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BBF décembre 2015
QUAND LE PATRIMOINE
DEVIENT L’AFFAIRE DE TOUS
Bérénice Waty
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BBF décembre 2015
O
n ne badine pas avec Bouddah ! La « plage de la discorde 6 ». En juillet, les va-
Cinq mois après le tremblement cances du roi d’Arabie Saoudite dans sa pro-
de terre au Népal, le gouverne- priété à Vallauris ont fait « des vagues dans le
ment souhaite restaurer plus de pastaga 7 ». En cause, la fermeture de la plage
2 500 édifices religieux et historiques endom- de la Mirandole aux pieds de sa propriété et ses
magés ou en ruines. Mais déjà la fronde travaux d’aménagement menés sans autorisa-
gronde : artistes et restaurateurs s’opposent au tion administrative. S’appuyant sur la loi littoral
principe même de la procédure d’appel d’offres (interdiction de privatiser les plages), des oppo-
lancée, arguant que « si la chapelle Sixtine avait sants ont lancé une pétition exigeant « le retrait
passé un appel d’offres pour repeindre son pla- de toutes les constructions sur le domaine public
fond, [cela aurait été] impossible ! Ce n’est pas le de la plage de la Mirandole (notamment la dalle
bas prix qui doit l’emporter mais la qualité 1 ». en béton destinée à accueillir un ascenseur privé)
D’autres lancent une pétition pour que l’État ainsi que le libre accès à cette portion du littoral
abandonne son projet et consacre du temps et maralpin 8 ».
des fonds pour déjà former des sculpteurs qui
œuvreront à la restauration, notamment celle L’évocation pêle-mêle de ces quelques cas
de statues et représentations des icônes (car le interpelle : qu’entendons-nous par le terme de
sourire d’un Bouddha n’est pas « celui du rire patrimoine ? Des bars anglais, un bord de plage
mais de la béatitude 2 » et les artistes doivent français, des lieux de culte syriens ou népalais
1 Julien Bouissou, apprendre longuement à saisir la nuance). pourraient-ils être considérés de manière uni-
« Au Népal, la lente et voque ? Patrimoine mondial de l’humanité,
difficile restauration du
patrimoine », Le Monde,
Shocking ! Le pub historique La Taverne Carlton, d’une part, et monuments identitaires pour une
14 septembre 2015. dans le nord de Londres, a été rasé par des pro- nation, d’autre part, ou encore bien immobilier
moteurs au début de l’année. Les Anglais se privé : tous illustrent combien le mot patrimoine
2 Ibid. sont alors offusqués que l’on attente à l’inté- est pluriel, comment son appréciation oscille
3 Jean-Bernard Litzler, grité de ces établissements traditionnels, selon les pays, les époques, les sociétés.
« Les Anglais classent construits entre les deux guerres mondiales, L’objectif de ce texte sera de présenter plu-
19 pubs monuments qui « incarnent une esthétique néo-géorgienne sieurs voix qui ont enrichi la compréhension du
historiques », Le Figaro,
ou néo-Tudor 3 », mais qui racontent surtout patrimoine durant les années 1980, lorsque ce
1er septembre 2015.
comment la population a su, après les bombar- dernier a connu une croissance exponentielle,
4
4 Ibid. dements, « réinventer l’âme britannique ! ». tant des biens ou objets qu’il recouvrait que
Depuis, l’Historic England (agence publique de des valeurs qu’il transmettait. À travers des
5 Florence Evin, « Le temple
de Baal de Palmyre aurait
protection du patrimoine architectural) a pro- exemples concrets, la focale se portera sur le
été détruit », Le Monde, cédé a classement de 19 pubs. syndrome des « émotions patrimoniales » où
1er septembre 2015. experts, architectes, élus, médias et particuliers
Le conflit toujours plus lâche. Fin août, on ap- se retrouvent (ré)unis pour défendre, promou-
6 « Vallauris : plus de
120 000 signatures contre prenait que l’État islamique avait détruit le voir et reconstruire un bien patrimonial.
