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Abstract
Yves Simard: « Varieties of French spoken in Ivory Coast »
Our purpose in this paper is to present Ivorian Empirical Standard French as the result of vernacularization of Academic French,
via two interdependant sociolinguistic factors, by Ivory Coast speakers having at least a secondary school education. These
factors are the semantic structures peculiar to orality and the presence of a Pre-Creole French, originally spoken only by the
uneducated but now used by the younger generation as a typical Ivorian language.
Simard Yves. Les Français de Côte d'Ivoire. In: Langue française, n°104, 1994. Le français en afrique noire, fait
d'appropriation. pp. 20-36 ;
doi : https://doi.org/10.3406/lfr.1994.5736
https://www.persee.fr/doc/lfr_0023-8368_1994_num_104_1_5736
Pour les autres Africains des pays francophones comme pour nous
francophones d'Europe ou d'Amérique, il ne fait aucun doute que le français en Côte d'Ivoire
se soit ivoirisé, à cause évidemment des formes que l'on y trouve, mais surtout au
niveau de son usage. C'est-à-dire qu'il y a une norme locale, endogène, qui y régit
maintenant les usages. Nous pouvons dire « le français de Côte d'Ivoire » comme
nous disons aujourd'hui « le français du Québec » car les deux communautés
linguistiques présentent des similitudes à bien des égards *.
C'est là, pensons-nous, le principal fait d'appropriation dont tous les autres
découlent. Nous constatons donc aujourd'hui que la langue française s'est fondue
dans le moule de la société ivoirienne, pour en arriver à ce qui se passe dans toute
communauté linguistique, à savoir à une symbiose entre la langue et la société. La
langue informe la société et la société informe la langue puisque cette dernière est la
constituante principale du tissu social, la première et la plus importante des
interactions sociales. On peut en quelque sorte parler de « vernacularisation » du
français en ce sens que cette langue est le reflet et l'expression de la société
ivoirienne, tant au plan de sa structure sociale qu'à celui de sa façon
d'appréhender le monde et d'en rendre compte.
La société ivoirienne peut se diviser en deux grands groupes sociaux : les
scolarisés et les non scolarisés. Il en résulte deux grandes variétés de français : le
français des scolarisés qui sera appelé « l'ivoirien cultivé » et celui des non
scolarisés qu'il est convenu d'appeler le « français populaire ivoirien », désormais FPL
C'est à la première variété que nous consacrerons l'essentiel de cet exposé, mais il
est nécessaire de procéder à une brève description du FPI car un certain nombre de
ses formes ont été intégrées par les locuteurs instruits et possèdent très souvent une
valeur intégrative car elles sont jugées représentatives de la société ivoirienne.
20
tique n'est pas spécifique à la Côte d'Ivoire puisqu'elle se rencontre dans tous les
pays où il y a des langues en contact et où une de ces langues constitue l'acrolecte.
Mais cette caractéristique est indissociable des autres dont nous allons parler. Ce
seront donc les trois facteurs réunis qui sont responsables de la « vernacularisa-
tion » du français en Côte d'Ivoire.
2° - Le second facteur se situe dans l'absence d'un véhiculaire africain à
l'échelle du pays. П existe en Côte d'Ivoire une soixantaine de langues pour une
population d'un peu plus de 7 millions d'habitants. Cette situation n'a en soi rien
d'exceptionnel puisque le plurilinguisme se rencontre dans tous les pays d'Afrique
noire. Mais, dans de nombreux pays, il y a eu l'émergence d'une langue africaine
comme véhiculaire interethnique ; ceci a pour conséquence de limiter l'emploi du
français comme c'est le cas au Sénégal et au Zaïre notamment. Il existe bien en Côte
d'Ivoire un véhiculaire issu du dioula, langue du groupe mandé, mais bien
qu'utilisé par plus de 60 % de la population, comme le fait remarquer Lafage (1982), ce
véhiculaire est restreint à un emploi spécialisé, celui du négoce. C'est donc tout
naturellement que s'est développée une variété particulière de français à fonction
véhiculaire interethnique, variété que nous appellerons le FPI et dont nous
parlerons plus en détail ci-dessous au § 2 2. Donc, le français sera non seulement la
langue officielle mais servira également de véhiculaire interethnique dans tous les
secteurs à l'exception de celui du négoce.
