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Création de couverture : Atelier Julia Bernard

© Presses universitaires de Grenoble, février 2015


5, place Robert-Schuman
BP 1549 – 38025 Grenoble cedex 1
pug@pug.fr / www.pug.fr

ISBN 978-2-7061-2222-4 (ebook EPUB)


Sous la direction de Benoît Meyronin

LA GÉNÉRATION Y, LE MANAGER
ET L’ENTREPRISE

Presses universitaires de Grenoble


La Collection Management et innovation est dirigée
par Loïck Roche (Grenoble École de Management)

Membres du comité scientifique de lecture

Michel Albouy (Université Pierre-Mendès-France, Grenoble)


Gilles Arnaud (Toulouse Business School)
Pascal Brassier (Groupe ESC Clermont)
Ignace de Beelde (Université de Gand)
Georges Haour (IMD)
Annie Munos (Euromed Management)
Jean-Marie Peretti (ESSEC Business School)
Georges Trepo (HEC Paris)

DANS LA MÊME COLLECTION

Laurent Lesavre, Scènes de management. Petit manuel du théâtre


d’entreprise, 2013

Benoît Meyronin et Annie Munos (dir.), Manager l’innovation par le


service. Un levier pour sortir de la crise, 2012.

Bernard Chapelet, Michel Le Berre (eds.), Producing New Knowledge on


Innovation Management. Contribution from the Doctors of the Grenoble
École de Management DBA Program, 2012.

Valérie Chanal (dir.), Business models dans l’innovation. Pratiques et


méthodes, 2011.

Nacer-Eddine Sadi, Innovations comptables internationales et analyse des


états financiers. Référentiels comptables français et international IAS-IFRS,
2011.
Préface

Je suis très heureux de préfacer un ouvrage qui vient conclure la première


phase de la chaire « Digital Natives ». Cette phase a permis la
construction d’une chaire d’un genre particulier pour Orange, une chaire
qui ne porte pas sur des technologies ou des services innovants mais sur
une réflexion qui nous engage profondément en tant qu’entreprise leader
de l’économie numérique : les jeunes générations et leurs rapports au
digital.
Généralement abordée sous un angle marketing – que consomment-ils et
qui sont-ils en tant que clients ? – la génération Y l’est plus rarement à
travers le prisme des ressources humaines. En sollicitant des experts de
haut niveau issus de différentes disciplines relevant des sciences humaines
et sociales, la chaire et cet ouvrage viennent apporter une contribution
originale pour ceux qui s’intéressent au devenir de leur entreprise, à la
transformation digitale et à la place qu’occuperont les jeunes
collaborateurs, nos leaders de demain.
En apportant son soutien à cette chaire, Orange manifeste ainsi son
engagement sur le terrain des débats et changements sociétaux majeurs
qui accompagnent le développement des technologies digitales. En
coopérant avec une équipe d’Orange Labs (le laboratoire SENSE) et le
Digital Society Forum que nous avons initié par ailleurs, la chaire
« Digital Natives » constitue un levier majeur afin de tenter de répondre à
ces questionnements de façon très ouverte mais aussi académique.
Orange assume ainsi son rôle de leader, un leader contemporain qui va
partager en ligne les travaux issus de la chaire : six livrables, en français
et en anglais, sont déjà publiés sur le site de la chaire et sont donc
accessibles au plus grand nombre – sans compter le présent ouvrage, qui
s’est ouvert à d’autres acteurs afin d’élargir encore le spectre des experts
déjà mobilisés – l’Institut Mines Télécoms ou Télécom Ecole de
Management notamment.
De nombreux chercheurs, des personnalités aussi reconnues que Francis
Jutant et Bernard Stiegler, une jeune doctorante de l’École normale
supérieure qui réalise sa thèse en partie chez Orange, un professeur de la
prestigieuse Columbia University à New York ou encore le dirigeant
d’une entreprise française leader européen du logiciel libre : c’est dans
toute la diversité des témoins mobilisés ici que s’exprime la richesse de
cet ouvrage pensé et coordonné par les acteurs de la chaire.
Merci à Benoît Meyronin, qui a coordonné cet ouvrage et a tant apporté à
la fondation d’une chaire académique de grande qualité, merci enfin à
François van Praagh, qui sponsorise aujourd’hui ce projet, pour son
dynamisme, sa rigueur, son enthousiasme et sa vision pour emmener cette
chaire encore plus loin.
Je vous souhaite une bonne lecture !

Bruno Mettling
Orange, directeur général adjoint, directeur des Ressources Humaines
Groupe
Introduction

Benoît Meyronin, professeur titulaire de la chaire « Digital Natives » de 2012 à 2014, directeur R&D de
l’Académie du Service.

Les « générations », une préoccupation économique et


managériale majeure
Management intergénérationnel, « Silver Economie » 1, génération Y… Le
numéro spécial que la revue Expansion Management Review consacrait en
juin 2014 à la question des générations n’est qu’un signe parmi d’autres
qui permet de mesurer combien la question de l’âge est devenue une
préoccupation forte, qu’il s’agisse d’anticiper le vieillissement de la
population ou de débattre de l’arrivée – tout aussi massive – des jeunes
générations « connectées » sur le marché du travail.
Médias et consultants se sont emparés du phénomène, laissant certains
penser que, derrière le thème de la génération Y, se dissimulait en fait une
baudruche qui se dégonflerait aussi vite qu’elle était apparue. Pourtant, il
n’y a qu’à échanger avec des managers pour noter combien la plupart
s’avèrent être, pour le moins, critiques vis-à-vis de leurs jeunes
collaborateurs, et, le plus souvent, désemparés face à des comportements
qu’ils ont bien du mal à comprendre et accepter 2.
De même, il n’y a qu’à examiner de près le succès d’entreprises ayant
misé sur les jeunes générations – explicitement les Digital Natives – pour
conduire leur transformation 3 (qu’il s’agisse de les appréhender comme
cible marketing et/ou en tant que collaborateurs) pour mesurer combien
cette thématique n’est pas un leurre. Enfin, la Fondation Télécom
(soutenue par de grandes entreprises), à travers le Think Tank « Futur
Numérique », a elle-même conduit une étude sur le sujet qui montre
clairement l’intérêt des entreprises pour cette question 4. Ce sont là autant
d’éléments qui laissent à penser qu’il ne s’agit pas simplement d’un effet
de mode.
Si l’on considère maintenant la littérature académique, force est de
reconnaître que les travaux sont rares et pour l’essentiel anglo-saxons,
ainsi que nous l’avons mis en lumière ailleurs 5. Il existe également peu
d’ouvrages sur le sujet en langue française, et encore moins de livres de
nature académique. L’ouvrage collectif de nos collègues de Télécom
École de Management, également sollicités ici, est donc à mentionner 6.
Dans ce contexte, tout l’intérêt de la chaire que nous animons, et celui des
travaux qui sont rassemblés ici, est donc précisément d’apporter une
contribution académique au débat sur la génération Y en entreprise. Sans
parti pris et sans œillère, de manière transdisciplinaire, et en associant
autant que faire se peut les jeunes générations à nos recherches (nous y
reviendrons).

Un observatoire de la culture digitale à Grenoble École de


Management
Fin 2012, Grenoble École de Management et Orange formalisaient un
partenariat qui a pris la forme d’une chaire d’enseignement et de
recherche 7 – François van Praagh y reviendra dans l’avant-dernier
chapitre. À l’issue de 18 mois de travail, il s’agit donc de pouvoir diffuser
les travaux réalisés par l’équipe de chercheurs mobilisés autour de ce
projet – chercheurs issus de différentes institutions – en ouvrant plus
largement ce livre à d’autres contributions, émanant de chercheurs et de
praticiens qui ne sont pas nécessairement engagés aujourd’hui dans ce
projet.
Il est important de rappeler qu’il s’inscrit dans le cadre d’une démarche de
large valorisation de nos travaux, démarche voulue par notre partenaire
(lequel s’est engagé, principalement, via le mécénat Recherche). Une
première contribution a ainsi pu voir le jour en juin 2014 dans
l’Expansion Management Review, suivie par le travail d’un doctorant de
Grenoble École de Management qui a permis de recenser l’ensemble des
« lieux ressources » qui travaillent, au niveau international, sur la question
de la génération Y 8. Enfin, les différents travaux menés ont fait l’objet de
publications électroniques dès l’année 2013 9 : six études étaient ainsi
disponibles en septembre 2014.
Ensemble, ces travaux sont autant de briques constitutives de ce que nous
avons nommé « l’Observatoire de la Culture Digitale ». Ce livre en est un
nouveau maillon, il est un point d’étape dans le développement d’un
projet conçu pour une période de trois ans et qui vise à mieux
comprendre les usages et les représentations des jeunes générations
pour ce qui touche au digital. Et d’anticiper, ainsi, les modes de
management – et les formations au management – les mieux adaptés
afin de tirer le meilleur parti des évolutions en cours dans l’optique
de la transformation digitale des entreprises.
Depuis le « poste d’observation » formidable que constitue une Grande
École de management qui accueille chaque année plusieurs milliers
d’étudiants âgés de 20 à 23 ans, nous voulons ainsi témoigner des
changements (ou de l’absence de changements !) que semble induire le
digital dans leurs comportements et dans leurs représentations. Et nous
voulons les associer étroitement à ces réflexions, en les invitant à des
ateliers comme notre équipe de sociologues a su le faire (cf. le chapitre 1).
L’originalité de notre démarche se trouve sans doute ici : dans les
tentatives que nous avons faites pour en faire de réels contributeurs afin
qu’ils se questionnent avec nous.

Son propos
L’objet de ce livre est donc de partager, pour une large part, les travaux de
recherche que nous avons coordonnés dans le cadre de la chaire « Digital
Natives ». Ces travaux ont été conduits dans différents champs
(sociologie, psychologie…), en lien avec des étudiants de Grenoble École
de Management et de l’Université de Grenoble. Ils visent essentiellement
à mieux comprendre les « jeunes générations », qualifions-les de «
générations Y » (au pluriel, donc), afin de nous situer dans les débats qui
ont émergé ces dix/douze dernières années.
En effet, la question de l’arrivée massive, sur le marché du travail, de
générations nées après 1980 et de plus en plus connectées, supposément
plus aguerries dans l’usage des technologies digitales, a suscité un certain
nombre d’interrogations – voire de fantasmes, ainsi que nous l’avons
souligné dans une contribution antérieure 10. Ce mouvement profond
appelle ici plusieurs observations.
D’abord, si ces générations ont été qualifiées de Digital Natives dans le
monde anglo-saxon, c’est parce que ce qui semble les caractériser en
premier lieu concerne leur appétence et leurs aptitudes « innées » pour le
numérique. Vrai ou faux ? Difficile à dire, tant les – trop rares – travaux
académiques semblent principalement poser cette question comme un
postulat et ne l’étudient donc pas : les jeunes générations sont supposées
mieux maîtriser ces outils, point. Or cela ne peut être affirmé aussi
aisément, et c’est bien l’un de nos questionnements majeurs que
d’interroger cette compétence numérique. Nous verrons ainsi, dans le
chapitre 6, ce qu’il en est – en sondant les professionnels (managers et
DRH) qui les côtoient au quotidien.
Ensuite, il convient de souligner que pour la plupart des observateurs,
cette évolution générationnelle semble présenter moins d’opportunités
qu’elle ne soulève de challenges à relever 11. Ce second point appelle une
première réflexion qui concerne la capacité des jeunes managers à
inspirer, poursuivre voire accélérer la transformation digitale dans
laquelle la majeure partie des organisations sont aujourd’hui engagées. Et,
s’ils peuvent jouer le rôle « d’agents contaminateurs », encore faut-il que
ce qui est dit dans le paragraphe qui précède ait pu être démontré.
Mais bien d’autres « hypothèses » ont été formulées quant aux
caractéristiques distinctives des générations nées après 1980. Citons
notamment, parce qu’elle sera explorée ici par Caroline Cuny et Gaël
Allain, celle du multitâche : les générations Y seraient capables de se
consacrer simultanément à plusieurs tâches. Nous verrons ce qu’il est
possible d’en dire aujourd’hui dans le chapitre 2.
Ces différentes hypothèses et bien d’autres encore, nous ne pouvions pas
les explorer toutes ici. Nous les développerons dans nos futurs travaux.
Nous lancerons ainsi, à l’automne 2014, un projet de recherche commun
avec l’Institut Mines Télécoms sur le thème de la « coopération en
entreprise » (en substance, les Y sont-ils plus coopératifs et le digital sert-
il d’accélérateur dans la dynamique de la coopération ?).
Organisation de l’ouvrage
Ce livre est divisé en deux grandes parties. La première rassemble les
contributions des chercheurs qui sont associés à la chaire, afin de rendre
compte des travaux qu’ils ont conduits dans différentes directions et en
mobilisant des méthodologies variées. La seconde partie donne la parole à
des praticiens afin d’élargir le champ de notre vision – qu’ils soient issus
d’une grande entreprise (Orange ou BNP Paribas) ou d’une entreprise en
croissance (Linagora). Enfin, un avant-propos rédigé par un collègue de
l’Université Columbia permet de constater que nous partageons, de part et
d’autre de l’Atlantique, une même vision de la contribution possible des
jeunes générations connectées à la transformation digitale des entreprises.

Remerciements
Je remercie ici, en tant que coordinateur de cet ouvrage, l’ensemble des
contributeurs qui ont accepté de livrer ici les résultats de leurs travaux, de
leurs observations, de leurs réflexions…
Merci aux PUG, avec qui je boucle ici une troisième collaboration, pour
leur efficience jamais démentie et la rigueur et le soin qui sont apportés à
chaque projet. Merci plus particulièrement à Ségolène Marbach, mon
éditrice.
Merci à Éric et François : sans votre soutien, ce livre n’existerait tout
simplement pas.
Merci enfin à Stéphanie Hospital, qui depuis a quitté Orange, à qui cette
chaire doit tant.
Au moment de « passer le relai », c’est avec émotion que je quitte les
commandes pour les confier à Renaud Cornu-Emieux. C’est lui qui écrira
la suite, je lui souhaite bon vent et je serai à ses côtés pour l’aider.

1. Sur ce sujet, lire notamment le rapport du CGSP paru en décembre 2013 et téléchargeable à
l’adresse www.strategie.gouv.fr.
2. Mais aussi, comme nous le verrons dans le chapitre 6, positifs vis-à-vis du potentiel de leurs jeunes
collaborateurs.
3. Le cas de la marque anglaise Burberry est emblématique de ce repositionnement sur la génération
Y. Lire notamment l’article paru dans la Harvard Business Review en janvier/février 2013 :
“Turning an aging British Icon into a Global Luxury Brand”.
4. Cf. le cahier de prospective « Les générations et la transformation numérique de l’entreprise »
publié en juin 2013 et téléchargeable à l’adresse : http://www.fondation-telecom.org/page/notre-
action-5/think-tank-futur-num%C3%A9rique-18/. Nous retrouverons dans cet ouvrage Carine
Dartiguepeyrou, son animatrice, parmi nos contributeurs.
5. Nous avons, dans le numéro 153 (juin 2014) de l’Expansion Management Review, publié une
contribution qui dresse un état des lieux des principaux travaux publiés : « Digital or not digital ?
La génération Y et l’entreprise ».
6. La génération Y dans l’entreprise, par C. Morley et al., Pearson, 2012.
7. Il convient ici de remercier Thierry Grange, ex-directeur de Grenoble École de Management, et
Jean-Philippe Vanot, ancien dirigeant du groupe Orange, ainsi que Stéphanie Hospital et Eric
Barriland, sans qui cette Chaire n’existerait pas.
8. Ce travail est consultable à partir du site de la Chaire : http://www.grenoble-em.com/1981-chaire-
digital-natives-1.aspx.
9. Cf. le site web de la chaire pour consulter les six études disponibles au 1 er septembre 2014.
10. Cf. l’article publié en juin 2014 dans la revue Expansion Management Review.
11. Cf. notamment la contribution de Vinnet Nayar publiée en mai 2013 par la Harvard Business
Review, “Handing the keys to Gen Y”, laquelle s’inscrit très clairement dans une optique confiante
quant à cette évolution.
Avant-propos
Gen Y Employees: A key asset
to accelerate Digital Transformation and
Competitive Advantage in Companies

Arthur Langer, Columbia University

Résumé
Arthur Langer propose ici une lecture synthétique des enjeux et des
leviers majeurs de la transformation digitale. Il met ainsi en lumière deux
facteurs clés de succès, l’intégration stratégique et ce qu’il nomme «
l’assimilation culturelle », qui recouvre notamment la nécessité d’une
rapide acculturation par l’ensemble des collaborateurs des enjeux et des
technologies du numérique. Il prolonge cet exercice par la vision qu’il a
de la contribution possible des jeunes générations à l’accélération de cette
transformation au sein des entreprises – au niveau de l’assimilation
culturelle notamment. Mais, pour notre confrère nord-américain, il est de
la responsabilité des managers et des dirigeants, appartenant
majoritairement à la génération X, de pouvoir adapter leurs modes de
management aux attentes et aux comportements des nouvelles
générations.

Introduction
Much has been written regarding the importance of how companies
transform their business from analogue to one that uses digital
technologies. Such transformation requires moving from a transactional
relationship with customers to one that is more “interactional” (Ernst &
Young, 2013). Completing an analogue to digital transformation, while
essential for a business to survive in the 21 st century, is difficult to
accomplish. Langer’s (2013) theory of Responsive Organizational
Dynamism (ROD) shows that successful adaptation of new digital
technologies requires strategic integration and cultural assimilation of the
people that comprise the organization. These components of ROD can be
categorized as the essential roles and responsibilities of the organization
that are necessary to utilize new technological inventions that can
strategically be integrated within a business entity. The purpose of this
foreword is to explore why Gen Y employees need to be integrated with
older employees to effectively enhance the success of digital
transformations.

The Digital Challenge


CapGemini and MIT (2013) research shows that organizations need new
operating models to meet the demands of a digital driven era. Digital tools
have provided leaders ways to connect at an unprecedented scale. Digital
technology has allowed companies to invade other spaces previously
protected by a business’ “asset specificities” (Tushman & Anderson,
1997) defined as advantages enjoyed by companies because of their
location, product access, and delivery capabilities. Digital technologies
allow those specificities to be neutralized and thus change the previous
competitive balances among market players. Furthermore, digital
technology accelerates this process meaning that changes in market share
occur very quickly. The research also concluded five key indicators that
support successful digital transformation in a firm:
1. À company’s strategic vision is only as effective as the people behind
it. Thus, winning the minds of all levels of the organization is required.
2. To become digital is to be digital, companies must have a “one-team
culture” and raise their employee’s digital IQ.
3. A company must address the scarcity of talented resources and look
more to using Gen Y individuals because they have a more natural
adaptation to take on the challenges of digital transformation.
4. Resistant managers are impediments to progress and can actually stop
digital transformation.
5. Digital leadership starts at the top.
Eisenhardt and Bourgeois (1987) first defined dynamic changing markets
as being in “high velocity.” Their research showed that high velocity
conditions existed in the technology industry during the early 1980’s in
Silicon Valley in the United States. They found that competitive
advantage was highly dependent on the quality of people that worked at
those firms. Specifically, they concluded that workers who were capable
of dealing with change and less subjected to a centralized totalitarian
management structure outperformed those that had more traditional
organizational structures. While “high velocity” during the 1980s was
uncommon, digital technologies have established such conditions as a
norm. Indeed, technology drives accelerated and dynamic change, and the
way companies structure their organization can have direct impacts on
performance.

Digital Technology and Responsive Organizational Dynamism


Dynamism is defined as a process or mechanism responsible for the
development or motion of a system. Langer (2011, 2013) introduced
technology as a dynamism defining “Technology Dynamism” as “the
unpredictable and accelerated ways in which technology, specifically, can
change organizational behavior and culture” (2010, p. 44). Technology
dynamism, therefore, is based on the acceleration of events and
interactions within organizations and which in turn create the need to
better empower individuals and departments. Another way of
understanding technological dynamism is to think of it as an internal drive
recognized by the symptoms it produces. The new events and interactions
brought about by digital technology are symptoms of the dynamism that
the digital world manifests or “digital dynamism.”
Digital dynamisms at work in organizations have the power to disrupt any
antecedent sense of comfortable equilibrium, or an unwelcome sense of
stasis. It also upsets the balance among the various factors and
relationships that pertain to the question of how we might integrate new
technologies into the business – a question of what Langer called strategic
integration – and how we assimilate the cultural changes they bring about
organizationally – a question of what he called cultural assimilation.
Managing the dynamism therefore is a way of managing the effects of
technology. Langer proposed that these organizational ripples, these
precipitous events and interactions can be addressed in specific ways at
the organizational level. The set of integrative responses to the challenges
raised by technology is what Langer called responsive organizational
dynamism (ROD). As stated above, strategic integration and cultural
assimilation are the two distinct categories that present themselves in
response to digital dynamism. Figure 1 shows the components of ROD:
Figure 1: Responsive Organizational Dynamism – Source: Langer (2011).
Strategic Integration
Strategic integration is a process that firms need to use to address the
business impact of digital technology on its organizational processes. That
is to say, the business strategic impact of technology requires immediate
organizational responses and in some instances zero latency. Strategic
integration therefore is the concept of how to recognize the need to scale
resources across traditional business geographic boundaries, to redefine
the value chain in the life cycle of a product or service line and generally
to foster more agile business processes (Murphy, 2002). Strategic
integration, then, is a way to address the need to change business
processes caused by new digital technology innovations. Evolving digital
technologies are now catalysts for competitive initiatives that create new
and different ways to determine successful business investment. As a
result, organizations need to see how the technology specifically provides
opportunities to compete, and in many cases survive.
Historically, organizational experiences with technology investments have
resulted in two distinct steps of measured returns. The first step often
determines negative or declining productivity as a result of the
investment; in the second step we experience a lagging of, though
eventual return to, productivity. The lack of returns in the first step or
phase has been attributed to the nature of the early stages of technological
exploration and experimentation, which tend to slow down the process of
organizational adaptation to technology. The production phase then lags
behind the organization’s ability to integrate new technologies with its
existing processes. Another complication posed by technological
dynamism via the process of strategic integration is a phenomenon called
“factors of multiplicity” – essentially what happens when several new
technology opportunities overlap and create a myriad of projects that are
in various phases of their developmental life cycle. Furthermore, the
problem is compounded by lagging returns in productivity, which are
complicated to track and to represent to management. Thus, it is important
that organizations find ways to shorten the period between investment and
technology’s effective deployment. Murphy identifies five factors that are
critical to bridging this delta:
1. Identifying the processes that can provide acceptable business returns.
2. Establishing methodologies that can determine these processes.
3. Finding ways to actually perform and realize expected benefits.
4. Integrating IT projects with other ventures.
5. Adjusting project objectives when changes in the business require them
(Murphy, 2002).
Technology complicates these actions, making them more difficult to
resolve – hence the need to manage the complications. To address these
compounded concerns, strategic integration can shorten life-cycle
maturation by focusing on the following integrating factors:
• Addressing the weaknesses in organizations in terms of how to deal with
new technologies and how to better realize business benefits.
• Providing a mechanism that both enables organizations to deal with
accelerated change caused by technological innovations and that
integrates them into a new cycle of processing and handling change.
• Providing a strategic framework whereby every new technology variable
adds to organizational evolution.
• Establishing an integrated approach that ties digital technology
accountability to other measurable outcomes integrating acceptable
methods of the organization.
In order to realize these objectives, executives must be able to:
• Create dynamic internal processes that can function on a daily basis to
deal with understanding the potential fit of new technologies and their
overall value to the local department within the business, that is, to
provide for change at the grassroots level of the organization.
• Provide the discourse to bridge the gaps between technology and non-
technology-related investments and uses into an integrated system
• Monitor investments and determine modifications to the current life
cycle of idea-to-reality.
• Implement proven techniques that can be used by digital technology
leaders that allows them to bring about evolutionary change blending
digital technology with the business.
The combination of evolving digital business drivers with accelerated and
changing customer demands has created a business revolution that best
defines the imperative of the strategic integration component of ROD.
The changing and accelerated way businesses deal with their customers
and vendors requires a new strategic integration to become a reality, rather
than remain a concept given discussion while affecting little action.
Without action directed toward new strategic integration, organizations
will lose competitive advantage, which would ultimately affect profits.
Most experts see digital technology as the mechanism that will ultimately
require the integrated business processes to be realigned, thus providing
value to customers and modifying the customer/vendor relationship. The
driving force behind this realignment emanates from digital technologies,
which serves as the principle accelerator of the change in transactions
across all businesses. The general need to optimize human resources
forces organizations to rethink and to realign business processes in order
to gain access to new business markets which are weakening the existing
“asset specificities” of the once dominant market leaders.
Thus, strategic integration represents the objective of dealing with
emerging digital technologies on a regular basis. It is an outcome of ROD,
and it requires organizations to deal with a variable, which forces
acceleration of decisions in an unpredictable fashion. Strategic integration
would require staff to realign the ways in which they perform decision-
making tasks. Most companies are finding that implementing strategic
integration is challenging because of the existing skills sets of the legacy
employees doing the tasks currently. Attempting to get these individuals
to embrace these new dynamic processes is problematic.

Cultural Assimilation
Cultural assimilation is a process that addresses the organizational aspects
of how technology is internally organized, including the role of the IT
department, and how it is integrated within the organization as a whole.
The inherent, contemporary reality of technological dynamism is not
limited only to strategic issues, but cultural change as well. This reality
requires that organizations connect to all aspects of the business. Such
affiliation would foster a more interactive culture rather than one that is
regimented and linear, as is too often the case. An interactive culture is
one that can respond to emerging technology decisions in an optimally
informed way, one that understands the impact on business performance.
The kind of cultural assimilation elicited by digital dynamism and
formalized in ROD is divided into two subcategories: the study of how the
organization relates and communicates with “others” and the actual
displacement or movement of traditional staff from an isolated “core”
structure to a firm-wide, integrated framework.
The acceleration factors of digital technology require more dynamic
activity within and among departments, which cannot be accomplished
through discrete communications between groups. Instead, the need for
diverse groups to engage in more integrated discourse and to share
varying levels of technological knowledge as well as business-end
perspectives requires new organizational structures that will give birth to a
new and evolving business social culture. Indeed, the need to assimilate
technology creates a transformative effect on organizational cultures, the
way they are formed and reformed.
In order to facilitate cultural assimilation, organizations must have their
staffs be more comfortable with the digital world. The question becomes
one of finding the best structure to support a broad assimilation of
knowledge about any given technology; then we should ask how that
knowledge can best be utilized by the organization. There is a pitfall in
attempting to find a “standard” organizational structure that will address
the cultural assimilation of the digital world and its associated
complexities. Sampler’s research and Langer’s studies with chief
executives confirm that no such standard structure exists (Sampler, 1996).
Organizations must find their own unique blend of new organizational
constructs that can cope with unprecedented change. This simply means
that cultural assimilation of digital technologies is likely to be unique to
most organizations that are managed by older workers who are more set in
the ways in which they perform their jobs. Such “Baby Boomers” and
Gen X individuals typically have performed in a business model that that
is heavily structured on planning to execution. The digital age is based
more on staff that can “sense” opportunity, and “respond” quickly, which
is a very foreign concept for legacy staff. The question, then, is where
organizations can find staff that are more accustomed to a digital world
and are more “change” oriented. Thus, it is more important to design a
process of older and younger staff assimilation as opposed to the
transplanting of the structure itself.
Today, many departments still operate within “silos” where they are
unable to meet the requirements of the dynamic and unpredictable nature
of the new digital environment. Traditional organizations do not often
support the necessary communications needed to implement cultural
assimilation across business units. However, business managers can no
longer make decisions without considering digital technology; they will
find themselves needing to include digital staff in their decision-making
processes. Specifically, digital assimilation becomes mature when new
cultures evolve synergistically as opposed to just having multiple distinct
cultures attempt to work in conjunction (partner) with each other.
Without appropriate cultural assimilation, organizations tend to have staff
that “take shortcuts, [then] the loudest voice will win the day, ad hoc
decisions will be made, accountabilities lost, and lessons from successes
and failures will not become part of… wisdom” (Murphy, 2002). It is
essential then for a new digital organization to provide for consistent
governance; one that fits the profile of the existing culture, or that can
establish the need for a new culture.
While many scholars and managers suggest the need to have a specific
entity responsible for digital technology governance, one that is to be
placed within the organization’s operating structure, such an approach
creates a fundamental problem. It does not allow staff and managers the
opportunity to assimilate digital technology-driven change and understand
how to design a culture that can operate under ROD. In other words, the
issue of governance is misinterpreted as a problem of structural
positioning or hierarchy when it is really one of cultural assimilation. As a
result, many business solutions to technology issues often lean toward the
prescriptive instead of the analytical in addressing the real problem.

Gen Y Population Attributes


Research on Gen Y (also known as “Millennials”) has defined these
individuals as “digital natives.” Digital natives are those people who are
accustomed to the attributes of living in a digital world and are 18-25
years old. Gen Y employees are more comfortable with accelerated life
changes, particularly change brought on by new technologies. Such
individuals, according to a number of commercial and academic research
(Johnson Controls, 2010; CapGemini, 2013; Cisco, 2012; Saxena & Jain,
2012) have attributes and expectations in the workplace that support
environments that are flexible, offer mobility, and provide collaborative
and unconventional relationships. Specifically, millennial workers:
• want access to dedicated team spaces where they can have emotional
engagements in a socialized atmosphere;
• require their own space, that is, are not supportive of a “hoteling”
existence where they do not have a permanent office or workspace;
• need a flexible life/work balance;
• refer a workplace that supports formal and informal collaborative
engagement.
Research has further confirmed that 79 % of Gen Y workers prefer mobile
jobs, 40 % want to drive to work, and female Millennials need more
flexibility at work than their male counterparts.
As a result of this data, businesses will need to compete to recruit and
develop skilled Gen Y workers who now represent 25 % of the workforce.
In India, while Gen Y represents more than 50 % of the working
population, the required talent needed by businesses is extremely scarce.

Advantages of Employing Millennials to Support Digital


Transformation
Gen Y adults appear to have many identities and capabilities that fit well
in a digital-driven business world. Indeed, Gen Y people are consumers,
colleagues, employees, managers, and innovators (Johnson Controls,
2010). They possess attributes that align with the requirements to be an
entrepreneur, a person with technology savvy and creativity, someone
who works well in a mobile environment, and is non-conformant enough
to drive change in an organization. Thus, the presence of Gen Y personnel
can help organizations to re-strategize their competitive position and to
retain key talent (Saxena & Jain, 2012). Furthermore, Gen Y brings a
more impressive array of academic credentials than their predecessors.
Most important is Gen Y’s ability to deal better with market change –
which inevitably affects organization change. That is, the digital world
market will constantly require changes in organizational structure to
accommodate its consumer needs. À major reason for Gen Y’s
willingness to change is their natural alignment with a company’s
customers. Swadsba (2010) posits that we are approaching the end of
what he called the “work era” and into a new age based on consumption.
Millennials are more apt to see the value of their jobs from their own
consumption needs. Thus, they see employment as an act of consumption
(Jonas & Kortenius, 2014). Gen Y employees therefore allow employers
to acquire the necessary talent that can lead to better consumer reputation,
reduced turnover of resources and, ultimately, increased customer
satisfaction (Bakanauskiene et al, 2011). Yet another advantage of Gen Y
employees is their ability to transform organizations that operate on a
departmental basis into one that is based more on function, an essential
requirement in a digital economy.

Integration of Gen Y with Baby Boomers and Gen X


The prediction is that 76 million Baby Boomers (born 1946-1964) and
Gen X workers (born 1965-1984) will be retiring over the next 15 years.
The question for many corporate talent executives is how to manage the
transition in a major multigenerational workforce ?
Baby Boomers alone still inhabit the most powerful leadership positions
in the world. Currently, the average age of CEOs is 56 and 65 % of all
corporate leaders are Baby Boomers. Essentially, corporations need to
produce career paths that will be attractive to Millennials. Thus, the older
generation needs to:
• Acknowledge some of their preconceived perceptions of current work
ethics that are simply not relevant in today’s complex environments.
• Allow Gen Y to escalate in ranks to satisfy their ambitions and sense of
entitlement.
• Implement more flexible work schedules, offer telecommuting, and
develop a stronger focus on social responsibility.
• Support more advanced uses of technology, especially those used by
Gen Y in their personal lives. This requires dealing with security risks and
accommodating different applications of automation and communication.
• Employ more mentors to help Gen Y employees to better understand the
reasons for existing constraints in the organizations where they work.
• Provide more complex employee orientations, more timely personnel
reviews, and in general more frequent feedback needed by Gen Y
individuals.
• Establish programs that build better verbal communications skills to Gen
Y workers that are more comfortable with nonverbal, text-based methods
of interaction.
• Implement more continual learning and rotational programs that support
a vertical growth path for younger employees.
In summary, it is up to the Baby Boomer and Gen X leaders to modify
their styles of management to fit the needs of their younger Gen Y
employees, who in turn represent the majority population of the corporate
consumer.

Conclusion
This foreword has made the argument that Gen Y employees are “digital
natives” that have the attributes to assist companies to transform their
workforce to meet the accelerated change in the competitive landscape.
Organizations today need to adapt their staff to operate under the auspices
of Responsive Organizational Dynamism by creating processes that can
determine the strategic value of new emerging technologies and to
establish a culture that is more “change ready.” Most executives across
industries recognize that digital technologies are the most powerful
variable to maintaining and expanding company markets.
Gen Y employees provide a natural fit for dealing with emerging digital
technologies, however, success with integrating Gen Y employees is
contingent upon Baby Boomer and Gen X management to adapt new
leadership philosophies and procedures suited to meet the expectations
and needs of Millennials. Ignoring the unique needs of Gen Y employees
will likely result in an incongruent organization that suffers high turnover
of young employees who will ultimately seek a more entrepreneurial
environment.
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TUSHMAN, M. L. and ANDERSON, P. (1997). Managing Strategic
Innovation and Change, New York, NY: Oxford University Press.
Partie 1
Ce que nous disent
les travaux de recherche

Cette première partie est consacrée à la présentation des principaux


travaux menés dans le cadre de la chaire « Digital Natives » : les cinq
chapitres qui suivent permettent de couvrir de façon transdisciplinaire le
sujet qui est le nôtre : sociologie, psychologie, science politique ou encore
philosophie sont ici convoquées pour proposer un regard polymorphe sur
les enjeux de la « nativité technologique » comme l’écrit Bernard Stiegler.
Mobilisant, de différentes façons, les étudiants de Grenoble École de
Management – à l’exception du chapitre 5 – les chercheurs ont su « aller
au contact » pour produire de la recherche selon des protocoles variés et
parfois même « contributifs », dans le cas de l’équipe de F. Martin-Juchat
et de B. Stiegler – dans la mesure où les étudiants ont été activement
associés à la réflexion.
Chapitre 1
Vers des bricolages stratégiques pour faire face à l’ambivalence
affective du rapport au numérique

Fabienne Martin-Juchat, professeure des universités


Aurélia Dumas, doctorante
Julien Pierre, docteur, Gresec, Universités de Grenoble Alpes

« L’Inconstant raconte que ce qui le charme dans les voyages, c’est qu’On ne revoit jamais ce qu’on a déjà vu. Je suis inconstant d’une
manière un peu moins rapide ; ce n’est qu’à la seconde ou troisième fois qu’un pays, qu’une musique, qu’un tableau me plaisent
extrêmement. Ensuite la musique, au bout de cent représentations, le tableau, après trente visites, la contrée, au cinquième ou sixième
voyage, commencent à ne plus rien fournir à mon imagination et je m’ennuie. »
Stendhal, « Promenades dans Rome », dans Voyages en Italie, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, p. 622, 1829.
« Tout excès se base sur un plaisir que l’homme veut répéter au-delà des lois ordinaires promulguées par la nature. Moins la force
humaine est occupée, plus elle tend à l’excès ; la pensée l’y porte irrésistiblement. »
Honoré de Balzac, Traité des excitants modernes, Paris,
Éditions du Boucher, 2002, p. 4, 1839.

Introduction
Dans le cadre de la chaire « Digital Natives », consacrée à l’étude des pratiques numériques de la génération des
18-25 ans, communément appelée génération Y, nous menons une recherche, conduite sur trois années (2012-
2015), sur les rapports affectifs entretenus par les étudiants vis-à-vis des outils du numérique (ordinateur, mobile,
tablette). Notre hypothèse globale est que les compétences futures de la génération Y en matière d’usages du
numérique au travail sont liées à la relation d’attachement et de dépendance affective qu’elle construit
aujourd’hui dans ses pratiques numériques.
Les résultats de notre première étude, à portée exploratoire, menée au titre de l’année 2012-2013, que nous
présentons ici rapidement 12, ont confirmé une banalisation des usages du numérique tout au long de la journée :
les étudiants sont connectés en flux continu, du lever au coucher, et ce sans interruption pendant les heures
d’enseignement, ainsi que l’ont montré à la fois les observations menées et les entretiens qualitatifs. Il ressort de
la première année d’enquête que, sur quatre heures d’enseignement en cours magistraux, trois heures sont
dédiées à des usages non pédagogiques du numérique, qui pouvaient être qualifiés de « ludiques » (jeux,
conversations électroniques, web-errance, etc.). Cette connexion en flux continu entretient une multi-activité
permanente chez les étudiants soumis à des sollicitations pléthoriques, en ligne et hors-ligne, dont ils sont tout à
la fois sources et objets ; ils tentent de trouver un équilibre affectif complexe entre contrainte et plaisir. Or, au
cours des entretiens, les étudiants ont massivement déclaré instaurer ce régime de multi-activité afin de combler
leur ennui.
Suite à cette première année d’étude exploratoire, l’objectif de notre présente recherche (phase 2, 2013-2014) a
été d’affiner nos hypothèses et de confronter nos premiers résultats à un large échantillon en vue de les
consolider 13.
Nous formulons en première hypothèse que les étudiants entretiennent un rapport ambivalent et complexe, entre
dépendance et détachement, aux marques du numérique. Si leur attachement affectif au numérique structure leurs
pratiques sociales tout au long de la journée, ils construisent un discours critique à l’égard des marques dont ils
mettent en doute la valeur ajoutée.
Notre seconde hypothèse est que les usages du numérique, qui constituent une réponse à des espaces-temps
perçus comme ennuyeux, sont eux-mêmes source d’ennui et d’insatisfaction chez les étudiants qui ne
parviennent pas à instaurer des dispositifs de régulation et de contrôle dans leur appareillage, « bricolages »
(Michel de Certeau, 1980) 14 garants d’un usage rentable du numérique.
Enfin nous posons comme troisième hypothèse que la séparation de la vie professionnelle et de la vie privée,
issue de l’ère de la modernité et de l’industrialisation 15, est réinterrogée par l’imbrication du numérique à la vie
sociale, réinstaurant une logique de non-dissociation entre vie privée, vie sociale et vie professionnelle. Par le
numérique, il est désormais possible d’être présent dans différentes sphères sociales générant un régime de «
multi-activités », de même que ce régime appelle des usages intensifiés du numérique.
Après énoncé de notre méthodologie, fondée sur une approche dite « collaborative », nous présenterons les
résultats obtenus en correspondance avec nos trois hypothèses. Enfin, nous envisagerons les perspectives vers
lesquelles les présents résultats orientent notre recherche.

Présentation de la méthodologie
À l’instar de notre étude exploratoire, la méthode d’investigation retenue s’est voulue de type qualitative et a
favorisé une approche dite « collaborative » afin d’éviter la projection et l’imposition de perceptions
préconstruites sur les représentations et pratiques estudiantines. Des séances de workshop avec des étudiants
volontaires ont ainsi permis d’établir le protocole de recherche suivi. Suite à ces temps d’échanges et de partage,
il a été décidé de combiner à la fois des observations de type ethnographique (observations croisées par binômes)
menées par les étudiants eux-mêmes ainsi que des entretiens semi-directifs conduits par les chercheurs sur la
base d’un tableau de bord et d’un guide d’entretien conçus ensemble lors des workshops.
Une approche « collaborative »
Nous inscrivant dans la lignée des travaux scientifiques héritiers notamment du courant de l’interactionnisme
symbolique, nous percevons les sujets comme acteurs dotés d’un regard pertinent, voire expert, sur leurs propres
pratiques et usages (Clifford Geertz, 1983 in Fabienne Martin-Juchat, 2013) 16. À cet égard, nous avons souhaité
co-construire avec un groupe d’une vingtaine d’étudiants volontaires, âgés de 18 à 25 ans, appartenant à des
formations diverses (GEM, IUT, Université), le protocole de recherche à suivre, au cours de trois séances de
workshops favorisant les échanges entre chercheurs et étudiants.
Les deux premiers workshops ont chacun été construits autour de thèmes précis : « l’ennui » (workshop n° 1) et «
le multitâche et la multi-activité » (workshop n° 2). Ces temps ont permis de préparer le groupe d’étudiants à
l’élaboration, lors du dernier workshop, d’un guide d’entretien en vue des entretiens semi-directifs ainsi que d’un
tableau de bord leur permettant de mener des observations par binômes 17. Lors des deux premières séances de
workshop, ont été présentés l’étude exploratoire, sa méthode collaborative ainsi que les premiers résultats, suivis
de leur mise en discussion au sein du groupe constitué. Ces premiers échanges ont permis de rendre saillants
deux points de contestation paradoxaux en apparence et touchant à la problématique de l’ennui comme moteur
des usages non pédagogiques du numérique en situation de cours. D’une part, certains étudiants ne corrélaient
pas l’ennui auxdits usages. D’autre part, alors que notre première enquête mettait en exergue l’interaction en
situation de cours, comme souhaitée car participant d’un accroissement de l’intérêt chez les étudiants, quelques-
uns ont formulé de vives critiques à l’encontre de l’interactivité instaurée en cours, source d’ennui et de
désinvestissement selon eux. Nous reviendrons sur ces points.
Par ailleurs, sont apparues de profondes divergences de point de vue quant à la définition que chacun donnait du
« numérique », nous obligeant, dans une perspective autonymique, à nous réinterroger sur les champs,
représentations et acceptions octroyés au terme. Si pour certains, le numérique, auquel ils confèrent un sens
large, s’apparente à tout usage mettant en rapport l’utilisateur avec un écran, d’autres l’associent à des usages
collectifs, inscrits dans une dimension interactive (jeux et discussions en ligne par exemple), ou a contrario, à
des usages individuels pensés comme solitaires et signes de leur autonomie (Q. étudiant GEM, 22 ans, « Le
numérique c’est tout ce que je peux faire tout seul, sans les autres. Pour aller au cinéma, j’ai besoin de mes amis
mais pas pour regarder un film en ligne »). D’autres encore envisagent le numérique en fonction du type
d’activité ou de la tâche menée. Ainsi, pour D. étudiante IUT, 19 ans, qui entend le « numérique » dans son
rattachement à une tâche perçue comme peu engageante tant du point de vue du temps requis que de
l’implication personnelle, le visionnage de films en ligne via un support écran ne s’apparente pas à du «
numérique » mais constitue bien une activité à part entière, identifiée comme plus complexe.
Forts de ces éléments de réflexion émanant des dissensus soulevés, les étudiants ont alors contribué, lors de la
troisième séance de workshop, à la composition des rubriques du tableau de bord pour les observations ainsi que
des questions à poser en vue des entretiens qualitatifs individuels, conduits dans un second temps par les
chercheurs. À cet égard, ont été constitués cinq groupes d’étudiants amenés à réfléchir sur l’élaboration des deux
guides. Suite à un temps d’échanges autour du travail des différents groupes, nous avons collecté les propositions
faites, puis retravaillé entre chercheurs les deux guides pour sélectionner les propositions les plus pertinentes
dans les différents rendus 18.
Enfin, cette dernière séance a permis de constituer les binômes pour observations. Dans une logique immersive,
au plus proche de leurs pratiques, les étudiants se sont portés volontaires pour mener des temps d’observation par
binôme dans divers contextes : A surveillant et consignant les activités numériques de B. Nous étions ainsi
convenus que le tableau de bord des observations, élaboré avec l’aide des participants, ferait office de support de
discussions lors de séances de restitution entre les chercheurs et binômes constitués. Nous présentons dans le
tableau suivant le récapitulatif plus détaillé du déroulement des trois workshops organisés.
Tableau 1. Présentation détaillée des workshops.