la plage privée du roi temple de Baalshamin, les djihadistes prônant Ainsi, il s’agira tout d’abord de montrer com-
saoudien », Le Figaro, « la suppression de toutes traces de civilisation ment le patrimoine est devenu l’affaire de tous
26 juillet 2015. antérieure au début du VIIe siècle pour revenir au et source d’identité, avant même que d’être
7 Matthieu Ecoiffier, temps de Mahomet 5 ». La guerre en Syrie inter- reconnu pour ses valeurs esthétiques ou histo-
« L’ Arabie Saoudite met la pelle encore la communauté internationale avec riques. Par la suite, dans un essai de typologie,
cour à la plage : pétition ce saccage de Palmyre qui rappelle ceux au on présentera plusieurs mobilisations, mues
à Vallauris », Libération,
musée de Mossoul, à Ninive ou Hatra, soit par des causes variées, mais qui ont toutes
26 juillet 2015.
l’aire géographique où est née l’écriture il y a en commun de bénéficier ou d’avoir bénéficié
8 Cf. note 6. cinq mille ans, berceau de la civilisation. d’une forte médiatisation.
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Borne kilométrique
Michelin.
du monde, est
drait endémique : l’architecture vernaculaire Selon l’historienne Françoise Choay, nous impressionnante. Voir :
propre à chaque département (les pigeonniers sommes confrontés à une « triple extension ty- http://whc.unesco.org/
tarnais, les lavoirs du Sud-Ouest 10) qu’il fau- pologique, chronologique et géographique des fr/list
drait restaurer. Des installations d’artistes biens patrimoniaux, accompagnée d’une crois- 13 Françoise Choay,
contemporains dans des lieux prestigieux (l’em- sance exponentielle de leur public 13 » : de plus en L’allégorie du patrimoine,
ballement du pont Neuf par Christo) que l’État plus de biens deviennent patrimoniaux (exten- Seuil, 1992, p. 12.
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14 Dominique Poulot,
Les émotions patrimoniales naissent
« Le sens du patrimoine :
hier et aujourd’hui (note
critique) », in Annales,
d’un choc où un bien patrimonial
no 6, 48e année, 1993,
p. 1608.
est malmené, mis à mal ou rendu
15 David Lowenthal,
« La fabrication
absent. Elles peuvent donner lieu
d’un héritage », in
Dominique Poulot (dir.),
à des mobilisations positives, à
Patrimoine et modernité,
L’Harmattan, 1998, p. 110.
Cette « déclaration de
géographie variable.
foi dans le passé » peut
parfois être lacunaire
et réécrite, notamment
quand les monuments
ont disparus : « L’absence
de certains biens
conduits à les requalifier,
sion typologique) ; le champ de ce qui est pro- duit de la communauté, en la désignant à elle-
les transformant en tégé et à transmettre s’étend toujours plus du même comme force d’adhésion et projet, à tra-
une ressource à la fois fait d’une progression et d’une création artis- vers le partage de rituels et d’affects. Le marbre
mnésique et identitaire » tique dans le temps (extension chronologique) ; dont il est fait n’est pas là pour figer, mais bien
(Stéphanie Tabois,
« La mémoire des
le village-monde s’uniformise et crée des cri- pour mouvoir et émouvoir des corps qui n’éprou
fantômes. Peut-on tirer tères patrimoniaux à l’échelle de la planète, les vent leur cohésion que par sa médiation 17. »
un profit mnésique de secteurs sauvegardés s’amplifient (extension Louise Merzeau fait ici du monument un mé-
l’absence d’un objet ? », géographique). L’historien Dominique Poulot diateur : il rend possible un sentiment d’appar-
Terrain, no 50, 2008.
En ligne : http://terrain.
