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122-5, 2° et 3° a, d’une
part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non
destinées à une utilisation collective » et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un
but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans
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Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une
contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du code de la propriété intellectuelle.
LA GÉNÉRATION Y, LE MANAGER
ET L’ENTREPRISE
Bruno Mettling
Orange, directeur général adjoint, directeur des Ressources Humaines
Groupe
Introduction
Benoît Meyronin, professeur titulaire de la chaire « Digital Natives » de 2012 à 2014, directeur R&D de
l’Académie du Service.
Son propos
L’objet de ce livre est donc de partager, pour une large part, les travaux de
recherche que nous avons coordonnés dans le cadre de la chaire « Digital
Natives ». Ces travaux ont été conduits dans différents champs
(sociologie, psychologie…), en lien avec des étudiants de Grenoble École
de Management et de l’Université de Grenoble. Ils visent essentiellement
à mieux comprendre les « jeunes générations », qualifions-les de «
générations Y » (au pluriel, donc), afin de nous situer dans les débats qui
ont émergé ces dix/douze dernières années.
En effet, la question de l’arrivée massive, sur le marché du travail, de
générations nées après 1980 et de plus en plus connectées, supposément
plus aguerries dans l’usage des technologies digitales, a suscité un certain
nombre d’interrogations – voire de fantasmes, ainsi que nous l’avons
souligné dans une contribution antérieure 10. Ce mouvement profond
appelle ici plusieurs observations.
D’abord, si ces générations ont été qualifiées de Digital Natives dans le
monde anglo-saxon, c’est parce que ce qui semble les caractériser en
premier lieu concerne leur appétence et leurs aptitudes « innées » pour le
numérique. Vrai ou faux ? Difficile à dire, tant les – trop rares – travaux
académiques semblent principalement poser cette question comme un
postulat et ne l’étudient donc pas : les jeunes générations sont supposées
mieux maîtriser ces outils, point. Or cela ne peut être affirmé aussi
aisément, et c’est bien l’un de nos questionnements majeurs que
d’interroger cette compétence numérique. Nous verrons ainsi, dans le
chapitre 6, ce qu’il en est – en sondant les professionnels (managers et
DRH) qui les côtoient au quotidien.
Ensuite, il convient de souligner que pour la plupart des observateurs,
cette évolution générationnelle semble présenter moins d’opportunités
qu’elle ne soulève de challenges à relever 11. Ce second point appelle une
première réflexion qui concerne la capacité des jeunes managers à
inspirer, poursuivre voire accélérer la transformation digitale dans
laquelle la majeure partie des organisations sont aujourd’hui engagées. Et,
s’ils peuvent jouer le rôle « d’agents contaminateurs », encore faut-il que
ce qui est dit dans le paragraphe qui précède ait pu être démontré.
Mais bien d’autres « hypothèses » ont été formulées quant aux
caractéristiques distinctives des générations nées après 1980. Citons
notamment, parce qu’elle sera explorée ici par Caroline Cuny et Gaël
Allain, celle du multitâche : les générations Y seraient capables de se
consacrer simultanément à plusieurs tâches. Nous verrons ce qu’il est
possible d’en dire aujourd’hui dans le chapitre 2.
Ces différentes hypothèses et bien d’autres encore, nous ne pouvions pas
les explorer toutes ici. Nous les développerons dans nos futurs travaux.
Nous lancerons ainsi, à l’automne 2014, un projet de recherche commun
avec l’Institut Mines Télécoms sur le thème de la « coopération en
entreprise » (en substance, les Y sont-ils plus coopératifs et le digital sert-
il d’accélérateur dans la dynamique de la coopération ?).
Organisation de l’ouvrage
Ce livre est divisé en deux grandes parties. La première rassemble les
contributions des chercheurs qui sont associés à la chaire, afin de rendre
compte des travaux qu’ils ont conduits dans différentes directions et en
mobilisant des méthodologies variées. La seconde partie donne la parole à
des praticiens afin d’élargir le champ de notre vision – qu’ils soient issus
d’une grande entreprise (Orange ou BNP Paribas) ou d’une entreprise en
croissance (Linagora). Enfin, un avant-propos rédigé par un collègue de
l’Université Columbia permet de constater que nous partageons, de part et
d’autre de l’Atlantique, une même vision de la contribution possible des
jeunes générations connectées à la transformation digitale des entreprises.
Remerciements
Je remercie ici, en tant que coordinateur de cet ouvrage, l’ensemble des
contributeurs qui ont accepté de livrer ici les résultats de leurs travaux, de
leurs observations, de leurs réflexions…
Merci aux PUG, avec qui je boucle ici une troisième collaboration, pour
leur efficience jamais démentie et la rigueur et le soin qui sont apportés à
chaque projet. Merci plus particulièrement à Ségolène Marbach, mon
éditrice.
Merci à Éric et François : sans votre soutien, ce livre n’existerait tout
simplement pas.
Merci enfin à Stéphanie Hospital, qui depuis a quitté Orange, à qui cette
chaire doit tant.
Au moment de « passer le relai », c’est avec émotion que je quitte les
commandes pour les confier à Renaud Cornu-Emieux. C’est lui qui écrira
la suite, je lui souhaite bon vent et je serai à ses côtés pour l’aider.
1. Sur ce sujet, lire notamment le rapport du CGSP paru en décembre 2013 et téléchargeable à
l’adresse www.strategie.gouv.fr.
2. Mais aussi, comme nous le verrons dans le chapitre 6, positifs vis-à-vis du potentiel de leurs jeunes
collaborateurs.
3. Le cas de la marque anglaise Burberry est emblématique de ce repositionnement sur la génération
Y. Lire notamment l’article paru dans la Harvard Business Review en janvier/février 2013 :
“Turning an aging British Icon into a Global Luxury Brand”.
4. Cf. le cahier de prospective « Les générations et la transformation numérique de l’entreprise »
publié en juin 2013 et téléchargeable à l’adresse : http://www.fondation-telecom.org/page/notre-
action-5/think-tank-futur-num%C3%A9rique-18/. Nous retrouverons dans cet ouvrage Carine
Dartiguepeyrou, son animatrice, parmi nos contributeurs.
5. Nous avons, dans le numéro 153 (juin 2014) de l’Expansion Management Review, publié une
contribution qui dresse un état des lieux des principaux travaux publiés : « Digital or not digital ?
La génération Y et l’entreprise ».
6. La génération Y dans l’entreprise, par C. Morley et al., Pearson, 2012.
7. Il convient ici de remercier Thierry Grange, ex-directeur de Grenoble École de Management, et
Jean-Philippe Vanot, ancien dirigeant du groupe Orange, ainsi que Stéphanie Hospital et Eric
Barriland, sans qui cette Chaire n’existerait pas.
8. Ce travail est consultable à partir du site de la Chaire : http://www.grenoble-em.com/1981-chaire-
digital-natives-1.aspx.
9. Cf. le site web de la chaire pour consulter les six études disponibles au 1 er septembre 2014.
10. Cf. l’article publié en juin 2014 dans la revue Expansion Management Review.
11. Cf. notamment la contribution de Vinnet Nayar publiée en mai 2013 par la Harvard Business
Review, “Handing the keys to Gen Y”, laquelle s’inscrit très clairement dans une optique confiante
quant à cette évolution.
Avant-propos
Gen Y Employees: A key asset
to accelerate Digital Transformation and
Competitive Advantage in Companies
Résumé
Arthur Langer propose ici une lecture synthétique des enjeux et des
leviers majeurs de la transformation digitale. Il met ainsi en lumière deux
facteurs clés de succès, l’intégration stratégique et ce qu’il nomme «
l’assimilation culturelle », qui recouvre notamment la nécessité d’une
rapide acculturation par l’ensemble des collaborateurs des enjeux et des
technologies du numérique. Il prolonge cet exercice par la vision qu’il a
de la contribution possible des jeunes générations à l’accélération de cette
transformation au sein des entreprises – au niveau de l’assimilation
culturelle notamment. Mais, pour notre confrère nord-américain, il est de
la responsabilité des managers et des dirigeants, appartenant
majoritairement à la génération X, de pouvoir adapter leurs modes de
management aux attentes et aux comportements des nouvelles
générations.
Introduction
Much has been written regarding the importance of how companies
transform their business from analogue to one that uses digital
technologies. Such transformation requires moving from a transactional
relationship with customers to one that is more “interactional” (Ernst &
Young, 2013). Completing an analogue to digital transformation, while
essential for a business to survive in the 21 st century, is difficult to
accomplish. Langer’s (2013) theory of Responsive Organizational
Dynamism (ROD) shows that successful adaptation of new digital
technologies requires strategic integration and cultural assimilation of the
people that comprise the organization. These components of ROD can be
categorized as the essential roles and responsibilities of the organization
that are necessary to utilize new technological inventions that can
strategically be integrated within a business entity. The purpose of this
foreword is to explore why Gen Y employees need to be integrated with
older employees to effectively enhance the success of digital
transformations.
Cultural Assimilation
Cultural assimilation is a process that addresses the organizational aspects
of how technology is internally organized, including the role of the IT
department, and how it is integrated within the organization as a whole.
The inherent, contemporary reality of technological dynamism is not
limited only to strategic issues, but cultural change as well. This reality
requires that organizations connect to all aspects of the business. Such
affiliation would foster a more interactive culture rather than one that is
regimented and linear, as is too often the case. An interactive culture is
one that can respond to emerging technology decisions in an optimally
informed way, one that understands the impact on business performance.
The kind of cultural assimilation elicited by digital dynamism and
formalized in ROD is divided into two subcategories: the study of how the
organization relates and communicates with “others” and the actual
displacement or movement of traditional staff from an isolated “core”
structure to a firm-wide, integrated framework.
The acceleration factors of digital technology require more dynamic
activity within and among departments, which cannot be accomplished
through discrete communications between groups. Instead, the need for
diverse groups to engage in more integrated discourse and to share
varying levels of technological knowledge as well as business-end
perspectives requires new organizational structures that will give birth to a
new and evolving business social culture. Indeed, the need to assimilate
technology creates a transformative effect on organizational cultures, the
way they are formed and reformed.
In order to facilitate cultural assimilation, organizations must have their
staffs be more comfortable with the digital world. The question becomes
one of finding the best structure to support a broad assimilation of
knowledge about any given technology; then we should ask how that
knowledge can best be utilized by the organization. There is a pitfall in
attempting to find a “standard” organizational structure that will address
the cultural assimilation of the digital world and its associated
complexities. Sampler’s research and Langer’s studies with chief
executives confirm that no such standard structure exists (Sampler, 1996).
Organizations must find their own unique blend of new organizational
constructs that can cope with unprecedented change. This simply means
that cultural assimilation of digital technologies is likely to be unique to
most organizations that are managed by older workers who are more set in
the ways in which they perform their jobs. Such “Baby Boomers” and
Gen X individuals typically have performed in a business model that that
is heavily structured on planning to execution. The digital age is based
more on staff that can “sense” opportunity, and “respond” quickly, which
is a very foreign concept for legacy staff. The question, then, is where
organizations can find staff that are more accustomed to a digital world
and are more “change” oriented. Thus, it is more important to design a
process of older and younger staff assimilation as opposed to the
transplanting of the structure itself.
Today, many departments still operate within “silos” where they are
unable to meet the requirements of the dynamic and unpredictable nature
of the new digital environment. Traditional organizations do not often
support the necessary communications needed to implement cultural
assimilation across business units. However, business managers can no
longer make decisions without considering digital technology; they will
find themselves needing to include digital staff in their decision-making
processes. Specifically, digital assimilation becomes mature when new
cultures evolve synergistically as opposed to just having multiple distinct
cultures attempt to work in conjunction (partner) with each other.
Without appropriate cultural assimilation, organizations tend to have staff
that “take shortcuts, [then] the loudest voice will win the day, ad hoc
decisions will be made, accountabilities lost, and lessons from successes
and failures will not become part of… wisdom” (Murphy, 2002). It is
essential then for a new digital organization to provide for consistent
governance; one that fits the profile of the existing culture, or that can
establish the need for a new culture.
While many scholars and managers suggest the need to have a specific
entity responsible for digital technology governance, one that is to be
placed within the organization’s operating structure, such an approach
creates a fundamental problem. It does not allow staff and managers the
opportunity to assimilate digital technology-driven change and understand
how to design a culture that can operate under ROD. In other words, the
issue of governance is misinterpreted as a problem of structural
positioning or hierarchy when it is really one of cultural assimilation. As a
result, many business solutions to technology issues often lean toward the
prescriptive instead of the analytical in addressing the real problem.
Conclusion
This foreword has made the argument that Gen Y employees are “digital
natives” that have the attributes to assist companies to transform their
workforce to meet the accelerated change in the competitive landscape.
Organizations today need to adapt their staff to operate under the auspices
of Responsive Organizational Dynamism by creating processes that can
determine the strategic value of new emerging technologies and to
establish a culture that is more “change ready.” Most executives across
industries recognize that digital technologies are the most powerful
variable to maintaining and expanding company markets.