ANALYSE
OBJECTIFS POURSUIVIS
DES SÉANCES

> Présentation des résultats de l’étude exploratoire (phase 1 2012–2013)


Workshop > Présentation de la méthode dite « collaborative »
1 (2 > Thème de discussion : l’ennui – compte rendu du workshop par un des
heures) Déroulement : 4 questions posées/Les étudiants écrivent sur des post–it les mots–clefs et chercheurs en position d’« observateur »
23 idées forces suscités par chacune des questions/Temps de lecture des réponses – retranscription de l’ensemble des post–it et
étudiants formulées/Temps d’échanges et de discussions analyse thématique
(GEM,
Questions : 1) Pourquoi vous ennuyez–vous en cours ? 2) D’où provient l’ennui quand
IUT, UFR)
vous êtes dans les transports ? 3) D’où provient l’ennui quand vous êtes à la maison ? 4)
Pour vous, qu’est–ce que ne pas s’ennuyer ?

Workshop > Thème de discussion : l’ennui (suite) et le multitâche/la multi–activité


2 (2 > Atelier 1 :
heures) Déroulement : 3 groupes de discussion/Un ou deux étudiants rapporteurs par – compte rendu du workshop par un des
25 groupe/Temps d’échanges et de discussions chercheurs en position d’« observateur »
étudiants Thèmes abordés : 1) comment expliquez–vous le paradoxe soulevé lors du workshop 1 :
(GEM,
l’interaction dans les cours n’empêche pas l’ennui. Or, le numérique est utilisé comme
IUT, UFR)
moyen d’interaction ? 2) quelle corrélation faites–vous entre l’ennui et la solitude ?
Workshop > Atelier 2 :
2 (2
. Partage de vocabulaire : qu’est–ce que le multitâche et la multi–activité ?
heures)
25
. Catégorisation du multitâche et de la multi–activité/Les étudiants écrivent sur des post– – retranscription de l’ensemble des post–it et
étudiants it les activités numériques qu’ils associent au multitâche et à la multi–activité/Temps de analyse thématique
(GEM, lecture des réponses formulées/Temps d’échanges et de discussions
IUT, UFR) Brainstorming : quelles activités associez–vous au « numérique » ?
> Rappel des choix méthodologiques sur le modèle de l’étude exploratoire (2012–2013)
Workshop : observations et entretiens semi–directifs
– compte rendu du workshop par un des
3 (2 > Constitution des binômes pour observations
chercheurs en position d’« observateur »
heures) > Élaboration du tableau de bord
– collecte des documents de travail des groupes
25 Déroulement : 5 groupes constitués/élaboration par groupe du tableau de bord/mise en
étudiants d’étudiants en vue de l’élaboration finale du
commun et discussions
(GEM, tableau de bord et du guide d’entretien par les
> Élaboration du guide d’entretien
IUT, UFR) chercheurs
Déroulement : 5 groupes constitués/élaboration par groupe du guide d’entretien/mise en
commun et discussions

Obstacles rencontrés dans l’approche « collaborative »


Si ces séances de workshop ont participé pleinement à la collecte de nombreuses informations, représentations et
retours d’expérience qui ont fait l’objet d’analyses de la part des chercheurs (ainsi que présenté dans le tableau 1,
« analyse des séances »), force est de constater certaines limites quant à l’approche « collaborative ». Les
étudiants ancrés dans leurs usages du numérique ne parvenaient pas, pour certains, à prendre de la distance et
conscientiser leurs propres modes de fonctionnement pour interroger leurs pairs dans le cadre de la mise en
forme du guide d’entretien, un manque de recul réflexif qui peut se comprendre à l’aune de la normalisation des
pratiques, sur laquelle nous reviendrons dans la seconde partie. La quotidienneté de l’utilisation du numérique
n’est plus perçue autrement que comme évidente, déplaçant alors l’étonnement du côté du questionnement
réclamé au sujet des pratiques numériques dans le cadre des workshops. « C’est normal », « c’est naturel »,
disent régulièrement les étudiants pour justifier de leurs difficultés à penser leurs usages du numérique. En outre,
le grand nombre d’étudiants participant (plus d’une vingtaine) s’est avéré être une difficulté supplémentaire en
termes d’animation et d’échanges au sein des workshops au vu du temps imparti réduit (2 heures).
Observations et entretiens menés
Suite aux workshops, 65 observations ont été conduites par les
13 binômes d’étudiants volontaires. Ces observations ont fait office d’une retranscription intégrale minutieuse et
ont donné suite à une analyse 19, tel qu’énoncé dans le tableau récapitulatif suivant.
Tableau 2. Présentation détaillée des observations par binôme.

OBSERVATIONS PAR BINÔME


NOMBRE DE BINÔMES CONSTITUÉS THÈMES DU GUIDE D’OBSERVATION ANALYSE DES OBSERVATIONS MENÉES

13 binômes constitués avec 25


personnes observées
95 situations observées, avec
455 tâches capturées au total :
– 32 % des observations en – étape 1 phase d’observation : support utilisé, durée, contexte entrant ou – rencontre individuelle de chacun des
contexte de cours sortant, catégorie de l’émetteur ou récepteur, applications numériques et 13 binômes par un des chercheurs et
– 9 % des observations à la types d’activités établissement d’une fiche de synthèse
bibliothèque – étape 2 : phase de l’entretien
– 21 % des observations à la de débrief entre observé et observateur sur les motivations et affects – retranscription de l’intégralité des
maison ressentis durant l’utilisation tableaux d’observations
– 13 % des observations dans du numérique – analyse et confrontation
les déplacements et transports
en commun
– 25 % des observations dans
des moments conviviaux

En parallèle, dans un souci de représentativité, nous avons également décidé de compléter notre enquête
qualitative par des entretiens de type semi-directif auprès d’un échantillon de 30 étudiants issus de diverses
formations 20. Nous détaillons dans le tableau suivant la grille de codage mobilisée, nous permettant de combiner
analyse de discours et traitement statistique des verbatims recueillis.
Tableau 3. Présentation détaillée des entretiens semi-directifs.

ENTRETIENS SEMI–DIRECTIFS
THÈMES DU GUIDE
NOMBRE DE PERSONNES INTERROGÉES ANALYSE DES ENTRETIENS
D’ENTRETIEN

– thème 1 : marques
et numérique
– thème 2 : routines
– 30 étudiants entre 18 et 25 ans et numérique
– nombre de femmes : 14 étudiantes – thème 3 : rapport – retranscription de chaque entretien (65 pages
– nombre d’hommes : 16 étudiants au temps et de verbatims)
– âge moyen : 20,7 ans numérique – analyse de discours
– niveau de formation : 10 étudiants L1, 8 étudiants L2, 3 étudiants L3, 4 – thème 4 : et traitement statistique
étudiants M1 et 5 étudiants M2 émotions
et numérique
– thème 5 : identité
et numérique

Forts du matériau collecté et des nombreux échanges entre nous mais aussi avec les étudiants de l’étude, nous
avons pu construire une interprétation partagée dont nous présentons ici les résultats.

À la recherche des sens et du sens


Les résultats de la présente recherche confirment la tendance à l’hyperconnexion des étudiants ainsi que
l’instauration d’un régime de la multi-activité modulé entre activités dans la sphère « réelle » et « virtuelle »,
elles-mêmes distribuées entre activités de travail et de divertissement, dont il nous importera ici de préciser les
motifs, modes de fonctionnements et implications affectives. Sur base de déclaratif, les étudiants estiment pour
63 % d’entre eux consacrer plus de 3 heures par jour à leurs activités numériques, comme indiqué dans le tableau
suivant, leur journée-type étant appareillée en permanence. Le numérique fait donc partie intégrante de leur vie et
les étudiants n’hésitent pas, à une forte majorité, à lui associer la construction de leur identité individuelle,
sociale et professionnelle.
Figure 1. Temps passé sur le numérique par jour.

De l’étude exploratoire ressortait que, pour une part importante des étudiants questionnés, l’usage du numérique
permettait de se sentir « vivants » et « actifs » et venait combler des temps perçus comme ennuyeux. Souhaitant
affiner ces premiers résultats, nous les avons interrogés afin qu’ils tentent d’expliciter l’ennui ressenti et que
nous puissions percevoir le régime de la multi-activité dans lequel ils sont engagés.
Ennui polymorphe
Connectés en continu, les étudiants compensent les espaces-temps guettés par l’ennui (pauses entre deux cours,
attentes dans les transports en commun, moments de solitude, etc.) par de la distraction numérique 21. Au vu des
résultats obtenus lors de l’enquête exploratoire 22 et suite à nos échanges avec les étudiants lors des workshops,
nous avons souhaité appréhender plus spécifiquement les motifs de l’ennui ressenti en situation de cours, à
l’origine d’importants usages du numérique. Nous avons également tenté de comprendre ce qui, pour eux, est
apparenté à des temps durant lesquels ils ne s’ennuient pas.
Ennui et usages du numérique en situation de cours
Dissimulés lorsqu’ils ne sont pas tolérés, les appareils de connexion (mobile, ordinateur portable, tablette)
s’inscrivent comme autant de tentations à disposition de l’étudiant qui s’ennuie en cours. Les activités
numériques compensatoires sont alors plurielles, allant de la lecture rapide sur Facebook à la réponse à des SMS
jusqu’au visionnage de films. Pour justifier de leurs usages, les étudiants arguent majoritairement le manque
d’intérêt pour la matière enseignée ainsi que le fait de devoir assister à des enseignements obligatoires non
désirés, qui prennent place au sein d’un programme universitaire à valider au titre de la formation, et dont ils ne
perçoivent pas l’utilité pour leur poursuite d’études ou leur enrichissement personnel. Le caractère contraignant
est à mettre en relation avec l’état de fatigue dont ils se plaignent massivement, subséquent à un emploi du temps
très chargé. Se voulant alors optimisation du temps par défaut, l’usage du numérique, du fait de la multi-activité
induite, tend à rentabiliser malgré tout le moment contraint ici vécu comme perte de temps. Nous reviendrons sur
ce point.
Par ailleurs, les étudiants reprochent une passivité à la fois cognitive (un étudiant GEM, 23 ans, évoque « un
manque de stimulation intellectuelle. C’est de la passivité intellectuelle. »), mais aussi sensori-motrice face à
l’autodiscipline corporelle réclamée dans le cadre de l’enseignement académique (Georges Vigarello, 2004) 23. La
connexion numérique tend à réinvestir la perte de sens et d’envie telle que vécue par l’étudiant. Ce faisant,
l’usage du numérique, qui vise à régénérer l’intérêt, peut être identifié comme relance attentionnelle déclinée sur
plusieurs niveaux : d’ordre cognitif (s’octroyer une pause en réponse à l’effort intellectuel requis), d’ordre
corporel (se mettre en mouvement à travers le changement d’activité ou encore le toucher de l’objet numérique)
mais aussi d’ordre émotionnel (recréer du désir de l’instant). Ainsi que l’énonce un étudiant IUT, M., 19 ans : «
Lorsque je m’ennuie, je comble cet ennui en faisant numériquement ce que je souhaiterais faire réellement. Par
exemple, je voudrais parler à telle ou telle personne, j’envoie un SMS. Je voudrais jouer, je joue à un jeu moins
élaboré sur mon smartphone ou alors je vais chercher de la compagnie sur Facebook pour combler un manque de
communication. » L’aparté numérique confirme, par transfert et projection virtuelle, le sentiment d’être au
monde et de pouvoir agir sur le monde, ce qui induit en creux la quête d’une place au sein de la situation
d’enseignement, vécue par certains sur le mode de l’anonymat et la désaffectivation.
Le rôle central que les étudiants octroient à l’enseignant tend à confirmer cette idée. Ces derniers imputent leur
manque d’intérêt en cours au professeur, seul capable, a contrario, de susciter curiosité et envie alors même que
la discipline enseignée ne présenterait pas « d’utilité », le terme de « passion » se faisant lancinant dans les
réponses (« Je pense que l’ennui est directement lié à la concentration et à la réflexion qui est elle-même liée au
fait qu’un professeur et un cours soient passionnants et passionnés », R. étudiante IUT, 20 ans). La passion de
l’enseignant fonctionnerait comme déclencheur de la leur par contagion émotionnelle. Beaucoup d’étudiants ont
en effet corrélé l’ennui à la solitude et promu l’interaction entre le professeur et la classe comme modalité
d’enseignement favorisant leur implication. L’interactivité est pensée comme instauration d’une relation
privilégiée avec l’enseignant, signifiante car porteuse de reconnaissance. Il est intéressant de noter que leurs
discours témoignent d’une construction affective de leur rapport à l’enseignement, largement tributaire de
l’enseignant lui-même, ancrage affectif qui questionne l’importance du lien et de l’attachement comme vecteur
de sens dans la relation à l’enseignement. Le désir d’interactivité n’est donc pas recherché en soi, tautologique,
l’interaction pour l’interaction ne les intéressant pas. Il s’agit davantage d’un besoin d’intensité dans la relation.
Dans cette perspective, il est intéressant de noter que les étudiants distinguent deux types d’interaction : s’ils
valorisent l’échange avec le professeur, perçu comme « maïeutique », terme utilisé par H., 19 ans, étudiant IUT,
ils se révèlent en revanche très critiques à l’égard d’une pédagogie fondée sur une interaction entre pairs, qui
relègue de facto l’enseignant à un rôle de second plan. Ils leur importent de pouvoir se situer sous le regard d’un
évaluateur capable de les juger dans l’acquisition de leurs apprentissages et dans leur développement personnel,
s’inscrivant ainsi dans la logique de la sensibilité à soi de l’individu hypermoderne.
Cette implication, sur fond de rétro-information, jouerait-elle pour autant les garde-fous face à un usage
compulsif du numérique ? La question paraît d’autant plus légitime que l’institution universitaire, elle-même, en
tant qu’émettrice prolixe de messages et notifications à destination des étudiants, participe activement à
l’organisation d’un « régime de la dispersion » 24 ordinaire : paradoxe d’une école, génératrice de distraction
numérique, supposée former à l’attention. Or, il est intéressant de constater que l’intérêt suscité par le contenu du
cours ou par le professeur lui-même n’est pas gage de non-connexion numérique chez les étudiants comme nous
le verrons.
Qu’est-ce que ne pas s’ennuyer ?
L’ennui à la source des usages du numérique tel qu’appréhendé en situation de cours peut en partie se décliner et
être transposé aux autres contextes, également porteurs potentiels d’ennui, que sont les transports en commun et
la maison. Pour beaucoup, au-delà d’une bonne disposition d’esprit, l’intérêt à la chose vécue nécessite au
préalable liberté de choix et s’apprécie à travers un temps perçu comme accéléré voire rendu imperceptible (« On
ne s’ennuie pas quand on ne voit pas le temps passer. L’ennui n’existe pas », étudiante GEM, 22 ans). Il est
majoritairement associé à la mise en relation de soi aux autres. L’attente et le déplacement dans les transports en
commun font massivement objets d’usage du numérique ainsi que les moments à domicile, où l’utilisation se fait
d’autant plus prégnante pour l’étudiant qui ne vit plus chez ses parents et se retrouve seul à la fin de sa journée de
cours.
La solitude apparaît donc comme dénominateur commun à l’ennui mis au jour dans les divers contextes
interrogés, réactivant ici l’étymologie latine du terme « ennui » construit sur le verbe inodiare, « être odieux »,
lui-même formé sur la périphrase in odio esse, qui a pour signification « être objet de haine » ou en d’autres
termes, « haine de soi ». L’ennui, comme refus de la solitude qui porte soi à sa propre conscience et intime sinon
de s’appréhender tout du moins de se confronter, tend à être contourné par la présence de l’autre qui vaut pour
évitement et mise à distance de soi-même. Ainsi les temps de partage et de rapports privilégiés in praesentia
avec autrui (sa famille, ses pairs) sont autant d’expérimentations de vie quotidienne qui nourrissent l’intérêt et
tiennent, dans une certaine mesure, l’ennui en échec, nous disent les étudiants. Le divertissement recherché peut
alors s’entendre au sens pascalien du terme, soit comme refus de penser, esquive existentielle de l’homme qui ne
« sa[it] demeurer seul dans une chambre » 25, à moins peut-être d’un outil du numérique à disposition lui
permettant de s’oublier à lui-même comme nous le verrons plus loin.
Le régime de la multi-activité 26
Les usages du numérique se trouvent imbriqués aux activités menées en parallèle dans la vie sociale des
étudiants. Nous nous sommes demandé comment les étudiants justifient et organisent ce régime de la multi-
activité dans lequel ils sont engagés.
La quête d’intensité émotionnelle
Considérer la multi-activité à travers le prisme de l’affectivité 27 nous invite à penser que les étudiants sont en
recherche de stimulations émotionnelles fortes et diversifiées. Ainsi les avons-nous interrogés sur leurs
motivations, déclencheurs d’usages du numérique. Les étudiants admettent massivement qu’à travers leurs
usages du numérique, ils cherchent à ressentir davantage d’émotions.
Figure 2. Quête d’intensité émotionnelle et numérique.

Les étudiants cherchent-ils à accroître les sources de stimuli émotionnels, vecteurs d’intensification du vécu
sensible, dans des espaces sociaux dénués de sentimentalité ? La sociologie des émotions peut nous permettre
d’appréhender ce phénomène, s’inscrivant dans la logique socio-économique moderne qui surexploite l’affectif
dans une visée marchande (Eva Illouz, 2006, 2012 ; Fabienne Martin-Juchat, 2008, 2013) et tend à construire un
individu surconsommateur d’affects. Immergé quotidiennement dans des espaces de « conso-communication
[…] à valeur ajoutée affective » 28, l’étudiant construit un habitus émotionnel à forte intensité que l’usage du
numérique permet de combler et d’alimenter voire de réactiver en cas d’émoussement.
Il s’agit pour certains étudiants de ressentir, par écrans interposés, sur commande et désir de l’instant, tous types
d’émotions, positives et/ou négatives, vécues comme un assouvissement cathartique. L’usage numérique par la
consommation émotionnelle qu’il permet consiste alors en une échappatoire commode face à la banalité
environnante soumise à l’écueil de l’insignifiance mais aussi face à des affects non désirés qu’il faudrait tenir à
distance ou reprogrammer. Le divertissement numérique évoqué précédemment prend ici la forme d’un
divertissement émotionnel : l’usage du numérique permet de créer des zones de coïncidence et de congruence
entre l’affect ressenti et l’affect à ressentir dans la situation sociale vécue. Par exemple, un étudiant qui, saisi par
le désarroi ou le stress alors qu’il est en représentation sociale, en situation de cours ou qu’il doit travailler en vue
de ses partiels, tente de s’apaiser en surfant sur des sites de divertissement qui lui permettent de rire, de se
détendre, de détourner son esprit en direction d’une idée ou une image agréable. Un étudiant UFR, M., 22 ans,
identifie Facebook à un « modérateur émotionnel » lui permettant de neutraliser et d’éloigner ses émotions
négatives de l’environnement immédiat inadapté à leur expression. Cette reprogrammation à tonalité euphorique
qui a valeur d’autorégulation peut s’appréhender comme un « travail émotionnel » 29, le façonnage des sentiments
réclamé participant à des attendus et permissions sociaux concédés par la communauté 30.
Par ailleurs, les observations menées par les étudiants font ressortir un fort zapping émotionnel – ces derniers
passant de la joie, au stress puis au rire pour revenir au stress et à la joie – correspondant à leurs activités
numériques. Le régime de la multi-activité favorise ces sursauts émotionnels, qui peuvent s’appréhender d’une
part, comme le signe d’une recherche de diversification émotionnelle donnant l’impression de l’intensité du
moment présent par la concentration émotionnelle et d’autre part, comme la recherche d’un équilibre complexe
entre des affects contradictoires. Le recours à l’émotion tente ainsi de créer un regain d’intérêt, voire
d’excitation, face à l’ennui d’une situation affective inconfortable ou encore d’un environnement désaffectivé,
faisant alors courir le risque de l’épuisement émotionnel par répétition jusqu’à l’arasement affectif voire l’a-
émotionalité.
Pour certains étudiants, associer émotions et numérique ne va pas de soi et leur « fait peur » du fait de la
dépossession de soi que l’influence du numérique sur les émotions personnelles implique. Ils admettent
néanmoins volontiers pour la plupart d’entre eux que s’ils ne ressentaient pas d’émotions, ils ne se connecteraient
pas. Reste une dernière catégorie d’étudiants, minoritaire, pour qui la quête d’émotions fortes ne constitue pas un
objectif visé, ces derniers alléguant un environnement « réel » immédiat déjà bien suffisamment riche en
émotions sans besoin de nourriture supplétive émanant du numérique ou encore se justifiant d’une «
hypersensibilité » idiosyncratique leur faisant craindre une trop grande exposition. Enfin, pour les étudiants
restants, force est de constater que leurs usages du numérique s’inscrivent dans une perspective routinière
presque de l’ordre de l’impensé et du désaffectivé.
La variation du même : un parcours numérique ritualisé
Au-delà de l’intensification émotionnelle recherchée par la plupart des étudiants interrogés, d’autres motifs
viennent justifier de l’usage du numérique. Certains étudiants se surprennent à la digression numérique par
habitude, réflexe, compulsion 31 ou encore addiction, conviennent-ils, les obligeant alors à une négociation
délicate entre (auto-)contraintes et plaisirs que nous développerons plus loin. La curiosité et l’appel de la
nouveauté sont également de puissants moteurs à l’instauration d’un régime de la multi-activité, pouvant
confiner à l’angoisse et la peur de rater une information (FOMO en anglais fear of missing out 32). Le zapping
numérique, qui permet à la fois de s’occuper sans différer mais aussi de partager des contenus entre pairs, en est
un révélateur.
Par ailleurs, les usages du numérique se déclinent entre activités de travail et activités ludiques, la plupart des
étudiants s’inscrivant dans une logique de gratification : l’usage du numérique se donne comme récompense
consécutivement à des efforts consentis (activité longue de travail). Une étudiante nous explique l’organisation
de son espace de travail et nous dit avoir besoin d’un arrière-plan numérique pour pouvoir se concentrer : «
Quand on sature, c’est une décompression. Après on est plus productifs. » Un autre étudiant instaure un «
contexte de travail ludique », selon ses propres termes, en utilisant Facebook en continu « au cas où il y [ait]
quelqu’un ou une nouvelle information ». Mais la tentative d’une délimitation stricte entre travail et
divertissement nécessite motivation et détermination tenaces et semble difficile à tenir pour certains étudiants qui
achoppent à l’appel des sirènes du numérique à proximité, quand ils ne cèdent pas, non sans culpabilité.
En outre, nous avons tenté de comprendre le régime de la multi-activité à travers la durée consacrée à leurs
différentes activités du numérique : s’agit-il de zapping ou d’activité longue ? Il est intéressant de constater un
décalage entre les résultats obtenus lors des observations par les binômes et des entretiens, révélateur d’une
distorsion entre leurs impressions et leurs pratiques. Les entretiens montrent que les répondants distribuent à
parts presque égales leurs activités du numérique entre du zapping et de l’activité longue comme l’illustre le
schéma suivant.
Figure 3. Zapping/activité longue.
Or, il ressort des observations menées que la plupart des activités appareillées s’avèrent très courtes ; ce sont des
successions de microtâches qui, pour 43 % d’entre elles, durent 1 minute et pour 37 % entre 2 et 5 minutes.
Tableau 4. Régime de microtâches.

DURÉE DE L’ACTIVITÉ APPAREILLÉE NOMBRE D’OCCURRENCES %

1 minute 196 43 %
Entre 2 et 5 minutes 168 37 %
Entre 6 et 15 minutes 58 13 %
Entre 16 et 59 minutes 24 5%
Supérieur à 1 heure 9 2%

Les activités numériques dites longues correspondent en règle générale aux activités liées au travail universitaire
tel que la prise de notes en cours ou la recherche documentaire dans le cadre des enseignements ainsi qu’à des
activités à dimension récréative engageantes comme le visionnage de films et séries, la lecture d’articles sur des
sites d’informations ou encore les jeux en ligne. Le zapping, quant à lui, concerne le checking et la lecture rapide
et transverse de notifications, sites d’informations, réseaux sociaux, jeux rapides sur applications mais s’applique
également au visionnage de films et séries, pouvant faire office d’activités d’arrière-plan pendant un cours, lors
d’un repas entre amis ou en parallèle d’une recherche ou d’une visite d’autres sites web. Il apparaît que ces
activités sont menées et organisées de façon routinisée, les étudiants concédant qu’ils ne diversifient que peu
leurs usages.
L’intégralité des étudiants interrogés déclare posséder des routines dans son utilisation du numérique. Entre
réassurance par besoin de contrôle de son environnement et figement de l’usage qui n’est plus interrogé, ces
routines répondent à une organisation selon des temporalités et des activités précises. Ainsi un étudiant nous
explique : « je n’éteins jamais mon téléphone et j’allume mon ordinateur dès que je me réveille. Je vais sur
Facebook en premier puis sur mes applications banque et mails ». Tel autre a besoin pendant les pauses de
s’astreindre au même rituel : Facebook A mails A Le Monde A Eurosport, afin de « voir qu’il n’y a rien » et de
se tranquilliser une fois celui-ci accompli. L’appel de la nouveauté, que nombreux pointent comme un moteur de
leurs usages du numérique, présente ceci de paradoxal qu’il s’agit davantage d’une variation d’un même
numérique, artefacts de nouveauté, tant leur parcours se trouve ritualisé. Paradoxe qu’éclaire la banalisation de
l’usage du numérique qui tend à la normalisation.
Ce régime de la multi-activité initiant une logique de dispersion apparente semble bien relever d’un phénomène
en cours de normalisation. En témoignent les usages du numérique en situation de cours alors que la matière
enseignée et/ou le professeur lui-même suscitent un intérêt préalable et une adhésion forte de la part de l’étudiant
sans pour autant supprimer chez certains d’entre eux l’utilisation de l’outil numérique. Débordant les seules
situations vécues comme contraignantes ou génératrices d’ennui, l’usage du numérique s’apparente à une routine
en dehors de toute appréciation de la tonalité affective (plaisante ou déplaisante) de la situation vécue, conférant
ainsi à l’outil numérique une dimension exo-prothétique 33.
L’intégration de l’outil numérique peut également s’appréhender à l’aune des codes conversationnels que les
étudiants instaurent entre eux et qui intègrent, comme corps étendu, l’utilisation du téléphone mobile au cœur de
leurs échanges. Qu’un de leurs camarades réponde à des SMS en même temps qu’il leur parle ne les gêne pas
dans leur conversation en cours et ne perturbe pas « l’ordre de l’interaction » (Erving Goffman, 1973) 34 ; « c’est
normal », sont-ils nombreux à rétorquer, avançant que cette activité parallèle ne nuit ni à l’écoute, ni à l’attention
dont il peut faire preuve. Cette automatisation de l’usage, dont ils témoignent massivement, interroge le
glissement de la multi-activité au multitâche, comprise comme le fait de mener des tâches parallèlement 35, au
sein de cette génération dite des Digital natives : il s’agit alors chez ces étudiants de conduire de façon synchrone
des activités diverses sur fond d’activités numériques devenues réflexes à force d’usage.
Omniprésents, routinisés voire intégrés, les outils du numérique, par le régime de la multi-activité qu’ils
instaurent, procurent-ils pour autant chez les étudiants satisfaction ? Quels rapports affectifs entretiennent-ils
avec leurs usages du numérique ?

De l’ambivalence affective dans les usages du numérique


Sujets à ce divertissement numérique, les étudiants font montre d’un rapport affectif ambigu vis-à-vis de leurs
propres pratiques, oscillant entre plaisir et contrainte, contrainte et autocontrainte, satisfaction et insatisfaction.
Nous présentons l’ambivalence affective dont ils font preuve d’une part, vis-à-vis des marques du numérique et
d’autre part, vis-à-vis de leurs usages eux-mêmes.
Rapport aux marques empreint d’ambiguïté
L’étude exploratoire avait permis d’indiquer chez les étudiants un attachement affectif fort aux marques associées
aux TIC. Aussi les avons-nous interrogés sur leur rapport aux marques associées au numérique. Force est de
constater que les étudiants pensent le numérique dans son lien au support technique (ordinateur, téléphone). À la
question, « Pouvez-vous désigner 5 marques que vous associez à vos pratiques numériques ? », Apple, Samsung
et Sony se révèlent les plus cités, le réseau social Facebook ne figurant qu’en cinquième position, Twitter à la
huitième place. Le numérique n’est donc que peu associé à leurs activités (mails, réseaux sociaux, sites
d’informations sérieuses ou décalées qui font office d’un checking récurrent, etc.), aux activités du numérique
qui participent pourtant de leurs routines ainsi que nous l’avons montré.
Figure 4. Les 10 marques associées au numérique les plus citées.

À cet égard, les étudiants ont, d’ailleurs, associé spontanément les marques du numérique qu’eux-mêmes
utilisaient. Néanmoins, leur attachement affectif n’apparaît que peu dans leurs réponses. La bonne qualité, la
fonctionnalité, la réputation ainsi que le prix sont perçus comme des valeurs ajoutées fortes reconnues aux
marques citées. L’attachement affectif, contre toute attente, n’est que peu évoqué et plusieurs étudiants indiquent
même que ces marques ne présentent « pas de valeur ajoutée » tel que récapitulé dans le tableau suivant.
Tableau 5. Marques associées au numérique et valeurs ajoutées par nombre d’occurrences.

VALEURS AJOUTÉES ASSOCIÉES NOMBRE D’OCCURRENCES

Bonne qualité 53
Pas de valeur ajoutée 21
Fonctionnalité 21
Prestige/réputation 21
Prix 13
Design 10
Innovation 10
Communication et partage 9
Performance 8
Rapidité 8
Attachement affectif 6
Marketing 3
Nouveauté du produit 3
Choix 2
Divertissement 1
Gratuité 1
Pas de stockage de données 1
Personnalisation 1
Relation client 1

Plusieurs explications viennent éclairer l’absence relative de référence à l’attachement affectif dans les réponses
des étudiants. Le rejet critique dont ils font preuve dans leurs propos vis-à-vis des marques associées au
numérique peut apparaître de l’ordre de la posture libertaire, correspondant au discours ambiant, flatteuse pour
l’étudiant consom’acteur qui se perçoit comme émancipé face à l’emprise des marques, discours qu’il est
intéressant de mettre en miroir avec la concordance obtenue entre marques citées et utilisées, preuve d’une
utilisation massive desdites marques. Par ailleurs, il pourrait s’agir soit d’un déni, se faisant d’une mise à
distance de la perte partielle de contrôle qu’induit tout attachement ou encore du refus de voir sa propre
dépendance, soit d’un oubli, signe d’un manque de conscience de la force patente des marques du numérique, qui
dépassent bien évidemment le seul domaine des outils techniques sans pour autant être appréhendé par les
étudiants. À cet effet, plusieurs d’entre eux, dans la seconde partie de l’entretien consacrée aux routines et au
numérique, s’interrogent sur la possibilité qu’était la leur d’associer leurs applications quotidiennes au
numérique 36. Or, si leur discours peut se faire critique à l’endroit des marques associées au numérique, ils
connotent positivement les applications qui participent de leurs rituels, souvent de l’ordre du divertissement. Cet
oubli peut donc s’apparenter à un aveu de dépendance dans la mesure où ils ne se révèlent pas conscients des
stratégies marchandes des grands groupes de l’économie numérique derrière ces applications.
Entre plaisirs et (auto-)contraintes
L’usage du numérique procure aux étudiants un plaisir manifeste du fait de leur participation, tant en termes
d’inscription au sein d’une communauté numérique vectrice de reconnaissance de soi qu’en termes de
manipulation de l’outil numérique développant ainsi leurs « capacitations » (Serge Proulx, 2013) 37. Les contenus
numériques participent du partage et de la mise en relation avec autrui, alimentant les échanges entre pairs et
permettant d’éviter, en les comblant, les moments de vides conversationnels lors de repas ou pendant les soirées.
Mais ce constat est à mettre en miroir avec les sources de contraintes plurielles qu’ils soulèvent. Parmi elles, les
sollicitations numériques multiples, qui émanent aussi bien des pairs que des institutions elles-mêmes ou encore
des appareils et services via leurs systèmes de notifications, peuvent apparaître à la longue comme autant de «
corvées numériques » (H. étudiant IUT 20 ans) auxquelles il est difficile de se soustraire.
La contrainte glisse alors du côté de l’autocontrainte, vécue comme intériorisation d’un régime de
l’hyperconnectivité relevant d’une logique de normativité. À cet égard, la déconnexion est perçue comme
impossible, nourrie notamment par la crainte d’une marginalisation. Parlant des étudiants minoritaires qui ne
souhaitent pas créer un profil sur Facebook, plusieurs répondants nous disent qu’il s’agit là d’un réel « handicap
» pour le groupe s’ils doivent travailler avec eux dans le cadre d’exposé ou de projets tuteurés par exemple.
Interrogés sur leurs visions des non-usagers, faibles utilisateurs ou abandonnistes, les étudiants présentent un
positionnement et une lucidité empreints de paradoxalité entre idéal de liberté et acception de la norme :
soulevant le caractère aliénant de l’appareil de connexion, ils sont conscients que les sollicitations numériques
suscitées ne constituent pas des injonctions en soi, mais le deviennent dans la mesure où ils se soumettent à leur
emprise, certains identifiant ce besoin à de l’addiction. Pourtant, l’aliénation se déplace vers celui qui n’est peu
ou pas connecté, mu en un étranger (alius, alienus de son étymon latin) suscitant de vives critiques de la part des
pairs, dont certains admirent toutefois l’audace sans pour autant se convertir 38.
Or, pour la majorité des étudiants interrogés, la multi-activité numérique instaurée demeure insatisfaisante, ne
produisant pas le réenchantement attendu, mais alimentant le sentiment de fatigue ressenti (« C’est fatigant d’être
toujours sollicitée », A. étudiante IUT, 20 ans).
Comment sortir de l’ouroboros de l’ennui ?
Soumission à une servitude numérique volontaire car nécessaire pour se distraire ou appartenir au groupe, disent-
ils, leurs usages du numérique ne procurent en définitive chez la plupart des étudiants qu’un sentiment global
d’insatisfaction, entre lassitude, regrets et culpabilité, dont certains tentent de se prémunir à travers des «
bricolages » salvateurs que nous présentons ici.
Le cercle anomique de l’ennui
Au cours de nos nombreuses discussions avec les étudiants, lors des workshops, est apparu le paradoxe suivant :
l’ennui entraîne l’usage du numérique, qui ne parvenant pas à le combler, génère à son tour un sentiment d’ennui.
Nous avons souhaité confirmer ce triomphe de l’ennui vis-à-vis du mal contre lequel il entend lutter à travers les
entretiens menés. À la question « comprenez-vous ce paradoxe : des personnes utilisent le numérique pour lutter
contre l’ennui mais l’utilisation du numérique elle-même est génératrice d’ennui ? Est-ce votre cas ? », les
étudiants se sont majoritairement reconnus dans ce cas de figure, nous parlant de « spirale de l’ennui » d’où
certains rencontrent de grandes difficultés à s’extraire 39.
Figure 5. Le numérique et l’ennui.

Ces derniers se décrivent comme pris au piège abscons de l’ennui, lui-même pourvoyeur d’insatisfaction. Ce
sentiment est à mettre en lien avec le caractère hautement addictif de l’usage du numérique, tel qu’appréhendé
par nombre d’étudiants, addiction qui, dans une logique régressive, participe d’une perte de contrôle de l’usage
en même temps que d’une forme d’épuisement du désir, qui auto-alimente alors l’ennui qu’il tend à déjouer («
Quand je m’ennuie, j’utilise mon ordinateur ou mon portable. Cela ne diminue pas l’ennui mais en procure », R.
étudiant IUT, 20 ans).
Le zapping numérique comme soif compulsive de nouveauté et ingestion précipitée d’une grande quantité de
notifications et contenus en lecture transverse alimente l’ennui généré, le tour d’horizon numérique arrivant
rapidement à terme du fait du rythme de navigation soutenu. Ce « bovarysme » numérique s’explique également
par la lassitude qu’entraîne la routinisation de leurs activités numériques, retour du même qui aiguise
l’impression d’ordinaire et, partant, de vacuité dans l’usage. Aussi, à la question « avez-vous l’impression de
perdre ou de gagner du temps dans vos activités numériques ? Pourquoi ? », une majorité d’étudiants estiment
perdre leur temps dans leurs activités du numérique comme présenté dans le schéma suivant.
Figure 6. Gain et perte de temps dans les activités du numérique.

Or, il ressort de l’analyse des entretiens que les étudiants qui indiquent une impression de perte de temps dans
leurs usages apparaissent massivement insatisfaits, la rentabilité se faisant critère d’appréciation souverain dans
le regard qu’ils portent sur leurs propres pratiques.
Figure 7. Productivité et sentiment de satisfaction.

Des « bricolages » stratégiques salvateurs


Force est de constater qu’aucun des étudiants ayant la sensation de gagner du temps n’a l’impression de
s’ennuyer dans ses activités du numérique comme attesté dans le schéma supra. À l’ère de la société accélérée 40,
le plaisir ou déplaisir ressenti se jauge-t-il à la rentabilisation du temps permise par les activités menées ? En
croisant les résultats obtenus quant au temps passé estimé par jour, l’impression de gain ou de perte de temps
ainsi que la satisfaction retirée, il apparaît que les étudiants qui parviennent à conserver le contrôle de leur temps
et de leurs usages se révèlent globalement satisfaits. A contrario, les étudiants mécontents sont majoritairement
soit ceux qui passent le moins de temps sur le numérique, ce qui peut s’expliquer par une réticence liminaire à
l’usage ou une réponse subséquente à l’insatisfaction, soit ceux qui consacrent un temps très important aux
activités numériques. Sur les 30 étudiants interrogés, deux d’entre eux qui ont estimé à plus de 15 heures par jour
leur utilisation du numérique se déclarent néanmoins insatisfaits de leurs usages. Ces forts utilisateurs (plus de 10
heures par jour) ont majoritairement l’impression de gagner du temps dans leur travail universitaire mais nous
disent perdre ce temps gagné dans leurs activités ludiques, générant ainsi frustration et remords 41.
Une logique de rentabilité sous-jacente, selon le modèle de la rationalité pragmatique en quête de performance,
tel que promu par la modernité 42, semble donc justifier de leur ennui et expliquer plus largement l’évaluation
faite de leurs propres usages du numérique. Une même quête de rentabilité motive d’ailleurs le régime de la
multi-activité, perçu comme gain de temps (gérer des mails, réviser un autre cours, faire ses courses en ligne, etc.
en parallèle d’une activité menée). Et un étudiant GEM, 22 ans, de nous déclarer : « J’ai besoin d’effectuer
plusieurs tâches en même temps pour être content de ma propre productivité. »
Dès lors, pour les utilisateurs satisfaits, les « bricolages » se font stratégiques, en vue de gagner du temps.
L’autorégulation en est une illustration, qui peut prendre la forme d’une délimitation des activités numériques à
travers des temps circonscrits et dédiés (temps de travail avec et/ou sans support numérique/temps de détente
numérique/temps de déconnexion), fonctionnant d’une part comme limitation des sources de détournement
attentionnel vis-à-vis de l’activité principale et d’autre part, comme garde-fou à une errance numérique
chronophage. Un étudiant, en école de journalisme, nous explique la satisfaction nouvelle que lui procurent ses
usages du numérique qu’il est parvenu à réguler : « j’essaie maintenant de me détacher [des outils du
numérique], j’ai arrêté de traîner, c’était contre-productif. Je regardais en continu toute la journée les mêmes
sites. J’avais beaucoup d’onglets ouverts mais que je ne lisais pas au final. Puis, trop d’utilisation fatigue, épuise.
Je traîne de moins en moins maintenant, je ne prends pas mon PC avec moi la journée. Je le retrouve le soir pour
consulter mes mails. Ça me fait du bien. Je lis de plus en plus des articles papier et j’écris depuis que j’ai plus de
temps ». Et de poursuivre : « Il n’y a pas d’ennui quand le numérique est bien utilisé ».
Par ailleurs, la détention de plusieurs outils du numérique (téléphone, tablette, ordinateur fixe et portable) permet
à certains étudiants de répartir les tâches en fonction du support utilisé : à titre d’exemple, une étudiante dédie
son téléphone aux applications ludiques, son ordinateur portable aux mails, Facebook et visionnage de séries et
films, son notebook à la prise de notes en cours et son ordinateur fixe aux temps de travail à domicile, parvenant
ainsi à délimiter les temps de détente et de travail.
Dans le même ordre d’idée, une étudiante R., 20 ans, IUT, nous dit positionner son téléphone portable, qui ne la
quitte jamais, en mode avion pour ne pas être dérangée ni tentée quand elle est en cours, ce qui lui permet de
s’impliquer plus pleinement dans la situation d’enseignement. Enfin, une autre étudiante nous raconte que la
régulation s’imposait dans la gestion des SMS au vu de la quantité de sollicitations reçues par heure 43 : « je
préfère appeler maintenant. C’est fatigant d’écrire. Je suis lassée, c’est passé. », ce qui signale l’autorégulation
initiée à la fois comme source de réflexivité, par distanciation de l’usage, mais aussi comme apprentissage.
Le bricolage stratégique peut également prendre la forme d’un bricolage émotionnel, comme indiqué
précédemment, pour gagner en efficience et en performance, sorte de reprogrammation instrumentale au bénéfice
de son utilisateur. À cet effet, le divertissement numérique, quand il est contrôlé et ne déborde pas, s’apprécie à
sa capacité, lui aussi, à être rentable dans la mesure où favorisant la décompression et l’oubli de soi, à l’instant
même où son utilisateur en a besoin, il peut permettre de devenir plus efficace à sa suite dans le travail. Certains
étudiants tentent de coupler divertissement et productivité en orientant leur distraction du côté de jeux permettant
de tester leur culture générale tout en défiant des amis, alliance de détente, d’émulation et de compétition. Un
autre étudiant a limité le nombre d’applications ludiques présentes sur son téléphone et positionné des
applications « de sites de journaux sérieux pour [s’] obliger pendant les temps de pauses à y aller et acquérir une
culture générale ».
Ces modes de fonctionnement sont autant de tactiques qui peuvent permettre, dans un souci de rationalisation et
de cloisonnement des espaces, d’éviter l’éparpillement et de favoriser l’encadrement de leurs propres usages. Il
est donc bien question ici de bricolages autorégulateurs qui sont autant de dispositifs de contrôle mobilisés en
vue de lutter contre le gaspillage temporel mais aussi affectif 44 (Eva Illouz, 2012) et participent ainsi de la
tentative d’un accroissement de la rentabilité de soi.
De l’ambivalence à l’ubiquité affective
L’ambivalence affective appréhendée peut apparaître comme ubiquité affective dans la mesure où le rattachement
à des mondes sociaux pluriels, d’ordre « virtuel » et « réel », sur un mode synchrone, questionne la présence-
absence corporelle, émotionnelle et psychique à autrui et plus largement à l’environnement. « L’enchevêtrement
des différents espaces sociaux » (Stefana Broadbent, 2011) 45 interroge l’implication et la mise à distance des
étudiants à travers l’usage du numérique. Si ces derniers reconnaissent leurs pratiques de connexion, notamment
pendant les cours, comme un désinvestissement du moment présent, pouvant s’apparenter à un retrait psychique,
l’attention se trouvant alors déportée et réactivée du côté de la sphère numérique, le rôle et la place du corps,
dans cette mise à distance de soi, par l’intermédiaire de l’écran, reste un impensé.
Or, ne peut-on pas percevoir les usages du numérique, sinon comme une « absence » corporelle, du moins
comme un désengagement corporel ? En d’autres termes, le détour par l’écran numérique ne peut-il pas
s’appréhender comme un retrait corporel et participer d’un contournement, de l’ordre de l’évitement situationnel
mais aussi relationnel, la relation à l’Autre in praesentia pouvant apparaître comme inconfortable voire
difficultueuse ? Force est de constater que l’écran marque une frontière physique entre les interlocuteurs,
protégeant ainsi les « territoires du moi » (Erving Goffman, 1973) 46 de l’envahissement potentiel de l’Autre.
L’usage de l’écran interposé participerait alors d’une mise en scène de soi qui donnerait contenance, entendue
comme territoire et posture 47, vis-à-vis d’autrui et de soi dans l’optique d’éviter de faire « face » ou encore de
préserver l’intégrité de son cadre privatif 48. Dans la perspective d’un corps médium des émotions 49, l’espace
numérique pourrait s’apparenter à un refuge 50 émotionnel, au sens étymologique du terme refugere, soit « fuir en
rebroussant chemin », le détour pouvant être motivé par la quête d’un environnement affectif plus plaisant ou
plus sécurisant.