3° - Enfin, dernier facteur et non le moindre, le développement économique
de la Côte d'Ivoire depuis son accession à l'indépendance en 1960. Cet essor
économique a eu comme conséquence première non seulement de renforcer le
caractère de nécessité du français mais également de le rendre présent partout, sur
tout le territoire.
Mais avant de décrire la modification du paysage linguistique qui en résulte, il
importe de voir plus en détail les changements sociaux imputables au
développement économique.
2. Pour plus de détails sur l'émergence du français comme langue véhiculaire, voir Simard (1992 :
300-301).
21
de nombreux Africains et Occidentaux, soit en tant qu'experts ou enseignants dans
les organismes d'aide et de coopération, soit en tant que cadres de grands groupes
industriels ou commerciaux implantés en Côte d'Ivoire ou d'organismes
internationaux. Il s'est donc développé un pays ouvert sur le monde où le français jouait le
premier rôle dans la communication.
• Même si l'école n'est pas encore accessible à tous, loin s'en faut, elle est
devenue obligatoire dans l'esprit de tous car elle permet d'acquérir des
connaissances qui permettent de s'élever socialement et d'atteindre une compétence en
français donnant la possibilité d'occuper des fonctions socialement valorisantes.
Comme cela s'est passé en France à partir de la fin du XIXe siècle, l'école constitue
le principal facteur d'unification linguistique. Mais, sans développement
économique, sans perspective de trouver un emploi dans un secteur valorisant, l'école ne
serait restée qu'un lieu de développement du bilinguisme et non pas un des
principaux moteurs de la transformation sociale. Pour illustrer l'image que se font
les Ivoiriens d'aujourd'hui de l'école, nous reproduisons ci-dessous un texte issu de
l'enquête linguistique que nous avons réalisée en Côte d'Ivoire en 1990-91 (Simard
1991), enquête qui nous a permis de constituer un vaste corpus de productions
orales et écrites et dont nous tirons les principaux éléments de cet article. Le corpus
ainsi constitué contient entre autres trente rédactions d'élèves de troisième d'un
collège d'Abidjan, et ces rédactions portent justement sur « l'image que l'on se fait
de l'école dans la population ». Le sujet est en lui-même révélateur du rôle central
qu'occupe aujourd'hui l'école, mais ce qui l'est davantage ce sont les réflexions des
élèves de troisième. П n'y aura pas pour l'instant de commentaire linguistique, car
il s'agit là d'une étude que nous ferons ultérieurement ; nous nous contenterons de
citer les passages les plus intéressants d'une copie qui nous semble être la plus
représentative.
T (1) « L'école est considérée comme étant l'arme efficace pour l'ascension intélectuelle
et sociale de tout un chacun 3.
Aussi chaque famille place en son enfant un espoir d'étude fleurissant.
L'école, pilier de la réussite sociale est considérée comme l'arme absolue pour un
enfant capable d'apprendre, comprendre et faire connaître aux autres ce dont il est
dépourvu. Car un enfant qui n'a jamais été à l'école n'a pas d'arguments efficaces
pour convaincre un citoyen intélectuel.
[...] Un enfant qui n'a pas pris conscience de continuer ses études perd quelques
connaissances qu'il devait agencer sur les autres qu'il avait déjà appris. Il se voit
diminuer de l'instauration de ses connaissances et est obligé d'utiliser des méthodes
archaïques pour se nourrir ainsi que sa famille plutard [...] et est toujours obligé de se
rétrécir devant les grands de la société 4.
La réussite sociale et le modernisme, c'est clair, passent par l'école et, de ce fait
par la francisation du plus grand nombre.