Gen Y employees provide a natural fit for dealing with emerging digital
technologies, however, success with integrating Gen Y employees is
contingent upon Baby Boomer and Gen X management to adapt new
leadership philosophies and procedures suited to meet the expectations
and needs of Millennials. Ignoring the unique needs of Gen Y employees
will likely result in an incongruent organization that suffers high turnover
of young employees who will ultimately seek a more entrepreneurial
environment.
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Partie 1
Ce que nous disent
les travaux de recherche
« L’Inconstant raconte que ce qui le charme dans les voyages, c’est qu’On ne revoit jamais ce qu’on a déjà vu. Je suis inconstant d’une
manière un peu moins rapide ; ce n’est qu’à la seconde ou troisième fois qu’un pays, qu’une musique, qu’un tableau me plaisent
extrêmement. Ensuite la musique, au bout de cent représentations, le tableau, après trente visites, la contrée, au cinquième ou sixième
voyage, commencent à ne plus rien fournir à mon imagination et je m’ennuie. »
Stendhal, « Promenades dans Rome », dans Voyages en Italie, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 622, 1829.
« Tout excès se base sur un plaisir que l’homme veut répéter au-delà des lois ordinaires promulguées par la nature. Moins la force
humaine est occupée, plus elle tend à l’excès ; la pensée l’y porte irrésistiblement. »
Honoré de Balzac, Traité des excitants modernes, Paris,
Éditions du Boucher, 2002, p. 4, 1839.
Introduction
Dans le cadre de la chaire « Digital Natives », consacrée à l’étude des pratiques numériques de la génération des
18-25 ans, communément appelée génération Y, nous menons une recherche, conduite sur trois années (2012-
2015), sur les rapports affectifs entretenus par les étudiants vis-à-vis des outils du numérique (ordinateur, mobile,
tablette). Notre hypothèse globale est que les compétences futures de la génération Y en matière d’usages du
numérique au travail sont liées à la relation d’attachement et de dépendance affective qu’elle construit
aujourd’hui dans ses pratiques numériques.
Les résultats de notre première étude, à portée exploratoire, menée au titre de l’année 2012-2013, que nous
présentons ici rapidement 12, ont confirmé une banalisation des usages du numérique tout au long de la journée :
les étudiants sont connectés en flux continu, du lever au coucher, et ce sans interruption pendant les heures
d’enseignement, ainsi que l’ont montré à la fois les observations menées et les entretiens qualitatifs. Il ressort de
la première année d’enquête que, sur quatre heures d’enseignement en cours magistraux, trois heures sont
dédiées à des usages non pédagogiques du numérique, qui pouvaient être qualifiés de « ludiques » (jeux,
conversations électroniques, web-errance, etc.). Cette connexion en flux continu entretient une multi-activité
permanente chez les étudiants soumis à des sollicitations pléthoriques, en ligne et hors-ligne, dont ils sont tout à
la fois sources et objets ; ils tentent de trouver un équilibre affectif complexe entre contrainte et plaisir. Or, au
cours des entretiens, les étudiants ont massivement déclaré instaurer ce régime de multi-activité afin de combler
leur ennui.
Suite à cette première année d’étude exploratoire, l’objectif de notre présente recherche (phase 2, 2013-2014) a
été d’affiner nos hypothèses et de confronter nos premiers résultats à un large échantillon en vue de les
consolider 13.
Nous formulons en première hypothèse que les étudiants entretiennent un rapport ambivalent et complexe, entre
dépendance et détachement, aux marques du numérique. Si leur attachement affectif au numérique structure leurs
pratiques sociales tout au long de la journée, ils construisent un discours critique à l’égard des marques dont ils
mettent en doute la valeur ajoutée.
Notre seconde hypothèse est que les usages du numérique, qui constituent une réponse à des espaces-temps
perçus comme ennuyeux, sont eux-mêmes source d’ennui et d’insatisfaction chez les étudiants qui ne
parviennent pas à instaurer des dispositifs de régulation et de contrôle dans leur appareillage, « bricolages »
(Michel de Certeau, 1980) 14 garants d’un usage rentable du numérique.
Enfin nous posons comme troisième hypothèse que la séparation de la vie professionnelle et de la vie privée,
issue de l’ère de la modernité et de l’industrialisation 15, est réinterrogée par l’imbrication du numérique à la vie
sociale, réinstaurant une logique de non-dissociation entre vie privée, vie sociale et vie professionnelle. Par le
numérique, il est désormais possible d’être présent dans différentes sphères sociales générant un régime de «
multi-activités », de même que ce régime appelle des usages intensifiés du numérique.
Après énoncé de notre méthodologie, fondée sur une approche dite « collaborative », nous présenterons les
résultats obtenus en correspondance avec nos trois hypothèses. Enfin, nous envisagerons les perspectives vers
lesquelles les présents résultats orientent notre recherche.
Présentation de la méthodologie
À l’instar de notre étude exploratoire, la méthode d’investigation retenue s’est voulue de type qualitative et a
favorisé une approche dite « collaborative » afin d’éviter la projection et l’imposition de perceptions
préconstruites sur les représentations et pratiques estudiantines. Des séances de workshop avec des étudiants
volontaires ont ainsi permis d’établir le protocole de recherche suivi. Suite à ces temps d’échanges et de partage,
il a été décidé de combiner à la fois des observations de type ethnographique (observations croisées par binômes)
menées par les étudiants eux-mêmes ainsi que des entretiens semi-directifs conduits par les chercheurs sur la
base d’un tableau de bord et d’un guide d’entretien conçus ensemble lors des workshops.
Une approche « collaborative »
Nous inscrivant dans la lignée des travaux scientifiques héritiers notamment du courant de l’interactionnisme
symbolique, nous percevons les sujets comme acteurs dotés d’un regard pertinent, voire expert, sur leurs propres
pratiques et usages (Clifford Geertz, 1983 in Fabienne Martin-Juchat, 2013) 16. À cet égard, nous avons souhaité
co-construire avec un groupe d’une vingtaine d’étudiants volontaires, âgés de 18 à 25 ans, appartenant à des
formations diverses (GEM, IUT, Université), le protocole de recherche à suivre, au cours de trois séances de
workshops favorisant les échanges entre chercheurs et étudiants.
Les deux premiers workshops ont chacun été construits autour de thèmes précis : « l’ennui » (workshop n° 1) et «
le multitâche et la multi-activité » (workshop n° 2). Ces temps ont permis de préparer le groupe d’étudiants à
l’élaboration, lors du dernier workshop, d’un guide d’entretien en vue des entretiens semi-directifs ainsi que d’un
tableau de bord leur permettant de mener des observations par binômes 17. Lors des deux premières séances de
workshop, ont été présentés l’étude exploratoire, sa méthode collaborative ainsi que les premiers résultats, suivis
de leur mise en discussion au sein du groupe constitué. Ces premiers échanges ont permis de rendre saillants
deux points de contestation paradoxaux en apparence et touchant à la problématique de l’ennui comme moteur
des usages non pédagogiques du numérique en situation de cours. D’une part, certains étudiants ne corrélaient
pas l’ennui auxdits usages. D’autre part, alors que notre première enquête mettait en exergue l’interaction en
situation de cours, comme souhaitée car participant d’un accroissement de l’intérêt chez les étudiants, quelques-
uns ont formulé de vives critiques à l’encontre de l’interactivité instaurée en cours, source d’ennui et de
désinvestissement selon eux. Nous reviendrons sur ces points.
Par ailleurs, sont apparues de profondes divergences de point de vue quant à la définition que chacun donnait du
« numérique », nous obligeant, dans une perspective autonymique, à nous réinterroger sur les champs,
représentations et acceptions octroyés au terme. Si pour certains, le numérique, auquel ils confèrent un sens
large, s’apparente à tout usage mettant en rapport l’utilisateur avec un écran, d’autres l’associent à des usages
collectifs, inscrits dans une dimension interactive (jeux et discussions en ligne par exemple), ou a contrario, à
des usages individuels pensés comme solitaires et signes de leur autonomie (Q. étudiant GEM, 22 ans, « Le
numérique c’est tout ce que je peux faire tout seul, sans les autres. Pour aller au cinéma, j’ai besoin de mes amis
mais pas pour regarder un film en ligne »). D’autres encore envisagent le numérique en fonction du type
d’activité ou de la tâche menée. Ainsi, pour D. étudiante IUT, 19 ans, qui entend le « numérique » dans son
rattachement à une tâche perçue comme peu engageante tant du point de vue du temps requis que de
l’implication personnelle, le visionnage de films en ligne via un support écran ne s’apparente pas à du «
numérique » mais constitue bien une activité à part entière, identifiée comme plus complexe.
Forts de ces éléments de réflexion émanant des dissensus soulevés, les étudiants ont alors contribué, lors de la
troisième séance de workshop, à la composition des rubriques du tableau de bord pour les observations ainsi que
des questions à poser en vue des entretiens qualitatifs individuels, conduits dans un second temps par les
chercheurs. À cet égard, ont été constitués cinq groupes d’étudiants amenés à réfléchir sur l’élaboration des deux
guides. Suite à un temps d’échanges autour du travail des différents groupes, nous avons collecté les propositions
faites, puis retravaillé entre chercheurs les deux guides pour sélectionner les propositions les plus pertinentes
dans les différents rendus 18.
Enfin, cette dernière séance a permis de constituer les binômes pour observations. Dans une logique immersive,
au plus proche de leurs pratiques, les étudiants se sont portés volontaires pour mener des temps d’observation par
binôme dans divers contextes : A surveillant et consignant les activités numériques de B. Nous étions ainsi
convenus que le tableau de bord des observations, élaboré avec l’aide des participants, ferait office de support de
discussions lors de séances de restitution entre les chercheurs et binômes constitués. Nous présentons dans le
tableau suivant le récapitulatif plus détaillé du déroulement des trois workshops organisés.
Tableau 1. Présentation détaillée des workshops.
ANALYSE
OBJECTIFS POURSUIVIS
DES SÉANCES
En parallèle, dans un souci de représentativité, nous avons également décidé de compléter notre enquête
qualitative par des entretiens de type semi-directif auprès d’un échantillon de 30 étudiants issus de diverses
formations 20. Nous détaillons dans le tableau suivant la grille de codage mobilisée, nous permettant de combiner
analyse de discours et traitement statistique des verbatims recueillis.
Tableau 3. Présentation détaillée des entretiens semi-directifs.
ENTRETIENS SEMI–DIRECTIFS
THÈMES DU GUIDE
NOMBRE DE PERSONNES INTERROGÉES ANALYSE DES ENTRETIENS
D’ENTRETIEN
– thème 1 : marques
et numérique
– thème 2 : routines
– 30 étudiants entre 18 et 25 ans et numérique
– nombre de femmes : 14 étudiantes – thème 3 : rapport – retranscription de chaque entretien (65 pages
– nombre d’hommes : 16 étudiants au temps et de verbatims)
– âge moyen : 20,7 ans numérique – analyse de discours
– niveau de formation : 10 étudiants L1, 8 étudiants L2, 3 étudiants L3, 4 – thème 4 : et traitement statistique
étudiants M1 et 5 étudiants M2 émotions
et numérique
– thème 5 : identité
et numérique
Forts du matériau collecté et des nombreux échanges entre nous mais aussi avec les étudiants de l’étude, nous
avons pu construire une interprétation partagée dont nous présentons ici les résultats.
De l’étude exploratoire ressortait que, pour une part importante des étudiants questionnés, l’usage du numérique
permettait de se sentir « vivants » et « actifs » et venait combler des temps perçus comme ennuyeux. Souhaitant
affiner ces premiers résultats, nous les avons interrogés afin qu’ils tentent d’expliciter l’ennui ressenti et que
nous puissions percevoir le régime de la multi-activité dans lequel ils sont engagés.
Ennui polymorphe
Connectés en continu, les étudiants compensent les espaces-temps guettés par l’ennui (pauses entre deux cours,
attentes dans les transports en commun, moments de solitude, etc.) par de la distraction numérique 21. Au vu des
résultats obtenus lors de l’enquête exploratoire 22 et suite à nos échanges avec les étudiants lors des workshops,
nous avons souhaité appréhender plus spécifiquement les motifs de l’ennui ressenti en situation de cours, à
l’origine d’importants usages du numérique. Nous avons également tenté de comprendre ce qui, pour eux, est
apparenté à des temps durant lesquels ils ne s’ennuient pas.
Ennui et usages du numérique en situation de cours
Dissimulés lorsqu’ils ne sont pas tolérés, les appareils de connexion (mobile, ordinateur portable, tablette)
s’inscrivent comme autant de tentations à disposition de l’étudiant qui s’ennuie en cours. Les activités
numériques compensatoires sont alors plurielles, allant de la lecture rapide sur Facebook à la réponse à des SMS
jusqu’au visionnage de films. Pour justifier de leurs usages, les étudiants arguent majoritairement le manque
d’intérêt pour la matière enseignée ainsi que le fait de devoir assister à des enseignements obligatoires non
désirés, qui prennent place au sein d’un programme universitaire à valider au titre de la formation, et dont ils ne
perçoivent pas l’utilité pour leur poursuite d’études ou leur enrichissement personnel. Le caractère contraignant
est à mettre en relation avec l’état de fatigue dont ils se plaignent massivement, subséquent à un emploi du temps
très chargé. Se voulant alors optimisation du temps par défaut, l’usage du numérique, du fait de la multi-activité
induite, tend à rentabiliser malgré tout le moment contraint ici vécu comme perte de temps. Nous reviendrons sur
ce point.