Perspectives
En réponse à nos trois hypothèses, il apparaît que les étudiants, investis dans un régime de multi-activité,
présentent un rapport affectif au numérique complexe, teinté d’ambivalence, entre ennui et satisfaction, plaisir et
contrainte, contrainte et autocontrainte, dont ils sont en partie lucides. Si ces derniers manifestent un attachement
affectif fort vis-à-vis de leurs usages du numérique, qui, normalisés et routinisés, structurent leurs journées, tant
en matière d’activités que de pratiques sociales, et ce généralement en flux continu, l’attachement peut se faire
dépendance et l’usage se révéler à terme insatisfaisant par épuisement du désir dans la vacuité de la compulsion.
De même, il apparaît que les outils du numérique à leur disposition permanente sont une réponse presque réflexe
à l’ennui, parfois même par anticipation, ennui dont ils tentent de se prémunir, sans pour autant y parvenir.
Polymorphe, l’ennui ressenti chez les étudiants, qui se décline aux niveaux sensori-moteur, cognitif voire
ontologique trouve un pis-aller commode dans leurs usages du numérique. Presque sitôt éprouvé, l’ennui génère
l’utilisation du numérique qui peut devenir à son tour générateur d’ennui au risque, tel une spirale anomique,
d’une perte de contrôle de l’usage que la quête de la nouveauté, comme horizon d’attente espéré et poursuivi,
appelle et alimente sans contenter. Leur déception est alors à appréhender d’une part, à la lumière du plaisir que
peuvent leur procurer leurs usages du numérique, comme espaces-temps de socialisation ordinaire, de partage, de
divertissement et d’apprentissage, et d’autre part, à travers l’exaltation émotionnelle qu’ils recherchent
massivement dans lesdits usages. Or, l’intensification émotionnelle rendue possible par le truchement du
numérique peut ne plus répondre à la répétition, même à valeur de surenchère, que par l’étiolement, procurant
ainsi lassitude et ennui.
La complexité de leur rapport au numérique se retrouve également dans leur appréhension des marques qu’ils lui
associent : leur opposant un manque de valeur ajoutée, ils construisent un discours critique à l’encontre des
leaders du marché et se représentent comme pragmatiques dans leur choix des outils, tout en reconnaissant, dans
le même temps, une dépendance affective forte. Cette tension peut apparaître d’une part, comme le signe du désir
affiché de se soustraire à l’influence des marques, ce qui, le cas contraire, participerait d’une remise en cause de
leurs capacités de résistance et de libre expression individuelles, et d’autre part, comme la volonté de garder le
contrôle sur l’outil, réduit ici à sa dimension instrumentée et instrumentale.
De notre recherche, il ressort que les étudiants les plus satisfaits de leurs usages se révèlent être les plus
stratégiques et habiles dans la mise en œuvre de bricolages individuels notamment de l’ordre de l’autorégulation.
Dans une visée utilitariste, leur sentiment de satisfaction apparaît lié à la performance individuelle supposée
atteinte à travers le régime de la multi-activité instauré, que ce soit dans les temps de travail ou de détente :
l’information partagée, le divertissement trouvé se doivent d’être « utiles », de leur donner l’impression de
rentabiliser leur temps. A contrario, quand il est non maîtrisé ou improductif, l’usage du numérique, qui leur
procure la sensation de perdre leur temps, se fait déclencheur de déception doublée de culpabilité.
Ce régime de la multi-activité, qui leur permet une connexion en continu à des sphères sociales plurielles, dans
une logique de normalisation et d’intensification de la réalité vécue, nécessite des bricolages stratégiques, en
termes de hiérarchisation des réponses accordées aux diverses sollicitations, qui participent d’une quête
d’eumétrie salutaire. Or, à défaut d’une gestion collective institutionnelle ou organisationnelle, ces bricolages
stratégiques salvateurs représentent une gageure et laissent certains étudiants, démunis dans des espaces-temps
non dissociés, sans ressources. La nécessité d’un accompagnement pensé collectivement, de l’ordre de
l’apprentissage, se fait d’autant plus sentir que les inégalités repérées peuvent se révéler discriminantes en cette
période universitaire décisive pour leur avenir professionnel.
Aussi souhaiterions-nous penser, au-delà de l’individuel, un bricolage stratégique collectif des usages du
numérique à travers la mise en place d’un atelier d’innovation qui nous permettrait d’explorer les différents
moyens et ressources pour intégrer et exploiter le régime de la multi-activité dans les différents contextes que
sont la situation d’enseignement et de travail. Nous inscrivant dans la lignée de notre approche « collaborative »,
nous comptons mener notre expérimentation avec le soutien d’un groupe d’étudiants volontaires de la Licence
professionnelle Webmaster éditoriale de l’université Grenoble 3 nous permettant ainsi d’appréhender plus
globalement le rapport au travail de la génération dite des Digital natives.

Annexes au chapitre 1
Annexe 1. Présentation détaillée de la méthodologie phases 1 et 2.
Annexe 2. Tableau de bord des observations.
Mode d’emploi
Support : PC/Portable/mobile. Exemple : PC, ordi portable, téléphone mobile, console de salon, etc.
Contexte : E ou S, Entrant ou Sortant. Exemple : je reçois un message = E ; j’envoie un texto = S
Catégorie du contexte (liste non exhaustive) : émission/réception d’un message A couple, famille, amis,
étudiants (groupe exposé, équipe projet, asso étudiante), enseignant, école (administration/service comm°),
collaborateurs, employeur, site d’actualité ou d’information (Le Monde, L’Équipe, Wikipedia, etc.), jeux, sites de
commerce (shopping en ligne).
Application : boîte mail, Twitter (préciser : Timeline, Direct Messages), Facebook (préciser : Newsfeed,
Messenger, etc.), moteur de recherche (préciser lequel), player audio/vidéo (lequel)
Fonctionnalités/Activités (liste non exhaustive) : lecture rapide (zapping, checking), lecture attentive (d’un
article, d’un mail), visionnage (vidéo), écoute (audio), recherche d’info, archivage (bookmark)/tri (boîte mail,
liste des tâches), jeu rapide/immersion, écriture (rapide, argumentée, réfléchie, stylisée, etc.)
Debrief
Motivation : phatique (garder le contact), coordination (confirmation rdv, accusé réception), coopération
(négociation, raisonnement)
Affect : émotions ressenties (colère, frustration, joie, etc.)
Exemple

Carnet de bord, Chaire Orange Digital Natives

Formation : Date : Observé : Observateur :

Contexte

En cours : 5 à 10 min., À faire par l’observé, au début et à la fin de la séance d’observation


3 x séance Captures écran du navigateur (onglets, page d’accueil, etc.) sur PC/mobile
À la bibliothèque : 1 x 15min. Captures écran du bureau de l’ordinateur / du mobile
À domicile : 5 à 10 min., Capture vidéo de la séance sur ordinateur
3 x séance À faire par l’observateur
Déplacement/transports en commun : 1 x 5 min. Photographies de l’observé
Moment convivial (repas de midi entre amis, soirée, etc.) : Photographies de l’environnement
2 x 5 min.
Lieu : ...................
Encadrement (portable/mobile autorisé ?) :
..................
..................
Environnement affectif (intérêt du cours, relation avec le prof, présence d’autres personnes, état d’humeur de
l’observé):
..................
..................
Appareillage : marque/modèle de tous les appareils employés pendant la séance d’observation, navigateur(s)
employé(s) avec liste des extensions ou applications installées (bloqueur de pub type AdBlock, gestionnaire de
notification, etc.) + description des autres outils cognitifs (papier, carnet, cahier, etc.)
Commentaires :
..................
..................
Annexe 3. Grille d’entretien.
Présentation de la recherche
Sexe :
MARQUES ET NUMÉRIQUE
1. Pouvez-vous désigner 5 marques que vous associez à vos pratiques numériques ?
a. Votre téléphone :
b. Votre ordinateur :
c.
d.

2. Quelle valeur ajoutée percevez-vous et associez-vous à ces marques ? En d’autres termes, quel « plus »
amènent ces marques (technique, affective, réputationnelle…) ?
a.
b.
c.
d.
e.

3. Quelles sont pour vous les marques les plus innovantes dans le domaine du numérique ?

ROUTINES ET NUMÉRIQUE
4. Avez-vous des habitudes dans vos pratiques numériques durant la journée ?

5. Avez-vous des applications que vous utilisez systématiquement ou régulièrement ? Lesquelles ? Avec quelle
fréquence ? Dans quel(s) contexte(s) ?

6. Avez-vous des habitudes dans l’organisation de votre espace de travail informatique ? Lesquelles ? (rituels de
démarrage, pages ouvertes, raccourcis…)

RAPPORT AU TEMPS ET NUMÉRIQUE


7. Combien de temps durent vos activités numériques dans votre journée ?

8. S’agit-il plutôt de zapping ou d’activité longue ?

9. Avez-vous l’impression de perdre ou de gagner du temps dans vos activités numériques ? Pourquoi ?

ÉMOTIONS ET NUMÉRIQUE
10. Comment comprenez-vous ce paradoxe : des personnes utilisent le numérique pour lutter contre l’ennui mais
l’utilisation du numérique elle-même est génératrice d’ennui ? Est-ce votre cas ?

11. À travers vos activités numériques, pensez-vous que vous recherchez à ressentir davantage d’émotions ?

IDENTITÉ ET NUMÉRIQUE
12. Pensez-vous que vos activités numériques construisent votre identité personnelle ?

13. Pensez-vous que vos activités numériques construisent votre identité sociale/professionnelle ?
Figure 1. Caractéristiques des répondants.

Photographies et captures d’écran des étudiants pendant les observations par binômes
En situation de cours

Photographies 1 et 2. Usage dissimulé des outils du numérique en situation de cours.


Capture d’écran 1. Double affichage en situation de cours : à gauche, le document word de prise de notes du cours, à droite une recherche
complémentaire sur un élément mentionné au sein du cours.

Photographie 3. Double affichage en situation de cours : à gauche, visionnage des Jeux Olympiques d’hiver de Sotchi, à droite, jeu en ligne.

En mobilité
Photographie 4. Usage exo-prothétique du téléphone mobile : étudiante marchant dans la rue.
À domicile

Capture d’écran 2. Routines numériques des étudiants : onglétisation.

12. Martin-Juchat F. et Pierre J. (2013). Entre paradoxes et tensions : ce que les Digital Natives nous disent (et observent) de leurs pratiques. En ligne :
http://www.grenoble-em.com/sites/default/files/public/kcfinder/File/Digital_Culture_Watch_Reports_3.pdf
13. Cf. en annexe Tableau 1. Présentation détaillée de la méthodologie phases 1 et 2.
14. Certeau, M. (de). (1980). L’invention du quotidien. Arts de faire. Paris, France : Gallimard.
15. Méda, D. (1995), Le travail. Une valeur en voie de disparition, Paris : Flammarion.
16. Geertz, C. (1983). Bali. Interprétation d’une culture. Paris, France : Gallimard, repris par Martin-Juchat, F. et Zammouri H. (2013). « Expérimenter
les relations entre artistes et scientifiques : l’appropriation de capteurs de mouvement par des danseurs ». Journal for Communication Studies, Volume
6, n° 1 : http://www.essachess.com/index.php/jcs/article/view/1990.
17. Sur le modèle du protocole de recherche tel que pensé et mis en œuvre avec le précédent groupe d’étudiants mobilisés au sein de l’étude exploratoire.
18 Cf. en annexe Tableau 2. Tableau de bord des observations et Tableau 3. Guide d’entretien.
19. L’ensemble des résultats est accessible à l’adresse : http://dev.artxtra.info/sites/orange/.
20. Cf. en annexe Figure 1. Caractéristiques des répondants.
21. Les entretiens de l’étude exploratoire indiquent que 57 % des étudiants interrogés tentent de combler leur ennui à travers leurs usages du numérique.
Le nombre atteint 88 % s’agissant de leurs usages du numérique en situation de cours.
22. Le binôme d’observation indiquait une utilisation massive du numérique pendant les heures de cours (3 heures d’activités ludiques sur 4 heures de
cours magistral), confirmée lors de la confrontation croisée des entretiens, 71 % des étudiants n’étant pas surpris face à la présentation du résultat.
23. Vigarello, G. (2004). Le corps redressé. Paris, France : Armand Colin.
24. Pierre, J. (2014). « Le régime de la dispersion : quand les notifications s’invitent dans la vie privée ». Dans Citton Y, (dir.), L’économie de l’attention.
Nouvel horizon du capitalisme ? Ed. La Découverte, pp. 191-203.
25. Pascal, B. (1977), Les Pensées, Paris : Éditions Gallimard, p. 118. [Publication originale : 1670].
26. Nous choisissons ici de parler de multi-activité et non de multitâche apparaissant que les étudiants sont davantage engagés dans une succession de
microtâches que dans des tâches ou activités menées parallèlement, bien que nous n’excluons pas l’usage du numérique par les étudiants comme
révélateur d’un multitâche ainsi que nous l’évoquerons plus loin. Nous nous référons ici aux travaux de Lachaux, J.-P. (2011). Le cerveau attentif.
Contrôle maîtrise et lâcher-prise. Paris : Odile Jacob.
27. Telle que conceptualisée au sein des Sciences de l’information et de la communication. Cf. à ce sujet Martin-Juchat, F. (2005). Penser le corps affectif
comme média (Habilitation à Diriger des Recherches). Université de Bourgogne, France ; (2008a). Le corps et les médias : la chair éprouvée par les
médias et les espaces sociaux. Bruxelles, Belgique : De Boeck.
28. Martin-Juchat, F. (2014). La dynamique de marchandisation de la communication affective. RSFSIC, n° 5, revue en ligne.
29. Hochschild, A. R. (2003). Travail émotionnel, règles de sentiments et structure sociale. Travailler 1 (9), pp. 19-49.
30. Si à travers l’intensification émotionnelle recherchée, il s’agit de ressentir davantage de joie sur la joie initiale, la reprogrammation affective permet,
quant à elle, de ressentir davantage de joie sur un sentiment initial de peine ou de stress afin de correspondre à l’ambiance affective du contexte.
31. Il est à noter que les étudiants pour qui l’usage du numérique ne participait pas d’une intensification émotionnelle lui opposaient l’idée d’une
habitude, d’un réflexe ou d’une compulsion, ne générant pas d’émotions mais vécu sur le mode de la routine.
32. Kandell, J. (1998). Internet addiction on campus. The vulnerability of college students. Cyberpsychology & behavior, n° 1, vol. 1, p. 11-17.
33. À cet égard, l’entourage familial de C., 19 ans, étudiante IUT, parle de « troisième main » pour désigner son téléphone portable qu’elle garde toujours
à proximité, ce à quoi elle renchérit : « je dirais même que c’est un membre fantôme quand on ne l’a pas avec soi. » De même, plusieurs étudiants nous
indiquent « se sentir nus » quand ils sortent sans leur téléphone portable en cas d’oubli.
34. Goffman, E. (1973). Les rites d’interaction. Paris : Éditions de Minuit.
35. Nous citons les propos de J.-P. Lachaux, op. cit., p. 342 : « Comment font tous ces gens qui arrivent à faire attention à deux choses à la fois ?
Méfions-nous des apparences. Dans bien des cas, ces personnes ne font pas réellement deux choses à la fois, soit parce que les “deux choses” en
question n’en font qu’une en réalité, comme dans le cas du jongleur, soit parce que l’une d’entre elles est une activité complètement automatisée, qui
peut être menée sans y faire attention. […] L’expert a tendance à porter son niveau d’attention à un niveau plus global que le novice. […] Ce qui est
“deux” pour le novice n’est en fait souvent qu’“un” pour l’expert. […] Par ailleurs, le cerveau finit aussi à force de répétition par automatiser certaines
tâches au point de pouvoir les réaliser avec très peu d’attention. Depuis les travaux menés par les psychologues Walter Schneider et Richard Shiffrin
dans les années 1970, nous savons que le cerveau peut alors rediriger son attention vers une seconde tâche, sans baisse de performance pour la tâche
automatisée. Avec l’habitude, et donc l’entraînement, il devient effectivement possible de faire deux choses à la fois, comme conduire et tenir une
conversation, voire écrire un texte sous la dictée tout en en lisant un autre. »
36. Pour rappel, cette même difficulté quant aux délimitations définitoires à octroyer au terme « numérique » avait déjà été rencontrée par les étudiants
lors des workshops.
37. Proulx, S. (2013), «Participer à l’ère numérique au temps des technologies invisibles», conférence de clôture de l’école thématique de l’identité
numérique, Praxiling/CNRS, Sète, juillet 2013.
38. Dans le même ordre d’idée, plusieurs étudiants nous ont indiqué un suivisme dans l’usage du numérique qui, comme un bâillement, peut être
contagieux et se propager sur un mode mimétique, l’utilisation d’un camarade devenant déclencheur de la sienne.
39. Nous rejoignons ici les résultats de l’étude récente menée par la sociologue Joëlle Menrath, pour le compte de l’Observatoire de la vie numérique des
adolescents (12 à 17 ans), qui constate l’ennui des adolescents dans leur utilisation des outils numériques : Les ados s’ennuient aussi avec les outils
numériques, 29 avril 2014. En ligne : http://www.fftelecoms.org/articles/les-ados-s-ennuient-aussi-avec-les-outils-numeriques. Ainsi que le montrent
nos résultats, d’adolescent à jeune adulte (l’âge de notre échantillon s’échelonnant entre 18 ans et 25 ans), cette tendance à l’ennui dans les usages du
numérique se confirme.
40. Rosa, H. (2012). Aliénation et accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive. Paris, France : La Découverte (Ouvrage original publié
en 2010 sous le titre de Alienation and Acceleration. Towards a Critical Theory of Late-Modern Temporality. Suède : Nordic Summer University
Press).
41. Un étudiant nous parle de la culpabilité que peut générer l’errance numérique en quête de nouveauté déçue : « d’être allé de sites en sites, s’il ne se
passe rien, ce n’est pas satisfaisant. Je devrais travailler et je suis allé sur Facebook tout l’après-midi pour ne rien trouver d’intéressant. J’ai
l’impression d’avoir perdu mon temps. Je m’en veux. », B. 20 ans, étudiant IUT.
42. Ehrenberg, A. (2010). Le culte de la performance. Paris : Pluriel. [Publication originale : 1991].
43. Si utiliser son téléphone pendant les échanges conversationnels n’est pas signe d’impolitesse entre eux, comme vu précédemment, la réponse différée
à des SMS peut en revanche générer des malentendus multiples, la norme étant le régime de l’instantanéité. Plusieurs étudiants s’excusent quand ils
tardent à répondre (d’une heure à quelques jours) et prennent le soin de prévenir leurs amis lorsqu’ils entrent en cours ou sont injoignables quelque
temps notamment pour éviter ce genre de méprises : « Je suis étonnée de ne pas avoir eu de réponse de ta part… Pourquoi tu ne pas répondu ? Bonne
journée »/ « Tu boudes ??? C’était une blague tout à l’heure…/ « Fais pas la tête ^^ »/ « Je m’excuse si j’ai dit des c*…. Je préfère être sûre qu’il n’y a
pas de malentendu » série de SMS reçue par une étudiante suite à une réponse se faisant tardive (quelques heures), par simple manque de temps.
44. Illouz, E. (2013), op. cit., p. 300.
45. Broadbent, S. (2011). L’intimité au travail. La vie privée et les communications personnelles dans l’entreprise. Paris, France : FYP éditions.
46. Goffman, E. (1973). La mise en scène de la vie quotidienne. La présentation de soi. Paris, France : Éditions de Minuit.
47. Car au-delà des moments de solitude d’où dériverait l’ennui et contre lequel l’usage du numérique tenterait de préserver son utilisateur, le téléphone
portable peut également se faire rempart contre les moments d’esseulement face à des pairs. Comme nous l’ont raconté un grand nombre d’étudiants,
feindre l’occupation en se plongeant dans son téléphone ou en pianotant sur son clavier sont autant de tentatives pour affronter une situation gênante :
un environnement inconnu ou hostile, un silence… L’usage numérique devient alors, dans un double mouvement, obstruction de soi à l’autre et de
l’autre à soi. « Quand je suis toute seule, c’est instinctif, je l’utilise, je vais twitter même si les articles ne m’intéressent pas, juste pour paraître
occupée. C’est important pour l’image de soi. », I., 20 ans.
48. Pierre, J. (2013). Le cadre privatif : des données aux contextes. Approche interdimensionnelle des enjeux de médiation de la vie privée (thèse de
doctorat). Université de Grenoble-Alpes, France.
49. Martin-Juchat, F., op. cit.
50. Nous renvoyons également à l’ouvrage d’Antonio Casilli, Les liaisons numériques (2010), Paris, France : Seuil, où il est question de l’environnement
numérique comme refuge hospitalier.
Chapitre 2
La gestion de l’information chez les DIGITAL
NATIVES : modifications cognitives ou
nouvelles stratégies de traitement de
l’information ?

Caroline Cuny, Professeur à Grenoble École de Management


Gaël Allain, Directeur du Cabinet Mémoire & Marketing, chercheurs associés à la Chaire Digital Natives

Depuis que la technologie et les outils associés sont devenus accessibles et


mobiles, leur utilisation a augmenté de façon spectaculaire. Par exemple,
entre 2011 et 2014, le pourcentage de Français qui déclarent que les outils
numériques sont indispensables dans leur vie quotidienne a doublé, passant
de 17 à 34 % de la population interrogée 51. L’utilisation omniprésente des
outils numériques est également devenue un phénomène mondial,
impliquant des personnes de tous âges et professions 52. Elle a pénétré le
lieu de travail et la salle de classe et a transformé la façon dont nous
interagissons et communiquons 53 , 54.

L’utilisation des outils numériques et leur impact sur les


fonctions cognitives
Les nouvelles technologies et leurs diverses applications constituent une
gamme d’outils favorisant l’accès à l’information en temps réel. Elles
autorisent également autant de réponses en continu. Ce nouveau mode de
traitement de l’information est-il compatible avec les réelles capacités de
notre cerveau ? En effet, la hausse de l’usage des nouvelles technologies
suscite des inquiétudes quant à l’impact que celles-ci pourraient avoir sur
la santé mentale et le fonctionnement du cerveau de l’utilisateur. Nous ne
traiterons pas la question de la santé mentale des utilisateurs d’outils
numériques dans ce chapitre, mais nous nous intéresserons tout
particulièrement à l’impact d’un usage plus ou moins intensif et régulier
sur les mécanismes de traitement de l’information et le fonctionnement du
cerveau.
Cette préoccupation est étayée par des travaux démontrant que l’exposition
prolongée à un environnement particulier 55 et l’apprentissage de nouvelles
compétences dans n’importe quel domaine 56 peuvent conduire à une
réorganisation corticale importante, donc à des modifications cérébrales
réelles. Il existe aussi de nombreuses méthodologies d’étude du
fonctionnement cérébral, développées par la psychologie cognitive
notamment, qui permettent d’explorer celui-ci sans avoir à aller
directement observer le cerveau à l’aide de techniques d’imagerie plutôt
sophistiquées. Ces méthodologies reposent notamment sur le fait qu’on
peut comprendre le fonctionnement cognitif à partir d’indices
comportementaux et même mesurer précisément les performances
individuelles de traitement de l’information, par exemple à l’aide de tâches
chronométrées à quelques millisecondes près 57.
Ainsi, dans le domaine cognitif du traitement de l’information, l’exposition
étendue aux outils et médias numériques et l’utilisation de la technologie
sont susceptibles d’influencer les processus cognitifs de base. Par exemple,
Rogers 58 suggère que les technologies telles que les appareils mobiles et
les systèmes de navigation des véhicules abaissent la nécessité d’utiliser la
mémoire humaine et les compétences spatiales, réduisant ainsi les
capacités d’effort cognitif nécessaires pour accomplir des tâches
quotidiennes. D’autres travaux récents ont montré qu’Internet deviendrait
une forme primaire de mémoire externe, changeant ainsi la façon dont
notre cerveau mémorise des informations 59. De plus, plusieurs études
tendent à démontrer que l’utilisation régulière de jeux vidéo peut
influencer la performance dans des tâches cognitives variées et en
particulier modifier les processus d’attention visuelle 60. Pour résumer, un
certain nombre de résultats empiriques suggère que l’utilisation généralisée
des outils numériques pourrait avoir des influences profondes sur les
utilisateurs.
Utilisation massive et simultanée des outils numériques : les
utilisateurs MULTITÂCHES
Dans ce contexte, un type d’usage précis paraît particulièrement intéressant
à explorer : l’usage simultané de plusieurs outils et technologies de
l’information et de la communication. En effet, il n’existe pas de consensus
dans la littérature scientifique sur la question des effets cognitifs associés à
cet usage simultané : alors que certains travaux démontrent des effets
négatifs de l’usage simultané régulier des outils numériques, d’autres
tendent au contraire à prouver des améliorations de certains processus
cognitifs associés à cet usage. En particulier, Junco et Cotten 61 ont montré
que, chez des étudiants, une activité régulière en multitâche, en particulier
l’utilisation simultanée de la messagerie instantanée avec leurs autres
activités, avait des effets néfastes sur leur performance scolaire. De plus,
les individus soumis fréquemment à une activité en multitâche, cette fois-ci
avec les médias, ont obtenu des performances moindres dans des tests
d’attention, en particulier une diminution de la capacité de filtrer
efficacement les informations non pertinentes 62. Au contraire, Alzahabi et
Becker 63, reprenant les travaux d’Ophir et collaborateurs 64, ont démontré
une capacité accrue des utilisateurs massifs de média en multitâche pour
effectuer une bascule (switch) entre des tâches distinctes et donc mieux
filtrer des informations pertinentes et non pertinentes. Dans ces protocoles
d’études, les chercheurs utilisent un paradigme de switch entre tâches,
c’est-à-dire un changement rapide de traitement entre deux informations.
Dans le paradigme utilisé par Ophir et collaborateurs 65 puis Alzahabi et
Becker 66, les participants sont exposés à un certain nombre de lettres et de
chiffres et doivent effectuer des catégorisations soit sur les chiffres
(comme pair ou impair), soit sur les lettres (comme une consonne ou
voyelle). Un repère présenté au centre de l’écran permet d’informer les
participants sur la catégorisation à effectuer. Dans certains essais, la
catégorisation requise est identique à l’essai précédent (essai de répétition),
et dans d’autres essais, la catégorisation est différente de l’essai précédent
(essai de switch), obligeant donc les participants à changer d’information à
traiter, l’information précédente devenant non pertinente. Ainsi, en général,
les participants tendent à prendre plus de temps pour effectuer la
catégorisation pour les essais de switch que pour celle des essais répétés,
sans doute parce que ceux-ci nécessitent une reconfiguration mentale des
informations impliquées 67.
Pourquoi, avec quelques années d’intervalles, ces deux études démontrent-
elles des résultats opposés ? Une explication possible conduirait à imaginer
que l’utilisation massive des outils numériques en multitâche s’est elle-
même beaucoup accrue dans l’intervalle de temps entre les deux études.
Ainsi, les participants classés en tant que « très multitâches » dans l’étude
d’Ophir et collaborateurs 68 ne seraient pas équivalents à ceux de l’étude
d’Alzahabi et Becker 69. En particulier, puisque les deux études ont porté
sur des étudiants d’une vingtaine d’années, la période de temps concerné
pourrait correspondre à l’augmentation de cet usage intensif chez les
nouvelles générations, les Digital Natives.
Ces résultats conflictuels nous poussent donc à investiguer plus loin la
question de la compréhension de la façon dont l’usage massif et régulier
des nouvelles technologies est susceptible de modifier les processus
cognitifs des utilisateurs. Nous avons, par conséquent, réalisé deux études
pour : (1) mettre en évidence d’éventuelles différences de performances
entre un groupe de Digital Natives et un groupe contrôle d’une génération
différente ; (2) mesurer l’impact de l’usage au quotidien des nouvelles
technologies sur les capacités d’apprentissage et de mémorisation des
Digital Natives dans un cadre plus écologique (c’est-à-dire naturel pour la
population testée). Par Digital Natives, nous entendons ici des individus
qui sont nés après l’apparition du Web 2.0, c’est-à-dire après 1990 70.

Étude 1 : Les DIGITAL NATIVES en situation d’apprentissage


L’objectif de cette étude était de mesurer « en direct » l’influence des
nouvelles technologies sur la mise en place de stratégies de traitement de
l’information dans un contexte écologique pour les Digital Natives. En
d’autres termes, nous avons entrepris de mesurer l’impact de l’usage des
technologies numériques sur les situations traditionnelles d’apprentissage,
telle qu’une séance de travaux dirigés réalisée à Grenoble École de
Management.
Le matériel avec lequel les étudiants étaient stimulés était constitué d’une
séquence vidéo sur la thématique du cours concerné, garantissant
l’homogénéité des informations diffusées dans différents groupes test.
Indépendamment du matériel audiovisuel utilisé pour la diffusion de cette
séquence vidéo de cours, chaque groupe test était en effet caractérisé par
un niveau d’accès à ses propres outils numériques (ordinateur et téléphone,
notamment) : accès libre pendant le visionnage de la séquence vidéo versus
aucun outil numérique autorisé. Le but principal ici était d’évaluer l’impact
des nouvelles technologies sur les capacités de concentration et de
mémorisation de l’information principale, mesurées après la présentation
de la séquence vidéo. 52 étudiants de 2 e année de Grenoble École de
Management ont participé à cette étude, l’âge moyen était de 22 ans. Un
premier groupe a été aléatoirement attribué à la condition test 1 « avec
outils numériques » et un deuxième groupe à la condition test 2 « sans
outils numériques ». Au final, 25 étudiants se sont trouvés dans la
condition 1 et 27 dans la condition 2.
Images 1 et 2. Étudiants dans la condition 1 et dans la condition 2.
Conditions expérimentales de l’Étude 1 : la séquence vidéo de cours
est projetée sur l’écran de la classe, les étudiants ont ou n’ont pas accès
à leurs outils numériques (ordinateurs et téléphones)

La séquence vidéo de cours durait environ 33 minutes et était présentée


une heure après le début du cours dans les deux groupes test. Puis, les
étudiants étaient interrogés sur les informations présentées à l’aide d’un
questionnaire anonyme, pour ne pas être confondu avec une évaluation
classique des performances scolaires. Il comprenait 30 questions, réparties
en quatre catégories : cat 1. questions de reconnaissance (c’est-à-dire du
rappel indicé) portant sur la forme, cat 2. questions de reconnaissance
portant sur le fond, cat 3. questions de rappel (c’est-à-dire du rappel libre
sans indice) portant sur la forme, cat 4. questions de rappel portant sur le
fond, ainsi que des questions complémentaires sur l’âge et l’intérêt perçu
de la séquence de cours.
Mesures de l’Étude 1 : Deux exemples de questions de reconnaissance (rappel indicé)

Mesures de l’Étude 1 : Deux exemples de questions de rappel (rappel libre)


Les résultats montrent que les performances des étudiants de la condition 1
sans outils numériques sont meilleures que celles des étudiants de la
condition 2 avec outils numériques sur les questions de rappel portant tant
sur la forme que sur le fond. En revanche, il n’existe pas de différences
significatives entre les performances des deux groupes pour les questions
de reconnaissance. Ainsi, le multitâche limite le traitement de
l’information perçue à un encodage superficiel (RECONNAISSANCE
versus RAPPEL) quel que soit le type d’information (FOND ou FORME).
Performances de mémorisation des étudiants en fonction du groupe test : avec ou sans
outils numériques.

Deux résultats complémentaires sont aussi particulièrement intéressants.


Le premier porte sur une différence significative du nombre d’étudiants
ayant déclaré prendre des notes pendant le cours, avec 65 % d’étudiants
pour le groupe sans outils numériques et 5 % seulement pour le groupe
avec outils numériques. Ceci suggère qu’avec leurs outils numériques, les
étudiants ne traitent pas et donc ne consolident pas les informations
proposées. Ils semblent se focaliser sur d’autres informations, que celles
sur lesquelles ils sont censés travailler ! Enfin, le deuxième résultat
complémentaire repose sur des questions de jugement de contenu
proposées en fin de questionnaire afin d’évaluer la perception subjective
des étudiants sur la clarté et l’intérêt de cette séquence de cours : les
étudiants du groupe sans outils numériques déclarent avoir eu un intérêt
supérieur à suivre le cours par rapport aux étudiants du groupe avec outils
numériques. Ainsi, on peut légitimement se poser la question de
l’interdiction des outils numériques pendant les cours, mais cette réflexion
pourrait aussi s’étendre plus largement aux réunions professionnelles, aux
conférences, etc.
Les conclusions de cette Étude 1, sur des étudiants de la génération Digital
Natives, en situation d’apprentissage, sont donc sans ambiguïté.
Cependant, le caractère écologique de la situation de test limite la
possibilité de généraliser celles-ci plus largement. C’est pourquoi une
seconde étude a été menée afin de proposer une situation de test plus
contrôlée permettant de vérifier s’il existe des différentes réelles entre les
processus cognitifs des Digital Natives et ceux des autres générations.
Dans cette optique, nous avons repris le protocole de Alzahabi et Becker 71
comprenant deux tests : un test switch avec des essais de répétition et des
essais de switch (tâche switch) et un test avec deux tâches à réaliser en
simultané (multitâche), et recruté quatre groupes de participants : (1) des
Digital Natives utilisant des outils numériques variés de manière massive
et régulière, (2) des Digital Natives n’utilisant pratiquement pas ces outils,
(3) des participants non Digital Natives (autre génération) utilisant des
outils numériques variés de manière massive et régulière, (4) des
participants non Digital Natives n’utilisant pratiquement pas ces outils.
Ainsi, l’Étude 2 permettra, dans un premier temps, de clarifier les résultats
contradictoires de la littérature et, dans un deuxième temps, de valider des
hypothèses. Une première hypothèse a été posée : les Digital Natives, par
leur entraînement intensif au multitâche, développent des stratégies de
traitement de l’information adaptées aux changements fréquents et rapides
d’activités (tâche switch). Cette première hypothèse a été complétée par
une deuxième postulant que tous les participants multiconnectés, c’est-à-
dire ayant une pratique intensive des outils numériques, devraient aussi
montrer des performances accrues dans la tâche de switch, quelle que soit
leur génération. De plus, selon notre troisième hypothèse, aucun bénéfice
ne devrait en revanche apparaître dans les capacités à traiter correctement
deux informations simultanément (multitâche), sauf à envisager une
modification fondamentale des performances de leur mémoire de travail.

Étude 2 : Les DIGITAL NATIVES peuvent-ils faire deux choses à la


fois ?
L’objectif de cette étude était de vérifier s’il existe bien des différences
entre les générations du fait de l’utilisation massive des outils numériques
chez les Digital Natives.
146 participants ont été sélectionnés pour l’Étude 2, parmi des centaines de
répondants, à l’aide d’un questionnaire permettant de filtrer leurs réponses
quant à leur utilisation des outils numériques : type d’outils, fréquence
d’utilisation, but de l’utilisation. Nous avons ainsi obtenu quatre groupes :
35 Digital Natives fortement multiconnectés, 7 Digital Natives pas
multiconnectés, 79 non Digital Natives fortement multiconnectés, 25 non
Digital Natives pas multiconnectés.
Les participants étaient assignés aléatoirement à la tâche switch ou à la
multitâche qu’ils réalisaient entièrement avant de passer à l’autre tâche. Ils
effectuaient ainsi, tous, l’ensemble des tâches proposées.
Tâche switch
Selon le protocole de Alzahabi et Becker 72, la tâche switch était constituée
d’essais composés d’un point de fixation pendant 1 000 ms, suivi par la
présentation d’un stimulus qui restait à l’écran jusqu’à la réponse du
participant.
Stimulus test de la tâche switch

Le stimulus était lui-même composé d’une consigne, d’un chiffre (choisi


au hasard parmi 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 et 9) et d’une lettre (choisie au hasard
parmi a, e, i, u, p, k, n et s). La consigne apparaissait à l’emplacement du
point de fixation et entourée par les chiffres/lettres. L’apparition du chiffre
ou de la lettre au-dessus de la consigne était randomisé entre les essais.
Pour chaque essai, la consigne sous forme des mots « chiffre » ou « lettre »
était présentée aléatoirement, indiquant que la tâche devait soit porter sur
le chiffre (catégorisation comme pair ou impair), soit sur la lettre
(catégorisation comme consonne ou voyelle). Le bloc de test de la tâche
switch était composé d’un entraînement (16 essais), suivis par 192 essais
de switch, avec un temps de pause à mi-chemin à travers la série d’essais.
Les participants répondaient en appuyant sur une des quatre touches de
réponse possible sur le clavier de l’ordinateur. Autrement dit, il y avait une
touche séparée pour chaque réponse possible (consonne, voyelle, pair et
impair). Les deux touches associées à la réponse de la lettre étaient
cartographiées sur une seule main (c’est-à-dire, l’index était la réponse «
voyelle » et le majeur de la même main correspondait à la réponse «
consonne ») et les deux réponses associées à la tâche du chiffre étaient
cartographiées sur l’autre main. Les consignes correspondant aux touches
de réponses ont été maintenues en bas de l’écran pour tous les essais.
Multitâche
Le bloc de multitâche était composé de 5 miniblocs, dont 4 composés de
24 essais et 1 (le troisième) composé de 96. Les deux premiers et les deux
derniers étaient des miniblocs de tâches simples, dans lequel l’élément à
catégoriser restait constant tout au long des 24 essais. L’un des deux
premiers miniblocs portait seulement sur la catégorisation des chiffres et
l’autre seulement sur celle des lettres ; leur ordre variait systématiquement
d’un participant à l’autre. De même, un minibloc de chaque tâche de
catégorisation s’affichait au cours des deux derniers miniblocs. Ces essais
en mono-tâche permettent de déterminer le temps nécessaire pour réaliser
chaque tâche effectuée seule. Dans le 3 e minibloc critique des essais, la
consigne était toujours « les deux », indiquant que les participants devaient
effectuer une multitâche (double tâche ici) : la catégorisation à la fois du
chiffre et de la lettre à chaque essai.
Stimulus de la multitâche

96 essais ont été proposés dans la multitâche. Les affichages et les


correspondances avec les touches de réponse dans tous les miniblocs de la
multitâche étaient les mêmes que ceux dans le bloc de tâche switch. La
seule différence était que la consigne restait constante dans chacun des
miniblocs (soit « chiffre », soit « lettre », soit « les deux »).
Les résultats montrent tout d’abord un faible pourcentage d’individus peu
connectés parmi la population interrogée, 22 %, et encore moins chez les
Digital Natives, seulement 5 % de notre échantillon, alors que des
centaines de personnes ont été sollicitées. Il apparaît donc très difficile de
trouver des individus pas ou très peu connectés en 2014 en France !
Les différents groupes de notre échantillon : les « Peu connectés » ne représentent que 22 % !
De plus, on retrouve une différence significative générale dans le temps
mis pour répondre à la multitâche (2 088 ms) par rapport à la tâche switch
(1 907 ms), ainsi qu’une différence significative générale dans le temps
mis pour répondre à la tâche switch dans les essais de switch (1 933 ms)
par rapport aux essais identiques (1 711 ms). Ceci est tout à fait conforme
avec l’idée qu’il est plus difficile de réaliser deux traitements cognitifs
simultanés, même très simples (catégoriser des chiffres et des lettres en
pair/impair et voyelle/consonne). Dans ce cas, la stratégie efficace adoptée
par la plupart des personnes consiste à prendre plus de temps pour
répondre à chacune des deux catégorisations de manière successive, il est
donc bien impossible pour notre système d’attention (de filtrage des
informations) de permettre de filtrer vraiment simultanément ces deux
informations 73.
Par ailleurs, les résultats permettent aussi de conclure que les Digital
Natives sont globalement plus rapides que les Non Digital Natives pour
répondre de manière efficace dans la tâche switch (Moyenne des DN = 1
760 ms et Moyenne des NonDN = 1 853 ms) ; mais aussi dans la
multitâche (Moyenne des DN = 2 065 ms et Moyenne des NonDN = 2 169
ms). Ces effets sont bien dus à l’âge et pas à la multiconnectivité, pour
laquelle on n’obtient pas de différence entre les groupes très connectés
versus peu connectés. Ces résultats sont tout à fait conformes avec le fait
que les jeunes traitent les informations et répondent plus vite dans ce genre
de tâche d’attention que leurs aînés 74.
Enfin, l’analyse des temps de réponses révèle aussi de meilleures
performances pour le groupe des Digital Natives peu connectés dans la
multitâche, puisqu’ils sont les seuls à répondre aussi rapidement à la
multitâche (1 963 ms) qu’à la tâche switch (1 962 ms), alors que tous les
autres groupes présentent des temps de réponses plus longs pour la
multitâche que pour la tâche switch.
Résultats de l’Étude 2 : Temps de réponses à la tâche switch et à la multitâche selon les
groupes de participants.

