à qui on le donne
doit le mériter. Ce mérite il l'obtient à la condition que « par des aspects importants il me
ressemble à tel point que je puisse en lui m'aimer moi-même. Il le mérite s'il est tellement
plus parfait que moi qu'il m'offre la possibilité d'aimer en lui mon propre idéal. »2 Nous
retrouvons là la caractéristique narcissique de l'amour avec l'objet mis en place d'Idéal du
moi.
Mais il y a aussi un autre aspect qui rend ce précepte absurde ; au-delà du peu
d’intérêt qu'a le prochain, ce sont plutôt des sentiments hostiles qu'il procure : « Non
seulement cet étranger n'est en général pas digne d'amour, mais, pour être sincère, je dois
reconnaître qu'il a plus souvent droit à mon hostilité et même à ma haine. » Le
précepte serait plus applicable s'il était formulé comme ceci « Aime ton prochain comme il
t'aime lui-même. » Le prochain recevrait ainsi le retour de sa monnaie si l'on peut dire.
Une déclinaison de l'amour du prochain est aussi : « Aime tes ennemis ». Tous ces
principes relèvent pour Freud d'un Credo quia absurdum. Car ce qu'il nous montre dans ce
texte, c'est que « Homo homini lupus » : l'homme est un loup pour l'homme. Et c'est
justement tout l'enjeu de la civilisation, de la culture, que de faire vivre ensemble des
humains qui ont une tendance à l'agressivité envers le prochain.
Enfin, Freud résume cette prétendue tendance à l'amour du prochain en prenant
appui sur l'exemple même de l'attitude de ceux qui la prêchent envers les non-chrétiens :
« Lorsque l'apôtre Paul eut fait de l'Amour universel des hommes le fondement de sa
communauté chrétienne, la plus extrême intolérance de la part du christianisme à l'égard
des non convertis en fut la conséquence inévitable. »

1 Freud S. (1929), Malaise dans la culture, Trad. de P. Cotet, R. Lainé et J. Stute-Cadiot, Paris : PUF., 1995
2 Ibid., p.295
185
3- Reprise de la critique freudienne par Lacan

Lacan, le 10 mars 1960 à l'université Saint-Louis de Bruxelles, lors de la deuxième


conférence qu'il y donne, reprend cet amour du prochain : « Je crois qu’il est [ FREUD]
bien plus près du commandement évangélique : "Tu aimeras ton prochain" qu’il n’y
consent. Car il n’y consent pas. Il le répudie comme excessif en tant qu’impératif, sinon
moqué – en tant que précepte – par ses fruits apparents dans une société qui garde le nom
de chrétienne. Tout est dans le sens du "comme toi-même" – qui achève la formule, et la
passion méfiante de celui qui démasque arrête Freud devant ce "comme". C’est du poids
de l’amour qu’il s’agit, car il sait que l’amour de soi est bien grand. Il le sait
supérieurement, ayant reconnu que la force du délire est d’y trouver sa source : "Sie lieben
ihren Wahn wie sich selbst », «ils aiment leur délire comme soi-même". »1
Il reprend ce que nous avons longuement commenté dans notre premier chapitre,
soit la dialectique secrète du Narcissisme : « Je m’aime moi-même en tant que je me
méconnais essentiellement. Je n’aime qu’un autre. Un autre avec un petit a initial d’où
l’usage de mes élèves de l’appeler "le petit autre". »
Partant de là, il n'y a rien d’étonnant à ce que ce ne soit que soi-même que l’on
aime dans son semblable. Et de rappeler que cela va tellement loin dans la perception qu'à
l'homme du monde qui l'entoure, qu'il a fallu beaucoup de temps dans l'histoire pour qu’il
abandonne un anthropomorphisme appliqué à tout l'univers.
a) Qui est ce prochain ?
Pour Lacan, ce prochain dont il est question dans le commandement n'est autre que
le prochain pris dans le sujet lui même : « je est un autre ». L'altérité est ici celle de ce
prochain qui gît au cœur même de l'être.
Le séminaire sur l’Éthique avait placé la Chose au cœur de l'amour courtois, donc
de l'amour tout court. Ici, la Chose est ce autour de quoi tourne toute passion humaine.
Cette Chose est le Bon Voisin, le Nebenmensh freudien, c'est-à-dire le trou au cœur de la
structure. Ce prochain a donc la structure d'un Rien : le Rien de la psychanalyse étant le
point autour duquel tourne toute une logique qui donne la symptomatologie de différentes
formes psychopathologiques. Lacan en décline plusieurs exemples : « La passion de la
bouche la plus passionnément gavée, c’est ce Rien où dans l’anorexie mentale il réclame
la privation où se révèle l’Amour. » Mais aussi « La passion de l’avare, c’est ce Rien où
est réduit l’objet enfermé dans sa cassette bien-aimée. » comme il le formule : « Comment,

1 Lacan J., conférence du 10 mars 1960 à l'université Saint-Louis de Bruxelles, inédit.


186
sans la copule qui vient à conjoindre l’être comme manque et ce Rien, la passion de
l’homme trouverait-elle à se satisfaire ? »
Dans cette perspective, aimer son prochain comme soi même revient à aimer la
place de notre béance, du rien. Aimer son prochain revient alors à finalement s'aimer soi
même. Il semble alors que même quand nous tentons de sortir du champ narcissique de
l'amour par la porte, celui-ci revient inéluctablement par la fenêtre : «c'est qu'il est de la loi
du rapport du sujet humain à lui-même qu'il se fasse lui-même, à lui-même, dans son
rapport à son désir, son propre prochain. »1
Cette difficulté à sortir d'une modalité narcissique de l'amour nous dit une certaine
tranche de vérité sur l'amour : puisqu'il est un nouage entre les trois registres Imaginaire-
Symbolique-Réel, nous aurons toujours à faire, de quelque ficelle que l'on tire comme
moyen, à l'une des deux autres.

b) Sur l'universalité de l'amour


Lacan prend l'exemple des mystiques dans leur oblativité et leur altruisme total; Il
les qualifie au passage de puérils : en effet tout se passe pour eux, dans leur don de soi à
autrui, comme si ce qu'ils voulaient détruire, l'agressivité, la haine, ils le conservaient : «
Angèle de Foligno buvait avec délices l'eau dans laquelle elle venait de laver les pieds
des lépreux; (...) ou que la bienheureuse Marie Allacoque mangeait, avec non moins de
récompense d'effusions spirituelles, des excréments d'un malade (...) leur portée
convaincante vacillerait un peu si les excréments dont il s'agit étaient ceux par exemple
d'une belle jeune fille ou encore s'il s'agissait de manger le foutre d'un avant de votre
équipe de rugby.»2 En voulant fuir le sexuel, elles le conservent admirablement. Il en est
de même pour l'amour du prochain dans sa dialectique avec la haine et l'agressivité : l e
commandemant de l'amour du prochain est alors pour Lacan la plus belle expression du
terme d'Aufhebung, soit la conservation de ce que l'on detruit : « Et l'on peut dire vraiment
que nous avons là le premier exemple historique dans lequel prend son poids le terme
allemand de Aufhebung 3 en tant qu'il est conservation de ce qu'il détruit, mais aussi
changement de plan. »4

1 Lacan J., Le Séminiare VII: l'éthique de la psychanalyse, op. cit., séance du 23 décembre 1959, p.121
2 Ibid., p.300
3 Sur le concept d' Aufhebung , nous renvoyons à ce passage du commentaire de la Verneinung :
M.Hyppolite - C'est le mot dialectique de Hegel, qui veut dire à la fois nier, supprimer et conserver, et
foncièrement soulever. Dans la réalité, ce peut être l'Aufhebung d'une pierre, ou aussi bien la cessation de
mon abonnement à un journal. Freud ici nous dit : "La dénégation est une Aufhebung du refoulement, mais
non pour autant une acceptation du refoulé."
4 Lacan J., Le séminaire VII :L'éthique de la psychanalyse, op. cit., p.300
187
Puisque vouloir le bien d'autrui est en parfaite dialectique avec vouloir son
malheur, la question de l'universalité de l'amour va se rabattre sur la question de la
jouissance du prochain.

c) La jouissance du prochain
Ensuite Lacan articule cet amour du prochain avec la jouissance. Reprenant l'idée
freudienne que l'amour se distribue avec parcimonie, il nous montre en quoi la volonté du
bonheur de l'autre sacrifie le sien propre. Mais qui dit qu'en s'évanouissant, le bonheur de
l'un ne fait pas aussi disparaître celui de l'autre? Lacan se demande s'il n'y a pas ici la
direction véritable de l'amour du prochain.
L'agressivité, la haine que Freud a relevée dans les intentions du prochain, Lacan le
nomme la jouissance du prochain, une « jouissance nocive », « jouissance maligne ». C'est
cette jouissance qui est le véritable problème de l'amour pour le prochain. Et de conclure
que «La résistance devant le commandement Tu aimeras ton prochain comme toi-même et
la résistance qui s'exerce pour entraver son accès à la jouissance sont une seule et même
chose. »1
Nous sommes alors devant un paradoxe : le commandement d'amour du prochain
est une barrière contre la jouissance : « Je recule à aimer mon prochain comme moi-
même, pour autant sans doute qu'à cet horizon il y a quelque chose qui participe de je ne
sais quelle intolérable cruauté. Dans la même direction, aimer mon prochain peut être la
voie la plus cruelle. »2 Il y a dans ce paradoxe, Les incidences de metipsimus soit la
mêmeté de l'autrui et de moi. L'autre est le même que soi, il est le semblable. Voilà la
cruauté en question. Car ce devant quoi le sujet recule c'est la jouissance de l'autre «
n'est autre que celle-là même devant laquelle je recule en moi-même. »3 On pourrait
reformuler cela en empruntant les mots à Philippe julien qui propose que pour Lacan, la
proposition de la psychanalyse est « l'invention d'une voie qui permette de se faire assez
voisin de sa propre méchanceté pour y rencontrer son prochain. »4

d) Et le sexuel?
Pourtant, de ce prochain, il faut bien s'en approcher, si ce n'est par amour, au
moins pour faire l'amour: « quel effet ça vous fait si je l'énonce tu aimeras ta prochaine
comme toi-même? Ça fait tout de même sentir quelque chose, hein, c'est que ce

1 Ibid., p. 309
2 Ibid., p. 309
3 Ibid., p.314
4 Julien P., L'étrange jouissance du prochain : éthique et psychanalyse, Paris : Rivages, 1995
188
précepte fonde l'abolition de la différence des sexes.»1 La question du sexuel qui est,
rappelons-le, vidée par l'amour divin – c'est ce qui fait le nerf de la religion pour Lacan2 –
doit bien ressurgir à un moment.
L'amour vise l'être de l'autre : nous avons croisé cela dans le premier séminaire. Ici
Lacan nous rappellle que la question de l'être deboucherait sur l'aspiration qui serait faite à
partir de l'amour de Dieu. Il souligne la nature imaginaire de cet être : « qu'est-ce que c'est
que l'être, sinon l'affaire aseptisée des perfections imaginaires dont on rêve. »3 C'est cela
qui fait croire que l'on connaît l'autre : cette grande illusion de la connaissance -avec son
corolaire dans le désir de « reconnaissance ». Pourtant ce à quoi l'amour se réfère, c'est à la
rencontre d'un homme et d'une femme. Voilà ce qui le fonde. Nous en verrons plus loin le
détail dans la formalisation de l'amour comme suppléance à l'impossible rapport sexuel.
Et sur ce point précis du rapport sexuel, le commandement de l'amour du prochain
en incarne tout à fait le vidage du sexuel, le déni du sexuel : le vidage du sexuel, ce déni
du sexuel. Il suffit nous dit Lacan, pour appréhender très clairement de le reformuler en ces
termes : « tu aimeras ta prochaine comme toi-même? »4
Ce commandement de l'amour divin fonde véritablement l'abolition de la différence
des sexes. C'est une façon radicale, tout à fait dans la logique obscurantiste de toute
religion, de résoudre la question du rapport des sexes. Mais puisque le monde ne
fonctionne pas comme l'imagine les Églises, ce sexuel, que la religion tente de dénier (nous
en avons déjà eu des exemples vus plus haut avec les extrêmes de certaines mystiques),
resurgit sous la forme de la perversion.
Dans le séminaire qu'il tient à Toulouse depuis 2008, M.-J. Sauret nous rappelle
cette perversion : « Il s’agit d’une perversion de l’Autre, précise Lacan, qui instaure, dans
l’histoire des hommes, l’histoire sadique de la faute originelle. C’est pourquoi un autre
mythe, celui amené par l’Arianisme et le Marcionisme, est justifié d’instaurer dans
l’imaginaire, c’est-à-dire dans le corps, en réponse au masochisme chrétien,
l’insensibilisation de soi-même.»5 Lacan donne en exemple de cette perversion les
pratiques d'une secte hérétique les marcionistes. Sauret nous rappelle que Marcion était un
moraliste : « Du point de vue qui nous occupe, il n’accordait le baptême qu’à ceux qui

1 Lacan J., Le séminaire XXI : les Non dupes errent, Inédit, 18 décembre 1973, AFI p.62
2 Ibid., p.68
3 Ibid., séance 4 du 18 décembre 1973, p.61
4 Ibid., p.62
5 Sauret MJ, Séminaire « Deux l'amour », séance de novembre 2008, publié en ligne à l'adresse suivante :
http://www.apjl.org/spip.php?page=archivesPages&id_article=281 (visité en Octobre 2010)
189
faisaient serment de ne pas se marier ou aux époux jurant de renoncer à l’acte sexuel. Les
marcionistes s’abstenaient de viande et de spectacle pour mériter leur salut. »6
La perversion est le déni de la castration ; c'est son mode de traitement du manque.
De ce fait, dans ce rapport à la perversion, à la jouissance, le commandement divin de
l'amour du prochain nous enseigne quelque vérité sur le rapport au désir et à l'amour. Pour
Lacan, la religion n'a malgré cela pas du tout chassé le désir : elle l'a rebaptisé en Amour.
C'est comme cela qu'il convient d'entendre le discours quand il emploi le mot amour : il
s'agit en fait du désir.

6 Ibid.
190
II- L'amour de Dieu

« Pro deo amur »1 : « l'amur », dont il sera question chez Lacan dans le
séminaire XX, a été le premier mot désignant l'amour dans la langue française. Il figure à
l’incipit du premier texte écrit en langue française par Louis le Germanique, connu sous la
dénomination du Serment de Strasbourg. L'amour de Dieu est donc malgré ce que nous
avons repris dans le point précédent sur l'amour du prochain, au cœur de notre culture.
Au passage, notons, que la toute première mention par Lacan du terme « amur »,
toujours à connotation religieuse, se trouve dans un article de 1931 – mais comme accident
du langage d’une patiente2. Reprenons rapidement ce que recouvre cet amour de Dieu.

1- Éros et Agapè

En 1930 et 1936, un des plus importants théologiens luthériens contemporains,


Andres Nygren (1899- 1978) publie en deux volumes une étude sur l'amour de Dieu : Éros
et Agapè3, Lacan y fait référence dans le séminaire XX4. Sa thèse est que le christianisme a
inventé une nouvelle forme d'amour en opposition avec l’Éros platonicien : selon lui Éros
est un amour égoïste alors qu'Agapè est un amour désintéressé. Il s'agit là pour Nygren, au-
delà d'une autre forme d'amour, de « deux attitudes vitales, [de] deux tendances différentes
en conflit l’une avec l’autre. »5Nygren définit quatre types d'amour :
- l’amour de Dieu pour l’homme
- l’amour de l’homme pour Dieu
- l’amour de l’homme pour son prochain
- l’amour de l’homme pour soi.
Il est intéressant de noter que cette dernière forme d'amour narcissique compte
quand même pour de l'amour dans une perspective théologique. Nygren en justifie la
présence justifie par l'importance que l’égoïsme a joué dans l'histoire : « On pourrait
hésiter à appeler rapport cette dernière forme de l’amour, puisque l’objet qui aime s’y

1 Serment de Strasbourg, I, 1
2 Il s’agit d’une malade, Marcelle C., âgée de 34 ans, institutrice primaire, internée depuis un an à la Clinique
psychiatrique. « Le sort "tu vois ma femme, ce qu'on fait de la sorce" te fait le plus grand peintre de l'univers
entier, et, si tu es de ceux qui font : poète aux abois ne répond plus, mais hélas ! Il est mûr dans l'amur de
l'autre monde, tu feras, je crois Jésus dans l'autre monde encore, pourvu qu'on inonde le pauvre de l'habit du
moine qui l'a fait (64). » (Jacques Lacan J., L. Levy-Valesy et P. Migault , "Troubles du langage écrit chez
une paranoïaque présentant des éléments délirant du type paranoïde (schizographie)", 1931.
3 Nygren Anders, Éros et Agapè, La notion chrétienne de l’amour et ses transformations, 3 volumes, traduit
par Pierre Jundt, Paris : Aubier, 1962
4 Lacan J., Encore, op.cit., séance du 20 février 1973, p.63
5 Nygren Anders, Éros et Agapè, Ibid., t. I, p. 50-51.
191
confond avec l’objet aimé. Mais, comme l’égoïsme a joué un très grand rôle dans
l’histoire de l’amour chrétien, il est nécessaire que nous tenions compte de ce type. »1
Il compare alors ces quatre types d'amour du point de vue d’Éros et du point de vue
d'Agapè. Voici ramassées dans le tableau les arguments des huit possibilités que l'on trouve
chez Nygren.

AMOUR Éros Agapè


de Dieu pour Sans objet car Dieu ne désire « Dieu est Agapè. » : amour qui s’abaisse,
pas un don gratuit
l’homme
de l’homme pour Éros aspire à posséder des « Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout
biens. Dieu étant, par nature, le cœur, de toute ton âme et de toute ta
Dieu pensée. C’est là le premier et le plus grand
Bien suprême, il est dans sa
nature d’attirer à soi tout désir commandement » (Matthieu, 22, 37).
et tout amour. L'homme aime Dieu parce que l’amour
gratuit de Dieu l’a vaincu et soumis, il ne
peut pas ne pas l’aimer. l’homme n’a pas
choisi Dieu, c’est Dieu qui l’a
choisi.
de l’homme pour son Cet amour n’est jamais pur et L’amour du chrétien pour le prochain
simple. Il y a toujours, derrière n’existe que « pour l’amour de Dieu ». Il
prochain
lui, la raison qui le fonde : « suffi t d’ajouter que « pour l’amour de
Pour l’amour de Dieu ». Le Dieu » signifie autre chose que
prochain n’est que l’objet précédemment. Dieu n’est pas l’objet final
intermédiaire ; Dieu est l’objet de l’amour du prochain, il en est le point
final. Ce n’est pas l’homme, en de
tant que tel, qui est l’objet de départ et la raison d’être. Dieu n’est pas
l’amour, mais «Dieu dans causa finalis, mais causa
l’homme ». efficiens de cet amour. (...) Dieu étant
agapè, tous ceux qu’il aime et qui sont
saisis et vaincus par son amour doivent
reporter cet amour
sur leur prochain.
de l’homme pour soi. L’amour de soi constitue la L’agapè exclut, par principe, tout égoïsme.
forme fondamentale de tout
amour marqué par l’Éros.

Ce que l'on peut résumer de cette description détaillée de l'amour chez Nygren
réside dans ce que Lacan a avancé de l'amour chrétien : il place le désir à la place de
l'amour. Mais on peut aussi rajouter, comme Lacan le fait remarquer dans le séminaire XX,
qu'on a fini naturellement dans le christianisme par inventer un Dieu tel que c'est lui qui
jouit !2

1 Ibid.
2 Lacan J., Le séminaire XX : Encore, op.cit., p.70
192
En effet cet Agapè nécessite de croire qu'un amour pur puisse exister : un amour
desinteressé, qui n'attend rien en retour : un amour « pour l'amour de Dieu ». Voilà une
piroouette logique assez cocasse : je peux aimer d'une façon desinteressée, c'est-à-dire
qu'un tel amour existe, il est possible de l'éprouver, car... Dieu l'éprouve. En posant que
«dieu est amour», il est certain qu'on se dispense de bien de préoccupations logiques. Nous
voyons pour notre part ici, comme l'a vu pour l'amour du prochain, qu'il s'agit d'un credo
quis absurdum de plus dans l'histoire de la pensée théologique.
Certains croient pourtant en l'existence d'un pur amour, d'un amour qui serait par
nature désintéressé; Si nous entendons par le qualificatif «désintéressé», un amour qui n'ait
plus aucune adhérence narcissique, la question de son existence ne se pose plus. L'amour
tel que nous le concevons depuis l'invention de la psychanalyse, et c'est ce que nous
voulons montrer dans ce travail, est un nouage entre les registres
Symboliques/Imaginare/Réel : de ce fait aucun des trois ne peut exister sans les autres;
rappellons qu'il s'agit de concevoir ce nouage comme un ensemble solidaire, un nouage
borroméen dans lequel la désolidarisation de l'un fait tomber les deux autres; de ce fait les
trois sont toujours ensemble. Il peut bien entendu il y en avoir un qui est pris comme
moyen mais c'est à seulement se mettre en avant tout en restant noué aux deux autre.
L'existence d'un Agapé repose sur la croyance (où la certitude délirante?) que le
Narcissisme, c'est-à-dire le registre imaginaire n'existe plus mais que l'amour serait
purement symbolique; Purement symbolique disons-nous, là où Lacan parle de l'amour
divin comme «prenant le symbolique comme moyen». Purement symbolique car c'est ça
qui serait cet agape s'il existait, s'il était possible; Or dire «il prend le symbolique comme»
moyen c'est dejà avoir reposé les pied sur la terre ferme de la condition du parle-être qui
n'est jamais dans un seul des registres.

2- Existe-t- il un pur amour ?

Dans un ouvrage très pertinent Jacques Le Brun étudie la notion de « pur amour »1.
Il débute par le rappel de la querelle du « pur amour » qui a bousculé l’Église au XVIIe.
En effet le « pur amour » a été condamné le 12 mars 1699 par Innocent XII : il ne fallait
plus parler d'amour détaché de toute perspective de récompense. La crainte de l'église était
notamment que si celui qui aime Dieu ne doit pas attendre de récompense, le paradis par
exemple, pourquoi l'aimerait-il ? Mais il y avait aussi la « supposition impossible » de

1 Le Brun Jacques, Le pur amour de Platon à Lacan J., Paris : Seuil, 2002
193
Fénelon qui a fait prendre cette décision. Ce combat a amorcé ce qui a été appelé le « le
crépuscule des mystiques » soit la fin du mysticisme chrétien en France.
Nous avons précédemment que Nygren définit l'Agapè comme amour divin
s'opposant à l’Éros : l’Éros platonicien étant considéré comme essentiellement désir, soit
attente de la récompense de la satisfaction.
Le Brun montrera que cet amour sans récompense était en fait déjà présent dans
l'antiquité ; il s’appuie sur les travaux de Fénelon. Celui-ci notaient les exemples, tirés du
Phèdre, d'amours qui n'attendaient pas de récompense : Achille et Patrocle mais aussi
Alceste et Admète. Poussant jusqu'au bout la logique du pur amour, Fénelon en vient à
poser la « supposition impossible ». C'est cela même qui effrayera l’Église.

a) Supposition impossible
La logique du pur amour réside dans l'idée que L'amour serait pur de tout désir. A
tel point que le sujet pourrait se faire disparaître dans l'amour de Dieu : « C'est, mon Dieu,
que vous êtes tout amour, et par conséquent toute jalousie. (...) O mon Dieu ! ô amour !
Aimez- vous vous-même en moi ; par-là vous serez aimés suivant que vous êtes aimables.
Je ne peux subsister que pour me consumer devant vous, comme une lampe brûle sans
cesser devant vos autels. Je ne suis point pour moi ; il n'y a que vous qui êtes pour vous-
même : rien pour moi, tout pour vous ; ce n'est pas trop.»1
Cette supposition impossible posée par Fénelon est une extrapolation de la logique
du pur amour; On pourrait la reformuler en ces termes : si je peux aimer Dieu sans
condition, je peux même l'aimer s'il me veut du mal : en d’autres termes si je me damne, je
ne devrais pas perdre cet amour : « l'âme peut se proposer de porter toutes les peines
éternelles, sans cessation de l'amour de Dieu ». Ceci est en effet tout à fait logique si le pur
amour existe. Mais le problème est que cela suppose que Dieu puisse me vouloir du mal.
Et ceci est impossible. Voilà la deuxième raison pour laquelle L’église a interdit toute
réflexion sur le pur amour et en a tout simplement interdit l’existence.

b) Psychopathologie du pur amour


Ce pur amour est pour Fénelon le désintéressement absolu. Avec l'exemple de
l'auto-damnation comme don de soi absolu par pur amour, il conçoit donc le pur amour
comme don total de soi, comme extinction du moi pourrions nous dire.
Cela nous évoque cette caractéristique principale de la vie amoureuse que nous
avons traitée dans notre première partie : la surestimation et la sujétion. Cette notion de pur

1 Fenelon, Divers sentiments et avis chrétiens, II, "De la nécessité de connaître et d'aimer Dieu"
194
amour est selon nous une extrapolation extrême de la logique de l'objet placé en Idéal du
Moi; comme au temps les plus forts de la passion amoureuse, c'est à une véritable
hémorragie du Moi sur l'objet à laquelle le sujet est soumis. Dans la supposition
impossible, le moi deviendrait littéralement exsangue allant jusqu'à offrir toute sa
substance sur l’hôtel de Dieu, menant ainsi le sujet à la mort. On comprend bien que
L’Église n'a pas aimé que l'on suppose que Dieu veuille la mort de ses adorateurs.
Nous touchons là, comme dans tous les extrêmes, à un point de vérité : l'amour
dans son absolu confine à la mort : Éros et Thanatos réunis dans la vérité de l'amour.
C'est à ces extrêmes qu'ont à faire les amoureux passionnés; certains y laissant la
vie dans des passages à l'acte suicidaire ici entendus comme ultime offrande à l'être aimé;
c'est-à-dire à offrir le Réel du manque causé par leur mort.
Mais la question de l'existence d'un pur amour -entendue par nous comme un
amour qui serait détaché de tout Narcissisme, ne semble pas tenir face à l'ancrage
imaginaire de l'amour tel que la psychanalyse le démontre. Nous avons déjà rencontré plus
haut la dérision de Lacan au sujet de l’oblativité : c’est un fantasme obsessionnel. Là où le
sujet pense aller vers l’autre, ce n’est que lui qu’il regarde. Lévinas dans Totalité et
infini décrit ce double mouvement dans l’amour : par transcendance il va vers autrui, et en
deçà de l’immanence, il désigne un mouvement de recherche de ce à quoi l’être était lié
avant même de rechercher. Par l’immanence, l’amour cherche l’âme sœur, dans un
mouvement de retour à soi comme l’illustre le mythe d’Aristophane. Ceci va selon nous
dans le sens de cette illusion de don de soi à l’autre mais reste en ses fondements
inéluctablement narcissique. Baudelaire vantait la perfection d'un tel amour : « l'amour
pur, ce soleil dont l'intensité absorbe toutes les taches »1. Mais nous reprendrons à notre
compte ce que La Fontaine écrivit -non pas au sujet du pur amour proprement dit mais d'un
amour véritable : « Il est du véritable amour comme de l'apparition des esprits tout le
monde en parle, mais peu de gens en ont vu. »2
Un autre extrême amoureux est régit par la même logique : c'est le cas de l'amour
mystique.

1 Baudelaire (1846), Choix de maximes consolantes sur l'amour


2 La Fontaine, Réflexions ou Sentences et Maximes morales [76]
195
3-Amour mystique

Lacan reprendra aussi l'idée que le pur amour est une poussée de la pulsion de mort.
C'est même ce qui a pu faire croire que l'amour courtois était parent d'un certain
mysticisme : il n'en est rien, il nous l'a montré dans le Séminaire VII. C'est au Séminaire
XX que les mystiques seront à nouveau convoqués : pour montrer le rapport de l'amour
mystique à la jouissance : « ils [les mystiques] éprouvent l'idée qu'il doit y avoir une
jouissance qui soit au-delà. C'est ça, ce qu'on appelle des mystiques. (...) Il est clair que le
témoignage essentiel des mystiques, c'est justement de dire qu'ils l'éprouvent, mais qu'ils
n'en savent rien.»1
Tot d'abord il convient de rappeler que le simple fait de parler d'amour est en soi
une jouissance. Ensuite, lorsque A.D. Weil prend la parole au séminaire de Lacan, il
souligne par exemple le rapport des mystiques à l'amour de l'Autre : c'est alors dans un
registre quasi érotomaniaque qu'il en situe la logique : «le mystique est celui qui ne vous
dit pas qu'il aime l'Autre, mais qu'il ne fait que répondre à l'Autre qui l'aime, qu'il est mis
dans cette position, qu'il n'a pas le choix, qu'il ne fait qu'y répondre.»2
Ce lien entre l'amour mystique, la jouissance et un rapport à l'Autre quasi
paranoiaque, nous amene à poser la question «bateau» d'une logique psychotique dans cet
amour là. La notion d'un Autre qui ne serait pas barré par la castration, nous pousse à nous
demander si l'amour de Dieu (Pour Dieu dans une aliénation mortelle et De Dieu dans un
délire érotomaniaque) n'est pas une figure de l'amour fou. Notons que le mot arabe pour
désigner Dieu, Allah, viendrait selon certains théologiens3, de la racine du verbe trilitère
WLH (walaha) qui signifie «aimer à la folie, aimer passionément» : « walah» est par
exemple le terme pour désigner la folie amoureuse.
La dimension symbolique de l'amour du prochain nous a amené à poser l'hypothèse
qu'elle tente de "désimaginariser" l'amour : nous voyons là une tentative de rabaisser
l'amour narcissique à un amour plus viable, qui n'entrave pas le lien social mais le sert.
L'amour de Dieu est lui de son côté plus proche au final de l'amour imaginaire qu'il ne le
pretend : l'amour quasi mystique tend plus vers un "amour fou" que vers un amour noué
par les trois registres. La question d'une proximité entre amour mystique et psychose reste
pour nous ouverte et devra faire l'objet d'un travail plus approfondi.

1 Lacan J., Le séminaire XX : Encore, op. cit., p.71


2 Lacan J., Le séminaire XXIV - L'insu que sait de l' une-bévue s 'aile a mourre – 1976-1977, inédit,, Leçon 3
du 21 décembre 1976, AFI p.41
3 http ://www.freud-Lacan.com/articles/article.php?id_article=00130
196
Attachons nous maintenant à poursuivre dans cette section concernant l'amour qui
prend le symbolique comme moyen. Nous allons developper plus précisément le rapport
entre amour et lien social.

197
Chapitre 5 - Amour et lien social

Dans son ouvrage Éloge de l'amour, Alain Badiou avance que l’amour est « le
communisme minimum. »1 Nous aprécions cette formule car elle présente le paradoxe
fondamental de l'amour, celui-là même que Freud énonce dans Malaise : l'amour unit les
êtres deux par deux, les poussant à s'isoler du reste du groupe mais il fait pourtant tout de
même lien social. L'amour tel que nous l'avons présenté dans le registre de l'imaginaire pris
comme moyen n'a à priori rien à faire du lien social. Pourtant, et on trouve cela chez Freud,
bien que paraissant éloigné de l'égoïsme, le lien social a bien une origine narcissique.
Le petit d'homme a dans son développement, à se détacher des premiers objets
d'amour pour accomplir son rôle social. Freud en 1909 dans la quatrième leçon de
psychanalyse le formule ainsi : « Il est inévitable et tout à fait logique que l'enfant fasse de
ses parents l'objet de ses premiers choix amoureux. Toutefois, il ne faut pas que sa libido
reste fixée à ces premiers objets ; elle doit se contenter de les prendre plus tard comme
modèles et, à l'époque du choix définitif, passer de ceux-ci à des personnes étrangères.
L'enfant doit se détacher de ses parents : c'est indispensable pour qu'il puisse jouer son
rôle social. A l'époque où le refoulement fait son choix parmi les instincts partiels de la
sexualité, et, plus tard, quand il faut se détacher de l'influence des parents (influence qui a
fait les principaux frais de ce refoulement), l'éducateur a de sérieux devoirs, qui,
actuellement, ne sont pas toujours remplis avec intelligence. »2
En fait, Freud formulera cette origine narcissique du lien social comme ceci un peu
plus tard : « C'est lui-même que l'enfant aime tout d'abord ; il n'apprend que plus tard à
aimer les autres, à sacrifier à d'autres une partie de son moi. Même les personnes que
l'enfant semble aimer dès le début, il ne les aime tout d'abord que parce qu'il a besoin
d'elles, ne peut se passer d'elles, donc pour des raisons égoïstes. C'est seulement plus tard
que l'amour chez lui se détache de l'égoïsme. En fait, c'est l'égoïsme qui lui enseigne
l'amour. »3 Dans ce chapitre, nous étudierons en premier ce que Freud relève de la place de
l'amour dans le malaise dans la culture. Nous verrons qu'il place l'amour au même rang que
le recours aux toxique dans une tentative de faire face au malaise dans une quête du
bonheur. Ensuite, nous verrons en quoi le lien entre amour et mariage est pris, au-delà de
ce qu'il unit deux sujets, dans le tissu de la culture.

1 Badiou A., Éloge de l’amour, Paris : Flammarion, 2009, p. 77


2 Freud S., Cinq leçons de psychanalyse, Paris : Payot, 1966, p.56
3 Freud S., Conférences d'introduction à la psychanalyse, op. cit., ch.13 p.146 (souligné par nous)
198
A- Freud, la culture, l’amour et les toxiques

« Et de même que chez l’individu, de même dans le développement de l’humanité entière, c’est
l’amour seul qui a agi comme facteur de civilisation, dans le sens d’un passage de l’égoïsme à
l’altruisme. » Freud1

I- L’amour dans la culture : Éros et Anankè

Dans Malaise, Freud met en exergue le rapport de l’amour à la culture. Dans la


famille primitive, la suprématie du père n’était pas remise en cause. C’est ensuite, avec
l’alliance des frères, comme Freud l’a montré dans Totem et tabou2, que la famille évolue.
Les frères doivent alors s’imposer des restrictions afin de vivre ensemble : « les
prescriptions de tabous furent le premier droit »3. Les fondations de la civilisation reposent
ainsi sur deux principes : l’amour et la nécessité. La nécessité en tant qu’elle crée la
contrainte au travail, et l’amour en tant qu’il lie d’une part l’homme à la femme, et d’autre
part la femme à son enfant.
Freud rappelle que l’amour, comme voie vers le bonheur, rend le sujet dépendant de
son objet et qu’il l’expose « à la plus forte des souffrances » s’ils sont séparés. C’est pour
cela que cette voie est déconseillée par « les sages de tous les temps ». Il mentionne alors
le cas de ceux qui tentent de se soustraire à ce versant négatif de l’amour dans leur
cheminement vers le bonheur : les tenants du « pur amour »4. Ceux-ci, et Freud cite St
François d’Assise comme paradigme, se soustraient à « l’assentiment de l’objet » en
choisissant d’une part comme objet, non pas un individu, mais un groupe, et d’autre part en
inhibant le but sexuel. Le résultat est, nous dit Freud, un « état de tendre sensibilité »5, qui
n’a plus grand chose à voir avec l’état amoureux dont il est issu. Cette transformation de la
vie amoureuse se rapproche plus, nous dit Freud, d’un stade où le moi ne se différencie pas
des objets et où les objets ne sont pas différenciés entre eux. Pourtant, il relève que c’est
cet état-là qui est promu par certains comme « la position la plus haute à laquelle l’homme
peut s’élever »6. Mais il y a dans ce type d’amour au moins deux aspects qui le rabaissent
et que Freud avance comme réserves : d’une part, un amour qui ne choisit pas ne confère

1 Ibid., p.165
2 Freud S. (1912-1913), Totem et tabou, Paris : Payot : 1965
3 Freud S., Malaise dans la culture, op. cit., p. 43
4 Le Brun J., Le pur amour de Platon à Lacan J., Paris : Seuil, 2002
5 Freud S., Malaise dans la culture, Op. cit., p. 45
6 Ibid.
199
pas à l’objet une grande valeur ; d’autre part (et nous nous plaisons à citer textuellement la
formule lapidaire) : « les hommes ne sont pas tous dignes d’être aimés »1.
Comme nous l’avions vu avec Éros et Agapè plus haut, Freud précise ici que
l’amour, en tant que force de liaison, persiste dans ses deux formes : celle, originaire, qui
unit le sujet à son objet sexuel, et celle qui, comme dans le pur amour, est inhibée quant au
but, et prend la forme de tendresse. En effet, ces différentes formes subsistent dans le
signifiant « amour ». Et comme il l’avait déjà souligné, la langue vient justifier qu’il s’agit
de la même chose, et cela parce que pour l’inconscient, c’est la même chose : « l’amour
inhibé quant au but était à l’origine un amour pleinement sensuel et il est toujours dans
l’inconscient »2. Le rapport fait ici par Freud entre la langue et l’inconscient et la valeur
qu’il confère au signifiant, nous renvoie bien sûr à ce que Lacan enseignera plus tard. Ce
point précis nous éclaire sur ce que ce dernier entend quand il avance que le premier titre
auquel il prétend est : « je suis celui qui a lu Freud »3.
Freud relève le paradoxe suivant chez Éros : bien que l’amour ait contribué à
fonder la culture, la sexualité s’oppose à la culture dans le sens où elle unit deux êtres entre
eux, alors que la culture tend à unir le plus grand nombre. Une fois que deux êtres sont unis
par l’amour, ils ne vont pas chercher à s’unir à d’autres, car comme le souligne Freud : « à
l’apogée d’un rapport amoureux, il ne subsiste plus aucun intérêt pour le monde
environnant »4. Freud énonce alors un idéal de société dans laquelle la culture respecterait
le lien entre deux sujets par l’Éros, et se contenterait de l’Anankè pour le lien avec les
autres membres de la communauté. Or, il n’en est rien, la culture tend à la restriction de la
vie sexuelle afin de lier les hommes entre eux par une libido inhibée quant au but, c’est à
dire par l’amitié. Dans ce sens, la culture a recours à « l’exigence d’idéal » sous la forme
de l’énoncé « tu aimeras ton prochain comme toi-même. »5

1 Ibid.
2 Ibid.
3 Lacan J., Entretien avec P. Daix du 26/11/1966 in Les Lettres Françaises, n° 1159, Paris : 1966
4 Ibid., p. 50
5 Lévitique 19, 18
200
II- La quête du bonheur

« Le dessein que l’homme soit heureux n’est pas contenu dans le plan de la création »
Freud1

Deux ans avant la publication de Malaise dans la culture, Freud, dans un article sur
l’humour, place l’ivresse dans une série de moyens pour lutter contre la souffrance, à côté
de l’humour, entre la névrose et la folie : « Par la défense, qu’il constitue contre la
possibilité de souffrance, il prend place dans la longue série des méthodes que la vie
psychique de l’homme a déployées pour échapper à la contrainte de souffrance, série qui
commence avec la névrose, culmine dans la folie, et dans laquelle il faut inclure l’ivresse,
l’absorption en soi-même, l’extase. »2 Cette position sera développée dans Malaise, mais
Freud développera aussi la place de l’amour dans l’autre tendance vers le bonheur, du côté
de la recherche de plaisir.

1- Le briseur de soucis

Dans Malaise dans la culture, Freud distingue deux procédés pour aller vers le
bonheur : un sur un versant négatif, qui est d’éviter le déplaisir, et sur un versant positif,
qui est de chercher un gain de plaisir, bien qu’il précise que « sur aucune de ces voies nous
ne pouvons atteindre tout ce que nous désirons. »3 Mais l’une prend le pas sur l’autre, ainsi
« la tâche de l’évitement de la souffrance repousse à l’arrière plan celle du gain de
plaisir. »4 Freud décrit alors plusieurs solutions pour résoudre cette tâche :
- L’une, la plus tentante, est de rechercher sans restriction une satisfaction de tous les
besoins, mais ajoute-t-il, ce serait « mettre la jouissance avant la prudence. »5
- Une autre est l’évitement du déplaisir par l’isolement, ainsi « le bonheur que l’on peut
atteindre par cette voie est celui du repos. »6
- Une meilleure encore est de travailler à soumettre la nature à sa volonté, et dans ce
sens, « les méthodes les plus intéressantes pour la prévention de la souffrance sont

1 Freud S. (1929), Malaise dans la culture, op. cit., p. 18


2 Freud S. (1927), L’humour in L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris : Gallimard, 1990, p. 324.
3 Freud S., Malaise dans la culture, op. cit., p. 19
4 Ibid.
5 Ibid., p. 20
6 Ibid.
201
celles qui tentent d’influencer l’organisme propre »,7 et ce en tant que la souffrance est
liée à l’organisme puisqu’elle n’est que « sensation ».
Freud souligne que « la vie telle qu’elle nous est imposée, est trop dure pour nous,
[…]. Pour la supporter, nous ne pouvons nous passer de remèdes sédatifs ».1 Il énonce
trois sortes de ces remèdes : de « puissantes diversions », des « satisfactions substitutives »
et les stupéfiants qui insensibilisent. Il cite le romancier Théodor Fontane qui parlait de
Hilfskonstruktionen qui est traduit soit par « constructions adjuvantes », soit par
« échafaudage de secours » par Odier dans la traduction précédente. Mais plus loin, c’est à
ces vers de Goethe qu’il se réfère pour qualifier le toxique :
Cette chère vie se soucie de donner des soucis,
Le briseur de soucis c’est le fruit de la vigne.2

Ainsi, le vin permet-il un retrait du monde environnant pour se retrouver isolé des
exigences extérieures : « On sait bien qu'à l'aide du « briseur de soucis », l'on peut à
chaque instant se soustraire au fardeau de la réalité et se réfugier dans un monde à soi qui
réserve de meilleures conditions à la sensibilité. »3 C’est donc l’intoxication, c’est à dire
« la méthode chimique » qui est la méthode la plus efficace, bien que « la plus grossière »,
pour éviter la souffrance. L’intoxication a ainsi le double effet de gain de plaisir et
d’évitement de la souffrance, elle procure à la fois « des sensations de plaisir immédiates »
et « rend inapte à la réception des motions de déplaisir », ces deux effets étant liés entre
eux.
Il précise alors qu’il doit exister des substances dans notre corps qui ont les mêmes
actions, en se référant à la manie dans laquelle « survient ce comportement analogue à
celui né des stupéfiants, sans qu’aucun stupéfiant ait été introduit . »4 Il regrette alors que
la science se soit soustraite à la recherche sur « ce côté toxique des processus animiques »5.
Mais de toute façon, il précise qu’il ne croit pas « que qui que ce soit en perce à jour le
mécanisme ».6 Il souligne que pourtant l’homme a donné une grande importance dans son
économie libidinale aux stupéfiants de par leur action « dans le combat pour le bonheur et
le maintien à distance de la misère »7.

7 Ibid.
1 Ibid., p. 17
2 Ibid., p.21
3 Ibid.
4 Ibid., p.20
5 Ibid., p. 21
6 Ibid., p.20
7 Ibid.
202
Il existe aussi d’autres voies pour se soustraire à la souffrance et rechercher le
bonheur, que Freud cite ensuite dans le texte, comme la sublimation des pulsions, le
travail… Quant à la religion, il en avait déjà souligné le lien avec l’ivresse dans L’avenir
d’une illusion. Il note que la prohibition en Amérique illustre parfaitement le lien entre
« l’action des consolations religieuses » et celle d’un narcotique, puisque après avoir retiré
aux hommes « tous les stimulants, stupéfiants et excitants, en dédommagement, on les
gave de la crainte de Dieu. »1 Mais même si les Dieux ont pour tâche de « dédommager
des souffrances et privations » 2 imposées à l’homme par la culture, Freud considère ce
recours comme plus étrange que celui du buveur : « j’ai toujours eu beaucoup de respect
pour un solide buveur […]. Seuls ceux qui arrivent à s’enivrer avec une boisson sans
alcool, m’ont toujours paru un peu bizarres »3. Pourtant, si certains s’enivrent de religion,
celle-ci n’a pas manqué de leur recommander l’usage du briseur de soucis déjà prescrit
dans les proverbes bibliques :
Donnez des liqueurs fortes à celui qui périt,
Et du vin à celui qui a l'amertume dans l'âme ;
Qu'il boive et oublie sa pauvreté,
Et qu'il ne se souvienne plus de ses peines. 4

Mais comme nous l’avons vu avec l’amour qui peut précéder ou suivre la peine, on
peut ajouter que le recours à l’alcool peut suivre ou induire la souffrance. Car s’il brise les
soucis, il peut en être aussi la cause. Freud le formule ainsi : « Il est connu que c’est
précisément cette propriété des stupéfiants qui conditionne aussi leur danger et leur
nocivité. »5 La préoccupation de Freud est ici plus du côté de la culture que de l’individu,
car il mentionne le gaspillage d’énergie que cela entraîne, et ceci précisément au détriment
de l’amélioration du sort des hommes. François Perrier, dans les dialogues avec son
double, exprime ainsi cette ambivalence : « On ne sait plus si l’on fait une mélancolie
arrosée ou un alcoolisme mélancolisé. » 6

2- L’expérience amoureuse comme modèle de notre aspiration au bonheur

Freud, après cette énumération qu’il reconnaît incomplète, avoue qu’il existe un
autre procédé, « une technique de l’art de vivre », qui « tend naturellement à

1 Freud S. (1927), L’avenir d’une illusion, Paris : PUF, 1995, p. 50


2 Ibid., p. 18
3 Freud S., Binswanger L., Correspondance 1908-1938, Paris : Calmann-Lévy, p. 275
4 Proverbes, 31,6-7
5 Freud S. (1929), Malaise dans la culture, op. cit., p.21
6 Perrier F., L'Alcool au singulier : l'eau-de-feu et la libido, op. cit., p.42
203
l’indépendance face au destin », « reporte la satisfaction dans les processus animiques
internes », qui ne se détourne pas du monde extérieur mais qui au contraire « se
cramponne aux objets » et qui « obtient le bonheur à partir d’une relation de sentiments
avec eux. » Ce procédé, plus que tout autre, se tourne davantage vers « l’aspiration
originelle et passionnée à l’accomplissement de bonheur positif », que vers l’évitement du
déplaisir. Freud veut parler de « cette orientation de la vie qui prend pour centre l’amour,
attendant toute satisfaction du fait d’aimer et d’être aimé »1. L’amour sexué est ici posé,
parmi les formes de l’amour, comme celle qui procure « la plus forte des expériences, celle
d’une sensation de plaisir qui terrasse » et qui fournit ainsi le modèle de notre aspiration
au bonheur. En effet, si cette expérience sert de modèle, c’est parce qu’elle est la plus
ancienne et qu’il est naturel « de persévérer à chercher le bonheur sur la voie même où
nous l’avons rencontré pour la première fois. »2 En 1915, il précisait déjà cela et ajoutait
qu’ « en dehors de quelques fanatiques toqués, tous les êtres humains le savent et
conforment leur vie à cette notion. »3

III- Mais cette voie vers le bonheur a des faiblesses.

En tant que pharmakon, l’amour n’apporte pas que le bonheur. En effet, Freud
soulève ici le problème de l’ambivalence de l’état amoureux : il n’est pas qu’un gain de
plaisir, il peut exposer à la souffrance : « jamais nous ne sommes davantage privés de
protection contre la souffrance que lorsque nous aimons, jamais nous ne sommes
davantage dans le malheur et le désaide que lorsque nous avons perdu l’objet aimé ou son
amour. »4 Nous repensons ici à ces mots du poète :
Amour est un étrange maître
Heureux qui peut ne le connaître
Que par récit, lui ni ses coups 5

En effet, la rencontre de l’amour relève, comme nous l’a formulé Barthes, de la


« catastrophe »6, le sujet énamouré se voyant alors tout proche d’une perdition extrême. De
plus, nous pourrions rajouter que la souffrance de l’amour n’intervient pas qu’après le

1 Freud S. (1929), Op. cit., p. 25


2 Ibid.
3 Freud S. (1915), Observation sur l'amour de transfert in La Technique psychanalytique, op. cit., p. 128
4 Freud S. (1929), Malaise dans la culture, op. cit.
5 La Fontaine, « Le Lion amoureux » in Fables, IV, 1
6 Barthes R., Fragments d'un discours amoureux, Paris : Seuil, 1977, p. 59
204
bonheur, elle peut aussi le précéder comme l’exprime Apollinaire dans « Le pont
Mirabeau » :
Sous le pont Mirabeau coule la Seine,
Et nos amours
Faut-il qu'il m'en souvienne
La joie venait toujours après la peine 1

La joie après la peine, c’est à dire que la satisfaction de l’amour ne pourrait éclore
que de la souffrance qui la précède, dans le sens que nous avons vu plus haut avec Freud.
Mais aussi cette joie peut venir des retrouvailles de l’être aimé, car le passionné éconduit,
comme le buveur, n’envisage pas d’autre remède que le propre agent de sa souffrance.
Ainsi Swann, pour qui la valeur d’Odette grandit avec la souffrance qu’elle lui inflige.
Odette d’où lui venait tout ce mal, ne lui était pas moins chère, bien au contraire plus
précieuse, comme si au fur et à mesure que grandissait sa souffrance, grandissait le prix
du calmant, du contre poison que seule cette femme possédait. 2

À partir du choix que le sujet fait dans ces différentes voies à suivre, Freud définit
trois types de constitution psychique :
- L’érotique, qui privilégie les relations sentimentales
- Le narcissique, qui cherche en lui-même des satisfactions essentielles
- L’homme d’action, qui s’appuie sur le monde extérieur.
Mais comme pour d’autres distinctions que Freud énonce dans son œuvre, il ne
s’agit pas ici de les appréhender dans un rapport d’exclusion l’une à l’autre. Il emploie
cette juste comparaison pour illustrer cette précision : « Tout comme le commerçant
prudent évite de mettre tout son capital sur le même placement, la sagesse de la vie, elle
aussi, conseillera peut-être de ne pas attendre toute satisfaction d’une unique tendance. »3
Ainsi, une certaine plasticité des tendances permet de ne pas se priver de satisfaction.
Freud énonce aussi comme moyen d’obtenir un gain de plaisir, la fuite dans la névrose
comme « dernière technique de vie » permettant au sujet d’obtenir au moins des
« satisfactions substitutives ».