Par ailleurs, les étudiants reprochent une passivité à la fois cognitive (un étudiant GEM, 23 ans, évoque « un
manque de stimulation intellectuelle. C’est de la passivité intellectuelle. »), mais aussi sensori-motrice face à
l’autodiscipline corporelle réclamée dans le cadre de l’enseignement académique (Georges Vigarello, 2004) 23. La
connexion numérique tend à réinvestir la perte de sens et d’envie telle que vécue par l’étudiant. Ce faisant,
l’usage du numérique, qui vise à régénérer l’intérêt, peut être identifié comme relance attentionnelle déclinée sur
plusieurs niveaux : d’ordre cognitif (s’octroyer une pause en réponse à l’effort intellectuel requis), d’ordre
corporel (se mettre en mouvement à travers le changement d’activité ou encore le toucher de l’objet numérique)
mais aussi d’ordre émotionnel (recréer du désir de l’instant). Ainsi que l’énonce un étudiant IUT, M., 19 ans : «
Lorsque je m’ennuie, je comble cet ennui en faisant numériquement ce que je souhaiterais faire réellement. Par
exemple, je voudrais parler à telle ou telle personne, j’envoie un SMS. Je voudrais jouer, je joue à un jeu moins
élaboré sur mon smartphone ou alors je vais chercher de la compagnie sur Facebook pour combler un manque de
communication. » L’aparté numérique confirme, par transfert et projection virtuelle, le sentiment d’être au
monde et de pouvoir agir sur le monde, ce qui induit en creux la quête d’une place au sein de la situation
d’enseignement, vécue par certains sur le mode de l’anonymat et la désaffectivation.
Le rôle central que les étudiants octroient à l’enseignant tend à confirmer cette idée. Ces derniers imputent leur
manque d’intérêt en cours au professeur, seul capable, a contrario, de susciter curiosité et envie alors même que
la discipline enseignée ne présenterait pas « d’utilité », le terme de « passion » se faisant lancinant dans les
réponses (« Je pense que l’ennui est directement lié à la concentration et à la réflexion qui est elle-même liée au
fait qu’un professeur et un cours soient passionnants et passionnés », R. étudiante IUT, 20 ans). La passion de
l’enseignant fonctionnerait comme déclencheur de la leur par contagion émotionnelle. Beaucoup d’étudiants ont
en effet corrélé l’ennui à la solitude et promu l’interaction entre le professeur et la classe comme modalité
d’enseignement favorisant leur implication. L’interactivité est pensée comme instauration d’une relation
privilégiée avec l’enseignant, signifiante car porteuse de reconnaissance. Il est intéressant de noter que leurs
discours témoignent d’une construction affective de leur rapport à l’enseignement, largement tributaire de
l’enseignant lui-même, ancrage affectif qui questionne l’importance du lien et de l’attachement comme vecteur
de sens dans la relation à l’enseignement. Le désir d’interactivité n’est donc pas recherché en soi, tautologique,
l’interaction pour l’interaction ne les intéressant pas. Il s’agit davantage d’un besoin d’intensité dans la relation.
Dans cette perspective, il est intéressant de noter que les étudiants distinguent deux types d’interaction : s’ils
valorisent l’échange avec le professeur, perçu comme « maïeutique », terme utilisé par H., 19 ans, étudiant IUT,
ils se révèlent en revanche très critiques à l’égard d’une pédagogie fondée sur une interaction entre pairs, qui
relègue de facto l’enseignant à un rôle de second plan. Ils leur importent de pouvoir se situer sous le regard d’un
évaluateur capable de les juger dans l’acquisition de leurs apprentissages et dans leur développement personnel,
s’inscrivant ainsi dans la logique de la sensibilité à soi de l’individu hypermoderne.
Cette implication, sur fond de rétro-information, jouerait-elle pour autant les garde-fous face à un usage
compulsif du numérique ? La question paraît d’autant plus légitime que l’institution universitaire, elle-même, en
tant qu’émettrice prolixe de messages et notifications à destination des étudiants, participe activement à
l’organisation d’un « régime de la dispersion » 24 ordinaire : paradoxe d’une école, génératrice de distraction
numérique, supposée former à l’attention. Or, il est intéressant de constater que l’intérêt suscité par le contenu du
cours ou par le professeur lui-même n’est pas gage de non-connexion numérique chez les étudiants comme nous
le verrons.
Qu’est-ce que ne pas s’ennuyer ?
L’ennui à la source des usages du numérique tel qu’appréhendé en situation de cours peut en partie se décliner et
être transposé aux autres contextes, également porteurs potentiels d’ennui, que sont les transports en commun et
la maison. Pour beaucoup, au-delà d’une bonne disposition d’esprit, l’intérêt à la chose vécue nécessite au
préalable liberté de choix et s’apprécie à travers un temps perçu comme accéléré voire rendu imperceptible (« On
ne s’ennuie pas quand on ne voit pas le temps passer. L’ennui n’existe pas », étudiante GEM, 22 ans). Il est
majoritairement associé à la mise en relation de soi aux autres. L’attente et le déplacement dans les transports en
commun font massivement objets d’usage du numérique ainsi que les moments à domicile, où l’utilisation se fait
d’autant plus prégnante pour l’étudiant qui ne vit plus chez ses parents et se retrouve seul à la fin de sa journée de
cours.
La solitude apparaît donc comme dénominateur commun à l’ennui mis au jour dans les divers contextes
interrogés, réactivant ici l’étymologie latine du terme « ennui » construit sur le verbe inodiare, « être odieux »,
lui-même formé sur la périphrase in odio esse, qui a pour signification « être objet de haine » ou en d’autres
termes, « haine de soi ». L’ennui, comme refus de la solitude qui porte soi à sa propre conscience et intime sinon
de s’appréhender tout du moins de se confronter, tend à être contourné par la présence de l’autre qui vaut pour
évitement et mise à distance de soi-même. Ainsi les temps de partage et de rapports privilégiés in praesentia
avec autrui (sa famille, ses pairs) sont autant d’expérimentations de vie quotidienne qui nourrissent l’intérêt et
tiennent, dans une certaine mesure, l’ennui en échec, nous disent les étudiants. Le divertissement recherché peut
alors s’entendre au sens pascalien du terme, soit comme refus de penser, esquive existentielle de l’homme qui ne
« sa[it] demeurer seul dans une chambre » 25, à moins peut-être d’un outil du numérique à disposition lui
permettant de s’oublier à lui-même comme nous le verrons plus loin.
Le régime de la multi-activité 26
Les usages du numérique se trouvent imbriqués aux activités menées en parallèle dans la vie sociale des
étudiants. Nous nous sommes demandé comment les étudiants justifient et organisent ce régime de la multi-
activité dans lequel ils sont engagés.
La quête d’intensité émotionnelle
Considérer la multi-activité à travers le prisme de l’affectivité 27 nous invite à penser que les étudiants sont en
recherche de stimulations émotionnelles fortes et diversifiées. Ainsi les avons-nous interrogés sur leurs
motivations, déclencheurs d’usages du numérique. Les étudiants admettent massivement qu’à travers leurs
usages du numérique, ils cherchent à ressentir davantage d’émotions.
Figure 2. Quête d’intensité émotionnelle et numérique.
Les étudiants cherchent-ils à accroître les sources de stimuli émotionnels, vecteurs d’intensification du vécu
sensible, dans des espaces sociaux dénués de sentimentalité ? La sociologie des émotions peut nous permettre
d’appréhender ce phénomène, s’inscrivant dans la logique socio-économique moderne qui surexploite l’affectif
dans une visée marchande (Eva Illouz, 2006, 2012 ; Fabienne Martin-Juchat, 2008, 2013) et tend à construire un
individu surconsommateur d’affects. Immergé quotidiennement dans des espaces de « conso-communication
[…] à valeur ajoutée affective » 28, l’étudiant construit un habitus émotionnel à forte intensité que l’usage du
numérique permet de combler et d’alimenter voire de réactiver en cas d’émoussement.
Il s’agit pour certains étudiants de ressentir, par écrans interposés, sur commande et désir de l’instant, tous types
d’émotions, positives et/ou négatives, vécues comme un assouvissement cathartique. L’usage numérique par la
consommation émotionnelle qu’il permet consiste alors en une échappatoire commode face à la banalité
environnante soumise à l’écueil de l’insignifiance mais aussi face à des affects non désirés qu’il faudrait tenir à
distance ou reprogrammer. Le divertissement numérique évoqué précédemment prend ici la forme d’un
divertissement émotionnel : l’usage du numérique permet de créer des zones de coïncidence et de congruence
entre l’affect ressenti et l’affect à ressentir dans la situation sociale vécue. Par exemple, un étudiant qui, saisi par
le désarroi ou le stress alors qu’il est en représentation sociale, en situation de cours ou qu’il doit travailler en vue
de ses partiels, tente de s’apaiser en surfant sur des sites de divertissement qui lui permettent de rire, de se
détendre, de détourner son esprit en direction d’une idée ou une image agréable. Un étudiant UFR, M., 22 ans,
identifie Facebook à un « modérateur émotionnel » lui permettant de neutraliser et d’éloigner ses émotions
négatives de l’environnement immédiat inadapté à leur expression. Cette reprogrammation à tonalité euphorique
qui a valeur d’autorégulation peut s’appréhender comme un « travail émotionnel » 29, le façonnage des sentiments
réclamé participant à des attendus et permissions sociaux concédés par la communauté 30.
Par ailleurs, les observations menées par les étudiants font ressortir un fort zapping émotionnel – ces derniers
passant de la joie, au stress puis au rire pour revenir au stress et à la joie – correspondant à leurs activités
numériques. Le régime de la multi-activité favorise ces sursauts émotionnels, qui peuvent s’appréhender d’une
part, comme le signe d’une recherche de diversification émotionnelle donnant l’impression de l’intensité du
moment présent par la concentration émotionnelle et d’autre part, comme la recherche d’un équilibre complexe
entre des affects contradictoires. Le recours à l’émotion tente ainsi de créer un regain d’intérêt, voire
d’excitation, face à l’ennui d’une situation affective inconfortable ou encore d’un environnement désaffectivé,
faisant alors courir le risque de l’épuisement émotionnel par répétition jusqu’à l’arasement affectif voire l’a-
émotionalité.
Pour certains étudiants, associer émotions et numérique ne va pas de soi et leur « fait peur » du fait de la
dépossession de soi que l’influence du numérique sur les émotions personnelles implique. Ils admettent
néanmoins volontiers pour la plupart d’entre eux que s’ils ne ressentaient pas d’émotions, ils ne se connecteraient
pas. Reste une dernière catégorie d’étudiants, minoritaire, pour qui la quête d’émotions fortes ne constitue pas un
objectif visé, ces derniers alléguant un environnement « réel » immédiat déjà bien suffisamment riche en
émotions sans besoin de nourriture supplétive émanant du numérique ou encore se justifiant d’une «
hypersensibilité » idiosyncratique leur faisant craindre une trop grande exposition. Enfin, pour les étudiants
restants, force est de constater que leurs usages du numérique s’inscrivent dans une perspective routinière
presque de l’ordre de l’impensé et du désaffectivé.
La variation du même : un parcours numérique ritualisé
Au-delà de l’intensification émotionnelle recherchée par la plupart des étudiants interrogés, d’autres motifs
viennent justifier de l’usage du numérique. Certains étudiants se surprennent à la digression numérique par
habitude, réflexe, compulsion 31 ou encore addiction, conviennent-ils, les obligeant alors à une négociation
délicate entre (auto-)contraintes et plaisirs que nous développerons plus loin. La curiosité et l’appel de la
nouveauté sont également de puissants moteurs à l’instauration d’un régime de la multi-activité, pouvant
confiner à l’angoisse et la peur de rater une information (FOMO en anglais fear of missing out 32). Le zapping
numérique, qui permet à la fois de s’occuper sans différer mais aussi de partager des contenus entre pairs, en est
un révélateur.
Par ailleurs, les usages du numérique se déclinent entre activités de travail et activités ludiques, la plupart des
étudiants s’inscrivant dans une logique de gratification : l’usage du numérique se donne comme récompense
consécutivement à des efforts consentis (activité longue de travail). Une étudiante nous explique l’organisation
de son espace de travail et nous dit avoir besoin d’un arrière-plan numérique pour pouvoir se concentrer : «
Quand on sature, c’est une décompression. Après on est plus productifs. » Un autre étudiant instaure un «
contexte de travail ludique », selon ses propres termes, en utilisant Facebook en continu « au cas où il y [ait]
quelqu’un ou une nouvelle information ». Mais la tentative d’une délimitation stricte entre travail et
divertissement nécessite motivation et détermination tenaces et semble difficile à tenir pour certains étudiants qui
achoppent à l’appel des sirènes du numérique à proximité, quand ils ne cèdent pas, non sans culpabilité.
En outre, nous avons tenté de comprendre le régime de la multi-activité à travers la durée consacrée à leurs
différentes activités du numérique : s’agit-il de zapping ou d’activité longue ? Il est intéressant de constater un
décalage entre les résultats obtenus lors des observations par les binômes et des entretiens, révélateur d’une
distorsion entre leurs impressions et leurs pratiques. Les entretiens montrent que les répondants distribuent à
parts presque égales leurs activités du numérique entre du zapping et de l’activité longue comme l’illustre le
schéma suivant.