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• Nous avons mentionné précédemment comme résultante du développement
économique l'afflux d'étrangers mais nous devons également souligner le mélange
des populations ivoiriennes d'origines ethniques diverses. Ce mélange s'est
évidemment produit dans les grands centres urbains mais également dans des centres de
moindre importance, là où se trouvent des institutions scolaires attirant des élèves
ou des étudiants de différentes régions et où sont affectés des enseignants ou
fonctionnaires qui ne sont pas nécessairement originaires de la région. Il en va de
même pour les entreprises privées ou les sociétés de l'Etat, implantées à l'intérieur
du pays, où très souvent cadres, ingénieurs, techniciens ou même simples ouvriers
viennent d'ailleurs, d'une autre partie de la Côte d'Ivoire ou de l'étranger. C'est ce
qui explique la progression des mariages interethniques surtout à Abidjan, cela va
de soi. En 1985, nous avions fait une enquête auprès de 300 étudiants des
Départements littéraires de l'ENS d'Abidjan et cette enquête avait révélé que 10 % de ces
étudiants avaient comme langue première le français et dans la plupart des cas les
parents étaient d'ethnies différentes. Il n'y a pas meilleure façon d'éviter les
« scènes de ménage » car aucune des deux langues ethniques ne peut devenir
prédominante au sein de la famille et on se dit ainsi que les enfants seront mieux
préparés pour affronter la scolarisation en français. C'est d'ailleurs ce second
argument qui prévaut dans les couples qui partagent une langue commune mais qui,
au sein de la famille, n'en éduquent pas moins leurs enfants en français. Dans
chacune des trois familles, deux à Abidjan et une à Bouaké, qui nous ont reçu en
1990 pour nous permettre de réaliser notre enquête, on ne parlait que le français à
la maison. Cela cause cependant un grave malaise social car les enfants sont coupés
de leurs racines villageoises et ne peuvent donc plus communiquer avec les grands-
parents ou les membres des familles restés dans les villages. C'est ainsi qu'un de nos
collègues de l'ENS nous a un jour demandé notre avis sur une méthode
d'enseignement d'une des grandes langues ivoiriennes mise au point par l'Institut de
linguistique Appliquée (ILA) et le Centre d'études et de Recherches en Audio- Visuel
(CERAV), et utilisée dans les cours qu'ils dispensent, car il avait essayé d'enseigner
sa langue première à ses enfants d'âge scolaire et n'y était pas arrivé, n'étant pas
professeur de langue. Certains étudiants s'inscrivent dans ces cours pour retrouver
la langue que leurs parents ne leur ont pas transmise. Signalons également, au
niveau des cadres supérieurs, un nombre assez important de mariages entre
Ivoiriens et Occidentaux ; il en résulte alors des familles francophones. Notre
collaborateur de Bouaké, titulaire d'une licence de Lettres, nous faisait remarquer
que pour les gens de sa génération et les générations suivantes, c'est-à-dire ceux qui
sont nés après 1955, avant de se sentir Baoulés, Dioulas, Wobés ou Sénoufos, ils se
sentaient Ivoiriens, appartenant à la Nation ivoirienne, car tout au long de leur
scolarité ils avaient eu pour amis et camarades de classe des jeunes issus des quatre
coins du pays et avec qui ils partageaient les mêmes idées, la même vision du monde
et la même langue, à savoir le français, qui avait le mérite de n'appartenir à aucun
des groupes du pays, puisque exogène, et de n'être pas susceptible d'engendrer des
rivalités interethniques, ce qui pourrait se produire si une langue locale devenait
dominante.
23
• La possibilité de développer sur place des infrastructures importantes pour
l'enseignement supérieur a fait en sorte que depuis le début des années 80, rares
sont les étudiants qui partent en Europe ou en Amérique du Nord. Cela signifie
donc que les enseignants et les cadres sont maintenant formés sur place et qu'il s'est
créé une culture ivoirienne. Non seulement les étudiants ivoiriens ne partent plus
faire des thèses à l'étranger, mais ce sont des étudiants des pays africains qui
viennent maintenant dans les grandes écoles ivoiriennes. Ceci est vrai surtout dans
les secteurs des travaux publics et de l'électricité mais également dans les disciplines
médicales : médecine, dentaire, pharmacie.