Ce résultat va plutôt dans le sens d’une capacité spécifique des jeunes peu
connectés à effectuer plusieurs activités en parallèle. Cette capacité n’est
pas présente chez les jeunes très connectés et apparaît spécifique au groupe
des Digital Natives. Ceci constitue un résultat tout à fait nouveau au regard
des études précédentes d’Ophir et collaborateurs 75 et Alzahabi et Becker 76.
Une recherche récente portant sur l’utilisation de téléphones mobiles
pendant la conduite automobile 77 a déjà démontré qu’il existe des
individus capables de véritablement faire deux activités en parallèle sans
impact sur l’une ou l’autre des tâches demandées. Ces « supertaskers »
représenteraient un faible pourcentage de la population générale et
montreraient aussi des performances accrues dans des simples mono-
tâches d’attention ou de mémoire. Malheureusement, Watson et Strayer 78
ne donnent pas de détails sur ces « supertaskers » en termes d’âge ou
d’habitudes numériques et il serait intéressant de savoir s’ils correspondent
à nos Digital Natives peu connectés. Notre étude tendrait, elle, plutôt à
montrer des facultés de multitâche chez les jeunes, mais des études futures
devraient s’attacher à mieux comprendre ce phénomène. Peut-être les
individus jeunes possèdent-ils des capacités de multitâche, capacités qui
tendent à disparaître avec l’âge et qui seraient, chez les Digital Natives très
connectés, malheureusement déjà diminuées du fait d’un usage intensif et
simultané des outils numériques, par un effet d’épuisement ou de surcharge
mentaux ?

Surcharge mentale : que risquent les DIGITAL NATIVES très


connectés ?
S’il semble réellement difficile de traiter simultanément plusieurs
informations, quels sont les risques de la multi-stimulation dans nos
sociétés modernes, notamment en termes de gestion de la charge mentale ?
La charge mentale correspond à la capacité d’un individu à mobiliser ses
ressources intellectuelles lors de la réalisation d’une activité comme : les
efforts de concentration, de compréhension, d’adaptation. Nos ressources
intellectuelles étant limitées, il arrive fréquemment que nous nous
retrouvions en situation de surcharge mentale. Dans les études présentées,
il apparaît clairement que les participants de la multitâche ont subi une
situation de surcharge, puisque la tâche les a obligés à mettre en place une
stratégie de traitement en série (i.e. successivement) alors qu’elle les
incitait à réaliser un traitement en parallèle (i.e. vraiment multitâche). Ceci
se traduit, en moyenne, par un ralentissement global de leurs réponses
associé à une augmentation du taux d’erreur, par comparaison avec la
situation switch dans laquelle ils devaient pourtant déterminer à chaque
essai sur quelle partie de l’information allait devoir porter leur réponse.
Être en permanence dans une situation qui exige de nombreux traitements
simultanés ne correspond visiblement pas à notre mode de fonctionnement
cognitif optimal, les individus placés dans un environnement
multiconnecté, qu’ils soient Digital Natives ou non, risquent donc de
développer un certain nombre de symptômes associés à la surcharge
mentale cognitive. En plus de la fatigue et d’une performance intellectuelle
amoindrie, les effets peuvent aller d’un stress modéré « parce qu’on ne
peut pas tout faire » à un stress chronique, voire à une dépression ou à un «
burn-out » (épuisement professionnel). Dans ce contexte, il apparaît a
minima crucial que les développeurs des interfaces numériques se posent
les bonnes questions en termes d’ergonomie cognitive et intègrent nos
stratégies globales de traitement de l’information. On pourrait aussi
imaginer que les futures applications de nos ordinateurs interagiront entre
elles, certaines applications stoppant, ralentissant ou n’ouvrant plus de
fenêtres intempestives au moment où une autre application plus pertinente
ou plus importante pour l’utilisateur est ouverte. Mais, pour le moment, les
interfaces sont très loin de ces comportements intelligents et il appartient
donc à l’utilisateur, en particulier jeune, de prendre conscience de ses
propres limites et d’agir en conséquence en se ménageant par exemple des
moments sans multi-activité numérique.

Conclusion
Les études présentées, par la comparaison systématique de participants de
même âge, se différenciant essentiellement par leur usage des outils
numériques et des nouvelles technologies de l’information et de la
communication, permettent de mettre en lumière plusieurs aspects
importants à considérer lorsque l’on s’intéresse au traitement de
l’information de la population générale en 2014. Même si elles souffrent
de limites, en particulier parce qu’elles explorent les processus cognitifs à
l’aide de tâches spécifiques d’attention et de mémoire, il apparaît plausible
de considérer que les mécanismes sous-jacents et leur amélioration ou
détérioration restent généralisables à d’autres tâches. En particulier, on
s’aperçoit qu’un usage intensif et simultané de plusieurs outils ou d’un
outil simultanément avec d’autres activités diminue nos capacités
générales de filtrage et de mémorisation d’informations. Les utilisateurs
massifs de ces outils ne semblent pas se rendre compte de cet
amoindrissement de leur performance et c’est peut-être ici que réside le
danger principal, dans l’illusion d’une performance égale (ou augmentée ?)
grâce à des outils toujours plus pratiques, rapides et ergonomiques. Même
si la plasticité cérébrale permet des changements profonds automatiques et
rapides, la multiplicité des interfaces variées et changeantes d’années en
années, voire de mois en mois, ne permet peut-être pas à notre cerveau de
s’adapter aussi rapidement. La prise de conscience des limites liées à nos
capacités d’attention, notamment, pourrait nous permettre de développer
de meilleures stratégies de contournement et d’éviter cette illusion de
performance. Ce changement de stratégie peut aussi s’opérer de façon
automatique, encore faut-il que l’entraînement intensif aux changements
rapides soit fait par tous de manière systématique. Étant donné que
l’augmentation des usages des outils numériques est toujours d’actualité à
l’heure où nous écrivons ces lignes, il est possible que cette évolution
continue à se produire, avec, par conséquent, des effets d’amélioration des
stratégies mises en place, à moins que l’émergence des individus refusant
la multiconnectivité se poursuive elle aussi (par exemple le mouvement
anti-internet) ou que les difficultés associées en termes de surcharge
mentale ou de santé deviennent plus importantes.

51. Étude TNS Sofres INRIA (2014). Les Français et le numérique, Baromêtre janvier 2014.
http://www.tns-sofres.com/etudes-et-points-de-vue/les-francais-et-le-numerique-2011-2014
52. Rogers, Y. (2009). The changing face of human-computer interaction in the age of ubiquitous
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57. Allain, G. (2013). Penser mieux, travailler moins. Éditions Eyrolles.
58. Rogers, Y. (2009). The changing face of human-computer interaction in the age of ubiquitous
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63. Alzahabi, R. & Becker, M. W. (2013). The Association between Media Multitasking, Task-
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64. Op. cit.
65. Op. cit.
66. Op. cit.
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68. Op. cit.
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70. Helsper, E. & Eynon, R. (2009). Digital natives: where is the evidence? British Educational
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71. Alzahabi, R. & Becker, M. W. (2013). The Association between Media Multitasking, Task-
Switching, and Dual-Task Performance. Journal of Experimental Psychology: Human Perception
and Performance, 39(5), 1485-1495.
72. Alzahabi, R. & Becker, M. W. (2013). The Association between Media Multitasking, Task-
Switching, and Dual-Task Performance. Journal of Experimental Psychology: Human Perception
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73. Wickens, C. D. (1980). The structure of attentional resources. In R. S. Nickerson (Ed.), Attention
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74. Martins, R., Simard, F., Provost, J. S., & Monchi, O. (2011). Changes in regional and temporal
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75. Ophir, E., Nass, C., & Wagner, A. D. (2009). Cognitive control in media multitaskers. PNAS
Proceedings of the National Academy of Sciences of the Unites States of America, 106(37), 15583-
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76. Alzahabi, R. & Becker, M. W. (2013). The Association between Media Multitasking, Task-
Switching, and Dual-Task Performance. Journal of Experimental Psychology: Human Perception
and Performance, 39(5), 1485-1495.
77. Watson, J. M., & Strayer, D. L. (2010). Supertaskers: Profiles in extraordinary multitasking ability.
Psychonomic Bulletin & Review, 17 (4), 479-485.
78. Watson, J. M., & Strayer, D. L. (2010). Supertaskers: Profiles in extraordinary multitasking ability.
Psychonomic Bulletin & Review, 17 (4), 479-485.
Chapitre 3
Le Web social et les étudiants, usages et
représentations de la visibilité en ligne
concernant l’insertion professionnelle

Constance Georgy, doctorante IDHE Ens de Cachan – SENSE Orange Labs

Introduction
Le développement de ce chapitre est le fruit d’une enquête qualitative
concernant les usages des médias sociaux chez les jeunes et de leur lien
avec la sphère professionnelle. Elle fut menée dans le cadre des recherches
de notre thèse de doctorat en sociologie qui s’intéresse aux façons dont le
Web outille la recherche d’emploi de jeunes diplômés et aux stratégies qui
émergent de ces nouveaux formats de visibilité. Elle s’appuie également
sur une enquête quantitative menée dans le cadre de la chaire « Digital
Natives » qui a sondé les étudiants de Grenoble École de Management
toutes années confondues sur leurs usages du Web social 79.
Le parti pris de l’étude fut celui de ne pas se centrer sur l’usage d’un
réseau social numérique en particulier, comme cela a pu être fait sur le site
de réseautage en ligne Linkedin notamment 80 (Méseangeau, 2012 ; Garg,
Telang, 2012), mais de considérer l’ensemble des sites investis sur le
modèle d’une requête « nom et prénom » sur un moteur de recherche.
Suivant les résultats obtenus pour chacun des étudiants enquêtés, c’est-à-
dire, en fonction de leur présence sur Facebook, Linkedin, Twitter, blogs et
autres sites, notre questionnement s’est porté sur l’importance accordée à
ces plateformes de visibilité et aux types d’investissements et de
représentations qui leur sont liés, dans l’optique de documenter les
tendances émergentes en termes de présentation de soi en ligne.
L’opportunité de centrer ces interrogations sur de jeunes étudiants en
écoles de commerce, par le biais d’une participation à la chaire « Digital
Natives » avec l’École de Management de Grenoble notamment, a présenté
l’intérêt de constituer un panel cohérent d’une population insérée tôt dans
des dispositifs de formation particulièrement en lien avec la sphère
professionnelle. Stages et années de césures y sont obligatoires ou
fortement valorisés, et ces étudiants bénéficient également
d’enseignements spécialisés en présentation de soi, création de curriculum
vitae « classiques » ainsi que sur les réseaux sociaux professionnels. Ces
facteurs, ainsi que les domaines de spécialité visés, concurrentiels et liés à
l’entreprise (management, finance, communication, etc.), en font des
étudiants plus « anticipateurs » que leurs homologues d’écoles
d’ingénieurs ou de l’université quant à leur entrée sur le marché du travail
(APEC, 2012). L’approche de cette étape pour une cohorte familiarisée
depuis l’enfance avec les technologies numériques ou Digital natives (voir
encadré) constitue une période propice à susciter chez eux une réflexion
sur les moyens à investir pour trouver un emploi, ainsi que sur l’image
qu’il serait valorisant, ou du moins non-pénalisant, de renvoyer à un
éventuel futur employeur.
L’objet ne sera pas ici de débusquer un quelconque « mythe » concernant
ces jeunes étudiants, mais de s’interroger sur la façon dont la
problématique de la visibilité informe leur façon d’envisager la recherche
d’emploi ainsi que sur leur construction – ou non – d’une présence
numérique compatible avec la sphère professionnelle.

Les DIGITAL NATIVES


L a notion de digital native, correspond à la génération ayant grandi avec Internet,
par opposition aux digital immigrants qui ont appris les usages numériques une
fois adultes. Il s’agit du titre d’un article publié en 2001 par Marc Prensky, écrivain
américain et spécialiste en sciences de l’éducation : « Digital Natives, Digital
Immigrants : a new way to look at ourselves and our kids » in On the Horizon, MCB
University Press, Vol. 9 n°5, October 2001.
Le terme de « génération Y » est également fréquemment utilisé pour qualifier cette
tranche d’âge née entre les années 1980 et 1990 et jusqu’au début des années 2000 ;
son origine fait référence à la génération précédente baptisée X, ou encore à sa
prononciation « why » en anglais, qui caractériserait une génération plus
demandeuse du « pourquoi » justifiant leurs actions. L’interrogation suscitée par les
comportements prêtés à cette classe d’âge a donné lieu à divers ouvrages attachés à
leur compréhension (Palfrey, Gasser, Born Digital, Understanding the first generation
of Digital Natives, Basic Books, 2008 ; Allain, Génération Y : qui sont-ils, comment les
aborder ? Un regard sur le choc des générations, Ed. Logiques, 2008) partant du
principe que leurs pratiques sont différentes de celles de la génération précédente et
donnant lieu à des enquêtes ciblées (par exemple sur les pratiques de recherche des
doctorants « Y » : « Researchers of Tomorrow, The research behavior of Generation Y
doctoral students », The British Library, 2012). Nombre de ces enquêtes issues de
problématiques de gestion se sont notamment préoccupées de l’entrée sur le marché
du travail de cette génération et de son intégration dans l’entreprise (Morley, La
génération Y dans l’entreprise : mythes et réalités, Pearson, 2012 ; Desplats, Manager la
génération Y : travailler avec les 20-30 ans, Dunod, 2011 ; Yao, « Génération Y et
marketing RH : une approche générationnelle de la communication en recrutement
en France ».) En dehors des particularités dues à leur utilisation des NTIC, la plupart
des récents travaux tendent à souligner le « mythe » d’une rupture totale entre cette
génération et celle de leurs aînés, montrant qu’il s’agit souvent en réalité davantage
d’effets d’âges que de génération en tant que telle (Pasquier, 2005 ; Gire, Pasquier &
Granjon, 2007 ; Octobre et al., 2010) [Thomas, Deconstructing Digital Natives, Young
People, Technology, and the New Literacies, Routledge, 2011].

L’enjeu de la visibilité
Bien que formés et en passe d’obtenir des diplômes reconnus sur le marché
du travail, ces étudiants sont néanmoins confrontés à une actualité
économique morose et ont fortement conscience de la nécessité de préparer
la transition entre la fin de leur cursus et l’épreuve du premier recrutement
dans le domaine professionnel visé. Comme le suggère de façon
provocatrice le sociologue des médias Siva Vaidhyanathan dans l’ouvrage
intitulé The Googlization of Everything (2011: p. 7) « Does anything (or
anyone) matter if it (or she) does not show up on the first page of a Google
search? »
La connaissance de l’impact de ces données reste aujourd’hui peu poussée
dans la sphère du recrutement pour des raisons diverses. Premièrement, en
ce qui concerne l’utilisation de données personnelles, la crainte de
l’illégalité n’incite pas les recruteurs à s’ouvrir à des pratiques de
recherche en ligne. Seule une étude récente (2013) menée par des
chercheurs avec une méthode similaire à celle du testing 81 mise au point
pour permettre de dévoiler les comportements discriminants, a démontré
l’usage du « googling » de candidats et l’utilisation d’informations visibles
sur les comptes Facebook comme éléments de discrimination. Ensuite, le
caractère récent des sites de réseaux sociaux professionnels, et le contexte
économique peu favorable à l’embauche, contribuent à expliquer la
persistance de la prédominance des méthodes classiques de recherche et
d’évaluation : après publication d’annonce et examen d’un curriculum
vitae au format Word ou PDF.
Cette forte incertitude sur la façon dont notre identité numérique peut être
évaluée souligne l’intérêt d’une étude qui sonde les représentations et les
usages de jeunes issus de la génération « digitale ».
Nous aborderons ainsi la question des lieux de visibilité et la temporalité
de l’anticipation de l’exposition de soi sur Internet, mais également celle
du moment spécifique de la recherche d’emploi – et les différents canaux
mobilisés dans ce but – pour illustrer les transformations ainsi que les
permanences induites par l’essor considérable des sites de réseaux sociaux
numériques.

Méthodologie et conditions de l’enquête


Un premier terrain d’enquête fut effectué entre décembre 2012 et janvier
2013 auprès de l’École Supérieure de Commerce de Dijon (ESC Dijon) et
de l’École de Management de Normandie (EM Normandie), sur le campus
de Deauville. Ces deux écoles se situent aux alentours du milieu de tableau
[voir tableau] classant les écoles de commerce françaises en 2014,
respectivement 20 e et 22 e sur 36. Nos enquêtés n’y ont pas accédé à la
suite du parcours classique des classes préparatoires, mais après un BTS,
un DUT et/ou une licence universitaire, ce qui a une incidence sur leur
vision de leur insertion professionnelle future, que l’on peut considérer
comme étant sensiblement moins « confiante » que chez les diplômés des
écoles les plus prestigieuses – souvent passés par le filtre des classes
préparatoires.
Ceux qui ont répondu favorablement à nos demandes d’entretien ont
présenté en majorité des caractéristiques particulières par rapport aux
autres étudiants de cette même filière. En spécialité communication et
ressources humaines pour la plupart, ils avaient pour certains déjà effectué
des stages ou années de césures dans des entreprises ou petites agences de
communication ayant recruté en leur présence, ou en agences de
recrutement pour quelques-uns d’entre eux. Très au fait des nouvelles
technologies, plusieurs se spécialisaient dans la communication sur les
réseaux sociaux, en community management 82 notamment, et une demi-
douzaine d’entre eux avait participé à un challenge organisé par la Société
Générale qui consistait à développer la communication d’une marque sur
les différents réseaux sociaux numériques. Quinze entretiens ont donc pu
être menés auprès d’étudiants âgés entre 20 et 24 ans. Dix enquêtés âgés
entre 22 et 24 ans terminaient leur formation (en année de césure ou
dernière année de master).
En octobre 2013, nous avons lancé un terrain comparatif auprès de jeunes
du programme international BIB (Bachelor in International Business) que
propose l’École de Management de Grenoble. Accessible post-bac, il nous
a semblé que cette formation pouvait davantage se rapprocher des jeunes
que nous avons rencontrés au sein des deux écoles précédentes. En effet,
les étudiants de l’EM Grenoble du programme Masters sont issus
principalement des classes préparatoires aux grandes écoles de commerce
(GEM est au 6 e rang du classement). Huit entretiens d’une heure à deux
heures ont été menés auprès de ces étudiants. Ce chiffre restreint est dû
aussi bien à la temporalité (étudiants en préparation d’examens) qu’à la
difficulté de convaincre de l’intérêt d’aborder une thématique que
beaucoup disaient ne pas maîtriser suffisamment ou considérer comme
allant de soi. L’on peut donc penser que les étudiants ayant répondu sur ce
campus possèdent également des caractéristiques particulières :
dispositions à la communication, investissement déjà prononcé de ces
plateformes de réseaux sociaux notamment professionnels, etc.
Six d’entre eux sont âgés de 20 ans, les deux autres de 21 ans et 23 ans.
Tous effectuent leur 3 e année de programme international pour obtenir le
grade de Bachelor. Ils sont ainsi plus jeunes en moyenne que les étudiants
interrogés lors du terrain effectué en France, majoritairement au stade du
Master 1 et 2. Au sein de cette formation, les étudiants de nationalités
égyptienne, lettone, italienne et suédoise interrogés bénéficiaient d’un
milieu social nettement plus favorisé que les étudiants anglais et français
interrogés.
Table de classement des écoles de commerce en 2014.
Source : http://orientation.blog.lemonde.fr/2014/02/14/ecoles-de-commerce-le-classement-des-
classements-2014/

Note : Nous ne discutons pas ici des méthodes de ce classement dont la


vocation est purement illustrative du type de positionnement des écoles où
les étudiants interrogés étaient en formation.
Nous présentons dans les points qui suivent les différents résultats de cette
recherche.
Très connectés, les étudiants cherchent à compartimenter leurs usages du
Web entre privé et public.

Des skyblogs aux réseaux sociaux professionnels, une présence


numérique fournie et variée
Les étudiants interrogés correspondent à des profils de « privilégiés » d’un
point de vue numérique, tous ont disposé de moyens de connexion
personnels à Internet depuis leur adolescence au moins. Dresser un
panorama des pratiques et des sites investis permet d’envisager les
transformations qu’induit la diversité des formats de visibilité en ligne sur
la façon de se donner à voir à autrui, notamment professionnellement.
Au tout début de leur vingtaine, ces enquêtés ont un historique déjà riche
en termes de présence sur les réseaux sociaux numériques. Fréquemment
évoqués par les étudiants français, les skyblogs ont représenté un premier
lieu d’exposition de soi vers l’âge de 13 ans. Ces pages comportant photos,
textes et commentaires d’utilisateurs, étaient créées quasi exclusivement
avec l’utilisation de pseudonymes, et n’apparaissent ainsi pas après une
recherche nominative, ce qui évite à leurs yeux la crainte de voir leurs
données personnelles facilement accessibles par des tiers. L’utilisation faite
de ces blogs était fortement liée à l’univers du collège et revêt aujourd’hui
pour eux une connotation enfantine.
Chronologiquement, le second lieu de visibilité personnelle en ligne investi
est sans surprise, compte tenu de son plus d’un milliard de profils créés, le
réseau social Facebook. Par leur ampleur, l’utilisation et le volume des
contenus publiés sont sans commune mesure avec les skyblogs évoqués.
Leur utilisation du site remonte déjà à plusieurs années, avec un profil crée
en 2007-2008 en moyenne, aux débuts de l’ouverture du réseau social au
grand public donc 83. Ils ont ainsi expérimenté son usage dès l’adolescence,
aux alentours de 15-16 ans pour la plus grande majorité d’entre eux.
Fréquenté quotidiennement, « en continu » pour certains, Facebook est de
très loin le principal portail d’accès à des données personnelles que
possèdent les étudiants sur Internet.
Les autres sites mentionnés sont souvent rejoints par un effet de mode,
sans toutefois être aussi assidûment consultés et mis à jour que Facebook,
en fonction des créations de nouvelles plateformes telles que Pinterest ou
Instagram par exemple. Du dire des étudiants enquêtés, ils revêtent un
caractère beaucoup moins personnel que Facebook. Ils y postent des
photos de lieux, de nourriture ou de mode principalement et non des
photos d’eux-mêmes.
Le site de micro-blogging Twitter occupe cependant une place particulière
à mi-chemin entre privé et professionnel. Le site a en effet connu un succès
fortement perceptible au cours de la durée de l’enquête 84. Les premiers
étudiants interrogés (fin 2012) qui déclaraient utiliser Twitter y étaient
contraints professionnellement : en charge du compte Twitter de leur
entreprise lors d’un stage, ou lors de leur première expérience
professionnelle en année de césure, en tant qu’étudiants spécialisés en
communication. Ils n’avaient pas de connaissance préalable du site et ont
dû apprendre ses fonctionnalités à cette occasion. Par la suite (fin 2013), si
la majorité de ceux ayant déclaré avoir ouvert un compte Twitter dit l’avoir
fait « par curiosité », et « parce que des amis étaient dessus », sans
véritablement investir le média sur la durée, les derniers entretiens menés
ont vu émerger une frange non négligeable d’usages récréatifs et privés de
Twitter d’une part ainsi qu’un usage servant une stratégie professionnelle à
vocation principalement informative de l’autre : renseignements sur des
sujets d’actualité dans le secteur visé et des annonces de postes à pourvoir,
nous y reviendrons. L’ancienneté y est beaucoup moindre que sur
Facebook, un an environ, et la fréquence de consultation demeure plus
modérée : d’une à deux fois par jour, à une fois par semaine.
Les réseaux sociaux professionnels ont, au même titre que Twitter, été
rejoints par les étudiants relativement récemment – entre deux ans et
quelques mois – avec de légers décalages de temporalité en fonction des
cursus suivis avant d’intégrer les écoles de commerce en question.
L’imminence de l’entrée sur le marché de l’emploi, en fin de BTS par
exemple, ou la première recherche de stage, ont été l’occasion de
recommandations par des intervenants au sein des écoles concernant
l’utilité des sites de réseautage en ligne. Dans le même élan de curiosité
que celle pour les réseaux sociaux, la grande majorité des étudiants a créé
différents comptes sur les sites qui leur étaient conseillés 85, dans un but
souvent ludique puisqu’« évaluer l’identité numérique de son voisin de
classe » a souvent été requis en fin de présentation, ce qui a suscité
diverses inscriptions de circonstance : Linkedin et Viadeo, en tant que
réseaux et CV en ligne, DoYouBuzz, CV interactif présenté par les
conseillers comme étant « plus dynamique » car permettant l’insertion de
portfolios et d’informations complémentaires, ainsi que Yupeek et Wizbii,
qui ont été créés sur le modèle de Linkedin mais spécialisés pour les jeunes
et la recherche de stage. Le temps de fréquentation n’excède d’une manière
générale pas cinq minutes, le plus souvent la visite du site est motivée par
la réception par e-mail d’une notification. Nos enquêtés ont ainsi
mentionné y aller entre une à trois fois par semaine pour les plus assidus, à
une fois par mois.
Il faudrait sans doute ajouter à ce panorama, bien que cela ne soit pas
l’objet de cette enquête sur la visibilité sur Internet, des applications sur
mobile qui remplissent certains critères de réseaux sociaux et extrêmement
utilisées et citées par les étudiants interrogés telles que Snapchat et
Whatsapp. Bien que pouvant se rapprocher d’une messagerie de type SMS,
force est de constater que Snapchat notamment permet d’envoyer des
photos dont la durée de visibilité est limitée à quelques secondes, à tout
son répertoire de contacts possédant l’application, ce qui revêt une
dimension de partage d’information à échelle plus ou moins large en
fonction du nombre de ces contacts.
Cette forte propension à « tester » les sites en s’y créant un profil ou
un compte en y laissant visibles différents types de données «
identifiantes » ne signifie pas, tant s’en faut, une parfaite maîtrise des
fonctionnalités ni une forte volonté d’investissement de l’ensemble de
ces médias en termes de fréquence d’utilisation.
Présents sur les différents formats de visibilité mentionnés, les étudiants
ont tous conscience que ces informations accessibles sous leur identité
peuvent entrer en compte dans l’évaluation de leur personne le cas échéant.
Aussi, l’approche de l’entrée sur le marché du travail constitue un moment
de mise en conformité avec les attentes d’une « bonne réputation »
numérique. Cette mise en conformité n’est pas exempte d’ambivalence,
ambivalence aussi bien due à la compétence limitée des étudiants du point
de vue de la sécurisation de leurs informations et à la cohérence de leurs
actions avec leurs discours, qu’à une conception des frontières entre public
et privé qu’ils considèrent être en évolution.

Entre méfiance et désinvolture face à leur visibilité


Face au contenus potentiellement discriminants rendus visibles sur leurs
profils Facebook, et, plus largement, concernant le respect de leur vie
privée par des tiers, nos enquêtés ont affirmé dans la totalité des entretiens
accorder un prix important à leur image 86 et au caractère privé de leur
activité sur le site Facebook en particulier. Cette prise de conscience s’est
effectuée au sortir du lycée, pour la plupart, et au fur et à mesure de la
progression de leur cursus, bien que certains considèrent avoir « toujours
fait attention », sur les conseils parentaux notamment.
Le schéma de prise de conscience tel que rapporté par Morgan, étudiant de
23 ans à l’École de Management de Normandie, correspond à une
évolution partagée par la tranche d’âge la plus « âgée », à deux ou trois ans
près donc, des étudiants interrogés.

– Tu es sous quelle identité sur Facebook ? Ton nom ?


Moi j’ai eu mon bac en 2009, et j’étais arrivé sur Facebook en 2007, j’avais mis mon vrai nom sur
Facebook à l’époque mais je l’ai corrigé depuis.
– Tu as changé quand ?
J’ai fait le changement l’an dernier dans mon premier master parce que je me suis rendu compte…
je pense que c’est parti d’une discussion banale avec une camarade de classe, on avait tapé nos
noms sur Google et moi j’ai vu ressortir ce que je voulais pas voir, déjà j’ai vu mon profil
Facebook en premier résultat et y’avait pas mal de choses qui apparaissaient, des commentaires
que j’avais laissés sur des photos, des choses comme ça, enfin c’est là que je me suis dit qu’il y
avait urgence, qu’il fallait un peu modifier tout ça, du coup j’ai changé mon prénom et j’ai
commencé à jouer avec les paramètres de confidentialité. C’était fin 2011. Même avec mes
contacts, ceux avec qui je discute, on utilise beaucoup tout ce qui est groupes fermés pour
confidentialiser, et au niveau des photos, y’a beaucoup plus de modération qui est faite. […] C’est
vrai que je me méfiais plus d’un mail bizarre de ma banque que de ce qu’il pouvait y avoir sur
Facebook avant parce que quand j’y suis arrivé au début c’était nouveau et c’est pas qu’il fallait
réussir à se démarquer mais c’était un peu un espace de liberté, il y avait pas vraiment de règle… il
y avait pas vraiment de conseils et du coup, tout le monde y allait à fond et c’était presque le
concours dans mon réseau de « celui qui allait faire le mieux ».
– C’est-à-dire, faire le mieux ?
Celui qui allait recevoir le plus de commentaires ou le plus de notifications ou ce genre de choses
là et c’est sûr que du coup… c’était souvent se mettre en avant de façon pas forcément
recommandable aux yeux d’un employeur.
– Il y a des choses dont tu as pensé qu’il fallait les retirer ?
Non juste paramétré, enfin si j’ai retiré mon numéro de téléphone portable que j’avais mis dessus à
une époque…
Après des débuts d’utilisation sans réel contrôle, l’imminence de l’entrée
sur le marché du travail, ainsi que les conseils de mise en garde donnés au
cours des formations mais aussi via leur entourage (et à travers les médias),
ont suscité une réaction de « nettoyage » et de « confidentialisation »,
selon les termes employés. Cette action passe généralement par le
déréférencement du profil des moteurs de recherche, une modification du
nom réel pour préférer l’utilisation d’un pseudonyme, et le choix du
paramétrage de confidentialité « ouvert aux amis seulement ». À cette
occasion, certains « amis » considérés comme n’en étant pas réellement
ont été supprimés de leur réseau. Concernant les publications, ces étudiants
déclarent en avoir très nettement diminué le nombre, et ont le plus souvent
instauré un « contrôle de tag », qui permet de valider ou non les
photographies ou publications qui mentionnent leur nom, identifiées non
par eux-mêmes mais par les membres de leur réseau.
Cet aveu de contrôle peu présent au début et fort par la suite n’a pas été
retrouvé chez nos enquêtés les plus jeunes, âgés de 20 ou 21 ans et donc en
« Bac +3 » au moment de l’entretien. Karim, 20 ans, étudiant à l’ESC
Dijon, évoque la lassitude ressentie lors de la conférence obligatoire sur
l’identité numérique qui a lieu à lors de la première rentrée étudiante : «
On a lâché au bout de 10 minutes, c’était des choses qu’on a déjà
entendues cent fois… ». Lassitude qui laisse à penser que le discours sur la
dangerosité potentielle de l’identité numérique est de plus en plus
véhiculé 87. Le témoignage des enquêtés les plus récents et les plus jeunes
consiste majoritairement en une affirmation de connaissance des risques «
depuis longtemps », et de relativisme quant aux conséquences éventuelles
de la visibilité de leurs données (photographies principalement) par des
recruteurs ou autres personnes dont le jugement pourrait influer sur leurs
opportunités professionnelles futures. Ils font état d’un contrôle minimal
de ce qui est publié. Ils déclarent estimer qu’il s’agit de leur sphère privée,
mais qu’ils n’ont avant tout « rien à cacher ». L’un d’entre eux, Jordan, 20
ans, étudiant à Londres, a opté pour un diminutif plutôt que pour son nom
de famille pour ouvrir son profil Facebook, ce qui le rend plus
difficilement « trouvable », mais il admet qu’il ne s’agissait nullement
d’une stratégie consciente et plutôt d’une facétie à l’époque. Son opinion
sur le risque associé à la visibilité de ses photos s’est avérée très libérale :
des photos de soirée ou d’alcool ne devraient pas influer sur l’opinion d’un
évaluateur quel qu’il soit, particulièrement dans le monde anglo-saxon où «
[nos] profs et autres intervenants arrivent parfois bourrés de la veille ».
Un certain nombre des plus jeunes estiment que se cacher à l’excès n’est
pas forcément souhaitable, car les critères d’évaluation auraient évolué en
accord avec les modes de vie actuels comme en témoigne Nicolas, étudiant
de 21 ans à l’ESC Dijon :
« Facebook c’est mon réseau perso et j’ai ma vraie identité dessus. Je pense que si on n’a rien à
cacher pas besoin de changer son nom sur Facebook. Même si un recruteur me trouve, je n’ai rien
à cacher et changer son nom c’est chercher à cacher quelque chose. Il peut y avoir des photos, pas
compromettantes mais festives, mais je pense qu’on a tous été jeunes un jour et je ne vois pas en
quoi un recruteur pourrait juger notre personnalité ou nos compétences avec ça. Je pense ça et tant
pis pour moi, peut-être que je gagnerai à changer tout ça mais je le ferai pas. »
Cette idée de l’accord entre visibilité sur Facebook et un mode de vie «
jeune » qui ne devrait plus donner lieu à des évaluations négatives se
retrouve notamment dans l’actualité. En avril 2014, le conseiller en
communication du président de la République, énarque de 34 ans
fraîchement nommé, se fait épingler dans les médias pour son compte
Facebook ouvert à tous où étaient visibles de nombreuses photos festives,
laissant notamment entrevoir l’usage d’un joint. L’article qui revient sur les
faits 88 rapporte les explications du communiquant :
« “Au final, les gens ont retenu que j’étais quelqu’un de mon âge, pas plus original ni extraverti
que ceux de ma génération”, analyse le jeune énarque de 34 ans, estimant que cela était “maîtrisé”.
Pour lui, il montrait là un jeune homme “qui savait s’amuser, qui allait au ski, travaillait… c’est
l’inverse qui aurait été étonnant”, considère-t-il.
Bien que beaucoup plus âgé et diplômé que les étudiants dont il est
question ici, la similitude de cette justification avec celles de nos enquêtés
les plus désinvoltes sur leur visibilité en ligne paraît relever d’une tendance
émergente qui relativise l’impact négatif de l’accès à la vie privée sur
Internet et à l’évaluation éventuellement que le public peut en avoir.
Suite à notre série d’entretien, nous avons ajouté certains de nos enquêtés
sur Facebook. Ces derniers ont affirmé refuser, ou envisager de refuser,
toute demande émanant de leur sphère professionnelle. Ils n’y
accepteraient jamais leur « boss », seuls quelques tuteurs de stages « jeunes
» ont été admis dans leur réseau une fois le stage terminé seulement. Ceci
étant, nos demandes – en tant que chercheur rencontrée une fois – ont été
acceptées instantanément, sans question, ni forcément de dialogue par la
suite. Cet accès relativement facile dans la pratique à leur vie personnelle
s’illustre dans le nombre de contacts (souvent plus de 800) et de photos
dans lesquels ils apparaissent identifiés par des tiers, Melody a ainsi 1 237
photos d’elle sur son profil Facebook, Rick 1 172 et Jonathan en a plus de
800. Les étudiants les plus richement dotés en patrimoine culturel et/ou
économique, en avaient sensiblement moins (Joseph, 71, et David, 188), ce
qui pourrait être interprété comme l’intériorisation plus poussée de par leur
éducation des risques liés à une trop grande visibilité. Ajoutons que, à
l’instar de l’exemple du conseiller politique, l’écrasante majorité des
photos présentes sur ces profils ont été prises lors de soirées, donnant à
voir bouteilles et verres d’alcool, comportements exubérants, etc.
L’impression d’être sur ces réseaux en « clair-obscur » (Cardon, 2008),
entre jeunes, explique d’une façon générale cette prolifération de photos
sans véritable préoccupation de contenu. Une incohérence entre les
pratiques de confidentialisation et de publication d’information et un
discours critique et ferme face à l’éventuelle utilisation de leurs données
par des tiers non voulus qui est fréquemment mise à jour par les études sur
la privacy (et baptisée « social sharing paradox ») correspond à
l’ambivalence entre discours sur le respect de la vie privée et les usages
réels sur les réseaux sociaux. Les déclarations en termes d’attention
scrupuleuse et de paramétrage recueillies lors de l’enquête quantitative
menée dans un premier temps 89 auprès des élèves de l’école de Grenoble
sont ici nuancées par l’enquête qualitative.
La volonté initiale d’introduire un élément comparatif international dans
cette étude sur les représentations sur la privacy et l’identité numérique
s’est heurtée à un effectif d’étudiants étrangers interrogés encore trop
restreint pour permettre une montée en généralité. Toutefois, parmi les
témoignages recueillis, le critère de la nationalité ne semble pas
pertinent pour expliquer les nuances dans les pratiques d’exposition
de soi et d’anticipation. Celui de l’âge (y compris à deux ans près), de
même que l’origine sociale, semble en revanche induire des
différences. Plus l’enquêté était jeune et moins il était issu d’un milieu
social aisé, moins l’attention à la préservation de sa vie privée sur les
réseaux a semblé être une véritable préoccupation, tant dans les
discours que dans les usages sur les sites.

Des stratégies en cours d’élaboration


En accord avec les considérations sur leur vie privée sur Facebook, et outre
l’effort de « nettoyage » et de paramétrage entrepris, les usages qui
peuvent être considérés comme professionnels du site sont, à leur niveau,
très restreints. Utilisé pour la coordination lors des travaux en groupe,
puisque l’ensemble de leur classe est présent sur le réseau, il n’est pas
question pour eux de transposer ces usages dans le monde professionnel.
Du point de vue de la recherche d’emploi, le réseau social se limite à être
un outil de renseignement secondaire, sur les pages Facebook des
entreprises visées ou de leur école, dans le meilleur des cas.
Éventuellement considéré comme pouvant permettre la diffusion d’une
offre à l’un des « amis » de leur réseau, il s’agit pour l’immense majorité
d’une action purement hypothétique. Il n’en va pas de même des réseaux
sociaux professionnels. L’extrait d’entretien mené avec un étudiant de 22
ans de l’ESC Dijon souligne la préoccupation d’acquérir une identité
professionnelle sur Internet :
« C’est peut-être pas encore obligatoire, mais quelqu’un qui sera sur aucun des sites, qui n’a
aucune visibilité sur Internet, pour moi ça devient de plus en plus rédhibitoire quant à une
recherche d’emploi ou de stage. N’importe quel recruteur, pour être moi-même en spécialité RH,
je m’en rends bien compte, n’importe quel recruteur va aller vérifier notre présence sur Internet ».
Laissant Facebook de côté, nous analysons dans ce qui suit les normes de
présentation et d’entretien de réseau progressivement acquises et investies
par ces étudiants à travers l’exemple de LinkedIn puis de Twitter.
Construire une identité numérique professionnelle…
Le site de réseautage professionnel LinkedIn est le plus utilisé parmi les
étudiants interrogés ; considéré comme plus international que le site
français Viadeo, il remporte également l’avantage sur les sites spécialisés «
jeunes » tels que Yupeek, car ces derniers ne regroupent pas un réseau
suffisant comme l’explique cet enquêté de l’EM Normandie en dernière
année :
« Yupeek, je l’utilise beaucoup moins que Viadeo ou LinkedIn. Pour ces deux réseaux, la majorité
des gens que je connais y sont donc ça m’incite à y aller régulièrement, voir ce qui se passe, alors
que Yupeek certes il y a de l’info et des offres de stage, d’emploi, mais j’ai peu de réseau là-bas
alors ça m’incite moins à le fréquenter. »
Le nombre d’utilisateurs apparaît dans leurs discours comme étant l’un des
critères les plus déterminants du succès d’un réseau social numérique et
laisse ainsi l’avantage aux plus généralistes. En tant que réseau social
professionnel le plus investi, LinkedIn contribue à véhiculer un type de
présentation de son curriculum vitae à l’anglo-saxonne, laissant une large
place aux expériences acquises et laissant la possibilité de recevoir des «
recommandations » d’autres utilisateurs qui seront ensuite mises en
visibilité sur les profils. Face à ce canevas, nous avons pu constater que
l’ouverture du profil ne se limite pas à un acte bâclé, comme le seraient
simplement le renseignement d’un nom et un prénom ainsi que leur
occupation actuelle sans véritables informations sur leurs parcours, ce qui
serait en termes de contenu bien inférieur aux informations contenues sur
un CV classique.
… à travers un remplissage important des rubriques
Les profils crées par les étudiants sur LinkedIn sont particulièrement
complets, et ce malgré l’affirmation par certains de la crainte de n’avoir
pas suffisamment d’expériences pour afficher un CV en public. Suivant les
conseils qui leur ont été donnés, nous avons à chaque fois constaté que
l’ensemble des rubriques étaient renseignées avec précision. Melody par
exemple, étudiante française au sein du campus londonien, possède 48
relations au sein de son réseau LinkedIn, son CV est constitué de la liste de
ses expériences avec le détail de toutes les disciplines étudiées durant son
BTS notamment. Figurent également ses scores au TOEFL et au TOEIC
(mesure du niveau en langue anglaise), ainsi que le « tag » des logos des
différentes entreprises pour lesquelles elle avait eu l’occasion de travailler
lorsqu’elle effectuait un stage au sein d’une agence de communication, ce
qui laisse apparaître ces derniers en bas du profil.
Joseph, étudiant à Londres également, a quant à lui joué le jeu des mots-
clefs qu’il est possible de sélectionner pour que le profil se retrouve plus
facilement en haut des résultats de recherche sur le site lors d’une
recherche effectuée avec un compte recruteur notamment. Ainsi peut-on
lire un ensemble de mots et de qualités : « Team work », « authenticity », «
honor », « pride », « commitment ». Un certain nombre de
recommandations sont également visibles sur leurs profils.
Il a été conseillé aux étudiants de mettre une photo sur leur profil LinkedIn
par les intervenants formateurs, les profils sans photo étant statistiquement
moins consultés que les autres sur le site. Ce choix de la photo a entraîné
une réflexion sur la « bonne » image à publier sur ce type de média.
Morgan, étudiant de 23 ans à l’EM Normandie, nous a ainsi fait part de sa
considération sur ce qu’était selon lui la meilleure façon de se montrer sur
un profil de réseau social professionnel. La photo de type « identité »,
faisant ordinairement face à l’objectif ne convenant selon lui pas à l’image
qui est recherchée sur une telle plateforme. Cette croyance est le fruit de
l’observation de profils de professionnels impliqués dans un événement
centré sur le numérique et la communication auquel cet étudiant avait
assisté :
« Celle-là, c’est une photo classique [montre son profil sur le site] mais depuis qu’on a été à la
RMS Conf [NB : conférence réseaux et médias sociaux] là, et que j’ai vu un peu les interlocuteurs,
on commence à se rendre compte que c’est des photos qui ont un peu évolué, c’est plus la photo
d’identité basique, c’est plus une photo où on voit qu’il y a une certaine prestance, etc. Il y a un
semblant de dynamisme dans la photo… »
De fait, la photo du profil LinkedIn de cet enquêté de 20 ans semble bien
correspondre à cette conception de photo considérée comme étant plus
adaptée à ce type de site :
Profil LinkedIn anonymisé

L’investissement des sites et le remplissage de profils ne supposent pas


obligatoirement un usage poussé du réseau social comme nous l’avons
spécifié précédemment, il s’agit alors de se pencher sur la manière dont les
étudiants exploitent, ou envisagent d’exploiter ces lieux de visibilité
numérique professionnelle.