propose une synthèse dans laquelle le constat tenance des individus à une entité qui les ras-
revues.org/9393 est plus désabusé : « Le succès d’une nouvelle semble, il se trouve à la fois sujet et objet de
attitude devant le passé […] ferait le lit d’un post- l’identité. La « valeur d’ancienneté », promue
16 Sophie Kervran, modernisme recentrant les valeurs sociales sur les par Aloïs Riegl, s’avère dès lors mouvante, et ce,
« Le patrimoine comme
passion identitaire en
concepts d’identité, de mémoire et de territoire. sous différents aspects : les marques du temps
Bretagne : inauguration D’autres s’inquiètent des débordements possibles s’accumulent sur les frontons et les pierres ;
et destruction du d’une “prolifération patrimoniale” […]. La notion l’existence du monument s’enrichit de nou-
monument de l’union de de patrimoine se perdrait alors, au mieux dans veaux épisodes où il exerce une fonction, même
la Bretagne à la France
(Rennes, 1911 et 1932) »,
des politiques de développement local, au pire symbolique ; chacun peut s’y projeter en réacti-
in Culture & Musées, no 8, dans la promotion de telle politique-spectacle 14. » vant des souvenirs qui lui sont liés ou en en
2006, p. 99. Ce qui se transmet apparaît alors comme fabri- créant d’autres, aujourd’hui ou demain. Véri-
qué ou retravaillé par les contemporains, l’héri- table « mobilier de notre vie quotidienne 18 », les
17 Louise Merzeau,
« Du monument au tage n’étant pas l’histoire mais « “une déclara- monuments définissent un cadre spatial, archi-
document », in Michel tion de foi dans ce passé 15”, un ensemble de tectural et temporel dans lequel les groupes
Melot (dir.), La confusion mythes qui se nourrissent d’erreurs et d’inven- d’hommes (la famille, les habitants d’une ville,
des monuments (Les tions mais qui sont nécessaires à la constitution d’un pays, d’une planète) évoluent, conscients
Cahiers de médiologie,
no 7), éditions Gallimard, d’une identité 16 ». Identité, mémoire, territoire, d’un avant et d’un après : héritiers de ce
1999, p. 50. public et politique : des ingrédients qui pi- « marbre », il s’agit de le transmettre à des suc-
mentent la notion de patrimoine depuis les an- cesseurs, traçant le fil de généalogies person-
Françoise Choay, op. cit.,
18
nées 1980 ; des concepts parfois plus forts que nelles et sociales. C’est cette idée de mouvance
p. 214.
le bien patrimonial lui-même puisque, comme oscillant entre création/recréation qui s’im-
19 Bernadette Dufrène, on vient de l’esquisser, dorénavant ce sont eux pose : le concept de moviment de Francis
« Monument ou qui président aux décisions de transmission et Ponge 19 décrit cette constante du basculement
moviment ? », in
La confusion des
de conservation. entre le passé et l’avenir, cette inversion perma-
monuments, op. cit., « Le monument engage la mémoire du groupe nente entre un monument et des hommes qui
p. 189. par invocation, identification, anticipation. Il pro- se nourrissent mutuellement.
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Le Mont-Saint-Michel, site classé au patrimoine mondial de l’Unesco.
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Site du grand Bouddha de Bamiyan (Afghanistan)
avant sa destruction en mars 2001.
28 Idée développée par reconstruire un monument abîmé 26 . Souvent drait que « le patrimoine, c’est à nous » au fort
Daniel Fabre dans sa elles s’incarnent dans une polémique autour sentiment d’affirmation que « le patrimoine,
longue introduction, d’un bâtiment ou d’un bien patrimonial, une c’est nous 28 », dans une approche d’identifica-
« Le patrimoine porté
par l’émotion », in Daniel
« affaire » où deux (ou plus) camps opposés tion, de transposition. L’individu perçoit alors
Fabre (dir.), Émotions vont défendre leurs visions antagonistes du pa- l’action sur un bien monumental (et/ou affilié à
patrimoniales, Éditions de trimoine ; on est alors face à un mouvement un héritage de l’histoire) comme une intrusion
la Maison des sciences « collectif, improvisé, aigu 27 ». personnelle, comme quelque chose qui va mo-
de l’homme, 2013, p. 17.
Dans le phénomène d’une inflation patrimo- difier ce qu’il est et son identité : ce ne sont plus
29 Albert Londres, « L’agonie niale apparue et développée depuis les années des œuvres d’art, des « vieilles pierres » ou
de la basilique », Le 1980, ces polémiques ont transcendé le patri- même une absence de monument qui re-
Matin, 29 septembre moine : il y a eu une évolution de l’idée qui vou- cueillent son émotion, mais plutôt son être,
1914. Cité par Yann
Harlant, « La restauration compris comme sa corporéité et sa relation au
de la cathédrale monde, comme dans une sorte de dédouble-
de Reims : enjeux ment ou de mimétisme entre l’individu et le
et ingérences », in bien patrimonial.