1 Apollinaire G., Alcools, Paris : Gallimard, 1984


2 Proust M., Un amour de Swann, Paris : Gallimard, 1954, p. 231
3 Freud S., Ibid., p. 27
205
IV- L’intoxication comme voie ultime

Mais pour celui qui, malgré toutes ces possibilités, n’obtient pas de bonheur, Freud
précise qu’il trouvera « un gain de plaisir » dans l’intoxication chronique. Celle ci est donc
posée comme l’ultime recours dont le sujet dispose pour tendre vers le bonheur, après
l’amour.
Freud notait, dans le Mot d’esprit, que « le changement de l'humeur dans laquelle
on se trouve est ce que l'alcool réalise pour l’homme de plus précieux et ce pourquoi tout
un chacun ne peut se passer de ce "poison" d’égale façon. »1 Nous entendons là que
l’inégalité face au toxique peut résider dans une inégalité face aux moyens de fuite de la
souffrance. Cette notion nous semble d’une importance particulière dans ce qui nous
préoccupe ici. On pourrait appréhender le recours à l’intoxication comme ce qui viendrait
là où le recours à l’amour a échoué… Nous reviendrons sur ce point dans une étude
clinique plus loin dans ce travail.
Pour le moment, poursuivons dans cette section sur l'amour prenant le symbolique
comme moyen avec le sujet du mariage comme pacte symbolique entre deux sujets. Nous
tenterons de montrer que, là encore, la dimension symbolique tente de tirer l'amour
imaginaire du côté du symbolique en desserrant le nouage narcissique.

1 Freud S. (1905), Le mot d'esprit et ses rapports avec l'inconscient, Paris : Gallimard 1988, p. 237-38
206
B- L'amour et le mariage

« Il y a de bon mariages mais il n'y a en point de délicieux » LaRochefoucaud1


« Pourtant, un nœud quand même, c'est quelque chose qui est à la portée de tout le monde ; ce n'est
pas à la portée de tout le monde de savoir ce qu'il faisait en faisant un nœud, mais enfin, cela a pris
une valeur métaphorique, les nœuds du mariage, les nœuds de l'amour, les nœuds, sacrés ou pas,
pourquoi est-ce qu'on en parle ? » Lacan2

Lors de la première séance du séminaire de 1973, Lacan aborde la question du


mariage en pointant trois affirmations surprenantes : le mariage est une duperie réciproque,
le mariage c'est l'amour, et l'épouse a une fonction inhumaine. Tout ceci dans la même
phrase : « Une des meilleures raisons, écrit Chamfort, qu'on puisse avoir de ne se marier
jamais (ah!) c'est qu'on n'est pas tout à fait la dupe d'une femme tant qu'elle n'est pas la
vôtre ». La vôtre! Votre femme, ou votre dupe. Ça, c'est quelque chose, tout de même, qui
paraît, enfin... éclairant, hein ? Le mariage comme duperie réciproque. C'est bien en quoi
je pense que le mariage c'est l'amour : les sentiments sont toujours réciproques, ai-je dit.
Alors... Si le mariage l'est à ce point-là... C'est pas sûr, hein! Enfin, si je me laissais un peu
aller à la glissade, je dirais que - c'est ce que veut dire Chamfort - aussi sans doute - une
femme ne se trompe jamais. Pas dans le mariage, en tout cas. C'est en quoi la fonction de
l'épouse n'a rien d'humain. Nous approfondirons ça une autre fois.»3
D'un premier abord, il est étonnant d'entendre de Lacan cette homologie du mariage
et l'amour. C'est en tous cas antinomique de la conception historique du mariage. Mais
nous pensons bien qu'il ne situe pas à ce niveau de lecture. Cette affirmation nous renvoie
plutôt à celle que nous avons croisée plus haut : il n'y a d'amour vrai que dans la dimension
symbolique. C'est que le mariage est bel et bien un pacte symbolique passé entre un
homme et une femme : ils se donnent une parole, qui plus est inscrite sur un parchemin.
Ne gravons pas nos noms au bas d'un parchemin4 chantait le poète ; même si nous
pouvons entendre dans cette dénégation une très belle (non)demande en mariage. Il s'avère
que l'amour et le mariage ont longtemps été antinomiques, nous allons reprendre cela.

1 La Rochefoucauld F. de-, (1664), Reflexions ou sentences et maximes morales, Maxime 113


2 Lacan J, Le séminaire IX, L'Identification, inédit, séance 18 du 2 mai 1962, AFI p. 276
3 Lacan J., Le séminaire XXI : Les non-dupes-errent, Inédit, séance 1 du 13 novembre 1973, version AFI p.17
4 Brassens G., La non-demande en mariage, Phillips, 1966
I- La distinction amour et mariage

Avant de les distinguer, notons que l'amour et le mariage ont au moins un point en
commun : le caractère de Daïmon ; en effet selon un adage populaire : « Le mariage est le
plus grand des maux ou des biens. »1

1- Amant ou mari

a) Chez Sénèque
Sénèque :« Rien n’est plus immonde qu’aimer sa femme comme sa maîtresse. »2Ce
passage de Sénèque est extrait d'un traité sur le mariage, aujourd'hui perdu. Philippe Aries
tire la citation de Saint Jérôme dans « Contre Jovinien, 1, 49 ». Voici donc l'extrait chez St
Jérôme qui citant Sénèque : « tout amour pour la femme d'un autre est scandaleux. De
même l'est aussi trop d'amour pour la sienne propre. Un homme sage doit aimer sa femme
avec discernement et non avec passion et par conséquent contrôler ses désirs et ne pas se
laisser aller à la copulation. Rien n’est plus immonde qu’aimer sa femme comme sa
maîtresse. Qu'ils se présentent à leur femme non en amants mais en maris. »3
Nous sommes au Ve siècle ; St Jérôme répondait alors aux thèses de Jovinien
hérésiarque pour qui ni la virginité ni le célibat n'avaient de valeur. En polémiste averti, St
Jérôme lui répond point par point en dépréciant le mariage et valorisant la virginité.
Ici donc la passion est réservée à la maîtresse tandis que le lien conjugal l'exclu :
pour un homme, être « mari » exclu d'être amant. Ce clivage entre amour et conjugalité
recoupe en quelques sortes le clivage entre l'amour et le désir tel que Freud l'énonce dans
« Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse » : « là où ils aiment, ils ne
désirent pas »4.
Cette distinction a été dans l'histoire magnifiée par l'amour courtois tel que nos
l'avons repris plus haut dans ce travail.

b) Le mariage dans l'amour courtois


Ce clivage sera bien entendu au cœur des cours d'amour qui codifieront l'amour
courtois au XIIe siècle en Occident. Non pas que l'amour soit exclu de tout mariage, nous
dirons que l'amour dans le mariage et l'amour hors mariage sont alors distincts.

1 Parfois attribué à Voltaire


2 Sénèque, cité par Ph. Ariès, op. cit., p.117.
3 http ://jesusmarie.free.fr/jerome_defense_contre_jovinien.html
4 Freud, op. cit., p. 59
208
Le mythe paradigmatique de la naissance de l'amour courtois est bien sur celui de
Tristan et Iseult. Mythe de la naissance de l'amour courtois mais surtout mythe de la
naissance de l'amour en Occident pour Denis de Rougemont1. Sa thèse est que l'amour nait
hors mariage : il a d'ailleurs été très critiqué sur une conception « antimatrimoniale » de
laquelle il se défend. Que De Rougemont fasse de l'histoire de Tristan et Iseult un mythe
fondateur de l'amour en Occident est pertinent sur plusieurs points : l'amour est hors
mariage, il est empreint d'un impossible, il ne peut mener les amants qu'à la mort.

Tristan et Iseult
Ce récit nous est parvenu par des manuscrits tronqués, fragmentaires. Cependant, il
existe deux versions qui servent de base : Le texte de Béroul qui est amputé de son début et
de sa fin et le texte de Thomas. Ensuite, des versions dans d’autres langues nous permettent
de compléter le récit. En effet, Béroul aurait composé son poème entre 1160 et 1180 mais il
se présente comme l’adaptateur d’une histoire ancienne d’origine celtique.
Enfin, soulignons que la légende de Tristan et Iseult n'est pas qu'une légende celte.
En effet, dans l'Occident du XIIe siècle, l'influence des poètes et philosophes arabes ainsi
que les philosophes juifs qui « priaient en hébreu mais pensaient en arabe » ne sont pas
sans effet sur les textes de Béroul et Thomas. Ce métissage contribue certainement à lui
conférer son caractère de mythe, soit d'universalité.

Les cours d'amour : L'amour n'existe que hors mariage


Stendhal nous rappelle l'existence de ces cours d'amours : « Il se tenait (en
Provence) cour d'amour ouverte et plénière à Signe et Pierrefeu, ou à Romanin, ou à
autres, et là-dessus, en faisaient arrêts qu'on nommait Lous Arrests d'Amoras. »2
Le plus célèbre Verdict de la cours d'amour présidée par Marie de Champagne est
repris dans « De amore » d'André le chapelain qu'il date de 1174 « il est donc juste de dire
que l'amour ne peux étendre ses droits entre époux »3.
Ces cours d'amour ne semblent pas avoir été de simples lubies de Dames qui
s'ennuyaient. Elle avaient une vocation sociale d'édicter des règles à l'amour. « Il existait
quatre cours d'amour principales en Provence : Pierrefeu, Romani, Avignon et Signe, une
des plus nobles et des plus célèbres de Provence et dont invoquait les arrêts. (…) La noble
Dame de Signe étendit partout la renommée de son code et le résuma en sentences courtes
1 De Rougemont D., L'amour et l’Occident, op.cit.
2 Stendhal(1859), De l'amour, Paris : Éd. Michel Lévy frères, p. 299
3 Lafont R., Prémices de l'Europe, Paris : Sulliver, 2007, p.177
209
et précises afin qu'elles puissent être retenues et obéies par les dames et les chevaliers ;
(...) voici au reste les maximes de ce code d'amour :
« Qui ne sait se taire, ne sait aimer »
« Personne ne peut avoir deux amours sincères à la fois. »
« L'amour n'a jamais logé dans la maison de l'avarice. »
« L'amour ne peut rester stationnaire, il doit toujours augmenter ou
diminuer. »
« La facilité de posséder tue l'amour, les difficultés l'augmentent. »
« Quand l'amour diminue, il finit bientôt et nécessairement. »1

Des questions amenées devant la cours étaient débattues avant qu'une sentence soit
prononcée : le modèle du débat était judiciaire. Comme le mentionne Capefigue, les dames
pouvaient siéger « en pleine campagne sous le pin ou l'olivier émaillés de roses
odorantes. » A titre d'exemple de questions proposées au verdict, en voici une issue du
même ouvrage : « Un chevalier épris d'une dame dont il ne pouvait vaincre les refus, lui
envoya quelques présents, robe, bijoux, affiquets, oiselets de proie, faucon, lévriers de
chasse. La dame accepta tout et ne donna rien : n'a-t-elle pas forfait aux lois de
l'amour ? » La cour prononça alors le verdict suivant : « il faut refuser les dons d'amour
ou accorder quelque chose. Nulle dame ne peut accepter des gages de tendresse sans
rendre de l'amour. »2
Nous sommes ici au cœur de la dimension symbolique dans l'amour : qu'est-ce qui
pousse à mettre en lois ce qui justement semble par nature « hors-la-loi » ? Il semble bien
qu'il y ait nécessité pour les amoureux à codifier, voire légiférer c'est-à-dire à tirer du côté
du Symbolique les choses de l'amour qui relèvent pourtant fondamentalement du registre
Imaginaire (c'est ce que nous avons voulu montrer dans notre première partie). Notre
hypothèse est ici que, bien que de nature Imaginaire – et nous croisons régulièrement chez
Lacan le retour à ce registre malgré ses tentatives de l'en extraire, l'amour nécessite d'être
pris dans les deux autres registres pour pouvoir être viable. Sans ce nouage à trois, il ne
peut que mener le sujet à sa disparition.
Le mariage est donc un des moyens symboliques de faire sortir l'amour d'un carcan
imaginaire, de le rendre viable dans la vie quotidienne. Mais si l'on souhaite rester dans le
registre imaginaire de l'amour passionnel, alors bien entendu le mariage est une entrave.
Voilà pourquoi nous rencontrons souvent dans nos cabinets des sujets convaincus de
1 Capefigue Baptiste-Honore-Raymond, Les cours d'amour, les comtesses et chatelaines de Provence, Paris :
Amyot, 1863, p.45
2 Ibid., p.48
210
l'inutilité du mariage dans leur vie amoureuse : celui-ci ne viendrait pour eux que rabaisser
leur passion pour l'être aimé.
Cette conception qui clive l'amour et le mariage n'a pourtant presque plus court
aujourd'hui. La conception moderne du mariage ne le dissocie plus de l'amour.
Aujourd'hui, les amoureux souhaitent se marier. Mais ce clivage avait déjà été mis à mal
depuis le XVIIIe siècle, même si nous trouvons par exemple, au Ve siècle avant JC avec
Euripiode, un poète qui va mettre en avant la splendeur de l'amour conjugal.

2- L'amour conjugal

a) La splendeur de l'amour conjugal : l'Alceste d'Euripide


La pièce d'Euripide met en scène le sacrifice d'une épouse, Alceste, pour sauver son
mari Admète. Appolon accorde à Admète, qui doit mourir, de se faire remplacer sur le
chemin des enfers par une autre âme. Réalisant l'ampleur du sacrifice de son épouse,
Admète fait la promesse d'adorer l'image d'Alceste : « Mais ton corps, modelé par la main
habile des artistes, sera placé sur le lit nuptial ; et je me prosternerai devant lui, je
l'entourerai de mes mains, en criant ton nom, et je croirai serrer ma chère femme dans mes
bras, bien que ne l'y tenant pas ! Froide consolation, je pense ; mais j'allégerai ainsi le
poids de mon âme, et tu me charmeras, en m'apparaissant dans mon sommeil ! Il est doux,
en effet, de revoir ceux qu'on aime, pendant la nuit, ou dans tout autre moment. »1 Devant
une telle dévotion amoureuse, Héraclès ira chercher Alceste par delà la mort pour la rendre
à son époux et donc à la vie. Tout finira bien dans cette tragédie.
Mais nous souhaitons nous arrêter sur un des points de cette tragédie : le vœu
qu'Admète fait d’adorer par delà la mort l'image d'Alceste. Au-delà d'un refus
-anachronique mais non moins romantique- de la séparation des amants par la mort, il
semblerait que l'amour puisse exister quand l'un des deux a disparu. Teinte romantique
certes mais surtout narcissique : d'une part Admète a bien accepté qu'Alceste meure à sa
place : soit ! Mais qu'est-ce qu'un amour pour une image ? Bien sûr l'ancrage narcissique
de l'amour nous est ici éclatant. Ce motif d'un amour pour une représentation de l'autre
n'est pas le seul dans l'histoire mythologique ou littéraire : Pygmalion qui construit une
statue et l'adore ou aussi le jeune Nathanaël amoureux de la poupée Olympia dans le conte
d'Hoffman.2

1 Euripide, Alceste, trad. Leconte de Lisle, I, 1884


2 Hoffmann E. T. A.(1817), L'homme au sable, in Contes nocturnes, Paris : Éd. Panthéon Populaire, 1856
211
Ce motif de l'amour pour une représentation est pour nous l'exemple
paradigmatique de cet ancrage narcissique de l'amour. Mais alors le mariage va-t-il réussir
sa fonction d'y faire entrer une autre dimension qu'imaginaire ?

b) Le débitum conjugale
Le christianisme a repris les conceptions stoïciennes du mariage et a conjugué le
lien entre amour et mariage avec des termes juridiques : nous en prenons pour exemple le
cas du Débitum conjugal. Ce débitum consiste en la soumission de l’épouse aux besoins du
mari et accéder ainsi aux nécessités de la procréation. Inclure la notion de devoir entre les
époux permet de rabaisser les inclinaisons amoureuses à un objet d'échange – échange de
bons procédés si l'on peut dire. Ainsi, la concupiscence n'est pas exclue des relations entre
époux mais est canalisée dans un registre d'échange. N'oublions pas que dans le
christianisme c'est la femme qui est pécheresse : c'est elle qui porte la relation vers la
sensualité. Le mariage ne doit donc pas exalter les passions mais les contenir.
Au XIe siècle, l’Église veut contrôler le mariage : ceci passe notamment par une
tolérance des relations sexuelles dans le couple. Le théologien Alain de Lille 1 écrit « nous
admettons en effet que le mariage ne peut être consommé sans union sexuelle (carnali
coitu), donc l’union sexuelle n’est pas toujours un péché ».
Damien Boquet nous rappelle dans son intervention sur « le sentiment amoureux au
XIIe siècle » que « Si l’idéal reste une relation sexuelle sans plaisir, certains moines vont
jusqu’à admettre qu’une recherche du plaisir dans le mariage, même sans intention de
procréer, n’est finalement qu’un moindre péché, excusé par les autres biens du mariage. »2
L'Église choisit donc de soumettre la sexualité à un devoir.

c) La loi du mariage
« Boire, manger, coucher ensemble, c'est le mariage ce me semble. » Antoine Loysel3.

Loi religieuse
Le mariage est dans l'église catholique un sacrement : ceci est stipulé dans le code
canonique de 1983 : « L’alliance matrimoniale, par laquelle un homme et une femme

1 Alain de Lille, De fide, dans Patrologie latine, tome 210, col. 366, cité par Damien Boquet, Sentiment
amoureux et homosexualité au XIIe siècle : entre dilemme et malédiction, Paru dans Gabriel Audisio et
François Pugnière (éd.), Vivre dans la différence hier et aujourd’hui, actes du colloque de Nîmes 24-25
novembre 2006, Avignon, éditions A. Barthélemy, 2007, p. 37-50.
2 Damien Boquet se réfere à J. Leclercq, Le Mariage vu par les moines au XIIe siècle, Paris : Cerf, 1983,
p.22
3 Antoine Loysel, (1607). Institutes coutumières, manuel de plusieurs et diverses reigles, sentences, &
proverbes du droit coutumier & plus ordinaire de la France.
212
constituent entre eux une communauté de toute la vie, ordonnée par son caractère naturel
au bien des conjoints ainsi qu’à la génération et à l’éducation des enfants, a été élevée
entre baptisés par le Christ Seigneur à la dignité de sacrement. »1
Il est intéressant de relever que ce même code stipule plus loin l’impossibilité totale
ou partielle à copuler rend nul le mariage : « L’impuissance antécédente et perpétuelle à
copuler de la part de l’homme ou de la part de la femme, qu’elle soit absolue ou relative,
dirime le mariage de par sa nature même. » 2 Derrière cet apparent paradoxe, nous voyons
là toute la difficulté de l’Église à combiner souci de la procréation et rejet de la sexualité.

Loi républicaine
Le droit de se marier et de fonder une famille est considéré comme un droit
fondamental de la personne (article 12 de la Convention européenne des droits de
l’homme). Le mariage civil existe depuis la loi du 20 septembre 1792 : jusque là, seul le
mariage religieux existait et les registres paroissiaux faisaient office d’état civil. Le Code
civil napoléonien de 1804 définit les conditions du mariage qui figurent toujours au titre V,
Livre I du Code civil.
Daniel Borillo3, juriste français, s'est attelé à relever dans la jurisprudence française
les restes d'une conception monogame, hétérosexuelle et morale du mariage.4 Il reprend
notamment l'idée de Jean-Louis Flandrin selon laquelle "toute recherche du plaisir en
mariage fait de l’accouplement un adultère"5. Il en donne pour exemple ces cas où « l’un
des époux invoque les pratiques sexuelles hétérodoxes de l’autre comme motif d’un divorce
pour faute », pratiques hétérodoxes soit en quantité, soit en qualité... Sans reprendre ici le
détail des exemples cités (parfois comiques), nous approchons ici les particularités
cocasses dans lesquelles s'engouffre le droit du mariage : les juges devant définir ce qu'est
un coït « normal », quelle est la fréquence moyenne en France et autres détails qui
renvoient le mariage bien loin de l'amour malgré leur rapprochement souhaité depuis le
18e siècle : « Par un véritable contrôle des actes sexuels, la jurisprudence a construit un

1 Canon 1055
2 Canon 1084 du code canonique de 1983
3 Daniel Borillo est maître de conférences en droit privé à l'université Paris-X-Nanterre où il assure
notamment un séminaires de recherche sur le droit de la sexualité dans le cadre du diplôme de Master Droits
de l'homme.
4 Nous nous referons à la lecture d'une communication de Daniel Borillo intitulé « La construction juridique
du corps d’exception homosexuel, Analyse de l’homophobie et du prosélytisme hétérosexuel dans le Droit de
la famille français, exposée en mars 2003 au Collège international de philosophie et publiée en ligne à
l'adresse suivante : http ://lmsi.net/spip.php?article242
5 Flandrin J.-L, Le sexe et l’Occident, Paris : Seuil, 1981
213
modèle de la sexualité légitime qui, malgré d’importantes évolutions, irradie encore notre
droit positif. »1
Le devoir conjugal, issu de la loi canonique, est un exemple du lien entre les deux
lois : celle de l’Église et celle de la République. La finalité reproductive des pratiques
sexuelles constitue encore une préoccupation majeure du droit : « Tout au long du débat
sur le Pacs, les juristes n’ont cessé de rappeler que la différence "objective" entre le
couple homosexuel et le couple hétérosexuel était la vocation procréatrice de ce dernier.
D’après cette idéologie, l’aboutissement "normal" de la vie du couple, c’est l’accueil des
enfants. »2

L'adultère
Le code civil stipule que les époux se doivent fidélité. Notons que l’adultère a
perdu de sa gravité juridiquement (dépénalisation en 1975 et fin de sa qualité de cause
péremptoire de divorce). Mais, comme nous le rappelle Borillo, cet état de fait est regretté
par certains juristes : « Le divorce pour cause d’adultère reste toujours d’actualité même si
la cause a cessé d’être péremptoire, ce que l’on peut, à certains égards, déplorer puisque
c’était ainsi que le droit rendait hommage à la fidélité. »3 Ils voient dans tous ces devoirs
conjugaux le signe d'un amour « pour vivre en mariage et en honorer les devoirs, fidélité,
secours, assistance, communauté de vie, il faut, en fait, beaucoup d’amour que le droit
présume..... »4

Nous pourrions voir dans l'obligation des juges de la République à codifier ce qui
se passe dans les « couches conjugales » une déclinaison du comique de l'amour épinglé
par Lacan mais nous y voyons plus l'empreinte du discours du maître, voire du discours
capitaliste.
Nous nous heurtons là aux limites comiques de la mise en justice de l'amour via les
lois du mariage. Mais au-delà de cet aspect comique, les débats sur le Pacs en 1999 ont
permis de mettre à jour l'idéologie du parlement et des tribunaux. Le mariage était placé au
rang d’une institution statuant la différence des sexes : « le mariage c’est l’union entre un
homme et une femme ; c’est l’institution qui articule la différence de sexes »5.

1 Borillo D., ibid.


2 Ibid.
3 Labrusse-Riou C., "Couple et lien affectif" in La notion juridique de couple, (sous la direction de C.
Brunetti-Pons), Economica, 1998, p. 85. Labrusse-Riou est professeur émérite de droit à l’université de
Paris I,
4 Ibid., p. 83
5 Elisabeth Guigou, alors ministre de la justice, dans un article au Figaro, 10-11 octobre 1998, page 4B
214
L'amour conjugal : un silence brisé après la mort
Un historien, Philippe Ariès (que nous avons déjà cité plus haut) est de ceux qui ont
étudié l'histoire du mariage. Pourtant inscrit dans un courant dit traditionaliste (après un
passage par le nationalisme), il a été curieux de rencontrer Francoise Dolto en 1977 1 suite à
son ouvrage L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime2.
Dans un article de 1982 intitulé « L’amour dans le mariage »3 publié dans la revue
de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales dont il fut directeur d'études, il revient
sur cette distinction entre amour et mariage. Il note qu'il existe bien entendu un amour
conjugal au moyen-âge pendant laquelle l'amour passion est inventé en Occident. Mais cet
amour au sein du mariage n'est pas dévoilé au grand jour : il y a une certaine pudeur à
l'exposer : « Il y a des choses qu'on ne disait pas : l'amour conjugal était l'une de celle-
là ». Ce n'est qu’après la mort des époux que cet amour est mis en scène dans des rites
funéraires commandés par les époux de leur vivant. Ainsi, Aries cite ces tombes
mérovingiennes dans lesquelles des archéologues ont retrouvé des squelettes d'époux
enlacés.

Le rapprochement de l'amour et du mariage au XVIIIe.


Au XVIIIe siècle, un idéal du mariage s'est développé en Occident : il visait à
réunifier les deux formes d'amours qui étaient alors opposées. L'amant et le mari devaient
ne plus faire qu'un ; l’amour passion et l'amour conjugal devaient se confondre. Cette
réunion des deux amours permettra aux divorces de se développer : l'amour passion ne
durant pas dans le temps, il imprimait alors à l'amour conjugal sa temporalité. Il est
entendu que nous en gardons aujourd'hui la logique : s'il n'y a plus d'amour entre les époux,
ils n'hésitent plus pour la plupart à se séparer. Les liens du mariage sont désormais, hormis
dans le canon liturgique, solubles dans les aléas de la vie amoureuse quotidienne…

Freud s'est penché sur cette question du mariage : il le place du côté des impératif
de la civilisation à moraliser la sexualité.

1 Macroscopie, France-Culture, septembre-octobre 1977


2 Ariès P., L'Enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, Plon, 1960
3 Ariès P., “L’amour dans le mariage”in Communication, vol 35, Paris : Seuil, 1982, pp. 116-122
215
II- Freud et le mariage : la morale sexuelle civilisée

« La domestication de la vie amoureuse par la civilisation entraîne un rabaissement


général des objets sexuels ».Freud 1

Freud publie en mars 1908 un texte intitulé « La morale sexuelle " civilisée " et la
nervosité moderne. » disponible pour la première fois en français dans le recueil La vie
sexuelle. Il s'agit d'un texte précurseur de Malaise qui repose sur la notion de répression
des pulsions (Triebunterdrückung) pour des nécessités culturelles, sur l'idée que la névrose
déjoue (vereiteln) l'intention de la culture. Les pulsions réprimées sont celles qui sont
exposées dans les Trois essais de 1905 dont ce texte fait logiquement suite.
Assoun nous apprend dans son dictionnaire des Œuvres psychanalytiques 2 que ce
texte est pris dans le contexte d'une discussion avec un ami de Freud, le professeur Von
Ehrenfels de l'université de Prague. Celui-ci sera l'invité, après la publication du texte, de
la Société psychanalytique de Vienne en décembre 19083. Les guillemets dans le titre,
autour de « Civilisée », rendent compte de l'emprunt de cette notion à son ami dont les
travaux portaient notamment sur les rôles du masculin et du féminin sur la culture.
Freud y rappelle que le développement de la libido implique un passage de l'auto-
érotisme à l'amour d'objet : « Nous appelons ce stade celui de l'auto-érotisme et nous
attribuons à l'éducation la tâche de le limiter car sa prolongation rendrait la pulsion
sexuelle impossible à contrôler et à utiliser ultérieurement. Le développement de la
pulsion sexuelle va ainsi de l'auto-érotisme à l'amour d'objet et passe de l'autonomie des
zones érogènes à leur subordination au primat des organes génitaux qui sont au service de
la reproduction. »4
Freud définit alors trois stades de civilisation en fonction du degré de répression des
pulsions : « en nous référant à l'histoire de l'évolution de la pulsion sexuelle nous
pourrions donc distinguer trois stades de civilisation un premier stade dans lequel
l'activité de la pulsion sexuelle, hors même des buts de la reproduction, est libre ; un
deuxième stade où tout est réprimé dans la pulsion sexuelle, à l'exception de ce qui sert la
reproduction et un troisième stade où la reproduction légitime est le seul but sexuel
autorisé. Ce troisième stade correspond à notre morale sexuelle " civilisée " d'à présent. »

1 Freud S. : « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse »(1912), in Psychologie de la vie
amoureuse, in La vie sexuelle, Paris : PUF, 1999, p. 63
2 Assoun P.-L., Dictionnaire des œuvres psychanalytiques, op. cit., p. 831
3 Cf. Minutes de la société psychanalytique de Vienne , t.II, op. cit., p. 94-104
4 Freud S (1908), La morale sexuelle civilisée, in La vie sexuelle, op. cit.
216
Ce troisième stade de l'exigence culturelle interdit donc le sexe en dehors du
mariage. Freud dresse alors à partir de là tout un tableau de l'influence de la vie conjugale
sur la sexualité. Ce tableau si situe tout à fait dans la logique de l'amour courtois : « Ceci a
pour conséquence qu'il n'y a de commerce sexuel satisfaisant dans le mariage que pendant
quelques années, encore faut-il naturellement soustraire le temps pendant lequel on doit
ménager la femme pour des raisons d'hygiène. Après ces trois, quatre ou cinq années le
mariage, en tant qu'il a promis la satisfaction des besoins sexuels échoue, car tous les
moyens trouvés jusqu'à présent pour empêcher la conception gâtent la jouissance sexuelle,
perturbent la sensibilité fine des deux partenaires ou agissent directement comme facteurs
de maladie ; la peur des conséquences des relations sexuelles réduit tout d'abord la
tendresse physique réciproque des deux époux ; elle réduit aussi par la suite, la plupart du
temps, l'attachement moral qui était destiné à hériter de la passion fougueuse du début. »
La répression de la sexualité réduit donc « l'attachement moral » entre les époux.
Mais elle va aussi, et c'est là l'objet du texte, favoriser l'apparition des névroses : « les
femmes dis-je, déçues par le mariage tombent dans des sévères névroses qui assombrissent
toute leur vie. » Nous sommes avec ces considérations très loin d'une conception du
mariage comme venant résoudre justement les symptômes névrotiques. Il faut au contraire,
nous dit Freud, être en très bonne santé pour être à même de supporter une vie conjugale.
Quand ce n'est pas le cas, il va même jusqu'à prescrire l'infidélité comme remède aux
maladies nerveuses. Mais là encore, « la morale sexuelle » officiera son rôle de répression
et la culpabilité renforcera la névrose : « Rien ne protège aussi sûrement sa vertu que la
maladie. »
Les restrictions amoureuses imposées aux femmes avant le mariage ne font que les
rendre malades nerveusement, voire frigides : Freud fait le lien entre la procréation faite
sans plaisir, les grossesses difficiles et accouchements douloureux. Ensuite, lorsque une
femme -puisque dans ce texte ce sont sur elles que Freud fait reposer ses élaborations,
ayant dépassé tout cela, arrive à « sa pleine capacité amoureuse », il est déjà trop tard :
« sa relation à son mari est depuis longtemps détériorée ; pour avoir été jusque-là docile,
il ne lui reste comme récompense que le choix entre un désir inapaisé, l'infidélité ou la
névrose. »
Puisque nous ne pouvons laisser aujourd'hui le cas des hommes de côté, citons
l'étude que P.-L. Assoun a consacrée au phénomène clinique dit du « démon de midi »1. Il y
montre que cette façon d'échapper à la « loi casanière » est une façon de ré-embraser le
désir qui porte vers l'altérité là où la conjugalité l'a entravé dans le familier. Une autre

1 Assoun P.-L., Le démon de midi, Paris : Éditions de l’Olivier, 2007


217
façon de relancer le désir est aussi la « guerre du couple » qui va permettre les
retrouvailles. La logique est toujours la même : il s'agit de convoquer Thanatos pour
désunir un Éros mortifère. En se séparant un peu, le couple pourra se « réconcilier sur
l'oreiller » comme le veut la formule populaire : « La pulsion de mort n’est pas qu’une
force démoniaque, elle alimente aussi les « petites morts » érotiques, sans lesquelles
l’autre serait insoutenable. Ainsi, là où la déliaison était, le lien peut-il ré-advenir, en sa
temporalité désirante. »1

Si le mariage va à l'encontre de l'amour et de la sexualité, Freud nous montre qu'au


final, c'est la vie du groupe, le lien social qui en pâtira : « ajoutons que, pour un peuple, la
restriction de l'activité sexuelle s'accompagne très généralement d'un accroissement de
l'anxiété de vivre et de l'angoisse de la mort, ce qui perturbe l'aptitude de l'individu à jouir
et sa préparation à affronter la mort pour quelque but que ce soit ; cela se traduit dans la
diminution de sa tendance à procréer et exclut de la participation à l'avenir ce peuple ou
ce groupe de personnes. »
Nous venons de suivre Freud dans ses vues sur le mariage dans ce texte. Le mariage
comme pacte symbolique qui lie un homme et une femme va donc servir la répression de la
sexualité et donc favoriser par là la névrose.
Pour reprendre la logique de notre plan, nous pouvons noter que cette dimension
symbolique qui, dans notre hypothèse, tendrait à rendre l'amour imaginaire viable, l'a
pourtant entravé. On peut alors se demander en quoi le mariage apporte quelque chose aux
époux. Suivons maintenant Lacan sur ce sujet pour avancer plus avant dans cette question.

1 Assoun P.-L., Le lien sexuel, l’inconscient en couple, in Dialogue 2009/01, n° 183, p. 33


218
III- Lacan et l'amour conjugal : de la captation imaginaire au pacte
symbolique

1- La référence à Proudhon : amour et justice

Rappelant que le lien entre mariage et amour est souvent traité « en général sur le
mode badin, piquant, cynique », faisant probablement référence aux comédies, aux
vaudevilles, Lacan convoque Proudhon : « Mais on a vu un des penseurs des plus sérieux,
Proudhon, s'arrêter un jour sur le mariage et l'amour, et ne pas les prendre à la légère. »1
Proudhon évoque le lien entre amour et mariage dans son rapport à la justice.
Partant de la famille entendue comme berceau de la justice, il appréhende l'amour comme
un fait social : « Que la justice saisisse l'homme dans ses amours comme dans toutes les
manifestations de son activité, loin de nous en étonner nous devons nous y attendre : il ne
nous reste qu'à découvrir la loi et à nous y soumettre. »2 Comme le travail et la propriété,
Proudhon soutient que l'amour doit donc obéir à la justice. Il différencie le lien conjugal du
lien de concubinage par le trait d'égoïsme que le premier dépasse : « dans le concubinage
l'égoïsme seul préside à l'union, tandis que dans le mariage l'intervention de la société
purifie cet égoïsme. »3 Dans cette approche, à la différence de ce que Freud a montré, le
mariage sert le lien social, voire plus, il doit s'y soumettre.
Proudhon soulève une question que Lacan relève dans son deuxième séminaire :
qu'est-ce qui peut bien motiver la fidélité, en dehors de la parole donnée ? « Essayons de
surmonter l'illusion romantique que c'est l'amour parfait, la valeur idéale que prend
chacun des partenaires pour l'autre, qui soutient l'engagement humain. Proudhon, dont
toute la pensée va contre les illusions romantiques, essaie, dans un style qui peut passer au
premier abord pour mystique, de donner son statut à la fidélité dans le mariage.»4
Si Lacan évoque un style mystique chez Proudhon, c'est à cause de sa conception
d'une universalité de l'adresse de l'amour : « L'amour à proprement parler sacré, celui qui
constitue le lien du mariage, va de la femme à ce que Proudhon appelle tous les hommes.
De même, à travers la femme, c'est toutes les femmes que vise la fidélité de l'époux.»5 Ce
"Tous les" est chez Proudhon une fonction universelle : « C'est l'homme universel, la

1 Lacan J., Le séminaire II : Le moi..., séance 20 du 1 juin 1955, op. cit., p.302
2 Proudhon (1858), De la justice dans la révolution et dans l'Église, t. IV, Paris : Marcel Rivière, p. 17
3 Proudhon (1846), Système des contradictions économiques ou Philosophie de la misère, Paris : édition
Marcel Rivière, t. II, p. 232
4 Lacan J., Le séminaire II : Le moi..., séance 20 du 1 juin 1955, op. cit., p.302
5 Ibid.
219
femme universelle, le symbole, l'incarnation du partenaire du couple humain. »1; C'est sur
cette fonction universelle dans la parole échangée entre époux que repose la notion de
"pacte symbolique". Il s'avère alors que ce pacte symbolique va entrer en conflit avec la
nature imaginaire des relations amoureuses qui sont, nous insistons encore, de l'ordre de la
Verliebtheit.
Ce pacte symbolique qu'est le mariage est donc une tentative de "desimaginariser"
l'amour : c'est le seul moyen de le faire tenir dans les règles du lien social. Par là, le
mariage peut être conçu comme une privation de liberté. Mais nous allons voir avec Sartre,
au sujet de ce rapport à la liberté, que les choses ne sont pas aussi simples.

2- La référence à Sartre : amour et liberté

Des sujets amoureux s’engagent donc parfois dans un « lien amoureux socialisé »,
c'est-à-dire font le choix de lier leur amour dans un pacte symbolique. Sartre développe
dans L’Être et le Néant, dans le chapitre consacré aux « relations concrètes avec autrui »,
l'idée que le sujet amoureux recherche la perte de liberté de celui dont il veut être aimé :
« même dans sa passion, le sujet assume délibérément par une sorte de choix dans le sens
de ce qu'on peut appeler une tentation, essentiellement, comme la perte de la liberté de
celui dont on veut être aimé »2
Mais cette perte de liberté de l’être aimé, l'amoureux ne souhaite pas qu'elle soit
subie mais bel et bien volontaire. Dans le cas où l’être aimé s'asservit à l'aimant, Sartre
nous dit que le but est dépassé : l'amant se retrouve seul, en automate dit-il. Sartre insiste
sur l'idée que « l'amant ne désire pas posséder l'aimé comme on possède une chose : il
réclame un type spécial d'appropriation. Il veut posséder une liberté comme liberté. »3
Mais même cela ne suffit pas à l'amoureux. Nous entrons là alors dans le paradoxe
d'une liberté entravée : l'aimant souhaite que l'aimé fasse serment de se priver librement de
liberté : « Ainsi l'amant demande le serment et s'irrite du serment. Il veut être aimé par une
liberté et réclame que cette liberté comme liberté ne soit plus libre. Il veut à la fois que la
liberté de l'Autre se détermine elle-même à devenir amour - et cela, non point seulement
au commencement de l'aventure mais à chaque instant - et, à la fois, que cette liberté soit
captivée par elle-même, qu'elle se retourne sur elle-même, comme dans la folie, comme
dans le rêve, pour vouloir sa captivité. »4 C'est en quelque sorte une « démission libre »
1 Ibid., p.303
2 Lacan J., Le séminaire I : Les écrits technique de Freud, op. cit., séance 23 du 7 juillet 1954, version AFI
p.458
3 Sartre J.-P., L’Être et le Néant, III, 3, p. 434
4 Ibid.
220
que réclame l'amoureux. Nous touchons là de près à la complexité du rapport dialectique
entre l'amour et le mariage. En effet, au-delà de la distinction historique que nous avons
reprise plus haut, le désir de l'aimant est que l'aimé se donne à lui dans un asservissement
librement consenti. Nous restons encore une fois, malgré la dimension symbolique ici prise
comme moyen dans l'amour, étroitement lié à la dimension imaginaire de l'amour
narcissique dans laquelle aimer consiste à être aimé. Nous pouvons noter ici que cette
perspective nous éclaire un peu plus sur la notion de mariage comme duperie réciproque
que Lacan a répétée à plusieurs reprises.
Il est une autre question que Lacan va articuler à cette notion de liberté dans le lien
conjugal. Il l’emprunte à Lévi-Strauss qui, dans les Structures élémentaires 1, étudie
l'illusion d'une liberté du choix du partenaire dans la conjugalité.

3- La référence à Levi Strauss : le choix conjugal est pris dans la logique des
structures élémentaires de la parenté.

C'est toujours dans le deuxième séminaire que Lacan mène cette réflexion sur le
lien conjugal : « Nous nous croyons libres dans notre choix conjugal, n'importe qui peut se
marier avec n'importe qui, c'est une illusion profonde, bien que ce soit inscrit dans les lois.
En pratique, le choix est dirigé par des éléments préférentiels qui, pour être voilés, n'en
sont pas moins essentiels. L'intérêt des structures dites élémentaires est de nous montrer la
structure de ces éléments préférentiels dans toutes ses complications.»2
Le mariage dans les Structures est abordé par l'angle de la place des femmes dans
les alliances intergroupales. Cette place des femmes dans le lien conjugal est
indéniablement dissymétrique de celle des hommes : l'ordre symbolique dans lequel
s'inscrit le mariage est de type androcentrique.3
L'apport de l’ethnologie structuraliste sera de permettre d'étudier le choix conjugal,
non plus comme relevant seulement d'une causalité ontologique, mais d'une prise dans des
structures complexes incluant le système de la parenté, la dimension économique, les
mythes, etc. Le structuralisme permet d’appréhender un élément en rapport avec
l'ensemble du système dans lequel il est pris, dans sa totalité structurelle. Le structuralisme
de Lévi-Strauss est une appropriation par l'ethnologie des apports de la linguistique
structurale de Ferdinand de Saussure. Dans cette perspective, nous pourrions schématiser
en formulant que c'est au même titre que les mots et les messages qui circulent entre les

1 Levi Strauss C. (1949), Structures élémentaires de la parenté, La Hague : Mouton, 2002


2 Lacan J., le moi..., op. cit., séance 20 du 1 juin 1955, p.303
3 Ibid., p.304
221
groupes que les femmes vont être des éléments d'échanges dans le but de faire des
alliances : « L'émergence de la pensée symbolique devait exiger que les femmes, comme
les paroles, fussent des choses qui s'échangent. C'était en effet dans ce cas le seul moyen
de surmonter la contradiction qui faisait percevoir la même femme sous deux aspects
incompatibles : d'une part objet de désir propre, et donc excitant des instincts sexuels et
d'appropriation, et en même temps sujet, perçu comme tel, du désir d'autrui ; c'est-à-dire
moyen de le lier en se l'alliant. »1 Le ressort de cette fonction d'échange attribué aux
femmes est le tabou de l'inceste : puisqu'il est interdit de prendre pour épouse une femme
de la famille, il va falloir en prendre une ailleurs, dans un autre groupe, et par là même de
faire des alliances. « La notion moderne du mariage comme d'un pacte de consentement
mutuel est assurément une nouveauté, introduite dans la perspective d'une religion de
salut, donnant une prévalence à l'âme individuelle. Elle recouvre et masque la structure
initiale, le caractère primitivement sacré du mariage. »2
Dans ces alliances intergroupales autour du mariage, il n'est pas seulement question
de donner une soeur à un groupe défini pour en recevoir une de ce groupe. Ce serait dans
ce cas un système d'alliance du type “structure élémentaire” (ou d'échange restreint). Il
convient de concevoir ces échanges de femmes dans une perspective plus large, dans
laquele un groupe offre une femme à un autre groupe et il en recevra une d'un autre groupe
encore. C'est là un système d'alliance de type "structure complexe" (ou d'échange
généralisé). Autrement dit : « on ne reçoit pas de celui à qui on donne, on ne donne pas à
celui de qui on reçoit. Chacun donne à un partenaire et reçoit d'un autre. » Levi-Strauss
précise que l'équilibre est atteint généralement en quelques générations. Cette notion de
forme d'alliance plus complexe qu'élementaire nous évoque l'universalité sur laquelle
Proudhon appuyait sa demonstration, celle-là même que Lacan qualifiait de quasi
mystique. Peut-être était-ce cela qu'il voulait alors montrer.
Toujours est-il que ce fondement du pacte symbolique du mariage à type d'alliance
tel que le montre Levi-Straus, va être mis à mal à mesure que les femmes changeront de
statut dans la société : « Autrement dit, c'est à partir du moment où la femme s'émancipe,
où elle a comme telle droit de posséder, où elle devient un individu dans la société, que la
signification du mariage s'abrase. »3

1 Levi Strauss C. (1949), op. cit., p.569


2 Lacan J., le moi..., op. cit., p.304
3 Ibid., p.304
222
4- Le mariage, la loi et l'inceste.

En commentant le mariage lors de ce deuxieme séminaire, Lacan en profite pour


critiquer l'idée selon laquelle la psychanalyse servirait à la paix dans les ménages : « soit à
apprendre à la femme à jouer le rôle de mère, et à l'homme celui de l'enfant.»1
Il s'agirait en effet d'une croyance en la psychanalyse comme d’un remède pour être
heureux en amour. Peut-être est-ce là une extrapolation de ce que Freud avait épinglé sur la
fonction de la psychanalyse comme permettant de recouvrer « la capacité à aimer ». Mais
si la psychanalyse étudie les déterminants multiples de la vie amoureuse, ce n'est pas une
thérapie de l'amour : c'est une « thérapie par l'amour ». Et encore, nous ne nous inscrivons
pas dans cette conception de la psychanalyse comme « thérapie » : le législateur s'y essaie
de nos jours2 et ce n'est pas sans poser de sérieux problèmes éthiques et épistémologiques.
Certains psychanalystes se risquant même à aller dans les mass media pour tenir avec
courage cette position d'une psychanalyse non thérapeutique même si les analystes peuvent
aussi faire des psychothérapies. 3
Il y a dans la version de l'Association Freudienne Internationale de la séance du 13
mars 1957 du séminaire La relation d'objet, tout une page, où Lacan développe la relation
entre le mariage et la loi. Nous n'avons pas retrouvé ce développement dans la version
Seuil du séminaire. Nous travaillerons donc sur la version AFI.
Ce rapport de l'amour et de la loi du mariage, nous pouvons maintenant le faire
glisser vers, non plus la loi du législateur, mais la loi de l’Œdipe. Dans ce sens, Lacan nous
rappelle que « Toute femme qui n'est pas permise est interdite par la loi. »4 En ce sens, tout
mariage, puisque l'époux consent à choisir une autre femme que sa mère ou sa sœur, porte
en lui la castration. Mais la culture a autorisé, au fil du temps, le pacte de consentement
mutuel. Ainsi, elle a poussé aussi loin que possible la liberté des unions. Mais Lacan nous
dit : «Elle l'a poussée si loin qu'elle est toujours confinante à l'inceste. » Et plus bas :
« toute conjonction de l'amour et de la loi, même si elle est souhaitable, même si elle est
une espèce de point de croisement nécessaire d'union entre les êtres, est quelque chose qui
participe de l'inceste. »
C'est ce confinement à l'inceste qui explique, selon Lacan, la confusion entre le
Conjugo et l'amour. Mais cette confusion semble ne pas tenir dans la clinique de la vie
amoureuse. Il suffit de regarder ce que Freud en dit au sujet des « ravalements de la vie

1 Ibid., p.305
2 Cf la loi sur le statut des psychothérapie votée en 2005
3 Cf l'invitation de JJ Rassial en avril 2010 dans l'émission très populaire de RMC « Lahaie, l'amour » dans
laquelle il a pu sans compromission rappeler cette position.
4 Lacan J., Le séminaire IV : La relation d'objet, séance 13 du 13 mars 1957, version AFI p.182
223
amoureuse » qu'il dépeint dans son article éponyme. C'est ici justement le rôle de la Loi
que de remettre une distance dans cette confusion : « C'est uniquement par le truchement
et par l'intermédiaire de la loi que beaucoup de choses se conservent (…) qui laissent
ouverte foncièrement une problématique dans toute vie amoureuse. »1

La question se pose en effet au sujet du rapport de la Loi et de l'amour. Le pacte


symbolique du mariage est certes à enetendre au delà du seul contrat signé devant la Loi,
mais il n'en demeure pas moins un rapport pour le moins étrange : pourquoi faire passser
l'amour devant l'assentiment de la communauté sociale ? Notre hypothèse d'une tentative
de désengager l'amour du seul registre imaginiare nous fait avancer sur cette question : les
amoureux bordent ainsi la dimension imaginaire de l'amour qui pousse l'amour du côté de
la passion. L'exclusion au cours des siecles de l'amour et du mariage en est un exemple.
Comme nous l'avons vu, l'amour a longtemps été exclu du mariage dans une protestation
de liberté pourrions nous dire. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas, mais il n'en reste pas moins
un bout de vérité : le pacte du mariage contribue à "apaiser" l'inclination mortelle de
l'amour imaginaire. La dimension symbolique est là pour nouer l'amour au delà de
l'imaginaire; L'amour conçu comme un nouage permet de concilier la passion narcissique
et le maintient du lien social.
Poursuivons maintenant, toujours dans cette section, avec une autre vicissitude de
la dimension symbolique dans l'amour : celle de la place du don et de la dialectique de
l'échange autour du manque fondamental qui fonde le parlêtre.

1 Ibid., p.183
224
Chapitre 6 - L'amour comme don

L'amour dans sa dimension symbolique est une tentative de sortir du Narcissisme.


Comme l'a très pertinemment relevé, Jean-Paul Ricoeur dans son article sur l'amour chez
Lacan, dès le premier séminaire il y a la distinction d'un amour passion, sur le versant
imaginaire, totalement pris dans le Narcissisme d'un autre amour conçu comme don actif :
« Cet amour symbolique vise toujours, au-delà de la captivation et de la capture
imaginaire, l'être de l'aimé et sa particularité. Cet amour est celui d'un sujet qui se réalise
symboliquement dans la parole et qui aspire au développement de l'être de l'autre. C'était
pour lui, le seul amour que l'on pouvait réellement appeler amour. »1 Pourtant Lacan
semble ne jamais réussir à sortir l'amour de sa dimension imaginaire, et cela jusqu'à la fin
de son enseignement.
Pour résoudre cette impasse apparente, il convient de se retourner vers ce que nous
amenons depuis le début de notre travail, soit une approche de l'amour comme nœud :
l'amour narcissique sera toujours présent dans toutes formes d'amour, seulement, il y a des
formes dans lesquelles il est pris comme moyen -comme nous l'avons développé dans notre
première partie, et d'autres dans les quelles il est là, noué aux autres registres symbolique et
Réel, non plus en avant, mais tout de même en arrière plan.
C'est de cet amour comme don actif dont nous allons traiter ici. Nous reprendrons la
naissance de cette conception de l'amour comme don; puis nous nous demanderons quelle
est la nature de cet objet du don. Pour cela, il nous faudra reprendre les apports des
Séminaires IV et V dans lesquels les différentes formes du manque de l'objet (Privation,
Frustration et Castration) sont formalisées, ainsi que la fameuse triade
Besoin/Demande/Désir que nous proposerons de mettre en relation dialectique avec ces
formes du manque. Il est certain que cette époque d'une lecture lacanienne de la relation
d'objet est fondamentale dans l'enseignement de Lacan et incontournable pour notre sujet.
Traiter cette question de l'amour comme don va nous amener à reprendre entre les
Séminaires IV et V la distinction qu'opère Lacan entre le besoin, le désir et la demande. En
effet nous allons partir de ce postulat : le don est impliqué dans la demande.
Pour Lacan, toute demande est demande d'amour : ceci ne va pas de soi, il faudra
s'arrêter sur ce qu'il entend par là. Ce qui est visé dans l'amour est quelque chose au niveau
de l'être du sujet, voire un « au-delà » de l'être de l'autre.

1Ricoeur J.-P., Lacan l'amour, in Psychanalyse, op.cit..


225
Nous verrons que cet objet du don tourne autour de ce qui manque
fondamentalement au sujet, dans sa structure subjective même ; ainsi, nous devrons aussi
passer par les différentes formes du manque telles que Lacan les formalise dans le
séminaire sur la relation d'objet, séminaire à nos yeux fondamental dans la construction de
l'approche lacanienne d'une théorie de l relation d'objet : ainsi, ces différentes modalités du
manque d'objet : privation, frustration et castration seront à articuler à la distinction
Besoin/Demande/Désir.