Entretien et usage des réseaux sociaux professionnels


Un usage plus ou moins dynamique : LinkedIn vs Twitter
Sur LinkedIn, le nombre de contacts accumulés par les étudiants excède
rarement la centaine de relations. Il s’agit principalement des étudiants de
leurs promotions, des quelques contacts rencontrés à l’occasion de stages,
ainsi que les enseignants et intervenants de leur cursus en école de
commerce. Il existe chez la plupart une réticence à contacter des personnes
qu’ils n’ont jamais rencontrées, et ils jugent d’une manière générale leur
réseau comme n’étant « pas assez bon » à ce stade de leurs parcours pour
envisager de décrocher une proposition. Leur pratique sur le site réside
alors principalement dans la mise à jour, l’actualisation de leur profil.
L’impératif de mise à jour a ainsi été fortement intégré : lors des entretiens,
nombreux sont ceux qui, tout en expliquant la construction de leur profil,
ont mentionné qu’il leur fallait encore le « mettre à jour » après telle et
telle expérience de stage supplémentaire. Malgré ces changements de
contenus épisodiques, il n’en demeure pas moins que le profil LinkedIn et
le réseau de relations qui l’accompagne demeurent donc relativement
statiques.
Il en va différemment avec les usages professionnels de Twitter tels que
nous les ont décrits certains des étudiants, à l’instar de Siva, étudiant en
master à l’EM Normandie :
– Comment tu utilises Twitter d’un point de vue professionnel ?
Sur Twitter j’essaye de suivre les utilisateurs dont le centre d’intérêt m’intéresse, donc j’ai
commencé à suivre les grosses agences de communication sur Paris et j’ai fait une liste Twitter
communication avec toutes les agences comme ça quand j’ai envie de voir un peu ce qui se passe
je fais un tour dessus et je consulte l’info.
– Et comment ça se passe pour avoir un réseau ?
Un tweet par exemple, des personnes qui vont me retweeter parce que je les connais bien, ou des
gens dans le milieu RH qui savent que mon profil peut intéresser des gens. Mon directeur
marketing (en stage), lui, il est vraiment très actif sur les réseaux et c’est grâce à lui que je connais
un peu de monde sur Twitter, car il me follow Friday le vendredi par exemple, c’est ce genre de
chose qui te permet d’agrandir ton réseau.
L’utilisation de Twitter dans un but informatif apparaît être en nette
expansion auprès du public étudiant voire même en passe de supplanter
d’autres lieux de recherche d’offres d’emploi d’après une étude menée par
le cabinet Digital Insighters 90 : « Le réseau social Twitter est l’outil le plus
utilisé par les jeunes pour la recherche d’un stage ou décrocher un premier
emploi ». L’étude s’appuie sur le fait que les mots-clefs « recherche de
stage » y prennent désormais une place prépondérante. L’usage décrit par
Siva dépasse celui de la simple recherche d’annonces et prend la forme
d’une véritable stratégie d’accumulation de connaissances sur un sujet
donné ainsi que l’insertion dans une communauté d’experts.
Un usage apprécié : limiter l’incertitude
Ce qui nous a été présenté dans les discours comme utile et regardé par les
étudiants est la fonction présente sur LinkedIn : « qui a consulté mon profil
» ? Elle permet de voir quels utilisateurs ont cliqué sur son CV en ligne et
donc s’y intéressent éventuellement. Un des enquêtés a par exemple
déclaré qu’avant son premier entretien et face au stress que cela
représentait, il était allé consulter le profil LinkedIn de la chargée de
recrutement responsable de son rendez-vous, et avait alors été soulagé et
rassuré de voir qu’elle était jeune, environ 25 ans, et peu éloignée de lui
donc. Cette fonction décrite comme « rassurante » car permettant de «
savoir à qui l’on a affaire », s’accompagne plus largement d’une stratégie
de consultation des profils de personnes occupant des postes similaires à
ceux qu’ils aimeraient viser, afin de voir leurs relations, études et parcours
professionnels, et considérer la ressemblance de ceux-ci avec les leurs et
ainsi évaluer leur propre crédibilité. L’œil gardé sur l’évolution des
étudiants de leurs promotions leur permet également de s’autoévaluer
concernant leur situation et progression en comparaison.

Rhétorique de la preuve
Face à l’enjeu de visibilité professionnelle s’est développée, chez
beaucoup des étudiants interrogés, une logique de « preuve » et de
justification sur Internet. En effet, le fait de pouvoir démontrer ses
affirmations par des traces en ligne serait un gage de sérieux et de véracité
qui pourrait jouer favorablement si des recherches étaient effectuées après
une première sélection de CV ou un entretien. Confirmer sa présence en
ligne et sa « connaissance d’internet » est ainsi vu comme étant
potentiellement rassurant pour un éventuel employeur : « Je pense que
c’est rassurant pour un recruteur de savoir qu’on est présent sur Internet
parce qu’aujourd’hui tout passe par le numérique », explique cet étudiant
de l’EM Normandie alors en stage de fin d’études. Il s’agit dans ce cas de
se conformer à l’image que les employeurs peuvent avoir de jeunes issus
de la génération digitale, ce qui n’est pas sans efforts de la part des
étudiants et naît d’une stratégie comme nous le voyons ici.
Démontrer une expertise sur un sujet donné, via des articles écrits ou mis
en avant sur son profil LinkedIn ou son compte Twitter, est également
envisagé. Le blog n’est pas encore très répandu à ce stade de leurs
parcours 91 car il nécessite selon eux un niveau d’expertise important pour
ne pas « faire gamin » ou encore « girly » car assimilé dans leur esprit aux
blogs tenus par de jeunes femmes pourvoyeuses de conseils en mode et
beauté. Toutefois, certains des étudiants sur le point de réaliser une
expérience particulière en année de césure (voyages autour du monde
durant un an, volontariat…) nous ont déclaré prévoir de documenter ces
moments sur un site afin de pouvoir valoriser les connaissances qu’ils y
auront développées et éventuellement se faire reconnaître dans un domaine
de niche comme ce fut le cas pour un étudiant de l’école de management
de Grenoble désireux de percer dans la préservation de l’environnement et
des réserves naturelles en Afrique notamment.

Limites de la visibilité numérique et « GOOD OLD WAY »


Un certain scepticisme face à la possibilité de trouver un emploi par le
biais des réseaux numériques
Le résultat marquant de cette étude réside dans le fait que, malgré
l’investissement méticuleux apporté aux sites de réseaux sociaux
professionnels et l’attention portée aux normes de présentation qui s’y
rattachent, il n’existe pas de croyance très poussée aux bénéfices que
pourrait apporter cette visibilité en ligne dans leurs démarches
professionnelles actuelles.
Lorsqu’ils sont interrogés sur les canaux qui leur ont été utiles pour
décrocher stages et premiers emplois, il a pu paraître étonnant de constater
que les réseaux sociaux numériques n’ont jamais été mentionnés 92. Les
méthodes de recherche de ces jeunes étudiants demeurent en réalité très
classiques. Les liens forts, familiaux principalement, sont particulièrement
utiles pour la première insertion professionnelle. Le premier stage a ainsi
fréquemment été obtenu par l’intermédiaire des parents directement – stage
dans l’entreprise familiale – ou de la famille élargie : oncles, cousins, etc.
Le réseau plus large des contacts établis au cours de la scolarité joue
également un rôle très important, qu’il s’agisse des professeurs et
intervenants ou des amis de promotion, voire d’anciens de l’école 93.
Dans la majorité des cas ne relevant pas des contacts personnels, les
étudiants ont postulé à des offres identifiées sur des sites Internet dévolus à
des annonces de stages, ou par le biais des annonces transmises par les
écoles elles-mêmes. Les candidatures spontanées sont également
fréquemment utilisées, avec succès, ce qui constitue une particularité
française (Bureau & Marchal, 2011). Certains étudiants ont également
trouvé en déposant leur CV sur des cv-thèques, autrement appelées job
boards, telles que Monster par exemple. Contrairement aux sites de
réseaux sociaux professionnels, l’accès à ces bases de données est payant
pour les entreprises et n’implique pas de mise à jour de la part du candidat.
Thomas, étudiant de 22 ans à l’EM Normandie, explique qu’il a davantage
eu de retours sur son CV par ce biais :
« Ça a mieux marché, je me suis assuré d’être présent sur les réseaux, et bien sûr je recherchais sur
Twitter, mais je ne pense pas qu’aujourd’hui j’ai un réseau suffisamment étoffé pour trouver grâce
aux réseaux sociaux. Ça va venir je pense. »
Les réseaux sociaux numériques ne sont ainsi pas rejetés en tant que tels
mais plutôt considérés comme un investissement « pour plus tard ». Outre
un réseau insuffisant, l’une des raisons avancée par les étudiants pour
expliquer ce scepticisme est celle de l’expérience professionnelle, qui ne
serait dans leurs cas pas encore assez développée pour susciter un repérage
sur ce type de réseaux. Le caractère trop formel, et fonctionnant par mots-
clefs, d’un site de réseau social professionnel ne serait pas à leur avantage
et leurs discours ont souligné avec insistance une préférence pour des
relations personnelles et de face-à-face qui leur permettent plus facilement
de se démarquer. Les jeunes en voie d’obtention de leurs diplômes font
ainsi face au type de discrimination qui résulte des compétences planifiées,
par opposition aux compétences négociées telles qu’analysées par les
socioéconomistes du marché du travail 94. Trop formalisé en termes
d’exigences en années d’expérience et de compétences obligatoires, ce
type d’offre d’emploi dessert les profils novices ainsi que les parcours
atypiques ou fragilisés, contrairement à la porte ouverte de processus de
sélection moins routinisés, laissant une plus grande part à la négociation et
à l’opportunité. Bien souvent, le candidat est dans ces cas de figure appuyé
par un réseau qui lui donne confiance en ses compétences.
Intérêt ou désintérêt des réseaux, l’hypothèse du capital social et
économique
L’étudiant le plus critique à l’égard de ces moyens technologiques pour se
faire un réseau professionnel correspond au profil catégorisé par le rapport
APEC (APEC, 2012), est celui de « l’Héritier ». Issu d’une famille
d’entrepreneurs depuis plusieurs générations, à la tête d’une grande
entreprise du secteur alimentaire, il évoque son utilisation des réseaux
sociaux, Facebook notamment, pour le contact avec les amis, tout en tenant
à chaque fois à spécifier que ce sont les « face-à-face qui comptent le plus
», dans les rapports humains comme professionnels. Il ne possède pas de
compte LinkedIn et s’enorgueillit d’avoir négocié chacune de ses
opportunités professionnelles sans avoir eu besoin de constituer un CV. La
capture d’écran datant du 10 juillet 2014 issue du compte Facebook de cet
enquêté en témoigne :

Le nom et la photo de profil ont été effacés.

En dehors de cette insistance particulière chez cet enquêté, la rhétorique de


la primauté du contact direct, « physique » et du face-à-face s’est retrouvée
chez tous les étudiants enquêtés, quelles que soient les facilités de réseaux
obtenus par leur environnement familial.
De façon intéressante, notre enquêté le moins richement doté en capital
relationnel par le biais familial fera au cours de la discussion mention du
prix de la scolarité (8 000 euros par an) ; il soulignera que, n’ayant ni
économies ni soutiens financiers familiaux, il cherche à utiliser au
maximum les réseaux des professeurs et intervenants pour préparer la suite
de sa formation et son entrée sur le marché professionnel. La parole, le fait
d’être remarqué pour son sens de la communication et ses rapports directs
(sa bonne entente avec un intervenant enseignant de l’École lui a ainsi
permis d’obtenir un stage dans son domaine de prédilection aux États-
Unis), lui ont été jusqu’à présent bien plus utiles pour trouver stages et
prévisions futures que ne le serait un profil sur LinkedIn. Dans l’un et
l’autre de ces exemples, les étudiants nous ont déclaré avoir par ces
contacts échappé aux redoutés entretiens d’embauche.
Cette opinion sur le poids des relations personnelles s’est également forgée
par l’expérience de candidatures, comme en témoigne cet étudiant
d’origine russe de 20 ans, étudiant du programme international de
Grenoble École de Management qui, après avoir passé le cap de la
sélection sur CV et lettre de recommandation dans un grand groupe
international de conseil, suivi du remplissage d’un formulaire de huit pages
le concernant, s’est vu demander par le recruteur s’il avait des contacts
dans la compagnie en sous-entendant que cela aiderait beaucoup sa
candidature. Bien qu’issu d’une famille d’entrepreneurs et non dépourvu
de contacts, cette quasi-obligation de posséder des relations susceptibles
d’appuyer une candidature a provoqué chez cet étudiant un certain
désabusement.
Il n’est alors pas étonnant que ces jeunes avancent les « good words » et «
old fashion ways » comme éléments déterminants de la recherche de stages
ou d’emplois à ce stade de leurs parcours professionnels. Non pertinent
auprès de ceux qui sont les moins bien dotés en capital culturel et
économique tout autant que chez les plus favorisés, l’investissement des
réseaux sociaux professionnels semble correspondre davantage au « ventre
mou » des étudiants qui disposent d’un niveau moyen de ressources et
souhaitent ne pas négliger l’apport éventuel des réseaux sociaux
professionnels.
Critiques des réseaux sociaux numériques et de la e-réputation
Au-delà de cette préférence unanimement déclarée en faveur des relations
personnelles en ce qui concerne la recherche d’une opportunité
professionnelle, il se dégage également d’une majorité des étudiants des
éléments une critique plus large des réseaux sociaux numériques.
Compte tenu de la très forte présence en ligne de ces derniers d’une
manière générale, le contact dans la vie réelle et non plus numérique est
considéré par les étudiants comme un moyen de singularisation plus
pertinent que l’investissement des réseaux sociaux professionnels. Certains
ont également fait mention de certaines stratégies qui ont pu avoir un écho
médiatique, notamment le fait d’avoir tenu une pancarte où était formulée
une demande d’être embauché de manière parodique dans un quartier
d’affaires (ou ce candidat qui s’était mis en vente sur le site d’enchères
Ebay). Il apparaît alors que l’identité numérique professionnelle pour ces
jeunes issus de formations en écoles de commerce est perçue comme étant
trop standardisée pour présenter un réel intérêt stratégique de démarcation.
Il existe également dans leurs discours une réflexion sur le caractère moins
« crédible » des informations laissées sur Internet, qui sont vues comme
une mise en avant de soi construite ou « surfaite » voire peu fiable. Il en va
ainsi de l’exemple des recommandations sur LinkedIn tel que nous
l’explique Melody, étudiante de 20 ans à Grenoble École de Management :
« Il y a plusieurs personnes qui m’ont recommandée alors que je n’ai
jamais travaillé avec elles, alors je m’interroge sur l’importance que l’on
peut y accorder ». Cette absence de crédibilité est également dénoncée
concernant le type d’informations que l’on peut trouver sur les blogs qui,
de l’avis de David, étudiant de Grenoble École de Management âgé de 23
ans, consistent le plus souvent en des données de seconde main copiées-
collées : elles représenteraient en réalité un « faux savoir ».
Outre le prix à accorder aux informations, la valeur accordée à une
demande qui serait formulée sur LinkedIn semble également être mise en
question. Pour l’un des étudiants âgé de 20 ans, Nikita, qui prend son
propre exemple pour se forger un avis sur les demandes de contacts
effectuées sur les réseaux sociaux professionnels : « Je préfère faire des
demandes par e-mail à la limite, je sais pas mais moi si on me demandait
quelque chose là-dessus [LinkedIn], je répondrais rapidement, de façon pas
appliquée en tout cas ».
Ces exemples sont représentatifs du recul qu’ont les étudiants de ces
écoles de commerce à l’égard du phénomène massif de l’usage des
réseaux sociaux numériques et des rapports virtuels. En utilisateurs
précoces et intensifs des diverses fonctionnalités du Web social, il est
intéressant de constater qu’ils n’en restent pas moins critiques sur un
certain nombre de ses caractéristiques.

Conclusion
Envisagée comme un risque au premier abord, avec des pratiques de
visibilité sur Facebook à « nettoyer », l’identité numérique des jeunes
étudiants prend une dimension professionnelle dès les premières années de
leurs études pour se renforcer à l’entrée dans la vie active. Malgré des
discours critiques face à l’entrée de tiers, notamment professionnels, dans
leur vie privée, les usages révèlent un certain paradoxe si ce n’est une
évolution des conceptions sur ce qui peut avoir une incidence négative ou
non (photos festives principalement) aux yeux d’autrui.
La tendance à l’obligation d’être présent et identifiable
professionnellement sur le Web est tout à fait notable à travers les
considérations et pratiques mises en place par ces jeunes. Elle nécessite de
se conformer et d’apprendre des standards émergents, que ce soit en termes
d’image, de fréquence de mises à jour, ou des façons de contacter autrui et
d’entretenir son réseau. Cette nouvelle exigence est bien ancrée dans les
pratiques mises en place par ces jeunes étudiants comme nous l’avons vu,
mais la croyance en la valeur stratégique de cette visibilité est encore
peu développée et leur utilisation des sites de réseaux sociaux se limite
dans la majorité des cas à servir de source d’information. Conscients
de la situation économique difficile et de leurs profils de novices sur le
marché du travail, ces derniers préfèrent user des méthodes classiques de
recherches professionnelles et déclarent se fier davantage aux contacts
établis « dans le monde réel ».
79. Gire et al. (2013 ) Visibilité sur Internet et entrée dans la vie active, enquête exploratoire auprès
des étudiants de Grenoble École de Management. Effectif : 378 répondants au questionnaire.
80. Méseangeau (2012), Figures du « réseautage en ligne » sur les réseaux sociaux numériques
professionnels : le cas d’un groupe d’anciens sur Linkedin, thèse de doctorat en sociologie sous la
direction de Dominique Boullier, Université Rennes 2, l’auteur y décrit la constitution et l’usage du
réseau Linkedin par les membres d’un groupe de diplômés récents de Sciences Po Paris.
81. Pajak (2013), “Do recruiters ‘like it ?’ Privacy and Social Network sites in hiring: A randomized
experiment”.
82. Le comunity manager ou gestionnaire de communautés est décrit sur la fiche de poste du site de
l’Apec comme ayant : « pour mission de fédérer les internautes via les plateformes Internet autour
de pôles d’intérêts communs (marque, produits, valeurs…), d’animer et de faire respecter les règles
éthiques de la communauté. Il apporte de l’information aux membres de la communauté et fait
produire du contenu par les internautes de manière à développer la présence de la marque de
l’entreprise sur Internet. » http://annuaire-metiers.cadres.apec.fr/metier/communication---
journalisme/community-manager
83. Facebook, crée en 2004, fut dans un premier temps limité aux étudiants inscrits et donc possédant
une adresse e-mail des universités américaines. En 2006, la création des profils est ouverte à tous.
84. 50 % des étudiants de Grenoble École de Management possèdent un compte Twitter, Étude GEM
op. cit.
85. 92 % possèdent un profil sur un réseau social professionnel. Étude GEM, op. cit.
86 Tous nous ont dit avoir déjà recherché leurs nom et prénom sur un moteur de recherche pour voir
les résultats, une pratique majoritairement réalisée plusieurs fois par an.
87. Il existe de nombreuses campagnes publiques sur ce thème visant les jeunes comme la campagne «
Soyez nets sur le net », lancée en 2013 par la mairie de Paris qui dédie à cette question un site
Internet : ereputation.paris.fr
88. http://www.lefigaro.fr/politique/le-scan/coulisses/2014/07/10/25006-20140710ARTFIG00285-le-
communicant-de-hollande-revient-sur-la-polemique-liee-a-ses-photos-facebook.php
89. Gire et al. op. cit. L’enquête par questionnaires donne le pourcentage de 90 % des étudiants se
déclarant tout à fait ou plutôt vigilants face à ce qu’ils postent sur le Web.
90. Digital Insighters (2014)
91. 1/3 des répondants à l’enquête GEM disent avoir un site personnel ou blog mais seuls 11 % en
possèdent un actif (mis à jour et alimenté).
92. 4 % des étudiants ayant répondu à l’enquête APEC (2012) ont trouvé un stage ou un emploi par le
biais des réseaux sociaux professionnels. Seuls 15 % des étudiants de Grenoble École de
Management enquêtés ont déclaré les réseaux sociaux professionnels utiles dans leurs recherches,
Gire et al. (op. cit.).
93. Respectivement 42 % et 67 % des canaux ayant permis de décrocher stage ou emploi chez les
étudiants de Grenoble École de Management, Gire et al., op. cit.
94. Nous faisons ici référence aux travaux d’Eymard Duvernay et Marchal sur le recrutement : Façons
de Recruter : le jugement des compétences sur le marché du travail (1997).
Chapitre 4
« Faisons un MOUK » : théorie et pratique
de la recherche contributive. Récit d’une
expérience réalisée à Grenoble École de
Management

Bernard Stiegler, philosophe, directeur de l’IRI, Institut de Recherche et d’Innovation, Centre Pompidou

Introduction
Dans le contexte de l’accélération foudroyante de l’innovation par les
réseaux numériques et du décrochage intergénérationnel, c’est-à-dire de la
crise majeure de l’éducation qui en résulte sur tous les plans – familial,
scolaire, universitaire, culturel, professionnel –, de nouvelles pratiques de
recherche et d’enseignement s’avèrent incontournables. C’est d’abord à
prendre en charge cette question qu’a été consacré l’atelier Faisons un
Mouk, qui s’est déroulé aux mois de janvier puis d’avril 2014 sur quatre
demi-journées, avec un groupe de 23 étudiants du programme Grande
École de Grenoble École de Management 95.
L’atelier avait pour but d’initier les étudiants et le professeur à des
pratiques de prise de notes et de partage de ses notes à partir d’un cours
magistral, puis de discussion de ces notes et enfin d’éditorialisation du
cours, enregistré en format vidéo et en ligne sur la plateforme
d’annotation audiovisuelle Lignes de temps, et en vue de produire une
sorte de « small private on line course » et de l’éditorialiser de façon
contributive à partir des travaux des étudiants.

Dispositif de captation et de contribution


Au tout début du cours, les étudiants ont été invités à prendre des notes
sur le support de leur choix (papier ou numérique) et à caler celles-ci sur
un time-code qui a été affiché et capturé par l’enregistrement vidéo et que
les étudiants relevaient au cours de leurs prises de notes.
Les étudiants étaient invités à reprendre ensuite ces notes en les classant
en quatre catégories par un surlignage au moyen de quatre couleurs :
• les passages (ou des reformulations après-coup de ces passages)
surlignés en vert signifiaient que ces notes constituaient des éléments de
résumé et de compréhension, au sens où l’on enseigne la contraction de
textes ;
• les passages (ou des reformulations après-coup de ces passages)
surlignés en rouge désignaient ceux qui constituaient à leurs yeux le cœur
du cours, c’est-à-dire ce qui les intéressait, les frappait (et ils pouvaient
évidemment ne pas être frappés ni intéressés) et en cela les surprend, ce
que nous appelons la surpréhension ;
• les passages (ou des reformulations après-coup de ces passages)
surlignés en bleus, qui désignaient leurs propres commentaires ;
• les passages de leurs notes (ou des reformulations après-coup de ces
passages) surlignés en jaune qui désignaient des mots-clés.
Ces notes reformulées, ordonnées et surlignées devaient être ensuite
reportées sur la plateforme Lignes de temps et calées à partir du time-code
noté, afin d’être consolidées sur le même cours et comparées entre elles
par les étudiants.
Le but de cette consolidation était d’ouvrir une discussion poursuivie en
ligne après l’atelier, puis de réaliser une catégorisation contributive et une
éditorialisation du cours, mettant en valeur les divergences et les
convergences des interprétations.
La procédure décrite ci-dessus n’a pas pu être mise en œuvre en totalité,
avant tout en raison de questions matérielles : la plateforme Lignes de
temps n’était pas accessible depuis les tablettes dont disposaient les
étudiants de l’EM Grenoble. La prise de note a donc été réalisée, mais son
transfert sur Lignes de temps et sa consolidation contributive sur la
plateforme d’annotation n’ont pas pu être réalisés. Nous envisageons de le
faire au cours de l’année à venir.
Le matériau du cours (qui a été enregistré en vidéo)
Nous n’avons pas le même cerveau dit-on : vous seriez des natifs du
numérique, tandis que je suis un enfant de la télé. On dit que nos
fréquentations juvéniles de ces médias ont configuré nos cerveaux
différemment. Est-ce vrai ? Si oui, en quel sens ? Est-ce un problème ?
Faut-il en particulier s’en soucier en matière de transmission du savoir ?
Si oui, quel genre de problème cela pose-t-il, notamment dans le domaine
des savoirs ? Et comment celui-ci ou ceux-ci pourraient-ils être résolus –
s’ils sont solubles ?
Telles sont les questions que nous allons investiguer ici, en tentant
d’inventer quelque chose de nouveau, ce que j’appellerai plus tard une
organologie contributive pour l’enseignement supérieur, pour la recherche
et pour les enseignements secondaire et primaire.
Autrement dit, nous allons parler des savoirs : ce qui relie les générations,
ce sont des savoirs – des savoir vivre, des savoir faire et des savoirs
formalisés – qui sont à la fois intergénérationnels et transgénérationnels.
Et ce qui se joue en tout savoir, c’est un rapport entre des générations,
dont j’essaierai tout d’abord de vous dire pourquoi, selon moi, elles sont
toujours constituées par une nativité techno-logique.
Mes grands-parents et mes parents n’avaient pas les mêmes cerveaux.
Moi non plus, je n’ai pas le même cerveau que mes parents. Vous non
plus, vous n’avez pas le même cerveau que moi et que vos parents.
Il en va ainsi parce que, comme le montre Maryanne Wolf dans Proust
and the squid, le cerveau est réorganisé et restructuré par ce qu’il apprend
en intériorisant sous forme d’automatismes des fonctions de la mémoire
externe que j’appelle organologique. Ainsi, le cerveau lettré modifie
radicalement les relations entre les aires corticales par la pratique de la
lecture et de l’écriture – ce que Maryanne Wolf montre en s’appuyant sur
l’imagerie cérébrale, et en se référant à une thèse de Walter Ong avancée
en 1983 (Orality and literacy), où il analyse les conditions d’émergence
de ce qu’il nomme le literate mind. Cela constitue la question de ce que
j’appelle la nativité technologique.
Y a-t-il un esprit de l’écriture imprimée ? Bien sûr, répond Elisabeth
Eisenstein dans The printing press as an agent of change. Et l’imprimé
évolue. Et avec lui, l’organisation des cerveaux évolue également : avec la
presse à journaux apparaît la quotidienneté imprimée, dont le Petit
Journal devient le premier tirage à très grande échelle. C’est l’époque de
mes arrière-grands-parents. Et c’est la naissance de ce que l’on appelle la
« presse à sensation », qui changera en profondeur la nature même des
opinions publiques.
Mon grand-père, lui, né en 1901, connaît le cinéma, qui se développe en
même temps que le travail à la chaîne, et je vais y revenir. Mon père et ma
mère grandissent avec la radio, et moi avec la télévision, mais aussi avec
le transistor qui rend possible Europe 1 et le monde « yéyé », inventé par
une émission de radio et qui sera aussi un journal – Salut les copains. Les
générations sont alors devenues les cibles du marketing, né dans ces
années-là.
Quels problèmes tout cela pose-t-il ?
D’abord, le ciblage générationnel par la mobilisation de la contre-culture
à l’époque d’Europe 1 et plus généralement l’intensification du
consumérisme générationnel contribue amplement au malaise que
manifestent les troubles de 1968. Autrefois, les générations étaient
constituées par leurs relations, qui étaient elles-mêmes soumises soit aux
prescriptions religieuses (les généalogies bibliques par exemple, sous
l’autorité de Dieu comme Père), soit aux cycles du savoir enseigné à partir
des progrès cumulatifs de la raison, selon un modèle inspiré notamment
par Condorcet, etc.
Avant le monde moderne et les sociétés monothéistes, il y a les sociétés
magiques et les esprits auxquels on est initié à travers des rites. En outre,
la psychanalyse fait apparaître à la fin du XIX e siècle une économie
générale des relations entre générations fondées sur des rapports
complexes et où il y a des interdits et de l’irréversible, et des stades
fondamentaux de la formation de l’appareil psychique, et en particulier,
les processus d’identification primaire et secondaire, à travers lesquels se
forment l’idéal du moi et le surmoi.
Avec le marketing générationnel et les médias, au XX e puis au XXI e siècles,
se produit une destruction de l’ascendance sur la descendance : les
processus d’identification et donc d’idéalisation sont court-circuités – et
cela conduit au capitalisme pulsionnel. Au cours des années 1980-1990
s’impose en France la chaîne TF1 pourvoyeur de « temps de cerveau
disponible » cependant que dans les années 2000, Baby first tente de
s’imposer en France, Facebook s’imposant dans les années 2010.
Tous ces canaux sont des dispositifs de captation de l’attention, et ils
fondent une économie de l’attention. L’attention, c’est ce qui se forme
entre les générations, et d’abord comme attention des ascendants pour les
descendants, et réciproquement. Qu’il faille impérativement former
l’attention, que celle-ci ne soit pas une faculté innée, c’est ce que montre
la vie de Victor de l’Aveyron, telle que la rapporte le Docteur Itard, qui
recueillit cet enfant sauvage au XVIII e siècle. Mais si l’attention peut et
doit être formée, cela signifie qu’elle peut aussi être déformée, comme le
soutiennent les pédopsychiatres Frederick Zimmermann et Dimitri
Christakis dans Pediatrics (vol. 120, n° 5) en novembre 2007, où ils
montrent que l’exposition précoce aux médias altère en profondeur la
synaptogenèse infantile.
C’est sur le fond de ces questions de formation et de déformation de
l’attention que je voudrais réfléchir à l’avenir des savoirs dans un monde
devenu massivement numérique, et à l’époque de ce que l’on appelle les
MOOCs 96. Un savoir, c’est une forme de l’attention. Une telle forme n’est
pas figée : elle se transforme à travers les générations. C’est pourquoi les
modes de vie se transforment. Cela signifie que la transmission du savoir
sous toutes ses formes, c’est toujours aussi sa trans-formation, son
évolution, c’est-à-dire sa transindividuation. Nous préciserons tout cela
tout à l’heure. En tout cas, le savoir n’est su, au sens fort, que s’il est
d’une façon ou d’une autre individué, c’est-à-dire singularisé par le
sachant. Et dans le cas de savoirs enseignés et rationnels, le sachant est
celui qui est mis en position de savoir que c’est ainsi (rationnellement)
que le savoir rationnel se constitue, ce qui signifie qu’il doit intérioriser
les critères de rationalité propres à la discipline concernée.
« Mis en position », cela veut dire qu’il en va ainsi en droit : en fait, la
plupart du temps, on n’est pas un tel « savant », on est un sachant. Mais
sachant veut dire que l’on ne fait pas que répéter mécaniquement ce que
l’on sait, ce qui serait le cas d’une machine informationnelle exécutant un
programme, ou d’une procédure que l’on apprend à mettre en œuvre sans
en connaître la rationalité ou la justesse. Ceci constitue la question de ce
que Socrate appelle l’anamnèse, où savoir, c’est savoir faire recommencer
en soi et depuis son origine le savoir lui-même. Si l’école est progressive
et cumulative, c’est en principe, et en droit (sinon en fait et
effectivement), pour donner accès à cette origine des savoirs, et permettre
aux sachants de la retrouver en eux-mêmes.
L’anamnèse, c’est ce dont Socrate affirme la nécessité dans Phèdre, en
racontant un mythe égyptien, où le roi Thamous, à qui le dieu Theuth
présente l’écriture qu’il vient d’inventer, et comme ce qui va permettre de
lutter contre l’oubli, lui répond a contrario que l’écriture va affaiblir la
mémoire, et provoquer l’oubli, parce que l’anamnèse est menacée par
l’écriture.
Or, lorsque cette anamnèse devient rationnelle, l’anamnèse est aussi ce
dont l’écriture est la condition, comme le savent Socrate et Platon, et
comme l’explicite Husserl dans L’origine de la géométrie, où il montre
que sans l’écriture, le raisonnement apodictique et non contradictoire
typique de la démonstration géométrique serait impossible.
La question, c’est la pharmacologie de l’écriture. L’écriture est un
pharmakon – un remède aussi bien qu’un poison.
• Soit elle conduit, à travers la lecture, à une réintériorisation et à une
transformation du cerveau, qui consiste à intérioriser des savoirs écrits,
c’est-à-dire aussi et d’abord à acquérir des automatismes d’écriture et de
lecture, puis des textes qui viennent s’écrire dans la mémoire qui est
devenue elle-même littérale, et qui devient capable de se lire elle-même
comme un livre, en quelque sorte, et qui, à son tour, s’extériorise et
s’inscrit au dehors par exemple en participant à l’écriture de la loi – par
exemple en votant, en déléguant ses suffrages, etc. – ou en écrivant des
livres, ou en prenant des notes, ou en rédigeant une dissertation.
• Soit l’écriture permet d’apprendre par cœur un texte auquel on ne
comprend rien, mais que l’on répète comme un perroquet.
Ce que dit Socrate, c’est que le pharmakon peut prolétariser l’esprit, c’est-
à-dire lui faire perdre ses savoirs – c’est-à-dire sa mémoire, comme dit
Thamous.
La question des savoirs extériorisés qui ne sont pas réintériorisés, par
exemple dans le cas de la machine automatique qui remplace le savoir de
l’ouvrier, c’est donc celle de la prolétarisation comme perte de ces savoirs
– dans le cas de l’ouvrier, il s’agit du savoir-faire.
Pour comprendre cela de plus près, penchons-nous sur l’histoire de
l’extériorisation. Voyons par exemple ce qui se passe avec le cinéma, et
avant lui, avec le machinisme, dont il est un cas particulier : le cinéma est
ce qui machinise le fonctionnement de la perception, et avant lui, le
machinisme, dont il est une conséquence, permet la reproduction des
gestes des travailleurs manuels – et leur prolétarisation.
Ceci procède de ce qui arrive avec la grammatisation du mouvement en
général. Un objet temporel cinématographique est constitué de
photogrammes s’enchaînant sur une ligne de temps : ce sont des chrono-
photogrammes qui héritent de l’effet de réel de la photographie.
Constituée de chrono-photogrammes, la technologie cinématographique
appartient au stade analogique d’un processus de grammatisation très
ample et très ancien par lequel, au cours de l’histoire humaine, tous les
mouvements et flux humains sont discrétisés et deviennent
progressivement reproductibles.
Ce n’est que depuis l’analyse de ce processus, et à partir de la
reconstitution de son histoire, que l’on peut rendre intelligible l’enjeu de
la grammatisation cinématographique. L’archéologue Marc Azéma
montre que celle-ci commence dès le paléolithique supérieur, comme on
le voit à travers son analyse d’une inscription pariétale que l’on trouve en
Ariège dans la Grotte de la Vache et qui a 11 000 ans.
De façon générale, la grammatisation (de la perception, de la parole, des
gestes, etc.) synthétise les flux produits par les mouvements de cette
forme de vie technique qu’est-ce que l’on appelle l’humain : elle les
synthétise en les discrétisant et en les rendant reproductibles. Le processus
de grammatisation de la parole est ainsi ce qui permet de transformer les
phonèmes en grammata (lettres en grec), et cette grammatisation de la
parole permet la transformation de l’objet temporel qu’est un discours oral
en un objet spatial, appelé un texte.
Commencée à l’époque des Grands Empires et de la proto-histoire, la
grammatisation linguistique connaît un nouvel âge au XV e siècle, avec
l’imprimerie qui induit une intense activité ortho-graphique et
grammaticale par où sont transformés les idiomes, et qui transforme en
profondeur la compréhension que les locuteurs ont de ces idiomes : c’est
ce que Sylvain Auroux décrit comme la constitution d’un pouvoir
spirituel, et comme la base du pouvoir occidental formé durant la
colonisation à travers les missions, tout aussi bien que comme le contexte
d’apparition de la grammaire de Port-Royal, et avec elle, de la philosophie
moderne du sujet.
Au XVIII e siècle commence la reproductibilité des gestes, dont l’automate
de Vaucanson est la matrice transférée par Jacquart dans la production
textile en 1801, qui forme ainsi la base de ce que, avant même la mise en
place de cette machinerie, dès Adam Smith, et jusqu’à Georges Friedman,
en passant par Karl Marx et Simone Weil, on décrira comme la
prolétarisation des travailleurs, avec ses redoutables effets sur leur esprit,
et avec la perte de savoir en quoi elle consiste avant tout.
Avec la machine-outil qui généralisera ce transfert des savoir-faire vers
les machines et la perte des savoirs ouvriers, ce sont les corps et leurs
mouvements, et non seulement le langage qui sont grammatisés – et qui le
seront intégralement lorsque Taylor, tirant parti de la chronophotographie
et de sa nouvelle physiologie, défini l’organisation scientifique du travail
conduisant à l’assembly line.
Comme le logos grammatisé s’est constitué en tant que logique, puis en
tant que grammaire, le soma grammatisé inaugure une ère cinétique à
l’intérieur de laquelle on voit bientôt apparaître le cinéma en même temps
que la chaîne de montage des autos. L’apparition du cinéma est rendue
possible parce qu’au XIX e siècle, ce sont les émissions d’ondes lumineuses
et d’ondes sonores qui sont devenues grammatisables, discrétisables,
enregistrables et reproductibles. À travers cette discrétisation et cette
reproductibilité s’opère la grammatisation de la perception à travers ses
organes audiovisuels. En effet, de même que la façon de parler est
modifiée par la grammatisation de la parole,
• soit parce que le locuteur, ayant désormais une appréhension spatiale du
flux temporel de sa parole, devient un locuteur capable de critiquer ses
énoncés sur la base d’un discernement des parties qui constituent son
discours, la modification consistant alors, ici, à intensifier l’individuation
du milieu linguistique, et, à travers lui, des appareils psychiques,
• soit parce que la grammatisation des idiomes permet aux pouvoirs
spirituels, politiques et économiques d’en contrôler et d’en altérer les
règles, en particulier en vue de les homogénéiser, imposant ainsi une
synchronisation des différences idiomatiques ou idiolectales
diachroniques – et c’est par exemple l’enjeu de l’édit de Villers-Cotterêts.
De même, la sensori-motricité des travailleurs est altérée et en vérité
dégradée par la destruction de leur culture gestuelle, soumise à un milieu
technique qui, en outre, de l’aveu même d’Adam Smith, et selon ses
propres termes, obnubile leur esprit en anéantissant leur attention – ce
dont Simone Weil donnera de profondes analyses.
À la fin du XIX e siècle, ce sont les fonctions de l’entendement qui sont
grammatisées, c’est-à-dire automatisées, parce que déléguées sous forme
d’opérations de calculs sur des données, d’abord à travers la
mécanographie, qui est d’ailleurs une sorte d’extension de l’adaptation de
Vaucanson par Jacquart dans le champ de l’industrie tertiaire dite de
service, puis, avec les supports magnétiques réinscriptibles des tores de
ferrites et des bandes magnétiques, et telle qu’elle conduit à
l’informatique, elle-même à l’origine du numérique, qui surgrammatise
l’écriture si l’on peut dire, aussi bien à travers les machines-outils
devenues entièrement automatiques que comme surgrammatisation des
images et des sons analogiques sous une forme devenue analogico-
numérique, qui se substitue ainsi à la pellicule.
Mais la grammatisation numérique affecte bien d’autres dimensions
encore du mouvement, y compris au niveau biologique de l’ADN et à
l’échelle quantique de la matière.
Je rappelle tout ce devenir :
• d’une part, pour y situer l’histoire technologique du cinéma, et plus
généralement de l’audiovisuel, où l’électronique développera des effets
spécifiques de télé-vision par la discrétisation des flux électroniques
capables de produire des ondes hertziennes reproduisant analogiquement
et transportant ainsi les ondes sonores et lumineuses beaucoup plus vite
ou beaucoup plus loin,
• et d’autre part, pour rappeler le caractère éminemment pharmacologique
d’un tel devenir – c’est-à-dire : pour rappeler que les possibilités de
délégations de savoirs et de compétences dans les inscriptions
alphabétiques, photographiques, cinématographiques, électroniques et
numériques, et les appareils que cela suppose –, y compris les appareils
psychiques neuronaux des lecteurs eux-mêmes grammatisés – ont toujours
et avant tout des effets prolétarisants, ce qui commence depuis peu à
inquiéter sérieusement l’opinion publique à propos des effets de la
télévision par exemple, en particulier pour ce qui concerne les enfants.
Mais c’est aussi la pharmacologie des « nouveaux médias » qui
commence à préoccuper le pouvoir économique lui-même, gravement
menacé – la destruction de l’attention sous toutes ses formes semblant
inéluctable.
C’est à partir de cette question de la prolétarisation que l’on peut et que
l’on doit penser le cinéma, et c’est très précisément dans cette perspective
pharmacologique que j’interprète le célèbre énoncé où Capra affirme que
« le cinéma est une malade. Lorsqu’il atteint votre sang, il devient vite
l’hormone numéro un ; il supplante les enzymes, commande la glande
pinéale, joue avec votre psyché. Comme avec l’héroïne, le seul antidote
au cinéma est le cinéma. »
Il faut approfondir le sens de cette dernière phrase.
Un pharmakon, c’est ce qui peut être dangereux parce que cela peut se
substituer à quelque chose que vous et votre corps (y compris votre
cerveau) saviez faire, c’est-à-dire aussi produire – par exemple, et «
comme avec l’héroïne » – des endorphines. Le pharmakon, parce qu’avec
lui, vous trouvez hors de vous quelque chose qui produit mieux que vous
ce que vous saviez faire, vous désapprend à le produire vous-même. C’est
ce qui arrive à l’héroïnomane.
Mais c’est aussi ce qui arrive au lecteur des textes des sophistes qui
grammatise le logos, si l’on en croit Socrate dans le dialogue Phèdre de
Platon – Socrate qui sera cependant condamné comme les Sophistes en
399 avant J.-C.
Cette destruction de savoir par ce qui est fait pour l’augmenter est ce que
Marx appelle la prolétarisation – qui se produit lorsque cette augmentation
globale de savoirs est canalisée et expropriée par ce que Marx appelle le
capital et la bourgeoisie aux dépens du travail et des ouvriers devenus
prolétaires, c’est-à-dire désœuvrés : ne pouvant pas œuvrer parce que ne le
sachant plus.
L’analyse pharmacologique des processus de grammatisation à tous leurs
stades montre que ceux-ci commencent toujours par provoquer de tels
processus de prolétarisation, c’est-à-dire : des pertes de savoir. Je dis que
cela commence ainsi, mais j’ajoute que cela produit aussi de nouveaux
processus d’individuation, c’est-à-dire des mouvements de
déprolétarisation (par exemple, par rapport à un stade antérieur de
grammatisation) où se forment des circuits de transindividuation
nouveaux.
Terminons ce panorama de la culture analogique des industries culturelles
par la Nouvelle Vague, ce courant français qui révolutionna l’histoire du
cinéma, qui a été pensé et réalisé par des amateurs, et qui est issu d’une
révolution technologique qui advient avec le magnétophone Nagra et avec
la caméra 16 mm. Le programme de la Nouvelle Vague est de faire du
cinéma non seulement une industrie culturelle, mais un nouvel art de
vivre, et de lutter contre la prolétarisation que le cinéma et la télévision
rendent possible – ce contre quoi s’élève la jeunesse en 1968.
Cependant, c’est le numérique qui pose cette question en grand : le réseau
numérique constitue un espace peer to peer et installe une logique bottom
up à la base d’une économie de contribution qui permettrait de sortir des
impasses du consumérisme.
Le numérique permet dans ce contexte de penser tout autrement les
relations intergénérationnelles, notamment dans le champ des savoirs, et
en particulier avec ce que nous appelons à l’IRI la recherche contributive.
Pour penser cela, il faut revenir sur les questions liées au cerveau et plus
généralement sur des questions de paléo-anthropologie et d’organologie.
Le numérique constitue une mutation épistémique majeure, une mutation
d’une ampleur comparable à la révolution de l’imprimerie, et même,
comparable à l’apparition de l’écriture alphabétique, comme l’affirmaient
déjà Simon Nora et Alain Minc en 1978 dans L’informatisation de la
société.
Deux types de raisonnements sont alors possibles :
• soit on pose que la vie de l’esprit connaît ainsi un nouveau milieu,
auquel elle doit s’adapter, mais qui ne l’affecte pas de manière
ontologique – et qui lui reste donc fonctionnellement extérieur ;
• soit, au contraire, partant du principe que la vie de l’esprit est
essentiellement constituée par son extériorisation, c’est-à-dire par les
conditions de son expression, qui sont aussi celles de ses impressions, on
pose que l’évolution numérique de l’extériorité technique, et des
processus d’intériorisation que celle-ci provoque en retour, constitue un
nouvel âge de l’esprit, une nouvelle vie de l’esprit, un nouvel esprit qui
serait rendu possible par cette nouvelle forme de l’écriture qu’est selon
nous le numérique, et qui impose de repenser l’esprit lui-même en totalité.
À l’IRI, nous défendons cette seconde position – et nous le faisons d’un
point de vue « pharmacologique ». Nous soutenons
1. que l’extériorisation technique, qui, pour Leroi-Gourhan, commence
par le pied, c’est-à-dire par la bipédie qui libère la main de sa fonction
de locomotion et l’ouvre à son destin de fabrication, que l’on appelle
aussi de nos jours enhancement – tel Allen Buchanan dans son livre
Better than Human –, peut toujours provoquer une atrophie de la vie de
l’esprit,
2. que le rôle des structures académiques et des entreprises humaines
rationnelles est de cultiver les thérapeutiques par où le pharmakon
empoisonnant peut devenir curatif.
Pour cela, de nos jours, et pour ce qui concerne le soin que nous pourrions
et devrions prendre du pharmakon contemporain qu’est le numérique pour
qu’il devienne curatif, c’est-à-dire vecteur de nouveaux savoirs, et non
destructeur des formes de savoir, il faut étudier le rôle qu’aura joué, dans
la genèse de toutes les formes de savoir – savoir-faire, savoir-vivre et
savoirs théoriques – ce que Leroi-Gourhan décrit comme le processus
d’extériorisation caractéristique de la « vie technique » (au sens de
Georges Canguilhem dans Le normal et le pathologique).
Nous posons que ce processus est toujours producteur de toxicité, et que
faute de mesures thérapeutiques – qui consistent en lois, éducations,
disciplines, techniques de soi, etc. –, il engendre nécessairement plus de
maux que de bienfaits. Cette toxicité toujours menaçante, c’est ce
qu’ignore par principe Allen Buchanan, malgré le titre de son ouvrage.
Mais la positivité potentielle du pharmakon est telle qu’elle peut être et
doit être cultivée par des thérapeutiques qui constituent des options
politiques irréductibles aux seuls intérêts économiques, c’est ce que
Nicholas Carr, dans son analyse d’Internet et de Google (Internet nous
rend-il bêtes ?), et bien qu’il fasse lui-même référence au concept de
pharmakon à travers Platon, a renoncé à penser – ce à quoi il ne croit plus.
Or cette sorte de mécréance procède d’une erreur épistémologique quant
aux rapports entre le cerveau et la technique, c’est-à-dire quant à ce qui
fait passer l’homme d’une réalité organique à une réalité que j’appelle
organologique, et qui modifie radicalement les relations entre organes.
Nous avons vu que ce point de vue pharmacologique est à certains égards
déjà celui de Platon dans Phèdre. Une telle pharmacologie, pleinement
assumée, c’est-à-dire posant à la fois et comme principes irréductibles la
toxicité aussi bien que la curativité du pharmakon, c’est ce qui suppose, si
l’on veut être capable de constituer une thérapeutique du pharmakon
contemporain, ce que nous appelons à l’IRI une organologie des savoirs –
celle-ci supposant elle-même une organologie générale.
J’ai tenté il y a une trentaine d’années d’esquisser les principes généraux
d’une organologie générale de ce que Georges Canguilhem appelle la vie
technique à partir de ce que Leroi-Gourhan décrit et conceptualise comme
le processus d’extériorisation que j’évoquais plus haut, en particulier à
travers son analyse de la corticalisation du cerveau entre
l’australopithèque et le néandertalien.
Leroi-Gourhan met alors en regard l’ouverture de l’éventail cortical et
l’évolution des outils lithiques – et il montre qu’au cours de ces deux
millions d’années, l’évolution technique s’émancipe de la pression de
sélection biologique, et s’engage en quelque sorte dans une pression de
sélection technologique. Certes, Leroi-Gourhan ne va pas jusqu’à soutenir
qu’il faudrait abandonner un point de vue darwinien : en 1965, époque du
triomphe de la biologie moléculaire, il est difficile de soutenir un tel point
de vue. Et pourtant, Canguilhem l’envisageait lorsqu’il écrivait en 1943
(dans Le normal et le pathologique) que l’homme se révèle actuellement
comme la seule espèce capable de variation : « Est-il absurde de supposer
que les organes naturels de l’homme puissent à la longue traduire
l’influence des organes artificiels par lesquels il a multiplié et multiplie
encore le pouvoir des premiers ? »
L’organologie générale pose que la vie technique constitue une forme de
vie nouvelle en ceci qu’elle est irréductible aux formes de vie issues de la
lutte pour la vie et de la sélection naturelle : elle introduit des critères de
sélection artificiels, c’est-à-dire à la fois techniques et sociaux, ce qui
signifie que c’est une vie qui est capable de faire varier elle-même et
directement son milieu. Et c’est par l’intériorisation de tels critères de
sélection artificiels, que les sociétés tendent évidemment à naturaliser, que
se forme ce que Freud appelle l’appareil psychique – nom moderne de ce
qu’Aristote appelait l’âme noétique.
Un ouvrage tout récent d’Hélène Mialet, Hawking incorporated, consacré
à Stephen Hawking, montre à quel point cette artificialisation du vivant
est la condition de sa noétisation – Hawking étant comme le chef
d’orchestre d’un ensemble instrumental, c’est-à-dire organologique, d’une
ampleur incomparable. Remarquons le sous-titre du livre d’Hélène Mialet
: Stephen Hawking and the Anthropology of the Knowing Subject. Ici, il
s’agit non pas de cognition, mais de savoir, c’est-à-dire de knowledge : il
s’agit d’élaborer une anthropologie du sujet sachant, et non seulement «
cognitif », une anthropologie du Knowing Subject.
C’est ce passage de la question de la cognition à celle du savoir que
Nicholas Carr ne me semble pas voir clairement dans Internet nous rend-il
bêtes ? Carr se réfère à Platon, à Eric Havelock, à Walter Ong et à
Maryanne Wolf pour rappeler que déjà dans l’Athènes du V e siècle, un
artifice, qui est alors l’organe artificiel des savoirs par excellence, c’est-à-
dire le support organologique du savoir d’alors, et qui constitue le milieu
noétique de la cité – à travers la géométrie, le droit, la tragédie, l’histoire,
etc. –, ce support hypomnésique (mnémotechnique) qu’est l’écriture
apparaît tout aussi bien être ce qui détruit la mémoire, telle que Platon la
conçoit comme anamnésis.
Carr souligne ce point, puis il reprend les points de vue de Havelock et
Ong pour montrer que l’attention profonde, qu’il veut défendre contre le
pharmakon numérique qui lui semble inéluctablement détruire cette
profondeur, est ce qui a été rendu possible par l’écriture – raison pour
laquelle Platon aurait promu celle-ci contre la tradition orale, comme le
soutient Ong. Or Platon ne s’oppose pas à la tradition orale : ce avec quoi
il rompt, c’est la culture tragique qui est la culture du pharmakon.
Carr cite Walter Ong qui écrit que « la pensée philosophiquement
analytique de Platon… ne fut possible que grâce aux effets que l’écriture
commençait à avoir sur les processus mentaux. 97 »
La lecture et l’attention profondes sont des conquêtes noétiques
historiques conditionnées par des conquêtes mnémotechniques, ce qui
veut dire de toute évidence que le cerveau lettré – le reading brain qu’est
le cerveau noétique fondé sur la rationalité apodictique de la géométrie, et
qui fonde le literate mind – est constitué par l’intériorisation technique de
la lettre, laquelle reconfigure en profondeur l’organisation corticale,
comme le montre Maryanne Wolf en passant par Stanislas Dehaene et Lev
Vygotsky.
Or, ce que rend possible l’écriture alphabétique, qui est une extériorisation
technique de la mémoire, c’est, si l’on en croit Carr, ce qu’une autre
extériorisation technique, le numérique, rendrait impossible. C’est ainsi
que Carr pose en principe que la mémoire électronique ne peut que
détruire la mémoire organique : « Régis par des signaux biologiques,
chimiques, électriques et génétiques extrêmement variables, tous les
aspects de la mémoire humaine – comment elle se forme, s’entretient, se
connecte et s’évoque – possèdent une gradation pratiquement infinie. La
mémoire informatique, au contraire, se présente sous forme de simples
octets binaires – des uns et des zéros – qui sont traités par des circuits
fixes, qui ne peuvent être qu’ouverts ou fermés, et jamais entre les deux. 98
»
Or un tel point de vue est tout à fait contradictoire avec celui qu’il
défendait quant au rôle de l’écriture dans la formation de la noèse
rationnelle – comme si l’écriture inscrite sur le papier, le papyrus, le
parchemin ou le marbre n’était pas elle-même toute autre que la mémoire
vivante sise dans l’organe cérébral (ce que précisément Thamous objectait
déjà à Theuth).
Ce que semble ici ignorer Carr, c’est que l’appareil psychique, qui prend
sans doute racine dans le cerveau, mais ne s’y réduit pas, passe par un
appareil symbolique qui n’est pas seulement situé dans le cerveau, mais
dans la société, c’est-à-dire dans les autres cerveaux avec lesquels ce
cerveau est en relation, ces relations entre cerveaux formant un milieu
associé et dialogique au sein duquel se configurent les appareils
psychiques, c’est-à-dire leurs potentiels d’individuation psychique – et «
entre ces cerveaux », cela veut dire ici : dans ou sur les supports de
mémoire artificiels qui conditionnent toute forme de vie technique.
L’individuation psychique est aussi et d’emblée une individuation
collective, ainsi que l’enseigne Simondon, et ceci avant tout parce que
l’individuation psychique est toujours une participation à un processus de
transindividuation. En affirmant que la mémoire qu’il dit « biologique »
est tout autrement organisée que la mémoire technique, et en excluant que
cette tout autre organisation, qui est organologique non organique, puisse
apporter quelque chose à la mémoire organique en la recodant, c’est-à-
dire en la désorganisant et en la réorganisant,
1. Carr contredit ce qu’il disait de la mémoire écrite dans la formation de
l’attention profonde,
2. il suppose que la mémoire hypomnésique, c’est-à-dire technique, et la
mémoire anamnésique, c’est-à-dire biologique, n’ont originellement
rien à voir.
Il faut au contraire distinguer de la mémoire vivante organique la
mémoire vivante organologique – celle que décrivent par exemple
Havelock, Ong et Wolf. Cette mémoire organologique est l’intériorisation
d’une tracéologie constituée de supports de mémoire hypomnésiques.
Dans la vie technique, l’organique en général et l’organique cérébral en
particulier sont recodés par l’organologique à travers un triple processus
d’individuation psychique, technique et collective.
À partir de ces considérations générales, à travers lesquelles j’espère que
vous comprendrez mieux pourquoi on peut dire qu’il y a une « nativité
technologique » qui fait par exemple que nos cerveaux ne sont pas tout à
fait structurés de la même manière, concluons par quelques propositions :
• Premièrement, un savoir est un circuit de transindividuation, et ce circuit
de transindividuation donne lieu à savoir et non seulement à information
lorsque les individus auxquels il est destiné intériorisent ce circuit, et
tendent à reconfigurer leur organicité cérébrale en fonction de cette
organologie sociale – en intériorisant ces circuits de transindividuation
comme circuits synaptiques qui constituent des processus d’individuation
psychique, et non pas simplement d’individuation sociale. Ceci est la
traduction cérébrale du fait que selon Simondon, il n’y a pas
d’individuation psychique qui ne soit aussi une individuation sociale.
C’est également la traduction de ce que dit Lev Vygotsky 99.
• Deuxièmement, ce recodage peut être partiel et nuisible : il peut produire
une désindividuation de l’individu psychique, en créant des automatismes
qui court-circuitent une partie de l’appareil psychique – et c’est l’un des
enjeux majeurs du neuro-marketing et de la neuro-économie. Cette
désindividuation est un enjeu économique et politique.
• Troisièmement, la question des rapports entre l’individuation psychique
et l’individuation collective, telle qu’elle est médiée par l’individuation
technique, au sens où celle-ci est analytique, comme Ong le montre à
propos de l’écriture, c’est ce qui se traduit par la question de la
catégorisation.
La catégorisation a été pensée par la philosophie et depuis La République
à partir du domaine a priori de ce que Platon y présente comme le
chorismos, dont la dialectique est la science, et cette catégorisation a
ensuite donné lieu à la table des catégories d’Aristote, qui a elle-même
conduit à ce que l’on appelle la logique formelle, et qui constitue une
logique transcendantale au sens de Kant et de Husserl.
Cette logique transcendantale traduit 2000 ans plus tard la réponse que
Socrate fait à l’aporie de Ménon avec le concept d’anamnèse, et en faisant
calculer la surface du carré par l’esclave de Ménon – question de
l’anamnèse dont il posera précisément dans Phèdre qu’elle ne peut pas se
réduire à l’hypomnèse. L’anamnèse suppose cependant l’intériorisation
d’un circuit de transindividuation qui est lui-même d’origine
hypomnésique : cela, c’est ce que ne voit pas Platon, mais c’est en
revanche ce que découvre Husserl en 1936 dans L’origine de la
géométrie, comme je l’ai déjà évoqué. Aujourd’hui la question de la
catégorisation est examinée par Tim Berners Lee sous le nom de ce qu’il
appelle le philosophical engineering.
Dans ce contexte, la question de la catégorisation doit être conçue à partir
de celle de l’annotation. Un concepteur qui catégorise (conceptualiser,
c’est catégoriser) en réalité consolide des indexations, des annotations au
sens large, et il fait cela en produisant et en projetant des catégories qui
sont constituées dans sa mémoire à travers des processus que Hume a
décrits comme des dynamiques d’associations et de projections
associatives qui se croisent avec des associations consolidées par
l’histoire à travers les rétentions hypomnésiques, par l’intermédiaire de ce
qu’en me référant aux concepts husserliens de rétention primaire et
rétention secondaire, j’appelle des « rétentions tertiaires » (c’est-à-dire des
rétentions artificielles réalisées par des supports mnémotechniques), et
comme mémoire collective.
Celle-ci est elle-même constituée par des circuits de transindividuation
qui forment ce que l’on appelle dans le monde académique des
disciplines, et ce que Simondon appelle le transindividuel, c’est-à-dire la
signification.
La pensée, c’est ce qui articule les processus de catégorisation idiolectaux,
c’est-à-dire produits par l’individu psychique à partir de son propre
patrimoine de rétentions, avec des traces hypomnésiques, tel qu’il
compose avec les circuits de transindividuation constitués pour former de
nouveaux circuits de transindividuation.
À l’Institut de Recherche et d’Innovation, nous avons engagé un
séminaire sur ces sujets en vue de prototyper des technologies
d’annotation au service d’une catégorisation rigoureuse et collectivement
projetée. Nous pensons qu’une appréhension organologique du numérique
ne peut se produire que comme une approche à la fois théorique et
pratique, c’est-à-dire expérimentale, et l’expérimentation doit en
l’occurrence procéder de ce que nous appelons une recherche
contributive.
C’est ce qui nous a conduits à développer un travail sur des outils
d’annotations, d’indexation, d’éditorialisation et de social networking et
plus exactement de constitution d’une organologie des controverses qui
permette d’articuler une approche de la catégorisation par les voies du
social web avec celle qui procède du semantic web tel qu’il repose sur des
automates exclusivement computationnels – et qui est l’enjeu de ce
séminaire.
C’est l’articulation du Web social et du Web sémantique par
l’intermédiaire de langage d’annotation qui constitue l’avenir du Web, et
que nous appelons le Web herméneutique.
Cela suppose de concevoir et réaliser des instruments pour des
communautés d’annotateurs, des communautés polémiques qui
réintroduisent des critères d’interprétation non-automatique dans le
fonctionnement des moteurs de recherche sur la base de langages et
dispositifs d’annotation contributive, c’est-à-dire de transindividuation
délibérative. C’est là un modèle qui doit constituer une alternative à celui
mis en œuvre par Google depuis plus de dix ans. La communauté
académique devrait être à l’origine de ces processus d’annotation, qui
devraient produire les espaces des conflits d’interprétation et des
controverses scientifiques indispensables à une mise en œuvre rationnelle
de ce que l’on appelle aujourd’hui l’open source, l’open science, à
l’innovation sociale, etc.
Le but du protocole d’annotation contributive que j’ai proposé pour
valoriser vos prises de notes est de nourrir cette réflexion avec vous, et
dans une démarche de recherche contributive.