Figure 3. Zapping/activité longue.
Or, il ressort des observations menées que la plupart des activités appareillées s’avèrent très courtes ; ce sont des
successions de microtâches qui, pour 43 % d’entre elles, durent 1 minute et pour 37 % entre 2 et 5 minutes.
Tableau 4. Régime de microtâches.
1 minute 196 43 %
Entre 2 et 5 minutes 168 37 %
Entre 6 et 15 minutes 58 13 %
Entre 16 et 59 minutes 24 5%
Supérieur à 1 heure 9 2%
Les activités numériques dites longues correspondent en règle générale aux activités liées au travail universitaire
tel que la prise de notes en cours ou la recherche documentaire dans le cadre des enseignements ainsi qu’à des
activités à dimension récréative engageantes comme le visionnage de films et séries, la lecture d’articles sur des
sites d’informations ou encore les jeux en ligne. Le zapping, quant à lui, concerne le checking et la lecture rapide
et transverse de notifications, sites d’informations, réseaux sociaux, jeux rapides sur applications mais s’applique
également au visionnage de films et séries, pouvant faire office d’activités d’arrière-plan pendant un cours, lors
d’un repas entre amis ou en parallèle d’une recherche ou d’une visite d’autres sites web. Il apparaît que ces
activités sont menées et organisées de façon routinisée, les étudiants concédant qu’ils ne diversifient que peu
leurs usages.
L’intégralité des étudiants interrogés déclare posséder des routines dans son utilisation du numérique. Entre
réassurance par besoin de contrôle de son environnement et figement de l’usage qui n’est plus interrogé, ces
routines répondent à une organisation selon des temporalités et des activités précises. Ainsi un étudiant nous
explique : « je n’éteins jamais mon téléphone et j’allume mon ordinateur dès que je me réveille. Je vais sur
Facebook en premier puis sur mes applications banque et mails ». Tel autre a besoin pendant les pauses de
s’astreindre au même rituel : Facebook A mails A Le Monde A Eurosport, afin de « voir qu’il n’y a rien » et de
se tranquilliser une fois celui-ci accompli. L’appel de la nouveauté, que nombreux pointent comme un moteur de
leurs usages du numérique, présente ceci de paradoxal qu’il s’agit davantage d’une variation d’un même
numérique, artefacts de nouveauté, tant leur parcours se trouve ritualisé. Paradoxe qu’éclaire la banalisation de
l’usage du numérique qui tend à la normalisation.
Ce régime de la multi-activité initiant une logique de dispersion apparente semble bien relever d’un phénomène
en cours de normalisation. En témoignent les usages du numérique en situation de cours alors que la matière
enseignée et/ou le professeur lui-même suscitent un intérêt préalable et une adhésion forte de la part de l’étudiant
sans pour autant supprimer chez certains d’entre eux l’utilisation de l’outil numérique. Débordant les seules
situations vécues comme contraignantes ou génératrices d’ennui, l’usage du numérique s’apparente à une routine
en dehors de toute appréciation de la tonalité affective (plaisante ou déplaisante) de la situation vécue, conférant
ainsi à l’outil numérique une dimension exo-prothétique 33.
L’intégration de l’outil numérique peut également s’appréhender à l’aune des codes conversationnels que les
étudiants instaurent entre eux et qui intègrent, comme corps étendu, l’utilisation du téléphone mobile au cœur de
leurs échanges. Qu’un de leurs camarades réponde à des SMS en même temps qu’il leur parle ne les gêne pas
dans leur conversation en cours et ne perturbe pas « l’ordre de l’interaction » (Erving Goffman, 1973) 34 ; « c’est
normal », sont-ils nombreux à rétorquer, avançant que cette activité parallèle ne nuit ni à l’écoute, ni à l’attention
dont il peut faire preuve. Cette automatisation de l’usage, dont ils témoignent massivement, interroge le
glissement de la multi-activité au multitâche, comprise comme le fait de mener des tâches parallèlement 35, au
sein de cette génération dite des Digital natives : il s’agit alors chez ces étudiants de conduire de façon synchrone
des activités diverses sur fond d’activités numériques devenues réflexes à force d’usage.
Omniprésents, routinisés voire intégrés, les outils du numérique, par le régime de la multi-activité qu’ils
instaurent, procurent-ils pour autant chez les étudiants satisfaction ? Quels rapports affectifs entretiennent-ils
avec leurs usages du numérique ?
À cet égard, les étudiants ont, d’ailleurs, associé spontanément les marques du numérique qu’eux-mêmes
utilisaient. Néanmoins, leur attachement affectif n’apparaît que peu dans leurs réponses. La bonne qualité, la
fonctionnalité, la réputation ainsi que le prix sont perçus comme des valeurs ajoutées fortes reconnues aux
marques citées. L’attachement affectif, contre toute attente, n’est que peu évoqué et plusieurs étudiants indiquent
même que ces marques ne présentent « pas de valeur ajoutée » tel que récapitulé dans le tableau suivant.
Tableau 5. Marques associées au numérique et valeurs ajoutées par nombre d’occurrences.
Bonne qualité 53
Pas de valeur ajoutée 21
Fonctionnalité 21
Prestige/réputation 21
Prix 13
Design 10
Innovation 10
Communication et partage 9
Performance 8
Rapidité 8
Attachement affectif 6
Marketing 3
Nouveauté du produit 3
Choix 2
Divertissement 1
Gratuité 1
Pas de stockage de données 1
Personnalisation 1
Relation client 1
Plusieurs explications viennent éclairer l’absence relative de référence à l’attachement affectif dans les réponses
des étudiants. Le rejet critique dont ils font preuve dans leurs propos vis-à-vis des marques associées au
numérique peut apparaître de l’ordre de la posture libertaire, correspondant au discours ambiant, flatteuse pour
l’étudiant consom’acteur qui se perçoit comme émancipé face à l’emprise des marques, discours qu’il est
intéressant de mettre en miroir avec la concordance obtenue entre marques citées et utilisées, preuve d’une
utilisation massive desdites marques. Par ailleurs, il pourrait s’agir soit d’un déni, se faisant d’une mise à
distance de la perte partielle de contrôle qu’induit tout attachement ou encore du refus de voir sa propre
dépendance, soit d’un oubli, signe d’un manque de conscience de la force patente des marques du numérique, qui
dépassent bien évidemment le seul domaine des outils techniques sans pour autant être appréhendé par les
étudiants. À cet effet, plusieurs d’entre eux, dans la seconde partie de l’entretien consacrée aux routines et au
numérique, s’interrogent sur la possibilité qu’était la leur d’associer leurs applications quotidiennes au
numérique 36. Or, si leur discours peut se faire critique à l’endroit des marques associées au numérique, ils
connotent positivement les applications qui participent de leurs rituels, souvent de l’ordre du divertissement. Cet
oubli peut donc s’apparenter à un aveu de dépendance dans la mesure où ils ne se révèlent pas conscients des
stratégies marchandes des grands groupes de l’économie numérique derrière ces applications.
Entre plaisirs et (auto-)contraintes
L’usage du numérique procure aux étudiants un plaisir manifeste du fait de leur participation, tant en termes
d’inscription au sein d’une communauté numérique vectrice de reconnaissance de soi qu’en termes de
manipulation de l’outil numérique développant ainsi leurs « capacitations » (Serge Proulx, 2013) 37. Les contenus
numériques participent du partage et de la mise en relation avec autrui, alimentant les échanges entre pairs et
permettant d’éviter, en les comblant, les moments de vides conversationnels lors de repas ou pendant les soirées.
Mais ce constat est à mettre en miroir avec les sources de contraintes plurielles qu’ils soulèvent. Parmi elles, les
sollicitations numériques multiples, qui émanent aussi bien des pairs que des institutions elles-mêmes ou encore
des appareils et services via leurs systèmes de notifications, peuvent apparaître à la longue comme autant de «
corvées numériques » (H. étudiant IUT 20 ans) auxquelles il est difficile de se soustraire.
La contrainte glisse alors du côté de l’autocontrainte, vécue comme intériorisation d’un régime de
l’hyperconnectivité relevant d’une logique de normativité. À cet égard, la déconnexion est perçue comme
impossible, nourrie notamment par la crainte d’une marginalisation. Parlant des étudiants minoritaires qui ne
souhaitent pas créer un profil sur Facebook, plusieurs répondants nous disent qu’il s’agit là d’un réel « handicap
» pour le groupe s’ils doivent travailler avec eux dans le cadre d’exposé ou de projets tuteurés par exemple.
Interrogés sur leurs visions des non-usagers, faibles utilisateurs ou abandonnistes, les étudiants présentent un
positionnement et une lucidité empreints de paradoxalité entre idéal de liberté et acception de la norme :
soulevant le caractère aliénant de l’appareil de connexion, ils sont conscients que les sollicitations numériques
suscitées ne constituent pas des injonctions en soi, mais le deviennent dans la mesure où ils se soumettent à leur
emprise, certains identifiant ce besoin à de l’addiction. Pourtant, l’aliénation se déplace vers celui qui n’est peu
ou pas connecté, mu en un étranger (alius, alienus de son étymon latin) suscitant de vives critiques de la part des
pairs, dont certains admirent toutefois l’audace sans pour autant se convertir 38.
Or, pour la majorité des étudiants interrogés, la multi-activité numérique instaurée demeure insatisfaisante, ne
produisant pas le réenchantement attendu, mais alimentant le sentiment de fatigue ressenti (« C’est fatigant d’être
toujours sollicitée », A. étudiante IUT, 20 ans).
Comment sortir de l’ouroboros de l’ennui ?
Soumission à une servitude numérique volontaire car nécessaire pour se distraire ou appartenir au groupe, disent-
ils, leurs usages du numérique ne procurent en définitive chez la plupart des étudiants qu’un sentiment global
d’insatisfaction, entre lassitude, regrets et culpabilité, dont certains tentent de se prémunir à travers des «
bricolages » salvateurs que nous présentons ici.
Le cercle anomique de l’ennui
Au cours de nos nombreuses discussions avec les étudiants, lors des workshops, est apparu le paradoxe suivant :
l’ennui entraîne l’usage du numérique, qui ne parvenant pas à le combler, génère à son tour un sentiment d’ennui.
Nous avons souhaité confirmer ce triomphe de l’ennui vis-à-vis du mal contre lequel il entend lutter à travers les
entretiens menés. À la question « comprenez-vous ce paradoxe : des personnes utilisent le numérique pour lutter
contre l’ennui mais l’utilisation du numérique elle-même est génératrice d’ennui ? Est-ce votre cas ? », les
étudiants se sont majoritairement reconnus dans ce cas de figure, nous parlant de « spirale de l’ennui » d’où
certains rencontrent de grandes difficultés à s’extraire 39.
Figure 5. Le numérique et l’ennui.
Ces derniers se décrivent comme pris au piège abscons de l’ennui, lui-même pourvoyeur d’insatisfaction. Ce
sentiment est à mettre en lien avec le caractère hautement addictif de l’usage du numérique, tel qu’appréhendé
par nombre d’étudiants, addiction qui, dans une logique régressive, participe d’une perte de contrôle de l’usage
en même temps que d’une forme d’épuisement du désir, qui auto-alimente alors l’ennui qu’il tend à déjouer («
Quand je m’ennuie, j’utilise mon ordinateur ou mon portable. Cela ne diminue pas l’ennui mais en procure », R.
étudiant IUT, 20 ans).
Le zapping numérique comme soif compulsive de nouveauté et ingestion précipitée d’une grande quantité de
notifications et contenus en lecture transverse alimente l’ennui généré, le tour d’horizon numérique arrivant
rapidement à terme du fait du rythme de navigation soutenu. Ce « bovarysme » numérique s’explique également
par la lassitude qu’entraîne la routinisation de leurs activités numériques, retour du même qui aiguise
l’impression d’ordinaire et, partant, de vacuité dans l’usage. Aussi, à la question « avez-vous l’impression de
perdre ou de gagner du temps dans vos activités numériques ? Pourquoi ? », une majorité d’étudiants estiment
perdre leur temps dans leurs activités du numérique comme présenté dans le schéma suivant.
Figure 6. Gain et perte de temps dans les activités du numérique.
Or, il ressort de l’analyse des entretiens que les étudiants qui indiquent une impression de perte de temps dans
leurs usages apparaissent massivement insatisfaits, la rentabilité se faisant critère d’appréciation souverain dans
le regard qu’ils portent sur leurs propres pratiques.
Figure 7. Productivité et sentiment de satisfaction.
Perspectives
En réponse à nos trois hypothèses, il apparaît que les étudiants, investis dans un régime de multi-activité,
présentent un rapport affectif au numérique complexe, teinté d’ambivalence, entre ennui et satisfaction, plaisir et
contrainte, contrainte et autocontrainte, dont ils sont en partie lucides. Si ces derniers manifestent un attachement
affectif fort vis-à-vis de leurs usages du numérique, qui, normalisés et routinisés, structurent leurs journées, tant
en matière d’activités que de pratiques sociales, et ce généralement en flux continu, l’attachement peut se faire
dépendance et l’usage se révéler à terme insatisfaisant par épuisement du désir dans la vacuité de la compulsion.