I- Le don de ce qu'on n'a pas

1- Le don actif

C'est dans le Séminaire I que l'on trouve la notion de don de l'amour : l'amour
comme don actif qui vise un au-delà de l'être de l'autre : « L'amour se distingue du désir,
considéré comme la relation limite qui s'établit de tout organisme à l'objet qui le satisfait ;
car sa visée n'est pas de satisfaction mais d'être. C'est pourquoi on ne peut parler d'amour
que là où la relation symbolique existe comme telle. » Et de poursuivre : « apprenez à
distinguer maintenant l'amour comme passion imaginaire, du don actif qu'il constitue sur
le plan symbolique. »1
Ce don actif a un ancrage pervers : il vise à s'approprier l'autre : « L'amour, l'amour
de celui qui désire être aimé, est essentiellement une tentative de capturer l'autre dans soi-
même, dans soi-même comme objet. »2 Le paroxysme d'un tel amour étant, dans le
fétichisme : aimer une pantoufle, comme le propose Lacan, c'est vraiment avoir l'objet de
ses désirs à sa portée3 ! Dans cette tentative de capture, c'est son propre au-delà que le sujet
veut atteindre : « on veut être aimé pour tout – pas seulement pour son moi ». C'est dans
cet au-delà qui est visé que l'amour pourra sortir de sa captation imaginaire. Car ce qu'il
vise se situe hors des limites de l'image : « l'amour non plus comme passion mais comme
don actif, vise toujours, au-delà de la captation imaginaire, l'être du sujet aimé, sa
particularité. »4

1 Lacan J., Le séminaire I : Les écrits techniques de Freud, op. cit., poche p.420
2 Ibid.
3 Lacan J., La relation d'objet, op. cit., p. 85
4 Lacan J., Le séminaire I : Les écrits techniques de Freud, op. cit., p.421
226
Ce qui permet de sortir de cette limite c'est la parole : « sans la parole en tant
qu'elle affirme l'être, il y a seulement Verliebtheit, fascination imaginaire mais il n'y a pas
l'amour ; il y a l'amour subi, mais non pas le don actif de l'amour. »1
La dimension symbolique de la parole et du langage entraîne donc l'amour dans un
au-delà de l'imaginaire qui vise l'être du sujet, du sujet propre peut-on dire. C'est pour cela
que « L'amour est une carrière sans limite. »2 : il n'a plus de barrières imaginaires, puisqu'il
verse maintenant dans le symbolique qui est lui sans limite : sans limite puisqu'un
signifiant renvoie toujours à un autre signifiant.
Voilà comme Lacan opère lors de cette dernière séance du premier séminaire le
glissement dans un autre amour qu'imaginaire. Un amour qui prend le symbolique comme
moyen pouvons-nous dire – même si ce n'est Lacan qui le formule ainsi.

2- Au-delà de l'objet

C'est à partir de deux cas cliniques freudiens féminins que Lacan va poursuivre sur
la voie de l'amour comme don. À propos de la jeune homosexuelle, il évoque l'amour
courtois pour décrire son amour pour la dame : « une très rigoureuse élaboration
technique de l'approche amoureuse, qui comportait de longs stages refrénés en la présence
de l'objet aimé, visant à la réalisation de cet au-delà qui est cherché dans l'amour, l'au-
delà proprement érotique. »3
La jeune femme aime sa dame comme un homme puisque dans l'amour courtois,
c'est l'homme qui est aimant et la dame qui est aimée. Tout le rituel de l'amour courtois, tel
que nous l'avons repris dans un chapitre précèdent, notamment dans son atermoiement 4,
vise un au-delà de la satisfaction : « c'est un amour qui, en soi, non seulement se passe de
la satisfaction, mais vise très précisément la non satisfaction. C'est l'ordre dans lequel un
amour idéal peut s'épanouir -l'institution du manque dans la relation d'objet. »5 Voilà
comment Lacan va articuler cet au-delà qui est la visée de l'amour à la place du manque
dans la relation d'objet.
« L'amour que la jeune fille voue à la Dame, vise quelque chose qui est autre chose
qu'elle. »6 Mais cet au-delà, n'est-il visé que dans l'amour pour une femme ? Car c'est de

1 Ibid.
2 Ibid.
3 Lacan J., La relation d'objet, op. cit., p. 88
4 Cf supra, p.88
5 Lacan J., La relation d'objet, op. cit., p. 109
6 Ibid., p.110
227
l'amour pour une femme dont il s'agit dans l'amour courtois ou encore dans ce cas
d'homosexualité. Nous proposons de garder cette question de côté pour la reprendre plus
tard lorsque nous traiterons de l'amour dans sa nature féminine. Toujours est-il que Lacan
insiste sur ceci à la fin de cette séance du 9 janvier 1957 en précisant qu'il s'agit là de « ce
qui est vraiment fondamental dans l'amour dans son achèvement . »1

3- Le phallus imaginaire et le don symbolique

En poursuivant sur le cas de la jeune homosexuelle dans ce même séminaire IV,


Lacan va nous conduire à la question du don. Notons que celle-ci est restée en suspend
depuis le premier séminaire où il était question d'un don actif.
C'est en repartant de la question de cet au-delà qui est visé dans l'amour courtois
pour la dame, que le don va réapparaitre : cet amour chevaleresque – donc masculin
rappelons-le, en n'attendant presque pas de retour, pas de manifestation de l'aimée, prend le
caractère d'un « don ».
Cet objet du don, Lacan en donne la nature : il s'agit du phallus : « le phallus se
trouve être cet élément imaginaire – c'est un fait qu'il faut prendre comme fait par lequel le
sujet au niveau génital, est introduit dans la symbolique du don. Il y a un passage là aussi
(comme entre notre partie Amour Imaginaire/ Amour Symbolique) entre l'imaginaire et le
symbolique : c'est le phallus imaginaire qui sera pris dans la symbolique du don : c'est
même cela qui va lier cette symbolique à la maturation génitale. Par là, c'est aussi à une
différence selon la sexuation que l'enfant va être introduit à cette symbolique : « l'enfant
femelle, c'est en tant qu'elle n'a pas le phallus qu'elle est introduite à la symbolique du
don. (...) le garçon, comme nous le souligne Freud, ce n'est pas par là qu'il y entre, c'est
par là qu'il en sort. »2
Pour le garçon donc, il va être question de faire don de ce qu'il a. Pour la fille, c'est
en tant qu'elle n'a pas qu'elle va le cherche dans le complexe d’Œdipe. Cette distinction de
la sexuation autour du phallus sera déterminante dans les modes sous lesquels se
distribueront l'amour et le désir chez l'homme et chez la femme.
Le phallus imaginaire est donc la valeur absolue de ce qui peut être donné
symboliquement : par là, ce sera toute la symbolique du don qui en sera régie. Ainsi, toute
frustration de don sera frustration d'amour : « tout ce qui vient de la mère comme
répondant à cet appel, est don, c'est-à-dire autre chose que l'objet. »3
1 Ibid., p.110
2 Ibid., p.123
3 Ibid., p.125
228
4- Le don comme signe d'amour.

« Cette nécessité d'axer l'amour non pas sur l'objet mais sur ce que l'objet n'a pas,
nous met justement au cœur de la relation amoureuse et du don. »1 voilà comment Lacan
termine cette séance du 16 janvier 1957 ; c'est à la séance suivante, en prenant appui cette
fois sur le cas de Dora, qu'il va amener le don comme signe d'amour et l'amour comme don
de ce qu'on a pas.
Dans le cas de Dora, « ce que l'objet n'a pas » se décline comme ceci : l'objet de
l'amour c'est son père, et ce qu'il n'a pas c'est le pénis : « toute l'observation repose sur la
notion centrale de l'impuissance du père. (...) l'amour qu'elle a pour ce père est alors
strictement corrélatif et coextensif à la diminution de celui-ci. »2 Le don est signe d'amour
car l'objet du don peut être donné ou pas : c'est parce qu'il peut y avoir frustration – c'est-à-
dire que l'objet est peut être donné même s'il ne l'est pas, que le don prend valeur de signe.

5- Donner ce qu'on n'a pas

Lacan poursuit, en prenant l'exemple du Potlatch, sur le don de ce qu'on a pas : « il


n'y a pas de plus grand don possible, de plus grand signe d'amour, que le don de ce qu'on
a pas. »3 Ce qui est donné pour rien ne peut être que rien : « dans le don d'amour, quelque
chose est donné pour rien, qui ne peut être que rien. »4 Dans le potlatch, le sujet sacrifie
au-delà de ce qu'il a. Donner un objet à quelqu'un alors qu'on en possède une multitude
n'aura pas valeur de signe d'amour. Lacan pousse cette logique à son extrême concernant
l'amour pour Dieu : « il n'y a aucune raison d'aimer Dieu, si ce n'est que peut-être qu'il
n'existe pas. »5
C'est parce que l'autre manque dans son être – le manque à être fondamental, qu'il
peut entrer dans une relation d'amour. L'amour et le manque sont définitivement liés dans
cette formalisation lacanienne de l'amour comme don de ce qu'on n'a pas. Plus tard, Lacan
précisera que si le sujet donne ce qu’il a, « c’est la fête, ce n’est pas l’amour. »6 Voire
même une fête de charité7. Car c'est avec ce manque que le sujet aime : "C'est même le

1 Ibid., p.129
2 Ibid., p.139
3 Ibid., p.140
4 Ibid.
5 Ibid.
6 Lacan J. (1960-61), Le séminaire VIII : Le transfert, op. cit., p. 419
7 Lacan J., Le séminaire XVII : L'envers de la psychanalyse, op. cit., séance 9 du 9 juin 1971 : « Aimer la
vérité, même celle que l’hystérique incarne si on peut dire, soit lui donner ce qu’on n’a pas sous prétexte
qu’elle le désigne, c’est très spécifiquement se vouer à un théâtre dont il est clair qu’il ne peut plus être
229
principe du complexe de castration; pour avoir le phallus, pour pouvoir s'en servir, il
faut justement ne pas l'être."1
Nous voulons proposer à côté de ce « don de ce que l'on a » une lecture de ce que
serait un amour qui donnerait autre chose que du manque à être. Nous proposons que cet
amour soit un amour total, un amour sans ambivalence pour reprendre ce que Michèle
Benjamin épingle de la folie maternelle. Dans cette perspective, l’amoureux est comme la
mère trop bonne : il veut représenter la totalité du monde pour l’autre, ne reconnaissant pas
sa subjectivité qui est fondée sur le manque, sur le Réel du trou qui permet à la dynamique
du désir de bouger.
Ce que Michèle Benhaim a montré dans ses travaux sur l'ambivalence maternelle,
c'est la valeur de la haine à côté de cet amour : ce quantum de haine permet à l'amour de ne
pas être mortel : « l’amour sans ambivalence voit s’abolir les distances et surgir un amour
total, premier, autrement dit meurtrier. »2. L’énamoration s’écrit Hainamoration chez
Lacan : en effet, l’amour n’a rien à faire de l’oblativité : il est « tout le contraire du bien-
être de l'autre.»3 Il n’est pas « velle bonum alicui » car il s’obstine : il s’obstine face à sa
limite qu’est le réel.

Nécessité d'une ambivalence amoureuse


Michèle Benhaim a montré en quoi la haine est ce qui vient « détotaliser » l’amour
maternel... Cette haine permet de rendre la séparation possible : c’est ainsi « l’amour
vivable se fonde sur une séparation »4. En effet avec le jeu de la bobine, le petit Ernst se
fait aimant alors qu’il était jusque là aimé. C’est la capacité de la mère à être absente, à se
faire manquante, qui rend possible ce mouvement.
Sans ce « don d’absence »5, sans « la haine qui divise l’amour maternel »6, un
amour total vient étouffer l’enfant. Il ne suffit donc pas à la mère d’être « good enough »
mais il lui faut être aussi suffisament haineuse.
Nous avons rencontré plus haut la proximité de l’amour et de la mort; Ici M.
Benhaim nous rappelle la proximité « mère et mort » : « Freud évoque souvent mère et
mort dans un seul et même mouvement. Nous y verrons les aspects d’un souhait d’un

qu’une fête de charité. »


1 Lacan J., L'angoisse, op. cit., p.125
2 Benhaim M., L’ambivalence de la mère, Ramonville : Eres, 2001, p. 42
3 Lacan J., Le séminaire XXII : RSI, op. cit., p. 157
4 Benhaim M., L’ambivalence de la mère, op. Cit., p.42
5 Ibid., p. 45
6 Ibid., p. 46
230
retour au giron maternel, sorte de souhait de vie de ne pas être en vie »1 En ce sens « la
mort comblerait peut-être le rêve de cette jouissance fusionnelle ».2
Ce qui est visé dans l’amour, c’est cette fusion : « L’amour dans un tel lieu
psychique, ressemble à une jouissance suprême, une aspiration à être dans l’éternité de la
plénitude. »3 Ce qui permet de se défaire de cette symbiose, c’est le processus de
séparation. Cette séparation concerne « [l’]amour et [le] désir à l’endroit de
l’enfant. »4 C’est-à-dire que nous pouvons ici considérer « la tendresse comme
dépassement de la haine dans l’amour »5. Là où nous venons de voir la nécessaire
dimension de la haine dans l’amour maternel pour qu’il ne soit pas mortel, nous proposons
de poursuivre en y plaçant aussi la dimension du désir.
Un pur amour, au sens de la pureté d’un corps en chimie, dégagé de la dimension
désirante serait lui aussi mortifère, car il serait une tentative de forclusion de la castration.
Nous pourrions dire que là où la mère doit être suffisamment haineuse, l’amoureux doit
être suffisamment désirant ; c’est-à-dire suffisamment détourné de son partenaire. Les
amoureux ne s’y trompent pas puisqu’ils ponctuent toute leur vie amoureuse de ces
« points de manque » : se faire manquant pour l’autre, telle est une autre formulation du
« donner ce qu’on a pas. »
Nous avons donc distingué « l’amour de la vie amoureuse » de l’amour passion :
du côté de la passion, l’amour va vers la totalité et l’absence de manque. C’est donc bien
une diminution de la prégnance du désir dans l’amour qui est de ce côté là.
Cette totalité, ce fantasme de fusion, cette pente passionnelle n’est qu’un
mouvement, qu’une tendance : en effet cette totalité jouissante est impossible, cette
harmonie n’est qu’une visée puisque l’impossibilité qu’elle essaie de recouvrir, de suppléer
est irréductible : sauf à mourir, les amoureux n’y parviendront jamais car il n’y a pas de
rapport sexuel.
Un autre point extrême de cet amour qui ne s'articulerait pas autour du manque se
retrouve dans le suicide amoureux : le sujet donne alors tout ce qu'il a, sa vie, pour se faire
pur manque pour ceux qui l'entourent. Il en va ainsi par exemple de la jeune homosexuelle
qui se fait alors le phallus qu'elle donne à son aimée en se jettant par dessus le pont : "Que
se passe-t-il au tournant où la jeune patiente de Freud se précipite dans l'idéalisation
homosexuelle ? Elle est bien le phallus, mais comment ? En tant qu'objet interne de la
mère aussi. Et ceci se voit d'une façon très nette quand au sommet de la crise, se jetant
1 Ibid.
2 Ibid. p. 49
3 Ibid.
4 Ibid. p. 50
5 Ibid., p. 49
231
par-dessus la barrière du chemin de fer, Freud reconnaît que dans ce niederkommen, il dit
qu'il y a quelque chose qui est l'identification à cet attribut maternel. Elle se fait l'être dans
ce suprême effort de don à son idole qu'est son suicide. Elle choit comme objet, pourquoi ?
Pour lui donner ce qui est l'objet de l'amour, lui donner ce qu'elle n'a pas, la porter au
maximum de l'idéalisation, lui donner ce phallus objet de son adoration auquel l'amour
homosexuel pour cette personne singulière qui est l'objet de ses amours, s'identifie."1 Le
suicide amoureux est dans ce sens le point culminant de la logique de ce don qui vise le
manque.
Il est temps à ce moment de notre chapitre de faire un point d'arrêt sur cette logique
du don qui fait réponse à la demande. En quoi toute demande est demande d'amour ? Il
convient pour avancer sur cette question de repasser par les notions de besoin, demande et
désir.

II- Besoin, demande et désir


« Nous le savons déjà, l’impression d’effroi liée au désaide de l’enfant a éveillé le besoin
de protection –protection par l’amour- auquel le père a répondu par son aide. »2 Freud
« Pour l’instant je ne baise pas, je parle ; et bien ! je peux avoir exactement la même
satisfaction que si je baisais »3 Lacan

1- Besoin et désir

a) Le premier état de tension


Initialement, il y a un surgissement de déplaisir chez l’enfant occasionné par un état
de tension inhérent à la source d’excitation de la pulsion. C’est une situation de besoin qui
exige d’être satisfaite. On est ici dans un registre essentiellement organique. L’objet
satisfaisant sera alors proposé sans que l’enfant le cherche, car il ne peut pas savoir quel
objet il lui faut… Cet objet de la satisfaction de l’enfant est un objet réel. 4 On peut parler
ici d’une situation de besoin car la pulsion peut être satisfaite sans médiation psychique. La
satisfaction est alors à l’origine d’un plaisir immédiat lié à la réduction de la tension. Cette
expérience première laisse une trace mnésique : c’est alors cette trace qui constituera la
représentation de la pulsion pour l’enfant. On est ici, comme nous l’avons vu
précédemment, dans le champ de ce que Lacan a conceptualisé avec la Chose.
1 Lacan J., Le séminaire VI : Le désir et son interprétation, inédit, séance 26 du 24 juin 1959, version AFI
p.489
2 Freud S. (1927), L’avenir d’une illusion, op. cit., 1995, p. 30
3 Lacan J., Le séminaire livre XI : les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p.186
4 Lacan J., Le séminaire livre IV : La relation d’objet, Paris : Seuil, 1994, p. 68

232
b) Le 2ème état de tension
Lorsqu’un deuxième état de tension se manifeste, il y a alors réactivation de la
représentation : cette deuxième tension n’est plus un besoin pur, c’est déjà un besoin lié à
un souvenir de satisfaction. Mais l’enfant va confondre ce souvenir de la première
satisfaction avec la perception de la deuxième tension. La confusion porte entre l’objet
représenté de la première satisfaction et l’objet réel susceptible d’assurer une satisfaction
présente. C’est ce qui constitue la « satisfaction hallucinatoire » en tant que la deuxième
fois, le sein est halluciné. Par-là, l’image mnésique se constitue comme le modèle de ce qui
va être cherché dans la réalité comme objet de satisfaction. L’image mnésique est donc une
représentation anticipée de la satisfaction. Il faudra plusieurs expériences de satisfaction
pour que l’enfant fasse la distinction. C’est en ce sens que le désir se met en place : il naît
d’un réinvestissement psychique d’une trace mnésique de satisfaction liée à l’identification
d’une excitation pulsionnelle.
Freud définit le désir comme un mouvement : « dès que le besoin se représentera,
il y aura, grâce à la relation établie, déclenchement d’une motion psychique qui investira
à nouveau l’image mnésique et provoquera à nouveau la perception elle-même, c’est à
dire reconstituera la situation de la première satisfaction ; c’est ce mouvement que nous
appelons désir. »1
Ainsi, l’accomplissement du désir se définit par « la réapparition de la
perception ». Le chemin le plus court vers cet accomplissement est « l’investissement total
de la perception depuis l’excitation du besoin ».L’essence du désir serait donc dans ce
dynamisme de réinvestissement de l’image mnésique. Le désir permet alors d’orienter le
sujet dans la recherche d’un objet susceptible d’assurer cette satisfaction. On voit alors
qu’il n’existe pas de satisfaction du désir dans la réalité. La dimension du désir n’a pas
d’autre réalité que psychique.
Ce qui est satisfait, c’est la pulsion. Et elle l’est grâce au désir qui pousse le sujet
vers l’objet de la pulsion. Le désir quant à lui, déjà chez Freud, n’a pas d’objet dans la
réalité. Comme nous l’avons vu plus haut, le sein maternel est le premier objet, mais au-
delà du lait qui satisfait, Freud pose très clairement que c'est la succion qui prime sur
l’objet : « L’élément érotique (…) conquiert son indépendance dans l’acte de sucer qui lui
permet de se détacher d’un objet étranger »2.
2- Besoin et pulsion

1 Freud S. (1900), L’interprétation des rêves, Paris : PUF, 1967, p. 481


2 Freud S. (1916), Introduction à la psychanalyse, op. cit., p. 309
233
C’est cette absence d’objet du désir que Lacan démontrera. Le désir est bien lié à un
manque. Pour sa démonstration, il part, dans le Séminaire XI1, de la sublimation en tant
qu’une des quatre vicissitudes de la pulsion. Ce que soulève Lacan, c’est que la pulsion
sublimée, bien qu’inhibée quant au but, est tout de même satisfaite ! C’est ce qui lui fait
dire que la pulsion ne serait pas nécessairement satisfaite par son objet.
Lacan relève que si on distingue le besoin de l’exigence pulsionnelle, c’est parce
qu’aucun objet d’aucun besoin, ne peut satisfaire la pulsion. Il cite en exemple la pulsion
orale, lorsqu’on se « gave » : ce n’est pas la nourriture qui satisfait la pulsion, mais c’est
bien le « plaisir de la bouche » qui est à l’œuvre. C’est par la bouche, par « la pulsion
orale qui commande le menu »2, qu’on se gave !
L’objet de la pulsion ne peut donc être l’objet du besoin. Cet objet de la pulsion est
selon Lacan à réviser complètement : il propose alors l’objet a dont la pulsion fait le tour.
Le signifiant « tour » est à entendre dans sa polysémie : ce dont on fait le tour et le tour de
magie (escamotage). C’est-à-dire qu’elle le contourne et qu’elle le cache. C’est dans la
séance suivante, à propos de la pulsion partielle, que l’on peut se figurer ce qu’il en est de
ce tour, c’est à dire qu’il consiste à apporter la satisfaction sans atteindre le but. « But » est
aussi à entendre dans ses deux sens, c’est-à-dire ce que la langue anglaise distingue par
deux mots : Goal et Aim. Goal, c’est le point marqué quand on atteint son but. Aim, c’est
le trajet pour atteindre le but.

3- La demande

a) Le désir de l’Autre
Le désir ne peut naître que dans une relation à l’Autre. C’est aussi cette dimension
qui permettra à l’enfant de passer d’objet à sujet : le désir n’existe que par une relation
Symbolique à l’autre et à travers le désir de l’Autre. L’autre qui soigne l’enfant va donner à
ces manifestations la valeur d’un signe. La signification n’est que du fait de l’autre, pas de
l’enfant. Il n’y a aucune intentionnalité de son côté. C’est l’adulte qui confère un sens aux
manifestations de l’enfant. Cet autre qui soigne interprète ces manifestations comme des
demandes. C’est en ce sens qu’il y a injection de Symbolique. En effet, cet autre qui donne
du sens produit deux effets :
− Il assujettit l’enfant au champ Symbolique : c’est avec ses propres signifiants que
cet adulte interprète ce qui est perçu comme une demande.

1 Lacan J. (1964), Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 186
2 Ibid., p. 188
234
− Il se place donc lui-même en position de grand Autre.
Cette demande, qui n’en est une que pour avoir été supposée comme telle par
l’adulte (nous avons vu que du côté de l’enfant il n’y a pour l’instant pas d’intentionnalité),
est la projection du désir de celui qui la suppose : c’est la projection sur l’enfant du désir de
l’Autre. Voilà comment on peut comprendre Lacan quand il nous dit que le désir a
représenté à un moment le besoin : « c’est comme désir de l’Autre que le désir trouve
forme, mais d’abord à ne garder qu’une opacité subjective pour y représenter le besoin. »1
De plus, la satisfaction du besoin provoque une détente de la tension de départ.
Cette « détente » de l’enfant est interprétée par la mère, et par le filtre de son propre
« amour », comme un signe de reconnaissance lui étant adressé. L’enfant est définitivement
« capturé » par le monde des signifiants de la mère. Nous retrouvons ensuite cette
expérience dans la vie amoureuse. Le désir comme désir de l’Autre, R. Barthes le formule
en ces termes : « Montrez-moi qui désirer »2, avançant ainsi que le désir ne se découvre que
par induction.

b) Toute demande est demande d’amour


Pour continuer la dialectique, on peut dire qu’en réponse à cette gratitude de la part
de l’enfant supposée par la mère, celle-ci va répondre par des gestes et des mots
« tendres », qui ne feront qu’amplifier, que prolonger la détente, la « jouissance » de
l’enfant. C’est là tout l’« en-plus » de la satisfaction : au-delà de la satisfaction organique,
il y a ces signes d’amour. Et c’est là que l’enfant pourra commencer à demander, une
demande adressée à l’Autre, c’est à dire une demande d’amour. Et en même temps, le désir
se loge sous la demande : « Dans ce qui se ferme en deçà de la demande, il y a ce qui fait
place au désir. »3
L’enfant utilisera dans les expériences ultérieures la « trace mnésique » de cette
première expérience, comme le postule Freud dans la Traumdeutung quand il définit le
désir, mais cette fois-ci avec une intentionnalité adressée à l’Autre, puisqu’il en a fait
l’expérience, qu’il a déjà baigné dedans. L’enfant est entré dans le champ du désir
proprement dit. Et on comprend maintenant que ce désir, comme le pose Lacan, se loge
entre la demande et le besoin. Maintenant, dans la demande de l’enfant, il y a demande de
satisfaction d’un besoin, et demande d’amour. Cette demande d’amour, c’est le plus que
donne la mère au-delà de la satisfaction du besoin. C’est pour cela que Lacan nous dit qu’il
y a un en deçà de la demande, qui est de l’ordre du désir, et un au-delà, qui est de l’ordre

1 Lacan J. (1960), Subversion du sujet et dialectique du désir in Écrits II, Paris : PUF, 1999, p. 294
2 Barthes R., Op. cit., p. 163
3 Ibid.
235
de l’amour : il le formule ici au sujet du statut de la demande dans la cure : « Le désir se
produit dans l’au-delà de la demande, de ce qu’en articulant la vie du sujet à ses
conditions, elle y émonde le besoin, mais aussi il se creuse dans son en deçà, en ce que,
demande inconditionnelle de la présence et de l’absence, elle évoque le manque à être
sous les trois figures du rien qui fait le fonds de la demande d’amour, de la haine qui va à
nier l’être de l’autre et de l’indicible de ce qui s’ignore dans sa requête. »1

4- Das ding comme ce qui veut être retrouvé

Ce désir du désir de l’Autre est en fait le désir des retrouvailles de ce premier


moment où la mère, à cause de son désir pour l’enfant, lui a donné bien plus que l’objet du
besoin, ce qui lui a procuré un surplus de satisfaction, la jouissance. Cette satisfaction
débordante, cette jouissance, il l’a vécue sans l’avoir demandée, ni attendue. C’est dès le
moment où il se mettra à demander qu’il ne retrouvera jamais cette expérience.
C’est là l’origine du désir ; l’enfant recherche cette jouissance à jamais perdue.
C’est parce qu’il cherche quelque chose, qu’il essaie de le signifier, de le demander, que ce
ne pourra plus jamais être ça… Cette jouissance première est à tout jamais perdue, comme
l’Autre qui l’a fait jouir (le nebenmensch) est lui aussi perdu. Cet Autre perdu devient la
Chose, das Ding, comme nous l’avons vu plus haut. La Chose, c’est donc ce que l’enfant
désire retrouver. Mais son inaccessibilité lui fera renouveler sans cesse sa demande… C’est
autour de ce vide que la demande va se déployer, tout en s’éloignant toujours plus de la
Chose. Le désir va donc se structurer, de demande en demande, comme désir d’un objet
impossible. Dans les tours de la demande renouvelée, la figure topologique du tore se
dessine2, et la demande, en ratant à chaque fois ce qu’elle vise, crée le trou central, le vide
de l’objet a. À chaque demande, le désir est toujours là, sous-tendu par le manque laissé
par la Chose. C’est ainsi que « le désir n’est rien d’autre que la métonymie du discours de
la demande. »3 Pour poser ce qu’il en est de la distinction de l’objet a et de la Chose, nous
pouvons proposer cette formule sous forme d’aphorisme : La Chose est à la jouissance, ce
que l’objet a est au désir.
On comprend alors ici pourquoi l’objet a est autant cause qu’objet du désir. Par
exemple, dans la relation amoureuse, le sujet désire mettre l’autre en position d’objet, alors
que c’est lui qui a causé le désir. Les objets ultérieurs de désir viendront tous se substituer
métonymiquement à un objet manquant. L’enfant ne reconnaîtra l’autre comme manquant

1 Lacan J. (1958), La direction de la cure in Écrits, op. cit., p.679


2 Lacan J., Le séminaire IX :L'identification, inédit, séance du 30 mai 1962
3 Lacan J., Le séminaire VII : L’ éthique, op. cit., p. 340
236
que quand il acceptera son propre manque. Ce sera le temps de la castration et de l’ Œdipe,
organisés autour du phallus.

III- La Signification du phallus

Lacan reprend en introduction de La signification du phallus1 ce qu’il développe


dans le séminaire de la même année, Les formations de l’inconscient, au sujet de la
demande. Du fait qu’il parle, les besoins de l’homme sont aliénés, ils sont assujettis à la
demande : « La demande est ce qui d’un besoin passe au moyen du signifiant adressé à
l’Autre. »2 Le désir est alors un rejeton de ce qui ne s’articule pas dans la demande.

1- Retour sur le don

La demande, comme nous l’avons vu, « porte sur autre chose que la satisfaction
qu’elle appelle »3. Ce qui est demandé, c’est une présence. Elle est adressée à l’Autre
maternel pour ce qu’il peut offrir au-delà de la satisfaction du besoin. L’autre a donc le
pouvoir de priver les besoins de leurs objets de satisfaction. Mais ce qui est demandé, c’est
ce que cet Autre n’a pas, c’est à dire son amour. Ainsi, ce qui pourrait être donné, c’est ce
qu’il n’a pas. Il n’y a d’amour que de « preuves d’amour », c’est ce que Lacan souligne en
disant qu’il n’y a que ça qui peut être donné. C’est alors dans cet écart entre cette demande
d’amour et l’attente de la satisfaction que se loge le désir : il est « la différence résultant de
la soustraction de l’appétit de la satisfaction à la demande d’amour. »
Quand l’enfant signifie l’absence de la mère par un cri, il l’inscrit dans la structure
Symbolique. En ne répondant pas à l’appel, la mère déchoit d’une place Symbolique à une
place Réelle, elle devient une puissance, nous dit Lacan. Ainsi, il se produit un effet sur la
position de l’objet. Jusque là, l’enfant était en relation avec un objet réel, le sein. Avec la
mère en tant que puissance, c’est à dire qui a une emprise sur les objets, l’objet passe d’un
statut d’objet de satisfaction à un statut d’objet de don. Les objets deviennent susceptibles
eux aussi, comme la mère, d’être absents. Donc, par-delà leur propriété de satisfaire le
besoin, ils deviennent signifiants d’un don de la part de la puissance maternelle. « En

1 Lacan J. (1958), La signification du phallus, in Écrits, op. cit.


2 Lacan J. (1957-58), Le séminaire livre V : Les formations de l’inconscient, Paris : Seuil, 1998, p. 86
3 Lacan J. (1958), La signification du phallus, op. cit., p. 169
237
d’autres termes, la position s’est renversée – la mère est devenue réelle, et l’objet
symbolique. »1

2- Le phallus

L’objet du désir est l’objet a et le signifiant du désir est le phallus. Dans ce sens, il
est un manque, il n’est pas un objet que l’on peut donner. Dans la relation sexuelle,
l’énigme est ce qui se joue autour de ce désir. Le sujet et l’Autre ne peuvent se suffire
d’être sujets du besoin, ni objet de l’amour, mais doivent être cause du désir2. On retrouve
ici la double fonction de l’objet du désir : à la fois la cause et ce qui est visé. Mais le sujet
n’a aucun objet réel qui puisse satisfaire le désir de l’Autre, c’est-à-dire le phallus. C’est
ainsi que Lacan formule que « la demande d’amour ne peut que pâtir d’un désir dont le
signifiant lui est étranger »3
Pourtant, la « comédie » de la copulation tente de faire avec… Autour d’un être et
d’un avoir le phallus, la relation sexuelle construit tout autour du « paraître » afin de « le
protéger d’un côté, pour en masquer le manque de l’autre. »4 Par là va donc se distribuer la
fonction du phallus selon les sexes :

a) côté femme :
Une femme trouve le signifiant de son désir dans le corps de celui à qui s'adresse sa
demande d’amour. L’organe revêtu de cette fonction signifiante prend valeur de fétiche.
Pour elle, convergent sur le même objet une expérience d’amour qui la prive de ce qu’il
donne et un désir qui y trouve son signifiant.
La mascarade de la femme qu’évoque Lacan dans son texte est celle qui consiste en
un rejet de sa féminité pour incarner le signifiant de désir de l’Autre, le Phallus. C’est en ce
sens que Lacan formule qu’elle entend être désirée et aimée pour ce qu’elle n’est pas5.

b) côté homme :
C’est avec la signification du phallus que nous pouvons revenir sur ce que nous
avons vu du ravalement (Erniedrigung) dans la vie amoureuse de l’homme. Lacan précise
dans ce sens que l’homme trouve à satisfaire sa demande d’amour puisque la femme donne
ce qu’elle n’a pas. Mais la satisfaction de son désir du phallus le fera alors aller vers « une

1 Ibid., p. 68
2 Lacan J., La signification du phallus, op. cit., p. 170
3 Ibid., p. 171
4 Ibid., p. 172
5 Ibid.
238
autre femme » qui peut signifier ce phallus. Mais Lacan précise qu’il ne faut pas croire que
l’infidélité soit propre à l’homme : mais seulement, chez la femme, l’Autre de l’amour
porte aussi ce qui passe pour l’objet du désir, il « se substitue à l’être du même homme
dont elle chérit les attributs. »1
Cette dialectique de l’amour et du désir fait le lit de toute clinique de la vie
amoureuse. Nous avons vu qu’au cœur de cette dialectique vient se loger le phallus en tant
que signifiant du désir. C’est alors de la castration dont il s’agit.

3- Une leçon lacanienne de séduction

Dans le Séminaire X, à partir de ce qu'il a formalisé de la place du désir, de l'objet a,


dans l'amour, ou plus précisément dans le don de l'amour, Lacan propose une leçon de
séduction pour faire tomber l'autre dans les filets de l'amour : « Qu'est-ce je dis par là ? Je
dis à l'autre que le désirant, sans le savoir sans doute, toujours sans le savoir, je le prends
pour l'objet à moi-même inconnu de mon désir. C'est-à-dire, dans notre conception à nous
du désir, je t'identifie, toi à qui je parle, à l'objet qui te manque à toi-même. En empruntant
ce circuit obligé pour atteindre l'objet de mon désir, j'accomplis justement pour l'autre ce
qu'il cherche. Si, innocemment ou non, je prends ce détour, l'autre comme tel, ici objet -
observez-le - de mon amour, tombera forcément dans mes rets. »2
Nous voyons là aussi une vicissitude de ce qu'il épingle sous la formule de l'amour
réciproque : en recherchant l'objet de son désir, le sujet désigne à l'autre le sien propre.
C'est aussi une articulation de la dialectique Amour/désir telle qu'elle est aussi présente
dans la métaphore de l'amour proposée lors du Séminaire VIII : la substitution
métaphorique de l'aimant à l'aimé lorsque de la flamme vers laquelle la main se tend surgit
alors une main venant à sa rencontre.

1 Ibid., p. 173
2 Lacan J., L'angoisse, séance du 21 novembre 1962
239
IV- A quelqu'un qui n'en veut pas

Durant le Séminaire XII de l'année 1964/65, Lacan va rajouter à la formule de


l'amour comme don de ce qu'on a pas, une deuxième partie : à quelqu’un qui n’en veut
pas. Pour sa démonstration, il va utiliser ce qu'il a amené quatre ans plus tôt au sujet du
Banquet : « Que ce transfert très spécial que nous avons le droit... qui est mis là au culmen
de ce qu'il en est de l'amour, est-ce que nous ne voyons pas se renvoyer, quoique avec des
accents contraires, deux paroles d'amour, celle d'Alcibiade et celle de Socrate qui, je l'ai
dit, avec des accents qui ne sont pas les mêmes, tombent sous la clé de la même définition.
L'amour, c'est donner ce qu'on n'a pas à quelqu'un qui n'en veut pas. »1

1- Alcibiade donne ce qu'il n'a pas...

Alcibiade donne ce qu'il n'a pas c'est-à-dire son amour pour Socrate: « C'est vrai
d'Alcibiade qu'il peut donner ce qu'il n'a pas, à savoir l'amour que lui demande Socrate,
l'amour qui le renverra à son propre mystère et qui, dans le dialogue d'Alcibiade est
incroyablement figuré, d'une façon qui me paraît tellement actuelle pour notre réflexion
ici, puisque c'est à cette petite image qui apparaît au fond de la prunelle, c'est à ce
quelque chose qui, dans la vision, n'est pas vision mais est à l'intérieur de l’œil, c'est à
cette place, où nous situons cet objet fondant qu'est le regard, que dans le texte de Platon
Alcibiade est renvoyé. »2

2- ...À Socrate qui n'en veut pas

« Et que Socrate n'en veuille pas, c'est là aussi une articulation essentielle mais qui
demande à être retenue. Pourquoi n'en veut-il pas ? puisque aussi bien chacun sait que
Socrate est, non seulement, dit attaché à Alcibiade, mais jusqu'au point d'être jaloux; c'est
le texte et la tradition qui nous le disent. »3 De l'amour d'Alcibiade, Socrate n'en veut pas
car ce serait alors pour lui devenir désiré. Or celui qu'Alcibiade désire, c'est bien, selon
l'interprétation de Socrate, Agathon.

1 Lacan J., Le séminaire XII : Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, inédit, séance du 17 mars 1965, AFI
p.224
2 Ibid.
3 Ibid.
240
Allouch, dans son excellent travail sur l'amour chez Lacan, propose que l'amour
comme don soit une étape dans l'abord Lacanaien de l'amour qui ne sera pas gardée, voire
laissée volontairement de côté ; il relève qu'à la fin du Séminaire XII, le 15 juin 1966,
Lacan en s'adressant à ces élèves, parlait aussi de lui en les mettant en garde contre le fait
de répéter quelque chose apparu comme «un flash », pour le comprendre : « j'ai essayé de
définir pour vous l'amour, en une espèce, comme ça, de flash comme don de ce qu'on a
pas. Naturellement, il ne suffit pas de le répéter pour savoir ce que ça veut dire. »1
Pourtant en 1971, Lacan reprendra cette notion de l'amour comme don de ce qu'on
a pas mais en la transformant en une triade de verbe autour de l’échange : il s'agira d'une
articulation des trois verbes Demander/Refuser/Offrir. Preuve qu'il n'a pas abandonné cette
notion, même s'il la fait ressortir là aussi comme un flash.

V- Demander-Refuser-offrir

L'année précédant le célèbre Séminaire XX Encore, Lacan répartit son


enseignement en deux lieux : l’un, Le savoir du psychanalyste, celui qu’il qualifie ici
d’amusement plaisant, à Sainte-Anne en direction des internes en psychiatrie, l’autre : …
Ou pire, celui des amusements sérieux, à la faculté de Droit.
En introduction de la séance du 9 février 1972 du Séminaire ...Ou pire, Lacan note
ces idéogrammes au tableau :

Reprise dans la version AFI

1 Allouch J., L'amour Lacan, op. cit., p.244


241
« Je te demande de refuser ce que je t'offre parce que ce n'est pas ça. »
Il s'agit selon Lacan de ce qu'il nomme littéralement une la lettre d’a-mur. En effet,
il va s'en servir pour montrer en quoi l'objet a, le rien, le trou est au coeur de la logique
amoureuse. Dans une intervention à un colloque sur l'écriture, une conférencière apporta
des éléments sur cette calligraphie dont Lacan ne dit pas grand chose sur son origine1. La
traduction serait : « Veuillez recevoir mon offrande. De fait, cela n'est pas » où la structure
du vers tourne autour de ce « fei », le « pas » de la négation.2 On sait que Lacan s'amusa à
différencier le ce n'est pas ça » du « c'est pas » ça : où le « ne » de la forme négative vient
modifier le vers. Mais c'est surtout que ce « ne » permet de jouer de son homophonie avec
un autre « nœud » qu'il introduit à ce même séminaire : le nœud Borroméen qu'il emprunte
à Guilbaud et qu'il présente au séminaire le 9 février 1972.3

Lacan fait tourner dans cette séance les trois verbes Demander – Refuser - Offrir en
montrant que l'un ne consiste que des deux autres, mais surtout que si l'on en retire un, les
deux autres n'ont plus de sens. Ce qui fait le lien entre les trois, c'est le fameux « c'est pas
ça » qui prend alors ici la valeur de l'objet a, le petit rien qui fait consister le tout.
Et voilà qu'il apprend l'existence du nœud Borroméen qui vient justement
formaliser ce rapport là des trois éléments. Voilà pourquoi il dira qu'il lui va comme une
bague au doigt : il tombe à point nommé pur faire la monstration de ce rapport.

1- « C'est pas ça » et « ce n'est pas ça »

Lacan opère un glissement sur le « ne » de cette négation : « Je te demande de me


refuser ce que je t’offre, parce que ce n’est pas ça. »; il fait en fait un lapsus car sa formule
est bien « c'est pas ça » : « Vous voyez, j’ai glissé. J’ai glissé parce que, mon Dieu, c’est à
vous que je parle, vous qui aimez les conférences : il y a d’ajouté ne. Quand le ne est
1 Viltard Mayette, « Bien écrire », Communication faite lors du colloque « Instance de la lettre »Paris, 19-20
juin 1982, paru dans la revue Littoral n°7/8, février 1982
2 « Dans l'Idiot chinois, KyriI Ryjik commente ainsi ce fei : alors que la négation wu désigne le non-être, la
non-existence, la négation fei fonctionne comme antonyme de “shi” : affirmer comme réel, comme conforme
à la réalité. et désigne ainsi, non pas le non-être, mais le non-réel, Payot, 1980, pp.85 et 307. »
3 Afi, p.72
242
ajouté il n’y a pas besoin qu’il soit explétif pour que ça veuille dire quelque chose, à
savoir la présence de l’énonciateur, la vraie, la correcte ; c’est justement parce que
l’énonciateur ne serait pas là que l’énonciation serait pleine et que ça devrait s’écrire
‘‘parce que : c’est pas ça’’. »1
Voilà un exemple de ce que Lacan appelle un amusement sérieux : « J’ai dit qu’ici
l’amusement était sérieux, qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire. » Dans ce lapsus, Lacan
voit une subtilité linguistique : dans le « n' » la place du sujet de l' énonciation, là où le
« c'est pas ça » est pur énoncé, vidant de sa place le sujet.
Mais quand il reprendra la formule l'année suivant dans le Séminaire XX, il aura
oublié cette distinction en utilisant le « ce n'est pas ça »; Il la reprend notamment pour
replacer l'objet a dans les histoires d(a)mur : « Ce n’est pas ça, voilà le cri par où se
distingue la jouissance obtenue, de celle attendue. »2 Et plus loin encore : « Ce n’est pas
ça veut dire que, dans le désir de toute demande, il n’y a que la requête de l’objet a, de
l’objet qui viendrait satisfaire la jouissance. »3
Dans un article récent, Alain Abelhauser reformule d'une façon pertinente ce « c'est
pas ça » : « On peut ici contracter la formule : ce que je demande, c’est pas ça – ce n’est
pas ce que je dis, ce que je mets en mots. Ce n’est même jamais ça. Ce qui n’implique en
rien pourtant que j’arrête de parler, de demander, bien au contraire. Comme ce que je
pourrais me laisser aller à demander n’est jamais ce que je désire, autant alors en passer
par l’offre, pour en arriver ainsi à demander que ce que je demande (ou ce que j’offre –
c’est tout un) me soit refusé – seule façon de redonner valeur à cette demande, autrement
elle risque de s’avérer par trop inadéquate. »4 Nous voyons que cette triade
Demander/refuser/offrir draine avec elle toute la logique du manque dans l'amour. Il est
dommage que Lacan ne l'ait finalement pas reprise ensuite ; elle restera comme d'autres, un
météore dans le champ lacanien de l'amour.

2- Existe-t-il des dons pour rien?

Lacan associe cette dialectique demander/refuser/offrir à la tradition du potlatch


qu'il avait déjà mentionnée au sujet du don. Mais si à l'époque du Séminaire IV, il le lisait
comme un don pour rien, ici, il en fait une autre lecture.; Car le potlatch rend compte de

1 Ibid., p.64
2 Lacan J., Encore, op. cit., p.101
3 Ibid., p.114
4 Abelhauser A., Mission impossible, in Psychanalyse 2009/2, N° 15, p. 71
243
ceci : le don n'est jamais pour rien ; en effet le cadeau offert revient à en demander un pour
soi : « Quand j’offre quelque chose, c’est dans l’espoir que tu me rendes. Et c’est bien
pour ça que le potlatch existe. Le potlatch, c’est ce qui noie, c’est ce qui déborde
l’impossible qu’il y a dans l’offrir, l’impossible que ce soit un don. C’est bien pour ça que
le potlatch, dans notre discours, nous est devenu complètement étranger, ce qui ne rend
pas étonnant que dans notre nostalgie nous en faisions ce que supporte l’impossible, à
savoir le Réel, mais justement le Réel comme impossible »1.
Et cet impossible est bien ici, dans ce champ de l'amour, l'impossible rapport
sexuel : « L’amour est impuissant, quoiqu’il soit réciproque, parce qu’il ignore qu’il n’est
que le désir d’être Un, ce qui nous conduit à l’impossible d’établir la relation d’eux. La
relation d’eux qui ? – deux sexes» »2
La requête d'amour qui tourne autour du don restera un don de rien, car sinon ce
n'est plus de l'amour. Sauret propose cet apologue amusant : un « cadeau que vous pouvez
offrir sous la forme d’un emballage vide accompagnée de la consigne suivante : "Je t’offre
ceci parce que je t’aime, et si tu m’aimes, tu ne l’ouvriras que le jour où cet amour se sera
éteint" »3 Ce sera en effet l'un des moyens pour garder un bout de rien, de a, pour que
l'amour soit au rendez-vous.
Une autre déclinaison de cette place de l'objet a dans cet échange réside dans la
formulation amoureuse que Lacan propose : « j 'aime à une femme » à la place de « j'aime
une femme » : « Je veux dire que je regrette de parler une langue où on dit j’aime une
femme, comme on dit je la bats. Aimer à une femme, ça me semblerait plus congru. C’est
même au point qu’un jour, je me suis aperçu — puisque nous sommes dans le lapsus,
continuons — que j’écrivais tu ne sauras jamais combien je t’ai aimé. J’ai pas mis de e à
la fin, ce qui est un lapsus, une faute d’orthographe si vous voulez, incontestablement.
Mais c’est en y réfléchissant justement que je me suis dit que si j’écrivais ça comme ça,
c’est parce que je devais sentir j’aime à toi. Mais enfin, c’est personnel.»4 Dans la première
forme « j'aime à » : l'amour est du côté du sujet ; de l'autre : « j'aime », l'amour fait
semblant de faire lien entre les deux. Or l'amour est, bien que sentiment réciproque, reste
« hors deux ».

1 Lacan J., ...Ou pire, op. cit., séance du 9 février 1972


2 Lacan J., Encore, op. cit., p. 12
3 Sauret MJ, BO/NO BO ? Séance du 6 décembre 2009 du séminaire « Deux l'amour »,Toulouse, en ligne :
http://www.apjl.org/spip.php?page=resu&id_article=360 (visité en octobre 2010)
4 Lacan J., ...Ou pire, op. cit., séance du 9 février 1972
244
Ce passage par la fonction du don dans l'amour a permis à Lacan d'introduire le
nœud Borroméen, mais surtout de placer l'objet à au centre de cet amour ; nous y
reviendrons plus en détail dans notre partie sur l'amour réel.5

Conclusion de la deuxième section : le symbolique comme moyen

Dans cette deuxième section de notre travail qui traitait de l'amour prenant le
symbolique comme moyen nous avons repris trois points qui nous ont semblé
fondamentaux dans ce registre: l'amour du prochain, l'amour comme lien social et enfin
l'amour comme don.
L'amour du prochain et l'amour divin nous ont permis d'une part de valider
l'ancrage narcissique de l'amour mais aussi de montrer en quoi ils tentent de symboliser cet
amour. Le commandement divin de l'amour de son prochain tente en édictant une loi
symbolique, une parole divine, de sortir l'amour du seul narcissisme pour faire lien social.
Nous voyons là dans cette tentative de la culture que la nécessité d'une loi en dit long sur la
force du narcissisme à ne pas se préoccuper de l'autre. Pourquoi détourner un amour de soi
vers un amour de l'autre? La religion propose de le faire pour la seule motivation de
l'amour de Dieu.
L'amour divin nous a pourtant montré que cette tentative est très limitée : l'amour
de Dieu est en lui-même paradoxal; la supposition impossible mettant en exergue que
l'amour pour rien est une chimère, que le pur amour est en lui seul un retour à un
Narcissisme encore plus renforcé. Cette amour, qui peut virer au mysticisme nous enseigne
que l'imaginaire reprend alors le dessus, ce qui selon nous illustre la clinique de cet amour
mystique qui rencontre de très près la clinique des psychoses, champ dans lequel
l'imaginaire est au premier plan. Il s'agit donc selon nous d'un échec de l'amour divin à
sortir l'amour du seul registre narcissique...
Pourtant, reprenant la proposition de Lacan, nous pensons qu'il existe bien un
amour au-delà du Narcissisme ; l'étude de l'amour comme lien social en est une des preuve
s'il en faut, puisque les sujets amoureux ne s'excluent pas inéluctablement du lien social,
comme cela peut être le cas dans la clinique des passions.
Nous avons donc repris cette dimension de l'amour lorsqu'il est pris dans le lien
social. Nous avons choisi de repartir de ce que Freud a postulé au sujet de l'amour comme

5 Cf infra, p.247
245
réponse au malaise dans la civilisation. C'est pourquoi il nous a semblé pertinent de
reprendre l'autre recours qu'il propose : le recours au toxique. D'une part parce qu'il est à
coté de l'amour dans cette réponse mais aussi parce que la clinique de l'alcoolisme par
exemple (que nous étudierons à partir de la rencontre d'une patiente dans notre partie
clinique) nous semble proche de la clinique de la vie amoureuse tant sur le plan sémantique
que sur un plan logique. Il en ressort que le sujet et le toxique sont dans un lien de
« mariage heureux ».
Nous avons ensuite poursuivi justement dans le chapitre suivant sur la question de
l'amour et du mariage. Nous avons repris historiquement la distinction des deux, les
tentatives symboliques de la loi des hommes de les unir. Freud a placé le mariage dans une
tentative par la civilisation de moraliser la sexualité et Lacan en a prolongé l'étude par des
références à Proudhon et Lévi-Strauss. Nous pensons que nous sommes là dans une
tentative, par la civilisation et par les sujets, de permettre à l'amour d’accéder à une autre
dimension que l'unique narcissisme imaginaire. C'est une des voies symboliques possibles
vers une autre issue que celle vers la mort que le Narcissisme induit.
Nous avons proposé dans notre sixieme chapitre qu'une autre voie possible de
symbolisation de l'amour est celle du don. Lacan a beaucoup insisté sur la notion de
l'amour comme don. Il nous a fallu alors reprendre avec lui la nature de ce don. Celle-ci
nous a montré qu'elle remonte aux premières relation d'objet où le besoin, la demande et le
désir se distinguent. C'est autour de la dialectique du don, avec pour point pivot le concept
de phallus, que les différences entre hommes et femmes se répartissent. « Donner ce qu'on
n'a pas » se décline en effet distinctement selon la sexuation. Cet objet autour duquel
tourne la logique deu don de l'amour est à cette période de l'enseignement de Lacan, un
préalable à ce qu'il developppera plus tard avec l'impossible rapport sexuel et la promotion
du registre du Réel. Ce sera l'objet de notre prochaine section dans laquelle, là aussi, nous
proposons d'étudier en quoi l'amour du côté du Réel va permettre de sortir l'amour du seul
registre imaginaire.