95. L’auteur tient à exprimer ici ses remerciements tant au responsable pédagogique de ce groupe
d’étudiants, Pierre-Yves Sanséau, qu’aux étudiants eux-mêmes.
96. Pour Massive On-line Open Course. On désigne par cet acronyme des cours délivrés en ligne et
suivis par des milliers voire des dizaines de milliers de personnes dispersés parfois à l’échelle du
globe.
97. Walter Ong, cité dans Nicholas Carr, Internet rend-il bête ?, Robert Laffont, 2011, p. 88.
98. Ibid., p. 265.
99. Cf. Lev Vygotsky, Le langage et la pensée.
Chapitre 5
Changement de paradigme culturel et les
DIGITAL NATIVES au travail. Les résultats
d’une recherche menée auprès des
entreprises et partenaires de l’Institut
Mines Télécom et de la Fondation Télécom

Carine Dartiguepeyrou, Institut Mines Télécom/Think Tank Futur Numérique

Le contexte
Cette contribution s’inscrit dans un travail plus global qui est celui du
programme de prospective Transformation numérique de l’entreprise
conduit par le Think Tank Futur numérique de l’Institut Mines Télécom
pour la Fondation Télécom. Ce programme est né en 2010 et fait l’objet
de différentes thématiques chaque année : réseaux sociaux d’entreprise,
nouvelles formes d’organisation à distance, innovation « ouverte »,
nouvelles expressions de pouvoir et de leadership à l’ère numérique et
intergénérationnel. En 2012-2013, une attention particulière a été donnée
à la question des générations 100.
Le programme a été construit sur une démarche de type Laboratoire.
Chaque année, nous traitons d’une thématique en ateliers de prospective
qui sont suivis par la rédaction d’un Cahier de prospective collectif et
d’un colloque.
L’objectif de ce programme est de parvenir à formaliser les questions clés,
apparentes voire non apparentes à un horizon de 10 ans. Cet horizon peut
paraître court à un prospectiviste, mais il est long pour une entreprise
numérique. L’intérêt de ce « questionnement prospectif » est d’anticiper
en préparant des conditions pour que l’innovation puisse devenir
permanente. L’objectif n’est pas tant d’arriver à une vision claire de
l’avenir dans 10 ans, bien que nos travaux amènent à un certain nombre
de convergences, mais plutôt de faire en sorte de ne pas oublier de
questions fondamentales. Comme disait Gaston Berger, « Demain ne sera
pas comme hier. Il sera nouveau et dépendra de nous. Il est moins à
découvrir qu’à inventer. »

La démarche
Elle se construit grâce à la participation des entreprises partenaires de la
Fondation Télécom à commencer par les membres fondateurs dont
Alcatel-Lucent, Accenture, BNP Paribas, Google, Orange et SFR. Le
décloisonnement est recherché puisque les participants aux ateliers
peuvent venir de départements variés de l’entreprise : innovation, RH,
marketing, R&D, Business Units, juridique, etc. L’objectif est de partager
les démarches innovantes dans chacune des entreprises partenaires. Ces
échanges sont enrichis par des chercheurs, des experts et d’autres
opérationnels partenaires de l’Institut Mines Télécom et au-delà. L’idée
est de partir du terrain et de la réflexion opérationnelle pour dégager des
pistes de questionnements. Repérer les failles, « les trous dans la raquette
» fait partie de la démarche. Trouver le bon niveau de questionnement,
c’est déjà en partie y répondre.

Le périmètre du champ d’étude


Bien que les partenaires de la Fondation Télécom soient pionniers en
matière d’usage comme de technologie numérique, ces entreprises sont
avant tout des grandes entreprises. Elles n’ont pas toutes une stratégie
particulière vis-à-vis des générations. Nous avons complété les entretiens
avec des entreprises comme Danone, laquelle, à travers son programme
Octave, cherche à renforcer le lien intergénérationnel. Nous avons
également mené des entretiens avec des entreprises comme PriceMinister,
Linagora, FaberNovel, des start-ups comme Placemeter,
KissKissBankBank voire des associations comme OuiShare. Cette
contribution s’appuie donc sur la trentaine d’interviews menées dans le
cadre de ces travaux durant les années 2013 et 2014.

Une mutation qui tend à révéler des paradoxes


Il ressort globalement deux types de démarche dans les entreprises : on
trouve des entreprises pour lesquelles les Digital Natives constituent
naturellement un terrain de priorisation RH et de haute stratégie. Ce sont
des entreprises dont le développement, le cœur du business repose sur la
capacité des jeunes à appréhender de nouveaux usages. C’est le cas de
Google, de PriceMinister et d’Accenture, qui recrutent principalement des
jeunes de moins de 25 ans. Très rares sont les grandes entreprises qui ont
une politique intergénérationnelle. Certaines y viennent car elles ont un
enjeu plutôt du côté des seniors comme BNP Paribas. Quelques grandes
entreprises ont freiné leur embauche du fait de plans sociaux. Cependant,
toutes reconnaissent l’importance des jeunes générations.
Nous avons pu ainsi remarquer que plusieurs paradoxes se juxtaposaient.
Tout d’abord, pour la plupart des grandes entreprises, qui sont des
entreprises internationales voire globales, l’enjeu générationnel est
d’ordre mondial. Pour ces grandes entreprises, la plupart des recrutements
de jeunes se font à l’international dans les pays émergents. La croissance
est à l’international et cela se ressent considérablement sur un sujet
comme celui des Digital Natives. Comme le souligne la sociologue
d’Orange Anca Boboc, les Digital Natives remplaceront les 30 %
d’employés partant à la retraite d’ici 2020. 50 % de la population active
sera alors composée par des moins de 40 ans 101.
On observe donc un contraste entre les entreprises qui cherchent à attirer
les talents sortis des grandes écoles, à commencer par les entreprises
partenaires de la Fondation Télécom, et celles pour qui cela ne constitue
pas un objectif vital de développement. Il y a un paradoxe entre le nombre
de recrutements de jeunes effectués par les entreprises et l’enjeu
stratégique. Le cas de l’entreprise de conseil Accenture, qui a recruté 70
000 personnes dont une immense majorité de jeunes en 2012, fait figure
d’exception. La moyenne d’âge des consultants y est de 30 ans, rejoignant
en cela l’âge moyen des salariés chez Google.
Dans les entreprises étudiées, les jeunes générations sont plutôt
appréhendées dans leur caractère psychologique et sociologique : les
jeunes sont-ils plus individualistes ou moins individualistes que leurs
aînés ? Sont-ils moins exigeants (du fait de la contrainte économique qui
les conduit à se battre pour trouver un emploi en France) ou plus
exigeants (notamment en termes de demande de feedback et de
reconnaissance) ? Sont-ils plus flexibles (adaptatifs) ou plus rigides
(réfractaires aux contraintes), plus empathiques ou moins solidaires, plus
progressistes (« il n’y a pas que l’argent qui fasse le bonheur ») ou
finalement assez conformistes (voire purement matérialistes) ?
Mais alors, comment mieux comprendre leurs attentes et leurs aspirations
? Comment gérer leur développement au sein de l’entreprise ? Tel est le
type de questionnement que l’on retrouve aujourd’hui dans la plupart des
entreprises.
Il faut dire que la littérature qui étudie les générations est quelque peu
contradictoire. Les Digital Natives sont souvent présentés comme à la fois
plus individualistes et… plus altruistes ; plus distants du monde du travail,
qui n’a pas toujours bien traité leurs aînés, tout en étant très motivés pour
s’intégrer et pour contribuer… Plus conscients de la nécessité de
distinguer vie personnelle et vie professionnelle, tout en prolongeant leur
vie sociale au travail et en travaillant le soir chez eux.
Inventées par des sociologues outre-Atlantique, les typologies
générationnelles ont fait l’objet d’une grande marketisation et,
aujourd’hui, elles sont trop souvent caricaturées par les médias. Il faut
donc savoir garder une certaine distance par rapport à des conclusions qui
seraient par trop hâtives.

Les DIGITAL NATIVES au travail, de quoi parle-t-on ?


Une étude récente, conduite sous la direction de Chantal Morley, montre
que la génération Y ne se comporte pas de manière radicalement
différente des autres générations lorsqu’il s’agit de mener des projets en
entreprise 102. Les expressions varient selon le genre, le niveau de diplôme,
le niveau de rémunération des jeunes, ainsi qu’en fonction de la
conjoncture économique. Il n’y aurait donc pas une spécificité du rapport
des jeunes au travail, ni même un clivage entre générations, mais des
différences d’attentes résultant de plusieurs facteurs, indépendamment du
seul critère d’âge.
Cependant, la transformation numérique amplifie de nouvelles valeurs
propres à la mutation civilisationnelle que nous vivons. Il y a donc selon
nous un mix intéressant, difficilement séparable, entre la culture véhiculée
par les jeunes générations et celle accentuée par la transformation
numérique. À ces deux dimensions, une troisième s’ajoute, celle résultant
des évolutions culturelles de nos sociétés.
Ainsi, dans les entreprises interviewées, le lancement de réseaux sociaux
ou le déploiement d’outils numériques pour favoriser les échanges ont
apporté des remontées d’expérience utiles qui éclairent les valeurs
émergentes : respect, confiance, esprit critique, liberté d’expression,
transparence, engagement, coopération, reconnaissance,
volontariat/gratuité deviennent des valeurs clés des échanges numériques
au travail. Les jeunes se retrouvent dans ces valeurs, pour ne pas dire s’y
engouffrent. Ils adoptent les comportements qui leur sont reliés tels que
l’agilité, la liquidité (Zygmunt Bauman) et le surf.
Les expériences de reverse mentoring conduites par Alcatel-Lucent ou
d’autres entreprises comme Danone ou Cofely Services connaissent toutes
des succès. L’idée est véritablement d’établir un lien entre les générations.
Elles révèlent que ce niveau de partage et d’échange est bénéfique et
répond à des besoins.
Les jeunes ont donc une véritable agilité par rapport aux nouvelles
technologies, mais l’âge n’explique pas tout. Le cas des entreprises
comme Google ou Alcatel-Lucent, pour qui la R&D est au cœur du métier
de l’entreprise, montre à quel point les experts seniors jouent encore un
rôle significatif. Ce n’est pas parce que l’on est jeune que l’on maîtrise
mieux une technique. De même, ce n’est pas parce que l’on est senior que
l’on ne la maîtrise pas. On peut donc émettre des réserves vis-à-vis de
l’argument qui consisterait à généraliser la maîtrise technologique des
Digital Natives. Il convient de bien dissocier la maîtrise technologique de
l’agilité numérique.
D’autres facteurs de motivation
Certains jeunes aspirent à plus d’indépendance et rejettent la culture
hiérarchique des grandes organisations. C’est le cas d’un nombre croissant
de jeunes qui cherchent d’autres pistes de développement dans l’économie
sociale et solidaire ou encore dans l’économie collaborative. Parmi les
personnes interviewées (je pense ici aux membres fondateurs de
OuiShare), le choix de ne pas entrer dans une grande entreprise relève
d’une posture idéologique : on ne rentre pas dans une grande entreprise
par refus d’un système perçu comme trop hiérarchique et instrumentaliste.
Une grande majorité de jeunes aspirent à des relations peer-to-peer, plus
transversales. Ceci rejoint une aspiration forte que l’on retrouve en dehors
comme en dedans des entreprises.
Dans l’économie sociale et solidaire, un certain nombre d’entrepreneurs
font le choix de s’engager dans ce type d’économie pour contribuer à
inventer un nouveau modèle, qui serait une alternative plus sociale et
solidaire au système capitaliste actuel. Bien sûr, il existe des variantes
entre le social business et l’économie sociale et solidaire, entre ceux qui
ne rejettent pas le capitalisme (mais souhaitent le diriger à des fins plus
sociétales) et ceux qui cherchent délibérément par la voie de la Scop (ou
d’autres voies) d’autres modes de redistribution des richesses. L’objectif
étant ici de trouver un modèle alternatif à celui d’un actionnariat dissocié
du management caractéristique des grands groupes listés en bourse.
Enfin, nous avons pu interviewer des jeunes dirigeants de start-ups qui
souhaitent « changer le monde », en apportant des solutions innovantes,
sans forcément remettre en cause l’objectif idéal qui serait de réussir
financièrement. Cependant, là encore, la dimension matérielle est
rarement la seule citée. L’épanouissement, la réputation, l’influence et
l’innovation sont des arguments tout aussi forts.
Le numérique, encore une fois, est un amplificateur. Il permet de créer de
nouveaux business et d’espérer en tirer les bénéfices à court terme du fait
de la durée de ses cycles économiques. Les start-ups, en particulier
numériques, disposent encore d’un fort pouvoir attracteur pour une
certaine partie de la NetGen. Le numérique constitue bien un eldorado,
mais pour une tranche minoritaire d’étudiants.
La dimension numérique amène une autre forme de singularité liée à
l’image et à la communication. Pour Alexandre Winter, jeune CEO de
Placemeter, la dimension réputationnelle, l’e-réputation ou, pour le dire
encore autrement, l’influence auprès des pairs, apparaît comme une
dimension réellement nouvelle de l’ère numérique. L’image de soi et, plus
que cela, l’image que se font les autres de nous, l’attention que l’on nous
porte, le nombre de « like » sur Faceboook comptent dans la valorisation
de soi. La reconnaissance change dans sa nature. On attend de l’autre une
reconnaissance de sa singularité et de son impact à une échelle mondiale –
ou pour le moins qui dépasse le local. Cela paraît être un changement
majeur de ces dernières années directement lié à la transformation
numérique et à la globalisation.
De fait, la demande de reconnaissance des Digital Natives est souvent
évoquée comme une spécificité de ces générations. Elle cache selon nous
une aspiration plus profonde, celle de l’émancipation et de
l’interdépendance. D’autres facteurs comme les évolutions des systèmes
de valeurs de nos sociétés sont essentielles pour comprendre l’aspiration
des jeunes générations au travail. Comme le fait remarquer Emmanuelle
Duez, fondatrice du Boson Project, le héros beau, charismatique et
combatif du style d’Aragorn dans le film Le seigneur des anneaux ne fait
plus rêver. Les jeunes recherchent plutôt des personnalités inspirantes,
plus éthiques et moins flamboyantes.
D’autres facteurs expliquent donc le changement de paradigme culturel
que l’on retrouve chez les Digital Natives.

Le changement de paradigme culturel : émancipation et


interdépendance
Si les jeunes évoluent dans un contexte de développement du numérique,
ils ne sont pas hermétiques aux évolutions et émergences socioculturelles.
D’ailleurs, ils s’en nourrissent et y contribuent à la fois. À l’échelle
planétaire, nos sociétés se caractérisent par les valeurs dites modernes, qui
nourrissent les évolutions du XX e siècle, mais sont en stagnation voire
régressent pour laisser apparaître d’autres valeurs moins matérialistes et
plus centrées sur l’émancipation et l’interdépendance.
Les valeurs modernes sont celles du progrès, de la foi dans la technologie,
du goût pour la consommation et les marques. Elles sont représentatives
d’une vision cartésienne du monde et ont nourri le développement
industriel des XIX e et XX e siècles. Les valeurs traditionnelles, celles qui se
caractérisent par un attachement au terroir, à la famille, à l’autorité
tendent à se réduire (sauf en France qui fait exception dans ce domaine).
Selon les estimations du sociologue Paul Ray, cette dernière catégorie de
valeurs serait adoptée par 20 % des populations des pays développés et
serait en baisse. Une nouvelle catégorie socioculturelle, que l’on appelle
les « créatifs culturels » 103, apparue dans les années 1990, constitue une
minorité active qui connaît une très forte croissance ; on estime qu’elle
représente 30 % des populations des pays développés.
Les « créatifs culturels » se retrouveraient dans le développement
personnel, auraient un goût prononcé pour les voyages et les différences
culturelles, un respect profond pour la nature, une solidarité pour les
minorités (ethnique, raciale, de genre, etc.), une curiosité pour les
spiritualités. Cette catégorie est encore difficile à cerner tant elle est
hétéroclite. Très souvent, les « créatifs culturels » se sentent seuls dans
leur environnement, mais sont très actifs dans les communautés de
partage de contenus web et autres.
Derrière ces catégories socioculturelles, on retrouve de nouvelles
aspirations et donc de nouvelles attitudes. Celles-ci nourrissent l’ensemble
de la société, pas uniquement les jeunes générations. D’où le sentiment
erroné de croire qu’un jeune sera forcément progressiste dans ses valeurs
alors qu’il peut être aussi traditionnaliste qu’une personne plus âgée. Très
souvent, des préjugés et des croyances existent dans ce domaine. Un bon
contre-exemple est le nombre important de jeunes en France qui aspirent à
rejoindre l’administration française ou des entreprises sous tutelle étatique
en espérant ainsi satisfaire leur besoin sécuritaire d’emploi à durée
indéterminée, même si cela relève à présent d’un imaginaire dépassé 104.
On retrouve ici l’expression de valeurs traditionnalistes.
De même, les seniors peuvent très bien être porteurs de valeurs
postmodernes en cherchant à faire sens de leur vie, en s’engageant auprès
de leur famille ou dans des associations et en dépassant le cadre stricto
sensu du travail pour gagner leur vie. L’âge n’est donc pas le seul facteur
explicatif d’une évolution des valeurs et des comportements dans nos
sociétés.
Ce qui est marquant dans ces nouvelles minorités actives, c’est qu’elles
articulent deux types de valeurs : des valeurs individuelles et des valeurs
collectives. L’émancipation et l’interdépendance constituant alors, selon
nous, les deux leviers du changement de paradigme culturel 105.
L’émancipation, tout d’abord, car elle rassemble des valeurs comme le
développement personnel, l’aspiration à la liberté, à une connexion avec
la nature, à une recherche d’information et de connaissances. Dans le cas
des plus jeunes, il ne s’agit pas d’une posture individualiste
caractéristique de celle de leurs parents dans les années 1980. Il s’agit
plutôt d’une volonté d’individuation, qui consiste à rechercher sa
singularité en expérimentant et en progressant à la fois. Cette recherche
d’action est souvent ramenée à du pragmatisme. Elle constitue davantage,
selon nous, une forme de curiosité, et elle exprime la volonté d’apprendre
en faisant, de s’épanouir, de prendre plaisir, de ressentir le pouvoir de son
action pour voir le fruit instantané de ses actions.
Ensuite, l’interdépendance. Elle rassemble un ensemble de valeurs telles
que le don, le partage, la solidarité (dont l’altruisme serait l’expression
individuelle), la nécessité de revenir à une forme d’équité dans les
relations, d’entraide mais aussi le refus du pouvoir non légitime. Ces
jeunes sont nés dans une conscience de la finitude de notre planète et des
enjeux liés à la mondialisation. Ce levier de changement paradigmatique
s’accompagne de nouvelles formes de gouvernance, d’où l’émergence de
nouvelles expressions de pouvoir et de coopération 106.

En conclusion
Le numérique est un espace de cristallisation des émergences et
évolutions socioculturelles 107. Il facilite, permet cette cristallisation plus
qu’il ne la déclenche. Les Digital Natives trouvent ainsi un nouvel espace
d’expression et de nouveaux moyens pour s’informer et communiquer à
travers le numérique. Plus spécifiquement, le numérique amplifie les deux
systèmes de valeurs du changement de paradigme culturel à savoir : la
volonté de s’émanciper à titre individuel et d’agir en interdépendance. Les
Digital Natives constituent en cela un angle pertinent de la transformation
numérique. Ce sujet de recherche permet d’éclairer et de préciser la nature
des changements, en commençant par celui du changement de paradigme
culturel.

100. Cette année de travail s’est soldée par la parution du Cahier de prospective Les générations et la
transformation numérique de l’entreprise, Think Tank Futur numérique, Institut Mines Télécom et
Fondation Télécom, 130 pages.
101. Anca Boboc, in Cahier de prospective Les générations et la transformation numérique, Carine
Dartiguepeyrou (dir.), 2013.
102. Chantal Morley, Marie Bia Figueiredo, Emmanuel Baudoin et Aline Hrascinec Salierno, La
génération Y dans l’entreprise, mythes et réalités, Pearson, 2012.
103. Paul Ray and Ruth Anderson, The Cultural Creatives, Harmony Books, 2000.
104. 30 % des 18-24 ans souhaitent principalement être fonctionnaires (+ 4 points par rapport à la
moyenne nationale), révèle une enquête réalisée en ligne les 9 et 10 mai 2011 par l’institut Harris
Interactive.
105. Carine Dartiguepeyrou « Prospective socioculturelle des sociétés », in Carine Dartiguepeyrou
(dir.) Prospective d’un monde en mutation, L’Harmattan, Coll. Recherches & Prospective 2010.
Voir également, Carine Dartiguepeyrou « Culture et changement de paradigme, vers une nouvelle
avant-garde » in Carine Dartiguepeyrou (dir.), La nouvelle avant-garde, vers un changement de
culture, L’Harmattan, Coll. Avant-garde, 2013.
106. Voir notamment le Cahier de prospective Leadership et nouvelles expressions de pouvoir à l’ère
numérique, Think Tank Futur numérique, Institut Mines Télécom et Fondation Télécom, mai 2014.
107. Carine Dartiguepeyrou « Évolutions sociétales et émergences socioculturelles sur Internet, une
métamorphose avant tout sociétale », in Francis Jutand (dir.) La métamorphose numérique, vers
une société de la connaissance et de la coopération, Alternatives, 2013.
Partie 2
Des entreprises témoignent

Cette seconde partie permet de donner la parole à des entreprises :


Orange, partenaire de la chaire « Digital Natives », mais aussi BNP
Paribas, Linagora et, au travers du texte de nos collègues de Télécom
École de Management, plusieurs entreprises.
Il ne sera pas seulement question de la « génération Y », mais plus
globalement des enjeux de la transformation numérique dans les grandes
organisations telles qu’Orange et BNP Paribas Cardif (quelle contribution
pour les jeunes collaborateurs natifs digitaux ?), ainsi que de l’économie
numérique et des questions d’emplois des jeunes.
Chapitre 6
La génération Y au travail : regards de
professionnels des TIC

Emmanuel Baudoin
Marie Bia-Figueiredo
Chantal Morley
Aline Hrascinec Salierno, Télécom École de Management

Introduction
« Motivés, ambitieux, technophiles, collaboratifs, impatients, compétitifs,
exigeants, créatifs, mobiles… ». Les adjectifs ne manquent pas de la part
des professionnels pour qualifier la génération Y en entreprise. Quelle que
soit la réalité de ces qualificatifs, sûrement très dépendante des contextes
et des jeunes salariés considérés, une certitude s’impose : cette nouvelle
génération au travail ne laisse pas les entreprises indifférentes.
Afin d’apporter un regard complémentaire à ceux déjà présents dans cet
ouvrage 108, trois focus groupes ont été conduits avec des professionnels
RH, des managers et chefs de projets Système d’information (SI), pour
mieux comprendre leurs perceptions de ces jeunes collaborateurs. Trois
constats forts s’imposent à l’issue de ces échanges :
• Cette génération a une appétence et une maîtrise plus forte que les
générations précédentes pour les technologies de l’information et de la
communication.
• Cette génération a une vision nouvelle de la carrière qu’elle souhaite
rapide en montée de compétences et responsabilités, transversale dans les
missions confiées et permettant un équilibre certain entre vie
professionnelle et personnelle.
• Cette génération a un rapport plus mûr et décomplexé avec son
management dont elle attend des réponses concrètes pour progresser dans
le travail et qu’il soit source de motivation.
Ces constats, différents en fonction des professionnels et des entreprises,
constituent autant de sources d’opportunités et de défis pour les
entreprises. Ce chapitre vise à apporter une contribution à la
compréhension de ces évolutions, de ces opportunités et de ces défis. Il est
structuré en quatre parties :
1. Recueil des données et focus groupes,
2. Génération Y et rapport à la technologie,
3. Génération Y et rapport à la carrière,
4. Génération Y et rapport au management.

Recueil des données et focus groupes


Les résultats présentés dans ce chapitre sont issus de données recueillies
par la méthode des focus groupes. Dans le cadre de ce travail, un focus
groupe a consisté en un échange avec plusieurs professionnels d’un même
métier, orienté par une animatrice, autour de questions portant sur les
salariés de la génération Y.
Au total, trois focus groupes ont été conduits. Un des trois focus groupes a
été mené avec cinq directeurs des ressources humaines (DRH). Le
deuxième a été réalisé avec trois chefs de projets en système
d’information (CP). Le troisième et dernier a été conduit avec quatre
managers dans le domaine des systèmes d’information. Les personnes
interrogées dans les trois focus groupes sont issues de secteurs d’activités
différents : conseil dans le domaine des technologies de l’information et
de la communication, industrie dans le domaine de la téléphonie, industrie
lourde. D’une manière générale, ce sont très majoritairement des
professionnels évoluant dans le secteur des technologies de l’information
et de la communication qui ont été interrogés.
Les trois focus groupes ont été structurés autour de trois questions
centrales :
1. Il a été demandé à chacun des membres des trois groupes de donner et
expliquer trois qualificatifs caractérisant les jeunes de moins de 30 ans
au travail.
2. Les échanges ont ensuite porté sur les pratiques de communication, de
collaboration, de partage d’informations et de savoirs de cette
génération au travail.
3. Ils se sont terminés par la question de l’importance et de l’équilibre
accordés par ces jeunes salariés à leur vie professionnelle et leur vie
privée.
Différentes méthodes de relances ont été utilisées au cours de ces
échanges. Les trois principales ont été :
• la demande d’exemples aux participants pour illustrer leurs opinions,
• la demande de précisions sur un point évoqué,
• il a ensuite été fréquemment demandé aux personnes interviewées
d’indiquer si la caractéristique décrite était spécifique aux jeunes salariés
de la génération Y.
L’ensemble de ce travail a abouti à 110 pages d’échanges retranscrits et
analysés. Les résultats de ces échanges sont présentés dans les parties
suivantes. Une large place sera faite à l’utilisation des verbatim pour
permettre aux lecteurs d’appréhender le mieux possible les idées et
opinions des professionnels rencontrés lors de ces focus groupes.