De même, il apparaît que les outils du numérique à leur disposition permanente sont une réponse presque réflexe
à l’ennui, parfois même par anticipation, ennui dont ils tentent de se prémunir, sans pour autant y parvenir.
Polymorphe, l’ennui ressenti chez les étudiants, qui se décline aux niveaux sensori-moteur, cognitif voire
ontologique trouve un pis-aller commode dans leurs usages du numérique. Presque sitôt éprouvé, l’ennui génère
l’utilisation du numérique qui peut devenir à son tour générateur d’ennui au risque, tel une spirale anomique,
d’une perte de contrôle de l’usage que la quête de la nouveauté, comme horizon d’attente espéré et poursuivi,
appelle et alimente sans contenter. Leur déception est alors à appréhender d’une part, à la lumière du plaisir que
peuvent leur procurer leurs usages du numérique, comme espaces-temps de socialisation ordinaire, de partage, de
divertissement et d’apprentissage, et d’autre part, à travers l’exaltation émotionnelle qu’ils recherchent
massivement dans lesdits usages. Or, l’intensification émotionnelle rendue possible par le truchement du
numérique peut ne plus répondre à la répétition, même à valeur de surenchère, que par l’étiolement, procurant
ainsi lassitude et ennui.
La complexité de leur rapport au numérique se retrouve également dans leur appréhension des marques qu’ils lui
associent : leur opposant un manque de valeur ajoutée, ils construisent un discours critique à l’encontre des
leaders du marché et se représentent comme pragmatiques dans leur choix des outils, tout en reconnaissant, dans
le même temps, une dépendance affective forte. Cette tension peut apparaître d’une part, comme le signe du désir
affiché de se soustraire à l’influence des marques, ce qui, le cas contraire, participerait d’une remise en cause de
leurs capacités de résistance et de libre expression individuelles, et d’autre part, comme la volonté de garder le
contrôle sur l’outil, réduit ici à sa dimension instrumentée et instrumentale.
De notre recherche, il ressort que les étudiants les plus satisfaits de leurs usages se révèlent être les plus
stratégiques et habiles dans la mise en œuvre de bricolages individuels notamment de l’ordre de l’autorégulation.
Dans une visée utilitariste, leur sentiment de satisfaction apparaît lié à la performance individuelle supposée
atteinte à travers le régime de la multi-activité instauré, que ce soit dans les temps de travail ou de détente :
l’information partagée, le divertissement trouvé se doivent d’être « utiles », de leur donner l’impression de
rentabiliser leur temps. A contrario, quand il est non maîtrisé ou improductif, l’usage du numérique, qui leur
procure la sensation de perdre leur temps, se fait déclencheur de déception doublée de culpabilité.
Ce régime de la multi-activité, qui leur permet une connexion en continu à des sphères sociales plurielles, dans
une logique de normalisation et d’intensification de la réalité vécue, nécessite des bricolages stratégiques, en
termes de hiérarchisation des réponses accordées aux diverses sollicitations, qui participent d’une quête
d’eumétrie salutaire. Or, à défaut d’une gestion collective institutionnelle ou organisationnelle, ces bricolages
stratégiques salvateurs représentent une gageure et laissent certains étudiants, démunis dans des espaces-temps
non dissociés, sans ressources. La nécessité d’un accompagnement pensé collectivement, de l’ordre de
l’apprentissage, se fait d’autant plus sentir que les inégalités repérées peuvent se révéler discriminantes en cette
période universitaire décisive pour leur avenir professionnel.
Aussi souhaiterions-nous penser, au-delà de l’individuel, un bricolage stratégique collectif des usages du
numérique à travers la mise en place d’un atelier d’innovation qui nous permettrait d’explorer les différents
moyens et ressources pour intégrer et exploiter le régime de la multi-activité dans les différents contextes que
sont la situation d’enseignement et de travail. Nous inscrivant dans la lignée de notre approche « collaborative »,
nous comptons mener notre expérimentation avec le soutien d’un groupe d’étudiants volontaires de la Licence
professionnelle Webmaster éditoriale de l’université Grenoble 3 nous permettant ainsi d’appréhender plus
globalement le rapport au travail de la génération dite des Digital natives.
Annexes au chapitre 1
Annexe 1. Présentation détaillée de la méthodologie phases 1 et 2.
Annexe 2. Tableau de bord des observations.
Mode d’emploi
Support : PC/Portable/mobile. Exemple : PC, ordi portable, téléphone mobile, console de salon, etc.
Contexte : E ou S, Entrant ou Sortant. Exemple : je reçois un message = E ; j’envoie un texto = S
Catégorie du contexte (liste non exhaustive) : émission/réception d’un message A couple, famille, amis,
étudiants (groupe exposé, équipe projet, asso étudiante), enseignant, école (administration/service comm°),
collaborateurs, employeur, site d’actualité ou d’information (Le Monde, L’Équipe, Wikipedia, etc.), jeux, sites de
commerce (shopping en ligne).
Application : boîte mail, Twitter (préciser : Timeline, Direct Messages), Facebook (préciser : Newsfeed,
Messenger, etc.), moteur de recherche (préciser lequel), player audio/vidéo (lequel)
Fonctionnalités/Activités (liste non exhaustive) : lecture rapide (zapping, checking), lecture attentive (d’un
article, d’un mail), visionnage (vidéo), écoute (audio), recherche d’info, archivage (bookmark)/tri (boîte mail,
liste des tâches), jeu rapide/immersion, écriture (rapide, argumentée, réfléchie, stylisée, etc.)
Debrief
Motivation : phatique (garder le contact), coordination (confirmation rdv, accusé réception), coopération
(négociation, raisonnement)
Affect : émotions ressenties (colère, frustration, joie, etc.)
Exemple
Contexte
2. Quelle valeur ajoutée percevez-vous et associez-vous à ces marques ? En d’autres termes, quel « plus »
amènent ces marques (technique, affective, réputationnelle…) ?
a.
b.
c.
d.
e.
3. Quelles sont pour vous les marques les plus innovantes dans le domaine du numérique ?
ROUTINES ET NUMÉRIQUE
4. Avez-vous des habitudes dans vos pratiques numériques durant la journée ?
5. Avez-vous des applications que vous utilisez systématiquement ou régulièrement ? Lesquelles ? Avec quelle
fréquence ? Dans quel(s) contexte(s) ?
6. Avez-vous des habitudes dans l’organisation de votre espace de travail informatique ? Lesquelles ? (rituels de
démarrage, pages ouvertes, raccourcis…)
9. Avez-vous l’impression de perdre ou de gagner du temps dans vos activités numériques ? Pourquoi ?
ÉMOTIONS ET NUMÉRIQUE
10. Comment comprenez-vous ce paradoxe : des personnes utilisent le numérique pour lutter contre l’ennui mais
l’utilisation du numérique elle-même est génératrice d’ennui ? Est-ce votre cas ?
11. À travers vos activités numériques, pensez-vous que vous recherchez à ressentir davantage d’émotions ?
IDENTITÉ ET NUMÉRIQUE
12. Pensez-vous que vos activités numériques construisent votre identité personnelle ?
13. Pensez-vous que vos activités numériques construisent votre identité sociale/professionnelle ?
Figure 1. Caractéristiques des répondants.
Photographies et captures d’écran des étudiants pendant les observations par binômes
En situation de cours
Photographie 3. Double affichage en situation de cours : à gauche, visionnage des Jeux Olympiques d’hiver de Sotchi, à droite, jeu en ligne.
En mobilité
Photographie 4. Usage exo-prothétique du téléphone mobile : étudiante marchant dans la rue.
À domicile
12. Martin-Juchat F. et Pierre J. (2013). Entre paradoxes et tensions : ce que les Digital Natives nous disent (et observent) de leurs pratiques. En ligne :
http://www.grenoble-em.com/sites/default/files/public/kcfinder/File/Digital_Culture_Watch_Reports_3.pdf
13. Cf. en annexe Tableau 1. Présentation détaillée de la méthodologie phases 1 et 2.
14. Certeau, M. (de). (1980). L’invention du quotidien. Arts de faire. Paris, France : Gallimard.
15. Méda, D. (1995), Le travail. Une valeur en voie de disparition, Paris : Flammarion.
16. Geertz, C. (1983). Bali. Interprétation d’une culture. Paris, France : Gallimard, repris par Martin-Juchat, F. et Zammouri H. (2013). « Expérimenter
les relations entre artistes et scientifiques : l’appropriation de capteurs de mouvement par des danseurs ». Journal for Communication Studies, Volume
6, n° 1 : http://www.essachess.com/index.php/jcs/article/view/1990.
17. Sur le modèle du protocole de recherche tel que pensé et mis en œuvre avec le précédent groupe d’étudiants mobilisés au sein de l’étude exploratoire.
18 Cf. en annexe Tableau 2. Tableau de bord des observations et Tableau 3. Guide d’entretien.
19. L’ensemble des résultats est accessible à l’adresse : http://dev.artxtra.info/sites/orange/.
20. Cf. en annexe Figure 1. Caractéristiques des répondants.
21. Les entretiens de l’étude exploratoire indiquent que 57 % des étudiants interrogés tentent de combler leur ennui à travers leurs usages du numérique.
Le nombre atteint 88 % s’agissant de leurs usages du numérique en situation de cours.
22. Le binôme d’observation indiquait une utilisation massive du numérique pendant les heures de cours (3 heures d’activités ludiques sur 4 heures de
cours magistral), confirmée lors de la confrontation croisée des entretiens, 71 % des étudiants n’étant pas surpris face à la présentation du résultat.
23. Vigarello, G. (2004). Le corps redressé. Paris, France : Armand Colin.
24. Pierre, J. (2014). « Le régime de la dispersion : quand les notifications s’invitent dans la vie privée ». Dans Citton Y, (dir.), L’économie de l’attention.
Nouvel horizon du capitalisme ? Ed. La Découverte, pp. 191-203.
25. Pascal, B. (1977), Les Pensées, Paris : Éditions Gallimard, p. 118. [Publication originale : 1670].
26. Nous choisissons ici de parler de multi-activité et non de multitâche apparaissant que les étudiants sont davantage engagés dans une succession de
microtâches que dans des tâches ou activités menées parallèlement, bien que nous n’excluons pas l’usage du numérique par les étudiants comme
révélateur d’un multitâche ainsi que nous l’évoquerons plus loin. Nous nous référons ici aux travaux de Lachaux, J.-P. (2011). Le cerveau attentif.
Contrôle maîtrise et lâcher-prise. Paris : Odile Jacob.
27. Telle que conceptualisée au sein des Sciences de l’information et de la communication. Cf. à ce sujet Martin-Juchat, F. (2005). Penser le corps affectif
comme média (Habilitation à Diriger des Recherches). Université de Bourgogne, France ; (2008a). Le corps et les médias : la chair éprouvée par les
médias et les espaces sociaux. Bruxelles, Belgique : De Boeck.
28. Martin-Juchat, F. (2014). La dynamique de marchandisation de la communication affective. RSFSIC, n° 5, revue en ligne.
29. Hochschild, A. R. (2003). Travail émotionnel, règles de sentiments et structure sociale. Travailler 1 (9), pp. 19-49.
30. Si à travers l’intensification émotionnelle recherchée, il s’agit de ressentir davantage de joie sur la joie initiale, la reprogrammation affective permet,
quant à elle, de ressentir davantage de joie sur un sentiment initial de peine ou de stress afin de correspondre à l’ambiance affective du contexte.
31. Il est à noter que les étudiants pour qui l’usage du numérique ne participait pas d’une intensification émotionnelle lui opposaient l’idée d’une
habitude, d’un réflexe ou d’une compulsion, ne générant pas d’émotions mais vécu sur le mode de la routine.
32. Kandell, J. (1998). Internet addiction on campus. The vulnerability of college students. Cyberpsychology & behavior, n° 1, vol. 1, p. 11-17.
33. À cet égard, l’entourage familial de C., 19 ans, étudiante IUT, parle de « troisième main » pour désigner son téléphone portable qu’elle garde toujours
à proximité, ce à quoi elle renchérit : « je dirais même que c’est un membre fantôme quand on ne l’a pas avec soi. » De même, plusieurs étudiants nous
indiquent « se sentir nus » quand ils sortent sans leur téléphone portable en cas d’oubli.
34. Goffman, E. (1973). Les rites d’interaction. Paris : Éditions de Minuit.
35. Nous citons les propos de J.-P. Lachaux, op. cit., p. 342 : « Comment font tous ces gens qui arrivent à faire attention à deux choses à la fois ?