Philippe Poirrier et Loïc
Vadelorge (dir.), Pour
une histoire des politiques
L’individu perçoit Les exemples sont légion : à l’issue de la Pre-
mière Guerre mondiale, Albert Londres com-
du patrimoine, Comité
d’histoire du ministère alors l’action sur un pare à un militaire qui « vous montrerait sa poi-
trine déchirée 29 » la cathédrale de Reims avec
de la Culture – Fondation
Maison des sciences de
l’homme, 2003, p. 254.
bien monumental ses 287 impacts d’obus. C’est la construction
du Centre national d’art et de culture Georges-
30 Pierre Faucheux, comme une intrusion Pompidou inauguré en 1977, où certains fus-
tigent « les échafaudages » et « le labyrinthe à
« Beaubourg/
Manhattan », in Pascal
Ory (dir.), Mots de passe
personnelle, comme tous les étages, où l’on s’y perd. Tous s’y perdent
ou y perdent leur âme : œuvres, conservateurs,
1945-1985. Petit abécédaire
des modes de vie, quelque chose qui va création damnée dans ce cadre de fer 30 ». C’est
un passant allemand qui refuse que le Palais de
Autrement, 1985, p. 193.
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Incendie du Parc national de Yellowstone (USA) en 1988.
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La basilique Saint-Sernin : abside
avant les restaurations en 1861.
Photographie du fonds Eugène Trutat,
archives municipales de la ville de
Toulouse.
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tion du monument. Dix ans de polémiques et
d’argumentations savantes entre experts, dans
des revues spécia lisées, dans des colloques. 37 Jean Rocacher et Mosé
Quelques jours avant le début des travaux, c’est Biagio Moliterni,
Saint-Sernin de Toulouse,
la population qui donne alors de la voix et dans
basilique romane,
les actions : plusieurs associations se consti- Éditions Privat, 1988,
tuent spécialement pour s’opposer au projet. p. 69.
ment contre deux projets de restauration jugés Des sit-in, une pétition, une occupation du lieu
38 Marcel Durliat,
néfastes. En 1860, l’architecte Viollet-le-Duc est sont organisés, le tout relayé dans la presse lo- « La restauration de
nommé pour réparer les outrages du temps sur cale avec une dimension parfois cloche- Saint-Sernin de Toulouse.
ce qui était alors l’église de Saint-Saturnin : les merlesque 40 qui le dispute aux arguments émo- Aspects doctrinaux »,
critiques des érudits locaux et du clergé vont tionnels 41. Politiciens, habitants, érudits, Monuments historiques,
no 112, 1980, p. 50-53.
bon train, l’abbé Carrière flétrit « les innovations experts internationaux : rien n’y fait, la basilique
fantaisistes aussi désastreuses pour le monu- sera restaurée. 39 Expression empruntée
ment 37 » et le projet d’un parisien est exécré par Des projets de (ré)aménagements de certains à la chanson de Claude
« un concert unanime de blâmes et de regrets 38 ». monuments, avec notamment les cas d’ins- Nougaro, Ô Toulouse.
Mais la Capitale l’emporte et les travaux modi- tallation d’art contemporain, constituent la 40 Des opposants qui
fient fortement la physionomie du monument. troisième situation où la population s’émeut s’enchaînent aux grilles,
En 1979, le projet de dé-restauration proposé au nom de son patrimoine. Ici, les experts, des titres dans la presse
par l’architecte en chef des Monuments histo- les pouvoirs publics et les citoyens s’opposent locale qui avait flairé le
filon (« La basilique fait
riques, Yves Boiret, est accepté par les instances sur l’opportunité d’intégrer une œuvre dans le pied de grue », « Saint-
officielles nationales. C’est sans compter sur un cadre classé aux Monuments historiques, Sernin : le jugement
l’esprit de castagne 39 des habitants de la Ville comme dans le cas des « colonnes de Buren » dernier », « La basilique :
rose, qui refusent d’accepter une dé-violletisa- installées au Palais-Royal à Paris. Les membres la dernière croisade ? »)
ou des propos parfois
du Conseil d’État, les riverains, plusieurs élus caricaturaux (« C’était
parisiens, ont vilipendé ce projet pendant plu- comme si on voulait
sieurs mois, mais le ministre de la Culture a réécrire Chateaubriand,
néanmoins confirmé son choix. Aujourd’hui, pour lui donner le style de
La basilique Saint-Sernin en cours Marguerite Duras ! ». Voir
de restauration entre 1870 et 1880. il s’agit d’une attraction touristique majeure. Bérénice Waty, « Saint-
Photographie du fonds Eugène Trutat, Dans cette catégorie, on pourra aussi penser au Sernin de Toulouse : la
archives municipales de la ville de château de Versailles et à ses cartes blanches basilique de la discorde »,
Toulouse. in Émotions patrimoniales
à des artistes contemporains : depuis l’invita-
(Livraisons d’histoire de
tion faite à Jeff Koons jusqu’à aujourd’hui avec l’architecture, no 17),
Anish Kapoor, chaque exposition dans ses 2009, p. 73-91.