Génération Y et rapport à la technologie


Technophiles, nos jeunes salariés de la génération Y ? Les professionnels
interrogés sont unanimes sur ce point. Ils les décrivent comme « très
connectés, ayant une capacité naturelle à appréhender de nouvelles
technologies, ayant une très forte croyance dans ces nouvelles
technologies ». Ce thème du rapport de la génération Y à la technologie a
suscité de nombreux échanges chez les professionnels interrogés : cette
première partie lui est donc naturellement consacrée.
Travail collaboratif et nouvelles stratégies digitales d’apprentissage
Daniel, chef de projet, met en avant cette capacité de la jeune génération à
travailler et apprendre de manière digitale et collaborative.
« Quand on leur demande de faire quelque chose, automatiquement une des premières étapes de
leur travail est d’aller sur internet voir ce que ça veut dire, s’il y a quelque chose qui existe déjà,
avant de se lancer eux-mêmes. Il y a cette idée de partage, la connaissance n’est pas chez
quelqu’un, mais c’est quelque chose de partagé. » (Daniel, CP)
Plusieurs autres professionnels, chefs de projets et managers portent le
constat d’une utilisation accrue des technologies de l’information et de la
communication dans les stratégies de travail et d’apprentissage des jeunes
salariés. Trois formes peuvent être identifiées :
1. Un recours aux sources d’information sur Internet pour voir ce qui a
déjà été fait (1).
2. Une utilisation des réseaux sociaux pour trouver l’information dans le
réseau interne de l’entreprise ou dans le réseau personnel (2).
3. Un recours à l’autoformation plus important que les autres générations
(3).
Le premier point a notamment été souligné par Daniel dans le verbatim
précédent. Pierre, chef de projet également, nous semble exprimer le
deuxième point :
« Avec ce tchat, ils se constituent une base de données de connaissances qui est extraordinaire, un
vivier dans lequel ils n’arrêtent pas de puiser et qu’ils alimentent eux-mêmes. » (Pierre, CP)
Tous les professionnels interrogés au cours de l’étude soulignent cette
propension des jeunes collaborateurs à utiliser les réseaux sociaux, tant
internes que personnels, pour chercher les informations ou partager les
connaissances.
De manière plus circonscrite, Daniel, dans le cadre de la société de conseil
pour laquelle il travaille, indique que la génération Y est plus orientée
vers l’utilisation des modules e-learning mis à disposition par son
entreprise.
« […] l’entreprise a fait le choix de s’adapter en permanence à cette nouvelle génération. […].
Comme exemple […] la formation est systématiquement de la téléformation maintenant. On a
une plateforme en ligne où tout le monde s’auto-forme, donc les formations collectives, on en a
une au maximum par année, sinon, la formation est de l’autoformation pour tous les consultants.
Cela a été systématisé maintenant. C’est plus toute l’entreprise qui est en train de s’orienter par
force vers cette nouvelle génération. » (Daniel, CP)

Défis et opportunités pour l’entreprise


Selon les professionnels interrogés, ce rapport spécifique de la génération
Y aux technologies de l’information et de la communication constitue
autant d’opportunités que de défis.
Au niveau des opportunités, les jeunes de la génération Y se révèlent
être des alliés de taille pour la transformation numérique des
entreprises. Leur appétence et leur aisance avec ces outils favorisent
autant l’adoption des outils proposés par les entreprises qu’elles
n’obligent les entreprises à faire évoluer leurs pratiques numériques, voire
les managers en interne. Sur le premier point, Stéphanie, DRH, pose le
constat suivant :
« Quand on voit au sein de X où l’on a un réseau social interne, on crée des communautés de
pratiques, ce genre de choses, ce sont ces populations que l’on voit le plus actives sur ces sujets.
Pareil, sur notre tchat interne, c’est quelque chose que tout de suite eux téléchargent alors que
notre génération va mettre beaucoup plus de temps à l’utiliser. » (Stéphanie, DRH)
Elle constate également que dans sa structure, cette nouvelle génération a
poussé l’entreprise à adapter ses pratiques numériques.
« On ne prend pas non plus le parti de bloquer les sites sans pour autant encourager tout le monde
à aller sur son Facebook personnel sur son temps de travail, mais on ne peut pas de toute façon
les changer et il n’est pas question de les changer, et à un moment donné, c’est une réalité que ces
jeunes passent beaucoup de temps sur ces sites, c’est mieux s’ils y passent sur leur temps
personnel, bien sûr ! On a eu une réflexion dans l’entreprise pour se dire “Nous-mêmes
entreprise, il faut qu’on soit sur ces sites.” Ils y passent du temps, c’est aussi un des moyens de
communication et d’information qu’ils utilisent quotidiennement, donc on va créer le rôle du
community manager au niveau RH, tout ce qui est responsable du RH 2.0., au niveau de la
direction des ressources humaines France, et du coup qui a créé tout un compte Facebook RH
externe. Au début, on a démarré avec dix fans, et aujourd’hui, énormément de personnes, et
notamment toutes ces personnes qui ont été embauchées récemment sur cette population
génération Y, et pareil sur le compte Twitter où de plus en plus de personnes suivent l’actualité
sur le compte RH de l’entreprise. On a fait le pari, on va aller sur ces outils, et on va voir quel est
le répondant. Il y a plein d’autres entreprises qui font de cette sorte. On n’a pas du tout été
précurseurs sur le sujet, mais nous nous sommes dit qu’il fallait y aller. Comme on le disait, cette
génération va impulser un certain nombre de sujets, mais à un moment donné, dans tous les cas,
l’évolution technologique s’impose aussi à nous, et il faut y aller, il ne faut pas rater le train ! »
(Stéphanie, DRH).
Daniel, chef de projet SI dans le domaine du conseil, indique même que
sa structure est allée jusqu’à repenser le matériel hardware mis à
disposition des collaborateurs.
« Je voudrais revenir sur la nécessité de s’adapter. En prenant l’exemple d’Accenture où plus de
80 % des consultants ont moins de 30 ans, l’entreprise a fait le choix de s’adapter en permanence
à cette nouvelle génération. Comme exemple, dernièrement, tous les téléphones fixes du siège ont
été supprimés. Notre téléphonie fixe maintenant est sur notre ordinateur portable. C’est un peu
une version entreprise de Skype que l’on a. C’est une téléphonie sur IP qui est présente sur le
portable avec un casque que l’on branche au poste, et avec un tchat intégré directement. Les
jeunes ont trouvé cela génial. Je n’en connais pas qui n’ont jamais utilisé cela. Parce qu’ils n’ont
pas envie de se promener partout avec leur portable. Quand ils sont en mission, ils ne sont pas
tout le temps devant leur portable, etc. On est dans un autre extrême où toute l’entreprise est en
train de s’adapter à cette nouvelle génération, ce qui est normal, puisque c’est notre cible de
recrutement. » (Daniel, CP)
Toujours sur les transformations numériques induites par les jeunes
collaborateurs de cette nouvelle génération, Ariane, chef de projet,
reconnaît que ce sont ses propres jeunes collaborateurs qui l’ont amenée à
modifier ses pratiques.
« Aujourd’hui, c’est nous qui nous adaptons à eux ! C’est moi qui ai fait l’effort de passer au
tchat ! En plus, je ne suis pas un foudre de guerre sur le clavier, donc je vous laisse imaginer ce
que cela peut donner ! On a ce changement, et ce n’est plus du tout vécu comme une contrainte.
C’est vraiment leur point fort et en même temps, cela les motive. On sent qu’ils ont envie d’y
aller, et si vous leur retirez cela, on sent une démotivation très forte. Oui, cela a complètement
changé la donne entre les deux générations. » (Ariane, CP)
Cette révolution silencieuse risque même de toucher une institution, la
sacro-sainte réunion, comme l’indiquent Daniel et Ariane, chefs de projet.
« La réunion, ils estiment ne plus en avoir nécessairement besoin, puisqu’ils communiquent en
permanence. Dans leur esprit – en tout cas, c’est l’analyse que j’en fais –, ils sont en réunion
permanente, eux. On n’a pas le même rapport à l’objectif de la réunion, à cette nécessité
d’échanger et d’échanger de façon plus formelle, de façon plus cadrée. À titre personnel, j’ai plus
de difficulté à les faire participer à une réunion que je ne peux avoir sur des personnes plus âgées.
On est obligé, là aussi, en termes de collaboration, de jouer un petit peu sur des motivations, sur
les apports que va avoir la réunion. Ce n’est pas si évident que cela. » (Ariane CP)
« On a eu une réunion d’information avec le client. On était 40 personnes. On a pris le temps
d’expliquer, de dérouler les slides. Effectivement, il tapotait sur son téléphone, et à la fin, il m’a
dit “mais elle a servi à quoi cette réunion ?” J’ai répondu que l’idée était de faire adhérer tout le
monde, que tout le monde se mette en ordre de marche. “Un e-mail aurait suffi.” (a-t-il ajouté) »
(Daniel, CP)
Cette appétence de la jeune génération pour les nouvelles technologies
n’est pas sans imposer des défis aux entreprises et particulièrement aux
managers opérationnels. Elle nécessite d’apprendre aux jeunes
collaborateurs :
• à adapter leurs pratiques en fonction des environnements (1),
• à prendre en compte la confidentialité des informations (2),
• à se couper par moments de leur environnement technologique (3),
• et à prendre en compte l’humain dans la gestion de projet (Ariane et
Pierre) et notamment dans leur apprentissage du métier (4).
Sur le premier point relevé (1), Pierre, chef de projet, indique qu’il faut
parfois rappeler à ses jeunes collaborateurs qu’il ne faut pas utiliser
certains outils collaboratifs lorsqu’ils sont chez les clients. Cela risque en
effet de donner l’impression qu’ils ne travaillent pas.
« En fait, chez les clients, ils arrivent, on leur dit, “faites très attention, n’utilisez pas certains
outils d’échanges MSN et autres choses de ce style, parce que le client peut très bien croire qu’on
ne travaille pas pendant ce temps-là”, alors qu’en fait on a des réseaux où ils peuvent se poser des
questions entre eux, ce qui est extrêmement valorisant et ce qui apporte aussi de la valeur au
client. En fait, une fois qu’ils ont acquis la confiance auprès du client, ils peuvent commencer à
développer ce genre de techniques et le client ne le voit plus d’un mauvais œil. » (Pierre, CP)
Sur le deuxième point relevé (2), plusieurs professionnels, de métiers
différents, indiquent que le problème de confidentialité de certaines
données n’est pas bien perçu par les jeunes collaborateurs. Daniel, chef de
projet, souligne le risque des pratiques de récupération de données sur
Internet.
« Des fois, la solution est récupérée sur un forum quelque part sur internet ou une notion qu’ils ne
comprennent pas, en réunion, ils vont sur Wikipédia pour savoir ce que cela veut dire. Les
informations, ils les collectent partout et les utilisent dans l’entreprise. Si un jour, un ami qui est
dans une boîte concurrente tombe sur la même problématique, ils n’hésiteront pas à lui filer
l’information. Notamment chez X, on reçoit tout le temps des mails qui nous disent “les
informations que vous utilisez chez les clients appartiennent aux clients. Il ne faut pas du tout les
divulguer.” Il y a eu quelques cas aux États-Unis, où les clients se sont aperçus que leurs données
étaient à la concurrence alors que celui qui l’avait fait pensait vraiment bien faire. Il aidait juste
un ami qui en avait besoin. Il y a cet aspect frontière. » (Daniel, CP)
Olivier, manager, porte un constat proche sur l’utilisation des réseaux
sociaux.
« Sur ces aspects-là, c’est plus à voir en termes de communication et de collaboration au sens
plus large. Effectivement, la collaboration est assez naturelle chez eux, pour ce que j’ai pu en
constater. La structure N n’est pas forcément un bon exemple, on est très peu nombreux, mais je
peux parler des clients chez qui on fonctionne. Ils ont une tendance naturelle à collaborer, mais à
voir d’une façon beaucoup plus large qu’au sein de l’entreprise. C’est-à-dire que le groupe de
collaboration va être les collaborateurs qui sont autour d’eux, mais cela va s’élargir très vite à des
groupes extérieurs. Cela d’ailleurs peut poser un certain nombre de problématiques dans les
grandes structures et aussi dans les petites d’ailleurs, sur tout ce qui touche à la confidentialité et
à la sécurité du SI, puisque la notion d’étanchéité de l’information n’est pas forcément très
présente dans leur façon de dialoguer. » (Olivier, manager)
Sur le troisième point relevé (3), Ariane, chef de projet, souligne la
nécessité de parfois demander à ses collaborateurs de couper.
« Même quand ils ne sont pas là, ils ne sont pas déconnectés. Je me suis vu dire à des
collaborateurs “Tu pars sans ton ordinateur portable, tu gardes ton téléphone, et je ne veux
absolument pas t’entendre.” Parce qu’à un moment donné, il faut savoir aussi couper. La coupure
est nécessaire. La régénération est nécessaire. Parfois, il faut leur imposer. » (Ariane, CP)
Sur le quatrième point (4), ce sont essentiellement les chefs de projets qui
ont souligné l’importance d’apprendre à leurs collaborateurs à prendre en
compte l’environnement humain dans lequel ils évoluent. Ariane, à
nouveau, relate à cet effet une expérience avec l’un de ses jeunes
collaborateurs.
« En fait, j’ai effectivement passé du temps avec lui parce que je sentais que c’était important
pour lui d’arriver à gérer des projets, j’ai passé du temps à lui raconter des anecdotes. Je ne l’ai
pas formé à la fonction de chef de projet, je lui ai raconté des anecdotes, de mon vécu, en tant que
chef de projet, en tant que directeur de projet. Il m’a dit “c’est 10 000 fois plus passionnant que
tout ce que j’ai trouvé sur le net !” Et l’on était dans l’échange humain. On discutait, c’était à
bâtons rompus. Là, effectivement, quand on a des cas concrets comme cela, je pense que quelque
part on a cette force nous de pouvoir leur montrer qu’il n’y a pas que la technologie pour avoir de
l’information, pour partager de l’information, pour apprendre, mais qu’on apprend également
beaucoup dans l’échange interpersonnel. Je pense que, dès qu’on en a l’occasion, on a tout à
gagner à essayer de leur faire comprendre cela. J’ai utilisé cette façon de le faire avec lui. Je peux
vous garantir aujourd’hui que, quand il a de l’information à chercher, il continue à aller la
chercher sur le Net, mais il va vite poser des questions autour de lui. Il ne néglige plus du tout la
composante humaine. C’est très important. » (Ariane, CP)
Cette appétence et cette aisance de la jeune génération à l’égard des
nouvelles technologies posent également la question de la fracture
numérique avec les autres générations. Sur la communication et le partage
de connaissances, Daniel, chef de projet, porte le constat suivant :
« Sur cette communication intergénérationnelle, justement, c’est un frein à la communication. Le
fait que les jeunes soient ensemble, cela a tendance à isoler un peu les autres générations. Je l’ai
vu sur un plateau où l’on développait ce fameux outil CRM. Il y avait deux clans, très
rapidement. Il y avait ces jeunes qui utilisaient l’outil de tchat et qui se passaient les informations
et qui allaient très vite, qui étaient au courant de tout. Et il y avait les autres qui allaient en
réunion pour s’informer, qui prenaient un peu plus de temps à parler vraiment. On sentait deux
rythmes différents. Cela n’a pas causé de problème sur le projet en tant que tel, mais on voyait
que dans l’équipe de développement il y avait deux clans clairement distincts. » (Daniel, CP)
Ariane, chef de projet également, porte un constat similaire.
« On collecte de l’information en permanence et ils ont cette facilité à stocker, à réutiliser, à
mémoriser et à partager entre eux. J’insiste sur le “entre eux”, parce que malheureusement ce
partage, compte tenu de l’utilisation des nouvelles technologies qui n’est pas encore bien ancrée
dans les générations plus anciennes, empêche cet échange intergénérationnel. Mais entre eux,
c’est fabuleux. » (Ariane, CP)
Cette fracture générationnelle pose en outre des problèmes sur la gestion
du temps comme l’indique Ariane :
« Une équipe a besoin d’être présente physiquement en un même lieu, et le fait qu’ils aient cette
aisance à pouvoir travailler à distance, que n’ont pas les autres, ils ont plus facilement tendance à
dire “j’ai terminé, je m’en vais. J’ai mon heure de sport, et on se parle après.” Après, on n’est
plus dans l’équipe. Tout le monde le sait dans le projet, les horaires c’est bien, mais on est
souvent en dépassement, la notion de temps est assez élastique. Cette élasticité, ils ne la
ressentent pas puisqu’ils peuvent être en permanence dedans. Ils le sont naturellement, ce qui
n’est pas le cas des anciennes générations. Là, on peut avoir des clashs. J’ai eu des équipes dans
lesquelles il y a eu franchement des clashs. Le jeune dit “de toute façon, je m’en fiche, j’ai mon
sport, je vais à mon sport”. En tant que chef de projet, il faut arriver à calmer les esprits, et ce
n’est pas toujours simple. » (Ariane, CP)
Selon Marc, DRH, cette problématique du temps se pose par ailleurs au
niveau de la vitesse d’exécution que peut avoir cette génération par
rapport aux précédentes :
« Si je parle maintenant d’un côté plus RH, puisque c’est quand même ce côté-là, c’est-à-dire
qu’il n’y a pas qu’eux dans la boîte, moralité, il faut faire aussi travailler les autres, c’est ce qu’il
faut gérer, c’est cette capacité qu’ils ont à aller très vite avec peut-être la génération précédente
ou les baby-boomers, qui eux vont aussi participer, mais peut-être pas à la même vitesse. » (Marc,
DRH).

Génération Y et rapport à la carrière


Selon nos professionnels, cette génération a des attentes différentes et fortes en termes de
carrière.

Des attentes fortes pour leur carrière : responsabilité, diversité,


équilibre vie privée et professionnelle
Là aussi, donc, tous nos experts ont repéré des modifications importantes
du rapport de la génération Y à la carrière. Trois axes principaux sont
ressortis :
• Une attente rapide de responsabilité (1),
• Une attente de diversité dans leurs métiers (2),
• Une attente forte d’un équilibre entre vie privée et vie professionnelle
(3).
Sur le premier point, nos professionnels sont quasi unanimes. Ils repèrent
chez cette jeune génération de salariés une envie d’avoir des
responsabilités rapidement. Les propos ne manquent pas pour exprimer ce
constat.
« Ce que j’ai remarqué concernant ces moins de 30 ans, c’est qu’ils étaient très, très ambitieux,
motivés énormément par le gain d’argent, motivés par leur évolution professionnelle. Ils veulent
apprendre pour s’élever dans l’échelle sociale et l’échelle de l’entreprise, en termes de
responsabilités et de compétences. » (Ariane, CP)
« […] ils savent ce qu’ils veulent et que sachant ce qu’ils veulent, ça peut aller jusqu’à un
extrême qui est d’être extrêmement pressés et de vouloir monter les échelons extrêmement
rapidement […] » (Pierre, CP)
« ils cherchent de la responsabilité, beaucoup plus que les autres générations que j’ai rencontrées.
Ils veulent toujours être responsabilisés pour faire quelque chose au lieu de simplement : “Votre
travail, c’est cela.” Ils veulent des responsabilités. » (Bart, Manager)
« ce sont des personnes qui veulent tout assez rapidement donc ils n’ont pas vraiment envie
d’attendre, ils n’ont pas vraiment envie de passer les différentes étapes pour l’apprentissage,
démarrer par ce qu’on appelle du travail de base pour après évoluer. Ils ont le sentiment qu’ils
peuvent immédiatement accéder à des responsabilités assez élevées. C’est une première
impression que l’on a quand on rencontre les jeunes de moins de 30 ans en rendez-vous »
(Isabelle, DRH)
Selon Daniel, chef de projet, les réseaux sociaux auxquels sont connectés
ces jeunes collaborateurs jouent dans ce besoin d’avoir des responsabilités
rapidement :
« […] dans tous ces réseaux sociaux, il y a un titre, vous donnez votre nom, et il y a le titre
derrière. Quand le copain a comme titre “consultant” ou “manager” quelque part, il faut accélérer
rapidement le rythme pour avoir la même chose. » (Daniel, CP)
Sur le deuxième point, plusieurs professionnels soulignent également le
besoin de diversité dans les tâches de la part de ces jeunes salariés. Les
propos de Stéphanie, DRH, nous semblent être, à ce titre, particulièrement
éclairants :
« C’est une génération que l’on identifie comme ayant besoin d’une diversité de sujets au niveau
du travail, et même en termes de concentration, à savoir qu’assez peu en entretien nous font part
de vouloir développer une expertise dans un domaine bien particulier et au contraire, avec tout de
suite un plan de carrière ou en tout cas une idée au moment du recrutement et de leur arrivée dans
l’entreprise, passer rapidement d’un métier à un autre. » (Stéphanie, DRH)
Le troisième point a constitué un des trois axes principaux des questions
posées aux professionnels. Ils sont unanimes : cette génération recherche
un véritable équilibre entre la vie privée et la vie professionnelle. Un
échange relaté par Menard, manager, est particulièrement explicite sur ce
sujet :
« On sent que dès que l’on commence à arriver sur – et j’en venais tout à l’heure sur mes
adjectifs, la vie personnelle par rapport à la vie de l’entreprise – la vie de l’entreprise n’est plus
valorisée et on le sent bien. Je le sens tous les jours, en me disant qu’il ne faut pas que j’en
demande trop, parce que quand j’en demande trop, je me rends compte que ça ne sera pas fait et
après, cela crée un climat qui fait que. Je l’ai eu en entretien d’évaluation. Il y a eu des réflexions
me disant “On m’a mal parlé” parce qu’on lui a dit de travailler un jour, un week-end. » (Menard,
Manager)
Isabelle, DRH, souligne pour sa part, l’importance de ce sujet dans les
entreprises.
« C’est donc évident qu’il y a des pics d’activité, en revanche, c’est clairement évident aussi que
pour la génération Y, il est hors de question de travailler tous les week-ends, toutes les nuits. Ne
pas avoir de vie privée est hors de question, et je pense qu’ils ont raison. » (Isabelle, DRH)
Défis et opportunités pour l’entreprise
Ces trois modifications du rapport des salariés de la génération Y à la
carrière génèrent deux nécessités pour les entreprises :
• dans le management et l’accompagnement au quotidien, la nécessité de
faire intégrer la notion d’expérience et l’importance de prendre son temps
pour l’évolution de carrière (1),
• une modification de l’organisation du travail de la part des entreprises
pour prendre en compte ce rapport vie personnelle/vie professionnelle (2).
Sur le premier point, comme l’indique Pierre, chef de projet :
« L’extrême, c’est le côté pressé et, lorsque les gens sont pressés, ils loupent des marches. Ils
peuvent louper des marches. C’est à nous d’essayer de leur dire “tu n’es pas mûr pour passer
cette étape ou attention tu vas te planter.” Parfois, il faut les laisser se planter, mais quelques fois,
comme le disait Ariane, c’est le client qui est en face ! » (Pierre, Chef de projet)
Plusieurs chefs de projets et managers ont indiqué au cours des focus
groupes avoir volontairement laissé de jeunes salariés se confronter à la
réalité pour les aider à prendre conscience de l’importance de l’expérience
et du temps dans l’évolution de la carrière. Dans son expérience
d’enseignant dans une école d’ingénieur, Menard, manager, relate les faits
suivants :
« On est encore allé hier dans une grande école, à Sup’Elec. Quand on pose la question aux
étudiants : “qu’est-ce que vous voulez faire ?”, “Je veux faire de la MOA.” “Est-ce que vous avez
écouté ce que je vous ai dit lors de la présentation ?” “Oui.” “Est-ce que vous pensez que vous
êtes capable de faire de la MOA ?” (Je leur ai présenté l’EPM, l’Enterprise Performance
Management et la MOA est plus métier, donc c’est plus des métiers du type contrôle de gestion,
consultation statutaire, directions financières et autres.) Quand je leur pose des questions, ils me
disent “Non, ça, je ne sais pas faire, mais ça m’intéresse. C’est cela que je veux faire.” Je leur
demande comment ils comptent y arriver. “Une entreprise me donnera les responsabilités et tout
ça.” »
« Le critère que je leur donne souvent c’est : avant d’avoir un peu de crédibilité quand on veut
être chef de projet, puisque c’est le mot-clé, c’est la crédibilité pour moi, il faut un petit peu
d’expérience et de la compétence. La compétence peut s’acquérir vite, mais l’expérience à un
moment, il faut passer du temps sur le projet. En termes de réalisme, parfois il faut les ramener
sur terre. » (Menard, Manager)
Sur le deuxième point, plusieurs représentants de différentes entreprises
ont indiqué avoir pris en compte le besoin d’équilibre vie privée/vie
professionnelle de la nouvelle génération par notamment la mise en place
du télétravail. Répondant à l’animatrice, Isabelle, DRH, indique :
« C’est la génération Y, entre autres, qui est à l’origine de cela. Pas uniquement, mais ça a été un
déclencheur. » (Isabelle, DRH)
De manière plus marquée, Stéphanie, DRH, pose le constat suivant sur la
mise en place d’un dispositif de télétravail :
« C’est quelque chose de très cadré qui fonctionne très bien et on a remarqué que, par rapport à
cette population génération Y, quand on les interroge comment ils se renseignent sur les
entreprises pour les sélectionner, savoir chez qui ils postulent, un des sites qu’ils regardent en
premier, c’est les informations concernant la politique RH de l’entreprise, les moyens mis en
place et notamment ces aspects-là. » (Stéphanie, DRH)
Et de rajouter :
« Ce n’est pas la seule raison pour laquelle ils ont choisi X, mais “ça m’est offert, donc j’y vais”.
C’est quelque chose qui n’est pas nouveau sur le fait que quand les jeunes cherchent une
entreprise, dès qu’on parle avec eux sur des forums ou que l’on va dans des écoles, ce sont des
éléments qu’ils regardent sur les entreprises. Leurs perspectives, bien sûr, d’évolution et de
mobilité, la question de la mobilité qu’elle soit géographique ou fonctionnelle, ils la regardent de
près. Et l’emplacement géographique aussi, parce que trop loin, ils ne sont pas forcément prêts à
faire énormément de déplacements et évidemment tous les avantages que l’entreprise peut leur
donner en termes d’équilibre. » (Stéphanie, DRH)

Génération Y et rapport au management


Paresseux, nos jeunes salariés de la génération Y ? Ce n’est absolument
pas l’avis de nos professionnels. Ils considèrent très majoritairement cette
nouvelle génération comme un atout pour l’entreprise, et ce quels que
soient leurs métiers. Ils les voient « créatifs, motivés, investis, curieux ou
encore innovants ». Les deux propos de ces DRH nous semblent, à ce
titre, très éclairants :
« Effectivement, les jeunes sont extrêmement motivés, ils vont au bout des projets, ils veulent
tout maîtriser, connaître tous les sujets et chaque étape des projets ou des process. Ils sont
extrêmement investis. » (Anne, DRH)
« Sur l’aspect innovant, créatif, c’est une génération que je trouve très créative à partir du
moment où on les sollicite. Ils ne vont pas forcément d’eux-mêmes, tout de suite vouloir être
confrontés et challenger notre génération ou ses collègues. C’est réussir à créer, nous, en
entreprise, les meilleures conditions possibles pour justement réussir à sortir de la créativité,
parce que quand on les sollicite, je trouve qu’il y a des choses très riches qui en ressortent. »
(Stéphanie, DRH).
Ces atouts pour les entreprises ne sont néanmoins pas sans poser des
questions de management pour ces dernières.
Des attentes managériales fortes : besoin de sens, de transparence et
d’explication ; besoin de motivation et de reconnaissance
Nos professionnels, de leurs fenêtres respectives, ont repéré deux
évolutions de la génération Y dans leurs rapports à la hiérarchie et au
management :
• Le besoin de sens, de transparence et d’explication (1),
• Et le besoin de motivation et de reconnaissance (2).
Sur ce premier point (1), plusieurs professionnels ont relevé une
modification du rapport à la hiérarchie de la génération Y. Moins enclin à
respecter l’ordre établi, les ordres, l’opacité de l’information, cette
génération va être demandeuse de sens, d’explication et de
transparence de la part de son management. Daniel, chef de projet,
relate cette expérience qu’il a eue avec un de ses jeunes collaborateurs :
« […] j’ai encore un exemple en tête où un jeune débutant m’a dit “Non, je ne le fais pas.” En
fait, c’était sur une phase de test de reset. Il ne voulait pas faire la reset parce qu’il disait que
c’était une tâche répétitive qui ne lui apportait rien, etc. Il a d’abord dit non. J’ai dû mettre mon
costume de commercial, comme vous l’avez dit, pour lui expliquer qu’en faisant de la reset il
allait être confronté à tous les process de l’entreprise, qu’il allait avoir une bonne connaissance
fonctionnelle et qu’après, derrière, il pourrait avancer vers des tâches à plus grande valeur
ajoutée, comme des cahiers des charges, des spécifications. Il a fallu lui vendre la chose plutôt
que de lui dire “Vous allez faire de la reset pendant trois mois.” » (Daniel, CP)
Olivier, manager, dans sa description des jeunes salariés précise ce
nouveau rapport à la hiérarchie par l’un des qualificatifs qu’il a attribué à
cette génération :
« Derrière tout cela, j’ai mis “révoltés”, c’est peut-être un petit peu excessif, mais cela rejoint
l’idée de ne pas réellement pouvoir adhérer à des normes. Ils y adhèrent, mais contraints et
forcés, parce que ce n’est pas leur mode de fonctionnement naturel. Ils peuvent le faire, mais très
clairement, dès qu’ils peuvent s’en écarter… Cela va aussi avec les relations hiérarchiques. Cela
peut être tendu un peu dans certains cas, forcément. » (Olivier, Manager)
Stéphanie, DRH, pousse l’explication en relevant un besoin de
transparence de la part de ces jeunes salariés :
« Au sujet de l’information, au-delà du partage, je dirais que l’accès à l’information, ils ont envie
de tout savoir parce qu’ils n’aiment pas cette sensation qu’on leur cache certaines choses. »
(Stéphanie, DRH)
Sur ce deuxième point (2), et comme nous l’avons vu au tout début de
cette partie avec Anne, DRH, plusieurs professionnels reconnaissent à
cette génération une réelle motivation au travail. Celle-ci va se traduire
par une demande forte d’avoir un management qui va la motiver et la
reconnaître comme l’indique Carlo, DRH, ainsi que Daniel, chef de
projet, dans les propos suivants :
« La troisième chose est qu’ils sont en recherche constante de motivation.
Leur question n’est pas de dire “je vais apprendre ou je ne vais pas
apprendre”, c’est “ça m’intéresse.” À ce moment-là, on peut obtenir des
personnes qui sont bien capables d’aller au-delà de leurs contingences
personnelles. J’ai des gens qui ont travaillé la nuit sur des sujets sur
lesquels ils avaient dit “je prends !” C’est loin d’être rare. Lorsqu’ils sont
en motivation et qu’ils trouvent le point d’intérêt personnel, ils sont
capables d’aller extrêmement loin. » (Carlo, DRH)
« Au niveau de la vie professionnelle, vous passez beaucoup de temps à leur vendre quelque
chose pour avoir leur adhésion et leur investissement, vous devez aussi passer beaucoup de temps
à les reconnaître derrière pour dire qu’ils ont très bien fait leur travail et les féliciter pour ce qu’ils
ont fait. Derrière, ils ont envie de progresser très vite pour pouvoir financer la vie privée qui, elle
aussi, prend de plus en plus de volume avec le temps. » (Daniel, CP)

Défis et opportunités pour l’entreprise


Ce nouveau rapport à la hiérarchie et au management, s’exprimant par
deux besoins fondamentaux, celui de donner du sens à l’action et celui
d’être motivé, a deux impacts sur les entreprises :
1. un besoin d’évolution des méthodes managériales,
2. un besoin d’accompagnement des jeunes salariés sur certaines
pratiques.
Les propos d’Ariane, chef de projet, sont assez éclairants sur cette
nécessité de faire évoluer les méthodes managériales :
« Avant, vous pouviez dire à quelqu’un “Voilà comment il faut faire, et ça se fait comme ça.”
Vous aviez très peu de gens qui rechignaient. Ils le faisaient peut-être à contrecœur, mais ils le
faisaient. Aujourd’hui, ils sont libres de dire “Je n’ai pas envie de faire” et ils ne font pas. Là
quand ils ne font pas et que ça touche le projet, on a des impacts. Plutôt que de gérer les impacts
négatifs, je préfère anticiper. » (Ariane, CP)
Plusieurs professionnels, quelles que soient leurs fonctions, ont indiqué
cette nécessité qu’il y a à prendre en compte ce besoin d’explications de la
part de la nouvelle génération, voire dans les cas extrêmes de leur «
vendre » les tâches qui leur sont proposées.
Relatant le besoin d’être dans l’action de la part des jeunes salariés, Marc,
DRH, souligne néanmoins leur manque de recul. Il met de fait en avant
l’importance du rôle du management pour aider ces jeunes collaborateurs
à la prise de recul.
« Ce sont des jeunes qui comme de toute façon tout doit aller vite, le zapping, le mail amènent
l’action. C’est-à-dire que la réflexion, la prise de position d’un peu de distance ne font pas partie
de leurs priorités. Ils sont vraiment dans des modes de fonctionnement privilégiant l’action, le
résultat et la vision de ce qui se passe, puisqu’ils ne supportent pas de ne pas avoir de réponse ou
quelqu’un qui ne donne pas de réponse à quelque chose, il n’est pas là et ils avancent. » (Marc,
DRH)
Stéphanie, DRH, citée précédemment sur la demande de transparence de
la part de ces jeunes salariés, souligne également ce rôle d’encadrement
de la hiérarchie. Pour elle, il est important de leur faire prendre conscience
de l’importance de la confidentialité de certaines informations.
« Au sujet de l’information, au-delà du partage, je dirais que l’accès à l’information, ils ont envie
de tout savoir parce qu’ils n’aiment pas cette sensation qu’on leur cache certaines choses. Même
si on a beau leur dire que ce n’est pas leur cacher, que c’est une question de confidentialité et que
dans une société de 10 000 personnes en France et de 80 000 au monde, non, on ne peut pas tout
savoir et oui, il y a des choses que l’on apprend, des bonnes ou de moins bonnes nouvelles, en
même temps que tout le monde, et oui, peut-être en même temps que les médias ou par les
partenaires sociaux qui par moments informent. Oui, c’est peut-être assez désagréable, mais il y a
des règles et une confidentialité, ce que l’on appelle, même au niveau social, des délits d’entrave,
qui font qu’on doit informer certaines personnes avant. Ce sont des choses, et on le voit avec
cette génération, assez mal vécues. » (Stéphanie, DRH)
Pour terminer cette partie, un sujet, non directement lié au management,
est apparu en filigrane. Il nous a semblé intéressant de le relater car il est
lié au besoin d’innovation, de changement de cette nouvelle génération.
Deux DRH ont ainsi relaté la mise en place de nouveaux espaces
physiques de travail dans leurs entreprises respectives. Ces espaces visent
à favoriser l’innovation dans l’entreprise par la communication et
l’ouverture aux idées nouvelles. Elles ont toutes les deux indiqué une
fréquentation plus importante de la nouvelle génération :
– « Animatrice : Au niveau de la fréquentation de ces lieux, vous observez
une plus grande fréquentation des jeunes de moins de 30 ans, ou alors ça
concerne, ça touche, et tout le monde s’y met ?
– Stéphanie : Eux voudraient venir travailler tous les jours ici, en fait.
– Isabelle : Oui pareil pour les jeunes, ils sont très friands de cela, les
autres ne sont pas interdits, mais c’est vrai que spontanément on sent
que c’est plus attractif pour la génération Y, c’est clair. Ils aiment
beaucoup, ça se voit. »

Conclusion
Ce travail, basé sur une analyse des opinions de professionnels (chefs de
projets, managers et DRH) impliqués majoritairement dans le secteur des
Technologies de l’information et de la communication à l’égard de la
génération Y au travail, nous semble permettre de poser in fine trois
constats :
1. Les jeunes salariés de la génération Y, par leur appétence et aisance
avec les TIC, sont des acteurs et de solides alliés pour la transformation
numérique des entreprises.
2. Ces jeunes salariés, par leurs attentes spécifiques en termes de carrière,
sont des déclencheurs qui amènent les entreprises à repenser les
carrières et le temps de travail, favorisant par exemple la mise en place
du télétravail.
3. Ces jeunes salariés, du fait de leur manque de maturité lié au cycle
professionnel dans lequel ils sont, amènent les entreprises à être
vigilantes sur un certain nombre de points : utilisation des TIC chez le
client, confidentialité de l’information, prise de recul sur certaines
actions mises en place par exemple.
Nous tenons néanmoins à attirer l’attention sur la difficulté de généraliser
ces résultats et ce pour trois raisons principales :
1. Une dizaine de personnes seulement ont été interrogées,
majoritairement dans le secteur des TIC. Il serait intéressant de voir
dans des secteurs « moins technophiles » si ces jeunes salariés ont la
même appétence aux TIC et si les entreprises ont également la même
appétence à s’adapter.
2. Le regard porté par nos professionnels l’est sur des jeunes salariés
majoritairement issus de l’enseignement supérieur. Il manque donc une
partie des jeunes salariés dans cette analyse.
3. Il est difficile de cerner les effets générationnels des effets de cycle de
vie professionnelle. À cet élément s’ajoute la difficulté potentielle des
générations antérieures à porter un regard neutre sur la génération qui
arrive. Socrate ne disait-il pas : « Notre jeunesse aime le luxe, elle est
mal élevée, elle se moque de l’autorité et n’a aucune espèce de respect
pour les anciens. Nos enfants d’aujourd’hui sont des tyrans. Ils ne se
lèvent pas quand un vieillard entre dans une pièce, ils répondent à leurs
parents et ils sont tout simplement mauvais. » ? (Socrate – 470-399
avant J.-C.)
Pour conclure ce chapitre, il est important de souligner combien les
échanges avec les professionnels rencontrés nous ont semblé
extrêmement positifs à l’égard de cette nouvelle génération, loin de
certaines stigmatisations. Pour les entreprises, l’enjeu semble se trouver
aujourd’hui sur la recherche d’un équilibre entre le potentiel de
transformation numérique offert par cette nouvelle génération et le besoin
de respecter des modes de fonctionnement régulant les rapports au travail
depuis longtemps.

108. Nous tenons à remercier l’ensemble des professionnels nous ayant accordé du temps pour
participer à ces focus groupes. Nous remercions également Marie Baudoin et Andjelika Kichian
pour le temps consacré à la relecture de ce chapitre.
Chapitre 7
Interview d’Alexandre Zapolski par Denis
Lapert

Alexandre Zapolski est le PDG de Linagora, société de 150 personnes, leader européen des logiciels Open
Source. Il était tout désigné pour répondre à quelques questions autour de la génération Y et, plus globalement,
de la jeunesse et du numérique, réelle préoccupation pour ce chef d’entreprise.

Alexandre, quand on parle de la « génération Y », on fait allusion à


leur pratique intense du numérique. Cela pose notamment la question
de l’enseignement qui est donné en la matière, un sujet qui vous
intéresse tout particulièrement…
En effet. Peu à peu, notre société prend enfin conscience de l’importance
de l’apprentissage de l’informatique tôt, au même titre que les savoirs
élémentaires que sont la lecture, l’écriture, ou le fait de savoir compter.
Cette évolution est d’autant plus inéluctable qu’aujourd’hui, de plus en
plus, les enfants utilisent une tablette ou un ordinateur dès leur plus jeune
âge. Ils sont souvent d’ailleurs très vite en avance sur leurs parents, grâce
à leur curiosité et à leur incroyable capacité d’apprentissage.
Il n’y a donc pour moi pas de limite d’âge inférieure pour l’usage ni pour
l’enseignement de l’informatique. Les deux questions qui se posent
relèvent d’une part de l’encadrement de cet usage, et d’autre part du
contenu de l’enseignement à dispenser.
Or la France est en retard sur ce dernier point, par rapport à d’autres pays
européens. C’est notamment la raison pour laquelle un plan numérique
pour l’Éducation a vu le jour, permettant déjà à 9 000 écoles rurales d’être
équipées du haut débit.
Le numérique est-il une solution à l’emploi des jeunes ?
C’est à l’évidence au moins une partie de la solution, ce que confirme
d’ailleurs largement une étude du cabinet McKinsey menée en 2011 sur
l’impact du numérique sur l’économie française 109. Comme le souligne
cette étude, l’impact économique d’Internet ne concerne pas seulement le
secteur du numérique, mais est mesurable également dans un très grand
nombre de secteurs connexes.
On peut d’ailleurs observer qu’un grand nombre de pays qui ont misé
massivement sur le numérique ont aujourd’hui une économie globalement
saine et un taux de croissance plutôt enviable, je pense notamment aux
États-Unis, à la Corée du Sud et à l’Allemagne.
Miser sur le numérique implique également de former de talentueux
« faiseurs », et pas uniquement de bons chefs de projet ou ingénieurs de
haut niveau. À ce titre, l’École 42 110 est une initiative formidable qui met
en évidence une certaine obsolescence du diplôme au profit de la pratique,
de l’autonomie et de l’expérience. Dans mon entreprise, nous sommes
aussi fiers d’embaucher des stagiaires de l’École 42 que des
polytechniciens !
Une formation au numérique est-elle indispensable pour trouver du
travail ?
Oui, c’est certain. Aux yeux de nombreux recruteurs, la maîtrise
d’Internet, des outils de bureautique et du Web social fait aujourd’hui
partie des fondamentaux, qu’un candidat se doit d’avoir.
Aujourd’hui, les évolutions technologiques sont telles que de nombreux
jeunes sont capables de développer des sites web de qualité sans avoir à
apprendre à programmer. Là encore, c’est une évolution positive, dont
l’impact se mesure dans de nombreux secteurs professionnels, bien au-
delà du seul secteur numérique.
Dans quels métiers recrute-t-on ?
Beaucoup d’entreprises se tournent aujourd’hui vers des candidats qui,
outre une excellente maîtrise du Web, de ses évolutions et des services en
ligne, ont également des compétences en matière de design. Cela
s’explique par l’importance qu’accordent désormais les entreprises à la
qualité de leur présence en ligne.
Face à l’évolution rapide des outils numériques, quelle serait la
solution pour que nos jeunes (et moins jeunes) soient toujours au
niveau ?
La solution, c’est la formation continue, non plus sous ses formes
classiques, mais sous de nouvelles formes. L’employeur doit accepter que
ses salariés consacrent une partie de leur temps de travail à s’auto-former,
et ce, de différentes manières : sur Internet ou par des échanges informels
entre collègues. L’employeur doit aussi proposer de nouvelles formes de
partage du savoir, et donner aux salariés le temps et les moyens de les
mettre en œuvre.
Cela peut passer par exemple par la mise en place de binômes
(sachant/apprenant), ou encore, comme le fait Linagora, des Universités
du savoir (UDS), qui permettent aux salariés, experts de leur domaine, de
partager leurs compétences avec leurs collègues.
Une étude Opinionway estime que 86 % des jeunes sont sur les
réseaux sociaux. Qu’en pensez-vous ? Est-ce vraiment une aide pour
trouver du travail ? Cela ne les dessert-il pas plus que cela ne les
aide ? 111
Les réseaux sociaux sont à l’évidence un atout pour trouver du travail. On
médiatise fortement les histoires négatives du Web, qui existent et face
auxquelles il est naturellement important de sensibiliser et d’éduquer.
Mais on ne parle pas assez des innombrables opportunités que les réseaux
sociaux offrent aux jeunes d’aujourd’hui, que ce soit en matière d’emploi,
notamment via les réseaux sociaux professionnels, ou encore pour leur vie
associative, culturelle et même personnelle.
Ma recommandation est de se construire et d’assumer une véritable
personnalité sur les réseaux sociaux, et bien entendu de veiller à son
image sur le Net.