• Les médias (radio, télévision, presse écrite) se sont développés et
parallèlement une industrie de transformation dans le domaine agro-alimentaire. Il fallait
bien vendre ces produits et montrer aux consommateurs que ces produits étaient
d'aussi bonne qualité et parfois moins chers, mais pas toujours, que les produits
d'importation. Donc la publicité, surtout à la télévision, que ce soit pour les
bouillon-cubes, les lessives et autres savons, ou les boissons gazeuses — appelées
sucreries — , pour toucher le consommateur, a largement puisé dans le FPI pour lui
parler une langue qu'il connaissait et reconnaissait comme étant bien de chez lui. Il
y a non seulement la langue mais aussi la thématique des publicités qui s'est
ivoirisée. C'est bien connu, si on veut vendre il faut employer des arguments qui
puissent toucher l'interlocuteur. Il serait intéressant de consacrer une recherche à
l'analyse du discours des publicités en Côte d'Ivoire, de toutes les publicités, pas
seulement télévisuelles. Nous nous contenterons de n'en citer qu'une seule où le
prototype de la ménagère ivoirienne vante les mérites d'un bouillon, de bœuf ou de
poulet, nous ne saurions dire, en concluant que :
Ex. (1) [kybma'3i sagane'gu]5
Nous reviendrons sur cet exemple, dans le paragraphe consacré au FPI, et sur
d'autres productions comme les dialogues de bandes dessinées.
Le développement économique et tout ce qu'il a entraîné a donc eu comme
conséquence de renforcer le caractère de nécessité du français et d'entraîner le
remplacement de la situation de complémentarité, telle que définie au Colloque de
Bangui, par une situation de vernacularité. Si cette situation de complémentarité a
existé jusque vers le milieu des années 80, aujourd'hui nous pouvons considérer
que le français en Côte d'Ivoire s'est en quelque sorte vernacularisé, ou, comme
nous l'avons dit au début, ivoirisé. Ceci signifie que la langue française a épousé
tous les contours de la société ivoirienne, aussi bien dans son organisation sociale
que comme expression et reflet de sa spécificité culturelle. Nous en voulons pour
preuve non seulement l'existence des deux grandes variétés, l'ivoirien cultivé et le
FPI, mais également la présence d'une variété à caractère plus argotique, baptisée
« nouchi », que Jean-Marie Lescutier présente et analyse. Cette variété, née dans le
milieu étudiant, n'a pas comme base linguistique le dioula véhiculaire, que la
majorité des lycéens ou étudiants connaissent, ni une autre langue ethnique mais
bien le français. La diversification sociale d'un système linguistique ne peut se faire
5. Ce qui signifie : « Les Cubes MAGGI donnent du goût (à tous vos plats).
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qu'à partir du moment où ce système possède une variété dominante, ou tout au
moins perçue comme telle, et que contestent les membres d'un groupe donné en se
donnant un parler qui attestera de leur appartenance à ce groupe spécifique. Les
langues africaines en Côte d'Ivoire se trouvent de ce fait à avoir le statut de langues
régionales, celles que l'on parle lorsque l'on retourne au village ou entre gens d'une
même ethnie dans des circonstances bien particulières.
6. Dee analyses et descriptions du FPI sont fournies dans : Furstenberg et Lafage (1982), Hattiger
(1980), (1983), Hattiger et Simard (1983), Lafage (1982), (1983), (1984) et (1988), Lescutier (1983),
(1985), Manessy (1978), (1979), (1988), Manessy et Wald (1984) et Simard (1982), (1992) et (1993).
7. IIIe Colloque International d'Etudes Créoles, Ste-Lucie, mai 1981.
8. Monsieur ZĚZĚ, in ID, № 519, 18 janvier 1981 ; p. 42.
25
T (2) Monsieur Zézé
LI 9 1 Participez au grand jeu du Café Ivoire ! ! Vous pouvez gagner
2 10 000 F en essayant de soulever ces haltères comme notre
3 champion ! Qui veut essayer !
L2 4 Moi je vé fais 10.
Ll 5 Voilà, nous avons déjà un amateur ! u
6 Donc ! mon frère si tu veux gagner 10 000 F 12 i faut tu vas
7 debout la chose-là avec ton dé bras ti as compris ? 13
L2 8 Ja bien compris !