salles et jardins est source de querelles âpres
Sur cette polémique, voir
entre la direction de l’établissement, des élus 41
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Parfois les « émotions »
ne sont pas conflictuelles
ou synonymes de lutte : elles
constituent une mobilisation au
sens où des individus se sentent en
empathie avec le patrimoine.
auvents en toile Téflon ont déstabilisé la popu- qui voulait créer une copie conforme, avec des
lation et des passionnés d’histoire, allant mégalithes (re)constitués en béton ou en polys-
jusqu’à porter plainte contre l’État, en s’ap- tyrène expansé. Ces copies sont alors fréquem-
puyant sur des aspects techniques propres aux ment comparées à des imitations sans âme et
règles de la restauration 43 contre les adjonc- stigmatisées comme des parcs d’attractions.
tions de l’architecte 44 et la disparition de cer- Ces derniers incarnent une image repoussoir et
taines traces archéologiques. permettent de dénigrer le projet pour sa valeur
Dans la typologie que l’on s’efforce de dresser, de faux, de pastiche et de kitch. À l’image de la
on peut encore évoquer trois situations polé- « malbouffe », il y aurait un « mal entertainment
miques, qui se manifestent moins fréquem- patrimonial ».
ment que les précédentes. On constatera tout Ensuite, des émotions patrimoniales se font jour
43 Quand on restaure d’abord qu’en matière de conservation du patri- autour de projets de reconstruction d’un monu-
un monument, il doit
moine, les services de l’État et ceux des collec- ment détruit. Les reconstructions interviennent
toujours être possible de
retourner à l’état antérieur tivités locales sont souvent attaqués par des parfois, sans polémique, après des conflits
à cette action, aspect qui habitants et/ou des amoureux du patrimoine, armés. Mais certaines réédifications contem-
ne semblait pas possible et ce, lorsque des travaux ont été décidés poraines soulèvent des controverses, comme le
avec les travaux réalisés
pour entretenir ou parer aux dégradations du projet de rebâtir le palais des Tuileries à Paris
par l’architecte.
temps mais sans concertation aucune avec les ou le Berliner Stadtschloss à Berlin dans les
44 « Decaris met en œuvre habitants les plus concernés et, lorsqu’ils sont années 2000 : ce sont des enjeux économiques
une philosophie qu’il adoptés de manière directive, impactant forte- (des milliers de mètres carrés en plein cœur
nomme la “relecture”
des monuments. “Un
ment les locaux. C’est le cas à Carnac, sur le de capitales européennes, des licences accor-
édifice possède sa propre site mégalithique, où une association (Menhirs dées à des entreprises privées), touristiques et
logique, affirme-t-il. libres) lutte depuis 1993 contre les expropria- politiques (en Allemagne, l’Ostalgie revendique
Nous autres, architectes, tions de certains terrains pour cause d’exten- aussi un respect pour les œuvres patrimoniales
sommes semblables à des
musiciens qui déchiffrent
sion du périmètre du site classé, contre « l’en- de l’époque communiste) qui sous-tendent
une partition effacée, fermement » des menhirs par un grillage et alors certains projets ou contestations.