246
SECTION 3- LE RÉEL COMME MOYEN

Le réel comme meilleur : « du meilleur au pire, du réel à l'imaginaire » Lacan1


« C'est même par là que j'ai commencé mon enseignement. À ceci près que j'ai ajouté dans
mon for intérieur : « Je te baptise Réel parce que si tu n'existais pas, il faudrait
t'inventer ». C'est bien pourquoi je l'ai inventé.» Lacan2

La catégorie du Réel formalisée par Lacan est un apport fondamental à la théorie


psychanalytique. C'est une catégorie qu'il "fallait inventer" comme nous le rappelle la
citation en exergue ci-dessus.
C'est aussi un concept qui fait encore aujourd'hui couler beaucoup d'encre tant il est
complexe. Nous pensons à l'ouvrage de Colette Soler : L'inconscient réinventé3 mais aussi
à de nombreux colloques ou journées d'études. Il se fonde de là une clinique du Réel qui
est souvent associée au dernier Lacan", c'est-à-dire la période des séminaires des années
soixante-dix. Mais dans un article remarquable, Fréderic Paillon retrace la construction de
la catégorie du Réel et note qu'elle est introduite dès le premier séminaire. L'auteur propose
d'ailleurs à juste titre de parler du Réel plutot que de Réel : « Je crois qu’on peut conclure
en disant deux choses. Premièrement que, pour Lacan, on ne parle valablement que du
réel. En précisant toutefois que ce “du” est à entendre non seulement au sens objectif de
la science – qui formalise un objet réel en tant qu’impossible à rejoindre par la sensibilité,
si ce n’est asymptotiquement –, mais également au sens subjectif d’un “à partir du”
réel. »4
Nous avons vu en introduction que l'amour peut prendre comme moyen chacun des
trois registres sans toutes fois se désarrimer des deux autres. Nous avions repris la
proposition de Lacan : quand l'amour prend le Réel comme moyen c'est le surgissement de
la contingence, c'est le rapport au savoir que nous avons souligné. Dans cette section, nous
proposons une division en trois sous-parties qui reprendront ces deux éléments mais
combinés différemment en y ajoutant la question de l'impossible qui est au cœur de la
catégorie du Réel et la notion de la Lalangue. Nous suivrons donc ces trois mouvements :
l'amour comme suppléance à ce Réel qu'est l'inexistence du rapport sexuel, le réel de la
rencontre et enfin l'amour ancré dans le Réel de la Lalangue.

1 Lacan J., Le Séminaire XXI : les NDP, Séance 1 du 16 Novembre 1973, op. cit., p.16
2 Lacan J., Le Séminaire XXI : les NDP, op. cit., p.49
3 Soler C., Lacan J. : l'inconscient réinventé, Paris : PUF, 2009
4 Pellion F., Jacques Lacan vers le réel (1936-1962), Revista Latinoamericana de Psicopatologia
Fundamental, São Paulo, v. 12, n. 1, mars 2009, p.99-115
247
Chapitre 7- Le réel de la rencontre

« Et il ne faut pas moins de talent pour garder les conquêtes que pour les faire : dans l'un,
il y a du hasard, l'autre sera l’œuvre de mon art. » Ovide1
« Parce que c'était lui, parce que c'était moi » Montaigne2

«Bien sûr entre les êtres qui sexués le sont (quoique le sexe ne s’inscrive que du
non-rapport), il y a des rencontres. Il y a du bon heur. Il n’y a même que ça : au petit
bonheur la chance ! Les « êtres » parlants sont heureux, heureux de nature, c’est même
d’icelle tout ce qui leur reste. Est-ce que de par le discours analytique, ça ne pourrait pas
devenir un peu plus ? Voilà la question dont ritournelle, je ne parlerais pas si la réponse
n’était déjà. »3 Le sujet du Réel de l'amour nous mène inéluctablement vers un retour à la
question du savoir : l'amour s'adresse au savoir, nous l'avons déjà croisé plus haut avec la
question du transfert. Ici, qu'en est-il de ce rapport de l'amour et du savoir au regard de la
rencontre amoureuse ? Qu'est-ce qui fait que les amoureux, comme Montaigne au sujet de
son amitié avec La Boétie, pensent que la réponse est « parce que c'était lui, parce que
c'était elle » ?

1 Ovide, L' Art d'aimer, Livre II


2 Montaigne, Essais, livre Ier, chapitre XXVII
3 Lacan J. (1973), Introduction à l'édition allemande des écrits, In Autres Écrits, op. cit., p.556
248
I- L'amour est le rapport du Réel au savoir

« L'amour est le rapport du réel au savoir »1 : Nous avons déjà rencontré la


question fondamentale du savoir dans notre chapitre sur le transfert. L'amour s'adresse au
savoir. Ce savoir auquel l'amour s'adresse est un savoir inconscient. Le sujet suppose ce
savoir à un autre sujet : voilà le ressort du savoir dans l'amour. Ici, c'est dans la dimension
du Réel de ce savoir que nous allons naviguer. Dans la rencontre amoureuse, que se met-il
en jeu autour de ce savoir ? Car il faut bien se rendre à l'évidence, l'amoureux ne suppose
pas ce savoir à n’importe qui pris comme cela au hasard. Il y a un effet de rencontre entre
deux savoirs inconscients. Lacan va formaliser cela dans le séminaire XXIV en convoquant
un jeu très ancien.

1- Le jeu de la mourre

René Magritte : "Le jeu de Mourre", huile sur toile, 1966, 30×40 cm

Lacan pose la contingence comme irruption du Réel dans l'amour : « C'est bien en
quoi intervient la fonction du Réel. Ainsi l'amour s'avère dans son origine être contingent,
et du même coup s'y prouve la contingence de la vérité au regard du Réel. »2 C'est dans la
situation de la rencontre amoureuse que réside cette contigence : « le réel de la rencontre :
comment un homme aime-t-il une femme? Par hasard. »3
Il utilisera la formalisation du jeu de la mourre pour faire la monstration de cette
rencontre de deux savoirs inconscients. La première fois qu'il évoquera ce jeu, ce sera en
1965 dans cet hommage à Duras « Lol V. Stein : ailes de papier, V, ciseau, Stein, la pierre,
1 Lacan J., Le séminaire XXI : Les Non-dupes-errent, op. cit., leçon 4 du 18 décembre 1973, AFI p. 72
2 Ibid., séance 5 du 8 janvier 1974, p.80
3 Ibid., p. 63
249
au jeu de la mourre tu te perds. »1. Mais c'est dans le séminaire de 1973 Les Non-dupes-
errent qu'il en dira un peu plus : « et s’il arrivait que l’amour devienne un jeu dont on
saurait les règles ? ça aurait peut-être au regard de la jouissance beaucoup
d’inconvénients. »2 Arrêtons nous un instant sur ce jeu.
Le jeu de la mourre est un jeu de doigts très ancien, qui semble avoir toujours
existé. Il dérive de l'utilisation des doigts pour compter. C'est un jeu qui se joue à deux
dans lequel les deux partenaires doivent en même temps, à un signal donné, montrer un
nombre de doigts d'une main qu'ils choisissent tout en annonçant dans le même temps la
prévision de la somme totale des doigts des deux joueurs, soit un nombre de un à dix. Le
gagnant est celui qui « sait la mourre » : c'est-à-dire celui qui est tombé juste. Georges
Ifrah, dans son Histoire universelle des chiffres3 en rappelle l'histoire et en souligne
l'universalité : jeu antique, la mourra est aussi un jeu universel.
− Mukhàraja en Arabe, (mot à mot : « ce qui fait sortir »), il était presque un rite
divinatoire.
− Micare e digitis : « le jeu du lever des doigts » pour les romains (de micare :
s'agiter, trembler, sautiller, mais aussi « jouer à la mourre. »), on pouvait même
l'utiliser pour départager les litiges entre deux personnes.
− La mourra chez les Grecs, c'est la Belle Hélène qui l'aurait inventé pour jouer avec
son amant Pâris.
− Dans l'Europe de la Renaissance, le jeu de la mourra était un divertissement
populaire; Rabelais dans Pantagruel en dit : « Les pages jouaient à la mourre à
belle chiquenaude. »4
− On en trouve aussi mention chez Molière : « Que diable est ceci ? Je croyois
trouver un homme bien savant, qui me donneroit un bon conseil, et je trouve un
ramoneur de cheminée qui, au lieu de me parler, s'amuse à jouer à la mourre. Un,
deux, trois, quatre, ha, ha, ha »5
Et encore chez Apollinaire :
Et les souris dans l'ombre incantent le plancher
Les humains savent tant de jeux l'amour la mourre
L'amour jeu des nombrils ou jeu de la grande oie
La mourre jeu du nombre illusoire des doigts

1 Lacan J. (1965), Hommage fait à Marguerite Duras du Ravissement de Lol V Stein, in Autres Écrits, op.
cit., p.191
2 Lacan J., Le séminaire XXI : Les Non-dupes-errent, op. cit., séance 9 du 12 mars 1974, op. cit., p.148)
3 Ifrah G., Histoire universelle des chiffres, Paris : Bouquins-Robert Laffont, 1994, T.I, p.128
4 Rabelais, Pantagruel, Livre IV, Chapitre XIV
5 Molière, La jalousie du barbouillé, scène II.
250
Saigneur faites Seigneur qu'un jour je m'énamoure1

Tomber juste implique donc d'avoir prévu ce que l'autre allait faire. Il y a
continence dans la rencontre du savoir de l'autre ; mais ce n'est pas pour autant une
prévision : ce savoir ne consiste que de la rencontre elle même, il ne lui pré-existe pas ; car
n'oublions pas que «savoir ce que le partenaire va faire n’est pas une preuve d’amour. »2
Les amoureux jouent à un jeu dont ils ignorent les règles; Pourtant ils y jouent. La
rencontre amoureuse est un pur évenement de hasard. C'est l'irruption de ce Réel de la
rencontre qui va permettre que l'amour ne soit pas pure réciprocité narcissique. D'où le titre
surréaliste du séminaire de 1976 : L’Insu que sait de l’une bévue s’aile à mourre.
- L'insu que sait est bien le savoir en jeun dans la rencontre amoureuse : un savoir
inconscient en tant qu'insu du sujet.
- L'insuccès de l'inconscient c'est l'amour : la rencontre amoureuse n'est pas
seulement déterminée par des facteurs psychologiques, par des facteurs déterminant la
rencontre, pas seulement par la dimension imaginaire, il y a du Réel en jeu.
Cette dimension du Réel de la rencontre permet encore une fois de sortir du carcan
imaginaire de l'amour. Lacan aura tenté jusqu'au bout cette opération dont il posé le vœu
dès le premier séminaire : il doit il y avoir un autre amour qu'imaginaire. Il le formule très
fortement ici, en 1974, lorsqu'il se sert de ce que lui apporte le nœud Borroméen : l'amour
n'est pas fait pour être abordé par l'Imaginaire : « En quoi ce nœud Borroméen rejoint
quand même le « pourquoi » du fait que, que l'amour, enfin, c'est pas fait pour être abordé
par l'Imaginaire. Parce que le seul fait que quand il bafouille, n'est-ce pas, faute de
connaître la règle du jeu, il articule les nœuds de l'amour (...) »3
Arrêtons-nous maintenant sur la question suivante : Quel est donc la nature de ce
savoir en jeu dans le Réel de la rencontre amoureuse ?

1 Apollinaire G.(1913), L'ermite (extrait), in Alcools, Paris : Gallimard, 1920


2 Lacan J., Le séminaire XX : Encore, op. cit., p.133
3 Lacan J., Le séminaire XXI : Les Non-dupes-errent, op. cit., séance 9 du 12 mars 1974, p.147
251
2- le savoir en jeu

a)Le manque à être et le savoir


Le savoir est ce que le sujet parlant cherche dans le but de retrouver ce qu'il a perdu
en parlant. La structure du langage, le signifiant, implique que celui qui s'y soumet perd
par là de son être. Le « manque à être » est manque de ce quelque chose qui a chu sous le
défilé des signifiants. Le signifiant est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant : le
sujet est appendu à ce défilé, en effet le langage préexiste au sujet qui est parlé avant de
parler lui-même.
Aucun signifiant dans le trésor du grand Autre ne dira la vérité du sujet ; on peut
utiliser tous les signifiants possibles, jamais leur succession ne suffira à dire la totalité du
sujet. De fait le sujet parlant n'est pas total, mais le grand autre ne l'est pas plus... c'est ce
que Lacan formalise en barrant le grand Autre : de cette barre dans le grand Autre, il y a un
reste qui choit – ce qui manque, c'est l'objet a. L'objet a comme ce qui reste et qui n'est pas
du signifiant.
C'est de ce « manque à être » primordial que le sujet cherchera complément : soit
un savoir sur son être. Nous nouons ici Savoir et être : l'amour s'adresse au savoir et il vise
l'être. Voici enfin les deux formulations lacaniennes nouées, tressées...
Nous pouvons proposer un autre élément à nouer à l'être et au savoir : c'est Dieu ou
plutôt dans sa déclinaison dans la clinique de la vie amoureuse ce serait « l'amour de
Dieu ». Sauret nous rappelle que face à ce « manque à être », la première solution que
trouve le sujet est de s'adresser à un savoir : « Mythologie, philosophies, religions sont
ainsi des ontologies ».1 Cet amour pour Dieu n'est pas étranger à l'amour tout court : il
procède de la même logique.
Freud a épinglé la névrose du sobriquet de « religion privée » : ceci dit en quoi la
névrose comme solution du sujet seul face à son manque s'est dégagé de la version
culturellement proposée, notamment à partir des Lumières (c'est au siècle des lumières que
le discours de la science, en excluant toute ontologie, a dégagé le sujet du religieux et par
là a permis l'éclosion de la découverte freudienne.)2

b) L'impossible savoir
En 1970, dans Radiophonie, Lacan revient sur la question du savoir entre les
hommes et les femmes : il le marque nettement du trait du Réel, soit d'un impossible :
« L'inconscient n'est que terme métaphorique à désigner le savoir qui ne se soutient qu'à

1 Sauret J.-M., L'effet révolutionnaire du symptôme, Eres, Ramonville : 2008, p. 109


2 Ibid., p.108
252
se présenter comme impossible. »1 Ce savoir impossible est le savoir qui viendrait dire
quelque chose du rapport sexuel : « Ainsi dans la psychanalyse (parce qu’aussi bien dans
l’inconscient) l’homme de la femme ne sait rien, ni la femme de l’homme. » 2 Il y a donc un
savoir impossible pris lui aussi dans la dimension du Réel : Il y a du savoir dans le réel.3
Ce savoir impossible est en lien avec le savoir inconscient bien sûr, mais en tant
que savoir du sexe : « Le sujet de l'inconscient est le sujet qui évite le savoir du sexe ? (…)
Le sexe, dans son essence de différence radicale, reste intouché et se refuse au savoir. »4
Nous retrouvons ici la caractéristique de ce savoir en jeu dans l'amour ; il s'agit certes d'un
savoir inconscient -nous l'avons déjà rencontré plus haut : « Le savoir de l'inconscient est
inconscient en ceci que, du côté du sujet, il se pose comme indétermination du sujet, nous
ne savons pas en quel point du signifiant se loge ce sujet présumé savoir. (…) Il y a
quelque chose que ce sujet... ce savoir ne doit point savoir. »5 Mais nous approchons ici de
la caractéristique nouvelle amenée par Lacan ces années là : ce savoir inconscient est du
côté du réel. Nous retrouvons ici la conception nouvelle de Lacan d'un Inconscient Réel6 :
« Qu'est-ce que veut dire, le Savoir, en tant que tel ? C'est le Savoir en tant qu'il est dans le
Réel. Ce Réel est une notion que j'ai élaborée de l'avoir mise en nœud borroméen avec
celles de l'Imaginaire et du Symbolique. Le Réel, tel qu'il apparaît, le Réel dit la Vérité,
mais il ne parle pas et il faut parler pour dire quoi que ce soit. »7
Mais ce savoir a beau résider dans le Réel, il n'y a que par la parole que le sujet
pourra en attraper quelque chose : « l'homme ne s'en tire guère de cette affaire de Savoir.
Ça lui est imposé par ce que j'ai appelé les effets de signifiant, et il n'est pas à l'aise : il ne
sait pas "faire avec" le savoir. C'est ce qu'on appelle sa débilité mentale dont, je dois dire,
je ne m'excepte pas. »8 Le savoir s'articulera alors dans les dires, c'est-à-dire dans le « dire
qui secourt »9 Où se réunissent donc dans les discours le savoir et l'amour : voilà une
lecture de l'énigmatique affirmation lacanienne selon laquelle « l'amour est le signe que
l'on change de discours. »10

Après avoir souligné l'emprise dans le Réel de ce savoir inconscient, attachons nous
maintenant à revenir sur la nature, a priori moins contingente, de rencontre amoureuse qui,

1 Lacan J. (1970), Radiophonie, in Autres Ecrits, op. cit., p.425


2 Ibid., p.412
3 Lacan J. (1974), Lettre aux Italiens, in Lettre mensuelle de l'École de la Cause freudienne, avril 1982, p.9
4 Lacan J., Le séminaire XII : Problèmes cruciaux, op. cit., séance du 12 mai 1965, AFI p.348
5 Ibid., p. 355 :
6 Voir à ce sujet : Soler Colette, Lacan J., L'inconscient réinventé, op. cit.
7 Lacan J., Le séminaire XXIV: L'insu que sait …, inédit, séance du 11 janvier 1977, version AFI p.91
8 Ibid., p.47
9 Ibid., p.47
10 Lacan J., Encore, séance du 19 decembre1972, op. cit., p.20
253
malgré tout, est aussi les retrouvailles d'un objet. Mais nous tâcherons de montrer en quoi
ces retrouvailles relèvent tout de même de ce Réel en jeu dans l'amour.

II- Retrouver l’objet

« L’interdit du choix d’objet incestueux peut-être la mutilation la plus tranchante que la


vie amoureuse humaine ait subi au cours des temps. » Freud1
« Aimer, retrouver la grâce perdue du premier instant où l’on aime. » Breton2

La rencontre comme rencontre contingente de deux savoirs inconscients est une


perspective lacanienne qui peut sembler aller à l’encontre de la perspective freudienne du
choix amoureux. Nous avons vu plus haut ce qu'il décrit à partir de la clinique des
conditions déterminant le choix d'objet chez certains hommes : la condition du tiers lésé, le
sauvetage de la femme, l'amour de la mère ou de la putain, ainsi que les choix d'objets
anaclitiques et narcissiques. Ces différentes modalités du choix d'objet ne laissent donc
apparemment pas de place à la continence de la rencontre. C'est pourtant cela que Lacan
évoque quand il la place du côté du surgissement du Réel dans l'amour. Ce réel qui entre en
scène vient dans l'approche lacanienne de l'amour donner une dimension d’indéterminé :
« La contingence de la rencontre c'est le mystère de l'amour réintroduit dans le
freudisme. »3
Nous proposons donc de montrer en quoi cette cohabitation de la contingence et du
choix d'objet n'est qu'un paradoxe apparent. En effet, il y a souvent dans la psychanalyse
cette problématique qui surgit devant nous, mais comme nous le rappelait Jean-Jacques
Rassial, il convient de ne pas chercher à résoudre les paradoxes mais de les prendre comme
tel. Reprenons donc avec Freud ce qui détermine le choix d'objet mais cette fois ci, en deçà
des choix de l'adulte.

1- Du sein au choix d’objet

a) Le premier objet : le sein


C’est dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité en 1905, plus précisément
dans le troisième essai intitulé Les transformations de la puberté que Freud pose la tétée
comme la première expérience de la vie sexuelle : « l’enfant au sein de la mère est devenu
1 Freud S. (1929), Malaise dans la civilisation, op. cit., p.46
2 Breton A., L’amour fou, Paris : Gallimard, 1937, p. 67
3 Soler C., Lacan : L'inconscient réinventé, op. cit., p. 184
254
le prototype de toute relation amoureuse. »1 En ce sens, il formule ce qui peut être
considéré comme la clé de voûte de toute relation d’objet : « Trouver l'objet sexuel n'est,
en somme, que le retrouver. »2 L’enfant gardera un souvenir de ce que Freud qualifie de
« premier rapport sexuel », dont le résidu contribuera à « préparer le choix d’objet » et
ainsi « à retrouver le bonheur perdu ».

b) Du sein à la mère
Si la tétée est le prototype de toute relation amoureuse, Freud ne parle pas du sein
comme objet d’amour. Il est très clair sur ce point quand il précise que juste avant la
latence, le choix d’objet porte sur la mère : « cet objet, s’il n’est plus le sein, est toujours la
mère : nous disons de celle-ci qu’elle est le premier objet d’amour. »3 Il y a un passage du
sein à la mère comme premier objet d’amour. C’est avec ce passage que se constitue le
complexe d’Œdipe. On ne peut alors pas parler d’amour avant ce moment. C’est ce que
Freud formule dans ce qu’il propose comme définition de l’amour : « Nous parlons
notamment d’amour lorsque les tendances psychiques de l’instinct sexuel viennent occuper
le premier plan, alors que les exigences corporelles ou « sensuelles », qui forment la base
de cet instinct, sont refoulées ou momentanément oubliées. »4

c) De la mère au choix d’objet


Pendant la latence, dans la suite de la relation à la mère, l’enfant se détache de son
premier objet d’amour pour en choisir d’autres. Ainsi, « l’enfant apprend à aimer d’autres
personnes qui l’aident, dans sa détresse originelle [Hilflosigkeit], et qui satisfont à ses
besoins. »5 Le choix d’objet se fait donc ici par étayage, comme nous l’avons vu plus haut.
Freud pose la tendresse des parents comme l’élément qui consiste « à guider
l’enfant devenu adulte dans le choix de l’objet sexuel. »6 Il justifie ce rapprochement entre
tendresse et sexualité en montrant que la mère elle-même considère l’enfant comme « le
substitut d’un objet sexuel complet. » En effet, d’une part les soins portés à l’enfant
excitent ses zones érogènes, éveillant par-là sa pulsion sexuelle, mais d’autre part, les
sentiments de la mère sont chargés de sa propre vie sexuelle. Ainsi, Freud précise que la
mère n’a pas de reproche à se faire de cela : « elle ne fait qu’accomplir son devoir quand
elle apprend à aimer à l’enfant. »7
1 Freud S. (1905), Trois essais sur la théorie de la sexualité, op. cit., p.132
2 Ibid.,
3 Freud S. (1916), Introduction à la psychanalyse, op. cit., p. 310
4 Ibid.
5 Freud S. (1905), Trois essais sur la théorie de la sexualité, op. cit., p. 133
6 Ibid., p. 136
7 Ibid., p. 134
255
Si l’enfant peut se détourner d’un choix incestueux, c’est parce que la maturité
sexuelle est différée dans le développement ; ainsi, pendant la latence, le tabou de l’inceste
a le temps de se mettre en place. Alors, après la latence, la puberté, accompagnée de son
affirmation des instincts sexuels, remet à jour ces anciens objets familiaux et incestueux.
C’est dans les fantasmes de l’adolescent que cette inclination se manifeste : « le fils vers la
mère, et la fille vers le père. »1 Le sujet doit donc se défaire de ces fantasmes, ce qui
constitue selon Freud « le travail psychologique propre au temps de la puberté, qui compte
parmi les plus importants mais douloureux. »2 La vie amoureuse des adolescents montre
bien cette tendance. Comme le souligne J.-J. Rassial, « l’objet de cet amour est indifférent,
ce qui compte, c’est l’état amoureux. »3 On peut alors se demander, si à ce moment de
l’adolescence, il n’y aurait pas deux temps dans le réveil du choix d’objet : premièrement
ce serait la tendresse incestueuse qui ressurgirait, et ensuite l’objet substitutif serait choisi.
Le choix d’objet à la puberté est donc en lien avec le premier objet d’amour : « le
choix de l’objet par l’enfant n’était qu’un prélude timide, mais décisif, à l’orientation du
choix pendant la puberté. »4 Freud ajoute que même le choix d’objet en général, pour un
homme, s’étaye sur l’image de la mère et que l’hostilité de celle ci « envers cette nouvelle
version d’elle-même » en est une preuve. Mais le tabou de l’inceste constitué pendant la
latence, l’a amené à choisir un objet substitutif. Le sujet se détache donc de ses parents ;
mais il est rare, précise Freud, que ce détachement s’accomplisse d’une façon idéale. Il
note que le névrosé est « incapable de reporter sa libido sur un objet sexuel étranger. » Il
restera en effet toujours un attachement œdipien, découvert par l’analyse des symptômes.
Cet attachement sera alors le noyau de toute la vie amoureuse : « Un très grand nombre de
particularités de la vie amoureuse, ainsi que le caractère compulsionnel que prennent les
passions amoureuses, ne peuvent être compris que si l’on se reporte à l’enfance et qu’on y
voit les répercussions des phénomènes qui se sont manifestés à cette époque et dont
l’action se fait encore sentir. »5

2- L’objet retrouvé

La littérature a souvent montré ces retrouvailles de l’objet d’amour. Ainsi,


Marguerite Duras écrira dans Hiroshima mon amour : « Je te rencontre. Je me souviens de
toi. » Ce n’est pas loin de ce que Breton, dans la suite de son « hasard objectif », affirme au

1 Ibid., p. 137
2 Ibid.
3 Rassial J.-J. (1990), L’adolescent et le psychanalyste, Paris : Payot, 1996, p. 29
4 Freud S. (1916), Introduction à la psychanalyse, op. cit., p. 316
5 Freud S. (1905), Trois essais sur la théorie de la sexualité, op. cit.,p. 188
256
sujet du choc amoureux : « c’est comme si on était venu me donner des nouvelles de moi-
même. »1 Par ailleurs, ces paroles d’amour nous rappellent celles du buveur qui, après avoir
rechuté, nous dit ne pas avoir compris ce qui se passait, et s’être retrouvé devant un
verre…
Chez l’amoureux, il y a donc une trouvaille qui se répète, des retrouvailles. Au-delà
donc du principe de plaisir, il y a de la répétition à l’œuvre. Ceci ne veut pas dire que les
histoires d’amour se répètent à l’identique, mais il y a quelque chose de constant qui
demeure, toujours là à l’arrière-plan de chaque histoire amoureuse du sujet. C’est ce que
précise Disier Lauru: « En amour, les histoires ne font pas que se répéter, elles riment. »2
Arrêtons-nous sur cette notion de retrouvailles. Quel objet est à retrouver ?

3- Das Ding

L’hypothèse freudienne est que les objets amoureux sont des substituts d’un
prototype qui est la mère. La sérialité des objets choisis répond à une logique, celle de
l’inconscient dont Freud fait la magistrale démonstration avec la notion de
« l’irremplaçable dans l’inconscient » qui engendre à l’infini une succession de substituts.
En effet, en tant que substitut, « chaque objet fait regretter l’absence de la satisfaction vers
laquelle on tend »3 et ainsi la série ne finit jamais. Lacan prononcera à la première séance
du Séminaire XX : « Encore, c’est le nom propre de cette faille d’où dans l’Autre part la
demande d’amour. »4
Les substituts font donc toujours référence à un objet antérieur qui a procuré une
satisfaction. On est passé du sein à la mère à un choix d’objet sexuel à la puberté. Mais
quel est alors, en deçà de la mère, le premier terme de la relation d’objet ? C’est ici que
nous retrouvons das Ding, qui pourrait être le « premier sein », celui qui justement a été
perdu et qui serait le premier élément de la chaîne substitutive.
C'est avec le retour – en point de capiton dans l'après-coup pourrions-nous dire – de
la Chose dans ce premier choix d'objet que le Réel refait son introduction, mais cette fois-
ci dans l’élaboration freudienne. Cette Chose, das Ding, est ce point de rencontre d'un Réel
qui est lui aussi de l'ordre de la contingence. Nous proposons de relire la rencontre de la
Chose comme premier objet d'amour avec la même grille que celle de l'amour : le passage
de la continence à la nécessité.

1 Breton A., L’amour fou, op. cit., p. 13


2 Lauru D., Folies d'amour, Paris : Calmann-Lévy, 2003, p.139
3 Freud S. (1910), Contributions à la psychologie de la vie amoureuse, op. cit., p. 51
4 Lacan J. (1972-73), Le séminaire XX : Encore, op. cit., p. 12
257
Nous avons donc un premier objet d'amour qu'est la mère, avec son prototype Réel
dans la Chose. Mais nous devons aussi prendre en considération le fait que, pour Lacan, le
père est aussi de la partie dans ce premier choix d'objet.
Marie-Jean Sauret, dans son séminaire sur l'amour, nous rappelle ceci : « Laissons
de côté encore, faute de pouvoir apporter une réponse satisfaisante, la discussion sur le
fait de savoir si le premier objet d’amour est la mère, ainsi que Freud le soutien, ou le
père, ainsi que Dimitris l’a articulé avec Lacan : il est clair que ce ne sont pas des amours
de même registre, puisque dans un cas l’objet aimé est la preuve de l’amour de l’Autre du
soin, et dans l’autre cas l’amour est adressé à celui qui protège l’enfant de servir à la
jouissance de l’Autre qui l’aime. »1
Le père est objet d'amour en ceci qu'il place entre les mâchoires du crocodile, le
petit bâton qui empêche la gueule de croquer l'enfant. C'est le père de la métaphore
paternelle qui permet à l'Infans de ne pas être soumis au désir de la mère mais d’accéder à
la dimension symbolique. Ce père là est le père Réel comme agent de la castration. Et de
cela, le sujet lui en rendra de l'amour. Alors, le premier objet d'amour serait-il ce père ou
bien est-ce d'un tout autre amour dont il s'agit ? Toujours est-il que ce père vient lui aussi
introduire du Réel dans la fusion imaginaire, condition de l’accès au symbolique. La
formalisation par Lacan de cette opération se trouve sous deux formes : la formule
mathématique de la métaphore paternelle et le schéma R.

La rencontre amoureuse procède donc d'une Tuché, de la contingence dans le Réel


de deux savoirs inconscients. Mais il n'en demeure pas moins que le hasard ne fait pas
tout : nous avons repris chez Freud ce qui détermine aussi ce choix d'objet. Nous avons
donc à faire à un double mouvement dans la rencontre amoureuse : du hasard et du
déterminé. C'est ce qui fait le lit de toute rencontre amoureuse.

1Sauret M.J., Séminaire « Deux l'amour », op. cit., « Entre l’angoisse et l’amour » : séance du 11 mai 2009,
en ligne : http://www.apjl.org/spip.php?page=motArt&id_mot=2&id_article=317
258
Chapitre 8 : L'amour suppléance

« N'est-ce pas à cette impasse [ il n'y a pas de rapport sexuel], à cette impossibilité d'où se
définit un réel, qu'est mis à l'épreuve l'amour ? » Lacan1

La citation ci-dessus place directement la question du réel du côté de l'impossible


rapport sexuel. Nous proposons dans ce chapitre de reprendre cette question du rapport
sexuel pour en arriver à la proposition de Lacan de situer l'amour du côté d'une suppléance
à cet impossible, soit à ce Réel.

I- De « Il n’a pas d’acte sexuel » à « Il n’y a pas de rapport sexuel »

« C'est la jouissance, d'ailleurs, qui fait tout à fait obstacle à ce que le rapport sexuel ne
puisse d'aucune façon s'inscrire » Lacan2

1- Critique de l’harmonie sexuelle

On trouve tout au long du séminaire cette critique d’une théorie du génital. Lacan
souligne que cette dérive peut venir du caractère sublime de l’amour qui fait voir l’objet
dans une complétude illusoire. Aussi quand la clinique nous montre cet objet sous une
forme moins sublime, ce n’est pas forcément pathologique : « ce qui fait que l'objet se
présente comme brisé et décomposé, est peut-être autre chose qu'un facteur pathologique.
Et qu'a à faire avec le réel cet hymne absurde à l'harmonie du génital »3 En effet Freud ne
mentionne pas d’harmonie génitale, et même quand il parle d’un développement amoureux
harmonieux, c’est sous la restriction des ravalements (Erniedrigungen) de cette vie
amoureuse.
Pour Lacan, la croyance en une oblativité et celle en un amour génital est une
défense contre l’angoisse, et plus précisément l’angoisse devant la castration : « Que l’on
ait pu situer la conjonction oblative au niveau de l'acte génital ne s’explique que par un
véritable escamotage, révélateur d’une fuite panique devant une angoisse. Par contre c’est
au niveau génital que l’enseignement de Freud, (...)nous situe la béance de la
castration. »4

1 Lacan J., Le séminaire XX : Encore, op. cit., p.131


2 Lacan J., Le séminaire XXI : Les non-dupes-errent, op. cit., p. 35
3 Lacan J., La direction de la cure, in Écrits, op. cit., p. 606
4 Lacan J., Le séminaire XXI : Les Noms du père, op. cit., p. 79
259
Ce qui sous-tend cette conception est un « idéal de fusion unitive (ou de cette
unification fondante, comme vous voudrez) qui est censée avoir uni pendant neuf mois - je
l'ai rappelé la dernière fois - l'enfant et la mère. »1
Or pour Lacan, ce n’est pas à deux que se passent les histoires d’amour : « deux
chiffre de l'amour, hein, -"ils sont hors deux". »2 Il en donne un exemple dans les estampes
japonaises3 : il y a souvent un personnage tiers qui est représenté dans un coin. Ce tiers
observe la furie copulatoire des couples représentés sur ces estampes, il est regard en tant
qu’objet a. C’est justement cette présence du regard qui est représentée en dehors du
couple, car c’est cet objet a qui est soustrait à la copulation et qui lui confère une
incomplétude structurale : « c'est justement de quelque chose qui supporte ce que j'appelle
l'objet a, (...) il fait qu'il y a dans la copulation interhumaine ce quelque chose
d'irréductible qui est précisément lié à ceci que vous ne la verrez jamais arriver à sa
complétude, et qui s'appelle tout simplement le regard. »4

Estampe - Katsukawa Shunsen (1780)

2- Il n'y a pas d'acte sexuel

Avant d’avancer qu’il n’y a pas de rapport sexuel, Lacan a formulé qu’il n’y a pas
d’acte sexuel. La première fois qu’il le scande, c’est lors du Séminaire XIV, et c’est une
référence littéraire qu’il attribue, à tort, à Jules Barbey d’Aurevilly. C’est, nous dit-il, un
curé démoniaque qui se vante de pouvoir révéler le grand secret de l’Église : « Je pourrais

1 Lacan J., Le séminaire XIV : Logique du fantasme, op. cit., p. 167


2 Lacan J., Le séminaire XXI : Les non-dupes-errent, op. cit., p. 66
3 Lacan J., Le séminaire XV : L’acte analytique, op. cit., p. 205
4 Ibid., p. 203-204
260
dire, si je voulais faire ici du Barbey d'Aurevilly : « Quel est » - un jour, imagina-t-il de
faire dire a un de ces prêtres démoniaques qu'il excellait à feindre - « Quel est le secret de
l'Église ? » Le secret de l'Église, vous le savez, bien fait pour effrayer de vieilles dames
provinciales : "C'est qu'il n'y a pas de Purgatoire". »1
Curieux d’en savoir plus sur ce prêtre et son histoire, nous avons retrouvé sa trace,
non pas chez Barbey d’Aurevilly, mais chez Villiers de L'Isle-Adam. Il s’agit en réalité
d’un des contes cruels dans lequel un curé ivre et n’ayant plus d’or à mettre sur la table de
jeu, propose pour vingt-cinq Louis de mettre en jeu le secret de l’Église qu’il détient. Les
joueurs acceptant la mise, une partie fut relancée, qu’il perdit. Il dut alors payer de ce
secret :
« - Madame, et vous, messieurs, dit-il, puisse l'enjeu que j'ai perdu vous donner à
songer!... Payons.
Et, regardant, avec une fixité froide, les brillants écouteurs, il prononça, d'une voix plus
basse, - mais qui sonna comme un coup de glas, - cette damnable, cette fantastique
parole : - Le secret de l'Église ?... C'est... c'est qu'il n'y a pas de « purgatoire ». 2

Ainsi Lacan de reprendre cette assertion à son compte : « Le secret de la


psychanalyse, le grand secret de la psychanalyse, c'est qu'IL N'Y A PAS D'ACTE
SEXUEL. » 3
Cette inexistence n’empêche pas l’inconscient de parler de sexe : « pour nous ces
objets [partiels] témoignent que l’inconscient ne parle pas la sexualité, non plus qu’il ne
la chante, mais qu’à produire ces objets il se trouve en parler. Puisque c’est d’être à la
sexualité dans un rapport de métaphore et de métonymie que ces objets se constituent »4
Dans une conférence au Vinatier, le ton est plus léger qu’au séminaire, mais les
propos sur l’acte sexuel sont pourtant incisifs : « Et dans ce qui est rapport sexuel, la
question de ce qu’on fait vraiment – je ne dirai pas quand on dit à quelqu’un « je t’aime »
parce que tout le monde sait que c’est un propos de Jean foutre – mais quand on a avec ce
quelqu’un un lien sexuel, quand ça a une suite, quand ça prend la forme de ce qu’on
appelle un acte. »5
Ici Lacan se demande ce qui est vrai dans la sexualité. Il y a donc bien un acte de
copulation. Un acte n’est pas qu’une décharge motrice : « on arrive à faire de l’acte
sexuel quelque chose qui dit-on n’a pas plus d’importance que de boire un verre d’eau. Ce

1 Lacan J., Le séminaire XIV : La logique du fantasme, op. cit., p. 195-196


2 Villiers de L'Isle-Adam Auguste de-, (1888) L’Enjeu, in Nouveaux contes cruel, Paris : Ed. José Corti, 1977
3 Lacan J., Le séminaire XIV : La logique du fantasme, op. cit., p. 196
4 Ibid., p. 195
5 Lacan J. (1967), Place, origine et fin de mon enseignement, in Mon enseignement, Paris : Seuil, 2005, p. 32
261
n’est pas vrai et on s’en aperçoit vite, parce qu’il vous arrive justement de boire un verre
d’eau, et après ça, d’avoir la colique. »1
Il y a donc un acte et un non-acte : encore un énoncé paradoxal... Voici comment il
se pose : « il n’y a pas d’acte sexuel au sens ou cet acte serait celui d’un juste rapport, et
inversement il n’y a que l’acte sexuel, au sens où il n’y a que l’acte pour faire le
rapport. »2 Voici donc le passage de l’acte au rapport.

3- Il n’y a pas de rapport sexuel

a) D’un autre à l’Autre


C’est dans ce séminaire en 1968-69 que Lacan énoncera pour la première fois qu’il
n’y a pas de rapport sexuel. D’abord il évoque ce qui serait le rapport sexuel en parlant
d’insectes : « qu'une fourmilière comme une ruche est entièrement centrée autour de la
réalisation de ce qu'il en est du rapport sexuel. »3
Puis plus loin, il souligne que l’opposition masculin et féminin n’est pas très
simple : on parle plus volontiers de position féminine ou masculine... Il note que Freud
n’était pas très précis sur ce point : il lui substituait facilement l’opposition actif/passif.
Quand il pose alors « il n’y a pas de rapport sexuel »4, c’est en précisant que ça s’affirme
sur ceci que « la femme on ne sait pas ce que c’est » 5. Ce que l’on sait, c’est qu’il
énoncera plus tard que La femme n’existe pas....
Deux ans avant dans le séminaire XIV, quand a été énoncé « il n’y a pas d’acte
sexuel », il avait en effet rappelé ce qu’il y a au centre de ce qu’on nomme le rapport
sexuel : la castration.6 C’est elle qui au cœur du rapport sexuel fait échec. Car il faut
rappeler que pour la psychanalyse la dimension propre de l’acte est bien l’échec. 7 S’il n’y a
pas de rapport sexuel, c’est donc bien entendu « au sens où un rapport est relation
logiquement définissable. »8
C’est avec les formules de la sexuation, qui seront établies dans la suite de ces
séminaires, que l’impossibilité du rapport sexuel est logiquement formalisée.

1 Ibid, p. 33
2 Lacan J., Le séminaire XVI : D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 346
3 Ibid., p. 215
4 Ibid., p. 226
5 Ibid.
6 Lacan J., Le séminaire XIV : La logique du fantasme, op. cit., p. 110
7 Lacan J., Le séminaire XVI : D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 346
8 Ibid., p. 346
262
b) Les formules de la sexuation
On peut dire qu’on trouve dans le séminaire XX un condensé de ce que Lacan
avance sur l’amour depuis deux ans. En effet, s’il y a un séminaire qui reparle de l’amour
depuis le séminaire VIII, c’est bien celui-là. L’impossibilité d’écrire le rapport sexuel est
en lien avec les schémas de la sexuation que Lacan introduit lors du Séminaire XVIII,
D’un discours qui ne serait pas du semblant. C’est à partir de la castration que sont
distingués les deux côtés de la sexuation.
Nous avons vu que la castration, donc la fonction du phallus, se situe au centre de
la relation entre un homme et une femme. Le phallus est un obstacle, un mur, entre ce qui
pourrait être un rapport sexuel, car il est un obstacle à la jouissance : « Ce à quoi il faut se
tenir, c’est que la jouissance est interdite à qui parle comme tel. »1 Nous avons vu avec la
signification du phallus, d’une part que celui-ci permet au désir d’advenir entre le besoin et
la demande, et d’autre part qu’il permet de se situer dans le champ de l’être et de l’avoir et
non pas dans celui d’être homme ou femme. Ainsi, c’est à partir du phallus que la relation
entre un homme et une femme se joue autour d’un paraître dans la demande d’amour.
Reprenons les quatre formules propositionnelles de la sexuation :
Du côté homme :
− ; ! : Quel que soit le sujet, tout sujet est castré. Tout homme
est soumis à la loi de la castration comme loi universelle. Cette loi régit
l’accès au phallus Symbolique.
− :§ : Il existe au moins un sujet, pour qui la castration n’est
pas. C’est l’hommoinsun2, le père de la horde primitive qui, en tant
qu’exception, confirme la règle. C’est par l’ek-sistence de cette exception
que l’ensemble des hommes se constitue en un ensemble fermé.
Du côté femme :
− / § : il n’existe pas un sujet pour qui la castration ne
fonctionne pas. Du côté de l’inscription féminine, il n’existe pas cet « au-
moins-un » qu’il y a chez l’homme.
− . ! : pas-tout sujet est soumis à la castration. Le sujet « se
fond de n’être pas-tout, à se placer dans la fonction phallique. »3 Ainsi, il ne
peut pas exister d’ensemble fermé comme du côté homme, c’est pour cela

1 Lacan J., Subversion du sujet et dialectique du désir, op. cit., p. 184


2 Lacan J., L’étourdit in Autres écrits, op. cit., p. 479
3 Ibid., p. 93
263
que La femme n’existe pas. Les femmes ne font pas Un mais doivent se
compter une par une.
Nous devons rappeler que cette distribution de la sexuation ne crée pas deux
ensembles hermétiques. Lacan précise que ceci relève d’un choix subjectif : « Prenons
d'abord les choses du côté où tout x est fonction de Φx, c'est-à-dire du côté où se range
l'homme. On s'y range, en somme, par choix - libre aux femmes de s'y placer si ça leur fait
plaisir. Chacun sait qu'il y a des femmes phalliques, et que la fonction phallique n'empêche
pas les hommes d'être homosexuels. Mais c'est aussi bien elle qui leur sert à se situer
comme hommes, et aborder la femme. »1
Malgré cette dimension de choix, c’est de ce rapport foncièrement différent au
phallus que l’on peut entendre l’impossibilité d’écrire le rapport sexuel. Du coup, la
recherche de l’autre sexe est pour chacun radicalement différente. On avait déjà aperçu
cette béance avec « la signification du phallus ». Mais ici, c’est avec les différentes
jouissances que l’on peut comprendre ce non-rapport.
La jouissance phallique est sexuelle, guidée par le phallus Symbolique Ф, en tant
que ce signifiant la permet tout en l’interdisant. « La castration veut dire qu’il faut que la
jouissance soit refusée, pour qu’elle puisse être atteinte sur l’échelle renversée de la loi du
désir. »2 Cette jouissance n’est pas-toute puisqu’elle est rattachée à un signifiant, le phallus,
elle ne convient donc pas pour un rapport sexuel. De plus, l’homme ravalera l’Autre de sa
demande à l’objet a, objet du désir, dont le rapport est soumis à son fantasme ( S ◊ a ).
Cette jouissance est donc partielle car limitée par le fantasme.
Une femme, d’être pas-toute, accédera, en plus de la jouissance phallique, à une
autre forme de jouissance, la jouissance supplémentaire. Lacan précise alors : « Vous
remarquerez que j’ai dit supplémentaire. Si j’avais dit complémentaire, où en serions-
nous ! On retomberait dans le tout. »3 Une femme est donc aussi divisée dans sa
jouissance. Mais de cette jouissance supplémentaire elle ne peut rien dire, dans le sens
qu’elle en jouit comme Autre, étant articulée au signifiant du manque dans l’autre : S(A).
De cette jouissance, Lacan précise que les mystiques aussi l’éprouvent, mais qu’ils n’en
savent rien. Car, bien entendu, il faut préciser que ce n’est pas la sexuation anatomique qui
fait la différence : « on n’est pas forcé, quand on est mâle, de se mettre du côté du
; !. »4

1 Lacan J., Le séminaire XX : Encore, op. cit., p. 67


2 Lacan J., Subversion du sujet et dialectique du désir, op. cit., p. 190
3 Lacan J., Le séminaire XX : Encore, op. cit., p. 94
4 Ibid., p. 97
264
C’est donc l’inadéquation de la jouissance qui fonde l’impossibilité d’écrire le
rapport sexuel. Mais cet impossible ne signifie pas qu’il ne faut pas essayer de l’écrire !
Bien au contraire, « ça ne cesse pas de ne pas s’écrire » nous dit Lacan. D’ailleurs, c’est le
fond de commerce de toute création humaine. La littérature, la philosophie n’ont de cesse
d’essayer de l’écrire. Lacan nous précise que Freud avait perçu cela : « Freud n'a pas bien
sûr fait un pas, un pas qui d'ailleurs consistait, n'est-ce pas, tout simplement à s'apercevoir
que depuis toujours on ne parlait que de ça : que tout ce qui s'était fait de philosophie
suait le rapport sexuel à plein bord. »1
Il est intéressant de noter le passage, dans la théorie, de la disjonction entre l’amour
et le désir telle que nous l’avons reprise plus haut, à la disjonction entre la jouissance
phallique et la jouissance supplémentaire. Toujours est-il que, lorsqu'on est du côté du
deux, « ça foire »2 du côté du rapport sexuel.

c) Le non rapport sexuel et l’acte sexuel : le ratage et la réussite

Une fois encore, nous rencontrons un énoncé paradoxal dans Télévision : « ce


ratage en quoi consiste la réussite de l’acte sexuel. »3 Le ratage dont il s’agit est celui de
l’homme quand il vise La femme : puisqu’elle n’existe pas, il en fait l’objet de son désir, il
n’attrape que l’objet a ; à rater La femme, universelle, il n’en rencontre qu’une,
particulière ! C’est donc bien un ratage qui permet la réussite de l’acte.
Nous allons maintenant aller du côté des ces hommes et de ces femmes qui tentent
pourtant de nouer quelque chose de ce rapport sexuel...

1 Lacan J., Le séminaire XXII : RSI, séance du 18/03/75, op. cit., p. 127
2 Lacan J., Le séminaire XXI : Les non-dupes-errent, op. cit., p. 35
3 Lacan J, Télévision, op. cit., p. 538
265
II- Masculin et féminin : amour et différence des sexes

« Savoir ce que le partenaire va faire, ce n'est pas une preuve de l'amour. » Lacan 1

Nous avons vu plus haut que la distinction masculin/féminin était difficile, Freud
lui substituant aisément celle d’actif/passif. Concernant les formules de la sexuation, nous
avons aussi vu qu’on parlait de « position » : côté homme, côté femme, et que ce n’est pas
forcément une correspondance anatomique. Lacan proscrit même d’utiliser cette
distinction : « les polarités que vous voudrez mais jamais de masculin-féminin, parce
que ce n'est pas une polarité et que d'ailleurs, comme ce n'est pas une polarité, c'est tout
à fait inutile d'essayer de parler de cette différence. »2 Dans ce contexte, comment la
psychanalyse conçoit-elle la relation entre les hommes et les femmes ?
Dans le Séminaire X, Lacan parle d’un manque de médiation entre les hommes et
les femmes.3

Les champs respectifs de la connaissance de l’un par rapport à l’autre se recouvrent


à l’endroit de moins phi, soit du manque du phallus comme médiateur. Du côté homme : si
la femme est mise en place de symbole phallique, elle n’est plus en place de femme. Du
côté femme : le phallus ne peut être pris que pour ce qu’il n’est pas, soit pour l’objet a, soit
pour « son très petit phi à elle »4. En fait, « elle ne peut jouir de φ que parce qu’il n’est pas
(...) à la place où sa jouissance peut se réaliser »5. Lacan donne l’exemple de femmes
d’analystes désirant elles aussi devenir analystes, c’est-à-dire désirant partager le désir
supposé de leur époux. Elles essaient de repositiver le (φ) par du « moins-moins phi »6.
Les cercles d’Euler représentés ici montrent que ce qui serait une union sexuelle est
un champ vide. Pour chaque sexe l’alternative se pose en termes d’exclusion : ou l’Autre,
ou le phallus. Ce n’est que si l’on positive ce champ que le terme est alors le ou au sens

1 Lacan J, Le séminaire XX : Encore, op. cit., p. 133


2 Lacan J, Le séminaire XIII : L’objet de la psychanalyse, op. cit., p. 366
3 Lacan J, Le séminaire X : L’angoisse, op. cit., p. 310
4 Ibid., p. 310
5 Ibid.
6 Ibid., p. 311
266
alternatif : « Le support du désir n’est pas fait pour l’union sexuelle, car généralisé, il ne
me spécifie plus comme homme ou femme, mais comme l’un et l’autre. »1

1- Qu’est-ce qu’un homme et une femme ?