Méfions-nous des apparences. Dans bien des cas, ces personnes ne font pas réellement deux choses à la fois, soit parce que les “deux choses” en
question n’en font qu’une en réalité, comme dans le cas du jongleur, soit parce que l’une d’entre elles est une activité complètement automatisée, qui
peut être menée sans y faire attention. […] L’expert a tendance à porter son niveau d’attention à un niveau plus global que le novice. […] Ce qui est
“deux” pour le novice n’est en fait souvent qu’“un” pour l’expert. […] Par ailleurs, le cerveau finit aussi à force de répétition par automatiser certaines
tâches au point de pouvoir les réaliser avec très peu d’attention. Depuis les travaux menés par les psychologues Walter Schneider et Richard Shiffrin
dans les années 1970, nous savons que le cerveau peut alors rediriger son attention vers une seconde tâche, sans baisse de performance pour la tâche
automatisée. Avec l’habitude, et donc l’entraînement, il devient effectivement possible de faire deux choses à la fois, comme conduire et tenir une
conversation, voire écrire un texte sous la dictée tout en en lisant un autre. »
36. Pour rappel, cette même difficulté quant aux délimitations définitoires à octroyer au terme « numérique » avait déjà été rencontrée par les étudiants
lors des workshops.
37. Proulx, S. (2013), «Participer à l’ère numérique au temps des technologies invisibles», conférence de clôture de l’école thématique de l’identité
numérique, Praxiling/CNRS, Sète, juillet 2013.
38. Dans le même ordre d’idée, plusieurs étudiants nous ont indiqué un suivisme dans l’usage du numérique qui, comme un bâillement, peut être
contagieux et se propager sur un mode mimétique, l’utilisation d’un camarade devenant déclencheur de la sienne.
39. Nous rejoignons ici les résultats de l’étude récente menée par la sociologue Joëlle Menrath, pour le compte de l’Observatoire de la vie numérique des
adolescents (12 à 17 ans), qui constate l’ennui des adolescents dans leur utilisation des outils numériques : Les ados s’ennuient aussi avec les outils
numériques, 29 avril 2014. En ligne : http://www.fftelecoms.org/articles/les-ados-s-ennuient-aussi-avec-les-outils-numeriques. Ainsi que le montrent
nos résultats, d’adolescent à jeune adulte (l’âge de notre échantillon s’échelonnant entre 18 ans et 25 ans), cette tendance à l’ennui dans les usages du
numérique se confirme.
40. Rosa, H. (2012). Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive. Paris, France : La Découverte (Ouvrage original publié
en 2010 sous le titre de Alienation and Acceleration. Towards a Critical Theory of Late-Modern Temporality. Suède : Nordic Summer University
Press).
41. Un étudiant nous parle de la culpabilité que peut générer l’errance numérique en quête de nouveauté déçue : « d’être allé de sites en sites, s’il ne se
passe rien, ce n’est pas satisfaisant. Je devrais travailler et je suis allé sur Facebook tout l’après-midi pour ne rien trouver d’intéressant. J’ai
l’impression d’avoir perdu mon temps. Je m’en veux. », B. 20 ans, étudiant IUT.
42. Ehrenberg, A. (2010). Le culte de la performance. Paris : Pluriel. [Publication originale : 1991].
43. Si utiliser son téléphone pendant les échanges conversationnels n’est pas signe d’impolitesse entre eux, comme vu précédemment, la réponse différée
à des SMS peut en revanche générer des malentendus multiples, la norme étant le régime de l’instantanéité. Plusieurs étudiants s’excusent quand ils
tardent à répondre (d’une heure à quelques jours) et prennent le soin de prévenir leurs amis lorsqu’ils entrent en cours ou sont injoignables quelque
temps notamment pour éviter ce genre de méprises : « Je suis étonnée de ne pas avoir eu de réponse de ta part… Pourquoi tu ne pas répondu ? Bonne
journée »/ « Tu boudes ??? C’était une blague tout à l’heure…/ « Fais pas la tête ^^ »/ « Je m’excuse si j’ai dit des c*…. Je préfère être sûre qu’il n’y a
pas de malentendu » série de SMS reçue par une étudiante suite à une réponse se faisant tardive (quelques heures), par simple manque de temps.
44. Illouz, E. (2013), op. cit., p. 300.
45. Broadbent, S. (2011). L’intimité au travail. La vie privée et les communications personnelles dans l’entreprise. Paris, France : FYP éditions.
46. Goffman, E. (1973). La mise en scène de la vie quotidienne. La présentation de soi. Paris, France : Éditions de Minuit.
47. Car au-delà des moments de solitude d’où dériverait l’ennui et contre lequel l’usage du numérique tenterait de préserver son utilisateur, le téléphone
portable peut également se faire rempart contre les moments d’esseulement face à des pairs. Comme nous l’ont raconté un grand nombre d’étudiants,
feindre l’occupation en se plongeant dans son téléphone ou en pianotant sur son clavier sont autant de tentatives pour affronter une situation gênante :
un environnement inconnu ou hostile, un silence… L’usage numérique devient alors, dans un double mouvement, obstruction de soi à l’autre et de
l’autre à soi. « Quand je suis toute seule, c’est instinctif, je l’utilise, je vais twitter même si les articles ne m’intéressent pas, juste pour paraître
occupée. C’est important pour l’image de soi. », I., 20 ans.
48. Pierre, J. (2013). Le cadre privatif : des données aux contextes. Approche interdimensionnelle des enjeux de médiation de la vie privée (thèse de
doctorat). Université de Grenoble-Alpes, France.
49. Martin-Juchat, F., op. cit.
50. Nous renvoyons également à l’ouvrage d’Antonio Casilli, Les liaisons numériques (2010), Paris, France : Seuil, où il est question de l’environnement
numérique comme refuge hospitalier.
Chapitre 2
La gestion de l’information chez les DIGITAL
NATIVES : modifications cognitives ou
nouvelles stratégies de traitement de
l’information ?
Ce résultat va plutôt dans le sens d’une capacité spécifique des jeunes peu
connectés à effectuer plusieurs activités en parallèle. Cette capacité n’est
pas présente chez les jeunes très connectés et apparaît spécifique au groupe
des Digital Natives. Ceci constitue un résultat tout à fait nouveau au regard
des études précédentes d’Ophir et collaborateurs 75 et Alzahabi et Becker 76.
Une recherche récente portant sur l’utilisation de téléphones mobiles
pendant la conduite automobile 77 a déjà démontré qu’il existe des
individus capables de véritablement faire deux activités en parallèle sans
impact sur l’une ou l’autre des tâches demandées. Ces « supertaskers »
représenteraient un faible pourcentage de la population générale et
montreraient aussi des performances accrues dans des simples mono-
tâches d’attention ou de mémoire. Malheureusement, Watson et Strayer 78
ne donnent pas de détails sur ces « supertaskers » en termes d’âge ou
d’habitudes numériques et il serait intéressant de savoir s’ils correspondent
à nos Digital Natives peu connectés. Notre étude tendrait, elle, plutôt à
montrer des facultés de multitâche chez les jeunes, mais des études futures
devraient s’attacher à mieux comprendre ce phénomène. Peut-être les
individus jeunes possèdent-ils des capacités de multitâche, capacités qui
tendent à disparaître avec l’âge et qui seraient, chez les Digital Natives très
connectés, malheureusement déjà diminuées du fait d’un usage intensif et
simultané des outils numériques, par un effet d’épuisement ou de surcharge
mentaux ?
Conclusion
Les études présentées, par la comparaison systématique de participants de
même âge, se différenciant essentiellement par leur usage des outils
numériques et des nouvelles technologies de l’information et de la
communication, permettent de mettre en lumière plusieurs aspects
importants à considérer lorsque l’on s’intéresse au traitement de
l’information de la population générale en 2014. Même si elles souffrent
de limites, en particulier parce qu’elles explorent les processus cognitifs à
l’aide de tâches spécifiques d’attention et de mémoire, il apparaît plausible
de considérer que les mécanismes sous-jacents et leur amélioration ou
détérioration restent généralisables à d’autres tâches. En particulier, on
s’aperçoit qu’un usage intensif et simultané de plusieurs outils ou d’un
outil simultanément avec d’autres activités diminue nos capacités
générales de filtrage et de mémorisation d’informations. Les utilisateurs
massifs de ces outils ne semblent pas se rendre compte de cet
amoindrissement de leur performance et c’est peut-être ici que réside le
danger principal, dans l’illusion d’une performance égale (ou augmentée ?)
grâce à des outils toujours plus pratiques, rapides et ergonomiques. Même
si la plasticité cérébrale permet des changements profonds automatiques et
rapides, la multiplicité des interfaces variées et changeantes d’années en
années, voire de mois en mois, ne permet peut-être pas à notre cerveau de
s’adapter aussi rapidement. La prise de conscience des limites liées à nos
capacités d’attention, notamment, pourrait nous permettre de développer
de meilleures stratégies de contournement et d’éviter cette illusion de
performance. Ce changement de stratégie peut aussi s’opérer de façon
automatique, encore faut-il que l’entraînement intensif aux changements
rapides soit fait par tous de manière systématique. Étant donné que
l’augmentation des usages des outils numériques est toujours d’actualité à
l’heure où nous écrivons ces lignes, il est possible que cette évolution
continue à se produire, avec, par conséquent, des effets d’amélioration des
stratégies mises en place, à moins que l’émergence des individus refusant
la multiconnectivité se poursuive elle aussi (par exemple le mouvement
anti-internet) ou que les difficultés associées en termes de surcharge
mentale ou de santé deviennent plus importantes.
51. Étude TNS Sofres INRIA (2014). Les Français et le numérique, Baromêtre janvier 2014.
http://www.tns-sofres.com/etudes-et-points-de-vue/les-francais-et-le-numerique-2011-2014
52. Rogers, Y. (2009). The changing face of human-computer interaction in the age of ubiquitous
computing. In: A. Holzinger and K. Miesenberger (eds.): USAB 2009, LNCS 5889, pp. 1-19.
Springer-Verlag Berlin Heidelberg.
53. Benson, A. D., Johnson, S. D., & Kuchinke, K. P. (2002). The use of technology in the digital
workplace: A framework for human resource development. Advances in Developing Human
Resources, 4(4), 392-404.
54. Duhaney, D. C. (2000). Technology and the educational process: Transforming classroom
activities. International Journal of Instructional Media, 27(1), 67-72.
55. Blakemore, C., & Van Sluyters, R. C. (1975). Innate and environmental factors in the development
of the kitten’s visual cortex. Journal of Physiology, 248, 663-716.
56. Draganski, B., & May, A. (2008). Training-induced structural changes in the adult human brain.
Behavioural Brain Research, 192(1), 137-142.
57. Allain, G. (2013). Penser mieux, travailler moins. Éditions Eyrolles.
58. Rogers, Y. (2009). The changing face of human-computer interaction in the age of ubiquitous
computing. In: A. Holzinger and K. Miesenberger (eds.): USAB 2009, LNCS 5889, pp. 1-19.
Springer-Verlag Berlin Heidelberg.
59. Sparrow, B., Liu, J., & Wegner, D. M. (2011). Google effects on memory: Cognitive consequences
of having information at our fingertips. Science, 333, 776-778.
60. Green, C. S., & Bavelier, D. (2003). Action video game modifies visual selective attention. Nature,
423, 534-537.
61. Junco, R., & Cotten, S. R. (2010). Perceived academic effects of instant messaging use. Computers
and Education, 56, 370-378.
62. Ophir, E., Nass, C., & Wagner, A. D. (2009). Cognitive control in media multitaskers. PNAS
Proceedings of the National Academy of Sciences of the Unites States of America, 106(37), 15583-
15587.
63. Alzahabi, R. & Becker, M. W. (2013). The Association between Media Multitasking, Task-
Switching, and Dual-Task Performance. Journal of Experimental Psychology: Human Perception
and Performance, 39(5), 1485-1495.
64. Op. cit.
65. Op. cit.
66. Op. cit.
67. Monsell, S. (2003). Task switching. Trends in Cognitive Sciences, 7(3), 134-140.
68. Op. cit.
69. Op. cit.
70. Helsper, E. & Eynon, R. (2009). Digital natives: where is the evidence? British Educational
Research Journal, 1-18.
71. Alzahabi, R. & Becker, M. W. (2013). The Association between Media Multitasking, Task-
Switching, and Dual-Task Performance. Journal of Experimental Psychology: Human Perception
and Performance, 39(5), 1485-1495.
72. Alzahabi, R. & Becker, M. W. (2013). The Association between Media Multitasking, Task-
Switching, and Dual-Task Performance. Journal of Experimental Psychology: Human Perception
and Performance, 39(5), 1485-1495.
73. Wickens, C. D. (1980). The structure of attentional resources. In R. S. Nickerson (Ed.), Attention
and performance VIII (pp. 239-257). Hillsdale, NJ: Erlbaum.
74. Martins, R., Simard, F., Provost, J. S., & Monchi, O. (2011). Changes in regional and temporal
patterns of activity associated with aging during the performance of a lexical set-shifting task.
Cerebral Cortex, 22(6), 1395-1406.
75. Ophir, E., Nass, C., & Wagner, A. D. (2009). Cognitive control in media multitaskers. PNAS
Proceedings of the National Academy of Sciences of the Unites States of America, 106(37), 15583-
15587.
76. Alzahabi, R. & Becker, M. W. (2013). The Association between Media Multitasking, Task-
Switching, and Dual-Task Performance. Journal of Experimental Psychology: Human Perception
and Performance, 39(5), 1485-1495.
77. Watson, J. M., & Strayer, D. L. (2010). Supertaskers: Profiles in extraordinary multitasking ability.
Psychonomic Bulletin & Review, 17 (4), 479-485.