un peu à la manière des contre l’interdiction de circulation sur certaines Enfin, le cas des restitutions se développe de
baroqueux. Je dégage parcelles afin de préserver les sols du risque de plus en plus et incarne une forme d’émotion
les aspects profonds
de l’architecture, en
déchaussement. patrimoniale, notamment dans des pays ayant
intervenant davantage sur Parfois, afin de préserver une œuvre du patri- été spoliés lors d’appropriations par les an-
l’esprit que sur la matière. moine, certains projets prévoient d’en faire une ciennes nations colonisatrices : on pense à la
C’est cette interprétation reproduction, une copie à quelques mètres de querelle entre les Anglais et les Grecs, autour
qu’on me reproche” », in
Anne Pons, « Malaise
l’original : c’est le cas pour la grotte de Las- du retour des frises du Parthénon, qui empoi-
à Falaise », L’Express, caux II, c’était aussi l’une des idées avancées ini- sonne le débat depuis 1835. Il en va de même
28 novembre 1996. tialement à Carnac par la municipalité en 1981 pour les restitutions humaines, comme dans le
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Château de Lunéville, restauré suite à un incendie survenu dans la nuit du 2 au 3 janvier 2003.
cas de la Vénus Hottentote 45 : dès les années Lors d’interventions décidées sur le monu-
1940, ses descendants réclamaient que sa dé- ment, fréquemment, le processus se développe
pouille leur soit rendue. La France arguait alors autour d’une querelle d’experts qui s’affrontent
de l’inaliénabilité de ses collections publiques sur les choix architecturaux à respecter, puis
(édit de Moulins) et s’y refusait. Après une mo- la population se saisit des débats et se fait en-
bilisation internationale et des tractations diplo- tendre, avec ses propres mots et conceptions
matiques, et sur les bases d’une justification ou valeurs liées au patrimoine : lors de l’incen-
bioéthique, le corps fut solennellement remis et die du château de Lunéville, nombre d’habitants
accueilli au Cap par le peuple sud-africain en ont déploré la perte d’un lieu de vie où des ma-
2002. Cet exemple, tout comme les crânes ka- riages, banquets privés et parties de pétanque
naks en 2014, démontre que le patrimoine dé- avaient leurs habitudes. Cette proximité et cette
passe le simple monument, renforce cette idée familiarité expliquent les dons des particuliers
d’explosion du fait patrimonial. locaux afin de financer la restauration de ce qui
Peu ou prou se retrouvent dans toutes ces af- symbolise une partie de leur existence. Pour
faires des griefs similaires : expression d’une Saint-Sernin, catholiques, commerçants du
valeur esthétique (« c’est moche »), stigmati- marché aux puces (chaque dimanche devant la
sation des coûts financiers importants assu- basilique), individus se revendiquant du mouve-
més par la collectivité (« on paie ça avec nos ment cathare ou prônant un anti-jacobinisme,
impôts »), rejet de l’art contemporain (« des tous se sont retrouvés dans le militantisme,
enfants feraient mieux »), non-respect pour le nombreux ont signé la pétition (13 000 cartes 45 Sur le sort de Saartjhi
patrimoine classé qui serait en quelque sorte postales) adressée au ministère de la Culture et Baartman et de sa
dépouille, se reporter à
canonisé et à défendre dans une vision « de de la Communication avec des slogans appuyés Gérard Badou, L’énigme
pétrification monumentale » comme le suggère comme « Telle qu’elle est, elle me plaît ! » ou de la Vénus Hottentote,
Pierre-Henri Jeudy. « Touche pas à ma basilique ! ». Payot & Rivages, 2002.
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1966, une crue de l’Arno innonde Florence :
la Basilica di Santa Croce sous les eaux.
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La révolution du web 2.0 apporte
de nouvelles potentialités pour les
mouvements qui se veulent en lutte pour 47 Pierre Nora,
« L’événement monstre »,
leur patrimoine. Communications, no 8,
1972, p. 162-172.
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mécènes 54 » pour recueillir des dons financiers peut-il s’appliquer au-delà des sociétés occiden-
auprès des particuliers, français ou étrangers. tales ou des sociétés dites développées ?
54 http://www.monuments- Le recours aux images est fréquent, dans des Le bien patrimonial, voire l’émotion suscitée
nationaux.fr/fr/actualites/
a-la-une/bdd/actu/2098
montages où sont représentés un avant, où le par son sort, sont-ils uniquement perçus pour
bien n’a pas été altéré ou mal restauré, et un leur témoignage historique, pour leur valeur
55 Processus qui consistait après, avec ce qui est présenté comme des dé- esthétique ou au nom de leur inscription dans
à être fasciné par un gâts, en état de délabrement. Les sites web de la vie des individus ? Dès qu’il s’agit de patri-
objet disparu avant d’en
deux projets de reconstruction, en France et en moine, le tourisme, le merchandising et l’éco-
faire un objet sublimé.