« D’où ma remarque qu’en définitive quoi que vous fassiez, messieurs-dames, vous ne
serez jamais absolument sûrs d’être mâles ou d’être femelles. » Lacan2

Si nous ne pouvons jamais être sûrs d’être un homme ou une femme, ce qui est
certain c’est que le sujet n’est que signifiant : « Les hommes, les femmes et les enfants, ce
ne sont que des signifiants. Un homme, ce n'est rien d'autre qu'un signifiant. Une femme
cherche un homme au titre de signifiant. Un homme cherche une femme au titre - ça va
vous paraître curieux - de ce qui ne se situe que du discours, puisque, si ce que j'avance
est vrai, à savoir que la femme n'est pas-toute, il y a toujours quelque chose qui chez elle
échappe au discours. »3 Et c’est de n’être que des signifiants qu’ils prennent leur
fonction car le dire est « incarnation distincte du sexe. »4 Telle est la définition du sujet
lacanien : représenter un signifiant pour un autre signifiant

a) Jouissance masculine et jouissance féminine


Dans le séminaire sur l’objet de la psychanalyse, la jouissance mâle est posée
comme nécessitant la chute du pénis en objet a.5 La disparité des jouissances réside dans
l’impossibilité pour l'homme d'en éprouver une. La femme plonge quant à elle ses racines
dans la jouissance : « elle porte vers le plus-de-jouir, parce qu’elle plonge ses racines, elle,
la femme, comme la fleur, dans la jouissance elle-même. »6
Seul Tirésias a pu connaître cette jouissance : d’avoir frappé deux serpents qui
copulaient, il fut transformé en femme pendant sept ans ; il put alors être l’arbitre du débat
entre Jupiter et Junon en donnant raison à celui-là : l'amour a pour les femmes des
transports qui sont inconnus aux hommes. C’est ainsi que Junon, de colère, le frappa de
cécité et que Jupiter « pour alléger sa peine, car un Dieu ne peut détruire ce qu'a fait un

1 Ibid., p. 312
2 Lacan J., Petit discours aux psychiatres, conférence prononcée le 10 Novembre 1967, inédit
3 Lacan J, Le séminaire XX : Encore, op. cit.,, p. 34
4 Ibid., p.39
5 Lacan J, Le séminaire XIII : L’objet de la psychanalyse, op. cit., p. 380
6 Lacan J, Le séminaire XVII : L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 89
267
autre Dieu, découvrit à ses yeux la science de l'avenir, et, par cette faveur signalée, le
consola de la nuit qui les couvrait. »1
La jouissance de la femme est supplémentaire car elle est en plus de la jouissance
phallique : ceci parce que la femme n’est pas toute ; supplémentaire mais donc pas
complémentaire. En effet, une complémentarité serait une réalisation du rapport sexuel !
C’est pourtant de cette disparité des jouissances que relève le non rapport sexuel et toutes
les déclinaisons du ratage de l’union intersexuelle et autres tentatives « d’harmonie ». C’est
aussi cette jouissance supplémentaire qui la rend énigmatique aux hommes. WwdW est
l'écriture de Lacan de la question freudienne : « Was will das Weib ? ». Jones rapporte en
effet que Freud a déclaré à Marie Bonaparte : « La grande question restée sans réponse et
à laquelle moi-même n’ai jamais pu répondre malgré mes trente années d’étude de l’âme
féminine est la suivante : que veut la femme ? »2 Lacan relève bien entendu l’article
défini : « La femme » et interprète la parole de Freud comme un lapsus ; la femme n’existe
pas, mais une, des femmes. Il propose d’ailleurs une réponse à Freud : que veut une
femme ? Et bien pour autant qu’elle soit hystérique, elle veut un analyste ; elle veut
l’analyste de fin de cure, c’est-à-dire l’objet a.3
Nous avons rencontré dans « les complexes familiaux » la notion de « satisfaction
psychique privilégiée » de la femme : « Dans l’allaitement, l’étreinte et la contemplation
de l’enfant, la mère en même temps reçoit et satisfait le plus primitif de tous les désirs…
Seule l’Imago qui imprime au plus profond du psychisme le sevrage congénital de
l’homme – soit la séparation du sein maternel – peut expliquer la puissance, la richesse et
la durée du sentiment maternel. La réalisation de cette imago dans la conscience assure à
la femme une satisfaction psychique privilégiée… »4 Peut-être cette satisfaction psychique
privilégiée était-elle alors l’embryon de cette jouissance supplémentaire... Cette piste
pourrait être développée dans un travail ultérieur.
Cette disparité, cette radicale différence donne le ton à toute prétention de rencontre
de l’autre sexe. Car c’est bien d’un impossible rapport sexuel que se déclinent les avatars
d’un rapport des sexes : « Enfin, il n'y a rien qui aille si mal que les rapports de l'homme et
de la femme. C'est ça, ce qu'il y a d'admirable, c'est qu'il y a des gens ici qui ont l'air
d'entendre ça pour la première fois. (...) et depuis que le monde est monde, il y a toute une
littérature, il y a la littérature qui ne sert qu'à dire ça. »5

1 Ovide, Métamorphoses III, 316-338


2 Jones II, p. 445
3 Lacan J., Le séminaire XV : L’acte analytique, op. cit., p.168-169
4 Lacan J., Les complexes familiaux, in Autres écrits, op. cit., p. 34
5 Lacan J., « Sur le discours psychanalytique », Conférence à l’Université de Milan, 12 mai 1972, inédit
268
Pourtant, il y a une chose qui va tenter de suppléer à l’impossible de ce rapport sexuel :
c’est justement l’amour. Mais avant cela, les hommes et les femmes tentent de composer
ensemble.

b) Les hommes et les femmes : qu’est-ce que Staferla ?


Nous avons rencontré un texte de Lacan qui est intitulé Un homme et une femme1. Il
s’agit en fait de notes préparatoires à la séance du séminaire « D’un discours qui ne serait
pas du semblant » du 09 juin 1971. Dans cette leçon, voici ce que l’on trouve : « Un
homme et une femme peuvent s’entendre, je ne dis pas non ; ils peuvent comme tels
s’entendre crier. » 2
Voilà une conséquence de l’impossible du rapport sexuel, voilà à quoi se réduit
l’entente possible. Cette formulation précède celle-ci qui n’en est pas pour autant plus
optimiste : « l'homme avec une femme en est aussi embarrassé qu'un poisson d'une
pomme. »3

- La fiction mâle versus la valeur homme-elle :


Au regard du phallus, la distribution suivante se pose :
• « Elle peut l’être car elle ne l’a pas »
• « Il a donc il ne l’est pas »
Lacan propose que la fiction mâle soit de croire qu’on « est ce qui a » ; c’est
l’expression triviale de la virilité : en avoir ou pas.
L’homme pense aussi « avoir ce qui est » : « Ce qui est, c'est l'objet de désir : c'est
la femme. »4 C’est pour cela qu’à cette fiction mâle, correspond une valeur homme-elle qui
est : «on n'est pas ce qu'on a ».
C’est parce qu’une femme n’a pas le phallus qu’elle peut en prendre la valeur ; et
c’est par ce qu’un homme porte le phallus, qu’il ne peut pas l’être. Du coup, c’est autour de
cette distribution que s’organiseront les affaires entre les hommes et les femmes : la femme
constitue l’objet de son désir sur ce qu’elle n’a pas, et l’homme le constitue sur ce qu’il
n’est pas.5
Staferla côté homme : L’homme, dans Staferla, a à faire avec l'objet a : « ce qui
s'est vu, mais rien que du côté de l'homme, c'est que ce à quoi il a à faire, c'est à l'objet a,

1 Lacan J. (1971), Un homme et une femme, Bulletin de l’Association freudienne n° 54 de septembre 1993,
p.13-21
2 Lacan J. (1971), Le séminaire XVIII : D’un discours qui ne serait pas du semblant, Inédit, Afi, p. 131
3 Lacan J., Le séminaire XXI : Les non-dupes-errent, op. cit., p. 107
4 Lacan J., Le séminaire XIV : La logique du fantasme, op. cit., p. 216
5 Lacan J, Le séminaire X : L’angoisse, op. cit., p. 233
269
et que toute sa réalisation au rapport sexuel aboutit au fantasme. »1 C’est en cela que
l’homme névrosé est en corrélation avec les perversions : l’objet a en est la cause.
Staferla côté femme : Dans Télévision Lacan avance qu’« une femme ne rencontre
l’homme que dans la psychose »2, puis plus loin « l’universel de ce qu’elles désirent est de
la folie : toutes les femmes sont folles qu’on dit »3. Peut-être que le fait que la jouissance
supplémentaire ne puisse être assouvie que par le mythique « hommoinsun », celui qui ne
serait pas passé à la castration, participe de cette folie. C’est que l’exigence d’une femme
est «que l'homme soit tout à elle »4; c’est d’ailleurs ce qui la rend jalouse.
En fait Lacan dit que les femmes sont plus arrangeantes que folles : « il n’y a pas
de limite aux concessions que chacune fait pour un homme : de son âme de son corps, de
ses biens. »5 Une femme se donne toute à un homme : « elle se prête plutôt à la perversion
que je tiens pour celle de l’homme. »6 Ainsi, la mascarade dont il s’agit consiste pour une
femme à « se préparer pour que le fantasme de l’homme trouve en elle son heure de
vérité. »7
De cette disparité, on peut dire qu’un homme est « tout à elle » et qu’une femme
n’est « pas toute » à lui. De là nous pouvons faire un recoupement avec cette autre
distribution proposée par Lacan : la forme fétichiste et la forme érotomaniaque de l'amour.

c) Forme fétichiste et forme érotomaniaque de l’amour


Face à cette disparité on peut se demander si tous les hommes ne seraient pas des
pervers et les femmes des érotomanes: « Si la position du sexe diffère quant à l'objet, c'est
de toute la distance qui sépare la forme fétichiste de la forme érotomaniaque de l'amour.
Nous devons en retrouver les saillants dans le vécu le plus commun. »8
En effet, comme nous l’a rappelé R. Gori, une femme est plus exposée à la passion
qu’un homme9. Elle connaît pourtant le fétichisme : l’enfant peut être le fétiche de la
femme. Mais il faut préciser que quand une femme a une passion des étoffes, tel que
Clérambault a pu le décrire remarquablement 10, nous pouvons dire avec Lacan que c’est
souvent pour plaire à l’homme... donc est-ce encore vraiment un fétichisme ? De toutes
façons, le fétichisme et l’amour entretiennent d’étroits rapports qui ont eux aussi été
1 Lacan J, Le séminaire XX : Encore, op. cit., p.80
2 Lacan J., Autres écrits, op. cit., p . 540
3 Lacan J., Autres écrits, Ibid., p . 540
4 Lacan J, Le séminaire XXI : Les non-dupes errent, op. cit., p.238
5 Lacan J., Autres écrits, op. cit., p. 540
6 Ibid.
7 Ibid.
8 Lacan J., Pour un congrès sur la sexualité féminine, in Écrits, op. cit., p. 733
9 Gori R., Logique des passions, op. cit.
10 Clerambault G. G. de, Passion érotique des étoffes chez la femme, Paris : Empêcheurs De Penser En
Rond, 2002
270
précisément décrits par Binet1. Ce point éclaire d’ailleurs cette particularité de la clinique
de la vie amoureuse qu’est la surestimation. Nous avons déjà développé cet aspect dans un
précédent travail, mais revenons juste sur ceci : « Nul privilège dans l'objet, sinon dans
cette valeur absurde donnée à chaque trait d'être un privilège. »2 La cristallisation
décrite par Stendhal surestime un trait assez commun pour en faire un éclat, une brillance...
Il y a dans la surestimation une proximité avec le fétichisme : rappelons-nous ce patient
décrit par Freud pour qui la condition de fétiche était le « brillant sur le nez »3 ; ce cas est
d’ailleurs d’autant plus intéressant que ce « brillant » est à lire « regard » selon
l’homophonie de Glanz et Glance. Quelle ressemblance clinique avec la surestimation :
ainsi cette tirade d’Eliante dans le Misanthrope dont Lacan nous rappelle qu’elle est
extraite de De Natura rerum de Lucrece 4.
L'amour, pour l'ordinaire, est peu fait à ces lois,
Et l'on voit les amants vanter toujours leur choix;
Jamais leur passion n'y voit rien de blâmable,
Et dans l'objet aimé tout leur devient aimable :
Ils comptent les défauts pour des perfections,
Et savent y donner de favorables noms.
La pâle est aux jasmins en blancheur comparable;
La noire à faire peur, une brune adorable;
La maigre a de la taille et de la liberté;
La grasse est dans son port pleine de majesté;
La malpropre sur soi, de peu d'attraits chargée,
Est mise sous le nom de beauté négligée;
La géante paraît une déesse aux yeux;
La naine, un abrégé des merveilles des cieux;
L'orgueilleuse a le cœur digne d'une couronne;
La fourbe a de l'esprit; la sotte est toute bonne;
La trop grande parleuse est d'agréable humeur;
Et la muette garde une honnête pudeur.
C'est ainsi qu'un amant dont l'ardeur est extrême
Aime jusqu'aux défauts des personnes qu'il aime.5

Mais nous pouvons rapidement poser les jalons de la différence entre surestimation
amoureuse et objet de la perversion : c’est parce que l’objet du désir se constitue dans l’au-
delà de la demande que le sujet va trouver dans un objet ce qu’il demande car l’Autre ne
répond pas : « je veux dire que c'est parce que l'Autre ne répond pas, sinon que rien peut-
être, que le pire n'est pas toujours sûr, que le sujet va trouver dans un objet les vertus mêmes
de sa demande initiale. »6

1 Binet A. (1887), Le fétichisme dans l’amour, Paris : Payot, 2001


2 Lacan J, Le séminaire IX : L’identification, op. cit., p. 212
3 Freud S., Le fétichisme, in La vie sexuelle, op. cit., p. 133
4 Lucrèce, De Natura rerum, IV, v. 1149 sqq.
5 Molière, Le Misanthrope, II.4 v.711-730
6 Lacan J, Le séminaire IX : L’identification, op. cit., p. 211
271
2- Le non rapport sexuel et l’amour

Nous avons vu, avec le séminaire XX, que ce qui fait suppléance à l’impossible du
rapport sexuel, c’est précisément l’amour1. Que cet amour se porte vers le sujet supposé
savoir, c’est une leçon de ce même séminaire et du suivant. 2 L'amour se supporte « d'un
certain rapport entre deux savoirs inconscients »3 : ainsi l'amour donne-t-il l'illusion que
le rapport sexuel cesse de ne pas s'écrire. Le sujet est l’effet du savoir inconscient ; c’est de
ce savoir là dont il s’agit, en tant que l’amour, est un rapport de sujet à sujet. On peut
proposer la formulation suivante : l’absence de rapport sexuel est recouverte, voilée
(« Cachez ce sein que je ne saurais voir ») par le rapport amoureux en tant que rapport de
sujet à sujet (soit par métonymie : rapport de deux savoirs inconscients). De cette
distribution de l’amour selon la sexuation, Lacan en tire plusieurs conséquences :
− Comment un homme aime-t-il une femme ? « La question que je pose : par quelle
voie aime-t-on une femme... si je pose la question, ça c'est un bateau lacanien, c'est
sans doute que j'ai la réponse. Comment un homme aime-t-il une femme? Par
hasard. » 4 Ce hasard relève de la Tuché, de la contingence formalisée par le jeu de
la mourre que nous avons repris plus haut. Rappelons-nous que l’amour est ce
passage de la contingence à la nécessité. On peut donc dire que ce hasard est
inaugural.
- Est hétérosexuel qui aime les femmes : « Disons hétérosexuel par définition, ce qui
aime les femmes, quel que soit son sexe propre. Ce sera plus clair. »5
- L’amour est insatiable car il repose sur la promesse d’un rapport sexuel qui n’existe
pas.
- L’homme aime deux femmes pour croire la faire toute : « Qu’une femme ici ne
serve à l’homme qu’à ce qu’il cesse d’en aimer une autre ; que de n’y pas parvenir
soit de lui contre elle retenu, alors que c’est bien d’y réussir, qu’elle le rate,– que
maladroit, le même s’imagine que d’en avoir deux la fait toute. »6
- Une femme est un objet a pour un homme : « Que la femme soit l’objet a de
l’homme à l’occasion, ça ne veut pas dire du tout qu’elle, elle a du goût à l’être.
Mais enfin ça arrive. »7

1 Lacan J, Le séminaire XX : Encore, op. cit., p. 44


2 Lacan J, Le séminaire XXI : Les non-dupes errent, op. cit., p. 238
3 Lacan J, Le séminaire XX : Encore, op. cit., p. 131
4 Lacan J, Les non-dupes errent, op. cit., p.63
5 Lacan J., L’étourdit, in Autres écrits, op. cit., p. 467
6 Ibid., p. 469
7 Lacan J., 7ème Congrès de l’École freudienne de Paris à Rome, conférence parue dans les Lettres de l’École
freudienne, 1975, n° 16, p.185
272
- L’amour est du côté des femmes : « l'amour dont il s'agit et que je mets là comme
ça, généreusement tout entier du côté des femmes. » 1 C’est en ce sens que l’amour
s’adresse toujours à un homme, qu’il est « Hommosexuel » peut-on dire.
- Le désir est du côté des hommes : « Ce qui dans le sexuel importe, c'est le comique,
c'est que, quand un homme est femme, c'est à ce moment-là qu'il aime, c'est-à-dire
qu'il aspire au quelque chose qui est son objet. Par contre, c'est au titre d'homme
qu'il désire, c'est-à-dire qu'il se supporte de quelque chose qui s'appelle
proprement bander. Ouais. »2 C’est ce que reprend Assoun dans ses leçons sur le
masculin et le féminin : « l’amour engage en effet le désir masculin sur la voie
d’une féminisation, il engage le désir féminin sur la voie d’une phallicisation. »3

Cette distribution sexuée de l’amour et du désir pourrait être mise en relation avec
ce que nous avons repris plus haut au sujet de l’identification : étant donné que
l’identification est première et que l’amour pour le père est premier, nous pouvons
formuler que l’attachement sexuel serait plutôt du côté de la mère et que l’amour serait
vers le père. Ainsi, la distribution de l’amour et du désir pourrait suivre ceci : choix d’objet
sexuel du côté de la mère et le choix d’objet d’amour du côté du père. Cette formulation
rapide nécessiterait d’être mise à l’épreuve plus rigoureusement... Toujours est-il que le
désir dans sa structure métonymique s’oppose à l’amour qui tend vers l’Un. Le couple
essaie de combiner cette dyade. Pourtant, comme le formule Lacan après plus de trente ans
de séminaire : « Pourquoi le désir passe-t-il à l'amour ? Les faits ne permettent pas de
l'expliquer. Ιl y a sans doute des effets de prestige. »4 Des œuvres comme l’opéra Cosi fan
tutte, ou bien le théâtre de Mariveau, mettent en scène cette métonymie de l’objet du désir
qui met à mal le Un de l’amour. L’interchangeabilité des objets est mise en scène. Mais
pourtant, toujours la distribution inaugurale est remise en place : les choses rentrent dans
ordre et chacun retrouve sa chacune. Comme si cette tendance à interchangeabilité, qui est
la mise en acte de la structure métonymique de l’objet du désir, était portée sur la scène par
les auteurs, puis remise à l’écart, car tout de même : « on ne badine pas avec l’amour ».
Nous pensons que c’est autour de ce nouage entre l’amour et le désir, que la psychanalyse
peut tisser une métapsychologie de la vie amoureuse. Il y a le nouage entre les hommes et
les femmes, le nouage entre l’amour et le désir et la distribution de ces quatre éléments.

1 Lacan J., Le séminaire XXI : Les non-dupes errent, op. cit., p.238
2 Lacan J., Le séminaire XXV : Le moment de conclure, Inédit, séance du 15 novembre 1977, Afi : p.14
3 Assoun P.-L., Masculin et féminin, Paris : Economica, 2005, p ; 90
4 Lacan J., Le séminaire XXV : Le moment de conclure, op. cit., leçon 10 du 11 avril 1978, p. 104
273
3- L’(a)mour

« Mon fameux objet avec lequel ce petit (a) des lettres d'(a)mur n'a bien entendu que le
plus mince rapport. » Lacan1

a) Le mur
Pendant la même année, Lacan donnera en parallèle au séminaire un cycle
de conférences à Sainte Anne intitulées Le savoir du psychanalyste. C’est dans l’une
d’elles qu’il reprendra ce petit poème de Tudal déjà mentionné dans les Écrits2 :
Entre l’homme et la femme, il y a l’amour,
Entre l’homme et l’amour, il y a un monde,
Entre l’homme et le monde, il y a un mur.

Par ailleurs, l’amour apparaît en 842 sous l’orthographe « amur » dans l’incipit du
premier texte écrit en langue française connu sous la dénomination du Serment de
Strasbourg : « Pro deo amur… ». Ce n’est que plus tard que l’évolution phonétique
amènera notre orthographe « amour ». Le mur est donc déjà dans l’amour… Mais ce mur
n’est rien d’autre que le lieu de la castration : « C'est pas un mur c'est simplement le lieu
de la castration. »3 La castration est donc le mur qui existe entre les hommes et les
femmes, et tout l’enjeu de l’amour sera de faire avec ce mur. Lacan le précise très
clairement : « Peut-être, pour se faire une saine idée de ce qu'il en est de l'amour, il
faudrait peut-être partir de ce que, quand ça se joue, mais sérieusement, entre un homme
et une femme, c'est toujours avec l'enjeu de la castration. »4 C’est ce que nous avons voulu
souligner plus haut en reprenant le commentaire que fait Lacan du tableau de Zucchi, il
s’agissait bien alors du rapport entre l’âme et le désir.
Mais si Lacan introduit ici ce poème, c’est aussi pour insister sur la fonction
mésologique, c’est à dire la fonction de l’entre-deux, dans le sens où le sujet est coupé de
la jouissance puisqu’il parle.

1 Lacan J., Le séminaire XXI : Les non-dupes-errent, op. cit., p. 78


2 Lacan J., Le séminaire XIX : Le savoir du psychanalyste, inédit, séance du 6 janvier 1972, version AFI,
p.47
3 Ibid., p 49
4 Ibid., p. 49
274
b) L’( a )mur

« L'amour, l'amour, que ça communique, que ça flue, que ça fuse, que c'est l'amour, quoi !
L'amour, le bien que veut la mère pour son fils, l'( a )mur, il suffit de mettre entre
parenthèses le a pour retrouver ce que nous touchons du doigt tous les jours »1

C’est l’objet a qui se retrouve ici dans cette écriture, renouant par-là avec la
dialectique de l’amour et du désir. Coupé de la jouissance en tant que parlêtre, le sujet a
donc perdu la Chose. C’est de cette perte, perte d’un objet qui n’existe pas comme nous
l’avons vu en détaillant ce concept, que le sujet établira sa relation à tout objet sur le
modèle de l’objet a, dans ses quatre déclinaisons telles que Lacan les a soulignées : le sein,
les fèces, le regard et la voix. Ces objets, Lacan nous le précise dans le séminaire XX, sont
en fait substitués à l’Autre de la demande sous la forme de la cause du désir2. Demande à
l’Autre (sein), demande de l’autre (analité), désir de l’Autre (regard) et désir à l’Autre (la
voix). L’objet a n’est donc pas étranger à l’amour, même si nous avons beaucoup insisté
sur la différence entre l’amour et le désir. Mais s’il n’y avait pas de désir, il ne pourrait
certainement pas il y avoir d’amour. Dans le séminaire X, l’objet a est en lien avec l’amour
car il est aussi objet de l’identification. L’objet a est ce qui dans la métaphore de l’amour
fait passer du statut d’amant à celui d’aimé. C’est cette place du a dans la dialectique
aimer/être aimé qui permet de comprendre « qu’on aime, qu’on est amant, avec ce qu’on a
pas. »3
La fonction mésologique dans l’amour nous la retrouverons dans le Séminaire XX,
quand Lacan avance que l’amour est un signe. Ce signe de l’amour n’est pas celui de la
jouissance du corps de l’autre, mais celui d’un changement de discours. C’est entre les
discours que l’amour émerge comme signe. Nous voyons bien que l’amour est quelque
chose qui se situe « entre ». C’est quelque chose qui tente de nouer des éléments. Deux ans
plus tard, dans le séminaire les Non-dupes-errent, Lacan pose l’amour comme un moyen
imaginaire, de nouer le Réel et le Symbolique. Mais il précise qu’en tant que moyen, c’est
un ratage : «la face équivalente de ce que j'ai situé de l'amour comme étant ce lien
essentiel du Réel et du Symbolique, c'est que pris comme moyen, ça a toutes les chances
d'être ce que ça est aussi du niveau de la finalité, à savoir ce qu'on appelle un pur
ratage. »4

1 Ibid., p. 49
2 Lacan J., Le séminaire XX : Encore, op. cit., p. 159
3 Lacan J., Le séminaire X : L’angoisse, Paris : Seuil, p. 139
4 Lacan J., Le séminaire XXI : les non-dupes-errent, inédit, version AFI, p. 74-75
275
La formalisation de cette mésologie de l'amour entre l'homme et la femme proposée
par Lacan fait appel à la topologie de la bouteille de Klein :

Amour

« “Entre l'homme et la femme, il y a l'amour.” Ça communique à plein tube. Là,


vous voyez, ça circule! C'est mis en commun, le flux, l'influx et tout (...). Bon ! Alors
l'amour, il est là, le petit rond qui est là partout, à part qu'il y a un endroit où ça va se
rebrousser, et vachement! »1 Nous avons détaillé plus haut cette surface : sa particularité
réside dans ce cercle de rebroussement ; C’est la zone qui est à la fois un goulot et un culot,
l’entrée et la sortie. C’est cette zone là qui fait mur ; l’(a)mur : c’est l’objet a plus le mur
de la castration. On voit ici une frontière trouble entre l’amour et cet objet a, alors que
nous avons souligné tout au long de ce travail leur hétérogénéité. Voici encore une tentative
de nouage : « Je t’aime, mais, parce qu’inexplicablement j’aime en toi quelque chose plus
que toi – l’objet petit a, je te mutile. »2 C’est en ce sens que « l'amour est la sublimation du
désir ».3

c) Arracher un objet à l’être aimé


Dans les propos pour un congrès sur la sexualité féminine Lacan avance que, pour
une femme, derrière le voile se cache comme objet de son adoration « est un amant châtré
ou un homme mort (voire les deux en un) »4.
C’est de cette figure dont il s’agira dix-huit ans plus tard dans L’empire des sens de
Nagisa Oshima que Lacan mentionnera dans son séminaire après l’avoir vu en avant
première privée, film dont il souhaita qu’il passe la censure.5 Ce film est inspiré de faits

1 Lacan J., Le séminaire XIX : Le savoir du psychanalyste, op. cit., p. 47


2 Lacan J., Le séminaire XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p. 241.
3 Lacan J., Le séminaire X : L’angoisse, op. cit., p. 209
4 Lacan J., Pour un congrès sur la sexualité féminine, in Écrits, op. cit., p.731
5 Lacan J., Le séminaire XXIII : Le Sinthome, op. cit., p. 126
276
authentiques : Sada et Kichizo vivent une passion érotique qu’il poussent jusqu’à son
extreme : leur souhait est de faire l’amour en continu. Ils veulent s’abolir du manque. La
seule solution à leur disposition est de jouer à cotoyer la mort dans des strangulations de
plus en plus fortes. Quand Kichizo en meurt, Sada lui tranche le pénis quelle portera sur
elle quand elle sera arrêtée errante dans la rue.
Emportant avec elle le pénis, elle aura pensé gardé le phallus; c’est là toute
l’ambiguïté de la Bedeutung du phallus chez la femme : elle trouve chez l’homme l’organe
qui, revêtu de la fonction phallique, prend fonction de fétiche. Notons en digression que
dans une scène, Kichizo se retrouvant exceptionnellement séparé de Sada, se jette sur une
vielle servante qui lui porte son déjeuner et la viole. Nous lisons cette scène comme ce
qu’il en est justement de cette Bedeutung chez l’homme : le phallus est toujours chez une
autre femme, et si possible rabaissée. « Il faut à la femme au moins ça, que ça soit
possible, la castration, c’est son abord de l’homme. Pour ce qui est de la faire passer à
l’acte, ladite castration, elle s’en charge. »1 Ici, Sada en a fait un acte non métaphorique :
pour se charger de la castration, elle a émasculé son amant.
Ce cas en amène un autre qui est du côté masculin. Dans la pièce Domage qu’elle
soit une putain de John Ford en 1625, est mis en scène un amour entre Giovanni et sa soeur
Annabella. Cette passion tragique l’amènera à la tuer plutot que de s’en séparer. Dans une
ultime scène d’amour, il fouilera ses entrailles jusqu’à lui arracher le coeur qu’il
transportera jusque devant leur père. Nous pouvons penser que s’il elle avit eu un pénis,
c’est cela qu’il aurait tranché! C’est-à-dire qu’ici le coeur fait fonction de phallus.
Ces deux cas de passion mortelle nous montrent que même au plus haut point de la
passion, l’amoureux veut détacher une partie du corps de son partenaire. Comme si
l’amour ne pouvait jamais être sans lien avec un bout de chair.

1 Lacan J., Le séminaire IXX: ...Ou pire, Inédit, AFI p. 45


277
Chapitre 9 - Le Réel de la Lalangue ou comment parler
d'amour

« Pour L'homme, l'amour ça va sans dire » Lacan 1


« Pour l’instant je ne baise pas, je parle ; et bien ! Je peux avoir exactement la même
satisfaction que si je baisais »Lacan 2

Plus haut dans ce travail, avec Safouan, nous avons évoqué la pulsion de mort à
l’œuvre dans l'amour.3 Nous avons déjà cité ce qu'il dit sur ce rapport entre Mort,
Jouissance et signifiant : la pulsion de mort se manifeste en tant que la mort est condition
de jouissance. Pour Safouan, l’amour c’est la jouissance d’un signifiant : en ce sens,
l’union n’est possible que dans le discours. Nous pourrions rajouter à la suite de Safouan
que l'union n'est possible que dans la Lalangue : nous y reviendrons avec la dimension du
réel. »
Les signifiants sont les objets dont dispose l'amoureux pour parler de ce qui
l'affecte. Pour Pascal : « A force de parler d'amour, on devient amoureux. Il n'y a rien si
aisé. C'est la passion la plus naturelle à l'homme. »4 Et nous nous souvenons de la maxime
de La Rochefoucauld : « on ne serait pas amoureux si le mot « amour » n'existait pas. »5
Mais nous voulons montrer dans ce chapitre en quoi le langage ne suffit pas à
l'amoureux, en quoi il tente de glisser vers ce point de réel de langage que Lacan a
formalisé avec la Lalangue. Nous proposons de passer tout d'abord par ce rapport de
l'amoureux au langage, aux mots d'amour. Cela nous amènera aussi à faire une pause du
côté de la comédie, où ce rapport du sujet au discours amoureux nous montera que le
comique est de la partie.

1 Lacan J., Le séminaire XXI : Les non dupes errent, inédit, séance du 12 février 1974, AFI p. 119
2 Lacan J., Le séminaire XI : Les 4 concepts..., séance du 6mai 1964, AFI p.196
3 Cf supra, p. 44
4 Pascal, 1652, Discours sur les passions de l'amour
5 La Rochefoucauld F. de- (1664), Reflexions ou sentences et maximes morales n° 136
278
I- Parler d'amour

1- Marivaudages : le coitus reservatus (impromptus ?)

Le marivaudage est cet échange de paroles galantes tournant autour de sentiments


alambiqués. Les pièces de Marivaux sont garnies de telles paroles au point que, d'une part
on leur donne son nom propre, mais qu'aussi on en désigne le versant péjoratif.
Mais les amoureux peuvent-ils faire autrement ? Le sentiment amoureux peut-il être
raconté autrement ? Les entrelacs du désir et de l'amour ne peuvent peut-être pas se passer
de cette forme. Au centre de cette logique nous semble résider le « ça ne cesse pas de ne
pas s'écrire. » C'est pour cela que les comédies sentimentales ne peuvent que tourner en
dérision les atermoiements, les hésitations et les impasses de la relation amoureuse. Les
marivaudages des amoureux nous rappellent l'atermoiement de l'amour courtois : ou
comment les amoureux tentent de se garder à l'écart de la satisfaction amoureuse qui
risquerait de tarir leur désir.
De nos jours, le cinéma offre de remarquables auteurs qui en font leur style
artistique : nous pensons à Woody Allen1, Eric Rhomer2 et plus récemment Arnaud
Desplechin et Emmanuel Mouret3. Ces œuvres n'ont pourtant rien à envier aux tragédies
pour croquer ce qui se joue entre un homme et une femme. Ils ont choisi parfois le ton
comique et burlesque pour approcher ce Réel de l'amour qui ne peut se dire. Roland
Barthes écrit dans ses Fragments d’un discours amoureux : « Le langage est une peau : je
frotte mon langage contre l’autre. C’est comme si j’avais des mots en guise de doigts, ou
des doigts au bout de mes mots. Parler amoureusement c’est dépenser sans crise, sans
terme ; c’est pratiquer un rapport sans orgasme. Il existe peut-être une forme littéraire de
ce coïtus reservatus : le marivaudage. »4
Ces artistes mettent en scène des hommes ou des femmes en proie à leurs passions,
meurs désirs, et à l'impasse de l'amour qui est toujours un ratage dans sa suppléance à
l'impossible du rapport sexuel. Nous pouvons même placer au début de la série, comme le
premier de tous les auteurs comiques sur l'amour, Ovide. Il suffit de suivre les chapitres de
l'art d'aimer pour se rendre à l'évidence que parler d'amour fait tomber dans la comédie.

1 Dans l’œuvre de Woody Allen, citons : Play it again Sam, Deconstructing Harry, Anything else
2 Dans l’œuvre d'Eric Rhomer, citons : L'amour l'apres-midi, Le genou de claire,
3 Dans l’œuvre d'Emmanuel Mouret, citons : Changement d'adresse, Fais moi plaisir,
4 Barthes R., Fragments d'un discours amoureux, op. cit., p.87
279
2- la comique de l'amour

Lacan met l'accent à plusieurs reprises sur le comique de l'amour. Tout d'abord dans
le séminaire III, où il évoque l'atermoiement et « le sacrifice total d'un être à l'autre » dans
l'amour courtois en le qualifiant de « folie »1.
La première occurrence du comique de l'amour chez Lacan est donc en lien avec
cet amour de loin. Ensuite c'est lors du Séminaire V qu'il reprend cette idée, toujours en
lien avec l'amour imaginaire : «le moment de communion imaginaire que représente la
comédie. »2 Ce qui est comique c'est donc ici la dimension imaginaire de l'amour poussée à
son paroxysme. Puis il formule pour la première fois que « L'amour est un sentiment
comique. » La formule est ainsi lancée à l'auditoire lors de la septième séance le 18
décembre 1957. C'est une des formules de Lacan sur l'amour qui est restée dans les
mémoires. Malgré sa forme laconique, il convient de la replacer dans le long
développement de Lacan sur la comédie.
Ce développement sur la comédie vient s'inscrire dans l’étude par Lacan du texte de
Freud « Le mot d'esprit et sa relation à l'inconscient » qui occupera le premier trimestre de
ce séminaire. Il s'attache tout d'abord à revenir sur les origines de la comédie : « L'origine
de la comédie est étroitement liée au rapport du ça au langage »3. Le ça dont il s'agit est ici
défini comme ce qui ne « ne se saisit qu'au-delà de toute l'élaboration du désir dans le
réseau du langage, il ne se réalise qu'à la limite. » C'est là la reprise du Witz freudien.
Mais la comédie, comme le Witz, va permettre un accès à un savoir inconscient en jeu dans
l'amour.
Il convient de rappeler que l'origine historique de la comédie se trouve dans les
joies des Banquets. Lacan fait le lien entre cette origine et la jouissance : des (ré)-
jouissances de la bouche et du ventre, la comédie vient éclore dans une disposition qui
nous rappelle celle de l'amour en rapport à la dialectique jouissance/désir : nous proposons
de formuler qu'à la manière de l'amour faisant condescendre la jouissance au désir, la
comédie fait condescendre les jouissances du Banquet au désir dans son rapport au ça et au
langage.
Lacan distingue deux époques dans la comédie. Tout d'abord, l'ancienne comédie
dont la référence est Aristophane. Dans les Nuées par exemple, Aristophane se moque de
la dialectique de Socrate en mettant en scène qu'elle ne sert finalement qu'à satisfaire des
besoins cachés, sexuels notamment. Ce sont ces mêmes besoins sexuels qui sont dévoilés

1 Lacan J., Le séminaire III : Les psychoses, op. cit., séance du 31 mai 1956, p.446
2 Lacan J., Le Séminaire V : Les formations de l'inconscient, op. cit., p.135
3 Ibid., p.134
280
dans Lysistrata : les femmes, pour arrêter la guerre, privent les hommes de relations
sexuelles jusqu'à l'armistice. C'est une pièce dans laquelle la mise en scène va jusqu'à faire
porter d'énormes phallus aux comédiens. Lacan en dira que c'est ce phallus en scène qui
fait éclater le comique : « J'enseigne que l'amour est un sentiment comique, mais ça ne se
décèle pas à ce détour, mais à celui du désir qui fuse dans les mots d'esprit. C'est l'organe
qu'il évoque qui est comique. Il faut que cet objet existe quelque part pour que le comique
éclate. Chez Aristophane, il était sur la scène. Aujourd'hui, il est plus pudique, mais il est
là. L'avare n'est comique que quand le godelureau lui parle de sa fille, et que lui entend
cassette, c'est-à-dire le phallus de l'autre. »1
Ensuite vient la Nouvelle Comédie : elle, par contre, substitue l'amour au sexe.
Lacan pose L’École des femmes de Molière comme chef-d’œuvre unique de la comédie
dans son sens propre : « Molière nous propose le problème d'une façon qui en donne la
grille. C'est d'une limpidité absolument comparable à un théorème d'Euclide. » Dans cette
pièce, qui se situe à l'orée de Romantisme, se pose pour Lacan « le problème d'une façon
absolument schématique, puisque d'amour il s'agit, mais que l'amour est là en tant
qu'instrument de la satisfaction. »
Arnolphe est un homme qui veut obtenir l'amour par la force de la volonté ; il
choisi une enfant, Agnès, pour faire son éducation dans le seul objectif qu'elle soit
amoureuse de lui. Dans cette pièce, le ressort comique réside pour Lacan dans la
substitution entre le raisonneur et l'ingénue. La jeune Agnès, qui était ingénue, deviendra
raisonneuse puis qu'elle utilisera la ruse pour s'approcher de son objet d'amour qu'est
Horace. Arnolphe, qui était raisonneur, deviendra ingénue puisqu'il deviendra amoureux
d’Agnès quand celle-ci l'aura ridiculisé : « ce qui constitue le ressort comique, c'est que
dès que l'esprit est venu à la fille, nous voyons surgir la raisonneuse devant le personnage
qui, lui, devient l'ingénu, car dans des mots qui ne laissent aucune ambiguïté, il lui dit
alors qu'il l'aime. »2
Hé bien! faisons la paix. Va, petite traîtresse,
Je te pardonne tout et te rends ma tendresse.
Considère par là l'amour que j'ai pour toi,
Et me voyant si bon, en revanche aime-moi.

C'est dans ce renversement que git l'amour véritable : « C'est précisément en ceci
qu'Arnolphe est un véritable amoureux, beaucoup plus authentiquement amoureux que le

1 Cf. Lacan J., Le séminaire IX : L’identification, Annexe : « ce que j’enseigne »


2 Lacan J., Le séminaire V : Les formations de l'inconscient, op. cit., p.138
281
dénommé Horace, qui est, lui, perpétuellement vacillant. »3 Et plus largement , c'est pour
Lacan là que git le point culminant de la comédie, soit l'amour.
Après avoir replacé le comique dans la comédie, Lacan poursuit en critiquant le fait
que le romantisme dissimule le comique dans l'amour : « II est curieux de voir à quel point
l'amour, nous ne le percevons plus qu'à travers toutes sortes de parois qui l'étouffent, de
parois romantiques, alors que l'amour est un ressort essentiellement comique. »1 C'est un
point de vue que nous partageons sincèrement : les comédies n'ont rien à envier aux
tragédies pour croquer quelques vérités sur l'amour. Nous renvoyons aux œuvres
cinématographiques citées plus haut pour s'en rendre compte.
Plus tard, c'est au sujet du Banquet que Lacan va reprendre cette notion :
« S’agissant de l’amour, il est clair que Platon a pris la voie de la comédie. »2 Le ressort
comique du Banquet réside bien entendu dans la présence d'Aristophane, mais surtout dans
son Hoquet qui vient ponctuer le Banquet : « Il y a deux choses que j'ai notées dans mon
discours passé concernant l'amour et je les rappelle. La première est que l'amour est un
sentiment comique, et vous verrez ce qui dans notre investigation l'illustrera. Nous
bouclerons à ce propos la boucle qui nous permettra de ramener ce qui est essentiel : la
véritable nature de la comédie. Et c'est tellement essentiel et indispensable que c'est pour
cela qu'il y a dans le Banquet, ce que depuis le temps des commentateurs n'ont jamais
réussi à expliquer, à savoir, la présence d'Aristophane. Il était, historiquement parlant,
l'ennemi juré de Socrate ; il est là pourtant. » 3
Ensuite au Séminaire X, le comique de l'amour se retrouve dans le rapport de l'amour
et de la mort. Ce sera alors sous la forme d'une boutade lacanienne « L'amour-rir de rire » :
« Ça ne va pas très loin, ce que nous demandons [à notre partenaire], c'est la petite mort,
mais enfin il est clair que nous la demandons, que la pulsion est intimement mêlée à cette
pulsion de la demande, nous demandons à faire l'amour, si vous voulez à faire l'a-mourir,
c'est à mourir, c'est même à mourir de rire ! Ce n'est pas pour rien que je souligne ce qui,
de l'amour, participe à ce que j'appelle un sentiment comique. En tout cas, c'est bien là que
doit résider ce qu'il y a de reposant dans l'après-orgasme. Si ce qui est satisfait, c'est cette
demande, eh ! bien mon Dieu, c'est satisfaire à bon compte, on s'en tire ! »4
Mais bien plus tard, en 1975, Lacan reprend ce comique de l'amour comme il l'avait
amené la première fois vingt ans plus tôt en l’articulant à la folie dans la distinction entre
croyance et certitude. Le comique de l'amour sera équivalent au comique de la psychose
3 Ibid.
1 Ibid.
2 Lacan J., Le séminaire VIII : Le transfert, séance 5 du 14 décembre 1960
3 Ibid, AFI p.29
4 Lacan J., Le séminaire X : L'angoisse, séance 20 du 29 mai 1963, AFI p.327
282
dans ce qu'un homme amoureux croit en la femme qu'il aime : « C'est de même pour ce
qu'il en est d'une femme, à ceci près, ce qui arrive, mais ce qui n'est pas évident, c'est
qu'on croit qu'elle dit effectivement quelque chose, c'est là que joue le bouchon. Pour y
croire, on la croit. On croit ce qu'elle dit. C'est ce qui s'appelle l'amour. Et c'est en quoi
c'est un sentiment que j'ai qualifié à l'occasion de comique. C'est le comique bien connu, le
comique de la psychose : c'est pour ça qu'on nous dit couramment que l'amour est une
folie. »1
Ici, c'est bien autour de la croyance et de la certitude que vont se rejoindre l'amour
et la psychose. Lacan distingue le « y croire » et le « la croire » : « y croire » laisse encore
une marge là où le « la croire » rend « fou amoureux ». Nous reviendrons sur cette
distinction dans notre partie clinique. En effet, ce rapprochement de l'amour et de la folie
en passant par le comique nous semble pertinent pour nous orienter dans le champ clinique
des passions dont les patients qui nous en parlent ne sont le plus souvent pas dupes du
comique, dans leurs jalousies ou leur conviction d'être aimés. Ici, le rapport de l'amour et
du savoir ne passe plus par l'adresse à un sujet supposé mais à un sujet certain.
Nous voyons là un rapprochement avec ce qui du Réel rend l'amour hors la loi, hors
la loi de la castration, avec les psychoses où l'amour ne suffit plus à faire suppléance car
pour le sujet, la rencontre de l'autre sexe fait rapport sexuel. C'est alors à la certitude
délirante qu'il fera appel pour se tenir à l'écart de ce Réel. Si l'amour est bien une folie, c'est
parce qu'il frise parfois avec ce rapport-là au Réel. Nous en trouvons, en dehors des cas
cliniques de psychoses, des déclinaisons atténuées dans le discours amoureux.

1 Lacan J., Le séminaire XXII : RSI, inédit, séance 4 du 21 janvier 1975


283
II- La jouissance de Lalangue ou le Réel du langage

Un autre avatar du Réel dans l'amour réside dans le Réel de la Lalangue. Au regard
du rapport sexuel, nous avons vus que l'amour fait passer du « ne cesse pas de ne pas
s'écrire » au « ne cesse pas de s'écrire ». Ce qui s'écrit, c'est la lettre d'(a)mour en tant
qu'elle est prise dans la Lalangue.

1- La Lalangue et les jaculations amoureuses sur l'oreiller

Dans la Lalangue, à la différence du langage, les signifiants ne ruissellent plus, ils


s’arrêtent. Voilà en quoi l'amour est une signification : le sens ne circule plus. Les mots ne
sont plus pris comme signifiants renvoyant à un autre signifiant, c'est-à-dire qu'ils ne vont
plus dans tous les sens, mais butent sur une signification.
Nous repensons au « je te mange... - Chou ! » que Lacan épingle du qualificatif de
« jaculation de l'amour » auquel le sujet fait appel dans un épuisement des signifiants pour
interpeller son objet d'amour : « opposant son antistrophe de décri au maugrément de la
strophe restituée dès lors à la patiente avec l'index du je, et rejoignant dans son opacité les
jaculations de l'amour, quand, à court de signifiant pour appeler l'objet de son épithalame,
il y emploie le truchement de l'imaginaire le plus cru. "je te mange... - Chou ! Tu te
pâmes... - Rat !" »1
Les mots ne suffisant pas à l'amoureux pour dire son amour, il a recours, sur
l'oreiller, à des « jaculations amoureuses » : « chichouchou » « chabadiboudou » sont
autant de mots glissés à l'oreille du partenaire dans une jouissance du mot pour le mot, où
le signifiant n'est plus mais laisse place à un « blabla » du réel de la Lalangue.
Dans la même logique, un artiste de pop rock, Sting a composé ce qui peut être
considéré comme l'une des plus belles déclarations d'amour : « Dododo, dadada it's all i
can say to you »2 Ce babillage enfantin en guise de mots d'amour vient montrer que c'est
dans la dimension de Réel que les mots peuvent approcher ce qu'il en est de l'amour. C'est
un retour au plus près de ce qui en fait l'origine, dans le rapport à la mère qui n'a jamais
existé, à la Chose, cet étranger familier qui a, avant même que le premier cri soit poussé,
été présent avant même qu'on l'appelle. Roland Barthes l'écrit comme ceci : « une force
précise entraîne mon langage vers le mal que je peux me faire à moi-même : le régime
moteur de mon discours, c’est la roue libre : le langage fait boule, sans aucune pensée
1 Lacan J., Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose, in Ecrits, op. cit., p. 535
2 « Dododo, Dadada, c'est tout ce que je peux te dire », Police, Dododo, dadada, in album Zenyatta
Mondatta, 1980, A&M Records
284
tactique de la réalité. »1 Et un peu plus loin : « c’est ma propre légende locale, ma petite
histoire sainte que je me déclame à moi-même, et cette déclamation d’un fait accompli
(figé, embaumé, retiré de tout faire) est le discours amoureux. »2
Cette légende inaugurale qui fait le lit du discours amoureux peut à notre sens être
ramassée toute entière dans le dodododadada qui en condense l'essence. C'est un lieu de la
Lalangue où le signifiant ne peut plus hameçonner de signifié mais où le signifié serait
livré à lui même, un lieu de jouissance suprême (A love supreme de John Coltrane), de pur
Réel.
Mais comme nous le soulignons régulièrement, l'amour est un nouage : il n'y a donc
jamais de lieu pur comme celui là qui est visé, mais toujours les deux autres registres qui
sont là, pas très loin. Ainsi, dans l'amour tel qu'il est vécu et éprouvé par les amoureux, les
choses ne vont pas jusqu'à ce lieu mythique.
Pierre Bruno, le 29 mars 2010, lors d'une séance du séminaire de l'APJL, évoque
ceci : « Je tiens beaucoup à cette corrélation de l’amour avec la condition d’être signifié et
d’accepter cette signification. » et plus loin : « J’ai donc posé, depuis quelques séances,
que c’est d’être signifié, c’est à dire d’être accepté dans le champ du signifiable, qui me
constituait comme aimé, et que, pour que j’aime, je devais identifier, dans l’autre qui sert
de support vivant à l’Autre par lequel je suis signifié, cet indice de la présence d’Éros. »
L'Autre est incarné par de l'autre, et de ce fait, l'amour surgit lorsque le sujet est signifié
par un autre sujet. Même si les amoureux rêvent de n'avoir à faire qu'à un Autre non barré,
ils doivent condescendre à passer par un autre sujet. « L'amour fait condescendre la
jouissance au désir » est ici la formule lacanienne qui nous permet d’appréhender cela.
Mais c'est du coup avec des restes, des déchets, des objets a que le sujet amoureux devra
aussi composer ; il le fera selon diverses modalités selon où il se situe dans les différentes
structures. Ce sera alors sa façon propre d'aimer et de créer sa « folie privée » (Grenn) et
ses symptômes amoureux.

2- Chtème!