Ll 9 Bon ! faut fait !
L2 10 Wala-ça ! Envoyé ton wari-là 14.
Ce document est intéressant du fait qu'il atteste que le FPI est un sociolecte par le
changement de formes qu'opère l'animateur lorsqu'il passe du discours adressé à
un public indifférencié — celles du français central parce que d'une part nous
sommes en 1981 et qu'on ne peut pas encore parler d'émergence d'une norme
endogène et que d'autre part il s'agit de transcription de dialogue considéré comme
de l'écrit et qu'à l'écrit les particularités de l'ivoirien cultivé sont rarement notées
— au discours à destination exclusive de monsieur Zézé — celles du FPI ou du
moins celles qui sont perçues comme les traits saillants de ce parler par les
personnes instruites.
Le caractère « pré-créole » de ce parler ne se situe pas uniquement au plan
sociolinguistique mais aussi au niveau des formes de ce parler comme nous allons le
voir immédiatement.
C'est pour un court extrait d'un des éléments de notre corpus FPI que nous
passerons brièvement en revue les formes du FPI. Il s'agit d'une conversation avec
le gardien de bâtiments scolaires à Abobo-Gare, quartier populaire au nord-est
d'Abidjan.
T (3) 15 Le gardien 16
Ll 1 tapaetealekal +
L2 2 3anetepapaitiâlekDl - - 3efemedebruje +
3 ep&eganetravaje - -
Ll 4 we +
26
L2 5 kâ: + tynepapattiâlekol +
6 epitytruvtravajkDmsa +
7 sêprœmâkomsa - - setadii +
8 tykonepapapje - - Ыагза +
9 sasrapabuku - - semwê:
10 senulafrikÊ - - sekomsa - -
11 kâtynapapaïualekal - -
12 ôtoekôsidrepabuku + dôk +
13 ônudonêpœpeselemâ - -
14 sepurkwa - - afor + sedebruje - -
27
Dans un passage précédant quelque peu celui reproduit ci-dessus, le locuteur dit :
Ex. (6) [siôlicbnkDinsa + satynâfâ] (FPI.01, passage qui précède
trait T (3))
Ici le morphème lexical se présente sous la forme [nâfâ] c'est-à-dire qu'il n'est pas
précédé d'un déterminant mais conserve dans son expression la trace phonique du
déterminant français.
2° Les formes dites créolisées sont celles qui présentent des règles nouvelles
n'appartenant pas à la grammaire du français. Il s'agit dans la plupart des cas de
formes issues du processus de pidginisation mais que les locuteurs complexifient
pour atteindre une adéquation plus grande avec le contenu à exprimer.
Ex. (7) [purswanesamamâ - - ilfokœsala21 nakasafas +
iîDirmal] (FPI.01, après séquence citée Ex. (6))
Le locuteur veut dire « qu'il faut que le lait de la maman redevienne normal » car
pour l'instant il « empoisonne » l'enfant. La syntaxe du noyau prédicatif présente
une règle absente du français.
Le processus de créolisation est également très actif au niveau de la
détermination du nom. Jean-Louis Hattiger (1983) avait relevé de très nombreuses
séquences où la détermination du nom n'obéissait plus aux règles du français. C'est
le cas dans l'exemple qui suit où il y a dissociation du contenu de « possession » et
de celui de « pluriel » ; à chaque signifié correspond un signifiant. Là où en français
on utilise le morphe [s£], le locuteur ici produit deux morphèmes /sô/ et /le/.
Ex. (8) [sSsœrle aveksôfrerle 5s5k5tâ] (Corpus Hattiger)
Le remplacement d'un morphème lexical du français par un morphème tonal pour
l'expression du superlatif s'inscrit également dans le cadre du processus de
créolisation :
Ex. (9) [semwÊi] (T (3) : 9)
Nous reviendrons sur cette forme au § 3 car elle constitue également l'une des
caractéristiques de Yivoirien cultivé.
28
Ce dernier cas est fréquent dans l'histoire du français ; il suffit de citer les exemples
de mamie (< m 'amie) ou encore de licorne (< l'icorne).