Pour une analyse de Allemagne, jouent de la « beauté du mort 55 » nomie des loisirs sont aussi présents : on est là
sites web dédiés au pour montrer l’absence actuelle du monument dans une approche et des pratiques commer-
patrimoine, voir Bérénice et précédemment sa magnificence. C’est grâce ciales et des modèles économiques aux recettes
Waty, « L’avènement du
à son site web que l’association Menhirs libres importantes dépendent entièrement du flux de
patrimoine vintage ? Les
projets de reconstruction a pris des contacts avec d’autres mouvements touristes venant visiter et photographier le
du palais des Tuileries en lutte, notamment à Stonehenge, pour faire Mont-Saint-Michel ou la Cité de Carcassonne
à Paris et du Berliner entendre une seule voix d’individus mus par la en France, achetant carte postale, briquet et
Stadtschloss à Berlin »,
défense de leur identité. parapluie avec une image du Sacré-Cœur ou du
in Habid Saidi et Sylvie
Sagnes (dir.), Capitales et Louvre. Dans les émotions patrimoniales, pour
patrimoines à l’heure de saisir les enjeux et les oppositions, il faut aussi
la globalisation, Presses CONCLUSION parfois ne pas faire l’économie d’une lecture fi-
universitaires de Laval,
nancière de l’approche patrimoniale. Il en va
2012, p. 97-122.
Les émotions patrimoniales attestent d’une vo- ainsi de la récente crispation née de la location
56 Jean-Michel Leniaud, lonté des individus de prendre part aux déci- des catacombes par la Mairie de Paris à la so-
Chroniques patrimoniales, sions qui concernent le patrimoine mais plus ciété privée Airbnb, spécialisée dans l’héberge-
Éditions Norma, 2001, largement leur cadre de vie et les objets de leur ment. Cette dernière a lancé un grand concours
p. 476.
quotidien ou de leur histoire (passée, présente dont le premier prix donnera le droit de se « ré-
57 Claire Bommelaer, « Nuit ou à venir) : en ce sens, même si l’on parle de fugier dans la plus belle tombe de Paris », la nuit
mortelle pour la Mairie lutte ou de conflit, elles sont un témoignage du 31 octobre au 1er novembre 2015. Pour les
de Paris », Le Figaro, d’une démocratie participative en actions. Elles édiles, cette privatisation relève du mécénat, la
12 octobre 2015.
permettent aussi de faire bouger les frontières subvention privée permettant d’entretenir les
58 Claude Mignot, entre les experts, les professionnels du patri- monuments de la capitale. Mais certains y
« Restauration- moine et les amateurs, chacun s’autorisant à voient une « opération Halloween au goût pour
Restitution », in exercer un droit de regard face à une adminis- le moins douteux 57 » ne respectant pas les osse-
Emmanuel de Waresquiel tration « autiste 56 ». ments ainsi conservés et une nécropole histo-
(dir.), Dictionnaire des
politiques culturelles de Cependant, les affaires médiatisées liées au rique parisienne. On est là face à un exemple de
la France depuis 1959, patrimoine posent des questions : au nom de « l’instrumentalisation du passé pour la promo-
Larousse-Bordas-CNRS quelle identité les individus se mobilisent-ils ? tion publicitaire du présent 58 ». Ainsi, lorsqu’une
Éditions, 2001, p. 550. Dans le cas de Carnac, faut-il être Breton pour émotion patrimoniale éclate, que faut-il voir
59 Daniel Fabre, « Conclusion s’opposer au projet de « Menhirland » ? Com- derrière : des « identités fusionnelles limitées au
de la journée du ment des volontaires internationaux se sont-ils temps bref d’une communauté d’action dans un
7 janvier », in Jacques Le
mobilisés individuellement et ont-ils convergé pur concentré d’énergie collective 59 » ou des vi-
Goff (dir.), Patrimoines et
passions identitaires, op. en même temps vers Florence en 1966 ? Le sées bien plus pragmatiques, mercantiles et/ou
cit., p. 285. concept de patrimoine mondial de l’humanité liées à l’entertainment ?
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BBF décembre 2015