Pour la linguistique : « je t'aime » est un énoncé apodictique. c'est-à-dire qu'il est un


acte de parole qui fait ce qu'il dit ! En disant « je t'aime » le sujet met en acte son amour.
C'est une parole qui tourne sur elle même.
C'est pour cela que c'est une parole vraie : puisque le rapport sexuel ne cesse pas de
ne pas s'écrire, l'amour ne peut cesser de ne pas se dire. Voilà en quoi « je t'aime » est une

1 Barthes R., Fragments d'un discours amoureux, op. cit., p. 95


2 Ibid., p. 110
285
jaculation qui peut s'écrire « chtème »1 pour se rapprocher du son de l'énonciation, là où le
langage se rapproche le plus du Réel.
Le « je » de cette jaculation est-il le sujet de l'énonciation ? Nous avons vu dans
notre partie sur l'imaginaire de l'amour que la dialectique spéculaire est à l’œuvre dans le
rapport du sujet amoureux à son objet. Autant l'objet est surestimé et idéalisé, autant le
sujet ne sais plus d'où il parle. Il est lui-même pris dans ce miroir dans lequel « je est un
autre ». Julia Kristeva dans sa remarquable étude « histoires d'amour » en dit ceci :
« L’amour, c’est le temps et l’espace où « je » se donne le droit d’être extraordinaire. »2
Pour nous, si ce jeu se donne ce droit, c'est qu'il épingle quelque chose du Réel du sujet, du
Réel de l'inconscient. Car le point de ce savoir inconscient autour duquel tourne tout
amour, ce savoir supposé, ne peut-on le rapprocher de ce noyau de Réel au centre de la
structure subjective, ce noyau autour duquel l'Imaginaire et le Symbolique se nouent ?
Là encore, le Réel approché de très près par les mots d'amour. Il faudrait
développer ce rapport du réel au savoir : « l'amour est le rapport du réel au savoir. »3

3- Faire l'amour c'est de la poésie

Lacan s'est essayé à la poésie amoureuse, en 1957, dans L’instance de la lettre. Il


propose cette métaphore : « L'amour est un caillou riant dans le soleil ». Il précise à la
suite que cette jaculation « recrée l'amour dans une dimension que j'ai pu dire me paraître
tenable, contre son glissement toujours imminent dans le mirage d'un altruisme
narcissique. »4
Faire l'amour, c'est pour Lacan de la poésie5. c'est-à-dire que c'est jouer des
métaphores pour tourner autour du vide de l'amour. Ce vide, il le fait subsister dans la
signification : l'amour est une signification, c'est-à-dire qu'il n'a pas de sens 6 (le désir, lui a
un sens puisqu'il est métonymique). Mais comme il le precise juste après, « il y a un
monde entre la poésie et l'acte »7.
La poésie amoureuse, c'est du côté de Dante que Lacan en donne un exemple :
« C'est d'un nomme Delescluze, ça a été publié en 1864, c'était un copain de Baudelaire, ça
s'appelle Dante et la poésie amoureuse et ça n'est pas rassurant ; c'est d'autant moins

1Écriture proposée par Jean-Jacques Rassial pour formaliser la jaculation au plus près du Réel de la Lalangue
(séance d'un séminaire doctoral, Laboratoire de Psychopathologie et psychanalyse, Université de Provence)
2 Kristeva J., Histoires d’amour, Paris : Denoël, 1983
3 Lacan J., Le séminaire XXI : Les non dupes errent, op. cit., leçon 4 du 18 décembre 1973, AFI p. 72
4 Lacan J. (1957), L’instance de la lettre dans l'inconscient, in Écrits, op. cit., p.508
5 Lacan J., Le séminaire XX : Encore, op. cit., p.68
6 Lacan J., Le séminaire XXIV : L'insu que sait de l'une bévue s'aile à mourre, inédit, séance 8 du 8 mars
1977, AFI p.112
7 Ibid.
286
rassurant que, comme je l'ai dit tout à l'heure, Dante a commencé à cette occasion, à
l'occasion de ladite poésie amoureuse, a commencé à bouffonner. »1
Cette poésie fait aussi tendre l'amour du côté de la comédie ; mais la comédie n'est
pas pour nous la moindre forme artistique pour dire quelques vérités sur l'amour. « La
philosophie est le champ d'essai de l'escroquerie et en quoi on ne peut pas dire que la
poésie n'y joue pas, à sa façon, innocemment, ce que j'ai appelé à l'instant, ce que j'ai
connoté de l'imaginairement symbolique, ça s'appelle la Vérité. »

III- En quoi un discours sur l'amour ne peut-il être que fragmenté ?

Dans les fragments d'un discours amoureux, les références littéraires et


scientifiques sont multiples. Parmi elles, le Werther de Goethe a une place très importante.
Pour Barthes, le « Werther est pur discours du sujet amoureux. »2 La structure même du
Werther de Goethe est fragmentaire : c'est un roman épistolaire, qui plus est fait de lettres
sans réponse.
Nous proposons que cette structure fragmentaire montre en quoi l'amour ne peut se
dire que Pas-Tout. Nous avons longuement souligné, notamment dans notre premier
chapitre sur l'amour imaginaire, que ce Tout de l'amour est un idéal narcissique jamais
atteint, sauf dans la mort. Et il ne peut jamais l’être car le sujet est pris dans le langage. La
dimension symbolique n'attrape que des petits bouts des choses qu'elle veut nommer.
Ajouté à cela que ce langage pré-existe au sujet, il ne lui resterait plus qu'à se plonger dans
une nov-langue pour avoir la certitude qu'il en dirait plus. Ce dont les amoureux et les
psychotiques ne se privent pas. Puisque déjà « le discours amoureux étouffe l’autre, qui ne
trouve aucune place pour sa propre parole sous ce dire massif »3, si en plus il était total, il
tuerait l'autre.
La vérité de l'amour que l'ouvrage de Roland Barthes épingle est selon nous celle
de l'impossible à dire l'amour dans sa totalité. C'est aussi par conséquent là l'impossibilité
par nous aussi éprouvé dans ce travail à « faire bloc » de la question de l'amour dans le
corpus psychanalytique : pas de totalité de l'amour, pas de théorie unifiée sur l'amour non
plus.

1 Lacan J., Le séminaire XXIV : L'insu que sait de l'une bévue s'aile à mourre, op. cit., p.99
2 Barthes R., Fragments d'un discours amoureux, op. cit., p. 244
3 Ibid., p. 198
287
Conclusion de la troisième section

Dans cette troisième section de notre travail nous avons repris les différentes
figures de l'amour qui selon nous entrent dans le champ du Réel pris comme moyen. Ce
champ constitue lui aussi une des formes de nouage des trois registres permettant ainsi à
l'amour de ne plus être pris uniquement dans l'imaginaire.
Nous avons traité en premier lieu dans le septième chapitre du Réel de la rencontre.
Nous avons ainsi approché ce qui de la Tuché est à l’œuvre dans l'amour. Mais une
particularité s'est dégagée concernant ce passage de la contingence à la nécessité que
l'amour opère : ce réel est pour ainsi dire métabolisé par le sujet amoureux selon la formule
« ça ne pouvait être que comme cela. » Nous voyons là le prisme imaginaire qui tente de
s'imposer ; c'est en effet selon nous la figure de l'Idéal du moi qui surgit ici dans cette
certitude que l'autre de l'amour vient nous donner de nos nouvelles, qu'il correspond à cet
être idéal attendu depuis toujours. Nous avons vu avec Lacan que cette clinique de la
rencontre méritait de faire appel à la notion de savoir : si cet objet, qui est alors érigé à la
dignité de la Chose, est ainsi posé à cette place, c'est bien que le sujet lui suppose un savoir
sur son être, ou plutôt sur son manque-à-être convient-il de dire, c'est-à-dire un savoir sur
son désir. Ainsi sont noués l'amour et le transfert dans cette supposition de savoir. Or nous
avons vu que ce savoir est un point de Réel, c'est-à-dire un savoir inconscient.
Cet impossible savoir, que le sujet amoureux suppose possédé par l'autre à qui
s'adresse son amour, est directement issu de la logique de la sexuation qui rend impossible
tout rapport sexuel. Voilà en quoi l'amour prend fonction de suppléance à ce non rapport.
En ceci, l'amour restera inéluctablement un ratage, un nouage précaire qui ne réussira pas à
faire exister le rapport sexuel. Il est une suppléance à l'insu du sujet peut-on dire : il y
croira, notamment dans l'élan passionnel, voire la possibilité d'un rapport sexuel.
Cette logique de l'amour, articulée autour d'une suppléance au non rapport sexuel et
à la place du savoir, se distribuera différemment selon la sexuation. Côté homme et côté
femme, ou plutôt côté droit et côté gauche du tableau de la sexuation – ce qui est une
formulation plus juste – les incidences dans la clinique de la vie amoureuse seront
différentes. Ceci qui permet de postuler une forme fétichiste coté homme et érotomaniaque
coté femme. Entre les deux, c'est bien la place de la castration, soit du phallus et de l'objet
a, qui fera se distribuer les rôles.
Enfin, nous sommes arrivés dans un troisième chapitre de cette section à aborder le
rapport de l'amour au Réel de la Lalangue. Nous avons vu que parler d'amour est en soi

288
une tache sans fin, le moulin à parole ne suffisant jamais à cerner ce point de Réel nodal de
l'amour. Il en est ainsi du marivaudage qui peut parfois virer dans le comique. Mais ce
comique est selon nous finalement un moyen d’accès à une vérité de l'amour notamment
dans sa ressemblance avec la psychose.
Étant parti, dans notre première section, du noyau imaginaire de l'amour qui à lui
seul – nous avons tenté de le montrer – précipite le sujet dans une clinique proche de la
folie, nous nous retrouvons ici avec ce noyau de réel qui lui aussi peut mener le sujet à se
perdre. Là encore, la novlangue des amoureux peut relever du comique, à moins d'une
possible sublimation dans la poésie. Toujours est-il que le discours amoureux, malgré sa
tentatives de se rapprocher du Réel en jeu dans l'amour, restera inéluctablement
fragmentaire.

289
Conclusion de la première partie

Nous avons longuement développé dans cette première partie de notre thèse la
section concernant l'amour qui prend l'imaginaire comme moyen par rapport aux deux
autres registres. Cette répartition quantitative de notre travail trouve selon nous une
justification dans l'importance de ce registre Imaginaire dans le champ de l'amour.

En effet, la dimension imaginaire est prépondérante dans la vie amoureuse. L'amour


est pris dans un ancrage narcissique très fort, ce qui lui confère sa dimension passionnelle
dans certains cas : cette dimension passionnelle, c’est-à-dire essentiellement narcissique,
est atténuée selon nous lorsque les deux autres dimensions, Symbolique et Réel, viennent
se nouer à lui pour l'attirer vers un nouage plus équilibré, rendant par là l'amour plus
viable.

C'est cet ancrage imaginaire, c'est-à-dire narcissique, qui reste tout de même dans
toute relation amoureuse et qui lui confère certains accents ressemblant à la passion, c'est-
à-dire, psychopathologiques. Ce versant symptomatique dans l'amour est inhérent à la
logique amoureuse elle-même. C'est ce que nous avons voulu montrer dans notre première
section. L'objet d'amour placé en Idéal du moi est alors intégré à la structure psychique du
sujet amoureux ce qui contribue à cette hémorragie du moi vers l'objet. Cet objet devient
alors idéalisé, toute l'économie psychique du sujet devenant dépendante de sa présence.
Nous avons vu avec la logique du transfert que ce qui contribue à ce mouvement est la
place du savoir supposé : « Comment est-ce possible ? Malgré tout ce que j'en ai dit à
l'occasion, je n'en sais rien. C'est une question de truquage. Comment est-ce qu'on susurre
au sujet qui vous vient en analyse quelque chose qui a pour effet de le guérir, c'est là une
question d'expérience dans laquelle joue un rôle ce que j'ai appelé le sujet supposé savoir.
Un sujet supposé, c'est un redoublement. Le sujet supposé savoir, c'est quelqu'un qui sait.
Il sait le truc, la façon dont on guérit une névrose. »1 Nous pouvons reformuler cela en ces
termes : le sujet amoureux croit que l'autre détient un savoir sur son désir. Notre hypothèse
étant alors que la dimension pathologique de l'amour éclot lorsque ce savoir passe de la
supposition à la certitude. Ceci contribue à conférer aux manifestations amoureuses un
caractère proche des manifestations psychotiques.

1 Lacan J., Lettres de l'Ecole n°25, Bulletin intérieur de l’École freudienne de Paris, volume II, "La
Transmission", juin 1979.
290
C'est maintenant à partir de rencontres cliniques que nous proposons de poursuivre
ce travail. Tout au long de notre pratique quotidienne en institution ou en cabinet, ce sont
des fragments de discours sur la vie amoureuse de nos patients que nous recevons. Il en
sera donc ainsi de la présentation des ceux-ci : nous faisons le choix de les présenter tels
qu'ils sont dépliés dans le transfert en laissant de côté le souci rigoureux d'une présentation
plus classique de cas cliniques. Nous nous efforcerons par contre ici d'en tirer le plus
d'enseignements possibles quant à notre objet de recherche.

291
Partie II- Clinique de la vie amoureuse

« Ce n'est qu'en étudiant le pathologique qu'on peut comprendre le normal » Freud1


« L'amour est un voyage dont le retour est plus difficile que l'aller » Lelouch2

Il y a les grands « dires antiques sur l'amour », « les mythes » comme le rappelle
Lacan dans son résumé du Séminaire IXX, mais ce sont les « biais des dires » de nos
patients qui nous donnent une prise plus directe sur les choses de l'amour : « Ce que nous
apporte l’expérience disposée de l’analyse, c’est que le moindre biais du texte des dits de
l’analysant, nous donne une prise là-dessus plus directe que le mythe qui ne s’agrée que
du générique dans le langage. »3
Après avoir, dans notre première partie, évoqué plutôt ces « mythes » de l'amour,
c'est-à-dire que nous avons plutôt pris un abord théorique de la question amoureuse,
attachons-nous maintenant à revenir au « texte des dits de l'analysant ». Car ce sont de
leurs symptômes amoureux que les patients viennent parler, ce sont eux qui les amènent la
plupart du temps à la rencontre d'un clinicien.
Freud avait noté qu'il faisait « mauvais temps dans le monde de la sensualité : « Au
lieu de nous aider à comprendre leur vie sexuelle, ils cherchent, au contraire, à la cacher
par tous les moyens. Les hommes, en général, ne sont pas sincères dans ce domaine. Ils ne
se montrent pas tels qu'ils sont : ils portent un épais manteau de mensonges pour se
couvrir, comme s'il faisait mauvais temps dans le monde de la sensualité. Et ils n'ont pas
tort ; le soleil et le vent ne sont guère favorables à l'activité sexuelle dans notre société. »4
Nous verrons que la vie sexuelle et la vie amoureuse sont intimement imbriquées
même si la théorie sépare la sexualité et l'amour entre tendresse et sensualité. Mais nous
considèrerons cette distinction d'un point de vue plus didactique que clinique. Les patients
parlant des deux courants d'une façon nouée, qui n'est pas sans évoquer le nouage de
l'amour tel que nous l'envisageons dans ce travail.
Toujours est-il que les symptômes de nos patients sont pris dans leur vie
amoureuse. L'amour peut être en effet une catastrophe dans la vie des sujets. Freud avait
relevé que « la première découverte à laquelle la psychanalyse nous conduit, c'est que,

1 Freud S.,1890, Traitement psychique, in Résultats, idées, problèmes 1, Paris: PUF, 1984, p. 5
2 « Ces amours-là » 2010, réalisateur: Claude
3 Lacan J., Résumé du Séminaire IXX : Ou pire..., Paru dans l’Annuaire de l’École pratique des Hautes
Études (Section sciences économiques et sociales), 1972-1973, pp. 287-291.
4 Freud S. Cinq leçons sur la psychanalyse, Paris, Payot: 1924, p.48
régulièrement, les symptômes morbides se trouvent liés à la vie amoureuse du malade. »1
Et encore plus loin : « Nous avons constaté que les symptômes morbides sont une part de
l'activité amoureuse de l'individu, ou même sa vie amoureuse toute entière. »2

Nous proposons de présenter trois rencontres cliniques dans lesquelles les


vicissitudes amoureuses se déclinent différemment selon la structure du sujet.
Dans un premier temps, nous tirerons des enseignements d'un cas de toxicomanie
féminine au regard de la relation à l'objet alcool et à l'objet d'amour.
Ensuite, nous reprendrons le cas d'un patient pour qui les symptômes amoureux
l'ont précipité dans une angoisse telle qu'il ne voyait plus qu'une issue possible dans le
suicide. Il nous enseignera sur la dialectique amour/désir.
Enfin, nous présenterons les avatars d'un transfert psychotique : nous nous
laisserons enseigner sur la proximité entre le rapport amoureux et la psychose notamment
autour de la notion de savoir.
Nous proposerons alors au final de montrer en quoi notre thèse d'un nouage de
l'amour permet de sortir d'une dimension strictement imaginaire qui est le ressors de tout
amour le poussant à glisser vers la folie.

1 Freud S. (1909), Cinq leçons sur la psychanalyse, Paris : Payot, 1966, p.47
2 Ibid., p.59
I- Clinique de l'Amour et des addictions
« Le désir s’écrase sur le besoin : c’est là le fait obsédant du sentiment amoureux. »
Barthes1

Nous avons évoqué, dans notre cinquième chapitre, le sujet des addictions en
rapport avec le malaise dans la civilisation : nous avons vu avec Freud qu'autant le toxique
que l'amour est une tentative d’accession au bonheur. Attachons-nous maintenant à nous
laisser enseigner par un cas clinique qui nous montrera en quoi le recours à l'alcool peut
suppléer à l'amour là où il ne suffit pas lui-même à faire suppléance au non-rapport sexuel.

1- La buveuse et l'amour

Une patiente rencontrée dans un service d’addictologie dans lequel elle était
hospitalisée en journée pour une tentative de sevrage, nous exprimait un jour, lors d’un
entretien, le constat suivant : depuis une semaine qu’elle ne buvait plus, elle s’était remise
à fumer, alors qu’elle avait arrêté six ans auparavant pour de sérieux motifs médicaux. Elle
s’interrogeait alors sur la place du produit dans son addiction, constatant la possibilité
d’une substitution de toxique, et par-là, le primat du lien au produit sur ce produit lui-
même. Elle eut alors cette parole : « Je me demande si ceux qui sont fous amoureux ont ce
genre de problèmes… Je ne pense pas…Ils ont tout, ils n’ont besoin de rien d’autre. »
Ainsi, cette patiente plaçait l’amour au même niveau que l’alcool et la cigarette
dans son rapport au manque. Elle manifestait par-là la reconnaissance d’un en-deçà de
l’objet dans sa problématique addictive. Elle envisageait son problème d’alcool comme, en
quelque sorte, un processus secondaire. Ceci renvoie tout à fait à ce que Freud énonce sur
le besoin d’ivresse : « Peut-être celui qui ne souffre d’aucune névrose n’a-t-il pas besoin
d’ivresse pour étourdir celle-ci »2.
Cette patiente nous posait donc la question du manque d'objet : quelle est la place
de l’objet d'addiction dans l'économie psychique du sujet ? Et aussi en quoi cette place est-
elle en corrélation avec la place de l'objet d'amour ? Il va nous falloir revenir sur le sujet du
manque de l'objet que nous avons déjà développé plus haut dans ce travail. Nous allons
tenter de montrer en quoi l'objet d'amour et l'objet de l'addiction se rencontrent dans la

1 Barthes R., Fragments d'un discours amoureux, op. cit., p. 22


2 Freud S. (1927), L’avenir d’une illusion, Paris, PUF, 1973, p. 70
294
logique de la relation d'objet. Nous proposons de partir de la comparaison des deux
ivresses: amoureuse et toxique.
Dans une lettre à Abraham, datée du 7 juin 1908, Freud met en relation directe les
ivresses amoureuse et toxique : « De plus, le philtre de soma contient certainement
l’intuition la plus importante, à savoir que nos breuvages enivrants et nos alcaloïdes
excitants ne sont que le substitut de la toxine unique, encore à chercher, de la libido, que
l’ivresse de l’amour produit »1. Cette lettre de Freud est rédigée en réponse à la lecture du
manuscrit qu’Abraham vient de terminer portant sur l’étude psychanalytique de la
mythologie2, dans lequel il fait, entre autre, l’analyse du mythe de l’origine du breuvage
divin.
Mais qu’entend-il par « ivresse de l’amour » ? L’état suivant la satisfaction du
plaisir génital ? L’ivresse de la verliebtheit, c’est à dire l’état que confère la passion
amoureuse ? Et cette toxine, quelle est-elle ? Doit-on la considérer au sens biologique, telle
la dopamine par exemple comme la neurobiologie contemporaine l’avance 3 ? Ou bien est-
ce à entendre comme métaphore d’un noyau métapsychologique commun à l’ivresse et à
l’amour ? Nous avons bien sûr à l’esprit que Freud se situe dans une perspective moniste,
qu’il n’oppose pas le corps à la psyché et peut donc tout à fait concevoir les explications
psychiques comme substituts d’explications chimiques. A ce sujet, il mentionne ce point
très clairement en 1914 : « On doit se rappeler que toutes nos conceptions provisoires, en
psychologie, devront un jour être placées sur la base de supports organiques »4 et qu’en
attendant, des « forces psychiques déterminées » remplacent des « substances chimiques
déterminées. » Il parlait alors des pulsions sexuelles et des pulsions du moi, dont il avouait
que la distinction était plus biologique que psychanalytique. Le concept de pulsion est en
effet, pour lui, un lien entre le soma et la psyché. Ainsi, considérant le monisme de Freud,
gardons-nous de glisser sur une pente dualiste dans la lecture de cette notion de « toxine
unique », en clivant ses dimensions biochimique et psychique. Ce qui nous intéresse alors
est de l’appréhender telle qu’elle nous est livrée.
Notre patiente évoqua donc l’amour, sous la forme de cette interrogation au sujet
des amoureux qui, eux, n’auraient pas besoin de recourir aux toxiques. Il nous faut préciser
à son sujet, qu’au fil des entretiens, jamais elle n’avait évoqué l’amour, ni même la
sexualité. Elle n’en parlait d’ailleurs tellement pas que c’était présent : comme le phallus
dans le tableau de Zucchi5, le sexuel brillait par son absence. Nous pensons ici à cette
1 Freud S., Abraham K., Correspondance 1907-1926, Paris : Gallimard 1969, p. 47
2 Abraham K., Rêve et mythe in Œuvres complètes, Paris : Payot, 1965, p.110-114
3 Vincent J.-D., Biologie des passions, Paris : Odile Jacob, 1986
4 Freud S. (1914), Pour introduire le narcissisme, op. cit., p. 86
5 Zucchi J. (1590), « Psiche surprende Amore », Galerie Borghèse, Rome. Ce tableau représente une scène
295
distinction que fit Lacan lorsqu’il répondit à la journaliste qui l’interrogeait sur son
absence au 28ème Congrès International de la Psychanalyse : « Que je n’y sois pas, ne veut
pas dire que j’en sois absent »1.
Dès l’adolescence, elle rencontra l’alcool dont elle tentait alors de se sevrer pour la
première fois à trente-six ans. Elle avait eu entre temps deux enfants, assez rapidement
après son mariage avec un homme de la génération de son grand-père avec qui elle vivait
encore. Avant lui, elle avait eu une relation amicale avec un homme depuis l’adolescence,
son « meilleur ami », relation qui alla jusqu’au seuil de l’ambiguïté de ce type de lien,
c’est-à-dire qu’ils n’eurent jamais de liaison sexuelle. Depuis quelque temps, elle
entretenait d’ailleurs une relation épistolaire quotidienne avec celui qu’elle appelait « son
inconnu d’Internet ». Elle vivait donc avec un vieil homme de plus de quatre vingts ans et
conversait le soir avec un jeune homme de son âge devant son ordinateur. Elle n'avait de
relation sexuelle avec aucun des deux, par contre elle s’abandonnait sans limite « à la
boisson ».
L’hypothèse d’une substitution d’une activité sexuelle par l’alcool semble ici nous
éclairer : son unique partenaire avec qui elle avait un « commerce sexuel » était le vin. En
ce sens, et en considérant que son mari et son inconnu étaient des objets de tendresse, c’est
bien l’ivresse toxique qui venait se substituer à l’ivresse de l’amour. Mais nous faisons
l'hypothèse que chez elle, le toxique vient substituer, au-delà d'un objet sexuel, à quelque
chose de l'ordre de l'amour. Pourquoi un sujet choisit-il de recourir à l’alcool plutôt qu’à
l’amour ? Nous proposons pour cela d’invoquer encore une fois la sorcière
métapsychologique…

2- Retour sur le manque de l’objet

Que ce soit dans la vie amoureuse ou dans la dépendance à l’alcool, le manque,


comme signifiant joue une place centrale. Le sujet ne se rend parfois compte de son
alcoolisme que lorsqu’il est privé d’alcool. C’est souvent le cas lors d’hospitalisations pour
un motif de santé quelconque, impliquant une privation réelle du produit, un sevrage induit

du mythe d’Éros et Psyché tel que rapporté par Apulée dans les Métamorphoses, où Psyché portant une
lampe au-dessus du lit où dort son amant Éros qu’elle peut enfin voir pour la première fois. Voir le
commentaire de Lacan dans Le séminaire livre VIII : Le transfert, op. cit., p. 265
1 Le Coq-Héron, n°46-47, Paris : 1974, p. 3
296
par celle-ci. Le sujet développe alors les troubles somatiques du manque qui, selon le degré
de dépendance, iront d’une légère excitation psychomotrice jusqu’au delirium tremens.
On peut avancer qu’il en est de même dans l’amour. Un des moyens de reconnaître
qu’on est amoureux est bien de souffrir de l’absence de l’être aimé; ainsi Freud écrivant à
Martha le 19 juin 1882 : « je savais bien que toute la grandeur de mon amour comme
aussi, hélas ! toute l’étendue de ma privation ne me deviendraient conscientes qu’après
ton départ. »1 Il est ici au plus proche d’une définition de l’amour que l’on pourrait
proposer : l’amour, c’est ce que l’on ressent quand l’autre n’est pas là… Barthes en fait une
juste description quand il décrit la conséquence de l’absence de l’aimé : « je suis
tristement une image décollée, qui sèche, jaunit, se recroqueville. » 2
Nous avons vu plus haut, dans le Séminaire sur la relation d’objet, que Lacan
propose une triade conceptuelle pour qualifier les différentes modalités du manque.
Privation, frustration et castration se résument ainsi dans le tableau suivant présenté à la
séance du 3 avril 19573, auquel nous avons rajouté les termes de dette, dam et trou pour
reprendre les propres termes de Lacan en début de séminaire : « Dette symbolique, dam
imaginaire, et trou, ou absence, réel, voilà ce qui nous permet de situer ces trois éléments
que nous appellerons les trois termes de référence du manque de l’objet. »4

Agent Manque Objet


Père Castration Imaginaire
Réel Dette symbolique phallus
mère Frustration Réel
Symbolique Dam imaginaire sein
Père Privation Symbolique
Imaginaire Trou réel phallus

A la suite d’une proposition de lecture de ce séminaire par Jean-Jacques Gorog5,


nous allons tenter de montrer comment, aux trois étages du tableau, peuvent correspondre
les trois niveaux de la quête de satisfaction que nous avons détaillés plus haut dans ce
travail (bien que le concept de demande ne soit développé qu’au séminaire suivant), ainsi

1 Freud S., Correspondance 1873-1939, Paris : Gallimard, 1979, p. 17


2 Op. cit., p. 21
3 Lacan J., Le séminaire livre IV : La relation d’objet, Paris : Seuil, 1994, p. 269
4 Ibid., p. 37
5 Gorog J.-J. , Castration, Frustration et Privation, une lecture du séminaire IV, intervention au Séminaire
de la Timone, Marseille 1995, http://www.edupsi.com/timone/J.J.Gorog.95...shtml.htm
297
1
que les trois temps des Complexes familiaux énoncés par Lacan en 1938. Ceci pour
essayer d’avancer dans notre questionnement sur le recours à l’alcool en substitution à
l’ivresse de l’amour.

Le sevrage, la privation et le besoin


La tension dans le corps manifestant le besoin est issu d’une privation. C’est un
trou dans le Réel. Le manque est Réel, et l’objet est Symbolique. Le père prive la mère de
son enfant, c’est à dire du phallus. Ici, l'objet a pour fonction de complémenter un trou
Réel. Mais pourquoi Lacan pose-t-il ici un objet Symbolique, alors que ce premier mode de
manque correspond au temps préœdipien ? C’est parce que ces modalités ne sont pas à
prendre dans un temps chronologique mais logique. Ainsi, c’est dans l’après coup de la
privation, que l’objet sera défini comme Symbolique.
Nous pouvons faire correspondre ce temps de la privation avec celui du besoin. La
privation réelle entrave la satisfaction que l’on peut faire correspondre à celle que l’objet
du besoin procure.
Nous pouvons aussi faire correspondre ce temps avec celui du complexe de sevrage
car il implique la privation. C’est une privation fondamentale de l'objet de satisfaction que
la répétition va s'attacher à retrouver mais qui restera impossible à assouvir.

L’intrusion, la frustration et la demande


Le manque est imaginaire (un « dam imaginaire »2 nous dit Lacan, le préjudice des
damnés), l’objet est réel. C’est par exemple l’enfant qui est frustré imaginairement du sein
comme objet réel. L’agent est la mère Symbolique, c’est à dire celle vis-à-vis de qui
l’enfant a un rapport d’amour. Ici la mère pourra entrer alors dans la dialectique du don.
Ce temps peut correspondre à celui de la demande qui s’adresse à l’Autre, c’est à
dire la mère Symbolique, dont l’absence peut être maintenant symbolisée comme dans
l’expérience du Fort/da. Il y aura alors un passage d’une relation réelle à une relation
Symbolique : « l’objet maternel est proprement appelé quand il est absent […] à savoir
par une vocalise. »3 C’est une amorce de l’ordre Symbolique précise Lacan4. Il dit de la
frustration que c’est « le terrain préparatoire, la base et le fondement »5 de l'Œdipe. Peut-
on alors faire correspondre ce temps à celui du complexe d’intrusion ?

1 Lacan J. (1938), Les complexes familiaux dans la formation de l’individu, Paris : Navarin, 1984
2 Ibid., p. 36
3 Lacan J., Le séminaire IV : La relation d’objet, op. cit., p. 67
4 Ibid.
5 Ibid., p. 61
298
Le complexe d’intrusion implique la frustration. La mère Symbolique, celle qui est
appelée dans le jeu du Fort-da, comme présence-absence, clôt en effet le sevrage puisque
l’enfant n’est plus dans le champ du réel de la privation, étant maintenant capable de
donner un signifiant à l’absence de la mère. Mais que fait-elle en son absence ? Elle désire
autre chose, que l’on peut faire correspondre au rival. Ainsi, le temps de la frustration et de
la demande peut correspondre au temps du complexe d’intrusion pendant lequel l’enfant
est frustré d’un objet que possède alors le rival (le sein réel par exemple).

L’Œdipe, la castration et le désir


C’est le manque Symbolique d’un objet Imaginaire, le Phallus. Par exemple, tel est
l’interdit de l’inceste. Pour plaire à la mère, l’enfant doit se faire l’objet du désir de la
mère, c’est à dire être le phallus : « to be or not to be le phallus »1, c’est la question nous
dit Lacan. La castration est bien une opération symbolique, comme le soutient la
métaphore du Nom-du-Père. La castration est la coupure Symbolique qui permet
l’avènement du désir. Qu’elle implique le troisième temps des complexes familiaux,
l’Œdipe, est assez logique.
En ayant toujours à l’esprit que ces triades s’organisent dans un temps logique,
nous pouvons noter qu’il y a ici un effet d’après-coup sur la privation, mais privation
concernant la mère en tant que privée de phallus. Dans ce sens, le sujet peut advenir en
sortant du triangle imaginaire puisque la mère n’est plus « toute » et que c’est le père qui
peut alors transmettre le phallus.
Nous proposons de disposer ces différents éléments sur un tableau récapitulatif :

Manque Satisfaction Complexes

Réel Privation Besoin Sevrage

ImaginaireFr Demande Intrusion Symbolique


ustration

Castration Désir Œdipe

1 Lacan J., Le séminaire V : Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 186


299
À partir de cette présentation, nous proposons de commenter ces différentes
modalités du manque afin d’approcher, chez notre patiente, dans quelle mesure la place de
son objet vient entraver la dimension de l’amour.

Privation
Le sevrage de l’alcoolique, c’est la privation réelle d’alcool, dont le corps crie son
besoin dans les symptômes du manque. L’objet du buveur vient boucher la béance du
besoin et du désir. Le désir est ravalé à la dimension du besoin. C’est exactement ce que
nous dit Barthes de l’Absence amoureuse : elle est la figure de la privation : « dans la
privation, le désir s’écrase sur le besoin. »1
Frustration
Pour l’amoureux, Barthes propose que la frustration ait pour figure la Présence, en
tant que l’autre (même présent) ne suffit jamais à combler la demande. C’est ce que
formalise par exemple la topologie du tore.
Le buveur s’épargne de toute demande, il tente de se passer de l’Autre. Comme le
formule Perrier, le buveur ne fait pas la différence entre « l’éthérologie et l’hétérologie. »2
La demande est ravalée elle aussi dans l’objet du besoin qui vient condenser les trois
termes de la triade. Puisque l’objet est là, le buveur ne demande plus rien. C’est ce que
souligne Freud avec la notion de « mariage heureux » entre le sujet et le toxique. Là où
l’amoureux n’est jamais satisfait et demande toujours plus d’amour, le buveur se contente
de sa satisfaction.
Castration
Barthes nous propose ici que la castration ait pour figure l’Intermittence, c’est à
dire que le sujet accepte de quitter un peu l’autre de temps en temps. Car si l’autre était
toujours présent, il n’y aurait pas l’alternance présence/absence qui, dans la béance ainsi
créée, permet au désir d’advenir.
En ravalant l’objet du désir à l’objet du besoin, le buveur tente un montage pour
désavouer la castration. En effet, s’il y a bien une alternance dans les prises d’alcool, a
minima dans la succession des verres, le but est d’atteindre une alcoolémie constante. La
clinique nous a montré que les sujets alcooliques organisent leur consommation tout au
long de la journée afin d’arriver à un état de satisfaction constant. D’ailleurs, notre patiente
avait formulé une fois le fantasme d’une administration parentérale continue d’alcool, sous
forme de perfusion. Ce serait en effet la seule solution pour obtenir une satisfaction, non
1 Op. cit., p. 22
2 Perrier F., L’alcool au singulier : l'eau-de-feu et la libido, Paris : Interéditions, 1982, p. 115

300
plus « quantique », mais constante. Cette recherche de constance nous évoque une des
quatre vicissitudes de la pulsion : la Drang, la poussée associée par Freud à Konstanzkraft,
la force constante. Nous pouvons ici faire l’hypothèse d’un désir d’abraser, d’annuler la
castration. Un proverbe irlandais dit qu’il ne faut pas attendre que la marée se soit retirée
pour remplir son verre. C’est à dire qu’au pub, on commande un verre avant d’avoir fini le
précédent, pour ne pas se trouver en « cale sèche »… L’alcoologie décrit ce phénomène
avec ses outils neurobiologiques. Quant à nous, il nous importe de considérer comment un
sujet s’approprie imaginairement cela.
Cette inclination à la constance, nous la retrouvons aussi chez l’amoureux assujetti,
qui ne veut pas perdre un instant de la présence de l’aimé, qui ne veut pas de séparation,
pas d’éloignement, qui est dans le désir de faire du Un, de retrouver « sa moitié » comme
l’avance Aristophane. Mais les amoureux savent bien qu’il faut de la castration pour
relancer le désir, sinon, l’amour n’y fait plus condescendre la jouissance, et c’est alors la
voie vers la mort. « Vivre d’amour et d’eau fraîche », ce n’est déjà plus vivre uniquement
d’amour pourrait-on dire… Il y a le Réel qui se rappelle à l’ordre. D’ailleurs, comme nous
l'avons rappelé plus haut, Aristophane précise cette pente mortelle de l'Éros unitaire, en
tant qu’une fois réunies, les deux moitiés ne songent plus qu'à s'étreindre au point d'en
périr d'inanition.

Comme nous le mentionnions plus haut, nous devons tenir compte d’une lecture de
ce tableau avec le concept de temps logique. La privation, par exemple, qui est en rapport
avec un trou réel, ne peut être acceptée et tolérée qu’à la condition que la frustration ait été
acceptée; et elle-même découle de la castration. L’objet du désir, correspondant au temps
de la castration, ne permet de tolérer la frustration que parce qu’il est perçu comme objet
métonymique. C’est dans le champ Symbolique que le sujet peut dire son désir, et par-là,
sa privation. C’est en posant des signifiants sur la frustration, dans l’énoncé d’une
demande, que le sujet peut sortir du Réel de la privation. Sans l’accès au Symbolique, le
sujet serait pris dans les rets de la privation qui ne pourrait pas alors passer à la frustration.
Tout ceci participe d’un nouage où chaque élément fait tenir les autres. Par exemple, rester
accroché au sein comme objet de besoin, ne permet pas d’accéder au manque de la
privation donc d’accepter le manque réel.

Primat de la frustration
Nous proposons d'entendre que notre buveuse soit en prise directe avec le niveau de
la frustration. Nous pouvons penser que le toxicomane serait, quant à lui, plutôt en prise
301
avec la privation. Ce pourrait être un point de distinction. En ce sens, le buveur aurait ce
point commun avec l’amoureux en tant que l’amour surgit au niveau Imaginaire de la
frustration et de la demande. L’amoureux, comme nous l’avons développé, n’est pas fixé à
ce niveau là, puisque c’est dans la dialectique avec le désir qu’il doit se démener.
Nous pouvons faire l’hypothèse que le buveur, de par la place qu’il donne à l’objet
à ces trois niveaux du tableau, est entravé dans sa capacité à aimer. C’est ce que nous
avons évoqué plus haut, l’alcool vient comme substitut d’une activité sexuelle, et par là, au
même titre que le symptôme dans la névrose, entrave la vie amoureuse.
Nous pourrions aussi penser qu’à l’inverse, le sujet serait entravé dans sa capacité à
aimer, car quelque chose ne permet pas dans la structure, de faire appel à l’amour comme
tentative imaginaire de faire tenir le nouage. Le sujet choisirait alors le recours à un objet
qui permettrait de suppléer à cette instabilité de la structure, là où l’amour ne suffit pas. Ce
pose alors ici pour nous le problème de la causalité : est-ce que c’est la place de l’objet qui
entrave la vie amoureuse ou bien est-ce parce qu’elle est entravée que la relation d’objet se
constitue ainsi ?
Précisons comment l’objet toxique, comme nous l’avons proposé, réduit les trois
dimensions du besoin, du désir et de la demande.

3- La réduction du besoin, de la demande et du désir

Nous pouvons penser que l’objet alcool, en tant qu’objet du besoin dans le
phénomène de dépendance, est investi imaginairement comme objet de la pulsion. Il vient
alors, selon ce que nous avons rappelé plus haut, écraser les différentes dimensions du
désir, du besoin et de la demande.
Le produit, en tant qu’objet réel devenant objet du besoin avec la dépendance, est
par-là confondu avec l’objet a, l’objet du désir. Ici, l’objet du buveur se rapprocherait alors
de l’objet phobique qui tente de se faire passer pour l’objet a. Le besoin (lié au phénomène
de manque et de tolérance) est à entendre, pour nous, dans sa dimension imaginaire. Ce qui
nous préoccupe est, en effet, d’appréhender en quoi le sujet s’approprie imaginairement ces
phénomènes biologiques. Ici, l’objet de la pulsion, articulé à une satisfaction, est confondu
avec l’objet du désir, articulé au manque. Le désir est ravalé au besoin. Le mariage heureux
avec la bouteille permettrait au sujet de faire l’économie de la confrontation au désir.
L’objet du buveur vise un gain de jouissance, comme dans l’amour. Il ne sert pas la
recherche d’un gain de plaisir comme dans le désir. Le sujet étouffe son désir quand par
exemple il dit que ce n’est pas lui qui a besoin d’alcool mais son corps. Il s’exclut de ce

302
discours, comme le discours du Maître exclut le sujet et l’objet a à l’étage inférieur. Par-là,
il s’identifie au signifiant que le discours de la science lui donne : alcoolique. Pourtant,
nous pouvons considérer que l’alcoolique n’existe pas, seuls les alcooliques existent.
Nous avons vu avec Lacan, que dans la triade besoin/demande/désir, un refus
d’amour de la part de la mère entraîne une compensation dans un arrimage du sujet au sein
comme objet réel : « Quand il y a de sa part refus d’amour, la compensation est trouvée
dans le sein réel, par écrasement sur la satisfaction réelle. »1 Que reste-t-il de cette
expérience à l’âge adulte ? On peut penser que le sujet, par fixation et régression, la remet
en route : « le sujet du désir répète la tentative de compensation dans un objet réel
substitutif du sein. »2 Chaque fois qu’il y a frustration d’amour, la frustration se compense
par la satisfaction du besoin. Un objet réel prend alors sa fonction en tant que partie de
l’objet d’amour. L’acte répétitif tente « d’imaginariser » le monde, mais cela échoue et le
sujet répète la prise d’alcool. En effet, face au manque, que le buveur associe à un produit
réel, la castration est en quelque sorte ravalée à la privation. Il lui faut passer du stade de la
frustration à celui de la castration à travers la privation. Or tout se passe pour le buveur
comme si cette dynamique s’enrayait au niveau de la frustration.
Pour préciser les choses, cet objet substitutif ne sera pas l’alcool, mais la bouteille.
Il en est de même lorsque l'on parle du sein et non pas du lait comme objet, et de « l'amour
de l'amour » plus que de « l'amour d'un objet ». Notre patiente nous décrit cela très
justement : elle nous confia que, contrairement à ce qu’elle espérait, son abstinence ne se
répercutait pas sur son budget mensuel. En effet, elle achetait tant de sodas et eaux
minérales que leur coût était équivalent à ce qu’elle dépensait jusque-là en alcool, alors
qu’elle ne les consommait même pas toutes. Elle avait substitué, pour raison de sevrage,
des bouteilles d’eau à des bouteilles d’alcool. On voit bien ici il est nécessaire de distinguer
le produit et l’objet.
Le buveur, comme l'amoureux, érige son objet en pharmakon pour combler son
manque originel. Perrier le formule ainsi : « Il ingurgite l’alcool comme un désinfectant,
pour pasteuriser la plaie interne de son être-au-monde et à l’amour, à la Chose. Ça brûle,
donc ça cautérise ! »3
Il arrivait à notre patiente d'acheter de l’alcool à 90° en pharmacie. Elle ne buvait
parfois pas d’alcool sous une autre forme : « Un volume d’alcool pour cinq de soda, ça
passe très bien ! » disait-elle. Elle invoquait alors une cause pragmatique à ce choix : elle

1 Lacan J., Le séminaire IV : La relation d’objet, op. cit., p. 358


2 Nougue Y., Alcoolisme et psychanalyse : clinique psychanalytique de l'alcoolisme, Paris : Economica,
2004, p. 20
3 Ibid., p.77
303
avait une pharmacie juste en bas de chez elle. Ainsi, l’alcool était réellement un
médicament. De plus, elle parvenait parfois à convaincre les différents personnels
paramédicaux qui soignaient son mari, kinésithérapeutes ou infirmiers, de passer à la
pharmacie pour lui en acheter avant de venir chez eux. Son produit était donc délivré par la
pharmacie et livré par des soignants ! Cet élément clinique peut être traduit par ce que nous
avançons ici. Par la répétition de l’usage de l’objet alcool, le buveur écrase le circuit de la
demande. Cet objet n’est bien sûr jamais satisfaisant, mais il y revient tout de même. Ainsi,
il n’y a véritablement pas de demande à un Autre de la part de notre patiente. L’objet alcool
vient en place d’objet de la demande. Il n’attend pas de don de l’Autre en tant que signe
d’amour. Ce qu’il demande, c’est ce que l’Autre a, soit un flacon d’alcool.
Cet écrasement du désir ne permet pas au sujet d’accéder à la demande d’amour. Le
sujet alcoolique veut se passer de l’autre pour accéder à la jouissance. Comme le note
Perrier « Le whisky n’évade pas, il « invade » en lui même le buveur »1 Les signifiants de
l’ivresse nous rappellent en effet cette quête de jouissance : « se bourrer », « être plein »,
« être rond », « se remplir », autant de tentatives de suppléance au manque à être, mais en
se passant de l’Autre.
C’est par-là toute la dynamique de la satisfaction et du manque qui est touchée,
c’est ce que notre tableau tente de montrer. C’est dans ce sens qu’un auteur a proposé
2
récemment cette formule du fantasme chez le buveur : Sa . Le poinçon a disparu, l’objet
a est inclus dans le S, comme on écrit « œ » par exemple, par écrasement du sujet et de
l’objet. C’est une manière d’écrire cette relation d’objet que nous avons essayé de définir
chez le buveur. Cette écriture apporte aussi, selon nous, une inscription de cet accolement
du sujet à son objet, cette liaison « amoureuse » comme on le dit, en tribologie, de surfaces
qui collent entre elles, par contact sous une certaine pression.

Nous voyons là que cette approche recourant à la triade Besoin/demande/désir est


tout à fait plus à même de décrire la clinique de l'addiction, et donc aussi de l'amour,
qu'une approche purement neurobiologique qui tend à tout écraser sur le besoin : « nous
sommes programmés pour être dépendants à l’autre, aveuglés par l’amour, car nous
sommes conditionnés par le besoin », nous explique Michel Reynaud,3 psychiatre et
professeur de psychiatrie, spécialiste des addictions.

1 Op. cit., p. 114


2 Nougue Y., Alcoolisme et psychanalyse, op. cit., p. 57
3 Reynaud M., L’amour est une drogue douce… en général, Paris : Robert Laffont, 2005
304
Nous proposons d'aller encore un peu plus loin dans notre étude de ce cas clinique
d'alcoolisme : quel est le lien entre le recours à l'alcoolisme de cette patiente et son rapport
à l'amour ?

4- L’alcool comme suppléance à l’amour

« Ce qu’on ne peut atteindre en volant, tentons de l’atteindre en boitant »1 : Freud


cite ici un poète pour se consoler de la lenteur de la progression des connaissances
scientifiques. Nous pourrions adapter ce vers au buveur qui tenterait, avec le recours au
produit, de suppléer à l’amour. Nous avons vu ce qu’il en est dans la demande. Nous
pouvons proposer que la suppléance vienne aussi dans les autres fonctions de l’amour. Par
exemple dans la suppléance à l’impossible du rapport sexuel.

Face à l’impossible du rapport sexuel


Freud avait relevé la mise à jour de motions homosexuelles dans l’ivresse
alcoolique. L’homosexualité est bien un choix du même, un choix narcissique, un amour
pour le même dans le sens « du même côté de la sexuation », c’est à dire de la castration.
Là où l’amoureux tente d’écrire ce rapport impossible, le buveur tenterait d’éviter la
confrontation. Car le sujet ne prend pas le risque de ne pas savoir ce que l’autre va faire,
comme dans les règles de la mourre : pour lui l’alcool est un jeu dont il connaît les règles.

De la contingence à la nécessité
Nous avons développé, à partir du Séminaire XX, cette substitution de la
contingence à la nécessité dans l’amour. Ne retrouve-t-on pas aussi cette substitution dans
l’alcoolisme ?
Nous pensons que la rencontre d’un sujet avec l’alcool relève de la contingence, en
tant qu’elle n’est pas déterminée par tel ou tel facteur organique. La science recherche
toujours le gène de l’alcoolisme, de la toxicomanie, …etc. En avançant cela, nous nous
plaçons dans un tout autre champ que celui de l’alcoologie. Notre patiente nous a fait
rencontrer ce discours dont le sujet est exclu. Elle s’était appropriée ce discours et nous
affirmait que ce n’était pas elle qui était alcoolique, mais son corps : « J’ai une maladie
qui fait que je ne peux qu’être dépendant de l’alcool, c’est inscrit dans mes gènes, j’ai pas
de chance. »
1 Freud S., Au-delà du principe de plaisir, in Essais de psychanalyse, Paris : Payot, 1981, p. 115
305
Mais si la rencontre est contingente, la relation ultérieure du buveur à son objet est
par contre de l’ordre de la nécessité. Pour le buveur, la vie sans alcool n’est pas
concevable. Là, le discours médical conforte le sujet dans sa croyance : « Je suis
alcoolique depuis toujours. » Comme pour l’amour, la substitution de contingence à la
nécessité s’est produite. Mais ce n’est que dans l’après-coup de la rencontre que le sujet
peut dire cela. Lors d’un entretien, elle nous dit, alors qu’elle décrivait son oisiveté et son
absence de désir à faire quoique ce soit d’autre que boire : « je m’installe sur mon fauteuil
et je vide la bouteille. » Ce n’est qu’après coup, c’est à dire bien plus tard, qu’en se
remémorant ces paroles, nous entendions alors « je vis de la bouteille ». Inscription dans le
signifiant de cette nécessité de la relation à l’alcool.

Conclusion du cas clinique de la buveuse

La demande qui passe par le langage est ici rabattue sur un objet : le sujet tente de
se passer de parole pour formuler une demande, donc de l’amour. Rassial le formule ainsi :
« cette demande tourne alors sur elle-même, autour de l’objet drogue, et parodie le
désir. »1
L'objet toxique produit une réduction des trois dimensions Besoin/Désir/Demande
d'amour. Nous en tirons l'enseignement que dans l'amour, il peut en être de même, ce qui
justifierait les plaintes amoureuses autour du manque de l'objet aimé. Dans les cas
d'absence douloureuse, la sémantique amoureuse vient emprunter celle des toxicomanies:
« tu me fais tourner la tête », « je t'ai dans la peau », « je suis accroc », etc. Voire dans la
chanson suivante, c'est le lien à la cigarette qui est présenté comme un lien amoureux:
T'es dans ma tête et sous ma peau
T'es dans mes yeux, t'es dans mes os
T'es dans mon ventre, dans mes cils
Dans mes cheveux je te respire
T'es dans mes gestes et mes envies
T'es là le jour, t'es là la nuit
Dans mes révoltes et dans mes cris
Dans mes voyages et dans ma vie
Même si je pars tu n'es pas loin
Je t'emporte au creux de ma main
T'es sous mes ongles et sur mon dos
J'aime sentir ton souffle chaud
T'es dans mon cou, t'es dans mes veines
Et dans ma bouche j'ai ton haleine
T'es dans mes rires et dans mes peines
1 Rassial J.-J., Psychopathologie du toxicomane-man dans Cliniques Méditerranéennes, 1995, (47-48), p.113
306
Tu vis dans moi et je suis tienne1

Le sujet tente donc de s’épargner le désir : ce que nous entendons comme une
tentative de faire sans la castration. Ceci nous évoque la prévalence de la consommation de
toxiques chez les sujets psychotiques. Il s’agit certainement d’un recours au toxique
comme remède contre l’angoisse, comme briseur de soucis, mais nous pouvons aussi
l’entendre comme tentative de suppléance, grâce à un objet concret, à la distorsion des
registres RSI dans la psychose. Le toxique vient alors en place de sinthome, comme
quatrième ficelle venant faire consister les trois autres en un nouage viable.
Mais ce rapport à la castration nous évoque aussi la logique du pervers qui tente de
la désavouer selon la formule célèbre du « je sais bien mais quand même... » Cette
distinction structurale entre psychose et perversion chez le sujet alcoolique demande une
analyse fine du transfert. Nous avons ici choisi de ne pas plus approfondir la question du
diagnostic de notre patiente, même si son rapport à l'objet nous évoque plutôt une logique
perverse. Nous nous en tenons à son type particulier de relation d'objet qui nous a amené à
ces enseignement sur la place de l'objet dans la vie amoureuse en général.