78. Watson, J. M., & Strayer, D. L. (2010). Supertaskers: Profiles in extraordinary multitasking ability.
Psychonomic Bulletin & Review, 17 (4), 479-485.
Chapitre 3
Le Web social et les étudiants, usages et
représentations de la visibilité en ligne
concernant l’insertion professionnelle
Introduction
Le développement de ce chapitre est le fruit d’une enquête qualitative
concernant les usages des médias sociaux chez les jeunes et de leur lien
avec la sphère professionnelle. Elle fut menée dans le cadre des recherches
de notre thèse de doctorat en sociologie qui s’intéresse aux façons dont le
Web outille la recherche d’emploi de jeunes diplômés et aux stratégies qui
émergent de ces nouveaux formats de visibilité. Elle s’appuie également
sur une enquête quantitative menée dans le cadre de la chaire « Digital
Natives » qui a sondé les étudiants de Grenoble École de Management
toutes années confondues sur leurs usages du Web social 79.
Le parti pris de l’étude fut celui de ne pas se centrer sur l’usage d’un
réseau social numérique en particulier, comme cela a pu être fait sur le site
de réseautage en ligne Linkedin notamment 80 (Méseangeau, 2012 ; Garg,
Telang, 2012), mais de considérer l’ensemble des sites investis sur le
modèle d’une requête « nom et prénom » sur un moteur de recherche.
Suivant les résultats obtenus pour chacun des étudiants enquêtés, c’est-à-
dire, en fonction de leur présence sur Facebook, Linkedin, Twitter, blogs et
autres sites, notre questionnement s’est porté sur l’importance accordée à
ces plateformes de visibilité et aux types d’investissements et de
représentations qui leur sont liés, dans l’optique de documenter les
tendances émergentes en termes de présentation de soi en ligne.
L’opportunité de centrer ces interrogations sur de jeunes étudiants en
écoles de commerce, par le biais d’une participation à la chaire « Digital
Natives » avec l’École de Management de Grenoble notamment, a présenté
l’intérêt de constituer un panel cohérent d’une population insérée tôt dans
des dispositifs de formation particulièrement en lien avec la sphère
professionnelle. Stages et années de césures y sont obligatoires ou
fortement valorisés, et ces étudiants bénéficient également
d’enseignements spécialisés en présentation de soi, création de curriculum
vitae « classiques » ainsi que sur les réseaux sociaux professionnels. Ces
facteurs, ainsi que les domaines de spécialité visés, concurrentiels et liés à
l’entreprise (management, finance, communication, etc.), en font des
étudiants plus « anticipateurs » que leurs homologues d’écoles
d’ingénieurs ou de l’université quant à leur entrée sur le marché du travail
(APEC, 2012). L’approche de cette étape pour une cohorte familiarisée
depuis l’enfance avec les technologies numériques ou Digital natives (voir
encadré) constitue une période propice à susciter chez eux une réflexion
sur les moyens à investir pour trouver un emploi, ainsi que sur l’image
qu’il serait valorisant, ou du moins non-pénalisant, de renvoyer à un
éventuel futur employeur.
L’objet ne sera pas ici de débusquer un quelconque « mythe » concernant
ces jeunes étudiants, mais de s’interroger sur la façon dont la
problématique de la visibilité informe leur façon d’envisager la recherche
d’emploi ainsi que sur leur construction – ou non – d’une présence
numérique compatible avec la sphère professionnelle.
L’enjeu de la visibilité
Bien que formés et en passe d’obtenir des diplômes reconnus sur le marché
du travail, ces étudiants sont néanmoins confrontés à une actualité
économique morose et ont fortement conscience de la nécessité de préparer
la transition entre la fin de leur cursus et l’épreuve du premier recrutement
dans le domaine professionnel visé. Comme le suggère de façon
provocatrice le sociologue des médias Siva Vaidhyanathan dans l’ouvrage
intitulé The Googlization of Everything (2011: p. 7) « Does anything (or
anyone) matter if it (or she) does not show up on the first page of a Google
search? »
La connaissance de l’impact de ces données reste aujourd’hui peu poussée
dans la sphère du recrutement pour des raisons diverses. Premièrement, en
ce qui concerne l’utilisation de données personnelles, la crainte de
l’illégalité n’incite pas les recruteurs à s’ouvrir à des pratiques de
recherche en ligne. Seule une étude récente (2013) menée par des
chercheurs avec une méthode similaire à celle du testing 81 mise au point
pour permettre de dévoiler les comportements discriminants, a démontré
l’usage du « googling » de candidats et l’utilisation d’informations visibles
sur les comptes Facebook comme éléments de discrimination. Ensuite, le
caractère récent des sites de réseaux sociaux professionnels, et le contexte
économique peu favorable à l’embauche, contribuent à expliquer la
persistance de la prédominance des méthodes classiques de recherche et
d’évaluation : après publication d’annonce et examen d’un curriculum
vitae au format Word ou PDF.
Cette forte incertitude sur la façon dont notre identité numérique peut être
évaluée souligne l’intérêt d’une étude qui sonde les représentations et les
usages de jeunes issus de la génération « digitale ».
Nous aborderons ainsi la question des lieux de visibilité et la temporalité
de l’anticipation de l’exposition de soi sur Internet, mais également celle
du moment spécifique de la recherche d’emploi – et les différents canaux
mobilisés dans ce but – pour illustrer les transformations ainsi que les
permanences induites par l’essor considérable des sites de réseaux sociaux
numériques.
Rhétorique de la preuve
Face à l’enjeu de visibilité professionnelle s’est développée, chez
beaucoup des étudiants interrogés, une logique de « preuve » et de
justification sur Internet. En effet, le fait de pouvoir démontrer ses
affirmations par des traces en ligne serait un gage de sérieux et de véracité
qui pourrait jouer favorablement si des recherches étaient effectuées après
une première sélection de CV ou un entretien. Confirmer sa présence en
ligne et sa « connaissance d’internet » est ainsi vu comme étant
potentiellement rassurant pour un éventuel employeur : « Je pense que
c’est rassurant pour un recruteur de savoir qu’on est présent sur Internet
parce qu’aujourd’hui tout passe par le numérique », explique cet étudiant
de l’EM Normandie alors en stage de fin d’études. Il s’agit dans ce cas de
se conformer à l’image que les employeurs peuvent avoir de jeunes issus
de la génération digitale, ce qui n’est pas sans efforts de la part des
étudiants et naît d’une stratégie comme nous le voyons ici.
Démontrer une expertise sur un sujet donné, via des articles écrits ou mis
en avant sur son profil LinkedIn ou son compte Twitter, est également
envisagé. Le blog n’est pas encore très répandu à ce stade de leurs
parcours 91 car il nécessite selon eux un niveau d’expertise important pour
ne pas « faire gamin » ou encore « girly » car assimilé dans leur esprit aux
blogs tenus par de jeunes femmes pourvoyeuses de conseils en mode et
beauté. Toutefois, certains des étudiants sur le point de réaliser une
expérience particulière en année de césure (voyages autour du monde
durant un an, volontariat…) nous ont déclaré prévoir de documenter ces
moments sur un site afin de pouvoir valoriser les connaissances qu’ils y
auront développées et éventuellement se faire reconnaître dans un domaine
de niche comme ce fut le cas pour un étudiant de l’école de management
de Grenoble désireux de percer dans la préservation de l’environnement et
des réserves naturelles en Afrique notamment.
Conclusion
Envisagée comme un risque au premier abord, avec des pratiques de
visibilité sur Facebook à « nettoyer », l’identité numérique des jeunes
étudiants prend une dimension professionnelle dès les premières années de
leurs études pour se renforcer à l’entrée dans la vie active. Malgré des
discours critiques face à l’entrée de tiers, notamment professionnels, dans
leur vie privée, les usages révèlent un certain paradoxe si ce n’est une
évolution des conceptions sur ce qui peut avoir une incidence négative ou
non (photos festives principalement) aux yeux d’autrui.
La tendance à l’obligation d’être présent et identifiable
professionnellement sur le Web est tout à fait notable à travers les
considérations et pratiques mises en place par ces jeunes. Elle nécessite de
se conformer et d’apprendre des standards émergents, que ce soit en termes
d’image, de fréquence de mises à jour, ou des façons de contacter autrui et
d’entretenir son réseau. Cette nouvelle exigence est bien ancrée dans les
pratiques mises en place par ces jeunes étudiants comme nous l’avons vu,
mais la croyance en la valeur stratégique de cette visibilité est encore
peu développée et leur utilisation des sites de réseaux sociaux se limite
dans la majorité des cas à servir de source d’information. Conscients
de la situation économique difficile et de leurs profils de novices sur le
marché du travail, ces derniers préfèrent user des méthodes classiques de
recherches professionnelles et déclarent se fier davantage aux contacts
établis « dans le monde réel ».
79. Gire et al. (2013 ) Visibilité sur Internet et entrée dans la vie active, enquête exploratoire auprès
des étudiants de Grenoble École de Management. Effectif : 378 répondants au questionnaire.
80. Méseangeau (2012), Figures du « réseautage en ligne » sur les réseaux sociaux numériques
professionnels : le cas d’un groupe d’anciens sur Linkedin, thèse de doctorat en sociologie sous la
direction de Dominique Boullier, Université Rennes 2, l’auteur y décrit la constitution et l’usage du
réseau Linkedin par les membres d’un groupe de diplômés récents de Sciences Po Paris.
81. Pajak (2013), “Do recruiters ‘like it ?’ Privacy and Social Network sites in hiring: A randomized
experiment”.
82. Le comunity manager ou gestionnaire de communautés est décrit sur la fiche de poste du site de
l’Apec comme ayant : « pour mission de fédérer les internautes via les plateformes Internet autour
de pôles d’intérêts communs (marque, produits, valeurs…), d’animer et de faire respecter les règles
éthiques de la communauté. Il apporte de l’information aux membres de la communauté et fait
produire du contenu par les internautes de manière à développer la présence de la marque de
l’entreprise sur Internet. » http://annuaire-metiers.cadres.apec.fr/metier/communication---
journalisme/community-manager
83. Facebook, crée en 2004, fut dans un premier temps limité aux étudiants inscrits et donc possédant
une adresse e-mail des universités américaines. En 2006, la création des profils est ouverte à tous.
84. 50 % des étudiants de Grenoble École de Management possèdent un compte Twitter, Étude GEM
op. cit.
85. 92 % possèdent un profil sur un réseau social professionnel. Étude GEM, op. cit.
86 Tous nous ont dit avoir déjà recherché leurs nom et prénom sur un moteur de recherche pour voir
les résultats, une pratique majoritairement réalisée plusieurs fois par an.
87. Il existe de nombreuses campagnes publiques sur ce thème visant les jeunes comme la campagne «
Soyez nets sur le net », lancée en 2013 par la mairie de Paris qui dédie à cette question un site
Internet : ereputation.paris.fr
88. http://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/coulisses/2014/07/10/25006-20140710ARTFIG00285-le-
communicant-de-hollande-revient-sur-la-polemique-liee-a-ses-photos-facebook.php
89. Gire et al. op. cit. L’enquête par questionnaires donne le pourcentage de 90 % des étudiants se
déclarant tout à fait ou plutôt vigilants face à ce qu’ils postent sur le Web.
90. Digital Insighters (2014)
91. 1/3 des répondants à l’enquête GEM disent avoir un site personnel ou blog mais seuls 11 % en
possèdent un actif (mis à jour et alimenté).
92. 4 % des étudiants ayant répondu à l’enquête APEC (2012) ont trouvé un stage ou un emploi par le
biais des réseaux sociaux professionnels. Seuls 15 % des étudiants de Grenoble École de
Management enquêtés ont déclaré les réseaux sociaux professionnels utiles dans leurs recherches,
Gire et al. (op. cit.).
93. Respectivement 42 % et 67 % des canaux ayant permis de décrocher stage ou emploi chez les
étudiants de Grenoble École de Management, Gire et al., op. cit.
94. Nous faisons ici référence aux travaux d’Eymard Duvernay et Marchal sur le recrutement : Façons
de Recruter : le jugement des compétences sur le marché du travail (1997).
Chapitre 4
« Faisons un MOUK » : théorie et pratique
de la recherche contributive. Récit d’une
expérience réalisée à Grenoble École de
Management
Bernard Stiegler, philosophe, directeur de l’IRI, Institut de Recherche et d’Innovation, Centre Pompidou
Introduction
Dans le contexte de l’accélération foudroyante de l’innovation par les
réseaux numériques et du décrochage intergénérationnel, c’est-à-dire de la
crise majeure de l’éducation qui en résulte sur tous les plans – familial,
scolaire, universitaire, culturel, professionnel –, de nouvelles pratiques de
recherche et d’enseignement s’avèrent incontournables. C’est d’abord à
prendre en charge cette question qu’a été consacré l’atelier Faisons un
Mouk, qui s’est déroulé aux mois de janvier puis d’avril 2014 sur quatre
demi-journées, avec un groupe de 23 étudiants du programme Grande
École de Grenoble École de Management 95.