4° Bien que peu représenté dans l'extrait du discours de ce locuteur non
scolarisé, le dernier pôle du continuum n'en est pas moins présent :
Ex. (13) [setomsa] (T (3) : 10) et [sepurkwa] (T(3) : 14) et
[purswarjesamamâ] (Ex. (7))
En terminant cette présentation du FPI il est nécessaire de préciser qu'à
l'exception des formes relevant uniquement du processus de pidginisation, comme
l'absence de déterminant ou de flexion verbale, les autres formes se présentent bien
souvent comme des faits d'appropriation du français par les locuteurs africains en
ce sens qu'on y trouve la marque des caractéristiques phonologiques et de
conceptualisation des langues africaines. Nous aurons l'occasion de revenir longuement
sur ce constat au § 3 puisque certaines de ces formes de FPI sont maintenant
intégrées à l'ivoirien cultivé.
3. L'ivoirien cultivé
23. dida : langue du sud-ouest de la Côte d'Ivoire, appartenant à l'aire linguistique KRU.
29
qu'il ne s'agit ni de dida ni de français. Mais en disant que « les deux langues ne
présentent pas les mêmes structures lexicologiques et sémantiques », il reconnaît
implicitement que sa « traduction littérale » ne se situe qu'au niveau conceptuel,
niveau incluant le lexical et le sémantique. L'analyse montre clairement que les
phrases qu'il cite en exemple obéissent à toutes les règles de la grammaire du
français, que ce sont des phrases françaises et qu'il n'est pas question d'y voir un
quelconque « langage mixte », ni français ni dida, si tant est que pareille réalité
puisse exister. Quelle différence y a-t-il entre la mère française qui dit « Cet enfant
me tue. » et le locuteur ivoirien qui affirme « La faim me tue. » ? Nous n'en voyons
aucune ! La structure sémantique du verbe tuer en français permet ces emplois
métaphoriques. Chaque groupe crée son propre mode de production de sens en
fonction de son identité culturelle, c'est-à-dire en fonction des réalités qui
constituent son univers spécifique et de sa façon de l'appréhender. Le même phénomène
se rencontre dans toutes les variétés, de français et de n'importe quelle langue, qui
se sont développées dans des contextes socio-culturels particuliers où la langue
échappe à la norme centrale. Un Québécois dira, pour parler d'un individu qui
n'arrive pas à prendre une décision « qu'il est à cheval sur la clôture » , c'est-à-dire
« ni chez lui ni chez son voisin » , car la société québécoise a été presque
essentiellement rurale jusqu'au milieu de ce XXe siècle, alors que pour ce même réfèrent le
Français dira « qu'il est assis entre deux chaises ».
Ceci pour dire que, même sans l'existence de langues de substrats, une langue
comme le français qui échappe à la norme centrale va se transformer à cause d'un
mode de conceptualisation différent. Mais en Côte d'Ivoire, deux autres éléments
vont intervenir, non seulement la présence des vernaculaires africains mais aussi
celle du FPI qui doit être considéré comme une véritable langue de substrat. À côté
d'énoncés comme :
Ex. (14) Tu as versé ma figure par terre 2* (Expression courante)
Ex. (15) Avoir fait les bancs 25 (Expression courante)
qui relèvent d'une conceptualisation s'inscrivant dans un cadre d'oralité où les
formes de l'expression découlent d'une concordance avec la réalité
extralinguistique tout en respectant les règles morphosyntaxiques du français, il y a ceux où se
manifeste en plus l'influence du FPI :
Ex. (16) « Ça, c'est français façon » ou « Ça, c'est blanc façon » 26
Ex. (17) [abid3âjapas5d0]27
Notre but ici n'est pas de dresser un inventaire des expressions idiomatiques, ceci
constituant la plupart du temps l'objet des exposés consacrés aux particularités du
français en Afrique, mais simplement de montrer l'origine des formes de l'ivoirien
24. Ce qui signifie en gros qu'on a porté une atteinte grave à sa réputation.
25. C'est-à-dire « avoir été à l'école ».
26. « C'est N façon » sert à désigner tout ce qui n'appartient pas vraiment à la catégorie
représentée par le nom : « ce n'est pas du vrai français », « ce n'est pas un vrai blanc ».