1 Femmouzes T, T'es dans ma tête et sous ma peau, album : Tripopular , Shaoline Music, 2005
307
II- L'amour symptôme

« Le comportement amoureux de l'homme dans notre civilisation actuelle porte, dans son
ensemble, le caractère de l'impuissance psychique » Freud1.
« Tu m’as satisfaite, petit homme. Tu as compris, c’est ce qu’il fallait. Vas, d’étourdit il n’y
en a pas de trop, pour qu’il te revienne l’après midit. » Lacan 2
« il y a de bons mariages mais il n’y en a point de délicieux » Larochefoucauld3
« L'incapacité de satisfaire aux exigences réelles de l'amour est un des traits
caractéristique de la névrose. » Freud4

1- Intersinthomatique

Après l'amour prenant comme moyen respectivement les trois registres ISR, nous
proposons dans cette partie d'aborder l'amour en tant que symptôme, voire de quatrième
rond de ficelle sous la formalisation de Sinthome. Nous aurons pour ligne directrice le
trajet du symptôme au sinthome tel que Lacan le propose dans la dernière partie de son
enseignement.
La notion que la relation amoureuse soit intersinthomatique évoque l'étymologie
même du mot « symptôme » : « tomber ensemble »; il y a quelque chose de l'ordre du
tomber ensemble dans l'amour. Car rappelons nous que l'amour est toujours réciproque
(sinon, nous sommes dans le champ de l’érotomanie). Et puis cette notion de chute évoque
assez justement les ravages de l'amour : « on n'est pas sujet de l'amour, on est
ordinairement, on est normalement sa victime. »5 Mais en formulant que c'est la relation
amoureuse qui est intersinthomatique, nous faisons un pas plus rapide que celui de Lacan
pour qui c'est le rapport sexuel qui l'est. Mais nous pensons que ce pas peut être franchi en
considérant que l'amour est la suppléance à ce non-rapport sexuel : c'est alors l'amour qui
vient en place de ce rapport impossible. Tel est selon nous le nouage lacanien entre amour
et sexualité. Nous notons qu'ici Lacan fait un pas de plus après Freud pour qui les deux
courants restent isolés l'un de l'autre dans les symptômes amoureux. Face à l’impossible
rapport sexuel, les hommes et les femmes tentent une suppléance mais qui restera
inéluctablement un ratage : « J'ai paru vous chanter le los de l'amour, oui, il y a un

1Freud S. (1912), « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse », Psychologie de la vie
amoureuse, in La vie sexuelle, op.cit., p.61
2 Lacan J, L'étourdit, in Autres écrits, op. cit., p. 468
3 Larochefoucauld, Réflexions ou Sentences et Maximes morales [113], p.35, Éd. Garnier Frères, 1961
4 Freud S., Les cinq psychanalyses, PUF: Paris, 1954
5 Lacan J., Le séminaire IX: L'Identification, séance 10 du 21 février 1962, AFI p.143
308
inverse : c'est que vous allez voir comment, si l'amour devient réellement le moyen par
quoi la mort s'unit à la jouissance, l'homme et la femme, l'être au savoir, s'il devient
réellement le moyen, l'amour ne se définit plus [que] comme ratage. Parce que il n'y a plus
que vraiment le moyen qui puisse dénouer l'un de l'autre.»1 Mais malgré cela, ils se
prennent parfois, lorsqu'ils sont amoureux, l'un et l'autre comme sinthomes respectifs :
« Ce qui choit ensemble est quelque chose qui n'a rien à faire avec l'ensemble. Un
sinthome n'est pas une chute quoique ça en ait l'air. C'est au point que je considère que
vous là tous tant que vous êtes, vous avez comme sinthome chacun sa chacune. Il y a un
sinthome il et un sinthome elle. C'est tout ce qui reste de ce qu'on appelle le rapport
sexuel. Le rapport sexuel est un rapport intersinthomatique. »2
Nous allons montrer à partir d'un deuxième cas clinique en quoi le sinthome-elle
chez un homme est venu révéler un symptôme obsessionnel de clivage entre amour et désir
le poussant sur une pente passionnelle à l'orée de l'angoisse d'un impossible choix autour
de son désir.

2- Jean 41 ans, une passion extra-conjugale entre amour et désir

Jean a 42 ans. Quand il vient en consultation, c’est parce qu’il n’en peut plus. Il vit
depuis trois semaines une histoire avec une femme rencontrée par Internet, Maria, alors
qu’il est marié avec Lucie depuis douze ans ; ils ont deux enfants de cinq et huit ans.
Au début, dit-il, cette histoire avec Maria était une distraction, une façon de profiter
de la vie, lui qui n’avait jusque là jamais trompé sa femme. Mais peu à peu, au fil des
jours, cette relation est pour lui venue au premier plan, jusqu’à devenir une obsession qui
lui fit remettre en question tous les plans de sa vie : il se demande s’il doit quitter Lucie,
s’il ne doit pas changer de travail (comme il le souhaite depuis quelque temps mais sans
avoir entamé de démarches). Il décrit une angoisse permanente dès qu’il n’est plus dans les
bras de Maria. Il ne pense qu’à elle, s’échine à planifier des possibilités de rencontres. Il
culpabilise de mentir à sa femme pour s’absenter, mais il dit que c’est plus fort que lui. Il
dit être dans une situation d’instabilité totale sur tous les plans de sa vie, comme si cette
rencontre venait lui révéler qu’il n’avait jusque là qu’une vie monotone mais tout en étant

1 Lacan J., Le Séminaire XXI :Les Non Dupes errent, op. cit., leçon 4 du 18 décembre 1973, Afi p. 72
2 Lacan J., Discours de clôture du congrès de l’École freudienne sur la transmission, 9 juillet 1978, paru dans
les Lettres de l’École freudienne, n° 25, 1979.

309
dans l’incapacité à agir sur les changements qu’il souhaite : reprendre des études sera ce
qui le préoccupera pendant plusieurs mois.

Alors, pourquoi cette rencontre à ce moment là de sa vie ?


Jean est le cadet de trois fils. Leur père est décédé un an avant la rencontre avec
Maria. Il fait le lien entre ce deuil, suivi des préoccupations des procédures de succession
(qui l’ont occupé pendant ce temps) et la décision de rencontrer des femmes pour des
aventures. C’est dès le moment où ces procédures ont pris fin qu’il s’est inscrit sur des
sites de rencontre sur Internet. Avant Maria il a couché avec quelques femmes, mais jamais
plus d’une fois. Maria est la première avec qui il entretien une relation extraconjugale
suivie.
Cette question de la mort du père et de la rivalité fraternelle a été très préoccupante
pour lui. En effet, l’aîné des trois n’a rien voulu en savoir et n’est pas venu aux obsèques.
Le deuxième frère a mené bataille pour que leur mère récupère le moins possible de biens.
Les parents de Jean se sont en effet séparés quand il avait douze ans. Mais il se
souvient que depuis ses huit ans, la relation conjugale des parents était déjà terminée : le
père n’étant plus présent au domicile familial que lors de brefs passages, il s’était installé
en Espagne (pays d’origine des parents) où il faisait de multiples aller-retours. Jean
découvrira après la mort de son père qu’il vivait en fait dans un meublé, dans une grande
précarité, et qu’il faisait des affaires dans le milieu de la contrebande de cigarettes.
Parlant de ce frère, il évoquera des attouchements subits de sa part lorsque Jean
avait huit ans et plus tard, à quatorze ans, de la part d'un ami de son frère. Mais entre
temps, à dix ans, jean a aussi subi des attouchements de la part d’un moniteur de colonies
de vacances. Au fil des séances, il a aussi questionné la possibilité que son père lui ait lui
aussi fait subir des sévices.
Quant à sa mère, il dit en être très proche. Elle porte le même prénom que sa
maîtresse : Maria. Elle est d’origine espagnole et vit actuellement là-bas. Mais elle vient
une semaine par mois chez Jean pour le voir ainsi que ses petits enfants. A la séparation de
ses parents, il se souvient qu’il dormait avec elle car leur logement ne comportait pas
suffisamment de lits. Il est donc entré dans l’adolescence en voyant son père quitter le
domicile, et en dormant avec sa mère. Il dit que c’est lui qui a mis un terme à cela, vers
treize ans car ça le gênait.
Il fera au fil des séances l'hypothèse d'un lien entre la mort de son père, qui a fait
éclore un désir de rencontrer des femmes, et le départ de son père du domicile familial à
l'adolescence qui lui a ouvert le lit maternel; ceci à partir d'associations autour du prénom
310
commun entre sa maîtresse et sa mère. Par ailleurs, lors d'un rêve, il entend Maria dire en
espagnol que leur histoire l’embarrasse ; Il associera alors à partir de ce mot sur le désir de
faire un enfant à sa mère : dans la langue maternelle, « embarassada » voulant dire « être
enceinte ».

Les symptômes amoureux


Jean est donc pris dans une rumination angoissante autour de la question d’une vie
commune avec Maria. Elle est de son côté séparée et vit seule. Au-delà de cette question, il
y a aussi celle d’une reconversion professionnelle. Il s’ennuie dans son travail, mais surtout
il ne fait plus le nécessaire pour le faire à minima, ce qui lui vaut des remontrances de ses
employeurs. Il travaille en effet comme conseiller indépendant dans le milieu de l’industrie
et doit rendre des audits qui sont attendus par les financeurs. Sa procrastination à les
rédiger met en péril sa crédibilité professionnelle.
Mais c’est aussi chez lui, dans sa vie familiale qu’il est attendu : depuis qu’il a
rencontré Maria, il n’est presque plus présent chez lui : son épouse et ses enfants lui
reprochent cette absence et lui demandent ce qu’il se passe. Il décrit une incapacité à parler
de ce qu’il rumine à sa femme. Pourtant, c’est par des actes manqués qu’il lui avouera sa
relation. En effet, il se trompera à plusieurs reprise de destinataire dans l’envoi de textos
explicites initialement adressés à Maria mais envoyés à son épouse. Il lui dira alors tout.
Lucie entendra une souffrance derrière cette relation extraconjugale et sera très conciliante
pour qu’il fasse le choix de rester avec elle. Ceci rendra encore plus difficile pour Jean la
question du choix à faire. Il aurait préféré dit-il qu’elle le mette dehors, cela lui aurait
épargné de prendre une décision.
Pourtant, il décide un jour, pour amender son angoisse, de quitter le domicile
conjugal et de prendre une chambre meublée pas très loin de chez lui. Étant désormais libre
de ses mouvements, il se surprendra pourtant à moins aller chez sa maîtresse, voire à moins
la désirer. Elle était devenue accessible. Il y eut même un jour une anecdote clinique autour
d'une séance manquée qui révéla le nouage dans le transfert de ce qui était en jeu pour lui.
Alors qu'il était chez sa maîtresse, il nous appela à l'heure de sa séance pour nous prévenir
qu'il ne pourrait être présent car il était encore chez elle et que le temps du trajet ne lui
permettrait pas d'arriver à l'heure. À la séance suivante, il nous dit que, bien qu'il ne soit
pas venu à la séance, il avait pourtant prétexté ce rendez-vous pour partir de chez elle. Il
avait donc raté sa séance mais l'avait utilisée pour fuir Maria. Comme il le formula : « cette
séance n'a pas été si manquée que cela... »; il régla d'ailleurs spontanément cette séance
sans qu'il soit nécessaire de lui demander.
311
À partir de là, il recentra son discours sur sa femme et sur la fonction de sa
maîtresse dans leur relation. Ses actes manqués dans l'envoi de textos par exemple, lui fit
entendre qu'au cœur de ses tourments, il n'y avait qu'une femme qui comptait : son épouse.
Il lui donna alors quelques jours plus tard un rendez-vous devant la porte du cabinet à
l'heure de la fin d'une séance pour parler ensemble de leur situation. Il me dit plus tard qu'il
avait rompu avec Maria sans toute fois retourner chez lui. Mais dès ce moment là, il ne vint
plus aux séances. Il avait donc quitté sa maîtresse et son analyste en même temps.
Ce cas clinique soulève la question du nouage de l'amour et du désir dans la vie
amoureuse.

3- Le nouage amour désir

« Ainsi cet homme, comme tout homme qui désire, désire ce qui n’est ni présent, ni
disponible, ce qu’il n’a pas, ce qu’il n’est pas, ce qui lui manque ; et c’est bien là, nous
l’avons vu, l’objet de tout amour et de tout désir ». Platon1

a) Distinction amour désir


Nous avons vu plus haut que la castration est au centre de la dynamique du désir,
mais aussi de l’amour. Pourtant, nous distinguons bien les deux champs qui ne sont pas du
tout de la même nature. Nous proposons de nous arrêter un instant sur une distinction que
nous proposons de formuler ainsi : le désir est du côté de la métonymie, l’amour de la
métaphore.

Métaphore de l’amour
La métaphore de l’amour est donc telle que Lacan l’a amenée dans son « mythe de
l’amour » lors du séminaire sur le transfert. C’est la substitution de l’aimé à l’amant : la
main qui se tend vers la fleur est un premier temps du désir, puis l’amour surgit lorsque de
cette fleur, une main surgirait à son tour. Voici donc comment s’articulent l’amour et le
désir. Un sujet suppose qu’un autre possède l’objet de son désir, alors que cet autre ne le
possède pas puisqu’il est lui-même manquant. Alors, si ce deuxième sujet suppose à son
tour que le premier peut posséder son objet a, la rencontre amoureuse se produit par
substitution métaphorique. Celui qui était désiré devient à son tour désirant. La demande
d’amour consistant alors à être pris pour l’objet a désiré par l’autre. Le sujet demande
qu’on lui offre ce que l’autre n’a pas (l’agalma) ; on retrouve ici la formule que nous avons
déjà rencontrée : « je te demande de refuser ce que je t'offre car ce n'est pas ça. »
1 Platon, Le Banquet, 201e
312
Métonymie du désir
Dans Un type particulier de choix d’objet, Freud précise que les hommes dont il
parle répètent leur passion amoureuse plusieurs fois et ceci en opposition logique avec la
surestimation de l’objet. « Et même les objets d'amour peuvent, sous l'influence de
conditions extérieures, par exemple un changement de résidence ou d'entourage, se
substituer si souvent les uns aux autres qu'ils arrivent à former une longue série. »1 Nous
pouvons par exemple en donner une illustration, dans la clinique de la vie amoureuse, avec
ce que Barthes nomme « l’errance amoureuse » : « Je ne peux m’arrêter d’errer (d’aimer)
en vertu d’une ancienne marque (…) m’affligeant d’une compulsion de parole qui
m’entraîne à dire « je t’aime », d’escale en escale, jusqu’à ce que quelque autre recueille
cette parole et me la retourne ; mais nul ne peut assumer la réponse impossible (d’une
complétude insoutenable), et l’errance continue. »2
Mais Freud parle ici d’objet d’amour, alors que nous avons à faire avec la
métonymie du désir. Nous trouvons chez Lacan les arguments pour avancer un peu plus.
L’objet du désir est bien constitué métonymiquement, et il ne faut pas le confondre avec
l’objet de l’amour. C’est dans un second temps que l’objet de l’amour se constitue, et ceci
par substitution métaphorique à l’objet du désir : « l’amour ici se transfère par une
métaphore au désir qui s’attache à cet objet comme illusoire ; cependant la constitution de
cet objet est autre chose, elle n’est pas métaphorique, elle est métonymique… »3 Cette
inclusion du désir dans l’amour est aussi bien formalisée dans le mythe de l’amour énoncé
par Lacan dans le Séminaire VIII que nous avons rappelé précédemment.
Mais plus précisément sur le désir, Lacan formule que c’est à partir du besoin, et de
la nécessité que celui-ci passe par la parole, que l’objet du désir est métonymique : « Le
vrai de cette apparence est que le désir est la métonymie du manque à être. » 4 Ainsi le
phallus représente la métonymie du désir.
Cette application de la distinction métaphore/métonymie à celle de l’amour et du
désir nous permet de proposer la correspondance suivante : étant donné « qu’il n’y aurait
pas de métaphore s’il n’y avait pas de métonymie »5 puisque « la métonymie est la
structure fondamentale dans laquelle peut se produire ce quelque chose de nouveau et de
créatif qu’est la métaphore »6, on peut alors formuler qu’il n’y aurait pas d’amour s’il n’y
avait pas de désir.

1 Freud S., Un type particulier de choix d’objet., op. cit., p. 50


2 Barthes R., Fragments d’un discours amoureux, Paris : Seuil, 1977, p. 118
3 Lacan J., La relation d’objet, op. cit., p. 158
4 Lacan J., La direction de la cure, op. cit., p. 100
5 Formule que Lacan emprunte au père Ubu d’Alfred Jarry : « sans la Pologne il n’y aurait pas de polonais »
6 Lacan J, Les formations de l’inconscient, op. cit., p. 75
313
Frontière entre amour et désir
Le désir vise le désirant dans l’Autre1 : je désire l’autre comme désirant. C’est la
leçon de Hegel avec la dialectique du maître et de l’esclave. Lacan insiste sur le fait que ce
désirant n’est pas forcément « me désirant », c’est-à-dire que ce désir ne saurait être « désir
de moi » sauf dans le cas où le sujet s’aime lui-même dans l’autre. Car dans ce cas, ce n’est
plus du désir dont il s’agit. Donc quand on désire que l’autre nous désire, ce n’est plus du
désir mais de l’amour... Il y a bien une frontière qui sépare l’amour et le désir mais elle
n’empêche pas « qu’ils ne se conditionnent par tout sorte de bouts. »2 En fait le désir
s’adresse toujours au manque. Si ce n’est plus à un manque qu’il s’adresse, nous sortons du
champ du désir.

b) Pourquoi le désir passe-t-il à l’amour?


Cette question est formulée par Lacan lors du Séminaire VIII : « quelle est dans(...)
la relation d’amour la fonction de ce fait que le sujet avec lequel, entre tous, nous avons le
lien d’amour, est aussi l’objet de notre désir ? »3 Les deux courants, tendresse et sensualité,
décrits par Freud ne se rejoignent en effet jamais. Mais cela n'implique pas qu'ils ne
coexistent pas. Comme le note Lacan, dans la relation amoureuse, le sujet auquel s'adresse
l'amour peut aussi être l'objet du désir. L'apport lacanien sur cette question réside dans la
nature même de l'objet du désir : nous avons rappelé plus haut dans ce travail, en reprenant
le commentaire par Lacan du Banquet et ses développements ultérieurs sur l'objet a, que
cet objet est de nature métonymique. Il renvoie donc toujours à un autre objet. En ce sens,
la distinction amour/désir est à entendre en tenant compte de cet apport. L'objet du désir
n'est pas figé, et d'autant plus si l'on n'oublie pas qu'il est partiel, il peut tout à fait être
porté par le sujet auquel s'adresse l'amour. N'en demeure pas moins la question du passage
de l'un à l'autre : « Pourquoi le désir passe-t-il à l’amour? Les faits ne permettent pas de
l’expliquer. »4
Pourtant, il y a un aphorisme lacanien célèbre sur l'amour qui doit retenir notre
attention : « L’amour est ce qui permet à la jouissance de condescendre au désir. »5 Il y a
bien du désir dans la relation amoureuse et c'est bien le souci de nos patients car c'est dans
cette cohabitation que réside la difficulté. Car, c'est ce que montre notre patient dans ses
manifestations anxieuses, l'angoisse n'est jamais trop loin; rappelons nous que cet
aphorisme de Lacan est précédé de ceci : « l'angoisse fait le médium du désir à la
1 Lacan J., L’identification, op. cit., p. 80
2 Ibid.
3 Lacan J., Le séminaire VIII : Le transfert, op. cit., p.179
4 Lacan J., Le séminaire XXV : Le moment de conclure, Inédit, séance du 11 avril 1978, AFI p.104
5 Lacan J., Le séminaire X : L'angoisse, op. cit., le 13 mars 1963, AFI p. 232
314
jouissance. »1 Enfin, n'oublions pas non plus que le deuxième aphorisme dans cette même
séance du séminaire dit que « l'amour est la sublimation du désir. »
L'amour se distingue du désir en ceci que l'amour vise un au-delà de l'être, que nous
avons situé au niveau de la Chose. C'est l'enseignement tiré de la clinique de l'amour
courtois. Le désir quant à lui n'est pas pris dans la seule dimension Imaginaire. Il est le
reste laissé en déchet après le passage par le langage. Sans langage, il n'y a pas de désir. Or,
l'amour, dans sa forme idéalisée, pourrait s'en passer. C'est ce que nous avons montré dans
notre chapitre sur le rapport entre l'amour et la Lalangue.
Le désir par sa nature s'oppose au Narcissisme. Lacan formule explicitement que
l'amour est une passion de l'ignorance du désir : « (…) ce désir ne saurait être désir de
moi que si je me retrouve à ce tournant, là où je suis, bien sûr, c'est-à-dire si je m'aime
dans l'autre, autrement dit si c'est moi que j'aime. Mais alors j'abandonne le désir. »2 Ce à
quoi nous pouvons aussi ajouter que « quand on aime, il ne s’agit pas de sexe »3 ; mais
encore : « la jouissance du corps de l'autre n'est pas le signe de l'amour. »4 Lacan va même
jusqu'à faire du ressort de l'amour le fait que, par contre, le signe de la jouissance est
susceptible de provoquer le désir5.

Face à cette distribution de l’amour et du désir dans la vie amoureuse, on peut


formuler à la suite de PL Assoun que là où le désir suppose de s’affilier à son sexe, l’amour
revient en fait à porter à deux le poids de la castration 6. C’est en fait une lecture de la
métaphore lacanienne de l’amour qui est selon nous le cœur du nouage : le désir est le
ressort de l’amour : « Car si le désir dans sa racine, dans son essence c'est le désir de
l'Autre, et c'est ici à proprement parler qu'est le ressort de la naissance de l'amour. »7
Pourtant, il semble que ce soit cette origine que l’amour essaie de dissimuler en
faisant mine de s’adresser à un sujet et jamais à un objet : « C'est que devant tous est
dévoilé dans son trait le secret le plus choquant, le dernier ressort du désir, qui oblige
toujours dans l'amour à le dissimuler plus ou moins - sa visée est la chute de l'Autre, A, en
autre, a. »8

1 Ibid., p.231
2 Lacan J., Le séminaire IX : L'identification, Inédit, Séance du 21 février 1962, AFI p.141
3 Lacan J., Le séminaire XX : Encore, op. cit., p.27
4 Ibid., p.40
5 Ibid., p.48 : "Un sujet, comme tel, n'a pas grand-chose à faire avec la jouissance. Mais, par contre, son
signe est susceptible de provoquer le désir. Là est le ressort de l'amour."
6 Assoun P.-L., Masculin et féminin, Paris : Economica, 2005, p. 91
7 Lacan J., Le transfert, op. cit., p. 216
8 Lacan J., Le transfert, op. cit., p. 214
315
S’adresser à l’Autre directement, est une volonté de jouissance, une velléité
d’attraper l’Autre non barré de la préhistoire : nous retrouvons ici la tendance à
appréhender la Chose dans l’amour. Or la formule même de « Je te demande de refuser ce
que je t’offre parce que ce n’est pas ça » montre, d’après Colette Soler1, en quoi même la
jouissance ne fait pas rapport sexuel. Cette jouissance, le sujet en est barré, et même
l’amour ne peut pas l’atteindre mais la fait condescendre au désir.
L’amour comme suppléance à l’impossible du rapport sexuel vient jouer de cette
place vacante, de la castration, par le truchement du phallus comme médiateur : « L’amour
idéaliste présentifie la médiation du phallus comme (-φ). Le (φ) c’est dans les deux sexes
ce que je désire, mais aussi que je ne puis avoir qu’en tant que (-φ). C’est ce moins qui se
trouve être le médium universel dans le champ de la conjonction sexuelle. »2
Plus généralement, le partenaire sexuel vient faire symptôme : « J'ai avancé que le
symptôme, ça peut être - c'est monnayable, c'est courant - ça peut être le partenaire
sexuel. »3
Nous savions qu’une femme venait en place d’objet a pour un homme : pour lui le
fantasme surgit de ce que l’objet a vient à la place du partenaire manquant : « C'est pour
autant que l'objet «a» joue quelque part - et d'un départ, d'un seul, du mâle - le rôle de ce
qui vient à la place du partenaire manquant, que se constitue ce que nous avons l'usage de
voir surgir aussi à la place du réel, à savoir le fantasme.»4
C’est en ce sens qu’en voulant atteindre l’Autre, le sujet n’attrape que l’objet a :
« ce $ n'a jamais affaire, en tant que partenaire, qu'à l'objet a inscrit de l'autre côté de la
barre. Il ne lui est donné d'atteindre son partenaire sexuel, qui est l'Autre, que par
l'intermédiaire de ceci qu'il est la cause de son désir. »5 C’est ici le fantasme pervers du
névrosé qui seul peut permettre d’atteindre le partenaire 6. On pourrait dire qu’on ne peut
attraper le partenaire, non pas par le petit bout, mais par le petit a.
Mais alors qu’en est-il de la relation d’amour ? « Du partenaire, l'amour ne peut
réaliser que le courage »7 Dire qu’une femme est un objet a pour un homme, va dans le
même sens que dire qu’une femme est le symptôme d’un homme puisque le symptôme est
reconnaissance du désir. L’homme essaie avec deux femmes d’en faire au moins une qui
serait Toute : c’est pour suppléer à la femme qui n’existe pas qu’il en prend deux !

1 Soler C, Pertes et profits, in Le mensuel, EPFCL, n°14 mars 2006


2 Lacan J., L’angoisse, op. cit., p. 312
3 Lacan J., L’insu que sait..., op. cit., p. 11
4 Lacan J., Encore, op. cit., p. 58.
5 Ibid., p. 73
6 Ibid., p. 80
7 Ibid., p. 131
316
Rapport des sexes : d’un rapport complémentaire à un rapport supplémentaire
Dans cette tentative de complémentarité des sexes, les amoureux tentent de nouer
deux jouissances : selon G. Chaboudez1, le ratage du rapport complémentaire entre les
hommes et les femmes a laissé place à la tentative d’élaboration d’un rapport
supplémentaire.
Il y a la jouissance phallique des deux côtés et la jouissance supplémentaire de côté
femme. Cette tentative de complémentarité dans l’amour prétend se passer du sexe car elle
vise le tout : « Tant en effet que l'âme âme l'âme, il n'y a pas de sexe dans l'affaire. Le sexe
n'y compte pas. (...) Le Horsexe, voilà l'homme sur quoi l'âme spécula.»2
Nous proposons la formule suivante : l’amour dans son ressort imaginaire, vise le
manque du manque, la complétude imaginaire ; telle est selon nous la dimension de la
pulsion de mort dans l’amour. Comment concilier alors cette tendance de l’amour dans une
vie amoureuse quotidienne ?
Nous retrouvons là notre thèse : le nouage des deux autres registres Réel et
Symbolique va rendre cet amour viable, c’est-à-dire qu’une vie amoureuse peut ne pas
mener inéluctablement à la mort ou à la folie.
Nous entendons les fragments de discours amoureux : « Je veux que l’autre me
manque » « Je veux manquer à l’autre », « étonner l’autre », « ne pas tomber dans la
routine »... Les amoureux ne sont pas dupes que le manque est la condition du désir. Les
couples tentent, par injection de manque dans leur relation, de relancer le désir ; ils pensent
ainsi relancer l’amour. Nous voyons là que les lois du désir sont appliquées dans le couple
pour faire tenir « l’histoire d’amour » ; la psychopathologie quotidienne de la vie
amoureuse nous montre cela : l’amour, qui vise la totalité et la mort (les deux moitiés de la
« bête à deux dos » qui se retrouvent et se laissent dépérir), est rendu « vivant » par
injection d’une logique désirante qui s’oppose à cette pulsion de mort dans l’amour.

4- Retour sur le cas clinique de Jean

« En fin de compte, il [l’homme] fait l’amour avec son inconscient, et rien de plus. »3

Nous faisons l’hypothèse que notre patient a été pris, suite à la mort de son père et
les remaniements suscités, dans une distinction des deux courants, amour et désir, qui
tenaient pourtant jusque-là sur un même objet : son épouse.

1 Chaboudez G., Rapport des sexes et rapport sexuel, Paris : Denoel, 2004.
2 Lacan J., Le séminaire XX : Encore, op. cit., p.78.
3 Lacan J., Le séminaire XXIII :Le sinthome, op. cit., p. 127
317
La mort du père a laissé place à la rivalité fraternelle ; mais dans le cas de Jean,
cette rivalité a réveillé le traumatisme des abus sexuels. Nous faisons l'hypothèse d'un
vacillement de la structure à ce moment-là, comme cela peut se produire à l'adolescence.
Ce vacillement a produit un effet sur les deux courants de tendresse et de sensualité qui
tenaient jusque-là dans un montage avec son épouse. Le désir s'est dirigé vers Maria et
l'amour et est resté du côté de Lucie.
Souvent au cours des séances, il a associé ce qu'il vivait à ce moment-là de sa vie
avec des souvenirs d'adolescence. Par exemple, avant de s'inscrire sur un site internet pour
aller vers des aventures sexuelles, son premier acte a été de recontacter son premier amour
d'adolescent. Une femme qu'il avait, dit-il, aimé passionnément. Ils se sont revus et ont
même couchés ensemble une fois. Depuis, ils entretiennent une amitié et elle est par-là
même devenue sa confidente.
Le désir de changer de métier est lui aussi associé par le patient à un projet
d'adolescence : il compte en effet reprendre l'idée qu'il avait à cette époque-là d'une
orientation plus littéraire que commerciale.
Comme lors de la résurgence à l'adolescence de motions œdipiennes, Jean reprend à
quarante-deux ans un processus psychique d'énamoration passionnelle et de désirs jusque
là réprimés.
Comme dans le bouleversement pubertaire, nous faisons l’hypothèse que pour notre
patient, la structure a vacillé à la mort de son père. Il a approché dans ce vacillement
quelque chose de l'énamoration adolescente dans laquelle le signifiant du Nom du père est
éprouvé. C'est là la logique passionnelle adolescente dans laquelle, comme le souligne J.-J.
Rassial, « l’objet de cet amour est indifférent, ce qui compte, c’est l’état amoureux. »1 Cet
état passionnel pousse parfois au suicide, comme y a pensé notre patient. Dans ces
moments-là, l'amour du sujet a du mal à faire condescendre la chose au désir : ainsi il se
trouve à la limite, celle où il confine à la Chose, à la Jouissance, sans toutefois y parvenir,
sauf dans la psychose. C’est en ce sens que l’amour flirte parfois avec la folie, quand la
jouissance ne condescend qu’en partie au désir. C’est ce que souligne J.-J. Rassial au sujet
de l’amour passion qui tente de s’affranchir de l’opération logique du Nom-du-père :
« essai catastrophique pour le psychotique qui peut y réussir, et essai décevant jusqu’à la
dépression, pour le névrosé qui peut n’y trouver que prétexte au suicide, ne rencontrant
dans l’expérience amoureuse que la vérité de sa déréliction, de son abandon par
l’Autre. »2
1 Rassial J.-J. (1990), L’adolescent et le psychanalyste, Paris : Payot, 1996, p. 29
2 Rassial J.-J., Amour et forclusion in Tomber en amour / Sous la dir. de D. Lauru, Toulouse : Erès, 2001,
p.108
318
Cette rencontre clinique nous a enseigné deux choses qui nous semblent
fondamentales. La distinction amour désir tout d'abord qui semble être ce qui a tourmenté
notre patient durant cette période de sa vie. Ce clivage dans la vie amoureuse est une
constante d'un point de vue théorique mais force est de constater qu'il ne produit pas tout le
temps de symptômes. Ici, c'est le réaménagement psychique suite à la mort du père qui a
produit une remise en cause de ce montage. Ainsi, c'est là le deuxième point
d'enseignement de cette rencontre clinique, l'état amoureux propose au sujet qui en est la
victime, à la fois un vacillement de la structure et une tentative de suppléance. Un
vacillement au point de remettre en question les noms-du-père qui la font tenir et une
tentative de suppléance à ce vacillement lui-même. La encore nous rencontrons cette
dualité de l'amour qui est à la fois son propre mal et son propre remède.
Ce n'est bien évidement pas tout le temps le cas que les réaménagements qui en
découlent précipite le sujet dans une symptomatologie ravageuse, mais bien au cas par cas,
selon la position subjective de chacun.

Nous proposons de poursuivre cette partie clinique à partir de la rencontre d'une


patiente chez qui la structure psychotique la propulse dans un rapport à l'autre qui nous
enseignera sur un rapport particulier de l'amour au savoir.

319
IV- En quoi les psychoses nous enseignent sur l'amour?

« [Freud] avait pris la précaution d'être fou d'amour pour ce qu'on appelle une femme, il
faut le dire, c'est une bizarrerie, c'est une étrangeté. »Lacan1
« L'être de l'homme non seulement ne peut être compris sans la folie, mais il ne serait pas l'être de
l'homme s'il ne portait en lui la folie comme la limite de sa liberté. » Lacan2
«Il faut bien expliquer l’amour et l’expliquer par une sorte de folie, c’est bien la première chose
qui soit à la portée de la main.» Lacan3

Après cette rencontre clinique dans laquelle nous avons voulu montrer en quoi
l'amour et la paranoïa se rencontrent autour du risque érotomaniaque dans le transfert,
poursuivons avec un autre point de rencontre entre les deux. Il s'agira de montrer en quoi
c'est aussi dans le rapport au savoir qu'amour et psychose vont se rencontrer. Nous aurons
recours à la distinction entre croyance et certitude notamment au regard de savoir supposé
que la clinique du transfert nous a enseigné.
Dès le Séminaire I, lorsque Lacan demande à Leclaire de préparer quelque chose
sur l'Introduction au Narcissisme pour la séance suivante, il précise ce lien entre psychose
et amour: « Vous verrez qu'il ne s'agit que de questions posées précisément par ce registre,
l'imaginaire, que nous sommes en train de voir ici. Et les deux sujets de la psychose, d'une
part, et de cet amour, et précisément de l'amour en tant qu'il intéresse le transfert. [...]
c'est un arc qui joint ces deux points qui ont l'air aussi opposés que possible l'un de l'autre,
et qui pourtant sont unis par cette fonction imaginaire.»4 Lacan pose très clairement que
c'est la dimension Imaginaire qui fait ce pont entre amour et psychose. Ce qui nous amène
à reprendre la formule de notre thèse : l'amour est un état psychopathologique en tant qu'il
prend le registre imaginaire comme moyen. Lacan dans cette citation précise qu'il s'agit de
l'amour en tant qu'il intéresse le transfert : nous avons là la these de la cure comme
paranoïa dirigée.
Dans le Séminaire III, nous retrouvons logiquement ce lien entre énamoration et
psychose : « Je vais, pour vous faire sentir ce que je veux dire, -car il peut vous sembler
que ce soit un curieux et singulier détour que de recourir à une théorie médiévale de

1 Lacan J., Le séminaire XXV : Le moment de conclure, inédit, séance 1 du 11 avril 1978, AFI p.104
2 Lacan J., Écrits, op. cit., p.575
3 Lacan J., Le séminaire XXIII: Le sinthome, op. cit., séance du 13 Janvier 1976, p.60
4 Lacan J., Le séminaire I : Les écrits techniques de Freud, op. cit., séance du 10 mars 1954, p.187
320
l'amour, pour introduire la question de la psychose -je vais vous faire remarquer une
chose, c'est tellement vrai qu'il est impossible de concevoir sans introduire cette dimension
de la nature de la folie que si vous y réfléchissez, sociologiquement, aux formes constatées,
relevées, attestées dans la culture de l'énamoration, dans le fait de tomber amoureux, je
pense que vous ne trouverez pas que je reste trop strictement sur mes positions en vous
faisant remarquer que le fait de poser la question ainsi ne fait justement que recouvrir ce
qui est à l'ordre du jour dans la position la plus commune de la psychologie des
patterns. »1
L'amour dans la psychose se situe dans la relation à ce que Lacan nomme dans ce
séminaire III « l'Autre absolu », c'est-à-dire là où le signifiant est pris au pied de la lettre, la
où la parole est absente: « C'est cette ombre de l'Autre, en tant qu'il ne peut la saisir que
dans la relation au signifiant comme tel, dans quelque chose qui ne s'attache qu'à une
coque, qu'à une enveloppe, qu'à la forme de la parole; là où la parole est absente, là se
situe l'éros du psychosé; c'est là que le psychosé trouve son suprême amour. »2 mais il
précise bien que cet amour est un amour mort; ce qui nous rappelle nos développements
sur l'amour narcissique et sa pente mortifère.
Cette proximité entre amour et folie se situe de toute évidence sur le plan du
narcissisme. Toujours dans ce séminaire sur les psychoses, Lacan en fait la démonstration
en rappelant la phrase de Freud « les psychotiques aiment leurs délires comme ils s'aiment
eux-mêmes » alors que la théorie du Narcissisme n'est pas encore élaborée : « dans l'ordre
imaginaire, et qui l'aide bien, qui est devenu significatif pour le sujet, c'est le rapport au
signifiant de la relation érotique que le désir fondamental de la psychose, que ce à quoi
qui fait que le sujet, leurs délires, ils les aiment, les psychotiques, comme ils s'aiment eux-
mêmes. À ce moment-là il n'a pas fait le narcissisme, il touche du doigt quelque chose, il
ajoute d'ailleurs très rapidement que c'est là que gît le mystère, celui même dont il
s'agit. »Ibid.3
À partir de là, nous pouvons aussi rappeler que la théorie freudienne des délires
repose sur un postulat amoureux.

1 Lacan J., Le séminaire III : Les psychoses, op. cit., séance 20 du 31 mai 1956, version Seuil p. 287 et AFI p.
446
2 Ibid.
3 Ibid., p.288
321
1- Logique des délires passionnels

Rappelons tout d'abord que le délire est une tentative de guérison. Freud dans son
travail de 1911 sur le cas du président Schreber, écrit : « et le paranoïaque rebâtit
l'univers, non pas à la vérité plus splendide, mais du moins tel qu'il puisse de nouveau y
vivre. Il le rebâtit au moyen de son travail délirant. Ce que nous prenons pour une
production morbide, la formation du délire, est en réalité une tentative de guérison, une
reconstruction. »1
La paranoïa va nous enseigner une vérité sur l'amour. Tout d'abord par la logique du
mécanisme délirant mais aussi par son ancrage narcissique : « Nous en conclurons que,
dans la paranoïa, la libido libérée se fixe sur le moi, qu’elle est employée à l’amplification
du moi. Ainsi, il y a retour au stade du narcissisme qui nous est déjà connu comme étant
l’un des stades de l’évolution de la libido dans lequel le moi du sujet était l’unique objet
sexuel. [...]Le malade a retiré aux personnes de son entourage, et au monde extérieur en
général, tout l'investissement libidinal orienté vers eux jusque-là […] Les paranoïaques
possèdent une fixation au stade du narcissisme, nous pouvons dire que la somme
de régression qui caractérise la paranoïa est mesurée par le chemin que la libido doit
parcourir pour revenir de l’homosexualité sublimée au narcissisme. »2
Cet ancrage narcissique va amener en toute logique à la thèse centrale de Freud qui
fait de la paranoïa une défense contre un fantasme de désir homosexuel : « Nous
considérons donc que ce fantasme de désir homosexuel : aimer un homme, constitue le
centre du conflit dans la paranoïa de l’homme. »3

a) Les délires passionnels en psychiatrie


Les délires passionnels ont été distingués dans la nosographie par G. de
Clérambault. Ils font partie de l'ensemble des trois délires paranoïaques avec les délires de
relation des sensitifs (Kretschmer) et les délires d'interprétation systématisés (Sérieux et
Capgras). « Nous appelons Délires Passionnels tous les délires qui ont pour base une
émotion prolongée, à forme de désir ou de colère, quels qu'en soient le thème et l'occasion.
Toute conviction émue peut servir de noyau à un Délire Passionnel ; sentiment de
propriété, sentiment théorique de la justice, amour maternel, religiosité sous toutes ses

1 Freud S.(1911), Remarques psychanalytiques sur l’autobiographie d’un cas de paranoïa (Dementia
paranoides) (Le président Schreber), Cinq psychanalyses, Paris : PUF, 1954, p. 315
2 Ibid., p.316
3 Ibid.
322
formes, etc... »1 Ils sont caractérisés par l'exaltation, l'existence d'une idée prévalente qui
subordonne les comportements, les pensées, à un postulat fondamental et ils se
développent en secteur et non pas en réseau. Ils comprennent le délire de revendication, la
jalousie et enfin l'érotomanie.
Dans les délires de revendication, l'idée prévalente est la certitude qu'une réparation
doit être apportée à un préjudice subit. Sont décrits les « quérulents processifs » (procès sur
procès pour obtenir réparation), les « inventeurs méconnus », les « idéalistes passionnés »
de Dide et Guiraud (1913) dont la forme de revendication est idéologique, et enfin les
« hypocondriaques revendicateurs » qui poursuivent préférentiellement le corps médical.
Dans les délires de jalousie, la certitude est d'être trompé dans la vie amoureuse. Il
est souvent retrouvé un évènement initial réel mais c'est la logique interprétative qui
évoque la pathologie délirante (preuves caduques, recherches incessante de preuve,
angoisse massive.).
Enfin, dans l'érotomanie, la certitude est une « illusion délirante d'être aimé. » De
Clérambault a distingué trois phases : l'espoir, le dépit et la rancune.

b) Logique des délires paranoïaques chez Freud


Freud va proposer une distinction de ces délires paranoïaques en déclinant
grammaticalement le postulat fondamental d'un fantasme homosexuel qui se résume en une
phrase : « moi un homme, je l'aime lui un homme. »2 Cette phrase comporte trois éléments
grammaticaux: un sujet (moi), un verbe (aimer) et un complément d'objet (lui). La
déclinaison consistera en une dénégation portant respectivement sur chaque élément :
- Le délire de persécution
La négation porte sur le verbe : « aime » est remplacé par « hais ». La proposition
devient: « Je ne l'aime pas, je le hais ». Cette négation du verbe "aimer" est associée à une
projection. Freud donne une définition de la projection: « Une perception interne est
réprimée et, son contenu, après avoir subi une certaine déformation, parvient au conscient
sous la forme d'une perception venant de l'extérieur. »3 Ainsi, « Je l'aime » devient « Je le
hais » (je hais lui) qui, par projection devient « il me hait » (il hait je). Le sentiment de
haine est donc projeté sur l'autre homme, il provient tout d'abord de l'autre. Autrement dit,
comme il me hait, me persécute, cela justifie la haine que je lui porte. Dans le cas du délire

1 De Clérambault G.G., in Œuvres Psychiatriques, Paris : PUF, 1942, p. 419


2 Freud S.(1911), Le président Schreber in Cinq psychanalyses, op. cit., p.308
3 Ibid., p.311
323
de persécution, Freud précise qu'on a une « transformation de l'affect ». Cela signifie que
« ce qui devrait intérieurement comme de l'amour est perçu extérieurement de la haine. »1
- L'érotomanie
La négation porte ici sur le complément d'objet. La proposition: « Je l'aime » (lui,
un homme) devient « ce n'est pas lui que j'aime, c'est elle que j'aime. » Cette négation est
associée à un mécanisme de projection : dans le cas de l'érotomanie de l'homme, « je
l'aime » (je aime elle) devient « elle m'aime » (elle aime je). On obtient ainsi: « ce n'est pas
lui que j'aime - c'est elle que j'aime parce qu'elle m'aime. » Freud insiste sur le fait que ces
amours débutent par la perception venue de l’extérieur que l’on est aimé.2
- Le délire de jalousie
La négation porte sur le sujet : « je » est remplacé par « elle ». La proposition
devient « elle l'aime ». Ainsi, l'homme se défend d'aimer un autre homme en déclarant :
« Ce n'est pas moi qui aime l'homme, c'est elle qui l'aime ». Selon Freud, l'homme
« soupçonne la femme d'aimer tous les hommes qu'il est lui même tenté d'aimer. »3 Ici, pas
de déformation par projection car la projection est déjà dans le remplacement de « je » en
« elle »…
Freud ajoute dans cette mécanique grammaticale le délire des grandeurs ou
mégalomanie que nous n'avons pas mentionné plus haut.
- Le délire des grandeurs
Ici, le sujet rejette la proposition en niant entièrement celle-ci. « Je l'aime" (lui, un
homme) » devient : « Je n'aime pas du tout, je n'aime personne, je n'aime que moi. » Freud
note que nous avons là à faire à une surestimation sexuelle du moi.4
Nous tenons à souligner que cette logique des délires paranoïaques proposée par
Freud est une logique grammaticale qui n'est pas sans évoquer l'apport lacanien ultérieur
d'un inconscient structuré comme un langage. Preuve que Lacan fut bien un lecteur de
Freud au plus près de son texte.

Partant de ce fantasme homosexuel pris comme substrat des délires paranoïaques,


on peut faire l’hypothèse d'un pousse à l'homosexualité dans l'amour. On a vu le postulat
freudien d’un fantasme homosexuel constituant le noyau de la logique délirante dans la
paranoïa chez l’homme. Lacan introduit le concept de Féminisation et de Pousse-à la

1 Ibid.
2 Ibid., p.309
3 Ibid.
4 Ibid., p.310
324
femme comme un trait structural de la psychose. Cette féminisation se retrouve dans le
délire de Schreber d’enfanter et d’être la femme de Dieu. Lacan a en effet pu formuler que
l'amour s'adresse toujours à un homme : il est hommosexuel.1
Mais qu'en est-il dans les cas de psychose au féminin comme dans l'érotomanie par
exemple ? Si une femme névrosée va passer par la « mascarade » pour se faire objet du
désir d’un homme, ou des hommes, se faire le phallus... une femme psychotique ne sera
pas dans le semblant. Elle se fera dans le réel, l’objet du désir de l’homme mais pas un
objet « agalma », c'est-à-dire enfoui, mais un objet à ciel ouvert... Ici on peut entendre ce
qu’il en est de l’érotomane qui se fait l’objet d’amour d’un homme, mais d’un homme
« universel » comme le disait de Clérambault, c'est-à-dire un homme qu’elle ne peut avoir
du fait de son haut statut social. En quelque sorte, elle se ferait La femme, que rien ne vient
barrer. Mais alors qu’est-ce qu’une femme toute, qui est « hors castration » ? Lacan nous
dit bien que « Dieu est la femme rendue toute. »2
On pourrait penser qu’elle est rejetée au champ de l’Autre... Mais un Autre non
barré, un autre total, comme le montre la clinique de l’érotomanie (caractère inatteignable
de l'objet). Par là, elle tombe dans un « sexuel total », un « pur sexuel » sans mascarade,
elle se fait « La femme. » Elle serait alors exclusivement dans la jouissance Autre que
Lacan formalise dans le Séminaire XX : Ici, pas de jouissance phallique, c'est-à-dire passée
par le phallus symbolique. En ce sens on comprend alors que l’érotomane veut se faire
l’Autre de l’Autre, c’est-à-dire l’Autre non barré d’un Autre non barré. Là où, dans la
névrose, l’objet a est le déchet du S de A barré, ici l’Autre n’étant pas barré, le petit a reste
très collé au grand A, il ne peut alors rester qu'un lien direct au grand Autre. Là où le
névrosé a à faire avec le petit a et le grand autre dans la dialectique de l’amour et du désir,
l’érotomane n’a qu’une dialectique Autre/Autre. En ce sens, puisque « L’amour fait
condescendre la jouissance au désir », nous aurions dans l’érotomanie, et dans l'amour
dans les psychoses, un amour non condescendant, qui resterait au plus près de la
Jouissance.

1 Lacan J., Le séminaire XX : Encore, op. cit., p.78 et voir aussi Lacan J., L'étourdit, in Autres Écrits, op. cit.,
p.467
2 Lacan J., Le séminaire XXI : Les non dupes errent, Inédit, séance 7 du 11 mars 1975, AFI p.115
325
2- Logique amoureuse et logique délirante

a) La catastrophe de la fin du monde et la catastrophe amoureuse


Pendant sa maladie, Schreber acquiert un jour la conviction que la fin du monde est
imminente. Le retrait du soleil qui glacerait la terre, un tremblement de terre ou des
épidémies seraient à l'origine de cette catastrophe universelle. Sa propre mort est aussi
annoncée dans le journal. Freud souligne qu'« on voit assez souvent surgir au stade aigu de
la paranoïa de pareilles idées de catastrophe universelle. »1 Ses idées montrent que le
malade a retiré la libido qu'il avait investie sur les personnes et les choses de son
entourage. Le délire traduit un réinvestissement de la libido sur le monde extérieur. Mais
cela produit cette sensation de catastrophe imminente.
Dans l'amour, nous retrouvons ce sentiment. Barthes consacre une entrée
« catastrophe » à ses Fragments : « crise violente au cours de laquelle le sujet, éprouvant
la situation amoureuse comme une impasse définitive, un piège dont il ne pourra jamais
sortir, se voit voué à une destruction totale de lui-même. »2
Chez Lacan, le mot est employé à l'endroit de l'amour dès le premier séminaire :
« l'amour-passion, tel qu'il est effectivement et concrètement vécu par le sujet, comme une
sorte de catastrophe dans le domaine psychologique »3 On le retrouvera aussi bien plus
tard en 1974: « Je n’ai jamais vu autre chose que des manifestations diversement
catastrophiques de l’amour. Pourquoi ? »4

b) Statut du savoir dans le transfert et dans la paranoïa: Amour, crédulité,


savoir, transfert et paranoïa dirigée
En écho à notre chapitre sur le savoir notamment dans le sens du sujet supposé
savoir et de l'amour, nous avions proposé d'attendre ce chapitre-ci pour en éclairer une
certaine clinique de l'amour fou. La logique paranoïaque est-elle à l'œuvre dans cette
croyance absolue en l'autre dans l'amour?
C'est à repartir de l'amour de transfert que l'on pourra avancer sur cette question.
Lacan parle de la cure comme d'une "paranoïa dirigée" dans le texte L'agressivité en
psychanalyse en 19485. Il est bien entendu question du savoir supposé.

1 Ibid., p.314
2 Barthes R., Fragments d'un discours amoureux, op. cit., p. 59
3 Lacan J., Le séminaire I : Les écrits techniques de Freud, op. cit., p.130
4 Lacan J., le 30 mars 1974, à la Scuola freudiana, op. cit., (Lacan a donc 73 ans quand il fait cette
déclaration)
5 Lacan J. (1948), « L’agressivité en psychanalyse » in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 109
326
L'enseignement que l'on retire de la clinique de l'érotomanie quant à la vie
amoureuse ne réside-t-il pas dans la question suivante dont nous empruntons la formulation
à Roland Gori: « Faut-il être fou pour croire que l'on vous aime?»1 On pourrait pousser le
questionnement jusqu'à un point ultime où la formulation serait « l'amour réciproque n'est-
il pas une érotomanie dont chacun est l'objet du délire de l'autre? » L'amour serait alors un
sorte de délire à deux, de folie à deux.
La certitude et le doute sont en relation logique entre eux. La clinique de la névrose
obsessionnelle nous le montre régulièrement. La certitude est définie par Lalande comme
« l'état de l'esprit à l'égard d'un jugement qu'il tient pour vrai sans aucun mélange de
doute »2. Un point précis abordé par Lacan sur la question de la croyance va nous
permettre d'avancer sur notre question.