L’atelier avait pour but d’initier les étudiants et le professeur à des
pratiques de prise de notes et de partage de ses notes à partir d’un cours
magistral, puis de discussion de ces notes et enfin d’éditorialisation du
cours, enregistré en format vidéo et en ligne sur la plateforme
d’annotation audiovisuelle Lignes de temps, et en vue de produire une
sorte de « small private on line course » et de l’éditorialiser de façon
contributive à partir des travaux des étudiants.
95. L’auteur tient à exprimer ici ses remerciements tant au responsable pédagogique de ce groupe
d’étudiants, Pierre-Yves Sanséau, qu’aux étudiants eux-mêmes.
96. Pour Massive On-line Open Course. On désigne par cet acronyme des cours délivrés en ligne et
suivis par des milliers voire des dizaines de milliers de personnes dispersés parfois à l’échelle du
globe.
97. Walter Ong, cité dans Nicholas Carr, Internet rend-il bête ?, Robert Laffont, 2011, p. 88.
98. Ibid., p. 265.
99. Cf. Lev Vygotsky, Le langage et la pensée.
Chapitre 5
Changement de paradigme culturel et les
DIGITAL NATIVES au travail. Les résultats
d’une recherche menée auprès des
entreprises et partenaires de l’Institut
Mines Télécom et de la Fondation Télécom
Le contexte
Cette contribution s’inscrit dans un travail plus global qui est celui du
programme de prospective Transformation numérique de l’entreprise
conduit par le Think Tank Futur numérique de l’Institut Mines Télécom
pour la Fondation Télécom. Ce programme est né en 2010 et fait l’objet
de différentes thématiques chaque année : réseaux sociaux d’entreprise,
nouvelles formes d’organisation à distance, innovation « ouverte »,
nouvelles expressions de pouvoir et de leadership à l’ère numérique et
intergénérationnel. En 2012-2013, une attention particulière a été donnée
à la question des générations 100.
Le programme a été construit sur une démarche de type Laboratoire.
Chaque année, nous traitons d’une thématique en ateliers de prospective
qui sont suivis par la rédaction d’un Cahier de prospective collectif et
d’un colloque.
L’objectif de ce programme est de parvenir à formaliser les questions clés,
apparentes voire non apparentes à un horizon de 10 ans. Cet horizon peut
paraître court à un prospectiviste, mais il est long pour une entreprise
numérique. L’intérêt de ce « questionnement prospectif » est d’anticiper
en préparant des conditions pour que l’innovation puisse devenir
permanente. L’objectif n’est pas tant d’arriver à une vision claire de
l’avenir dans 10 ans, bien que nos travaux amènent à un certain nombre
de convergences, mais plutôt de faire en sorte de ne pas oublier de
questions fondamentales. Comme disait Gaston Berger, « Demain ne sera
pas comme hier. Il sera nouveau et dépendra de nous. Il est moins à
découvrir qu’à inventer. »
La démarche
Elle se construit grâce à la participation des entreprises partenaires de la
Fondation Télécom à commencer par les membres fondateurs dont
Alcatel-Lucent, Accenture, BNP Paribas, Google, Orange et SFR. Le
décloisonnement est recherché puisque les participants aux ateliers
peuvent venir de départements variés de l’entreprise : innovation, RH,
marketing, R&D, Business Units, juridique, etc. L’objectif est de partager
les démarches innovantes dans chacune des entreprises partenaires. Ces
échanges sont enrichis par des chercheurs, des experts et d’autres
opérationnels partenaires de l’Institut Mines Télécom et au-delà. L’idée
est de partir du terrain et de la réflexion opérationnelle pour dégager des
pistes de questionnements. Repérer les failles, « les trous dans la raquette
» fait partie de la démarche. Trouver le bon niveau de questionnement,
c’est déjà en partie y répondre.
En conclusion
Le numérique est un espace de cristallisation des émergences et
évolutions socioculturelles 107. Il facilite, permet cette cristallisation plus
qu’il ne la déclenche. Les Digital Natives trouvent ainsi un nouvel espace
d’expression et de nouveaux moyens pour s’informer et communiquer à
travers le numérique. Plus spécifiquement, le numérique amplifie les deux
systèmes de valeurs du changement de paradigme culturel à savoir : la
volonté de s’émanciper à titre individuel et d’agir en interdépendance. Les
Digital Natives constituent en cela un angle pertinent de la transformation
numérique. Ce sujet de recherche permet d’éclairer et de préciser la nature
des changements, en commençant par celui du changement de paradigme
culturel.
100. Cette année de travail s’est soldée par la parution du Cahier de prospective Les générations et la
transformation numérique de l’entreprise, Think Tank Futur numérique, Institut Mines Télécom et
Fondation Télécom, 130 pages.
101. Anca Boboc, in Cahier de prospective Les générations et la transformation numérique, Carine
Dartiguepeyrou (dir.), 2013.
102. Chantal Morley, Marie Bia Figueiredo, Emmanuel Baudoin et Aline Hrascinec Salierno, La
génération Y dans l’entreprise, mythes et réalités, Pearson, 2012.
103. Paul Ray and Ruth Anderson, The Cultural Creatives, Harmony Books, 2000.
104. 30 % des 18-24 ans souhaitent principalement être fonctionnaires (+ 4 points par rapport à la
moyenne nationale), révèle une enquête réalisée en ligne les 9 et 10 mai 2011 par l’institut Harris
Interactive.
105. Carine Dartiguepeyrou « Prospective socioculturelle des sociétés », in Carine Dartiguepeyrou
(dir.) Prospective d’un monde en mutation, L’Harmattan, Coll. Recherches & Prospective 2010.
Voir également, Carine Dartiguepeyrou « Culture et changement de paradigme, vers une nouvelle
avant-garde » in Carine Dartiguepeyrou (dir.), La nouvelle avant-garde, vers un changement de
culture, L’Harmattan, Coll. Avant-garde, 2013.
106. Voir notamment le Cahier de prospective Leadership et nouvelles expressions de pouvoir à l’ère
numérique, Think Tank Futur numérique, Institut Mines Télécom et Fondation Télécom, mai 2014.
107. Carine Dartiguepeyrou « Évolutions sociétales et émergences socioculturelles sur Internet, une
métamorphose avant tout sociétale », in Francis Jutand (dir.) La métamorphose numérique, vers
une société de la connaissance et de la coopération, Alternatives, 2013.
Partie 2
Des entreprises témoignent
Emmanuel Baudoin
Marie Bia-Figueiredo
Chantal Morley
Aline Hrascinec Salierno, Télécom École de Management
Introduction
« Motivés, ambitieux, technophiles, collaboratifs, impatients, compétitifs,
exigeants, créatifs, mobiles… ». Les adjectifs ne manquent pas de la part
des professionnels pour qualifier la génération Y en entreprise. Quelle que
soit la réalité de ces qualificatifs, sûrement très dépendante des contextes
et des jeunes salariés considérés, une certitude s’impose : cette nouvelle
génération au travail ne laisse pas les entreprises indifférentes.
Afin d’apporter un regard complémentaire à ceux déjà présents dans cet
ouvrage 108, trois focus groupes ont été conduits avec des professionnels
RH, des managers et chefs de projets Système d’information (SI), pour
mieux comprendre leurs perceptions de ces jeunes collaborateurs. Trois
constats forts s’imposent à l’issue de ces échanges :
• Cette génération a une appétence et une maîtrise plus forte que les
générations précédentes pour les technologies de l’information et de la
communication.
• Cette génération a une vision nouvelle de la carrière qu’elle souhaite
rapide en montée de compétences et responsabilités, transversale dans les
missions confiées et permettant un équilibre certain entre vie
professionnelle et personnelle.
• Cette génération a un rapport plus mûr et décomplexé avec son
management dont elle attend des réponses concrètes pour progresser dans
le travail et qu’il soit source de motivation.
Ces constats, différents en fonction des professionnels et des entreprises,
constituent autant de sources d’opportunités et de défis pour les
entreprises. Ce chapitre vise à apporter une contribution à la
compréhension de ces évolutions, de ces opportunités et de ces défis. Il est
structuré en quatre parties :
1. Recueil des données et focus groupes,
2. Génération Y et rapport à la technologie,
3. Génération Y et rapport à la carrière,
4. Génération Y et rapport au management.
Conclusion
Ce travail, basé sur une analyse des opinions de professionnels (chefs de
projets, managers et DRH) impliqués majoritairement dans le secteur des
Technologies de l’information et de la communication à l’égard de la
génération Y au travail, nous semble permettre de poser in fine trois
constats :
1. Les jeunes salariés de la génération Y, par leur appétence et aisance
avec les TIC, sont des acteurs et de solides alliés pour la transformation
numérique des entreprises.
2. Ces jeunes salariés, par leurs attentes spécifiques en termes de carrière,
sont des déclencheurs qui amènent les entreprises à repenser les
carrières et le temps de travail, favorisant par exemple la mise en place
du télétravail.
3. Ces jeunes salariés, du fait de leur manque de maturité lié au cycle
professionnel dans lequel ils sont, amènent les entreprises à être
vigilantes sur un certain nombre de points : utilisation des TIC chez le
client, confidentialité de l’information, prise de recul sur certaines
actions mises en place par exemple.
Nous tenons néanmoins à attirer l’attention sur la difficulté de généraliser
ces résultats et ce pour trois raisons principales :
1. Une dizaine de personnes seulement ont été interrogées,
majoritairement dans le secteur des TIC. Il serait intéressant de voir
dans des secteurs « moins technophiles » si ces jeunes salariés ont la
même appétence aux TIC et si les entreprises ont également la même
appétence à s’adapter.
2. Le regard porté par nos professionnels l’est sur des jeunes salariés
majoritairement issus de l’enseignement supérieur. Il manque donc une
partie des jeunes salariés dans cette analyse.
3. Il est difficile de cerner les effets générationnels des effets de cycle de
vie professionnelle. À cet élément s’ajoute la difficulté potentielle des
générations antérieures à porter un regard neutre sur la génération qui
arrive. Socrate ne disait-il pas : « Notre jeunesse aime le luxe, elle est
mal élevée, elle se moque de l’autorité et n’a aucune espèce de respect
pour les anciens. Nos enfants d’aujourd’hui sont des tyrans. Ils ne se
lèvent pas quand un vieillard entre dans une pièce, ils répondent à leurs
parents et ils sont tout simplement mauvais. » ? (Socrate – 470-399
avant J.-C.)
Pour conclure ce chapitre, il est important de souligner combien les
échanges avec les professionnels rencontrés nous ont semblé
extrêmement positifs à l’égard de cette nouvelle génération, loin de
certaines stigmatisations. Pour les entreprises, l’enjeu semble se trouver
aujourd’hui sur la recherche d’un équilibre entre le potentiel de
transformation numérique offert par cette nouvelle génération et le besoin
de respecter des modes de fonctionnement régulant les rapports au travail
depuis longtemps.
108. Nous tenons à remercier l’ensemble des professionnels nous ayant accordé du temps pour
participer à ces focus groupes. Nous remercions également Marie Baudoin et Andjelika Kichian
pour le temps consacré à la relecture de ce chapitre.
Chapitre 7
Interview d’Alexandre Zapolski par Denis
Lapert
Alexandre Zapolski est le PDG de Linagora, société de 150 personnes, leader européen des logiciels Open
Source. Il était tout désigné pour répondre à quelques questions autour de la génération Y et, plus globalement,
de la jeunesse et du numérique, réelle préoccupation pour ce chef d’entreprise.
François van Praagh, Vice-Président Strategy & Marketing, Orange Directeur de la chaire Orange-GEM «
Digital Natives »
Introduction
« Devenir une véritable entreprise digitale “inside” c’est rendre notre entreprise plus agile
[…] »
Stéphane Richard, PDG d’Orange
« La digitalisation n’est pas une mode, ou un caprice. C’est une réalité que nous voulons
anticiper et accompagner, pour que chacun puisse en tirer le meilleur profit ».
Bruno Mettling, DGA Ressources Humaines Groupe
Interview de Nathalie Dore, CEO, Atelier North America, BNP Paribas, par Benoît Meyronin
Benoît Meyronin, directeur adjoint Marketing & Développement de Grenoble École de Management et
directeur R&D de l’Académie du Service.
114. C’est ainsi que l’on nomme, en marketing des services, l’ensemble des équipements nécessaires
à la réalisation/délivrance d’un service.
115. À Grenoble École de Management, nous apportons notre contribution à travers un événement, le
« Digital Day », ouvert à l’ensemble des étudiants du campus grenoblois – et d’ailleurs. En 2015
sera organisée la 4 e édition de cette rencontre initiée et portée par Jean-Philippe Solvay.
116. On peut mentionner ici notamment les débats qui ont entouré l’arrivée en France de l’opérateur
états-unien Netflix à la rentrée 2014.
117. Pour détourner la belle expression de Michel Serres dans Petite Poucette, court essai paru aux
Éditions Le Pommier en 2012.
118. « Nouveau portrait de la France. La société des modes de vie », Éditions de l’Aube, 2011.
Postface
De la génération Y à la génération Z :
la génération de la métamorphose
et du basculement numérique
Francis Jutand, directeur du think tank « Futur Numérique », directeur scientifique de l’Institut Mines
Télécoms, membre du Conseil national du numérique
119. Cf. notamment les travaux de Blanche Segrestin et Armand Hatchuel de l’École des Mines de
Paris.