Les métiers du numérique sont-ils attractifs ? Si oui, pourquoi ? Si


non, pourquoi ?
Oui, si on sait les vendre ! Chez Linagora, nous proposons à nos
collaborateurs un projet qui a du sens et qui s’articule autour de valeurs et
d’idéaux que nous partageons.
Par exemple, en équipant massivement les administrations françaises avec
nos logiciels 100 % libres, nous permettons à l’État de faire des
économies très importantes.
L’informatique peut aujourd’hui constituer une source considérable de
progrès pour la qualité de vie des gens, ce qui contribue évidemment à son
attractivité.
Toujours selon Opinionway, 33 % des jeunes intéressés par le
numérique disent vouloir créer leur entreprise. Qu’en pensez-vous ?
Étant moi-même un entrepreneur dans l’âme, je ne peux que me réjouir de
voir que le goût d’entreprendre se répand dans notre pays. J’ai toujours
encouragé les jeunes à être ambitieux, j’ai longtemps plaidé pour que l’on
libère les énergies et que l’on donne accès aux jeunes entrepreneurs à
toutes les facilités et à tous les moyens de réussir leurs projets.
En revanche, il faut se méfier, car tout le monde n’est pas fait pour
devenir entrepreneur. Il y a un fort taux de mortalité des jeunes
entreprises, surtout au cours de la première année. Prendre des risques,
c’est bien ; se préparer et se former, c’est encore mieux.
Vous qui voyagez beaucoup dans le monde, la génération Y en France
se comporte-t-elle différemment face au numérique que celle des pays
que vous connaissez ?
Les pays que je connais le mieux, ce sont les USA, le Canada, la Tunisie
et le Vietnam. On y observe d’une part une certaine uniformisation de la
génération Y, à travers YouTube, Facebook, Tweeter, etc. Tout autour de
la planète, on consomme au même instant les mêmes contenus qui
proviennent tous du même endroit.
À l’inverse, on observe des différences culturelles parfois très marquées.
Par exemple au Vietnam, cette génération Y est moins « rebelle », sans
doute car le respect de l’autorité y est davantage ancré. Dans les pays en
voie de développement, le numérique est une opportunité d’ascension
sociale, et les jeunes qui ont la chance de travailler ne veulent pas rater
leur développement professionnel.
En France, les pouvoirs publics font-ils ce qu’il faut ?
Il y a indéniablement en France aujourd’hui une prise de conscience des
pouvoirs publics quant au caractère stratégique du numérique. Les
exemples ne manquent pas.
On pourra citer par exemple la création d’un secrétariat d’État à
l’économie numérique, porté successivement par deux jeunes femmes
engagées sur ces sujets (Fleur Pellerin puis Axelle Lemaire), le récent très
bon classement de la France en matière de services publics en ligne, ou
encore le lancement par le gouvernement d’une grande concertation
nationale sur le numérique, visant à mettre en œuvre une « République
numérique ».
Les investissements d’avenir, le crédit d’impôt recherche et
l’encouragement à l’innovation ont également créé un appel d’air
formidable.
Cela est-il pour autant suffisant ? C’est encourageant mais je crois qu’il
faut aller plus loin, par exemple en créant un crédit d’impôt export, afin
d’encourager les PME françaises à se développer à l’international. Je
trouve par ailleurs dommage qu’il n’y ait pas de représentant du secteur
numérique au sein d’Ubifrance 112.
Ce qui est certain, c’est qu’il faut en finir avec le « French Bashing ».
Pour ma part, je lui préfère le « French loving ». Soyons fiers de notre
pays et du potentiel formidable de sa jeunesse !

109. Source : http://www.observatoire-du-numerique.fr/wp-content/uploads/2013/02/2011-mckinsey-


company-impact-dinternet-sur-l%C3%A9conomie-fran%C3%A7aise.pdf
110. http://www.42.fr/
111. Sur ce sujet, cf. dans cet ouvrage le chapitre de Constance Georgy.
112. Ubifrance est l’agence française pour le développement international des entreprises. Placée
sous la tutelle du ministère de l’Économie, des Finances et de l’Emploi, du ministère du
Commerce extérieur et de la Direction générale du Trésor et de la Politique économique, l’agence
accompagne les entreprises françaises dans leur parcours export, depuis l’orientation sur les
marchés étrangers jusqu’à la concrétisation d’affaires et l’implantation sur le terrain.
Chapitre 8
Orange Digital Inside, Orange Digital
Natives : les enjeux de la transformation
digitale pour un grand opérateur du
numérique

François van Praagh, Vice-Président Strategy & Marketing, Orange Directeur de la chaire Orange-GEM «
Digital Natives »

Introduction
« Devenir une véritable entreprise digitale “inside” c’est rendre notre entreprise plus agile
[…] »
Stéphane Richard, PDG d’Orange
« La digitalisation n’est pas une mode, ou un caprice. C’est une réalité que nous voulons
anticiper et accompagner, pour que chacun puisse en tirer le meilleur profit ».
Bruno Mettling, DGA Ressources Humaines Groupe

Orange s’est fixé pour objectif de devenir l’opérateur n° 1 de l’ère


Internet. Pour réaliser cette ambition, nous devons offrir à nos clients des
produits, des services et une relation client qui soient fluides, rapides et
faciles d’accès, grâce à la multiplication des canaux de communication
(téléphone, internet, mobile, réseaux sociaux…). Cela nécessite une
transformation profonde de nos modes de fonctionnement, en externe
comme en interne.
Les propos cités ci-dessus, livrés par deux figures majeures du
management d’Orange, résonnent et se diffusent dans l’entreprise depuis
quelques mois et le lancement d’actions majeures de transformation. Ces
propos ne sont pas des mots, des paroles en l’air, de la langue de bois ou
encore une tendance : Orange s’interroge, se questionne, se remet en
cause constamment et les initiatives se multiplient. Citons Orange Digital
Leadership Inside, Orange Digital Natives, le Digital Society Forum et
beaucoup d’autres choses encore.
Orange est face à de nombreux enjeux de par sa taille et son
positionnement. Je me focaliserai donc dans ce chapitre sur les enjeux
Business et RH de cette transformation digitale, de la nécessité de
comprendre et d’intégrer une nouvelle génération, aux valeurs différentes,
mais essentielle pour la réussite de l’entreprise de demain.

L’enjeu Business et le programme « Orange Digital Leadership


Inside »
Orange a des clients, des millions de clients, particuliers et entreprises.
Pour leur offrir les meilleurs services et une qualité d’expérience unique,
notre entreprise doit certes développer des produits et services digitaux
innovants, correspondant à leurs attentes, mais aussi penser et vivre le
digital comme partie intégrante de notre relation client. Pour relever ce
défi, il faut que la digitalisation d’Orange soit totale. L’ambition, c’est
donc d’opérer les mêmes changements en interne qu’avec les solutions
digitales proposées aux clients. De quoi s’agit-il ? Cela recouvre deux
grands axes :
• D’abord, cultiver le goût de l’autonomie, encourager la prise de risque,
donner du sens, agir avec discernement et porter les actions avec encore
plus de conscience et de responsabilité en privilégiant des modes de
travail et de management plus transverses, plus simples et plus clairs. Un
champ d’action plus vaste, plus proche des clients et des partenaires.
• Ensuite, devenir une entreprise digitale « inside », ce n’est pas un simple
programme, c’est un projet d’entreprise dans lequel chacun doit se
retrouver, c’est une véritable évolution de la culture d’entreprise.
Dans le contexte de transformation d’Orange, la vision « Digital
Leadership Inside » s’appuie sur trois piliers :
• Aider à accélérer notre digitalisation interne, un moyen clé pour gagner
en efficacité dans nos modes de fonctionnement.
• Sensibiliser, former et équiper l’ensemble des collaborateurs d’Orange
au digital d’ici fin 2014.
• Assurer une base commune de connaissances à toutes les équipes face
aux clients (social digitalization) ou plus éloignées (moins sensibles à
l’innovation technologique).
Chez Orange, nous voulons utiliser toutes les potentialités offertes par la
révolution digitale, permettre à chacun de s’approprier le digital dans son
métier au quotidien, et faire de tous les acteurs de l’entreprise digitale.
Pour former l’ensemble de ses collaborateurs, Orange a donc mis en place
la Digital Academy, pour mieux comprendre les enjeux du digital, les
innovations et les outils d’Orange et les réseaux sociaux.

La chaire « Digital Natives » et l’enjeu RH


Créée en 2012, la chaire Orange - Grenoble École de Management «
Digital Natives » est une chaire d’enseignement et de recherche. Elle a
pour vocation d’aider à construire l’École de Management de l’économie
numérique, en intégrant mieux les nouveaux comportements de la
génération Y.
Pour accélérer la digitalisation des entreprises, pour mieux les
accompagner dans leur e-transformation, notre économie a besoin de
jeunes diplômés et, plus généralement, de managers qui savent tirer le
meilleur parti de ces technologies, de leurs usages et de leurs modèles
économiques.
La vocation de cette chaire est d’éclairer les changements sociétaux
importants induits par le numérique et de contribuer à la qualité du
dialogue sur les enjeux du numérique – ce qui passe notamment par sa
collaboration avec le Digital Society Forum ou, bien sûr, cet ouvrage.
À mon sens, elle est une preuve concrète de l’engagement de notre
entreprise au-delà des seules technologies, dans la mesure où nous
sommes légitimes, en raison de notre ADN « d’opérateur historique », à
éclairer les usages des nouvelles technologies et les questionnements
d’ordre managérial qu’elles impliquent.
Si le thème de cette chaire est celui de la génération Y, c’est parce que les
jeunes générations constituent un véritable atout pour les entreprises.
Véritables « empêcheurs de tourner en rond », ils aident les managers à
grandir et possèdent un dynamisme hors pair. Ultra-connectée, agile,
réactive, impertinente, disruptive, ouverte au monde et ayant accepté la
mondialisation, la génération Y est une opportunité et même une priorité
pour notre entreprise.
On peut tenter de la décrire – cela a été fait ailleurs dans cet ouvrage mais
je me plie à l’exercice – de quatre manières extrêmement positives :
• Une génération avec une confiance nouvelle, régénérée, curieuse et
pleine d’estime de soi.
• La génération la plus éduquée de toute l’histoire de l’humanité.
• Une génération plus tolérante et ouverte au monde, sa globalisation, sa
profonde interconnexion.
• Enfin, une génération paradoxalement égoïste individuellement mais
généreuse, altruiste et communautaire envers la société et le monde qui
l’entoure.
La chaire doit donc nous permettre de valider cette conviction. Les
universitaires rassemblés ici parleront d’hypothèses ; chez Orange nous
sommes déjà convaincus du levier extraordinaire de transformation que
cette génération va nous apporter. Il faut certes tester leurs compétences et
leur facilité à s’intégrer dans une organisation et leur habilité à en faire
bénéficier notre management (reverse mentoring) et nos clients Orange.
Notre capacité à attirer, développer, retenir ces nouveaux talents fera la
différence dans la réalisation de notre ambition.
La gestion des carrières, la mobilité, le système de calcul de la
performance, les rémunérations… Beaucoup de choses doivent évoluer et
nombre de ces initiatives sont dans les missions d’anticipation stratégique
de la division RH mais aussi dans l’ensemble des comités de direction.
Kate Taylor, dans Forbes, dit que les environnements 9h-18h seront
bientôt des reliques du passé et que la génération des milléniums (autre
qualificatif de la génération Y) souhaite une progression rapide, des
horaires plus flexibles, une formation continue, liberté et autonomie…
Voilà quelques-unes des exigences de cette génération, où la notion de
freelancing et de homeworking 113 progresse aussi rapidement.
Oui mais… Aujourd’hui, 60 % de la génération Y quitte les entreprises
avant 3 ans d’ancienneté avec un coût de remplacement pour une
organisation très élevé. Des études récentes rapportent aussi que 45 % de
cette génération choisira plutôt la flexibilité du travail aux conditions
salariales ; ils veulent avoir un impact significatif, s’habiller comme ils le
souhaitent et pensent que l’impact sociétal est essentiel dans une carrière.
Bien qu’ils soient hyper-compétents dans l’usage des réseaux sociaux et
des communications digitales, une de leurs caractéristiques est qu’ils
souhaitent bien faire mais en faisant du bien ; en redonnant du temps et de
l’engagement à des communautés, des initiatives locales, des
mouvements, de l’écologie, des préservations, des actions civiques.
Orange ne veut pas, ne peut pas ignorer ces évolutions profondes. Cette
démarche répond, par ailleurs, aussi aux attentes de nos clients qui, de
plus en plus, expriment leurs questionnements voire leurs inquiétudes
quant à l’impact des nouvelles technologies dans leurs entreprises, leur
vie quotidienne et la manière d’intégrer la valeur de cette jeunesse dans un
cadre intergénérationnel.
Le comment travailler ensemble est un axe majeur de transformation où
les anciens modèles de travail et de management des talents seront
obsolètes par rapport aux attentes de la génération Y.
Dans ce contexte, une chose est claire : les digital natives sont nos
managers de demain, ils seront dans les 10 ans à venir aux contrôles de
nombreuses business units ; nous en avons besoin aujourd’hui pour
transformer nos organisations et faire en sorte qu’ils progressent et se
développent pour devenir les acteurs de demain.
So get ready for change!

113. À ce propos, cf. le chapitre 6.


Chapitre 9
L’accompagnement d’une transformation
digitale dans le monde de l’assurance :
retour d’expérience

Interview de Nathalie Dore, CEO, Atelier North America, BNP Paribas, par Benoît Meyronin

Nathalie a un profil initial en marketing enrichi par un parcours à


l’étranger (Dublin). Elle est entrée dans le monde des services d’abord
chez AXA, puis chez CETELEM (développement de nouveaux produits :
nouveaux moyens de paiement & de fidélité ; interfaces de vente sur le
point de vente). Nathalie côtoyait alors l’Atelier pour sa propre veille,
avant de le rejoindre pour une première période de 9 ans (événementiel,
développement puis développement international). BNP Paribas Cardif,
qui était alors l’un des clients de l’Atelier, rencontre Nathalie en 2010 et
c’est ainsi qu’elle rejoint l’entreprise en tant que directrice marketing
digital (comment le digital pouvait améliorer les offres de service,
l’expérience clients, mais aussi contribuer en interne, au niveau des
processus).
Elle a pris la direction de l’Atelier USA (San Francisco) le 1 er septembre
2014. Elle anime une équipe d’une dizaine de personnes. C’est en raison
de son parcours que nous avons souhaité l’interviewer ici.
Nathalie, quelle est la genèse de cette transformation et quelles en ont
été les premiers pas ?
Pour BNP Paribas Cardif il y avait deux enjeux : un enjeu Business, avec
un mode de distribution qui s’opère via des partenaires qui eux-mêmes se
transforment, et un enjeu Opérations, centré sur l’efficacité de
l’entreprise, en reliant bien sûr ces deux chantiers entre eux, l’interne et
l’externe, évidemment liés (l’expérience client s’améliore aussi au travers
de processus parfois lointains). Toutes les fonctions étaient donc
concernées : IT, Compliance, RH… Stanislas Chevalet, DGA et
responsable « Développement et Transformation » de BNP Paribas
Cardif, est le sponsor de la transformation digitale de l’entreprise. Au-delà
d’une démarche initiée par le siège, il lui semblait également important
d’avoir des initiatives provenant des pays.
Tout a démarré avec un atelier réunissant le comité exécutif. Cet atelier a
permis de définir leur ambition et leur vision stratégique de la
transformation digitale, et il a débouché sur la définition de KPI (autour
de la digitalisation des ventes ou des processus par exemple) et de 6
grands chantiers à mettre en œuvre. C’était en 2012. L’appui fort du
COMEX a été, très clairement, un facteur clé de succès. Un « Plan de
Transformation Digitale » sur deux ans a été ainsi élaboré (échéance : fin
2015).
BNP Paribas Cardif étant présent dans 37 pays, une vraie logique
d’adhésion des patrons des pays a été indispensable. Les 6 piliers de la
transformation ayant été définis (Social Media, Customer Expérience,
Digital Working…), des exemples de chantiers ont été proposés aux pays.
Certains pays (comme le Royaume-Uni ou les Pays-Bas) étaient très en
avance et ont pu aller sur des chantiers plus matures, tandis que d’autres
pays ont dû amorcer cette transformation. Le fait de prendre en compte les
niveaux de maturité des pays a été essentiel pour bien respecter leur
capacité à faire.
Quel(s) chantier(s) souhaiteriez-vous mettre en avant ?
Le Customer Experience était sans doute le chantier le plus fort, car du
point de vue du client, il n’y a pas de frontière. Parvenir à une vraie
fluidité dans la relation avec le client, qu’il soit on-line ou off-line, est
nécessaire pour apporter la meilleure expérience client et c’est un
challenge majeur pour toutes les entreprises !
Ensuite, je parlerais des Analytics : les actuaires travaillent
traditionnellement sur des données internes. Or le digital bouleverse ce
rapport aux données, avec un volume de datas externes considérables
(même s’il faut les qualifier). Il a fallu travailler sur cette dimension, qui
intègre bien sûr la notion de Privacy (le respect des données des clients).
Sur les autres piliers, comme Social Media, Digitalization (digitalisation
des processus internes avec, par exemple, la mise en œuvre de workflow)
ou Digital Working, l’entreprise était déjà assez en avance et nous n’avons
pas rencontré de soucis particuliers.
Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?
Avec les RH, on a engagé de nombreux chantiers de digitalisation de leur
processus, mais la réalité technique nous a ramenés sur terre. Pour les
équipes IT, des idées simples se traduisent souvent par une réelle
complexité technique, avec des délais qui paraissent longs aux autres
acteurs. Ils sont moins dans l’anticipation et plus dans la réactivité, avec
une agilité nouvelle à développer.
Ensuite, je dirais que la transformation que nous avons conduite ne s’est
pas forcément retranscrite dans les descriptions de poste, les évaluations
annuelles ou encore au niveau des incentives. Or le fait qu’un manager y
consacre du temps, de l’énergie et des ressources, a besoin d’être
formalisé. Si c’était à refaire, je travaillerais plus en amont sur ces
dimensions RH.
Toutefois, les managers, dans leur grande majorité, étaient en attente, avec
un besoin important de formation. C’est pourquoi nous avons créé le
Digital Campus, qui est un programme de sensibilisation (tous les
dirigeants de fonction dans un premier temps, puis leurs équipes). La
conscience d’une transformation majeure à opérer était très présente. Les
discussions ont plutôt porté sur les modalités.
Quid de la génération Y ? Comment voyez-vous leur contribution
dans cette transformation ?
L’un des six chantiers concernait le Digital Working et c’est typiquement
un sujet qui intégrait cette préoccupation. La question était : comment
embarquer tout le monde, attirer les talents… ?
Dès 2013, nous avons mis en place le Reverse Mentoring : de jeunes
collaborateurs de l’entreprise sont venus coacher les membres du
COMEX sur leurs usages digitaux. Réalisées en binôme, ces séances
permettaient de créer un vrai lien entre le dirigeant et son mentor, une fois
par mois pendant une heure. Cela a très bien fonctionné, et le concept
s’est généralisé aujourd’hui aux niveaux COMEX et N-1 du COMEX en
France, avec une sélection des mentors plus large dans l’entreprise.
Les résultats ne se sont pas fait attendre. Les dirigeants étaient vraiment
dans une volonté d’apprentissage, face à un « expert » du digital. Le 1 er
sujet des séances était les réseaux sociaux (avec, notamment, l’ouverture
d’un compte Twitter et/ou LinkedIn), afin de contribuer à fixer un cadre.
Ce mode de learning by doing a été très bénéfique.
Au niveau du groupe, d’autres métiers adoptent une démarche similaire.
C’est une vraie dynamique qui s’est enclenchée.
Nous avons ensuite créé le « Cardif Lab » afin que tous les collaborateurs
puissent découvrir les usages et les nouvelles technologies. Inauguré au
mois de mai 2014, ce sont quelque 2000 visites qui ont eu lieu un mois
après.
Et votre point de vue de manager ? Comment les percevez-vous ?
J’anime une équipe de 10 personnes, de générations différentes. Auprès
de cette génération Y, j’ai ressenti quelque chose de très fort autour du
« pourquoi », de l’importance de donner du sens à ce que l’on fait. Je ne
résumerais pas tout à l’appartenance générationnelle bien sûr, mais il est
clair que cela compte, et dans les deux sens : les plus mûrs apportent aussi
aux plus jeunes une vision du monde et une expérience complémentaires.
Le mode de management évolue avec eux, vers plus de participatif,
d’horizontalité.
Il est clair pour moi que la génération Y est le carburant de la
transformation digitale : ils sont hyper-connectés, et leur entreprise, leur
environnement de travail, doivent nécessairement l’être pour eux. C’est
un enjeu que BNP Paribas Cardif avait bien en tête.
Sur les aspects plus négatifs, que j’entends parfois évoqués ici ou là
comme, par exemple, un moindre engagement dans le travail, je ne
partage pas cet avis : je les trouve à l’inverse très engagés, dès lors que le
sens est donné et la reconnaissance présente. Au-delà de la
reconnaissance, il est important de donner du feedback. Ce qui n’est pas
toujours pratiqué dans les entreprises françaises.
Conclusion
Comment former les futurs managers de
la génération Y ?

Benoît Meyronin, directeur adjoint Marketing & Développement de Grenoble École de Management et
directeur R&D de l’Académie du Service.

Si l’on partage l’hypothèse centrale proposée ici par Fabienne Martin-


Juchat et al., selon laquelle « les compétences futures de la génération Y
en matière d’usages du numérique au travail sont liées à la relation
d’attachement et de dépendance affective qu’elle construit aujourd’hui
dans ses pratiques numériques », force est de reconnaître que nous devons
(1) mieux comprendre ces relations et (2) mieux les prendre en compte
dans nos enseignements et nos pratiques de management – comme le
suggèrent les auteurs qui ont signé le chapitre 6 au regard des
témoignages de professionnels qu’ils ont recueillis.
Plus globalement, à la lecture des différents travaux rassemblés ici, voici
le programme qui pourrait être le nôtre – je parle ici en tant
qu’enseignant-chercheur dans une Grande École de management.

Clarifier les enjeux et les logiques des acteurs de l’économie


numérique
En premier lieu, il est important de souligner le fait suivant : les étudiants
avec lesquels nous avons travaillé n’ont pas de définition claire du «
numérique ». Cela renvoie pour eux principalement au support
physique 114 (les devices). De fait, deux marques de service seulement
apparaissent dans les dix premières marques qu’ils citent spontanément
(Facebook et Twitter).
De même, ils n’ont pas une perception claire des enjeux géopolitiques
(l’écrasante domination des acteurs nord-américains), des modèles
économiques (comment Skype ou Twitter se rémunèrent-ils ?) et des
métiers du numérique dans cet « autre monde » que sont les entreprises
qui ne sont pas des start-up du Web – soit la majorité du monde
économique. Ainsi, des questions telles que la « digitalisation des services
» (ou comment accompagner l’hybridation des technologies numériques
et des métiers plus traditionnels du tertiaire) ou la transformation digitale
(ou comment accompagner, plus globalement, la mutation des secteurs
traditionnels de l’économie) ne sont pas nécessairement des sujets qu’ils
maîtrisent et dont ils mesurent les enjeux pour notre économie – et pour
eux-mêmes, en tant que citoyens et futurs managers.
Notre mission, à ce premier niveau, consisterait donc à mieux les éclairer
sur le fonctionnement de cette économie dite numérique afin de les aider à
mieux en mesurer les implications sociétales et plus personnelles – soit
une meilleure compréhension des métiers qu’ils pourront exercer dans
quelques années 115.
Bien plus, le fait qu’ils prennent conscience que leurs pratiques de
consommation ne sont pas sans conséquences, que le fait de choisir tel
opérateur de services dont la logique n’est pas celle de l’économie
nationale mais celle d’une globalisation abusive (en clair : ne pas payer
ses impôts ici 116) a des incidences fortes sur la dynamique de notre
économie, bref, que tout cela relève d’une démarche responsable – ou
durable – dont l’économie numérique n’est pas le bon élève comme on l’a
longtemps cru (cf. notamment la consommation d’énergie requise par les
grands centres d’hébergement à l’échelle mondiale), tout cela, donc, doit
être questionné avec eux.
Toutes ces clés de lecture sont aujourd’hui indispensables, car rien n’est pire que cette «
présomption de compétence » 117 dont on les enveloppe, en considérant qu’ils « savent » au
prétexte qu’ils sont jeunes et connectés.

Les accompagner sur le chemin d’une observation critique de


leurs pratiques
Il semblerait qu’il leur soit difficile de prendre du recul et de conscientiser
leurs propres pratiques tant elles sont ancrées dans leur quotidien – et ce
dès le réveil. Notre mission, à ce deuxième niveau, consisterait donc à les
aider à prendre conscience de leurs pratiques, des émotions sous-jacentes
(plaisir versus frustration, cf. le chapitre 1) et de l’évaluation qu’ils en font
in fine (satisfaction versus insatisfaction, etc.). Des ateliers les invitant à
mesurer leur niveau de connectivité (les temps passés sur tel ou tel
service/jeu/messagerie), la valeur ajoutée qu’ils en retirent, etc., comme
cela a été fait par notre équipe de sociologues, a sans doute une vertu
éducative puissante pour prendre de la hauteur et interroger son quotidien
numérique.
En particulier, ces ateliers devraient permettre de réfléchir ensemble sur la
gestion du temps et la notion de « rentabilité » (ou d’efficience) qui lui est
associée – en clair, privilégier un temps « utile » et une saine économie de
l’attention. Parce qu’ils ont des échéances importantes, pour aujourd’hui
(leurs examens, leurs missions en entreprise…) et pour demain (l’entrée
dans la vie professionnelle), nous devons les aider à se dégager de
l’hyper-connectivité pour retrouver la pleine maîtrise de leur temps, loin
de ce sentiment d’addiction et d’urgence que certains reconnaissent
éprouver.
La notion du « temps pour soi » dont parle le sociologue Jean Viard 118
reprend alors ici toute sa force, dans cette capacité retrouvée à (re)prendre
le contrôle sur son temps dont nous devons, très tôt, leur (re)donner le
sens et le goût. En d’autres termes, ils doivent comprendre que leur
attention est devenue l’enjeu d’une bataille économique mondiale…

Ne pas remettre en cause la primauté du « prof » et de la


relation
Ce que je retiens, aussi, concerne notre capacité à ne pas céder face aux
sirènes d’une prétendue numérisation du travail éducatif. En effet, les
étudiants interrogés manifestent un réel attachement à la salle de classe et
à la figure majeure de l’Enseignant, ce sachant qui doit aussi être un
passionné et pouvoir les « embarquer ». Hyper-sollicités, nos étudiants
gèrent leurs niveaux d’attention et attendent de ce qui se joue en présentiel
une réelle valeur ajoutée – cognitive et affective. La bataille de l’attention
vaut donc aussi pour la salle de classe et chaque enseignant doit prendre
conscience qu’il y prend part : il ne suffit pas d’ordonner l’extinction des
ordinateurs ou tablettes pour résoudre cela.
Le besoin « d’intensité dans la relation » dont parlent F. Martin-Juchat et
al. dans cet ouvrage explique donc leur relatif désengagement dès lors
qu’ils ressentent la salle de classe comme un univers affectif anémié.
Dans ce contexte, la capacité de l’enseignant à construire une relation
avec eux (et entre eux), à créer du lien au-delà du seul Savoir, devient
déterminante : ils ont besoin de sentir face à eux un être passionné qui sait
partager ce qu’il aime et non seulement ce qu’il sait.
Quand, en dépit de leurs hyper-usages des contenus et services
numériques (y compris durant les cours !), nos étudiants dressent le
constat implacable d’une « spirale de l’ennui » (le numérique ne
parvenant plus, du fait de pratiques routinières, à recréer de
l’enchantement), n’avons-nous pas tout loisir de « reprendre la main »
pour installer, avec eux, un climat et des interactions qui répondent à leur
besoin d’engagement (cognitif mais aussi affectif) ?

Jouer la carte de la recherche et de la pédagogie «


contributives »
Ceci étant, il apparaît tout aussi essentiel de bâtir avec eux une relation
plus « horizontale », de les rendre plus actifs et plus contributeurs dans la
dynamique de l’enseignement. Au sein de la chaire « Digital Natives »,
nous avons ainsi pu les mobiliser sur des ateliers de recherche dans
lesquels ils participaient, par exemple, à la définition des protocoles de
recherche : ce sont eux qui ont notamment proposé de créer des binômes
d’observateurs pour, à tour de rôle, observer et comptabiliser les pratiques
digitales de l’autre.
Il y a quelques années, j’ai créé de la même façon, avec un groupe
d’étudiants de niveau master, mon blog. Connexion aux réseaux sociaux,
design du site, rédaction d’articles et réalisation d’interviews vidéo des
intervenants du cursus : ce sont là autant de tâches qu’ils ont réalisées en
toute autonomie à partir d’un cahier des charges et d’un calendrier que je
leur avais donnés. Remarquable travail collectif qui plus est, car ils
devaient coordonner les différentes actions et notamment l’agenda des
publications. Cela faisait partie de leur cursus et ce travail donnait lieu à
une évaluation qualitative, une « note de participation au cours » comme
on disait jadis.
Mon sentiment, c’est que cette forme de coproduction correspondait à leur
appétit pour le digital et à leur besoin d’engagement et de reconnaissance
– chacun signant bien sûr l’interview ou l’article rédigé. C’était à la fois
un travail collectif (coordination des productions, répartition des rôles
autour des vidéos…) et individuel (rédaction d’un article). Il ne s’agissait
pas ici de « recherche », mais cela s’inscrivait dans un processus
pédagogique clair qui leur permettait d’approfondir un thème qui leur était
cher en lien avec le cours que je délivrais.
Derrière tout cela, il y a le mot « confiance » : confiance dans leur
capacité à faire (ce que j’étais personnellement incapable de réaliser, à
savoir un blog), confiance dans leur capacité à travailler ensemble (et, le
plus souvent, à distance), confiance dans leur capacité à « être au bon
niveau » (j’ai conservé certains articles qui sont donc toujours en ligne du
fait de leur qualité) enfin.
On est donc loin ici, ainsi que l’ensemble des chapitres présentés dans cet
ouvrage l’ont montré, d’une quelconque « défiance » à leur égard. Bien au
contraire. Mais les contributions que nous avons rassemblées soulignent
néanmoins certains points de vigilance, qu’il s’agisse de leurs capacités
d’attention (cf. le chapitre 1 sur l’hypothèse du « multitâche »), de
l’adaptation nécessaire des modes de management et des règles qui
doivent être rappelées concernant les frontières de l’entreprise (cf. le
chapitre 6) ou qu’il s’agisse, pour finir, de leur propre
défiance/désenchantement à l’égard des ressources numériques (cf. le
chapitre 1).
In fine, ils s’avèrent être de moins en moins dupes (cf. le chapitre 3 sur
leurs pratiques du Web social) et c’est peut-être d’abord pour cette raison,
précisément, que nous pouvons conclure avec C. Dartiguepeyrou (qui
signe le chapitre 5) que « les Digital Natives constituent […] un angle
pertinent de la transformation numérique » : oui, nous sommes tous ici
intimement convaincus qu’ils joueront un rôle clé dans cette mutation
majeure, mais aussi que, pour le jouer pleinement, nous devons les y
préparer.

114. C’est ainsi que l’on nomme, en marketing des services, l’ensemble des équipements nécessaires
à la réalisation/délivrance d’un service.
115. À Grenoble École de Management, nous apportons notre contribution à travers un événement, le
« Digital Day », ouvert à l’ensemble des étudiants du campus grenoblois – et d’ailleurs. En 2015
sera organisée la 4 e édition de cette rencontre initiée et portée par Jean-Philippe Solvay.
116. On peut mentionner ici notamment les débats qui ont entouré l’arrivée en France de l’opérateur
états-unien Netflix à la rentrée 2014.
117. Pour détourner la belle expression de Michel Serres dans Petite Poucette, court essai paru aux
Éditions Le Pommier en 2012.
118. « Nouveau portrait de la France. La société des modes de vie », Éditions de l’Aube, 2011.
Postface
De la génération Y à la génération Z :
la génération de la métamorphose
et du basculement numérique

Francis Jutand, directeur du think tank « Futur Numérique », directeur scientifique de l’Institut Mines
Télécoms, membre du Conseil national du numérique

Le numérique a commencé à métamorphoser le monde au début de ce


siècle. En s’appuyant sur le terreau des télécommunications mobiles et du
Web, permettant une libre et rapide circulation des données, est né un
nouvel espace dans lequel les communications se sont mélangées aux
contenus. Les activités numériques laissent des traces dont on extrait des
informations, des données personnelles et des profils, et les identités se
fragmentent et se multiplient au gré des réseaux sociaux. Le terreau de la
civilisation humaine s’enrichit d’une nouvelle couche fonctionnelle
construite autour d’une métamorphose de la topologie de l’espace et du
temps qui s’hyperstructure et se reboucle.
La génération Y est née au milieu de l’émergence de la construction des
réseaux sociaux, des espaces de données, et de nouvelles interfaces
multicanal. Ce fut la génération d’adoption progressive de masse des
outils du numérique, celle qui n’a pas connu la vie sans le Web, qu’ils
appellent Internet, et qui a vu fleurir tous les nouveaux usages. Ce fut
aussi la première génération à la source de l’inversion des flux de
connaissances et de pratiques d’une avancée technologique, qui est allée
si vite que sa vitesse de diffusion a dépassé la vitesse d’adaptation des
générations précédentes. Les enfants de la génération Y apportent à
l’entreprise les pratiques du numériques, desserrent les carcans des
communications pyramidales, mélangent les temps du travail et du privé,
inventent de nouveaux modes de reconnaissances et de liens. Avec eux,
pas à pas, ces changements intègrent le creuset de l’entreprise et de la
société, préparant ainsi une mutation encore plus profonde.
Pendant que la génération Y finit de rentrer petit à petit dans l’âge adulte
et rejoint l’entreprise, la métamorphose numérique continue de se
déployer et d’ébranler progressivement, mais en profondeur, les structures
et les fonctions de notre société. La génération Z, celle qui vient de naître,
va réellement être confrontée au basculement numérique de l’École, du
monde économique, social et politique, ainsi que de l’identité
philosophique : elle est celle qui va vivre pleinement la métamorphose.
Les enfants qui entreront dans la vie d’adulte en 2030 appartiendront à la
première génération « post-basculement numérique » et ils pourront,
métaphoriquement parlant, vivre la phase active de la métamorphose
numérique, dans laquelle le papillon peut utiliser véritablement ses
nouvelles ailes pour voler.
L’école et, plus généralement, le système de formation, entre dans sa
période de mue : les élèves pratiquent le numérique et les contenus de
formation numérique se développent en substitution. Les pratiques
pédagogiques sortent des formes qui ont fait leur preuve dans le passé
mais trouvent aujourd’hui leurs limites et leurs échecs dans un monde en
mutation. Pédagogie par projet, pédagogie inversée, pédagogie par la
recherche, accès aux connaissances en continu ; poussée du numérique,
changement de positionnement par rapport à la découverte de
connaissance et à la mémoire, exploitation des possibilités de simulation
virtuelle de scénarios, accès à des agents intelligents… Un nouveau
dispositif de formation va naître, intégrant toutes ces contributions. Il
conservera les formes de colloque singulier entre l’enseignant, l’élève et
le groupe apprenant, mais le diversifiera et l’adaptera aux formes
nouvelles de constitution de groupes apprenant, de chemins
d’apprentissage et de validation des compétences.
Dans le même temps, le monde économique aura également réalisé son
basculement numérique à la fois dans son organisation et dans la nature
des richesses qui seront produites. La génération Z viendra alimenter la
mue des entreprises, des produits et des services. Les produits eux-mêmes
et leur valorisation auront changé, la production robotisée aura déplacé la
valeur vers la conception de produits et de services et des robots de
fabrication. De même, les agents intelligents déplaceront la valeur vers les
services d’intermédiation personnalisée. C’est donc une évolution vers
une production immatérielle créatrice qui va s’opérer. Il en ira de même
pour les contenus qui vont prendre une part croissante dans le volume de
richesses produites, à travers les contenus de connaissances, de culture et
de divertissement.
Le basculement numérique va d’autre part faire évoluer la structure des
entreprises. Ce ne seront plus des sociétés juridiques fondées autour de
leur structure en capital et d’un périmètre d’activité délimité entre
fournisseurs et acheteurs. Le terme même d’entreprise va retrouver 119 son
sens initial d’un groupe d’entreprenants, petit ou vaste, au cœur d’une
activité coopérative ouverte. La commercialisation des produits physiques
et créatifs elle-même se diversifiera et on en voit aujourd’hui les
prémisses. La production des produits matériels échappant au rendement
pourra avec avantage se localiser et celle des produits créatifs se
délocaliser, ainsi que leur commercialisation.
L’organisation de la société va intégrer ce basculement. La société de la
connaissance et de la créativité reposera moins sur la propriété et
l’accumulation de richesses comme leviers de progrès. Le développement
des capacités d’autoproduction et d’échange va marquer l’évolution
économique et sociale, mais aussi celle des territoires. Les talents
recherchés seront toujours dans un éventail aussi vaste, mais centrés
autour de compétences et de valeurs nouvelles pour faire face à la
technicisation de l’intelligence et aux besoins de coopération de tous
niveaux pour les activités économiques et sociales.
Les territoires et leur gouvernance vont subir eux aussi un basculement de
leurs hiérarchies et structures, à la confluence de plusieurs poussées
évolutives. Le numérique apporte de la complexification par le
développement des interdépendances et par l’intensification spatiale et
temporelles des interactions qu’il apporte. La complexification rend de
moins en moins opérantes les gouvernances centralisées, nationales ou des
grandes régions du monde. Les territoires métropolitains vont émerger
comme des entités de tailles intermédiaires, au sein d’un écosystème de
production de taille gérable, et en interaction en réseaux physiques ou
virtuels avec les autres territoires métropolitains. Les États-nations vont
devenir des ensembles de partage de valeurs, de patrimoines et de volonté
d’avenir permettant de synchroniser l’avancée diversifiée et collective des
territoires et se concentrer sur le contrôle des éléments structurels de
sécurité, de gestion des ressources énergétiques et naturelles, des réseaux
de transport et d’approvisionnement.
Les liens sociaux s’alimenteront, quant à eux, à cette double maille
physique et virtuelle dont résulte une multiplication des appartenances et
des identités, autorisant un déploiement plus ample et plus dense des
personnalités avec une ouverture et une créativité des modèles et des
pratiques.
Dans un tel contexte quels seront, donc, pour les enfants de la génération
Z, les valeurs et le sens philosophique, éthique et spirituel qui leur
permettront d’être les premiers acteurs véritables de la métamorphose en
cours ?
La métamorphose industrielle s’est bâtie conceptuellement sur le « siècle
des lumières » pour organiser la société industrielle et la naissance des
nations. La société de consommation à laquelle elle a donné naissance,
pour sa seconde phase, s’est quant à elle bâtie sur le « siècle des ombres »
avec la psychologie, les comportements de masses, l’utilisation des leviers
du désir, de la mode et du divertissement. L’accès aux connaissances, et la
conquête de libertés individuelles de plus en plus précoces qui en
résultent, ont amené à une individuation de plus en plus poussée et à une
perte progressive de la boussole des espérances et intérêts collectifs au
travers de l’hédonisme individuel – que tentent de cacher les idéations, ou
story telling, de la démocratie, des droits de l’homme et des communions
médiatiques de charité.
La génération Y coïncide avec un sommet de la consommation. La
génération Z va être marquée par le renversement des valeurs qui va
s’imposer avec la prise en compte des contraintes écologiques et des
dérèglements climatiques, de la globalisation et des dérèglements
économiques, de la transformation de l’individu et des dérèglements
sociaux, tout cela conduisant à un questionnement sur l’évolution du
projet humain.
Concernant l’éthique, au sens de l’impact de nos actions sur un
développement soutenable de la société humaine, la valeur émergente qui
va s’imposer est celle de la coopération et de l’efficacité collective,
comme meilleure réponse aux enjeux écologiques et sociétaux auxquels le
monde va être confronté dans cette transformation radicale liée aux
besoins en nourriture et énergie et à la croissance démographique, mais
aussi comme nouveau chemin à inventer pour continuer la construction
humaine. Dans cet état de délabrement progressif des architectures
politiques, économiques et culturelles, le danger serait grand de continuer
à s’appuyer sur les règles et les valeurs qui ont prévalu jusqu’ici, celles de
la société industrielle et de consommation. C’est à une forme de
déconstruction et de reconstruction à laquelle il va falloir procéder.
La génération Z va prendre la suite d’une génération Y dont le
développement était centré majoritairement sur l’individu et sur le jeu de
valeurs associées à la société d’aujourd’hui : valeurs de l’excellence, de la
compétition, de la « pipolisation », de la mode, de la marque, de la
différentiation dans l’imitation, valeurs auxquelles le film de Sofia
Coppola – The Bling Ring – tend un miroir sans concession. Ces valeurs
forment de façon cohérente une génération du « qu’est-ce que j’y gagne »,
mais aussi de la conscience personnelle, et de la force des désirs et de
l’appropriation.
La génération Z, héritière de la génération Y et de la métamorphose
numérique, va se retrouver porteuse d’une double dynamique et d’une
double aspiration : la dynamique du développement personnel et de
l’autonomie héritée de la génération Y, et, d’autre part, l’exploration et le
développement de capacités de coopération favorisées par le numérique,
la prise en conscience et la prise en compte des contraintes collectives et
du destin commun de l’humanité.
Ce mouvement s’effectuera dans un environnement en déséquilibre vers
l’avant du fait de la poussée continue du numérique et des autres progrès
scientifiques et technologiques : numérisation du monde physique,
robotique, intelligence artificielle et homme augmenté techniquement. Ce
mouvement prendra des sources nouvelles dans une intensification du
présent dans le double miroir de la mémoire du passé et de la simulation
du futur, et dans une hyperstructuration de l’espace de l’ubiquité et de la
transparence. Et il s’effectuera aussi dans la recherche d’équilibres
nouveaux pour le monde économique et social, entre marchand et non
marchand, entre divertissement et culture, entre science et conscience.
L’enjeu pour tous est que cette évolution soit portée et facilitée par une
prise de conscience partagée de toutes les générations, sources d’actions
collectives, pour que l’accouchement social de la génération Z soit un
succès, c’est-à-dire qu’elle ne soit pas la fin de l’alphabet de l’humanisme
comme base du projet humain. La génération Z est celle du basculement
numérique mais aussi le pivot pour que la trajectoire de l’humanité et son
nouvel alphabet soient ceux du « surhumanisme » plutôt que ceux du
transhumanisme.

119. Cf. notamment les travaux de Blanche Segrestin et Armand Hatchuel de l’École des Mines de
Paris.

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