Du « y croire » à « la croire »
Victor Hugo affirmait qu'aimer, c'est la moitié de croire.3 Nous allons montrer que
la clinique de la paranoïa nous enseigne plutôt qu'aimer c'est croire « être certain ».
Nous avons vu que le statut du savoir dans l'amour est central : celui à qui je
suppose un savoir, je l'aime. Le savoir dans l'amour est supposé. Or, la proximité logique
entre amour et paranoïa nous amène à postuler que dans les cas d'amours fous, ce savoir est
supposé comme certain. Le transfert nous le montre avec son risque paranoïaque s'il n'est
plus dirigé par l'analyste : la cure comme « paranoïa dirigée » suppose en effet que l'acte
analytique veille à ne pas verser dans la certitude psychotique. Dans l'amour, non plus de
transfert mais de la vie quotidienne, là aussi le risque est présent : la clinique de la jalousie
et de l'érotomanie nous le montre. Le passage de la contingence à la nécessité propre à la
logique amoureuse est aussi là pour nous montrer que du hasard peut devenir après coup
certitude: « c'était elle, c'était moi » croit le sujet énamouré.
C'est à partir de la distinction entre « y croire » et « la croire » que Lacan va
évoquer la pente de l'homme amoureux. C'est en 1975 lors du Séminaire RSI que Lacan la
propose : « [...] une femme dans la vie de l'homme, c'est quelque chose à quoi il croit, il
croit qu'il y en a une, quelquefois deux, ou trois, et c'est bien là d'ailleurs que c'est
intéressant c'est qu'il peut pas croire qu'à une. [...] Je vous fais remarquer qu'on dit "croire
à" dans ce cas-là. Et même que la langue française y ajoute ce renforcement de ce que ce
n'est pas croire-à, mais croire y, croire là. "Y croire" qu'est-ce que ça veut dire? "Y croire",

1 Gori R., Logique des passions, Denoël, Paris:2002


2 Lalande A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris: PUF, 1926, p.134
3 Hugo V., « A Louise B... », in Les Chants du crépuscule, Paris : Ed. Eugène Randuel, 1835, p. 323
327
ça ne veut dire strictement que ceci, ça ne peut vouloir dire sémantiquement que ceci:
croire à des êtres en tant qu'ils peuvent dire quelque chose. »1
Lacan fait l'analogie entre l'homme qui croit en la femme qu'il aime et l'analysant
qui croit à son symptôme : « C'est, de même, pour ce qu'il en est d'une femme, à ceci près,
ce qui arrive, mais ce qui n'est pas évident, c'est qu'on croit qu'elle dit effectivement
quelque chose, c'est là que joue le bouchon pour y croire, on la croit. »2
Cette distinction entre « y croire » et « la croire », Lacan la rapproche de la
psychose : « La différence est pourtant manifeste entre "y" croire, au symptôme, ou "le"
croire. C'est ce qui fait la différence entre la névrose et la psychose. Dans la psychose, les
voix, tout est là, ils y croient. Non seulement, ils y croient, mais ils les croient. Or, tout est
là, dans cette limite. La croire est un état, Dieu merci, répandu, parce que quand même, ça
fait de la compagnie. On n'est plus tout seul. »3
Et plus loin, il la rapproche de l'amour qu'il qualifie de « majeur » : « Et c'est en ça
que l'amour est précieux euh, rarement réalisé, comme chacun sait ne durant qu'un temps
et quand même fait de ceci que c'est essentiellement de cette fracture du mur où on ne peut
se faire qu'une bosse au front enfin, qu'il s'agit, s'il n'y a pas de rapport sexuel, il est
certain que l'amour, […] c'est l'amour majeur, c'est celui qui est fondé sur ceci : c'est
qu'on "la" croit, qu'on "la" croit parce qu'on a jamais eu de preuve que elle ne soit pas
absolument authentique. »
Cet amour majeur est celui qui selon nous se rapproche au plus près de la logique
de la psychose. Celui dans lequel l'Imaginaire dépasse les autres registres.
Ce passage du « y croire » à « la croire » fait aussi ressurgir la question de la
nécessité : « Quel sens a d'y croire et s'il n'y a pas quelque chose de tout à fait nécessitée
dans le fait que, pour y croire, il y a pas meilleur moyen que de "la" croire. » La nécessité,
celle-là même qui définit la logique amoureuse. Voilà la logique au cœur même de ce que
nous voulons ici montrer dans ce travail : la logique de l'amour nous est enseignée par la
logique de la psychose. Dans sa thèse sur la certitude, Nicolas Guerin nous rappelle ceci :
« Ainsi, rien n’est interrogeable en cette folle figure de l’amour majeur qui fait exister La
femme quand le sujet la croit, ou dans la psychose, lorsque le tumulte de lalangue
s’impose comme pur réel qu’il est. A cet égard, le « sujet » est sans attente puisque tout
peut déjà s’y dire et s’y entendre ; pour cette raison, les voix, il les croit. »4 L'homme

1 Lacan J., Le séminaire XXII : R.S.I, Inédit, séance du 21 janvier 1975, AFI p.68
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Guerin N., L’état de certitude : Approche psychanalytique et modalités épistémiques des variétés de
l’incroyance, Thèse de doctorat, inédit, Marseille 2004
328
amoureux fait exister La femme, pour cela qu'il en prend parfois plusieurs nous dit Lacan.
Ce fut le cas de notre patient présenté plus haut dans ce travail.
Un homme qui La croit (la femme aimée) met cette femme en place de La femme,
celle qui n'existe pas, sauf pour cet homme amoureux. C'est une façon qu'a l'amour de faire
croire que le rapport sexuel est possible (« nous ne sommes qu'un », « c'est la femme de ma
vie »... et autre). L'amour comme suppléance de l'impossible rapport sexuel peut
facilement glisser vers l'amour comme leurre qu'un rapport sexuel est possible.

La croire, c'est aussi croire au rapport sexuel.


Nous avons repris plus haut dans notre chapitre sur le réel de la rencontre
amoureuse mais aussi dans celui sur l'objet du savoir en jeu dans l'amour, que ce savoir
était un point de Réel, donc inaccessible au sujet qui parle. Ce point d'impossible est
proche de l'impossible rapport sexuel. C'est en ce sens que l'amour est « hors sexe », ce que
dit aussi la formule « hommosexuel » (l'amour n'a rien à faire avec le sexe). « Le sujet
s’indertermine dans le savoir, lequel s’arrête devant le sexe, lequel confère au sujet cette
nouvelle sorte de certitude […], celle de prendre son gîte dans le pur défaut du sexe. »1 Le
sexe est bien l'impossible du savoir. En ce sens, dans le passage de « y croire à la croire »,
un homme qui aime crée le signifiant de La femme et du même coup, se met à croire au
rapport sexuel. Croire au rapport sexuel, c'est selon nous cela qui donne à l'amour sa
valence folle : nous somme ici tout près du pousse à la femme propre à la psychose. Mais
croire au rapport sexuel donne aussi une valence comique à l'amour: « le comique de
l'amour c'est le comique de la psychose. »

Le risque de « la croire » est de tomber dans le comique de la psychose.


« On croit ce qu'elle dit. C'est ce qui s'appelle l'amour. Et c'est en quoi c'est un
sentiment que j'ai qualifié à l'occasion de comique. C'est le comique bien connu, le
comique de la psychose: c'est pour ça qu'on nous dit couramment que l'amour est une
folie. »2 Colette Soler reprend l'avertissement de Lacan « La croire, ce n'est pas seulement
supposer qu'elle est l'élue de l'inconscient, c'est confondre sa parole avec la vérité de cet
inconscient. »3 Elle poursuit en faisant le lien avec la clinique de la vie amoureuse qui nous
montre certains hommes pour qui la parole de « leur femme » devient persécutrice: « elle

1 Lacan J., Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, séminaire inédit du 19 mai 1965. Les italiques sont de
nous.
2 Lacan J. Le séminaire XXII- R.S.I, séance 4 du 21 janvier 1975, inédit, version afi p. 69
3 Soler C., Ce que Lacan disait des femmes, EdCL, Paris: 2006, p. 242
329
me dit que... ». Elle fait ici l'hypothèse que cet insupportable de n'en écouter qu'une peut
pousser un homme à en écouter plusieurs. Manière de se soustraire au risque persécutoire,
au risque de la folie.
Le psychotique croit en ses voix. D'ailleurs rappelons que Freud nous dit qu'il aime
son délire comme lui-même1, ce que Lacan reprend comme ceci: « le psychotique tient à
son délire comme à quelque chose qui est lui-même. »2. Le rapport entre amour et croyance
dans la psychose est tout à fait pertinent pour notre clinique de la vie amoureuse. Mais là
où le paranoïaque place la jouissance au lieu de l'autre 3, Soler formule que l'amoureux y
place la vérité. Pour l'amoureux comme pour l'analysant, c'est la vérité qui est au lieu de
l'autre: c'est ce qui permet de considérer l'autre comme supposé savoir.
Cette mise en parallèle de l'amour et de la paranoïa est un point théorique qui
permet d'entendre la « tragi-comédie » de beaucoup d'histoires amoureuses. Il y a un tiers
élément dans notre question ici disséquée: l'analyse c'est-à-dire le transfert. Reprenant la
notion de « paranoïa dirigée », C. Soler évoque la « pente paranoïsante » de l'amour :
« dans l'analyse -écrit-elle, "là où c'était, je dois advenir", mais quand dans l'amour, "là
où c'était, advient la parole" eh bien, on est dans une structure discrètement paranoïsante
qui fait une grande part de la tragi-comédie du couple. »4
La question se pose alors de quel enseignement tirer de cela? Qu'est-ce que ce
« pousse à la paranoïa » de l'amour va nous permettre d'entendre? Nous proposons qu'ici,
la question de la fin de cure et celle de l'amour vont se rejoindre.

Un amour athée et la fin de cure


En fin de cure, le sujet va faire vaciller ce sujet supposé savoir, c'est-à-dire qu'il va
accepter que ce savoir reste un point de Réel, un point de non savoir, un savoir que
personne ne peut détenir puisqu'il est de structure.
L'attente croyante, le transfert, le sujet supposé savoir, sont autant de vicissitudes de
la « croyance inaugurale »5 de l'entrée en analyse. Le sujet croit qu'un savoir préexiste et
qu'il est détenu par l'analyste: c'est sa « profession de foi »6.

1 « Dans tous les cas, la ténacité avec laquelle le sujet s’accroche à son idée délirante est égale à celle qu’il
déploie pour chasser hors de son moi quelque autre idée intolérable. Ces malades aiment leur délire comme
ils s’aiment eux-mêmes. Voila tout le secret de ces réactions. » Cf. S. Freud, La naissance de la psychanalyse,
Paris, PUF, 1996, p. 101
2 Lacan J., Le Séminaire III : Les psychoses, op. cit., p. 245
3 Lacan J, Présentation des mémoires d'un névropathe in Cahier pour l'analyse, n°5, p.70, cité par C. Soler,
op. cit, p.242
4 Soler C., Ce que Lacan disait des femmes, EdCL, Paris: 2006, p. 243
5 Ibid., p. 238
6 Ibid., p. 238
330
En début de cure, le patient croit en son symptôme. Au fil du parcours, il va
s'identifier à son symptôme. Mais le symptôme de fin de cure auquel il s'identifie, n'est pas
le même qu'au début : il est « déshabillé de son mensonge signifiant, de son proton
pseudos »1.
Cette destinée du symptôme nous intéresse ici de près en ceci que Lacan nous a
amené que pour un homme, une femme est un symptôme 2. Donc un homme croit en une
femme, comme le sujet croit en son symptôme. Nous rencontrons encore ici un chiasme
entre amour et transfert. La croyance inaugurale en un savoir préexistant en début de cure
se croise ici avec un état de croyance dans la relation amoureuse. Ce chiasme entre le
savoir dans la cure et dans la vie amoureuse peut être développé dans la clinique
passionnelle : quand cette croyance vire à la certitude nous avons montré que le sujet peut
basculer dans un rapport fou au savoir, c'est-à-dire dans la paranoïa; c'est ce que nous
avons montré du côté de la cure avec la pente glissante de la paranoïa dirigée et du côté de
la vie amoureuse de la pente vers l'amour fou.

Ce mouvement de fin de cure à l'endroit du Sujet Supposé savoir nous amène à la


question de l'athéisme. Lacan pose dans le Séminaire XVI la possibilité d'un athéisme
véritable « Un athéisme véritable, le seul qui mériterait ce nom, est celui qui résulterait de
la mise en question du sujet supposé savoir. »3
Cet athéisme n'implique pas une absence de croyance. Sur ce point Lacan est très
clair : « tout le monde est croyant même les athées. »4 Marie-Jean Sauret le reformule en
insistant sur le caractère nécessaire de la croyance : « Car être athée, n’est-ce pas se savoir
nécessairement croyant? »5 La résolution de cet apparent paradoxe réside dans le fait de ne
plus être dupe de cette croyance : « Peut-être l’analyse est-elle capable de faire un athée
viable, c’est-à-dire quelqu’un qui ne se contredise pas à tout bout de champ »6.
La croyance est donc nécessaire au sujet mais celui-ci peut le savoir. Ainsi, il
devient un peu plus libre pourrions-nous dire. Nous proposons qu'il en soit ainsi de
l'amour : le sujet énamouré peut, à l'instar de l'athée véritable, être un amoureux véritable,
c'est-à-dire jouissant des choses de l'amour sans pour autant tomber dans la folie. Ce sera

1 Ibid., p. 239
2 Lacan J., Le séminaire XXII- R.S.I, séance 4 du 21 janvier 1975, inédit, version afi p. 69
3 Lacan J., Le séminaire XVI : D’un Autre à l’autre, séance du 30 avril 1969, Op. cit. p. 281
4 Lacan J. (1975), « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », Scilicet 6/7, Paris,
Le Seuil, 1976, p. 32.
5 Sauret M.-J., Croire ? Approche psychanalytique de la croyance, Toulouse, Privat, 1982, p. 305, cité par
Nicolas Guérin « L'ombre blanche, ou le sens blanc de la croyance », Essaim 2/2007 (n° 19), p. 159-168
6 Lacan J. (1975), « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », Ibid.
331
selon nous possible dans la mesure que le nouage Imaginaire/Symbolique/Réel/Sinthome
ne soit pas exclusivement tenu par le registre Imaginaire mais où chaque « rond de ficelle »
a assez de mou pour que le nouage ne soit pas trop serré et par là trop rigide. C'est peut-
être là une des lectures possibles d'une autre formalisation lacanienne, celle des quatre
discours que nous avons laissés de côté : l'amour surgit à chaque changement de discours.
Les quatre discours, celui de l'analyste, de l'hystérique, du maître et de
l'universitaire, tournent sans cesse pour un sujet quand il est pris dans le lien social. C'est
quand le mouvement se fige que les choses « tournent mal ». A l'identique, les différents
registres pris par l'amour comme moyen tel que nous l'avons détaillé dans ce travail,
peuvent tourner et s'entrelacer sans entrave afin de ne pas sombrer dans l'amour fou. Mais
gardons à l'esprit que le sujet amoureux joue justement à les arrêter parfois, afin de jouir
des joies et des souffrances de sa « folie privée », dans une délectation à se faire fou
d'amour pour un ou une autre.

332
Conclusions

Tout au long de ce travail de recherche, nous nous sommes efforcés de ne pas


sombrer dans une description de la vie amoureuse qui l'enfermerait dans un savoir clos sur
lui-même. La proposition lacanienne d'un nouage des trois registres Imaginaire,
Symbolique et Réel nous a semblé la plus pertinente à rendre compte d'une part des
différentes propositions et formalisations que nous trouvons au cours du séminaire mais
aussi à rendre compte des différentes figures de l'amour que nous trouvons dans le discours
de nos patients et dans les productions de la culture. Ainsi sont liées ce qui, selon nous, fait
toute la pertinence de l'apport de la psychanalyse à l'endroit de l'amour : la théorie
analytique se laisse enseigner par sa praxis. Nous n'avons, malgré la longue partie
théorique inaugurale de ce travail, pas perdu de vue cette méthodologie : c'est la clinique
psychopathologique qui nous enseigne la théorie. Ainsi en est-il de la démarche Freudienne
dont nous sommes parti dans notre recherche. Freud s'est naturellement intéressé à l'amour
puisque ses patients lui en parlaient et il a ensuite travaillé à l'élaboration de constructions
théoriques généralisables. Il a alors découvert que la praxis était prise elle-même dans le
champ de l'amour. La théorisation du transfert en a rendu compte afin que celui-ci ne soit
plus un obstacle à la cure mais un ressort. Toute son élaboration théorique sur la vie
amoureuse a tourné autour de ce noyau dur qu'est le narcissisme. C'est là que Lacan a
repris le chantier, partant dès le premier séminaire sur l'idée qu'il doit exister un autre
amour que narcissique, un autre amour que passionnel, soit un amour au-delà de la seule
captation imaginaire. C'est donc en proposant l'amour courtois comme paradigme de tout
amour qu'il a pu étudier toutes les vicissitudes de l'amour qui prend l'imaginaire comme
moyen, condensant ainsi les élaborations freudiennes.
La proposition d'entendre l'amour comme un nouage des trois registres permet
d’appréhender la logique derrière les différentes figures de l'amour non strictement
imaginaire. Aucune de ces figures à elle seule permet de rendre compte de l'amour. Il s'agit
d'entendre ces différentes figures distribuées selon cette tripartition comme autant de perles
enfilées sur un fil didactique. La clinique de la vie amoureuse nous montrant bien que
chaque symptôme est à décliner selon ces trois registres.
Nous avons ici suivi cette tresse afin de proposer une étude détaillée de l'amour
mais sans perdre de vue qu'il s'agit d'une formalisation qui nous aide à lire la clinique. C'est
pourquoi notre proposition d'un quatrième brin dans le nouage nous a semblé opérante à
333
rendre compte des symptômes de la vie amoureuse. Le quatrième rond de ficelle lacanien
formalisé sous le nom de Sinthome dans la dernière partie de son enseignement nous
permet de complexifier ce nouage à trois. Nous pourrions formaliser ce quatrième registre
comme ce qui est produit par le ratage dans le nouage des trois autres; il est ce qui fait tenir
un nouage à quatre.
Ainsi la clinique de la vie amoureuse est ce qui se voit, ce qui s'exprime à partir de
ce montage complexe. Nous avons dans ce travail tenté de dénouer fil à fil cette
construction non sans risque de parfois la résumer à ses sous-parties, de la fragmenter dans
un soucis descriptif.
Notre hypothèse d'une logique psychopathologique inhérente à tout amour nous est
alors apparue validée par ces fragments qui, pris un à un, comme s'ils n'étaient pas noués
aux autres, feraient éclore un symptomatologie ressemblant parfois à une folie. Les folies
d'amour sont autant de vicissitudes d'un nouage dans lequel un des registres est prévalant,
portant son ombre sur les autres. Il en est ainsi de l'amour passion, menant ses sujets à la
mort, dans lequel le registre imaginaire ne laisse plus de consistance aux deux autres. Il en
est ainsi d'un amour dont la dimension symbolique prévalente le ravalera au rang d'un
simple pacte, laissant de côté toute dimension imaginaire. Enfin, il en est ainsi de l'amour
fou dans lequel un sujet forclos le Réel de l'impossible du rapport sexuel en ayant la
certitude que la rencontre de l'autre fera rapport.
C'est bien parce que l'amour est la résultante d'un ratage qu'il fait symptôme.
L'amour est bel et bien un symptôme, voire dans certains cas, comme l'a proposé Lacan,
une rencontre dans laquelle chaque partenaire serait le sinthome de l'autre.
Enfin, nous avons dégagé à partir de notre thèse d'une structure psychopathologique
de l'amour, l’hypothèse qui nous semble maintenant centrale – et qui mériterait d'être
travaillée encore de plus près – celle d'une distribution des différentes formes cliniques de
la vie amoureuse autour du statut du savoir dans l'amour. Cette hypothèse nous est apparue
à partir de la clinique des psychoses, dans laquelle le rapport du sujet à l'Imaginaire, trouve
une correspondance logique avec l'amour fou.
A partir de ce statut du savoir, nous pensons qu'il serait pertinent de poursuivre
notre travail de recherche en convoquant la question de la fin de cure. Que reste-t-il du
supposé savoir et du statut de la croyance, notamment à partir de ce que nous avons repris
de la question de l’athéisme qui reste une question d'actualité pour la psychanalyse.

334
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Index rerum
Abelhauser Alain................................................................................................................243
Abraham Karl.......................................................................................................55, 140, 295
Ackermann Louise.........................................................................................................49, 50
Allais Alphonse..............................................................................................................22, 35
Allen Woody ......................................................................................................................279
Allouch Jean.......................................................................................................................241
amour..................................................................................................................................133
Amour courtois20, 21, 23, 76, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 97, 98, 99, 100, 105, 107, 108,
109, 110, 111, 112, 113, 114, 186, 196, 208, 209, 217, 227, 228, 279, 280, 315
amour divin...................................................15, 18, 21, 24, 52, 113, 114, 182, 189, 193, 194
amour du prochain......114, 182, 183, 184, 185, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 192, 193, 196
Apollinaire Guillaume................................................................................................205, 250
Assoun Paul Laurent......................................................................54, 99, 216, 217, 273, 315
Badiou Alain.........................................................................................82, 157, 161, 162, 198
Barthes Roland...............................74, 77, 105, 205, 235, 279, 284, 287, 297, 300, 313, 326
Bataille Georges.........................................................................................41, 42, 51, 52, 310
Baudelaire Charles.........................................................................................74, 75, 195, 286
Benhaim Michèle...............................................................................................................230
Besoin. .16, 119, 131, 132, 134, 143, 164, 166, 198, 201, 212, 217, 225, 226, 232, 233, 234,
235, 236, 237, 238, 243, 255, 263, 280, 294, 295, 298, 299, 300, 301, 302, 303, 304, 306,
313
Binet Alfred........................................................................................124, 127, 210, 271, 312
Björk...................................................................................................................................103
Brancusi Constantin.......................................................................................................84, 85
Brassens Georges.............................................................................................40, 75, 76, 106
Breton André..................................................................................69, 77, 101, 102, 254, 256
Bruno Pierre.................................................................................................................45, 285
Chose..........................................................................................................................102, 236
Croyance......22, 142, 146, 147, 148, 149, 154, 177, 193, 223, 259, 282, 283, 306, 326, 327,
330, 331
Dante Alighier..........................................................37, 38, 80, 112, 120, 236, 260, 286, 287
Demande.....................................................................225, 226, 241, 242, 243, 275, 299, 306
Derrida Jacques............................................................................................................17, 144
Descartes René...........................................................................................15, 61, 82, 83, 152
Désir 21, 24, 25, 30, 31, 32, 33, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 46, 52, 69, 78, 90, 91, 94,
95, 97, 98, 99, 102, 105, 111, 112, 113, 116, 122, 123, 124, 128, 129, 130, 131, 134, 135,
138, 139, 146, 156, 157, 164, 165, 166, 168, 169, 170, 171, 172, 173, 175, 180, 187, 189,
190, 192, 194, 201, 208, 217, 218, 220, 221, 222, 225, 226, 228, 230, 231, 232, 233, 234,
235, 236, 237, 238, 239, 240, 243, 244, 258, 263, 264, 265, 266, 267, 268, 269, 270, 271,
273, 274, 275, 276, 279, 280, 281, 285, 286, 293, 294, 299, 300, 301, 302, 303, 304, 306,
307, 309, 310, 311, 312, 313, 314, 315, 316, 317, 318, 321, 322, 325
Dieu...21, 31, 32, 41, 45, 46, 51, 52, 152, 153, 154, 158, 159, 168, 182, 183, 184, 189, 191,
192, 193, 194, 195, 196, 203, 229, 242, 252, 267, 268, 282, 325, 328
don.......17, 45, 67, 73, 90, 101, 144, 146, 181, 182, 184, 187, 192, 194, 195, 224, 225, 226,
227, 228, 229, 230, 232, 237, 239, 240, 241, 243, 244, 245, 304, 318
éros. .15, 16, 33, 41, 42, 45, 47, 53, 62, 78, 82, 100, 168, 171, 191, 192, 194, 195, 199, 200,
213, 214, 218, 272, 285, 301, 321
Euripide..................................................................................................................31, 35, 211
Freud13, 14, 15, 16, 18, 24, 28, 33, 36, 37, 38, 44, 47, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 63,
64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 76, 77, 78, 79, 81, 82, 86, 87, 88, 93, 95, 97, 98, 99, 100,
345
101, 102, 103, 104, 105, 107, 112, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124,
125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 142, 143,
144, 145, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 153, 157, 161, 175, 176, 183, 184, 185, 186, 188,
198, 199, 200, 201, 202, 203, 204, 205, 206, 208, 216, 217, 218, 219, 223, 227, 228, 230,
231, 232, 233, 235, 252, 254, 255, 256, 257, 258, 259, 262, 265, 266, 268, 271, 280, 292,
294, 295, 300, 301, 305, 308, 313, 314, 320, 321, 322, 323, 324, 326, 330
Freud Sigmund. .13, 14, 15, 16, 18, 24, 28, 33, 36, 37, 38, 44, 47, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58,
59, 60, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 76, 77, 78, 79, 81, 82, 86, 87, 88, 93, 95, 97,
98, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 105, 107, 112, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122,
123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140,
142, 143, 144, 145, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 153, 157, 161, 175, 176, 183, 184, 185,
186, 188, 198, 199, 200, 201, 202, 203, 204, 205, 206, 208, 216, 217, 218, 219, 223, 227,
228, 230, 231, 232, 233, 235, 252, 254, 255, 256, 257, 258, 259, 262, 265, 266, 268, 271,
280, 292, 294, 295, 300, 301, 305, 308, 313, 314, 320, 321, 322, 323, 324, 326, 330
Goethe Johann Wolfgang von-.......................................................................41, 74, 202, 287
Gori Roland..........................................................................69, 148, 175, 179, 247, 270, 327
Gorog Jean Jacques............................................................................................................297
Guerin Nicolas....................................................................................................................328
Halperin David...................................................................................................169, 170, 171
Idéal du moi.55, 57, 58, 59, 60, 61, 63, 65, 66, 67, 70, 71, 72, 73, 76, 79, 89, 145, 172, 185,
195, 290
Idéalisation.................................................................................61, 65, 66, 70, 135, 231, 232
Imaginaire......17, 18, 20, 22, 23, 25, 72, 81, 85, 87, 105, 107, 113, 157, 176, 181, 187, 210,
228, 251, 253, 286, 290, 297, 299, 302, 315, 320, 328, 332
Jeu de la mourre.................................................................................249, 250, 251, 272, 305
Jones Ernest............................................................................................................54, 80, 268
Jouissance....21, 22, 25, 33, 35, 36, 45, 47, 52, 72, 73, 84, 91, 102, 170, 180, 188, 190, 196,
201, 217, 231, 235, 236, 243, 250, 258, 259, 263, 264, 265, 266, 267, 268, 270, 274, 275,
278, 280, 284, 285, 301, 302, 304, 309, 314, 315, 316, 317, 318, 325, 330
Kierkegaard Soren........................................................................................................21, 162
Kress-Rosen Nicole............................................................................................................129
Kristeva Julia......................................................................................................................286
La Fontaine Jean de-...............................................................................................13, 62, 195
La Lalangue....................................................................25, 45, 247, 278, 284, 285, 315, 328
La Rochefoucauld François de-..................................................................................278, 308
Lacan.....13, 14, 15, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 28, 33, 36, 38, 44, 45, 46, 48, 49, 53, 55,
56, 58, 59, 60, 61, 67, 68, 71, 72, 76, 78, 79, 80, 81, 82, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93,
94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 104, 105, 107, 108, 109, 111, 112, 113, 114, 115, 116,
117, 122, 124, 127, 129, 130, 131, 133, 134, 135, 143, 145, 147, 148, 149, 150, 151, 152,
153, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 164, 165, 166, 167, 168, 170, 171,
172, 173, 174, 175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 182, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 192,
193, 195, 196, 200, 207, 210, 214, 218, 219, 221, 222, 223, 225, 226, 227, 228, 229, 230,
232, 234, 235, 237, 238, 239, 240, 241, 242, 243, 244, 245, 247, 249, 251, 252, 253, 254,
257, 258, 259, 260, 261, 262, 263, 264, 265, 266, 267, 268, 269, 270, 271, 272, 273, 274,
275, 276, 278, 280, 281, 282, 283, 284, 285, 286, 292, 296, 297, 298, 299, 303, 308, 312,
313, 314, 315, 320, 321, 324, 325, 326, 327, 328, 329, 330, 331, 332
Lacan Jacques....13, 14, 15, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 28, 33, 36, 38, 44, 45, 46, 48, 49,
53, 55, 56, 58, 59, 60, 61, 67, 68, 71, 72, 76, 78, 79, 80, 81, 82, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91,
92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 104, 105, 107, 108, 109, 111, 112, 113, 114,
115, 116, 117, 122, 124, 127, 129, 130, 131, 133, 134, 135, 143, 145, 147, 148, 149, 150,
151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 164, 165, 166, 167, 168,

346
170, 171, 172, 173, 174, 175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 182, 186, 187, 188, 189, 190,
191, 192, 193, 195, 196, 200, 207, 210, 214, 218, 219, 221, 222, 223, 225, 226, 227, 228,
229, 230, 232, 234, 235, 237, 238, 239, 240, 241, 242, 243, 244, 245, 247, 249, 251, 252,
253, 254, 257, 258, 259, 260, 261, 262, 263, 264, 265, 266, 267, 268, 269, 270, 271, 272,
273, 274, 275, 276, 278, 280, 281, 282, 283, 284, 285, 286, 292, 296, 297, 298, 299, 303,
308, 312, 313, 314, 315, 320, 321, 324, 325, 326, 327, 328, 329, 330, 331, 332
Lauru Didier.......................................................................................................................257
Le banquet...15, 23, 31, 33, 97, 139, 149, 160, 161, 162, 164, 165, 167, 168, 169, 170, 171,
172, 173, 177, 240, 280, 282, 314
Le Brun Jacques.........................................................................................................193, 194
Levi Strauss Claude............................................................................................................221
Lévinas Emmanuel.......................................................................................................52, 195
Lucrèce.................................................................................................................................61
Magritte René...............................................................................................................43, 249
mariage......19, 24, 50, 90, 109, 182, 198, 206, 207, 208, 209, 210, 211, 212, 213, 214, 215,
216, 217, 218, 219, 220, 221, 222, 223, 224, 296, 300, 302, 308
Molière.......................................................................................................................250, 281
Montaigne...................................................................................................................128, 248
Mort. 17, 21, 22, 25, 29, 30, 31, 32, 33, 35, 36, 37, 38, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 49, 50,
51, 52, 82, 84, 85, 90, 91, 92, 93, 94, 97, 106, 109, 110, 117, 120, 136, 168, 169, 179, 182,
195, 196, 209, 211, 215, 218, 224, 230, 231, 276, 277, 278, 282, 287, 301, 309, 310, 317,
318, 321, 326
Mouret Emmanuel........................................................................................................39, 279
Narcissisme. 18, 28, 29, 32, 33, 34, 36, 45, 47, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 63, 65, 66,
68, 69, 70, 71, 79, 81, 83, 85, 86, 87, 89, 90, 106, 107, 146, 176, 181, 183, 186, 195, 225,
315, 320, 321, 322
Nygren André.....................................................................................................191, 192, 194
Ovide..............................................................................17, 29, 30, 31, 34, 89, 109, 248, 279
Pascal..................................................................................................................................278
Passion...14, 15, 16, 24, 29, 33, 34, 36, 37, 38, 45, 53, 58, 61, 64, 67, 68, 69, 76, 77, 79, 82,
85, 104, 112, 128, 129, 140, 144, 148, 151, 155, 157, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 186,
187, 195, 196, 204, 205, 208, 210, 211, 212, 215, 217, 220, 224, 225, 226, 231, 256, 270,
271, 277, 278, 279, 283, 290, 295, 309, 313, 315, 318, 322, 323, 326, 331
PerrierFrançois...............................................................................61, 62, 203, 300, 303, 304
Phallus...45, 82, 104, 105, 106, 164, 228, 230, 231, 232, 237, 238, 239, 263, 264, 266, 269,
277, 281, 295, 297, 298, 299, 313, 316, 325
Platon..........16, 17, 42, 98, 144, 161, 162, 164, 168, 170, 171, 173, 191, 194, 240, 282, 312
Proudhon Joseph..................................................................................................50, 219, 222
Proust Marcel.......................................................................................................................70
Psychose......15, 17, 46, 69, 70, 72, 73, 93, 94, 107, 149, 177, 196, 270, 282, 283, 293, 307,
318, 320, 321, 325, 328, 329, 330
Rapport sexuel...25, 48, 49, 94, 107, 108, 157, 159, 160, 166, 180, 189, 231, 244, 247, 253,
255, 259, 260, 261, 262, 263, 264, 265, 268, 269, 270, 272, 279, 283, 284, 285, 294, 305,
308, 309, 316, 328, 329
Rassial Jean Jacques...................................................................................254, 256, 306, 318
Réel .18, 19, 21, 25, 48, 52, 87, 105, 113, 157, 176, 193, 195, 230, 244, 247, 248, 249, 251,
253, 254, 257, 258, 275, 278, 279, 283, 284, 286, 297, 301, 317
Rhomer Eric.......................................................................................................................279
Ricoeur Jean Paul.......................................................................................................181, 225
Rimbaud Arthur..........................................................................................................155, 156
Rougemont Denis de-...........................................................................88, 89, 90, 91, 92, 209

347
Safouan Moustapha................................................................................................44, 45, 278
Sartre Jean Paul..................................................................................................................220
Sauret Marie Jean...............................................................................189, 244, 252, 258, 331
Schneider Monique.......................................................................................................36, 128
Schreber Daniel Paul........................................................................46, 72, 93, 322, 325, 326
Sénèque..............................................................................................................................208
Socrate...17, 32, 144, 160, 161, 162, 164, 165, 167, 168, 169, 170, 171, 172, 173, 177, 182,
240, 280, 282
Soler Colette.................................................................31, 154, 198, 247, 305, 316, 329, 330
Stein Conrad.................................................................................................47, 129, 154, 249
Stendhal............................................................................................35, 61, 96, 128, 209, 271
Sting...................................................................................................................................284
Sujet Supposé Savoir...14, 116, 117, 129, 149, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 158, 159, 160,
172, 174, 176, 177, 272, 326, 330, 331
Suppléance...49, 107, 108, 157, 177, 189, 247, 259, 272, 279, 283, 294, 304, 305, 307, 308,
316, 329
Symbolique....18, 21, 22, 23, 72, 87, 105, 107, 109, 113, 157, 165, 181, 182, 187, 193, 210,
228, 234, 237, 253, 263, 264, 275, 286, 290, 297, 298, 299, 301, 317, 332
toxique................................................144, 198, 202, 206, 294, 295, 296, 300, 302, 306, 307
Transfert...13, 14, 18, 22, 24, 33, 53, 57, 65, 78, 97, 115, 116, 117, 118, 121, 122, 123, 124,
125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 143,
146, 148, 149, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 166,
167, 171, 172, 173, 174, 175, 176, 177, 180, 240, 248, 249, 293, 311, 312, 320, 326, 327,
330, 331
Zucchi Jacopo.............................................................................................................274, 295

348
Index nominum
Abelhauser Alain................................................................................................................243
Abraham Karl.......................................................................................................55, 140, 295
Ackermann Louise.........................................................................................................49, 50
Allais Alphonse..............................................................................................................22, 35
Allen Woody ......................................................................................................................279
Allouch Jean.......................................................................................................................241
amour..................................................................................................................................133
Amour courtois20, 21, 23, 76, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 94, 95, 97, 98, 99, 100, 105, 107, 108,
109, 110, 111, 112, 113, 114, 186, 196, 208, 209, 217, 227, 228, 279, 280, 315
amour divin...................................................15, 18, 21, 24, 52, 113, 114, 182, 189, 193, 194
amour du prochain......114, 182, 183, 184, 185, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 192, 193, 196
Apollinaire Guillaume................................................................................................205, 250
Assoun Paul Laurent......................................................................54, 99, 216, 217, 273, 315
Badiou Alain.........................................................................................82, 157, 161, 162, 198
Barthes Roland...............................74, 77, 105, 205, 235, 279, 284, 287, 297, 300, 313, 326
Bataille Georges.........................................................................................41, 42, 51, 52, 310
Baudelaire Charles.........................................................................................74, 75, 195, 286
Benhaim Michèle...............................................................................................................230
Besoin. .16, 119, 131, 132, 134, 143, 164, 166, 198, 201, 212, 217, 225, 226, 232, 233, 234,
235, 236, 237, 238, 243, 255, 263, 280, 294, 295, 298, 299, 300, 301, 302, 303, 304, 306,
313
Binet Alfred........................................................................................124, 127, 210, 271, 312
Björk...................................................................................................................................103
Brancusi Constantin.......................................................................................................84, 85
Brassens Georges.............................................................................................40, 75, 76, 106
Breton André..................................................................................69, 77, 101, 102, 254, 256
Bruno Pierre.................................................................................................................45, 285
Chose..........................................................................................................................102, 236
Croyance......22, 142, 146, 147, 148, 149, 154, 177, 193, 223, 259, 282, 283, 306, 326, 327,
330, 331
Dante Alighier..........................................................37, 38, 80, 112, 120, 236, 260, 286, 287
Demande.....................................................................225, 226, 241, 242, 243, 275, 299, 306
Derrida Jacques............................................................................................................17, 144
Descartes René...........................................................................................15, 61, 82, 83, 152
Désir 21, 24, 25, 30, 31, 32, 33, 35, 36, 37, 38, 39, 40, 41, 42, 43, 46, 52, 69, 78, 90, 91, 94,
95, 97, 98, 99, 102, 105, 111, 112, 113, 116, 122, 123, 124, 128, 129, 130, 131, 134, 135,
138, 139, 146, 156, 157, 164, 165, 166, 168, 169, 170, 171, 172, 173, 175, 180, 187, 189,
190, 192, 194, 201, 208, 217, 218, 220, 221, 222, 225, 226, 228, 230, 231, 232, 233, 234,
235, 236, 237, 238, 239, 240, 243, 244, 258, 263, 264, 265, 266, 267, 268, 269, 270, 271,
273, 274, 275, 276, 279, 280, 281, 285, 286, 293, 294, 299, 300, 301, 302, 303, 304, 306,
307, 309, 310, 311, 312, 313, 314, 315, 316, 317, 318, 321, 322, 325
Dieu...21, 31, 32, 41, 45, 46, 51, 52, 152, 153, 154, 158, 159, 168, 182, 183, 184, 189, 191,
192, 193, 194, 195, 196, 203, 229, 242, 252, 267, 268, 282, 325, 328
don.......17, 45, 67, 73, 90, 101, 144, 146, 181, 182, 184, 187, 192, 194, 195, 224, 225, 226,
227, 228, 229, 230, 232, 237, 239, 240, 241, 243, 244, 245, 304, 318
éros. .15, 16, 33, 41, 42, 45, 47, 53, 62, 78, 82, 100, 168, 171, 191, 192, 194, 195, 199, 200,
213, 214, 218, 272, 285, 301, 321
Euripide..................................................................................................................31, 35, 211
Freud13, 14, 15, 16, 18, 24, 28, 33, 36, 37, 38, 44, 47, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 63,
64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 76, 77, 78, 79, 81, 82, 86, 87, 88, 93, 95, 97, 98, 99, 100,
349
101, 102, 103, 104, 105, 107, 112, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 124,
125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 142, 143,
144, 145, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 153, 157, 161, 175, 176, 183, 184, 185, 186, 188,
198, 199, 200, 201, 202, 203, 204, 205, 206, 208, 216, 217, 218, 219, 223, 227, 228, 230,
231, 232, 233, 235, 252, 254, 255, 256, 257, 258, 259, 262, 265, 266, 268, 271, 280, 292,
294, 295, 300, 301, 305, 308, 313, 314, 320, 321, 322, 323, 324, 326, 330
Freud Sigmund. .13, 14, 15, 16, 18, 24, 28, 33, 36, 37, 38, 44, 47, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58,
59, 60, 63, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 76, 77, 78, 79, 81, 82, 86, 87, 88, 93, 95, 97,
98, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 105, 107, 112, 114, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122,
123, 124, 125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140,
142, 143, 144, 145, 146, 147, 148, 149, 150, 151, 153, 157, 161, 175, 176, 183, 184, 185,
186, 188, 198, 199, 200, 201, 202, 203, 204, 205, 206, 208, 216, 217, 218, 219, 223, 227,
228, 230, 231, 232, 233, 235, 252, 254, 255, 256, 257, 258, 259, 262, 265, 266, 268, 271,
280, 292, 294, 295, 300, 301, 305, 308, 313, 314, 320, 321, 322, 323, 324, 326, 330
Goethe Johann Wolfgang von-.......................................................................41, 74, 202, 287
Gori Roland..........................................................................69, 148, 175, 179, 247, 270, 327
Gorog Jean Jacques............................................................................................................297
Guerin Nicolas....................................................................................................................328
Halperin David...................................................................................................169, 170, 171
Idéal du moi.55, 57, 58, 59, 60, 61, 63, 65, 66, 67, 70, 71, 72, 73, 76, 79, 89, 145, 172, 185,
195, 290
Idéalisation.................................................................................61, 65, 66, 70, 135, 231, 232
Imaginaire......17, 18, 20, 22, 23, 25, 72, 81, 85, 87, 105, 107, 113, 157, 176, 181, 187, 210,
228, 251, 253, 286, 290, 297, 299, 302, 315, 320, 328, 332
Jeu de la mourre.................................................................................249, 250, 251, 272, 305
Jones Ernest............................................................................................................54, 80, 268
Jouissance....21, 22, 25, 33, 35, 36, 45, 47, 52, 72, 73, 84, 91, 102, 170, 180, 188, 190, 196,
201, 217, 231, 235, 236, 243, 250, 258, 259, 263, 264, 265, 266, 267, 268, 270, 274, 275,
278, 280, 284, 285, 301, 302, 304, 309, 314, 315, 316, 317, 318, 325, 330
Kierkegaard Soren........................................................................................................21, 162
Kress-Rosen Nicole............................................................................................................129
Kristeva Julia......................................................................................................................286
La Fontaine Jean de-...............................................................................................13, 62, 195
La Lalangue....................................................................25, 45, 247, 278, 284, 285, 315, 328
La Rochefoucauld François de-..................................................................................278, 308
Lacan.....13, 14, 15, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 28, 33, 36, 38, 44, 45, 46, 48, 49, 53, 55,
56, 58, 59, 60, 61, 67, 68, 71, 72, 76, 78, 79, 80, 81, 82, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 92, 93,
94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 104, 105, 107, 108, 109, 111, 112, 113, 114, 115, 116,
117, 122, 124, 127, 129, 130, 131, 133, 134, 135, 143, 145, 147, 148, 149, 150, 151, 152,
153, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 164, 165, 166, 167, 168, 170, 171,
172, 173, 174, 175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 182, 186, 187, 188, 189, 190, 191, 192,
193, 195, 196, 200, 207, 210, 214, 218, 219, 221, 222, 223, 225, 226, 227, 228, 229, 230,
232, 234, 235, 237, 238, 239, 240, 241, 242, 243, 244, 245, 247, 249, 251, 252, 253, 254,
257, 258, 259, 260, 261, 262, 263, 264, 265, 266, 267, 268, 269, 270, 271, 272, 273, 274,
275, 276, 278, 280, 281, 282, 283, 284, 285, 286, 292, 296, 297, 298, 299, 303, 308, 312,
313, 314, 315, 320, 321, 324, 325, 326, 327, 328, 329, 330, 331, 332
Lacan Jacques....13, 14, 15, 18, 19, 20, 21, 22, 23, 24, 25, 28, 33, 36, 38, 44, 45, 46, 48, 49,
53, 55, 56, 58, 59, 60, 61, 67, 68, 71, 72, 76, 78, 79, 80, 81, 82, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91,
92, 93, 94, 95, 96, 97, 98, 99, 100, 101, 102, 104, 105, 107, 108, 109, 111, 112, 113, 114,
115, 116, 117, 122, 124, 127, 129, 130, 131, 133, 134, 135, 143, 145, 147, 148, 149, 150,
151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 164, 165, 166, 167, 168,

350
170, 171, 172, 173, 174, 175, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 182, 186, 187, 188, 189, 190,
191, 192, 193, 195, 196, 200, 207, 210, 214, 218, 219, 221, 222, 223, 225, 226, 227, 228,
229, 230, 232, 234, 235, 237, 238, 239, 240, 241, 242, 243, 244, 245, 247, 249, 251, 252,
253, 254, 257, 258, 259, 260, 261, 262, 263, 264, 265, 266, 267, 268, 269, 270, 271, 272,
273, 274, 275, 276, 278, 280, 281, 282, 283, 284, 285, 286, 292, 296, 297, 298, 299, 303,
308, 312, 313, 314, 315, 320, 321, 324, 325, 326, 327, 328, 329, 330, 331, 332
Lauru Didier.......................................................................................................................257
Le banquet...15, 23, 31, 33, 97, 139, 149, 160, 161, 162, 164, 165, 167, 168, 169, 170, 171,
172, 173, 177, 240, 280, 282, 314
Le Brun Jacques.........................................................................................................193, 194
Levi Strauss Claude............................................................................................................221
Lévinas Emmanuel.......................................................................................................52, 195
Lucrèce.................................................................................................................................61
Magritte René...............................................................................................................43, 249
mariage......19, 24, 50, 90, 109, 182, 198, 206, 207, 208, 209, 210, 211, 212, 213, 214, 215,
216, 217, 218, 219, 220, 221, 222, 223, 224, 296, 300, 302, 308
Molière.......................................................................................................................250, 281
Montaigne...................................................................................................................128, 248
Mort. 17, 21, 22, 25, 29, 30, 31, 32, 33, 35, 36, 37, 38, 40, 41, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 49, 50,
51, 52, 82, 84, 85, 90, 91, 92, 93, 94, 97, 106, 109, 110, 117, 120, 136, 168, 169, 179, 182,
195, 196, 209, 211, 215, 218, 224, 230, 231, 276, 277, 278, 282, 287, 301, 309, 310, 317,
318, 321, 326
Mouret Emmanuel........................................................................................................39, 279
Narcissisme. 18, 28, 29, 32, 33, 34, 36, 45, 47, 52, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 59, 60, 63, 65, 66,
68, 69, 70, 71, 79, 81, 83, 85, 86, 87, 89, 90, 106, 107, 146, 176, 181, 183, 186, 195, 225,
315, 320, 321, 322
Nygren André.....................................................................................................191, 192, 194
Ovide..............................................................................17, 29, 30, 31, 34, 89, 109, 248, 279
Pascal..................................................................................................................................278
Passion...14, 15, 16, 24, 29, 33, 34, 36, 37, 38, 45, 53, 58, 61, 64, 67, 68, 69, 76, 77, 79, 82,
85, 104, 112, 128, 129, 140, 144, 148, 151, 155, 157, 176, 177, 178, 179, 180, 181, 186,
187, 195, 196, 204, 205, 208, 210, 211, 212, 215, 217, 220, 224, 225, 226, 231, 256, 270,
271, 277, 278, 279, 283, 290, 295, 309, 313, 315, 318, 322, 323, 326, 331
PerrierFrançois...............................................................................61, 62, 203, 300, 303, 304
Phallus...45, 82, 104, 105, 106, 164, 228, 230, 231, 232, 237, 238, 239, 263, 264, 266, 269,
277, 281, 295, 297, 298, 299, 313, 316, 325
Platon..........16, 17, 42, 98, 144, 161, 162, 164, 168, 170, 171, 173, 191, 194, 240, 282, 312
Proudhon Joseph..................................................................................................50, 219, 222
Proust Marcel.......................................................................................................................70
Psychose......15, 17, 46, 69, 70, 72, 73, 93, 94, 107, 149, 177, 196, 270, 282, 283, 293, 307,
318, 320, 321, 325, 328, 329, 330
Rapport sexuel...25, 48, 49, 94, 107, 108, 157, 159, 160, 166, 180, 189, 231, 244, 247, 253,
255, 259, 260, 261, 262, 263, 264, 265, 268, 269, 270, 272, 279, 283, 284, 285, 294, 305,
308, 309, 316, 328, 329
Rassial Jean Jacques...................................................................................254, 256, 306, 318
Réel .18, 19, 21, 25, 48, 52, 87, 105, 113, 157, 176, 193, 195, 230, 244, 247, 248, 249, 251,
253, 254, 257, 258, 275, 278, 279, 283, 284, 286, 297, 301, 317
Rhomer Eric.......................................................................................................................279
Ricoeur Jean Paul.......................................................................................................181, 225
Rimbaud Arthur..........................................................................................................155, 156
Rougemont Denis de-...........................................................................88, 89, 90, 91, 92, 209

351
Safouan Moustapha................................................................................................44, 45, 278
Sartre Jean Paul..................................................................................................................220
Sauret Marie Jean...............................................................................189, 244, 252, 258, 331
Schneider Monique.......................................................................................................36, 128
Schreber Daniel Paul........................................................................46, 72, 93, 322, 325, 326
Sénèque..............................................................................................................................208
Socrate...17, 32, 144, 160, 161, 162, 164, 165, 167, 168, 169, 170, 171, 172, 173, 177, 182,
240, 280, 282
Soler Colette.................................................................31, 154, 198, 247, 305, 316, 329, 330
Stein Conrad.................................................................................................47, 129, 154, 249
Stendhal............................................................................................35, 61, 96, 128, 209, 271
Sting...................................................................................................................................284
Sujet Supposé Savoir...14, 116, 117, 129, 149, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 158, 159, 160,
172, 174, 176, 177, 272, 326, 330, 331
Suppléance...49, 107, 108, 157, 177, 189, 247, 259, 272, 279, 283, 294, 304, 305, 307, 308,
316, 329
Symbolique....18, 21, 22, 23, 72, 87, 105, 107, 109, 113, 157, 165, 181, 182, 187, 193, 210,
228, 234, 237, 253, 263, 264, 275, 286, 290, 297, 298, 299, 301, 317, 332
toxique................................................144, 198, 202, 206, 294, 295, 296, 300, 302, 306, 307
Transfert...13, 14, 18, 22, 24, 33, 53, 57, 65, 78, 97, 115, 116, 117, 118, 121, 122, 123, 124,
125, 126, 127, 128, 129, 130, 131, 132, 133, 134, 135, 136, 137, 138, 139, 140, 141, 143,
146, 148, 149, 150, 151, 152, 153, 154, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 161, 162, 163, 166,
167, 171, 172, 173, 174, 175, 176, 177, 180, 240, 248, 249, 293, 311, 312, 320, 326, 327,
330, 331
Zucchi Jacopo.............................................................................................................274, 295

352

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