27. « Aucune ville n'est comparable à Abidjan » ou pour rester plus proche : « Abidjan, il n'y a pas
son pareil. »
30
cultivé. Dans la seconde partie de ce chapitre nous nous intéresserons
exclusivement aux formes caractéristiques d'un français « autre », à savoir des formes qui
obéissent à des règles énonciatives et morphosyntaxiques qui ne sont pas celles du
français central.
L'autre facteur, aussi important que l'influence d'un autre mode de
conceptualisation, et dont l'informateur ivoirien cité ci-dessus ne fait aucune mention, est
le rôle que jouent les langues vernaculaires dans la transformation du système
phonologique. Cette transformation peut être seulement due à l'absence de lien
avec la variété qui constitue la norme centrale, c'est le cas du québécois ; mais
aussi, comme en Côte d'Ivoire, à la présence de langues de substrat qui possèdent
des systèmes phonologiques qui ont peu à voir avec celui du français. Point n'est
besoin de rappeler, pour noter l'importance de la phonétique dans le changement
linguistique, ce qu'il est advenu du latin au nord de la Gaule sous l'influence des
langues germaniques.
31
Le français de Côte d'Ivoire se caractérise aussi par la délabialisation des
voyelles palatales du français. Ce trait est perçu, par les personnes les plus âgées et
les plus instruites, comme vraiment représentatif du parler des non-scolarisés.
L'extrait de notre corpus FPI en présente aussi une occurrence (T (3) : 13) avec
[èpeèpeselemâ] pour [œp0œpœsœlœmâ]. D'ailleurs, cette expression, surtout en
période de « conjoncture », c'est-à-dire de crise économique, est devenue en
quelque sorte un stéréotype, une façon de répondre à la question « comment ça va ? »,
car comme le dit notre gardien « tu ne peux espérer trouver un vrai travail qui
rapporte si tu n'es pas parti en l'école » et donc ça ne peut jamais bien aller, ça ne
peut aller qu'un peu 28. Ce trait des voyelles palatales non labiales remplaçant les
labiales est surtout la marque des personnes les plus âgées qui ont un niveau d'étude
inférieur au bac ou des plus jeunes qui ont été moins en contact avec le norme
centrale du français. Notre échantillon comporte un inspecteur de police, né vers
1947 (Corp. Simard ; Enr. A-Olb, Loc. 1) qui dit toujours [sekre] et dans le discours
duquel il est bien difficile de savoir s'il s'agit de « je veux » ou je « vais ». Ce trait est
présent chez la plupart des élèves et des étudiants car rares sont ceux qui n'écrivent
pas systématiquement « secret », « degré » ou « premier ». Il s'agit véritablement
d'un marqueur sociolinguis tique, pour reprendre la terminologie labovienne, car il
est à l'origine d'une hypercorrection chez les personnes qui veulent parler « à la
française » , ce qui est perçu comme un comportement quelque peu ridicule par la
plupart de nos informateurs. Le plus bel exemple est celui d'un présentateur du
journal télévisé qui, pour introduire les informations locales, dit
systématiquement [}0:nu] .
32
endogène et Normes pédagogiques en Afrique noire » un article a été consacré
entièrement à cette question 29.
Ce morphème tonal se réalise sous la forme d'une voyelle haute, longue et
accentuée le plus souvent en concurrence avec le morphème lexical [tr£] pour
exprimer le superlatif. Les deux séquences ci-dessous montrent que le morphème
tonal est utilisé pour l'expression d'un contenu personnel et affectif et le morphème
lexical pour l'expression d'un contenu « scientifique » et objectif ; elles ont été
produites par le même locuteur, un licencié en Lettres Modernes, professeur dans
un Lycée, dans la même conversation entre copains, et à quelques minutes
d'intervalle.
Ex. (18) il faut voir + c'est suicidai :re — (Enr. B-06 ; 2 : 4)
Ex. (19) les élections + quand même + sont très importantes + (Enr. B-06 ;
10 : 13)
• Quand on procède à l'analyse de l'écrit, il semble bien que la présence de
l'article défini devant un sigle découle d'une règle sémantique, à savoir que si le
sigle représente une association, regroupant des individus, des personnes, il n'est
pas précédé de l'article défini, alors que s'il renvoie à un organisme, l'article défini
est alors présent.
Ex. (20) « Pourquoi PDCI veut que les étrangers votent » (Tract,
Élections, oct. 90)
Tous les sigles désignant des banques, comme la BNDA ou la SGBCI, ou des
organismes de services publics (FEECI, la SODECI), sont toujours précédés de
l'article, comme à l'oral d'ailleurs.
Ex. (21) - l'exemple de + de la BNDA ~ (Enr. A-02.5 ; 3 : 6)
Mais à l'oral, les choses ne sont pas aussi nettes. Ces formes sont surtout présentes
dans une conversation entre deux étudiantes portant justement sur les partis
politiques en présence au moment des élections. Là, il y a alternance, chez les deux
locutrices, entre l'emploi ou le non-emploi de l'article défini, comme c'est aussi le
cas dans d'autres éléments de notre corpus mais où la fréquence d'emploi ne nous
permet de tirer aucune conclusion. Ici, grâce à cette fréquence d'emploi, il est
permis de dire qu'il s'agit bien de la même règle qui régit l'alternance entre le
morphème tonal et le morphème lexical, à savoir que LE est présent pour
l'expression d'un contenu « scientifique » et objectif et qu'il ne l'est pas pour l'expression
de son affectivité. C'est cette variation que mettent en évidence les deux passages
qui suivent, où il s'agit bien évidemment du même locuteur.
Ex. (22) + si c'est le PDCI + qui doit marcher + pour soutenir le PDCI — y
a pas de problème + (A-02.1 ; 5 : 6-8)
Ex. (23) - U — il s'appelle U - il m'a dit + hé : — ma chère + U + U c'est
PDCI qui a + qui l'a frappé comme ça + j 'ai dit + mais pourquoi +
11 dit + il fait partie de FPI + c'est les gens qui marchaient + (ID ;
6 : 3-6)
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Concernant les autres catégories de noms, cela dépend beaucoup des locuteurs, du
degré d'influence qu'a le FPI sur eux, mais il n'en demeure pas moins une
constante, celle de la règle sémantique. Si le journaliste d'IVOIR'SOIR écrit
Ex. (24) « TUÉ PARCE QUE SANS SOU » (IVOIR'SOIR, № 864 du
23-10-90, P. 12)
c'est parce qu'il rattache sémantiquement « sou » à « argent » et qu'il applique la
règle syntaxique qu'il appliquerait à ce dernier nom : « tué parce que sans
argent ». Ici nous avons affaire à une règle interne mais la plupart du temps
l'absence de déterminant est conditionnée par le réfèrent lui-même ; si l'on renvoie
à une personne comme le fait ce locuteur, pourtant titulaire d'une maîtrise en
Sciences Économiques,
Ex. (25) + il y a eu ancien(s) combattant(s) + (A-Olb ; 5 : 11)
il y a de fortes chances que la règle de la détermination du nom en français central
ne soit pas appliquée. Le constat que l'on peut faire pour l'instant est celui d'une
variabilité au niveau de l'emploi des déterminants quand il s'agit de l'article défini
et de l'indéfini pluriel car les autres catégories fournissent une information réfé-
rentielle.
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Ce trait d'oralité explique les difficultés rencontrées par les élèves à l'écrit, qui ont
une très forte tendance à redoubler par un pronom le complément déjà contenu
dans leur énoncé ou à employer un pronom qui n'est pas exigé par la rection du
verbe. C'est ainsi que l'on rencontre une multitude d'exemples du genre « Je m'en
souviens d'une fête » ou :
Ex. (31) « et (l'école) apporte celui qui y va la suivre... » (Ecr. Scol. 03 ;
2:15)
Ce décalage entre l'oral et l'écrit amène l'émetteur à enfreindre la norme de l'écrit
pour les deux verbes qu'il emploie.
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